Paul FÉVAL fils

D’ARTAGNAN CONTRE CYRANO DE BERGERAC

VOLUME I
LE CHEVALIER MYSTÈRE

(1925)

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Table des matières

 

AVANT-PROPOS  UNE NÉGLIGENCE D’ALEXANDRE DUMAS  4

1  UN NEZ DE… GENTILHOMME. 9

2  SAUVÉS PAR DES RIEUSES. 33

3  PACTE D’AMITIÉ. 44

4  L’ÉTOILE DU CHEVALIER.. 65

5  SERVICE POUR SERVICE ! 71

6  VOLÉ ! 96

7  BAPTISÉ PAR LES PRÉCIEUSES. 112

8  LE MINISTRE ROUGE….. 128

9  … ET GIULIO MAZARINI 142

10  À LA « POMME DE PIN »….. 155

11  … LES POÈTES CONSPIRENT. 162

12  LE MAUVAIS VENT. 180

13  LA CONSIGNE DE M. D’ARTAGNAN.. 196

14  MONSIEUR BERNARD.. 213

15  LES CARMÉLITES DE LA RUE SAINT-JACQUES. 230

16  D’ARTAGNAN ET CYRANO SE RENCONTRENT POUR LA PREMIÈRE FOIS. 249

17  LE FOURREAU ! 262

18  OÙ DE CAVALIER D’ESCORTE, PUIS FEMME DE CHAMBRE, MYSTÈRE DEVIENT MESSAGER.. 277

19  DEUX VIEUX ENNEMIS. 297

20  UN SINGULIER CONVIVE. 331

À propos de cette édition électronique. 359

 

AVANT-PROPOS

UNE NÉGLIGENCE D’ALEXANDRE DUMAS

Qui ne se souvient de la préface des Trois mousquetaires ?

Dans cette préface, le grand Dumas rapporte qu’après avoir lu les Mémoires de M. d’Artagnan, frappé par la consonance « mythologique » des noms d’Athos, Aramis et Porthos, il eut la curiosité d’éclaircir l’identité de ces personnages, évidemment déguisés. Ses investigations seraient demeurées infructueuses si l’érudit Paulin Pâris ne lui avait signalé l’existence d’un manuscrit in-folio, « coté, dit-il, sous le n° 4772 ou 4773, et ayant pour titre : Mémoires de M. le Comte de la Fère, concernant quelques-uns des événements qui se passèrent en France vers la fin du règne de Louis XIII et le commencement du règne de Louis XIV ». C’est la première partie de ce précieux manuscrit que le romancier déclare offrir à ses lecteurs, prenant l’engagement, si elle obtient du succès, de publier la seconde.

Dumas se vantait volontiers de « violer parfois l’Histoire, mais jamais sans lui faire un enfant ». Aussi, ce modeste désaveu de paternité rencontra-t-il bien des sceptiques. De plus une lacune invraisemblable nous mit martel en tête. Ici M. Lassez et moi nous en appelons à tous les fidèles du prodigieux amuseur qui n’ont pu manquer d’éprouver une surprise semblable à la nôtre ; pourquoi le romancier a-t-il mis un intervalle de vingt ans entre Les Trois mousquetaires et leur suite ? Pourquoi la préface est-elle muette sur ce point délicat ? Doit-on admettre que des héros de cette envergure aient pu s’endormir de 1628 à 1648 et n’accomplir aucun fait digne d’être noté, durant cette période de leur vie, alors qu’ils étaient en pleine jeunesse ? Ou bien Athos aurait-il eu une amnésie portant sur vingt ans de la vie de ses inséparables ? Cette dernière hypothèse, d’ailleurs, n’a pas lieu d’être retenue, puisque le manuscrit s’intitulait relatif à « la fin du règne de Louis XIII » – mort en 1643, c’est-à-dire seize ans après la fin de la première partie de l’ouvrage de Dumas.

Non ! l’époque trouble qui a vu la fin du Grand Cardinal et les obscurs débuts de la fortune de Giulio Mazarini, la mort de Louis le Juste et les nouvelles amours de sa reine, cette époque, fertile en incidents romanesques, n’avait pu être choisie par nos vaillants jeunes gens pour accrocher à un clou leurs chatouilleuses épées.

Ce silence énigmatique devait dissimuler quelque mystère oublié ou dédaigné par notre illustre devancier ; tout un roman peut-être dont les mémoires du Comte de la Fère devaient fournir les éléments. Talonné par ce rêve d’épopée enfouie, comme un diamant, dans la quiétude poussiéreuse du département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, nous fûmes un jour arracher à leur sommeil les mémorables in-folio.

 Numéros 4772 et 4773 ? s’effara le vieux bibliothécaire. Ah ! c’est la première fois… depuis le vol…

 Quel vol ?

Le bonhomme fit la sourde oreille.

Un instant après nous pouvions constater que le premier manuscrit s’arrêtait à l’année 1628 ; comme Les Trois mousquetaires, et que le second commençait en 1648… Vingt ans après !

 Ah ! dit le conservateur, témoin de notre trop visible déconvenue ; en avril 1848, m’a-t-on dit, M. Dumas qui, durant les troubles de février, avait été cloîtré à l’Hôtel des Haricots, avec bon nombre de ses confrères, revint ici pour consulter le manuscrit intermédiaire, le troisième in-folio…

 Il y avait un troisième in-folio ?

 Certainement, le 4772 bis ; d’une écriture différente de ces deux que voici… Mais M. Dumas avait eu tort de le négliger à ses premières visites ; il ne devait pas le retrouver. Le bis s’était envolé avec les fédérés qui campèrent dans cette salle le 24 février.

 

L’été suivant, au cours d’une promenade en Vendée, nous nous étions arrêtés au bourg de la Caillère dans la maison hospitalière du châtelain.

 Pourquoi ne passeriez-vous pas la saison parmi nous ? proposa-t-il.

 S’il y avait une petite maison à louer ?

Un gros propriétaire venait justement serrer la main du châtelain.

 Parbleu ! fit ce dernier, vous avez de la chance. Louez son paradis à Grimaud.

Grimaud ! Ah ! quel souvenir réveilla ce nom brusquement prononcé. Puisque nous nous étions décidés à laisser les mousquetaires à leur léthargie et les souvenirs d’Athos à leur poussière, il y avait impertinence de la part du hasard à nous rappeler nos espoirs évanouis. Mais il y a une providence pour les chercheurs. Jouissant de notre embarras, dont il paraissait deviner la cause, le châtelain ajouta doucement :

 Vous qui écrivez des livres, vous n’avez pas été sans lire Les Trois mousquetaires de Dumas ?… Oui, n’est-ce pas ? Eh bien, Grimaud est le propre descendant du silencieux valet d’Athos… Chez lui, il a de vieilles paperasses. En temps de pluie, ça pourrait vous distraire.

Tourné vers le gros homme, nous osâmes cette question :

 N’auriez-vous pas le 4772 bis ?

Alors, le muet déborda, éloquent !

 Oui bien ! Il est à moi ! Écrit de la main même de mon arrière-aïeul… Repris par mon père en 48…

 Repris ?… Pourquoi repris ?… et comment ?…

 C’est une histoire !… Avant de mourir, paraîtrait-il, Monsieur le Comte fit appeler mon ancêtre et lui dit : « Grimaud, tu as trop écrit sous ma dictée… Il faut anéantir le manuscrit qui éclaire le mystère des jardins d’Amiens… On ne doit pas toucher à la Reine !… »

 Et vous l’avez, ce manuscrit ?

 Sans doute. C’est du nanan.

Le soir même nous étions installés au « paradis » de Grimaud, arrière-petit-fils, et prenions connaissance, chose imprévue, de la haute écriture de Grimaud, le silencieux, qui s’était délassé de se taire en écrivant.

C’était l’abrégé d’un récit fait à son maître par le plus jeune des mousquetaires : « D’une aventure secrète et des rapports délicats qu’eurent entre eux MM. d’Artagnan et de Cyrano-Bergerac. »

Moins heureux que Dumas nous ne pouvons pas dire que nous avons transcrit tel quel le récit recueilli par Grimaud. Il y a loin des éloquents mémoires d’un gentilhomme à l’abrégé d’un laquais. Nous espérons pourtant qu’on verra, sans indifférence, revivre deux héros illustrés par la plume inimitable de deux maîtres : le Béarnais d’Artagnan et le Gascon Cyrano.

 

Paul Féval Fils.

1

UN NEZ DE… GENTILHOMME

Un matin d’avril de l’an 1641 – le roi Louis Treizième portant la couronne des lys, et Armand Duplessis, Cardinal-Duc de Richelieu tenant le sceptre – les gardes de faction à la Capitainerie du Louvre virent déboucher du quai de l’École un jeune homme, à l’allure militaire, qui se dirigeait de leur côté d’un pas rapide et dégagé.

Le nouvel arrivant portait le pourpoint à collet de buffle, traversé d’un baudrier de cuir, les grandes bottes passant le genou et le haut chapeau à bord relevé piqué d’une seule tête de plume, qui formaient la tenue de campagne des soldats de l’armée des Flandres. Une longue et fine rapière à coquille ronde, suspendue à son baudrier, complétait cet accoutrement martial.

Arrivé près des factionnaires, il porta la main au bord de son feutre en guise de salut et interpella cavalièrement en ces termes :

— Holà ! camarade ! pouvez-vous me dire si M. de Guitaut est au Palais ?

Celui à qui s’adressait plus particulièrement cette question était un beau garde, en costume de parade : revêtu de la casaque brodée et coiffé du large feutre à grand panache.

Sans répondre, il toisa dédaigneusement ce porteur de rapière, qui osait se présenter chez le Roy comme dans un camp – botté et éperonné – et qui se leurrait du fallacieux espoir d’être admis, en cet équipage, près M. le Capitaine des Gardes de la Reine.

La patience ne devait pas être la vertu maîtresse du jeune militaire. Se voyant en butte à cet examen dépourvu d’aménité, il fronça légèrement le sourcil et se mordit les lèvres.

D’un ton plus bref il répéta :

— Hé ! monsieur, je vous demande si je puis voir M. de Guitaut ?

— Adressez-vous à l’officier de service, répondit l’autre, en tournant le dos.

Le soldat hésita un moment. Peut-être se demandait-il si, avant de passer outre, il ne devait pas tirer raison de ce sans-gêne impertinent. Mais, à la réflexion, il prit le parti de répondre au dédain par le mépris. Pivotant sur ses talons, de son pas résolu, il pénétra par le guichet dans une petite cour, où un bel officier, doré et chamarré, s’amusait à exciter les chevaux attelés à un carrosse.

Les bêtes généreuses, agacées par une longue attente, piaffaient et encensaient pour le plus grand amusement des laquais et d’un somptueux cocher.

Ayant salué derechef, le jeune homme exposa sa requête.

— Le Roy étant à Chantilly et la Reine faisant retraite aux Carmélites, il serait bien surprenant que M. de Guitaut fût au Louvre, où il n’a que faire !

Telle fut la réponse de l’officier qui, pour la faire, daigna à peine détourner la tête vers l’intrus.

— Circonstances regrettables ! Vraiment, je ne pouvais les deviner, rétorqua le petit soldat d’un ton vif. Pourtant je ne puis m’en tenir à une réponse aussi équivoque, vu l’importance de la communication dont je suis chargé et son urgence.

« Je vous prie donc, Monsieur, de faire savoir à M. de Guitaut – ou, à son défaut, à son neveu M. de Comminges – que je suis là à l’attendre et de lui faire tenir, de suite, ce mot d’explication.

Ce discours avait été débité avec un tel ton d’assurance, que l’officier se décida à quitter les carrossiers et à examiner ce commissionnaire, si peu familiarisé avec les usages de la Cour et qui paraissait, néanmoins, si sûr de son fait.

Il vit devant lui un grand garçon dans toute la fleur de la jeunesse. Cet étrange porteur de requête gardait même encore, de l’enfance, la fraîcheur duvetée du teint et la candeur du regard. Sous cette apparente ingénuité, pourtant, perçait une pointe de hardiesse, tout à fait crâne.

Le diable de petit homme était très beau, avec sa taille élancée, ses fines attaches, et ce visage à l’ovale pur, encadré de belles boucles châtaines. De grands yeux limpides et le gracieux sourire d’une bouche aux lèvres fières, à peine ombrées d’un léger duvet, éclairaient harmonieusement sa physionomie.

Tout en lui témoignait d’un gentilhomme de race, bien plus que d’un pauvre soldat de rencontre, tel que son costume le faisait paraître.

Conquis et intrigué, l’officier prit alors la lettre que l’inconnu lui tendait et gagna, par un petit perron, l’intérieur des appartements de la Reine.

En l’attendant, le jeune soldat se mit à examiner à son tour le fougueux attelage et la superbe voiture, aux panneaux armoriés, tendue à l’intérieur de brocart et garnie de coussins de soie. À ses yeux, peu habitués à tant de luxe, cet équipage semblait celui de quelque fée. Et, en effet, n’en était-ce pas une que cette jeune fille qui venait d’apparaître, descendant rapidement le petit perron ?

Une jolie fée blonde, aux yeux d’un bleu de rêve, au teint lilial.

D’un pas léger, qui semblait à peine effleurer le sol, elle avançait vers lui.

Avant que les laquais eussent le temps de prévenir son mouvement, la charmante voyageuse ouvrit elle-même la portière. Elle se préparait à sauter dans le carrosse, quand les chevaux, énervés par l’attente, esquissèrent malencontreusement un faux départ.

L’équilibre des fées doit être soumis aux mêmes lois que celui du commun des mortels. La jolie imprudente, dont le pied mignon avait manqué le pas, chancela en poussant un petit cri effarouché.

Mais le soldat s’était élancé et il fut payé de cette hâte galante en recevant à pleins bras le plus agréable fardeau : un corps souple à la taille riche et pleine, qui, dans sa chute, s’abandonnait à son appui.

Rougissante et confuse de sa maladresse, la jeune fille remercia d’un sourire son cavalier improvisé. Lui, de son côté, un peu moins confus, bien qu’encore plus rouge, balbutiait un vague compliment.

Tout cela avait duré une seconde – le temps d’un regard et d’un sourire. Les yeux de seize ans ont sans doute la vue prompte, car ce court moment suffit à la voyageuse pour remarquer la mine avantageuse du soldat.

Pour sa part, le joli garçon reçut avec ravissement l’impression de la beauté de cette jeune fille, qui unissait à la vivacité hardie d’une fée le charme tendre et délicat d’une femme à son éclosion.

Impression profonde… En effet, il croyait la sentir encore dans ses bras, que déjà le carrosse, emportant l’aimable vision, disparaissait par le guichet, au trot de son brillant équipage.

Le beau garde avait été le seul témoin de cette courte scène.

En constatant combien son interlocuteur de tout à l’heure était favorablement accueilli, il eut le regret de son attitude dédaigneuse. Aussi s’avança-t-il, pensant l’occasion bien choisie pour tenter un rapprochement.

— Hé ! hé ! l’ami, dit-il en clignant de l’œil, aux innocents les mains pleines ! Voilà ce qui s’appelle avoir la main heureuse.

— Qui donc est cette jeune personne ? demanda le soldat tiré de sa rêverie.

— Fameux brin de fille, hein ? Et vive comme un pinson ! C’est une demoiselle de la Reine, Mademoiselle de Cernay.

Entre haut et bas, le petit militaire soupira :

— Elle est bien belle !

À ce moment l’officier de service reparut. Il était accompagné d’un grand gentilhomme élégamment vêtu. Ce dernier tenait à la main une lettre que le galant militaire reconnut pour la sienne.

— Est-ce là le messager ? demanda le gentilhomme surpris.

— Oui, M. le Comte.

M. de Comminges, car c’était lui – le neveu et le lieutenant de M. de Guitaut – se dirigea vers celui qu’on lui désignait et le fixa d’un regard attentif, comme s’il voulait graver ses traits dans sa mémoire. Après quoi il questionna :

— C’est vous, Monsieur, qui demandez M. de Guitaut ?

— C’est moi, oui. Monsieur !

Le lieutenant reprit avec un trouble involontaire :

— Et c’est vous qui avez écrit cette lettre ?

Le soldat s’inclina.

— M. de Guitaut n’est pas au Louvre. Il n’y devait point venir aujourd’hui, mais, qu’à cela ne tienne, je vais lui porter votre message de ce pas ; et je ne doute pas que, l’ayant lu, il n’ait hâte de vous voir. Je vous prie donc de revenir ici, ce soir, à cinq heures.

— Je n’y manquerai pas ! dit le jeune homme.

Puis, à voix plus basse, il demanda :

— Dois-je apporter… la chose ?

Comminges parut embarrassé. Après avoir hésité une seconde :

— Non, c’est inutile quant à présent. M. de Guitaut vous verra d’abord, c’est préférable. Alors il vous donnera ses instructions pour… la chose en question !

Et, vivement :

— Vous n’avez parlé à quiconque de ce qui vous amène, j’espère ?

— Vous êtes la première personne que je voie depuis mon arrivée.

— Parfait ! Continuez à être discret. Surtout méfiez-vous. Soyez prudent et songez que nous vous attendons ce soir…

— À cinq heures, j’y serai !

Le lieutenant tendit la main au jeune soldat, qui la prit avec respect, mais sans embarras.

— À ce soir, donc !

— À ce soir !

Celui dont l’arrivée inopinée causait une si vive émotion au lieutenant des gardes de la Reine, sortit du Louvre du même pas alerte et décidé qu’il avait pris pour y entrer.

— Chevalier, se félicita-t-il chemin faisant, on ne t’avait pas trompé, tu as été reçu au Palais d’une façon très convenable… Voilà tes affaires en bonne voie !

« Pourtant tu n’as encore vu que M. de Comminges. Que sera-ce donc quand, au lieu du neveu, tu auras vu l’oncle ? Le Capitaine au lieu du lieutenant ?… Ah ! Nous verrons alors l’effet de mon talisman.

« En attendant, voilà tout un après-midi à tuer. À quoi pourrais-je bien l’employer ? Hors mon hôtesse de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, je ne connais âme qui vive dans cet immense Paris.

Le Chevalier – donnons-lui ce nom faute de mieux, puisque, après tout, c’est ainsi qu’il se désigne lui-même – le Chevalier, sur cette réflexion, ralentit le pas.

Du point où il était arrivé, il avait le choix entre deux routes : à droite, par le Port au Foin et la Porte-Neuve, il pouvait gagner les Tuileries et le Cours la Reine, les nouvelles promenades élégantes, mais il lui fallait rebrousser chemin tout au long du Louvre.

À gauche, le Pont-Neuf s’offrait à lui. Il en apercevait les innombrables baraques rangées au bord du parapet, depuis la Samaritaine, qui élevait sur la première arche son pignon historié, surmonté d’un clocheton, jusqu’au petit Château-Gaillard qui, sur l’autre rive, dressait ses tourelles gothiques.

— Ma foi, va pour le Pont-Neuf ! décida-t-il. Mais auparavant, allons déjeuner à ce cabaret : les Trois Maries, voilà qui est engageant ! Après quoi, nous irons saluer le bon roi Henri, père des soldats de fortune, et la fameuse Samaritaine.

N’étant achevé que depuis une trentaine d’années, le Pont-Neuf méritait alors son nom. C’était le rendez-vous des oisifs de toutes catégories, et l’on sait que Paris n’en a jamais chômé.

Un dicton du temps en dépeignait le nombre et l’infinie variété, puisqu’il disait qu’on ne pouvait le traverser sans y rencontrer une fille, un moine et un cheval blanc.

Certes, par cette belle journée de printemps, les filles n’y manquaient point, depuis l’alerte chambrière en cotte légère et bavolet blanc, jusqu’à la gente demoiselle, masquée du mimi florentin, les cheveux brillants de poudre de Cypre, vêtue du corsage décolleté et de ce large vertugadin que la malignité publique avait baptisé du nom de cache-bâtard.

Quant aux moines, on n’eût pas eu de peine à en découvrir quelque spécimen dans l’un des cercles que faisaient les badauds autour des spectacles en plein vent.

Et, pour ce qui est des chevaux blancs, il en circulait plus d’un sur l’étroite chaussée, mal pavée et encombrée d’ordures, où les carrosses s’ouvraient difficilement un passage dans la cohue des chaises à porteurs et des beaux cavaliers, chevauchant de compagnie leurs fins genets d’Espagne.

La foule bariolée, où gentilshommes, bourgeois et gens d’épée coudoyaient gagne-deniers, artisans et laquais, et où ne manquaient, naturellement, ni les mendiants, ni les filous, circulait au long des boutiques où se débitaient les marchandises les plus hétéroclites, les libraires et les fripiers avoisinant les marchands d’emplâtres et d’onguents.

Toutefois, elle s’amassait de préférence devant les mille spectacles gratuits qui donnaient à ce lieu de promenade l’aspect d’une foire perpétuelle.

Et, vraiment, elle n’avait que l’embarras du choix : ici le célèbre Mondor débitait son « orviétan » – drogue universelle ; là s’ouvrait la loterie des « tireurs à la blanque » ; plus loin, maître Gonin stupéfiait l’assistance par ses tours de gobelets.

Maître Gonin, qu’un seul homme surpassait en habileté au passe-passe. Par exemple, ce rival exerçait ses talents sur un plus vaste théâtre, puisque c’était M. le Cardinal de Richelieu.

Ainsi s’exerçait la malignité publique, qui ne perd jamais ses droits. Ici surtout, où elle trouvait sa pâture dans les couplets satiriques que débitaient un peu dans tous les coins des chanteurs ambulants et que, pour cette raison, on appelait des « ponts-neufs ».

Qu’on veuille bien ne pas oublier qu’à cette époque Paris se rappelait encore les tumultes de la Ligue, que plus d’un vieillard avait vue, et qu’on était à l’avant-veille de la joyeuse Fronde, où devait jouer son rôle plus d’un de ces jeunes cadets, à l’allure « espagnole », à l’air fendant et rodomont, qui promenaient avec insolence leurs moustaches cirées de « petits-maîtres » et leur longue rapière de « raffinés ».

Les évolutions de cette foule tapageuse n’allaient donc point sans vacarme. Le roulement incessant des roues et le grincement des essieux formaient une basse continue, sur laquelle s’élevait tout un concert de notes discordantes : appels des pitres, bruits de la grosse caisse, rires aigus de filles chatouillées, cris de Jean-Nigauds dont on tirait le mouchoir. Tous ces bruits montaient, confondus en une rumeur de fêtes, vers le profil de faune et la barbe épanouie du bon Roi Henry qui, juché solennellement sur le cheval de bronze, au milieu de la cohue, semblait présider à ces joyeux ébats.

Le carillon de la Samaritaine tintait deux heures et le brouhaha devenait assourdissant, quand le jeune Chevalier, lesté d’un copieux déjeuner, s’engagea sur le Pont-Neuf.

Le nez au vent, l’œil au guet, il réalisait à la perfection la figure du badaud, frais émoulu de sa province, pour qui tout est sujet d’étonnement.

Force lui avait été de ralentir le pas. Il se laissait à présent diriger par la foule dont il suivait docilement les remous, amusé quand la bousculade jetait contre lui quelque aimable passante que sa jolie figure aguichait.

Musant de droite et de gauche, admirant les étalages et bayant aux parades – poussant et poussé – il arriva jusqu’au terre-plein.

Là il fit halte pour admirer congrûment la statue du Béarnais perchée sur un socle monumental, bizarrement flanqué de quatre esclaves enchaînés. Même il traversa la chaussée pour la mieux voir et alla se placer juste à l’orifice de cette espèce d’entonnoir que forme la place Dauphine.

Il ne vit donc pas venir de ce côté un promeneur assez étrange, qui, tout en marchant d’un pas rapide, feuilletait avec une attention soutenue les pages d’un livre, probablement fort captivant.

Or, comme le Chevalier était tout à sa contemplation et le nouveau venu tout à sa lecture, il résulte de là qu’une collision entre eux était inévitable.

Elle se produisit sous forme d’un choc violent que le jeune homme reçut en plein dos et qui lui fit l’effet de l’arrivée soudaine d’un bolide.

Ayant exécuté un brusque demi-tour, il se trouva face à face avec le malencontreux lecteur.

… Ou plutôt, il se trouva… face à un livre : car l’homme, toujours lisant, s’était borné à esquisser un pas de côté pour tourner l’embarras.

Le Chevalier, nous l’avons vu déjà, n’était pas des plus patients. Il n’examina donc point si cette insouciance était causée par une préoccupation trop profonde, ou si elle provenait d’une impertinence calculée. Décidé à exiger les excuses auxquelles son dos meurtri lui donnait droit, il se campa en travers du chemin.

Le lecteur parut étonné de l’opiniâtreté que l’obstacle mettait à lui faire vis-à-vis, mais il ne se dérangea pas pour si peu de son absorbante préoccupation. Ce fut tout juste si, d’un geste machinal, du bras, il chercha à écarter cette chose qui le gênait.

Cette fois, la mesure était comble. La figure empourprée, le jeune homme cria rudement :

— Oh ! çà, l’homme ! Arrêtez-vous donc un instant. Si vous allez de ce train, vous risquez fort de vous casser le…

Il n’acheva pas la phrase. L’autre s’était enfin décidé à lever les yeux et, en apercevant son visage, le Chevalier resta béant de stupéfaction.

Ce qui ébaubissait ainsi le coléreux petit soldat – au point de lui couper net la parole – ce n’était point le risible effarement du lecteur, s’apercevant qu’il avait un homme devant lui, ni l’air étonné qu’avait pris ce personnage lunaire en reconnaissant qu’il se trouvait sur terre, au milieu du Pont-Neuf, à mille lieues duquel vagabondait son esprit.

Non ! Si tout cela était réjouissant, il y avait mieux… ou pis !

La cause de l’ébahissement du Chevalier, c’était…

Mais, avant de le dire, il nous paraît préférable d’esquisser à grands traits la physionomie du personnage. Elle en vaut la peine.

Qu’on se figure un grand diable bâti de la plus déconcertante façon : long et dégingandé, portant sur des hautes jambes, dont les mollets eussent fait envie à un pacha de basse-cour, un ventre extraordinaire, infléchi en dedans et qui semblait, de convexe, que la nature fait les ventres humains, être par pur esprit de contradiction, devenu concave.

Au-dessus de cet abdomen anormal, il exposait aux regards, une poitrine plastronnante, large et solide, emmanchée de longs bras en ailes de moulin.

Son accoutrement ne le cédait pas en disparates au corps qu’il était chargé de vêtir.

Sombre de couleur, austère de coupe, il ressemblait, à première vue, à celui de quelque escholier. Mais un double col de point de Gênes, des nœuds de rubans et des crevés l’agrémentaient bizarrement, si bien qu’il pouvait tout autant convenir à un homme de cour. Un ample feutre où flottait une plume unique, longue et maigre, le coiffait à la militaire. Et une solide colichemarde, à large coquille, lui battait les talons.

Était-ce donc un bretteur ? quelqu’un de ces raffinés comme on en rencontrait tant à cette époque de duel à outrance ?

Comment expliquer alors la masse de livres de tous formats dont il était encombré, et ces papiers de toutes sortes, qui dépassaient de ses poches, pliés ou roulés ?

Décidément, c’était un cuistre… ou un poète, un imprimeur peut-être… ou mieux un libraire ambulant ?

Peste non ! ce visage altier, ce regard d’aigle étaient d’un gentilhomme.

Au moins : était-il jeune ou vieux ? beau ou laid ? Questions difficiles à résoudre… Tout compte fait, il devait être très jeune, bien qu’il eût déjà le front dégarni de cheveux et que son sourire mélancolique eût une expression désabusée.

Beau ? Non ! Sympathique ? Oui : – avec ce haut front de penseur, cet œil étincelant sous la broussaille des sourcils, cette bouche empreinte d’une bonté un peu dédaigneuse.

Spirituel, vaillant, généreux ? Certes ! – avec une légère pointe de folie.

Hélas ! si poussée que puisse paraître cette esquisse, nous n’avons encore rien dit, n’ayant pas touché l’essentiel.

En plein milieu de cette face de gentilhomme et de philosophe, quelque chose d’étrange et d’incongru s’érigeait, qui expliquait tout le reste. Le possesseur de cette anomalie ne pouvait vraiment pas être n’importe qui !… Cette chose ?… c’était une masse de chair large de la base, longue et courbe du bout, assez semblable au bec puissant d’un perroquet.

C’est ce nez de capitan – ce nez attendrissant et comique, inquiétant et pitoyable – que le Chevalier venait de voir brusquement… et cela explique que, dans sa stupeur, il n’ait pas achevé la phrase commencée.

Maintenant, tiré de sa rêverie, le bizarre personnage présentait à son interpellateur la figure d’un homme qui sort de la lune.

— Monsieur, fit-il d’une voix contrariée, vous aurais-je bousculé, par hasard ?

Encore rouge de sa colère, le Chevalier se sentit du coup désarmé. Son envie de mordre se fondait en envie de rire.

— Il m’a semblé avoir senti quelque chose, en effet ! dit-il joyeusement en se frottant les reins.

L’habitant de la lune, sur qui la jolie figure de son interlocuteur paraissait produire son effet habituel, sourit à son tour et s’inclinant :

— Je vous prie d’agréer mes excuses.

— Il n’en fallait point tant ! Je retire pour ma part mon interpellation qui était assez déplacée.

Le front de l’inconnu se rembrunit :

— Ah ! qu’aviez-vous donc dit ?

Le soldat se tut, embarrassé. On ne parle point de corde dans la maison d’un pendu. Pouvait-il lui parler de son… infirmité, à ce gentilhomme si poli ?

Il répondit donc :

— Rien, une sottise.

— À la bonne heure, fit le long personnage, et, saluant galamment, il tourna les talons.

Avait-il entendu ?

— Voilà un jeune homme plein de tact, se disait le lecteur en s’éloignant. Sa figure naïve me plaît ! C’eût été vraiment dommage de devoir mettre à mal ce si joli petit soldat !

De son côté, le trop bouillant Chevalier se gourmandait :

— Voyons ! est-ce ainsi que tu suis les conseils de prudence de M. l’Abbé et ceux de M. de Comminges ? Du train dont j’avais engagé les choses, si j’étais tombé sur un bretteur, il eût fallu en découdre.

« Heureusement, ce gentilhomme est plein d’aménité et de patience malgré sa longue colichemarde !

Ô témérité des jugements humains !

Le passage à grand fracas d’un carrosse lancé au galop, tira le Chevalier de ses réflexions. C’est tout juste s’il eut le temps d’opérer un saut en arrière pour éviter les chevaux. Par contre, ce mouvement exécuté, il resta figé sur place.

Malgré la poussière et la boue qui en maculaient les panneaux, comme après une longue course sur la grand’route, il venait de reconnaître le brillant équipage de la cour du Louvre. Bien plus, à la portière et tournée de son côté, lui était apparu le charmant visage de sa blonde inconnue.

L’avait-elle entrevu dans ce rapide passage ? Il lui sembla que ses yeux clairs et sa bouche mignarde s’étaient éclairés d’un sourire.

Illusion, peut-être !

Avant qu’il fût revenu de son émoi, la lourde voiture tournait la rampe et s’allait perdre le long des sombres murs de l’hôtel de Nevers.

Mû par un irrésistible attrait, le Chevalier prit son élan de ce côté. Lorsqu’il parvint à l’extrémité du pont, il aperçut le carrosse, arrêté au fond d’une ruelle étroite et ombreuse, au-dessus de laquelle les frondaisons de grands arbres, débordant les murs, formaient un dôme de verdure. De la portière ouverte, la gracieuse silhouette de la jolie fée surgit, franchissant le marchepied sans presque l’effleurer. Puis, elle disparut – vision fugitive ! – par une petite porte percée dans la haute muraille.

 

La captivante apparition s’était évanouie depuis longtemps, que le jeune indiscret restait encore à la même place, les yeux perdus dans la pénombre de la ruelle.

Un grand bruit de rires, éclatant en trombe derrière lui, le rappela brutalement au sentiment des réalités.

Il fit volte-face et s’aperçut alors que, tout le temps qu’avait duré sa contemplation rétrospective, il avait tourné le dos à une estrade, sur laquelle de singuliers acteurs gesticulaient et se donnaient la réplique, avec une verve truculente, qui excitait les transports de l’auditoire.

N’ayant rien de mieux à faire, quant à présent, le Chevalier se mit à regarder le spectacle, par-dessus la tête des badauds.

— Voilà une occupation tranquille ! se dit-il. Ici, au moins, je ne serai point tenté de manquer à la prudence qu’on m’a tant recommandée.

En effet, la récente vision ne lui avait pas fait perdre le souvenir de sa rencontre baroque avec le long gentilhomme, ni de la manière fâcheuse dont, un instant, elle avait menacé de tourner.

Satisfait de pouvoir se montrer si sage, il accorda toute son attention aux bateleurs… Ceux-ci étaient au nombre de trois – numero Deus impare gaudet – et chacun d’eux valait son pesant d’or.

Le premier, à tout seigneur tout honneur, n’était autre que le sieur Brioché, maître du lieu et montreur de marionnettes, « par privilège du Roy ». Personnage grave et bien-disant, dont la lèvre fleurie abondait en doctes propos, en sentences choisies et qui étalait l’air satisfait d’un bon bourgeois ayant pignon sur rue.

Contraste vivant ! À ses côtés, s’agitait un valet, vêtu d’un accoutrement singulier, mi-parti vert et jaune, fait d’un hoqueton de toile grossière empruntée aux ailes de quelque moulin. Ce mauvais diable, avec sa face de carême où pétillait un œil malicieux, se plaisait à embarrasser son maître de questions saugrenues, malsonnantes et souvent même… malodorantes. Il soulignait ses lazzis d’une mimique appropriée, tout en jonglant avec un chapeau aux larges ailes auquel il donnait les formes les plus imprévues ; il l’avait, en quelques minutes, transformé en bonnet carré de docteur en Sorbonne, en grand couvre-chef de carabin, en feutre de gentilhomme et il venait d’en faire un très irrévérencieux chapeau de cardinal – allusion qui avait déchaîné l’hilarité du public.

Le troisième personnage, muet celui-là, mais non pas manchot, était un singe. Un affreux singe grimaçant, vicieux et méchant, sans cesse en quête d’une nouvelle malice, habile à tirer le mouchoir, à dérober des friandises, à pincer les gens et à chatouiller les filles.

La foule, très mélangée, qui s’amassait devant les tréteaux, semblait prendre le plus vif plaisir aux brocards du valet, aux contorsions du singe et aux discours macaroniques du maître bateleur. Dans sa joie bruyante, elle s’associait même au spectacle et c’était sans cesse, des planches au parterre, un échange d’interpellations, un va-et-vient de quolibets !

Justement l’œil du bouffon venait de pétiller d’un éclair de malice en se fixant sur un point éloigné, aux derniers rangs des badauds.

On fit silence. Qu’allait-il encore inventer ?

Bien sûr, il préparait une facétie énorme.

Le pitre garda quelques instants sa pose effarée ; c’était sa manière de chauffer son public, puis il se décida brusquement.

Le bras tendu, l’index dressé, désignant le point éloigné que fixait son œil arrondi, d’une voix plaisamment courroucée, il interpella :

— Hé ! là-bas, seigneur cavalier ! Retirez-vous un petit peu s’il vous plaît, vous m’empêchez de voir Notre-Dame !

Toutes les têtes virèrent du coup vers le personnage ainsi pris à partie et, à son seul aspect, une gaieté folle secoua l’assistance.

Comme tout le monde, le Chevalier avait fait volte-face, or, dans le point de mire de tant de regards, il ne fut pas médiocrement surpris de reconnaître la silhouette caractéristique du lecteur obstiné.

Tranquillement juché sur ses deux jambes, l’étrange personnage regardait le spectacle. Il ne parut pas s’apercevoir tout d’abord que l’interpellation bouffonne s’adressât à lui. La gaieté populaire s’en accrut d’autant.

Le pitre reprit, cette fois sur un ton de douce supplication :

— Mon gentilhomme, si vous ne jugez à propos de vous retirer tout entier, enlevez au moins cette chose, qui me bouche l’horizon.

Le Chevalier, en entendant cette grossière plaisanterie, sentit une vague inquiétude l’envahir.

Un léger sillon avait barré le front de l’interpellé. C’était donc à lui qu’on en avait ! Il promena sur l’entourage égayé un regard tranquille et il demanda simplement :

— Quelle chose ?

— Hé ! riposta le drôle, jouant l’embarras, l’affaire qui agrémente votre visage… cette… enfin ce…

— Ce nez ! trancha le gentilhomme de sa voix placide.

— Ah ! parbleu, c’est cela, c’est bien cela ! fit l’autre avec les apparences de la plus vive satisfaction.

L’original personnage l’enveloppa d’un regard de méprisante pitié, puis, très sérieusement :

— Je ne peux pas l’ôter… C’est un souvenir de famille. J’y tiens !

Cette réplique inattendue fut saluée d’un brouhaha d’étonnement.

Pour une fois, le joyeux drille était battu, il avait trouvé son maître en raillerie.

Le petit soldat marqua le coup :

— Bien répondu, s’exclama-t-il avec jubilation, ce bouquineur a du mordant.

Pourtant le pitre ne pouvait s’avouer vaincu ; sa popularité était en jeu. Un moment inquiet du regard froid de son adversaire et désemparé de sa présence d’esprit, il eut tôt fait de reprendre son assurance.

Louchant drôlement du côté du railleur, il assujettit son chapeau d’un geste de défi, puis, de l’air sainte-nitouche d’un bon niais :

— Mon maître, commença-t-il, en s’adressant au grave Brioché, vous qui êtes plus savant qu’un docteur en Sorbonne, qui savez l’épagneul et le lapin, qui avez étudié à fond la fille à Sophie, la bête à physique, l’astre au logis et une foule d’autres logis… pouvez-vous me dire quelle est la plus noble partie du corps humain ?

— Je te vois venir, c’est encore une de tes questions malodorantes…

— Pour une fois, vous n’y êtes point et votre inquiétude manque de fondement.

Le maître hocha la tête et doctoralement commença :

— Ésope prétend que la plus noble partie de l’homme c’est la langue…

Sur ce savant exorde, il se mit à broder, à grand renfort de citations grecques et latines, une mirobolante dissertation sur les mérites respectifs de chaque partie du corps humain.

— Vous n’y êtes point, coupa le drôle, d’un air de profonde commisération.

Et désignant l’affreux singe qui se contorsionnait sur son épaule, il ajouta :

— Voyez mon frère… N’est-il pas vrai qu’il vous ressemble trait pour trait ?

Brioché eut un sursaut indigné, du plus comique effet.

— Il a, comme vous, une langue, des yeux, des oreilles et il a de plus que vous, quatre mains, sans compter la queue. Je vous défie bien d’en montrer autant.

L’auditoire s’esclaffa.

— Or, que lui manque-t-il, le savez-vous ?

Le drôle fit une pause, tandis que son œil émerveillé cherchait à retrouver dans la foule les prunelles de son vainqueur de tout à l’heure ; les ayant rencontrées fixées sur lui, il leur adressa un regard de bravade, rapide et sec comme un coup de stylet.

— Ce qui lui manque, s’écria-t-il alors, eh bien ! je vais vous l’apprendre… c’est…

— Un nez, articula nettement la voix du gentilhomme, lui coupant son effet.

Une fois encore le railleur semblait battu. Il se rebiffa.

— Croyez-en Monsieur, il a des raisons pour s’y bien connaître !

L’allusion était si claire, si directe que le coup porta ; les rieurs repassèrent du côté du bouffon.

Le Chevalier, bouillant d’impatience, comme si l’injure s’adressait à lui, ne perdait pas des yeux le gentilhomme. Qu’allait faire celui-ci ? Il le vit se croiser flegmatiquement les bras.

Enhardi par cette mansuétude, à laquelle il était loin de s’attendre, l’autre perdit toute mesure :

— Oyez donc cette proposition, mon maître. S’il est accordé que la partie noble de l’homme est…

Le gentilhomme, décroisant ses bras, se décida à faire un pas en avant.

— … Est-ce que Monsieur vient de dire, il en résulte que…

Second pas vers l’estrade ! Violemment écartée la foule dut s’ouvrir.

— … Que l’homme le plus noble…

Troisième pas ! Le valet, vaguement inquiet, commençait à bredouiller.

— … Est celui qui a…

Quatrième pas ! Posément, sans hâte, s’ouvrant un passage comme la proue d’un navire fend l’eau, le gentilhomme continuait de marcher vers les tréteaux, son regard d’aigle toujours posé sur le bonimenteur, de moins en moins rassuré et dont la voix s’étranglait.

— … Qui a le plus long…

2

SAUVÉS
PAR DES RIEUSES

Maintenant les deux interlocuteurs se touchaient presque.

L’instinct des animaux leur fait pressentir et redouter l’orage ; mais le badaud parisien est sans rival pour flairer la bagarre prochaine.

Désormais, la foule s’attendait à quelque chose d’énorme. Elle en jouissait par avance tout en l’appréhendant.

Le plaisant personnage s’accouda au plancher mobile, qui lui arrivait à hauteur de poitrine.

Le Chevalier, qui suivait haletant les phases de ce duel d’un nouveau genre, l’entendit demander curieusement :

— Le plus long… quoi ?

Les rires avaient cessé ; l’inquiétude du pitre semblait avoir gagné les auditeurs. Dans l’attente d’un incident, ils se haussaient sur la pointe des pieds pour ne rien perdre du spectacle.

— Le plus long quoi ? répéta le gentilhomme avec une insistance glaciale.

Le peuple de Paris n’est point patient. Il n’aime pas à voir molester ceux qu’à tort ou à raison il a pris en sympathie. Sous son calme apparent l’attitude du gentilhomme se devinait si menaçante, qu’une sourde protestation s’éleva.

Se sentant soutenu, le bouffon reprit courage et ayant reconquis toute son insolence, il cria dans la figure de son interlocuteur :

— Le plus long nez !

Il avait dit un mot de trop ! Et ce mot était à peine lâché, que le drôle dégringolait en bas de l’estrade, précipité dans les rangs des spectateurs par une poigne irrésistible.

— À la bonne heure ! soupira le Chevalier, car la longue mansuétude du gentilhomme berné l’avait surpris agréablement.

Mais les choses se gâtaient. Un indescriptible tumulte avait suivi ce coup de force. Le singe grimaçant de toute sa face camarde, grinçait des dents à l’intrus, cherchant à mordre ; d’un revers de main, l’agresseur lui fit franchir le parapet du pont et l’envoya terminer ses impertinentes gambades dans le royaume des goujons. Le sieur Brioché attestait le ciel de ses bras levés, s’efforçant de s’opposer à l’invasion de ses tréteaux – saisi aux épaules, il dut faire volte-face et présenta à la botte de son terrible assaillant la partie… la moins noble de son individu.

De la foule, d’abord interloquée, des murmures commençaient à monter ; une rumeur grosse de protestation et de menace, pareille au grognement sourd d’une meute à laquelle on enlève l’os qu’elle rongeait.

Son exécution faite, l’inconnu avait repris tout son calme. Du haut des planches de parade, d’où il dominait les assistants, il laissa tomber sur eux un regard étonné. Le Chevalier vit repasser sur ses lèvres son triste sourire.

Le médiocre ne se rencontre pas dans ces caractères excessifs. Ayant satisfait à ce que lui commandait sa dignité offensée, il était visible que le gentilhomme n’éprouvait point le désir de pousser plus loin l’aventure. La foule allait le forcer à se départir de son attitude.

Des jurons éclataient déjà de toutes parts. Il haussa les épaules dédaigneusement.

Brusquement quelques bravaches se décidèrent. Un vent de bataille avait passé sur cette cohue. Allait-on se laisser berner par un homme seul ? Palsambleu ! Des épées jaillissaient déjà du fourreau.

Le temps d’un éclair et l’estrade, prise d’assaut, fut envahie par dix hommes, la menace à la bouche, la lame au poing.

Alors le gentilhomme, comme à regret, se décida à sortir de son flegme. Il sourit de pitié. Sa longue rapière apparut lentement à la lumière et, de l’air posé d’un homme sûr de son fait, il tomba en garde.

L’instant d’après les assaillants les plus prompts à vouloir châtier le trouble-fête commençaient à redescendre les marches cul par-dessus tête.

Le Chevalier applaudit à cette magistrale exécution.

Hélas ! il ne connaissait pas la foule et ses brusques colères !

Pour un combattant repoussé, il en revenait deux ! Tout ce que le Pont-Neuf comptait de gens de sac et de corde flairant la bataille, commençait en effet à accourir. Et les arrivants étaient d’autant plus enragés qu’ils ne savaient pas pourquoi l’on se battait.

Le gentilhomme tenait tête à tous, inquiet seulement des rudes coups de bâton qui commençaient à pleuvoir et qui menaçaient de briser sa lame. Assailli de toutes parts par des gens furieux, que son flegme irritait encore, il restait calme et maître de soi. Battant par intervalles des appels du pied, comme sur le plancher d’une salle d’armes, il continuait à distribuer, avec méthode, avec ménagement, une bastonnade bien nourrie, cinglant de l’épée et ne faisant intervenir sa pointe que rarement et comme à regret.

Pourtant la situation devenait critique, les agresseurs ne se lassaient point, ils s’enrageaient davantage, au contraire, à chaque coup reçu.

Le vaillant escrimeur avait un peu pâli, une sueur abondante perlait de son front, ses tempes ruisselaient. Mais à le voir toujours impassible et méthodique, on pouvait deviner qu’il ne romprait point, mettant son point d’honneur à se faire assommer et hacher sur place plutôt que de céder un pouce de terrain à la tourbe pullulante de ses adversaires. Quant à s’ouvrir un passage dans cette cohue il n’y fallait point penser.

Allait-il donc rester là, victime, dans ce duel héroï-comique, de sa téméraire vaillance et de l’absurde colère de la populace ?

Soudain, une trouée brusque se fit dans la foule des assaillants. Par-dessus le tumulte une voix juvénile s’éleva, tremblante d’une indignation trop longtemps contenue :

— Tenez bon, monsieur, je suis à vous.

En même temps, le gentilhomme vit bondir à ses côtés un joli soldat en pourpoint de buffle.

Il était temps, l’intrépide ferrailleur ne résistait plus que par un prodige de volonté.

Le pourpoint déchiré, la face ensanglantée, il souffla bruyamment.

De sa rapière solidement maniée par un bras robuste, le jeune soldat fit un terrible moulinet qui élargit le cercle autour d’eux.

— Pouvez-vous tenir encore ? interrogea-t-il rapidement.

— Parbleu ! riposta le gentilhomme, en redressant sa haute taille. À nous deux nous sommes trop forts !

— C’est un Méridional ! pensa le petit soldat.

Et tout haut :

— Alors, monsieur, assurez votre chapeau, nous allons charger cette canaille.

Avec une ardeur impétueuse, il fonça sur la foule, encore surprise de l’arrivée de ce renfort inattendu.

— Frappez du plat !

— Certes ! fit le soldat.

Les deux épées fauchaient à droite et à gauche, ouvrant dans les rangs du populaire un sillon plus douloureux que sanglant. Leur élan irrésistible culbutait tout devant eux. Ils s’avançaient sans répit.

Sous leur double effort, la barrière humaine finit par céder. Les adversaires les plus acharnés lâchant pied, tout à coup, ils trouvèrent l’espace libre devant eux.

Au même moment apparut, venant de la place Dauphine, une patrouille de sergents du guet. La police, enfin attirée par le tumulte, se décidait à accourir… trop tard naturellement !

— Prenons du champ, souffla le petit soldat. En retraite, voilà le guet !

— Diable ! fit le gentilhomme avec une grimace de regret. Faut-il donc laisser le terrain à cette engeance ?

Son compagnon l’avait solidement saisi par le bras et il l’entraînait.

Rassurée par la présence des archers, la foule s’était reformée, et, désignant du geste les fuyards, elle se lançait déjà à leur poursuite.

Toujours traînant son enragé partenaire, le jeune soldat fonça tête baissée dans une ruelle.

— Par ici, dit-il, avec assurance, par ici, nous sommes sauvés !

Là, à l’ombre des murailles et sous le dôme vert des arbres, ils s’accordèrent une minute pour souffler.

Mais la clameur des poursuivants se rapprochant, ils reprirent leur course. Ils n’avaient pas fait dix pas qu’ils durent s’arrêter.

— Sangdieu ! jura le brave petit homme. C’est pris, que j’aurais dû dire !… Voyez, aucune issue…

La ruelle providentielle se terminait en impasse !

La mine déconfite du jeune soldat devait être bien comique, car, malgré le danger qui pressait, son compagnon ne put s’empêcher de rire.

— Tant mieux ! s’écria-t-il en faisant siffler sa rapière. Notre odyssée allait finir en eau de guimauve !

Les sergents apparaissaient à l’entrée du cul-de-sac. Nos deux camarades cherchèrent un endroit propice pour les recevoir. Ils ne voulaient ni l’un ni l’autre être appréhendés. Le Cardinal avait édicté de sévères sanctions contre ceux qui tiraient l’épée. Pris en flagrant délit, leur cas était clair. C’était la prison, et l’on sait qu’il est plus facile de l’éviter que d’en sortir.

En cette extrémité, une encoignure de la muraille, où s’évidait un portillon – hélas ! solidement verrouillé – leur parut un appui convenable. Ils s’y adossèrent et, fermes sur leur garde, ils attendirent.

Le flot des ennemis roulait vers eux, emplissant la ruelle de son tapage menaçant. Ils s’apprêtèrent à soutenir le choc de pied ferme.

En un clin d’œil une vague humaine se rua sur eux, les déborda, les enserra, leur rendant tout mouvement impossible. D’une poussée puissante, inflexible d’élément déchaîné, le flot les atteignit, les écrasa !

Enfin, on les tenait donc !

À cette minute suprême, ils eurent l’impression très nette que sous cette poussée inexorable, le mur, auquel ils s’étaient adossés, fléchissait.

Cauchemar ou réalité ? Ils se sentirent pénétrer à reculons dans la muraille !

Puis, leurs yeux éblouis par les éclairs de vingt épées brandies, se voilèrent brusquement – tout disparut – ils ne virent plus rien !

En même temps, les hurlements sinistres de la populace cessèrent de retentir à leurs oreilles, ils semblèrent s’étouffer, devenir lointains, fondus soudain en un bourdonnement confus.

Juste ciel ! allaient-ils perdre connaissance à présent ?

Ils se raidirent contre cette subite défaillance, et ils s’aperçurent, ô stupeur ! qu’ils se trouvaient tout simplement de l’autre côté du mur.

Point d’erreur ! ils étaient défendus contre la rage impuissante de leurs adversaires par une petite porte de chêne aux vantaux épais, aux solides ferrures.

Ce portillon, auquel ils s’étaient collés en désespoir de cause pour y vendre chèrement leur liberté, ce portillon avait tout doucement roulé sur ses gonds. Ils l’avaient franchi comme en état de somnambulisme, puis, eux passés, devant le nez déconfit de ceux qui s’apprêtaient à les saisir, l’huis s’était brusquement refermé.

Coup providentiel ? – Ni le gentilhomme pointilleux, ni son généreux compagnon n’avaient assez de fatuité pour croire qu’une intervention surnaturelle s’était manifestée en leur faveur… Alors, qui donc avait ouvert et refermé cette porte ?

Des rires clairs, tintant à leurs oreilles, leur firent tourner la tête.

Décidément oui, la Providence se mêlait de leurs affaires et elle faisait bien les choses !… L’enchantement était complet !

Deux gentilles fées venaient d’apparaître à leurs yeux charmés. Deux sylphides… en vertugadin et en corps de velours !

Et l’une d’elles avait les yeux tendres, les boucles blondes et le teint lilial de la jeune fille du carrosse.

Nos jeunes gens avaient déjà mis le chapeau à la main. Ils s’apprêtaient à remercier les gracieuses messagères de leur bonne étoile, l’un d’une parole émue, l’autre par un madrigal galamment tourné… On ne leur en laissa pas le temps.

Les deux rieuses avaient dénoué vivement les écharpes de soie qui ornaient leur corsage et, d’un même geste gracieux, elles les leur présentaient devant les yeux.

Décidément l’aventure devenait de plus en plus étrange.

Sans un mot, les charmantes inconnues leur passaient tout doucement les écharpes autour du front et les leur attachaient derrière la tête.

Eux se laissaient faire, complètement ahuris par cette succession de surprises. Ainsi transformés en aveugles, ils avaient l’air de gens qui vont jouer à colin-maillard, ou plutôt, vu leur appareil belliqueux, de soldats envoyés en parlementaires dans un camp ennemi.

Ils sentaient que leurs jolis anges gardiens les prenaient par la main et les entraînaient à travers les sentiers parfumés d’un grand jardin.

Que voulait-on leur cacher ? Quelle scène mystérieuse se déroulait dans ce cadre idyllique, qu’ils ne devaient point voir ?

On conçoit que leur curiosité fut vivement piquée ; néanmoins, ni l’un ni l’autre ne songea à écarter le léger bandeau que la loyauté leur faisait un devoir de respecter.

Par exemple, ils ouvrirent les oreilles et il leur sembla, dans leur course rapide, entendre des voix chuchotantes, tout un murmure assourdi de conversations.

Quels pouvaient bien être les personnages qui se trouvaient là et quelles graves conversations devaient-ils tenir pour qu’on en usât vis-à-vis d’eux avec tant de mystère ?

Leur course étant terminée, on leur dénouait leurs bandeaux. Ils s’aperçurent alors qu’ils étaient arrivés dans une cour pavée, de somptueuse apparence, sur laquelle s’ouvrait un porche monumental.

Là, toujours riant, les roses de leurs joues avivées par leur course folle et, peut-être – qui sait ? – par un peu d’émoi, les mignonnes firent à leurs protégés une belle révérence de cour et, légères, elles disparurent comme deux sylphides, dans un joli geste d’envol.

Nos gaillards restèrent un instant médusés, se regardant l’un l’autre d’un air de dépit. On ne leur avait donné le temps, ni de reprendre haleine, ni de balbutier le moindre compliment.

Le susceptible gentilhomme se dressait déjà sur ses ergots, quand tout à coup il s’avisa de l’état d’indescriptible confusion où ils se trouvaient l’un et l’autre.

Le visage de son compagnon arborait, au lieu de son teint vermeil, une innommable couche de poussière, barbouillée de sueur ; à son baudrier brinquebalant s’accrochait un fourreau tordu et son chapeau, où la plume brisée pendait lamentablement, son joli feutre crâne et martial n’avait plus de fond.

Pour lui-même, il ne se sentait pas en meilleur état, la figure sillonnée d’égratignures sanglantes, le pourpoint déchiqueté, ses aiguillettes pendantes, ses vastes poches arrachées et béantes, et son riche col de point de Gênes tourné sens devant derrière.

Ainsi dépenaillés, couverts de sueur, de poussière et de sang, ils devaient former un très réjouissant tableau, plantés qu’ils étaient au milieu de cette cour majestueuse, devant cette façade d’hôtel seigneurial où s’ouvrait un superbe porche, fouillé au ciseau.

Et tous deux, se faisant petits, s’en furent l’oreille basse.

C’est ainsi que les deux héros de la bagarre du Pont-Neuf sortirent du magnifique hôtel de Nevers, avec plus de hâte qu’ils n’y étaient entrés.

3

PACTE D’AMITIÉ

Dès qu’ils furent hors de l’hôtel de Nevers, les deux jeunes gens respirèrent largement. Ils étaient fort ahuris.

Le Chevalier se remit le premier. La gaieté de la jeunesse ne perdant jamais ses droits, il partit d’un bel éclat de rire. Mais son compagnon gardait toute sa gravité. Ayant retiré son feutre, d’un geste noble, il posa la main sur l’épaule de son ami et, d’un ton de sincère émotion, il prononça :

— Monsieur, vous venez de me sauver la vie !

Le joli garçon secoua gaiement les épaules.

— Allons donc ! brave comme vous êtes, vous vous seriez tiré d’affaire sans moi ! La chaleur de mon sang m’a entraîné dans la bagarre et à vous prêter un secours assez superflu…

— Non ! non ! fit l’autre, je sais ce que je dis. Seul je ne pouvais tenter une trouée, et j’étais d’humeur à me faire hacher sur place, plutôt que de rien céder à cette vermine. Donc, je n’oublierai pas ce que vous venez de faire pour moi.

« Votre dextre ? ajouta-t-il en saisissant vivement la main du jeune homme et en la secouant d’une vigoureuse étreinte. À présent, c’est entre nous à la vie à la mort.

Plus touché de cette effusion qu’il ne voulait le paraître, le soldat rendit l’étreinte.

— À la vie à la mort, soit ! Mais alors, faites-moi l’amitié de me suivre, car il ne fait pas bon nous attarder si près du théâtre de nos exploits !

L’avis ne manquait point d’à-propos.

Ils se trouvaient sur une sorte de terre-plein triangulaire, ayant pour base la façade de l’illustre hôtel, dont ils venaient de s’esquiver si piteusement, et pour pointe la lugubre tour de Nesle – tour de tragique mémoire – qui étendait devant eux un bras de potence où une lanterne se balançait au bout de sa chaîne, avec une inquiétante oscillation de pendu.

De là ils pouvaient apercevoir de biais un coin du Pont-Neuf, où des groupes commentaient avec animation leur extraordinaire randonnée.

— Vous avez raison, daigna convenir l’enragé ferrailleur, le lieu est un peu exposé aux regards. Allons chercher un autre endroit plus propice à nouer connaissance dans les formes.

— Et surtout à nous remettre en présentable état, soupira le Chevalier, qui venait de se rappeler que l’heure de son rendez-vous avec M. de Guitaut approchait et qui jeta un regard navré sur ses vêtements débraillés et son fourreau tordu.

Ils passèrent la porte de Nesle sous une voûte flanquée de tourelles à poivrières, franchirent un fossé boueux sur un ponceau et, laissant à droite une rue aux constructions neuves, bâtie sur l’ancien terrain des Prés-aux-Clercs, ils enfilèrent une petite sente qui serpentait à travers des jardins et des champs. Elle les conduisit à un rond-point perdu en plein cœur du faubourg Saint-Germain.

Là l’œil d’aigle du grand gaillard avisa un petit vide-bouteille campagnard, auquel une poignée de foin nouée, se balançant au-dessus de la porte, servait d’enseigne.

Sous une treille, une table de bois flanquée de deux escabeaux semblait leur offrir une hospitalité rustique.

— Voilà notre affaire, dit le bretteur, en tombant assis.

— Ouf ! fit le Chevalier, qui se hâta de l’imiter.

La minute d’après une accorte servante déposait devant ces clients d’importance deux gobelets et un broc frais de petit vin de Suresnes. Avec avidité les deux compagnons burent une longue gorgée. Puis, ragaillardis par la chaleur du vin, les jambes étendues avec bien-être, ils se regardèrent et tous deux, touchante similitude de sentiments, se sourirent.

Mieux que n’importe quels mots, ce sourire cordial disait : Comme il est doux, après le péril commun, de se sentir entre amis, entre cœurs jeunes et généreux, seuls, loin des agitations de la foule !

Et, de fait, à les voir attablés l’un en face de l’autre, on les eût pris pour de vieux amis !

En effet quelque chose de plus puissant que le temps les avait liés à leur insu. Chez le soldat c’était une brusque sympathie pour ce long gentilhomme si spirituel et si vaillant, capable de tirer l’épée contre le monde entier pour l’honneur de son nez calamiteux. Chez le gentilhomme une sympathie analogue se doublait de reconnaissance pour ce soldat inconnu, pour cet intrépide adolescent qui, ayant exposé sa vie, paraissait ne pas même attacher de prix à son dévouement.

Pourtant, ils ne pouvaient rester là, éternellement, sans se parler. Le ferrailleur se décida à rompre le silence.

— Vous êtes soldat ? demanda-t-il.

— Sergent au régiment de Flandre.

— Attendez donc ! n’est-ce pas contre vous que je me suis heurté si maladroitement à la sortie de la place Dauphine ?

— Si fait ! Et j’ai bien failli vous en demander raison !

— Oui, je me rappelle, fit le gentilhomme en riant franchement. Avouez que c’eût été dommage.

— Vous m’aviez donc remarqué. Vous paraissiez si profondément absorbé…

— Je sortais de chez mon libraire, sous les galeries du Palais. Je lisais les premières feuilles d’un livre admirable.

— Ah ! quel en est le titre ?

— Voyage dans les États de la Lune !

Le jeune soldat se sentit repris de sa folle hilarité ; il fit effort pour dire sérieusement :

— Je ne connais pas cela…

— C’est une nouveauté.

— Fort bien, et qui en est l’auteur ?

— Mais, moi, répliqua le gentilhomme avec un accent de parfaite modestie.

— Vous êtes donc poète ? s’exclama l’autre stupéfait.

— Je le suis !

Le jeune homme saisit joyeusement son verre ras à plein bord.

— Alors, Monsieur, je veux porter une santé.

Et se levant à demi de son escabeau, il proposa :

— À Apollon et aux Muses !

Attention gracieuse qui surprit agréablement le poète. Aussi pour ne point être en reste, rétorqua-t-il le verre levé :

— À Mars et à Bellone !

Ils firent rubis sur l’ongle.

Le Chevalier reprit :

— Ainsi donc, vous êtes homme d’épée et poète à la fois ?

— Oh ! je suis aussi mathématicien, physicien, philosophe, élève de Gassendi… à mes moments perdus cadet aux gardes.

À cette énumération de qualités hétéroclites, les yeux du jeune homme s’ouvrirent démesurément.

L’homme Protée ne prêta pas attention à son étonnement et il continua :

— Vous êtes sans doute nouveau venu à Paris ?

— J’y ai débarqué hier soir.

— En congé ?

Le Chevalier avait la langue levée pour répondre que non. Mais il se rappela les recommandations de prudence et de discrétion de M. de Comminges : il se borna donc à un geste vague de la tête, qui pouvait signifier oui ou non, au choix de l’interlocuteur.

— Gageons, dit celui-ci, que vous venez chercher fortune à Paris ?

— Oui… c’est-à-dire… peut-être, fit le Chevalier de plus en plus embarrassé.

Cette fois, le poète s’aperçut de sa réticence :

— Oh ! oh ! pensa-t-il, ce garçon cache quelque secret… Soyons discret.

Le Chevalier avait pris une mine contrainte. Cette dissimulation n’allait pas à son humeur franche et à son caractère confiant. Mais il obéit à la consigne qu’on lui avait donnée.

— À la vérité, reprit-il, il y a bien, dans mon cas, quelque chose de ce que vous venez de dire. Mettons donc que je cherche fortune.

— Hé, parbleu ! il en est de même de moi. Nous la chercherons donc ensemble. Bien que vous convoitiez les lauriers des armes, alors que le myrte paisible des lettres me suffit.

Cette profession de foi pacifique amena un sourire sur les lèvres du Chevalier.

— Pour un paisible rimeur, s’exclama-t-il, il me semble que vous maniez assez joliment la rapière…

— Peuh ! la rapière ce n’est rien. Je manie mieux la plume !

Cette fois, le Chevalier dut boire une longue lampée pour reconquérir son sérieux.

— Dites-moi, demanda à brûle-pourpoint le gentilhomme de plume, êtes-vous Gascon ?

— Gascon ? fit le soldat stupéfait de cette étrange question.

— Eh oui. Gascon ! Autrement dit, vîtes-vous le jour sur les bords harmonieux de la Garonne, ou sur ceux de la riante Dordogne sa sœur ? Êtes-vous Béarnais comme le grand Henri, Toulousain comme Pibrac, natif de Pau comme Cassien – ou tout modestement Périgourdin comme votre serviteur ?

— Ma foi non !

— Dommage ! fit le rimeur.

Et il hocha la tête d’un air de profond regret.

Vaguement inquiet, le petit soldat demanda naïvement :

— Est-il donc indispensable de l’être ?

— Indispensable, non, mais c’est un avantage. Et, verdiou ! pour réussir en ce monde, ce passeport, il faut être deux fois prudent et deux fois habile. Au reste, je suis tranquille, rien de tout cela ne vous fait défaut ; si vous n’êtes pas Gascon, du moins vous êtes digne de l’être…

Et, avec une assurance qui interloqua le Chevalier :

— D’ailleurs, en ma compagnie, vous le deviendrez. Car j’entends bien que nous ne nous séparions plus. Une rencontre aussi providentielle que la nôtre ne peut s’être faite sans dessein. À compter de cette heure, nous sommes amis comme Oreste et Pylade !

Le front du Chevalier se couvrit d’un léger voile de tristesse. Le poète s’en aperçut.

— Qu’avez-vous ? fit-il inquiet. Est-ce que cette proposition ne vous agréerait pas ?

— Oh ! si, du fond du cœur, dit le jeune homme.

Il allait ajouter un mot, mais le poète, échauffé par son discours, ne lui en laissa pas le temps. Il avait rempli leurs verres :

— Trinquons à notre bonne amitié !

Ils burent avec un peu de solennité, comme si ce geste scellait entre eux un pacte définitif. Nous devons à la vérité de dire qu’encore échauffés de leur aventure récente et envahis par les fumées du petit vin, nos amis commençaient à se sentir la tête un peu chaude. Le poète surtout, qu’une douce béatitude amollissait et qui devint soudain familier.

— Ainsi te voilà débarqué dans ce Paris, seul avec ta rapière. Y connais-tu quelqu’un ?

Le Chevalier, malgré la pointe de griserie qui lui montait au cerveau, conservait encore sa prudence.

— Personne, répondit-il.

— As-tu de l’argent au moins ?

— Un peu, fit le soldat confus.

Le grand diable plissa le front.

— Diantre ! Heureusement, je suis là. Mon bien-aimé père vient précisément de faire servir ma légitime, donc je suis riche pour deux… Mais, dis-moi, n’as-tu pas dans tes accointances quelque belle dame ?

Le jeune homme se sentit rougir jusqu’aux oreilles.

— Une belle dame, pour quoi faire ?

— Hé ! mon ami, Paris est un vrai dédale, un labyrinthe tel que celui de Crète pâlit par comparaison. Dès qu’on s’y engage, on s’expose à être dévoré par le Minotaure…

— Le Minotaure ? fit le soldat surpris. Quelle bête est-ce donc là ?

— Une bête qui a cent yeux, qui a cent oreilles, qui voit tout, entend tout et qui connaît peut-être, à l’heure qu’il est, notre équipée, fit le bretteur en baissant subitement la voix. Elle guette les jeunes hommes dès qu’ils font quelque bruit dans le monde, et, si leurs gestes lui déplaisent, ou lui portent ombrage, elle a plus d’un antre où enfermer l’imprudent.

— Par mon étoile ! fit le Chevalier, en riant de la subite frayeur de son intrépide ami, de qui voulez-vous parler ?

— De M. le Cardinal, souffla le bretteur avec un frisson.

— Qu’avons-nous affaire avec lui ?

— Sait-on jamais ! Ce diable d’homme est mêlé à tant de choses. Et tiens, qui te dit que cette assemblée mystérieuse, traversée par nous les yeux bandés, n’était point réunie à son intention !

— Diantre ! fit le jeune homme, qui se sentit subitement inquiet.

Non point tant qu’il craignît rien pour lui-même, mais il venait de songer à sa charmante fée, qui, s’il y avait un réel danger, se trouvait exposée au premier plan.

Cependant, le poète continuait plus gaiement :

— C’est pourquoi je te demandais si, dans ce dédale, tu n’avais point quelque Ariane disposée au besoin à te tendre le fil sauveur !

Pourquoi le Chevalier pensa-t-il de nouveau à cette jolie inconnue, qui s’était rencontrée deux fois déjà sur son chemin, et pourquoi en y pensant se sentait-il si profondément troublé ?

Le Gascon avait vidé le reste du pot et cette accolade redoubla sa loquacité. S’étant accoudé sur la table, il continua, jouissant de l’ébahissement où ses paroles plongeaient son candide ami :

— Crois-moi, mon cher, c’est à présent le règne de la femme. Elle a refait le rude Paris à son charmant visage. La vieille Reine lui a apporté la politesse raffinée de l’Italie ; la jeune, la gravité romanesque de l’amoureuse Espagne. Amour et bel esprit, tout tient à présent dans ces deux petits mots. La femme est souveraine en ce pays. Sans elle on n’est rien !

« Hé ! n’est-ce pas par elle que M. le Cardinal lui-même, ce grand politique, est devenu le véritable Roi de France ? Si la Reine Marie n’avait pas jeté sur lui, certains jours, un regard complaisant, que serait-il à cette heure nonobstant son ambition et son génie ? Rien… rien que le pauvre évêque du plus pauvre évêché de France.

Le jeune homme protesta.

— Pour faire un évêque passe, dit-il. Mais pour faire un soldat ?

— Ah çà ! te crois-tu donc encore au temps du Roi Henri, où il suffisait d’être bon compagnon, d’avoir la poigne solide et l’épée hardie pour prétendre aux plus hauts rangs. Ce n’est plus aux camps ni sur les champs de bataille que se font les capitaines.

— Où donc, alors ?

— Dans les ruelles des belles précieuses, mon bon !

Le Chevalier s’esclaffa. Cette fois son Gascon d’ami lui en imposait.

— Ne ris pas, dit celui-ci. Tu verras cela bientôt ! Tu rencontreras dans les salons du bel air nos futurs généraux madrigalisant, galantisant et faisant des pointes…

Et comme le soldat riait de plus belle :

— Eh ! sandiou ! veux-tu gager que je te montre ce soir un Condé, cousin du Roi et rude batailleur, bien qu’à peine hors de page – le duc d’Enghien lui-même… mené en laisse par sa sœur, la tendre « Hermione », comme un lion apprivoisé… et apprenant à rugir selon le bel air à l’école de la jolie du Vigean !

Pour le coup, le Chevalier fut démonté. Moitié riant, moitié navré, il soupira :

— Diantre ! C’est que je n’ai appris à galantiser qu’avec la mitraille, à madrigaliser qu’avec les canons impériaux et à sourire… en chargeant !

— Hé ! hé ! fit le Gascon enchanté, voilà un petit couplet qui n’est pas si mal tourné ! Tu auras vite pris l’air du jour. Et tu ne feras pas trop mauvaise figure ce soir à l’hôtel de Rohan-Guéménée !

— Ce soir, à l’hôtel ?… Moi ?

— Sans doute ! Ne t’ai-je pas dit que je ne te quittais plus ?

— Je n’y connais personne !

— Qu’à cela ne tienne, je t’y présenterai !

— Mais…

— Il n’y a pas de mais…

— Pourtant, pour me présenter, encore faudrait-il me connaître !…

— La peste de ma distraction, fit le rimeur subitement calmé, c’est ma foi vrai ! Voilà une heure que nous causons comme de vieux amis, et nous ne savons encore rien l’un de l’autre, pas même nos noms !

Un nuage de gêne passa sur le front du soldat.

— Or donc, continua le poète, point de manières entre nous… Faute de meilleurs parrains, présentons-nous nous-mêmes.

— Soit ! dit le jeune homme avec une brusque décision. On m’appelle le chevalier Tancrède.

— Tancrède… quoi ?

D’animé qu’il était, le visage du soldat devint pâle.

— C’est tout, fit-il simplement.

Le gentilhomme, d’abord interloqué, saisit la main de son ami et, la serrant à la broyer :

— À merveille ! déclara-t-il, comme si cet état civil un peu sommaire l’eût enchanté.

Puis, il se leva, salua noblement et du même ton qu’il eût pu prendre pour annoncer Rohan ou Montmorency, il prononça :

— Et moi, Hercule, Savinien de Cyrano-Bergerac.

Un court silence suivit cette double présentation. M. de Bergerac la mit à profit pour réparer tant bien que mal le désordre de sa toilette.

Le Chevalier, lui, réfléchissait. Pour la première fois de sa vie, il venait d’éprouver, en ce moment, un sentiment de gêne, une sorte de honte. La honte de ce nom de guerre qu’il portait, faute d’en connaître un autre.

— Que doit penser de moi ce gentilhomme ! songeait-il. Tout est dit entre nous, maintenant. Il sait qui je suis… Lui qui m’offrait si cordialement son amitié ! Hélas ! je ne puis l’accepter.

Cette pensée lui fut pénible, car il s’était déjà fortement attaché à ce compagnon de hasard si vaillant et si cordialement généreux.

— Pourtant, se dit le Chevalier, en redressant le front, mon humilité n’est que passagère… Demain, j’aurai le droit de porter la tête haute… Oui, demain ! Mais aujourd’hui !

Sa tête se courba de nouveau sur sa poitrine. Dans ce désarroi, une idée obsédante le travaillait :

— Si je lui disais mon histoire, sans doute ne me repousserait-il pas ?

Mais il la chassait :

— Non, non, je n’ai pas le droit. Je ne puis pas, par un sentiment d’orgueil, révéler ce secret, qui n’est pas seulement le mien.

Pendant cela, ignorant du combat qui se livrait dans l’âme de son compagnon, le poète s’occupait à redresser sa lame faussée.

Sa résolution prise, conformément à ce qu’il croyait être son devoir, le Chevalier Tancrède se décida à en terminer de suite :

— Monsieur, dit-il d’une voix qu’il cherchait à rendre ferme, le temps est venu de nous séparer !

Le Gascon releva la tête, interloqué :

— Nous séparer ? répéta-t-il, comme s’il ne comprenait pas.

— Sans doute ! Vous devez vous rendre compte à présent qu’un caprice du sort a croisé nos deux routes, mais qu’elles n’avaient point été faites pour se rencontrer !… Je n’oublierai pas, soyez-en sûr, votre accueil cordial et généreux…

Sa voix s’étranglait, il conclut brusquement :

— Adieu, M. de Bergerac.

Debout d’une seule pièce, le poète lui fermait la retraite, en écartant ses grands bras.

— Vivadiou ! quelle est cette plaisanterie ? Ah çà ! vous figurez-vous qu’après avoir sauvé la vie de Bergerac on puisse le planter là, cavalièrement… Adieu… bonne chance !

— Pourtant il le faut !

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que nous ne sommes plus faits pour être des amis. Vous êtes de noblesse et je ne suis qu’un pauvre soldat.

— Pauvreté ne vicie point !

— Sans biens en ce monde…

— Sans biens ! vous avez dans votre fourreau votre brevet de maréchal.

Le Chevalier sourit malgré lui, mélancoliquement.

— En tout cas, et c’est là le pire, je suis sans famille – et sans nom !

— Sans nom ! éclata Cyrano. Vous en avez un, que diable ! Et fort joli, ma foi : Tancrède ! Ce n’est donc pas un patronyme, cela. Il sonne comme celui d’un héros… d’un héros de roman !

— Romanesque soit, mais un peu court, convenez-en. Tel quel, je doute qu’il suffise à me faire agréer par vos belles amies de l’hôtel de Rohan.

— Orgueilleux ! Je voudrais bien voir qu’il ne leur suffît point quand je m’en contente, moi !

— Non, non, il ne sied pas que vous ayez à rougir de votre ami.

— Chevalier ! que dites-vous là ?

— Tenez, dit le jeune homme en secouant tristement ses belles boucles, sans que vous vous en doutiez, vous n’êtes plus le même avec moi.

— Comment cela ?

— Tout à l’heure, vous me tutoyiez, et à présent…

— À présent, je te tutoie encore, sandiou !

Cyrano s’était levé, il fixa sur son jeune compagnon son regard d’aigle :

— Je te tutoie, et t’offre à nouveau mon amitié ! Vas-tu la repousser ?

Sa large main se tendait grande ouverte.

— Si tu refuses, je te considérerai comme faisant fi de ma personne, et ne me croyant pas assez bon gentilhomme pour être ton ami. Et dans ce cas…

Il fit un geste prompt vers la garde de sa rapière :

— Dans ce cas, vivadiou ! tout mon sauveur que tu sois, tu me fais injure et je t’en demande raison.

Le Chevalier ne put s’empêcher de rire, quoi qu’il en eût. Il ne s’était jamais indigné qu’on pût offrir ainsi son cœur à la pointe d’une épée.

Le poète, lui, ne riait point, l’œil interrogeant, la main tendue, il attendait. Alors le jeune homme sentit une puissante émotion lui étreindre le cœur, ses yeux se voilèrent brusquement, les mots lui manquèrent pour exprimer ce qu’il ressentait. Il ne prit pas la main qui se tendait, mais d’un geste instinctif, il se jeta vers son compagnon. Les bras du bon rimeur s’ouvrirent largement pour le recevoir, et tous deux restèrent un long moment, poitrine contre poitrine, s’embrassant.

— À la bonne heure ! gronda le poète riant d’aise. Parole ! j’aurais été navré de devoir te mettre à mal.

Le Chevalier, dans sa joie, balbutiait :

— Enfin… maintenant je puis parler ! Je veux vous apprendre que cette amitié offerte par vous si spontanément à un pauvre soldat de fortune…

— Et que tu as acceptée ?

— Certes ! – Eh bien, le soldat n’en est pas indigne !… Oui, tout à l’heure, j’hésitais à confier à un inconnu le secret de ma vie ! Mais à présent, tout a changé. Nous voilà liés l’un à l’autre. Je me suis donné à vous, comme vous vous êtes offert à moi. Vous avez le droit de savoir qui je suis.

D’un geste Cyrano l’arrêta :

— Je ne te demande rien, Chevalier, tu as été mon sauveur, tu es mon ami, cela me suffit !

— À vous, soit ! Non pas à moi. J’entends qu’il n’y ait entre nous ni malentendu, ni réticences. Écoutez et vous jugerez après si vous me trouvez digne de votre amitié.

Le poète lui saisit la main et avec un ton de tendre gravité, il lui dit :

— Parle donc, mon cher enfant, puisque tel est ton désir. Cyrano t’écoute et, quoi qu’il arrive, pas un mot ne sortira de ses lèvres de tout ce qu’il te plaira de lui confier.

Il s’était accoudé sur la table, attentif.

Le Chevalier releva la tête ; une fierté brillait maintenant dans son regard.

S’étant recueilli un moment, il commença :

— Je vous ai dit que j’étais un pauvre soldat, sans état, sans biens et sans nom, tout cela était vrai il y a peu de jours encore. À présent cela n’est plus ! Demain ma fortune sera décidée, et je reprendrai mon rang. J’aurai cessé d’être l’errant, l’aventurier et je tiendrai ma place légitime en ce monde.

« Oui, demain, le Chevalier Tancrède aura vécu ; je porterai enfin le nom de mon père, le nom de mes aïeux.

— Peste ! s’exclama le Gascon surpris. Voilà qui s’appelle un exorde !

Le petit soldat continua, d’un air de candide embarras :

— À la vérité, ce nom, je serais bien empêché de vous le dire aujourd’hui.

Cyrano esquissa un geste discret :

— Si tu dois le taire, ami, il n’importe. Va toujours.

— Non, non, vous vous méprenez… La vérité est que je ne le connais pas encore ! Tout dans mon histoire est singulier. L’heure qui doit fixer mon destin est venue. La fortune est à portée de ma main.

« Elle passe en splendeur mes rêves les plus audacieux. Tout cela je le sais ! Seulement, ce que j’ignore, c’est en quoi cette fortune va consister exactement !

Cet aveu avait été fait si naïvement, que le poète, mis en curiosité, ne put s’empêcher de murmurer :

— Il est délicieux !

— Je dois vous le dire d’abord, je suis marqué par la Destinée ! Je porte au cœur, empreint d’un fer indélébile, un signe : une étoile – mon étoile !…

« Or, ce signe ne m’a pas menti ! c’est par lui que, demain, le simple sergent que je suis sera l’égal des premiers !

— Corbleu, c’est un roman ! s’écria Cyrano, enchanté et se frottant les mains.

— Un roman ? fit Tancrède. Admettons que c’en soit un…

Gravement il ajouta :

— Un roman sans fictions, alors, un roman vrai… vrai comme l’Évangile… Écoutez… j’ai seize ans…

— Seize ans ! fit le poète en examinant la solide carrure du jeune homme. Seize ans. Malpeste ! Cela promet.

— J’étais un pauvre enfant, sorti… l’on ne sait d’où, des Flandres, peut-être… peut-être d’ailleurs ! Des reîtres m’avaient trouvé, recueilli tout petit. C’étaient des gens durs et sordides, de ces rudes soldats qui font de la guerre un métier – se vendant au plus offrant et dernier enchérisseur – tenant tantôt pour le Roi, tantôt pour l’Empereur ; pour M. le Cardinal et le Suédois aujourd’hui, demain contre eux, pour le Lorrain ou l’Espagnol.

« Ils m’avaient élevé durement, au hasard des grands chemins.

« À cela, Cyrano, à cela je dois d’être un homme avant l’âge et de savoir manier une rapière assez congrûment…

Le poète approuva silencieusement.

— De ma naissance, je n’ai longtemps connu qu’une chose : c’est que j’étais de sang noble. Pour cela, je me suis habitué, dans tous mes actes, à me conduire en gentilhomme.

— Grâce à Dieu ! interrompit Cyrano, je m’en suis aperçu tout à l’heure.

— On m’appelait donc chevalier : le chevalier de l’Étoile, ou, de mon nom de chrétien, le Chevalier de Tancrède.

— Les deux me plaisent.

— Quant à ma famille, quant à ma toute petite enfance, j’en ignorais tout. Je n’en étais point inquiet, d’ailleurs.

« J’avais mon signe…

— L’étoile ?

— L’étoile, oui. Le vieux soudard qui me servait de père, et aussi de mère et même de nourrice, m’assurait qu’il en connaissait le sens ; qu’un jour il me révélerait.

« Souvent, sa besogne faite, quand le vin lui déliait la langue, il grommelait : « Va toujours fiston, aie confiance dans l’étoile ! Un temps viendra où tu seras riche et puissant, à faire pâlir tous nos beaux seigneurs ».

« Il riait et je l’entendais marmonner : « Moi aussi, je serai riche et je connais quelqu’un qui ne rira pas. »

« Jamais, pourtant, il n’en voulut dire plus long.

« Les autres prenaient cela pour des propos d’ivrogne. Moi, je devinais qu’il disait vrai. Il devait savoir bien d’autres choses encore, seulement, pour me les dire, il attendait que je fusse un homme, capable de réclamer, l’épée en main, ma place au soleil.

Le jeune homme se recueillit un instant :

— Certes, il n’était point tendre, le vieux reître : c’était un homme de carnage et de sang ; peut-être même ne m’avait-il sauvé la vie et élevé que par cupidité, pour faire de moi l’instrument de sa fortune.

« Mais il est toute mon enfance ; c’est lui qui fit de moi un homme et un soldat !

— Brave petit homme ! pensa le Gascon.

— J’en arrive au moment où, du même coup, je me trouvai tout seul en ce monde et où le mystère de ma destinée commença à se dévoiler devant moi.

Cyrano se sentit frissonner, non de curiosité, mais d’intérêt passionné.

— Continue, murmura-t-il anxieux.

4

L’ÉTOILE DU CHEVALIER

Obéissant à cette injonction, le Chevalier poursuivit :

— C’était au cours de la dernière guerre. Pour l’heure, nous tenions la campagne aux gages du Roi de France, contre les Impériaux. Le combat avait été rude ce jour-là et le soir tombait que nous disputions encore le champ à l’ennemi.

« Pourtant le tumulte commençait à décroître, en même temps que s’éteignaient les derniers rayons du soleil. Tout à coup, un grondement lointain retentit, un boulet perdu arrive sur nous et, du coup, fauche les deux jambes du vieux reître.

Le poète souffla d’émotion.

— Poursuis, fit-il encore.

— Le voilà donc, étendu à la lisière d’un bois ; moi à genoux à côté de lui, soutenant sa tête et regardant son sang couler. Minute inoubliable ! Ses yeux me fixaient d’un air égaré ; surpris par le coup, il semblait m’interroger ! Moi, je voyais sa vie s’en aller, s’écouler goutte à goutte. Et le plus terrible, c’est qu’avec sa vie partait tout espoir pour moi d’apprendre jamais ce secret qu’il m’importait tant de connaître.

« Pourtant je n’osais l’interroger, c’eût été lui montrer la mort qui le guettait. Il haletait. Tout à coup il vit son sang couler, il aperçut ses jambes fauchées. Alors, il tenta de se dresser, hurlant, jurant, maudissant le sort, défiant la mort, sacrant Dieu !

« J’eus la notion que mon vieux compagnon allait partir sans avoir pu parler, en emportant dans la tombe son secret ! mes espoirs… ma vie…

Violemment impressionné, Cyrano haletait.

— Un roman ! exulta-t-il. Un roman plus prenant que l’Astrée… plus beau que les plus mirifiques inventions de ce capitan Scudéry. Continue, Chevalier, je te dévore.

— À cette minute tragique – comme si Dieu avait marqué l’instant – un homme parut à la lisière du bois. Cet homme je le connaissais – quel soldat ne le connaît pas ? C’était un prêtre. Prêtre singulier, il est vrai. Âme de cavalier, de gentilhomme, bien plus que d’abbé. Jeune encore et toujours au feu…

« On conte qu’avant de revêtir le surplis il a porté la cuirasse et la casaque, or, ma foi, cela ne me surprendrait point…

« Il passait donc, cherchant quelque blessé à secourir, quelque mourant à consoler. Et voilà qu’en l’apercevant mon reître change de visage. Lui qui blasphémait, qui se débattait contre la mort comme un dément, du coup, il devient humble, résigné et doux comme l’agneau du sacrifice.

« Ô miracle ! un nom sort de ses lèvres. Sa conscience semble s’éveiller. Doucement, il me prie de m’écarter et il appelle le prêtre. L’abbé s’approche, s’incline vers lui, s’agenouille enfin. Alors, lentement, longuement, le mutilé verse dans le sein de l’homme de Dieu sa suprême confession.

« Quel remords pesant devait charger sa conscience ? Je le voyais parler, par saccades, se hâtant avec la peur de ne pouvoir aller jusqu’au bout. Il devait être question de moi dans ce confidentiel entretien, car parfois les yeux du prêtre se tournaient de mon côté. Un moment même, il se releva et, sur les indications du mourant, il alla chercher dans les fontes de sa selle, quelque chose qui me parut être une boîte… une cassette.

« Maintenant, le moribond parlait en phrases brèves, hachées par les hoquets de la mort. Enfin, l’abbé, de sa main levée, dessina sur son front le geste qui absout.

« Mon vieux reître pâlit davantage, un vague sourire flotta sur ses lèvres décolorées… il venait d’entrer chrétiennement dans l’au-delà.

Cyrano respira fortement.

— Et cette cassette ? s’écria-t-il, cette cassette contenait sans doute le secret de ta naissance ?

Le Chevalier secoua la tête, en signe d’ignorance.

— Je ne sais. Je l’ai reçue fermée ; l’abbé me l’a remise comme un dépôt sacré.

— Au moins t’a-t-il dit ce qu’elle renfermait ?

— Non ! un autre doit me le révéler.

— Mais les paroles du mort, il te les a redites ?

— Pas davantage, car il les avait reçues en confession ! Elles sont donc restées, ainsi qu’il convenait, entre Dieu et lui.

— Pécaïre ! fit le bouillant Gascon dépité. Alors, comment sais-tu ?…

— Je vous l’ai dit. Je ne sais qu’une chose, c’est que cette cassette renferme tout mon bien, mon unique espérance, ma fortune et mon nom. Les paroles de l’abbé sont restées gravées dans mon esprit.

— Voyons donc ce qu’il t’a dit, cet abbé ?

— Ceci : « L’homme qui vient de mourir est déjà devant l’Arbitre souverain. Il ne nous appartient plus de le juger ; il s’est racheté à l’heure dernière. Quoi que vous puissiez apprendre un jour, ne le maudissez donc point : et lorsque vous serez appelé à la haute fortune, qui vous attend demain, souvenez-vous seulement que c’est à son repentir suprême que vous la devez ! »

— Est-ce tout ?

— Attendez, il a ajouté : « Je ne puis vous en dire davantage, mais bientôt vous saurez, et vous comprendrez. Alors, si éclatant que soit votre sort, n’oubliez jamais que tout bien vient de Dieu, qui le donne et peut le reprendre… et priez parfois pour celui dont le dernier geste vous aura sauvé. »

— À la bonne heure ! exulta Cyrano. Brave abbé ! tu devrais faire dire quelques patenôtres à son intention par-dessus le marché.

— Après quoi, il me remit un coffret de bois précieux, scellé d’une étoile…

— Ton étoile, parbleu !

— Ce coffret, il m’ordonna de l’emporter avec moi à Paris ; et là, de le remettre à un homme dont il m’a dit seulement le nom. Je dois me faire connaître de lui par deux mots… il s’agit du nom d’une ville et d’une date.

— Est-ce là tout ?

— C’est tout ; le destinataire de la cassette fera le reste. Il fera parvenir ce dépôt à la personne qu’il concerne.

— Une femme, pensa Cyrano. C’est fatal, les femmes, toujours !

Le temps avait coulé pendant ce récit, le soleil commençait à décliner. Soudain quatre coups sonnèrent au clocher de Saint-Germain-des-Prés.

Le Chevalier fut sur pied en une seconde.

— Quatre heures ! J’allais débuter par manquer mon audience.

D’un geste, il remettait ordre dans son accoutrement.

— Où vas-tu donc ? demanda Cyrano.

— Au Louvre !

— Au Louvre ? fit le poète stupéfait.

— Sans doute, c’est là qu’on m’attend !

— Corbac ! Tu ne m’avais pas dit cela… c’est une véritable trahison… Tu as une audience au Louvre et tu me laisses t’offrir ma protection !

— Allez-vous vous en dédire ?

— Mais c’est moi qui devrais solliciter la tienne !

— À votre disposition, riposta le jeune homme, amusé de l’air déconfit de son ami. Échange de bons procédés, mon cher ! Lorsque vous me croyiez pauvre et dénué, vous m’avez offert de partager votre fortune, c’est bien le moins que je vous offre la moitié de la mienne.

Mais Cyrano, discret, se défendait.

— C’est que… je ne sais plus si je dois…

— Hé ! hé ! c’est vous qui reculez à présent, M. de Bergerac ! Or donc, vous me faites injure, et c’est à mon tour de vous en demander raison.

D’un geste joyeux, il porta la main à sa rapière.

— Enfant ! dit le poète en le serrant sur sa poitrine.

Le jeune homme reboucla vivement son ceinturon, replaça son feutre, retapé tant bien que mal, sur ses boucles soyeuses et, avec un amical geste d’adieu, il s’en alla.

Cyrano le regarda s’éloigner, de son pas martial et léger, plein de confiance et d’espoir.

— Brave petit homme ! pensa-t-il. C’est égal… un seigneur de haute volée, cela me chiffonne… Je l’aimais mieux soldat, tout simplement.

5

SERVICE POUR SERVICE !

Pendant que Cyrano, enchanté de son nouvel ami, va se reposer de ses émotions en dînant, et que le Chevalier s’achemine d’un pas alerte vers le Louvre, où sa destinée doit s’orienter vers la fortune et vers la gloire, nous jouissons d’un court instant de loisir.

À quoi pourrions-nous l’employer plus utilement qu’à jeter un coup d’œil rapide sur la situation générale, telle qu’elle était à l’heure où se déroulent les premiers événements de notre récit ?

Cette apparente digression va peut-être projeter quelque lumière sur certains points, encore obscurs, et particulièrement sur le mystérieux conciliabule de l’hôtel de Nevers, qui intriguait et inquiétait même un peu nos deux jeunes gens.

Armand Duplessis, cardinal, duc de Richelieu, était toujours le maître de l’État.

Depuis dix-sept années il le menait, de sa poigne de fer, vers le double idéal de prééminence de la France en Europe et de souveraineté absolue du Roi en France.

À cet idéal, le puissant ministre avait rencontré deux obstacles, les huguenots au-dedans, la maison d’Autriche au-dehors. Son génie ne s’embarrassait point pour si peu : avec l’aide des catholiques, il avait battu les protestants de France ; avec l’aide des protestants de Suède et d’Allemagne, il avait battu le Saint Empire romain et Sa Majesté Catholique.

L’Angleterre balançait, incertaine. Il l’avait désarmée en donnant pour femme au roi Charles Ier, la propre sœur de Louis XIII.

Le favori du monarque anglais, lord Buckingham, l’inquiétait encore : par la prise de La Rochelle, il ravit au beau duc ce qu’il avait de plus précieux au monde, son prestige, et, coïncidence providentielle, le coup de poignard d’un puritain lui enleva le peu qui lui restait, c’est-à-dire la vie.

Comment douter, après cela, de la mission divine de M. le Cardinal ?

Quelqu’un en douta pourtant, la Reine Mère, la vieille Italienne, qui l’avait élevé jusqu’au pouvoir dans un accès de passion sénile et qui s’en repentait amèrement. Son astrologue lui prédisait la fin du ministre ingrat et la mort du Roi indocile. À la vérité, l’épée du comte de Chalais devait aider un peu à réaliser cette prophétie.

En une telle occurrence, Marie de Médicis, en excellente mère, devait songer d’abord à pourvoir sa famille : elle remarierait la veuve de son fils, l’indolente Anne d’Autriche, avec son second fils, son bien-aimé Gaston, et, sous le couvert de ces deux jeunes fous, c’était elle – la sage – qui régnerait.

Richelieu avait heureusement des moyens infaillibles d’en appeler des arrêts de l’astrologie. Il fit couper la tête à Chalais et il envoya la vieille Reine et son fils hors de France.

Quant à la jeune Reine, le Cardinal la garda. Il avait pour cela plusieurs raisons, et la première, c’est qu’il l’aimait !

Cet homme de fer eut ses faiblesses. La plus singulière et la plus tenace fut assurément son amour pour Anne d’Autriche, pour cette souveraine, dont le cœur romanesque et orgueilleux était le moins fait pour partager une passion telle que la sienne : sombre et dominatrice.

Tour à tour, la Reine le détesta, le craignit, l’admira même, mais elle ne l’aima jamais. Le cœur de la hautaine Espagnole n’avait battu que pour un seul homme : le beau, le brillant, le séduisant Buckingham. Entre Anne d’Autriche et le Cardinal il y eut toujours ce sang répandu.

Mort, son rival triomphait encore de Richelieu !

Mais, dans tout cela, que devenait le Roi ?

Le Roi chassait, le Roi montait à cheval ou faisait des armes avec ses favoris : Baradas ou Saint-Simon.

Le Roi jouait du luth, et composait des chansons amoureuses pour ses favorites : Hautefort ou La Fayette. Il jouait avec elles aux jeux innocents. C’étaient les seuls jeux que lui permissent sa dévotion scrupuleuse et son horreur de la chair ! Encore se confessait-il des péchés qu’il ne commettait point.

Quant à son épouse, il l’avait détestée tout d’abord, pour tout ce que son opulente beauté étalait de trésor amoureux. Puis, sans l’aimer plus que cela, il s’était mis à en être jaloux.

Et Louis XIII en était arrivé à mépriser Anne férocement. Si bien qu’on avait dû user de subterfuge – le prendre par surprise – et pour ainsi dire de force, pour qu’il devînt, enfin, l’époux de sa femme et qu’il daignât assurer un héritier à sa couronne.

De son royaume, ce singulier fils du Béarnais n’en avait cure, il en laissait le soin à M. le Cardinal.

Parfois, pourtant, ce piètre souverain se sentait des velléités de redevenir roi. C’est qu’alors quelque influence occulte le poussait : quelque grand en révolte, ou quelque favori ambitieux. Mais le grand politique avait tôt fait de démêler l’intrigue et d’envoyer les intrigants : qui hors des frontières, qui à la Bastille, qui, même, à l’échafaud.

À l’heure où commence ce récit : Chalais était mort, Marillac était mort, Montmorency était mort ; un favori, un ministre, un prince !

Le garde des sceaux, Châteauneuf, vieillissait dans le donjon d’Angoulême, et le maréchal Bassompierre à la Bastille. Ceci dit pour ne parler que des plus illustres.

Des favorites rebelles, la première, Mlle d’Hautefort, était au Mans et Mlle de La Fayette, la seconde était au couvent.

La duchesse de Chevreuse, l’amie de la Reine, la confidente de son cœur, continuait en exil sa vie de belle aventurière. Et la mère du Roi, la veuve de Henri IV, se mourait pauvre et languissante, hors de France, n’ayant revu, depuis onze années, ni son fils, ni son royaume.

Richelieu régnait donc.

L’année précédente, il avait, du même coup d’épée, pris Turin aux Impériaux, et Arras à l’Espagne.

La gloire des armes lui souriait enfin. Pourtant, jamais le grand Cardinal ne s’était senti plus fragile, plus menacé, jamais il n’avait dû veiller avec plus de vigilance.

C’est qu’il sentait croître la lassitude du Roi. Tout son entourage poussait le faible monarque à se défaire d’un ministre devenu inutile, à présent qu’on tenait la victoire, et dont la gloire portait ombrage à la majesté royale… Les dévots, tout-puissants sur cette âme craintive, ne cessaient de lui répéter que le salut du royaume se trouvant assuré, il était temps de songer à celui du Roi. Allait-il donc mourir brouillé avec tous les siens : avec sa mère, avec sa sœur d’Angleterre, avec son frère, avec sa femme ? Pouvait-il préférer aux siens cet homme d’enfer et de sang ?

Une formidable cabale s’était formée des mécontents, des ambitieux, des dévots vrais ou faux, des âmes sensibles que la tristesse des Reines affligeait.

C’était autant dire tout le monde, hors les esprits sages, qui ont été rares de tout temps et qui l’étaient plus encore à cette époque fantasque.

Le Roi s’était laissé arracher la promesse de se défaire de son ministre, après la paix faite.

Tenu au courant, le Cardinal en avait été quitte pour donner, à l’un de ses maréchaux, l’ordre de se faire battre. Par malheur, il ne pouvait user de ce subterfuge indéfiniment. Il fallait trouver autre chose.

Or, il y avait encore la Reine et il y avait Monsieur !

La Reine, nous la connaissons. Elle était alors royalement belle, dans tout l’éclat de son impérieuse splendeur. Généreuse et bonne, mais faible, incertaine, brisée par sa triste vie, vide d’affection ; elle devait être un instrument docile et dangereux, aux mains de quiconque saurait trouver le chemin de son cœur.

Gaston, duc d’Orléans, frère du roi, que l’on désignait communément sous le nom de Monsieur, était un tout autre personnage. Chassé de France, nous l’avons vu, non moins cavalièrement que sa mère, il y était rentré au prix d’une palinodie, l’impénitent étourneau avait relevé le front après une avilissante soumission. Il entraînait cette fois dans sa rébellion, le plus haut gentilhomme de France, le duc de Montmorency.

Sur le champ de bataille même, il l’avait trahi. Dans l’affaire le noble duc laissa sa tête, tandis que le fils de France rentrait en grâce, avec un riche apanage et une belle somme d’argent : le prix du sang de son complice !

Depuis lors, de révolte en soumission, de défection en trahison, Gaston avait continué sa carrière d’éternel tourne-casaque, s’enrichissant à chaque rétractation nouvelle.

Il était ainsi devenu le gentilhomme le plus déshonoré de France. Mais il portait gaiement sa honte, car il tenait de son père, le roi Vert-Galant, une passion immodérée pour le beau sexe, et de sa mère, la Florentine, le goût du luxe, du plaisir et de l’argent.

Pour l’heure, Gaston s’était marié, malgré le Roi et le Cardinal, avec Marguerite de Lorraine, une princesse ennemie de l’État. La Cour de France refusait de reconnaître cette belle union. Monsieur se consolait de son veuvage forcé avec ses maîtresses – qui étaient nombreuses et de toutes conditions, puisqu’elles commençaient à Madame de Montbazon pour finir à la Neveu – et avec ses Vauriens.

C’est ainsi qu’il appelait lui-même les gentilshommes de sac et de corde qui lui servaient de cour et qui jouaient, auprès de ce Régent avant la lettre, le rôle de roués.

Le pétulant frère de Louis XIII, s’était donné pour doublure un joyeux faquin, compagnon attitré de ses débordements et de ses mauvaises farces – jusqu’au coup d’épée exclusivement – ce drôle était d’Église et se faisait appeler l’abbé La Rivière, bien qu’il fût tout modestement le fils d’un tailleur d’Étampes, et qu’il se nommât Barbier.

La Reine n’avait point encore pardonné à Monsieur d’avoir trahi Chalais et de l’avoir abandonnée, elle, à la colère royale. Cependant la cabale s’était mis en tête de réconcilier Anne avec Gaston.

Richelieu sentait venir le coup, ayant les yeux partout : chez la Reine, où la charmante Chémerault – la Belle Gueuse – lui était vendue. Chez Gaston, où il tenait l’abbé La Rivière, par la cupidité autant que par la peur. Ce pleutre, qu’il avait assoupli en lui faisant goûter un peu de la Bastille, lui livrait les secrets de son maître, trahissant d’ailleurs, à la fois, et du même cœur, Monsieur qui l’hébergeait et le Cardinal qui le payait.

Or, à l’heure même où nous avons vu Cyrano et son ami le Chevalier pénétrer dans les jardins de l’hôtel de Nevers, un grand conseil de guerre s’y tenait entre les principaux chefs de la cabale. Ce qui explique surabondamment la précaution qu’on avait prise de voiler les yeux des intrus dans leur traversée du parc. S’ils avaient écarté le bandeau, ils auraient pu voir l’abbé de Gondi, le duc de Guise, Beaufort – le futur roi des Halles –, un jeune cavalier qu’on appelait avec déférence M. le Grand ! Enfin, Monsieur lui-même, flanqué de son inséparable La Rivière et escorté de la noble cohorte de ses « Vauriens ».

La Reine seule manquait, naturellement. Mais la duchesse de Nevers, Marie-Louise de Gonzague, stipulerait au besoin, et d’ailleurs l’une de ses filles d’honneur, la plus fidèle, la proche de son cœur, avait été envoyée par elle – du couvent des Carmélites où elle faisait une retraite – pour lui rapporter ce qui se dirait.

Qu’aurait pensé le Chevalier s’il avait pu deviner que cette conspiratrice en miniature était Mlle de Cernay, sa jolie fée du Louvre, et son ange gardien !

Il est à croire que la discussion avait été animée. Toujours est-il qu’à l’heure tardive où le Chevalier, faute d’autre chemin, repassa la porte de Nesle, sa surprise fut grande de se heurter à l’encombrement de tout un train d’équipage. Des carrosses, des chaises, des cavaliers donnaient une vie intense à la petite place triangulaire qu’il avait laissée déserte une heure auparavant.

Le Chevalier venait de refaire en sens inverse la route qu’il avait suivie avec Cyrano pour se rendre au vide-bouteille. Du faubourg Saint-Germain au Louvre, le Pont-Neuf offrait alors la seule voie directe. Aussi, pressé par l’heure de son audience et n’étant pas d’humeur à s’imposer tout un long détour, le jeune homme était-il revenu tout naturellement sur ses pas.

La nuit tombait d’ailleurs ; sous couvert, il eût fallu jouer de malchance pour être reconnu par les badauds ou par le guet.

Il arrivait donc à la porte de Nesle au moment où les conjurés sortaient de l’hôtel de Nevers. À la vérité, rien ne décelait en eux des conspirateurs ; ils se séparaient avec des embrassements, des génuflexions et des révérences, tout comme s’ils sortaient d’une conversation galante.

Grands seigneurs et belles dames venaient-ils d’entendre quelque savante dissertation de la maîtresse de céans, l’érudite duchesse de Nevers, ou bien s’étaient-ils réunis, sous les beaux ombrages des jardins, en une brillante cour d’amour ?

Aux lueurs des flambeaux, tenus par des laquais chamarrés, des seigneurs empanachés reconduisaient les dames à leur carrosse ou les remettaient en chaise.

Le Chevalier n’accordait qu’une attention discrète à ce spectacle. Comme il était pressé, il cherchait à se frayer un passage parmi cette brillante cohue.

— Oh ! oh ! maugréa-t-il, on marchait plus facilement ce tantôt, par ici.

Bientôt il fut dans l’obligation de s’arrêter tout à fait pour laisser le pas à un groupe de gentilshommes. Ceux-ci sortaient à pied, bien qu’ils dussent être d’importance, car, devant eux, tous se rangeaient et s’inclinaient respectueusement.

— Au diable ces simagrées, pensa le bouillant cadet, ils vont me faire manquer mon audience.

Bon gré, mal gré, cependant, force lui fut d’emboîter le pas à ces personnages qui tenaient toute la largeur de la berge.

Ils ne semblaient point aussi pressés que notre jeune homme, bien au contraire. Tout en cheminant, ils devisaient à voix haute et en riant.

— Ma foi, disait l’un, grand gentilhomme à la mine gaillarde, le chef de la troupe apparemment, toute cette politique m’a brouillé la tête : c’est affaire à toi, l’abbé, de te reconnaître dans ce fatras.

— Fort bien, Monsieur, riposta celui qu’on avait appelé l’abbé, petit maigriot à l’allure chafouine, assez drôlement contrefait. Me voici donc promu ministre. Il ne me manque plus qu’un chapeau.

Le gentilhomme eut un rire bruyant :

— Je te vois venir, plaisantin. N’est-ce que cela ? Tu l’auras, jarnicoton ! Tu ne seras pas le premier faquin qui soit devenu cardinal.

Puis, se tournant vers un beau cadet à l’allure espagnole, type parfait du raffiné, il ajouta :

— En vérité, je ne comprends goutte à toute leur finesse et je regretterais le temps qu’ils m’ont fait perdre, si mon ineffable belle-sœur ne nous avait dépêché une bien affriolante messagère…

— Voulez-vous parler de cette belle innocente, aux yeux de velours ?…

— Et de quelle autre pourrait-il être question ? À la bonne heure, le langage de ces yeux-là est clair, palsanguienne ! Je l’ai compris.

— Il ne tient qu’à vous de faire plus ample connaissance avec ces jolis yeux, proposa l’autre.

— Sage avis, appuya l’abbé. Vous vous réconcilierez ainsi avec votre ennemi… par procuration.

Un rire général accueillit cette plaisanterie.

— Allons nous amuser, jarnigué !… Il en est temps. Voici le Pont-Neuf, qui commence à être désert et noir à souhait.

On sait ce qu’entendaient par s’amuser les aimables seigneurs de ce temps : c’était tirer le manteau des bourgeois attardés, rosser le guet, forcer à courre vilaines et ribaudes rencontrées sur le pavé, ou mettre à sac quelque bouge.

Monsieur et ses Vauriens étaient passés maîtres à ce dernier jeu, qui s’appelait d’un bien joli nom : saccager un clapier.

Au grand effroi des malheureuses qui le hantaient, les chevaliers de la vauriennerie déménageaient par les fenêtres meubles et hardes et en faisaient un feu de joie au milieu de la rue.

Contraint de suivre la petite troupe, le Chevalier s’enrageait de sa lenteur. Un instant, il avait dressé l’oreille, vaguement inquiet.

— De quels jolis yeux parlent donc si irrévérencieusement ces jeunes fous ?

Du coup, il ralentit le pas.

En passant devant la ruelle, où s’était dénouée leur algarade, instinctivement il jeta un coup d’œil de côté. Il aperçut une masse sombre et deux points brillants piquant l’obscurité. Un carrosse sans doute avec ses lanternes allumées.

La gracieuse image de la jeune fille aux yeux limpides traversa à nouveau son esprit.

Juste à ce moment, l’horloge de la Samaritaine tinta une demie. L’heure de son audience approchait.

En homme de précaution, le Chevalier inspecta les environs d’un regard circulaire.

Sur le pont, envahi par l’ombre crépusculaire, et, à présent, aussi désert qu’il l’avait vu animé, il ne restait plus âme qui vive. Les pas des piétons qui auraient pu l’inquiéter résonnaient au loin et se perdaient dans le silence de la place Dauphine par où les promeneurs venaient de tourner.

— Bast ! se dit-il, suis-je assez romanesque !… On ne pourra donc plus parler de jolis yeux sans que je me mette martel en tête.

Rassuré, il reprit son chemin en allongeant.

Mais il n’avait pas fait vingt pas qu’un roulement sourd lui fit battre le cœur : ce bruit, il le reconnaissait, c’était celui du carrosse, de son carrosse à elle, cahotant sur le pavé du pont. Il s’arrêta donc, attendant, espérant de toute la force de son être une nouvelle apparition de la jolie vision.

Elle passa, trop rapide encore, pareille à une clarté céleste dans la nuit.

Le jeune homme ferma les paupières. Un long instant il resta immobile, comme en extase – gardant en lui, pure et intacte, l’image de la charmante inconnue.

Qu’on ne s’étonne point de voir notre Chevalier aussi inflammable. Pour le juger, nous prions le lecteur de vouloir bien se reporter à sa seizième année. À cet âge bienheureux les impressions sont vives et violentes. Nous le prions aussi de se souvenir que c’est un soldat : en fait de femmes, il n’a connu jusqu’alors que les maritornes qui hantent les camps, et les sèches bourgeoises ou les paysannes trop plantureuses rencontrées sur les grands chemins. Est-ce de ces créatures vulgaires qu’il a pu recevoir la troublante révélation de ce charme féminin, si délicieusement pénétrant et subtil ?

L’apparition soudaine d’une jeune fille, dans toute la grâce printanière de ses quinze ans, n’avait que trop de quoi troubler le cœur tout neuf de Tancrède.

Aimait-il donc la jolie inconnue ?… Ce serait trop se hâter de conclure.

L’amour a ses nuances et ses tempéraments. Pour s’emparer d’un cœur et l’assujettir à son souverain empire, il procède par des gradations légères, presque imperceptibles. On l’a souvent comparé à la foudre, à tort, croyons-nous. Ne ressemble-t-il pas plutôt à ces torrents impétueux qui entraînent et emportent tout sur leur passage, mais qui, vus à leur source, ne sont qu’un mince filet d’eau sourdant doucement du roc avec un joli bruissement innocent ?

Dans le cœur du soldat, la source commençait à gazouiller timide ; le torrent ne roulait point encore. Pour parler clair, il était ému, troublé, charmé…, on ne peut point dire qu’il fût véritablement amoureux…

Quand le Chevalier rouvrit les yeux, un étrange spectacle frappa sa vue. Le carrosse était arrêté en travers de la chaussée, un homme tenait la bride des chevaux qu’il avait jetés de côté et, d’un coin d’ombre, des gens enveloppés de manteaux noirs surgissaient.

Cela s’était fait rapidement, sans bruit, comme dans un cauchemar.

Après une courte hésitation, le cocher tentait de remettre son attelage dans la voie, tandis que les laquais sautaient à terre et, l’épée haute, couraient sus aux arrivants…

Le jeune homme allait s’élancer pour les appuyer, lorsque, stupeur nouvelle, il les vit tourner brusquement les talons, jeter leurs armes et s’enfuir en donnant les signes du plus complet effarement.

Cela, toujours en silence, sans le moindre tumulte.

Éberlué, le Chevalier se demanda :

— Ah ! çà, suis-je éveillé ?

On pouvait, en effet, douter de la réalité d’un pareil spectacle. Mais la portière ayant été brusquement ouverte, il vit un homme s’élancer dans le carrosse.

Alors un cri s’éleva – un cri unique, aussitôt étouffé, cri d’indignation, de surprise, plus que d’effroi – pourtant il retentit profondément dans toutes les fibres du Chevalier.

Son inconnue était menacée, en péril… et elle l’appelait.

Prompt comme l’éclair, d’un élan spontané, il bondit.

L’homme qui s’était jeté à la tête des chevaux leur avait déjà fait faire demi-tour et s’apprêtait à prendre la place du cocher, disparu dans la bagarre. Ah ! il n’eut pas le temps de faire ouf, tant fut rapide l’attaque du soldat. Empoigné au collet par une main de fer, soulevé, étouffé, il vira comme une toupie et alla s’étaler sur le sol à quelques pas… vlan !

Les autres agresseurs entouraient le carrosse, formant un groupe compact devant la portière.

Les dents serrées, les poings fermés, le Chevalier fonça sur eux en trombe.

Surpris, ils reçurent pourtant ce choc subit de pied ferme. Leur nombre leur donnait une force de rempart.

Alors la colère aveugla le jeune homme. Rompant d’un pas pour se donner du champ, il tira d’un geste violent sa rapière et fondit à nouveau sur le groupe des hommes noirs.

Dans la mêlée qui suivit, le fougueux petit soldat ne vit rien, n’entendit rien, sinon qu’il frappait, frappait et frappait, de la pointe, du revers, du fendant, même du pommeau, au hasard, dans le tas !

— Quel enragé !

Aucune autre parole ne fut prononcée.

Ce n’était que froissements de fer, cliquetis d’épées et grognements sourds. D’ailleurs menée avec entrain, l’affaire ne pouvait se prolonger.

Il n’y avait pas à lutter contre ce frénétique emportement. En un instant les hommes noirs furent coupés, repoussés, mal en point et, sans que le Chevalier pût comprendre comme cela s’était fait, la place demeura nette.

Trente secondes : il ne lui en avait pas fallu davantage pour obtenir ce résultat.

À la glace de la portière, une tête apparut, tandis qu’une voix impérieuse s’écriait :

— Qu’est-ce que cela ? Qui ose se permettre…

La phrase ne fut point achevée.

Le soldat avait rudement ouvert la portière et il présentait, dans son encadrement, une mine à couper la faconde la plus brave. Le teint animé, l’œil étincelant, le feutre en bataille et l’épée sanglante au poing, il vous avait un si terrible aspect que le personnage arrogant estima prudent de s’esquiver avec prestesse par l’autre portière.

Maître de la place, le héros de cette échauffourée reçut alors dans ses bras une jeune fille, dont les vêtements en désordre et le cœur palpitant attestaient assez la résistance qu’elle avait opposée à son brutal agresseur.

Vaillante, elle ne tremblait point, et son clair regard brillait avec assurance. Seulement une légère pointe de carmin avivait la liliale transparence de sa joue.

— Merci, dit-elle rapidement.

Ému, le Chevalier ne trouva rien à répondre, mais il serra d’une manière expressive la main fine qui s’était posée sur la sienne.

Cependant, le gentilhomme à l’organe impérieux ne pouvait se tenir pour battu.

— Holà ! cria-t-il, en cherchant à rallier ses compagnons. Holà ! Fontrailles, Noirmoutiers, La Rivière, à moi, cornedieu !

Hélas ! il n’y avait point presse pour lui obéir… Tous, plus ou moins éclopés, n’avançaient qu’à regret et de loin.

— Allons-nous nous laisser damer le pion par ce marmouset ?

— Ma foi, fit Noirmoutiers, le beau cadet à l’espagnole, je viens de gagner à ce petit jeu une estocade qui m’a traversé l’épaule. Je n’en demande pas davantage.

— Ledit marmouset m’a à moitié assommé d’un coup de pommeau, gémit Fontrailles. À redoubler l’épreuve, je risquerais de perdre l’esprit, ce qui serait grand dommage, car c’est tout ce que je possède au monde !

— Pour ce qui est de moi, Monsieur, prêcha une voix lointaine, je suis un homme de conseil et non point d’action. Ce n’est point à un sage ministre à s’exposer dans la bagarre !

En cherchant dans la direction de la voix, on finit par apercevoir la maigre silhouette de La Rivière perchée sur le piédestal de Henri IV : le prudent abbé avait tiré au pied dès les premiers coups, et de l’observatoire où il se trouvait, il avait assisté en amateur à la mêlée.

— Fort bien ! fit le grand seigneur en haussant dédaigneusement les épaules, me voilà donc seul à présent.

Et s’avançant avec assurance vers le groupe immobile des deux jeunes gens, qui se tenaient toujours par la main, il demanda avec hauteur :

— Hé ! mon petit monsieur, vous ignorez sans doute qui je suis…

— Pardieu, je ne me soucie guère de l’apprendre, riposta vivement le Chevalier. Vous êtes un homme qui vient d’insulter grossièrement une femme, cela me suffit !

Un frémissement courut dans le rang des hommes sombres. Leur chef avait blêmi.

Apitoyé malgré lui sur ce brave petit soldat, qui venait pourtant de le gratifier d’un rude coup, Noirmoutiers souffla tout bas :

— Prenez garde !

— Vous pourriez avoir à payer cher pour ces paroles, menaça le grand seigneur…

— Bah ! il ne tient qu’à vous de m’en faire repentir sur-le-champ. S’il vous plaît de tirer l’épée, je suis à vous…

La voix lointaine de l’abbé s’exclama, sarcastique :

— Vous n’y songez pas ! Rengainez, mon jeune ami et passez votre chemin… Ce sera le plus sage !

Sans daigner tourner la tête, le Chevalier coupa court à la harangue :

— Vous, mêlez-vous de vos affaires !

Piqué au jeu, le gentilhomme s’était consulté à voix basse avec ses tenants.

— Laissez, dit-il enfin. Ne faut-il pas rire ! Vous allez voir comment on fait baisser le caquet d’un petit présomptueux.

Le jeune homme sentit frémir dans la sienne la petite main de sa compagne. Que pouvait-elle craindre à ses côtés ? D’une rapide pression des doigts, il la rassura.

Le grand seigneur revenait vers lui, il avait relevé les bords du feutre qui lui masquaient le visage et son manteau ouvert laissait apparaître un brillant costume de cour !

— Me reconnaissez-vous ? demanda-t-il.

Le Chevalier secoua la tête :

— Non !…

— Voilà qui est plaisant ! Venez donc voir, Messieurs, cette rareté, le seul homme de France qui ne me connaisse point !

Le petit soldat sentait l’inquiétude le gagner, mais il ne lui plaisait pas de céder la place, à qui que ce fût ; aussi répliqua-t-il avec autant d’arrogance que son interlocuteur avait mis d’impertinence dans son apostrophe :

— Je suis soldat, ne vous en déplaise, et je ne connais que ceux qu’on rencontre sur les champs de bataille.

Cette riposte devait être une bien sanglante injure pour son adversaire, car il cessa de rire :

— Je suis le duc d’Orléans ! clama-t-il.

Mais le jeune homme semblait avoir perdu la tête, il s’écria impétueusement :

— Vous mentez !

Gaston d’Orléans – c’était bien lui – eut un soubresaut de tout le corps. Jamais frère de roi n’avait dû se trouver en aussi pitoyable posture.

— Oui, vous mentez ! Un fils de France ne s’avilirait pas jusqu’à faire injure à une femme, ici… devant la statue de son père.

Et du geste, le Chevalier montra Henri IV.

Il s’attendait, après cette folle bravade, à un déchaînement de colère. Ô stupeur ! un éclat de rire général lui répondit.

Ébahi, n’en pouvant croire ses oreilles, il se retourna et il aperçut la cause de cette subite hilarité.

Pouvait-il se douter, en évoquant ainsi le grand Henri, que son geste désignerait en même temps le maigre et falot La Rivière qui, grimpé en croupe du Béarnais, grimaçait de toute sa figure de faquin ?

Cette profanation de l’effigie du roi guerrier cher à son cœur de soldat exaspéra le Chevalier. Abandonnant la main de sa protégée, il s’élança vers le socle souillé, en intimant :

— Descendez, maroufle ! Descendez de suite ou je vais vous chercher là-haut !

Et, dans sa légitime indignation, de la pointe de l’épée, il lardait ce qu’il pouvait attraper du mauvais plaisant : les mollets, les chausses, les grègues contenant, et contenu.

L’abbé se laissait dégringoler en hâte, cherchant à parer les coups, grimaçant à chaque atteinte nouvelle, tournant autour des jambes du cheval de bronze pour éviter la terrible épée de cet ennemi, qui, d’en bas, continuait à le larder impitoyablement.

Le spectacle était d’un haut comique, qu’augmentait le sérieux imperturbable avec lequel le colérique petit soldat procédait à sa burlesque exécution.

Commencé en drame, la scène s’achevait en farce.

Tous riaient : les blessés, les contusionnés, la jeune fille elle-même, oubliant le péril esquivé, et Monsieur tout le premier, que la mine piteuse de La Rivière amusait.

— Allons, décida-t-il, le drôle ne manque pas d’à-propos. Il m’a réjoui ! En faveur de ce désopilant intermède, je lui pardonne.

Puis montrant la statue du Vert Galant :

— Remerciez le grand Henri, jeune homme, vous l’avez débarrassé d’un faquin, et il a intercédé pour vous.

Ceci dit, avec un air qui ne manquait ni d’élégance, ni d’une certaine noblesse, le duc d’Orléans salua de la main les deux jeunes gens, et, suivi de ses vauriens, éclopés, mais indemnes de mauvais coup, il s’éloigna.

Un instant, la jeune fille demeura immobile. Pour elle cet heureux dénouement d’une aventure, qui avait failli devenir tragique, tenait du miracle. Elle hésitait à y croire.

Enfin, un grand soupir de soulagement souleva sa poitrine. Battant des mains dans un geste de joie enfantine, elle pivota sur ses talons. Ce mouvement fut si rapide que sa légère écharpe de soie, s’éployant en forme d’ailes, abandonna ses épaules pour aller choir sur le pavé.

Elle n’y prit point garde, étant toute à son bonheur et à sa reconnaissance.

— Oh ! merci, dit-elle en revenant au Chevalier, merci. Que ne dois-je pas à votre générosité, à votre bravoure ?

— Oh ! riposta le jeune homme, en s’inclinant, vous aviez pris les devants, mademoiselle… Service pour service !

Elle le regarda mieux et le reconnaissant soudain :

— Est-ce possible ! C’est vous qui, déjà cet après-midi, vous êtes battu pour tirer d’affaire ce grand diable au nez crochu ! Et maintenant, vous voilà de nouveau l’épée à la main pour une inconnue…

— Ce doit être le Pont-Neuf qui me vaut cela !

D’un élan irraisonné, elle se jeta vers lui :

— Il n’y faudra plus passer, voyez-vous. Cela ne vous vaut rien !

— Par exemple, protesta-t-il.

Mais le carillon de la Samaritaine retentissant à nouveau, il eut un sursaut et murmura, navré :

— Allons, c’était écrit ! J’ai manqué mon audience !

— Où alliez-vous donc ?

— Au Louvre.

— Je m’y rendais aussi. Qui vous y attend ?

— M. de Guitaut !

— Le Capitaine des gardes de la Reine ?

— Lui-même.

— Il est de mes amis, je vous excuserai… Voulez-vous me conduire ?

Ceci fut demandé gentiment, sans fausse pruderie. Le cœur de Tancrède en éprouva une douce sensation. Décidément cette petite fée commençait à l’envoûter.

— Volontiers, répondit-il.

— Alors, allons à pied. Car, s’il nous reste bien un carrosse tout attelé, nous n’avons plus de cocher, ni de laquais.

Tous deux se mirent à rire de cette situation baroque.

Puis, empoignant les chevaux aux mors pour les faire tourner vers la rive droite, le Chevalier proposa :

— Montez, je vais vous mener bride en main.

La jeune fille protesta :

— Y songez-vous, puis-je laisser mon paladin faire office de cocher ?

— Pourtant, il ne sied point que vous entriez au Louvre à pied… ni que nous abandonnions votre carrosse aux rôdeurs de nuit.

Mais la blonde enfant l’entendait autrement. D’un geste plein de répugnance, elle désigna l’intérieur du véhicule, qui lui rappelait la lâche agression de tout à l’heure.

— Non, je ne veux point retourner là-dedans, et je ne veux pas non plus que vous montiez sur ce siège de valet…

« À moins que… reprit-elle en souriant comme égayée d’une idée subite.

— À moins ?

— À moins que nous n’y montions tous les deux. De la sorte, il n’y aurait plus de honte…

— Cela tranche tout, s’écria le soldat enchanté de l’aubaine.

Bravement, de son allure décidée, la jeune fille avait déjà posé son petit soulier sur le marchepied.

— Vous oubliez votre écharpe !

Le jeune homme venait de la ramasser et il la lui tendait, comme à regret.

— Si je vous la donne, fit-elle, la garderez-vous en souvenir de cette rencontre ?

Rougissant de plaisir, pour toute réponse, le Chevalier effleura la souple étoffe de ses lèvres !

Elle la lui noua autour de la poitrine en travers de son baudrier.

— Vous portez mes couleurs, à présent ! dit-elle gaiement.

— Ne suis-je pas votre paladin ! répliqua le Chevalier.

Et il pensa :

— Si Cyrano me voyait, il dirait que j’ai trouvé mon Ariane !

Alors, soulevant sa compagne, il la hissa jusqu’au siège, où il prit place auprès d’elle.

Puis il saisit les guides, et enleva l’attelage à fond de train.

Ils dévalèrent ainsi la rampe du pont, serrés l’un près de l’autre, amusés de la folle aventure et riant davantage à chaque cahot qui les rapprochait.

Dix minutes plus tard, la majestueuse colonnade du Louvre royal, surprise de la nouveauté, ouvrait son porche devant ce singulier équipage : un carrosse somptueux, mais vide, sans cocher devant, ni laquais derrière, mené grand train par un soldat, en baudrier de buffle et en écharpe de soie, et par une charmante demoiselle en robe de grand gala.

Comme le Chevalier l’avait prévu, l’heure de son audience était passée.

Pourtant, si graves que fussent les intérêts qu’elle comportait, il ne serait pas vrai de dire que Tancrède en fut fâché.

Notre jeune présomptueux avait pleine et entière confiance dans son étoile, mais encore plus dans l’aide offerte par sa protectrice.

La jeune fille, en effet, lui avait promis de se faire son avocat auprès de M. de Guitaut. C’était avoir cause gagnée.

Il se sépara d’elle, assez à regret. Mais au moment où il allait sortir du Louvre, il s’entendit héler par un garde !

— Holà ! camarade, est-ce point vous qui aviez rendez-vous avec M. le capitaine des gardes de Sa Majesté la Reine ?

— Si fait !

— Il n’a pas pu vous attendre, mais il a laissé ce mot à votre intention.

Le Chevalier ouvrit en hâte la missive et il lut :

 

M. de Guitaut attendra demain à la première heure le jeune gentilhomme qui lui a demandé audience. Il lui recommande, par-dessus toute chose, de se munir de la cassette dont il lui fait mention : cassette qui doit être remise entre ses mains, sans plus de retard.

 

— Bon ! fit le jeune homme. Ce qui est différé n’est point perdu ! Je reviendrai demain avec la précieuse cassette !

6

VOLÉ !

Ainsi qu’il l’avait dit à Cyrano, le Chevalier n’était arrivé à Paris que depuis la veille. Nous venons de voir qu’il n’y avait pas perdu de temps !

Le soir précédent, les garçons d’écurie du Cheval Blanc – la célèbre hôtellerie de la rue Dauphine –, avaient vu débarquer du coche d’Artois, un joli militaire aux yeux gris, aux boucles châtaines, à l’air naïf. Sa bonne mine semblait être le meilleur de son avoir, car, à part la longue rapière qui lui brinquebalait sur les talons, on ne lui voyait qu’un maigre portemanteau qu’il tenait à la main et dont il refusa obstinément de se séparer, fût-ce un instant. Pour nous, qui connaissons l’histoire de la miraculeuse cassette, nous n’eussions pas été surpris de voir Tancrède défendre contre toute main étrangère la valise qui la renfermait. Bien entendu, il n’en allait pas de même pour les palefreniers du Cheval Blanc. Aussi, ceux-ci ne ménagèrent-ils pas les gorges chaudes à propos des soins méticuleux que prenait, de ce vieux coffre, le jeune voyageur ; par le fait, c’était autant dire un objet de musée, aux trois quarts disjoint, bardé de grosses ferrures rongées par la rouille, recouvert de peau éraillée et déchirée en de nombreux endroits : il eût pu faire figure sur le quai de la Ferraille.

Dans ce piètre équipage, et malgré l’heure tardive, le petit homme se mit en quête d’un logis.

Après avoir erré assez longuement à travers ce Paris qu’il ne connaissait pas, et s’être perdu plus d’une fois dans le dédale des rues tortueuses, il finit par échouer en plein cœur du vieux quartier des Écoles, en haut des rampes de la montagne Sainte-Geneviève.

Là, en face des murs lépreux du Collège de Navarre, il avisa, non sans plaisir, une vieille petite maison toute tortue. L’hôtesse se tenait précisément sur le seuil de la porte.

— Voici mon affaire, pensa le voyageur.

Et, soulevant son feutre, il aborda la commère.

Fait par tout autre, ce geste banal eût donné lieu à l’ordinaire débat de l’offre et de la demande… Mais il était écrit qu’avec notre héros rien ne pouvait se passer simplement et sans anicroche… Sans doute, par un effet de la sollicitude de cette étoile, qui, au dire du Chevalier, présidait à sa destinée !

Toujours est-il qu’il n’avait pas achevé son premier mot que la bonne femme, la mine effarée, le saisit par le bras, et l’entraîna dans l’ombre du couloir.

Là, avec force signes mystérieux, elle lui débita tout un long discours. Il y démêla qu’on devait l’attendre en cette maison ; qu’un certain M. Bernard avait prévenu de son arrivée.

L’hôtesse se félicita d’avoir su le reconnaître à cet air si particulier qu’ont les gens frais émoulus des provinces… Par bonheur, elle se remémorait presque mot pour mot la dernière recommandation de ce M. Bernard :

— Quand vous le verrez, m’a-t-il dit, avertissez-le de prendre garde, et n’oubliez pas d’ajouter : Il souffle pour l’heure un mauvais vent !

Cette dernière phrase accompagnée d’une expressive mimique de clins d’yeux fut débitée d’un ton de grande confidence.

Le petit Chevalier n’était pas des plus patients. D’abord interloqué par ce flot de paroles incompréhensibles, il finit par s’écrier en frappant du pied :

— Ah ! çà, bonne femme, que me chantez-vous là avec votre mauvais vent… et votre M. Bernard ?

— Ne seriez-vous donc point la personne qu’il attendait ? fit l’hôtesse, dépitée.

— Du diable si je comprends goutte à toutes vos histoires… Quant à ce Bernard, c’est la première fois que j’entends son nom !

La commère l’examina un instant d’un œil inquiet ; elle commençait à se repentir de sa loquacité.

— Alors, que désirez-vous donc ?

— Vous le sauriez déjà si vous m’aviez laissé placer un mot. J’arrive de l’armée et je cherche un logis pour y passer la nuit.

La bonne femme parut d’abord hésiter ; mais l’air candide et naïf de son interlocuteur dut la rassurer, car, après une courte hésitation, elle reprit mielleusement :

— Ah ! vous cherchez un gîte ?… comme ça se trouve, j’ai précisément la chambre de M. Bernard. Elle est libre depuis ce matin.

Le jeune homme, que la méprise finissait par amuser, demanda d’un air mi-figue, mi-raisin :

— Dites-moi, ce M. Bernard, pourquoi vous a-t-il quittée ?

— Je ne sais.

— Ne serait-ce pas à cause du vent ?

L’hôtesse le fixa encore, reprise d’hésitation et d’inquiétude.

— Allons, dit-il rondement, conduisez-moi à cette chambre et finissons-en !

En montant l’escalier derrière la vieille, il songea :

— Ce ne doit pas être un palais. Bast, ce n’est que pour une nuit. Demain je serai riche.

Une heure après, le Chevalier qui s’était couché demi-vêtu, dormait, la tête appuyée sur son portemanteau.

L’hôtesse et l’énigmatique M. Bernard ne vinrent point le visiter pendant son sommeil.

Il rêva tout simplement que la fortune l’attendait le lendemain à son réveil.

Dès le point du jour, notre ami Tancrède fut sur pied. Sifflant une marche guerrière, il fit un brin de toilette, puis, sans perdre de temps, se mit à libeller sa demande d’audience à M. de Guitaut. Il n’omit ni de lui mentionner la cassette, ni de spécifier les deux mots de passe : le nom de la ville et la date que l’abbé lui avait mis par écrit.

Après quoi, s’étant assuré que la cassette était bien toujours à la place où il l’avait cachée, au fond du portemanteau, sous une pile de linge et ayant refermé à double tour la serrure de la vieille malle, il se rendit au Louvre.

Nous avons vu comment il y avait été reçu par M. de Comminges. Et comment, ensuite, ayant un après-midi à tuer, il avait été poussé par son étoile vers le Pont-Neuf.

Il l’avait traversé deux fois. La première il y avait rencontré un ami ; la seconde, il y avait trouvé… son Ariane !

Par contre, il avait manqué son rendez-vous avec le capitaine des gardes de S.M. la Reine ; et partant, l’accomplissement de sa mission.

La réalisation de sa fortune se trouvait donc ajournée au lendemain.

Lorsqu’il sortit du Louvre, un peu dépité, mais sans éprouver le moindre regret, le Chevalier eut le soin d’éviter, de loin, le pont fatal et il gagna le quartier des Écoles, par le Châtelet.

Il n’oubliait pas que son original ami devait le présenter aux belles Précieuses de la place Royale, et il brûlait de nouer connaissance avec ce beau monde, dont le poète lui avait fait un si alléchant tableau.

Son costume de reître, excellent pour courir l’aventure, mais qui se ressentait un peu du désordre de ses successives équipées, n’était point de mise en la circonstance. Dans sa hâte d’aller l’échanger contre un habit plus décent, il pressa donc le pas.

Lorsqu’il arriva au haut de la montagne Sainte-Geneviève, à la petite maison voisine du Collège de Navarre, il faisait nuit close. Il passa devant la chambre de l’hôtesse sans attirer l’attention et gravit le sombre escalier qui menait à son logis provisoire.

Rentré chez lui, le Chevalier alluma un flambeau, puis il procéda à une toilette des plus complètes, ainsi qu’il sied lorsqu’on va se présenter devant de belles dames. Lorsque son miroir l’eut averti qu’il avait enfin redonné à son visage toute sa grâce juvénile, il se mit en devoir de passer son plus galant costume.

Oh ! le choix devait être vite fait, car il ne possédait, outre son accoutrement de guerrier, qu’un habit acheté chez un fripier d’Arras.

Il atteignit donc son portemanteau et glissa la clé dans la serrure, formalité bien inutile, car la serrure était ouverte.

— Tiens, tiens, s’étonna le jeune homme, je croyais l’avoir fermée à double tour ?

Mais il eut à peine soulevé le couvercle, qu’un frisson le parcourut tout entier : ses nippes, qu’il se rappelait avoir rangées soigneusement, étaient dans le plus complet désordre. Retournées et fripées ; on eût dit qu’une main les avait fouillées. Le Chevalier voulut se rassurer : la chambre était bien telle qu’il l’avait laissée ; aucune trace d’une intrusion quelconque ; le portemanteau, d’ailleurs, n’avait pas changé de place. Sans doute, il l’aurait dérangé lui-même en y plongeant la main pour s’assurer de la présence de sa cassette.

Sa cassette ? il allait bien voir : c’était la seule chose précieuse qu’il eût au monde ! Elle ne pouvait manquer d’être là, au fond, sous le linge… Fébrilement, il se prit à retourner son pauvre bagage.

Soudain, il eut comme un éblouissement, une sueur d’angoisse emperla son front.

— Non, non ! j’aurai mal tâté. Cela ne peut pas être, mes nerfs me jouent un tour. Voyons encore !

Les mains tremblantes cette fois, le cœur battant à se rompre, il vida la malle pièce par pièce, secouant chaque objet : ses vêtements d’abord, sa bourse… qui était intacte, son maigre linge… Au fur et à mesure qu’il avançait dans cet inventaire, il devenait plus anxieux, plus fébrile, plus angoissé… Enfin, il toucha le fond.

Alors, se relevant tout d’une pièce, très pâle, le Chevalier s’essuya le front d’un revers ; puis un cri sourd monta du fond de ses entrailles. Et il alla tomber, s’abattre sur une chaise, anéanti, écrasé.

Sa cassette, ce dépôt sacré, tous ses espoirs, toute sa fortune…

La cassette avait disparu !…

Un long moment il resta prostré, la tête vide de pensée.

Ses yeux hagards, perdus dans le vague, semblaient poursuivre ses beaux rêves envolés.

Cependant, cet enfant énergique et vaillant ne pouvait se laisser abattre par ce coup du sort, si cruel fût-il.

La réaction le remit debout. Son premier mouvement fut de courir chez son hôtesse. Il était la victime d’un vol, indubitablement, elle devait savoir si quelque étranger avait pénétré dans sa maison…

L’hôtesse n’était point chez elle.

— Voyons, se conseillait-il, du calme !

Un peu d’ordre se remettait dans son esprit, il réfléchit :

— Est-ce un voleur ?… Hum ! singulier voleur, celui qui laisse les nippes…, la bourse, dont pas un sol n’a disparu, et qui n’emporte que cette cassette, sans valeur, sans utilité…

La vérité commençait à lui apparaître. Il n’avait pu avoir affaire à un filou vulgaire. En effet, celui-ci eût couru d’abord au solide.

Qui donc alors ?

La pensée de ce M. Bernard traversa son esprit. Ce personnage énigmatique avait occupé cette chambre avant lui. Quel pouvait être cet individu, disparu brusquement la veille même et qui recevait des messages interlopes ? Un espion peut-être, quelque malandrin, qui, de complicité avec son hôtesse, avait mis à profit son absence pour le dépouiller…

Tancrède haussa les épaules.

— Que vais-je inventer ! murmura-t-il. De toutes les hypothèses, celle-ci est la plus absurde… Pour supposer l’intervention de ce M. Bernard, il faudrait croire qu’il me savait possesseur de la cassette… c’est impossible. Je n’en ai parlé qu’à Cyrano… Personne, à part lui, ne connaît mon secret.

« En quoi, d’ailleurs, les papiers qu’elle renferme, précieux pour moi seul, auraient-ils pu éveiller la cupidité d’un voleur quelconque, M. Bernard… ou un autre ?

Malgré tout, l’évidence était là. Le fait patent, flagrant, brutal ! De la malle ouverte, retournée et fouillée, rien autre que la cassette n’avait été distrait.

— Ouf ! pensa le Chevalier, cela dépasse mon entendement.

En se fouillant machinalement, il froissa un papier : la lettre de M. de Guitaut. Il la relut, en pesa les termes :

« Venez d’urgence, avec la cassette… elle doit être remise sans délai. »

Or, le rendez-vous était pour le lendemain matin !

Comment retrouver d’ici là… comment même songer à retrouver jamais ce voleur mystérieux, passé sans laisser une trace ?

Et sans la cassette comment se présenter au Louvre ?

Raconter à présent son histoire, déjà si surprenante en elle-même, sans avoir, pour l’appuyer, cette preuve tangible, matérielle : le coffret du vieux reître ! En affirmer la disparition subite… le vol… plus étrange encore ! Qui pourrait le croire ? On le prendrait pour un imposteur, pour quelque intrigant de bas étage, cherchant à tricher avec la fortune.

Cette pensée d’être pris pour un menteur, pour un imposteur, lui fut plus sensible que tout le reste.

— Non ! résolut-il, je n’irai pas demain au Louvre. Je ne verrai pas M. de Guitaut. Je ne paraîtrai devant lui que le front haut, quand j’aurai remis la main sur les papiers…

Alors un peu d’espoir rentra en lui. D’avoir pris cette décision virile, il se sentit réconforté. Il avait un objectif, un but : ressaisir la piste de son voleur et, quand il le tiendrait, quel qu’il fût, au bout de sa rapière, il faudrait bien qu’il rende gorge, le misérable !

Par exemple, pour atteindre ce but, le mieux était de ne pas donner l’éveil. Du bruit, un scandale ne pouvaient que compromettre ses recherches. Si son hôtesse était la complice du larcin, elle devait se méfier, et elle ne dirait rien. Tandis qu’en laissant faire le temps, en feignant de ne s’être aperçu de rien, il pourrait surveiller choses et gens…

— Oui ! je tiens le moyen… Voilà le plan !

Tout en se félicitant maintenant de n’avoir pas rencontré la suspecte commère dans le premier mouvement de son désespoir et de sa fureur, à pas de loup, Tancrède regagna sa chambre.

Il se sentait calme à présent, maître de lui, comme au moment de livrer un combat décisif.

En retrouvant ses frusques étalées sur le lit, il se rappela qu’il allait s’habiller, lorsque ce coup terrible était venu jeter le désarroi dans son esprit. Cyrano l’attendait à l’hôtel de Rohan.

— Rien de changé, réfléchit-il, je dois y aller, profiter des bonnes intentions de mon nouvel ami. Qui sait, d’ailleurs, si M. de Bergerac ne verra pas plus clair que moi… Il est homme à me seconder… Il a promis… Il tiendra…

« Suis-je naïf de me mettre martel en tête au premier problème qui se pose à moi sur le chemin de la fortune. D’autres obstacles surgiront sans doute, mais je ne veux plus m’affoler… Avec Cyrano, ce serait bien le diable si nous ne démêlions pas cette affaire !

Ô puissance d’illusion de la jeunesse ! L’espoir était rentré au cœur du Chevalier. Et, avec l’espoir, le courage qui lutte et la force qui triomphe.

— Pardieu ! rien n’est perdu. Bien mieux, je suis plus riche que je ne l’étais hier, puisque, outre mon étoile et mon épée, je possède à cette heure un ami…

« … et une amie peut-être ? ajouta-t-il intérieurement en baisant la souple écharpe de soie, son trophée.

S’étant habillé en un tournemain, par-dessus son justaucorps de velours brodé, il passa la fameuse écharpe.

Ainsi notre jeune homme avait fort bon air. Il n’eut pas l’hypocrite modestie de se le dissimuler et il accorda un léger sourire à l’image que lui renvoyait son miroir.

Alors, ayant ceint son épée, il sortit.

De la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève au bas bout de la rue Saint-Antoine, le chemin était long, et à cette heure, obscur et peu rassurant. Le Chevalier le parcourut allègrement. Par les Bernardins et la Tournelle, il atteignit l’île Notre-Dame, qu’on venait de commencer à bâtir. Il la traversa, franchit le Pont-Marie et, par le coin de l’Ave Maria, déboucha rue Saint-Antoine.

Mais lorsqu’il aperçut la place Royale, une sorte d’éblouissement l’arrêta net.

D’un seul coup, sans aucune transition, il recevait la révélation de cette suprême élégance, qui faisait déjà Paris la Capitale de l’Univers. Au sortir des sombres rues du quartier Saint-Paul, il tombait en pleine féerie. Les somptueux hôtels qui encadraient la superbe place laissaient couler au-dehors, par toutes leurs fenêtres, le ruissellement de leurs éblouissantes clartés.

Cela faisait dans la nuit un halo flamboyant où dansaient les mille lueurs fantasques de flambeaux et de torches tenus en main par les laquais.

Toute cette lumière inondait la noble symétrie des façades, se jouait dans la masse ombreuse des feuillages, se réfléchissait dans les glaces des carrosses et sur les panneaux laqués des chaises, éclaboussait l’or des ornements et des armoiries, miroitait aux cassures des satins et sur les riches plis des velours, illuminait les blancheurs rosées des visages féminins, des épaules incidemment découvertes.

Des parfums flottaient dans l’air. Une douce musique faite de mille bruits harmonieux caressait l’oreille.

Grisé, le Chevalier sentit son assurance l’abandonner. Pour la première fois, sans y être préparé, il allait devoir affronter, lui chétif, les feux croisés des regards de femmes. Feux bien autrement redoutables que ceux des Impériaux !

Il eut un moment de désarroi.

Hélas ! oui, pour la première fois, le vaillant petit homme connut la peur !

Mais il se rappela la devise qu’il s’était donnée : « Jusqu’au bout ».

Ces mots qu’il avait si souvent répétés, dans le fracas de la mitraille, sous la pluie éclatante des grenades et devant les lueurs effrayantes de la charge ; ces mots magiques galvanisèrent son courage.

Passant à travers les équipages qui déversaient sans arrêt le flot des arrivants, il se précipita avec une impétueuse furie d’assaillant, monta des escaliers, franchit des antichambres, écarta des valets et se trouva tout à coup, en plein ciel, au milieu des salons de l’hôtel de Rohan.

Ici le tumulte s’apaisait, la cohue cessait ; l’agitation du dehors s’arrêtait au seuil, respectant le sanctuaire où galants cavaliers et belles dames devisaient à mi-voix, sous les hauts lambris dorés.

Repris de son effroi, le jeune soldat se glissa parmi les groupes plus ému encore de ce silence religieux que de la brillante animation dont il sortait. Son audace lui semblait prodigieuse. Il s’admirait de bonne foi, tout en cherchant de l’œil son ami, ce M. de Bergerac, qui devait lui servir d’introducteur, ou pour mieux dire, de guide et de pilote.

En passant du second salon dans le suivant, son attention fut attirée par un jeune et étincelant seigneur, en pourpoint de velours mordoré, tout endentellé, tout enrubanné.

Ce sémillant personnage allait d’un groupe à l’autre, lançant ici une pointe, laissant tomber là un avis. Tout en se mouvant avec une grâce aisée, entre les rangs des hauts fauteuils, il parlait aux hommes, souriait aux dames, avec une suprême élégance de bon ton.

Le Chevalier resta interloqué. Dans ce seigneur… il venait de reconnaître Cyrano !

Oh ! un Cyrano transfiguré, n’ayant plus rien de l’olibrius disparate du Pont-Neuf. On eût dit qu’en changeant de costume, il avait aussi changé d’allure et presque de caractère. Du bretteur, ni du pédant, plus de trace ! le gentilhomme s’épanouissait.

Si complète pourtant que fût la métamorphose, elle n’allait point jusqu’à l’avoir fait changer de visage, ni surtout de nez. Ce fut même à cet appendice que le jeune homme le reconnut.

Seulement, à le voir ainsi animé, l’esprit éveillé, l’œil pétillant, la lèvre souriante, il trouva, avec une joyeuse surprise, que son ami était devenu presque beau.

À la vue de son jeune protégé, le visage du poète rayonna de plaisir. Il se précipita vers lui, les bras ouverts et le serra sur sa poitrine.

Le Chevalier voulut mettre à profit cette étreinte en lui glissant quelques mots de son aventure ; mais le Gascon se défendit de rien entendre, tout à la joie de présenter son ami, de le guider dans ce monde nouveau pour lui, il l’entraînait déjà parmi les groupes.

Monde nouveau, en effet ! Et déconcertant ! Et singulier ! Notre jeune soldat, novice et candide, s’y trouvait comme en pays étranger. Les manières, le ton, le sujet des conversations dont il saisissait des bribes en passant, tout le déroutait. Il n’était point jusqu’à l’idiome bizarre qu’on y parlait – ce beau langage, dont l’hôtel de Rambouillet lançait la mode – qui ne sonnât à son oreille comme un jargon inconnu.

Tout en traversant les salons, mené par la main du très sémillant M. de Bergerac, notre Chevalier croisait des groupes profondément occupés de leurs conversations.

Ici, dans une large embrasure, on parle politique :

— Qu’en pense le Roi ?

— Le Roi est las de n’être que le premier de ses sujets, d’ailleurs il ne voit que par M. le Grand… C’est le favori du jour.

— Et M. le Grand ne voit que par la duchesse de Nevers !

— Peut-on compter sur Monsieur ?

— Comme toujours ! Monsieur promettra et se dédira, Monsieur avancera et reculera. En fin de compte, il nous tirera sa révérence.

— Vous êtes impitoyable, M. de Gondi.

— Nous avons du moins la Reine.

— Oh ! la Reine, elle est toute à ses dévotions, chez ses bonnes amies les Carmélites !

— Où elle fait pénitence des fautes qu’elle a commises… en intention…

Cyrano entraîne son ami, en lui soufflant :

— L’abbé de Gondi s’amuse !

Le jeune homme, tout en se laissant conduire, réfléchit. Dans le clan des politiciens, il a cru reconnaître quelques-uns des grands seigneurs aperçus à leur sortie de l’hôtel de Nevers.

Plus loin, devant une cheminée monumentale, on parle de belles-lettres. Un cercle d’illustres se presse autour d’un personnage grave et souriant, qui, le dos au feu, tient le dé… Les belles précieuses boivent les paroles de l’oracle.

— M. de Voiture prophétise ! explique Cyrano. Passons…

Là, une rangée de fauteuils, fleuris de dames, entoure un tabouret. Une petite femme maigre et brune, d’une laideur piquante, fait une lecture que soulignent les murmures extasiés des auditrices.

Le poète passe encore, en murmurant :

— Celle-ci – Mlle de Scudéry – elle tient son cours de géographie amoureuse et explique à ces toutes belles la carte du Tendre.

Ils parvinrent au centre de la brillante réunion, devant une sorte de corbeille formée par le groupement chatoyant de belles dames en grands atours.

7

BAPTISÉ
PAR LES PRÉCIEUSES

— Nous y voici, déclara Cyrano. Chevalier, tu vas saluer les maîtresses de céans, Mesdames de Rohan.

Sans laisser au jeune homme le temps de se reconnaître, il le saisit par la main et, s’étant avancé :

— Mesdames, prononça-t-il, après un profond salut, voici mon ami le Chevalier Tancrède, dont je vous entretenais tout à l’heure. Il sollicite l’honneur de vous faire sa révérence.

Toutes les prunelles s’orientèrent vers le nouveau venu. Très rouge, profondément ému d’être le but de ces feux croisés, le Chevalier s’était incliné…

Les dames l’examinaient, le détaillaient, se penchaient l’une vers l’autre et les impressions s’échangeaient derrière l’écran des éventails.

La duchesse douairière passait pour s’y connaître en jolis hommes. Elle fut la première à opiner :

— Il a fort bonne mine, ce soldat de fortune…

— Un soldat de fortune, soupira sa fille, la romanesque Marguerite de Rohan, c’est bien plutôt quelque grand seigneur déguisé, venu incognito.

De son air indolent et affecté, la belle Madame de Guéménée s’enquit :

— N’est-ce point là le jeune héros dont vous nous contiez l’histoire, M. de Bergerac ?

— Effectivement, princesse. C’est l’homme qui a tenu tête à tout le Pont-Neuf coalisé ; celui à qui je dois d’être encore en vie et de jouir de l’inappréciable bonheur de vous admirer.

La superbe blonde posa sur le vaillant jeune homme le regard de ses yeux de velours, dont l’éclat se voila d’une palpitation des cils…

— Qu’en dites-vous, l’abbé ? fit-elle en se tournant vers un petit homme à la mine avantageuse, bien qu’il fût outrageusement noir de poil et de peau et qu’il eût les jambes un peu cagneuses.

L’abbé de Gondi promena autour de lui son regard de myope. Ce regard passa sur le Chevalier sans paraître le voir et fixa Cyrano :

— Mon cher ! dit-il d’un air satisfait, si votre équipée du Pont-Neuf est assez jolie, on vient de m’en conter une devant laquelle vous devrez baisser pavillon !

Dans ce petit monde, dont il était le dieu, l’abbé n’aimait qu’on l’éclipsât ni en esprit, ni en beauté. L’attention bienveillante des dames pour Cyrano et pour son protégé l’agaçait donc, comme un vol qu’on lui faisait.

— Allons donc ! riposta le poète, avec un sourire d’incrédulité.

— Jugez-en plutôt, mesdames, voici l’histoire, telle que je la tiens de Noirmoutiers qui en était… et qui s’en récrée encore… Cela se passe sur ce même Pont-Neuf que vous veniez d’ameuter, ami Bergerac, et c’est à Monsieur et à ses « Vauriens » que la chose advint.

Et le spirituel abbé se mit à conter, avec cette verve endiablée dont il avait le secret, l’équipée de Monsieur prenant d’assaut le carrosse d’une jolie fille et en redescendant plus vite qu’il n’y était monté, ayant l’épée d’un inconnu dans les reins.

Il détailla complaisamment l’altercation qui s’en était suivie, et la bagarre où Noirmoutiers avait reçu, pour sa part, une estocade dans l’épaule.

Les conversations particulières avaient cessé, les admirateurs de M. de Voiture et de Mlle de Scudéry, se joignant aux politiques, avaient formé, derrière le narrateur, un nouveau groupe attentif. On peut le dire, son succès était complet, Cyrano écoutait, agacé…

— Noirmoutiers ne fait qu’en rire, continua l’abbé. Il déclare même qu’il ne voudrait pas être quitte de son coup d’épée et n’avoir pas vu l’amusante figure que firent Monsieur et son La Rivière.

« Croiriez-vous que ce pleutre – c’est La Rivière que je veux dire – avait cherché refuge contre les horions jusqu’en croupe du cheval de bronze. Or, le diable-à-quatre qui, seul, tenait en échec toute la vauriennerie mobilisée, indigné de cette profanation, s’était précipité pour châtier le drôle. Faisant de sa bonne lame une lardoire, avec entrain il vous piquait l’oison, qui criait, se lamentait, appelait à l’aide.

Les rires perlés des dames soulignèrent ce tableau haut en couleur.

Elles battaient de l’éventail, clignaient des yeux, croyant y être.

— Quant à Monsieur, poursuivit Gondi, il eut sa part du gâteau et non la moins amère… Se montrant aussi spirituel qu’il avait été brave, en guise de compliment, son redresseur lui décocha un de ces mots qui marquent un homme mieux qu’un coup d’épée…

Un frémissement joyeux courut parmi les auditeurs intrigués. On méprisait Monsieur et l’on aimait par-dessus tout l’esprit, surtout lorsqu’il était uni à la vaillance. L’abbé reprit donc avec jubilation :

— Comme Monsieur s’étonnait qu’il y eût un homme en France qui ne connût point le frère de son Roi, l’inconnu lui riposta du tac au tac : « Cela n’a rien qui doive vous surprendre, je suis soldat et ne connais que ceux qu’on rencontre sur les champs de bataille ! »

Cette fois, ce fut un succès, ce coup de boutoir eut l’approbation unanime, même de jolies mains applaudirent.

— Peuh ! fit Cyrano d’un air de doute.

Mais sa voix fut couverte par les protestations générales !

— Cela est galant au possible, dit Scudéry.

— Choisi, simple et juste, scanda Voiture.

L’abbé, ayant réussi son effet, se frotta les mains. Quel résultat escomptait-il somme toute ? détourner de ce jeune Chevalier l’attention des dames – et de la belle Guéménée – que l’ami de Cyrano commençait à accaparer.

Morfondu, vexé que les prouesses de son protégé passassent définitivement au second plan, le poète faisait la grimace.

— Dites-nous, l’abbé, interrogea une étourdie, qui donc était cette demoiselle… vous savez bien, la jeune personne dont Monsieur…

Des chuchotements, un petit brouhaha de scandale lui coupèrent la parole. Le Chevalier pâlit légèrement.

Mais il respira. Gondi venait de répliquer :

— Noirmoutiers est discret, il n’a pas dit le nom…

— Qu’importe ce détail, soupira la blonde princesse. C’est l’homme, pour ma part, que je voudrais connaître.

Ah ! ce furent de fameuses gorges chaudes derrière les éventails… Cette Guéménée ! Il n’y avait qu’elle pour oser cela !… Jamais on ne s’était autant diverti.

L’abbé, lui, se mordit les lèvres, dépité. La réflexion de la princesse lui démontrait qu’il s’était escrimé en pure perte.

— Ma foi, grogna-t-il, sur l’honneur, je n’en sais pas davantage. Mais, tenez, voici Noirmoutiers qui vous en dira peut-être plus long.

Le vaurien de Monsieur s’avançait en effet, le bras en écharpe.

Et, par une coïncidence singulière, en même temps que lui, trois dames, entourées d’une cour brillante de gentilshommes, firent leur entrée dans le cercle.

Le Chevalier tressaillit longuement. Parmi les arrivantes, il venait de reconnaître la jeune personne du carrosse, son amie de l’hôtel de Nevers.

Un chuchotement prolongé salua cette sensationnelle arrivée et Tancrède saisit ces noms qui voltigèrent sur toutes les lèvres :

— Mesdames de Nevers, M. de Cinq-Mars…

… Et aussi Mlle de Cernay.

Les duchesses s’étaient levées pour aller cérémonieusement au-devant des nouvelles venues.

Quand le brouhaha de cette introduction se fut calmé, la duchesse de Rohan rouvrit la conversation :

— Vraidieu, mes toutes belles, dit-elle de son air cavalier, vous venez de manquer une galante anecdote, dont nous régalait l’abbé.

— Ah ! ah ! l’abbé contait ses victoires et conquêtes ?

— Non ! Une mésaventure amoureuse de ce pauvre Monsieur !

Le Chevalier, qui ne perdait point des yeux son inconnue, la vit pâlir et rougir successivement. En même temps, sans y rien comprendre, Cyrano sentit la main de son ami se crisper sur son bras.

— Et quelle est l’infortunée que Monsieur déshonore de son attention ? demanda le jeune Cinq-Mars de son air impertinent.

— C’est ce que Noirmoutiers allait nous apprendre…

Tous les yeux se tournèrent curieusement vers le « vaurien ».

D’un mouvement instinctif, le Chevalier fit un pas en avant. Quant à la jeune fille, elle échangea, avec son sauveur qu’elle venait de reconnaître, un long regard d’inquiétude et comme de supplication.

Noirmoutiers fixa longuement le cercle haletant des auditeurs, puis il regarda successivement à la dérobée le Chevalier et sa protégée.

Enfin, il sourit.

— Mesdames, commença-t-il gaiement, j’aimerais à satisfaire une curiosité si légitime, mais j’aperçois quelqu’un qui vous dira la chose mieux que je ne le saurais faire…

— Qui donc ? interrogèrent vingt voix.

— Pardieu ! celui qui a tiré la belle inconnue de nos mains. Avouez qu’il est mieux placé que quiconque pour vous apprendre son nom.

La jeune fille poussa un soupir de soulagement.

Il y eut un temps de silence, on attendait, on s’entreregardait, puis Noirmoutiers s’étant avancé vers son adversaire, le sourire aux lèvres, la main tendue, tous cherchèrent à se rapprocher pour mieux voir.

Le Chevalier rougissant saisit cette main avec confusion, mais dans sa joie de voir son inconnue tirée de peine il remercia le gentilhomme de sa généreuse discrétion par une vive pression, qui arracha au blessé une grimace.

Ce fut un vrai coup de théâtre. On se bousculait, on se pressait. Quoi, ce petit jeune homme avait tenu tête à de nombreux raffinés et s’était tiré indemne après avoir malmené Monsieur ?

Voilà qui était hors du commun !

Quant à Cyrano, il n’y a point de mots pour décrire l’état de jubilation intense dans lequel cette révélation le plongeait.

— Toi, c’était donc toi ! exultait-il en secouant son jeune ami.

— Oh ! on a beaucoup exagéré !

— Verdious ! c’est toi qui exagères à présent.

Puis se tournant vers le futur cardinal de Retz :

— C’était lui, mon bon M. de Gondi ; c’était lui et il ne le disait point ! Or donc, que pensez-vous de la fin de votre histoire ?

L’abbé fixa le soldat longuement de son regard myope si clairvoyant :

— Voilà un petit homme qui ira loin, murmura-t-il, en pivotant sur ses talons.

À partir de ce moment, les salons s’emplirent d’un joyeux tumulte. Les conversations compassées avaient fait place à un entrain général. Les groupes s’étaient mêlés et confondus.

Quant au Chevalier, il était de la maison à présent ; Cyrano, rayonnant, le promenait, le présentait à chacun ! « Le Chevalier Tancrède ! – Mon sauveur ! – L’adversaire de Monsieur ! – Le champion du roi Henri ! – Le protecteur de la vertu ! – Mon ami ! »

Et comme, à cette époque, la naissance n’éclipsait pas encore le mérite, qu’un joli coup d’épée ou une pointe heureuse d’esprit tenaient lieu de fortune, chacun faisait fête au jeune héros, qui avait su unir, l’un à l’autre, ces deux titres de gloire.

Cependant, Tancrède s’efforçait de ne point perdre de vue la délicieuse apparition que le sort semblait prendre plaisir à placer continuellement sur son chemin.

Il savait à présent qu’elle s’appelait Claire de Cernay et qu’elle était demoiselle de la Reine. Il avait entendu une dame lui demander des nouvelles de sa royale protectrice. La réponse lui avait appris qu’elle venait de quitter, pour quelques heures seulement, l’austère retraite du couvent des Carmélites, afin d’accompagner dans le monde son amie, Anne de Gonzague-Nevers.

Mais, à certains mots chuchotés, il devinait que cette sortie mondaine n’était qu’un prétexte. Vraisemblablement la jeune fille se trouvait mêlée à des événements assez mystérieux.

Des conciliabules tenus dans certains coins sombres, à la faveur du bruit général, réunissaient M. le Grand – ainsi appelait-on M. de Cinq-Mars, grand écuyer et favori du Roi – avec Gondi, Noirmoutiers, tous les politiques du salon. Le jeune homme eût souhaité pouvoir offrir à celle qui avait été sa compagne d’une heure l’appui de son bras et de son épée. Mais la discrétion le tenait éloigné d’elle. Il devait donc se borner à échanger de loin, avec son amie, des regards de connaissance et presque de complicité.

Un moment pourtant, le hasard les rapprocha :

— Encore merci ! lui dit-elle à mi-voix.

Lui, montra son écharpe, qu’il portait en sautoir :

— Vous le voyez, je n’ai point quitté vos couleurs !

Une question lui brûlait les lèvres ; en hâte il ajouta :

— Me trompé-je ? il me semble que vous jouez un jeu dangereux ?

— Que supposez-vous ? fit-elle vivement.

— Rien ! mais je sens, je devine. Et je vous dis : si vous avez besoin d’une épée loyale et sûre, voici la mienne !

— Cela se pourrait faire.

— On me trouvera, si besoin est, en face le Collège de Navarre !

— Chez la Barbette ? fit-elle d’un air étonné.

Il allait lui demander d’où elle connaissait le nom de son hôtesse, quand il s’aperçut qu’on les regardait. Il dut donc se séparer d’elle, hâtivement !

Quelqu’un venait justement d’observer que le jeune héros n’avait point de nom. Ce fut Mlle de Scudéry.

— Peut-on décemment s’appeler le Chevalier Tancrède ?

Il faut savoir que les romans de cette spirituelle et laide demoiselle avaient mis à la mode les surnoms empruntés à l’histoire et à la mythologie. On n’était vraiment sacré pour la gloire que lorsqu’on avait troqué son patronyme contre une de ces appellations bizarres et ridicules, qui semblaient alors le comble de l’élégance.

Paris ne se nommait plus Paris, mais Athènes ; l’île Notre-Dame répondait au nom de Délos et la place Royale se muait en place Dorique.

Celles qui tenaient bureau d’esprit, « dévulgarisant » la langue, s’appelaient : Cléomine (Mme de Rambouillet), Arthénice (sa fille, l’incomparable Julie d’Angennes) ou Orante (Anne de Gonzague).

Il convenait donc que le jeune chevalier subît cette consécration de son adoption et reçût, dans un nouveau baptême, un nom de guerre approprié au goût du jour.

Ce fut toute une affaire.

M. de Voltaire (Valère, en religion précieuse) proposa doctement :

— Adamastor !

Mlle de Scudéry (Saraïdès pour les initiés) offrit :

— Polydamas !

Mais la belle Guéménée se récria, elle n’entendait rien au langage des grâces, ni d’ailleurs à cet idéal épuré d’amour platonique que prônaient ses amies. Elle préférait à ces calembredaines de plus solides agréments.

— Foin ! dit-elle. Ce sont là de fades bergeries. Elles conviennent tout au plus à vos amoureux transis. Quand on est comme notre jeune homme, et qu’on rend aux dames des devoirs… plus effectifs, il importe de n’accepter qu’un nom mâle…

La bouillante duchesse de Rohan appuya :

— Martial, vigoureux, épique !

— Tendre, aussi, soupira la sensible Marguerite.

— Chevaleresque…

— Élégant…

— Aventureux…

— Et candide, souffla Guéménée.

— Un nom qui convienne à un prince déguisé, qui soit tout à la fois galant et mystérieux…, appuya la romanesque Rohan.

— Mystérieux, c’est cela ! s’écria Cyrano.

— Qu’en pensez-vous, Darling ? interrogea la duchesse.

Mlle de Cernay, qu’on venait d’interpeller par ce nom familier de darling, rougit un peu. Cependant, elle voulut bien sortir de l’ombre où elle se trouvait, pour venir poser la caresse de ses jolis yeux sur le jeune homme ; elle répondit sans embarras :

— M. de Bergerac a raison. Son ami a fait preuve de beaucoup de vaillance et d’une rare discrétion, aussi le seul nom qui lui convienne est-il celui qui laisse tout espérer, tout attendre : Mystère !

— C’est cela ! s’écria de nouveau Cyrano. Mystère ! Le Chevalier Mystère !

On battit des mains.

— Voilà qui dit tout… et laisse entendre bien des choses encore, fit la belle Guéménée, dont les cils battirent rapidement sur l’éclat malicieux de son regard. M. de Cyrano sera donc le parrain et Mlle de Cernay la marraine !…

— Et c’est l’abbé qui officiera, ponctua le poète, railleur, en se tournant vers Gondi.

Ce fut ainsi que le petit soldat, sous le double et précieux parrainage de son vaillant ami Cyrano et de sa charmante inconnue, Claire de Cernay, troqua son nom de Tancrède, contre celui mieux sonnant de Chevalier Mystère !

— Misère conviendrait mieux, songea-t-il faisant un brusque retour sur sa pauvreté et son abandon.

Dans la griserie du triomphe, il avait perdu un moment la notion de sa situation, mais on lui donnait quelque répit, aussi se hâta-t-il d’en profiter pour tirer Cyrano à part.

— Je dois vous parler sans retard, souffla-t-il, il le faut.

Le ton grave de cette prière frappa le bon poète.

— Qu’y a-t-il donc ? s’écria-t-il inquiet.

Mais le jeune homme lui montra la foule qui les entourait.

— C’est juste, viens.

D’un regard de regret et d’adieu chargé de toute la tendresse dont son cœur débordait, le Chevalier salua sa jolie marraine. Puis, rapidement, les deux amis prirent congé de leurs protectrices et se tirèrent de la cohue.

Dès qu’ils furent seuls sur la place, dans la solitude des jardins déserts et noyés dans l’ombre nocturne, le Gascon demanda :

— Voyons, qu’y a-t-il ?

Sorti des fictions éblouissantes, tout entier repris par son malheur, Tancrède balbutia désespérément :

— Mon ami, je suis ruiné !

— Hein ?…

— On m’a volé ma cassette !

— Diable, fit Cyrano.

Ses sourcils se froncèrent, une tempête parut l’agiter… Que signifiait cela ? On osait s’attaquer à son sauveur… Sandious ! sa résolution fut vite prise.

— Ah ! on t’a soustrait ta boîte, gronda-t-il en saisissant son ami par la main. Eh ! bien ! foi de Cyrano, j’en jure Dieu !…

Il allait s’emporter, éclater en imprécations et en menaces, mais une réflexion soudaine le calma, et c’est tout tranquillement qu’il conclut :

— Il ne reste plus qu’à la retrouver !… Viens !…

 

Il nous faut abandonner un instant le Chevalier Mystère et son ami, pour nous transporter à l’autre bout de Paris, dans l’étroite rue de Vaugirard.

Ce faisant, peut-être ne nous éloignerons-nous pas autant qu’on pourrait le supposer des deux jeunes gens et de leurs nouvelles connaissances.

Le quartier des monastères et des grands palais seigneuriaux est, à cette heure, profondément endormi. Tout y est silence et solitude.

Pourtant un petit édifice de style italien, élevé en bordure des jardins du Luxembourg, ne dort qu’en apparence. Si sa façade sur la rue est plongée dans l’obscurité, par contre celle qui donne du côté opposé, sur les jardins, laisse couler de vagues lueurs par plusieurs de ses fenêtres. Par instants même, une petite porte s’entrouvre pour livrer passage à des personnages qui arrivent sans bruit, et un par un.

Le passant attardé qui rencontrerait ces nocturnes promeneurs les prendrait, sur leur mine, pour de bons bourgeois et d’honnêtes marchands, ou pour de dévots capucins en froc brun et en sandales poudreuses. Apparences trompeuses. Si le même passant hypothétique pouvait les voir, réunis dans la salle basse où ils s’introduisent tout à tour, il leur découvrirait avec étonnement une sorte d’air de famille, indéfinissablement louche.

Ce sont des personnages suspects, peut-être ? Nous allons le savoir bientôt.

Au premier étage de l’édifice en question, – qui n’est autre que l’hôtel d’Aiguillon – dans un petit cabinet étroit et meublé sans aucune recherche, un homme veille devant un bureau encombré de papiers. Cet homme est assis dans un vaste fauteuil, où son corps maigre, enveloppé d’une large houppelande, paraît perdu. La pâle lueur d’une lampe éclaire sa tête inclinée, dont on n’aperçoit que le front, large et haut, couronné de mèches grises qui s’échappent d’une petite calotte d’ecclésiastique.

Le travailleur solitaire vient de relever la tête. Ce mouvement nous permet de distinguer la figure soucieuse d’un vieillard.

Un vieillard ? En observant mieux, il semble pourtant que ce personnage ait de bien peu dépassé la cinquantaine. D’où lui vient donc cette apparence de caducité précoce ? Sans doute de l’expression de tristesse empreinte sur ses traits.

Car tout est morose en lui ; depuis les yeux – au regard morne – jusqu’à la bouche impérieuse, dont les lèvres semblent incapables de sourire.

Le possesseur de cette lugubre figure vient de sonner.

À cet appel, un homme est entré, et est venu se placer debout, devant lui, dans une attitude déférente.

Celui-ci a trente ans à peine, bien qu’à son air sévère on soit tenté de lui donner le même âge qu’à son maître.

Tous deux se ressemblent, du reste. Même physionomie sombre, même maintien grave ! même apparence glaciale !

Simple coïncidence pourtant, puisque l’un se nomme Son Éminence le Cardinal-Duc de Richelieu – maître du Roi et du royaume de France – et l’autre M. le Conseiller-Secrétaire d’État, Léon Bouthilier de Chavigny.

8

LE MINISTRE ROUGE…

Richelieu et Bouthilier de Chavigny se ressemblent, avons-nous dit.

À vrai dire, de méchantes langues expliquent cette surprenante ressemblance par certaines petites faiblesses que Madame Bouthilier, la mère, aurait eues, jadis, pour l’austère ministre. Mais ce sont là propos médisants auxquels il convient de fermer les oreilles.

— Eh bien ! demande le maître d’un ton impatient, a-t-on achevé le dépouillement du courrier secret ?

— Pas encore, Monseigneur. Il est arrivé des nouvelles d’Angleterre. On finit de les déchiffrer.

— Je sais, le roi Charles nous envoie un ambassadeur…

— Pour demander la rentrée en France de la Reine Mère.

La voix impérieuse du Cardinal s’éleva :

— L’avis de M. le Chancelier et de tout le Conseil est opposé à ce retour, dangereux pour la paix de l’État. Telle est l’opinion unanime.

— Moins la voix de M. le Grand.

Sans s’arrêter à relever cette rectification faite à demi-voix par son confident, Richelieu continua :

— De Lorraine, quelles nouvelles ?

— Le duc Charles est rentré dans ses États. Il a été accueilli par ses sujets au cri de : « Los à Monseigneur le Duc et ses deux femmes ! »

Charles IV de Lorraine avait effectivement laissé à Paris la duchesse Nicole, contre laquelle il poursuivait une instance en nullité de mariage, et, sans attendre le résultat de la procédure, il avait épousé l’élue de son cœur, la Princesse Béatrix de Cantecroix. C’est pourquoi les bons Lorrains qui ne voulaient point se compromettre, avaient salué le retour de leur duc par le cri peu banal que venait de rapporter Chavigny.

Le Cardinal ne put réprimer un pâle sourire.

— Réédition de la fête des fous !… Après ?

— Le duc proteste en secret contre le traité que Votre Éminence a tiré de lui. Il réclame que sa sœur soit reçue à la Cour, comme épouse de Monsieur.

— Monsieur se trouve fort bien d’être veuf. D’ailleurs, là aussi, le Conseil s’est prononcé à l’unanimité.

— Sauf la voix de M. le Grand.

Une fois encore, le ministre affecta de n’avoir pas entendu.

— Et de Sedan ?

— Rien de nouveau, Monseigneur. M. le Comte de Soissons refuse toujours de rentrer, si Votre Éminence ne lui confie point l’armée d’Alsace.

— Le duc de Bouillon a été sommé de le mettre hors de sa place.

— Il n’a point fait de réponse à cette sommation.

— S’il s’obstine, le Conseil est décidé à le décréter de lèse-majesté !… unanimement.

— À l’exception de M. le Grand ! insinua de nouveau Chavigny.

Cette fois, le Cardinal redressa la tête.

— Je sais ! fit-il amèrement. Les ennemis de l’État n’ont point de meilleur soutien que M. le Grand.

Un léger tremblement avait agité sa voix, mais il se contint et demanda d’un ton détaché :

— À propos ! A-t-on le rapport de Chantilly ?

— Pas encore, Monseigneur.

Richelieu s’était levé. D’un pas inquiet, il arpentait le cabinet, perdu dans une méditation profonde, le front barré d’une ride. Il n’écoutait plus que d’une oreille distraite la suite du rapport du secrétaire d’État. Tout à coup il s’arrêta devant la haute cheminée, et se retournant :

— Vois-tu, Chavigny, nous n’en avons pas fini avec nos adversaires. Si, partout, notre volonté se heurte à des obstacles, c’est qu’auprès du Roi, on le sait, quelqu’un ose plaider la cause de nos ennemis. La faveur de Cinq-Mars encourage toutes les audaces et suscite tous les espoirs…

Il se tut une seconde, puis, d’un ton amer :

— Sa Majesté n’a-t-elle pas souffert qu’on ose, devant elle, parler de se défaire de moi ?

Chavigny voulut protester :

— De vous, Monseigneur ! Le moment serait singulièrement mal choisi. Ne venez-vous pas de couvrir de gloire le roi Louis XIII !

— Oh ! la reconnaissance des grands !…

— En tout cas, M. le Grand est votre créature, et je doute qu’il ait l’audace de mordre la main qui l’a tiré du néant…

D’un air désabusé et avec une nuance de mépris, le Cardinal laissa tomber :

— Oh ! la reconnaissance des petits !… Crois-moi, Chavigny, je le sens m’échapper de jour en jour davantage. Et pourtant ! ce petit Cinq-Mars ! le fils de mon fidèle d’Effiat !…

— Il est ambitieux !

À ce mot, comme s’il s’était senti piqué au talon, l’orgueilleux ministre se redressa.

— Ambitieux ! s’écria-t-il. En est-il donc capable ? Dis : amoureux. Le pauvre esprit n’a de lumières que celles qu’on lui prête, et de prétentions que celles qu’on lui souffle. C’est sa duchesse Maris, sa savante et perfide Nevers, qui pense et veut pour lui. C’est elle qui nous a infligé la honte de voir cet étourdi s’asseoir à côté de nous au Conseil.

Cette pensée cuisante porta à son paroxysme la colère de Richelieu ; il se fit sarcastique :

— Ainsi, à la fin de ma carrière, j’aurai vu ce spectacle admirable : le petit Cinq-Mars opinant sur les affaires de l’État ! Où les a-t-il apprises, le malheureux ? Dans les cuisines, d’où je l’ai tiré et où il se cachait, pour lire le grand Cyrus, avec les palefreniers et les filles de chambre… ou dans les ruelles de la place Royale ! Ce sont les femmes qui l’ont perdu.

— Hélas ! soupira Chavigny, il a l’oreille du Roi. Il n’est pas de caprice qu’on ne lui passe. Il est grand écuyer.

— Comme Chalais !

Le mot sonna sinistre. Seize ans plus tôt, le grand écuyer Chalais avait payé de sa tête la faute d’avoir participé à de pareilles intrigues.

— Oui, reprit le vieillard, comme Chalais il est mené par les femmes. Seulement celles d’autrefois avaient nom Anne d’Autriche et Marie de Chevreuse. Tandis qu’aujourd’hui…

Le Cardinal fit une moue de mépris. Alors qu’en prononçant le nom de la duchesse de Chevreuse, son implacable ennemie de jadis, un accent de fierté et presque de tendresse avait fait trembler sa voix.

— Hélas ! Chavigny, je le sens bien, une chose m’a manqué. J’ai tout eu, tout possédé : la confiance du Roi, la souveraineté par-dessus les plus grands et l’épée de la France dans ma main, mais qu’est cela ? Ce qui m’a fait défaut : c’est la Femme !

Sa voix se brisa douloureusement :

— Et cependant, pour l’avoir, que n’aurais-je point donné ? Que n’ai-je point fait pour désarmer un seul de ces êtres si redoutables dans leur faiblesse, pour m’attacher celle qui pouvait m’ouvrir le cœur fermé de la Reine. Orgueilleuse Chevreuse, contre qui j’ai lutté, sans répit, seize années !

« Tous ceux qu’elle a élevés contre moi, je les ai brisés, sans parvenir à désarmer son implacable ressentiment.

« À cause d’elle, j’ai dû humilier, abaisser celle qui était tout pour moi, ma Souveraine… la Reine de France ! Et, aujourd’hui, du fond de l’exil où je la tiens, je la sens dressée en face de moi, puissante et redoutable encore !

Chavigny connaissait son maître, il savait que sous ses dehors froids de politique, se cachait une âme ardente, romanesque même.

— Monseigneur, balbutia-t-il effrayé, redouteriez-vous ?

Le Cardinal s’était déjà ressaisi.

— Rien ! fit-il avec hauteur.

On venait de gratter à la porte. Un secrétaire entra :

— Monseigneur, il y a là un homme ; il dit arriver de Sedan.

— De Sedan ? vite… qu’il entre !

La porte s’ouvrit et, dans l’embrasure, la trogne fleurie d’un capucin s’encadra. Le bon Père salua, puis il attendit qu’on voulût bien l’interroger.

— Vous venez de là-bas ? demanda le maître, en le fixant d’un œil scrutateur.

Le capucin s’inclina.

— Seul ?

— J’ai rencontré l’homme.

— C’est bien celui qu’on vous avait indiqué ?

— Oui, Éminence.

— Le marchand de laines de la rue Grénetail ?

— Lui-même ! le personnage est reconnaissable entre mille : long, maigre, effronté et vantard comme un pierrot.

Le Cardinal se tourna vers Chavigny :

— On ne nous a pas trompé. C’est le digne frère de cette comédienne du Marais, Mademoiselle Miton, Minou… le nom m’importe peu !

Et, revenant au moine :

— Continuez !

— J’ai fait route avec lui une assez longue traite, et j’avais réussi à le mettre en confiance. C’est un esprit fort. Il m’avait attaqué sur notre sainte religion…

— Passons ! fit le Cardinal d’un air de suprême indifférence.

Un peu déconcerté, le moine reprit :

— Le personnage est aussi très vaniteux. Je l’entrepris donc sur les hautes relations dont il se faisait gloire, et, en le piquant sur ce sujet, je tirai de lui qu’à Sedan il voyait couramment Messieurs les Princes.

Richelieu interrompit vivement :

— De qui entendez-vous parler ? Je ne sache point qu’à Sedan il y ait d’autre prince que M. de Soissons. Pour M. de Bouillon, il n’est que Duc.

— C’est ce que je voulais dire… bien que M. le Duc se prétende prince souverain de Sedan.

— Nous mettrons ordre à cette prétention.

— Notre homme s’est également vanté d’être attendu ici par de très hauts seigneurs. Je veux croire qu’il m’en imposait.

— C’est bon, qui a-t-il nommé ?

— Messieurs de Guise, de Beaufort…

— N’a-t-il pas prononcé un autre nom ?

— Il a nommé, comme étant un de ses amis, Monsieur le Grand !

Pour le coup le Ministre eut un regard de triomphe :

— Cinq-Mars ! J’en étais sûr.

Il marcha brusquement vers le moine.

— Il fallait le faire appréhender.

— Je le voulais, Monseigneur. Mais le drôle m’a coulé dans les doigts, il est souple et glissant comme une anguille. Aux environs de Châlons, nous avons rencontré un piquet de dragons de Sa Majesté. Pfft ! avant que j’eusse eu le temps de m’aboucher avec leur chef, le démon m’avait faussé compagnie. Il s’était jeté par une traverse, où, avec ma pauvre mule, je ne pouvais songer à le suivre.

— Maladroit ! gronda le Cardinal crispé. Vous teniez le porteur de messages que je paierais cher, entendez-vous bien !

« Je suis certain que Cinq-Mars correspond avec Sedan… mais la preuve… la preuve…

« Il faut retrouver cet homme à tout prix… s’il n’est pas déjà à Paris.

— Je ne le crois pas, Monseigneur. Car j’ai emprunté de ces messieurs les dragons un bon cheval, qui m’a amené d’une traite. Et, je m’en suis assuré aux portes, personne ne s’est présenté qui répondît à son signalement.

Le Cardinal réfléchissait ; le moine continua, insinuant :

— Du moment où l’individu se sait reconnu, il va se terrer chez quelque compère. S’il en sort, ce sera seulement quand il se croira oublié…

— Quoi qu’il en soit, vous allez vous remettre en route. Voici un ordre. Il mettra à votre disposition les troupes que vous pourrez rencontrer en chemin. Allez ! et ne revenez qu’avec notre homme.

Le capucin salua profondément :

— Je m’y emploierai de tout mon zèle, Éminence ! Et je ramènerai le personnage, s’il plaît à Dieu !…

Sitôt le bon Père expédié, le Ministre se tourna vers Chavigny :

— Que te disais-je ? L’orage s’amasse ! À nous maintenant d’empêcher qu’il n’éclate. À l’œuvre, il est grand temps !

À ce moment, on gratta doucement à la porte et le même secrétaire reparut, apportant une lettre cette fois.

— D’où ? interrogea-t-on brièvement.

— De Chantilly !

— Enfin !

Le pli décacheté, d’un coup d’œil le Cardinal le parcourut, et son visage s’assombrit encore.

— Oui, certes, il est temps… Lisez !

Il tendit le billet à son conseiller. Chavigny saisit le message et lut tout haut :

— Le Roi a chassé…

— Passez !

— M. le Grand accompagnait Sa Majesté à la chasse, mais le Roi est rentré seul. M. de Cinq-Mars n’a pas reparu au château.

— Vous avez lu ! Il n’est pas rentré au château. Je vous le dis, cet homme prépare une trahison. C’est une vipère qui se dresse sur mon chemin.

— Il faudrait savoir où il a passé la journée ?

— Où ? Eh ! parbleu, chez sa duchesse ! À l’hôtel de Nevers.

— Nous allons en être informés, voici notre observateur du Pont-Neuf.

Une figure louche venait de se laisser glisser dans l’entrebâillement de la porte.

— Avancez, maître Roussin, quelles nouvelles ?

— Cet après-dîner, commença le policier, une bagarre a éclaté, devant les marionnettes…

— C’est affaire au lieutenant civil, coupa le Cardinal sèchement. Après ?

— Un grand escogriffe crochu et un jeune soldat…

— Après ? vous dis-je.

L’autre resta interloqué.

— Son Éminence vous demande s’il ne s’est rien passé de suspect à l’hôtel de Nevers… souffla Chavigny.

— Non, Monseigneur, non… J’y ai vu entrer des gentilshommes.

— Lesquels ?

— Mon Dieu, M. de Guise, M. l’abbé de Gondi, M. de Beaufort…

— Tous !… Tous mes ennemis, et encore ?

— Il est venu un carrosse de la Cour avec, dedans, une jeune personne…

— Nommez-la !

— Ah ! je ne sais. Elle était jolie comme les anges, blonde…

— Il faudra rechercher cette inconnue.

Chavigny s’inclina.

— Est-ce tout ?

— Et puis un cavalier, que je n’ai pu dévisager. Un grand jeune homme. Il paraissait avoir fait une longue traite, car son cheval était couvert d’écume. J’ai entendu pourtant, comme il arrivait, qu’on lui demandait des nouvelles de Chantilly…

— Cinq-Mars, parbleu !

— Le grand diable crochu et son ami le soldat sont également entrés dans l’hôtel, mais sans le faire exprès, car…

— Eh ! que m’importe cela ! N’avez-vous vu personne d’autre ? Réfléchissez bien !

— Si, vers le soir, un gentilhomme de belle taille, assez fort, est arrivé avec une escorte. Par exemple, tous avaient le visage couvert, en sorte que je ne puis mettre les noms…

— Qui cela peut-il être ? fit le Cardinal inquiet. Belle taille… fort ?…

— À la nuit tombante une autre algarade est survenue. Il n’y a plus de sécurité ! Des mal-voulants ont attaqué un carrosse…

Cette fois, plongé dans ses réflexions, le maître n’interrompit pas. Le policier en profita pour se lancer dans un récit circonstancié de l’affaire, émaillé de judicieuses réflexions sur le rôle de la police. Cela l’intéressait évidemment beaucoup plus que les allées et venues de l’hôtel de Nevers.

— L’audace des malandrins, conclut-il après tout ce discours que personne n’avait écouté, l’audace des malandrins n’a plus de borne. Ceux-ci n’osaient-ils point se prétendre gens de Monsieur…

Le Cardinal sursauta :

— Vous avez dit ?

— De Monseigneur le duc d’Orléans, balbutia l’espion.

— D’où venaient donc ces prétendus malandrins ?

— De la berge, du côté de la porte de Nesle.

— Et ils ont parlé de Monsieur ?

— L’un d’eux a prononcé son nom…

— Plus de doute, c’est lui ! Il eût manqué à la fête.

Le pauvre diable de policier ouvrit de grands yeux effarés en entendant parler du frère de son souverain comme d’un malfaiteur public.

— C’est bien ! Allez. Et soyez plus clairvoyant une autre fois.

Maître Roussin sortit.

Richelieu arpentait à présent, d’un pas fiévreux, le cabinet devenu trop étroit pour contenir son impatience.

— Oui, les voilà bien tous. Beaufort, et sa Montbazon, Gondi et sa Guéménée, Guise et sa princesse Anne, Cinq-Mars, enfin… Et Monsieur ! Ah ! ne pas savoir ce qu’ils méditent. Quels desseins ils forgent. Ils sont gens à tout oser, dans leur peur !

Ses yeux dominateurs lancèrent un éclair de défi.

— Qu’importe ! ils n’auront pas le temps d’agir. Je les briserai tous !

Une sombre colère s’était emparée du Cardinal.

— Oui, tous, tous je les briserai. Les traîtres du dehors et ceux du dedans : Bouillon paiera sa félonie de sa bonne place de Sedan.

— Voilà longtemps que je la convoite, il me l’apporte, l’insensé ! – Le duc Charles laissera dans la bagarre son beau duché, cette perle lorraine que je veux mettre parmi les lys… Les Princes de la Paix ! Messieurs de Soissons et de Guise se croient-ils donc trop hauts pour ma justice ? Qu’ils prennent garde ! L’échafaud de Montmorency est à leur taille, il peut servir encore… Quant à ce piètre Gondi et à ce petit M. le Grand, s’ils m’y forcent, j’enverrai leur Nevers et leur Guéménée au fond d’un couvent et je les jetterai, eux, au fond de quelque cul-de-basse-fosse.

Hors d’haleine il dut s’arrêter. Il respira, puis dans un grincement sarcastique :

— Reste Monsieur… Il n’est point si déshonoré que je ne puisse l’avilir encore. Je veux qu’il s’humilie si bas qu’il ne s’en relève plus. Je ferai de ce fils de France le délateur… oui, le bourreau de ses complices… Nous verrons si, après cela, il se trouvera encore une main de gentilhomme pour se tendre vers cette main tachée de boue, et souillée de sang.

Chavigny se taisait, frissonnant.

Le vieillard haleta :

— Il faut agir sans perdre de temps. Frappons avant qu’ils ne soient unis… Vae soli ! Je veux qu’ils meurent tous, mais chacun à son heure… chacun seul !…

9

… ET GIULIO MAZARINI

Une voix doucereuse, à l’accent musical, partit soudain du fond du cabinet.

— Trou tard, Monsignor. Trou tard ! ils sont ounis. La çose est concloue.

Le Cardinal se retourna brusquement. Par l’entrée dérobée, une mince figure d’abbé venait de s’insinuer sans bruit. Le nouveau venu se tenait, souriant, sur le seuil.

— Monsieur de Mazarin, fit Richelieu.

Il signor Giulio Mazarini, car c’était lui en effet, s’avança, salua avec humilité, puis se redressa, toujours souriant.

— Oui, dit-il, la çose est faite… Oun pacte est signé.

— Depuis quand ?

— Dépouis ce soir… à l’hôtel de Rouan Gouéménée.

Le maître fixa, de son œil d’aigle, le doucereux Italien. Celui-ci soutint le regard terrible avec un calme parfait.

— Que savez-vous donc ? demanda le ministre.

— Tout, Monsignor, affirma tranquillement le petit abbé.

Et, de cette voix gazouillante, qui donnait aux choses les plus graves un air de puérilité, il déroula devant ses auditeurs stupéfaits le plan complet des conjurés.

Monsieur se retirant de Paris, avec le duc de Guise, allant trouver à Sedan les princes qui l’attendaient pour lever l’étendard et entrer en France. Le frère du Roi pouvait partir sans crainte à présent, puisque, grâce à Gondi, qui lui avait amené Cinq-Mars, il était assuré de ses derrières, protégés par le favori de Louis XIII.

Au fur et à mesure que l’italien parlait, tout devenait clair.

On sentait que ce mince abbé, inférieur dans les grandes choses à ceux qui l’écoutaient, les surpassait dans l’intrigue. C’était son élément ; là il se mouvait à l’aise ; il démêlait les intentions cachées, sondait le fond des consciences, avec ce mépris profond des hommes qu’il avait, se sachant lui-même assez méprisable.

— L’opéra est préparé, conclut-il, les rôles distribués : Mousou de Cinq-Mars conduira lé branle chez le Roi, Mousou de Gondi dans Paris, où il distriboue des aumônes à tous les zens de sac et de corde, qui sont la clientèle de l’archevêché.

— D’où tenez-vous ces renseignements ?

— D’oune… donna, fit le monsignor avec une rougeur modeste.

Puis il reprit :

— Lé Lorrain et l’Espagnol n’auront donc plous qu’à entrer dans lé royoume, condouits par Messiou les Princes.

Le Cardinal, dominé par l’implacable logique du subtil Italien, avait écouté en silence, mais ici sa fierté se révolta :

— Y songez-vous ? Ce serait haute trahison ! Les Princes y regarderont à deux fois.

L’autre lui coupa la parole sans vergogne, bien que toujours de cet air déférent, dont il ne se départait jamais.

— Illoustre Éminence, lé douc d’Orléans, frère ounique dou Roi, n’est pas homme à recouler devant oune trahison profitable, pourvou qu’il soit assouré dou souccès.

Il avait dit la chose crûment, mais, bien entendu, respectueux des formes, il n’avait oublié aucun des titres du prince qu’il accusait des pires abominations.

— Quant à mousou lé Comte de Soissons, il né sera zamais que lé second de son sang à tirer l’épée contre son Roi.

Ce rappel de la fameuse trahison du connétable de Bourbon jeta la glace dans le cœur des auditeurs. L’homme qui osait descendre, sans nausée, jusqu’à de tels bas-fonds était décidément un maître.

Le Cardinal courba un instant sa noble tête ; il semblait souffrir de voir étaler par cet intrigant la honte de ces personnages – ses ennemis pourtant – mais des princes du sang de France : le frère et le cousin de son Roi. Il se rebella donc de nouveau :

— Le maréchal de Châtillon observe Sedan. L’étranger ne mettra pas le pied en France qu’on ne le rejette hors des frontières.

Alors l’abbé laissa tomber négligemment :

— Mousou de Satillon est trop bon courtisan pour battre, loui simple maressal, le foutour Rézent dé France.

Ce dernier trait porta. Le Roi, malade et vieux avant l’âge, pouvait disparaître demain, et ces rebelles deviendraient les conseillers et les lieutenants de la Régence.

Le signor Mazarini, toujours humble et déférent, commençait à dominer la situation.

Le maître avait courbé son front altier. Il prononça lentement :

— Le sort en est jeté ! C’est la lutte désespérée, avec, comme unique point d’appui, la faveur douteuse et chancelante du Roi.

— À moins que Votre Éminence ne cherche oun autre appui, plous sour…

— Et qui donc ?

— Sa Mazesté la Rezina.

Le Cardinal releva la tête. D’entendre évoquer par ce gentilhomme douteux le nom sacré qu’il n’avait jamais prononcé sans émotion, le pauvre grand homme eut un serrement de cœur.

— La Reine ne peut plus rien, dit-il sèchement.

— Ici, oui, mais au-dehors, Sa Mazesté est toujours la petite-fille de Charles Quint, la sœur dou Roi d’Espagne et de l’archidouchesse des Pays-Bas. La Reine peut tout au contraire.

Richelieu écoutait, étonné. Où son conseiller voulait-il donc en venir ?

L’autre continuait avec calme.

— Pour entrer en France, il faut à Messiou les Princes des soldats. Lé Lorrain ni l’Espagnol ne travailleront zamais pour lé fils de Henri IV. Tandis que pour la sœur persécoutée, pour la noble princesse martyrisée qu’il faut rehousser au rang dont elle est froustrée…

Le Cardinal coupa brutalement :

— Donc, selon vous, la clé de l’affaire, c’est la Reine !

Mazarin s’inclina, mais, de sa voix placide, il rectifia :

— La clé de l’affaire, c’est Mousou Bernard !

Chavigny et Richelieu lui-même restèrent stupéfaits. Ce nom vulgaire et inconnu d’eux, tombant après les noms illustres qu’on venait de prononcer, produisit l’impression d’une mystification.

— M. Bernard ? fit le Cardinal.

— Si, Éminentissime signor ; vous savez qui zé veux dire.

— Plaisantez-vous, monsieur de Mazarin ?

 Va bene ! Monsignor va zouzer si ze plaisante.

Alors se penchant vers son interlocuteur, il prononça, très bas, un nom que Chavigny ne put entendre.

Le Cardinal-Duc sursauta.

D’un geste, il fit comprendre à Chavigny qu’il voulait rester seul avec l’italien. Puis, sitôt que la porte se fut refermée sur le Secrétaire d’État, il revint à Mazarin et, lui prenant les mains :

— Vous dites que cette personne est ?…

— À Paris !

— A-t-elle vu la Reine ?

— Non encore ! mais elle la verra. Elle a déjà vou quelqu’un qui la touche dé près.

— Qui ?

— Oune demoiselle de Sa Mazesté !

— Laquelle ?

— La signorina de Cernay…

— Parlez, parlez, mon cher Mazarin, parlez donc !

— Ze le vais faire, Monsignor. Depouis longtemps z’observe cé qui se passe dou côté de l’Angleterre. Ailleurs, Votre Éminence a des ennemis avoués, connous. Mais là, chez la sœur dé notre Roi, elle né peut avoir que des amis. Alors, c’est natourel, ze me méfie oun peu plous.

« Z’ai donc lié des relations avec oune personne que ze recommande à Votre Éminence. C’est oune dame dou plous illoustre nom… et de la plous graciouse beauté… La signora comtessina de Souttland.

— La comtesse de Suttland ?

— Si !… Son frère est oun laird d’Écosse – lord Mac Legor… C’est oun familier dé lord Montaigou… C’est vous dire que les renseignements viennent de bonne source. Vous le verrez bientôt dou reste, car il est à Paris depouis peu.

— Comment êtes-vous parvenu ?…

Sous la frange de ses sourcils modestement baissés, Mazarin dissimula un éclair de fatuité.

— La dame veut bien trouver que ze ressemble oun peu à oun zentilhomme qu’elle a connou… monsou le douc dé Bouckingham !

Richelieu tressaillit, puis il fixa sur son serviteur un regard curieux. Le drôle était beau en effet, avec ses traits réguliers, d’une noblesse menteuse, son sourire attrayant et ses yeux de caresse.

— C’est vrai, pourtant ! murmura-t-il tout bas avec un accent d’envie.

Et secouant la tête tristement :

— Il sera plus heureux que moi… il aura les femmes, lui !

Mazarin continuait de son ton doucereux :

— Z’y sonze, Monsignor doit connaître lé père de ces deux personnes. Ce fut autrefois oun ami de Votre Éminence : lé laird Angous Mac-Diarmid.

Le Cardinal sursauta :

— Lui ! Je le connais en effet… Il vit encore ? Je le croyais mort.

— Hélas ! lé pauvre vieux laird né vaut guère mioux. La mort broutale d’oun ami l’a bien frappé et dépouis cet événement, il vit retiré dans son château de Kildar. È vero, Votre Éminence a pout-être oublié qu’il était lé fidèle compagnon dou douc de Bouckingham.

Les cils baissés s’étaient insensiblement relevés, aussi Mazarin eut-il tout loisir de remarquer combien, à l’énoncé de ce nom, le visage du maître s’était altéré. Il continua onctueusement :

— Oun dernier malheur a achevé dé faire chanceler la raison dou bon vieillard. Il s’était attaché à oun bambino, oun fils d’adoption dé l’illoustre lord. Le pauvre petit être a disparou dans des circonstances bien mystérieuses.

Richelieu paraissait de plus en plus mal à l’aise. Il interrompit :

— Laissons cela, et venons-en à notre affaire.

Mazarin sourit à la dérobée.

— Z’y souis, Révérendissime Éminence, z’y souis en plein. C’est par ma belle amie, la comtesse, et par son noble frère que z’ai eu des nouvelles de cet essellent M. Bernard. Ils m’ont mis au courant des déplacements dé cet intéressant cavalier. Aussi, lorsqu’il s’est décidé à traverser la Mance, ze n’ai plous eu qu’à lé souivre à la piste.

— Et cette filature vous a ramené à Paris ?

— Joustement, Monsignor, à Paris, en haut de la montagne Sainte-Zeneviève, en face lé collèze dé Navarre.

Le Cardinal ne put réprimer un reproche.

— Comment ne m’avez-vous pas avisé plus tôt de tout cela ?

— Ze craignais d’importouner Votre Éminence, avant d’être sour de mon affaire.

Le rusé compère mentait si visiblement que le Cardinal fut sur le point de s’emporter ; mais il avait besoin de Mazarin, il dut se contraindre.

— Et pouis, ze redoutais aussi qu’on ne brusquât les çoses. Votre Éminence est parfois expéditive… ze sais qu’elle ne ménaze pas ses adversaires…

— Qu’est-ce à dire ?

— Que mon illoustre maître finit zénéralement par embastiller… ceux qui le zênent… ou par les touer !…

— Que feriez-vous donc à ma place ?

— Moi, dit bénévolement l’italien, ze préfère les zouer !

Toute la politique de ces deux hommes, si opposés de tempérament, tenait dans ces deux petits mots. L’un avait le coup de mâchoire brutal du molosse ; sous une patte de velours, l’autre savait dissimuler sa griffe de félin. Les ennemis de l’État, Richelieu les avait « toués », Mazarin, son tour venu, devait les « zouer ».

Il continua :

— Le nid découvert, ze tenais l’oiseau.

— Avez-vous songé au moins à faire une perquisition ?

— Oh ! Monsignor, c’est oune çose grave qu’oune perquisition ! Cela effarouche les oiseaux… Z’ai fait oune simple petite visite…

— Et qu’a-t-on trouvé ?

Pour la seconde fois, Mazarin voila de ses paupières l’acuité de son regard et, le plus innocemment du monde, il répondit :

— Rien !

— Comment, rien ? fit le Cardinal d’un air de doute et de défiance.

— Hélas ! Monsignor… la veille même l’oiseau s’était envolé.

Richelieu se reprit à parcourir son cabinet d’un pas fébrile.

— Nous voilà bien avancés, avec vos délicatesses !

— Attendez, Monsignor, attendez la coda. Nous né sommes qu’à oun bout dou fil, celoui qué tient Mousou Bernard, mais il y a l’autre… Et, à l’autre bout, il y a… oune grande dame…

 La Reine ! trancha le Cardinal impatient.

 Si, è vero !… Eh bien ! Éminent Signor, votre serviteur a la certitoude, auzourd’hui, qu’entre Mousou Bernard et la Reine, il y a quelque çose dé plus que dé l’amitié… que dé la complicité même…

— Et quoi donc ?

— Oun secret.

— Un secret ? Parlez, que savez-vous ?

De nouveau Mazarin baissa les yeux !

— Rien, ze vous l’ai dit, rien ! Mais ce secret Votre Éminence peut le connaître demain. Et si elle le connaît, elle n’a plous à craindre ni Mousou Bernard, ni son illustre amie. Car, alors, Votre Éminence tient la Reine dans sa main.

Richelieu était dompté maintenant. L’Italien l’avait conduit savamment là où il voulait en venir. Le maître sentait d’ailleurs que son rusé serviteur ne lui disait pas toute la vérité, qu’il savait encore bien autre chose. Mais il n’y avait pas à marchander avec lui : le péril était menaçant et le salut s’offrait peut-être.

— C’est bien, fit-il, je verrai M. Bernard… À propos, où est-il à présent ? Car vous m’avez dit, n’est-ce pas, que vous aviez perdu sa piste.

— Ai-ze dit cela ? Votre Éminence fait erreur. Dès cette nouit, elle pourra voir la personne pouisqu’elle le désire.

— Parfait ! Et, pour que l’oiseau n’ait plus la tentation de jouer des ailes, j’entends le mettre dans une cage aux solides barreaux.

Mazarin haussa imperceptiblement les épaules.

— Mauvais, Monsignor, mauvais ! dit-il doucement.

— Et pourquoi cela ?

— En caze les zolis oiseaux ne cantent pas !…

— Allons ! Vous avez encore raison. Où pourrai-je voir ?…

— Mousou Bernard ? Cette nouit l’oiseau passera aux Carmélites.

— D’où tenez-vous cela ?

— Oune dame, qui daigne s’intéresser à moi, chez la Reine…

— Une femme encore ! Décidément, M. Mazarin, vous êtes un maître.

— Oh ! Monsignor, oun servitour, oun humble servitour de Votre Éminence.

Rapidement le Cardinal s’apprêtait pour le départ. Mais Mazarin, lui, restait encore immobile.

— Qu’y a-t-il ? demanda Richelieu surpris.

— Pour cette petite expédition, pout-être, il faudrait oun homme sour…

Le grand homme ne connaissait point la peur. Il regarda son compagnon d’un air méprisant.

— Nous avons Chavigny.

— Non… Mousou de Savigny est fidèle, dévoué, mais il peut y avoir quelque petite difficoulté où oun homme d’épée ferait mieux l’affaire…

Richelieu parut d’abord hésitant, puis, après une courte réflexion, il se décida.

— Chavigny ? appela-t-il.

Le Secrétaire d’État ne devait pas être loin, car il parut tout aussitôt.

— Chavigny, qui est de garde ici cette nuit ?

— Un lieutenant de mousquetaires, je crois.

— Son nom ?

— Je vais m’en assurer.

Au bout d’un instant, Chavigny reparut.

— Qui ? répéta le Cardinal impatiemment.

— C’est M. d’Artagnan, Monseigneur.

Un éclair rapide passa dans les yeux du Ministre :

— Parfait ! murmura-t-il. C’est bien ce que je pensais.

Puis, à voix haute, il ordonna :

— Faites entrer M. d’Artagnan.

10

À LA « POMME DE
PIN »…

Si le Chevalier Mystère avait pu assister, caché dans un coin du petit cabinet de l’hôtel d’Aiguillon, à la scène que nous venons de décrire, peut-être eût-il été moins en peine de savoir ce qu’était devenue sa précieuse cassette ! Mais il n’avait aucune idée que ses affaires pussent intéresser d’aussi puissants seigneurs que Son Éminence le Cardinal Ministre et M. le Secrétaire d’État Jules Mazarin.

Quant à M. Bernard, c’est tout au plus si le jeune homme commençait à se douter que ce personnage énigmatique avait été pour quelque chose dans sa malheureuse aventure. Il ne savait rien de plus précis à son égard. Cet homme qui avait si peur du vent restait pour lui un être mythique, un de ces génies malfaisants qui passent en semant la ruine sur leur chemin.

Pourtant, nous l’avons dit, le Chevalier avait tout perdu, sauf l’espoir et la vaillance.

Tout en s’éloignant de la place Royale, aux côtés de son silencieux ami, à travers le Marais, il repassait mentalement les événements de cette journée mémorable. Il se demandait, non sans éprouver une sensation de légère inquiétude, où allait le mener son étoile. S’il continuait à la suivre du train dont elle avait débuté.

À présent surtout qu’il avait sur les bras cette grave et difficile affaire, pouvait-il enrayer la recherche de sa fortune, envolée sans qu’il pût savoir par où, ni comment !

Quand il avait révélé sa ruine à son ami, Cyrano s’était contenté de lancer un juron, de marmonner quelque chose comme un serment, puis, d’autorité, il l’avait entraîné à sa suite d’un pas rapide.

Tout en galopant, le jeune homme avait essayé de poser cette question : « Où allons-nous ? », sans succès d’ailleurs, car son compagnon s’était borné à cette réponse laconique : « Tu le verras bien ! »

En attendant, le pauvre petit soldat ne voyait rien que des pignons s’enchevêtrant par-dessus leurs têtes, masquant un ciel livide, des enseignes grinçant au bout de leurs potences et des rues inconnues, qui défilaient, monotones, les unes après les autres.

Mais voici qu’on traverse la Seine, sur un pont de bois bordé de maisons de bois. Il a dû le franchir déjà ; le pont Notre-Dame peut-être.

Cyrano ralentit le pas :

— Bon ! on approche !

Une vieille petite rue tortueuse et sale.

— On est dans la Cité !

Le portail d’une église, Sainte-Magdelaine. C’est la rue de la Juiverie.

Cyrano s’est arrêté.

Devant eux s’ouvre une boutique basse, dans une maison trapue, renflée d’une façon inquiétante, comme prête à choir dans la rue. Cette construction doit dater du roi Charles VII, pour le moins. À travers les épais vitraux filtre une lueur falote, qui strie vaguement l’obscurité du dehors.

Le Chevalier peut distinguer l’enseigne : une pomme de pin.

Ah ! çà, c’est un cabaret ! Quelle plaisanterie ! Est-ce donc au cabaret que son ami l’emmenait dans cette course folle et avec ces façons de conspirateur ?

— Entrons ! dit le poète. Ici nous serons tranquilles et nous verrons clairement les choses.

« D’ailleurs, ajoute-t-il entre ses dents, l’affaire est obscure et deux avis valent mieux qu’un !

Ayant prononcé ces paroles lapidaires, Cyrano entra, poussant devant lui son ami de plus en plus interloqué.

L’illustre cabaret de la Pomme de Pin a eu la gloire de laisser son nom dans l’histoire littéraire, pour avoir abreuvé sept ou huit générations de poètes. Gens que la soif de la gloire n’empêche jamais de ressentir d’autres soifs aussi, et qui, au sortir des vieux âges gaulois, maintenaient intacte la respectable religion de la vigne !

Cette salle basse, aux solives enfumées, datait en effet du règne de Charles VII, et elle avait vu s’asseoir, devant ses tables branlantes, toutes les illustrations des deux siècles passés, depuis le poète exquis de la Ballade des Dames du Temps Jadis, jusqu’à l’immortel auteur de Gargantua et de Pantagruel.

Au début du présent règne, elle avait abrité tout ce que Paris comptait de libertins. Elle portait encore le deuil de Théophile et de des Barreaux, victimes de l’intolérance religieuse de l’époque, l’un brûlé en effigie, et mort de peur et de chagrin, l’autre roué bien effectivement.

Depuis lors, on avait cessé d’y tonner joyeusement contre Dieu et le Pape. On se consolait de la liberté perdue en se ruant dans la licence.

Bautru, qui n’était pas moins athée que d’autres, bien que des amis de M. le Cardinal – C’est lui qui saluait Dieu, mais qui ne le fréquentait pas ! – Bautru disait de la « Pomme de Pin » qu’on y vendait de la folie en bouteilles.

Poètes et gens d’épée s’enivraient ensemble de cette folie. De grands seigneurs : le bonhomme Retz, le vaillant duc d’Harcourt – Cadet-la-Perle – y venaient boire eux aussi le vin généreux. Les belles précieuses, qu’ils négligeaient ainsi, s’étaient vengées en forgeant pour eux un mot nouveau, le verbe « s’encanailler ». Ils ripostaient en applaudissant aux historiettes, scandaleuses que débitaient sur elles Tallemant des Réaux. De sa verve gouailleuse, celui-ci déshabillait et fouillait les dévotes amoureuses et les platoniciennes galantes de l’hôtel de Rambouillet et de la place Royale, en attendant que Molière vînt leur porter le coup de grâce.

Tous ceux à qui pesait la double tyrannie du beau langage et de la politique morose se trouvaient là, en famille, formaient une petite société dont le nom seul était un programme : la Société des goinfres. Elle continuait la vaillante tradition rabelaisienne : humant le piot, cher au curé de Meudon ; et celle, plus ancienne encore, des « franches repues » de ce pauvre escholier, toujours affamé, qui avait nom François Villon.

C’est dans ce monde hétéroclite que le singulier caprice de Cyrano amenait le petit Chevalier, à peine au sortir des salons brillants de l’hôtel de Guéménée.

À l’heure tardive où les deux compagnons pénétraient à la Pomme de Pin, la salle, embuée de fumée, regorgeait de buveurs et de soupeurs : des rimeurs faméliques s’y empiffraient près de mousquetaires tapageurs, qui se grisaient de bravades autant que de vin, des poètes de cour bien rentés y trinquaient avec leurs Mécènes, des damerets frisés faisaient vis-à-vis à de jolies frimousses futées de comédiennes, flanquées des figures douteuses de leurs camarades de théâtre ; il s’y trouvait même de graves magistrats du Châtelet, mais ceux-ci avaient laissé la robe au vestiaire.

Il se menait là-dedans un train d’enfer : appels bruyants, chocs de brocs, rires épais, rodomontades aiguës, cliquetis de verres et de fourchettes.

— Si c’est là ce que Cyrano appelle être tranquille !… pensa mélancoliquement le Chevalier.

Il n’eut pas le loisir d’achever cette réflexion. Son ami, qui l’avait guidé en habitué dans l’enchevêtrement des tables et des tabourets, venait de l’arrêter au fond de la salle. Là, devant une table, un gros homme était assis, tout seul.

Ce corpulent gaillard suffisait d’ailleurs à emplir la place. Avec son ventre de tonne et sa face enluminée, il eût figuré assez heureusement comme enseigne à ce temple de la mangeaille et de la beuverie. À cheval sur un fût percé, tenant un vidrecome à la main, c’eût été la parfaite image de Gambrinus, le roi de la bière, le Dieu des tavernes rhénanes.

Devant lui s’étalait un repas pantagruélique, et le franc mâche-dru s’escrimait méthodiquement de la fourchette contre cet amas de viandes et de ragoûts, qui eussent représenté facilement la ration de plusieurs soupeurs de bel appétit. Il ne s’interrompait de manger que pour donner l’accolade à une large pinte, vidée aussitôt que remplie.

Sur son corps de colosse, ce joyeux vivant portait une bonne grosse tête frisée de comte allemand. Le régime qu’il suivait lui conservait, aux approches de la cinquantaine, le teint frais, l’œil vif, et la bouche vermeille de l’adolescence.

En l’apercevant, Cyrano poussa un soupir satisfait :

— Bacchus soit loué ! murmura-t-il, nous arrivons à temps. Il n’en est, je crois qu’aux préliminaires. L’oracle n’est pas encore ivre !

Et, poussant sans plus de façon son jeune compagnon devant lui :

— Saint-Amant, dit-il, je te présente mon ami, le Chevalier Mystère.

Le bon goinfre resta la fourchette en l’air.

— Le Chevalier… comment ?

— Mystère, affirma péremptoirement le poète.

— Ah ! fort bien. Asseyez-vous donc tous les deux.

Il leur désigna d’un geste deux tabourets en face de lui.

— Tels que tu nous vois, le Gros – c’était le sobriquet qu’avait décerné à Saint-Amant son ami le comte d’Harcourt – nous sortons de la place Royale…

— N’en dis pas plus long, Savinien mon fils. Je comprends votre air sinistre… Le jeune homme a dû s’amuser follement place Dorique !

— Hé ! hé ! il ne s’y est pas autant ennuyé que tu parais croire… Quoi qu’il en soit ce n’est pas là ce qui nous amène. Et d’abord, sache que le Chevalier ici présent est mon meilleur ami…

— Depuis quand ? demanda Saint-Amant.

— Depuis cet après-midi, trois heures… au carillon de la Samaritaine. C’est le moment exact auquel il a eu l’esprit de m’empêcher d’être écharpé par les bonnes gens du Pont-Neuf.

11

… LES POÈTES CONSPIRENT

Cette affirmation tranquillement faite par le Gascon fit sursauter Saint-Amant qui manqua s’étrangler.

— Ah ! çà, qu’est-ce que tu me contes là ! s’écria-t-il après avoir bu.

— C’est juste, avoua Cyrano, tu ne peux savoir encore… J’ai tué le singe de Brioché.

— Hein ?… tu as…

— Tué le singe ! Et je crains fort d’avoir également endommagé le maître, plus quelques olibrius sans importance…

— C’est différent ! c’est bien différent ! souffla sentencieusement le géant.

Ces incohérentes révélations avaient plongé le joyeux colosse dans la plus profonde perplexité. Brusquement il partit d’un gigantesque éclat de rire :

— Admirable matière à mettre en vers burlesques, dit-il. Je veux composer une nouvelle Crevaille, celle du singe…

— Il ne faut pas rire, mon ami. Ce que nous avons à t’apprendre est des plus sérieux.

— Est-ce possible ? Alors, sois clair, car tu parles par énigmes, comme la défunte Sibylle de Cumes.

— Tu as raison. Je vais reprendre les choses de plus haut.

Le bon goinfre étendit vivement le bras.

— Savinien, mon fils, tu vas commencer un discours… attends.

Et appelant une servante :

— Gavotte ! à boire pour ces gentilshommes. Il n’y a rien qui fatigue autant que de parler sans boire.

Puis les brocs apportés et les gobelets remplis :

— Là, maintenant je t’écoute !

— Sache donc que le Chevalier est arrivé à Paris la nuit dernière, venant de l’armée d’Artois…

— Quel corps ? fit Saint-Amant, Gassion ? Rantzau ?

— Gassion ! dit le Chevalier.

— Parfait.

— Comme je te le disais en débutant, ce tantôt il m’a sauvé la vie au péril de la sienne, ce soir il a tiré des griffes de ce vilain Monsieur et de ses vauriens une charmante demoiselle de la Reine, et cette nuit il a fait ses premières armes à l’hôtel de Rohan, où, du même coup, il a su conquérir les bonnes grâces des duchesses et de Madame de Guéménée, et les mauvaises grâces de l’abbé de Gondi.

L’auditeur hocha la tête admirativement.

— Ce dernier exploit passe les autres, voilà ce qui s’appelle ne pas perdre son temps.

— Attends ! Tu ne sais rien encore ! Entre-temps, il a trouvé moyen de se faire dépouiller d’une énorme fortune qu’il portait sur lui…

— Une fortune ?…

— Énorme, oui mon ami ! Tel que tu le vois, le Chevalier possédait à son arrivée à Paris un trésor incalculable. Or ce trésor lui a été ravi en un tournemain ; si bien que, riche comme Crésus hier soir, il est, à cette heure, un peu plus pauvre que Job.

Saint-Amant avait suspendu ses exercices gastronomiques ; il promenait de Cyrano au Chevalier des regards ahuris. Le mystifiait-on ? Non, ses deux vis-à-vis étaient sérieux comme des augures : le soldat avec sa figure sage de fille, et le poète tout à l’animation de son récit.

— Buvons un coup ! conseilla-t-il doctoral. In vino veritas !

— Mais, dit Cyrano, je vois que tu ne comprends pas très bien ! C’est que tu ne connais pas l’histoire du coffret.

— Quel coffret ?

— Le coffret dans lequel était scellée la fortune du Chevalier.

— Elle tenait donc dans un coffret ?

— Saint-Amant, mon bon, ton esprit, d’ordinaire si lucide, est obscur en diable ce soir. Décidément, tu ne comprends rien…

— C’est que je n’aurai pas encore assez bu, dit philosophiquement le joyeux compère.

Cyrano se tourna vers son ami qui, écoutant en silence, se demandait où on allait en venir.

— Chevalier, mon cher enfant, je vais te demander une marque de ta confiance. Le gentilhomme que voici s’appelle Marc-Antoine Gérard de Saint-Amant. Sous les apparences folâtres d’un gros biberon, il cache modestement un esprit exquis et une sagesse profonde…

— Savinien, tu me remplis de confusion !

— Tais-toi, gros muid ! Jamais il n’y aurait assez de confusion dans le monde pour t’emplir tout entier !… – Tel qu’il est, Chevalier, je professe pour lui une amitié que je ne prodigue point.

— Et que je te rends…

— Laisse-moi parler. – Avant d’échouer sur ce banc de taverne où il occupe, à charbonner des rimes burlesques, les loisirs que lui laisse un insatiable estomac, il a servi glorieusement sur mer et dans les pays étrangers. Il fut honoré, pour des missions secrètes, de la confiance du Roi… Il a vu l’Angleterre, les Flandres, les Allemagnes, l’Italie.

— La Turquie un peu !… Ce sont de tristes pays, qui manquent des choses les plus essentielles. On n’y trouve point de bons cabarets !

— Pour tout dire en deux mots : la vaillance de son épée ne le cède point même à celle de sa fourchette, et les capacités de son esprit surpassent encore celles de son abdomen.

Le Chevalier, de plus en plus interloqué, écoutait cette étrange présentation que Cyrano avait débitée du ton le plus sérieux.

— Voilà pourquoi je t’ai amené ici, concluait le Gascon en lui touchant l’épaule. Dans les circonstances difficiles que nous traversons, j’ai pensé qu’il convenait de faire appel à cet esprit et, si besoin est, à cette vaillance.

— Ils te sont acquis, mon fils… À toi et à ton ami le Chevalier ! dit cordialement le gros soupeur en attaquant un nouveau plat.

— Te tairas-tu, mort peste !… – Saint-Amant est de plus un homme de ressources, il est en faveur auprès de hauts personnages dont l’appui peut nous être utile. La belle et savante duchesse de Nevers l’apprécie…

— La Princesse Marie daigne, en effet, m’honorer de son amitié !

À ce nom de Nevers, qui lui rappelait le souvenir de sa jolie marraine, le Chevalier se sentit définitivement mis en confiance.

— Je vais donc te prier, conclut le poète, de m’autoriser à remettre à la discrétion de ce bon gentilhomme ce que tu as bien voulu me confier de ton histoire. Je te réponds de lui comme de moi-même !

Sans une hésitation, Mystère répondit :

— M. de Bergerac, en vous confiant mon secret, je vous ai permis d’en user à votre guise. C’est à vous de juger seulement ce qui peut en être révélé et ce qu’il convient d’en taire, comme pouvant compromettre d’autres personnes.

— Voilà qui est bien dit ! approuva Saint-Amant, en tendant sa large main. C’est parler en soldat.

Puis, se tournant vers Cyrano :

— Ah çà ! c’est donc bien grave ? interrogea-t-il en allumant une pipe de terre à long tuyau.

— Tu vas pouvoir en juger : le Chevalier ne se connaît pas de famille, il a été élevé par des reîtres, va comme je te pousse…

— Excellente éducation !

— L’un de ces hommes conservait, dans une cassette, certains papiers sur lesquels il fondait des espoirs de fortune. Or cet homme s’est fait tuer !

— Circonstance regrettable ! Mais c’était son métier.

— Avant de mourir, il a pu toutefois se confesser à un prêtre et il lui a révélé le secret de ses espérances.

— Elles reposaient sur notre jeune ami ?

— Tu l’as deviné ! Mais celui-ci en ignore le détail. Il sait uniquement qu’elles devaient se réaliser sitôt après la remise de la cassette à un tiers…

— Puis-je savoir à qui ?

— Le Chevalier l’ignore. C’est par un intermédiaire que le coffret devait parvenir à destination.

— Et le nom de cet intermédiaire ?

Du regard Cyrano interrogea le Chevalier.

— M. de Guitaut ! fit délibérément celui-ci.

— M. de Guitaut. Le capitaine des gardes de la Reine ?

— Lui-même !

— Bien ! Et… avez-vous vu M. de Guitaut ?

— Je lui ai fait savoir la mission dont j’étais chargé. Il m’a répondu de « venir sans retard, avec le coffret ».

— Alors ?

— Le jour même de mon arrivée, en mon absence, la malle qui renfermait ce dépôt a été fouillée ; le coffret a disparu.

Saint-Amant retira de sa bouche le long tuyau de terre ; des flocons de fumée grise s’échappèrent de ses lèvres. – Signe de vive émotion. – Puis, ayant secoué la tête, il demanda :

— M. de Guitaut savait-il l’adresse du Chevalier ?

— Non, fit le jeune homme surpris de cette question.

— A-t-il pu le faire suivre ?

— Je ne suis pas rentré chez moi.

Saint-Amant respira :

— Le coup ne vient donc pas de ce côté. Cela m’eût surpris de ce loyal et fidèle officier… Continuez !

— C’est tout !

— C’est peu !… Voyons donc ! Outre le coffret, n’a-t-il rien disparu ?

— Rien, ma bourse même s’est retrouvée intacte.

— Quelqu’un connaissait-il l’existence de cette cassette ?

— Personne ne la sait encore en ce moment, que nous… et M. de Guitaut.

— Et le voleur, compléta Saint-Amant. Cela s’embrouille !

Coup sur coup, il tira plusieurs bouffées, puis, au sein de son nuage de fumée, il demanda :

— Dites-moi, où étiez-vous logé ?

— Dans une petite maison, proche le collège de Navarre. Chez la Barbette.

— Et c’est le jour même de votre arrivée que la chose s’est faite !

— Le jour même !

Durant un bon moment, le nuage fumeux s’épaissit. Saint-Amant classait ses idées.

— Aviez-vous des voisins ?

— Aucun. L’hôtesse seule habitait le premier étage et moi le second.

— Cette hôtesse, la Barbette m’avez-vous dit, quelle femme est-ce ?

— Une petite commère, assez bizarre, un peu folle m’a-t-il semblé. Elle m’a parlé d’un homme qui avait habité quelques jours ma chambre et qui en était délogé la veille même… Je me rappelle à ce propos un détail assez plaisant. Ce locataire serait parti brusquement… à cause du vent

— À cause du vent ? répéta Saint-Amant à travers son nuage.

— Oui ! fit le Chevalier surpris. Est-ce que cela vous mettrait sur la piste ?

— Allons doucement… Le nom de ce personnage ?

— M. Bernard !

La pipe, anxieuse, floconne derechef.

— Bernard ?… non !… Je ne connais point cela. Et pourtant, le vent !

— Vous croyez comme moi que ce Bernard est pour quelque chose dans mon affaire… C’est lui, n’est-ce pas, ou quelqu’un des siens, qui…

— Hé là ! pas si vite ! Vous vous hâtez trop de conclure. Non ! Tout indique au contraire que ce monsieur Bernard n’est point votre voleur.

— Qui donc, alors ?

— C’est plutôt… Eh ! oui, morbleu !…

— Qui ? haleta le Chevalier déjà prêt à bondir l’épée au poing sur son voleur. Qui ?

— Le vent ! dit posément la voix du nuage.

Les deux amis ouvrirent de grands yeux. Les questions se pressaient sur leurs lèvres. Mais, avec sa lenteur méthodique, Saint-Amant avait commencé à bourrer une seconde pipe. Ils durent attendre qu’il eût terminé cette grave occupation.

— C’est étonnamment limpide, reprit l’augure en soufflant vers les solives une bouffée odorante, ce ne peut être que le vent ! Nul ne connaissant la cassette, nul ne pouvait l’aller chercher…

— Pourtant elle a disparu !

— Parbleu !… Seulement celui qui l’a trouvée ne la cherchait point. Il cherchait autre chose. Et nous savons quoi.

— Nous savons quoi ? s’effarèrent ensemble les deux amis.

— Il cherchait M. Bernard.

— Alors, s’écria le Chevalier, si l’on n’en avait point à moi, ni à ma cassette… on va me la rendre.

— Hum ! grogna le gargantua de la Pomme de Pin. Pour ça, minute… c’est différent !…

— À quoi pourrait-elle servir aux ennemis de ce Bernard, que je ne connais point ?

— Dieu ! que ce jeune homme est bouillant !… Il reste à savoir précisément si cette trouvaille inattendue n’intéresse pas ceux aux mains de qui le Hasard l’a placée.

— Qui soupçonnes-tu donc ? fit Cyrano inquiet.

— Je te l’ai dit ! Le vent !

— Ah çà, tu me la bailles belle avec ton vent ! Je n’ai point de goût pour les énigmes. Quand je combats j’aime à voir les yeux de mon adversaire. Explique-toi, sandious ! Qu’entends-tu dire avec ton vent ?

— Savinien, mon fils, tu es encore plus impétueux que ton ami. Contente-toi de cette explication. Je n’en ai pas de meilleure à te donner pour ce soir. Demain, il fera jour encore !

— Que devons-nous faire en attendant ?

— Rien !

D’impatience Cyrano bondit sur son tabouret. L’autre le calma d’un geste :

— Rien, tant que nous ne tiendrons pas la clé de l’énigme… c’est-à-dire M. Bernard !

Le pétulant Chevalier s’écria naïvement :

— Cela sera-t-il long ?

La large face du géant s’épanouit en un rire formidable.

— Vrai, tu m’en demandes trop, petit… Tout ce que je puis te dire, c’est qu’à dater de ce soir tu peux compter corps et âme sur Saint-Amant.

— Et sur Bergerac ! affirma péremptoirement Cyrano.

— Merci, mes amis !… Merci du fond de l’âme.

Les trois compagnons se serrèrent la main d’une seule étreinte.

— Dès demain, reprit Saint-Amant, nous nous mettrons en campagne. Je verrai la duchesse de Nevers. Elle connaît tant de gens, qui sait si elle ne connaîtra pas notre homme !

 Oh ! un si mince personnage !

— Hé ! hé ! sait-on jamais ? Maintenant, soupons ! C’est ce que nous avons de mieux à faire, quant à présent. Ces émotions doivent nous avoir creusés.

— Ma foi, avoua le jeune homme, depuis ce matin que j’ai déjeuné en sortant du Louvre, je commence à me sentir faim.

— À la bonne heure ! Cela me plaît ! applaudit le goinfre.

Et remarquant les regards effarés que jetait le petit homme sur les reliefs de son récent festin, il s’empressa d’expliquer :

— Je viens seulement de dîner… Il me reste encore à souper !

Le Chevalier resta béant devant un si respectable appétit. Pendant cela, Saint-Amant ordonnait le menu, qu’il choisissait copieux, solide et largement arrosé des meilleurs crus.

Quelques instants plus tard, on n’entendait plus, dans le fond de la salle où nos deux jeunes gens faisaient vis-à-vis à l’incomparable Saint-Amant, qu’un bruit joyeux de fourchettes et de verres.

Le Gros ne s’était pas vanté. Il faisait honneur aux plats, avec la même ardeur que s’il se fût relevé d’une longue diète. Cyrano, livré à ses pensées, buvait plus qu’il ne mangeait. Quant au Chevalier, il tenait tête hardiment à ses deux compagnons, mangeant et buvant également avec un bel appétit juvénile. Saint-Amant le regardait faire avec des yeux de connaisseur, approuvant par des hochements de tête satisfaits.

— Savinien, dit-il la bouche pleine d’un pilon de volaille, ce qui me plaît dans ton ami, c’est que ses malheurs ne lui ont pas coupé la faim…

— Oui, fit évasivement le poète, rêveur.

— Ah ! çà, tu ne manges pas, toi ! Qu’as-tu encore ?

— Rien !

— Hum ! Gageons que tu es préoccupé… et que je sais par quoi ?

Le gros homme continua, impitoyable :

— Petit, il faut que tu saches que cet homme, brave jusqu’à la témérité, a peur d’une seule chose au monde… Et de quelle chose ?… Un rien… Juges-en plutôt. Cyrano l’intrépide tremble devant… un chapeau !

— Saint-Amant, fit le ferrailleur, dont la figure s’empourpra.

— Il est vrai que ce chapeau est rouge !

Le Chevalier, amusé, éclata de rire :

— Singulier pays que celui-ci, dit-il. On n’y craint ni Dieu, ni diable, mais les uns ont peur du vent et les autres d’un chapeau !

Cyrano l’interrompit :

— Plus bas, malheureux. Tu ne sais pas d’où ce vent-là souffle, et quelle tête coiffe le chapeau en question.

— Hé ! parbleu, que m’importe ! Je ne sais qu’une chose moi, c’est qu’on m’a volé ma cassette et que j’irai la chercher là où elle est, quand le vent soufflerait de l’enfer, et en dépit de tous les chapeaux du monde – y compris celui de M. le Cardinal lui-même !

— Bravo ! voilà qui est parler, applaudit Saint-Amant. Buvons un coup de vieux chinon… Je propose la santé de M. Bernard !

Le Chevalier tendit bravement son verre.

Mais Cyrano ne se déridait pas.

— Allons ! dit le jeune homme. Vous êtes inquiet !

— Eh ! sandious ! on le serait à moins. Donnez-moi vingt hommes à combattre, cent, si vous voulez – mille au besoin – armés de bonnes rapières, et à la rigueur de solides bâtons. En plein air, et au beau soleil, que je voie d’où viennent leurs coups et où les miens portent ! Mais combattre dans l’ombre, contre des fantômes, brr !

Ceci fut dit d’un tel accent de terreur que le Chevalier navré s’écria :

— Alors, nous ne pouvons pas compter sur vous ?

— Hein ! quoi ! fit le Gascon en relevant fièrement la tête. Que dis-tu là ? Ah ! çà, pour qui prends-tu donc Cyrano de Bergerac ! Vienne la bataille, je suis à tes côtés et tu ne me verras pas rompre d’une semelle…

Rassurés, les autres applaudirent. Ils retrouvaient leur batailleur ami.

Lancé, cette fois, le poète s’exaltait.

— Un voleur, après tout, n’est qu’un voleur ! Si celui-là a figure de Cardinal, tant pis pour lui !

— Nous n’en savons rien encore, voulut interrompre Saint-Amant.

— Il faudra bien d’ailleurs que ces fantômes prennent des corps… et quand nous aurons devant nous des hommes de chair et d’os, sandious !…

Le juron siffla comme une lame.

— Ah ! comme je voudrais en tenir un là ! soupira le Chevalier de sa voix de fille.

D’une moue belliqueuse Saint-Amant indiqua le peu de prix qu’il donnait de cet adversaire hypothétique.

Une griserie joyeuse commençait à monter à la tête des trois compagnons.

— Mes amis, résuma Cyrano, je n’aime point beaucoup la politique ; c’est un jeu de dés pipés où le plus vaillant perd… On y trouve rarement la fortune, souvent la corde. Mais pour cet ami j’irais au bout du monde et malheur à qui se mettra en travers du chemin !…

Saint-Amant coupa la brillante période de son camarade.

— Vois donc ! fit-il d’un air de commisération.

Depuis quelques instants, un pauvre hère rôdait autour de la table, jetant des regards d’envie du côté des bouteilles et des plats.

— Hé ! Mais, c’est Linières ! s’écria Cyrano.

— Il a l’air d’avoir faim, remarqua le Chevalier, apitoyé par cette figure pâle où bourgeonnait un nez de rubis.

— Hé ! Linières !

Le famélique personnage ne se fit pas répéter cet appel.

— As-tu faim, mon bon ?

— Un peu, bégaya Linières.

— Et soif ?

Les yeux du pauvre sire s’allumèrent.

— Beaucoup !

— Alors mets-toi là.

La maigre personne de Linières s’insinua entre les convives, qui n’eurent pas besoin de se serrer pour lui faire place.

— Mange… dit Cyrano.

— Et bois !… ajouta Saint-Amant.

Sans attendre l’invitation, le sympathique ivrogne avait déjà commencé à engouffrer sans bruit, dans le coffre étroit qui lui servait de poitrine, des monceaux de victuailles et des flots de liquide.

Sans plus s’occuper de leur invité, les trois amis avaient repris leur conversation. Animés par la chaleur des vins et la satisfaction qui accompagne les digestions faciles, ils ne parlaient de rien moins, à présent, que de mettre Paris à feu et à sang pour retrouver la cassette du Chevalier.

Cyrano, qui avait oublié ses terreurs, se montrait le plus enragé des trois… il offrait d’aller la chercher sur l’heure au Palais-Cardinal. Si bien que le Chevalier devait le calmer.

La nuit s’avançait, les flacons se vidaient, l’ardeur belliqueuse des convives grandissait.

— Mildious ! jurait Cyrano, en heurtant la table du poing, que Saint-Amant retrouve seulement ce Bernard et nous verrons bien !

— Soyons prudents ! conseillait le petit soldat, dont la langue commençait à s’empâter.

Sans perdre une bouchée, Linières ouvrait de grands yeux effarés, tout en veillant à l’équilibre des bouteilles que la violence de Cyrano menaçait sans cesse d’ébranler. Le malheureux se demandait après qui ces trois terribles compagnons pouvaient bien en avoir.

— Soyons prudents ! répétait avec obstination le Chevalier. Et voyons surtout d’où vient le vent !

Linières souffla à l’oreille de Saint-Amant :

— Qui donc est ce circonspect jeune homme ?

Le gros réjoui, dont le teint brillait de tous les feux de l’enfer, se pencha et lui glissa en confidence :

— C’est un grand seigneur déguisé…

— Ah !

— Regarde-le bien ! Il est venu à Paris tout spécialement pour mettre à mal M. le Cardinal…

L’ivrogne abasourdi faillit s’étrangler.

— Et comme il est des amis de Cyrano et des miens, continua Saint-Amant imperturbable, nous lui prêtons nos épées…

Linières dut boire un large coup pour se remettre de son émotion.

— Vous croyez réussir… à vous trois ?

Saint-Amant le regarda d’un air de dignité offensée.

— En doutes-tu ? D’ailleurs, si nous avons besoin d’un quatrième, tu es là.

Du coup, le pauvre hère faillit passer sous la table. Il n’était pas au bout. Le mystificateur ajouta sans sourciller :

— Ce jeune seigneur ayant l’honneur d’être notre ami, tu n’hésiterais pas, je l’espère, à te faire hacher, pour son service, en menus morceaux…

— Évi… demment ! bégaya Linières, avec une grimace de perplexité.

Désormais, ce fut avec des yeux prévenus qu’il regarda ses voisins. Cyrano continuait à tonner et le Chevalier à recommander la prudence, mais avec des regards et un ton de voix qui achevaient de donner la chair de poule au malheureux ivrogne !

À cette heure, Linières n’eût pas donné deux sols de la peau du Cardinal… Il en eût été d’autant plus empêché que pour les donner il eût fallu les avoir !

12

LE MAUVAIS
VENT

Minuit sonnait – heure indue pour l’époque – lorsque le Chevalier se leva de table et prit congé de ses amis.

Le brave petit homme avait la tête un peu lourde. Il faut convenir qu’on l’aurait eue à moins.

Non point que le vin et la bonne chère l’eussent enivré ; au cours de son existence de soldat, il avait connu de bien autres ripailles ! Non ! C’est une griserie toute différente qu’il éprouvait, celle que donnent trop d’événements successifs… un défilé trop rapide de choses et de gens… et surtout trop de paroles entendues.

Que de mots ! les oreilles lui en bourdonnaient. Les propos alambiqués de la place Royale se mêlaient dans sa cervelle aux burlesques plaisanteries du cabaret. Le tout formait un fatras inextricable, dans lequel il finissait par ne plus rien démêler.

Que d’aventures également ! Plaisantes ou tragiques, heureuses ou néfastes, elles se précipitaient depuis le matin les unes par-dessus les autres, sans lui laisser le temps de souffler ni de se reconnaître.

Ouf ! que d’émotions ! Non, jamais, même aux pires journées de bataille, il ne se rappelait en avoir ressenti d’aussi nombreuses. Il y en avait de toutes sortes, depuis les plus douces, jusqu’aux plus violentes.

Deux impressions dominaient :

La joie de sentir battre, à l’unisson du sien, le cœur vaillant de ses deux amis. Et quels amis ? L’intrépide et romanesque Cyrano, le sage et athlétique Saint-Amant !

Et puis, par-dessus tout, la douce émotion que lui donnait l’éveil, au fond de lui, d’un sentiment inconnu, délicat et suave, semblable à l’éclosion d’une tendre fleur, mouillée de rosée et embaumée de tous les parfums de la terre.

Oh ! cher grand Cyrano ! cher gros Saint-Amant !… Chère jolie petite Claire !…

Et même, pendant qu’il était en veine de tendresse, cher bon ivrogne de Linières ! si drôlement pitoyable avec sa maigre figure d’affamé.

Pour un peu le Chevalier eût béni jusqu’à son voleur. Pourquoi pas après tout ? Ne lui procurait-il pas l’occasion de mettre à l’épreuve ces rares amitiés ?

Avec tout cela l’excellent jeune homme tombait de sommeil.

Cyrano lui avait offert de l’emmener coucher chez lui, rue Grénetail, au Mouton Blanc, mais le judicieux Saint-Amant s’était opposé à cet arrangement.

— Puisque le hasard a fait confondre le Chevalier avec un autre personnage, cette méprise, qui a eu des conséquences fâcheuses, peut en produire d’heureuses par la suite. Dans notre embarras, il convient de tout mettre à profit. Aussi mon avis est-il que notre ami doit réintégrer son ancien logis.

Cette sage motion avait obtenu l’assentiment général et l’on s’était séparé avec de grands embrassements, en prenant rendez-vous pour le lendemain matin.

Tout cela repassait en tumulte dans la tête du Chevalier pendant qu’il se hâtait vers son lit.

Tant bien que mal, il s’était tiré du dédale de la Cité et avait gagné la barrière Maubert.

Là il se reconnaissait un peu mieux. Il lui suffisait de longer la clôture des Carmes et de gravir les rampes de la montagne Sainte-Geneviève pour aboutir au collège de Navarre et, en face, au logis de la Barbette. Il poursuivait donc son chemin, dormant tout debout. L’ombre était épaisse autour de lui.

Il venait de dépasser la rue Judas, lorsqu’il s’arrêta net, réveillé en sursaut… Une masse sombre venait de le frôler…

Ses amis l’ayant chapitré sur les surprises des nuits parisiennes, il porta la main à la garde de son épée et, dans cette attitude, prêt à dégainer, l’œil et l’oreille au guet, il continua sa route.

Il ne s’était pas trompé ! Un pas assourdi accompagnait le sien.

— Si c’est quelque coupeur de bourse, pensa-t-il, il va trouver à qui parler.

L’ombre marchait, à présent, devant lui, sans se détourner ; il la vit glisser silencieusement devant sa porte.

— Allons, me voici arrivé !… Bonsoir !… Voilà une journée de finie !

Il avait déjà introduit son passe-partout dans la serrure, quand une voix, ou plutôt un murmure presque imperceptible, le fit tressaillir.

— Il souffle un mauvais vent cette nuit !

La nuit était calme et sereine. Pas un souffle ne troublait l’air. Pourtant cette phrase, il l’avait entendue, la voix l’avait bien prononcée.

Le Chevalier prêta l’oreille. Plus rien ! Allons ! Il avait été le jouet d’une hallucination. La préoccupation de son esprit s’était matérialisée, concrétisée dans cette formule étrange, vide de sens réel.

Il allait passer outre, en riant de sa méprise, quand le même murmure vint caresser son oreille.

Cette fois la voix disait :

— J’ai des nouvelles de M. Bernard.

— Par mon étoile, jura intérieurement le Chevalier, ce coup-ci j’ai bien entendu.

Vivement, il fit un pas du côté d’où venait la voix. Il réprima un cri de surprise. Dans l’ombre, un homme – celui qu’il venait de croiser – le regardait fixement, un doigt posé sur les lèvres.

Brusquement, l’inconnu fit volte-face et de son pas assourdi traversa la rue. Le jeune homme s’élança sur ses traces. Il le vit tourner sur la gauche, le long du collège de Navarre.

La pensée d’un guet-apens traversa son esprit.

— Bast ! Voyons toujours ce qu’on me veut.

Décidé à en avoir le cœur net, il s’assura que sa lame jouait bien dans le fourreau, puis il s’engagea, à la suite de l’homme mystérieux, dans la cour Clopin. C’était une sorte de courte impasse, qui s’achevait par un brusque retour d’équerre.

Là s’ouvrait une cour d’aspect campagnard où nul regard indiscret ne pouvait plonger de la rue. Il aperçut, à la faible lueur d’un falot appendu à la muraille, un cheval sellé et bridé, attaché à un anneau.

L’inconnu l’attendait auprès du cheval, le visage éclairé d’un rire jovial et se frottant les mains avec les apparences de la plus vive satisfaction.

De suite, le bouillant Chevalier engagea la conversation :

— Monsieur, vous venez de prononcer quelques paroles qui m’ont mis en goût d’en entendre davantage. J’espère que vous allez m’expliquer…

— Chut ! interrompit l’inconnu.

De son doigt tendu, il désigna le côté de la rue d’où ils venaient, et où se trouvait la maison du Chevalier.

— Pourtant…

— Chut ! fit de nouveau le personnage.

Puis, tout d’une traite, il murmura :

— Il ne faut pas rentrer chez la Barbette ; tout est découvert… La maison est gardée.

— Par qui donc ?

— Par les gens de l’homme rouge, parbleu ! Voilà deux heures que je vous attends… J’ai vu arriver les archers du Châtelet et les gardes de Son Éminence.

— Tiens, tiens !… Dites-moi donc, l’ami, qui vous a chargé de veiller si précieusement sur ma personne ?

— Qui ? fit l’autre, en clignant de l’œil d’un air malin. Hé ! hé ! vous le savez bien !

Le jeune homme allait-il riposter qu’il n’en savait pas le premier mot, heureusement il réfléchit à temps que ce serait le vrai moyen de ne jamais l’apprendre. Évidemment, on le prenait pour un autre, pour quelque complice, le mieux était de jouer le rôle jusqu’au bout.

— Parbleu ! oui, répliqua-t-il, je sais qui vous envoie – (du diable si je m’en doute !) – même je vous prie de le remercier de ma part.

— Vous êtes plaisant avec vos remerciements… On ne vous a donc pas prévenu que le vent était mauvais ?

— On aura négligé cette précaution.

— Quelle imprudence !… C’est donc cela que je ne vous ai pas trouvé à l’autre endroit ?…

— Précisément, fit le Chevalier, à tout hasard.

— En ne vous voyant pas, j’ai flairé un impair et je suis allé voir la personne. C’est elle qui m’a envoyé vous guetter ici…

Le Chevalier comprenait de moins en moins, il répliqua pourtant d’un air entendu :

— À la bonne heure ! Voilà ce qui s’appelle une heureuse idée.

— Certes !… il était temps. Vous alliez donner tout droit dans le piège !

— Bigre !

— Bonne prise pour M. le Cardinal !

— Je crois bien ! fit le Chevalier en frissonnant de confiance.

En même temps il pensait in petto :

— La conversation peut durer longtemps de ce train, sans que j’en sois plus avancé !

Il se décida à brusquer.

— Ne perdons pas de temps, dit-il. Arrivons aux choses essentielles. Parlons un peu de… M. Bernard. Ne m’avez-vous pas dit que vous m’apportiez de ses nouvelles ?

— Sans doute !

— Tant mieux ! tant mieux ! – Hem !… Et… sa santé est-elle bonne à ce cher ami ?

L’autre s’esclaffa :

— Décidément, vous aimez à rire ! Si sa santé vous intéresse, vous pourrez lui en demander bientôt des nouvelles.

— Je vais donc le voir ?

L’inconnu s’était appuyé à la croupe du cheval. Il haussa les épaules.

— Sans cela, voyons, vous et moi serions-nous ici ?

« Tenez, ajouta-t-il en tirant de sous son manteau un paquet scellé, qu’il tendit à son interlocuteur, voici pour lui.

Le Chevalier était simple et loyal ; il hésita donc à prendre ce paquet qu’on lui remettait avec une confiance si déplacée. Un moment même, il eut l’idée de détromper l’imprudent messager.

— Vous ne venez donc pas de la part de M. Bernard ? demanda-t-il.

— Eh ! tudieu, non, puisque c’est vous qui êtes chargé de lui porter mes messages !… Allons, prenez !

Le jeune homme avait réfléchi. S’il ne profitait pas, par un scrupule exagéré, de la chance qui s’offrait à lui, il perdait la piste de M. Bernard… et par conséquent celle de sa cassette.

— Eh bien ! qu’attendez-vous ? s’impatienta l’autre. Vous semblez avoir la tête je ne sais où…

— C’est vrai ! C’est ce mauvais vent, voyez-vous, qui l’aura troublée…

L’inconnu rit silencieusement, tandis que le jeune homme, enfin décidé, prenait le pli et le serrait dans sa poche.

— Ma foi ! pensa-t-il, j’en serai quitte pour remettre cela à M. Bernard… Ce sera une occasion de faire sa connaissance.

Au fait, il ne savait pas encore en quel endroit le prendre, ce Bernard. Il s’informa :

— Où dois-je trouver le destinataire ? demanda-t-il tout haut.

— Toutes les indications sont là ! L’Ange a mis un mot pour vous.

— Allons bon ! se dit intérieurement le Chevalier, me voilà en correspondance avec les anges, maintenant…

L’autre venait de détacher sa monture.

— Si vous m’en croyez, ne tardez pas !… En route et bonne chance !

— Attendez, sapristi ! un mot encore. D’où vient ce paquet ?

— D’où vous savez !…

— Oui, certes ! Mais qui vous l’a remis ?

— L’Ange !

— C’est juste !… De la part de qui ?

— De la part de la Déesse, parbleu ! lança l’inconnu, le pied à l’étrier.

— Sans doute ! – (Quoi, l’Olympe à présent !) – mais…

Le jeune homme n’eut pas le temps d’achever une nouvelle question. L’inconnu avait sauté en selle prestement et, prenant le galop, il dévalait déjà les pentes de la montagne. Déconcerté, Mystère allait s’élancer pour le suivre, mais il se rejeta brusquement dans l’impasse.

En face de lui, il venait de voir s’ouvrir la porte du logis de la Barbette. Avertis sans doute par le bruit du galop, des hommes apparaissaient dans l’embrasure.

L’un d’eux cria d’une voix forte :

— Arrêtez !

Le cavalier, à qui l’ordre s’adressait, ne tourna pas la tête. Au contraire, piquant des deux, il fila à fond de train, en se baissant sur l’encolure de la bête.

Alors, une lueur subite troua l’ombre, tandis qu’un bruit sec déchirait l’air.

Le Chevalier s’était renfoncé dans la ruelle.

Il reconnut ce bruit, familier à son oreille.

— La poudre parle ! Hé ! hé ! les choses se gâtent !

Le galop continuait au loin, assourdi ; le fugitif avait dû tourner, sans encombre, le bas de la pente.

— Trop loin ! fit une voix. Nous l’avons manqué !

— Pas de chance ! répondit-on de l’intérieur.

Puis les hommes rentrèrent et la porte se referma.

— Cette fois, se dit le Chevalier, il n’y a pas à le nier, je nage en pleine aventure.

La tête lui tournant, il s’assit sur une borne cavalière, et retira son chapeau.

Il était toujours au fond de son cul-de-sac, dans la petite cour Clopin, qu’éclairait vaguement le falot. Éveillé sans doute, par le bruit inaccoutumé, près de là un coq chanta.

Alors, le Chevalier se prit à réfléchir, autant du moins que le lui permettait le désordre de son esprit.

— Depuis que mon étoile m’a conduit ici, on me prend pour un autre, c’est l’évidence même !… Qui est cet autre ?… Un compère de M. Bernard ?… Qui est M. Bernard ?… Un homme qui craint le vent !… Le vent ?

« Corbleu ! il a raison, ce vent est joliment brutal, et il lui arrive de charrier du fer !

Il bâilla.

— En attendant, me voilà sans logis… Dans la rue !… Je ne finirai pas ma journée dans un bon lit… je l’avais pourtant bien gagné !

Il redressa la tête, eut un sourire.

— Dans quel monde fantastique suis-je tombé ? Tout ce qui m’arrive n’a pas le sens commun. Ce matin j’étais riche, au moins en perspective. Ce soir j’étais ruiné. Et me voilà de nouveau sur la voie qui mène à la fortune…

Les paroles de Cyrano, maudissant les intrigues sombres de la politique, lui revinrent en mémoire.

— À la fortune ?… Ou à la corde ?… Qui sait ?… Cela, nous ne le saurons qu’à la fin !

« Il n’y a plus à douter : tous ces gens qui s’agitent dans l’ombre et auxquels me mêle ma tutélaire étoile, sont de grands personnages. Une Déesse, sang du Christ ! ce n’est pas modeste, cela. Et M. le Cardinal ne s’inquiéterait pas aussi paternellement… des faits et gestes des premiers venus.

Le calme de la nuit avait rendu toute sa lucidité à l’esprit du petit Chevalier.

— Je commence à entrevoir que ce Bernard pourrait être quelqu’un tout à fait hors du commun !… Je verrai bien !

« Par exemple, ce qui m’échappe, c’est l’Ange ! Et cela m’intrigue.

« Car enfin, je veux croire que tout dans mon aventure n’est pas du hasard. Quelqu’un pourrait bien avoir donné un coup de pouce à la roue de l’aveugle Fortune, pour la faire rouler de mon côté !

« Le nocturne cavalier ne m’a-t-il pas dit être envoyé par l’Ange ?

Brusquement, une pensée vint interrompre le cours de cette méditation.

— J’allais oublier ! Il m’a dit aussi que l’Ange avait écrit un mot de son aile. Voyons cela !

Ce disant, le Chevalier tira de sa poche le message secret et se mit à l’examiner à la lueur vacillante de son falot.

Une suave odeur de musc en émanait.

— Odor di femina, fit-il en élargissant les narines.

Le paquet parfumé était fermé par des faveurs nouées en croix et attachées dans un petit anneau d’or.

— Une bague !

Le nœud défait, l’anneau lui resta dans la main.

— Voyons le chaton, il y a un chiffre gravé… La peste soit de ce falot, il éclaire comme pour l’amour de Dieu ! C’est un A… Un A ?… Me voilà bien avancé. Examinons le reste !

Il enfouit la bague dans sa poche et poursuivit l’inventaire. Ce ne fut pas long. Le reste, c’était un pli épais, cacheté de cire à la même initiale A. Comme unique suscription, ce pli portait un nom, qui n’avait plus rien à apprendre au Chevalier : c’était celui de M. Bernard.

Mais un petit billet s’échappait d’entre les faveurs, un mince chiffon de papier, pareil à n’importe quel autre… Eh ! non ! Avec ses deux mots d’adresse, tracés d’une main de femme, deux courtes syllabes : À vous !, celui-là avait je ne sais quel air coquet et gracieux de billet doux.

— Comme tout ce qui vient d’une femme a de charme ! pensa le brûlant jeune homme. Voilà un vulgaire papier, eh bien ! un parfum subtil s’en dégage, qui monte à la tête et vous grise…

Une singulière émotion fit trembler le billet au bout des doigts de Mystère.

— Non ! réfléchit-il, cela ne peut pas venir d’une indifférente. Pourquoi mon cœur battrait-il si violemment ?

« Ce chiffon vient d’elle… il a son parfum. Cette écriture légère et vaillante est la sienne. C’est la jolie petite main de ma brave compagne du Pont-Neuf, de ma délicieuse marraine, qui a tracé ces signes… Au fait, qui mieux qu’elle serait digne de porter ce nom céleste, ce nom gracieux et tutélaire : L’Ange !

« Oui, l’Ange gardien, c’est elle. Prévenue du danger que je courais en rentrant chez moi, elle m’a dépêché ce peu bavard inconnu. Seulement, crainte de se compromettre, elle a profité de la méprise dont je suis la victime ; elle m’écrit comme au messager… Que suis-je d’autre pour elle, d’ailleurs ? Je lui ai offert mon épée, elle la réclame… Elle me charge de cette délicate mission, elle remet son secret à ma loyauté…

Comme on voit, le Chevalier avait l’esprit prompt. Il ne lui fallait pas longtemps pour échafauder tout un roman.

Comme un éclair, une pensée zigzagua dans sa cervelle échauffée.

— Alors… elle connaît donc ce M. Bernard ?

« Eh ! vivadiou ! comme dirait Cyrano, je vais bien le savoir… Lisons !

Bouillant d’impatience, il déplia le papier et, à la lueur du falot, il lut, ou plutôt déchiffra péniblement :

55 devra éviter 22…

Les bras en tombèrent au lecteur. Il fit effort pour poursuivre :

Il trouvera 24 au lieu dit et le mènera… à l’heure convenue… où il sait !…

Cette fois c’en était trop. Au nez de ce destin qui le mystifiait sans vergogne depuis si longtemps, notre petit homme éclata de rire de colère et de défi.

Vraiment, c’était se jouer de lui avec trop d’acharnement !… Cette lettre… ce message providentiel… qui venait d’Elle, qui le menait vers la Fortune… ce n’était qu’un incohérent grimoire, un mélange innommable de mots incompréhensibles et de chiffres obscurs.

Il riait… et sa déconvenue était telle qu’il avait presque envie de sangloter.

— Allons Chevalier, balbutia-t-il, le diabolique Bernard t’échappe… Ce n’est pas aujourd’hui encore que tu tiendras la Fortune !

De dépit, il froissa rageusement le ridicule billet.

— On n’écrit pas en ce pays-ci plus clairement qu’on n’y parle. Pour comprendre ces gens-là, c’est une éducation à refaire.

D’un geste découragé il allait jeter le grimoire. Un scrupule le retint. Pouvait-il abandonner au vent de la nuit ce message, confié malgré tout à sa discrétion, à son honneur.

— Bast ! Pur hasard !

Tout à coup il poussa un cri de surprise. À l’envers du billet, il venait d’apercevoir ces mots – nets et précis ceux-là – péremptoires, impérieux comme un ordre, et doux comme une prière :

 

Pour le Chevalier Mystère.

 

Il ne s’était pas trompé, le destin ne le leurrait donc pas !

Ce papier, d’abord destiné à un autre, au messager habituel, son sosie, c’était bien à lui que décidément on l’envoyait.

Quant à se demander qui le lui adressait… Ô jeunesse !… Il n’hésita pas une minute à se désigner l’anonyme correspondant.

Le cœur battant il lut :

 

Soyez cette nuit, à une heure, hors la barrière Saint-Jacques. On vous y attend.

 

Et, plus bas :

 

L’officier de garde à la porte vous laissera passer en lui montrant la bague !

 

— À la bonne heure ! voilà qui se comprend ! exulta le Chevalier.

Et dans un mouvement de joie folle, passionnément il pressa le bienheureux papier sur ses lèvres.

Puis, sans plus de réflexion ni de méditation, il prit sa course. Il allait d’un train fou, guidé semblait-il par l’instinct… On l’attendait !

Comme il passait devant Saint-Jacques du Haut-Pas, le clocher tinta gravement une heure. Alors le jeune homme ne courut plus… Il avait des ailes… il vola.

Le cœur battant à rompre, il arriva, le tintement de l’heure vibrant encore dans l’air, au lieu du rendez-vous, à la sacro-sainte barrière Saint-Jacques !

13

LA CONSIGNE DE M. D’ARTAGNAN

La simultanéité des événements nous oblige encore à abandonner notre héros, au moment de son arrivée à la barrière Saint-Jacques. Il nous faut retourner à l’hôtel d’Aiguillon, où nous avons laissé deux seigneurs de bien autre importance : Son Éminence le Cardinal de Richelieu et monsignor Giulio Mazarini !

Mais peut-être n’a-t-on pas été sans s’apercevoir que nous ne nous éloignions qu’en apparence de nos amis quand nous passions à ces puissants personnages.

Tout ignorants qu’ils sont les uns des autres, et placés aux extrémités opposées de l’échelle sociale, il nous semble démêler qu’en ce moment il existe entre eux comme une chaîne obscure, avec un certain point de contact mystérieux.

De la barrière Saint-Jacques au Petit-Luxembourg, la distance est courte, d’ailleurs, et le chemin agrémenté de fort beaux jardins, où, à cette heure de nuit, il eût fait bon respirer l’air frais. Parmi les plus agréables, nous devons citer ceux de ce couvent des Carmélites, où nous avons appris que Sa Majesté la Reine Anne d’Autriche faisait précisément une retraite.

Qui sait si le point de jonction de nos personnages ne se trouve pas dans les environs de ces jardins-là ?

Nous voici donc revenus à l’hôtel de la nièce bien-aimée de Son Éminence, madame de Combalet, duchesse d’Aiguillon. Le sombre cabinet est tel que nous l’avons laissé.

Le puissant ministre, que tout le monde peut croire reposant dans son somptueux appartement du Palais Cardinal, est toujours là, veillant à la sûreté de l’État et à la sienne propre. M. de Mazarin, son conseiller intime, est encore en face de lui, en conférence secrète.

Pourtant, la scène s’est quelque peu modifiée : le vieillard s’est redressé et a repris son attitude impérieuse, tandis que le souple Italien, modeste jusque dans le triomphe, se fait tout petit, et se tient dans l’ombre, à sa place d’humble subalterne.

Richelieu va et vient impatiemment. Il réfléchit, il calcule. On va introduire d’Artagnan qu’il a fait mander, et, sous son vaste front, achève de s’élaborer son plan.

De son coin, Mazarin risque un tout petit mot.

— Votre Éminence est-elle soure de l’homme qu’elle choisit… ce Mousou d’Artagnan ?…

Le maître interrompt sèchement.

— C’est la loyauté en personne !

Mazarin se rencoigne, tout en esquissant une légère grimace. La loyauté n’est décidément pas son fort.

— D’ailleurs vous l’allez voir !

La porte vient en effet de s’ouvrir et Chavigny entre sans bruit, précédant un homme de taille moyenne, mais de belle prestance et de haute mine.

— Monseigneur, dit le confident, voici M. d’Artagnan.

Le mousquetaire est entré d’un pas assuré. Ayant salué, il se tient debout, immobile, dans une attitude parfaite de correction militaire. Toutefois, l’impassibilité de son maintien ne l’a pas empêché de jeter un regard rapide sur les choses et sur les gens, et son œil perçant a déjà fixé tous les détails qui lui importent.

Richelieu s’est tourné vers l’Italien, son regard interrogateur semble demander : « Eh bien, qu’en pensez-vous ? »

De la même manière muette, Mazarin a répondu, en avançant les lèvres d’un air de satisfaction. Il a dit, aussi clairement qu’avec des mots : « Peste ! voilà un beau soldat ! »

Le fait est qu’à trente ans, l’intrépide mousquetaire tient toutes les promesses de l’adolescent.

Sa figure gasconne est restée longue et brune de teint, et si elle n’a plus cet air naïf qui convenait à l’apprenti mousquetaire, ni cette fleur de la prime jeunesse qui se fane, hélas ! si vite, elle a du moins gagné en régularité. Les pommettes proéminentes et le nez au hardi contour busqué ne saillent plus que tout juste ce qu’il faut, pour relever, par une pointe mâle et martiale, la beauté correcte du reste du visage.

Quant au corps, il a perdu la minceur caractéristique de l’adolescence, sans que sa légèreté et sa souplesse s’en soient altérées. Il y a ajouté par surcroît la force de la maturité. Ce qui était bien est mieux. Une seule chose en lui ne s’est point modifiée, c’est l’œil, toujours perçant et pétillant ; cet œil qui voit tout et devine encore le reste. Si, comme on le dit, l’œil est le miroir de l’âme, c’est donc que l’âme de d’Artagnan est demeurée la même. Il faut convenir que ce serait bien dommage qu’elle eût changé !

La voici donc telle qu’à vingt ans, cette âme ardente, capable de la plus chevaleresque générosité, mais en même temps prudente et réservée. Se donnant loyalement, tout entière, à la cause qu’elle embrasse, et aux gens qu’elle sert, mais gardant, jusque dans le sacrifice, sa claire lucidité, son jugement net sur la valeur de ces causes et le caractère de ces gens ! Dévouée, loyale, jamais dupe !

De sa voix la plus paternelle, M. le Cardinal a engagé la conversation.

— Approchez, Monsieur d’Artagnan, approchez. On n’entend plus parler de vous depuis quelque temps. Que devenez-vous donc ?

— Hélas ! monseigneur, repart le mousquetaire, je ne deviens pas… je reste…

— Ce qui signifie ?…

— Que je suis toujours lieutenant de mousquetaires, depuis dix ans bientôt qu’il a convenu à Votre Éminence de me conférer ce grade.

— Est-ce un reproche, M. d’Artagnan ?

— Oh ! Monseigneur. C’est une simple constatation.

De son coin d’ombre, Mazarin a souri. Cette adresse gasconne sent son Midi. Elle est un peu cousine de sa finesse italienne.

Décidément en veine de bienveillance, le Cardinal reprend :

— Vous auriez pourtant lieu de vous plaindre. Après les services éminents que vous avez rendus, on n’a point payé à son prix votre dévouement… ni surtout votre discrétion.

À ce compliment à double tranchant, le mousquetaire ne sourcille point. Il sait fort bien d’où vient ce parti pris de le laisser dans l’obscurité.

Richelieu ne lui a pas encore pardonné d’avoir servi la Reine contre lui et, s’il se l’est attaché, ce n’est que pour le désarmer. Quant à Anne d’Autriche, la pauvre princesse a oublié son humble serviteur ou, si elle ne l’a point oublié, que peut-elle pour lui ?

— Pour moi, continua le ministre, j’ai maintes fois regretté de ne pouvoir mieux vous employer. Que voulez-vous ? Les temps héroïques sont passés. Nous ne sommes plus jeunes, les vieux différends se sont apaisés… Mauvais temps que la paix pour les natures belliqueuses comme la vôtre.

— Ah çà ! se demande le Béarnais, où veut-il en venir ? Car enfin, il n’est pas homme à m’avoir fait mander, au milieu de la nuit, pour causer de choses et autres.

— Dites-moi, M. d’Artagnan, êtes-vous toujours l’homme d’autrefois ?

La question est embarrassante. Le mousquetaire se gratte l’oreille et fait cette réponse peu compromettante :

— Comment Monseigneur l’entend-il ?

— C’est que, jadis, vous aviez le sang bouillant…

— Oh ! Je me suis assagi. Surtout en ce qui concerne le respect des édits qu’il a plu à Sa Majesté de rendre contre les duels.

— Ah ! vraiment, dit bénévolement le Cardinal. C’est que vous ne les respectiez guère autrefois, vous et vos amis… rappelez-moi donc leurs noms.

— Athos…

— Monsieur le Comte de la Fère… oui !

— Porthos…

— Monsieur du Vallon…

— Aramis…

— Le Chevalier d’Herblay… C’est bien cela.

Et le ministre sourit, comme à l’évocation des souvenirs les plus agréables.

— Ma parole, s’enhardit d’Artagnan, les pauvres amis ne me reconnaîtraient plus. Je suis à cette heure, foi de mousquetaire, un peu plus doux qu’un mouton.

Le Cardinal s’était rapproché de son bureau et avait ouvert un dossier assez volumineux. Il le compulsa rapidement, puis en tira une feuille qu’il parcourut.

Le mousquetaire, qui le suivait du coin de l’œil, le vit sourire à nouveau, pendant sa lecture.

— Dites-moi, M. d’Artagnan, demanda le Cardinal de sa voix la plus douce, qu’est donc devenu ce bon Suisse qui logeait dans votre maison ?

Interloqué, le Gascon grommela en lui-même :

— Ah ! fort bien ! c’était donc cela ?

Son paternel interlocuteur continuait :

— Ses assiduités auprès de votre commune hôtesse vous semblaient assez importunes. On dit là qu’on l’a retrouvé, une nuit, en travers du ruisseau, ayant reçu quelques pouces de fer dans le ventre… Saviez-vous cela ?

— Il me semble en effet… me rappeler…

— Le malheureux en est mort…

— Ces Suisses sont très fragiles !

— Hem !… Et ce garde du Roi qu’on a relevé aux Carmes-Déchaux, plutôt mal en point, n’en avez-vous pas ouï parler ?

— Ah ! Pour celui-là, c’est autre chose, Monseigneur. Le drôle avait osé prétendre qu’au service de Votre Éminence les épées se rouillaient au fourreau.

— On lui a prouvé le contraire par raison démonstrative ?

— Pouvait-on tolérer pareille calomnie, Monseigneur ?

— Passe pour celui-là. Les gardes de Sa Majesté sont parfois d’une insolence… Mais que dites-vous de ces trois dragons qu’un adversaire endiablé a cloués l’un près de l’autre, au montant de l’échelle patibulaire de la rue Saint-Honoré ?

D’un air de sincère commisération, d’Artagnan répliqua :

— Les pauvres diables !

— On prétend, ici, – le doigt du ministre pointait toujours le rapport de police étalé sous ses yeux – on prétend que leur justicier improvisé pourrait bien être certain mousquetaire de notre connaissance…

— Hélas ! cela se pourrait-il ? Un homme seul, contre trois ?

— Dame ! C’est ce qu’on dit…

— Et dit-on aussi, Monseigneur, qu’un vilain jaloux avait payé ces malheureux pour assassiner traîtreusement le mousquetaire ?

— Attendez ! on parle en effet d’un homme qu’on a trouvé en chemise, attaché à l’autre montant de l’échelle, ce pourrait bien être cela.

Mais d’Artagnan ne voulait rien entendre. Il continua :

— Ajoute-t-on que, sans le repentir d’un complice qui a prévenu la victime désignée à leurs coups, ce mousquetaire eût péri infailliblement ? et que, par conséquent, il n’aurait pas l’honneur d’être, à cette heure, devant Votre Éminence, prêt à se faire rompre les os pour elle ?

— C’était donc vous, M. d’Artagnan ?

Le Gascon se mordit les lèvres et baissa la tête.

Pour goûter toute la saveur de cette scène, il faut se figurer l’attitude des deux interlocuteurs.

Le Cardinal, d’abord bienveillant et paternel, passant par une savante gradation à la gravité, puis à la sévérité… le mousquetaire suivant une progression directement inverse, et perdant peu à peu sa belle assurance du début pour prendre une attitude de plus en plus embarrassée.

Quant à M. de Mazarin, en spectateur désintéressé, de son petit coin, il marquait les coups, avec une vive jubilation intérieure.

Arrivé à ce point, le lieutenant se sentit perdu. Il ne doutait plus que son vieil adversaire ne voulût se débarrasser de lui, pour une raison qui lui échappait encore, mais sa conscience n’était point, après tout, trop nette !

Le sentant à sa merci, Richelieu voulut porter le dernier coup.

— On parle encore – car la liste est longue, comme vous pouvez voir…

— Est-il bien nécessaire de la poursuivre ? grogna d’Artagnan, qui préférait en finir tout de suite !…

— Hé ! hé ! C’est qu’on dit…

— On dit tant de choses…

— Qu’à la sortie du tripot de la Sphère, au centre du Marais, un mousquetaire – toujours ces mousquetaires ! – a tiré l’épée, en plein midi, contre deux personnages : un grand seigneur et un poète… On ajoute qu’il a, frappant l’un de la pointe, et l’autre du plat, infligé à ces tranquilles personnes une correction…

— Méritée ! interrompit d’Artagnan, décidé à en terminer. Le poète avait écrit de pitoyables vers, que le grand seigneur avait eu le tort de payer pour de fort bons.

— Hum ! fit l’autre, renseigné. N’est-ce pas bien plutôt qu’ils parlaient mal d’une personne qui vous est chère, M. le lieutenant ?

— Eh bien ! oui, Monseigneur, ils insultaient une femme.

— N’était-ce point Sa Majes…

— C’était une femme ! dit simplement d’Artagnan.

— Le regrettez-vous, au moins ?

— Oui, sincèrement, Éminence ! Je regrette de m’être servi de la pointe. Le plat eût suffi…

Le Cardinal fronça le sourcil.

— M. d’Artagnan, vous êtes donc incorrigible ?

— Hélas ! Monseigneur, je commence à le craindre !

Sous l’œil sévère de son adversaire, le Gascon se sentit froid dans le dos. Mais il paya d’audace, et, jouant son va-tout :

— À moins que Votre Éminence ne me tire de là ! Car tout cela est de sa faute…

Il sentit qu’il avait touché juste, la figure du ministre s’était éclairée malgré lui d’une lueur fugitive. Il poussa donc son avantage.

— Voyez-vous, Monseigneur, la cause de ces… malheurs répétés c’est l’oisiveté. Mon sang gascon a peine à s’en accommoder, et dame ! il me joue des tours ! Il y aurait pourtant un moyen de l’empêcher de passer son ardeur sur de petites choses…

— Lequel donc ?

— Ce serait de l’employer à de grandes, au service de Votre Éminence, c’est-à-dire au bien de l’État.

Le Cardinal n’était point insensible à la flatterie : c’était un des petits travers de ce grand homme. Sa figure acheva de s’éclairer.

— Allons, pensa-t-il. C’est bien l’homme qu’il me faut.

Puis, à haute voix, il reprit :

— Soit ! J’en veux faire l’épreuve. Je veux voir si celui qui s’est montré si fidèle à d’autres… protecteurs saura me servir fidèlement à mon tour.

Le mousquetaire étendit vivement la main.

— Ce serait me faire injure d’en douter seulement. Sa Majesté m’a mis à la disposition de Votre Éminence. De ce jour ma vie a été à elle.

Richelieu échangea un regard rapide avec Mazarin. Il n’échappa point à d’Artagnan, qui poursuivit :

— Jour et nuit, en France ou hors du royaume, partout où il plaira à Votre Éminence de m’employer, elle trouvera en moi un serviteur dévoué et loyal.

— C’est fort bien, fit le Cardinal satisfait. Pour l’heure, la consigne est des plus simples. Elle n’exige qu’un peu de docilité. Vous connaissez le couvent des Carmélites ?

— Oui, Monseigneur.

— Vous savez que de la rue d’Enfer à la rue Saint-Jacques les murs des jardins sont longés par une ruelle assez étroite et tout à fait obscure.

— La rue de la Bourbe !

— À mi-chemin entre les deux rues s’ouvre une petite porte…

Le lieutenant fit signe qu’il voyait l’endroit.

— Eh bien ! M. d’Artagnan, il s’agit de vous rendre, seul, dans cette ruelle et d’y surveiller étroitement la porte en question.

Mazarin approuva d’un signe de tête.

— Soyez tranquille, Monseigneur, dit le mousquetaire, personne n’entrera par cette porte moi y étant.

L’Italien eut un mouvement d’impatience, le Cardinal s’empressa de préciser :

— Peste ! que de vivacité ! Vous laisserez entrer, au contraire, qui voudra.

— Bon, je vois donc que mon rôle sera d’empêcher de sortir ! Que Votre Éminence soit en repos. Nul ne sortira que je ne lui mette la main au collet.

De nouveau Mazarin sursauta.

— Attendez donc, Monsieur d’Artagnan, vous êtes pressé en diable !… C’est qu’au contraire, nous désirons… Je désire, se reprit Richelieu, je désire qu’il n’y ait aucune violence, aucun esclandre.

Le mousquetaire commençait à ne plus comprendre.

— Entendez-moi bien ! votre mission consiste uniquement à vous attacher aux pas de certain cavalier qu’on vous désignera plus clairement, et à ne pas le quitter, quoi qu’il puisse advenir.

L’autre fit la grimace. Le rôle qu’on lui destinait ne lui plaisait qu’à moitié, et même il l’eût refusé si le Cardinal n’avait eu soin de lui rappeler par avance qu’il le tenait dans sa main. Ainsi pris, il se décida à faire contre mauvaise fortune bon cœur.

Le maître avait, pendant ce temps, consulté Mazarin à voix basse. La moue passagère du Béarnais lui échappa donc, et quand il revint à lui, le mousquetaire avait repris son impeccable attitude militaire.

— Monsieur de Mazarin vous expliquera le reste, chemin faisant.

— Ze me tiendrai à prossimité, dit humblement le conseiller, pour commouniquer à Mousou d’Artagnan, selon l’occurrence, les ordres de Votre Grandeur…

D’Artagnan regarda de coin la figure mielleuse de l’Italien, et une nouvelle grimace contracta sa lèvre. Il la dissimula en faisant demi-tour par principe.

— Un instant, fit le Cardinal. Comme l’affaire peut vous mener assez loin, vous pouvez avoir besoin d’argent. Peut-être n’en avez-vous point ?

Cette fois, le lieutenant sourit :

— Peut-être est de trop.

Richelieu était allé prendre une bourse dans un tiroir de son bureau. Mazarin loucha involontairement.

— Cela n’est pas outile, Monsignor, insinua-t-il.

L’homme d’épée coula de son côté un regard inquiétant.

— Si, si. Prenez, M. d’Artagnan.

Mazarin soupira. La prodigalité du maître le navrait.

Quant au mousquetaire, lesté de ce bagage, il avait repris son air le plus satisfait.

— N’oubliez pas ceci : ma volonté est qu’il n’y ait aucun bruit. Il importe que nul ne sache que la personne que vous allez… accompagner est entrée aux Carmélites. Ce qui se passera ensuite doit aussi rester secret.

— Votre Éminence a bien voulu, tout à l’heure, louer ma discrétion.

— La discrétion ne suffit pas ! Il se pourrait que le cavalier fût accompagné par une ou deux personnes.

Le mousquetaire eut un geste vers la garde de son épée et, avec insouciance :

— Le nombre importe peu !

— Hé, là ! fit en riant le Cardinal, c’est que justement il vous est interdit de vous battre…

— Pourtant si l’on m’attaquait ?

— On ne vous attaquera pas à l’endroit où vous serez, car on n’aura pas plus envie que vous-même d’y faire du bruit.

— Alors, que craint Votre Éminence ?

— Hé ! sait-on jamais ? Il se pourrait que vous soyez reconnu. Or, comme on sait M. d’Artagnan assez friand de la lame, on n’aurait qu’à vouloir l’attirer hors de la ruelle, sous quelque prétexte.

— Oh ! Monseigneur, protesta d’Artagnan, je suis prudent !

— Hem ! fit le ministre qui savait à quoi s’en tenir.

Cependant, Mazarin s’était approché, tout miel.

— Il y aurait oun moyen, Monsignor.

— Allons bon ! – et le mousquetaire sursauta, – que va nous sortir le péninsulaire ?

Le monsignor continua, insinuant :

— Que Mousou d’Artagnan donne à Votre Éminence sa parole de zentilhomme, de mousquétaire, qué, quoi qu’il pouisse arriver, il ne mettra pas l’épée hors du fourreau.

Le regard du Gascon faillit foudroyer le conseilleur. Il tourna la tête du côté du Cardinal et le regardant d’un œil suppliant :

— Monseigneur ?

— Il a raison, fit Richelieu. C’est une sûreté en effet. Jurez donc, M. d’Artagnan.

Le mousquetaire hésita une seconde.

— Est-ce là votre obéissance ? s’écria vivement le maître. Au nom du Roi, Monsieur, je vous ordonne de jurer.

D’Artagnan avait eu le temps de se ressaisir.

— Il suffit que Votre Éminence me l’ordonne !

— Allons, fit Richelieu, subitement radouci, est-ce donc si difficile ? M. de Mazarin va dire la chose, vous répéterez après lui.

— Ze zoure… commença Mazarin.

— Je jure… répéta à contrecœur d’Artagnan.

— … Sour ma foi de zentilhomme…

— … Sur ma foi de gentilhomme…

— … Et dé mousquétaire…

Les mots écorchaient la gorge du pauvre Gascon.

— … Et de mousquetaire…

— … Quoi qu’il pouisse advénir…

— … Quoi qu’il puisse advenir…

— … Dé né point mettre, cette nouit, l’épée hors du fourreau.

Le malheureux mousquetaire fit un effort désespéré, et d’une traite, comme on avale une médecine amère, il répéta :

— … De ne point mettre, cette nuit, l’épée hors du fourreau.

Il lui arriva même, dans sa précipitation, de prononcer des u pour des ou et des ou pour des u. Mais mons Mazarin n’était pas homme à se piquer pour si peu. Il avait le serment, c’est tout ce qu’il lui fallait.

— Ouf ! soupira d’Artagnan.

Et, saluant militairement, le lieutenant de mousquetaires, sortit, trempé de sueur, du cabinet où M. le Cardinal et son complice se frottaient les mains, avec les apparences de la plus entière satisfaction.

14

MONSIEUR BERNARD

On devine tout ce qui pouvait se presser d’idées et de sentiments tumultueux dans l’esprit et dans le cœur du Chevalier Mystère lorsqu’il arriva en vue de la barrière Saint-Jacques.

Pouvait-il être pour lui question de repos, de sommeil, à présent que résonnait à son oreille l’appel de sa jolie marraine ?

Il allait donc avec sa juvénile impétuosité. Où ? Il ne le savait pas exactement. Droit devant lui, et selon sa devise : « Jusqu’au bout ! »

Une voix d’une impérieuse douceur lui répétait en chemin : « Debout, Chevalier, va vers M. Bernard, conduis-le où la Déesse l’attend ! »

Le fidèle et obéissant messager s’embarrassait peu de savoir qui étaient cette déesse et ce Bernard. C’étaient des amis de l’Ange, voilà tout !

Qu’importaient au Chevalier l’obscurité de l’aventure, les dangers du chemin, les pièges inconnus, tendus peut-être sous ses pas.

L’Ange ordonnait ! Comme Orphée, il serait allé aux enfers s’il l’eût fallu. Bien plus, il y eût mené saine et sauve la très précieuse personne de M. Bernard.

Car notre jeune enthousiaste avait complètement oublié qu’une heure auparavant il maudissait ce même personnage ; qu’il l’accusait d’être l’artisan de toutes ses mésaventures, et le soupçonnait même véhémentement d’être le voleur de sa cassette.

Dans cet état d’exubérante exaltation il franchit la barrière qui, passé Port-Royal, fermait le faubourg du côté de la campagne.

Devant lui s’étendaient des champs couverts par l’ombre nocturne. Une cabane de paysans s’élevait seule au milieu de ce désert.

En s’approchant, Tancrède crut distinguer des êtres vivants. Deux hommes étaient là, en effet, près de chevaux attachés à un piquet. L’un de ces hommes, à en juger par son vêtement et par son attitude, paraissait être un simple domestique.

L’autre se tenait en avant du groupe sombre, allant et venant avec impatience, et scrutant anxieusement l’obscurité.

Le jeune soldat n’hésita pas, sans l’avoir jamais vu, du premier coup d’œil, il reconnut M. Bernard.

D’ailleurs, à son approche, le personnage expectant avait fait rapidement quelques pas au-devant de lui.

— Enfin ! soupira le Chevalier, nous voici hors des fictions et des fantômes ; l’être mystique est là, devant moi, en chair et en os, je vais pouvoir détailler ses traits, entendre sa voix.

Pensant ainsi, il mit le chapeau à la main, et, d’un ton bas, il prononça cette interrogation :

— Monsieur Bernard ?

L’interpellé acquiesça d’une simple inclination de tête.

— Je suis le messager de l’Ange, continua le Chevalier.

Sans desserrer les lèvres, M. Bernard indiqua qu’il avait compris. Du bout de l’index, il effleura l’écharpe que portait le jeune homme, et qui lui venait de Mlle de Cernay.

— Parfait ! se dit le petit homme, il reconnaît mes couleurs. La preuve est faite ! L’Ange et ma jolie marraine ne sont qu’une seule et charmante personne.

Et, continuant son rôle, il ajouta :

— Je suis prêt à vous accompagner où la Déesse vous attend.

L’autre hocha la tête avec une sorte d’impatience, et montrant son annulaire fit le signe de l’entourer d’une bague.

— Ah çà ! pensa Mystère, subitement inquiet, M. Bernard serait-il muet ?

Les yeux de son interlocuteur réclamèrent impérieusement une réponse.

— Oui, oui, fit le jeune homme, j’ai l’anneau.

De sa poche, il sortit la bague que le cavalier lui avait remise dans la cour Clopin.

M. Bernard parut alors satisfait. Il esquissa un geste du bras qui signifiait clairement :

« Allons. »

— Bien ! bien ! grommela Tancrède avec une nuance de dépit. Voilà qui présage une conversation animée.

Sans un mot de plus, il se mit en marche vers la barrière, suivi de son silencieux acolyte.

Un soldat de la garde bourgeoise veillait à la poterne : en voyant approcher deux hommes il mit sa hallebarde en travers.

— Service du Roi, déclara délibérément le Chevalier. Appelez votre officier.

De mauvaise grâce celui-ci apparut au seuil du corps de garde, mais dès qu’il eut aperçu la bague, il retira son feutre et ordonna :

— Laissez passer !

Le jeune homme et son compagnon pénétrèrent ainsi dans le faubourg Saint-Jacques, salués par la garde.

M. Bernard n’avait pas encore prononcé une syllabe, et il ne faisait plus un geste. Drapé dans son manteau qui lui cachait le corps en entier, et le visage plus qu’à demi, il avait assisté d’un air indifférent à ces formalités.

Maintenant il avançait, silencieux et lointain.

Naturellement, le jeune homme se laissait diriger par son compagnon, car il ne savait pas encore en quel endroit il avait mission de conduire ce peu loquace personnage. Par contre, l’autre connaissait admirablement la route, et parcourait d’un pas assuré la rue du faubourg Saint-Jacques, absolument déserte et endormie.

Le Chevalier profita du peu de clarté que dispensaient un ciel chargé de nuages et les rares quinquets rencontrés en chemin pour examiner curieusement son voisin de rencontre.

À première vue, ce lui parut être un beau cavalier, d’une suprême élégance d’allure, en dépit de l’épaisse poussière qui maculait ses vêtements, et qui témoignait d’une longue chevauchée.

Un peu frêle de tournure, peut-être, pour un homme de trente ans passés. – C’était l’âge qu’il affichait. – Le jeune soldat l’eût souhaité plus mâle, plus énergique.

— Au fait, pensa-t-il, Cyrano l’a bien dit, les hommes d’aujourd’hui affectent ces allures efféminées ! Cela ne doit point empêcher ce gentilhomme d’être vaillant et audacieux, si j’en juge par sa démarche.

Le visage que le Chevalier entrapercevait seulement était imberbe, et s’encadrait dans les lourdes boucles d’une opulente chevelure. Il avait, lui aussi, une expression de grâce souveraine, mais affadie par un je ne sais quoi de mièvre qui gênait l’admiration. Ce n’était point le visage d’un homme fait : le teint était trop délicat, les traits d’un dessin trop ténu.

Pourtant l’ensemble était noble et parfaitement harmonieux.

En y regardant de plus près, le Chevalier eut une surprise. Il lui parut que cette figure ne lui était pas inconnue. Il était bien sûr pourtant de voir ce gentilhomme pour la première fois !

Cependant… plus il le détaillait… plus cette impression s’ancrait. Il avait déjà vu ces grands yeux profonds, au regard vif et pénétrant, il connaissait cette bouche délicate, aux lèvres finement modelées en arc, qui devaient donner au sourire une expression à la fois tendre et hardie.

Allons donc ! pouvait-il s’y méprendre, c’était le regard prenant, le sourire charmeur qui l’avait ensorcelé ! Ce regard, ce sourire, parbleu ! c’étaient – à la candeur près – ceux de son adorable marraine.

Bon ! voilà qu’à présent M. Bernard l’énigmatique, le fuyant M. Bernard ressemblait à Mlle de Cernay.

À quoi tiennent les sympathies !

Cette constatation faite, le Chevalier se sentait tout prêt, s’il le fallait, à verser allègrement son sang, sur un mot de son compagnon.

Sur un mot ?…

Oui, mais M. Bernard était muet.

— Dommage ! pensa le Chevalier. J’aurais aimé à entendre sa voix. Si elle a les mêmes inflexions de caresse que celle de mon Ariane, l’enchantement eût été complet !

Il n’eut pas le loisir de fixer ce point important. Après s’être assuré d’un regard rapide qu’ils n’avaient pas été suivis, le beau gentilhomme fit un brusque écart à gauche et se jeta dans une sombre ruelle, encaissée entre deux rangs de hautes murailles.

À partir de cet instant, le jeune homme ne vit plus rien. L’obscurité de la nuit s’était encore épaissie, le peu de lumière qu’une lueur pâle laissait filtrer entre les nuages ne parvenait pas à percer le dôme d’ombre que d’immenses arbres faisaient par-dessus leurs têtes.

Il continua donc à marcher derrière son compagnon, au jugé.

Vers le milieu de la ruelle, il s’arrêta en percevant la modulation stridente d’un coup de sifflet, suivi tout aussitôt d’un léger grincement, semblable au bruit d’une porte qui roule sur ses gonds.

En même temps, une trouée lumineuse se fit dans la muraille, et il entrevit vaguement une lueur pâle se jouant sur le vert sombre de feuillages. Une odeur fraîche de terre humide, un parfum de fleurs caressèrent son odorat.

Ce ne fut qu’un éclair dans la nuit. L’instant d’après, la porte s’étant refermée de la même manière silencieuse, le Chevalier s’aperçut qu’il se trouvait seul dans la ruelle.

En faisant cette constatation, son premier mouvement fut de dépit.

On se conduisait envers lui avec un sans-gêne vraiment excessif. Le planter là, derrière cette muraille mystérieuse, sans un mot de remerciement, sans un geste d’adieu, morbleu !…

Passe encore de se dévouer à un inconnu, à un muet à la rigueur. Mais à un automate, vraiment c’était trop lui demander.

— Bonsoir ! grogna le petit soldat, je vais chercher Cyrano à la Pomme de Pin. Et de là, nous irons coucher rue Grénetail. Cela vaudra mieux que de continuer ce jeu de cache-cache, avec des fantômes pour partenaires !

Une curiosité le retint :

— Point si vite ! Savoir si l’Ange ne va pas faire une nouvelle apparition ! C’en serait le moment, par mon étoile ! car me voici complètement dérouté.

Puis sa gaieté naturelle reprenant le dessus :

— Ma foi ! la situation est amusante. Depuis le vol de ma cassette, je marche dans les ténèbres n’ayant pour guide qu’un seul point clair, une lueur… un nom ! M. Bernard !

« Mon étoile me met enfin en face du personnage qui porte ce nom. Je vais donc le voir, le toucher, lui parler. Tout va s’éclaircir, mordieu ! tout s’embrouille, au contraire. M. Bernard est muet… et il ressemble à ma douce marraine.

« Cela du moins doit lui être compté.

« Et puis, est-il muet pour de bon ?

« Hum ! la nature ne fait rien d’aussi parfait. Il est véritablement trop muet… pour un seul homme !

Réconforté par ce raisonnement, il conclut :

— Attendons la suite, car j’entrevois qu’il y en aura une.

« Je voudrais pourtant bien savoir où je suis, reprit-il après un moment d’attente silencieuse. Il y a, dans cette muraille, une porte, et derrière cette porte un jardin. Voilà un point d’acquis. Est-ce suffisant pour préciser l’endroit ?

« Voyons donc ! nous avons suivi le faubourg Saint-Jacques, le long de Port-Royal.

« Nous avons tourné à gauche, en face d’une fontaine ! Peut-être le nom de la rue est-il indiqué quelque part.

Ce disant, le jeune homme fit demi-tour et, en comptant ses pas, pour pouvoir retrouver la place qu’il quittait, il regagna le coin du faubourg.

Là, précisément, une lampe brûlait devant la niche d’un saint. À sa faible clarté, le Chevalier put déchiffrer une inscription, gravée dans la pierre.

— Rue… de… la… Bourbe !

Un second coup d’œil le renseigna sur les choses environnantes. De tous les côtés, s’élevaient de hautes clôtures, surmontées de croix ; de loin en loin, la flèche d’une chapelle émergeait, et, en face de lui, trouant la brume, un dôme gracieux s’arrondissait.

Il rentra dans la ruelle, la parcourut de bout en bout, comptant toujours ses pas.

De ce côté, encore de sombres murailles, entre lesquelles une rue courait, toute droite : la rue d’Enfer.

— Bon ! se dit-il en regagnant son poste, me voilà fixé. Je suis rue de la Bourbe, entre le faubourg Saint-Jacques et la rue d’Enfer. J’ai autour de moi les enclos de cinq ou six monastères. L’endroit mystérieux où M. Bernard s’est subitement engouffré est un cloître. Lequel ? Les Chartreux, peut-être, ou les Feuillantines, à moins que ce ne soient les Carmélites ! Voilà qui est acquis.

« C’est égal ! s’égaya-t-il intérieurement, cette visite d’un beau cavalier à une déesse, la nuit, dans un couvent, hé ! hé ! cela ne manque point d’un certain ragoût ! S’il ne s’agissait point de politique !

À ce moment il entendit à nouveau le grincement de la porte, et une bouffée d’air chargé de parfums lui arriva en plein visage. En même temps, une silhouette menue, encapuchonnée de brun, se glissa par l’entrebâillement.

Près de l’oreille du jeune homme, une voix douce appela :

— Chevalier, êtes-vous là ?

Ô ravissement ! Voilà qui payait tout le reste : ses peines, ses déconvenues, ses veilles. Cette voix fraîche et harmonieuse, qui venait vers lui, comme un murmure de la nuit, c’était celle de son incomparable Ariane, de Mlle Claire de Cernay !

L’Ange opérait sa réincarnation tant espérée !

Il se porta vivement de son côté. Si précipitamment même qu’il heurta la vive silhouette, et qu’il dut la retenir, comme par hasard, dans ses bras.

— Oh ! dit-elle, en riant, c’est bien vous ! Je vous reconnais à votre fougue.

— Pardonnez à ma maladresse, fit le Chevalier, ravi et confus.

Il sentit qu’elle pressait sa main, très doucement, et cette muette réponse lui suffit.

Après un instant de silence, où leurs yeux se cherchèrent, à travers l’ombre de la nuit, Claire reprit :

— Merci, Chevalier ! Vous avez été fidèle à votre promesse, vous avez répondu à mon premier appel.

— N’est-ce pas à moi plutôt à vous remercier, mademoiselle ; sans vous, je rentrais tout droit chez la Barbette, et je me faisais prendre sottement à je ne sais quel traquenard.

Il sentit qu’elle frissonnait.

Nous devons dire ici que le Chevalier avait mis à profit l’accident futile qui avait jeté la jeune fille dans ses bras ; il l’avait gardée, sans y songer, aussi près de lui que le permettaient les convenances, et il avait conservé dans la sienne la petite main qu’elle lui avait abandonnée.

Quoi ! le Chevalier… si timide à l’ordinaire ? La nuit le rendait audacieux !

Mais Mlle de Cernay, cette jeune fille si réservée, le laissait donc faire ? Elle ne s’en apercevait point…

Il faisait si noir !

Et d’ailleurs, comme ils devaient se parler en sourdine, il convenait qu’ils fussent très près l’un de l’autre, pour s’entendre, et comme enfin ils ne se voyaient pas, encore fallait-il bien qu’ils se sentissent pour faire compensation.

Claire frissonna donc et demanda :

— Ils étaient revenus, n’est-ce pas ?

— Ma foi, oui, et en nombre, à ce que j’ai pu juger.

— Grand Dieu ! murmura-t-elle, quel péril il a couru !

Cette phrase pouvait tout aussi bien s’appliquer à M. Bernard qu’à notre jeune Chevalier. Aussi ce dernier se hâta-t-il de la prendre dans le sens qui lui était le plus agréable, et il serra la petite main tremblante en manière de remerciement.

— Le fait est que, sans un certain Ange, qui veille tutélairement sur les imprudents, c’en était fait de moi. Car je n’étais pas d’humeur à me laisser prendre au piège, et ces messieurs m’ont paru un peu brutaux en leurs façons !

— Oh ! ils vous auraient pris vivant, soyez-en sûr ! Celui qui les envoie a trop d’intérêt à s’assurer de ses adversaires.

— Qui donc est-il, ce maître redoutable et obscur ?

Elle tressaillit.

— Silence !

— J’ai ouï nommer M. le Cardinal…

— Plus bas, par pitié ! Vous voudriez savoir qui sont tous ces hommes, souhaitez plutôt de ne jamais l’apprendre.

— J’aimerais pourtant à y voir un peu net ! Car enfin, me voilà sur les bras des adversaires que je ne me soupçonnais guère…

— Aussi n’était-ce point vous qu’ils cherchaient.

— Je sais, interrompit le Chevalier, avec une nuance de légère impatience, c’est Lui, l’insaisissable M. Bernard !

— Oui… c’est… lui, répondit la jeune fille, dont la voix trahit une hésitation. Et cependant, il y a quelque chose que je ne m’explique pas. Ils savaient bien qu’elle était partie de chez la Barbette.

— Elle ? répéta le Chevalier surpris. Qui, elle ?

— Je voulais dire la personne, reprit Claire avec embarras. Ils connaissaient son départ, et pourtant, ils sont revenus.

Cette inquiétude de Mlle de Cernay correspondait trop bien avec les soupçons du Chevalier, pour qu’il n’insistât pas.

— C’est peut-être qu’en cherchant M. Bernard, ils ont trouvé autre chose…

— Autre chose ?

— Eh oui ! quelque objet égaré, un indice, une cassette par exemple. Qui sait si une telle trouvaille ne les a pas mis en goût, et si, tenant l’objet, ils ne sont pas revenus tout simplement pour en cueillir le propriétaire.

— Vous parlez par énigmes.

— Chacun son tour, dit le jeune homme, malicieusement, je vous expliquerai cela plus au long. Mais j’entrevois déjà que ces bons messieurs, cette fois, en avaient positivement à moi. D’ailleurs, ils ont fait ce qu’on appelle un coup fourré.

— Alors, s’écria Claire joyeusement, si je vous comprends bien, nos ennemis seraient les vôtres.

— Je commence à le croire.

— Oh ! tant mieux, j’hésitais à vous employer contre eux.

D’un accent chaleureux, le Chevalier protesta :

— Pourquoi ne vous aurais-je point servis du même zèle contre quiconque ose vous menacer, vous et les vôtres ? Il n’est pas besoin que vos adversaires soient les miens pour que mon dévouement vous soit acquis.

— N’importe ! je n’aurai plus de remords à réclamer votre aide.

— Elle est à vous, vous le savez ! Je me suis offert à vous servir, spontanément, sans arrière-pensée, et sans réserve. Ne m’avez-vous pas appelé votre paladin ?

Émue par la chaleur de cette protestation, elle demeura silencieuse.

— Je suis soldat, reprit-il, et je ne puis vous offrir que mon épée. Mais je vous l’offre de tout cœur.

— Et de tout cœur je l’accepte ! dit-elle d’un ton franc et assuré.

— À la bonne heure ! Puisque le pacte est conclu, mademoiselle, permettez à votre serviteur de vous adresser une prière. Me voilà lancé, je le devine, dans une grave affaire. J’ai déjà des ennemis, ce qui est fort honorable, et des amis, ce dont je suis profondément touché. Eh bien ! j’aimerais à savoir leurs noms à tous. Il me semble que je me battrai d’un meilleur cœur, quand je le saurai.

— Chevalier ! Il ne suffit pas d’être brave, il faut être discret.

— Je le suis assez pour que vous puissiez vous fier à moi. Dites-moi, au moins, qui est cette Déesse, que nous servons tous deux.

— Vous l’apprendrez sous peu.

— Et ce M. Bernard ?

— Celui-là vous intrigue, fit Claire gaiement.

— Écoutez, si je vous interroge ainsi, ce n’est point par un sentiment de vaine curiosité. Je vous l’ai dit, j’ai mon secret, un secret que je vous livrerai bientôt. Or, par un inexplicable hasard, M. Bernard se trouve mêlé à ma vie. Sans qu’il s’en doute, peut-être, est-il la cause d’une grave infortune, qui m’est survenue. J’ai, vous le comprenez à présent, un intérêt puissant à savoir quelle personnalité se cache sous ce nom d’emprunt.

Le ton éloquent de cette prière frappa la jeune fille.

— Vous aurez tout loisir de le questionner lui-même, dit-elle.

— Il n’est donc point muet ?

Le rire argentin de Mlle de Cernay sonna.

— Muet ! Quelle idée !

— À vrai dire, je m’en doutais. Mais quand pourrai-je l’interroger ?

— Cette nuit même.

— Je vais le revoir ?

— Vous allez lui servir encore de compagnon.

— Où dois-je le conduire cette fois ?

— Hors de Paris, loin d’ici.

— Oh ! fit le Chevalier dépité.

— Mon paladin hésiterait-il à m’obéir ?

— Non certes, mais, en m’éloignant de Paris…

— Eh bien ?

— Je m’éloigne de tout ce qui m’est cher.

Elle feignit de se méprendre au sens, trop précis, de cette interruption.

— Avez-vous quelque affaire plus pressante qui vous retienne ?

— Il n’y en a point de plus pressante pour moi que de vous servir !

— Alors ?

— J’obéirai.

— Croyez-moi, dit-elle, cela vaut mieux ainsi. On vous recherche, vous en avez convenu tout à l’heure. Pourquoi ? je ne sais. Sans doute notre ennemi commun a-t-il intérêt à se saisir de votre personne ! Il faut vous mettre hors de sa portée.

— Vous avez raison, et je vous en remercie encore.

— Allez donc, car il est temps de nous séparer.

— Déjà !

— Nous n’avons séjourné ici que trop longtemps.

— Personne ne peut nous voir, ni nous entendre.

— Sait-on jamais !

— Mais où retrouverai-je M. Bernard ?

— Ici, dans deux heures. Lorsque vous entendrez sonner au Val de Grâce le dernier coup de quatre heures, trouvez-vous à cette même place. Veillez surtout à ne pas être remarqué, ni suivi. Il importe que le chemin soit libre.

— J’ai compris ! Le chemin sera libre !

— Point d’imprudence !… Adieu.

D’une douce étreinte il la retint, et d’une voix suppliante :

— Dites-moi encore : mon exil sera-t-il long ?

— Quelques semaines. Le temps de vous laisser oublier.

— Et lorsque je reviendrai, vous reverrai-je ?

Le trouble du jeune homme avait gagné Claire.

— Oui ! fit-elle à mi-voix.

— Alors, quel que soit le danger de la mission que vous me confiez, quels que soient les périls qui peuvent m’attendre en chemin, soyez-en sûre ! Je reviendrai !

Pour cacher son émoi, elle s’arracha vivement à l’étreinte. Le Chevalier vit glisser silencieusement, dans l’entrebâillement de la porte, la fine silhouette.

Il lui sembla qu’elle se retournait et qu’à travers l’ombre elle posait sur lui le doux regard de ses yeux limpides.

15

LES CARMÉLITES DE LA RUE SAINT-JACQUES

Profondément ému, Tancrède regardait s’éloigner Claire. Comme elle ne pouvait le voir, enveloppé qu’il était de l’obscurité de la nuit, il jeta vers elle, en guise d’adieu, un long baiser.

— Morbleu ! Chevalier, se dit le jeune homme dès que la petite porte se fut refermée, voilà que tout est limpide à présent. Tu ne sais pas encore ni qui est M. Bernard ni qui est la Déesse, ni qui est… le Vent ! Te voilà à mille lieues de ta cassette ! N’importe ! Tu sais du moins qui est l’Ange, et cela seul mérite d’être su !

« Eh ! par ton Étoile, tu vas jouer un petit jeu où tu risques de te faire trouer la peau, mais ce sera joyeusement, car enfin c’est pour quelqu’un et pour… quelque chose qui en valent la peine.

Puis, fidèle à la promesse qu’il venait de faire à sa marraine, le Chevalier s’éloigna de la ruelle, du côté de la rue d’Enfer.

Au moment même où il en sortait, une porte s’entrouvrait de l’autre côté de la rue, dans le mur de l’enclos des Chartreux. Deux hommes se coulèrent au-dehors.

En les voyant, le petit soldat se jeta rapidement dans une encoignure.

Enveloppés dans de grands manteaux sombres, les deux promeneurs passèrent à côté de lui, le frôlant presque.

— Proudence, cer mousou, proudence ! conseilla l’un d’une voix mielleuse.

— C’est bon ! grommela l’organe sonore du second, croyez-vous que j’aie de sitôt oublié ma consigne !

Le Chevalier n’entendit pas la suite, mais c’en était assez pour le mettre en défiance.

De son refuge, il épia le son des pas. Il l’entendit s’éloigner, puis se perdre subitement.

— Ont-ils donc tourné par la rue de la Bourbe ? murmura-t-il inquiet.

Il se pencha. À l’entrée de la ruelle les deux hommes s’étaient arrêtés.

— Oh ! oh ! se dit-il, l’Ange avait raison, il n’y a pas de sûreté par ici.

Les inconnus se séparèrent :

— Sourtout, point d’épée hors du fourreau !

Les mots ne parvinrent pas à l’oreille du jeune homme, mais il vit le geste.

— Diable ! le chemin menace de ne pas être tout à fait libre cette nuit !

Le timbre grave du Val-de-Grâce sonna deux coups.

— Bon ! se dit encore le Chevalier, nous avons deux heures devant nous.

Et jetant un coup d’œil de méfiance derrière lui :

— M’est avis que voilà le moment d’aller chercher Cyrano.

 

Tandis que, profitant de l’obscurité de la nuit, les deux jeunes gens se disaient tant de choses en si peu de mots, non loin d’eux, dans le jardin dont ils n’étaient séparés que par la haute muraille, une scène toute différente se déroulait.

Sur un banc de pierre, abrité par un massif de lilas, un cavalier et une dame, étroitement enlacés, forment un groupe, digne de la statuaire.

Dans le cavalier, notre jeune homme pourrait reconnaître son compagnon muet, l’énigmatique M. Bernard. Dépouillé du manteau qui le calfeutrait, il apparaît dans toute la sveltesse de sa taille.

Son élégant costume de voyage accuse davantage la ligne élancée et la grâce onduleuse de ses contours. L’air de féminité qui a frappé le Chevalier s’en trouve encore accentué.

Entre ses bras, et la tête appuyée contre son épaule, une femme s’abandonne.

Une femme ? non, pour mieux dire une déesse, tant est radieuse sa beauté. Le sévère vêtement des pénitentes qu’elle porte ne parvient pas à atténuer l’éclat de son éblouissante blondeur, ni à dissimuler les trésors d’un corps sculptural, dont les lignes opulentes et harmonieuses se dessinent sous les plis amples de la bure.

Les larges manches de la robe monacale découvrent d’adorables bras, dont les mains, par leur finesse aristocratique et leur éclatante blancheur semblent faites pour la bénédiction et pour la domination. Mains de madone, ou de souveraine, devant lesquelles on doit s’agenouiller respectueusement, dévotieusement.

Pourtant, déesse, madone ou souveraine, cette femme pleure.

De ses yeux célestes des larmes coulent…

Elles coulent semblables à des perles ; et d’un geste de consolation et de caresse à l’aide d’un mouchoir de fines dentelles, le beau gentilhomme les recueille une à une.

Le cavalier parle, et sa voix a des accents d’une surprenante douceur :

— De grâce, ma Souveraine, ma belle Majesté, soyez vaillante !

— Oh ! non, non, se lamente douloureusement la divine pénitente, c’est trop d’émotion. Ces larmes, il y a trop longtemps que je les contiens, que je les dévore. Laisse-les couler, en cette minute de liberté, où me voilà seule, près de toi, comme autrefois. J’ai tant de choses à pleurer.

— Pauvre aimée !

— Certes, oui, tant de choses ! Ma jeunesse envolée ! Cette jeunesse, que tu me rappelles, et qui s’est écoulée, inutile, sans laisser après elle un souvenir consolant.

Le cavalier soupire tristement. Elle reprend d’une voix sombre :

— Ma vie présente, plus vide encore, ma vie lugubre et solitaire…

— Vous délaisse-t-il donc toujours ?

— Me délaisser ? c’est trop peu dire…

— Il vous soupçonne encore, il vous tourmente de son horrible jalousie ?

— Même plus cela.

— Il vous hait ?

— Hélas ! il ne me fait point cette grâce. Il me méprise.

— Vous mépriser, vous, digne d’être aimée, d’être servie à genoux !

— Oh ! tu ne sais pas, toi, quel affreux supplice c’est pour une femme d’être méprisée. De sentir que, pour l’homme à qui elle est liée, elle est comme une chose morte.

— Je croyais qu’il s’était rapproché de vous !

— En apparence. Mais je le sens toujours indifférent, hostile. Lorsqu’il vient à moi, à ses retours de chasse, mon cœur se serre, comme à l’approche du malheur. Il daigne à peine s’apercevoir de ma présence, ou s’il laisse tomber sur moi un regard, c’est d’un œil glacé.

— Le malheureux ! Comme on a su dessécher son cœur, le détacher de toutes les affections humaines…

— Telle est ma vie !… Voilà la honte que je subis, moi, aux yeux du monde…

Le cavalier s’était laissé glisser aux genoux de l’infortunée, une lueur de pitié éclairait ses grands yeux ; d’une jolie voix, au timbre musical, il prononça :

— Ô, ma souveraine bien-aimée, ma chère maîtresse, combien je vous plains ! Vous avoir quittée si gaie, si pleine d’espoir en la vie, et vous retrouver, après seize années de séparation, brisée de douleur et de honte, désespérant et mortellement triste.

La belle dame se détacha de l’embrassement où son fervent interlocuteur la retenait.

— Laissons cela, dit-elle, c’est trop parler de moi, et de mes misères.

« Mais toi, à quels périls ne t’exposes-tu pas en venant ici, en quittant ton exil. Depuis que tu as mis le pied sur cette terre, pleine de pièges et d’embûches, je vis dans l’appréhension d’un irréparable malheur. S’ils soupçonnaient ta présence, s’ils allaient deviner qui se cache sous ce nom d’emprunt.

« Ah ! je tremble pour toi, autant que pour moi-même !

— Il me fallait vous voir, vous le savez. J’avais pour cela de trop graves raisons pour reculer devant aucun péril. Ne l’avez-vous pas compris en m’accordant cette entrevue ?

— Oui, je te l’ai accordée parce que je te savais capable de tenter l’impossible pour te rapprocher de moi ; parce que je craignais les pires folies de ton âme aventureuse. Je te l’ai accordée pour te supplier de repartir sans retard, de ne pas exposer davantage ta liberté et ta vie… et peut-être aussi mon repos, et mon honneur !

Le gentilhomme s’était relevé. D’un air d’assurance il secoua la tête.

— Ils ne m’ont donc pas oublié, depuis seize ans !…

— Non, ils ne t’oublient pas, ni le maître ni le valet. Tu es pour eux la vivante incarnation du passé…

Sur les lèvres du cavalier, un sourire sarcastique passa, pareil à une flèche, sur l’arc tendu de la bouche.

— Ils ont raison, s’écria-t-il d’un ton de défi, moi non plus je ne les oublie pas.

La pénitente frissonna.

Son interlocuteur était debout devant elle, dans une attitude de menace. Ses jolis traits demi-féminins avaient revêtu une expression singulièrement farouche. Ainsi campé, il ressemblait à quelque ange rebelle, ou déchu, dont il avait la fatale beauté.

Il reprit d’une voix vibrante de colère contenue :

— Oh ! oui, je me souviens ! Tous ceux que j’ai aimés, ils les ont frappés cruellement, brisés sans pitié. Les plus beaux et les plus vaillants gentilshommes ! La fleur de la noblesse de France, ils l’ont fauchée.

« Tous ! tous mes amis, Chalais, Boutteville, de Marillac, Montmorency, leur sang généreux a rougi les échafauds.

« Moi, ils m’ont exilé, banni, poursuivi. Du moins, ils ne m’ont pas abattu !

« Du fond de mon exil, je reste debout bravant leur rage impuissante.

— Silence, par pitié. Ta colère m’effraie.

— Voilà seize ans qu’ils me traquent et me pourchassent ! seize ans que j’erre à l’aventure, chassé de ville en ville, de pays en pays, de cour en cour.

— De grâce !…

— Seize ans d’expiation pour ce crime impardonnable : vous avoir aimée !

— C’est vrai, pourtant c’est moi qu’ils poursuivent en te frappant.

— N’importe ! ils n’ont pas brisé mon énergie. Durant seize années, partout où leur cruel caprice m’a chassé, j’ai semé la haine et la vengeance, ils m’ont exilé en Espagne, j’y ai dressé contre eux un colosse, Olivarès ! En Lorraine, le duc Charles est devenu un vassal plus fidèle à ma suzeraineté qu’à la leur ! En Flandre, l’Archiduchesse est à moi, à moi ses généraux : Lamboy et Metternich ! En Angleterre je tiens le roi Charles par Montaigu et par Holland, mes amis. Voilà mon œuvre !

« Ils ne m’oublient pas ! soit, je me souviens aussi !

La pénitente, effrayée de cette colère, murmura :

— Est-ce toi qui parles ainsi ?

— Ils l’ont voulu ! reprit violemment le cavalier. Ils n’ont fait grâce à nul des miens ni à moi-même ! Ils n’ont point de merci à attendre de moi. Pour eux, l’heure de l’expiation a sonné. Je me lève enfin du tombeau où ils croyaient m’ensevelir. Témoin du passé de sang, je les accuse ! Survivant de tant de victimes, je crie vengeance pour elles. Sur leur meurtrier triomphant, victorieux, j’appelle la colère des hommes et la justice de Dieu !

D’un geste de souveraine noblesse, la pénitente s’était mise debout à son tour. Ses mains impérieuses se levèrent, elle cria :

— Tais-toi !… tais-toi ; tu oublies devant qui tu parles… et ce que tu es !

L’archange révolté sourit fièrement, et avec un calme plus effrayant peut-être que sa colère, il répondit :

— Non, je n’oublie rien. Je sais que je parle à Sa Majesté Anne d’Autriche, infante d’Espagne et reine de France.

L’exaltation subite de la reine se calma, ses bras s’abaissèrent et elle retomba assise sur le banc de pierre. Le fier cavalier se rapprocha d’elle, et, très bas, il ajouta :

— Pour ce que je suis, je m’en souviens aussi. Bien peu de chose, en effet, un pauvre être, seul et faible, un aventurier n’ayant plus ni rang, ni famille, ni patrie, l’exilé, le banni, l’errant.

« Mais je dois me rappeler avant tout que le sang de mes veines est celui des Rohan, sang royal de Bretagne, et que je porte la couronne ducale des princes lorrains.

« Ce que je suis ?… À l’heure où les hommes s’inclinent devant le meurtre triomphant, il faut bien que les femmes se lèvent et agissent.

« Non, Majesté, je n’oublie pas que je ne suis qu’une femme ! Mais cette femme s’appelle Marie de Rohan-Montbazon, duchesse de Chevreuse.

Ah ! si notre Chevalier avait pu entendre cette réponse, quelle stupeur n’eût-il pas éprouvée. Cette éventualité ne devait point se produire, pour cette bonne raison qu’il était alors dans la ruelle et fortement occupé de Mlle de Cernay.

Le nom de Marie de Rohan, lancé à pleine voix, fit frémir la reine, elle jeta autour d’elle un regard d’effroi.

— Par pitié, supplia-t-elle, prends garde !

La duchesse de Chevreuse continua, avec un accent d’inflexible volonté.

— Comprenez-moi, ô ma reine, ô mon amie. Dans la tâche que j’ai entreprise, rien ne peut me faire reculer. À présent moins que jamais. Car seize années d’efforts souterrains, d’un lent travail de mine, vont enfin porter leur fruit. C’est pour cela que je suis ici, devant vous.

— Qu’espères-tu donc de moi ? fit Anne, inquiète.

Froidement, Mme de Chevreuse répliqua :

— Votre appui !

— Non, non, je ne veux rien entendre de plus, rien savoir.

— Reine, écoutez-moi. En vengeant nos chères victimes, tous ceux qui sont morts pour votre cause, Madame, c’est vous que je venge. Je vous libère du joug d’humiliation qui pèse sur vos épaules…

— Trop de sang a été versé pour moi, trop de dévouements stériles n’ont engendré que la mort… je ne veux plus.

« Mon humiliation, ma douleur, je les accepte comme un châtiment. Je les offre à Dieu, en signe de mon profond repentir… en expiation de mes fautes passées.

— Vos fautes, pauvre souveraine ! Lesquelles ? Celle d’avoir été repoussée, haïe, méprisée par le Roi ? Celle d’avoir rejeté comme une injure l’amour audacieux du Cardinal Rouge ? de l’homme de fer, qui osait tendre vers vous sa main couverte du sang de vos serviteurs ?

— Non ! dit Anne, d’une voix basse, mais celle d’avoir oublié trop souvent que j’étais Reine de France, et d’avoir fomenté la révolte contre celui qui, malgré ses fautes, reste mon souverain… mon Roi !

— Lui-même vous y a contrainte, s’écria la duchesse, avec véhémence. Il vous y a poussée par son injurieux mépris, par ses cruels soupçons…

— Silence !

— Par son injuste et féroce jalousie.

— Silence, te dis-je ! Toi seule au monde n’as pas le droit de parler ainsi. Toi seule, hélas ! sais que tout n’est pas injustice, dans sa jalousie et dans ses soupçons !

La Reine baissa la tête comme écrasée par le souvenir d’une honte secrète.

Marie de Chevreuse avait compris. Un moment elle garda le silence. Puis, elle sembla chasser, d’un geste violent, ce souvenir évoqué, et, d’un ton de douloureux reproche, elle dit :

— Je ne m’attendais pas à trouver ma reine si profondément changée qu’elle reniât ses amis et bénît la main qui l’a frappée.

— Non, Marie, je ne renie point ma jeunesse. Je te l’ai prouvé en t’ouvrant mon triste cœur, comme aux beaux jours d’autrefois. Je n’ai pas perdu le souvenir de ces instants heureux que nous avons vécus, côte à côte, non point comme une reine avec sa servante, mais comme deux amies, comme deux sœurs.

« Souvent, aux heures de solitude, je revis, dans ma mémoire, ces minutes bénies, où nous n’étions que deux folles enfants courant la main dans la main sous les ombrages de Fontainebleau, ou sur les pelouses de Chantilly.

— Anne, ma douce amie, pourquoi refusez-vous alors d’entendre ma voix ?

— Parce que je me rappelle comment ces jeux frivoles se sont terminés… dans les larmes, dans les remords… et dans le sang !

La reine se tut, oppressée. Sa confidente, travestie, se pencha vivement à son oreille :

— Alors, vous devez vous souvenir aussi de celui qui voua à votre beauté le culte le plus sincère et le plus profond. De celui qui vous aima comme on aime une reine, comme on aime une sainte, et qui mourut de cet amour. Vous devez vous souvenir de lord Buckingham !

D’un mouvement brusque Anne se dressa. Une pâleur subite couvrit ses traits. Avec un accent profond de dignité offensée, elle s’écria :

— Silence ! la Reine ne veut pas entendre ce nom !

Douloureusement elle ajouta :

— Si j’ai pu, dans la folie de la jeunesse, oublier un instant mes devoirs de souveraine, j’ai racheté cette minute d’abandon d’une longue et cruelle expiation.

La duchesse interrompit, véhémentement.

— Il l’a payée, lui, de tout son sang. Et il n’a pas cru l’avoir achetée d’un trop haut prix.

Des larmes jaillirent des yeux de la reine, elle voila son visage de ses belles mains, et retomba sanglotante sur le banc.

— Oh… Marie… pourquoi rappeler cet horrible souvenir ?

— Il ne convient pas qu’il s’efface jamais de votre mémoire ! Le sang d’un homme a coulé pour vous ; et ce sang n’est pas encore vengé !

— Tu me déchires le cœur !

— Il le faut bien, puisque vous aviez pu oublier.

La reine, pantelante et brisée, écoutait maintenant, dominée par l’implacable volonté de son amie.

— Je sais combien je vous parais cruelle, impitoyable. Vous m’y avez contrainte. Je vous l’ai dit, je ne puis plus reculer. Il me faut accomplir ma tâche jusqu’au bout, dussé-je broyer pour cela votre pauvre cœur ; et cependant, pour vous je donnerais ma vie.

« Comprenez donc, je touche au but : les mailles ourdies péniblement, patiemment, dans la tristesse de mon exil, vont se refermer sur la proie, l’emprisonner dans un inextricable réseau. Votre ennemi est à nous. Contre lui, j’ai réuni en un faisceau toutes les haines éparses : le Lorrain, l’Anglais, l’Espagnol. Un signal et la tempête s’abat sur lui, le déracine et l’emporte.

« Ce signal vous seule pouvez le donner. Je vous le demande. Je l’implore de vous.

La reine l’arrêta, d’un geste noble.

— Y songez-vous ! Moi ! l’épouse du Roi de France !

— Pour lui. Madame, pour le roi lui-même vous devez agir. Il est temps de le soustraire enfin au joug honteux sous lequel il n’a que trop ployé.

— Moi, devenir une rebelle…

— Rebelle ! la France entière l’est avec vous. Le roi lui-même est un rebelle, puisqu’il a promis à Cinq-Mars de se défaire du Cardinal.

« Au reste, vous n’avez plus le choix qu’entre deux alternatives : ou avec ceux qui vous aiment, contre votre implacable ennemi… ou avec lui, contre vos amis, contre ceux qui sont morts pour vous, contre celui qui, seul au monde, vous a aimée…

— Que veux-tu donc de moi ? fit la malheureuse souveraine, à bout de résistance.

— Un mot, un signe d’adhésion : votre signature au bas d’une lettre. Voilà tout.

— Cette lettre ?

— Un courrier de Sedan vous l’apportera.

— À qui est-elle adressée ?

— À l’Archiduchesse, à qui je la ferai tenir.

Anne eut une dernière révolte.

— Non, non, je ne veux pas. Je ne puis signer cela.

— Soit ! vous pardonnez donc les offenses faites à Votre Royale Majesté !

— Oui, je les pardonne. Pour que Dieu m’absolve à mon tour.

— Vous absolvez aussi les meurtres de vos serviteurs ?

— Dieu jugera !

— Vous graciez, dans votre souveraine clémence, tous vos ennemis, tous… jusqu’aux assassins de lord Buckingham ?

— Lui ! lui encore !

— Lui, toujours. Songez qu’à cette heure suprême, il vous écoute et vous juge. Il mesure cet amour que vous lui aviez donné en échange du sien. Par ma voix, il vous répète sa dernière parole, ce mot d’agonie jeté vers vous : Remember. Souvenez-vous !

La reine s’était levée, comme pour fuir ces horribles souvenirs. Les forces la trahirent ; pantelante, elle retomba sur la pierre.

La duchesse continuait, inexorable.

— Souvenez-vous ! Souvenez-vous d’Amiens.

Anne frissonna.

— C’était dans un jardin semblable à celui-ci, tout embaumé du parfum des fleurs. C’était à la même heure nocturne, où la nature est plus belle, où l’air est plus doux. Il allait partir, se séparer de vous, pour toujours. Sans emporter un mot de consolation, un souvenir de tendresse, en échange de ce qu’il vous avait voué de passion profonde, d’amour dévot…

— Cela eût mieux valu ainsi ! soupira la reine.

— Près de vous, deux êtres s’aimaient de toute la force de leur jeunesse : lord Montaigu et votre amie la duchesse de Chevreuse.

— Ils le pouvaient, eux. La majesté royale ne les liait point !

— L’amour rend compatissant. Ils s’étaient juré que leur malheureux ami ne partirait pas désespéré sans avoir pu vous dire, une dernière fois, tout ce que son âme recelait d’ardente flamme, sans emporter l’assurance que votre cœur y répondrait en secret.

— Hélas !

— Là, dans la nuit complice, à cette minute suprême de la séparation, la Reine sut n’être plus qu’une femme avec toutes ses faiblesses, toutes ses grâces.

— Tais-toi ! Oh ! tais-toi !

— Ne le regrettez pas, Madame. L’amour embellit et ennoblit tout ce qu’il touche. L’homme qui vous aimait était digne de vous !

— Mais depuis… depuis, interrompit Anne violemment, après cette nuit si douce et si cruelle à la fois, après cette nuit unique, inoubliable, que j’ai maudite et bénie tour à tour, dont je garde en moi le souvenir obsédant, ne sachant plus même si j’en pleure de honte… ou de joie…

— Après, qu’importe ! Vous aviez aimé.

— Oh ! Marie, après… tu sais bien pourtant…

Et la reine se tut, frémissante. Les yeux clos, elle semblait revivre des heures d’angoisse et d’effroi.

Très bas, dans un souffle, Mme de Chevreuse, penchée vers elle, murmura :

— Pourquoi trembler ainsi ? Ce qui se passa après, nul ne le sait. Ce secret est le nôtre, et il est bien gardé. Lord Buckingham est mort sans un mot, et la duchesse de Chevreuse mourra les lèvres scellées.

Anne prit la main de son amie :

— J’ai été coupable, tu le vois bien. Puisque Dieu m’a si cruellement punie !

— Dieu ! fit la duchesse en se redressant avec un rire ironique.

— Il m’a frappée deux fois : dans celui que j’ai aimé… et dans…

— Est-ce bien Dieu qui vous a frappée ? interrompit Mme de Chevreuse. N’est-ce pas plutôt un homme, une créature d’orgueil et d’ambition ?

— Le Cardinal ?

— Oui, le Cardinal. La main de l’assassin de Buckingham a été armée par d’autres, par des complices inconnus.

— Lesquels ?

— Oh ! nous avons cherché longtemps, lord Montaigu et moi, ç’a été en vain.

— Tu vois bien !…

— Attendez !… ces complices existent, on retrouve leur main sinistre et scélérate dans un autre crime. Sachez-le, le meurtre de Felton, l’assassinat du duc, n’avait pas assouvi leur vengeance.

— Que dis-tu ?

— Un second crime a suivi celui-là. Un crime plus horrible et plus lâche encore.

La Reine eut la force de se lever. Ses yeux, devenus fixes, interrogeaient anxieusement.

Mme de Chevreuse parut hésiter, mais brusquement, elle se décida.

— Il faut que vous sachiez tout à présent, vous jugerez ensuite si ces misérables, et leur instigateur, sont dignes de votre pardon.

« Voilà seize années que nous ne nous sommes rencontrées, et peut-être ne nous reverrons-nous plus en ce monde. Je vous dois la vérité !

— Parle ! balbutia Anne, de sa lèvre glacée.

— La haine impie de ses ennemis a poursuivi le noble lord jusque par-delà le tombeau, son sang a coulé une seconde fois.

La reine frémit, prête à chanceler, elle se redressa, d’un effort suprême de volonté.

— La faiblesse sacrée, l’innocence même, n’ont point trouvé grâce devant eux.

— Oh ! je devine… Achève, par pitié… l’enfant…

— L’enfant de… lord Buckingham.

Un cri déchirant partit du cœur d’Anne d’Autriche :

— Il est mort ?

— Sitôt après l’assassinat de son père… il a disparu !

La reine poussa un long soupir ; pâle comme une morte elle chancela.

La duchesse s’était précipitée, elle l’entourait de ses bras, cherchant à la ranimer, à la retenir. Elle balbutiait :

— Madame… Anne… ma chérie.

Mais la pauvre souveraine ne répondait plus, son corps inerte était retombé, comme une masse, sur le banc de pierre.

16

D’ARTAGNAN ET CYRANO SE RENCONTRENT POUR LA PREMIÈRE FOIS

Les deux personnages dont les allures avaient alarmé le Chevalier à sa sortie de la ruelle de la Bourbe s’étaient séparés au coin de la rue d’Enfer.

Tandis que l’un d’eux s’éloignait dans la direction de la barrière du Midi, l’autre pénétra, d’un pas décidé, dans l’obscure ruelle.

— Sandis ! grommela-t-il en cherchant son chemin à tâtons, point n’était besoin de tant de recommandations. Il faudrait être Satan en personne pour tirer l’épée dans un pareil four.

Toujours tâtant la muraille, d’Artagnan arriva jusqu’à la porte du cloître, qu’il reconnut de la main. Après quoi, il chercha autour de lui une encoignure où s’abriter contre le vent de la nuit qui venait de se lever et soufflait en glace.

Ayant rencontré un retrait de mur, il s’y blottit et s’enveloppa, jusqu’au-dessus des oreilles, dans son manteau de cavalerie.

Ceci fait, il grogna encore :

— Satanée consigne ! il n’y a qu’au glorieux service de M. le Cardinal et de son damné Mazarini, qu’on a de ces aubaines-là. Je fais un bien joli métier, et fort agréable à un mousquetaire.

Cependant le Chevalier hâtait le pas vers la Cité, par la rue de la Harpe, qui continuait en ligne droite la rue d’Enfer, il atteignit facilement la Seine : la rencontre heureuse de buveurs attardés lui fit retrouver le chemin de la Pomme de Pin.

Cyrano y serait-il encore ? Il l’avait laissé griffonnant des vers, en face de Saint-Amant qui s’empiffrait, et de Linières qui achevait les bouteilles. Ces graves occupations étaient de nature à les retenir une bonne partie de la nuit. Mais deux heures étaient sonnées ! La perspective de devoir relancer son ami jusque chez lui, rue Grénetail, inquiétait le jeune homme, à l’égal d’une promenade dans les enfers !

Aussi poussa-t-il un profond soupir de soulagement en apercevant, au fond de la salle fumeuse, et presque déserte à présent, les silhouettes de trois intrépides noctambules.

Au milieu des escabeaux renversés, des tables encombrées de reliefs, et des cadavres de bouteilles, vides de leur sang, les joyeux compères tenaient bon : tel le dernier carré au centre d’un champ de bataille dévasté.

Quand nous disons qu’ils tenaient bon, c’est une façon de parler. Au vrai, surpris dans d’accomplissement de ses devoirs, Linières s’était endormi, glorieusement, le verre au poing, tandis que Saint-Amant, la bouche fleurie d’un sourire, et les yeux clos, semblait suivre quelque rêve lointain, et, selon toute probabilité, gastronomique.

Cyrano, seul, veillait encore ; dans tout le feu de l’inspiration, il continuait à noircir du papier sur un coin de table.

Le jeune homme courut directement à lui, et, en deux mots, le mit au courant de la situation. Il avait retrouvé M. Bernard ; mieux encore, il l’avait conduit au couvent, où une déesse l’attendait. Sa marraine lui avait ordonné de veiller à la sécurité de ce personnage important, et particulièrement d’écarter tout importun de la rue de la Bourbe. Il venait donc demander à son ami de l’accompagner pour lui prêter main-forte en cas de besoin, voilà !

Il ne crut pas utile de parler au poète de ses soupçons relatifs au Cardinal, ni des guets-apens où il avait failli tomber. Sachant que Cyrano n’aimait point la politique, il évita prudemment d’orienter la conversation vers ce terrain brûlant.

Le poète avait d’abord fait effort pour comprendre les explications décousues de son jeune ami, mais chaque nouvelle parole l’embrouillant davantage, il renonça bien vite à son téméraire dessein : franchement, le problème paraissait trop compliqué.

Dès que le Chevalier eut achevé, il se leva tout d’une pièce :

— En résumé, dit-il, tu as besoin de moi ?

— Seul, je craindrais de ne pouvoir suffire à la tâche…

— Corbac ! n’en dis pas plus… je suis à toi…

Il boucla son baudrier, passa son manteau et coiffa son feutre.

— À la bonne heure, pensa le Chevalier, voilà un ami ! Il ne se fait pas répéter les choses.

Cyrano avait déjà gagné la porte.

— Où allons-nous ?

— Rue de la Bourbe.

— Mais c’est aux Carmélites !

— Précisément.

— Bon ! et nous devons y être… ?

— Avant quatre heures.

— Parfait ! j’aurai le temps d’achever ma ballade chemin faisant.

— Votre ballade ?

— Oui, un petit chef-d’œuvre que j’ai en tête. Je te le lirai demain matin. Tu verras cela.

Sur ces mots, ils sortirent de la Pomme de Pin.

— Brrr ! frissonna le poète. Le vent pince cette nuit.

— Nous nous réchaufferons en marchant, fit le Chevalier.

— Et en ferraillant, ajouta Cyrano d’un air réjoui.

— En ferraillant ?

— Dame ! si le chemin n’est pas libre, il faudra bien le nettoyer, vivadiou !… Maintenant, motus ! J’en tiens une.

— Une quoi ?

— Une rime, mordioux ! une rime !

Les deux amis poursuivirent donc leur route dans le plus profond silence.

Pendant ce temps, triste victime de la consigne, d’Artagnan continuait à se morfondre dans la ruelle, à maugréer contre le Cardinal et son abbé. Il enveloppait à présent dans ses malédictions les couvents et ceux qui y faisaient de pieuses visites, durant la nuit, et il se consolait de son infortune en se répétant le vers du poète latin :

« Tantum religio potuit suadere malorum. »

Ah ! si cet abbé d’Aramis l’avait entendu !

Successivement, les quarts, les demies et les heures tintaient, mélancoliques, sans que rien de nouveau apparût. Le bouillant mousquetaire commençait à trouver long son temps de faction. Pour se réchauffer, il allait et venait dans la ruelle, sans s’écarter toutefois de la petite porte qu’il avait pour mission de surveiller étroitement.

La demie après trois heures venait précisément de sonner, et il continuait son mouvement de va-et-vient sans plus d’imprévu quand, tout à coup, il entendit résonner des pas du côté de la rue d’Enfer.

Suspendant sa marche, il prêta l’oreille. Point de doute, des gens venaient de son côté.

D’un geste prompt comme l’instinct, d’Artagnan porta la main à la garde de son épée. Mais la réflexion arrêta son bras.

— Cadédis ! jura-t-il, moitié riant moitié fâché, voilà bien de mes coups ! j’allais oublier ma consigne… ma fameuse consigne.

Et il répéta, avec un accent ironique :

— Né pas mettré cette nouit l’épée hors dou fourreau !

« N’y songeons plus, c’est trop enrageant.

Il s’enveloppa plus hermétiquement dans son manteau, et se rencoigna. Près de lui deux ombres passèrent, sans deviner sa présence.

Une voix juvénile sonna dans le silence :

— Nous y voici ! Pas un chat ! Tout va bien par mon étoile.

Un timbre plus mâle claironna :

— Sauf toutefois qu’il fait un peu noir, on ne voit pas le bout de ses pieds !

— Beau temps pour nos affaires.

— Chevalier, mon ami, toi qui as la chance d’être du dernier bien avec les étoiles, ne pourrais-tu les prier d’éclairer un peu ?

D’Artagnan entendit ensuite qu’on frappait légèrement à la petite porte.

— On prévient qu’on est là ! pensa-t-il.

À travers un guichet une voix douce demanda :

— Est-ce vous, Chevalier ?

— C’est moi.

— N’avez-vous fait aucune mauvaise rencontre ?

— Aucune, le chemin est libre autant qu’on peut souhaiter.

D’Artagnan rit silencieusement.

— Alors, venez ! On a besoin de vous.

— Bon ! pensa le mousquetaire, ma consigne est de veiller à la sortie. L’entrée ne me regarde pas.

La porte s’était ouverte en grinçant. Une faible lueur en coula qui permit au soldat d’entrevoir une silhouette de jeune fille. Une seconde silhouette se glissa dans l’embrasure, celle d’un jeune homme.

— Des amoureux ! soupira d’Artagnan. Heureux âge ! cela me rappelle mes promenades nocturnes avec cette pauvre petite Constance Bonacieux.

D’un revers de manche, il essuya une douce larme de souvenir ou de regret.

— Attendez ! dit le jeune homme, je ne suis pas seul.

— Qui donc vous accompagne ?

— Moi, vivadiou !

Une troisième ombre se découpa dans le rayon lumineux.

D’Artagnan, surpris, faillit éclater de rire. Le profil qui se dessinait était fantastique, semblable à celui de quelque diable surgissant d’une boîte.

— Dieu m’aide ! pensa le mousquetaire. C’est il signor Pulcinello en personne.

Il y avait de cela, en effet, longues jambes, longs bras… et long nez !

— Oui, capédédiou ! je suis là, belle demoiselle. Et vous pouvez assurer M. Bernard qu’il est bien gardé.

— En ce cas, nous allons vous laisser en faction, dit la jeune fille en riant, vous permettrez que je vous enlève le Chevalier ?

— Si je permets ! certes ! Il ne me pardonnerait jamais si j’osais formuler la moindre objection.

— Adieu donc, et n’ayez point peur des fantômes, ajouta la jolie rieuse.

— Les Gascons n’ont jamais peur !

La petite porte s’était refermée.

— Agréable intermède ! monologua d’Artagnan. Mons Mazarini est plein de bienveillance, il m’aura envoyé ce fantoche de son pays pour me distraire un brin.

À compter de ce moment, d’Artagnan ne fit plus un mouvement. Il sentait aller et venir près de lui le factionnaire ennemi.

Un quart d’heure passa. Son immobilité de statue commençait à engourdir le mousquetaire. La situation était d’autant plus pénible que le signor Pulcinello, lui, allait et venait sans répit.

Il l’entendait même répéter, tout en marchant, des syllabes sans suite qu’il scandait, et des mots vides de sens, qu’il avait l’air de peser.

— Le coquin ! grommela d’Artagnan.

Pouvait-il deviner que Pulcinello composait une ballade ?

Quelques minutes encore s’écoulèrent. D’Artagnan, statue vivante du devoir, commençait à geler.

Un frisson le parcourut – sa consigne ne lui interdisait pas de frissonner.

— Ah çà ! que peut bien marmonner cet escogriffe… avec son long nez… et sa longue rapière ?

Cyrano venait de passer près de lui, si près qu’il l’avait frôlé. Mais dans l’état de profonde absorption où était le poète, il n’eut pas la vague notion d’une présence invisible. Il essaya deux rimes, dont il éprouva la résonance avec satisfaction.

Le mousquetaire n’avait pour se réchauffer ni la chaleur de la marche, ni le feu de l’inspiration, aussi sentait-il un engourdissement douloureux le gagner. Il se raidit, résolu à tous les sacrifices pour obéir, jusqu’au bout, aux ordres du maître.

— Pas de violence, pas de bruit ! se répéta-t-il.

Hélas ! il comptait sans un des mille petits accidents dont dispose la providence quand elle veut déjouer les calculs de la prudence la plus avisée. Un grain de sable dérange les rouages de la machine la mieux réglée. Un souffle de vent fait échouer les plus vastes projets. Les petites causes engendrent les grands effets !

Sans doute, le rimeur n’eût jamais soupçonné la présence d’un homme si près de lui, sans l’une de ces sournoises malices du hasard.

Or, il était écrit au livre du destin que Cyrano devait rencontrer d’Artagnan.

Donc, envahi par le froid de la nuit et gelé par l’immobilité, le brave, le prudent, le sage d’Artagnan frissonna… Corbac ! que lui arrivait-il ? un rhume à présent. Un chatouillement incoercible parcourait ses fosses nasales, à tel point qu’il dut se pincer le nez.

Il espérait ainsi maîtriser l’éternuement qu’il sentait venir, hélas ! Cette thérapeutique sommaire n’eut qu’un piètre résultat. Brusquement, vaincu par une force supérieure à la volonté la mieux trempée, avec un éclat d’enfer, le mousquetaire éternua…

Du coup, Cyrano tomba en arrêt et cria d’une voix claironnante :

— Qui va là ?

Naturellement, rien ne répondit.

— Oh ! oh ! voilà qui n’est pas ordinaire, un éternuement va rarement sans un éternueur… Mordieu ! répondra-t-on ? Qui va là ?

Le silence persistant, Cyrano battit le briquet. À la petite flamme rouge de l’amadou, il entrevit… quelque chose de vague, de noir et d’immobile. Un homme !

— Monsieur, fit le poète avec la plus exquise politesse, je vous salue bien.

D’Artagnan resta tout à fait insensible à cette gracieuse attention. Seulement, comme un éternuement ne vient jamais seul, il récidiva.

— Dieu vous bénisse ! dit Cyrano.

Puis, l’homme de pierre s’obstinant dans son mutisme, il ajouta :

— Parbleu ! monsieur, si vous n’avez respiré quelque poudre sternutatoire, c’est donc que vous aurez pris un mauvais rhume. L’immobilité ne vous vaut rien. Ne voulez-vous point faire quelques pas hors d’ici, cela vous réchaufferait !

Un silence.

— Hé là ! mon ami, seriez-vous muet ?

À nouveau, le mousquetaire éternua.

— Vous voyez bien, cette ruelle est mauvaise en diable, il y souffle un courant d’air pernicieux.

Et, quittant son air persifleur, Cyrano termina, d’un ton où sonnait une vague menace :

— Vous y trouverez la mort, mon gentilhomme, si vous vous obstinez à y séjourner !

Cette fois, le poète avait touché juste ; l’ombre parut vivre, l’homme au manteau fit un geste.

— Enfin, pensa-t-il, la pierre s’anime ! Je vaux Pygmalion !

— Vous êtes gascon ? demanda l’ombre.

— Pour vous servir, repartit-il avec promptitude, gascon de Gascogne ! C’est vous dire que j’ai le sang assez chaud et que j’aime, lorsque je parle, qu’on me comprenne… et me réponde : Ayez la bonté de me céder la place, je vous prie.

Et, comme l’ombre s’obstinait à ne pas bouger :

— Vous devez savoir qu’un Gascon n’aime point à répéter les choses !

— Je le sais, dit l’autre ; je le suis aussi !

— Fort bien ! reprit Cyrano sans se démonter ; en ce cas, nous allons nous comprendre à demi-mot. Vous plairait-il de m’accompagner hors d’ici ? Nous trouverons occasion de nous réchauffer.

— Ce serait, cadédis ! avec bien du plaisir. En toute circonstance, une si galante invitation m’enchanterait. Mais pour l’instant, d’autres affaires me retiennent céans. Souffrez donc que je la décline et vous laisse aller seul.

— Ah ! ah ! nous espionnons, monsieur de la nuit ?

Pour le coup, d’Artagnan n’eut plus froid. Le sang lui bourdonna aux oreilles. Il se contraignit pourtant, et, très aimable, répliqua :

— Comment dites-vous cela ? Espionner ? Voilà un mot que nous ne connaissons pas en Gascogne.

— Écoutez, monsieur, ne prolongeons pas outre mesure cette plaisanterie. Les plus courtes sont les meilleures. Nous sommes faits pour nous entendre et nous allons tomber d’accord, je crois, sur cette proposition : l’un de nous est de trop ici.

À cette provocation directe, le mousquetaire ne répondit rien. Il tortilla sa moustache rageusement, et grogna :

— Satané Mazarini !

— Vous êtes trop homme d’esprit pour n’être pas aussi quelque peu homme d’honneur. D’autant que j’entrevois, battant à votre côté, quelque chose qui ressemble à une épée. Cet instrument ne doit pas être attaché là uniquement pour la parade.

D’une voix frémissante, d’Artagnan gronda :

— Allez-vous-en !

— Volontiers ! railla Cyrano, si vous consentez à me suivre.

Le mousquetaire s’était ressaisi. Bandant tous les ressorts de sa volonté, il parvint à maîtriser la tentation de relever la raillerie. Il résolut de ne plus desserrer les lèvres.

Le poète, déconfit, grommela :

— Décidément, ce n’est point un homme, mais quelque cariatide perfectionnée. Nous allons bien voir !

« Cela passe les bornes ! Je dois mettre au pas ce malhonnête !

17

LE FOURREAU !

De plus en plus surexcité par l’attitude calme de son adversaire, Cyrano reprit :

— Il paraît que monsieur est patient.

— Très ! fit la cariatide.

— Monsieur craint peut-être de gâter son manteau… ou de voir trouer son pourpoint, cela coûte cher ?

— Cher ! reprit l’écho.

— Ou bien l’épée de monsieur a-t-elle les bronches aussi sensibles que celles de son maître, et craint-elle de s’enrhumer à l’humidité du soir ?

— Voire ! répéta l’autre, immuable.

Cyrano perdit patience.

— Cet automate n’a donc pas un point sensible ? Rien ! vais-je épuiser toutes mes ressources contre cette impassibilité de roc ?

À ce moment, dans l’air serein, le timbre grave d’une horloge tinta :

— Une, deux, trois ! Dieu merci ! soupira le poète, ce n’est que le quart avant quatre heures !

Cependant, l’instant approchait. Dans quelques minutes, le Chevalier et son important compagnon d’aventure allaient sortir. Il fallait à tout prix écarter ce témoin importun, qui n’était pas aposté là sans dessein.

Coûte que coûte, il devait en finir. Aussi dit-il rudement :

— Allons, c’est assez rire, terminons-en !

Les dents serrées, il marcha sur d’Artagnan, qui attendait, toujours immobile.

— Ôtez-vous de là, ou mordioux !

Le bras levé du rimeur ne s’abaissa pas, une poigne de fer l’avait saisi, le tenait suspendu.

— Là ! là ! du calme, sandis ! fit la voix du lieutenant, un peu tremblante malgré tout.

D’un saut en arrière, le souple Cyrano s’était dégagé de l’étreinte.

Le mouvement de défense du soldat avait dérangé les plis de son manteau, et l’œil perçant du poète venait de deviner la casaque à la croix brodée.

— Un mousquetaire !

Alors revenant à la charge avec toute son impétuosité, il fonça, le nez en bataille et, dans la figure de son imperturbable adversaire, souffla rageusement :

— Capédédiou ! votre longanimité ne m’étonne plus, mon brave ! Vous êtes mousquetaire…

Souffleté par cette ironie, d’Artagnan frémit de pied en cap.

— Ce qui signifie ? riposta-t-il.

— Que je suis cadet aux gardes, compagnie Carbon de Casteljaloux, et qu’on ne vit jamais, contre un cadet de Gascogne, tenir un pauvre porte-mousquet.

C’en était trop ! Le brave lieutenant avait pu digérer, – difficilement, – les outrages personnels, la persiflante ironie, les provocations redondantes…

Cette fois, l’injure ne s’adressait plus à lui.

Elle atteignait le corps auquel il se faisait tant de gloire d’appartenir. Sur sa joue, elle frappait, comme un soufflet, non plus lui seul, mais tous ses camarades d’aujourd’hui, et ses amis d’hier.

— Aramis, Porthos, Athos, frémit-il, c’est vous qu’on vient d’insulter en moi.

En éclair, d’un mouvement plus prompt que la volonté, il avait tiré à demi son épée. Il se ressaisit brusquement, la repoussa d’un geste brisé :

— J’ai juré ! murmura-t-il.

Cyrano attendait, haletant, gardant son attitude insolente et provocante.

Tout à coup, le mousquetaire sourit. L’homme de marbre s’anima. Un plissement énigmatique pinça ses lèvres, un rayon de pétillante malice passa dans ses yeux.

Faisant un pas en avant, vers son adversaire en arrêt, il dit brièvement :

— Venez !

— Enfin ! soupira Cyrano.

Deux pas plus loin, ils étaient dans un recoin de muraille. De cet endroit, l’obscurité, toujours épaisse, ne leur permettait plus de voir la porte.

Riant en sourdine, le poète dégaina.

D’Artagnan avait rejeté son vaste manteau. Déjà en garde, il attendait.

Les deux adversaires s’entrevoyaient à peine.

— À la bonne heure ! exulta Cyrano, voilà une rencontre qui ne manquera point d’originalité. On ne distingue pas même les épées.

— Bast ! fit le mousquetaire, on les sentira, cela suffit.

Sans un mot de plus, d’un même mouvement, tous deux engagèrent le fer.

Derrière la muraille, dans le jardin des Carmélites, la scène douloureuse et tragique entre la reine Anne d’Autriche et la duchesse de Chevreuse achevait de se dérouler.

Le froid de la nuit plus encore que les soins de son amie avait ranimé la pauvre souveraine. Quand, après sa défaillance passagère, elle rouvrit les yeux, une expression poignante de stupeur figeait ses traits.

— Mon Dieu ! pensa la duchesse effarée, ce dernier coup aurait-il achevé d’accabler son esprit ?

Anne eut un long frisson. Sur sa face exsangue, des larmes se prirent à couler, des larmes lentes, qu’elle ne cherchait plus à retenir, ni à cacher. Longtemps elle resta ainsi, le corps raidi, les bras immobiles, les lèvres tremblantes. Enfin, elle balbutia :

— L’enfant !… le fils de… lord Buckingham ! Disparu !…

Alors, comme pour échapper à une épouvantable vision, elle porta ses mains devant son visage.

— Ah ! c’est affreux ! dit-elle d’une voix déchirante.

Marie de Chevreuse venait de glisser à ses genoux et la soutenait.

— Du courage, ma reine, rien ne permet de dire qu’il soit mort.

— Hélas ! ils me l’auront tué… comme ils m’ont tué le père…

Puis, rassemblant toute son énergie, elle s’écria avec violence :

— Parle ! je veux tout savoir à présent, voilà seize ans que l’on me cache la vérité, que l’on me ment. J’ai le droit de connaître cette vérité tout entière. Plus de mensonges, plus de réticences… Je l’exige.

— Interrogez, madame, je répondrai.

La reine passa la main sur son front, pour remettre ordre à ses idées :

— Voyons ! cet enfant, ce petit être vagissant que Guitaut conduisit à lord Buckingham ?…

— Le noble lord le reçut des mains de ce serviteur loyal.

— En secret ?

— Dans le plus profond mystère. Le soir même de son arrivée à Londres, il le confia au plus fidèle de ses domestiques, un Irlandais, nommé Patrick.

— Et ce Patrick emporta le nouveau-né ?

— Selon les ordres du lord, il le mena en Écosse, au château de Kildar où l’on devait l’élever loin de la cour et des regards indiscrets.

— Pauvre lord, il obéit aux ordres que la prudence lui dictait… Il sacrifia son amour de père comme il a dû sacrifier son cœur d’amant.

— À Kildar, l’enfant avait pour protecteurs les amis de son père : le laird Angus Mac Diarmid, et son fils lord Mac Legor, c’est eux que le duc avait chargés de veiller sur sa vie et sur sa fortune.

— Ces gens étaient-ils sûrs ?

— C’étaient les obligés du noble lord. Il les avait élevés et enrichis ; il pouvait compter sur leur reconnaissance et leur aveugle dévouement.

— Alors ?

La duchesse prit un temps, puis, avec d’infinies précautions, comme si elle parlait à une convalescente, elle continua :

— Alors, arriva l’heure lugubre où, sous le couteau d’un lâche assassin, le noble duc tomba, frappé à mort.

— L’enfant avait trois ans ?…

— Oui, trois ans. Il restait seul au monde, portant sur ses frêles épaules le lourd fardeau d’un héritage de gloire et de sang.

— Et personne pour le protéger ?

— Personne ? fit la duchesse d’un ton de reproche.

— Je suis injuste, je sais, lord Montaigu et toi m’avez promis ce jour-là de veiller sur lui.

— Hélas ! il était déjà trop tard. Lorsque, fidèle à cette promesse, lord Montaigu arriva en Écosse, il trouva à Kildar le laird Mac Diarmid et son fils désespérés. En ces pays montagneux les orages sont plus à redouter qu’en plaine, ils provoquent parfois des incendies de forêts, des écroulements, des inondations rapides. Or, la nuit précédente, au cours d’une épouvantable tempête, l’enfant et le dévoué Patrick avaient disparu.

— Grands dieux !

— Le serviteur avait été fidèle jusqu’au bout à la parole donnée à son maître. Il ne s’était pas séparé du précieux dépôt confié à sa vigilance.

— Dis tout… Ils étaient morts ensemble ?

— Non ! On ne retrouva jamais leurs corps !

— Enlevés, alors ?… Tu ne mens pas ?

— Oh ! madame !

— Pardonne-moi, on m’a si souvent trompée, tant menti !

— Il le fallait ! nul ne devait soupçonner la vérité. C’était, souvenez-vous, notre secret !

— Oui, oui, tu as raison. Mais alors, il fallait tout tenter pour les retrouver, remuer le ciel et la terre, les reprendre s’ils étaient vivants… et s’ils étaient morts, les venger !

— Je vous l’ai dit, madame, ni lord Montaigu ni moi n’avons rien épargné pour ressaisir la piste des disparus, et celle de leurs ennemis… Le ciel ne nous a pas permis de mener à bout cette tâche. Nous ne connaissons encore ni les ravisseurs du fils… ni les meurtriers du père.

Anne baissa la tête, accablée, et murmura amèrement :

— Être reine, et ne rien pouvoir pour ceux qu’on aime !

Une pâle clarté commençait à apparaître à l’orient. Ce n’était pas encore l’aurore, mais les lueurs blafardes et indécises qui la devancent striaient le ciel nuageux.

Marie de Chevreuse se mit debout :

— Madame, dit-elle, il est temps de se séparer.

Au bout de l’allée, les silhouettes juvéniles de Claire et du Chevalier venaient d’apparaître.

Les apercevant, la reine se dressa soudain, en proie à une violente exaltation :

— Oui, murmura-t-elle, tu avais raison tout à l’heure. Je ne puis oublier, ni pardonner. Ce n’est plus seulement lui ni moi qu’on a frappés. Après les coupables, l’innocent a été la victime de la plus lâche des vengeances, les misérables qui ont exécuté le crime nous échappent. Dieu nous les livrera sans doute un jour ! N’importe, le coup part de plus haut. C’est là qu’il faut atteindre… Cette lettre ?…

— Vous consentez donc ?

— À tout, pour les venger.

— Oh ! merci, ma reine. Je retrouve enfin le cœur de mon amie…

Sanglotantes, les deux sœurs de cœur tombèrent embrassées.

Les jeunes gens arrivaient en vue du banc de pierre, juste en cet instant. De stupéfaction, le Chevalier s’arrêta, cloué sur place.

Dans ce cadre austère de cloître, M. Bernard tenait dans ses bras une pénitente, dont les yeux ruisselaient de larmes.

Il regarda Claire dont le visage candide n’exprimait aucun étonnement à la vue de ce spectacle insolite.

Enfin, M. Bernard se redressa. D’une voix douce et mélodieuse, qui acheva de surprendre le petit soldat, il prononça :

— Approchez !

Le Chevalier se porta en avant, mais il dut s’arrêter, ébloui. Le radieux visage de la pénitente venait de lui apparaître. Il sentit ses genoux fléchir, devant tant de majestueuse beauté.

— Venez, Chevalier, reprit M. Bernard, Mlle de Cernay nous a assuré de votre loyauté. Vous allez entendre les ordres de votre souveraine…

Le jeune homme, le cœur battant d’une indicible émotion, tomba un genou en terre.

— Monsieur, dit la Reine, j’ignore qui vous êtes, mais Mlle de Cernay nous répond de vous ; avec une telle marraine, vous ne pouvez être que fidèle, brave et loyal. Êtes-vous prêt à faire le sacrifice de votre liberté… et peut-être de votre vie ?

— Pour vous, madame, oui ! avec joie, répliqua-t-il ardemment.

Anne sourit :

— Vous êtes bien jeune, pourtant… à votre âge la vie a tant de charmes.

— La vie d’un soldat est un enjeu, et le prix de la partie où on l’expose importe seul.

— Vous êtes donc ambitieux ?

— De vous servir, oui, madame.

— C’est bien ! Je ne vous demande point votre nom. Mais je vous le demanderai à votre retour.

En prononçant ces mots, gros de promesse, la Reine tendit sa belle main au Chevalier, qui y appuya ses lèvres avec ravissement. Puis, majestueusement, elle reprit :

— Vous allez accompagner ce gentilhomme dont nous confions la sûreté à votre vaillance. Vous lui obéirez en tout comme à nous-mêmes.

— Je vous le promets, madame.

— Aurez-vous l’audace de ne reculer devant aucun péril ?…

— Ma devise vous répondra pour moi.

— Que dit cette devise ?

— Jusqu’au bout !

— Allez donc ! Et revenez fidèlement… À Sedan, où vous vous rendrez sans retard, vous recevrez de M. de Soissons un paquet que vous rapporterez à l’hôtel de Nevers.

— À l’hôtel de Nevers.

— Vous ne remettrez ce pli qu’à Mlle de Cernay.

— À mademoiselle… de Cernay, balbutia le jeune homme ravi.

— À elle-même. Elle vous donnera alors nos nouveaux ordres.

— Vous serez obéie, madame, dit le Chevalier en se relevant.

— Prenez garde surtout aux pièges de la route…

— Oh ! madame, je commence à les connaître… et je ne les ai jamais craints.

La reine fixa les yeux sur lui, et il vit son regard prendre une subite expression de tristesse.

— C’est ainsi qu’il serait ! balbutia-t-elle.

Au loin, l’horloge des Chartreux sonna le premier coup de quatre heures.

— Partons ! dit M. Bernard, il serait imprudent de nous attarder ici.

Le beau gentilhomme tendit à nouveau les bras à la Reine, et ils s’étreignirent longuement. Puis, il se retourna vers Mlle de Cernay.

D’un mouvement instinctif, la jeune fille se jeta vers lui. Il la saisit brusquement, la serra contre son cœur, et baisa longuement ses cheveux d’or, son front, ses yeux où les larmes perlaient.

— Adieu, adieu, mon enfant !

Anne d’Autriche était retombée épuisée sur le banc de pierre. Sa poitrine se soulevait oppressée, des sanglots l’étreignaient à la gorge. Ses yeux avaient repris leur expression de douloureuse fixité.

Un spasme l’agita, et le Chevalier crut entendre, dans un murmure :

— Hélas ! elle peut embrasser son enfant, elle !…

Le cœur étreint, la tête bouleversée par tant d’événements singuliers, le jeune homme suivit M. Bernard, que Claire guidait vers la petite porte, hors du jardin.

Dehors, le duel se prolongeait, entre les deux maîtres bretteurs, également acharnés à défendre le terrain. Aucune issue ne s’était produite encore.

Cyrano avait épuisé toutes les ressources de son art de raffiné contre l’impassible sang-froid du mousquetaire.

À tous ses coups, de triomphantes parades répondaient. Ses feintes étaient successivement déjouées.

Plus encore que la maîtrise stupéfiante de cet adversaire inconnu, ce qui surprenait le poète, c’était de ne point lui voir rendre coup pour coup.

Dans la ruelle, l’obscurité régnait toujours. La lame invisible de d’Artagnan semblait, en même temps, être impalpable.

Elle se dérobait, échappait à toutes les prises. Prompte et légère, elle rejetait la magistrale épée hors de la ligne, bien plus, elle avait, cette lame diabolique, un étrange et troublant contact.

Elle ne froissait pas, elle ne résonnait pas comme un fer ordinaire.

Cette scène d’enchantement, d’envoûtement, avait fini par étreindre le cœur du vaillant escrimeur.

— Quel jarret ! quelle poigne ! pensait-il. Mais, bagasse ! quelle singulière rapière !

Pour échapper à cette impression, hallucinante à la longue, Cyrano se découvrit un instant. Il s’attendait à quelque vive attaque, qui allait lui permettre une riposte décisive. Ô surprise ! son adversaire ne s’était point fendu, il attendait la reprise, l’épée en ligne.

— Dieu me damne ! rugit le poète intérieurement. Le coquin me ménage, je crois.

Et l’heure avançait. Déjà les lueurs annonciatrices de l’aube pâlissaient le ciel.

Rageusement, Cyrano combattait maintenant, se livrant de toute sa fougue. Il fallait en finir, mille dious !

En cet instant, les quatre coups de l’heure retentirent. La porte du cloître s’étant entrouverte, M. Bernard et son jeune compagnon se glissèrent au-dehors.

Des cliquetis de fer, à leur droite, mais personne en vue. Le chemin était libre. Ils s’élancèrent à gauche et disparurent au tournant de la rue Saint-Jacques.

Toujours préoccupé par sa consigne, d’Artagnan crut percevoir un bruit et rompit d’un pas afin de mieux prêter l’oreille. Mais déjà, comprenant le danger, sans lui laisser le temps d’une réflexion, Cyrano l’assaillait avec une vigueur nouvelle.

Après une feinte rapide au visage, s’étant dégagé vivement, il visa aux parties basses, et tira, se fendant à fond.

Un coup sec écarta sa lame. Un coup qui rendit un son mat.

Alors, brusquement, Cyrano se rejeta en arrière, d’un bond effaré.

Les nuages, balayés du ciel, laissaient filtrer un peu de lumière. À cette lueur indécise, le bouillant poète venait de voir… enfin… et de comprendre… Oui… de comprendre pourquoi son adversaire ne ripostait point, pourquoi le duel se poursuivait indéfiniment, sans résultat possible, pourquoi cette épée enchantée, si habile à parer, ne pointait jamais.

Furieux, et, en même temps, admiratif, il hurla :

— Eh ! vivadious ! monsieur, ceci n’est point de jeu. Halte-là ! Je ne suis point une mazette que l’on ménage !

D’Artagnan salua de la lame :

— Je regrette, monsieur, de n’avoir pu mieux vous servir pour cette fois ! Mais j’avais fait… un vœu !

— Un vœu ? Corbac !

Ébahi, Cyrano venait de s’apercevoir que son impassible adversaire avait combattu l’épée enveloppée de son fourreau.

— Allons ! dit d’Artagnan, souriant de sa stupeur malgré tout, c’est encore vous qui gagnez la partie ! Une autre fois, j’aurai ma revanche.

— J’y compte bien, grogna Cyrano.

Puis, trop tard pour les pouvoir rejoindre, le mousquetaire s’élança à la suite des deux ombres qui fuyaient dans la nuit finissante.

Le poète rengaina sa lame, dépité, mais au fond assez satisfait.

— Voilà quelqu’un que j’aurai plaisir à retrouver !… un jour qu’il n’aura point fait de vœux, grogna le poète dépité et satisfait. Alors, nous verrons ! À Gascon, Gascon et demi !

Sur quoi, de son pas le plus paisible, Cyrano regagna la rue d’Enfer, et n’ayant plus rien de mieux à faire, il reprit où il l’avait interrompue la pêche aux rimes de son interminable ballade.

18

OÙ DE CAVALIER D’ESCORTE, PUIS FEMME DE CHAMBRE, MYSTÈRE DEVIENT MESSAGER

Après avoir brûlé la politesse à son virulent adversaire, d’Artagnan s’était élancé à la poursuite des fugitifs.

Mais ceux-ci avaient mis à profit l’avance que l’adresse de Cyrano leur avait ménagée ; lorsque le mousquetaire atteignit la rue du faubourg Saint-Jacques, il la trouva déserte à perte de vue. Déserte aussi la petite place à l’angle du monastère des Capucins. Il poussa une pointe jusqu’à la rue du Puits-de-l’Orme : pas une trace, pas un indice ! Les fuyards s’étaient littéralement évanouis dans la brume légère du matin.

Au-delà l’on n’apercevait plus rien que des champs, coupés de buissons, un entrecroisement de sentes aboutissant à la rase campagne.

L’oreille basse, le lieutenant regagna la rue d’Enfer qu’on lui avait assignée comme point de contact.

Tout en cheminant, il maugréait :

— Du diable aussi ! Un mousquetaire n’est pas un limier de police, chacun son métier ! À ce jeu-là, le moindre écolier me fera toujours quinaud.

Cependant, dans son for intérieur, et sans vouloir se l’avouer, il éprouvait une vive appréhension. Il allait falloir reparaître devant M. le Cardinal, lui rendre compte de sa mission. De quel front soutiendrait-il la colère de son irascible patron ! Tout compte fait, il ne pouvait se le dissimuler, il avait donné une entorse à sa consigne, et s’était laissé jouer par ses adversaires.

Mortifié, il grogna dans sa moustache :

— Satané signor Pulcinello, que le sort me le remette jamais sous la main ! nous aurons un petit compte à liquider !

Dans cette disposition d’esprit, d’Artagnan arrivait à la hauteur du réservoir des eaux d’Arcueil lorsqu’il s’entendit héler par une voix familière :

— Hé là ! Mousou d’Artagnan. Vous allez oun train d’enfer !

Monsignor Mazarini accourait à lui en frétillant.

— Eh bien ! interrogea l’italien d’un air réjoui, vous les avez vous, nos oiseaux dé nouit ?

Le mousquetaire s’était arrêté, il riposta d’un ton bourru :

— Certes, je les ai vus, ce qui n’empêche qu’ils m’ont passé sous le nez.

Mazarin accueillit en riant cette boutade.

— Ils étaient trois, n’est-il pas vrai ?

— Trois, deux fantômes et un démon !

— Et ils sortaient des Carmélites, même.

— Les deux fantômes en sortaient en effet. Pour le démon, il venait je ne sais d’où, probablement de l’enfer.

— Ces deux fantômes, comment étaient-ils ?

— Dame !…

— Attendez, l’oun avait la figoure d’oun zeune soldat, l’autre le visaze d’oun beau cavalier blond ?

— Oui, sandis, c’est bien cela ! riposta le mousquetaire, qui se demandait à quoi rimaient tant de questions inutiles, puisque le coup projeté était manqué.

— Dé tout cela, Mousou d’Artagnan, vous pourriez témoigner au bésouin !

— Certes !

— Et vous reconnaîtriez lé cavalier blond, lé cas échéant ?

— Parbleu ! à la condition de le rencontrer, cependant.

La face rusée de l’italien s’éclaira d’un sourire de triomphe. Il conclut en se frottant les mains :

— C’est tout cé qu’il mé fallait !

Puis, prenant en hâte le chemin de la barrière d’Enfer :

— Vénez, Mousou lé lioutenant. Souivez-moi. Nous avons gagné oune manche, à la séconde !

D’Artagnan, stupéfait de tant de satisfaction apparente, murmura :

— En voilà un qui se contente à peu de frais, il n’est pas difficile. Hem ! c’est l’autre qu’il faut voir !

À la pensée d’affronter le terrible Cardinal, le vaillant mousquetaire se sentit froid dans le dos.

À la barrière, une litière attelée en poste semblait les attendre. Tout autour d’elle, mais à une distance respectueuse, les silhouettes d’une troupe de cavaliers s’estompaient dans le jour indécis du petit matin.

Mazarin s’approcha rapidement de la litière dont le rideau s’entrouvrit :

— La çose est en bon train, dit-il, Mousou d’Artagnan s’est acquitté à ravir dé sa délicate mission. Il a vou et reconnou lé personnaze des Carmélites.

— Où est-il ? interrogea une voix sèche qui fit frémir le mousquetaire.

Instinctivement, il se raffermit pour recevoir l’explication qu’il prévoyait chaude ; mais, à sa grande surprise, il entendit Mazarin répondre, sans se déconcerter :

— Sélon les ordres réçous, on a laissé la personne sortir dé Paris, et prendre dou champ. Sans qu’elle s’en doute, on né l’a point perdoue dé voue. Elle a passé la barrière Saint-Jacques, il y a oun pétit quart d’houre. Et en cé moment, elle galope avec sa souite, sur la route dou midi.

— Tiens, tiens ! pensa d’Artagnan. Le Monsignor n’a pas perdu la carte. Il avait pris toutes ses précautions.

— Combien dites-vous qu’ils ont d’avance ? demanda la voix.

— Quinze à vingt minoutes, pas plous !

— Les rattrapera-t-on ?

— Cé né séra qu’oun zeu pour ces messieurs les gardes, avec de bonnes montures et oun bon cef.

— Alors qu’on ne perde plus de temps. En quête ! et qu’on s’empare à tout prix de la…

— Personne de Mousou Bernard ! coupa Mazarin, en mettant un doigt sur ses lèvres.

Puis, se tournant vers le mousquetaire qui écoutait avec surprise cette conversation avec un interlocuteur invisible :

— Vous entendez, Mousou d’Artagnan. Son Éminence vous ordonne dé vous assourer coûte que coûte dé la personne dou zentilhomme blond des Carmélites.

Le lieutenant s’approcha et, à la portière de la voiture, il reconnut la figure de son terrible maître. Celui-ci, contrairement à toutes ses prévisions, paraissait être en excellente humeur.

— Hé ! hé ! M. d’Artagnan, interpella-t-il familièrement, les choses se sont donc passées à votre gré ?

— Admirablement, Monseigneur !

Enchanté de la tournure de l’entretien, et retrouvant du coup tout son aplomb, d’Artagnan ajouta avec l’assurance la plus effrontée :

— Est-il rien d’impossible pour le service de Votre Éminence !

— Vous avez donc fidèlement observé cette difficile consigne ?

— Au pied de la lettre, Monseigneur. Pas une seconde, je n’ai mis l’épée hors du fourreau.

En prononçant ces mots, d’Artagnan coula vers l’Italien un regard oblique, tout aiguisé de malice.

— Cela vous sera compté, monsieur le lieutenant. À présent la nuit est terminée, la consigne est levée. Vous pouvez donc dégainer tout à votre aise, s’il s’en trouve occasion.

— Alors, Monseigneur, j’ose vous répondre que tout ira bien !

— Je ne vous demande de ménager qu’une seule personne, le cavalier des Carmélites. Celui-là, il me le faut vivant.

— Entendu !

— Quant au reste !…

— Suffit, Monseigneur, fit d’Artagnan, en faisant siffler sa lame joyeusement.

— Je vois que vous m’avez compris. Donc droit devant vous, et amenez-moi sain et sauf M. Bernard.

— Où Monseigneur daignera-t-il l’attendre ?

Le Cardinal réfléchit une seconde :

— À la Croix-de-Berny, j’y serai dans une heure !

D’Artagnan examina le peloton des gardes. Ceux-ci attendaient debout, immobiles près de leurs montures. Les hommes ? soldats de choix, les bêtes ? toutes fraîches et de sang généreux, parfait ! Mentalement il supputa l’avance des fugitifs, la route à parcourir. D’un coup d’œil il vit cela et, satisfait, avec assurance, il s’engagea :

— À Berny, dans une heure. Nous y attendrons Votre Éminence !

Il salua le Cardinal, lança vers Mazarin une œillade ironique et sauta en selle.

— À cheval, messieurs !

L’ordre fut exécuté avec un froissement de fer de bon augure.

— À ma suite ! Au galop ! commanda d’Artagnan.

D’un coup d’éperons il enleva sa bête et prit la tête du peloton.

L’instant d’après, les cavaliers disparaissaient aux yeux des deux hommes d’Église dans un tourbillon de poussière.

— Tout va bien ! fit Richelieu. Voilà l’homme que je désirais avoir à moi. Cette fois, M. de Mazarin, elle ne m’échappera pas, je tiens enfin à ma merci l’éternelle ennemie !

— Nous la ténons ! rectifia mentalement le Monsignor.

Sur un ordre du maître, la litière s’ébranla, au petit trot de ses percherons. Elle se perdit bientôt à son tour dans la poussière de la route royale du midi.

Une lieue en avant, sur cette même route, deux cavaliers brûlaient le pavé. Le vent du matin leur fouettait le visage et animait leur sang d’une si chaude ardeur, qu’ils semblaient la communiquer à leurs montures.

Les rayons obliques du jour naissant éclairaient cette rapide chevauchée et permettaient d’entrevoir la physionomie de ces deux centaures.

Or, l’un avait l’élégance suprême, le visage imberbe, et la chevelure blonde de M. Bernard, tandis que l’autre, solide en selle, joyeux de cette course aventureuse, montrait l’allure d’enfant intrépide, le regard franc et candide de notre ami Mystère.

Comme à son ordinaire, M. Bernard se drapait dans un silence d’énigme. Mais le jeune homme commençait à se faire à cette attitude, et il avait cessé de s’en formaliser. D’ailleurs, au train dont ils allaient, ils n’auraient pu échanger deux syllabes qu’au risque de se briser les dents.

Le Chevalier profitait de ce mutisme obligé pour s’entretenir avec lui-même. Emporté dans cette course folle, les idées se succédaient rapides, dans son cerveau, comme précipitées par le rythme saccadé du galop de son cheval. L’air frais lui gonflait largement la poitrine. Il lui semblait respirer de la vaillance et de la joie.

Enfin ! l’aurore, en balayant les ténèbres de la nuit, avait dissipé tout ce monde de fantômes et d’illusions dans lequel il avait vécu les heures précédentes. Chaque chose commençait à s’éclairer de son jour véritable, à reprendre sa figure naturelle. Tout redevenait net et précis. D’abord, la cassette ! La grande affaire ! Plus de doute, au cours de la sombre nuit dont le Chevalier sortait à peine, cette cassette était tombée en des mains obscures. À défaut du gentilhomme qui galopait à ses côtés et vers lequel elles se tendaient dans l’ombre, ces mains misérables n’avaient pu se refermer que sur son bien à lui.

Coïncidence bizarre ! Rencontre bénie !

Le voilà donc lié par un double nœud avec cet inconnu, avec l’ami de la Reine. Lien de devoir et de sympathie : sa souveraine et sa douce amie lui ont ordonné de veiller sur lui ; leur double voix est toute-puissante sur son cœur. Lien d’intérêt, puisque les mêmes ennemis mystérieux les poursuivent, les persécutent tous deux.

La clé de l’énigme, c’est lui qui la possède… Lui, M. Bernard ! Ou plutôt le grand seigneur qui se cache sous ce nom vulgaire.

Donnant, donnant ! Pour prix de son dévouement, cet étranger ne pourra refuser son appui au Chevalier. Par lui, le jeune homme aura l’indice qui doit le remettre sur la piste de ses ennemis cachés.

Pour arriver jusqu’à eux le chemin sera long, hérissé de pièges et d’obstacles ? Qu’importe à présent ! Mystère peut attendre ! Une autre voie est ouverte à sa fortune. Il est le messager de la Reine !

En effet, c’est pour elle qu’il galope follement vers un but secret. Pour elle qu’il risque sa vie dans une grave et ténébreuse intrigue. Le prix sera proportionné aux périls courus, à la vaillance déployée ! Qu’il revienne seulement, et son affaire est bonne !

La Reine ne lui a-t-elle pas promis de se souvenir… à son retour ?

… Et c’est à son étoile qu’il devra cette subite fortune ? À son Étoile ? Hem !… Oui bien ! car son Étoile, il la connaît maintenant ; c’est Mlle de Cernay ! cette jolie petite Claire qui, la veille au matin, lui apparaissait lointaine et inaccessible, pareille à une blonde fée !

Quel chemin parcouru en une nuit !

À présent, il se sent attaché à elle par une infinité de liens très subtils et très doux dont rien ne pourra plus briser le délicat et puissant réseau. Ainsi se trouve réalisée la prophétie de Cyrano ; il a rencontré son Ariane !

Plus encore, lui, le petit soldat d’aventure, il a des protecteurs. Il a des maîtres !

Servir un maître ! tel était l’idéal à cette époque, pour les cadets de famille, pour les gentilshommes pauvres, pour tous ceux à qui le destin n’avait pas daigné sourire à leur berceau, et qui entraient dans le monde sans autre héritage que leur épée.

Le maître une fois choisi, accepté, on se donnait à lui corps et âme, et tout l’honneur consistait désormais à lui être fidèle, avec constance, à le suivre aveuglément, dans le péril comme dans la gloire, dans l’adversité s’il tombait, et jusque dans la honte, s’il défaillait en chemin. Car il y avait plus de déshonneur à faillir à son protecteur, à son seigneur, qu’à manquer à son roi, à son pays et même à son Dieu !

Or, le Chevalier venait de se donner deux maîtres, et son Étoile lui avait fait choisir les plus dignes, les plus enviables : la reine de France, d’abord, ensuite ce beau seigneur, qui chevauchait vaillamment à son côté.

Tout en songeant ainsi, Mystère reportait par instants ses regards vers son compagnon.

Attentivement, tendrement, il veillait sur ce précieux personnage qui tenait entre ses mains toutes ses espérances présentes, toutes ses promesses d’avenir.

Son nom véritable, il ne le savait point encore, mais ce nom, il le devinait, devait être glorieux. N’était-ce pas l’ami de cœur de sa reine ?

À ses yeux d’enfant, Anne d’Autriche représentait la suprême émanation de la grandeur et de la perfection humaine. Elle lui était apparue dans sa double majesté de puissance et de beauté, le candide jeune homme restait encore ébloui de cette vision. Anne possédait tout ce qui peut ravir et enchaîner un cœur empli des enthousiasmes et débordant de la tendresse de l’adolescence : elle était reine, elle était femme !

Ce qu’il pouvait y avoir de choquant ou tout au moins d’équivoque dans cette situation, Mystère ne voulait pas s’y attarder. Dans son respect, dans sa vénération, il avait rejeté tout de suite l’idée que cet homme pût être l’amant d’Anne d’Autriche.

Une Reine de France n’a point d’amant, c’est l’arche intangible !

Tout n’était-il pas couvert d’ailleurs par la présence de Claire, de cette jeune fille qui symbolisait à ses yeux l’innocence et la pureté ? Le baiser imprimé à son front candide par le gentilhomme, au sortir même des bras de la Reine, purifiait tout !

Et puis, Dieu sait pourquoi, ce cavalier si beau, si noble, et si vaillant qu’il fût, non décidément, il n’avait rien de ce que le petit soldat s’imaginait d’un amant heureux. Il manquait par trop de virilité ! Cette impression s’ancrait davantage dans son esprit à chaque regard jeté sur l’étrange inconnu.

Comme on le voit, le Chevalier, emporté sur le chemin de la fortune et de l’aventure, songeait à tout, sauf au péril. Et pourtant, le péril approchait. Il accourait vers eux, rapide comme le galop des gardes de Son Éminence, impétueux comme le chef hardi qui le dirigeait.

Passé Arcueil, M. Bernard ralentit soudain l’allure. Il paraissait las. Ses traits, tirés par une fatigue subite, se couvraient d’une inquiétante pâleur.

Le Chevalier, surpris, arrêta d’un coup de bride l’élan de son cheval et demanda :

— Qu’avez-vous, monsieur ? vous semblez souffrir.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, s’empressa de répondre le cavalier dont la voix altérée démentait les paroles. Un peu de lassitude, seulement. Nous avons encore une longue traite à fournir et il serait prudent de prendre un instant de repos.

Bravement, il s’essaya à sourire, mais ce sourire même décelait un effort, un raidissement de toute sa volonté !

— Serait-ce indiscret de vous demander où nous allons ?

— À Dampierre ! Nous y changerons de chevaux avant de prendre le chemin de l’est. Ainsi nous éviterons Paris, et ses environs immédiats, où nous risquerions fort de ne pas passer inaperçus.

— Combien y a-t-il d’ici à Dampierre ?

— Sept grandes lieues !

— Pouvez-vous les faire sans arrêt ?

— Il le faut bien ! répliqua le gentilhomme.

Visiblement, il avait fait effort pour rendre à sa voix si harmonieuse un peu de fermeté.

— Pourtant vous paraissez las et souffrant, fit le jeune homme en se rapprochant avec sollicitude.

Mais ses regards s’étant portés sur la selle de son compagnon, il la vit marquée de larges taches brunes. Il eut un haut-le-corps et s’écria :

— Ah çà, monsieur ! vous êtes blessé ?

L’autre parut singulièrement troublé.

— Non, non, laissez, c’est une blessure ancienne. Elle a pu se rouvrir dans la course. Une blessure à la cuisse, cela ne compte point.

— Le frottement peut envenimer cette plaie. Il faut vous panser, je vais vous aider.

Déjà le Chevalier s’apprêtait à mettre pied à terre. D’un geste prompt, le gentilhomme l’arrêta. Puis avec une gêne encore plus accentuée, il se défendit d’accepter son offre :

— Je vous en prie, ne perdons point de temps. Ce n’est rien, vous dis-je ! Une misère ! À Dampierre, je me panserai moi-même.

Pressé d’en finir avec ces embarrassantes questions, il rendit la main et poussa sa monture. Alors qu’il prononçait ces derniers mots, le visage du cavalier s’était éclairé d’un sourire involontaire, sourire étrange, énigmatique !

Mystère dut s’en tenir à cette offre rebutée de bons offices et force lui fut de suivre son obstiné compagnon.

À partir de ce moment pourtant, leur allure ne dépassa plus le trot.

M. Bernard faisait bonne contenance, bien que les cahots du cheval semblassent accroître sa fatigue à chaque pas. Le Chevalier ne le quittait plus des yeux, se tenait à côté de lui, botte à botte.

Tant bien que mal, ils traversèrent Bourg-la-Reine. Le bourg s’éveillait à peine et leur passage fut tout au plus remarqué par une ou deux ménagères matinales.

Tancrède se rassura. Jusque-là rien ne leur indiquait qu’ils fussent suivis. Ils pouvaient donc prendre leur temps, sans inconvénient.

Toutefois, ils étaient encore en vue des dernières maisons et venaient de contourner le château de Gabrielle d’Estrée, lorsque l’inquiétude revint au cœur de Mystère. Son compagnon pâlissait de nouveau. Une angoisse semblait l’étreindre. Sa volonté luttait visiblement contre une douleur croissante.

Tout à coup, il chancela, se raidit pour une suprême résistance.

Heureusement, le Chevalier n’avait cessé de le surveiller ; rapidement il tendit son bras sur lequel, défaillant et presque inerte, se laissa tomber le blessé.

Le soutenant toujours, le Chevalier réussit à se laisser glisser hors de sa selle et l’aida à mettre pied à terre. Mais ce dernier effort avait épuisé l’énergie du malheureux. Rompu, à bout de forces, Mystère le sentit couler dans ses bras, se laisser aller, tout de son long sur le talus.

M. Bernard venait de perdre connaissance.

— Morbleu ! jura notre jeune homme dont la respectueuse admiration fut fortement ébranlée. Morbleu ! ces mignons seigneurs sont de véritables femmelettes ! Conçoit-on pareille défaillance chez un porteur d’épée. Et cela veut courir le grand chemin !

Ce mouvement d’humeur ne l’empêcha pourtant point de s’empresser au secours de son compagnon. Lui ayant pris son écharpe, il s’en fut la tremper dans l’eau claire et gazouillante d’un ruisseau…

Puis, revenu près du blessé, il écarta les cheveux, qui avaient un doux toucher de soie, baigna les tempes froides.

Malgré ces soins, le cavalier ne donnait pas signe de vie.

— La peste soit du galant ! grommela Mystère. Ces petites mazettes de cour n’ont d’énergie que pour embrasser les belles.

Malgré tout il n’en continuait pas moins les secourables tentatives. Il débouclait le baudrier, dégrafait le pourpoint, pour rendre au défaillant un peu d’air.

D’un geste que l’impatience rendait nerveux, il écarta brusquement le haut de la chemise, dégageant la poitrine.

Mais ce qu’il vit alors le fit se redresser d’un bond et reculer de deux pas.

— Morbleu ! c’était donc cela !

L’œil trouble, les mains tremblantes, il restait sur place, bouleversé, comme s’il venait de commettre quelque sacrilège.

Bonté du ciel ! l’air efféminé du beau gentilhomme, l’étrange musique de sa voix, la douceur de ses traits, la sveltesse de sa taille, et jusqu’à cette subite défaillance, tout ne s’excusait que trop.

Lui qui accusait ce hardi coureur d’aventures de pusillanimité ! Peste ! L’explication de sa faiblesse était là, concluante, sous ses yeux. Aimable explication, d’ailleurs, et tout à fait galante puisqu’elle présentait, pour arguments, les rondeurs naissantes d’une adorable gorge.

— Par mon étoile ! c’est le comble ! Voilà qu’à présent M. Bernard est une femme !

Nerveusement, Mystère éclata de rire.

— Une femme ! l’ami de la Reine, et de Mlle de Cernay ! J’avais raison de considérer les baisers dont il est si prodigue comme absolument dénués de conséquence.

Embarrassé de l’aventure, il allait discrètement se rapprocher, recouvrir les trésors si malencontreusement mis au jour, quand la belle cavalière rouvrit les yeux.

L’air vif du matin rafraîchissant sa poitrine découverte, elle comprit tout et son énergie sembla lui revenir. D’une pièce elle se redressa et avec un geste semi-effaré ramena le pan de son manteau sur ses épaules dont les blancs contours disparurent soudain.

En même temps son regard interrogeait le jeune indiscret.

Encore sous le coup du trouble profond que lui avait procuré cette vision inattendue, Mystère se jeta à genoux, dans la poussière du chemin et, saisissant la main du cavalier d’un geste chevaleresque, il la porta vers ses lèvres en s’écriant :

— Madame, qui que vous soyez, rassurez-vous ! Ce secret, qu’un malheureux accident m’a fait surprendre, je vous jure de l’oublier.

Elle sourit, amusée malgré tout de l’étrangeté de l’aventure. Le Chevalier continuait ardemment :

— Oui, je fais serment de vous servir comme si vous n’étiez qu’un homme, l’ami de Sa Majesté, et de Mlle de Cernay. Aussi longtemps que vous n’en disposerez pas autrement, vous resterez pour moi le gentilhomme qui s’est confié à mon épée… Je ne veux rien savoir de plus, à mes yeux, vous êtes toujours M. Bernard !

Rassurée par cette protestation vibrante et peut-être même amusée par l’originalité de la situation, la cavalière eut un sourire. Et jugeant superflu de dissimuler davantage devant celui qui ne pouvait plus douter de son sexe, elle laissa retomber le pan de son manteau. Preuve évidente que cette belle dame se voilait moins par pudeur que par diplomatie !

— Ma foi ! dit-elle sans fausse honte, je préfère qu’il en soit ainsi, Chevalier. Aidez donc M. Bernard à remettre ordre à sa toilette.

Le jeune homme s’empressa.

Tandis qu’il employait toute sa science à ragrafer le pourpoint sur une gorge avide de liberté, la dame considérait avec un réel intérêt la figure franche et loyale de son jeune servant.

Le soin que prenait Tancrède de faire vite tout en évitant de laisser ses doigts entrer en contact avec sa chair lui valut même cet ironique compliment :

— Allons, vous n’êtes point trop maladroit, pour un soldat. Vous feriez une femme de chambre assez sortable.

La plaisanterie piqua le Chevalier.

— J’espère bien avoir à remplir, auprès de vous, d’autres offices plus dignes d’un homme et d’un soldat, répliqua-t-il fièrement.

— Voilà qui n’est point galant, Chevalier, je sais plus d’un grand seigneur qui donnerait gros pour remplir cet office dont vous vous acquittez à merveille.

Mise en confiance par la discrétion même de son compagnon, elle ajouta, en lui tendant la main :

— Qui sait ! Un jour, peut-être, vous souviendrez-vous avec bonheur d’avoir pu servir d’habilleuse, sur la grande route d’Espagne, à la duchesse de Chevreuse !

Mystère venait d’achever son travail. À l’audition de ce nom retentissant, il demeura interloqué.

Quoi ! c’était là Mme de Chevreuse ! Cette femme hardie plus qu’un homme, cette amazone qui personnifiait toutes les révoltes, toutes les audaces, c’était elle ! C’était la duchesse, l’ennemie du Cardinal, le cauchemar du roi, le démon de l’indépendance et l’âme de l’intrigue, elle était là, devant lui, à côté de lui ! Charmé, le petit soldat s’inclina jusqu’à terre.

— Mais, voyez, reprit la grande dame en se retournant, qu’ont donc ces bêtes ? Elles semblent inquiètes !

En effet, les chevaux, que le jeune homme avait attachés par la bride à un arbre de la route, donnaient des signes d’impatience. Leurs naseaux tournés dans la direction de Paris reniflaient le vent. Ils piaffaient, en secouant le mors, et commençaient à hennir.

Sous le coup d’une appréhension nouvelle, Mystère gravit prestement le talus et sonda du regard la route parcourue. Au-dessus des murs du parc il aperçut un nuage de poussière, seule la hauteur de la maçonnerie les masquait encore à la vue de ceux qui devaient être à leur poursuite.

— Alerte, madame ! cria-t-il en se laissant dégringoler. Alerte ! nous sommes suivis !

La duchesse tressaillit.

— Suivis ! s’exclama-t-elle, c’est impossible !

Un grondement sourd lui répondit seul. Il n’y avait pas à s’y méprendre. Une troupe de cavaliers venait vers eux.

— En selle et fuyons ! Chevalier.

— Hélas ! madame, il est trop tard. Nous ne ferons pas une demi-lieue sans être rejoints !

Elle écouta, haletante. Le roulement se rapprochait.

— C’est juste !… Comment nous sortir de là ?

— Laissez-moi agir, madame. Sautez seulement en selle, et filez sans tourner la tête.

— Que comptez-vous faire ?

— Rester ici, et couvrir votre retraite. Vous allez piquer des deux hardiment, et vous jeter dans les bois de Verrières par la première traverse. Ainsi vous avez chance de dépister les poursuivants. Quant à moi, je me charge de les retenir ici assez de temps pour que vous ayez pris le large.

— Y songez-vous ! dit la duchesse en le voyant tirer son épée. Vous allez vous faire tuer.

— Hé ! madame, ne m’a-t-on pas confié votre liberté et votre vie ?

— Non, non ! pas au prix de la vôtre.

— Allons, sourit le Chevalier, je vais croire que vous ne me trouvez bon qu’à servir de femme de chambre.

La duchesse hésitait encore. Le danger se rapprochait, plus pressant à chaque seconde.

Elle se décida soudain :

— Ce serait un sacrifice inutile. Je ne l’accepte pas. Avant une heure, ils m’auraient rejointe en passant sur votre corps. Mes forces peuvent me trahir encore. Maintenant qu’ils tiennent ma piste, ils s’acharneront à ma poursuite jusqu’au bout !

— Allez-vous donc vous mettre à leur merci ?

— Rassurez-vous. Ma vie leur est plus précieuse qu’à moi-même. Contre moi, ils n’oseront rien.

19

DEUX VIEUX ENNEMIS

Les sourcils de la duchesse se froncèrent, un pli barra son front. La pensée d’un danger beaucoup plus sérieux venait de la frapper.

— Seulement, ajouta-t-elle en saisissant le poignet du jeune Tancrède entre ses doigts nerveux. Seulement, j’ai là des papiers à la possession desquels nos ennemis doivent attacher un intérêt considérable. Il importe de ne point les laisser tomber entre leurs mains.

Fébrilement, de son portemanteau elle tira un paquet.

— Coûte que coûte, il faut sauver cela ou tout serait perdu !… Des vies humaines !… La chance de notre succès !… tout tient là !… Prenez !…

Elle lui tendait le pli. Il recula, n’osant comprendre.

— Écoutez-moi, Chevalier. Surtout, obéissez-moi ponctuellement. C’est vous qui allez fuir.

— Vous abandonner ? Jamais !

— Allez-vous déjà discuter mes ordres ? Il le faut, je m’en remets à votre vaillance, à votre habileté. Prenez Capitan, c’est mon meilleur cheval. Partez et gagnez coûte que coûte la route de l’est. Vous devez arriver sain et sauf à Sedan.

— À Sedan ?

— Ce pli, vous le remettrez au comte de Soissons… Vous m’attendrez huit jours. Si, passé ce délai, je ne suis pas arrivée, c’est que le sort aura décidé contre moi.

— Oh ! Madame…

— Qu’importe ! Vous reprendrez alors le chemin de France, avec la réponse du comte, que vous ferez tenir à la Reine.

— Par Mlle de Cernay ?

— Oui, par elle ! Elle vous rendra le message du comte signé de Sa Majesté.

— Et ce message royal ?

— Mlle de Cernay vous dira où et comment me le faire tenir. Si je suis libre encore.

— Si vous êtes libre ? répéta Tancrède, avec émotion.

— Dans le cas contraire, c’est à Londres que vous porterez le message.

— À Londres ?

— À lord Montaigu.

— Bien, madame, fit le Chevalier prenant enfin son parti, je vous obéis. Le pli sera remis à M. le Comte, à Sedan ; la réponse à la Reine, et le message de Sa Majesté à Londres, à lord Montaigu. Ou plutôt, j’espère, à vous-même.

— Merci, Chevalier, vous ne sauriez croire combien votre décision me soulage. Ah !… attendez encore.

Mme de Chevreuse lui remit au doigt l’anneau d’or au moyen duquel il s’était déjà fait reconnaître par elle.

— Cette bague sera votre palladium, Chevalier, et vous servira d’introduction auprès de M. le Comte… Allez ! maintenant, et soyez prudent.

Puis, comme, le cœur navré d’abandonner sa compagne dans le péril, Mystère ne se décidait pas encore à fuir, elle le poussa vers son cheval en disant :

— Allons, ami, du courage. Il en faut plus parfois pour éviter la bataille que pour l’affronter.

Des larmes perlèrent aux cils de Mystère.

— Hélas ! puis-je vous laisser en leurs mains, vous, madame…

— Oh ! moi, à la grâce de Dieu !

« De Dieu ? ou de M. le Cardinal ! ce qui n’est pas tout à fait la même chose, acheva la vaillante et sceptique duchesse.

Le Chevalier sauta en selle. Le sourd roulement du galop se rapprochait ; les cavaliers n’allaient point tarder à dépasser le mur qui les masquait encore à la vue.

— À une lieue d’ici, souffla Mme de Chevreuse, est la Croix-de-Berny. Par la Belle-Épine vous tomberez sur Choisy-le-Roi, de là par Saint-Maur et Villiers vous gagnerez la route de l’est. Ménagez Capitan, c’est un ami. Adieu, Chevalier !

— Au revoir, madame.

Le cœur battant à rompre, la gorge séchée par l’angoisse, le jeune homme salua sa vaillante compagne. Puis, sur un dernier signe d’elle, à regret, il toucha de l’éperon les flancs de sa monture.

— Enfin ! soupira la duchesse en le voyant disparaître emporté dans un galop furieux. Ai-je eu assez de mal à le décider. Quel charmant enfant !

Rassérénée, un sourire de défi sur les lèvres, elle se prépara à accueillir les arrivants.

— À nous deux maintenant, mon bon M. le Cardinal.

À la limite des murs du parc, le peloton des gardes apparut brusquement. À la vue de ce beau gentilhomme seul, debout au milieu du chemin, ils pressèrent l’allure. Ils furent sur lui en quelques foulées, et l’entourèrent.

Alors le chef de la troupe sauta allègrement à terre. Le chapeau à la main, il s’avança vers ce cavalier isolé qui, les bras croisés sur la poitrine, les traits cachés par l’ombre de son feutre et le coin relevé de son manteau, semblait l’attendre avec un calme parfait.

— Monsieur, dit-il, veuillez me rendre votre épée. Au nom du Roi, je vous fais prisonnier.

Sans une velléité de résistance, ni d’hésitation, le cavalier tira sa lame et la lui tendit.

— Mon épée, monsieur, la voici ! Mais faites-moi la grâce, je vous prie, de m’apprendre en quelles mains je la remets ?

L’officier s’inclina et, avec la plus exquise courtoisie, déférant à ce désir, se nomma :

— Lieutenant d’Artagnan, des mousquetaires du Roi.

Le prisonnier tressaillit.

— D’Artagnan ! Hé, mais…

Et le Gascon crut entendre sortir de ses lèvres trois noms à désinences étranges, qui sonnèrent à son oreille avec une émouvante vibration :

— Porthos, Athos… Aramis !

Il enveloppa d’un regard scrutateur son mystérieux prisonnier, toujours masqué.

— Je vous suis, monsieur d’Artagnan ! dit celui-ci tout simplement.

— Alors, monsieur, daignez remonter en selle, nous avons ordre de vous conduire à Berny.

— À Berny !

Le lieutenant devina plus qu’il ne surprit un tremblement vite réprimé.

— Le lieu ne vous conviendrait-il pas ?

— Si, si ! seulement nous irons doucement, je vous prie.

— Seriez-vous souffrant ?

— Pas précisément, mais assez mal à mon aise. Je relève à peine d’une faiblesse qui demande quelques ménagements !

— Permettez-moi donc de vous aider à vous remettre à cheval.

Tout en lui rendant ce service, d’Artagnan ne cessait d’observer son prisonnier. Bien lui en prit, car, à un moment, il put entrevoir ses traits. Le manteau s’était écarté un instant. Il n’en fallait pas plus au malin mousquetaire. Aussi, s’inclinant très bas, insinua-t-il en souriant :

— Je comprends, madame la duchesse, et suis tout à votre service. Nous irons aussi lentement qu’il vous plaira d’ordonner.

Et, se tournant vers les gardes de l’escorte :

— Au pas, messieurs !

Marchant à ses côtés, en tête du peloton, la duchesse le considérait du coin de l’œil.

— Vous m’avez donc reconnue ? demanda-t-elle au bout d’un instant et avec une nuance de dépit dans la voix.

— D’Artagnan pourrait-il avoir oublié la bienveillante amie d’Aramis ?

— Pourtant vous m’arrêtez. Singulière façon de prouver votre reconnaissance et votre amitié !

Le mousquetaire pinça les lèvres :

— Hélas ! madame, c’est la consigne. Un soldat ne connaît pas d’autre loi. Dura lex

— Sed lex, oui, je sais ! Vous voilà donc au service de M. le Cardinal ?

— Je demeure au service du Roi !

— Vraiment, est-ce donc le Roi qui vous a ordonné de vous saisir de moi ?

Le Gascon rougit, et ne répondit rien, mais il se tourna vers ses hommes pour se rendre compte si ce qui venait d’être dit avait eu d’autres auditeurs que lui-même. Les gardes, heureusement, suivaient à distance et conversaient entre eux.

— Or donc, poursuivit ironiquement la duchesse, à la prochaine occasion, je conterai cette plaisante aventure au Chevalier d’Herblay. Je ne doute guère qu’il en soit charmé, et qu’il ne vous en écrive ses compliments.

Le mousquetaire, blessé, riposta :

— En ce cas, madame, vous voudrez bien lui marquer que j’ai accompli mon devoir strictement, avec déférence et modération. Cela ne pourra qu’augmenter sa satisfaction.

— Eh là ! monsieur d’Artagnan, que pourriez-vous donc faire de pis ? Et comment traiteriez-vous une pure ennemie ?

D’Artagnan se pencha sur sa selle, et baissant le ton :

— À celle-là, madame, scanda-t-il, je demanderais pourquoi elle tient tant à aller au pas.

Mme de Chevreuse tressaillit. Elle planta ses yeux dans ceux du Gascon qui resta impassible et souriant.

— Qu’entendez-vous dire ? demanda-t-elle avec inquiétude.

— Attendez, madame… Je lui demanderais encore ce qu’est devenu le jeune soldat qui l’accompagnait à sa sortie des Carmélites, et que je ne retrouve plus à ses côtés.

— Vous savez ?…

— Rien, madame, rien, affirma vivement le mousquetaire avec un geste plein de noblesse. J’ai ordre de m’assurer de M. Bernard. Vous êtes M. Bernard, je vous arrête. Mon devoir est accompli ! Le reste ne me regarde pas.

Émue, l’amie d’Anne d’Autriche remercia son généreux adversaire d’un sourire.

— N’oubliez pas, je vous prie, de mentionner cela à M. Aramis, insista le lieutenant plus troublé qu’il ne voulait le paraître. Ce cher ami, j’en suis persuadé, ne m’en gardera point rancune.

— Eh ! vous êtes bien le même M. d’Artagnan, toujours !

La petite main de la dame chercha celle de son garde du corps et la pressa avec reconnaissance.

Désormais, chevauchant botte à botte, ils n’échangèrent plus une parole. Tous deux se souvenaient !

Lorsqu’ils arrivèrent à la Croix-de-Berny, un grand quart d’heure plus tard, il y avait longtemps que le Chevalier était passé. Capitan devait galoper déjà au-delà de Choisy-le-Roi, piquant droit vers la route de l’est.

 

À la Croix-de-Berny, un peu avant d’arriver au croisement de la route du midi et du chemin de Choisy-le-Roi à Versailles, on rencontrait un vaste parc. Dernière ramification des bois délicieux qui bordaient le cours de la Bièvre, cette charmante rivière que l’industrie tentaculaire du Paris moderne n’avait pas encore déshonorée de ses souillures.

La futaie s’étendait en profondeur vers l’ouest, gagnait par Chatenay et par Antony le nœud épais des bois de Verrières, faisant, au midi du bourg royal de Sceaux, un rempart demi-circulaire d’ombre et de verdure.

À l’orée de ce parc, en vue de la route, un petit pavillon se montrait, offrant un repos aux chasseurs et un gîte d’étape aux carrosses sur le chemin des eaux de Forges, et des résidences princières de Villebon, de Dampierre, qui était aux Chevreuse, et de Limours, au duc d’Orléans.

C’est dans ce pavillon que d’Artagnan conduisit sa prisonnière. Disons plutôt son prisonnier, car le lieutenant, respectueux de l’incognito de la grande dame, continuait à la traiter ostensiblement, aux yeux des gardes, comme un simple gentilhomme.

Sous sa contenance ferme et dédaigneuse, la duchesse de Chevreuse dissimulait un grand trouble intérieur. Le mystère apporté à son arrestation l’inquiétait.

On tenait sa piste depuis la montagne Sainte-Geneviève, elle s’en rendait compte à présent ; et cependant on l’avait laissée libre d’aller aux Carmélites et d’y voir la Reine. On lui avait donné toute latitude pour sortir de Paris, et c’est seulement hors de cette ville qu’on s’était saisi d’elle.

Visiblement, on avait tenu à ce que la Reine fût enferrée, compromise par cette entrevue. Après quoi, on s’était emparé d’elle en silence, sans éclat. Pour ceux-là même qui l’arrêtaient, elle était un inconnu anonyme, le vague M. Bernard.

Quel plan sinistre cachait une si ténébreuse machination ? Elle n’y reconnaissait point la manière de son violent adversaire, les terribles éclats du Cardinal semblables à ceux de la foudre. Les événements décelaient une marche rampante, enveloppante, insinuante, pareille au glissement d’un serpent !

Mais la vaillante aventurière n’était point femme à désespérer. Grâce au dévouement du Chevalier, elle avait pu se défaire des papiers compromettants qu’elle portait, c’était l’essentiel.

La bienveillance de l’ami d’Aramis achevait de la rassurer. Son aveuglement voulu avait favorisé le départ du jeune homme. Par son fait, Mystère échappait au seul péril pressant, celui d’être pris avec elle du même coup de filet.

Nouveau venu à Paris, nul ne le connaissait que le mousquetaire ; or, le mousquetaire affectait de l’ignorer… Tout allait bien de ce côté.

La fuite vers Sedan s’annonçait sous d’heureux auspices.

À supposer que le Cardinal allât au pire, qu’il envoyât, sans autre forme de procès, M. Bernard dans quelque château fort, cette violence équivaudrait à un coup d’épée donné dans l’eau et n’arrêterait rien.

La duchesse disparue, sa volonté continuerait d’agir. La machine mise en branle par elle, au cours de cette nuit où elle avait arraché l’adhésion de la Reine, l’infernale machine achèverait son œuvre, écraserait enfin son ennemi.

Qu’elle meure même, elle se survivrait par trois êtres, dévoués pour elle au-delà de la mort : le Chevalier, dont elle avait deviné l’amour pour Claire de Cernay ; lord Montaigu, le plus fidèle et le plus constant de ses adorateurs ; Claire, enfin.

Claire ! celle-là lui tenait au cœur par des liens mystérieux.

L’orpheline, la petite amie de la Reine, n’était-elle pas dévouée corps et âme à celle qu’elle vénérait comme sa bienfaitrice ?

En effet, la bonne duchesse avait fait élever son enfance dans un couvent, elle lui tenait lieu de ses parents qu’elle n’avait jamais connus !

Oh ! oui, Claire l’aimait. Mme de Chevreuse avait pu en juger pendant ces derniers jours de périls communs. Elle avait senti dans ce jeune cœur qui s’ouvrait à la vie du monde germer un sentiment profond et tendre, supérieur à la reconnaissance. L’amour instinctif d’une fille pour sa mère.

Allons ! la duchesse pouvait attendre sans faiblesse son impitoyable adversaire. Dans la partie qui allait s’engager entre ces deux joueurs habiles, si disproportionnés que parussent leurs moyens, Mme de Chevreuse avait encore assez de beaux atouts dans les mains.

Le bruit d’un cahot de roue sur le pavé vint la distraire de ses réflexions. Par une petite fenêtre grillée, elle vit une litière s’arrêter devant le pavillon.

Un homme sauta prestement à terre. Elle entrevit un visage d’un bel ovale, encadré de cheveux soyeux, et terminé par une crâne barbiche en pointe ; un teint clair, avec cette matité transparente des teints méridionaux, des yeux de velours, pleins de langueur et de feu.

Était-ce donc ce délicieux cavalier que lui déléguait M. le Cardinal ? À cette pensée, la duchesse fit la moue.

Pourtant un second voyageur descendait par la portière. Lentement, avec d’infinies précautions, celui-ci avait l’attitude cassée d’un vieillard, ou d’un malade ! Il appuya sa main sur l’épaule de son jeune compagnon, et tous deux s’avancèrent vers le pavillon.

Un moment le malade releva la tête, et la duchesse ne put réprimer un tressaillement. Un nom jaillit de ses lèvres :

— Richelieu !

Malgré sa haine, en dépit du danger présent, Mme de Chevreuse ne put se défendre d’un mouvement de pitié pour cet ennemi qu’elle avait connu debout, ardent et terrible, pour ce lutteur qu’elle retrouvait brisé, cacochyme, brûlé avant l’âge par la flamme des colères et des passions.

Derrière la porte, elle perçut un chuchotement.

— Oui, Monseigneur, le prisonnier est ici ! disait d’Artagnan.

— La çose s’est-elle faite sans brouit ? gazouilla un organe plein d’onctuosité.

La voix sèche du Cardinal coupa court.

— Allons, cela importe peu. Le coup a réussi, c’est l’essentiel.

La porte s’ouvrit. Sur le seuil, Richelieu parut. Il entra, seul, la tête haute, s’étant redressé de toute sa taille, par un effort de sa puissante volonté. Arrivé près de sa prisonnière, il s’inclina galamment :

— Madame, je suis heureux d’avoir occasion de vous faire mes compliments.

Oubliant son rôle de cavalier, M. Bernard esquissa une révérence de cour :

— Et moi, Monseigneur, j’ai bien du plaisir à rendre mes devoirs à Votre Éminence !

Richelieu indiqua un fauteuil.

— Veuillez vous asseoir, duchesse, nous avons à causer, et sans doute cette maudite route vous a-t-elle fatiguée.

Il prit un autre fauteuil, en face d’elle, et le disposa de manière à rester dans l’ombre, tandis que son interlocutrice recevrait en plein visage le jour de la fenêtre.

— Ouf ! fit-il en s’asseyant. Mes trente ans sont loin. Jamais je ne m’en étais aperçu comme aujourd’hui ; et jamais non plus je n’ai eu tant sujet de le regretter…

Il appuya ce madrigal d’un baiser sur la jolie main de la duchesse.

— Savez-vous bien, madame, que voilà quinze longues années que nous ne nous sommes vus. À vous contempler, je me prends à douter du temps, et je me sens rajeunir.

— Oh ! Votre Éminence n’a nul besoin d’eau de Jouvence. Pour ma part, je ne l’ai jamais connue plus jeune qu’aujourd’hui.

La duchesse accompagna ce compliment équivoque d’un sourire aigre. Le Cardinal feignit de n’en pas saisir l’ironie ; il continua, comme s’il se parlait à soi-même :

— Quinze ans ! que de temps perdu ! Heureusement, il n’est jamais trop tard !

« D’ailleurs, reprit-il à haute voix, pendant ce long espace, je ne vous ai pas perdue de vue. Si le malheur des temps et la rigueur des événements nous ont obligés à rester éloignés l’un de l’autre, je n’ai point cessé pour cela de me tenir au courant de vos nouvelles.

— Je m’en rapporte à Votre Éminence, et suis touchée de tant de persévérante attention.

— Aussi, vous le voyez, à peine vous ai-je sue dans le royaume, je n’ai plus eu qu’un désir, vous voir, et m’entretenir un instant avec vous, en toute franchise et de bonne amitié.

— Voilà ce désir exaucé, Monseigneur !

On le voit, le Ministre faisait patte de velours et jouait délicatement avec sa prisonnière à la façon du chat avec la souris ; mais le préambule doucereux présageait un coup de griffe prochain.

— Voyons, duchesse, le cœur sur la main, avouez-le, l’exil ne commence-t-il pas à vous peser ?

— Nous y arrivons, pensa Mme de Chevreuse.

Cependant, au lieu de répondre, elle se rencoigna bien commodément dans son fauteuil, attendant, pour engager le fer, que son adversaire se découvrît davantage.

Richelieu hocha la tête. Il se souvenait s’être heurté bien des fois à semblable silence. Impertinence ou réserve, c’était de la diplomatie féminine.

— Cette existence errante ne vous semble-t-elle pas indigne d’une princesse de votre race et de votre rang, insista-t-il ; indigne des brillantes qualités de votre esprit et de votre cœur qui s’usent vainement, sans profit pour l’État ni pour vous-même ?

— Remettons les choses au point, Monseigneur. Cette vie, je ne l’ai pas désirée, je la subis.

— Allons donc ! il ne tenait qu’à vous d’en mener une autre plus profitable et plus glorieuse.

La duchesse riposta fièrement :

— On ne choisit point sa destinée, et l’on n’échappe pas aux arrêts d’en haut. Le tout est de montrer, dans la condition où le ciel vous place, de la vaillance, de la fidélité et de l’honneur.

Richelieu haussa les épaules imperceptiblement.

— Ceci est du fatalisme, Madame, le destin n’enchaîne que les esprits faibles. La volonté peut modifier le cours des événements. Il est certaines heures où la fortune offre des occasions dont les habiles savent profiter et que seuls les négligents laissent passer.

— Votre Éminence veut-elle me laisser entendre qu’une de ces heures sonne pour moi ?

— Peut-être bien !

Elle demanda en affectant un grand sérieux :

— Expliquez-vous, Monseigneur ?

— C’est à vous à deviner, Madame… À parler franc, nous n’avons pas été jusqu’ici de trop bons amis. La faute en est-elle à moi ? Je ne le crois pas. Vous rappelez-vous, duchesse, qu’un certain jour, il y a seize ans de cela, cette main s’est tendue vers vous ?

— Je n’ai pu l’oublier.

— Sans doute alors vous souvenez-vous aussi de la façon outrageante dont vous repoussâtes ce geste d’amitié ?

— J’étais jeune alors…

— Achevez, Madame. Vous étiez jeune, et vous aviez des amis qui n’étaient point les miens.

— C’est vrai, Monseigneur.

— Vous eûtes tort, peut-être. Une autre réponse venant de vous eût sans doute apaisé bien des rancunes et prévenu bien des malheurs ? Je vous le demande aujourd’hui : ces amis, où sont-ils ?

En posant cette question, le ministre fit peser sur son interlocutrice un sourire glacial. Celle-ci, figée sous d’accablants souvenirs, fut un instant avant de faire cette réponse :

— C’est à moi à le demander à Votre Éminence.

— Ils ont disparu – et avec eux les vieilles querelles se sont éteintes ; la paix s’est faite. À cette heure, rien ne s’élève plus pour nous séparer.

— Votre Éminence le croit-elle ?

— Que pourrait-il subsister entre nous, quand ceux qui nous divisaient ne sont plus ?

D’un ton grave, la duchesse répliqua :

— Hélas ! Monseigneur, il reste leur souvenir… et le passé.

À son tour, le Cardinal se sentit mal à l’aise ; ces paroles de fidélité retentirent à son oreille comme un glas. Il reprit donc, avec un certain emportement :

— À votre âge, vit-on de souvenirs ? Hier est mort, aujourd’hui compte seul. Aujourd’hui et demain. Or, le présent, c’est pour vous la paix ou la guerre. L’avenir, c’est, à votre choix, l’exil perpétuel ou le retour à une vie digne de vous. Entendez-moi bien, ces qualités brillantes, que vous usâtes dans de petites intrigues, mises au service de causes perdues et de gens inaptes à comprendre votre génie, l’occasion s’offre de les mettre au service de l’État, de les faire agir pour un grand but, et sur un vaste théâtre…

— Si j’ose comprendre, Votre Éminence m’offre d’être son alliée ?

— Oui, dit le Cardinal nettement.

— À supposer que j’accepte, me voilà assurée de votre clémence…

— Tout entière !

— Il ne reste donc plus qu’à obtenir un autre pardon.

— Que voulez-vous dire ?

— Votre Éminence peut, dans sa magnanimité, oublier de longues luttes, de cruels souvenirs, et tant de sang versé ! Mais il est une autre personne dont la rancune est peut-être plus tenace et qui, n’étant pas d’Église, n’est pas tenue d’absoudre les offenses.

— Entendez-vous parler du Roi ?

— Sa Majesté, oui !

Le Cardinal eut une moue de dédain.

— Je me porte garant de son absolution.

— Le Roi a donc bien changé ? fit la duchesse avec un doute ironique.

— Non, madame, Sa Majesté est restée ce qu’elle était. Ce sont les circonstances qui ne sont plus les mêmes.

« Voyons, duchesse, nous sommes seuls, et nous pouvons parler à cœur ouvert. Certes, le Roi vous hait, vous savez depuis quand, et pour quel motif !

Instinctivement, Mme de Chevreuse prit ses dispositions de combat. L’entretien en arrivait au point où le ministre l’avait voulu amener, elle le comprenait. Aussi détournant les yeux, se préparant à peser chaque mot, à calculer chaque geste, elle répondit :

— Je crois le savoir, Monseigneur. Sa Majesté voit en moi le mauvais génie de la Reine ; elle impute à mon influence des fautes supposées qui furent reprochées à sa royale épouse et portèrent ombrage à son autorité.

Le Cardinal secoua la tête :

— S’il n’y avait que cela, vous seriez déjà pardonnée. Les manquements de cet ordre, oh ! le Roi ne s’en soucie pas longtemps ! Non, ce n’est point ce genre de défaillance qu’il reproche à la Reine et à vous.

— Est-ce possible ? Alors, je ne sais vraiment…

— Ce qui souffre chez lui, c’est moins le monarque que l’homme ! Sa Majesté est plus jalouse de son honneur de mari que de sa gloire de souverain. Or, le Roi croit qu’une grave atteinte a été portée à cet honneur ; c’est cette blessure secrète qui, depuis seize ans, le torture ; c’est le soupçon d’une infidélité qui le ronge. S’il vous hait, c’est de là, de là seulement, que vient sa haine.

— Ces soupçons sont injustes…

— Je voudrais le croire, pour l’honneur de Leurs Majestés…

— Rien n’est jamais venu les confirmer…

— Jusqu’à ce jour, non !

— Je supplie Votre Éminence de ne point prendre en mauvaise part ma question : Ces soupçons auraient-ils duré si longtemps, si une main intéressée ne s’était plu à en entretenir le feu dévorant ?

Le Cardinal se leva d’un bond. Ce coup brutal devait avoir frappé juste, car il saisit la main de Mme de Chevreuse et s’écria d’une voix vibrante :

— Je ne sais s’il en a été ainsi. Il fut un temps, c’est vrai, où, pour cause d’intérêt public, on jugea utile de ne point laisser la Reine prendre sur son époux une influence trop grande, mais à cette heure, Sa Majesté ayant donné à la couronne un héritier, il est du devoir de tout bon sujet, non point de désunir le Roi et la Reine, mais de les rapprocher. Là est le salut de l’État.

La duchesse avait compris. Il n’y avait d’ailleurs qu’un mot à changer pour avoir toute la pensée du ministre : Là est mon salut ! voulait-il dire.

— Suis-je donc le rameau d’olivier choisi par Votre Éminence ? demanda-t-elle en feignant la surprise.

— Madame, je parle sérieusement. Vous pouvez servir de trait d’union entre Leurs Majestés… Commencez par guérir le Roi de ses soupçons.

— M’en donnerez-vous le moyen ?

— Oui. Vous lui prouverez qu’ils étaient mal fondés. Ce que nous pouvons faire, si vous le voulez, vous et moi.

Richelieu s’était rapproché d’elle. Sa voix, d’âpre et de passionnée, était devenue insinuante et douce. La duchesse eut peur. Elle sentait que, pour avoir plié son orgueil à ces ménagements, le violent Cardinal devait avoir d’elle un besoin absolu. Or, il la tenait. Abandonné de tous, mal assuré du Roi qu’il sentait fléchir, le ministre cherchait son appui du côté de la Reine et c’est sur Marie de Chevreuse qu’il comptait pour rentrer en grâce auprès de la souveraine.

— Je ne comprends pas, dit-elle. Comment pourrions-nous prouver au Roi l’innocence de la Reine, si son cœur ne le lui crie pas ?

— Nous le pouvons, vous dis-je… à une condition !

— Laquelle ?

— Avant tout, je désire avoir… Je tiens à obtenir de Sa Majesté et de vous-même… un gage, une preuve certaine d’amitié et d’alliance.

La duchesse crut deviner, et elle recula, avec terreur.

— Ce gage ?… balbutia-t-elle.

— C’est, pour la Reine, une confession sincère des fautes passées.

— Et pour moi ?

— Pour vous… une déclaration écrite, contenant la vérité, toute la vérité, et signée de votre main.

Un cri d’horreur sortit des lèvres glacées de Mme de Chevreuse. C’était donc là ce qu’on lui proposait, de livrer la Reine, son amie. À ce prix, on la recevrait en grâce et on réconcilierait Anne d’Autriche et le Roi. Ce pardon royal, on les leur accorderait, à toutes deux, à la souveraine, pour prix de son humiliation, à la duchesse, pour salaire de sa trahison.

Marie de Chevreuse fit ces différentes réflexions en moins de temps qu’il ne nous en faut pour le retracer, et l’orgueilleux sang des Rohan qui circulait en ses veines se prit à bouillonner.

— Vous osez, cria-t-elle dans un élan de révolte, vous osez suspecter la Reine. Vous la croyez coupable ?

Richelieu sourit froidement :

— Elle l’est… Vous le savez mieux que personne.

— Moi ? juste ciel ! Non, non, je ne sais rien. Mensonge !

— Ne nous égarons pas en protestations vaines… Avez-vous donc perdu le souvenir de certaine entrevue nocturne, dans un jardin, entre deux gentilshommes et deux dames ?

— Calomnie !

— Allons, je dois vous rafraîchir la mémoire. La date d’abord : le 20 avril 1624 ; le lieu : le jardin du château d’Amiens ; le nom des gentilshommes : lord Montaigu et Sa Grâce le duc de Buckingham ; le nom des dames : la duchesse de Chevreuse et la…

— Vous mentez !

— Enfantillage ! Allez-vous nier la présence des gentilshommes et la vôtre ? J’en ai la preuve !

— Soit ! mais contre elle, vous n’avez aucun témoignage. La Reine n’était pas dans le jardin d’Amiens !

— Quelle était donc la dame blonde qui s’y trouvait ?

La duchesse détourna les yeux, elle balbutia :

— Oh ! Monseigneur, par grâce…

— Son nom ?

— Ce secret n’est pas le mien !

— Allons ! vous n’avez pas le courage de feindre jusqu’au bout !

La duchesse, brisée, était retombée dans son fauteuil. Le Cardinal revint s’asseoir en face d’elle, et, doucement :

— À quoi bon nier, puisque je sais tout.

— Alors, Monseigneur, qu’attendez-vous de moi ?

— La preuve qui me manque.

Elle le regarda, fixement, surprise.

— Oui, reprit-il avec véhémence, la preuve, car il en existe une. Longtemps, je l’ai cherchée, sa possession seule devant m’amener la confiance de la Reine. Elle seule pouvait me permettre d’être généreux et magnanime, de prouver à ma souveraine que, tenant dans les mains son honneur, sa vie, j’entendais l’épargner, la sauver…

— À quel prix ? murmura la duchesse.

— Ah ! vous avez bien gardé votre secret. J’avais fini par désespérer de trouver jamais. Récemment, des indices certains m’ont assuré que cette preuve existait, matérielle, tangible.

Mme de Chevreuse, inquiète, releva la tête.

— Je ne la tiens pas encore, mais j’en approche. Et je tremble… oui, je tremble, car ce témoignage vivant, irrécusable, de la faute royale, il peut m’échapper encore, tomber en d’autres mains, et qui sait, peut-être entre celles du Roi.

— Oh ! jamais, jamais cela ! fit la duchesse en voilant sa face de ses deux mains.

— Enfin, vous me comprenez donc ! Oui, sa colère à Lui serait terrible, l’éclat effroyable. Le tourbillon risque de nous entraîner, de nous emporter tous. Le voulez-vous ? Songez à l’abîme sans fond, au gouffre de désespoir et de honte où sombrerait votre Reine, votre amie.

— Hélas ! ne peut-on la sauver qu’en la lui livrant ! pensait Mme de Chevreuse avec horreur.

Sur son visage, le Cardinal suivait les progrès de cette pensée.

— Allons ! dit-il, vous le voyez, seul, je tiens le salut.

— Que faut-il faire ?

— Me permettre de retrouver cette preuve et pour cela me dire la vérité entière.

— Est-ce là tout ?

— Sans doute. Vous rédigerez une déclaration franche, sincère, que vous signerez…

— Et que la Reine contresignera ?

— Oui ! À ce prix, je vous accorde mon appui et je vous garantis le pardon du Roi !

La duchesse, les doigts crispés sur les bras du fauteuil, se redressa d’un mouvement nerveux et, debout, foudroyant d’un regard de hautaine impertinence son interlocuteur, elle éclata :

— Eh bien, non ! Plutôt la guerre avec tous ses risques, avec tous ses périls… Je ne trahirai pas ma Reine ; je ne vous la livrerai pas ! Elle ne signera pas sa déchéance de sa main !

— Prenez garde ! fit le Cardinal menaçant. Je sais où vous étiez cette nuit, madame. Votre déguisement pouvait-il abuser les gens de mon service ? Je sais qui vous venez de voir, et ce que vous avez été demander, exiger, en vous faisant une arme de ce secret que vous me refusez à moi. Si c’est la guerre, si vous m’arrachez une fois encore l’appui de la Reine, malheur à vous… et malheur à elle…

— Vous menacez votre souveraine ?

Par un violent effort sur lui-même, instantanément, Richelieu parut reconquérir sa froideur !

— Une dernière fois, je vous offre la paix.

— À quel prix ! À celui d’une trahison.

— Sans vous, songez-y bien, je puis saisir ce secret.

— Cherchez donc, Monseigneur ! Car ce n’est pas moi qui vous le livrerai !

— Allons ! vous ne serez jamais qu’une aventurière ! fit-il en plissant les lèvres avec dédain.

— Aventurière, soit ! j’en accepte l’augure. Je ne me déshonorerai pas du moins dans cette carrière, comme dans celle que vous m’offrez : celle de l’espionnage et de la délation.

Tout vibrant d’une colère nouvelle, le Cardinal la saisit au poignet :

— Vous oubliez, Madame, que je vous tiens à ma merci !

— Je le sais…

— Que je puis vous livrer à la justice du Roi, vous qui osez rompre votre ban, revenir de l’exil pour corrompre encore le cœur de votre malheureuse souveraine…

— Faites, Monseigneur. Sa Majesté se demandera pourquoi tant de mystère pour se saisir de cette bannie ; pourquoi on l’a laissée libre de voir cette Reine qu’elle allait corrompre. Et quel marché on lui a offert dans une entrevue secrète, en un endroit caché ? Le Roi est défiant, il sera peut-être curieux de savoir ce que pouvaient bien conspirer ensemble la duchesse de Chevreuse et le Cardinal duc de Richelieu ?

La violence ne lui réussissant pas, encore une fois, le ministre se calma.

— Soit ! dit-il, je puis éviter cet éclat. Nul ne sait votre arrestation. Les gardes même qui l’ont faite ignorent votre qualité. Pour eux vous êtes un conspirateur quelconque, un aventurier ramassé sur la grand’route, M. Bernard.

La duchesse se sentit frémir.

— Qui donc s’inquiétera de l’arrestation de M. Bernard, de sa disparition ?

— Je sais ! Vous pouvez m’assassiner impunément.

— Oh ! fi ! fi ! vous tuer, à quoi bon ? N’ai-je pas des endroits aussi discrets, aussi sûrs que la tombe, et dont on ne sort pas davantage quand une fois on y est entré.

Malgré toute sa vaillance, Mme de Chevreuse blêmit affreusement. Son incognito allait-il lui devenir fatal ? Elle domina pourtant ses nerfs pour répondre :

— J’ai, grâce à Dieu, assez d’amis qui se demanderont ce que la duchesse de Chevreuse est devenue. La Reine…

— La Reine se taira. Car parler serait se dénoncer elle-même.

— Vos gens peuvent être moins discrets.

— Je les tiens à ma merci.

— Il peut s’en trouver qui aient du cœur. Si pourtant l’un d’eux m’avait reconnue !

Froidement le Cardinal la scruta d’un regard.

— Alors, malheur à lui !

La duchesse allait désigner d’Artagnan. Cette menace l’arrêta et, pour ne pas lâcher le nom du mousquetaire, elle se mordit les lèvres au sang.

— Vous le voyez, vous êtes à moi. Je vous ai priée, alors que je pouvais ordonner, menacer, c’est que je ne voulais tenir votre secret que de votre bonne grâce et non vous l’arracher par la crainte ou par la violence.

— Par la violence, je ne la redoute pas ! Par la crainte ! Ah ! vous savez bien, Monseigneur, qu’il n’est pas de crainte au monde qui puisse desserrer mes lèvres et que, hors Dieu, Marie de Rohan ne redoute rien !

— Vous l’aurez voulu, fit le Cardinal, le sort en est jeté !

Il s’assit, accablé devant la table, et, d’une main tremblante de fièvre, il commença à écrire.

À ce moment, poussée du dehors par une main légère, la porte s’entrebâilla doucement. Le délicieux cavalier qui avait été le premier à descendre de la chaise devant le petit pavillon se glissa sans bruit par cette ouverture.

Sitôt entré, il salua le prisonnier d’une muette inclinaison de tête, accompagnée d’un gracieux sourire. Puis, clignant de l’œil de son côté, il appuya mystérieusement un doigt sur ses lèvres.

Cette pantomime rapide surprit à tel point Mme de Chevreuse qu’elle douta du témoignage de ses yeux.

Sans insister, le cavalier se coula jusqu’à la table, et, s’inclinant vers le maître, il lui glissa quelques mots à l’oreille.

Le Cardinal eut un haut-le-corps. Un sillon d’inquiétude barra son front et la duchesse le vit fixer sur elle un regard fiévreux tout chargé de colère. Puis il se leva et se prit à arpenter la pièce d’un air d’indécision.

Que pouvait bien lui avoir dit le nouveau venu pour le troubler ainsi ? Mais non, la duchesse ne se trompait point et l’aventure prenait une tournure inattendue ; chaque fois que le ministre allant et venant lui tournait le dos, le cavalier en profitait pour renouveler, à son adresse, ses signes incompréhensibles.

Brusquement, le Cardinal, que sa promenade agitée ramenait vers la duchesse, se campa devant elle et, la regardant au fond des yeux, il articula d’un ton rauque :

— Cette nuit, aux Carmélites, vous n’êtes pas allée seule ?

Mme de Chevreuse en reçut un coup. Tout d’abord la réponse à faire ne lui vint pas. Elle serait demeurée à court, mais elle vit le singulier cavalier lui faire signe de répondre affirmativement. Alors, réfléchissant que le Chevalier était déjà loin, hors de portée, elle avoua :

— C’est vrai, Monseigneur, je n’étais pas seule.

Richelieu échangea un coup d’œil avec le nouveau venu dont l’attitude réservée, impassible, ne pouvait rien révéler de sa récente et bizarre intervention.

— Et votre compagnon… un jeune soldat, je crois… savait votre nom ? votre nom véritable ?

La tête de l’homme se baissa par deux fois, geste qui signifiait clairement : répondez oui.

Et sans savoir pourquoi, obéissant à cette suggestion, la duchesse répondit :

— Oui !

Un geste de dépit échappa à Richelieu. Sa personnalité étant connue, il ne pouvait plus songer à interner son ennemie sous son nom d’emprunt. Quant à l’arrêter sous son nom véritable, à assumer l’éclat d’un procès, les risques étaient gros : la Reine aigrie, le Roi inquiet, les conjurés jetés par la peur aux partis extrêmes.

Rapidement, le Cardinal supputait les chances de cette opération. Seuls sa colère et son orgueil le poussaient encore vers la violence.

Soudain, tous les muscles de sa face se tendirent dans une lutte suprême de sa volonté contre sa passion, dans un effort de domination sur soi-même.

Son parti était pris.

D’un geste de nervosité, il saisit l’ordre qu’il avait commencé d’écrire, et son compagnon, intéressé, le lui vit déchirer lentement, comme à regret.

— Ma belle ennemie, dit alors le Cardinal en souriant avec contrainte, je ne veux pas être clément à demi. Souvenez-vous seulement de ceci, je vous ai tenue à merci, et je vous ai laissé la vie et la liberté !

La duchesse hésitait à comprendre ce subit revirement. Quel piège nouveau cachait cette mansuétude imprévue. De biais son regard se porta sur l’insinuant personnage. Celui-ci continuait à la dérobée son manège de signes imperceptibles.

— Monsieur d’Artagnan !

À cet appel du maître, le mousquetaire entra.

— Monsieur d’Artagnan, je vous confie monsieur Bernard. Vous le reconduirez à Boulogne, par la voie la plus directe. Là, vous veillerez à son embarquement sur le premier navire en partance pour l’Angleterre. Vous aurez soin surtout que votre prisonnier ne communique en route avec personne. Vous m’en répondrez sur votre tête.

Le mousquetaire s’inclina sans sourciller.

Alors Richelieu revint à la duchesse qui avait écouté impassible. Il lui tendit la main.

— Réfléchissez encore, dit-il très bas en effleurant de ses lèvres les doigts gantés qu’elle lui abandonnait : alliés, nous sauvons la Reine ; ennemis, nous pouvons la perdre.

Elle parut ne pas avoir compris. Il insista :

— Pensez aussi à cette preuve, à ce témoignage vivant que je puis avoir un jour… demain peut-être…

Cette fois il sentit qu’elle tressaillait.

— Alors, sans doute, vous vous repentirez d’avoir fait fi de mes propositions. Mais il sera trop tard !

Mme de Chevreuse ne pouvait plier. Elle maîtrisa son émotion et jeta cette réponse empreinte de fatalisme :

— À la grâce de Dieu !

Le maître de la France laissa retomber la petite main, et, avec un soupir de regret, d’un pas alourdi, il quitta le pavillon laissant son ennemie stupéfaite.

L’aimable cavalier profita de sa sortie pour se rapprocher vivement.

— Z’espère, Madame la doucesse, souffla-t-il, qué vous voudrez bien vous souvenir qué c’est à votre indigné servitour qué vous dévez la liberté et qué vous lé férez savoir à Sa Mazesté la Reine.

À son tour, il lui prit la main, non pour la baiser, mais pour y insinuer un papier plié en deux. Et, avant que la duchesse ne fût revenue de son étonnement, l’autre était sorti, comme il était entré, en glissant.

— Qui donc est cet homme ? demanda-t-elle à d’Artagnan.

— Lui ! fit le mousquetaire, avec une moue méprisante. Ce n’est rien ! c’est mons Mazarini.

— Quel jeu joue-t-il ? pensa tout haut Mme de Chevreuse ; et que veut-il à la Reine ?

Une idée subite lui traversa l’esprit :

— Où se trouvait ce Mazarin pendant ma conversation avec M. le Cardinal ?

D’Artagnan sourit :

— À son ordinaire, tout près de la porte.

— Mon Dieu ! fit-elle avec effroi. Il a tout entendu !

Alors, fiévreusement, elle déplia le papier. Il était couvert d’une écriture irrégulière, déguisée, pareille à ces caractères maladroits qu’on trace en écrivant de la main gauche.

Elle lut :

 

Si M. Bernard veut savoir ce qu’est devenue certaine cassette, oubliée par lui chez la Barbette, un gentilhomme qui s’intéresse à lui le lui fera connaître cette nuit.

 

— Une cassette ? s’interrompit-elle. Une cassette oubliée par moi chez la Barbette ? Que signifie cela ? Quelque piège de ce Mazarin sans doute.

Elle continua à déchiffrer.

 

Ce coffret est scellé d’une étoile…

 

Une étoile !… La duchesse s’arrêta, troublée profondément.

La lettre se terminait là, un seul mot tracé dans le bas figurait la signature. Mme de Chevreuse pâlit en le lisant. De la main elle dut comprimer les battements de son cœur. Car ce mot c’était :

 

REMEMBER.

 

Souvenez-vous ! Le dernier cri de Buckingham expirant.

— La preuve ! haleta la duchesse. La preuve tangible, matérielle… Le témoignage irrécusable… vivant !

« Mon Dieu ! inspirez-moi.

Sa résolution fut vite prise.

— Cette nuit je verrai ce Mazarin.

Le billet contenait un post-scriptum :

 

« Sur le pilier de droite à la sortie du pavillon écrivez le nom de la ville où vous coucherez cette nuit. »

 

Consulté sur ce sujet, d’Artagnan répondit :

— Si vous le voulez bien, madame, Saint-Germain sera notre première étape. Au Chêne Royal, vous trouverez un appartement convenable pour y passer la nuit.

Ils sortirent ensemble ; mais, d’Artagnan étant allé inspecter les selles des montures, la duchesse en profita pour se rapprocher du pylône sur lequel, à l’aide d’un charbon à demi consumé tiré des cendres du foyer, elle écrivit ces mots :

Saint-Germain-Chêne Royal.

Le mousquetaire et sa prisonnière s’étaient à peine éloignés qu’un homme, portant l’uniforme des gardes, sortit de l’ombre du parc, se coula jusqu’au pylône, l’examina attentivement, puis parut effacer avec soin toute trace d’écriture. Après quoi, il sauta à cheval, et rejoignit l’escorte qui accompagnait la litière des deux hommes d’État.

Dans la voiture, Richelieu accablé remâchait sa colère, terriblement :

— Ce jeune soldat, son complice, il faudra le retrouver, vous entendez, monsieur de Mazarin.

— Oui, Monsignor, cé séra fait !

— Dire qu’il m’a fallu la laisser aller ! elle ! quand je la tenais !

— Hélas, Éminentissime. La perdre eût été bien danzereux : et sans profit.

— Cela m’eût vengé du moins !

— Se venzer, susurra l’italien, à quoi bon.

Et il ajouta mentalement :

— Les zouer, les zouer… È sempre bene ! zamais les touer !…

Richelieu, écrasé, se taisait à présent.

— Pouvre Mousou lé Cardinal, pensa Mazarin, avec une tendre sollicitude, il est bien vioux… bien ousé !… Ah ! par la Madone del Fuoco, l’heure approce où cé séra moun tour !

20

UN SINGULIER CONVIVE

Le Chevalier Tancrède couvrit à fond de train les quelques lieues qui séparent la route d’Orléans de celle de Reims.

Choisy-le-Roi, à son petit lever, vit passer ce cavalier fantôme, allant ventre à terre, insouciant des obstacles. Laissant à gauche la route de Fontainebleau, il traversa la Seine, puis, sans ralentir sa vertigineuse allure, atteignit la boucle de la Marne au centre de laquelle s’étendent Saint-Maur et ses bois. Il passa cette rivière en face de Créteil, et une seconde fois à Joinville.

Là, ayant mis entre lui et ses poursuivants, s’il en avait, cinq grandes lieues de terrain et trois bras de rivière, il consentit enfin à souffler.

Il pouvait être six heures du matin. Le ciel s’était nettoyé des nuages et le soleil brillait gaiement, salué par la chanson des oiseaux. La joie de vivre rentrait au cœur du jeune cavalier ; il sentait se dissiper l’angoisse qui l’étreignait depuis qu’il avait dû abandonner, à l’instant du danger, sa vaillante amie la duchesse de Chevreuse.

Était-il possible que cette étonnante aventurière succombât dans une si vulgaire rencontre ? Allons donc ! la géniale intrigante avait connu des périls plus grands, et elle en était sortie à son honneur. Cette fois encore elle échapperait à l’étreinte de ses ennemis. Au reste, si cet espoir était déçu, si sa protectrice restait aux mains du Cardinal, sa volonté du moins serait accomplie. Mystère arriverait à Sedan, et il en reviendrait ! Et alors, on aviserait !

Il ferait beau voir qu’avec l’aide de Mlle de Cernay et de la Reine, il ne parvînt pas, lui, Mystère, à tirer cette belle proie des griffes du diable.

Cette question liquidée, le Chevalier songea à ses propres affaires. Pour atteindre Sedan et pour en revenir, il lui fallait trois choses essentielles : de la prudence, un bon cheval et de l’argent.

De la prudence ?

Le brave enfant se flattait de n’en point manquer : et il en avait en effet, tant qu’il ne s’agissait que de prendre de bonnes résolutions, et d’établir de sages plans de conduite. Seulement, à l’épreuve, lorsque quelque obstacle imprévu venait déranger ses affaires et échauffait son sang, il se livrait volontiers à son impétuosité naturelle. Il est vrai qu’alors, pour se sortir d’embarras, il avait recours à deux précieux talismans : son étoile !… et, ce qui valait mieux encore, son épée.

La deuxième condition : un bon cheval, se trouvait résolue par la Prévoyance de la Duchesse. Elle lui avait donné le meilleur de ses deux coursiers, Capitan, un fougueux genet d’Espagne, plein de sang, bouillant d’ardeur, et avec cela solide comme une bête de somme. Bercé au pas du noble animal, le Chevalier le sentait, après l’effort déjà fourni, aussi dispos qu’au sortir de l’écurie.

De ce côté encore, tout allait bien.

Le hic, c’était l’argent ! Toute la richesse pécuniaire de notre soldat de fortune – de fortune ? dérision des mots ! – tenait dans une bourse de cuir qui gonflait médiocrement la poche de ses chausses ; et pourtant elle contenait plus d’écus que de louis !

En homme accoutumé à regarder le danger en face, il tira cette bourse, désespérément maigre et légère, et se mit à compter son pécule sur sa main.

Une grimace plissa ses traits. Tout compte fait en additionnant pistoles, doublons et louis, écus et sous et enfin deniers, il ne possédait qu’une centaine de livres.

En supputant huit jours pour l’aller et le retour et huit jours d’attente à Sedan, cela faisait quelque chose comme six livres par journée… Deux écus, pour un homme et un cheval !

Mystère flatta de la main l’encolure de Capitan et lui murmura à l’oreille :

— M’est avis, mon camarade, que nous n’allons pas mener un train de grand seigneur. Mais sois tranquille, ce n’est pas sur ta part que je rognerai.

Attention délicate à laquelle le cheval répondit en encensant joyeusement.

Puis, le jeune calculateur fit, de son pécule, quinze parts de deux chacune, pour l’ordinaire quotidien. Après quoi il lui resta deux louis qu’il mit soigneusement en réserve pour l’imprévu.

Ces sages dispositions prises, d’une simple pression de genoux il remit sa monture au trot.

Il n’était pas loin de onze heures lorsque le Chevalier entra dans Coulommiers. Cavalier et monture avaient un égal besoin d’une couple d’heures de repos et d’un repas réconfortant. Une nuit blanche, les émotions de la matinée et une longue chevauchée au grand air avaient aiguisé terriblement l’appétit du petit soldat qui se sentait en mesure de rendre des points, même à Saint-Amant.

À l’entrée de la grande rue, Mystère aperçut l’enseigne d’une hôtellerie, L’Écu de France, dont la potence barrait la route.

Capitan dressa l’oreille, renifla la bonne odeur de la litière fraîche, et tourna ses naseaux vers ce paradis entrevu.

En même temps, un agréable fumet de cuisine vint caresser l’odorat du cavalier qui loucha involontairement vers le porche accueillant.

L’hôte, vivante enseigne, reluisait de santé et de propreté. Les mains croisées sur sa bedaine, il flanquait le seuil et regardait venir, avec un sourire engageant, ce client d’importance que sa magnifique monture recommandait à toute son attention ; à l’approche du Chevalier, il tira son bonnet blanc et s’effaça pour laisser passage.

Mais d’un coup sec de la bride, Mystère avait remis droit la tête de sa monture, tandis que lui-même, avec un soupir de regret, détournait les yeux de la vision tentatrice.

Devant l’hôte dépité, il passa, fier et digne, avec une affectation de suprême indifférence.

C’était un stoïcisme dont Capitan ne pouvait pas comprendre la raison, aussi Mystère crut-il devoir s’excuser auprès de lui.

— Mon camarade, tu me parais être amateur de bonne pitance et la dépense à faire semble t’indifférer. Réfléchis un peu, tu n’es plus au service d’une grande dame, riche et sans doute prodigue. Cherchons donc quelque gîte plus modeste et partant plus convenable à nos ressources.

Il parcourut toute la rue sans rencontrer autre chose qu’un médiocre tourne-bride fréquenté par des rouliers. Modeste, ce bouchon l’était certes, jusqu’à l’humilité. Mais cette vertu, si admirable chez un chrétien, est beaucoup moins appréciable dans une auberge.

Malgré faim et fatigue, le Chevalier fronça le nez avec mépris et passa outre.

Au-delà, il n’y avait plus que la grande route, elle déroulait son ruban, tout blanc sous le soleil méridien.

Allait-il pousser de l’avant, les membres rompus et l’estomac vide ? Il fallait pourtant se décider !

D’un tacite accord, homme et cheval s’arrêtèrent. Alors, une courte lutte s’engagea dans l’esprit de Mystère – lutte entre ses résolutions d’économie qui conseillaient le tourne-bride, et son fier appétit qui recommandait les délices de l’hôtellerie.

Pendant que se déroulait cette tragédie intime, où la raison et la passion s’assaillaient furieusement, Capitan, tenant en mince estime son nouveau maître, piaffait d’un air désapprobateur.

Le vaillant animal, accoutumé à plus d’égards, ne se sentait nulle vocation à subir le sort de l’âne de Buridan qui, comme chacun sait, mourut, sollicité par une faim et une soif égales, entre un seau d’eau et une botte de foin.

Enfin, le devoir et la raison l’emportèrent dans l’âme forte de Tancrède : délibérément, il dirigea sa bête sur le tourne-bride.

— Maigre chair va de compagnie avec peu d’argent !… formula-t-il avec une profonde philosophie.

Et voilà comment, cinq minutes plus tard. Mystère faisait une fière entrée dans la cour somptueuse de l’Écu de France !

En passant devant le médiocre bouchon, il avait eu une minute de distraction et avait oublié de guider à gauche ; aussi, livré à lui-même, et ignorant les vertueuses résolutions de son maître, Capitan en avait-il profité pour le mener tout droit à l’engageante hôtellerie.

Ô victoire du tout-puissant instinct sur la chancelante raison !

Un palefrenier accourut au-devant de Mystère. Noblement, en homme qui sait son prix, il lui jeta la bride et sauta à terre. Puis il manda l’hôte et lui ordonna, d’un ton plein de grandeur, un repas digne de son appétit princier.

Ceci fait, il suivit sa monture dans l’écurie, de l’air d’un grand seigneur qui n’entend pas abandonner à des mains mercenaires le soin d’une bête de prix :

— Doucement, l’homme ! cria-t-il au valet, doucement ! Menez-moi cette bête-là comme une mariée.

— Joli cheval ! fit le palefrenier en claquant des lèvres d’un air connaisseur.

Le Chevalier se rengorgea.

— Cadeau d’une duchesse ! laissa-t-il tomber négligemment.

Pendant cela il pensait :

— Mon gentilhomme, ce cadeau-là te mène à la faillite ; te voilà en train d’ébrécher sérieusement ta réserve !… Eh ! tant pis ! Sied-il que le messager de la Reine se comporte en rustre, et s’aille commettre en compagnie de rouliers ! Capitan sait son métier !

Et, comme il n’était jamais en peine de bonnes raisons, il conclut :

— Bast ! à chaque jour son soin. On verra bien si mon étoile m’abandonne en chemin.

Cependant, le palefrenier avait dessellé le coursier de la duchesse, avec tous les ménagements dus à une si éclatante origine.

— Mon gentilhomme veut-il vider ses fontes ? demanda-t-il en jetant la selle sur un lit de foin.

— C’est juste ! dit Mystère en se mettant à genoux dans la litière. J’allais oublier cette sage précaution.

Le fait est que, dans la hâte de sa fuite, il avait totalement négligé de visiter la selle. Elle pouvait contenir des choses compromettantes.

De la fonte de droite, il tira une paire de pistolets d’arçon, qu’il examina d’un œil expert.

Bonne affaire ! c’était là des armes de choix qui pouvaient être utiles à l’occasion.

Les pistolets mis à sa ceinture, il passa à la fonte de gauche. Celle-ci était garnie de poudre et de balles.

— La duchesse a songé presque à tout, constata Mystère. Quel malheur qu’elle n’ait oublié que l’essentiel !

Mais il se reprit bien vite :

— Fi, Chevalier, cette pensée est indigne de toi. Mieux vaudrait manger des racines au long de la route que de paraître monnayer ton dévouement !

La selle visitée en détail, il passa au portemanteau.

Alors, malgré son sang-froid, la surprise faillit lui arracher un cri. Il y avait de quoi. La première chose qu’il en tira fut un sac gonflé à crever, qui, en heurtant le sol, rendit un son métallique des plus flatteurs.

Des larmes de reconnaissance et de joie brillèrent dans les yeux du soldat :

— Chère duchesse, elle a tout prévu, même cela !

Il soupesa le sac et claqua de la langue.

— Par mon étoile ! ma noble amie fait grandement les choses. Me voilà plus riche que feu Crésus !

« Et je songeais à descendre dans un infâme vide-bouteilles… Ah ! fi ! fi ! Chevalier ; tu oublies que tu es à la Reine et à Mme de Chevreuse !… Capitan avait triplement raison de n’en faire qu’à sa tête… Peut-être savait-il, le sournois !

Dans son exubérance joyeuse, il envoya à l’adresse de sa prévoyante protectrice un baiser du bout des doigts.

Puis il se remit fièrement sur ses pieds :

— Çà ! qu’on aille me quérir l’hôte !

Celui-ci prévenu s’empressa d’accourir.

— Ajoutez deux bouteilles de votre meilleur bourgogne… du plus vieux.

« Allez, mon ami ! Et n’oubliez pas que j’entends repartir dans deux heures.

L’aubergiste se retira se confondant en salutations.

Capitan pansé et étrillé avec tout le soin convenable, Mystère put enfin songer à lui-même.

En quittant les écuries pour se diriger vers la salle commune, il dut se ranger et faire place au palefrenier qui y rentrait, menant par la bride une mule.

— Sans doute la monture d’un voyageur affamé comme moi, songea Tancrède.

De fait, au milieu de la cour, il aperçut l’hôte en grande conversation avec un moine bedonnant et réjoui, revêtu du capuce brun des frères mineurs de saint François. À son approche, le capucin baissa la voix et l’enveloppa d’un coup d’œil plein de méfiance.

Le jeune homme avait trop grand faim pour prêter attention à cet examen sournois, il interpella joyeusement le patron :

— Hé, mon maître, que disent vos fourneaux ? Le déjeuner est-il prêt ?

— Il est au bon plaisir de Votre Excellence.

— Fort bien ! ne le faisons pas attendre, il ne nous le pardonnerait pas.

L’hôtelier échangea un clin d’œil entendu avec le bon Père, et, lui tournant le dos, il s’empressa de guider son important client vers la salle où le couvert était dressé.

Les choses étaient faites grandement. Au milieu d’une table, luxueusement servie, où les flacons mettaient des lueurs de rubis et de topaze, une carpe à la Vendôme nageait dans la transparence d’une odorante gelée.

Mystère se hâta d’attaquer cette entrée, qu’il arrosa d’une copieuse rasade. Alors, les premières fureurs de sa fringale étant apaisées, d’un coup d’œil circulaire, il prit le temps d’examiner les aîtres.

La salle, basse de plafond et, partant, assez obscure, semblait avoir de vastes proportions. Elle ne prenait jour sur le dehors que par une seule fenêtre auprès de laquelle se trouvait précisément sa propre table ; cette baie lui permettait d’apercevoir, tout en dînant, un coin de la route par laquelle il était arrivé.

Dans son dos, un escalier à rampe de bois montait vers l’étage. Au fond, dans une haute cheminée, flambait un feu de bûches, assez superflu par cette tiède journée de printemps. À côté de la cheminée, une petite porte ouvrait sur les cuisines. Le mur latéral n’avait qu’une issue, la porte par laquelle il était entré et qui donnait sur la cour.

À part la place où Mystère était installé, la salle se trouvait donc noyée d’ombre.

— Bel endroit pour un guet-apens ! pensa-t-il mi-plaisant, mi-sérieux.

Par une singulière association d’idées, le souvenir du capucin et de ses allures louches lui revint en mémoire.

— Peuh ! je suis un soldat qui rejoint son corps, j’ai là, dans ma poche, un congé en bonne et due forme, portant le seing de M. de Gassion. Contre cela, que peut prétendre la plus sévère inquisition ?

Pourtant, mis en méfiance, il s’assura du regard que son manteau, où il avait caché le pli secret de la duchesse, était toujours à la patère à côté de sa rapière, bien à portée de sa main. Par surcroît de précaution, il tira ses pistolets, dont il vérifia l’amorce, et les posa ostensiblement, un de chaque côté de son assiette.

Ceci fait, il accueillit avec enthousiasme le rôt au fumet agréable que lui apportait l’hôte et se prit à l’attaquer sans plus de délai.

— Votre Seigneurie est personne de précaution, remarqua le bonhomme en louchant vers les pistolets.

— On n’en saurait trop prendre par le temps qui court ! riposta Tancrède, la bouche pleine.

— Oh ! le pays est tranquille pour l’heure. Depuis que notre sage ministre, le grand Cardinal, nous a débarrassés des huguenots, nous jouissons des bienfaits de la paix, si nécessaire au commerce.

— À la bonne santé donc de M. le Cardinal ! fit Mystère en buvant un coup.

C’était prudence et diplomatie. Il ne voulait point se compromettre.

— Mon gentilhomme appartient sans doute à l’armée ?

Le Chevalier regarda fixement son interlocuteur. Il venait d’avoir l’intuition qu’on cherchait à le faire parler. Aussi, se cuirassant de circonspection, répondit-il par un oui évasif.

— Et il va rejoindre son corps ? peut-être ?

— Oui !

— Joli métier que celui de militaire, et bien glorieux ! Hé ! hé ! les ennemis de l’État ont senti, durant la dernière campagne, le poids de nos armes !

En prononçant ces mots, le gros homme semblait se gargariser d’héroïsme ; il resta la bouche ouverte, à attendre une réponse.

— Oui ! fit encore le Chevalier.

— Si cette noble profession a ses gloires, elle a aussi ses tristesses, mon jeune seigneur. Grandeur et infortune, hélas !

Et le philosophe de cuisine soupira profondément.

— Hélas ! reprit Mystère en écho.

— Si l’on a plaisir à tirer l’épée contre l’Espagnol et le Lorrain, ce doit être un bien cruel devoir que d’en tourner la pointe contre des poitrines françaises.

Cette fois, le terrain devenait brûlant. Cette futaille ambulante avait-elle la prétention de le sonder ? Pour ne point se laisser aller à prononcer quelque parole inconsidérée, le Chevalier acheva le travail de ses mâchoires.

L’hôte reprit, dépité :

— C’est là pourtant ce que Votre Seigneurie va devoir faire. Je gagerais qu’elle préférerait aller affronter l’Espagnol en Flandre que de joindre M. le Maréchal de Châtillon devant Sedan ?

Mystère parut s’étrangler et secoua la tête, d’un air hypocritement navré.

— Car c’est certainement sur Sedan que se dirige mon gentilhomme ?

— En effet !

— Votre Seigneurie me permettra donc de boire à ses succès ! Tout en souhaitant que messieurs les princes rentrent dans le devoir, sans effusion de sang français. C’est une si horrible chose que de combattre son Roi… et ce sage M. le Cardinal !

Le Chevalier, agacé, se consultait pour savoir s’il ne devrait pas faire passer par la fenêtre ce solennel bavard. Héroïquement, il réfréna cette envie et, avec un aimable sourire, il fit raison à l’hôte.

Celui-ci avait en effet soulevé son bonnet blanc et s’écriait avec enthousiasme :

— À la victoire de nos armées ! Et vive Monseigneur le Cardinal-Duc !

— À Sa Majesté le Roi Louis Treizième, prononça le Chevalier d’une voix coupante.

À ce moment, un bruit de toux éclatant dans le coin le plus sombre de la salle lui fit tourner les yeux. Il s’aperçut alors qu’il n’était pas seul. Un autre convive occupait ce coin perdu. L’homme, que sa quinte semblait étrangler, s’agitait sur sa chaise à la façon d’un secutore chargé des mailles du rétiaire ; la bizarrerie de son allure retint les yeux du Chevalier.

— Votre Seigneurie regarde ce pauvre hère ! lui souffla l’hôtelier à mi-voix. C’est précisément une victime de nos dissensions intestines.

Étonné, Mystère reporta son regard vers le bavard qui s’autorisa de cette muette interrogation pour continuer :

— Tel que vous le voyez, ce malheureux a connu des temps meilleurs. C’est pour cette considération que je lui fais accueil aujourd’hui, bien que ce soit un client peu honorifique, et qu’il fasse maigre dépense. Comme j’avais l’honneur de vous le dire, ce sont nos troubles qui l’ont mis en cet état de pénurie.

— Vraiment !

— Je vous en donne ma parole… C’est un marchand de laines de la rue Grénetail.

— De la rue ?

— Grénetail, à Paris, quartier Saint-Martin, à l’enseigne du Mouton Blanc !

— Voilà une coïncidence ! pensa Mystère. Précisément c’est là que loge Cyrano !

Il se disposa donc à ne point perdre une seule parole du loquace hôtelier qui poursuivait, heureux d’être enfin écouté :

— En revenant des Flandres, où il avait fait à l’ordinaire ses achats, il jugea prudent de faire un détour par l’Ardenne pour éviter les provinces du nord toujours infestées de gens de guerre.

— Sage précaution !

— Hélas ! malheureuse inspiration, au contraire. Proche Sedan, il s’est vu détrousser par des reîtres au service de MM. les Princes. Il avait réussi néanmoins à soustraire à leur cupidité une réserve cachée, mais il est tombé dans un parti de mercenaires appartenant à M. le Maréchal, et les Français l’ont dépouillé du peu que lui avaient laissé les Allemands. Donc, le voilà s’en retournant vers Paris, à pied, et réduit à la portion congrue.

Pendant ce discours, le Chevalier avait détaillé l’homme ainsi désigné à son intention. Une espèce de grand escogriffe, tout en os, de mine assez fière, et qui avait bien plus l’air d’un gentilhomme de grand chemin que d’un honnête marchand détroussé.

Maigre et dépenaillé, il semblait sortir d’un long jeûne et dévorait, avec des dents aiguës de loup affamé, un mièvre dîner, arrosé d’une liqueur suspecte qui avait toutes les apparences d’être de l’eau claire.

Le compatissant Mystère reporta ses regards sur sa table, surchargée de victuailles appétissantes et de vins fins, et il se sentit honteux de sa large chère.

— Or bien, mon hôte, proposa-t-il, priez donc cet honnête malchanceux d’accepter une part de mon festin. Entre chrétiens, ne se faut-il pas entraider ?

L’aubergiste ne se fit pas répéter l’ordre ; en bon commerçant qui flaire double profit, il s’empressa de transmettre l’invitation au pseudo-marchand de laines.

Celui-ci se leva vivement et, avec des salamalecs et des politesses que le jeune homme abrégea avec sa gaillardise habituelle, il prit place à table en face de lui. Puis, sans autre préambule, devant les yeux réjouis du Chevalier, l’escogriffe commença à dépêcher morceaux et rasades avec une hâte significative. Non, tout n’était pas fable dans le récit du propriétaire de l’Écu de France.

Toutefois, Tancrède fit une remarque : tout en mangeant, l’homme promenait machinalement de la porte à la fenêtre des regards inquiets, et il paraissait dresser l’oreille au moindre bruit. Ce singulier manège achevait de lui donner l’air d’une bête traquée et affamée partagée entre deux instincts également forts : celui de se sustenter à tout prix, et celui de fuir les approches du chasseur.

Or, cette continuelle instabilité s’accusait davantage et à mesure qu’avançait le repas, comme si, l’appétit repu, l’instinct de défense reprenait le dessus.

Dès que, après avoir découpé et disposé la volaille, l’hôte se fut retiré, le bizarre convive étendit à brûle-pourpoint la main sur le bras du Chevalier, et lui dit à voix contenue :

— Mon jeune seigneur, en reconnaissance de votre généreuse invitation, je veux vous donner un bon avis.

Ce préambule et les précautions que l’on semblait prendre pour le débiter achevèrent d’intriguer Mystère. L’autre reprit :

— Vous venez de commettre une grosse faute…

— Allons donc !

— Tout à l’heure, en causant avec notre hôte, vous avez lâché un mot imprudent. C’est pourquoi j’ai toussé, afin de vous avertir.

— Un mot imprudent ? Serait-ce « oui » ou serait-ce « non » ? Je crois bien ne pas avoir dit autre chose.

— Vous avez répondu à un toast à M. le Cardinal en portant la santé du Roi.

— N’est-ce que cela ? C’est agir, ce me semble, en bon Français et en sujet fidèle.

— Tudieu ! mon jeune seigneur, vous savez pourtant ce que parler veut dire. Pour tout bon cardinaliste, il n’y a en France qu’un seul Roi, le grand Armand, et clamer : Vive le Roi ! c’est pousser un cri séditieux.

Cette sortie sentait le paradoxe. Le Chevalier éclata de rire :

— Peste ! vous ne me semblez pas partager l’amour de notre hôte pour le grand homme.

— Chut ! implora l’escogriffe, dont l’œil soupçonneux se tourna vers la porte et qui prêta l’oreille.

— Ah çà ! mon brave, expliquez-vous, car, en vérité, vous finiriez par m’inquiéter.

— Écoutez ! à votre maladroite proposition de santé, je vous ai reconnu pour quelqu’un des nôtres. D’autant que vous avez expliqué avec embarras votre présence sur cette route qui mène à Sedan, chez MM. les Princes.

— Ne conduit-elle pas aussi au camp de M. de Châtillon ? fit le jeune homme méfiant.

— Certes ! seulement vous n’avez pas trop figure d’aller de ce côté-là. Hé ! hé ! serait-ce mode nouvelle qu’un soldat retournant de congé fasse si grande chère et se bastionne en étalant sur la table ses pistolets d’arçon ?

Le Chevalier se sentit rougir. Sa prudence, par son excès même, se trouvait donc en défaut dès ses premiers pas. Mortifié, il demanda :

— Alors, selon vous, où donc irais-je ?

— Chez Messieurs les Princes ! affirma l’autre en clignant d’un air complice. L’habit ne fait pas le moine, et, sous votre costume militaire, je gage que vous êtes un gentilhomme déguisé.

Craignant un piège, Mystère secoua la tête d’un mouvement de négation.

— Hé là ! ne niez pas, mon jeune seigneur, vous avez là une bague qui tient un langage différent du vôtre.

De son index pointé, l’homme indiqua l’anneau d’or que la duchesse avait passé au doigt de son compagnon, au moment de la séparation.

Le Chevalier se demandait dans quel traquenard il était tombé, quand, à sa grande stupéfaction, il vit son singulier invité, après un coup d’œil circonspect, et avec d’infinies précautions, sortir de sa poche un anneau tout semblable.

Alors, avec un rire qui découvrit sa denture de bête de proie, l’escogriffe ajouta :

— Vous le voyez, nous sommes entre gens de connaissance. Si vous êtes à Madame la duchesse, je suis, moi, à Messieurs les Princes.

Le soldat était un conspirateur trop novice pour ne pas rester étourdi du coup. L’autre en profita pour continuer d’un ton volubile :

— Mais parbleu, il convient que je me présente. Mon nom ne vous est certes pas inconnu, car il a fait quelque bruit dans le monde.

Et, après un nouveau regard précautionneux :

— Je suis Jean-Baptiste L’Hermitte, sieur de Vauselle !… C’est vous dire que, malgré ma pénurie présente, je puis m’asseoir à votre table le front haut, ayant dans les veines du sang de Pierre L’Hermitte, le glorieux prédicateur, et des comtes de Barcelone et, partant, tenant par cousinage à Sa Majesté Très Catholique le Roi d’Espagne.

Ayant débité d’une traite cette écrasante généalogie, l’hidalgo in partibus se tut, attendant que le Chevalier se présentât à son tour. Mais celui-ci, résolu à garder un prudent incognito, se borna à incliner la tête.

Le sieur de Vauselle, l’œil et l’oreille toujours aux aguets, reprit avec une légère nuance de dépit :

— Je ne vous demande pas votre nom, puisqu’il paraît vous convenir de conserver l’anonymat.

— Croyez, monsieur, que c’est simple scrupule de discrétion et non défiance de vous.

— Je l’entends ainsi, dit Vauselle, que sa faconde ni sa circonspection n’empêchaient de se verser rasade sur rasade, en homme qui, malgré sa haute extraction, n’a pas été de longtemps à pareille fête. Aussi, n’insisterai-je pas. Il me suffit de savoir que nous sommes entre gens de même race et de même parti. Car vous pouvez m’en croire sur parole, si affamé que je fusse, je n’aurais jamais accepté de toucher à une volaille cardinaliste !

— Oh ! oh ! je ne croyais pas que la politique eût envahi jusqu’aux basses-cours !

— Je vous dois donc de vous faire profiter de mon expérience, continua Vauselle, sans prêter l’oreille à cette interruption narquoise. Cela va sans dire, vous ne croyez pas un traître mot de la fable de notre hôte. Je ne suis pas un marchand de laines, et je n’ai jamais été dépouillé !…

Mystère n’avait pas attendu cet aveu pour être parfaitement convaincu de l’impossibilité d’une telle aventure. Bien mieux, maintenant qu’il avait pu dévisager de près Vauselle, le personnage lui semblait fait plutôt pour dépouiller autrui.

— Ce qui m’a réduit à ce dénuement, c’est la nécessité d’échapper à un infernal espion lancé sur mes talons par M. le Cardinal, et qui m’a suivi de Sedan jusqu’à Châlons. Il y a trois jours, j’ai pu dépister ce suppôt de Satan en me jetant opportunément par une traverse, au moment où il allait me livrer à un parti de dragons. Depuis lors, j’erre dans les bois, n’osant cheminer que de nuit, après avoir laissé ma bourse et mon cheval aux mains de paysans avides dont j’ai acheté à ce prix le silence.

— Diantre ! depuis trois jours… je comprends que vous ayez appétit.

— Aujourd’hui seulement, j’ai osé me risquer jusqu’en cette hospitalière maison, où mon bon astre m’a fait rencontrer un généreux amphitryon. En effet, si maigre que fût mon écot, j’en étais à me demander comment je le solderais.

— Voilà qui n’était guère prudent.

— Que voulez-vous ? la faim fait sortir le loup du bois.

— Or donc, dit Mystère, je vais solder votre dépense avec la mienne, – et vous me permettrez de joindre ces quelques louis qui vous aideront à gagner Paris.

Vauselle esquissa de la main droite un geste de refus discret, tandis que, de la main gauche, il saisissait avidement les pièces d’or qu’il enfouit dans les profondeurs de ses chausses.

— C’est de l’or anti-cardinaliste, dit-il ; j’accepte donc.

— Maintenant, il me reste à vous remercier de vos bons avis. Je vois qu’il importe de se défier des espions.

— La route est semée de cette graine, il en sort de toutes les pierres du chemin, fit Vauselle, tout en se versant une nouvelle rasade.

— Dieu sait ! dit le Chevalier, comme se parlant à soi-même, si mon porte-capuchon de tout à l’heure n’est pas de cette farine-là !

Vauselle, qui portait son verre à ses lèvres, s’arrêta net, pâle et tremblant.

— Un porte-capuchon ? s’écria-t-il.

— Un gros capucin, oui. Il rôde dans ces environs ; je l’ai surpris causant avec notre hôte.

— Un capucin monté sur une mule ?…

— Monté ? non. Il en était descendu !

D’une pièce, Vauselle fut sur pied. Promenant autour de lui des yeux égarés, il gémit :

— Bonté céleste ! c’est lui ! le père Hilarion, mon homme de Châlons.

Et, sans plus de façons, bondissant prestement vers une patère, il empoigna au vol un manteau, enfonça son feutre sur ses yeux, et courut à la porte.

— Holà ! doucement ! fit le Chevalier, c’est mon manteau que vous emportez.

Il rattrapa le fuyard par un pan de ce précieux manteau et l’en dépouilla rapidement.

Effaré, ce dernier prit sa cape, avec un soupir de regret, qu’expliquait suffisamment la boue dont elle était couverte et les effilochures qui en dentelaient les bords. Puis il ouvrit la porte de la cour.

La trogne rubiconde et le large abdomen du bon père s’encadrèrent dans l’embrasure. À leur aspect, Vauselle bondit en arrière, et faisant brusquement volte-face, avec une souplesse jointe à une légèreté qui émerveillèrent le jeune soldat, il franchit tables et tabourets, traversa la salle de bout en bout, ouvrit la fenêtre, et sauta au-dehors avec une agilité de chat.

Le gros moine s’était lancé à sa poursuite ; seulement, empêtré dans les meubles renversés, il roula jusqu’à la baie, et n’arriva que pour saisir… le vent !

Cette scène rapide s’était déroulée en quelques secondes, sous les yeux amusés de Mystère. Soudain, il entendit un galop rouler sur la route, et, par la fenêtre ouverte, il aperçut Vauselle passer comme un éclair filant vers Paris, à toute bride, dans un tourbillon de poussière.

Il éclata de rire à la vue de la mine contrite du capucin de M. le Cardinal, mais le rire s’arrêta dans sa gorge. Sur la route l’hôte courait, suivi du palefrenier, criant à pleine voix :

— Au voleur ! au voleur !

— Morbleu ! s’écria Mystère, l’hidalgo m’enlève Capitan.

À son tour, il allait sauter par la fenêtre et se jeter follement à la poursuite du ravisseur quand un spectacle inopiné le ramena à plus de prudence.

Du côté opposé au chemin, un piquet de dragons accourait au grand trot. Dès qu’il passa à portée de voix, le père Hilarion se pencha hors de la baie, et cria :

— En avant, au galop ! l’homme vient de me filer dans les doigts !

De son index tendu, il montrait, dans la direction de Paris, un point noir sur le grand chemin – tout ce qu’on apercevait de Vauselle… et du fameux genet d’Espagne !

Le peloton s’ébranla au galop, à la poursuite du fugitif.

Le Chevalier sentit une sueur froide lui ruisseler dans le dos. Sans en avoir le moindre soupçon, il venait de choir en plein dans une embuscade du Cardinal. Heureusement, ce Vauselle avait fait diversion et pris chasse en son lieu et place.

N’empêche, il l’échappait belle ! Sans sa présence d’esprit, l’olibrius qui emmenait toute la police à ses trousses allait filer avec son vêtement dans la doublure duquel était caché le pli de la duchesse.

— Je ne dissimulerai plus rien dans un manteau, se promit-il. C’est vraiment trop dangereux !

Décidé à se mieux surveiller, il solda sa note et s’enquit auprès de l’hôte d’une monture à acheter. Le voisinage n’en pouvait point fournir. Il eût fallu repasser l’eau, et descendre à Saint-Maur pour faire cette acquisition.

Mystère, déconcerté, ne sachant à quoi se résoudre, se dirigeait, tête baissée, vers la sortie, lorsqu’il fut arrêté par un obstacle difficile à contourner. C’était l’imposante bedaine du bon Père. Depuis le départ des dragons, celui-ci n’avait cessé de l’observer et, au moment opportun, il intervint.

— Une minute, je vous prie, mon jeune ami ! Ce cheval était-il à vous ?

— Oui, mon digne Père, répondit le Chevalier, tout en faisant un nouveau pas pour tourner l’obstacle.

— Hum ! jolie bête. Elle a dû vous coûter les yeux de la tête ?

Le Chevalier, impatienté, plaisanta :

— C’est un cadeau d’une belle dame qui daigne s’intéresser à moi.

— Et ce déjeuner est le vôtre ? s’enquit le moine en pointant un index inquisiteur vers les flacons vides et les reliefs du festin.

— Il est probable !

— Peste ! Monsieur le militaire, vous ne regardez pas à la dépense. C’est sans doute aussi un cadeau ?

Mystère se mordit les lèvres.

— Un cadeau encore, cette bourse d’or assez replète que j’ai entrevue tout à l’heure ?

— Oui, siffla le Chevalier en serrant les poings, l’on ne peut rien vous cacher. C’est encore un cadeau.

— Heureuse jeunesse ! vous avez là une belle qu’il convient de bichonner et de soigner dévotement, railla le fils de saint François tout en s’obstinant à barrer la sortie.

Les traits du Chevalier se détendirent subitement, il arbora son plus joli sourire.

— Oh ! cela n’est rien encore, mon Père, et vous n’avez pas tout vu !

— Hé ! hé ! qu’a donc pu donner de plus à son joli cavalier servant cette aimable et prodigue personne ?

— Ceci, fit le soldat. Et cela !

Sous le nez du moine, ébahi, il mit brutalement le canon de ses deux pistolets.

— Hé ! là ! doucement ! s’exclama le père Hilarion, en sautant de côté.

— Vous voyez, il y a la paire ! plaisanta Mystère.

En même temps, sous la double menace de ces armes, braquées sur la large cible de la panse replète, il fit reculer son adversaire tremblant jusqu’au fond de la salle.

Là, dextrement, il dénoua la cordelière du capucin et se mit en devoir de lui lier solidement les poignets. L’autre esquissa un geste de rébellion : le froid du canon contre son oreille lui conseilla le calme. Délicatement, avec une serviette empruntée à la table, le Chevalier acheva de le mettre hors d’état de nuire en lui attachant les pieds.

Toujours avec d’infinies précautions, il lui mit une seconde serviette sur la bouche, en guise de bâillon. Après quoi, le gros moine n’étant plus qu’un informe paquet soigneusement saucissonné, de la nappe, roulée en corde, son vainqueur le fixa solidement à la rampe de l’escalier.

Ceci fait, prenant ses dernières précautions, le Chevalier referma la fenêtre dont il tira les volets, boucla la porte des cuisines et, promenant autour de lui un regard satisfait, il salua humblement l’espion ensoutané, dont on ne voyait plus que les yeux, arrondis par la stupeur :

— Mille excuses si je quitte votre agréable compagnie, dit-il, mais je suis attendu. Faute d’un cheval qu’on vient de m’enlever, vous me permettrez d’emprunter votre mule. Je l’échangerai à la prochaine étape contre une monture plus cavalière et donnerai ordre qu’on vous la renvoie ici.

« Adieu, mon révérend, je ne vous demande pas votre bénédiction.

Mes amitiés à votre maître, et que Dieu conserve longtemps encore ce grand homme à la France !

Après ce petit discours, Mystère sortit, avec une suprême désinvolture. Derrière lui, il boucla la porte à double tour, glissa la clé dans sa poche et s’en fut aux écuries.

Sur le seuil de l’Écu de France, l’hôte, entouré de quelques indigènes du lieu, commentait l’aventure extraordinaire du marchand de laines.

En passant devant l’hôtelier, Mystère arrêta sa bête et, pour couper court à sa stupeur de le voir monté sur la mule du capucin, il déclara péremptoirement en fronçant les sourcils :

— Eh bien ! mon maître, il paraît donc qu’on reçoit ici des ennemis du Roi ! et qu’on favorise leur fuite en leur fournissant les chevaux des bons cardinalistes.

Son air menaçant fit frémir le malheureux, il voulut protester. Mystère le foudroya d’un regard terrible :

— Surveillez votre langue, mon bonhomme. Et si vous tenez à votre peau, ne mettez pas le nez dans nos affaires. Surtout, ne troublez pas le Révérend. Il est resté dans la salle, en prières, et ne veut pas être dérangé avant une demi-heure. Vous avez compris ?

Pour plus de clarté, le Chevalier appuya son explication d’un double argument : il découvrit le canon de ses pistolets, et laissa tomber quelques écus sur le pavé.

L’hôte, effaré, tomba à genoux :

— J’ai compris, monseigneur ! balbutia-t-il.

— Service de Monsieur le Cardinal ! fit le jeune homme en se haussant sur sa selle… Silence !

Riant intérieurement, il talonna sa mule.

Le maître de l’Écu de France, ahuri, consterné, n’osant plus faire un pas ni un geste, en était à se demander sur quels singuliers clients il était tombé.

Par le fait, ils étaient arrivés trois : un à cheval, le second à mule et le troisième à pied ; or, le piéton repartait à cheval, le cavalier à mule, quant au monteur de mule on ne savait comment il s’en irait, ni même s’il s’en irait jamais.

 

Lire la suite dans le volume intitulé « Martyre de Reine »


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Mars 2018

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