Paul Féval fils

D’ARTAGNAN CONTRE CYRANO DE BERGERAC

VOLUME II
MARTYRE DE REINE

(1925)

Ebooks libres et gratuits

 


Table des matières

 

1  APRÈS LE LION, LE SERPENT. 4

2  PATTE ONCTUEUSE ET GRIFFES ROSES. 24

3  LE SOMMEIL DE D’ARTAGNAN.. 37

4  CYRANO AMOUREUX.. 47

5  LE PSEUDO-FRÈRE DE MLLE MINOU.. 73

6  CŒUR DE REINE….. 90

7  … ET DE MÈRE. 108

8  OÙ L’ON VOIT REPARAÎTRE LE CHEVALIER.. 122

9  MAZARIN S’OCCUPE….. 145

10  ÉCLAIRS DANS LA NUIT. 154

11  LE PONT DES AMOURS. 185

12  LE DÉMON DE LA BRAVOURE. 191

13  LE SACRIFICE DE CYRANO.. 199

14  OÙ CYRANO DOIT SON SALUT À LA LONGUEUR DE SON NEZ  210

15  SE MOQUERAIT-ON DE MAZARIN….. 221

16  L’AVEU SUR LES LÈVRES. 243

17  MÈRE ET FILS. 257

18  DE CE QUE CYRANO TROUVA AU « PLAT D’ÉTAIN »  273

19  CYRANO ÉTAIT-IL MAGICIEN ?. 288

20  PRÉPARATIFS DE CAMPAGNE. 295

21  MADEMOISELLE MINOU.. 314

22  GUET-APENS. 331

23  LÀ BOÎTE DE PANDORE. 344

À propos de cette édition électronique. 361

 

1

APRÈS LE
LION, LE SERPENT

Sous la garde bienveillante et discrète du lieutenant d’Artagnan, la duchesse de Chevreuse s’acheminait sur Saint-Germain-en-Laye.

L’amie d’Aramis portait encore son costume de cavalier, le vêtement sombre de M. Bernard.

Depuis leur départ de Berny, sa prisonnière n’avait plus desserré les lèvres. Il la sentait absorbée par une préoccupation secrète, à laquelle il ne devait pas être étranger, car certains regards, jetés à la dérobée, de son côté, par Mme de Chevreuse n’avaient pas échappé à son œil perspicace.

L’attention de d’Artagnan avait été mise en éveil par deux petits faits. D’abord, il avait surpris la duchesse déchirant un papier (le billet de Mazarin), dont la lecture paraissait lui causer une vive émotion. Puis, il l’avait vue se baisser devant le foyer éteint et s’approcher d’un des pylônes de la porte pour tracer au charbon, sur la muraille, des signes mystérieux.

Quelques minutes après, le mousquetaire s’étant glissé à son tour près du pylône, n’y avait plus trouvé que les traces de caractères brouillés. Une main furtive avait effacé les mots écrits par la duchesse.

— Défiance ! pensa d’Artagnan. Il y a du Mazarini là-dessous.

« Point de doute, parbleu ! seul, le damné Italien a pu glisser un mot à la duchesse, derrière le dos du Cardinal. Seul, il est capable d’avoir inventé cette diabolique façon de répondre à sa lettre. Le maître fripon doit préparer un tour de sa façon, où tout le monde sera joué : le ministre et sa belle ennemie tous les premiers !

« Hum ! je n’entends pas être dupe, moi. Si le bouffon me prépare quelques pièces de son répertoire, il pourrait bien recevoir une réplique à laquelle il ne s’attend pas.

Les deux cavaliers arrivaient en vue de Saint-Germain. À la grande surprise du Gascon, se tournant brusquement vers lui, sa prisonnière se décida à rompre le silence.

— Dites-moi, monsieur mon garde du corps, demanda-t-elle de son air le plus gracieux, que comptez-vous faire de votre prisonnière ?

Une telle question était déconcertante. Le mousquetaire répondit évasivement :

— Vous le savez, madame. Je compte vous mener prendre un peu de repos à l’hôtellerie du Chêne Royal… À moins toutefois que l’endroit ne vous convienne pas ?

— Si, si, il me convient à ravir, au contraire. Mais ensuite !

— Ensuite ?… Je réquisitionnerai une chaise de poste : ce moyen me semble convenable pour faire rapidement un long trajet, sans trop de fatigue pour vous.

— Quand partirons-nous ?

— Dès demain matin.

— Pour me mener ?…

— À Boulogne !

— Directement ?

— Directement et à franches guides, si vous le permettez.

— Si je le permets, fit la duchesse avec une pointe d’humeur. À vous entendre, ne jugerait-on pas que je m’en vais en Angleterre de ma propre volonté ?

Sans se troubler, d’Artagnan répliqua :

— Hélas ! madame, ce n’est ni de votre volonté, ni de la mienne ! Nous obéissons, vous et moi, à celle de M. le Cardinal. Faisons-le donc de la meilleure grâce possible.

— Dois-je comprendre que nous faisons l’un et l’autre contre mauvaise fortune bon cœur ?

Cette question délicate avait été posée d’un ton qui en soulignait les sous-entendus ; le mousquetaire jugea prudent de ne point trop s’engager.

Elle feignit de prendre son silence pour une approbation.

— S’il en est ainsi, monsieur d’Artagnan, je puis espérer que vous n’aggraverez pas mon infortune par trop de sévérité.

— Nous y voici se dit le Gascon dressant l’oreille.

« Madame, ajouta-t-il tout haut, je me croirais odieux de vouloir faire un zèle inutile… Comme je l’ai fait jusqu’ici, je m’en tiendrai donc à ma consigne, strictement. Elle m’enjoint de vous conduire, sans désemparer, au premier navire en partance pour l’Angleterre.

— Oui, je sais, pourtant… sans retarder en rien notre départ, et mon embarquement… s’il se trouvait… je suppose… que j’aie une visite à recevoir.

Le front du mousquetaire se rembrunissant, elle se hâta d’expliquer :

— Par exemple, une personne pourrait se présenter pour me parler…

— Vous le savez, madame, les ordres de M. le Cardinal sont formels. Je réponds de leur exécution sur ma tête. Vous ne devez avoir aucune communication avec quiconque tant que vous serez sur la terre française…

— Attendez !… Si, loin d’être de mes amis, cette personne était un étranger… un adversaire même…

— Son Éminence n’a fait aucune exception.

— Ah ! lieutenant, c’est vouloir dépasser la lettre de vos ordres… Seriez-vous inexorable même si de cette entrevue dépendait le salut d’une femme… d’une grande dame…

D’Artagnan parut s’émouvoir. Son interlocutrice en profita pour continuer avec toute la chaleur de son sourire caressant et de sa voix prenante :

— Cette grande dame, vous la connaissez bien ; dans le temps, vous l’avez aimée, servie… Dites, votre cœur resterait-il insensible ?

Le mousquetaire, troublé, détourna les yeux.

— Je ferai pour celle dont vous parlez tout ce que me permettra mon devoir de soldat.

— Alors, vous ne me refuserez pas cette grâce. Votre conscience vous défend de me laisser approcher par les ennemis du Cardinal, mais s’il s’agit d’un de ses amis, d’un de ses familiers…

Du coup d’Artagnan vit clair ; ses soupçons se précisèrent. Voulant en avoir le cœur net, il prononça :

— De M. de Mazarin, par exemple ?

— De M. de Mazarin, oui ! fit-elle en se penchant vers lui avec un geste plein de grâce. Que feriez-vous, monsieur d’Artagnan ?

Brusquement, le mousquetaire reconquit toute sa fermeté, et s’écartant un peu de la tentatrice, il riposta d’un ton presque cassant :

— Je ferais faire demi-tour par principe à M. de Mazarin !

Mme de Chevreuse, interloquée, se mordit les lèvres jusqu’au sang.

— Soudard ! murmura-t-elle, dépitée.

Son gardien se montrait inaccessible à toute séduction. Les gracieusetés de la sirène n’avaient fait qu’éveiller sa défiance ; elle voulut effacer cette impression fâcheuse.

— Simple supposition, reprit-elle.

— Je l’entends bien ainsi, madame.

— Que pourrai-je avoir à faire avec M. Mazarin ?

— Je me le demande ! sourit le mousquetaire, tandis qu’intérieurement il pensait :

— Je ne m’étais pas trompé ! Cette nuit nous réserve des surprises !… Ouvrons l’œil !

Ils entraient dans Saint-Germain, et l’hôtellerie du Chêne Royal ouvrait son large porche devant eux.

D’Artagnan sauta à terre. Galamment, il tendit la main à sa compagne pour l’aider à descendre de cheval. La duchesse, faisant sur elle-même un effort violent, parvint à lui montrer un visage calme et souriant.

Cependant son esprit était agité d’une cruelle anxiété. Elle se remémorait le mystérieux message de Mazarin : la cassette trouvée chez la Barbette, l’étoile dont cette cassette était scellée, et ce mot magique : « Remember » qui résonnait en son esprit comme un cri d’appel, comme le signal d’une menace imminente.

Une sombre résolution passa en elle :

— Il faut que je voie cet homme, pensa-t-elle, coûte que coûte !

Ils pénétrèrent dans la salle commune de l’hôtellerie. Plusieurs personnages y étaient déjà installés, fort occupés à jouer et à boire. En les entendant venir, toutes les têtes se tournèrent de leur côté. La duchesse vit l’un des joueurs la dévisager d’un regard de biais, puis faire un signe à ses compagnons qui se replongèrent aussitôt dans leurs occupations.

Ce regard, ce signe, suffirent à rassurer la belle aventurière.

Rien n’était perdu ! Que d’Artagnan y consentît ou non, l’entrevue aurait lieu. L’habile Italien avait pris les devants en introduisant dans la place des gens à lui.

— Hé ! hé ! fit d’Artagnan, jouant la surprise, il y a belle compagnie, ce soir, au Chêne Royal !

Dans l’œil émerillonné du mousquetaire, l’amie d’Anne d’Autriche crut voir passer comme un éclair. Sa phrase lui parut contenir un sarcasme. Aussi demanda-t-elle avec une feinte insouciance :

— Ces gens-là vous gênent-ils ?

— Moi, pas le moins du monde, cadedis ! Je crains seulement que leur bruit ne vous incommode.

— Qu’importe ! la duchesse de Chevreuse n’a rien à craindre de telles gens !

— La duchesse, non !… Mais monsieur Bernard est-il en droit d’espérer que semblable immunité s’étendra sur lui ?

Le mousquetaire sourit imperceptiblement et parut peser les termes de la riposte à faire :

— En tout cas, madame, je crois plus sage de ne pas nous attarder dans cette salle.

Elle eut un geste résigné.

— Comme il vous plaira ! Vous êtes le maître.

D’Artagnan s’inclina, puis il ordonna de mener « son compagnon » dans un appartement, au premier étage, et d’y servir le souper.

Comme il donnait cet ordre à haute voix, il lui sembla que l’hôte dissimulait une grimace de dépit, et qu’un frémissement parcourait les rangs des buveurs.

Il tourna vers eux son regard souverainement calme. Tous s’étaient déjà replongés dans leur jeu. Tous sauf un. Celui-là le regardait, comme cherchant à fixer un souvenir.

— Eh ! parbleu, s’écria-t-il tout à coup en repoussant son siège et en s’avançant, la main largement tendue, je ne me trompe pas. C’est M. d’Artagnan.

— M. de Ruvigny, reconnut le mousquetaire.

— Quel bon vent vous amène à Saint-Germain ? fit l’autre, en l’embrassant chaleureusement.

— C’est à moi plutôt de vous poser cette question ! Saint-Germain est loin de la rue Vivienne, où vous retient d’ordinaire votre service près de M. de Mazarin.

Une rougeur légère couvrit la face de Ruvigny, une face brune et tannée de condottière, où des yeux sournois mettaient une lueur de stylet sous la broussaille d’épais sourcils…

— Cette nuit, j’ai campo. Et, comme vous pouvez le voir, je me dispose à la passer en bonne et joyeuse compagnie.

Au geste de Ruvigny les présentant, les buveurs s’étaient levés.

D’Artagnan promena son regard sur ces figures équivoques et sans trop de surprise reconnut les gens de Mazarin.

— J’espère que vous nous ferez l’amitié d’être des nôtres ! ajouta Ruvigny.

Du doigt, d’Artagnan indiqua « son compagnon » qui, l’air indifférent et lointain, l’attendait au seuil de l’escalier.

— Excusez-moi, je ne suis pas seul.

— Qu’à cela ne tienne ! ce gentilhomme n’est point de trop, morguienne ! Les amis des amis sont nos amis.

Mais d’Artagnan lui coupa la route, et du ton de calme et de fermeté qui lui était habituel :

— N’insistez pas, je vous prie. Ce gentilhomme tient à souper seul.

— Oh ! oh ! voilà qui n’est pas galant !

— Qu’en pensez-vous, messieurs ?

Un grondement sourd répondit à cette interpellation. D’Artagnan comprit : il était tombé dans un traquenard.

L’Italien lui avait dépêché quelques-uns de ses bravi pour libérer la prisonnière. Il sourit en pensant :

— Il me tient en estime. Il y a la douzaine, bien comptée !

Ruvigny se méprit à l’expression qui passa sur les traits de son partenaire.

— Allons donc, s’écria-t-il d’une grosse voix cordiale, est-ce que deux aimables cavaliers s’en vont coucher comme les poules. Quand il y a bon vin, bonne chère, brillante compagnie… et, ajouta-t-il en clignant de l’œil gaillardement vers les servantes… et jolies filles !

La résolution de d’Artagnan était arrêtée.

Le mousquetaire s’avança vers Ruvigny, sans que rien trahît en lui le moindre trouble. Il posa la main sur l’épaule du bravo, et ce simple mouvement suffit à tirer une grimace de l’homme qui sentit sur lui cette poigne de fer.

Alors, nettement, bien qu’à voix basse, d’Artagnan articula ces mots, dont pas un n’échappa à l’oreille du condottière :

— Écoutez, mon cher. Je ne puis accepter ce soir aucune invitation. Aucune invitation, vous entendez bien !

« Vous allez donc souper sans moi.

« Quant à ces messieurs, vous leur expliquerez la chose, et s’ils se formalisent, ce n’est pas à eux que j’entends en répondre, mais à vous !

Ruvigny fit un haut-le-corps ; la poigne accrochée à son épaule le tenant solidement.

Le mousquetaire continua, scandant les mots :

— À vous seul, monsieur de Ruvigny. Vous comprenez ?

Ayant dit, il lâcha l’homme, blême et haletant. Oui, il avait compris. Si une seule épée jaillissait du fourreau, avant toute chose, d’Artagnan lui passait sa lame au travers du corps. Il frissonna. Passe de courir les chances d’un duel, surtout à douze contre un, mais avec la certitude de la mort pour entrée de jeu. À d’autres sots !

— Corbac, monsieur d’Artagnan, fit-il en secouant son épaule meurtrie, vous avez des raisons auxquelles nul homme d’honneur ne saurait contredire.

Le mousquetaire n’avait pas cessé de garder aux lèvres son aimable sourire.

— Mes regrets, messieurs, dit-il en saluant l’assemblée d’un geste plein d’élégance. Je viens de confier en secret, à cet excellent Ruvigny, la cause de mon refus ; il vous dira qu’elle n’a rien d’offensant pour aucun de vous.

Alors, sur les pas de la duchesse, médusée, il gravit l’escalier qui menait à leur appartement.

Les bravi le suivirent du regard, consternés. Dès qu’ils eurent disparu, ils entourèrent leur chef encore tremblant et le pressèrent de questions :

— Pourquoi le laisser aller ?

— Que t’a-t-il soufflé à l’oreille ?

— Tu es blanc comme cire !

— La paix ! fit Ruvigny, qui, le danger passé, reprenait son assurance. J’ai mes raisons !…

Un murmure dubitatif accueillit cette rodomontade. Le condottière fronça terriblement les sourcils. On se permettait de douter de lui. Pour sa réputation, il importait d’aviser : aussi se penchant vers ses hommes, leur confia-t-il en grand secret :

— Ce petit d’Artagnan m’a conjuré, en m’embrassant, de l’épargner… Il doit souper cette nuit avec une dame… une très grande dame… Chose sacrée !

— Nous verrons ce qu’en pensera M. Mazarin, remarqua l’un des estafiers.

Ruvigny se gratta l’oreille, puis :

— Bast ! il n’est pas en peine de trouver autre chose. En attendant, buvons !

Cette motion vraiment raisonnable mit fin au débat et tous se réattablèrent.

 

Dans une salle du premier étage, juste au-dessus de la tête des estafiers, d’Artagnan et la duchesse, assis face à face, commençaient à souper.

Avant tout, le mousquetaire s’était assuré du bon ordre des choses environnantes. Il avait examiné l’endroit où sa prisonnière et lui allaient passer la nuit. C’était un petit appartement de deux pièces se commandant. Au fond, une chambre qui n’avait d’accès que sur la salle où ils dînaient ; là, Mme de Chevreuse se retirerait pour dormir, tandis que d’Artagnan coucherait sur un fauteuil, en travers de l’huis. Les fenêtres donnaient sur un jardin, à hauteur rassurante ; néanmoins, il en avait fermé soigneusement les volets.

Grâce à ces dispositions, nulle communication n’était possible avec le dehors si ce n’est par la salle, ouverte sur le palier, et d’Artagnan se réservait, leur dîner fini, d’en boucler la porte qui, précisément, était garnie de solides verrous intérieurs.

Le mousquetaire pouvait donc souper tranquille. Si, comme tout le démontrait, M. de Mazarin avait l’intention de faire à sa prisonnière une visite nocturne, il en serait pour ses frais de ruse et pour la courte honte de son guet-apens manqué.

Tout autre que notre prudent Gascon se serait retranché derrière les verrous ; mais à lui cette défense ne disait rien qui vaille, aussi se promettait-il de ne point s’endormir.

Il savait trop son adversaire fertile en mauvais tours. Comment ce maître ès duperies avait-il réussi à insinuer dans l’esprit de la belle aventurière l’idée d’une secrète entrevue ?

Sa curiosité était d’autant plus éveillée que le nom de la Reine paraissait être mêlé à cette intrigue louche !

Tout en mangeant, et sans paraître l’observer, d’Artagnan ne perdait donc pas de vue la redoutable adversaire de Richelieu.

Au fur et à mesure que l’heure avançait et que la nuit devenait plus profonde, il constatait sur sa physionomie mobile les marques d’une inquiétude grandissante.

Attentive aux bruits du dehors, elle avait d’involontaires signes d’impatience et ses yeux, furtivement tournés vers la porte, manifestaient tour à tour la crainte et l’espoir.

Le mousquetaire n’avait pas été non plus sans remarquer que le valet chargé du service fixait par instants sur la duchesse des regards longs et insistants ; et il avait même surpris un signe esquissé entre eux.

Sa vigilance redoublait. Soudain son attention fut attirée vers la porte sur le seuil de laquelle venait de paraître un sommelier à figure sournoise et hermétique.

Cet homme était porteur d’un panier empli de bouteilles coiffées de cire. Avec une prestesse remarquable, il déboucha deux des flacons : l’un de vin rouge, qu’il déposa en face du mousquetaire, l’autre de blanc qu’il mit près de la duchesse.

Geste fort simple et tout à fait naturel. Pourquoi Mme de Chevreuse tressaillit-elle ?

Pourquoi surtout d’Artagnan, dont cette mimique louche eût dû exciter la défiance, se départit-il brusquement, au contraire, de la prudente réserve qu’il avait si sagement observée jusqu’alors.

Ce long silence, il faut le croire, commençait à peser au bouillant Gascon, et la vue des flacons lui rendait son animation méridionale !

Quoi qu’il en soit, se frottant les mains, le mousquetaire s’exclama gaiement :

— À la bonne heure ! ma parole ! Il était temps ! Nous allions mourir de soif et de noir ennui !

Tout aussitôt, saisissant la bouteille qu’on avait placée à portée de sa main, il en versa dans son verre une larme qu’il examina en connaisseur, et fit miroiter à la lumière des flambeaux.

— Joli vin, fit-il, voyez donc l’admirable rubis !

La coupe portée vers ses narines il en flaira dévotieusement le contenu :

— Et quel fumet ! exquis en vérité.

Le sommelier avait suivi ce manège d’un œil inquiet. À cette conclusion, il sourit doucereusement et susurra :

— Vin du Rhin !

— Mon préféré !

Soudain, d’Artagnan tendit le flacon vers sa convive.

— Plaît-il à M. Bernard d’en savourer les prémices ?

La duchesse offrit son verre. Mais, au moment où les premières gouttes du précieux liquide allaient y tomber, elle retira la main, d’un geste brusque.

— Non, fit-elle, non. Pas de vin rouge. Je ne puis le souffrir !

Cette subite aversion, si violemment exprimée, ne parut pas émouvoir l’aimable mousquetaire. En vérité, lui, si avisé d’ordinaire, semblait abandonner toute sa défiance, car il ne remarqua pas davantage que cette retraite imprévue coïncidait avec un clignement de paupières du valet.

Le Gascon, dont la prudence était décidément en défaut, n’insista pas.

En souriant, il éleva le flacon de vin blanc et, cette fois, la duchesse se laissa servir sans sourciller.

Quant au sommelier, il suivait les gestes des convives de son œil louche, avec autant d’attention que si sa fonction l’obligeait à accompagner ses vins jusqu’aux lèvres des gourmets. Lorsque le mousquetaire reposa le vin blanc, et se versa un rouge-bord, il témoigna par un imperceptible hochement de tête sa complète satisfaction.

D’Artagnan promena son regard de la duchesse au valet ; attristé en fixant celle-là, ce regard se fit aigu en se posant sur l’autre.

Impassible, le sommelier prononça :

— Monsieur est un véritable amateur !

Lentement, d’Artagnan porta le verre à ses lèvres et, comme il voulait montrer qu’il méritait ce compliment, il prit l’attitude d’un fin gourmet, qui se prépare à savourer avec délices le plus exquis des nectars.

Un mince sourire plissa la lippe du drôle.

De plus en plus souriant, d’Artagnan reposa sur la table sa coupe, vide.

À partir de ce moment, les inquiétudes de sa compagne semblèrent s’être envolées, toute ombre de souci disparut de son front ; même elle commença à faire honneur à la cuisine délicate du Chêne Royal.

Chose étrange, stupéfiante ! Cette soudaine transformation dans la manière d’être de la prisonnière échappa à l’œil clairvoyant du mousquetaire, comme lui avaient échappé les signes mystérieux échangés entre elle et le sommelier.

Tout au moins n’en parut-il ni étonné ni ému ! car c’est d’un ton ravi, et avec une mine épanouie, qu’en bon méridional, il s’exclama :

— Sandis ! mon compagnon, voilà donc notre belle humeur revenue ! Parole de Béarnais, je ne vous reconnaissais plus. Votre physionomie s’était si fort assombrie que j’en étais tout glacé. Brrr ! oui, pour parler franc nous avions beaucoup plus l’air de conspirateurs, tramant quelque ténébreuse machination, que de cavaliers en partie fine.

Le trouble de la duchesse, son regard fuyant eussent dû réveiller la défiance de son gardien. Mais décidément il ne voyait plus rien. Il poursuivait en éclatant de rire :

— Et pour opérer cette transformation, dont je me félicite, il a suffi d’un seul verre de ce divin nectar. C’est à croire que ce vin, pris en petite quantité, enchante à l’instar de la baguette de Merlin !

Gaiement, chacune de ses mains armée d’une bouteille, il les éleva simultanément pour verser à sa cousine et à lui-même une nouvelle rasade.

— Du blanc pour vous, je sais. Rien que du blanc ! Moi, je préfère ce rubis liquide, vrai sang de la vigne. N’est-il pas vrai, sommelier de mon cœur ? Que sera-ce donc une fois les flacons vides.

La figure guindée du valet se dérida.

— Regardez-le, cadedis !

« Est-ce là un caviste qui soigne sa petite armée de flacons et jouit de voir ses vins appréciés par de vrais connaisseurs. Non pas. C’est un père de famille qui se félicite d’établir richement ses filles.

« Ah ! le brave garçon ! De me voir emplir un rouge-bord, il se sent tout guilleret. Frétille-t-il assez quand je l’approche de ma bouche ? Et comme sa figure loyale exprime une vertueuse jubilation lorsque la chaude liqueur coule entre mes lèvres. Plouf !

La coupe vide fut reposée sur la table.

— En vérité, ne croirait-on pas qu’il se délecte ? Jamais je ne me suis tant réjoui !

La voix, le rire de d’Artagnan souriaient haut et clair. Les éclats devaient en retentir jusqu’en bas de l’escalier, arriver aux oreilles des gens de Mazarin, en échos rassurants.

Enfin déridée, Mme de Chevreuse s’amusait de bon cœur de ces saillies, de cette bruyante jovialité.

Comment rester soucieuse en face d’un tel convive. Il était si gai, si vivant, sans la moindre défiance. Était-ce bien là le mousquetaire sagace, le Gascon sage et avisé ? Par le fait on pouvait en douter.

Oui, vraiment, c’était à se demander si, dans la sinistre comédie qui revêtait les deux autres visages d’un masque impénétrable, lui aussi, le bon compère, ne jouait pas un rôle !

Non ! la duchesse chassa cette pensée importune. Comment d’Artagnan eût-il pu se douter, deviner ?…

Son œil était clair et tranquille… La pointe brillante qu’on y voyait luire par instants ne pouvait être de la malice… mais de bonne gaieté gauloise. Sa voix vibrait chaude, sincère… et si, parfois un éclat métallique la faisait paraître mordante, ce ne pouvait être de l’ironie, – non, certes, c’était tout bonnement une pointe remontante de l’accent de Gascogne.

D’ailleurs s’il s’était défié, aurait-il bu ?

Or, il buvait, copieusement, avec la plus louable régularité, son verre s’emplissait et se vidait.

Non. Mille fois non ! il ne pouvait, il ne devait se défier de rien.

Il buvait ! Avec le vin, le soporifique glissait en lui ; et bientôt il dormirait d’un sommeil de plomb.

Alors, elle serait libre. Elle pourrait, en pleine sûreté, recevoir ce Mazarin qui avait à lui apprendre des choses si graves, si importantes !

Et elle se taisait, consentante, complice ?

Qu’importe ! l’honneur, la vie de la Reine dépendaient de cette entrevue ! La cassette ! l’étoile ! Remember ! Oui ! cela seul importait !

Soudain, d’Artagnan chancela. Sur ses lèvres joyeuses, le rire expira. Sa tête fière, un court instant, oscilla sur ses épaules, puis s’abattit lourdement entre ses bras.

Là, sur ce coin de table encombré de victuailles, souillé de vin, le noble mousquetaire gisait, terrassé. Il avait succombé presque sans lutte, lui, le vaillant. Telle une masse inerte, d’Artagnan dormait, en proie à un ignoble sommeil.

Alors, comme s’il avait guetté cette minute, un homme se glissa, sans bruit, referma la porte derrière le valet, en poussa les verrous avec soin, puis, toujours de la même manière insinuante, rampante eût-on dit, il se coula jusqu’à la duchesse devant laquelle il inclina son échine sinueuse.

En se redressant, il montra les jolis traits, fins et séduisants, le sourire de miel et le regard de velours de Mazarin.

— Zé souis heureux, zézaya-t-il, dé présenter mes houmbles houmazes à Madame la Doucesse dé Chévrose, à la fidèle amie dé Sa Mazesté la Reine.

Or, la duchesse entendait à peine. Froide et décolorée, elle promenait un regard atone de cet être rampant à l’homme qui dormait. Celle qui avait soutenu hardiment la présence du terrible Cardinal, du grand fauve à la griffe puissante, à la colère farouche… Marie de Rohan se sentit trembler devant ce personnage souriant.

— Après le lion, le serpent ! balbutia-t-elle avec un long frémissement.

2

PATTE ONCTUEUSE ET GRIFFES ROSES

Heureusement, le trouble de la duchesse n’avait été que passager.

Le nom d’Anne d’Autriche, jeté sans doute à dessein par l’Italien dès les premiers mots de l’entretien, produisit en elle une réaction salutaire.

La Reine ? c’était bien autour d’elle, autour de ce triste cœur de femme désemparé, déchiré cruellement, que se livrait la bataille. La première escarmouche avait mis aux prises la duchesse de Chevreuse et Richelieu et la duchesse en était sortie victorieuse. Il allait lui falloir tout son sang-froid, toute son audace, pour vaincre encore, pour échapper aux prises de ce nouvel adversaire, si subtil et si fuyant.

Dissimulant ses angoisses sous un masque de hautaine impassibilité, Mme de Chevreuse attaqua :

— Vous avez souhaité me parler, M. de Mazarin. Un tête-à-tête entre nous ne pouvait avoir lieu du consentement du loyal soldat à la garde de qui je suis confiée. Pour vous permettre d’arriver jusqu’à moi, j’ai dû fermer les yeux sur les agissements de vos gens… Qu’avez-vous à me dire ? Je vous écoute.

L’Italien salua, puis, sans aucune hâte, il approcha un fauteuil de l’âtre où flambaient des bûches ; il se débarrassa de son manteau qu’il posa soigneusement près de lui, sur un tabouret. Après quoi, il se blottit frileusement dans le fauteuil, devant les flammes.

— Vous permettez, douchesse, fit-il, cette nouit est froide et houmide en diable ! per Bacco, ze me souis zélé en route. Là, ajouta-t-il, avec une sereine tranquillité et en présentant au feu la semelle de ses bottes, va bene !

Et, tournant vers son interlocutrice son regard plein d’une ineffable douceur, il prononça avec calme :

— Vous avez lou ma pétite lettre ?

— Sans doute.

— Optime ! Qué pensez-vous dé cela ?

Mme de Chevreuse restant muette, il précisa :

— Si, qué pensez-vous dé cé singoulier hasard qui fit oublier à Mousou Bernard chez la Barbette oune zolie cassette. Si zolie… qué mousou Bernard doit être navré d’avoir perdou oun pétit meuble dé tant dé valour ?

— Je pense, répliqua-t-elle dédaigneusement, que peut-être vous accordez à ce petit meuble plus de prix qu’il n’en a.

Mazarin fit la moue.

— Aï ! aï ! oune si belle boîte, dou bois lé plous précieux, et scellée d’oune étoile d’or, oun vrai bizou…

« M. dé Riçelieu, z’en souis sour, donnerait oun bon prix dé cette boîte dont vous semblez faire fi.

— Je ne vous comprends pas !

Mazarin leva vers le ciel un regard ingénu.

 Povero mio ! Oune si grande intellizence, s’égarer ainsi !… Vous allez comprendre.

« Mousou lé Cardinal, vous lé savez peut-être déza, cerce dépouis longtemps tout cé qui sé rapporte à certaine pétite affaire. Oune affaire d’amour ! oun si saint personnage. Ma, lé cor a ses raisons ! Singoulière préoccupation chez oun si grand homme.

Un long soupir enamouré ponctua cette période.

— Il s’azit, vous lé dévinez sans doute, d’oune faiblesse qu’aurait eue oune très grande dame pour oun zoli seigneur. Peccadille, si ! La çose est vieille dé seize ans… et lé Signor donne à tout pécé miséricorde.

La figure mobile du comédien prit une expression de regret, tandis qu’il soupirait :

— Ma, mousou lé Cardinal, è vero, n’est pas lé Signor !

Un léger tremblement des lèvres révéla seul l’émotion intense qui poignait la duchesse.

— Deo gracias ! ze vois qué vous commencez à comprendre… L’Éminentissime est sour qué, dé cette amourette fouzitive, ouné preuve soubsiste. Il la cerce, et il né la trouve pas !

Un sourire de duplicité flotta sur les lèvres du causeur.

— Et pourtant, elle existe cette preuve tanzible, cette preuve vivante.

L’Italien avait appuyé sur ces deux mots, les mêmes dont Richelieu s’était servi dans son entretien secret avec la duchesse.

Mme de Chevreuse sourit, avec une nuance de mépris :

— M. de Mazarin, vous n’avez pas votre pareil pour écouter aux portes.

— Poureté dé moun âme ! se récria-t-il, sans plus d’émotion, comment saurais-ze donc si ze n’écoutais pas !

« Des événements dé seize ans, madame, y songez-vous. Qu’étais-ze il y a seize ans ? Oun povero bambino, qui né sé doutait guère qu’oun zour, il pourrait s’intéresser aux amours d’oun lord et d’oune Reine !

Sans s’arrêter à l’effet de ce premier coup, Mazarin en porta immédiatement un second.

— Donc, monsignor cerce cette preuve tanzible, vivante. Que dirait-il, per Bacco ! s’il savait qué ze l’ai.

— Vous ? fit la duchesse dans un cri.

— Aï, moi sans doute, pouisque ze tiens la cassette dé mousou Bernard.

Sous l’œil scrutateur de son adversaire, Mme de Chevreuse se ressaisit. Un moment elle avait craint autre chose… une révélation effrayante, terrible, et elle avait été éblouie comme d’un éclair. Heureusement la foudre n’était pas tombée. La partie pouvait encore se défendre.

— Il ne sait pas tout !… pensa-t-elle, courage ! Rien n’est encore perdu.

Alors s’avançant vers Mazarin, elle dit, posant la main sur son bras :

— Sortons des énigmes, voulez-vous. Vous entendez parler d’une prétendue faute de la Reine.

— Ze n’ai point nommé Sa Mazesté !

— Oh ! point d’hypocrisie, je vous prie, nous voilà seuls. Nul ne nous entend. Je ne crains pas cette fois qu’on écoute aux portes, puisque vous êtes là. Vous aussi, vous croyez à cette fable des amours d’Amiens, de la Reine oubliant son rang pour se donner à Buckingham, et vous pensez en tenir la preuve. Avant d’aller plus loin, cette prétendue preuve, je l’attends.

— Doucesse, faut-il donc vous apprendre cé qué contenait la cassette dé mousou Bernard ?

— Ma foi ! j’aurais plaisir à vous en voir faire l’inventaire.

— À votre gré, vous n’êtes pas sans savoir qué Sa Mazesté la Reine avait fait don, à cé douc dé Bouckingham, qu’elle n’aimait pas, qu’elle n’a zamais aimé, c’est entendou, dé certains ferrets dé diamants.

— On l’a prétendu, fit-elle en esquissant une moue dédaigneuse.

— Ces ferrets étaient enfermés dans une boîte dé bois précieux, scellée d’oune étoile d’or. Oune étoile, madame, symbole adorable d’oun amour céleste, divin, relizieux. Improudence ! cé zénéreux cadeau faillit être fatal à la pauvre amoureuse, quelqu’un veillait en effet avec des soins jaloux autour de son cœur royal. Lé don des ferrets n’échappa point à cette vigilance. Bref, son Éminence insinoua au Roi d’exizer qué sa femme parout dans oun bal avec les fameux ferrets.

Triomphante, Mme de Chevreuse interrompit :

— La Reine confondit la calomnie, elle parut au bal, ayant au cou les ferrets de diamants.

Sans se déconcerter, Mazarin zézaya :

— Combien ze regrette qué mousou d’Artagnan dorme d’oun si proufond sommeil. Peut-être pourrait-il nous expliquer cé miracle.

La duchesse se pinça les lèvres, son interlocuteur était bien renseigné.

— Touzours est-il qué si M. dé Bouckingham rendit les ferrets, il garda, comme oun souvenir dé l’heure la plous heureuse dé sa vie, la cassette qui les avait renfermés. Dans cette boîte doublement précieuse, où demeurait l’empreinte dé la personne aimée, lé bel amant réounit tous les gazes qu’il tenait dé sa royale amie. Gazes anonymes, car ils n’avaient de sens et de prix qué pour loui seul : roubans fanés, fleurs flétries, auquel lé cœur d’oun amant peut seul rendre la vie et le parfum…

La voix musicale de Mazarin prêtait à cette évocation un charme tendre et voluptueux, dont presque à son insu, la duchesse se sentait peu à peu enveloppée.

— Et pouis, cé fout l’instant trazique ! à Southampton, le 23 août 1628, c’est bien la date, n’est-ce pas ? lé duc tomba frappé lâchement, pour né plous sé relever. Au moment de quitter cette vie à laquelle il ne tenait plous qué par son amour, Bouckingham voulut revoir une dernière fois les témoins muets dé sa passion. Tandis qué la vie se retirait de loui, il se fit apporter, par son fidèle Patrick, cette cassette, son bien le plous cer. Il expira, madame, en la tenant entre ses mains tremblantes, en baisant, de ses lèvres mourantes, ces pauvres çoses, où revivait l’âme dé la bien-aimée !

L’évocation était trop violente pour Mme de Chevreuse, une émotion soudaine contracta sa gorge et, de ses yeux, des larmes jaillirent. Mazarin devait avoir escompté cet attendrissement. Tout aussitôt il fut debout, et donnant à sa voix des inflexions d’ineffable tendresse :

— Pleurez, madame, oui pleurez sour lé beau lord en qui fleurit oune galanterie non pareille. Celui qui s’éteignit en cé triste zour, fout lé dernier témoin d’oun aze dé noblesse et dé cevalerie. Avec loui mourut la plous douce, la plous belle çose dou monde ; oun grand amour.

« Pleurez sans honte. Qué vos larmes coulent sour cé coffret, sour ces rubans, sour ces fleurs ; elles étaient mortes dépouis seize années, la rosée dé vos prounelles va les faire refleurir.

D’un geste prompt, l’italien sortit de son manteau une cassette de bois précieux, il l’ouvrit et la déposa brusquement sous les yeux de la duchesse.

D’un bond souple, d’une dérobade de félin qui évente le piège Mme de Chevreuse se dégagea.

— Bien joué ! dit-elle en se ressaisissant. Le trébuchet était habilement tendu. Mes compliments, M. de Mazarin, vous êtes un admirable comédien.

— Signor mio ! se récria l’italien, moi oun comédien ?

— Vous avez fait fausse route, laissa-t-elle tomber avec une écrasante ironie. Votre finesse est en défaut… Ce coffret, volé par vous chez la Barbette, ne prouve rien.

Mazarin secoua la tête.

— Nierez-vous qu’il vienne du duc de Buckingham ?

— Comment le saurais-je ?

— Lisez ces mots, madame, ces mots tracés d’une main défaillante : « Remember, 23rd August 1628. » Souvenez-vous du 23 août 1628. Qui donc a pu les tracer, ces lignes tragiques, sinon celui qui expirait, ce jour-là, et qui, dans son angoisse, adressait un suprême appel au cœur adoré ?

— Soit ! cette cassette vient donc du Duc, cela prouve-t-il qu’elle soit adressée à la Reine ?

— Oh ! douchesse, point d’enfantillage, je vous prie, de qui ces souvenirs, vers qui cet appel. Sinon d’elle, sinon vers elle.

— Souvenirs anonymes ! appel sans adresse ! Pourquoi la reine… plutôt qu’une des maîtresses du duc. Dieu merci ! M. de Buckingham ne fut pas un saint.

Mazarin s’approcha de son interlocutrice, dont le rire nerveux le cinglait. D’une voix pénétrante, les yeux rivés dans ses yeux, il prononça :

— Vous oubliez ! duchesse ! cette cassette a été trouvée chez la Barbette, dans la chambre de M. Bernard. Or, M. Bernard, c’est vous, c’est vous, Madame de Chevreuse, l’amie de la Reine, la confidente de Buckingham. Comprenez-vous ! Hors vous qui aurait pu posséder ces souvenirs sans prix, qui les eût conservés pieusement pour rappeler à la Reine, si jamais elle venait à défaillir, le lien secret qui vous unit.

« Et puis ces reliques, exhumées après tant d’années, d’où viennent-elles, d’Angleterre. Coïncidence fâcheuse ! D’Angleterre ! et votre quartier général est à Londres… Non, ne cherchez plus à le céler, vous seule pouviez faire retentir à nouveau la voix du mort, pour qu’il répète à l’oreille royale son cri d’agonie : Remember ! Souvenez-vous.

— Ainsi vous ajoutez foi à cette fable, j’aurais donc amené ce coffret d’Angleterre, pour le remettre à la Reine, la nuit dernière ?

— Oui, la nuit dernière, aux Carmélites. Nierez-vous cela ? J’ai des témoins ! Dois-je invoquer M. d’Artagnan qui vous a vue sortir du cloître ?

— Je vous dispense de tenter ce miracle, fit-elle sarcastique. Vous oubliez que, par vos soins, M. d’Artagnan est hors d’état de vous entendre et de vous répondre.

Puis, enveloppant son adversaire d’un regard de souverain mépris, elle ajouta :

— Admirable plan ! mes compliments ! cette cassette est donc à moi, et partant à la Reine ! Ces tristes gages d’amour, ces pauvres choses mortes, vous les faites revivre pour témoigner contre elle. À celui qui possède de tels témoins, le cœur de la Reine appartient, car celui-là parle avec la voix éloquente du passé, car celui-là peut au besoin menacer. Il tient à sa merci la vie, l’honneur de sa souveraine. Hier c’était moi, aujourd’hui c’est vous ! Vous ai-je bien compris, à présent ?

Mazarin s’inclina, souriant.

— Donc, vous croyez tenir la Reine, railla la duchesse, et, en sortant d’ici, vous irez peut-être la livrer à M. le Cardinal, qui paiera cher cette trahison.

L’Italien secoua la tête.

— M. le Cardinal n’est pas assez riche pour payer oun pareil secret.

Surprise Mme de Chevreuse plongea son regard acéré dans celui de Mazarin. L’âme double de l’Italien lui apparut toute nue, et ce qu’elle put y lire lui donna à réfléchir cette fois, de toute évidence, le sinueux abbé venait de parler franc.

— C’est vrai ! fit-elle, où avais-je la tête, M. le Cardinal est vieux, et se penche vers la terre, la plante vivace ne tourne point ses rameaux vers l’ombre, mais vers la lumière. L’astre de Richelieu décline et les feux d’une autre planète se lèvent déjà à l’horizon. Pauvre Reine ! Humiliée, bafouée si longtemps. Les voilà donc tous qui tournent vers toi leurs faces implorantes, qui tendent de ton côté leurs mains avides. Quelle revanche !

Son rire fusa, insultant plus qu’un soufflet.

— Vous vous méprenez, madame, affirma Mazarin d’un ton pénétré. Ce que j’attends de la Reine, ce n’est point le pouvoir, ni la fortune.

— Qu’est-ce donc alors ?

— Un peu d’amour !

Il avait prononcé ce mot, simplement, humblement, avec un accent de sincérité qui surprit Mme de Chevreuse. Elle regarda longuement cette figure de bellâtre, sa joliesse fade, son insinuante douceur, la langueur du regard, la caresse de la voix, tout cela composait une harmonie bien faite pour séduire une âme faible, sevrée d’amour. Elle sentit son cœur se serrer, elle murmura :

— Vous…, vous après votre maître, Mazarin après Richelieu. Hier le Cardinal rouge à la main sanglante. Demain, le petit abbé à la main avide ! En vérité, je préférais l’autre !

L’Italien courba la tête sous ce flot de mépris ; d’un ton douloureux et vibrant de passion contenue, il prononça :

— Ne raillez pas, madame, je ne suis rien, et je le sais. La Reine est tout, la Reine est la petite-fille de Charles Quint. La Reine est l’infante d’Espagne. C’est pour cela que je l’aime ! Oui, j’ai fait ce rêve, est-il bien généreux à vous de m’en réveiller. À vous, madame, sur qui je comptais, au contraire, pour m’aider à franchir la distance immense qui me sépare encore d’elle. À vous, qui d’un mot, pouvez effacer ses scrupules, et ses craintes. À vous, enfin, qui allez dire à la reine : M. de Mazarin possédait votre secret, il pouvait perdre Votre Majesté, et ces armes toutes prêtes à vous accabler, voyez, il les dépose à vos pieds !

Incrédule la duchesse écoutait. Il lui semblait entendre le tentateur, l’infernal serpent déployant son charme fascinateur :

— Un mot, madame, dites un mot, et cette cassette je la remets à la Reine, ne lui demandant, en échange de la fortune que je perds, qu’un peu de pitié, un sourire, sa main royale à baiser.

— Fou que vous êtes !

— Fou ?… c’est vrai… pauvre fou !

— Et si je refusais ?

— Pourquoi refuseriez-vous ? Vous avez repoussé M. le Cardinal, parce qu’entre lui et vous, il y a le passé. Tant de haines accumulées, tant de sang versé. Mais moi, je suis l’avenir, je me présente avec le rameau d’olivier. Je vous tends une main pure de sang innocent. Et vous repousseriez cette main amie, pourquoi ?

D’un ton grave Mme de Chevreuse répliqua :

— Parce que, pas plus à vous qu’à votre Maître, je ne livrerai la Reine !

Devant l’expression de cette irréductible décision Richelieu fût entré en fureur, Mazarin, lui, ne changea même pas de visage et d’une voix toujours amère, chagrine un peu, il demanda :

— Ainsi donc, vous me refusez votre amitié ! Ce coffret, que ze vous apporte comme le gaze de la sincérité de mes sentiments d’affection pour vous, pour votre royale amie vous le repoussez.

— Oui !

— Bene ! Il ne me reste plus qu’une ressource.

— Laquelle ?

— Porter cette cassette à M. de Richelieu.

— Vous feriez cela ?

— N’est-ce pas mon devoir de serviteur fidèle ?

— Vous commettriez cette infamie ?

— Infamie, pourquoi ? Ne venez-vous pas de dire que ni vous ni la Reine, n’avez rien à craindre de cette révélation.

Soulevée par une violente indignation la duchesse prit une attitude de défi :

— Eh bien ! soit, fit-elle avec mépris, vous en serez quitte pour la honte ! Car, entendez-moi bien, votre roman est bien échafaudé, construit selon les règles de l’art, mais il pèche par la base. Cette cassette ne sort point de mes mains, elle n’a jamais été en ma possession.

— Pourtant, elle a été trouvée chez la Barbette, la nuit dernière…

— C’est vrai, mais M. Bernard n’habitait plus en cet endroit depuis la veille.

— Vous le dites.

— J’en ai la preuve.

— Généreux mensonge !

— Vérité, et cette vérité je l’atteste, sur mon sang de Rohan !

Mme de Chevreuse étendit la main, solennellement, l’Italien, déconcerté, rétorqua :

— Sur votre sang de Rohan, me jurez-vous aussi que ce coffret n’est pas celui que la Reine donna un jour à M. de Buckingham ?

Mme de Chevreuse, de cet air noble acquis à l’usage des gens de la Cour, dit à Mazarin :

3

LE SOMMEIL DE D’ARTAGNAN

— À vous d’en faire la preuve !

— Je la ferai, madame.

— Je vous en défie !

— Même si je retrouve celui qui apporta cette cassette chez la Barbette.

— Grand Dieu !

— Même si je fais ainsi la preuve complète, la double preuve… Eh ! per Bacco ! c’est bien cela, la preuve tangible, la voici ! Reste à découvrir la preuve vivante !

— La preuve vivante ! soupira la malheureuse duchesse.

Mazarin avait repris ses allures doucereuses. Son accent italien qui, dans les moments de colère et de passion semblait avoir disparu redevint sensible, rendit à son discours son air de gazouillement puéril. Après la tragédie la comédie recommençait :

— Z’avais mis en vous tous mes espoirs, soupira-t-il. Z’avais crou qu’ounis dans oune même affection nous pourrions sauver, protézer notre infortounée souveraine, la consoler dans son deuil. Hélas rêve envolé !

« Lé çemin que vous pouviez m’ouvrir vers elle, vous lé fermez impitoyablement. Votre volonté soit faite ! La route sera plous longue, plous douloureuse peut-être, mais z’irai au bout avec l’appoui dé Dieu !

Tout en défilant le long chapelet de ses phrases, il concentrait le feu de son regard sur la duchesse, perdue dans une profonde méditation. Elle semblait ne plus l’entendre, tout entière à une intense préoccupation ; ses yeux fixes ne quittaient plus la cassette, ouverte, au beau milieu de la table.

Mazarin devina-t-il le secret de sa pensée ?

Toujours est-il qu’il reprit en caressant d’un geste lent son menton où pointait une barbiche noire et soyeuse :

— Pouisque vous vous réfousez à réconnaître cé coffret, madame, il mé faut donc admettre qu’oune autre main lé possédait, qu’oune autre main l’a apporté, laquelle ? vous lé savez, vous lé devinez, vous ne lé direz pas, je lé sais !… Eh bien ! ze çerçerai ! Z’interrozerai encore ces fleurs, ces roubans, ze fouillerai le mystère de cette boîte zousqu’à ce que la vérité en zaillisse ! Cette vérité que vous renfermez au fond de votre âme, et qui, malgré vous, déborde dans vos regards, azite votre corps de frissons de terreur.

Il avait fait un pas vers la table, sa main tendue allait atteindre le coffret. Mais à ses dernières paroles, la duchesse avait violemment tressailli. Elle s’était sentie devinée, brusquement, elle agit.

D’un geste plus prompt que l’éclair, elle saisit la cassette. Son index appuya sur un ressort, qui se détendit en rendant un bruit sec, et du fond double un tiroir jaillit.

Alors, avec un cri de triomphe, la duchesse en arracha une enveloppe cachetée de cire.

— Cherchez maintenant, gronda-t-elle.

L’Italien s’élança, la saisissant au poignet, d’une étreinte brutale.

— Z’en étais sour ! clama-t-il. Z’étais sour qu’il y avait oun secret et que vous me le livreriez.

Sa face avait pris une expression diabolique. Ce n’était plus le petit abbé humble et doucereux, le gentilhomme insinuant et charmant ; le bravo napolitain se réveillant en lui, brisait le masque, ses yeux de velours lançaient des flammes cruelles, ses belles lèvres tremblaient, ses mains blanches et fines avaient des crispations sinistres, comme prêtes à un étranglement.

Sa lutte fut courte, cependant ; Mazarin fit un bond subit en arrière, sous son collet il essuya d’un revers de main une mousse rosâtre. D’une longue estafilade, son sang coulait.

— Diavolo ! hurla-t-il. Elle mé touerait !

Frémissante, Mme de Chevreuse se tenait devant lui, pâle et résolue, lui présentant la pointe effilée d’un couteau, qu’elle avait saisi sur la table.

— Cherchez, monsieur de Mazarin, dit-elle. Interrogez le mystère de ce coffret. Vous le trouverez vide, à présent ; j’en ai arraché l’essentiel et vous ne l’aurez point !

D’un geste de défi, elle agita devant les yeux du secrétaire d’État l’enveloppe de parchemin, scellée aux armes de George Villiers, et qui portait en suscription, d’une large écriture, ce mot unique : Testament.

— Lé testament dé Buckingham ! rugit Mazarin.

— Oui, le testament de Buckingham, caché par lui à la minute suprême dans cette cassette, où vous n’avez pas su le trouver. L’expression sacrée de ses dernières volontés, confiée par le duc à son fidèle serviteur, à ce Patrick, disparu depuis treize années, tué peut-être par les assassins de son maître. Testament sans effet, volontés inaccomplies. Dieu n’a pas voulu du moins que ce parchemin fût souillé par des mains ennemies, qu’il devînt une arme pour meurtrir une malheureuse femme. Il fallait un miracle pour arracher cette arme de vos mains. Dieu l’a fait !

L’exaltation de Mme de Chevreuse devenait terrible :

— Eh bien, je le jure, cria-t-elle, la volonté de Dieu s’accomplira jusqu’au bout.

Mazarin, qui avait écouté avec une profonde attention, s’était glissé petit à petit vers la porte. La duchesse l’arrêta d’un geste résolu :

— N’appelez pas, c’est inutile ! On viendrait trop tard ! S’il ne me reste que ce moyen de soustraire ce parchemin à votre violence, je le détruirai.

— Y songez-vous, haleta Mazarin. Un testament inaccompli. Ce serait un crime.

— Oui, plutôt que de vous laisser violer le secret du mort, oui, je le livrerai aux flammes, si vous m’y forcez ! Ces paroles suprêmes, vous ne les lirez pas, dussé-je les effacer à tout jamais ! Si c’est un crime, que le poids en retombe sur vous !

Et comme l’Italien, avec un geste violent, passait outre à sa menace :

— Vous l’aurez voulu ! s’écria la duchesse solennelle. Personne ne connaîtra jamais les derniers mots de lord Buckingham !

En prononçant ces paroles, elle recula jusqu’au foyer. Sans se détourner, tenant en respect son adversaire sous la double menace de son regard et de son arme, à la volée, elle lança le parchemin dans les flammes.

L’Italien poussa un rugissement de rage ; d’un bond il fut à la porte dont il tira les verrous. Écumant, il hurla, vers les ténèbres de l’escalier :

— Ruvigny ! vous tous ! à moi !

Une ruée se précipita sur les degrés, monta avec un sinistre froissement de fer.

— Emparez-vous de cette femme, arrachez-la d’ici ! Enfermez-la, oui, dans cette chambre !

Surpris, les estafiers hésitèrent devant ce cavalier pâle et tragique que la fureur du maître désignait à leurs coups.

— Sus ! sangodemi ! sus donc ! c’est une femme, vous dis-je. Allez !

— Trop tard ! dit la duchesse froidement, le feu a fait son œuvre ! Le miracle s’est accompli !

Mazarin exhala un cri de fureur. Soudain, ce cri expira dans sa gorge. Un sourire blême flotta sur ses lèvres.

En interrogeant les flammes du regard, il venait d’apercevoir l’enveloppe gisant à terre intacte. L’intrépide aventurière avait mal calculé l’élan de son geste. Le parchemin était tombé, non dans l’âtre, mais devant, hors de portée des flammes. Il voyait la tache blanche qu’il faisait sur le plancher, en face du foyer près de la table, tout contre la botte de d’Artagnan endormi.

Un éclair triomphant illumina sa face. Et, à la duchesse que ses hommes entraînaient vers la chambre, il jeta cet ironique adieu :

— Allez, madame ! Le miracle est accompli, en effet ! Dieu a décidé pour moi.

Demeuré seul, avec une hâte fébrile, il referma les verrous de la porte et courut au foyer. La joie de la victoire emplissait son cœur. Son âme de proie s’exaltait. Enfin, il tenait la reine à sa merci !

Alors, une exclamation de stupeur jaillit de ses lèvres.

Le parchemin ?… le parchemin qu’il s’apprêtait à saisir comme un voleur le butin longtemps convoité, le parchemin n’était plus là !

— Cornaro ! murmura-t-il.

Il passa ses paumes sur ses yeux troublés, promena autour de lui un regard égaré.

Rien n’était changé depuis tout à l’heure. Il était seul et d’Artagnan, immobile, dormait toujours, du lourd sommeil de l’ivresse.

D’une main fébrile, il fouilla les cendres ; il repoussa la table, du pied, il heurta la jambe étendue du dormeur. Le mousquetaire poussa un grognement sourd, mais ne s’éveilla point.

Mazarin se demandait à présent s’il n’avait pas été victime d’une hallucination. L’âpreté de son désir ne l’avait-elle pas trompé ? Ne lui avait-elle pas montré ce testament intact alors qu’il était déjà consumé par les flammes ?

Non ! non, il avait bien vu, il se rappelait. Là, contre la botte de d’Artagnan.

D’Artagnan ? Il posa sur le mousquetaire un regard effaré. Puis, brutalement, il se précipita, fouilla la tunique, la casaque, les chausses, retournant chaque poche, sondant chaque couture.

Le malheureux lieutenant, insensible, en proie à la lourde torpeur du soporifique, ne bougea pas.

— Allons ! je suis fou, songea Mazarin.

Dans cette profonde détresse, des sanglots montèrent du fond de son être ! Le ciel n’avait paru le favoriser que pour le faire retomber de plus haut. Tout s’effondrait en lui.

Soudain une crainte superstitieuse s’imposa à son âme en désarroi. Tout à l’heure la fureur avait éveillé en lui le condottière ; à présent, le mystère de cette disparition faisait passer dans ses veines le frisson d’effroi qui saisit le lazzarone devant le saint miraculeux.

Tremblant il bégaya :

— Le miracle !… le miracle est accompli !

Comme pour augmenter cette impression, les flambeaux s’éteignirent soudain, et la salle s’emplit d’une obscurité sinistre. Alors, Mazarin se releva. Saisi d’une sainte épouvante, il n’éprouvait plus qu’une hâte, celle de fuir ce lieu damné, hanté par des esprits invisibles, peut-être par la colère d’une puissance surnaturelle.

Rapidement il reprit la cassette, ramassa, parmi les débris du souper, les pauvres souvenirs épars, les renferma. Et, saisissant son manteau, il sortit, la rage au cœur, sans se retourner, comme s’enfuit, du temple qu’il allait souiller, le sacrilège à qui la Divinité soudain réveillée vient d’apparaître, dans sa terrifiante majesté !

 

Dans la salle obscure, dont la lueur vacillante des bûches flambant au fond de l’âtre éclairait vaguement les ténèbres, d’Artagnan restait seul, endormi.

Soudain, le brave mousquetaire entrouvre un œil. Avec une prudente lenteur, il relève la tête. Peu à peu, dégagée de l’abri de ses bras, sa belle figure gasconne apparaît.

Chose étrange, au milieu de ce spectacle de désolation, d’Artagnan sourit.

Son regard circonspect explore les ténèbres de la salle ; personne ! Il se lève sans bruit, détend ses membres engourdis, fait quelques pas de long en large. À la porte du palier, il prête l’oreille. Nul bruit. Il pousse doucement cette porte, assujettit les verrous. Puis, revenant vers la table, il prend un flacon, qu’il examine aux lueurs de l’âtre :

— Du rouge, merci ! fait-il avec un rire silencieux. Je ne peux pas le souffrir !

Il atteint une seconde bouteille.

— Du blanc, à la bonne heure !

Il se verse une rasade, qu’il avale d’un trait.

— Ouf ! soupire-t-il. Cela fait du bien. Il n’y a rien de cruel comme de manger sans boire !

Ce déconcertant axiome émis, d’Artagnan bâille :

— Je tombe de sommeil ! Hé ! quoi d’étonnant ! voilà deux nuits que je ne ferme pas l’œil !

Et le Gascon sourit, en secouant la tête, comme amusé d’un agréable souvenir.

Puis, ayant de nouveau prêté l’oreille, avec des précautions infinies, il fouille l’entonnoir profond de sa botte :

— On ne s’avise pas de tout ! Ce monsieur de Mazarin est moins fin que je n’aurais cru !

De sa botte, il a tiré quelque chose de blanc, de fripé, qu’il repasse soigneusement d’un revers de manche. Cela reprend forme. Autant qu’on en peut juger, cela ressemble furieusement à un parchemin plié, cacheté d’un sceau de cire.

Toujours riant à bouche close, il glisse la précieuse trouvaille dans une poche intérieure de sa casaque, sur sa poitrine, à gauche… près de l’endroit où bat son cœur.

À nouveau il s’étire, bâille pour la seconde fois. Et, apercevant le fauteuil confortable où s’est prélassé M. de Mazarin, le mousquetaire s’y blottit, les semelles au feu, son manteau roulé sous sa tête en guise d’oreiller.

— Là, soupire-t-il, bonsoir !

Puis, mezzo voce, il murmure :

— Pauvre reine ! il est donc écrit là-haut que d’Artagnan veillera sur toi… même quand il dort !

Sur ces paroles énigmatiques, le brave Gascon ferme les yeux, et, sans avoir besoin d’autre soporifique que sa fatigue, il s’endort, cette fois pour tout de bon.

4

CYRANO AMOUREUX

Revenons à Cyrano. Nous l’avons laissé rue de la Bourbe, proche des Carmélites.

Encore tout ébaubi de l’issue de sa rencontre extravagante avec d’Artagnan, l’intrépide ferrailleur vit tout à coup les acteurs de la scène du cloître s’enfuir à tire-d’aile, comme une volée d’oiseaux surpris par l’orage.

Ah ! ce fut un mouvement spontané, unanime. Tous ! Son adversaire… l’énigmatique M. Bernard… son petit Chevalier lui-même, disparurent ensemble.

Voilà qui était fort ! Interloqué et, pour ainsi dire, assez vexé, notre Gascon resta un bon moment au milieu de la ruelle, planté sur ses longues jambes d’échassier, et se demandant ce que pouvait bien signifier cette fuite inopinée.

N’ayant point trouvé de réponse satisfaisante, il secoua la tête, esquissa une moue de mauvais augure et gémit :

— Encore de la politique ! Satané Tancrède… dans quel guêpier tu vas te fourrer ?

Puis, haussant les épaules en signe de profonde commisération, Cyrano se décida à rengainer sa colichemarde inutile.

Il était loin de se douter qu’il ne devait revoir de longtemps son nouvel ami ni son ennemi le mousquetaire. En effet, emportés l’un et l’autre par le vent de l’aventure, ils couraient le grand chemin chacun de son côté ; le Chevalier, sur les routes de l’Est, pour le compte de la duchesse de Chevreuse, et d’Artagnan, vers l’Angleterre, par ordre de Monseigneur le cardinal de Richelieu.

Donc, seul et abandonné, Cyrano se mit en devoir de regagner à travers Paris, encore assoupi, son logis du quartier Saint-Martin. Tout en allant, il continuait à mâchonner les rimes de la fameuse ballade commencée sur un coin de table à la Pomme de Pin et poursuivie à travers les vicissitudes d’une nuit plutôt agitée.

Certes, jamais poème n’aurait vu le jour sous d’aussi fantasques auspices, ce devait être immanquablement un chef-d’œuvre. Sans aucun doute, c’en eût été un, si seulement la malice du sort avait permis au poète de l’achever. Mais… nous verrons bientôt ce qu’il en arriva.

Les premiers feux de l’aurore se jouaient déjà dans les vitraux de Saint-Nicolas-des-Champs, proche l’abbaye de Saint-Martin, lorsque M. de Bergerac introduisit son passe-partout dans la serrure d’une petite porte cintrée de la rue Grénetail.

Au fronton, comme enseigne, se voyait un mouton sculpté que surmontait cette inscription gravée en grandes lettres à même la pierre :

 

AU MOUTON BLANC

Me Coquillart, marchand-drapier

 

L’huis ouvert, le poète attardé pénétra dans un corridor obscur, tâta du pied jusqu’à ce qu’il rencontrât la première marche d’un escalier étroit, et saisissant la rampe, se mit en devoir de gravir les deux étages qui séparaient de la terre ferme son nid perché sous les combles.

Prudemment, faisant cette ascension à pas feutrés, il allait atteindre sans encombre le premier étage, quand sa diablesse de colichemarde, s’échappant de l’ardillon, se mit à trinqueballer contre les degrés avec un tel bruit de ferraille que, du coup, tous les échos en furent éveillés.

À ce vacarme, sur le palier même où allait aboutir Cyrano, et juste en face de lui, une porte roula sur ses gonds. Par l’entrebâillement, apparut à ses yeux ravis le minois d’une brune piquante, au galant déshabillé de nuit. Suave vision… qu’éclairait en plein la lueur d’une lampe tenue au bout du plus joli bras, délicieusement blanc et potelé !

— Est-ce toi, Jean ? Comme tu t’es fait attendre, méchant !

Interloqué, notre poète resta coi.

— Entre vite ! souffla l’organe féminin. Pourquoi tardes-tu ?… Il ne t’est pas arrivé mal, au moins ?

Ce disant, dans sa sollicitude inquiète, la piquante apparition risqua un pas sur le palier.

Mettant son feutre à la main, Cyrano franchit les dernières marches qui le séparaient de la belle inconnue, et émergea des ténèbres de l’escalier.

Hélas ! comme il avait eu raison d’hésiter ! Son seul aspect rompit le charme. À peine la jolie brune aperçut-elle ce profil… inattendu, qu’elle se rejeta en arrière en poussant un petit cri effarouché :

— Quoi, Jean !… ce n’est pas toi ? balbutia-t-elle, sans prendre garde à l’illogisme bien féminin d’une pareille question.

— Hé non ! bégaya Cyrano… Ce n’est pas moi… ou plutôt je ne suis pas Jean.

Il n’en restait pas moins maître du terrain, seul à seule avec la belle effarouchée, qui souriait, amusée de la rencontre.

Remis d’aplomb par cet engageant sourire, notre bretteur s’avança gaillardement, tout en louchant d’un œil aguiché vers les trésors qu’une toilette sommaire lui laissait entrevoir.

— Non ! reprit-il, je ne suis pas… Jean, et, foi de Savinien, combien je le regrette !

Confuse en apparence, la belle fille ramena pudiquement sur sa gorge un coin de son peignoir de dentelles ; mais, vu l’exiguïté du dit peignoir, ce geste découvrit un peu plus du côté gauche ce qu’il prétendait masquer du côté droit.

Cyrano murmura :

— En vérité, ce Jeanjean-là est impardonnable de faire attendre une si charmante enfant. Vous laisser ainsi morfondre, au froid de l’aube, c’est un crime, et, si j’osais…

La demoiselle rougit jusqu’aux oreilles.

— Vous vous méprenez, monsieur, celui que j’attends est mon frère…

Et remarquant l’air peu convaincu de son auditeur :

— Mais oui, mon frère ; il devait arriver cette nuit… d’un long voyage… Il aura été retardé. Alors, en entendant venir un cavalier, j’ai cru… j’ai pensé. Mes excuses, monsieur.

Elle reculait, se disposant à rentrer. D’un mouvement plus instinctif que calculé, le rimeur s’avança, lui coupant la retraite :

— Les excuses sont au moins superflues. Je bénis, pour ma part, l’heureux hasard qui m’a fait confondre, fût-ce un instant, avec celui qui vous est cher…

Il avait débité ce madrigal sur un ton si tendrement chaleureux que la belle enfant fixa sur lui un œil adouci ; mais, l’ayant ainsi regardé, un sourire involontaire vint flotter sur ses lèvres. Une flamme de malice luisit soudain dans ses yeux.

Déconcerté, Cyrano s’arrêta net au beau milieu de son discours.

— Hé là ! monsieur mon voisin, je ne vous savais point si causeur. Il est tard, les nuits sont fraîches… nous risquons fort de nous enrhumer tous deux. La bonne nuit je vous souhaite !…

Sur quoi, esquissant une révérence gentiment impertinente, la futée profita du désarroi de son galant pour s’éclipser.

— Capédédiou ! grommela Cyrano déconfit, voilà un beau succès !

Il venait de rentrer en pleine obscurité, car derrière la porte fermée s’était évanouie la double lumière de la lampe et des jolis yeux. Alors, tout en continuant à tâtons son ascension vers sa chambre, il se morigéna de la sorte :

— Savinien, mon fils, les jolies brunes aux yeux moqueurs ne sont point ton fait. Crois-moi, mon ami, va te coucher… et tâche de dormir…

Sage résolution, mais combien difficile à tenir. De tout le reste de la nuit, le galant poète ne put fermer l’œil ; du fond de l’ombre, l’image d’une pimpante brunette, en déshabillé affriolant, s’obstinait à lui sourire avec une insistance moqueuse.

Le soleil avait accompli plus de la moitié de sa course, et dorait déjà les toits environnants quand notre Cyrano, las enfin de toute cette vaine agitation, se laissa aller dans le grand fauteuil qui formait la pièce capitale de son mobilier.

Ce siège vénérable était disposé soigneusement dans l’embrasure de la fenêtre, devant une petite table où reposaient ses « outils » de rimeur : une écritoire de corne fichée d’une plume d’oie et une main de papier éblouissante de blancheur. À la portée de la main, un bahut ouvert laissait apercevoir un pêle-mêle de manuscrits, d’in-folio et d’in-quarto alternant avec des instruments de mathématiques. C’était le coin du penseur, du poète et du physicien.

En face de ce paisible atelier de philosophie, sur la muraille opposée, s’étalait un inextricable fouillis d’armes d’espèces variées et de toutes époques, pistolets, espingoles, épées et rapières. Cela formait un véritable arsenal au milieu duquel pendaient la casaque brodée et le feutre empanaché du cadet aux gardes. Appareil belliqueux tout à fait en harmonie avec le surplus du mobilier qui comprenait en tout un étroit lit de camp.

Cyrano promena sur ces choses familières, éclairées par un doux rayon de soleil printanier, un regard circulaire. Puis il détourna les yeux vers le dehors, sur la perspective de toits, ornés de cheminées, qui composaient son paysage.

De suite, une fenêtre située vis-à-vis de la sienne, un peu en contrebas, fixa son attention. Elle était encore close, et les rideaux en étaient soigneusement tirés. La hauteur d’un petit étage et la largeur d’une étroite courette la séparaient seules de sa propre croisée. Encore cette faible distance semblait-elle réduite par l’existence d’un petit toit de hangar, dont la pente descendait doucement du faîtage appuyé contre la muraille de la chambre du poète, jusqu’au chéneau aboutissant à l’angle de cette fenêtre de vis-à-vis.

Cent fois auparavant, les yeux de notre Gascon avaient aperçu cette croisée, encadrée de verdure, sans y prêter autrement attention. Qu’avait-elle donc de nouveau ce jour-là pour retenir si longtemps son regard, pourquoi soupira-t-il en s’arrachant péniblement à sa contemplation ?

— Allons, à la besogne ! fit-il brusquement, en se secouant.

Sur la blancheur du papier, il commença à tracer de petits signes rageurs, émaillés de furieuses ratures. Mais bientôt notre rimeur resta le nez en l’air, l’œil perdu dans le lointain d’une vague rêverie.

Allez donc aligner froidement des rimes lorsque chante, au fond de vous, la magique chanson du printemps. L’inspiration, petite fée capricieuse, est femme, et partant jalouse, elle ne partage point volontiers le cœur de ses élus, et elle a, pour se dérober à qui la cherche, mille secrets malicieux…

Cette fois, le pauvre poète apercevait une figure narquoise, éclairée d’un sourire moqueur. Le sourire, le visage de sa séduisante voisine.

Eh quoi ! était-ce donc grave à ce point ?

Vaguement inquiet, il rejeta sa plume, désormais inutile, et se perdit dans une profonde méditation.

Un bruit léger l’en tira bientôt. Il se leva, se pencha à la croisée… En face de lui, dans le pimpant décor de verdure, un minois futé s’encadrait.

Cette apparition attendue, secrètement espérée, acheva la déroute du pauvre cœur de Cyrano.

De fait habillée pour la promenade, ou pour mieux dire armée de pied en cap pour la bataille galante, la jolie brune lui parut plus belle, plus désirable encore. Coiffée à trois étages de boucles, une plume fièrement plantée sur l’édifice de sa chevelure, une mouche assassine au coin de la lèvre, elle semblait provoquer le baiser. La ligne gracieuse de la gorge, décolletée dans un justaucorps de satin, était soulignée par une mousse de dentelles, tandis que la taille fine et flexible allait se perdre dans les amples paniers d’un vertugadin de velours.

L’éventail à la main, le « mimi » relevé, la belle était prête à sortir.

Ses yeux levés interrogeaient le ciel ; lorsqu’elle les rabaissa, il sembla à Cyrano que leur regard passait sur lui comme une caresse.

D’un bond, il fut sur pied. À quoi bon essayer de lutter, il se savait vaincu d’avance. Or, il n’était point l’homme des situations équivoques ; en toute chose, les solutions promptes et claires lui paraissaient les meilleures.

S’étant équipé en un tour de main, il attendit, l’oreille tendue. La charmante inconnue ouvrit sa porte. Alors, décidé à l’aborder de haute lutte et à s’expliquer sans plus de retard, il s’élança, dégringolant les degrés quatre à quatre, dans le sillage parfumé de la jolie fille.

Il parvint en bas des degrés presque sur ses talons, la vit prendre à droite, et, résolument, lui emboîta le pas.

Un cavalier tournait justement le coin opposé de la rue Grénetail. Or, en apercevant la capiteuse brunette, il porta la main en visière au-dessus de ses yeux, puis poussant un cri joyeux, il piqua des deux, dans sa direction.

Ce nouvel arrivant était une sorte de grand escogriffe. Sa maigre figure d’oiseau de proie s’agrémentait d’une moustache de chat. Si le visage prévenait peu en sa faveur, l’accoutrement, n’était point de nature à corriger cette fâcheuse impression : il était en effet impitoyablement dépenaillé de pied en cap, depuis les bottes, éculées et boueuses, jusqu’au feutre déplumé. Ce vêtement se ressentait terriblement des fatigues d’un long voyage. Mais le lamentable état de ses frusques n’empêchait point ce fantasque cavalier de porter haut la tête et de se dresser orgueilleusement sur ses étriers. Il est vrai de dire qu’il montait une bête de tenue irréprochable, jambes fines, encolure allongée, attaches déliées, en somme un coursier de sang qui eût pu faire honneur à un prince.

Tels quels, cavalier et monture formaient un si plaisant assemblage et il y avait un tel contraste entre les allures tranchantes du personnage et son délabrement, qu’une foule de gamins et de badauds couraient à ses trousses.

Maître Coquillart, attiré par le bruit, était accouru au seuil de sa boutique. À peine aperçut-il le cavalier qu’il leva les bras au ciel en s’écriant :

— Dieu me garde !… c’est mon locataire… c’est maître Vauselle.

L’arrivant ne prêta pas attention à l’apostrophe du drapier. Il se hâtait pour rejoindre la jolie fille qui, de son pas délibéré, poursuivait son chemin, toujours suivie de Cyrano.

En trois foulées, le cavalier parvint à sa hauteur. Alors, sautant de selle, à grandes enjambées, les bras largement ouverts, il se lança au-devant de la demoiselle.

De son côté, tout hors d’haleine, notre Gascon abordait justement la belle et, son grand corps incliné jusqu’à terre, préludait à son compliment par une profonde révérence de cour.

Ainsi assaillie des deux côtés à la fois, dans la surprise, la brune enfant fit un pas en arrière.

Ce mouvement de retraite devait être la cause d’un bien singulier tête-à-tête. En effet, en se redressant, le galant poète se trouva brusquement nez à nez, non plus avec celle qu’il espérait attendrir, mais avec la plus étrange figure d’oiseau, celle du cavalier qui, entraîné par la vitesse acquise, referma chaleureusement son embrassade sur le plus interloqué des cadets aux Gardes.

— Sandious ! hurla Cyrano, aveuglé et bégayant de fureur, que me veut ce drôle nauséabond ?

D’une vigoureuse bourrade, il se dégagea de l’étreinte qui l’étouffait.

— Hé ! doucement, malepeste ! Vous avez froissé mon pourpoint ! s’exclama l’escogriffe vexé.

— Bricone ! vérifiez avant de vous épancher de la sorte… Est-ce une nouvelle mode d’embrasser les gens sans les connaître. Pouah !…

Les deux hommes restèrent face à face, se mesurant du regard, hérissés sur leurs ergots, comme deux coqs se disputant une poule.

L’intervention de la belle fille vint à point arrêter les hostilités.

Avec un petit cri joyeux, elle se jeta sur la poitrine du nouveau venu, et entourant son col de ses jolis bras, elle déposa sur ses joues deux retentissants baisers.

— Jean ! mon Jean ! s’écria-t-elle. Te voilà donc enfin !

Cyrano, médusé, fit une horrible grimace. Quant au dénommé Jean, fixant sur son antagoniste un œil oblique où se lisait une méfiance antipathique, il plastronna, triomphant avec insolence.

— Ce gentilhomme est notre voisin, se hâta de lui expliquer la demoiselle en minaudant, c’est la seconde rencontre que le hasard nous ménage.

Se tournant alors vers le poète, bouillant d’impatience, elle esquissa du bout des lèvres, en indiquant de la tête l’inconnu dépenaillé :

— Mon frère !

Sur cette présentation, plutôt sommaire, elle jugea prudent d’entraîner l’escogriffe vers le logis du Mouton Blanc.

Outré de fureur impuissante, Cyrano les vit s’éloigner bras dessus bras dessous. Il vit son rival jeter loyalement un denier au gamin qui s’était chargé de garder son cheval, il l’entendit s’écrier avec arrogance, en passant devant le drapier ébahi :

— Mettez ce coursier sans pareil à l’écurie, maître Coquillart. Surtout prenez-en soin comme de la prunelle de vos yeux. Il s’appelle Capitan… c’est un cadeau d’une duchesse qui me veut quelque bien.

Enfin, il le vit disparaître, enlaçant sa ravissante sœur, dans l’allée de leur commun logis.

— Son frère ! gémit-il, mortifié. Jolie face de sacripant ! Quel plaisir j’aurais à ajouter une déchirure à toutes celles qui embellissent la casaque effilochée de ce drôle !

« Allons, encore un rêve envolé ! Encore une aventure finie !… Voilà bien ma chance ! Avec moi, la fin se produit toujours… au commencement.

Un spectacle à la fois lamentable et réjouissant vint lui rendre un peu de sa gaieté envolée.

Maître Coquillart, obéissant à l’injonction assez cavalière de son sémillant locataire, avait attrapé au vol la bride du cheval et il se mettait en devoir de l’amener à l’écurie. Mais, capricieux comme une jolie femme, et peut-être vexé d’être abandonné à des mains bourgeoises, Capitan s’ébrouait, et secouait son mors d’une manière peu rassurante pour un palefrenier aussi inexpert.

Un cercle joyeux de bons badauds qui examinaient la bête en connaisseurs, commençaient à se réjouir charitablement de l’embarras du bonhomme ; et les gamins, toujours bienveillants, s’amusaient à exciter le fantasque animal.

L’arrivée triomphale du sieur Vauselle avait empli le gros homme d’une telle stupéfaction qu’il éprouvait le besoin de se dégonfler coûte que coûte, aussi, ayant avisé Cyrano, s’empressa-t-il de l’agripper au passage pour dire avec emphase :

— Un cadeau d’une duchesse !… Vous avez entendu M. de Bergerac. Quel honneur pour l’écurie du Mouton Blanc !… Holà, ho ! Capitan !

Ces derniers mots s’adressaient au cheval qui, en apercevant le poète, s’était mis à hennir et à s’ébrouer de plus belle. Le premier mouvement de Cyrano fut d’accueillir par une rebuffade les familières avances du bavard ; mais songeant tout à coup qu’il ne savait rien de son inconnue, ni de son escogriffe de frère, il pensa qu’il aurait tort de dédaigner les avances du marchand-drapier, par lequel il avait chance de se faire renseigner. D’un autre côté, en sa qualité de gentilhomme, il avait du goût pour les beaux chevaux, et avec sa robe d’un noir de jais, ses fines attaches, son allure princière et ses caprices folâtres, Capitan lui plaisait à regarder.

— Joli animal, répliqua-t-il, dommage que son cavalier ne lui fasse pas plus d’honneur !

— M. de Vauselle, peste ! ce n’est point cependant le premier venu…

— Premier… ou dernier, il ne paye point de mine.

— Je vous entends, mais, comme dit le proverbe, il ne se faut point fier aux apparences, l’habit ne fait pas le moine… Doucement, Capitan !… Tel qu’il est, ce gentilhomme est l’ami des premières têtes de ce royaume.

— Que n’est-il plutôt celui de quelque tailleur dont la sollicitude le remettrait en présentable état, gouailla Cyrano entre ses dents, puis il continua tout haut :

— Vauselle, dites-vous ?

Solennellement, le bourgeois commença :

— Jean-Baptiste Lhermitte de Vaus…

Il dut s’interrompre, Capitan donnant de nouveaux signes d’impatience.

— Hep là ! belle bête ! tout doux !

— Passez-moi la bride, vous n’entendez rien à tenir un cheval !

Le drapier se hâta d’obtempérer à cette juste observation. Cyrano desserra la gourmette, calma l’impatience de l’animal par une caresse, puis rendit la longe à son propriétaire.

— Vous disiez que ce Vauselle ?

— Où en étais-je ? Ah ! oui ! De grosses affaires, des affaires… d’État, reprit le bonhomme en enflant les joues et clignant de l’œil d’un air important ; des affaires d’État l’ont obligé à faire un long voyage… dans l’Est. Sans doute lui sera-t-il survenu en chemin quelque anicroche. Il y a tant de brigands sur la grand-route…

— Bast ! les loups ne se mangent point entre eux.

Maître Coquillart le regarda, confondu d’entendre traiter de la sorte son locataire favori. Comme sans y prendre garde, le poète laissa tomber :

— Et sa sœur ?

— La sœur ?… hum ! la sœur !…

— Qu’est-ce à dire ?

Une nouvelle frasque de Capitan empêcha le gros homme de répondre.

Depuis un moment, le groupe de badauds s’était reformé derrière lui et l’insistance de leur curiosité l’incitait à ruer.

— Ho ! bon cheval ! ho ! mon joli ! tout doux ! tout doux ! s’écria le bonhomme.

Capitan n’avait cure de se laisser amadouer par de semblables exhortations, coursier aristocratique, il entendait qu’on conservât les distances. Par une série de ruades savantes, il continua à élargir le cercle.

Maître Coquillart, essoufflé, implora le secours de son locataire.

Cyrano ressaisit la longe.

Aussitôt, Capitan, satisfait, se tint tranquille.

— La sœur ? répéta le poète, profitant de cette accalmie, qui est-elle ?

— Mon Dieu… la sœur… Satané cheval, il m’a mis tout en moiteur !… À vous dire vrai, cette sœur-là m’a tout l’air d’une aventurière !

Cyrano sursauta, indigné :

— Une aventurière, elle ?

— Hé là, je n’en veux point dire de mal, mon patron m’en garde ! On sait pourtant qu’à l’ordinaire ces dames de théâtre sont de vertu peu farouche.

— Une comédienne ? Ce serait une comédienne ?…

— Ne le saviez-vous pas ? Elle est arrivée depuis peu de province et débute ces jours-ci dans la troupe du Marais.

— Une co-mé-dien-ne ! répéta machinalement le pauvre amoureux, accablé.

Dans l’excès de son désappointement, il lâcha la bride de Capitan.

Le drapier s’empressa de la ressaisir, et s’enquit, l’œil émerillonné :

— Vous vous intéressez donc à la donzelle ?

— Elle va débuter… au Marais… disiez-vous… Sous quel nom ?

— Sous quel nom ?

— Oui, son nom de guerre ?

— Ah ! fort bien. Elle se fait appeler mademoiselle… mad… Hé là ! Capitan ! ho ! ho ! ho !

Vexé d’être passé de main en main, et se sentant abandonné par Cyrano qui, décidément, avait ses sympathies, le vivant et folâtre cadeau ducal s’était décidé à protester contre tant de sans-gêne ; brusquement il avait pris du champ, entraînant avec lui le malheureux propriétaire.

— M. de Bergerac, mon cher monsieur, à l’aide !

Cyrano se précipita ; au vol, il rattrapa la bride flottante, et Capitan s’arrêta net.

— Ici, fit le rimeur, et soyons sage.

Calmé comme par enchantement, l’animal se remit en place avec une docilité de mouton.

Suant et soufflant, le drapier s’épongeait à tour de bras. Il admira, ébahi :

— Satanée bête ! je n’y comprends rien, on jurerait qu’elle ne veut avoir affaire qu’à vous.

— C’est qu’elle est habituée à des mains de gentilhomme. Maintenant, maître Coquillart, dites-moi le nom de la jeune personne ?

— Elle vous intéresse, hein ? Eh bien ! elle se fait appeler Mlle Minou.

— Minou !

En répétant ce nom qui aurait pu rimer avec la plupart de ses jurons gascons, la voix du poète s’attendrit et il exhala un soupir attristé. Puis, comme se parlant à lui-même, il ajouta :

— Est-il possible qu’une si charmante enfant puisse être la sœur d’un tel sacripant ?

— Un sacripant ! M. de Vauselle !… Au fait, je ne voudrais pas vous désobliger, monsieur de Bergerac. Sa sœur… elle ne l’est peut-être que depuis peu…

De nouveau, Cyrano bondit :

— Que voulez-vous dire ? que savez-vous, parlez !

— Eh ! mordieu ! pourquoi vous le cacherais-je ? M. de Vauselle n’est pas plus son frère que je ne le suis moi-même.

— Alors, il serait… son amant ?

Le drapier leva les bras vers le ciel, mais voyant que, dans l’état où cette révélation l’avait plongé, son locataire s’apprêtait à tourner les talons, il s’écria d’une voix éplorée :

— Pour Dieu, monsieur de Bergerac ! Ne lâchez pas Capitan ! Si vous abandonnez cette bête, il va arriver des malheurs.

Un nouvel incident vint dispenser Cyrano de répondre à cette véhémente objurgation. En effet, à peine le drapier l’avait-il formulée qu’un petit homme tout rond qui semblait rouler la pente de la rue plutôt que la descendre, se précipita sur lui, et, l’index vers le cheval, s’écria impérieusement :

— À qui appartient-il ?

Maître Coquillart tourna vers le personnage un œil arrondi par la surprise. Il reconnut un père Capucin, la robe relevée, la cagoule en bataille, la figure rougeaude et ruisselante de sueur.

— Je vous demande si ce cheval est à vous ? réitéra le moine, sur le même ton autoritaire.

— Non pas, non, il n’est pas à moi, bégaya le drapier interloqué.

Le Capucin tourna vers Cyrano son regard inquisiteur.

— À qui donc, alors ?

— Il appartient à un de mes locataires.

— Son nom ?

— Capitan !

L’air de comique hébétude que marqua la physionomie du moine amusa si fort Cyrano qu’il ne put maîtriser son hilarité.

— Hum ! se moque-t-on de moi ?… Pourquoi riez-vous, vous ?

— Parce que Me Coquillart fait un quiproquo, mon révérend…

— Au diable ! Je comprends ! c’est le nom du maître et non celui du cheval qu’il me faut.

— Vauselle, mon bon père, Lhermitte de Vauselle.

— Un grand gaillard maigre et déplumé ?… l’air arrogant et le pourpoint délabré ?

— Ma foi ! le portrait est assez ressemblant, sourit Cyrano, amusé.

— L’homme arrive de Sedan, n’est-ce pas ?

— En effet… balbutia Me Coquillart assez mal à l’aise… je crois… il me semble.

— C’est bon ! trancha l’autre.

Après avoir promené un coup d’œil rapide autour de lui, sur les gens que cette scène singulière avait attirés et qui écoutaient, intrigués, il intima :

— Entrons chez vous, nous y serons plus à l’aise pour ce qu’il me reste à vous dire.

D’une bourrade, ayant poussé par les épaules le drapier dans sa boutique, il en referma la porte au nez des curieux.

— Ah ! çà ! fit Cyrano, le voilà bien le sans-gêne, ils me laissent le cheval pour compte.

Il allait s’élancer sur les pas du capucin, mais il n’en fit rien et, d’un coup d’œil sympathique, se prit à considérer Capitan.

Sans se soucier autrement de l’aventure dont il était le héros, l’aimable coursier paraissait enchanté d’être débarrassé de maître Coquillart, et il tournait vers le poète le regard de ses bons yeux où brillait une lueur de douce fierté. Malgré lui, Cyrano en fut touché.

— Sandious ! ce Capitan a quelque chose qui me plaît. Il m’a l’air d’avoir joué, sans le savoir, un excellent tour à son faquin de maître. Ce serait péché d’abandonner une si noble bête.

Puis, décidé :

— Hop ! Capitan, mon ami. À l’écurie. Tu n’auras pas volé ton picotin.

Le cheval suivit joyeusement son nouvel ami.

Ah ! s’il avait eu le don de la parole, combien de choses intéressantes il aurait pu conter à Cyrano, quel aurait été l’étonnement du poète en apprenant que, quelques heures auparavant, le fougueux animal portait sur son dos le chevalier Mystère et sa fortune. Son indignation contre Vauselle eût redoublé, si c’était possible, en sachant par quel tour le coquin s’était approprié la monture du trop généreux et trop confiant jeune homme.

Et ce capucin dont l’apparition soudaine avait stupéfait le drapier et vivement amusé Cyrano, n’était-ce point l’expéditif père Hilarion auquel le bouillant chevalier n’avait échappé que par un miracle d’audace.

Tancrède l’avait laissé ficelé et ligoté comme un saucisson dans la salle basse de l’hôtellerie de l’Écu de France, à Coulommiers, et, à peine hors du piège où il s’était laissé prendre, le bon père s’était remis en chasse, le cœur débordant de colère et ne respirant que vengeance !

La rencontre du cheval l’avait remis sur la piste perdue. Et, en ce moment, au fond de l’arrière-boutique de maître Coquillart se tenait un conciliabule dont le sieur Vauselle faisait les frais, mais dont, par la suite, les conséquences devaient se faire sentir à d’autres personnages, autrement chers au cœur de Cyrano.

Tout cela le poète s’en fût douté… si Capitan avait pu parler.

Par malheur, Capitan était de ces bêtes auxquelles, dit-on, ne manque que la parole… mais la parole lui manquait.

Circonstance regrettable, car, grâce à elle, Cyrano ne sut que plus tard ce qu’il aurait appris tout de suite, et, malheureusement, « plus tard » est parfois synonyme de « trop tard ».

Lorsque Cyrano sortit de l’écurie où il laissait son nouvel ami Capitan, il s’aperçut que le temps avait passé. Au milieu des événements de la matinée, il avait oublié de déjeuner. Or, on a beau être poète et qui plus est amoureux, l’estomac a fatalement son heure.

Toutefois, au préalable, notre Gascon s’assura si rien de nouveau ne s’était produit aux alentours. Non, le capucin avait disparu ; maître Coquillart, assis à son comptoir, faisait paisiblement ses comptes. En résumé, la maison du Mouton Blanc était tranquille comme à son ordinaire, et la rue Grénetail, après l’animation inaccoutumée de tout à l’heure, avait repris son aspect placide.

Cyrano se dirigea donc, d’un pas rapide, vers la boutique d’un traiteur de la rue Saint-Martin, où il avait ses habitudes, lorsque son gros Saint-Amand ne l’attendait pas pour souper à la Pomme de Pin.

Le meilleur remède à une amoureuse déconvenue est, dit-on, une bonne bouteille de vin vieux. Le vaillant bretteur en fit épreuve. Comme il n’était point homme à se morfondre longuement et à jouer les galants transis, il se trouva bien de cette expérience.

À la première rasade, il envisagea déjà la situation d’une façon plus philosophique ; au milieu de la bouteille il se félicitait presque de l’issue brutale de son aventure : une comédienne, sandious ! Dieu sait quelle sottise il n’eût point faite pour les beaux yeux de la donzelle.

Quand il eut vidé les dernières gouttes du vieux bourgogne, il se sentit le cœur tout à fait solide, et l’esprit empli des plus viriles résolutions.

Même il s’accorda la satisfaction de se réjouir aux dépens du sire de Vauselle, en pensant à l’agréable réveil que réservait à cet olibrius la bienveillance du bon père capucin.

— Ma parole, songea-t-il, puisque comédiens il y a, il est bien juste qu’ils m’offrent un peu de comédie. Ce sera, mordious, un bien joli spectacle que de voir notre noble hidalgo aux prises avec l’homme de Dieu ou de M. le Cardinal. Car tout le monde le sait, les capucins sont gens de police. Celui-là sent son argousin d’une lieue.

Roulant ces consolantes pensées, son souper étant terminé, Cyrano quitta la boutique du traiteur. Déjà les ombres du soir commençaient à descendre des toits jusque dans la rue. Le poète se souvint de n’avoir pu fermer l’œil, la nuit précédente, grâce à Mystère et à Mlle Minou, il se promit de compenser tout d’un coup cet arriéré de sommeil. De la sorte se dissiperaient les derniers vestiges de son amoureuse griserie, et demain, le soleil levant le trouverait sur pied, plus dispos et plus vaillant que jamais.

Ainsi songeant, Cyrano réintégra ses pénates. Comme il était très las et se sentait un peu étourdi, sans allumer de lumière, il se jeta tout habillé sur son lit de camp. Dans l’ombre crépusculaire qui emplissait la chambre d’un doux clair-obscur, favorable à la rêverie, il resta un assez long temps, plongé dans un état mitoyen entre la veille et le sommeil.

Du dehors, un bruit joyeux de vaisselle remuée, de flacons débouchés, montait jusqu’à lui par sa fenêtre entrouverte.

À l’étage au-dessous, Mlle Minou fêtait le retour de son « frère » et l’on entendait, par instants, son rire argentin fuser dans le silence du soir, faisant chorus avec les éclats de la bruyante gaieté de l’escogriffe.

Un peu agacé, malgré toute sa philosophie, Cyrano alla pousser sa croisée. En la fermant, il ne put se tenir de jeter un coup d’œil dans l’appartement de la belle, et il dut réprimer un soupir d’envie ou de suprême regret en apercevant, assis côte à côte, devant une table copieusement pourvue, le sire de Vauselle, la mine allumée et le vêtement en désordre, près de la jolie comédienne, le rouge de la folie aux joues, et parée de son affriolant déshabillé.

— S’amuse-t-il assez le coquin ! grogna le poète en contemplant le tableau de la chambre éclairée. Sandious ! je crois qu’ils boivent sans vergogne dans le même verre.

De mauvaise humeur, il s’alla rejeter sur son étroite couchette. Là, bientôt, sous la double influence de la fatigue et du vin généreux, le poète oublia ses rancœurs et sentit qu’il s’assoupissait.

Les bruits d’en bas, rires et chansons, ne furent bientôt plus qu’une harmonie confuse qui berçait doucement son sommeil.

Des minutes coulèrent, des heures, peut-être… Dans ce délicieux état de somnolence, notre Gascon avait passé un temps inappréciable lorsqu’un tumulte assourdi le tira de sa torpeur. Cette fois, cela paraissait venir de l’escalier, on distinguait des pas pesants, un cliquetis semblable aux froissements de fers, enfin des coups sourds comme ceux qu’on frapperait dans une porte.

Sachant à peine s’il ne rêvait pas, Cyrano entrouvrit les paupières. Tout autour de lui était calme dans sa chambre baignée par la douce clarté lunaire.

Il allait refermer les yeux lorsque, dans le cadre de sa croisée, se dessina une masse informe qui semblait rouler vers lui en dévalant la pente du toit.

Avant qu’il ait pu préciser cette impression, sa fenêtre, cédant à un choc extérieur, s’ouvrit avec fracas, et la masse en question s’écroula pesamment sur le plancher.

Du coup, le Gascon n’eut plus sommeil. Il se mit sur pied et, à tout hasard, saisit sa rapière.

Quelle ne fut pas sa stupéfaction en voyant le bolide se dresser, prendre une forme humaine, et se présenter à lui avec la face abhorrée de son rival, le sire de Vauselle.

Le premier mouvement du peu patient duelliste fut de sauter sur l’intrus et de lui faire reprendre en sens inverse le chemin qui l’avait amené. Il avait même commencé à exécuter ce dessein en saisissant l’olibrius par les épaules ; mais, le sentant trembler de tous ses membres, pris de scrupules, il n’acheva point son geste et se prit à considérer avec plus d’attention le triste sire.

Pâle et défait, Vauselle n’avait plus rien du superbe et arrogant cavalier de Capitan, ni d’ailleurs de l’heureux galant de Mlle Minou. Il fixait sur son adversaire un œil effaré empli d’une muette supplication, le regard d’une bête traquée et réduite aux abois.

Les emportements des têtes chaudes sont faciles à calmer. La colère du démon de bravoure – ainsi nommait-on aux gardes M. de Bergerac – se figea, ses mains serrées au collet du malheureux lâchèrent prise.

— Ah çà ! que venez-vous faire ici ? demanda-t-il.

L’autre se jeta à ses genoux et, avec des larmes dans la voix, implora lamentablement :

— Au nom du ciel, point de bruit. Un mot peut me perdre.

— Vous perdre !

Vauselle ne répondit pas à cette question. L’oreille tendue, il écoutait les bruits venant de l’escalier. On entendait toujours retentir des coups contre le bois d’une porte.

— Chut ! fit-il, un doigt sur les lèvres.

Et comme Cyrano faisait mine d’ouvrir l’huis pour s’assurer de ce qui se passait :

— Pas un geste, supplia-t-il, au nom de Mlle Minou.

Cette prière toucha-t-elle le cœur du poète ou piqua-t-elle seulement sa curiosité ?

5

LE PSEUDO-FRÈRE DE MLLE MINOU

— Mlle Minou, pourquoi invoquez-vous ce nom ?

— Quel que soit le sentiment que vous éprouviez pour elle, vous ne voudriez pas faire arriver malheur à une pauvre fille.

Quand Cyrano, après réflexion, reprit la parole, il s’exclama :

— Un danger la menace donc ?

— Vous pouvez, à votre gré, la perdre ou la sauver.

— Comment ?

— En me sauvant ou en me perdant moi-même.

Cyrano fit une grimace. Celle-ci n’échappa point à l’œil du suppliant. Aussi se hâta-t-il d’ajouter :

— Vous n’avez point pour moi une bien vive sympathie, je le sais, aussi n’est-ce pas en mon nom que je vous implore, mais au sien… à elle.

Sortant de la bouche de ce drôle, une telle requête pouvait passer pour maladroite et outrecuidante. Elle émut pourtant le sensible ferrailleur.

— Soit ! fit-il, qu’attendez-vous de moi ?

— En premier lieu, allez clore cette fenêtre, je vous prie, et surtout ne vous montrez pas.

Cyrano, sans risquer une nouvelle remarque, consentit à exaucer ce désir.

Vauselle en profita pour promener autour de lui un regard encore timide.

— Pas de lumière ici, parfait. Ils n’iront pas soupçonner ma cachette en ce lieu.

L’oreille fine du poète avait saisi ces mots prononcés à voix basse.

— Quelle est cette comédie, fit-il en se retournant, et de quelles gens entendez-vous parler ?

— Eh ! des gens de police, parbleu ! En les entendant venir, j’ai eu la présence d’esprit de m’esquiver par le toit. Bone deus ! il était temps !

— La police ! s’écria Cyrano comprenant soudain, c’est juste ! j’avais oublié…

Puis, brusquement, il sursauta :

— Mais alors, mademoiselle Minou ?

Vauselle haussa imperceptiblement les épaules, en homme que les considérations de sentiment laissent tout à fait indifférent.

— Quoi ! malheureux, vous avez abandonné cette pauvre enfant seule, avec les argousins.

— Bast ! la fine mouche n’est pas en peine de se débrouiller !

— Sandious ! fit Cyrano, qu’un tel calme mettait hors de lui ; laisser une faible femme aux prises avec ces rapaces. C’est une lâcheté indigne d’un gentilhomme !

Sans un mot de plus, d’un geste décidé, il entrouvrit la porte. Mais déjà l’autre s’était précipité sur lui, haletant, s’agrippant à son pourpoint, de toutes ses forces, il cherchait à paralyser ses mouvements et, en même temps, il lui soufflait à l’oreille :

— Pas de bêtise ! Seule, elle peut nier ma présence chez elle ; elle a eu le temps d’en faire disparaître les traces. Si vous y allez, je suis pris, et elle avec moi.

Le poète s’arrêta, hésitant.

— Écoutez ! insista l’autre en tendant le doigt vers la porte : elle vient d’ouvrir. Les gens entrent… Plus de bruit. Vous voyez bien que tout se passe en douceur. En y allant, vous ne feriez que gâter les choses !

— Pour vous, certes ! mais pour elle ?

— Hé ! mordieu, s’ils me trouvaient chez elle, pensez-vous qu’elle éviterait l’incarcération aux Filles repenties, alors qu’on me conduirait à la Bastille !

— Pourrait-on faire grief à une sœur d’avoir donné asile à son frère ?

Un étrange sourire passa sur les lèvres de Vauselle ; il ne répondit pas autrement à la question. Telle quelle d’ailleurs cette muette façon de s’exprimer parut assez claire au poète dont les tempes bourdonnèrent.

— C’est bon ! fit-il en repoussant la porte d’un geste violent, restez ici.

La vérité venait de lui apparaître. Me Coquillart ne l’avait pas trompé : Mlle Minou n’était point la sœur de cet aventurier. Mais, dans son noble cœur, il avait pris une généreuse résolution. Il ne lui seyait point de livrer à la police un rival heureux, son hôte, et encore moins de perdre, par contrecoup, la belle qui le dédaignait, hélas ! S’il avait à se venger, ce ne pouvait être d’une façon aussi laide, aussi mesquine. Il se repentit presque de s’être égayé de la fâcheuse aventure de ses voisins.

— Ça y est, pensa Vauselle satisfait et dédaigneux, ce sentimental ne peut nous livrer.

Alors, rassuré, avec un sans-gêne imperturbable, il s’assit sur le lit de camp de son hôte.

À présent, Cyrano allait et venait en proie à une agitation inquiète. À un moment, sa promenade l’ayant conduit tout contre la fenêtre, il en souleva le rideau et son regard plongea vers le logement de la comédienne.

— Allons, gronda-t-il entre ses dents, le coquin avait raison, Mlle Minou fait à ses visiteurs les honneurs de son logis avec la meilleure grâce du monde.

— Sont-ils nombreux ? interrogea Vauselle.

— Une dizaine de belles faces d’argousins. Ils fouillent la chambre dans tous ses coins.

— Cherche, Médor ! siffla le fugitif.

— À l’aide d’une lampe qui semble vaciller au bout de son bras tremblant, un gros homme les éclaire.

« Verdious ! on dirait… mais oui, je ne me trompe pas, cette masse qui tremble, ce tas informe de gélatine, c’est notre sympathique propriétaire.

— Me Coquillart ? Ah ! le traître ! C’est lui qui m’a vendu au Cardinal.

Cyrano tourna vers le faquin dépenaillé un regard empreint d’une douce ironie. L’ayant toisé des pieds à la tête comme pour l’évaluer il souffla entre haut et bas, avec une moue de dégoût.

— Vendu au Cardinal ? ce grand homme a donc de l’argent à perdre.

Puis il se détourna à nouveau vers le dehors. L’apparition d’un second acteur, non moins gros que le premier, mais, de plus, riche en couleurs, acheva de le mettre en gaieté :

— Eh ! celui-ci aussi, je le reconnais. J’ai déjà vu rouler cette boule vivante. Allons ! la collection est complète, c’est notre révérend de tantôt, le bon père capucin.

— Un capucin ! fit Vauselle, en sursautant et en redevenant subitement pâle.

— Quelle mouche vous pique ?… oui, un capucin, c’est même cet excellent père qui a déniché votre gîte, en reconnaissant Capitan.

— Lui encore ?

— Voilà ce qu’il en coûte d’avoir un cheval si… voyant.

Vauselle n’avait plus le goût à plaisanter. La réapparition de son adversaire obstiné le rejetait dans ses terreurs, et il avait reperdu l’assurance qui commençait à lui revenir.

— Oh ! gémit-il, toute lutte est inutile. Je ne sors de Charybde que pour retomber en Scylla. Jamais je ne me dépêtrerai de ce frocard-là. Il a passé marché avec Satan, pour lui vendre ma peau !…

— Hum ! je la croyais déjà acquise par l’Éminence rouge, ricana Cyrano.

Il écoutait ces jérémiades avec une maligne joie. Il ne lui déplaisait point que ce coquin, qu’il sauvait malgré lui, sentît un peu le froid de la petite mort, aussi fut-il médiocrement déçu en le voyant tout à coup reconquérir son calme.

Une idée subite venait de germer, dans la cervelle du drôle, son visage soucieux s’éclaircit, il cessa de s’arracher les cheveux pour se frotter les mains.

— Hé ! hé ! fit-il, en se parlant à lui-même, pourquoi pas ? Je suis brûlé… si je faisais… peau neuve. Ainsi je couperais l’herbe sous le pied de mon satané Capucin ! Dieu merci, on sait son prix… Cela vaut la peine d’y songer !

Ce changement d’attitude ne disait rien qui vaille à Cyrano. Pour chercher à en connaître la cause, il remarqua :

— Allons, vous voilà consolé ?

— Ma foi, oui. La pensée de jouer un bon tour à ce révérend me met l’âme en joie.

— Vous lui en voulez donc bien ?

— C’est le plus infâme de mes persécuteurs. Il colle à moi comme teigne. Trois fois je lui ai échappé, et, la dernière, – j’en ai encore le frisson, – j’étais bel et bien dans la nasse, pris comme un poisson… sans ce bon jeune homme…

Vauselle s’arrêta pour sourire à l’agréable souvenir de son dernier bon tour. Il avait parlé comme on fait dans la fièvre, ou plutôt il avait pensé tout haut. Néanmoins, son interlocuteur lui prêtait une oreille attentive, intrigué par les allures étranges de ce caméléon qui changeait chaque minute de peau : tantôt humble et rampant, tantôt arrogant et sûr de lui, un instant abattu et consterné, le moment d’après redressé et presque triomphant.

— Un jeune homme ? interrogea-t-il.

Comme l’autre le regardait d’un air de méfiance, il ajouta brusquement :

— Si je voulais vous perdre, je n’aurais qu’un mot à dire. Vous pouvez donc vous fier à moi. Vous venez de parler d’un jeune homme ?…

À la dérobée, Vauselle lança un regard aigu vers le loyal visage de son hôte, réfléchit une seconde, puis se décida :

— Après tout ! l’aventure est piquante. Figurez-vous qu’hier, j’étais à Coulommiers. Descendu à l’Écu de France, une hôtellerie de l’endroit, j’y faisais assez bonne chère, étant largement pourvu de numéraire. Or dans la même salle où je me restaurais, j’avisai, faisant honneur à un repas plutôt frugal, un petit jeune homme, dont le vêtement militaire, assez humble, n’indiquait point une grande fortune.

— Un jeune militaire ! murmura Cyrano en laissant échapper une marque d’intérêt.

— En considération de sa figure avenante et de son allure cavalière, je l’invitai à partager les délices de ma table, il accepta avec empressement, et nous liâmes conversation.

— Ce soldat n’était-il point fort beau, un visage de fille, des boucles châtaines, et des yeux bleus ?

— Ah ! çà, le connaîtriez-vous ? s’exclama Vauselle surpris en scrutant avec attention le visage de son interlocuteur.

— Qu’importe ! fit Cyrano évasivement, continuez.

— J’appris qu’il appartenait à l’armée des Flandres et qu’il était en congé…

— Plus de doute ! songea le poète, c’est Mystère ! Que pouvait bien faire à Coulommiers mon aventureux ami ?

— Dans le feu de la causerie, le jeune homme ne tarda pas à s’ouvrir à moi, ma mine lui inspirait confiance sans nul doute.

— L’imprudent !

— Vous dites ?

— Moi ? rien !

— Il m’avait semblé. Je reprends : j’appris ainsi qu’il allait à Sedan, chez Messieurs les Princes, et qu’il était porteur de certains messages « confidentiels ».

Vauselle avait prononcé avec intention ces dernières paroles et il en guettait l’effet sur son interlocuteur. Il vit sans peine que cet effet avait été foudroyant. Cyrano s’était littéralement effondré à cette révélation inattendue.

— Patratras ! gémit-il. La politique, mordious ! toujours la politique ! C’était fatal, j’aurais dû m’en douter en le voyant filer avec son M. Bernard.

— M. Bernard, s’écria Vauselle, l’oreille dressée, vous avez bien dit M. Bernard ?

— Eh oui ! et je voudrais que ce Bernard fût à tous les diables !

Dans les yeux de l’olibrius un éclair de triomphe passa.

— Que n’ai-je su cela à temps ; au lieu de laisser mon pauvre Chevalier se jeter dans ce guêpier, j’eusse plutôt, de mes propres mains, étranglé ce Bernard…

— Peste ! trancha Vauselle ironique. Étrangler la duchesse !…

— Que chantez-vous là ? Quelle duchesse ?

— Quelle ?… mais la seule, l’unique, l’ineffable. La duchesse de Chevreuse.

— La du… M. Ber… Madame de Chevreuse ! bégaya Cyrano, complètement anéanti ! Allons bon ! il ne manquait plus que celle-là. La fête est complète !

Dans l’excès d’agitation où cette série de révélations l’avait jeté, le rimeur avait totalement oublié la cause de la présence de son interlocuteur. Il allait et venait, à grands pas, tout en parlant haut, par phrases hachées.

— J’aurais dû me méfier… Ce Bernard… fuyant le mauvais vent… Cette entrevue nocturne aux Carmélites… La Reine parbleu !… et la présence du mousquetaire…

Vauselle ne perdait ni un geste, ni une syllabe. Il suivait attentivement les évolutions de son hôte, et semblait graver le tout dans sa mémoire, avec l’arrière-pensée probable d’en faire son profit au moment voulu.

Tout à coup, Cyrano s’arrêta dans ses allées et venues.

— Au fait, monsieur le voyageur, vous plairait-il d’achever votre histoire. Qu’est-il advenu du Chevalier ?

— Du Chevalier ?…

— Oui, de votre jeune inconnu de Coulommiers, ne disiez-vous pas qu’il vous avait tiré d’affaire ?

— En effet, l’arrivée brusque de l’éternel Capucin acheva, en déroute, nos agapes, et le jeune homme, pour faciliter ma fuite, me prêta généreusement son cheval.

— Capitan ?

— Noble bête, sa vitesse eut tôt mis les poursuivants sur les dents !

— Lui alors, que devint-il ?

— Lui ?

— Vous ayant donné sa monture, comment put-il échapper à son tour aux griffes du bon Père ?

La question était embarrassante ; pour malin qu’il était, Vauselle ne l’avait pas prévue. Il se gratta longuement l’oreille, puis balbutia :

— Il avait son épée… ses pistolets… D’ailleurs son visage est moins connu des mouches que le mien… Il s’est certainement tiré de là sans encombre.

Mal convaincu, Cyrano continuait à tenir l’imposteur sous le feu de ses prunelles, et celui-ci commençait à se sentir mal à l’aise.

— Parbleu, fit le poète, hier comme aujourd’hui, vous avez été prompt à vous tirer des grègues. Car vous semblez ne vous soucier guère, en toute occurrence, de ce qui se passe derrière vous.

L’escogriffe tenta une légère protestation, mais Cyrano lui coupa la parole d’un ton de glace :

— Savez-vous ce que je pense, en ce moment ? Je flaire, sous tout cela, quelque jolie petite canaillerie. Oui, je sens comme un relent de trahison… Et j’en arrive à me demander si, au lieu de vous sauver, je ne ferais pas mieux de vous tordre le cou.

En se sentant percé à jour, l’escogriffe frissonna jusqu’aux moelles. Il essaya néanmoins de faire bonne figure et bégaya :

— Pour qui me prenez-vous ?

— Oui, continuait le poète en élevant graduellement la voix, au grand dam du triste sire qui craignait que les éclats n’en arrivassent aux oreilles des sbires.

— Oui, c’est là ce que j’aurais de mieux à faire ! Par deux fois déjà, vous avez mis en péril la sécurité, et peut-être la vie de deux innocents. À Coulommiers, en dérobant au Chevalier sa meilleure chance de salut, ici, en compromettant dans vos louches intrigues une jeune personne à qui je m’intéresse. C’est assez !

— Qu’allez-vous faire ? Voudriez-vous me livrer ?

Dans l’escalier s’éleva de nouveau le bruit des pas, le cliquetis des armes. Les limiers de la lieutenance se retiraient bredouilles.

L’instant était critique pour Vauselle, un geste de Cyrano pouvait le perdre, juste au moment où il venait de voir luire une chance de salut et de fortune. Sa vie était à la merci de ce gentilhomme qui avait tant de raisons pour ne le point porter dans son cœur et qui, par une brusque intuition, venait de deviner le fond le plus secret de ses desseins.

Comme le triste sire, Cyrano avait prêté l’oreille, et perçu le bruit des pas de ceux qui s’éloignaient. Un instant, notre Gascon balança, irrésolu. Puis Vauselle, pantelant, le vit faire un geste, comme pour écarter une tentation trop forte, et l’entendit grommeler :

— Non, non, foin de pareil procédé, ce ne serait point digne ! Mon épée suffira pour me rendre arbitre de la conduite de ce drôle !

L’olibrius souffla. Cette fois encore il était hors d’affaire. N’était-ce point là le principal. Car demain !… Il aurait mis à exécution ce plan qui s’élaborait dans sa cervelle fertile en expédients, et alors il n’aurait plus rien à redouter du Capucin, ni de personne au monde… bien au contraire.

— Allons ! reprit Cyrano brusquement. Rendez grâce aux dieux qui ont fait de Cyrano de Bergerac un gentilhomme, et non un faquin, comme… certaines gens de ma connaissance…

« Seulement, ajouta-t-il en posant deux lourdes mains sur les épaules de Vauselle et en plantant l’éclair de sa prunelle dans les yeux chafouins du drôle. Seulement, souvenez-vous bien de ceci : je n’entends plus vous retrouver jamais dans mon chemin.

Le départ des policiers et la mansuétude de son hôte, il n’en fallut pas plus pour rendre à l’aventurier une grande part de son aplomb. Aussi, avec sa rapidité d’évolution accoutumée, se redressa-t-il tout à fait.

— Qu’est-ce à dire ? fit-il en retroussant sa moustache, tandis qu’un rictus découvrait sa denture de loup.

Sans s’étonner, appuyant sur chaque mot, Cyrano poursuivit :

— Voici mes conditions : vous allez disparaître d’ici… Cela vous sera facile, l’air du Mouton Blanc ne vous valant rien. En outre, vous me ferez la grâce d’oublier les confidences imprudentes de mon ami le Chevalier.

— Tiens ! tiens ! railla Vauselle, le jeune homme est de vos amis… Comme cela se trouve !

De nouveau le poète eut une véhémente envie d’étrangler le pleutre, mais il se domina et d’une voix émue :

— Enfin, vous voudrez bien laisser en repos Mademoiselle Minou…

— Ma sœur ? fit l’escogriffe avec son plus bel aplomb, prétendez-vous m’empêcher de fréquenter ma famille ?

— Sœur… ou non, je vous ordonne de ne plus remettre les pieds chez elle.

— Et de quel droit, s’il vous plaît ?

— Du droit d’un homme qui est fermement décidé, si vous transgressez ses ordres, à vous passer son épée à travers le corps. Car faites-y bien attention, si vous osez reparaître chez cette demoiselle, ce n’est point M. le Cardinal et ses sbires qui viendront vous y chercher, ce sera moi, avec ceci au bout du bras. Et je vous prie de croire qu’il n’y aura point de cachette où je ne sache vous dénicher !

Pendant cette déclaration l’œil du poète brillait d’un tel éclat, sa résolution était si ferme, et la vue de son épée nue si convaincante que le sieur de Vauselle, malgré ses fanfaronnades, jugea prudent de ne point insister.

— C’est bon, grommela-t-il. Je sais ce qu’il me reste à faire !

— Oui, il vous reste à aller vous faire pendre ailleurs, riposta Cyrano, gracieux. Sur ce, le chemin doit être libre, nos gens partis, il est temps de vider le plancher.

Ayant prudemment ouvert la porte, et s’étant assuré, par un rapide examen, que tout bruit et toute présence suspects avaient disparu, Cyrano prit son hôte accidentel par les épaules et le poussa hors de son logis.

Par un dernier scrupule, il l’accompagna même jusqu’en bas des degrés.

Là, arrivé au seuil, au moment de quitter son sauveur dont il avait dû dévorer les injures sans souffler mot, le sieur Vauselle ne put se tenir d’une dernière rodomontade.

— Monsieur de Bergerac, fit-il d’une voix sifflante ; j’ai contracté de ce jour envers vous une dette dont je prétends m’acquitter avant longtemps.

— Je vous en tiens quitte !

— Non, non ! Lhermitte de Vauselle ne saurait oublier ni les bienfaits, ni les injures. Cette entrevue où je n’ai pas eu l’avantage, ne sera point la dernière entre nous. Nous nous reverrons.

Le poète haussa les épaules, aussi indifférent à la bienveillance de l’escogriffe qu’à ses menaces déguisées.

L’autre voulait avoir la dernière. Ayant fait prudemment un pas dans la rue, il se retourna pour décocher de loin :

— Adieu ! Je vous cède la place, Monsieur de Bergerac. Et je vous laisse, en partant, ce que j’ai de plus cher au monde : Capitan… et ma sœur !

Cette impertinence suprême à peine lâchée, le sieur de Vauselle fila, sans attendre son reste. Rasant les murs, il alla disparaître au tournant de la rue Saint-Martin.

Bien lui en prit, car la patience de son partenaire était à bout. En entendant le coquin parler de Mademoiselle Minou avec une si impertinente désinvolture, il s’était tenu à quatre pour ne pas bondir sur l’insolent.

— Ouf ! fit-il en remontant chez lui. Sotte affaire !

Sur le palier du premier étage, il eut une agréable surprise ; guettant son retour, Mlle Minou l’attendait. La jolie fille était pâle et ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux.

En apercevant son voisin, elle courut à lui.

— Où est-il ? demanda-t-elle avec anxiété.

— Sauvé ! rassurez-vous.

— Oh ! merci, merci ! Sauvé grâce à vous. Je ne l’oublierai point.

Et, dans un transport de reconnaissance, elle tenta de s’emparer de la main du poète, mais celui-ci la repoussa doucement, et d’une voix que l’émotion rendait tremblante :

— Vous l’aimez donc bien, ce coquin ?

Surprise du ton grave dont il avait proféré cette question, la demoiselle posa sur lui la caresse de son regard qu’emplissait une divine candeur. Dans cette réponse muette, elle avait mis une telle intention de tendre coquetterie que Cyrano sentit ses genoux fléchir sous lui.

D’un air étonné, elle balbutia :

— Si j’aime… mon… frère ?

Elle lut dans les yeux du poète une expression de doute et de reproche. « À quoi bon mentir ? semblait-il dire. Je sais tout. » Aussi détourna-t-elle la tête, et avec une moue charmante :

— Si je l’aime ?… Au fait… est-on jamais sûr de ces choses-là ! fit-elle dans un souffle.

Puis, confuse, au moins en apparence, de cette confidence qui était presque un aveu, elle s’échappa, légère, laissant Cyrano bouleversé.

Les tempes en feu, le cœur bondissant dans sa poitrine, l’âme débordante d’enthousiasme, le poète regagna sa chambre. Son bonheur l’étouffait. Ah ! si le ciel s’était écroulé à ce moment, il n’y eût pas autrement pris garde.

Aussi lorsqu’en ouvrant son bahut, il lui fut donné de s’apercevoir que Maître Vauselle avait mis à profit son absence d’un instant pour subtiliser sa bourse – toute sa fortune – notre poète ne s’émut point outre mesure de ce contretemps ; il eut seulement un sourire indulgent :

— Décidément, murmura-t-il, le coquin ne laisse rien traîner. Ce sera cela de plus qu’il me devra… Bast ! s’il emporte mon pécule, il me laisse en revanche Capitan. Et, tout compte fait, comme il l’a dit : je ne perds pas au change.

Au prix que lui avait coûté la glorieuse monture du Chevalier Mystère, le sieur de Vauselle n’y perdait pas non plus.

6

CŒUR DE REINE…

Les deux semaines qui suivirent ce jour si plein d’événements furent, pour Cyrano, absolument calmes et paisibles.

Le sieur de Vauselle, obéissant prudemment à ses injonctions, n’avait plus osé reparaître dans son soleil. D’autre part le Chevalier était au loin, retenu par l’accomplissement de la mission de la duchesse. Aussi le galant poète put-il poursuivre sans encombre le cours de son aimable aventure avec la brune Mlle Minou.

Ce que cachait de menaces ce calme apparent, et quel orage se préparait à fondre sur notre héros, du fond de ce ciel serein, nous le verrons bientôt.

Pour l’instant, il nous faut retourner à d’Artagnan.

Après la scène violente qui avait mis aux prises deux adversaires aussi redoutables que Mme de Chevreuse et Mazarin, le mousquetaire s’était soudain réveillé de son étrange sommeil.

Somme toute, si l’italien avait eu la presque certitude, durant un instant, d’obtenir la victoire, il se l’était vu enlever par un coup imprévu du destin. Avec une joie féline, il s’était bercé d’espérance, il avait cru pouvoir pénétrer le secret de la Reine et, pour l’heure encore, ayant échappé au péril qui, à son insu, l’avait menacée, ce secret restait intangible.

À bon droit, le mousquetaire pouvait se féliciter d’avoir été pour quelque chose dans cet heureux résultat. Il avait fait d’assez louable besogne, pour un homme endormi. Toutefois, il n’était rassuré qu’à demi, il devinait sans peine que Mazarin ne se tiendrait point pour battu ; l’astucieux Italien tournerait ses batteries d’un autre côté, et, poursuivant sa marche souterraine par d’autres mines, il chercherait à ressaisir la chance.

Il fallait donc agir sans retard.

Malheureusement la consigne donnée par M. le Cardinal était formelle ; il devait, sans désemparer, conduire la duchesse à un port d’embarquement pour l’Angleterre, et nous savons combien le mousquetaire était fidèle à sa consigne.

Mais s’il est avec le ciel des accommodements, il en est aussi avec le devoir militaire. Si d’Artagnan ne pouvait personnellement se rendre à Paris pour veiller sur la Reine et, au besoin, l’avertir du péril, il lui était loisible de tourner la difficulté en se remettant momentanément de ces soins sur quelque loyal gentilhomme. Dans l’entourage de la souveraine, il se trouvait quelques-uns de ces cœurs généreux et fidèles que le malheur ne rebute point, mais dont, au contraire, il trempe à toute épreuve le dévouement.

Tout de suite d’Artagnan songea à M. de Guitaut. Il dépêcha au capitaine des Gardes un exprès, sur lequel il savait pouvoir compter.

Le soir même, M. de Guitaut se présentait au rendez-vous à lui fixé. Les deux officiers eurent un long entretien à la suite duquel, le cœur plus léger et l’esprit plus tranquille, d’Artagnan se décida à poursuivre sa route.

Nous le laisserons suivre son chemin, côte à côte avec Mme de Chevreuse, et nous reviendrons à la Reine Anne d’Autriche autour de laquelle tant d’intrigues se nouaient et se dénouaient, tant de mines et de contre-mines se creusaient, sans même qu’elle s’en doutât.

Les scènes précédentes ont laissé deviner qu’un lien mystérieux unit toujours la Reine Anne à Mme de Chevreuse. Nous avons vu, aux Carmélites, la duchesse évoquer d’un mot le passé, et pour faire courber la tête de la fière souveraine devant l’inflexible volonté de son amie d’autrefois, cette brève allusion a suffi.

Entre elles, il existe donc un secret. Ce secret, Richelieu le soupçonne, Mazarin le devine, et tous deux cherchent à le percer, à s’en faire une arme contre leur souveraine. Par la prière et par la menace, le terrible Ministre a tenté de l’arracher à son éternelle ennemie. Vainement. Plus heureux que le Ministre l’habile Italien a cru un instant le saisir. De fait, il a fallu presque un miracle pour l’arracher de ses mains.

Quel est donc ce secret de deux femmes, si ardemment disputé et défendu et qui fait la Reine si humble devant l’aventurière si puissante ? Pour le savoir il nous faut remonter à seize ans en arrière.

Nous voici au printemps de 1625.

La Cour de France, – cette Cour que nous avons pu voir vieillie, morose, attristée de soucis et déchirée de dissensions – resplendit alors de jeunesse, et retentit gaiement du bruit des fêtes.

On célèbre en effet un grand événement. Après des siècles de rivalité et de guerres sanglantes, les deux plus vieilles et glorieuses couronnes du monde s’unissent enfin – le lion britannique pare sa force de l’élégance des lys de France.

En deux mots, l’héritier d’Angleterre, Charles – le futur Charles Ier –, épouse la propre sœur du Roi Louis XIII, Henriette-Marie de France.

Selon l’usage du temps, une ambassade a traversé la Manche, pour venir chercher en grande pompe l’heureuse fiancée : et le chef de cette mission extraordinaire est chargé d’épouser la princesse par procuration.

On conçoit que le choix de l’ambassadeur pourvu d’une si délicate fonction ait été l’objet d’un soin tout particulier. En fait ce n’est rien moins que le favori du Roi, le plus noble, le plus fastueux et le plus beau seigneur de l’époque : George Villiers, duc de Buckingham.

Aux côtés de cet illustre personnage, se presse l’élite de la gentilhommerie britannique. Nul pourtant, parmi cette élite, n’éclipse le chef. Seul, un jeune gentilhomme, de mine haute et grave, peut soutenir, par contraste, la comparaison avec son magnifique éclat. Et celui-là, c’est l’ami loyal du duc, un autre lui-même ; il se nomme Montaigu.

Incomparable assemblage : Buckingham, Montaigu ! Le prestige quasi royal du favori auquel nul cœur de Roi ne sait résister ; et, côte à côte, la mâle élégance du jeune lord, l’ombre à côté de la lumière !

En face de ce couple masculin, si bien fait pour séduire, mettez à présent un couple féminin digne de lui ; imaginez pour cela tout ce que la grâce féminine peut avoir de plus exquis, la beauté de plus éclatant, la jeunesse de plus rayonnant et de plus tendre.

Puis, placez ces deux couples uniques dans une atmosphère enivrante de bals, de tournois galants, de fêtes royales.

Encadrez-les du chatoiement des étoffes précieuses, du miroitement des ors, de l’éclat des lumières, du parfum des fleurs, de l’encens des madrigaux. Et dites si l’Amour, maître des Rois et des hommes, trouva jamais occasion plus belle d’exercer son souverain empire !

Telle était la situation, en cet heureux printemps de fiançailles princières, entre lord Montaigu et le duc de Buckingham, la duchesse de Chevreuse et… la reine de France.

Avec son impétueuse ardeur, la fantasque petite duchesse avait cédé de suite à l’entraînement ; le grave lord était devenu, pour l’heure, le plus heureux des amants, et, pour toute la vie, le plus dévoué des serviteurs.

Préservée par la majesté de son rang, aussi et surtout par la gravité toute espagnole de son caractère, la jeune souveraine avait su se mieux défendre. Non qu’elle fût restée insensible. Comment l’eût-elle pu ? Mais elle avait de l’amour une conception très différente de celle affichée par son amie. Passe-temps frivole pour la duchesse, pour la Reine, ce devait être un sentiment grave, profond, fait de respect, et presque religieux, à la façon d’une dévotion.

Ainsi elle avait pu résister aux entraînements du moment, aux séductions d’une passion qu’elle sentait croître à ses côtés, dans l’ombre, et qui grandissait de jour en jour, exaltée par sa froideur même et par ses apparents dédains.

Une nuit, au Louvre, dans le désordre d’une fin de bal, le duc avait osé se rapprocher d’elle ; il avait eu l’audace de lui faire l’aveu de son amour. De ce pas dangereux, la reine était sortie victorieuse.

Ni la malignité publique, toujours en éveil, ni la jalouse surveillance de Richelieu lui-même n’avaient trouvé, dans le moindre geste d’Anne, matière à s’exercer.

Hélas ! si la fierté de la Reine triomphait, combien son cœur, son triste cœur de femme restait meurtri.

Les choses en étaient là quand, après un mois d’éblouissantes féeries, il fallut songer au départ.

La Cour accompagna la jeune épousée et l’ambassade britannique jusqu’à Amiens. L’heure de la séparation allait sonner ! Après tant de joies, tant de lumière, il fallait rentrer dans la solitude, dans la monotonie des jours sombres.

Cruel instant ! Plus déchirant encore pour la pauvre femme qui voyait s’envoler le seul rêve de sa vie, la seule joie de sa jeunesse !

N’importe, c’était le devoir ! C’était le salut ! Une reine a-t-elle le droit d’être femme ?

Un dernier bal réunit ceux qui allaient se séparer pour toujours, partir chacun vers son Destin ! Il semblait que, de cette circonstance, cette ultime fête empruntât une sorte de tristesse douce et poignante – la mélancolie des choses finissantes.

Les heures de la nuit coulaient, solennelles ; les roses se mouraient avec un parfum plus pénétrant, l’étreinte des mains se faisait plus pressante, les regards échangés se chargeaient de plus de tendresse.

Oppressée par cette sensation déchirante, la Reine s’était retirée dès la fin du ballet. Dans le calme de la nuit, elle cherchait l’apaisement de ses nerfs, tendus à se briser.

Les jardins du château, tout imprégnés des senteurs nocturnes, baignés de la douce clarté lunaire, lui offraient un refuge contre les dangers de cette minute suprême, si douce et si cruelle à la fois.

Tout à coup, un frôlement des buissons voisins, le frémissement des feuilles, l’avertirent qu’elle n’était point seule. Elle devina, plutôt qu’elle ne sentit, une présence invisible. Et, dans son émoi, instinctivement, elle porta la main à son cœur !

Elle ne s’était pas trompée. Lord Buckingham était là, devant elle, humble et suppliant, prosterné dans la poussière comme devant une sainte.

D’instinct Anne se leva, cherchant des yeux un secours autour d’elle. Seule, elle était seule en face du danger. L’ombre furtive d’un couple s’éloignait, et elle reconnut, enlacés, lord Montaigu et la duchesse de Chevreuse !

Alors, elle comprit, et elle trembla !

Dans la complicité des choses et des êtres, elle sentit sa volonté chanceler. Sa majesté de Reine s’évanouit, et elle ne fut plus bientôt qu’une pauvre femme défaillante, abandonnée aux bras d’un amant triomphant.

Le lendemain de cette nuit, le duc de Buckingham quittait la France. Il ne devait plus revoir sa Reine qu’une fois, en cette entrevue secrète où elle lui accorda, en gage de la fidélité de son amour, une cassette enfermant ses ferrets de diamants.

Cette unique minute d’abandon devait peser sur toute la vie d’Anne d’Autriche. Le don imprudent des ferrets faillit la perdre, et elle ne fut sauvée que par le dévouement heureux de d’Artagnan et de ses trois braves amis[1]. Mais elle devait courir, peu de temps après, un péril autrement grave et pressant.

En décembre 1625 – la scène d’Amiens se place, on s’en souvient, en avril de cette même année – le Roi et le Cardinal étaient hors de Paris. Le soin de leurs nombreuses expéditions contre les seigneurs en révolte ou les huguenots les retenait, pour l’heure, loin de la capitale.

Une nouvelle courut brusquement la ville : la Reine de France venait de mettre au monde un enfant.

La surprise fut universelle ; la grossesse de la souveraine n’avait en effet été déclarée qu’en août, et rien ne pouvait faire prévoir une si rapide issue.

Les détails de l’événement étaient bien faits pour ajouter à l’étonnement public. En l’absence de la Cour, et vu la soudaineté de l’accident, personne n’avait approché de la Reine en dehors de trois créatures dévouées : une dame d’honneur, le médecin Bouvard, et un gentilhomme de service au Louvre cette nuit-là.

Dans l’affolement général, ce gentilhomme impressionnable oublia même, paraît-il, de convoquer à temps les personnages que leur rang ou leur fonction appelaient au chevet de Sa Majesté en une telle occurrence ; il veilla, au contraire, jalousement à ne laisser approcher personne de la chambre royale.

Or, cet homme, capitaine des gardes de la Reine, et le plus aveuglément dévoué de ses serviteurs, n’était autre que le comte de Guitaut.

La consternation publique fut à son comble lorsque le médecin Bouvard publia que, par suite de malheureuses circonstances, Sa Majesté n’avait donné que de décevantes espérances. Venu prématurément, après six mois seulement de gestation, l’enfant était mort.

La Cour de France prit le deuil.

Mais ce qu’on ne publia point – et pour cause –, c’est que, durant cette même nuit, un gentilhomme était sorti furtivement du Louvre, chargé d’un mystérieux fardeau.

On ne publia pas davantage qu’à quelques heures de cet événement, la duchesse de Chevreuse avait donné le jour à une fillette, parfaitement constituée, et dont le calcul des dates ne pouvait pas accorder la paternité au duc son mari, qui, lui, n’avait pas été du voyage d’Amiens.

Quoi qu’il en soit de cette troublante coïncidence, si nous nous attachons aux pas de l’homme que nous venons de voir quitter en secret le Louvre, palais de nos Rois, nous aurons la surprise de reconnaître en lui M. de Guitaut. Toujours porteur de son fardeau mystérieux, nous le verrons, sous un nom d’emprunt, courir la poste vers un port de la Manche ; ne prenant d’autre délai que le temps de recruter en chemin une nourrice de hasard.

Douze jours plus tard, le capitaine des gardes était de retour à Paris. Diligent, habile et discret, il venait d’accomplir avec un plein succès une mission de confiance, mission périlleuse, dont personne, à la Cour – la Reine exceptée –, ne pouvait soupçonner l’importance.

Dans le même temps, le duc de Buckingham confiait à des amis le soin d’élever, loin de la Cour, dans un château d’Écosse, un enfant mâle, nouveau-né, qu’il entendait adopter et doter par un acte secret.

Courte et tragique devait être la destinée de cet enfant, au dire de certains rapports.

Ainsi que nous avons vu Mme de Chevreuse le révéler à la Reine, l’assassinat de son père d’adoption fut suivi à peu de jours de la disparition du pauvre être.

Au cours d’une nuit d’orage, l’héritier de Buckingham avait été enlevé par des mains mystérieuses, et, en même temps que lui, disparaissait le seul témoin qui pût élever la voix en sa faveur, le Fidèle serviteur du duc, Patrick, que le père mourant avait chargé de veiller sur son enfant.

Depuis lors, ni la duchesse, réfugiée en Angleterre, ni lord Montaigu, demeuré son ami, n’avaient pu retrouver, malgré de minutieuses recherches, aucun indice de nature à éclaircir le mystère de cette double et étrange disparition.

Étaient-ce ces souvenirs de son passé qui attristaient de leur ombre le visage d’Anne d’Autriche, en cette matinée de mai 1641 où nous la retrouvons, confinée dans son appartement du Louvre ?

Depuis son retour des Carmélites, il semble qu’un voile de deuil couvre la beauté de la souveraine.

Ses yeux fixes, perdus dans une contemplation lointaine, ne voient ni le joli décor de printemps que font, hors de la fenêtre où elle est assise, les jardins aux belles pelouses émaillées de fleurs ; ni le groupe gracieux des demoiselles d’honneur, rangées autour d’elle, dans l’élégance de leurs somptueux atours. Ils n’aperçoivent même point, à ses pieds, assise sur un coussin dans une pose pleine de charmant abandon, sa petite favorite, Claire de Cernay.

La jeune fille tient encore ouvert sur ses genoux le livre dont elle vient d’interrompre la lecture et elle lève vers le visage soucieux de sa chère maîtresse un regard plein de la douce pitié des enfants.

Mais la scène change brusquement d’aspect. Une voix mâle vient de retentir dans le silence. Un mot magique semble avoir figé tous les assistants dans une immobilité respectueuse, Claire s’est levée effarouchée, et a couru se cacher au dernier rang des dames d’honneur.

Anne elle-même s’est redressée, comme mue par un ressort.

L’officier de service vient d’annoncer :

— Le Roi !

Dans ce silence respectueux, au milieu des fronts inclinés un cavalier de haute taille, vêtu d’un costume de chasse, fait son entrée.

La figure longue et fine ne manque point d’une certaine élégance aristocratique, par malheur, une expression de mobilité inquiète vient gâter la franchise du regard.

Le même air d’indécision et de défiance se traduit dans l’allure, dans la démarche et jusque dans le moindre geste, causant une impression pénible, impression de gêne. Le temps et plus encore les soucis et la perpétuelle agitation d’une âme incertaine et tourmentée, ont mis sur cet homme une apparence de caducité précoce.

Tel est, à l’âge de quarante ans, Louis XIIIe du nom, roi de France et de Navarre.

Ayant congédié du geste les assistants, Louis s’est approché de la Reine, et, posant sur son front un regard trouble, il s’incline légèrement devant elle.

— Toujours triste, Madame ?

Un soupir involontaire répond seul à cette interrogation.

— J’espérais que votre retraite aux Carmélites vous purgerait de ces sombres humeurs. Il n’en est rien, je le vois avec peine, vous revenez plus soucieuse que jamais.

— Vous vous trompez, Sire, balbutie Anne, en tentant de ramener un sourire sur ses lèvres décolorées.

— Allons ! suis-je donc condamné à ne voir autour de moi que des visages moroses. N’est-ce pas assez de Monsieur le Cardinal et de ses éternels sermons pour me brouiller la tête !

D’un air de mauvaise humeur puérile, à la façon d’un écolier qui se venge par-derrière des sévérités du maître, Louis, ayant proféré cette boutade, poussa des pieds un tabouret près du fauteuil de sa femme.

Anne le regardait faire, étonnée de cette familiarité inusitée. Mais, le voyant hésiter à s’asseoir près d’elle, elle s’empressa de l’encourager d’un mot.

— Votre Majesté a-t-elle fait bonne chasse, ce matin ?

La figure de Louis s’épanouit ; c’était le prendre par son faible !

— Superbe ! répondit-il, en s’asseyant. Figurez-vous, Madame, que moi et Monsieur de Cinq-Mars… Excusez-moi, j’allais oublier que ces détails sont de peu d’intérêt pour vous.

— Au contraire, Sire. Ils m’intéressent beaucoup.

— En vérité ! Je ne m’en serais guère douté.

— C’est que Votre Majesté ne m’a pas encore donné occasion de le lui dire.

Rayonnant, Louis s’empressa de profiter de cette bienveillance inattendue pour conter à son auditrice, dans tout leur détail, les péripéties et les exploits de son passe-temps favori.

Tout en parlant il s’animait jusqu’à oublier sa défiance naturelle.

— La chasse est un plaisir royal, conclut-il avec exaltation. Hélas ! les bonnes traditions se perdent, et je puis dire que seuls, moi et M. le Grand…

Le Roi s’interrompit en prononçant ce nom, il jeta autour de lui un coup d’œil circonspect, puis, sûr de n’être entendu de personne que de la Reine, il ajouta :

— Et l’on voudrait que je me séparasse de lui ! Sang du Christ ! que me resterait-il donc au monde pour m’empêcher de tout à fait périr d’ennui.

À ces mots, Anne n’avait pu s’empêcher de tressaillir. Pour la seconde fois, Louis venait d’évoquer la personne de Cinq-Mars ; il devait avoir, pour cela, une raison. Une lueur d’espoir jaillit dans l’ombre dont la pauvre souveraine se sentait depuis si longtemps environnée.

— Sire, dit-elle, n’êtes-vous point maître de choisir vos affections ? N’êtes-vous point le Roi ?

— Eh ! jarnigué, comme disait mon regretté père, je le sais bien que je suis Roi. Mais M. le Cardinal…

Il y avait quelque chose de craintif dans la façon dont ce nom fut prononcé.

Anne sourit avec une imperceptible nuance de dédain.

— Qu’a donc à faire là-dedans M. de Richelieu ? N’est-ce point assez pour sa gloire d’avoir sevré Votre Majesté de toutes les affections dont jouit le plus humble de ses sujets, de l’avoir séparée de sa mère, de son frère…

— Dites aussi de sa femme.

Anne regarda en face son royal époux, surprise de son succès inespéré.

— Eh ! oui, insista Louis, de vous aussi, Madame, contre qui, depuis longtemps, les artifices d’un orgueilleux serviteur ont prévalu : de vous dont d’injustes méfiances m’ont tenu séparé.

La Reine ne put s’empêcher de rougir, aussi confuse qu’étonnée du subit revirement. Toutefois elle en eut bien vite l’explication.

Louis continua en effet :

— C’est ce que me disait, il n’y a encore qu’un instant, ce brave Cinq-Mars. Eh ! ma parole, il a raison. Il est temps que je mette ordre à mes intérêts. La paix est assurée. Dieu merci ! Les affaires du royaume sont en bon point. L’heure est venue où, le Roi ayant fait sa besogne, le chrétien doit songer à son salut. Qu’en pensez-vous, Madame ?

— Nulle plus que moi n’a souhaité la venue de ce moment, nulle plus que moi ne désire vous voir faire votre paix avec le monde, et avec Dieu.

— C’est donc bien votre avis, à vous aussi, qu’il sied d’oublier les injures passées, et d’offrir le pardon à tous : à ma mère, à Gaston ?

— Sire, c’est mon opinion en effet. Mais… il faut savoir ce qu’en pense M. le Cardinal ?

Louis eut un geste d’emportement.

— Eh ! qu’importe ?… Il suffit, Madame, ne l’avez-vous pas dit : je suis le maître.

— Sans doute.

— Son Éminence devra donc s’incliner devant ma royale volonté !

— Si pourtant elle osait y résister ?

— Alors, fit le roi, avec un geste de suprême désinvolture, j’aviserais. N’y a-t-il point des moyens de réduire à l’obéissance les sujets rebelles, si haut placés qu’ils soient.

Et comme la Reine ne pouvait dissimuler un sourire de doute, il ajouta violemment :

— Cinq-Mars, tous mes amis, le monde entier me presse de me défaire de lui. Il se trouvera bien un serviteur fidèle pour…

Soudain, comme effrayé de ce qu’il avait été sur le point d’émettre, Louis s’interrompit, hésita, se troubla. Puis, d’un mouvement semi-automatique, il se mit debout, prit la main de la Reine qu’il porta à ses lèvres avec une galanterie qui acheva de dérouter toutes les idées de celle-ci, et il termina entre haut et bas :

— Laissez faire, Madame, tout vient à point à qui sait attendre. Bientôt, Dieu aidant, nous serons hors de tutelle.

À ce moment, un officier entra et, s’inclinant profondément :

— On attend le bon plaisir de Sa Majesté pour ouvrir le Conseil.

— C’est bien, fit le monarque d’un air de mauvaise humeur.

Puis, se tournant vers la Reine que ce court entretien laissait rayonnante, le cœur battant d’espoirs nouveaux :

— Vous le voyez, Madame, est-il plus insupportable et pitoyable tyrannie ? Je suis le Roi, or je n’ai même point loisir de vous entretenir un quart d’heure sans qu’on nous vienne troubler.

Ayant ainsi marqué son dépit, Louis pirouetta sur les talons, et sortit de l’appartement en coupant l’air du bout de sa cravache nerveusement agitée.

La fille de Philippe d’Espagne connaissait trop les perpétuels revirements de son faible et inconstant époux pour fonder sur cet entretien des espérances solides. Pourtant, jamais elle ne l’avait vu lui parler avec tant d’abandon et de familiarité, jamais non plus il ne s’était avancé autant en ce qui concernait Richelieu.

Anne ne pouvait guère s’y tromper. Dans cette attitude nouvelle du roi, dans cette résolution soudainement prise par lui de se défaire à tout prix de son encombrant ministre, elle reconnaissait le travail du favori dont l’empire se manifestait ainsi avec éclat. Par expérience, hélas ! elle savait assez l’ingratitude foncière de Louis et ses accès de fureur, allant parfois jusqu’à la cruauté, pour deviner quelles pensées se cachaient sous ses propres réticences.

Le souvenir d’un autre ministre, le triste Concini, tué sous les yeux mêmes du Roi, lui revint en mémoire, et elle se demanda, en frissonnant malgré elle, si Cinq-Mars ne renouvellerait pas, à la fin du règne, le geste par lequel, à son début, Vitry avait libéré son maître et la France.

Quoi qu’il en pût être de l’avenir, ce premier pas fait par son époux pour se rapprocher d’elle éveilla dans son cœur des sentiments violents et complexes.

Tout ce que Richelieu avait froissé en elle de fierté et flétri de sentiment se ravivait dans son âme et, à sentir son ennemi si près de la chute, elle ne pouvait se défendre d’une secrète joie ; mais en même temps une vive inquiétude la poignait.

Elle se prit à creuser l’angoissante question.

Si, en se voyant perdu, le ministre aux abois allait se retourner contre elle, dans un sursaut suprême ? Ne pouvant se sauver, il chercherait à l’entraîner avec lui dans le gouffre où il se sentirait sombrer ?

En somme, le Cardinal n’ayant plus rien à ménager, il semblait logique que toute arme lui deviendrait bonne en ce combat dont sa vie serait l’enjeu !

Anne frissonna :

— Mon Dieu ! murmura-t-elle, n’échapperai-je donc jamais à l’étreinte du passé ! N’est-ce pas assez de remords, de tant de prières ; suis-je condamnée à le voir toujours se dresser devant moi.

« Et pourtant, je l’ai senti tout à l’heure, le Roi, le Roi lui-même oublie. Pourquoi ne puis-je pas oublier, moi aussi ?… De tant de choses mortes, qu’est-ce donc qui survit encore et qui me menace ?

Plongée dans cette douloureuse méditation, Anne avait porté devant ses yeux, comme pour en écarter une vision sinistre, sa belle main d’une éblouissante blancheur. Lorsqu’elle la retira, elle eut un sursaut d’effroi en s’apercevant qu’elle n’était point seule et que ce geste désespéré avait eu un témoin.

7

… ET DE MÈRE

Grand et sec de taille, le poil rude et grisonnant, la figure revêche et pourtant empreinte d’une foncière bonté, le nouveau venu se tenait près d’elle dans une pose de respectueuse familiarité.

— Guitaut ! s’écria la Reine dans un élan de joie. Oh ! mon bon Guitaut, c’est donc vous qui m’avez fait si peur.

— Que Votre Majesté me pardonne, s’excusa le capitaine des gardes, en saluant d’un air où la rudesse du soldat perçait sous les façons de cour.

— J’ignorais que vous fussiez au Palais, ne vous y ayant pas aperçu depuis la fin de ma retraite.

— J’aurais eu quelques difficultés à m’y montrer, en effet, la goutte me tient à la chambre d’où je ne serais point sorti si Comminges ne m’avait appris le retour de Votre Majesté, et si je ne m’étais empressé de lui venir rendre mes devoirs…

— Je vous reconnais bien là, mon vaillant soldat, toujours imprudent et ne ménageant rien dès qu’il s’agit de mon service. Pareil au téméraire Guitaut d’autrefois !

D’un mouvement plein de confiance et d’abandon la Reine offrit sa main au baiser de son vieux et loyal serviteur.

À son grand étonnement, le capitaine ne répondit que par un effleurement distrait à cette marque de haute bienveillance. Il restait devant elle, guindé par une gêne visible.

— Qu’avez-vous donc, Guitaut ? demanda-t-elle, gagnée par cette impression d’inquiétude. Il semble que vous hésitez à parler.

— C’est vrai. Madame ; j’ai à vous faire part de nouvelles qui m’embarrassent à dire. Je crains de troubler la sérénité de mon auguste maîtresse, et pourtant… pourtant il le faut, pour son repos, pour son salut peut-être.

Ces paroles prononcées d’un ton grave réveillèrent du coup toutes les inquiétudes de la Reine.

— Pour l’amour de Dieu, s’écria Anne d’Autriche, parlez, Guitaut, que se passe-t-il ?

— Rassurez-vous, Madame. Rien encore d’irréparable.

Et se décidant brusquement, le vieux soldat tira de son pourpoint un papier qu’il tendit à son auguste maîtresse.

— Lisez, dit-il.

À voix basse, la Reine parcourut la lettre, et Guitaut la vit pâlir. Cependant se dominant et d’un ton glacial, elle demanda :

— D’où vous vient cet avis ?

— D’un gentilhomme que sa situation actuelle oblige à de grands ménagements.

— Anonyme !…

— Celui qui a écrit ces mots se fera connaître à Votre Majesté, à elle seule.

— Il le dit du moins…

— Rien ne permet de suspecter sa parole !

— Vous le connaissez donc ?

La Reine fixa sur Guitaut un œil inquisiteur.

Le Capitaine baissa la tête et détourna les yeux. Il répondit avec embarras :

— Je me suis engagé à taire son nom.

Tout en froissant le papier, la Reine murmura, dépitée :

— Que de mystères ! Quelle foi voulez-vous que j’accorde à un avis de cette nature ? Celui qui le donne ne pourra, écrit-il, se révéler avant quelques jours. Pourquoi ce délai ?

— Parce qu’il est, pour l’heure, chargé d’une mission qui le retient loin de Paris.

— Une mission de qui ?

L’embarras de Guitaut parut s’accroître.

— De qui ? insista la Reine.

— De M. le Cardinal.

— Je m’en doutais ! Et c’est à des pièges si grossiers que vous vous laissez prendre, vous, Guitaut ?

— Madame, voulut-il protester.

Anne d’Autriche lui coupa la parole et d’un ton amer :

— Vrai, l’auteur aurait pu dissimuler davantage, la machination est trop visible. On a voulu m’inquiéter, m’effrayer et peut-être a-t-on pensé m’amener à une démarche compromettante. Eh bien, mon pauvre Guitaut, M. de Richelieu en sera pour ses frais de malice, cette fois encore.

Ses doigts fébriles frappèrent la lettre, et d’un geste de superbe dédain elle la lança loin d’elle.

Guitaut se précipita pour la ramasser, puis, un genou en terre, restant devant sa maîtresse dans cette attitude de supplication, il s’écria :

— Madame, je vous en supplie, n’accueillez pas avec ce mépris qui m’accable la démarche imprudente, dangereuse peut-être d’un de vos meilleurs serviteurs. Sur l’honneur, je me porte garant de la loyauté de celui qui a tracé ces lignes. Il n’y a là ni piège, ni machination. L’avis qu’on vous y donne est sincère et véritable. Pour vous, pour votre salut, il faut y ajouter foi.

— Pas avant d’avoir vu ce serviteur si mystérieusement dévoué à ma personne, pas avant de le connaître !

— Hélas ! Madame, il n’est pas encore de retour et d’irréparables événements peuvent se passer d’ici là.

— Son nom du moins, son nom me suffira.

— J’ai juré de le taire, sur mon honneur de gentilhomme.

— Fort bien ! mais cette mission, quelle est-elle ? À quelle œuvre M. le Cardinal emploie-t-il cet homme dont le nom ne peut être prononcé ?

Le capitaine soupira :

— Il obéit, Madame, il obéit comme un soldat… comme à sa place, j’obéirais moi-même. Pourtant sa conscience ne lui permet pas de se prêter à de ténébreuses et louches machinations. S’il garde, comme c’est son devoir, le secret qu’on lui a confié, il pense être le maître de ceux que le hasard lui livre et il en fait le plus noble usage. Ah ! Madame, lorsqu’il m’a fait appeler, en invoquant votre nom, en parlant d’un danger qui vous menaçait, je n’ai pas hésité, moi. Je suis allé à lui en pleine confiance. Ces quelques mots qu’il a tracés peuvent être obscurs – il ne pouvait, il ne devait pas tout vous dire –, croyez cependant qu’ils sont sincères et partent du cœur le plus loyal, le plus fidèle et le plus aimant.

— Voyons donc, fit la Reine ébranlée par cette insistance chaleureuse.

Et, reprenant le papier froissé par elle, elle en relut, en les pesant, tous les termes :

 

Un personnage en situation d’approcher le Maître a saisi un coffret, contenant des papiers et des objets intéressant une dame. Ce coffret vient d’Angleterre, il porte une date sanglante, et un signe : une étoile. Le double fond secret de ce petit coffre renfermait un document d’un intérêt capital, qui, heureusement, a pu échapper aux investigations de l’ennemi. Celui qui trace ces lignes sera à Paris avant quinze jours, et si la dame à qui il les adresse peut alors sans danger pour elle, le recevoir, il lui suffira d’indiquer son désir d’un geste.

En se rendant à la chapelle, qu’elle porte, ce jour-là, un livre d’heures relié en rouge, et elle connaîtra celui qui est demeuré son plus humble et obéissant serviteur.

 

Pendant cette lecture, le capitaine des gardes avait suivi de l’œil les sentiments qui se peignaient sur les traits d’Anne d’Autriche.

Il la sentait encore méfiante et mal assurée ; d’un mot il pouvait dissiper ses derniers doutes, mais ce mot il hésitait à le prononcer. Le respect et la pitié l’empêchaient de parler librement.

— Eh bien, dit enfin la Reine, si, sous votre caution, je consens à ne point douter de ce correspondant mystérieux, quel danger ai-je à craindre de ce qu’il m’annonce, et que puis-je faire pour le conjurer ?

Embarrassé, Guitaut murmura plutôt qu’il ne prononça :

— Ce coffret ?

— Eh bien ?

— Si c’était, pardonnez, Madame, à mon audace. Si c’était celui que Votre Majesté…

— Achevez !

— N’avez-vous pas été frappée par une particularité de son signalement ?

— Laquelle ?

— Comme l’autre, il est marqué d’une étoile.

— Est-ce donc le seul ? Pure coïncidence !

— Pourtant, s’il contenait des choses… que sais-je… des gages, des souvenirs ?…

— Des souvenirs portent-ils un nom ?

— S’il s’y trouvait des papiers, des lignes tracées par la main d’un mourant.

— Que voulez-vous dire ? Que savez-vous ? Parlez donc.

Guitaut baissa encore la voix et c’est dans un souffle presque imperceptible qu’il exhala ces mots :

— Un testament ! Le testament d’un mort.

Anne chancela ; malgré l’effort qu’elle faisait, depuis le début de cet entretien pour se dominer, pour se persuader elle-même de l’absence de tout danger, elle sentit une sueur froide monter à son front.

— Remettez-vous, Madame, se hâta d’ajouter le soldat ; Dieu n’a pas permis que cet écrit sacré tombe en des mains ennemies. Il est en lieu sûr ; il n’en sortira que sur votre ordre.

Anne respira largement.

— Me croyez-vous à présent ? demanda Guitaut.

— Oui, mon ami, je vous crois. Mais comment tout cela peut-il se faire ? D’où vient ce nouveau coup ?

Le Capitaine leva les bras au ciel.

— Dieu seul le sait, dit-il.

— Quel est ce personnage dont il est question, cet homme qui approche le maître ?

— M. de Mazarin.

— Lui !

— Oui, oui, Madame. S’il s’est emparé d’une pareille arme, ce n’est pas sans dessein.

— Quoi ! vous soupçonnez ?…

— Je ne soupçonne pas. Je sais qu’il cherche à identifier sa miraculeuse trouvaille et qu’il compte y réussir avec l’aide…

— L’aide de qui ?

— De vous, madame !

— Oh ! quelle audace.

— M. de Mazarin est homme à ne s’embarrasser de rien. Écoutez-moi jusqu’au bout. Ce coffret ou mieux cette cassette, dont vous connaissez maintenant la provenance, je sais par qui elle a été amenée à Paris.

— Oh ! je vous en supplie, Guitaut, parlez, au nom du ciel, parlez vite !

— Il y a huit jours un jeune homme s’est présenté au Louvre ; en mon absence, il a été reçu par Comminges. Cet homme ou plutôt cet enfant, car c’en est un encore, sollicitait une audience de moi, pour me remettre un dépôt mystérieux qu’il avait reçu. En signe de reconnaissance, il indiquait un mot, le nom d’une ville.

— Cette ville ?

— Amiens !

La pâleur de la Reine s’accentua encore ; livide, elle balbutia :

— Et ce dépôt ?

— Une cassette, scellée d’une étoile d’or.

— Juste ciel ! Mais ce messager, vous l’avez vu ?

— Non, madame, et c’est là le plus grave. Le soir même, il a disparu. Depuis lors, j’ai attendu, espéré, vainement j’ai cherché… sans succès !…

D’une voix tremblante, Anne eut la force de questionner :

— Son âge… l’âge de cet enfant ?

— Seize ans…

— Seize ans !… Sa figure ?

— Grand, beau, blond…

La Reine passa sur son front ses mains glacées.

— Non, cela ne se peut pas, murmura-t-elle. Si c’était lui, on l’aurait revu.

— Que Votre Majesté y songe bien. Au cours de la même nuit, le messager disparut, et son message tomba entre les mains de nos adversaires.

— Il fut assassiné, n’est-ce pas ? Avouez-le, vous croyez qu’il fut victime d’un guet-apens ?

— Non, je ne le crois pas, riposta gravement Guitaut. M. de Mazarin est trop habile et a trop intérêt à sa vie.

La Reine fixa sur son serviteur un regard où se lisaient l’étonnement et l’espoir :

— À sa vie ? Pourquoi ?

— Parce qu’il a besoin d’un témoin pour certifier l’origine de la cassette ; pour la reconnaître, et pour en dénoncer la destinataire, il lui faut ce jeune homme, quel qu’il puisse être.

Sur toute la physionomie d’Anne passa une expression d’indicible effroi.

— Oh ! fit-elle en tressaillant. Ce serait trop affreux. Dieu ne l’aurait-il épargné que pour en faire un témoin contre moi, contre sa…

Elle s’arrêta, terrifiée.

— Voilà pourquoi, madame, reprit Guitaut à voix très basse, voilà pourquoi j’ai voulu vous parler, au risque de renouveler en vous tant de douleurs anciennes. À tout prix, en effet, il faut que M. de Mazarin ne puisse jamais retrouver celui qui a possédé et apporté cette cassette. De la sorte, le confident de M. le Cardinal ne gardera par-devers lui qu’un témoin silencieux, une arme inutile et vaine.

Ces derniers mots rendirent quelque sérénité à la malheureuse souveraine. Un rayon d’espoir luisit soudain dans les ténèbres où elle se sentait couler. En effet, quelle preuve pouvait être ce seul coffret, sans rien qui en authentifiât la provenance ? Les souvenirs qu’il pouvait contenir ne portaient aucun nom, ne désignaient aucune coupable. Reliques d’amour perdu : reliques muettes !

Anne tourna donc vers Guitaut un visage plus calme où reparaissait, peu à peu, à travers l’altération des traits, la froide dignité de la Reine. Mais le vieux capitaine gardait sa mine soucieuse, et le même air de contrainte se lisait encore dans son attitude.

— Vous avez raison, Guitaut, fit-elle. Je n’ai rien à redouter de mes ennemis. Alors, pourquoi semblez-vous encore soucieux ? Ne m’avez-vous pas tout appris ?

Le soldat parut hésiter.

— Parlez sans crainte. À présent, vous pouvez tout dire !

Elle avait prononcé ces mots d’un air de dignité humiliée et le fidèle serviteur sentit combien son orgueil de souveraine avait dû souffrir au cours de ce pénible entretien. Cependant il fit effort sur lui-même pour reprendre :

— C’est vrai. Madame, je n’ai pas tout dit encore.

— En effet, n’avez-vous parlé tout à l’heure de menées secrètes, de pièges, de je ne sais quel complot tramé dans l’ombre. Ne disiez-vous pas qu’on espérait parvenir, grâce à moi…

— Je l’ai dit, en effet. Votre Majesté est entourée de tout un réseau d’espionnage ; le moindre signe de trouble, de défaillance est épié, surpris. La moindre démarche peut vous perdre.

— Pour me garantir de toutes ces menaces, que dois-je faire ?

Le capitaine des gardes fut un instant avant de répondre, manifestement il éprouvait une gêne à donner le conseil demandé :

— Hélas, Madame, dit-il enfin, il me reste à accomplir la plus cruelle partie de ma tâche. Mais, dussé-je vous désespérer, je me suis juré d’aller jusqu’au bout. Eh ! qu’importe si en accentuant vos chagrins je sauve votre vie, ô ma Reine, et plus encore que votre vie : votre couronne !

Incapable de proférer un mot, Anne lui fit signe d’achever.

— Le danger le plus pressant, le voici : sans doute, ce jeune homme, cet enfant, tentera-t-il de se rapprocher de vous, de rentrer, par votre aide, en possession de son bien le plus précieux et le plus cher.

— Mon Dieu ! gémit la Reine, pantelante.

Plus ému de cette marque de faiblesse féminine qu’il ne l’avait été de la blessure de l’orgueil royal, le rude soldat se tut, suffoqué par l’émotion. Pourtant, il lui fallait parler, aller jusqu’au bout, coûte que coûte. Il se rappelait les recommandations de d’Artagnan, au cours de leur grave entrevue de Saint-Germain : surveiller Mazarin de qui devait venir le coup, et, à la première menace de péril, avertir la Reine.

Dominant son émotion, d’un violent effort de volonté, il continua donc, d’une voix que des larmes refoulées faisaient trembler :

— Du courage, Madame. Le moment approche, sans doute, où toute votre énergie vous sera nécessaire.

Anne tourna vers lui des yeux remplis d’effroi, suppliants presque, comme si elle l’implorait pour qu’il adoucît les derniers coups.

— Qu’y a-t-il ? Que se prépare-t-il autour de moi ? Vous me brisez le cœur, Guitaut, au nom du ciel !…

Gravement, comme accomplissant un cruel et rigoureux devoir, il prononça :

— En quelque circonstance que ce soit, quelques paroles qu’on puisse vous dire, quelque prière qu’on élève vers vous songez, Madame, que vous ne devrez ni encourager celui qui se présentera, ni surtout le reconnaître.

— Oh ! soupira douloureusement la Reine.

— Il vous faut au contraire l’éloigner de vous, le fuir comme une menace. Il y va de votre vie, il y va de votre honneur !

Comme le vieux et loyal capitaine achevait ces mots d’une voix grave, un brouhaha s’élevant dans la galerie voisine avertit les acteurs de cette scène douloureuse qu’ils allaient cesser d’être seuls. Un bruit de pas et un cliquetis d’armes retentirent sur les dalles, un cri : « Le Roi ! » s’éleva répercuté par tous les échos.

Louis passait, à sa sortie du Conseil, escorté de courtisans, suivi de ses ministres et de ses secrétaires d’État. Au premier rang, la robe rouge de M. le Cardinal mettait sa note vigoureuse et sinistre. Dans la foule, la silhouette sinueuse de Mazarin se profilait.

La Reine, raidie de tout l’effort de sa volonté, regarda défiler le cortège. Elle vit, au passage, le regard craintif du Roi se détourner d’elle, et elle entendit la voix glaciale de Son Éminence répéter ces mots :

— Sedan menace… la raison d’État… les ennemis de votre couronne…

Cette fois, elle comprit, le ministre triomphait.

En approchant d’elle, le Cardinal sourit, et s’inclinant profondément :

— Madame, dit-il, permettez à un fidèle sujet de Votre Majesté de lui présenter ses plus respectueux hommages.

Après quoi, se redressant, il ajouta d’un ton de voix où perçait une menace d’ironique défi :

— J’espère que Votre Majesté a fait aux Carmélites une retraite profitable.

Elle eut encore le courage de soutenir, d’une contenance fière, l’insolent triomphe de son ennemi.

À son tour, Mazarin approchait. Il courba très bas sa souple échine, et dans un murmure :

— Improudente ! soupira-t-il, improudente Mazesté !

Puis, tout en s’éloignant, il lança à la dérobée, vers la souveraine, un regard, indéfinissablement langoureux.

Anne d’Autriche était à bout de forces. Les yeux à demi fermés, se sentant chanceler, elle se raidit de toute la puissance de sa volonté et de son orgueil.

Mais, dès que le flot des courtisans se fut écoulé, la malheureuse femme se laissa glisser à genoux, sur les dalles, et, à l’abri de ses belles mains diaphanes, longuement la Reine pleura.

8

OÙ L’ON VOIT REPARAÎTRE LE CHEVALIER

Le surlendemain du jour où le fidèle Guitaut avait fait à sa souveraine les inquiétantes révélations que nous venons de rappeler, Cyrano fut réveillé de bon matin par un coup discret frappé à sa porte.

S’étant levé en hâte, le poète entrebâilla l’huis et aperçut la sympathique figure de son propriétaire.

Depuis l’aventure de Vauselle, Cyrano se sentait assez mal disposé envers Maître Coquillart. Le rôle louche et les allures mielleuses du gros bourgeois ne lui plaisaient qu’à moitié ; aussi s’apprêtait-il à lui faire un accueil peu encourageant. Le bonhomme ne lui en donna pas le temps, car, souriant agréablement, il fit glisser par l’entrebâillement un large pli cacheté de cire.

— Bonnes nouvelles, monsieur de Bergerac, souffla-t-il en guise d’accompagnement. C’est une lettre qu’un gentilhomme vient d’apporter à votre adresse. Cela arrive de province.

— De province ?

Cyrano se saisit de la missive.

— Mon vénéré père aurait-il songé à son fils bien-aimé ! pensa-t-il entre le haut et le bas. En vérité, ce serait marée en carême.

Ayant repoussé sans façon le battant au nez du drapier, il rompit vivement les cachets.

Les suppositions du cadet étaient justifiées. La lettre émanait en effet de M. de Bergerac père. Ce digne gentilhomme envoyait à son cher fils ses paternelles bénédictions, plus de sages exhortations à se toujours bien conduire dans le monde, afin de faire bon visage et prompte fortune. Le vénérable mentor exprimait en outre l’espoir que le jeune homme se parfaisait rapidement à l’Académie dans la pratique du glorieux métier des armées, et qu’il donnait à ses protecteurs toutes les satisfactions souhaitables.

Suivaient enfin des recommandations de prudence, « Paris étant un dangereux océan, tout hérissé d’écueils où le mauvais manœuvrier risquait de briser sa barque » – recommandations qui, pour être conçues en termes un peu hyperboliques, n’en étaient pas moins utiles à méditer.

L’épître s’achevait par des compliments à l’adresse du capitaine Carbon de Casteljaloux, à qui l’excellent père avait confié la délicate tutelle de son digne rejeton.

Quelque respect qu’il professât pour l’auteur de ses jours, à la lecture de cette homélie, Cyrano ne put se tenir d’une légère grimace de désappointement. Il attendait… autre chose.

Heureusement, le post-scriptum fit reparaître sur sa lèvre le sourire envolé. Il ne comprenait qu’une courte ligne, mais celle-ci suffisait à donner un prix tout particulier à la prose paternelle. Toute seule, elle valait, comme on dit, son pesant d’or.

En termes appropriés, le respectable père avisait le bien-aimé fils d’avoir à passer en l’étude de Me Corbin, notaire de la famille, qui, au vu de la présente, verserait audit fils un quartier de sa pension.

— Sandious ! exulta Cyrano, je n’attendais pas moins de la générosité de mon illustre père. Cela tombe à point. On a bien raison de dire que la fortune vient en dormant.

Avec une hâte joyeuse, il saisit ses chausses, son pourpoint, épars dans tous les coins de la chambre et il s’équipa en vue de se présenter, sans plus de retard, chez le providentiel Me Corbin.

Là-dessus, qu’on n’aille point prendre notre rimeur pour un homme d’argent. Nul plus que lui ne faisait fi du vil métal, surtout lorsqu’il en avait la poche bien garnie.

Mais, on voudra bien se rappeler qu’il avait été victime d’une indélicatesse de son hôte d’une heure. En effet, en le quittant, le sire de Vauselle avait jugé bon de lui emprunter sa bourse. Or, comme celle-ci contenait sa fortune liquide, il s’était trouvé brusquement démuni de toute espèce de numéraire.

Le poète avait donc été réduit, une quinzaine durant, à vivre sur son crédit, c’est-à-dire à faire maigre chère, chez son traiteur de la rue Saint-Martin, et à rester calfeutré, la majeure partie du jour, dans sa chambre solitaire. Sa seule distraction pendant ce laps de temps avait été de faire, à la brune, une sortie à cheval.

Nourri aux frais du Mouton Blanc, Capitan représentait pour lui le seul luxe permis puisqu’il ne coûtait rien. Pauvre et glorieux animal, un sort était décidément attaché à sa possession, il était voué à servir de monture à des cavaliers désargentés.

Pour se rendre compte de toute la cruauté de cette pénurie momentanée, il convient d’ajouter qu’elle se produisait à un moment où Cyrano avait sur les bras deux affaires également délicates et qui eussent nécessité l’une et l’autre quelques disponibilités pécuniaires : une question de point d’honneur d’abord et ensuite une affaire de cœur.

La première consistait à tirer au clair les circonstances de l’équipée du petit chevalier.

Cyrano n’en avait toujours point de nouvelles, or, les explications du caméléon Vauselle lui avaient mis à son égard la puce à l’oreille. Il avait employé les bons offices de son ami Saint-Amant pour obtenir quelques renseignements, mais le peu de succès de ses premières démarches n’avait point été encourageant. L’ombre qui enveloppait les opérations de M. Bernard restait encore impénétrable pour lui.

La seconde préoccupation du poète – hé ! parbleu ! –, c’était son amoureuse intrigue avec sa charmante voisine.

Maintenant que, par un prudent plongeon en eau trouble, le pseudo-frère avait fait place nette, tout obstacle entre elle et lui semblait avoir disparu. Ces affaires auraient dû marcher rondement. Hélas ! elles n’avaient point avancé d’un pas.

La jolie fille avait eu beau lui décocher, à toute occasion, ses affriolantes œillades, et ses sourires les plus encourageants, notre galant s’était tenu sur la réserve, ne pouvant songer à mener les choses plus avant.

Sa poche vide ne lui permettant point le moindre cadeau. La plus légère collation, le régal le plus sobre dépassant encore de mille coudées ses facultés budgétaires. Bon gré mal gré, il s’était trouvé dans l’obligation de soupirer en silence et de jouer, à son corps défendant, un rôle assez ridicule d’amoureux transi.

Et voilà qu’au moment où il désespérait de venir à bout de ces inextricables embarras de fonds, un flot de pactole dérivait de son côté et venait s’épandre, à son intention, jusqu’en l’étude de Me Corbin, notaire, rue de la Barillerie, proche du Palais.

La Providence, enfin, se décidait pour lui.

Ah ! vertuchoux, il allait pouvoir mener ses affaires à présent… et tambour battant ! comme on fait chez les cadets de Gascogne.

Et d’abord ?… D’abord, courons au plus pressé : Mlle Minou. La pauvrette se morfond depuis assez longtemps ; il sied de récompenser tant de méritoire patience, et de prouver qu’en dépit des apparences, on sait rendre aux belles ce qui leur est dû.

D’une plume alerte et tout d’un jet, Cyrano traça sur une belle feuille blanche les lignes suivantes :

 

Hier, me penchant à ma fenêtre,

Mon cœur, pris de vertige a chu.

Qui, sinon vous, peut bien connaître

En quelles mains il est échu ?

 

Vous plairait-il point me le rendre,

Ce pauvre cœur qui tant me fault ?

Las ! quand je vois votre œil si tendre,

Je sens comme il me fait défaut !

 

Donc, au Plat d’Étain, seule auberge

Digne de vous servir d’éberge,

Espérant et tremblant, à trac,

 

Vous attendra, dès crépuscule,

Votre : Savinien, Hercule

De Cyrano de Bergerac !

 

Le poète relut ce petit sonnet dont l’allure burlesque lui parut satisfaisante, puis d’une main fébrile il apposa l’adresse au dos du papier.

Après quoi, ayant cacheté le poulet, avec une admirable dextérité, il l’envoya à son adresse, par la voie la plus rapide et la plus sûre c’est-à-dire en la jetant par la croisée, à travers la vigne grimpante, en plein milieu du logis de sa destinataire.

— Là ! soupira notre Gascon, voilà qui est précis et clair. Après cela si cette belle ne se rend point, c’est à désespérer de la poésie, et je consens à me faire Carme… voire même capucin.

D’un pas allègre, le poète se dirigea vers l’étude du notaire paternel.

Il avait songé tout d’abord à s’y rendre à cheval, mais se rappelant que Capitan, par une grâce spéciale d’en haut, jouissait de la fâcheuse prérogative de causer quelque peu de scandale, et d’attirer à ses maîtres certains désagréments d’ordre policier, il avait renoncé à ce projet.

Ce n’était point le moment de déranger, par une nouvelle fugue, les affaires qui commençaient seulement à se débrouiller.

Quand il sortit de chez Me Corbin, la poche copieusement garnie, le jeune Gascon se sentit d’autant plus léger que sa bourse était plus lourde. Étrange contradiction aux lois qui régissent la pesanteur !

Il dirigea ses pas du côté du Palais, que longeait d’ailleurs la rue de la Barillerie où il se trouvait.

La galerie du Palais était, à cette époque, la providence des galants. On y trouvait de tout, et spécialement un assortiment complet de ces riens dont leur inutilité absolue fait tout le prix. Dans des échoppes, adossées aux piliers sacro-saints de ce temple de la Justice, des marchands débitaient, pêle-mêle et côte à côte avec le livre du jour ou l’arme à la mode, les mille frivolités et fanfreluches qui furent de tout temps le triomphe de l’ingéniosité de Paris.

En d’autres circonstances, Cyrano eût passé avec le plus parfait mépris au long de ces étalages de futilités, bonnes tout au plus pour ces freluquets vêtus à l’espagnole, et enrubannés ridiculement jusqu’à la moustache, qu’on voyait promener dans la galerie leurs mines pâmées de petits-maîtres, ou pour les belles du jour qui minaudaient, en grand décolleté, le visage abrité sous les barbes de dentelle du masque italien, lorgnées au passage par les galants et répondant à leurs avances par des clins d’œil d’une langueur assassine.

À l’ordinaire, le bretteur n’eût eu d’yeux que pour les belles gardes d’épée finement ciselées, ou pour les lames souples artistement damasquinées, triomphe de l’art florentin ou tolédan. Ou bien encore il se fût attardé à feuilleter les pages encore humides de la presse, de quelques poèmes nouveaux.

Mais Cyrano était amoureux, et cela suffisait à lui faire une âme toute neuve.

Cette foule élégante lui plaisait à coudoyer. À la contempler, il se sentait venir le désir de choses, dont il avait à peine soupçonné l’existence jusqu’alors.

C’est ainsi qu’il fit une ample rafle de parfums et d’onguents, de colifichets, de dentelles et de rubans, sans compter une infinité de menus ustensiles de toilette, tous plus indispensables les uns que les autres.

Avec l’ardeur d’un néophyte, il passa même quelque peu la mesure et se trouva, ses emplettes terminées, avoir sur les bras de quoi parer et enjoliver pour le moins la compagnie Carbon de Casteljaloux tout entière, capitaine compris.

La vue de l’éventaire d’une marchande de fleurs fit naître dans son esprit une pensée galante. D’une main diligente, il moissonna les plus belles branches, les unit en une gerbe odorante, après quoi il dépêcha un trottin rue Grénetail, porter la chose à Mlle Minou.

Débarrassé de ces importantes préoccupations, notre poète, les bras chargés de petits paquets, promena autour de lui un regard stupéfait. Il n’oubliait rien ? Non ! alors, en route !

Trois pas en avant et… le Gascon s’arrêta net, le nez en bataille.

— Par exemple ! fit-il, suffoqué. Voilà un hasard… providentiel !

Cette exclamation de surprise et cet arrêt brusque étaient causés par la vue d’un gentilhomme qui, à l’autre bout de la galerie, se tenait tranquille et placide, adossé à un pilier de la grande salle. Or, dans ce paisible personnage qui semblait attendre quelqu’un… ou quelque chose, Cyrano venait de reconnaître son adversaire des Carmélites.

Oui, certes, il n’y avait point à s’y méprendre, c’était bien lui ! Ce flegme imperturbable n’appartenait à nul autre. Il le voyait là, à dix pas de lui, mêlé à la foule élégante et pressée, tel qu’il lui était apparu, par une belle nuit froide, dans sa ruelle solitaire, drapé d’un manteau de cavalerie, et pareil, en son immobilité, à la statue de la Discipline militaire.

— Eh ! songea Cyrano, l’occasion est bonne de m’enquérir des nouvelles du chevalier. Ce gentilhomme en doit avoir de fraîches, lui qui est versé dans les secrets des dieux.

Il fit un nouveau pas dans la direction du mousquetaire. Mais une réflexion le retint :

— Peut-être ne va-t-il point me faire un accueil très chaleureux ; nous nous sommes quittés l’autre nuit assez fraîchement. Bah ! s’il prend la chose de mauvaise grâce, ce sera motif pour renouer un peu connaissance. Pour ma part, mordious ! je ne serais pas fâché de sentir quel contact a son épée, quand elle est nue !

Souriant à cette agréable perspective, notre raffiné d’honneur fit un pas de plus vers d’Artagnan.

Il n’était plus séparé de lui que par quelques avocats en robe, qui déambulaient à pas comptés, tout en s’entretenant de leurs affaires. Or, juste au moment où il allait l’aborder, il en fut empêché par l’arrivée inopinée d’un second gentilhomme qui aborda violemment le lieutenant de mousquetaires. Ce nouveau venu, soigneusement calfeutré et masqué, paraissait on ne peut plus soucieux de dissimuler les traits d’un visage dont on ne distinguait, entre le bord baissé du feutre et le coin relevé du manteau, que la ligne charnue d’une bouche, aux lèvres roses, ombragée d’une belle moustache brune à l’italienne.

Dépité, Cyrano se rejeta en arrière, dans l’ombre d’un pilier, bien résolu à attendre, pour lier conversation, que le mousquetaire fût redevenu seul.

Quelques secondes à peine s’étaient écoulées quand, par une galerie latérale, un troisième personnage déboucha et vint se joindre au petit groupe. Celui-ci paraissait hors d’haleine, comme s’il venait de fournir une longue course. Ayant salué, avec un respect marqué, l’homme au manteau, il se lança dans une longue explication, accompagnée d’une vive mimique et d’une gesticulation passionnée.

De son poste d’observation, notre poète commençait à ouvrir des yeux démesurés.

— Or çà, murmura-t-il, ai-je la berlue ? ou dois-je croire que je rêve éveillé ? Voilà qui est un peu fort !

Il y avait de quoi s’étonner, en effet. L’homme essoufflé et gesticulant ressemblait comme un frère à certain escogriffe… Point d’erreur ! C’était lui… Lui ! Maître Vauselle… en chair et surtout en os. Mais un Vauselle transfiguré, méconnaissable, un Vauselle retapé, redoré, remis à neuf, et si superbe que le galant de Mlle Minou lui-même avait hésité d’abord à mettre un nom sur cette splendide face de coquin.

Littéralement estomaqué, Cyrano suffoqua :

— Ouf ! mon mousquetaire des Carmélites et mon faquin de Sedan, ensemble !… agrémentés en supplément de ce seigneur si attentionné pour sa propre personne qu’il prend grand soin d’abriter du soleil la délicatesse de son teint. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?

Il n’eut point le loisir de pousser ces réflexions plus avant. Sur les indications de Vauselle, le personnage au manteau venait de se rapprocher de la colonnade qui séparait la galerie de la grande salle du Palais. De là tous deux pouvaient plonger leurs regards dans cette salle et voir ce qui s’y passait, sans crainte d’être aperçus.

Cyrano les vit se pencher, échanger quelques brèves paroles à voix basse.

Vauselle, dont la louche physionomie prit soudain une expression de triomphe, désigna de l’index un point à l’intérieur de la salle. Le cavalier mystérieux se courba et fixa sur le point indiqué un regard brûlant de passion ; en même temps un frisson de joie ardente le parcourut, faisant trembler les plis de sa longue cape.

Brusquement, il se retourna. Dans ce mouvement le poète put entr’apercevoir quelques traits d’un visage régulier, dont le teint, naturellement mat, était animé pour l’instant par une sorte de fièvre passionnée. En même temps, d’une voix singulièrement caressante, qu’une pointe d’accent étranger adoucissait encore, le chevalier masqué appela :

— Mousou d’Artagnan !

Depuis le début de cette scène, le mousquetaire avait paru se tenir volontairement à l’écart. Il semblait, jusque-là, n’avoir assisté à ces louches conciliabules qu’avec contrainte et comme à son corps défendant. À l’appel de son nom, il s’avança toutefois avec une mauvaise grâce marquée. Du doigt, l’autre lui montra le point que lui avait précédemment désigné son complice.

De son coin, Cyrano ne perdait pas un geste de cet étrange manège. Il lui parut, à ce moment, que d’Artagnan tressaillait ; sur le visage calme du lieutenant une ombre sembla passer.

Décidément, cela devenait passionnant. Derrière cette cloison, quel étrange spectacle pouvait bien se dérouler, pour faire naître, chez les trois personnages qu’il observait, tant de sentiments violents et contradictoires.

N’y tenant plus, Cyrano se glissa à son tour jusqu’à une imposte d’où il pouvait voir, en biais, dans la grande salle.

Il eut d’abord quelque peine à rien distinguer, enfin son œil s’étant accoutumé à la pénombre, il vit et… un cri s’étouffa dans sa poitrine.

À deux pas de lui, à peine séparés des gens qui les épiaient par une fragile muraille de bois et de verre, deux jeunes gens étaient réunis.

Ils causaient avec une entière tranquillité, au milieu de cette nef immense où ils se trouvaient seuls, perdus dans l’ombre et le silence. Dans l’imposante majesté de cadre austère, tout en froide voûte et en piliers rigides, leurs jeunes silhouettes paraissaient plus gracieuses et plus élégantes encore. Ils formaient un charmant tableau : elle, souple et légère avec ses gestes vifs et menus, pareils au mignard sautillement d’un oiseau ; lui, grave et animé, les joues colorées de la rouge ardeur du sang, les yeux brillant d’une flamme douce et profonde.

C’étaient eux, c’était cette gracieuse jeune fille dont les boucles blondes s’échappaient capricieusement du capuchon qui les enserrait, dont les yeux de pervenche luisaient doucement derrière le masque, dont les jolies lèvres tremblaient d’une émotion mal contenue ; c’était ce jeune homme au clair visage, franc et loyal, au geste hardi, à l’allure décidée, oui, c’étaient ces deux enfants, qui respiraient l’innocence et la candeur, ces deux jeunes êtres pour qui le monde semblait ne plus exister, tout occupés qu’ils étaient l’un de l’autre ; c’étaient eux qu’épiaient, avec des regards de convoitise et de haine, c’étaient eux que couvaient comme une proie longtemps espérée, les hommes réunis là, derrière la muraille ; ce louche coquin suant la trahison, et son maître ténébreux.

Le sang de Cyrano bouillait dans ses veines. Il eût voulu leur crier : Méfiance ! Se jeter sur les espions et les charger à outrance ! dissiper à coups d’épée les ténèbres de cette trame, la hideuse obscurité de ce cauchemar.

— Eux ! mordious ! eux !… bégayait-il dans l’excès de sa stupéfaction et de sa colère généreuse.

Car il avait reconnu sans peine dans les deux enfants, la blonde demoiselle des Carmélites, Claire de Cernay, et son fidèle servant Tancrède… le Chevalier Mystère !

D’un élan impétueux, le poète s’élança, bousculant tout sur son passage, pareil à une trombe ; mais il n’était pas parvenu à la porte de la grande salle qu’il se sentit arrêté par une force invincible.

Une main l’avait saisi en arrière, par un pan de son justaucorps, et l’immobilisait.

Furieux, il se retourna et blêmit de fureur en se trouvant face à face avec sa bête noire, avec celui qu’il croyait sincèrement détester à l’égal de son pire ennemi, depuis qu’il avait été ménagé par lui dans la ruelle avoisinant les Carmélites… face à face avec d’Artagnan !

— Vivadious ! jura-t-il, menaçant.

Très maître de soi, le mousquetaire ne parut point se soucier de cet emportement. Bien plus, sans avoir l’air de le reconnaître, il prononça, du ton de calme indifférent dont on tancerait un maladroit :

— Prenez garde ! Vous courez comme un homme qui va chercher la mort !

Ces paroles ambiguës étaient-elles un avertissement ou constituaient-elles une nouvelle dérision ?

Un instant, le poète hésita. Il lui sembla lire, dans le regard aigu de son adversaire, une flamme étrange, il sentit que ses mains, agrippées à lui pour le maintenir, étaient agitées d’un léger tremblement. Et puis, du coin de l’œil, d’Artagnan paraissait lui désigner ses deux compagnons qui, toujours plongés dans leur contemplation, ne s’étaient aperçus de rien.

Néanmoins, emporté par l’impétuosité de ses sentiments, notre Gascon se dégagea, d’un coup brusque, et passa outre.

Une violente poussée le rejeta en arrière.

De la grand-salle, tout à l’heure déserte, un flot de populaire s’écoulait, refoulé par des archers. Armés de leurs verges, des sergents s’avançaient parmi les rangs de plaideurs et d’avocats, ouvrant de force un passage à tout un cortège d’hommes en bonnets carrés et en robes fourrées d’hermine, précédés de massiers et suivis d’une noire armée de greffiers et de procureurs. MM. les Conseillers de la Grand-Chambre, le premier Président en tête, sortaient solennellement de tenir séance sous les fleurs de lys.

Tout en maugréant, Cyrano dut attendre la fin de cet interminable défilé pour tenter de rejoindre ses gens, dont une haie infranchissable l’avait brusquement séparé.

Dès que les derniers rangs se furent écoulés, il s’ouvrit un passage à grands coups de coude dans le flot pressé des basochiens.

D’Artagnan, Vauselle et leur maître avaient disparu !

N’importe, l’essentiel était de rencontrer le chevalier et sa jeune amie. Cyrano se précipita dans la grand-salle. Elle était redevenue déserte !

Alors, il commença à battre les galeries de l’antique édifice. En une course folle, il fouilla les couloirs tortueux, les corridors étroits, dégringola des escaliers, en remonta d’autres. Nulle part, il ne trouva trace de son imprudent ami. Tous les acteurs de cette scène surprenante s’étaient volatilisés comme des fantômes d’un cauchemar.

De guerre lasse, Cyrano sortit du Palais par la place Dauphine.

Cependant, ceux qu’il cherchait, avec une si malchanceuse obstination, étaient sortis par la cour de Mai.

Dérangés dans leur tête-à-tête par le défilé du cortège parlementaire, les deux jeunes gens avaient gagné, de compagnie, la rue de la Barillerie et se dirigeaient vers le Pont au Change.

Ils marchaient côte à côte, presque sans se parler, mais leur silence était plus éloquent que le plus long des discours.

De temps à autre, le chevalier posait sur sa compagne un regard où débordaient la joie de se retrouver enfin près de l’être aimé et la fierté de jouer auprès d’elle son rôle de guide et de protecteur.

De son côté, Claire allait la tête droite, osant à peine faire un geste, de crainte de laisser deviner le trouble profond qui l’agitait. Peine perdue, son émotion se révélait aux palpitations trop rapides des dentelles de son gorgerin et au tremblement que le souffle précipité de ses jolies lèvres imprimait aux barbes légères de son masque.

Lorsqu’ils arrivèrent au pont, elle fit un effort sur elle-même pour rompre ce silence oppressant. Claire reprit la conversation interrompue et dit en dominant à peine le tremblement de sa voix :

— Oui, chevalier, la Reine a hésité longtemps avant de vous accorder l’audience que je sollicitais pour vous.

— Elle me l’avait promise pourtant lorsque je partis là-bas.

— Sa Majesté n’a pas oublié. Elle sait tout ce qu’elle vous doit, mais elle est si peu maîtresse d’elle-même. Ses affections, ses démarches, ses moindres gestes sont si surveillés. Si vous saviez quelle vie misérable est la sienne, à quel espionnage odieux elle est en butte !

Le jeune homme la regarda, frémissant d’indignation.

— Qui donc ose persécuter Sa Souveraine ?

— Qui ? Tous, hélas ! Depuis M. le Cardinal jusqu’au moindre de ses serviteurs, jusqu’à M. Mazarin, cet homme douteux, sorti l’on ne sait d’où et qui s’attache aux pas de la Reine avec une ténacité et une audace effrayantes. Ah ! celui-là, surtout, me fait peur !

Elle sentit qu’il lui prenait la main d’un mouvement instinctif, et qu’il la pressait dans la sienne, comme pour la rassurer. D’un sourire, elle le remercia.

— Laissons cela, fit-elle. L’essentiel est que j’aie réussi. Vous la verrez ce soir.

— Oh ! merci, s’écria Tancrède, dans un élan passionné. Merci ! Cette audience, vous ne pouvez point deviner quel prix j’y attache. C’est pour moi la fortune, le bonheur, que dis-je, le salut !

Claire tourna vers le Chevalier ses jolis yeux où se lisait un peu de surprise.

Celui-ci reprit avec feu :

— Oui ! je suis parti à l’aventure, lorsque j’ai accepté de risquer, sur un coup hasardeux, ma liberté, mon existence peut-être ; je l’ai fait sans hésiter, parce que vous me le demandiez… Et cependant ce brusque départ me désespérait ; car il me séparait pour longtemps, pour toujours peut-être de celle qui est pour moi plus que la liberté, plus que la vie.

Un léger frisson de Claire répondit seul à cette brûlante déclaration. Tancrède poursuivit :

— Le péril ? qu’importe ! Un soldat n’a-t-il pas fait une fois pour toutes le sacrifice de lui-même. Mais, songez-y, je pouvais être pris ou tué en chemin, et alors j’aurais disparu sans avoir revu celle pour qui j’étais prêt à mourir, sans avoir pu lui dire quel souvenir j’emporterais, par-delà le monde, de son charme, de sa vaillance et de sa beauté.

— Vous êtes revenu, heureusement, chevalier !

Il secoua la tête.

— Je suis revenu, en effet, mais ce secret qui a été ma joie et mon réconfort, ce secret que je porte en moi et qui m’étouffe, il ne m’appartient pas de le dire encore. Non ! je dois le refouler au fond de mon cœur ; l’heure n’est pas venue où je pourrai l’avouer fièrement, le proclamer à la face du monde, avec orgueil.

Elle parut l’interroger d’un regard.

— Pour l’heure, je ne suis qu’un pauvre soldat de fortune, un aventurier sans feu ni lieu, sans nom, le chevalier Mystère !

— N’est-ce point assez ? Quelle femme au monde pourrait se trouver offensée de l’hommage d’un cœur généreux et loyal comme le vôtre ?

— Vous êtes bonne, et je vous remercie, mademoiselle. Mais ce cœur dont vous exagérez le prix est trop fier du moins pour accepter l’aumône d’une pitié. Dût-il souffrir plus cruellement encore qu’il n’a souffert, dût-il éclater et se briser dans le silence, il saura se taire ; son secret, il ne le révélera que lorsqu’il pourra le faire sans honte.

Brave petit chevalier, ce sincère scrupule fait honneur à ta loyauté. Par exemple, il y a beau temps que ton secret est percé à jour. Quelqu’un le connaît déjà, un cœur de jeune fille l’a deviné !

— Vous avez raison, approuva Claire, gravement.

Et, avec une vive émotion, elle ajouta :

— Vous m’avez dit, je crois, que vous étiez sans famille ?

— C’est vrai !

— Je suis orpheline, moi aussi. Vous pouvez donc me confier vos chagrins.

— À quoi bon ?

— Je suis à même de les comprendre.

— Non, mademoiselle, ce que je désire partager ce sont mes espoirs et mes joies. Vous êtes pour moi une messagère de bonheur.

— Oh ! chevalier !

— Vous auriez tort de vouloir le nier. Je vous ai rencontrée, une première fois, alors que je désespérais. Un coup du destin venait de m’abattre, en m’arrachant cruellement ma seule espérance, mon seul bien ! Or, il m’a suffi de vous voir pour reprendre confiance. La Providence ne voulait pas m’accabler, je l’ai senti, et j’ai compris en même temps qu’elle vous plaçait sur mon chemin pour m’aider à me relever.

— Vraiment ? s’écria la jeune fille, sans chercher à dissimuler sa joie. Cela m’étonne pourtant. Je suis si peu de chose, et j’ai tant besoin d’aide moi-même.

— N’êtes-vous point l’Ange ? dit-il avec intention.

— Chut !

— Et ne vivez-vous point aux côtés de la Déesse ?

— Pauvre déesse, triste souveraine d’un Olympe désert… ses plus chers amis ne peuvent attendre d’elle que bien peu d’aide !…

Claire avait prononcé ces paroles sur un ton grave, comme pour enlever à son compagnon des espoirs qui ne pourraient aboutir qu’à une cruelle déception.

Tancrède étendit la main, en signe de protestation.

— Vous vous méprenez, dit-il. Je ne viens réclamer d’elle aucune faveur. Je ne mendie point le prix d’un service… pour lequel je suis assez récompensé déjà.

Il pressa doucement la petite main qui s’abandonnait dans la sienne.

— Non, je l’ai servie, et veux la servir encore sans rien demander, sans rien attendre en retour. Et pourtant, je le sens, je le devine… elle peut tout pour moi.

Avec une sombre exaltation, mais d’un ton prudemment contenu, il ajouta :

— La Reine peut, à son gré, m’abaisser ou m’élever, me contraindre à rester le pauvre errant sans espoir, ou faire de moi un seigneur brillant, envié !

Haletante d’émotion, Claire demanda :

— Qu’entendez-vous dire, chevalier ?

— Écoutez !… Un secret pèse sur ma vie… une énigme de sang ! Un moment, la clé de cette énigme a été dans ma main. J’ai touché au but ! J’allais savoir, enfin, quel nom j’ai le droit de porter, j’allais connaître par quelle trahison j’ai été dépouillé, banni, enfermé dans cette geôle de misère où ma jeunesse étouffe. Mes droits, la fortune dont on m’a frustré lâchement, j’allais être à même de les revendiquer, l’épée en main, et de châtier les misérables qui se sont enrichis de la ruine d’un orphelin ! Hélas ! cette clé qui m’ouvrait le monde, elle m’a été ravie, volée.

— Achevez, de grâce, dit la jeune fille que l’exaltation de son compagnon envahissait peu à peu.

— Les voleurs, je les ignorais hier. Aujourd’hui, je les connais. Je ne savais d’eux qu’une chose, qu’ils étaient les ennemis d’un être mythique, d’un fantôme, dont j’ignorais tout, sauf son nom : M. Bernard.

— La duchesse !

— Elle, Mme de Chevreuse. Par elle, j’ai remonté à ses adversaires, et j’ai trouvé…

— Silence ! fit-elle en promenant autour d’elle un regard de crainte.

Très bas, il reprit :

— J’ai trouvé vos persécuteurs… ceux qui menacent, épient et torturent notre auguste maîtresse… la Reine de France.

Claire frémit et balbutia :

— Hélas ! ils sont puissants, et nous sommes faibles ! Ils sont armés et nous n’avons d’autres armes que la prière !

— Aussi ne vous demandé-je rien. Ce combat dont ma vie est l’enjeu je le mènerai seul ! Si je ne réclame nulle aide de Sa Majesté, il est du moins une faveur qu’elle ne peut me refuser. Cette obscure énigme de ma naissance, elle en connaît le mot !

— Elle ?… la Reine ?…

— Oui, certes ! Qui donc le saurait sinon l’amie de M. Bernard, de la belle duchesse ? Elle peut donc m’aider à pénétrer ce mystère. Seule, elle peut m’en révéler le fond !… Voilà pourquoi j’ai sollicité l’audience de ce soir. Je me présenterai devant ma Reine, et je lui dirai : Pour prix du sacrifice de ma vie, je ne demande à Votre Majesté qu’un mot, un nom : le nom de mon père ! Le mien !

— Oh ! oui, s’écria Claire, si elle le sait, elle vous le dira, soyez-en certain. Elle est si juste, si bonne !

— Alors, je suis sauvé, toute obscurité se dissipe autour de moi ; je vois mon but et je vais à lui sans biaiser. Et bientôt… bientôt j’aurai le droit de vous le dire, le mot qui emplit mon cœur, qui monte à mes lèvres malgré moi et que je ne puis murmurer encore que tout bas.

Ce mot magique, Tancrède, en effet, le prononça du bout des lèvres, si bas qu’il n’arriva point à l’oreille de sa jeune compagne. Si elle n’en entendit point les syllabes, son cœur s’ouvrit du moins pour le recevoir ; et sous son masque, elle se sentit rougir jusqu’au front.

— Adieu, fit-elle. À ce soir, neuf heures… au Louvre… à la poterne des jardins.

— Soyez tranquille. Je n’oublierai point.

— Songez surtout à ce que vous m’avez promis. Ne voyez personne avant cette nuit…

— Je vous l’ai juré ! Personne… Ah ! si, pourtant, un ami, le gentilhomme le plus loyal et le plus sûr. Je réponds de lui comme de moi-même.

— Son nom ?

— Cyrano !

Claire de Cernay sourit.

— Oh ! lui, je vous permets de le voir, puis elle s’enfuit dans la direction du Louvre.

Tancrède la suivit des yeux, lui envoya un baiser débordant d’amour, puis il se perdit dans le tortueux dédale de la Vallée de Misère.

9

MAZARIN S’OCCUPE…

Au même moment où Cyrano sortait du Palais par la place Dauphine, et où Tancrède et sa compagne s’en allaient par la rue de la Barillerie, un petit groupe de trois personnages quittait le même édifice par la poterne du bord de l’eau et tournait le quai des Orfèvres.

Ce trio se composait de nos espions de la galerie : l’impénétrable homme au manteau et le sieur de Vauselle, auquel le lieutenant d’Artagnan formait escorte.

Au bout de quelques pas, ces gens arrivèrent devant une étrange petite maison, d’apparence antique et sordide, accotée à deux énormes tours jumelles dont l’élévation la faisait paraître, par contraste, encore plus basse et plus trapue.

Ces tours, d’aspect seigneurial, dépendaient de l’Hôtel du premier Président du Parlement de Paris. Quant à la bicoque en question, elle paraissait être un vestige du passé, échappé à la pioche des démolisseurs grâce à son humilité. Elle semblait s’accrocher désespérément au superbe édifice voisin, comme pour se protéger et se cacher dans son ombre.

Telle quelle, avec ses impostes vitrées et sa porte étroite la bicoque avait l’allure louche d’un mauvais lieu, et comme un vague air d’espionnage et de geôle.

C’est là que pénétra le cavalier au manteau, toujours calfeutré dans sa cape espagnole, et suivi par ces deux compagnons.

Dans une salle basse, empuantie par la fumée du tabac, des gens attendaient, assis sur des bancs de bois disposés le long des murailles.

À son approche, tous se levèrent avec un grand bruit de ferraille remuée et l’un d’eux s’avança respectueusement, le feutre à la main.

— C’est vous, Rouvigny, reconnut le gentilhomme masqué, tous vos hommes sont-ils là ?

— Tous, Monseigneur ; et prêts à se faire trouer la panse pour le glorieux service de Votre Excellence.

— Va bene ! soufficit ; interrompit le maître, en coulant vers d’Artagnan un coup d’œil furtif. Ze vous donnerai mes ordres tout à l’heure. Vénez, mousou dé Vauselle.

Alors, s’étant débarrassé de son manteau, M. de Mazarin – qu’on n’a pas été sans reconnaître – gravit un escalier branlant, ayant sur les talons l’escogriffe, tout fier de sa nouvelle faveur et redressant la tête d’un air important.

— Jolie acquisition que nous avons faite là ! grommela Ruvigny en louchant du côté de Vauselle. Voyez comme le drôle se carre. Dirait-on jamais d’un homme qui a failli être pendu, et que M. de Mazarin a tiré des serres de M. le Cardinal et de ses capucins, Dieu sait pourquoi ?

— Peut-être pour compléter sa collection, opina une voix railleuse.

Le chef des reîtres se retourna, furieux et prêt à tonner, mais il se contint en apercevant la figure souriante de d’Artagnan que, dans son empressement, l’Italien avait oublié là.

— Sangodemi ! jura Ruvigny, faisant effort pour présenter à son ancien adversaire une figure avenante, je crois que c’est ce bon Monsieur d’Artagnan.

— Lui-même, heureux de retrouver en parfaite santé cet excellent M. de Ruvigny.

Les deux hommes ne s’étaient point revus depuis leur rencontre au Chêne Royal, à Saint-Germain, rencontre qui avait failli débuter par une rixe et qui s’était terminée par une trahison. Aussi le reître soutint-il d’un air mal assuré le clair regard du vaillant mousquetaire.

— Vous voici donc de retour ? balbutia-t-il.

— Comme vous pouvez voir.

— Et… votre voyage… s’est… accompli… sans encombre ?

— À ravir ! Un peu de fatigue, seulement.

— Il m’avait semblé… en effet… à Saint-Germain…

— Bast, fit d’Artagnan de son air de pince-sans-rire, quand on est trop las… on dort, et voilà tout !

Un appel venu d’en haut interrompit à point ce colloque qui commençait à devenir embarrassant pour Ruvigny.

— Mille excuses, fit-il, Monseigneur me réclame.

— Allez donc mon cher, je ne voudrais point priver M. de Mazarin de votre aimable compagnie… ni de vos bons offices !

Le sbire gravit en hâte les degrés, un peu inquiet de la rencontre de d’Artagnan, et grommelant entre ses dents :

— Pourquoi diable le Monsignor met-il celui-là en tiers dans nos affaires. S’il est des nôtres, il est homme à tout gâter.

Sur cette réflexion il pénétra dans le cabinet du maître, l’échine courbée et les lèvres fleuries du sourire le plus obséquieux.

Tout d’abord Mazarin ne parut pas s’apercevoir de sa présence, absorbé dans une conversation animée avec son nouveau favori, il se frottait joyeusement les mains en marmonnant :

— Il n’y a plous à hésiter, plous à atermoyer. Lé frouit est mour, il lé faut couillir !

— J’ai tenu toutes les promesses faites à Votre Excellence ! répondit Vauselle d’un air de triomphe.

— Certes, ze né vous oublie pas !

— Pour prix de ma grâce je vous ai promis de vous livrer l’homme de Sedan, le messager de la Duchesse…

— Vous mé lé livrez fidèlement.

— Après l’avoir suivi, pas à pas, tout le long de la route qui le ramenait à Paris, après vous avoir donné, jour par jour, copie des lettres qu’il échangeait avec la jeune fille de l’Hôtel de Nevers… et qui étaient interceptées par mon agent.

— Ze sais tout céla !

— Ainsi, pas un des pas qu’il a faits, pas une des lignes qu’il a tracées, n’a échappé à votre vigilance. Je vous l’ai amené, sans qu’il se méfie de rien, jusque dans votre main. Je vous l’ai montré tout à l’heure en compagnie d’une demoiselle d’honneur.

— Sa complice.

Vauselle s’approcha et baissa la voix :

— Celle qui doit, cette nuit, l’introduire dans le Louvre, auprès de Sa Majesté la Reine.

Mazarin porta vivement le doigt à ses lèvres :

— Piano ! piano ! Mousou dé Vauselle, respect à Sa Mazesté ! La Reine né doit point être soupçonnée, céla est défendou !

L’escogriffe fixa sur son maître un regard étonné.

— Lé zeune houme est oun messazer dé Sedan, rien dé plous… Non, non, rien dé plous !

En prononçant ces paroles, qui cachaient une arrière-pensée profonde, Mazarin détourna les yeux, comme par crainte d’y laisser lire son secret.

— Où donc est Rouvigny ? fit-il impatiemment.

— Ici, Excellence, dit le reître, en s’empressant de sortir de l’ombre de son coin.

L’Italien se tourna vers lui et d’une voix sèche, il articula :

— La çose est décidée. Elle sé fera cette nouit.

Ruvigny s’inclina en signe d’obéissance passive.

— L’heure ? demanda-t-il.

— Soyez avant neuf heures dans les zardins dé la Reine.

— Combien d’épées ?

— Dix ou douze souffiront. Vous n’aurez à faire qu’à oun houme et à oune femme…

— Mieux encore, à deux enfants, intervint Vauselle, souriant de toute sa denture de loup.

Le bravo fit une grimace du côté du favori.

— J’aurais préféré des adversaires plus dignes de nos épées.

— Par la madone !

Ruvigny reprit aussitôt son attitude humble et s’empressa de certifier :

— Ainsi nous aurions mieux prouvé à Votre Grâce l’étendue de notre dévouement.

Non sans une nuance d’ironie, Vauselle ajouta :

— Que M. de Ruvigny se rassure ! Tout jeune qu’il soit, le Chevalier est homme à se défendre. Je l’ai vu de près. Au combat, cet enfant pourrait bien se trouver un lionceau.

— Nous serons en nombre… fit le reître, d’un ton méprisant.

L’Italien interrompit très bref :

— Par-dessous tout, souvenez-vous, Rouvigny, qué vous lé dévez prendre vivant !

— La chose est plus délicate alors.

— La vie de cé jeune homme m’importe énormément, vous m’avez compris ?

— Oui, Monseigneur. À neuf heures, cette nuit, dans les jardins de la Reine.

— Vous ouvrirez la poterne au premier signal.

— Et nous nous saisirons de l’arrivant.

— Vivant, Rouvigny, vivant…

Et, entre haut et bas, Mazarin ajouta :

— Diavolo ! s’ils mé lé touaient, z’en serais pour mes frais, et la cassette mé resterait pour compte oune fois dé plous.

Ceci dit, l’Italien redescendit les degrés, suivi de ses deux satellites, l’homme du conseil, et l’homme de l’action. En bas, il retrouva le mousquetaire que, dans ses multiples préoccupations, il semblait avoir oublié.

— Eh quoi ! fit-il d’un air hypocrite, z’ai fait attendre cet excellent Mousou d’Artagnan. Vous pouvez disposer de votre personne.

— Son Éminence m’a chargé de vous accompagner, répliqua d’Artagnan, sans bouger d’un pas.

— Pour aujourd’hui, votre mission sé termine ici, vous voudrez bien rendre compte à Son Éminence Mounsignor de Richelieu dé cé qué vous avez vou tout à l’heure, au Palais.

Le lieutenant le regarda, avec une expression de surprise parfaitement jouée.

— Ce que j’ai vu ?… Deux jeunes gens devisant ensemble… d’amour, il est probable ! je ne pense point que cela soit d’un haut intérêt pour Son Éminence.

Mazarin frappa du pied.

— Non, non, vous mé comprenez bien ! Vous n’êtes point sans avoir reconnu ces deux prétendous amoureux ?

D’Artagnan haussa les épaules, comme si la chose lui semblait de peu d’importance. Mais elle importait beaucoup, au contraire, à la réussite du plan de son rusé partenaire.

L’Italien insista et précisa :

— La démoiselle, oune fille d’honneur dé la Reine, vous la connaissez, Mlle de Cernay… Quant au zeune cavalier, vous n’êtes pas sans l’avoir aperçu, certaine nouit, aux Carmélites… en compagnie d’oune autre personne…

— C’est bien possible, en effet !

— Gazons qu’ils s’entretenaient d’autre çose qué d’amour.

— Après tout vous devez savoir cela mieux que moi, riposta le mousquetaire flegmatiquement.

— Dou reste, Mousou dé Richelieu né tardera pas à en être assouré ! Cette nouit, le messazer dé la Doucesse séra à nous.

Malgré son sang-froid, d’Artagnan ne put dissimuler la contraction nerveuse qui lui plissa le visage. Il se ressaisit vite.

— J’allais oublier, fit-il en observant Mazarin du coin de l’œil, cette nuit, je dois prendre la garde au Louvre à la Capitainerie.

— Diavolo !

— Oui, je suis chargé de veiller sur la sécurité de Sa Majesté la Reine. Si donc vous avez besoin de moi, vous savez où me prendre.

Puis, satisfait de son effet, il pivota sur les talons et s’en fut en sifflant entre ses dents un air de chasse.

— Gésusito ! grimaça Mazarin, on zourerait qué cé diable d’houme dévine tous nos desseins.

Mais, ayant promené sur les sbires de Ruvigny un regard circulaire, il se rassura et conseilla :

— Mousou dé Rouvigny, prénez vingt hommes avec vous. L’affaire dé cette nouit peut être plous çaude qué ze né pensais !

10

ÉCLAIRS
DANS LA NUIT

Bouleversé par la scène rapide dont le hasard venait de le rendre témoin, Cyrano en sortant du Palais, avait regagné en hâte la rue Grénetail.

À travers les inquiétudes vagues et les sombres pressentiments qui agitaient son esprit, une faible lueur d’espoir lui restait.

Puisque le chevalier était de retour à Paris, fidèle à leur pacte d’amitié, sans doute avait-il poussé une pointe jusqu’au logement du poète pour lui faire visite.

Au fur et à mesure qu’il avançait dans la rue Saint-Martin, cette pensée s’ancrait davantage dans l’esprit du poète. Il s’attendait à voir apparaître, d’une minute à l’autre, la silhouette de Tancrède. Aussi fut-ce avec un vif désappointement qu’il apprit qu’en son absence personne ne s’était présenté au Mouton Blanc.

Pressé de questions, Maître Coquillart attesta sous serment que nul être humain n’avait paru de toute la journée.

— Personne !… Ah ! si, pourtant. Un trottin, porteur d’une magnifique gerbe de fleurs. Mais cette galanterie ne s’adressait certes point à M. de Bergerac.

— Mes fleurs ! pensa Cyrano.

Alors le souvenir lui revint de Mlle Minou, et de l’invitation à souper qu’il lui avait adressée pour cette nuit-là.

— Prenez cela ! dit-il au gros homme en le chargeant de toutes ses emplettes qu’il avait encore sur les bras.

Et sans un mot de plus, il le planta là, pour gagner en courant la rue Saint-Martin.

À cette époque, le voyageur pénétrant dans la capitale par la porte Saint-Martin, était arrêté dès ses premiers pas par l’enseigne alléchante d’une vieille hôtellerie sur le porche de laquelle se balançait modestement, en signe de bienvenue, un plat d’étain.

C’est vers cette maison réputée que Cyrano, rappelé à ses devoirs d’amphitryon, dirigea sa course. L’ami de M. de Saint-Amant fut accueilli par un hôte solennel, avec tous les honneurs dus à un aussi illustre parrainage.

Commander un souper fin pour onze heures de nuit – après le théâtre – fut l’affaire d’un moment. Le poète entendait qu’on n’épargnât rien et qu’on ne regardât point à la dépense ; cela suffisait ! Le repas – victuailles et vins – serait digne et de la réputation de la maison et de la qualité des convives.

Cyrano, déchargé de ce côté de toute espèce de souci, put donc réintégrer son logis.

Il venait d’y rentrer, et, pour calmer sa fièvre, tromper son impatience, il commençait à déballer ses nouveaux achats, tout en procédant à une délicate et minutieuse toilette, quand un coup, frappé à sa porte, le fit sursauter.

— Qu’est-ce là ? fit-il, en restant en suspens, une brosse d’une main, un fer à friser de l’autre.

Tout d’abord la pensée de Mlle Minou venant lui rendre la réponse à son poulet lui traversa l’esprit, puis il songea au chevalier, se décidant enfin à faire une tardive apparition.

— Lui… ou elle ? balança-t-il, indécis.

Un nouveau coup retentit. Il s’empressa d’aller ouvrir.

La silhouette qui lui apparut lui arracha un cri de désillusion. Ce n’était point celle du fluet chevalier, ni d’ailleurs la gracieuse personne de la jolie comédienne.

Une corpulence volumineuse emplissait en entier le cadre de la porte ouverte. Suant et soufflant à grand fracas, le visiteur tonna, d’une voix de stentor, digne en tous points de sa magistrale ampleur :

— Peut-on entrer ?

Question superflue, car, en même temps, sans attendre la réponse, le gros Saint-Amant s’ouvrit un passage à travers la chambre, rien que par la pression de son imposant abdomen.

— Toi ? grommela Cyrano, déconcerté.

Le gros gaillard partit d’un formidable éclat de rire.

— Peste ! voilà un accueil chaleureux ! Comme on voit que cet excellent ami se mourait d’envie de nous voir depuis…

— Depuis huit grands jours, compléta une voix grêle et acidulée, semblant sortir de l’ombre du palier.

Le propriétaire de ladite voix fit alors son apparition ; dans le large sillage du géant, où elle se perdait, la mince et falote personne d’un petit homme rabougri, à la face couperosée et au nez bourgeonnant, se glissa dans la chambre.

— Toi aussi ! fit Cyrano, en reconnaissant Linières.

— Tu quoque, Brutus ! murmura en sourdine le pauvre hère.

Interdit, le poète resta un bon moment planté devant ces visiteurs imprévus, son fer d’une main, sa brosse de l’autre.

— Nous-mêmes ! expliqua rondement Saint-Amant. Las de t’attendre en vain à la Pomme de Pin, nous nous sommes décidés à te relancer jusque dans ton nid, bel oiseau rare.

— Rara avis ! ajouta Linières jouant le rôle de l’Écho – mais d’un Écho lettré et parlant latin.

— Comme tu ne venais pas à la montagne…

— La montagne est venue à toi, acheva le petit homme en désignant peut-être involontairement la corpulence de son magistral ami !

Cependant Cyrano ne soufflait mot. Il avait quelque peu négligé ses compagnons, durant ces temps de pénurie, et il s’attendait à un flot de reproches violents. Outre cela, le moment choisi par les deux compères pour lui faire visite se trouvait être singulièrement malheureux. Pour l’heure, le bretteur n’était pas en humeur de rire, les incidents du Palais ne lui sortaient point de la tête et, au fur et à mesure qu’il sentait les heures s’écouler, son inquiétude ne faisait que s’accroître.

De fort mauvaise grâce, il alla donc se replonger dans les soins de sa toilette interrompue, tournant sans façon le dos à ses hôtes.

— Or çà ! fit-il en même temps, qu’est-ce qui vous amène ?

Ne recevant pas de réponse immédiate, il se retourna et s’aperçut de l’étrange physionomie des visiteurs qui semblaient se consulter du regard.

— Mordious ! que signifient ces airs mystérieux ?

— Chut ! répliqua Saint-Amant, en promenant tout autour de la chambre un coup d’œil scrutateur. Tu es seul ici ?

— Eh oui ! sandious ! ne le vois-tu pas ?

— Chut ! malheureux… Personne ne peut-il nous entendre ?

— Eh mildiablous ! qui voulez-vous ?…

Cette fois les compères s’unirent pour répéter en chœur :

— Chut !

À voix basse, ils laissèrent tomber ces mots énigmatiques :

— Il y a du nouveau !

— Du nouveau ? À quel propos ?

La réponse ne vint pas tout de suite parce que très essoufflé le gros homme venait de se laisser tomber d’une masse sur le lit de camp, dont les sangles gémirent sous ce poids imprévu.

Mettant à profit ce temps d’arrêt, le maigre personnage se glissa jusqu’à un tabouret au haut duquel il se jucha à la façon d’un perroquet sur son perchoir.

— Voyons, que se passe-t-il ? demanda le poète repris de plus belle par ses inquiétudes.

Le gros hocha la tête gravement, et son compère laissa passer entre ses lèvres un sifflement plein de sous-entendus.

— Vous avez, dites-vous, des nouvelles ?…

— Graves ! articula Saint-Amant.

— Très graves ! accentua le perroquet, du haut de son perchoir.

— Concernant qui ?

— Qui ? s’écria le gros d’un ton de reproche. Savinien, mon fils, aurais-tu donc oublié ?

— Oublié quoi ?

Le géant tourna vers Linières un œil stupéfié :

— En vérité, notre ami a perdu la mémoire !

— Il aura bu des eaux du fleuve Léthé, fit l’écho.

— Ne nous avais-tu pas priés de nous enquérir…

— D’une façon instante…

— De ce que devenait un tien ami…

— Jeune homme de fort bonne mine…

— Disparu d’une façon suspecte…

— Et soudaine…

— Et que tu avais tout lieu de croire menacé…

— De quelque pressant danger ?

Cette série de questions, ou plutôt cette question unique dont les deux compères se renvoyaient les morceaux à la façon d’un volant de raquettes, tomba sur la tête du poète comme un déluge.

Il se secoua abasourdi :

— Vous parlez du chevalier ?

— Et de qui donc, sinon de lui !

Du coup Cyrano laissa tomber le fer avec lequel, en désespoir de cause, il avait recommencé à calamistrer sa chevelure.

— Vous avez de ses nouvelles ? vous l’avez vu ? vous avez appris quelque chose le concernant ? Parlez Dioubibane ! mais parlez donc !

— Hé ! tu ne nous en donnes pas le loisir ! laisse-nous souffler, Palsambleu ! et reprendre un peu nos esprits.

L’œil de Saint-Amant, en faisant le tour de la chambre, venait de tomber en arrêt sur la table de travail de son camarade, et il avait aperçu l’hétéroclite assemblage de flacons, de pots et de fioles qui l’encombraient.

— Rien ! fit avec contrainte le cadet de Gascogne, je m’habillais lorsque vous êtes arrivés.

— Il s’habillait… rien de plus, reprit l’autre, avec un salut ironique. Peste ! quel bouquet ! quels parfums ! Ne sens-tu point, Linières ?

Le famélique personnage plissa les narines :

— Dieu me pardonne !… Il règne ici comme un relent de boudoir !

De son œil émerillonné, le joyeux compère désigna la table :

— Vois donc, des onguents, des pâtes… des houppes de cygne… malpeste, quel luxe !… Ne serions-nous point place Dorique ?…

— C’est la toilette même de Psyché !

— J’en ai grand-peur ! Nous avons dû nous fourvoyer. Ce galant gentilhomme à la mine fleurie ne peut être notre bon compagnon Bergerac. C’est…

— Le seigneur Céladon, peut-être ?

— Troundebiou ! Vous prenez bien votre temps pour railler.

Impatienté, Cyrano frappa du pied :

— Répondrez-vous à la fin que le secret de ses allées et venues est surpris ?

Saint-Amant reprit son air grave pour articuler :

— Le chevalier est à Paris depuis ce matin !

— Le chevalier est à Paris depuis ce matin !

— Je le sais ! Je l’ai vu !…

— Serait-il venu ici ?

— Non ! mais le hasard me l’a fait rencontrer en route.

— Où ?

— Dans la galerie du Palais.

— Mille diables ! Nous arrivons trop tard.

Et ayant poussé cette vigoureuse interjection, le gros homme s’effondra sur le lit.

— Tarde venientibus ! gémit l’Écho Linières, en regagnant les hauteurs de son tabouret.

Puis tous deux restèrent immobiles et silencieux, comme si la nouvelle qu’ils venaient d’apprendre les avait subitement pétrifiés.

— Trop tard, dites-vous. Que se passe-t-il donc ?

— Dieu sait quoi ! Mais à coup sûr rien de bon. Tiens ceci pour certain : le chevalier est tombé dans le piège… À présent il est trop tard pour le prévenir que le secret de ses allées et venues est surpris, puisqu’il est suivi, pisté pas à pas, et que le rendez-vous du Palais est un traquenard.

Le poète, alarmé, fit un nouveau bond.

— Sandious ! je m’en doutais ! Écoutez, j’ai vu notre jeune fou, je ne lui ai pas parlé, il n’était point seul.

— Une jeune fille l’accompagnait, n’est-ce pas ?

— Oui, une demoiselle de la Reine.

— Mlle de Cernay !

— Attendez ! À deux pas d’eux, dans l’ombre, des espions se cachaient, ne perdant ni un de leurs gestes, ni une de leurs paroles…

Le gros soupira :

— Les imprudents !

— Au moment où je m’élançais pour les avertir, tout a disparu.

— As-tu reconnu les gens ?

Cyrano hésita. Il ne lui plaisait guère de parler de Vauselle, ni de d’Artagnan, dont les noms évoquaient des aventures peu avantageuses pour lui.

— Non, fit-il, des comparses, de simples comparses… Ah ! parmi eux se trouvait un homme qui dissimulait soigneusement ses traits…

— Un homme masqué ? Celui-là, du moins, as-tu pu recueillir un indice, un soupçon ?

— Non ! rien !

— Rien, toujours ! oh ! il se cache bien.

Saint-Amant se tut un instant, il paraissait se recueillir. Avec une impatiente ardeur Cyrano reprit :

— Et maintenant, amis, je vous ai dit tout ce que je sais ! À votre tour, parlez, et sortons de cette ombre où je me perds…

— Tu as raison, mon fils, tu dois être mis au courant et nous tenterons le miracle de sauver les deux innocents.

Il y eut un instant de silence. Le gros mettait ordre à ses pensées, du haut de son perchoir, Linières fixait un œil inquiet sur l’oracle, quant à Cyrano il allait et venait, en proie à une sombre agitation. Enfin, Saint-Amant parla :

— Plus j’y songe, dit-il, et plus j’espère que tout n’est pas encore perdu ! Un moment j’ai craint que le chevalier n’eût été arrêté à sa sortie du Palais…

— Je l’aurais su, s’écria Cyrano, prêt à se raccrocher à la moindre branche d’espoir. J’ai battu l’endroit en tous sens, une telle aventure ne m’aurait point échappé.

Saint-Amant le calma :

— Parbleu, Savinien, mon fils, il n’entre pas dans les desseins de l’homme mystérieux de frapper un coup d’éclat. Cela semble démontré. Ce qu’il veut, c’est agir dans l’ombre, sans bruit, à coup sûr. Il guette le chevalier, il le suit pas à pas, il le laisse s’enferrer lentement. Mieux encore, du centre de la toile qu’il tisse, au sein de la nuit, il voit ce pauvre moucheron se prendre, s’engluer peu à peu, et il ne sortira de son repaire que lorsque la proie sera si bien enveloppée de ses fils qu’elle ne pourra plus rompre l’affreux réseau où elle se sera emprisonnée.

— Mais pourquoi, pourquoi ces pièges, pourquoi cette trame ? interrogea le poète, haletant.

— Pourquoi ? Te rappelles-tu le soir où tu nous présentas ton ami le chevalier ?

— À la Pomme de Pin

— Je le vois encore, de quel bel appétit il dévorait…

— Et comme il buvait sec.

— Tu te souviens de la mésaventure qui lui était survenue… une cassette à laquelle il tenait plus qu’à la prunelle de ses yeux lui avait été dérobée…

— Je me rappelle…

— Eh bien ! depuis cette heure, le chevalier n’a plus cessé d’être poursuivi.

— Est-ce possible ?

— C’est prouvé !… Tiens, le soir même une souricière était installée à son logis de la Montagne Sainte-Geneviève.

« J’ai tout appris à l’hôtel de Nevers. Par un hasard miraculeux, notre ami a échappé à cette souricière. Cette nuit-là, il avait quitté Paris.

— Je sais, en compagnie de M. Bernard.

— Sa piste était perdue. Après s’être séparé de son compagnon de route, le chevalier courait vers Sedan. Alors, s’est produit un événement que je ne m’explique point, mais qui a eu pour résultat de remettre l’ennemi du chevalier sur ses traces.

« Tout au long du chemin qui le ramenait vers Paris, notre ami a été, à son insu, suivi pas à pas.

— Monsieur de Vauselle, grommela Cyrano, voilà qui s’ajoute à l’actif de votre compte.

Saint-Amant avait repris :

— Ainsi disparition du coffret et aussitôt poursuite acharnée de son possesseur…

— D’où tu conclus ?

— Ceci : le coffret doit contenir des papiers si intéressants pour celui qui l’a surpris, qu’après s’être emparé de la chose, il ne serait pas fâché d’en tenir le propriétaire.

— Mais encore, dans quel but ?

— Écoute ! Sais-tu qui est M. Bernard ?

— La duchesse de Chevreuse.

— Ah çà, Savinien, d’où tiens-tu ce renseignement ?

D’un air détaché, Cyrano éluda la question :

— Moi aussi, fit-il, j’ai fait de belles connaissances ces temps-ci.

— La duchesse est l’amie de la Reine. Or, ceux qui traquent ainsi notre chevalier sont en même temps les adversaires de Mme de Chevreuse, c’est-à-dire les persécuteurs de la Reine.

— Cela s’éclaircit un peu…

— Et donc, Savinien, mon fils, la machination où tombe notre ami n’est point dirigée contre lui, chétif, mais contre des personnages bien autrement importants et élevés… contre le parti de la duchesse, contre ses amis… contre…

— La Reine ! s’exclama Cyrano.

— Cette fois, tu as compris.

— Diable ! L’affaire se corse ! Comment devinerons-nous le moment, le lieu, où ces adversaires masqués, perdus dans l’ombre, entendent frapper le coup décisif ?

Le gros homme interrompit :

— Attends ! Ici, je passe la parole à Linières. Il n’a encore rien dit, le pauvre !

— Hum ! fit le triste hère d’un air penaud, ne pourrais-tu point continuer… tu parles si bien.

— Allons, ouste ! confesse-toi, mon bonhomme.

D’une bourrade amicale, le jovial Gargantua poussa son famélique camarade en bas de son tabouret.

Linières se gratta longuement la tête, d’un air embarrassé, puis, il se décida à commencer d’une voix faible :

— Écoute… mais d’abord promets-moi d’être calme.

Ébahi par ce préambule inattendu, Cyrano fronça le sourcil, croyant encore entendre les plaisanteries du valet de Brioché.

— Oui, ne va pas t’emporter… ou bien c’en serait fait de moi, chétif !

Mais Saint-Amant étendit sa large main sur la tête du malheureux et commanda :

— Parle, Linières, je réponds de ta peau !

— Eh bien ! voilà… il y a quelques jours de cela, tu te rappelles que nous ne t’avions plus revu d’assez longtemps… eh ! dam ! les temps sont durs ! Saint-Amant était je ne sais où… bref, je n’avais pas mangé depuis la veille au soir.

— Pas mangé ! appuya le gros avec compassion, tout un jour, c’est dur !

— Laisse-le parler, cornebiou ! Tu disais, Linières ?

— Je disais… non, je me promenais le ventre creux, lorsque le hasard me fit rencontrer une figure de connaissance. Voilà un coup de ma bonne étoile, pensai-je. Hélas ! de ma mauvaise étoile, plutôt.

— Avance, par pitié !

— Il faut savoir que ce gentilhomme, car c’est un gentilhomme… bien qu’il ait eu des revers…

— Passe !

— Ce gentilhomme, dis-je… je l’avais connu autrefois, en province. J’étais alors poète, au service d’une troupe de campagne, et lui-même était comédien…

— Comédien ! exclama Cyrano.

— Oui, il accompagnait une sœur qui faisait aussi partie de la troupe, où elle jouait les Isabelle… Elle est d’ailleurs à Paris depuis peu, et tu la verras quelque jour débuter au Marais…

— Au Marais !…

— Dans une tragédie composée par son frère – une tragédie… burlesque !

À présent, le Gascon écoutait, haletant.

— Juge de ma stupéfaction. J’avais quitté un baladin, pauvre et crotté, mon sosie, quoi ! – et je retrouvais un beau seigneur, doré comme un Crésus, la poche sonnante d’écus.

— Plus de doute ! fit à demi-voix Cyrano.

— L’occasion était trop belle ! Je me fis reconnaître, dans la pensée que mon heureux ami me gratifierait d’un souper. Il m’invita, en effet, mais…

— Achève !…

— Il oublia de me faire mettre un couvert. Si bien que l’estomac vide, j’assistai à son repas sans en prendre ma part, et que je vis passer devant mes narines plats succulents et bouteilles poudreuses, dont je ne goûtai que le seul fumet.

— Diable !

— Bref ! la situation était terrible ! Songe un peu ! C’était un vrai festin… de Tantale ! Je regardais défiler ce somptueux cortège de victuailles avec des yeux de convoitise, et je sentais redoubler ma faim ; ah ! elle grondait dans mes entrailles.

— Imbécile ! Ne pouvais-tu partir ?

— J’espérais toujours que mon hôte finirait par se rappeler ma présence. Mais je compris bientôt qu’il ne m’avait pas oublié ou que s’il l’avait fait, ce ne pouvait être sans dessein.

— Qu’entends-tu par là ?

— Tu vas voir. À bout de forces, je me décidai à lui avouer ma pénurie, et mon espoir de partager son repas. Il me regarda en souriant, et me dit avec une surprise assez déplacée : « Tu es donc pauvre ? » Je retournai mes poches, éloquente réponse à sa question.

— « Eh bien ! mon cher, reprit-il, il y a huit jours, je n’étais pas mieux en point que toi, je logeais le diable dans ma bourse, et j’avais, de plus, la police à mes chausses… »

Cyrano souffla ; suspendu aux lèvres du pauvre hère, il n’avait plus la force d’articuler un mot.

— « Oui, continua mon singulier amphitryon, j’étais pauvre comme Job, et traqué par les limiers, aussi serais-je immanquablement tombé sous leurs crocs, sans une bonne dupe. »

— Une ?… suffoqua notre Gascon.

Sans s’apercevoir de son trouble, Linières poursuivit :

— « Un excellent jobard qui voulut bien me tirer d’affaire pour les beaux yeux de ma jolie sœur… »

Ici, le narrateur s’arrêta, surpris de l’horrible grimace qui venait d’échapper à Cyrano.

— Qu’as-tu donc ? demanda-t-il.

— Rien ! rien ! Continue…

— Mon hôte démasqua alors ses batteries. Il ne tenait qu’à moi d’être riche comme lui, de souper fin et de boire sec – et pour cela il me suffisait de m’enrôler sous la même bannière, de servir le même maître généreux et qui n’exigeait de ses serviteurs que docilité et discrétion…

Dans l’excès de son indignation, le poète fit un geste menaçant, Saint-Amant ne le lui laissa pas achever et posant la main sur son épaule, il dit avec autorité :

— Écoute… jusqu’au bout !…

Linières reprit :

— J’hésitais… j’avais des scrupules… L’autre se moqua de moi. Je lui demandai le nom de son maître. Il éluda la question. Je ne devais connaître que lui, il me transmettrait les ordres d’en haut, je les exécuterais et j’en recevrais le prix de ses mains. Que vous dirai-je ? La tentation était trop forte… j’acceptai…

— Tu as fait cela, tonna Cyrano, indigné.

— J’avais si grand-faim, fit simplement Linières.

Le Gascon réfrénant sa fureur siffla entre ses dents :

— Alors de quelle mission t’a chargé l’oiseau ?

— Oh ! rien que de fort simple. Il s’agissait de porter un poulet à une belle demoiselle blonde que je devais trouver à l’hôtel de Nevers.

— Claire de Cernay !

— C’est bien son nom. Elle attendait cette lettre, et je devais dire que je la tenais d’un jeune homme, mais elle ne m’en laissa point le loisir. Elle sauta sur le poulet qu’elle dévora ligne après ligne.

— Je comprends ! La lettre avait été interceptée.

— Écoute encore ! fit gravement Saint-Amant.

— Je devais aussi me charger de la réponse, la rapporter à mon nouveau maître.

— Malheureux ! c’était une infâme trahison.

— Hélas ! Je l’ai bien vu depuis. Je portai ainsi plusieurs missives et pris plusieurs réponses. La correspondance entre les deux personnes se continuait…

— Oui, et les lettres étaient lues dans le chemin !

— C’est assez probable…

— Enfin, on me chargea d’un dernier envoi, une lettre du jeune homme demandant un rendez-vous. Je remportai la réponse, comme à l’ordinaire, mais cette fois on me chargea de la remettre, moi-même, au destinataire. Je devais le rencontrer sur la route de Lorraine, des gens apostés me le désigneraient et je me ferais reconnaître à lui à l’aide d’un anneau qu’on me remit.

— Tu le rencontras ?…

— Oui, souffla Linières… Or, jugez de ma stupéfaction lorsque je reconnus, dans le correspondant de la demoiselle…

Ici le pauvre sire hésita ; son regard inquiet allait de Saint-Amant, impassible, à Cyrano, cramoisi de fureur. Ce dernier éclata :

— Tu reconnus ?… Qui ?…

— Le jeune homme de la Pomme de Pin !

— Mon ami ! hurla Cyrano.

Il fit un bond si menaçant que Linières s’abrita instinctivement derrière son tabouret.

Saint-Amant calma le bouillant Gascon.

— Hélas ! gémit le pauvre hère, alors je compris le mal que j’avais fait.

— Il fallait prévenir le chevalier, l’avertir qu’il était filé, que ses lettres étaient interceptées, lues au passage, que ce rendez-vous devait cacher un piège…

— J’aurais dû, c’est vrai… mais je n’osai point ! Et puis, cette louche besogne, je l’avais acceptée, j’en avais reçu le prix… J’étais payé d’avance !

Ce trait de naïve honnêteté désarma Cyrano.

— Fidèle jusqu’au bout, j’accomplis donc la mission. Par exemple, celle-ci achevée, redevenu libre, je signifiai à mon tentateur que je renonçais à ses libéralités. Il s’emporta. Je tins bon. Alors, sous les menaces les plus terribles, il me recommanda le silence…

— Et la peur te ferma la bouche ?

— Je crois bien, avoua le simple Linières. Elle me la ferma durant tout le temps du trajet que je dus faire pour aller trouver Saint-Amant. À lui, par contre, avec l’espoir de réparer un peu du mal accompli, je fis le récit de toute l’affaire.

— Et nous voilà ! conclut Saint-Amant, en soufflant largement.

Cyrano avait écouté la confession du pauvre hère avec une mine de plus en plus inquiétante, les sourcils froncés. Tout à coup, sa figure se rasséréna, il tendit à Linières sa main largement ouverte.

— C’est bien, dit-il, tu as réparé !

Le famélique se précipita sur cette main loyale, et la baisa en balbutiant de joie :

— Il… il me pardonne !

Le poète avait repris son air soucieux. Sur son front une ride profonde creusait son sillon. Il récapitula :

— Oui, la machination ne fait aucun doute. Le chevalier trompé, cette petite Claire de Cernay, cette charmante enfant espionnée, la Reine, la Reine elle-même visée par le coup qui va frapper ses serviteurs. Voilà bien les gens de l’ombre : l’homme au masque remis sur la piste de sa proie par son Vauselle !… Le rendez-vous surpris… Tout cela s’éclaircit. Tout indique un coup prochain, imminent ! Seulement, une chose nous manque… Savoir où… quand… comment ce coup sera frappé.

Silencieux à présent, les deux compères le regardaient aller et venir, avec une exaltation sans cesse croissante. Pendant cette longue conversation, le soir était tombé peu à peu, et les silhouettes des trois amis se perdaient dans la nuit envahissante.

— Chaque heure nouvelle, reprit Cyrano, chaque minute, nous rapproche du dénouement. Et faute de savoir, nous ne pouvons rien faire… Rien… pour sauver deux innocents… pour protéger une tête deux fois sacrée, celle d’une femme… et celle d’une Reine ! Rien… pour… Dioubibane !

Désespéré de son impuissance, rongeant ses poings, Cyrano venait de se jeter dans son fauteuil.

— Ah ! si je savais, du moins, où il est… lui… lui… mon pauvre chevalier ? maugréa-t-il.

À peine ces paroles venaient-elles d’être prononcées, qu’un coup frappé à la porte leur fit bondir le cœur, à tous les trois. Instinctivement, ils se consultèrent du regard, puis sans plus attendre, Cyrano courut ouvrir.

De sa gorge un cri joyeux s’échappa :

Le chevalier était devant lui !

Sans pouvoir articuler un mot, Cyrano le saisit, l’entoura de ses longs bras, le pressa sur sa poitrine à l’étouffer.

Surpris de cet accueil désordonné, Tancrède se dégagea et, tout en défaisant son pourpoint, il demanda :

— Pensiez-vous donc que j’étais mort… ou que je vous avais oublié ?…

— N’aurais-je pu le croire, ingrat, après ton départ brusque et ton long silence ?

— J’accomplissais une mission sacrée : je n’avais pas le droit de correspondre avec âme qui vive. Sitôt libre, vous le voyez, mon bon, mon seul ami, ma première visite est pour vous.

Attendri, le poète détourna la tête pour cacher son trouble et demanda sur un ton de reproche :

— Qu’as-tu fait tous ces temps-ci.

Avec une parfaite insouciance, Tancrède répliqua :

— De la politique !

— Des sottises ! s’écria Cyrano, reprenant du coup son accent bourru. Oui, des sottises ! Mais, enfin, n’importe, te voilà… vivant et libre, c’est le principal.

— Ah çà ! vous me recevez comme si je remontais de l’enfer.

— Tu n’en as pas été loin !

Le chevalier posa sur son ami un regard ingénu. L’autre reprit :

— Laissons cela ! Nous en parlerons plus tard. Pour l’heure je te tiens et ne te quitte plus. L’enfant prodigue est revenu, il convient de tuer le veau gras. Et d’abord tu soupes avec moi ce soir au Plat d’Étain.

— Ce soir !

Tout à sa joie, sans l’écouter, le poète ajouta à l’adresse de ses deux camarades :

— Et vous aussi, vous serez des nôtres. Nous soupons tous ensemble.

— Tu ne nous avais pas prévenus, remarqua Saint-Amant, en sortant de l’obscurité où lui et Linières s’étaient tenus cois pour ne point troubler ces premiers épanchements.

— Bast ! Je vous réserve bien d’autres surprises. Chevalier, tu connais M. de Saint-Amant, mon ami – et tu connais aussi Linières, je suppose.

Poussé en avant, le pauvre hère présenta à son correspondant une mine si effarée que le chevalier recula de surprise.

— Ah ! çà, dit-il, c’est vous qui m’avez apporté hier une lettre…

— De l’hôtel de Nevers, oui, c’est moi.

— Comment se fait-il que je vous retrouve ici ?…

— Ne m’aviez-vous pas reconnu ?

— Non, ma foi, mais je me rappelle à présent… à la Pomme de Pin, le soir de mon arrivée à Paris. Ah ! nous avons fait du chemin depuis lors !

— Je crois bien, grommela Cyrano, en haussant les épaules.

Tancrède tendit la main à Linières. Le pauvre sire détourna les yeux, hésitant à la prendre. Le remords de sa trahison lui pesait encore.

Cyrano mit un terme à cette pénible situation :

— Eh ! bagasse, prends-la, fit-il, le poussant en avant, tout est effacé !

— Ainsi, reprit Tancrède, je vous retrouve réunis, comme au jour de mon départ… Un peu plus sombres, peut-être, si les apparences ne me trompent point.

L’air d’inquiétude et de gêne des trois compagnons venait de le frapper.

— Sandious ! chevalier, nous étions réunis pour parler de toi.

— De moi ? Qu’en pouviez-vous bien dire ?

— Nous disions… nous disions qu’il était temps que tu arrives, si tu voulais souper.

Tout à la joie de retrouver son ami, Cyrano s’était décidé à remettre à plus tard l’explication. Pour l’heure le danger semblait conjuré, puisque le jeune homme se trouvait entre eux ; c’était le principal. Bien résolu à ne plus le quitter d’une semelle, le vaillant poète ne redoutait plus rien. Demain l’on aviserait !

— Allons, s’écria-t-il, gaiement. La soirée s’avance ; il est temps d’aller dîner si nous voulons qu’il nous reste appétit cette nuit… Il convient de faire bonne mine à la glorieuse cuisine du Plat d’Étain !

— Ah çà ! interrompit Tancrède, c’est donc sérieux ?

— Quoi donc ?

— Ce souper ?

— Il demande si un souper est sérieux !

Sur cette constatation Saint-Amant tendit vers le ciel des bras indignés.

— Alors, mes amis, je ne puis être des vôtres.

— Hein ! Railles-tu ?

— Je ne suis pas libre cette nuit et même maintenant que je vous ai vus et que vous voilà rassurés sur mon sort, il va me falloir vous quitter.

À la dérobée le poète échangea un regard inquiet avec ses compagnons. Puis il ramena les yeux sur son jeune camarade, et les plongeant droit dans les siens :

— Pas libre, dit-il, où vas-tu donc, cette nuit ?

Tancrède parut embarrassé :

— Oh ! ce n’est rien, rien de bien grave, un rendez-vous, une simple promenade, fit-il en baissant les yeux.

Cyrano lui prit la tête dans les deux mains, et la ramenant de force en face de la sienne, d’une voix basse et tremblante il articula :

— Pourquoi nous tromper, Chevalier ?

— Cyrano !

— Pourquoi dissimuler avec nous ? Je sais quel est ce rendez-vous. Je sais qui te l’a fixé… et qui t’y attend.

— Alors, dit le jeune homme, gravement, vous devez savoir aussi qu’il ne m’appartient pas d’y manquer.

— Certes ! et je sais également que je ne t’y laisserai pas aller.

Tancrède se dégagea et, d’une voix frémissante :

— Monsieur de Bergerac !

— Chevalier, mon ami, mon enfant, tu ne dois pas aller au Louvre cette nuit.

— Au Louvre… qui vous dit que ce soit là ?

— Est-ce donc si difficile à deviner ?

— En vérité, fit Tancrède, blessé au vif, c’est mal de m’interroger ainsi. Croyez-vous que si je vous cachais un secret, ce serait faute de confiance et d’affection ? Tenez Cyrano, vous me feriez repentir d’être venu, fidèlement, vous serrer la main comme à un loyal ami.

— Oh ! soupira le poète douloureusement.

Le jeune homme poursuivit avec chaleur :

— Certes, ce serait un crime d’abuser de mon amitié pour m’arracher les secrets d’autrui, et surtout pour tenter de m’empêcher d’accomplir jusqu’au bout ce que je considère comme le plus impérieux des devoirs…

D’un geste, Cyrano l’arrêta, et, se contraignant pour rester calme :

— Tu vois bien que j’ai deviné juste… Tu as rendez-vous au Louvre cette nuit, avec Mlle de Cernay, qui doit te mener à…

— Quand cela serait ?

— Cela est ! Eh bien ! je te dis, moi : Chevalier, tu n’iras pas !

Tancrède croisa les bras sur sa poitrine et fixa sur son ami un œil où se lisaient à la fois la colère, la surprise et de douloureux reproches.

— Tu n’iras pas ! car ce rendez-vous est un guet-apens !

— Un guet-apens ?

— Dressé par celui qui te poursuit sans relâche, et qui compte faire de toi l’instrument de la louche besogne qu’il a entreprise.

— Oh ! comment cela serait-il possible ? Vous vous alarmez à tort, sans doute.

— Non, petit saint Thomas ! Tu veux toucher du doigt ? Eh bien, touche ! Cet homme était au Palais, ce matin, à l’heure même où tu t’y rencontrais avec Mlle Claire de Cernay.

Le jeune homme pâlit subitement.

— En êtes-vous sûr ? demanda-t-il d’une voix altérée.

— J’y étais !

— Ainsi le secret de notre entrevue est surpris…

— Comme toutes tes lettres et toutes tes démarches l’ont été.

D’un signe de tête, Linières approuva.

— Imprudent ! depuis la nuit de ton arrivée, tous tes pas sont suivis.

Saint-Amant attesta d’un geste solennel du bras.

Confondu, Tancrède demeura un instant silencieux, se demandant intérieurement quel pouvait être celui qui s’inquiétait à ce point de sa personne, ce qu’il lui voulait et quel dessein sinistre il poursuivait.

Il est à croire que son visage trahissait toutes ces réflexions, car les trois compagnons firent ensemble un geste d’ignorance.

Alors, le jeune homme prit son parti :

— Eh bien, j’en aurai le cœur net, fit-il.

— Comment ?

— En allant le lui demander à lui-même.

— Tu veux…

— Oui, j’irai au rendez-vous. Ce soir, à l’heure du couvre-feu, au pont des Amours.

— C’est fou !

— La folie serait de s’abstenir, de trembler… J’irai ! Cet homme est masqué, dites-vous, je lui arracherai son masque ! Il tisse dans l’ombre une trame perfide, j’en romprai les fils à la pointe de cette épée. Il menace les êtres sacrés auxquels j’ai voué ma vie, je serai à leurs côtés, pour les protéger et les défendre.

— Prends garde, Chevalier.

— Prendre garde ! À quoi ? Et puis, voyez-vous, amis, cette audience arrachée à grand-peine est pour moi l’occasion unique que m’offre la fortune. D’elle dépend la réalisation de l’espoir le plus cher de mon cœur. Si je recule, si je la perds par pusillanimité, c’en est fini de moi… je reste à tout jamais le pauvre soldat que je suis ! Non, ce serait une faute inexpiable d’hésiter seulement…

— Mais tu te perdras, songes-y bien ! exclama Cyrano, effrayé de cette subite exaltation de son ami. Tu n’arriveras pas jusqu’à celle qui t’attend. Des gens doivent être apostés sur le chemin…

— Je passerai à travers leurs rangs.

— Tu seras brisé si tu vas au Louvre.

— Soit ! je serai déshonoré si je n’y vais pas !

— Est-ce un déshonneur que de se soustraire à un péril inutile ?

— Un péril, dites-vous ?… Ah ! Cyrano, est-ce bien vous qui me parlez ainsi ? Si je ne suis pas au lieu dit, à l’heure fixée, les gens des ténèbres, les assassins y seront, eux… et elle, celle qui a eu confiance en ma fidélité, en ma loyauté, elle aussi, elle sera là…

— C’est vrai, acquiesça le Gascon frémissant.

— Vais-je donc l’abandonner, elle femme, elle faible, à l’heure du danger ?

— Il est temps encore de la prévenir…

— Vous vous trompez… Il n’est plus temps…

Du dehors, le son d’une cloche arrivait à leurs oreilles ; dans un silence angoissant, tous écoutèrent, comptant les coups.

— Huit heures ! soupira le pauvre poète écrasé.

Le jeune homme redressa fièrement la tête et d’une voix effrayante de calme résolution prononça :

— Il est trop tard, maintenant, Cyrano, je m’en remets à vous… que dois-je faire ?

Brisé, Cyrano eut un geste de désespoir :

— Va, fit-il, dans un souffle.

Déjà le chevalier avait ouvert la porte et s’était élancé au-dehors.

Saint-Amant hocha la tête et lugubrement Linières soupira tandis qu’une larme de remords coulait au long de son long nez d’ivrogne. Tous deux suivirent des yeux la fuite du jeune homme, volant au danger… et sans doute hélas ! à la mort !

Quand ils détournèrent leurs regards de la porte, un double cri de stupéfaction s’échappa de leurs lèvres. Devant eux, rayonnant de joie, Cyrano se tenait debout complètement équipé, la rapière au côté, le manteau fièrement jeté sur les épaules, le feutre rabattu sur les yeux.

— Où vas-tu ? s’écria Saint-Amant ahuri.

Sans répondre, Cyrano releva le front ; une singulière ardeur luisait dans ses yeux, ses narines se dilataient comme humant un vent lointain – un vent de bataille –, il étendit le bras et, d’une voix vibrante, il prononça :

— Avez-vous jamais vu, mes amis, une araignée guetter un moucheron. Tapie dans un coin de sa toile, la bête venimeuse attend que l’imprudente bestiole vienne donner dans le filet. Tout à coup, un bourdonnement retentit, c’est un frelon qui vient, agitant l’air des vibrations sonores de ses ailes. Alors, l’attention de l’insecte de mort se détourne vers cet ennemi inattendu, qui sera peut-être une proie. La guêpe approche et frappe de l’aile l’invisible réseau qui frémit, Arachné s’avance, en étendant ses pattes hideuses, un fil suspendu à la bouche, prête à en envelopper son adversaire. D’un coup d’aile, le bourdon s’est évadé ; puis il revient, l’aiguillon en avant ; alors un horrible combat s’engage, l’araignée perfide s’avance et recule tour à tour, à longues enjambées crochues, toujours bavant sa glu fétide ; la guêpe se débat, brisant le réseau de l’élan de son vol, frappant de l’éperon, droit au cœur. Le combat est long, inégal, incertain, mais il arrive parfois que la victoire reste à la vaillance contre la ruse, à l’insecte ailé contre le rétiaire acharné, à Vespa contre Arachné.

Un instant, Cyrano s’arrêta, reprenant haleine. Puis avec un grand geste de suprême indifférence, il s’écria :

— Qu’importe après tout l’arrêt du Destin ! Que le réseau se referme sur l’agonie de la guêpe, ou qu’à la toile saccagée pende, au bout d’un fil rompu, le cadavre de la meurtrière, comme un supplicié à son infâme gibet ! Qu’importe ! Pendant le combat, le moucheron a passé !

Et, sans un mot de plus, laissant ses deux compagnons médusés, Cyrano de Bergerac s’élança sur les traces du Chevalier.

— Ouf ! souffla Saint-Amant, ahuri… C’est différent… c’est bien dif… fé… rent !…

11

LE PONT
DES AMOURS

Le Louvre de Louis XIII n’avait pas, à beaucoup près, l’aspect solennel et pompeux que nous lui voyons aujourd’hui. Malgré les changements qui y avaient été apportés par les derniers règnes, l’antique édifice gardait encore, de son passé féodal, de nombreux vestiges, qui, en se mêlant aux embellissements récents, formaient un ensemble plein de pittoresque et d’imprévu.

La grosse tour seigneuriale – symbole de la suzeraineté du roi de France sur tous les seigneurs du royaume – avait disparu, il est vrai, pour faire place aux beaux bâtiments de Pierre Lescot ; mais tous les anciens ouvrages de défense subsistaient encore. C’est ainsi que la partie faisant face à Saint-Germain-l’Auxerrois, conçue dans le style le plus pur de la Renaissance italienne s’enchâssait dans un fouillis de tourelles à poivrières, de mâchicoulis et de créneaux qui sentaient en plein son Moyen Âge.

Le long de cette façade un fossé régnait, alimenté par les eaux de la Seine. Le jour, on le franchissait sur un pont-levis, conduisant au porche central ; tandis qu’après le couvre-feu, une fois le pont relevé, tout accès dans le Palais des Rois devenait impossible.

Pourtant, si, de ce point, nous suivons le fossé dans la direction du fleuve, et si nous examinons de près la muraille qui le borde, peut-être apercevrons-nous une autre entrée, moins grandiose, mais qui offre du moins l’avantage d’être accessible à toute heure.

Perdue dans un angle de l’enceinte, et dissimulée aux yeux du profane par un enchevêtrement de bâtiments délabrés qui formaient devant elle une sorte de contre-pointe, cette poterne ne servait guère, durant la journée, que de passage aux gens de service. Les palefreniers qui menaient boire, à l’abreuvoir voisin, les chevaux des écuries royales, l’utilisaient aussi. À la nuit close, par exemple, si l’on avait des intelligences à l’intérieur, elle pouvait permettre de pénétrer, sans être remarqué, dans le Palais endormi.

C’est par là, chuchotait-on, que le beau Concini, qui devait être un jour maréchal d’Ancre et premier ministre du Roi, se rendait secrètement dans les appartements de Marie de Médicis, où la veuve de Henri IV l’attendait brûlante de la fièvre d’amour. De cette légende galante, l’endroit avait gardé un nom évocateur de poésie romanesque. On l’appelait la Poterne des Amours ; et le petit pont branlant et vermoulu, qui y donnait accès, était désigné par le nom gracieux de Pont des Amours.

C’est là, on s’en souvient, que Claire de Cernay avait assigné rendez-vous, après le couvre-feu, à notre ami le chevalier Mystère.

Certes, l’endroit paraissait on ne peut mieux choisi pour une entrevue secrète. Tout y respirait la solitude et le silence. La galerie des appartements de la Reine, isolée du reste du Palais, auquel elle se rattachait en équerre, donnait sur les jardins aux bosquets ombreux.

Selon la mode florentine ces jardins s’élevaient sur une terrasse, supportée du côté du quai par une arcade. Au pied de leur mur de soutènement, le fossé roulait ses eaux boueuses, et les plantations se continuaient allant jusqu’à s’appuyer au Vieux Louvre qui n’ouvrait de ce côté que de rares fenêtres aveuglées de grilles.

Aucun autre accès que la Poterne des amours.

À proprement parler avec son huis aux ais disjoints, sa tour de flanc à demi ruinée et découronnée de sa poivrière, envahie de lierre et de mousses qui végétaient là, nourries par l’humidité du fossé, sans communication extérieure que par son ponceau aux planches vermoulues, cette poterne ressemblait plutôt, dans son délabrement, à quelque brèche mal bouchée, à l’un de ces saut-de-loup, comme on en trouve dans la clôture des antiques manoirs.

Rien de vivant aux environs, sinon la contre-pointe qui précédait et défendait l’entrée.

Composé étrange de bâtiments biscornus et menaçant ruine, cet ancien ouvrage défensif, transformé en corps de garde, n’était autre que la Capitainerie du Louvre.

Seul, dans la nuit, ce coin restait éveillé, mais il était facile à un initié de l’éviter. Il suffisait de le tourner par la grève de la Seine, et de remonter, en arrière par l’escarpe du fossé, pour échapper à sa vigilance.

Il y fallait, il est vrai, quelque audace. Plus d’un brave eût hésité à s’aventurer en ce lieu, une fois la nuit tombée. Dieu sait quels fantômes du passé on risquait d’y rencontrer, promenant dans les ténèbres leur tristesse inconsolable ou leurs inexpiables remords.

N’était-ce point du balcon de cette galerie, dont la sombre masse fermait l’horizon, que Charles IX avait, par une nuit toute pareille, arquebusé les Huguenots fuyant le massacre ? Ce pont n’était-il point humide encore du sang de Concini, tué par ordre du Roi, de la pistolade du Capitaine Vitry ?

Et cette tour qui, de l’autre rive, projetait sur la masse mouvante du fleuve son ombre gigantesque, n’était-ce point la lugubre tour de Nesle, ouvrant sur les ténèbres ses meneaux par lesquels Marguerite de Bourgogne faisait jeter à la Seine, cousu dans un sac, le corps pantelant de ses amants d’une nuit ?

Certes, il fallait un cœur intrépide, galvanisé par les plus puissantes passions, un cœur d’ambitieux ou un cœur d’amant, pour ne pas reculer sur ce chemin sinistre. En avant, les pignons des toits, la pointe des tours, découpaient sur un ciel d’encre leurs fantastiques silhouettes ; d’énormes bâtiments projetaient leurs ombres massives que le capricieux mouvement des nuages animait parfois, leur communiquant alors une vie effrayante et fantomatique. À côté, l’on entendait, sans le voir, mourir au long de la grève le flot sombre de la rivière. Soudain le pied glissait sur la pente gluante d’une arche descendant vers l’abreuvoir, et dans laquelle clapotait lugubrement l’eau boueuse du fossé.

Le vent du soir passait là-dessus, chargé d’émanations humides, apportant à l’oreille les mille bruits inquiétants qu’enfantent les ténèbres et son souffle haletant semblait le frisson des choses endormies, ou des âmes mortes.

Pourtant, ce soir-là, ni cet aspect rébarbatif du lieu, ni les songeries tragiques qu’il évoquait, ne paraissaient émouvoir le cavalier qui, enveloppé dans un ample manteau, venait d’apparaître à l’angle du quai de l’École, juste comme le quart de huit heures sonnait à Saint-Germain-l’Auxerrois.

Il s’avançait d’un pas pressé, au long des murs du Petit-Bourbon, dans l’ombre desquels sa haute silhouette se perdit un moment. Bientôt, il reparut au coin de la rue du Louvre, et fut brusquement éclairé par la lumière diffuse que jetaient, dans la nuit environnante, les quinquets du corps de Garde de la Capitainerie.

En se trouvant ainsi en pleine clarté le singulier promeneur eut un mouvement de contrariété. Il se rejeta brusquement en arrière.

D’un coup d’œil circonspect, il explora les ténèbres.

À sa droite, le palais des rois semblait assoupi. Bien que le couvre-feu ne dût point sonner avant trois bons quarts d’heure, les lumières de la façade étaient déjà éteintes. De ce côté la Capitainerie seule restait éveillée, et devant la porte, se profilait l’ombre d’un factionnaire, le mousquet à l’épaule, la croix brodée sur le manteau.

— Un mousquetaire ! grommela l’arrivant entre ses dents. Oiseau de mauvais augure !

Pourtant ses hésitations ne furent point de longue durée ; à sa gauche, l’intrépide promeneur venait d’entrevoir l’arche menant à la Seine. Il tourna résolument de ce côté, descendit jusque sur la grève et gagna l’abreuvoir.

Ayant ainsi contourné l’obstacle, en échappant à tout œil indiscret, notre homme se glissa jusqu’au fossé d’enceinte, et se mit en devoir d’escalader le talus. Cette opération ne pouvait aller sans quelque difficulté, la terre du remblai s’éboulait à chacun de ses pas, menaçant de le jeter dans la vase. Enfin il s’en tira, sans autre dommage que les maculatures d’une boue visqueuse sur ses bottes au bas de son manteau.

Comme il arrivait en haut de l’escarpe, le timbre grave de l’horloge sonnait deux coups.

— La demie ! J’arrive à temps ! murmura notre cavalier.

12

LE DÉMON DE LA BRAVOURE

Au premier pas que fit notre héros en s’engageant sur le Pont des Amours, les poutres vermoulues gémirent sous son poids ; dans le profond silence, le bruit de ses pas éveilla mille échos assoupis. Le vaillant noctambule ne sembla pas en avoir cure ; même, en approchant du terme de son voyage, il paraissait se départir de toute précaution ; à sa circonspection de tout à l’heure avait succédé une hâte fiévreuse.

Cependant ces indices de son arrivée devaient éveiller l’attention d’un homme qui, de l’autre côté de la muraille, semblait épier. En percevant le grincement des planches, le guetteur dressa l’oreille.

— Mordiable, fit-il d’une voix assourdie, la demie vient à peine de sonner. Notre homme serait-il en avance ?

Le bruit persistant, il se coula jusqu’à un coin de la muraille où une pierre enlevée faisait une sorte de meurtrière. À peine eut-il glissé un regard au-dehors qu’il se rejeta en arrière en pensant :

— C’est lui !

Au même instant, comme pour confirmer ses paroles, un coup sec, pareil au heurt d’un pommeau d’épée, ébranla la poterne.

— Oh ! oh ! mon gaillard, murmura le nocturne observateur, il paraît que nous sommes pressés !

Sur sa face rude passa quelque chose comme l’éclat d’un sinistre sourire, et se retournant vers les jardins, il fit un signe. Aussitôt de chaque buisson, de chaque coin de mur, de derrière chaque arbre, des ombres se coulèrent silencieusement. Un second geste, et le crissement de vingt épées tirées des fourreaux grinça dans la nuit. Un geste encore et les ombres se glissèrent une à une de chaque côté de la porte.

Tous ces préparatifs de surprise s’étaient faits sans bruit et n’avaient pris que quelques secondes.

Pendant cela l’impatient visiteur semblait trouver le temps long. Un nouveau choc, plus rude encore que le premier, secoua le portillon, menaçant de le jeter bas.

— En garde ! jeta le guetteur, à sa légion de fantômes.

En même temps, d’une brusque poussée, il ouvrit tout grand le vantail.

Par l’ouverture un homme ou pour mieux dire un bolide s’élança droit en avant. Cette masse sombre, ramassée sur elle-même, perdue dans les amples plis d’un épais manteau, passa en trombe tout au long des rangs des estafiers et, avant que ceux-ci, déconcertés, eussent pu esquisser un mouvement, elle se trouva hors d’atteinte, appuyée à une encoignure de muraille.

Ruvigny – on a deviné que le maître des spadassins n’était autre que notre vieille connaissance de Saint-Germain. Ruvigny, sa proie une fois dans le filet, s’était empressé de refermer le portillon pour lui couper toute retraite. Mais, en se retournant, au lieu du spectacle qu’il escomptait, de l’homme entouré, paralysé, happé sans avoir pu faire un geste de résistance, il aperçut avec une stupéfaction son prisonnier présumé, redressé de toute la hauteur de sa taille, et faisant face, avec un calme déconcertant, à ses assaillants déconfits.

Absolument éberlué, le chef des sbires de mons Mazarini passa la main sur ses yeux. Il ne rêvait point, ses reîtres étaient bien là, rangés l’épée au poing et prêts à agir au premier signal, et le cavalier, échappé comme par miracle, fixait sur lui du fond de son coin d’ombre un œil narquois dont l’éclair ironique le fit frémir.

— Allons, chevalier ! s’écria-t-il brusquement. Point d’enfantillage ! Vous êtes pris. Nous sommes, comme vous pouvez voir, en nombre pour vous forcer. Toute résistance est inutile. Rendez-vous !

Encouragé par le profond silence qui accueillit cette harangue, le reître s’avança rondement vers son adversaire.

Présomptueux espoir. Il dut se rejeter en arrière d’un brusque écart pour éviter une estafilade.

Sans un mot, de la cape qui l’enveloppait hermétiquement de la tête aux pieds, l’homme avait dégagé son bras droit, et venait de faire siffler, à deux pouces des yeux de Ruvigny, une lame terriblement longue et brillante.

— Mort de ma vie ! sacra ce dernier, un pas de plus et je m’embrochais. Nous voulons donc faire rébellion, jeune homme.

Un haussement d’épaules dédaigneux répondit seul à cette apostrophe.

— Comme il vous plaira ! On nous avait bien dit que vous étiez un petit lion. Mais la résistance n’est pas pour nous déplaire et nous allons vous montrer comment vingt panthères forcent un petit lionceau.

Un rire sinistre courut les rangs des reîtres saluant cette plaisante prophétie. Quant à celui à qui elle s’adressait, il continuait à ne pas broncher. Calfeutré comme il l’était dans les plis rigides de sa cape, le visage caché sous les ailes de son feutre, il semblait une statue ; le seul signe de vie qu’il donnât était le souffle précipité qui s’exhalait de ses lèvres ; et, impression étrange, il semblait que ce souffle, par une modulation bizarre, vibrât dans l’air comme un bourdonnement. Oui, en vérité, plus qu’à la respiration d’un homme cela ressemblait à un bourdonnement de quelque énorme frelon.

— Parole d’honneur, s’exclama Ruvigny, stupéfait. Je crois que le drôle nous raille ! Allons, garçons, à vous ! Faites à bas bruit, allez avec précaution. N’abîmez point le poil de la bête… il vaut bon prix !

Les spadassins n’attendaient que cet ordre. Remis de leur premier étonnement, et assurés par leur nombre d’une facile victoire, ils s’élancèrent d’un bloc, sur le téméraire, qui, seul, prétendait braver leurs vingt redoutables rapières.

À voix sourde, Ruvigny commandait à la manœuvre, retenant leur élan plus qu’il ne l’excitait, soucieux surtout d’amener son prisonnier en bon état au maître qui l’attendait dans l’ombre, impatient.

— Sus au chevalier ! sus ! crièrent vingt rudes voix, confondues en une clameur étouffée.

— Aux avancées, frappez aux avancées ! répétait la voix du chef. Piano, garçons, comme dit le maître. Vivant, diavolo, il nous le faut vivant !

Dans la nuit, les épées se froissaient sinistrement, les poitrines haletaient. Vingt pointes cherchaient leur voie vers l’adversaire, le harcelant, visant les bras, les épaules…

Couvert par sa garde, la victime de cette attaque déloyale déjouait toutes les feintes. Avec une prodigieuse vélocité, son épée s’élevait et s’abaissait, parait et ripostait, voltigeant devant lui, le masquant de pied en cap, comme un mouvant rideau de fer.

Stupéfaits, les reîtres commençaient à s’entre-regarder avec appréhension. Toutes les faces ruisselaient de sueur, quelques-unes de sang, sur celles-là, l’épée cinglante de l’impassible bretteur avait mis sa marque. À chaque coup porté, des exclamations fusaient :

— Quelle lame !

— C’est le démon !

— Ses regards éclairent…

— Son fer fulgure…

— Il est partout pour frapper !…

— Et nulle part, un trou par où passer !

— Par l’enfer ! ce jouvenceau est donc invulnérable ?

Au milieu de la mêlée, Ruvigny s’agitait, excitant à présent le courage de sa meute qu’il sentait fléchir.

— Démonios ! hurlait-il, allons-nous nous laisser faire quinauds… Et par un homme seul… Par un jouvenceau sans barbe…

— Sans barbe, mille dieux, railla quelqu’un, le savons-nous ?

— On ne voit point son visage…

— Rien que ses yeux !

— Eh parbleu ! qu’importe. C’est le chevalier, cela suffit…

— Le chevalier ? c’est bien plutôt le diable…

— Diable ou non, un effort encore, et il est à nous. Visez aux jambes… Coupez le jarret…

Cependant l’adversaire, toujours invisible, toujours impassible, résistait à toutes les attaques avec une inlassable activité. Constamment occupé à parer une nouvelle botte, il trouvait encore le moyen de fournir, de temps à autre, quelque beau coup de pointe qui envoyait chaque fois un combattant à l’arrière flageolant sur ses jambes et vomissant le sang.

— Camarades, reprit la voix rageuse de Ruvigny, votre fortune est au bout de vos épées. Cent pistoles à qui abattra le chevalier. En avant !

Avec une nouvelle fureur, l’assaut qui fléchissait reprit ; toutes ces faces de sacripants brillèrent d’un espoir cupide. En même temps, profitant de la confusion, Ruvigny, décidé à aboutir par tous moyens, se glissa au long de la muraille. Là, avec une souplesse serpentine, il se jeta contre le sol, rampa jusqu’à bonne portée, soudain sa rapière jaillit, glissant à ras de terre, avec un sifflement pareil à celui d’une vipère bondissant sur sa proie.

Un cri terrible retentit !

Le reître se releva, la main teinte de sang. Arrivée à temps à la parade, la terrible épée de l’inconnu avait déjoué cette ignoble attaque de coupe-jarret ; d’un magistral coup de pointe, elle avait cloué la main traîtresse contre terre.

Alors, ce fut une lutte sauvage, un corps-à-corps épouvantable. Rendu furieux par les manœuvres de trahison des spadassins aux abois, fatigué de cette longue défensive qui ne devait guère convenir à son tempérament, le terrible ferrailleur s’était jeté en avant. Dédaignant à présent de parer aux coups, il frappait du tranchant, dans la masse, faisant devant lui une trouée sanglante, culbutant tout ce qui résistait. En un clin d’œil, la ligne des agresseurs se trouva rompue, disloquée, coupée en deux tronçons.

Devant cette irrésistible charge, les spadassins terrifiés ne songeaient plus à frapper, à profiter de l’héroïque folie d’un adversaire qui s’offrait à découvert à leurs rapières ; ils avaient bien assez à faire les pauvres de se couvrir contre les terribles chocs qu’il leur portait sans relâche.

À présent le rebelle ne songeait plus même à se cacher ; et les reîtres purent apercevoir enfin la figure de celui qui leur faisait tête.

Enflammé, ruisselant de sueur et de sang, transfiguré par une sorte de colère héroïque, ce visage devait être bien terrible, car les derniers sbires qui tinssent encore bon plièrent à sa vue.

L’œil fulgurant, le nez – un nez formidable et effarant – flairant la bataille, la lèvre relevée par un rire dédaigneux, et laissant toujours échapper le même bourdonnement de guêpe furieuse, Cyrano chargeait triomphalement, faisant enfin place nette devant son invincible épée.

13

LE SACRIFICE DE CYRANO

— Halte ! au nom du roi !

Entre le démon de bravoure et ses adversaires en déroute, une silhouette martiale venait de s’interposer.

Et comme au gré de cet arrivant tombé du ciel, les épées ne se hâtaient point assez de réintégrer leurs étuis, d’un coup sec de la canne qu’il tenait en main, il releva les pointes les plus obstinées.

— Lame au fourreau, tous ! ordonna-t-il. Qui donc ici, ose troubler le repos de Sa Majesté la Reine ?

À cette voix, comme par magie, tout rentra dans l’ordre ; un silence profond succéda au sourd tumulte de la bataille.

Chose plus stupéfiante, encore, Cyrano l’intrépide bretteur qui, l’instant d’avant, fonçait droit devant lui, emporté par une griserie de victoire, Cyrano lui-même resta coi ! D’un geste rapide, il ramena le pan de son manteau jusque sur ses yeux, et en hâte, avec une surprenante humilité, il se rejeta dans l’ombre.

Quel était donc l’homme dont la tranquille audace venait de faire succéder sans transition le calme à l’orage ? Son uniforme le faisait reconnaître pour un officier du Roi, et, de fait, il était suivi d’une patrouille de quatre ou cinq gentilshommes au manteau écarlate brodé de la croix d’or des mousquetaires.

Ni son attitude résolue, ni le faible soutien de sa petite troupe n’eussent suffi à faire reculer un maître de l’épée comme notre Gascon. Cyrano, décidé à ouvrir coûte que coûte le passage à son jeune ami, n’était homme à se laisser arrêter par aucun obstacle. Et pourtant devant cet homme presque seul, armé d’une simple badine, et affrontant la mêlée les bras croisés son élan s’était brisé net ! C’est qu’en cet arrivant imprévu, il avait de suite reconnu son ancien adversaire des Carmélites, sa bête noire : M. d’Artagnan !

Or, le lieutenant le connaissait assez pour ne point se laisser prendre à sa feinte généreuse. Auprès de lui, son profil trop caractéristique, hélas ! ne pourrait jamais passer pour la figure du chevalier. C’est pourquoi Cyrano s’était reculé dans les ténèbres et s’y recueillait avec une vive inquiétude.

Ainsi, pour la seconde fois, un caprice du hasard remettait en présence ces deux hommes, également braves, également habiles, mais, en cette nouvelle rencontre, les rôles étaient renversés. Le poète n’attaquait plus, à visage découvert, un adversaire masqué et résolu à la stricte défensive ; c’est lui, à présent, qui, enchaîné par le devoir, était réduit à se cacher, et à esquiver le combat.

— Mordious ! gémit-il, quel retour des choses ! Je suis la statue, cette fois-ci !

Pendant cela, une courte explication avait eu lieu entre d’Artagnan et le reître. Le lieutenant, que le hasard d’une ronde avait amené sur le lieu du guet-apens, se faisait rendre compte de l’escarmouche. À son dire, Ruvigny avait reçu de son maître la consigne de veiller à la sécurité de Sa Majesté ; averti qu’un homme tenterait de se glisser nuitamment vers les appartements de la Reine, dans un but mal défini, M. de Mazarin avait cru bon de faire saisir ce perturbateur.

Le mousquetaire en savait assez sur l’Italien et sur ses louches intrigues, pour comprendre à demi-mot ; mais il ne pouvait, lui, officier du Roi, et au service de M. le Cardinal, s’opposer ouvertement à l’arrestation d’un intrus ou d’un rebelle. Toutefois, il répugnait à son âme de soldat de laisser ces bandits porter la main sur un gentilhomme. Son parti fut bientôt pris :

— M. de Ruvigny, fit-il résolument, la police du Palais appartient aux Gens du Roi ; ces Messieurs et moi sommes de garde à la Capitainerie ; c’est donc à nous qu’incombe le soin de veiller au repos de la Reine, et d’arrêter quiconque tente de le troubler.

— Pourtant, M. d’Artagnan, mes ordres portent…

— Vos ordres doivent céder devant les miens, trancha le mousquetaire, nul ici ne peut discuter le pavé au Roi, ni à son Éminence.

À regret, Ruvigny dut s’incliner. Seulement, il fit signe à ses hommes de se reformer auprès de lui, résolu à surveiller d’Artagnan, et à intervenir en force s’il le fallait.

Alors, le lieutenant s’avança vers le rebelle.

— Monsieur, dit-il à voix basse et de façon à n’être entendu que de lui, mon devoir m’oblige à m’opposer à vos entreprises. Vous venez d’être surpris chez la Reine, à une heure de nuit ; je dois m’assurer de votre personne. Veuillez donc me rendre votre épée.

Un long frémissement agita de pied en cap celui à qui s’adressait ce discours. Cyrano venait de mesurer le péril ; arrêté, il était fatalement reconnu ; c’était la perte assurée du chevalier, c’était son sacrifice rendu inutile. Résister ? il le pouvait encore ; gagner du temps ; prolonger le malentendu durant quelques minutes, cela suffisait peut-être à tout sauver.

Dans sa tête brûlante de fièvre, ces idées passèrent en éclair. En même temps une colère sourdait en lui. Se rendre, lui, Bergerac, sans avoir combattu ; tendre son épée, vierge encore d’un pareil affront, à qui ? À celui qui l’avait dédaigneusement traité en écolier, lors d’une première rencontre. Que penserait ce bretteur de l’homme qui après avoir ferraillé contre son épée couverte, reculerait devant son fer nu ?

La voix de d’Artagnan retentit à nouveau, plus pressante cette fois et nuancée d’une certaine impatience.

— Chevalier, disait-elle, votre obstination va vous perdre ; songez à celles qui vous attendent et qu’une rébellion ouverte ne peut que compromettre. Rendez-vous, au nom de la Reine !

Le parti de Cyrano était pris. À cette sommation, il ne répondit qu’en croisant le fer.

D’Artagnan commençait à perdre patience ; une telle réponse à sa longanimité ressemblait à une injure. À voix haute à présent, il répéta sa sommation :

— Qui que vous soyez, rendez votre épée, au nom du Roi !

— Au nom du Roi ! s’écria la voix vibrante du bretteur. Au nom du Roi ! Non point. Dites plutôt au nom du maître ténébreux qui tend dans la nuit ses embûches assassines. Au nom du louche coquin qui se cache devant un visage d’homme et qui ne connaît d’autres adversaires que les enfants et les femmes.

Au son de cette voix, d’Artagnan s’était d’abord arrêté, surpris. Son œil avait cherché dans les ténèbres les traits de l’audacieux qui le bravait, mais il n’avait pu rencontrer que son regard, étincelant d’indignation.

Rougissant sous l’injure implicite que contenait l’apostrophe du bretteur, il se redressa et frappant du pied :

— Vous rendrez-vous à la fin, ou faudra-t-il employer la force ?

— Je vous y invite.

— Allons, la folie vous emporte ! Réfléchissez encore, avant que l’irréparable ne s’accomplisse.

— Décidément, vous êtes patient.

— Pas plus patient que vous n’êtes courtois, jeune homme ! Bas l’épée !

— Cette épée, reprit Cyrano, ne s’est inclinée devant personne en ce monde. Je la tiens de Monsieur mon honoré père, qui me fit jurer de la bien employer. Mais quand Dieu lui-même viendrait m’ordonner de vous la rendre, je ne vous la rendrais pas. Non, à votre maître ni à vous… jamais.

— Sandis ! bondit d’Artagnan. C’en est trop. À moi, mousquetaires !

— Ah ! je savais bien que vous ne la viendriez pas chercher, seul à seul.

D’un geste brusque, le lieutenant arrêta ses hommes.

La raillerie avait porté ; on venait de suspecter sa bravoure.

— Seul, fit-il sourdement ; soit ! Je voulais vous épargner, monsieur ; vous me contraignez à ne le point faire. Que le sang versé retombe sur votre tête, mais sachez-le bien, vous n’avez ni à faire, ni à attendre quartier.

En entendant ces mots menaçants, Ruvigny s’élança, gémissant :

— Monsieur d’Artagnan, les ordres de Monseigneur sont formels… Il faut prendre cet homme vivant.

— Vivant ! répétèrent les estafiers qui escomptaient encore la prime promise.

— La paix, vous autres ! Au-dessus des ordres de votre maître, il y a mon honneur.

— Vivant, monsieur d’Artagnan, vivant, supplia encore le reître. Si vous tuez le Chevalier, tout est perdu…

Le lieutenant ne répondit à ces supplications que par un haussement d’épaules, et se tournant vers le prétendu Chevalier, il déclara d’une voix basse et vibrante :

— À présent, Monsieur, il faut absolument que je vous tue.

— Essayez donc, répliqua Cyrano, en tombant en garde.

De son côté, le mousquetaire avait tiré le fer.

Froidement, il venait de prendre une inébranlable résolution. Du moment que cet homme qu’il croyait être le petit Chevalier s’était mis en rébellion ouverte, il convenait que force restât aux armes du Roi. De plus, une telle résolution compromettait la malheureuse Reine ; les paroles de Ruvigny disaient assez à quel dessein la prise du jeune homme devait servir. Puisque le petit téméraire n’avait pas accepté une solution paisible, qui permettait encore de tout arranger, il ne fallait point qu’il tombât vivant aux mains de l’ennemi.

Dans cet étrange duel, qu’il avait été contraint d’accepter malgré lui, d’Artagnan ne devait plus rien ménager. La mort seule de son adversaire pouvait à présent sauver l’honneur compromis d’Anne d’Autriche.

— Pour la Reine, murmura-t-il en tombant en garde.

Les deux lames se croisèrent.

— Enfin, exulta Cyrano, nous allons donc avoir un peu de plaisir.

Mais à peine les épées étaient-elles engagées, qu’une rumeur lointaine arriva aux oreilles des combattants. À travers les cours à demi endormies du vieux Louvre, un sourd roulement de tambour résonnait ; dans l’air de la nuit, quelques notes aiguës de trompette s’égrenèrent.

Cyrano murmura avec un frisson :

— Le couvre-feu !

En même temps, le timbre grave de Saint-Germain laissait tomber neuf coups sonores.

— Neuf heures ! répéta le poète.

À ces courtes rumeurs, un silence profond succéda.

L’oreille tendue, la respiration haletante, Cyrano écoutait. Surpris de cette attitude expectante, d’Artagnan lui-même suspendit l’élan de son attaque ; involontairement, il prêta l’oreille, lui aussi.

Que venaient donc d’entendre les deux adversaires, engagés dans une lutte sans merci, pour arrêter comme d’un commun accord le combat à peine engagé ? Les fers continuaient à se froisser, mais d’un mouvement machinal ; l’attention des combattants était ailleurs.

Ce qu’ils avaient entendu ? Un son si léger qu’il était imperceptible à toute autre oreille que les leurs ; le craquement du gravier sous des pas précautionneux, le frôlement d’une robe au long des buissons.

— Claire !… balbutia Cyrano. Claire de Cernay !

À ce bruit mystérieux, de l’autre côté de la muraille, un second bruit sembla répondre. Un craquement sourd !

Quelqu’un venait de s’engager sur le ponceau :

— Le Chevalier ! gémit le poète.

Dans l’ardeur de la lutte, il avait tout oublié : le rendez-vous à l’heure du couvre-feu, les deux jeunes gens venant sans défiance l’un vers l’autre. Il avait cru, dans sa foi intrépide en son épée, il avait cru qu’une demi-heure lui suffirait pour faire le passage libre, déjouer le guet-apens, en attirant à sa suite ses ennemis vers un autre coin du Palais.

Et, de fait il avait fallu l’intervention inopinée de d’Artagnan pour déranger ses plans. Mais à présent, le danger lui apparaissait, menaçant, imminent. Le Chevalier venait, Claire de Cernay approchait, et les hommes ténébreux qui devaient se saisir d’eux étaient encore là.

Rien ne pouvait plus les sauver.

Il était trop tard.

À tout cela le malheureux poète songeait, tout en ferraillant. Il attendait le signal qui allait infailliblement retentir dans quelques secondes, et qui démasquerait sa généreuse supercherie.

Soudain, le souvenir des révélations de Saint-Amant lui revient à l’esprit. Il voit le Chevalier pris, Claire de Cernay arrêtée, les bandits triomphants de cette double prise. Puis une autre image surgit devant ses regards : imposante dans sa majestueuse beauté, une figure de femme passe… de ses yeux des larmes de honte coulent, douloureuses…

— La Reine… murmura-t-il. Il faut sauver la Reine… Il faut sauver ces enfants innocents.

La voix de d’Artagnan retentissant à ses oreilles, lui parut lointaine, comme entendue dans un songe.

— Mordi, monsieur, à quoi songez-vous ? Vous perdez la garde.

Mais l’esprit du poète emporté à mille lieues du champ de la bataille semblait insensible à ce qui n’était point cette pensée dominante.

— … Sauver la Reine… les sauver.

Le bruit d’un coup ébranla son cœur, se répercuta en lui comme si la foudre était tombée à ses pieds. Et cependant ce choc contre le portillon avait été si léger que les assistants, tout entiers suspendus au spectacle émotionnant des péripéties du duel, ne l’avaient même pas perçu.

— Les sauver… sauver la reine, répétait machinalement le malheureux, en proie à l’idée fixe…

Soudain, dans son cerveau brûlant, une idée zigzagua, comme un éclair : « Oui, cela, cela seul arrange tout !… »

— Halte ! cria-t-il d’une voix dont la résonance le surprit lui-même.

Et, relevant son épée, d’un grand geste, il la jeta aux pieds de d’Artagnan.

— Je me rends !

C’était le seul moyen qui lui restât pour sauver son ami… et sa souveraine.

Avant que le mousquetaire stupéfait eût eu le temps d’un geste ou d’un mot, les reîtres s’étaient déjà rués sur leur terrible ennemi, à présent désarmé, avec une sombre joie, ils l’avaient entouré, saisi, et ils l’entraînaient dans une course folle à travers l’ombre des bosquets. D’Artagnan les vit se perdre, tels des chacals emportant une proie inerte ; le cri de triomphe de Ruvigny retentissait encore à son oreille que les noirs comparses avaient disparu, s’engouffrant dans le vieux Louvre.

À contrecœur, le mousquetaire ramassa l’épée, triste trophée de sa victoire inattendue.

Comme il se relevait, un pas furtif retentit près de lui. Quelqu’un s’avançait avec d’infinies précautions, inquiet sans doute des bruits insolites qui avaient accompagné le dénouement de la bataille. Bientôt une silhouette féminine se profila sur le sable.

La nocturne promeneuse s’arrêta, sans le voir, à deux pas du mousquetaire. Elle prêta l’oreille ; le heurt léger d’un coup frappé au portillon retentit.

Alors, sans hésiter, la jeune femme s’élança, tira le vantail et la stature haute et mince d’un jeune homme parut dans l’embrasure.

— Vous enfin ! dit-elle.

Et, prenant le cavalier par la main :

— Venez vite, on vous attend !

Sans un mot de plus, l’introductrice mystérieuse entraîna son complice dans l’allée, vers la galerie de la Reine.

D’Artagnan avait assisté involontairement à ce spectacle. Il se frotta les yeux.

— Point d’erreur !… C’est lui !… le Chevalier… Mais alors ?

Il réfléchit un instant, un pli laborieux au front ; puis soudain sa face se détendit, s’épanouit en un rire muet.

— Alors l’autre… celui que j’allais tuer… Oh ! sandis ! celle-là est bonne !…

Dans un éclat de jubilation intense, il ajouta :

— J’aurais dû m’en douter, pardieu ! Et j’ai pris l’épée de ce brave jeune homme… Foi de mousquetaire, je la lui dois et veux la lui rendre… Encore faudra-t-il qu’il me paye ses impertinences de tout à l’heure. En attendant, courons annoncer à monsieur de Mazarin la capture du chevalier. Je veux être le premier à lui rendre cette bonne nouvelle.

Sur ce, le mousquetaire prit sa course vers le vieux Louvre, serrant contre sa poitrine l’épée de Cyrano et riant sous cape à l’avance de la figure de l’Italien quand il découvrirait à son tour le merveilleux succès de son guet-apens.

14

OÙ CYRANO DOIT
SON SALUT À LA LONGUEUR DE SON NEZ

Pendant que les jardins de la reine servaient de théâtre à ces scènes rapides, celui qui était l’âme de toute l’intrigue arpentait fiévreusement son cabinet, situé dans une aile latérale du palais.

M. de Mazarin allait et venait, collant parfois son front brûlant aux vitres, prêtant une oreille anxieuse à tous les bruits du dehors. Il avait entendu sonner le couvre-feu, l’heure fixée pour l’exécution de son plan ; de minute en minute, il s’attendait à voir paraître Ruvigny. Quelle réponse allait-il lire, sur la face de son complice, à la question qui possédait son esprit ? Tenait-il enfin le secret qui devait mettre la reine à sa merci ?

Il songeait :

— Impérieuse Anne, fille, sœur, épouse de rois, l’heure est-elle sonnée où ton orgueil devra plier devant le mien ?

« Le fils de l’obscur pêcheur napolitain va-t-il enfin dicter sa loi à la petite-fille de Charles Quint ? Quel rêve ! Cette femme me fera demain plus puissant que ce pauvre monsieur de Richelieu. Car demain le cardinal mort, le roi mort, il ne restera plus en France qu’une autorité : la reine, c’est-à-dire : moi !

« Ô fortune ! la France à mes pieds… avec tout son or !

« Oui, mais monsieur de Ruvigny a-t-il réussi son coup ?

« Eh ! par la Madone ! pourquoi douter ? Le ciel m’est-il point redevenu favorable ? N’est-ce point un coup de la Providence que cette rencontre de maître Vauselle ? Sans lui, la piste du chevalier était perdue… Quand je songe que Son Éminence voulait faire pendre ce brave gentilhomme… Toujours brutal, monsieur le cardinal. Comme si quelques pistoles ne valent point, pour mener les hommes, tous les gibets du monde !

« Le quart ! Ruvigny tarde bien. Tout devrait être fini déjà !…

Un bruit de pas venant de la petite galerie latérale calma net la préoccupation de l’Italien.

— Le voici ! Enfin…

La tenture du cabinet, soulevée par une main impatiente, livra passage à un cavalier.

— Eh bien ! est-ce fait ? demanda la voix haletante de Mazarin.

Mais il recula subitement comme à la vue du spectre. Le cavalier qui venait de faire son apparition n’était point celui qu’il attendait. Avec une profonde surprise, il venait de reconnaître d’Artagnan.

— Que se passe-t-il ?… Ruvigny ?…

— Blessé ! répliqua sommairement le mousquetaire.

— Diavolo ! et l’homme… l’homme ?…

— Pris !

Mazarin poussa un soupir de soulagement. Sur ses lèvres décolorées, un sourire de triomphe passa.

— Bene ! mousou d’Artagnan… benissime !… Allons vite, ne perdons pas oune minoute. Pris ! à la bonne houre ! vous êtes oun brave, mon çer, si si, bravissime !… Où a-t-on condouit lé prisonnier ?

— À la capitainerie, je crois.

— Parfait ! Excellentissime ! Venez vite, mousou d’Artagnan, vite ! Lé temps est dé l’argent… qué dis-ze… c’est de l’or, mon çer ami, de l’or en barres !

Ayant pris à peine le temps de s’envelopper d’un manteau, Mazarin partait déjà, tout courant, vers la capitainerie.

D’Artagnan lui emboîta le pas, toujours calme et souriant.

— Va, mon bonhomme, songeait-il, cours !… Tu ne sauras jamais assez tôt la belle prise que tu viens de faire.

Puis, pour rejoindre l’Italien qui paraissait voler, il piqua un pas de course à travers les galeries du Louvre endormi.

Ainsi que le supposait d’Artagnan, on avait mené Cyrano à la Capitainerie.

Mené ? non, mais porté, car notre poète, même désarmé, inspirait à ses adversaires une telle crainte qu’ils l’avaient, chemin faisant, ficelé et ligoté assez étroitement.

Arrivés dans le réduit fumeux qui servait de corps de garde, les gens de Mazarin s’étaient débarrassés de leur précieux fardeau en le jetant dans un coin, sur une étroite banquette de bois.

Notre Gascon restait assez insensible à ces petites mortifications. Son esprit était occupé de pensées si absorbantes qu’il se souciait peu des dangers de sa situation et moins encore de l’incommodité de sa position matérielle. Le Chevalier était son unique préoccupation. Les jeunes gens avaient-ils pu, sans encombre, gagner l’appartement de la reine, où ils seraient en sûreté, le pouvoir occulte de leur ennemi s’arrêtant à coup sûr au seuil de ce lieu sacré.

Chaque minute écoulée augmentait son malaise physique, c’est vrai, mais contribuait aussi à calmer son inquiétude morale. Du moment où l’on mettait si peu de hâte à s’occuper de lui, cela semblait prouver que sa supercherie n’était point encore éventée : on continuait à le confondre avec son audacieux ami.

Le généreux bretteur se félicitait donc, in petto, du bon succès de ses plans, et il se promettait de continuer, dans la mesure où il le pourrait, à augmenter et à prolonger la bienheureuse confusion grâce à laquelle le Chevalier pouvait pousser ses affaires auprès de la reine.

Pourtant, au fur et à mesure que défilaient les quarts d’heure et les demies, marqués par la sonnerie lointaine des cloches, une pensée toute différente s’emparait peu à peu de son cerveau. Rassuré du côté de ses amis, il commençait à songer à lui-même.

Or, le moment approchait où ses deux fidèles camarades allaient faire leur apparition à la Pomme de Pin. Là, outre leurs sympathiques silhouettes, il lui semblait apercevoir un délicat profil de femme, arrivant tout emmitouflée, sa jolie frimousse encadrée de la capuche fourrée, vive et souriante comme une promesse d’amour.

À tout hasard, et surtout pour ne point inquiéter ses compagnons, Cyrano n’avait point, en effet, décommandé son fameux souper. Aussi songeait-il amèrement que l’heure allait sonner où il aurait dû se trouver en bonne compagnie, faisant chère lie et guettant venir, dans la joyeuse griserie d’un fin repas, la minute bénie du triomphe amoureux.

Malgré lui, notre poète ne pouvait se défendre d’une grimace de regret en comparant à ces délices entrevues sa position peu reluisante du moment : étendu de guingois sur un banc dur et étroit ; entravé comme une bête fauve et mis à la gêne par l’habile combinaison du bois qui lui brisait les reins et des cordes qui lui coupaient les membres.

Il poussa donc un véritable soupir de soulagement quand, une bonne heure après avoir été amené là, il se sentit redresser par des poignes robustes et mis tant bien que mal sur ses pieds.

— Mordious, pensa-t-il, voilà le moment venu de jouer serré. Je vais voir enfin l’aimable figure de l’homme au masque.

« De toute manière, tâchons de sortir de la nasse, sans compromettre nos amis.

Comme on le voit, sa confiance méridionale ne l’abandonnait pas facilement.

Il eut pourtant une certaine déception, car si l’on desserrait ses entraves, pour lui permettre de se tenir debout, on ne l’en débarrassait point entièrement. Cette précaution lui parut être de détestable augure.

Sitôt sur pied, on le poussa devant une petite table, située au milieu de la pièce, et sur laquelle une lampe à abat-jour versait une pâle lumière vers des liasses de papier blanc. Derrière cette table, ses yeux éblouis aperçurent la figure falote d’un petit vieux, vêtu d’une ample robe noire, passablement élimée.

À voir son air important complété par quelque chose de chafouin et de rageur dans son attitude générale, on devinait assez que c’était là un procureur.

— Tiens ! s’écria Cyrano, d’où tombe celui-là ? Ce n’est certes point le beau cavalier du palais.

Le petit rageur fixait sur lui un œil scrutateur.

— Bon ! c’est quelque chat fourré… un magistrat qu’on me délègue pour me tirer les vers du nez.

Et tout en saluant le robin avec une parfaite affabilité :

— Va toujours, mon bonhomme, tu seras bien malin si tu me fais avouer que je ne suis pas le Chevalier Mystère en personne.

À sa politesse, le petit chafouin répondit par une toux aigre, emplie de dignité. Ayant ainsi préludé à son interrogatoire, il prononça d’une voix de fausset :

— Je ne vous demanderai point, comme c’est l’habitude, vos noms et qualités ; ils nous sont suffisamment connus.

Cyrano inclina la tête, approbateur.

Cela simplifiait les choses.

— Également, je ne vous demanderai que pour la forme ce que vous veniez faire dans le Louvre, à l’heure de nuit où vous y fûtes surpris.

« Vous ne nous répondriez probablement pas la vérité, et là-dessus aussi nous sommes fixés.

Le petit magistrat, souriant avec fatuité, secoua la tête, enchanté de cet exorde profondément sagace.

Quant au bon poète, il n’en était pas moins satisfait.

— Allons, murmura-t-il, cela marche à merveille. S’il continue de ce train-là, il va m’épargner la peine de mentir.

Comme s’il allait porter un coup direct, destiné à mettre infailliblement à sa merci l’adversaire désemparé, l’homme de robe se leva à demi de son siège et projeta le corps en avant, l’index tendu :

— Droit au but, fit-il, vous avez été arrêté dans les jardins de la Reine, où vous aviez rendez-vous avec une dame à l’heure du couvre-feu. Hé ! hé ! que répondez-vous à cela ? Chez la Reine – la nuit – avec une dame ! Est-ce clair ?

— Tiens ! tiens ! songea Cyrano, j’aperçois un coin de lumière… oui, sandious, je tiens mon joint.

« Bien déduit, reprit-il tout haut, vous avez raison, monsieur le procureur.

— Lieutenant… lieutenant de robe courte.

— Monsieur le lieutenant de robe courte, rectifia le poète avec une feinte confusion, vous êtes si perspicace que je préfère tout avouer. Oui, j’avais rendez-vous dans le jardin, avec une dame…

Le magistrat devait avoir reçu des instructions toutes particulières, car, loin de mettre à profit la bonne disposition de son prisonnier pour recueillir ses aveux, il se hâta de lui couper la parole.

— Doucement, doucement, le fond de l’affaire ne me concerne point. Il est réservé à de plus hautes oreilles. Tenons-nous-en donc aux préliminaires. Je ne veux pas savoir ce que vous entendiez faire, cette dame et vous…

— Ce serait, en effet, de la dernière indiscrétion, avoua Cyrano, souriant.

— Loin de moi les secrets d’État. Les préliminaires jeune homme, ne l’oubliez pas, les préliminaires seuls… Ergo, nous disons donc…

Ici, le petit homme commença à écrire.

— Le chevalier Tancrède…

Et comme Cyrano esquissait un geste inconscient de protestation.

— N’interrompez pas !… Tancrède, sergent au régiment des Flandres, en congé régulier signé de monsieur de Gassion arrêté ce jour, pénétrant dans le palais… heure et lieu susdits… Saisi, après tentative de rébellion, par le lieutenant d’Artagnan, des mousquetaires du roi…

— Hum ! grogna Cyrano.

— Qu’est-ce encore ?

— Rien ! une idée qui me passe en tête.

— … des mousquetaires du roi… a avoué qu’il avait rendez-vous… heure et lieu susindiqués… avec une fille d’honneur de Sa Majesté.

— Ai-je dit cela ?

— Paix ! paix ! Nous savons ce que parler veut dire…

Avec une vive satisfaction, le lieutenant de robe courte relut son grimoire, puis, en se frottant les mains :

— Parfait, maintenant nous allons procéder plus avant. Veuillez me remettre les papiers dont vous êtes porteur.

— Les papiers !

— Eh ! parbleu, vous n’êtes pas venu au Louvre les mains vides. Donnez-nous donc le plaisir de voir enfin ces fameuses lettres que vous cachez si soigneusement depuis votre départ… d’où vous savez bien.

À cette question précise, l’embarras qui parut dans les manières de l’inculpé n’était point joué. En le trouvant dépourvu de toute espèce de pièce compromettante, n’allait-on pas s’apercevoir de la bévue qu’on avait faite en l’arrêtant ? Il fut tiré de sa perplexité par l’impatience de son juge. Le personnage rageur frappa sur la table.

— Point de sornettes ! Exécutez-vous de bonne grâce, videz vos poches, mon bonhomme.

— Je ne demande pas mieux, riposta le poète sur le même ton vif, mais j’en suis assez empêché par tous ces liens dont vos argousins m’ont empêtré.

— Bon ! n’est-ce que cela ?

Du geste, le magistrat appela Ruvigny et ses acolytes, restés dans la salle pour veiller de près sur leur dangereux prisonnier.

— Fouillez monsieur ! ordonna-t-il.

Cyrano eut un haut-le-corps. Un instant il avait espéré qu’on allait le délier. À l’attouchement de ces mains de bandits, il sentit son cœur bondir dans sa poitrine ; l’effort qu’il donna fit claquer ses liens, mais sans autre effet que de les resserrer encore et de les faire pénétrer plus avant dans ses chairs meurtries. En même temps, il se vit entouré de gens armés, méfiants, car ils s’attendaient à quelque nouvelle incartade ; il comprit l’inutilité – le danger même – de toute résistance : il se résigna donc.

— Bast ! murmura-t-il, cela fait toujours passer le temps. Cherchez, mes bons amis, cherchez bien.

Pendant que ses hommes se livraient à l’opération de la fouille, Ruvigny s’étant rapproché du petit magistrat, à demi-voix, un colloque s’était engagé entre eux :

— C’est étrange, disait le chat fourré, en désignant de l’index son prisonnier, ce jeune homme ne répond point du tout à l’idée que je me faisais du petit chevalier.

— Ma foi ! riposta Ruvigny, j’ai eu la même pensée en le voyant.

— Allez donc vous fier aux signalements… On nous avait dépeint un cavalier d’une rare beauté…

— Il s’en manque ! appuya le reître avec un gros rire.

Cyrano, à qui parvenaient des bribes de cette conversation, fit la grimace à cet agréable compliment.

— On ne nous avait même point mentionné certaines particularités… assez caractéristiques.

— Oui, quand ce ne serait que son…

15

SE MOQUERAIT-ON DE MAZARIN…

Ruvigny s’interrompit. En dépit de ses entraves, le prisonnier venait de faire un bond si inquiétant que ses gardes avaient poussé un cri unanime d’effroi.

— Est-ce terminé ? demanda rudement le reître.

— Voilà !

Les fouilleurs jetèrent pêle-mêle sur la table le fouillis de papiers qu’ils avaient trouvé au fond des poches, toujours bien garnies, du rimeur.

L’enquêteur se précipita avec une ardeur fébrile sur cet abondant butin. Il écarta plusieurs papiers sans importance et saisit une feuille blanche qu’il déplia avec un rire de triomphe.

Mais ce rire expira tout aussitôt sur ses lèvres ; suffoqué, le petit homme bégaya :

— Qu’est-ce là ?… des mots sans suite… des phrases incohérentes…

« Hier, me penchant à ma fenêtre… »

— Qu’est-ce que cela peut bien signifier ?

— Mes vers, sourit le poète ; le brouillon de mon billet à mademoiselle Minou.

Rageusement, le lieutenant de robe courte retournait en tous sens le papier et grinçait :

— Voilà un plaisant grimoire !

— Ce pleutre n’aime point la poésie, pensa l’auteur du poulet.

— Fi ! reprit l’autre en rejetant sur la table le billet doux. C’est assez se moquer de la majesté de la justice. Allez au diable avec vos petits vers…

— Mes petits vers, monsieur de la robe, valent bien votre mauvaise prose !

— Ma mauv… suffoqua le magistrat, ma pr… Jeune homme, vous aggravez votre cas.

— Eh ! comment l’aggraverais-je ? vous me taxez déjà de complots, de rébellion, de lèse-majesté… de je ne sais quoi encore… En voilà plus qu’il ne faut pour me faire trancher le col.

Le magistrat frappa rudement du pied.

— Une dernière fois, voulez-vous me dire où vous cachez les papiers, que vous rapportez de Sedan ?

— De Sedan ? Où prenez-vous Sedan ? rétorqua Cyrano, agacé par la longueur de cet interrogatoire.

— Je le prends là où sont les ennemis de l’État, môcieu ! Là où vous avez été rencontré par deux fois, menant grand train, grâce à un cheval dû à la libéralité de madame de Chevreuse, môcieu.

— Brave Capitan ! pensa le poète. Que ne suis-je à cette heure sur ton dos, à cent lieues de ce procureur écourté et de ses paperasses !

— Là où vous avez osé porter la main sur un loyal serviteur de Monseigneur, que sa robe sacrée aurait dû défendre de vos injures, môcieu !

— Vlan ! le capucin à présent… Quelle salade !

— Un révérend père plein de componction et de sainteté, que vous avez eu l’audace de ficeler comme un saucisson.

— J’ai ficelé le capucin, jubila Cyrano.

— Et qu’en cet indigne appareil vous avez laissé se morfondre dans la salle de l’Écu de France

— Vertudiou ! celle-là est fameuse !

— Vous riez, impie ! Vous n’avez pas honte ?

— Je trouve que vous faites bien du bruit pour un va-nu-pieds !

— Quelle audace !… Nierez-vous à présent revenir de Sedan ? Sommes-nous bien renseignés, allons ! les lettres, vite…

— Eh ! Corbac ! vous me fatiguez le tympan avec vos lettres. Cherchez-les.

— Fouillez encore ! hurla le petit vieux hors de lui. Voyez les doublures, les tiges des bottes, la coiffe du feutre. Il faudra bien trouver les papiers, quand le diable y serait.

Impassible en apparence, le poète assista au saccagement de son habit de cérémonie ; en un rien de temps les doublures en furent arrachées, les poches déchirées, le collet en morceaux.

— Si je peux sortir d’ici, je vais être propre pour souper en galante compagnie, pensait amèrement le malheureux dépouillé.

— Rien ! firent enfin les gardes.

— Rien ! répéta le magistrat, s’effondrant derrière sa table. Décidément il n’y a pas grand-chose à tirer de ce chevalier de malheur ! Que va dire monsieur de Mazarin ?

Comme il achevait cette plainte, une voix dont Cyrano reconnut du premier coup l’accent particulier, retentit au fond du prétoire d’occasion.

— Eh bien ! mousou le lieutenant, où en sommes-nous ?

Le poète sentit sa poitrine se soulever tumultueusement, une animosité vengeresse alluma le sang de ses veines. Enfin la bataille décisive allait se livrer ; il se trouvait cette fois face à face avec le cavalier masqué du palais, il allait affronter à visage découvert l’homme des ténèbres.

C’était bien Mazarin, en effet. Il venait de faire son entrée par la porte située derrière le prisonnier.

Mettant un frein à la première impulsion de son ardeur, l’Italien avait jugé prudent de faire interroger au préalable sa capture du Pont des Amours, afin de respecter les formes et de ne point encourir les reproches du cardinal si l’affaire venait à ses oreilles.

Jugeant que le temps nécessaire à cet interrogatoire judiciaire était écoulé, il se décidait à apparaître. La justice ayant accompli son œuvre, c’était à son tour de faire la sienne.

Le sémillant secrétaire d’État entra donc la mine réjouie, de l’air d’un chat qui se lèche les babines en guignant de l’œil un bon morceau. D’un regard de triomphe, il couva le prisonnier qu’il n’apercevait que de dos, et se dirigea hâtivement vers la petite table où la minute de l’interrogatoire s’étalait.

— À nous deux, mon bon ! pensa Cyrano, en suivant son manège du coin de l’œil. Nous allons voir si tu auras raison de Bergerac aussi facilement que d’une faible femme.

Comme il achevait cette réflexion, son sang se glaça subitement dans ses veines. Sur les pas du maître, un second personnage était entré.

— Lui, encore ! rugit intérieurement le poète. Le ciel n’écrasera donc pas cet éternel mousquetaire !

D’Artagnan, objet de cette véhémente apostrophe, paraissait plus calme et plus assuré que jamais. Une idée intérieure, particulièrement agréable, alluma son œil et fit frémir sa lèvre quand son regard se posa sur son adversaire enchaîné.

Cependant, Mazarin avait parcouru d’un coup d’œil les feuillets du grimoire.

— Ce n’est qu’un interrogatoire pré… liminaire ! bégaya le magistrat mal à l’aise.

— Zé vois, zé vois !

— Le prisonnier est quelque peu… rétif.

— Optime ! nous avons de quoi loui délier la langue. Voyons les papiers.

— Les pa… piers ? Oh ! Monseigneur, il n’y a rien de bien décisif.

— Donnez touzours !

— C’est que… je dois vous dire… ce sont des vers.

— Des vers ? fit Mazarin sans comprendre.

— De la poésie, monseigneur.

— Dé la poésie ! ?…

— Voyez plutôt…

« Mon cœur, pris de vertige… »

Le petit magistrat s’arrêta net, confus de l’aveu d’un pareil insuccès.

Mazarin lui arracha le papier des mains et, stupéfait, il lut à son tour :

« Moun cor, pris de vertize, a chou ! »

Insensiblement, Cyrano s’était retiré dans l’ombre par un mouvement prudent de retraite.

— Ah çà ! fit l’Italien, les lèvres pincées, se moqué-t-on dé moi ?

Ayant relevé la tête, il chercha des yeux le visage de l’audacieux qui méconnaissait ainsi le respect dû à la majesté de la justice. Mais par une vive conversion, celui-ci s’était retourné la face contre la muraille. Mazarin ne put donc apercevoir que sa haute taille ; rassuré, il se reprit à sourire.

— Nous allons bien voir ! Hôla, mousou le moderne Catoulle, montrez-moi donc oun peu votre zolie figoure. Elle vaut la peine d’être voue.

Loin de céder à cette aimable invitation, le prisonnier s’obstina dans la contemplation des pierres du mur.

De plus en plus gracieux, l’Italien poursuivit :

— Allons, oun peu de bonne volonté, Cévalier. Nous avons à causer amicalement, tous les deux.

Et, s’approchant du pseudo-Tancrède, il lui frappa cavalièrement sur l’épaule. Alors, lentement et à regret, Cyrano se décida à faire volte-face.

Dieux du ciel ! Si, au lieu de la loyale figure du poète, la tête de Méduse fût apparue à M. de Mazarin, l’effet de cette épouvantable vision n’eût été ni plus rapide ni plus complet.

Sur ses lèvres blêmissantes, un horrible rictus remplaçait le sourire mielleux qui s’épanouissait ; de ses yeux, un éclair de rage jaillit ; les mains tremblantes, le front mouillé d’une sueur froide, il bégaya, incapable d’articuler :

— Lé Cévalier… où est… lé Cévalier ? Qui est… céloui-là ?…

Ruvigny, mal à l’aise, tenta une explication :

— Monseigneur, c’est l’homme du Pont des Amours ; c’est le complice de mademoiselle de Cer…

Un regard terrible de son maître lui fit rentrer les mots dans la gorge.

— Damnation ! ze souis zoué ! put enfin prononcer Mazarin, en s’effondrant sur la chaise du petit magistrat.

Sans comprendre, le lieutenant de robe courte promenait autour de lui des yeux effarés, gémissant :

— Ce n’est donc point l’homme de Sedan ?

— Eh non ! je me tuais à vouloir vous le faire entendre, affirma bonnement Cyrano.

Après le premier moment de désarroi, l’Italien s’était redressé ; d’un pas énervé, il arpentait la salle, exhalant en phrases incohérentes sa colère impuissante :

— Zoué… cette fois encore… comme à Saint-Zermain… Le pétit Cévalier est donc oun démon ? Où est-il à présent ? Çez la reine… ou en fouite… Hors dé portée, en tout cas. Ah ! par Belzébouth ! que ze lé tienne oun zour, oune minoute…

Le hasard de ses allées et venues de fauve en cage le mit subitement face à face avec d’Artagnan.

Or, au milieu du désarroi général, le mousquetaire gardait seul une attitude de complet détachement.

Mazarin eut-il le soupçon de sa complicité tacite, ou cette apparente indifférence outra-t-elle encore sa rage ? On ne saurait le dire. Toujours est-il que, l’index levé, la lèvre tremblante, il fonça droit sur lui en criant :

— Mousou d’Artagnan, vous rendrez compte à Monsignor de cette affaire. Grâce à vous, oun ennemi de l’État a pou s’introduire cette nouit dans lé Louvre.

Le lieutenant arrêta net cette mercuriale.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, interrompit-il. J’avais mission de m’opposer à toute intrusion dans le palais. J’ai trouvé monsieur tentant d’y entrer en cachette, je l’ai arrêté, voilà tout… Qu’espériez-vous donc de plus ?

— Commedia dell’ arte !… vous saviez bien qué nous guettions lé Cévalier…

— Comment l’aurais-je su ? D’ailleurs, c’est affaire à monsieur de Ruvigny et non à moi.

— C’est zouste ! fit entre haut et bas Mazarin, qui redevint subitement maître de soi.

— D’ailleurs, reprit d’Artagnan, saisissant la balle au bond, vous devez avoir raison. Des gens malintentionnés pourraient travestir mon attitude et m’attirer le blâme de Son Éminence. En arrêtant ce gentilhomme sur la foi de ces messieurs, je me suis mis dans une assez vilaine histoire. Porter la main au collet d’un innocent… sans ordres supérieurs, peste ! cela peut mener loin… Il vaut mieux que je prenne les devants.

Sur quoi, avec le même imperturbable sang-froid, il fit mine de rompre.

L’Italien l’arrêta d’un geste.

— Où allez-vous ?

— Chez monsieur le Cardinal, lui raconter l’affaire.

— Diavolo ! éclata Mazarin, subitement inquiet ; ne vous hâtez point, mousou d’Artagnan, il sera temps d’aviser demain. Noul ici ne souspecte votre loyauté.

— S’il en est ainsi, fort bien !

— Vous prenez feu comme le Vésouve, oun vrai mousquetaire. Après tout, reste à savoir si votre prisonnier est si innocent qu’il paraît…

En prononçant ces mots, il fixa sur Cyrano un regard rempli de méfiance.

Cette vive escarmouche entre ses deux ennemis n’avait pas été perdue pour notre poète. La gêne de l’homme mystérieux, quand il avait été question du cardinal, n’avait point échappé à son attention éveillée et il s’était dit :

— Tiens, tiens, notre coquin n’a point la conscience sûre. Voilà le défaut de la cuirasse. Savinien, mon fils, à toi d’y savoir décocher ton meilleur javelot !… Et peut-être pourras-tu souper cette nuit au Plat d’Étain.

Cependant Mazarin avait congédié son monde, ne gardant auprès de lui que d’Artagnan, dont il tenait à reconquérir les bonnes grâces. L’idée s’implantait en lui que le hasard seul n’avait pas dû conduire cet inconnu dans les jardins de la Reine, et qu’il avait sans doute devant lui un complice de cet insaisissable ennemi. Certes, le fil était fragile, qui sait pourtant s’il ne suffirait pas à lui faire reprendre l’avantage.

Il tourna donc ses batteries sur le prisonnier, résolu à en tirer tout ce qu’il pourrait de renseignements.

— Mousou, dit-il, avec un regard sévère, vous avez été saisi nouitamment, çez Sa Mazesté ! Qui vous y amenait, et qu’y véniez-vous çerçer ?…

— Monsieur, riposta Cyrano, avec une froide politesse, avant de répondre à vos questions, voulez-vous me permettre deux petites observations ?

— Faites !

— La première, c’est que je suis attaché d’une façon toute naturelle pour un saucisson, mais tout à fait anormale pour un gentilhomme ; cela me gêne pour parler.

— Soit ! Mousou le mousquetaire, ayez la bonté de détaçer le prisonnier.

— Mille grâces, salua Cyrano. Quant à ma seconde observation, la voici : qui donc êtes-vous pour me questionner ?

L’Italien eut un haut-le-corps.

— … Je suis fidèle sujet de Sa Majesté et prêt à lui rendre compte de tous mes actes, à Elle-même ou à ses représentants, monsieur de Richelieu, par exemple.

La grimace de son interlocuteur en entendant ce nom n’échappa pas à l’œil vigilant du bretteur.

— Touché ! marqua-t-il intérieurement.

— Je suis monsieur de Mazarin, secrétaire d’État de Sa Majesté en son conseil.

Gracieusement, Cyrano salua, comme à une présentation en règle.

— Et moi, renvoya-t-il. Hercule, Savinien de Cyrano Bergerac, cadet aux gardes du roi, compagnie Carbon de Casteljaloux.

À nouveau, une ombre d’inquiétude passa sur le visage de son interlocuteur.

— Retouché ! pensa le poète.

— Ma ! Ze ne sache point qué la compagnie Castel-Jaloux fut de garde aujourd’hui çez Sa Majesté.

— À vrai dire… moi non plus…

— Ce n’est donc point votre service qui vous amenait dans les zardins dé la Reine ?

— Vraiment non, c’est autre chose.

— Et quoi donc, mousou le cadet ?

— Un rendez-vous.

Un éclair de triomphe alluma l’œil de Mazarin.

— Oun rendez-vous, à la bonne heure, et avec qui ?

— Oh ! protesta le poète, avec une confusion parfaitement jouée, un galant homme peut-il répondre à une semblable question ?

— Prétendez-vous que cé foût avec oune dame ?

— Ma prétention ne va pas jusqu’à l’affirmer… mais il se pourrait que ce fût quelque chose comme cela.

— Oune dame… dé la Reine ?

— Hum ! souffrez que je m’en tienne là.

— Bene, fit Mazarin, dépité. Z’oubliais qué vous êtes discret.

— Reretouché ! marqua Cyrano.

— Eh bien ! soit, zé vous veux croire. Expliquez-moi seulement comment il sé fait qu’à l’heure où vous avez été sourpris, oun autre zentilhomme avait loui aussi rendez-vous au Louvre, au même endroit et, peut-être, avec la même personne…

Ce disant, le regard de l’Italien fouilla son interlocuteur jusqu’au fond de l’âme. Celui-ci soutint sans broncher cette attaque à fond.

— Comment le saurais-je ? fit-il évasivement. Pure coïncidence.

— Coïncidence bien fâcheuse, mousou de Berzerac, surtout si la dame qué vous espériez voir s’appelle Claire de Cernay, et si le second partenaire de cette galante aventure est votre ami le Cévalier Tancrède.

Fidèle à ses habitudes de duplicité, Mazarin avait lâché ces noms au hasard, prêchant, comme on dit, le faux pour savoir le vrai.

Le mensonge répugnait si profondément à l’âme chevaleresque de Cyrano qu’il ne crut pas devoir répondre à cette insinuation.

— Sont-ce bien les noms, et souis-ze assez renseigné ? insista Mazarin, qui se sentait reprendre l’avantage.

Décidé à ne pas se livrer, le poète rompit et, passant brusquement de la défensive qui lui était défavorable, à l’offensive, il riposta par un coup direct.

— C’est ce que je dirai à Son Éminence le cardinal de Richelieu, s’il me fait l’honneur de m’interroger.

— Refousez-vous donc de me répondre ?

— Sur ce sujet-là, oui. Car de deux choses l’une : ou ma présence ici était fortuite, et je ne dois compte de cette peccadille qu’à mon chef, le capitaine de Castel-Jaloux ; ou, comme vous paraissez le croire, elle était coupable, et en ce cas, je suis un conspirateur dangereux, un ennemi de l’État, un sujet rebelle à son roi, j’appartiens alors à la justice prévôtale, et, en vérité, je me demande pourquoi vous tardez tant à me livrer à elle.

Le raisonnement était si logique que le secrétaire d’État resta un instant désemparé.

— Quelle erreur est la vôtre, fit-il enfin, z’espérais vous ménazer, convaincou qué vous n’êtes qué l’instroument inconscient d’intrigues qui vous dépassent. Vous répoussez mes avances, libre à vous.

— Que comptez-vous donc faire de moi ?

— Vous garder, zousqu’à ce qué la sitouation soit tirée au clair.

— C’est-à-dire ?…

— Zousqu’à l’arrestation du Cévalier.

— Hem ! Cela peut être long.

— Tant pis ! Il ne tient qu’à votre bonne grâce d’en avancer le temps ?

— Comment le pourrais-je ?

— En avouant les choses et en me mettant en mesoure de saisir les vrais coupables.

— Alors, je serais libre ?

— Sour ma parole !

— Eh bien ! fit Cyrano, se décidant à brûler ses vaisseaux, je vais vous dire une chose : il va sonner bientôt onze heures, et j’ai rendez-vous à ce moment-là au Plat d’Étain. D’excellents amis m’attendent pour souper, et il serait de la pire inconvenance de les laisser se morfondre. Outre cela, cette Capitainerie est un endroit parfaitement déplaisant. Voilà plus de raisons qu’il n’en faut pour que j’aie hâte d’être hors d’ici. Vous me promettez ma liberté si je dis la vérité tout entière ?…

— Foi dé Mazarin !

Froidement, posément, fixant sur son interlocuteur son regard loyal, Cyrano articula :

— Je connais, en effet, ceux que vous venez de nommer.

— Claire de Cernay et lé Cévalier ?

— Ils avaient effectivement rendez-vous ce soir, au couvre-feu sonnant, au Pont des Amours.

— Ze sais.

— Parbleu ! vous l’avez entendu de leur propre bouche, cet après-midi, dans la galerie du palais où, soigneusement masqué, vous les suiviez, semelle à semelle.

L’Italien fronça le sourcil, une vague inquiétude le saisit. Où voulait en venir ce satané bretteur, qui paraissait si bien renseigné ?

— Ce que ces enfants comptaient faire au Louvre, je l’ignore. Ou plutôt, je le devine, ils sont jeunes, ils sont beaux, et, ma parole, je crois bien qu’ils s’aiment. Seize ans ! n’est-ce point l’âge des rendez-vous au clair de la lune ?

— Prétendez-vous dire…

— Laissez-moi parler. Vous l’avez voulu. Le hasard, un bienheureux hasard, m’a appris ce soir même que le secret de leur rencontre avait été surpris ; oui, j’ai su qu’une main jalouse préparait dans l’ombre un guet-apens où ils allaient infailliblement tomber.

« Comment je suis renseigné ? Que voulez-vous ? J’ai ma police, moi aussi.

« Pourquoi ce traquenard ? je l’ignore, mais quelqu’un le sait ici, monsieur de Mazarin. Et ce quelqu’un, c’est vous.

La voix du brave gentilhomme, sourde et vibrante au début, s’élevait peu à peu. Elle se faisait âpre, fustigeante, accusatrice. Le secrétaire d’État eut un mouvement de recul et balbutia :

— Vous osez…

— La vérité, vous l’avez voulue, je la dis… Sachant ces innocents menacés, je me suis juré, foi de Cyrano de Bergerac, de les sauver du péril. Comme vous pouvez voir, je n’ai point failli à ma parole !…

« Dans la toile que vous tendiez, je me suis jeté à corps perdu, et c’est en vain que vous chercheriez à en rattacher les fils brisés. Les oiseaux sont loin, le ciel leur appartient, un coup d’aile les a emportés hors du sombre filet. Que voulez-vous, monsieur de Mazarin, ils aiment, ils sont vaillants et fidèles. Dieu les protège, il donne des ailes aux amants, comme aux oiseaux.

— Corpo di Cristo ! bien zoué, mousou le sauveur ; ma, si vous avez rompou ma toile, elle a gardé assez de fils intacts pour vous rétenir. Vous vous êtes pris aux rets ; sortez-en donc !

— C’est ce qu’il nous reste à examiner ; faisons-le tranquillement, sans nous animer… Vous savez à présent qui je suis et pourquoi je suis ici. Demain, si vous me retenez de force, le Cardinal le saura ; le Roi le saura ; ils sont vos maîtres comme les miens, et je leur dois la vérité plus encore qu’à vous.

Gêné par le regard droit de son adversaire, l’Italien s’était rejeté dans l’ombre ; il allait et venait, avec une anxiété que révélaient assez les crispations nerveuses de son visage.

— Oui, la vérité, je la dirai tout entière, M. de Mazarin. Et une fois notre situation bien nette, au chevalier et à sa charmante amie, coupables d’une peccadille amoureuse – rien de plus –, et à moi-même, leur complice, il ne restera plus qu’une chose à éclaircir : votre situation à vous !

— Acevons, ze vous prie.

— Je ne demande que cela !

— Si ze vous laisse libre, mé zourez-vous le secret sour cette malheureuse affaire ?

— Sur mon honneur, je vous le jure.

— Ze ne rédoute rien de ce que vous pensez, continua Mazarin, voulant couvrir sa défaite ; ma il n’est zamais bon d’ébrouiter oun insouccès. Cela seul peut me déterminer à vous relâçer. À condition, bien entendou, qué vous ne soyez point personnellement mêlé aux intrigues dou Cévalier.

— Je ne sais de quelles intrigues vous parlez, répliqua Cyrano. Ce dont je suis surtout impatient, c’est d’en finir.

Pourtant l’astucieux Mazarin ne semblait point partager cette hâte légitime, son orgueil et son dépit ne lui permettaient pas d’accepter de gaieté de cœur une aussi piteuse défaite. Prêt à céder à la nécessité, il tournait encore autour de sa proie, cherchant s’il ne trouverait pas quelque point faible par où la ressaisir. Tout à coup, sa figure s’éclaira d’une lueur sinistre.

— Vous comprenez bien, mousou de Berzerac, fit-il, en s’approchant du poète et en le touchant de l’index à la poitrine, vous comprenez bien qué si, au lieu dou complice doune aventoure amoureuse, z’avais devant moi l’oun des acteurs d’oune danzereuse conspiration, les çoses seraient toutes différentes.

Cette nouvelle attitude inquiéta son partenaire. Où voulait donc en venir le rusé personnage ?

— … D’oune cabale où messieurs les princes seraient mêlés, et dont l’âme serait, faut-il dire son nom ?… Mme la doucesse de Çevreuse !

— Mme de Chevreuse !

Le souvenir de l’aventure des Carmélites, où la duchesse avait joué son rôle, repassa devant les yeux du poète anxieux. Mazarin savait-il la part qu’il y avait prise inconsciemment ? D’un geste involontaire, il tourna le regard vers d’Artagnan, seul témoin de cette scène nocturne. Le mousquetaire avait-il parlé ? Allait-il le reconnaître ? le livrer ?

Toujours correct dans son attitude militaire, le lieutenant semblait se désintéresser totalement de la scène qui se déroulait devant lui.

— Hé ! hé ! mousou de Berzerac, vous semblez perdre oun peu de votre belle assourance ?

— Moi ? Allons donc ! Pourquoi me troublerai-je ? Où prenez-vous Mme de Chevreuse ?

L’autre se rapprocha encore, et le regardant en plein dans les yeux :

— Pourriez-vous mé zourer qué vous ne connaissez point la doucesse ?

Cyrano rompit d’un pas.

— Pourriez-vous mé zourer qué vous ne l’avez pas, oun certain soir, accompagnée en oun certain lieu ?

— Moi ?…

— … aux Carmélites… dans la rouelle de la Bourbé !

— Millions de bombes ! je suis perdu ! pensa Cyrano dans un éclair.

— Ma… sangodemi ! Z’aurais dou vous reconnaître plous tôt. Ze me disais aussi, tout en vous écoutant : cette alloure fière, cette attitoude indomptable ze connais céla. Où diable ai-ze vou ce terrible zentilhomme ? Pardios ! roue de la Bourbé ! c’est bien cela.

« Mousou de Berzerac, que faisiez-vous si près des Carmélites, ce soir-là ? Était-ce encore oune de ces coïncidences fâçeuses qui vous amènent toujours où vous n’avez que faire ? vous vous en expliquerez avec M. le Cardinal. Ze vous tiens, ze vous garde !

— À votre aise, cornebiou ! nous nous expliquerons donc tous en chœur.

— Piano, piano ! À présent, on né vous croira plous ; ennemi de l’État, vous êtes de bonne prise.

— Vous prouverez du moins ce que vous avancez.

— Ze crois bien qué ze le prouverai.

— Vous établirez que l’on m’a vu aux Carmélites.

— Si ! Ze l’établirai ! Par oun témoignage qué vous né saurez point récouser. Céloui de quelqu’oun qui vous à vou d’assez près pour vous reconnaître, de quelqu’oun que vous connaissez bien vous-même et qué vous né seriez pas fâçé d’avoir, cette nouit-là, expédié dans oun autre monde.

— Allons, pensa le pauvre rimeur. Tout est fini ! La partie est jouée, j’ai perdu.

Jubilant de sa victoire inespérée, Mazarin se tourna du côté du mousquetaire.

— Approçez, mousou d’Artagnan, approçez-vous. Avez-vous entendou, mousou de Berzerac né sé souvient plous d’avoir été aux Carmélites. Régardez-le, rafraîçissez-lui la mémoire. Cette figoure n’est point de celles qu’on oublie, lé réconnaissez-vous bien ?

D’Artagnan, ainsi interpellé directement, s’était décidé de sortir de son attitude passive. Il posa sur l’homme qu’on lui désignait un regard attentif, détaillant jusqu’au moindre trait de son visage, comme pour s’assurer contre toute erreur.

Se sentant perdu, le poète subit ce minutieux examen avec impatience ; il était à la merci de son adversaire, de l’homme qu’il venait d’insulter gravement ; qu’attendait donc celui-ci pour consommer sa perte ; tant de préliminaires inutiles n’étaient qu’un raffinement de vengeance, indigne d’un gentilhomme.

De son côté, Mazarin n’était pas moins impatient :

— Eh bien ! fit-il, vous réconnaissez votre ennemi ?

D’Artagnan se décida enfin à prononcer la sentence tant attendue.

D’un ton très calme, très assuré, il déclara :

— Je ne le reconnais pas !

Du coup, Cyrano faillit tomber à la renverse.

— Vous né… bégaya Mazarin. Voyons, ce n’est pas possible. Mousou d’Artagnan, souvenez-vous… régardez mieux. C’est loui… loui… l’homme de mousou Bernard… le défensor de la Doucesse.

Tranchant net à ces supplications, le mousquetaire reprit, à voix lente, distillant chaque mot :

— Non, décidément, ce n’est pas lui. Ce n’est point sa taille, point son allure, point son visage.

« Et tenez, il y a un détail décisif… l’homme des Carmélites avait… comment dirai-je… un nez tout petit, mi-nus-cu-le…

« Oui, je m’en souviens à présent, cela me frappa. Autant dire que celui-là n’avait point de nez du tout.

Si d’Artagnan avait gardé sur le cœur les injures de son adversaire, et s’il s’était promis d’en tirer vengeance, certes, il ne pouvait mieux tomber, ni toucher plus juste.

Pendant ce petit discours, débité avec une grâce impertinente, le cadet de la compagnie Carbon de Casteljaloux avait successivement pâli, rougi, puis blêmi. Subir sans broncher une telle dérision surpassait ses forces ; malgré lui, un geste menaçant lui échappa.

Cependant, accablé par l’insuccès de sa dernière manœuvre, Mazarin faisait d’amères réflexions :

— C’est bon ! siffla-t-il soudain. Zé mé souis abousé !… Z’ai votre parole de rester mouet, mousou Berzerac. Allez donc, vous êtes libre.

À ce moment précis, onze heures sonnèrent. Sauvé par un miracle, Cyrano allait pouvoir, en fin de compte, souper au Plat d’Étain.

Il s’élança donc hors de la Capitainerie. S’il avait pu voir le regard que lui lança son antagoniste, en le voyant lui échapper, tout brave qu’il fût, il n’eût pu s’empêcher de frémir. De ce moment, l’Italien l’associait, dans sa soif de vengeance, à son ami le Chevalier.

Mais notre poète, tout à la joie de sa liberté reconquise et à la hâte de rejoindre ses amis et sa brune conquête, se souciait bien, à présent, de la haine du secrétaire d’État. Lancé comme un trait, il courait au rendez-vous où tant de délices l’attendaient !…

16

L’AVEU
SUR LES LÈVRES

Conduit par Claire de Cernay, le chevalier avait été introduit sans encombre jusqu’auprès de la Reine.

Anne attendait le messager en un petit oratoire attenant à sa chambre. Dans ce lieu discret et retiré, situé au fond de ses appartements, elle ne craignait l’espionnage de nul œil ni de nulle oreille.

Quand la porte s’entrouvrit pour livrer passage aux deux jeunes gens, la Reine était assise devant une petite table, sur laquelle deux flambeaux reposaient, jetant dans les ténèbres leurs lueurs vacillantes. Son noble visage, auquel la pureté du teint et la limpidité du regard conservaient l’éclat de la jeunesse, était en pleine lumière et, sous l’auréole blonde de ses cheveux, il semblait celui d’une sainte de vitrail, rayonnant d’une clarté douce et surnaturelle.

Tancrède s’arrêta un moment sur le seuil, étreint par la même émotion religieuse qu’il avait éprouvée une fois déjà en face d’elle, la nuit de leur première rencontre dans le cloître des Carmélites.

À présent, elle lui paraissait moins inaccessible, plus proche de lui.

Depuis cette entrevue pourtant, bien peu de jours s’étaient écoulés, mais ils avaient suffi à opérer de profonds changements chez sa royale maîtresse. Les ravages d’un chagrin secret avaient mis leurs traces sur cette physionomie qu’ils adoucissaient ; dans l’attitude noble et un peu hautaine, une sorte d’abandon résigné se lisait maintenant. Purifiée et humanisée par la douleur, cette figure de Reine semblait davantage une figure de femme.

Un tel changement ne pouvait qu’augmenter encore l’émotion du jeune soldat, lorsqu’il la vit relever la tête pour lui faire signe d’approcher, ses yeux eurent un éblouissement et il tomba un genou en terre.

D’un geste bienveillant et gracieux, Anne s’empressa de relever le chevalier, émue malgré elle de cette muette adoration qui était un hommage à sa beauté, plus encore qu’à sa grandeur.

Mais, dès qu’il se fut remis debout et qu’elle put apercevoir son visage, ce fut au tour de la Reine de se troubler.

Par un étrange caprice du destin, ce jeune soldat, cet inconnu, rappelait la figure de l’homme dont le souvenir occupait sa pensée, l’instant d’avant, le chevalier ressemblait à lord Buckingham !

Elle attribua cette impression à une de ces erreurs du cerveau qui, sous l’empire d’une idée fixe, substituent parfois une image idéale à la réalité.

La vie accoutume de bonne heure les souverains à dominer leurs impressions et à dissimuler leurs sentiments intimes. Ce trouble soudain ne dura qu’une seconde, et c’est d’un ton plein de calme majestueux que la Reine rompit le silence.

— Êtes-vous donc le Chevalier ? prononça-t-elle avec une nuance de surprise, tout en dévorant du regard ces traits dont l’apparition l’avait si violemment émue.

Le petit soldat s’inclina.

— Mlle de Cernay m’a conté vos prouesses et comment vous avez exposé mille fois votre vie pour le service de votre Reine. Aussi, me voyez-vous surprise, oui, surprise, en vérité…

À mi-voix, Anne acheva sa pensée :

— Un enfant, ce n’est encore qu’un enfant !

Assez gêné par cet accueil déconcertant, Tancrède ne savait guère quelle contenance tenir. Elle s’en aperçut et se hâta d’ajouter :

— Comment puis-je croire que dans un corps si jeune, tant de hardiesse et de force soient unies déjà à tant de prudence et de sang-froid. Car, je le sais, vous avez fait plus et mieux qu’un homme.

— C’est un effet de mon étoile, assura-t-il, modestement.

À ce mot d’étoile, Anne tressaillit, imperceptiblement ; elle fixa le jeune homme avec un redoublement d’attention. Aussi calme en apparence qu’elle était intérieurement agitée, elle prononça :

— Pourtant, vous n’avez guère passé l’âge de l’enfance ?

— J’ai seize ans, madame, protesta Tancrède.

Comme frappée d’un coup au cœur, Anne sursauta :

— Seize ans !…

— À cet âge, on est hors de page, quand on a bon sang… Les rois de France sont majeurs à quatorze ans, madame.

Malgré les souvenirs que sa vue paraissait évoquer en elle, Anne ne put se défendre d’un sourire en entendant cette fière protestation.

— Vous avez raison, chevalier ! il n’est pas d’âge pour les braves. Et nul ne peut se vanter de vous surpasser en vaillance.

D’un geste majestueux, elle tendit sa belle main au jeune homme. Tancrède y appuya ses lèvres avec respect.

— Mais, dit-elle, le temps nous presse. Tout à l’heure, nous examinerons à loisir ce que nous pouvons faire pour reconnaître tant de zèle, et récompenser de si loyaux services.

Involontairement, les yeux du jeune homme se tournèrent du côté où Claire de Cernay se tenait, discrètement perdue dans l’ombre. Un nouveau sourire flotta sur les lèvres royales.

— Mlle de Cernay m’a dit que vous attendiez beaucoup de moi. Quoi que ce puisse être, si la chose est en mon pouvoir, tenez-la pour faite.

« Maintenant, voyons vos messages.

Sans un mot, le chevalier se hâta de découdre la coiffe de son chapeau. De cette poche improvisée, il tira une liasse de papiers qu’il tendit à sa royale interlocutrice.

— Singulière cachette ! fit-elle, amusée.

— Elle m’a été inspirée par certaine aventure où je faillis perdre mon manteau. Depuis lors, je me défie des vêtements qu’on peut vous enlever… par hasard…

— N’avez-vous point votre pourpoint ?

— Si fait, madame, mais le pourpoint tient un peu trop à l’homme. Qui prend l’un prend l’autre. Pour moi, je préfère le feutre. Cela ne vous quitte point et, dans le péril d’être pris, on est toujours à temps de s’en défaire.

— Je le vois, vous êtes aussi avisé que hardi. J’avais grand tort de vous taquiner sur votre âge ; vous êtes plus sage qu’un vieux routier.

Riant de la confusion de son fidèle messager, la Reine prit de ses mains le paquet dont elle rompit en hâte les cachets.

— Allons, pensa Tancrède, voilà qui débute à merveille. Cette fois, je tiens la fortune au collet, elle ne peut plus m’échapper.

Tout en se félicitant ainsi, le chevalier se retira discrètement de quelques pas en arrière, laissant Anne parcourir les messages qu’il venait de lui remettre. Ce mouvement le rapprocha de Claire. Celle-ci se tenait près de la porte de l’oratoire, veillant au-dehors, afin que nul ne vînt troubler ce grave et mystérieux entretien.

De fait, le Cardinal eût donné cher à celui qui lui eût rapporté ce qui se passait à ce moment-là chez la Reine. Quant à Mazarin, s’il s’était douté de ce que contenaient les papiers dont le chevalier était porteur, sa rage d’avoir été joué par Cyrano eût été plus cuisante encore. La partie que l’astucieux Italien venait de perdre était plus belle d’enjeu qu’il ne pouvait le supposer. Quel triomphe eût été le sien si, au lieu de trouver pour tout butin sur son prisonnier récalcitrant le sonnet burlesque à Mlle Minou, il eût eu en mains les lettres qu’à cette heure Anne déchiffrait avec un involontaire tremblement d’effroi.

Alors, il eût pu lire, comme à livre ouvert, dans les desseins de ses ennemis. Pourquoi M. le comte de Soissons, cousin du Roi, se refusait si obstinément à rentrer en France. Pourquoi le duc de Bouillon, sourd à toutes les remontrances, continuait à prêter au prince rebelle l’hospitalité de sa place de Sedan. Pourquoi tant d’exilés et de mécontents affluaient, dans ce boulevard de l’indépendance, de tous les points de l’Europe. Tout cela serait devenu d’une aveuglante clarté.

Dans un éclair, le danger terrible que cette rébellion allait faire courir aux maîtres du royaume leur fût apparu.

Une armée véritable était assemblée aux portes de la France, forte de tous les mécontents du règne. Et elle allait se trouver grossie des forces que l’infante envoyait des Pays-Bas et que Lamboy, maréchal de l’Empire, amenait à marches forcées à travers l’Ardenne. Grossie encore des troupes lorraines, car le duc Charles, infidèle à ses promesses à Richelieu, venait de tourner casaque une fois de plus. Vendu à l’ennemi, le Lorrain, loin de marcher contre les rebelles, comme il l’avait juré au Roi, leur apportait son appui.

Trompé et joué, Richelieu, en cherchant autour de lui quel obstacle opposer à ce pressant danger, n’eût trouvé que des troupes peu sûres, mal disposées à faire la guerre contre des Français, conduits par le premier prince du sang. À la cour, il n’eût rencontré que des visages mécontents, des obligés ingrats, prêts à se tourner vers le succès, des adversaires mal réconciliés attendant leur revanche ; le favori Cinq-Mars bravant son autorité, le Roi, le Roi lui-même, las de sa longue tutelle et plus incertain que jamais.

Une fois déjà le Cardinal avait vu la frontière violée, les murs de Paris insultés par les coureurs de Lamboy ; mais alors il avait triomphé, grâce à l’indomptable énergie de son caractère de fer. À présent, hélas ! il était vieux, miné par la maladie et par les soucis.

Un éclair d’audace et l’ennemi était au cœur du pays, bousculant facilement le faible corps de La Meilleraye ; la route de Paris lui était ouverte. C’en était fait du grand Armand et des siens, Mazarin en tête. Leur exil ou leur mort était l’enjeu de la partie.

Pour commencer cette marche en avant, qui ne pouvait être qu’un triomphe, il ne manquait plus aux princes que deux choses : avoir toutes leurs forces sous la main – simple question d’heures – et être assurés de l’assentiment de la Reine.

Cela c’était la condition essentielle du succès ; l’approbation d’Anne couvrait les apparences toujours fâcheuses d’une rébellion. L’Infante, sa sœur, ne livrait d’ailleurs ses soldats qu’à cette condition.

Nous avons vu que la duchesse de Chevreuse, la cheville ouvrière de toute cette intrigue, avait pourvu à cela. Aux Carmélites, elle avait arraché à la Reine la promesse de son appui.

L’heure avait sonné pour Anne de tenir sa royale parole. De Sedan, le chevalier lui rapportait l’engagement des Princes de reconnaître sa souveraineté, et celle du Roi, et de ne déposer les armes qu’après la chute de Richelieu et de ses gens.

Se défiant de ses incertitudes et de ses craintes perpétuelles, on avait fait à la Reine la tâche facile. Il lui suffisait d’écrire au bas du parchemin un seul mot « Assentior » (je consens), suivi de son royal paraphe.

Voilà ce qu’aurait appris M. Mazarini si le dévouement de Cyrano n’avait tiré de ses griffes le chevalier.

Le geste généreux du bon bretteur avait donc sauvé trois personnes, que la découverte de semblables projets eût irrémédiablement perdues : Tancrède d’abord, qui jouait sa tête. Claire de Cernay qui eût fini sa vie dans le fond d’un cloître ; la Reine, enfin, qui, dans l’aventure, eût laissé sa couronne.

Or, Cyrano avait horreur de l’intrigue… Cyrano détestait la politique. Qu’eût-il donc fait s’il les eût aimées ?

Il est vrai de dire, à sa décharge, que le poète était loin de soupçonner ces graves événements, et que le Chevalier, ni Claire, dans leur parfaite candeur, ne s’en doutaient point davantage.

Tandis qu’à la lumière vacillante des flambeaux, Anne d’Autriche parcourait fiévreusement les lettres de Sedan, les réduisait en cendres, au fur et à mesure de leur lecture, pendant que son cœur royal, abreuvé d’humiliations et dévoré d’angoisses, se gonflait de l’espoir de la vengeance et du triomphe. Pendant ce temps, des sentiments autrement doux et tendres faisaient battre les deux jeunes cœurs de Claire et de son ami.

Tancrède avait entraîné doucement sa petite compagne hors de l’oratoire et là, perdus au sein de l’ombre, il l’avait prise tout contre lui, presque dans ses bras, d’un geste d’affectueuse protection. Dans l’obscurité menaçante qui les entourait, elle s’était abandonnée à lui, pleine de confiance candide ; il la sentait pelotonnée contre sa poitrine.

À voix basse, avec un accent indicible de tendresse et de reconnaissance, il dit :

— Oh ! Claire, combien cette minute est heureuse, et combien je vous remercie, vous à qui je la dois. Me voici donc près de vous, près d’elle… de la Reine ; moi, soldat obscur, elle m’a accueilli comme un de ses serviteurs, comme un de ses amis. Vous avez entendu sa promesse. Oh ! comme la fortune que j’entrevois me sera plus douce, venant de vous.

— De moi ? non pas ! Vous ne la devrez qu’à votre vaillance, mon brave, mon fidèle chevalier.

— Non, non, à vous, à vous seule ! Sans vous, saurait-elle seulement que j’existe, que je me suis dévoué pour elle et suis prêt à recommencer. C’est votre chère main qui m’a ouvert le cœur de la Reine.

— Le croyez-vous ? Comment pourrait-elle ne point payer de retour celui qui s’offre à elle avec un dévouement si complet ? Quelle femme serait-elle pour ne point vous aimer ?

Il la serra plus étroitement sur sa poitrine.

— Oh ! oui, qu’elle m’aime ! C’est le désir le plus cher de mon âme ! Chose étrange, n’est-ce pas ? Je suis devant elle comme un enfant, comme un tout petit enfant auprès de sa mère. Mon cœur déborde de tendresse, de respect. Sur un signe d’elle, je me sentirais capable de mourir. Tout mon sang, je le donnerais pour lui épargner une peine ; et je voudrais pouvoir effacer à jamais l’affreux outrage des larmes qui ont tracé sur ses joues des sillons.

— Combien vous avez raison, cher chevalier. Ce que vous ressentez, moi aussi je l’éprouve. Je l’aime comme une fille dévouée : corps et âme, je suis à elle. Elle est si bonne, si noble et si malheureuse.

— Si malheureuse ! reprit le jeune homme, dont la voix se fit subitement plus grave. Oui, c’est cela qui me la fait chérir davantage. Tenez, Claire, en la regardant, je pense invinciblement à celle qu’il ne m’a pas été donné de connaître, à cette mère dont le sourire n’a jamais éclairé mon enfance. Pourtant, je l’aurais tant aimée !

« Je me la figure toute pareille à la Reine, triste comme elle, pleurant dans un deuil éternel sa jeunesse morte ! Je la vois persécutée, assaillie par les mêmes dangers. Ses ennemis se confondent avec ceux de notre souveraine. Et c’est pourquoi lorsque sa voix m’appelle, je suis là ; lorsque je la sens menacée, mon sang se soulève en une obscure révolte. C’est pourquoi je suis prêt à mourir pour elle, ma souveraine… ou ma mère.

Il la sentit frissonnante :

— Mourir ! balbutia-t-elle. Pourquoi toujours ce mot ?

— Ne jouons-nous pas notre vie en ce moment ? Et puis, qu’importe ! À présent, je l’ai vue, je ne suis plus pour elle un étranger. Grâce à elle – elle l’a promis, n’est-ce pas ? – je vais pouvoir enfin redresser la tête et marcher au danger le cœur assuré et le front haut ! Si je ne revenais plus, Claire, n’est-ce pas que vous… qu’elle me pleurerait… un peu ?

— Chevalier !…

Elle était dans ses bras, pâle et défaillante. Avec désespoir, il s’écria :

— Claire !… qu’avez-vous… Vous tremblez… Dieu me pardonne, des larmes coulent de vos yeux…

Confuse de sa faiblesse, elle essuya ses yeux et s’efforça de sourire.

— C’est mal, oui, c’est mal, balbutia-t-elle.

— Me reprochez-vous de me donner corps et âme à votre maîtresse ?

— Non, mais cette pensée… cette horrible pensée de mort me fait souffrir. Rien ne vous rattache donc à la vie, pour que vous en fassiez le sacrifice si facilement.

— Pour elle, Claire…

— Pour elle… seule ?

Elle avait murmuré à mi-voix cette question. Tendrement, il la pressa contre lui.

— Pour vous aussi ! prononça-t-il.

Ses lèvres rapprochées de l’oreille de la jeune fille, comme pour une confidence, frôlèrent ses cheveux. Alors, elle se dégagea d’un gracieux mouvement d’émoi, pareil à la fuite d’un oiseau effarouché.

Mais emporté par sa propre émotion, Tancrède la ressaisit :

— Oui, pour vous, petite Claire ! Mon cœur ne vous sépare plus l’une de l’autre. Le sentiment violent, irrésistible qui me rend capable des dévouements les plus fous, c’est à toutes deux que je le dédie. Ensemble, vous êtes la source. Vos images mêlées ne sauraient plus être distinguées par mes yeux. Je vous chéris comme les deux grâces d’une divinité unique, protectrice et tutélaire ! En vérité, sais-je à présent pour qui je suis ici, d’elle ou de vous ?

Follement, il étreignit dans ses bras le petit corps qui s’abandonnait.

— Oh ! oui, je vous aime toutes deux. Elle, comme une mère… vous comme…

— Chevalier ! fit-elle en mettant vivement sa main sur la bouche du jeune homme. Oubliez-vous ce que vous vous êtes promis ?

— Qu’importe à présent ! L’heure n’est-elle point venue de l’aveu qui brûle les lèvres. Ma fortune est là, à portée de ma main, à la merci de mon épée. Certes, je puis le dire, le front haut, Claire, ma bien-aimée, je…

— Silence, monsieur, Sa Majesté vous appelle !

— Par mon étoile ! soupira le chevalier, je crois qu’il était temps. J’allais lâcher mon grand secret. Morbleu ! je m’étais pourtant bien juré de n’en point souffler mot avant d’avoir l’assentiment de la Reine.

Ce disant Tancrède s’était précipité dans l’oratoire. Il y trouva Anne transfigurée, une résolution violente rendait à son visage toute sa souveraine majesté. Elle était à une de ces minutes où son sang espagnol se réveillait dans ses veines, révolté contre l’injure, prêt à la lutte sans merci ; de toute sa hauteur, la fille de roi se redressait. Dès que le jeune homme se fut approché, elle désigna du doigt le parchemin au bas duquel sa main venait de tracer orgueilleusement le mot fatidique « Assentior ».

D’une voix frémissante, elle prononça :

— Chevalier, cette frêle feuille de parchemin renferme à présent tous mes espoirs, toute ma vie. La duchesse de Chevreuse l’attend à Londres. De la fidélité avec laquelle il lui sera remis dépend la destinée d’une Reine. S’il arrive intact en Angleterre, je suis sauvée. Si le messager est pris, c’est pour lui la mort, pour moi… la ruine.

« Voulez-vous à présent vous charger de ce parchemin pour Londres.

Sans un mot, avec une mâle décision, le chevalier tendit la main.

— Songez que pour parvenir là-bas, il vous faut parcourir la moitié de la France, où M. le Cardinal entretient, au long de chaque route, une nuée d’espions.

D’un geste impatient, Tancrède parut écarter ce danger :

— Je dépisterai les espions !

— En Artois, vous rencontrerez les avant-postes de l’armée des Flandres.

— J’en franchirai les lignes.

— La traversée de la Manche est étroitement surveillée ; aucun navire ne part sans avoir été visité, fouillé…

— Je déjouerai toute surveillance.

— En Angleterre vous ne serez pas encore en sûreté. Nos adversaires y ont des gens à leurs gages, pour qui l’assassinat même n’est qu’un jeu…

— J’ai mon épée.

Anne eut un long frisson. Tous les dangers qu’elle évoquait, elle les vit se dresser devant lui, une seconde elle hésita encore.

— Pour venir à bout d’une telle tâche, reprit-elle d’une voix brisée, il faut être dix fois fort, dix fois audacieux, et cent fois prudent.

Frémissant d’impatience, le chevalier secoua la tête :

— Donnez, Madame. Il n’est pas besoin de tant de paroles. Pour le service de Votre Majesté, j’irais au bout du monde. Et si je ne suis ni fort, ni audacieux, ni prudent, je suppléerai à ce qui me manquera par la fidélité la plus aveugle. J’arriverai, Madame, ou je mourrai.

17

MÈRE ET FILS

Il y eut un court silence.

Haletante, la Reine fixait ce beau visage, animé d’une indomptable résolution.

— Quel âge m’avez-vous dit avoir ? redemanda-t-elle comme machinalement.

— Seize ans !

Et se méprenant au sens de cette question, le chevalier se hâta d’ajouter :

— Le nombre d’années importe peu. La vie de soldat m’a endurci le corps et mûri l’âme. Le danger et moi nous sommes déjà de vieux amis.

Anne approcha du flambeau un bâton de cire et cacheta le précieux pli. Ce faisant, ses yeux ne quittaient point Tancrède.

Tout en ce jeune homme, l’allure, le visage, le son de la voix, semblait opérer sur elle une sorte de fascination. Plus elle le regardait, plus elle l’écoutait, et plus l’impression de surprise et de trouble que son abord avait causée, s’ancrait dans son esprit. Cela devenait une obsession. Sa présence réveillait de lointains souvenirs, ensevelis au fond de sa mémoire depuis des années, couverts encore de la poussière sépulcrale.

Cette impression vague et flottante se précisa soudain : ce fut comme le déchirement d’un voile ; Anne pâlit et ses lèvres décolorées balbutièrent les syllabes d’un nom, depuis longtemps oublié par elles… les syllabes d’un nom d’homme.

— Comme il lui ressemble ! fit-elle dans un souffle.

Elle se força à réagir, à secouer cette accablante obsession.

— Illusion ! Chimère ! Vision créée par mon émoi, par ces ténèbres.

Sur le paquet cacheté de cire, elle apposa le sceau qui ornait le chaton de sa bague. Puis, résolument, elle se tourna vers le chevalier, décidée à l’interroger, à dissiper ses derniers doutes.

— Ainsi vous avez vécu déjà la rude vie des camps. Êtes-vous donc soldat depuis longtemps ?

— Depuis toujours !

— Sans doute êtes-vous le fils de quelque officier ?

— Je ne me connais pas de père !

La reine pâlit un peu, mais elle reprit vivement :

— Est-il possible ? Votre enfance a-t-elle été si abandonnée que vous n’ayez trouvé d’autre refuge que parmi les soldats ? Personne ne restait-il sur terre pour prendre soin de votre faiblesse… Votre mère ?…

Ces deux mots « votre mère ? » ne passèrent entre ses lèvres que dans un murmure, comme avec peine. Sa poitrine soulevée haleta et elle attendit la réponse avec une poignante anxiété.

— Je ne me connais pas de mère, répéta douloureusement le chevalier.

— Morte, n’est-ce pas ? Morte en vous donnant le jour ?

— Non, madame, vivante. Je le crois, je l’espère.

Cette fois Anne faillit crier. L’une après l’autre elle voyait se briser toutes les branches où se raccrochait sa certitude d’être le jouet d’une illusion.

Quand même elle voulait croire encore à de pures coïncidences, à quelque jeu cruel du destin.

Oui, cet enfant avait seize ans, l’âge de l’« autre ». Mais Marie de Chevreuse ne lui en avait-elle pas certifié la disparition ?…

Les traits de Tancrède rappelaient ceux d’un visage, hélas ! trop présent à sa mémoire. Pourtant ne s’exagérait-elle pas cette ressemblance ? En y regardant mieux, c’était plutôt une similitude d’expression.

Le chevalier était orphelin… il ignorait tout de sa naissance… de ses parents… de sa famille… certes… mais… mais il ne pouvait être l’autre… puisque l’autre était mort !

À présent, muette et tremblante, Anne n’osait plus interroger. Ce fut lui qui reprit :

— Puisque Votre Majesté est assez bonne pour s’intéresser à un pauvre soldat de fortune, j’oserai tout lui dire. Je suis sans appui sur cette terre, et n’ai rien à attendre que de sa bonté.

« Ce que je veux confesser à ma souveraine, continua-t-il en redressant fièrement le front, rougissant de son aveu, nulle autre oreille en ce monde n’est digne de l’entendre. Mais Votre Majesté n’est-elle pas si haute que tous, petits ou grands, nous ne soyons égaux devant elle.

« Sachez-le donc, Madame, le nom dont on m’appelle n’est pas le mien, le titre que je porte ne m’appartient point. Le chevalier Tancrède n’est ni chevalier, ni Tancrède…

— Qui donc êtes-vous ? cria la Reine, avec une invincible angoisse.

— Je l’ignore !

— Pourtant vous venez de le dire, vous supposez vivante celle dont vous devriez porter le nom ; que savez-vous d’elle ? Comment pouvez-vous croire qu’une mère abandonne sans aide, sans secours, son enfant ?…

— Oh ! ne l’accusez pas, Madame, je vous en conjure. Dans mon humilité, dans mon abandon, je ne l’ai jamais accusée, moi ! Comment j’ai été arraché d’elle tout enfant, je l’ignore ; ce dont je suis certain, c’est qu’elle a dû cruellement souffrir de cette affreuse séparation. Le deuil de son cœur, je le devine égal au deuil du mien. Non, je ne l’accuse pas, Madame… je la plains.

Chacune des paroles du jeune homme retentissait douloureusement dans l’âme meurtrie de la malheureuse reine.

Bien qu’elle doutât encore, elle ne pouvait plus regarder comme un étranger cet enfant sans mère qui lui ouvrait si pleinement, si sincèrement son cœur, à elle, mère sans enfant.

Brisée d’émotion, elle eut le courage de reprendre, soutenue par une impulsion plus forte que sa volonté :

— Oui, vous avez raison… elle a dû souffrir de cruelles tortures. Si elle est coupable, Dieu, en la jugeant, mettra en balance sa faute et le long supplice qu’elle a expié… Maintenant, je veux tout savoir. Quel indice avez-vous de l’existence de cette femme, alors que tout devrait vous la faire croire morte ?

Le chevalier se recueillit un instant, la tête inclinée sur sa poitrine. Enfin, redressant le front, d’un ton grave et ému, il dit :

— Un indice ? oh ! certes bien fragile ; un fil, bien ténu ! Une impression, plus encore qu’une preuve. Mais le cœur n’a-t-il point ses certitudes, tout comme l’esprit ?

« Longtemps, j’ai pu la supposer morte, en effet ; me croire seul en ce monde, seul à tout jamais ! Un jour pourtant, une lueur est venue éclairer mon ombre, un rayon réchauffer mon cœur. La révélation d’un secret, confessé par un mourant, avait jeté sa lumière sur mes ténèbres.

— Qu’avez-vous appris ? que savez-vous ? Dites ! haleta la voix brisée d’Anne.

Tancrède, surpris de cet accent douloureux, murmura attristé :

— Madame, vous semblez souffrir. Cet entretien a dû vous fatiguer. Oh ! combien j’aurais de regrets si je croyais être pour Votre Majesté la cause d’une douleur.

Fébrile, la reine ordonna :

— Non, non, parlez, je le veux. Parlez…

Alors, en quelques phrases rapides, le chevalier raconta les aventures de sa jeunesse errante. Suspendue à ses lèvres, possédée maintenant par le désir de tout savoir, Anne apprit comment un misérable reître avait servi de père à l’enfant abandonné ; comment seuls le repentir suprême de cet homme et sa confession avaient mis celui-ci sur la piste de sa famille. Elle frémit en l’entendant parler de ces ennemis mystérieux que le hasard avait fait rencontrer dès les premiers pas. Adversaires terribles aux mains desquels étaient tombées les uniques preuves que le malheureux enfant possédât.

Cependant, malgré tant de détails concordants, certains points restaient pour elle obscurs. Elle ne pouvait croire encore à la réalité de cette rencontre imprévue qui la remettait, après seize années, en présence de l’enfant disparu, enlevé…, mort sans doute.

Mais aussi, tout en écoutant cette confession, quel combat tragique, déchirant, se livrait en elle ! Certes, son cœur de femme se soulevait d’espoir, à la vue de ce jeune homme si beau, si loyal et si brave, si semblable en tous points au parfait gentilhomme qu’elle avait aimé ! Elle eût voulu le reconnaître pour sien, cet enfant de seize ans, effacer d’un baiser le souvenir de son long abandon, de sa jeunesse misérable.

Le pouvait-elle ? N’était-elle pas la reine ? Une imprudence ne pouvait-elle pas la perdre, la précipiter, déshonorée et flétrie, de ce trône chancelant ?

Si c’était lui, l’autre… le revenant ! Hélas ! en quel moment la fatalité le ramenait-elle devant ses yeux ?

À l’heure où, engagée dans une lutte sans merci, elle devait se montrer plus circonspecte, plus défiante que jamais.

Si Tancrède disait vrai, la preuve de son existence ne se trouvait-elle pas à cette minute même aux mains de ses ennemis ?

Cruelle destinée qui n’aurait sauvé de la mort cet être cher que pour en faire la personnification de ses remords… de ses craintes… que pour le dresser devant elle, comme une menace et comme un danger !

Les paroles de Guitaut sonnèrent dans sa mémoire, prophétique avertissement ! Oui, elle devait fermer son cœur, faire taire ses sentiments de femme. Pour son salut, pour son bonheur de reine, elle devait se sacrifier.

Toutefois, elle ne pouvait se résoudre à rester dans cet état de doute, plus douloureux même que la plus affreuse certitude.

Avidement elle interrogeait à présent, et les questions se succédaient rapides sur ses lèvres tremblantes :

— Ainsi, votre présence à Paris est l’accomplissement du vœu d’un mourant ?

— Oui, Madame.

— Vous y vîntes, porteur de papiers précieux, secrets qui vous avaient été confiés par lui ?

— C’est la vérité.

— Et ces papiers vous ont été dérobés par des inconnus ?

— Le jour même de mon arrivée.

— Qui croyez-vous coupable de ce rapt ?

Il fit un geste vague.

— Quoi, n’avez-vous pas un indice, un soupçon ?

— À vrai dire, si, Madame.

— Parlez donc.

— C’est sans doute beaucoup d’audace, à moi, mais je crois que mes ennemis sont connus de Votre Majesté, d’Elle seule.

— De moi ? Qui donc soupçonnez-vous ?

— Les ennemis de Votre Majesté.

Anne se leva blanche comme un spectre.

— Comment une telle pensée a-t-elle pu…

— Veuillez m’écouter, Madame. Les papiers dont nous parlons étaient enfermés dans une cassette…

— Une cassette !

— Je devais la remettre à une personne… de l’entourage de Votre Majesté… un de ses gentilshommes.

— Son nom ?

— Le comte de Guitaut !

— Lui !… Mais encore, à quel signe le comte pouvait-il reconnaître la provenance de ces papiers ? Comment devinerait-il à qui ils étaient destinés ?

— La provenance, un signe l’attestait. La cassette portait un sceau.

— Et ce sceau était ?…

— Une étoile d’or.

Anne chancela.

— La destination, continua Tancrède, un mot suffisait, paraît-il, à la révéler : le nom d’une ville, rien de plus. Je devais dire au comte de Guitaut en lui remettant ce précieux dépôt : « Souvenez-vous d’Amiens ! »

Anne ne pouvait plus hésiter. La vérité tout entière lui apparaissait, éblouissante. La cassette du chevalier venait de Buckingham ; elle portait le sceau du mort ; et celui qui était là, devant elle, c’était…

C’était son fils !…

Son enfant !…

D’un mouvement prompt comme l’instinct, elle ouvrit les bras, prête à le saisir, à le presser sur son sein.

Ses forces la trahirent. Épuisée d’émotion, elle tomba dans le fauteuil, pâle et sans connaissance.

Tancrède se précipita vers elle, effaré, se jeta à genoux, osant à peine porter les mains sur cette altière princesse, si imposante en sa majesté… sa reine.

Bientôt elle rouvrit les yeux.

— Oh ! Madame, j’en étais sûr, j’ai blessé Votre Majesté… balbutia le jeune homme, désespéré.

— Ce n’est rien, fit-elle. Un peu de fatigue… l’émotion de souvenirs lointains évoqués par votre histoire.

— Je ne m’étais donc pas trompé. Votre Majesté m’a compris. Elle sait.

— Silence ! prononça-t-elle douloureusement. Il ne faut plus parler de tout cela… L’heure est tardive, chevalier, le moment est venu de partir…

Tancrède eut un haut-le-corps.

— Partir !… sans apprendre le secret que seule Votre Majesté peut me révéler.

— Ce secret, mon enfant, est plus mystérieux, plus grave et plus dangereux encore que vous ne pouvez le croire. Vous le faire connaître, ce serait vous perdre.

— Ne suis-je pas perdu si je l’ignore ?…

— Ce serait perdre aussi… une autre personne.

— Ma mère !

— Oui… votre mère. L’heure viendra où elle sera libre sans doute de vous serrer sur son cœur, mais à présent de graves dangers la menacent.

— Des dangers ! N’est-ce point une raison de plus pour me rapprocher d’elle, de lui apporter l’appui de mon bras, de mon épée ?

— Pour elle, hélas ! vous ne pouvez rien. Contre elle, au contraire, vous pouvez tout.

— Contre elle, Madame ! Que supposez-vous donc ? Viens-je vers elle le reproche à la bouche ou la rancune au cœur ? Ai-je jamais eu, en songeant à elle, une pensée qui l’accuse ? Suis-je ici pour revendiquer les droits d’un fils méconnu ?…

« Je viens me jeter à ses pieds, humblement, lui dire : me voici, voici celui que vous avez pu croire perdu, je vous aime et n’ai jamais cessé de vous aimer. Si je dois être pour vous un danger, dites un mot, je rentre dans l’ombre, pour n’en sortir que sur votre ordre. Si vous avez des ennemis, désignez-les-moi, et je vous défendrai contre eux.

« Pourquoi me repousserait-elle ?

Devant le clair regard du jeune homme, si plein de sincérité, de généreuse ardeur et d’amour, la reine baissa les yeux.

— Soyez bonne, Madame. Ne brisez pas l’unique espoir de ma vie, ne me rejetez pas à cet abîme de solitude et de honte, d’où vous pouvez me retirer d’un mot.

— Hélas ! le puis-je ?

— Faut-il tout vous dire ? Le sacrifice de cette espérance suprême me serait à cette heure plus cruel et plus affreux que jamais. En anéantissant mes chances d’avenir, il briserait un cher rêve, à peine éclos, et qui m’est déjà plus cher que la vie. Un rêve d’amour, Madame.

— D’amour ?

— Oui, d’amour, pour la plus pure, la plus belle, la plus vaillante enfant qu’il soit donné d’aimer à un soldat, à un gentilhomme.

— Claire ? devina Anne.

À voix basse, elle ajouta :

— Claire et lui s’aimer ! C’était fatal !

N’étaient-ils pas, en effet, lui et elle, les deux enfants de la même nuit d’amour… de la nuit d’Amiens ! Et voilà qu’il l’évoquait, cette nuit ineffable, il implorait sa pitié, lui son fils, au nom de son amour ! C’en était trop ! Le cœur de la pauvre femme se brisa ; les larmes qu’elle contenait à peine s’échappèrent en un torrent de ses yeux.

— Oh ! reprit-il doucement, comme on murmure une prière. Laissez-la-moi voir, elle, ma mère ! Faites que je ne sois plus pour elle un étranger. Est-ce possible, cela : l’aimer comme je l’aime et ne point connaître son visage. La rencontrer et passer peut-être près d’elle, indifférent ! Être près d’elle et être seul !

— Chevalier, cruel enfant ! gémit-elle, ne voyez-vous pas combien vous me faites souffrir ! Quel combat je me livre à moi-même, pour résister à vos supplications !

Elle voila sa face de ses mains :

— Non, je ne peux pas, je ne peux pas…

— La voir, la voir seulement. Si je ne dois pas l’approcher, lui parler, soit ! mais au moins… la voir ! Elle est belle, n’est-ce pas ? C’est une grande dame, puisque vous la connaissez. Je me l’imagine – pardonnez-moi, Madame –, je me l’imagine belle et triste… comme Votre Majesté.

Anne eut un sursaut. Décidément, la perspicacité de cet enfant lui rappelait le danger signalé par Guitaut. Pour sa propre sécurité, il lui importait de refouler son attendrissement.

— Je vous l’ai dit, Chevalier, je ne puis parler, fit-elle d’une voix glacée. Votre mère vit ; c’est, en effet, une grande dame, ne m’en demandez pas davantage. Un mot imprudent, un geste la perdrait.

— C’est bien ! dit Tancrède en se relevant. J’ai compris cette fois. J’étais fou… oui, fou, de croire qu’une si grande dame pouvait reconnaître le pauvre soldat que je suis.

— Chevalier !

— Ainsi elle vit, riche, flattée, adulée, heureuse, sans doute.

— Hélas !

— Que lui apporterais-je, en effet ? Le remords, le déshonneur, peut-être. Elle a raison de me repousser, oui, certes, bien raison !

« Et pourtant, je l’aimais, je la respectais, je la plaignais… Je pouvais croire hier encore qu’elle se rappelait tristement le petit être arraché d’elle, qu’elle le cherchait, avec cette divine espérance des mères, espérance qui ne meurt jamais.

« À présent, c’est fini !… Elle existe, et elle me repousse. Soit !

— La douleur vous rend injuste, mon enfant.

— Dites-lui, Madame, dites-lui, lorsque vous la verrez, que son fils…

Un sanglot étreignit Tancrède à la gorge. Anne baissait la tête, écrasée.

— Dites-lui que son fils part pour le danger, peut-être pour la mort, sans la consolation suprême de l’avoir vue. Mais qu’elle se rassure. Pas un mot de moi, pas un geste ne compromettra désormais son repos ni sa sécurité. Cela, je le jure à Votre Majesté.

— Quoi ! rien de plus ? Pas un mot d’adieu, de regret, de pardon ?… Vous êtes cruel.

— Oh ! Madame, je souffre tant.

— Allez donc, mon enfant ! Et que Dieu vous garde ! S’il vous permet d’arriver sain et sauf en Angleterre, comme je l’espère, oh du fond du cœur ! allez trouver la duchesse de Chevreuse. À défaut d’elle, voyez lord Montaigu.

« Ce sont mes amis… ils ont été ceux de votre mère.

« En leur délivrant mon message, dites-leur… oui, dites-leur que leur malheureuse amie vous recommande à eux, qu’elle vous met sous leur égide, vous, votre vie et votre fortune, et qu’elle les supplie de faire pour vous ce qu’elle-même, hélas ! ne peut faire…

Anne se tut, accablée.

— Madame, comme vous êtes bonne et comme je vous aime !

— Ce n’est pas moi qu’il faut remercier et aimer. C’est elle, celle qui vous pleure et qui désormais veillera de loin sur vous ! Adieu, mon enfant !

À bout de forces, elle retourna la tête pour ne plus voir le cher visage, bouleversé par la douleur. Son secret était au bord de ses lèvres, prêt à lui échapper, à déborder avec ses larmes.

— Adieu donc, Madame, fit le chevalier. Votre Majesté peut compter sur ma fidélité. Mon épée et ma vie sont à elle. C’est tout ce qu’il me reste en ce monde.

Et, s’arrachant à ce long et douloureux entretien, dont il avait attendu le salut et la fortune, et dont il sortait meurtri et désemparé, Tancrède s’élança hors de l’oratoire.

Dehors il retrouva Claire. En silence, ils refirent le chemin qui les avait amenés, jusqu’à ce Pont des Amours, dont le nom même semblait au pauvre chevalier une dérision à son infortune. Rien ne troubla leur marche ; c’était l’heure où Mazarin, croyant au succès de son infernale machination, se préparait à interroger son prisonnier.

Au moment de se séparer, le cœur du jeune homme déborda. Il prit dans les siennes les petites mains de sa compagne :

— Claire, dit-il, pardonnez-moi…

— Vous pardonner ? fit-elle en l’interrogeant de son regard candide.

— Pardonnez-moi, Claire, d’avoir osé lever les yeux sur vous. Je suis entré ici ce soir pauvre et sans nom… j’en sors pauvre, sans nom et… sans espoir !

— Que suis-je donc moi-même, sinon une pauvre orpheline… répliqua-t-elle.

— Oubliez, je vous en supplie, ce que je vous ai dit dans un moment de folie. Je n’en avais pas le droit.

Elle baissa les yeux, sans répondre.

— Pardon, Claire… Oubliez-moi… Adieu !

Désespéré, le jeune homme s’enfuit, dans les ombres de la nuit.

Alors, Claire releva les yeux. Si le chevalier avait pu voir son regard, il aurait compris que la vaillante enfant n’était point de celles qui oublient ni qui désespèrent.

Grand ou humble, riche ou pauvre, elle lui avait donné son cœur.

En réponse à son adieu, elle prononça simplement, très bas :

— Au revoir !

18

DE CE QUE CYRANO TROUVA AU « PLAT D’ÉTAIN »

Onze heures sonnaient comme Cyrano, échappé miraculeusement des filets de M. Mazarin, se retrouva enfin à l’air libre. Or, onze heures, c’était le moment fixé par lui à ses convives, pour le fameux souper au Plat d’Étain.

Du Louvre à la Porte Saint-Martin, il avait à parcourir plus de la moitié de Paris. Un pareil trajet n’allait point sans risques, par une nuit noire, au long de rues mal pavées et point du tout éclairées, semées d’embûches de toutes sortes et sillonnées, surtout dans le voisinage des Halles, de figures peu rassurantes.

Ayant enfilé à fond de train l’étroite rue du Petit-Bourbon, qui menait à Saint-Germain-l’Auxerrois, de là, par la rue des Poulies, il pensait couper au court et gagner la Croix du Trahoir, pour biaiser à travers le labyrinthe du quartier des Halles. Cependant, il n’avait pas fait quinze pas qu’il ralentit l’allure. À l’autre bout de la ruelle, il venait d’apercevoir, venant à sa rencontre, un personnage dont l’air fendant et la démarche fière commençaient à lui être familiers.

— Vauselle, fit-il en sursautant.

C’était bien, en effet, le noble sire, qui, fidèle aux instructions de Mazarin, se rendait aux ordres de son maître.

Assuré du plein succès de la machination dont il avait été la cheville ouvrière, l’olibrius portait la tête haute, comme il sied à un homme qui a conscience d’avoir tiré de l’ornière le char embourbé de l’État et s’en vient toucher le prix de cet éminent service.

Lorsque dans le promeneur attardé il reconnut son ancien sauveur, la surprise parut le clouer sur place, car il était déjà trop tard pour rebrousser chemin. Quant à se défiler en rasant les murailles, il y songea sans doute, mais la rue était étroite en diable, et nulle voie de traverse ne lui permettait de se dérober.

À son corps défendant, il dut donc aborder Cyrano ; et comme à défaut de courage il ne manquait pas du moins d’outrecuidance, il se redressa de toute sa hauteur pour essayer d’en imposer à son adversaire.

Le généreux poète ne pouvait plus douter de la participation de son rival dans les ténébreuses intrigues du Louvre ; en l’apercevant, le sang avait commencé à bouillir dans ses veines et il s’était campé sur la hanche, barrant le chemin.

— Halte là, mon maître, cria-t-il brusquement en contenant à grand-peine son indignation et sa colère. Nous avons deux mots à nous dire.

— Hé ! fit l’autre en jouant l’étonnement. Sur ma foi, c’est cet excellent monsieur de Bergerac. Comment ne reconnaissais-je pas mon sauveur ?

— Votre sauveur… oui sandious !… et qui demande pardon à Dieu d’avoir tiré du nœud coulant cette tête de chenapan. Elle eût si bien figuré au haut d’un gibet.

— Ho ! ho ! voilà qui manque quelque peu d’urbanité.

— Plus bas, coquin ! Dites-moi un peu où vous allez à cette heure ?

— Où je vais ? Vous êtes bien curieux. Eh ! du diable ! ai-je l’indiscrétion de m’enquérir, moi, d’où vous venez ?

— N’est-ce que cela, je vais vous satisfaire, mon drôle. Je viens de tirer de vos rets quelqu’un que vous pensiez tenir, oui, je viens de mettre en pièces le traquenard que vous avez tendu, vous et votre sacripant d’Italien.

— Sais-je seulement ce que vous entendez dire ? balbutia Vauselle.

— Monsieur de Mazarin vous l’expliquera tout à l’heure.

« À moins que d’ici là je ne vous envoie, par les voies les plus rapides, chercher cette explication chez votre autre ami Satan !

Blême, le sacripant rompit d’un pas.

— Allons, dit rudement Cyrano, s’il vous reste dans les veines encore un peu de sang, le moment est venu de le montrer. Tirez votre colichemarde, traître, et défendez-vous bien. Car, sandious, vous allez payer vos infamies, en attendant que votre complice réponde à son tour des siennes.

Vauselle sentit dans son dos couler le froid de la mort. C’en était fait de lui… Et cela, au moment où il croyait toucher à la fortune. Il n’avait nul secours à espérer. Le Louvre était trop loin pour qu’on entendît un appel. Dans l’œil implacable du Gascon, il lisait son arrêt irrévocable. Il lui semblait qu’à travers ses chairs glissait déjà l’invincible fer du « démon de bravoure ».

Un cri échappé à celui-ci lui fit rouvrir les yeux qu’en l’attente de la mort il avait déjà fermés.

— Mordious ! hurla Cyrano pâlissant et rougissant tour à tour. Mordious ! mon épée… mon épée !

Sa main tâtait désespérément son côté gauche. Là, sur son flanc, pendait un fourreau vide de sa lame.

— Rendue ! s’effondra-t-il douloureusement, rendue… au mousquetaire !

Un sourire de triomphe illumina la face du coquin. Il avait compris. D’un geste de défi, il tira fièrement sa rapière.

— Eh ! bien, monsieur le bravache, fit-il, je vous attends !

Le malheureux désarmé dut se tenir à quatre pour ne pas se jeter sur lui à corps perdu, prêt à l’étrangler, dût-il pour cela s’embrocher sur son fer tendu.

— Allez, fit-il enfin avec effort, le diable vous sauve pour cette fois encore. Mais nous aurons de meilleures rencontres. Prenez garde !

Vauselle sourit d’un air dédaigneux.

— Grand merci de m’en avertir. Je me garderai !

— À bientôt ! riposta Cyrano avec un geste de menace.

— Oui, à bientôt. Et tâchez de ne plus oublier votre épée.

Sur cette bravade, le faquin s’échappa rapidement vers le Louvre.

Même désarmé, le poète avait un maintien si inquiétant qu’il n’avait point osé profiter de l’occasion pour le frapper. Une sainte terreur lui glaçait le sang, et en arrivant au palais, il n’était pas remis encore de cette chaude alerte. Suant et soufflant, il marmonna :

— Il faut en finir avec ces gens-là. Me voilà percé à jour. Je ne me tirerai pas à si bon compte d’une nouvelle rencontre. Bast ! monsieur de Mazarin est là pour me débarrasser d’eux tous.

Le regard mauvais, Vauselle pénétra dans le Louvre.

Après cette rencontre, d’un pas ralenti, Cyrano avait repris le chemin du Plat d’Étain. Dans cette âme fière et sensible à l’excès, la moindre déconvenue retentissait violemment et suffisait à balancer les plus glorieux triomphes.

Or, à cette heure, un malaise l’envahissait, quelque chose comme l’impression désagréable d’une défaite. Non point tant d’avoir laissé échapper Vauselle ; il savait qu’il le retrouverait et que, tôt ou tard, il lui ferait payer ses trahisons et ses faciles sarcasmes. Le drôle était d’ailleurs bien piètre gibier pour lui et plus digne de la hart que d’un coup d’épée loyal.

Non, ce qui le lancinait, c’était l’injure d’un autre adversaire. Un gentilhomme et un soldat, celui-là. Par deux fois, au cours de cette mémorable soirée, il avait eu le dessous, lui Cyrano de Bergerac. Les circonstances l’avaient contraint à avaler l’affront le plus cuisant à son amour-propre. Ce d’Artagnan avait fait allusion à… à son… oui, Dioubibane ! il fallait se l’avouer, à son nez ! Et il était encore vivant !…

Enfin, il allait l’oublier presque et il avait fallu cette rencontre inopinée pour l’en faire souvenir. Son épée, cette vierge sacrée, jamais vaincue, jamais inclinée, il l’avait laissée sur le peu glorieux champ de bataille… Rendue ! Et rendue à qui ? Ô comble de rage ! Au mousquetaire ! Encore !…

Décidément ce d’Artagnan lui agaçait les nerfs. Allait-il continuer à rencontrer à chaque pas cette figure impassible et narquoise ? Quel jeu singulier pouvait bien tenir ce partenaire impénétrable, qui, dans la même nuit, lui mettait la main au collet et le faisait ensuite échapper à la prison par un mensonge généreux ?

Enfin d’Artagnan était mousquetaire, et Cyrano cadet, et, pour comble, tous deux étaient gascons.

Un Gascon, sandious… un Gascon calme et froid, cela se conçoit-il ?

Avec tout cela ce mousquetaire maniait, avec une dextérité insupportable, les deux armes où lui-même était maître : l’épée et… l’ironie.

— Point de nez, mordious ! remâchait Cyrano, point de nez ! Et le bagasse m’a pris mon épée !… Capédédi… qu’il me retombe seulement sous la griffe ; je lui ferai voir, à ce porte-casaque, si Savinien de Bergerac n’a point de nez !

Juste comme il proférait cette menace, Cyrano déboucha dans la rue Saint-Honoré, en face la Croix du Trahoir. Or, au pied de cette croix, quelqu’un attendait, qui, en l’apercevant, se dirigea droit vers lui. En même temps, une voix chaude vibra dans les ténèbres.

— Enfin, monsieur, vous voilà ! Je vous cherche depuis une grande demi-heure.

Le poète suffoqua. Cela, c’était le comble. L’homme qui l’attendait là, c’était d’Artagnan.

Posément, le mousquetaire continua :

— Sauf un hasard providentiel, je risquais de battre le quartier toute la nuit sans plus de succès. Mais, grâce à Dieu, monsieur de Vauselle s’est rencontré à point pour m’aviser qu’il avait vu quelqu’un de votre air se dirigeant vers ce carrefour.

— Que me désirez-vous encore ? interrompit le poète, en tâtant instinctivement son fourreau, vide hélas !

— Vous rendre ceci ! fit d’Artagnan en sortant de sous son manteau un objet long et aigu, qui jeta dans la nuit une étincelle fugitive.

— Mon épée ! rugit Cyrano, la gorge serrée.

— Prenez, monsieur, je ne fais point trophée d’une arme conquise sans lutte.

Stupéfait devant cet acte auquel il était loin de s’attendre, la gorge contractée par une émotion faite de joie et de ressentiment – car, somme toute, la générosité de son vainqueur soulignait encore sa propre défaite –, le poète fut un temps avant de pouvoir répondre.

— Sandious ! fit-il enfin, voilà qui est bien. Et vous me mettez à l’aise. Cette épée, certes, je la reprends. Mais elle a subi ce soir un affront, qui ne sera lavé que lorsque je l’aurai croisée avec la vôtre.

D’Artagnan sourit. Cette impétuosité lui rappelait celle de certain apprenti mousquetaire de sa connaissance. Aussi rétorqua-t-il en saluant :

— À votre aise, monsieur ; au reste, nous sommes, vous et moi, gens de revue !

— Il me paraît, en effet.

— Le sort qui nous plaça deux fois face à face nous ménage sans doute d’autres rencontres.

— Jamais deux sans trois.

— Ainsi donc, attendons quelque occasion meilleure.

— Ne pourrions-nous la devancer ?

D’Artagnan mit un doigt sur ses lèvres.

— Vous oubliez, monsieur, que nous appartenons au roi et que les édits interdisent toute rencontre concertée.

— Je ne croyais point monsieur d’Artagnan si timoré à cet égard.

— Le proverbe affirme qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire.

— Ne dit-il pas aussi que le diable se fait ermite ?

— C’est-à-dire ?…

— Que le mousquetaire du roi entre au service de Son Éminence le Cardinal.

D’Artagnan se mordit les lèvres, piqué au vif par le dédain que révélait cette apostrophe railleuse. Dédain qui s’adressait, il est vrai, à son maître, mais dont il rejaillissait quelque chose sur lui-même.

— Quittons-nous là, fit-il sèchement, nous nous reverrons avant qu’il soit longtemps.

— Daignerez-vous alors me reconnaître ?

— Pourquoi non ?

— C’est que… ce soir… vous avez hésité, ce me semble.

Au souvenir de son impertinence calculée, d’Artagnan ne put réprimer un léger sourire.

— Soyez tranquille, fit-il, je n’aurai plus les mêmes raisons pour perdre la mémoire.

Le poète ayant esquissé un geste d’impatience, il l’arrêta en poursuivant avec le même calme affecté dont il entendait ne point se départir :

— Brisons là, monsieur, il est temps. Cette nuit a eu son large compte d’aventures et, si j’ai bonne mémoire, des amis vous attendent pour la terminer joyeusement.

Quand, quelques instants plus tard, Cyrano passa au chevet de Saint-Eustache, minuit avait sonné depuis beau temps.

— Sandious ! fit-il, le mousquetaire a raison, comme toujours ! Ces braves amis se morfondent à m’attendre, je vais à coup sûr les trouver morts d’inquiétude. Et mademoiselle Minou, milledious ! tu n’y songes plus, Savinien ? Faire attendre une belle… et au premier rendez-vous encore ! ah ! fi !

Aiguillonné par cette soudaine pensée, il se lança à fond de train, par la rue Montorgueil, et sans autre encombre toucha enfin la terre promise.

Il pénétra en trombe dans la salle de la fameuse hôtellerie, jeta son manteau à l’hôte, puis d’une voix joyeuse, en dépit de son essoufflement, il clama :

— Ouf, m’y voici ! menez-moi et servez-moi prestissimo. Il s’agit de réparer le temps perdu.

Bouche bée, sans bouger de place, l’hôte le considérait, médusé par la surprise.

— Eh ! là ! qu’est-ce donc ? fit-il impatiemment. Ne me reconnaissez-vous point ?

— Si fait, hésita le cabaretier, si… fait… vous êtes monsieur de Bergerac.

— Alors qu’attendez-vous ?

— C’est que… pardonnez-moi… je vous pensais…

L’homme acheva la phrase en un grand geste vague.

— Vous me pensiez quoi ?

— Mort ! fit l’autre humblement.

Cyrano sursauta. L’hôte se hâta d’expliquer :

— Ces deux messieurs… le gros et le maigre…

— Saint-Amant et Linières.

— Ils vous ont attendu longtemps, non sans impatience, de vrai, ils se mouraient d’inquiétude, cela faisait pitié de les voir.

— Braves amis !

— À la longue, les heures passant, ils ont commencé à désespérer. Et ils ont fini par conclure que vous étiez à coup sûr resté sur le carreau dans je ne sais quelle affaire. La dernière fois que je suis monté les voir, ils pleuraient à fendre l’âme.

— Voilà qui part de cœurs tendres. Raison de plus pour courir les mettre en repos.

— Attendez, mon gentilhomme. Il est venu également une dame.

— Mademoiselle Minou !…

— Mais quand elle a su où vous étiez, je ne sais pourquoi, elle a changé brusquement de visage.

Notre amoureux pâlit.

— Une furie, monsieur de Bergerac… une vraie furie. C’était à ne point la reconnaître.

— Alors, bégaya le malheureux galant.

— Elle est partie en claquant la porte et en laissant ce billet à votre adresse.

— Voyons le poulet !

D’une main tremblante et en cherchant à se donner un air dégagé, Cyrano décacheta le papier où s’étalaient les pattes de mouche rageuses tracées par la belle dépitée. Et il lut :

« Décidément, vous êtes, monsieur de Bergerac, de ceux qui aiment à se faire attendre. Apprenez qu’un véritable amant n’a point d’autre affaire que de satisfaire l’objet de sa flamme !

— Bon ! s’interrompit-il, je lui expliquerai…

« Pour moi, je déteste souper froid. Adieu donc ! L’amour n’a qu’un moment, l’occasion qu’un cheveu, il convient de les saisir à propos. Avouez aussi, mon beau soupirant, que vous manquez par trop de flair ou mieux, si j’ose dire, de…

Le galant s’arrêta estomaqué. Il dut s’y reprendre à deux fois.

— De… de quoi ? suffoquait-il.

Le mot y était tout au long, tracé furieusement, d’une plume qui avait écorché le papier.

« … Vous manquez par trop de nez ! »

— Tripedédiou !… décidément, c’est le jour !

Accablé, le poète froissa nerveusement l’impertinente épître.

— Peuh ! fit-il, vengeance de femme ! cela ne compte point.

Et refoulant une larme de rage qu’il sentait lui picoter la paupière :

— Allons souper.

— Mais… objecta l’hôte.

— Quoi, encore ? Ces messieurs, au moins, ne sont pas partis ?

— Oh ! que non. Seulement, comme le temps leur durait et que le chagrin les affaiblissait de minute en minute, j’ai cru bien faire en leur servant le souper.

— Mort de ma vie !

Sans en vouloir entendre davantage, consterné, le malheureux amphitryon se lança dans l’escalier qu’il gravit quatre à quatre.

Quand il eut poussé la porte de la petite salle où le festin devait être servi, un spectacle singulier se présenta à ses yeux.

Renversé sur le dossier d’un large fauteuil, son abdomen débordant sur la table, le gros Saint-Amant reposait doucement, les lèvres fleuries d’un sourire béat. Quant à Linières, la face blême, sillonnée de couperose, où s’allumait un nez de rubis, il dormait comme sur un mol oreiller entre ses deux bras refermés amoureusement sur un flacon aux trois quarts vidé. Des larmes lourdes avaient creusé des rides au long de ses joues.

Visiblement les deux compères avaient puisé de trop amples consolations dans la cuisine et la cave du Plat d’Étain.

D’un coup d’œil il parcourut l’enfilade des plats torchés et des flacons mis à sec et, levant les bras au ciel :

— Rien ! ils n’ont rien laissé !

— Si fait ! glissa l’hôte mielleusement.

— Allons donc ! à la bonne heure !

— Ils ont laissé ceci !

Et sous l’œil de son client, le cabaretier glissa, avec son sourire le plus engageant, la note de l’écot à payer.

Jamais le bretteur n’eut autant besoin de se rappeler qu’il était également philosophe. Stoïque, il régla l’écot.

Mais l’idée d’une vengeance lui traversa l’esprit. Au dos de la note, d’une grande écriture colérique, il écrivit :

 

« De profundis clamavi ad vos Domi… no !

« Lugere… amici… defunctus… Cyrano ! »

 

Alors, il tourna les talons, avec autant de hâte qu’il avait mis à accourir. Pas assez vite pourtant, car il n’était pas encore au bas des degrés, qu’un concert de lamentations retentit au-dessus de sa tête. Il s’arrêta pour prêter l’oreille.

— Saint-Amant, Saint-Amant, gémissait la voix du lamentable Linières, éveille-toi.

Le gros poussa un grognement mal satisfait.

— Cyrano est défunt… mort… bégaya le doux biberon.

— Mort ! palsambleuf ! que chantes-tu là ?

— Lis, plutôt.

La voix de l’hôte expliqua d’un ton faussement apitoyé :

— Il paraît que monsieur de Bergerac est tombé dans une embuscade. Vingt reîtres l’attendaient pour lui couper la gorge…

— Tiens, tiens, pensa Cyrano avec jubilation, notre empoisonneur aime à se gausser.

— Vingt coupe-jarrets, tonna Saint-Amant. Alors, laissez-moi dormir, monsieur Savinien est vivant. Ils étaient trop peu, les pauvres, pour le taillader !

Cependant Linières s’obstinait ; avec la douce ténacité des ivrognes, il bégayait de sa voix de fausset :

— Ah ! Thomas que tu es, pourquoi douter ? Ce doit être vrai qu’il est mort, puisqu’il l’écrit lui-même…

Un éclat de rire formidable, homérique, lui coupa la parole.

— Imbécile ! Mort… Savinien… notre Gascon !… Eh ! tudieu, c’est une galéjade ! Tu ne vois donc pas qu’il se vante !

Cyrano n’en entendit pas davantage. L’hilarité le gagnait à son tour. Il riait encore en grimpant l’escalier du Mouton Blanc.

Mais comme il arrivait au haut des degrés, une silhouette élancée se profila tout à coup devant ses yeux juste en face de sa porte. En même temps, du fond de l’ombre, une voix assourdie murmurait un appel :

— Cyrano !

— Tancrède ! s’écria-t-il en ouvrant tout grands ses bras pour recevoir son ami.

Puis, hâtivement, sans bruit, il ouvrit la porte et poussa dans sa chambre la précieuse personne du jeune conspirateur.

Le souvenir des périls courus, l’appréhension de nouveaux dangers effacèrent de son esprit l’impression burlesque de ses dernières aventures. Et tandis qu’il dévorait du regard la belle figure pensive et grave de son camarade, son rire s’étrangla mouillé d’émotion et s’acheva en quelque chose d’indistinct qui ressemblait à un sanglot étouffé.

— Maintenant, dit-il sévèrement, assieds-toi là. Car nous avons à causer !

19

CYRANO ÉTAIT-IL MAGICIEN ?

— Causons sérieusement, avait dit Cyrano.

Pressentant une mercuriale – d’ailleurs méritée –, le chevalier s’était assis docilement de l’autre côté de la table, et il avait pris l’expression ombrageuse et faussement contrite d’un écolier subissant les réprimandes de son pédagogue.

Ainsi installés, le bretteur commença à tancer son incorrigible ami. Pour la circonstance, il avait préparé un long sermon en trois points, sur les dangers de l’intrigue et l’inanité de la politique. Il attendait grand effet de la péroraison où pathétiquement, au nom de la Sagesse et de l’Amitié, il exhortait le jeune homme à renoncer à la voie périlleuse et sans issue où il s’était engagé.

Par malheur, Cyrano n’en était pas à la moitié de l’exorde que son ami, accablé de lassitude, tomba lourdement endormi sur sa chaise. Tel fut le succès des débuts du poète dans l’art difficile de l’orateur.

— Donnez-vous donc du mal pour inculquer des principes de sagesse à ce petit démon-là ! gémit-il en invoquant, d’un regard navré, les solives du plafond. Vous le conseillez et il n’en fait qu’à sa tête ; vous pensez le tenir, il vous glisse entre les doigts ; vous le morigénez, il dort !…

Fronçant les sourcils, il reporta son regard sur le coupable ; mais peu à peu, ses yeux se radoucirent, un sourire revint sur ses lèvres.

— Aussi, je prends bien mon temps pour prêcher. Le pauvre enfant est perclus de fatigue et d’émotions. Laissons-le dormir ; demain, il fera jour…

Avec des soins maternels, il enleva comme une plume le corps inerte du jeune homme, et l’alla poser sur son lit de camp.

Le chevalier ne broncha pas.

S’étant ainsi dépossédé de son unique couchette, Cyrano poussa son fauteuil dans l’embrasure de la fenêtre, puis il s’étendit, les jambes sur un tabouret, et resta à rêvasser dans la blanche clarté de lune qui le baignait. À la longue, il s’assoupit d’un sommeil de plomb, haché de rêve, où passaient confusément les ombres de Vauselle et de d’Artagnan, du Chevalier et de Mlle Minou…

Lorsque le lendemain matin, Mystère entrouvrit les yeux, il aperçut son ami disposant sur la table deux couverts avec une quantité respectable de victuailles et de flacons. En effet, dès son réveil, le premier soin du poète avait été de courir aux provisions, dans la pensée qu’après un somme réparateur rien ne conviendrait mieux au jeune homme que de se refaire par un plantureux repas.

— Cyrano, dit le chevalier en s’étirant, hier au soir, pendant que vous me causiez, ne me suis-je pas endormi ?

— Cela m’en a tout l’air, grommela le poète, moitié riant, moitié fâché.

— Il faut me pardonner, voyez-vous. J’étais accablé de fatigue.

— C’est bon. Mets-toi là. À présent, c’est de faim que tu dois tomber.

— Ma foi, je ne dis pas non, fit Tancrède en prenant gaiement sa place à la table. Toutes ces courses sur la grand-route sont pleines de charme, et excellentes pour la santé. Le revers est qu’on y dîne trop souvent par cœur et qu’on y dort en général à la belle étoile.

Tout occupé qu’il était à découper une volaille froide, le pince-sans-rire se hâta de saisir la balle au bond.

— Oui-da, fit-il ; sur la route de l’Est il y a pourtant des hôtelleries de renom. N’ai-je pas ouï parler de certaine auberge… où diable donc ?… m’y voici : à Coulommiers. L’Écu de France, si je ne m’abuse. On y fait, m’a-t-on dit, assez bonne chère.

Le chevalier leva de son assiette des yeux étonnés.

— Comment ? L’Écu de France ! Vous sauriez donc.

— Je sais tout !

Ceci avait été prononcé d’une voix semi-tranchante et avec un air si grondeur que, craignant une reprise de la mercuriale de la veille, Tancrède rabaissa en hâte le nez sur son pilon de volaille.

— Est-ce donc ainsi qu’on traite les bons pères ? ventrebiou, un saint homme ! et qui appartenait à Son Éminence. Ficelé comme une andouille ! Corbac, c’est grave, très grave !

Puis se déridant soudain, Cyrano éclata d’un rire sonore et frappant sur la cuisse du chevalier :

— Ah ! satané cachottier, tu n’en feras jamais d’autres ! Raconte-moi l’histoire tout au long, ce sera ta pénitence.

Tancrède dut interrompre le dépècement du volatile pour conter sa rencontre héroï-comique avec le capucin. Lorsqu’il en vint à nommer Vauselle, le visage du poète se contracta.

Il marmonna entre ses dents de vagues menaces où il était question d’oreilles coupées.

— Vous le connaissez aussi ? s’étonna Mystère.

— Une fois pour toutes, mon petit, mets-toi bien ceci dans la tête : je connais tout !

— En ce cas, vous feriez bien de m’apprendre ce que ce gentilhomme a fait de mon cheval.

Bien qu’il se fût vanté de tout savoir, d’un air détaché et tout en plongeant une lame aiguë au flanc d’un pâté de croûte, Cyrano demanda :

— Quel cheval ?

— Une bête princière !… le bijou des écuries de la duchesse. Cette noble dame m’en avait fait don et M. de Vauselle me l’emprunta d’une façon assez… cavalière.

— Tu y tenais beaucoup à cet animal ?

— Si j’y tenais ! Une bête de cent pistoles ! Et intelligente… figurez-vous…

— Attends !… Ce cheval ne s’appelait-il pas Capitan ?

Cette fois, Tancrède demeura bouche bée.

— Dieu bon ! Vous êtes devenu sorcier.

— Le fait est que je n’ignore rien.

— Par mon étoile ! Voilà qui m’épargne des explications superflues. Et, puisque vous êtes magicien, ne pourriez-vous point me faire retrouver cette bête de prix ?

— Cela te tient à cœur ?

— Parbleu ! il ne se passera pas longtemps que je n’en aie l’emploi.

— Chevalier, je ne saurais rien te refuser ! Qu’il soit fait selon ton désir.

Se levant de table, Cyrano marcha vers la fenêtre. Le jeune homme le regardait faire, médusé. À la vérité, il s’attendait à le voir tracer dans les airs des signes cabalistiques, et il n’eût pas été beaucoup plus étonné si sur son ordre, bridé et sellé, Capitan en personne lui fût apparu à la croisée.

Il n’en fut pas ainsi, cependant. Par modestie, sans doute, Cyrano ne voulut point faire montre de sa puissance occulte et se borna à se pencher au-dehors. Justement, le commis de maître Coquillart passait dans la cour.

— Holà ! lui cria-t-il. Capitan a-t-il eu son avoine ce matin ?

Une voix répondit d’en bas :

— Oui, mon gentilhomme. Mais je ne sais ce qu’a encore cette diablesse de bête, elle a rué sur les bat-flanc, et nous ne pouvons venir à bout de la calmer.

Flegmatiquement, Cyrano ferma la croisée. Il revint s’asseoir en face de son ami en affirmant d’un ton péremptoire :

— Capitan t’aura senti arriver, vois-tu ?

Le chevalier n’en revenait pas.

— C’est stupéfiant ! Je vous ai quitté il y a près d’un mois, et lorsque je vous revois, vous êtes au courant de tout ce que j’ai fait. Mieux encore, j’ai perdu mon cheval et je le retrouve dans votre écurie !

— Cela n’est rien… Je sais encore une foule de choses te concernant…

— Qu’est-ce donc ?

— Rien… rien. Buvons et mangeons. Là est la sagesse.

— En vérité, vous êtes un être singulier. Brave et franc comme l’acier tant qu’il ne s’agit point, comme vous dites, de politique…

Cyrano toussa.

— Mais qu’il souffle le moindre petit vent d’intrigue, et vous voilà désemparé, voyant des périls partout, et vous imaginant de ténébreuses machinations…

Tancrède éclata d’un rire joyeux.

— Par exemple, si je vous avais écouté, je ne serais pas allé hier où l’on m’attendait. Et pourtant il n’y avait point, je vous le jure, le moindre soupçon de danger.

La toux du poète s’accentua ; il avait pris une mauvaise quinte.

— Pas le moindre, fit-il. Vraiment ?

— Puisque je vous l’affirme.

— Eh ! donc, laissons cela. Mon antienne ne m’a pas assez bien réussi pour que je t’en refasse une nouvelle.

— Avouez donc que vous vous forgiez encore des chimères…

Cyrano éleva jusqu’à son œil un verre empli de vin pétillant.

— Comment trouvez-vous ce petit Vouvray ? demanda-t-il.

— Vous ne voulez pas convenir…

— Que dis-tu de ce jambon ?

— Malepeste !

— Tu ne manges pas, mordious ! tu ne bois pas. À la tienne donc, Catilina.

— À la vôtre, Minerve.

La dispute s’acheva dans un choc joyeux de coupes.

20

PRÉPARATIFS DE CAMPAGNE

Quand les deux compagnons se sentirent convenablement restaurés, Cyrano posa les coudes sur la table et, les yeux plongés dans ceux de son ami :

— À présent, parlons de choses sérieuses. Que comptes-tu faire ?

Le visage du jeune homme se rembrunit. Cette question le ramenait à la réalité présente, que, dans la chaleur de ce cordial repas, il avait un instant oubliée.

— Voyons, parle… Quels sont tes projets ?

— Mes projets ?… Je n’en ai qu’un… partir !

— Encore !

— Oui, partir, le plus tôt possible.

— Ce n’est point, j’espère, pour une nouvelle équipée ?

Un geste imprécis lui répondit seul.

— Mordious ! à peine hors du guêpier, tu ne vas pas t’y refourrer ! Ce serait un comble.

Tancrède ne souffla mot. Seulement, sa physionomie d’ordinaire entrouverte, avait repris cette expression hermétique que Cyrano commençait à connaître. Une barre d’entêtement semblait barrer son front.

Le poète comprit que la violence ne lui ferait rien obtenir. Par expérience, il savait combien le jeune homme s’obstinait dans ses résolutions quand il y pensait son honneur attaché.

— Soit, admit-il avec une feinte indifférence. Quand pars-tu ?

— Dès ce soir !

— Bon ! le voyage sera long ?

— Dame, je ne sais… je vais en Angleterre !

— Affaire de deux semaines, trois au plus.

Le chevalier s’accouda à son tour.

— Écoutez, Cyrano, fit-il, je vous dois la vérité. À vous qui vous montrez si bon, si fidèle ami envers un étranger qui peut vous sembler oublieux, ingrat, peut-être…

Le regard attristé du poète se perdit au lointain.

— Je le sais, depuis le jour où nous nous sommes rencontrés par hasard, je ne vous ai causé que tourments et inquiétudes.

D’un geste, Cyrano balaya ces reproches :

— Qui sait, petit, si ce n’est pas pour cela que je t’aime tant.

— Moi aussi, je vous aime. Je vous aime et je voudrais ne jamais me séparer de vous. N’êtes-vous pas le seul être au monde qui m’ait montré quelque affection ?

— Lors donc, enfant pétulant, pourquoi pars-tu ?

— Parce qu’il le faut. Je l’ai promis, juré. Une mission sacrée, un devoir imprescriptible !… Hélas ! ce qui me chagrine, ce qui me navre le cœur, c’est que je ne sais plus quand je reviendrai, ni même si je vous reverrai jamais…

— Hein ? jamais ! bondit le poète. Que dis-tu là ? Jamais !… Et tes espérances de fortune, y renonces-tu ?

— Mes espérances ! C’est elles qui se retirent de moi…

— Quoi ! vas-tu te rebuter au premier échec, abandonner la partie ?

— Oh ! non, non… Mais, pour l’heure, je ne puis plus rien tenter. Je l’ai promis.

— Cette cassette ?

— Chut ! Il ne faut plus parler de cela.

— Pourtant, ne m’avais-tu pas dit que de cette entrevue d’hier, ton bonheur dépendait. Me serais-je trompé ? J’avais cru… oui, il m’avait semblé qu’à la découverte de ton voleur, à la recouvrance de tes papiers, un espoir très cher était attaché…

Tancrède baissa la tête et soupira.

— Mon enfant, reprit Cyrano avec cette exquise délicatesse qui le faisait presque semblable à une mère, renonces-tu à cet espoir-là ?

— Oui, fit le jeune homme d’une voix brisée. C’est fini ! Un peu de cendre… un souvenir… C’est là tout ce qui reste à présent de mes espérances et de mes rêves.

Profondément remué par le ton amer de ces paroles, le rimeur ne trouva rien à objecter. Ainsi c’était ce morne espoir que le pauvre enfant rapportait de cette entrevue où il avait joué sa vie.

— Comprenez-vous maintenant pourquoi je pars, sans espoir de revoir jamais ces lieux, où je laisse tant de moi-même ?

Cyrano lui serra la main avec une vive émotion.

— Donc, c’est décidé, tu reprends la grand-route et tu vas en Angleterre ?

— C’est décidé !

— Peut-être ce voyage n’est-il pas sans péril ?

— À la vérité, il y a passablement de danger.

— La mission dont tu es chargé est grave, importante ?

— Une vie sacrée en dépend.

— Naturellement, tu comptes aller seul ?

— Sans doute.

— Tu peux être pris en chemin. Y as-tu songé ?

— Je tâcherai de ne point l’être.

— Et… si tu échoues ?

— À la grâce de Dieu.

— Ô jeunesse ! Mon enfant, ton fatalisme est d’une belle bravoure, mais d’une inconséquence rare. Réfléchis un peu. Si la grâce invoquée t’abandonne, que devient ta mission ? Cette œuvre sacrée, qui l’accomplira ?

Le jeune homme ne fut pas embarrassé par la question.

— Parbleu ! avec de la prudence on arrive à bout de tout.

— Du tout ! corrigea négativement le Gascon qui sembla prendre un brusque parti et décida d’une voix vibrante : Tancrède, tu ne partiras pas…

— Oh ! ami ! sursauta le petit homme… vous ne songez pas à m’empêcher…

— Attends, povero, attends ! laisse-moi finir. Je ne peux pas. Non… Je ne peux pas te laisser aller ainsi.

— Que faire ?

Le bretteur se leva et posa sa main sur l’épaule du chevalier :

— C’est bien simple ! Tu ne partiras pas seul, parce que Cyrano de Bergerac part avec toi !

— Vous ? s’exclama Tancrède, stupéfait.

— Moi !

Et, continuant d’un air dégagé :

— Au reste, mon médecin me recommande, depuis quelque temps, le changement d’air. Seul, ici, je m’ennuie… je me rouille… Et puis, moi aussi, j’ai eu ces temps derniers mes petites déceptions. La campagne me fera grand bien.

— Oh ! merci, merci ! tant de générosité !… d’abnégation !… Ainsi, vous accepteriez de m’accompagner ?

— Puisque je te l’offre !

— Vous n’avez donc plus peur de la politique ? sourit le jeune homme, à travers les larmes douces qui voilaient son regard.

— La politique ? Je crois que je commence à m’y faire ! grommela le poète entre haut et bas.

L’enthousiasme de Tancrède déborda. À présent, il était sûr d’arriver sain et sauf.

Cyrano ne se laissa pas entraîner à partager cet enthousiasme. Il ne savait que trop, lui, à quels adversaires implacables et tortueux ils allaient encore se heurter.

Cependant, le chevalier, de plus en plus exalté, s’écria :

— Nous partons demain matin dès l’aube, et ensemble…

— Non… pas ensemble !

Le jeune homme le fixa d’un œil étonné.

— Comment… pas ensemble ?

— Écoute… j’ai tout lieu de croire cette maison surveillée étroitement.

— Bah ! depuis quand ?

— Depuis cette nuit !

— Pourquoi cela ? Qu’on me suspecte, moi, un dangereux conspirateur, cela se conçoit. Mais vous, si bon cardinaliste, si respectueux de toute autorité !

— Ne plaisante point. Je suis peut-être plus connu et plus surveillé que toi-même.

— Allons donc ! Que s’est-il passé de nouveau ?

— Cela, c’est mon affaire. Réponds-moi seulement. Hier soir, à quelle heure es-tu arrivé ici ?

— Tout droit, en sortant du Louvre, avant onze heures.

— Tu es monté directement à cette chambre ?

— Oui… et je me suis assis sur les degrés pour vous attendre. Même, sans reproche, vous m’y avez laissé morfondre un temps infini.

— Pendant cette faction, rien d’extraordinaire ?

— Rien ! Ah ! si, pourtant, vers minuit. Quelqu’un montait l’escalier ; je me suis penché sur la rampe, pensant que ce pouvait être vous. Erreur complète, car l’arrivant était une dame…

— Une femme ?

— … Brune, jolie comme un démon, autant que j’en ai pu juger dans la pénombre et emmitouflée comme elle l’était.

Cyrano laissa échapper un soupir contrit.

— Oui, je sais, hélas !… Tu n’as point jasé ?… La dame ne t’a point vu ?

— Eh non ! mordieu ! que de mystère.

— Nul ne soupçonne donc ta présence ici. Alors, ouvre l’oreille, voici mon plan. Demain, dès potron-minet, je partirai ostensiblement, moi premier. Si quelque observateur se trouve perché aux alentours, il ne manquera point de s’attacher à mes pas.

— C’est vous exposer.

— Sandious ! laisse-moi dire. Les importuns ainsi écartés, tu seras libre. Je te laisserai Capitan, tu le trouveras prêt et sellé à l’écurie.

— Et vous ?

— Silence ! Tu gagneras la campagne à franc-étrier. Moi, pendant ce temps, je promènerai nos gens d’une allure qui leur ôtera toute envie de suivre. Et je te rejoindrai sur la route de Chantilly, par la traverse.

Tancrède avait écouté l’explication de ce plan avec impatience :

— Par mon étoile ! vous prenez tout le danger pour vous. Pour moi, vous exposez votre vie, peut-être ?

— Ne m’en croyais-tu point capable ?

— Certes, mais le puis-je accepter ?

— Il est trop tard pour refuser.

Tancrède comprit. Ces mots furent pour lui une révélation. Si son ami savait tant de choses, s’il nourrissait de si grandes craintes à son égard, il n’en pouvait plus douter, c’est que le vaillant bretteur s’était déjà jeté dans la mêlée et compromis irrémédiablement.

Dans un débordement de reconnaissance, il saisit la main loyale du poète et, en manière d’acceptation, la serra à la rompre.

— Là, c’est bon ! dit Cyrano, ému. À présent, je vais te laisser.

— Me laisser ?

— Parbleu ! Ne dois-je point m’équiper ? En fait de monture, je n’ai que Capitan et tu ne me vois pas partir en campagne en habit de cour ? Un tour au quai et au faubourg Saint-Marceau pourvoira à tout. Au fait, je ne suis point fâché de me donner l’air d’un homme qui va prendre le grand chemin. Cela occupera les espions et les détournera de mettre le nez dans ce qui se passe ici.

— Décidément, vous êtes mon maître en intrigues.

— Mordious ! Que dis-tu là, Chevalier ! Tu veux donc me fâcher à mort ?

Avant de partir, il ouvrit le bahut, désigna du doigt la panoplie et tira à demi un coffre de dessous le lit de camp en énumérant à chaque nouveau geste :

— Voici des livres… ici sont des armes… et, dans ce coffre, des flacons, des cartes et des dés.

« Voilà amplement de quoi passer une journée. Lis, bois, fume, tire au fleuret. Mais surtout ne mets point le nez dehors.

— Soyez tranquille.

— Aucune imprudence. Si l’on frappe, n’ouvre pas. Si l’on appelle, fais le sourd. Je rentrerai à la nuit tombante.

— Bon ! À ce soir, Cyrano.

Le jeune homme s’était déjà installé sagement dans le fauteuil, un livre de vénerie ouvert devant lui, et commençait à feuilleter les pages, ornées d’estampes.

À peine dehors, Cyrano se rendit compte que ses prévisions ne l’avaient point trompé. En face de la porte du Mouton Blanc, assis sur une borne, un individu, une balle de colporteur au dos, était arrêté. Dès qu’il aperçut notre poète, l’homme se mit à examiner attentivement le ciel au-dessus de sa tête.

Le vaillant poète sourit, et d’un pas de flânerie, prit le chemin du quai de la Ferraille.

Arrivé là, il entra chez un fripier et fit l’emplette d’un costume de voyage en velours vert sombre, qu’il compléta par l’acquisition de hautes bottes de poste et d’une paire de pistolets d’arçon. Cela n’alla pas sans marchandage, le client étalant complaisamment toutes les pièces de l’accoutrement, essayant longuement les pistolets, et prolongeant comme à plaisir son manège, sous l’œil oblique du colporteur, arrêté au coin du pont, et qui se livrait à l’innocente occupation de cracher dans la rivière pour y faire des ronds.

Enfin, Cyrano sortit, emportant ses achats, et enfila le pont Notre-Dame pour gagner la rive gauche à travers l’île. Le colporteur devait avoir affaire de ce côté car il emboîta le pas à distance respectueuse.

Marchant tranquillement, sans paraître avoir remarqué l’espionnage dont il était l’objet, le Gascon atteignit la barrière Maubert, prit la rue Saint-Victor jusqu’à la porte du même nom, et sortant de Paris, s’engagea dans le faubourg Saint-Marceau.

Comme il allait droit devant lui, sans se retourner, le colporteur put rapprocher les distances et continuer la route, sur ses talons.

À l’ombre des murs de l’abbaye Saint-Victor, puis de la terrasse du Jardin des Plantes Médicinales, le chemin formait un long ruban jusqu’à la Croix de Clamar. Les deux marcheurs le suivirent de concert et arrivèrent enfin à ce carrefour où les dernières maisons du faubourg cédaient la place aux champs. En ce lieu, aux confins de la ville et de la campagne, sur un grand terre-plein, se tenait le marché aux chevaux.

Cyrano s’y promena longuement, examinant en connaisseur les bêtes que des maquignons en blouse faisaient trotter de long en large. Il tomba enfin en arrêt devant un genet d’Espagne aux jambes nerveuses, au poil alezan, dont l’action lui parut de tout point satisfaisante.

— Robe fauve ! pensa-t-il, cela fait contraste avec Capitan, lequel est noir, avec une mouche blanche au chanfrein. J’appellerai cette bête Stello, en l’honneur du chevalier qui ne jure que par son étoile.

Après un court débat, il se fit adjuger l’alezan. Un sellier voisin fournit le harnais, on mit les pistolets dans les fontes, l’habit de voyage dans le porte-manteau, et le nouveau maître de Stello, prêt pour l’aventure et la bataille, sauta en selle.

Alors, il promena autour de lui un regard circulaire :

— Voyons où est mon porte-balle. Tiens ! le voilà très actionné à débiter sa camelote à mon maquignon. Bien entendu, il ne s’occupe point de moi… Pas le moins du monde ! Gageons pourtant que Stello n’aura pas fait une foulée que mon homme aura remballé et plantera là son chaland.

Ses prévisions se réalisèrent de point en point. En effet, dès qu’engagé dans le faubourg il fit volte-face, perché sur ses étriers, il aperçut la figure de son garde du corps, planté en observation derrière la croix du carrefour. Même, pour n’être pas gêné s’il fallait courir, l’homme s’était débarrassé de sa balle.

— Sage précaution ! sourit Cyrano. Il ne sied point que ce bonhomme se soit allégé pour rien.

De l’éperon, il effleura le flanc de sa monture. Stello prit un temps de trot et notre cavalier s’offrit la joie d’entendre, à dix pas en arrière, le souffle oppressé de quelqu’un qui courait. Quand il jugea suffisante la pénitence, il rendit la bride et rentra en ville au pas.

Alors commença une promenade en capricieux zigzags, à travers rues et carrefours. À coup sûr, au moment de quitter la capitale, le rimeur entendait rendre visite à ses amis et connaissances.

Partout, on admira Stello, ainsi qu’il convenait. Il arriva même qu’on s’enquît, çà et là, de la présence d’un bonhomme suant, soufflant, pitoyable de mine, crotté jusqu’à l’échine et rouge à crever. Mais lorsqu’on lui désignait cette étrange figure, arrêtée à quelque embrasure, au prochain coin de rue, le cavalier répondait avec un flegme parfait :

— Ce n’est rien, un garde des grègues de M. de Mazarin, par ordre délégué à ma sécurité.

Et l’on s’extasiait sur la nouvelle fortune de ce cadet, partant pour un mystérieux voyage et si bien avec les puissances.

Après quoi, Cyrano regagna la rue Grénetail.

Il était temps. Le garde des grègues, rendu, était sur les dents.

En entendant Cyrano remettre Stello aux mains du commis drapier, avec recommandation à haute voix de tenir la bête prête à partir le lendemain à l’aube, le porte-balle in partibus poussa un soupir de soulagement et de satisfaction.

Sa faction était terminée. Clopin-clopant, l’homme gagna la rue Saint-Martin, entra dans le premier cabaret qu’il rencontra et pénétra jusqu’à une petite salle de derrière. Là il se trouva en face d’un grand diable de gentilhomme à la moustache de chat.

— Quod novis ? interrogea celui-ci.

— On apprête tout pour un départ prochain.

— Quand ?

— On compte lever le camp demain, aux premières heures du jour.

— Bene ! notre homme est seul ?

— Je n’ai aperçu personne.

— Il ne se méfie de rien ?

— De rien ! Le Chevalier a dû filer tout droit et ce gaillard à l’éperon facial se prépare à le rejoindre.

— Optime, comme dit M. de Mazarin ; il n’y a plus qu’à pister le poète pour arriver au messager. L’imbécile ! Je le reconnais là !

Un sourire retroussa la lèvre du questionneur, découvrant sa denture de mauvais loup.

— Puis-je disposer ? demanda l’espion, éreinté.

— Va ! cette nuit ne produira rien de nouveau.

« Au reste, ajouta-t-il, entre haut et bas, s’il se passait quoi que ce soit, ma douce sœur est là pour m’en avertir !

Sur ces mots, le sire de Vauselle sortit du cabaret louche et s’en fut rejoindre son maître. Chemin faisant, il se frottait les mains, enchanté du succès que présageait la journée à ses nouveaux plans.

Ayant accompli à son entière satisfaction la première partie de son plan de campagne, Cyrano rentra chez lui. Il avait hâte de rassurer le chevalier et de mettre fin à la détention forcée à laquelle sa prudence l’avait condamné.

Il le trouva tranquillement assis devant la fenêtre, éclairée des dernières lueurs du jour mourant. Le jeune homme, profondément absorbé dans une minutieuse occupation, ne l’entendit pas entrer. S’étant approché, notre Gascon resta stupéfait :

— Par la mordious, s’écria-t-il, que fais-tu là ? Serais-tu par hasard devenu modiste ?

Une aiguille à la main, Tancrède cousait. Il leva la tête et répliqua avec flegme :

— Tu vois, je recouds mon feutre.

— Qu’est-ce donc qui dépasse de la coiffe ?

— Chut !

Un doigt sur les lèvres, le jeune homme tira légèrement à lui l’extrémité d’un ruban, terminé par un large sceau de cire.

— Cela… c’est la même chose, expliqua-t-il.

Du bout de l’index, il fit rentrer sous la coiffe le sceau du parchemin de la Reine.

— Si jamais je suis au risque d’être pris, d’un revers, j’envoie couvre-chef, contenant et contenu, dans le premier buisson venu.

— Compris !

Désormais fixé, Cyrano ne souffla plus mot avant la fin de cette délicate besogne.

— Ouf ! souffla-t-il dès que Tancrède eut terminé. Tu vas me dire, à présent, comment s’est passée la journée.

— À ravir !

— Tu as observé, je pense, mes prescriptions ?

— Ponctuellement.

— Tu n’as ouvert la porte à personne ?

— À personne.

Le poète soupira, rassuré.

— Et malgré ta solitude tu ne t’es pas ennuyé par trop ?

— Un peu, d’abord, sourit Tancrède. Mais j’ai eu des distractions par la suite.

— Vraiment ! Et quelles donc ?

Le chevalier rapprocha son siège et souffla à l’oreille de son ami :

— La jolie brune…

L’amoureux eut un sursaut.

— Celle que j’ai aperçue cette nuit, dans l’ombre et de loin.

— Eh bien ?

— Elle gagne à être vue de plus près ! Peste, mon cher, quel joli morceau !

— Chevalier !

— Allons, allons, foin de fausse pruderie, badina Tancrède. Vous n’allez pas me dire que vous ne vous en étiez pas aperçu.

— Comment l’as-tu vue ?

— Comment ne l’aurais-je pas vue, voulez-vous dire. Sa fenêtre est juste vis-à-vis la nôtre.

Cyrano baissa la tête pour cacher son trouble.

— J’étais là, calme et tranquille, plongé dans l’austère lecture d’un livre de blason, lorsque j’entends monter du dehors les notes perlées d’une chanson. Je soulève le rideau et j’aperçois la chanteuse.

— Tu n’as pas ouvert, au moins ?

— Attendez donc. Comme par extraordinaire, juste au moment où je glissais un coup d’œil de son côté, la jolie brune regardait par ici. Nos yeux se rencontrent, je souris.

— Et… elle ?

Tancrède éclata d’un rire franc :

— Encore vos chimères ! Allez-vous prendre cette brunette pour un ennemi. Par mon étoile ! ce joli oiseau chanteur n’est point une… mouche !

Mal convaincu, le prudent mentor dont les conseils avaient été si peu suivis, hocha la tête.

— Enfin, soupira-t-il, ce qui est fait est fait. Demain, nous serons loin…

— Écoutez, mon ami, il faut tout vous dire. La belle m’ayant pris pour confident de ses petits secrets – et je vous assure que vos affaires vont mieux que vous ne supposez…

— Vraiment ?

— Sans doute ! En dépit de certain malentendu, on vous voit d’un excellent œil. Donc, ceci établi, je ne pouvais répondre à la confiance de la brunette que par une confiance égale.

— Qu’as-tu fait encore ?

— Rien que de fort naturel. L’autre nuit, désespéré, désemparé par de malheureuses circonstances, j’ai quitté certaine personne… avec un peu de froideur. Or, depuis, j’ai réfléchi. Au moment de partir pour une longue séparation, pouvais-je laisser cette personne sous une impression aussi cruelle ?

— Abrège, fit le malheureux poète que ces circonlocutions mettaient sur des charbons ardents.

— J’avais, à tout hasard, préparé une lettre, comptant la faire porter à la première occasion.

— J’ai compris… tu en as chargé Mlle Minou…

— Pouvais-je mieux choisir ? Elle a, paraît-il, certaines accointances au Louvre.

— Pardios ! je te crois ! éclata Cyrano, auquel le souvenir désagréable de Vauselle revint en mémoire.

— Ai-je donc mal fait ?

Désarmé par tant d’ingénuité, le poète comprit l’inutilité de toute récrimination et, se calmant soudain, il dit évasivement :

— Espérons que non.

— D’ailleurs, le vin est tiré, comme on dit. La messagère est arrivée au Palais à l’heure qu’il est. Elle doit même être en route pour rapporter la réponse.

— Où doit-elle te la remettre ?

— Ici !

— Ici… elle va venir ici… elle !

Cette nouvelle avait fait sursauter Cyrano, achevant de porter le désordre dans son esprit. À vrai dire, à ses préventions et à ses inquiétudes, une impression toute différente se mêlait. La réapparition de Mlle Minou lui causait autant de désir que de crainte, autant de satisfaction cachée que de mécontentement apparent. Sa colère se fondait peu à peu en un sentiment plus doux.

Aussi, en apercevant la figure dépitée de Tancrède qui se tenait, l’oreille basse, devant lui, ne se put-il tenir de lui tendre la main.

— Tout compte fait, tu as peut-être raison, mon enfant. Cette jeune fille est incapable d’une trahison. Ainsi, avant le départ, nous serons fixés, l’un et l’autre… une explication n’était pas superflue.

À partir de cet instant, le nuage qui avait passé entre les deux jeunes gens fut dissipé. Le cœur gai et l’esprit serein, ils se mirent à table. Un substantiel souper acheva de les mettre en liesse et complètement remis de ses alarmes, le locataire de maître Coquillart déboucha pour la circonstance un vieux flacon de marasquin. Il le tira de sa réserve, c’est-à-dire du coffre antique qui lui servait de cave et de garde-manger.

La nuit s’avançait. Nos deux compagnons continuaient à jaser, à rire et à se rendre raison, à larges rasades, Mlle Minou tardait à revenir ; sans doute avait-elle eu quelque difficulté à pénétrer dans le Louvre. Tout en causant, Cyrano avait de fréquentes distractions et, au plus léger bruit, il prêtait l’oreille du côté de la porte.

Peu à peu, la conversation se fit languissante et, à un moment, le Chevalier qui venait de passer de la surexcitation à un profond silence, se leva de table en déclarant :

— Je me sens la tête lourde. Je crois que nous avons bu beaucoup plus que de raison.

— Hé ! parle pour toi !

— Un peu de repos me ferait grand bien. Il sied que j’aie l’esprit net pour recevoir dignement le message que nous attendons.

— Rien ne t’empêche de faire un somme. Je t’appellerai en temps opportun.

— Merci ! J’accepte.

21

MADEMOISELLE MINOU

Cyrano n’était pas fâché de rester un instant seul en tête à tête avec ses pensées.

— Mets-toi là et dors, dit-il au chevalier, en montrant le lit de camp.

— Là ? Oh ! non pas ! Non bis in idem, mon ami.

— Que veux-tu dire avec ton latin ?

— La nuit dernière, vous vous êtes privé de votre lit en ma faveur et vous avez dormi Dieu sait comme. Il convient à présent que ce soit moi qui couche à la dure et vous qui reposiez à l’aise.

Le jeune homme avait déjà déployé son manteau.

— Avec votre permission, je vais me faire un lit à terre.

— Y songes-tu ? Suis-je homme à souffrir que mon hôte couche à même le sol quand je me prélasserai dans un lit de plume.

— Il en sera pourtant ainsi.

— Chevalier, tu me fâches.

— Fâchez-vous, mais dormez à l’aise.

L’entêté Tancrède s’étendit sur son manteau plié.

— Tête de mule ! vas-tu m’écouter une fois. Si tu méprises cette couche, parole de Bergerac, sache au moins que je n’en profiterai pas. Si tu dors à terre, dioubibane ! j’y dormirai aussi.

Le chevalier avait déjà fermé l’œil. Il bâilla :

— Le lit restera donc vide !

— Il n’y a rien à faire de cet entêté-là, soupira le bon poète.

Et, retournant s’asseoir devant la table, il se versa une dernière rasade de marasquin. Puis il attendit en silence le retour de la brune messagère des amours du chevalier.

Les minutes coulaient avec une lenteur d’heures. Cyrano commençait à s’impatienter ; de vagues inquiétudes l’envahissaient à nouveau. Il avait beau se représenter que la jolie comédienne se repentait sans doute d’un mouvement de mauvaise humeur passagère, il ne parvenait pas à oublier complètement la cuisante injure qu’elle lui avait faite ; un aussi brusque revirement dans son attitude n’était pas sans l’inquiéter. Malgré tout, il ne pouvait oublier que sa voisine était la sœur du sire de Vauselle… Certes, il la croyait au fond du cœur incapable d’un acte aussi vil que de trahir le confiant chevalier, mais elle avait pu rencontrer au Louvre ce louche frère, et laisser surprendre leur secret. Quelles conséquences terribles pouvait avoir la moindre imprudence !

Son impatience commençait à tourner à l’anxiété lorsqu’il entendit gratter doucement à la porte. Il se précipita.

Mlle Minou était là. Pimpante et souriante, sans qu’aucune gêne se traduisît dans son allure, elle entra.

Pâle, les mains glacées, tout le sang de son corps reflué au cœur, Cyrano la dévisageait d’un œil troublé, sans bouger de place. Elle fit une petite moue et lui tendit la main.

— Vous ? balbutia le poète, vous ?… vous ?…

Il n’avait la force ni d’un courage ni d’un reproche.

Très calme, elle prononça d’une voix harmonieuse dont l’accent vibra jusqu’au fond de l’être du pauvre amoureux :

— Je vous ai fait attendre, excusez-moi. Vous le savez d’expérience ; on entre au Louvre plus facilement qu’on n’en sort.

Cette allusion à son équipée réveilla les premières méfiances du poète ; pourtant, elle avait l’air si calme, si innocente.

— Vous avez pu voir Mlle de Cernay ?

— Je l’ai vue.

— Elle était seule ?

Elle inclina la tête.

— Personne ne soupçonne votre démarche ?

— Qui voulez-vous donc qui la sache ?

Le poète baissa les yeux devant le regard ingénu qu’elle posa sur lui. Il n’osa point prononcer le nom de Vauselle qui lui brûlait les lèvres.

Tranquillement, elle sortit de sa guimpe un papier plié en quatre.

— Voici la réponse, fit-elle. Mais… je ne vois pas votre ami…

D’un regard inquiet, elle fouilla les coins d’ombre de la chambre.

— Il est là, répondit Cyrano, en désignant à terre une masse sombre, enroulée dans un manteau de cavalerie.

À cette vue, Mlle Minou parut rassurée.

— Ma parole ! je crois qu’il dort !

— Ne le réveillez pas encore, je vous en prie ; son sommeil nous ménage un instant de tête-à-tête. Profitons-en pour nous expliquer…

— À quoi bon ? dit la jolie brune, en posant sur lui son œil de velours.

— J’ai paru avoir envers vous des torts…

— Et moi, j’ai dû les oublier, puisque me voici.

— Pourtant vous m’en teniez assez rancune pour me laisser comme adieu…

Elle l’interrompit.

— Eh ! quoi ! songez-vous encore à cela.

Cyrano se tut, déconcerté. Mlle Minou, dans sa magnanimité, ne voulait se souvenir de rien ; ni des torts supposés de son galant, ni de la vengeance piquante qu’elle en avait tirée.

— Ainsi, fit-il, la paix est faite ?

Dans les yeux de la belle une flamme passa, pareille à un reflet lumineux jouant sur un velours fauve.

— Ne parlons plus de tout cela, voulez-vous ? Ce soir, je suis… la messagère.

— Cela, seulement ?

— Cela… d’abord ! Voici le billet de la demoiselle. Peste, mon cher, votre ami ne manque point de goût ; la jeune fille est ravissante, avec ses yeux de pervenche et ses cheveux de cendre d’or…

— Peuh ! fit galamment Cyrano, une blonde !…

Mlle Minou paya ce compliment détourné par un sourire qui découvrit tout l’écrin de sa bouche. Un furieux désir prit le poète de refermer cet écrin sur ses perles précieuses par un magistral baiser. Mais la jolie comédienne avait pressenti le danger et, d’un saut léger, elle s’était réfugiée près de la table.

— Oh ! fit-elle, je vois que vous m’attendiez patiemment. Qu’est-ce là ?

— Du marasquin.

Elle prit une coupe qu’elle tendit en badinant et, le brûlant poète lui ayant versé quelques gouttes de liqueur, elle y mit les lèvres.

Cyrano, dépité, reprit avec chaleur :

— Conçoit-on qu’on puisse aimer une blonde ? N’est-ce pas ce qu’il y a au monde de plus fade, de plus incolore ?

— Hum ! vous êtes bien délicat.

— Certes, Claire de Cernay est une charmante enfant pleine de grâce légère et de douce langueur. Cependant, moi, j’en sais une qui la surpasse en beauté. Claire est le printemps avec ses jolies promesses ; celle de qui je parle est l’été, dans sa brûlante ardeur.

L’œil de la brune brilla malicieusement.

— Pourtant, messieurs les poètes n’ont point tant de dédain pour les belles aux cheveux d’or. Ne sont-elles point le soleil à son aurore, les épis mûrissants ou encore l’or fondu au creuset.

— Métaphores ! Parlez-moi des brunes !

Elle se pencha langoureusement.

— Voyons ce que vous saurez en dire.

— La brune, c’est la beauté crépusculaire, elle est pareille à la nuit, au sein de laquelle brillent deux étoiles, vos yeux !… Froncez-vous le sourcil ? c’est alors la splendeur de l’ombre, pleine de périls et de tempêtes, de colères et de pièges. Souriez-vous ? C’est le calme nocturne, la grande paix sereine qui enveloppe le cœur et le fait rêver, chanter, espérer… aimer !

— Joli ! mis en vers, cela peut faire un sonnet passable.

— Ne riez point, fit-il en la prenant doucement dans ses bras, ce n’est point le poète qui vous parle. L’heure n’est pas à jongler avec la rime capricieuse, ou à envelopper quelque subtile pensée dans le réseau brillant du Rythme. La voix qui parle à votre oreille est celle d’un pauvre cœur transi, naïf et balbutiant. Elle ne sait point, elle, la syntaxe, ni la prosodie. Sa science se borne à trois petits mots, très vieux et très neufs, très simples et très compliqués, très savants : Je t’aime !

Elle se dégagea, et souriante :

— Savez-vous bien, monsieur de Bergerac, qu’avec un peu de fatuité, cela pourrait passer pour une déclaration ?

— Et si c’en était une… qu’y répondriez-vous ?

La jolie fille rougit un peu, hésita un instant, puis :

— Je répondrais que votre ami attend une lettre de sa belle et que c’est fort mal à vous de faire attendre les amoureux.

— Oh ! le sommeil le rend patient !

— N’en abusons pas !

Avant qu’il eût le temps de l’arrêter, elle se pencha vers le dormeur et appela à son oreille :

— Holà, bel endormi ! voilà qui vaut la peine d’abandonner vos songes !

— Qu’est-ce donc, fit Mystère en s’éveillant.

— C’est moi, Chevalier, votre messagère.

— Par mon étoile, dit Tancrède se frottant les yeux, je rêve du jour blondissant et c’est la nuit brune qui vient me visiter.

— Ne m’attendiez-vous pas ?

Le jeune homme se mit du coup sur son séant.

— Si je vous attendais ! Mais c’est-à-dire qu’à force d’attendre… je n’attendais plus… L’avez-vous trouvée ?

— Je l’ai vue.

— Comment a-t-elle reçu mon billet ? Qu’a-t-elle dit ? S’est-elle fâchée de mon audace ? ou bien a-t-elle souri ? Parlez, par pitié !

— Voilà une kyrielle de questions !… Oui, elle a reçu votre billet et elle l’a lu.

— Qu’a-t-elle dit ?

— Rien !

— Quoi ? Pas un mot !

— Pas une syllabe.

— Est-ce possible ?

— Patience donc !… Si elle n’a rien dit, elle a du moins pris une autre voie pour vous éclairer sur ses sentiments.

— Laquelle donc ?

— Elle a écrit.

— Une lettre ! Une lettre de sa main, oh ! donnez, donnez vite.

— Doucement ! Il va me chiffonner, l’impatient.

Le jeune homme avait saisi le papier qu’elle lui présentait en badinant, et il commençait à le dévorer avidement, sans plus se soucier de la messagère que de son ami.

— Ma parole, fit la brune mi-riant et mi-boudant, je crois que dans sa hâte, il m’a griffée.

— Je vous l’avais bien dit, plaisanta son admirateur. Il ne faut pas réveiller le chat qui dort.

Du coin de l’œil, Mlle Minou observait la physionomie du jeune lecteur. Elle le vit, littéralement transfiguré, le front rayonnant d’une joie céleste.

— Cyrano, s’exclama-t-il dès qu’il fut au bout du billet, Cyrano, ô mon ami, quel bonheur.

Et, lui tendant la lettre de Claire :

— Tiens ! lis, j’étouffe.

Le poète parcourut le papier, d’un air de calme parfait qui contrastait avec l’exubérance folle de son compagnon. La comédienne le fixait d’un regard pénétrant. Il lut posément, fronça le sourcil, puis rendit la lettre au chevalier.

— Eh bien ! haleta le jeune homme déconcerté, est-ce là tout ce que tu dis ?

— Ou…i ! siffla Cyrano.

— Voyons, ce n’est pas possible, tu as mal lu. Un rendez-vous, mon ami, Claire m’accorde un rendez-vous.

— J’ai bien lu !

— Elle ne veut point que je m’éloigne d’elle sans un mot d’adieu, de consolation… N’est-ce point pour moi, une bonne fortune inespérée.

— Hum !

— Lis, mais lis donc. Demain, aux premières lueurs du jour, hors le faubourg Saint-Martin, près des Récollets… une petite maison, isolée et sûre. Elle m’attend, seule… pour un suprême adieu.

Mlle Minou suivait ce débat avec une attention soutenue. Quant à Cyrano, il restait impénétrable.

— Ne crains-tu pas que cela nous attarde ? dit-il enfin.

— Pas même d’une seconde. Claire a tout prévu. Lis… Le lieu choisi, sur notre chemin même ; l’heure, celle de notre départ. Rien ne s’oppose à ce que je m’arrête là, quelques instants ; je te retrouverai après, à l’heure dite, à l’endroit convenu.

L’autre, méfiant, secoua la tête.

— Morbleu ! jura le chevalier, qu’as-tu encore. Parle donc.

— Tu veux que je parle.

— Oui.

— Franchement ?

— Parbleu !

— Eh bien ! ne va pas à ce rendez-vous.

Tancrède fit un tel bond que sa tête faillit heurter les solives du toit.

— Ne pas aller… quand elle m’attend ? Que penserait Claire ? Vas-tu te méfier d’elle, à présent ?

— D’elle ? non.

— De qui, alors ?

Un silence embarrassé régna un instant. Le jeune homme haletait d’impatience. Cyrano se taisait, la tête penchée sur sa poitrine et réfléchissant profondément. Quant à Mlle Minou, ses lèvres s’étaient pincées et une ombre légère voilait son regard.

Enfin le bretteur releva la tête et articula comme à regret :

— Je ne soupçonne personne. Je ne redoute aucun piège. Pourtant une telle entrevue est dangereuse, le secret peut en être surpris…

— Par qui veux-tu que ce secret soit surpris…

— Le sais-je ?

— En vérité, intervint Mlle Minou, d’un ton pincé, voilà qui est étrange. De tels soupçons sont presque outrageants pour moi.

— Pour… vous ? dit le poète mal à l’aise.

— N’est-ce point moi qui me suis chargée, pour l’amour de vous, de cette délicate mission. D’où pourrait provenir l’indiscrétion que vous redoutez, sinon de moi ?

Mis ainsi au pied du mur, Cyrano éluda l’explication. La belle reprit, plus vivement encore :

— Vous avez, M. de Bergerac, une singulière façon de reconnaître les bontés qu’on vous marque. J’aurais dû m’y attendre.

Elle esquissa vers la sortie un pas plein de dignité offensée. Le bretteur se précipita pour la retenir.

— Elle a raison, s’exclama Tancrède. Avec ta manie de voir le danger partout, toi, le meilleur des hommes tu finirais par te rendre odieux.

Et la jolie brune venant à la rescousse :

— Gageons que si un tel rendez-vous lui était accordé, M. de Bergerac trouverait autant de raisons pour s’y rendre qu’il en a pour vous dissuader d’y aller.

— Par mon étoile, c’est cela même, Cyrano est jaloux. Cyrano ne veut pas que les autres aient de bonnes fortunes.

Ébranlé par ce double assaut, le malheureux poète promenait ses regards effarés du chevalier qui riait à Mlle Minou qui boudait.

— Sandious ! dit-il enfin, vous devez avoir raison.

Et se penchant vers la jolie fille, il lui glissa à l’oreille :

— Mais alors, si c’est le mal de la jalousie qui m’aveugle, guérissez-moi. Vous en savez le remède.

Elle fit une moue mutine et sourit.

— À la bonne heure, s’épanouit Tancrède. Nous voilà tous d’accord. Notre sombre ami convient de ses torts.

— En convient-il ? minauda la belle.

— J’en conviens !

— Nous accordons nos dernières heures de liberté au dieu qui en réclame impérieusement le sacrifice : à l’Amour.

— À l’Amour ! soupira le poète, vaincu, sinon convaincu.

— Voilà qui est entendu. Demain au point du jour, je vais aux Récollets ! affirma Tancrède triomphant.

— Oui, dit Cyrano, d’un ton de subite décision, et même… pour plus de sûreté, nous irons ensemble.

Un sourire étrange passa sur les lèvres de la jolie brune, si rapide et si fugace que le poète n’eut point le temps de l’apercevoir.

— D’ailleurs, ajoutait-il, d’un air décidé, cela ne changera rien à nos plans. Seulement au lieu de partir au petit jour, je filerai en pleine nuit. Et au lieu de te retrouver vers Luzarches, je te joindrai aux Récollets !

Le chevalier allait faire une objection ; Mlle Minou lui coupa la parole.

— Parfait ! applaudit-elle.

Dans l’innocence de son cœur, le Gascon s’épanouit. Il croyait avoir trouvé le moyen de concilier tout : la prudence et la témérité, ses incertitudes et ses désirs galants. La comédienne, elle, souriait toujours, de son sourire d’énigme.

Maintenant, il s’agissait de sceller cet heureux accord par une coupe de vin de Touraine. Cyrano en fit la proposition.

— Y songez-vous, se récria la belle, effarouchée. Je me suis attardée au-delà de toute bienséance. Que penserait maître Coquillart s’il savait…

— Refuserez-vous de boire aux amours dont vous fûtes la diligente messagère ?

La jeune femme accepta une coupe.

— Aux heureuses amours du Chevalier ! dit-elle.

— À d’autres amours aussi, ma mignonne.

— Aux quelles ? interrogea-t-elle, l’air ingénu.

— Aux miennes ! affirma l’audacieux poète.

— Puis-je en connaître l’objet ?

— Méchante ! ne vous l’ai-je point dit ?

— Je l’aurais donc oublié.

— Que non pas ! Je vous ai posé une question tout à l’heure… j’en attends encore la réponse.

Du coin de l’œil, elle lui montra furtivement le Chevalier.

— Puis-je vous la donner ici ? soupira-t-elle avec un accent de trouble délicieux.

Le Chevalier avec l’égoïsme inconscient des amoureux, ne s’occupait plus d’eux. Il était tout à la lecture du bienheureux billet de Claire.

Le poète se coula donc sur le palier à la suite de la jolie brune. Sans bruit, la porte se referma sur les deux fugitifs et, dans les ténèbres de l’escalier, le son confus d’un baiser retentit.

Un instant après, le chevalier releva les yeux. Il était seul. À bout d’huile, la lampe charbonnait, s’éteignant lentement.

— Tiens, fit-il. Où diable a pu passer Cyrano ?

La porte était close, il alla à la fenêtre. Par la croisée de Mlle Minou, une lumière douce filtrait, tamisée par les rideaux tirés. Sur cet écran lumineux, deux ombres passèrent.

— Peste ! sourit le chevalier en se jetant sur le lit de camp ; nous aurons de la besogne demain et cette nuit encore, je puis prendre sans scrupules la couchette de Cyrano. Ce cher ami me paraît en avoir trouvé une autre qui ne lui fera point regretter celle-ci !

Il baisa une dernière fois le papier satiné du cher billet de Claire et s’endormit paisiblement.

Le lendemain, les premières blancheurs de l’aube trouvèrent le Chevalier debout. Notre amoureux avait trop grand-hâte de se rendre à l’appel de Claire de Cernay pour s’attarder longtemps au lit.

Il ne s’étonna pas outre mesure de ne pas apercevoir Cyrano à son réveil ; la soudaine disparition du poète la veille au soir n’avait rien de mystérieux. Quant aux clins d’œil et aux petites mines de Mlle Minou, ils ne laissaient aucun doute sur le genre d’occupations qui avait pu retenir hors de chez lui le bouillant disciple des Muses.

Une seule chose pouvait préoccuper Tancrède ; savoir si le poète, endormi dans les bras de l’Amour, s’en serait tiré à temps pour prendre la route avant le jour. Mais il connaissait assez la prudence et la ponctualité de son ami pour en douter longtemps. D’ailleurs, il lui était loisible de s’en assurer, en allant frapper au logis de la belle.

Le chevalier s’équipa donc, aussi vite que le lui permettait le légitime souci de paraître à son avantage, et aussi soigneusement que sa hâte lui en laissait le loisir. En prévision de la fraîcheur matinale, il but une dernière gorgée à la fiole de marasquin, puis il se glissa sans bruit hors du logis.

Devant la porte de la comédienne, une hésitation lui vint. Devait-il se risquer à y frapper. N’allait-il pas, en agissant ainsi, commettre une indiscrétion. Son ami ne lui avait fait aucune confidence de ses amours ; seyait-il qu’il eût l’air de les connaître et qu’il s’y immisçât sans y être invité.

Dans cette alternative, il s’arrêta, prêtant l’oreille. Aucun bruit ne se faisait entendre à l’intérieur du coquet logis bien clos. Indubitablement, l’hôte de passage était déjà loin, et la belle s’attardait au lit, jouissant d’un repos bien gagné.

Discrètement, le Chevalier se retira, sur la pointe des pieds et retenant son souffle.

En sortant du Mouton Blanc, il se heurta à une espèce de petit rousseau en casaque de toile qu’il reconnut pour le commis de maître Coquillart. Le rousseau l’attendait, tenant en bride un cheval noir, qui à la vue du jeune homme, commença à se livrer à un manège savant de piaffements et de ruades ponctués de hennissements joyeux.

— Capitan ! s’exclama Mystère, en se précipitant vers le noble animal, avec le même empressement qui si c’eût été un vieil ami, retrouvé après une longue séparation.

Le rousseau cligna un œil, et montra l’harnachement du cheval, la selle soigneusement sanglée, les fontes garnies de leurs pistolets. Puis il ferma l’autre œil et souffla très bas :

— M. de Bergerac !

— Compris ! fit Tancrède, cela signifie que mon ami Bergerac est parti devant et que, prévoyant, à son ordinaire, il a donné, avant son départ, ses instructions pour le mien.

Le peu loquace commis parut répondre par un hochement de tête, renforcé par un battement de ses cils pâles. Après quoi, il montra la rue, calme et déserte, et susurra :

— Personne !

Amusé de la mine taciturne du commissionnaire, le jeune homme pensa que sa mimique l’invitait à ne point perdre son temps, et à profiter du moment de tranquillité pour prendre du champ.

Les cils pâles battirent à nouveau, et le petit rousseau offrit l’étrier. Le chevalier, ayant prestement sauté en selle, il rendit la bride et expectora un nouveau mot :

— Adieu !

22

GUET-APENS

Comme s’il n’attendait que ce signal, Capitan piqua vers le carrefour. Mais, au moment d’enfiler la rue Saint-Martin, Tancrède se retourna, pour saluer d’un dernier coup d’œil la maison du Mouton Blanc. Alors, il vit que le rousseau avait pris sa course derrière lui et s’était arrêté à l’angle de la rue, d’où de son œil clignotant, il le regardait s’éloigner.

— C’est juste, pensa-t-il, j’oubliais de donner la pièce à ce taciturne saute-ruisseau.

Tirant de sa poche un petit écu, il le jeta sur le pavé, dans la direction du commis drapier.

— Tenez, cria-t-il, voilà pour boire à ma santé.

Puis, sans plus s’occuper de l’homme, il piqua des deux, et se perdit bientôt dans le brouillard matinal.

Le bruit sonore du trot de sa fougueuse monture éveillait les échos du faubourg endormi et s’éteignait à peine au lointain, quand une porte s’entrouvrit dans la devanture close d’une maison située au coin de la rue. Le rousseau se glissa furtivement par l’entrebâillement.

Comme cette maison était précisément un cabaret, il y a tout lieu de présumer que le peu loquace personnage, obéissant à la dernière recommandation du jeune cavalier, allait boire son petit écu à sa santé.

L’air du matin était vif et frais, la rue du faubourg, passée la porte Saint-Martin, absolument déserte ; un gai rayon de soleil irisait les brumes de l’aube. Le chevalier, bercé au trot de Capitan, menait bon train. Son voyage commençait, sous les plus riants auspices. Tout en allant, il retournait dans sa tête mille pensées agréables, dont la plus souriante était celle de Claire, l’attendant pour un tendre adieu.

Il ne fallait pas beaucoup de fatuité pour interpréter la démarche de la jeune fille comme un aveu. Les circonstances présentes le rendaient plus doux et plus touchant encore. Jusqu’alors et tant qu’elle avait pu espérer pour le chevalier le succès prochain de ses rêves de fortune, Claire avait gardé, vis-à-vis de lui, une pudique réserve. Elle s’était dérobée à toute explication trop précise, et, seuls, quelques regards furtifs, quelques gestes involontaires avaient pu révéler au jeune homme qu’il n’était pas traité en indifférent.

Mais à présent qu’un accident fatal venait traverser toutes ses espérances, et reculer à une date indéterminée leur réalisation, la généreuse enfant lui accordait une faveur qu’en tout autre temps elle lui eût obstinément refusée. Au gentilhomme qu’il aurait pu être, elle n’eût rien cédé ; elle s’abandonnait avec confiance, dans un élan spontané, au pauvre soldat qui n’avait plus, au monde, d’autre bien que son amour.

Rien de cela n’échappait à Tancrède, et à la chaleur de sa passion, se mêlait un sentiment de profonde reconnaissance, qui en tempérait l’excès.

Ainsi compris de part et d’autre, si ce rendez-vous pouvait sembler une imprudence, il perdait tout caractère équivoque. Claire avait pu l’accorder sans honte comme Tancrède le solliciter sans arrière-pensée.

Notre amoureux en était là de ses réflexions, lorsque, passé le parvis Saint-Laurent, il se trouva hors du faubourg.

La lettre de Claire, qu’il avait lue et relue jusqu’à la savoir par cœur, lui indiquait, comme point de repère, une fontaine, élevée à peu de distance du mur des Récollets, à l’endroit où la route, se séparant en fourche, filait d’un côté vers le bourg de la Chapelle, et de l’autre à travers champs, vers Aubervilliers-les-Vertus.

Là, une vieille femme devait l’attendre. La personne était sûre, étant des gens de Mme de Chevreuse. Elle le conduirait au lieu de l’entrevue, une maisonnette isolée et discrète qui avait servi plusieurs fois à la duchesse dans ses escapades politiques.

En approchant de l’endroit désigné, le chevalier, ayant mis Capitan au pas, observait de l’œil les environs.

À sa droite, un mur, haut et sombre, s’élevait, dominé par la cime de grands arbres, au milieu desquels la flèche d’une chapelle pointait vers le ciel. Une seule porte, aux solides vantaux, s’ouvrait dans cette muraille ; une croix, qui la surmontait, indiquait qu’on se trouvait devant un monastère. C’était, en effet, le couvent des Récollets.

Passé ce mur, un chemin sinuait à travers un dédale de champs, clos de haies, entrecoupés d’espaces marécageux, où stagnait une eau limoneuse.

Sur la gauche, la route se continuait entre deux rangées de masures de plus en plus espacées, offrant les unes l’apparence vétuste de granges, les autres l’allure louche de vagues cabarets de rouliers.

Enfin, à l’intersection des deux chemins, une petite fontaine s’égouttait mélancoliquement dans sa vasque.

Comme notre cavalier s’approchait, une vieille femme, toute cassée et d’aspect minable, déboucha d’une ruelle latérale. Elle portait un seau et vint en clopinant tirer de l’eau à la fontaine.

— Est-ce là le guide annoncé ? pensa Tancrède, en faisant une moue involontaire. Singulière idée de préposer une Parque à l’entrée du Paradis !

Toutefois, il continua d’avancer.

— Hé ! ma bonne femme, demanda-t-il, voulez-vous donner à boire à ma monture.

La vieille releva la tête, considéra un instant le cavalier d’un œil perçant, puis approcha le seau des naseaux de Capitan.

Tant que le cheval but, la simili-Parque resta là, immobile, à fixer Tancrède, tout en agitant les lèvres, comme pour parler, mais sans qu’aucun son sortît de sa bouche.

Embarrassé de ce silencieux examen, le jeune homme, pour se donner une contenance, s’était mis à flatter l’encolure de sa bête. Alors, la vieille lui saisit la main, son regard fixa l’anneau qu’il portait au doigt, puis, sans un mot, d’un simple signe de tête, elle lui indiqua de la suivre.

— Décidément, ce matin, je suis voué aux muets ! sourit Tancrède.

Docile, il engagea Capitan sur les talons de sa conductrice qui, toujours clopinant et traînant son seau, s’était insinuée dans la ruelle.

Le chemin était étroit, resserré entre le mur des Récollets et une haie d’épines auxquelles s’accrochait à chaque pas le manteau du chevalier. Tancrède fit une nouvelle grimace, quant à Capitan il n’avançait qu’à regret, bronchant sur les pierres et pataugeant dans la boue. Après une centaine de pas, la voie finissait brusquement en cul-de-sac, mais la vieille poussa une barrière aux ais moussus et fit signe à son suivant d’entrer dans une sorte de retrait, formé par un retour d’équerre de la muraille.

Aucun accès ne semblant s’offrir pour continuer la marche, le jeune homme interrogea du regard son introductrice ; pour toute réponse, elle écarta les branches d’un massif et lui montra un petit sentier qui courait de l’autre côté entre des clos champêtres.

— Bon ! fit Tancrède, le chemin est étrange et le guide peu engageant, mais bast ! au bout… l’Amour attend !

Comme il ne pouvait cependant songer à mener son cheval plus avant, il mit pied à terre, et avisant un anneau scellé dans la muraille, il y passa la bride. Capitan, inquiet, hennit lamentablement.

— Patience, mon brave, l’encouragea son maître ; tu préfères la grand-route, je sais ! Eh bien ! le tour de la grand-route viendra ; je ne t’abandonne que pour un instant, et tu auras ton compte de lieues à dévorer d’ici la nuit.

La vieille attendait, donnant des marques d’impatience. Le chevalier se jeta à sa suite à travers le massif dont les branches se refermèrent derrière eux.

— Du diable si personne nous suivrait par ce chemin-là, songea-t-il. Il faut avoir, pour s’y conduire, le fil d’Ariane, pour le moins !

Une pensée subite lui vint à l’esprit :

— Par mon étoile ! et Cyrano ?…

Il s’arrêta net.

— Ce brave ami, faute d’une sorcière pour le mener, est incapable de trouver la voie. Dites-moi, bonne femme, ajouta-t-il, en interpellant son guide, avant d’aller plus loin, n’avez-vous pas vu rôder par ici un grand gentilhomme au nez d’oiseau, vêtu d’un costume mordoré et monté sur un cheval alezan.

La bonne femme branla la tête, et resta bouche bée, comme ne comprenant pas. Tancrède expliqua.

— C’est un de mes bons amis, qui me doit joindre de ce côté.

Elle fit un geste vaguement négatif, porta un doigt à son oreille et se remit en route.

— Sourde ! fit Tancrède en lui emboîtant le pas. Voilà bien ma chance. Bah ! Cyrano m’attendra à la fontaine, où je le reprendrai en sortant.

Désormais il marcha en silence, jugeant superflu de poursuivre la conversation avec une interlocutrice affligée de surdité et probablement aussi de mutité.

Ils arrivèrent en vue d’une maison aux trois quarts ruinée, mais qui gardait néanmoins assez grand aspect, sous le rideau de lierre grimpant qui en couvrait les murailles. Tapi au fond du jardin en friche, envahi par un inextricable fouillis de broussailles, ce bâtiment clamait son abandon par toutes les lézardes d’une façade dont un pan entier s’était effondré, laissant une brèche large béante. Seul un petit pavillon d’angle restait debout et à peu près intact. Il s’accrochait à la hauteur d’un premier étage au seul mur encore entier. On y accédait par un perron de pierre, recouvert de mousse, que suivait un escalier apparent du dehors, dont les marches vermoulues par les pluies branlaient sous le pied.

Toujours suivant la vieille, le chevalier traversa les buissons du clos, gravit le perron et grimpa le petit escalier.

Une porte poussée, il se trouva dans une vaste pièce, délabrée et déserte à l’unisson du reste, et qui avait pour tout mobilier une huche antique, aux ais disjoints, une table bancale et un tabouret dépaillé.

L’endroit lui plut, pourtant, par certain air de noblesse, un relent de grandeur déchue, dont les vestiges subsistaient dans certains détails : la haute cheminée blasonnée, par exemple, et la fenêtre à meneaux qui ouvrait sur le désert du jardin.

D’ailleurs, n’était-ce point là le lieu choisi par Claire pour ce suprême rendez-vous ; dans ce cadre vétuste, sa gracieuse jeunesse n’allait-elle pas apparaître, rendue plus éclatante, plus éblouissante encore par le contraste ?

La vieille fit un signe comme pour dire :

— Attendez !

Puis, l’ayant regardé fixement une dernière fois, elle découvrit pour un horrible sourire sa mâchoire veuve de dents, et disparut sans bruit, à la manière des sorcières.

Tancrède jeta son feutre sur la huche, posa son épée en travers du tabouret et s’assit sur un coin de la table, une jambe ballante. Il rectifia d’un tour de main l’ordonnance des boucles de sa chevelure ; après quoi, pour tuer le temps, il se mit à regarder au-dehors, dans le jardin.

De tous les côtés, à part celui par lequel il était arrivé et que fermait une simple haie, le clos était entouré de grands murs, tout pareils à ceux qu’il avait longés pour venir. Cette ressemblance lui suggéra un instant l’idée qu’il se trouvait derrière les Récollets ; il lui sembla même que le roulement confus qu’il percevait était le bruit de la route par laquelle il était arrivé. Mais il rejeta bientôt cette pensée comme absurde.

Pourquoi lui aurait-on fait prendre de si longs et mystérieux détours, s’il existait une entrée directe ?

Poursuivant son examen des lieux par la muraille qui occupait le fond du jardin, il constata qu’elle disparaissait, elle aussi, sous la végétation parasite qui avait tout envahi. Une brèche, percée dans cette muraille, retint un instant son attention.

Cette ouverture semblait plus récente que les choses environnantes, et la porte qui la bouchait ne portait pas non plus l’empreinte de la vétusté générale. On eût dit que cette communication avait été ouverte depuis peu, ce qui jurait avec la solitude et la dévastation du lieu.

Le jeune homme n’eut point toutefois le loisir de tirer de ce fait de longues déductions, car son attention fut attirée tout à coup par un roulement sourd.

Cette fois, il n’y avait pas à s’y méprendre : un carrosse approchait ; il en percevait distinctement le cahotement sur le pavé. Il tourna les yeux du côté d’où venait le bruit et sa surprise fut au comble en voyant s’ouvrir une petite porte qu’il n’avait pas distinguée tout d’abord.

Plus de doute, le pavillon désert était bien situé en bordure de la route, tout contre le monastère des Récollets. Mais alors… une nouvelle pensée n’eut point le temps de se former dans son esprit ; par l’ouverture une silhouette féminine venait de se glisser dans le jardin, et à partir de ce moment Tancrède haletant n’eut plus d’yeux que pour cette apparition.

La porte s’était refermée derrière elle.

Seule, enveloppée d’une longue mante qui dissimulait sa taille, et la tête couverte d’un capuchon, elle s’avançait au long de la muraille du fond, se coulant entre les broussailles, sautant légèrement les souches qui obstruaient le chemin.

Il la devinait svelte et gracieuse sous le manteau et le souple balancement de son corps eût suffi à la désigner entre mille aux yeux amoureux du chevalier.

— Claire ! balbutièrent ses lèvres.

En l’apercevant, elle jeta, d’un joli geste, son capuchon sur ses épaules et tourna vers lui son charmant visage, éclairé par le sourire de ses yeux tendres et de ses lèvres à l’arc délicieux.

Le cœur palpitant de joie, le chevalier se précipita vers la fenêtre, tout entier suspendu à sa venue et l’appelant, à travers le silence, de toutes les forces de son amour.

Elle approchait ! Chaque pas qu’elle faisait était un aveu, un muet aveu ingénu qui retentissait dans le cœur du chevalier. À présent, dans sa hâte, elle courait presque au long de cette interminable muraille.

Il voyait flotter derrière elle les pans de son écharpe de soie, à demi dénouée, qui avaient un déploiement d’ailes. On eût dit un oiseau prêt à l’envol.

Une seconde, elle disparut derrière un buisson, puis reparut, en pleine lumière, au bout de l’allée qui la menait droit vers lui.

Mais alors… alors, le chevalier eut comme un éblouissement, ses yeux s’obscurcirent, un trouble étrange le secoua jusqu’au fond de son être ; à sa gorge soudain desséchée, un cri inarticulé monta, l’étranglant.

Là-bas, derrière la jeune fille… la brèche… la brèche de la muraille s’était ouverte. Elle, elle s’avançait toujours de son pas rapide et insouciant ; il la voyait sourire.

Et lui, pâle et glacé, la sueur de l’angoisse au front, il entrevoyait des faces sinistres qui s’encadraient dans l’ouverture béante ; et il voyait, parmi ce groupe sombre, luire l’éclair menaçant des épées.

Cloué sur place par la stupeur, il ne trouvait pas un son pour l’avertir. Il assistait, muet, et croyant rêver, à ce spectacle de cauchemar.

Dans l’allée, les hommes s’étaient rués sur les pas de Claire.

Entourée, saisie, happée, elle fut arrachée de terre, enlevée à bout de bras.

Un cri – clameur d’effroi ou suprême appel – expira sur ses lèvres, étouffé par un bâillon brutal.

Tout cela s’était fait en un éclair.

Alors, d’un violent effort, le chevalier recouvra ses sens. Sa gorge livra passage à un hurlement rauque, pareil au rugissement d’une bête blessée, et il bondit vers la porte.

Il y arrivait quand celle-ci s’ouvrit, sous une poussée du dehors ; dans l’entrebâillement, des hommes apparurent, l’épée nue, barrant l’escalier.

Tancrède, ne voulant pas se laisser arrêter, fit brusquement volte-face. Il s’agissait de faire vite, aussi se rua-t-il à travers la salle, bousculant tout sur son passage, jetant à terre table, escabeau, huche, tous les pauvres meubles du logis. Puis, profitant du temps d’avance que lui ménageaient les obstacles, il sauta par la fenêtre dans le jardin.

La terre molle adoucit sa chute ; il se releva. Alors, sans se soucier des gens qu’il laissait derrière lui et qui, à grand fracas, redescendaient l’escalier, avec des clameurs de menace, pour se lancer à sa poursuite, le chevalier fonça en avant.

Si rapides qu’eussent été tous ces mouvements, les ravisseurs avaient pris de l’avance ; il les voyait courir, avec leur proie palpitante, se débattant vainement dans leurs bras ; ils gagnaient la brèche par laquelle ils allaient disparaître, eux et leur cher fardeau.

— Lâches ! lâches ! hurla-t-il dans le vent. Tournez, que je voie vos visages de sacripants ! Tournez… face à moi…

Provocations inutiles, vains appels d’une exaspération trop justifiée. Les spadassins s’engouffraient un à un par la brèche.

— Claire ! Claire ! haleta Tancrède, dans un sanglot. Me voici !… Claire !

La pauvre enfant, épuisée, paralysée, entendit-elle cette supplication ? Oui, car elle sembla recouvrer l’énergie d’un suprême effort.

Au moment où l’homme qui la portait allait passer par l’ouverture, elle tendit les bras, s’accrocha à la muraille et y enfonça ses ongles.

Un juron épouvantable sortait de la bouche du spadassin que venait d’arrêter ce geste désespéré.

— À moi !

Ce fut à peine si notre jeune homme put percevoir cet appel étouffé par une main brutale ; mais galvanisé soudain par la souffrance de la voix, il accentua sa course. Lancé, tel un bolide, il allait, il allait, franchissant souches et corbeilles, trouant massifs et broussailles.

Le bandit tourna vers lui sa face inquiète. Quelques pas le séparaient à peine du terrible lionceau qui approchait avec la rapidité et la fureur d’une trombe.

Pâlissant d’effroi, le misérable fit un effort violent pour se dégager, et mettre entre lui et le décidé poursuivant l’obstacle infranchissable de la porte refermée.

Au long de la muraille égratignée, les ongles de Claire laissèrent une trace sanglante ; le lourd vantail de chêne tourna sur ses gonds.

Trop tard ! un dernier bond, bond de panthère enragée de sang, le chevalier avait franchi la distance qui les séparait encore, et ses ongles, telles les griffes du redoutable félin, s’étaient refermés sur la gorge du ravisseur.

Ils s’y incrustèrent avec la puissance d’une mâchoire d’étau.

Dans les yeux du coquin, une terreur passa ; un son rauque sortit de son gosier étranglé.

— Frappez, frappez donc ! put-il râler.

Que se passa-t-il alors ?…

Le chevalier, hébété, s’aperçut que de ses mains ouvertes, l’homme s’était échappé ; il fuyait, sa proie inerte entre les bras, et tournant vers lui une face affreuse, éclairée par un rictus diabolique.

Une sueur glacée inonda le corps du jeune homme ; ses membres paralysés lui refusaient tout service ; dans son cerveau, les impressions se confondaient, une obscurité sinistre se faisait.

Ses genoux fléchirent enfin. Il tomba lourdement la face contre terre, dans une mare rouge et gluante.

Les gens, apostés pour le saisir dans l’escalier du pavillon, l’avaient suivi dans sa course folle. Distancés d’abord, les péripéties de la lutte leur avaient permis de regagner sur lui, et ils l’avaient rejoint au moment où il s’apprêtait à arracher Claire à ses ravisseurs. À l’appel du reître, leur chef, que Tancrède étranglait à demi, ils avaient obéi d’un seul geste.

Percé par dix épées, avec une rapidité et une violence telles qu’il n’avait eu le temps de rien deviner, de rien sentir, Tancrède s’était abattu, terrassé, comme une bête saignée !

23

LÀ BOÎTE DE PANDORE

La journée touchait à sa fin.

Lorsque le Chevalier reprit connaissance, il se trouvait couché sur un lit, dans une salle étroite, aux murailles blanchies, close et froide comme une cellule monastique. À travers les grilles de la fenêtre voisine, les rayons du soleil couchant envoyaient leurs lueurs rougeâtres.

Tout d’abord, il promena autour de lui des yeux hagards ; il lui semblait se réveiller d’un sommeil lourd, entrecoupé de cauchemars.

Où était-il ? Que s’était-il passé ? Quelle était cette chaleur dévorante qui desséchait son corps ?

Bientôt, il se rappela. Un nom monta à ses lèvres : Claire ! Il revit tout dans une lueur : le guet-apens, le rapt, sa course insensée à la poursuite des ravisseurs…

À ce point, un voile s’interposait… Où était Claire ? pourquoi était-il là ? couché dans une chambre inconnue ? Et que signifiait cet étrange engourdissement de son être entier ?

Il fit un mouvement pour se mettre sur son séant ; mille lancinances aiguës lui arrachèrent un cri : lourdement, il retomba sur sa couche.

— Hé ! hé ! notre fougueux jouvenceau se réveille, prononça une voix rude à côté de lui.

Un autre organe, calme et sentencieux, répliqua :

— A priori, mon diagnostic se vérifie, hic et nunc ! Le cas n’est point mortel. Coma consécutif à une grande hémorragie… Post hoc, ergo propter hoc !

Une face bonasse se pencha sur le patient et il se sentit palper de tous côtés par des mains légères. Puis le bonhomme toussa et poursuivit doctoralement :

— Voilà un blessé qui joue de bonheur. Tous les coups ont porté dans les membres ou aux épaules… aucun organe essentiel n’a été atteint… Quod erat demonstrandum Voyons encore !

D’une main experte, le chirurgien avait découvert l’épaule pour terminer son examen ; il sonda une plaie…

Le chevalier se mordit les lèvres pour retenir un cri de douleur.

— Victis honos ! Je réponds de la vie de ce gaillard-là ! Il supporte tout æquo animo !

— Optime ! prononça du fond de l’ombre une troisième voix au timbre caressant.

Tancrède, surpris, entrouvrit les yeux qu’il avait refermés pendant qu’on le pansait ; il aperçut un beau gentilhomme, brun de poil, aux yeux doux, à la mine souriante, qui s’approchait du lit d’un air affable et mielleux.

— C’est donc là notre zeune rebelle, reprit le joli seigneur, sans réproce, il s’est fait oun peu décirer. Mais tout est bien qui finit bien !

Et se retournant vers le chirurgien :

— Est-il en état d’être interrozé ?

— Mon Dieu ! Monseigneur, il peut parler, molu proprio, répondit l’homme de l’art, mais peut-être vaudrait-il mieux, par prudence… Il n’a pas mal de fièvre, et non est hic tempus.

— Soufficit ! interrompit l’autre impérieusement. C’est touzours le temps dé battre le fer, tant qu’il est çaud !

Satisfait de cette plaisanterie, le Monseigneur fit un signe au troisième personnage, qui s’empressa à ses ordres.

— Faites donner des flambeaux, Rouvigny, et qué tout lé monde sé retire.

La tête brûlante, la gorge sèche, les membres perclus, le Chevalier avait assisté à cette courte scène et à l’apparition soudaine de cet inconnu, comme s’il y était complètement étranger. Cela se passait dans un lointain brumeux où flottaient des images imprécises et des sons vagues.

Lorsqu’on eut apporté les flambeaux et qu’il se trouva dans la pénombre au milieu du silence, cette impression fantastique d’irréalité lui parut augmenter encore. Pourtant quelque chose d’obscur l’avertissait que ce qui allait se passer entre lui et cet inconnu était grave ; mais il ne pouvait vaincre la torpeur qui l’engourdissait.

C’est ainsi qu’il vit l’étrange gentilhomme s’approcher sinueusement de lui, tirer une chaise à son chevet, et, s’y étant assis, le regarder intensément, en silence.

À la longue, ce regard obstiné devint une sorte de charme impérieux. Affaibli par la perte de son sang, troublé par la fièvre, Tancrède ne trouvait plus en lui la force d’une résistance.

Ses prunelles agrandies, hallucinées, s’attachaient malgré lui à son fascinateur, suivaient ses moindres gestes ; il le vit chercher quelque chose sous son manteau, tirer lentement cette chose mystérieuse, l’approcher du lit avec d’infinies précautions, la poser enfin sur la couverture en pleine lumière.

Petit à petit, sous l’empire de ce regard rivé à lui, le chevalier s’était soulevé sur son lit de douleur, sa physionomie avait pris une expression de stupeur, ses yeux hagards s’emplirent d’un muet étonnement.

La chose, cette chose mystérieuse… c’était sa cassette !

Sa cassette, disparue, subtilisée… volée chez M. Bernard ! Ce miraculeux coffret à la possession duquel étaient attachées toutes ses espérances de fortune ! Il la voyait !… il la retrouvait… Elle était là, à la portée de sa main… Le bras à étendre, et il la saisissait.

Tancrède réprima un cri, prêt à jaillir de ses lèvres : « Ma cassette ! »

Le gentilhomme sourit ; une lueur de triomphe passa dans ses yeux.

Un instinct confus avertit Tancrède de se taire. Comment cet homme étrange, surgi de l’ombre, enfanté par la fièvre, possédait-il ce talisman ? Il fit un effort pour rappeler sa raison chancelante, pour ressaisir sa volonté qui défaillait.

— Bene ! zeune homme, prononça la voix du charmeur, zé crois qué vous réconnaissez céci ?

Son index se posa sur la petite boîte, tandis que sa prunelle jetait un éclair sidérateur.

Le blessé ferma les yeux. Dans le silence qui suivit, il lui parut qu’un gouffre s’était soudainement ouvert sous ses pas, il s’y sentait couler, incapable d’une résistance.

— Répondez, prononça la voix chantante.

Mais comme un écho, une autre voix dit à son oreille :

— Ne réponds pas !

Imprécise et lointaine, elle semblait sortir d’un rêve. Dans une lumineuse auréole, le jeune homme crut voir une femme devant lui. Ses traits étaient ceux de la reine ; elle le regardait suppliante et les mains jointes. Puis la vision s’obscurcit, disparut, s’évanouit.

Tancrède rouvrit les yeux, son interlocuteur était penché vers lui, épiant une réponse, suspendu au souffle de ses lèvres.

— Eh bien ! mon zeune ami, reconnaissez-vous cette cassette ?

Mystère secoua la tête et répondit faiblement :

— Non !

Un pâle sourire passa sur les lèvres de Mazarin. Il haussa les épaules d’un air d’incrédulité, en homme sûr de son fait et certain d’arriver à ses fins.

— C’est étranze ! susurra-t-il sans élever la voix. Ce coffret fout pourtant trouvé dans oune maison qué vous connaissez, où vous habitâtes naguère, cez la Barbette.

Tancrède esquissa un geste vague et se recouchant :

— Je me souviens d’y avoir passé une nuit, en effet.

— … Et d’en être disparou d’une façon assez fortouite ?

— Preuve que je n’y laissai rien de bien précieux.

L’empressement trop visible de Mazarin, sa fiévreuse impatience de saisir sa proie avaient enfin éclairé son prisonnier, le charme était rompu, momentanément.

Les lèvres de l’Italien se pincèrent en une grimace.

— Concedo ! fit-il, en se ressaisissant, vous ne connaissez point cette cassette. C’est fort regrettable, pour vous du moins… Car elle renferme… Peut-être ne connaissez-vous pas son contenou ?

La tentation de curiosité était forte ; malgré lui, le chevalier se souleva à demi.

Intérieurement, Mazarin marqua le point, et il poursuivit :

— Zé vais vous lé dire. Gazeons qué céla éclaircira vos souvénirs. Sous cette apparencé lézère, insignifiante, cette pétite boîte renferme… oune fortoune !

L’Italien avait prononcé ces mots avec un accent d’admiration tel que Tancrède ne put s’empêcher de tressaillir.

— La fortoune de son bienheureux possesseur. Oune fortoune princière, entendez-moi. Telle qu’elle férait envie au zentilhomme le plous riçe, le plous noble de cé royaume.

Sur sa couche fiévreuse, le chevalier s’agita.

— Faisons oune hypothèse, poursuivit le tentateur. Si cette cassette était à vous… il vous faudrait remercier Dieu d’oun tel miracle.

« Vous vous êtes endormi, pauvre soldat de fortoune, assez compromis dans ze ne sais quelle affaire… louçe, qui vous a valou pas mal de mauvais coups, sans compter les coups d’épée. Ma… vous vous réveillerez riçe, pouissant…

Mazarin appuya sur les mots qui suivirent :

— … blanc comme neige, innocent et pour dé toute intrigue douteuse. Vous pourriez ténir la tête haute, dévant quiconque… et, qui sait, réclamer zoustice contre les mauvais diables qui vous ont mis en si piteux état.

L’Italien appuya l’index contre la poitrine de son patient :

— Ce sont de bien vilaines zens qui sont capables d’oun si lâsse guet-apens. Qu’en pensez-vous ? Vous plairait-il point d’en tirer oune crouelle venzeance ?

Les calculs de Mazarin étaient justes ; chacune de ses paroles portait ; cette perspective souriante qu’il déroulait complaisamment devant le pauvre chevalier n’avait que trop de séduction. Il se débattait en vain contre la tentation, prêt à y céder ; ses mains s’agrippaient à la couverture, s’approchant involontairement de la cassette, qui les attirait comme un aimant.

L’astucieux secrétaire d’État entrouvrit le coffret, comme pour en faire surgir la fortune promise ; négligemment il se mit à jouer avec son mystérieux et attrayant contenu.

— Rappelez bien vos souvenirs, insinua-t-il. Cette perte de sang vous a fâçeusement troublé la mémoire… Dites, mon çer, ne reconnaissez-vous point ce coffret ?

D’un œil fiévreux, Tancrède fixa le petit meuble portatif qui contenait sa fortune ; ses traits se contractèrent douloureusement.

— Non ! affirma-t-il encore d’une voix étranglée… je ne le reconnais pas !

La reine lui avait ordonné de se taire, une parole imprudente pouvait perdre des innocents… L’insistance de ce doucereux démon surgi de l’enfer pour le tenter, pour le perdre, ne disait que trop la réalité de ses craintes et de ses périls !

Maintenant épuisé, à bout de forces, le jeune homme implorait merci. Il se réfugia dans un silence farouche, sentant que cela seul pouvait le sauver dans un nouvel assaut.

Mazarin avait refermé la boîte, avec un bruit sec qui secoua les fibres de son patient. La pierre de la tombe se scellait à nouveau sur ses espérances mortes.

— Regrettable ! très regrettable ! Singoulière amnésie ! susurrait l’italien d’un air de nonchalance. Fâcheuse pour ce zeune zentilhomme, qui s’est mis dans oune postoure dont il aura peine à se tirer…

Et sur un geste d’indifférence du blessé :

— Ma… fâcheuse sourtout pour oune autre personne.

Dans les yeux de Tancrède, une inquiétude vague passa. L’autre feignit de ne point s’en apercevoir. Il poursuivit, semblant se parler à lui-même, en supputant les chances d’une affaire…

— Comment va se tirer de là cette pauvre petite Cernay ?

D’un élan, Mystère se redressa.

— Car enfin, la voilà compromise. Elle, oune démoiselle de Sa Mazesté. Comment expliquer sa venoue ici… À moins de découvrir la Reine…

Tancrède haletait.

Mazarin se tourna vers lui.

— Ah ! si vous étiez…

Il s’arrêta, comme hésitant à prononcer un nom illustre, puis se reprit :

— Si vous étiez… le propriétaire de la cassette, tout s’arranzerait…

L’œil du jeune homme étincela.

— D’oun tel zentilhomme, assepter oun rendez-vous, ce peut être oune improudence, ce ne serait point du moins oune décéance ! Simple peccadille amoureuse. Personne n’y peut trouver à dire. Le plous sévère des censors, Mousou lé Cardinal lui-même, sourirait, bénévole. Zentilhomme et fille d’honneur… ces enfants s’aiment… optime… qu’on les marie !…

Un soupir sortit des lèvres entrouvertes du chevalier. La perspective d’un bonheur si inespéré l’étouffait. Lui ! l’époux de Claire… du consentement de Richelieu !

Il lui fallut se raidir de toutes ses forces pour ne point crier de joie. Il se contint pourtant. Ses lèvres, prêtes à laisser échapper leur secret, se fermèrent.

— La Reine ! murmura-t-il intérieurement. Rien que la reine !

Mazarin avait repris d’un ton sévère :

— Ma… vous n’êtes point celoui que ze croyais trouver. Vous né connaissez en rien cette cassette… Vous, oun pauvre soldat de fortoune, vous avez eu l’audace d’élever vos regards jousqu’à cette noble enfant. Vous… oun aventourier !

Le mot cingla.

— Et l’improudente a néglizé ses devoirs, envers elle-même, envers la reine, sa maîtresse… au point d’accepter cette compromission… oun rendez-vous secret… Rien ne peut assez châtier oune telle faute. Sa Mazesté est zouste, elle en conviendra.

La gorge serrée, Tancrède murmura :

— Que va-t-elle donc devenir ?

Sèchement, l’Italien trancha :

— Lé voile… la discipline…, le cilice !… au fond d’oun couvent…

Le jeune homme défaillait. Son cœur se déchirait. Claire, il l’avait perdue ! Cet homme disait vrai : elle avait dérogé, elle s’était souillée de cette tache ineffaçable, elle avait livré son honneur, sa réputation, à la merci d’un aventurier !

— Allons, fit le doucereux Italien, oun peu de bonne volonté. Mordi, cé n’est point votre mort que l’on vous demande, c’est votre salout ! Peut-on hésiter entre ces deux alternatives : la richesse et oun beau mariaze, d’oune part… ma… la prison et la honte dé l’autre !

Dans l’esprit du jeune homme, une dernière bataille se livrait ; il n’écoutait plus. Il pensait à Claire, à elle seule. Le couvent, le voile forcé, pour toujours, les pleurs de honte, et les tristesses d’un éternel veuvage !… Elle, si vive, si gracieuse, si aimante, condamnée à un pareil supplice, à tout jamais et sans espoir. Non ! non !

— Eh bien ! cévalier, la reconnaissez-vous enfin, cette petite boîte ? zézaya Mazarin.

Tancrède tendit le bras, décidé.

Mais, au fond de lui, la voix déjà entendue cria encore :

— Prends garde ! tu trahis ! Cet homme ment… il te tente… il t’entraîne… il fait de toi son complice…

Épouvanté, il ferma les yeux ; à côté de la figure virginale de Claire, un autre visage apparut, mystérieux et voilé… Celui de cette mère qu’il ne connaissait point, et qu’un geste de lui allait perdre ! De cette mère que, dans sa pensée, il identifiait invinciblement avec la noble et douloureuse figure d’Anne, de sa Reine ! Une larme coulant de ses yeux tomba en lui, au plus profond de son cœur.

Sa main repoussa violemment la cassette tentatrice que Mazarin lui tendait déjà. D’une voix sombre, où il fit passer toute l’énergie de son être loyal et fidèle, le chevalier cria :

— Non ! je ne la connais pas ! Non, cette cassette n’est pas à moi !

Pantelant, il retomba sur son lit.

Mazarin s’était levé, pâle et les yeux luisants de colère. Il se pencha sur le fier jeune homme dont le regard le bravait ; sa voix n’avait rien gardé de sa zézayante douceur :

— Écoutez, gronda-t-il, nous n’avons plus qu’un instant. Vous l’avez deviné. J’ai besoin de vous. Longtemps je vous ai cherché. Cette main que vous avez sentie dans l’ombre et plus d’une fois prête à s’appesantir sur vous, c’est la mienne. Vous m’avez échappé longtemps ! À présent, je vous tiens ! Je vous tiens, vous… et celle qui vous est plus chère que vous-même.

Rivé à ce lit de fièvre et d’angoisse, Tancrède gardait un silence farouche, regardant son bourreau qui prenait plaisir à le martyriser.

— … Vous savez maintenant qui je suis, ce que je veux, et ce que je puis ! Amis ou ennemis, choisissez !

Un sourire méprisant passa sur les lèvres blêmes du patient.

— Ennemis, pesez bien ce mot, jeune homme. Songez à ce qu’il renferme de menace. Vous êtes l’homme de madame de Chevreuse, l’émissaire des princes, le messager de la reine. Partout, depuis un mois, je suis votre piste : chez la Barbette, aux Carmélites, sur la route du Midi, aux côtés de la duchesse, sur le chemin de Sedan, porteur de lettres des princes…

Il se rapprocha davantage pour souffler haineusement :

— Au Louvre, enfin… chez la Reine… où vous n’avez échappé de mes rets que grâce à l’audace insensée de ce fou, votre ami…

Dans l’esprit de Tancrède, la lumière se faisait. Mais en même temps une sérénité l’envahissait. Plus la haine et le dépit de l’Italien éclataient, plus il se félicitait d’avoir résisté à ses séductions menteuses.

En phrases hachées, le tortueux diplomate exprimait sa fureur :

— Conspirateur… ennemi de l’État… criminel de lèse-majesté… pour vous, c’est la prison… c’est l’échafaud !

Le jeune homme le défia du regard.

— Pour elle, votre… complice… cette folle Cernay… aucune pitié ! Ce n’est point même le châtiment suprême, honorable… C’est la honte, ce sont les larmes, c’est l’agonie… l’agonie lente, dans les regrets, dans l’isolement, dans la flétrissure…

À ce moment, un bruit s’éleva du dehors. Sur les dalles d’un corridor, des pas retentissaient, scandés par le heurt sonore des hallebardes. On venait.

D’un geste rapide, Mazarin avait fait disparaître la cassette sous son manteau.

— Lui, déjà, murmura-t-il.

Et se penchant sur le chevalier, haletant, dardant au fond de ses yeux son regard de flamme, il lui souffla dans le visage :

— Choisissez, vous n’en avez plus que le temps ! Un mot, un geste… un regard… Je comprendrai. Songez à… elle, cette cassette…

La clé grinça dans la serrure de la cellule.

— Elle est à vous, n’est-ce pas ?

 Non ! cria le chevalier, non ! non ! non !

La porte s’ouvrit toute grande.

Une nouvelle transfiguration s’était accomplie chez le secrétaire d’État. Il avait repris son visage souriant, son allure caressante. Il s’inclina jusqu’à terre devant le personnage qui venait d’apparaître, entouré de gardes.

— Monsignor, zézaya-t-il, jé vous avais zouré dé vous livrer la clé des intrigues de messieurs les princes… Ze tiens ma parole. Voici lé messazer dé la doucesse !

Tancrède vit une grande figure sévère s’approcher du lit, se pencher, et faire peser sur lui un regard profond et mystérieux.

— C’est bien, monsieur de Mazarin, dit la voix grave de Richelieu. Vous venez, une fois de plus, de sauver l’État.

Confusément, le blessé aperçut encore Mazarin qui s’inclinait modestement, le visage triste du cardinal, qui semblait las et accablé d’un profond souci, puis tout se confondit, pour disparaître dans un nuage trouble.

Le Chevalier s’était évanoui.

 

Au milieu de la nuit qui suivit ces événements, M. du Tremblay, gouverneur du château royal de la Bastille, fut réveillé en sursaut.

Un courrier de Sa Majesté l’attendait, porteur de deux lettres de cachet.

M. le gouverneur en prit rapidement connaissance. La première disait :

 

« M. du Tremblay recevra et gardera dans notre château de la Bastille le chevalier Tancrède, inculpé des crimes de lèse-majesté, troubles contre la sûreté de l’État et connivences avec l’étranger. Tel est notre bon plaisir.

« Louis. »

 

En marge était écrit, d’une main que le gouverneur reconnut pour celle de Richelieu :

 

« Tenir le prisonnier au secret le plus absolu. Nul ne doit soupçonner son arrestation. »

 

— Bon ! fit M. de Tremblay.

La formule de la seconde lettre était la même, le nom seul différait :

 

« M. du Tremblay gardera, etc., Jean-Baptiste Lhermitte, sieur de Vauselle. »

 

Mais elle portait également une note marginale, de la main du cardinal. Et le gouverneur lut avec stupéfaction :

 

« Ordre à M. du Tremblay d’obéir au sieur de Vauselle, porteur de nos instructions, et de lui faciliter ce qu’il fera pour le bien de l’État. »

 

La surprise de M. du Tremblay ne fut toutefois pas de longue durée. Il était le propre frère du fameux Père Joseph, le capucin de Richelieu, celui qu’on avait appelé l’Éminence grise. À ce titre, il était rompu de longue date aux dessous les plus tortueux de la politique ministérielle. Il savait comprendre à demi-mot et obéir sans se laisser déconcerter par rien.

Il se hâta donc d’aller recevoir les deux personnages qu’on lui confiait. Puis les ayant mis en sûreté, il retourna se mettre au lit tranquillement.

Un mot de conversation avec le sire de Vauselle avait suffi à éclaircir tous ses doutes.

En se recouchant, M. le gouverneur était souriant…

Preuve qu’il avait compris !

 

Comment Cyrano allait-il pouvoir retrouver Tancrède, désormais enfermé dans une tombe ? Et qu’allait-il advenir du message de la reine ? Était-ce la perte de tous nos amis ? Attendez !… M. d’Artagnan, nous le savons, a promis à Cyrano de se rencontrer encore avec lui.

De cette nouvelle rencontre et de la loyauté inflexible avec la folle bravoure, on peut tout attendre.

Attendons et espérons !

 

Lire la suite dans le volume intitulé « Le secret de la Bastille ».


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

Mars 2018

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : MarcV, YvetteT, PatriceC, AlainC, FrançoiseS, Coolmicro.

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous rappelons que c’est un travail d’amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

Votre aide est la bienvenue !

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] L’aventure des ferrets forme le sujet d’un des chefs-d’œuvre d’Alexandre Dumas : Les trois Mousquetaires. – Le grand romancier, pour les besoins de la cause, a cru devoir attester l’innocence des relations de la Reine et de Buckingham. Tous les documents contemporains le démentent. Michelet n’y croit point. Les chroniques de l’Œil-de-Bœuf sont d’un avis semblable, et nous avons, pour notre part, comme on le verra plus loin, d’excellentes raisons pour en douter aussi. D’ailleurs, comme il est expliqué en tête du livre précédent, sans une négligence, Alexandre Dumas, mis en possession du document transcrit par Grimaud, eût été bien forcé de modifier son opinion.