Paul Féval fils

D’ARTAGNAN CONTRE CYRANO DE BERGERAC

VOLUME III
LE SECRET DE LA BASTILLE

(1925)

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Table des matières

 

1  La Bastille sous Richelieu. 4

2  À la recherche du Chevalier. 29

3  Le livre d’heures. 38

4  De l’utilité de la poésie. 48

5  Le réveil de Tancrède. 65

6  Monsieur de Laffémas. 74

7  Le trou qui parle. 80

8  La fureur de Cyrano. 99

9  Un chapeau pour une écharpe. 109

10  Les étonnements de Vauselle. 149

11  Dans la peau d’un autre. 180

12  Où deux amis se retrouvent 188

13  Le plan de Cyrano se dessine. 225

14  Ange et démon. 243

15  Les doublons d’Espagne. 262

16  La conscience de Duretête. 280

17  Quand sonna minuit….. 299

18  Les carrières de Gentilly. 308

19  Vers l’aventure ! 324

20  Où d’Artagnan se dédouble. 339

À propos de cette édition électronique. 367

 

1

La Bastille sous Richelieu

Avant 1789, le voyageur qui entrait dans Paris par la route de l’Est, après la traversée du remuant et populeux faubourg Saint-Antoine, se trouvait soudainement saisi par une vision lugubre.

Derrière une ceinture de fossés où stagnait une eau verdâtre, s’érigeait une titanique construction dont les pierres, noircies par quatre siècles, oppressaient lourdement les alentours.

Cela avait la forme d’un immense sarcophage.

Huit tours crénelées nouaient la ceinture des courtines et un bastion triangulaire poussait sa pointe vers le faubourg.

C’était la Bastille.

Vieille forteresse, élevée jadis contre l’Anglais, et qui, après avoir défendu Paris, semblait maintenant le menacer.

Richelieu, en effet, inaugurant en cela, comme en toutes choses, venait de transformer l’antique château royal en une prison d’État.

Qu’est-ce que cela, une prison d’État ? Tout simplement un lieu sûr où, pendant trois siècles, les maîtres du jour – ministre ou favorite – pourront envoyer, selon leur bon plaisir, quiconque gêne ou déplaît. Point de procès, point de formalités embarrassantes… surtout point de bruit. On entre là parfois sans savoir pourquoi ; on reste sans savoir jusqu’à quand ; et si l’on en sort enfin, c’est sans savoir comment.

Du côté de la ville, l’aspect extérieur était moins rébarbatif. La rude prison se faisait bonasse. Un amas de constructions parasites en dissimulait les abords, masquant la vue des sinistres murailles. Sur la rue Saint-Antoine, passé le couvent des Filles de Sainte-Marie, à peu près en face du débouché de la rue des Tournelles, s’ouvrait un large portail, accessible à tout venant. Passé ce porche, on apercevait une vaste cour, où s’alignaient, sur une face, des écuries et des logements occupés par des familles de militaires, et, sur la face opposée, toute une rangée d’échoppes où voisinaient barbiers, savetiers et regrattiers, et où commerçaient même des coquetiers, des marchands de fromages et des débitants de boissons.

Le promeneur non prévenu qui se fût fourvoyé là aurait pu se croire transporté sur quelque place villageoise, un jour de marché.

Parfois pourtant, un carrosse aux volets clos franchit tumultueusement le portail. Au cri de la sentinelle : « Qui va là ? » une voix répond par ces mots brefs : « Ordre du Roi ! »

Aussitôt toute agitation cesse, les auvents des boutiques se ferment comme par enchantement, les passants s’esquivent sans oser tourner la tête, les hommes de faction font face à la muraille. La lourde voiture traverse la cour et disparaît par un grand pont charretier, saluée au passage par un son de cloche retentissant.

Après quoi les boutiques se rouvrent, les chalands reparaissent. La vie reprend son cours. Nulle trace ne subsiste de cette mystérieuse traversée pareille à celle de quelque vaisseau fantôme sur l’Océan.

La Bastille compte un prisonnier de plus.

Cette cour paisible et champêtre n’est autre, en effet, que l’« avancée », c’est-à-dire l’entrée, de la tragique prison d’État.

Suivons le carrosse dans sa course silencieuse. Passé le pont, il pénètre dans une seconde cour, pavée, au fond de laquelle s’élève un petit hôtel. La façade en est ombragée par les frondaisons de grands arbres, émergeant au-dessus des murs d’un parc voisin. Cette habitation, si calme en sa rusticité, est le logis du Gouverneur lieutenant du Roi en son château de la Bastille.

Mais soudain le décor change ; la voiture vient de s’engager entre deux rangs d’arbres rabougris, dans une petite avenue qui chevauche un fossé dormant. Devant elle se dresse une muraille à pic, haute de deux cents pieds, percée d’une porte à herse de fer. Un pont-levis abaisse son tablier de métal. Le carrosse le franchit et s’engage sous une voûte, barrée par une succession de grilles qui se sont ouvertes pour lui livrer accès et qui se referment derrière lui.

La course silencieuse est achevée. On extrait de sa prison roulante le nouveau pensionnaire de Sa Majesté, et, après de rapides formalités d’écrou, on le mène à la cellule qui doit désormais lui servir de gîte. Tout est consommé !

Voici pour le dehors. Voyons pour le dedans.

Les huit tours géantes s’alignent comme autant de sentinelles, autour d’un espace vide, de forme oblongue, qu’un mur divise en deux cours.

Sombre gouffre où jamais un rayon de soleil ne luit, du fond duquel un coin de ciel s’aperçoit seul, vu comme du fond d’un puits. Nulle ouverture au long des murailles qui l’enserrent et y versent leur ombre glaciale. Les tours braquent l’œil étroit de leurs meurtrières sur les environs, mais, du côté de l’intérieur, les âpres gardiennes sont aveugles.

Chacune des colossales jumelles porte un nom – étant une sorte d’être animé d’une vie monstrueuse. Vers l’Est veillent la Comté, le Trésor, la Chapelle et la Tour du Coin ; vers le Couchant, le Puits, la Liberté – ô ironie des noms –, la Bertaudière, et enfin, face au parc de l’Arsenal, la plus solitaire et la plus sûre, la Basinière.

C’est à l’intérieur de ces tours que sont réparties les cellules des prisonniers.

On se tromperait fort si ce mot de « cellule » éveillait l’idée des compartiments uniformes de nos prisons modernes.

Ici, rien de pareil. C’est mieux, ou pire !

Chaque tour est divisée, de haut en bas, en de vastes pièces semi-circulaires, qui occupent chacune un étage. Mais alors que les cellules du milieu forment de vraies chambres, spacieuses et aérées, et auxquelles il n’est permis de reprocher que l’étroitesse des fenêtres et le luxe de barreaux qui les garnissent, les cachots des extrémités, celui d’en haut comme celui d’en bas, constituent de véritables enfers.

En haut, c’est la calotte, dont le plafond arrondi est si bas que son occupant ne peut s’y tenir qu’accroupi, le centre seul étant assez élevé pour qu’un homme s’y mette debout. Lieu d’horreur, glacé l’hiver, surchauffé l’été par le soleil dont les rayons tombent à pic sur la plate-forme.

En bas, au pied de la tour, c’est le bas-fond.

Qu’on imagine une sorte de fosse creusée profondément en terre, ne recevant d’air et de lumière que par une étroite lucarne, solidement grillée et située tout en haut de la cellule, hors de portée de l’œil et de la main. Par cette ouverture, percée sur le fossé, pénètrent les lourds relents de l’eau vaseuse. Les murs humides et le sol limoneux portent le témoignage d’inondations successives causées par les crues du fleuve voisin. Une lueur blafarde éclaire vaguement cette horreur. Nul bruit, sauf parfois la chute lente de la pluie dans l’eau du fossé, ou le grattement de quelque rat dont les ongles acérés écorchent la pierre. On est enfermé là comme dans un sépulcre.

Disons, pour être justes, que la calotte était réservée aux pensionnaires rebelles, coupables de violences sur leurs gardiens ou de tentative d’évasion. Quant au bas-fond, on y conduisait ceux qui avaient mérité une peine moins sévère. Toutefois, on y incarcérait également les prisonniers au « grand secret », c’est-à-dire les suspects du crime capital de lèse-majesté. Entendons par là les ennemis de Monseigneur le Cardinal-Duc.

À ces différences de logement, correspondent des différences non moins essentielles de régime. Les pensionnaires forment deux classes : les privilégiés qui jouissent de toutes les libertés compatibles avec l’embastillement, et les… autres, dont rien ne vient adoucir la rigoureuse incarcération.

Aux premiers sont permis la promenade dans la cour et l’accès des plates-formes, d’où ils ont vue sur le dehors. Ils peuvent se réunir pour causer, pour jouer et pour souper. Car ces messieurs font grasse chère et boivent sec. Tous reçoivent des visites du dehors. Certains même sont autorisés à faire, de temps à autre, une sortie en ville, à condition d’être rentrés avant l’heure du couvre-feu.

En somme, comme toutes choses en ce temps d’arbitraire et de privilège, la Bastille avait deux faces : l’une sévère, tournée vers les misérables que leur mauvaise fortune avait mis en butte aux haines des puissants, l’autre débonnaire qui continuait à sourire aux heureux de ce monde, même alors qu’ils avaient encouru la disgrâce momentanée du Maître. Double aspect dont nous allons avoir à constater bientôt les effets et qu’il n’était pas inutile de préciser dès le début, ne fût-ce que pour ne pas encourir, par la suite, le reproche de travestir l’histoire.

 

Le matin du jour qui suivit l’arrivée nocturne, en la Bastille, de deux de nos personnages, le sieur de Vauselle et le chevalier Mystère, une animation insolite régnait dans le petit hôtel de M. le Gouverneur.

L’antichambre était emplie par les fonctionnaires, hauts et bas, de la prison royale. Pour l’instant, M. du Tremblay était en conférence avec le major.

Celui-ci, la plume en main, un énorme registre ouvert devant lui, attendait les ordres de son chef qui semblait plongé dans de laborieuses réflexions.

— Voyons, se décida-t-il enfin, pour le premier prisonnier, pas de difficulté. Écrivez : Jean-Baptiste Lhermitte de Vauselle.

— C’est fait. Mais pour le second ?

— Corbac ! major, c’est là le hic. Les ordres de Monseigneur sont formels. Au « grand secret ». Quel nom porter au livre d’écrou ? Si nous mettons le véritable, une indiscrétion peut être commise et la volonté du Roi est que nul ne sache ce qu’est devenu ce petit diable de chevalier.

— Au reste, observa le scribe, pour inscrire son patronyme, encore faudrait-il le savoir. Tancrède, Mystère, le Chevalier, noms d’opéra, tout cela.

— Juste ! Comment s’appelle-t-il, au fait ? Et d’où vient-il ? Quelque conspirateur, un agent des Princes… peut-être de la Reine…

— Un Espagnol !

Pour bien comprendre cette interruption du major, il faut savoir qu’à cette époque on appelait « Espagnol » quiconque conspirait. Et, de fait, la main de l’Espagne se trouvait au fond de tous les troubles qui, depuis deux siècles, agitaient le royaume.

— Un Espagnol, répéta du Tremblay, parbleu ! mettez : Ningun[1]… Le cavalier Ningun, cela dit tout, et cela ne dit rien…

Enchanté de cette solution élégante, l’officier éclata d’un gros rire et se frotta vigoureusement les mains.

Le frère du terrible Père Joseph – l’Éminence Grise du Cardinal –, gardien en chef de la plus redoutable des prisons d’État, jouissait en effet d’un caractère essentiellement jovial. En dépit de la cinquantaine sonnée, il n’avait renoncé à rien de ce qui fait la joie et la beauté de la vie. D’abord, il aimait les « dames », qu’il assaillait de ses galanteries de vieux roquentin ; ensuite ses préférences allaient aux soupers fins, qui lui permettaient de satisfaire à la fois ses trois penchants favoris. Car M. le Gouverneur affectionnait également les longs bavardages, la bonne chère et les bons vins. Ainsi se consolait ce joyeux vivant des tracas de sa profession et des misères d’autrui.

Le major ayant achevé ses écritures, et le pauvre Chevalier se trouvant dûment inscrit sous ce nom d’emprunt, on introduisit un nouveau personnage.

Celui-ci était un homme solennel, tout pénétré de l’importance de sa double fonction de chirurgien et de barbier. Le temps n’était pas encore venu où un écrivain d’esprit devait accueillir l’un de ses successeurs par ce mot cinglant : « Vous êtes le barbier de la Bastille ? Eh bien ! mon ami, vous devriez la raser ! » Nul ne songeait alors à cette opération radicale.

Aux questions de du Tremblay, le bonhomme répondit gravement :

— J’ai rempli mon office auprès des deux personnes que M. le Gouverneur a bien voulu confier à mes soins. Tous deux vont à ravir. Le jeune homme a perdu beaucoup de sang, pourtant ses jours ne semblent point en danger. Les plaies sont nombreuses, mais superficielles. Une fièvre violente manifeste l’heureuse reprise de la vitalité. Enfin, autre signe excellent, il délire…

Le joyeux lieutenant du Roi manifesta par un sourire sa satisfaction de ce rassurant diagnostic.

— Quant à l’autre personnage, reprit le docte benêt, je sors de le barbifier. C’est un charmant gentilhomme, plein de repartie, mais il a le poil bien rude…

— Suffit ! coupa le chef.

— Puis-je ajouter qu’il a manifesté le désir de voir M. le Gouverneur ?

— C’est bon, je l’irai visiter sitôt fini le rapport. Vous pouvez vous retirer.

Dès que l’homme fut sorti, du Tremblay reprit :

— Nous voilà rassurés en ce qui concerne ce chevalier, à la vie duquel s’intéresse particulièrement M. de Mazarin. Nous allons donc pouvoir exécuter à la lettre la consigne de Son Éminence.

— Le bas-fond de la Basinière est libre et me paraît répondre à toutes les exigences, suggéra le major.

— Le bas-fond Basinière ? Oui, de fait. Il faudrait être sorcier pour aller chercher là le cavalier Ningun ; et il faudrait que le jeune homme se métamorphosât en oiseau pour en sortir. Aucune correspondance possible, ni avec le dedans, ni avec le dehors… Ne craignez-vous point, major, que l’endroit ne soit un peu humide pour un blessé ?

— Peuh ! en y faisant mettre un poêle… On pourrait également charger la femme d’un porte-clés de le veiller.

— Avez-vous quelqu’un de sûr ?

Le major prononça un nom : « Anastasie ».

— Dame Anastasie, vous avez raison. C’est une experte commère. S’entend-elle aux blessures ?

— C’est la fille d’un sergent. Elle a dû plus d’une fois panser les plaies paternelles.

Les deux officiers s’esclaffèrent de concert à cette excellente plaisanterie. On sait que les sergents, à l’instar de leurs successeurs, les huissiers de nos jours, n’exerçaient point leur ministère sans subir de-ci, de-là, quelque petit accident professionnel.

— On pourrait faire d’une pierre deux coups, reprit le major. La femme veillant la nuit, l’homme le jour. Le mari est le plus sûr et le plus discret de nos porte-clés.

— Palsanguienne ! je le crois. Cet être-là est sourd, muet et aveugle.

— Suffit qu’il ne soit point manchot.

Le gouverneur sonna :

— Qu’on aille quérir maître Duretête, dit-il, et qu’on prie dame Anastasie de l’accompagner.

Peu d’instants après, la porte se rouvrit et livra passage à un couple étrange.

L’homme, une espèce de colosse, trapu de carrure, avait une tête énorme, enfoncée dans les épaules. Dans cette tête bestiale, tout en crâne et en mâchoires, il restait à peine place pour deux yeux ronds qui clignotaient au grand jour, et pour deux lèvres minces et serrées qui semblaient cousues. Un balancement inquiétant l’agitait sans relâche, comme si son corps énorme, ses bras démesurés étaient trop lourds pour ses pauvres jambes, courtes et cagneuses.

Il était vêtu d’un hoqueton de bure grossière, à la ceinture duquel brinquebalait un formidable trousseau de clés de toutes grosseurs.

La femme, noiraude et sèche, semblait bâtie tout en angles, avec son visage en lame de couteau et ses petits yeux en trous de vrille. Aussi éveillée que son mari était placide, elle paraissait rongée par une fièvre intérieure qui faisait briller ses prunelles d’une flamme aiguë et plaquait par instants des rougeurs subites sur ses pommettes de parchemin. Des mains longues et crochues, véritables serres, complétaient sa ressemblance avec un oiseau de proie, ou quelque bête bavarde, curieuse et rapace.

Au reste, à les voir tous deux l’un près de l’autre, le mâle avec son allure effarouchée et son air endormi, la femelle aux aguets et comme à l’affût, l’idée venait invinciblement d’un couple de nocturnes, le hibou et la chouette.

Pour l’heure, immobiles et muets, ils attendaient respectueusement les ordres de leur chef.

— Duretête, dit le gouverneur, et vous, dame Anastasie, écoutez-moi attentivement. On a amené cette nuit un nouveau pensionnaire, un Espagnol, le cavalier Ningun. Par ordre supérieur ce prisonnier doit être tenu au secret le plus rigoureux.

Le porte-clés inclina sa grosse tête et fit entendre une sorte de gloussement inarticulé, qui était sa manière ordinaire de répondre.

— Comme ce jeune homme est assez mal en point, je l’ai fait déposer chez le major. Vous le prendrez là, ce soir, après le couvre-feu, et le porterez dans le bas-fond Basinière. Quant à vous, Anastasie, vous ferez près de lui office de garde-malade, jusqu’à sa complète guérison.

La dame se plongea dans une révérence, et ses paupières battirent vivement pour masquer la flamme d’orgueil qui luisit dans ses prunelles.

— Nul ici n’a vu ce prisonnier, hors le major et le chirurgien. Nul ne doit le voir ni soupçonner sa présence. Soignez-le bien, car sa vie est précieuse, et, de côté ou d’autre, vos bons soins vous seront largement payés.

L’homme resta impassible, mais la femme eut un petit tremblement convulsif. D’un geste, du Tremblay congédia le couple qui se retira silencieusement, bientôt suivi du major.

— Ouf ! soupira le Gouverneur, et d’un ! Passons à l’autre. Avec celui-ci, par exemple, c’est une autre paire de manches.

Il prit sur sa table une lettre de cachet qu’accompagnaient des instructions de la main de Richelieu et, les ayant relues avec attention, il saisit son chapeau et ouvrit la porte.

Dans l’antichambre, les subalternes attendaient toujours. Parmi eux, le lieutenant du roi aperçut un grand escogriffe, à la figure matoise, qui portait aussi un hoqueton de bure et un trousseau de clés.

— Maître Pontivy, dit-il à voix très haute, où avez-vous conduit M. Lhermitte de Vauselle ?

— À la « Seconde Bertaudière », répondit l’interpellé, qui avait un fort accent de Normandie.

— Parfait ! Excellent choix ! L’appartement est confortable et ne manque d’aucun des agréments qu’est en droit d’attendre un si important personnage. Marchez devant. Je vais lui faire visite.

Sur les talons du porte-clés, le Gouverneur traversa la cour, puis le pont volant, accessible aux seuls piétons, qui restait abaissé toute la journée.

Arrivé au pied de la Bertaudière, il parut se raviser.

— Où sont à cette heure Monsieur le Maréchal et ses amis ? demanda-t-il.

— Sur la plate-forme Liberté.

— C’est bien, attendez-moi là.

Et, laissant le Normand faire le pied de grue, l’officier royal gagna de son pas léger la tour de la Liberté. Quatre à quatre, il gravit l’escalier en colimaçon qui en desservait les étages. En haut des degrés, il émergea à l’air libre sur une plate-forme circulaire, dont les embrasures, garnies de canons de rempart, dominaient l’élégant quartier du Marais et de la rue Royale.

Un groupe de gentilshommes en costumes brillants, chamarrés de rubans et dentelles, la plume au feutre et la canne à la main, faisait cercle autour d’un seigneur de haute mine martialement assis sur un affût. En les apercevant, du Tremblay eut un sourire satisfait.

— Les voici tous au grand complet, murmura-t-il en se dirigeant vers le groupe.

Disons tout de suite qui étaient ces seigneurs devisant joyeusement entre eux comme ils eussent pu le faire dans la ruelle d’une belle « précieuse ».

Le personnage assis et qui occupe le centre du cercle n’est autre que le maréchal de Bassompierre, l’ancien compagnon de guerre et d’amour du Vert Galant, incarcéré depuis douze années pour être resté trop fidèle à la femme du feu roi, à la mère de Louis XIII. En face de lui, ce beau vieillard dont la noble tête se couronne de boucles blanches est le comte de Cramail ; embastillé dans sa 74e année, il vient de fêter dans sa prison son 80e anniversaire.

Le grand gentilhomme à figure sombre qui se tient perché sur une jambe, à la façon d’une cigogne, s’appelle Vitry ; il a gagné le bâton de maréchal en tuant d’une pistolade le favori Concini. Richelieu, prudent, a mis en lieu sûr ce tueur de ministre.

Les autres : du Fargis, l’oncle du fameux abbé de Gondy ; du Coudray-Montpensier, gracié au pied même de l’échafaud.

Tous sont entrés à la Bastille pour le même crime : avoir déplu au puissant ministre ; tous attendent sa chute ou sa mort pour en sortir.

En attendant, ils coulent leur vie le plus doucement possible, daubant entre eux sur leur ennemi, et conspirant même un brin pour occuper le temps.

Dès qu’il aperçut la silhouette du Gouverneur, le maréchal se leva à demi et héla gaiement :

— Holà, du Tremblay ! Jarnicoton, vous tombez comme marée en carême. Vous allez nous tirer de doute.

— De quoi s’agit-il, maréchal ? demanda le jovial lieutenant.

— Du Fargis prétend que M. Duplessis, que Dieu fit médiocre abbé et le diable cardinal de Richelieu, prenant en pitié notre triste sort, nous envoie pour nous distraire l’un de ses poètes ordinaires.

— Ordinaire ! se récria du Fargis. Vous voulez dire : extraordinaire ! L’illustre auteur de Phaéton, tragédie burlesque.

— Mieux que cela : comédien émérite, fit de Jars, je l’ai sifflé au Marais.

— Plus encore, surenchérit Vitry, savant héraldiste. On dit qu’il a établi la filiation de Mons. Mazarin.

— Malepeste, voilà un arbre généalogique qui devait être chargé en diable ; il y eut beaucoup de pendus dans cette famille.

Le Gouverneur se pinça les lèvres d’un air mystérieux et demanda :

— De qui voulez-vous parler ?

— Eh ! jarnicoton, de l’illustre sire Jean-Baptiste Lhermitte de Vauselle.

L’ombre d’un sourire passa sur les lèvres de du Tremblay.

— M. de Vauselle est en effet l’hôte de cette maison depuis ce matin.

— Bravissimo ! Quel crime abominable a donc commis ce poète ? A-t-il fait des vers pires que ceux de Son Éminence ?

— Lèse-majesté, messieurs, la chose est grave. Correspondance avec les ennemis de l’État. On l’a surpris, paraît-il, porteur de messages de Sedan.

Les prisonniers échangèrent entre eux des coups d’œil significatifs. Le maréchal reprit :

— Vous nous le présenterez, jarnicoton. L’olibrius doit être réjouissant à voir et à entendre.

Du Tremblay hocha la tête :

— Je ne sais si je pourrai… Un criminel d’État…

— Allons donc, mon bon ! Peccadilles ! Moi, d’abord, je le veux voir à notre prochain souper.

Le chœur appuya vigoureusement cette proposition.

— Nous verrons, fit le Gouverneur, évasif. Mais je m’attarde, messieurs, et je suis attendu.

— Et par qui ?

— Par M. de Vauselle, précisément. De ce pas, je lui vais faire ma première visite.

— Allez, allez, palsanguienne, il ne sied pas de faire attendre un si haut personnage, dit le maréchal en frappant cordialement sur l’épaule de son gardien. Présentez-lui nos civilités et transmettez-lui notre invitation.

De son pas sautillant, l’excellent Gouverneur s’éloigna en secouant la tête.

Tandis qu’il redescendait l’escalier tournant, du Tremblay se félicita in petto :

— À ravir, murmura-t-il, le bruit de la sensationnelle arrestation court déjà. Dans quelques heures, ces messieurs recevront leurs visiteurs, et ce soir il ne sera question en ville que du sort cruel de ce pauvre M. de Vauselle, la dernière victime du cardinal. Pendant ce temps, qui donc ira songer au cavalier Ningun ?

Comme on peut le voir, le fidèle agent de Richelieu mettait autant de soin à répandre la nouvelle de l’incarcération de Vauselle qu’à cacher celle du chevalier.

En cela, d’ailleurs, il ne faisait que se conformer aux ordres du maître.

Cependant, tout en soupçonnant que ce nouvel hôte, si particulièrement recommandé à sa bienveillance, ne devait point être un prisonnier ordinaire, le Gouverneur ignorait encore les raisons véritables de son arrivée à la Bastille.

C’est ce qui explique l’empressement avec lequel il accourait au premier appel de cet énigmatique personnage.

Curieux comme une chatte, l’excellent fonctionnaire flairait un piquant mystère, et il avait hâte de faire la connaissance d’un homme qui jouissait de la faveur du cardinal au point de se faire embastiller par protection !

Au pied de la « Bertaudière », du Tremblay retrouva Pontivy qui l’attendait patiemment. Tous deux franchirent un étage, et le porte-clés ouvrit une vaste cellule, très confortablement meublée. Assis à table, l’occupant dégustait à petits coups un déjeuner délicat. Il releva les yeux en entendant entrer, et, devinant la personnalité de son visiteur, il lui fit de la main un signe protecteur de bienvenue.

Au premier abord, le gouverneur resta interloqué de cet accueil assez cavalier.

L’extraordinaire figure de son nouveau pensionnaire causa au bonhomme une vague impression de malaise. Ces yeux narquois, ce sourire à grandes dents, qui faisait penser au rictus d’un loup, cet air de suprême désinvolture lui firent passer un petit frisson à fleur de peau.

Le protégé du cardinal n’était pas beau.

Toutefois, en bon courtisan, du Tremblay arbora son plus gracieux sourire, et, s’asseyant sur une chaise en face de son hôte :

— M. de Vauselle, dit-il, soyez le bienvenu à la Bastille ! J’ose espérer qu’on ne vous a point fait trop mauvais accueil, et que vous trouvez ce petit appartement à votre goût.

Ce disant, il promena sur le somptueux intérieur un regard satisfait.

— Peuh ! fit l’autre, avec une légère moue, et en croisant l’une sur l’autre ses jambes d’échassier, c’est précisément pour vous parler de cela que je vous ai fait mander, mon cher gouverneur.

Puis, après avoir, à son tour, lancé sur la cellule un regard circulaire, il reprit :

— À vous dire vrai, ce logis n’est point du tout à ma convenance.

Suffoqué, du Tremblay leva les bras au ciel ; l’olibrius l’arrêta d’un geste :

— Je sais ce que vous allez me dire : le lieu est sain et bien pourvu, le mobilier somptueux, la couche moelleuse à souhait ; de tout cela, je vous rends grâces. Pourtant, tel qu’il est, cet appartement ne me plaît pas.

— Malepeste ! Que vous faut-il donc ?

— Avant de vous le dire, ayez la bonté de satisfaire à cette question : où avez-vous incarcéré le prisonnier qui est entré ici cette nuit ?

Le gouverneur fit un bond de carpe sur sa chaise. Comment ce nouveau venu était-il en possession d’un pareil secret ? Il balbutia une vague réponse.

— Allons ! dit rondement l’olibrius, vous savez parfaitement ce que je veux dire. Il s’agit d’un jeune homme, blessé, amené dans un carrosse qui a pénétré par la porte secrète de l’Arsenal. Faut-il vous dire son nom ?… Le chevalier Tancrède !…

— Diable ! motus ! s’écria l’autre, inquiet ; comment êtes-vous au courant ?…

Tranquillement, le sire de Vauselle tira de sa poche un parchemin qu’il tendit à son interlocuteur.

— Connaissez-vous ceci ? demanda-t-il.

— Le sceau du cardinal !

— Lisez !

Tremblay parcourut l’écriture. C’était un ordre en bonne et due forme de traiter le porteur avec les égards les plus particuliers et de lui laisser toute liberté d’action à l’intérieur de la Bastille. Ceci pour le plus grand bien de l’État.

Respectueusement, l’officier s’inclina, avec un soupir.

— Je reviens à ma question, fit Vauselle en rempochant, où est le chevalier ?

— Dans le bas-fond Basinière.

— Eh bien ! monsieur le gouverneur, je vous prie de me faire préparer la cellule voisine de ce bas-fond.

— Impossible, cher monsieur. Chaque cachot occupe un étage complet, il n’y a pas de contiguïté entre deux cellules.

— En ce cas, vous me transporterez donc dans le cachot au-dessus.

— Soit ! mais vous y serez beaucoup moins à l’aise qu’ici.

Vauselle esquissa un geste d’impatience :

— Eh ! morbleu ! Croyez-vous que je sois en prison pour mon plaisir ?

D’un air de regret, le lieutenant du roi acquiesça. Il ne comprenait rien à la fantaisie de son nouveau pensionnaire et se demandait avec inquiétude pourquoi celui-ci tenait tant à se rapprocher du chevalier.

— Je dois également vous prévenir, reprit Vauselle, que je désire me livrer à de menus travaux. Pour cela, quelques outils me sont nécessaires, particulièrement un marteau, un ciseau et un levier.

— Morguienne ! de quoi éventrer une muraille.

L’olibrius daigna sourire.

— Les murs de la Bastille sont à l’épreuve du fer et du feu. Au surplus, la volonté de Monseigneur est que ces instruments me soient confiés.

— Ce sera fait !

— Il est possible aussi que la fantaisie me prenne de faire, par-ci, par-là, quelque promenade en ville.

— À cela, point de difficulté ! Pourvu que vous sortiez après l’aube et soyez de retour avant le crépuscule…

— Piano ! mon cher, précisément ce sont des heures qui ne me conviennent point.

« Brrr ! frissonna-t-il, après le coup des Récollets, il ne siérait point de me trouver nez à nez avec mon ex-ami Bergerac !

De son air d’infernale assurance, il ajouta :

— Que penserait-on si l’on rencontrait le pauvre Vauselle, la malheureuse victime du tyran, se promenant en liberté par les rues de la capitale ? Non, si j’ai à sortir, ce sera de nuit, et dans le plus grand secret.

— Inutile, trancha nettement du Tremblay, la chose est hors de tous les usages. À moins d’un ordre spécial, cela ne peut se faire.

Toujours calme et souriant, l’espion de Mazarin tira d’une seconde poche un nouveau papier scellé de cire et le tendit au gouverneur, médusé :

 

Laissez passer à toute heure de jour et de nuit le porteur du présent… etc.

Signé : Richelieu

daigna-t-il lire.

— Tout est en règle ; dès ce soir, vous serez transféré à la « première Basinière ».

— Au-dessus du chevalier, précisa Vauselle, et j’y trouverai les outils demandés ?

— Oui, le levier, le marteau et le ciseau, soupira le gouverneur tandis qu’une flamme de malice pétillait dans l’œil de son interlocuteur.

De son air de bonhomie, du Tremblay reprit à brûle-pourpoint :

— Ah ! çà ! Entre nous, parlons franc. Je commence à voir clair dans votre jeu. Vous êtes ici pour… affaires ; et vous songez à communiquer avec… l’autre.

— On ne peut rien cacher à votre perspicacité, sourit Vauselle.

— Pourtant, le petit homme est sans connaissance, et hors d’état de parler.

— J’attendrai… j’ai tout le temps.

— Bon ! mais croyez-vous, mon cher monsieur, qu’il soit si facile à nos prisonniers d’entretenir des relations fortuites ? Nos murs sont épais, et nos guichetiers vigilants.

Vauselle, qui sifflotait entre ses dents depuis un instant, fixa ses yeux pétillants sur la bonne figure de son interlocuteur et, d’un ton légèrement ironique, il prononça :

— Voulez-vous que je vous conte une petite histoire ? Elle est assez réjouissante. Je la tiens de mon ancienne amie, la duchesse de Chevreuse.

— Voyons votre conte, dit le gouverneur, en se rasseyant bénévolement.

— Vous souvenez-vous d’un prisonnier nommé Laporte ?

— Parbleu ! Le porte-manteau de la Reine, arrêté comme suspect de passer de coupables missives. Et, tenez, je l’avais fait mettre précisément dans le bas-fond Basinière.

— Comme le chevalier, nota au passage l’olibrius.

— On dut le relâcher peu de temps après. Ses réponses concordaient exactement avec celles de Sa Majesté Anne d’Autriche, ce qui établissait son innocence…

— Et celle de sa noble maîtresse !… Pourtant, M. de Laffémas lui-même l’avait interrogé, et quand M. de Laffémas interroge un détenu…

— Il faut qu’il soit trois fois innocent pour s’en tirer.

— Eh bien ! monsieur le gouverneur, Laporte était coupable, trois fois coupable.

— Impossible ! S’il en était ainsi, ses aveux et ceux de la Reine n’eussent pu concorder…

— À moins toutefois que celle-ci n’eût trouvé le moyen de dicter ses réponses à ce fidèle serviteur, observa Vauselle, impassible.

— Et comment ? Elle était au Louvre, et lui sous triples verrous, au fond de l’in-pace le plus sourd, hors de toute communication avec le monde.

— Ce qui n’empêcha point Laporte de recevoir une lettre.

Le gouverneur bondit sur son siège, puis il se rassit en haussant les épaules d’un air incrédule.

— Partie du Louvre, dans le sein d’une demoiselle d’honneur de Sa Majesté, déguisée en soubrette, la missive arriva à la Bastille, et fut remise à l’un de vos pensionnaires de prédilection.

— Possible, fit du Tremblay, doucement sceptique, mais après ?

— Après, en se promenant au sommet de la tour, votre favori laissa choir le précieux papier à travers une dalle heureusement disjointe.

— Bah ! de la plate-forme au bas-fond il y a quatre étages de cachots.

— Le papier passa donc de mains en mains à travers les quatre plafonds.

— Et nul porte-clés ne s’aperçut de ce manège ; ils ne virent point les trous ?

— Mon Dieu ! ils n’étaient point fort larges, et en mettant dessus le pied d’une table… Au reste, il ne serait pas difficile d’en retrouver la trace. Ce soir, je serai dans la Basinière ; si le cœur vous en dit nous pourrons la chercher ensemble.

Le Gouverneur fit une amère grimace et se leva. Il avait hâte de prendre congé. Décidément, ce singulier personnage finissait par l’effarer avec ses allures indépendantes et ses histoires de l’autre monde. Avec une parfaite politesse, le joyeux drille le reconduisit jusqu’au seuil, et là, lui frappant familièrement sur l’épaule :

— Eh ! bien, mon cher, croyez-vous à présent qu’on puisse communiquer avec un prisonnier au « grand secret » ?

En sortant de la cellule, l’excellent du Tremblay se secoua longuement comme après une averse. Il était ahuri de la faconde infernale et du pharamineux toupet de sa nouvelle recrue. Du premier coup le favori de Mazarin l’avait maté.

Le soir même maître Pontivy transférait l’espion au rez-de-chaussée de la tour Basinière.

Celui-ci y était à peine installé qu’un étrange cortège défila devant sa porte, et s’engouffra dans l’escalier de pierre qui menait au souterrain. En tête, un falot à la main, venait le major, éclairant la marche. Derrière lui, un homme et une femme portaient une civière recouverte d’un drap sous lequel se dessinait la forme d’un homme étendu.

Être vivant ou cadavre ?

La tombe muette et sombre s’ouvrit pour le recevoir, exhalant son haleine de sépulcre.

C’était le « cavalier Ningun » que les époux Duretête conduisaient à son in-pace.

2

À la recherche du Chevalier

Tandis que ces événements se déroulent à l’intérieur de la Bastille, que devient Cyrano ?

Nous l’avons quitté la veille du guet-apens, en tête à tête avec sa brune voisine au premier étage de la maison du « Mouton Blanc ».

Jetons un coup d’œil indiscret à travers les épais rideaux qui en calfeutrent les fenêtres.

Le coquet logis de Mlle Minou repose, discret et chaud comme un nid. Sous la lueur calme d’une veilleuse d’albâtre, un homme dort d’un sommeil profond, entrecoupé de riantes visions. Un souffle égal et paisible effleure ses lèvres qui s’entrouvrent comme pour un sourire, ou pour un baiser.

Ce dormeur, bercé de songes charmants, n’est autre que notre ami Cyrano de Bergerac.

Tout à coup, un bras émerge des couvertures, une tête se soulève, le Gascon écarquille les yeux.

Où est-il ?… Une étrange lassitude pèse sur ses membres. Mais son regard vient de se poser sur un délicat profil, qui s’estompe près de lui, dans la pénombre. Avec un abandon charmant, sa brune chevelure épandue sur la blancheur des oreillers, Mlle Minou sommeille à ses côtés.

Alors, brusquement, il se rappelle, et il sourit doucement à sa jolie conquête.

Puis, sans transition il s’arrache à cette agréable contemplation.

— Mordious ! s’écrie-t-il, et le chevalier ! Le petit m’attend pour partir. Quelle heure peut-il bien être ?

Il saute à bas du lit, va tirer les rideaux. Un cri de stupeur lui sort des lèvres.

Il est grand jour !

Du coup, Cyrano est tout à fait réveillé. En hâte, il passe ses frusques, tout en grommelant :

— Au diable l’amour ! Je croyais n’avoir dormi que quelques heures. Mon pauvre Tancrède se morfond là-haut et va me vouer aux infernales furies.

Quatre à quatre il grimpe l’escalier. La porte est entrebâillée, il la pousse. Personne !

Impossible ! Le chevalier n’aurait pas commis l’imprudence de partir seul. Avec la nuée d’espions qu’il sait à ses trousses. Certainement le petit est en bas à faire les cent pas. Cyrano dégringole les degrés. Dans l’écurie Stello est couché sur la litière. Par contre la stalle voisine, celle de Capitan, est vide.

Cette fois Cyrano reste atterré. Un affreux pressentiment étreint son cœur. Au sortir des écuries, dans l’ombre du couloir, il se jette contre le commis de maître Coquillart, un grand diable de rousseau, atrocement louche.

— Capitan ? s’écrie-t-il furieusement en saisissant le louchon au collet. Où est passé Capitan ?

— Parti… avec le jeune homme… votre ami, suffoque le rousseau.

Et comme Cyrano relâche son étreinte, le commis en profite pour s’expliquer. À l’aube, le chevalier l’a éveillé pour lui faire brider son cheval. Il n’a pas voulu qu’on dérange son camarade. Il semblait très pressé de se mettre en route. Le rousseau l’a accompagné jusqu’au coin de la rue Saint-Martin, et il l’a vu filer à fond de train du côté du faubourg.

— Allons, le sort en est jeté, soupire le bretteur qui, de tout son discours entortillé, n’a rien entendu, que ce mot inquiétant : « Parti ».

« C’est ma faute aussi ! gronde-t-il sourdement. Pourquoi me suis-je endormi dans les délices de Capoue ? Animal…, animal, va ! À présent, il faut rattraper le petit… Où ? Aux Récollets, si Dieu veut qu’il y soit parvenu !

L’esprit bourrelé d’inquiétudes et de remords, notre Gascon regrimpa l’étage pour achever de s’accoutrer. Après un dernier regard et un suprême baiser à la belle toujours ensommeillée il redescendit, enfourcha Stello, que le rousseau tenait en bride, et piqua des deux.

En route il songea qu’à cette heure il y avait peu de chances pour que le bouillant Tancrède l’attendît encore au lieu de rendez-vous. Il obliqua donc dans la direction de Saint-Denis. De là il pourrait pousser une pointe de reconnaissance sur la route du nord. À coup sûr, il trouverait là des indices du passage de son ami. Capitan et son cavalier n’étaient cheval, ni homme à passer inaperçus.

À Luzarches, où il arriva vers midi, il n’avait relevé encore aucune trace du chevalier. Sur le conseil d’un routier, rencontré en chemin, il poussa jusqu’à un bac, à une lieue de là.

Point de doute possible, si le jeune homme avait quitté les Récollets, ce ne pouvait être que par cette route ; et s’il l’avait prise, il avait fatalement dû recourir au passeur pour traverser la rivière.

L’épreuve allait être concluante.

L’homme se rappela avoir passé ce matin-là, une dame en litière, un ecclésiastique en chaise, et une patrouille de chevau-légers.

Le cœur du bretteur se serra. La déception était cruelle.

Certes, depuis son réveil, Cyrano se sentait dévoré par de cuisantes inquiétudes. Il savait sa maison si étroitement surveillée que le départ du chevalier avait peu de chances de passer inaperçu.

Il se représentait la faute qu’il avait commise en promettant ce rendez-vous in extremis qui pouvait être un piège de l’ennemi.

Il se morigénait enfin d’avoir cédé à la séduction de sa charmante voisine, et compromis ainsi la réussite d’un plan savamment mûri. Malgré tout, il voulait espérer encore ; il avait confiance dans l’unique chance qui restât : la rapidité de Capitan et l’audace heureuse de Tancrède… Enfin, dans l’étoile du chevalier.

Hélas ! à présent il n’avait plus à se leurrer. Son ami Mystère n’avait pas pris la route du nord.

Et, s’il ne l’avait pas prise, c’est parce qu’il n’était pas sorti du lieu secret de ce fatal rendez-vous !

— Oh ! non, non, cela n’est pas, cela ne peut être, se rebella Cyrano contre toute évidence. Ce serait trop injuste ! Quelle chute pour lui !… et quels remords pour moi !

Rageusement, il ramassa la bride flottante, fit volte-face vers Paris, et, plongeant l’éperon au flanc de sa bête :

— Maugrebiou de capédédiou ! J’en veux avoir le cœur net. Aux Récollets !

Ventre à terre, Stello refit en sens inverse le chemin parcouru. Aux approches du faubourg Saint-Laurent, notre Gascon modéra l’allure.

Là, enfonçant d’un geste résolu son feutre jusque sur ses yeux, il grogna :

— Ouvrons l’œil ! S’il est arrivé malheur à Tancrède, ce ne peut être ailleurs qu’ici. Mordious ! lui et son Capitan n’ont pu se volatiliser, sans laisser une trace. Si légère soit-elle je la trouverai. Où qu’elle mène je la suivrai. Fût-ce en enfer… fût-ce au Palais Cardinal !

Cet engagement pris avec soi-même, notre ami se trouva plus calme. Avec soin, il examina les lieux. Il se rappelait les indications de la lettre de Claire.

— Passé le mur d’un couvent – le voilà, ce mur –, une fontaine. C’est ici. Une vieille y puisera de l’eau – point de vieille, naturellement. À moins que celle-ci ne fût de la famille des Danaïdes, et qu’elle n’emplît un tonneau sans fond, elle a regagné son repaire depuis belle lurette. Oui, mais où ce repaire ? La vieille guidera le chevalier vers un pavillon. Pas ombre de pavillon !

Après quelques marches et contremarches à la recherche de l’introuvable vieille, Cyrano se retrouva devant la fontaine. Le soir commençait à tomber. Aucun indice, aucune trace ; cela devenait enrageant !

Soudain, dans l’air calme, un souffle passa apportant comme un lointain gémissement. Stello pointa l’oreille, flaira le vent et hennit. Sur sa selle, le Gascon se dressa galvanisé :

— Je ne rêve pas, en dirait une plainte de bête…

Il prêta l’oreille, un nouveau cri plaintif se fit entendre.

— On jurerait la voix de Capitan.

De l’œil, il chercha l’endroit d’où pouvait venir ce bruit. À l’angle du couvent il aperçut l’orifice d’une ruelle. Il s’y engagea, le cœur battant à coups précipités. Déception ! un retour de muraille fermait le chemin au bout de vingt pas. En tâtant de la main dans l’ombre du cul-de-sac, il sentit le bois d’un vantail. Une porte, solidement fermée ; un épais panneau de chêne sans interstices, sans même un trou de serrure qui permît de voir.

— Pardious, j’oubliais, maugréa le bretteur. Un couvent de capucins cela n’a point de vue au-dehors. Ce doit être quelque entrée de service. Je ne puis pourtant pas réveiller les bons pères pour leur demander des nouvelles de mes amoureux.

Avec un sourire amer, Cyrano revint sur ses pas. L’obscurité s’épaississait autour de lui, commençant à envelopper toutes choses. Les bruits mouraient peu à peu, et dans le grand silence du crépuscule, la plainte confuse qui l’avait ému ne s’entendait plus.

— Allons, j’ai rêvé, se dit-il tristement. Ah ! si mon pauvre Tancrède est tombé dans quelque piège, il faut convenir qu’il était dressé de main de maître. Rien qui puisse me mettre sur la piste. Rien ! ni vieille, ni pavillon, ni Capitan. Choses, bêtes et gens ont disparu, comme dans un cauchemar.

Las et découragé, notre ami se décida à rentrer dans Paris.

En pleine nuit, il ne pouvait songer à retrouver des indices qui lui avaient échappé au grand soleil. Et puis, il avait hâte de revoir Mlle Minou, c’était elle qui avait apporté au Chevalier la lettre de Claire. Peut-être connaissait-elle ce pavillon secret qu’il cherchait en vain.

Comme il s’éloignait, un cri lugubre passa dans la nuit ; c’était un long hennissement, appel désespéré d’une bête abandonnée, et cela venait du fond même du cul-de-sac, de derrière le vantail clos où notre ami s’était heurté.

Mais déjà Cyrano était trop loin pour l’entendre !

Notre bretteur atteignit la porte Saint-Martin juste au moment où on en fermait les chaînes. Il piqua droit vers le « Mouton Blanc ».

Maître Coquillart prenait le frais au seuil de sa boutique. Il appela son locataire au passage et lui tendit une lettre que celui-ci décacheta d’une main fébrile.

— Qu’est-ce encore ? murmura-t-il, en cherchant à déchiffrer les pattes de mouche à la lueur vague d’une lanterne. C’est l’écriture de Minou.

Il lut :

 

Très cher, on me mande d’urgence au Louvre. Je ne sais pas si je pourrai rentrer ce soir. Ne vous inquiétez point en tout cas. À bientôt. Mille baisers tendres de votre Minou.

 

Patatras ! c’était complet !

Encore un des acteurs du fameux rendez-vous qui disparaissait.

Pas une seconde l’idée d’une trahison de sa belle amie n’effleura l’esprit du bretteur.

Si elle était appelée au Palais ce ne pouvait être, pensait-il, que pour rendre compte de la mission dont elle s’était chargée par pure bonté d’âme.

Qu’allait-elle devenir, la pauvre, en face du Mazarin, du Roi, de Richelieu peut-être ? Le brave amoureux en frissonna jusqu’aux moelles.

Pourtant, ce dernier coup, qui devait l’accabler, lui rendit une lueur d’espoir.

Au Louvre… ce nom fut un trait de lumière. Le nœud de l’affaire n’était-il point là ? Qui pouvait mieux le renseigner sur les suites du rendez-vous que celle qui en avait fixé l’heure et le lieu ?

Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ?

— Dès demain, je serai fixé, se dit-il. Je verrai Claire de Cernay, la Reine elle-même, s’il le faut. Coûte que coûte, je ne puis rester dans une pareille anxiété. J’entends savoir promptement ce qu’on a fait de mon chevalier… et de ma Minou.

3

Le livre d’heures

Dès la première heure, le lendemain, Cyrano se présentait au Louvre.

L’heureuse rencontre d’un camarade, cadet aux gardes et Gascon, lui facilita les abords.

À cette heure-là, chaque matin, Anne d’Autriche se rendait à la Chapelle pour entendre la messe. Sous prétexte de remettre à l’une des filles d’honneur une lettre du pays, notre ami se fit introduire dans la galerie que devait traverser la reine. Là, se faufilant entre les groupes de gentilshommes qui attendaient Sa Majesté pour la saluer au passage, Cyrano gagna l’encoignure d’une haute fenêtre où il se tint modestement dans l’ombre.

Soudain, les portes s’ouvrirent à deux battants, les assistants se rangèrent en haie et le murmure qui emplissait la galerie cessa comme par enchantement.

— La Reine, Messieurs ! cria la voix d’un héraut.

Entre la double file des courtisans et des dames, le cortège royal commença à défiler.

De son observatoire, Cyrano reconnut, en tête des gardes, la sévère figure du comte de Guitaut. Il lui parut que celui-ci était plus sombre encore qu’à l’ordinaire ; ses yeux inquiets furetaient autour de lui, semblant chercher un visage dans la foule des seigneurs inclinés. En passant à sa hauteur, le capitaine fit un signe rapide sans interrompre sa marche.

Les pages passèrent et, derrière eux, parmi ses dames en grands atours, le Gascon aperçut la Reine.

Anne était pâle, et le sourire contraint de ses lèvres blêmes semblait sans âme. Le vague et la fixité de ses regards firent une pénible impression sur notre sensible ami. Mais ce qui frappa surtout son imagination fut un détail assez insignifiant. Sur cet air de deuil, répandu dans toute la personne de la Souveraine, une note vive tranchait, celle du livre d’heures qu’elle tenait à la main.

Ce livre était rouge !

Après la Reine, venait le gracieux bataillon des demoiselles d’honneur. C’était l’instant d’ouvrir l’œil. Cyrano s’avança à demi hors de sa cachette pour fouiller plus à l’aise les rangs des jeunes filles. Parmi elles, il s’attendait à apercevoir le visage de Claire.

Une à une, elles passèrent devant lui. Mlle de Cernay n’était pas à son rang.

Le bretteur se sentit pâlir affreusement. La dernière branche à laquelle il se raccrochait en désespéré venait de casser sous sa main.

Dans son désarroi, il restait là, abasourdi, se demandant que faire… où aller.

La galerie s’était vidée d’un seul coup, les assistants se précipitant à la suite du cortège. Il était seul.

Soudain, dans le silence, un pas rapide retentit sur les dalles. Un homme venait du côté où Cyrano se rencognait. Il reconnut Guitaut.

Le capitaine des gardes répéta le signe qu’il avait fait au passage. Au moment où le bretteur, interloqué, s’apprêtait à sortir de son abri, l’ombre d’un homme enveloppé dans un vaste manteau surgit brusquement d’un pilier voisin.

— Vous avez vu, demanda le capitaine, la reine porte ce matin un livre d’heures rouge ?

— Je suis aux ordres de Sa Majesté, répliqua l’homme au manteau.

— Suivez-moi, alors. Elle sera à vous sitôt la messe terminée.

Guitaut ouvrit une porte basse dans le mur juste en face de la cachette de Cyrano.

Au moment où l’inconnu s’y engouffrait, notre ami entendit le capitaine glisser dans un murmure :

— Mlle de Cernay a disparu !

Disparue ! Claire !… Elle aussi !… Le bretteur faillit pousser un cri de stupeur.

Son premier mouvement fut pour se jeter sur les pas de Guitaut, mais il songea que le capitaine se refuserait à toute confidence. Il risquait d’ailleurs de prendre fort mal l’involontaire indiscrétion du cadet gascon.

Comme Cyrano restait là, hésitant, la pensée lui vint d’attendre la sortie du mystérieux personnage qu’il venait de voir pénétrer chez la Reine. À coup sûr, après son entretien avec Anne, celui-ci en saurait long sur les choses qui l’intéressaient.

En faisant appel à ses sentiments de gentilhomme peut-être consentirait-il à fournir quelques indices.

De toute manière, à cette heure il n’y avait prudence qui tienne ! Bon gré, mal gré, Cyrano trouverait bien le moyen de desserrer les lèvres de cet inconnu, fût-ce en lui demandant ce qu’il allait faire en si grand secret chez la reine !

Notre Gascon se replongea donc dans son encoignure, résolu à attendre tout le temps qu’il faudrait la sortie de l’homme au manteau.

Celui-ci, cependant, faisait les cent pas dans le petit cabinet attenant à l’oratoire d’Anne d’Autriche. Il avait déposé sur une banquette son fameux manteau ; et, son feutre à la main, il s’amusait, pour tuer le temps, à en faire jouer la plume dans un rai de soleil.

— Mordi ! murmura-t-il, tout à coup, la reine se décide enfin. Elle a pris le temps de la réflexion.

L’inconnu, posté sous le jour cru de la fenêtre, laissait voir un mâle visage, où se pouvait lire un singulier mélange d’assurance et d’inquiétude. Un pli soucieux au front, il continua de monologuer :

— Toujours hésitante, toujours craintive et méfiante, comme au beau temps d’autrefois ! Et sans doute aussi, toujours fière et ombrageuse. Ah ! la chose ne va pas marcher toute seule.

« Pourtant il faut aller au bout. Le mort me l’ordonne. Fut-ce malgré elle, je dois la sauver, elle, ma Reine !

« C’est égal ! d’Artagnan, mon ami, tu t’es encore fourré dans un joli guêpier le beau soir où, à Saint-Germain, tu as tiré en dormant des griffes du Mazarin le testament de lord Buckingham.

Et le mousquetaire – car c’était lui, en effet – secoua énergiquement les épaules, comme pour chasser un poids trop lourd.

— Que pouvais-je faire, au reste ? Prévenir la reine de ce qui se tramait contre elle. Je l’ai fait par l’intermédiaire de ce brave Guitaut. Après ? Attendre que Sa Majesté daignât m’appeler à elle. Elle vient de donner le signal convenu. Le livre d’heures rouge ! Et me voici.

« Si elle se décide à m’accorder cette entrevue, c’est qu’elle se sent menacée. De quel péril ? Guitaut parle d’une demoiselle d’honneur… subtilisée. Mais Mazarin arbora ce matin une figure rayonnante. Par contre, la pauvre souveraine est pâle comme la mort, avec des yeux gros de larmes. Sourire ici, pleurs là ! mauvais signe !

« En somme elle a besoin de moi, tout est là ! La première chose est de ne point l’effaroucher et de regagner doucettement sa confiance. Je connais mon Espagnole ; il n’y a rien à gagner en la brusquant. Une fois que je l’aurai reprise en main, il faudra bien qu’elle le lise ce testament… et même qu’elle l’exécute, mordi !

D’Artagnan porta la main sous son pourpoint, y tâta un parchemin, puis il reprit sa marche de long en large. Après un assez long silence, avec un sourire de coin, il murmura :

— N’importe. Me retrouver près d’elle après quinze ans ! Si, après cela, elle ne croit point aux revenants !…

À ce moment de ses réflexions un bruit de pas étouffés retentissant dans une pièce voisine lui fit faire silence. La tenture se souleva et la figure d’une femme parut.

C’était la reine !

D’Artagnan fléchit le genou et se plongea dans une profonde révérence.

— Approchez, monsieur, dit Anne d’une voix que l’émotion précipitait. Guitaut m’a dit que vous sollicitiez une entrevue pour me révéler un secret de la plus haute importance. Quelque singulière que soit une telle démarche, j’ai consenti à vous entendre sur la foi du comte. Parlez donc sans crainte, mais d’abord, faites-moi connaître votre nom ?

Le mousquetaire releva la tête et s’avança d’un pas, en pleine lumière.

— Vous ! s’écria-t-elle, M. d’Artagnan ?

— Votre Majesté daigne donc reconnaître le plus humble et le plus dévoué de ses serviteurs ? dit-il.

Anne le saisit par le bras et l’entraîna vivement dans l’oratoire. Là elle se laissa choir sur un siège à haut dossier, et, oppressée par le flot de souvenirs que cette apparition inattendue soulevait en elle, elle posa la main sur son cœur pour en calmer les palpitations.

— Vous ? répéta-t-elle. Ah ! Guitaut avait raison en se portant garant de votre fidélité. Parlez vite : de quel danger me croyez-vous menacée ? Votre reine vous écoute.

— Madame, dit d’Artagnan, gagné, malgré lui, par l’émotion, je crains d’arriver bien tard. Depuis le jour où mon avis vous est parvenu, les événements ont suivi leur cours inexorable. Peut-être mon secret, connu plus tôt, eût-il épargné certains malheurs que je pressens…

Un voile passa sur le front de la souveraine, mais elle ne laissa échapper aucun signe de son trouble. Il poursuivit :

— Quoi qu’il en soit, si le mal que je redoute est accompli, il est temps encore de tenter de le réparer. Pour cela, Votre Majesté peut compter sur mon dévouement.

La reine posa sur la loyale figure de son ancien sauveur un regard scrutateur.

— Guitaut ne m’a-t-il pas dit, fit-elle d’un air d’hésitation, que si vous ne vous étiez point fait connaître plus tôt à moi, c’est que vous n’étiez point libre de vos actions ?

— Je vous entends, Madame, interrompit-il en rougissant légèrement. On vous a dit sans doute que, par ordre du roi, j’appartiens à M. le cardinal. C’est vrai. Mais Son Éminence est un trop grand politique pour ne point savoir ce qu’il peut attendre de chacun de ses serviteurs. Il a des gens pour toutes les besognes. S’il demandait au lieutenant d’Artagnan ce que celui-ci ne peut ni ne doit lui donner, le lieutenant d’Artagnan n’hésiterait pas à briser son épée.

— Le sacrifice serait cruel ; vous le savez, hélas ! la reine de France n’a point de quoi payer les services qu’on lui rend.

— Aussi la sert-on de meilleur cœur, sachant qu’on la sert pour l’honneur. Au reste, point n’est besoin de faire ce choix. Monseigneur ne m’impose d’autres obligations que celles d’un soldat. Elles ne peuvent exiger des compromissions que l’honneur militaire réprouverait. Et puis, Madame, faut-il l’avouer, je le sens en ce moment plus que jamais, en moi, il y a deux hommes : le mousquetaire et le gentilhomme. Comme de droit, le mousquetaire appartient à M. de Richelieu.

— Et le gentilhomme ?

— À vous, Madame, dit d’Artagnan en se précipitant aux genoux d’Anne. À sa reine, comme autrefois, comme toujours.

Émue malgré elle de cette chaleureuse protestation, Anne s’empressa de relever le Béarnais.

— C’est bien, dit-elle, je veux m’en remettre à votre loyauté. Pour l’heure, M. d’Artagnan, nous ne reparlerons point des choses passées. Guitaut m’a fait connaître l’arrestation de la duchesse de Chevreuse, et les événements qui l’ont suivie. Je vous sais gré de m’en avoir informée. Mais vous aviez raison tout à l’heure ; il est trop tard pour profiter de cet événement. Trop tard… ou trop tôt ! Il suffit que je sache le secret de la duchesse en bonnes mains. Peut-être le jour est-il proche où nous en pourrons reparler.

D’un geste de la main, la reine parut chasser de son front les douloureuses pensées dont ces paroles étaient le lointain écho. Puis, d’une voix saccadée, elle reprit :

— À cette heure, l’occasion s’offre d’éprouver cette fidélité dont vous me parliez. Hier, dans des circonstances mystérieuses, une de mes filles d’honneur a disparu.

— Mlle de Cernay, souffla le mousquetaire.

— Cette enfant, je le crains, est tombée dans quelque guet-apens. En la frappant, on a voulu m’atteindre au cœur. Hélas ! le seul crime de cette innocente est de m’aimer autant que je l’aime.

Malgré l’empire que, depuis le début de cet entretien, Anne avait su garder sur elle-même, elle ne put retenir une larme, qui coula au long de sa joue pâle. À cette vue, le brave lieutenant se sentit bouleversé.

— M. d’Artagnan, dit-elle en se raidissant, il faut voir ce qu’est devenue cette enfant. À tout prix, il faut savoir en quelles mains elle est tombée, en quel lieu on la cache. Il faut la sauver enfin.

— Fiez-vous à moi, s’écria le mousquetaire avec feu. Où qu’elle puisse être, je la retrouverai.

— Ce n’est point tout, fit Anne avec une nuance d’embarras. Le jour de sa perte, Claire, je le suppose du moins, devait se rendre à un rendez-vous…

— Avec un messager de la duchesse de Chevreuse ? coupa d’Artagnan, subitement éclairé.

Anne baissa la tête sans répondre.

— Madame, ayez confiance. Pour mener à bien une tâche aussi délicate, j’ai besoin de tout savoir. Il s’agit, n’est-ce pas, du jeune homme qui est entré au Louvre, certaine nuit, par le jardin de la Reine en compagnie de Mlle de Cernay ?

— Oui, soupira-t-elle.

— Ce jeune homme – pardonnez-moi. Madame, si je touche un point douloureux –, le chevalier Tancrède, portait une lettre, que sais-je ? un écrit de… la personne qu’il avait vue cette nuit-là dans vos appartements.

— Que supposez-vous donc ? s’écria-t-elle, soudainement bouleversée.

D’Artagnan se mordit les lèvres. Il avait suffi de prononcer le nom de Tancrède pour opérer chez sa royale interlocutrice une véritable transfiguration. Ses craintes, son orgueil, un instant endormis, semblaient s’être réveillés. Le mousquetaire sentit le terrain brûlant.

— Rien ! fit-il, je pense seulement que Votre Majesté dit vrai : il n’y a point de temps à perdre à présent. À tout prix, il faut tirer des griffes qui la tiennent Mlle Claire de Cernay.

D’un geste fier, Anne lui tendit la main, qu’il porta à ses lèvres avec un respect chaleureux :

— Pour Dieu, M. d’Artagnan, dit-elle, faites-le et, cette fois encore, vous aurez bien mérité de votre reine.

Le Gascon s’inclina, puis sans ajouter un mot il pivota sur ses talons et sortit rapidement de l’oratoire.

Sitôt qu’il eut disparu, Anne, à bout de forces, se laissa tomber sur son prie-Dieu. Son front orgueilleux se courba, et à travers les sanglots qui l’étouffaient, elle éleva vers le ciel une ardente prière.

— Mon Dieu, gémit-elle, ayez pitié de moi ! Sauvez Claire et Tancrède, ô mon Dieu ! sauvez mes deux enfants !…

4

De l’utilité de la poésie

En sortant de l’oratoire d’Anne d’Autriche, d’Artagnan repassa par la petite antichambre où il avait laissé son épée et son manteau.

Blotti dans son encoignure, Cyrano attendait toujours. Dès qu’il vit apparaître l’homme au manteau, il se lança impétueusement sur ses traces. Le mousquetaire s’éloignait de son pas rapide. Tout préoccupé de son entrevue avec la reine et de la mission épineuse que celle-ci lui avait confiée, il ne remarqua pas cette ombre qui s’attachait à ses pas.

Par une porte latérale, il gagna une cour de service absolument déserte. Comme il s’y engageait, le timbre d’une horloge sonna une heure :

— Mordi ! s’écria-t-il, je me suis attardé plus que de raison. Le service de la reine ne doit point me faire négliger celui du cardinal, n’oublions point l’agréable commission dont ce grand homme m’a chargé. La trotte est longue d’ici à la rue Grénetail.

Au moment où d’Artagnan pénétrait sous la voûte de sortie, Cyrano le rejoignit en trois enjambées.

— Deux mots, je vous prie, mon gentilhomme, dit-il, en mettant le feutre à la main.

L’autre fit volte-face. En reconnaissant la caractéristique figure de Cyrano, il eut un sursaut d’étonnement et se hâta de ramener sur son visage les ailes de son chapeau. L’accueil était peu engageant, mais notre Gascon était trop résolu à obtenir ses renseignements pour s’en formaliser. Il se borna à remettre son couvre-chef et, sans plus de compliments :

— Depuis ce matin, je cherche une demoiselle d’honneur de Sa Majesté, pour qui je suis chargé d’une communication des plus urgentes. Je n’ai pas eu la chance de la rencontrer au Louvre.

— Diantre, pensa d’Artagnan, mon bravard se trouvait dans la galerie… m’a-t-il vu… En tout cas, il ne m’a point reconnu.

Il s’enfonça plus étroitement encore dans les plis de sa cape, tandis que le poète poursuivait :

— N’ayant point d’autre moyen pour me tirer de perplexité, j’ai recouru à vous. Bien que nous soyons l’un pour l’autre des inconnus, je ne pense point que vous me refusiez un service si naturel de gentilhomme à gentilhomme. Donc, je me nomme de Cyrano-Bergerac, et j’ai l’honneur de vous demander où je pourrais rencontrer Mlle Claire de Cernay.

Le mousquetaire s’inclina légèrement et répliqua, du fond de son manteau :

— J’aurais plaisir à satisfaire votre curiosité, M. de Bergerac. Mais j’ignore moi-même où se trouve la personne dont vous me parlez.

— Pourtant, interrompit Cyrano avec une nuance d’impatience, personne ne peut le savoir mieux que vous. Le comte de Guitaut est, je crois, de vos amis, et chacun sait que le comte est persona grata chez la reine.

— Il a tout vu. Au diable l’indiscret. L’animal va encore patauger dans nos fils et en embrouiller l’écheveau. Heureusement, cette fois, j’ai le moyen de le faire tenir en repos, se félicita d’Artagnan.

— Mordious ! monsieur, reprit Cyrano à brûle-pourpoint, je vous ai dit mon nom, et je ne sais point le vôtre. Je vous ai fait une question et j’attends encore satisfaction.

D’un coup d’œil le mousquetaire s’assura qu’ils étaient bien seuls et, se décidant brusquement, il laissa retomber les plis de son manteau.

— D’Artagnan ! s’exclama le bretteur en bondissant en arrière.

— Sur le premier point vous êtes satisfait, fit l’autre en souriant ; sur le second, foi de gentilhomme, ou, si vous préférez, parole de Gascon, je vous jure que je suis aussi ignorant que vous, que M. de Guitaut et que la Reine elle-même.

 La Reine !… balbutia Cyrano, médusé.

— Sa Majesté m’a fait mander précisément pour m’interroger au sujet de Mlle de Cernay qui n’a point reparu au Louvre depuis avant-hier.

— Avant-hier… comme Tancrède, capédédiou… et comme Minou.

— Maintenant, vous voilà fixé, M. de Bergerac. Il me reste à faire appel à votre discrétion.

Le bretteur était écrasé. Certes, il y avait de quoi brouiller ses esprits. Pour l’éclairer dans la situation obscure, il n’avait plus qu’un espoir : le confident d’Anne d’Autriche, l’« homme au manteau ». Et ce personnage se trouvait être d’Artagnan. Le mousquetaire du cardinal, l’homme de Mazarin !

— Quel double jeu joue encore ce satané porte-casaque, se demanda-t-il en fixant son éternel adversaire d’un œil plein de méfiance. Qui trahit-il ? Le cardinal ? Ou la reine ?…

Au reste, d’Artagnan ne lui laissa point le temps d’approfondir. D’un air de gracieuse désinvolture, il reprit :

— Ceci dit, M. de Bergerac, je suis ravi de la rencontre. C’est le ciel qui vous a mis sur mes pas. J’allais précisément chez vous.

— Chez moi… vous ?… Pour quoi faire ?

— Pour vous porter une invitation qui vous sera, je pense, fort agréable.

— Une invitation… de Sa Majesté ?

— Pas tout à fait, mais presque… De Monseigneur.

— Du cardinal ?… À moi ?… Que peut-il me vouloir ?

— Vous sentez bien que je n’ai pas eu l’indiscrétion de le lui demander. Il ne tient qu’à vous, d’ailleurs, d’en être promptement éclairci. Son Éminence m’a chargé de vous aller prendre au « Mouton Blanc » et de vous mener au Palais-Cardinal. S’il vous plaît de m’y accompagner…

— Ah ! çà, que signifie ?… murmura le poète en secouant les épaules. Moi, chez… lui !… Corbac ! j’aurais dû m’y attendre. C’est mon tour après celui de mes braves amis. Tancrède, Claire, Minou, Cyrano, la nasse est pleine.

L’idée lui vint de s’esquiver. L’endroit était désert, son adversaire seul. Mais il songea qu’il ne ferait pas dix enjambées dans Paris sans tomber dans le filet des espions et des sbires du ministre. Ah ! il était bien pris !

— Je vous suis, monsieur le lieutenant, dit-il avec une colère sourde.

— C’est le bon parti, monsieur le cadet, rétorqua d’Artagnan.

En sa qualité de philosophe, notre ami était quelque peu fataliste.

— Nous verrons bien après tout, pensa-t-il, tandis qu’aux côtés de son acolyte il arpentait le court chemin qui séparait le Louvre du Palais-Cardinal. De deux choses l’une : ou Richelieu sait tout, et rien ne peut me sauver de ses griffes. Ou il ignore certaines choses et peut-être y verrai-je plus clair en le quittant ! En tout cas, s’il compte sur moi pour apprendre ce qu’il ignore, il lui faudra compter deux fois. Capédédious, plutôt que de dire un mot, je me couperais la langue avec les dents !

Quelques instants plus tard, les deux hommes gravissaient un petit escalier intérieur et pénétraient dans une antichambre encombrée de gardes de Son Éminence. D’Artagnan quitta un instant son compagnon de route pour aller parler à un grand personnage, de figure sombre, qui venait de paraître au seuil d’un cabinet voisin. Celui-ci dirigea un regard glacial vers Cyrano et prononça quelques mots à voix basse. Tout ceci était de mauvais augure.

— Lasciate ogni speranza ! pensa le poète, qui sentit son assurance se fondre brusquement.

Le mousquetaire revint à lui :

— Son Éminence vous attend, lui souffla-t-il, en soulevant une tenture, et en le poussant doucement en avant : bonne chance, M. de Bergerac !

Avant de se rendre un compte exact de ce qui se passait, Cyrano se trouva dans une pièce sombre, d’abord il n’aperçut rien.

Pourtant, après un instant, le poète s’aperçut qu’il n’était point seul. Il entendit un léger crissement, pareil à celui d’une plume écorchant le parchemin ; puis, il distingua dans la pénombre deux taches lumineuses : une main longue et cireuse courant sur la blancheur du papier, un front penché, haut et pâle, encadré de boucles grises qui s’échappaient d’une calotte rouge.

— Lui !… pensa-t-il en éclair.

C’était lui, en effet, l’homme tout-puissant, qui faisait trembler la France et son Roi. Celui devant qui les plus grands s’inclinaient, et dont les plus braves ne soutenaient l’abord qu’avec une involontaire appréhension.

Il écrivait, lentement, posément, sans paraître s’apercevoir de la présence d’un étranger. Un moment, il releva la tête, et resta à réfléchir, en mordillant le bout de sa plume. Son œil d’acier passa sur Cyrano qui frémit, puis Richelieu tourna le feuillet sur lequel sa main pâle se remit à courir.

Tant de tranquillité acheva de déconcerter notre Gascon ; il commençait à se repentir d’être venu se jeter bénévolement dans la gueule du loup.

Cette incertitude, prolongée comme à plaisir, mettait ses nerfs à la plus rude épreuve. En y réfléchissant, il ne doutait plus que le Maître ne l’eût fait venir pour l’interroger sur ses accointances avec le chevalier. Ah ! la politique !… la po-li-ti-que ! mordious ! À coup sûr, Minou prisonnière depuis la veille, avait dû se laisser arracher des aveux compromettants. Pauvre petite ! comment résister à cet homme de fer, qui avait des moyens si radicaux pour dénouer les langues ?

Cyrano, qui n’avait toute sa vaillance que dans le danger, avait grand-hâte d’en terminer.

— Cra, cra, cra ! milledious, maugréa le poète agacé. Que peut-il bien écrire ? À coup sûr, mon ordre d’incarcération ! Bone deus, comme il en met long !

À bout de patience, il toussa légèrement pour attirer l’attention. Peine perdue !

— Maugrebiou de verdiou, de par tous les diables d’enfer, n’en finira-t-il jamais ? Faut-il en mettre tant pour m’envoyer en quelque cul-de-basse-fosse, comme les autres.

À ce moment, une voix morne et sans inflexions prononça :

— Approchez, Monsieur de Bergerac.

La plume avait fini de grincer. Redressé de toute sa taille, Richelieu avait fait faire un demi-tour à son fauteuil et il se trouvait face à face avec son visiteur.

Cyrano fit un pas en avant.

— Vous voilà donc, monsieur le poète, reprit le Cardinal, en le toisant d’un coup d’œil froid comme un coup d’épée. Savez-vous qu’on m’a beaucoup parlé de vous ces temps derniers ? Il y a un instant encore, quelqu’un me disait : Votre Éminence devrait s’assurer de ce Bergerac ; c’est un homme dont il y aurait bien des choses à tirer.

— Parbleu ! pensa le Gascon les tempes moites, s’assurer de ma personne, tirer de moi bien des choses… c’est bien ce que je prévoyais. Bon ! qu’il s’y frotte !

Une lueur passa dans l’œil du Maître tandis qu’il continuait :

— Et ce quelqu’un est fin connaisseur en sa qualité d’Italien, vous savez qui je veux dire : M. de Mazarin…

— En vérité, il me fait bien de l’honneur.

— Malgré tout, l’avouerai-je, j’hésitais un peu à vous mander. Des gens qui se piquent de vous connaître – est-ce Boisrobert, est-ce Scudéry ? – m’avaient fait de vous un portrait un peu inquiétant. À leur dire, vous êtes de ces esprits indomptables, impatients de toute règle, et brouillés avec la droite ligne…

— Mon Dieu, monseigneur, s’il fallait en croire les bons amis…

Richelieu daigna sourire :

— Vous avez raison. Aussi ai-je voulu m’assurer par moi-même. Voyons ce terrible Bergerac, me suis-je dit ; qui sait ? On a vu des diables se faire ermites. Celui-ci s’est dépensé en tous sens, et parfois même à contre-sens. Bast ! à tout péché miséricorde ! Le ciel ne veut pas la mort du coupable.

Cyrano frémit. Cette mansuétude pateline lui parut plus sinistre que la sévérité du maître.

— Il m’offre de me sauver en trahissant mes amis. C’est clair ; il me tend la perche, une perche qui me tirerait du gouffre… à condition d’assommer les autres…

De son regard d’aigle Richelieu suivait sur sa physionomie les traces de sa pensée intérieure. Il poursuivit, tout en feuilletant de la main un livre ouvert devant lui :

— À vrai dire, ce qui a achevé de me décider, ce sont vos derniers avatars. Me trompé-je ? Il m’a paru que vous changiez de genre. Vous délaissez le plaisant pour passer au sérieux, voire au tragique.

— Le grand homme y met du raffinement, souffla le patient.

— En somme, M. de Bergerac, votre fort c’est l’intrigue

Ce dernier trait, en terminant par un coup de massue les transparentes allusions qui précèdent, acheva d’écraser Cyrano. L’autre savait tout, il le retournait comme à plaisir, sur le gril. Sur son esprit déjà troublé, il laissait tomber lentement les gouttes acides de son impitoyable ironie. Résolu à en finir, le bretteur regimba :

— Je le vois, monseigneur, j’ai eu le malheur de vous déplaire…

Richelieu l’arrêta du geste :

— Ai-je dit cela ? Non pas, il y a en vous du bon qu’il s’agit de mieux employer. Au point où vous en êtes, il vous faut une discipline rigoureuse ; une main de fer qui vous empêche de retomber dans de fâcheux écarts. D’un mot, je veux vous mettre de solides lisières… Qu’en pensez-vous ?

— Il me demande mon avis, s’effondra le malheureux Gascon.

Et tout haut, d’un air contrit :

— Hélas ! monseigneur, puis-je résister ?

— À la bonne heure ! Vous êtes plus sage qu’on me disait. C’est une chose entendue. Je vous assure un abri. Vous y laissez un peu de liberté, mais à ce prix évitez pire. Qui sait où la voie que vous quittez vous eût mené ?

En prononçant ces mots, qui ne laissaient plus le moindre doute sur ses intentions, le Cardinal prit sur son bureau le parchemin couvert de son écriture et, le tendant à son interlocuteur :

— Prenez ceci !

Le Gascon tendit une main mal assurée. Un instant, il tourna entre ses doigts le fatal papier qui contenait son arrêt et que, par un suprême raffinement, l’impitoyable maître lui donnait à déchiffrer.

— Allons, pensa-t-il, du courage, Savinien, mon fils. Il faut boire ce calice jusqu’à la lie !

Avec un soupir de regret, il abaissa l’œil sur le parchemin. Mais à peine en eut-il lu les premières lignes qu’il sursauta. Une rougeur de surprise empourpra son visage. Il tendit le feuillet en balbutiant :

— Votre Éminence s’est trompée.

Richelieu tressaillit dans son fauteuil.

— Trompé ? Où ? demanda-t-il, d’une voix sèche.

— Votre Éminence m’a donné des… vers.

— Hé ! pardieu, que croyez-vous que ce fût ?

— Des vers tragiques.

— En espériez-vous de burlesques ? Lisez donc, fit le Cardinal, impatient. Surtout, attention à ceci : vous avez là une fin de scène, et le libretto de la scène suivante. Moment capital. C’est là le nœud de l’intrigue.

— De l’intrigue ! souffla le poète.

À ce moment son œil aperçut le titre du livre que feuilletait le Cardinal. Ce livre c’était Agrippine, sa dernière tragédie, nouvellement parue chez Barbin. En un éclair, il comprit. Les paroles de Richelieu ne s’adressaient point au conspirateur, au complice du chevalier, mais au poète. En le sachant maître en intrigue ce n’était point de politique, mais de tragédie que le grand homme parlait. Il sembla au brave Gascon qu’une main puissante arrachait de ses épaules une chape de plomb. Faut-il le dire ? À la joie de sortir de ses transes, s’ajoutait un rien d’orgueil. Dame ! on n’est point poète et Gascon impunément !

Malgré tout, pendant qu’il parcourait avec une satisfaction visible et flatteuse les vers et la prose de son illustre confrère, un reste d’inquiétude hantait l’esprit de Cyrano.

À coup sûr, ce n’était point seulement pour avoir son avis sur ses productions littéraires que le grand homme lui avait ménagé cet entretien. Et puis, que signifiaient ces allusions à de solides lisières, à sa liberté perdue ? Que lui ménageait, en fin de compte, ce politique impénétrable en ses desseins ?

Tout en lisant, il jeta à la dérobée un coup d’œil sur le visage du maître. Celui-ci le couvait d’un regard sombre, où luisait par éclairs une flamme de malice.

— Eh bien, maître Bergerac, dit-il enfin, êtes-vous satisfait de moi ?

— Ah ! Monseigneur, s’écria Cyrano, avec une parfaite sincérité, je suis ravi ! Émerveillé ! De vrai, je ne m’attendais pas, en entrant ici, à en sortir moitié aussi content.

Richelieu se leva, et, lui frappant sur l’épaule avec une bonhomie paternelle :

— Emportez donc cela. Vous aurez tout loisir d’y travailler à l’aise. M. de Mazarin vous a aménagé un nid dont vous serez content, j’espère. Un carrosse vous attend en bas pour vous y mener.

L’œil de l’ex-cadet de Carbon de Casteljaloux trahit une certaine inquiétude.

— Où Votre Éminence m’envoie-t-elle ? demanda-t-il.

— À Rueil, où l’on prépare la comédie.

— À Rueil… dès ce soir ?…

— Y voyez-vous quelque objection ? dit Richelieu, dont le visage changea brusquement.

— Non, non, monseigneur…

— Fort bien ! J’aurais été navré de vous voir assez déraisonnable pour repousser mes offres. Je n’aime point à user de rigueur avec un poète… un confrère, M. de Bergerac. Donc, ne l’oubliez pas, à dater de cette heure vous êtes à moi ! Un jour, vous mesurerez mieux la faveur que je vous accorde ; et ce jour-là vous me remercierez !

En prononçant ces dernières paroles, d’un ton grave, le cardinal avait conduit le bretteur jusqu’au seuil de son cabinet. Il le congédia d’un geste bienveillant. Puis, en soupirant, le maître de la France alla reprendre à son bureau la besogne interrompue.

Après cet intermède, dédié aux Muses, le grand vieillard devait se remettre à la composition d’une tragédie autrement grave que celle dont Cyrano emportait un fragment, en un rouleau de parchemin, noué d’une faveur de couleur tendre.

Dans l’antichambre, le bretteur trouva Chavigny qui l’attendait. L’alter ego du Cardinal le mena jusqu’à la voiture qui devait le conduire au château de Rueil, et ne le quitta pas avant que celle-ci ne roulât sur le pavé de la rue Saint-Honoré.

En débarquant à Rueil, le premier visage qu’aperçut notre ami fut celui de Mazarin. Le Secrétaire d’État ne parut point se souvenir de leur dernière et orageuse rencontre, il accueillit son nouveau commensal avec son éternel sourire de miel, et le conduisit à l’appartement que selon les ordres du maître, il lui avait fait préparer.

Ce logis était situé à l’aile droite du château, dans les combles. Comme tous les nids, l’endroit était haut perché, mais on y jouissait d’autant mieux du clair soleil et de l’air pur. Des mansardes, une vue admirable se déroulait sur la perspective des jardins et du parc. Somme toute, prison pour prison, mieux valait cette cage aux barreaux dorés que la Bastille ou Bicêtre.

Toutefois, Cyrano ne goûta que médiocrement les délicates attentions dont l’enveloppait l’Italien. Il sentait qu’il venait de perdre son bien le plus précieux : sa fière indépendance.

Perte d’autant plus cruelle que jamais sa liberté ne lui avait été plus utile. À présent, comment trouver les traces de ses chers disparus ? Où étaient Tancrède et Minou ?

Enfermé dans sa chambre, il ressassait ces idées sombres, le soir même de son arrivée à Rueil, lorsqu’on gratta doucement à sa porte. De mauvaise grâce, il alla ouvrir et se trouva face à face… avec Mlle Minou !

La jolie fille se glissa chez lui, de son pas sautillant, et vint se percher, comme un oiseau familier, sur le bras de son fauteuil. Là, un doigt sur la bouche, elle lui conta comment, la veille au soir, elle avait été mandée chez le Cardinal. Celui-ci l’avait longuement interrogée sur les messagers de la Reine, sur Claire et sur le Chevalier. Elle assura à son ami qu’elle s’était tirée de l’interrogatoire sans compromettre personne. Mais, en sortant du cabinet ministériel, elle aussi était apprivoisée. Désormais, elle faisait partie de la troupe des comédiens ordinaires de Son Éminence, tout comme Cyrano appartenait à la séquelle de ses poètes familiers.

La fable était assez plausible, et la charmante comédienne la récita avec une naïveté si consommée que le brave amoureux fut convaincu de sa sincérité.

L’ensorceleuse larmoya ensuite en parlant de son frère. Son « pauvre Jean » avait fini, paraît-il, par se laisser prendre par la police, et elle se montrait vivement inquiète de sa disparition.

Rassuré au sujet de la sœur, notre ami faisait bon marché du frère. Le sire de Vauselle ne lui inspirait qu’une confiance relative. Toutefois, par sympathie, il prodigua à la jolie brune les plus tendres consolations.

Ainsi s’acheva sur une note douce une journée pleine d’orages et d’anxiété.

Le lendemain, un incident fortuit vint rendre un peu de tranquillité à l’âme troublée du bretteur.

De bon matin, il se rendit dans la salle où les poètes ordinaires travaillaient de compagnie à corriger et à compléter les ébauches dramatiques du maître. Quand il y pénétra, une conversation animée était engagée. Scudéry rapportait de Paris les derniers échos des ruelles du Marais et de la place Royale, et Boisrobert, qui était reçu à la cour, amenait de son côté les nouvelles du Louvre. Ici et là, il n’était question que de l’événement du jour : la découverte d’un nouveau complot contre la sûreté de l’État : on avait surpris un courrier de la duchesse de Chevreuse et des Princes. Cyrano dressa l’oreille.

Le narrateur expliquait comment le messager avait été mis à la Bastille et comment aussi tous les beaux yeux des conspiratrices de ruelle se mouillaient à la pensée du triste sort infligé à cette victime de l’impitoyable Éminence Rouge.

— Son nom ? le nom du malheureux prisonnier ? demanda le chœur.

Le Gascon bouillait d’impatience.

Scudéry se pencha pour chuchoter en grand mystère :

— Lhermitte de Vauselle.

Cyrano se sentit revivre. L’espoir lui rentra au cœur. Si Tancrède avait été pris, lui aussi, ne saurait-on pas son arrestation, comme celle de l’escogriffe ?

Le même jour, Mlle Minou lui confirma la chose. Elle avait pu, dit-elle, se procurer des nouvelles de son frère. L’infortuné était enfermé in carcere duro, dans le cachot le plus rude de la plus sombre des tours : la trop fameuse Basinière. Cependant, la belle enfant se montrait assez tranquille sur son sort.

Un fait la rassurait, elle avait acquis la certitude que les deux principaux acteurs du drame étaient libres et saufs.

Le Chevalier et Claire avaient passé à travers les mailles du filet. Avertis que la route d’Angleterre était surveillée, ils avaient pris celle de Flandre par où ils pourraient gagner Londres sans danger.

Cette nouvelle acheva de dissiper les anxiétés du galant bretteur. Tout s’expliquait ainsi, il était assez naturel qu’il n’eût point retrouvé la piste des jeunes gens, puisqu’ils avaient quitté les Récollets par une autre route.

L’homme est ainsi fait qu’entre deux hypothèses il est toujours prêt à admettre celle qui flatte ses désirs. Or, Cyrano, tout à ses amours renouées, ne désirait rien tant que de savoir son ami en sûreté. Il se laissa donc aller volontiers aux illusions dont sa douce amie le berçait.

Cette fois encore, les philtres de l’ensorceleuse opérèrent sur son cœur trop tendre et trop confiant.

Après quelques jours de ce régime, la transformation était complète : la chrysalide Cyrano se muait en un beau papillon, aux ailes diaprées, butinant de fleur en fleur dans les délicieux parterres de Rueil, buvant l’amoureuse rosée sur les lèvres pourprées de sa brune amie.

Sa rapière accrochée au clou, le fougueux bretteur devenait un poète de cour, grassement nourri et largement renté, coulant des jours calmes et de joyeuses nuits en compagnie de confrères bons vivants, et de la plus ravissante des amantes.

Pour tout dire, Cyrano engraissait !

Quelqu’un suivait dans l’ombre les progrès de cette métamorphose qui était son œuvre. C’était Mazarin ! Ah ! le subtil Italien pouvait triompher : il tenait à sa merci les confidents de la Reine : Tancrède dans son bas-fond, Claire… Dieu sait dans quelle prison secrète. Et le seul homme au monde qui fût capable de traverser ses intrigues, cet intrépide et audacieux Cyrano, il le voyait se rendormir après un court réveil, entre les bras blancs d’une nouvelle Circé.

5

Le réveil de Tancrède

Cependant, que devenait le Chevalier Mystère ?

Affaibli par la perte de sang que lui causaient ses blessures, les nerfs ébranlés par de tragiques émotions, nous l’avons vu épuiser le reste de son énergie à défendre son secret – le secret de la Reine – contre les perfides attaques de Mazarin.

Après quoi, les exempts chargés de le mener des Récollets à la Bastille n’avaient emporté qu’un cadavre.

En cet état d’inertie, on avait pu le descendre dans le bas-fond de la tour Basinière, le séquestrer du monde des vivants ; lui enlever jusqu’à son nom. On avait pu faire de lui un être mystique, cet Espagnol vague et quasi anonyme : le cavalier Ningun. Tout cela sans que le malheureux mort-vivant s’en doutât.

Depuis lors, couché sur un grabat sordide, dans l’ombre humide du cachot souterrain, Tancrède restait en proie au sommeil de plomb de la léthargie.

À son chevet deux personnes veillaient à tour de rôle : un homme durant le jour, une femme la nuit. Maître Duretête, et dame Anastasie.

En dehors du couple de geôliers, nul ne pénétrait auprès du blessé.

Seul le Gouverneur du Tremblay faisait chaque jour une courte apparition.

De son pas, éternellement sautillant, il s’approchait du lit et venait se pencher sur le patient, dont il tâtait le pouls fiévreux. Un long moment il restait à contempler avec des yeux apitoyés cette belle figure, si pâle parmi les boucles de la chevelure épandue. Puis, il se retirait, en secouant la tête d’un air mal rassuré.

Cette torpeur persistante finissait par l’inquiéter. Mais les ordres de Son Éminence étaient formels. Tout ce que le pitoyable fonctionnaire avait osé prendre sur lui, ç’avait été de faire placer, dans l’humide souterrain, un petit poêle de fortune. Encore avait-il hésité, car les cheminées s’arrêtant à l’étage supérieur, il avait fallu percer un trou dans la voûte pour rejoindre les conduits de fumée.

En dehors de cela, le Gouverneur devait s’en remettre à dame Anastasie de tous les soins à donner au malade. La commère n’était point sotte ni maladroite et elle était assez experte en fait de blessures. De plus la jolie figure de son pensionnaire avait conquis son intérêt. Elle s’acquittait donc de ses fonctions avec la plus maternelle sollicitude. Malgré tout la guérison tardait. Du Tremblay en arrivait à se demander si, soigné ainsi à la diable, le petit homme se réveillerait jamais.

Il vivait pourtant ! Et, petit à petit, dans le silence inconscient de son être, des énergies se reconstituaient. La sève de la jeunesse recommençait à couler en lui.

Un beau matin – c’était le quinzième jour depuis l’incarcération – dame Anastasie fut toute surprise d’entendre parler. Elle se dressa d’une pièce, prêtant l’oreille. Au même moment la porte de la cellule s’ouvrit, livrant passage à maître Duretête, qui-venait relever son épouse de faction. Sur un geste impérieux de sa femme, le colosse s’arrêta sur le seuil, docilement.

De la pénombre où se trouvait le lit, un gémissement s’élevait, le moribond s’agitait péniblement.

À pas de loup, les deux gardiens s’approchèrent chacun d’un côté du grabat. Ils virent leur pensionnaire, dressé sur son séant, les yeux grands ouverts.

Le jeune homme restait là, immobile, l’air étonné, surpris sans doute de se sentir vivre. En tournant la tête, il discerna des ombres près de lui. Le souvenir confus de choses très lointaines lui revenant, il prononça :

— Cyrano !

La face simiesque du colossal guichetier se pencha à cet appel. Avec horreur le Chevalier détourna la tête, en murmurant :

— Claire !

À l’autre bord du lit, une longue figure sèche et jaune le dévisageait de ses yeux de braise, les lèvres entrouvertes par un sourire édenté.

Des deux mains il repoussa ces visions de cauchemar et, promenant autour de lui un regard effaré :

— Où suis-je ? bégaya-t-il.

Il n’aperçut rien qu’une sorte de sépulcre éclairé d’une lueur blafarde.

Cependant, à ses côtés, les ombres s’étaient mises à chuchoter. Il perçut des mots qui lui parurent vides de sens :

— Prévenir le Gouverneur… On attend pour l’interrogatoire… M. le Conseiller… le cavalier Ningun.

Où était-il donc ? De qui parlait-on ? Qui étaient ce Gouverneur, ce Conseiller, et ce cavalier au nom étrange ?

Il fit un effort pour comprendre. La tête lui faisait mal. Aiguisés par leur long sommeil, ses sens s’éveillaient, douloureux. Le faible rai lumineux qui coulait de la voûte lui blessait les yeux, il rabaissa les paupières.

Un temps inappréciable, il resta ainsi, dans un état pénible de demi-conscience. Il en fut tiré par un bruit de ferrailles grinçantes.

En face de lui, une lourde porte, bardée d’énormes serrures et de verrous, tournait lentement sur ses gonds. Sous la conduite de l’homme à face de singe, deux inconnus entrèrent. Le premier avait une figure rubiconde ; le sourire aux lèvres, il s’approchait en se frottant joyeusement les mains et en clamant :

— Allons donc, le voilà enfin réveillé, cet enragé dormeur.

Invinciblement, les yeux du Chevalier s’étaient fixés sur le second personnage, un grand homme maigre, enveloppé d’une ample robe noire dans laquelle il semblait flotter. Ce visage pâle, cireux, presque exsangue, hypnotisait le jeune homme, qui ne pouvait détacher ses regards de cette face au nez pointu, aux yeux chafouins, bordés de paupières rouges.

— Que me veut-on ? demanda-t-il, en faisant un effort. Qui êtes-vous ?

Du Tremblay – le petit rubicond – échangea un regard furtif avec son compagnon et riposta :

— M. le Conseiller vient ici tout exprès pour vous l’apprendre.

— Le conseiller, répéta Tancrède, cherchant à comprendre.

Cependant l’homme en robe avait posé sur une table boiteuse un dossier volumineux qu’il avait tiré d’un sac pendu sous son vêtement. Sur un geste de lui, le couple Duretête s’était écarté. Alors, se penchant à l’oreille du Gouverneur, l’homme demanda, avec un clin d’œil satanique :

— Le nom ?… Rappelez-moi donc le nom ?…

— Ningun, le cavalier Ningun…

— Fort bien ! fit le conseiller en s’asseyant au pied du grabat, sur un tabouret. Nous allons pouvoir procéder !

Tancrède comprenait de moins en moins. Dans son cerveau vidé par la fièvre, les idées se pressaient en chaos ; il gardait l’impression confuse d’une masse d’événements, mais sa mémoire se refusait à lui fournir aucun détail précis. En entendant pour la seconde fois prononcer ce nom étrange et inconnu, il chercha machinalement de l’œil, autour de lui, la personne à qui il pouvait s’adresser.

Après avoir toussé, l’homme noir préluda ainsi :

— Répondez à mes questions, je vous prie. Vous êtes au service de l’Espagne, et vous vous nommez le cavalier Ningun ?

— Ah ! je vois ! Il y a erreur, interrompit le Chevalier, avec un faible sourire ; moi je suis au service de la France, soldat à l’armée des Flandres, et je me nomme…

— Inutile, trancha sèchement le robin, je sais ce que je dis.

— Pourtant, j’ai mon congé… en bonne forme… signé de M. de Gassion… Vous allez voir.

En émettant cette protestation, le candide enfant avait étendu la main vers des frusques, jetées au pied du lit. Il s’apprêtait à les fouiller quand il pâlit soudain : ses vêtements n’étaient plus que de lamentables loques : des mains brutales les avaient retournés en tous sens, arrachant les doublures, coupant les poches.

— Volé ! on m’a volé, s’exclama-t-il indigné.

À sa pâleur, une rougeur de colère succéda brusquement, il fit effort pour se mettre debout, mais ses jambes vacillantes trahirent son courage, il retomba assis, la tête lui tournant.

— Là, là ! du calme, dit le magistrat. À quoi bon vous rebeller, ne vaut-il pas mieux être sage et que les choses se passent en douceur ? Donc vous êtes le cavalier Ningun ?

Las, Tancrède ne protesta plus que par un haussement d’épaules indifférent.

Ce point établi, le Conseiller poursuivit son interrogatoire.

Tout en l’écoutant, notre héros commençait à prendre conscience de sa véritable position. Il était en prison, au secret. On avait profité de son sommeil pour le fouiller, pour le dépouiller de sa bourse, de ses papiers… et par-dessus le marché de sa personnalité. Pourquoi ces rigueurs ? Qu’avait-il fait ? et que cherchait-on ? Sa mémoire rebelle ne lui rappelait rien. Par contre, le magistrat enquêteur semblait admirablement renseigné. Feuille à feuille, il dépouillait son dossier, et de sa voix monotone, il faisait défiler un à un, dans un ordre rigoureux, tous les exploits du jeune conspirateur.

D’abord, il fut question de sa visite aux Carmélites, en compagnie de M. Bernard. Puis de leur fuite sur la route du Midi, poursuivis par les gardes de Son Éminence. Ensuite vint leur séparation, le départ de Tancrède vers l’est, chargé de précieux papiers.

Ainsi, petit à petit, la lumière se fit dans l’esprit du Chevalier. Mais comment diantre ce conseiller d’enfer était-il si bien au courant ? Une question nouvelle l’éclaira soudain.

— Connaissez-vous un nommé Lhermitte de Vauselle ? demanda le magistrat, d’un ton sévère.

Vauselle, du coup, le jeune homme revit la singulière figure de son ami de rencontre, son allure de bête traquée, sa faim de loup et ses transes ; il se rappela la fuite brusque du malheureux courrier de la Duchesse à la vue du Père Hilarion, et la façon assez… cavalière dont le fuyard lui avait emprunté Capitan. Malgré la gravité de sa situation, il ne put se tenir de sourire au souvenir de la fin de l’aventure : le gros capucin saucissonné et ficelé à la rampe de l’escalier.

— Ne riez pas, et répondez. Connaissez-vous ce Vauselle ?

— Oui.

— Vous savez alors qu’il était agent des Princes et qu’il revenait de Sedan lorsque vous l’avez rencontré.

— Possible.

Le magistrat échangea un regard rapide avec du Tremblay, resté dans l’ombre, à côté de lui ; puis, ramenant ses yeux de vrille sur son patient :

— Eh bien, ce dangereux conspirateur, cet ennemi public, nous le tenons, il est pris.

— Pauvre diable de Vauselle, soupira le Chevalier, dans la simplicité de son cœur.

— Pris et avec lui tous ses papiers.

Et avec un rire de triomphe sarcastique, le robin abattit sa main ouverte sur son dossier.

Tancrède était fixé, le Cardinal n’ignorait rien de son rôle auprès de Mme de Chevreuse et des Princes. Dans sa rancune impitoyable, le tout-puissant ministre l’avait jeté dans ce cul-de-basse-fosse d’où sans doute il était destiné à ne jamais sortir. Sombre perspective… Mais tout cela ne lui apprenait pas comment il était arrivé là, ni ce qu’on attendait de lui !

Il ne devait pas tarder à être fixé sur ces deux points. Une allusion de son interrogateur, à certain enclos où deux jeunes gens s’étaient donné rendez-vous, le mit sur la piste. Il lui parut qu’un voile se déchirait devant ses yeux : le voile qui, depuis de longs jours, s’interposait entre lui et la réalité. Avec la mémoire, hélas, la douleur entra en lui. La douce figure de Claire de Cernay fut la première qui se présenta à son cœur : prisonnière elle aussi. Où était-elle ? en quel lieu, peut-être semblable à celui-ci, versait-elle des larmes amères, expiait-elle le crime d’avoir été fidèle à sa maîtresse, à sa bienfaitrice, à la Reine de France ? La Reine !… Un brusque effroi le poignit. Tout, il se rappelait tout à présent. Quand il avait été pris par trahison, il portait avec lui ce message de Sedan, contresigné par Anne d’Autriche et qu’il emmenait en Angleterre. Point de doute, parbleu : Richelieu savait l’existence de cette pièce capitale, qui portait écrit le destin de son ennemie. Pour s’en saisir, on avait dressé le guet-apens. C’est ce papier qu’on avait cherché dans ses vêtements…

6

Monsieur de Laffémas

En vain ! car – il sourit à ce souvenir – il avait eu la précaution de le dissimuler dans la coiffe de son feutre. Et il se revoyait, se débarrassant du compromettant couvre-chef à la première menace du danger.

Soit, mais depuis lors, le papier n’avait-il pas été retrouvé ? On avait dû faire des recherches, fouiller l’enclos, le pavillon. Pendant que ces pensées se succédaient en tumulte dans la cervelle du Chevalier, le cauteleux magistrat poursuivait le fil de son enquête.

— Allons donc ! conclut Tancrède rassuré. S’ils tenaient la lettre de la Reine, ce brave Conseiller ne se donnerait point tant de peine pour m’engluer dans le miel de ses discours.

Le raisonnement ne manquait pas de justesse. Précisément l’envoyé de Richelieu se résumait. En voyant avec quelle complaisance le jeune prisonnier satisfaisait à ses questions – docilité qu’il attribuait naturellement à sa propre habileté –, le robin se décida à abattre son jeu :

— En somme, quelle est votre situation ? dit-il. Monseigneur, comme vous le voyez, connaît toutes vos fautes ; crimes capitaux, conjuration avec les ennemis de l’État, lèse-majesté.

— Peine de mort ! compléta mentalement Tancrède.

— Mais Son Éminence sait que vous avez agi par une légèreté imputable à la jeunesse, peut-être aussi par un sentiment de dévouement à une grande dame…

Ici, le Conseiller passa une langue pointue sur ses lèvres sèches, et redoubla l’intensité de son regard, dardé sur le prisonnier comme sur une proie.

— L’âme du grand Cardinal n’est point inaccessible à la pitié, à la clémence. Que penseriez-vous s’il vous accordait votre pardon ?

— Mon pardon ! haleta Tancrède, stupéfait.

De son sac l’homme de loi tira un parchemin scellé de cire.

— J’ai là votre ordre de relaxation, signé de Monseigneur, dit-il. Si vous le voulez, vous êtes libre.

— Libre ?… mais… elle ? murmura le jeune homme.

— Je vous entends. La demoiselle dont vous parlez sera libre elle aussi. Donc votre salut à tous deux est entre vos mains. Il dépend de vous seul, de votre repentir, des gages que vous donnerez au Roi de votre bonne conduite future.

— Oh ! s’il ne s’agit que de cela, jamais Sa Majesté n’aura eu de serviteur plus fidèle. Je suis prêt à lui donner ma vie, s’il le faut.

Grisé par cette perspective imprévue qui lui rouvrait les portes du tombeau, Tancrède s’était dressé galvanisé.

— Ainsi, vous êtes disposé à donner au Roi le témoignage de loyauté qu’il exige de vous.

— Je suis prêt.

— Parfait… Vous sentez-vous de force à sortir d’ici dès à présent ?

— Pour sortir d’ici… je serai capable d’aller au bout du monde.

— Point si loin, nous irons seulement aux Récollets.

— Aux Récollets ?

— Dame, n’est-ce point là que vous avez égaré certain papier… vous m’entendez bien…

Et, baissant la voix, voilant de ses paupières l’éclat cupide de son regard, le robin insinua :

— Ce papier rapporté par vous de Sedan, contresigné au Louvre, par une main auguste, et destiné à être porté à Londres… Gageons que nous le retrouverons aisément, en cherchant ensemble…

Tancrède retomba sur son lit, écrasé, il comprenait enfin. Pour prix de son salut on lui offrait de livrer la Reine…

— Je ne sais ce que vous voulez dire, murmura-t-il péniblement.

Le Conseiller fit un haut-le-corps.

— Hein ! Est-ce là votre obéissance aux volontés du Roi ? siffla-t-il. Vous vous disiez prêt à lui sacrifier votre vie.

— Ma vie soit ! dit Tancrède… mais point mon honneur.

La face blême se décomposa comme sous l’empreinte d’un soufflet. L’homme se dressa suffoquant de colère et se mit à arpenter la cellule, comme s’il cherchait quelqu’un sur qui passer sa rage.

Tout à coup il tomba en arrêt devant le poêle :

— Qu’est-ce que cela ? bégaya-t-il, l’index pointé.

— L’humidité… un malade… un fiévreux, balbutia du Tremblay, mal à l’aise.

— La règle n’admet point de ces commodités.

Le Gouverneur courba l’échine.

— On enlèvera ce poêle… dès ce soir… Vous entendez ? Et cette femme, qui est-elle ?… que fait-elle ici ?… écuma le Conseiller en désignant dame Anastasie.

— C’est la garde…

— Le cavalier Ningun n’en a nul besoin.

Vivement, la geôlière, terrorisée, s’éclipsa.

— La volonté de Son Éminence est que le prisonnier soit au secret le plus rigoureux. Tenez-vous-le pour dit, Monsieur du Tremblay.

Et revenant au Chevalier qui avait assisté à cette double exécution d’un air de parfaite indifférence, le colérique personnage reprit :

— Ah ! vous repoussez les faveurs de Monseigneur ; vous persistez dans vos erreurs. Malheur à vous, jeune homme. Vous connaîtrez le poids de la vengeance de celui dont vous méconnaissez la mansuétude. Encore une fois voulez-vous parler ?

Tancrède se recoucha en haussant les épaules.

Alors, le magistrat se pencha sur lui, lui posa le bout du doigt sur la poitrine :

— Prenez garde ! Nous avons des moyens de délier les langues rebelles !

Le Chevalier releva sur lui ses yeux clairs, où brillait une lueur de défi.

— Essayez ! dit-il simplement.

L’autre comprit qu’il faisait fausse route, tenta de se maîtriser. D’un ton quelque peu radouci, il prononça :

— Bah ! jeune et ardent comme vous êtes, vous ne voudrez pas mourir dans cette fosse. Nous nous reverrons. Vous réfléchirez…

Et ramassant les feuilles éparses de son dossier, l’émissaire du Cardinal se dirigea vers la porte que Duretête s’empressa de lui ouvrir.

Il lança un dernier regard chargé de menace sur le récalcitrant blessé, puis disparut.

Du Tremblay, consterné, s’apprêtait à le suivre quand son prisonnier le rappela :

— Dites-moi, Monsieur le Gouverneur, puisque me voilà votre hôte à perpétuité, pouvez-vous m’apprendre au moins où je suis ?

— À la Bastille ! dit l’officier royal.

— Et quel est ce lugubre Conseiller ?

— M. de Laffémas !

Le nom de cet homme de marbre, de cet impitoyable exécuteur des hautes et basses œuvres du Cardinal, de celui qui avait arraché tant d’aveux, vrais ou faux, aux plus grands personnages du royaume, et qui les avait conduits à l’échafaud, par les voies tortueuses de la procédure, ce nom redouté, tomba, sinistre, dans le silence du bas-fond.

— Ah !… fit tranquillement Tancrède, en se retournant vers la muraille pour prendre un peu de repos.

À pas légers, le maître de la Bastille s’empressa de sortir de cette atmosphère fiévreuse et confinée, où il se sentait étouffer.

7

Le trou qui parle

Les jours suivants, Tancrède s’attendait à une nouvelle visite de M. de Laffémas.

Le terrible conseiller n’était pas homme à rester sur un premier échec. D’ailleurs il avait laissé entrevoir ses intentions. Son accent de menace sonnait encore dans l’oreille du Chevalier : il avait parlé de moyens infaillibles pour délier les langues rebelles. En bon français cela signifie : la torture.

— Bah ! qu’il essaie, pensait le brave enfant, ses bourreaux se lasseront avant moi. Mes lèvres ne s’ouvriront ni pour une plainte, ni pour un aveu.

Le naïf soldat connaissait mal l’âme tortueuse des magistrats de Richelieu. Avant de recourir aux grands moyens d’inquisition, Laffémas allait soumettre son patient à un supplice moins brutal, mais plus raffiné. Le supplice du silence et de l’inaction… Cette sorte de mort lente qu’on appelait le régime du « grand secret ». Mort plus atroce encore que l’autre, car elle n’avait point la compensation du repos et de l’oubli.

Cependant, non loin du cachot souterrain dont une simple voûte le séparait, un autre prisonnier roulait des jours tranquilles, à l’abri du danger et du besoin.

Ce sybarite de la Bastille, c’était notre connaissance le sire de Vauselle.

Jamais le joyeux personnage n’avait mené si douce vie, ni fait si grasse chère. Il passait ses matinées en de paresseuses stations dans la mollesse du lit, ses après-midi en flâneries sur les tours et en longs bavardages avec les pensionnaires favoris que sa faconde divertissait ; ses soirées en soupers fins et ses nuits en parties de jeu.

Malgré tant d’occupations, notre drôle trouvait encore le temps de s’occuper de ses petites affaires.

Pour cela, il est vrai, il avait déniché un précieux auxiliaire.

 

Au contraire de son collègue Duretête, le geôlier Pontivy était un fin matois, habile à se faufiler, et point insensible à l’appât d’un flacon aux lueurs aguichantes ou de quelques jaunets sonnant clair. Par son intermédiaire, Vauselle n’avait pas tardé à lier des accointances dans les entours du « Cavalier Ningun ».

Ainsi, tout le temps que dura la prostration du chevalier, il fut informé jour par jour, et presque heure par heure, de l’état du blessé. Qui donc violait en sa faveur la consigne inflexible du secret ?

Quelqu’un de bien renseigné et qui approchait de fort près le prisonnier. C’était dame Anastasie.

La nature se plaît volontiers aux contrastes, le ménage Duretête ne faisait pas exception à cette règle. Si le mari était muet et inaccessible à toute autre idée que sa consigne, il n’en était pas de même de sa femme. Dame Anastasie était romanesque, comme peut l’être une femme laide, séchée entre les quatre murs d’une geôle et mal satisfaite d’une fortune médiocre et d’un peu reluisant époux. Chargée de veiller sur la vie du cavalier Ningun, son esprit était vivement frappé du contraste offert par la situation de son prisonnier, à la fois si misérable et si important, qui n’avait point de nom, mais auquel les premiers personnages de l’État s’intéressaient. Au cours de ses longues nuits de veille, il lui arrivait souvent de se demander qui pouvait être ce beau jeune homme au visage si noble. Et elle avait fini par conclure que ce devait être quelque grand seigneur, embastillé incognito, par crainte de protecteurs puissants. Un Espagnol… hé ? la reine Anne n’est-elle pas infante d’Espagne ?…

Or, quand on est la femme d’un pauvre porte-clés, et qu’on est mal résignée à passer son existence en prison, toute occasion est bonne à saisir. Dame Anastasie songeait que peut-être un jour les soins qu’elle prodiguait au blessé lui seraient richement payés.

Et voilà que ce M. de Vauselle, dont Pontivy racontait des choses fort étranges et qui ne semblait pas, lui non plus, un prisonnier ordinaire, s’intéressait aussi à l’énigmatique Espagnol.

Ainsi plongée en plein mystère, au milieu de si grands personnages et de si graves intérêts, la tête tournait à la pétulante matrone, et elle avait peine à tenir sa langue.

Le Normand n’eut pas grand effort à faire pour la mettre dans le jeu de son patron. Quelques attentions flatteuses et quelques chatteries suffirent à tout.

En un rien de temps, des relations s’établirent, à l’insu de l’incorruptible Duretête, entre son épouse bien-aimée et le noble et gracieux occupant de la première Basinière.

Sans jamais avoir vu M. de Vauselle, dame Anastasie lui était tout acquise.

Grâce à ce manège, l’espion put suivre, sans éveiller l’attention, les progrès de la lente résurrection du chevalier Tancrède.

Or, un matin, l’attention de notre guetteur fut mise en éveil par un bruit anormal d’allées et venues dans l’escalier voisin. L’oreille tendue, il lui sembla percevoir, dans le cachot souterrain d’ordinaire silencieux, un murmure de paroles étouffées. Avec de délicates précautions, il courut au coin où se trouvait sa cheminée, et, repoussant son lit qui s’appuyait au chambranle, il bascula l’une des dalles de l’âtre.

À ses moments perdus, le précautionneux personnage avait eu soin de desceller cette dalle… à tout hasard ! La pierre enlevée, un trou sombre se révéla. Il existait en effet, entre le pavé des cellules et les voûtes des souterrains, un espace vide, de hauteur variable, selon qu’on se rapprochait plus ou moins de la clé de voûte. Cet espace formait, en quelque sorte, une caisse de résonance, qui rendait perceptibles les sons venant d’en bas. De là, Vauselle pouvait entendre. Le ton de la conversation s’élevant, il distingua les voix, puis bientôt les paroles. C’était bien ce qu’il supposait. Le chevalier s’était enfin réveillé. Et, ne perdant pas un instant, un magistrat était accouru pour l’interroger.

À partir de là, plus une syllabe ne fut perdue pour le curieux compère. Avec un intérêt passionné, il assista au duel du prisonnier défendant ses secrets contre toutes les attaques du retors inquisiteur. La colère de l’un, le calme imperturbable de l’autre formaient une intéressante opposition. Enfin, le magistrat se retira, menaçant et… penaud. Tout rentra dans le silence.

Alors, Vauselle se redressa. Il reboucla la dalle mobile, repoussa dessus les pieds de son lit, puis, en se frottant les mains, il siffla entre ses dents :

— Échec au cardinal. Son émissaire a fait chou blanc… À mon tour à présent.

Quelques instants plus tard, Pontivy arrivait, la bouche enfarinée. Il s’empressait de venir annoncer à son patron que le cavalier Ningun était sur pied. Même, il avait reçu la visite de M. de Laffémas, qui était reparti furieux. Par malheur, dame Anastasie venait de l’informer qu’elle ne retournerait plus au bas-fond. M. le conseiller interdisait toute visite au prisonnier. Notre olibrius reçut ces « nouvelles » avec le plus parfait sang-froid.

Le Normand avait hâte de se retirer. Par ordre de du Tremblay, il devait aider son collègue Duretête à enlever le poêle du souterrain.

— Oui, un petit foyer qu’on avait installé exprès pour le malade. C’était bien la peine de se donner tant de mal. Il avait fallu percer un trou dans la voûte, faire un conduit pour que la fumée aille à la cheminée… un tas d’arias.

Pontivy s’en alla en grommelant.

Au bout de quelques minutes, Vauselle perçut en effet un bruit de marteau et de pinces ; les geôliers faisaient leur besogne. Par l’ouverture de l’âtre, on les entendait distinctement frapper et gratter dans la cheminée voisine.

L’olibrius tendit l’oreille, comme s’il cherchait à se rendre compte de l’orientation des sons. De l’index courbé, il percuta les pierres de son foyer ; l’une d’elles rendit un son mat.

— Sufficit ! marmonna-t-il, et il alla s’enfouir dans son fauteuil pour réfléchir tout à l’aise.

Quelques jours passèrent sur ces événements.

Comme nous l’avons dit plus haut, Tancrède fut vivement surpris de ne plus recevoir de nouvelles de M. de Laffémas.

Personne, d’ailleurs, ne semblait plus se soucier de lui. La seule figure humaine qu’il vit encore, était celle de son geôlier. Matin et soir, il le voyait entrer de son pas lourd, faire le tour de la cellule dont il inspectait les moindres recoins, puis se retirer à la muette après avoir déposé sur la table boiteuse un quignon de pain sec et une cruche d’eau trouble.

D’abord, le chevalier prit son abandon assez philosophiquement. Ce répit avait cela de bon qu’il lui permettait de reprendre des forces pour de nouvelles luttes.

Mais au bout de quelques jours, les heures commencèrent à lui paraître terriblement longues. Plus la vigueur lui revenait, plus il sentait son sang couler, chaud, dans ses veines, et plus cette inaction et ce silence lui devenaient pesants.

À la longue, ce lui fut un véritable supplice.

— Ah ! çà, par mon étoile, jurait-il, en allant et venant comme un fauve en cage, que cherchent donc ces gens ? Pourquoi me laissent-ils me morfondre ainsi ? Qu’ils viennent une bonne fois et qu’on en finisse.

Ce qu’attendaient Laffémas et ses maîtres ? Tout simplement l’instant psychologique, la minute de défaillance fatale, que cause tôt ou tard, à l’organisme le mieux constitué, la morne impression de la solitude et de l’oubli.

Chez Tancrède, qui avait le sang vif et les nerfs à fleur de peau, les premiers symptômes du mal furent de brusques flambées de colère. Tout d’un coup et sans raison, une rage le saisissait de se sentir encagé, enseveli dans cette tombe muette. Il se jetait avec fureur contre les murailles, s’y meurtrissait, secouait de toutes ses forces les grilles inébranlables. Mais bientôt, écrasé par le sentiment de son impuissance, il retombait, sans force, sur son grabat.

À ces accès, succédaient de longs moments de dépression nerveuse. Le prisonnier restait assis, immobile, la tête dans ses mains et les yeux perdus dans le vide. Une horrible sensation le dominait alors, s’emparait de lui avec la puissance de l’idée fixe :

— Oublié !…

Il lui semblait que le monde entier se retirait de lui. L’espoir, cette ressource suprême des malheureux, l’espoir même l’abandonnait. Oui, il était oublié. Aucun terme ne lui apparaissait à cette mort lente à laquelle il était condamné. Jamais il ne reverrait la lumière du jour, les larges horizons libres. Sa vie se consumerait goutte à goutte, dans ce sépulcre. Oublié ! Ses amis, trompés, ignoraient sa chute. Qu’était-il maintenant ? Moins que rien ! Plus lui-même. Le Chevalier Mystère était mort pour tous. Ce qui vivait, hélas ! et souffrait encore dans cette fosse lugubre, c’était le chevalier Ningun. Sombre ironie des mots : Ningun ! Personne !

Alors une terreur le poignait. De ses mains il pressait sa tête comme pour retenir la raison qu’il craignait de voir lui échapper. Non ! ce n’était pas possible ! Il ne périrait pas de cette mort affreuse, contre laquelle toutes les ardeurs de sa jeunesse se révoltaient. Il avait des amis fidèles, dévoués, vaillants : Cyrano ! Claire ! la Reine !

Et ces figures qu’il évoquait de toute la puissance de sa volonté, se dressaient dans l’ombre à ses côtés. Mais, hélas ! un voile sombre semblait s’interposer entre elles et lui. En vain il s’efforçait de les saisir, de les interroger, de lancer vers elles l’appel de son cœur.

La Reine courbait la tête, comme sous la menace du terrible orage qu’elle sentait s’amonceler. Claire était prisonnière, et ne pouvait rien lui accorder, que des prières et des larmes. Mais Cyrano… où était-il ? que faisait-il ?… Ce vaillant compagnon, du moins, était libre, nul danger ne le menaçait. Comment ne donnait-il pas signe d’existence ?… Oh ! lui, Tancrède, si son camarade eût été en prison, il aurait bien su trouver un moyen de pénétrer jusqu’à lui, de lui apporter, fût-ce dans la tombe, un mot de réconfort et d’amitié…

Et rien !… toujours rien !…

Oh ! ne plus sentir, ne plus penser ! Dormir !

Et le jeune homme, à bout de forces et de souffrances, se jetait sur son grabat, la face enfouie dans la couverture, les poings serrés aux tempes.

Or, un après-midi qu’il s’abandonnait à une de ces crises de désespoir, le silence du bas-fond fut troublé par un léger bruit. Dans les sens d’un prisonnier, aiguisés par la solitude et l’inaction, toute perception insolite a des répercussions profondes.

D’emblée, l’idée vint au chevalier d’un secours providentiel qui lui arrivait.

L’esprit bouleversé, il se dressa sur un coude, l’oreille tendue.

Le bruit continuait, c’était une sorte de crissement, assez pareil au travail prudent d’un termite rongeant le bois.

Le cœur battant à lui rompre, Tancrède se raisonna :

— Point de folies, chevalier, ce n’est là peut-être que le grattement d’une bête… de quelque rongeur forant son trou.

Mais quelque chose en lui protestait contre cette interprétation. Non ! son émotion ne le trompait pas. On grattait là-haut, à l’angle de la voûte, près de l’endroit où s’ouvrait l’orifice du poêle enlevé.

Ne percevait-il pas, de plus en plus nets, tous les signes d’un travail humain ? Au crissement de l’outil rongeant la pierre, venaient de succéder des coups assourdis, tels que ceux d’un maillet frappant la tête d’un levier.

Oui, certes, quelqu’un était là, au-dessus de sa tête, se livrant à une mystérieuse besogne… On descellait lentement une des pierres de la voûte… une main invisible et prudente perçait le plafond…

Quelqu’un… qui donc ?…

Et soudain le chevalier pensa à Cyrano.

— Absurde, se dit-il. Comment serait-il parvenu là ?

Cependant, le pauvre abandonné n’osait plus faire un mouvement.

L’anxiété le poignait au cœur. Il lui semblait que le moindre geste allait rompre le charme, effaroucher l’énigmatique travailleur. Le bruit de son souffle, ardent et pressé, l’effrayait. Toute vie était suspendue en lui, concentrée dans un organe unique, l’oreille, qui écoutait.

Les coups sourds et les grincements aigres continuaient à alterner, avec une régularité mathématique.

Ce fut long, terriblement !

Maintenant, le chevalier haletait. Plus se rapprochait le bruit, et plus son esprit s’affolait. La crainte et l’espoir y faisaient succéder, en un rythme vertigineux, leurs impressions contradictoires. Peut-être n’était-ce qu’une fausse espérance ; un prisonnier voisin qui se fourvoyait, cherchant le chemin du salut dans une impasse !

N’importe ! Qui que ce fût, il serait le bienvenu ! Entendre enfin une voix humaine, sentir un être vivant près de soi, cela seul était une joie ineffable, une divine consolation !

Soudain, une poussière impalpable se détacha du plafond, vint tomber en pluie légère jusque sur le grabat, aveuglant le chevalier. En même temps, par le trou béant, un sifflement, doucement modulé, vibra dans le silence.

— Qui vive ? s’écria le soldat.

— Ami, répondit une voix assourdie. Un prisonnier comme vous.

— Un prisonnier ?…

— Oui, chut !… Faites disparaître avant tout les traces de plâtras.

— C’est fait ! Soyez tranquille, rien ne révèle votre travail. Vous avez eu la chance de rencontrer un orifice tout percé…

Un rire léger salua cette heureuse coïncidence. Puis, la voix d’en haut reprit :

— Je ne me trompe pas. Je parle bien au bas-fond Basinière ?

— En effet…

— Alors, vous êtes le chevalier Tancrède ?

À l’audition de son nom, le jeune conspirateur eut un sursaut d’étonnement.

— Moi, je suis Lhermitte de Vauselle, dit la voix.

— Vauselle !…

Comment n’y avait-il pas songé de suite ?

— Au fait, fit le chevalier, je connaissais votre arrestation par M. de Laffémas. Mais vous, comment avez-vous appris la mienne ?

— Parbleu, nous sommes entrés ici le même jour… ou plutôt la même nuit… vous sur un brancard par la poterne de l’arsenal, moi par la grand-porte et en carrosse, ce dont je ne suis pas plus fier…

— Pourtant, on avait eu la précaution de me débaptiser.

— Je sais… le cavalier Ningun ! malice cousue de fil blanc. Pour m’y tromper, il n’eût pas fallu que je vous sache pris.

— Mais encore, par qui l’avez-vous su ?

— Hé ! mordiable ! par qui voulez-vous que ce soit, sinon par l’innocent instrument de votre perte, par celle qui vous a remis le fatal billet forgé par Mazarin, en croyant vous en délivrer un de Claire de Cernay ?

— Mlle Minou ! s’exclama le candide soldat.

— Ma sœur ! dit Vauselle, avec componction.

Rien de plus logique. L’explication de l’olibrius éclairait ce qu’il restait encore d’obscur, pour le jeune homme, dans l’affaire des Récollets.

— Ainsi, dit-il, le guet-apens était bien l’œuvre de ce Mazarin.

— Tout comme mon arrestation fut celle du bon père Hilarion. Au reste, l’une est la suite de l’autre, tout s’enchaîne. La Providence, mon cher, a de ces caprices : votre sort est inexorablement lié au mien…

Jamais l’impudent escogriffe n’avait dit plus vrai, bien que cette vérité pût s’entendre de plusieurs manières. Il poursuivit :

— Vous vous rappelez sans doute notre rencontre sur la route de Sedan. À ce propos, je n’ai point encore eu occasion de vous remercier. Si vous ne m’aviez généreusement prêté votre Capitan, j’étais frit. Au reste, mon ami Bergerac a dû depuis vous restituer la noble bête et vous transmettre mes remerciements.

Tant de faconde étourdissait le chevalier.

— Cyrano est votre ami ? fit-il avec étonnement.

— S’il l’est… Brave Bergerac ! Je le crois même quelque peu pincé pour les charmes de ma sœur. Mais il n’importe. Je lui dois la vie, et ne l’oublie pas. (Cette noble déclaration alla droit au cœur de Tancrède.) Ah ! si j’avais suivi ses conseils, continua l’espion avec un soupir hypocrite, je ne serais pas ici. Et vous non plus. Le cardinal ne se serait pas saisi de ma personne et de mes papiers. Il n’aurait pas connu ainsi vos intrigues avec la Reine et les Princes, et vous seriez encore libres, vous et Mlle de Cernay.

— Hélas ! soupira le chevalier, pensant à Claire.

Après la cure de silence qu’il venait de subir, un tel afflux de paroles commençait à porter à la tête du jeune homme, comme la griserie d’un vin trop capiteux. Vauselle le devina et se hâta d’en profiter :

— Dites-moi, fit-il en baissant mystérieusement la voix, avez-vous pu détruire à temps le message de la Reine ?…

Pris au dépourvu par cette question, Tancrède fut sur le point de laisser échapper la vérité… Par bonheur, une secrète intuition le retint… Il répliqua évasivement.

— On n’a trouvé sur moi aucun papier…

— Tant mieux, rétorqua vivement l’autre. Car cette preuve saisie, nous serions tous irrémédiablement perdus : vous, moi, ma sœur et Mlle de Cernay.

Vauselle appuya avec intention sur ce dernier nom, et un nouveau soupir, échappé aux lèvres du jeune homme, l’avertit que le coup portait. Il redoubla donc :

— Tandis que, cette pièce capitale étant sauvée, nous pouvons toujours nier. Il suffit de nous entendre sur ce qu’il convient de répondre au Laffémas. Vous me comprenez ?…

— À merveille ! approuva Tancrède. Seulement, voilà le hic. Si, grâce à votre adresse, nous pouvons nous concerter tous les deux, comment savoir ce que diront les autres : votre sœur et…

— Bon ! cela c’est mon affaire, coupa l’olibrius. L’essentiel, c’est le message. À tout prix, il faut éviter qu’on le trouve. Si donc il n’est pas détruit, mais seulement caché

Vauselle avait prononcé ces mots avec intention. Le petit soldat, inquiet, s’empressa de répliquer :

— J’entends, vous craignez qu’on ne le cherche. Au surplus, que pouvons-nous faire, prisonniers ici, dans cette Bastille ?…

— Hé ! hé ! fit l’autre avec un rire sec, il y a Bastille et Bastille…

Comme il allait entrer dans de plus amples explications, un bruit de pas retentit dans l’escalier.

— Alerte, cria-t-il, on vient. Nous recauserons de tout cela, chevalier.

Le son mat d’une dalle rabattue se fit entendre. Au même instant, la porte du souterrain s’ouvrit et la figure hermétique de maître Duretête parut dans l’encadrement.

Dans quel trouble cette aventure avait mis l’âme du bouillant chevalier Mystère, on le conçoit sans peine. Rencontrer en un tel lieu un ancien complice, un homme qui paraissait connaître familièrement Cyrano et même Claire de Cernay, cela tenait du miracle. Pas un instant, il ne songea à ce que cette coïncidence pouvait avoir de suspect. L’idée que ce Vauselle, si empressé à se rapprocher de lui, pût être un de ces « moutons », comme on les appelle dans l’argot des geôles, qui font métier d’arracher leurs secrets à leur compagnon d’infortune, cette idée odieuse n’effleura pas même son loyal esprit. Une chose pourtant aurait dû le mettre en garde : l’insistance de son nouvel ami à ramener la conversation sur la lettre d’Anne d’Autriche. Le jeune homme l’imputait à une inquiétude toute naturelle, et au désir légitime de faire disparaître un témoignage dangereux de leurs intrigues.

Aussi, le chevalier attendit-il, avec une impatience fébrile, le moment où l’éloignement des geôliers permettrait de reprendre la conversation.

De son côté, maître Vauselle se félicitait. Certes, il avait manqué son coup de surprise : le jeune homme n’avait point lâché la confidence espérée. Pourtant il était visible que ce n’était point la défiance qui l’avait retenu. Or le félon avait plus d’un tour dans son sac ; il lui suffisait, pour l’heure, de conquérir progressivement l’amitié et la confiance de son jeune voisin ; l’instant des aveux viendrait fatalement.

Le lendemain et les jours suivants furent employés par l’espion de Mazarin en travaux d’approche.

Tancrède apprit, sans trop de surprise, que son nouveau camarade, n’étant pas comme lui au grand secret, avait la faculté de recevoir des visites. Ce dont il profitait pour correspondre activement avec Mlle Minou. Quoi de plus naturel que cet intérêt d’une sœur pour son frère malheureux et persécuté ? Or, à Rueil, où elle demeurait maintenant, la jolie comédienne avait retrouvé, parmi les poètes du cardinal, un de ses adorateurs…

— Cyrano ! s’écria Tancrède, bouleversé en apprenant cette stupéfiante nouvelle.

— Oui, Bergerac lui-même.

Et comme le petit soldat n’en revenait pas, se demandant ce que son ami pouvait faire chez Richelieu…

— Quoi ! ne devinez-vous pas ? expliqua l’aventurier. Bergerac est au courant de tout ; ma sœur lui a révélé les dessous du guet-apens. Alors, ce brave ami s’est mis en campagne pour vous sauver, et, comme la clé de toute l’affaire est…

— Claire de Cernay ! haleta l’amoureux.

— … Avant tout, Bergerac recherche Claire.

— Il la retrouvera, applaudit Tancrède, plein de confiance en son vaillant camarade.

— Il l’a retrouvée, corrigea Vauselle.

Sur quoi, battant le fer sitôt chauffé, l’hypocrite enfila une histoire moitié vraie, moitié fausse, mais que le chevalier, transporté de joie, crut bénévolement de bout en bout. Cyrano avait retrouvé Claire. Elle était enfermée au couvent, et Mlle Minou – au péril de sa liberté – avait réussi à se faufiler auprès d’elle. Ainsi, bientôt, si Tancrède le voulait, il pourrait correspondre avec sa blonde amie.

Cette fable était une trouvaille de maître. À peine l’eut-il débitée que l’espion sentit quel coup décisif il venait de porter. Transporté à la pensée d’entrer en communication, même lointaine, avec celle qu’il croyait perdue pour lui à tout jamais, le jeune homme semblait délirer. Un tel bonheur l’étouffait ; il avait peine à y croire.

— Quoi ? écrire à Claire ! Recevoir ici, dans cette oubliette, une réponse d’elle… Est-ce possible ? ô mon Dieu…

— Possible… Essayez !… affirma l’autre. Tracez un mot, et je me charge de le faire passer à ma sœur ; et du diantre si la fine mouche ne le remet pas en bonnes mains…

C’en était fait ! Le chevalier avait mordu à l’hameçon ! À présent, Vauselle le tenait.

Toutefois, après cette révélation sensationnelle, le jeune prisonnier ne se décida pas tout de suite. Non point qu’il hésitât – l’occasion était trop tentante ! – mais il convenait d’être prudent. Une lettre pouvait être surprise, égarée, interceptée en chemin !

D’autre part, si grand que fût l’intérêt de mettre en sûreté le message d’Anne – caché sur le lieu même du guet-apens –, il y avait danger à y faire allusion, même à mots couverts.

Longtemps Tancrède réfléchit, retournant dans son cerveau brûlant tous les termes de ce délicat problème.

Enfin, un soir, Vauselle l’entendit frapper à la muraille. C’était le signal convenu entre eux.

— Ouf ! fit-il, l’ami se décide. Il y a mis le temps.

Et, les mains tremblantes, l’œil brillant de convoitise, toute sa denture de loup découverte par un hideux sourire, l’espion courut soulever la dalle. Ah ! si l’imprudent Tancrède avait pu le voir en ce moment, comme il se fût gardé de lui confier ce chiffon de papier, roulé menu, qui, accroché à un fil, grimpa bientôt, à travers la cheminée, vers la « première Basinière ».

Hélas ! le sort en était jeté ! Tancrède étant dans l’engrenage, il devait y passer tout entier.

À peine entre ses mains, le billet destiné à Mlle de Cernay, l’aventurier se hâta de le déplier.

— Mordiable ! fit-il, les lèvres pincées, son sourire subitement envolé ; ce petit serait-il plus fin que moi ?

Le billet contenait ces simples mots :

 

Ma chère marraine,

Votre filleul, après une cruelle maladie, est enfin en convalescence. Encore trop faible pour entrer dans de longs détails, il le fera dès qu’il n’y aura plus de danger à écrire. Puisque votre santé est également très éprouvée, il vous prie de ne point vous fatiguer à lui répondre. Toutefois, comme un gage de votre souvenir lui serait infiniment cher et précieux, il vous supplie – si vous recevez fidèlement la présente – de lui faire tenir par la même voie l’écharpe de soie que vous portiez lors de notre dernière rencontre. Les choses ont aussi leur langage. Celle-ci dira au pauvre exilé : Je n’oublie pas.

 

Avec une grimace de déception, l’olibrius retournait en tous sens la missive du chevalier. Parbleu ! la chose était évidente : le voisin se défiait. Avant de se lancer dans une correspondance dangereuse, il voulait être assuré que ses lettres parviendraient bien à leur adresse.

De crainte de compromettre la jeune fille, il lui interdisait même d’écrire. Il lui demandait un simple signe de connivence ; son écharpe. Comment se procurer cet objet ? Et il n’y avait pas moyen d’en substituer une autre ; le chevalier précisait bien, il en connaissait certainement le dessin et les couleurs.

— Diantre de gamin ! Où la prudence va-t-elle se nicher ?

Soudain, pourtant, la figure rembrunie de l’espion se rasséréna :

— Triple sot que je suis ! Rien n’est perdu ! Au contraire… il demande un gage de sa bonne amie… Hé ! par tous les diables d’enfer, il l’aura. Il l’aura… ou je ne suis qu’un niais, et Minou une innocente !

Vivement, il courut à sa table, et, d’une traite, il traça une longue épître. Puis il glissa la chose dans une enveloppe, en compagnie du billet du chevalier. Il scella et mit l’adresse : « À Mademoiselle Minou, comédienne ordinaire de Son Éminence, au Château de Rueil ».

— Pontivy, mon maître, dit-il à son porte-clés qui entrait, d’urgence ce pli au Palais-Cardinal, avec prière de le faire tenir par exprès à sa destinataire. Point de retard, n’est-ce pas… il s’agit des plus graves intérêts de l’État…

8

La fureur de Cyrano

Ce matin-là, Cyrano se leva tard.

La nuit précédente, il s’était laissé aller, plus que de raison, à boire et à bavarder avec ses nouveaux amis, les poètes du Cardinal. Puis, comme chaque nuit, quand tout dormait au château, il avait entrouvert sa porte à la furtive visiteuse qui lui apportait les délices de l’amour.

Bien qu’un peu las, notre ami se sentait l’âme guillerette. Le soleil brillait clair, de joyeux chants d’oiseaux montaient des arbres du parc. Tout en se faisant la barbe devant son miroir, le doux poète fredonnait une ariette, en laissant errer ses yeux sur les verdures reposantes des jardins.

Décidément, on était bien à Rueil ! Mieux que dans le galetas solitaire du « Mouton Blanc ».

Pourtant, sur cette quiétude de notre ami, un nuage léger flottait. Quelques jours auparavant, Cyrano avait écrit à Saint-Amant pour l’informer de son changement de fortune, et il venait de recevoir du gros philosophe cette réponse, d’un laconisme déconcertant : « Timeo Danaos. »

Autrement dit : « Méfie-toi ! »

Se méfier ? De quoi ? Le poète haussa les épaules. Est-ce que, dans la vie, tout ne s’arrange pas ? De cette vérité, il était la preuve vivante.

Au moment où il se croyait perdu, lui et sa chère Minou, ne s’était-il pas trouvé transporté, d’un coup de baguette magique, dans ce séjour de délices, près de la plus gracieuse des fées ?

Quant à son ami, pour lequel il avait tremblé, sa fidèle étoile ne l’avait-elle pas, lui aussi, tiré du danger ? Tancrède était parvenu sans encombre à Bruxelles. La nouvelle était sûre, sa bonne amie la lui avait rapportée, la veille, toute fraîche, de Paris.

Depuis peu, en effet, Mlle Minou était autorisée à faire de fréquentes absences. Une de ses parentes, qui habitait Chaillot, venait de tomber malade. Naturellement, la compatissante enfant allait lui rendre visite, et elle en profitait pour pousser jusqu’à Paris et s’informer du sort de son malheureux frère, toujours incarcéré à la Bastille.

Ah ! la chère petite aimait tendrement sa famille !

En ce moment même, Mlle Minou s’apprêtait pour une de ces sorties, et, du coin de l’œil, notre galant la pouvait entrevoir, allant et venant dans sa chambrette, laquelle – voyez l’heureux hasard – se trouvait juste en vis-à-vis, grâce à un retour d’équerre du pavillon.

Donc le Gascon se faisait le poil, chausses pendantes et la face barbouillée de savon. Il songeait que la vie a du bon, et qu’à tout prendre, le Cardinal était un assez bon diable.

Soudain, ses sourcils se froncèrent. Une palpitation de mauvais augure agita les ailes du terrible nez. L’œil fixé sur un point de la route, Cyrano laissa expirer son ariette avec une fausse note retentissante, et il gronda entre ses dents :

— Verdious ! Que vient faire par ici cet oiseau de malheur ?

Le personnage dont la vue lui arrachait ces démonstrations de mécontentement était un cavalier lancé à toutes brides, qui venait de s’arrêter net devant la grille d’entrée.

Là, mettant pied à terre, ce nouveau venu avait interpellé un factionnaire et lui avait jeté un ordre. Sur quoi, tandis que le soldat se dirigeait vers la cour où s’ouvrait le perchoir du poète, le cavalier se mit à faire les cent pas devant la grille.

Il n’y avait, en tout cela, rien que de naturel. L’arrivant était un officier du Cardinal. Il apportait un ordre urgent du maître, et il attendait qu’on allât chercher la personne que cet ordre concernait.

Pourtant le cœur du bretteur se serra ; le pressentiment vague d’un malheur le frôla de son aile.

C’est que ce cavalier, tout poudreux, ressemblait terriblement à l’homme fatal qui lui apparaissait à chaque tournant de sa destinée.

Trois fois déjà, Cyrano avait trouvé sur son chemin cette malencontreuse figure : aux Carmélites, dans les jardins de la Reine, et enfin, voici peu, au Louvre.

Or, à chaque fois, l’apparition de cet éternel revenant avait coïncidé avec un coup de théâtre !

Qu’allait-il se produire, cette fois-ci ?

Point n’est besoin d’ajouter, après cela, que ce malencontreux cavalier était d’Artagnan.

Vivement intrigué, le poète suivit du regard l’envoyé du lieutenant et le vit pénétrer dans l’escalier qui desservait le pavillon d’angle. Instinctivement, il tourna les yeux vers la fenêtre de son amie. Elle était fermée. Le galant eut une impression désagréable en n’apercevant plus la silhouette de la jolie brune.

L’instant d’après, le soldat reparut. Il était accompagné d’une dame, emmitouflée de pied en cap dans une grande mante garnie de dentelles.

— Bon ! pensa Cyrano, un peu rassuré, affaire de cœur. J’aime mieux cela !

La dame traversa la cour en se glissant avec précaution le long des murs. Penché hors de sa mansarde, le bretteur avait peine à distinguer d’elle autre chose qu’un pan de manteau.

Mais lorsqu’elle s’engagea sous le péristyle voisin, un sursaut faillit le précipiter du haut de son perchoir sur le pavé de la cour.

Dans la conquête présumée de d’Artagnan, ne venait-il pas de reconnaître sa pure tendresse, la candide et fidèle Minou ?

Sans plus réfléchir, en dépit de l’état embryonnaire de sa toilette et de sa barbe à moitié faite, il se rua hors de sa chambre, descendit en trombe les degrés et bondit à travers le péristyle sur les traces de la fugitive.

À la grille, il constata avec dépit que le mousquetaire n’était plus là.

— Pardious ! triple niais, se morigéna-t-il, ils ne sont point restés à t’attendre ! s’ils ont à causer, ils se sont mis à l’abri dans quelque bosquet !

Au grand ébahissement des valets stupéfaits de voir filer à telle allure un homme en costume de sauvage, notre jaloux se lança à travers les allées du parc.

Dans cette ruée folle, il se jeta sur un personnage qui le rattrapa par un pan flottant de manche, en s’écriant :

— Hé là ! piano, Mousou, le favori des Mouses. Après qui courez-vous donc si furieusement ?

C’était Mazarin. D’un geste brusque, Cyrano se dégagea de l’étreinte et, en reprenant son galop, il jeta :

— Je vole… après une rime !

— Bene ! sourit l’autre en le suivant de l’œil. Cette rime-là ne se laisse point prendre au vol, mon zoli poète !

De fait, l’enragé bretteur eut beau battre en tous sens buissons et bosquets, il ne trouva point la retraite discrète, où s’abritait la coupable entrevue de son amie et de son adversaire.

Comme il s’en revenait l’oreille basse, il s’entendit appeler par un grand diable de laquais qui tenait un pli à la main :

— Monsieur de Bergerac, une lettre pour vous.

— Quoi encore ? maugréa-t-il en décachetant le billet d’une main fébrile. C’est d’elle ! Voyons ce qu’elle me mande.

À mi-voix il lut, tout en s’interrompant pour exhaler sa colère :

« Très chère âme ! » – Bon, passons la fadaise ! – « On vient de m’aviser… » – On ? c’est-à-dire le beau d’Artagnan… – « de m’aviser que ma pauvre parente est au plus mal » – hum ! voilà une maladie qui arrive bien à point ! – « vous concevez combien cette triste nouvelle me déchire le cœur… » – Elle ose parler de son cœur, la perfide ! – « Je vais à Chaillot… » – Ou ailleurs ! – « Ne m’attendez pas ce soir » – Milledious ! c’est le comble ! la journée ne lui suffit plus… elle découche…

— Ça, mon drôle, reprit-il en glissant la lettre dans sa poche, où est la personne qui t’a remis ce beau poulet ?

— La dame ? répliqua le laquais. Elle montait en carrosse et elle a pris le chemin de Paris.

— De Chaillot, veux-tu dire ?

— Mon Dieu ! mon gentilhomme, pourquoi vous tromperais-je ? Quand la dame a donné ses ordres au cocher, je tenais les brides, j’ai entendu qu’elle disait : « Au faubourg Saint-Laurent ».

Ainsi, il n’y avait plus de doute. Minou mentait. Elle n’allait point à Chaillot, il n’y avait pas de parente malade. Elle avait vu d’Artagnan et, sitôt après, elle était partie, où ?… au faubourg Saint-Laurent !…

Cyrano reçut le coup en pleine poitrine et en resta comme assommé.

Une main posée sur son épaule lui rendit conscience des choses. Il se retourna et aperçut la face souriante de Mazarin :

— Bene ! susurra celui-ci, l’avez-vous trouvée, cette rime, mousou de Bergerac ?

— Non, gronda-t-il en se redressant, mais je la cherche !

L’autre s’éloigna en riant sous cape, tandis que le poète le suivait d’un regard défiant.

À ce moment, il s’aperçut que les valets examinaient sa figure et son singulier accoutrement avec une joie malicieuse.

Dominant le trouble qui l’agitait, il foudroya les rieurs d’un regard terrible ; puis, noblement, fit volte-face et regagna son logis à pas lents.

Quand il rentra dans sa mansarde, où flottait encore le délicat parfum de la jolie fille, le triste amoureux se sentit prêt à défaillir. De nouveau, il se raidit et voulut se remettre à sa toilette.

Mais sa main tremblait. En se regardant dans le miroir à barbe, il eut peine à reconnaître la figure pâle et décomposée que la petite glace lui renvoyait.

D’un geste brutal, il lança au diable savonnette, rasoir et serviette et s’enfouit rageusement dans son fauteuil, les deux poings sur les yeux.

Un assez long temps, il resta ainsi, à demi prostré, contenant la colère sourde qui bouillait en lui.

Minou le trompait ! À cela, point le moindre doute. Mais pourquoi ? Oui, pourquoi tous ces mensonges ? Ses caresses trompeuses, ses câlineries perfides, ses baisers menteurs, pourquoi cette comédie de l’amour ?

À cette question qui l’obsédait, le malheureux ne trouvait pas de réponse. Ou plutôt, il n’en trouvait qu’une, si affreuse, si désespérante, qu’il s’obstinait à la chasser. Un reste d’amour combattait encore, pour la perfide, dans son cœur atrocement déchiré. Il ne pouvait pas, il ne voulait pas la croire capable d’une trahison aussi infâme, aussi lâche que celle dont il avait le soupçon.

Et pourtant ?… Les deux mots de Saint-Amant lui repassaient en tête, il les ressassait, comme un refrain : Timeo Danaos… et dona ferentes… crains les Grecs et leurs présents.

Eh oui ! c’était trop évident. Il avait beau fermer les yeux, la lumière pénétrait à travers ses paupières closes. Tous ici lui mentaient, tous étaient conjurés pour le duper. Mensonge, la bienveillance du Cardinal l’accablant de bienfaits ; mensonge, la souriante bonhomie de Mazarin ; mensonges, les caresses de Minou.

Et tant d’artifices, tant de duplicité, tant de fausses protestations ne pouvaient avoir qu’un but : l’aveugler, l’engluer dans une douce et trompeuse quiétude, en un mot, l’endormir !

Alors, pourquoi ce sommeil où on le berçait de si jolis rêves ? Pourquoi ? si ses amis étaient hors de danger ? Si Claire était en sûreté, si Tancrède était parvenu en Flandre !

Brusquement il releva la tête. L’œil fixe où luisait une flamme, le front pâle, la lèvre tremblante, il balbutia :

— Si… en cela aussi… ils me mentaient ?…

D’un geste, il fut sur pied :

— Cyrano, s’écria-t-il, en se frappant rudement la poitrine. Saint-Amant a raison. Tu es un lâche, doublé d’un sot !…

« Regarde-toi donc, mon bon ami, et dis franchement si tu te crois la figure et les grâces d’un amant fortuné, d’un joli poète de cour !

« Sois juste et cesse d’accuser autrui de tes propres fautes ; le Cardinal suit sa politique impitoyable, le Mazarin pousse sa fortune, quant à la Minou… c’est une fille d’Ève… elle est née avec le mensonge aux lèvres et la perfidie au cœur !

« Le vrai coupable, c’est toi ! Oui, Savinien, toi seul ! Toi ! qui te laisses enchaîner lâchement par les charmes d’une Circé et qui te réveilles transformé en pourceau.

Son œil étincelant fit le tour de la mansarde trop étroite pour sa colère.

— Qu’es-tu devenu ? Un parasite, un Scudéry ! Ta liberté dont tu étais si fier, qu’en as-tu fait ? Vendue pour une pension, pour une existence de paresse et de bombance. Regarde-toi, malheureux ! tu engraisses !

« Tiens ! vois ton épée ! Pendue à un clou, rouillée sans doute dans son fourreau ! Une rapière, cela ?… ah ! fi ! c’est une quenouille ! un pauvre objet de parade… une épée de cour !

« Et, pendant que tu te vautres dans l’orgie, où sont ceux que tu avais juré de protéger ? Où est Tancrède, ton ami de cœur ? Où est Claire ?

Sur son front mouillé de sueur, il passa la main :

— Quel réveil ! murmura-t-il douloureusement.

Mais soudainement redressé :

— Allons ! vas-tu plaindre ta misère à présent ? Si le coup est rude, il est salutaire. Bénis-le, car il te rend à toi-même. Ah ! monseigneur de Richelieu, vous avez acheté Cyrano. Vous l’avez englué dans vos fils d’or, monsieur Mazarin ! Et vous, la belle, vous l’avez ensorcelé par vos charmes… L’heure du réveil est venue ! Je secoue le joug ! je romps la trame !

« Et malheur à vous, grands et petits, si vous avez touché un cheveu de la tête de ces deux innocents ! Vous m’en rendrez compte, de par Dieu ! À dater de cette heure, Cyrano de Bergerac est libre. Gardez-vous !

Rapidement, le bretteur passa un pourpoint, se couvrit d’un feutre et jeta un manteau sur ses épaules. Puis, il ceignit sa rapière en s’assurant qu’elle jouait bien dans son fourreau.

Après quoi, d’un pas ferme, sans un regard d’adieu, sans un soupir de regret, il sortit de cette mansarde où une heure encore auparavant tout respirait amour et joie, mais où désormais il se sentait étouffer dans une atmosphère empoisonnée de mensonge et de trahison.

Il se rendit aux écuries, sans être vu : c’était l’heure où l’on menait boire les chevaux. Une porte de service lui permit de gagner la campagne ; à l’abreuvoir, il aperçut un valet qui tenait en bride plusieurs bêtes, parmi lesquelles son Stello. Un petit écu glissé au palefrenier et la vaillante bête fut harnachée.

Quelques instants plus tard, Cyrano de Bergerac s’éloignait ventre à terre du château de Rueil !

Où allait-il ?…

Peut-être ne serons-nous pas longs à le savoir.

9

Un chapeau pour une écharpe

Lorsque, à l’issue de son entrevue dans l’oratoire avec Anne d’Autriche, d’Artagnan avait promis à la Reine de retrouver Claire de Cernay, le mousquetaire ne possédait aucun indice qui pût le mettre sur la trace de la disparue.

Pour mener à bien sa délicate entreprise, il comptait uniquement sur une imprudence de Mazarin.

Il ne perdait donc point de vue les deux acolytes du Monsignor : Minou et Vauselle.

Jusqu’à ce jour, pourtant, il n’avait rien découvert.

Mais ce matin-là, Richelieu l’ayant fait mander, le chargea d’un pli confidentiel et urgent pour la comédienne. La lettre venait de la Bastille. D’Artagnan eut la brusque intuition qu’il tenait enfin la lumière. En examinant la suscription de la lettre, il n’eut pas de peine à reconnaître la main du sire de Vauselle. Aiguillonné par un secret espoir, notre porte-casaque abattit ventre à terre le chemin du Palais-Cardinal au château de Rueil.

Comme de juste, il était à mille lieues de se douter que son arrivée allait déchaîner une tempête dans la cervelle de son ennemi juré, Cyrano de Bergerac.

Pendant que celui-ci le cherchait à travers le parc, il était tranquillement installé dans le corps de garde, en tête à tête avec Mlle Minou. Là, parmi la fumée des pipes et le relent des cuirs, la jolie brune prit connaissance de la lettre de son « frère ».

En l’observant de coin, d’Artagnan la vit tirer de ce pli un second papier, soigneusement plié, qu’elle déchiffra avec un sourire de sphinx.

Ensuite, elle ordonna d’atteler une chaise. Et, sur un coin de table encombré de brocs et de verres, elle griffonna hâtivement quelques mots. Le mousquetaire ne se fit pas scrupule de jeter un coup d’œil par-dessus l’épaule de la belle. Ainsi, il put voir que l’épître était destinée à Cyrano et qu’elle avait pour but d’excuser une absence assez prolongée. Le prétexte de la parente malade le mit en joie.

À présent, il en savait assez. Sans attendre la suite, il prit congé de sa gracieuse correspondante, et, sautant à cheval, il se lança sur le chemin de Paris.

À peine le Béarnais eut-il fait une demi-lieue dans cette direction, qu’il abandonna la grand-route et enfila une traverse ; celle-ci contournait une vieille chapelle en ruine, dédiée au bienheureux Cucufa, et revenait vers le château.

À une portée de pistolet de la grille, d’Artagnan mit pied à terre, et, laissant sa monture attachée à un arbre, il se glissa dans un petit bois qui surplombait la route. Là, se coulant en pleine broussaille, il s’aplatit contre terre et attendit.

En résumé, après cette étrange manœuvre, notre héros était revenu tout simplement à son point de départ.

Si quelqu’un s’étonne de cette apparente contradiction, nous lui rappellerons respectueusement la définition que d’Artagnan avait donnée de lui-même à Anne d’Autriche.

— En moi, avait dit le subtil Méridional, il existe deux hommes : le lieutenant de mousquetaires, qui est au Cardinal, et le gentilhomme, qui n’appartient qu’à soi, c’est-à-dire à ceux qu’il aime.

Or, le cavalier qui avait apporté le message de Vauselle à sa sœur, et qui, ceci fait, avait repris, au vu de tous, la route de Paris, c’était le lieutenant, autrement dit d’Artagnan numéro un. Tandis que le personnage qui, faisant le chemin inverse, était venu se poster en observation sans être vu de personne, c’était le gentilhomme, le serviteur d’Anne d’Autriche, en un mot, d’Artagnan II.

Le mousquetaire était au guet depuis un petit quart d’heure à peine, quand une chaise, attelée de deux rapides coursiers, passa sur la route, à sa hauteur. La voiture était sans armoiries et le cocher sans livrée, mais, à travers la glace relevée, l’œil perçant du Béarnais n’eut pas de peine à reconnaître le profil d’une jeune femme brune.

D’Artagnan laissa l’équipage prendre une certaine avance ; puis il alla détacher sa monture, dévala le talus et, sautant légèrement en selle, piqua droit dans le sillage de la voyageuse.

Par le pont de Neuilly, les faubourgs du Roule et Saint-Honoré, la chaise gagna Paris. Notre cavalier s’y engagea à sa suite.

Après avoir suivi l’interminable ruban de la rue Saint-Honoré jusqu’à la barrière des Petits-Champs, le carrosse tourna par la rue de Grenelle. On entrait dans le dédale de voies enchevêtrées qui contournaient les Halles. Pour ne point perdre contact, d’Artagnan rapprocha les distances. On sinua par les rues Tiquetonne et du Petit-Lys pour déboucher de biais aux environs de l’abbaye Saint-Martin. Là, le mousquetaire eut une perplexité. La chaise venait d’enfiler la rue Grénetail. Il reconnaissait déjà le logis de maître Coquillart. Veuve de ses principaux locataires, la petite maison semblait porter leur deuil sur sa façade grise.

— Mordi ! pensa-t-il, me serais-je leurré ? la « parente malade » gîterait-elle tout simplement au Mouton Blanc ?

La voiture passa sans s’arrêter. Quelques tours de roues encore, et elle franchit la porte Saint-Martin. Elle avait traversé Paris de bout en bout.

— À la bonne heure, se félicita le cavalier « suivant ». L’air de la capitale ne vaut rien pour les malades. On aura mis notre chère parente à l’abri des vents malsains, dans quelque lieu de repos des environs. Attention ! nous approchons.

Pressant du genou le flanc de sa monture, d’Artagnan serra au plus près. Mais, brusquement, la chaise s’arrêta. Pris à l’improviste, il n’eut que le temps de jeter son cheval, d’un brutal coup de rêne, derrière un angle de muraille. Il avait failli se laisser surprendre.

Comme il avançait la tête hors de son refuge, il vit repasser devant lui, au pas de ses bêtes fumantes, le carrosse… vide.

Ce court moment avait suffi à la voyageuse pour s’éclipser.

Prudemment, notre pisteur examina les alentours. À perte de vue, c’était une haute muraille grise, sans autre issue qu’une porte sombre et soigneusement close. Cette porte était percée d’un judas et surmontée d’une croix.

— Un couvent ! constata-t-il. La douce Minou irait-elle faire ses dévotions ? Une excommuniée, la chose est peu probable.

« Bon ! j’y songe, nous sommes au faubourg Saint-Laurent. Ce monastère ne peut être que les Récollets ! Un couvent d’hommes ?

Vaguement dépité, le lieutenant plissa le front, tout en cherchant de l’œil par où la visiteuse avait bien pu disparaître.

— Quintuple niais ! s’écria-t-il soudain ; les Récollets, règle de saint François, autrement dit Capucins Franciscains ou tout autre Ejusdem farinæ ! sont certainement les très humbles et obéissants serviteurs du Cardinal. Parbleu ! notre tendre amie est dans ces murs. Ergo sa pauvre parente y est enclose. Tu tiens le fil, d’Artagnan, s’agit à présent de ne point le lâcher.

De ce soliloque, on peut déduire que si le fidèle serviteur de la Reine ignorait en quel lieu le conduisait sa poursuite, il savait fort bien, par contre, ce qu’il y venait chercher. Il paraissait tout particulièrement fixé sur l’identité de cette fameuse parente dont la subite maladie émouvait si vivement le tendre cœur de Mlle Minou.

Sûr qu’il ne faisait point fausse route, le Béarnais retourna sur ses pas pour reprendre son cheval qu’il avait laissé dans une encoignure.

Il s’agissait maintenant de trouver dans les environs quelqu’un ou quelque chose qui pût lui fournir des renseignements.

Comme il cherchait autour de lui, il avisa une petite barrière. Un coup d’œil à travers les fentes lui permit d’entrevoir un enclos désert où ne semblaient pousser que ronces et broussailles.

Il poussa le vantail. Celui-ci céda sans résistance.

— Allons, se dit-il en faisant un pas dans l’enclos, où cela mène-t-il ? Je l’ignore, mais je trouverai peut-être de ce côté un observatoire, d’où plonger dans ce diabolique couvent.

Par précaution, il repoussa la barrière et la ferma à l’aide d’une barre rongée de rouille.

Le clos confinait au cloître du monastère dont il n’était séparé que par une muraille tapissée de lierre.

D’un œil expert, le mousquetaire en mesura la hauteur et fit une grimace. Puis il tâta le mur du pommeau de son épée. À un endroit, un bruit mat révéla la présence d’une porte basse qu’on ne pouvait apercevoir sous l’épais rideau des plantes parasites qui la recouvrait.

— Fermée, murmura-t-il, après avoir éprouvé la serrure. C’eût été trop commode, aussi. Nos bons Capucins n’ont point coutume de laisser leur huis grand ouvert.

Revenant à sa première idée, il se remit à chercher un poste d’observation. Au travers des broussailles, une espèce d’allée était ménagée ; d’Artagnan la suivit, enjambant les souches, accrochant son manteau à toutes les épines, et soudain il se trouva en face d’un pavillon – ou mieux, des ruines d’un pavillon ancien.

À l’instar du jardin, la bicoque avait l’aspect lamentable des lieux depuis longtemps abandonnés. Un pan de mur s’était abattu, entraînant dans sa chute une partie de la toiture. Seule, une aile restait debout. On pouvait y accéder par un escalier qui, depuis le cataclysme, se trouvait à ciel ouvert, suspendu dans le vide, au centre de ce belvédère.

Mis en curiosité, le mousquetaire gravit les marches branlantes, poussa une porte vermoulue dont les ais cédèrent sans que les charnières, percluses de rouille, daignassent tourner sur leurs gonds.

Bien que préparé à rencontrer là un spectacle de désolation, d’Artagnan resta sur le seuil, stupéfait et hésitant.

— Cadédis ! Quel coupe-gorge, murmura-t-il. On s’est assassiné, là-dedans.

La porte défoncée et pendante hors de ses gonds, les meubles renversés : un escabeau gisant à terre le pied brisé, une table sens dessus dessous, une miche éventrée dont les débris jonchaient le sol, tout témoignait d’un récent bouleversement.

Au premier pas, le Béarnais tomba en arrêt devant une épée dont la lame, à demi engagée dans le fourreau, étincelait parmi les débris épars. Comme il se baissait pour la ramasser, son œil se trouva attiré par une chose vague dont la couleur brillante l’intrigua. Il tira à lui et dégagea une plume – une plume ne va pas sans un oiseau –, en tirant encore, il mit au jour un objet informe, innommable, tant il était fripé et cabossé.

— Un feutre ! s’exclama-t-il. Un feutre et une épée ?… bon !… des gants, à présent…

En repoussant du pied le tabouret, il venait, en effet, de découvrir une paire de gants militaires à revers de cuir.

— Tout l’attirail y est… Foi de mousquetaire, on a égorgé quelqu’un ici !

Son mobile visage revêtit une expression d’inquiétude.

 Ah ! çà ! l’aventure se corse ! Je cherche une femme, et c’est un homme que je trouve. Un homme ? non pas, mais un chapeau, mais un chapeau, cela suppose une tête. Si c’était… Diantre !

Sans oser préciser sa pensée, d’Artagnan secoua le chef, puis il se mit à contempler ses trouvailles d’un air piteux :

— Mon bel ami, se dit-il, voilà ta chance. Tu pars joyeusement pour exécuter une petite pastorale, et la comédie tourne au tragique !… Tu cherches… une malade, et tu trouves un mort, ou guère mieux ! Le jeu devient terriblement dangereux.

« M’est avis qu’il s’est passé ici des choses qu’il serait sage d’ignorer. Passe de jouer un bon tour au Mazarin, mais se frotter à l’autre, brrr… ! il n’y va de rien moins que de ta tête !

En se faisant ces réflexions, le prudent Béarnais laissait errer ses regards sur la salle désolée, témoin du sombre drame dont il ne soupçonnait que trop les péripéties et les acteurs.

À travers la fenêtre grande ouverte, il voyait l’enclos désert. Au moment où il s’apprêtait à battre en retraite, un cri de stupeur lui échappa. Le chemin du retour lui était fermé.

Un homme venait de pénétrer dans le jardin et, avec une prudente circonspection, s’avançait vers le pavillon.

 

Il est temps de revenir à Cyrano.

Une demi-heure environ après le passage de la chaise qui emportait Mlle Minou, flanquée de son garde du corps improvisé, un cavalier débouchait au rond-point de Neuilly.

Ce cavalier, suant et soufflant, chevauchait une monture dont la robe alezane était couverte d’écume. Laissant devant lui le chemin du Roule, il tourna par la route de la Révolte, décrivant ainsi un circuit au nord de la capitale. Sans doute, tout pressé qu’il fût, avait-il ses raisons pour ne pas s’aventurer à travers Paris.

— Hop ! Stello, fit-il en enlevant sa monture. En avant ! bonne bête ! Nous aussi nous avons une parente à aller soigner, et bien malade, la pauvre !… Il ne sied point d’arriver trop tard à son chevet.

Ayant dit ou plutôt sifflé ces mots avec un accent sarcastique, le cavalier, qui n’était autre que notre ami Cyrano, se replongea dans un mutisme complet. Depuis l’instant où, dans un éclair, il avait entrevu l’abîme ouvert sous ses pas, autrement dit depuis que la trahison de Minou lui avait dessillé les yeux, le plan du bretteur était arrêté.

Il avait résolu de retourner aux Récollets.

Non qu’il espérât y rencontrer la traîtresse. À présent il la connaissait suffisamment pour penser qu’en se rendant au faubourg Saint-Laurent la coquine avait pris ses précautions et qu’elle ne se laisserait ni dépister ni reconnaître.

Mais il avait la notion que là se trouvait le nœud de toutes les intrigues.

De fait, n’était-ce point en cet endroit fatal que Tancrède et Claire avaient disparu ?

Lors de ses premières recherches, il n’avait rien su découvrir. Mais, ce jour-là, il n’avait fouillé qu’une route : celle d’Angleterre. De plus, il était nuit ou peu s’en fallait quand il avait exploré les environs. Tandis qu’aujourd’hui, il faisait jour… Ah ! oui ! Mordious ! Grand jour !

Laissant de côté le monastère, où il parvint peu après d’Artagnan et sa compagne, Cyrano poussa droit à la fourche des chemins de Saint-Denis et d’Aubervilliers-les-Vertus, et il commença à battre la seconde de ces deux voies, c’est-à-dire la route de Flandre.

Après les plus minutieuses perquisitions, un seul point était acquis ; personne ne se rappelait le passage d’une jeune fille blonde et d’un cavalier montant un cheval noir.

Les soupçons du bretteur se trouvaient confirmés : les jeunes gens n’avaient pas plus pris le chemin des Flandres que celui de Boulogne. Comme, d’autre part, il était certain qu’ils s’étaient rencontrés dans un pavillon désert proche des Récollets, c’est fatalement là qu’ils avaient dû disparaître. Par exemple, ce qui restait incompréhensible, c’est que, malgré tant d’allées et venues et de questions, notre ami n’eût point retrouvé ce pavillon. Personne n’avait pu le renseigner, non plus sur la vieille qui avait dû guider Tancrède. En vérité, ce mystère déconcertait l’imagination !

Cyrano faisait ces réflexions dans la salle d’une auberge où il s’était arrêté pour prendre un instant de repos et pour laisser souffler Stello. Devant lui, la servante, une assez jolie brune, s’empressait à disposer un déjeuner champêtre.

— Dites-moi, la belle, demanda-t-il à brûle-pourpoint, n’est-ce point ici que s’est arrêté, voici une huitaine environ, un cavalier de grande taille, mince, très jeune, l’air militaire ? Fort joli garçon, ma foi, des yeux bleus et une chevelure châtaine.

Surprise par cette interrogation, la servante resta béante.

— C’est mon frère… dit Cyrano. Il retournait en Flandre, joindre son régiment. Il était accompagné par une charmante enfant, blonde comme les blés, notre cousine.

— Un militaire, qui retournait au régiment avec sa cousine, répéta la belle. Votre frère ?…

Avant de répondre elle dévisagea d’un œil hardi l’étrange figure de son convive, comme pour y chercher une ressemblance avec le beau cavalier aux yeux bleus.

— Attendez, ajouta-t-il, vous reconnaîtrez peut-être la monture : une bête de grande allure, noire comme le jais, avec un chanfrein…

À cet instant, sa voix fut couverte par un tintamarre infernal de cris et de ruades ; la cloison voisine trembla, ébranlée par des chocs répétés.

— Quel est ce vacarme ?

— Oh ! rien, fit la jolie fille en haussant les épaules. C’est Gentilhomme qui fait des siennes.

— Gentilhomme ? interrogea Cyrano.

— Le cheval du voisin. Une bête étonnante. On lui a donné ce nom parce qu’il est très beau et qu’il ne veut rien faire.

— Un grand seigneur, en effet, sourit le bretteur, amusé de l’explication, tandis que les joues de la servante se couvraient d’une rougeur à faire envie aux coquelicots.

Dans l’écurie voisine le bruit avait cessé et Cyrano en profita pour reprendre le fil de ses questions. Mais la dispute, un moment apaisée, reprit de plus belle dans la cour.

— Mordious ! grogna le Gascon, on ne peut donc pas être une minute en repos !

La jolie fille, curieuse, avait couru à la fenêtre. Il l’y rejoignit en maugréant.

— C’est l’heure de monter l’eau, fit-elle, en montrant du doigt au milieu de la cour, une noria élévatoire posée sur un puits, et à laquelle pendait un licol. Le voisin va attacher sa bête au manège. Ça ne va pas aller tout seul.

Comme pour confirmer ce pronostic, une espèce de rustre parut, un fouet à la main. Il tirait de toutes ses forces la bride d’un cheval, dont on ne distinguait, hors de l’écurie, que les jambes de devant, arcboutées en terre, dans une attitude de résistance incoercible.

— Hue dia ! rosse ! hurlait l’homme furieux. Tu y viendras ! mille diables d’enfer !… Tu la gagneras ton avoine, feignant !…

À coups redoublés, il se mit à frapper l’animal invisible qui subit la correction sans broncher.

Écœuré de ce spectacle bestial, le bretteur allait se retirer quand il vit le rustre jeter le fouet et ramasser une forte branche, couverte d’épines. Rageusement il en appliqua un coup sur les naseaux du récalcitrant, qui poussa un hennissement strident.

— Holà ! c’est assez, s’écria brusquement Cyrano en se penchant en avant. Laissez cette bête, m’entendez-vous ?

L’autre se retourna à demi et jeta :

— De quoi se mêle celui-là ? Qui donc veut m’empêcher de corriger cette rosse ?

— Moi ! s’écria le bretteur, en sautant par la fenêtre. A-t-on jamais vu mener un cheval de cette façon ?

Ce disant, il empoigna le bras levé de la brute, et le rabaissa de force.

— Lâchez-moi ! bava l’autre en se débattant. Gare à vous… lâchez-moi !

Mais le bretteur venait de l’envoyer d’un revers rouler à trois pas de là, et en même temps, il se précipitait vers la bête blessée en criant d’une voix retentissante :

— Capitan !

Le fidèle compagnon de Tancrède hennit en réponse à cet appel, et familièrement il avança sa belle tête, dont les naseaux saignaient.

— Capitan ! ici ! répéta Cyrano, stupéfait. Et en quel état, mordious !

— Vous connaissez c’teu bête, mon gentilhomme ? demanda le rustre, d’un air patelin.

— Pardious ! le destrier de… de mon frère ! Je me demande même comment il se trouve ici ?

— Oh ! je ne l’ai point volé, non, foi d’honnête homme. Je l’ai trouvé.

— Trouvé ? fit Cyrano qui, brusquement, se rappela le cri d’appel entendu par lui, la nuit de ses premières recherches. Où cela ?

— Près des Récollets ; dans la ruelle qui mène au pavillon de la vieille.

— Hein ! Comment dis-tu ? Au pavillon de la vieille, s’exclama le bretteur en retenant un cri joyeux.

— Drôle de nom, mon gentilhomme. C’est une ancienne maison qui était autrefois à la duchesse de Chevreuse ; comme de juste, voilà belle lurette qu’elle est abandonnée, mais une vieille bonne femme y demeurait encore ces temps-ci.

— Ah ! Qu’est devenue cette vieille ?

— Morte !… ou ben partie !… De fait, la pauvre bête était attachée à un arbre, sans manger ni boère. En allant cultiver un champ que j’ons par là, je l’ai entendue se plaindre. On a un cœur, on est chrétien, j’en ons eu pitié, je l’ons ramenée le souer…

— Pour lui faire tourner ta pompe !

— Dame ! mon gentilhomme, on n’est point riche. Fallait ben lui faire gagner son avouène, fit l’autre hypocritement.

— Suffit ! coupa le bretteur. Bien ou mal, tu as soigné le cheval de mon frère, tes soins te seront payés. Et maintenant, en route, tu vas me conduire à l’endroit où tu as trouvé Capitan.

— À l’endrouet ?… répéta le rustre, surpris.

— Oui, fit Cyrano, en rebouclant son ceinturon et en s’enveloppant de son manteau. Au pavillon de la vieille !…

 

Par un labyrinthe de sentiers perdus à travers champs, le maître intérimaire de Capitan conduisit Cyrano jusqu’à l’endroit où il avait trouvé la pauvre bête exténuée.

L’endroit formait une sorte de réduit, dans une encoignure des murailles monastiques, et l’on n’y accédait que par les champs, car le sentier qui y menait était fermé, du côté de la route, par une porte au solide vantail. Derrière cet huis se poursuivait la ruelle dans laquelle le bretteur s’était vainement engagé et d’où il avait cru percevoir les plaintes d’une bête abandonnée.

En un éclair, il reconstitua la scène. Sous la conduite de l’énigmatique « vieille », Tancrède avait suivi la ruelle, la porte, ouverte à son intention, s’était refermée derrière lui. Ici, il avait attaché son cheval pour le reprendre à son départ.

Hélas ! le jeune homme ne devait pas repartir. Qu’était-il advenu de lui ? Avait-il succombé ? Le tenait-on en chartre privée, au fond de quelque secrète geôle ? C’est ce qu’il restait à éclaircir.

En interrogeant les environs, l’œil du bretteur tomba sur l’amas de ruines, dont la silhouette s’apercevait à travers les verdures enchevêtrées.

— Le pavillon de la vieille ! murmura-t-il, éclairé.

Il congédia son guide et poussant une barrière, il pénétra dans l’enclos désert.

Sûr à présent de suivre le bon chemin, Cyrano s’avança d’un pas résolu dans le dédale broussailleux. À la vue de ces lieux, témoins d’un horrible guet-apens, son sang battait plus vite ; une sourde colère l’animait. Qu’allait-il trouver là ? Quelles angoissantes révélations l’attendaient dans ce fatal pavillon si pareil à un coupe-gorge ? Il gravit l’escalier branlant dont les marches gémissantes semblaient prêtes à s’abîmer sous ses pas ; d’une main fébrile, il poussa la porte pendante au chambranle.

— Corbac !

Avec un cri de stupeur, il fit un bond en arrière.

Devant lui, dans l’ombre d’une salle dévastée, un homme se tenait debout immobile, son épée nue à la main.

D’Artagnan – nous l’avons vu plus haut – était encore sous le coup de ses découvertes étranges et il se préparait à quitter la suspecte bicoque quand l’arrivée d’un gêneur était venue le surprendre désagréablement. La retraite lui était coupée.

— Sandi ! grommela-t-il, tout en observant par la fenêtre les allées et venues de l’intrus, s’il se dirige de ce côté, il va falloir en découdre !

Le mousquetaire, en effet, se croyait en présence de quelque séide de Mazarin. Or, comment expliquer sa présence en ce lieu compromettant ? L’allure singulière de l’arrivant dont le visage était caché, la circonspection avec laquelle il s’avançait, tout confirmait ses soupçons. Décidément, il n’y avait qu’une ressource pour se tirer du guêpier : s’ouvrir un chemin à la pointe de l’épée.

C’est à quoi d’Artagnan se préparait tandis que, sans défiance, son adversaire gravissait les degrés vermoulus.

Mais, cadédis ! le séide présumé de Mazarin n’était point une mazette. Loin de se laisser déconcerter par sa brusque attaque, il avait rompu d’un pas et avait vivement dégainé. Déjà il se trouvait en garde, et prêt à la riposte.

— Bataille ! À vous, mon maître ! clama le mousquetaire en se ruant hors de l’ombre, sur le palier.

— Bataille ! mordious ! mâchonna l’autre en soutenant le choc de pied ferme.

En même temps, Cyrano se débarrassa de sa cape et de son feutre, pour être plus alerte.

Un double cri de surprise retentit alors et les fers, à peine engagés, se dérobèrent.

— Bergerac ! La rencontre est plaisante !…

— D’Artagnan ! Maugrebiou ! Lui, encore !

Ces deux interjections, jaillies simultanément, peignaient à ravir les sentiments des deux Gascons en se rencontrant face à face, d’une façon aussi imprévue.

Assuré de n’être pas surpris en flagrant délit par un émissaire de Richelieu, le mousquetaire souriait, amusé, au fond, de l’aventure.

Par contre, le cadet restait plein de défiance. Il se rappelait la mystérieuse entrevue de la brune Minou avec ce porte-casaque de malheur ; et la présence de son éternel ennemi en ce lieu désert ravivait ses soupçons. Si d’Artagnan se trouvait là, Minou ne devait pas être loin ! Que pouvaient manigancer encore ces deux traîtres ?

— Ma foi, reprit joyeusement le lieutenant, si je m’attendais à rencontrer quelqu’un ici, j’avoue que ce n’était pas vous !

— Je m’en doute un peu, grommela Cyrano.

— Vous avez donc quitté les ombrages poétiques de Rueil, monsieur de Bergerac ?

— Il est probable !

— Il faut que vous soyez furieusement épris de solitude pour la venir chercher jusqu’en cet affreux désert.

— Pourquoi n’y viendrais-je pas ? Vous y êtes bien !

— Hum ! toussa d’Artagnan, embarrassé par cette réponse du tac au tac. Si vous m’y trouvez, soyez assuré, mon cher, que c’est à mon corps défendant et point du tout pour mon plaisir.

— Ni moi ! depuis ce matin, je cherche quelqu’un…

— Bast ! Et qui donc ?

— Vous ! dit froidement Cyrano, en plantant ses yeux droit dans ceux de son adversaire.

— Moi ? fit le mousquetaire, subitement rendu à ses inquiétudes par le parti pris de provocation de son interlocuteur.

— Oui, vous, monsieur d’Artagnan. Sauf votre bon plaisir, j’ai une question à vous poser.

— Laquelle ?

— J’aimerais à savoir ce que contenait certaine lettre remise par vous à une dame de mes amies.

D’Artagnan sourit imperceptiblement. Les choses s’expliquaient.

Le galant poète avait surpris son entrevue du matin avec la belle. De là son ton cassant et son allure provocante de Gascon jaloux !

— N’est-ce que cela ? riposta-t-il avec une courtoisie un peu ironique. Mlle Minou a dû prendre soin de vous l’apprendre elle-même…

— Elle a pris ce soin, en effet. On la mandait, paraît-il, au chevet d’une parente malade… très malade… Malheureusement, cher monsieur d’Artagnan, je ne crois pas un mot de cette bourde.

— Vous avez tort, cher monsieur de Bergerac. Il faut toujours croire les dames. D’ailleurs, la précieuse malade existe, foi de mousquetaire, et votre amie ne ment pas d’une ligne en affirmant qu’elle est à son chevet.

— Mordious ! voilà qui est fort. Vous m’obligeriez en m’indiquant l’endroit.

— Qu’à cela ne tienne, dit le mousquetaire.

Et, pointant du doigt vers la haute muraille qui fermait le fond de l’enclos.

— Là ! ajouta-t-il.

— Aux Récollets !… Dans un couvent de moines, bondit Cyrano, croyant à une mystification du pince-sans-rire.

— Vous pouvez m’en croire… je l’y ai accompagnée…

— De grâce, un mot encore ! Vous venez d’engager votre parole de gentilhomme : ce ne saurait être à la légère. Mais peut-être vous méprenez-vous sur les motifs de ma présence en ce lieu. Sans doute vous croyez-vous en face d’un amant dupé. Un jaloux ! En bonne galanterie, qui se ferait scrupule de le berner ? En amour, un mensonge ne déshonore pas.

L’ancien compagnon d’Aramis approuva d’un léger sourire.

— Or donc, détrompez-vous, poursuivit Cyrano. Où est la dame dont vous avez prononcé le nom, et ce qu’elle y peut faire, je m’en soucie comme de cela.

D’une chiquenaude, le poète chassa un grain de poussière du revers de sa manche.

— Ce qui m’importe pour l’heure est autrement grave ; ce que je cherche, autrement précieux. Précieux et grave, monsieur d’Artagnan, au point que pour le découvrir, je serais prêt à jouer ma vie.

— Diantre ! ne put s’empêcher de formuler le mousquetaire.

— Or, cette trace que je cherche, je pensais la tenir enfin. Le mot de l’énigme est là… dans ces ruines dévastées. J’y viens, et je vous y trouve. Et je vous dis : « Par votre foi de gentilhomme, sur votre parole de soldat, que savez-vous ?… Pourquoi êtes-vous ici ? »

Ce disant, et comme pour couper toute échappatoire à son adversaire, Cyrano fit une nouvelle conversion, et, derechef, le mousquetaire se trouva bloqué sur les étroits et périlleux degrés.

La situation devenait embarrassante. D’Artagnan ne se souciait point de livrer ses secrets à un hurluberlu de cet acabit. Et puis, si pacifique que fût devenu l’ancien ami de Porthos, il ne pouvait lui convenir d’être aussi cavalièrement interrogé ! En vérité, l’arrogance de son compatriote commençait à lui échauffer les oreilles.

Toutefois, il était peu désireux d’ébruiter son équipée. Il songeait à faire appel à sa ruse béarnaise pour se tirer d’affaire sans coup férir. Cyrano lui en épargna la peine. Il venait d’apercevoir soudain les étranges trophées que d’Artagnan tenait de la main gauche, sa droite étant toujours encombrée de son épée.

— Ah ! çà ! fit le bretteur, tombant en arrêt, qu’est-ce que cela ? Des gants fripés, une lame tordue… un feutre défoncé… D’où avez-vous tiré ces dépouilles ?…

L’autre se mordit les lèvres. Dans sa surprise, et tout à l’animation de leur colloque, il n’avait pas songé à dissimuler ses trouvailles.

— Bévue ! maugréa-t-il. Ce diantre de Périgourdin vous a des yeux… Avec cela, il devient tout à fait indiscret.

Toutefois, il n’y avait point à tergiverser. Cyrano avait reconnu, du premier coup d’œil, les reliques de son cher chevalier. À leur vue, un profond bouleversement s’était fait en lui. Une colère vengeresse bouillonnait dans sa poitrine. Sourcils froncés, nez en bataille, il attendait la réponse.

Le mousquetaire esquissa un geste évasif, et, tout en essayant de se glisser le long de la rampe, il prononça d’un ton dédaigneux :

— Pfft ! Friperies !…

— Halte-là ! dit le bretteur, en barrant le chemin de sa lame tendue, cette friperie-là ne vous est pas tombée du ciel. Encore une fois, d’où avez-vous tiré cela ?

— Que vous importe !

— Il m’importe tellement que vous ne sortirez point d’ici avant de m’avoir répondu.

— Oh ! oh ! fit d’Artagnan, les narines pincées, voilà qui devient plaisant.

— Plaisant ou non, j’entends savoir, comme je vous rencontre cette fois encore sur mon chemin, ce que vous y venez faire ; et à qui vous destinez ces précieuses dépouilles.

— Précieuses, en vérité ?

— Je vous l’ai dit… assez pour que je sois prêt à les payer de mon sang.

— C’est cher ! railla le mousquetaire, en retournant avec une affectation d’indifférence les pauvres débris.

Cyrano ne perdait aucun de ses gestes ; il le vit tâter du bout du doigt la coiffe du feutre.

— Mordious ! le message !… pensa-t-il en éclair. Il venait de se rappeler que son ami avait cousu là le parchemin de la Reine.

À son oreille, la voix juvénile de Tancrède sonna :

— Si je suis en danger, avait dit le vaillant enfant, je me débarrasse de mon feutre !

Hélas ! le pauvre, il n’avait pas été loin sans devoir s’en débarrasser !

Et cette preuve accablante de sa culpabilité, le Gascon la trouvait aux mains de l’ennemi. Ah ! milledious ! il arrivait à temps.

— Cher ? répéta-t-il d’un ton de sarcasme. Point plus cher, à coup sûr, que le prix que vous en donnera M. de Mazarin.

Sous l’insulte, d’Artagnan se sentit pâlir. Mais il était décidé à se maîtriser jusqu’au bout. L’insistance de son ennemi éclaircissait ses derniers doutes. Ces loques informes provenaient bien du chevalier, du messager de la Reine… elles devaient receler quelque secret… L’œil ardent du confident de Tancrède fixant ce chapeau en disait long. Du coup, l’émissaire d’Anne d’Autriche arrêta son plan : éviter autant que possible toute violence, mais ne se dessaisir à aucun prix d’un objet qui pouvait compromettre sa royale maîtresse.

— Monsieur de Cyrano, dit-il, je vous sais brave, et j’espère que vous me faites l’honneur de ne point me croire un lâche. Nous sommes de trop bonne maison, vous et moi, pour nous entr’égorger pour un feutre. Vous m’avez posé trois questions ; j’y veux satisfaire loyalement. Comment je suis ici ? Comme vous : par hasard ! Ce que j’y fais ? Ce que vous y faites vous-même : je cherche ! Pour le compte de qui ? Cela est plus délicat ; avec votre permission, nous dirons : pour le mien.

Après une courte hésitation, le bretteur riposta :

— Je veux vous croire. S’il en est ainsi, ces débris sans forme et sans nom sont, pour vous, dépourvus de valeur. Cédez-les-moi !

— Impossible ! dit froidement d’Artagnan.

— Pourquoi ?… Entendez-moi. Ce feutre dépenaillé, ces gants hors d’usage, cette pauvre lame tordue, j’y tiens ! Savez-vous bien ce qu’ils représentent pour moi ?… Tout !… Oui, tout ce qui me reste d’un ami très cher… D’un malheureux enfant voué au malheur… D’un innocent, tombé ici même victime du plus odieux guet-apens. À présent, me les refuserez-vous encore ?

Les lèvres du mousquetaire tremblèrent légèrement, mais contre l’émotion qui le gagnait, il se raidit :

— Oui, laissa-t-il tomber.

Cyrano bondit, comme sous un soufflet.

— Alors, cria-t-il d’une voix vibrante de colère, c’est que vous mentez… Vous n’êtes point ici monsieur d’Artagnan, mousquetaire du Roi, vous êtes le valet du Maître, l’espion du Mazarin.

— Assez, coupa d’Artagnan, blême de colère. Faites-moi place !

— Arrière ! hurla Cyrano la rapière pointée, le masque est arraché ; je vois à présent votre visage. Foi de Bergerac ! ces reliques m’appartiennent et je les aurai. Si le Chevalier est mort, Dieu aidant, les dépouilles de la victime seront à son vengeur, non à ses assassins.

Mis au pied du mur, d’Artagnan ne pouvait plus reculer. Avouer ses relations avec la Reine eût été presque une trahison. Déjà, le bouillant Gascon l’assaillait avec une vigueur que décuplait sa colère.

— Per Bacco ! songea-t-il tout en ferraillant, l’affaire est réjouissante : je me suis battu cent fois, souvent pour la gloire, parfois pour l’honneur, voire même pour… rien… il me manquait de m’être battu pour un chapeau !

Cependant, en dépit de son assurance, le mousquetaire sentait que la partie était sérieuse et la victoire difficile. Il avait affaire à une fine lame, et il avait contre lui la position gênante où il se trouvait, serré contre la rampe du malencontreux escalier. Par bonheur, faute de champ, les coups de Cyrano ne portaient point. Le combat s’était engagé presque corps à corps.

Le bretteur dut rompre, et d’Artagnan suivit de près le mouvement, descendant un degré à chaque pas en arrière de son partenaire.

Grâce à cette retraite forcée, tous deux se trouvèrent enfin sur la terre ferme, foulant du pied les herbes de l’enclos.

Le soleil commençait à décliner ; il éclairait la scène de rayons éblouissants. Nouveau désavantage pour le Béarnais, qui recevait la lumière en plein visage. Par une conversion savante, il se dégagea peu à peu. Son demi-tour effectué, il se trouva le dos tourné à la muraille qui séparait le lieu du combat du monastère voisin. Par contre, Cyrano avait le jour juste en vis-à-vis.

Ainsi les chances redevenaient égales. Néanmoins la lutte se prolongea quelque temps, indécise.

Les deux Gascons jouaient serré ; l’un avec plus de fougue, l’autre avec plus de prudence. Leurs poitrines haletaient, leurs yeux brillaient d’un sombre éclat, tous les muscles de leur corps se ramassaient pour l’effort, puis brusquement se détendaient. Les épées se froissaient, frémissantes, et lançant des éclairs.

Pour un spectateur indifférent, quel admirable spectacle ! D’un côté, toutes les généreuses ardeurs de la jeunesse ; de l’autre, la science consommée du maître !

À la longue, pourtant, la furia de Cyrano gagnait le mousquetaire. Après avoir ménagé d’abord un adversaire qu’il savait trompé et dont il estimait la vaillance, il sentait peu à peu sa patience l’abandonner. D’ailleurs, il avait grand-peine à soutenir le choc fougueux de ce partenaire enragé, qui fournissait coup sur coup des bottes à pourfendre son homme. À garder plus longtemps une stricte défensive, le combat menaçait de s’éterniser. Le mousquetaire avait hâte d’en finir avec cette affaire, ridicule en somme. Un coup de pointe venant effleurer son pourpoint lui fit l’effet d’une piqûre d’aiguillon.

Sur une feinte éblouissante, en sixte, après battement sur dégage, Cyrano, revenant en prime, venait de tirer à fond, droit au cœur. Le Béarnais n’avait évité la lame que par un bond agile.

Roide comme balle, il fournit la riposte sans désemparer. Mais, à sa grande surprise, au lieu de la poitrine de son adversaire, le fer ne rencontra qu’un coin d’épaule. Pourtant, Cyrano n’avait point paré. Au lieu de revenir en garde, sa botte déjouée, il s’était immobilisé soudain, entièrement découvert, et la lame hors de ligne. Seul un mouvement machinal du corps l’avait sauvé d’une mort certaine.

D’Artagnan retira son épée, rouge de sang. Du coup, sa colère passagère s’évanouit :

— Mordi ! s’écria-t-il, vous êtes touché !

L’autre, insensible et comme pétrifié, gardait la même attitude étrange ; la poitrine haletante, la bouche entrouverte, il fixait la muraille de ses yeux écarquillés.

— Monsieur de Bergerac, qu’avez-vous ? Répondez, de grâce, implora le mousquetaire, étreint par une singulière émotion.

— Là !… Là !… râla Cyrano, en tendant le doigt d’un geste machinal.

D’Artagnan se retourna et il vit la porte du cloître qui se refermait doucement sous la retombée de son rideau de lierre.

Que s’était-il passé, l’espace d’une seconde ?

Quel spectacle inattendu, quelle vision fugitive avaient pu frapper l’esprit du vaillant ferrailleur ?

Cyrano en restait encore l’âme bouleversée, toute volonté abolie.

— Elle ! soupira-t-il enfin avec effort.

— Minou ! fit le mousquetaire, devinant tout. Vous voyez bien, mon cher, que je ne vous mentais pas.

Alors, une colère flamba dans l’œil du poète. Son sang reprit son cours, un instant suspendu, battant furieusement dans ses veines et faisant courir une ardeur nouvelle à travers tout son être.

— Oui, traître, cria-t-il. Minou… ta complice… Minou qui a trahi et livré le Chevalier… Minou qui s’apprête à trahir et à livrer… l’autre.

Et, retombant en garde :

— Allons ! défends-toi ! À présent, il faut que l’un de nous deux reste sur cette place !…

— Quelle folie ! s’exclama d’Artagnan, vous êtes blessé…

— Blessé, moi, Bergerac !

— Votre bras droit ne peut plus tenir le fer.

— J’ai le gauche !

— C’en est assez ! un tel duel serait un assassinat.

— Milledious ! monsieur d’Artagnan, ce ne serait jamais que le second !

— L’enragé ! Il va s’enferrer.

De fait, en proie à une rage folle, Cyrano se ruait sur le mousquetaire qui, cette fois, se bornait à parer. Sentant ses forces décroître, le malheureux égaré redoublait de violence. Pourtant, il dut s’arrêter, épuisé, chancelant.

— Ah ! malédiction ! fit-il, le sort est contre moi.

Ému, le mousquetaire se précipita pour le recevoir dans ses bras.

— Sandi ! grondait-il, paternel. Quelle mouche nouvelle vous a piqué ? Qu’avez-vous donc aperçu tout à l’heure, et quel est cet autre dont vous parliez ?

— Eh ! Capédédious ! Ne le savez-vous point ? riposta Cyrano avec un rire sarcastique. Qui ? sinon la parente !… la fameuse parente malade !

— Vous l’avez vue… vous avez distingué ses traits ? Son nom… dites son nom. C’est elle, n’est-ce pas ?

L’œil arrondi de surprise par cette émotion subite et visiblement sincère, le bretteur murmura faiblement :

— Claire de Cernay !

Puis, à bout de forces, il chancela.

— Claire ! Je ne m’étais donc pas trompé, jubilait l’ami d’Anne d’Autriche, tandis qu’il adossait à un arbre son adversaire à demi défaillant.

Il se mit en devoir de découvrir l’épaule blessée qui saignait abondamment.

— Malepeste ! mon cher, s’écria-t-il, vous êtes touché sérieusement.

— Peuh ! piqûre d’aiguille, fit l’intrépide bretteur, dont une grimace de douleur démentait l’affirmation téméraire.

— Vous souffrez ?

— Souffrir ! moi ! se dressa Cyrano… Et, avec un pâle sourire : Oui, beaucoup… dans mon amour-propre.

— Laissez-moi panser cela, dit le mousquetaire, en arrachant une bande à la chemise du poète. Ah ! si j’avais seulement une drachme de cet onguent que me préparait feu Mme d’Artagnan, ma sainte et digne mère !

— Ce qui me vexe le plus, fit le bretteur, c’est que vous m’allez prendre pour une mazette.

— Allons donc ! Il y a bien de quoi me vanter. Je n’ai fait que tendre la broche et vous êtes venu vous y enferrer vous-même.

— Vrai… merci… je sens déjà que cela va mieux.

Comme on peut le voir, le ton de la conversation avait baissé singulièrement. Était-ce l’influence adoucissante de l’heure ? L’ombre crépusculaire descendait peu à peu sur l’enclos broussailleux, enveloppant les deux adversaires du même voile fraternel. D’Artagnan poursuivit :

— Aussi, pourquoi, diantre, cette rage de bataille ?

— Hé ! pourquoi diantre êtes-vous au Mazarin ?…

Par une toux opportune, le mousquetaire éluda la question.

— C’est un bien grand coquin, reprit Cyrano, et la Minou une coquine bien digne d’un tel maître. Mais vous ? Tenez, je puis vous le dire en ce moment où nous ne sommes presque plus ennemis, parfois je me demande comment un gentilhomme comme vous… et, qui plus est, un Gascon, peut servir un pareil pleutre. Et alors, je me réponds à moi-même : « Impossible, Savinien, il y a là-dessous un mystère. Peut-être bien qu’il y a deux d’Artagnan. »

Par bonheur, l’obscurité était assez épaisse ; Cyrano ne put voir le sourire énigmatique qui passa sur les traits de son « éternel ennemi ».

À ce moment, le bruit sec d’une croisée qu’on ouvrait troubla le silence du soir.

— Chut ! fit vivement d’Artagnan, en pressant la main du poète. Écoutez ! On parle près d’ici…

Un chuchotement indistinct arrivait jusqu’à eux, porté par un souffle de vent.

— C’est de là ! souffla Cyrano, en montrant une des fenêtres du couvent où venait de s’allumer une faible lueur.

— Attention ! on regarde de ce côté.

Tous deux se blottirent contre la muraille.

Une ombre encapuchonnée était apparue à la fenêtre, et, se penchant de côté, cherchait à sonder les ténèbres du clos, visibles par dessus le mur. En même temps, une voix féminine chuchota :

— Ils sont partis ! Je ne vois personne.

— Minou ! tressaillit le poète, reconnaissant le timbre de cette voix.

Une seconde voix, très douce et un peu inquiète, répliqua :

— Quelles étranges choses se passent ici ! Qui pouvaient être ces deux combattants ?

— Claire ! reconnut à son tour d’Artagnan.

— Qu’importe ! des inconnus, qui ont choisi ce lieu désert pour s’entr’égorger en repos, sans respect des édits.

— Vous allez penser que je suis folle, fit la jeune fille, et que cette longue captivité me trouble l’esprit. Il m’a semblé que la silhouette de l’un de ces escrimeurs m’était connue.

— Pure imagination ! Qui pensez-vous dire ?

— M. de Bergerac !

— Lui ! Il est à Rueil, où il songe à bien autre chose qu’à ferrailler.

— C’est donc une illusion, soupira Claire. Hélas ! j’ai tant de peine à croire que ce brave ait si tôt oublié son malheureux ami. Il me semble toujours que je vais le voir apparaître.

— Chère petite, fit Cyrano, ému, en envoyant un baiser vers la fenêtre.

— N’y comptez point, trancha sèchement Minou, Bergerac est maintenant au Cardinal, qui paie grassement ses pauvres vers. Vous n’avez plus d’amis véritables que nous…

— La traîtresse, suffoqua le poète.

— Par bonheur, continua l’enjôleuse de sa voix de miel, Vauselle et Minou sont fidèles et les séductions de l’Éminence Rouge n’ont pas de prise sur eux. Aussi, voyez la justice du sort : Bergerac vit en sybarite à Rueil, tandis que mon pauvre frère gémit au fond d’un horrible cachot.

— Le malheureux ! s’apitoya la jeune fille.

— Ah ! çà ! Où veut-elle en venir ? se demandait Cyrano.

D’Artagnan, lui, ne se demandait rien. Depuis longtemps, il était fixé.

La sirène continuait à verser son poison.

— Ne nous plaignons pas, reprit-elle hypocritement. Dieu a voulu faire tourner nos épreuves à la confusion de nos ennemis ; grâce à lui, elles serviront au triomphe de la bonne cause. Si mon excellent frère n’avait pas été pris et enfermé, nous n’aurions jamais su ce qu’était devenu votre pauvre Chevalier.

— C’est vrai, haleta Claire.

— Nous l’aurions pu croire mort de ses blessures…

— Hélas ! je l’ai tant craint.

— À présent, chère petite, vous êtes rassurée, il est vivant.

Un angélique sourire fleurit aux lèvres de l’enfant.

— Dioubibane ! souffla Cyrano, la gorge étranglée, Tancrède vit… Ouf !

— Silence ! ordonna d’Artagnan en lui serrant le bras.

— Vivant, certes ! Mais dans quelle horrible geôle, prononça la voix triste de Claire.

— Bah ! nous l’en sortirons vite, affirma la Minou. On n’a nulle preuve de sa complicité. Seule la découverte du message pouvait le perdre. On ne l’a point retrouvé, rien n’est désespéré.

Involontairement, le bretteur loucha vers le chapeau que, pendant le combat, d’Artagnan avait posé à terre sur le gazon.

— Si on le découvrait, pourtant ! reprit en tremblant la petite favorite d’Anne.

— Il faudrait savoir où le Chevalier l’a caché… pour le faire disparaître…

— Lui seul pourrait le dire.

— Il le dira si vous le lui ordonnez, insinua la traîtresse.

— Mais, comment communiquer avec lui ?

— Mon frère n’est-il pas là ? Écoutez…

Tout en poursuivant la conversation, les deux jeunes femmes s’étaient retirées petit à petit de l’embrasure de la fenêtre. La suite échappa donc aux oreilles tendues de leurs invisibles auditeurs.

— Mordious ! jura Cyrano, dépité, je n’entends plus rien.

— Ni moi !

— Juste au moment où nous allions tout apprendre.

— Il ne faut pas être trop gourmands, répliqua philosophiquement d’Artagnan. Nous en savons assez pour deviner le reste.

— La misérable coquine ! Comme elle se joue de la candeur de ces pauvres enfants. Mais, patience ! Je suis là ! Milledious ! Et nous allons voir… Le principal, c’est que le Chevalier soit vivant.

Cependant, le mousquetaire restait immobile à contempler la crête de ce mur, derrière lequel il se passait quelque chose. Une idée semblait germer dans sa cervelle.

— Sandi ! fit-il enfin, c’est enrageant tout de même, de ne point connaître la suite.

— Parbleu ! la Minou prépare encore quelque plat de son métier. Avec l’aide de son sacripant de frère, elle cherche à enferrer l’un après l’autre nos deux étourneaux.

— Sans doute ! murmura d’Artagnan, l’œil toujours fixé sur le mur ; puis, brusquement : Savez-vous bien, monsieur de Bergerac, qu’il doit se passer là-haut des choses fort intéressantes… et que j’ai fort envie d’y aller voir.

— Y aller, se récria Cyrano. La muraille est à pic. À moins de grimper aux pierres à la façon des lézards…

— Voyez mieux. Par-dessus le faîte ne distinguez-vous rien ?

— Si, un arbre !

— Dont la cime s’étale juste au-dessus de la fenêtre, et dont une branche pend de ce côté.

— Bon ! seulement il faut atteindre l’arbre !

— Chose facile, en s’aidant du mur.

— Et, encore une fois, comment l’escalader ? Le plus agile de nous deux s’y écorcherait les ongles.

— Le plus agile, soit ! Pourtant, en nous y mettant à deux… et en agrippant cette branche providentielle.

— Or çà ! dit le bretteur, je n’y comprends plus goutte. C’est une alliance que vous me proposez là ?

— Mettons une trêve…

— Soit ! l’un de nous deux va donc monter en s’aidant des épaules de l’autre.

— Vous l’avez dit.

— En ce cas, je grimpe, fit Cyrano.

— Mon cher, vous oubliez que vous êtes manchot.

— Milledious ! c’est juste, grommela le poète. Il a toujours raison.

— Laissez-moi faire, fit d’Artagnan, et quoi que j’apprenne là-haut, en bon allié, je vous en fais part.

— Tope ! fit Cyrano.

Sans plus barguigner, il s’arcbouta contre la muraille. Aussitôt, avec une légèreté miraculeuse, le mousquetaire s’enleva, sans presque toucher à l’épaule blessée. D’une main, il empoigna le faîtage, de l’autre la branche pendante, un instant il se balança dans le vide. Puis, avec une agilité de chat, il se glissa dans l’épaisse frondaison pour reparaître peu après dans le faible rai lumineux qui s’échappait de la fenêtre.

Il était à peine installé lorsque son compagnon le vit se livrer à une pantomime animée.

— Il tient parole, pensa Cyrano. Le voilà qui m’informe de ce qu’il voit. Tâchons de comprendre… Ah ! il fait signe qu’on lit une lettre… Quelque message fabriqué, sans doute… Allons, bon ! la petite pleure… elle baise le papier… Mon satané Chevalier aurait-il écrit ?… diantre d’imprudent !… À présent, Minou console la belle éplorée, elle sèche ses larmes… Triple coquine ! Qu’est-ce encore ?… On cherche quelque chose… La petite fouille ses tiroirs… Elle retourne tout dans sa cellule… Hum ! quel précieux colifichet a-t-on égaré ?… quelque cadeau qu’on destinait au pauvre prisonnier, je gage !… Cette fois, je donne ma langue au chat… je ne comprends plus.

Du haut de son perchoir, d’Artagnan s’agitait, tendant les bras, comme pour donner un ordre ; impatient de ne pas être compris, il redoublait de signes télégraphiques, montrant la muraille de son doigt tendu.

À tout hasard, Cyrano se dirigea du côté qu’on lui désignait.

— La porte serait-elle restée ouverte, et me ferait-il signe d’entrer ?

Il souleva le lierre pendant, tâta le vantail ; mais il était bien refermé. Machinalement, le bretteur promena des mains tâtonnantes au long du chambranle, et soudain il tressaillit. Un contact soyeux venait de caresser sa paume. Vivement, il s’agenouilla ; près de terre, à demi engagé entre les battants, pendait un chiffon souple, aux couleurs chatoyantes. La chose avait dû s’accrocher à une branche et s’était trouvée prise entre la porte et le chambranle. Elle devait être là depuis quelque temps déjà, car elle était souillée de poussière et humide de pluie ou de rosée.

Cyrano tira à lui ; l’étoffe se déchira… Dans sa main il tenait la plus grande partie d’une écharpe à longues franges de soie. Il se mit bien en vue et agita sa trouvaille au-dessus de sa tête. Aussitôt, d’Artagnan se glissa de l’arbre sur le mur, et, au risque de se rompre le col, sauta à terre.

— Filons ! souffla-t-il à l’oreille de son nouvel allié.

Il était temps, en effet. La porte du cloître, entrouverte, livra passage à une femme encapuchonnée qui, se glissant dans le clos, se mit à chercher autour d’elle, de buisson en buisson.

— Minou ! reconnut Cyrano.

— Venez ! fit le mousquetaire, en l’attirant hors du jardin.

Dès qu’ils furent à l’abri, dans l’ombre de la ruelle :

— Qu’elle cherche, à présent, reprit d’Artagnan. Son coup a fait long feu !

Et il ajouta entre ses dents :

— Elle ne trouvera ni l’écharpe ni le chapeau !

— Ah ! çà ! M’expliquerez-vous ce nouveau mystère ! demanda le bretteur, intrigué.

— C’est fort simple, mon cher, ce lambeau d’étoffe que vous tenez là est un talisman. Or, vous n’ignorez point que les talismans donnent un pouvoir magique à celui qui les possède.

— Raillez-vous ?

— Si peu que j’attache autant de prix que vous-même à… ce feutre !

Cyrano regarda l’écharpe, puis d’Artagnan. Il ne pouvait deviner l’usage que l’astucieux mousquetaire en comptait faire auprès de la Reine ; car l’écharpe de Claire retrouvée, c’était la preuve tangible de la réussite de ses recherches.

— Ainsi, vous tenez beaucoup à ce colifichet ? demanda le bretteur.

— Si j’y tiens !… fit l’autre en tendant vivement la main vers le lambeau de soie.

— Doucement, rétorqua Cyrano en retirant l’objet. À chacun son bien. Vous avez votre butin, j’ai le mien.

— Fadaise ! Que comptez-vous faire d’une écharpe ?

— Elle est jolie, et irait à ravir sur mon baudrier.

— Quand la mettriez-vous ?

— Pardieu ! les jours où vous porterez le chapeau !

D’Artagnan, piqué au vif, se mordit la lèvre. L’autre Gascon se vengeait de ses refus ; c’était de bonne guerre ! Un instant, il resta songeur, puis, prenant une brusque détermination :

— Vous avez raison, dit-il. Confiance pour confiance et don pour don. À cette heure, nous avons fait trêve ; je vous propose donc un échange : vous me cédez l’écharpe, et je vous cède le feutre.

— Hum ! hésita Cyrano, craignant un piège, vous n’y tenez donc plus à ce fatidique couvre-chef ?

— Monsieur de Bergerac, répliqua le mousquetaire d’un ton pénétré, jouons cartes sur table. La coiffe de ce chapeau contient un papier, dont je sais à présent la nature. J’ai mes raisons pour tenir à ce qu’il ne s’égare point. Vous avez aussi les vôtres. Tout à l’heure, j’ignorais votre rupture avec Mlle Minou : je pouvais craindre une imprudence de votre part. Une jolie fille a des charmes auxquels il est difficile de résister.

Le galant bretteur baissa le nez avec contrition en murmurant :

— C’est juste !

— Maintenant, au contraire, je vous sais libre. Vous n’êtes plus le même homme. Et je me fie à vous. Prenez donc.

D’un geste plein de franchise, il tendit à Cyrano les reliques de Tancrède.

— À la bonne heure ! fit le poète, ému aux larmes. Et comme je ne veux pas être en reste de générosité, donnant, donnant.

Il mit dans la main tendue du mousquetaire l’écharpe de Claire de Cernay.

— Et maintenant, adieu, monsieur de Bergerac, dit d’Artagnan en serrant précieusement la chose dans sa poche.

— Faut-il donc nous quitter si tôt ?

— Hélas ! notre chemin n’est pas le même.

— Vous avez raison, monsieur d’Artagnan. Adieu !

D’un pas rapide, le lieutenant tourna dans la direction de Paris.

— Allons ! fit Cyrano, tout en suivant des yeux la martiale silhouette de son adversaire qui se perdait dans l’obscurité de la route. C’est un brave ! Quel malheur qu’il soit à Mazarin !

Ce nom le rappelant au sentiment de sa situation, le bretteur se redressa et prit le chemin de l’auberge où l’attendait Stello en compagnie de l’ineffable et providentiel Capitan !

10

Les étonnements de Vauselle

Une heure plus tard, Cyrano quittait l’auberge de la route de Flandre, son épaule pansée, Stello entre les jambes et Capitan trottant fièrement à ses côtés.

En cet équipage, il passa la barrière, traversa Paris, déjà endormi, et gagna sa rive gauche.

Au-delà de la porte de Nesle, sur l’emplacement du vieux Pré-aux-Clercs, s’enchevêtrait un labyrinthe de rues à demi champêtres, que bordaient de loin en loin des constructions neuves.

Notre cavalier aux deux montures s’y engagea. Il s’arrêta devant une petite maison dont la façade était encadrée de pittoresques glycines, et, du pommeau de l’épée, il heurta à la grille.

Rien ne répondit à cet appel.

— Mordious ! grommela-t-il, l’ami serait-il hors la ville ?

Derechef, il tambourina.

Le bruit d’une porte qu’on ouvrait vint le rassurer ; le gravier du jardin craqua sous un pas lourd, et la grille, tournant sur ses gonds, laissa apparaître une imposante stature.

— Savinien ! s’exclama une voix de tonnerre.

— Silence ! Es-tu seul ?

— Seul !… avec Linières.

— Te sens-tu l’audace d’héberger un homme qui vient d’encourir la colère du Cardinal, un homme que toute sa police va traquer, et qui entreprend une partie dont l’enjeu n’est rien moins que sa tête ?

— Où est-il, ce terrible conspirateur ?

— Ici, dit Cyrano, en se frappant la poitrine.

— Toi ! malepeste ! Entre vite, alors…

Le bretteur sauta à bas de selle, tandis que son interlocuteur refermait soigneusement la grille derrière lui.

Ceci fait, le maître du logis se retourna vers son hôte, et, d’une voix dont il assourdissait péniblement l’éclat, il s’écria :

— Çà ! mon fils, quelle est cette chute ? Je te croyais au faîte des honneurs.

— La roche Tarpéienne est près du Capitole ! Tu te rappelles ce que tu m’as écrit ?

— Timeo Danaos ?

— Tu avais raison, mon bon. Les philtres de Circé me tenaient endormi. J’étais en léthargie, mais, par Jupiter, me voilà réveillé.

Le gros homme écarquillait les yeux, cherchant à comprendre, inondé par ce flot de métaphores mythologiques.

— Viens ! fit Cyrano, je vais t’expliquer les choses. Tu vas savoir ce que j’ai appris et ce que j’attends de toi.

Tous deux pénétrèrent dans une coquette salle à manger, où se trouvait un petit homme, la tête enfouie dans ses bras devant une table couverte des reliefs d’un copieux festin.

Resté seul un instant, Linières en avait profité pour s’endormir.

— Assieds-toi, Savinien, et parle… dit le corpulent amphitryon.

— Saint-Amant, mon ami, prononça le bretteur d’une voix vibrante, sais-tu ce qu’est devenu notre protégé, le Chevalier Mystère ?

— Il est en Flandre, à ce que tu m’as écrit.

— Non, il est… à la Bastille.

— Ouf ! souffla le gros, c’est différent, c’est bien diff…

— Et sais-tu ce que nous allons faire, à présent ?

— Ma foi, non !

— Eh ! donc ! Nous allons l’en tirer !

Et Cyrano appuya cette affirmation stupéfiante d’un formidable coup de poing sur la table, qui fit vibrer verres, plats et flacons.

 

Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis la visite de Mlle Minou à sa « parente malade », et maître Vauselle attendait toujours le résultat de cette décisive entrevue.

L’hôte de la Basinière commençait même à trouver le temps long. Point de nouvelles de sa messagère, et ce petit démon de Chevalier qui le pressait de questions inquiètes ! La situation devenait épineuse.

Las d’espérer de jour en jour le gage promis, Tancrède en arrivait à la longue à douter de la bonne foi de son voisin. Le fin renard avait beau déployer toutes les ressources de sa faconde, il sentait le jeune homme lui échapper. Allait-on laisser perdre, par ces incompréhensibles temporisations, le fruit d’une machination si savamment ourdie ?

— Sarpejeu ! sacrait Vauselle, à quoi pense Minou de me laisser ainsi morfondre ? Est-il donc si difficile de se procurer l’écharpe d’une petite fille ?

De fait, ces inquiétudes n’étaient pas sans cause. Le Cardinal s’impatientait et Mazarin le pressait d’aboutir. L’olibrius connaissait ses maîtres. Il savait qu’il pouvait tout attendre d’eux à condition de réussir. L’impitoyable ministre lui avait accordé son absolution… sous réserve ! En somme, s’il était entré à la Bastille comme prisonnier pour rire, il dépendait de son habileté d’en sortir… pour de bon !

— Si ma sotte Minou a échoué, pensait-il avec amertume, me voilà dans de jolis draps.

Il était loin de se douter du coup de théâtre qui s’était produit soudainement. Naturellement, il ignorait la fugue de Cyrano, sa rencontre avec d’Artagnan et ce qui s’en était suivi. Point davantage il ne soupçonnait qu’à cette heure, sa douce amie avait fort à faire. Les choses en étaient là, quand, un matin, maître Pontivy fit son apparition chez Vauselle. Le Normand était porteur d’une missive qu’un exprès venait d’apporter de Rueil.

Le papier, de nuance tendre et plié en poulet, fleurait à plein nez le musc. Dans un transport de joie, l’escogriffe le porta à ses lèvres. Puis, l’ayant décacheté, il lut ces simples mots, jetés à la diable :

 

Enfin, c’est fait ! À ce soir, chez nous.

Ta Minou.

 

La missive était laconique. Elle laissait supposer que le succès n’avait pas été remporté sans peine. Mais la fine mouche s’était enfin tirée d’affaire, et le résultat était obtenu. N’était-ce point le principal ?

— Délicieuse Minou ! Moi qui l’accusais de négligence !… Aussi, quelles diablesses de difficultés a-t-elle bien pu rencontrer ?… Bah ! je saurai cela ce soir, puisqu’elle m’attend « chez nous ».

Vauselle se sentait tout ragaillardi. Reprenant aussitôt ses airs des grands jours, il chargea son porte-clés d’informer le gouverneur qu’il désirait le voir sans retard.

Après quoi, par la voie ordinaire, il avertit Tancrède que l’heure bienvenue allait enfin sonner. En dépit de ses doutes, le pauvre prisonnier se sentit rentrer l’espoir au cœur. Recevoir des nouvelles de Claire, au moment où il n’y comptait plus !

Par son étoile ! avec quelle impatience allait-il attendre cette matinée du lendemain où, soi-disant, son voisin lui ferait tenir la réponse de Mlle de Cernay.

L’intrigant Vauselle sentit que, du coup, il venait de reconquérir tout le terrain perdu. Que Minou tînt parole, ce soir, et la bataille était gagnée !

Dans sa joie, il se frottait encore les mains quand le gouverneur parut.

Du Tremblay avait gardé un souvenir assez amer de sa première entrevue avec son facétieux prisonnier. Aussi s’était-il abstenu le plus possible de paraître à la Basinière. Le prudent fonctionnaire se méfiait, il devait se passer, de ce côté, des choses qu’il était plus sage de ne pas approfondir.

Il se présenta donc dans une attitude assez réservée.

— Monsieur du Tremblay, lui dit en substance l’olibrius, le service de M. le Cardinal exige que je m’absente quelques heures de ce lieu de délices.

— Monsieur de Vauselle, répliqua le lieutenant du Roi, vous n’avez qu’à ordonner.

— Parfait.

Restait à régler le détail.

Une sortie nocturne étant tout à fait hors des usages, l’officier royal prenait grand souci de ne pas l’ébruiter. De son côté, maître Vauselle avait aussi ses raisons pour souhaiter le plus strict incognito.

Comme la discrétion du Normand Pontivy n’était point des plus assurées, on convint de le remplacer, pour une nuit, par un homme de choix. Celui-ci viendrait prendre l’heureux « permissionnaire » dès la chute du jour. Pour plus de sûreté, on le ferait sortir de la Bastille par un chemin secret, connu seulement de quelques rares initiés. Aux premières lueurs de l’aube, l’oiseau fidèle rejoindrait sa cage par la même voie.

Tout étant ainsi convenu à son entière satisfaction, maître Vauselle n’eut plus qu’à se préparer pour une promenade en ville, dont il attendait autant de profit que d’agrément.

Ses préparatifs le menèrent jusqu’à la tombée de la nuit.

À l’heure fixée, la porte du cachot s’ouvrit, livrant passage au guide choisi par le précautionneux gouverneur.

La figure de ce séide de choix était inconnue à Vauselle, elle produisit sur lui une impression d’autant plus vive. L’homme était un colosse, mais un colosse mal bâti, planté de guingois sur des jambes trop courtes, compensées par des bras trop longs.

Placide et point loquace, il entrouvrait à la façon d’un muet une large bouche d’où sortait par intervalles une espèce de gloussement indistinct.

Sur un signe du personnage, notre promeneur nocturne lui emboîta le pas. L’un suivant l’autre, ils parcoururent un obscur dédale de corridors entrecroisés, véritable labyrinthe de Crète où le guichetier se dirigeait avec autant de sûreté que s’il eût tenu le fil de quelque Ariane.

À l’orée d’un escalier humide et gluant, Vauselle s’ébroua :

— Pouah ! Où sommes-nous donc, l’ami ?

— Sous le fossé ! prononça une voix caverneuse – celle du muet.

— Quels sont ces trous noirs qui béent là-bas ?

— Les oubliettes.

Frissonnant, notre brave hâta le pas. Il poussa un soupir de soulagement lorsque, après avoir remonté un second escalier, il revit la lumière des étoiles. Cette descente aux enfers, en compagnie d’un pseudo-muet, finissait par l’oppresser, comme une vision de cauchemar.

L’homme prit une clé à sa ceinture et ouvrit une porte basse bardée de fer. Un souffle frais leur caressa le visage.

— Adieu, dit Vauselle. Vous m’attendrez ici demain à l’aube naissante.

L’homme inclina la caboche, en signe d’assentiment.

— Au cas où je devrais vous appeler, quel est votre nom ?

Les lèvres scellées s’entrouvrirent et le muet articula :

— Duretête !

La poterne se referma, et le prisonnier se trouva seul, à l’air libre. Au-dessous de lui, l’eau des fossés dormait sombre et glauque. Il gravit une pente gazonnée qui l’amena au sommet de l’escarpe. La rue Saint-Antoine était déserte à cette heure tardive. Maître Vauselle sauta sur le pavé.

Une petite pluie fine tombait d’un ciel endeuillé. Il s’engonça dans sa large cape, et, d’un pas rapide, prit la direction de la Grénetail et du « Mouton Blanc ».

Sa silhouette se perdait à peine au tournant de la Culture Sainte-Catherine, qu’une ombre se dégagea du rebord des fossés. Sans doute, quelque flâneur à l’âme mélancolique, qui rêvassait là en regardant l’eau croupir au pied des murailles lépreuses. Ou mieux quelque malandrin sans gîte à l’affût d’une occasion propice. Ce nocturne enfila à son tour la rue Saint-Antoine. Vis-à-vis la porte d’entrée de la Bastille était un cabaret à l’enseigne suggestive du « Compagnon de Saint-Antoine ». L’inconnu frappa à la voûte, et un petit homme, dont la mine couperosée annonçait un suppôt de Bacchus, parut aussitôt sur le seuil.

— Vu ? dit l’un.

— Reconnu ! rétorqua l’autre.

Alors, tous deux, silencieusement, gagnèrent le coin de la Culture Sainte-Catherine. Puis ils se perdirent par les rues somnolentes du Marais.

Cependant, notre ami Vauselle avait rapidement dévoré le chemin qui séparait la Bastille de l’abbaye Saint-Martin. Déjà il apparaissait en vue du « Mouton Blanc ».

La façade de la brave maison était muette et calme. Au rez-de-chaussée de la boutique close, une bande de calicot annonçait que « maître Coquillart, propriétaire et marchand drapier » était absent momentanément, pour cause de voyage d’affaires. La mansarde de Cyrano, veuve de son locataire, béait sur le toit, au vent de la nuit. Seule une fenêtre au premier étage veillait, laissant filtrer, à travers ses rideaux entrebâillés, un rai de douce et accueillante lumière.

Vauselle secoua sa cape trempée de pluie, et du bout de ses doigts transis, il lança un tendre baiser vers le phare. Il s’assura d’un regard que la rue Grénetail était vide, et, tirant de sa poche un passe-partout, il franchit en hâte le seuil hospitalier.

Tout juste comme la porte se refermait sur lui, un pas lourd réveilla les échos d’alentour. La silhouette d’un homme apparut descendant la rue. Un vaste manteau enveloppait la taille corpulente de ce passant attardé. Parvenu en face de la boutique du drapier, il s’arrêta, leva la tête comme pour observer le ciel en larmes. L’auvent de maître Coquillart offrait son abri ; l’imposant promeneur s’y rencogna, puis, avec une résignation toute philosophique, se mit à attendre. Quoi ?… probablement que la pluie voulût bien cesser de choir !

Le bienheureux Vauselle avait gravi quatre à quatre les marches de l’escalier du haut duquel l’attendait Minou… L’Amour et la Fortune. Sur lui, la porte du logis discret s’était refermée. Enfin, il était au port, en sécurité et à l’abri.

En bas, l’homme au manteau attendait toujours la fin de l’averse.

Mais qu’est-ce là ?

À l’angle de la rue Saint-Martin, deux ombres viennent de surgir, rapidement elles dévalent la rue Grénetail, dans la direction du flegmatique passant.

— Arrivé ? souffle interrogativement la première.

— Depuis un quart d’heure, répond le gros homme.

— Parfait ! Allons !

À son tour, l’arrivant tire de sa poche un passe-partout, la porte tourne sans bruit, et les trois ombres s’engouffrent à la file dans le corridor obscur du « Mouton Blanc ».

Pour cette nuit, le logis de Mlle Minou a repris son air de fête. Dans l’âtre, pétille une flambée joyeuse, dont les reflets scintillent au flanc des flacons et des verres, rangés en bataille sur la table voisine. Sous les courtines de dentelle, dans la pénombre, le large lit se voile pudiquement. À travers tout cela, la gracieuse hôtesse va et vient, souriante et légère en son déshabillé pimpant ; elle s’active aux préparatifs d’un souper dont le fumet odorant emplit la salle.

Les choses sont telles qu’autrefois. Telles que Cyrano les vit certain soir d’amoureuse ivresse… Tout comme alors, près du foyer, dans le vaste fauteuil, un homme se prélasse voluptueusement. Mais ce convive n’offre plus la franche et loyale figure du bretteur ; il arbore les traits beaucoup moins sympathiques du très noble sire de Vauselle : visage en lame de couteau, nez en bec de vautour, moustache en fer de hallebarde.

Près de lui, sur le dos d’une chaise, sa cape laisse évaporer les brumes de la nuit.

— Mort de ma vie, murmure-t-il, ma toute belle, qu’on est bien ici !

— Avez-vous donc pâti en cette Bastille, mon cher cœur ? s’apitoie la brune, et se perchant à la façon d’un oiseau, elle dépose un baiser consolateur sur la moustache de l’intéressante victime.

Le « cher cœur » en profite pour passer un bras insidieux autour de la taille ronde de la belle, et avec un soupir à fendre l’âme, il l’attire traîtreusement sur ses genoux. Elle se dégage d’un tortillement de couleuvre, et, le coin des lèvres relevé par un sourire équivoque :

— Chaque chose en son temps ; d’abord soupons.

— Me refuser un bécot… le salaire de mes peines… le prix de mes dangers, s’exclame le galant déçu.

En fille pratique, Mlle Minou ne se laisse pas apitoyer.

— Les affaires avant tout. Nous avons à parler de choses sérieuses, mon bel ami.

— Ah çà ! fait Vauselle, dont la mine s’allonge subitement ; est-ce que les affaires iraient mal ? Ta lettre laissait supposer une anicroche. La petite n’est-elle pas dans le sac ?

La comédienne hausse les épaules sans répondre. Elle pose sur la table un récipient où fume un délicat consommé de volaille, dispose alentour un godiveau à la croûte mordorée, une poularde dodue et suant la graisse, et débouche un flacon où brille un liquide ensoleillé. Puis, prenant place en face de son convive, qui attend sa réponse avec une pénible anxiété :

— Prends-tu Minou pour une pensionnaire ! Tu m’as demandé un gage de Claire pour son Tancrède… Je te l’apporte.

— Ouf ! soupira l’olibrius, en s’essuyant le front. Tu m’avais fait peur !

— Maintenant, soupons ! Tu sauras le reste tout à l’heure.

Un assez long silence s’ensuivit, troublé seulement par le bruit des mâchoires et le cliquetis des couverts.

Lorsque fut apaisée la première fringale, Mlle Minou se leva et alla tirer la porte d’un cabinet sombre, situé entre l’antichambre et la salle du souper, et qui n’était séparé de celle-ci que par une cloison vitrée, voilée d’un rideau de gaze.

— Que fais-tu là ? demanda l’olibrius étonné.

— Tu le vois, je nous enferme, répondit la brune en regagnant sa place, je n’aime point à étaler nos secrets les portes ouvertes.

— Trop de précautions ne sauraient nuire. Bien qu’au fond nous n’ayons rien à redouter. La maison est vide, notre propriétaire en province… quant au locataire d’au-dessus…

« À propos, que devient-il, ce bon Bergerac ?

La mine allumée, une flamme joyeuse au coin de l’œil, et les lèvres relevées sur les crocs, le renard s’esclaffa.

— Hem ! toussa la Minou en détournant les yeux.

— Eh là ! j’espère qu’il n’y a pas de brouille dans le ménage ? Regarde donc un peu par ici. Est-ce que ?… diantre ! tu as parlé d’anicroche. Ce ne serait pas…

— Oh ! non ! le pauvre sot ne soupçonne rien.

— À la bonne heure, bigre ! L’animal est mal commode et d’un abord déplaisant ! Mons. Mazarini fera bien de le tenir à l’œil, en son Rueil.

— Précisément, voilà le hic ! Il n’est plus à Rueil.

— Plus à… suffoqua Vauselle qui faillit s’étrangler avec le pilon de volaille qu’il suçait.

— Envolé, depuis huit jours.

— Envolé ! et tu ne me préviens pas.

Du coup, l’olibrius fut sur pied, il avait pâli, et machinalement, s’était rapproché de la chaise en travers de laquelle reposait son épée.

— Il te fait donc bien peur ?

— Peur ? lui !… Malédiction ! Il ferait beau voir que je le rencontrasse, ce fantoche…

— Plus bas ! fit la comédienne, un doigt aux lèvres. N’as-tu rien entendu ?

— Tu veux te moquer !

— Non pas, là, derrière la porte. Le parquet a craqué !

— Fadaise !

— Je t’assure ! J’ai perçu un léger grincement, comme si quelqu’un touchait à la serrure. Va voir, ce sera plus sûr.

Vauselle tira son épée, et se dirigea, avec d’infinies précautions, du côté de l’antichambre. De derrière, la belle l’éclairait. Personne ! La porte était close… Pour plus de sûreté, il l’entrouvrit, sonda les ténèbres de l’escalier. Rien !

— Folle, fit-il en riant, pour entrer ici, il faut une clé.

— Bergerac en avait une.

— Bergerac, morbleu, Bergerac, tu n’as que lui en tête. Que viendrait-il faire de ce côté ?

— Sait-on jamais !

— Hé, mort de ma vie, dit l’escogriffe, en se versant un rouge-bord et en frappant la table du poing, il faudrait que l’oiseau soit bien fin pour me prendre. Les murs de la Bastille sont un solide rempart contre sa colère. Tu oublies, ma chère, que tu parles à un pensionnaire du Roi, à une malheureuse victime du Cardinal… Pour tout le monde, à cette heure, je gémis sur la paille humide d’un affreux cachot.

— Juste, mais tu en sortiras un jour, de cette Bastille.

— J’y compte bien et plus tôt que plus tard !

« Seulement, ce jour-là, je serai un gros seigneur, couvert par la toute-puissante égide du Cardinal. Et le mieux, c’est que j’aurai par dessus le marché l’auréole du martyr. Songes-y, ma charmante : j’ai lieu de compter sur la reconnaissance de cette bonne duchesse de Chevreuse. N’aurai-je pas subi, pour sa cause, une longue et pénible captivité ?

Complètement rassuré, la langue du coquin se déliait. Il saisit la belle fille et appliquant ses lèvres sur la conque rosée de l’oreille :

— Va, petite, bientôt nous serons riches ! Qui l’eût dit, ma Chimène, quand les coudes percés et les poches vides nous courions le monde sur le chariot de Thespis… Un Lhermitte de Vauselle, sarpejeu ! Un cadet de sang royal, jouant les matamores…

— Les voies de la Providence sont insondables, susurra la brune enfant.

— Mais nous jasons, nous jasons. Passons au solide.

Les coudes sur la table, au milieu des plats nettoyés et des flacons vides, le joyeux sire avait repris tout son aplomb. Il demanda d’un ton assuré :

— Tu as l’écharpe ?

Derrière son dos, tourné à la cloison de vitres, le léger rideau ondoya. Sans doute, quelque souffle venant de l’antichambre l’avait-il effleuré ?

— Allons piano, répondit Minou, éludant la question. Procédons par ordre. Où en es-tu avec ton chevalier ?

— Chut ! point de nom… Tu me demandes où j’en suis avec mon voisin le cavalier Ningun ?

— À ton gré. Le señor caballero est-il à point ?

— Corbleu, la chose est fameuse. Il n’attend que nous pour me faire ses dernières confidences.

— Tant mieux, mon cher, car, vois-tu, le Cardinal s’impatiente à la longue. Toutes ces temporisations l’irritent. Hier encore, il parlait d’en finir, de jeter la belle dans un cul-de-basse-fosse et de livrer le damoiseau aux tenailles de ce bon M. de Laffémas.

— Brrr ! Son Éminence est pleine de mansuétude.

— Cette fois encore notre Monsignor a su calmer son ardeur. Sa langue dorée a entortillé le Cardinal, qui a accordé huit jours pour en terminer.

— Huit jours, malepeste ! je n’en demande qu’un. Donne seulement l’écharpe, et le petit parlera.

De nouveau, la belle louvoya.

— Tu l’as donc bien enferré ce nigaud ?

— Je m’en flatte, sourit Vauselle avec fierté ; le pitchoun est défiant et se garde à carreau… Dès qu’il s’agit de « sa dame », il faut le voir se cabrer comme un jeune poulain. Mais il y a un talisman qui déliera sa langue… une petite clé mignonne qui ouvrira son cœur : le gage de Claire de Cernay.

— Tu veux dire : les nouvelles de la « parente malade » !

— Juste… je m’oubliais…

— Tu le vois, reprit la comédienne, le Cardinal est convaincu que le jour où il s’est laissé prendre, le caballero portait une lettre à la Reine. Où l’a-t-il cachée ? J’ai tout fouillé sans rien découvrir.

— Bast ! Il dira l’endroit s’il croit sauver par là sa bonne amie. Aussitôt assuré que ses missives parviennent fidèlement à sa… pauvre parente, il doit lui écrire en détail.

— À merveille ! Et pour bien s’assurer notre fidélité, il demande ?…

— Ah çà, ne le sais-tu point ? L’écharpe, sacrée corne-diable, la fameuse écharpe !

— Ou, à son défaut, quelque signe de connivence de la petite ?

L’air gêné de sa complice, ses réticences commençaient à éveiller les soupçons de l’aigrefin.

— À son défaut ?… mordiable, la belle, n’aurais-tu pas la chose ?

Minou baissa le nez et avoua :

— Claire a perdu son écharpe.

— Malédiction ! Tout croule ! s’effondra Vauselle.

Brusquement, il se mit debout. Un rictus nerveux découvrait sa denture de loup.

— Triple sotte ! siffla-t-il, tu t’es laissé jouer par cette dulcinée. Et c’est pour ce beau résultat que tu me lanternes depuis une semaine !… Tout est à vau-l’eau, entends-tu ?… Ah ! me voilà beau. Le Cardinal pensera que je l’ai bafoué. Il a dans les mains de quoi me faire pendre… Flambé, je suis flambé !… Un Vauselle pendu ! Au fond, tu t’en bats l’œil, toi, la douce. Tu continueras à te goberger à Rueil pendant que moi… Ah ! tonnerre !

Les fumées de sa ripaille lui montaient à la tête… Tout en éructant sa fureur, il s’avançait vers sa complice, qui recula instinctivement jusque contre la cloison. Il leva le poing :

— Jean, s’écria la belle effarée.

Il s’arrêta – était-ce une hallucination, il lui avait semblé que la cloison tremblait, comme sous un effort violent.

— Jean, je n’ai pas l’écharpe, mais j’ai tout de même le gage…

— Le gage, dit Vauselle.

Ce mot magique avait suffi pour le dégriser. Il se recula d’un pas. Par enchantement, la cloison cessa de s’agiter.

Hallucination, parbleu ! Le vin et la colère lui avaient fait voir double. Il reprit d’un ton radouci :

— Tu as le gage de Claire, et tu ne le dis pas de suite…

— M’en as-tu laissé le temps, vilain méchant. Tiens, chéri, et demande pardon à ta Minou.

De son sein, elle tira un carré de batiste, tiède et parfumé.

— Un mouchoir ?

— Brodé aux initiales de Claire et de Tancrède.

— Hum ! fit l’olibrius, dédaigneux, un mouchoir… Qu’est-ce que cela prouve ? Tu ne connais pas le freluquet – il lui faut autre chose pour le persuader…

— Crois-tu Minou si sotte… regarde mieux… un chiffre ne prouve rien, c’est vrai, mais un mot de la main bien-aimée… une allusion à quelque fait connu des amoureux, d’eux seuls.

Vauselle retournait la batiste entre ses doigts sans rien trouver. Elle déploya le mouchoir, et l’interposant entre son œil et la lumière :

— Regarde ! fit-elle, et dis si j’ai perdu mon temps.

Un cri de triomphe jaillit de la poitrine de l’escogriffe.

— Ô génie ! ange !… Le pitchoun est à nous.

De ses longs bras de faucheux, il enveloppa la taille de la belle qui, subjuguée, ne tenta point de se dérober.

La comédienne était de ces femmes qui aiment à être battues. Vers le drôle triomphant, elle levait ses beaux yeux noyés de langueur.

— Tête cornue de Satan ! s’esclaffa Vauselle, je donnerais de bon cœur vingt pistoles pour que maître Bergerac nous voie en ce moment…

Cette fois encore, le rideau de gaze ondula derrière la cloison vitrée. Un glissement furtif suivi d’un léger grincement… bruits vagues qui se confondirent dans les craquements de la vieille maison déserte. Au reste, les deux complices étaient trop occupés d’eux-mêmes pour prêter attention à tout ce qui les entourait. La lumière éteinte, la suite de leur conversation se perdit dans l’ombre silencieuse.

Du temps passa, scandé par le tintement d’une horloge lointaine, marquant les quarts. Le logis du « Mouton Blanc » continuait son lourd sommeil. Soudain, une porte s’ouvrit, on entendit le murmure étouffé d’un dernier baiser, puis un froufrou soyeux emplit le vieil escalier.

— Adieu ! laissa tomber une voix assourdie.

— À bientôt, chéri, répondit d’en bas Mlle Minou.

D’un pas preste, elle gagna la rue ; peu après, le roulement d’un carrosse secoua le pavé. Son rôle joué, la comédienne s’en retournait à Rueil.

Un instant plus tard, messire Vauselle s’en fut à son tour.

Satisfait et léger, le partant descendait en sifflant une contredanse. Avant de s’engager dans le corridor, il s’arrêta pour s’engoncer frileusement dans les plis de sa cape. Il tira ensuite son passe-partout et chercha la serrure en tâtonnant.

Mais l’air joyeux expira sur ses lèvres… au lieu du bois de la porte, sa main venait de rencontrer le chaud contact d’un corps vivant.

Maître Vauselle fit un bond en arrière et resta coi, retenant son souffle. Ses yeux s’accoutumant à l’obscurité, il lui sembla qu’une ombre s’avançait vers lui. Il volta et fit retraite rapide vers le fond du couloir, où la cour des écuries lui offrait une sortie plus sûre.

De nouveau, il recula. Sur le fond du vitrail éclairé par une coulée de lune, une silhouette insolite se profilait.

Hésitant et se frottant les yeux, notre homme se plaqua contre la muraille. Horreur ! derrière lui, le mur cédait. Une sueur d’angoisse aux reins, il se sentait attiré, happé en arrière par une force irrésistible.

Alors, il reconnut l’endroit. Il se trouvait dans le magasin du drapier, dont la porte s’était ouverte providentiellement sous sa pression. C’était le salut ! il repoussa le vantail, contre lequel il s’arcbouta de tout son poids.

Quelle force mystérieuse retenait donc cette maudite porte ? Il avait beau se raidir de toute sa puissance, qu’une peur atroce décuplait, l’huis restait immobile, grand ouvert sur les ténèbres.

Était-ce un cauchemar ?…

Qui pouvaient être ces trois fantômes qui, en une file lugubre, venaient de pénétrer à sa suite dans la boutique déserte ? Derrière eux, la porte récalcitrante s’était refermée. Le malheureux se sentit seul, faible et tremblant, au milieu d’un cercle menaçant d’ombres muettes.

Tout à coup, une lumière se fit. Ses yeux hallucinés distinguèrent des visages connus :

— Saint-Amant !… Linières !…

Mais le troisième ?

Ce dernier fantôme lui parut immense. Les bras croisés sur la poitrine, il gardait une immobilité de pierre ; seuls en lui les yeux semblaient vivre. La flamme qui en jaillissait avait un si insoutenable éclat que le misérable détourna son regard. Il devina plutôt qu’il ne reconnut :

— Bergerac !

— Ne m’attendiez-vous pas, maître Vauselle ? prononça Cyrano d’un ton de sinistre ironie.

Pris !… il était pris, lui, le fin renard, comme en un piège. À quoi bon tant de prudence, de ruse et de circonspection ! Au moment où, tous les obstacles franchis, il croyait saisir sa proie, les ressorts d’acier se refermaient sur son col, d’une brusque détente.

— Ainsi donc, mon coquin, reprit la voix mordante du Gascon, les prisonniers du Roi courent le guilledou, la nuit, à la façon des chats de gouttière.

— Que sait-il ? se demanda Vauselle. A-t-il vu Minou ? S’il ne l’a pas vue, rien n’est perdu.

Et, d’un ton qu’il cherchait à rendre assuré :

— Ma foi, monsieur de Bergerac, la rencontre est aussi surprenante pour moi que pour vous. Vous me croyiez à la Bastille, et je vous croyais à Rueil.

— Comparaison malsonnante ! Rueil est-il donc une prison ? Ou bien la Bastille est-elle un lieu de plaisance ? Il me semble, tout bien considéré, que l’on sort plus aisément de la geôle que du château.

— Il n’est pas de prison dont on ne s’évade…

— Hum ! fit Cyrano, par la poterne des fossés ?

Sa malice éventée, Vauselle voulut biaiser.

— Inutile de mentir, trancha le bretteur, je vous guettais depuis ce matin. Au reste, fussiez-vous sorti par la grande porte que vous n’auriez pas échappé davantage. L’ami Linières vous y attendait.

— Au « Compagnon de Saint-Antoine », précisa le biberon. On y boit du vin de Touraine que je vous recommande.

Pareil à une bête traquée, l’olibrius promenait des regards effarés de l’un à l’autre des trois compagnons.

— Quant à ce gentilhomme, continua Cyrano, désignant le gros Saint-Amant, il observait depuis hier le logis du « Mouton Blanc » où se faisaient certains préparatifs assez insolites !… Comme vous le voyez, nos précautions étaient bien prises, et il vous était difficile de passer entre les mailles du filet.

— Satanée Minou ! pensa Vauselle. Se faire prendre ainsi ! Parbleu ! le coup ne peut venir d’ailleurs ! Mais pourquoi l’a-t-il laissée échapper ?

Cette réflexion lui rendit un peu d’aplomb. Tout compte fait, il pouvait se tirer d’affaire en chargeant sa complice.

— Soit ! fit-il, je joue de malchance. À peine évadé des prisons du Roi, ma mauvaise étoile me fait tomber dans vos mains… Je le vois, vous me tenez rancune des mauvais tours que vous a joués ma friponne de sœur ; vous allez donc me livrer aux sbires du Richelieu ; c’est bonne guerre !…

Une moue de profond dégoût plissa les lèvres du bretteur. Pour sauver sa peau, le fripon reniait sans vergogne cette prétendue sœur, sa maîtresse ! Et il la reniait à peine au sortir de ses bras chauds et parfumés ! Pouah ! Cela soulevait le cœur.

— Milledious ! gronda-t-il, me prends-tu pour un sacripant de ta sorte ? Bergerac a-t-il pour coutume de charger la police de ses vengeances ? Monsieur de Vauselle, faites-moi la grâce de n’en rien croire ; j’opère moi-même.

D’instinct, l’olibrius se ratatina.

— Vous allez me tuer ? gémit-il, la gorge serrée.

Le poète haussa les épaules.

— Si telle était ma volonté, ce serait fait déjà. Rassurez-vous, maître trembleur. Il y a deux sortes de bêtes mauvaises : les fières, celles qui attaquent en face, férocement, de l’ongle et de la dent ; avec celles-là, on peut combattre : on meurt ou l’on tue. Quant aux autres, aux bêtes rampantes et venimeuses, leurs crocs arrachés, leur venin n’est plus à craindre. On les jette au bord du chemin, on s’essuie les mains… et l’on passe.

— Ouf ! pensa le drôle, rassuré, me voilà sûr, du moins, de sauver ma peau. C’est l’essentiel.

Comme il achevait cette réflexion, le bruit d’un pas cadencé, retentissant au-dehors, lui fit dresser l’oreille.

— Le guet ! murmura-t-il.

Cyrano avait deviné sa pensée :

— Pas un cri, souffla-t-il, menaçant, ta vie en dépend !

D’un même mouvement, Saint-Amant et Linières s’étaient rapprochés. L’aventurier vit luire un fer, sentit sur sa tempe le froid du canon d’un pistolet.

Derrière les volets, les sergents défilaient. On entendit leurs pas traînants, le murmure de leurs voix, une hallebarde heurta l’auvent.

Puis le silence retomba. Lugubre, Vauselle n’avait pas bronché.

— À la bonne heure ! Vous êtes docile, reprit le Gascon. À présent, causons !

— Au fait, que me voulez-vous ? appuya l’olibrius qui, depuis qu’il avait l’assurance de ne point mourir sans son consentement, sentait son toupet lui revenir.

— Maître Lhermitte, vous souvenez-vous d’un jour où certain personnage, traqué par la police du Cardinal, trouva refuge chez un voisin bénévole ?

Un sourire équivoque retroussa la moustache du drôle.

— Savez-vous bien que, ce jour-là, l’envie me démangea de vous casser les reins ?…

Vauselle fit un recul prudent et rabaissa le nez.

— Pressentiment ! Pourquoi ne l’ai-je point fait ? Car, ce soir-là même, vous mîtes à profit ma sotte générosité pour vous rendre au Palais-Cardinal, d’où vous sortîtes le gousset copieusement garni.

Le coquin esquissa un geste de protestation.

— Inutile. Je suis fixé. Au reste, l’ami Linières est là pour me servir de témoin.

Le petit biberon approuvant, Vauselle lui lança un regard furieux :

— Joli témoin, siffla-t-il entre ses dents, un homme qui se vendrait pour une pinte…

— Tout doux ! susurra Linières ; il y faudrait un muid, au moins…

— Je t’ai payé, faquin !

— Reste un solde de compte.

— Paix ! s’interposa le bretteur. Ceci dit, monsieur Lhermitte, pour vous prouver que je suis fixé et vous épargner des frais d’imagination.

« Ainsi donc, vous, l’ancien courrier de la Duchesse, vous êtes à Son Éminence ; voilà qui éclaircit les choses et qui ôte quelque mérite à votre embastillement…

— Pure hypothèse !… louvoya l’olibrius.

— Précisons : vous êtes incarcéré à la Basinière, au rez-de-chaussée ; et voyez le hasard ! Le cachot de dessous est occupé par un prisonnier d’État…

— Au grand secret…

— J’allais le dire !

— Ah ! çà ! Êtes-vous sorcier ?…

— Non pas, mais je me suis beaucoup promené, ces temps-ci, du côté de la porte Saint-Antoine. On y fait parfois d’utiles connaissances. Votre porte-clés, maître Pontivy, ne déteste point le parfait amour du « Compagnon du Grand Saint ».

— Le traître, pensa Vauselle… heureuse inspiration de du Tremblay de l’avoir changé cette nuit.

— Vous le voyez, mon cher, je suis discret ; je ne vous demande point pourquoi vous êtes à la Bastille, ni à quoi vous y employez vos loisirs.

Retourné comme sur le gril, le misérable sentait son sang se figer.

— Point davantage ne m’enquerrai-je des retraites dévotes de votre pseudo-sœur au couvent des Récollets… Singulière place pour une excommuniée !

— Diavolo ! ce démon-là sait tout ! soupira Vauselle. De grâce, monsieur de Bergerac, finissons-en. Que voulez-vous de moi ?

— Peu de chose : un mouchoir brodé.

— Un mouchoir ?… je ne sais de quoi vous voulez parler.

— Allons donc ! donnez vite… là, dans la poche de droite de votre pourpoint…

— Ah ! çà ! c’est de la double vue ! fit l’escogriffe en tirant piteusement le chiffon de batiste des profondeurs de sa poche.

— Là ! parfait ! dit Cyrano, attrapant la chose au vol.

— Êtes-vous satisfait ? En ai-je fini ?…

— Une simple formalité, monsieur Lhermitte. Par quelle voie comptiez-vous faire parvenir ceci au Chevalier ?

Quoique s’attendant à tout, l’aventurier se cabra.

— Que voulez-vous dire ? De quel Chevalier parlez-vous ?

— Préférez-vous un autre nom : soit. Comment communiquez-vous avec le Cavalier Ningun !

— Moi… je… quelle folie !…

Le bretteur fronça les sourcils.

— Point de mensonge, n’est-ce pas ; je sais tout ! Je n’ai pas perdu un mot de votre conversation avec votre complice…

Du coup, il parut à Vauselle qu’un voile se déchirait devant ses yeux :

— Vous… vous avez… Mort de ma vie ! J’aurais dû m’en douter… dans le cabinet !

Cyrano baissa la tête ; malgré tout, un peu de honte le poignait d’avoir dû, lui, si droit et si loyal, user d’un tel stratagème. Mais il le fallait ; la vie de son ami en dépendait, il n’avait pas le droit d’hésiter.

D’une voix que la colère, contenue à grand-peine, faisait trembler, il s’écria :

— Oui, coquin ! j’étais là, et je vous épiais. Comment j’ai pu me contenir en vous voyant vous faire une gloire de vos crimes, en entendant vos rires insultants, vos railleries pour vos victimes, ne me le demandez pas. Je vous ai vus – elle et vous – attablés côte à côte, et supputant, entre deux rasades et un baiser, le prix de votre trahison. Pouah !… le cœur m’en lève encore de dégoût. Pourtant, je me suis tu ! Je vous ai vu, vous, fils de noble maison, vautré près de cette fille vendue, la caresser de vos mains immondes… et je me suis tu… Je vous ai vu dans une rage plus abjecte encore, vous ravaler jusqu’à lever sur elle un poing menaçant. Ah ! monsieur de Vauselle, le rouge de la colère et de la honte m’en est monté au visage. Dieu m’en est témoin que nulle force ne m’eût arrêté, si votre poing se fût abaissé, à cette heure, vous seriez mort. Mais enfin, je me suis tu, cette fois encore. Comprenez-le donc : rien ne m’arrêtera dans l’œuvre que j’ai entreprise puisque je n’ai reculé ni devant tant de honte ni devant tant de dégoût. Parlez maintenant. J’attends.

Le ton de terrible menace dont Cyrano prononça ces derniers mots suffit à rendre au piètre aventurier toute sa souplesse ; il n’eut pas besoin de voir le geste significatif des deux acolytes qui se rapprochèrent, chacun de son côté. Il sentit que, sur un signe de son adversaire, à la moindre incartade, il était un homme mort ! L’oreille basse, il balbutia :

— La cheminée… un conduit de poêle… une dalle descellée dans l’âtre…

— C’est bien ! Plus qu’un mot : vous devez rentrer à la Bastille ?

— Aux premières lueurs de l’aube.

— Par la poterne des fossés ?

— Oui !

— Un geôlier vous y attend. Pontivy ?

— Non ! un inconnu…

Une lueur passa dans l’œil du Gascon.

— Sans doute, avez-vous une passe… signée du Cardinal…

Vauselle détourna le regard, cherchant à équivoquer. Simplement, Cyrano tendit la main et dit :

— Donnez !

L’olibrius s’exécuta en maugréant.

— Ouf ! soupira-t-il, c’est tout, cette fois ! Je suis libre ?

— Bientôt.

Sur un signe de son ami, Saint-Amant était allé ouvrir une trappe, au milieu de la boutique. L’orifice découvrit un caveau sombre, aéré de haut par un soupirail grillé.

— Voici, dit le bretteur, le logis qui vous est destiné.

— Ce trou noir !

— Ah ! dame ! moins confortable que les cellules de la Bastille, et surtout moins facile à quitter…

— Fie-t-en à moi, dit Saint-Amant, avec un gros rire…

— À nous ! rectifia Linières.

Déconfit, l’aventurier suivait d’un œil craintif les préparatifs des deux acolytes.

— Jusques à quand, gémit-il comptez-vous donc me garder ici ?…

— Vous-même avez fixé le délai.

— Moi ?

— Rappelez-vous. Combien de temps Son Éminence vous a-t-elle accordé pour lui livrer le chevalier ?

— Huit jours !

— Il ne m’en faudra pas davantage pour le sauver, dit Cyrano.

Avec une amère grimace, Vauselle descendit les degrés, poussé par la poigne colossale de Saint-Amant. Contre une telle force, toute résistance était inutile.

La trappe se referma sur le prisonnier, et le gros philosophe tira une lourde table par-dessus.

Ceci fait, les deux augures s’installèrent en face l’un de l’autre, de chaque côté de la table. Saint-Amant tira de sa poche un cornet, des dés, une corne remplie de tabac blond et une courte pipe hollandaise, cependant que Linières aveignait des verres et un flacon.

— Bast ! souffla dans une bouffée le flegmatique poète, huit jours sont bientôt passés.

— Hum ! cela dépend où on les passe ! rétorqua le petit avec un clin d’œil vers la cave où l’on entendait Vauselle aller et venir comme un ours en fosse.

Cyrano promena autour du magasin un regard satisfait. Puis, il prit sa rapière, son manteau, et, sans un mot, il gagna la rue où le ciel s’opalisait déjà vers l’orient.

11

Dans la peau d’un autre

Les lueurs rosées de l’aube caressaient les vieilles pierres de la forteresse quand Cyrano fut en vue de la Bastille. Il gravit l’escarpe, se laissa glisser jusqu’à la poterne, et, d’une main ferme, heurta contre l’huis.

Un bruit de ferrailles secouées répondit. Quelques secondes s’écoulèrent. Le Gascon les mit à profit pour s’emmitoufler jusqu’aux oreilles et pour tirer de sa poche le laissez-passer de Vauselle : puis la fatale porte tourna en grinçant sur ses gonds.

Tout engourdi par une longue faction, un cerbère à tête simiesque jeta sur l’arrivant et sur son parchemin un regard distrait et se secoua en grognant :

— En retard !

Sans s’occuper de la réponse confuse que bredouillait Cyrano, il poussa les verrous, ramassa sa lanterne, et se mit en marche de son pas pesant, par les corridors obscurs.

Peu après, la double porte de la première Basinière se refermait sur Jean-Baptiste Lhermitte Vauselle, ou plutôt sur son alter ego. Maître Duretête ne s’était aperçu de rien. D’ailleurs, comment le geôlier se fût-il méfié ? La veille au soir il avait à peine entrevu son nouveau pensionnaire, et celui-ci était à peu près semblable de taille et d’allure. Au reste, comment l’idée eût-elle pu germer en sa cervelle que quelqu’un fût assez fou pour se faire incarcérer de bonne grâce en cette maison de malheur ?

Il fallait tromper d’autres yeux plus avertis, ceux de du Tremblay. C’est à quoi songeait notre ami, tout en examinant son nouveau domicile à la lueur du falot que Duretête lui avait laissé.

— Le tout n’est pas d’entrer en prison, il s’agit d’y rester, murmura-t-il.

En furetant, il avisa dans un coin un bahut qu’il ouvrit.

— Bien ! Une cuvette, une aiguière, des serviettes. Voilà mon affaire.

De sa poche, il tira un pot d’onguent, puis un petit flacon empli d’un cordial couleur de topaze. Il disposa le tout bien en évidence sur la table. Ayant tailladé un ou deux linges en longues bandes, il se mit en devoir de se dévêtir.

À peine entré en geôle, notre cadet gascon allait-il donc faire sa toilette ?

Quand il n’eut plus que sa chemise et ses chausses, il releva sa manche de manière à mettre à nu l’épaule gauche.

— Providentielle estocade, sourit-il. Décidément, la douce Minou a raison : les voies de la Providence sont insondables. Elle savait ce qu’elle faisait en guidant à travers mon cuir la pointe de cet exquis d’Artagnan.

L’appareil de la plaie défait, comme il arrivait aux derniers bandages, il les arracha d’un coup brusque. Un filet de sang parut aux lèvres de la blessure. Soigneusement, il le lava dans la cuvette, dont l’eau prit une teinte rosée. Puis il se rebanda l’épaule avec les lanières enduites d’onguent. Une accolade au flacon d’élixir, et le pansement fut parfait.

Cependant, Cyrano mit les bandes sanguinolentes de son ancien appareil et, du front au menton, il s’en couvrit le visage, ne laissant dehors que les yeux et le nez. Encore, pour ce dernier organe, crut-il pouvoir sans inconvénient en masquer trois bons quarts.

Cette toilette achevée, quand il s’aperçut dans le miroir à barbe de Vauselle, il ne put s’empêcher de se décerner un brevet de satisfaction.

— Mordious ! Je ne me reconnais plus moi-même. Allons, Savinien, mon fils, tu peux après cela paraître à ton avantage devant ce terrible gouverneur.

De fait, il était impossible de discerner un seul trait de son visage sous l’espèce de masque qui le recouvrait.

En hâte le bretteur acheva de se dévêtir et, soufflant la chandelle, il se glissa sous les couvertures de son alter ego.

Il y était à peine depuis un quart d’heure quand retentirent le bruit d’un pas gaillard et le son d’une voix joviale.

— Hé là ! clama du seuil le joyeux visiteur, M. de Vauselle a-t-il passé une bonne nuit ?

Rien ne répondant à cette politesse, si ce n’est un doux ronflement, le Gouverneur – car c’était lui – entra et alla tirer les rideaux.

Aussitôt, le désordre de la chambre lui apparut dans toute sa splendeur. Il vit les linges ensanglantés, l’eau teintée de rouge, le pot d’onguent. Pris d’une inquiétude subite, il se tourna vers le lit, d’où continuait à sortir un son vague, mi-plainte, mi-ronflement.

— Diantre, lui serait-il arrivé mésaventure ? fit du Tremblay, en s’approchant à pas légers.

D’une main prudente, il écarta la couverture. Le dormeur se retournant avec une plainte sourde, un nuage assombrit son visage réjoui. La chose devenait évidente : au cours de son escapade nocturne, le précieux ami de Mazarin avait fait une fâcheuse rencontre. Méchante histoire ! En s’ébruitant, elle pourrait avoir les plus regrettables conséquences !

Résolu à en avoir le cœur net, du Tremblay se décida à éveiller le dormeur en le secouant par l’épaule.

Subitement réveillé, le Gascon se mit sur son séant.

L’aspect insolite de cette figure emmaillotée acheva de jeter le désarroi dans l’esprit du bon gouverneur.

Décidément la chose était grave.

Le blessé restant là, à le dévisager en se frictionnant l’épaule, il murmura :

— Il faut faire quérir un chirurgien.

Cyrano ne l’entendait pas ainsi. D’un geste de la main il montra les drogues, et, péniblement, comme si chaque mot lui arrachait une souffrance, il articula :

— Un chirurgien, inutile… J’en ai vu un…

— Hum ! fit du Tremblay en s’asseyant au chevet du blessé. Cela va mal. La voix même est toute changée !

Le Gascon avait repris tout son aplomb. Voyant son auditeur à point, il commença à lui débiter d’un ton dolent une longue histoire, forgée d’avance, où la vérité s’entremêlait avec le mensonge de la plus agréable façon. Il était question d’un guet-apens. Sa sortie avait été éventée. Des hommes apostés par les ennemis du Cardinal l’avaient attaqué par surprise et roué de coups de bâton. Après une résistance valeureuse, on l’avait laissé pour mort sur place. Par bonheur des mains charitables l’avaient relevé et mené chez un chirurgien qui l’avait pansé et lui avait prescrit les remèdes utiles.

Cet arrangement convenait trop au discret gouverneur pour qu’il y fît de sérieuses objections.

— Ouf ! soupira-t-il, vous m’avez fait peur. Qu’auraient pensé Monseigneur et M. de Mazarin, si vous n’étiez point revenu ! À propos, je me rappelle une chose. Hier soir, sitôt après votre départ, il est arrivé de Rueil un avis à votre adresse.

À ces mots, Cyrano s’agita avec inquiétude.

— Un avis… de M. Mazarin ?

— Attendez, reprit du Tremblay. Il s’agissait d’une de vos connaissances, un poète de M. le Cardinal…

— Bergerac ! interrompit vivement le pseudo-Vauselle.

— C’est bien le nom !

— Je sais… Il a quitté Rueil… Minou m’a prévenu…

— L’avis était bon, je le vois ! Entre nous, l’homme du guet-apens, c’est lui ?

Cyrano fit un geste évasif :

— Peut-être bien ! il faisait si noir… Mais si c’est lui, il ne s’en vantera pas…

— Et pourquoi ?

— Parce que… dans la mêlée… je l’ai tué.

— Mort ! s’exclama le Gouverneur estomaqué.

— S’il était vivant, je ne serais pas ici, dit le blessé avec une impudence digne de son sosie.

Après quoi, épuisé par son effet, il se laissa retomber en gémissant.

Du Tremblay se leva. Il ne fallait pas fatiguer davantage le vaillant et malchanceux ferrailleur. Tout en se retirant, il conclut entre haut et bas :

— C’est égal ! Voilà une vraie malchance ! Au moment où vos affaires avec le petit cavalier Ningun étaient en si bonne voie.

Il se retira en hochant la tête.

Sitôt seul Cyrano sauta à terre et ouvrit la fenêtre.

Un flot de lumière envahit la cellule.

— Maintenant que me voilà bien et dûment naturalisé Vauselle, voyons notre domaine, dit-il.

Minutieusement il fouilla les meubles, inspecta les placards, scruta les murs.

Chemin faisant il eut d’heureuses découvertes : la correspondance de l’espion avec Mazarin, et avec la Minou. Bonne prise ! Tout un attirail de toilette, à faire envie à un petit maître.

Mais la plus sensationnelle de ses trouvailles fut celle qu’il fit dans le contre-caisson de l’âtre. Un pic, un marteau, un peloton de corde. Précieux, cela ! Le pic portait encore les traces d’un travail récent. Cyrano en était là quand trois heurts sourds, espacés à intervalles réguliers, ébranlèrent le sol juste sous ses pieds.

— Capédédious ! c’est lui !

Le cœur étreint d’une soudaine émotion, il s’arrêta l’oreille tendue. Le signal fut répété :

— Oui, c’est mon petit homme… Je le reconnais à son impatience… Après tout, c’est juste… le temps doit lui durer au pauvret.

Les coups se firent plus violents. Cette fois Cyrano secoua la tête !

— Appelle ton Vauselle… Tu es pressé de le voir, ce bon ami… Pourtant point d’imprudence, le moment n’est pas encore venu !

De nouveau le silence régna. Tancrède avait cessé ses signaux.

Le bretteur reprit ses recherches. Cette fois, ce fut la cheminée qu’il inspecta.

— Le conduit d’un poêle, une dalle descellée, se répétait-il. Ah çà, fit-il inquiet, Maître Vauselle m’aurait-il joué ?

À ce moment, l’idée lui vint de pousser le lit, qui s’appuyait précisément contre l’un des montants du foyer. Une dalle oscilla légèrement.

— Amende honorable, s’écria Cyrano joyeux, pour une fois mon sosie n’a point menti.

Il tenait la communication avec le bas-fond.

À ce moment un pas accompagné d’un cliquetis de clés. La porte tourna : l’horrible face et la difforme stature d’un guichetier s’encadrèrent dans l’ouverture.

12

Où deux amis se retrouvent

À la suite de sa visite à la Basinière, le gouverneur avait fait ses réflexions. Confier son pensionnaire défiguré à maître Pontivy, c’était mettre ce porte-clés assez mal noté dans la confidence d’une aventure irrégulière. Puisque Duretête était au courant des choses, mieux valait le charger de ce nouveau soin. Sa discrétion était sûre et sa fidélité éprouvée. Du Tremblay avait donc mandé son subordonné et l’avait dûment chapitré. Le bonhomme avait bien paru surpris en apprenant que M. de Vauselle était blessé et gardait le lit. Il ne se rappelait avoir rien remarqué d’anormal lors de sa rentrée. À ce moment, il est vrai, le porte-clés avait conscience de s’être trouvé à moitié endormi. Au reste, ce n’était point son affaire de discuter. Muni des instructions de son chef, il s’empressa de les exécuter avec le peu d’intelligence que le ciel avare lui avait départi.

En pénétrant dans la cellule, il fut tout ébahi de trouver sur pied le prétendu fiévreux ; la surprise arrondit ses yeux à la vue du visage recouvert de bandages ensanglantés.

Étrange personnage tout de même, que ce favori de M. le Gouverneur. Gaillard, à l’aube, transi de fièvre à huit heures du matin et guéri à dix heures. Toutefois le taciturne fonctionnaire se borna à traduire ses étonnements par l’espèce de gloussement guttural dont il avait le secret. Après quoi, il se mit à desservir la table, sur laquelle il étendit une nappe et disposa un couvert.

Cyrano, placide, le regardait faire. Quand il le vit sortir d’une panière une cruche hermétiquement bouchée et un plat soigneusement couvert, l’eau lui vint à la bouche, car il avait très faim, n’ayant que peu mangé la veille. Or, connaissant les goûts raffinés de son « autre lui-même », notre ami flairait une petite merveille gastronomique dans cet envoi de son prévenant gouverneur. Peu de choses il est vrai, un plat unique, mais la qualité devait compenser la quantité.

D’autre part, Cyrano comptait sur cette occasion pour lier connaissance avec son gardien et s’assurer sa bienveillance.

Il se mit donc à table sans se faire prier, et courant au solide découvrit l’assiette.

Horreur ! la petite merveille était un liquide huileux à la surface duquel flottaient d’innombrables détritus. Du bouillon d’herbes ! Pouah ! Vivement il se rabattit sur la cruche. Un coup de bon vin réchauffe et console. Calamité pire ! La cruche contenait une tisane dont l’odeur fadasse seule donnait la nausée.

Furieux, notre affamé repoussa du geste ces malodorantes préparations.

— Est-ce là tout ce que m’envoie votre Gouverneur ? grogna-t-il en faisant la moue.

L’impassible porte-clés tira de sa poche un petit livre plat et l’offrit à son hôte avec son sourire le plus gracieux.

Hélas ! le livre expliquait le dîner. C’était un docte traité « des traumatismes de la tête ».

— C’est juste, observa Cyrano, je suis malade, j’ai la fièvre.

Comme il sentait peser sur lui l’œil défiant de son gardien, l’observant du fond de sa broussaille de sourcils, il se décida à contrecœur à faire honneur au maigre menu du trop prévenant Gouverneur.

Donc, tout en avalant ses herbes, Cyrano cherchait dans sa tête le moyen de lier conversation avec son peu loquace porte-clés. Décemment, il ne pouvait lui offrir de partager son bouillon maigre et sa tisane. Il se rappela alors avoir aperçu dans le bas du bahut des reliefs de poule et des flacons hors de combat. Parmi ceux-ci peut-être s’en trouverait-il quelques-uns d’intacts. Sur son ordre, maître Duretête alla quérir ces vestiges des exploits gastronomiques de l’autre Vauselle.

— Mettez-vous là, l’ami, dit l’hospitalisé avec un sourire engageant. Vous allez me faire compagnie. Je déteste manger seul, surtout quand je suis à la diète.

Le docile guichetier obéit. L’amphitryon garnit une assiette d’un appétissant pilon de volaille, enveloppé de sa gelée, et poussa le tout devant son convive. L’autre esquissa un geste de refus poli mais ferme.

— Pas gourmand ! remarqua Cyrano, un peu dépité.

Parmi les flacons moitié vides, il en restait un encore vierge dont la lueur de rubis semblait de bon aloi. Le bretteur le déboucha, s’en versa une larme et remplit un second verre d’une ample rasade.

— Une lampée de vin, cela ne se refuse point, fit-il.

Derechef, le guichetier repoussa le verre de la main et il s’éloigna légèrement de la table.

— Ah ! refuser serait me faire injure. Vous ne me laisserez point boire en Suisse, à la santé de notre cher Gouverneur.

Ce nom respecté fit son effet sur le scrupuleux subalterne : il se rapprocha et prit la coupe qu’il porta à ses lèvres. Ce geste esquissé, avec un soupir de regret, il reposa sur la nappe le verre aux trois quarts plein.

— La peste ! grommela Cyrano. Pas buveur non plus !

Alors il tenta d’aborder son homme par un autre biais.

— Dites-moi, maître… maître ?…

— Duretête, articula le laconique personnage.

— Duretête ! Ah !… bien joli nom ! Y a-t-il longtemps que vous vivez en cette Bastille ?

Le guichetier montra ses deux mains ouvertes puis trois doigts.

— Treize ans, en vérité, fit le bénévole prisonnier. En un si long espace, vous avez dû en voir de toutes les couleurs.

Un sourire en fente de tirelire élargit la bouche close du colosse.

— Surtout avec ce grand M. le Cardinal, qui ne laisse point chômer les braves gens de votre espèce.

Et le bretteur cligna de l’œil malicieusement.

Gracieuseté à laquelle répondit un battement des cils de son interlocuteur.

— Pas bavard, décidément ! dit Cyrano en rabaissant le nez sur son potage.

Il en était pour ses frais d’avances. Mais, obstiné comme tout bon Gascon, il ne se déclarait point battu.

— Satanée nuit, reprit-il. Pour une fois que je m’offre une sortie, il fait un brouillard d’encre. Vous avez dû vous morfondre, l’ami, en m’attendant.

Le colosse haussa l’épaule, d’un air d’indifférence stoïque.

— N’importe ! toute peine mérite salaire, ajouta le Gascon en tirant une bourse rondelette, dont il sortit un beau jaunet. Prenez ceci, mon cher, ce sera pour vous réchauffer.

Cette fois, le porte-clés s’agita, mais ce fut pour s’écarter vivement, comme si le diable lui fût apparu pour le tenter.

— Mordious ! jura Cyrano. Il ne lui manquait plus que cela : scrupuleux !

Battu sur toute la ligne, le bretteur n’insista point, il se plongea en silence dans une méditation sourcilleuse.

En voyant que son pensionnaire ne touchait plus au dîner, Duretête, plus muet que jamais, débarrassa la table. Puis comme le pseudo M. de Vauselle continuait à ne point s’occuper de lui, il se retira, en refermant les portes avec un soin méthodique.

Cette première entrevue avec son cerbère était peu encourageante. Rentré dans sa solitude, Cyrano récapitula ses observations :

— Pas buveur, pas gourmand, pas bavard. Et, pour couronner le tout, insensible à l’attrait de l’or. Voilà bien ma chance. Il n’y a peut-être qu’un spécimen au monde de cette espèce-là, et il faut que je tombe dessus, et avec cela, un colosse ! un homme à vous écraser rien qu’entre deux doigts.

La tête dans ses deux mains, Cyrano se prit à méditer profondément.

En se lançant dans cette aventure, avec sa fougue accoutumée, notre poète avait consulté son cœur plus que sa raison. Le Hasard, ce dieu des joueurs et des batailleurs, lui offrait une occasion unique de se rapprocher du Chevalier. Dans la situation désespérée où son ami se trouvait, le généreux bretteur était décidé à tout tenter pour le sauver. S’il ne se trouvait point de moyens raisonnables eh bien ! mordiablous ! il en essaierait de déraisonnables, et voilà tout ! Il avait donc saisi, sans hésiter, cet unique cheveu de la Fortune dont parle la légende.

En somme, le problème se posait pour lui en trois termes : entrer à la Bastille ; y rester ensuite ; et enfin en sortir. Il avait résolu heureusement les deux premiers. Restait le troisième. À vrai dire, c’était le plus délicat.

Bah ! n’avait-il pas une semaine entière devant lui ? En huit jours, que diantre ! le monde tourne et les événements marchent.

Tancrède serait-il donc le premier prisonnier qui s’évadât de la Bastille ? D’autres en étaient sortis qui n’avaient point dans leur jeu les mêmes atouts.

Comme notre bretteur formulait cette rassurante conclusion, les chocs reprirent contre le plancher. Le Chevalier récidivait.

Mais, cette fois, assuré de n’être surpris par aucune oreille indiscrète, il frappait violemment et sans arrêt.

— Au diable, le tapageur ! grommela Cyrano ; allez coudre ensemble deux idées dans un pareil tintamarre.

L’heure, en effet, n’était pas encore sonnée d’entrer en relations avec l’impétueux jeune homme. Pourtant, comment calmer un pareil enragé ? Loin de se décourager, il semblait que le silence obstiné de son voisin redoublait son ardeur.

Une idée subite traversa son esprit. De sa poche, il tira le mouchoir de Claire ; d’un revers, il en repassa la batiste fripée, puis il courut à la dalle du foyer qui bascula. À ses yeux apparut l’orifice du conduit : le cœur battant, il entendit monter vers lui l’appel de son malheureux ami. Il dut faire effort pour n’y point répondre d’un cri. Maîtrisant ses nerfs, il glissa le mouchoir brodé par le sombre trou et, avec un soupir, il le laissa choir dans l’inconnu.

Un silence profond, religieux presque, se fit aussitôt.

— Ce chiffon de soie… quel bâillon ! dit-il avec un sourire attendri.

Il se replongea tranquillement dans ses réflexions.

Les journées de prison sont monotones et offrent peu de place à l’imprévu.

De sa longue méditation, une seule conclusion se dégageait : maître Duretête étant à peu près incorruptible, il s’agissait de trouver un biais pour agir sur lui.

— Une masse… un bloc de pierre… insensible… sans prise… Cela se remue pourtant… Le tout est d’avoir un levier.

Ainsi pensait Cyrano en se mettant au lit. Il avait résolu, en effet, de ne pas attendre le souper, dont il n’espérait point merveille. Qui dort dîne !

Les ombres de la nuit s’épaississaient dans la cellule. Cyrano commençait à s’assoupir, quand un bruit de verrous tirés le réveilla en sursaut.

— C’est mon geôlier, pensa-t-il en se blottissant sous sa couverture. Bah ! Laissons-le venir. J’ai fait les premières avances, cela suffit !

Au son des pas qui se rapprochaient de lui, il ne put s’empêcher de tressaillir. Il y avait plusieurs visiteurs. Qui pouvait bien venir à cette heure tardive ?

— Chut ! fit une voix. Il dort.

— Le gouverneur !… motus ! La fortune vient en dormant, pensa brusquement Cyrano.

— Posez tout cela sans bruit, continua le prévenant officier, le pauvre diable a plus besoin de repos que de victuailles.

Un râle sourd répondit à cet ordre, et le prétendu dormeur perçut un bruit de verres et d’assiettes remués avec précaution.

— Cette fois, c’est maître Duretête, marqua le Gascon.

— Approchez, reprit du Tremblay à mi-voix, en s’adressant à un troisième personnage, approchez, je vous prie. Voici l’homme que je recommande à vos soins experts…

— Malepeste, grogna le volontaire captif, m’aurait-on joué le tour d’amener un chirurgien ?…

Il sentit un souffle âcre effleurer son front. Quelqu’un s’était penché sur lui et le dévisageait. Il ferma les paupières avec vigueur.

— Péchère ! gémit un organe inconnu, comme il est mal en point !

Ô stupeur ! cette voix aigre et grinçante était celle d’une femme, et, qui plus est, d’une Méridionale.

Une fille d’Ève ! Milledious ! Cyrano eut bonne envie de risquer un œil. Pourtant, il se retint. Le Gouverneur avait repris :

— Tel quel, c’est un homme précieux, dont Monseigneur fait grand cas. S’il lui arrivait malheur, la chose serait très fâcheuse.

— Soyez tranquille, monsieur, j’ai remis sur pied l’Espagnol, chuchota la voix féminine. À vrai dire, le jeune homme n’était point si… abîmé !

— Ah ! dame ! fit du Tremblay avec un rire étouffé, on ne peut pas vous fournir tous les jours un Adonis.

— Eh ! eh ! constata le dormeur, vexé, mon bon ami le Gouverneur me chiffonne un peu.

— À propos d’Espagnol, dit l’officier en baissant prudemment la voix, il se pourrait que vous surprissiez ici des choses assez… étranges. Ce M. de Vauselle jouit de certaines tolérances… que je blâme fort, mais sur lesquelles il convient de fermer les yeux. Que voulez-vous, dame Anastasie, telle est la volonté du Maître.

— Compris, dit la femme. Œil au guet et bouche cousue !

— Surtout, pas un mot de cela à maître Duretête. Vous connaissez le pauvre diable…

— Hélas ! soupira la dame.

— Serviteur ponctuel, gardien incorruptible, mais faible cervelle. Un homme que tous les trésors de l’Espagne n’ébranleraient point, mais qui se laisse mener par le bout du nez… hein ! n’est-il pas vrai ?… par cette main-là !

— Tiens ! tiens ! chuchota Cyrano, qui dut faire effort pour réprimer un sourire.

La dame, secrètement flattée par l’éloge de son chef, laissa échapper un petit rire aigu.

— Chut ! fit vivement du Tremblay en s’écartant du lit.

Le bruit des voix s’étant éloigné, le dormeur en profita pour glisser un regard dehors.

À la lueur du falot porté par Duretête, il distingua la silhouette d’une grande femme, anguleuse et sèche. Le visage, tout en pointe, avec une bouche presque sans lèvres et comme coupée au couteau. Des yeux aigus, fureteurs, brillants d’une flamme fiévreuse. Telle apparut à Cyrano la confidente du Gouverneur et l’épouse bien-aimée du docile Duretête.

Au geste que fit la mégère pour écarter une mèche de cheveux, il aperçut sa main, une main aux doigts crochus, vraie patte de goule.

Cyrano en avait assez vu.

— Cette chère Tasie, soupira-t-il en refermant les paupières. Je me sens déjà prêt à l’adorer.

Comme les visiteurs se retiraient à pas de loup et que la porte se refermait sur l’enchanteresse vision, le Gascon se mit sur son séant et sa figure s’épanouit en un rire muet.

— Ô destin ! destin ! tu me devais cette revanche. Ou je suis aveugle, ou bien cette virago est l’exacte et fidèle contrepartie de son intègre mari : bavarde, curieuse, gourmande, vaniteuse ! Cupide surtout, cupide avec délices.

Dans sa jubilation, il envoya un baiser vers la porte.

— Eurêka ! s’écria-t-il avec un accent digne du Syracusain… Je demandais un levier. Le ciel m’envoie un cric ! Avec moins que cela, Archimède eût soulevé le monde.

Puis il se retourna sous ses couvertures, ramena le drap jusque par dessus son nez, et attendit le sommeil.

 

Lorsque Cyrano s’éveilla, le lendemain, un rayon oblique de soleil se jouait sur les murs nus de la cellule. Si pâle que fût ce rappel de la vie du dehors, il suffit à emplir son âme d’une joyeuse ardeur.

Prestement, il se leva. Sur sa table, à côté du souper de la veille, auquel il n’avait point touché, il aperçut un large pli, scellé de cire.

La missive était à l’adresse de maître de Vauselle et avait été apportée par le Gouverneur, lors de sa visite nocturne. Le Gascon en rompit le sceau et reconnut le style de Mazarin.

Mis au courant des affaires par Mlle Minou, le Monsignor félicitait son espion de l’heureux succès de ses stratagèmes. Tout en lui rappelant la nécessité d’éclaircir promptement la question du message de la Reine, le factotum de Richelieu insinuait à mots couverts qu’il serait utile de se renseigner également sur certaine cassette…

Indigné, le bretteur froissa le papier.

— Pauvre petit diable de chevalier, grommela-t-il, à quelle satanique engeance étais-tu livré ? Ah ! milledious, il était temps que j’arrivasse ! Grand temps !

Il glissa la lettre dans sa poche, se promettant d’y faire bientôt une réponse congrue.

Pour la minute le plus urgent était de se préparer à la visite attendue de l’aimable Anastasie.

Le galant bretteur ouvrit le bahut qui servait de garde-manger, de cave, de secrétaire, et de meuble de toilette ; il en tira le nécessaire de maître Vauselle et se mit en devoir de procéder à de copieuses ablutions.

Pour plus de facilité, il s’était mis nu jusqu’à la ceinture et avait retiré l’appareil qui lui cachait le visage, ne gardant de bandes qu’autour du crâne, pour conserver son air d’intéressant blessé.

Au plus fort de l’opération, tandis qu’il s’ébrouait dans l’eau savonneuse, notre galant entendit ouvrir sa porte. Se retournant au bruit, il se trouva brusquement nez à nez avec une grande femme qui les yeux baissés et les lèvres fleuries d’un sourire, s’avançait en esquissant une profonde révérence.

Lorsque la dame, en se relevant, s’aperçut de la toilette sommaire de son hôte, elle se rejeta en arrière, la face voilée de ses deux mains, avec un petit cri de pudeur effarouchée.

— Hon ! grogna quelqu’un derrière elle.

Cyrano reconnut, d’un coup d’œil, les deux confidents de du Tremblay, le mâle et la femelle ! D’un geste-prompt, il enfila une manche de chemise, et tout en s’efforçant de rattraper la seconde qui s’obstinait à le fuir :

— Une dame… chez moi… s’écria-t-il d’un ton de surprise admirablement jouée. Une dame… Et l’on ne me prévient pas !… Quelle trahison !… Je suis à jamais déshonoré. Recevoir, dans cet appareil, une jolie femme…

Touchée sans doute de tant de contrition, et certainement flattée de l’épithète de « jolie » effrontément accolée par Cyrano au nom de « femme », la visiteuse daigna écarter les doigts et montra à son galant partenaire un visage point trop fâché.

— Maître Duretête, souffla le bretteur à l’oreille de son geôlier, qui est cette charmante personne ?

— … Tasie !… ma femme !… riposta le laconique mari.

— Votre f…, est-ce possible ?

En hâte notre Gascon répara le désordre de son accoutrement.

Ce faisant, lui et sa visiteuse, chacun pour son compte, s’examinaient à la dérobée. Il parut à notre bretteur que sa prestance et ce qu’on pouvait voir de son visage ne faisaient point sur la Dulcinée une trop fâcheuse impression.

Même il surprit certain regard complaisant avec lequel la pudique matrone suivait le jeu des muscles sur sa poitrine et au long de son bras nu.

Quand il retira, pour le renouveler, le pansement de son épaule, la dame s’empressa de l’aider. Avec d’infinies précautions, elle enduisit la plaie d’onguent et dit lorsqu’elle eut achevé :

— Voilà une plaie en bonne voie de guérison.

— Effet de l’onguent, dit le patient sans se démonter.

Elle lui prit la main pour tâter le pouls.

— Très peu de fièvre, dit-elle. M. le Gouverneur s’inquiétait à tort, l’état s’est bien amélioré depuis hier soir.

— Effet de l’élixir ! fit Cyrano, avec le même aplomb.

Le porte-clés qui, pendant tout ce temps, s’évertuait à mettre ordre dans la cellule, avait dressé l’oreille aux derniers mots de sa moitié. Il s’approcha de la table où son pensionnaire venait de reposer les drogues et se mit à contempler en silence pot et flacon.

— Spécifiques merveilleux ! se hâta d’ajouter le blessé, combien je bénis le fameux empirique qui m’en a donné le secret. Sans lui, foi de Vauselle, cette nuit dernière j’étais un homme mort.

L’œil de la dame se nuança d’une vive et tendre compassion ; quant à celui du mari il se posait sur les miraculeuses drogues avec une expression de respect superstitieux, nuancée d’un peu d’effroi.

« Tiens ! tiens ! pensa Cyrano, notre homme serait-il crédule ? Un bon point à son actif. »

Cependant, la glace se trouvait rompue entre lui et sa geôlière. Tandis qu’il achevait de s’habiller, celle-ci en profita pour débiter son compliment de bienvenue. Avec volubilité, elle présenta au pseudo-Vauselle les souhaits de M. du Tremblay, et l’informa que, de crainte de lui causer des fatigues inutiles, le Gouverneur s’abstiendrait de toute nouvelle visite, jusqu’à ce que l’état du malade soit devenu tout à fait satisfaisant.

Notre bretteur reçut cet avis avec la satisfaction qu’on devine.

En revanche, du Tremblay mettait la dame – et son mari – à l’entière disposition de M. de Vauselle.

— En vérité, M. le Gouverneur me comble ! s’exclama Cyrano avec ravissement, et derechef sur la main sèche de sa nouvelle connaissance, il imprima un baiser des plus galants.

— Humph ! grogna le mari, que ces privautés commençaient à agacer.

— Qu’est-ce à dire ? se récria le prétendu Vauselle, tandis que la virago foudroyait son seigneur et maître d’un regard indigné.

Le colosse s’empressa de battre en retraite. À la muette, de la pointe de l’index, il montra la table servie.

Pendant ce qui précède Cyrano avait remarqué tout un manège de furtifs clins d’œil dont la geôlière émaillait ses compliments. Le sens n’en était point fort difficile à pénétrer. Mme Duretête l’invitait à écarter son importun mari.

S’asseyant à table, il repoussa la soupière et la cruche, puis, d’un ton péremptoire, il déclara :

— Ah çà ! maître Duretête, croyez-vous que je fasse mon ordinaire de jus de réglisse et de bouillon d’herbes ? Passe pour hier où j’avais la fièvre. Mais aujourd’hui – ici Cyrano lança vers sa visiteuse une œillade complice – il me faut du plus fin et du plus solide.

L’œil du porte-clés s’arrondit, il essayait de comprendre ce nouveau caprice du singulier malade.

L’autre expliqua :

— Vous allez pousser, mon ami, jusque proche la porte Saint-Antoine. À la « Pinte d’Argent ». Là vous trouverez le menu qui convient à une table comme la mienne ! Dites à l’hôte de ne rien épargner. On sait que grâce à Dieu et à M. le Cardinal, Lhermitte de Vauselle ne regarde point à la dépense.

Pour corroborer cette affirmation, il tira de sa bourse une pièce d’or qu’il jeta sur la table.

De plus en plus ébahi, Duretête tourna un regard inquiet vers son épouse.

— Allez !… dit la femelle avec autorité.

Et comme il hésitait encore, elle le poussa vers la porte en lui glissant à l’oreille :

— Moi, je reste. M. de Vauselle doit avoir à me parler… Ordre de M. le Gouverneur, allons !…

Vaincu – sinon convaincu –, le geôlier s’exécuta.

Pourtant, au moment de sortir, il parut pris d’un scrupule. Ayant examiné la pièce d’or, il revint sur ses pas, la paume tendue.

— Bonne ? articula-t-il.

Le bretteur le regarda avec surprise, puis comprenant que l’interrogation avait trait au jaunet, il le prit et l’examina à son tour.

— Pardious, fit-il en riant. Plaisante question ! Un doublon d’Espagne.

Avidement dame Anastasie s’était penchée pour regarder la monnaie :

— Dominus mihi adjudatorium, déchiffra-t-elle… une pièce à l’effigie de Philippe II… si elle est bonne ?…

Et, à mi-voix, elle ajouta :

— Dieu nous en accorde un tas de semblables, maître sot !

Pénétré d’admiration pour la science de son épouse, l’excellent mari prit le chemin de la « Pinte d’Argent » sans faire de nouvelle objection.

Cyrano restait seul avec sa geôlière amie, occasion propice pour nouer plus ample connaissance. La dulcinée ne paraissait point des plus farouches, il s’agissait de la fasciner, de l’éblouir de prime abord.

— Asseyez-vous là, ma charmante, dit-il, en lui désignant un siège en face de lui. En attendant le déjeuner que nous est allé quérir votre digne époux, nous allons expédier quelques affaires urgentes.

Cette marque de confiance fit monter une rougeur d’orgueil aux joues parcheminées de la dame.

— Précieuse aide que la vôtre, ajouta le soi-disant Vauselle, en lui tendant une plume ; avec mon bras malade, je serais fort empêché d’écrire.

— Je vous servirai de secrétaire.

— À merveille. Point n’est besoin, je pense, de vous recommander la discrétion.

— Oh ! M. de Vauselle sait déjà combien je lui suis acquise…

— En vérité, pensa Cyrano, le quidam que je symbolise aurait-il commencé à planter des jalons de ce côté.

Avec les mêmes clins d’œil significatifs, elle poursuivit :

— Nous nous voyons ce matin pour la première fois, mais nous nous connaissons depuis quelque temps. Je n’ai pas oublié vos égards pour moi, quand je faisais office de garde-malade chez… l’Espagnol.

— Peuh ! l’on sait ce que l’on doit au beau sexe, fit le pseudo-Vauselle, modestement.

En même temps, il songeait :

— Bonne affaire ! mon coquin m’épargne les préambules. Il a préparé le terrain, cela va marcher sur des roulettes !

Aussitôt, il se mit à dicter sa correspondance. Sa première lettre était pour Saint-Amant, ne fallait-il point l’avertir du succès de son plan ?

En termes soigneusement choisis, de manière à n’être compris que du destinataire, Cyrano avisait son gros camarade que « tout allait bien ». Il avait des nouvelles de « l’homme au chapeau » à qui il avait pu faire tenir « le mouchoir de l’Ange ». D’autre part, à peine en geôle, il avait mis la main sur un trésor.

Ce mot fit particulièrement loucher la secrétaire. Elle était loin de se douter que, dans le langage imagé du poète, ce fut elle-même qu’il désignait par cette ironique métaphore.

Pour terminer, Cyrano pria son anonyme correspondant de lui faire savoir des nouvelles du sommelier.

— Le… sommelier ? s’exclama la dame.

— Oui, daigna-t-il expliquer avec le plus grand sérieux, le sommelier, autrement dit : l’homme de la cave.

Cette épître au ton mystérieux avait commencé à mettre aux champs l’esprit fureteur de dame Anastasie.

Sans désemparer, Cyrano passa à une seconde missive. Celle-ci était plus claire. Elle s’adressait aussi à un plus éminent correspondant. Le prétendu Vauselle y exposait à sa façon sa rencontre avec des ennemis apostés à la sortie du « Mouton Blanc ». Il s’excusait sur une légère blessure au bras de ne pouvoir écrire lui-même. Mais il promettait, pour avant peu de temps, des résultats qui donneraient à ses maîtres « les plus complètes satisfactions ». En échange, il priait le destinataire de l’épître de cesser toute démarche de son côté, de crainte d’éveiller les soupçons d’un certain adversaire aux aguets ; il insistait notamment pour qu’une demoiselle Minou s’abstînt de bouger pendant quelques jours.

La dame ayant fait la grimace à l’énoncé de ce nom féminin, son nouvel ami se hâta d’expliquer hypocritement :

— Cette jeune personne est ma sœur !

— À la bonne heure !

Quand il s’agit de mettre les adresses, la curiosité de la virago, déjà piquée au vif, se trouva portée à son comble.

De ses yeux brillants d’une flamme curieuse, elle couvait son partenaire tandis que d’une main volontairement maladroite il traçait les suscriptions suivantes :

Sur le premier pli : « Au gentilhomme qu’on trouvera rue Grénetail, à l’enseigne du « Mouton Blanc ».

Et sur le second : « À son Excellence Monsieur de Mazarin secrétaire d’État, au Château de Rueil ».

Le confident du Cardinal ? Elle venait d’écrire à un secrétaire d’État. La vaniteuse femelle en eut un éblouissement. Du coup, son nouvel ami lui parut grandi de cent coudées !

À ce moment, maître Duretête reparut, pliant sous le double poids de deux paniers. L’un était plein à déborder des plus appétissantes victuailles ; l’autre laissait dépasser de son couvercle le col de bouteilles closes de cire.

Au seul énoncé du nom bien connu de Lhermitte de Vauselle, le maître traiteur de la « Pinte d’Argent » s’était surpassé.

En un instant, le docile porte-clés eut dressé le couvert.

— Au diable les affaires ! fit joyeusement le moribond ressuscité. À table !

Discrètement, la geôlière fit mine de se retirer ; ce ne fut point cependant sans jeter aux plats affriolants un regard significatif.

— Mordiable, ma belle amie, s’écria le soi-disant Vauselle en la retenant par la main, vous ne me ferez point l’injure de refuser de partager ma chère.

La dame fit la petite bouche en minaudant. Et le mari manifesta sa désapprobation par un gloussement timide.

— Point de défaite ! D’ordre de M. le Gouverneur, vous êtes à moi, j’en use et abuse… Quant à maître Duretête, à qui sa conscience pointilleuse interdit de rien accepter de moi, il nous servira sur table !… Digne récompense de tant de vertus !

M. de Vauselle ordonnait. Dame Anastasie s’empressa d’obéir. Et le pauvre hère dut faire le service, tout en maugréant intérieurement contre les étranges fantaisies de ce pensionnaire à qui, selon les ordres formels de son chef, il ne lui était permis de rien refuser.

Le repas se prolongea fort avant dans l’après-midi, au grand dam du scrupuleux Duretête qui voyait défiler sous son nez plats aux alléchants fumets et flacons aux lueurs aguichantes, et qui suivait, d’un œil de plus en plus inquiet, les progrès de l’intimité naissante du galant sire avec sa tant douce moitié.

Quand enfin les dîneurs se décidèrent à quitter la table, notre bretteur pouvait inscrire un nom nouveau, à la suite de Mlle Minou, sur le tableau de ses conquêtes.

Mais cette conquête – il est juste de le dire – Cyrano l’avait faite « par procuration ». Une part de l’honneur en revenait à son sosie, le sémillant et glorieux sire de Vauselle.

Avec la permission de son amphitryon, dame Anastasie se retira jusqu’au lendemain. Elle emportait les deux épîtres pleines des plus hauts secrets d’État.

Maître Duretête la suivit, l’oreille basse. Pour comble d’infortune, une fois rentré dans sa loge, en tête à tête avec sa moitié, le malheureux dut subir le panégyrique de son conquérant pensionnaire. À entendre la bavarde femelle, dont la chaleur des vins avait redoublé la loquacité, M. de Vauselle était un puissant personnage qui touchait aux cimes de l’État.

— Vous m’entendez, tête dure, M. de Vauselle nous fera riches, je le sens !

Cependant, Cyrano s’apprêtait à profiter de sa solitude pour s’acquitter d’une autre partie de sa tâche.

Jusqu’à présent, il avait couru au plus pressé : boucher les yeux du Gouverneur par son déguisement, s’assurer les coudées franches par sa lettre à Mazarin, nouer des amitiés dans la place par son manège avec l’inflammable geôlière.

À présent, il pouvait songer au Chevalier. Tâche agréable, pourtant assez délicate.

Le bretteur connaissait son bouillant ami. Corps d’acier, cœur d’or, mais cervelle de liège. Qu’allait dire le petit en apprenant la trahison de Vauselle et le double jeu de Minou auprès de Claire de Cernay ? Et ensuite en retrouvant son ami ? À quels espoirs fous allait-il se livrer ? Oui, en vérité, il seyait d’aller doucement !

Bercé par les mensongères promesses de l’espion, Tancrède faisait un beau rêve, il convenait de réveiller avec précaution le pauvre dormeur !

Le bretteur tira son lit, souleva la dalle, et ayant toussé légèrement, pour s’éclaircir la voix qu’une brume d’émotion voilait, il chuchota :

— Chevalier !

Rien ne répondit.

— Chevalier, appela plus fort Cyrano.

Son oreille, appliquée au conduit, perçut un bruit léger. On remuait au-dessous de lui, pourtant, nulle voix ne fit écho à son appel.

Que se passait-il donc dans le cachot souterrain ?

Il se passait tout simplement ceci.

Après une nuit enfiévrée d’espoir, Tancrède avait attendu, le cœur rongé d’impatience, les nouvelles promises par Vauselle pour le lendemain.

À deux reprises, il avait fait entendre le signal convenu entre son voisin et lui. En vain !

Et pour cause : car la première fois, c’était vers le petit jour, c’est-à-dire à l’heure où l’olibrius, dans le magasin de maître Coquillart, s’expliquait avec Cyrano ; et la seconde, quelques heures plus tard, avait surpris notre ami au moment où il achevait sa métamorphose glorieuse en Vauselle.

Tous événements que le Chevalier ne pouvait point deviner !

Que signifiait ce silence ?

Le prisonnier voisin n’avait-il point reçu la visite attendue de sa sœur ? Pourquoi alors ne point l’avertir ?… S’était-il laissé prendre par quelque porte-clés plus vigilant ?…

En prison, les idées trottent vite, dans une cervelle inoccupée. Le jour blafard d’un souterrain n’est pas fait pour les éclairer de nuances douces. Une fois sur cette voie, Tancrède eut tôt fait de craindre les pires calamités ; son nouvel ami, victime de sa générosité, devait avoir été surpris… On l’avait changé de cellule… jeté peut-être dans une basse-fosse pareille à celle-ci !…

Une pitié poignit le cœur du pauvre abandonné. L’incertitude le torturant plus cruellement d’heure en heure, au risque d’être pris à son tour, il avait résolu d’en avoir le cœur net. À nouveau, il avait appelé.

C’est alors que Cyrano, compatissant, avait laissé choir le gage de Claire.

Devant les yeux stupéfaits du prisonnier, la fine batiste avait émergé soudainement du trou, et légère, était venue s’abattre sur le grabat comme un grand papillon blanc qui, las de voler, se pose en repliant ses ailes.

À la surprise avait succédé un mouvement de folle joie. Tancrède reconnaissait les initiales du mouchoir, devinait la main qui en avait brodé la trame fragile ; sur ses lèvres il pressait le chiffon, cherchant la trace des doigts bien-aimés.

Mais bientôt un horrible soupçon s’était glissé dans son âme. Ce gage, ce n’était point celui qu’il attendait, celui que lui avait promis son complice.

Bien plus ! Pourquoi celui-ci ne parlait-il point ?

Lui d’ordinaire si prompt à lier conversation, comment gardait-il un mutisme aussi circonspect ?

N’était-ce point tout simplement parce que ce gage imprévu, cet anonyme chiffon, n’était qu’un leurre ?

Et passant, comme toujours, d’un excès de confiance à l’extrême opposé, Tancrède avait écarté de lui le fallacieux mouchoir.

— De deux choses l’une, pensait-il. Ou ce Vauselle n’est plus là et quelqu’un s’est substitué à lui pour me tendre un piège.

« Ou lui-même… Mais non, impossible !

« Ce loyal gentilhomme ne saurait jouer un aussi vilain jeu.

Quoi qu’il en soit, le Chevalier avait résolu de se garder.

— Par mon étoile, se jura-t-il, je ne souffle plus mot qu’à bon escient.

Tancrède achevait à peine de formuler cette résolution qu’il s’entendit appeler par une voix dont le timbre lui sembla voilé… sans doute à dessein :

— Chevalier ! répéta pour la troisième fois, et crescendo, la voix d’au-dessus.

Fidèle à son plan d’avancer prudemment et de ne dépouiller que petit à petit la peau de son alter ego, Cyrano ajouta :

— C’est moi, Lhermitte de Vauselle… moi, votre ami… Répondez-moi, que diable ! N’avez-vous point reçu « le gage » ?

L’interpellé se décida à parler. D’un ton quelque peu ironique, il prononça :

— Si fait ! j’ai reçu… Par malchance, l’enchanteur qui a fait traverser à ce chiffon de soie les murailles de la Bastille vous a joué un tour de sa façon, mon bon Vauselle. Il a considérablement réduit la chose ; j’attendais une écharpe, et je reçois un mouchoir !

— Dans les petits pots les bons onguents, répliqua le pseudo-frère de Minou. Regardez mieux l’objet. Voyez à travers… en transparence.

Tancrède, étonné, saisit la batiste et l’examina ; des points et des jours brodés formaient près des bords une capricieuse arabesque ; il l’exposa au vague reflet qui tombait de sa lucarne, et tout d’abord ne vit rien. Peu à peu pourtant, en regardant mieux, il lui sembla distinguer la forme des lettres.

— Eh bien, voyez-vous enfin ? cria la voix de son interlocuteur.

— Attendez… je vois… on dirait des signes…

Puis, brusquement, dans un cri :

— Oui, oui, je vois… je lis… Ah ! M. de Vauselle, vous ne m’avez point trompé. C’est bien elle… Elle ! C’est Claire qui a tracé ces lettres. Elle seule a pu écrire ces mots magiques : « Depuis les Carmélites et pour toujours ! »

— Mordious, à la bonne heure, le voilà ragaillardi. Il me faisait peur, avec son accent de sépulcre, jubila Cyrano.

Cette fois encore, le bouillant chevalier Mystère passait de la plus morne désespérance aux transports les plus chaleureux. Tous ses doutes s’étaient dissipés. Il cria d’un accent vibrant :

— Merci, excellent ami. Vous et votre chère sœur vous venez de me donner l’une des plus grandes joies de ma vie.

« Et moi qui vous soupçonnais. Ingrat !… Oh ! à présent, plus de défiance entre nous. Mon cœur vous est grand ouvert. Claire m’ordonne elle-même de me confier à votre loyauté.

« Laissez-moi vous dire ! À partir de ce jour, vous êtes mes deux amis les plus chers : Mlle Minou… après Claire, et vous… après Cyrano ! Donc, écoutez. Et, d’abord, au plus pressé : le message de la Reine…

Cyrano coupa vivement, avec un accent d’inquiétude :

— Chut, imprudent ! pourquoi parler de cela ?

— Et, par mon étoile, pour que vous le rattrapiez. Le message était sur moi, le jour du guet-apens…

— Dans ton chapeau ! pécaïre ! tonitrua le bretteur s’oubliant dans sa rage de voir son ami s’enferrer aussi sottement.

— L’aurait-on trouvé ? dit vivement Tancrède, sans s’apercevoir de l’anormal tutoiement.

Cyrano avait eu le temps de se ressaisir.

— Peut-être, fit-il évasivement.

— Qui ? Parlez à votre tour. Lors de l’attaque, je me suis débarrassé de la chose. Je l’ai laissée dans le cloître, là-bas, derrière les…

— Derrière les Récollets ! Là, c’est dit ! s’exclama le bretteur d’un ton dont il avait peine à contenir la fureur. Clame-le donc sur tous les toits. Comme si ce n’était point assez d’avoir perdu le feutre et qu’il faille encore perdre la tête !

Cette fois, Tancrède se tut, médusé. Ces paroles… ce ton… cette voix… ce n’était point Vauselle… Pourtant, ce ne pouvait pas être… ?

— Monsieur, par pitié, bégaya-t-il, qui que vous soyez, parlez franc. Comment savez-vous ?…

À bout de patience, Cyrano éclata :

— Qu’il a perdu son chapeau ?… Ah ! milledious de maugrebious de sandious, il demande comment je le sais, pécaïre ?… Parce que je l’ai trouvé… mon bon ! tout uniment !

— Toi !… suffoqua Mystère éperdu, toi… Cyrano ?

— Tu te décides donc à me reconnaître, petit vandale.

Un bon moment, les deux amis qui se retrouvaient de si miraculeuse façon restèrent sans rien se dire, en proie à l’émotion qui les suffoquait. Ils ne pouvaient se voir, mais il leur semblait entendre les battements de leurs deux cœurs sonnant dans leur poitrine en un joyeux unisson.

Bientôt, Cyrano se domina. Tout naturellement, son premier soin fut pour satisfaire la curiosité de son protégé. En quelques mots, il le mit au courant des derniers événements.

D’abord Tancrède regimba quand il sut son camarade entré à la Bastille. Puis il passa au détail des machinations du joli couple d’espions en travers desquelles il s’était jeté providentiellement. Le confiant Tancrède n’en revenait point. Une terreur rétrospective le saisit à la pensée du péril que son imprudence avait fait courir à ceux qu’il aimait, à la Reine, à Claire, à Cyrano lui-même. Furieux de sa sottise, il se morigénait rageusement.

— Laissons tout cela, trancha le bretteur. Le passé est le passé, l’avenir seul importe ! Or, le temps coule, et l’heure de la ronde approche. Il ne ferait pas beau que l’aimable Duretête nous surprît en conversation. Ouvre toutes grandes tes oreilles. Nous allons parler d’affaires.

— D’affaires ! répéta Tancrède étonné.

— Oui, milledious ! Tu ne supposes point que je sois entré ici pour l’unique plaisir d’un instant de conversation…

— Songes-tu donc à une évasion ?…

— Si j’y songe ! je ne pense qu’à cela, pitchoun !

— Hum ! chose difficile. Tu as un plan ?

— Un plan ? j’en ai dix… j’ai ai cent…

— Un seul serait préférable !

— Bien dit… Écoute : es-tu capable d’apprendre un rôle ?

— Un rôle ?… fit Mystère sans comprendre.

— Autrement dit, te sens-tu de force à répéter, sans faire d’erreur, des phrases apprises par cœur ?

— Oui, je crois que je le pourrais.

— Parfait ! écoute-moi bien alors. Nous n’aurions point peut-être occasion de causer seul à seul. La moindre surprise pourrait nous perdre. Dans un instant, j’aurai réintégré la sympathique peau de Vauselle. Cette peau, je ne la quitterai plus. Donc, c’est bien entendu, quoi qu’il advienne, je suis…

— Vauselle, c’est compris !

— Ne pouvant donc te parler, je t’écrirai. Chaque nuit, tu recevras un papier et tu le liras. Ce sera ton rôle pour la journée du lendemain. La chose apprise, tu détruis le papier.

— Suffit !

— Surtout, ne t’étonne de rien, ne cherche pas à deviner. Répète, mot à mot, si absurde, si fou que le mot puisse te paraître.

— Compte sur moi.

— Pour l’heure, je ne puis t’en dire davantage. Ce que sera demain, je ne le sais point encore. Mais ce que je sais bien, par contre, c’est qu’avant six jours tout sera fini.

— Avant six jours ?

La voix de Cyrano se fit plus grave :

— Oui, il le faut… c’est le délai !

« Et maintenant, combien de temps avons-nous encore d’ici à la ronde ?

— Une grande demi-heure !

— C’est plus qu’il ne faut ! Dis-moi, petit, où es-tu logé ?

— Dans le bas-fond, au ras des fossés, brrr ! oubliette… mais bast ! qu’importe maintenant !

— Dans le bas-fond, au ras des fossés, brrr ! frissonna Cyrano. Et quel est ton régime ?

— J’ai du pain…

— Et avec ce pain ?

— De l’eau !

— Et avec cette eau, quoi encore ?

— Rien ! Du pain et de l’eau… de l’eau et du pain, sans plus !

— Ah ! mordious, s’indigna le bretteur, c’est un comble ! Pendant ce temps, un Vauselle, un coquin se gave de victuailles de choix et de vin fin. Pécaïre !

Cyrano courut à la table, encore encombrée des reliefs du dîner. En un tournemain, avec un panier et de la corde, il confectionna un monte-plat et, l’instant d’après, pâtés en croûte et additionnés de quenelles, ailerons de volailles et filets de soles s’engouffraient dans le cachot souterrain de compagnie avec quelques flacons à demi pleins.

— Refais-toi, mon Tancrède, cria paternellement le brave Gascon. Tu en as besoin, mordious. Que dirait Claire de Cernay si je ramenais à la lumière du jour un squelette transparent au lieu et place du chevalier attendu ? Mange et bois ! Tu en auras autant chaque soir.

Puis, comme le moment de la ronde approchait, sans attendre de remerciements, il reboucla la dalle.

— Maintenant reprenons la peau de l’autre, se dit-il, nous sommes au mardi. D’ici à lundi prochain, Cyrano de Bergerac a cessé de vivre. Fasse le ciel que tel le Phénix il ressuscite alors des cendres de Vauselle ! Ainsi soit-il !

 

Sa conversation avec le chevalier ancra Cyrano dans sa résolution de tout tenter. Le sort réservé au prisonnier n’était que trop clair. S’il demeurait aux mains du cardinal, il n’avait à s’attendre ni pitié, ni pardon. Il était destiné à la mort lente d’une prison éternelle, ou à la mort brève d’un échafaud.

Mais comment le faire évader ?

Les moyens classiques : descellement de barreaux, percement de murailles, échelles de cordes jetées au long des fossés, il n’y fallait point songer, le temps manquait.

Quant à corrompre maître Duretête, point n’était besoin d’essayer.

Une geôle hermétique et un geôlier incorruptible, tel était le lot de Tancrède !

Restait une ressource unique : dame Anastasie ! C’est vers elle que Cyrano avait orienté ses batteries.

Il eut d’abord une satisfaction : son alter ego, le sire de Vauselle, lui avait préparé le terrain.

Cyrano acheva sa conquête en l’élevant au rang de secrétaire particulière. De ce jour, elle fut toute à lui.

Il la fallait voir assise en face de son patron, parée de ses atours les plus coquets.

Au surplus, la commère n’était point sotte. Elle était très supérieure à sa brute d’époux.

Dame Anastasie n’était point née pour être la femme d’un vulgaire porte-clés. En donnant sa main à maître Duretête, elle avait consenti à descendre, en sa faveur, de plusieurs degrés dans le monde des geôles.

Son père était sergent au Châtelet – sergent à verges.

Le bonhomme n’était pas séduisant, mais la fille n’avait pas le choix. Au reste, cette brute avait la fibre maritale, c’était même le seul point par lequel il se rattachait encore à l’humanité.

Néanmoins, après treize ans de ménage – d’enfer, diraient les camarades –, Duretête aimait et admirait sa Tasie comme au premier jour. Sous l’orage de ses colères, le bon colosse courbait le front, sans jamais répondre, lui qui, d’un geste de sa large main, eût pu écraser l’acariâtre et impérieuse femelle.

Cette édifiante histoire ouvrit des horizons à Cyrano : bon chien chasse de race : à défaut d’autre héritage, la fille du sergent semblait tenir de son père un assez joli chapelet de vertus… professionnelles et en première ligne la vanité et l’amour de l’argent. Il convenait de cultiver de si heureuses dispositions.

À un moment où ils causaient seul à seule et où la dame se plaignait de son sort, le galant lui dit à brûle-pourpoint :

— Ma chère enfant, vous n’êtes point faite pour cette vie de misère. Votre beauté s’étiole entre les murs lépreux de cette geôle. N’avez-vous jamais songé à en sortir ?

Si elle y avait songé ? Elle ne pensait même qu’à cela. Malheureusement, il y avait un obstacle : sa brute d’époux. L’imbécile était satisfait de sa médiocrité.

— Pourtant, s’il se présentait une occasion ?

Bon ! Duretête était si sot, avec ses idées de l’autre monde… qu’il serait homme à la laisser échapper. Le triple niais connaissait-il autre chose que sa consigne… son éternelle consigne.

Le tentateur insista :

— Mais si cette occasion était honnête et profitable ?

Cette fois, la commère s’émut. Était-ce donc sérieux ?

Elle fixa sur son patron un œil scrutateur. Un frémissement significatif agita ses longues mains en croche, et ses lèvres, avec un léger tremblement, répétèrent :

— Une occasion… honnête et profitable… Ici ?

Cyrano avait lâché ces mots à tout hasard, pour tâter le terrain. L’épreuve lui parut concluante.

— Ah ! soupira-t-il intérieurement, quel dommage que le mari ne soit pas de la même pâte, nos affaires iraient bon train.

Avec adresse, il affecta de détourner la conversation, comme s’il craignait de s’être trop engagé.

— Parlez-moi un peu du cavalier Ningun ? fit-il d’un air détaché.

La dame resta un moment interloquée.

Toutefois, elle se remit vite. Et, comme elle savait de longue date l’intérêt que portait ce M. de Vauselle à son ancien malade, elle se hâta de satisfaire à sa question.

Une fois de plus, elle conta l’histoire du mystérieux Espagnol, de ses blessures et de sa longue convalescence. Elle dit les interminables nuits passées à son chevet, à épier le moindre soupir… Car le blessé avait la fièvre et parfois le délire… Il lui arrivait alors de parler.

— Ah ! que disait-il ?

— Oh ! rien de précis… des choses vagues. Il murmurait des noms.

— Lesquels ?

— Souvent un prénom : Claire. Et aussi un mot singulier, un vocable espagnol, probablement, car cela n’avait aucun sens. Il balbutiait : Cy-ra-no !

Le pseudo-Vauselle eut un geste de la main comme pour dire : Cela n’a aucun sens, en effet ; puis, il ajouta, en insistant sur chaque mot :

— Il n’a jamais prononcé le nom d’une autre personne, de quelqu’un de très haut placé… d’une grande dame ?

Cette singulière question réveilla chez dame Anastasie le souvenir de ses anciennes suppositions.

Et, subitement, un rapprochement d’idées se fit dans son esprit. Si cette protectrice avait appris le sort de son ami… (une indiscrétion pouvait l’avoir avertie), ne mettrait-elle point tout en œuvre pour le salut de l’Espagnol ? N’y sacrifierait-elle point au besoin une fortune ?

À cette pensée, l’œil de l’avaricieuse se posa sur son interlocuteur.

Dans cet éloquent regard, Cyrano n’eut pas de peine à lire le soupçon de sa bonne amie.

— Ces Espagnols ont des relations si puissantes… murmura-t-il, jusque près du trône… et ils sont si riches… Au reste, peu importe !

« Ce n’est pas vous, charmante, ni moi, qui nous laisserions prendre à leurs filets dorés. (Il eut un petit rire sec.) Comme dit du Tremblay de notre honnête Duretête : « Tous les trésors de l’Espagne ne nous tentent pas. »

Cyrano n’ajouta plus un mot. Et l’épouse Duretête n’osa point lui poser de questions. D’ailleurs, la journée touchait à sa fin. Le guichetier n’allait pas tarder à venir chercher la « secrétaire ». Mais si la dame se taisait, son attitude parlait assez éloquemment.

Dans cette tête romanesque, les idées allaient bon train. En regagnant sa loge, en compagnie de son silencieux époux, la matrone entrevoyait déjà la lueur aguichante d’un profit… Honnête… copieux surtout.

Ce soir-là, une grêle de cris, une averse de reproches, un ouragan d’injures fondirent sur la tête du malheureux colosse, qui se demanda vainement ce qui pouvait lui valoir ces marques d’attention de sa douce moitié.

Cyrano n’avait voulu que tenter une épreuve. La réussite allait au-delà de ses espoirs. Malheureusement, où cela conduisait-il ? Certes, la geôlière ne partageait pas le mépris de son mari pour les trésors… fussent-ils d’Espagne ! Mais que pouvait-elle faire sans Duretête ?

À cela songeait Cyrano, debout à sa fenêtre, d’où il suivait le progrès de l’ombre du soir gagnant les tours de la Bastille.

13

Le plan de Cyrano se dessine

Il fallait pourtant agir, se hâter. Trois jours déjà étaient écoulés sur les sept dont Cyrano disposait. Poursuivant la supputation de ses chances, l’intrépide se demandait :

— À supposer que la cerbère accepte une grosse somme pour rançon du « chevalier Ningun », sera-t-elle de force à entraîner Duretête ? Voilà le problème. En cas de lutte dans la conscience obscure du bonhomme, lequel l’emportera des deux sentiments qui se partagent son cœur : son aveugle respect de la consigne ou son amour pour sa femme ?

La réponse était terriblement douteuse !

— Point d’autre voie, pourtant ! Ah ! ce qu’il faudrait, c’est une façon ingénieuse d’insinuer la chose. Amener l’homme petit à petit, et sans qu’il s’en doutât, jusqu’au bord du précipice, lui jeter assez de poudre aux yeux pour qu’il en fût aveuglé. Alors, dame Anastasie lui ferait sauter le pas…

« Pas facile ! conclut Cyrano en refermant la fenêtre.

La pensée lui vint alors de vérifier l’état de ses fonds, enfermés dans une bourse de cuir. Il vida le tout sur la tablette du fameux bahut et se mit en devoir de séparer les jaunets de la monnaie d’argent.

— Tiens, fit-il, encore un doublon d’Espagne.

Il soupesa la pièce en souriant, car il se rappelait la mine réjouissante de son guichetier à la vue d’un doublon tout semblable. Puis il la fit basculer d’un coup d’ongle dans le tiroir, et poursuivit son compte.

— Ah ! parbleu ! le proverbe a raison : jamais deux sans trois !

Amusé de la rencontre, Cyrano contempla les traits augustes du roi Philippe empreints à l’avers d’un nouveau jaunet.

Jusqu’ici, la chose était plaisante. En se reproduisant encore, elle devint stupéfiante.

— Mordiablous, ai-je la berlue ? Ou quelque enchanteur me joue-t-il la farce de transmuer mes braves pistoles gasconnes en ces suspectes étrangères !

D’un revers, il étala sur la planchette le contenu du boursillon. Et derechef, une fois… deux fois… cinq fois… dix fois… la figure du roi très catholique se présenta à ses regards.

— Magie blanche… ou plutôt magie jaune… La peste ! Si maître Duretête me voyait, il me prendrait pour un grand alchimiste… Lui qui ne peut souffrir les Espagnoles…

En dépit de son ton plaisant, Cyrano était fortement intrigué. D’où pouvaient bien lui venir ces pièces ibériques, monnaie devenue assez rare à l’époque ?

Soudain, il se frappa le front. Il venait de se rappeler un mot de son capitaine, lui réglant sa solde. Une allusion au trésor du Béarnais, à laquelle il n’avait pas prêté attention sur le moment. La chose n’avait rien de magique. Ces doublons provenaient tout simplement des caves de l’Arsenal où le feu roi Henri – ou mieux son parcimonieux ministre Sully – avait amassé plusieurs millions d’or, en vue de guerres futures. Quant à l’effigie du roi d’Espagne, rien non plus de surprenant. Au moment de la constitution de cette réserve, la France sortait à peine des troubles de la Ligue, où l’or espagnol avait coulé à flots, submergeant le pays sous ses ondes corruptrices.

La chose expliquée, Cyrano allait basculer les doublons, pêle-mêle avec le reste de son pécule, quand une idée fulgura dans sa cervelle.

Ou plutôt, la série de réflexions décousues dont il venait de parcourir la gamme, se trouva soudain liée en un tout :

— Duretête ! L’Espagnole !… Magie… Un trésor !…

Lui qui, tout à l’heure, cherchait le point par où prendre son épineux geôlier. Le colosse était naïf. Cyrano se rappela ses regards de crainte superstitieuse posés sur les prétendues drogues miraculeuses.

Crédule ! mordious ! Quoi de surprenant d’ailleurs en un temps où l’on avait vu supplicier une favorite de la Reine mère, Leonora Galigaï, maréchale d’Ancre, pour crime de sorcellerie et où, tout récemment, on venait d’exorciser les nonnes de Loudun et de brûler leur infortuné curé, Urbain, convaincu de relations avec le diable !

Avec une rapidité vertigineuse, un plan s’élaborait dans le cerveau du poète.

— Piano, murmura-t-il, ne nous fourvoyons pas. Ce n’est point le temps de bâtir des châteaux… ibériques.

Après un court moment de réflexion, il se redressa, l’œil brillant, et tourné vers le cachot souterrain, il dit lentement :

— Le petit ne demandait-il pas de quel chemin je compte nous sortir de cette Bastille ? Caramba ! Je crois entrevoir que ce pourrait être par la route d’Espagne !

Cyrano ne prononça plus un mot avant l’arrivée de maître Duretête, qu’il attendait pour lui ordonner, comme chaque soir, son menu du lendemain.

Le porte-clés parut bientôt de son allure tranquille de bon géant.

En l’entendant venir, notre Gascon s’était vivement jeté sur son fauteuil, où il se plongeait dans une lecture attentive.

À peine releva-t-il la tête pour remettre à l’autre un papier renfermant ses instructions, mais, au lieu de se retirer, le muet subalterne restait immobile et se balançait de droite à gauche.

— Quoi ? Que me veut-on encore ? demanda le prétendu Vauselle.

Duretête frappa sur son gousset vide, montra le papier, puis une autre feuille hérissée de chiffres. C’était un compte tracé de la main de dame Anastasie d’où il ressortait que son mari n’avait plus d’argent.

— Sufficit ! fit Cyrano en écartant d’un geste l’écrit superflu. Point n’est besoin de compte entre honnêtes gens. Ouvrez seulement ma bourse et prenez-y une double pistole.

Du coin de l’œil, tout en feignant de lire, il suivit le loyal serviteur, en train d’exécuter cet ordre. Il le vit ouvrir la bourse, en tirer un jaunet, le soupeser ; soudain, une intense surprise se peignit sur la face du colosse, puis ses traits se détendirent et sa bouche se fendit en un large rire muet.

— Encore… une Espagnole ! rauqua-t-il.

Cette fois, le pseudo-Vauselle sauta sur pied, se précipitant, il subtilisa des doigts du guichetier stupéfait la pièce suspecte, qu’il enfouit dans sa poche, en marmonnant :

— Un Philippus. À la fin, l’hôte de la « Pinte d’Argent » croirait que nous en fabriquons.

Devant l’œil arrondi de son gardien, il détourna le regard avec une gêne visible.

— Dans le bahut, dit-il, sur la tablette, vous trouverez de bonne monnaie de France.

Docilement, l’autre alla tirer la porte du bahut. Malchance.

À peine eut-il mis la main qu’un des tiroirs, posé en faux équilibre, culbuta brusquement. Le contenu se répandit à terre, avec un tintamarre métallique.

Confus de sa maladresse, le pauvre diable se précipita à genoux sur les dalles, cherchant à arrêter des deux mains la fuite d’une vingtaine de pièces qui roulaient joyeusement par tous les coins de la cellule, avec de fauves éclats d’or rutilant.

Cyrano s’était jeté, lui aussi, à la poursuite des fugitives, et il s’empressait de les faire disparaître sitôt rattrapées.

— Ho ! souffla rudement le porte-clés, en redressant son front, barré d’une ride… encore… toujours toutes… des Espagnoles !

Il fallait que le pauvre hère subît un bouleversement moral bien profond pour expectorer un si long discours.

Lourdement, il se releva, les mains pleines, et, après avoir rejeté les doublons diaboliques dans le tiroir, il se hâta de refermer le bahut, dont il s’éloigna comme s’il se fût attendu à en voir surgir quelque chose d’outre-Pyrénées !

Chose singulière !… Le joyeux sire de Vauselle ne faisait guère meilleure figure. Il baissait le nez avec contrition, de l’air déconfit d’un homme qui vient de se faire sottement pincer flagrante delicte.

Enfin, avec un sourire jaune, il se décida à tirer de son gousset une pistole – française, celle-là – qu’il tendit au porte-clés.

Le colosse la prit du bout des doigts, en vérifia la nationalité et se décida à l’empocher.

Le ménage Duretête habitait une petite loge située près de l’entrée de la Bastille.

Là, au-dessus du pont-levis, on pouvait voir une branlante soupente, accrochée à la voûte, et dont la fenêtre ronde s’ouvrait comme un œil dans le brouillard des fossés. Un vrai nid d’oiseaux nocturnes. C’est en effet « ce nid » qui abritait les amours farouches du geôlier et de sa geôlière.

Quand il y pénétra, à son retour de la première Basinière, le porte-clés trouva sa femme déjà couchée. Il suspendit dans le coin ordinaire son falot et son trousseau de clés, et vint s’asseoir devant la table où l’attendait son repas du soir : une écuelle, d’un brouet épais et noirâtre, et un quignon de pain accompagné de quelques oignons frits.

Tout en grignotant du bout des dents, le bonhomme songeait laborieusement.

La découverte qu’il venait de faire le troublait dans sa quiétude.

Outre la bizarrerie de voir réunies tant de pièces toutes pareilles comme des sœurs, toutes frappées à la même effigie louche, l’attitude gênée de son pensionnaire lui donnait à penser. Pourquoi ce Vauselle se cachait-il, pourquoi dissimulait-il son magot ? La provenance en était donc coupable ?

Un pensionnaire de choix, recommandé par M. du Tremblay, et dont Tasie faisait de si grands éloges ! Tromper ainsi un pauvre diable de porte-clés. Ah ! c’était mal !…

Qu’allait dire M. le Gouverneur en apprenant la chose ? Car, dans son âme droite de fonctionnaire, Duretête n’avait pas une hésitation ; avant tout, il devait prévenir son chef.

Mais aussi, n’aurait-il point dû se méfier ? Depuis le soir où il avait vu pour la première fois ce M. de Vauselle, que de choses étranges s’étaient passées ! Jamais il n’en avait tant vu, en ses treize années de Bastille !

D’abord cette sortie nocturne, puis cette rentrée furtive au petit jour ! Cet homme qui paraissait gaillard et bien portant, et qu’il retrouvait, une heure plus tard, couvert de blessures et suant la fièvre. Ensuite aussi promptement guéri que malade… Grâce à son élixir et à son onguent, drogues miraculeuses prétendait-il ! Hum !

Et enfin, pour mettre le comble à ces manigances, ce tas d’or douteux, caché dans un tiroir !… Combien pouvait-il y en avoir de ces jaunets ?… Le geôlier n’avait pas eu loisir de compter, mais l’imagination aidant, il en voyait cent, plus peut-être… un vrai trésor !

D’où l’autre avait-il tiré cette blonde moisson ? Les pierres de la Bastille ne suent pas des Philippus, quand le diable y serait !

Le diable : Duretête frémit de pied en cap.

Le malin ! le Roussi ! il nous ensorcellera tous !

D’un bond, le colosse fut debout.

Du moins ses maléfices ne le damneraient pas, lui.

Il prit son falot, ses clés, et sortit sans bruit de la loge.

Où allait-il ? Où son devoir l’appelait ! Chez le Gouverneur !

Cependant, la cause de tout ce trouble, l’ami du diable, Cyrano, pour l’appeler de son vrai nom, se livrait à une besogne toute paisible. Seul dans sa cellule, il profitait des heures tranquilles de la nuit, pour préparer la suite de son plan.

À la lueur d’un lumignon fumeux, il couvrait de sa large écriture des feuilles successives de papier. Par instants, il s’arrêtait pour relire, réfléchissait une minute, puis repartait de plus belle.

— Là, fit-il, quand il eut achevé, rien n’est oublié. Que le Gros exécute ponctuellement mes instructions et nous verrons.

L’importante épître était en effet destinée à Saint-Amant. Comment Cyrano allait-il la lui faire parvenir ? Oh ! bien simplement, en la remettant à sa secrétaire.

Mais la dame ne s’étonnerait-elle pas que son patron eût écrit lui-même ? N’y avait-il pas à craindre sa curiosité ? Qu’arriverait-il si, poussée par son démon familier, la geôlière lisait le papier, où le plan du bretteur s’étalait tout au long ?

À cela le Gascon avait pourvu.

Il alla prendre une enveloppe où l’adresse était déjà tracée ; il l’ouvrit avec soin et en retira une lettre insignifiante, écrite sous sa dictée par la secrétaire. Ayant déchiré cette missive en menus morceaux, il y substitua la sienne, puis cacheta.

Tel était l’ingénieux moyen par lequel le Gascon correspondait en toute sécurité avec « le gentilhomme du “Mouton Blanc” ».

Tranquille de ce côté, Cyrano pouvait passer à la suite. À présent, il s’agissait de prévenir le Chevalier, et de dicter au jeune homme le rôle qu’il lui réservait.

— Point de temps à perdre, murmurait-il, maintenant que le premier coup est porté, la machine peut se mettre en mouvement d’une minute à l’autre.

« Il ne faut pas que le petit soit surpris sans vert !

Il déplaça le lit, souleva la dalle mobile, et appela doucement :

— Tancrède !

La voix étouffée du jeune homme répondit.

— Il veille, lui aussi ! constata le bretteur.

Sans autre préambule, une conversation à voix basse s’engagea entre les deux cachots.

Cette conversation durait depuis un quart d’heure environ lorsqu’un faible bruit éveilla l’attention de Cyrano, dont l’oreille fine était sans cesse aux aguets.

— Chut, souffla-t-il aussitôt.

Il resta en suspens, scrutant le silence de la nuit.

Le grincement léger d’une porte, tournant avec précaution, se laissa entendre.

Alerte ! On venait.

À cette heure insolite, quel pouvait être le visiteur ?

Maître Duretête, probablement. Mis en éveil par la découverte des doublons, le geôlier devait redoubler de vigilance. Sans doute avait-il eu l’idée de faire une ronde nocturne.

Le bretteur sourit. Loin de lui déplaire, cette surveillance occulte rentrait dans ses prévisions. Il en avait fait état dans son plan. Seulement, il ne s’attendait pas à la voir se manifester aussitôt. Ce brave Duretête brûlait les étapes !

Tandis qu’il songeait ainsi, l’œil fixé sur la porte, il vit le volet du petit judas glisser lentement dans sa rainure, et par l’entrebâillement, une lueur, aussitôt éteinte, filtra un moment.

Plus de doute, le guichetier était là… Invisible et présent.

Alors Cyrano se tourna vers le trou, qui était resté ouvert et, posément, il recommença à parler.

Non, certes, le bretteur ne se trompait pas. À petit bruit, un homme avait entrouvert la porte du corridor, puis dans l’étroit tambour qui existait entre celle-ci et la porte du cachot, il s’était glissé furtivement. Posant à terre son falot, le curieux personnage avait poussé le judas qui permettait de voir du dehors dans la cellule. Et là, tapi dans l’ombre, il épiait, l’œil et l’oreille tendus.

Et cet homme était bien Duretête.

Que s’était-il donc passé ?

Le geôlier, nous l’avons dit, était sorti de sa loge pour se rendre chez son chef. Or, pendant qu’il cheminait à travers le sombre dédale des corridors, un doute avait traversé son esprit.

Comment M. du Tremblay allait-il l’accueillir ?

Ne se hâtait-il point trop ? En somme, il ne savait rien, hors l’aventure des doublons. Hésitant, le bonhomme suspendit sa course. À l’appui de son dire quelle preuve pouvait-il fournir ? Se sachant suspecté, Vauselle allait prendre ses précautions. Point n’était besoin d’être grand sorcier pour faire disparaître le magot ! La chose faite, l’effronté prisonnier pouvait tout nier. Pour la première fois de sa vie, Duretête hésitait devant l’exécution stricte d’un devoir.

Prudence, pensait-il, le Gouverneur traite ce pensionnaire avec des égards… inaccoutumés. Entre la parole de ce gentilhomme et celle d’un intime subalterne, il n’hésiterait pas. Son chef allait le prendre pour un visionnaire avec son invraisemblable histoire de trésors cachés ! Oui, à moins toutefois qu’il ne le prenne pour un imposteur.

Un imposteur, lui ! Duretête ! Une telle idée l’écrasa.

Ne valait-il pas mieux attendre, observer ? Si l’autre avait des relations coupables, il finirait bien par se laisser prendre… comme avec le magot…

Résolument le colosse rebroussa chemin. Toutefois, pour se mettre la conscience en repos, il se décida à faire un crochet du côté de la première Basinière. À tout hasard ! Comme il pénétrait dans le corridor, il lui sembla entendre un bruit suspect. Cela était si faible, si léger, à peine un murmure, qu’il se demanda s’il ne se trompait pas. D’ailleurs, il avait quitté son pensionnaire une heure à peine auparavant : celui-ci était seul derrière sa double porte verrouillée. Personne depuis lors n’avait pu pénétrer dans la cellule.

Pourtant, en collant l’oreille au vantail, on percevait l’écho d’un chuchotement étouffé.

Ce M. de Vauselle avait-il l’habitude de converser avec lui-même, la nuit ?

Pour mieux entendre, Duretête ouvrit la première porte. Aussitôt, et comme par miracle, tout bruit s’éteignit, c’était bien ce qu’il supposait : une illusion de son cerveau surchauffé. Rassuré, il poussa l’imposte et plongea son regard dans le cachot. L’endroit était sombre, n’étant éclairé que par la lueur fuligineuse d’une chandelle, achevant de se consumer sur la table. Cependant l’œil du geôlier, accoutumé aux ténèbres, distingua la silhouette de son pensionnaire.

Celui-ci était assis sur son lit, tout habillé, les jambes ballantes et le visage tourné vers le chambranle de la cheminée. Singulière position !

À part cela, rien d’anormal dans la cellule.

Duretête attendit encore un moment. Déjà il ramassait son falot pour se retirer, quand une chose inattendue, invraisemblable, inouïe, le cloua sur place.

Brusquement, d’une voix nette et posée, M. de Vauselle prononçait un appel.

Seul, en pleine nuit, à qui s’adressait cette évocation ? De pied en cap le colosse en frémit. Un murmure lointain répondit, une espèce de gémissement à ras de terre, qui semblait venir de l’au-delà.

Et aussitôt entre le prisonnier et son mystérieux interlocuteur, un colloque rapide s’engagea.

La stupéfaction de Duretête était si violente que, de prime abord, il ne put saisir un mot. Dans son cerveau, les paroles retentissaient, se heurtaient, tourbillonnaient sans qu’il parvînt à en fixer le sens. Enfin, le premier émoi passé, il commença à distinguer quelques phrases.

Les bras lui en tombèrent. L’aventure passait l’imagination. Son intrigant pensionnaire ne se livrait pas à un soliloque à la façon d’un magicien faisant ses incantations, il ne conversait pas non plus avec l’invisible. C’était pire !

M. de Vauselle parlait, familièrement, et tranquillement avec le prisonnier du bas-fond !

Et de quoi parlait-il, le traître, le perfide ami de Tasie, l’indigne protégé du Gouverneur ?

D’évasion !

Oui, d’évasion, et il fallait entendre les détails !

Ah ! il savait à présent d’où venait le magot, ces pistoles d’Espagne qui puaient la corruption.

Avidement le geôlier colla son œil à la grille de l’imposte.

Il vit… l’intrigant, toujours assis sur son lit, le corps penché en avant, comme s’il parlait aux pierres du dallage. Puis la vision s’éclaircit, se précisa : une tache noire sur le sol, au pied du causeur… l’hiatus laissé là par une dalle enlevée !…

— Ouf ! souffla le porte-clés suffoquant.

Et toujours l’horrible dialogue se poursuivait amenant à chaque phrase une révélation nouvelle, comme si ces deux gaillards, qui causaient là, si posément, ne voulaient point laisser dans son esprit le moindre doute sur leurs criminels projets !

Enfin, les voix se turent – les coupables s’étant tout dit –, la dalle fut replacée, et de nouveau l’ombre et le silence régnèrent dans la Basinière.

Duretête se secoua longuement, comme au sortir d’une averse, il ramassa ses clés, son falot et sortit en vacillant.

Cette fois il n’hésitait plus. D’un pas rapide, il se dirigea vers l’hôtel du Gouverneur.

À cette heure tardive, le jovial lieutenant de Sa Majesté s’apprêtait à se mettre au lit. Quand on lui dit que son porte-clés de confiance insistait pour le voir sans retard, il fit un saut de carpe en s’écriant :

— Sarpejeu ! Duretête à cette heure-ci ! Le feu est-il à la Basinière ?

Le visage bouleversé de l’homme mit le comble à son effarement.

— Que se passe-t-il ? Parlez vite ! un accident… un incendie… Dites donc quoi, morguienne ! Quelqu’un est-il mort ?

— Pire ! articula le colosse, à qui l’émotion coupait la parole.

— Malepeste ! que va-t-il m’apprendre ?…

— M. de Vauselle…

— Eh bien quoi, Vauselle ? Il était presque guéri. Va-t-il plus mal ?… Est-il à l’agonie ?… Diantre, serait-il… ?

À ce flot de questions, le pauvre muet ne trouvait à répondre que par des hochements de tête lugubres. Enfin, après un effort énorme, il déclara d’une traite :

— M. de Vauselle communique avec le chevalier Ningun.

Ces mots lâchés, le fidèle subalterne attendit l’explosion.

Ô stupeur ! le visage soucieux de son chef s’éclaircit ; il poussa un soupir rassuré, et un sourire – oui, c’était bien un sourire – ombra ses lèvres closes.

— Ah ! fit enfin du Tremblay avec un calme déconcertant.

Pour sûr il ne comprenait pas. Duretête précisa :

— Par un trou !

— Quoi ! par un trou !

— Ils parlent par un trou.

— Hé morbleu ! dit l’officier avec une nuance d’impatience, cela va de soi… Par où pourraient-ils parler ?

C’était fort ! Loin de s’indigner, le gouverneur semblait trouver la chose naturelle.

— Et de quoi parlent-ils, ces deux conspirateurs ? demanda-t-il, avec au coin de l’œil une lueur malicieuse.

— Ho ! fit le geôlier avec horreur, de fuite !

Ce mot malsonnant parut émouvoir le placide lieutenant du Roi, mais le nuage qu’il avait fait naître se dissipa tout aussitôt.

— Bon, murmura-t-il, je vois de quoi il retourne. Une pièce de mon ingénieux ami. Voyons, maître Duretête, rappelez-vous, qu’ont-ils dit exactement…

— Qu’il fallait m’a… m’acheter !

Le Gouverneur haussa les épaules.

— Absurde ! fit-il, en regardant la loyale figure de son subalterne.

— M’empoisonner…

— Peste ! goguenarda l’autre.

— Ou m’étr… m’étrangler ! prononça Duretête, avec autant de difficulté que s’il sentait déjà le fatal lacet sur son cou.

Cette fois, du Tremblay ne put retenir un éclat de rire.

— Énorme ! jubila-t-il. C’est bien ce que je pensais. Une plaisanterie de cet excellent Vauselle.

Le geôlier n’en revenait point. L’étrangler, une plaisanterie ! Décidément son chef était fou, ou alors… Il hésitait à formuler une horrible supposition.

Cependant, le Gouverneur réfléchissait. Parbleu ! la chose était claire. L’espion de Mazarin avait repris le cours de ses opérations. Pour amorcer sa dupe, il avait forgé cette bonne histoire d’évasion. Ah ! le coquin était fort ! Seulement il manquait un peu de discrétion. Quand on parle de ces choses-là, encore convient-il de se méfier de l’oreille des geôliers.

— Je le lui dirai ! conclut-il in petto.

Et, revenant à son subordonné qui, planté sur ses jambes vacillantes, restait là à le dévisager d’un air hébété :

— Sarpejeu, mon bon Duretête ! en tout ceci il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Gardez votre langue, et ne vous émouvez plus si vite. Avec ce gaillard de la Basinière, vous en verrez d’autres.

Devant la mine déconfite du bonhomme, il sentit le besoin d’un mot de réconfort.

— C’est bien, je suis content de vous, mais quand le diable y serait, vos pensionnaires ne se volatiliseront pas cette nuit. Les murailles sont solides, le gardien vigilant. Quant à vous acheter, ah ! palsanguienne, je suis tranquille. Tous les Espagnols du monde n’y suffiraient pas… avec tous leurs trésors…

Tout en parlant, il poussait doucement son subalterne vers l’antichambre, sans s’apercevoir de l’état croissant de bouleversement où le plongeaient ses dernières paroles.

— Bonne nuit, fit-il gaiement en ouvrant la porte.

Le vantail se referma, et le porte-clés resta seul, son falot d’une main, son trousseau de l’autre, le cerveau vide et les jambes molles, abasourdi !

14

Ange et démon

Après une telle série de secousses, le malheureux porte-clés passa une nuit épouvantable. Il s’endormit au matin seulement d’un sommeil lourd, troublé de visions et de cauchemars. MM. de Vauselle et du Tremblay, le roi Philippe, voire même le roi Satan, faisaient chacun sa partie dans ces rêves qui se prolongèrent fort avant dans la matinée.

À la longue madame Duretête s’étonna de cet engourdissement de son époux. Elle s’apprêtait à l’en tirer, le secouant avec impatience, quand elle s’arrêta, frappée de la mine extraordinaire du dormeur.

Celui-ci haletait, les mains agrippées sur sa poitrine comme s’il voulait en arracher un poids écrasant. Son front ruisselait d’une sueur glacée. La mégère resta interdite. Jamais elle n’avait vu son placide époux en pareil état. Elle se rappela alors les agitations de la nuit, et les sourdes plaintes vaguement entendues. Que s’était-il passé depuis la veille au soir, où le bonhomme paraissait si calme ?

Prise de soupçon, elle allait éveiller le rêveur pour lui demander la cause de cette anormale surexcitation, quand elle en fut empêchée par un coup frappé à sa porte.

On la demandait d’urgence chez le Gouverneur.

Remettant l’interrogatoire à son retour, dame Anastasie se rendit en toute hâte à l’appel de son chef.

Depuis la veille, du Tremblay avait fait ses réflexions. Les manigances de l’ami Vauselle lui causaient un certain agacement. Non pas qu’il songeât à s’opposer en rien à une besogne qui avait l’approbation de ses maîtres – il savait le rôle que jouait à la Bastille ce prisonnier « in partibus » – mais l’olibrius lui semblait manquer un peu de discrétion. Déjà ses inventions macabres avaient jeté un trouble fâcheux dans l’esprit d’un fidèle serviteur. Cela suffisait ! Sans renoncer à ses fructueux bavardages avec le chevalier Ningun, ne pouvait-il se montrer un peu plus circonspect, et sauver au moins les apparences. Le Gouverneur se proposait de lui en faire l’observation ; mais, avant d’affronter son pensionnaire, dont il craignait la mordante ironie, il n’était pas fâché de faire préparer le terrain. Tout naturellement il avait pensé, pour cela, à la geôlière, dont il savait les accointances avec l’intrigant personnage.

— Dame Anastasie, lui dit-il dès qu’elle fut entrée, je vous ai mandée pour causer un peu de M. de Vauselle. Vous n’êtes pas sans avoir deviné qui est ce gentilhomme et pour quelle cause il séjourne ici.

— Je le sais. Une chose pourtant a échappé à ce que j’ai pu apprendre, ou soupçonner à ce sujet, répliqua-t-elle avec une révérence mi-respectueuse, mi-familière.

— Je le sais. Une chose pourtant a échappé à votre perspicacité. C’est que votre pensionnaire a noué des relations avec son voisin du bas-fond.

L’œil de la virago lança un court éclair, aussitôt éteint sous la retombée des paupières. Du Tremblay poursuivit d’un air de contrariété :

— Or, il s’est produit, la nuit dernière, un assez fâcheux incident. M. de Vauselle s’est laissé prendre en flagrant délit de conversation coupable.

Devançant la parole, le regard de la commère demanda :

— Surpris… par qui donc ?

— Maître Duretête, esquissa le lieutenant du Roi du bout des lèvres. Vous comprenez ce que la chose a de regrettable. Mes intentions étaient de tenir le brave homme à l’écart de ces intrigues, où il n’est point de taille à se débrouiller aisément. Or, à présent, force est bien de lui expliquer la situation, pour éviter des suppositions pires que la réalité…

— J’en fais mon affaire, dit-elle d’un air assuré.

— Bon, je m’en remets à vous. Reste à prévenir M. de Vauselle. La chose est plus délicate. Certes, je ne voudrais point paraître le restreindre dans ses libertés… cependant…

— Entendu, Monsieur le Gouverneur. Il s’agit en somme de lui faire comprendre que ces cachotteries sont inutiles, voire dangereuses.

— C’est cela même… Eh ! Palsanguienne, qu’il se défie un peu plus de votre époux, et un peu moins de vous-même… Et surtout qu’il ne parle plus de corrompre ce bon Duretête…

Cette allusion fut un trait de lumière pour la geôlière. Toutefois, elle ne laissa rien paraître de son trouble.

Du Tremblay se levant pour marquer la fin de l’entretien, elle fit vers la porte un mouvement de retraite. Comme elle allait l’ouvrir, le Gouverneur l’arrêta :

— Naturellement, dit-il, vous continuerez à m’aviser de tout ce que vous pourrez apprendre de nouveau.

— Monsieur le Gouverneur peut s’en fier à ma fidélité, assura la matrone.

Et avec une nouvelle révérence, elle s’éclipsa.

Cette courte conversation en avait appris à la fine mouche plus que de longues et délicates inquisitions.

Elle tenait la clé de l’agitation du geôlier, et aussi celle des demi-mots pleins de réticences du sire de Vauselle. Ah ! ah ! le cachottier trafiquait avec le petit Espagnol. C’était bon à savoir. En quelques minutes de causerie, la matrone se faisait fort de confesser son patron.

Le Gouverneur venant de lui donner carte blanche, la bonne dame, qui flairait de plus en plus une agréable odeur de petits profits, se proposait d’user largement de la permission.

En rentrant au logis, elle trouva son mari debout, et déjà vêtu. Le pauvre hère portait sur son visage la trace de ses tourments nocturnes. De ses récents cauchemars, il avait même gardé un air d’hébétude qui ajoutait encore à son effarement ordinaire. Le premier mouvement de la douce personne fut pour rembarrer ce gêneur qui, avec des soupirs à fendre l’âme, rôdait à travers l’étroite loge en remâchant des syllabes inarticulées.

Mais elle songea que bientôt elle pouvait avoir besoin de la complaisance du bonhomme, et se décida à faire patte de velours.

Cependant, après avoir tourné et hésité longuement, Duretête venait de prendre une décision. Se plantant devant sa femme il articula craintivement :

— … Tasie !

Elle ne lui laissa pas le loisir d’en dire davantage.

— Chut, coupa-t-elle. Je sors de chez le Gouverneur…

Le geôlier resta bouche bée.

Passant sa main sèche sur le front de son mari ébaubi, elle poursuivit :

— Pauvre chéri ! ces manigances vous ont mis martel en tête. Vous voilà tout fiévreux.

— Si tu savais… hoqueta-t-il, prêt à déverser son tourment dans le sein de sa compatissante moitié.

Celle-ci ne jugeait pas l’instant venu des confidences. Pour l’heure, il y avait plus pressé…

— Je sais tout ! fit-elle, en lui fermant la bouche du bout des doigts. Plus tard je vous expliquerai les choses. Avant cela, il faut vous remettre d’aplomb, dissiper un peu ces mauvaises fumées qui vous font mal. Pourquoi n’iriez-vous point faire une promenade ?…

— Une prom… suffoqua le geôlier, mal habitué à tant de prévenances.

La commère avait décroché un chapeau et un manteau ; elle les lui passa en assurant :

— D’ici à votre tournée, vous avez une grande heure. Voici le moment où vos camarades prennent un instant de distraction. Je suis sûre qu’ils sont attablés au « Compagnon de Saint-Antoine ». Allez les rejoindre…

Duretête n’en croyait point ses oreilles. C’était la première fois, depuis treize ans de mariage, que l’impérieuse femelle lui permettait un tel extra. Sa stupéfaction fut au comble quand il sentit glisser dans sa paume quelque chose qui ressemblait fort à un petit écu. Ah çà ! on lui avait changé sa Tasie !

— Allez ! ordonna-t-elle en le poussant vers la porte avec une douce violence.

Au moment de s’engager dans l’escalier en colimaçon qui reliait le logis à la terre ferme, le porte-clés s’arrêta, pris d’un scrupule :

— Et… l’autre, dit-il, ce Vauselle ?

— Bah ! fit la doucereuse avec un haussement… Après ce qui s’est passé… il peut attendre…

La face soucieuse de l’homme s’éclaira. Cette réponse dissipait l’une de ses plus graves préoccupations : la crainte de voir sa femme mêlée à ces tripotages obscurs dont la révélation l’avait effaré. Elle acheva de le rassurer en déposant du bout des lèvres un baiser sur sa large joue.

D’un pas presque joyeux, l’excellent mari s’éloigna, franchit le pont-levis et gagna le bouchon de la rue Saint-Antoine.

Qu’aurait-il pensé le pauvre, s’il avait pu voir ce qui se passait dans la loge un instant après son départ ! Sa fidèle épouse avait décroché, d’une main sacrilège, le trousseau de clés, pendu à son clou habituel, puis se glissant hors du logis conjugal, elle avait pris le chemin de la Basinière, avec la prestesse d’une amoureuse se rendant à son premier rendez-vous.

Après son coup audacieux de la veille, Cyrano attendait les événements, non sans une certaine impatience. Il s’était préparé à toute éventualité. Dans l’attente d’une visite probable de du Tremblay, il avait eu soin de se composer une figure de circonstance, et grâce à l’agencement savant des rideaux, la silhouette de l’égrotant restait plongée dans un demi-jour propice au repos.

L’appareil qui couvrait son visage était une œuvre d’art, laissant à découvert tout ce qu’on en pouvait voir, mais rien de plus.

Comment soupçonner la pureté des intentions de ce malade si faible encore, tout couturé des estocades reçues au service de Son Éminence ?

C’est dans cette touchante attitude que dame Anastasie trouva son patron.

En la voyant entrer, la tête haute et l’air confit en importance, notre Gascon n’eut pas de peine à deviner le motif de sa visite.

— Atout ! marqua-t-il. La bonne femme sait tout, et elle vient d’elle-même dans la nasse…

Sans bouger de son fauteuil, il lui désigna un tabouret, à côté de lui.

À peine assise, la dame commença à débiter un petit discours préparé d’avance, où le miel et l’absinthe étaient habilement dosés. Vraiment, ce n’était pas bien, M. de Vauselle se méfiait de ses meilleurs amis. Il n’avait pourtant à se plaindre, ni de la déférence de maître Duretête, ni de son dévouement aveugle et de sa discrétion, à elle. Néanmoins il gardait des secrets.

— Des secrets, moi ! voulut protester le prétendu Vauselle, ému des reproches édulcorés de sa confidente.

Mais une fois lancée, la commère n’était pas femme à se laisser fourvoyer. Après ce préambule, elle entra dans le cœur de son sujet. En vérité, elle ne savait ce qui avait pu se passer entre son mari et M. de Vauselle. Toujours est-il que depuis la veille, le pauvre hère était littéralement abasourdi.

Cyrano la laissait aller, se gardant bien d’interrompre, attendant qu’elle eût vidé son sac.

Elle se répandit en lamentations sur le triste état de son époux. Un si digne homme. C’était pitié de le voir.

— Pour l’amour de Dieu et des saints, implora-t-elle, épargnez-lui le retour de telles émotions. M. du Tremblay lui-même vous en conjure…

— Ah ! du Tremblay sait l’affaire, nota en passant Cyrano.

— C’est lui qui m’envoie, lâcha la matrone, emportée par son zèle.

— Ah ! vraiment. Et qu’en dit cet excellent ami ?

Sous l’œil émerillonné du Gascon, la commère se sentit troublée. Elle commençait à perdre son assurance.

— M. le Gouverneur approuve tout ce que vous pouvez faire, répliqua-t-elle, seulement il vous supplie de ménager Duretête. Sa pauvre cervelle ne résisterait pas à de nouveaux coups de la force de celui-là. Pensez donc, lui, la loyauté incarnée, s’entendre marchander comme bête en foire…

Elle se tut, effarée d’avoir lâché si tôt son secret. Pourquoi aussi ce diable d’homme avait-il une telle façon de vous déshabiller du regard ?

Un silence plana, M. de Vauselle s’était replongé dans son fauteuil et méditait.

Alors la mégère se fit insinuante et câline. Quittant le ton de reproche, elle prit celui de la persuasion :

— Pourquoi ne pas vous ouvrir à moi… Voyons, ne suis-je plus votre amie ?… fidèle et dévouée ? Ne savez-vous pas que vous pouvez compter sur votre secrétaire… corps et âme ?

Brusquement, le convalescent s’était mis debout ; avec une effusion qui laissa la sirène interloquée, il lui saisit les deux mains et les pressant entre les siennes :

— Oui… je le sens… vous avez raison, s’écria-t-il d’un ton d’émotion admirablement joué. J’ai eu tort d’hésiter, j’aurais dû comprendre plus tôt, mieux apprécier ce cœur qui s’offre à moi avec tant de généreux désintéressement.

Dans son émoi, il avait passé un bras autour de la taille de sa conquête, il l’attira près de lui et murmura d’une voix de caresse :

— Anastasie, j’ai besoin de vous…

Il la sentit frémir, sous l’empire d’une exaltation où se déchaînaient à la fois la curiosité et la soif de lucre – tous les ressorts essentiels de cette âme de proie, surexcités, tendus à l’excès dans l’attente de mystérieuses révélations.

— Attention, Cyrano, pensa-t-il. Voici l’instant décisif. À l’assaut, mordious !

Sans plus de circonlocutions, il attaqua :

— Il s’agit du chevalier Ningun.

— J’en étais sûre, dit l’œil allumé de la confidente.

— Sous ce nom d’emprunt, vous le soupçonnez déjà, se cache un seigneur de haute volée, l’ami, le protégé d’une très… très grande dame.

— La reine Anne, devina-t-elle, haletante d’émotion.

— Tranchons le mot, ce petit soldat, ma chère dame, est un grand d’Espagne.

— Un grand… suffoqua la matrone éblouie.

— D’Espagne, affirma Cyrano, rien de moins. Vous comprenez maintenant pourquoi je suis ici. Ah ! mon maître, l’Éminentissime Cardinal, donnera gros le jour où je pourrai lui apporter les petits secrets du… caballero.

Dame Anastasie ne broncha pas. Suspendue aux lèvres de son patron, elle écoutait, tremblant de tous ses membres.

Cyrano prit un air faussement ennuyé.

— Par malheur, ces Espagnols sont défiants de leur naturel, et la prison a rendu celui-ci doublement prudent. Croiriez-vous, ma mie, que j’ai épuisé, avec ce petit, les ressources d’une imagination, pourtant fertile, sans parvenir à rien en tirer d’essentiel ?…

La dame sourit vaguement. Elle avait trop de hâte d’apprendre la suite pour interrompre.

— C’est alors que, de guerre lasse, je me suis résolu à employer les grands moyens…

— L’évasion ?

— Oui, la malencontreuse évasion qui a, paraît-il, ému l’âme sensible de votre sympathique époux.

Elle haussa les épaules dédaigneusement et laissa tomber :

— Le triple niais ! il n’a pas vu qu’il s’agissait d’une comédie…

— Une comédie, c’est le mot !… une pièce bonne à flatter l’imagination du rétif Espagnol, et à délier un peu sa langue rebelle.

— Et lui ? demanda Anastasie, pressée d’en arriver au solide.

— Lui ?…

— L’Espagnol !… marche-t-il ?

— Las ! s’écria Cyrano, les bras levés au ciel, trop ! il marche trop l’animal. Il croit la chose si assurée, qu’il ne veut plus lâcher une syllabe avant l’heure de la délivrance.

La mégère commençait à entrevoir le dessous des cartes. Son patron avait essayé de mener l’affaire seul et, n’aboutissant à rien, il faisait appel à son concours. Restait à voir le prix !

— Fâcheux ! fit-elle d’un air de réserve.

— D’autant plus fâcheux que me voilà dans une impasse. Comment sortir de là ? L’Espagnol croit tout réglé, le jour fixé : après-demain ! l’heure convenue : minuit. Il s’imagine que maître Duretête – plaisante idée –, que votre rigide époux est… consentant…

Ici le Gascon baissa le nez, avec une feinte confusion. Il poursuivit dans un souffle :

— Je ne sais comment ce petit a pu parvenir à avertir sa protectrice, mais la dame est prévenue. Et, naturellement, elle a… versé les fonds.

Le regard aigu de la matrone se posa sur le pseudo-Vauselle cherchant à lire la vérité à travers ces réticences calculées.

— Les fonds ! répéta-t-elle d’une voix glacée.

— Dame ! le prix des prétendues complaisances de Duretête… Un joli magot, ma foi… Ah ! ces Espagnols font bien les choses !… Deux cents doublons d’or…

Elle faillit laisser échapper un cri…

— Ah ! Sarpejeu, fit-il en claquant des doigts, il y aurait un joli coup à faire. Si seulement notre porte-clés était un peu souple.

— On peut l’assouplir, exprima l’œil de l’auditrice.

— Point de risque ! une pièce à jouer à un coquin de conspirateur… Service de Son Éminence qui paiera richement de son côté…

Tous ces sous-entendus de son patron portaient au paroxysme l’impatience de la commère. Prise de vertige, la tête lui tournait.

— Deux cents doublons ! En partageant le magot avec M. de Vauselle, cela faisait près de cinq mille livres pour chacun… Une fortune… Rien à redouter… L’Espagnol dupé n’osera se plaindre, crainte de pire !… Eh ! vive Dieu ! puisque le nom de Duretête était compromis dans ces manigances, le moins était qu’ils en eussent le profit !

Brusquement décidée, elle prononça d’une voix sèche, qui fit tressaillir le Gascon jusqu’aux moelles :

— En somme de quoi s’agit-il ?

— Une vétille ! Le magot est déposé en lieu discret, proche d’ici… mais où… ? Le petit, qui se défie toujours un peu de moi, ne veut pas dire l’endroit avant d’être sûr… vous comprenez. Il est prêt à l’indiquer à maître Duretête à condition que celui-ci lui donne un signe de connivence…

— Un signe ? répéta la dame.

— Deux mots convenus entre nous.

— Ces mots ?

— Après-demain… minuit !

— Est-ce tout ?

— Tout ! L’Espagnol révélera la cachette et les doublons seront à nous !

Cyrano la fixa.

— Et ensuite ? fit la matrone soupçonnant que son tentateur lui cachait encore une part de vérité.

Cyrano la fixa.

— Ensuite, dit-il froidement… on verra !

Elle fut subjuguée par le fluide qui émanait de cet homme assez puissant pour s’enrichir d’un geste.

— Quand Duretête doit-il parler à l’autre ?

— Ce soir, avant le couvre-feu.

— Et quand nous reverrons-nous ?

— Cette nuit !

À ce moment, le timbre du cadran sonna l’heure. C’était l’instant où le porte-clés, exact à son devoir, allait rentrer pour sa tournée de midi.

D’un geste prompt, dame Anastasie ramassa son trousseau et sortit de la cellule.

— La femme est à moi, pensa Cyrano. Cette nuit j’aurai l’homme.

Le lecteur commence à entrevoir le but des manœuvres de notre Cyrano, qui ont pu lui sembler étranges de prime abord.

De fait après avoir bouleversé toute notion dans l’esprit fruste de maître Duretête, il venait de livrer le bonhomme désorienté aux mains expertes de sa fidèle compagne.

Alléchée par l’appât du magot, point de doute que la dame ne mît désormais en œuvre pour convaincre son mari, toutes ses ressources.

Avec de tels atouts, comment douter du succès ? Madame Duretête avait des arguments décisifs. En somme, on ne demandait au porte-clés que de se prêter à un de ces tours de passe comme il s’en est joué de tout temps dans les prisons. Vit-on jamais geôlier se faire scrupule de dépouiller ses pensionnaires ?

Qui trompait-on ? L’Espagnol… un criminel d’État, promis à la torture et à l’échafaud… un jeune oison assez niais pour croire à cette sotte histoire d’évasion.

Le gouverneur, complice ou complaisant, fermait les yeux. Enfin, suprême argument, M. de Vauselle répondait de tout. Or M. de Vauselle – Duretête commençait à l’entrevoir – était un de ces êtres privilégiés, à qui tout est permis et devant qui tout doit plier. Mieux encore ! C’est en résistant que le geôlier courait le risque être blâmé et puni. L’agent du cardinal ne pardonnerait pas à un simple geôlier de contrecarrer ses vues et de lui faire perdre un bénéfice escompté. Et le gentilhomme avait le bras long.

Tout concourait donc pour pousser le colosse dans la voie où Cyrano voulait l’engager. Il eût fallu surtout que le bonasse époux d’Anastasie sût résister aux charmes, aux séductions, aux larmes même de son épouse. Or, cela c’était trop pour son faible cœur.

Cependant, pour être pleinement rassuré, Cyrano attendait deux choses : la visite de du Tremblay et une réponse de Saint-Amant, l’avisant que ses instructions étaient exécutées.

Vers quatre heures, un bruit de pas et le son familier de clés brinquebalantes l’avertirent qu’il allait être satisfait.

Un coup d’œil rapide autour de lui, un pli rectifié à ses rideaux et le Gascon se jeta dans son fauteuil, prêt à recevoir le choc.

Par la porte entrebâillée, une tête joviale se glissa suivie d’un petit corps sémillant, et un rire bon enfant emplit la cellule. C’était bien du Tremblay.

— Or çà, morguienne ! s’écria le bonhomme. Où se cache-t-il ce moribond ?

Du fond de l’ombre, la voix encore faible du pauvre Vauselle répondit :

— Par ici, mon cher Gouverneur, par ici !

— À la bonne heure, fit l’autre, en s’orientant à tâtons vers le coin d’où venait la voix. Et comment va, mon bon ami ?

— Mieux.

Du Tremblay était myope, il faisait sombre. Toutes raisons pour que le brave officier affectât d’y voir mieux qu’en plein jour.

— Comment donc, mieux, s’exclama-t-il, les yeux clignés pour essayer de distinguer quelque chose des traits de son pensionnaire.

« À ravir, voulez-vous dire ? Jamais vous n’eûtes meilleure mine…

— Hum ! les forces sont longues à venir… Je suis las d’un rien…

Le Gouverneur avait fini par apercevoir un tabouret, il s’y assit, d’un air de confidence :

— Ce qui ne vous empêche pas de faire des vôtres, mon coquin. Et de belles ! N’allez-vous pas nous brûler la politesse ! Malepeste ! je vous vois déjà franchissant les murailles, escaladant les grilles, sautant les fossés…

À ce plaisant tableau, le bonhomme s’esclaffait accompagné en sourdine par le rire du malade. D’un ton plus sérieux il reprit :

— À propos, avez-vous vu dame Anastasie ?

— Oui, soyez tranquille… nous nous entendons à merveille.

— J’en suis ravi. Méfiez-vous seulement de Duretête… Ce diable de muet n’est pas sourd, ni manchot…

— Pffft ! souffla le prétendu Vauselle, il n’y verra que du feu…

— Et le chevalier Ningun ?

Le convalescent se pencha hors du fauteuil, et approchant de l’oreille de son interlocuteur sa tête couverte de bandes il murmura :

— Avant deux jours, le tour sera joué.

— Admirable ! fit l’autre. Un petit homme si discret, si ferme, dont Laffémas lui-même n’a pu tirer un traître mot. Ah ! vous êtes un maître, mon cher Vauselle !… Son Éminence sera enchantée…

— Il faudrait qu’Elle fût bien difficile, dit Cyrano avec une parfaite bonhomie.

L’amicale tournure de cet entretien n’avait rien qui déplût à notre Gascon, pourtant il lui semblait remarquer quelque chose d’anormal dans les manières de son interlocuteur. Tout en parlant celui-ci tournait fréquemment sa tête, du côté de la porte qui était restée entrouverte. Et, à chaque fois le bonhomme ramenait sur lui son regard nuancé d’une certaine malice.

— Ah çà ! fit-il agacé par ce manège, pourquoi ne ferme-t-on pas cette porte ?

— Attendez, riposta l’autre du même air mystérieux.

L’oreille fine de Cyrano crut percevoir, dans le silence des corridors, un bruit léger, pareil à un froissement de soie.

— Vous n’êtes pas seul ? s’écria-t-il, saisi d’une subite inquiétude.

— Diable de curieux, on ne peut rien lui cacher ! Non, je ne suis pas seul… Une visite, dont je voulais vous faire la surprise… Heureux coquin ! une visite féminine… Une dame qui brûle de vous voir. Une belle dame… venue tout exprès de Rueil.

Le Gascon ne l’écoutait plus. D’un geste instinctif, il s’était levé, l’oreille tendue vers ce frou-frou qui s’approchait et dont le son gracieux se répercutait en lui avec un retentissement sinistre.

Par bonheur l’ombre épaisse empêchait du Tremblay de voir l’altération de ses traits. D’ailleurs, en entendant sur les dalles le pas rapide de l’arrivante, le vieux roquentin s’était jeté au-devant d’elle, avec un empressement du dernier galant.

Sur le seuil une silhouette féminine se dessina tout à coup. Une capuche de satin enveloppait la visiteuse, dont le visage, selon la mode d’alors, était couvert du joli « mimi » de velours à barbes dentelées.

— Minou ! fit Cyrano, la gorge sèche.

Machinalement, comme s’il venait de voir apparaître la tête de Méduse, il recula vers le fond de la cellule, fuyant cette femme qui venait vers lui souriante, les bras tendus. Quand il se sentit acculé à la muraille, une rage sombre l’envahit.

Tout s’écroulait autour de lui ! La coquine allait le reconnaître, dénoncer son nom, le rôle qu’il jouait. Quelle chute ! Le temps d’un éclair, il vit ses amis écrasés, ses ennemis triomphants : Tancrède supplicié, Claire au couvent, la Reine humiliée… Il vit le sourire lugubre de Richelieu, le sourire perfide de Mazarin, le rictus de fauve de Vauselle, et elle, la traîtresse, elle, l’artisan de cette ruine et de ce triomphe, insultant ses victimes de l’éclat perlé de son rire…

— Jean, c’est moi, c’est ta Minou !

La voix câline de la femme sonnait gaiement dans la cellule.

Alors, il vit rouge. Sa main, crispée dans sa poitrine, venait de tâter le fer d’un stylet qu’il tenait caché.

Malheur à elle, si elle parlait ! malheur si un mot, un geste le trahissait.

D’un élan plein de grâce, la visiteuse s’était jetée contre sa poitrine et s’y blottissait, l’entourant de ses bras noués. Son visage était démasqué.

Et Cyrano, suffoqué, comprimant un cri de joyeuse surprise, reconnut les traits purs, les lèvres de rose et les yeux profonds de Claire de Cernay.

15

Les doublons d’Espagne

Subjugué par les charmes de sa jolie visiteuse, du Tremblay n’avait rien remarqué du trouble de Cyrano. Quand il vit les deux jeunes gens, enlacés dans un tendre embrassement, il s’éclipsa discrètement, en riant sous cape de l’excellente surprise qu’il croyait avoir faite à son bon ami Vauselle. De fait le Gascon n’en revenait pas.

— Vous, Claire, ici ! balbutia-t-il, en serrant l’enfant contre sa poitrine, d’un geste fraternel.

Elle jeta sur la porte qui se refermait un regard craintif.

— N’ayez pas peur, fit Cyrano, nous sommes seuls et personne ne peut nous entendre. Vous pouvez donc parler librement et m’expliquer comment…

— Plus tard, interrompit Claire, prenez d’abord ceci.

De sous sa capuche, la jeune fille avait tiré un sac qu’elle jeta sur le lit où il s’écrasa avec un tintement métallique.

— Qu’est cela ? s’étonna-t-il.

— N’avez-vous pas écrit hier à votre ami Saint-Amant ?

— Oui, certes…

— Eh bien, c’est sa réponse.

— Sa réponse ?

— Les pistoles demandées : le compte y est !… Voyez !

— Ah ! dit le Gascon, d’un air embarrassé, ce brave ami aura mal lu… ou mal compris. Ce ne sont pas des pistoles de France qu’il me fallait. Que ferions-nous ici de tout cet or ?

Sans mot dire, Claire avait délié les cordons du sac ; de ses flancs rebondis, elle tira une poignée de pièces, qu’elle fit scintiller devant les yeux éblouis du bretteur.

— Capédédious, des doublons d’Espagne ! De beaux et bons Philippus… s’exclama-t-il.

— N’est-ce point ce que vous désiriez ?

Cyrano marchait de surprise en surprise. Ses yeux allaient du contenu du sac à la jolie porteuse et il murmurait ravi :

— Je n’en espérais pas tant. Où avez-vous pu vous procurer ce pactole ibérique ?

— À la source même que vous soupçonniez. À l’Arsenal.

— À l’Arsenal ?

— Ma bonne amie, Madame de la Meilleraye, n’est-elle pas l’épouse du Maréchal, grand maître de l’artillerie, et par conséquent…

— Gardien du trésor de guerre, c’est juste !

— La maréchale ne pouvait me refuser de changer mes pauvres économies françaises contre leur équivalent en Philippus. Elle l’a fait plus volontiers encore quand elle a su que cet or était destiné à venir en aide à une victime du Cardinal.

— Brave Maréchale, fit Cyrano dans ses moustaches, l’abbé de Gondi lui revaudra cela.

Les relations plus qu’amicales du sémillant abbé et de la belle Madame de la Meilleraye ne faisaient en effet mystère pour personne.

— Chère petite, reprit-il. C’est vous qui avez eu cette mirifique idée ! Et pour la réaliser vous avez sacrifié généreusement ce petit trésor – vos économies de jeune fille, votre dot. Ah ! troundediou, pour mon pauvre Chevalier, merci.

— N’est-il pas un peu mon pauvre chevalier, à moi aussi, fit l’enfant avec un sourire attristé.

Ému, le Gascon l’avait empoignée à pleins bras et sur ses deux joues rougissantes, il déposa deux retentissants baisers.

— Chut ! dit-elle, ne me remerciez pas. Je ne donne qu’un peu d’or, ce n’est rien… Un autre risque sa liberté et sa vie. C’est à celui-là que le Chevalier doit dire, à deux genoux et du fond du cœur : merci !

— Allons donc, mordious… quelle folie dites-vous là ! Celui dont vous parlez fait son devoir d’ami, tout simplement. Et, tenez en cette minute il est payé… Mais revenons à nos doublons. Ainsi donc, c’est pour me les apporter que vous vous êtes risquée jusqu’en cet antre ?… La démarche était terriblement hasardeuse !

— Comment faire autrement ? dit la jeune fille. Vous demandiez la somme pour ce soir même sans aucune faute, avant l’heure du couvre-feu. Votre lettre faisait bien allusion à un endroit secret où devait être déposé le trésor, mais elle n’indiquait point l’endroit.

Le Gascon bondit :

— Comment : j’aurais pu… capédédious, une pareille bévue… Hé oui, je me souviens, parbleu. J’hésitais entre deux endroits… je pesais le pour et le contre de chacun… Et puis, les idées se précipitent, les événements se tressent… J’écris… l’heure avance… et finalement l’essentiel est oublié !… Ah, mort de ma vie, j’en suffoque… savez-vous bien, pitchounette, que sans vous tout manquait ?

— Le mal est réparé.

— Point encore tout à fait, mais il le sera. Maintenant asseyez-vous là, et dites-moi vite comment vous voici, sous le masque trompeur de la demoiselle Minou, en cette sombre Basinière.

Il l’avait fait asseoir au pied du lit de camp, et s’était agenouillé près d’elle, attendant avec curiosité l’explication de cette extraordinaire aventure.

Avant de répondre, l’enfant promena son regard, envahi d’un candide étonnement, sur ces murailles, puis, après un soupir de pitié, elle le ramena sur la figure étrangement masquée de son compagnon. Elle répliqua :

— Comment je suis ici ?… Je vous l’ai dit déjà… Grâce à M. de Saint-Amant !

— Bast ! Le Gros aurait découvert votre retraite, et il aurait trouvé moyen de se glisser aux Récollets ?

— Aux Récollets, je n’y suis plus… J’ai quitté le couvent depuis plusieurs jours.

— Vous avez quitté… Mais alors, où demeurez-vous donc ?

— À Rueil !

Cyrano faillit s’écrouler… Chez le Cardinal, elle, Claire de Cernay… Dans les lieux mêmes où opéraient Mazarin et Minou. Fatalité !…

— J’ignore comment la chose s’est faite, mais la Reine a su que j’étais tombée aux mains du Cardinal. On lui avait dit, à la bonne souveraine, que j’étais en fuite, passée à l’étranger, je ne sais quels mensonges pour détacher de moi son cœur maternel. Grâce à Dieu la vérité s’est fait jour. Dès qu’elle a été certaine de mon incarcération aux Récollets, elle a demandé justice au Roi.

— Et qu’a fait Louis le Juste ? demanda le Gascon.

— D’abord, il a nié, trompé comme toujours par le Cardinal et son Mazarin. Mais ma chère Reine avait, paraît-il, une preuve convaincante. Son Éminence a dû convenir de l’arrestation, qu’il a rejetée sur sa police, et, comme il n’y avait aucune charge contre moi, Louis le Juste fut bien forcé de pardonner…

— Bravo ! Vous étiez libre…

— Attendez !… Monseigneur de Richelieu ne lâche point sitôt prise. On daignait reconnaître mon innocence, seulement le scandale de ma disparition n’en subsistait pas moins ; on a pu convaincre ma protectrice que ma place ne saurait être auprès d’elle, au moins d’ici à quelque temps.

— En somme, vous avez changé de prison.

— Bah ! dit Claire malicieusement, cette prison-là, vous le savez d’expérience, M. de Bergerac, on s’en évade parfois…

— Eh oui, mordious ! Pourtant, depuis ma fuite du château cardinalice, on a dû redoubler de précautions…

— Précisément ! c’est même grâce à ce… redoublement que j’ai pu m’échapper ce matin, sitôt après la visite de M. de Saint-Amant.

— Le Gros savait donc votre séjour à Rueil ?

— Par mademoiselle de Nevers, que j’avais eu soin d’en avertir. Aussi, dès qu’il eut votre lettre, embarrassé pour trouver les doublons et plus encore pour leur faire traverser les murailles de la Bastille, ce brave gentilhomme pensa que là où un homme échouerait, une femme passerait sans doute…

— Ah ! fille d’Ève, combien ce gros philosophe a eu raison, fit Cyrano. Cela ne me dit pas comment vous avez pu sortir du château, malgré… ou grâce… à la surveillance redoublée…

— Fort simple ! Pour être assuré de ma petite personne, M. de Mazarin a pensé qu’une seule paire d’yeux serait insuffisante. Il en a donc mis deux paires : une féminine et une masculine. La femme est une demoiselle de bonne maison qu’on a placée près de moi pour me faire honneur, et qui, sous ce prétexte, ne me quitte ni jour ni nuit. L’homme, toujours pour me faire honneur, est un officier…

— Un soldat… peste ! grogna le cadet aux gardes, avec une grimace.

— Attendez ! Celui-là n’est pas un soldat ordinaire. C’est… comment expliquer cela… une statue, un automate : la discipline militaire coulée en bronze dans une casaque brodée !

— Mordious ! dit Cyrano.

— Celui-ci veille à ce que nul ne m’approche. Grâce à lui, je n’ai pu causer à personne à Rueil, même point à mademoiselle Minou, qui pourtant en grillait d’envie…

Le Gascon poussa un soupir rassuré.

— Pourtant, dit-il, vous avez pu recevoir Saint-Amant.

La jeune fille rougit légèrement, et rabaissant sur ses yeux candides la frange soyeuse de ses cils, elle murmura :

— Excès de précaution, M. de Bergerac. Monsignor n’a pas pris garde au danger de trop rapprocher une jolie fille romanesque et un beau soldat gascon.

— Ah ! c’est un Gascon !

— Oui, acheva Claire, d’un ton léger, voilà comment à certaines heures de la matinée et du soir, les deux veilleurs s’égarent dans la solitude ombreuse des bosquets, et oublient leur prisonnière qui se garde elle-même dans son appartement.

— Bravissimo ! je vois cela d’ici ! Vous avez profité d’un de ces quarts d’heure… du berger pour vous éclipser.

— Par la petite poterne des écuries.

— Milcapédédious, la mienne, ma poterne.

— Par laquelle je rentrerai ce soir à la nuit close.

— Oui bien, mais dans l’intervalle, on se sera aperçu.

— J’ai laissé ma porte close, et un mot ordonnant de ne point me déranger de la journée, sous prétexte d’une cruelle migraine. Mes deux coupables en penseront ce qu’ils voudront… Ils n’oseront rien en dire, se sachant en faute, et c’est le principal…

Cyrano était dépassé. Tant de malice chez une enfant naïve et franche le confondait. Ah ! femmes ! femmes ! Votre mère Ève vous a donné part égale à son héritage, de la plus simple à la plus rouée.

La suite de l’aventure n’avait plus besoin d’explications. Claire de Cernay était édifiée sur le jeu trouble de la Minou et de Vauselle. Pressée de pénétrer à la Bastille, la vaillante enfant avait tiré parti de la correspondance des deux espions et sous le masque de la comédienne, elle avait trouvé un introducteur empressé en du Tremblay.

Mais un seul point restait obscur : qui avait pu prévenir la Reine ? Qui lui avait fourni cette preuve irréfutable devant laquelle l’implacable cardinal avait dû s’incliner ? Cyrano songeait à poser la question à sa petite amie quand son œil fut attiré par le reflet soyeux d’une pièce de sa parure : c’était une étoffe souple et légère, de couleur passée, nouée gracieusement à la taille, et avec les longues franges de laquelle les jolis doigts fuselés de l’enfant jouaient tout en parlant.

— Vous admirez mon écharpe, dit-elle, étonnée de l’insistance de son regard. C’est en effet celle que mademoiselle Minou me demandait pour le Chevalier. Je l’ai perdue et retrouvée singulièrement.

— Retrouvée… où ? demanda le Gascon, anxieux.

— Au Louvre, le jour de ma libération, entre les mains de la Reine…

Ces quelques mots furent un trait lumineux dans ce qui restait d’ombre autour de l’aventure. La preuve indubitable de l’arrestation de Claire, il la voyait enfin ! Entraîné par une soudaine intuition, il demanda :

— Ce soldat, ce Gascon, la statue de la discipline, votre gardien, en un mot, n’est-ce point un mousquetaire ?

— Si, fit Claire.

— Un lieutenant ?… compagnie de Tréville ?… Mousquetaire du roi… délégué auprès de Son Éminence ?…

La jeune fille, étonnée, hochait la tête à chaque question.

— Il s’appelle d’Artagnan ?

— Oui, d’Artagnan… Vous le connaissez donc ?…

— Si je le connais !… Cent mille satanous ! si je le… c’est mon ennemi à triple mort…

En même temps qu’il proférait cette véhémente déclaration soulignée par un geste éloquent, Cyrano pensait une fois de plus :

— Encore le Béarnais ! Je ne puis décidément mettre le pied en quelque endroit sans rencontrer sa botte…

Du Tremblay allait bientôt reparaître, il s’agissait d’employer plus utilement leurs derniers moments de liberté ! Secouant donc ces préoccupations, il reprit :

— Maintenant, Claire, il me reste à vous apprendre ce que j’attends encore de votre dévouement pour le salut de notre infortuné chevalier…

Le visage de la jeune fille revêtit une expression de gravité. Devinant sa pensée, il dit, le doigt tendu vers le cachot souterrain :

— Il est là, à quelques pieds de nous… Seule une voûte de pierre nous sépare de lui. Une dalle soulevée, et vous pourriez entendre sa voix…

Elle porta la main à son cœur, pour en étouffer les battements, et, d’une voix entrecoupée, elle prononça :

— Non, non, plus tard… quand il sera libre… Pour l’heure ce serait une émotion trop cruelle. Nous ne devons avoir de pensée que pour son salut.

— Brave enfant, dit le bretteur, en couvrant de baisers la petite main, abandonnée dans les siennes. Oui, vous avez raison… Le sauver d’abord…

D’une voix grave, il reprit :

— Écoutez-moi ! Tout est prêt… tout sera décidé cette nuit… Si le ciel se prononce en notre faveur, la chose se fera après-demain à minuit ! Voici, sous cette enveloppe, mes instructions suprêmes pour Saint-Amant. Qu’il les accomplisse fidèlement, sans s’étonner de rien. Soyez tranquille ! cette fois rien n’est oublié.

— Donnez ! dit Claire, elles lui seront remises dès ce soir.

— Merci ! À présent, reste ce sac… les fameux doublons… Vous allez le reprendre.

— Le reprendre !

— Ne vous ai-je pas avertie qu’il devait parvenir ici par une voie détournée, par un chemin mystérieux…

— Dites, et vos ordres seront exécutés…

Cyrano se recueillit un moment, et, à voix basse, il reprit :

— Devant la Bastille, dans la direction du faubourg, règne un bastion qui forme une pointe avancée. L’un des côtés de cet angle rejoint le mur de l’Arsenal ; au long s’étend une grève, déserte à toute heure, et plus encore à la tombée de la nuit. Le remblai qui la borde est percé de place en place d’étroits regards pour laisser écouler les eaux du terre-plein.

D’un signe la jeune fille indiqua qu’elle voyait l’endroit.

— Comptez trois de ces regards à partir de l’angle de l’Arsenal et là glissez le sac.

— Compris, murmura-t-elle.

— Dès ce soir, avant la sonnerie du couvre-feu !

— Ce sera fait.

Sans demander d’autres explications, Claire rabattit sa capuche et dissimula le sac de doublons. Malgré sa faiblesse enfantine, elle montrait tant de résolution que le vaillant Gascon se sentit étrangler d’émotion.

— Ah ! mordious, fit-il, à la bonne heure, petite, vous êtes brave !

Elle eut un pâle sourire, et répondit à mi-voix :

— À la grâce de Dieu !

Une dernière fois, les deux jeunes gens rapprochés par le sentiment du danger commun s’étreignirent fraternellement. Ils étaient encore serrés l’un contre l’autre quand la porte s’ouvrit avec fracas.

Du Tremblay se précipita dans la cellule suivi d’un flot d’arrivants qui fit irruption avec un brouhaha joyeux. Le bretteur tressaillit. Quels étaient ces inconnus et que lui voulait-on encore ?

En un instant le groupe formé par Cyrano et Claire fut entouré, submergé par cette cohue. Autour d’eux s’éleva une confusion de protestations amicales pour le bon ami Vauselle et de petits cris d’admiration pour sa charmante visiteuse.

Dominant le concert, le fausset du Gouverneur tentait d’expliquer :

— Depuis tant de jours ces Messieurs brûlaient d’embrasser le cher convalescent. Quand ils ont su la présence de Mlle Minou, impossible de les retenir…

Et la basse profonde du maréchal de Bassompierre, qui conduisait le chœur, de souligner :

— Jarnidieu, le beau brin de fille. Ah ! Vauselle, maître sacripant, vous cachiez votre jeu. Le coquinasse fait le malade pour apitoyer les dames…

Déjà, ces beaux gentilshommes, tout dorés et enrubannés, qui croyaient lui faire grand honneur en le visitant, commençaient à s’étonner de son accueil glacial.

Claire sentit le danger. Résolument, après avoir pressé la main de son compagnon, se jetant devant lui, face au demi-cercle formé par les arrivants, elle s’écria :

— Messeigneurs, de grâce… épargnez les forces d’un convalescent. Excusez son émotion. Le pauvre est si touché qu’il en oublie le premier de ses devoirs. Permettez-moi d’y suppléer, et de me présenter moi-même. Mlle Minou, comédienne ordinaire de Monseigneur !

La chose fut faite de si bonne grâce et avec tant d’habileté que pas un doute n’effleura l’esprit des assistants.

De fait les élégants « petits maîtres » s’étaient relevés après leur génuflexion. Prenant des poses avantageuses, qui le poing sur la hanche, qui frisant les crocs de sa moustache, tous commençaient à presser assez vivement la pseudo-comédienne du Cardinal. Celle-ci faisait tête hardiment, répliquant d’un mot piquant aux saillies les plus gaillardes, échappant d’un geste souple aux frôlements par trop audacieux. Pourtant, du fond de son ombre, Cyrano s’agitait, inquiet et agacé.

— Bon ! marqua Bassompierre, répondant à l’observation du Gouverneur, le frère est vexé de voir sa sœur accaparer l’attention. Invitez-le à souper et vous verrez reparaître son sourire.

— Croyez-vous ?…

— J’en gagerais. Le drôle a l’air solide et dispos, malgré les vilaines bandes qui offusquent son visage.

— Qui va m’offrir la main jusqu’au pont-levis, demanda-t-elle d’un air mutin. Non, point vous, vicomte, vous me compromettriez !

Elle repoussa le poing tendu du jeune de Jars ; le bonhomme du Fargis se précipita.

— Oh ! vous moins encore, comte, c’est moi qui vous compromettrais… et qu’en dirait Madame du Fargis ?

En un souple ondoiement, elle esquiva du Coudray qui soupirait d’un ton élégiaque :

— Quoi ! sitôt nous quitter, cruelle. N’aurez-vous été qu’un météore dans notre triste ciel…

 Un madrigal, M. de Montpensier ? Votre neveu Gondi en mourra de jalousie.

Entre elle et la porte il ne restait plus qu’un obstacle : Vitry. Le taciturne la guettait. Quand elle fut à portée, il tendit le bras et dit :

— À quand votre prochaine apparition, comète ?

— Hé ! hé ! un bravo pour M. de Vitry ; voilà qui est du dernier galant ! fit la jeune fille dans un éclat de rire.

En même temps elle lui échappa, le laissant penaud et prit la main du vieux comte de Cramail, en disant : « Voici mon chevalier ! », puis fit un pas pour franchir le seuil.

— Jarnicoton ! ma belle sauvage, s’écria Bassompierre en se précipitant pour lui couper la retraite, vous ne sortirez point que vous ne nous ayez fait une promesse.

« Voilà du Tremblay qui se meurt d’envie de vous avoir à souper l’un de ces soirs.

— En mon hôtel de la Bastille, confirma le Gouverneur, et de compagnie avec ces Messieurs.

— N’est-ce que cela ? sourit Claire.

— Fixez votre jour et votre heure. L’ami Vauselle sera des nôtres ?

— Non, non, dit-elle, avec un signe rapide au Gascon qui la regardait faire, stupéfait. Non, le pauvre n’est point en état de paraître en si vaillante compagnie.

Une courte rumeur s’éleva, parmi les convives déçus. Elle les domina d’un regard où la malice pétillait :

— Quant à moi, ajouta-t-elle, j’accepte !

— Bravo ! Bravissimo !…

— Et puisqu’on me laisse le choix du moment, voici mon jour ! Après-demain. Et mon heure : minuit.

Cyrano avait compris. Par ce dernier trait d’audace, la vaillante enfant détournait à l’heure décisive l’attention de tous ceux qui pouvaient gêner ses projets.

— Et maintenant, s’écria la jolie fugitive en s’éclipsant, qui m’aime me suive !

Le péril était esquivé : Cyrano se trouvait face à face avec maître Duretête. En se retirant le flot brillant avait laissé dans la cellule le sombre porte-clés, comme une épave sur une grève.

Est-il besoin de le dire, le silencieux personnage avait assisté à la scène précédente en témoin muet, mais non point sourd, ni aveugle. Les signes de connivence échangés à plusieurs reprises entre son pensionnaire et le Gouverneur n’avaient pas été perdus pour lui. Toutes les prévenances, dont ces beaux gentilshommes, porteurs des plus grands noms de France, entouraient M. de Vauselle et sa sœur avaient fait en son âme fruste une impression profonde.

Son regard se posa avec insistance sur son prisonnier.

Celui-ci éclairé par les lueurs rosissantes du soleil couchant, son visage était parfaitement calme, son attitude absolument tranquille. Non, ce joyeux compagnon, cet ami du grand chef ne pouvait nourrir des desseins coupables !…

Il se retira à reculons, ferma les verrous, et regagna pensif sa loge où dame Anastasie l’attendait.

Soudain, vers la porte Saint-Antoine, les rauques éclats de la trompette retentirent : le couvre-feu.

Aussitôt, comme s’il n’attendait que ce signal, un homme se détacha de la masse d’ombre projetée par le bastion du royal château.

À travers ces ténèbres l’homme avançait d’un pas résolu. Sous ses pieds craquait le sable d’une petite grève qui descendait en pente douce vers un faux bras de la Seine, vide d’eau en cette période de l’année. Sur sa droite un remblai s’élevait à pic. C’était le mur de soutènement sur lequel reposait le terre-plein du bastion. L’homme suivit le glacis jusqu’à ce qu’il rencontrât devant lui, coupant la route, une haute muraille : l’Arsenal !…

L’Arsenal !…

Alors, il fit volte-face et revint sur ses pas. Mais, dans ce mouvement de rétrogradation, l’inconnu n’avançait plus qu’avec une singulière lenteur.

Tout en poursuivant cette marche d’écrevisse, il comptait :

— Un… deux… trois !

Au troisième regard, l’homme subitement redressé s’assura qu’il était bien seul. Aussitôt, il se jeta à genoux sur le sol humide et, glissant vivement le bras dans l’interstice de la muraille, il se mit à en fouiller la profondeur.

Bientôt, il commença à retirer son bras, lentement et avec précaution. On eût dit que pour extraire un objet encore invisible, il devait fournir un effort surhumain.

Pourtant, le mystérieux chercheur semblait un colosse. Quant à l’objet, enfin retiré du trou, il apparaissait sous les modestes dimensions d’une outre de cuir, de la taille des sacs où les gens de finance enferment leurs espèces d’or.

L’homme se releva lentement, secoua la terre qui collait à ses genoux, essuya sur son front de grosses gouttes de sueur ; puis, enfouissant sa trouvaille sous les plis de son manteau, il se remit en marche.

Maintenant, il allait d’un pas aussi rapide que le permettait l’épaisse brume environnante. Parvenu à l’angle saillant du bastion, il tourna à gauche, gravit prestement la pente qui montait vers la rue Saint-Antoine, et toujours longeant les fossés de la Bastille, il alla s’engouffrer, quelques toises plus loin, sous le porche d’entrée de la forteresse.

Pendant que ceci se passait au-dehors, dame Duretête, penchée à la lucarne de son aire, guettait les allées et venues qui se produisaient au-dessous d’elle ; elle semblait attendre quelqu’un…

Bientôt une silhouette d’homme se dessina à l’entrée de la voûte.

Celui-ci s’était engagé sur le pont dormant. Il s’approchait aussi rapidement que le lui permettaient ses jambes cagneuses.

Bientôt la porte de la loge s’ouvrit et se referma aussitôt sur le nouveau venu.

— Eh bien ? haleta Anastasie, à bout de souffle.

— C’est fait ! articula maître Duretête, en se débarrassant de son feutre.

De sous son manteau, il tira un sac de cuir, taché de boue et suintant d’humidité.

Les mains avides de la mégère s’abattirent sur le sac, en palpant le contenu à travers les parois, soupesant la prise. Ses traits, crispés par l’anxiété, se détendirent ; un sourire de joie et de triomphe éclaira son visage. Elle rayonna.

D’une petite tape amicale elle flatta la joue de son époux qui s’épanouit sous cette caresse.

— Grosse bête, fit-elle, voyez donc comme il est facile d’être riche ! Voilà pourtant ce qu’on gagne à écouter sa petite femme !

16

La conscience de Duretête

Dame Anastasie triomphait.

Depuis son entrevue du matin avec Cyrano, la fine mouche s’évertuait à faire pénétrer ses idées dans la cervelle obtuse de son époux. À savoir que M. de Vauselle, agent secret de Son Éminence, devait être obéi aveuglément, comme son maître lui-même.

Le docile porte-clés ne contredisait à rien.

Toutefois, en ce qui concernait sa consigne, il se montrait inflexible. Avec l’obstination passive d’un âne qui ne veut pas franchir un pont, il se refusait à donner à « l’Espagnol » le moindre signe de connivence, même pour le tromper !

Quant au magot, il ne voyait aucun mal à ce que M. de Vauselle s’en emparât – puisque c’était prise de guerre. Pour lui, Duretête, certes, il n’y prêterait pas la main !

Prières ni menaces ne l’ébranlaient d’une ligne. En vaines attaques le temps passait et dame Anastasie commençait à douter de la victoire. Un secours providentiel lui arriva, en la personne de Claire de Cernay.

Cette visite avait contribué à ébranler les résolutions du porte-clés, mais il restait hésitant.

Puisque rien ne réussissait, ni persuasion, ni promesse, ni supplications, fort bien ! restait l’arme suprême de la femme : les reproches, les larmes… et le reste…

Une occasion unique s’offrait de sortir de misère… et il refusait !… Sans raison, par entêtement stupide, par caprice.

Ah ! elle voyait clair à présent. Jamais son mari ne l’avait aimée ! Il avait juré de la faire mourir dans cette geôle, le monstre !…

Car elle le sentait, hélas ! de jour en jour elle s’étiolait… bientôt elle périrait, faute d’air et de soleil.

Tandis que s’il voulait…

Et, passant de la colère à la douceur, la sournoise femelle se lançait dans un tableau idyllique des félicités promises.

Avec l’argent de l’Espagnol, Duretête pourrait acheter une charge de sergent. Ensemble, ils iraient se loger près du Châtelet, dans cette petite maison qu’elle lui avait montrée si souvent. C’est là que s’était écoulé l’heureux temps de son enfance, à l’époque de la splendeur de feu son père, le sergent.

De la fenêtre, les jours de fête carillonnée, elle pourrait voir son mari à son rang, en robe, une verge à la main, en tête du cortège de MM. les Conseillers du Roi, défilant parmi les ovations populaires. Ah ! comme elle serait fière.

Hélas ! rêve irréalisable ! Maître Duretête avait des scrupules. De quel rire insultant elle flagelle ces sottes billevesées de son triple niais de mari. Pensez donc ! les scrupules d’un porte-clés !…

Il prétendait enseigner la délicatesse à M. de Vauselle, à ce parfait gentilhomme. Ah ! ah ! ah !… cela faisait rire !

Et de fait, à force de rire, la mégère était tombée en une épouvantable crise de nerfs, ce qui avait achevé d’affoler le pauvre mari. L’heure sonna de la visite au bas-fond. L’instant était décisif !

Ballotté en tous sens, depuis deux jours, Duretête était à bout de résistance. Que faire ?… où se raccrocher ?… Son chef lui riait au nez et son épouse tombait du haut mal. Un nouveau refus risquait de provoquer chez sa bien-aimée une rechute qui pouvait être mortelle. Ce poids, jeté dans la balance au dernier moment, emporta le plateau.

Voilà comment, quelques instants plus tard, le Chevalier Mystère vit entrer dans son cachot maître Duretête, la lèvre tordue par un épouvantable rictus, le plus beau sourire du porte-clés. C’est ce que le porte-clés avait trouvé de mieux comme sourire.

Fidèle aux instructions de Cyrano, aux deux mots fatidiques : Après-demain, minuit, prononcés par le geôlier, le jeune homme répondit par cette phrase non moins laconique :

— Après le couvre-feu ! Le troisième regard du bastion passé l’angle de l’Arsenal.

Le sort en était jeté !

Nous avons suivi notre homme lorsqu’il se rendait à l’endroit indiqué par le cavalier Ningun, et nous l’avons vu regagner son logis porteur de sa découverte.

À présent la chose faite, le mal irrémédiablement accompli, loin d’éprouver rien qui ressemblât à du regret, ou à du remords, le colosse ne ressentait qu’un grand calme, une impression d’allégement. Ouf !…

Le crime ? !… Ce n’était donc que cela !

Une course rapide dans le brouillard, à l’abri de tout regard indiscret !

Et voilà… Sa Tasie était riche…

Bien entendu, dans tout cela, pas une pensée de pitié pour la pauvre dupe, dont on dérobait les beaux doublons ! Que le malheureux prisonnier, après qu’on aura fait briller à ses yeux une lueur décevante de salut, se trouvât replongé dans un abîme plus profond de misère et de désespoir, est-ce que cela comptait ?

Chacun a sa conscience… faite à sa taille ou adaptée à sa profession. Celle de maître Duretête était une conscience de geôlier. Ayant touché le prix de la corruption, il se fût fait un crime de tenir parole à son prisonnier. Il ne se faisait par contre aucun scrupule de le voler.

Donc, l’heureux époux de la séduisante Anastasie était satisfait.

Depuis son changement de fortune, sa moitié semblait transfigurée. Au lieu de se montrer maussade et d’accueillir ses avances par des rebuffades, la nouvelle Madame Duretête était toute confite en douceur.

Comme pour donner à son seigneur et maître un avant-goût de la vie de délices qui allait devenir la leur, cette épouse modèle avait cuisiné de ses blanches mains un repas tel que jamais le porte-clés n’en avait goûté de semblable.

Arrosé d’un vin fameux dont la chaleur veloutée enchantait le palais du geôlier, habitué à la saveur fade de l’eau !

C’était le moment guetté par la fine mouche pour lui faire franchir un nouveau pas.

La nuit s’avançait en effet. De sa loge, la guichetière venait d’entendre le bruit de la relève du corps de garde, au pont-levis. Il devait être onze heures. Leur complice les attendait.

Car moins naïve que son benêt mari, la commère supposait bien que l’aventure n’était pas encore terminée.

Un gentilhomme de l’envergure de messire de Vauselle ne devait pas se tenir satisfait pour quelques dizaines de pistoles pipées au candide caballero. Ce coup d’essai laissait prévoir une suite.

Et la dame avait un autre indice : ces mots magiques « après-demain, minuit », qui ne devaient certainement pas être dénués de sens !

Après s’être assurée d’un coup d’œil que le colosse était « à point », elle donna le signal du départ.

— Il est temps, dit-elle en se levant et en désignant du doigt le coin où pendaient la lanterne et les clés.

— Temps ? répéta l’homme dont la mémoire semblait obscurcie.

— Oubliez-vous, mon ami, que M. de Vauselle nous attend.

— C’est juste… annonça le geôlier en se redressant.

— La moitié du magot lui revient, comme vous savez.

Il étendit la main silencieusement et d’une voix terne :

— Chose promise, chose due.

Quelques instants plus tard, Cyrano – qui commençait à s’inquiéter de ne pas recevoir la visite attendue – vit entrer dans sa cellule le ménage Duretête.

Un simple coup d’œil lui suffit pour se mettre au fait des événements. L’épouse, la prunelle brillante et les lèvres pincées, donnait l’impression d’une femme qui dissimule une vive satisfaction et s’apprête à jouer serré pour se mettre au plus haut prix. Quant au bonhomme qu’elle traînait en remorque, son air falot et sa démarche mal assurée indiquaient assez la savante préparation qu’une main habile venait de lui faire subir.

En somme tout cela était de bon augure.

— Eh bien, attaqua-t-il d’un ton nonchalant de grand seigneur, le chevalier Ningun a-t-il tenu parole ?

— Nous apportons la somme, fit la sèche moitié.

— La somme ! redit en écho le geôlier occupé à barricader la porte à grand bruit de verrous et de ferraille.

— Donnez le sac, Duretête.

Le colosse s’approcha de la table, où brûlait une chandelle, et avec un soin dévot y déposa son fardeau. Le Gascon étendit vivement la main, mais la commère veillait : d’un geste prompt, elle saisit l’outre de cuir, et la soulevant pour la mettre en lumière :

— Veuillez constater, M. de Vauselle, que la fermeture est intacte.

— Bon ! ma mie, nous sommes entre honnêtes gens. Il y a là deux cents doubles pistoles. Part à deux : cela fait pour chacun douze mille livres.

— Douze mille livres, répéta la femme en reposant le sac, comme c’est léger pourtant…

La lèvre du Gascon se plissa en un furtif sourire. Dame Anastasie s’activait à dénouer la courroie qui fermait l’outre mais ses doigts tremblants emmêlaient les cordons. Impatient, le sire de Vauselle saisit un couteau et, d’un coup sec, creva le flanc de cuir. Aussitôt une pluie d’or ruissela sur la table, avec un joyeux tintement.

— Comptons, dit-il.

Les trois acolytes commencèrent à mettre en piles les pièces libérées. Penchés autour du tas fauve, sous la lueur vacillante du lumignon, leurs trois visages si dissemblables formaient un étrange tableau. Entre ces êtres réunis par leur besogne commune tout était contraste : traits, gestes, expression.

Tout en entassant pistole sur pistole, avec une activité fiévreuse, l’avide femelle ne perdait point de l’œil les mains de son complice, dont elle redoutait la dextérité.

Pour celui-ci, du fait de sa double personnalité, il tenait une allure assez équivoque : Vauselle par les doigts qui jonglaient prestement avec les jaunets, il restait Cyrano par la moue dédaigneuse des lèvres, par le malicieux et pénétrant éclat des prunelles, promenées de l’un à l’autre de ses associés.

Quant au guichetier, ses grosses mains maladroites s’évertuaient à saisir et à empiler les pièces qui fuyaient entre ses doigts. Si par chance il en attrapait une, il restait en contemplation devant son effigie, l’œil arrondi.

Il y avait de quoi s’ébahir ! Toutes ces pistoles montraient la même figure… la figure de celles qui étaient cachées dans le bahut : l’effigie de Philippe II, roi d’Espagne.

Les tas achevés, chacun dit son compte.

— Quarante-sept, annonça la commère.

— Quarante-deux, dit Cyrano-Vauselle.

— Onze, souffla Duretête.

— Quarante-sept, quarante-deux et onze font…

— Cent…

Les deux complices échangèrent, par-dessus la table, un long regard.

— Ah çà, que signifie ? s’écria le Gascon, d’un air de profond dépit. Le cavalier Ningun avait dit : deux cents… Et nous ne trouvons que… Êtes-vous sûre de votre compte ?

La mégère haussa violemment l’épaule.

— Le sac était intact… nul n’a pu…

— Le petit Espagnol nous aurait-il floués ?

En émettant cette supposition, le pseudo-Vauselle ressemblait assez à un renard pris par une poule…

— Parbleu ! grinça aigrement la femme. Il fallait nous y attendre. Il se défie, ce petit ! Il ne donne qu’un acompte avant le coup, le reste…

La dame n’acheva pas sa pensée, un regard sur son époux la rappelant à la prudence. Le placide guichetier avait assisté à cette courte scène sans bien comprendre ; aussi indifférent d’ailleurs que si la moitié de sa charge de sergent ne venait point de se volatiliser subitement.

L’oreille basse, le Gascon acheva le partage en complétant les deux piles à cinquante doublons. Avec un soupir amer, Anastasie renferma sa part dans les débris de l’outre, tandis que son compagnon, d’un geste de résignation philosophique, envoyait la sienne rejoindre les vieux Philippus dans le tiroir du bahut.

Tout était fini… il n’y avait plus qu’à se séparer. En somme et tout compte fait, on avait manqué le grand coup, mais il restait de quoi se consoler…

— De quoi se consoler ! pensait amèrement la mégère… en soupesant son sac, désespérément léger… Six pauvres mille livres… Une goutte d’eau dans le creux de la main !…

Brusquement, Cyrano frappa du pied :

— Eh bien ! non ! sangbleu, c’est trop fort après tout. J’en veux avoir le cœur net.

Le couple de geôliers, qui déjà battait en retraite, s’arrêta interloqué par cette soudaine explosion.

Avant qu’ils eussent pu faire un mouvement, ils virent leur patron se précipiter vers son lit, le pousser d’un coup de pied rageur et empoigner une dalle de l’âtre qui, sous le choc, bascula avec fracas.

Au même instant, et comme à un signal convenu, le choc de trois coups frappés à la voûte se fit entendre du côté du bas-fond.

— Chut ! murmura le Gascon à ses compagnons qui s’étaient vivement rapprochés. C’est l’Espagnol.

— Que peut-il vouloir ? souffla la commère, pourpre de curiosité.

— Écoutons, nous allons le savoir.

Derechef, et plus impatients, les trois coups se succédèrent.

Retenant leur souffle, les complices tendirent l’oreille vers le trou.

Alors le Gascon modula un léger sifflement. Et, aussitôt, une voix claire et bien timbrée monta du gouffre.

— Caramba ! Dormiez-vous donc, Vauselle mio caro. Vous me laissez me morfondre à frapper à la muraille.

— Quelle imprudence !

— Bueno ! qui peut nous entendre à cette heure ? Notre farouche porte-clés n’est-il pas apprivoisé ? Par saint Jacques de Compostelle, il sourit très agréablement, ce Duretête…

Le geôlier, mal à l’aise, s’agita. D’un coup de coude sa femme l’invita au silence. L’Espagnol continuait.

— Il est vrai de convenir que j’y mets le prix : cent doublons pour un sourire, c’est payé.

— À ce propos, señor Ningun, rétorqua Cyrano, après un clin d’œil aux deux auditeurs, il y a erreur. Notre homme se plaint, et non sans raison. La somme convenue était…

— Deux cents doublons ! coupa l’autre avec un petit rire, oui bien… ce qui fait en sage arithmétique, deux fois cent… Id est : cent d’avance, et cent après…

— Est-ce ainsi que vous l’entendez ?…

— Hé, demonios, qui donc me garantit qu’une fois la somme palpée, le digne homme n’aurait point eu quelque remords importun et ne m’aurait point laissé moisir dans ma cave. Serviteur, señor Vauselle, il me plaît de sortir de ce trou malodorant. Confiance pour confiance. Donc, pour le solde pasado manana à esa de las doce…

— C’est-à-dire en français : « après-demain à minuit », traduisit l’ami Vauselle avec un regard éploré vers ses complices.

Il n’y avait rien à rétorquer ! Ce diable d’Espagnol avait raison. Tellement raison que maître Duretête lui-même approuva d’un hochement.

Pourtant dame Duretête ne se résignait pas à perdre la moitié de sa fortune. Vivement elle se pencha à l’oreille de son patron et chuchota une courte phrase.

— Croyez-vous ? riposta celui-ci à demi-voix en coulant un regard de doute vers son voisin.

Mais l’impérieuse commère insista, d’un geste de la tête.

— Soit ! fit Cyrano-Vauselle, et se tournant vers le trou il reprit : Señor Ningun, votre méfiance est tout à fait légitime, mais elle n’en est pas moins fâcheuse. Elle a donné à réfléchir à notre geôlier et le résultat de ces réflexions…

— … Est que la somme est trop maigre. Je m’y attendais, interrompit l’autre.

— Hein ! grogna le porte-clés.

Le Gascon se hâta de couvrir sa voix :

— Dame ! songez-y… Le brave garçon joue sa place… sa liberté… sa tête… joint aux scrupules d’un loyal serviteur… sans tache… d’une conscience pure… ne croyez-vous pas…

— Allons, coupa rondement le prisonnier, combien tout cela vaut-il ?

Duretête n’osait souffler, pris entre sa femme, qui le médusait du regard, et son patron qui, du coin de l’œil, semblait le prendre à témoin de l’excellence de la farce.

Dame Anastasie esquissa un chiffre du bout des lèvres et montra quatre doigts.

— Cela vaut le double, dit Cyrano. Quatre cents Philippus.

— Cuernos del demonio ! éclata le chevalier Ningun, il paraît que notre homme trouve à son goût la figure del rey Philippe II. Mais soit ! je suis en ses mains, et la liberté vaut bien un trésor…

— D’autant que les trésors ne vous coûtent guère, à vous qui disposez de celui du roi catholique.

— Ah… fit l’Espagnol, vous avez remarqué…

— Pardieu ! Entre nous, mon cher, d’où diantre pouvez-vous tirer toutes ces nobles filles, qui ressemblent si fidèlement à feu leur illustre père ?…

— L’effigie vous déplairait-elle, caro mio ?

— Non, señor hidalgo, protesta en riant le Gascon, mais elle est quelque peu vieillotte et démodée.

À cette insinuation, la réponse du cavalier Ningun fut son même petit rire strident et assez sarcastique…

La conversation venait de prendre un tour imprévu. Le couple Duretête ouvrait de larges oreilles. Du fond du souterrain, un souffle de mystère montait soudain qui leur fit courir un frisson à fleur de peau.

— De fait, susurra la geôlière qui venait de tirer un des doublons, et l’examinait sérieusement, on dirait en effet que ces jaunets sortent de terre…

— Ah ! ah ! rit étrangement l’Espagnol, vous êtes intrigué caro Vauselle ? Vous aimeriez à connaître le secret de mes beaux doublons… Demandez-le-leur à eux-mêmes. Si vous êtes sagace, ils vous le diront.

D’un même geste les trois têtes des auditeurs se rapprochèrent, penchées sur le Philippe d’or.

— Je ne vois rien, fit le soi-disant Vauselle, dépité.

— Ni moi, haleta la mégère dont le souffle ardent brûlait la joue de son patron.

— Espagnol… articula laborieusement Duretête, en montrant l’effigie.

— Caramba, reprit l’autre après un silence, je vous croyais plus fin. Faut-il donc vous rappeler votre histoire ? Qui était ce roi Philippe dont vous contemplez les traits augustes ?

— Un grand ennemi de la France, qui fit à nos princes une guerre acharnée…

— Et légitime, par saint Jacques le Majeur, car vos rois étaient alors l’antéchrist Henry de Valois et l’hérétique Henry de Navarre.

— Doucement, señor Ningun, pour Henri III passe, je vous l’abandonne, mais ne médisez point de notre Béarnais qui conquit son royaume à la pointe de l’épée…

— N’empêche que notre très catholique monarque le tint longtemps hors de Paris et qu’il ne serait jamais entré dans sa capitale si, ajoutant l’apostasie à l’hérésie, il n’avait courbé le genou devant Rome…

— Certes, rétorqua le Gascon, grâce à la rébellion de factieux, soudoyés pour trahir leur maître, par votre roi Philippe dont l’or coulait à flots et faisait plus de besogne que ses soldats…

Le rire strident du prisonnier du bas-fond coupa net cette éloquente période :

— Hé là ! señor Vauselle, allez-vous donc maudire ces doublons qui vous plaisaient tant…

Ces mots furent un éclair. Les trois curieux entrevirent soudain le fond de l’énigme qui troublait leur cervelle.

Ou plutôt, maître Duretête et dame Anastasie crurent l’entrevoir. Car, depuis le début de cet étrange colloque – on l’a deviné sans peine – pas un mot, pas une phrase, n’avait été prononcé qui n’eût été dicté à l’avance par Cyrano et répété docilement par le Chevalier. Et chacun de ces mots, chacune de ces phrases était combinée en vue de faire naître, par suggestion, dans l’esprit prévenu des geôliers, l’idée à laquelle ils venaient enfin d’aboutir.

— Les doublons du roi Philippe…

— Un trésor enfoui…

Comme on peut le prévoir, cette révélation produisit chez chacun des époux une impression de nature toute différente : l’homme en restait abasourdi, la femme, au contraire, sentait redoubler son ardeur. Ainsi aiguillonnée, elle éveillait l’idée d’un chien de chasse, lancé sur une piste, et flairant de loin le gibier voué à ses crocs.

— Ainsi, reprit Cyrano rêveur, votre rançon provient du trésor de guerre du roi Philippe II ? En ce cas je comprends comment un complice a pu vous faire parvenir de petits acomptes. Mais le surplus, les quatre cents doublons, où les trouverons-nous ?

— Cela me regarde ! fit Tancrède.

Réponse évasive qui ne pouvait satisfaire la dame. Vivement, elle souffla un mot à son patron.

— Voyons, señor Ningun, dit celui-ci, il est trop tard à présent pour vous montrer si discret. Maître Duretête a, comme moi, la plus grande confiance en votre parole, mais nous jouons trop gros jeu pour ne point prendre aussi nos petites garanties. En somme, avant de nous engager plus à fond, nous voulons savoir par qui, où et quand nous serons payés ?

La question était catégorique. Mis au pied du mur, l’Espagnol devait s’incliner.

— Trop juste, fit-il, souffrez toutefois que je renverse l’ordre des questions : quand, demandez-vous ?… Après-demain à minuit !

Duretête s’agita vaguement ; ces mots qui passaient de lèvres en lèvres, comme un refrain, lui devenaient à la longue une obsession. D’ailleurs, à quoi bon tant de discours, puisque l’autre exigeait l’impossible : c’est-à-dire la liberté !

Un geste impérieux de son épouse le rappela au calme et au silence.

— Par qui ? dit l’Espagnol, reprenant le second point. Par moi-même. Sitôt libre, foi de gentilhomme, vous toucherez la somme de mes propres mains.

— Bon ! reste le dernier point : où ?

— Où ? répéta le jeune homme, qui parut hésiter.

— Où ? souffla la mégère, brûlant d’impatience.

— Eh, Caramba, tant pis, je me livre à votre loyauté… Sortez-moi seulement de ce tombeau, par la gracia de Dios, et je vous mène droit à la source des doublons.

Les geôliers eurent un brusque éblouissement.

— Au trésor ? fit le pseudo-Vauselle, haletant, il est donc proche d’ici ?

— À une petite lieue… Ne vous ai-je pas dit que c’était le reste de la réserve entassée jadis par nos généraux lors de l’occupation de Paris ?

Le Gascon parut saisi d’une idée soudaine.

— Une lieue… et qui nous garantit que des gens apostés ne nous enlèveront pas en chemin ?

— Quelle folie ! Personne n’est averti de l’heure de notre sortie.

— Hum ! toussa le Gascon, en interrogeant de l’œil le geôlier, qui écoutait sans oser comprendre.

— Tenez ! se décida Tancrède, je suis prêt à me soumettre à tout. Pour plus de sûreté, mettez-moi les fers aux mains, le carcan au cou, bâillonnez-moi. Au reste, vous êtes deux, Duretête est un colosse. Vous serez armés. À la moindre tentative de fuite vous pourrez me tuer. Ayez une voiture vers la porte Saint-Bernard, et je m’engage à vous conduire à la cachette du trésor. Là, donnant, donnant, je vous remets vos doublons, et vous me déchaînez… Sur ce, adios, señor Vauselle et à après-demain, s’il plaît à Dieu !

— Heure de minuit ! répéta le faux espion en refermant la dalle.

Quand ceci fait, Cyrano se retourna vers ses complices, l’altération des traits du colosse faillit lui arracher un cri.

Enfin, la brute avait compris. Syllabe après syllabe, les derniers mots de l’Espagnol s’étaient gravés dans son esprit, corrodants comme des gouttes d’un acide.

Dieu du ciel, l’aventure était tentante !

Brusquement s’était produit chez le pauvre hère, obsédé, un de ces phénomènes de dédoublement où, sous l’empire d’un grand trouble, un être se voit lui-même accomplissant l’acte ardemment désiré.

En une vision Duretête assistait à sa fuite de la Bastille, en compagnie des deux hommes… puis une longue course en voiture, à travers les ténèbres… puis enfin à l’arrivée dans une caverne souterraine, éclairée par une lumière d’apothéose. Et là ! Il maniait or, il récoltait une prodigieuse moisson de Philippus… Tasie serait riche… Heureuse !

Chose surprenante, pendant qu’il suivait ainsi les évolutions de son double, Duretête ne perdait pas un mot de ce qui se disait à côté de lui, dans la cellule du pseudo-Vauselle.

— Le jeune niais ! ricanait celui-ci. L’avez-vous entendu avec ces précautions mirifiques… Tout de même, si nous le prenions au mot. Quelle réjouissante figure il ferait quand, une fois la cache dévoilée nous le replongerions dans son cachot.

— Ce serait le juste salaire de sa méfiance, à ce scélérat, riposta l’aigre-douce épouse.

— Et la chose serait si facile… une simple promenade en voiture ! Aller et retour serait l’affaire d’une petite heure… Un jeu d’enfant !

Puis, comme se rappelant un détail :

— N’est-ce pas après-demain que ma sœur doit souper chez du Tremblay ?…

Le geôlier ne desserra point les lèvres. Seul, un léger frémissement témoigna qu’il entendait.

La mégère le couvait du regard. Elle eut comme l’intuition du combat qui venait de s’engager dans cette âme farouche que les griffes de la tentation effleuraient pour la première fois. Le poison était versé et déjà il s’infiltrait dans les veines du colosse. Il convenait de le laisser opérer.

La gracieuse femelle mit un doigt sur sa bouche en regardant étrangement son complice puis, prenant le bras du bonhomme :

— Venez, mon cher, il est tard. Allons nous mettre au lit, mon doux cœur !

— Tasie ! soupira le colosse.

Et il la suivit comme le chien suit le maître qui le caresse ou qui le fouaille et auquel, servilement, il obéit.

L’œuvre de Cyrano était achevée. La suite ne dépendait plus de lui, mais de l’habileté de la geôlière et de la souplesse du mari. Deux jours encore, et le Gascon saurait si ses calculs étaient justes, et s’il avait évalué à sa mesure exacte la conscience de Duretête.

17

Quand sonna minuit…

De ces deux jours, le premier s’écoula sans amener d’autre événement que les visites ordinaires du porte-clés. La mégère ne parut pas, et notre ami se garda bien d’avoir l’indiscrétion de demander pourquoi. La bonne âme avait pour l’heure suffisamment à faire chez elle.

Quant au geôlier, il avait repris sa figure d’autrefois avec peut-être quelque chose de plus falot et de plus hagard. Mais ce n’était là qu’une nuance. Son attitude non plus n’était point changée. Il apportait le même zèle à son service, la même déférence aux ordres de son pensionnaire ; le même mutisme aussi.

Pas la moindre allusion à la question qui préoccupait l’esprit du bretteur.

— Bast ! pensa celui-ci. Pas de nouvelle, bonne nouvelle ! Puisque ma belle secrétaire ne donne pas signe de vie, c’est que tout est en bon chemin.

Sur cette assurance philosophique, Cyrano se coucha paisiblement pour dormir cette nuit qui devait être sa dernière nuit de Bastille !

Le lendemain – le jour fatal – notre Gascon fut sur pied dès avant l’aube. Une impatience fébrile travaillait ses nerfs.

De longues heures le séparaient encore du moment décisif, et cependant, il se hâtait à tout ce qu’il faisait, comme s’il eût craint d’être en retard.

Grâce à quoi, il eut achevé et parachevé tous ses préparatifs bien avant que le soleil ne se décidât à paraître.

Pour tuer le temps, il se mit à sa lucarne et suivit dans le ciel, strié de lueurs violacées, les évolutions des derniers oiseaux de nuit.

Il était encore plongé dans sa rêverie quand le son d’un pas, accompagné de l’habituel cliquetis de clés, se fit entendre.

— Maître Duretête aussi est matinal ! pensa-t-il.

Les verrous furent tirés, les serrures ouvertes, un doigt respectueux heurta l’huis.

— Entrez, cria le bretteur sans se retourner.

La porte grinça et l’arrivant fit quelques pas en avant puis s’arrêta attendant les ordres.

Le Gascon, tout à sa contemplation, ne bougeant pas, l’homme risqua encore une enjambée et prononça :

— Salut bien, M. de Vauselle.

Au son inconnu de cet organe, Cyrano fit un vif demi-tour.

— Qui es-tu ? Qu’attends-tu là…

— M. de Vauselle ne reconnaît plus son dévoué Pontivy ?

— Pontivy ! c’est juste ! où ai-je la tête ! dit le Gascon se ressaisissant et exhalant un petit rire nerveux. Mais où donc est Duretête ?

Le Normand secoua le chef, en faisant une moue peu rassurante :

— Le pauvre ! Il est bien malade. C’est comme une attaque… Il est sorti de son lit, il voulait faire je ne sais quelles folies… Dame Anastasie a dû le mettre sous clé… Et M. du Tremblay m’a chargé de sa tournée.

— Ah ! fit Cyrano, se raidissant pour masquer le trouble affreux qui l’étreignait.

— Cela ne sera rien, peut-être bien… Quelques jours au lit…

— C’est bien, je n’ai point besoin de vous pour l’heure. Priez seulement dame Duretête de passer me voir le plus tôt possible.

Le guichetier s’inclina :

« Hein, M. de Vauselle est bien changé ; comme il est bref à présent. On voit du reste qu’il n’a pas besoin de Pontivy. »

Il se retira.

Sitôt seul, Cyrano donna libre cours à son émotion. Il étouffait !

Duretête malade ! C’était le bouleversement de ses plans, l’effondrement de ses espoirs !… Il avait tout calculé, tout prévu ; tout, sauf ce stupide accident…

Hum ! Était-ce bien une maladie. La chose était bien subite.

Symptômes étranges que ceux indiqués par Pontivy. Cette crise de somnambulisme… heureusement conjurée par la prévoyante épouse qui avait mis tout aussitôt l’halluciné hors d’état de bouger… et de causer en le séquestrant.

Le soupçon venait à Cyrano de la vérité, cachée sous ces vains simulacres. Le bonhomme, obsédé et harassé par les manœuvres auxquelles il était en butte, avait dû avoir un réveil de conscience. Oui, mordious, le drame se devinait sans peine. Effrayé par ce qu’on lui demandait de faire et se sentant incapable de résister, s’il restait sous la coupe de sa douce moitié, le colosse avait cherché à se dérober à son emprise par la fuite.

À cette pensée, le bretteur sentit une sueur glacée couvrir ses membres.

Par bonheur, l’Euménide veillait, et elle avait coupé court à ces velléités. Mais que se passerait-il d’ici le soir ?

— Ah ! Capédédious, le diable emporte ces brutes avec leurs scrupules !

En allant et venant, Cyrano s’arrêta devant la table et aperçut le pli qu’y avait déposé le geôlier. Il en rompit le sceau et lut.

La missive était de du Tremblay. Le Gouverneur présentait à son bon Vauselle ses meilleurs compliments et lui transmettait des instructions de Mazarin l’intéressant.

Lesdites instructions s’étalaient au verso. Assez sèchement, le monsignor rappelait à son agent que le dernier délai accordé expirait le lendemain au matin. En conséquence, le Gouverneur était informé que les pouvoirs et les facilités particulières accordés à M. de Vauselle cesseraient à la même date. C’était clair. Si l’espion n’avait pas réussi dans sa mission, il cessait d’être un prisonnier pour rire.

Cyrano froissa le papier avec mépris. Que lui importaient les colères du Cardinal et les roueries de Mazarin et les volte-face de du Tremblay.

Des préoccupations plus tragiques le torturaient.

Pauvre Chevalier ! Qu’allait-il devenir ?

Quelle chute horrible si, après avoir entrevu le ciel de la délivrance, la pierre du tombeau retombait plus lourde sur sa tête !

Le supplice de l’attente dura tout le jour.

Vers le soir, Pontivy reparut.

Tout en déposant les apprêts du souper, il déclara d’un ton traînard :

— J’ai fait votre commission à Madame Duretête. Elle ne peut venir. Elle ne quitte point son mari d’une seconde.

— Tant pis ! cela n’a plus d’importance d’ailleurs, fit le Gascon fataliste.

L’autre tournailla un moment, dans l’espoir de lier un brin de causette, comme jadis. Mais son patron était décidément bien changé.

— Le souper est prêt ! se décida-t-il à annoncer.

Cyrano songea tout à coup qu’en faisant causer cet homme, il en tirerait peut-être quelques indications. Bravant donc le danger d’être reconnu, il le rappela au moment où il allait se retirer.

Tant pis, mordious, coûte que coûte, il fallait sortir de cette incertitude.

— Pontivy, mettez un verre pour vous.

Le Normand ne se fit pas répéter l’invite.

— Ainsi Duretête est encore indisposé ?

— Sans doute qu’oui… personne ne peut le voir… La Tasie prétend qu’il délire.

— Ah !… singulière maladie, hein ?

— Bédame !… M’est avis que la femme doit savoir à quoi s’en tenir… Si le pauvre diable est possédé… on sait de peste de quelles manigances ça lui peut venir. (L’homme de Falaise cligna de l’œil malicieusement, puis reprit :) N’empêche que voilà un mal qui tombe de travers. La veille d’un grand jour !

— Un grand jour ? répéta le bretteur.

— Ah ! dame, demain il y aura de l’ouvrage. Déjà aujourd’hui j’ai passé mon après-dîner à fourbir et à refourbir… ça altère.

Cyrano versa une nouvelle rasade, et demanda :

— Que doit-il donc se passer demain ?

— Une jolie cérémonie. Un grand interrogatoire… M. de Laffémas…

— Laffémas, et qui doit-il… interroger ?

— Bon, là ! M. de Vauselle veut rire… Vous savez bien qui. À sept heures demain matin, le chevalier Ningun fera connaissance avec les tenailles et les brodequins. Hé, hé !

D’un geste automatique, Cyrano se dressa, horriblement pâle.

Le Normand vida son verre, et se retira.

— Le Chevalier ! à la torture ! Tancrède tenaillé… demain ! Ah ! non, cela ne sera pas. Un tel réveil après une nuit d’espoir. Non, s’il y a un Dieu, cela ne doit pas être !

Cyrano allait à grands pas, dans sa cellule trop étroite pour son indignation.

— Et l’autre qui ne vient pas ! Mégère ! Alecto ! ! Tisiphone ! ! !

Dans sa colère le bretteur empoigna les barreaux qu’il secoua.

— Ah ! tonnerre, que tout croule, mais que le petit soit sauvé !…

Le sentiment de son impuissance l’écrasa. Hélas ! sa volonté ne pouvait plus rien. Il s’était remis au Destin, et le Destin s’accomplissait.

Soudain, une horrible pensée traversa son cerveau.

— La torture ! L’horreur de ses tourments a fait fléchir des âmes fortes. Si le Chevalier allait fléchir. La chair est faible. S’il se laissait arracher un aveu qui serait la honte de sa vie.

Ah ! non, cela du moins il pouvait l’empêcher ! De la main, le bretteur fouilla dans son sein. Un instant il balança :

— En ai-je le droit ! murmura-t-il le front bas. Eh bien tant pis, si je commets un crime, que Dieu méjugé.

De sous son vêtement, il venait de tirer un objet qui scintilla dans l’ombre. Fiévreusement, il traça sur un papier ces quelques mots :

« Espère… mais, si le sort nous trompe meurs fidèle… et espère encore… »

Puis ayant roulé le stylet dans la feuille de parchemin et découvrant l’orifice du trou, il jeta le tout dans le cachot souterrain.

— Merci ! souffla d’en bas la voix de l’enfant.

— Maintenant, à la grâce de Dieu, dit Cyrano, la gorge étreinte par un sanglot. J’ai fait mon devoir.

Les premières heures de la nuit s’écoulèrent, sinistres. Tout bruit s’était éteint… Toute lueur effacée. Cyrano attendait toujours. Quoi ? Il ne savait plus.

Une ombre glaciale, un morne silence l’enveloppaient.

Dans la déroute de son être, la pensée abolie, le cœur battant à peine, rien ne vibrait plus en lui, rien qu’un seul sens exacerbé : l’ouïe. Qu’entendait-il ?

La fuite monotone du temps, la chute des minutes dans le néant.

Lorsque minuit sonna, un long tressaillement agita son corps. Mais il n’eut pas la force d’un geste. Seulement, au coin de sa paupière sèche, une larme parut, et roula lentement sur sa joue.

 

Tout était consommé !

La résonance du dernier coup de l’heure s’éteignait dans le silence, et Cyrano éperdu, attendait encore.

Folle persistance de l’espoir au cœur de l’homme.

Et soudain, un crissement furtif éveilla l’écho. Lentement, avec d’infinies précautions, la porte, poussée par une main invisible, tournait sur ses gonds.

Ce fut long, terriblement !

Mais enfin dans l’entrebâillement, une ombre muette se glissa.

Hallucination ! Cyrano réprima un cri.

Maître Duretête était devant lui !

18

Les carrières de Gentilly

C’était Duretête en effet. Oh ! combien changé !

Le pauvre hère, amaigri, hâve, n’était plus que l’ombre de lui-même.

Vingt-quatre heures de fièvre et de tourments avaient suffi pour faire du colosse une loque à l’allure falote.

En quelques mots saccadés, le porte-clés expliqua sa présence. Tasie lui avait fait comprendre les choses. Il se fiait à la loyauté de M. de Vauselle.

Mais il fallait agir vite, profiter de l’heure du souper chez le Gouverneur.

Avant l’aube, l’Espagnol devait être réintégré dans son bas-fond… De gré ou de force.

En parlant il agitait un attirail de fers qu’il avait amenés avec lui. Sous son manteau les crosses de deux pistolets faisaient des bosses.

— L’heure est sonnée, dit-il, allons.

L’un derrière l’autre, ils descendirent les degrés en colimaçon.

Devant le bas-fond, Duretête passa l’un des pistolets à son compagnon, puis il ouvrit la porte.

Éclairée par les lueurs blafardes de la rue, avec ses relents de moisissure, l’horrible cellule apparut, semblable à la tanière d’une bête puante.

Le chevalier, en attendant l’heure décisive, s’était étendu sur son grabat, et il dormait. Au contact d’une main sur son épaule il sursauta.

— Quelle heure est-il donc ?

— Minuit passé, souffla Duretête.

Le chevalier respira ; il se croyait déjà au matin.

— Mettez ceci ! fit le porte-clés.

Tancrède eut un haut-le corps. On lui présentait les manches d’un appareil étrange, une sorte de carcasse bardée de fer.

Avait-on avancé l’heure de l’interrogatoire ? Le supplice allait-il commencer ?

— Obéissez ! fit une voix dans l’ombre.

Le Chevalier s’exécuta, il avait reconnu le timbre gascon de Cyrano.

Quand les ressorts du corselet se furent refermés sur ses épaules, le geôlier passa aux jambes. Une chaîne retenue aux chevilles par deux anneaux les entrava solidement.

— Est-ce tout ?

— Non ! il y a encore ceci… et cela, fit le pseudo-Vauselle, menaçant, en exhibant tour à tour un pistolet et une poire d’angoisse.

Sur quoi encadré par ses deux gardiens le « Cavalier Ningun » sortit du souterrain.

En haut des degrés une petite lumière luisait. Cyrano crut reconnaître, penchée dans l’ombre, la figure de dame Anastasie. Il eut envie d’envoyer à la mégère un baiser d’adieu.

Cependant leur guide silencieux les entraînait rapidement par un dédale de couloirs déserts.

À un croisement, ils durent s’arrêter : un bruit de pas pressés retentissait.

— Allons vite, jarnicoton ! Une demi-heure de retard. Ces coiffeurs n’en finissent pas de vous attifer.

C’était Bassompierre. Sous la conduite de son geôlier, il se rendait au souper du Gouverneur.

Un relent de musc traînant à sa suite confirmait la sincérité de son excuse.

Une porte s’ouvrit pour livrer passage au maréchal, et les fugitifs, tapis dans l’ombre, eurent la vision d’un jardin féeriquement éclairé par les lumières qui coulaient des fenêtres du petit hôtel situé au fond. Un bruit de conversations et de rires s’envola à travers les bosquets, jusqu’à leurs oreilles.

— À Mlle Minou ! dit une voix dans le brouhaha.

Puis, le silence se fit. Une voix fraîche, celle d’une jeune femme, égrena ses notes perlées. On entendait vaguement tomber des rimes. Cyrano reconnut une tirade de la Sylvie.

Le Chevalier faillit laisser échapper un cri de stupeur. La jeune femme qu’il entrevoyait de profil, dans le cadre lumineux d’une des croisées, était… Claire de Cernay !

La porte se referma sur la vision et Tancrède, se demandant s’il ne rêvait pas, se sentit entraîné dans une course rapide.

Quelques instants plus tard, les trois acolytes sortaient de la Bastille par la poterne secrète des fossés.

En longeant les jardins de l’Arsenal, on arrivait aux berges de la Seine, juste à l’endroit d’une estacade. De là émergeant de la masse mouvante des eaux se voyait une île couverte de cultures avec çà et là une bicoque en planches, c’était l’île Saint-Louis. À sa pointe, un îlot désert : la petite île aux Vaches.

Une embarcation se détacha de l’îlot, et vint se ranger sans bruit le long de l’estacade. Les trois fugitifs y prirent place en face d’un passeur à demi endormi qui, sans un mot, fit rames vers le bord opposé.

La barque accosta passé la porte Saint-Bernard, dont la Tournelle s’érigeait sur la droite, gardienne vigilante des eaux noires du fleuve à leur entrée dans Paris endormi.

Dans l’ombre, une voiture attendait ; un petit cocher à figure couperosée en occupait le siège.

Méfiant, Duretête explora les alentours. Rien de suspect : il poussa son prisonnier dans la voiture, s’assit d’un côté, tandis que Cyrano-Vauselle s’asseyait de l’autre.

— Defrente ! prononça l’Espagnol.

Le petit cocher enveloppa son cheval d’un coup de fouet, et cahin-caha, la voiture partit d’un bon train au long du mur d’enceinte.

De ce côté de la ville s’étendait le faubourg Saint-Marceau, l’un des plus peuplés et des plus remuants à l’époque.

Sans perdre son prisonnier de vue, Duretête jetait de droite et de gauche des regards curieux, cherchant à s’orienter, mais il ne trouvait point de repère.

On s’était engagé dans un dédale de rues étroites, enserrées entre de hautes maisons. Le peu de clarté que versait un ciel chargé de nuages se trouvait arrêté par les pignons penchants, par les encorbellements et les tourelles, par les mille objets hétéroclites, enseignes, écriteaux, niches de saints qui faisaient saillie sur la rue. Dans cette ombre fantastique on ne distinguait rien, hors la lueur de la petite lanterne suspendue au siège du cocher, et qui éclairait par à-coups sa maigre et bizarre silhouette.

La voiture grimpa en cahotant une rue en pente ; après quoi, elle dévala à fond de train la rampe opposée. Passé une église dont le doigt de pierre montrait le ciel, la rue cessait et devenait simple chemin de terre.

Ce chemin serpentait le long d’un sinueux ruisseau bordé de constructions sombres et trapues devant lesquelles des oripeaux s’agitaient aux vents sur des cordes.

Une odeur lourde flottait dans l’air : un relent de peaux de bêtes, mêlé à d’âcres senteurs de pourriture végétale.

Vers l’autre bord de la rivière, les spectres de grands peupliers agitaient leurs bras décharnés tandis que, sur les buttes voisines, les ailes de moulins semblaient répondre à leurs signaux.

En proie à un malaise subit, maître Duretête s’agita sur sa banquette. Il venait de reconnaître l’endroit ; passé le vieux Mont-Cétard, de sinistre mémoire, on courait entre les tanneries et les teintureries de soie, dans la plaine des Gobelins.

Nul lieu au monde ne fut peuplé, par l’imagination populaire, de plus de fantômes terrifiants que cette vallée de la Bièvre, rendez-vous de tous les esprits maléficieux.

Là, entre l’ancien cimetière romain et la colline de Bicêtre, depuis Saint-Médard jusqu’à la barrière d’Enfer s’étendait le théâtre du sabbat, le royaume du grand diable de Vauvert. Pendant le jour l’endroit appartenait à l’homme, et à ses travaux, mais dès la tombée de la nuit le peuple infernal en reprenait possession. Farfadets, lutins, loups-garous et Gobelins y menaient leur ronde fantastique.

Furtivement Duretête se signa.

Avec fracas, la voiture passait la Bièvre sur un ponceau de planches branlantes, le pont de Roule-Barbe, et longeait le clos Payen le bien nommé.

L’intense curiosité qui possédait le geôlier au début de la course avait fait place peu à peu à un vague sentiment de crainte superstitieuse. Heureusement M. de Vauselle était là. L’air de confiance de son complice le rassurait.

Tout à coup, après avoir un long moment roulé à travers champs, la voiture s’arrêta, la face couperosée du petit cocher s’encadra à la portière, et il prononça ce seul mot :

— España !

L’Espagne… C’était là !

Du coup les appréhensions du colosse s’évanouirent. La vision du trésor s’imposa à son esprit.

Attention ! l’instant décisif approchait ! Il s’agissait de tenir l’œil ouvert.

À la lisière des champs, un sentier pierreux conduisait vers une masse sombre, entassement indistinct de blocs, qui lui parut gigantesque.

Poussé par le brave Vauselle, porteur d’une lanterne, le prisonnier, toujours enfermé dans sa carcasse de fer, s’engagea dans ce sentier. Duretête suivit, serrant fortement son pistolet amorcé.

Après quelques pas ils se trouvèrent arrêtés par l’éboulis de roches dont la masse obstruait la voie.

L’Espagnol indiqua à Vauselle l’un des blocs, qui était marqué d’un signe. Et tous deux, s’arcboutant, poussèrent de l’épaule. Mais les chaînes gênaient le prisonnier ; la lourde pierre résistait à leurs efforts.

Alors Duretête s’avança ; s’appuyant contre le bloc, il poussa lentement. Sous cette puissante pression, la roche tourna découvrant l’orifice d’une galerie.

— Bravo, s’écria Tancrède.

Tous pénétrèrent par l’ouverture.

La galerie menait en pente douce à un carrefour souterrain où s’embranchaient plusieurs ramifications. Guidé par le même signe, répété sur la paroi, le cavalier Ningun prit la tête, avançant résolument à travers les couloirs de ce labyrinthe.

— Où sommes-nous donc ? demanda le geôlier à demi-voix.

Son acolyte lui souffla tout bas :

— L’Espagne ressemble fort aux carrières de Gentilly.

Duretête frémit de joie. L’Espagnol ne les avait pas trompés.

Ces anciennes carrières, depuis longtemps épuisées et laissées à l’abandon, étaient en effet le lieu rêvé pour enfouir, loin de toute main suspecte, un trésor comme celui du roi Philippe. Le guichetier se rappela des récits du temps de la Ligue qu’il avait entendus enfant.

L’armée espagnole avait campé dans cette plaine, aux portes de Paris !

Plus de doute ! Quelques pas encore et la féerique apparition se déploierait réelle devant ses yeux.

Une allégresse l’envahit.

Son esprit retourna en arrière, vers cette sombre Bastille, où il avait laissé sa chère Tasie. Perchée dans sa loge, elle attendait sans doute anxieusement.

— J’y suis ! pensa-t-il. Sois au repos, m’amour, demain nous serons riches !

Un souffle d’air froid le rappela à la raison.

Ils venaient de déboucher dans une clairière à ciel ouvert.

Autour d’eux, la terre éventrée s’éboulait en masses capricieuses : les murailles de pierres taillées par le pic des carriers élevaient vers le ciel des gradins irréguliers. Par endroits, le roc s’évidait en niches semblables aux arceaux de quelque cloître fantastique.

Sur ce chaos, que l’imagination surchauffée de Duretête élargissait à de gigantesques proportions, la lune déversait de larges coulées d’argent.

— C’est ici, dit le chevalier. Vous savez nos conventions : la liberté…

— Contre les doublons ! approuva le sire de Vauselle.

Duretête fit un vague signe d’assentiment. Toute son attention était tendue vers l’événement final. Ramassé sur lui-même, il se tenait prêt à bondir sur son prisonnier sitôt que la cachette du trésor s’ouvrirait devant ses yeux.

Le « cavalier Ningun » se glissa le long de la muraille, toujours guidé par le même signe mystérieux.

Devant une des niches percées dans la paroi, le geôlier le vit s’agenouiller, puis s’aplatissant contre terre se glisser en rampant sous l’arcade. Le jeune homme poussa une pierre et un trou sombre s’ouvrit devant lui.

— Le trésor ! le trésor ! hurla Duretête hors de lui-même.

Du fond du trou l’éclat d’un rire énorme lui répondit.

Le colosse qui s’élançait déjà, s’arrêta pétrifié.

Durant cette seconde d’hésitation, le prisonnier avait disparu.

— Joués ! nous sommes joués ! écuma la brute furieuse. À moi, M. de Vauselle !

Arrachant la lanterne des mains de son complice, par le trou béant il s’élança sur les traces du fugitif.

Un souffle violent éteignit le falot.

Dans les ténèbres où il se trouvait plongé, le malheureux entendit un bruit sinistre de chaînes secouées. Le même rire guttural résonna à tous les échos de la voûte et l’obscurité se troua soudain d’un éclair aveuglant.

Alors, devant les yeux effarés du geôlier se déroula un spectacle d’horreur. Une lueur rougeâtre fusant des entrailles de la terre éclairait de ses reflets un grouillement d’êtres vagues : spectres ou larves ?

Puis, tout s’éteignit, sauf un point lumineux, et le geôlier entendit le bruit d’un galop sur le sol pierreux.

La lumière grandit, se rapprocha, apportant avec elle un relent de bête mêlé à une suffocante odeur de soufre ; il n’eut que le temps de se coller à la muraille. Au long de lui, le frôlant de son contact impur, un animal apocalyptique passa en trombe !… La flamme démoniaque brûlait entre ses cornes !

Les dents de Duretête s’entrechoquèrent. Il se signa avec horreur.

D’une ruée, la bête sortit de l’abîme, sauta de bloc en bloc, escaladant de ses pieds fourchus les gradins de la roche : dans sa course elle secouait furieusement la lueur mystérieuse qui semblait émaner de sa tête barbue !

Désespérément le malheureux murmura :

— Satanas !

Comme il prononçait ce nom terrible, le rire sinistre éclata de nouveau et une voix de tonnerre demanda :

— Qui m’appelle ?

— Horreur !…

Dans une apothéose de feux un spectre venait de surgir enveloppé d’un suaire. Il était accompagné par un affreux gnome rouge, dont les mains lançaient de sèches détonations.

Pour le coup Duretête voulut fuir… Impossible !… Ses yeux effarés cherchèrent une aide.

— À moi ! gémit-il. Au secours, M. de Vauselle.

En levant la tête, il aperçut le personnage invoqué dont la figure, débarrassée des bandes qui l’offusquaient, se dessinait à l’orifice du trou avec une netteté effarante. Mais en cette figure Duretête ne reconnut plus son complice.

Une épée nue à la main, Cyrano ressuscité des cendres de Vauselle semblait un archange, gardant l’entrée de l’antre souterrain. Alors la lumière se fit dans la cervelle du geôlier.

Il était trahi !… Trahi par le tentateur qui l’avait amené à sa perdition. Pour lui arracher son prisonnier ce démiurge avait déchaîné contre lui les génies infernaux.

En proie à une rage sans nom, Duretête brandit son arme et fit feu. Il y eut un long gémissement ; les lueurs s’éteignirent soudain et tout disparut. Un angoissant silence suivit.

— Al loco ! cria une voix joyeuse, la voix de Cyrano.

Le colosse se sentit saisir à la gorge par des serres de fer, en même temps qu’il recevait dans les jambes le poids d’un corps lancé à toute vitesse.

Il chancela sous le choc. Il banda ses muscles, se raidit mais cet effort lui fit perdre pied et il roula à terre entraînant dans sa chute ses agresseurs qui ne lâchèrent point prise.

À demi paralysé par l’effroi, le malheureux sentit se poser sur sa poitrine une masse écrasante qui comprima les battements de son cœur.

Hélas ! la montagne d’or n’avait point livré son trésor, et elle s’écroulait sur lui.

Dans cette lutte inégale contre les puissances de l’au-delà il se sentait vaincu. Après une suprême révolte, il se résigna. Il demeura immobile contre terre avec un râle sourd.

— Ouf ! dit une voix essoufflée. Notre homme m’a donné chaud.

— Et à moi soif !

Le fantôme et le gnome se relevèrent en s’épongeant le front.

Dès que le falot rallumé permit d’y voir, Cyrano sauta dans le trou, près du corps inerte du géant.

Livide et raide, un filet de sang au coin des lèvres, ce dernier ne donnait plus signe de vie.

— Mort ?… fit le Gascon anxieux.

Maître Satanas – ou mieux le gros Saint-Amant – se pencha sur sa victime.

— Évanoui seulement.

— Le pouls bat ! confirma le gnome Linières.

— Tant mieux, s’exclama le Chevalier, émergeant de l’ombre. J’eusse été navré qu’une si bonne farce eût un dénouement tragique.

Tous quatre traînèrent le corps du porte-clés jusqu’à l’entrée de la caverne.

— À propos, mes amis, demanda Cyrano, personne de vous n’est blessé ? Qui donc a reçu le coup de pistolet ?

Saint-Amant, qui promenait les yeux autour de lui, laissa échapper un juron :

— Tonnerre ! c’est le bouc !

Sur un gradin le corps de la bête pendait en effet, lamentable, inondant de son sang la pierre blanche.

— Un animal sans prix, gémit le Gros. Il servait à son sorcier de patron – le propre successeur de maître César – pour simuler des apparitions diaboliques. Je le lui ai emprunté, avec son attirail d’artifice, feux de Bengale, pois fulminants et autres gentillesses.

— Bah ! tu l’as payé, dit Linières.

— Payé ! Une bête qui faisait le diable comme pas un chrétien.

Cependant, les compagnons ne perdaient point de temps. Ils s’occupaient à corseter et à entraver le geôlier évanoui, à l’aide des propres instruments qui avaient servi pour le chevalier.

— À présent, dit Linières avec un salut cérémonieux, monsieur peut se réveiller, sa toilette est faite.

Ranimé par l’air froid de la nuit, Duretête rouvrait les yeux ; il resta un moment hébété. Puis, ses lèvres s’agitèrent et il murmura :

— Le trésor… M. de Vauselle !

Une étrange torpeur paralysait ses membres ; il ne pouvait remuer bras ni jambes. Et soudain il se rappela.

Une terrible secousse agita ses chaînes.

— Bon ! Monsieur réclame, gronda Linières.

— Le gnome rouge ! soupira le pauvre hère.

Alors, l’une après l’autre il reconnut ces figures penchées vers lui.

L’étrange petit cocher, c’était le gnome !… Ce gros homme à la face réjouie, c’était Satan !…

— Le diable ! fit-il horrifié.

— Un bon diable au fond, riposta Saint-Amant, il vous a fait plus de peur que de mal.

L’homme détourna le regard et vit le Chevalier qui le fixait d’un air de pitié.

— L’Espagnol !…

Mais ce n’était point celui-ci qu’il cherchait ; c’était l’autre, l’artisan de ses malheurs et de sa ruine, celui qui avait couvert sa vie d’une honte inexpiable.

Debout, à l’écart, les bras croisés sur sa poitrine, Cyrano semblait à cent lieues de cette scène.

En l’apercevant, les yeux de l’homme enchaîné exprimèrent une détresse si poignante que le vaillant bretteur en fut troublé.

— Bast ! murmura-t-il, quelques semaines de cachot sont vite passées mon bon. Il vous restera les doublons d’Espagne pour vous consoler.

L’œil de la pauvre dupe fulgura. Son visage contracté refléta une telle haine que le Chevalier, d’un mouvement instinctif, se jeta aux côtés de son ami.

— Toi ou lui… prononça celui-ci, comme pour se disculper. Sa perte ou ta mort !… Je n’avais que ce choix !

Pendant cela, armé d’un marteau, Saint-Amant s’était employé à sceller un crampon dans la paroi rocheuse. Quand ce fut fait, il y riva les chaînes du prisonnier.

— C’est fait, souffla-t-il en se relevant.

Sur un ordre du bretteur, à la file, le Chevalier, Linières et le gros poète s’engagèrent sous l’arcade et disparurent. Cyrano fermait la marche. Au moment de passer dans le corridor il se retourna.

D’un effort surhumain Duretête s’était dressé. Debout contre la paroi, tous ses muscles saillants, le colosse semblait une cariatide soutenant des épaules la muraille de roc à laquelle il était rivé.

— M. de Vauselle, dit-il d’un ton farouche, vous auriez mieux fait de me tuer.

Le bretteur fit un geste insouciant et sortit.

Dehors il retrouva ses trois amis groupés près de quatre chevaux au piquet.

Le chevalier flattait de la main l’encolure d’une des bêtes. Fier animal à la robe noire, au chanfrein étoilé de blanc, qui hennissait de joie, sous la caresse.

Ce tableau évoqua en Cyrano des idées de liberté, de grand air, de longues chevauchées.

Le malaise qu’il venait d’éprouver se dissipa. Dans un soupir, il laissa s’exhaler à la fois tous les relents méphitiques de la captivité, et, avec eux, ses angoisses, ses incertitudes et ses vagues remords.

Le Chevalier s’était précipité vers lui, le serrant dans ses bras, et bégayant :

— Libre ! libre ! Grâce à toi !…

Mais Cyrano ne voulait pas s’attendrir. Ayant constaté que ses compagnons étaient prêts, il sauta sur Stello et tendit la main en criant :

— En route ! viva Dious ! En route !…

19

Vers l’aventure !

Le joyeux souper offert par M. le gouverneur de la Bastille en l’honneur de Mlle Minou, comédienne du théâtre du Marais, se prolongea fort avant dans la nuit.

Trois heures venaient de sonner, et le petit jardin retentissait encore de l’éclat des voix et des rires. Les têtes s’échauffant, on avait ouvert les fenêtres toutes grandes, pour laisser pénétrer l’air frais du dehors.

Malgré cette précaution, le vieux maréchal et du Tremblay semblaient, tant ils étaient rouges, menacés d’une attaque d’apoplexie.

Pourtant fioles et flacons continuaient à circuler à la ronde.

Aux gracieuses strophes de la pastorale de Mairet, avaient succédé des couplets bachiques. Et Bassompierre, debout, le verre en main cherchait dans sa mémoire les bribes d’une vieille chanson grivoise.

La fête tournait à l’orgie.

Au milieu du tumulte, la gracieuse invitée se coula vers le Gouverneur et lui dit deux mots à l’oreille.

Aussitôt du Tremblay la suivit dans une pièce contiguë.

Le brouhaha était si intense que personne ne s’aperçut d’abord de leur éclipse.

— Il est temps que je retourne à Rueil, dit la prétendue sœur de maître Vauselle.

— Déjà ? fit, avec un ton de regret, le galant gouverneur tout en aidant la jeune femme à passer une cape de dentelle.

— Quatre heures approchent, je dois être rentrée à l’aube.

— Permettez-moi de vous accompagner. Les routes sont peu sûres la nuit.

La demoiselle eut un sourire un peu ironique. Dans l’état d’équilibre instable où l’avaient mis de trop fréquentes libations, le vieux gentilhomme ne pouvait être que d’un faible secours.

— Non, dit-elle, vous vous devez à vos hôtes. Ordonnez seulement qu’on me selle un cheval.

Le roquentin toisa cette frêle amazone d’un regard admiratif. Et s’inclinant devant une volonté si nettement exprimée, il accompagna la jeune fille aux écuries.

Quand elle fut en selle et prête au départ, il prit sa petite main qu’il couvrit de baisers paternels.

— Adieu, mon enfant, mettez-moi aux pieds de M. de Mazarin et dites-lui que ses ordres seront exécutés.

Elle salua, fit un geste d’adieu et disparut rapidement par le porche Saint-Antoine qu’un ordre venait de lui faire ouvrir.

Tandis qu’elle s’éloignait, du Tremblay, tout en regagnant la salle du festin, pensait tout haut :

— Chère belle ! quelle grâce, quel charme, et quelle crânerie !… Ah ! si j’avais encore mon cœur… et mes jambes de vingt ans…

Les jambes surtout lui auraient été nécessaires car il dut s’arrêter, légèrement chancelant.

— Quand je pense que, si son excellent frère… hum ! maître Vauselle, enfin ! n’a point réussi cette nuit à confesser le cavalier Ningun… aux premières heures du jour, je livre l’un aux agréables façons de M. de Laffémas, et j’envoie l’autre dans le bas-fond de la Bertaudière : ordre de Son Éminence.

Le joyeux officier ne se doutait guère qu’à cette heure les deux prisonniers objets de sa sollicitude galopaient à travers champs !

En sortant de la Bastille, au lieu de tourner à gauche comme elle eût dû le faire pour se rendre à Rueil, Claire prit à droite vers le faubourg Saint-Antoine.

À cette heure matinale la grande artère était encombrée de voitures de toute sorte.

On venait d’ouvrir les portes, et les files de charrettes arrêtées hors murailles s’ébranlaient ensemble pour porter vers les Halles la pitance quotidienne de Paris.

La jeune amazone remonta le courant, se glissant entre les carrioles rustiques, fendant la presse des porteurs. Une fois franchie la porte Saint-Antoine, elle prit résolument le trot.

Tout occupée à guider sa monture à travers l’encombrement elle n’avait pas eu le loisir de jeter les yeux derrière elle.

Au reste que pouvait-elle craindre en ce lieu et à cette heure ?

La veille au soir, après que ses femmes l’eurent mise au lit, elle s’était relevée furtivement. Ses deux gardiens – la demoiselle de compagnie et le mousquetaire – la croyant endormie s’étaient éclipsés pour une de leurs fugues accoutumées. Claire, aux aguets depuis sa visite à la Bastille, avait découvert que les deux amoureux se rejoignaient à un petit saut-de-loup par où ils pouvaient gagner la campagne. Profitant de cette brèche, ouverte si à point, la vaillante enfant s’était à son tour évadée de la demeure du Cardinal. Elle avait fait le chemin de Rueil dans la carriole d’un maraîcher, et était arrivée à la Bastille juste à temps pour jouer le rôle délicat de Mlle Minou.

La tâche achevée, Claire allait donc droit devant elle, vers le but qu’elle s’était fixé.

Pourtant, si, au moment où elle s’engageait dans le faubourg, Claire eût songé à tourner la tête, elle eût pu voir un cavalier couvert d’un long manteau militaire qui se glissait dans son sillage.

Quand elle prit le trot, l’homme allongea l’allure. Le cavalier qui semblait régler sur le sien le pas de sa monture la suivit ainsi, seulement séparé d’elle par la file des véhicules maraîchers. Mais la jeune fille était trop affairée pour prêter attention à ce qui l’entourait.

Une pensée unique occupait son esprit : savoir si le succès avait couronné les efforts de Cyrano !

 

Retournons à celui-ci et à ses trois compagnons.

Après un temps de galop à travers la campagne endormie, le Gascon ralentit l’allure, on avait fait trois petites lieues et l’on entrait dans une série de villages et de bourgs, que ceinturait le double ruban moiré de deux cours d’eau. Des chants de coqs annonçaient l’approche du matin.

Tancrède, dont la griserie commençait à se dissiper, se sentait venir des curiosités. Il profita du ralentissement forcé pour interroger son bouillant ami. Certains points de son odyssée lui semblaient assez obscurs. Entre autres, la scène diabolique des carrières de Gentilly.

— Comédie, due à l’initiative de Saint-Amant, expliqua brièvement Cyrano. Ne fallait-il pas abrutir ce Duretête, qui était homme, sans cela, à faire un malheur !

— Certes, approuva Tancrède, se rappelant le coup de pistolet. Et pendant ce temps, que devient Vauselle ?

— En cave, toujours. Ficelé et bâillonné, incapable de remuer ni pied ni patte.

— Diable : Vauselle au « Mouton Blanc », Duretête à Gentilly, comment sortiront-ils de là ? Car tu ne songes pas à les laisser mourir de faim… ou de peur.

— Mon affaire, grommela le Gascon évasif.

— Et Claire ?… Écoute, mon cher, tu vas encore me traiter de tête folle, en sortant de la Bastille, dans ce jardin, j’ai cru reconnaître…

— Fou ! trancha l’autre. Dis-moi, tu n’as donc pas de couvre-chef.

Le Chevalier secoua avec indifférence ses boucles qui flottaient au vent.

— Saint-Amant, appela Cyrano, le chapeau du Chevalier !

— Voici, fit le bon géant en tirant de sa vaste poche un objet informe.

Tancrède prit cet objet et reconnut son feutre lamentable mais intact.

Dans la coiffe, il sentit l’épaisseur du parchemin plié… Le message de la Reine était là !

— Cyrano ! dit-il d’une voix tremblante d’émotion. Ô Cyrano ! tu penses donc à tout.

— Oui, pour ceux qui ne pensent à rien !

Le jeune homme, confus, baissa le nez sur sa selle, et n’osa plus souffler mot.

Ce fut le seul reproche que le généreux bretteur fit à son téméraire et insouciant ami, dont les incartades avaient failli perdre tant d’innocents.

Quatre heures sonnaient quand les cavaliers entrèrent dans le bourg de Charenton.

Tournant à gauche, le peloton remonta la grand-rue. Cyrano marchait en tête et semblait aux aguets.

Dressé sur sa selle, il observait, vers le bout de la rue, l’endroit où débouchait la route de Paris.

À l’apparition d’une silhouette équestre dans le lointain, il enleva Stello d’un coup de bridon ; et sans desserrer les lèvres, il se précipita à la rencontre de l’arrivant. Le Chevalier suivit le mouvement, d’assez méchante humeur.

Mais bientôt l’expression de sa physionomie se transforma, marquant d’abord la curiosité, puis l’étonnement, et enfin une joie qui devint bientôt du délire.

Le cavalier qui venait à eux était une cavalière, et cette cavalière…

Emporté par l’impatience, Mystère éperonna Capitan qui bondit ; en trois foulées il avait rejoint l’amazone. Au risque de se rompre le cou, il sauta à terre près d’elle, les bras étendus. La cavalière se laissa couler de sa selle, et le jeune homme reçut contre son cœur sa douce marraine, son ange gardien, celle qu’il avait cru ne revoir jamais… Claire de Cernay…

— Là ! du calme, conseilla Cyrano qui rejoignait. Nous sommes diablement exposés à la vue.

Sans quitter la main du Chevalier, Claire posa sur le bretteur le regard de ses beaux yeux caressants, humides de joie et de reconnaissance et l’implacable Gascon ne put s’empêcher de sourire, dans sa moustache.

Tous avaient mis pied à terre. Au long des berges de la Marne une guinguette alignait ses tourelles. L’endroit parut convenable à Cyrano, il y entra suivi de ses fidèles amis menant chacun deux chevaux en main. Tancrède et Claire venaient les derniers doucement appuyés l’un à l’autre.

Tandis que Tancrède qui croyait marcher dans un rêve, entraînait la jeune fille vers un bosquet, Cyrano tira les autres à l’écart.

Il entendait profiter de cet instant de répit pour régler les détails de la fuite.

— Le Chevalier ne peut rester en France, expliqua-t-il brièvement. Il va en Angleterre. Là, il doit trouver des protecteurs. Or le chemin est semé d’embûches, et vous connaissez l’hurluberlu. Seul il n’aura pas fait trois pas qu’il n’ait fait trois impairs. Donc je l’accompagne !

Après un court silence causé par l’imprévu de cette déclaration, Saint-Amant et Linières dirent à leur tour :

— S’il s’agit de courir l’aventure, j’en suis !

— Moi aussi.

Ils s’attendaient à des objections et furent assez surpris d’entendre le Gascon acquiescer par ces mots :

— Soit, après tout, le danger est peut-être moindre sur le grand chemin que dans Paris. Donc, tous quatre, nous prendrons dans un instant la route de Calais. Naturellement, on va nous poursuivre, mais nous avons de bons chevaux et une avance de huit heures.

— Huit heures ! s’exclama Saint-Amant. Comment comptes-tu cela ?

Le bretteur supputa sur ses doigts : le réveil tardif de M. du Tremblay, après sa nuit d’orgie, la recherche de Duretête, la constatation de la fuite du prisonnier, l’enquête subséquente de Laffémas, la volatilisation du prétendu Vauselle et le temps de prévenir le Cardinal, tout cela emploierait bien un minimum de sept heures.

— Sept heures, nota Linières, pour aller à huit manque encore une.

— Non, car dans sept heures il sera tout juste midi.

Cyrano venait d’atteindre une écritoire et traçait rapidement un billet.

— À midi, expliqua-t-il, un avis parviendra à Son Éminence dont tous les plans se trouveront bouleversés.

Le Gros béait littéralement d’admiration.

— Oh ! fit-il en allumant sa pipe, je comprends, c’est différent, bien différent !… Le compte y est !

Pendant cela, sentant approcher l’heure de la séparation, Claire s’était arrachée à l’extase pour parler raison.

Prudemment elle avait évité de faire allusion à la situation difficile où la plaçait sa fuite de Rueil.

Aux questions du jeune homme, elle répondit qu’elle avait retrouvé, auprès de la Reine, un asile sûr. Généreux mensonge qui lui enlevait à lui tout prétexte pour vouloir rester en France.

D’accord en cela avec le Gascon, elle représenta qu’à Londres, Tancrède trouverait en lord Montaigu et dans la Duchesse de Chevreuse des amis tout-puissants.

Connaissant le caractère aventureux de son imprévoyant ami elle déploya toute sa diplomatie de femme, toute sa douce persuasion d’amante pour lui faire accepter la tutelle du Gascon.

Tancrède regimbait un peu. Cyrano s’était assez exposé ; il ne pouvait accepter de nouveaux sacrifices de son ami. D’ailleurs, il sortait de ses derniers avatars assagi et mûri, et n’avait nul besoin d’un mentor.

Longuement Claire dut prier, supplier. Elle ne vainquit l’obstination du jeune téméraire que par un pieux mensonge. La Reine ordonnait qu’il en fût ainsi ! Alors Mystère s’inclina.

L’aube commençait à paraître. La jeune fille se dégagea de la douce étreinte du Chevalier et demanda, en désignant de la tête le bretteur qui écrivait toujours :

— Est-ce promis ? Vous lui obéirez ?

— C’est juré ! fit-il après une dernière hésitation.

— Adieu donc, chevalier.

Il se laissa couler à genoux, et leva sur elle un regard de tendre supplication.

Refoulant les larmes qu’elle sentait venir, Claire se pencha vers le Chevalier et, brusquement, elle offrit ses lèvres à son baiser.

C’était leur première caresse… Ce fut leur baiser de fiançailles.

Tristes fiançailles, hélas ! Les deux amants allaient se séparer pour longtemps… Peut-être pour toujours : car chacun d’eux allait courir de terribles dangers.

Dans la tonnelle voisine, la voix de Cyrano retentit, ordonnant le départ.

Au moment de monter à cheval, il remit à Mlle de Cernay les plis qu’il avait préparés.

— Celui-ci, dit-il, à son adresse d’urgence. Quant à celui-là, je vous prie de ne le point remettre avant midi.

La jeune fille prit les deux lettres, et en regarda la suscription. L’une était adressée à la Reine, l’autre… à M. d’Artagnan, lieutenant aux mousquetaires du Roi. Elle les glissa dans son corsage.

— Maintenant, tonna Cyrano : alea jacta est !… En route… À la garde de Dieu !

— Et aussi de mon étoile, murmura le Chevalier sautant en selle.

Claire les suivit des yeux. Tancrède allait le dernier, comme à regret de se détacher du lieu où il venait de goûter le premier bonheur de sa vie.

Arrivé à un tournant, Cyrano salua du feutre, et prit le trot. Ses deux gardes du corps l’imitèrent. Quant au Chevalier, au moment de disparaître, il se retourna sur sa selle et, de toute son âme, lança vers sa petite fiancée, déjà si lointaine, un baiser d’adieu passionné.

Alors se sentant seule, Claire tomba à genoux sur la terre et pria. Non pour elle, qui pourtant restait abandonnée du monde, sans protection et sans asile, mais pour ceux qui s’éloignaient là-bas, pour celui qui fuyait au galop de sa monture, emportant son triste cœur d’enfant dans les plis de son manteau.

Quand elle rouvrit les yeux, Claire aperçut à ses côtés l’ombre d’un homme, enveloppé d’un manteau de cavalier. Celui-ci penché vers elle semblait attendre qu’elle revînt sur terre.

— Grand Dieu ! murmura-t-elle effrayée.

L’inconnu tendit la main à la jeune fille agenouillée pour l’aider à se remettre debout. Ce mouvement écarta son manteau.

— M. d’Artagnan ! s’écria-t-elle.

— Hé, mordi ! Mlle de Cernay, qui pensiez-vous donc que ce fût ?

Elle jeta un regard effaré derrière elle.

— Ils sont loin, fit-il en souriant.

Claire se voila le visage de ses mains !

— Vous avez vu ?…

— Certes ! Je ne vous ai pas quittés depuis hier soir.

Un tremblement secoua la jeune fille de la tête aux pieds. Elle se sentait perdue ; son secret était aux mains de l’homme du Cardinal.

Impassible, le mousquetaire ramena, sur les épaules de l’enfant, la cape qui en avait glissé. Puis il la conduisit vers son cheval, qu’on avait resellé. Il l’aida à se mettre en selle, s’assura qu’elle y reposait à l’aise, enfourcha à son tour sa monture poussiéreuse et donna le signal du départ.

Tout cela, sans desserrer les lèvres. Claire, éperdue, obéissait comme un enfant. Pourtant, quand elle vit que d’Artagnan était seul, et qu’il prenait en sa compagnie le chemin de Paris, ses angoisses se calmèrent un peu, et elle s’enhardit à demander :

— Où me menez-vous ?

— Où l’on vous attend, riposta le mousquetaire, qui se replongea ensuite dans son mutisme.

Claire n’insista plus.

D’Artagnan avait dit vrai. Depuis la veille il n’avait pas quitté la jeune fille.

On doit se rappeler que le Béarnais, désireux de reconquérir les bonnes grâces d’Anne d’Autriche, avait eu l’heureuse chance de retrouver sa demoiselle d’honneur, prisonnière aux Récollets. Grâce à la découverte de l’écharpe, il avait pu tirer la prisonnière des mains de Mazarin. Mais la faiblesse de la Reine, et la malveillance du Cardinal n’avaient pas permis de pousser plus loin ce premier succès. Claire était tombée de Charybde en Scylla, de Mazarin en Richelieu et du couvent des Récollets au château de Rueil. Cependant, le mousquetaire s’était juré de veiller sur l’enfant. Le premier effet de sa sollicitude avait été – comme Claire l’avait dit à Cyrano – d’empêcher l’innocente de retomber sous la coupe de Mlle Minou. Placé, comme il l’était, au centre des intrigues, d’Artagnan savait bien des choses, qu’on croyait cachées. La mission secrète du sire de Vauselle, entre autres, n’avait rien de mystérieux pour lui. Aussi, tout en feignant d’être uniquement occupé par sa galante aventure avec une dame de Rueil, le sagace mousquetaire ne perdait-il pas un instant de l’œil Mlle de Cernay. Ainsi, il avait su surprendre sa conversation avec le gros ami de Cyrano. Et peu après il avait eu vent de la sortie furtive de la jeune fille. Où pouvait-elle être allée, sinon voir l’ami Bergerac ? Toutefois, à ce moment, d’Artagnan ne soupçonnait point que celui-ci jouât à la Bastille le rôle de Vauselle.

Mais à son retour, le soin apporté par Claire à l’éviter, l’insistance avec laquelle elle rôdait au long des clôtures du parc l’avaient amené à une certitude. La jeune fille préparait une nouvelle fugue.

En adroit chasseur, le bon mousquetaire avait lui-même laissé ouverte, deux nuits de suite, la poterne du saut-de-loup. Bien entendu, il avait passé ces deux nuits-là à sa souricière.

À nuit close, le troisième soir, ce maître chat voyant une petite ombre franchir le saut-de-loup, s’était dit : « La souris est prise. » Et la suivant de loin, il avait constaté qu’elle sautait dans une voiture qui paraissait l’attendre au village de Rueil.

Bondir à cheval, piquer des deux et rattraper le sillage de la fugitive avait été pour lui l’affaire d’un instant. Mais, ô stupeur ! elle allait à la Bastille et lui échappait en y pénétrant.

— Mordi ! quel était ce nouveau mystère ?

Le mousquetaire, vexé, s’obstina à factionner devant le fatal pont-levis. Heureuse idée car il put remarquer les allées et venues insolites de marmitons et de sommeliers, porteurs de bannes ou de paniers.

— Hé ! hé ! on soupait donc chez du Tremblay ?

Face au porche, un petit cabaret s’offrait. Le mousquetaire y entra, juste en même temps qu’un grand diable d’homme à figure patibulaire. Quelque bas fonctionnaire de la prison royale !

Le lieutenant offrit à boire. La politesse fut acceptée. On parla. L’invité s’exprimait avec l’accent le plus pur de Falaise. De Normand à Gascon on s’entend.

Un petit quart d’heure plus tard, d’Artagnan savait tout ce qui importait : du Tremblay traitait une jolie fille, comédienne du Marais. Une demoiselle Minou ! La propre sœur de M. de Vauselle. Précisément l’homme était le geôlier du frère, il ne tarissait point sur cet amusant prisonnier !

Quand il se sépara de l’homme de Falaise, le lieutenant était fixé… La chose lui avait coûté tout juste une bouteille.

20

Où d’Artagnan se dédouble

C’est à la suite de cette conversation que, après une nouvelle nuit de veille – devant la Bastille, cette fois ! –, le prévoyant mousquetaire se trouvait à Charenton, juste à point pour tirer d’affaire Claire de Cernay.

De fait, le cas de la jeune fille était grave. Elle avait enfreint l’ordre du Roi qui la reléguait à Rueil. Il y allait pour la coupable d’une retraite au couvent, à tout le moins.

Claire le savait, et elle y était résignée.

Chaque pas qu’elle faisait, en compagnie de son guide, toujours silencieux et rigide, la rapprochait de ce dénouement fatal.

À coup sûr, celui-ci la conduisait à son maître. Elle s’apprêtait déjà à soutenir la terrible colère du Cardinal.

Une chose pourtant l’étonnait : c’était la lente et calme allure de d’Artagnan.

Après ce qu’il venait de surprendre, il lui semblait que celui-ci eût dû brûler le pavé, dans sa hâte d’en aviser Richelieu !

En dépit de tout elle se sentait rassurée. Par un singulier effet de sympathie, le mousquetaire, qui aurait dû lui inspirer de la crainte, la rassurait au contraire.

Rentrés dans Paris, par la porte Saint-Antoine, les deux cavaliers parvinrent à la vallée de Misère et prirent le quai. Au débouché du quai de l’École, le but de leur silencieux voyage leur apparut. Aussitôt, le fugitif espoir de Claire s’effondra.

Nul doute n’était plus possible ! D’Artagnan la menait au Louvre… c’est-à-dire… au Cardinal !

D’Artagnan entra par la Capitainerie. Descendu de cheval, il prit soin de rabattre le capuchon du manteau de Claire, et lui fit mettre par surcroît un loup de dentelle.

Ainsi nul ne pouvait reconnaître la favorite disgraciée d’Anne d’Autriche !

Ces précautions prises, l’officier prit la main de Mlle de Cernay et l’entraîna.

En revoyant ces lieux, témoins de ses joies d’autrefois, le cœur de l’enfant se serra. Elle foulait les pelouses du jardin de la Reine, où elle avait pris si souvent ses ébats avec les demoiselles d’honneur, ses compagnes ! Elle y passait aujourd’hui, la tête basse, comme une condamnée. Ce perron de marbre dont elle gravissait les degrés, ces antichambres, ces galeries lui parurent indifférents et hostiles. Était-ce possible cela ? Le cœur maternel de sa Reine s’était-il fermé pour elle, à tout jamais ?

Défaillante, Claire pressait le pas pour suivre son impitoyable gardien. À l’entrée de la galerie qui menait vers l’ancien Louvre, et les appartements du Roi, il prit un corridor latéral qui longeait l’aile en équerre.

Elle le vit ouvrir une porte ; elle sentit une main ferme et douce la pousser en avant.

Une femme s’était dressée.

— Claire ! ma chérie ! mon enfant !

À bout de forces et d’émotion, la jeune fille se laissa aller et elle tomba dans les bras de la Reine.

Quant à d’Artagnan, il s’était éclipsé !

Ce dénouement imprévu appelle deux mots d’explication.

Après son entrevue avec Anne d’Autriche le prudent Gascon s’était bien gardé de revoir sa souveraine. Il n’était pas de ceux qui s’imposent.

Il s’était donc borné à lui faire parvenir l’écharpe de Claire avec une explication laconique, qui avait eu le… demi-succès que nous connaissons.

Depuis, il s’était tenu sur la même réserve. Avant de tenter une nouvelle démarche, il attendait d’être renseigné sur le sort du Chevalier.

Dès qu’il avait été fixé à cet égard, d’Artagnan n’avait plus hésité.

Certes la tâche n’était pas facile. La pauvre souveraine vivait dans de perpétuelles terreurs – terreur de son glacial époux, terreur de l’inimitié du Cardinal, terreur surtout de voir découvert le secret des coupables intrigues, où une fois de plus, Madame de Chevreuse avait su l’engager. Pour vaincre ses incertitudes, d’Artagnan avait bien une arme, mais délicate à manier : ce testament de Buckingham arraché aux griffes cupides de Mazarin. Or il avait résolu de n’en faire usage qu’à la dernière extrémité.

Pourtant il fallait agir ! avertir la Reine de l’incarcération de son messager et protéger Claire contre la rancune du Cardinal. D’Artagnan n’avait qu’un moyen. Ne rien ménager et dévoiler à Anne toute la vérité. Ainsi la Reine apprit le piège affreux tendu par ses ennemis au Chevalier Mystère et sa mise au secret dans un des bas-fonds de la Bastille, sous un nom d’emprunt.

Anne recula d’horreur. Si le jeune homme parlait, c’en était fait d’elle. Ses accointances avec les Princes, avec la duchesse de Chevreuse étaient découvertes, hélas… pire encore… si Tancrède se laissait arracher un mot du secret de la cassette…

Pour atténuer les angoisses d’Anne d’Autriche, d’Artagnan lui avait assuré que les amis du Chevalier s’occupaient de le tirer d’affaire. Une aide pouvait leur être utile ; Sa Majesté consentirait-elle à la leur accorder ?

En ce qui touchait Claire, le mousquetaire savait déjà qu’elle avait vu Cyrano. Si la jeune fille s’exposait à de nouveaux périls, où trouverait-elle un refuge contre la colère de Richelieu ?

Ainsi pressée par ses supplications, affolée par le péril menaçant, la Reine avait promis son appui.

D’Artagnan venait de lui rappeler cette promesse en plaçant Claire de Cernay sous sa royale égide.

Restaient le Chevalier et ses amis. Anne leur accorderait-elle aussi franchement aide et protection, maintenant qu’ils étaient devenus des fugitifs, en rupture de ban ?

On verrait !

L’esprit plein de ces pensées, le mousquetaire dirigeait ses pas vers le vieux Louvre où l’appelait son service auprès du Cardinal.

Il s’agissait maintenant d’ouvrir l’œil.

La matinée s’avançait en effet, et la fuite des prisonniers ne pouvait plus tarder à être connue.

Ce matin-là, précisément, Richelieu était d’humeur orageuse.

À travers les portes closes de son cabinet, les éclats de sa voix retentissaient jusque dans les antichambres.

Ceux qui l’approchaient par obligation, ne le faisaient qu’en tremblant. Chavigny, lui-même, semblait perdre la tête. Seul, le sémillant Mazarin restait calme au milieu de la bourrasque et gardait aux lèvres son sourire de miel.

Les nouvelles apportées par les courriers de nuit étaient peu satisfaisantes. À Sedan, les Princes rebelles continuaient leurs préparatifs de guerre. On signalait de menaçants rassemblements de troupes. À Londres les conseillers du roi Charles poussaient leur maître à prendre parti contre Richelieu.

À Madrid, tout en gardant une prudente réserve, on approuvait en sous-main l’infante des Pays-Bas qui fournissait des secours aux Princes.

À Nancy, le traître et double duc lorrain n’attendait qu’un signal pour se joindre aux rebelles avec son armée de mercenaires.

Les cercles de fer se fermaient autour du ministre détesté.

Dans ce péril, Richelieu vieilli, épuisé, se sentait abandonné. Auprès du Roi, son unique appui, Cinq-Mars se poussait de plus en plus et le favori ne dissimulait pas sa haine contre son bienfaiteur. Il osait parler ouvertement de le tuer de sa main. Le Cardinal devait ronger son frein et fermer l’oreille.

Cependant, la partie n’était point perdue pour lui. Les conjurés et leurs alliés hésitaient encore. Une chose leur manquait. Ils attendaient un signal et un appui.

L’approbation de la Reine ! La décision de Charles d’Angleterre !

Or, Richelieu tenait Anne par le Chevalier. Quant à l’Anglais… il faudrait voir !

C’est précisément ce que Mazarin était en train d’exposer au maître, dont la fureur peu à peu s’apaisait.

Avec sa cautèle ordinaire, l’ondoyant personnage avait attendu son moment pour intervenir. Terré dans une pièce voisine, il s’était complu à entendre monter la colère du vieillard. Alors il était apparu pareil à l’ange sauveur.

Le Cardinal l’avait accueilli par une bordée de reproches.

La situation était jolie !… Ses ennemis… La Reine… tous osaient élever la voix. La dernière n’avait-elle pas, la veille, recommencé ses instances auprès du Roi pour faire revenir cette petite Cernay, cette intrigante ?

— Qu’a dit Sa Majesté ?

Le Roi n’avait rien décidé ; mais il avait promis qu’il consentirait au retour de la demoiselle d’honneur si on lui apportait la preuve de son innocence.

— La prouve ? Madame la Reine ne l’osérait fournir pouisque nous ténons lé pétit Cavalier.

À ce nom, Richelieu bondit :

Le Chevalier ! il convenait bien d’en parler. Qu’en avait-on tiré ? Rien !

Parce que Mazarin avait des procédés à la guimauve. Il fallait pousser les choses, mater la Reine, forcer le rétif prisonnier à parler. Mais on avait recouru à Vauselle – un coquin – et à sa sœur — une dévergondée.

— Attendez, susurra Mazarin, Mousou de Vauselle n’a pas dit encore son dernier mot.

Soit ! En attendant, la Reine relevait la tête.

— Pas pour longtemps ! laissa tomber innocemment l’Italien.

Les amis d’Anne d’Autriche, encouragés par l’impunité, redoublaient d’audace. À Londres, la Chevreuse poussait son Montaigu, et le noble lord travaillait le roi Charles…

— Preuve qué lé Roi Sarles n’est pas décidé !

— Parce qu’il a peur. Son royaume s’agite. Le Parlement tient en échec Sa volonté souveraine… ses sujets sont mal contents… l’Écosse elle-même est peu sûre… Ce Cromwell travaille les bourgeois et le bas peuple.

La perspective des embarras multiples où se débattait le roi voisin acheva de radoucir Richelieu. Il eut comme un sourire.

Mazarin, sentant venu le moment, se pencha à demi et, baissant la voix il assura :

— Z’ai des nouvelles d’Angleterre.

Le Cardinal leva le sourcil.

— La comtesse de Southland est à Paris.

Sur la muette interrogation du regard du maître, l’Italien s’expliqua.

Il parlait d’une voix insinuante, qui caressait l’oreille ; certains mots, appuyés comme par hasard, pénétraient profondément.

La comtesse était la sœur d’un certain lord Mac-Legor, vieille famille d’Écosse, très attachée à la personne du Roi. Le père avait servi le roi Jacques, au temps de la faveur de lord Buckingham, dont il était le grand ami.

Richelieu dressa l’oreille.

Ce pauvre vieux seigneur avait quitté la Cour après le malheureux accident (c’est ainsi que par euphémisme le monsignor désignait l’assassinat de Buckingham).

— Son nom ?

— Le laird Mac-Diarmid.

Le Cardinal s’agita dans son fauteuil.

Mazarin poursuivit sans paraître s’inquiéter de ce signe de trouble.

— Depuis, le vieillard inconsolable de la perte de son ami, se terre dans son château de Kil’Deru. Mais son fils, Mac-Legor sert le roi Charles de la même façon que le père servit le roi Jacques.

— Tranchons, fit le Cardinal, c’est votre espion à la Cour de Londres.

Le laird et la comtesse sa sœur étaient mieux que cela…

Ils ne se bornaient point à trahir au bénéfice de Mazarin, les secrets de leurs amis, lord Montaigu et Madame de Chevreuse, ils avaient encore la main dans les complots qui s’agitaient contre leur roi. Des gens précieux, comme Monseigneur pouvait le voir.

— Cette comtesse est à Paris ?

— Depuis quatre à cinq zours.

— Faites-la venir. La fille d’un ami de lord Buckingham… Une femme qui est à la fois la confidente de la Chevreuse et de M. Cromwell, je veux la voir. Envoyez-la chercher de suite…

— Inoutile, Éminentissime. Elle est là.

L’Italien désigna du doigt le petit cabinet contigu, et il courut à la porte pour introduire la visiteuse. Mais au moment d’ouvrir, se ravisant, il dit à mi-voix :

— Z’y pense, Monsignor. Le hasard pourrait faire qu’on vînt vous parler du zoune personnage… de ce prisonnier…

— Du Chevalier, voulez-vous dire ?

— Zouste, Éminenze. Bene, il vaudrait mieux ne rien dire de loui devant la comtesse.

— Elle le connaît donc ?

— Chi lo sa ? fit l’autre en détournant les yeux.

Le Cardinal n’eut point le loisir de poser une nouvelle question, Mazarin avait ouvert la porte et la comtesse de Suttland entrait…

 

Revenons à Claire et à la Reine.

Restées seules ensemble, les deux femmes purent se livrer à loisir à l’épanchement de leurs cœurs.

Son premier émoi passé, la jeune fille se mit à conter à sa protectrice les événements survenus depuis son arrestation dans l’enclos du faubourg Saint-Laurent.

Ainsi Anne put vérifier l’exactitude de ce que lui avait appris le mousquetaire.

— Ce M. d’Artagnan est toujours le même, hardi, fidèle… et habile ! pensa-t-elle.

Quand Claire en fut à son entrevue de la Bastille avec Cyrano et le Chevalier, perdu au fond de son in-pace, Anne sentit son cœur déchiré par un sentiment cruel qui ressemblait à du remords.

Cette douleur redoubla quand Claire lui remit celle des deux lettres de Cyrano qui lui était destinée. Le bretteur faisait un appel vibrant à son cœur de femme en faveur de son ami.

Eh quoi ? Il avait fallu que d’autres se dévouassent pour arracher Tancrède à la prison et à la torture. Et elle… Elle n’avait rien fait pour lui !

Malheureuse Reine ! Sa grandeur même l’éloignait de ses amis, de ses enfants. Puissante en apparence, elle ne pouvait rien pour ceux qu’elle aimait !

Lorsqu’elle sut enfin l’heureux succès des stratagèmes de Cyrano, elle donna libre cours à ses larmes et pleura de joie avec autant de violence qu’on pleure de désespoir.

— À présent, dit-elle, en baisant Claire au front, tu ne me quitteras plus. Contre tous, je te protégerai.

— La colère de Monseigneur va être terrible.

Elle redressa fièrement la tête :

— Je ne le crains plus. Le Cardinal ne peut plus rien contre moi.

Elle se sentait délivrée. Dans sa fuite le Chevalier n’emportait-il pas les deux armes qui seules pouvaient la meurtrir : son message à la duchesse de Chevreuse et le secret de la cassette.

Mais Claire, elle, gardait des craintes.

Le Cardinal n’était pas homme à se résigner. Sitôt l’évasion connue, il lancerait sa meute aux trousses des fugitifs.

— N’ont-ils pas une forte avance ?…

— Quelques heures qu’un accident peut leur faire perdre.

— Ce M. de Bergerac est un fou de bravoure m’a-t-on dit ?

— C’est la meilleure épée de France.

— Que peuvent-ils craindre alors ? Écoute-moi, ma chérie, continua Anne gravement. Il y a de cela seize ans, quatre hommes – ils sont quatre eux aussi – prenaient cette même route de Calais. Comme eux, ils portaient le destin, l’honneur d’une femme. Comme eux, un puissant adversaire les menaçait, accumulant sur leurs pas les obstacles. Pourtant, ils triomphèrent. Tes amis sont-ils donc moins sûrs ou moins vaillants que les miens ?

La Reine avait prononcé ces derniers mots d’une voix frémissante ; Claire gagnée par son émotion s’écria :

— Oh ! Madame ! ils ne le cèdent à personne en vaillance. Ainsi vos quatre serviteurs échappèrent aux embûches ; tous quatre ils atteignirent l’Angleterre ?

Anne baissa le front, soudain reprise d’effroi.

— Hélas ! non, dit-elle, un seul d’entre eux y arriva. Les autres avaient succombé sur la route. Mais du moins le but était atteint, l’honneur sauf car celui qui avait échappé aux embûches, c’était M. d’Artagnan.

— D’Artagnan ! fit Claire dans un cri.

Toutes deux se turent, frissonnantes. Une même pensée avait traversé leur esprit.

À ce moment, on gratta à la porte. Sur un geste de la Reine Claire alla ouvrir.

Dans l’encadrement apparurent la haute taille et la mine souriante du mousquetaire.

— Madame, dit d’Artagnan avec un salut respectueux, je crois devoir prévenir Votre Majesté que le Gouverneur de la Bastille et M. de Laffémas viennent d’entrer chez le Cardinal.

À cette nouvelle, proférée d’un ton calme, les deux femmes poussèrent un cri d’effroi. Claire jeta vers la Reine un regard empli de supplication. Mais elle, encore hésitante, baissait le front. Soudain, elle le releva, et, embrassant doucement sa favorite :

— Va, dit-elle avec fermeté, va, mon enfant. Sois sans inquiétude. Ta Reine fera son devoir !

Le cœur battant d’espoir Claire se retira, pour laisser seuls Anne et le mousquetaire.

Au moment de sortir, elle fit à d’Artagnan un signe d’amicale complicité, auquel celui-ci répondit par un imperceptible plissement des paupières.

L’heure attendue par lui sonnait enfin.

— Allons ! pensa-t-il, je crois que cette fois, la Reine s’efface… et la femme paraît !

Anne revenait à lui.

— Monsieur d’Artagnan, dit-elle en lui tendant une main qu’il baisa, vous avez fait mieux que vous m’aviez promis. Votre Reine vous remercie. Que peut-elle faire de plus pour vous prouver sa gratitude ?

— En toute occasion, se fier à mon dévouement et faire appel à mon épée.

— Voilà qui est parler ! Je reconnais mon d’Artagnan, dit-elle avec une sorte d’exaltation. Ainsi, si je vous demandais un nouvel effort, vous consentiriez à l’accomplir ?

— Ordonnez, Madame.

— Je vous prends au mot, M. d’Artagnan. Voici Claire hors de danger grâce à vous. Vous êtes libre. Ce que vous avez fait pour elle, je vous demande à présent de le tenter pour un autre.

— Pour qui ? demanda le mousquetaire.

À cette question très nettement formulée, Anne ne fit pas la réponse directe qu’il semblait attendre.

En proie à une vive agitation, elle prononça par phrases entrecoupées :

— Cette nuit à la Bastille… deux prisonniers se sont évadés… L’un d’eux se nomme Bergerac…

— Je sais !

— L’autre…

Anne hésita, parut chercher ses mots.

— L’autre est un ami des Princes… leur messager… il porte un papier précieux… Vous comprenez le danger qu’il court… il faut qu’il arrive sain et sauf en Angleterre… C’est lui que je confie à votre vigilance.

— Madame, fit d’Artagnan après un silence, ce que vous me demandez là est impossible.

— Impossible ? ! répéta-t-elle stupéfaite.

— Votre Majesté oublie que je suis au Roi…

— Ne me disiez-vous pas…

— Je ne me dédis de rien, Madame. Mais quant au messager dont parle Votre Majesté, je ne veux pas le connaître.

D’un air de dignité blessée elle laissa tomber :

— Il suffit ! Je ne vous savais pas tant de scrupules pour les intérêts du Roi. J’ai ouï parler d’un d’Artagnan qui, autrefois…

— Autrefois, Madame, il s’agissait de sauver l’honneur d’une femme !

Elle feignit de ne pas comprendre, détourna le coup.

— Mlle de Cernay m’assurait pourtant…

— Je comprends Votre Majesté, mais je lui rappelle humblement que Mlle de Cernay est une de ses demoiselles d’honneur, qu’elle n’a point été arrêtée et incarcérée par ordre royal, mais bien séquestrée arbitrairement dans un couvent, et que le Roi que je sers s’appelle Louis le Juste.

— Et le Chevalier, s’exclama la Reine, n’est-il point, lui aussi, innocent et persécuté ?

D’Artagnan secoua la tête.

— Le chevalier est un agent des Princes, un conspirateur évadé des prisons du Roi, le porteur d’un message coupable aux ennemis de l’État.

Anne baissa la tête atterrée.

— Vous m’avez compris, Madame, je le vois, et vous me pardonnez.

— Hélas ! soupira-t-elle avec terreur… Il est perdu.

— Rassurez-vous, reprit-il plus doucement, je garderai votre secret. Si je ne puis vous servir, du moins ne vous trahirai-je pas. Au reste, je ne reverrai point de quelque temps M. le Cardinal. Je pars aujourd’hui même.

— Vous partez ?…

— Je venais prendre congé de Votre Majesté.

D’un air d’indifférence affectée, elle questionna :

— La Reine peut-elle vous demander où M. le Cardinal vous envoie ?

— En Angleterre ! répondit le mousquetaire dissimulant un malicieux sourire.

Elle eut un haut-le-corps.

— En Angleterre ?… À Londres ?…

— Son Éminence a paraît-il des affaires dans ce pays-là.

Une pensée atroce avait traversé l’esprit de la Reine. D’Artagnan la jouait. Son dévouement simulé n’était qu’un grossier appât. Et elle venait de lui livrer le secret de ses intrigues à Londres. La gorge sèche, l’œil flamboyant, elle prononça :

— Quoi ? vous avez accepté… de lui… de mon ennemi… et vous osiez vous offrir à moi ?

— Madame, M. le Cardinal m’a chargé d’une simple lettre à remettre à Londres aux mains d’un certain lord Mac-Legor. Service du Roi… Pouvais-je refuser ?

La Reine ne répondant pas, il poursuivit :

— Monseigneur, il n’y a qu’un instant, achevait une conférence avec une dame amie de M. Mazarini, et qui s’appelle je crois, la comtesse de Suttland.

Anne le regarda surprise de tant de détails. Où voulait-il en venir ?

— À ce moment le Cardinal n’avait vu ni M. du Tremblay ni M. de Laffémas. Il ignorait la fuite de votre protégé. Ma mission ne saurait donc le concerner.

— Il suffit, Monsieur. Pourquoi vous défendre ?

— Vous vous méprenez. Madame. Chargé d’une commission pour Londres, j’avais pensé, que, peut-être, Votre Majesté aurait, elle aussi, des affaires en ce pays-là.

— Vous venez de refuser…

— Distinguons, je n’ai rien refusé à Votre Majesté. J’ai dit que, Soldat du Roi, je ne pouvais prêter secours à un conspirateur.

— Eh bien ?

— La chose serait bien différente s’il s’agissait, non d’un évadé de la Bastille, mais par exemple d’un pauvre jeune homme que j’ai vu certaine nuit entrer au Louvre par les Jardins qui n’en est ressorti qu’au matin. Oui, en vérité, j’avais cru… j’espérais que Votre Majesté ferait appel à mon aide en faveur de cet enfant, sur qui pesa une menace d’autant plus terrible qu’il en ignore l’origine et le but. Car enfin, Madame, votre conspirateur, que peut-il craindre ? Avec un bon cheval et un peu de chance, il sera en Angleterre avant que ses poursuivants n’aient atteint Calais. Votre Majesté peut m’en croire, je connais la route ! Passé le détroit, il n’a plus rien à redouter, sur les terres du roi Charles, le roi Louis perd ses droits.

Anne écoutait stupéfaite et ne sachant que croire de cette volte-face.

Le mousquetaire reprit, d’un ton plus grave :

— Tandis que mon jeune homme, à moi, le propriétaire de la cassette volée, ne peut espérer trouver un refuge en Angleterre moins qu’ailleurs ! Car le Cardinal y a des amis. Et, tenez, je ne serais pas surpris que cette comtesse et son frère, ce lord Mac-Legor…

— Achevez ?

— Madame, cette femme a quelque chose de terrible en elle. Elle m’a rappelé – souvenir lointain – une autre amie de M. le Cardinal… milady de Winter…

Anne haleta :

— Que peut avoir de commun cette comtesse de Suttland avec le jeune homme dont vous parlez ?

— Qui sait ! dit d’Artagnan en baissant les yeux. Son père – le père du laird Mac-Legor – était des amis de lord Buckingham.

Un grand trouble intérieur agita la Reine. Elle comprenait enfin. En repoussant ses avances, le mousquetaire avait voulu lui faire comprendre qu’il n’était point sa dupe. Blessée dans son orgueil elle redressa la tête :

— J’oubliais, dit-elle. Vous croyez avoir pu pénétrer un mystère auquel aurait été mêlé le noble lord ! S’il en est ainsi, M. d’Artagnan, vous vous trompez. La Reine de France ne prend nul intérêt au porteur de la cassette dont vous l’avez entretenue jadis. Elle ne connaît et ne veut connaître que le messager dont elle vous a parlé.

— Allons ! pensa le Gascon déconfit, j’ai perdu ! La Reine s’est réveillée… la femme s’efface.

Tristement il salua l’altière princesse et fit quelques pas pour se retirer. Mais l’image de Claire, qui attendait avec tant d’espoir l’issue de cet entretien, lui repassa devant les yeux. Il pensa au Chevalier qui, à cette heure, chevauchait plein de confiance vers cette Angleterre perfide, pour lui pleine d’embûches et de pièges mystérieux. Cet enfant, c’était le fils de Buckingham… celui pour qui le lord expirant avait fait appel à la Reine, à l’heure suprême. Le testament du noble gentilhomme, son ami d’autrefois, brûla sa poitrine, où il le tenait caché. Il lui sembla qu’en renonçant à sa tâche il trahissait la volonté du mort.

Alors un grand revirement se fit en lui. Il cessa d’être le Gascon sage et avisé, pour n’être plus qu’un homme et un soldat. Se précipitant devant Anne, étonnée, il tomba à genoux et s’écria :

— Pardonnez-moi, Madame, ma Souveraine ! Ordonnez et vous serez obéie ! Dites un mot et pour vous je brise mon épée. Je renonce au service du Roi, à mon grade, à tout ce qui fut ma vie et ma fierté. Parlez, d’Artagnan est à vous. Quoi que vous lui demandiez, il l’accomplira.

Étreinte par une poignante émotion, la Reine haleta :

— Même si c’est votre protection pour un conspirateur, mis au ban du Royaume.

— Même cela ! fit le mousquetaire douloureusement.

— Relevez-vous, lieutenant, dit Anne avec fermeté. Vous aviez raison. Un cœur comme le vôtre ne peut trahir la confiance de son Roi. Votre généreux sacrifice parle plus haut que tous vos services, si grands qu’ils aient été !… Je sollicite l’appui de votre épée, non plus pour le messager des Princes, mais pour le fils de lord Buckingham.

— Madame, balbutia le mousquetaire, écrasé de joie, épargnez-moi.

— Je comprends vos scrupules : le message du Chevalier est désormais sans objet.

Elle traça quelques mots d’une main rapide :

— Lisez, dit-elle.

Anne ordonnait de tenir pour nulle et non avenue l’approbation qu’elle avait donnée aux menées de Mme de Chevreuse.

— Je suis et n’entends plus être désormais que Reine de France… Maintenant, Monsieur, parlons du Chevalier.

D’Artagnan voulut protester. Il était prêt à obéir aveuglément. Mais elle le fit asseoir de force, à ses genoux, et d’une voix plus basse, nuancée de résignation, elle ajouta :

— Hélas ! pour agir, ne faut-il pas que vous sachiez tout !

Vaincue par la générosité de ce soldat, Anne était redevenue une femme – une pauvre femme, écrasée par le poids de sa faute, par sa douleur et par ses remords. La reine disparaissait pour faire place enfin, à la mère.

Au cours d’une pénible et déchirante confession, le mousquetaire entendit le récit d’une vie d’angoisses, de tortures et de regrets.

Il apprit en effet tout ce qu’il lui importait de savoir pour tenter la difficile tâche qui lui incombait. Tout ce que savait, du moins, la malheureuse mère. C’était, au fond, bien peu de choses et ce peu de choses encore n’était rien moins que rassurant.

Elle lui révéla comment l’enfant, confié aux soins des amis de son père, et élevé en secret dans un château d’Écosse, avait disparu soudainement, enlevé par des ravisseurs mystérieux ; comment cet enlèvement avait eu lieu sitôt après l’assassinat de son père, et avait coïncidé avec la disparition du seul homme qui sût les secrets du lord, de son valet de chambre, le fidèle Patrick ! Comment enfin l’enfant, qu’on supposait mort, avait reparu, ignorant tout de sa naissance illustre et n’ayant comme indice que la cassette volée par Mazarin !

Tandis que se déroulait ce récit, d’Artagnan voyait surgir une à une toutes les difficultés de l’aventure où il allait être lancé. Il sentait l’inégalité de cette lutte où le Chevalier allait se heurter dans l’ombre à des ennemis inconnus. Car, il n’en pouvait douter, les ravisseurs de l’enfant étaient les meurtriers du père.

En reparaissant en Angleterre, Tancrède ruinait leur œuvre, menaçait leur sécurité. Il était le fils, l’héritier du mort… il pouvait en devenir le vengeur !

Chaque foulée du cheval qui l’emportait le rapprochait du danger.

Quelle pitié pouvait-il attendre, le malheureux, de ceux qui avaient voué son enfance au désespoir, de ceux qui avaient tué son père ?

Pourtant, le cœur vaillant du mousquetaire ne fléchit pas devant l’énormité des difficultés et du péril.

Quand, une heure plus tard, il quitta la Reine, d’Artagnan venait de s’engager par un serment solennel d’arracher à ses bourreaux, quels qu’ils fussent, le Chevalier Mystère !

Comme il sortait de l’appartement d’Anne, d’Artagnan aperçut Claire. Pâle et les yeux brillants de fièvre à travers la buée de ses larmes, la jeune fille attendait, le cœur déchiré d’anxiété, la fin de cet entretien qui devait décider du salut de son fiancé.

— C’est fait ! dit-il rapidement. La Reine a ordonné… Je réponds de la vie du Chevalier.

D’un geste instinctif de reconnaissance elle se jeta dans les bras du mousquetaire.

— Mordi ! fit-il, que faites-vous là ? Voulez-vous bien finir… Sa Majesté vous attend.

L’enfant tira un pli de son sein :

— Tenez ! dit-elle, M. de Bergerac m’a chargée de ceci pour vous.

— Une lettre ?

— Je ne devais vous la remettre qu’à midi, mais à présent…

Et, sur ce témoignage de confiance et de complète réconciliation, Claire s’éclipsa avec un dernier regard d’adieu où le sourire le plus charmant brillait à travers les larmes.

D’Artagnan se secoua.

— Cette petite, tout de même, cadédis. Elle me rappelle des souvenirs… Vaillante et légère… une vraie Madame Bonacieux ! Oui. Constance !… en plus réservée !

Sur quoi il se glissa dans une embrasure pour lire le pli.

— Bon ! maugréa-t-il. Un nouveau tour de mon ami Bergerac. Jolie commission dont il me charge là ! et qui va faire bien du plaisir à Son Éminence.

Il reprit le chemin des appartements ministériels.

En approchant, il put relever les signes d’un orage violent.

À travers galeries et corridors, des gens couraient, les uns se rendant en hâte aux ordres du Maître, les autres déjà munis de leurs instructions, se précipitant au-dehors pour les exécuter. Dans les antichambres, autre spectacle : des groupes mornes consternés causaient à voix basse, comme dans une chambre de malade. Par instants on entendait retentir les éclats d’une voix furibonde, la voix du Maître.

Contrairement à toutes les habitudes, la porte du cabinet ministériel était restée entrouverte dans ce désordre. Par l’entrebâillement, d’Artagnan aperçut, perdues dans la foule de secrétaires, de gardes et de courriers qui emplissaient la pièce, deux figures allongées, le gouverneur du Tremblay et le conseiller Laffémas.

— Est-ce ainsi qu’on me sert, tonna le Cardinal. Deux prisonniers évadés… des prisonniers d’État. Et ce geôlier, ce… Duretête, disparu, en fuite, on ne sait où ! Et l’on met trois heures à me prévenir.

— Il fallait s’informer… murmura le gouverneur tremblant.

— Enquêter… appuya Laffémas.

— Il fallait tirer le canon d’alarme, faire fermer les portes, lancer vos exempts. Que sais-je ? Il fallait m’avertir.

— L’affaire était délicate… M. de Vauselle…

— Parlons-en de celui-là. Un coquin, un traître. Vous entendez Mazarin, votre Vauselle s’est laissé jouer.

— Zoui ! suffoqua l’Italien.

— À moins qu’il ne soit complice. Voilà le beau résultat de vos savantes combinaisons.

Mazarin se fit petit.

— Trois heures perdues !… répéta le colérique vieillard. Tout cela pour interroger une bonne femme à demi folle, et tirer d’elle par la question une histoire absurde de trésor, de doublons…

— Pourtant, Éminence, se rebiffa Laffémas, j’ai trouvé le sac.

Le Cardinal secoua les épaules rageusement.

— Pendant ce temps, les autres courent les routes ! J’en ferai un exemple terrible.

Du Tremblay se précipita.

— Votre Éminence a raison ! Il n’y a plus un instant à perdre. Je cours…

— Vous courez où ? l’arrêta Richelieu.

— À la Bastille… faire tirer le canon, fermer les portes, lancer…

— Imbécile ! il est bien temps.

Subitement calmé, le maître laissa retomber sa tête dans ses mains et réfléchit.

Un silence angoissant planait sur les assistants, muets et terrifiés. Dans ce calme effrayant, la voix grêle d’une horloge sonna douze coups.

— Midi ! fit d’Artagnan. Il est temps.

Et poussant doucement la porte, il se glissa dans l’antre.

Richelieu demandait justement :

— Où vont-ils ?

— En Flandre, s’empressa Mazarin.

— À Sedan, souffla Chavigny.

— En Espagne, insinua Laffémas.

Le Cardinal haussa les épaules, et trancha :

— À Londres !… parbleu ! où ils retrouveront la Chevreuse et son Montaigu… Ah ! si je savais seulement par quelle route ?… Si je tenais ce Duretête… ou ce Vauselle…

Et soudain, apercevant le mousquetaire, il gronda :

— Vous ici, Monsieur, je vous croyais déjà en route pour l’Angleterre ?

— J’y partais. Monseigneur, riposta le mousquetaire sans se troubler. Un incident imprévu m’a arrêté à la sortie même du Louvre. Une lettre que vient de me glisser un inconnu.

— Donnez, s’écria le maître en écartant d’un geste la foule des serviteurs.

Il saisit d’une main fébrile le papier, y jeta les yeux et sursauta :

— D’où vient cela ?

— Je ne sais, Monseigneur.

Le Cardinal relisait, sautant les phrases, ne retenant que l’essentiel :

 

Vous sachant des plus dévoués serviteurs de Son Éminence, je veux vous procurer une agréable occasion de vous rendre utile en donnant un bon avis à votre maître…

 

— Que veut dire ce fatras ?

— Une mauvaise plaisanterie sans doute, soupira l’innocent mousquetaire.

Le Cardinal lui lança un regard soupçonneux, puis reprit sa lecture à bâtons rompus :

 

Monseigneur apprendra… avec la plus vive satisfaction ce que sont devenus deux personnages… bien connus de lui…

 

Suffoqué, Richelieu murmura deux noms :

— Vauselle… Duretête…

— La chose m’a paru d’importance, expliqua d’Artagnan.

— Il suffit !… Vous avez bien fait !

Le Cardinal fit un signe ; Mazarin, Chavigny, du Tremblay, Laffémas, s’empressèrent.

— Voyez ! Qu’en pensez-vous ?

— Vauselle… au « Mouton Blanc »… suffoqua du Tremblay.

— Et votre geôlier de confiance…

— À Gentilly ! Cela ne se peut.

— Mâ, pourquoi non ! se rebiffa Mazarin. Mousou de Vauselle est bien dans oune cavé.

Il examina le papier et mâchonna entre ses dents :

— Lé « Mouton Blanc »… ce style… Serait-ce point ?… Monsignor, ze crois que ze dévine l’autor… Mousou de Berzerac…

— Bergerac ? répéta le Cardinal stupéfait.

— On pourrait voir, intervint d’Artagnan. En une heure, on va à Gentilly, et au « Mouton Blanc » en moins encore.

— M. d’Artagnan a raison ! Que les courriers attendent mes ordres ! Vous, lieutenant, prenez une escorte, et courez où il est dit là…

— À Gentilly, compris, Éminence.

— Moi, dit Mazarin, ze file roue Grénetail.

Dans la cour, un peloton de gardes attendait les ordres de départ. Ces cavaliers d’élite montaient des bêtes toutes fraîches.

— Monsieur, dit d’Artagnan à l’officier qui les commandait. Suivez-moi, c’est l’ordre !

— Hé là ! soupira Mazarin. Zé né pouis aller seul rue Grénetail, il peut y avoir danzer ! Sur vingt cavaliers z’en prends quinze.

— Je prends le reste fit d’Artagnan en haussant les épaules… En route !

Et, ventre à terre, il piqua des deux dans la direction du midi.

— Voilà toujours une bonne heure de gagnée… pensait-il en galopant ; et cinq beaux chevaux de fourbus.

En somme Cyrano ne s’était pas trompé. Il était midi et la poursuite n’était point encore entreprise. Les fugitifs avaient leurs huit heures d’avance assurées.

 

Lire la suite dans le volume intitulé « L’héritage de Buckingham ».


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Mars 2018

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[1] Ningun, en espagnol, signifie : « personne ».