Paul Féval fils

D’ARTAGNAN CONTRE CYRANO DE BERGERAC

VOLUME IV
L’HÉRITAGE DE BUCKINGHAM

(1925)

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Table des matières

 

1  Les limiers du Cardinal 4

2  Sanglante rencontre de deux braves. 26

3  Un siège en règle. 42

4  La maison bruyante. 69

5  Monsieur l’abbé. 84

6  La casuistique d’Aramis. 104

7  Le plus court chemin. 125

8  Les quatre conseils d’Olivier Cromwell 143

9  « … Bien fol est qui s’y fie ! ». 165

10  Patrick. 183

11  La colère de Tancrède. 204

12  Les Puritains. 224

13  Suprême injure ! 244

14  Frère et sœur. 259

15  Capteuse d’amour. 274

16  Circé ! 282

17  Le Défilé de la mort 291

18  La folie du vieux laird. 305

19  Les deux Gascons. 319

20  Nid de vipères. 333

21  Le brasier. 348

22  Les fantômes. 356

23  L’amour est maître. 366

À propos de cette édition électronique. 385

 

1

Les limiers du Cardinal

Resté seul, Richelieu se redressa. Floué ? oui. Vaincu ? non ! Si, par la fuite du Chevalier, la reine lui échappait encore une fois la partie n’était pas finie.

À vrai dire, il semblait difficile, après tout ce temps perdu, d’empêcher les fugitifs de franchir le détroit. Mais le pouvoir du grand ministre ne tombait pas aux frontières. En Angleterre, il avait des moyens d’action qui, pour être occultes, n’étaient pas moins terribles, bien au contraire.

La conversation qu’il venait d’avoir avec l’amie de Mazarin lui hantait l’esprit.

— Cette comtesse de Suttland est à moi maintenant. La lettre que porte à son frère M. d’Artagnan contient des arguments sonnants qui m’assurent de Mac Legor. Par lui, j’ai Cromwell et ses Puritains.

« C’était fatal, les enfants du vieux laird Mac Diarmid devaient être à moi. Tel père…

Un sourire funèbre passa sur la sombre figure du maître.

— J’y songe, Mazarin paraît en savoir long sur ce petit Chevalier, il m’a demandé le silence à son sujet devant la comtesse. Donc, elle le connaît, ou s’y intéresse.

Il saisit un parchemin et traça ces mots :

« J’avise Madame la Comtesse de Suttland qu’un prisonnier d’État, évadé de la Bastille, se dirige, selon toutes probabilités, vers Londres où il compte comme amis Mme de Chevreuse et Lord Montaigu.

« Ce jeune homme dont le nom véritable et l’origine nous sont inconnus, est âgé d’environ seize ans. Je n’ai pas besoin de faire ressortir tout l’intérêt qu’il pourrait y avoir à s’assurer, le cas échéant de la personne de ce chevalier Mystère. »

Il parapha, relut et cacheta. Puis, sonnant un de ses secrétaires :

— Ceci à son adresse, d’urgence.

Le cardinal retomba dans ses méditations.

— Ah ! si j’avais encore de ces bons et braves serviteurs d’autrefois, un Rochefort ou une Milady. Avec de tels limiers à leurs trousses, ces fugitifs n’iraient pas loin.

La porte s’ouvrit et Chavigny se précipita.

— Monseigneur, M. d’Artagnan vient de rentrer, ramenant un homme en croupe.

Comme pour confirmer ce rapport, le mousquetaire lui-même apparut, poussant devant lui un être vacillant, couvert de boue et empaqueté dans un étrange vêtement.

— Qu’est-ce là ? fit Richelieu, en se reculant, tandis que l’informe masse s’écroulait à ses genoux.

— Maître Duretête, porte-clés de la Bastille.

— Appelez du Tremblay, ordonna le Cardinal.

Encore sous le coup des diaboliques apparitions et de son long abandon, le malheureux geôlier restait effondré. En voyant entrer son chef, il balbutia une vague supplication.

— Malheureux, s’écria le gouverneur, qu’as-tu fait de tes prisonniers… Ningun… Vauselle ?

Un tremblement secoua l’homme prosterné.

— Le diable ! gémit-il en se jetant le front contre le parquet.

Juste à ce moment, Mazarin fit sa réapparition. Il était accompagné d’un être falot, fantoche aux yeux clignotants, à la démarche incertaine.

— Monseigneur, voici mousou de Vauselle.

En entendant ce nom abhorré, Duretête se redressa tout d’une pièce.

Les yeux fulgurants, il grinça :

— Vauselle… tentateur… sorcier… démon…

Et, d’un bond de fauve, il sauta à la gorge du misérable. Sous la violence du choc, assaillant et assailli roulèrent ensemble sur le sol. Ce fut bref. Le groupe sinistre grouillait à terre, Vauselle râlant et Duretête écumant.

Prestement, d’Artagnan se jeta dans la mêlée.

Pressant le ressort de la camisole de force qui se referma avec un déclic brutal, il arracha des griffes du colosse paralysé l’olibrius tout pantelant.

— Paix ! fit Richelieu qui, l’œil glacé, avait assisté à cette scène farouche. Expliquons-nous.

— Oui, soupira Vauselle, en essuyant sa face, qui est ce forcené et que me veut-il ?

Le Cardinal interrogea d’abord du Tremblay. Mais le gouverneur ne comprenait rien à la mystification dont il était victime. À son dire, Vauselle n’avait point quitté la Bastille, et il fournissait les détails les plus circonstanciés. L’olibrius protestait avec véhémence. Que lui chantait-on avec cet élixir, ces bandes à la tête, et d’autres balivernes. Il savait, de reste, que, depuis huit jours, il était au pain et à l’eau dans la cave du Mouton-Blanc.

— On a substitué un prisonnier à celui-ci !

Richelieu commençait à démêler la vérité.

— Suis-je un myope ?… s’indigna le gouverneur. Et Mademoiselle Minou, qui est venue deux fois à la Basinière, se serait-elle trompée de frère, comme moi de prisonnier ? Est-ce possible ?

Doucement, Mazarin affirma :

— Mademoiselle Minou ?… Elle n’a point quitté Rouel de ces houit zours.

Du coup, du Tremblay s’écroula :

— Alors, je suis fou.

Pendant ce temps, le geôlier n’avait cessé de dévorer Vauselle du regard.

— On vous ment, Monseigneur, cria-t-il soudain en désignant du doigt sa récente victime, cet homme ne s’appelle pas Vauselle !

— Ouf ! suffoqua l’olibrius, voilà qui est fort.

On venait d’introduire Laffémas pour pousser l’interrogatoire du porte-clés.

Quand le malheureux apprit, de la bouche du sinistre conseiller, que le sac aux doublons était découvert, et que la douce Anastasie, mise à la gêne, avait parlé, dans un débordement de désespoir, il avoua tout. Après quoi, saisi d’une nouvelle crise de rage, il recommença à écumer, les poings serrés et les dents grinçantes.

— Vauselle, démon, malheur à toi !

Le décavé se remit à trembler pour sa peau.

Richelieu n’écoutait plus. Offusqué par ces scènes de démence, il attira à part ses conseillers, et décida :

— La chose est claire. Ces deux coquins sont la victime d’un même et dangereux personnage qui a tout mené.

— Berzerac ?

— Lui, oui. Vous entendez monsieur le mousquetaire, votre mortel ennemi est le deus ex machina de l’affaire, le sauveur du Chevalier.

— J’entends, Monseigneur !

Mazarin, inquiet, parla à l’oreille du maître.

— Laissez faire, riposta celui-ci sur le même ton. Je connais mon d’Artagnan. Il n’est point l’homme d’un coup de traîtrise, mais celui d’un coup d’épée.

L’Italien fit un geste mal satisfait.

— Quant à ces deux-là, continua Richelieu, en jetant un regard aigu vers le groupe tremblant, je sais ce que j’en veux faire.

Laffémas opina.

— Les mettre à la question, sans doute ?

— Chut !… Avez-vous vu avec quelle haine ce Duretête s’est rué sur cette chiffe humaine ? Certes, il ne ferait pas bon à l’autre Vauselle – celui de la Basinière et de Gentilly – de tomber entre ses serres. Et le vrai Vauselle, voyez-vous, sa mine allongée… cet homme a peine à digérer sa cave…

Décidé, le ministre s’était levé.

— Venez ça, marauds…

Sentant leur heure venue, les interpellés tombèrent à genoux, en criant avec ensemble :

— Pitié, Monseigneur.

— Vous ne méritez pas de pardon.

Duretête se souleva à demi.

— Juste, haleta-t-il, faites-moi mourir… Mais avant, de grâce, Monseigneur, si l’on reprend l’Espagnol… et son complice… donnez-les-moi.

— Qu’en ferais-tu ?

La flamme sinistre qui éclaira l’horrible visage de la brute répondit assez éloquemment.

— Soit ! ordonna Richelieu, qu’on le déchaîne.

Puis, coupant court aux objections :

— Ces deux hommes sont libres ! Qu’on leur fasse donner des chevaux, de l’argent, une escorte !

Les deux misérables s’entre-regardèrent, ébahis, doutant du témoignage de leurs oreilles.

Richelieu dictait à voix basse des phrases rapides. Ayant achevé, il revint à eux :

— Écoutez-moi bien tous deux. Et, cette fois, point de bévue, car, foi de Cardinal, traîtres ou dupes, il n’y aura point de rémission.

Une double protestation de dévouement aveugle répondit à cette menace.

— Vous allez prendre tout de suite la route de Calais. Voici vos passeports, vos instructions, l’ordre d’arrêter le Chevalier, si vous le rejoignez en France.

— Et s’il réussit à passer le détroit ?

— Vous le passerez après lui, dit Richelieu, en remettant à Vauselle une enveloppe qu’il venait de cacheter. Dans ce cas seulement, vous ouvrirez ce pli et vous vous conformerez à ce qui y est écrit.

— Ah ! Monseigneur, vous êtes un second père, vous me rendez la vie, s’écria l’olibrius, en embrassant les genoux du maître clément. Pour votre service, moi, sieur de Vauselle, j’irai jusqu’en enfer.

Duretête, lui, ne trouvait pas de mots, mais le geste qu’il fit était terriblement significatif.

— Des limiers, j’en cherchais, murmura le Cardinal, en les regardant s’éloigner. Où pouvais-je rencontrer plus beau couple. Ours et renard !

« Monsieur d’Artagnan, ajouta-t-il, en revenant au mousquetaire et en lui remettant le sac aux philippus apporté par Laffémas comme pièce à conviction, vous ferez route avec ces gaillards. Vous ne les perdrez point de l’œil, et leur prêterez main-forte. Tâchez qu’ils me ramènent le Chevalier…

— Mort ou vif ! appuya Chavigny.

— Vif ! rectifia Richelieu. Allez !

— Vif ! répéta d’Artagnan en sortant. Cela, Monseigneur, je vous le garantis.

Dans la cour, déjà en selle, un peloton de gardes attendait le bon plaisir de Vauselle et de Duretête, avec qui Chavigny réglait les derniers détails de l’expédition.

D’Artagnan échangea quelques mots avec l’officier commandant le détachement. C’était un vieux soldat à l’allure raide, mais au fond assez bonhomme.

— Lieutenant, grommela celui-ci, en louchant vers ses futurs compagnons de route, connaissez-vous ces espèces ?

— Peuh ! des amis de Monsieur Mazarini, je crois. Un aigrefin et un geôlier.

L’officier fit une grimace et salua d’Artagnan, qui, sautant en selle, lui lançait cet adieu goguenard :

— À bientôt, je prends les devants. Vous me rejoindrez sur la route.

À vive allure, le Béarnais gagna la barrière Saint-Denis. Comme il atteignait le boulevard, un coup de canon ébranla sourdement l’air.

C’était du Tremblay qui, rentré dans son domaine, se décidait à donner l’alarme un peu tardivement.

Devant la porte, aussitôt tendue de chaînes, une file de voitures et de cavaliers se trouva subitement arrêtée. De toutes parts, des gens affairés accouraient aux nouvelles.

Le bruit courut bientôt.

— Un prisonnier évadé… de la Bastille…

Le mousquetaire poussait son cheval à travers la cohue, sans souci des protestations des gens bousculés. Juste à la porte, un carrosse, arrêté sous la voûte, lui barra le chemin. À travers le mantelet relevé, il entrevit une femme occupée à parlementer avec le chef de poste.

En apercevant le mousquetaire, la dame s’écria :

— Tenez, voici l’un de ses officiers. Approchez, Monsieur, et dites à cet obstiné que vous m’avez vue chez Monseigneur.

D’Artagnan reconnut alors la voyageuse et son visage revêtit une expression inquiète.

— Madame dit vrai, fit-il en saluant, j’ai eu en effet, l’honneur de la rencontrer chez Son Éminence. Quant à lui laisser poursuivre sa route, ajouta-t-il en se tournant vers le chef de poste, c’est votre affaire.

La voyageuse changea de visage. Ses traits d’une admirable régularité de lignes dans le repos, s’altérèrent sous le coup d’une brusque colère. Ses yeux bleus et caressants lancèrent deux fauves éclairs, sa bouche souriante se crispa.

Parfaitement calme, d’Artagnan la salua de nouveau, puis, sans se soucier de ce qui pourrait résulter du conseil donné par lui, franchit la voûte et sortit de Paris.

Cette rencontre fortuite de la belle visiteuse au Cardinal lui donnait à penser. En rapprochant ce brusque départ des événements qui venaient de se dérouler, il se sentit confirmé dans ses pressentiments du matin.

D’instinct, il avait associé cette femme, dont la vue lui causait une étrange et pénible sensation, avec la pensée des périls qui menaçaient le Chevalier. Et dès ses premiers pas sur la route d’Angleterre, voilà qu’il la rencontrait, terriblement pressée de quitter Paris.

— Hum ! Son Éminence ne néglige rien, et la comtesse de Suttland ne musarde guère.

Il pensait juste.

Sitôt reçu le billet de Richelieu, la belle Anglaise avait fait atteler sa berline et elle se lançait à toutes brides vers Calais, quand le zèle malencontreux des gardes venait de l’arrêter à la barrière.

Cependant, le mousquetaire se hâtait, pressé qu’il était de pouvoir recueillir quelque indice des fugitifs.

À Saint-Denis, interrogeant les cabaretiers, il apprit qu’on avait vu passer aux premières heures de la matinée un groupe de quatre cavaliers. La silhouette typique de Cyrano et la remarquable allure de Capitan, lui permirent de les identifier facilement.

En supputant la distance, il compta qu’ils devraient avoir à cette heure dépassé Chantilly, soit douze bonnes lieues d’avance sur leurs poursuivants ; sauf accident il n’en fallait point tant pour être à l’abri.

Eh ! par la mordieu lui, d’Artagnan, en avait vu bien d’autres, alors qu’il galopait vers Londres, en compagnie de ses trois camarades, Athos, Aramis, Porthos ! Ah ! qu’il était donc loin, ce bon temps.

Bercé au trot de sa monture, le mousquetaire se laissa couler dans une rêverie assez mélancolique. Chaque pas qu’il faisait sur cette route réveillait un souvenir assoupi dans sa mémoire.

C’était le minois futé de Constance Bonacieux, son amie de cœur. C’était le grave et austère visage d’Athos, la stature géante et la bonne face réjouie de Porthos. C’était la fine et élégante silhouette d’Aramis.

Où étaient-ils ces compagnons des chevauchées de jadis ? Ils eussent si bien fait à ses côtés. Aramis surtout.

Car, à cette heure, d’Artagnan se plaisait à évoquer la physionomie du soldat théologien, de cet Aramis, sans cesse oscillant entre ses deux vocations contradictoires et dont l’esprit souple et retors savait si bien concilier ses scrupules dévots avec les escapades les plus aventureuses d’une âme d’amant et de guerrier.

Quel précieux ami, dans une situation si délicate que celle de l’envoyé du Cardinal… et d’Anne d’Autriche.

Eh ! oui, sandi ! il n’y avait pas à barguigner, l’aventureux compagnon des chers disparus avait accepté deux missions, or, tout gascon qu’il fût, il se sentait assez empêché pour les mettre d’accord. Il aurait beau se remémorer, mot pour mot, les instructions de Richelieu, surveiller les limiers, veiller à ce que le Chevalier revînt vif, il achoppait toujours sur ce point délicat. C’était l’ordre de prêter main-forte contre le rebelle si on le rencontrait en terre française. Voilà pourquoi il s’informait si soigneusement de l’avance des fugitifs.

Il se disait, pour se rassurer :

— Bergerac n’est pas une mazette, témoin la bonne pièce qu’il a jouée à Mazarin et à Vauselle. J’ai aperçu à ses côtés certain personnage de taille à se faire respecter. Quant au petit Chevalier, ce petit n’a pas froid aux yeux, que je sache. Allons, nous n’aurons pas atteint la côte qu’ils se trouveront en sûreté de l’autre côté de la Manche.

En sûreté ?

La figure de la dame entrevue chez le Cardinal et à la porte Saint-Denis lui repassait par la tête.

Il n’y avait pas à se le dissimuler, sitôt le détroit franchi, Tancrède n’aurait plus qu’une pensée ; se mettre en quête de sa famille. Or, dans cette recherche épineuse, le jeune homme ne ferait point un pas, sans se trouver exposé à une foule de dangers ignorés.

— Comment l’aider ? pensait le cavalier, soliloquant de plus belle. Comment le guider, de loin et secrètement. Que sais-je de plus que lui ? Rien… Ce Mac Legor, cette Suttland, qui sont-ils ? Je les sens dans l’ombre, et voilà tout. Que m’a appris la Reine ? Néant. Un nom : Patrick ! Et ce fidèle serviteur de Lord Buckingham est… disparu depuis treize ans…

Fameuse piste pour un aveugle !

Ah ! mordi de mordi ! triple gascon, dans quel guêpier te fourres-tu encore !… Te voilà naviguant sans boussole sur un océan outrageusement agité !

Il formulait cette conclusion à mi-chemin à peu près entre Écouen et Luzarches.

En se retournant sur sa selle, il put voir un groupe de cavaliers qui se rapprochaient dans un tourbillon de poussière.

— Bon ! fit-il, soudain calmé, voici mes gens. C’est bien de moi. Je me préoccupe de la fin et l’affaire ne fait que commencer.

L’instant d’après, la trombe des gardes fut sur lui.

En tête, et menant de loin, galopait Vauselle. Excité par la course, le teint chaud, l’œil flambant, l’escogriffe paraissait ivre.

En passant, emporté dans un galop furieux, il cria :

— Ils sont à nous, Monsieur d’Artagnan ! Partout, leur passage est signalé. À Écouen, nous gagnions sur eux.

Le mousquetaire eut un sourire doucement sceptique.

Le gros du peloton défilait dans un poudroiement. Vingt cavaliers, courbés sur les encolures couvertes de sueur, le mors écumant, les nobles bêtes soufflaient rudement, un tremblement significatif agitait leurs jambes nerveuses.

D’Artagnan, au milieu des gardes, aperçut la figure farouche de Duretête. Pâle et les dents serrées, le colosse s’efforçait de se maintenir à l’alignement. Il se cramponnait de toute sa poigne à la bride et serrait sur les flancs de son cheval l’étreinte de ses jambes arquées.

Le vieil officier fermait la marche.

Parvenu à la hauteur du mousquetaire, il ramena la main, arrêtant net sa monture.

— Ce Vauselle a le diable au corps, grommela-t-il. Le train dont il nous mène, nous n’arriverons jamais à Beauvais, sans avoir semé des nôtres en route.

— Que faire à cela… Obéir… et suivre, ironisa d’Artagnan.

Le vieux brave sacra un retentissant « morguienne ! » et remit sa monture au galop.

À Luzarches, ils rejoignirent la troupe. Les gardes les attendaient pied à terre, tenant en bride leurs bêtes qui ahanaient.

Vauselle s’était éclipsé, en quête de nouvelles. Il reparut, exultant d’une joie féroce.

— On les a vus ! Ils sont quatre. Ils ont pris la route de Chantilly. Ils allaient au trot.

— M’est avis que nous ferons bien de les imiter, opina l’officier entre ses dents.

— Point. Au galop ! Et nous les avons !

— Nous ne traverserons pas la forêt sans y laisser la moitié de nos bêtes.

— Nous en trouverons d’autres à Chantilly.

— À votre gré, consentit le vieux soldat résigné.

Dans un grand cliquetis de ferraille, les vingt cavaliers repartirent.

La troupe put atteindre Chantilly sans trop d’encombre. Il était temps. Hommes et bêtes étaient rompus.

Trois gardes, sous la direction de Duretête, se dirigèrent vers le château, afin d’y réquisitionner des chevaux frais, tandis que le reste de la troupe s’installait pour dîner sous les tonnelles d’une auberge.

Tout en dépêchant les victuailles, Vauselle interrogea l’hôte, servantes et valets d’écurie, et voici les renseignements qu’il obtint d’eux.

On avait vu les quatre cavaliers. Même, ils s’étaient arrêtés là, le temps de se rafraîchir par une légère collation. Ils semblaient très gais, sauf le plus jeune qui soupirait parfois d’un air mélancolique. Un gros réjoui et un petit sécot avaient soulevé l’admiration des palefreniers, l’un par son appétit formidable, l’autre par son inextinguible soif.

— Quelle heure pouvait-il être ? trépida Vauselle.

— Midi, à peu près.

— Douze heures de gagnées !

Duretête reparaissait, ramenant les chevaux frais tirés des écuries de Sa Majesté.

Repris de sa frénésie de vitesse, Vauselle voulut repartir sans délai. Mais cette fois, l’officier de Son Éminence se rebiffa.

— Nous ne sommes pas à quart de route, et nous avons mis sur les dents vingt chevaux du roi. Après Chantilly, nous ne trouverons que des relais de poste, où l’on ne pourra nous fournir que peu de chose. Il sied de ménager nos montures… C’est d’ailleurs ainsi qu’en agissent nos fugitifs, ils vont un train prudent.

— Chance pour nous de les rattraper.

— Chance pour eux de nous semer en chemin.

D’Artagnan voyait le moment où la dispute allait tourner mal.

— Vous semblez prendre plaisir à nous retarder ! s’exclama l’olibrius.

— Sarpejeu, Monsieur, je ne retiens personne. Si vous êtes si pressé, nul ne vous empêche de prendre les devants.

La perspective d’un tête-à-tête avec Bergerac calma du coup l’ardeur de Vauselle. Il demanda :

— Que faire ?

— Ce qu’il faut faire ? Agir comme des hommes raisonnables et non comme des enfants têtus. Nous allons cheminer une partie de la nuit d’un train mesuré. À Amiens, nous trouverons à changer les bêtes les plus fatiguées. Là, ceux que nous poursuivons auront à faire choix entre plusieurs routes, menant toutes à la mer.

« Laquelle auront-ils prise ?

« Ils peuvent gagner Saint-Valéry, Montreuil, Boulogne ou Calais.

— Je connais Bergerac. Il piquera droit en avant. C’est le moins long.

— C’est aussi le plus dangereux.

— Raison nouvelle pour qu’il l’ait adoptée !

— Ah !… Quoi qu’il en soit, parons à tout. Il leur faut trouver un bateau pour le passage. En lançant nos hommes les mieux montés en éclaireurs, dans toutes les directions, nous leur coupons la route. Avant qu’ils soient embarqués, les ports de la côte seront fermés, ordre du Cardinal.

S’adressant au mousquetaire l’officier demanda :

— M. D’Artagnan, vous qui êtes un homme d’expérience, que pensez-vous de ce plan ?

Le front quelque peu rembruni, l’interpellé répondit par un « hum ! » sans signification précise.

L’olibrius le regarda de biais, avec inquiétude.

— Nous, pendant ce temps, que ferons-nous ?

— Nous ? dit l’officier. Avec la dizaine d’hommes restants, nous pousserons de l’avant, prêts à nous porter où nos fugitifs seront signalés.

— Impossible ! glapit Vauselle. Dix hommes seulement contre ces gens.

— Ils ne sont que quatre.

— Vous ne connaissez pas Bergerac ! Le Diable !

Duretête sortit brusquement de son mutisme.

— Le Diable ! fit-il avec un frisson. Il a raison, le Diable en personne !

L’officier haussa les épaules et tourna le dos.

— Après tout, décidez ! Je m’en lave les mains.

Vauselle, vainqueur du tournoi, commanda :

— À cheval ! En avant ! Ordre de Monseigneur !

— Si jamais nous les rattrapons, souffla le vieil officier à l’oreille du mousquetaire, je veux qu’on me pende.

La poursuite reprit.

À travers la forêt du Lys, les cavaliers défilaient au grand trot, perdus dans l’ombre des feuillages.

À Beauvais, on fit halte. La nuit était tout à fait close quand on repartit.

Les bêtes, effrayées par l’ombre des grands arbres, faisaient de fréquents écarts. Une petite pluie fine se mit à tomber, transperçant les cavaliers, qui s’assoupissaient à demi sous leurs grands manteaux.

On avançait cependant.

Vauselle et Duretête, eux, ne sommeillaient point. Leur esprit, éveillé par une haine forcenée, semblait être devenu l’âme de cette troupe fantôme.

D’Artagnan escomptait les chances des partis.

— À cette heure, ils sont à Amiens. Ils se reposent, à l’abri. À l’aube, nous serons bien près de les avoir rejoints. Seulement, nous serons à bout d’efforts, et eux auront repris toute leur ardeur.

À ce moment, le peloton fit halte. On vit revenir l’oreille basse le bouillant Vauselle qui avait continué à marcher en avant-garde.

— Il y a deux routes, expliqua-t-il, perplexe.

— Je vois ce que c’est, fit d’Artagnan. C’est la route de Breteuil, et la traverse qui va à Crèvecœur.

Et souriant à un souvenir très ancien :

— Moi, je prenais toujours la traverse.

Duretête coula vers lui un regard de défiance.

— Prenons la traverse, soupira Vauselle.

On se remit en marche.

Seulement, au fur et à mesure qu’on avançait dans ce chemin étroit, encaissé entre deux lignes de bois, il faisait de plus en plus noir, et le sol détrempé devenait de moins en moins praticable.

Quand on atteignit Crèvecœur, il n’était pas possible d’aller plus loin sans se perdre.

On réveilla donc les gens de la première hôtellerie rencontrée. On mit les chevaux à l’écurie, et, tout en mâchonnant quelques restants de viande froide, les gardes s’étendirent sur un lit de paille.

D’Artagnan passa le reste de la nuit à se sécher devant l’âtre, tout en jouant aux dés, autour d’un bol de vin d’épices, avec l’officier aux gardes de Son Éminence.

Avant l’aurore, les deux limiers coururent de stalle en stalle secouant les dormeurs, pressant les préparatifs, communiquant à chacun leur hâte fiévreuse.

Cette journée où le sort de la poursuite allait se décider s’annonçait claire et chaude.

Un petit vent frais excitait le sang.

— Beau temps pour courir le grand chemin, constata l’officier en se mettant en selle.

Le peloton s’ébranla, plus léger et plus ardent que la veille.

Aux premières lueurs de l’aube, les toits et les clochers d’Amiens leur apparurent.

La vieille cathédrale picarde s’éveillait aux sons des cloches quand les cavaliers y pénétrèrent.

En face de la cathédrale, l’hôtellerie des Armes de Picardie avançait son porche. Vauselle s’arrêta sur le seuil et, sans descendre de cheval, héla l’hôte, gros homme à face rubiconde.

— À boire, et vite ! Les gens de M. le Cardinal n’aiment pas attendre.

Et tandis que, sur l’ordre de leur maître, les servantes s’empressaient à verser rasade aux gardes, droits sur leurs selles, l’envoyé de Son Éminence questionna :

— A-t-on vu ici des cavaliers ? Quatre : un nez de perroquet, un cheval noir à étoile blanche ?

Oui, on croyait les avoir aperçus la veille au soir. Au reste, ils devaient être descendus au Lys Royal.

— Où prend-on ce Lys ?

— La première rue à main gauche.

Au Lys Royal, nouvelle station. Les quatre cavaliers avaient soupé. Ils s’étaient enquis du lieu où ils pourraient se procurer des chevaux. Peut-être en avaient-ils trouvé à l’Image Notre-Dame.

— Où est cette Image ?

— Passé le pont, à main droite.

Vauselle était inquiet. Les fugitifs auraient-ils trouvé des montures fraîches ?

Devant l’Image Notre-Dame, il apprit que, n’ayant point eu ce qu’ils désiraient, les quatre aventuriers s’étaient décidés à passer la nuit à Amiens.

Il soupira.

— Quand sont-ils repartis ? demanda-t-il.

— Voici deux heures trois quarts, précisa une voix aigre, celle d’une bonne femme qui parut au seuil d’une cuisine, un torchon graisseux à la main et, clignant vers la troupe équestre le regard de deux yeux louches. Ces chrétiens n’avaient point l’air catholique, surtout le grand avec son bec d’aigle. Il a voulu me passer une mauvaise pièce, je ne sais quoi : un philippus.

Des rangs des gardes, un rugissement féroce partit. Dressé sur sa selle, l’air égaré, Duretête se signait.

La vieille resta interloquée.

— Allons, ma bonne femme, est-ce tout ?

— Oui-da ! À quatre heures, les trois hommes sont partis.

— Les trois ? s’exclama Vauselle.

— Au moment de s’en aller, on n’a pu mettre la main sur le quatrième.

— Diantre ! Lequel ?

— Le plus petit !… un vilain rabougri qui, après boire, voulait embrasser les filles.

— Satanas ! gémit le colosse, reconnaissant le signalement du gnome.

— Mais alors, reprit Vauselle, si Linières n’est point parti, il serait donc encore ici.

— Pfff ! allez-y voir, mon bon monsieur. Nous l’avons déniché à l’aube entre deux futailles… dans la cave !…

— Dans la cave ! clama l’olibrius, comme brûlé au fer rouge.

D’un regard ironique, d’Artagnan embrassa les deux limiers et il coula à son voisin :

— Voilà de singuliers compères. L’un ne peut souffrir les caves, et l’autre a les doublons en horreur. Ce sont pourtant d’excellentes choses !

— On a dû hisser l’ivrogne sur sa bête, conclut la vieille, et on a mis le tout dehors, à coups de balai.

— Nous en tenons un, exulta Vauselle. En route. Messieurs, ventre à terre !

L’officier n’avait rien à objecter. La troupe s’ébranla avec un grondement de tonnerre. Bientôt elle était hors de vue.

2

Sanglante rencontre de deux braves

Cet incident était venu à point pour ranimer l’ardeur des poursuivants.

Par suite du manque de montures nouvelles, l’avance des fugitifs se trouvait réduite à quatre ou cinq lieues, et ils en avaient trente à courir avant d’atteindre Boulogne.

La dernière phase de la lutte semblait s’engager à chances égales. Mais c’est surtout la perspective de pouvoir se saisir d’un des adversaires qui excitait le zèle des cavaliers du roi.

Loin devant, courbé de toute sa longueur, Vauselle paraissait être une bête carnassière, lancée sur les brisées d’une proie. Un picotement féroce découvrait ses crocs aigus. Il n’avait plus rien d’humain. Un chien-loup poursuivant un lièvre.

Mais aussi, ce lièvre qu’il flairait de loin, tremblant et affolé, c’était Linières ! Linières, son ancien agent passé à l’ennemi… l’un de ses geôliers de la cave de maître Coquillart !…

Éperonné par la soif de vengeance, l’amant de Mlle Minou courut le premier au sommet d’une côte d’où l’on pouvait voir le ruban de route se dérouler à perte de vue. Soudain, il tressaillit. Bien loin, en avant, un point noir semblait débouler la pente.

— Un cavalier !

Le bras étendu, redressé de toute sa taille, il clama dans le vent :

— Taïaut ! À nous, Messieurs ! la bête est forcée ! Sus !…

Cet ordre jeté, sans attendre les gardes qui gravissaient la côte au petit trot, il se lança à fond de train sur les traces du fuyard.

Percevant derrière lui la trépidation d’une galopade, celui-ci s’était retourné. Il vit arriver sur lui une espèce de centaure, debout sur les étriers, l’œil en feu et poussant des clameurs sauvages, aussitôt il plongea les deux éperons aux flancs de sa bête et, ratatiné par la peur, cramponné à la crinière du cheval qui bondissait, il partit en une course échevelée.

Des deux côtés de la route, les arbres défilaient avec une rapidité vertigineuse, l’alignade des champs bordés de pommiers tournoyait.

Cependant, Vauselle gagnait. Peu à peu, il voyait grandir le but mouvant.

L’autre, le sentant venir, se courbait de plus en plus, pour offrir moins de cible à l’ennemi.

Inutile précaution ! Encore quelques foulées et l’olibrius fut sur lui, l’épée brandie.

Dans un mouvement instinctif de défense, le petit homme sortit des arçons un énorme pistolet. Éperdu, sentant l’haleine brûlante de son adversaire, il poussa un cri désespéré.

— À moi, Cyrano !

— Encore ! pensa Vauselle, soudain dégrisé… ce matamore serait-il proche ?

Il chercha de l’œil autour de lui. Il était seul, les gardes hors de portée. Du fond de ses entrailles, une peur gronda et s’échappa en un hurlement :

— À moi, d’Artagnan !

Puis, à l’aveuglette, Vauselle pointa de la rapière dans les reins du fuyard, qui, retourné à demi sur sa selle, le bras tendu et les yeux fermés, riposta en déchargeant son pistolet à bout portant.

Les deux chevaux se cabrèrent et tournoyèrent en hennissant… Et les combattants filèrent, ventre à terre, éperdument, chacun de son côté.

Ainsi se termina ce choc épique, où d’Artagnan et Cyrano venaient d’échanger – par procuration – une pistolade et une estocade.

Vauselle ne s’arrêta que lorsqu’il eut rejoint le gros de son escorte et qu’il se sentit en sûreté, au milieu des soldats. Alors, reprenant sa fière contenance, il clama :

— Poussons, Messieurs, ils sont à nous. Je viens de mettre en déroute l’arrière-garde.

Cependant, Linières galopait comme s’il avait eu le feu aux chausses. Au bout de la route, étonné de ne plus s’entendre poursuivre, il s’arrêta, regarda son pistolet fumant et se redressant, enthousiasmé, il jubila :

— Je l’ai tué !… J’ai tué l’ennemi !

Satisfait, ayant grande hâte de retrouver Cyrano et de lui conter son exploit, il talonna sa monture.

Hélas ! la malheureuse bête était fourbue. Aux lisières d’un gros bourg, elle broncha et se laissa tomber sur les genoux, impossible de la remettre debout ; le pauvre Linières dut enlever la selle qu’il chargea sur son dos.

C’est en cet appareil modeste qu’il fit son entrée dans Longpré.

Par bonheur, Cyrano et ses compagnons s’étaient arrêtés là, deux heures plus tôt, à l’unique auberge du pays, qui était relais de poste ; le cavalier démonté trouva Stello et le cheval de Saint-Amant que ses camarades avaient pu enfin échanger contre des chevaux frais.

Seul, le Chevalier avait refusé de se séparer de Capitan, une telle bête pouvant, à son dire, aller au bout du monde sans débrider.

Cyrano, toujours prévoyant, avait laissé des ordres pour le cas où se présenterait son compagnon attardé. On devait mettre à sa disposition la moins éreintée des deux montures abandonnées.

Linières choisit Stello et, un quart d’heure après y être entré pédestrement, il sortit de Longpré, fièrement campé sur le fringant coursier du Gascon.

Le petit homme avait chance à présent de rattraper ses amis du côté d’Abbeville. Il mit donc le cap vers la cité abbatiale, capitale du Ponthieu.

Précédons notre homme de quelques lieues.

La route, une longue chaussée rectiligne, court entre deux bordures de marais. Sous les rayons du soleil trois cavaliers chevauchent en silence.

— Bone Deus ! qu’il fait chaud ! souffle tout à coup Saint-Amant, en retirant son feutre.

— Par mon étoile ! moins chaud qu’hier matin, dans les carrières de Gentilly, maître Satan ! dit le Chevalier.

Cyrano ne desserre pas les dents. Depuis Abbeville, il va ainsi, droit devant lui, plongé dans un abîme de réflexions.

— Que peut avoir Savinien ? demande le gros à l’oreille de son compagnon. Le voilà plus muet qu’une carpe.

— Il attend Linières.

— Dame ! m’est avis que nous verrons apparaître cette trogne de satyre au coin d’un bois.

Mais Cyrano se décide à rompre sur silence :

— Chevalier, pourquoi as-tu refusé de changer de cheval à Longpré ?

— Tu en es encore là ? Où trouverai-je une bête qui vaille Capitan.

Les yeux du bretteur, posés sur le fier coursier, exprimèrent une muette inquiétude.

— À combien sommes-nous de la mer ?

— À vingt petites lieues de Boulogne, assure l’ancien marin.

— N’est-ce pas Saint-Valéry qui est là-bas sur la gauche ?

— Oui, à trois lieues environ.

— De Saint-Valéry, passe-t-on en Angleterre ?

— Un jeu d’enfant. À deux conditions pourtant : trouver une barque de pêche dont le patron consente à vous traverser… Et profiter de la marée.

— À quelle heure, cette marée ?

— À cette époque, vers deux heures.

— Il en est onze à peine, fit le bretteur, rêveur ; puis, à brûle-pourpoint : Saint-Amant, crois-tu que les gens du Ponthieu aiment les doubles pistoles ?

— Parbleu ! souffla le gros, ébahi… cela c’est différent…

Cyrano retombant dans son silence, le Chevalier pressa des genoux Capitan pour se mettre à son alignement, et, avec sa promptitude habituelle :

— Que médites-tu, Cyrano ? Tu parais inquiet ?

— Pourquoi Linières ne rejoint-il pas ?

— N’est-ce que cela ? Que peux-tu craindre ? Qu’on nous poursuive ! Avant le coucher du soleil, nous serons à Boulogne. Si nous n’y trouvons pas un petit navire prêt à nous passer, nous pouvons gagner Calais cette nuit. Là, nous sommes hors de prise !…

— Il aurait eu le temps de nous rattraper !

Mystère sursauta, son ami ne l’avait même pas écouté ! Il n’avait dans l’esprit que Linières et les inquiétudes que lui suggérait son incompréhensible disparition.

— La peste soit de l’ivrogne ! maugréa Tancrède.

Saint-Amant, qui fermait la marche, cria tout à coup :

— Alerte ! un cavalier derrière nous !

Aussitôt, la petite troupe fit halte. La main en abat-jour au-dessus de ses yeux, chacun des trois compagnons braqua ses regards sur l’endroit désigné par le gros.

— Est-ce bien… un cavalier ? émit Cyrano.

La chose était bizarre au point de justifier cette réserve. De loin, en effet, on n’apercevait point trace d’homme, mais seulement un animal avançant par bonds zigzagants, du dos duquel émergeait par instant une espèce d’aile.

Le visage anxieux du bretteur s’éclaira.

— C’est lui ! C’est Linières !

De fait, c’était le retardataire. Le pauvre hère, collé à l’encolure de sa monture, faisait des signes désespérés, battant l’air de son bras qui laissait flotter un vaste mouchoir.

— Mordious ! l’animal a pris du toupet ! c’est mon Stello qu’il grimpe de cette façon barbare !

N’y tenant plus, Cyrano galopa à sa rencontre :

— Arrête, sauvage, arrête !

Linières était fort empêché d’obéir à cette sage injonction. Empêtré dans les harnais et les brides, ses efforts n’avaient d’autre succès que d’exciter Stello qui passa au long de son maître comme une flèche.

— À Stello ! Chevalier !

À ce cri de son ami, le chevalier Mystère eut tôt fait de sauter à terre et de s’élancer à la bride ; la bête maîtrisée s’arrêta après quelques écarts.

— Or çà ! monsieur le traînard, d’où sors-tu ?

Blême de peur, le petit homme souffla :

— Je sors… de… de livrer bataille.

— Bataille ? sursauta Cyrano. J’en étais sûr, nous sommes poursuivis. Combien sont-ils ?

— Ils sont… un !

— Un seul ! Voyons, tu n’as pas rêvé.

— Non, car celui-là filait vite et avait une rapière terriblement longue et affilée.

— Comment lui as-tu échappé, à ce pourfendeur ?

— En le tuant ! dit froidement l’ivrogne.

— Tu l’as tué ? Toi ?…

— Avec ce pistolet, d’un seul coup… Poum !

— Et tu dis qu’il était seul ?

— Seul, mais en tombant, il a appelé : « À l’aide, d’Artagnan ! »

— D’Artagnan ! sursauta le bretteur. En route, sandious !

Le Chevalier ayant remis en ordre les traits de Stello, on replaça Linières sur son dos.

Le petit homme gémissait.

— Avec cela, je suis moulu. Je sens une lourdeur aux reins. (Il se mit à se tâter.) Je me demande… Si je ne suis pas blessé.

Et tout à coup dans une plainte :

— Là, j’en étais sûr… du sang !

Saint-Amant passa ses doigts sur la selle et les retira dégouttants d’un liquide rougeâtre qu’il flaira avant d’y porter sa langue.

— Parbleu ! s’écria-t-il, secoué par un rire homérique, ton sang ressemble au jus de la vigne.

De fait, l’épée de Vauselle s’était par mégarde insinuée dans l’outre que le prévoyant biberon avait fixée au pommeau de la selle, et dont le précieux contenu s’écoulait goutte après goutte.

— Le gredin, il a crevé ma réserve ! Voilà un coup, un coup mortel…

— Oui, pour la peau de bique…

— Il me le payera…

— Comment, puisque tu l’as tué !

— Je… je le tuerai derechef !

Cyrano ne se déridait pas. Il se répétait :

— D’Artagnan ! L’homme du Cardinal ! C’était fatal !

Il se tourna vers Linières :

— Où l’affaire s’est-elle passée ?

— Vers Picquigny !

— Ils doivent être en nombre, dit Saint-Amant. Mais ils perdent leur temps à s’informer. S’ils ne se séparent pas, nous gardons la chance. Je connais le pays. D’ici peu, nous serons à une patte d’oie. Là, quatre routes, celle de Montreuil, celle de Boulogne, celle de Saint-Omer et celle de Saint-Pôl, sans compter la traverse qui file droit sur Saint-Valéry.

Le Gascon écoutait attentivement.

— En mettant les choses au pire, nous avons la ressource de nous jeter sur notre droite. Le pays y est peu sûr, infesté de coureurs impériaux.

— En tirant vers Arras, confirma Tancrède, nous tombons en pleine zone de guerre. Ils n’oseraient nous y suivre.

Cyrano continuait à réfléchir et se demandait :

— Comment d’Artagnan, un roué compère pourtant, a-t-il eu la sottise de perdre le contact qu’il tenait par Linières. Pour nous situer, il lui suffisait de détacher deux ou trois coureurs aux trousses de notre ivrogne. Ce mousquetaire a d’inexplicables… absences.

Quoi qu’il en fût, le danger pressait. La chance principale des fugitifs était dans la rapidité.

— Au galop !

Les quatre cavaliers, plus enragés que ceux de l’Apocalypse, fournirent une grande lieue à ce train.

De temps à autre, Cyrano s’attardait à observer la route. Aucun indice ne décelait une poursuite imminente. Comme il venait de faire une fois de plus cette rassurante constatation, il s’aperçut que le Chevalier se laissait distancer.

— Mildious ! gronda-t-il, pâlissant, Capitan boite !

— Allons donc ! un caprice, un brin de fantaisie, se récria Tancrède, en frôlant de la botte le flanc de son cheval. Ho ! Capitan, mon ami !

Le généreux animal tendit ses muscles pour l’effort. En trois foulées, il reprit l’alignement. Ce fut pour le reperdre presque aussitôt, la tête basse, comme honteux, il se mit à fléchir sur sa jambe blessée.

— Halte, tous ! commanda Cyrano.

Ils étaient en vue de la patte d’oie annoncée par Saint-Amant.

Une transfiguration s’était opérée chez le bretteur. Une flamme subite éclairait son visage soucieux, Cyrano flairait la bataille, et rapides comme l’éclair, les dispositions se présentaient à son esprit.

D’une voix inconnue à ses amis, il ordonna :

— À bas de selle, Chevalier, prends mon cheval.

L’oreille basse, le jeune homme obéit.

— À présent, Tancrède, tête à gauche. Ce chemin mène à la mer. Deux lieues et c’est Saint-Valéry. La marée est à deux heures. Je t’en donne trois pour avoir trouvé une barque et gagné le large. Est-ce compris ?

Le Chevalier courbait la tête, s’accusant de ce nouveau contretemps ; il n’osait résister.

— Où que tu abordes, tu gagneras Brighton, continua son ami sur un ton moins brusque. Là, tu attendras jusqu’à samedi qui vient. Pas un jour de plus. Alors, si tu ne nous as point revus, l’un ou l’autre, pique droit sur Londres, et n’y vois personne, hors Mme de Chevreuse. Et cette fois plus d’impairs, le temps de rire est passé. Va !

— Cyrano ! haleta l’enfant, les yeux gros de larmes. Oh ! Cyrano, tu me renvoies donc ?

Cyrano montra la direction des dunes :

— Va ! fit-il.

— Eh bien ! non, je ne veux pas. Le danger approche. Je ne puis te quitter ainsi…

— Au nom de la Reine… au nom de Claire de Cernay… j’ordonne… obéis !

— Non, car je le sens, tu vas te sacrifier pour moi. Jure-moi que tu vas fuir.

D’une voix vibrante, le Gascon prononça :

— Je te jure que si tu t’obstines un instant de plus, je ne bouge de cette place, et, sous tes yeux, je me livre sans combattre aux gens du Cardinal.

— Cyrano, tu es cruel, dit le jeune homme bouleversé, car il sentait irrévocable la décision de son terrible ami. Que faire ? J’obéis ! Je pars ! Adieu !

— Pas avant de m’avoir embrassé !

La gorge contractée par des sanglots, M. de Bergerac courut vers l’enfant les bras ouverts, et tous deux s’étreignirent pour un adieu.

Puis ils se séparèrent. Et la silhouette de Tancrède disparut bientôt dans le remous des collines de sable.

— Brave petit ! murmura Saint-Amant, ému. Quel malheur qu’il ait si peu de tête, ayant tant de cœur.

Le chef, encore tout secoué par la séparation, lui imposa silence, et dit d’un ton bref :

— À vous autres, maintenant ! Vous allez prendre tous deux la route d’Arras, dans deux jours, vous serez à Dunkerque et de là, vous gagnerez Brighton.

— Et toi ? demanda le gros.

— Moi je garde Capitan, et je vais à Boulogne.

— Autrement, tu attires les poursuivants, et comme il faut gagner trois heures, tu leur livres combat, à toi seul. Nous sommes sauvés… et tu es mort.

— Imbécile !… Allons, ces discussions nous retardent. Partez !

— Bon pour le Chevalier, cela, mon doux Savinien. Moi, je suis venu de ma propre volonté, et de la même volonté je reste.

— Moi aussi, affirma Linières qui, se rappelant ses transes récentes, ne se sentait rassuré qu’aux côtés de son vaillant ami.

— Au reste, continua l’ancien marin, poursuivant son idée, ces pendards qui nous cherchent, fussent-ils vingt, au pire… nous pouvons, à l’abri d’un retranchement, les tenir… au moins trois heures.

— Trois heures, répéta le bretteur, vaincu. Eh bien ! soit, restons ensemble !

Avec plus de légèreté, il se remit en selle et l’on repartit. Après quelques foulées, le gros poète s’aperçut que son compagnon laissait tomber sur la route un objet brillant.

— Hé ! Hé ! sourit-il émerveillé, l’ami a tout prévu. Voilà qui indiquera à l’adversaire le chemin à prendre !

 

Pendant cela, Vauselle et sa troupe avaient atteint Abbeville. Depuis Picquigny où la pusillanimité du drôle avait laissé échapper Linières, ils cherchaient les traces des fugitifs. La dernière qu’ils eussent trouvée était le cheval abattu près de Longpré.

À Abbeville, le passage de Cyrano était resté inaperçu. Aussi, faute de renseignements, la poursuite se ralentissait, incertaine.

Vauselle chevauchait à l’arrière, de conserve avec d’Artagnan. Là, il se sentait à l’abri. Le vieil officier en avait profité pour reprendre le commandement.

À la sortie d’Abbeville, ne trouvant d’autre route importante que la chaussée, il y avait engagé sa troupe, en la faisant éclairer par deux hommes.

Précisément, l’un des éclaireurs revenait au galop. Il avait reconnu la patte d’oie, et, laissant son camarade pousser de l’avant, il accourait au rapport.

— Quatre routes, plus la traverse, diable ! dit l’officier perplexe. Que pensez-vous de cela, Monsieur d’Artagnan ?

— Il faut voir !

Comme renseignement, c’était un peu évasif.

Vauselle s’approcha pour donner son avis.

Mais le commandant, qui digérait mal la fuite de Linières, le rabroua vertement.

— Après votre maladresse, ceux sur lesquels nous courons nous savent à leurs trousses, et doivent ruser. Avec votre manie de nous tenir en bloc, nous nous retardons les uns les autres et les fugitifs ont la partie belle.

— Voici votre second éclaireur, mon camarade, intervint d’Artagnan. Nous allons savoir du nouveau.

En effet, le cavalier rejoignait, à toute bride, en agitant en l’air un objet scintillant.

— Une bourse, reconnut Vauselle.

— Où as-tu trouvé cela ?

— Sur la route de Boulogne.

L’olibrius s’était déjà saisi de l’objet. Ouvrant le fermoir d’acier il tira deux ou trois jaunets.

— Des philippus !

— Des doublons d’Espagne ! hurla Duretête. Point de doute ! C’est lui… En avant au surtriple galop !

— Allons, bon, à l’autre, grommela le vieux chef. Où nous mènent encore ces deux casse-cou ?

D’Artagnan suivit avec indolence.

Armé d’un flegme à tout crin qui se doublait d’un beau scepticisme, ce Béarnais croyait peu aux miracles, et cette trouvaille à point nommé des doublons révélateurs en était un. Aussi, à la hauteur de la patte d’oie, tourna-t-il vers les dunes un regard aigu, tandis qu’un sourire errait sur ses lèvres.

3

Un siège en règle

À peine lancée sur la route de Boulogne, la troupe rencontra la charrette d’un brasseur. Pressé de questions, le conducteur retira sa pipe de sa bouche pour déclarer avoir croisé un petit groupe de cavaliers.

— Combien ?

— Z’étaient ben troués… ou quatte p’têt cinq.

Cinq peut-être. L’aventure tournait au fantastique.

— Sont-ils loin ?

— Non fait point très ! N’y en a un qu’est sû un qu’vâ nouer.

— Capitan !

— Ah ! ben, c’Cap’tan-là, y bouette… là vrai, c’qu’il s’appelle bouetter.

L’olibrius poussa un cri de triomphe. Capitan boiteux ! Sous son impulsion, la poursuite, excitée par l’approche du dénouement, reprit son vol.

Le Picard reprit sa marche cahotante.

— N’en voilà qui sont plus pressés que polis ! – et avec un clin d’œil finaud – j’croés ben me rap’ler à c’t heure qu’y z’étaient qu’troués !

Emporté à la suite des gens du Roi, d’Artagnan remuait un problème insoluble !

— Capitan éclopé ! Et la troupe entière, se laisse ainsi retarder. Bergerac est devenu fou…

En vue du Nouvion, la route fait un double coude pour contourner un marais.

D’Artagnan, qui commençait à se passionner, avait gagné le premier rang où il chevauchait botte à botte avec son collègue. Soudain, passé le premier tournant, les deux officiers aperçurent les cavaliers en fuite.

Ce fut un éclair.

Les fugitifs franchissaient le second coude du chemin, juste à l’orée d’un petit bois qui allait les masquer à nouveau.

Pourtant, si rapide que fût l’apparition, l’œil prompt du Béarnais avait fait son office.

— Ils ne sont plus que trois. J’en étais sûr.

Le vieil officier cria soudain :

— Voyez ! le cheval noir… Il s’abat !

De fait, Cyrano s’était retourné et, en reconnaissant la stature martiale de son éternel ennemi, il avait tendu le poing d’un geste de défi. Juste à ce moment le pauvre Capitan, non soutenu, s’était écroulé entre les jambes de son cavalier.

Les gardes accouraient. Une longue clameur salua cette chute.

Mais déjà le bretteur était sur pied. On le vit sauter en croupe d’un de ses compagnons revenu à son appel, et disparaître derrière le rideau de feuillage.

Au fait, peu importait. Ils ne pouvaient plus aller loin.

Le peloton se ruant sur leurs traces, la tête de la colonne tournait déjà le coin du bois.

Là, les gardes s’arrêtèrent ébahis :

— Sarpejeu ! jura l’officier. Plus personne !

À présent, la route sur laquelle pas un obstacle ne pouvait s’interposer au regard… cette route se déroulait à perte de vue, monotone et déserte !

Les fugitifs avaient disparu !

Le premier moment de stupeur passé, l’officier fit fouiller la futaie voisine.

Lui-même piqua un petit galop de reconnaissance. Brusquement, il tomba en arrêt devant un amas de ruines sombres, en contrebas de la route.

Au fond d’une petite ruelle pierreuse, à l’abri d’un mur lézardé, une bicoque trapue se tassait sous un énorme toit de tuiles couvertes de mousse. La façade, proéminente, en forme de ventre, n’était percée que d’une porte à un vantail et d’une meurtrière garnie de barreaux.

En arrière et sur les côtés de ces bâtiments – restes de l’exploitation d’une ancienne tourbière – des lueurs verdâtres décelaient les flaques d’une eau croupissante.

L’ensemble vous avait un air assez sournois.

Sur l’ordre du chef, un garde se glissa dans la ruelle. Il n’y avait point fait quatre pas qu’un craquement sec déchira l’air. À la meurtrière, empanachée de fumée, la grosse tête frisée de Saint-Amant se montra un instant.

— Simple coup de semonce, tiré à blanc, selon les usages de courtoisie pratiqués dans la marine, expliqua-t-il.

Au bruit de la détonation, d’Artagnan était accouru, en tête des gardes.

— Ils sont là, jeta l’officier. Nos gaillards n’ayant pu s’envoler se sont terrés. Que pensez-vous qu’il faille faire, monsieur d’Artagnan ?

Le mousquetaire examina la bicoque et esquissa une moue. Mais soudain à la meurtrière, son œil perçant vit luire les canons des pistolets.

— Mordi ! déclara-t-il bonnement, il conviendrait de filer d’ici. La place va devenir chaude.

Simultanément, trois flammes jaillirent. Et cette fois on perçut le sifflement des balles.

Les soldats ayant eu le temps de s’égailler sur les bas-côtés de la route, aucun ne fut atteint.

Rassurés, les deux officiers gravirent une petite butte, où Duretête les rejoignit. Il fut plus malaisé de retrouver Vauselle. Enfin, le vaillant sire se tira du fond d’un fossé où il s’était jeté à plat ventre.

Aussitôt réunis, les quatre hommes tinrent un rapide conseil de guerre.

Rangés en file, à l’abri des arbres, les gardes, mousqueton au poing, l’œil aux aguets et prêts à faire feu sur quiconque se montrerait, entouraient à distance la masure d’un large demi-cercle.

La fumée dissipée, la bicoque avait repris son allure de brave maison déserte. Couverte sur ses deux flancs par le marécage, elle n’était abordable que de face, par le sentier. Or, celui-ci se trouvait être commandé par deux points, d’où les assiégés, bien abrités, pouvaient canarder à l’aise les assaillants : la meurtrière d’abord, ensuite la lucarne, perdue dans la toiture.

Aussi, le prudent officier hésitait-il à exposer ses soldats à découvert au feu d’un ennemi invisible.

Aux objurgations de Vauselle qui glapissait : « Ce sont des bandits. Ils ont tiré ! Il faut s’en saisir, morts ou vifs, les extirper de leur repaire ! » il répondit, en tortillant sa moustache grise : « Un assaut serait coûteux. »

À quoi d’Artagnan surenchérit.

— Dame ! Ces gens paraissent résolus à se défendre. Ils ont eu la bonté de nous en avertir. Il conviendrait, je pense, d’essayer de la persuasion.

— Quoi ! s’indigna l’olibrius, parlementer avec des rebelles. Reculer devant une poignée de marauds. Quatre misérables…

— Quatre, dites-vous ? s’écria l’officier surpris.

— Parbleu, le Chevalier, Bergerac, Linières et le gros homme, cela fait bien quatre, je pense.

— Ah ! moi, je n’en comptais que trois.

Cette observation fit l’effet d’une douche. L’œil de Vauselle, refléta une inquiétude :

— Or çà, en manquerait-il encore un ?

— Je n’affirme rien, quoique, au tournant de la route, je n’ai aperçu que trois cavaliers.

— Et vous, monsieur d’Artagnan ?

— Moi ? hum !… je crois n’en avoir vu que deux.

Les limiers s’entre-regardèrent, soucieux.

Vraisemblablement, il paraissait y avoir là-dessous quelque maléfice.

— Sarpejeu, reprit l’officier, une chose tranche tout. Quand ils ont tiré, combien avez-vous compté de détonations ?

— Trois, affirma Duretête.

— Il faut en avoir le cœur net. Envoyons un parlementaire.

— Bravo, monsieur de Vauselle, vous vous assagissez. Allez donc et tâchez d’éclaircir le mystère.

— Moi, sursauta le vaillant sire. Ah ! Pourquoi n’iriez-vous pas, vous, M. d’Artagnan ?

Le Gascon se récria, déclinant l’offre, mais tout à coup, il se ravisa.

— Je ne dis pas non. Voyons, que puis-je offrir aux assiégés ?

— Promettez-leur la clémence du Cardinal…

Un grognement de Duretête l’arrêta net.

— Bast ! disait-il, avec un sourire équivoque, promettre et tenir sont deux.

Cette fois ce fut le regard scrutateur du mousquetaire qui l’arrêta.

— Écoutez, fit-il, sur un ton tranchant. La consigne de Son Éminence est simple et nette : se saisir du chevalier Tancrède et le ramener vivant.

— Pourtant… Bergerac ? objecta Vauselle.

— Monseigneur n’a soufflé mot des autres.

— Hé, palsanguienne ! c’est évident s’écria le vieux soldat, enchanté de jouer les deux acolytes.

— Si M. de Bergerac accepte de sortir sans coup férir avec ses amis, à l’exception du Chevalier, nous ne pouvons que le laisser faire.

— Parfaitement, appuya l’officier, solution admirable qui ménage le sang innocent.

— Mais si le petit n’est pas là ? dit l’olibrius.

— Eh ! nous agirons en conséquence !

À ce plan, il n’y avait rien à répondre. D’Artagnan suivait à la lettre ses instructions. Vauselle acquiesça, d’un geste résigné.

Pendant ce colloque, où se débattait le sort de son ennemi mortel, Duretête avait gardé un silence farouche, promenant son regard de l’un à l’autre des interlocuteurs. Quand il comprit que l’on allait offrir le salut au « tentateur », il s’éclipsa sans bruit.

Mais personne, sur le moment, ne prêta attention à cette fugue subite.

D’Artagnan descendit le talus. En bas, il tira son mouchoir et le fixa au bout de son épée, puis, d’un pas ferme, il marcha droit à la bicoque.

Tous les indices devinés par lui autorisaient le Béarnais à se croire sûr de son fait. Il n’était pas douteux que le Chevalier s’était séparé de ses compagnons à la patte d’oie des dunes et que Cyrano ne s’était embusqué qu’avec l’intention de donner à son ami le temps de gagner un port de la côte. La ruse ayant réussi, le bretteur n’avait plus aucune raison pour refuser de sortir avec les honneurs de la guerre. Somme toute le calcul de d’Artagnan était exact, à un point près : peu familier avec les choses de la mer, il oubliait de tenir compte de l’heure des marées.

Parvenu à portée de voix des assiégés, il héla :

— Messieurs ! Au nom du Roi !

Un œil parut à la meurtrière. L’instant d’après, la porte s’entrouvrit pour donner passage à un homme qui gagna une des brèches de l’enceinte.

Debout au revers de la route, d’Artagnan vit l’arrivant saluer, il répondit en retirant son feutre.

Il venait de reconnaître Cyrano.

Sans plus tarder, le mousquetaire exposa sa mission, à haute voix, vu la distance qui le séparait du parlementaire adverse.

— Si je vous comprends bien, dit le bretteur, surpris de cette proposition inattendue, vous m’offrez de sortir librement avec mes amis.

— Sauf, toutefois, le chevalier Tancrède.

— Offre tentante… Si elle n’est point un piège.

— Un piège ? monsieur de Bergerac, ce mot est de trop, nous parlons en soldats !

— Soit !… En soldat je veux vous répondre. Mes amis et moi vous remercions de votre généreuse proposition, il nous est impossible de l’accepter.

— Parce que ?

— Parce que nous ne pouvons pas vous livrer notre camarade.

Réponse équivoque, dont le sens caché confirmait si bien les suppositions du Béarnais, que celui-ci reprit en baissant un peu le ton :

— Nous ne songeons pas à exiger de loyaux gentilshommes, une telle félonie. Retirez-vous seulement, le reste nous regarde.

— Dommage qu’il ne soit que midi, et que cette satanée mer ne monte que dans deux heures, maugréa Cyrano, sans cela, quelle figure auraient fait nos limiers en trouvant, nous filés, la maison vide.

— Eh bien ! monsieur, votre réponse ?

— Décidément, non !

— Mordi, songea le mousquetaire nous serions-nous trompés ? S’il refuse, le petit est avec lui !

Il ne pouvait, en effet, concevoir d’autres motifs à l’obstination de son adversaire. Il insista :

— Voyons ce n’est pas votre dernier mot, vous ne songez pas à vous perdre pour une vaine résistance. Nous sommes vingt, et vous êtes…

— Quatre ! coupa le Gascon.

— Quatre, soit ! Consultez vos compagnons…

— Inutile, ils ont juré de m’obéir.

— Après tout, un seul d’entre vous est en droit d’accepter ou de repousser notre offre qui vous sauve. Et celui-là, c’est le chevalier Mystère.

Après une légère hésitation, Cyrano riposta :

— Le Chevalier a juré comme les autres.

— Laissez-moi lui parler.

— Non, mordious, non !

Sans l’écouter, le Béarnais s’était élancé déjà sur le remblai, d’où il pouvait inspecter la bicoque. Un dernier doute le poignait. Si le jeune homme était là, pourquoi ne se montrait-il point ?

— Nous allons bien voir.

D’une voix forte, il cria :

— Chevalier Tancrède, vous tenez en vos mains le salut de vos compagnons. Rendez-vous et ils sont libres ?

— Mildious ! sacra le Gascon, furieux. Ne réponds pas, Tancrède, je te le défends !

Nulle voix ne fit écho, et pour cause, mais la porte de la bicoque qui s’était entr’ouverte, se referma.

D’Artagnan avait retrouvé son sourire :

— Merci, fit-il, je sais ce qu’il me reste à faire.

— Il vous reste à nous donner l’assaut ?

— À quoi bon ?

— Hé, capédédiou ! Pour nous arracher votre prisonnier.

— Sandis ! Monsieur de Bergerac, ai-je l’air si obtus ? Pour l’arracher, encore faudrait-il qu’il fût là.

— Que supposez-vous donc ?

— Que le petit homme est loin, car s’il était encore ici, il y a beau temps qu’il se fût livré pour vous sauver !

Le bretteur se sentit pâlir. L’autre avait tout deviné. Sa générosité apparente cachait une arrière-pensée : il voulait s’assurer si le nid était vide. À présent, il était fixé. La poursuite allait reprendre sur le bon chemin, hélas ! Deux heures. Comment les gagner ? Ah ! cette fois, Tancrède était perdu.

Ces pensées prirent le temps d’un éclair. Furieux de s’être laissé percer à jour, Cyrano jura :

— Corbac ! Êtes-vous fou ? Le Chevalier est ici, mordious, en sûreté derrière nos épées. Et si vous voulez en être sûrs, messieurs du Cardinal, venez l’y quérir !… Mais pour l’avoir, il vous faudra auparavant aller chercher du renfort car vous n’êtes que vingt, je crois… et c’est trop peu !

— Bon ! fit le Béarnais sceptique, s’il nous entend, que ne se montre-t-il ?

— Je le lui défends !… Entends-tu, Chevalier, je te défends de paraître.

En prononçant avec véhémence cette objurgation à un absent, le poète-duelliste s’était retourné vers la bicoque ; d’Artagnan suivait ce manège d’un œil luisant de malice.

Soudain la voix manqua à Cyrano, et le mousquetaire sentit une sueur glacée lui inonder le front.

À la lucarne du toit, trois ombres se profilaient. Trois hommes aux aguets, dont on apercevait les armes brillantes, prêtes à faire feu.

— Mordi, le compte y est ! souffla le mousquetaire, atterré. Il est là… Comment diantre ne m’a-t-il pas répondu ?

— Parce qu’il a fait un vœu, riposta le rimeur reprenant soudain son aplomb, le vœu de silence !

Cette fois, il n’y avait plus à louvoyer. L’alternative redoutée par d’Artagnan se réalisait : il était face à face avec le Chevalier, et il lui fallait faire son devoir de soldat. Du reste, Vauselle et son compagnon qui, du haut de leur observatoire, pouvaient voir leurs quatre adversaires au complet, commençaient à s’agacer de la longueur des pourparlers.

— Vos amis s’impatientent, monsieur d’Artagnan. À vous revoir bientôt. Je vais me préparer à soutenir dignement votre assaut.

Avec un salut courtois, mais assez froid, le chef des assiégés se retira de la brèche.

— Monsieur de Bergerac, s’écria le mousquetaire, de grâce, un mot…

Il ne put achever. Une détonation sèche venait d’éclater lui coupant la parole.

Cyrano, qui s’était retourné à son appel, se rejeta brusquement en arrière. Une balle venait de lui enlever son feutre.

— D’où peut venir ce coup ? se demanda le parlementaire, stupéfait, et furieux d’avoir à recevoir de son adversaire ce sarcasme insultant :

— Si c’est là votre façon de parlementer, monsieur le mousquetaire, mes compliments.

— Ah ! ça, mordi, qui donc a tiré ? se répéta le Béarnais, en se jetant derrière un arbre.

Car la malencontreuse pistolade avait été suivie d’une riposte des assiégés, à laquelle répondait une décharge des assiégeants, et l’innocent parlementaire se trouvait ainsi pris entre deux feux.

Soudain, ses regards errants perçurent une masse tapie, dans un angle de mur :

— Duretête, reconnut-il. Oh ! le lâche !

Son coup manqué, le geôlier rechargeait son arme.

Ah ! On avait parlé d’épargner le démon. Celui dont le meurtre était œuvre pie. Heureusement, lui, Duretête, n’avait rien promis. Le tentateur, l’être de perdition était là, à sa portée, malheur à lui !

Si le bretteur n’avait pas été tué du coup, c’était miracle !

— Lâche ! lâche ! répéta d’Artagnan, révolté.

Cependant l’officier des gardes qui de loin n’avait pu distinguer les choses, accourait la face cramoisie de colère, en hurlant :

— Les brigands !… Les bandits !… Tirer sur un porteur de propositions de paix !… Pas de quartier.

La mort dans l’âme, le mousquetaire le rejoignit, et tous deux prirent aussitôt leurs dispositions pour le combat.

La moitié des gardes de Son Éminence avaient mis pied à terre et s’occupaient à recouvrir leurs chevaux d’un caparaçon de branchages coupés dans la futaie voisine.

Pendant ce temps, l’officier rangeait le reste de sa troupe à bonne portée de mousquet de la masure.

— Attention, recommandait-il, l’œil à la meurtrière et à la lucarne du toit. Dès qu’une tête apparaîtra, feu !

« Quant à vous, ajouta-t-il à l’adresse des premiers groupes, vous allez avancer en vous défilant derrière vos chevaux. Rassemblement à l’abri du petit mur qui longe la ruelle. Attendez là que je lève mon chapeau, et alors, tous à l’escalade !

Les soldats prirent la file, tenant en bride leurs montures. Celles-ci ainsi cuirassées formaient un rempart mouvant.

Au moment où les hommes allaient s’engager, d’Artagnan les arrêta du geste et s’écria :

— Un instant ! Puisque combat il y a, j’en suis. Lieutenant des mousquetaires de Sa Majesté, comme supérieur à votre chef, j’ai le droit de mener la danse. Suivez-moi, messieurs !

D’un saut, il fut sur la route, salué par le feu des assiégés. Alors, il souleva son feutre, et lança :

— En avant ! Pour le Roi !

— Vive le Roi et Son Éminence ! répondirent les gardes, en s’élançant à sa suite.

Au milieu d’une grêle de balles, d’Artagnan gagna la ruelle, pas à pas.

Par bonheur, une furieuse mousqueterie des gardes embusqués gênait assez le tir des adversaires pour protéger cette manœuvre audacieuse. Grâce à ce soutien, le lieutenant se tira sain et sauf de la fournaise. Les soldats aussi étaient indemnes. Seuls, deux chevaux, innocentes victimes de ces querelles, restèrent sur la route.

La première phase de l’action paraissait donc avoir eu bon succès. Avant de passer à la seconde, d’Artagnan laissa souffler ses hommes, à l’abri derrière le mur.

De l’œil, il cherchait le geôlier. De nouveau Duretête avait disparu.

Où pouvait-il être ?

Se glissant jusqu’à une lézarde, le Béarnais examina la bicoque. Un seul tireur veillait à sa meurtrière. Les autres occupaient la lucarne. Il les compta : pas d’erreur, ils étaient bien trois. On ne distinguait point leurs gestes : l’un d’eux apparaissait et disparaissait sans cesse à la façon d’une marionnette. Juste le temps de passer une arme chargée à son voisin qui ne laissait voir qu’un œil pour viser, et un bout de bras pour tirer.

Du troisième, on ne distinguait que la silhouette, indiquée par un pan de manteau et un chapeau aux ailes rabattues.

Ce personnage, se tenait un peu en retrait, et semblait garder, au milieu de la mitraille, une impassibilité surprenante.

D’Artagnan n’eut pas le loisir d’examiner davantage. De loin, l’officier donnait un signal, et les dix soldats empoignèrent la crête du mur. L’autre leva son chapeau : d’un seul mouvement, tous se hissèrent.

C’était l’instant difficile. Le Béarnais bondit et se trouva le premier à cheval sur le chaperon.

Aussitôt, une grêle de projectiles, passant par-dessus leurs têtes, alla ricocher contre la masure. La meurtrière et la lucarne ripostèrent.

Par chance, un nuage de plâtras, arrachés par les balles des gardes, aveuglait les assiégés, qui ne pouvaient tirer qu’au jugé.

D’Artagnan n’en reçut pas moins une avalanche de pierrailles, projetées par une balle perdue.

Il se jeta à bas du mur, en criant :

— À moi, soldats du Roi !

Tous franchirent au pas de charge l’espace qui les séparait de la bicoque et se ruèrent d’une masse contre la porte.

Là, force leur fut de s’arrêter.

Le vantail était solide. À peine ébranlé par le choc, il résistait aux plus furieux coups d’épaule, et le tir de la meurtrière, en les prenant d’enfilade, paralysait les efforts des assaillants.

Toutefois, les ailes commençaient à se disjoindre quand, soudain, un fracas épouvantable retentit. Du haut de la lucarne, un bras géant venait de projeter une énorme table de chêne qui s’écroula au milieu du groupe, y jetant le désordre et la panique.

Les soldats tourbillonnèrent sur le côté de la diabolique bicoque, d’où le danger suait par tous les trous.

L’affaire s’annonçait mal.

Le mousquetaire devenait perplexe.

Sur dix hommes, quatre étaient restés dans la ruelle.

Heureusement, il vit accourir le vieil officier, amenant du renfort. En tête des arrivants, deux chevaux caparaçonnés de branches traînaient un fort tronc d’arbre.

En un rien de temps, le tronc d’arbre se trouva hissé au faîte du petit mur d’où on le laissa débouler. Alors, l’un des hommes de d’Artagnan rampa jusqu’au bélier improvisé et se saisit des cordes qui l’attachaient. On n’eut plus qu’à le tirer à soi.

— Attention ! conseilla le mousquetaire. L’œil des assiégés doit être fixé sur ceux qui escaladent la muraille. À nous de saisir l’occasion. À la brèche !

Le tronc fut chargé sur six robustes épaules et l’on repartit en rasant les murs.

C’était bien jugé. Cyrano et ses amis, en effet, s’occupaient surtout des nouveaux venus. Quand ils s’avisèrent du danger, il était trop tard. Ébranlée à grands coups de bélier, la porte commençait déjà à craquer et à se disjoindre.

Un dernier effort l’ayant jetée bas, sa chute fut saluée par une clameur de triomphe, et pleins d’une nouvelle ardeur, les assiégeants se précipitèrent en tumulte par la brèche.

Mais l’ouverture était étroite, et l’on n’y pouvait passer qu’un par un.

Les premiers arrivés s’y étaient à peine engouffrés qu’un remous se produisit.

— Morguienne ! sacra le chef, en avant !

— Pas moyen d’avancer, cria un garde blessé qui refluait. Il y a une barricade à l’intérieur.

Les deux officiers, ayant enfin réussi à se glisser dans la masure, purent juger de l’obstacle. Il était sérieux.

Devant eux, un échafaudage enchevêtrait des poutres, des débris de meubles et des ais arrachés. Au sommet, un homme se dressait, dominant la brèche.

En manches de chemise, balançant au bout de son bras nu et musclé une énorme barre de fer, cet homme d’une stature gigantesque surveillait l’adversaire d’un regard narquois sans cesser de tirer par à-coups des bouffées de sa pipe courte et noire comme un brûle-gueule de marin.

Passer à portée de son bras… Les plus braves hésitaient.

Comme les officiers se consultaient de l’œil, une voix tombant du plafond appela :

— Saint-Amant ?

— J’y suis ! répondit le géant.

— Il est une heure sept !

— Bon, riposta flegmatiquement le gros homme. Plus que cinquante-trois minutes… On tiendra !

À l’audition de cette phrase, sans signification précise pour les autres, l’œil du mousquetaire s’éclaira.

— Tiens ! tiens ! les assiégés devaient résister un temps fixé d’avance… cela devait avoir une raison…

Toutefois, la barricade tiendrait-elle un si long temps ? Il avait suffi aux assaillants d’une demi-heure pour enfoncer la porte ! Pendant ce temps d’arrêt, Vauselle avait rejoint. Malcontent du retard, il gourmandait les gardes.

Le prudent Béarnais profita du hourvari pour se tirer à l’écart.

Deux points excitaient sa curiosité : primo, où était passé maître Duretête ; secundo, quel pouvait être le quatrième personnage enfermé dans la bicoque. Car, à présent de sérieux doutes lui revenaient sur la présence réelle du Chevalier.

En tirant à droite, le mousquetaire aperçut un appentis, accroché au flanc de la masure.

Mais, pour y parvenir, il fallait traverser une bande de vase, large de plusieurs toises, et absolument impraticable. Il sonda le terrain et distingua une ligne noire qui courait sur la surface de l’eau.

Prudemment, il s’engagea sur ce pont, ou mieux sur ce gué. Mettant un pied après l’autre, il put progresser, ayant d’abord de l’eau jusqu’à mi-jambe, enfin jusqu’aux genoux. N’importe ! d’un saut final, il se tira de la tourbière.

Là, d’Artagnan se trouvait sur les derrières de la bicoque, séparé de ses compagnons par le marécage qui s’étendait à sa droite et à sa gauche. Le fond de cette espèce d’île était occupé par les hangars en délabré, dont le derrière donnait sur la forêt.

Nul ne pouvait voir le mousquetaire. De ce côté, la masure n’offrait qu’un mur à pic, sans aucune ouverture. Sauf pourtant une façon de soupirail, hermétiquement clos, et obstrué par un éboulis.

D’Artagnan était seul, enfin !

Il coula d’abord un regard de biais vers la lucarne qu’il put entrevoir en profil perdu. Le personnage qui l’inquiétait s’y dessinait à la même place. En vérité, il semblait n’en avoir pas bougé !

— Bizarre !

Les nuages qui couvraient le front du Béarnais depuis son entretien avec l’autre Gascon achevèrent de se dissiper. Son ardeur batailleuse sembla tomber du même coup.

— Hé, hé ! murmura-t-il. Le point de vue change.

Un violent tumulte vint rompre le calme qui régnait depuis un instant. L’oreille tendue, il distingua des cris, des trépignements et de grands chocs scandant le charivari. On attaquait la barricade.

— Bah ! fit-il. À présent qu’ils se débrouillent.

L’esprit au repos, il se glissa à l’abri d’un appentis, attendant les événements.

À peine y était-il installé qu’il crut percevoir à travers la cloison un craquement de branches. Une ombre passa. Quelque bête de la forêt, sans doute. Le mousquetaire avança la tête.

Il avait deviné juste. Une bête recouverte d’une carapace épineuse – sorte de porc-épic monstrueux – se glissait en rampant entre les hangars.

Quand elle fut au pied du mur, la bête rejeta sa cuirasse, et se redressa. La prétendue carapace était un énorme faix de branches cassées, de feuilles mortes et de plaques de tourbe.

Quant à l’animal, une fois remis sur ses pieds, il montra la stature difforme et les longs bras velus de maître Duretête.

— Mon argousin !… pensa le Béarnais. Et moi qui le cherchais !… Que diable peut-il manigancer !…

Agenouillé au bas de la muraille, le dos tourné à d’Artagnan, le geôlier se livrait à un mystérieux travail.

L’observateur se coula hors de son abri.

Tout à son œuvre, le mari d’Anastasie ne l’entendit point venir. Il put s’approcher derrière lui, presque à le toucher.

Ce qu’il vit alors faillit lui arracher un cri.

Tandis que les assiégés étaient occupés à repousser l’assaut des gardes, le misérable se préparait à attaquer à sa manière, en arrière et par une arme déloyale et irrésistible… le feu !

— Le bandit ! il va les enfumer. Mais, mordi, cette fois-ci, la trahison ne s’accomplira pas !

L’œuvre de la brute était achevée. En creusant, il avait dégagé le soupirail supposé qui se trouvait être en réalité une porte basse, donnant accès à quelque caveau en contrebas. De là, rien de plus facile que de se glisser dans la bicoque et d’allumer un brasier juste sous les pieds des combattants.

Déjà Duretête faisait prendre un feu de branches vertes et de tourbes, dont l’âpre et aveuglante fumée commençait à se répandre.

Penché sur lui, d’Artagnan ne perdait pas un de ses gestes. Il le vit pousser le brasier contre le portillon… Songeait-il donc à en calciner le vantail… ce serait long !

Comme il formulait cette remarque, le colosse tira de sa poche une clé, couverte de rouille, qu’il se mit à frotter avec une joie satanique.

— Ah ! j’oubliais ! un geôlier, cela trouve une clé à toute serrure…

De fait, l’autre introduisit son passe-partout dans celle du portillon.

Plus qu’un instant et le crime était consommé.

D’Artagnan posa la main sur l’épaule du misérable qui sursauta.

— Maître Duretête, dit-il avec calme, que faites-vous donc si loin de la bataille ?

Sans quitter de la main la clé posée dans la serrure, la brute fit volte-face. En reconnaissant son interlocuteur, son visage revêtit une expression singulière, mi-partie d’humilité et de menace.

D’un coup de pied, le mousquetaire éparpilla les branches enflammées.

Alors, comme frappé au cœur, le geôlier se dressa d’une brusque détente.

— Arrière… rugit-il.

D’Artagnan se glissa vivement entre lui et la muraille. Le colosse fit un pas, le bras tendu pour le repousser.

— Bas les pattes, brute ! dit d’Artagnan, en lui cinglant la main d’un coup sec de sa lame.

Pareil à une bête blessée, Duretête prit du recul pour foncer. Le Béarnais attendit le choc.

À sa surprise, l’autre ne bougeait plus, en arrêt devant le soupirail qu’un mouvement de côté de son adversaire venait de découvrir. Les yeux fixes, le bras tendu, il bégaya :

— La… clé !

— Quelle clé ? demanda le Béarnais.

— Là… sur la porte… elle n’y est plus.

— Vous rêvez !

— Rendez-la-moi, monsieur d’Artagnan.

Le mousquetaire haussa les épaules.

— Pour l’amour des Saints, rendez-la… Rends-la, ou… malheur à toi !

Devinant la menace, d’Artagnan avait tendu la pointe. Duretête écumant se recula. Livide, les yeux injectés de sang, il suait le crime.

— Maître Duretête, vous êtes malade. Il vous faut faire doucher. Écoutez ceci : savez-vous ce qu’on fait du lâche qui tire sur un parlementaire ?…

Les yeux torves du misérable se troublèrent.

— On le fusille… Quant au bandit qui, prudemment à l’écart de la mêlée, incendie et assassine, celui-là, on le pend !… Vous avez du choix !

Maté par cet air de décision, Duretête recula, la tête basse. Puis, voyant que son adversaire lui tournait le dos avec mépris, et repartait vers la tourbière, il se jeta à genoux en sanglotant :

— Par pitié… rendez la clé… c’est ma vengeance… plus que ma vie… Sur le salut de mon âme, je ne mettrai pas le feu… Je ne toucherai personne. Lui, lui seul… Le diable !… Après, tuez-moi !

— Hé sandi ! satané braillard, sais-je seulement ce qu’il veut dire, avec sa clé.

— Vous l’avez… c’est vous…

— Moi… ou le diable ! fit le Béarnais, au hasard, en repassant la tourbière.

Effondré, le misérable regarda d’un air farouche la porte close, le brasier dispersé, sa vengeance qui s’envolait en fumée. Alors, tendant le poing dans la direction de son vainqueur, il cria :

— Malédiction ! Malédiction sur toi !

Comme d’Artagnan arrivait sur la façade de la masure, un hourvari de victoire l’avertit que la barricade avait dû céder. Il bondit vers la porte.

Le gros homme, debout sur les débris de l’échafaudage, se défendait toujours. Son poing brandissait encore un tronçon de la barre, brisée en deux, et ses dents écrasaient, quand même, le tuyau de sa pipe éteinte.

— Rendez-vous ! clamait le vieil officier.

— Jamais !

— Rends-toi ! ordonna la voix lointaine de Cyrano.

Le bon géant jeta sa ferraille aux pieds des vainqueurs, et, s’asseyant sur une poutre, il épongea la sueur de sa face en soufflant son éternel :

— C’est différent ! oui… bien différent !

Cependant, l’officier s’était précipité au pied de l’escalier du grenier. Croyant tout terminé, il harangua :

— C’est bien, messieurs, votre résistance a été honorable. Descendez, il sera fait quartier à tous.

Pour toute réponse, la voix demanda d’en haut :

— Linières, l’heure ?

— Holà ! cria le vieux soldat. Quelle dérision ? Je vous offre la vie sauve, et vous ripostez par une baliverne.

À la trappe, la tête du bretteur se montra.

— Monsieur, je ne me moque jamais ! la chose est d’importance. Mon ami le Chevalier est convenu avec moi d’une certaine heure pour la reddition de la place. Or, il s’en faut de quinze minutes.

— De dix-sept, mon cher, rectifia l’exact Linières.

— Sarpejeu ! sacra le garde, croyant à une nouvelle fantaisie. C’est assez rire ! S’il vous plaît de jouer votre vie sur une telle carte, tant pis pour vous. Nous vous forcerons, mort de moi, et n’attendez alors nul quartier.

— À votre gré ! riposta Cyrano qui, l’épée nue à la main, descendit la moitié des marches. Et toi, ajouta-t-il en se tournant vers la trappe, attention, compte juste !

— Cet homme est fou ! souffla le brisquard à l’oreille de son collègue.

— Savoir ? fit d’Artagnan.

Dans le fond de son cœur de soldat, le mousquetaire admirait. Par point d’honneur, par respect de la parole jurée, son adversaire s’offrait en holocauste. Mordi ! cela était beau… et digne d’Athos !

Dans l’escalier, étroit et tournant, un corps à corps furieux s’était engagé. Excités par la voix de leur chef, les gardes se ruaient rageusement, ayant hâte d’en finir.

Le bretteur, adossé à la muraille, dominait ses adversaires de l’œil et de l’épée et recevait de pied ferme leurs plus violents assauts.

Par intervalles, le fausset de Linières laissait choir un chiffre, au milieu du froissement des fers et des jurons des combattants.

— Douze !… Onze !… Dix !…

4

La maison bruyante

Après deux jours de chevauchée, trois heures de bataille, l’héroïque rimeur commençait à se sentir las. Lassitude morale, plus encore que fatigue physique. Pourtant, il s’entêtait à leur tenir tête, ayant promis.

— Neuf !

Plus que neuf minutes ! Et le délai donné au Chevalier serait écoulé. Cyrano de Bergerac, fidèle à sa parole, pourrait rendre son épée. En attendant la terrible colichemarde voltigeait de parade en parade, tenant en respect les assaillants éblouis.

Un instant, pourtant, on put croire que cette farouche défense ne tiendrait pas jusqu’au bout.

Un des soldats avait réussi à se couler derrière le preux, au long de la rampe. Déjà, il atteignait la trappe. Mais soudain, l’audacieux lâcha prise et tomba de sa masse au milieu des combattants.

— Huit ! fit Linières, se montrant à l’orifice.

À cette heure, Tancrède devait être en mer, voguant vers les côtes brumeuses d’Angleterre.

— Sept !… Six !…

Cyrano consentit à battre en retraite… marche à marche… et tenant à distance respectueuse les soldats du roi qui, pour presser sa retraite, le harcelaient en vain.

Les minutes tombaient solennelles.

Au pied de l’escalier, d’Artagnan, son collègue, Vauselle lui-même, sentaient une invincible émotion les étreindre au spectacle de cette lutte épique où un homme triomphait de vingt adversaires, s’obstinant contre toute chance pour cette chose vaine et sacrée qui s’appelle l’honneur !

— Cinq ! quatre ! trois !

Cyrano avait atteint la dernière marche, sa lame tordue le couvrait mal ; sentant la fin approcher, les gardes le pressaient. Il pointa. Un homme se rejeta en arrière, blessé. C’était le premier que le bretteur atteignait, et il en eut comme un remords. Car, en cette phase suprême du combat où il ne luttait plus que par respect de soi-même, le généreux Gascon acceptait bien d’offrir sa vie, mais il ne se croyait pas le droit de prendre celle d’autrui…

— Deux ! compta Linières.

Et brusquement, l’épée se brisa.

— Mordious !…

L’assiégé se dégagea et fonça droit devant lui, son tronçon de rapière au poing.

— Une ! cria le petit homme, haletant.

Ce n’était plus un duel, mais un pugilat. Les gardes, lâchant leurs épées inutiles, cherchaient à happer de leurs mains furieuses cet enragé qui, désarmé, les chargeait encore. Qui, par un pan de vêtement, qui, par un bras ou par une jambe, dix poignes robustes s’agrippaient à lui. Cyrano se raidissait d’un effort désespéré…

— L’heure est sonnée ! laissa tomber la voix d’en haut avec une solennité religieuse.

Alors, le bretteur s’abandonna. Le visage sanglant, les vêtements en loques, à bout de nerfs, il se laissa aller aux poignes qui le harponnaient. Enlevé de terre, passé à bout de bras de marche en marche, il vint s’affaisser, inerte, aux pieds de d’Artagnan qui l’entendit murmurer :

— Chevalier, je t’avais juré… j’ai tenu !

Après quoi, il s’évanouit.

La bataille gagnée, dans sa hâte de se saisir de l’enjeu, Vauselle s’était élancé à travers l’escalier dans le grenier. À lui le Chevalier !

Il aperçut le jeune homme, debout contre la muraille, immobile et muet.

Bousculant Linières qui lui barrait le passage, il courut à sa proie, clamant avec fierté :

— Au nom du roi, chevalier Tancrède, je vous arrête.

L’interpellé ne daigna même point faire un geste. Vauselle l’empoigna au collet.

Mais alors, comme pris de folie, l’olibrius bondit en arrière et se précipita vers l’échelle dont il dévala les marches plus vite encore qu’il ne les avait montées.

— Joués ! cria-t-il. Ils nous ont joués ! Le petit a filé.

— Le Chevalier ? questionna le vieux soldat interloqué. Allons donc ! Ils étaient bien quatre.

— Patatras ! le quatrième, savez-vous ce que c’était ?… Un mannequin !

Ainsi, tout était à refaire ! Depuis trois heures, on se battait pour… rien !

La fureur de Vauselle était indescriptible.

Par contre, maître Duretête, qui avait reparu juste à point, pour assister à la chute de Cyrano, contemplait avec une sombre jubilation le corps pantelant de son ennemi évanoui.

Quant à d’Artagnan et à son collègue, ils riaient sous cape de la mine déconfite de l’olibrius. Le vieux brisquard surtout – grand admirateur des ruses de guerre – considérait avec sympathie le vaillant défenseur de la bicoque qui, grâce aux soins du bon Saint-Amant, commençait à reprendre ses sens.

Le temps passait cependant, il fallait prendre une décision. Vauselle tira son acolyte à l’écart, et tous deux tinrent à voix basse un conciliabule animé. Après quoi, ils revinrent aux deux officiers, pour leur faire part de leur résolution.

Comme, à cette heure, les chances de rattraper le jeune fugitif semblaient à peu près nulles, l’ami de cœur de mademoiselle Minou s’était arrêté à cette résolution : il devrait prendre la ligne droite, c’est-à-dire poursuivre son chemin sur Boulogne et l’Angleterre. À présent que l’escogriffe n’avait plus crainte de rencontrer le terrible Cyrano, une petite escorte de cavaliers lui semblait devoir suffire. Avec le reste de la troupe, le chef des gardes pourrait donc, par acquit de conscience, fouiller les ports environnants.

Quant aux soldats les plus éclopés, on les laisserait sur place avec maître Duretête.

Ils serviraient de gardiens aux prisonniers, dont aucune des deux troupes ne pouvait s’embarrasser. L’officier du cardinal les reprendrait à son retour, pour les ramener avec lui à Paris.

Celui-ci acquiesça de bon cœur à ce plan, qui lui enlevait tout à la fois la tutelle de l’olibrius et le peu agréable voisinage de son sombre associé.

Consulté à son tour, d’Artagnan déclara :

— Ma présence ici ne me semble pas fort utile. Le sieur Duretête suffit pour veiller sur ces gentilshommes – d’ailleurs, c’est son métier ! D’autre part, je n’ai rien à faire avec M. de Vauselle, il a ses instructions, et j’ai les miennes. Avec votre permission, je tirerai donc de mon côté.

Les deux limiers accueillirent cette détermination avec une joie évidente. Ils n’étaient pas fâchés de ne plus avoir le trop clairvoyant mousquetaire dans les jambes.

Avant de se séparer, il ne restait plus qu’à mettre en geôle les captifs. Le porte-clés proposa de les jeter pieds et poings liés sur un lit de branches, dans un coin de la salle. Mais les officiers se récrièrent : on n’a point habitude de traiter de cette façon barbare des gentilshommes prisonniers de guerre.

Le Béarnais désigna un petit caveau sombre, auquel on accédait, du fond de la pièce, par quelques degrés de pierre. Le lieu semblait fait exprès. La porte en était solide, et percée d’une imposte qui permettrait au geôlier d’y plonger le regard.

— Une cave, jubila Vauselle, une cave, vertu de ma vie. Ah ! ah ! la trouvaille est heureuse !

Et sans souci des grogneries de son acolyte qui préférait sa solution, il poussa vers l’escalier ses adversaires désarmés :

— En cave, mes gaillards, hé ! hé ! chacun son tour.

Linières résigné et Saint-Amant flegmatique descendirent dans la sombre geôle. Quant à Cyrano, il posa sur le mauvais plaisant un regard de souverain mépris, puis, sans desserrer les dents, il suivit ses compagnons.

La porte se referma lourdement.

Un instant plus tard, Vauselle et son escorte filaient vers le nord. D’Artagnan, l’officier et ses cavaliers tournèrent dans la direction opposée.

Dans la masure transformée en bastille, il ne restait plus que les prisonniers, le geôlier et trois ou quatre gardes mal en point.

Le mousquetaire et son collègue firent route de conserve jusqu’à la patte d’oie. Là :

— Mon cher, dit le Béarnais, je vais… loin et ne reverrai point Paris de sitôt. À votre retour, mettez-moi, je vous prie, aux pieds de Son Éminence, et dites-lui comment le lieutenant d’Artagnan a accompli ses ordres.

— En brave, je le lui dirai, assura l’autre. Après tout ce n’est ni votre faute ni la mienne si ses fameux limiers ont pris la mauvaise piste.

— C’est une justice à leur rendre.

Le vieux brisquard saisit la main de son compagnon, et lui lâcha à l’oreille :

— Voulez-vous connaître le fond de ma pensée ? Eh bien ! je ne serais pas fâché que le petit bonhomme soit déjà en mer…

— Voulez-vous savoir le fond de la mienne, mon très cher camarade ? Eh bien, je ne serais point fort étonné qu’il en soit ainsi.

Sur quoi, soulagés d’un poids, tous deux se secouèrent énergiquement la main.

Les gardes s’engagèrent à la file dans le chemin des dunes. Et d’Artagnan resté seul, enfila la route de droite.

Pourquoi le mousquetaire choisissait-il la route d’Arras, la plus longue et la moins sûre ? Tout simplement parce que Vauselle avait pris le chemin direct et qu’il ne se souciait pas de retomber dans le sillage du drôle.

Où allait-il ? En Angleterre pour délivrer de main à main le message de Son Éminence à son correspondant, lord Mac Legor.

La chose n’avait rien de pressé, somme toute, aussi le Béarnais laissait-il aller sa monture à sa fantaisie. Mais en chevauchant de la sorte, la bride lâche, d’Artagnan méditait. À quoi ?…

Ah ! crédi, l’on n’a pas été, au cours d’une jeunesse aventureuse, l’inséparable du vaillant Athos, de Porthos l’intrépide et du subtil Aramis, sans avoir gardé tout au fond de soi, certaine tendresse de cœur pour les braves gens, en délicatesse avec la police du Cardinal.

Le mousquetaire pensait à Cyrano et à ses infortunés camarades ; et il ne pouvait s’empêcher de faire un retour sur lui-même.

— Après tout, qu’ont fait ces gentilshommes que je n’eusse fait à leur place ?… Bien plus, qu’ont-ils fait que je n’aie fait moi-même avant eux… Et cent fois pire !…

Ralentissant encore l’allure, notre ami semblait ne s’éloigner qu’à regret du théâtre de la bataille.

— Suis-je donc si pur, moi, le justicier… Hum, en ce moment, n’y aurait-il pas dans ma conduite, quelque petite chose à redire ?… N’empêche, me voici pécheur à peine repenti, contraint de livrer ce trio de nobles cœurs à l’impitoyable vengeance du sieur Armand du Plessis.

« Ô consigne ! dure nécessité ! Dura lex ! dirait ce sacristain d’Aramis !

Le mousquetaire talonna la bête, comme pour échapper à une tentation inopportune. Mais, après quelques moments, encore une fois, il rendit la bride :

— Sangodemi ! le calice est amer. Laisser ces trois braves – trois… quel chiffre ! – dans cette geôle ignoble sous la coupe de cet immonde Duretête. Ah ! celui-là, pourquoi ne l’ai-je point écrasé du talon de ma botte, quand je le tenais seul à seul, entre quatre yeux. Oui, certes, je devais le clouer à son portillon comme une bête puante.

L’idée d’une porte évoquant naturellement celle d’une clé, notre voyageur tâta la poche de ses chausses et s’arrêta hésitant.

— Quelle tentation ! Bast, c’est impossible ! Un soldat n’a d’honneur que sa consigne. Ah ! que ne suis-je un simple gentilhomme…

Rageusement, il éperonna sa monture.

Eh bien ! Voyez le hasard ! Il ne se trouvait pas encore fort éloigné de la fatale bicoque quand le jour commença à décliner.

En cette marécageuse région du Ponthieu, la tombée de la nuit s’accompagne fréquemment de brouillards presque impénétrables.

Une de ces brumes commençait précisément à s’élever de partout autour de notre cavalier. Pour comble de malchance, au-dessus de sa tête, un orage s’amassait. Hélas ! oui, et même, quel guignon, quelques gouttes larges et tièdes tombaient déjà de la voûte obscurcie.

Le mousquetaire piqua des deux.

Perdu sur cette route inconnue, il était exposé à plus d’une avanie. En effet, si la capitale de l’Artois était tombée quelques mois auparavant entre les mains des Français, il s’en fallait que le reste du pays fût pacifié. De Lens et de Bapaume qu’ils tenaient encore, les impériaux poussaient continuellement des incursions dans le plat pays.

Aux approches d’Arras, nul n’ignorait cela, on n’était jamais sûr de ne point se faire cueillir par les coureurs de l’archiduchesse.

La nuit s’épaississait. D’Artagnan commençait à ne plus distinguer les oreilles de sa monture ; il avait la sensation de s’enfoncer dans de l’ouate, où était-il ?

Soudain, le cheval s’arrêta, flairant l’air.

Au loin, un halo lumineux colorait le brouillard.

— Quoi ! pensa le cavalier mis sur le qui-vive et prêtant l’oreille, on croirait ouïr la rumeur d’un camp.

Amis ou ennemis ?…

Prudemment, il prit le pas. Mais, de nouveau la bête fit halte et hennit. À quelques toises en avant, des lueurs rougeâtres piquaient les ténèbres.

Une patrouille, alerte !…

Il se jeta de côté.

Trop tard ! le hennissement avait averti les arrivants de la présence d’un coureur isolé. D’Artagnan se vit entouré d’ombres menaçantes.

— Qui vive ? cria une voix dans le brouillard.

— France ! répondit-il, car, à la lueur des torches, il venait de reconnaître des piquiers.

Se trouvant en face d’un lieutenant aux mousquetaires du roi, le chef de la patrouille s’offrit à le conduire au quartier, distant de quelques centaines de toises. Simple formalité, après laquelle il serait libre de poursuivre ou non son voyage.

D’Artagnan y consentit de bonne grâce.

Par malchance, le mestre de camp qui avait seul qualité pour viser son laissez-passer se trouvait à un village voisin. Là, le mestre de camp était reparti et son suppléant n’avait pas d’ordres.

— Bon ! s’impatienta d’Artagnan, toutes ces minuties ne me paraissent pas de saison… Je suis au Cardinal…

L’aide de camp ne devait point être fort bon cardinaliste. En effet, entendant ce nom, il déclara avec un sourire pincé :

— Désolé, mon lieutenant ! Mais je ne puis vous laisser poursuivre… ma consigne…

— Eh ! je connais cette antienne ! Toujours la consigne…

Sans se déconcerter, l’autre continua :

— On va vous conduire, pour la nuit, au presbytère de ce village, un délicieux endroit, monsieur, où vous serez sous le même toit que notre aumônier. C’est un gentilhomme accompli et un charmant compagnon.

— La peste ! me voilà prisonnier ! maugréa d’Artagnan en suivant un piquier que l’aide de camp venait de lui donner comme guide.

De fait, la plus élémentaire prudence conseillait au voyageur de s’arrêter. Outre le brouillard opaque et le peu de sûreté des chemins, l’orage se révélait proche par de sourds grondements. Des rafales de vent soufflaient, et la pluie commençait à tomber. Malgré tout, notre Béarnais détestait la contrainte : il voulait bien s’arrêter, mais il lui déplaisait souverainement qu’on l’arrêtât.

Le presbytère était une délicieuse maisonnette, d’une douceur tout ecclésiastique, avec ses fenêtres encadrées de vigne vierge et ses petites chambres douillettement closes.

Le piquier introduisit le mousquetaire dans une salle au rez-de-chaussée – le premier étant occupé par M. l’aumônier –, et il se mit en devoir d’allumer le feu.

D’Artagnan ne se déridait pas. Il s’était accoudé à la fenêtre, d’où il regardait la pluie tomber et les lumières du camp briller au loin. Peut-être même les yeux de sa pensée regardaient-ils encore par-delà ?

Quand le feu pétilla, le soldat s’informa des ordres pour le souper.

— Rien !… tu peux te retirer, mon garçon.

Un instant après, en se retournant, l’hôte forcé de la maisonnette, s’avisa que son satellite préparait un lit à même le sol, à l’aide de coussins et d’oreillers.

— Hé, l’ami, n’as-tu pas entendu ? Je désire rester seul.

Avec déférence, le soldat déclara qu’il avait ordre de « ne pas quitter son lieutenant ».

— Pour m’espionner, sandis ?

— Non, mais pour servir mon lieutenant.

— Encore un qui ne connaît que la consigne, bougonna le Béarnais, en lui tournant le dos.

Un moment encore, il vira comme un fauve en cage, puis, fermant la fenêtre d’un coup sec, il s’en fut se jeter sur le lit improvisé.

— Tant mieux, vertudi ! grommela-t-il. Cela tranche tout ! Si j’avais été libre cette nuit, j’aurais fait quelque sottise…

La chambre était tiède, le lit moelleux. Un silence d’église planait. Sans s’en rendre compte, d’Artagnan se laissa couler dans une douce somnolence.

Ce que voyant, le factionnaire s’étendit de son côté sur sa couche beaucoup plus rude.

Il y avait une demi-heure à peine que, résigné, le Béarnais avait clos les paupières, quand il fut éveillé en sursaut par un effroyable tintamarre.

Cela venait de l’étage supérieur et c’étaient des trépignements, entrecoupés de cris et d’appels :

— À toi !… en quarte, vertu de ma mie ! pare celle-ci. Touché !

L’hospitalisé se leva effaré :

— On se bat là-haut, s’écria-t-il en se frottant les yeux.

Un temps de silence succédait au tumulte. Était-ce réalité ou cauchemar ? Chose singulière, le piquier n’avait pas bronché.

— Je me suis endormi et j’ai dû rêver, pensa d’Artagnan, en se recouchant.

Mais aussitôt le bruit reprit de plus belle. Des appels de pied ébranlaient le plafond.

Le mousquetaire perçut un son familier : celui des fers qui se froissent et des coquilles qui s’entrechoquent.

— Ah çà, mon garçon, serais-tu sourd ! on s’égorge au-dessus de ta tête et tu demeures placide comme à la messe.

Le piquier eut un sourire ineffable !

— Ce n’est rien, mon lieutenant, c’est M. l’Abbé qui s’exerce.

— L’abbé ? jarni ! voilà un ecclésiastique qui vous a une singulière façon de dire son bréviaire !

— Tous les soirs, M. l’Abbé tire avec le prévôt… pour s’entretenir la main.

— La main ?… Ah çà, c’est donc un ferrailleur ?

— Paraît !… On assure qu’il en a vu de vertes et de pas mûres avant d’endosser la soutane… En tout cas, il n’est point manchot ; avec lui, c’est toujours notre prévôt qui écope !

Le bruit s’étant définitivement apaisé, le Béarnais se remit au lit.

— Au diable l’Abbé, a-t-on jamais ouï chose pareille. On est d’église ou on est d’épée, sandi ! ou la soutane, ou la casaque… Hé ! hé ! pourtant, j’ai entendu déjà quelque chose dans ce goût-là… un mousquetaire dont la casaque ne tenait que par un bouton…

D’Artagnan reprit son somme interrompu.

De nouveau, le calme régnait dans le presbytère. Au loin les rumeurs du camp s’éteignirent. L’orage semblait s’éloigner. On n’entendait plus qu’un doux bruissement, celui de la pluie s’égoutter sur le chèvrefeuille et les vignes folles.

Au premier étage, une croisée s’ouvrit.

Puis, un murmure s’épandit ; un chant caressant qui, à travers la fenêtre ouverte, semblait s’envoler vers le ciel.

À la bonne heure, le digne prêtre chantait des psaumes. Mais peu à peu, la voix s’éleva et les sons aigus d’une guitare se mirent de la partie.

— Sacrebleu, jura d’Artagnan révolté, qu’est-ce encore ? Allez donc reposer dans cette bicoque !

— M. l’Abbé chante, fit le piquier… c’est pour s’entretenir l’organe.

— Hé ! il est de force à se faire entendre jusqu’au paradis, cet organe !… La voix après la main ! Singulier prêtre. Et puis, qu’est cela ?

5

Monsieur l’abbé

En prêtant l’oreille, d’Artagnan distinguait quelques bribes de couplet. Et ce n’était point des psaumes, ah ! certes non.

— Maîtresse… traîtresse… amour…

— Cordi, voilà du joli, fit-il estomaqué.

— M. l’Abbé ne chante que des vers de sa composition… et il y met lui-même la musique !

Pour le coup, le mousquetaire sauta sur ses pieds.

— Allons ! il est écrit que je ne fermerai pas l’œil de la nuit !… Cette maison du bon Dieu est un enfer !

— C’est ainsi tous les soirs.

— Tous les soirs, juste ciel !… Dis-moi, l’ami, ton abbé finit bien par se coucher ?

— Pas avant d’avoir soupé, mon lieutenant !

De fait un cliquetis d’assiettes et le bruit d’une table qu’on traînait vinrent confirmer ce renseignement.

— Il soupe aussi ? Il est complet ! Eh bien, mon camarade, tu vas monter chez cet ecclésiastique. J’ai fait une longue traite et j’ai besoin de repos. Prie-le de ma part d’être plus calme.

— C’est que… M. l’Abbé a coutume de souper un peu… bruyamment.

— Alors, qu’il déroge une fois à ses habitudes. Ou bien, s’il aime le charivari, j’y vais monter moi-même, et je l’aiderai.

Voyant que le lieutenant se fâchait, le piquier se hâta d’obéir.

— Ouf ! Ce curé commençait à me porter aux nerfs. Je n’aime guère les gens d’église qui ne sont ni chèvre ni chou.

Le soldat revenait, la mine basse.

— Eh bien ! Est-il décidé à faire silence ?

— Mon lieutenant, M. l’Abbé regrette de ne pas savoir souper sans bruit…

— Oh ! oh !…

— Mais si mon lieutenant a le sommeil léger, il le prie de monter souper avec lui… Dame, M. l’Abbé n’aime pas à boire seul !

— Nous allons bien voir, dit d’Artagnan en grimpant l’escalier. Je ne serais pas fâché de connaître sa figure, à ce diseur de patenôtres à Vénus et à Bacchus.

Il frappa à la porte.

— Entrez, dit une voix très douce.

Le Béarnais poussa le vantail. Et du coup, il sentit se fondre sa grande colère.

La pièce où brillait un joli feu clair était tiède et reposée. La lumière d’une lampe, tamisée par un abat-jour de soie s’épandait sur les blancheurs d’une table servie avec un luxe raffiné.

Enfoui au fond d’un vaste fauteuil, le maître du lieu se prélassait dans une attitude de grand seigneur sybarite.

De lui, le mousquetaire ne distinguait que la ligne élégante et svelte du corps, perdu dans les plis soyeux d’une soutane, et que deux admirables mains blanches et effilées posées sur les bras du fauteuil.

Le calme du lieu et plus encore le grand air du maître en imposèrent à l’arrivant. Il jeta un regard inquiet sur son vêtement en désordre et sur ses bottes trempées de boue. Toutefois, en bon Gascon, il cacha sa gêne sous une apparente assurance, et débita un petit compliment mi-figue mi-raisin.

— Mon Dieu, coupa la voix harmonieuse de l’hôte, est-il besoin de palabres entre nous, d’Artagnan !

Interloqué, le mousquetaire écarquilla les yeux.

L’abbé se leva et venant vers lui les deux mains tendues, il ajouta :

— N’êtes-vous point en tout temps le bienvenu chez Aramis ?

D’Artagnan n’en revenait pas.

Tout en embrassant chaleureusement son camarade, il répétait :

 Aramis ! Ah ! mordi… ah ! sandi… Ah ! cadédi… Quelle rencontre !…

— D’Artagnan, dit l’abbé avec un angélique sourire, vous devez mourir de male faim. Asseyez-vous là et goûtez-moi de ce potage.

— Eh corbac ! souffla le Béarnais en se mettant à table, j’aurais dû m’y attendre. Un abbé, doublé d’un bretteur et d’un poète, quel autre au monde pouvait-ce être, sinon A-ra-mis ?

— Et moi, mon cher, comment ne vous flairai-je point d’une lieue. Un enragé Gascon, qui envoie porter un cartel à un paisible homme d’église.

— Hum ? Paisible ?…

— Qui pouvait-ce être sinon d’Artagnan.

Derechef les deux amis s’étreignirent à travers la table.

— Mais vous ne mangez pas, mon bon ! Serait-ce que mon ordinaire vous déplaît ?

— Mildiou, son ordinaire ! siffla le mousquetaire admiratif. Je le vois, Aramis, bien que d’église, vous n’avez point renoncé au monde et à ses pompes.

— Que voulez-vous ? il faut savoir concilier les exigences du ciel avec les nécessités de la terre.

— Vous êtes toujours l’homme des conciliations, nota le Béarnais, en faisant honneur au souper.

Il y avait près de dix ans que les deux amis ne s’étaient vus. En s’examinant à loisir, ils s’étonnaient de se retrouver si semblables.

Aramis, en particulier, restait sous la soutane le joli compagnon d’antan. Était-ce l’effet du contraste entre ce vêtement austère et la fière mine de l’abbé, mais d’Artagnan, qui reprochait jadis à son ami d’être plus prêtre que soldat, lui trouvait à présent l’air plus mousquetaire qu’ecclésiastique.

Et pourtant, le temps avait passé, mettant entre les deux camarades l’invincible barrière que crée une longue séparation.

Après les premières effusions, ils se regardaient, sans plus rien trouver à se dire.

Ce silence devenant gênant, l’amphitryon le rompit en appelant :

— Bazin !

De l’ombre où il se terrait, un gras personnage à face de sacristain surgit, clignant un œil de connaissance vers le mousquetaire.

— Versez à boire à M. d’Artagnan.

Les langues se délièrent et les deux camarades s’interrogèrent mutuellement sur leurs anciens compagnons. Ni l’un ni l’autre n’avait de nouvelles d’Athos ni de Porthos. Ils supposaient seulement que tous deux vivaient en province, loin des affaires de la Cour. Athos, en grand seigneur philosophe et revenu de tout, Porthos, en riche propriétaire, plus attaché que jamais aux gloires de ce monde.

Quant à Aramis, en quelques mots, il eut conté son histoire. Sitôt après l’affaire de La Rochelle, il avait quitté l’état militaire et était entré dans les ordres, ainsi que l’y appelait dès longtemps une vocation irrésistible.

Irrésistible, hum ! pensa d’Artagnan, en remarquant certain regard de biais jeté par l’abbé sur sa casaque.

Mais bientôt, la vie monastique avait pesé au nouveau converti. Pour « concilier », autant que faire se pouvait, ses aspirations dévotes avec un reste de goût pour son ancienne carrière, il s’était fait aumônier d’un régiment.

Ainsi, il pouvait accompagner ses ouailles au camp et à la bataille, et il se donnait l’illusion de la vie active et du danger.

— L’illusion, peste ! et même quelque chose de plus.

On était au dessert et Bazin faisait circuler les flacons de vins étrangers. On avait épuisé les sujets de conversation, parlé de tous et de chacun, d’Artagnan seul n’avait pas dit un mot de lui.

Aramis s’accouda sur la nappe, le menton sur ses mains croisées, et demanda :

— Et vous, mon cher, que devenez-vous ?

— Moi ! fit le mousquetaire avec une nuance d’embarras, vous le voyez, toujours de même.

— C’est-à-dire toujours mousquetaire. Ah ! de nous quatre, c’est vous qui êtes le plus fidèle. Car, je l’espère bien, vous jouez encore, à l’occasion, quelque bonne pièce à notre vieil ennemi.

— Notre… ennemi ? fit le Béarnais, feignant de ne point comprendre.

— Hé oui ! l’Éminentissime Cardinal de Richelieu.

— Ah ! en effet… biaisa d’Artagnan. Pourtant, Aramis, en y pensant bien, nous ne fûmes point toujours justes envers ce pauvre Cardinal.

— Hon ! grogna l’autre.

— Nous étions jeunes, impétueux. Pourtant nous avions un fâcheux penchant à nous trouver du côté de… l’opposition.

— Du côté des victimes, voulez-vous dire ?

— Oui, c’est cela même. Mais convenons-en, aujourd’hui que nous sommes de sens plus rassis, ce Richelieu est un bien grand ministre…

— Évidemment ! sifflota l’abbé. Un peu expéditif peut-être, un peu cruel…

— Certes, mais plein de vastes conceptions.

— Allons, d’Artagnan, je vois que vous avez fait votre paix avec l’Éminence.

— Comme vous auriez fait la vôtre, cher Aramis, si vous étiez resté au service.

— Oui, mais moi, je me suis fait d’église, et vous, vous êtes devenu lieutenant.

Cette riposte alla droit au cœur du Béarnais qui repartit assez vivement :

— Je suis, en effet, lieutenant aux mousquetaires du Roi.

— Bon, ne vous fâchez pas, dit l’abbé de sa voix onctueuse. C’est donc pour le service de Sa Majesté que vous courez les routes par ce temps de chien ?

— C’est pour…

D’Artagnan s’arrêta au moment de mentir, troublé par le regard droit de son ami.

— Je veux être franc, se reprit-il. Je vais en Angleterre porter une lettre du Cardinal.

Aramis rabaissa les yeux et murmura :

— En Angleterre… nous y sommes allés ensemble, autrefois. Voir lord Buckingham, pour le compte d’une personne qui n’était pas précisément M. de Richelieu.

— Ah dame ! les temps ont changé.

— Les hommes aussi !

— Lord Buckingham est mort…

— Assassiné.

— Quant à… la personne dont vous parliez…

Aramis tendit vivement le bras.

— Halte-là, d’Artagnan. Celle-là vit encore, grâce à Dieu. Et tout gentilhomme qui lève contre elle le bout du doigt se couvre d’une honte irrémédiable.

— Hé ! s’écria le mousquetaire, le rouge au front, qui vous a dit que je ne suis pas à la R…

Il se mordit les lèvres au sang. Dans la chaleur à se disculper, il avait failli laisser échapper son secret.

Aussi, c’était trop injuste. Se voir soupçonné de servir le Cardinal contre la Reine, et par Aramis encore ! Lui qui…

Après tout, c’était logique. Pouvait-on savoir qu’il fût à la fois au persécuteur et à la persécutée.

— J’ai eu tort de venir, pensa-t-il. Il eût mieux valu ne pas le revoir.

Les yeux de l’aumônier semblaient exprimer le même regret douloureux.

D’Artagnan se leva brusquement :

— Aramis, dit-il, vous m’avez fait comprendre une chose. C’est vous, c’est Athos et Porthos, qui avez pris le bon parti. Quand on a fait certaines choses, il faut savoir se retirer, pour ne se point diminuer.

L’émotion lui serrait la gorge :

— Adieu, reprit-il. Je suis heureux, néanmoins, de vous avoir revu. Mais en même temps, un peu attristé. Hélas ! nous ne sommes plus que des morts qui se survivent.

— Tout est néant, dit l’abbé. Pulvis es…

— Oui, notre jeunesse est morte… Paix à ses cendres.

Il fit un pas vers la porte, sans qu’Aramis, la tête basse, esquissât un geste pour le retenir.

À quoi bon poursuivre cet entretien dont chaque mot révélait entre eux un irrémédiable dissentiment !

Toutefois, au moment de l’ouvrir, cette porte, pour une éternelle séparation, le cœur faillit au mousquetaire.

— Eh bien, non, mordi, s’écria-t-il, en revenant d’un pas. Il ne sera pas dit qu’Aramis croira d’Artagnan traître à la foi des anciens jours.

— Je ne suis point votre juge, dit doucement le prêtre.

— Soit, mais vous n’êtes plus mon ami. On ne laisse pas briser une amitié comme la nôtre par un stupide malentendu. Écoutez-moi ! Un secret me lie la langue… je ne puis tout vous dire… Mais votre cœur suppléera à ce que mes lèvres devront taire…

Rien n’avait laissé prévoir le tour que prenait l’entretien. Les yeux surpris d’Aramis interrogèrent ceux de son camarade.

— Au reste, dit celui-ci, vous êtes homme de bon conseil. Et tout compte fait, je suis dans une situation à en avoir besoin.

— Attendez ! fit le prudent Aramis. Il convient d’écarter Bazin.

L’abbé fit signe à son domestique de prendre sur la table les reliefs à sa convenance, et, muni de ce viatique, il l’envoya finir la nuit en bas, dans la compagnie du factionnaire.

Ceci fait, il installa son camarade en face-de lui, devant l’âtre, et prenant une attitude recueillie, il dit :

— Parlez, mon cher, Aramis vous écoute !

D’Artagnan se recueillit un moment, puis commença :

— Comme je vous l’ai dit, Aramis, je vais en Angleterre pour le compte de Son Éminence. Mais ce n’est là que ma mission ostensible, l’égide qui me couvre aux yeux de tous. Outre celle-ci, j’ai une autre mission… Secrète et délicate… Vous me comprendrez à demi-mot, il s’agit de l’honneur d’une femme…

— Comme autrefois !

— Point tout à fait, hélas ! Autrefois, nous étions quatre et nous n’avions qu’un seul ennemi à redouter. Aujourd’hui, j’ai vingt adversaires, je suis seul… et j’ai une charge terrible : la vie d’un enfant.

— D’un enfant ?… répéta Aramis, étonné.

— Jugez de la situation, mon cher. Ce petit sort de la Bastille… et il a seize ans !

L’abbé mousquetaire frémit imperceptiblement.

— Seize ans, fit-il, en détournant les yeux et en les fixant sur les flammes du foyer. À cet âge, quel crime a-t-il pu commettre ?

— Un crime inexplicable, mon ami, celui d’être d’un sang voué au malheur !

À ces mots, prononcés par son camarade d’une voix grave, Aramis eut un nouveau signe d’émotion.

— Ce jeune homme n’a-t-il donc point de protecteurs ?

— Il en devrait avoir, commença d’Artagnan.

Embarrassé, il s’arrêta, car cette question touchait au secret de la Reine, qu’il s’était promis de garder.

— Des protecteurs ?… Certes, ce soldat de fortune en aurait, et de puissants si… Tenez Aramis, voyez quelle malchance est la sienne. Le petit possédait une… hum ! mettons un talisman, or, c’est précisément cet instrument de fortune qui a failli devenir la cause de sa perte.

Arrivé au bout de cette explication, passablement embrouillée, le Béarnais se hâta de quitter ce terrain brûlant, en se lançant dans un récit détaillé des derniers événements.

Aramis prêta d’abord une oreille assez distraite à ce récit. Au fond, il semblait déçu. Mais peu à peu le cœur de l’ancien mousquetaire se mit à battre sous la soutane à l’exposé de la lutte du Chevalier contre Richelieu, et des épiques exploits de Cyrano. L’histoire du geôlier Duretête et de son aventure de Gentilly le plongea dans la jubilation.

— Coquin de Bergerac, dit-il, je l’aime tout plein, ce bavard-là, c’est un Gascon fin et brave comme certain vieil ami à moi…

— Cela vous plaît à dire ! fit d’Artagnan en serrant avec émotion la main du chevalier d’Herblay.

— Achevez vite, mon bon, je brûle de savoir la fin de l’aventure.

Le Béarnais passa aux incidents de la fuite qui achevèrent de transfigurer l’abbé. Quand il apprit comment les braves compagnons du Chevalier, accablés sous le nombre, étaient restés aux mains des limiers du Cardinal, l’ancien mousquetaire ne put retenir son indignation :

— Et vous avez laissé faire cela, vous, d’Artagnan !

— Voire ! Ceci est une autre paire de manches !

— Prisonniers !… et dans une cave encore… Des gens d’épée. Cela est inouï ! Ah ! par la mordi !… grand Dieu, veux-je dire… Votre Duretête et votre Vauselle sont deux coquins, bien dignes de leur maître le Cardinal. Mais nous en reparlerons plus à loisir. Retournons au Chevalier.

Ce disant, le prêtre-soldat reprenant son air méditatif récapitula :

— Vous m’avez bien dit : un jeune homme… seize ans… soldat de fortune… point de protecteurs, mais ayant un moyen de s’en procurer ?

— Exact. J’ai dit : un talisman !

— Talisman perdu ?

— Volé par Mazarin.

— Mazarin ? s’étonna Aramis. Qui est encore celui-là ?

— Un faquin dont Son Éminence a fait un secrétaire d’État.

— Suffit ! je vois l’homme. Passons à votre protégé : grand, svelte… blond, ou mieux châtain clair… un teint de fille et des yeux bleus au regard d’acier…

— Je ne vous ai pas soufflé mot de ce portrait !

— Est-il inexact ?

— Ou vous êtes un sorcier, ou vous avez vu le jeune homme !

De nouveau, les yeux de l’abbé se fixèrent sur l’âtre, semblant interroger les flammes.

— Au talisman maintenant, murmura-t-il. Nous disons : une boîte, un coffret de fine marqueterie… scellé d’un signe particulier une étoile, je crois… oui, une étoile d’or !

— Aramis, vous êtes le diable ! suffoqua le mousquetaire.

— Trop aimable !

— Vous décrivez cette cassette comme si vous l’aviez tenue en main.

— N’est-ce point ce que vous venez de m’apprendre, s’enquit ironiquement l’étrange aumônier… Non, n’importe !… Votre Mazarin a donc saisi cette boîte… il l’a ouverte… et il n’y a trouvé que des colifichets, des rubans, rien !

— Ah ! cette fois, mon cher, vous errez. Le coffret avait un secret.

Le prêtre pâlit et d’un ton précipité :

— L’aurait-il forcé ? demanda-t-il avec angoisse. Ce secret, d’Artagnan, renfermait un papier sans prix.

— Un testament.

— Quoi ? vous savez ? Vous connaissez ce testament ?

— Il est là ! déclara le mousquetaire en frappant sur son pourpoint.

— Ouf ! suffoqua Aramis, stupéfait à son tour.

Le silence se fit soudain.

Les deux amis cherchaient à remettre ordre à leurs idées. D’Artagnan, surtout, était abasourdi. Prudemment, il s’était abstenu de toute indication qui pût mettre son camarade sur la piste et celui-ci néanmoins avait tout deviné. Quant à l’abbé, il ne cherchait plus à dissimuler son émotion. À coup sûr, il connaissait le Chevalier et un lien mystérieux l’attachait à lui.

Après un long moment de réflexion, il releva la tête et prononça :

— Grâce à Dieu ! rien n’est désespéré… Où avez-vous perdu la trace du fugitif ?

— Passé Abbeville. Il se dirigeait vers Saint-Valéry.

— Qu’allait-il faire de ce côté ?

— Chercher un refuge de l’autre côté du Détroit.

D’un bond, Aramis se dressa.

— En Angleterre ! s’écria-t-il d’une voix saccadée. Ah ! le malheureux ! Il tombe de Charybde en Scylla.

— Que craignez-vous donc ? sursauta d’Artagnan effrayé. Vous paraissez connaître le Chevalier… vous savez de lui des choses que j’ignore ? S’il en est ainsi, pour son salut, pour le mien peut-être, parlez !

L’ancien mousquetaire diplomate s’était voilé le visage de ses mains. D’un ton altéré, il dit :

— Rien… Je ne puis… Je ne dois rien dire.

— Je vous en conjure, ami. Ces périls que je devine vaguement, contre lesquels je suis désarmé, vous devez me les révéler. Songez, mon cher, qu’il s’agit de l’honneur d’une femme… et que cette femme est la…

— Silence ! Sur l’honneur ! ordonna l’abbé en lui fermant la bouche. Silence ! même s’il s’agissait du salut de mon père, je me tairais encore.

D’Artagnan murmura accablé :

— Hélas ! le malheureux est donc perdu !

Son interlocuteur fit quelques pas, en proie à une violente agitation, puis, il prononça douloureusement :

— Écoutez, il faut avoir pitié !… Ma situation est atroce. Oui, je connais le Chevalier… Moi seul au monde sais le secret de sa vie… Moi seul, je puis mesurer toute l’étendue de ses périls. Pour le sauver, un mot suffirait peut-être. Et ce mot qui me brûle les lèvres, qui me déchire le cœur, ô d’Artagnan, ce mot, il faut que je le refoule, dût-il m’étouffer !

Sans comprendre, le Béarnais haletait, étreint par l’émotion que dégageait cette lutte intime.

— Dès vos premières paroles, continua l’abbé, j’ai tout deviné. Cette cassette, savez-vous par qui elle fut remise au Chevalier ?… Par un prêtre. Oui d’Artagnan, par un prêtre qui l’avait reçue d’un soldat blessé, comme un dépôt sacré.

— Ce prêtre… c’était ?…

— Hélas !

— Vous, Aramis ! Ah ! je comprends. Pourtant, cet homme, ce blessé peut vous délier du silence.

— Non ! son secret doit rester à jamais, entre Dieu et moi !… Il est mort !

— Mort ! malédiction !… Quel était donc cet homme ?… Comment un tel secret était-il en ses mains ?

Sous le regard interrogateur de son ami, le prêtre courba le front, hésitant.

— Ah ! votre silence vous trahit… je devine. Ce misérable… un reître… quelqu’un de ces routiers sans foi ni loi qui vont, vendant leur épée au plus offrant. Dites le mot, Aramis, un pillard, qui a volé le coffret… l’enfant peut-être, pour en faire marchandise.

— Quel qu’il ait été, qu’importe à présent ? La paix soit à ses cendres !

— Quoi ! pour obéir au vœu d’un bandit, vous, un gentilhomme, vous laisseriez périr votre ami. Vous abandonneriez un innocent… Le fils de lord Buckingham. Est-ce possible cela, mordi ?

— D’Artagnan, dit le prêtre d’une voix frémissante, vous oubliez qu’il y a pour un gentilhomme quelque chose de plus sacré que l’amitié même : son serment. Et, pour un prêtre, une chose encore plus inviolable que son serment de gentilhomme : le pacte qui le lie à un mort…

Emporté par son indignation, le mousquetaire n’entendait plus rien.

— Soit ! gardez donc votre secret, dit-il d’une voix coupante. Moi, je suis libre. J’irai… je braverai ces dangers inconnus. Si je péris à la tâche, j’emporterai mon honneur sauf. Que le sang des innocents vous soit léger, Aramis.

D’un pas résolu, il se dirigea vers la porte.

— Adieu ! Demain je serai à Calais. Dans trois jours à Londres. Là, je saurai ce que je veux savoir. J’interrogerai quelqu’un qui sait…

— Qui ?…

— Le laird Mac Legor.

— Lui ! s’écria Aramis en blêmissant.

— Oui, l’homme du Cardinal, le frère de la comtesse de Suttland.

Une émotion terrible contracta les traits du prêtre. Il gémit :

— Rien… rien… me taire !…

Le mousquetaire avait violemment ouvert la porte, mais, tout à coup, Aramis se précipita, le saisit dans ses bras.

— Reste, cria-t-il. Par pitié, reste !… Mon Dieu, je ne puis pourtant pas le laisser courir à sa perte !

« Écoute : laisse-moi réfléchir… méditer. Qui sait ? Le ciel m’inspirera peut-être… Tu es las, pauvre ami, tu as besoin de repos. Prends mon lit… Dors !… Demain, il sera temps d’aviser…

Le mousquetaire voulut insister.

Le profond bouleversement produit chez son camarade par le nom des agents du Cardinal donnait confirmation à ses vagues soupçons. Là devait être le nœud de la situation.

Mais il eut beau questionner, Aramis ne l’écoutait même pas. Plongé dans une méditation profonde, il semblait devenu insensible à toute impression extérieure.

— Bah ! pensa son hôte, plein de confiance, laissons-le faire. S’il y a une solution possible à cette délicate situation, il la trouvera…

« Au reste, s’il la cherche, c’est… qu’il l’a déjà trouvée !…

Sur cette réflexion philosophique, le fin Gascon commença à se défaire de ses bottes et de ses chausses. N’ayant pour l’heure rien de mieux à faire que de s’en remettre au destin, il se glissa sous les courtines de l’abbé.

Toutefois, il ne ferma point l’œil. À travers le léger rideau, il épiait le moindre geste, la moindre expression de physionomie de son camarade. Il le sentait : de la décision qu’allait prendre celui-ci dépendait la ruine ou le succès de sa mission.

Ainsi, il le vit se lever et aller prendre sur une tablette un énorme livre in-folio, dont l’abbé se mit à tourner fiévreusement les pages. Tout en lisant, ses lèvres s’agitaient et, progressivement, son visage, contracté par l’émotion, reprenait sa sérénité. Enfin, il releva le front, sa physionomie revêtait une expression de calme parfait ; comme il se tournait vers le lit, le mousquetaire crut même voir un sourire subtil briller sous sa paupière.

— Dors-tu, d’Artagnan ? demanda-t-il de sa voix douce.

D’un geste prompt, celui-ci rejeta les couvertures :

— Tu as trouvé ?… mordi, j’en étais sûr !…

— Chut ! du calme ! Quand te mets-tu en campagne ?

— Demain, dès l’aube. Il n’y a pas une seconde à perdre.

— Soit !… Demain, dès l’aube, nous partirons.

— Nous ?

— Pardieu ! As-tu pensé que je te laisserais aller seul au danger. Après ce que tu viens de m’apprendre, t’abandonner serait vous vouer à la mort, toi et ton protégé… ce serait me faire le complice de vos ennemis…

— Ces ennemis, tu les connais donc ! Tu vas me révéler leurs noms.

— N’y compte pas ! dit Aramis, d’un ton ferme.

— Mordi ! s’étonna d’Artagnan, ne comprenant plus.

6

La casuistique d’Aramis

— N’y compte pas ! je ne te dirai rien. Le secret de la confession est inviolable ; pas un mot ne doit sortir de mes lèvres.

— Alors, à quoi bon ? Comment éviterai-je ces périls, si je ne les connais pas ?…

— Je les connais, moi ?

— Qu’importe, si tu t’obstines à te taire ?

— Un guide a-t-il besoin de parler ?

— Tu m’accompagneras donc ?…

— Certes ! avais-je négligé de t’en informer ?… Je t’accompagnerai partout et jusqu’au bout.

— Ah ! je comprends enfin, condamné au silence, tu seras le guide muet qui écarte son compagnon du précipice insoupçonné, tu seras le pilote dont le doigt montre en silence l’écueil caché…

— Oui ! car Dieu ne veut pas que le méchant triomphe et que le juste soit sacrifié. Compte sur moi, ami. Si le prêtre doit se taire, le gentilhomme peut agir.

— Admirable ! mordi ! s’exclama le Béarnais confondu par la simplicité de la solution imaginée par son ami.

— Et maintenant, mon cher, il est temps de reposer. Voilà nos affaires réglées pour aujourd’hui…

— Hum ! il reste bien encore une petite chose…

D’Artagnan hésita, embarrassé par une question qui lui brûlait les lèvres. De son œil avisé, Aramis semblait déchiffrer en lui la cause de cet embarras.

Brusquement, il se décida :

— N’est-ce point dans ce bouquin, que tu lisais tout à l’heure ?

— Oui, dit Aramis, en désignant l’in-folio, c’est un excellent livre : la Casuistique selon les Pères Jésuites. Lecture fort utile à quiconque veut vivre chrétiennement, sans tomber dans les austérités dont la rigueur n’est point de ce bas monde.

— Est-ce là que tu as déniché ton admirable distinction entre le prêtre et le gentilhomme qui agit ?

— À peu près, il y a, en effet, quelque chose approchant cela… au chapitre des confesseurs. La « casuistique », mon bon, est la science des cas délicats où la conscience s’embarrasse. Elle nous apprend qu’on peut faire certaines actions défendues.

— Sans pécher ? Voilà qui est bien commode.

— Hé, hé, pas si vite, distinguo, mon cher distinguo. Le péché est dans l’acte, mais la pureté peut être dans l’intention. Tout dépend du cas et de la direction d’intention.

— Sufficit ! fit le Béarnais convaincu, mais pour qui cette théologie était trop subtile… Or çà, n’y aurait-il pas un chapitre qui établit la distinction à faire entre le gentilhomme et le soldat ?

— Voyons le cas, riposta malicieusement l’abbé.

— Lors, écoute en deux mots, le voilà, le cas. Trois braves sont emmurés dans une cave, sous la garde d’un odieux cerbère. Or, cette cave a une porte, cette porte, une clef…

— Et cette clef ?…

— Gît dans une poche qui se trouve être celle d’un certain soldat…

— Qu’en veut faire ce soldat ?

— Il est bien ennuyé de ne pouvoir s’en servir !

— Évidemment, constata le casuiste, le cas est épineux. Le soldat ne peut délivrer les prisonniers sans forfaire à l’honneur militaire.

— Ah ! satanée consigne.

— Mais, la maison ?…

— Une bicoque du diable, à mi-chemin d’Abbeville et de Nouvion, entre un bois et une tourbière.

Le mobile visage de l’ancien mousquetaire s’éclaira d’une douce malice.

— Dors, d’Artagnan, dit-il.

— Dormir, eh, cadédis ! le puis-je avec ce souci !

— Il le faut… si tu veux que je résolve le cas.

Les deux camarades échangèrent un regard gros de sous-entendus.

Puis, docilement, le Béarnais se replongea dans les couvertures. Il avait compris. La curiosité le tint pourtant en éveil, les paupières mi-closes. Un long temps passa : il entendait le froissement monotone des feuillets tournés par le prêtre.

— L’affaire n’est pas commode à résoudre pensa-t-il.

Enfin, le silence se fit. Devant ses yeux clos, des visions s’agitaient, de plus en plus confuses… Il se voyait dans une cave, en compagnie d’ombres étranges revêtues d’un bizarre costume mi-partie casaque à la croix, mi-partie ecclésiastique. Une épée d’une main, un in-folio de l’autre, ces fantômes se livraient un combat burlesque, où de furieux « cas de conscience » se trouvaient résolus à grands coups de… « directions d’intention… »

Perclus de fatigue et d’émotions, d’Artagnan s’était tout simplement endormi.

… Tout à coup, une aveuglante lumière fulgura, suivie d’un fracas épouvantable. Le Béarnais sauta sur son séant.

Il était seul…

Éclairé par les lueurs mourantes de l’âtre, un gros livre reposait ouvert sur un fauteuil vide. Dehors, l’orage grondait furieusement.

D’Artagnan saisit ses chausses, jetées au pied du lit, et en sonda les poches.

La clé du caveau n’y était plus !

Il promena un œil narquois sur la chambre déserte, puis, en se recouchant paisiblement, il murmura :

— M’est avis qu’Aramis a encore déniché la solution de ce cas-là… Ah ! cadédis ! Quelle belle science que cette casuistique !

 

L’orage, dont les éclats venaient de réveiller notre mousquetaire faisait rage à plusieurs lieues à la ronde. À chaque seconde, des bruits menaçants retentissaient au sein des ténèbres.

Grondements sourds, suivis du fracas de la foudre, craquements de branches arrachées par l’ouragan et que ses rafales emportaient comme des feuilles mortes.

Impassible, au milieu de ce déchaînement des éléments, un cavalier poussait sa monture au long de la chaussée de Nouvion.

Parvenu à proximité de la bicoque où nous avons laissé Cyrano à la garde de maître Duretête, l’intrépide voyageur ralentit l’allure et s’orienta. À deux pas de lui, une faible lueur filtrait entre les ais disjoints d’une porte, arrachée de ses gonds et reposée tout de guingois. Notre homme mit pied à terre et après avoir abrité sa bête derrière un pan de mur croulant, il alla frapper à la porte, en implorant :

— De grâce, ouvrez à un voyageur égaré…

Rien ne bougea. Derrière le vantail, pourtant, le bruit d’une respiration rude s’entendait.

— Si vous êtes chrétien, ouvrez, répéta l’arrivant. C’est pitié de laisser dehors, par ce temps de chien, un malheureux ecclésiastique…

— Un prêtre ! chuchota une voix rauque, tandis que le vantail s’entrebâillait prudemment.

— Eh oui, certes, un prêtre : aumônier à Touraine-Infanterie… Une obligation de mon saint ministère m’a contraint à quitter le camp par cette horrible nuit… Montrez-vous hospitalier…

Par l’entrebâillement, une tête hirsute apparut. À la vue du petit collet et du rabat, qui recouvraient le pourpoint de cuir de l’inconnu, le défiant personnage se hâta de débarricader l’huis en marmottant une phrase de bienvenue, ce dont le prêtre profita pour se glisser vivement dans la place.

L’aspect du lieu n’était rien moins que rassurant.

La salle, obscure et dévastée, encore jonchée des débris de la barricade, ressemblait à un véritable coupe-gorge. Devant l’âtre où fumait un feu de branches vertes, des hommes armés jouaient aux dés, leur mousqueton entre les jambes. Des soldats ?… Des brigands bien plutôt, à en juger par leurs frusques dépenaillées, leurs têtes emmaillotées de linges, et leurs membres en écharpe ! Et pour comble, quelle sinistre figure avait l’introducteur, une espèce de monstre difforme, à face de tortionnaire ou de bandit. Le prêtre étant entré, sans l’ombre d’une hésitation, se débarrassa de sa cape transpercée et de son feutre ruisselant.

Ceci fait, il se glissa parmi le groupe des éclopés, et il se mit tranquillement à sécher la semelle de ses bottes à entonnoir qui étaient chaussées d’éperons d’argent fin. Ah ! certes, cet aumônier n’avait pas froid aux yeux.

Après avoir clos le vantail, l’introducteur, ou mieux, maître Duretête, se rapprocha du feu et, les yeux écarquillés, se prit à contempler cet hôte étrange qui venait de lui être amené par la tempête.

Il faut l’avouer : depuis le départ de Vauselle et de l’officier des gardes, le geôlier, resté seul à veiller sur ses prisonniers, se sentait en proie à un singulier malaise. Cette affreuse nuit reportait invinciblement son âme vers le souvenir d’une autre nuit d’angoisse, celle qu’il avait passée dans les carrières de Gentilly.

Lui, qui d’ordinaire ne redoutait rien au monde, il avait peur. Peur du malin qu’il sentait rôder autour de lui, dans les ténèbres. Peur du diable que ce mécréant de Cyrano savait si bien évoquer, et qu’il tremblait de voir apparaître, pour lui arracher ses adversaires à la barbe des gardes de Son Éminence.

Dans cet état d’esprit, l’arrivée inattendue d’un prêtre lui semblait un secours providentiel. La belle figure et la prestance élégante du nouveau venu achevaient de le rassurer, le colosse s’humanisa tout à fait :

— Vilaine nuit ! articula-t-il en esquissant un semblant de sourire.

— Une vraie nuit de sabbat, riposta l’abbé. Les chemins défoncés, de véritables casse-cou, sans vous, mon maître, je ne sais comment j’aurais pu regagner mon camp.

— Loin ?

— À quelques lieues, en tirant vers Arras. Ah ! vertudi… vertu de ma vie, veux-je dire, j’ai gâté les dentelles de mon jabot, n’importe, il n’y avait pas à hésiter, l’affaire était urgente.

— In extremis ? prononça le geôlier.

— Presque ! plusieurs âmes à sauver !

Ce disant, les yeux du prêtre firent rapidement le tour de la salle, s’arrêtant un instant sur la porte du caveau, puis revinrent se poser sur le groupe des gardes avec un air interrogatif.

— Gens du Cardinal, expliqua le colosse ; puis, se désignant lui-même, envoyé de Son Éminence… Duretête, pour vous servir.

— Des gens du grand Armand ! s’exclama l’aumônier. Mes compliments, maître Duretête.

— Ami de Son Éminence ? demanda le geôlier.

— Mon Dieu !… je ne suis point un inconnu pour lui. Nous avons eu quelque affaire ensemble jadis !

Les yeux du colosse s’écarquillèrent encore, admiratifs.

— Mais, dites-moi, poursuivit l’abbé. Il règne en ce lieu une singulière odeur, on dirait le parfum de la poudre ! Se serait-on battu près d’ici ?… En vérité, messieurs les gardes semblent en porter des traces.

— Peuh ! des égratignures ! grogna un brigadier, dont le bras était en écharpe.

— Hé, hé ! je vois là-bas une assez jolie estafilade… et cette patte traînante !… Auriez-vous rencontré quelque parti d’impériaux ?

— Des impériaux… ils n’oseraient pas se frotter à des soldats du Roi.

— Peste ! Quel est donc l’audacieux qui brave ainsi notre grand Cardinal ?

— Un nommé Cyrano, dit le brigadier.

 Cy-ra-no ! répéta l’abbé. Drôle de nom.

— Le personnage est encore plus cocasse.

— Vraiment ! et qu’en avez-vous fait, de ce Cyrano-là ? Car je pense que vous avez eu la victoire… mort probablement ?

— Mort ! Lui ? Malpeste !

— Blessé alors ?

— Même point, ce démon-là a quelque talisman qui le préserve des mauvais coups.

— Échappé ?

— Pris ! articula Duretête, en prison dans la cave.

L’abbé eut un haut-le-corps involontaire.

La face de la brute exprimait un tel mélange de haine et d’effroi, qu’il détourna la tête avec dégoût.

— Dans la cave ! répéta-t-il d’un ton sarcastique.

— Maître Duretête l’a fourré là de peur qu’il ne lui échappe encore, goguenarda le brigadier. Il paraît que ce Cyrano est un intime de messire Satan et que son damné patron se dérange tout exprès pour le tirer de geôle…

À cette plaisanterie, de gros rires éclatèrent parmi les soldats. La face du colosse se décomposa, ses yeux lancèrent une flamme sombre.

— Silence !… hurla-t-il. Et se signant, il murmura : Vade… vade rétro…

D’un geste, l’abbé apaisa la querelle menaçante.

— Maître Duretête peut avoir raison, dit-il d’une voix grave. La griffe du malin est partout en ce bas monde. N’avez-vous pas ouï parler de ses apparitions à la Sainte-Baume et des religieuses possédées de Loudun ! Monseigneur de Richelieu n’a-t-il point fait supplicier le curé Grandier qui entretenait des relations avec le démon Léviathan !

Les gardes avaient cessé de rire. Quant au geôlier, un long frisson secoua ses membres.

L’aumônier attacha sur sa face livide son regard troublant et poursuivit :

— Un bon chrétien, comme vous, maître Duretête, un fidèle serviteur du grand Cardinal n’a rien à redouter des embûches du malin…

Un soupir déchirant fut l’unique réponse du misérable.

Le prêtre retourna le couteau dans la plaie !

— Au reste, si ce Cyrano avait pactisé avec l’Ennemi du genre humain, il nous serait facile de le savoir, car il jouirait alors d’une puissance surnaturelle. Il serait capable de changer de figure à son gré…

— Il l’est ! sursauta Duretête… à la Bastille… il s’est changé… en Vauselle.

— Mieux encore, continua l’abbé, il saurait, pour ses besoins, tirer de l’or… fût-ce d’une pierre…

— Les philippus… haleta l’époux d’Anastasie.

— Et il aurait à ses ordres les légions de l’Enfer !

— Horreur !… le bouc !…

— … Les légions infernales, qu’il lui suffirait d’invoquer, aux heures de nuit, pour qu’elles accourent, même dans la plus hermétique des prisons…

— Grâce, gémit le colosse, à bout de force. C’est bien lui… C’est le tentateur… Léviathan… Astaroth… Cyrano… je suis damné…

Comme pour ajouter à l’horreur de cette scène, un épouvantable coup de tonnerre ébranla la masure. L’abbé s’était levé, montrant d’un geste impérieux la porte du caveau, il prononça :

— Ouvrez cette porte, maître Duretête. Je veux parler à ce Cyrano. Si cet homme est possédé, les secours de la religion lui sont nécessaires.

 L’ex… orciser ? bégaya le colosse.

— Non, mais l’exhorter, tenter de délivrer son âme !

Dominé par la volonté du prêtre, le pauvre hère se dirigea en chancelant vers la geôle improvisée. Mais au moment de l’ouvrir, une crainte instinctive l’arrêta. Ses yeux se firent méfiants, il balbutia :

— Si j’ouvre… il fuira…

L’aumônier fit un geste d’impatience ; il s’avança comme pour écarter le colosse dont le corps barrait l’entrée du souterrain.

Soudain, tout son calme, toute son onction ecclésiastique revinrent. Son œil venait de tomber sur l’imposte percée au haut de la porte.

— Hé ! voici une chaire toute trouvée, dit-il. Cette ouverture donne dans le caveau… cela suffit !

Grimpant alors sur un escabeau, il se hissa au niveau du trou.

Le geôlier le regardait faire médusé !

— Laissez, maître Duretête, souffla l’abbé ; quand le diable y serait je vous garantis que ce Cyrano m’écoutera, et que je le tirerai des griffes de l’ennemi.

Les gardes s’étaient levés et, formés en cercle, ils s’apprêtaient à ne point perdre une syllabe du sermon de cet aumônier, dont l’allure cavalière les amusait.

L’abbé toussa pour s’éclaircir la voix, et se penchant sur les ténèbres, il appela.

— Mes enfants, mes frères, m’entendez-vous ?

— Qu’est-ce là ? Qui a parlé ? dit le bretteur en se soulevant sur un coude.

Du doigt, le gros désigna le trou lumineux de l’imposte où se silhouettait un visage éclairé à contre lumière.

— Un inconnu ?…

— Un prêtre ! souffla Linières, il a une tonsure.

— Un calotin !… Va-t-il nous faire un sermon !

Le prédicateur poursuivit de sa voix insinuante.

— Hélas, je ne puis vous voir, mes amis, mais vous pouvez m’entendre et cela suffit. Prêtez une oreille attentive à la parole du passant inconnu. Le ciel ne l’a pas placé sur votre route sans un secret dessein. Les mots qu’il vous apporte sont des mots de réconfort, d’espoir, et peut-être de salut.

— Bel exorde ! grommela le Gascon.

— Il parle de salut, ânonna Linières.

— Écoutez, souffla le gros, dont l’âme d’ancien marin gardait un fond de croyance.

— Vous ne me connaissez point, ô mes amis, dit le prêtre, mais moi je vous connais.

« Je sais tout : vos fautes, vos luttes et votre rébellion très coupable aux volontés du Maître… de celui dont la main puissante courbe tout, jusqu’aux Rois.

— Singulier, fit Cyrano intrigué, de quel maître parle-t-il ? De Dieu ?… ou du Cardinal ?

— Je sais vos accointances avec l’Esprit de Révolte, et par quels damnables prestiges vous avez abusé l’âme simple d’un loyal serviteur de l’Éminent Cardinal… Grands sont vos péchés, ô mes frères… profond est l’abîme où ils vous ont plongés… difficile le salut ! mais la miséricorde divine est infinie. Écoutez-moi, croyez en moi, et vous serez sauvés !

Ici le prédicateur prit un temps. Se penchant à l’oreille du geôlier, il murmura :

— Tout va bien ! ils m’écoutent !

Les prisonniers s’entre-regardaient, ébahis.

— Or çà, avez-vous entendu ? fit Cyrano.

— Drôle de prône ; tous les mots semblent à double sens. D’où peut nous tomber cet abbé ?

— N’importe, écoutons !

L’aumônier reprenait son sermon :

— Votre salut, mes très chers frères !… il est à une condition. C’est que vous quittiez la voie de perdition, celle qui vous a conduits jusqu’en cet abîme de misère… Défiez-vous du malin qui vous guette et rôde près d’ici. Évitez les embûches de l’ennemi, mes amis, changez de route…

— Changer de route ?… répéta Cyrano, cherchant à saisir le sens caché dans ces paroles.

Vivement, l’abbé poursuivit :

— Souvenez-vous du grand apôtre Paul… Lui aussi errait dans la voie ténébreuse, mais il trouva son chemin de Damas. Imitez son exemple. À votre tour, prenez le chemin de saint Paul.

— Ouf ! s’exclama le gros, le chemin de Saint-Pôl… c’est la route de Calais.

Cyrano haussa les épaules :

— Oui, mais pour la fouler cette route de Calais, il faudrait d’abord sortir d’ici…

— Je le vois, je le sens, reprit le prédicateur avec animation, vous m’avez compris. Une seule idée vous agite à présent : vous sauver. Vos yeux cherchent déjà la voie providentielle. Elle est près de vous, cherchez et vous trouverez, dit l’Évangile.

Machinalement, les yeux de Cyrano avaient suivi la direction indiquée par ceux du prêtre. Tout en parlant, celui-ci fixait en effet un amas de fagots entassé contre la muraille du fond.

— Un sou… pirail, bégaya Linières qui s’était glissé de ce côté et commençait à faire place nette.

La voix du prêtre continuait :

— Ah ! certes, l’ouverture est étroite, la porte basse… Pour la passer, cette porte du repentir et de l’expiation, il faut abaisser votre orgueil, courber votre tête. Le salut est à ce prix…

Saint-Amant avait achevé ; le soupirail était dégagé. Il secouait le vantail de sa poigne robuste :

— Fermé ! fit-il, et solide !

— Mordious ! jura Cyrano en se ruant sur la porte… inébranlable !…

Dans son dépit, il se tourna vers l’abbé… Celui-ci souriait avec un calme imperturbable…

— Ah çà ! se moque-t-il ?… capédédious !…

— Humiliez-vous, répéta le prêtre. Et croyez ! Ayez foi ! Il n’est point d’obstacle invincible, point de situation désespérée ; il n’est point de porte close que n’ouvre cette clé sublime : la Foi ! Frappe, et l’on t’ouvrira… Implore et tu seras exaucé… Tends la main et la clé du salut te sera donnée…

— Amen !… soupira maître Duretête en se frappant la poitrine.

Emporté par la chaleur de son prêche, le prêtre s’était penché hors de l’imposte et ses bras étendus s’agitaient dans le vide comme pour bénir. Au bout d’un de ces bras, quelque chose scintillait.

Cyrano se précipita lourdement, un objet métallique tomba dans sa paume tendue.

— Une clé ! suffoqua le bretteur.

— Donne vite, souffla le Gros.

— Alléluia !

La clé ouvrait le portillon.

— Savinien ! mon fils, dit Saint-Amant sentencieux, le miracle est accompli !

— Sauvés ! exulta le mince Linières, en se coulant par l’ouverture, suivi du corpulent poète.

Le Gascon n’en revenait pas. Immobile et comme médusé, il fixait l’orifice où, dans un nimbe de lumière presque surnaturelle, la souriante et énigmatique figure du prédicateur s’encadrait.

Celui-ci continuait son prêche, mais à présent sa voix tonnait. Pour l’édification de maître Duretête et des gardes, il énumérait les tourments réservés aux pécheurs endurcis ; promettant aux trois prisonniers les pires châtiments s’ils retombaient sous la coupe du malin.

— Inconnu ! se répéta Cyrano… Saint-Amant a raison ; c’est un miracle.

Comme il s’engageait à son tour par la porte basse, la main du prêtre s’agita en signe d’adieu, et il l’entendit répéter :

… La route de Saint-Pôl.

— Merci ! fit le Gascon, du bout des lèvres.

Cependant les deux gaspards avaient sellé à la hâte trois chevaux appartenant aux gardes de Son Éminence et qu’ils avaient trouvé sous un hangar.

L’instant d’après, tous trois étaient sur la chaussée. Laissant derrière eux la voie de perdition, c’est-à-dire la route de Boulogne, où rôdait le diable Vauselle, ils gagnaient à bride abattue le chemin du salut : la route de Calais par Saint-Pôl !

 

En ouvrant les yeux, le lendemain matin, d’Artagnan fut fort ébaubi de se trouver dans un lit moelleux. Il avait perdu tout souvenir des événements de la veille.

— Quelle heure est-il donc ? pensa-t-il tout haut.

Une voix de chantre répondit :

— Neuf heures !

D’Artagnan se mit debout et se trouva nez à nez avec le corpulent Bazin.

— Satané Aramis ! où est-il encore ?

— M. l’Abbé est au quartier, mais il ne tardera pas. Il prie monsieur de vouloir bien déjeuner.

D’Artagnan était à table quand Aramis parut.

Déjà l’abbé se trouvait équipé de pied en cap. Son costume ecclésiastique avait fait place à un accoutrement des plus cavaliers, et sa mine reflétait une fierté de bon augure.

Chose singulière, ce qui, en lui, attira l’attention du mousquetaire, ce fut ses bottes. Elles étaient superbes, avec leurs vastes entonnoirs de cuir cordouan, et leur délicats éperons d’argent fin ; mais elles avaient encore une autre particularité : bien que, ce matin-là, le temps fût beau et particulièrement sec, elles portaient des traces très visibles de boue, comme si leur possesseur eût fait une longue course par les chemins détrempés.

— Or bien, dit l’arrivant en tendant la main à son ami, comment avez-vous passé la nuit. L’orage n’a-t-il point troublé votre sommeil ?

— Bien… et vous-même.

— Oh ! moi, je n’ai guère fermé l’œil.

— Malaise ?

— Non, travail.

— Je vois, dit malicieusement d’Artagnan en lorgnant les pieds de son camarade ; vous avez beaucoup lu.

— Hein ?

— Oui, vous vous êtes bravement lancé à travers les obstacles de la casuistique des Révérends Pères du Gésu. Superbe science, mais bien salissante !…

— Que voulez-vous dire ?

— Dame, n’est-ce point en la pratiquant que vous avez si fort taché vos bottes !

L’abbé rougit et du coin de l’œil montra Bazin qui ne perdait point une syllabe de ce singulier dialogue.

— Chut !

D’Artagnan remarqua alors l’air impérieux de l’aumônier de Touraine-Infanterie et se rappela leurs conversations de la veille.

— C’est vrai, murmura-t-il, j’oubliais. Aramis est « le guide muet ». C’est une habitude à prendre.

Cependant, l’abbé morigénait son domestique.

— Corbleu… bonté de Dieu, veux-je dire, pas encore prêt ?

— J’achève, monsieur, j’achève, soupira Bazin en s’efforçant à boucler les courroies du porte-manteau débordant.

— Vous n’avez oublié, je pense, ni l’eau d’arquebuse, ni l’onguent pour les plaies.

— Oh ! non, monsieur, ils sont là-dedans, avec le bréviaire… le chapelet…

— Et mes pistolets ?

— Dans vos fontes…

— Et mes jabots de Valenciennes ?

— Je les ai mis entre les pages de votre « casuistique » pour qu’ils ne se fripent pas.

— Ce qu’il y a de bon chez Bazin, c’est qu’il songe à tout, dit Aramis, radouci, pendant que l’autre emportait la mallette. À présent, d’Artagnan, voici votre passeport, dûment visé, nous pourrons partir dès qu’il vous conviendra.

— Le plus tôt sera le mieux !

— En route, alors !

Sur les pas de son laconique ami, le Béarnais sortit de sa chambre, et tous deux gagnèrent la cour où trois chevaux les attendaient. Le fidèle factotum achevait de fixer, au pommeau de la selle du sien, le précieux porte-manteau de son maître.

L’abbé-mousquetaire sauta à cheval, et sans souffler mot, prit les devants au trot. D’Artagnan suivit à une encolure.

Le placide Bazin, s’étant hissé sur son percheron, ferma la marche.

La route, encore ravinée par l’averse nocturne, achevait de se sécher au grand soleil. Le chargé de mission du Cardinal et aussi de la Reine se sentit soudain l’âme guillerette.

Semblables aux nuées du ciel, ses anxiétés des jours précédents s’étaient dissipées, balayées par un vent doux d’espérance.

De ses aventures récentes, il ne lui restait qu’un rien d’étourdissement, comme à un homme qui viendrait de faire un saut prodigieux.

Un saut de dix ans en arrière, puisque à cette heure, il se retrouvait chevauchant sur les brisées de son cher Aramis !

Au souvenir du malentendu qui avait failli les séparer, le Béarnais haussa les épaules.

— Étions-nous enfants, murmura-t-il dans sa moustache ; quelle sottise avons-nous pu dire : morte, notre jeunesse ! Eh bien ! mordi… j’ai comme une idée que la voilà qui recommence !

Cependant, tout disposé qu’il fût à respecter le pacte du silence conclu avec son compagnon de route, une pensée le turlupinait : où allait-on ?

À la sortie du village, d’Artagnan avait remarqué que son guide prenait la route d’Arras. L’indication était vague. Dans la capitale artésienne une multitude de chemins se croisaient et s’embranchaient ; les uns coupant au plus court, à travers l’Artois, vers les côtes du Pas-de-Calais, les autres obliquant par les grasses campagnes de la Flandre maritime.

Pressés comme ils l’étaient de gagner l’Angleterre, – théâtre de leurs opérations – d’Artagnan ne doutait pas qu’ils ne tirassent au bref.

— Parbleu, se disait-il, nous trottons sur Calais. C’est le chemin direct. Une ligne droite.

Il achevait précisément cette réflexion, quand il vit Aramis retenir sa monture et lui faire signe à lui de se rapprocher.

— Ouf ! il se décide, soupira-t-il en serrant la distance, je vais donc savoir enfin…

Mais, à la vue du visage de son camarade, sa joyeuse exubérance s’évanouit. Celui-ci avait la mine soucieuse : sourcils contractés, lèvres pincées, témoignaient du caractère laborieux de ses réflexions. En un mot, Aramis avait l’air d’un homme aux prises avec un problème épineux.

7

Le plus court chemin

— Mon cher, dit-il en s’assurant de l’œil que Bazin, resté à distance respectueuse, ne pouvait les entendre, le moment est venu de causer un peu de nos affaires. Hier, au soir, sous le coup d’une émotion assez naturelle, nous n’avons fait qu’effleurer certains sujets, d’ailleurs forts délicats. Quelques points restent obscurs, et cela me gêne pour prendre nos décisions.

— Interrogez, mon bon. Il ne tient qu’à vous d’obtenir de moi tous les éclaircissements.

— Sous la réserve de nos secrets réciproques !

— Cela va de soi ! sourit d’Artagnan, bien que, au vrai, la partie ne soit pas égale entre nous. Vous êtes trop fin, Aramis, pour n’avoir pas percé à jour l’origine de ma mission, de fait, mon secret ressemble fort à celui de polichinelle. Tandis que moi…

— Chut ! Vous connaissez nos conventions.

— Oui, certes : le pilote silencieux !… Toutefois, ce me semble, certaines indications ne seraient pas superflues. Par exemple, où allons-nous de ce pas ?

— C’est trop légitime, fit l’abbé, et, montrant du doigt l’horizon où commençaient à émerger les murs d’enceinte d’une ville forte, nous allons à Arras.

— À Arras, parfait pour commencer, et après ?

— Après ?… répéta Aramis, dont le front se recouvrit de la même ombre soucieuse.

— Oui, après ? insista d’Artagnan.

Mais l’autre ne parut pas entendre cette question, en effet, au lieu de répondre, il demanda :

— Hier, vous avez fait allusion, à mots couverts, à une personne dont le nom ne doit pas être prononcé…

— Va toujours, mon bonhomme, pensa le mousquetaire, dépité de cette échappatoire. Tu ne me feras pas croire que tu ne l’as pas deviné, ce nom-là.

L’abbé poursuivait :

— Sans être indiscret, puis-je vous demander si cette personne, en vous confiant la garde du jeune homme, échappé de la Bastille, ne vous a point donné quelques détails sur la personnalité de votre protégé.

— Je ne comprends pas bien…

— Je précise. La « dame » que nous ne nommerons pas, pour ne point rompre le pacte, cette dame, savait-elle que le Chevalier allait en Angleterre ?

— Parbleu ! s’exclama d’Artagnan, qui se mordit les lèvres en pensant au message mystérieux de Tancrède.

— C’est bien ce que je craignais ! Elle aussi ignore le péril…

— N’était-il point naturel d’envoyer le proscrit là où il doit trouver des protecteurs puissants. Lord Montaigu est persona grata près du roi Charles…

— Et cavalier de la Duchesse de Chevreuse, compléta l’abbé avec un sourire équivoque.

Au tour que prenait la conversation, le Gascon comprit que, cette fois encore, sans avoir l’air d’y toucher et sans rien découvrir de lui-même, son ami allait, comme on dit, lui tirer les vers du nez. Cela devenait mortifiant, les gens de son pays, d’ordinaire, n’aiment pas à passer pour dupes.

— Écoutez ! fit-il rondement, je préfère vider tout de suite mon sac. Il s’agit de la personne… ou de la « dame » – appelez-la, mordi comme il vous plaira – et vous voulez savoir ce qu’elle m’a confié relativement au Chevalier. Fort bien. Elle m’a dit tout ce qu’elle en sait. Et ce tout est peu de chose comme vous allez voir. Encore, ce peu, ne l’a-t-elle appris que récemment et d’une manière fortuite.

Se rapprochant encore, à voix basse, il coula à l’oreille de son compagnon :

— Un hasard lui a révélé, voici peu, que le fils de lord Buckingham – qu’elle croyait vivant sous un nom d’emprunt, dans quelque château d’Écosse – avait disparu depuis l’assassinat de son père.

— Il y a treize ans !

— Juste ! l’enfant en avait trois à l’époque ; il en a donc seize aujourd’hui !… Énigme indéchiffrable, que cette disparition. Un seul homme eût pu en donner le mot, le valet de chambre à qui le duc mourant avait confié son fils. Or, ce fidèle serviteur, l’irlandais Patrick O’Breane…

— Disparu, lui aussi ! acheva l’abbé, dont l’œil jeta une courte flamme.

— Oui… Et depuis lors, plus de trace… Le silence et l’oubli… Puis, soudainement coup de foudre ! L’enfant, que tous croyaient mort reparaît… Comment ? Vous le savez mieux que moi-même, Aramis !… Mais, hélas ! le serviteur, lui, ne revient pas. Patrick est à jamais perdu.

D’Artagnan se tut pour épier l’effet de ses paroles.

L’œil perdu dans le lointain, Aramis redoublait de réflexions… Enfin, il agita les lèvres et dit :

— Sait-on en quel lieu se rendait ce Patrick, lorsqu’il a fui à Londres, avec son fragile fardeau ?

— Non !… En Écosse, croit-on.

— N’a-t-on prononcé aucun nom ?

— Aucun !

Saisi d’un soupçon subit, le mousquetaire attacha sur son interlocuteur un regard perçant. Mais celui-ci avait repris toute son impassibilité :

— Rien ! c’est bien cela ! murmura-t-il. Ils ne savent rien.

Cette rechute de silence ne faisait point le compte de notre Béarnais qui reprit avec chaleur :

— Somme toute, mon cher, que peut craindre le Chevalier ? Le voici en Angleterre, sous l’égide de l’ami de Charles Ier.

— Lord Buckingham était aussi le favori du roi !

D’Artagnan frémit à ce lugubre souvenir.

— Bah ! pour le garder de ses ennemis, Tancrède a mieux que la protection royale, il a les épées fidèles de trois braves dont un seul en vaut cent…

— Bergerac ? demanda l’abbé d’un air d’hypocrite étonnement… Tiens ! je le croyais en cave !

— Quelque chose me dit qu’il a bien pu en sortir !

— Ah ! et qu’est-ce qui vous a dit cela ?

— Tes bottes, sournois ! riposta d’Artagnan en lui tendant brusquement sa main.

L’abbé l’étreignit, cette main, en susurrant :

— Après tout, la chose est possible.

— Or, je connais ce fougueux poète. Sitôt libre, il n’aura point perdu de temps. Il sait son camarade en danger, il aura pris au court.

— La route de Saint-Pôl ! peut-être ?

— Celle-là ou une autre…

— À cette heure il doit voguer vers Douvres. Demain, il aura rejoint le Chevalier.

Froidement, l’abbé prononça :

— Votre Bergerac connaît-il donc le mot de cette énigme que vous ignorez vous-même ?

— Jarni ! sacra le mousquetaire, c’est vrai ! il en sait encore moins que moi.

L’impitoyable abbé hocha la tête, complétant :

— Au reste, votre compatriote n’est point seul à nous devancer outre-Manche.

— Qui donc encore ?

— M. de Vauselle.

— C’est juste ! parti hier après-midi, par Boulogne, il doit être bon premier.

— Ne m’avez-vous pas dit qu’il avait des accointances chez Mme de Chevreuse ?

— C’était son courrier ; il l’a vendue au Cardinal.

— Bah ! la fine duchesse n’en est peut-être pas informée. Le drôle n’a-t-il pas eu la suprême habileté de se faire embastiller ?

— Il va arriver auréolé de la couronne du martyre.

— Certes… Ce qui lui permettra de préparer une bonne mine, bien bourrée et prête à éclater sous les pieds du Chevalier et de ses soutiens…

— Quelle situation ! Des amis dupés ou impuissants ! Adversaires patents ou cachés. Pauvre Chevalier.

« Ah ! corbac ! Aramis tu finiras par me faire peur.

« Et, tiens, j’y songe. Une rencontre faite sur la route, avant-hier, à mon départ… Oui, parbleu ! Arrêtée un instant aux barrières, elle a eu le temps de rattraper ce retard… En berline, munie d’un ordre de Son Éminence, elle a dû brûler les étapes…

Cette fois l’œil surpris de l’abbé se posa droit. Aramis interrogeait son compagnon qui, en faisant à voix haute ces supputations, donnait les signes d’une anxiété croissante.

D’Artagnan n’y prit point garde et acheva :

— Un autre adversaire nous a devancés, et celui-là je le devine est plus redoutable, dans sa fragilité féminine, que le Cardinal, son Vauselle, et son Duretête dans leur brutalité d’hommes.

— Une femme ? Je pressentais cette révélation, quelle femme ?

— Un démon… La comtesse Daisy de Suttland.

Aramis avait pâli.

D’un mouvement instinctif, d’Artagnan éperonna sa bête, comme s’il espérait rattraper du coup le temps perdu.

Ce rapide colloque avait conduit nos cavaliers aux portes d’Arras. Ils pénétrèrent en ville et se dirigèrent vers la poste royale.

Tandis que les palefreniers pansaient leurs montures, ils expédièrent en silence un dîner sommaire. L’aumônier était soucieux, le mousquetaire impatient. Quant à Bazin, il avait disparu, chargé par son maître d’une mission confidentielle.

On le vit bientôt reparaître, l’air mystérieux et important. Il se coula près de l’abbé et lui glissa quelques mots à l’oreille.

— D’Artagnan, dit alors Aramis, vous ne vous trompiez pas. Une femme voyageant dans une berline à quatre chevaux, avec un sauf-conduit du Cardinal, a relayé ici hier, dans l’après-midi.

— Une dame blonde, ayant un fort accent anglais, précisa le factotum. Une grande dame, car le palefrenier a reconnu sur les panneaux des armoiries coiffées d’un couronne comtale.

— C’est elle, sang dé di ! s’écria d’Artagnan, en se levant d’un bond.

— La voyageuse est repartie de suite pour Calais.

— En avant, ventre à terre !

D’un geste onctueux, mais ferme, l’abbé l’arrêta.

— Où cours-tu ?

— Droit au but ! La ligne droite étant, corbac, le plus court chemin d’un point à un autre…

— Crois-tu ?

Ce doute suffoqua d’Artagnan !

— Pas de précipitation, mon cher, raisonnons et pesons, veux-tu… Ainsi, selon toi, notre voie ?

— Celle d’Artois, parbleu !

— Parbleu ! répéta le subtil casuiste en hochant la tête. Parbleu oui, veux-tu dire ? Écoute, moi aussi, je le croyais : mais à présent, je suis sûr du contraire.

Le mousquetaire ouvrit des yeux démesurés. Le cerveau si souple et si précis de son ami, ne venait-il pas de s’effondrer dans une folie subite ?

— Non ! n’en crois rien, affirma posément Aramis qui semblait lire en lui. Le chemin le plus court, c’est la route de Flandre, et c’est celle-là que nous allons prendre !

Ce disant, l’abbé se leva, boucla son ceinturon d’un geste résolu et sauta en selle :

— Ah ! çà, où me mène-t-il ? regimba le mousquetaire mortifié.

Le placide Bazin tendit l’étrier à d’Artagnan et dit avec un soupir caverneux :

— Monsieur connaît bien M. l’Abbé. Avec lui, on sait toujours où l’on va… quand on est arrivé.

Maintenant la route se poursuivait en silence, Aramis menait bon train. Les dix lieues qui séparent Arras de Lille furent rapidement couvertes. On ne fit d’ailleurs qu’un court arrêt dans la métropole flamande, et l’on repartit avec une nouvelle ardeur.

D’abord inquiet, d’Artagnan commençait à se rassurer. À cette allure on pourrait atteindre avant le soir un des ports de la mer du Nord : Gravelines ou Dunkerque. Somme toute, le détour était petit, et n’entraînait pas un long retard. Au surplus, Aramis paraissait pressé d’arriver et il ne restait plus, dans son attitude, ombre d’hésitation.

— Il a son plan, se disait le mousquetaire.

Sa confiance renaissante, ne devait pas tarder à être remise à rude épreuve !

On avait atteint Ypres, dont les murailles féodales, les tours élancées, coiffées de leur chapeau d’ardoises et de pignons découpés se détachaient en silhouettes sur un ciel de grisaille.

Les carillons tintaient quatre heures. En poursuivant en droite ligne vers Berg-Saint-Vinox, on devait être à Dunkerque en quelques heures.

Aussi, quelle ne fut la stupéfaction de notre Béarnais quand, à la sortie d’Ypres, il vit son guide abandonner la grand’route, et se lancer dans un mauvais chemin de traverse. Cette fois, il n’y avait plus à douter. Aramis ne se dirigeait point vers la côte ; il ne conduisait pas son aveugle compagnon en Angleterre. Où donc le menait-il ? Oui, où ?

D’un temps au galop il rejoignit son fantaisiste chef de direction et lui demanda railleur :

— Est-ce encore le plus court ?

— Sans doute !

— C’est fort. Nous tournons le dos à la mer…

— Possible !

— Et, sandi, tu peux au moins me dire le nom de ce lieu vers lequel nous nous dirigeons.

— Non ! nos conventions s’y opposent.

— Corbac !…

L’abbé étendit la main :

— Ce soir, d’Artagnan, tu sauras où nous allons. Alors tu décideras toi-même de ce que nous allons faire.

— À la bonne heure. Mais en attendant…

— Motus !

Le Gascon mordit rageusement sa moustache. Il sentait que toute insistance serait inutile et qu’il lui fallait se résigner.

— Ah ! sangodémi, grommela-t-il en évoquant le ciel d’un regard désespéré, quelle situation ! Ce que M. de Bergerac ferait des gorges chaudes s’il pouvait me voir ainsi en laisse !

Cependant, cette dernière tentative avortée lui ayant ôté toute velléité de questionner à nouveau son silencieux ami, d’Artagnan ne desserra plus les lèvres. Il renonça même à essayer de deviner la pensée d’Aramis, et suivit docilement.

Après maints détours par des chemins dont certains n’étaient guère que des sentiers de campagne, après avoir traversé un labyrinthe de villages si pareils les uns les autres que le mousquetaire avait l’impression de tourner en cercle sans avancer, après avoir franchi sur une infinité de pentes minuscules un nombre incalculable de cours d’eau, comme le soir tombait, les cavaliers arrivèrent en vue d’une petite ville dont les maisons de briques se miraient dans l’eau dormante de canaux rectilignes.

— Ami, proposa courtoisement l’abbé, voici venir le crépuscule. Si vous voulez m’en croire, nous nous arrêterons céans ?

— Comme il vous plaira, riposta le Gascon. Pourtant, nos montures sont encore fraîches et peuvent fournir une traite avant la nuit close.

Cette restrictive ne fut pas entendue, ou mal interprétée par Aramis car, sautant brusquement à terre, il remit la bride à Bazin.

Bon gré mal gré, d’Artagnan l’imita.

— Cette auberge, expliqua le premier, me semble propre et avenante. Avec votre agrément, Bazin pourrait y mener nos bêtes, et nous y faire préparer un souper et des lits.

La résignation du mousquetaire était à peindre.

— Faites ! dit-il.

L’abbé mousquetaire s’était approché de l’hospitalière maison et déchiffrait l’enseigne.

— In het vlaamschvoss !

— Ce qui signifie ?

— « Au renard des Flandres ».

— Ah ! vous savez donc le flamand ! s’étonna le mousquetaire.

— Ne faut-il pas tout savoir ?

Ayant dit, Aramis passa son bras sous celui de son camarade, et l’entraîna le long du canal.

— Ah ! çà ! où me conduisez-vous ?

— Quelques pas de promenade, si vous le voulez bien, pendant qu’on apprête le souper. Ce petit bourg si calme, avec ses maisons propres et coquettes, ne remue-t-il pas doucement l’âme ? N’y doit-il pas faire bon vivre loin des agitations du monde ? Regardez cette multitude de petites lumières s’allumer aux fenêtres et se refléter à la surface tranquille des eaux. Cela parle de famille, d’une vie tout unie, en cultivant son jardin, et en élevant ses enfants…

Le Béarnais ouvrait des yeux immenses. Que signifiait cette idyllique évocation ?

— Et tenez, mon cher d’Artagnan, voyez ces deux bons vieux. À quoi peuvent-ils songer en fumant leur pipe, assis sur ce banc de pierre ?

Le mousquetaire allait répondre que les pensées des vieux Flamands lui étaient fort indifférentes quand, à sa stupéfaction, il vit son aristocratique ami se glisser à un bout du banc, et saluer les fumeurs d’un gracieux :

— Gooten dag !

Ah ! çà. Quelle nouvelle fantaisie !

Il s’arrêta, et se tint debout à l’écart.

Aramis avait aussitôt entrepris une conversation, dont il entendait vaguement les répliques, sans d’ailleurs y pouvoir donner aucun sens.

En vérité, cela ressemblait à une impertinente gageure et passait l’imagination.

Son camarade ne s’occupait plus de lui, il était tout à ses nouvelles connaissances. Après quelques phrases banales auxquelles les fumeurs avaient répondu de cet accent plat et traînant des gens du Nord, le colloque s’animait progressivement. Autant qu’on pouvait le deviner aux intonations, l’abbé semblait interroger, et les bonshommes répondaient à tour de rôle, et parfois tous ensemble, ce qui augmentait passablement la cacophonie. D’Artagnan les voyait gesticuler, la pipe aux doigts, et montrer du bras tendu un point éloigné de l’horizon.

De quoi diantre s’agissait-il ? Et que pouvait avoir de commun l’élégant aumônier avec ces Flamands épais, dont les vêtements exhalaient une âcre odeur de tabac et de saumure.

Soudain, le mousquetaire dressa l’oreille. Un nom prononcé par un des vieillards… deux syllabes, de consonance étrangère, mais qui n’était point flamande pourtant…

— Venez, d’Artagnan.

Aramis était près de lui, et, lui prenant le bras, l’entraînait.

Cette fois, il n’eut garde de se faire prier. Sans demander d’explications, il suivit son guide, devenu silencieux ; tous deux allaient à pas rapides, dans la direction indiquée par le geste des fumeurs. Aux lisières du village, une courte rue en pente les conduisit à un petit plateau.

Là, brusquement, ils se trouvèrent en face d’une maison, d’une masure, devrions-nous dire. Car il ne restait debout que ses murs à demi calcinés, la toiture, dont il ne subsistait plus qu’une partie de la charpente, s’était écroulée à l’intérieur. Ce bâtiment avait été la proie d’un incendie, mais il était visible que le sinistre datait de loin et que, depuis lors, le lieu avait été livré à l’abandon. À cette vue, une étrange impression étreignit le cœur du mousquetaire. Il lui sembla se trouver dans un de ces lieux maudits, témoins de quelque crime ancien, et dont les vivants s’éloignent avec horreur – par crainte des revenants.

— D’Artagnan, dit Aramis d’une voix grave, savez-vous quelle est cette maison ?

— N’est-ce point d’elle que vous parliez tout à l’heure, avec ces vieillards ?

— Oui, et ils m’en contaient l’histoire. Une étrange et terrible histoire, mon ami. Voici treize ans…

D’Artagnan répéta :

— Treize ans !

— Ce lieu servait de retraite à un étranger, un homme venu de l’autre côté de la mer, croyait-on. Qui était cet homme, nul ne le savait. Il vivait seul en compagnie d’un jeune enfant, qu’il entourait de soins les plus tendres, et qu’il ne quittait jamais, ni jour ni nuit.

— Un enfant de trois ans ?…

— À cette époque, les campagnes de Flandre étaient fréquemment désolées par les incursions de gens de guerre. Une nuit, le voisinage fut éveillé par des cris. Une sinistre lueur embrasait le ciel. Le feu !… En hâte, on organisa les secours. L’incendie éteint, on put pénétrer dans la maison. Parmi les décombres fumants, un homme râlait.

— Mourant ?

— Non ! et pourtant le malheureux était percé de coups, mais Dieu le réservait sans doute pour une tâche mystérieuse, car il guérit de ses blessures.

— Vivant… il vit ! s’écria le mousquetaire.

— Oui, d’Artagnan, mais l’enfant, lui, n’était plus là. Les pillards, après avoir frappé l’homme, fouillé les meubles et incendié la maison, avaient emporté le pauvre petit être dans leur fuite.

— Misère ! mais lui, l’étranger ?

— Sitôt remis de ses blessures, il partit à la recherche de l’enfant. Nul ne l’a jamais revu.

— Vous parlez, messieurs, de Patrick O’Breane ou O’Brien ? dit une voix.

Les deux amis tressaillirent.

Derrière eux, dans l’ombre, quelqu’un qu’ils n’avaient point entendu venir se tenait debout.

Instinctivement, d’Artagnan porta la main à la garde de son épée.

— Je suis maître Van Heybrock, notaire impérial et royal de cette ville, dit le nouveau venu. On m’est venu avertir que deux gentilshommes français étaient descendus au Renard des Flandres, et qu’ils cherchaient des informations relativement à cette vieille affaire. Sachant vous trouver ici, je m’y suis rendu en hâte…

Le notaire s’arrêta pour s’éponger le front, car il était corpulent et la course l’avait échauffé.

— Monsieur est le comte d’Artagnan, dit Aramis, en faisant signe à son camarade de ne s’étonner de rien. Il est des amis de lord Montaigu, et chargé en effet d’une mission ayant trait à ce Patrick.

— Je m’en suis douté tout de suite, messieurs. Nous autres gens d’affaires, nous avons le flair !… Inutile de pousser vos investigations dans cette ruine. Elle est abandonnée depuis le crime, et vous n’y trouverez rien. Le nœud de l’affaire est ailleurs.

— Où donc ? demanda d’Artagnan.

Le gros homme cligna de l’œil d’un air important.

— Chez moi ! dans mon étude !… J’avais la confiance du vieux Patrick. Ce brave homme avait le pressentiment de son malheur. Il redoutait sans cesse d’être volé, tué… que sais-je ?…

Les deux amis échangèrent dans l’ombre un regard significatif.

— Bien lui en prit. Car les papiers très précieux qu’il possédait ont échappé ainsi à ses agresseurs. Ils étaient en sûreté, en mes archives… où vous pourrez les voir…

— Ah ! monsieur, allons vite !…

— Où vous les pourrez voir, scellés dans une grande enveloppe, continua l’officier impérial et royal.

Le mousquetaire, dépité, se mordit les lèvres.

— Dans une enveloppe scellée et paraphée, distilla le notaire, dont le cachet ne doit être rompu qu’après treize ans révolus…

— Treize ans ! en ce cas, le délai est expiré.

— Non, il n’expire que dans trois jours.

D’Artagnan frappa du pied, impatienté par toutes ces formalités auxquelles l’autre paraissait se complaire.

— Soit ! dans trois jours donc, l’enveloppe pourra être ouverte…

— En présence de quatre témoins, devant qui en sera dressé inventaire, ainsi que de droit…

— Nous pourrons assister à cette ouverture ?

— Oui, messieurs. À moins toutefois…

— À moins que… quoi ?

— À moins que, d’ici là, Patrick O’Brien ou O’Breane n’ait reparu ! scanda maître Van Heybrock.

Le mousquetaire haussa les épaules à cette absurde supposition. À voix basse, il engagea un rapide colloque avec Aramis qui, durant cette conversation, n’avait point soufflé mot.

— Eh bien, mon cher, que faisons-nous ?

— C’est à vous d’en décider.

— Nous restons, mordi ! Nous tenons la clé de l’énigme, il ne s’agit point de la laisser perdre.

— Ne craignez-vous pas que cela ne nous retarde ? susurra l’abbé, de son air le plus innocent.

— Ah ! Aramis, c’est vous qui aviez raison. La ligne droite n’est décidément pas le plus court chemin d’un point à un autre.

8

Les quatre conseils d’Olivier Cromwell

Voyons maintenant ce que devenait, pendant ces événements, celui qui en était la cause initiale ; notre ami le chevalier Mystère.

Après avoir quitté ses compagnons de fuite à la patte d’oie, le vaillant enfant suivit à travers les dunes le chemin de Saint-Valéry.

Cette séparation, imposée par Cyrano, lui déchirait le cœur. Vingt fois, il fut sur le point de retourner en arrière, mais une pensée le retint. Avait-il le droit, lui, le messager d’Anne d’Autriche, de compromettre dans une folle équipée les secrets de sa royale maîtresse ?

Tancrède ignorait d’ailleurs le plan de son ami : il croyait que celui-ci allait continuer à fuir et, dans cette occurrence, il ne pouvait être qu’un embarras. Le mieux qu’il eût à faire était donc de mettre au plus tôt vingt lieues de mer entre lui et ceux qui le poursuivaient.

Il était midi environ quand le chevalier arriva à Saint-Valéry. Mollement couchées sur les bancs de sable qui obstruent l’estuaire de la Somme, une quinzaine de barques attendaient le flot pour se remettre à la mer.

De suite, Tancrède se mit en quête d’un patron. Avec la promesse d’un bon prix, il ne doutait pas pouvoir facilement trouver un marin capable de lui faire traverser le Détroit.

Cependant, aucune de ces légères embarcations, gréées pour la pêche côtière, ne se trouvait en état d’affronter les risques de la haute mer, aussi le Chevalier n’obtint-il aucun succès à faire sonner la bourse dont Cyrano l’avait muni. Les gens de Saint-Valéry ne faisaient point fi, loin de là, des beaux doublons d’or ; par exemple, ils tenaient à leurs bateaux et plus encore à leur peau.

Le seul résultat de ces pourparlers fut d’attirer plus qu’il ne convenait l’attention publique sur notre jeune homme. On commençait à se demander d’où venait ce cavalier si solidement argenté, et pour quelle raison il semblait si pressé de quitter le sol français.

La situation devenait critique. Le délai fixé par Cyrano s’écoulait pendant ces vaines démarches.

Le pauvre garçon désespéré voyait les barques, l’une après l’autre remises à flot par la marée montante, hisser leurs voiles et s’élancer sur la crête écumante des vagues, enfin, prendre leur vol, ailes déployées, comme de légères mouettes de mer.

Le soir approchait.

Une forte brise commençait à souffler, fouettant des embruns. À l’horizon, vide à présent, on voyait s’étaler peu à peu une large bande couleur de soufre. Signes précurseurs d’un orage.

Indifférent aux menaces du ciel, Tancrède arpentait d’un pas fiévreux, la grève qui s’étend vers Cayeux. Une pensée fixe l’absorbait :

— Une barque ! trouver une barque avant la nuit !

Soudain, dans une anse un peu abritée de la côte, il aperçut un petit lougre que la hauteur des dunes lui avait caché jusqu’alors.

À bord, le va-et-vient de l’équipage semblait présager un appareillage prochain.

D’où il était, le Chevalier voyait le patron, un gros homme court, haut en couleur, et l’entendait presque diriger la manœuvre à grand renfort de coups de sifflet et de jurons variés.

Ce spectacle eût sans doute arraché au prudent Saint-Amant une grimace de méfiance. L’aspect du bâtiment était médiocrement engageant, avec son gréement à la diable, ses manœuvres en pagaye et sa coque radoubée en maints endroits, ce lougre semblait un déplorable sabot ! Notre ami, lui, ne s’arrêta point à ces considérations visibles pour les seules gens du métier, ou s’il y prit garde, ce fut pour penser que l’accommodement avec le patron en serait plus facile. Il héla l’homme. Et de fait, le marché fut vite conclu. L’exhibition des doublons magiques aplanit les difficultés.

Une heure plus tard, le chevalier Mystère voyait décroître, avec la joie qu’on devine, la côte inhospitalière de Picardie.

Il était temps.

À peine le lougre doublait-il la pointe du Crotoy, qu’un groupe de cavaliers débouchait par le chemin des dunes. C’était le peloton des gardes de Son Éminence, conduits par le vieil officier.

Aucun incident ne troubla les débuts de la traversée. Le patron, Picard lourd et lent, buvait sec pour s’entretenir en joie et, en dépit du vent qui soufflait de plus en plus rudement, il ne témoignait aucune espèce d’inquiétude.

Vers minuit, les choses changèrent brusquement.

C’était, on se le rappelle, l’heure où les éclats d’un furieux orage avaient troublé d’Artagnan dans son sommeil, Aramis dans sa chevauchée « casuistique », et l’impassible Duretête lui-même dans sa veillée.

En quelques instants, le ciel fut couvert d’impénétrables ténèbres ; la mer se transforma en un gouffre mouvant, où se creusaient par à-coups des dépressions vertigineuses.

Bientôt, le lougre ne fut plus, entre ces deux abîmes, qu’un fétu léger, dressé par l’impétuosité du vent, assailli par le désarroi des hautes lames. Alentour, on ne voyait plus rien, que la fulguration des éclairs. On n’entendait plus rien que les craquements des membrures, le sifflement aigu de l’ouragan et, parfois, à la tête des mâts, le crépitement sec de la foudre.

Cette terrible situation dura jusqu’à l’aube.

Quand celle-ci parut enfin morne et grise, le patron dut avouer qu’il avait dérivé à tel point, qu’en l’état de son bâtiment, le plus sage lui semblait de rallier la côte de France, dont on ne devait pas être fort éloigné.

La tempête, ayant chassé vers l’ouest, selon toutes probabilités le lougre devait se trouver à mi-chemin entre la France et l’Angleterre, c’est-à-dire sur la route suivie par les bâtiments qui font le commerce entre ce dernier pays et le continent. En continuant à louvoyer dans ces parages, on avait donc chance de rencontrer quelqu’un de ces navires.

La matinée n’était pas tout entière écoulée que Tancrède se trouvait installé à bord d’un brick, battant pavillon de Sa Gracieuse Majesté et faisant voile pour les Pays-Bas.

On avait convenu, naturellement, que le brick modifierait un peu sa route, afin de mener au lieu désigné par lui son passager de fortune. Par surcroît de prudence, et afin d’échapper aux formalités embarrassantes du débarquement, le Chevalier avait exigé qu’on attendît le soir pour le mettre à terre, et qu’on choisît de préférence un endroit désert. Ce à quoi le captain britannique avait accédé sans qu’un muscle de son impassible visage laissât voir le moindre étonnement.

— All right ! avait-il répondu, d’une voix à broyer les cailloux : Away to free England.

Ce qui peut se traduire ainsi : « À votre aise ! en route pour la libre Angleterre ! »

À la nuit tombante, un halo lumineux annonça l’approche des côtes.

— Portsmouth ! annonça le flegmatique captain.

Le brick s’engagea dans le passe entre l’île de Wight et les jetées, mais, au lieu d’enfiler le chenal, il rangea au plus près dans la direction de l’île de Hayling et mit en panne.

Un canot fut amené, et le Chevalier, ayant pris congé de son conducteur, se laissa glisser sur la hanche de tribord, le long des enfléchures d’une échelle de filin.

Ce manège ne passa point tout à fait inaperçu. Il éveilla d’abord la curiosité des cockneys qui, du bout des jetées, guettaient l’arrivée des navires pour enjôler leurs passagers, à la façon des nervis de Marseille. Puis, il mit aussi en émoi la défiance des gardes-côtes.

Heureusement, à cette distance, que pouvaient faire les braves gens, sinon lever les bras au ciel, et jurer : « Goddam », ce dont ils ne se firent pas faute.

Toutefois, à ce même moment, la malle de Boulogne faisait son entrée en rade. L’étroitesse du chenal balisé l’obligeant à serrer la côte, elle passa assez près du brick pour qu’on pût apercevoir, d’un bord à l’autre, les visages qui se penchaient curieusement aux bastingages. Or, parmi toutes ces paires d’yeux fixées sur le Chevalier oscillant au bout de son échelle, il s’en trouva une qui traduisit successivement toutes les nuances de la stupeur, de la curiosité, et finalement d’une joie forcenée.

— Quel est le nom de cette petite ville, là, au fond de l’anse où se dirige cette barque ? demanda le propriétaire de ces yeux éloquents, en pointant l’index sur le canot qui s’éloignait à force d’avirons.

— Chichester, répondit un midshipman.

— De là, peut-on gagner Londres directement ?

— Non, il faut aller prendre la poste à Brighton.

— Et Brighton est éloignée ?

— Vingt milles.

— Ouf… thank you ! conclut l’indiscret personnage qui ajouta in petto : diavolo ! je crois que j’arrive à temps !

À peine débarqué, notre jeune homme gagna le bourg le plus proche, qui se trouvait être en effet Chichester. De là, une route parallèle à la côte conduisait en droite ligne à Brighton.

Cette ville, on se le rappelle, avait été choisie par Cyrano comme point de direction et, si possible, de rassemblement. Le chevalier devait y attendre ses amis jusqu’au samedi suivant.

En abordant le sol de l’Angleterre, Mystère n’était riche que d’espérance. Son bagage ne lui pesait guère ; en tout et pour tout, il comprenait trois objets de prix : son feutre, où il dissimulait le message destiné à la duchesse de Chevreuse ; son épée, qui scandait sa marche en lui battant les talons ; sa bourse enfin, ou plutôt ce qui restait de la bourse de Cyrano, largement ébréchée par les deux saignées qu’avaient faites le patron picard et le captain du brick.

Le pécule était suffisant pour atteindre Londres, la rapière avait tout juste la longueur requise pour faire respecter son maître en chemin ; et quant au parchemin d’Anne d’Autriche, par son étoile, notre ami en espérait une fortune pour le moins.

En attendant, il voyageait à pied, car il avait dû laisser Stello à Saint-Valéry et n’était point en fonds pour se procurer une autre monture.

Tancrède avançait d’un pas relevé, en sifflotant une marche militaire. Il avait parcouru ainsi cinq à six milles sans faire la moindre rencontre, quand le silence fut rompu par un bruit de roues, accompagné du tintement d’un grelot. Une carriole déboucha d’un chemin de traverse, à quelques toises de lui.

Rassemblant tout ce qu’il savait d’anglais, le Chevalier lança en guise de salut :

 Good night, man ! Is this the good way to Brighton ?

Au lieu de la réponse attendue, il vit émerger de la bâche deux yeux perçants qui se fixèrent sur lui. Lentement, en français, une voix répondit :

— Vous vous trompez, monsieur, ce chemin-ci mène en effet où vous dites, mais c’est le « mauvais » chemin.

— Bon ou mauvais, il importe peu, riposta le Chevalier. Chez nous, on dit que tout chemin mène à Rome !

Une toux rauque sortit de dessous la bâche, le conducteur s’agita et laissa échapper une vague imprécation dont Tancrède ne put saisir que le mot « Babylone ».

— Serais-je tombé sur un de ces « Puritains » dont Cyrano m’a parlé ? pensa-t-il. J’ai fait un beau coup en prononçant le nom abhorré de Rome. Parbleu ! le voilà qui file comme s’il avait toutes les furies à ses trousses.

En effet, l’étrange voiturier avait remis sa bête au trot d’un coup de fouet sec et s’éloignait sans plus de discours.

Mais la carriole elle-même devait être moins susceptible car le Chevalier la vit s’arrêter, comme prise de remords, avant d’avoir accompli dix tours de roue.

— Jeune homme, prononça la voix grave de l’inconnu, venez ici, je vous prie. Il est écrit au Livre : « Si tu rencontres en ton chemin une brebis égarée, ramène-la au bercail ! » Montez, l’ami, je vais à Brighton et veux vous y mener.

Si singulière que fût cette invitation, Tancrède ne se la fit point répéter. D’un bond, il se trouva assis sous la bâche, côte à côte avec le citateur des Saintes Écritures. Et la carriole reprit sa route.

Le Chevalier en profita pour examiner de près son compagnon.

C’était un homme de haute taille et de carrure puissante ; sa face large et comme soufflée était enflammée de couperose ; un nez rubescent et couvert de verrues en occupait la majeure partie. Il avait le cou emmailloté d’une bande de flanelle écarlate, qui achevait, par une note d’un rouge éclatant, la vigoureuse harmonie de feux sombres formée par cet original visage.

D’âge incertain, l’inconnu devait avoir passé la quarantaine. Son costume, sobre de forme et de nuance foncée, semblait celui d’un fermier aisé, ou, tout au plus, d’un petit gentilhomme campagnard. Enfin, il portait la chevelure rasée court, à la mode des Puritains.

Bien que la langue lui démangeât fort, Tancrède se rappelait trop le succès relatif de sa première tentative pour avoir envie de renouer.

Ce fut l’insulaire qui rompit le silence. Il connaissait la France et Paris, où il avait fait, dit-il, un récent séjour. Il posa plusieurs questions, auxquelles le jeune homme fut en grande peine de répondre. Choses et gens, tout ce qui excitait l’intérêt de l’inconnu était pour Tancrède aussi nouveau que si l’on eût interrogé sur les habitants de la Lune. Il s’agissait de gens de finance et de négoce, de nouvelles manufactures de tapisserie et de scieries, d’établissements savants, tels qu’un certain Jardin des Plantes médicinales…

Beaux sujets de conversation pour un homme d’épée !…

Ah ! si on eût demandé à notre ami quelle était la meilleure « académie » où l’on pût apprendre les finesses de la lame ; le meilleur endroit pour se couper la gorge en dépit des édits, le meilleur traiteur chez qui l’on pût se réconcilier les coudes sur la nappe, à la bonne heure, il ne fût pas resté en panne ! Mais à ces questions sur des choses inconnues de lui, que pouvait-il répondre ?

Son naïf embarras parut réjouir l’interlocuteur.

— Grand pays, la France, prononça-t-il… Plein d’une force qui s’ignore… Qu’elle secoue seulement les parasites qui la sucent, et l’on verra !… Au reste certain Cardinal a déjà mis la cognée dans l’arbre…

Sans comprendre toute la portée de cette prophétie, Tancrède sentit le rouge lui monter au visage.

L’inconnu porta au comble son indignation en ajoutant :

— … Et, pour achever la besogne, dans l’ombre de sa simarre, je devine certain abbé tout humble, tout petit qui sera celui-là un rude jouteur…

— De qui entendez-vous parler ?

— Hé ! de l’abbé Mazarini et de son maître ! Ceux-là, jeune homme, vous paraissez les connaître ?

— Monsieur, rétorqua le vibrant soldat, en redressant fièrement la tête, en France nous ne connaissons qu’un maître : le Roi !

Ces mots à peine lâchés, il vit la figure du géant s’altérer horriblement ; l’accès de toux spasmodique se reproduisit. En un éclair, notre héros se figura empoigné par ces muscles puissants ; il éprouva par avance la sensation de la parabole qu’il allait décrire dans les airs avant de choir sur la route. Mais, d’un formidable effort de volonté, l’inconnu domina cette nouvelle fringale de fureur, ses lèvres balbutièrent un psaume, puis il retomba dans son mutisme sombre.

Jusqu’à Brighton, la course se poursuivit en silence. Au moment où la carriole pénétrait en ville, l’étranger se retourna pour la première fois vers son voisin de route.

Son visage avait repris toute sa sérénité, et une légère nuance de bienveillance bourrue semblait même s’y jouer :

— Mon compagnon, dit-il, vous êtes français et, qui plus est, gentilhomme. À ce double titre, vous devez être ferrailleur, joueur, disputeur et galant. Quatre aimables qualités fort prisées de l’autre côté du Channel, et dont une seule suffit ici pour envoyer un homme en prison ou… ad patres.

— Plus de doute, songea Tancrède, c’est un rigide presbytérien, et il va me faire un prêche !

— Donc, croyez-en mon expérience : primo : gardez l’épée au fourreau, si vous tenez à votre liberté ; secundo : ne jouez pas si vous tenez à votre bourse ; tertio : ne disputez ni de religion ni de politique, si vous tenez à votre vie ; quarto : enfin et surtout, gardez-vous des femelles… C’est par Ève que le Mal est entré en ce monde !…

D’un ton semi-contrit, le Chevalier demanda :

— Grand merci… Puis-je savoir à qui je suis redevable de cette excellente leçon ?…

— Je m’appelle Olivier Cromwell.

Prononcé quelques années plus tard, ce nom eût, selon l’occurrence, empli l’auditeur d’admiration, d’effroi ou d’horreur. Pour l’heure, ce n’était encore que celui d’un obscur député aux Communes, qui préparait dans l’ombre sa retentissante destinée.

Mystère salua donc avec sa grâce aisée et riposta tranquillement :

— Moi, l’on me nomme le chevalier Tancrède.

Sur quoi, il s’éloigna, à la recherche d’un gîte.

Le lendemain matin, à son réveil, le premier soin du Chevalier fut de réparer les dommages causés à son unique costume par deux jours de chevauchée suivis de trente-six heures de traversée maritime.

À l’aide d’un fer à repasser, de quelques aiguillées de fil et d’un fer à friser empruntés à une servante, Tancrède eut tôt fait de rendre à ses frusques leur pli élégant et de restituer à la plume de son feutre son conquérant panache.

Enfin, sa chevelure ayant été soigneusement bouclée en ondes légères, il s’en fut prendre un peu l’air de l’endroit.

Ainsi équipé, le Chevalier avait belle allure, et, tandis qu’il gagnait en musardant les bains, centre de toutes les élégances, plus d’un regard féminin, surpris au vol, l’avertit qu’en ce pays nouveau, la belle moitié des insulaires ne lui étaient point trop hostiles. Toutefois, il se garda bien de répondre à ces invites galantes. Il avait encore tout frais dans la mémoire les sages et paternels conseils de M. Cromwell !

On n’était encore qu’au jeudi, et, pour se conformer aux recommandations de Cyrano, Tancrède devait séjourner à Brighton jusqu’au samedi soir, en l’attente des événements. C’était trois jours à tuer, trois jours pendant lesquels notre jeune voyageur s’était juré de rester sage.

Tout en flânant le long de l’estacade des bains, avec le flegme d’un vrai cockney, il faisait ses petites observations.

Une chose le frappa par-dessus tout. À cette heure assez matinale, une véritable cohue se pressait sur l’estacade, foule singulièrement mélangée, où se coudoyaient deux mondes : celui du travail, en pleine activité, et celui du plaisir qui commençait seulement à sortir de ses hôtels élégants.

Or, cette fusion s’opérait sans aucun heurt, les gens de labeur allant de leur pas mesuré, sans paraître se soucier de la présence des gens de loisir. La chaise de la « professional beauty » qu’on portait au bain se glissait en silence dans le flot du populaire qui s’écartait sans un murmure.

Habitué aux foules bruyantes et goguenardes de Paris, Tancrède n’en croyait pas ses yeux. Et le plus étonnant, était encore que cette déférence mutuelle du riche et du pauvre était aussi exempte d’arrogance chez l’un que de bassesse chez l’autre. Le plus humble de ces « seamen » en surcot de toile ou de ces portefaix pliant sous le fardeau avait, dans sa contenance, quelque chose de fier qui imposait le respect…

— Par mon étoile, ce M. Crom… well est la sagesse en personne. Peste ! il ne ferait pas bon chercher noise à ces vigoureux gaillards. Malgré leur air calme et leur regard tranquille, ils doivent être peu endurants.

« Et avec cela, quelle admirable sérénité ! Tiens ! voilà un carrosse, là-bas, qui descend la pente du boulevard. Le voici qui s’engage dans la foule. Le cocher a peine à retenir ses chevaux.

« Ah ! mordieu ! cela devait arriver…

Cette exclamation échappa à notre Chevalier à la vue d’un mouvement soudain de l’équipage.

Bien qu’eux aussi fussent « anglais », les chevaux ne supportaient qu’en piaffant cette allure de tortue. Échauffées par une course rapide, les ardentes bêtes, en se sentant serrées de toutes parts, venaient de se dégager d’un violent coup de collier. Il y eut un cri poussé par une femme effrayée. Aussitôt un remous agita la foule, et la superbe voiture se trouva immobilisée.

Un homme – une espèce de « tueur », les bras nus, les reins ceints d’un tablier sanglant – avait empoigné les carrossiers aux naseaux.

À la portière, la figure pâle d’une femme parut. Ses yeux parcoururent rapidement les rangs du populaire et, n’apercevant parmi eux que des regards furieux et des faces convulsées, ils cherchèrent plus loin, comme pour implorer secours.

Ces beaux yeux, que la crainte rendait plus touchants encore, rencontrèrent ceux du Chevalier.

Il y avait tant d’éloquence dans leur muet appel que le cœur du jeune homme en fut retourné.

Ayant rassuré d’un léger salut la voyageuse effarouchée, il se lança dans la cohue, s’ouvrant des coudes un passage.

— Lâchez ces bêtes, s’écria-t-il en s’adressant au boucher.

Et, se tournant vers la foule qui grognait :

— N’avez-vous pas honte de vous mettre à cent pour molester une femme ? Si quelqu’un de vous est blessé, qu’il s’avance et il lui sera fait réparation.

Emporté par son indignation, Tancrède prononça cette harangue improvisée en français, ce qui contribua sans doute à lui ôter une part de son effet.

Le seul résultat en fut de tourner contre lui la vindicte du populaire. Il se vit entouré par une trentaine de gaillards à mufles de dogue qui l’injuriaient en attendant de mordre.

Les laissant aboyer, le jeune coq revint au boucher qui n’avait pas lâché les mors des carrossiers.

— N’avez-vous entendu ? répéta-t-il en anglais, lâchez ces bêtes…

Et comme l’autre haussait ses lourdes épaules d’athlète, il porta la main à la garde de sa rapière.

— By Jove ! ricana la brute, nous ne sommes pas en France ici. Dans la loyale Angleterre, on vide ses querelles avec ça… Ce disant, il mit juste sous le nez de Tancrède un poing redoutable.

— Hurrah ! Jemmy, crièrent les cockneys qui formèrent immédiatement le cercle autour des deux antagonistes. Donne-lui son compte au Frenchman.

Le Chevalier recula d’un pas hésitant. Dans quelle sale affaire venait-il de se fourvoyer. La boxe, cette manière brutale et populacière de « laver son honneur » révoltait tous ses instincts d’élégance. C’était d’ailleurs la première fois qu’il était mis dans l’obligation d’en appeler à ses poings, et il lui en coûtait de donner en spectacle sa défaite probable à ces insulaires narquois… et à sa jolie protégée.

Il perçut dans la foule des rires insultants et le mot malsonnant de « fear » ! Avoir peur, lui ?

C’en était trop pour son oreille chatouilleuse. D’un geste prompt, il jeta à terre son manteau et son épée, assujettit son feutre, et tomba en garde, tant bien que mal.

À partir de ce moment, un silence absolu régna, tant un combat de boxe est chose sacrée pour tout cœur britannique.

Ayant préludé par une série de feintes brillantes destinées à étonner son adversaire et à éblouir la galerie, le butcher entra en jeu par un formidable « direct » qui ne rencontra que le vide, le jeune homme ayant esquivé son dangereux contact par un écart brusque.

— Goddam ! jura le tueur, en reprenant son équilibre.

Immédiatement, il fournit un coup de revers. L’énorme poing passa par-dessus la tête du Chevalier, celui-ci s’étant accroupi sur ses jarrets.

N’ayant trouvé son adversaire ni en face ni de côté, le boucher se décida à le chercher en bas. C’était son affaire à ce tueur ! Son poing s’abattit d’une masse. Cette fois, il chancela. La massue n’avait rien rencontré au bout de son trajet. En effet, après un mirifique saut de carpe, l’apprenti pugiliste se retrouvait hors de portée.

Cette fois, un murmure admiratif parcourut l’assistance.

Mais, pour adroite que fût la tactique du petit « Frenchman », qui se bornait à esquiver sans chercher à riposter, les spectateurs comprenaient qu’elle pourrait reculer l’issue de la bataille, mais non lui assurer la victoire.

Le boucher, à présent, précipitait son jeu. Il cherchait le corps à corps qui ne permettrait plus à son fugace ennemi de se dérober.

Tancrède « encaissa » quelques horions. Par bonheur, assenés de trop près, ceux-ci n’eurent que peu d’effet.

Il ne ripostait toujours pas.

Morbleu ! qu’attendait-il donc ?…

Et tout à coup, le redoutable poing lui arriva en plein visage. Le jeune homme sentit une chaleur à la joue, ses tempes bourdonnèrent. Le choc lui fit l’effet d’un énorme soufflet.

— Touché ! dit le tueur, marquant son atout.

Mais, Tancrède avait cette faiblesse de tenir à ses avantages physiques. La pensée qu’il pouvait être défiguré fit courir au long de son échine un frisson inconnu. Pour la première fois, le petit soldat avait peur…

La peur des braves est une chose terrible ! Le Chevalier rougit, puis pâlit, puis s’empourpra derechef et, les yeux brillant d’une lueur de folie, il se rua en avant, ses deux poings se mirent à marteler, en décrivant un moulinet vertigineux. En un rien de temps, le museau de bull-dog fut en sang. Le colosse déconcerté suait, soufflait, plaçait difficilement un swing ou un uppercut assez mollement. Et l’enragé petit homme frappait, frappait et frappait. Soudain, le boucher s’effondra knock-out !

Juste à ce moment, la foule ouvrit ses rangs pour livrer passage à un personnage nouveau.

Si nous avons été quelque peu long à décrire cette scène, elle s’était déroulée avec une rapidité d’éclair. Il ne s’était écoulé que quelques minutes entre le malencontreux écart des carrossiers et l’écroulement lamentable du champion de boxe.

Or, à l’instant où Tancrède l’avait vue s’engager sur l’estacade, la belle occupante du carrosse venait de se séparer d’un cavalier, celui-ci s’éloignait du côté des « sables » lorsque le bruit de la bagarre l’avait fait se retourner.

En voyant son amie menacée, il s’était hâté de revenir sur ses pas ; mais si fort qu’il eût pressé son cheval, il arrivait tout juste à temps pour assister au triomphe du Chevalier.

À sa vue, un certain nombre d’hommes, au visage glabre, à la tête tondue, se séparèrent de la foule, et vinrent se ranger en silence à ses côtés.

L’arrivant étendit la main. Aussitôt, les « têtes rases » lui frayèrent un passage.

Cependant, le boucher se relevait et cherchait de l’œil son vainqueur ; il voulait prendre sa revanche.

Sur un nouveau geste du cavalier, un rideau vivant s’interposa entre les deux adversaires.

Ce manège échappa à Tancrède, fort occupé à se réharnacher, et à secouer la poussière du combat.

Ce soin pris, le brave enfant passa, sans y prêter attention, entre les deux files de « têtes rases » et il s’approcha du carrosse, d’où la belle voyageuse avait assisté, palpitante, aux exploits de son « tenant ».

En apercevant le cavalier, debout près de la portière, Tancrède fit un haut le corps :

— Monsieur Cromwell ! balbutia-t-il stupéfait.

Le député aux Communes s’inclina froidement, puis, se penchant à l’oreille de la dame, il dit :

— C’est lui, le jeune Français dont je vous parlais tout à l’heure.

Les yeux de la voyageuse se posèrent curieusement sur le joli garçon, incliné jusqu’à terre devant elle. Ces yeux étaient étranges, de nuance changeante, avec ce regard un peu papillotant des myopes. Fixes, ils exerçaient une sorte de fascination ; mais, dès qu’une impression de l’âme les animait, ils savaient peindre toutes les gradations du sentiment, toutes les nuances de l’émotion.

Quand le regard de Tancrède se croisa avec celui de la dame, ces yeux exprimaient un intérêt presque tendre.

L’aristocratique personne lui tendit une main blanche et parfumée, qu’il s’empressa de porter à ses lèvres.

Alors elle murmura, accompagnant sa phrase d’un sourire charmant :

— Je savais les Français chevaleresques et galants, mais je ne les croyais pas experts au « jeu loyal ». En vérité, monsieur, ceci mérite une récompense. Voulez-vous la venir chercher aux Armes de Brighton ?

En prononçant ces derniers mots, la voix de la dame tremblait légèrement, comme sous l’empire d’un trouble intime difficilement contenu.

Tancrède balbutia quelque chose d’indistinct, et partit vivement, tout ému de la tournure imprévue que semblait prendre l’aventure.

Comme il s’éloignait, il entendit la voix rude de Cromwell qui morigénait :

— Y songez-vous, comtesse ?… Un jeune étourneau, une tête à l’évent… L’aller mêler à nos affaires… en ce moment surtout.

— À la bonne heure, sourit Tancrède amusé : M. Cromwell m’habille bien. Serait-il jaloux par hasard ?… Hum ! et ses si sages conseils… « C’est par Ève que le Mal est entré dans le monde !… » Oh ! oh ! ces Puritains !…

« Bast ! après tout, une comtesse… ce n’est peut-être plus une femme !

La place qui venait de servir de ring à l’homérique rencontre ci-dessus relatée avait retrouvé son aspect coutumier, le boucher à son étal, les badauds à leurs affaires. Quant au carrosse et au cavalier, ils s’étaient de nouveau séparés et avaient repris leur route chacun de son côté.

De la nombreuse assistance qui avait suivi les péripéties du duel à mains fermées, trois personnages demeuraient.

L’un d’eux long, maigre et dégingandé offrait le portrait de l’homme que nous avons vu arriver en rade de Portsmouth sur la malle de Boulogne. Quant à ses deux acolytes, c’étaient de ces figures comme on en rencontre dans toutes les villes d’eaux, et généralement, partout où les oisifs vont semer leur or et où par conséquent, avec un peu d’industrie, on a chance de dériver quelques flots de ce pactole roulant à pleins bords.

Physionomies louches de joueurs décavés, ou de spadassins à gages, ceux-là semblaient attendre avec déférence les ordres de leur compagnon.

— C’est bien lui, déclara celui-ci en suivant de l’œil la silhouette déjà lointaine du Chevalier. Je l’avais reconnu à Portsmouth !… Per Bacco ! comme dit mon ami M. de Mazarin, point n’était besoin de tant le chercher… le petit a la bonté de se livrer lui-même…

Alors, se tournant vers ses acolytes :

— Ecce homo, fit-il. Autrement dit : voilà l’homme qu’il s’agit d’empêcher d’arriver.

Les spadassins firent une grimace significative.

— Hé ! hé ! vous nous aviez parlé d’un enfant ; c’était un mouton à tondre, à vous entendre.

— Qu’est-ce ?… Renonceriez-vous à l’affaire ?

— Non… Il y a des risques… le prix change…

L’arrivant de Boulogne haussa les épaules et riposta :

— Soit ! Réussissez… et si vous avez l’habileté de trouver « le papier »… je doublerai la prime.

— All right ! firent en chœur les deux sbires.

Et, sans plus de paroles, ils piquèrent un pas de course pour rattraper le jeune homme.

Le long personnage les suivit de l’œil, puis, se frottant les mains d’un air satisfait :

— À présent, je peux filer à Londres. Il y a peu de chance que cet étourneau me gêne.

« Ah ! mordieu ! L’excellente Mme de Chevreuse va-t-elle être ravie de me revoir… Sain et sauf… et évadé miraculeusement de la Bastille !

Ayant ainsi mis au point ses petites affaires, messire de Vauselle – le lecteur l’a déjà reconnu – s’éloigna à son tour dans la direction de la poste aux chevaux.

9

« … Bien fol est qui s’y fie ! »

Après son algarade qu’il se reprochait, car en tournant moins bien, elle aurait pu avoir de funestes conséquences pour sa mission, le Chevalier rentra tout droit à l’auberge et se calfeutra dans sa chambre.

Il avait résolu de n’en plus bouger jusqu’au samedi et cette fois, il se tint parole.

Chaque soir, il envoyait le boy à la poste pour s’informer des arrivants. Aucun d’eux ne répondait au signalement de Cyrano, de Saint-Amant ou de Linières. Tancrède en conclut que ses amis avaient été retardés par les difficultés de la traversée, et qu’ils le rejoindraient directement à Londres.

Le matin du samedi, il chargea donc son commissionnaire de lui retenir une place dans la malle-poste qui partait le soir même, puis, ayant réglé ses comptes avec la land lady, il attendit l’heure du départ.

Vers midi, comme il était à table, la servant-maid introduisit d’autorité un grand laquais, chamarré d’or sur toutes les coutures, et dont la livrée lui rappela tout de suite celle de la dame du carrosse. L’important valet salua, déposa sur la table une lettre et un paquet, et se retira sans parler.

Cette apparition inattendue avait frappé notre ami d’une telle stupéfaction qu’il en resta bouche bée, la fourchette en l’air : quand il reprit assez de sens pour pouvoir s’élancer sur les traces du laquais, celui-ci était déjà loin.

Le Chevalier rompit le cachet et lut la lettre.

Elle était ainsi conçue :

« Que doit-on penser de votre silence ? Est-ce peur, défiance ou… mépris ? N’êtes-vous vaillant que devant les hommes : Ajax pour eux, et pour nous, Hippolyte ?… Vous avez mérité une récompense, et vous avez dédaigné de la venir chercher. C’est un pardon qu’il vous sied maintenant d’implorer. Venez vite et peut-être aura-t-on la faiblesse de vous l’accorder. »

L’épître portait pour toute signature un S.

Aucun doute n’était possible pourtant. Ces lignes n’avaient pu être tracées que par la main de la belle voyageuse.

— Mon étoile veille ! pensa le jeune homme. Sans être trop fat, il est permis de croire que cette belle personne me veut du bien.

« Peste ! une dame qui me fait chercher trois jours à travers Brighton, et qui m’écrit, à moi étranger et inconnu, une missive aussi compromettante ?

Machinalement, il retourna la lettre du côté de la suscription et reprit :

— Compromettante ? Hum !… C’est à voir ! Le cachet ? une couronne sans chiffre, cela ne dit pas grand’chose… la signature ? une simple initiale, ce qui ne signifie rien du tout… quant à l’écriture : la dame a pu dicter à n’importe qui… à la première suivante venue…

« Décidément, non, ma belle correspondante ne se compromet point trop !…

Au fond, Tancrède se trouvait fort mortifié. Le rôle de Joseph n’avait rien de particulièrement séduisant pour un jeune gentilhomme de sa tournure. Et l’inconnue ne semblait pas être de ces femmes qui subissent sans ressentiment la honte d’un refus.

— Qui peut-elle être ? se demandait-il avec une certaine perplexité.

« Bast ! une amie de M. Cromwell… et voilà tout… une comtesse… une femme qui passe et qui vous sourit.

Le chevalier replia la lettre, la glissa dans son pourpoint et, esquissant un salut dans le vide :

— Non, tout compte fait, madame, je ne me rendrai pas à votre flatteuse invitation. J’ai manqué déjà à la première des quatre recommandations de votre bon ami Cromwell, et cela a failli tourner au vilain. Il suffit ! Je veux observer religieusement les trois autres conseils de ce gentleman.

« Et puis, voyez-vous, pour moi, il n’y a au monde qu’une femme : Claire, la chère enfant qui m’attend là-bas… fidèle et confiante…

« Je me trompe, il y en a encore une autre : Mme de Chevreuse, l’amie de ma Reine, et ma protectrice, auprès de qui j’ai hâte de me retrouver.

Ravi de se trouver si fort contre la tentation, Mystère expédia la fin de son dîner. Il aperçut alors le paquet déposé sur la table par le muet ambassadeur de la comtesse de S…

— Tiens ! qu’est cela ? fit-il en dépliant l’enveloppe. Une bourse, sarpejeu ! et copieusement garnie !… En vérité, ma belle conquête a des usages et… Elle sait joindre l’utile à l’agréable !

La première pensée de Tancrède fut de retourner le présent aux Armes de Brighton. La difficulté de libeller l’adresse lui donna le temps de la réflexion. Il songea que ce renvoi sans explication aurait un air de mépris peu convenable ; et puis l’aubaine tombait à ravir, – le coût du voyage à Londres et le règlement de sa note d’auberge ayant mis à peu près à plat les flancs de sa bourse ; enfin il serait temps, lorsqu’il serait arrivé à bon port, de rembourser la somme, grâce aux libéralités certaines de lord Montaigu et de Mme de Chevreuse.

Qu’on veuille bien songer qu’à cette époque naïve, un gentilhomme ne se faisait aucun scrupule d’accepter – et même de solliciter au besoin – les libéralités de « sa dame ». De quoi d’ailleurs les gens d’épée eussent-ils vécu sans cela, eux à qui tout travail rémunéré était interdit, comme dérogeant à noblesse ?

À cet égard, les chroniques du temps en content de belles, les dames trouvaient très normal de payer à beaux deniers l’honneur ou le plaisir.

Autres temps, autres mœurs. Aujourd’hui – sauf la dot pourtant qui est un reste de ces usages désuets – nous avons changé tout cela. Mais la morale est-elle moins atteinte ?

Au reste, le chevalier Tancrède n’acceptait le cadeau qu’à titre de prêt, ce qui satisfera les consciences les plus vétilleuses !

Il enfouit donc la bourse dans les profondeurs de ses poches. Puis, l’heure approchant, il se rendit à la poste prendre sa place dans le coche.

Quand Mystère pénétra dans le coupé, les quatre coins en étaient déjà occupés. D’un côté se faisaient vis-à-vis un homme tout rond, en perruque à marteau, avec un carrick ponceau, des bas chinés et des souliers plats à boucles d’argent, – le type parfait du bourgeois de la Cité de Londres – et une jolie fille, assez piquante de visage et de taille, frileusement enveloppée dans une vaste mante à capuchon, – quelque « beauty » de ville d’eaux, venue à Brighton pour chercher fortune et qui s’en retournait… après récolte faite. Du moins, en pouvait-on ainsi présumer en voyant les regards tendrement provocants et le manège de petits soins dont elle couvait le respectable Londonien.

Le côté opposé appartenait à deux personnages moins agréables à contempler. Tous deux semblaient se faire pendant, bien que l’un fût de taille assez imposante, tandis que son vis-à-vis était au contraire petit et même gringalet. Mais, ils avaient l’un et l’autre un air de famille, pareille mine bravache et semblable accoutrement de gens dont l’épée est au plus offrant.

Tancrède se glissa entre les tibias des deux « gentilshommes » et alla s’asseoir à côté de la jolie fille.

Un voyage en coche était alors fort long et assez peu confortable. L’espèce de caisse dans laquelle se trouvaient encaqués les voyageurs était visitée par une infinité de petits vents coulis qui se glissaient malicieusement à travers les fentes des portières, et venaient caresser les membres des occupants, à demi engourdis déjà par leur immobilité forcée.

Pour toute défense contre le froid, le fond de ladite caisse était garni d’une couche de paille où le pied plongeait à la recherche d’un peu de chaleur.

Mais le pire des maux était encore la lenteur de ces prétendues « diligences ». En effet, outre les arrêts fréquents nécessités par les relais, il y avait aussi tous les obstacles du chemin qui venaient comme à plaisir ralentir l’allure de tortue de la lourde patache. Il y avait surtout les côtes, au bas desquelles les véhiculés étaient souvent contraints de descendre de voiture pour soulager l’attelage et gravir la pente à pied.

Le conducteur avait beau sonner à toute occasion une impudente fanfare sur son bugle, les postillons pouvaient bien pousser leurs « hip » et leurs « hulloc » les plus retentissants, le « trait » n’en poursuivait pas plus vite son bonhomme de chemin ; même en terrain plat, il tenait son petit trot tranquille, en dépit de toutes ces excitations. Au reste, il est à soupçonner que postillons et conducteur ne se donnaient tant d’agitation que pour secouer leur propre somnolence et la fraîcheur du crépuscule.

Eh bien ! Notre bouillant jeune homme supportait d’assez belle humeur ces incommodités variées.

Grâce à la bourse de son obligeante « inconnue », il eût pu se procurer un cheval et faire le trajet plus à l’aise, mais la prudence s’en était mêlée, il avait pensé qu’un voyageur du coche attirerait moins l’attention qu’un cavalier. Or, il tenait beaucoup à ne point se faire remarquer, au moins tant qu’il n’aurait pas délivré son message et fait connaissance avec ses nouveaux protecteurs.

C’est pour les mêmes raisons, qu’il gardait, vis-à-vis de ses compagnons de route, une réserve tout à fait en dehors de ses habitudes.

Sitôt après le premier relais, le gros bourgeois s’étant endormi dans son coin, et la belle enfant ayant mis à profit ce moment de liberté pour esquisser, du côté de son jeune voisin, quelques œillades assassines, le Chevalier les laissa perdre. Piquée au jeu, la rouée feignit alors de somnoler.

Tancrède voyait sa fine taille s’abandonner mollement au balancement de la guimbarde ; à chaque cahot, insensiblement, la petite se rapprochait de lui, et nouveau Tantale, il commençait à sentir pénétrer en lui la douce chaleur de ce corps féminin.

Stoïque, le Chevalier s’écarta de la tentatrice qui s’éveilla du coup et reprit ses distances, d’un air de dignité outragée.

Dans son mouvement de recul, le jeune homme s’était rapproché des deux bravaches, et sa botte droite avait heurté, sous la paille, le pied gauche du gringalet.

Celui-ci devait avoir le pied terriblement sensible car il poussa un juron assez malsonnant. Son camarade s’empressa aussitôt de pallier cette incongruité par un compliment en mauvais français, souligné d’un gracieux sourire à longues dents.

De plus en plus prudent, Tancrède ne voulut entendre que le compliment auquel il répondit par une brève excuse pour sa maladresse.

Puis, voulant couper court à ces tentatives de voisinage, il se renfonça sur la banquette, remonta son manteau, rabattit son feutre et se mit en posture de dormir.

Lorsque, après un temps inappréciable, le Chevalier rouvrit les yeux, la nuit était tout à fait tombée.

Le côté de la voiture où sommeillait la belle enfant et sa corpulente conquête se trouvait plongé dans l’obscurité la plus opaque ; mais, par contre, à la portière opposée, le profil des deux hommes d’épée était éclairé par une lueur qui parut surnaturelle à notre ami. En y regardant mieux, il constata que cette lumière provenait tout simplement d’une lampe de voyage, suspendue au plafond. À sa clarté vacillante, les deux acolytes, un manteau tendu sur leurs genoux, se livraient à une passionnante partie de « royale ».

Tancrède, nous le savons, aimait le jeu.

Il s’était bien juré de ne point jouer, mais rien ne lui interdisait de regarder jouer autrui, ce qui est une ingénieuse façon de se donner des convoitises sans satisfaction possible ou des émotions sans risques à courir.

Précisément, la partie engagée était fort agitée. Le petit partenaire semblait avoir joui largement des faveurs de dame Fortune, à en juger par le tas respectable de guinées qui s’amoncelaient près de lui. Mais, comme toutes les femmes, la Fortune est capricieuse et inconstante. Le petit malingre traversait maintenant une passe de déveine, et chaque coup nouveau ébréchait son magot.

Le Chevalier avait bonne âme, et souffrait de la misère d’autrui. Un pareil guignol ne pouvait qu’éveiller sa compassion, aussi se rapprocha-t-il petit à petit du perdant.

Pour comble d’infortune, plus le malheureux joueur s’enferrait, plus il entassait de bévues.

C’était à se demander s’il ne le faisait point exprès !

Le sensible spectateur avait peine à se contenir, à chaque nouvelle faute de son voisin, il s’agitait sur sa banquette, haussait les épaules et poussait des soupirs étouffés. À la fin, n’y tenant plus, il éclata.

Sur un coup imperdable, où le maladroit avait trouvé moyen de se faire mettre capot par une inconcevable imbécillité, Tancrède s’écria :

— Hé, morbleu ! pourquoi ne pas avoir joué pique, repique, défausse à trèfle et garde à carreau.

— Monsieur est fin joueur, à ce qu’il paraît, sourit aimablement le gagnant.

Le gringalet, lui, le regardait ébahi. Très vexé d’être ainsi repris, il haussa les épaules et siffla entre ses dents :

— Les conseilleurs ne sont pas les payeurs !

Une discussion confuse s’ensuivit, le mauvais joueur soutenant mordicus que, contre le Destin, il n’y a pas de résistance possible ; son partenaire lui démontrant ex professo qu’il avait laissé passer vingt occasions de se refaire et Tancrède affirmant qu’un joueur « prudent » et maître de ses nerfs vient toujours à bout de la pire malchance.

— Devil more ! l’ami, s’écria finalement le malvenu, puisque vous êtes si fort, que ne prêchez-vous d’exemple ? Je vous cède ma place, bien volontiers.

Ainsi mis au défi, il était difficile au Chevalier de reculer ; il se fût donné l’air d’un de ces bavards dont toute la science est en paroles. Il prit donc les cartes, bien résolu à se borner à quelques passes. Mais, la chance l’ayant favorisé, il ne put refuser à son adversaire une juste revanche.

En somme, il ne s’était pas écoulé une demi-heure depuis l’instant où il avait hasardé vers le jeu de ses voisins un coup d’œil amateur, qu’il se trouvait, à son tour, engagé dans la plus mouvementée des parties de « royale ».

À chaque relais, on descendait pour se dégourdir les jambes. On prenait un air de feu dans la cuisine de la poste, et, pour se réchauffer intérieurement, on absorbait un verre ou deux de grog épicé.

Les deux traîne-rapière s’entendaient à merveille à préparer cette mixture ; ils n’y épargnaient point le gin – surtout dans le verre de leur jeune ami. Après quoi, l’on repartait, et le jeu reprenait de plus belle.

Peu à peu, Tancrède se familiarisait avec ses nouvelles connaissances. Malgré leur air bravache, c’étaient, au demeurant, de gais compagnons. Ils parlaient un français baroque, entrelardé d’anglais, d’italien et même d’espagnol, mais cela seyait assez bien à ces gens qui se vantaient d’avoir beaucoup couru le monde.

Et puis le Chevalier gagnait.

Quelle meilleure raison invoquer ?

Comment avoir la moindre défiance envers des gens dont on rafle les guinées ?

… Brusquement, le Chevalier se mit à perdre !

Bah ! simple vicissitude du jeu !

Il poursuivit en augmentant progressivement ses mises. La malchance s’acharna. Il s’acharna de même.

Son gain fondant entre ses doigts, il tira la bourse de la comtesse, en fit deux parts, dont il mit l’une en réserve. Avec cela, morbleu ! il avait de quoi conjurer le mauvais sort !

Las ! ces guinées féminines n’étaient pas moins prestes à le fuir qu’elles l’avaient été à le venir trouver !

En vérité, – comme le disait son petit voisin – c’était une vraie « jettatura ».

Que faire ? s’avouer vaincu ? Ah ! cordieu non, tant qu’il n’aurait pas tiré sa dernière balle… Il fit donner la réserve et…

… La chose s’était faite si vite, d’une manière si prestigieuse que notre étourneau n’eut point le temps d’une réflexion. D’ailleurs, les deux compères se chargeaient de le tenir en haleine ; ils l’excitaient par leur intarissable faconde, le serraient entre eux comme dans un étau, le couvaient de leurs yeux brillant de convoitise.

Quand la bourse fut à sec de son dernier jaunet, le Chevalier se fouilla. Rien ! plus une obole ! il n’en revenait pas ! Les autres échangèrent un coup d’œil rapide, comme pour se dire : « Attention ! »

— Jouez la bourse ! souffla le gringalet à l’oreille de Tancrède.

L’objet était d’or et très finement ciselé. Au fait, une bourse vide est une sotte chose. Le Chevalier jeta l’enjeu sur le tapis. Le coup se joua, il perdit.

— Maladetta ! jura le petit entraîneur, est-il possible ! La chance va vous revenir, By God ! jouez… votre capa.

— Mon manteau ! fit Tancrède hésitant. Pourquoi pas, après tout ? À quoi bon ce vêtement à demi usé ? Tope ! dit-il…

Et le manteau alla rejoindre la bourse.

— Courage ! encore una colpa… Je sens venir la veine, je la sens !…

— Que jouer à présent ? dit le Chevalier avec un pâle sourire… je n’ai plus rien !

— Rien ! et cette magnifique plume, là, à votre sombrero… elle vaut ses quinze florins…

— Allons ! fellow, appuya le grand partenaire, je tiens vingt souverains contre votre feutre…

Du coup, le chevalier fut dégrisé ! Il passa lentement la main sur son front moite de sueur, et regarda alternativement les deux compères, dont les prunelles virèrent devant les siennes.

— Non, dit-il d’une voix sèche, merci ! C’est assez !

Et, contemplant son panache avec un rire amer :

— C’est ma dernière plume, je la garde.

Les deux aigrefins s’écartèrent, d’un air de dignité froissée. Dans ce mouvement, le gringalet put glisser à l’oreille de son grand complice :

— La chose est dans le feutre !

— Capisco ! cligna l’autre. Laisse faire, pequeño.

Pendant cette scène, les deux occupants de la portière opposée s’étaient éveillés, et ils avaient assisté à la péripétie finale avec une sympathie marquée pour leurs congénères anglais. Ceux-ci se rapprochèrent et lièrent conversation ; le grand escogriffe entama une discussion politique avec le citoyen de Londres, pendant que le petit madrigalisait avec la belle et sensible enfant.

Tancrède en profita pour se tirer à l’écart, dans le coin le plus éloigné.

— Encore une leçon ! pensait-il.

Car il ne pouvait plus douter : il venait d’être la victime de deux aigrefins qui, après l’avoir amorcé par une savante mise en scène, s’étaient entendus comme larrons en foire pour le dépouiller.

Pourtant, ce n’était point là son principal souci ! Son voyage étant payé jusqu’à Londres, il n’avait nul besoin d’argent. Non, ce qui l’intriguait, c’était cette offre bizarre de jouer d’abord sa cape, ensuite… son feutre !

Que cherchaient donc ces gens ? Et s’il y avait là-dessous autre chose qu’un hasard, qui diantre pouvait les lui avoir adressés ?

Il retournait vainement ces questions délicates, quand, à certains coups d’œil lancés vers lui par ses quatre compagnons de coupé, il crut s’apercevoir que la conversation roulait sur sa personne.

De fait, il saisit quelques bribes de phrases qui lui firent monter le rouge aux pommettes. Il était question de certains petits gentillâtres de France, dont la langue et la rapière étaient longues et bien aiguisées, mais dont toute la science et la bravoure étaient… du « vent ».

— Oh ! oh ! attention, Chevalier, se dit-il, l’affaire se corse… Ces bravi sont décidément insatiables. Ils ont ton argent, ta bourse… jusqu’à ton manteau… et les voilà qui cherchent à avoir la peau qui est dessous. C’est ce qu’on peut appeler proprement : dépouiller la bête !

Toutefois, le subterfuge était si visible que Tancrède plissa les lèvres et tourna le dos. Il se prit à regarder, à travers la vitre, l’ombre décharnée des arbres courir sous la lune. Ainsi placé, il n’entendait plus qu’un vague bourdonnement, dont se détachaient seulement quelques mots plus familiers : France, papisme, cardinal, roi…

Le jeu sournois continuait. Peuh ! que pouvait bien importer à Tancrède l’opinion de ces Anglais ! Politique et religion, tout cela !… choses brûlantes auxquelles il ne faut point toucher. Non, en vérité, pour mettre à bout sa patience, il fallait trouver mieux…

… Mais soudain, le Chevalier fit volte-face… du mouvement brutal d’une bête blessée par-derrière. Dans sa face, horriblement pâle, les yeux seuls vivaient encore, étincelant de fureur.

Un mot – deux courtes syllabes saisies au vol – avait opéré cette transfiguration :

— La Reine ! tonna-t-il. Qui ose parler ici de la reine de France ?

— Hon ! grommela le Londonien, Anne la papiste…

— La bête de l’Apocalypse ! renchérit le fausset du gringalet.

— La belle amie de l’exécrable Buckingham, barytonna le flandrin.

— Une messaline sur le trône de Suburre, s’indigna la belle petite.

Tancrède n’entendait plus rien. Les tempes bourdonnantes, il avait bondi au milieu du groupe, écrasant les deux aigrefins, agrippant le bourgeois par la cravate. Le pauvre homme, à demi étouffé, bégayait :

— Per… mettez… quel for… forcené !… Re… ligion, mor… ale !

Lâchant cet adversaire indigne, le Chevalier s’écria, dans un rire strident :

— Jolis champions en vérité, pour la morale et la religion : une péronnelle, une tête à cornes et deux voleurs.

— Sangre del Cristo ! Le Frenchman marche dans nos plates-bandes, pitchoun !

— Dis mieux, by Jove, il piétine nos myosotis !

— N’a-t-il pas bousculé la gamine ?

— Vous, cria Tancrède, un bon conseil : taisez-vous !… Un mot de plus, et je vous enseigne un jeu où il est malaisé de faire sauter la coupe.

— Gracia de Dios ! est-ce une provocation ? glapit le gringalet en se glissant prudemment entre les jambes de son grand ami.

— Je la relève, by the devil ! dit celui-ci. Peut-être vous montrera-t-on, jeune homme, certain coup que vous ignorez.

La diligence arrivait au bas d’une côte longue et assez raide ; l’attelage allait au pas. L’occasion semblait propice. N’y tenant plus, Tancrède sauta sur la route.

— Fatalité ! murmura-t-il, mieux vaut en finir de suite…

Son dévaliseur l’avait imité. Il faisait ses recommandations au conducteur :

— Va piano, amigo !… Monsieur et moi allons causer du pays derrière ces peupliers… Cinq minutes, et je rejoins le coche.

— Oh ! oh ! sourit le Chevalier, en France, cela s’appellerait une rodomontade.

Les deux acolytes échangèrent encore quelques mots à voix basse. Puis, les champions se dirigèrent vers le rideau d’arbres derrière lequel ils disparurent.

Une prairie s’étendait sous leurs pieds, baignée de la douce clarté lunaire.

— Ô poésie, ricana le dégingandé, Phœbé la blonde fournit les torches pour éclairer la fiesta !

Lentement, il quitta son manteau. Faute d’en pouvoir faire autant, le Chevalier agrafa son pourpoint.

L’autre retira son feutre qu’il accrocha à un buisson. Tancrède renfonça le sien.

— Vous n’ôtez pas votre couvre-chef, observa le spadassin.

— Non !

— C’est l’usage…

— Ce n’est pas le mien.

— À votre aise, fit l’homme qui parut déçu. En ce cas, je vous imiterai ! Grave manquement à l’étiquette, mon jeune ami… Vous allez donc comparaître le feutre en tête devant madame la Camarde !

Le grand spadassin tira sa colichemarde d’un geste aussi vaste que si elle eût eu plusieurs toises de longueur.

Le Chevalier lui intima :

— En garde !

… Les fers croisés étincelèrent. Un froissement, une série de battements vifs, puis un brusque dégagé. Le spadassin vient de placer une botte à l’italienne. Une botte secrète, sûre et fatale ! – Clac ! un éclair éblouissant. Tancrède pare. – Un bras qui se détend, sec comme un ressort d’acier. – Et…, plouf ! un effondrement, grand bruit de branches cassées.

À la clarté de la lune, le matamore gît, les quatre fers en l’air, dans le buisson.

Le Chevalier essuie son épée à une touffe d’herbe, puis, sans perdre de temps à s’enquérir si son assassin est mort ou vif, il regagne rapidement la route.

Bon Dieu ! comme la diligence lui paraît lointaine. Avec ses interminables préparatifs, l’autre lui a laissé le temps de gravir la côte presque en entier.

Il pique un pas de course, en criant à pleins poumons :

— Hep ! stop !

Bon ! le lourd véhicule a atteint le sommet de la colline ; le conducteur a entendu son appel. On va faire halte ! D’eux-mêmes les chevaux essoufflés s’arrêtent, enveloppés dans un brouillard blanc.

Le Chevalier redoubla de vélocité.

Morbleu ! que signifie ? A-t-il la berlue ? Le coche semble s’ébranler. Le conducteur crie, les fouets des postillons claquent… et, ce satané gringalet qui s’agite comme un diable, la tête hors de la portière.

Joué, parbleu ! une fois de plus, il est joué. La voiture dévale à toute vitesse la pente opposée, et bientôt, elle n’apparaît plus, aux yeux de notre héros déconfit, que comme un point noir sur la route blanche !

C’en est trop, à la fin !… Tancrède tend le poing et son courroux s’exhale par cette imprécation où il embrasse choses et gens, tous ligués contre lui :

— Perfide !… oh, oui… perfide Albion !

10

Patrick

Abandonné, seul sur la route, Tancrède rappela bientôt son sang-froid et se prit à réfléchir sur sa position.

À présent, il s’agissait de gagner Londres… à pied.

D’après le nombre de relais, il devait être à peu près au tiers du chemin. Restait à couvrir une bonne quinzaine de lieues, près de deux journées de marche !…

Cela sans un sol vaillant, sans un morceau de biscuit à se mettre sous la dent, à travers un pays inconnu, hostile et – il venait d’en faire l’expérience – rempli d’embûches.

Délicieuse perspective ! Ah ! master Cromwell, combien prophétiques étaient vos conseils : ne pas se mêler des disputes de la rue, ne pas jouer, ne pas tirer l’épée pour les choses de la politique…

— Tiens, mais ! tout bien compté, constata Tancrède, je n’en ai enfreint que trois !… Quel était donc le quatrième ? Ah ! je me souviens : se défier des femmes !… Oh ! pour celui-là, je suis tranquille.

Le petit soldat des Flandres portait en lui un tel fonds de confiance et de courageuse gaieté que cette idée suffit à détourner ses pensées de leur triste cours, et à lui rendre tout son allant.

Il se remit en chemin, droit devant lui.

Tant que dura la nuit, Tancrède marcha ainsi, suivi par les aboiements furieux des mâtins qui, à son passage, tiraient sur leurs chaînes dans les cours des fermes.

Dès qu’il fit jour, la crainte d’être vu dans son piteux équipage l’obligea à de longs détours pour éviter manoirs, bourgs et villes. À ce train, il faisait beaucoup de pas pour peu de chemin. Vers la fin de la matinée, il constata avec inquiétude qu’il n’avait abattu que quelques milles à peine.

La fatigue commençait à lui raidir les jarrets. Son estomac vide murmurait.

Il s’assit au revers d’un fossé et, tout en grignotant une poignée de mûres cueillies au long d’une haie, il se mit à réfléchir sérieusement.

Une nécessité dominait tout : arriver à Londres, coûte que coûte. Même, en y songeant bien, il lui fallait y arriver au plus tôt. Toute la machination dont il venait d’être la victime lui prouvait en effet que, dans l’ombre, quelqu’un s’employait à l’empêcher d’accomplir sa mission, ou du moins à la retarder.

Hélas ! comment contrecarrer ce mystérieux ennemi, comment surtout le gagner de vitesse !

Un instant, Tancrède se demanda s’il n’allait pas tout simplement attendre le premier cavalier de rencontre et, de bon gré ou… autrement, réquisitionner sa monture.

Il en était là quand un fracas de tonnerre lui fit lever la tête. Dans un nuage de poussière, une berline de voyage lui apparut, se rapprochant rapidement, emportée au galop de six vigoureux postiers.

En un éclair, un piqueur qui pointait en avant fut sur lui.

Sans ralentir, l’homme cria :

— Hep ! fellow ! Un renseignement ?

— La ville que l’on voit là-bas, est-ce Dorking ? clama à son tour le postillon de flèche.

— Ou est-ce Reigate ? hurla le second postillon.

— Hé, mordiable ! riposta Tancrède, j’allais justement vous le demander !

— Qu’y a-t-il ?

— Un jeune homme !

— Un étranger ?

— Un Français !

Rapides comme l’éclair, ces interrogations et ces réponses s’échangèrent de l’intérieur à l’extérieur de la berline. Et, comme par enchantement, la voiture s’arrêta.

Une tête blonde s’encadra à la portière. Le chevalier, médusé, se trouva face à face avec son « inconnue ».

— Hé, mais… c’est lui… c’est mon petit chevalier de Brighton, mon héros !… mon sauvage !… s’extasia la belle voyageuse. En vérité, voilà un étrange jeune homme, il faut lui courir après en poste à six chevaux pour le rencontrer.

« Avancez un peu qu’on vous voie… mon beau ténébreux ?

Tancrède souhaitait intérieurement que la terre s’entrouvrît pour l’engloutir, lui, et ses frusques poussiéreuses. Néanmoins, il dut s’avancer le feutre en main, et le rouge de la honte au front.

À sa grande surprise, en voyant son piteux accoutrement, le visage de la dame ne refléta aucune expression de mépris ou de raillerie. Au contraire, ce fut avec un ton de douceur apitoyée qu’elle reprit, s’adressant à une personne invisible :

— Oh ! voyez donc, Paméla, ma chère. En quel état est le cher boy !

Le joli minois d’une femme de chambre parut à la portière et exprima à son tour un tendre intérêt.

La gracieuse inconnue reprit :

— Dois-je penser, mon cher défenseur, que je vous fais horreur au point de vous avoir fait fuir de Brighton à pied ?…

Le Chevalier protesta chaleureusement et s’excusa de son manque de galanterie sur la nécessité où il avait été de brusquer son départ pour Londres. Bien entendu, il se garda de souffler mot de ses mésaventures et spécialement de la perte de la fameuse bourse.

— Si vous aviez été moins farouche, dit la comtesse, vous auriez su pourquoi je vous mandais hier, et vous vous seriez épargné sans doute des peines inutiles.

« Devant me rendre moi-même à Londres, je pensais vous offrir place en ma berline, si toutefois le voyage en ma compagnie ne vous offusquait pas trop, monsieur le paladin.

Le premier mouvement de Tancrède, en se retrouvant en face de la comtesse, avait été d’instinctive défiance. Cette rencontre inopinée, après l’insistance mise à la rechercher à Brighton, éveillait certains doutes en son esprit. Il était payé, en effet, pour ne plus croire au Hasard heureux… ni aux rencontres providentielles. À présent, tout semblait s’expliquer si naturellement, et les paroles de l’« inconnue » témoignaient d’intentions si pures, de sentiments si bienveillants, – presque maternels – que le jeune homme sentit sa défiance se dissiper.

— Oh ! madame, fit-il, comment vous témoigner ma gratitude pour tant de bontés, auxquelles j’ai si mal répondu…

— Votre pays a d’admirables proverbes : « Tout arrive à point… » dit l’un. Et un autre : « Ce qui est différé n’est point perdu ! »… Acceptez donc ce matin ce que je comptais vous offrir hier au soir.

Ce disant, la voyageuse ouvrit de sa blanche main la portière de la berline.

Au point où en étaient les choses, l’amoureux de Claire de Cernay n’avait aucune raison plausible pour refuser. Pourtant, avant de monter en carrosse, il demanda encore :

— Puis-je savoir du moins à qui je dois cette reconnaissance ?

— C’est trop juste ! mon charmant cavalier ! Vous ignorez mon nom comme j’ignore le vôtre.

— On me nomme le chevalier Tancrède.

— Eh ! bien, mon cher chevalier, comptez au nombre de vos amies la comtesse Daisy de Suttland.

L’envoyé d’Anne d’Autriche, on le sait, n’avait jamais encore entendu prononcer ce nom. Il s’inclina donc avec grâce, puis, sauta lestement sur le marchepied.

 

De leur côté, d’Artagnan et Aramis, confinés dans l’hôtellerie du Renard flamand, voyaient s’écouler les trois jours de délai fixés par maître Van Heybrock, notaire impérial et royal.

À mesure que s’approchait le terme fatal, l’impatience de notre mousquetaire tournait à la frénésie. Le peu qu’il savait déjà de l’histoire de Patrick avait suffi à soulever un coin de ce voile d’ombre et de mystère qui, aux yeux d’Anne d’Autriche tout comme aux siens, couvrait encore le passé du « chevalier Tancrède ». La lecture des papiers laissés par le confident de Buckingham allait achever de porter la lumière dans ce ténébreux chaos.

Ah ! le silencieux abbé savait ce qu’il faisait en l’amenant dans ce coin perdu des Flandres !

Ainsi pensait d’Artagnan.

Car, dans son esprit, pas une seconde il n’admettait l’hypothèse que Patrick pût revenir, et reprendre son précieux dépôt.

À cet égard pourtant, Aramis ne semblait pas partager son assurance. Chaque fois que le Béarnais agitait la question – et il l’avait agitée plus de cent fois en ces trois journées, l’abbé se bornait à répliquer évasivement :

— Sait-on jamais ! Il n’y a que les morts qui ne reviennent pas !

Mais, précisément, d’Artagnan s’était mis en tête que le fidèle Irlandais devait être mort !

Le soir du troisième jour, enfin – n’y tenant plus –, d’Artagnan se rendit chez maître Van Heybrock. Il y arriva juste à l’heure où l’on fermait l’étude. Le premier mot du notaire le rassura :

« Personne ne s’était présenté pour l’affaire qui intéressait M. le lieutenant et son ami… Toutefois, il convenait de se montrer exact et ponctuel. La journée ne devait finir qu’à minuit, jusque-là il y avait lieu de temporiser »…

Et le bon tabellion appuya cette opinion par une citation latine, que le mousquetaire n’écouta pas.

Il rentra droit à l’hôtellerie, triomphant.

— Attendons à demain ! conseilla son ancien frère d’armes en apprenant cette nouvelle.

Décidément, l’abbé avait une arrière-pensée. Voulant en avoir le cœur net, l’impatient Gascon attaqua de face :

— Ah ! çà, Aramis, à quoi penses-tu encore ? Quelle apparence vois-tu à ce qu’un homme, disparu dans des circonstances tragiques, aille se représenter à date fixe, treize ans plus tard. Patrick s’est fait tuer en poursuivant les ravisseurs de l’enfant, voilà qui est évident. Sinon, il n’aurait point attendu tant d’années pour revenir !…

Sans lever les yeux du livre qu’il feuilletait, l’interpellé riposta :

— Qui dit qu’il n’est jamais revenu ?

Le mousquetaire, interloqué, grommela une bordée de jurons indistincts.

— Écoute, au lieu de t’emballer, ce dépôt de pièces laissées à la merci de quiconque en voudra prendre connaissance…

— Après treize ans !

— Le temps ne fait rien à l’affaire !… ces pièces livrées en conséquence aussi bien à un ennemi possible qu’à un ami douteux, cela ne te semble-t-il pas étrange ?…

— Ma foi… je n’y avais point réfléchi…

— J’y ai songé moi… et il m’a paru que ces papiers étaient tout simplement un appât, destiné à attirer au grand jour quiconque – ami ou ennemi, et en quelque temps que ce fût – pourrait s’occuper du chevalier Tancrède.

— Appât bien fragile, alors, coupa vivement d’Artagnan ; appât qui n’a guère produit d’effet…

— Hé, doucement, mon cher, sourit l’abbé, tu oublies qu’à cet hameçon, nous sommes accrochés, toi et moi, depuis trois jours.

Le mousquetaire confus baissa le nez.

— Mais, reprit-il, il faudrait supposer alors que l’Homme reparaissait à certains intervalles, qu’il avait gardé ici quelque accointance, et qu’on le renseignait sur ce qui s’était produit pendant son absence…

— Juste !… Figure-toi qu’une de ces bonnes vieilles gens avec qui tu m’as souvent vu causer, le soir, au bord du canal…

— Le diable les emporte avec leur patois auquel un chrétien ne comprend goutte…

— Je suis d’église, blasphémateur, je comprends le langage de ces bons vieillards et l’un d’eux me contait l’histoire suivante :

« Sa maison est voisine de la maison maudite, comme ils l’appellent. Or, dans les années qui suivirent le rapt et l’incendie, tous les ans, à une date à peu près fixe, il se produisit un fait qui demeura inexpliqué : la barrière de l’enclos de Patrick, fermée d’ordinaire, se trouvait ouverte le matin !

— Diantre ! je ne vois rien là de miraculeux. Quelqu’un était entré là pendant la nuit !

— Tu crois donc ?…

— Mordi, je commence à croire que tu as raison, et que nous sommes joués…

L’abbé leva sa main potelée et donna cet avis :

— Piano ! d’Artagnan. Tu vas trop loin. Disons seulement qu’il y a doute. D’autant que ces visites se seraient faites moins régulières et auraient même cessé tout à fait depuis cinq ans !…

— Ah ! tonnerre ! jura le Gascon, que Belzébuth et sa cohorte emportent cet Irlandais avec ses précautions et ses malices…

— Sois juste, ami. Cet homme a voué sa vie à la tâche la plus délicate et la plus sacrée. Il connaît toutes les embûches du chemin. Il a le droit – il a même le devoir ! – de prendre toutes les précautions que lui suggère la plus étroite prudence !

— En attendant, me voilà sur le gril jusqu’à demain matin…

— Espère !… dit l’abbé en levant le doigt vers le ciel, et en reprenant sa lecture interrompue.

N’ayant rien de mieux à faire, puisque plongé dans son étude, le trop paisible aumônier paraissait ne plus vouloir répondre à toutes les questions qui se pressaient un peu en désordre sur les lèvres du mousquetaire, ce dernier se jeta sur son lit.

Ce que fut pour lui cette nuit-là, nous le laissons deviner au lecteur. Sa fièvre de savoir lui brûlait le sang, l’énervait et lui communiquait de telles démangeaisons à fleur de peau qu’il se tournait et se retournait sur sa couche sans parvenir à trouver une position favorable au sommeil. De temps à autre il se dressait :

— Hé ! l’abbé ?

Le prêtre faisait la sourde oreille et son calme augmentait l’exaspération de d’Artagnan en doublant son prurigo.

— Satanées bestioles !

Au vrai, dans son irritation irraisonnée, le mousquetaire calomniait l’hôtellerie ; à part lui, aucune autre chose vivante n’habitait son lit. Jusqu’au jour il n’en mena pas moins une chasse enragée aux cohortes absentes d’insectes imaginaires.

Tout courbaturé qu’il fût par cette veillée longue et déprimante, le Béarnais courut à l’étude notariale dès l’heure de son ouverture. Là, une surprise l’attendait.

 

La veille au soir, après son souper, maître Van Heybrock, les pieds dans l’âtre, avait vidé quelques pots de faro tout en fumant sa pipe. Enveloppé d’une douce moiteur et le ventre libre sous sa ceinture dégrafée, le brave Flamand s’était béatement endormi sur son fauteuil, acompte préparatoire à ses dix heures de sommeil.

Sur les minuit, il fut réveillé en sursaut. Il lui avait semblé entendre frapper. Encore à moitié engourdi, il écouta.

À nouveau le bruit se fit entendre. Le dormeur n’avait pas rêvé. Au volet de l’une des deux fenêtres on heurtait discrètement.

 

Dès son arrivée à l’étude, le mousquetaire fut mis au courant de cette aventure par maître Van Heybrock.

— Maître, lui dit-il en souriant, vous êtes un homme tranquille et vous étiez seul… Une visite à pareille heure a dû vous donner à réfléchir. Prudent et raisonnable, je pense que vous n’avez pas ouvert ?

— Si fait, lieutenant… Sauf les rôdeurs impériaux qui se risquent rarement jusqu’ici, le pays est sûr… j’allai ouvrir ma porte. Un homme était là, un voyageur ; il avait certainement attendu le milieu de la nuit pour aborder ma maison sans attirer l’attention du voisinage. Il vint mettre son visage en pleine lumière dans le rayon projeté par ma lampe, et je reconnus…

— Pourquoi un honnête homme prendrait-il de semblables précautions… Vous reconnûtes un galvaudeux, je gage ?

— Non !… Vous ne devinez pas ?… C’était…

Brusquement, d’Artagnan eut un haut-le-corps.

— Patrick ! s’écria-t-il en s’effondrant, découragé, entre les bras d’un fauteuil secourable. C’était Patrick ! Ah ! sort fatal !

Le bonhomme eut un sourire entendu et expliqua :

— Écoutez, Patrick n’a jamais voulu me faire ses adieux pour tout de bon. Il revient ici à intervalles inégaux, laissant s’écouler des mois parfois, et parfois des années. Sa visite inattendue d’hier au soir n’avait donc pas lieu de me surprendre.

— Et il vous a repris ses papiers, naturellement, cet Irlandais intermittent et cachottier. Ah ! sandi, quel guignon, quelle malédiction ! quel avatar ! Nous ne saurons rien… rien !

— Dieu ! Monsieur le lieutenant, comme vous êtes vif ! Attendez ! Attendez… Patrick est resté avec moi le temps de manger un morceau. Pendant cela, j’ai pu lui dire que deux gentilshommes… Enfin, je lui ai parlé de M. l’Abbé et de vous… Sans doute ira-t-il à votre hôtellerie.

— Non ! ricana le Béarnais, cherchant à masquer sa déconvenue !…

— Pourquoi, non ?

— S’il avait dû y venir, il y serait déjà venu !

D’Artagnan sortit désespéré de l’étude du tabellion. Au tournant de la rue, il se heurta à son ami qui marchait le nez dans son bréviaire.

— Aramis, tout est perdu !

L’abbé mit un signet à son bréviaire et demanda :

— Qu’arrive-t-il ?

— Un malheur irréparable ! Patrick est venu et s’est envolé avec les papiers.

— Allons donc !… les choses vont au mieux !

Et, l’entraînant :

— Te souviens-tu de ce que je t’ai conté hier ?

— Hier ?… voyons donc ?… Ah ! la barrière miraculeusement ouverte ?

— C’est cela même… Eh bien, mon cher, le miracle s’est renouvelé.

— La barrière de la maison maudite est ouverte ?

— Elle l’était ce matin… Elle doit l’être encore… Allons nous en assurer !

Pressant le pas, les deux amis se lancèrent le long de la côte et ne tardèrent pas à arriver en face des ruines de la maison incendiée.

Sans hésitation, ils firent glisser la barrière sur son pivot à moitié rongé par la mousse et, non sans peine, ils traversèrent le clos, embarrassant leurs bottes dans les broussailles, les ronces et les pariétaires qui avaient pris possession, en maîtres, du terrain abandonné.

Parvenus devant la porte de la maison, ils soulevèrent la targette et appuyèrent sur le battant. Celui-ci céda en grinçant.

Résolument ils entrèrent. C’était une grande salle sombre dont les volets clos laissaient pourtant passer quelques rais lumineux par les jointures du bois qu’avaient laborieusement ajourées les sécheresses et les pluies au cours de treize années d’abandon.

Lorsque leurs yeux se furent un peu accoutumés à cette semi-obscurité, nos deux amis remarquèrent d’abord la haute cheminée sous le manteau de laquelle montait un filet de fumée provenant d’une bûche qui achevait de se consumer dans l’âtre. Vers le milieu de la salle une table immense, formée par un épais rectangle de chêne que soutenaient des pieds robustes, supportait un chandelier de fer forgé, sur les nervures duquel pleurait une chandelle fuligineuse.

Une masse plus sombre formait tache au bord de cette table.

Soudain, ils s’avisèrent que c’était un homme assis, le dos voûté, la tête enfouie entre ses bras croisés sur le bois.

— Lui !… C’est lui ! murmura le mousquetaire.

L’aumônier de Touraine-Infanterie appela d’une voix douce :

— Patrick !

À l’audition de ce nom, l’homme releva la tête, montrant un rude visage de boucanier, tanné par le hâle de longues années passées à courir le monde, sur terre et sur mer, à la recherche de l’enfant volé.

D’une voix grave, comme lointaine, ce revenant prononça en se dressant :

— Grâce au ciel, vous voici… je vous attendais !… Monsieur Aramis, monsieur d’Artagnan, soyez les bienvenus chez Patrick O’Brien.

La stupeur des deux visiteurs fut profonde.

— Patrick, demanda l’abbé, vous nous connaissez donc ?

Certes, il les connaissait et de longue date encore !… Certes, il se souvenait d’eux. Sa mémoire lui rappelait bien de plus lointains souvenirs. Lui, dont la vie avait côtoyé et s’était même mêlée à celle des plus hauts personnages, s’imprégnant de leurs aventures de cour, de politique et d’amour, comment aurait-il pu oublier les noms de ces héroïques mousquetaires, ces chevaucheurs intrépides, ces diplomates pleins de finesse, ces ferrailleurs impétueux qui s’étaient jadis lancés dans l’aventure la moins facile à réussir, et l’avaient néanmoins menée à bonne fin.

À cette époque, n’était-il pas, lui, Patrick O’Brien, l’homme de confiance de George Villiers, duc de Buckingham, pour le bonheur duquel ces mêmes jeunes gens s’étaient employés si habilement, rendant sa confiance au monarque de l’étendard fleurdelisé et mettant à mal les honteuses intrigues du jaloux et vindicatif Richelieu.

Et puis, sans s’être jamais révélé, à distance, par les indiscrétions des uns, les questions insidieuses des autres, Patrick avait été presque continuellement tenu au courant de la vie de ses chers mousquetaires d’antan. C’est ainsi qu’il avait eu connaissance de la nomination de d’Artagnan à sa lieutenance et de la prise d’habit d’Aramis.

À cette heure, il goûtait une douce joie et se prenait à espérer en la réussite de ses efforts, car il ne doutait plus que la nouvelle tâche entreprise par les deux amis était analogue à la sienne, à celle de toute sa vie de misère solitaire et d’ardent dévouement.

Instinctivement Aramis et d’Artagnan tendirent leur main au bon vieillard qui les serra l’une après l’autre, avec respect.

— Voici le lieu où fut commis le crime ! prononça-t-il doucement, en laissant errer ses yeux larmoyants sur la salle obscure, théâtre de ses joies simili-paternelles et de son affreux désespoir. Depuis treize ans, depuis le jour fatal du rapt, pas un jour, pas une heure, je n’ai cessé de chercher les traces de notre petit lord.

« Il me serait impossible de vous faire le compte de mes peines perdues, de mes défaillances et de mes découragements pendant le cours de ces treize années de vaines recherches.

« En Angleterre, je pus suivre le spectacle du vice abominable progressant de jour en jour, se faisant puissant, puis triomphant… Mais de l’enfant, nulle trace, aucune piste… rien, hélas !

« Je revins en France, là, où aller ? Comment me guider ? Vers quel point diriger mes investigations ?… En effet, pas une lueur ne pouvait m’éclairer… J’ignorais tout, même le nom de la mère ! Car le duc de Buckingham murait en lui ce secret et ne l’a jamais laissé pénétrer par personne. Toute ma science consistait en ceci : la mère devait être une grande dame de la cour !… Ironie, hélas ! pauvre lord ! Car combien de grandes dames cédèrent à son charme victorieux… laquelle était-ce ?

Depuis un instant, le Béarnais semblait anxieux.

— Oïmé ! pensa-t-il soudain soulagé, le secret de la Reine n’est pas connu.

L’Irlandais poursuivait, sans avoir eu connaissance de cette angoisse.

— Dans ces conditions, marchant à l’aveuglette, comprenant qu’il me serait aussi facile de trouver une aiguille dans une botte de foin que ma grande dame inconnue parmi tout l’essaim armorié des dames de la cour du Louvre, je compris qu’il fallait m’en rapporter au hasard, cette Providence des abandonnés.

« Mais la Providence demande à être aidée.

« C’est alors que l’idée me vint, extrême et bien fragile ressource, de faire en quelque sorte un trébuchet de cette maison calcinée et redoutée du voisinage à l’instar d’une chose maudite.

« Ami ou ennemi, me disais-je, reviendra un jour ou l’autre pour reprendre ici la piste rompue par le crime. Si c’est un ami, merci Dieu ! ce sera pour le salut de l’enfant, et il me trouvera prêt à le soutenir… Par contre, si c’est un ennemi, merci diable ! je m’attacherai à lui comme son ombre pour venger mon cher petit lord.

« Le ciel m’a entendu !

« À l’heure suprême, après cent-cinquante-six mois d’un affreux purgatoire, il a voulu m’accorder cette récompense de vous amener à la maison réprouvée, vous… des… amis !

Les deux visiteurs s’étonnèrent… ces trois derniers mots avaient eu quelque peine à glisser entre les lèvres de Patrick. Évidemment, le bonhomme n’était pas très rassuré sur le genre de leur amitié et, entre ses paupières mi-closes, l’acuité d’un regard inquisitorial les enveloppait tous deux, cherchant une certitude.

De ses doigts entrouverts, le vieillard retroussa sur le sommet de son crâne la masse de cheveux gris qui retombaient sur son front. Puis il reprit :

— Quoi qu’il en soit, je vous sais profondément gré, messieurs, d’être venus céans. En effet, si vous ne m’en avez encore rien dit, votre seule présence me confirme dans l’idée que l’enfant est vivant.

Il joignit les mains.

— Oh ! ne me dites pas non, je vous en conjure… Vous l’avez vu… vous le connaissez… Hein ! c’est un homme !

D’un même mouvement, les deux amis s’inclinèrent affirmativement.

— Ah ! je suis payé…

Des larmes coulaient sur les joues du vieillard. Son émotion, d’un genre communicatif, gagnait déjà le mousquetaire.

— Patrick, demanda l’aumônier dont la logique ne s’attardait pas aux incidents secondaires ; vous ne nous avez pas encore fait connaître où et comment ce jeune homme vous fut confié ?

D’un revers de main, l’irlandais sécha ses yeux.

— C’est juste ! Écoutez donc… je veux vous dire ce que cet enfant fut pour moi.

« Dès sa naissance, amené de France et remis à milord-duc, son père, celui-ci, obligé de le faire élever dans le plus grand secret, l’envoya en Écosse et le confia à la garde du laird Angus Mac Diarmid. Ce noble Écossais était un homme de haute droiture et comme il devait tout aux bienfaits de milord-duc, ce dernier, étant sûr de son intègre fidélité, lui marquait une confiance absolue.

« À Kildar, sombre et vieux château-fort habité par le laird, mon maître, le riche et tout-puissant favori alla voir son fils et le reconnut par un acte en due forme, tout en lui assurant, par donation entre vifs, une fortune digne.

« Quoi qu’on ait pu raconter sur lui, messieurs, j’affirme que le milord-duc se conduisit en toute occasion, comme en celle-ci, en homme de grand cœur, loyalement et largement.

« Cette fortune, il l’avait confiée en fidei-commis à son ami, le laird Angus, pour être remise à l’enfant dès qu’il atteindrait l’âge d’homme.

« Tant que son puissant père vécut, l’enfant fut fidèlement élevé. Mais le 23 août 1638, milord-duc…

— Je me souviens, frémit d’Artagnan. À cette date, le noble lord périt sous le poignard d’un farouche sectaire…

— L’Irlandais Felton ! souffla Aramis. C’était un malheureux illuminé. Que Dieu lui pardonne !

— Que l’enfer le garde ! tonna Patrick. Pas de pitié pour les monstres.

« Milord-duc, messieurs, eut une agonie bien pénible ; il pensait à son enfant qui avait alors trois ans. Son dernier mot fut pour l’abandonné, l’orphelin sans l’être, le petit du château de Kildar.

« Mû par un sinistre pressentiment, après m’être acquitté des derniers devoirs envers mon maître, je pris la poste pour courir rejoindre mon jeune lord dans les Hautes Terres d’Écosse.

« Ah ! comme j’avais raison de me hâter !

« Messieurs, tout n’est qu’heur, malheur et traîtrise dans cette histoire. Je vous ai dit qu’Angus Mac Diarmid était un homme probe, un tuteur de tout repos. Eh bien ! écoutez et vous apprendrez comment un pareil homme dont toute la vie avait été jusque-là l’honneur et le devoir, a pu en arriver à damner son âme, à trahir son bienfaiteur, son compagnon d’armes, son ami… à se faire voleur !… à se faire bourreau !…

Les deux amis se sentirent frémir. Qu’allaient-ils apprendre ?

— Voici, poursuivit Patrick, après s’être un instant consulté comme s’il cherchait à mieux fixer ses souvenirs pénibles. Le laird Angus vieillissait moralement encore plus que physiquement. Il avait auprès de lui deux enfants de son sang et dont le caractère marquait déjà une pitoyable direction : un fils, cœur sec et froid, rongé par l’ambition et par l’envie, – une fille… hélas ! adorable visage d’ange blond, mais cœur ulcéré et pervers.

« Souvent le frère et la sœur lançaient des mots amers. Ils avaient tout pour réussir dans la vie : noblesse, instruction, beauté. Seul l’argent leur manquait et sans argent, à quoi peut-on prétendre.

« Pour eux, pour les faire riches, pour les élever au premier rang le vieux laird, foulant aux pieds ses principes, céda à leurs horribles suggestions.

« Une nuit de tempête, alors que tous les éléments déchaînés semblaient vouloir s’entre-déchirer – ah ! l’abominable souvenir ! – un hasard que je dois remercier me fit surprendre une conversation entre le frère et la sœur. Se croyant à l’abri de toute oreille indiscrète, ces misérables complotaient froidement le meurtre de mon petit lord. Le château-fort de Kildar, mystérieuse et funèbre demeure, devait servir de tombe à l’héritier de Buckingham, au bâtard, comme ils l’appelaient.

Croyant encore revivre les affres de cette nuit, Patrick s’interrompit, frissonnant et alla retourner la bûche qui s’éteignait.

11

La colère de Tancrède

L’Irlandais reprit son siège, rejeta pour la seconde fois en arrière ses cheveux gris et poursuivit :

— Ah ! l’épouvantable repaire !… Je bondis vers la chambre où dans son fragile berceau, au milieu de ce nid de vipères, gazouillait l’enfant menacé. Vivement, l’ayant roulé dans un plaid, je le pris dans mes bras et sortis de Kildar, me cachant comme un voleur en pressant sur mon cœur le cher fardeau.

« Au-dehors la tourmente faisait rage, la pluie tombait en cataractes, les éclairs sillonnaient l’obscurité et la foudre éclatait à tout instant.

« On me poursuivait, on cherchait à me traquer. J’activais ma course étouffant sous mes baisers les cris d’effroi du petit être.

« Messieurs, plutôt que de me le laisser ravir, j’étais décidé à me jeter dans un précipice avec la pauvre créature !

« Mais la Providence me vint en aide. Trompés par ses éclats de tonnerre les tigres perdirent mes traces.

« Et c’est ainsi que je pus venir m’installer ici, dans cet humble village des Flandres avec mon petit lord, l’enfant du mystère. Désormais, Patrick O’Brien, le pauvre Irlandais, devait être toute sa famille.

« Ici, du moins, j’espérais pouvoir élever mon pupille dans l’ignorance de sa destinée, tout en le préparant à la revendiquer le jour venu.

« Ce jour, je ne devais pas le voir luire !

« Comment les enfants du laird Angus Mac Diarmid avaient-ils pu renouer la chaîne brisée ? Rien ne peut me le faire soupçonner. Toujours est-il qu’un matin des assassins soudoyés envahirent cette maison pendant une de mes courtes absences. Ils enlevèrent mon petit lord et firent disparaître les traces de leur passage en incendiant tout.

« Par bonheur, les précieux papiers qui forment le seul avoir de l’enfant étaient saufs. Tous les actes constituant la donation et la reconnaissance par le père, tous avaient été mis par moi en sûreté, la veille même de ce jour néfaste, en un lieu où on ne pouvait les aller prendre.

« Mais les ravisseurs s’étaient emparés d’un coffret, contenant de vagues souvenirs de la mère. Le coffret, Milord-duc me l’avait remis à l’heure de sa mort. Son contenu devait permettre à l’enfant, une fois remonté en son rang, de se faire reconnaître de celle à qui il devait la vie. Car, toujours prudent, Buckingham avait décidé que son fils ne pourrait aller vers sa mère que riche et libre, c’est-à-dire quand il ne serait plus pour elle un danger.

« Comment les reîtres infâmes n’ont-ils pas égorgé le petit ? Les ayant suivis à la trace, je sais qu’ils lui ont laissé la vie, mais j’ignore la raison de leur recul devant un dernier crime…

— Nous le savons, nous, dit d’Artagnan après avoir, d’un rapide coup d’œil, demandé conseil à son ami.

À cette déclaration, Patrick sursauta :

— Vous ! s’écria-t-il, vous savez la raison ?… Ah ! messieurs, je vous ai tout dit. Parlez donc… c’est bien votre tour…

Le cœur tout débordant d’émotion, Aramis s’apprêtait à répondre à cet appel. Pourtant, serrant les lèvres il se contint, désireux de ne trahir en rien le secret confessionnel.

D’Artagnan n’avait rien à garder lui, aussi dit-il avec volubilité :

— Sacredi ! je commence à voir clair en cette affaire ! De la chaîne des événements nous ne tenions que les deux bouts : la disparition mystérieuse du fils de Buckingham, – et sa réapparition miraculeuse… à Paris…

— À Paris ? répéta Patrick l’œil brillant.

— … Entre ces deux bouts il y avait une solution de continuité. À présent, tout se tient… la maille est renouée !

« Ne demandiez-vous pas, mon bon Patrick, pourquoi les assassins ont épargné la vie de l’enfant ?… Eh ! mordi ! parce que leur chef avait intérêt à le laisser vivre. Le gaillard en savait assez pour deviner qu’une fortune était attachée à l’existence de ce petit être devenu sa proie. Il l’a gardé lui et le bienheureux coffret, pour s’en faire un jour des instruments de richesse.

« C’est donc cette trahison, greffée sur son crime, qui a tout sauvé.

— Les voies de la Providence sont insondables ! murmura l’abbé.

— L’homme, le chef des reîtres, n’a point assez vécu pour recevoir le profit de ses forfaits. Une balle vengeresse l’a frappé à l’heure même où il allait le toucher enfin. Juste expiation…

Aramis étendit la main.

— Silence ! d’Artagnan ; le surplus me concerne. Cet égaré a racheté tout en avouant, et puisqu’il a permis la résurrection de l’enfant, requiescat in pace… Sans lui, sans son repentir, ne l’oubliez pas tous deux, la tombe était à jamais scellée sur le jeune lord.

Un profond soupir sortit de la poitrine du vieil Irlandais, mais il ne souffla mot. Il l’avait dit : c’était à son tour d’écouter… Il écoutait !

D’Artagnan ne professait pas une mansuétude chrétienne comparable à celle de son ami.

— Belle avance, s’emporta-t-il, si, en envoyant l’enfant vers sa mère, ce singulier pénitent ne faisait que l’exposer à de nouveaux dangers !

— Hélas ! gémit le prêtre.

— Vous le savez, Aramis, la cassette a failli le perdre… en perdant sa mère avec lui…

— Sa mère ! s’écria Patrick. Il l’a donc vue ?

— Oui !

— Il la connaît ?

— Non !

— Cette femme l’aurait-elle repoussé ? s’effara l’Irlandais blêmissant.

Ici, d’Artagnan resta coi, ne trouvant pas une réponse à faire.

— M. d’Artagnan… cette femme… vous la connaissez ?

— Je la connais !

— Alors, son nom ?… Dites-moi son nom ?… J’irai la trouver, moi, et je saurai bien fléchir son cœur !

— Son nom ! déclara le mousquetaire en se redressant. Ce nom est un secret que rien ne pourra faire sortir de mes lèvres.

— Ça, c’est fort !… Elle repousse son enfant… et vous…

— Non, Patrick, elle ne le repousse pas. Elle l’aime et elle veut le sauver. Et c’est pourquoi elle m’a chargé, moi, de veiller sur lui.

— Quoi !… il serait encore menacé ?

— Plus que jamais ! Mais à présent, avec votre aide, je suis certain que nous saurons le sauver.

— Quel péril nouveau, plus grand que les précédents peut donc poursuivre cet innocent ? gémit l’irlandais parlant à Aramis.

Les paupières de l’abbé fléchirent ; son front se courba.

— Hélas ! fit-il, moi aussi un secret m’attache et m’enchaîne, invincible, imbrisable… le secret de la confession !

L’Irlandais fixa sur ses deux visiteurs un regard anxieux qui semblait refléter un doute poignant. Au fait, il ne savait rien de l’œuvre qu’ils poursuivaient, eux. Comment pouvait-il faire confiance à ces gens qu’un brillant passé auréolait, c’est vrai, mais dont le mutisme présent prenait les proportions d’une ironie voulue, coupable !

— Un mot encore, dit-il rudement. Vous connaissez mon petit lord, mon enfant… Eh bien ! apprenez-moi s’il connaît son origine ? Cela, du moins, j’espère qu’aucun serment ne vous oblige à me les cacher.

— Il ne sait qui il est, ni d’où il vient !

— Et, où est-il, présentement ?

— En Angleterre.

Le flambeau vacillait, prêt à s’éteindre. Patrick poussa un véritable rugissement de fauve et fit un bond vers d’Artagnan.

— En Angleterre ! répéta-t-il d’une voix grondante.

— Hélas ! oui, mon pauvre camarade, parmi ses ennemis qu’il ne connaît point et dont moi-même j’ignore encore les noms.

De l’ombre où le veilleur s’enfonçait à reculons, ces mots jaillirent :

— Je vous ai désigné le château, l’antre des vipères et vous ai nommé le vieux laird félon à l’honneur comme à l’humanité.

— Oui, l’antre c’est Kildar, et son propriétaire Angus Mac Diarmid… mais le nom des petites vipères…

— Lord Mac Legor – et milady Daisy, comtesse de Suttland.

À cette minute, le flambeau s’éteignit brusquement. Il passa dans la salle obscure comme un grand souffle.

Lorsque d’Artagnan, s’aidant d’un tison de l’âtre, fut parvenu à redonner de la lumière, Aramis et lui étaient seuls.

Patrick avait disparu.

Le Béarnais allait s’élancer au dehors, fouiller l’enclos, quand la main de l’abbé s’abattit doucement sur son épaule :

— Laisse, ami ! Nous le retrouverons !

— Quand ?

— Lorsque l’heure sera venue !

— Où ?

— En Angleterre !

— Pourquoi nous fuit-il ?

— Parce qu’il sait maintenant tout ce qu’il désirait savoir.

— C’est vrai !… Pourtant…

— D’Artagnan, vos questions nous font perdre du temps. Venez.

Souriant et tranquille, Aramis entraîna le mousquetaire haletant hors de la « Maison maudite » qui retournait pour jamais à son silence à son abandon.

Et quelques heures plus tard, les deux amis, escortés du fidèle Bazin, quittaient la petite cité flamande pour gagner Ostende à franc étrier.

Là ils s’embarquaient pour Douvres, d’où ils gagnèrent Londres sans difficulté.

 

Sitôt dans la capitale du royaume de Charles Ier, d’Artagnan et Aramis se mirent à l’œuvre.

Le plus urgent pour le premier était de porter à son destinataire le message du Cardinal et, par la même occasion, de faire connaissance avec la sympathique figure de Harry Mac Legor.

Au débotté, il fit donc porter chez celui-ci ce mot :

« Le lieutenant d’Artagnan, des mousquetaires de Sa Majesté le Roi Louis Treizième, est descendu au lodging-house à l’enseigne de La Chasse Royale. Il y attendra un rendez-vous de lord Mac Legor, à qui il est chargé de remettre un message de Mgr le Cardinal-Duc !

Ceci fait, il s’agissait de retrouver Mystère.

Par suite des retards causés aux deux amis, tant par leurs détours que par leur stage au village flamand, certainement le jeune homme avait dû pouvoir s’engluer quelques jours avant eux dans la boue de Londres. Ils comptaient néanmoins le retrouver sans difficulté, le Chevalier devant tout naturellement se rendre chez ses protecteurs obligés : la duchesse de Chevreuse et lord Montaigu.

Un double embarras se présentait pourtant :

Le premier c’est que, connu de Tancrède qui, on doit s’en souvenir, lui avait confié la cassette, Aramis, toujours à cause du secret à garder, ne pouvait se découvrir à lui.

Le second concernait d’Artagnan. Tancrède et ses amis le sachant au service du Cardinal, notre mousquetaire ne pouvait espérer d’eux un bon accueil.

Ah ! s’il avait pu leur parler de la Reine, toute gêne se fût envolée mais, à cet égard, il devait conserver bouche cousue.

La protection à exercer devait donc être occulte, il s’agissait de pouvoir conduire le jeune homme vers son but en le guidant du fond de l’ombre ; il s’agissait surtout de l’empêcher de tomber dans les rets de la dangereuse Daisy de Suttland et de son frère !

Comme d’Artagnan s’y attendait, Aramis consulté déclara :

— Votre place ne peut être ni chez un des favoris du roi Charles Stuart, ni chez Mme de Chevreuse qui conspire trop notoirement contre le Premier ministre de notre royal maître. Ce serait vous trahir vous-même et vous déconsidérer à tout jamais.

— Alors, que faire ?

— Patience donc, fougueux soldat ! On n’est jamais sans plusieurs cordes à son arc. À votre défaut, moi je suis libre, et je pourrais aller…

— Ah ! par exemple ! Tu connais lord Montaigu.

— Non !… mais il n’est pas nécessaire !… je n’ai qu’un mot à prononcer pour voir s’ouvrir toutes grandes, devant moi, les portes de ce lord.

— En voici bien d’une autre !… Quel est ce sésame !

— Un nom ! dit l’abbé souriant dans sa moustache frisée. Un nom féminin !… Voyons, d’Artagnan, n’as-tu pas certains souvenirs d’autrefois ? Rappelle-toi le nom d’une petite lingère de Tours, ma cousine.

— Oui bien, mordi !… La jolie Marie Michon !… Va donc, mon cher, moi je reste ici pour y attendre la réponse du fils de Mac Diarmid.

Demeuré seul, le mousquetaire se remémorait avec attendrissement toutes les anciennes cachotteries amoureuses de son ancien compagnon d’armes ; par la mémoire il évoquait le visage tout à la fois gracieux et altier de celle qui se faisait appeler Marie Michon, lorsqu’un boy vint lui remettre un pli.

D’Artagnan brisa le cachet et se mit à lire.

C’était la réponse du lord. Réponse singulière, étrange.

« Lord Mac Legor, disait le mot, fera prendre le lieutenant à son hôtellerie, ce soir à dix heures de relevée… »

— Heure peu banale pour une audience !

« … Un homme sûr le conduira là où doit être délivré le message de Monseigneur le Cardinal-Duc de Richelieu. »

— Quelle est cette mystérieuse fantaisie…

Cette réflexion de notre mousquetaire fut coupée par l’arrivée d’Aramis. Celui-ci, le visage décomposé, se laissa choir dans un fauteuil.

— Mauvaises nouvelles ?… Le Chevalier ?

— Le Chevalier a disparu !…

— Il n’a donc pas vu lord Montaigu ?

— Si !…

— Alors, comment celui-ci ?

— Malédiction ! Fatalité ! gémit l’abbé. Écoute, je sais les choses, mais pour les comprendre, c’est une autre affaire !… L’évident, le voici : Tancrède est arrivé à Londres il y a quatre ou cinq jours… Il s’est présenté chez Montaigu… Que s’est-il passé entre eux ? Je suis comme toi, je voudrais le savoir, mais c’est là le hic… En fin de compte, le lord est furieux contre le jeune homme et le fait rechercher avec l’intention de le mettre à l’ombre.

— À l’ombre ?… Il n’y a pas de Bastille ici !

— Il y a la Tour, mon ami, et c’est tout comme.

Les deux compagnons se regardèrent avec anxiété. Cette nouvelle et incompréhensible disparition n’était pas pour les rassurer.

Ce qui s’était passé ? nous allons le dire.

Le sieur de Vauselle – qu’on se rappelle avoir vu descendre de la malle à Brighton, puis accumuler des embûches sur le chemin du Chevalier –, Vauselle était arrivé bon premier dans la capitale des Îles. Là, il avait été accueilli à bras ouverts par tous les ennemis du cardinal. Évadé de la Bastille, il avait été traité par eux en victime, en martyr !

La fine mouche, comme bien on pense, ne pouvait pas manquer de profiter de ces bonnes dispositions pour dresser ses pièges.

S’étant abouché avec lord Montaigu et la duchesse de Chevreuse, il leur narra ses tortures et leur demanda incidemment :

— Connaissiez-vous ou aviez-vous entendu parler d’un jeune aventurier qui se fait appeler Mystère ?

— Mystère ?… le chevalier Mystère ? En effet, Mme la duchesse m’a dit l’avoir vu lors de son équipée aux carmélites.

— Madame, conseilla le fourbe. Il serait sage de ne lui accorder qu’une confiance limitée… c’est un agent du cardinal.

— Lui, un enfant au visage si franc ? protesta la Duchesse.

— Masque ou comédie ! Piège d’autant plus dangereux ! Veuillez-vous rappeler ce qui vous advint à cette sortie du couvent des Carmélites… Poursuivie dès les premiers pas… prise…

— … Par d’Artagnan !…

— Encore un agent dévoué de Richelieu, constata Montaigu.

— Son âme damnée, Milord !… Et tandis que vous restiez aux mains de ce soldat, mué en sbire, il laissait fuir votre bon petit apôtre, n’est-il pas vrai ?

— C’est vrai ! L’enfant s’était chargé de porter à Sedan mes papiers, constata Mme de Chevreuse.

— Ah ! le bon billet !… Il les a portés bien fidèlement, mais pour s’en faire remettre de plus importants… lesquels ont été livrés au ministre rouge… D’où mon arrestation à moi, Lhermitte de Vauselle, et mon embastillement…

« Maintenant, Mme la Duchesse, à quoi votre petit porteur à figure innocente peut-il bien occuper ses loisirs ? À trahir encore, parbleu ! Sous les ordres du terrible prélat à la simarre sanglante, il poursuit son œuvre… Ainsi, trompant la Reine même, audacieux jusqu’à abuser de sa bonne foi, il s’est fait délivrer par elle un message…

— Horreur !

— Oh ! rassurez-vous ; ce message ira directement à sa destination, il vous l’apporte caché, dans la coiffe de son chapeau.

— Eh bien ! croyez-vous qu’il manque d’habileté ? N’est-ce pas le meilleur moyen de capter votre confiance et de vous arracher vos derniers secrets de conspiration… qu’il ira livrer comme les premiers.

Le fier Anglais et Mme de Chevreuse se consultaient des yeux, n’osant parler ; leur effarement était à peindre.

— Quoi ! s’écria soudain le premier, il aurait le front ici… chez moi ?… c’est donc un monstre ?

— Non, non ! défendit l’amie d’Anne d’Autriche, je ne puis croire à tant de duplicité, à tant de perversité de la part de cet enfant.

— Beaux sentiments, mais dangereuse expérience à faire. Enfin, nous verrons bien. Attendons-le…

Après cette explication, il sera moins malaisé de comprendre dans quelle disposition d’esprit, Tancrède, arrivant le lendemain tout bouillant d’espoir, fut accueilli chez ceux dont il espérait tout.

En effet, travaillé par le doute et voulant s’assurer de visu de l’attitude du présumé traître, malgré les prières de la duchesse moins facile à duper, Montaigu avait préparé une mise en scène et ménagé une réception très inattendue au voyageur arrivant du continent.

Lorsqu’il se présenta à l’hôtel de son protecteur, Tancrède y fut reçu, non par celui-ci, mais par un secrétaire dûment stylé qui devait le faire bavarder.

Il s’acquitta de ce rôle avec une insistance lourde et parfaitement déplacée, bien faite pour indisposer Tancrède qui avait auguré tout autre chose de sa première visite en ce lieu.

Derrière une tenture, le lord et la duchesse, bien dissimulés, mais pouvant entendre et voir, cherchaient à surprendre un sens caché dans chacune des phrases bien simples énoncées par le visiteur et épiaient sa mobile physionomie avec la crainte d’y découvrir le masque du mensonge.

Au surplus, comme le Chevalier était agile et vigoureux, des gens à portée d’appel avaient été apostés pour intervenir et le maîtriser en cas de besoin.

Tout d’abord Tancrède répondit assez paisiblement à cet interrogatoire destiné, croyait-il, à le faire patienter. Mais, le lord qu’il venait voir ne se présentant toujours pas et les questions posées par le secrétaire lui paraissant prendre tournure d’enquête, le Chevalier se leva, disant :

— En France, monsieur, tout grand seigneur que l’on soit, on a pour agréable de ne point faire accueillir ses visiteurs par un subalterne ! J’ai le malheur de reconnaître que le cant britannique, tant vanté, ne vaut pas notre politesse.

— Cependant, voulut reprendre le secrétaire, vous ne m’avez pas détaillé…

— Assez ! tonna Mystère dont la patience venait d’être soumise à une trop rude épreuve. Vous voudrez bien dire ceci à Milord, votre maître : « Celle qui vous a envoyé son messager saura de quelle façon vous l’avez reçu ! »

Ayant ainsi exhalé sa colère, il s’apprêtait à sortir, quand il se trouva en présence de Montaigu qui, furieux, venait à lui. Sous le coup, l’emportement du jeune homme ne connut plus de limites. C’en était trop, il avait été épié ! Quelle lâcheté !

— Milord, cria-t-il à Montaigu qui réclamait une explication, je n’ai plus rien à vous dire. Je ne traite qu’avec des gentilshommes et non avec des espions !

Il voulut passer.

Le lord l’arrêta :

— Remettez-moi le message de la Reine !

— Non ! je le remettrai à mon heure, mais pas à vous, il s’en trouverait sali ! je le remettrai à Mme de Chevreuse, seule !

— Ah ! malheureux !… Vous l’aurez voulu !

Ces mots devaient être un signal, car soudainement des hommes surgirent de tous côtés et se ruèrent sur le Chevalier. Celui-ci n’était pas en humeur de se laisser dépouiller sans combattre. Les assaillants eurent fort à faire. En un instant le salon, théâtre de cette bagarre, fut saccagé de bout en bout. Le lionceau faisant tête à la meute, se saisissait de tout ce qui se trouvait à portée de sa main : chaises, statuettes, tabourets, flambeaux et chenets traversèrent successivement l’espace avec des sifflements de projectiles tantôt allant fracasser la mâchoire d’un valet, tantôt atteignant une glace qui volait en éclats.

Cependant force devait rester au nombre.

Dix minutes après l’ouverture de ces hostilités, le Chevalier se retrouva dans la cour, sans aucune blessure, mais avec son épée brisée, son vêtement tout dépenaillé et… sans chapeau.

Comme il levait la tête, une fenêtre de l’hôtel s’ouvrit.

À cette fenêtre parut lord Montaigu qui lui jeta une loque sans nom en raillant :

— Jeune homme, vous alliez oublier votre feutre !

Dédaignant l’ironie, le vaincu ramassa son chapeau et sortit de la cour pour visiter la coiffe.

Malédiction ! Cette coiffe était lacérée… Le message avait été enlevé !

Le cerveau tout bouillant de vengeance, quoique désarmé, Tancrède se disposait à retourner vers la maison d’où il venait d’être expulsé et dont il entendait faire le siège, lorsqu’il se retourna surpris.

Un homme, le visage entièrement dissimulé derrière la jonction de son feutre rabattu et de son collet relevé, venait de lui toucher l’épaule.

— Suivez-moi, lui souffla ce personnage. Suivez-moi et vous serez vengé !

Incertain sur ce qu’il avait à faire, mais comprenant qu’une contre-attaque menée par lui seul contre les habitants de l’hôtel ne le mènerait à rien, la tête basse, le Chevalier se laissa entraîner.

Pour la liaison des faits qui vont suivre, avant d’accompagner Tancrède et de lier connaissance avec ceux qui lui voulaient venir en aide, il nous faut remonter de huit jours et de quelque cent lieues en arrière pour reprendre contact avec Cyrano, Linières et Saint-Amant.

Après l’extraordinaire sermon de l’abbé, sermon contenant à doses égales de chrétiennes exhortations et de si précieuses indications, les prisonniers de Duretête avaient pu sortir de leur geôle improvisée en se coulant subrepticement au dehors par la porte basse de la bicoque si vaillamment défendue par eux.

Montés sur les chevaux des gardes, leur premier soin, nous le savons, fut d’enfiler au galop le recommandé Chemin de Damas, c’est-à-dire celui de Saint-Pôl qui les conduisait tout droit à Dunkerque.

Là, commencèrent pour eux les difficultés, la Manche étant moins commode à traverser que l’Achéron. En effet, une demi-journée fut employée par eux à visiter tous les patrons de barques susceptibles de pouvoir franchir le Détroit. Mais, partout ils se heurtèrent à un refus systématique que motivait suffisamment leur mine tant soit peu suspecte et l’absence absolue de tout passeport.

— Voyons à Calais ? conseilla Saint-Amant.

Hélas ! la ville du siège soutenu par Eustache de Saint-Pierre était administrée par des autorités pointilleuses… Leur chance n’y fut pas meilleure !

— Poussons vers Boulogne !

Boulogne, choisie plus tard par Napoléon pour y établir son camp de concentration contre l’Angleterre, était alors une bien modeste cité. Nos amis devaient trouver là ce qu’ils y venaient chercher, aussi leur surprise fut-elle extrême en constatant que leurs généreuses offres, loin de faire s’épanouir les visages, étaient écoutées avec de subits haut-le-corps et les faisait examiner de pied en cap avec méfiance.

L’exhibition des doublons d’Espagne provoqua même un murmure.

— Ques aco ? gronda le poète en entraînant ses amis. Il y a du louche !

Eh ! oui, en vérité, il y avait du louche et du fameux.

Tardivement édifié sur la fuite de ses prisonniers et pris de malerage, Duretête s’était élancé vers la côte la plus proche. Il avait eu le temps de la parcourir, excipant des ordres du Cardinal, et de mettre sur pied toute la police à laquelle il avait donné le signalement détaillé des hors-la-loi !

Aussi, si nos amis ne retombèrent pas sous sa griffe, ce fut par le plus heureux des hasards ; la méfiance, soudain éveillée, de Cyrano leur ayant permis de s’éclipser tout juste à temps.

Fuyant l’embouchure de la Liane, évitant les grands ports, errant à nouveau un peu à contrecœur, ils revinrent à Saint-Valéry où ils tombèrent sur le patron picard qui – ils l’ignoraient – avait été déjà secourable au chevalier Tancrède. Ne craignant ni Dieu ni diable, le brave Ponthinois, un peu estomaqué de se voir encore offrir des doublons d’Espagne, les accepta sans coup férir et transporta les trois compagnons sur le sol britannique.

À Brighton, ils s’informèrent du Chevalier. Les célèbres bains de mer du comté de Sussex étaient justement en grand émoi : on y parlait d’un jeune Français qui, s’étant embarqué dans la diligence pour Londres, s’était en route pris de querelle avec un compagnon de voyage et l’avait gratifié d’un formidable coup d’épée.

— Mordious ! c’est lui, dit Cyrano.

— Le cher enfant… ajouta Linières.

— Il enseigne le français à l’aide de tierces et de quartes ! s’égaya le Gros.

Rassurés sur son compte, ce soir même, notre trio se rendit à la poste pour retenir des places.

Comme ils y arrivaient, ils tombèrent sur un groupe de Puritains occupés à psalmodier des versets de la Bible. Peu accoutumés à pareille exhibition de choristes, ils s’arrêtèrent mus par une sorte de curiosité.

Les litanies terminées, un prédicant en plein vent entamait justement son prêche dont le diable, désigné par de nombreux qualificatifs, faisait tous les frais.

Cette nouvelle scène n’ayant pas la même originalité, nos amis se disposaient à passer outre, quand des rangs de la foule, sortit un rugissement.

— Belzébuth !… Astaroth !… Belphégor !… le voilà !… Il est là… là !

Tous les regards se portèrent instantanément sur Cyrano, dont l’étrange figure éclairée par les torches, avec, au milieu, son appendice en rostre d’aigle, avait bien, en effet, quelque chose de démoniaque.

Reconnaissant alors en face de lui, mais séparé par les psalmistes, le féroce visage du porte-clés de la Bastille, le bretteur voulut marcher sur lui. Mais à chaque pas qu’il esquissait en avant, Duretête en rompait deux en arrière, entraînant avec lui les rangs pressés des Puritains.

La situation devenait embarrassante, même grotesque. Par bonheur, attiré par le bruit, un personnage sortit du bureau de poste.

Un instant, les yeux clignotants, il resta sur le pas de la porte, puis, ayant aperçu les trois Français, il vint droit à eux.

12

Les Puritains

— Je ne crois pas m’abuser, prononça l’inconnu avec un fort accent britannique, j’ai bien l’honneur de saluer, n’est-ce pas, messieurs de Bergerac, Saint-Amant et Linières.

— Sans doute, firent ceux-ci avec ensemble.

— Eh bien, messieurs, je vous attendais. Voulez-vous consentir à me suivre ?

Mais cette proposition ne parut pas les séduire. Corbac ! Allaient-ils se trouver empêchés dès leurs premiers pas ? Que pouvait leur vouloir ce personnage bien obséquieux pour un Anglais ? Le Chevalier aurait-il fait quelque nouvel impair ?

Saint-Amant calma son bouillant ami. À son avis, pour savoir ce qu’on leur voulait, le plus sage était d’obtempérer.

Ils suivirent donc leur guide jusqu’à une auberge dans la cour de laquelle une voiture attendait. Sur un signe, des chevaux y furent attelés.

— Eh ! eh ! fit le Gros, cherchant à circonvenir l’officieux personnage : on paraît être très expéditif en ce pays.

 Yes, very much ! montez, gentlemen !

— Voyons, vous allez bien nous dire par quel ordre, en vertu de quoi et pour qui vous nous attendiez ainsi, prêt à nous enlever ?

— C’est pour votre bien !

— Hem ! Alors qui vous a envoyé ?

— Somebody !

— Ce n’est pas une réponse… Parlez français… vous le pouvez ?

— Je viens de la part d’une personne puissante qui s’intéresse à vous.

— Capédédious ! mes chers bons, qu’en dites-vous ? On croirait rêver !

— Bah ! opina Linières, laissons-nous faire… On verra bien !

— Où nous conduirez-vous, enfin ?

— À Londres.

— Ma foi ! dit Cyrano en franchissant le marchepied. Allons à Londres !

À partir de ce moment, les trois amis devaient aller de stupéfaction en stupéfaction et vivre, en quelque sorte, un conte des Mille et une Nuits.

À Londres, Cyrano fut conduit, non dans une prison comme il s’y attendait, mais dans un palais. Séparé de ses amis dès l’antichambre somptueuse, notre Gascon n’y posa que fort peu, juste le temps nécessaire à l’examen superficiel des richesses qui s’y étalaient.

— Venez ? l’appela bientôt son introducteur. Madame vous attend.

Madame ? Sans doute la personne qui s’intéressait à eux. Cyrano suivit, traversa un salon magnifique et parvint dans un boudoir enchanteur au milieu duquel, assise sur des coussins de brocart d’or, une très belle dame paraissait l’attendre.

— Asseyez-vous, monsieur, fit-elle fort aimablement en l’examinant avec une sorte de bienveillant intérêt. J’ai ouï conter nombre de vos exploits et j’aurais plaisir à vous entendre me narrer les derniers ?

Ses derniers exploits ? Bergerac aurait pu se formaliser de l’outrecuidante prétention, mais ce fut le contraire qui arriva. Mis en belle humeur par le captivant regard de la dame dont le gracieux sourire s’agrémentait du voisinage d’une bouche fraîche et mutine – peut-être semblable à celle d’une de ses trop rares aventures galantes – il se cala confortablement dans un fauteuil et entreprit, avec verve, le récit du siège fantastique récemment soutenu par ses amis et par lui-même. Bien entendu, il glissa avec adresse sur tout ce qui, dans cette histoire, aurait pu de près ou de loin se rapporter au Chevalier.

— Allons, sourit la dame lorsqu’il se tut : ce sont faits et gestes des paladins de la Table Ronde, cela ! je vois qu’on ne m’avait pas surfait votre réputation… Vous êtes aussi brave que spirituel, M. de Bergerac !

Sur ces mots, s’étant levée, elle donna sa main à baiser au narrateur qui venait de l’émotionner et, d’une allure de souveraine, la traîne de sa robe ondulant sur les tapis, elle se retira.

— Corbac ! pensa Cyrano, la jolie blonde… un véritable rayon de soleil ! Mais, sandious ! elle ne m’a rien dit, elle… pas même son nom !

Ses réflexions furent interrompues par l’arrivée d’un valet. Celui-ci ouvrant une porte à deux battants, s’inclina respectueux, disant :

— Si le gentleman veut bien passer par ici… ses amis l’attendent !

Cyrano passa dans une fastueuse salle à manger où, autour de la table surchargée des mets et des liquides les plus engageants, Saint-Amant et Linières s’occupaient à qui mieux mieux. Attendaient-ils leur chef de file ? C’est possible ; en tout cas, ils avaient de quoi s’occuper de façon utile et agréable.

Après avoir pris sa part du copieux repas, le Gascon regarda autour de lui.

— Où sommes-nous, ici ? demanda-t-il.

— Où ? riposta le Gros, dans une maison bien tenue, assurément et où la chère, tant par la qualité que par la variété, ne laisse rien à désirer… Mangeons !

— Les vins sont fins, dit Linières, et les liqueurs à l’avenant… Buvons !

Quand ils eurent fini de se restaurer, le même valet vint reprendre le trio pour le conduire vers le maître de cette maison princière.

— Milord attend les gentlemen !

Les « gentlemen » commençaient à s’accoutumer aux façons extraordinaires de ce palais de la « Belle aux cheveux d’or ». Ils ne pouvaient s’en formaliser jusqu’ici, n’ayant pas à s’en plaindre.

Cette fois, ils furent admis dans un cabinet austère, garni de meubles anciens d’un prix inestimable. En y pénétrant, par une porte qui faisait face à celle qui leur livrait passage, ils virent entrer le maître de céans.

C’était un jeune seigneur au visage agréable, agréable surtout parce que ses traits présentaient une certaine ressemblance avec ceux de la dame blonde, l’enchanteresse, connue du seul Cyrano ; toutefois, le regard de cet homme offrait quelque chose d’imprévu car, sous la belle franchise à laquelle il voulait prétendre, un observateur attentif eût pu deviner les éclairs volontairement éteints d’une méchanceté sournoise.

— Messieurs, dit-il aimablement, je me nomme Lord Mac Legor. Si je vous ai envoyé quérir à Brighton, c’est que vous m’avez été recommandés comme des hommes précieux par le cœur, par la volonté et par l’esprit.

Et leur tendant sa main largement ouverte, il ajouta :

— Je vous connais… je tiens à ce que nous soyons bons amis !

Le bon goinfre et la sensible éponge, par reconnaissance pour le récent repas sans doute, se précipitèrent sur cette main qu’ils touchèrent avec respect. Cyrano seul hésita : une chose le taquinait.

— Par qui donc avons-nous pu vous être recommandés, milord. En ce pays, nous croyons ne connaître que deux personnes ?

— Eh ! M. de Bergerac, je vous laisse le soin de deviner.

— Alors, ce doit être lord Montaigu.

Le jeune mécène ne répondit que par un étrange sourire, et demanda :

— L’autre personne ?

— Il est peu probable qu’elle soit à même d’introduire les gens. C’est un tout jeune homme assez inexpérimenté ; bien que son cœur soit vaillant et le fasse digne du premier rang, il a plutôt besoin de protection pour lui-même.

Cette fois le sourire du lord s’accentua.

— Messieurs, dit-il en les saluant d’un geste amical, je vous laisse. Cette maison est à votre disposition, je vous prie de vous croire chez vous !

— Ah ! çà ! maugréa Cyrano quand ils furent seuls ; le rêve continue, mais nous ne savons toujours rien !… Tiens, voici notre silencieux guide. Chez quel nouveau personnage va-t-il nous mener ?

— Je retournerais volontiers au salon de réfection, fit Saint-Amant.

— Moi de même, assura Linières. Les émotions altèrent.

Le valet leur fit prendre un tout autre chemin et leur ouvrit un petit appartement aimable et coquet.

Un jeune gentilhomme se leva et vint vers eux les mains tendues.

— Mystère ! s’écrièrent-ils en chœur. Mystère, ici ?

Après les premières effusions, on s’expliqua :

— M’aviez-vous donc cru capable de vous oublier, mes amis ? s’effara le Chevalier.

— Écoute, petit, ce n’est pas en cette maison inconnue que nous pensions pouvoir te retrouver. N’as-tu pas été reçu chez lord Montaigu ?

— Ah ! Montaigu !

Et Tancrède conta à ses auditeurs stupéfaits, la trahison incompréhensible de ce grand seigneur sur la protection duquel on avait cru pouvoir faire état. Il ne cela aucun des détails de l’inqualifiable conduite de l’homme de cour qui s’était rabaissé au point d’espionner son hôte, de le faire saisir par sa domesticité et enfin de le dépouiller.

— Heureusement, acheva Mystère, jeté dehors par le félon, sur le pas même de sa porte, j’eus la chance d’être accosté et réconforté par un gentilhomme puissant qui voulut bien m’honorer de son amitié en m’ouvrant sa maison comme un sûr refuge…

« Il y a été amené, il est vrai, sur les instances pressantes d’une divinité tutélaire qui s’est offerte à assurer ma fortune.

L’image de Claire de Cernay, la dévouée et aimante jeune fille, passa devant les yeux de Cyrano qui murmura d’une façon entendue :

— La belle dame blonde ? n’est-ce pas ?… La sœur du maître de céans.

— Oh ! se récria Tancrède devinant une arrière-pensée sous les paroles de Cyrano. Tu te méprends ! Aucune idée amoureuse ne peut naître en moi pour ma protectrice… C’est une mère : une jeune et délicieuse maman !

— Et Mme de Chevreuse ?

— Si la brutalité de lord Montaigu nous a faits ennemis par le vol du message, je suis aussi délié envers la duchesse… je ne lui dois rien.

— Mauvaise tête, passerais-tu donc dans le camp opposé ?

— Pourquoi non ? Autrefois, mon cher Cyrano, tu me disais bien que Richelieu est une force ?… Eh ! bien oui, c’est une force et il a du bon ; il défend la France que sucent de nombreux parasites… « Au reste certain cardinal a déjà mis la cognée dans l’arbre… » Ce sont les propres paroles d’un certain Cromwell…

— Ah ! fit Saint-Amant, c’est différent… bien différent !

Le bretteur lui communiqua un coup de pied sous la table.

— Alors petit, te voilà donc au service du cardinal ?

— Qui dit cela ? Le cardinal n’a rien à faire ici, ne sommes-nous pas sur les terres du roi Charles ?… Au vrai, je crois bien agir et faire tout mon devoir en servant mon bienfaiteur et ma bienfaitrice !

— Sandious ! Par ce coup de tête tu dresses une barrière entre ton passé et ton avenir !… Ta colère contre lord Montaigu, colère légitime, je l’admets, ne me paraît pourtant pas bonne conseillère. En lançant ton Alea jacta est, né d’une rancune, n’oublies-tu pas quelqu’un ?

— Qui pourrait me reprocher de l’oublier ?

— Claire !

Un nuage obscurcit le front du jeune homme. Il riposta :

— Écoute, Cyrano, c’est mal à toi de me parler de la sorte. Tu me connais assez pour ne pas douter de mon cœur… Non, mon cœur s’est donné pour ne plus se reprendre ; il est à Claire et ne sera jamais à aucune autre femme. Mais, réfléchis, mon grand, j’ai ma fortune à faire pour être digne d’elle… je la veux faire ici.

— Une femme t’y aidera !

— Matériellement ! Vas-tu y voir un inconvénient ? À une certaine époque tu affichais d’autres principes et de vouloir faire concurrence à MM. les Puritains, cela ne te va guère.

« Ne te fâche pas, je raille… Lorsque nous pourrons rentrer en France, bientôt peut-être, je serai riche, j’aurai le droit de porter un nom moins obscur et c’est aux pieds de Mlle de Cernay que je mettrai ma fortune et mon nom.

— Tu y tiens, petit ? J’aurais tort de te vouloir contrarier.

— Oui, j’y tiens… Et, calcule un peu… Nous sommes ici, nous devons y demeurer quelque temps… C’est un moment à passer ; devons-nous nous entêter à le passer sur une terre hostile : sans amis, sans protecteur, sans argent… ou devons-nous préférer couler des jours moins sombres, facilement, gaiement, parmi des amis, dans le luxe ?

Le bretteur soupesa sa bourse légère et objecta plus faiblement :

— Tu nous proposes là une vie de parasites ?

Tancrède se redressa fièrement :

— Halte-là ! Tu te trompes encore, mon ami. Nous jouerons une partie sérieuse où nous apporterons notre appoint, notre vaillance et notre esprit… On a besoin de nos épées… et de ta plume… Il va se passer ici de grandes choses. Nous faisons de l’histoire, Cyrano. Veux-tu être des nôtres ?

— Un instant ! Je voudrais au moins savoir qui je sers ?

— Lord Mac Legor… et la liberté !

Cyrano se fouilla mentalement : Mac Legor ! Connaissait-il ce nom ? Ah ! c’était celui du frère de la dame blonde ! Il demanda encore :

— Contre qui tient-on ?

— Contre lord Montaigu et la tyrannie !

— La liberté !… La tyrannie !… Voilà des mots étrangers…

— Pas ici… Nous sommes en Angleterre.

Cyrano regarda ses compagnons. Tous deux étaient de bon conseil.

— Qu’en penses-tu, Saint-Amant ?

— Peuh ! La chère est bonne… et la tyrannie est une chose exécrable !

— Et toi, Linières ?

— La liberté a des charmes… et le vin est excellent !

 

Nous avons laissé d’Artagnan attendant d’être conduit au singulier rendez-vous fixé par Mac Legor et devisant tristement avec Aramis, retour de sa visite à Mme de Chevreuse – la Marie Michon d’antan – de la nouvelle équipée du Chevalier qui venait encore de disparaître en ruinant leur plan.

À l’heure fixée, le laquais porteur de la réponse de Mac Legor vint prendre notre mousquetaire à son enseigne de la Chasse Royale et, sans répondre à ses nombreuses questions, le mena directement, par une succession embrouillée de rues tortueuses, non à l’hôtel du noble Écossais, mais à une maison de sordide apparence, située dans un quartier perdu, proche de la Tamise.

Était-ce dans ce lieu suffisamment louche que Mac Legor attendait l’envoyé de M. le Cardinal-Duc ?

Eh ! oui, c’était là ! – aussi anormal que pût lui paraître l’endroit choisi pour sa réception, l’envoyé de Richelieu dut se rendre à l’évidence.

Introduit dans une grande salle pleine de monde, suivant son guide, d’Artagnan dut passer auprès d’un groupe formé par des gentilshommes au visage habilement dissimulé derrière le double écran de chapeaux rabattus et de manteaux relevés.

Si un dieu malin avait pu – rien que l’espace d’un instant – faire s’écarter ces obstacles, combien notre mousquetaire aurait été surpris.

En effet, au nombre de ces gens il aurait alors pu reconnaître ses adversaires : Cyrano, Saint-Amant et Linières, les obstinés défenseurs de la bicoque picarde et parmi eux, le Chevalier – objet de ses recherches !

Comment eût-il pu les soupçonner là ? L’invraisemblable se devine-t-il ?

Par contre, son passage à lui avait mis le quatuor en émoi.

— C’est bien lui ! avait dit Tancrède à voix basse.

— Lui, lui !… L’envoyé de Son Éminence ?

— Parbleu ! Il voudrait bien pouvoir nous livrer à son maître !

— Eh donc ! Il ne nous tient pas encore ! avait conclu Cyrano.

Sans se douter des réflexions aigres-douces dont il était l’objet, d’Artagnan avançait toujours fendant les rangs de l’assemblée.

Assemblée étrange, les hétéroclites éléments de ceux qui la composaient. Il y avait là quelques gentilshommes, des Écossais de toutes classes, des prêtres presbytériens, des bourgeois ventrus et de pâles figures de Puritains – tous têtes rondes aux cheveux rasés.

— Brrr ! réfléchit d’Artagnan en évoquant le souvenir des jolis conspirateurs enrubannés et emperruqués qui, de l’autre côté de l’eau, s’efforçaient sans fatigue à tramer la perte du Cardinal, en faisant des madrigaux et des ronds de jambes, au milieu des intrigues de ruelle. Brrr ! Voilà des conjurés sérieux, mordi ! On ne semble pas vouloir plaisanter ici !

Parvenu au centre de la salle, il se trouva en présence du beau, mais pâle et cauteleux visage de Mac Legor.

Auprès du lord se tenait un homme à la carrure puissante, large face au front haut, aux yeux perçants, au sourire dominateur ; toutes choses qui contrastaient violemment avec ses très simples vêtements des bourgeois de la cité. Un dominateur en somme, devant qui l’orgueilleux Mac Legor lui-même paraissait incliné.

— M. le comte d’Artagnan, présenta le lord à cet homme : M. d’Artagnan nous apporte des nouvelles de notre fidèle ami, M. de Richelieu.

Un instant, le mousquetaire sentit peser sur lui le regard inquisiteur et profond de ce bourgeois aux fortes allures de lion.

Puis, il s’entendit dire par lui :

— M. d’Artagnan, je vous suis personnellement obligé d’avoir effectué ce voyage en toute diligence. À votre retour vous rappellerez à M. le Cardinal-Duc le bon souvenir d’Olivier Cromwell.

Le mousquetaire s’inclina sans attacher d’autre importance à l’énoncé de ce nom qui allait bientôt faire frémir le monde.

La mission de l’envoyé consistant à remettre une lettre de change et à en obtenir reçu, il tendit le pli au lord :

— Voici, milord. Veuillez me donner décharge ?

Et tandis que Mac Legor lui signait le reçu, il entendit Cromwell haranguer la foule d’une voix de meneur d’hommes :

— Messieurs, les temps sont venus !… Nous allons donc enfin pouvoir nous mettre à l’œuvre… Mort au tyran ! Mort à Charles, le papiste !

— Écoutez ! Écoutez !

— Messieurs, l’Écosse est appelée à jouer le prélude de la grande rénovation où, avec l’aide du Seigneur et pour sa gloire, vos phalanges en armes feront sombrer le trône des Stuarts… Les Highlanders vont tirer la claymore pour le droit, l’amour et la liberté !… Chantez, mes frères !

Alors, en chœur, sur un mode lamentable, la foule gronda :

« Nous combattrons pour toi, Seigneur et pour la gloire ! Seigneur… à tes enfants accorde la Victoire ! »

Un vent de révolution souffla. Une joie sombre semblait secouer cette assemblée. D’Artagnan en eut le frisson.

— Écoutez ! Écoutez !

Ayant obtenu le silence, Mac Legor assura l’assemblée qu’il allait, sans retard, se mettre en route pour l’Écosse. Avec l’or envoyé par le Cardinal – le ministre absolu, ô ironie ! – il allait pouvoir porter les premiers coups au pouvoir absolu de Charles et à la tyrannie des fausses églises.

Le mousquetaire, entendant cela, pensait :

— Le roi Charles soudoie des conspirateurs de cour contre Son Éminence ; et l’Éminence fomente la guerre des rues contre le roi Charles… Peut-on échanger de meilleurs procédés ?

De nouveau, des vagues de cris, de menaces grondantes, passaient.

— Oh ! oh ! franchement, sourit l’auditeur désintéressé, le Cardinal emploie mieux son argent.

Il se retourna : Cromwell venait de lui toucher l’épaule.

— Comte, votre présence n’a pas été inopportune. Vous pourrez donc relater au Cardinal-ministre de ce que vous avez vu ici.

D’Artagnan se redressa. Cette familiarité lui avait déplu.

— Master, ma mission se bornait à la remise de la lettre de change. Cette lettre est à destination : ma mission est donc remplie.

Et, saluant avec noblesse, le mousquetaire prit congé.

— Ouf ! s’ébroua-t-il en franchissant le seuil de la maison obscure, me voici débarrassé d’une mission qui m’a fait faire la connaissance d’un bien vilain endroit et de singulières pratiques !

« Je suis donc libre… Libre ? oui, mais toujours sans nouvelles de ce petit Chevalier… Je voudrais pourtant pouvoir m’occuper un peu des amours de cette mignonne Claire de Cernay…

« Bast ! en marchant, les idées me viendront.

Toujours méditant, il se prit à suivre la rive en bordure de laquelle se dressaient des assommoirs et des cabarets à matelots.

Rien ne pouvant plus l’arrêter, la fantaisie lui prit de commencer son enquête en pénétrant dans l’un de ces bouges.

Comme celle de nombreux débits d’alcool anglais, la salle principale de ce spirit-shop se trouvait divisée en stalles par des cloisons. De la sorte, se trouvant isolé des autres, chaque consommateur avait la faculté de se griser solitairement, ce qui est une des particularités de l’ivrognerie anglaise.

D’Artagnan s’assit dans l’un des compartiments et demanda du porter.

Servi, il élevait déjà le verre vers ses lèvres lorsqu’il resta le bras suspendu. On parlait dans la stalle voisine… à voix élevée même.

— Par Dieu ! je ne fais pas erreur, on parle en français, ici près ! Des malins qui désirent rester incompris des matelots et des débardeurs… Mais, têtedi, ceci devient original, les oreilles me tintent… N’aurait-on pas prononcé mon nom ?

Il poussa son siège vers la cloison contre laquelle il appuya son oreille, effleurant presque un nœud du bois veuf de son bouchon.

— En effet, disait une voix, il est arrivé hier en la compagnie d’un tonsuré de belle prestance, sorte de prêtre accompagnateur d’armée.

— Il est à souhaiter que ceux-là n’embrouillent pas nos affaires…

Qui donc pouvait parler ainsi… Intrigué le lieutenant monta sans bruit sur son siège. Comme la cloison n’atteignait pas au plafond, ainsi exhaussé, il put glisser un coup d’œil par-dessus les planches et reconnut aussitôt le sieur Lhermitte de Vauselle et Duretête, son alter ego obligé. Deux escogriffes – un grand très pâle et un petit très brun – leur tenaient compagnie.

Comme d’Artagnan les avisait, parlant autant dire de conserve, les deux escogriffes rendaient compte d’une mission accomplie par eux.

Ils parlaient à mots couverts, mais l’écouteur fut tout de suite convaincu qu’ils avaient été chargés d’espionner un personnage de quelque valeur et de l’entourer d’une surveillance occulte.

— On l’a vu ce soir à l’assemblée des Puritains… affirmait l’un.

— Avec les trois chenapans dont il ne se sépare plus… surfaisait l’autre.

— Parbleu ! il est aux griffes de Mac Legor et de la comtesse…

— Ah ! çà, qui peut être l’objet de cette enquête surprenante ? se demanda l’auditeur invisible avec un commencement d’inquiétude… J’étais aussi à cette assemblée de Puritains, à mon corps défendant c’est vrai… Mais je ne suis pas en cause !… De qui parlent-ils donc ?

Le policier au visage décoloré reprit :

— C’est plaisir de les voir donner tête baissée, tous les quatre dans le puritanisme, le républicanisme et le presbytérianisme…

Des rires coupèrent cette plaisante énumération.

Jaloux du succès de son collègue, le petit à la peau bistrée surfit :

— … et autres pharisaïsmes… Cela aura tout au moins un résultat avantageux, celui de nous débarrasser à jamais de lui…

— Et de son infernal ami, patron des cinq cent mille diables ! éructa Duretête qui, d’un violent coup de poing appliqué sur la table, fit sauter les verres.

Le mousquetaire recula sa tête vers l’ombre, un frisson instinctif le secouait.

Miséricorde ! comment avait-il pu hésiter aussi longtemps avant de comprendre… Sans doute possible, c’était du chevalier Tancrède et de Cyrano de Bergerac que s’occupaient ces misérables !

Abasourdi, il se répétait cherchant à n’y pas croire :

— Le Chevalier aux mains de son pire ennemi, Harry Mac Legor !… Le Chevalier au milieu des Puritains !… Ce serait la fin, l’écrasement !

Brusquement, une lueur se fit en lui, lueur faible encore mais qui grandissait.

Pendant cela, les autres poursuivaient, exhalant leur fiel :

— Oui, une fois débarrassés du gêneur, on pourra crier : Ouf !

— Ouf ! répéta Vauselle pas très à son aise, car il tremblait toujours de voir Montaigu se retourner contre lui si son perfide mensonge venait à être découvert. Ouf ! nous devrons ce résultat à la collaboration de lord Montaigu !

« Écoutez, mes garçons, il importe d’agir sans retard parce que l’heure approche !… Vous le savez, chargé de préparer le soulèvement, le jeune homme doit bientôt partir pour le nord, en compagnie de Mac Legor… Eh bien ! il faut à tout prix qu’il ne puisse nous échapper !

— Je crois bien ! marqua in petto le voisin de stalle. Le coquin parle d’or !

— Voici l’ordre et la marche : à la sortie de leurs réunions secrètes, pour ne pas donner prise à l’attention de la police royale, les Puritains ont pris l’habitude assez sage de se disperser… Pour retourner à l’hôtel de Mac Legor où il a pris gîte, le Chevalier prend un détour…

— Le prend-il seul ?

— Hum ! il a bien avec lui son maudit trio… mais, il n’importe !… La nuit, bien armés, en nombre, nous pouvons nous emparer d’eux tous.

— Un guet-apens ! N’est-ce pas courir de gros risques ?

— Non !… L’excellent de l’affaire, c’est que tout se passera d’une façon régulière, même légale… mais oui, légale, puisque nous arrêterons un conspirateur et ses complices… Cela par ordre des autorités et avec leur assistance !

— J’aimerais mieux les occire de suite ! grinça Duretête.

— Du calme, et laissons faire !… Si milord Montaigu a la colère tenace, il a également le bras long. Je sais qu’il se fera délivrer un ordre d’incarcération à la Tour… Et de la tour de Londres, maître Duretête, on ne sort pas aussi facilement que de la Bastille du faubourg Saint-Antoine.

— On n’en sort que pour aller à l’échafaud ! assura le pâlot.

— Ou au gibet, mon doux cœur ! corrigea le teinté.

Pour le coup, d’Artagnan se trouvait renseigné et bien fixé.

13

Suprême injure !

Si, dans le doute, le mousquetaire avait éprouvé quelque appréhension, il n’en restait plus trace ; comme toujours sa décision fut vite prise.

Descendant de l’escabeau qui lui avait servi d’échelle pour écouter et voir, il prit en main sa pinte de porter, et, tranquillement passa dans la salle contiguë.

— Mais, comment donc ! c’est admirable ! s’écria-t-il en élevant sa pinte pour couper court à l’effarement bien compréhensible des quatre coquins surpris de son apparition. Je suis de l’affaire, mes braves et tiens à vous le prouver sur l’heure !… L’ordre d’incarcération, on l’aura… pas dans deux ou trois jours… demain !… C’est moi, moi d’Artagnan qui m’en porte fort…

« Dès la nuit prochaine, le petit sera sous clé, en bonne garde…

« Et je vous en fiche mon billet, en sûreté !

 

D’Artagnan avait fait part à son ami des aventures récentes auxquelles il venait d’être mêlé, mais il faut vous avouer que, parti pour en donner le compte rendu intégral, au cours de sa narration, il s’était ravisé et avait fort habilement passé sous silence la dernière promesse faite par lui aux coupe-jarrets de Vauselle.

— Aramis, demanda-t-il en terminant, j’aurai besoin d’une lettre de marque. Par l’entremise de Mme de Chevreuse, ne pourriez-vous me la faire obtenir aujourd’hui même ?

— Si fait, dit le prêtre, en appelant Bazin. Allons la voir !

— Quoi, Bazin nous accompagne ?

— Oui, il aura son utilité avant peu.

En arrivant à la porte, clignant de l’œil, Aramis demanda au mousquetaire :

— Cette nuit où tu vins prendre gîte en ma cure, un peu à contre gré, ne m’as-tu point parlé d’une enfant, jeune fille maintenant, issue des œuvres d’un lord et d’une grande dame ?

— Oui, Mlle Claire de Cernay, amie et protectrice de notre Chevalier.

— Le père de cette jeune fille est lord Montaigu.

— Ah ! par exemple ! qui te l’a appris ?

— La casuistique !… ce qu’on ne me dit pas, je le devine !… Et la mère ? C’est la duchesse de Chevreuse, n’est-ce pas ?

Le Béarnais se tut, embarrassé ; il venait de se rappeler les mystérieuses amours de l’Aramis d’autrefois avec la belle confidente d’Anne d’Autriche.

— Tu peux tout dire, mon ami, sourit l’abbé. Si le roi ne gardait point mémoire des injures faites au duc d’Orléans, le prêtre que je suis aujourd’hui ne peut se souvenir du passé, ni des amours d’un mousquetaire mort au monde !

Très impressionné, d’Artagnan répondit par un oui indistinct.

Ils pénétrèrent dans l’hôtel et furent admis en la présence de la duchesse, alors que c’était « Marie Michon » qu’ils avaient demandée.

— Aramis ! s’écria Mme de Chevreuse dont la poitrine se prit à battre.

— Madame, s’inclina le prêtre, je viens vous présenter mon ami, M. d’Artagnan et vous demander deux services.

— Lesquels ? s’informa la duchesse en offrant sa main au mousquetaire.

— Le premier serait d’écrire à Mlle Claire de Cernay ces seuls mots qui, venant de vous, seront pour elle un ordre : « Viens de suite ! » Ce mot écrit, vous le ferez porter par un homme sûr. Pas M. de Vauselle… Ne m’interrogez pas… vous saurez bientôt pourquoi…

— Encore, faudrait-il connaître ?…

— Madame, c’est à Marie Michon que je m’adresse !… Par un homme sûr, disais-je ; cet homme sûr sera mon fidèle Bazin qui ramènera la jeune fille.

Sans rien riposter, la duchesse traça la phrase à elle dictée, signa, fit introduire Bazin et le congédia muni des ordres de son maître.

— Et maintenant, quel second service attendez-vous de Marie Michon ?

— Nous voudrions être introduits auprès de lord Montaigu à qui monsieur d’Artagnan a une requête à présenter.

— Prenez garde ! menaça finement la duchesse. Lord Montaigu n’est pas Marie Michon… Il voudra savoir, lui.

— Oh ! s’empressa de répondre le mousquetaire, souriant intérieurement d’avoir à mystifier son ami, l’ordre que je solliciterai de milord ne pourra que lui être agréable à donner.

— Venez donc, messieurs.

— Milord, dit d’Artagnan, aussitôt mis en présence de Montaigu, il est un homme qui a blessé votre honneur et qui menace la sécurité de l’État tout en travaillant contre vous-même. Je viens vous requérir de le faire arrêter, sans perdre une minute, et de le claquemurer dans une prison sûre où nul ne le pourra trouver, ni voir : à la tour de Londres !

— Nommez-moi cet homme ?

— Vous avez pu le voir tout dernièrement : c’est le chevalier Tancrède !

Aramis eut un haut-le-corps ; sa stupeur était profonde.

— Bien ! approuva le lord à l’instant même que Vauselle opérait son entrée dans le salon où se tenait cette conversation. Vous savez où prendre ce révolté ?

— Monsieur vous le dira !

De la main, le mousquetaire désignait le nouvel arrivant.

— Satané d’Artagnan ! pensa Vauselle peu préparé à se trouver en pareille compagnie. Il m’a devancé ! Heureusement, je n’ai pas perdu mon temps.

Et s’avançant vers Montaigu, il expliqua à haute voix :

— Le lieutenant a dit vrai… je suis au courant des faits et gestes du petit traître, milord… Je sais où il demeure… Je sais où il va chaque soir… c’est en un lieu de réunion, proche de la Tamise… La ruelle où fréquentent les conspirateurs à qui il s’est affilié a été marquée par moi… Des agents choisis et dévoués, hommes solides, ont reçu l’ordre de se dissimuler aux alentours à la nuit tombante… Ce soir, si vous le voulez le Chevalier sera entre vos mains !

— C’est au mieux, décida lord Montaigu satisfait. Il n’est pas mauvais de leur donner une leçon aux Têtes Rondes… M. d’Artagnan sera des vôtres… il sait où il doit mener le prisonnier… Vous lui obéirez donc comme à moi-même.

Ayant dit, il mit entre les mains du mousquetaire un ordre ainsi libellé : « Le chevalier Tancrède devra être écroué à la Tour et mis au secret. » Puis, d’un geste, il congédia ses visiteurs.

Aramis sortit écrasé. Dans la rue, il se débarrassa de Vauselle et, tout frémissant, il reprocha au Béarnais qui paraissait plastronner d’aise :

— D’Artagnan, je ne vous reconnais plus ! Osez-vous bien vous faire pourvoyeur de geôle et commencer votre infâme métier en trahissant le Chevalier.

— Cadédis, mon bon ! riposta le mousquetaire tout guilleret ; tout était préparé par ces misérables pour mettre à mal notre étourneau. Un seul moyen me restait de l’arracher à la dent des loups : me joindre à eux, hurler avec eux et sous couleur de leur apporter mon aide, mettre Mystère à l’abri !… À la Tour il ne sera plus en danger et ne fera plus de sottise.

Le prêtre serra ses mains à les lui briser.

— Ah ! brave cœur ! mon cher ami… je suis furieux…

— Furieux ?… N’ai-je donc pas bien agi ?

— Si fait, vertu de ma mie ! mais je suis furieux quand même !… Furieux que ce soit toi, et non pas moi, qui ais eu cette idée-là !

— Hé ! railla le Béarnais. Pour une fois ta casuistique se trouve en défaut !

 

Tout l’après-midi suivant fut employé par l’envoyé du Cardinal à surveiller amoureusement les préparatifs de l’expédition nocturne ; lord Montaigu ne l’avait-il pas désigné comme devant en être le chef ?

D’Artagnan éprouvait autant de plaisir à organiser l’incarcération du Chevalier qu’il en aurait eu, en d’autres temps, à préparer son évasion. Avec la tranquillité revenue, son esprit méridional ayant repris le dessus, il s’amusait follement de l’imprévu de la situation.

Bien qu’il connût certains d’entre eux, il se fit officiellement présenter par Vauselle les gens de sac et de corde qui devaient marcher à sa voix et les passa en revue. Il n’avait aucune raison de pousser son examen sur l’un plutôt que sur un autre, et cependant, il accorda une attention toute particulière aux deux gentilshommes à tout faire de la diligence de Brighton.

Ceux-là se vantaient ouvertement d’avoir dépouillé Mystère en cours de route et d’avoir préparé à son intention un coup de Jarnac. Ce dont ils ne se faisaient pas gloire, par contre, c’était d’avoir été corrigés par lui d’une si verte façon qu’ils en conservaient un souvenir peu agréable.

Duretête faisant partie du lot, le chef improvisé pensait :

— Ce malheureux geôlier n’a vraiment pas de veine. Sa venue devait tout perdre et, sans s’en douter, il va contribuer, pour sa bonne part, à sauver son ennemi mortel… Sandis ! l’abbé a décidément raison, la Providence veille sur nous et ses voies sont impénétrables, parce que mal connues !… Je n’aurais jamais cru que c’était une excellente chose d’avoir beaucoup d’ennemis. « Un seul nous perd, disait Aramis, et plusieurs nous tirent d’affaire ! ! » Quel esprit a cet ami !…

Ainsi, animé des meilleures dispositions, il fit bonne figure à Vauselle et se montra on ne peut plus avenant avec ce bouledogue de Duretête.

Duretête s’était mis dans l’idée d’aller prendre contact avec Mac Legor.

— Il vous faudra n’y aller que demain, lui suggéra le mousquetaire. Aujourd’hui, vous risqueriez de faire buisson creux ; il est pris pour coopérer à l’arrestation.

C’était un mensonge de plus, mais d’Artagnan les accumulait à plaisir.

— D’un simple geste de la main, l’abbé me lavera du tout, c’est son métier !

Et il se frottait les paumes avec satisfaction, pensant encore :

— Demain ? va-t’en voir, s’ils viennent ?… Mac Legor sera sur la route d’Écosse et le Chevalier aura pour le garder les importants verrous de la Tour ?

Enfin, le soir étant venu, chacun à son poste… on attendait.

La brise venait de la Tamise, dont on apercevait, vers le fond de la ruelle, miroiter les eaux glauques et fumeuses.

Préoccupé, se demandant si le petit imprudent qui lui créait tant de soucis allait venir, le Béarnais passa une dernière fois sa troupe en revue. Tous étaient là ; du moins leur nombre n’avait pas varié, mais, chacun s’étant masqué, il lui était difficile de les identifier.

Il s’étonna bien un peu de l’allure des deux spadassins déjà employés par Vauselle sur la route de Brighton : l’un ne lui avait pas paru si formidablement planté – mâtin ! quel colosse ! – l’autre si mince… Pourtant, il ne pouvait y avoir de doute à leur endroit : ils avaient répondu à l’appel… C’étaient eux !

Tout allait bien ! Seul le Chevalier manquait encore pour ouvrir le bal.

Soudain notre apprenti capitaine de coupe-jarrets vit arriver Aramis.

Selon le programme arrêté, l’aumônier de Touraine-Infanterie ne devait pas être de la fête, mais, ayant voulu s’assurer de la venue de Tancrède, il s’était cru obligé de prévenir son ami.

— Vertu de ma mie ! glissa-t-il à son oreille, je ne sais quelle odeur friande je dois dégager, toujours est-il que, depuis ce matin, j’ai traîné sur mes talons un vilain museau assez suspect, sorte de maigriot à trogne de biberon, aux trois quarts ivre d’ailleurs… Enfin, j’ai pu le semer tout à l’heure.

— Dis-moi, le Chevalier ?

— Il vient, le brave enfant… il vient sans défiance aucune.

Comme il achevait, la silhouette de Tancrède apparut.

Ne voulant pas laisser ses gens prendre l’avance, le Béarnais se détacha de l’encoignure où il s’abritait et s’élança vers l’arrivant :

— Au nom du Roi, monsieur, je vous arrête !

— Du Roi ! répéta le jeune homme en rompant. De quel Roi ?… Serait-ce le mien, ou le vôtre… Celui de France, ou celui d’Angleterre ?

Puis, reconnaissant son antagoniste, il ajouta presque gaiement :

— Eh ! mais ! je ne me trompe pas ! M. d’Artagnan ?… Enchanté, tout à fait enchanté de vous rencontrer, lieutenant… Je vous attendais !

Ayant écarté son manteau d’un geste brusque, il apparut l’épée nue à la main.

À son tour, Vauselle s’élança clamant :

— À nous !… Montaigu !

C’était l’ordre d’attaquer et les spadassins allaient entrer en jeu ; quand, s’élevant du sein même de leur troupe, un organe de cuivre claironna :

— À la rescousse, pour Mac Legor !

Et, arrachant son masque, l’homme svelte qui avait répondu au nom de l’un des estafiers de Brighton apparut le nez en bataille, l’épée formidable. D’un geste parabolique de sa grande colichemarde, il eut vite fait le vide autour du Chevalier.

— Monsieur Cyrano de Bergerac !… Monsieur de Saint-Amant !

— Gageons que vous ne vous attendiez pas ? s’informa aimablement le Gros.

Un instant décontenancé, d’Artagnan lança, reprenant le dessus :

— Merci Dieu ! mes maîtres, cela me va mieux ainsi… Bataille !

Il chercha tout aussitôt à ramener sa troupe, mais – nouvelle surprise –, la ruelle fut soudain envahie par d’autres gens armés… les gens de Mac Legor !

— Que veut dire cela ?

— Cela veut dire, monsieur d’Artagnan, que depuis deux jours nous vous avons fait prendre en filature par un limier de race bien plus fin que le sieur Vauselle.

— Le biberon que j’avais à mes chausses ? soupira Aramis.

— Ah ! quel portrait ! s’esclaffa Saint-Amant. Oui, notre limier, ou pour parler mieux, notre Linières est au fait de tous les conciliabules tenus entre Montaigu, Vauselle et consorts… Mis au courant par cet ami, nous avons pris la place d’un couple de vos seigneurs de grand chemin –, ils étaient à vendre au dernier enchérisseur.

Pendant cela, comme bien on pense, les deux camps s’étaient attaqués et chacun s’escrimait à qui mieux mieux.

La voix de Cyrano vibra dominant le cliquetis des épées :

— Cela veut dire enfin que nous voilà contre Montaigu, pour Mac Legor !

— Mac Legor !… rugit d’Artagnan. Ah ! l’infâ…

La main de l’abbé se posa brusquement sur ses lèvres et il l’entendit murmurer !

— Par grâce, ami, tais-toi !… Si tu laissais échapper ce secret, le petit serait perdu.

— Ah ! vous pensiez nous arrêter, messieurs du Cardinal, reprenait l’olifantesque voix. Vous pensiez nous prendre au traquenard, sans coup férir… Or, vous nous trouvez l’épée au poing, et vous pliez, pauvres gens !

En effet, rudement assailli et peu soucieux de récolter de nouveaux horions, les estafiers de Vauselle commençaient à se défiler en tapinois.

Soutenu par le seul Aramis, la rage au cœur, d’Artagnan combattit en fou.

— Insensés ! cria-t-il, insensés, vous ne savez pas…

Une main de fer s’enfonça dans la chair de son bras.

— Silence !… Tu veux donc le faire tuer ?

— Ah ! Aramis, mon frère, les insensés, eux, le perdront aussi… je suis à bout, vois-tu. Je ne puis plus me taire !

— Je me tais bien, moi !

— Mon secret m’étrangle !… mon secret m’étouffe !

— Agere non loqui ! Bois tes mots, d’Artagnan, et ton mal passera !

Seuls, ils tenaient encore, luttant en vrais forcenés.

Tiens, quelle est cette nouvelle tactique ? Sur un mot d’ordre, voilà-t-il pas que les gens d’armes de Mac Legor cessent de combattre, esquissent un mouvement de retraite. Ils rompent devant eux en entraînant Mystère.

— Chevalier ? implore l’envoyé de Richelieu.

— Adieu, répond la voix ironique de Tancrède. Adieu, M. le lieutenant. Portez mes meilleurs compliments à lord Montaigu. S’il a toujours fantaisie de me prendre, il lui faudra se transporter en Écosse à présent.

— Monsieur de Saint-Amant, écoutez-moi !

— Adieu, monsieur du Béarn, riposte l’épicurien attristé. Nous attendions mieux d’un homme de votre trempe. La police n’est pas votre fort !… Croyez-moi, vous feriez bien de reprendre la casaque ; elle vous allait autrement mieux !

— Monsieur de Bergerac, vous, du moins… ne me refuserez pas le combat ?

— Adieu, monsieur d’Artagnan, dit gravement le Gascon en remettant l’épée au fourreau.

La sueur des agonies suintait au front du malheureux accablé sous cette avalanche d’insultes. Pâle comme s’il allait mourir, les dents claquant de fièvre, il chercha à entendre, à comprendre. Cyrano parlait encore :

— Monsieur, je ne veux pas vous quitter sans vous éclairer sur ma conduite présente. Nous nous sommes connus et rencontrés en de meilleurs temps. Vous étiez alors un soldat et un gentilhomme… J’ai croisé loyalement l’épée avec vous… Une fois même, j’en ai gardé mémoire, vous m’avez traité en écolier… C’était, s’il m’en souvient bien, contre les Carmélites, vous avez combattu l’épée engainée, sous le fallacieux prétexte de respecter un vœu !

« Aujourd’hui, hélas ! vous n’êtes plus le soldat, plus le gentilhomme… c’est moi qui refuse le combat, qui garde à mon tour l’épée au fourreau… Moi, je n’ai fait aucun vœu, sachez-le bien. Mais l’honneur commande !… Je ne me battrai donc pas avec un argousin !… Avec un espion !…

Sous le soufflet de cette injure terrible autant qu’imméritée, le patient bondit.

Mais, froidement, Cyrano croisa ses bras et, épouvanté de trouver devant lui un homme désarmé, terrifié d’avoir été sur le point de forfaire en le frappant en cet état, d’Artagnan recula, gémissant :

— Monsieur de Bergerac, vous venez de commettre une impardonnable lâcheté !… Vous vous souviendrez un jour prochain de cette injure et, de me l’avoir faite, vous verserez des larmes de sang !

Rejoignant ses amis, Cyrano venait, avec un geste de souverain mépris, de balayer ces paroles dans le vent.

La ruelle, si animée l’instant précédent, semblait déserte.

Contre une borne, d’Artagnan s’était effondré, brisé… Auprès de lui, n’osant prononcer un mot, n’osant consoler cette douleur poignante, cette noblesse injustement insultée, Aramis se tenait immobile. Il priait.

Mais l’âme fortement trempée du mousquetaire avait déjà fait ses preuves. L’adversité ne le pouvait vaincre : il se releva stoïque.

— Dieu vient de se déclarer contre nous, Aramis. La partie est bien perdue !

Comme pour répondre à ce cri désolé, du fond de l’ombre une voix s’éleva :

— Tout au contraire, messieurs, Dieu s’est prononcé et il est avec vous.

— Patrick !

— Oui, c’est moi… j’ai tout vu, tout entendu !

— Alors, pourquoi n’avez-vous pas parlé, vous qui le pouviez.

— Parce qu’il était caché ici près, dans l’ombre…

— Qui était caché là ?

— Hé ! vous le devinez, lui !… le traître… Mac Legor.

— Ah ! soupira Aramis en levant les yeux vers le ciel, je le savais bien, moi, que tout n’était pas dit encore !

Il tendit le bras vers l’ennemi qui venait de disparaître :

— À vous la première manche ! mais nous nous reverrons et nous aurons la belle…

— En Écosse, dit Patrick. Au château de Kildar !

14

Frère et sœur

En entrant au service de Mac Legor, le Chevalier avait indubitablement fait un pas de clerc, et sa juvénile ardeur continuait à se fourvoyer lorsqu’il se lançait corps et âme en pleine conspiration des Têtes Rondes, espérant ainsi faire échec à Montaigu, cet ancien protecteur par qui il avait été si perfidement battu et bafoué.

Cependant, si bien englué qu’il fût par ses nouveaux supérieurs, dans la récente voie qu’il s’était engagé à suivre, les périls, pour lui, n’étaient peut-être pas aussi imminents que se le figuraient ses défenseurs méconnus, c’est-à-dire les deux derniers représentants de l’ancien et si fameux quartier des mousquetaires de la compagnie de M. de Tréville, et Patrick O’Breane.

À vrai dire, Harry Mac Legor ignorait tout de l’origine du Chevalier et ne se souciait guère de s’en informer.

Ambitieux au suprême degré, n’ayant qu’un seul but : monter, s’enrichir encore et encore, il était à tel point hypnotisé par son rêve, par son obsession qu’il ne prêtait qu’une attention de pure courtoisie à ce jeune inconnu, introduit chez lui par Daisy, sa sœur.

— Bast ! pensait-il en hochant la tête et avec un sourire d’homme peu enclin à certaines faiblesses ; ce doit être un nouveau « caprice » de ma chère Daisy dont le tempérament réclame de douces attentions. Ces bagatelles n’auront qu’un temps. Le Seigneur pourvoira à la conversion de la folle enfant travaillée par l’impur !

Et ce ne pouvait être quand il venait de lever audacieusement l’étendard de la révolte et quand il devait mettre en hâte, entre la colère du roi Charles et sa propre personne, les inaccessibles défilés des montagnes d’Écosse ; ce n’était pas en un tel temps que Mac Legor aurait pu trouver les loisirs nécessaires pour entreprendre des recherches généalogiques sur son nouveau secrétaire.

Car tel était le titre sous lequel on désignait Tancrède dans la maison de milord et de milady : « Brother and Sister » comme disait plaisamment la domesticité.

De fait l’ombrageux jeune homme se serait mal accommodé et n’eût pas accepté un emploi de rang inférieur. Mme de Suttland l’avait compris.

Harry, mettant à profit les relations de sa sœur, se félicitait donc simplement de cette recrue qui venait de lui amener par surcroît un renfort d’importance par l’adjonction à sa troupe de l’intrépide Cyrano, du puissant Saint-Amant et du fin Linières.

À première vue, la mince architecture de ce dernier avait mis un plissement de mépris au coin de la lèvre du lord, mais il était forcément revenu de cette mauvaise impression en constatant combien l’ivrogne se montrait habile aux besognes secrètes de police privée.

Pour l’heure, en marche vers les hautes terres des Highlands, Harry avait confié aux trois braves la périlleuse mission de couvrir la retraite précipitée des Puritains. Ceux-ci allaient donc, séparés de leur jeune camarade, en arrière-garde.

Mais la protection occulte qui s’étendait sur Tancrède ne s’arrêtait pas à d’aussi simples rencontres de circonstances. Elle avait de nombreuses ramifications.

On se souvient sans doute de ce carrosse rencontré à la porte Saint-Antoine par d’Artagnan lorsque celui-ci, porteur d’un message officiel et chargé d’une mission secrète, se préparait à prendre la route de Picardie.

L’occupant de ce carrosse, on se le rappelle aussi, n’était autre que Mme la comtesse de Suttland, précédemment croisée par notre mousquetaire dans l’antichambre de Richelieu.

Mme de Suttland avait quitté Paris en poste, sous l’empire d’un ordre impératif du Cardinal. Ses instincts aventureux la portaient assez à entreprendre un voyage de cette nature. Mais l’ordre énigmatique à elle remis par Son Éminence l’avait d’abord vivement inquiétée.

En effet, Richelieu lui signalait le départ pour l’Angleterre d’un jeune inconnu – un certain chevalier Tancrède – et, dans le trouble de sa conscience et de son cœur, Daisy avait tout de suite supposé que le puissant ministre en devait savoir sur ce jeune homme beaucoup plus qu’il n’en laissait paraître et que, s’il le lui désignait à elle, fille du laird Mac Diarmid, c’est qu’il le croyait lié à elle par un lien mystérieux.

Du temps s’étant écoulé, durant les longues heures passées en chaise au cours de son long voyage, elle avait pu faire un examen intérieur, réfléchir. Et elle s’était rassurée en établissant sa conviction.

Non, l’enfant de lord Buckingham ne pouvait être vivant… Par quel miracle aurait-il évité son sort en échappant aux reîtres envoyés par son frère et par elle en Flandre pour le tuer ?… Elle raisonnait sensément maintenant… Nul souci à redouter de ce côté. L’enfant était mort, bien mort ! Et les tombes ne relâchent point leur proie.

De nouvelles lettres du Cardinal reçues par elle en cours de route l’avaient confirmée dans cette assurance. Le grand politique ne se souciait guère des affaires privées, les crimes commis entre particuliers devaient lui importer peu si le contrecoup de ces crimes ne pouvait atteindre l’État.

En résumé, le Cardinal l’avait lancée contre un ennemi à lui !

Plus calme, Daisy avait effectué la traversée de la Manche avec cette belle assurance qu’ont tous les Anglais, ces grands touristes maritimes, et elle s’était arrêtée à Brighton. Là, elle devait recevoir la visite du député aux Communes Cromwell.

Or, le hasard l’avait mise en face de son Chevalier. Alors, elle s’était sentie complètement rassurée… et pour cause.

Ici se pose une question :

La comtesse de Suttland aimait-elle donc d’amour le candide et vaillant enfant ? À cela il est assez malaisé de répondre. Elle-même eût été en peine de le dire.

Elle éprouvait envers Tancrède un besoin de protection, d’expansion, de tendresse, mais de tendresse semi-maternelle ; elle ressentait une sorte de jalousie lorsqu’il venait à la quitter, même quelques instants ; il le lui fallait à elle… rien qu’à elle… Était-ce un commencement d’amour ? Peut-être, le petit dieu malin employant toutes sortes de détours… En tout cas cet amour, si c’en était un, s’ignorait encore et battait singulièrement les buissons.

Au vrai, si la jeune femme usait avec une liberté assez cavalière des facilités de distractions qu’autorise le cant britannique, ses nombreux flirts n’avaient eu qu’une courte durée, jamais son cœur n’avait palpité à l’unisson d’un autre.

Encore adolescente, et déjà souverainement belle, son père, le laird Mac Diarmid, l’avait donnée en mariage à un grand seigneur anglais, le noble comte Roman de Suttland. La lune de miel des deux époux mal appareillés s’était éteinte dans le sang d’un drame dont les phases véritables devaient toujours rester ignorées. On savait seulement ceci : un soir Roman avait été rapporté à son domicile, rendant le vin et le sang ; éventré au cours d’une orgie, disait-on.

Daisy, comtesse de Suttland, s’était donc trouvée propriétaire d’un nom et maîtresse d’une belle fortune, tout en conservant les apparences de la jeune fille.

Comme elle était possédée, au suprême degré, des vices familiaux : ambition démesurée et sordide avarice, son brillant veuvage lui fut agréable car elle y trouva toutes les satisfactions que peuvent procurer la grandeur et la fortune.

Jugeant admirablement le monde où elle fréquentait et sachant fort bien qu’aucun caprice ne saurait déconsidérer une jeune veuve assez adroite pour sauvegarder les apparences, de suite elle avait appelé auprès d’elle son frère Harry qui, moins riche, mais non moins envieux, s’était installé dans l’hôtel de la comtesse, afin de servir à celle-ci de porte-respect.

C’est l’arrivée de Mac Legor dans cette maison qui en avait fait le centre de la conspiration dont, Cromwell, sans s’en prévaloir, tenait les ficelles.

Dans ce milieu passablement hétéroclite, livrée à son instinct, Daisy avait ébauché quelques aventures, par distraction et par orgueil, pour dominer et pour éblouir ; mais, nous l’avons dit, en aucune de ces passades superficielles son cœur ne s’était véritablement engagé.

Ce qu’elle ressentait à l’égard de Mystère était entièrement inédit pour cette flirteuse d’une morbidesse féline et, partant, plein de charmes.

Au cours des longs tête-à-tête qu’elle avait eu l’adresse de se ménager avec son sigisbée, la belle dame ne s’était pas fait faute de l’interroger sur son enfance.

Très prudent, on ne l’ignore pas, quand il s’agissait des secrets d’autrui, le Chevalier se laissait aller à une sotte confiance pour les siens propres.

Loin de lui nuire, cette innocence l’avait empêché de dire des choses compromettantes.

En somme, après bien des étourderies débitées de part et d’autre, à cette heure où ils gagnaient à grandes étapes leur refuge d’Écosse, le Chevalier n’était toujours pour sa protectrice qu’un enfant perdu à l’aventure, élevé à la diable parmi les soldats et cherchant fortune sous l’égide de sa bonne mère.

À cette époque, il y avait plus d’un spécimen de ce genre d’aventuriers.

Une telle situation n’en demeurait pas moins très instable. Il suffisait d’un événement fortuit pour la renverser.

En attendant, on suivait le chemin des Hautes Terres. Après avoir brûlé à fond de train – crainte de poursuite – les premières étapes, on ralentissait en approchant du pays où Mac Legor, au courant des idées nouvelles, savait trouver toutes les sympathies et toutes les complicités dissimulées.

Après les pays plats, d’ailleurs, on venait d’aborder un territoire où la nature, brutalement passionnée, s’était complu à revêtir ses beautés farouches des plus extraordinaires vêtements.

Ce n’était partout que pics escarpés, séparés par des gorges étroites, forêts épaisses, sourcilleuses et sombres desquelles on ne sortait que pour se heurter à des cascades mugissantes ou à des lacs profonds et tranquilles, plus sournois, plus perfides sans doute. Dans certains défilés et sur certaines corniches étroites force était à nos cavaliers de mettre pied à terre et de mener par la bride les bêtes apeurées, difficilement maniables.

Voyage plein d’imprévu pour tous, mais surtout fait d’enchantement pour un enfant de seize ans.

Le jour, on cheminait comme nous l’avons dit. Le soir, pour de nombreuses raisons, parmi lesquelles le danger de suivre de nuit des sentiers bordés de précipices n’était pas la moindre, on prenait gîte dans une pauvre cabane, chez quelque cultivateur highlander, presque toujours un affidé.

À la longue, le charme de cette vie romanesque opérait sur Tancrède.

En chevauchant aux côtés de la litière de la comtesse portée par des mules aux sonnailles tintinnabulantes, il ne pouvait s’empêcher d’admirer la jeune femme, vêtue avec une élégance raffinée et mollement étendue sur les coussins dans une pose abandonnée. Parfois, il sentait se poser sur lui deux yeux rêveurs, traversés de lueurs étranges. Et si leurs regards venaient à se rencontrer, il en ressentait un choc véritable. Alors un chaud frisson l’envahissait.

Trouble du cœur, pensera-t-on ? Non ! trouble des sens !

Car Tancrède était gardé contre de pareilles surprises par une image conservée pieusement au tabernacle de son cœur : l’image de Claire veillait sur lui !

Or, une de ces nuits où l’on avait fait étape dans un vieux château en partie ruiné, mais dont quelques pièces, encore meublées, pouvaient être passagèrement occupées, les gens de l’escorte, installés sous la voûte d’entrée, venaient de plumer un coq de bruyère et se disposaient à le présenter à la flamme d’un feu de tourbe, lorsqu’ils virent un cavalier accourir vers eux à fond de train.

Tête de brute, corps trapu de centaure, monté à poil sur une bête de labour aux naseaux soufflant la vapeur, aux babines écumantes, l’homme déclara venir directement de Londres. Il en était parti le lendemain de l’échauffourée, porteur de lettres arrivées de Paris pour Mac Legor et pour la comtesse.

Il avait poursuivi ainsi d’étape en étape les Puritains déclarés réfractaires. Enfin, tuant deux chevaux sous lui, volant dans les pâtis d’autres coursiers pour remplacer les défaillants, il parvenait à son but sans avoir pris de repos, mû par un ressort bien puissant : la haine !

C’était Duretête !

Amené en présence du frère et de la sœur, il se fit connaître d’eux, leur remit les plis dont il était porteur et, sans se soucier de prendre un repos que sa fatigue devait pourtant lui faire désirer, il réenfourcha sa bête et partit en déclarant :

— Je vais achever mon œuvre !

Et, tout en surveillant du coin de l’œil la confection de leur repas, les conjurés, un peu impressionnés par les paroles tranchantes de ce sauvage sanglier, virent sa silhouette spectrale se perdre dans la nuit.

Les dépêches étaient du Cardinal.

Celles destinées à Harry ne contenaient que des renseignements et des recommandations de pure politique.

Il n’en allait pas de même de celles reçues par Daisy. Celle-ci, profitant de ce que son frère était occupé de son côté, brisa les sceaux de sa correspondance et commença à en prendre connaissance.

Elle n’était pas encore parvenue à la troisième ligne qu’un trouble bien surprenant sembla s’emparer d’elle. Toutefois, s’apercevant que Harry, tout en lisant lui-même, l’observait sournoisement par-dessus son papier, elle se contraignit à masquer son angoisse et se retira dans sa chambre après avoir dit sur un ton léger :

— Rien de sérieux !

Une fois seule, certaine de ne pas être surveillée, elle put donner libre cours à son émotion. Et, en relisant avec attention les signes tracés par la main de Richelieu, sous la contention de son esprit, ses sourcils se rejoignirent, son visage mobile revêtit les expressions les plus diverses.

La missive de Son Éminence était longue. Écrite sous l’empire de la fureur que le Cardinal avait vraisemblablement éprouvée au reçu de la nouvelle de la déconvenue de ses limiers en Picardie, il y laissait déborder sa bile et brûlait ses vaisseaux.

Avec son esprit de froide décision que ne manquait jamais de paraître atténuer sa fine politique, il parlait haut et ferme, sous une forme d’élégante politesse et, tel le serpent python engluant sa pâture, il enveloppait d’un vernis ses ordres perfides !

Nous ne donnerons pas en son entier cette lettre tout à la fois concise et sans précision, amalgame passionné arraché par un coup de tête à l’esprit le plus retors de cette époque. Nous nous contenterons d’en faire une analyse :

« La comtesse, pensait le Cardinal-ministre, femme fertile en savants moyens, comme il la connaissait, avait dû prestement faire naître l’occasion de se rapprocher du jeune homme, dont il lui avait parlé, et même, ceci n’était pas douteux, de lier avec ledit personnage des relations suivies.

« Cela étant, sans le moindre retard, il fallait à toute force circonvenir le petit misérable et lui arracher ses secrets !

« Agir sans tarder… Agir et surtout réussir !

« Pour la façon d’opérer, il s’en reposait sur elle et était bien tranquille… Étant femme, jeune et belle… Il lui donnait implicitement l’ordre d’utiliser cette force à laquelle rien ne résiste et ajoutait :

« Vous avez une bible sous la main, je pense… Relisez donc les passages qui relatent les hauts faits de Judith et de Dalila ! »

— L’impertinent ! pensa Daisy ne pouvant s’empêcher de sourire. Croirait-on qu’il s’adresse à une Puritaine ?

La lettre poursuivait à peu près sous cette forme :

« Que la comtesse apprenne ceci, si elle n’en est pas encore informée :

« Ce jeune homme d’origine très incertaine est particulièrement protégé par deux très puissantes dames qui ne se voient plus que fort rarement, par le fait des circonstances, mais dont le seul rapprochement des noms ouvre des horizons. Ces deux noms, on les livre à la discrétion de la comtesse qui devra néanmoins s’inspirer de leur connaissance pour trouver la solution ; ce sont ceux de la reine Anne d’Autriche et de Marie de Chevreuse, son ancienne intime amie.

« Les relations entre ces deux dames ont été assurées, semble-t-il, par une intermédiaire, Mlle Claire de Cernay, filleule et favorite de l’Espagnole.

« Mme de Suttland n’est pas sans se douter de ce que peut être cette jeune fille ?… Des rapprochements font penser qu’elle doit être issue des amours passagères de la tendre duchesse Marie et d’un seigneur anglais de la suite du… duc de Buckingham

« Claire de Cernay est donc l’une des conséquences de l’affaire des jardins d’Amiens dont la reine s’est tirée toute blanche grâce à la généreuse complaisance de son amie qui a avoué sa faute et a tout pris sur elle…

« Conseil est donné à la comtesse de ne négliger aucun de ces renseignements, de faire fond sur eux et d’en tirer les conséquences pratiques, que Son Éminence, hélas ! ne fait qu’entrevoir ! »

Ayant terminé sa lecture, un instant, Daisy demeura pensive.

— Allons, réfléchit-elle en cherchant à se secouer, il y a de l’Italien là-dessous. Ce M. de Mazarin ira loin.

Au fond, elle se sentait fort troublée.

Sa finesse se trouvant en faute, elle hésitait à croire à un pareil coup du destin.

Et puis, en elle quelque chose continuait à lutter en faveur de ce jeune homme si beau, si ouvert, si enjoué.

Quoi, ce serait par lui que se dresseraient contre elle ses remords refoulés… son crime ?

Non ! ce n’est pas possible !… Elle voudrait qu’il y ait une coïncidence, une erreur.

À pas de loup elle marcha vers une cloison qui séparait sa chambre d’une petite pièce occupée par le secrétaire de Harry. Un vitrage occupait le centre de cette cloison et, sur ce vitrage une vieille soierie plissée en forme de rideau interposait son opaque lourdeur.

D’un doigt mal assuré, Daisy releva lentement l’angle inférieur de cette tenture et glissa un regard avide par l’hiatus ainsi ouvert.

Penché sous la lampe, Tancrède transcrivait des lettres de Mac Legor.

Le doigt laissa aller l’étoffe qui revint à sa place normale.

La comtesse restait indécise. Qu’allait-elle faire ?

— Voyons ! se décida-t-elle enfin.

Elle marcha vers la porte de communication, l’ouvrit et pénétra très naturellement dans le cabinet où travaillait l’enfant.

Celui-ci ne fut pas surpris. La libre Daisy l’avait accoutumé à ces manières. D’ailleurs, n’étaient-ils pas bons camarades ?

— Comme vous travaillez tard ! reprocha-t-elle amicalement.

Elle s’était laissée choir sur une causeuse de forme ancienne, capitonnée d’un velours fané, légèrement lépreux, sur les coussins de laquelle des aïeux avaient peut-être échangé des mots d’amour.

Appelé par elle, le Chevalier vint prendre place à ses côtés.

Le moment semblait bien choisi, l’instant propice. Caressant doucement la main du jeune homme, elle entreprit de le sonder.

— À votre âge, mon cher Tancrède, est-il possible que votre cœur ne soit pas ouvert à quelque tendresse ?

Entrepris avec rouerie, câliné, dorloté de mots et de gestes maternels, le Chevalier, si fermé d’ordinaire, finit par se laisser ensorceler. Ses lèvres s’ouvrirent à des confidences ; il prononça le nom de Claire.

— L’amie de la Reine ? osa demander la comtesse.

Question imprudente ! Avance prématurée ! Elle le comprit trop tard, car, tout aussitôt, se repliant sur lui-même, son interlocuteur se tut, se refusant à toucher ce sujet.

Alors, Daisy chercha à le rassurer, revint à Claire.

— Hélas ! remarqua-t-elle tristement, pour pouvoir épouser votre charmant rêve, mon cher Chevalier, il vous faudrait avoir un nom, un état dans le monde.

Tancrède sourit d’un air entendu :

— Je l’aurai, ne vous en déplaise. Il s’agit seulement de savoir patienter.

Elle réprima un geste et pensa : « Quels espoirs nourrit-il donc ? »

Toutefois, comme il ne s’agissait pas de s’arrêter en si bon chemin, elle se fit plus persuasive. Après tout, il ne fallait pas croire que l’intérêt qu’elle semblait prendre à son avenir reposait sur une petite curiosité. Elle lui voulait du bien comme s’il eût été son petit frère, son enfant !

Pris au piège de tant d’affection, englué, il finit par dire sans rien préciser :

— De votre côté, madame, ne croyez pas que je veuille faire montre d’une vaine forfanterie. Non, sous mes paroles il y a quelque chose de sérieux. J’espère en l’avenir parce que l’on m’a promis un grand nom et une grande fortune… Et puis, j’attends avec confiance… J’ai foi en mon étoile !

À ce mot, la comtesse pâlit ; elle eut peine à dissimuler son trouble.

L’Étoile était un signe dont elle gardait mémoire. En avait-il parlé au hasard ?

Elle ne savait rien de plus précis que l’instant d’auparavant et cependant le doute la pénétrait. Or, voyez la bizarrerie féminine, ce doute ne visait plus l’Étoile, il s’appesantissait sur une question à côté.

Oh ! oui ! La jalousie la mordait au cœur ; chez elle, l’organe de la sensibilité souffrait d’une blessure ouverte :

Il en aimait une autre !

Orgueil, ambition, affection, tout saignait en elle, car elle venait de se rendre compte qu’elle était la victime du petit jeu d’amour maternel inventé par elle en guise de distraction.

15

Capteuse d’amour

On ne joue pas avec l’amour !… La comtesse de Suttland aimait !… Allait-elle pleurer ?

Rentrée dans sa chambre, Daisy se jeta sur le lit et mordit les oreillers avec rage… Quoi ! cette misérable petite fille née du hasard lui ravirait celui dont la vue seule faisait tressauter sa poitrine !

— Ah ! cela, jamais !… Il m’aimera, je le veux ! Il m’aimera d’abord !… Après ?… Dame ! après cette passion assouvie, je saurai à quoi m’en tenir… Et alors…

Rassérénée à cette idée qui lui montrait, dans un temps prochain, le Chevalier et tous ses secrets à sa merci, la comtesse se disposait à remettre de l’ordre dans sa toilette un peu fripée par les contorsions de sa récente crise, quand il lui sembla qu’une main frôlait son épaule.

Vite retournée, elle se trouva en présence de son frère. Elle ne l’avait pas entendu entrer et dans sa présente disposition d’esprit, elle fut surprise, presque choquée de son sans-gêne.

— Que venez-vous faire ici ?… Quel motif a pu vous pousser à me faire cette visite ?

— Visite toute naturelle et à laquelle nul ne trouverait à redire, ma chère Daisy, riposta Mac Legor. Si vous voulez une plus ample explication, voici : sur le point d’aller me coucher, je venais vous faire mes amitiés… Au coup discret par moi frappé à votre porte, aucune réponse n’ayant été faite, la crainte m’est venue qu’atteinte d’un malaise subit vous ne pouviez m’appeler, et je suis entré… Très contristé, j’ai pu assister à la fin de votre crise nerveuse et je me permets de vous demander, ma sœur : quelle nouvelle a pu vous troubler ainsi ?

D’un geste brusque, Mme de Suttland sortit la lettre de son sein et, attirant Harry vers elle, un doigt posé sur ses lèvres, elle dit simplement :

— Lisez ceci !

Mac Legor prit son temps pour tout lire ; c’était un coléreux pondéré.

— De qui le Cardinal vous parle-t-il là ? demanda-t-il en rendant le pli.

Elle détourna les yeux craignant de se trahir !

— Vous le saurez en temps opportun !

— Enfin que concluez-vous de tout cela qui puisse vous causer un trouble de nature à vous mettre en un tel désordre ?

Elle le considéra avec effarement… Comment, il était donc aveugle ?

— Avez-vous bien lu, Harry ?… N’avez-vous pas sauté le passage qui traite de la Reine Anne et de la Chevreuse… dans les jardins d’Amiens…

— J’ai bien lu… Et après ?

— Je vais vous aider… Complétez le quatuor : lord Montaigu et…

— Le duc de Buckingham ! frissonna Mac Legor.

— Plus bas, Harry. Il ne ferait pas bon de mettre certaines oreilles dans le secret… Ensuite, il y eut deux enfants : le premier de la duchesse de Chevreuse, c’est une fille, Claire de Cernay ; le second de la Reine, c’est…

— L’autre ! coupa avec horreur le frère dont les dents s’entrechoquèrent. C’est l’autre, je vous dis ! mais l’autre ne peut nous nuire… Il est mort ! Vous le savez bien !

— Je le croyais… aujourd’hui j’en doute !

— Par l’enfer ! Le fils de Buckingham serait vivant ! Ce serait la ruine, l’écroulement de la fortune édifiée au prix de tant de peines !

— On ne doit s’en prendre qu’au père et à vous-même… Vous teniez l’enfant, pourquoi l’avoir laissé fuir avec son Patrick ?… Celui-là aussi n’est pas mort, peut-être !

— Malédiction ! Les soldats nous auraient donc trahis ?

— Pourquoi non ?… C’était à vous à vous servir vous-même, à faire disparaître les gens et les papiers qui serviront un jour d’armes contre nous !

« Mais non, vous êtes des lâches ! Vous avez peur des mots comme des actes !

— Qu’auriez-vous donc fait, vous ?

— Moi, rugit-elle, je les aurais tués… étranglés tous deux, le bâtard et Patrick, de ces deux mains que voici, si, à cette époque, j’avais été une femme au lieu d’être une petite fille !… Oui, je l’aurais fait, et aujourd’hui vous ne seriez pas devant votre sœur, tremblant comme une vieille femme… loque apeurée des revenants !

Tigresse déchaînée – démon hideux sous sa figure d’ange –, tout en le fustigeant ainsi, Daisy riait d’un rire insultant, sinistre.

— Il faut qu’il meure ! gronda Mac Legor.

— Par vous peut-être… Alors, il peut dormir tranquille !… Le père est tremblant au fond de son château de Kildar… à moitié imbécile, il ne vit plus que dans ses souvenirs et ses remords !… Quant à vous, qui l’avez laissé échapper deux fois, vraiment, je doute que vous puissiez faire mieux à la troisième…

Exaspéré par tant de sarcasme, il lui saisit les poignets, criant :

— Cette fois, je n’hésiterai pas. Que je le trouve et c’est un homme mort.

Les mains arrachées à l’étreinte brutale, Daisy le regarda avec une insultante pitié ; puis se reprenant à ordonner sa toilette, elle laissa tomber négligemment, car elle le voyait au point exact où elle le désirait :

— Oui, mais il faudrait d’abord le connaître, avant de le trouver !

— Daisy, vous êtes inexorable !… Je chercherai…

— Inutile !… je le connais, moi !…

— Vous ?… balbutia Mac Legor stupide de surprise. Ah ! c’est Lui !

Le front soudain illuminé par l’autorévélation, de son bras tendu il désignait la cloison derrière laquelle, indifférent à ce qui se disait dans la chambre voisine, confiant et calme, Mystère achevait de transcrire ses dépêches.

D’un bond Daisy fut devant son frère, et, le bravant, elle menaça :

— Lui… peut-être !… mais je vous défends de toucher un cheveu de sa tête !

— Êtes-vous folle ?

Tout à coup, il eut un haut-le-corps ; il venait de comprendre. Alors, laissant errer sur ses lèvres le froid sourire du Puritain ennemi des faiblesses de la chair, il demanda :

— Vous l’aimez ?

— Taisez-vous ! Rien ne vous autorise à enquêter sur cette question… Dès le début nous avons tracé une ligne de démarcation entre nos sphères particulières… je ne me mêle pas de votre politique… je vous défends donc de vous occuper de mes amours !

« Je ferai de ce garçon ce qui me conviendra, car il est à moi, non à vous ! et, entendez-le, comprenez-le, méditez-le, j’agirai à mon temps, à mon heure.

Vaincu par cette énergie souple, sinueuse, mais dont il ne connaissait que trop l’inflexible ténacité, Harry courba la tête.

— Vous avez un sûr moyen d’être fixé, reprit-il.

— Vraiment ! Quelle est cette directrice sans aléa qui doit nous mener au but ?

— Un signe… Une marque… L’Étoile !

— L’Étoile répéta-t-elle se sentant gênée.

— L’ignoriez-vous donc ?… dans son orgueil de favori, Buckingham avait pris pour symbole une étoile… Tout ce qui a touché à son amour royal qui fut la grande fierté de sa vie porte ce signe de reconnaissance…

— D’après vous, il aurait pu marquer son enfant comme on marque une potiche ?

— Oui, car cette marque vaut une signature, il a voulu authentifier par elle le produit de sa rencontre à Amiens. Celui qui est le fils de Buckingham porte donc sur la poitrine à l’endroit du cœur, la paternelle Étoile !…

Ayant dit, il vint baiser la main de sa sœur et prit congé d’elle.

Restée seule, la comtesse s’enfonça dans une méditation dont la conclusion fut :

— Une Étoile au sein ?… Eh bien ! je saurai m’en assurer !

 

La supériorité esthétique de la comtesse avait ceci de particulier que ni soucis ni fatigues ne parvenaient à altérer sa rayonnante beauté.

Le lendemain matin, malgré une nuit d’insomnie entièrement employée par elle à s’interroger et à dresser ses plans pour arriver au but visé, elle sortit de sa chambre, plus séduisante que jamais. Lorsqu’elle prit place en sa litière, en présence du Chevalier, celui-ci fut littéralement ébloui.

C’était le grand jour !

La troupe des Puritains arrivait au terme de son voyage et se disposait à franchir les derniers défilés qui la séparaient encore des Hautes Terres où le clan de Mac Diarmid était tout-puissant.

Cette barrière mise entre eux et l’Angleterre schismatique, le frère et la sœur devaient se trouver libres de leurs mouvements et de leurs actions, le pays habité par le clan Diarmid étant à leur entière disposition.

En cours de route, Daisy se révéla plus charmeuse que jamais vis-à-vis du Chevalier dont elle exigea la présence continuelle auprès de sa litière. Elle employa pour le conquérir tous ses moyens : esprit, gaieté, amabilité et mit en jeu les meilleures ressources de cet arsenal féminin que Harry ne se faisait pas faute de qualifier par ces mots du Cantique des Cantiques : l’impur vase d’élection !

La manœuvre fut d’ailleurs couronnée d’un plein succès. Charmé de rencontrer, en celle qui jouait d’habitude à la petite maman, une personne toute nouvelle, une véritable enchanteresse, le jeune homme se laissa aller à de folles idées sur l’ensorceleuse et, quand le soleil déclina, il était autant dire préparé aux envoûtements de la nouvelle Sulamite.

Au soir, après mille périls surmontés en commun, Mystère se trouva en Haute-Écosse, parmi les robustes et fauves Highlanders aux jambes nues, aux trews invisibles, au plaid en tartan, au kilt, ce jupon d’étoffe multicolore tout plissé qui n’est pas la moindre singularité du vêtement masculin en ces contrées.

Comme la veille, on dut prendre gîte dans un seigneurial rendez-vous de chasse en assez mauvais état et, comme la veille aussi – hasard ou préméditation –, le chevalier se vit attribuer une chambre contiguë à celle dans laquelle s’était installée son amie, sa protectrice devenue un moment sa protégée.

Après la si habile préparation de la journée, on devine quelle griserie devait apporter à cet enfant la brise des montagnes, la poésie du soir et surtout les subtils parfums qui paraissaient sourdre de la chambre voisine, en même temps qu’il percevait un bruit de soyeux frou-frou.

À la désignation des chambres de nos voyageurs, le hasard seul n’avait pas présidé, on doit bien le penser, car la comtesse de Suttland ne livrant rien à ce dieu s’était elle-même chargée de diriger son choix.

Après un repas assez copieux et – pour fêter l’arrivée sur les terres du clan Mac Diarmid – suffisamment arrosé d’une bière aux vapeurs sournoises, chacun s’était retiré chez soi.

16

Circé !

La surexcitation des nerfs de son candide voisin n’avait pu échapper à Daisy qui y avait aidé de tout son pouvoir et s’était promis de ne pas laisser échapper l’occasion. À cet effet, tandis que Tancrède, le cerveau un peu embrumé, et ayant ouvert sa fenêtre, rêvait en face du ciel illuminé et, sans y prendre garde, à sa blonde voisine, celle-ci, beaucoup plus pratique et moins attirée par le scintillement des constellations, mettait la dernière main à l’organisation d’un voluptueux guet-apens.

Après avoir endossé un saut de lit d’étoffe arachnéenne, et après avoir jeté un coup d’œil à son miroir, la réponse ayant été satisfaisante, elle acheva de disposer en un savant désordre, dans la chambre réchauffée par un feu clair et pleine de son parfum, de jolis colifichets tirés des porte-manteaux et des valises.

Tout ainsi préparé, elle se laissa choir entre les bras d’un fauteuil à haut dossier sculpté et attendit, prêtant l’oreille.

Bientôt, elle entendit un pas résonner sur les dalles de la salle voisine.

— Enfin ! pensa-t-elle. Il se décide !

Un petit coup timide, presque hésitant, fut frappé à la porte de communication.

— Entrez, beau ténébreux ! cria-t-elle d’une voix enjouée.

Mal assuré, Mystère pénétra dans la pièce. À l’aspect de la toilette de circonstance de Daisy, il se crut indiscret, voulut rétrograder. Elle l’appela d’un joli sourire et le fit asseoir sur un tabouret, à ses pieds.

Ainsi en agit Omphale avec Hercule. Notre Chevalier n’avait point la force du fils d’Alcmène, mais il n’était pas incapable de l’égaler dans sa faiblesse.

Se faisant avec lui de plus en plus affectueuse et tendre, Daisy lui confia qu’elle avait décidé de faire sa fortune. Pourtant pouvait-elle efficacement s’employer à lui venir en aide alors qu’elle savait sur lui si peu de chose. Elle le savait soldat de fortune – cela, il le lui avait dit –, élevé par des reîtres au hasard des promenades à travers les Flandres et les Allemagnes dévastées.

Hélas ! était-il donc vrai qu’il n’avait pas eu de mère, pas de femme pour veiller sur son enfance ? N’avait-il rien connu de la douceur féminine et de tout ce qu’elle comporte de grâce… et d’admirables tendresses.

Tout pénétré de reconnaissance pour cette bienfaitrice, le cœur de Mystère s’ouvrait à cette musique. Il respirait difficilement à sentir cette femme si près de lui… maternelle encore… Mais si peu !… Par contre tentatrice… Ô combien !

— Non, avoua-t-il, pendant longtemps, je n’ai rien connu de la femme… Rien que les maritornes des camps ou les femmes effrayées, endolories, gémissantes, dans les villes prises.

— Pauvre enfant, avec de tels commencements, il faut donc que vous ayez dans les veines un sang bien précieux, pour vous être gardé sans rudesse…

Alors définitivement conquis, Mystère en arriva aux confidences qu’il n’avait fait qu’esquisser en de précédentes conversations :

— Ne vous l’ai-je pas encore dit ? J’ai eu la chance de rencontrer sur mon chemin trois anges qui m’ont révélé cette douceur inconnue de la femme…

— Trois ? répéta la comtesse en maîtrisant un tressaillement.

Le Chevalier, suivant sa pensée, ne s’était aperçu de rien.

— Trois anges ! oui… j’ai connu tout d’un coup la noblesse par une femme à peine entr’aperçue : la Reine de France… Toute la candeur, par une jeune fille : Claire de Cernay… et j’en connais à présent toute la douceur protectrice par vous… madame…

« Aussi, ajouta-t-il en se levant, me suis-je donné corps et âme à ces trois femmes dont l’image emplit mon cœur reconnaissant : À la Reine, mon dévouement respectueux… à vous ma gratitude éternelle…

— Mais, vous en oubliez une ?

C’était une imprudence ! La comtesse le comprit très vite au silence gardé par Tancrède, et comme, au-dehors, un vent d’orage venait de s’élever, elle dit, pour marquer combien elle attachait peu d’importance à tout cela :

— Revenez près de moi, Tancrède. Reprenez la place que vous venez de quitter. Le vent qui souffle en rafale me fait peur. Je ne suis pas habituée à l’entendre siffler à travers les cimes et mugir au tournant des gorges. On dirait une force mauvaise !… Parlez-moi encore… Vous avez raison, je suis pour vous la mère que vous n’avez pas connue… Il faut m’aimer…

« … Comme un fils ! corrigea-t-elle vivement, remarquant son émoi.

— Est-ce possible, madame… Vous si jeune… Vous si belle !…

Et son regard se détourna à regret des formes voluptueuses trop peu dissimulées.

Mais la rouée sait jouer de toutes les guitares avec une égale maîtrise ; elle a des mots et des gestes si sincèrement comparables à ceux que pourrait esquisser une mère, qu’il se laisse reprendre à ses simagrées…

Alors, malgré que la tenue de son interlocutrice eût dû lui inspirer un reste de défiance, revenant sur ses préventions, honteux d’avoir pu douter de sa probité désintéressée, il ouvrit les écluses de son souvenir et conta son histoire en détail : le reître mourant, le prêtre confesseur à son chevet, la cassette remise par l’agonisant, le vol de cette cassette. Enfin tous les événements que nous avons déjà rapportés, suite rapide et interrompue de coups de théâtre et de dangers courus et évités grâce à une succession de circonstances favorables, incompréhensibles, sur l’imprévu desquelles le jeune homme en était encore à s’interroger.

Daisy, haletante, pantelante, parfois frissonnant imperceptiblement et parfois recroquevillant ses griffes jusqu’au meurtrissement de ses paumes, avait écouté ce récit romanesque tout au long, sans l’interrompre.

C’est que son cerveau chauffé à blanc, monté à la température d’un four de verrier en plein travail, peinait à vouloir mettre un peu d’ordre et de lumière dans ce fatras.

Ne sachant plus au juste si le trouble de son cœur provenait de son amour ou d’une recrudescence de sa haine, si elle craignait pour sa vie ou pour sa mort, les nerfs noués, femme malgré tout, de ses sourcils rapprochés perlaient goutte à goutte des perles humides que rien ne semblait pouvoir arrêter. En même temps, sous le linon révélateur, son sein frémissant montait et descendait avec une superbe et candide impudeur.

Était-ce joué ou véritable ? Nous ne saurions nous prononcer, le suprême talent d’une comédienne étant de savoir se pénétrer de son sujet si intimement qu’elle en arrive à vivre réellement son personnage fictif. Or, Daisy était la plus parfaite des artistes en ce genre.

Mais, à cette heure, l’action vécue, l’action réelle, dépassait peut-être les limites du rôle qu’elle s’était par avance attribué. Son sang s’était pris à brûler avec une telle ardeur qu’elle ne se rendait plus compte elle-même du chemin parcouru. Elle était parvenue à l’un de ces tournants tragiques où toute une existence peut se déjuger. Elle hésitait à faire son choix entre la volupté réclamée par sa folie et la mort désirée par sa raison.

Bien entendu, rien ne pouvait avertir le naïf Chevalier de cette lutte intérieure.

Jamais pareil spectacle ne s’était offert aux yeux de ce cœur vierge, à qui se révélait soudain une intense passion. C’était un cher enfant, incapable de croire à la duplicité. La douleur et l’agitation de cette femme à laquelle il croyait être redevable d’affection le bouleversèrent profondément.

Accroupi aux pieds de Daisy, il posa sa tête sur les genoux de la jeune femme. Dans le regard qu’il lui jeta, passa toute sa reconnaissance attendrie.

Cependant, il n’était pas troublé, lui, au point de ne faire aucune remarque.

Elle caressait ses cheveux, d’une main bien tremblante pour un geste maternel ?… Elle versait des larmes, bien chaudes pour des larmes de pitié…

Tout son corps… ce corps dont il percevait la moiteur et dont il devinait les grâces fragiles avait de brusques sursauts. Pourquoi ?

Balbutiant, cherchant des mots de consolation, des gestes d’apaisement, il ne réussissait qu’à faire passer en lui une part de l’électricité que dégageait la dame.

Et subitement, le dernier flambeau qui brûlait encore s’étant éteint, il la sentit se pencher sur lui, défaillante.

Alors, ce qui devait arriver arriva ; inéluctable résultat de cette situation si tendue, leurs lèvres s’unirent violemment…

Transporté de joie, il l’emporta dans ses bras vigoureux…

 

L’aube naissait. Ce devait être le matin d’un jour radieux. Dans la chambre où le Chevalier venait de s’endormir, l’ombre régnait encore.

Tapie à ses côtés, Daisy demeurait éveillée, le surveillant du coin de l’œil. C’était un tableau charmant ; on eût dit la jolie Psyché assistant au réveil de l’Amour.

Mais la comtesse de Suttland nourrissait-elle les mêmes curiosités que la jeune beauté mythologique ? Peut-être, car lorsqu’elle se fut bien assurée du souffle régulier du dormeur, lentement, bien lentement, observant chacun de ses mouvements pour ne produire aucun bruit, elle se souleva.

Un rayon du jour naissant, passant par l’entrebâillement des rideaux mal joints, venait éclairer le dormeur.

D’un geste délicat, la main tremblante d’une émotion contenue, l’indiscrète écarta le pourpoint dégrafé, la toile de la chemise, puis elle se pencha, l’œil allumé sur la poitrine blanche, ainsi découverte, cherchant à découvrir sur cette peau d’enfant, juste à la place que soulevaient les pulsations régulières du cœur, quelque chose de particulier, un signe.

Bientôt, elle eut un geste de recul et pâle, terrifiée, une lueur de haine farouche dans les yeux, elle murmura entre ses dents serrées :

— L’Étoile ! il est marqué d’une étoile !… c’est bien lui !

À reculons, ses pieds nus ne produisant aucun bruit, elle se disposait à sortir, à aller retrouver son frère, quand un soupir poussé par le Chevalier l’arrêta sur place.

Allait-il s’éveiller ? Non, il venait seulement de bouger sur la couche et, les lèvres souriantes, semblait poursuivre un rêve.

Ah ! ce qu’il lui parut alors jeune, confiant et beau !

Pourquoi hésitait-elle ? La pitié venait-elle de la poigner ?

La pitié ?… Quelle ironie ! Non… Elle se souvenait seulement des caresses de cette nuit si vite écoulée… de sa passion folle !

Pourquoi fallait-il que ce soit lui ?… Lui l’ennemi de sa fortune, l’enfant qu’elle avait cru à six pieds sous terre, et qui vivait, pour son malheur ?

Cependant, ses idées courant la poste, elle réfléchit :

— Il ne sait rien et il est à nous… À quoi bon se hâter.

Le pas toujours glissant, elle revint vers le lit :

— Cher petit… je veux qu’il m’aime encore !… Qu’il m’aime !

Un nouveau soupir sortit des lèvres du Chevalier. Son sourire se fit plus extatique… Aucun doute ! Il rêvait d’amour… Il allait parler !

Obéissant à une force invisible, de nouveau, Daisy se pencha sur lui. Elle tenait à cueillir ce sourire, fleur des récentes caresses épuisées…

De la bouche entrouverte de son amant d’une nuit, une phrase va sortir, un seul mot peut-être. Ce mot, quel sera-t-il ? Un cri d’amour, certainement, l’inconsciente révélation de celle qui passe dans son rêve. Ce mot, la comtesse l’attend avec pleine confiance : à cette heure, ne doit-elle pas être pour le secrétaire de son frère l’unique et voluptueuse personnification du bonheur.

— Malédiction !

Elle se recule, le front plissé, les lèvres grimaçantes, la joue empourprée comme par le heurt d’un soufflet… Qu’y a-t-il donc ?… Il y a qu’elle n’a plus aucun ménagement à garder désormais, car le Chevalier a soupiré un nom, un nom abhorré, celui de sa rivale inconnue, victorieuse sans s’être donnée :

— Claire !

Cette fois, la coupe est trop pleine ! Le visage affreusement modifié par un rictus de haine, Mme de Suttland s’élance hors de la chambre où Tancrède continue en songe à poursuivre l’angélique vision dont le nom prononcé par lui vient de signer son arrêt.

En effet, avant de sortir, répétant sans s’en douter les paroles dites par son frère l’avant-veille, la rivale de Claire a fait ce serment :

« Il faut qu’il meure ! »

17

Le Défilé de la mort

Après la malheureuse équipée nocturne à la suite de laquelle ils avaient perdu tout espoir de reconquérir le Chevalier à Londres même, d’Artagnan et Aramis avaient pris la décision de se mettre en route vers le château de Kildar, sous la conduite de leur nouveau compagnon, le vieil Irlandais Patrick.

Tout d’abord, ils s’étaient promis de recourir à l’aide de lord Montaigu et d’accepter de lui un renfort de gens d’armes. À la réflexion, cette proposition avait été abandonnée comme inutile et même nuisible.

— Les troupes nombreuses sont faites pour être battues, avait dit l’abbé.

— D’ailleurs, avait riposté le mousquetaire, trois hommes résolus passeront toujours là où cinquante se trouveraient arrêtés.

— Ils ont aussi la certitude de ne pouvoir laisser beaucoup de traînards derrière eux, s’était permis d’ironiser Patrick devenu très communicatif depuis qu’il avait pu se rendre compte, lors de l’échauffourée, des véritables et loyales intentions des deux gentilshommes.

Donc, sans attendre le retour de Bazin – parti en mission vers Claire de Cernay, on le sait –, les trois justiciers remontaient vers le nord, prenant leurs repas dans les fermes et égayant leur chevauchée en prêtant attention aux discours instructifs de Patrick, à présent aussi prolixe qu’il avait été taciturne.

Par contre, d’Artagnan n’était plus le joyeux compagnon que nous avons pu apprécier si souvent. Toujours sous le coup de la terrible offense à lui faite par Bergerac, il ne cessait de remâcher l’effroyable qualificatif :

— Il m’a traité d’espion, moi qui l’avais épargné, sauvé !… Il m’a traité d’espion, et, sous cette injure publiquement reçue, j’ai reculé, moi, d’Artagnan !… Ah ! madame la Reine ne saura jamais combien j’ai souffert pour ne pas me trahir, pour ne pas crier à cet imprudent jeune homme un nom qui eût pu le faire venir à moi, mais qui avait aussi toutes les chances de le faire tuer sur place !

Son ami le sentait incurablement triste, blessé dans ce qu’il avait de plus cher au monde, son honneur !… Cependant, il se gardait bien de chercher à le remonter – ce qui eût pu provoquer une recrudescence de son mal. Tout au contraire, il paraissait n’y pas prendre garde et, pour le distraire, chaque fois qu’un piéton ou qu’une voiture de campagne venait à les croiser, il s’informait :

— Parmi les cavaliers qui doivent nous précéder n’avez-vous pas remarqué un gentilhomme au nez fortement aquilin ?

La réponse venait, uniformément négative.

— Alors, vous avez dû voir un gros et mastoc géant à la figure épanouie, auprès duquel chevauchait sans doute un malvenu au pif vermillonné.

— Ni l’un ni l’autre.

Il n’y avait rien de surprenant à cela. Avant de croiser nos trois justiciers, les gens de la route ne pouvaient avoir rencontré les cavaliers dont le signalement leur était fourni.

En effet, Cyrano, Saint-Amant et Linières formant l’arrière-garde de la troupe de Mac Legor n’étaient partis de Londres qu’après ceux qui pensaient les poursuivre et marchaient à leur suite au lieu de se trouver devant.

Après un voyage vide d’incidents dignes d’être rapportés, les deux Français, guidés par l’Irlandais parvinrent au pied des Hautes Terres dont les chaînes s’élèvent brusquement. Patrick les fit s’engager dans des chemins abrupts et de moins en moins larges, dont les lacets serpentaient au flanc des monts.

C’est dans l’un de ces sentiers de chèvres que le hasard leur fit faire la rencontre de Duretête, monté sur un cheval de labour.

— Monsieur le geôlier, l’arrêta d’Artagnan, comment vous trouvez-vous sur cette route ?

— Vous y êtes bien, vous, fit la brute. Je poursuis la même piste et la même besogne que vous. Allons, faites-moi place.

— Un instant… vous poursuivez le Chevalier ?

— Point ! ricana sinistrement Duretête. Celui-là aura son compte, et un bon, sans moi !… Non, celui que je veux atteindre, c’est le maître du mal, le suppôt d’enfer, le tentateur… Celui qui a failli me perdre, qui, par deux fois, m’a ravi mon prisonnier. Je lui ai voué, à celui-là, une haine inexpiable !…

— Allons, la comédie va tourner au drame, pensa le mousquetaire. Haine d’un crédule imbécile contre qui l’a induit en tentation et trompé avec finesse.

Mais le geôlier poursuivait, les yeux exorbités, sous le coup d’une hallucination nouvelle qui lui remontrait son ennemi démoniaque !

— Celui-là ne périra que de ma main, je l’ai juré ! Je lui réserve une fin brutale à laquelle sa diabolique puissance ne pourra rien opposer.

— Mordi ! frissonna le Béarnais, M. de Bergerac vaut mieux que cette mort !

Puis, en une explosion :

— Sandis ! monsieur Duretête, vous savez donc où est M. de Bergerac ?

— Parbleu ! je le suis depuis Londres.

— Nous aussi et nous ne l’avons encore pu joindre.

— Vous étiez devant lui, non derrière… Mais au cours de la nuit qui vient de s’écouler, il a fait diligence. Par des traverses les Puritains ont gagné la montagne et le chemin que vous suivez présentement porterait la trace de leurs pas s’il n’était si caillouteux.

Ayant dit, Duretête talonna sa bête et poursuivit son chemin.

Alors une joie, joie infernale, gonfla le sein de d’Artagnan et oubliant tout, sa mission, les dangers de la route, les siens comme ceux du Chevalier, il poussa un grognement de soulagement.

Oui, l’injure lui semblait plus facile à porter, puisqu’il allait pouvoir la laver dans le sang : celui de Cyrano ou le sien !

Inquiets de son exaltation, Aramis et Patrick s’efforcèrent en vain de lui conseiller la prudence.

La prudence ? Ah ! comme il s’en souciait à cette heure. Il ne savait, il ne connaissait qu’une chose : Cyrano, l’homme qui l’avait traité d’espion était dans son voisinage. Eh bien, la terre était trop petite pour les porter tous deux !

Conciliant, Patrick proposa de se détourner, de prendre une autre route plus longue, aussi plus sûre.

D’un geste Aramis lui imposa silence. De telles propositions devaient produire l’effet de l’huile sur le feu. Il connaissait assez son ami, lui, pour ne se faire aucune illusion ; quand une fois il avait pris une décision rien ne devait pouvoir l’en détourner.

Par le fait, d’Artagnan s’expliqua :

— Mes amis, nous allons nous séparer ici !… En un instant d’héroïque abnégation j’ai cru bien faire en donnant le pas à mon devoir sur mon honneur… La souffrance que j’en ressens depuis devient intolérable et je veux m’en guérir. Souillé par un mot, je ne suis peut-être pas digne de voir la terre promise…

« Vous me plaignez, mais vous me comprenez… Allez donc tous deux vers la besogne de justice à laquelle je devais coopérer… Moi, un autre soin me réclame impérieusement, il me faut laver mon honneur !

« Ah ! mes amis, mes amis, ajouta-t-il avec une joie sauvage. C’est fini de rire ! fini de combattre avec l’épée au fourreau, de ménager un adversaire qui amuse… Cette fois, c’est un combat corps à corps, sans merci ! Avec un seul témoin… témoin impartial…

« Dieu jugera entre nous !

Et, ayant salué ses deux compagnons attristés, au risque de se rompre les os, de dégringoler avec sa monture dans quelque précipice, d’Artagnan, prenant le triple galop, se rua, à travers le vent, vers sa destinée.

 

— Holà ! ho !… Diable de chemin ! gémit Saint-Amant en s’épongeant.

— Chemin de damnés plutôt, surfit Linières. Si nous en sortons, j’offre un sacrifice important à ma divinité tutélaire.

— Serait-ce de ne plus boire, monsieur l’adorateur de Bacchus, railla le simple Cyrano. Un peu de courage, nous allons être au bout.

— Cela te plaît à dire, à toi, Savinien, écorché dont la peau ne se peut prendre aux pointes des rochers… Tu n’offres pas de prises au vent, tandis qu’il se joue de mon opulente bedaine comme d’une balle soufflée.

« Dis donc, Linières, que deviennent nos ennemis ?

— Je les ai laissés à l’étape d’hier soir, bien au chaud, devant une soupe fumante, tandis que nous allons, tels des énergumènes, dans la nuit.

— Ne fallait-il pas les semer… les devancer dans ces défilés ?…

— … Où nous nous rompons les os à la gloire de Mac Legor…

— Non, pour notre ami, le chevalier Mystère qu’il ne nous fallait pas abandonner à lord Montaigu, ni aux gens du Cardinal, son ennemi !

— Bast ! lord Montaigu m’a tout l’air de se soucier de nous comme des chausses du pape… Il ne nous poursuit même pas… puisque nous n’avons à nos trousses qu’un trio de cavaliers dont un vieillard.

— Qui peut être ce vieil homme ?

— Quelque guide…

Saint-Amant s’épongea pour la centième fois et crut devoir remarquer :

— Après tout, ce M. d’Artagnan ne manque point de courage, pour s’aventurer ainsi quasi seul, derrière une troupe nombreuse.

— Vivadious ! cela prouve seulement que n’ayant pas réussi à nous prendre de force, il a renoncé à ce jeu… Mais quel nouveau traquenard prépare-t-il ?

— Savinien, mon fils, j’ai peur que tu sois trop injuste envers lui !

— Et tu lui attribues toutes les générosités… bien qu’il ait agi en argousin…

— Non pas ! Je l’ai vu nous épargner sur la route d’Abbeville.

— Simple tactique, gros aveugle que tu es. Sa feinte générosité n’avait qu’un but, nous faire servir d’appât… et retrouver, grâce à nous, la piste du Chevalier.

— Décidément, Savinien, j’ai le regret de le constater, à l’instar de l’amour, la haine est aveugle… Tu vois tout de travers dès qu’il s’agit de d’Artagnan.

— Et toi, tout en noir, dès qu’il est question de Mac Legor !

— La raison, la voici : moi, je ne suis pas ébloui par les beaux yeux de la sœur !

À ce coup direct, Cyrano pinça ses lèvres, vexé.

— Tiens, gros épicurien, tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez !

— Si tu voyais seulement jusqu’au bout du tien, cela suffirait !

Bien entendu, cette dernière réflexion fut faite en aparté, Saint-Amant sachant du reste combien il en cuisait de parler à Cyrano de cet organe.

Le soleil venait de disparaître au revers des cimes. La nuit tombait. Une nuit claire, scintillante d’étoiles, inondée de lune.

Après l’échange de coups d’épingles, le silence s’était fait.

Nos cavaliers marchaient en file indienne dans un sentier d’autant plus dangereux que, outre les pierrailles mobiles qui roulaient à chaque pas des chevaux, les traces intermittentes d’ombre opaque ou de lumière crue, selon que l’on passait devant un découvert ou devant un bloc de porphyre, troublaient la vue des cavaliers.

Ils n’en poursuivaient pas moins leur route sur cette corniche étroite, accrochée au flanc de la montagne et surplombant un précipice où dégringolaient les pierres, avec un bruit qui allait s’éteignant, vers des profondeurs ignorées.

À un tournant, ils durent ralentir devant un éboulis qu’il importait de ne franchir qu’avec de sages et méthodiques précautions.

— Halte ! commanda tout à coup Cyrano.

Dans une rafale de vent, il lui avait semblé percevoir un bruit familier, sans intérêt en tout autre endroit mais qui lui parut extravagant en ce lieu où la lèvre du gouffre s’ouvrait avide : le galop d’un cheval !

— Qui oserait galoper sur une corniche pareille ? réfléchit-il.

Cependant, il ne s’était pas trompé. Bientôt, au détour du lacet taillé au flanc du roc, un cavalier apparut aux yeux de nos trois voyageurs qui s’étaient instinctivement tournés vers le bruit.

Dessiné fortement dans la lueur crépusculaire, ce cavalier fantastique, insoucieux de l’imminence du péril, poussait hardiment son cheval affolé en lui labourant les flancs de ses mollettes d’acier.

Cyrano avait fait passer à ses compagnons la lèvre dangereuse. Il restait donc à l’arrière, adossé, autant dire, au suçoir du gouffre.

Soudain, un cri sortit de sa poitrine :

— D’Artagnan !

Dans la personne du nouvel arrivant, il venait de reconnaître celui qu’il avait insulté ; celui qu’il attendait, sans le vouloir avouer.

Alors, un bref colloque s’engagea entre les deux adversaires ; tandis que de l’autre côté du suçoir, Saint-Amant et Linières devaient assister impuissants, atterrés, à cette rencontre mortelle s’opérant sur une corde raide où il n’y avait place que pour un homme de front.

— Oui, rugit le mousquetaire, répondant à l’exclamation perçue par lui. D’Artagnan qui vient vous demander, monsieur de Bergerac, si vous le prenez toujours pour un argousin et pour un espion ?

— C’était fatal, pensa tout haut Cyrano. Mieux vaut tard que jamais ! La rencontre devait se produire. Nous suivions la même route.

— Une route qui n’offre place que pour un seul, cadédis !… Une route où il faut que l’un cède pour que l’autre passe… Et, cette fois, vous ne refuserez point de tirer l’épée contre moi…

— Et si, pourtant, je refusais encore ?

— Alors, je passerais… quand même !

— Pour aller rejoindre celui que vous poursuivez, le chevalier Tancrède ?

— Mes compliments, on ne peut rien vous cacher, railla le Béarnais.

Le sort en est jeté ; il faut en découdre !

D’un même mouvement, les deux cavaliers mirent pied à terre, cherchant de l’œil une aiguille de roche, une racine égarée, enfin une saillie quelconque, mais solide et propre à être utilisée comme point d’attache pour les montures.

Rien ! La montagne s’élevait verticalement, telle une muraille, sans déchirure ni protubérance et, sur le sol, l’humus, balayé par le vent et par les cascades diluviennes des jours d’orage, était si rare qu’aucune touffe de bruyère, que pas un seul chêne-liège n’avaient pu y jeter leurs racines.

D’autre part, réfugiés derrière la lèvre de l’éboulement, ni Saint-Amant ni Linières n’étaient à portée d’offrir leurs services aux deux antagonistes.

Enfin, n’y tenant plus, l’impatient mousquetaire s’écria :

— Faites comme moi, M. de Bergerac !

Alors, passant la bride de son cheval à la saignée de son bras gauche, il prit du champ autant que faire se pouvait, et mit flamberge au vent.

L’instant d’après, Cyrano l’ayant imité, le combat s’engagea.

Lutte épique, lutte émouvante et terrible, sur ce terrain moins large qu’une planche de salle d’armes et bordé d’un précipice où le moindre faux pas risquait de jeter l’imprudent.

Lutte formidable par la qualité des combattants…

Les épées se choquaient, les regards étincelaient en se croisant et semblaient produire une pluie d’éclairs.

Lutte originale aussi dans la façon dont elle était menée par les tenants qui, embarrassés par la masse encombrante des chevaux qu’ils gardaient en main, ne pouvaient rompre sous la menace du fer adverse, car le gouffre ouvert attendait celui qui, le premier, céderait le pas à l’autre.

Lutte impitoyable où ni répit ni merci n’était à espérer.

Lutte turbulente et acharnée auprès de laquelle les combats de l’Amadis des Gaules ou de l’Arioste auraient pu passer pour jeux d’enfants.

Et pour spectateurs, angoissés et impuissants, de ce duel où se décidait le sort de Tancrède, il y avait là deux témoins terrifiés…

Les coups pleuvent, pas un mot n’est prononcé et cependant les échos de la montagne multiplient le bruit des heurts, attaques, parades ou coups placés… À des moments, elle semble rire, la montagne, à d’autres, on croirait qu’elle pleure !

Quel sera le vainqueur ?

Tenez-vous pour Cyrano, qui se sacrifie aveuglement à son ami, et dont la victoire – ô ironie du sort ! – sera la perte assurée de celui qu’il défend, pour qui il combat ?

Ou bien tenez-vous pour d’Artagnan, si généreux, si héroïque, et qui va, honni, calomnié, vers la justice ?

Écoutez, nous sommes épouvantés d’avoir à raconter ce combat entre deux nobles cœurs, ce combat né d’une fatale erreur. En effet, la fin ne peut en être que lamentable, puisque le vainqueur, que ce soit l’un ou que ce soit l’autre, le malentendu une fois dissipé, devra pleurer éternellement sur le vaincu !

Le sang commençait à couler de blessures légères, car, pour si habiles qu’ils fussent, les adversaires ne se ménageaient point : de plus, obligés à tenir leur garde de pied ferme, ils n’avaient pas la ressource de rompre pour éviter l’épée.

La mort se tenait en arrière comme en avant.

Rompre eût été se suicider !…

Loin d’abandonner leur ami, et de poursuivre leur route, ainsi que lui-même le leur avait conseillé, Aramis et Patrick O’Breane s’étaient efforcés de ne le point perdre de vue et étaient arrivés, peu après lui, sur la corniche étroite.

Voyant le combat s’engager, ils avaient immobilisé leurs chevaux et étaient restés figés, haletants, devant ce spectacle héroïque et tragique, que venait éclairer par moments des coulées de lune entre les nuages migrateurs.

De sorte que les témoins des deux partis attendaient, dans un silence de tombe – troublé par le seul froissement des fers ou le tintement des coquilles –, ils attendaient l’arrêt du destin entre ces deux chevaliers également généreux, également vaillants, également sûrs de leur bon droit !

Mais la valeur gasconne de Cyrano s’accommodait mal du silence ; aussi fut-il le premier à le rompre.

Il dit, en poussant droit au cœur :

— Celle-ci, c’est pour M. le Cardinal !

— M. le Cardinal ne reçoit pas ! railla finement le Béarnais en écartant le fer d’un coup sec de sa lame.

Puis, venant à la riposte, il annonça en se fendant :

— Et celle-ci est pour Dieu !

Depuis quelques instants de petits graviers tombaient sur la corniche, semblant provenir du haut de la muraille où se faisait entendre un bruit léger mais continu. Ce bruit pouvait provenir d’un commencement de désagrégation.

Or, comme si Dieu n’avait attendu que l’appel de son nom pour prononcer entre les deux combattants, soudain un craquement sinistre se fit entendre, puis il y eut un bruit assourdissant, pareil au roulement prolongé d’un formidable coup de tonnerre.

Un quadruple cri d’effroi ponctua la grandiose clameur de la montagne dans laquelle venait de se produire une faille.

Devant les yeux de Cyrano, une chose énorme, monstrueuse, roula avec fracas, dans un grand vent tout chargé de poussière.

Terrifiés, les naseaux fumants, les jambes frémissantes, les chevaux s’ébrouaient, ruaient, encensaient, cherchant à fuir ce danger inconnu.

Quand Cyrano retrouva ses sens, une seconde oblitérés, il regarda avec stupeur sa main : celle-ci ne tenait plus qu’un tronçon de lame rompue ; alors le regard du Gascon fit le tour de la plate-forme, cherchant son adversaire.

Mais il dut se rendre à l’évidence et poussa un juron d’horreur : D’Artagnan et son cheval n’étaient plus là…

Tous deux avaient été emportés par l’avalanche !

18

La folie du vieux laird

À peu près à l’instant précis où, dans la montagne, se produisait l’accident que nous venons de rapporter, à quelques heures de cheval de là, au sortir des défilés de la longue chaîne des Grampians, un groupe de brillants cavaliers accompagnant une litière portée par des mules, se dirigeaient vers Kildar.

La chaîne des Grampians est, on le sait, l’épine dorsale de l’Écosse. Partant du sud-ouest, des environs du lac Etive, dans le comté d’Argyle, leurs masses granitiques s’élancent vers le nord-est pour se terminer vers l’embouchure de la Dee.

Ils forment une séparation gigantesque entre les Lowlands ou Basses Terres et les Highlands ou Hautes Terres.

C’est sous le pic du Cairngorn, et à son ombre, dans le comté d’Angus ou de Fortar que se dressaient alors les vastes constructions du château de Kildar.

Des gentilshommes highlanders, des fermiers et de nombreux curieux, venus des environs, ayant été avisés de l’arrivée des voyageurs, étaient venus à leur rencontre, sous la conduite d’un piper qui accompagnait les acclamations et les souhaits de bienvenue en tirant des airs joyeux de sa bag-pipe (cornemuse).

Ayant à sa tête le toujours froid et hautain Mac Legor, le groupe des cavaliers pénétra dans la cour d’honneur du château.

Là, d’une voix brève, que corrigeait son geste de féline caresse, Harry fit la présentation de son jeune compagnon à la noblesse du clan :

— Le chevalier Tancrède !… mon collaborateur le plus précieux !

À son tour, la comtesse de Suttland opérait son entrée dans la maison paternelle et y était accueillie et saluée avec une rude et guerrière galanterie par tous les nobles, jeunes hommes dévoués à la branche de houx d’Angus Mac Diarmid.

Étranger à ces rites spéciaux de l’hospitalité écossaise, le Chevalier, livré à lui-même, promenait son regard surpris sur ce spectacle imposant et notait que la familiarité de ces fiers seigneurs demeurait dans les limites d’une hautaine condescendance. Chose toute nouvelle pour lui…

Depuis la fameuse nuit au cours de laquelle, par surprise beaucoup plus que par entraînement, il s’était laissé tomber dans les bras de la blonde sirène, Tancrède avait soigneusement évité tout contact avec elle. Honteux d’avoir été pris au joli trébuchet, n’en tirant aucune vaine gloriole, il s’était tenu sur une prudente réserve. Pourquoi ? Regrettait-il le fait accompli ?

Ô Dieu, non ! Mais lorsqu’il repensait aux ivresses de ce tête-à-tête, il lui semblait les voir comme un rêve – pas désagréable, en somme ! – sans grande conséquence… N’était-ce pas une autre forme de l’hospitalité écossaise ?

Sans doute ! Aussi cette pensée amenait-elle sur ses lèvres un mince sourire.

Cependant, les salamalecs de bienvenue ayant pris fin, avec ses compagnons de route, Tancrède venait de pénétrer sous la voûte aux arceaux gothiques d’une vaste salle ayant des airs de cathédrale.

C’est là que l’on devait saluer le vieux laird, châtelain de Kildar.

Dès son arrivée, Harry s’était enquis d’Angus Mac Diarmid, et le Chevalier avait entendu cette réponse surprenante :

— Depuis longtemps, Mac Diarmid n’est plus en correspondance avec le monde et vit en solitaire. Toujours confiné dans son appartement, il y demeure obstinément sombre et silencieux. Il a défendu sa porte et n’admet pour toute compagnie que son chapelain, vieillard dont le cerveau ne semble pas moins dérangé que le sien, et son chien, un colley hors d’âge.

Malgré tout, sur l’ordre de Mac Legor, on avait été prévenir le laird de l’arrivée de ses enfants.

Il parut sur le seuil, figure fantastique que paraissait crisper douloureusement une épouvante chronique.

S’avançant d’un pas mal assuré, il redressa son torse courbé pour recevoir, avec une dignité grave, le salut de son héritier, avec une sombre tendresse le baiser distrait de sa fille.

Soudain le vieillard eut un haut-le-corps. Il voulut mais ne put pas esquisser un mouvement de recul… Il restait comme pétrifié, les yeux fixes, les lèvres agitées d’un spasme nerveux…

Qui donc avait pu causer cette forte émotion ?

Ce ne pouvait être notre Chevalier qui, justement, s’inclinait respectueux devant lui.

Cependant, sans répondre à cet acte de courtoisie, le vieux laird qui était parvenu à remettre en mouvement ses muscles atrophiés, s’éloignait à reculons, d’un pas chancelant, en repoussant de ses mains tendues – chacun put le constater – une vision d’effroi… celle de son éternel cauchemar.

Alors, pâlissant à son tour, Harry marcha vers son père, et s’emparant de son bras qu’agitaient des tremblements séniles, avec des précautions suspectes il l’entraîna hors de la salle, loin de la curiosité éveillée.

Sitôt seul avec lui, il lui demanda :

— Qu’avez-vous, mon père ? D’où vous vient cette émotion ?

Alors Angus laissa tomber ces mots mystérieux :

— Lui ! Lui !… Il est revenu !… Mes rêves m’avaient bien dit qu’il reviendrait !

— C’est folie !… Encore vos hallucinations qui vous reprennent.

Branlant sa tête chenue, Angus s’obstina :

— C’est lui, te dis-je, je le reconnais bien, moi… C’est…

Et il prononça un nom que Mac Legor étouffa sur ses lèvres de sa main largement plaquée, un nom que nul ne devait entendre dans cette maison, c’est à supposer, car, d’un regard apeuré, rapide, Harry s’assura qu’aucune personne n’avait pu être témoin de cette brève scène.

Puis, ayant confié le laird sinistrement hébété à des serviteurs appelés par lui, le chef de la conspiration dont Cromwell était la cheville ouvrière rentra dans la salle où l’on dressait le couvert.

Sa sœur guettait sa rentrée. À voix basse, elle lui demanda :

— Eh bien, ne nous sommes-nous pas trompés ?

— Non ! Il l’a reconnu, lui !

Si préparée qu’elle fût à cette révélation, elle en demeura consternée.

Pendant cela, Tancrède, cause involontaire et inconsciente de cette scène évocatrice d’un remords tenace, n’y avait attaché aucune importance.

Amusé par la bizarrerie du costume masculin, intrigué par la nouveauté des mœurs qui lui semblaient tenir à la fois de l’églogue pastorale et du roman de gestes, il s’intéressait aux préparatifs du festin en regardant choses et gens comme on le fait d’un sujet d’étude.

La table était somptueusement, surtout abondamment surchargée de mets et de boissons. Des candélabres géants en tenaient les deux bouts et de nombreuses torchères sur les dents desquelles étaient fixées des résines aux flammes rougeoyantes éclairaient de lueurs sanglantes les ogives et les voussures, détaillant avec force l’ornementation en entrelacs des piliers de soutien.

Le souper fut animé, bruyant et se prolongea fort avant dans la nuit, les rudes convives mangeant et buvant avec le bel entrain de gens dont l’estomac a des complaisances magnifiques, et ne s’interrompant que pour chanter de vieilles ballades amoureuses ou guerrières, aux sons du pibrock national.

Après les premiers toasts au succès de l’entreprise, Harry Mac Legor et la comtesse Daisy se retirèrent. En leur présence, tous devaient garder une certaine retenue, mais après leur départ, le festin put tourner à l’orgie.

Le Chevalier était resté dans la salle, avide de pouvoir continuer son étude de mœurs. Faisant tête aux santés portées par les convives, il écoutait de toutes ses oreilles leurs contes, leurs légendes, leurs chansons et demeurait stupéfait qu’ils pussent supporter, sans rouler sous la table, de si prodigieuses libations. Seuls, les visages prenaient de plus en plus une couleur lie-de-vin, mais ce pouvait être un simple effet de la lueur des torches.

— Mazette ! se disait-il, mon ami Linières se complairait fort en ce milieu ; et Saint-Amant, donc !… Dommage qu’ils soient en retard. Que peut-il leur être arrivé dans les Grampians ?

Aucune autre pensée ne le talonnait à cette heure où cependant, sans qu’il pût en avoir le pressentiment, dans une pièce voisine, se jouait une partie dont sa vie devait être l’enjeu.

Son destin se décidait à son insu.

Dans cette pièce voisine, en effet, le frère et la sœur étaient réunis. Soigneusement enfermés, ils se considéraient en dessous, chacun cherchant à deviner les pensées en ébullition sous le crâne de l’autre.

— Maintenant, il faut en finir, prononça Mac Legor, après un silence.

— Il est grand temps ! surfit Daisy. Nous n’avons que trop tardé !

— Non ! Nous ne pouvions pas le tuer sur la route… Agir plus tôt eût été d’une maladresse irréfléchie… Il y avait trop de témoins…

— On pouvait les écarter.

— Geste qui nous eût mis dans une singulière posture… après résultat !… Comment aurions-nous pu expliquer sa disparition à nos gens… À ses amis.

— Ses amis !… Nous avions bien à nous empêtrer de cette engeance…

— Sans son Bergerac, ma chère, sans ce bretteur à l’esprit étroit, le Chevalier serait aux mains de Montaigu… et nous serions perdus !

Un nouveau silence se fit.

Cette évocation de la possibilité d’une conjonction amicale entre Tancrède et Montaigu venait de faire passer sur le couple un frisson tragique.

La ruine de l’infâme combinaison si bien imaginée et réussie par le sieur Vauselle devait les précipiter tous deux au bas de leur fragile piédestal. Aujourd’hui riches, puissants, respectés ou craints, populaires ou dominateurs, ils seraient demain considérés en voleurs, en assassins et comme tels maudits et traqués !

Horreur ! Voilà ce qu’ils seraient déjà devenus – ils ne se faisaient aucune illusion à cet égard ! – si, par le fait de la complicité agissante de Vauselle, une heureuse chance, une chance sans répétition possible, ne leur avait livré leur ennemi.

Au fond, dans ce hasard si bienfaisant, Daisy s’accordait à elle-même, et non à tort, une part de collaboration active.

Quoi qu’il en soit, le frère et la sœur se rendaient compte de ceci : depuis quelque temps, la fatalité qui pesait d’un poids si lourd sur la mémoire du vieux laird semblait vouloir les envelopper, eux aussi, surtout eux, les favoricides ! Car ils avaient été les instigateurs du geste de Felton et le sang de Buckingham criait vengeance !

Ah ! cette fois, il n’y avait plus à tergiverser, à hésiter, à remettre.

En deux circonstances déjà, l’enfant avait échappé. Toujours par la lâche magnanimité ou la trahison de complices stipendiés et défaillants.

— Plus de complices ! gronda Mac Legor fendant l’air d’un geste imité de celui d’un bourreau laissant tomber sa hache. À nous seuls d’agir !

— Enfin ! grinça Daisy. Si ce principe avait été le vôtre, dans le temps, nous n’en serions point là ! Agir nous-mêmes, voilà le vrai… L’arme vénale n’est qu’un expédient douteux, vous êtes payé pour le savoir.

— Je le suis et je vais racheter.

— … Votre pusillanimité ?… C’est bien !… mais que fait-il, lui ?

Harry prit la main de sa sœur et souffla dans une grimace ignoble :

— Ce qu’il fait ?… Écoutez !… Il s’enivre, le sot, de boissons et de chants… Rien ne l’avertit du coup qui va le frapper… Il s’amuse alors que sa dernière heure est proche.

— Nul ne l’en préviendra, cette fois-ci !… Dites-moi… Ses amis ?

— Nous sommes à couvert de ce côté… Sous le prétexte d’un message urgent à faire tenir à Cromwell, je leur ai enjoint de regagner Londres sans débrider…

— Heureuse inspiration !… Et les gens de Montaigu ?

— Tenez, Daisy, il vous faut être au courant de toute ma pensée. En faisant rétrograder M. de Bergerac et les siens, j’ai prévu qu’ils ne pourraient manquer de se croiser avec les gens de Montaigu sur cette corniche étroite et dangereuse qui s’accroche, vous le savez, aux flancs du Cairngorn…

— … Et les deux partis doivent être aux prises à cette heure ?… Ah ! bravo ! Harry… Le diable est bien avec nous !

— Oui ! Ceux que les dieux veulent perdre, ils les font aveugles…

Tous deux se prirent à rire, du rire de Satan qui tient sa proie.

Ah ! ils le tenaient bien, les vautours, ce petit passereau qui était venu innocemment s’enfermer dans leur aire inaccessible. Ils allaient pouvoir le déchirer unguibus et rostro ! des ongles et du bec et nulle puissance humaine n’était capable de l’arracher vivant d’entre leurs serres.

— Dieu lui-même ! cria Mac Legor jouissant de sa prochaine victoire. Dieu lui-même n’y pourrait rien.

— Rien ! répéta Daisy orgueilleusement. Sa puissance s’arrête où la nôtre commence !

Comme elle achevait cette luciférienne menace, un cri s’éleva derrière eux.

— Blasphème !

Le frère et la sœur se retournèrent prêts à fondre sur l’arrivant. Mais leur geste ne fut pas suivi d’effet. Ils s’arrêtèrent moins épouvantés que surpris, car ils s’étaient enfermés à double tour, on le sait.

— Le père ! prononcèrent-ils en même temps.

L’ombre falote du vieux laird venait d’apparaître sur le seuil de la porte secrète dont ils ignoraient tous deux l’existence. Angus Mac Diarmid, artisan du crime initial, marchait lentement vers eux, terrible, formidable, ruine squelettique rongée de remords.

Il leur cria d’une voix cassée, prophétique :

— Enfants, il ne faut pas défier le Seigneur ! Il ne faut pas appeler les foudres de Celui qui tient en sa main la force inexorable.

Exaspéré d’être ainsi surpris, Mac Legor osa railler.

— A-t-il pu interposer cette force surfaite entre la poitrine de Buckingham et le geste commandé pas vous ?… Non, n’est-ce pas ?

— Il voit tout ! Il sait tout ! Il est partout !

— Tant d’occupations ne peuvent manquer de lui procurer la migraine, alors !… S’il n’a point su détourner du sein de milord-duc le poignard de notre Felton ; s’il n’a point sauvé le père… il ne sauvera pas le fils !

— Malheureux ! Aveugles ! Insensés ! prononça le vieux laird en élevant le ton à chaque mot. S’il n’a pas sauvé le père, il a marqué de son sang le front de ses meurtriers. Et ce sang les brûle, ce sang les ronge, ce sang les tue !

— Fantasmagorie ! Visions ! Rêves !

— Vérité ! Mac Legor ; cruelle vérité !… Jean Felton a expié son forfait de Portsmouth et dans sa souveraine clémence, Dieu a pu pardonner au supplicié… Mais à moi, Angus Mac Diarmid, instigateur du crime et principal coupable, il n’a point pardonné, car je n’ai pas encore expié !

— Alors qu’il fasse donc un miracle, s’il veut le sauver.

— Blasphème ! Blasphème encore ! Si tu n’as pitié de moi, Mac Legor, pitié sur toi-même, je t’en conjure !

Tigre et hyène, le frère et la sœur hochèrent la tête négativement.

Alors, les mains tremblantes, les genoux flageolants, le vieillard suppléa :

— C’est pour vous que j’ai tué, pour vous que le sang a été versé… La tentation était trop forte… cet or était là, à portée de ma main et je l’ai voulu pour vous, mes enfants… Je l’ai pris et je vous l’ai donné…

« Je ne voulais rien garder… À vous la fortune… À moi le crime et les suites, le remords, les insomnies terrifiantes, la damnation éternelle peut-être…

« C’est ma part… C’est bien ainsi !… Hélas ! à présent !…

— À présent, c’est la ruine s’Il vit !

— S’Il meurt, Mac Legor, c’est la ruine pire encore !

« Les tourments que j’ai vécus moi, Angus, tu les vivras à ton tour, mon fils… Et tu maudiras ton père… et tu renieras celle qui te mit en ce monde pour y souffrir les tortures sans nom que je subis pour toi, pour vous deux, mes petits… Ah ! ah ! mieux vaudrait l’enfer !

À cette exclamation, Harry répondit par un rire incrédule.

Désolé, le front courbé vers sa poitrine dont l’étoffe de sa douillette dissimulait mal les os saillants, le vieillard se tourna vers la comtesse de Suttland qui n’avait paru prêter qu’une oreille distraite à ces menaces inopportunes :

— Voyons, toi, ma fille, si belle, si pure, visage de doux ange… N’es-tu point d’avis d’épargner cet enfant ?… Intercède pour lui, pour moi… pour nous tous.

Les sourcils de la blonde se rapprochèrent jusqu’à se joindre.

— Qu’il meure ! prononça-t-elle froidement.

Le vieux laird sursauta médusé. Ce visage de furie, à qui appartenait-il donc ?… Pas à sa fille, pas à son chérubin… Non, c’était impossible !… Une hideur semblable ne pouvait appartenir qu’à la géhenne.

— Il ne te menace point, toi, insista-t-il, en détournant les yeux. Tu es riche des biens de ton mari, indépendante. Tu n’as rien à craindre de lui… Tu peux donc l’épargner… Ô Daisy, ma chérie, mon idole, sois douce…

— Qu’il meure !

Hébété, Angus froissa avec désespoir ses vieilles mains parcheminées.

— Tu le détestes donc aussi… Pourquoi ?

La pensée de Claire de Cernay, l’injure de ce nom reçu en pleine face, comme un soufflet, mit en ébullition le sang de la vindicative sirène et, de ses lèvres si belles, si pures, tomba pour la troisième fois l’arrêt fatal, dont l’exécution devait atteindre aussi l’odieuse rivale.

— Qu’il meure !

Se tordant les mains et ne pouvant contenir ses larmes le vieux laird revint vers son fils en se traînant presque.

— Ne verse pas le sang, Harry, implora-t-il, en s’appuyant au dossier d’un fauteuil comme pour s’agenouiller. D’avoir vu couler celui de l’autre, sache-le, j’ai souffert trop de tortures… Grâce, mon fils ! N’apporte pas un deuxième spectre ici, en mettant sur ces murs des éclaboussures sanglantes.

Il demeurait à demi prosterné, posant sur Mac Legor le regard de ses vieux yeux clignotants et comme envahis par les affres de l’agonie.

— Soit, fit le jeune lord, après avoir réfléchi. Soyez rassuré, mon père. Son sang ne coulera point… Sous votre toit, la vie de l’hôte sera sacrée…

Un peu réconforté, mais tout courbaturé de l’effort qu’il avait dû fournir, le vieux laird retomba tout aussitôt dans le silence de l’hébétude dont le remords seul avait pu le tirer un instant.

Avec une docilité d’enfant, il se laissa reconduire chez lui par son fils et reprit sa place habituelle sur le fauteuil seigneurial, flanqué de son colley qui chassait au rat entre ses somnolences et de son chapelain dont le seul plaisir était de poignarder ces rongeurs, en leur criant :

— Attrape, George ! ! !

Car, comme celle de son seigneur, la faiblesse intellectuelle du ministre presbytérien datait de la mort du brillant favori et sa démence consistait à imiter inlassablement le geste du lieutenant Felton, en égorgeant d’inoffensifs rongeurs.

Inexorable répétition du meurtre ancien dont le souvenir dévorait le laird Angus et dont il restait, malgré lui, le continuel témoin révolté.

19

Les deux Gascons

Quand Harry rentra dans la pièce où l’attendait sa sœur, celle-ci lui cria ironiquement :

— Ne vous avais-je pas dit que vous l’épargneriez ?

D’un geste, Mac Legor lui commanda le silence.

Il referma avec soin et barricada la porte dissimulée par où le père était venu les surprendre et s’en était allé ; puis, revenant à Daisy, il prononça tout bas :

— Qui vous fait croire que je l’épargnerai ?

— Vraiment, suis-je éveillée ou endormie ! Vous avez dit : « Son sang ne coulera point ! »

— Et vous en êtes restée frappée. N’y a-t-il donc que des morts sanglantes ?

— « Sous ce toit, la vie de l’hôte sera sacrée… »

— N’y a-t-il qu’ici qu’il puisse être expédié ?

— Ah ! fit la comtesse de Suttland en un cri de joie, je comprends ! Vrai ! tu es bien mon frère !… tu es bien Mac Legor !

— Demain, je te le jure, il ne sera plus dans notre chemin. Pourtant, son sang n’aura pas coulé… Il n’y aura point ici de second spectre !… Mais, sache-le bien, dès cette heure, son sort est fixé, et sa place marquée !

— Où… dis-le-moi ?

Harry mena sa sœur vers la fenêtre et son doigt pointé sur la vitre, lui désigna quelque chose au dehors, quelque chose de sombre, la ruine d’une vieille tour féodale qui dressait sa monstrueuse et sinistre structure de pierre, sous la pâle clarté de la lune.

— Là, dit-il. Dans le donjon du Cursed-Castle !

 

Au bord de la faille ouverte sur le versant de la corniche par la chute de l’avalanche se creusant irrésistiblement un passage vers les fonds, Cyrano restait immobile, les yeux désorbités, cherchant à sonder le fond du gouffre dans lequel venait de s’abîmer son adversaire.

Des deux côtés, confondus de cette catastrophe survenue, coïncidence bien singulière, juste au moment du combat, les témoins du duel épique s’étaient rapprochés. Aramis et Patrick assez vite, Saint-Amant et Linières moins rapidement, car ils avaient eu à repasser, eux, la première solution de continuité faite dans le chemin, sans doute par le passage d’un précédent éboulement du même genre.

Maintenant, ils se faisaient face.

Ayant levé la tête, d’un geste instinctif, pour chercher la voie suivie par le quartier de roc, ils aperçurent à une hauteur prodigieuse, au-dessus d’eux, un être difforme qui, accroché à la paroi, se penchait imprudemment, cherchant à voir en bas.

Un rayon de lune étant venu friser le visage de cet être inquiétant, un même nom jaillit simultanément des quatre poitrines :

— Duretête !

C’était lui, en effet. Avec sa ténacité de brute, le geôlier de la Bastille venait, croyait-il, de parachever sa vengeance et de racheter son âme en anéantissant son ennemi, le diable qui le tourmentait, l’instrument de sa perdition.

Surveillant de haut la marche des cavaliers, moins d’un quart d’heure auparavant, il était tombé en arrêt devant un monstrueux quartier de roc qui sans tenir à l’ensemble de la montagne, paraissait demeurer en équilibre sur son sommet.

Une rapide inspection du bas chemin sur lequel nos Gascons s’attaquaient lui avait démontré que, s’il parvenait à faire osciller ce monolithe, sa chute irait irrémédiablement écraser les deux combattants.

Or, l’un d’eux, il le savait, n’était autre que Cyrano-Astaroth, le méchant démon qu’il s’agissait de renvoyer dans son infernal royaume.

Vite, il s’était mis à la besogne et, sans coup férir, avait réussi à précipiter le monolithe à bas de son séculaire piédestal.

Avec un rire sinistre, il avait pu suivre la marche fatale de la tête des Grampians se ruant vertigineusement vers les ténèbres éternelles. Il l’avait vue descendre au long de la muraille à pic, fracassant tout sur son passage et venant broyer le bord de la corniche, en entraînant dans sa course mortelle, la victime expiatoire.

Car, d’où il était, le misérable n’avait pu reconnaître d’Artagnan, au milieu du nuage de poussière soulevé, et pour lui, le corps humain qui roulait aux abîmes ne pouvait être que celui de Bergerac.

— Consummatum est, comme eût dit le satané prêcheur de Picardie, murmura-t-il en s’éloignant, satisfait.

Ne le voyant plus, Aramis s’avança au bord du gouffre.

L’urgent était de venir au secours de la victime si faire se pouvait, quant à poursuivre son meurtrier, il n’y fallait point songer.

— Cher d’Artagnan, dit à haute voix l’abbé penché sur l’abîme, mon compagnon de jeunesse, mon ami le meilleur, n’as-tu donc échappé mille fois aux plus grands périls grâce à ton imperturbable vaillance et à ton invincible épée, que pour finir, ici, de la main d’un misérable assassin ?

« Mon ami, mon frère, je te vengerai, j’en fais le serment !… Dieu qui m’entend et qui me juge m’y aidera !

En entendant cette voix, les compagnons attristés de Cyrano avaient soudain dressé la tête, ils écoutaient avidement, donnant des marques de stupéfaction croissante.

Cette voix, où déjà avaient-ils eu l’occasion de l’entendre ?

Mais le visage de l’ami du mousquetaire restait dans l’ombre.

Enfin, il se découvrit et plia les deux genoux pour prier, comme sur une tombe.

Alors, les trois habitués du Cabaret des Poètes – hélas, qu’il était loin celui-là ! – se regardèrent hésitants.

Puis ces trois phrases jaillirent simultanément :

— Le prédicateur dans la cave !

— Le commentateur de saint Paul !

— Le détenteur de la clé du salut !

Cyrano restait béant devant cet homme en prière. Son visage se contractait sous l’empire d’une idée qui lui donnait de l’oppression.

Quand Aramis se releva, une buée mouillait ses paupières.

Le Gascon se découvrit et lui demanda d’un ton mal assuré :

— Monsieur, nous nous sommes vus déjà, ce me semble… ?

— Vous ne vous trompez pas. C’était à Londres ; nous étions dans deux camps opposés.

Froidement, le prêtre allait tourner le dos. Son interlocuteur insista :

— Veuillez me pardonner ; j’entends parler de plus loin. Nous avions subi, mes amis et moi, un siège assez dur et, devenus prisonniers, nous demeurions en péril sérieux, lorsqu’une main inconnue vint providentiellement nous tirer de ce traquenard.

— Providentiellement est le mot ! appuyèrent les deux autres.

— Nous nous sommes longtemps demandé qui pouvait nous avoir envoyé ce sauveur demeuré anonyme…

— Nous nous le sommes demandé… répéta le double écho.

— À présent, je ne crois pas m’abuser en affirmant que cette main salvatrice, monsieur, c’était la vôtre… et que celui qui en avait suscité l’intervention, c’était…

Étouffé par le hoquet d’un sanglot contenu, Cyrano acheva d’une voix indistincte en montrant le précipice.

— C’était… c’était lui… n’est-ce pas ?

— Monsieur, ce secret était celui de mon ami… il l’a emporté avec lui !

Mais, oppressé par le remords, le bretteur n’avait plus la force de se taire.

— Oh ! s’écria-t-il, je vois, je devine… Et j’ai pu être assez peu clairvoyant, assez injuste, pour insulter ce noble cœur, pour le calomnier, et je suis la cause de sa perte… Ah ! c’est trop cruel, pourquoi ne puis-je rien pour lui… car il est mort. Rien pour lui faire connaître ma douleur… implorer son pardon.

— Demandez ce pardon à Celui-là seul qui peut vous l’accorder maintenant.

Aramis se disposait à remonter à cheval. Le poète l’arrêta encore :

— De grâce, ne partez pas ainsi, je vous en prie. Ne me laissez pas en proie à un pareil reproche de ma conscience, sans un mot, vous qui étiez son ami.

Malgré lui, le prêtre était ému. Il sentait la grandeur et la sincérité de cette contrition, mais qu’y pouvait-il faire ?

— L’heure passe, dit-il. Nous ne pouvons plus rien pour mon infortuné compagnon, sinon le pleurer et le venger. Mais, avant d’entreprendre cette tâche, nous avons une œuvre à accomplir qui ne souffre nul délai.

— Une œuvre ?

— La sienne, dit gravement l’abbé en esquissant un geste éloquent.

— Monsieur, pour cette œuvre, je vous offre mon aide. Acceptez-la ! Ce sera le commencement de mon expiation… Quelle est-elle, cette œuvre !

— Lui seul eût pu vous le dire !

— Par pitié ! je le sais, je me suis trompé. Chaque fois que je l’ai trouvé sur ma route, je croyais rencontrer un ennemi… et je le trouvais partout où le Chevalier avait passé… Ici encore – je dois être franc – il me semblait voir en vous des adversaires. C’était folie, je m’en rends compte : trois hommes seuls, quel mauvais dessein peuvent-ils accomplir.

« Je vois à présent que vous songiez non à la perte, mais au salut du petit. Et cela me déchire de penser que le malentendu affreux, mortel, subsiste encore, et que je ne puis être à vos côtés pour le bien de mon Chevalier.

« Ah ! d’Artagnan me l’avait bien dit : “Vous verserez des larmes de sang !” Eh bien, voyez, monsieur, je pleure !… Oui, je pleure mon ennemi supposé et Dieu m’est témoin que je me jetterais avec joie dans ce gouffre, si de ce sacrifice pouvait renaître d’Artagnan cent fois plus digne que moi de vivre !

L’émotion faisait palpiter tous les témoins de cette héroïque confession.

Toujours silencieux, Aramis esquissa un geste de regret.

Brusquement, Patrick avança et, l’écartant, prit la parole :

— Dieu a dit : « Paix aux hommes de bonne volonté ! » Si vous êtes sincères et loyaux, voici le moment d’en faire la preuve.

« Vous demandez, messieurs, ce que nous faisons attachés à la trace du Chevalier. Eh ! bien, je veux vous l’apprendre : Nous allons tirer le fils de milord-duc de Buckingham, mon maître regretté, des mains de ceux qui furent les assassins de son père et les voleurs de sa fortune… Voilà tout !

Cette révélation amena un instant de stupeur.

— Le fils de Buckingham !

Et dans un mouvement d’enthousiasme, Cyrano s’écria :

— Allons-y donc, mordious ! Nous sommes des vôtres !

Les deux partis réunis se disposaient à s’éloigner de ce lieu témoin de tant de bravoure et d’une fin si cruelle, quand le Gascon qui semblait ne pas pouvoir quitter les abords du gouffre revint vers lui en déclarant :

— Eh bien ! non, ce n’est pas possible ! Il n’est pas dit, que M. d’Artagnan me tenant rigueur quand j’implore mon pardon, refusera de me répondre.

Alors, en présence des quatre témoins, se passa quelque chose d’inouï.

Se penchant brusquement vers la faille, de cette voix d’olifant que nous lui connaissons, Cyrano lança par trois fois cet appel à l’abîme :

— D’Artagnan !… D’Artagnan !… D’Artagnan !…

Les échos des gorges répondirent sur tous les tons, en enflant ce nom.

Aramis frémissant crut le Gascon devenu fou et voulut le faire relever. Mais l’oreille tendue, écoutant par tous ses sens, Cyrano demeurait.

— Si M. d’Artagnan ne répond pas, se disait-il, perdant réellement la tête, c’est qu’il ne veut point me pardonner. Dans ce cas, sandious, j’irai lui demander raison… et nous poursuivrons la partie… là où il est !

À ce moment, du fond du précipice, un gémissement léger monta, plus semblable à une plainte du vent qu’à l’appel d’une poitrine humaine.

D’un bond Cyrano fut debout.

— À moi !… Monsieur d’Artagnan est vivant, et je serai pardonné !

Il ne s’y trompait pas, lui… Il avait reconnu la plainte faible d’un être meurtri, et cette plainte émanait de celui dont, un instant, il avait pu se croire le meurtrier ; de celui qui l’avait vaincu, sinon par les armes, du moins par la générosité ; de celui qu’il lui fallait sauver par tous les moyens pour en faire un ami.

Au cri poussé par le bretteur qui, dépouillant son pourpoint, débouclait déjà son ceinturon, les autres confièrent à Patrick les rênes des chevaux et accoururent.

En hâte, sur un geste aussitôt compris qu’obéi, ils roulèrent leurs manteaux et les nouèrent bout à bout. Pour allonger ce cordage de fortune, tous les bridons et les ceinturons furent employés, puis, s’étant attaché par le milieu du corps à l’extrémité inférieure, le bretteur se laissa glisser dans le vide, soutenu par les efforts combinés du robuste Saint-Amant et de l’énergique aumônier.

— Laissez filer !

La descente s’effectua !… Au risque de se rompre les os, n’ayant plus de lien avec le monde que cette fragile remorque composée de bouts disparates – qui pouvaient se rompre ou se dénouer –, l’audacieux alpiniste commandait à mi-voix la manœuvre, s’accrochait des pieds aux aspérités rencontrées, saisissait des branches et des racines à demi rompues, s’agrippait des ongles aux étroites fissures et, descendant toujours, s’enfonçait dans la nuit noire qui venait de se refermer sur lui.

— Attention ! dit Linières. Le filin sera-t-il assez long ?

Une angoisse poigna les porteurs. Il ne restait plus qu’une brasse à dévider.

Juste à ce moment, cet ordre arriva de l’abîme :

— Halte !

Ah ! quel soulagement !

Suant et soufflant, ils s’immobilisèrent, tandis que, couché à plat ventre sur l’extrême rebord, Linières fouillait du regard le gouffre obscur, au fond duquel il lui semblait deviner un remuement incertain et larvaire.

— Halez !… doucement.

Les muscles se raidirent et le petit Linières étant venu joindre sa faiblesse aux deux forces tendues, la corde remonta.

L’espoir, maintenant, décuplait les énergies.

Sur le vide du nouveau suçoir, s’élevaient, en grappe, deux hommes, l’un défaillant de l’effort herculéen accompli, l’autre sanglant et prostré ; les deux adversaires. Les deux ennemis enlacés !

Comment le mousquetaire n’avait-il pas été tué sur le coup ?

L’explication en sera simple :

Dans sa chute irrésistible et simili-météorique, la tête du Cairngorn n’avait fait que frôler le dos de l’ami d’Aramis, sans le toucher ; mais empoignant en plein flanc le cheval dont la bride était passée au bras gauche du duelliste et broyant, du même coup une partie du sentier, elle avait précipité dans le vide la bête écrasée et l’homme sans blessure.

Hasard heureux !

Dans cette terrible secousse, la bride s’était rompue, libérant le vivant de sa funeste solidarité avec le cadavre.

À cet endroit, le flanc du mont descendait en plan incliné et, bien que la pente y fût très voisine de la verticale, quelques parcelles de terre avaient pu, au cours des siècles, s’y accrocher aux proéminences rocheuses dont elles gantaient les arêtes tranchantes. À leur tour, apportées par le vent, des graines étaient venues s’implanter dans cette terre, et, de loin en loin des pins nains, des épines, des lianes et des lichens y avaient trouvé un sol suffisant pour croître.

C’est sur des obstacles de ce genre que le corps du mousquetaire évanoui s’était accroché et arrêté, tandis qu’il déboulait les pentes à la suite du monolithe destructeur, laissant des lambeaux de ses vêtements et de sa chair à toutes les aspérités.

Cyrano l’avait retrouvé, le corps ployé en deux, pendant au-dessus de l’abîme, accroché par une jambe au nœud coulant d’une liane, et, par le milieu du corps, empalé sur un arbuste aux branches défeuillées, dressées en chevaux de frise…

Avec d’infinies précautions, on transporta le rescapé jusqu’à une hutte montagnarde peu distante. On y trouva, par bonheur, de braves gens hospitaliers et compatissants.

Le mari, vieux soldat, avait la pratique des blessures, car il avait servi d’aide chirurgien au temps des guerres.

Il accepta aimablement de soigner le malade que le sort lui envoyait et refusa avec une noble indignation l’argent qu’on lui offrait.

Une fois couché et pansé, le blessé revint à lui et retrouva instantanément son esprit. L’œil encore mi voilé, il aperçut, penché sur lui, le regard anxieux de son ennemi.

Alors, un sourire plissa sa lèvre pâlie.

— Je l’avais dit, murmura-t-il. Le plus touché, c’est vous, monsieur de Bergerac.

Cyrano se laissa tomber à deux genoux :

— Monsieur d’Artagnan, comment pourrais-je jamais racheter mon infamie…

Puis, ne trouvant rien de supérieur comme réparation :

— Nous nous battrons encore, sitôt que vous serez guéri ! ! ! Cadédis !

Le sourire du mousquetaire s’accentua ; dans ce juron familier il retrouvait toute sa Gascogne, la terre chérie de son ardente jeunesse.

— Non, prononça-t-il. Non, plus de bataille entre nous !

— Y songez-vous, monsieur de Bergerac, insinua le casuiste avec un grand sérieux ; vous ne le pouvez plus… Vous lui avez sauvé la vie.

— Vas-y, Savinien ! conseilla Saint-Amant en poussant le bretteur vers la bouche d’où le blessé considérait son adversaire avec attendrissement.

Et la terre ne trembla pas lorsque les deux paladins s’étreignirent longuement, réconciliés pour jamais.

Cyrano se redressa.

Il était comme transfiguré.

— Mordious ! jura-t-il. À présent, unis, nous sommes invincibles ! Que peuvent Mac Legor et sa séquelle… Que pourront le Cardinal et tous ses Laffémas ?… Que pourrait faire l’Europe entière… même le monde de bout en bout contre ces deux épées fraternisantes : d’Artagnan avec Cyrano ?

— Ma parole, s’effara le mousquetaire égayé, à mon tour d’être vaincu, ce Gascon est encore plus gascon que moi, sandis !

« Tout est bien ici, reprit-il plus posément. Ce n’est pas moi qui suis en danger à cette heure… mais Lui !… Allez au devoir !…

Son doigt était tendu, son œil avait lancé un éclair…

Il se recoucha et referma les yeux, résolu à ne plus rien entendre.

Et tous, obéissant à cette parole d’abnégation qui valait un ordre, quittèrent la hutte des Grampians en laissant leur blessé aux soins et à la garde du montagnard.

L’instant d’après, sous la conduite de Patrick, Saint-Amant, Linières, Aramis et Cyrano s’élançaient dans la direction du repaire de Kildar…

20

Nid de vipères

Harry Mac Legor avait juré au vieux laird que l’hôte serait sacré sous son toit. Or, ce presbytérien, capable de commettre tous les forfaits était homme à tenir son serment. Oh ! n’allez pas vous tromper sur son compte et vous figurer que, revenant sur sa décision première, il allait se réconcilier avec Tancrède à la façon des deux Gascons.

Tout d’abord, cette réconciliation romanesque était bien inutile, puisque le Chevalier ne soupçonnait pas la duplicité de son protecteur et croyait ne rien avoir à redouter de lui… au contraire ! Et puis, Mac Legor avait une morale très personnelle… Enfin, il était aussi casuiste à sa façon et à ses heures.

Pas un cheveu ne devait tomber de la tête de Tancrède, tant qu’il se trouverait entre les murs de Kildar. Voilà ce qui avait été arrêté, convenu, décidé ! Vivant et libre il y était entré, libre et vivant il en sortirait.

Après ?… Après, dame, Harry Mac Legor n’avait rien promis de plus !…

Le matin qui suivit cette nuit où nous avons pu voir Mystère prendre plaisir aux récits et aux chants des Highlanders, dans la salle du festin, vers la pointe de l’aube, le jeune homme fut éveillé par un bruit qui se faisait auprès de son lit, sur lequel, tout habillé, il dormait profondément.

Ce bruit avait été produit par un froufrou d’étoffes soyeuses. C’était la sirène blonde qui, croyant bien avoir acquis le droit d’en agir avec liberté, venait de pénétrer chez lui et le secouait en disant :

— Allons, joli paresseux, debout ! Mac Legor vous attend.

— Il m’attend, à cette heure ?… Quelque lettre à copier sans doute ?

— Non ; il a l’idée de vous faire visiter nos terres et Cursed-Castle (Château Maudit), ce vieux donjon qui barre le pied des contreforts du Cairngorn et que vous pouvez apercevoir d’ici.

Une promenade par le froid clair du matin ne pouvait qu’être agréable à l’ancien soldat de Gassion et devait dissiper les fumées de la nuit de fête. Aussi ne bouda-t-il en aucune façon et fut-il prêt en quelques minutes.

Daisy devant accompagner son frère et le secrétaire de ce dernier, tous trois mirent le pied à l’étrier et descendirent vers le village du creux.

Tout en suivant le chemin sinueux, Tancrède ne pouvait s’empêcher d’examiner avec surprise l’étrange topographie des lieux où il se savait appelé à demeurer quelque temps : le temps de faire du prosélytisme dans le clan.

Derrière lui, au sommet de la colline se dressait, imposant, dominateur, Kildar, le château de la folie et des rêves ; à ses pieds, le village. Plus loin, sous la montagne et enfoncé en pleine brousse sauvage, le fief féodal si énigmatiquement baptisé le « Château Maudit », silhouette encore formidable, dans sa décrépitude d’un donjon seigneurial qui avait dû connaître des jours de splendeur.

Au revers de Cursed Castle, la montagne, couverte d’une épaisse verdure commençait son ascension ; à mi-hauteur, on pouvait apercevoir une sorte de plateau dont toute la bordure était formée par un mur de maçonnerie de dimensions cyclopéennes, soutenu par places à l’aide de puissants madriers.

Derrière ce mur, une grande étendue plane, puis, d’un jet, le roc s’élançait vers les cimes.

— Quelle bizarre disposition naturelle, pensait Tancrède en donnant un coup d’œil d’ensemble. Avec sa ceinture de collines qui rejoignent, de droite et de gauche, Kildar et la montagne, ne croirait-on pas que ce village et cette tour sont deux petits cailloux placés face à face, au fond d’une cuvette ?

Mais Daisy tenait à faire l’instruction de son jeune compagnon.

— N’est-ce pas beau, tout cela ?

— C’est beau, répondit Tancrède, dont l’admiration était sincère. En France, nous avons des sites aussi grandioses ; je n’en ai rencontré aucun de pareillement sauvage !

« Cette cuvette fut produite aux âges du feu par quelque éruption, n’est-ce pas ?

— Ma foi ! fit-elle avec malice, c’est beaucoup me demander. Si vénérable que je puisse vous paraître, je n’étais pas encore de ce monde à l’époque de cette formation.

Le Chevalier rougit. On arrivait aux ruines et on s’engageait sur un pont-levis branlant, ce qui lui permit de cacher sa confusion.

— Cette ruine appartenait autrefois au duc de Buckingham ? m’a-t-on dit.

— On vous a dit vrai, affirma Mac Legor avec un inquiétant rictus.

De l’ancienne cour des gardes où ils laissèrent leurs chevaux, les visiteurs pénétrèrent dans l’intérieur, parcourant successivement des cloîtres couverts et des salles ogivales, lézardées, craquelées, où le pas des excursionnistes frappant sur les dalles éveillaient de sinistres échos.

C’était une solitude lugubre d’où s’envolaient, en poussant des cris effrayés, de grands oiseaux de nuit aux yeux brumeux.

— Vilaine compagnie ! Chevalier ; si nous montions prendre l’air ?

— C’est cela, Daisy. Allez lui montrer le point de vue qu’on a du haut de la plate-forme.

« Moi, j’ai affaire par ici.

Délivré de la sombre figure de Mac Legor, les deux jeunes gens gravirent, en jouant comme des écoliers, les marches écornées et souvent interrompues par des vides de l’escalier en vis.

Du haut de la tour, le paysage dominé leur apparut sous une forme nouvelle et, devant cette admirable nature, le chevalier retomba en extase :

— Que c’est beau ! En présence de ces splendeurs, comment n’aurait-on pas des pensées élevées, généreuses, nobles et bonnes ?…

« Tiens, je ne me serais jamais douté de cela… On croirait voir le reflet d’eaux métalliques derrière cette muraille… C’est donc un réservoir ?

— C’est une petite mer !… Un danger permanent : le Traveller loch…

— Ah bah ! cela signifie le « Lac Migrateur », si je comprends bien ?

« Quel original pays ! chaque chose y est désignée par des noms à double sens.

« Sans doute, cette désignation rappelle-t-elle une histoire à faire frémir ?

— Riez ! répondit Daisy en faisant asseoir Tancrède dans l’embrasure d’un créneau démantelé et en prenant place auprès de lui, vous ne croyez pas si bien dire.

— S’il y a une légende, rapportez-la-moi. Cela me rappellera mon enfance, les récits merveilleux du vieux reître qui m’éleva au milieu des camps.

— Écoutez donc, fit la comtesse, mon enfance à moi fut bercée par cette histoire.

« Aux temps gaéliques, à l’époque où l’on ne parlait encore que l’erse, Mac Allan, le plus puissant laird des Highlands avait bâti ici une ville forte, une ville superbe dont le dernier vestige existant est la tour sur laquelle nous nous trouvons…

« Cette ville était percée des deux ouvertures dont je viens de parler.

« Pour faciliter le commerce d’Ayr – ainsi nommait-on cette ville – et pour abréger le chemin aux caravanes qui allaient vers le sud ou en revenaient continuellement à travers les Grampians, Mac Allan avait imaginé de faire trouer le Cairngorn de part en part.

« Dix mille ouvriers furent employés pendant vingt années à effectuer ce travail.

« Le tunnel une fois pratiqué, la richesse d’Ayr s’en augmentait ; mais la ville se trouvait maintenant moins à l’abri des incursions venant du sud, facilitées qu’elles pouvaient être par la large galerie dont l’extrémité s’ouvrait sur les Lowlands ou Basses Terres.

« Or, la renommée faisait alors retentir sur le monde le nom de Jules César, on parlait de ses victoires rapides, de la chute d’Alésia, de la soumission des druides d’Armorique ; on disait même que les victorieuses légions romaines venaient de débarquer en Angleterre.

« Comme de juste, ces extraordinaires nouvelles faisaient frémir les highlanders du clan d’Allan, comme la beauté réputée du jeune conquérant procurait des rêves à leurs femmes et à leurs filles.

« Irva, fille de Mac Allan, n’était pas la moins curieuse de le connaître.

« Beauté sans tare, mais nature ardente, Irva, jamais encore n’avait aimé.

« Le prévoyant et sage Mac Allan voulut mettre son clan et sa ville d’Ayr à l’abri de l’incursion redoutée. Il passa un ordre de travail forcé, décrétant Ayr en danger et, tandis que les femmes obstruaient les passages entre les collines, achevant la fermeture du cirque au milieu duquel la ville devait rester enfoncée, toute la population mâle fut mise à la construction d’un gigantesque barrage de maçonnerie.

« Ce barrage, vous le voyez là au-dessus de nous.

« Une porte d’airain, triplement renforcée, s’entrebâillait en son milieu, livrant passage à la quantité d’eau nécessaire aux besoins d’Ayr.

« Mac Allan était seul à posséder la clé de cette porte, garantie et menace constante de la ville car, derrière elle, les eaux s’étant accumulées, formaient un loch immense et noyaient jusqu’à ses voûtes le passage souterrain, désormais fermé à l’invasion possible…

— Voilà une ingénieuse combinaison, s’écria Mystère, émerveillé. Les légions de Rome durent se trouver arrêtées et Ayr fut sauvée ?

— Les légions de Rome s’arrêtèrent, en effet, devant cette infranchissable barrière et l’histoire nous dit qu’elles ne purent pénétrer dans les Hautes Terres d’Écosse, mais le sort d’Ayr n’en devait pas moins être funeste.

« Qu’étaient les Grampians pour le vainqueur des Alpes ?

« Aussi, ne voulant pas engager son armée entière dans les chausse-trapes de la montagne, Jules César, tout seul, en fit l’ascension. Le hasard lui fit rencontrer la belle Irva.

« Tous les conquérants, vous le savez, furent de grands séducteurs, Irva s’énamoura du bel inconnu dont le costume étranger dissimulait mal une musculature pleine de promesses.

« Elle l’aima et se laissa circonvenir par lui.

« Sans y paraître, il avait étudié la topographie des lieux et s’était assuré que le seul obstacle entre Ayr et ses légions disparaîtrait s’il parvenait à assécher le lac et, par le fait même, à dégager le tunnel.

« Ce qu’il voulait, c’était la clé de la porte de bronze !

« La vertu d’Irva ne sut résister à ses séductions. Un soir, trahissant tous ceux de sa race, elle alla voler cette clé sous l’oreiller de son père endormi et s’en fut la porter à son amant dont elle ne pouvait soupçonner les projets.

« Mais les légions n’eurent pas à s’engager dans la galerie pour venir soumettre une ville qui n’existait plus.

« En effet, la porte de bronze ayant été ouverte, le lac tout entier s’était précipité avec fracas dans la cuvette, au fond de laquelle dormait tranquillement la ville d’Ayr… noyant et détruisant tout !…

« Voilà pourquoi cette tour, dernier témoin de l’existence d’une ville autrefois prospère se nomme le Château Maudit…

« Et voilà pourquoi le lac qui suspend encore sur vous sa menace et dont la porte arrachée a été remplacée par un barrage de madriers, est désigné par le nom transparent de Lac Migrateur…

Tancrède avait écouté très attentivement ce récit merveilleux.

— C’est une nouvelle version de la légende d’Ys ! remarqua-t-il quand il fut achevé. Votre Mac Allan ressemble à s’y méprendre, au bon roi Gradlon et sa fille Irva est tout le portrait de la belle Ahès…

Mme de Suttland allait s’expliquer quand la voix de Mac Legor retentit au bas de l’escalier, les appelant :

— Hé ! venez donc par ici ? je viens de découvrir les oubliettes !

Ils descendirent. En bas, à l’orée d’un couloir qui devait aboutir à la chambre de la question, Harry se penchait sur un trou d’ombre, d’où semblait monter un relent humide.

— Vois, dit-il à sa sœur.

D’un coup d’œil, les deux complices s’étaient compris. Avec de petites mines effarouchées, à son tour, la comtesse se pencha. Puis elle se recula brusquement en poussant un petit cri !…

Son éventail, volontairement abandonné, venait de choir dans le trou.

— Madame, proposa le galant Chevalier, je vais vous le chercher.

— Non ! Oh ! non. Ce serait une folie !

— Vous voulez railler ! Il y a des échelons de fer. D’ailleurs, ce n’est guère profond. Des cachots, des sortes d’in-pace… pas plus.

Déjà, il s’était engagé sur l’échelle et descendait, quand il eut l’idée de lever la tête pour regarder encore la comtesse qui venait de le remercier d’un sourire.

Alors, il vit, penchés au-dessus de lui, deux visages dont l’expression s’était si étrangement modifiée qu’il crut tout d’abord à une hallucination de son sens visuel.

Qu’était-ce donc…

Ce n’était plus le lord bienveillant, ce n’était plus la comtesse aimable, l’ange blond !

Que signifiait ce rire satanique, affreux, qui retentit soudain jusqu’au fond de l’in-pace ?… Eh ! mais, quelle était cette nouvelle fantasmagorie ?… Pourquoi… oui, pourquoi, à la place de l’entrée du trou, là où il y avait une lueur de jour l’instant d’auparavant, n’y avait-il plus qu’une ombre ?…

Saint Dieu ! le cachot souterrain, le cloaque aux relents humides, s’était refermé !

D’un élan affolé, le Chevalier remonta jusqu’à la sortie, croyant que la nuit s’était subitement faite au dehors. Son front vint heurter contre la dalle de fermeture et il dut se retenir des deux mains à un crampon de fer pour ne pas choir d’un coup de haut en bas, tant avait été rude ce choc.

Un peu remis, il frappa, il appela… Rien ne répondit !…

Il prêta l’oreille et crut entendre le bruit d’un double pas : la sonorité des bottes éperonnées frappant les pierres, et les effleurements légers de talons de femmes.

— Cela s’éteint, murmura-t-il, oppressé… Cela s’éloigne !… Seul… je suis seul… enfermé… enterré… inhumé vivant !… Ah ! les lâches !… Que leur ai-je donc fait ?

Tout tournait autour de lui… ses oreilles bourdonnèrent… son cœur se rétracta !

Alors, une horrible pensée lui vint. Tout ce qui, dans sa vie, lui avait paru un effet du hasard, coup du sort, son Étoile, ô ironie ! tout cela, dans sa situation présente, désespérée, lui parut avoir été amené, machiné par des mains scélérates.

Il eut l’intuition nette, vive, précise, physique qu’il devait rester là, que nul ne pourrait l’en tirer, et qu’il allait y mourir de faim, de soif et de rage pour des raisons qu’il ignorait encore, – qu’il ne saurait jamais à présent.

Dans ce désarroi de son âme, si bien trempée, pourtant, il se laissa glisser jusqu’au sol, tomba à genoux dans la boue fétide et ses lèvres murmurèrent :

— Claire !… Cyrano !…

Son amour, son seul amour !… Son amitié loyale !

À tous deux il dédia une pensée suprême, une pensée d’adieu et, pris à la gorge par les relents pestilentiels, des larmes dans les yeux, l’enfant perdit le sentiment.

 

À un détour de la route sur laquelle, depuis des heures, Cyrano, Patrick et leurs trois compagnons galopaient éperdument, le château de Kildar leur apparut soudain.

Dans leur émotion, ils poussèrent encore, dévorant le chemin. Tout en talonnant sa monture, Cyrano, résolu et calme expliquait son plan. Pour ne pas donner l’éveil avant d’avoir vu le Chevalier ou appris où il se trouvait, le mieux était de faire halte près d’un bogpine, en vue de la porte. Là, l’abbé, Saint-Amant et Linières resteraient à la garde des chevaux, prêts pour la fuite, s’il y avait lieu ; Patrick accompagnerait le Gascon jusqu’à la porte, pas plus loin, ce dernier devant entrer et communiquer avec l’Irlandais, resté au-dehors, en agent de liaison.

L’ordre s’exécuta sans encombre. Cyrano pénétra seul à Kildar.

Conduit à la séduisante comtesse, il sut parer, d’un air détaché, les premières et brûlantes attaques de la magicienne. Mais celle-ci n’était pas en état de se livrer à de nouveaux enchantements : sa récente excursion au Cursed-Castle agissait encore sur ses nerfs, et le retour tout à fait imprévu du bretteur l’inquiétait.

— Votre maître ne vous a-t-il pas chargé d’une mission ? demanda-t-elle. Ne deviez-vous pas, vos compagnons et vous, prendre la route…

— De l’enfer ! si fait, madame. Sur cette route nous nous sommes rencontrés avec la terrible cohorte des gens de lord Montaigu, avec M. d’Artagnan…

— Et qu’en est-il résulté ?

— Ceci, je viens chercher le Chevalier… Où est-il ?

— Eh ! le sais-je ? fit-elle, mise en défiance. Me l’a-t-on donné à garder, ce petit ?… Il a dû sortir ce matin, comme à l’ordinaire, avec Mac Legor.

— Dieu merci ! pensa l’intraitable batailleur, il vit encore… j’arrive à temps !

Puis, s’installant commodément dans un fauteuil, au grand scandale de Daisy :

— Je vais donc l’attendre ici, comtesse. On y est assez bien.

Mais à l’entrée inopinée de Harry Mac Legor qui ne savait pas le trouver là, il se redressa, la face mauvaise.

Un affreux pressentiment venait de le piquer au cœur.

— Qu’avez-vous fait du Chevalier ?… Me direz-vous où il est ?

Très surpris tout d’abord, Harry avait repris son assurance en reconnaissant l’un des siens.

— Moi, fit-il avec la plus parfaite liberté, comment le saurais-je, monsieur de Bergerac ?… Il est dans sa chambre, sans doute. Je ne l’ai pas vu aujourd’hui.

— Ah ! vous ne l’avez pas vu aujourd’hui ! tonna Cyrano en fixant tour à tour le frère et la sœur. Alors, l’un de vous en a menti !…

« Lequel est-ce ? Parlez !

Brutalement, avec un grand soupir soulagé, il venait d’arracher, de jeter bas tous masques et, mettant sa redoutable flamberge au clair, il tenait les deux félons sous l’hypnose bleu d’acier de son regard d’aigle.

Remarquant tout, il arrêta Harry qui marchait vers une fenêtre pour appeler.

— Mordious ! croyez-vous qu’on puisse se gausser de moi ?… Pas un geste, pas un cri d’appel… ou, croyez-en ma parole, je vous cloue à cette muraille, comme un bombyx !

— Et moi, me tuerez-vous aussi ? essaya de railler Mme de Suttland.

— Vous pareillement !… Je veux le Chevalier !… Tous deux vous savez où il est et vous allez de suite me le dire !…

« Pas de mensonges, surtout… car, songez-y bien, pour une seule goutte de son sang, je le jure, tout le vôtre coulerait.

Pourtant, Harry s’était peu à peu ressaisi ; s’il laissait parler et menacer son farouche antagoniste, c’était moins par désarroi que dans l’intention de gagner du temps.

En effet, il venait de donner des ordres précis à des hommes à sa dévotion et voulait ne pas laisser échapper ce forcené avant qu’ils n’aient eu le temps de les exécuter.

— Voilà donc le fruit de ma générosité, de mon hospitalité, prononça-t-il avec componction. On m’abreuve d’injures !… Monsieur de Bergerac, vous êtes un ingrat.

— Eh ! pas tant de salamalecs hypocrites !… Parlerez-vous enfin, vipères !… Qu’avez-vous fait de mon chevalier ?… Vous voulez le faire disparaître pour jamais, n’est-ce pas, parce qu’il est le fils de Buckingham !…

« Ah ! vous avez frémi, et vous vous exhortez l’un et l’autre à vous taire… Eh bien ! malgré vous, vous parlerez !

« À moi, Patrick !

À cet appel, la porte s’ouvrit en grand, livrant passage au vieil Irlandais.

Alors les deux meurtriers comprirent que toute comédie devenait désormais inutile et le tempérament de chacun d’eux se révéla soudain dans toute sa hideur.

Tandis que Mac Legor restait pétrifié, la comtesse se redressa, elle, telle une furie et, la haine débordant de son cœur, elle leur cria :

— Ah ! vous pensez aller le chercher, votre Chevalier ; il est irrémédiablement perdu, rien ne peut plus le sauver. Et, sachez-le, c’est moi, moi seule qui l’ai mis là où ses os pourriront !… Si j’ai voulu sa mort, c’est moins encore parce qu’il est l’enfant, le fils de Buckingham que parce qu’il m’a fait à moi la suprême injure !

Si l’infâme Mac Legor était resté pendant longtemps aussi tranquille, c’est qu’il avait ses raisons. Il avait donné des ordres à des hommes sûrs, avons-nous déjà dit.

Quels ordres ?…

Ceux-ci : aller jeter des torches enflammées à tous les coins de la forêt qui dominait le Cursed-Castle et l’encerclait de ses broussailles avancées, épineuses, inextricables.

Maintenant, au milieu de tourbillons de fumée et de flammèches poussées par le vent, sous l’ardeur de vingt foyers indépendants, la forêt commençait à flamber.

Aussi, lorsque Cyrano, hors de lui, voulut terrasser Daisy pour la forcer à parler : jugeant le moment venu, Mac Legor ouvrit la fenêtre.

— M. de Bergerac, dit-il ironiquement en désignant d’un geste la tour dont la noire silhouette se profilait sur le brasier en marche vers elle ; c’est là qu’est votre Chevalier !…

« Remerciez-moi, matamore, je vous donne à combattre un adversaire digne de vous… et même d’un phénix ; le feu !

Mais, dès les premiers mots, Cyrano et Patrick s’étaient élancés au-dehors, de sorte que cette infernale boutade fut perdue pour eux.

21

Le brasier

Au sortir de Kildar et pour ne point perdre une seconde, Cyrano et Patrick s’étaient élancés directement vers les ruines du vieux castel, tournant ainsi le dos à leurs amis restés dissimulés près du bogpine.

Tous deux emportés dans un élan impétueux, dans une course folle, ils allaient. Mais plus ils avançaient, et plus ils étaient aveuglés par les lueurs sinistres de l’incendie qui, lui aussi, venait au-devant d’eux, plus ils étaient assourdis par le bruit des crépitements, et plus ils se sentaient oppressés par les rafales de fumée noire.

Perdant le souffle, presque étouffé, le vieux Patrick, dont les yeux asséchés se meurtrissaient, dut s’arrêter et tourner le dos au brasier.

En avant ! En avant !

Était-il au monde une puissance capable de s’opposer à l’élan de Cyrano ?

Un instant cloué sur place par le passage d’un nuage âcre, épais, mortel, il se rua à nouveau vers la tour qu’enveloppaient déjà de longs serpents de flammes.

Cornebiou ! Puisqu’il lui fallait donner l’assaut à cette fournaise, il n’en aurait pas le démenti !… La fumée s’épaississant de plus en plus, la langue gonflée, la gorge sèche, il s’enveloppa la tête de son manteau…

En avant !

Ah ! mildious ! Quel Enfer ! Il allait, traversant les poussières de feu, un dôme de flammes au-dessus de sa tête, sentant que l’effroyable chaleur craquelait son épiderme qui rendait le sang fumant par des gerçures cuisantes.

Et chaque bond nouveau qu’il devait exécuter en zigzag, tantôt pour éviter une fondrière, tantôt pour échapper à l’emprise d’un arbre qui s’écroulait avec fracas, semant autour de lui des escarbilles incandescentes ; chacun de ses bonds, disons-nous, ne semblait pas rapprocher l’héroïque Gascon du but qu’il s’était proposé d’atteindre.

Toujours aussi distante de lui, la tour formidable, impassible et noire, dressait son squelette de pierre au beau milieu de l’infernale tourmente de l’élément destructeur.

Elle paraissait même défier avec une lourde indifférence.

Les ronflements augmentaient et le Gascon, dont les cheveux crépitaient, dont les vêtements en lambeaux fumaient, dont toute la chair se ridait, rôtissait, saignait, dut faire halte devant l’infranchissable rempart de feu.

Cela, cela seul pouvait l’arrêter !

Bien plus, comprenant que sa mort ne serait d’aucun secours et n’apporterait aucun soulagement à son petit, il dut rétrograder.

Malédiction ! Il était vaincu, bien vaincu, lui… lui… Cyrano…

Il avait enfin trouvé son maître, un maître invulnérable, impitoyable et sourd.

En arrière, il retrouva Patrick agenouillé, les mains jointes, priant silencieusement… Et lui, hurlant de douleur et de colère impuissante, il se prit à marcher comme une bête blessée, comme un fou, à travers les braises dont chacune de ses foulées faisait jaillir des étincelles…

 

Après un évanouissement assez court, le Chevalier avait repris ses sens. Tout d’abord, dans l’obscurité, il s’était demandé où il pouvait bien être. La mémoire n’avait pas tardé à lui revenir, l’oubliette !

Alors, son être entier soulevé par toute la puissance de l’instinct, dans une impérieuse révolte de sa jeunesse, désespérément, il sonda tous les coins de son étroite prison, décidé à entamer la lutte.

Une lueur bien mince, bien incertaine, lui sembla provenir d’un coin renfoncé. Il se glissa dans ce renfoncement, usant ses épaules aux parois salpêtrées et chassant une colonie de rats qui prirent la fuite par le fond du boyau, par la lueur. Le pauvre enfant y parvint enfin, à cette lueur, et un espoir lui vint.

La lueur provenait du fond du fossé de la tour féodale, sur lesquels aboutissait le boyau, vidange probable de l’in-pace.

Hélas ! loin d’être libre, cet exutoire était fermé par une herse de fer.

Un instant, le malheureux épuisa ses forces à vouloir arracher cette grille. Vaines tentatives. Les scellements avaient la rigidité du roc et la rouille de plusieurs siècles avait à peine aminci les énormes barreaux.

La fatalité de la situation lui apparut alors dans toute son horreur : il allait mourir de faim, lentement, là, dans ce lieu immonde… Devenir la proie des bêtes grouillantes et si voraces qu’à l’heure de l’épuisement, ô épouvante ! elles en arriveraient peut-être à le dévorer tout vif !

Et les heures passèrent, lourdes, scellant son destin. Qui donc pourrait le tirer de ce lieu ignoré de tous, connu seulement des assassins…

Tout espoir fuyait…

Non ! Oh ! non, il lui en restait encore un, bien fragile, mais l’espoir est tenace et, bien que cela puisse paraître un paradoxe, il en reste toujours une parcelle au sein du plus effrayant désespoir.

Tancrède pensait à Cyrano…

Il l’avait déjà sauvé…

Le pourrait-il encore ?

Il supputait le temps qu’il lui faudrait pour mourir de faim… tant de jours ! quelques heures de plus peut-être, en résistant ! Qui sait si d’ici là… oui, d’ici là, avec l’aide du Gascon un miracle pouvait se produire…

Eh ! mais quel est ce bruit : des craquements, une rumeur qui monte… Tout est présage pour un condamné !…

Celui-ci est-il bon ou mauvais ?…

Lui annonce-t-il la délivrance ou… une fin plus proche ?…

Mystère veut voir… veut savoir… Dressé, il s’interroge, inquiet.

— Ah ! la herse ! Par là, je verrai sans doute ?

Et, vautré dans la boue du cloaque, de nouveau il rampe vers la lueur, l’atteint, colle son visage aux barreaux de fer.

Qu’est-ce là ?… Un vol d’oiseaux effarés passe en criant, obscurcissant le ciel… Un brouillard épais flotte…

Quelle odeur !

On entend comme des ronflements, une basse sourde, sur laquelle se détachent parfois des craquements, des sifflements qui fusent… Le brouillard est rose… il se colore en rouge sombre de plus en plus.

Et toujours cette odeur âcre !

Des volutes épaisses, noirâtres, montent à présent, chassées par le vent, elles pénètrent par le soupirail en épais tourbillons…

L’odeur se précise.

Le Chevalier se rejeta en arrière en poussant un cri terrible.

— Cela sent la résine brûlée !

Ah ! les infâmes !

Il a compris… Au-dessus de lui, la forêt flambe… Tout aux alentours, la brousse est en feu… Désormais, entre lui et le monde vivant, un cercle infranchissable se dresse !

Car cet immense bûcher a été allumé pour lui… il le croit !

Non, ce n’est pas de faim qu’il va mourir ; mais, sous les ruines embrasées du vieux donjon de Buckingham, transformé en une horrible rôtissoire à chrétien… dans laquelle il succombera au supplice le plus effroyable.

Dans la révolte de sa chair, le corps collé à la paroi, il lance cet appel désespéré :

— Au secours ! au secours !

Rien ne répond !

La fumée pénètre à flots, elle l’étreint à la gorge, étouffe ses cris…

Alors, brisé par tant d’horreur, las de lutter contre son implacable destin, le Chevalier sent son esprit s’obscurcir, sa volonté sombrer.

Il se laisse couler dans sa tombe en murmurant :

— Claire !

 

Patrick pleurait son petit lord – son enfant – perdu pour jamais cette fois. Auprès du vieillard désespéré, Bergerac, bête traquée, allait et venait plein de rage.

Pendant cela, attisé par le vent, l’incendie, implacable force destructive contre laquelle aucune puissance humaine ne paraissait pouvoir entrer en lutte, continuait à descendre vers le Château Maudit.

— Rien… rien à faire contre le feu !… Ah ! Capédédious ! ce n’est pas juste.

Soudain, au travers des larmes dont ils étaient noyés, les yeux du vieil Irlandais rayonnèrent, et il se redressa en criant.

— Dieu est juste ! Il vient de me parler… contre le feu, il y a un adversaire qui peut lutter… À nous de le jeter sur lui !… Venez !

Dominé par cette assurance qui pouvait lui venir d’une inspiration divine, le bretteur se laissa entraîner par le vieil Irlandais.

Marchant par des sentiers abrupts, peu praticables à des gens que n’eût pas soutenu la fièvre, ils gravirent la montagne en opérant un long circuit pour contourner l’incendie.

De temps en temps, par des échappées, se déroulait sous leurs yeux un spectacle grandiose, fantastique, terrifiant.

Ils virent ainsi Cursed Castle dresser son donjon dans des tourbillons de fumée.

Planté au milieu des flammes qui léchaient furieusement ses hautes assises, le fief féodal, semblable à quelque gigantesque supplicié, défiait orgueilleusement son bourreau.

Montant toujours, ils arrivèrent enfin à une plate-forme où passait un courant d’air frais arrivant des hauteurs, et le Gascon stupéfait, vit sur sa droite se rider la surface d’une immense nappe d’eau que son compagnon lui nomma, tout en s’engageant à fond de train sur la digue d’une épaisseur et d’une hauteur égales à celles des remparts de Babylone !

— Traveller-loch !

Cette appellation bizarre ne frappa point tout d’abord l’ex-cadet de la compagnie Carbon de Casteljaloux.

En effet, la chaussée que formait le sommet de cette muraille était en assez piteux état pour nécessiter toute son attention.

Sous les pieds des deux coureurs, à pic, la forêt ondoyait au gré de la brise, telle une mer de résine en ignition et, dans la plaine, au loin, s’étalait le paisible village, paraissant désert, car, à cette heure, toute la population masculine et féminine devait être aux cultures.

22

Les fantômes

— Halte ! prononça Patrick en retenant le bretteur qui, tout occupé de l’incendie, n’avait pas remarqué que la digue s’interrompait, pour reprendre à deux cents pieds de là, et dont la solution de continuité se trouvait remplacée par un barrage fait de pierres énormes retenues par un enchevêtrement de madriers.

Peut-être cette sorte d’écluse condamnée était-elle celle que clôturait autrefois la porte de bronze, ouverte par Jules César avec la clé volée au laird Mac Allan par sa trop sensible fille, la belle Irva ?

À la vue de ce barrage, Cyrano comprit tout de suite par quelle intervention, dans son amour invincible, Patrick avait formé le projet de s’ouvrir un chemin jusqu’au donjon où devait l’appeler son petit lord.

On ne passe pas à travers le feu… mais à travers l’eau on peut passer !

À l’ouvrage ! Tous deux se jettent sur le barrage, cherchant à ébranler la maîtresse poutre sur laquelle, comme sur la quille d’un navire, repose tout l’ouvrage. Que cette poutre cède seulement, que quelques solives se détachent, et ce sera suffisant. L’eau comprimée, trouvant un petit passage, forcera les madriers, enlèvera les liaisons, bousculera les caissons et emportera l’obstacle.

Armé d’une tige de fer dont il se servait tout à la fois comme d’une masse et comme d’une pince, Cyrano précipitait ses coups : l’édifice commençait à faiblir.

Un bruit lointain arrêta le travailleur, lui fit tendre l’oreille.

— Cornebiou ! dit-il, n’est-ce point le tocsin ?

C’était, en effet, la sonnerie d’alarme qui, venue du clocher du village du creux, s’épandait dans l’air… D’autres rumeurs montaient.

Les mains en abat-jour, Cyrano vit à ses pieds un grouillement de vie. Alors, considérant la ceinture de collines qui formeraient un rempart meurtrier pour les gens du bas, au cas où les eaux viendraient à descendre, il recula épouvanté.

Ces eaux prisonnières qu’il allait déchaîner, après avoir, en rugissant, envahi la plaine, devaient tracer, il est vrai, une route libre vers le Château Maudit, mais à quel prix ?

En inondant, en submergeant le village… qui repose au revers de la tour.

Elles seraient bien le salut pour un homme ! mais elles porteraient la ruine, la dévastation… la mort pour cent autres êtres… des hommes aussi !

— Allons ! allons ! dit Patrick que n’embarrassaient pas des réflexions de ce genre.

— Non, je ne peux pas ! ce serait odieux… ce serait monstrueux !

— Odieux ? répéta l’Irlandais franchement surpris. Monstrueux ? de sauver le petit ?…

« Le Chevalier d’abord, monsieur de Bergerac… qu’importe le reste !

— Non ! Une seule main pourrait – sans crime peut-être devant Dieu – commettre cet acte terrible…

— Une main… laquelle ?

— La main d’une mère sauvant son enfant !

— La mère ! hélas ! où est-elle, que fait-elle ? À l’heure atroce où, loin d’elle, et sans l’avoir connue, l’enfant de son amour, le fils de ses entrailles, agonise !

« Eh bien ! puisque la main d’une mère manque ici… celle d’un père fera la besogne !… Oui, d’un père ! car il est à moi, cet orphelin… mon petit lord… mon bien-aimé… L’enfant de mon cœur, sinon de mon sang !

« Oui, s’il faut ici, à défaut de l’égoïsme d’une mère, celui d’un père… me voici…

« Présent !

« Et périsse le monde entier, pourvu qu’il vive, lui, qu’il vive ! Dieu jugera !

Et avec une rage sauvage, animé d’une énergie dont il ne se fût pas cru capable, le vieillard se mit à ébranler les poutres.

N’osant s’interposer, Cyrano détourna les yeux avec horreur.

Du fond de la cuvette, la rumeur montait toujours. Patrick accomplissait sa besogne sans faiblir… besogne de salut et de mort… Il n’entendait rien… ne voulant rien entendre…

Mais, du sein des rumeurs confuses, un cri s’éleva soudain, cri perçant – cri reconnaissable entre mille ! – l’appel d’un enfant affolé.

Alors une sueur glacée baigna le front du vieil Irlandais qui, abandonnant le barrage au moment où celui-ci allait enfin céder, se laissa tomber sur les caissons en murmurant avec douleur :

— Mon petit lord, pardonnez-moi. Dieu ne le veut pas.

Le vieillard se prit à sangloter pitoyablement, indifférent à l’incendie.

Celui-ci continuait à encercler le donjon avec une fureur redoublante, consumant à tour de rôle les grands sapins qui s’écroulaient un à un, avec un fracas sinistre dans le brasier.

… Les minutes coulaient avec des lenteurs de siècles.

Toujours debout auprès de la pauvre loque humaine qu’accablait un chagrin trop écrasant, Cyrano ne cherchait pas à lui apporter d’inutiles paroles de consolation.

Habitué aux douleurs humaines, il savait ne point pouvoir mieux faire que le temps dont la marche, dispensatrice d’oubli, sait verser lentement mais sûrement l’élixir consolateur.

D’ailleurs, comment eût-il pu chercher à consoler autrui, lui qui se rongeait les poings et suait jusqu’à l’agonie de ne pouvoir barrer le chemin à la mort en marche !

— Cornebiou ! qui nous vient là ?

Cyrano a cru entendre des pas sur la digue… Est-ce Aramis, Saint-Amant, Linières ?… Impossible ! Ces braves ne soupçonnent même pas où peuvent être leurs compagnons…

Leurs ennemis, peut-être ?…

Ah ! qu’importe, à présent !

Il regarde et s’étonne… Est-il bien éveillé ?… Ceux qui arrivent là, en partie cachés dans la ouate que forme un mélange de brouillard et de fumée, sont-ce bien des êtres humains ?

Les deux premiers en ont à peine l’apparence, quant au troisième, c’est un animal, de race indécise : trois ombres, trois fantômes !

Vraiment, après les affres inimaginables qu’il a subies en cette éternité – une demi-heure à peine s’est écoulée depuis sa sortie de Kildar ! – le passage de ces trois spectres a de quoi effarer l’ex-adversaire de d’Artagnan, car il n’a jamais vu et ne peut point reconnaître, en cette théorie de revenants Angus Mac Diarmid, son sénile chapelain et son colley hors d’âge.

Mais Patrick vient de relever la tête. Il n’hésite pas, lui !

— Mac Diarmid ! rugit-il en un farouche cri de haine. Le Judas ! le traître !… Ah ! monsieur de Bergerac, le ciel nous en livre un !… Il va payer pour tous.

Le regard fixe, d’un pas automatique, sans rien voir, sans rien entendre, enveloppé d’une douillette qui paraît flotter sur ses os, le vieux laird s’approche entre ses compagnons abrutis ; son chapelain, toujours armé de son poignard à rongeurs, « Attrape, George », son chien dont le squelette cliquette en marchant avec un bruit de castagnettes.

Éberlué, Cyrano, de sa main puissante arrête l’élan de Patrick :

— Un vieillard, dit-il. Déjà presque un mort…

— L’assassin !

— Ses remords le mènent !… Laissons-le aller vers son sort !

Et déjà les fantômes sont passés… les frôlant sans les deviner.

Angus a fait halte sur la clé du barrage, à quelques pas d’eux. Que va-t-il faire ?… Sous ses pieds, les madriers oscillent… il n’en a cure !… Ses yeux hagards se portent tour à tour sur l’incendie et sur les fissures par lesquelles l’eau commence à s’échapper… Il élève vers le ciel ses bras décharnés et ses lèvres rongées s’agitent, semblent murmurer une prière, comme s’il s’offrait en holocauste, tandis que le ministre entonne un lamentable miserere et que le chien quinteux, entre deux éternuements, hurle à la mort !

Soudain, un coup de tonnerre, un fracas horrible ! Sous les pieds de Cyrano et de Patrick la digue ancestrale tremble.

De sa prison séculaire, l’eau vient de s’élancer victorieuse et bouillonnante.

Elle passe en rugissant par l’issue que fermait autrefois la porte de bronze.

À la voix du vieux laird le miracle s’est accompli.

Le lac migrateur a rompu ses entraves et, recommençant sa ruée légendaire, il se précipite avec furie sur la vallée, emportant tout sur son passage ; poutres, madriers, quartiers de rochers, caissons et… fantômes.

En bas, l’eau monte, luttant pied à pied contre le feu ; elle balaie les flancs embrasés de la montagne, elle baigne les assises de Cursed-Castle.

Des tourbillons d’épaisse fumée, chassée vers le ciel, parmi des nuages de blanche vapeur, témoignent de cette lutte gigantesque des deux éléments.

Alors, retrouvant ses esprits confondus, désespéré, Cyrano cria :

— Une barque ! Une barque !

— Je sais où en trouver une, dit Patrick en l’entraînant. Venez !

 

Sur les eaux tourmentées que dominaient, par place, les cimes des hauts sapins épargnés, et où flottaient des îles étranges, faites de troncs arrachés et fumant encore, une barque emportait deux hommes vers le donjon.

Arrivés au but, ils s’élancèrent, de l’eau jusqu’à la ceinture, gravirent le glacis, franchirent le pont-levis, parcoururent les salles obscures en appelant de toutes leurs forces.

Rien ne répondit…, sinon l’écho des voûtes.

Vingt fois déjà les deux sauveteurs avaient foulé la dalle qui les séparait de l’enfant qu’ils venaient chercher là.

Mais qui pouvait les avertir de sa présence. En effet, en partie asphyxié, sachant sa fin prochaine et ne pouvant lutter contre elle, le Chevalier s’était endormi d’un sommeil de plomb.

Séparé du monde des vivants, il lui avait dit adieu pour toujours.

Las de sonder les voûtes silencieuses, excédé aussi d’entendre les cris désespérés de Cyrano, le vieil Irlandais sortit alors du château et descendit dans les fossés, cherchant toujours un indice.

Un trou obscur, percé dans la muraille, à fleur d’eau – il en avait jusqu’à la cheville – fixa son attention. Il se pencha et remarqua que par une baie, sorte de soupirail gardé par des barreaux de fer, montait un relent de moisissure putride.

— Monsieur de Bergerac, appela-t-il, venez à mon aide… les oubliettes.

Cyrano accourut et, saisissant les barreaux à pleines mains, leur imprima une formidable secousse, puis deux, puis trois.

— Ah ! soupira-t-il en continuant à s’acharner en vain sur cette clôture inébranlable : si Saint-Amant était là !

En pareille circonstance, d’Artagnan, lui, eût invoqué Porthos !

Par bonheur, s’il était moins fort, Patrick avait plus de patience.

Armé de son poignard, il fouillait avec ardeur les jointures du scellement et la grille put être enfin arrachée par Cyrano qui se glissa dans le trou en disant :

— La maigreur a du bon ! Ici Saint-Amant se fût trouvé capot !

Tout d’abord, il pataugea dans le cloaque sans rien voir.

Du dehors, l’Irlandais l’interrogeait, tremblant.

— Est-il là ?… Est-il vivant ?… Parlez-moi, Monsieur de Bergerac !

Cyrano ne répondait pas et, interminables, les minutes coulaient.

Enfin, par l’ouverture un corps se montra passant lentement… les pieds en avant !… Et, peu à peu, Patrick vit paraître les reins, puis le torse, puis la tête – une tête jeune, pâle et belle – dans laquelle ce bon et fidèle serviteur reconnut trait pour trait, le visage de lord Buckingham, son maître !

Alors, avec des forces insoupçonnées, le vieillard s’empara de ce corps inanimé et l’emporta dans une course folle, tout en bégayant :

— Mon lord !… mon petit lord… mon enfant !

— Allons, bon ! grogna presque joyeusement le Gascon qui se glissait à son tour par l’ouverture… Voyez ce qu’on gagne à bien faire ?… Je crois que le coquinasse m’a oublié !

Il remonta le talus, courant à la poursuite de Patrick et l’atteignait au moment où celui-ci, pénétrant dans l’eau, déposait son cher fardeau sur le plancher de la barque.

Bientôt, ils furent en pleine agitation, ramant vers la colline supportant Kildar. De loin, sur la rive du nouveau lac formé par l’inondation, les attendaient Aramis, Saint-Amant et Linières, très surpris de les voir arriver par un chemin pareil.

Tout en avançant, les sauveteurs durent faire un crochet pour éviter une sorte de convoi flottant : un animal d’abord, oui, un chien mort ; puis un homme d’âge, le chapelain du château, mort également, enfin un second vieillard, mort aussi.

Ce dernier dont le visage encadré de cheveux blancs était éclairé par la pâle clarté lunaire – car la nuit était venue – paraissait reposé, calme et serein.

— Les trois fantômes !…

Patrick se leva et se signa dévotement.

— Le laird Angus Mac Diarmid et sa compagnie ! dit-il. Pour expier sa faute, il a sacrifié sa vie et s’est perdu.

— Non, rétorqua Cyrano, saluant à son tour le convoi. Il s’est racheté !

23

L’amour est maître

Nous avons laissé d’Artagnan dans la cabane d’un chasseur de la montagne, non loin du Défilé de la mort qui avait bien failli devenir son tombeau et d’où il n’avait été arraché que par la présence d’esprit de Cyrano de Bergerac.

L’éloignement de ses amis, partis au secours du Chevalier, ne devait pas l’impressionner beaucoup. En effet, sitôt ceux-ci en route, le corps rompu, l’esprit fatigué, le mousquetaire s’était paisiblement endormi veillé par l’ex-aide chirurgien qui lui avait fait absorber une tisane antifièvreuse.

Il s’éveilla le lendemain, déjà plus à son aise. N’ayant rien de cassé, mais seulement emprisonné par une forte courbature générale due à son extraordinaire chute dans le précipice, il se laissa docilement soigner durant deux jours.

Par exemple, au matin du troisième, toutes ses forces reconquises, il se leva et voulut aller prendre l’air devant la cabane, malgré les observations de son hôte obligeant.

Ce matin-là, donc, un peu énervé de ne rien savoir des événements, il se tenait aux aguets sur la petite esplanade qui dominait le sentier, lorsque le montagnard vint l’avertir que, par une route détournée, un cavalier était arrivé et demandait à être admis en sa présence.

— Enfin, maître Bazin ! s’écria notre Béarnais lorsque cet homme fut auprès de lui. Ah ! comme je vous attendais ! Mais, cadédis, seriez-vous venu tout seul ?

Le valet d’Aramis, son sacristain actuel – il avait reçu les ordres mineurs ! – était parti de Londres, on se le rappelle, chargé par Mme de Chevreuse et par son maître, ceci en présence du mousquetaire, d’une mission confidentielle pour Paris.

C’est de cette mission que le gros factotum venait rendre compte.

Sans aucun doute, il devait s’en être acquitté à la complète satisfaction du convalescent, car, après s’être intéressé à tous les détails de son récit, celui-ci lui serrait chaleureusement les mains, quand une troupe de cavaliers, débouchant brusquement du sentier, fit irruption sur l’esplanade.

En tête marchait un homme dans la force de l’âge et d’une belle distinction aristocratique. Ce grand seigneur mit pied à terre et, les bras ouverts, il vint directement au rescapé du gouffre qui se laissa embrasser et murmura :

— Moi, je n’ai jamais douté de vous, milord Montaigu.

— Me connaissez-vous donc si bien ? sourit le lord.

— Oui, très bien !

— Et depuis quand ?

— Depuis dix-sept ans… Souvenez-vous, milord, les jardins d’Amiens… j’y étais !

À ce souvenir lointain, Montaigu eut un frémissement vite réprimé.

— C’est juste, monsieur le comte. Moi aussi, je n’aurais jamais dû douter de vous.

Et s’asseyant sur le banc rustique aux côtés de d’Artagnan, très familièrement, aimable, il le mit au courant de tout ce qui s’était passé, non seulement depuis sa séparation forcée d’avec ses amis, mais encore des faits antérieurs qui, pour son auditeur, pouvaient encore être obscurs.

C’est ainsi que notre mousquetaire, changé en ermite des Grampians apprit comment, toutes les machinations de Vauselle ayant été percées à jour, et le drôle s’étant soustrait à temps au juste châtiment, lord Montaigu s’était élancé, sans plus attendre, au secours de son protégé, le petit Chevalier enfin reconnu innocent des vilenies dont, à tort, il avait pu le croire coupable.

D’Artagnan avait écouté ce récit sans faire montre d’aucune surprise. Il n’était pas de ceux qu’un tel renversement de fortune pût étonner. Cependant, une chose le tracassait.

Qui donc, alors que ni Aramis ni lui, fidèles jusqu’au bout à leurs serments, n’avaient dit un mot de leurs secrets respectifs ; qui donc avait pu dénouer avec une pareille facilité cet imbroglio vieux de plus de trois lustres ?

— Qui me dira comment tout cela a pu se faire ? murmura-t-il entre haut et bas, sans savoir qu’il parlait.

— Qui ?… moi !… Comment ?… moi pareillement ! répondit une voix joyeuse.

Et la troupe des cavaliers s’étant ouverte, deux personnes, jusque-là cachées par la croupe des chevaux, apparurent et s’avancèrent : c’était Claire de Cernay, toujours divinement belle sous son gracieux habit d’amazone ; Claire, le mignard artisan de cette transfiguration ; Claire, que conduisait gravement le solennel Bazin.

D’un bond, l’aimable jeune fille fut dans les bras de d’Artagnan.

— Ami, dit-elle, en lui offrant son front à baiser, ami, vous ne sauriez croire combien j’étais tranquille, vous sachant partout où devait être Tancrède… Je vous dois de tout spéciaux remerciements pour le mot que Mme la duchesse, M. l’abbé et vous m’avez fait tenir par M. Bazin :

« Le Chevalier a besoin de vous, venez. »

Elle expliqua alors comment ayant deviné un pressant danger, elle s’était précipitée toute en larmes dans l’appartement de la Reine qui, elle-même mise en alarme par ce mot mystérieux, avait donné l’ordre à sa petite favorite d’obéir sur l’heure à cette suggestion et, toutes affaires cessantes, de gagner Londres.

— Ah ! ce n’avait pas été long !

Vite équipée et plus vite en selle, sous la protection du paterne Bazin, elle avait pu voyager en poste spéciale, brûlant les relais.

Aussitôt à Londres, elle s’était mise en quête, discernant le vrai dans ce qu’on lui disait à mots couverts, devinant le reste. Et lord Montaigu et la duchesse de Chevreuse avaient dû baisser pavillon devant cette petite effrontée qui les avait mortifiés en leur faisant entendre qu’ils étaient les complices involontaires d’une machination odieuse ourdie contre le Chevalier.

Comme bouquet elle leur avait révélé tout ce qu’elle savait de l’abandonné.

Et, dame, par une larme bien placée, elle avait eu bataille gagnée !

À l’entendre, d’Artagnan se sentait tout ému.

— Cette enfant est un cœur ! pensait-il. Ah ! vieux soldat, que n’as-tu trouvé sur ta route pareil sujet pour lui donner ton nom… dans le temps !

— Chère fille, dit lord Montaigu en saisissant Claire pour la presser paternellement sur sa poitrine. Quelle audacieuse cavalière tu ferais !

À cette époque, en Angleterre, le mot « cavalier » avait une signification toute particulière. On nommait « Cavaliers » les loyaux partisans de Charles Ier, comme on désignait sous le nom de « Puritains » ou « Têtes Rondes » tous les factieux ennemis du trône.

Lord Montaigu reprit la parole. À son avis, il n’y avait point de temps à perdre. Il s’agissait de courir au secours du jeune homme dont on n’avait plus aucune nouvelle. Il disposait, lui, d’une superbe troupe de ces Cavaliers du Roi qui tinrent si longtemps les Puritains en échec. Avec eux, il ne craignait rien, même s’il fallait aller donner l’assaut au repaire dans lequel s’était réfugié le bandit, chef avoué de la conspiration.

— Allons-y donc ! dit-il. À cheval, messieurs !

Mais il achevait à peine de donner cet ordre qu’au revers de la cabane, le bruit d’une fusillade retentit :

— Jarni ! s’écria d’Artagnan en se dressant. L’odeur de la poudre vient de me guérir. Cela tape du côté du Défilé de la mort ! – de ma mort ! se coupa-t-il en souriant – m’est avis que l’ennemi est prévenant.

« Mes amis, il nous épargne la moitié du chemin.

On s’était tourné vers les arrivants. C’était en effet une troupe d’Écossais. Ils accouraient, mais, loin de venir sur les gens de Montaigu dont ils ne pouvaient soupçonner la présence, ils chargeaient sur cinq ou six cavaliers qui venaient d’opérer un tête-à-queue pour leur tenir tête.

— M. d’Herblay ! lance lord Montaigu en reconnaissant Aramis.

— Patrick !… M. de Bergerac et les siens ! clame d’Artagnan.

Tous ont la même pensée.

— Le Chevalier !… Le Chevalier est-il avec eux ?

Tous les regards anxieux cherchent vainement à authentifier une nouvelle silhouette dans la mêlée qui commence… où tout s’enchevêtre.

— Au trot, messieurs ! commande le noble lord prenant la tête de ses cavaliers.

La troupe s’élance, ayant au milieu d’elle Claire et Bazin, remontés en selle au premier signal. Le chef a son plan : charger de flanc et de dos les farouches sectaires du presbytérianisme qui, pris de trois côtés à la fois, se débanderont.

Seul, d’Artagnan a dû renoncer à suivre. Saisi au dernier moment par le retour de sa faiblesse, il est retombé sur le banc. Mais l’emplacement vaut un véritable observatoire.

D’Artagnan va donc pouvoir assister aux péripéties du combat.

Les nerfs tendus, sa force de visibilité accrue par la volonté, il regarde, il veut savoir… Mordi ! Deviendrait-il aveugle ? N’a-t-il plus ses yeux, ses bons yeux de chasseur ?… Une sorte de brouillard les embouteille. Cette mêlée lui paraît bizarre, incompréhensible…

Que se passe-t-il donc derrière ces tourbillons de poussière striés d’éclats d’armes.

Ah ! l’observateur a compris. D’abord surpris, les Écossais se sont reformés pour résister. Mais la dernière attaque arrivant par un côté qu’ils croyaient assuré, le sauve-qui-peut vient d’être crié. La déroute commence en bousculade, les retardataires glissent au gouffre.

Et d’Artagnan voit revenir les cavaliers victorieux, avec en tête deux silhouettes dont il est difficile de préciser le sexe car leurs formes sont sveltes pareillement, de longues boucles flottantes encadrent leurs deux visages à l’air enfantin.

L’une, il la reconnaît : c’est Claire !… L’autre ?… Ah ! c’est Tancrède !

Mais qu’apprête donc lord Montaigu ? Au moment de descendre de cheval, il fait ranger sur deux files, face à face, ses cavaliers encore chauds de leur victoire.

Sur un geste, ces hommes tirent leurs épées et les croisent, formant ainsi une toiture brillante, sous laquelle, sans s’en apercevoir tant ils sont occupés à se parler, Tancrède et Claire passent côte à côte, salués par les hurrahs ! des soldats du roi et de leurs amis.

— La voûte d’acier ! murmura d’Artagnan attendri. Bon pronostic !

Il connaissait les us et coutumes des guerriers anglais.

Dans la réalité, ils ne font l’honneur de la voûte d’acier qu’aux généraux victorieux et aux fiancés héroïques !

Nous ne nous attarderons pas à décrire la joie de d’Artagnan, remis en présence d’Aramis, de Cyrano et de Patrick. On peut juger de quelle stupeur et de quel enthousiasme il fut animé en apprenant de leur bouche la visite à Kildar, l’incendie, la rupture providentielle de la digue, enfin toutes les péripéties incroyables du sauvetage du Chevalier.

Dès leur réunion avec ceux qui étaient demeurés près du bogpine, à la garde des montures et s’étaient avancés sur le bord du lac nouvellement formé, Cyrano et Patrick portant Tancrède toujours évanoui, avaient été attaqués par le clan d’Angus que commandaient Mac Legor et la comtesse de Suttland.

Acculés à l’eau bourbeuse, et en trop petit nombre pour espérer pouvoir lutter contre les Highlanders, nos amis commençaient à juger leur situation mauvaise quand, résolument, empoignant le Chevalier, d’une seule main, Saint-Amant l’avait couché sur le garrot de son cheval et était parti au galop.

À sa suite, tous les autres avaient pris chasse, poursuivis de près par les Puritains et canardés par eux tout le long de la route, sans grand mal d’ailleurs.

Enfin, grâce à l’intervention des Cavaliers, ils étaient définitivement hors de cause.

C’est en chevauchant aux côtés de Cyrano et, par lui soutenu sur sa selle, que d’Artagnan eut connaissance de ce qui précède. En effet, aussi prudent que hardi, et se méfiant d’un retour possible de l’ennemi, lord Montaigu avait ordonné la retraite. Sagement, il s’était décidé à sortir des défilés avant la nuit.

Vers le soir, la compagnie, parvenue dans les Lowlands, y dressait ses tentes. On assura la protection du camp, comme on le faisait alors, en allumant quelques feux pour les petits postes avancés et en plaçant des sentinelles.

Ce soir-là, sous la tente du commandant des Cavaliers, le noble lord, d’Artagnan, Aramis et Patrick tinrent conseil. Non pas conseil de guerre, c’était une assemblée de famille – d’amis plutôt – puisqu’on devait y traiter des intérêts du Chevalier.

Le vieil Irlandais ayant gardé par devers lui un grand nombre de papiers, on se mit à en faire la révision, à les collationner avec soin.

Il y avait là l’acte authentique de reconnaissance paternelle qui faisait du jeune homme, baptisé George-Tancrède, un vicomte de Villiers.

Des actes de donation, avec fidei-commis au laird Angus Mac Diarmid.

— Les biens spécifiés dans ces actes, dit l’abbé après en avoir pris connaissance, sont, par bonheur, tous situés en Angleterre.

« De la sorte, le petit lord, légitimé et propriétaire de droit, en obtiendra la restitution en s’adressant au Roi.

— Très facilement, assura Montaigu, et voici pourquoi : par son mariage avec Claire de Cernay, le nouveau vicomte appartiendra à ma maison !

Patrick ne s’était pas joint à cette discussion : depuis un instant, il paraissait agité, fébrile et bousculait avec agitation les papiers restés devant lui.

— Par saint Dunstan ! s’écria-t-il, une pièce a été soustraite !

— Mordi ! fit d’Artagnan en considérant le vieil Irlandais que tous trouvèrent bien singulier. Cette pièce est-elle indispensable ?

— Indispensable, non, pas absolument, mais son absence me gêne beaucoup, car elle formait le lien entre ces divers actes… Comment n’est-elle plus parmi ces actes ?

« Qui donc a pu prendre le testament de milord-duc, mon cher maître ?…

De sa bonne voix gasconne, le mousquetaire l’arrêta :

— Le testament ?… Il s’agit du testament ? Eh ! sandis ! il fallait le dire plus tôt.

Et, tirant de sa doublure décousue un parchemin froissé, informe, il le tendit à Patrick, ébahi, en ajoutant :

— Il y a assez longtemps que je le traîne !… Ne me remerciez pas : ce papier m’a été laissé bien gracieusement par M. le secrétaire d’État, Monsignor Mazarini !

Et pour répondre aux questions qui se pressaient sur toutes les lèvres, le lieutenant dut expliquer comment, chargé par le Cardinal de conduire Mme de Chevreuse sur la route d’Angleterre, il s’était arrêté avec elle à l’hôtellerie du Chêne Royal, en la ville de Saint-Germain.

Là, s’étant endormi après boire, il avait été mis dans l’obligation d’assister, comme en rêve, à une entrevue assez orageuse entre M. de Mazarin et la duchesse.

Résultat : celle-ci s’était laissé subtiliser ce parchemin par l’Italien…

— Alors, comment est-il venu en votre possession ? demanda Aramis. Est-ce encore en rêve ?

— En rêve ?… ma foi, c’est bien possible !… À moins que ce ne soit en cauchemar, car, dans la salle du bas, M. de Ruvigny et ses estafiers menaient grand tapage… Toujours est-il que je le retrouvai, ce testament, dans la tige d’une de mes bottes…

— D’Artagnan, fit l’abbé en l’embrassant, vous êtes casuiste autant et plus que moi !

Alors que cette scène se déroulait au centre du camp, assis devant le feu d’un petit poste installé au front de bandière, Cyrano, inquiet, se consultait.

Depuis le combat, il n’avait plus revu Saint-Amant, ni Linières. Il avait la certitude, pourtant, qu’ils n’avaient pu choir dans le précipice, ni rester sur le champ.

En effet, il se rappelait fort bien leur avoir parlé après la bataille terminée.

— Où peuvent-ils être ? se demandait-il. Peut-être ne sont-ils qu’en retard à l’étape… Ce sont de piètres soldats… Ils aiment aller à la maraude !

À la nuit tombante, effectivement, on vit rappliquer les deux retardataires.

Ils ramenaient entre eux un personnage saucissonné à miracle.

— Quel est cet homme ? s’enquit Cyrano.

Sans répondre, les deux compères, usant des plus grands égards, déposèrent leur prisonnier sous une tente et le confièrent à la vigilance de deux sentinelles stylées.

Puis Saint-Amant prit la parole :

— Savinien, mon fils, tu deviens d’une indiscrétion qui me navre. Nous avons été à l’école buissonnière, à la cueillette des fruits… Nous en rapportons un, il est à nous.

« Tâche de n’y point goûter…

« C’est notre part de prise…

 

Les étoiles brillent d’un éclat nouveau ; la fraîcheur humide monte de la terre ; les dernières heures de la nuit alourdissent le sommeil des Cavaliers. Seuls, les feux de bivouac mettent une lueur de vie de loin en loin.

Un des côtés du camp s’appuie à la lisière d’une forêt. C’est là que se trouvent groupées les tentes du mystérieux prisonnier de Patrick, de Cyrano et de ses camarades.

Tout y est silence… on dort !

Est-ce la brise ?… Non, il fait calme plat… Pourtant un bruit léger, pareil à un glissement se fait entendre. Si léger que les factionnaires engourdis n’ont rien entendu.

Mais il est quelqu’un qui ne dort pas, et celui-là a l’oreille fine…

Depuis qu’il a retrouvé son petit lord, Patrick ne vit plus que pour mener à bien sa vengeance. Tout ce que « son enfant » et lui ont souffert par « ces bandits », il songe à le leur faire expier. Or, s’il a l’oreille en éveil, c’est pour cela… il n’a pas eu besoin qu’on lui nomme le prisonnier voisin, lui… Sans l’avoir vu, il sait qui il est !

Mû comme par un ressort, le brave Irlandais se soulève du plaid qui lui sert de lit.

Le bruit ne discontinuant point, il se glisse au dehors.

Ah ! il ne s’est pas trompé ! Entre les piquets, sous la bordure soulevée de la tente voisine, une ombre rampante sort lentement. C’est celle d’un homme qui, le haut du corps embarrassé par des restes d’entraves, mais libre du mouvement de ses jambes et de ses bras, se coule et progresse par un lent travail de reptation.

Patrick le suit, en silence… Il convient qu’il soit seul en face de celui que Dieu lui livre !

Harry Mac Legor s’était laissé surprendre par les deux maraudeurs et sans pouvoir donner l’alarme à ses Têtes Rondes qui marchaient devant lui, il avait été bâillonné, empaqueté et emporté. Mais, à cette heure, profitant du sommeil de ses gardiens, il allait, sournoisement, leur brûler la politesse.

Il atteignait la lisière boisée et se redressait déjà prêt à foncer sous l’ombre plus épaisse des taillis, lorsqu’il ressentit comme un choc.

Une main venait de le toucher par-derrière.

Malédiction !

Allait-il être arrêté sur la voie du salut ? Comment se défendre avec son seul dirck, habillement dissimulé sous ses trews.

Il se retourna… Ô bonheur ! Il n’avait devant lui que Patrick, un vieillard !

Silencieusement, les deux hommes se jetèrent l’un contre l’autre et la lutte commença, infernale, hideuse, visage contre visage et griffes contre ongles, car l’Irlandais était sans armes et Harry n’avait pu saisir son poignard.

Animés par la haine, ils s’étreignaient, sans parler, cherchant à se briser, à s’étouffer. Ils roulèrent à terre et s’embrassèrent farouchement à mâchoire ouverte.

Baiser de fauve qui mord la chair, coupe les muscles et boit le sang.

Soudain, un cri sinistre troua la nuit.

Du camp éveillé en sursaut, les Cavaliers accoururent, s’éclairant de torches allumées à la hâte. Cette illumination leur fit découvrir un spectacle effrayant : deux corps enchevêtrés, deux corps presque dévêtus, deux corps saignants, l’un immobile, l’autre haletant.

On releva le survivant, Patrick, qui, l’écume sanglante aux lèvres, hoqueta :

— Il a voulu fuir… Dieu me l’a donné !… Je l’ai pris.

Le Chevalier l’avait reçu dans ses bras, le pressait sur son cœur.

— Blessé !… Tu es blessé ! gémit-il, sentant sur ses mains la chaleur visqueuse du sang.

— Blessé ! mais vengé ! s’écria le vieillard en arrachant de sa poitrine le dirck de Mac Legor qui y était planté jusqu’à la garde.

Par la large plaie béante, un flot de sang jaillit. Du corps du malheureux, la vie coulait maintenant. Des larmes s’échappèrent des yeux de Tancrède.

— Patrick ! mon ami !… mon sauveur !… mon second père !

— Mon petit lord, mon enfant… Ah ! je meurs… content !

Alors, détachant son regard de la chère figure, l’Irlandais le reporta, avec une expression de joie farouche, sur le corps inanimé de son ennemi ; puis les yeux au ciel, le visage apaisé, presque en souriant, il murmura :

— Milord-duc, mon maître… Justice est faite !… Votre serviteur a tenu son serment !

Et il retomba d’une masse sur Mac Legor… étranglé par ses vieilles mains.

 

À quelque temps de là, la haute aristocratie de Londres vit célébrer avec pompe les fiançailles de George-Tancrède, vicomte de Villiers, avec Claire Anne-Marie de Cernay. MM. de Bergerac et de Saint-Amant y firent figure. Quant à Linières, il dut réfugier sa roture indécrottable du côté de l’office.

Ces gentilshommes, en attendant que la suite des événements leur permît de rentrer en France avec quelque sécurité, passèrent aux côtés de leurs nouveaux amis des jours heureux et confortables.

Quant à d’Artagnan, il avait dû rejoindre. Et les deux Gascons, à peine réconciliés, se trouvaient déjà séparés… mais… peut-être aurons-nous quelque jour occasion de les retrouver unis.

Rien, non plus, n’avait pu retenir Aramis, que ses soldats de Touraine-Infanterie réclamaient, et qui ne se croyait pas le droit, son œuvre achevée, de se soustraire davantage à ses devoirs ecclésiastiques. Il avait donc profité du départ de son ami pour l’accompagner en France.

En arrivant à Paris, le mousquetaire avait été tout surpris de voir Richelieu lui faire excellente mine. Le Cardinal, cependant, ne pouvait point ignorer les derniers événements : à défaut de ses espions ordinaires et de la comtesse de Suttland, Vauselle et Duretête l’avaient certainement renseigné.

Plus ! un très heureux changement s’était produit dans la politique.

La conjuration qui couvait depuis si longtemps avait fini par éclater.

Las d’attendre un concours qui ne se décidait jamais à apparaître, les Princes s’étaient résolus à attaquer, de Sedan. Ainsi que l’avait prophétisé Mazarin, les maréchaux que Richelieu leur opposait étaient trop bons courtisans pour battre M. le comte de Soissons, un Bourbon de sang royal : le maréchal de Châtillon avait donc eu le respectueux esprit de se replier et même de se faire tuer dès les premiers coups.

Et ç’avait été la victoire de la Marfée.

Mais le Cardinal n’avait-il pas à son service une Providence spéciale ? Tous ses ennemis n’étaient-ils point frappés, l’un après l’autre, à l’heure voulue, par cette main surnaturelle. Au cours du bref combat, tout comme son adversaire, monseigneur le comte de Soissons avait été frappé à mort, par une pistolade reçue en plein front.

Lui disparu, les conjurés n’avaient plus à leur tête que le duc de Bouillon, qui n’était qu’à demi français, et le duc de Lorraine, qui ne l’était pas du tout.

Avec cela, Paris ne bougeant pas, la Reine et Monsieur faisant les morts, Cinq-Mars lui-même, déconcerté, remettant à plus tard ses projets de vengeance – qui devaient lui coûter la tête ! Avec cela, disons-nous, allez donc attaquer un ministre solidement assis et un Roi puissant par le prestige !

L’affaire avait tourné du coup…

Et voilà pourquoi Richelieu souriait à d’Artagnan des mêmes dents dont il l’eût probablement mordu si les choses eussent pris un autre tour.

Trop content de s’en tirer à si bon compte, notre Béarnais avait regagné sa modeste gentilhommière et pendu sa rapière au clou en attendant meilleure occasion de la remettre en service.

Toutefois, il n’avait pas repris le chemin de son mas sans avoir vu la Reine à laquelle il avait rendu compte du succès de sa mission.

On pense si la pauvre femme, enfin quelque peu tranquillisée par la tournure heureuse des événements, avait accueilli avec joie la nouvelle du bonheur de son enfant et de sa favorite.

Toutefois, à l’issue de l’audience au cours de laquelle il avait narré son voyage, le mousquetaire avait cru remarquer dans l’attitude d’Anne d’Autriche une certaine gêne. Elle lui avait paru tout à la fois inquiète et rassurée… Étrange contradiction !… dont notre ami avait eu la clé en rencontrant, juste comme il sortait de chez elle, un cavalier qui y rentrait.

Or, dans ce personnage, certainement attendu, il avait été fort surpris de reconnaître l’astucieusement candide Italien – va bene ! – mons Mazarini !

La réconciliation s’était donc opérée entre le petit abbé et la souveraine ? Il y avait lieu de ne pas en douter !…

Après avoir longtemps évolué autour d’elle, l’inquiétant, l’effrayant d’abord, peu à peu la fascinant, le beau, le retors Mazarin était enfin arrivé à son but.

Cet être extraordinaire, dont les conseils soutenaient l’esprit d’initiative déclinant de l’Éminence Rouge, jouissait alors de la confiance d’Anne. Il avait su la convaincre que lui seul l’aimait, la servait et la servirait toujours d’une manière désintéressée !

— Hé ! hé ! souriait d’Artagnan en s’éloignant, le monsignor n’est point laid et il a du savoir-faire mordi !… Au reste, avec les femmes, sait-on jamais ?…

 

Lire la suite dans le volume intitulé « D’Artagnan et Cyrano réconciliés ».

 


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Mars 2018

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