Paul Féval fils

D’ARTAGNAN CONTRE CYRANO DE BERGERAC

VOLUME VI
D’Artagnan et Cyrano réconciliés
L’ÉVASION DU MASQUE DE FER

(1928)

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Table des matières

 

1  Le sommeil de Louis XIV.. 4

2  Un souper du Cardinal 26

3  Les limiers en chasse. 52

4  Vauselle est-il sorcier ?. 62

5  En face du Mont-Saint-Michel 75

6  Où l’on retrouve le fidèle Bazin. 88

7  Casuistique ! 96

8  La formidable évasion. 124

9  La perle des chambrières. 145

10  Deux titans contre tous. 156

11  Le fouet du Grand Condé. 169

12  « Pax vobiscum ! ». 182

13  Récit du Masque de fer. 195

14  Pour la patrie ! 220

15  Les hasards de la guerre. 243

16  Frères ennemis. 263

17  L’arrêt de mort mystérieux. 285

18  Le canon de la Bastille. 296

19  Les oreilles de Vauselle. 319

À propos de cette édition électronique. 330

 

1

Le sommeil de Louis XIV

Malgré que cette nuit du 10 février de l’an de grâce 1651 fût assez froide, bien peu de Parisiens consentirent à la passer sur leurs oreillers.

Une fois de plus, les événements politiques coupaient le sommeil à la bouillante cité de la Ligue et de la Journée des Barricades.

Comme en ce jour fameux, dont elle demeurait si fière, elle était encore tout entière dressée contre « le Mazarin ».

Le conflit ouvert, naguère, par l’arrestation de Broussel ne s’apaisait pas.

Souple, le Cardinal souriait, rompait, s’inclinait, acceptait ce qu’il ne pouvait empêcher, négociait en secret, achetait les uns, divisait les autres, profitait des moindres fautes de ses adversaires.

Une bonne fois, il fallait en finir avec cet homme trop habile. Il n’avait pour lui que la confiance et – on finissait par le dire, dans les pamphlets et dans les chansons – l’amour d’Anne d’Autriche.

Peu de jours avant cette nuit tragique, ces messieurs du Parlement, s’arrogeant un droit qu’ils ne possédaient pas, avaient, en fait, suspendu la Régence de la Reine Anne d’Autriche.

Coup d’audace, qui fit un bruit énorme !

Coup droit dans la poitrine du Cardinal !

Il chancela, tout appui lui manqua soudain.

Aussitôt, ses espions, notamment La Maule et Vauselle, vinrent lui dire que des rassemblements tumultueux se formaient partout dans Paris. On l’injuriait, on réclamait son exécution immédiate, sans jugement ! Si Mazarin se souciait peu des insultes, il ne tenait pas à quitter cette vallée de larmes. Les joies fortes du pouvoir, même contesté, l’ivresse d’être aimé d’une reine, aussi l’âpre plaisir d’entasser richesses sur richesses en de somptueux palais, tout cela ne s’abandonnait pas ainsi !

Il pensa à Henri III, à Henri IV, au Maréchal d’Ancre, à sa compatriote Leonora Galigaï, et il eut peur.

C’est pourquoi, le 6 février, profitant de la nuit et de la brume, en catimini et à pied, il sortit du Palais-Royal, enveloppé dans un manteau d’homme du peuple. Accompagné du seul comte de Broglie, il suivit la rue de Richelieu – ironie suprême ! – et gagna la porte Saint-Denis. Là, trois cents cavaliers l’attendaient. Il partit avec eux pour Saint-Germain, en ordonnant à Vauselle de répandre le bruit qu’il s’avouait vaincu et abandonnait la partie.

Personne ne voulut ajouter foi à cette nouvelle. On le savait menteur. C’était une pasquinade.

Trois jours après, le Parlement rendait un arrêt solennel qui bannissait du royaume l’astucieux ministre, ainsi que sa famille et ses domestiques étrangers.

Ce fut une explosion de joie formidable dans Paris. Cet arrêt décisif eut les honneurs de l’affichage.

Mais quand on eut bien crié, bien applaudi, bien ri et bien bu, on réfléchit.

En effet, si la Reine, installée au Palais-Royal avec le jeune roi, venait à le quitter et à aller rejoindre son cher ministre, c’était l’arrêt de proscription inopérant, bafoué. Entre un acte parlementaire et un ordre signé du Roi, nul, hors Paris, ne pouvait hésiter une seconde.

De son côté, courageuse et entêtée, blessée dans son double orgueil de souveraine et de femme, Anne d’Autriche pensait pareillement. Elle haïssait le Parlement et les Parisiens, aussi ne se trouvait-elle pas disposée à leur sacrifier celui qui possédait son cœur et sa confiance, celui qu’elle considérait comme étant le vrai tuteur du jeune Louis XIV.

Elle se prépara donc à enlever nuitamment le Roi pour le conduire à Saint-Germain-en-Laye, où Mazarin lui avait donné rendez-vous. Mais, tout de suite, elle fut trahie par Châteauneuf, Garde des Sceaux. Celui-ci espérait recueillir les dépouilles et la situation de Mazarin… Il alla donc immédiatement, au Palais du Luxembourg, avertir Gaston d’Orléans, chef nominal des Mécontents.

On sait qu’aucune des brillantes qualités ou des superbes défauts du Vert-Galant ne fut donné par lui à ses fils, mis à part César de Vendôme, le bâtard qu’il eut de Gabrielle d’Estrée : Louis XIII fut taciturne et froid, Gaston d’Orléans menteur et lâche – sauf une seule fois, sur le champ de bataille.

À la nouvelle apportée par Châteauneuf, il se mit à trembler et à gémir qu’il fallait fuir sans délai, tout étant perdu, bien perdu ! C’est alors que son favori, l’abbé La Rivière, sut le réconforter. Il n’eut qu’à lui crier aux oreilles :

— Monseigneur, Cyrano est à Paris !

— Vraiment ? fit le prince en se redressant. Vous l’avez vu, l’Abbé ?

— Comme je vous vois, Monseigneur, repartit La Rivière, et il doit être encore à La Croix du Trahoir, avec des joueurs de brette de son acabit.

« Donc, un mot de vous, Monseigneur…

Gaston hésita :

— Hein ! Est-il bien nécessaire de me le faire dire, ce mot-là ? M. de Cyrano-Bergerac, il me semble, n’est pas un petit garçon à qui on montre le chemin de son devoir.

« Allez donc de vous-même à La Croix du Trahoir, humez le piot avec ces casseurs d’assiettes et glissez-leur doucement : “Je sors de chez Monsieur, où tout est sens dessus dessous… On y vient d’apprendre que Mme Anne enlève Sa Majesté… cette nuit…” Cela suffira, je pense ?

En effet, un quart d’heure après, les Parisiens entendaient soudain la voix de stentor de l’écrivain burlesque s’élever dans les rues désertées et balayées par un vent glacial :

— Aux armes ! Aux armes, milledious !

« Parisiens, à vos piques ! On enlève le Roi !

Bientôt, il eut derrière lui plusieurs centaines de boutiquiers, de procureurs, de clercs, d’artisans, de miliciens, tous armés d’épées, de lances, de pertuisanes, de haches ou de maillets.

Réveillée, la grande ville gronda tout entière.

Un vivant torrent, qui eût tout balayé sur son passage, se précipita derrière Cyrano.

Le Palais-Royal semblait dormir, toutes lumières éteintes. Il dut se réveiller aux cris poussés par l’immense ville.

Cyrano, méfiant, le fit aussitôt entourer et fermer, puis il pénétra dans le Palais. Il y fut poussé plutôt par ceux qu’il conduisait et qui hurlaient comme des forcenés :

— Le Roi ! Nous voulons voir le Roi !

Terrorisés, les portiers, les valets, les huissiers de service ouvraient, en tremblant, grilles et portes, montraient le chemin des appartements royaux.

On se rua, on se bouscula, on s’écrasa dans les couloirs. Enfin, apparut devant Cyrano la haute porte enrichie de trumeaux et de dorures qui ouvrait sur l’appartement personnel d’Anne d’Autriche et de ses fils.

À cette vue, un scrupule assaillit le cœur du gentilhomme gascon.

Derrière ces minces cloisons de bois, s’abritaient, bouleversés, une veuve et un orphelin…

Serait-il beau, noble, chevaleresque, d’entrer là en maître, à la tête de cette cohue armée que la suspicion exaspérait ? Tout était à craindre…

De quelles grossièretés, de quels excès ne se rendrait-elle pas coupable ? Elle était comme en folie… Cyrano s’arrêta net.

Alors, surpris et vaguement inquiets, ceux qui le suivaient avec une certaine déférence, malgré l’échauffement de leur bile, lui crièrent :

— Eh bien, quoi ? Que faites-vous ? Enfonçons la porte, sarpejeu ! Voulez-vous qu’on vous aide ?

Le Gascon fit volte-face et déclara :

— Celui qui touche à cette porte est un homme mort ! Vous voici prévenus, mes amis !

Il y eut un silence de stupeur.

L’attitude menaçante, résolue et très calme à la fois du forcené duelliste donnait la chair de poule aux plus rapprochés. Par contre, ceux qui se trouvaient loin de lui protestèrent :

— Place ! Enlevez-le ! Trahison ! En avant !

Cyrano, souriant, fit sauter son épée hors du fourreau et dit, en la caressant :

— Ma mie, j’en suis bien fâché pour vous ; voici qu’il me faut vous déranger !

Les rumeurs s’apaisèrent comme par enchantement. On connaissait la valeur de cet homme populaire. On savait aussi qu’il ne pouvait ni trahir, ni même décevoir ses amis.

Ce calme lui plut. Il remit son épée au fourreau, prit une chaise, y grimpa et harangua :

— Bonnes gens de Paris, vous avez tous trop de cœur et de délicatesse pour accepter, un seul instant, l’idée de violer, de nuit, le domicile royal.

« Derrière cet huis, s’abritent, tremblants, peut-être, une femme sans mari, des enfants sans père. L’un de ces enfants est votre Roi !

« Nous sommes venus ici, est-ce vrai ? pour prendre sous notre protection cette veuve et ces orphelins, pour faire respecter la personne de Sa Majesté Louis XIV.

« Nous sommes venus ici, est-ce encore vrai ? pour nous assurer qu’il n’est pas trop tard, qu’on n’a pas arraché à la tutelle de notre bonne ville le petit-fils du délicieux roi Henriot.

« Eh bien, nous allons nous en assurer, mes amis, en y mettant des formes. Que deux gentilshommes, deux bourgeois et deux artisans s’approchent de moi. Ils représenteront, auprès de Sa Majesté la Reine, sa loyale capitale. Je me charge de présenter la délégation.

Lorsque ce fut fait, et qu’il eut serré les mains des députés choisis, il reprit :

— Messieurs, nous allons frapper à cette porte et demander très respectueusement à Mme la Régente la permission de voir notre Sire le Roi !

Subjuguée, admirant de tout son cœur ce sang-froid et la délicatesse de la proposition, vraiment digne d’un gentilhomme et non moins digne de Paris, la foule se tut, attendant, frémissante.

Au second coup frappé par Cyrano, qui s’était lentement découvert, imité en cela par ses compagnons, la haute porte s’ouvrit à deux battants.

Elle encadra, plantée seule, devant une longue enfilade de salons, une martiale silhouette qui fit bondir de joie le cœur de Cyrano :

— D’Artagnan !

Ils s’étreignirent.

— Merci, Savinien, souffla le Béarnais, merci !

— Et de quoi, capédious ?

— Du plaisir que tu m’as fait, cadédis ! En t’écoutant, à travers la porte, j’avais envie de trépigner et de crier : Bravo !

— Et toi, d’où diantre sors-tu ? Que viens-tu faire ici ?

D’Artagnan sourit :

— Servir la Reine… mourir pour elle à l’occasion ! J’arrive à Paris… J’entends des cris… je vois l’émeute, en marche sur le Palais-Royal… Ma foi, n’ai-je pas fait serment d’être toujours le Chevalier de Mme Anne et de la servir, s’il le fallait, même contre son gré ? J’ai donc devancé la foule, car ce palais m’est familier.

Il ajouta à mi-voix :

— Quand j’arrivai, la Reine était prête à partir… Elle n’a eu que le temps de retirer au roi ses bottes de voyage et de le faire mettre au lit !

Au seuil d’une dernière porte close, la députation parisienne s’arrêta :

— Madame, fit d’Artagnan, en grattant à cette porte, voici quelques messieurs Parisiens à qui l’on a fait croire que Sa Majesté…

À cette voix, l’huis tourna doucement, tiré par La Porte, le valet de chambre des jeunes princes ; la Reine fit un pas en avant.

Certes, à cette époque, Anne d’Autriche ne rappelait plus que de loin la fascinante princesse qui avait rendu fou d’amour le beau duc de Buckingham.

Mais à voir apparaître la souveraine, ni Cyrano, ni les Parisiens qu’il précédait n’eurent le sentiment d’apercevoir en elle cette « grosse Suissesse » que brocardait Gondi.

Ils eurent, au contraire, en sa grâce de femme qui décline, la vision de la Majesté royale…

Anne était très pâle, mais droite et fière. Ses yeux lançaient un défi que démentait le sourire de sa bouche sensuelle et bonne, sourire qu’elle accentua, en reconnaissant le corps efflanqué et le nez célèbre du bretteur-poète. Ce fut à lui seul qu’elle dit, un doigt sur les lèvres :

— Il dort ! Ne le réveillez pas !

Alors, émus et intimidés à la fois, les Parisiens sur la pointe du pied suivirent Anne d’Autriche dans la chambre royale qu’occupait, en grande partie, un vaste lit à baldaquin d’où tombaient d’amples courtines de damas bleu d’azur.

— Voyez, messieurs, dit Anne en écartant les rideaux. Approchez ! Assurez-vous de la présence du Roi et dites à vos amis qu’il ne peut être mieux qu’en cette bonne ville !

À la vue de ce bel enfant, dont le sommeil a clos les yeux mauves, les délégués se sentirent saisis de respect et d’amour. Louis-Dieudonné venait d’avoir treize ans. Toute la fraîcheur et la force d’un vieux sang glorieux lui rosissait les joues. Sa chevelure, à cette époque-là, très blonde, d’un blond doré, ruisselait en cascades charmantes sur ses oreillers aux taies trouées par l’usure. Les députés remarquèrent également que les draps du lit royal demandaient grâce. Et cela les attendrit plus que toute autre chose.

La misère des temps et l’avarice du Cardinal pesaient sur la cour, – on ne l’ignorait pas à Paris – mais on n’imaginait pas pareille détresse sous les lambris dorés du Palais-Royal.

Deux fourreaux d’épée, en se heurtant, réveillèrent le gentil dormeur. Il ouvrit les yeux, s’étonna, s’assit et regarda bien en face ces hommes armés qui venaient d’envahir sa demeure. Ce coup d’œil d’un enfant allait beaucoup coûter à Paris. Il venait de perdre, sinon l’amour, du moins la confiance de son roi. Jamais le tout-puissant monarque ne devait oublier ce brusque réveil… et ferait bâtir Versailles, afin de ne plus avoir à loger dans Paris…

Lentement, les yeux mauves de Louis-Dieudonné considérèrent tour à tour chaque député. Ils s’arrêtèrent enfin sur la silhouette pittoresque de Cyrano. Alors, le jeune souverain fit un petit signe de tête entendu : « Il connaissait ce gentilhomme… Un brave ! » Aussitôt, fermant les paupières, il s’abandonna, confiant, au sommeil.

Bouleversés, les yeux embués, les députés, envoyés là par la méfiance de Paris, s’excusèrent à voix basse. Les gentilshommes baisèrent la main d’Anne d’Autriche, les bourgeois s’inclinèrent très bas, les artisans s’agenouillèrent. La Paix était faite entre la grande ville et la Reine…

Celle-ci eut la condescendance de les reconduire un peu et, sitôt qu’elle fut hors de la chambre de Louis XIV, elle leur dit en souriant, très maîtresse d’elle-même :

— Messieurs, je désire que la crainte s’éloigne de l’esprit des habitants de Paris…

« À cet effet, nous voulons qu’on en garde les portes et que cette surveillance soit spécialement confiée à la Milice Bourgeoise.

« Vous direz aussi que, dès demain, le Conseil prendra les mesures nécessaires pour que liberté soit rendue à MM. les Princes détenus au Havre.

« Pour cette nuit, ajouta-t-elle, je crois vous donner une preuve de confiance absolue en mettant mon fils sous la protection de M. de Cyrano-Bergerac et du capitaine d’Artagnan, récemment revenu des armées…

Elle salua d’un gracieux signe de tête, laissant les députés s’en retourner pleins de foi, rassurés, contents d’elle et contents d’eux-mêmes.

Cette nuit-là, Paris s’endormit tranquillisé. L’épée de Cyrano, qu’il adorait, ne veillait-elle pas sur le sommeil du jeune Roi de France ?

Quand les grilles du Palais se furent refermées sur les derniers Parisiens, Anne d’Autriche saisit la main de d’Artagnan et lui dit avec émotion :

— Merci, mon Chevalier, merci !

Le Béarnais, tout en s’inclinant, demeura froid et silencieux. Croyant à une manifestation de respect, Anne précisa, un peu surprise :

— Je vous dois le salut de Sa Majesté et le mien ! Sans votre soudaine venue, je descendais avec mon fils, et nous tombions en plein sur cette foule furieuse. Qui sait ce qu’elle aurait fait de nous ?

Enfin, la souveraine s’aperçut de l’attitude lointaine et glacée de d’Artagnan. Cela l’inquiéta fort. Qu’était devenue cette chaleur de paroles et de cœur qui, naguère, lui était presque aussi précieuse que le total dévouement de son héroïque chevalier ?

Elle se tourna vers Cyrano, demandant :

— Votre ami aurait-il fait vœu de mutisme ?

Le bretteur releva le nez et répondit, avec son habituelle franchise :

— Cela me surprendrait fort, Madame. À la vérité, si d’Artagnan aime à servir Votre Majesté, il enrage, au fond, d’être maintenant réduit à la servir contre son gré !

Tandis qu’un fugitif sourire éclairait le visage grave de son compagnon, Cyrano poursuivait, osant dire, avec une terrible bonhomie :

— Ah ! Madame, nous ne sommes pas contents de vous !

Anne sursauta. Elle n’était guère habituée à entendre parler sur ce ton. Ce gentillâtre ne manquait pas d’audace ! Aussi demanda-t-elle, non sans quelque ironie, mais d’un ton de reine :

— En quoi, monsieur, avons-nous donc eu l’infortune de déplaire à nos amis ?

Cyrano était trop fin pour ne pas sentir la pointe, aussi s’empourpra-t-il, et déclara :

— Madame, pour vous expliquer mes paroles, il me faut vous prier de me laisser, peut-être, manquer au protocole… Il y a des instants où il convient d’être sincère… Voici bientôt trois ans, l’homme qui vous parle, pour servir l’amitié en la personne du capitaine d’Artagnan et du vicomte George de Villiers… Ah ! mon discours, je le vois, intéresse Votre Majesté ! Il y a trois ans, dis-je, votre serviteur, entre Rouen et Paris, gaiement risqua sa vie aux côtés de George et de Claire !

« Il fit mieux… Pour permettre à George de Villiers de se rendre, en toute sécurité, à Saint-Germain et d’en revenir, il osa barrer la route à Son Éminence… À Bougival, aidé de dix braves gentilshommes, il tint en échec, puis mit en déroute les deux cents cavaliers qui escortaient le Cardinal…

— Que dites-vous là ! s’écria la Reine au comble de la stupéfaction.

— La vérité, Madame ! Cet homme, donc, fit prisonnier le tout-puissant ministre. Il l’eut, dans une bicoque, à sa merci ! Fort de son droit, il lui dicta ses conditions. Sans coup férir, il obtint la libération de Claire, ainsi qu’un sauf-conduit pour son mari… Bref, il crut avoir, cette nuit-là, ruiné le plan odieux de Mgr de Mazarin…

— Que dites-vous là ? répéta la Reine, incapable de trouver des mots pour peindre l’immensité de son étonnement.

— La vérité ! Rien que la vérité ! Ah ! certes, celle-ci ne parvient pas souvent jusqu’à l’oreille de la Majesté souveraine. Souffrez que, cette nuit, un soldat vous la fasse entendre.

« Mes efforts, les luttes, les combats, l’ingratitude, passe encore… mais…

— Franchement, monsieur de Bergerac, interrogea la Reine, un peu vexée, avez-vous ouï dire que je fusse ingrate ? Non ! Ce défaut n’est point le mien ! Tous mes amis sont là pour l’affirmer à qui en douterait ! Interrogez-les !

Cyrano s’inclina :

— Plaise à la Reine de se souvenir… Jamais je ne lui ai rien demandé.

— Et vous eûtes grand tort, monsieur le poète !

— Mea culpa, Madame ! Ce fut sans doute pour cela, il y a bientôt trois ans, qu’un ordre signé de Votre Majesté m’exila subitement de Paris ?

Anne fit un grand geste de regret sincère. Elle se rappelait qu’aux premiers jours de sa liaison avec le Cardinal, elle signait, signait sans rien lire. Elle avait oublié alors qu’une Reine ne peut être une amoureuse ordinaire et qu’elle ne doit pas avoir une confiance aveugle.

— Votre Majesté, reprit le Gascon, n’avait donné cet ordre que par surprise, ce n’est pas douteux. C’est, d’ailleurs, ainsi qu’Elle signa l’envoi brusque aux armées du comte d’Artagnan.

— Cela, déclara Anne d’Autriche, je l’ai fait sciemment. On m’avait assuré que M. d’Artagnan avait sollicité lui-même cette mesure.

… Et, se retournant vers le mousquetaire qui se tenait à l’écart, pâle et immobile, elle demanda :

— M’avait-on trompée ?

— Un soldat, Madame, ne considère jamais comme une disgrâce d’être envoyé au feu…

— Mais, acheva Cyrano, il préfère parfois ne pas y aller sur l’heure, quand il est amoureux !

— J’ai donc été dupée en ceci ?

— Oui, Madame, assura le Gascon, d’un ton ferme, et plus encore que Votre Majesté ne se l’imagine !

Haussant le ton, malgré lui, il tonna :

— Que Votre Majesté veuille bien le comprendre ; tout cela n’est rien encore ! Ce qui me peine, et ce qui désespère mon ami, c’est de penser à Claire de Villiers devenue folle, à ce malheureux George enfermé, depuis trois ans, nul ne sait où.

Le bretteur n’eut pas le temps d’achever cette phrase. La Reine avait littéralement bondi sur lui, les traits décomposés, les yeux exorbités. Elle s’agrippait à son col en répétant :

— Qu’avez-vous dit ? Geor… le vicomte… Ah !

D’Artagnan fit un pas :

— Cyrano a dit ce qui est. Le vicomte de Villiers m’a été enlevé, en sortant du château…

— … de Saint-Germain, je le sais, fit la Reine toujours éperdue. Mais, ensuite, on m’a affirmé qu’il avait été conduit, avec des respects et des égards, à Boulogne, accompagné de ma petite Claire, son épouse !

— On a menti !

Tout aussitôt, d’Artagnan dut se précipiter pour recevoir Anne qui, lâchant le col du bretteur, venait de tomber à la renverse, le visage décomposé et d’une pâleur de cire.

Il l’assit dans un fauteuil, tandis que Cyrano saisissait, sur un guéridon, une aiguière qui contenait du vin d’Espagne.

— Parbleu ! grognait le bretteur tout en remplissant une fine coupe de vermeil. Cette fois encore, elle ne savait pas ! Et elle croit connaître son Mazarini ! Ah ! sandious !

Sous les soins, la souveraine soupira, reprit enfin ses sens et ouvrit des yeux égarés. La mémoire lui revenait et, avec elle, une immense douleur, compliquée d’une déception sans borne.

— Oh ! l’infâme ! l’infâme ! murmura-t-elle dolemment. Est-ce possible ! Il a fait cela. Il a osé ! Enfin, comment avez-vous su ?…

— Votre Majesté, demanda d’Artagnan, n’a-t-elle pas appris que Mme de Villiers, enfermée aux Carmélites du faubourg du Temple, sur l’ordre du Cardinal, ne put s’en échapper qu’en terrorisant un religieux dont elle vêtit le froc : le père Pancrace, pour être précis ?

Anne soupira :

— Le père Pancrace ? Celui-là même qui nous bénit secrètement, ici même, dans cette chambre ?

Elle devint pourpre et avoua tout bas :

— Car nous sommes époux devant Dieu depuis trois ans… je tiens à vous le dire, Messieurs. En vous priant de garder ceci pour vous[1].

Le bretteur et son ami échangèrent un regard.

— Vous disiez donc ? reprit la Reine.

— Que Mme de Villiers, sitôt évadée, fut recueillie par une cousine de Cyrano, sœur de la baronne Christian de Neuvilette. C’est dire à Votre Majesté que nous étions bien renseignés…

« Or, si George, si le vicomte de Villiers avait été réellement libéré, comme on le prétendait devant vous, Madame, serait-il admissible qu’il ait oublié soudain sa femme, qu’il n’ait pas donné signe de vie à ses amis… Avez-vous jamais reçu un mot de lui ?

— Jamais et j’en fus surprise, avoua Anne. Mais, sur ce point, on me rassura : les caprices de la mer, les affaires d’Angleterre, les troubles de ce pays, pouvaient expliquer, en effet, ce long silence… Il me troubla très souvent… Si je vous avais eu près de moi, monsieur d’Artagnan, sans doute vous aurais-je prié d’aller en Grande-Bretagne et de vous informer du sort de…

Elle soupira encore.

— En apprenant l’incarcération de son aimé, la jeune vicomtesse fut si profondément bouleversée que son cerveau fléchit… La malheureuse dorlote une poupée de chiffons qu’elle croit être son époux… Elle lui prodigue des mots d’amour…

— Pauvre petite ! Oh ! l’horrible chose ! Dites-moi qu’elle est guérie ! Dites-le, supplia Anne, dont les yeux se remplissaient de larmes.

— Hélas ! pour amener cette guérison la science ne compte que sur la remise en sa présence de son mari rendu libre.

— Nous le délivrerons ! Je le veux ! Le Cardinal connaîtra l’effet de ma colère ! Je lui arracherai son secret ! J’en ai trop appris ! Bien des choses vont changer !

— Votre Majesté semble oublier qu’Elle ne peut sortir de Paris… fit observer Cyrano.

— Et ce cher petit qui se désole et qui souffre ! Il faut agir ! Pourquoi ne pas m’avoir prévenue plus tôt ? Pourquoi ce silence de trois années ?

Elle se tordit les mains, désespérée. Un sanglot la fit trembler tout entière. S’étant un peu dominée, elle demanda, brisée :

— Ne pouviez-vous me faire savoir la réalité tout de suite ? Un homme sûr eût pu arriver jusqu’à moi ! Étais-je séquestrée ? Pourquoi ne m’avoir pas adressé un message ? Je ne m’explique pas ! Suis-je tellement inabordable, voyons ?

— Tout fut essayé, Madame… Pour avoir tenté de vous entretenir en particulier, M. Le Norcy a été brutalement destitué de sa lieutenance. Il est venu s’engager dans ma compagnie. Si vous voulez entendre son témoignage…

« Mme Roxane, la cousine de Cyrano, a voulu obtenir une audience de Votre Majesté. On l’a rebutée, écartée, découragée.

— Je suis épouvantée ! Quelles révélations !

— Je suis persuadé, acheva d’Artagnan, que jamais Votre Majesté n’a reçu la lettre que je lui fis parvenir par mon ami et remplaçant aux mousquetaires, le baron de Reilhac ? Il l’a confiée aux mains de René de Lélio, votre petit page.

— Jamais, en effet ! affirma la Reine.

Elle compléta avec tristesse et dépit :

— On régnait en mon nom, à ma place !

« Mais cela va changer ! cria-t-elle en se levant, les traits durcis. Je n’ai qu’à dire : “Nous le voulons”, et je le dirai ! Il faudra bien se courber devant notre royale décision !

Alors, Cyrano intervint :

— Madame, nous voici, d’Artagnan et moi, prêts à tout risquer… Sur un mot de Votre Majesté, d’ailleurs, George peut être libre. Il suffit de savoir où il se trouve emprisonné.

— Vous l’ignorez !

— Nous l’ignorons tous deux !

Il y eut un silence pénible, angoissé.

Anne d’Autriche alla s’asseoir et se mit à songer.

Si le Cardinal eût été présent, elle se fût empressée de marcher sur lui, de le foudroyer de sa colère. En effet, elle se serait attachée à lui arracher l’aveu immédiat, à le confondre à jamais.

Soudain, comme elle allait céder à des larmes de rageuse impuissance, désespérer, un éclair jaillit en elle et illumina sa mémoire.

Elle revoyait nettement Mazarin, là-bas, à Saint-Germain, dans son grand cabinet de travail, fermant ou ouvrant, religieusement, certain tiroir de son bureau nanti d’une serrurerie compliquée. Le souvenir lui restituait l’air inquiet du Cardinal, quand il furetait dans ce tiroir.

Pourquoi cette méfiance, ce mystère ?

Que contenait donc de si secret, de si précieux cette partie du meuble ministériel ? Pourquoi gardait-il le silence là-dessus vis-à-vis d’elle, la Régente ?

Deux ou trois fois, elle avait été tentée de l’interroger à ce sujet. Mais elle l’honorait alors d’une si parfaite confiance ! De plus, le rusé personnage, la devinant peut-être, s’en venait toujours à point si tendre, si câlin, si rassurant !

C’était en ce lieu qu’était la cachette !

Là se trouvaient enfermés les papiers révélateurs, et sans doute bien d’autres choses… Une jalousie mordit le cœur de l’amoureuse : des lettres de femme ?

Elle voulait savoir. Elle saurait !

Alors, ses mains se tendirent vers d’Artagnan :

— Je vous confie toute mon espérance, lui dit-elle.

« Il y a, dans le bureau de M. de Mazarin, dans le grand bureau officiel, un tiroir secret. Il est sur la droite et compte plusieurs serrures. Je suis certaine, mon cœur me l’affirme, me le crie, qu’on doit trouver là des documents, une correspondance, que sais-je ? De quoi nous guider, nous éclairer ? Il faut donc, à tout prix, contraindre le Cardinal à ouvrir lui-même ce tiroir et à me livrer tout ce qu’il contient !

D’Artagnan s’inclina. Il était enchanté.

— Madame, il n’en faut pas plus… Je suis prêt !

— Quelles sont vos intentions, Monsieur d’Artagnan ? Quel est votre plan ? Comment comptez-vous l’obliger à…

— Je n’en sais rien encore… Avec la permission de Votre Majesté, je vais y réfléchir.

Toujours porté aux solutions extrêmes, Cyrano proposa :

— Avec quelques amis, on entre de vive force à Saint-Germain, on isole l’accusé, et on le somme…

D’Artagnan secoua négativement la tête. Pas cela ! Comme Mazarin se méfiait de Paris, Saint-Germain devait être bondé de troupes cardinalistes. Il faudrait leur livrer combat. Bataille gagnée, il serait encore nécessaire d’assiéger le château, difficile à emporter par surprise. Tout cela prendrait du temps.

Ce temps, le Cardinal saurait le mettre à profit pour assurer sa retraite et faire disparaître aussi les papiers d’État, comme tout ce qu’il voulait garder secret.

Le plan de Cyrano semblait donc impraticable.

D’ailleurs, il fallait agir vite, dès le jour venu, si possible, car, mis au courant de la nouvelle attitude de la Reine qui ne pourrait plus le rejoindre et lui amener le Roi, le ministre serait peut-être tenté de ne pas s’éterniser à Saint-Germain.

D’Artagnan, lui, préférait la ruse diplomatique et la joie de battre rapidement Mazarin, sur son propre terrain, avec ses propres armes. Le triomphe n’en serait que plus éclatant !

Tandis qu’il méditait, lentement, de grosses larmes coulaient sur le visage d’Anne d’Autriche.

Ah ! de quel prix elle paya cette nuit, en apprenant le martyre de George et la folie de Claire, sa confiance, son abandon, son amour d’automne !…

2

Un souper du Cardinal

Depuis le jour où Mazarin, fuyant Paris soulevé contre lui, s’était installé au château de Saint-Germain, la surveillance s’y trouvait renforcée. Des Gardes françaises campaient tout autour. Des Gardes suisses bivouaquaient dans la cour, encombraient les communs, logeaient chez l’habitant. De temps en temps, des patrouilles de cavalerie sillonnaient les grandes routes.

Aussi, quand, ce soir-là, Françoise Robin se présente à cheval à la porte du château, est-elle accueillie par une soldatesque méfiante. Que veut-elle ? Qui est-elle ?

Le costume de la jeune fille, son air fier, son équipement annoncent une dame de qualité. Les gardes n’osent prendre sur eux de lui barrer le passage trop obstinément.

Ils préviennent un de leurs officiers qui, survenant en hâte, considère l’arrivante, l’admire, la salue et s’informe :

— Je suis, déclare la jeune fille, une amie de Mademoiselle Minou, comédienne ordinaire de Son Éminence, et je viens céans lui faire visite.

« Voyez, je lui apporte des colifichets.

En même temps, elle montre un petit sachet de dentelles et elle ajoute :

— Pourquoi tant de rigueurs, Monsieur ?

Mais est-il vraiment des rigueurs pour une jolie femme, aux cheveux d’or léger, et dont sourient si gentiment les yeux bleus ?

— Nous ne faisons pas la guerre aux dames, affirme le galant officier.

Aussi, tout en donnant l’ordre de laisser entrer la cavalière, il s’empresse, s’offre à la faire descendre de cheval, à la guider dans le dédale.

— Mademoiselle Minou a son appartement là-haut… sous la terrasse… On se perd dans les escaliers… Voulez-vous m’autoriser, Mademoiselle, à vous guider en ces labyrinthes.

Françoise sourit, remercie. Elle connaît fort bien les aîtres. Elle sait où niche son amie.

— Ah ! délicieuse ! soupire l’officier en la voyant partir, après avoir confié sa monture à un valet d’écurie. Divine ! J’en vais délirer toute la nuit !

La jeune fille a dit vrai. Elle est déjà venue, deux ou trois fois, visiter la comédienne.

Celle-ci, à Paris, lui donne des leçons de diction, richement payées, car Françoise Robin de Vauzenac prétend vouloir organiser chez elle, comme font certaines grandes dames, des réunions de théâtre. Elle veut y jouer la comédie elle-même. Elle commence même, si l’on en croit Minou, à y exceller…

À dire vrai, le but de la jeune fille avait été, un moment, de se mettre dans les bonnes grâces de la comédienne. Elle savait, par Cyrano, sa liaison avec Vauselle. Peut-être espérait-elle en tirer quelque indication en ce qui concernait le sort de George ? Mais l’actrice devait être une personne fort discrète… Le nom même de l’escogriffe ne vint jamais fleurir – comme un chardon – sur sa jolie bouche. Elle semblait aussi ne pas connaître la parenté de son élève avec le Gascon, son ancienne victime.

Vite insinuée dans les petits papiers de Minou, Françoise allait parfois la surprendre à Rueil, au Palais-Royal, car l’actrice y avait son « appartement ». Mot bien pompeux pour désigner l’unique pièce, généralement une mansarde, où se trouvait reléguée Mademoiselle la Comédienne ordinaire.

Ces visites avaient donné l’espérance à la fiancée de d’Artagnan, circulant librement dans ces palais, de pouvoir rencontrer la Reine en quelque escalier ou couloir. Alors, elle lui eût crié cette terrible vérité qu’on empêchait d’arriver jusqu’à ses oreilles.

Espoir déçu ! On n’allait, chez Minou, que par des voies de service, où ne passaient jamais les gentilshommes et encore moins la souveraine.

Aussi Françoise gagna-t-elle, le plus aisément du monde, le retrait où l’actrice déclamait, à voix pleine, des vers du vieux Baro.

— Oh ! c’est vous ! fit-elle en ouvrant la porte à la cousine du bretteur. Quel amour vous êtes, Madame ! Je m’ennuyais à périr !

Minou aimait à flatter Françoise. Elle attachait un très haut prix à la sympathie que lui témoignait cette jeune fille noble et riche. À cette époque, malgré les applaudissements du public et la protection de hauts et puissants personnages tels que le Cardinal, Monsieur et certains princes, comédiens et comédiennes vivaient un peu hors la loi.

Françoise entra dans la pièce, assez vaste, formant tout le domaine de Minou. C’était une pièce basse de plafond, avec de grands placards, qu’éclairaient des chandelles et où dansait un feu de bonnes bûches fournies par la forêt voisine.

La chambre sentait les fards et les parfums. Elle s’encombrait de robes, de jupons, de corsets, de perruques, de gants, de mouchoirs. Minou dut faire place, enlever de soyeux et bruissants falbalas pour pouvoir offrir un siège à la visiteuse.

— Là, voilà qui est fait… Asseyez-vous, Madame toute belle… C’est vrai, vous êtes jolie à croquer, ce soir.

« Qu’avez-vous donc pour être si divine ?

Françoise se mit à rire :

— Le sais-je ? Sans doute l’air frais de la route qui me fit circuler le sang !

— Et vous êtes venue ici à ma seule intention ?

— J’avais affaire en ville… Une vieille parente, un peu maniaque et fort valétudinaire qui me fit venir… Enfin, j’ai pu lui échapper !

« Je grillais tellement d’envie de vous voir dans un de vos rôles… On a dit, chez ma tante, que vous deviez jouer devant le Cardinal ce soir même. Est-ce vrai ?

— Oui ! Monseigneur est triste… Monseigneur s’ennuie… Alors, nous sommes de corvée.

Comme Françoise faisait un petit signe de surprise, la comédienne expliqua :

— Corvée, j’ai bien dit. Et double corvée !

« Parce que ensuite je suis priée à souper après le spectacle.

— Vous allez souper avec le Cardinal ? demanda Françoise dont l’œil bleu brilla étrangement.

Pour atténuer l’impression que devait éprouver Minou de son exaltation, elle ajouta :

— Et vous semblez ennuyée d’un tel honneur ?

— Bah ! expliqua l’actrice, j’aimerais mieux revenir ici me coucher. Je rentrerai tard, fatiguée, un peu grise, avec une bonne migraine… Je connais tout ce qui m’attend.

« Enfin, c’est la vie, le métier !…

« Dites-moi, mignonne Madame, voici près de quinze jours que je n’ai mis les pieds dans Paris. Que portera-t-on cet hiver ?

Elles parlèrent chiffons fort longtemps, puis, comme l’évaporée ne saisissait pas bien une explication donnée par Françoise, celle-ci lui proposa :

— Je vais me faire comprendre clairement… Tenez, montrez-moi votre robe « peau d’ange » ?

— Excellente idée !

L’actrice quitta la table et le miroir devant lesquels elle allait commencer à farder son visage pour la scène, se leva et marcha vers l’un des placards garde-robes ménagés dans la muraille.

Françoise la suivit pas à pas, tout en continuant de converser.

Elle la laissa pénétrer dans le réduit, lever les bras pour décrocher la robe appendue, mais quand Minou voulut sortir, tout changea !

La jeune fille, se souvenant à propos du procédé employé, par Claire de Villiers, contre le petit père Pancrace, prit l’actrice à la gorge pour la repousser si durement et si fortement que Minou s’écroula au bas du placard, entraînant avec elle toutes les robes suspendues.

— Et si vous tenez à la vie, conseilla l’énergique Françoise d’une voix toute changée, gardez-vous d’appeler et de crier ! Je suis armée !

Elle referma la porte, fit tourner à clé et recommanda encore :

— Point d’affaire ! Un mot, un cri, et je vous tue !

« Ce que vous avez de mieux à faire est de prendre patience.

Ceci dit, Françoise s’installa à la place occupée précédemment par l’actrice, se sourit dans le grand miroir et commença d’accommoder son visage.

Elle connaissait le rôle préparé.

— J’y serai fort bien, s’assurait-elle. Minou ne m’a-t-elle pas juré dix fois que, là, je lui étais supérieure ?

Elle retira ensuite tous ses vêtements pour passer ceux de la comédienne, obligation requise par le parfum discret de ses propres dessous qui aurait pu la trahir.

Nulle crainte ne lui serrait le cœur. L’audacieuse jeune fille sentait bouillir, dans ses veines, le sang de son cousin Cyrano. D’ailleurs, une pensée la soutenait, mieux, la soulevait !

Elle se disait :

— Si je gagne cette difficile partie, c’est, pour mon Charles, pour d’Artagnan, la fortune assurée.

« La gratitude de Madame Anne, qui est enfin éclairée sur la valeur morale de M. Mazarini, nous sera définitivement acquise.

« Et mon capitaine enrichi, pourvu d’un régiment, ou promu mestre de camp, c’est le bonheur, c’est notre mariage enfin célébré !

Un petit valet vint frapper à la porte :

— Mademoiselle Minou, ça va être votre tour !

— Bien, j’y vais, répondit Françoise.

Elle jeta une mante sur ses épaules et s’approcha du placard où se morfondait la comédienne :

— Pas de trahison ! Un appel vous coûterait la vie ! Je pense ne point trop tarder.

« À tout à l’heure, mignonne ! Si tout va bien, je vous récompenserai royalement.

Ceci dit, la jeune fille saisit ses dentelles, ouvrit la porte et suivit l’enfant, qui descendait les escaliers en sifflant. Elle eût pu se passer de ce guide, car, grâce à Minou, elle connaissait les aîtres. Elle avait même répété des rôles, en sa compagnie et avec sa troupe, sur la petite scène où elle allait tenir l’emploi de son guide en l’art de jouer.

Des exclamations saluèrent son entrée, dans les trois pièces du château qui servaient de coulisses :

— Ah ! ce n’est point Minou !

— Venez-vous la remplacer au pied levé ?

Le sourire de Françoise rassura tout le monde :

— Votre camarade, expliqua-t-elle, est incommodée… Rien de grave, soyez tranquilles !

« Nous avions dîné toutes deux à Nanterre… Minou a dû prendre froid… La saison est si mauvaise ! Bref, en se levant de table, elle a été saisie de vomissements, prise de fièvre…

— Une indigestion ? hasarda un acteur.

— Pas autre chose !

« La meilleure preuve, c’est que Mlle Minou, en se couchant, a eu la présence d’esprit de penser à la pièce… Elle se désolait !

« C’est alors que la pensée m’est venue de la “doubler”… Je sais le rôle. Nous l’avons assez répété toutes les deux !

— Ma foi, fit celui des comédiens qui remplissait les fonctions de régisseur, autant vous qu’une autre.

Et, clignant de l’œil, il ajouta :

— Vous êtes fort bien, petite… Fort bien, en vérité… de beaux yeux, du teint… joli sourire… Vous ne déplairez pas à Son Éminence…

 

Pour expliquer l’action entreprise, avec tant de décision, par la sœur de Roxane, il nous faut rétrograder quelque peu. En effet, après une nuit passée tout entière, entre la Reine et Cyrano, à chercher le moyen de s’emparer des papiers secrets du Cardinal, d’Artagnan s’en était allé déjeuner, comme il l’avait promis, chez Françoise Robin, rue de Grenelle-Saint-Germain, où devait le rejoindre Roxane.

Là, on tint conseil. D’Artagnan exposa les difficultés du problème. La jeune fille accueillit par un rire le dénombrement de ces obstacles. Comme chacun s’étonnait, elle proposa hardiment sa solution.

Elle se faisait fort, elle, faible femme, d’arracher à Mazarin ces fameux papiers ou de le forcer à les lui donner ! Comment ? Mystère…

Longtemps, elle s’offrit le malicieux plaisir de taquiner sa sœur et celui qu’elle aimait. À toutes leurs questions, elle ne répondait que ceci : « Faites-moi confiance aveuglément ! » Enfin, elle leur expliqua le plan conçu par elle et laissa d’Artagnan en corriger certains détails.

Dans l’après-midi même, ils partaient à cheval pour Saint-Germain, tandis que le chevalier Le Norcy prenait une autre direction, afin de les accueillir une fois la victoire acquise et, au besoin, leur prêter main forte.

 

— Oun anze ! répéta maintes fois le Cardinal en approuvant le jeu de Françoise. Elle zoue comme oun anze !

Ce fut lui qui donna toujours le signal des applaudissements. Les rideaux tombés, il les fit écarter aux cris de :

— Bravo ! Bravissimo !

Et se tournant vers Vauselle :

— Allez donc démander à cette zeune et fraîçe beauté si elle veut bien ençanter notre souper… Elle nous dira en même temps pourquoi elle a doublé, cette nouit, la signora votre sœur…

Françoise venait à peine d’échapper aux félicitations de ses camarades d’un soir qu’elle tomba sur l’escogriffe, ployé en deux par un grand salut.

Elle réprima un mouvement de répulsion à la vue de cet être vil que, tant de fois déjà, lui avaient dépeint ses amis, les deux Gascons.

Il lui fallait continuer à jouer le rôle. Et ce rôle se compliquait, devenait plus dangereux.

— J’accepte avec gratitude, répondit l’élève sirène, après avoir reçu, par l’organe de Vauselle, l’invitation de Mazarin. J’admire depuis si longtemps Son Éminence… de loin, hélas !

Vauselle eut un sourire ignoble et, tout en lorgnant le décolleté de Françoise, il riposta :

— Il ne tiendra qu’à vous, ma jolie, de voir le Cardinal de très près, ce soir… d’aussi près qu’une femme peut voir un homme… Il ne m’a pas caché qu’il éprouvait du goût pour vous…

Françoise se sentit rougir. Jamais encore elle n’avait autant été possédée de l’envie d’envoyer un soufflet à un homme.

Cependant, le « frère » de Minou trouva séant de s’enquérir de la précieuse santé de la comédienne. Aussi demanda-t-il, tout miel :

— Minou, je l’espère, n’est pas trop gravement malade ? Ne m’a-t-on pas dit, tout à l’heure, qu’à Nanterre…

— Ne vous inquiétez ni de Nanterre, ni de votre sœur, monsieur. La première se porte à merveille et la seconde ne se ressentira plus de son indigestion après une bonne nuit.

— Alors, tout est pour le mieux… Voulez-vous, maintenant, prendre la peine de me suivre ? Monseigneur se sent grand appétit…

Françoise sourit et s’empara du petit paquet de dentelles noires :

— Qu’est cela, Mademoiselle ?

— Des dentelles, vous le voyez bien… Je crains fort les vents coulis…

Mazarin se leva dès que, s’effaçant devant Françoise, Vauselle laissa voir la gracieuse apparition. Il fit quelques pas au-devant de la jeune fille, ce qui était une grande faveur, et, arrêtant les révérences cérémonieuses qu’elle faisait, il esquissa une sorte de salut bénisseur en zézayant.

— Cère mignonne, trêve de cérémonies… Il souffit, vous dis-ze… La Zeunesse, la Grâce, la Beauté sont partout çez elles, et le plous pouissant des monarques de ce monde est encore leur plous humble soujet…

« Vénez vous asseoir près dé moi…

Françoise suivit la robe de soie rouge et jeta un rapide mais incisif coup d’œil sur la pièce où elle se trouvait.

C’était l’un des salons d’attente du Ministre.

Cette haute porte, peinte et dorée avec art, devait ouvrir sur le cabinet de travail du Cardinal.

Au centre de cette pièce, sous le lustre qu’on venait de garnir de chandelles neuves, se trouvait, dressée, une table comportant six couverts.

— Vous allez souper, expliqua le Cardinal, avec deux de vos camarades, puis MM. de La Maule, de Vauselle et moi-même. Mais vous voudrez bien excouser la modestie dou service… La faute en est à ces temps troublés.

— Monseigneur, fit Françoise, je suis confuse de l’honneur que vous voulez bien me faire…

Et, enivrant le ministre d’une œillade veloutée :

— Comme je l’ai dit tout à l’heure à M. de Vauselle, depuis des années, j’admire Votre Éminence… Le plus grand homme d’État de notre époque !

Un sourire fin plissa le visage du Cardinal :

— Z’ai beaucoup d’ennemis… Plous tard, on mé rendra joustice… Beaucoup plous tard.

Il allait en dire davantage quand, derrière deux des actrices qui venaient de jouer avec Françoise, apparurent La Maule et Vauselle.

Les deux sbires semblaient fort gais et la façon familière dont ils se mirent à tenir leurs compagnes, les rires de celles-ci donnèrent aussitôt une vive inquiétude à la jeune fille.

Allait-elle être obligée, pour accomplir sa mission, de prendre part à une orgie ?

Mazarin, en observation devant le joli visage de sa compagne, vit l’éclair de son regard scandalisé, le rouge de ses joues et son air gêné. Aussi lui dit-il en lui prenant la main :

— Né soyez pas sourprise… Cès sont dé bonnes amies, dé vieilles camarades… Jé veillerai, du reste, mademoiselle, à cé qu’ils ne dépassent point les bornes dé cé qui est permis.

En lui-même, le vieux renard pensait :

— Il ne faut pas effaroucher cette colombe… Dans une heure, les grands vins et le mauvais exemple aidant, elle sera beaucoup plus indulgente… Qui va piano, va sano…

Et, se levant pour conduire Françoise à table, il glissa à l’oreille de La Maule, avec un clin d’œil significatif :

 Qui va sano va bene !…

Cet Italien grand, de bonne mine, châtain, l’œil à la fois aigu, spirituel et voluptueux, ne plut guère à Françoise. Il était pourtant revêtu de la pourpre cardinalice, qui faisait valoir la pâleur noble de son teint et, à tout prendre, c’était un personnage des plus séducteurs.

Habituée à une élégance plus française et plus mâle, celle d’un d’Artagnan, par exemple, beau sans être efféminé, la cousine de Cyrano ne sympathisait guère avec le genre bellâtre.

Commencé avec cérémonie, avec quelque froideur même, le souper du Cardinal, malgré les efforts de l’amphitryon, tournait au scandale.

La Maule et Vauselle étaient gris et leurs compagnes n’étaient pas loin de l’être. Elles riaient très fort aux histoires divertissantes que contait Mazarin de sa voix zézayante et douce.

Celui-ci conservait intact son sang-froid. Il avait bu avec une extrême modération, pour se bien tenir, car il entendait obtenir les grâces de sa délicieuse voisine, dont la beauté le troublait profondément. Or, un homme pris de vin, il ne l’ignorait pas, répugne aux femmes délicates.

Françoise, inutile de l’affirmer, n’était pas moins lucide que son partenaire. Elle ne craignait pas le vin, étant native de Bergerac… D’ailleurs, elle avait surveillé son verre tout en versant de copieuses rasades aux deux femmes, à La Maule et à Vauselle. Leur ivresse grandissante était à peu près son œuvre. Elle attendait qu’une grossièreté des hôtes de Mazarin lui permît enfin de se formaliser et de se lever de table.

Cela ne se fit guère attendre.

Une des actrices, le sein nu, vint soudain s’asseoir sur les genoux de La Maule.

Françoise posa sa main sur le bras du Cardinal et demanda, avec un singulier sourire :

— Votre Éminence ne croit-elle pas qu’il serait bon de m’épargner la suite de ce spectacle ?

— Si fait, mademoiselle, fit Mazarin en se levant et en offrant son bras à la jeune fille. Je vous demande même pardon de ne pas vous l’avoir offert plus tôt !

— Oh ! répondit Françoise, jusqu’alors j’aurais eu mauvaise grâce de m’effaroucher… Mais je redoute maintenant que la chaleur des vins…

Et comme le Cardinal se dirigeait vers une des portes latérales qui devait, selon les souvenirs de la jeune fille, donner sur un salon semblable à celui-ci, elle glissa un regard vers le cabinet de travail et supplia :

— Oh ! dites, Monseigneur ! Vous aurez bien la bonté de m’accorder cette grâce !

— Laquelle, mignonne ?

— Je suis audacieuse, sans doute ?

— Dites toujours ?

— Ah ! la curiosité féminine ! Laquelle d’entre nous y résisterait ? Je suis donc curieuse, Monseigneur, de connaître le cabinet d’où partirent tant d’initiatives de génie !

Mazarin s’arrêta, sourit :

— N’est-ce que cela, ma toute belle ? Je souis ravi de pouvoir vous être agréable… Entrons donc là… Nous y serons fort bien pour bavarder…

Il ouvrit la porte devant Françoise :

— Ah ! fit celle-ci, où avais-je la tête ? J’oubliais ma mante de dentelles… Permettez, Éminence ?

Et, légère, elle courut jusqu’à sa chaise, où elle avait laissé, en effet, ce petit paquet qu’elle semblait ne pas vouloir quitter.

La Maule embrassait goulûment son amie, Vauselle lutinait la sienne. Françoise leur souffla :

— Allez-vous-en… Monseigneur veut être tranquille… Oust !… Allez-vous-en !

Le moins ivre des deux éructa dans un hoquet :

— Compris, ma biche !

Françoise revint à la porte où, déférent, tout miel, l’attendait le ministre.

— Voici l’obzet de votre couriosité… dit-il en refermant la porte avec un sourire entendu.

À son estime, cette jeune personne ne devait pas être d’une vertu bien difficile à réduire. Pourquoi eût-il hésité ?…

Délibérément, il s’empara du bras de Françoise pour lui faire visiter la vaste pièce qu’éclairaient à la fois un candélabre aux branches multiples et les bûches de l’âtre.

— Je regrette, belle enfant, de ne pas vous recevoir chez moi, dans ce palais qui fut l’hôtel Tubeuf. Mais, hélas ! comme vous le savez, ces coquins de Parisiens me boudent…

« J’espère bien avoir, ma mignonne, la grande joie de vous conduire, un jour, en cet hôtel où j’ai entassé tant de jolies choses… Sans doute, vous laisserais-je choisir un cadeau…

Françoise ne répondit au tentateur que par un hochement de tête qui semblait signifier : « Nous n’en sommes pas encore là ! » Aussi jugea-t-il prudent de patienter et de l’amuser :

— Là, fit-il en désignant le luxueux bureau, a travaillé bien souvent mon illoustre prédécesseur, Mousou dé Ricélieu…

— Oh ! protesta Françoise, vous le valez !

— Pour cé mot, déclara le Cardinal commençant à s’embraser, pour cé mot zentil, vous méritez dé récévoir ouné gros baiser…

Françoise se dégagea.

— Ignorez-vous, Monseigneur, demanda-t-elle en riant, qu’il est plus doux, en amour, de se faire accorder une faveur que de la voler ?

— Jouste, petit loutin ! admit le Cardinal en riant à son tour. Jé né démande qu’à engazer la loutte courtoise dé Vénous et dé Coupidon.

— Eh bien ! plaidez votre cause, agréa Françoise en prenant place sur un fauteuil. On vous écoute, Monseigneur, avec une bienveillance toute particulière.

— Donnez-moi d’abord ces dentelles qui vous embarrassent.

— Elles ne me gênent en aucune façon… C’est si léger, si vaporeux !

À ce moment, le bruit caractéristique d’une porte refermée et claquant sec avertit Françoise que les deux ivrognes et leurs amies s’étaient décidés à suivre son conseil. Ils venaient de quitter la salle à manger improvisée.

L’instant d’agir était venu ! La jeune fille eut une suée légère. Elle était seule avec Mazarin !

— Alea jacta est ! murmura-t-il.

Ce fut pour elle le coup de fouet.

D’un geste vif, elle dépaqueta ses dentelles, en fit sortir un pistolet, un excellent pistolet d’ordonnance, prêté par d’Artagnan. Avant que le Cardinal ait eu le temps de faire un geste, un pas ou de pousser un cri, il avait le trou noir du canon de cette arme ouvert à trois pouces de son visage. Suffoqué, il s’entendit dire :

— Un mot, et je tire ! Sachez que j’ai, dans les veines, le sang de Cyrano ! Je suis sa cousine… Un cri, l’esquisse d’une lâcheté, et je me damne en vous tuant, Monseigneur !

Le Cardinal devint livide.

Il avait devant les yeux une Euménide !

Ah ! elle était loin, la petite comédienne amie de Mlle Minou, la caillette rougissante, à l’œil câlin.

Une terrible résolution crispait et durcissait maintenant ses traits délicats. L’œil bleu avait l’éclat froid de l’acier homicide, la bouche tordue semblait prête à mordre, à déchirer !

— Cyrano ? balbutia le ministre au comble de la stupeur. Cyrano ?

Telle était son épouvante que, dans cette femme campée devant lui, l’arme haute, il croyait revoir celui qu’il craignait le plus au monde, l’ancien Cadet de Gascogne, le compagnon hardi et goguenard par lequel il avait été arrêté et fait prisonnier sur la route de Bougival.

Françoise fit un pas, solennellement :

— Si vous tenez à la vie, il convient de m’obéir… au point où j’en suis arrivée, prête à la damnation, que m’importe la vie d’un prince de l’Église !

« Je veux les papiers que contient votre tiroir secret ! Il me les faut !… De suite !

Mazarin prit un air innocent et zézaya :

— Lé tiroir sécret ? Jé né comprends pas !

— N’essayez pas de ruser ou vous êtes perdu ! Regardez-moi. Je suis femme à prendre les clefs sur votre cadavre, si vous m’y forcez !

— Moun cadavere ! répéta le Cardinal, convaincu que la gaillarde ne s’arrêterait pas en chemin.

— Allons, faites vite. Je suis pressée !

« Ouvrez de bonne grâce ce fameux tiroir… dans votre bureau, là… le troisième sur la droite !

Cette précision de détails accabla l’amoureux désabusé.

Qui donc avait pu si bien renseigner cette amazone terrifiante ? Châteauneuf, peut-être, ce coquin ? Non ! Il n’ouvrait jamais ce tiroir devant ses collaborateurs, même les plus intimes.

Alors, Anne, la Reine ? La Reine ! Voyons, il la tenait si bien ! Peut-être était-elle tombée au pouvoir du bretteur, là-bas, dans ce Paris enfiévré ?

— Pressez-vous, ordonna Françoise d’un ton catégorique. Gardez-vous de méditer un coup de Jarnac… N’essayez pas de sonner… Cette arme m’est familière. Je fais mouche sans raté, Monseigneur. À la moindre alerte, votre compte sera réglé… pfuit ! ! !

Alors, le ministre se résigna, fit demi-tour, furieux, mais craintif. Ses genoux mollissaient sous lui, car, derrière son dos, il sentait le regard du pistolet de cette diablesse.

Il atteignit avec peine le bureau.

La même angoisse qui l’avait assailli à Bougival, devant l’ex-cadet de Gascogne, lui pesait aux épaules, faisait trembler ses belles mains, dont il tirait vanité. Il ouvrit lentement le tiroir désigné, défendu par une serrure florentine.

— Voilà, fit-il en poussant un soupir.

La cachette était en acier fort épais. Elle eût pu défier des voleurs même outillés à merveille. Cette fois, elle devait livrer ses trésors, devant la seule audace d’une jeune fille !

Une sueur de crainte et de fureur rentrée tomba du front ministériel sur les parchemins compromettants entassés là depuis des années.

— Vous voulez tous les papiers ? demanda-t-il avec l’espoir de soustraire à la curiosité de ses ennemis les origines de sa colossale fortune.

Espoir qui ne fut pas déçu, car Françoise, délicate et fière, lui répondit vivement :

— Ai-je l’air d’une voleuse ? Non ! Gardez vos secrets pour vous. Mais je veux avoir tout ce qui doit nous renseigner sur le sort de M. de Villiers !

Mazarin soupira d’aise. On venait de le délivrer d’une grosse crainte. On n’en voulait pas à son argent ! On n’essaierait pas de le tracasser. Il ne s’agissait que de George !

Il tira une enveloppe de parchemin. Elle n’était pas scellée. Il la jeta sur son bureau. Alors, prudente, Françoise l’ouvrit d’une seule main, éparpilla les multiples papiers et les examina rapidement… C’était bien cela ! Elle était toute rose de joie.

— Est-ce à votre gré ? demanda l’Éminence.

— C’est bien ! Nous allons pouvoir délivrer cette malheureuse victime de votre cautèle !

« Et maintenant, Monseigneur, veuillez prendre la peine de remettre tous ces papiers dans leur enveloppe… Je n’ai qu’une main… l’autre est occupée à vous surveiller…

Le Cardinal dut obéir, un rictus aux lèvres.

Quand ce fut fait, Françoise s’empara du pli, le glissa dans son corsage et ordonna, en désignant une porte basse :

— Maintenant, veuillez entrer là, Monseigneur !

— Mais cette pièce est oun rédouit obscour…

— Entrez-y tout de même ! Avec mes excuses, Éminence. Mais je ne me soucie nullement de vous savoir, sitôt ma sortie, accroché à un cordon de sonnette, pour alerter vos gardes !

« Allons, un peu de bonne grâce.

Cette fois encore, furieux, outragé dans son éminentissime dignité, le puissant ministre dut obéir.

Alors, Françoise, avertie par d’Artagnan que cette porte ne possédait ni serrure, ni verrou, retira la baguette de son pistolet, la glissa sous la porte, la força du pied et sourit à son ouvrage.

Elle se savait désormais à l’abri d’une alerte, au moins immédiate. Tout allait pour le mieux ! Par le fait, un salon, celui dans lequel on venait de souper, et le cabinet ministériel séparaient Mazarin de l’antichambre où se succédaient les gardes. Ses cris ne pourraient atteindre les soldats.

Aussi la jeune risque-tout, très à son aise, s’installa-t-elle au bureau qu’avait illustré le travail de Richelieu, et prit-elle le soin d’empaqueter, dans ses dentelles, le pistolet d’ordonnance et l’enveloppe conquise de haute lutte.

À vrai dire, un léger tremblement agitait un peu ses membres. Mais quoi ? On peut avoir une certaine émotion après, quand on a su montrer du sang-froid pendant.

— Maintenant, se sourit-elle, allons rejoindre Messire Charles d’Artagnan qui, avant son départ pour l’armée, avait émis des doutes sur l’utilité de ma collaboration.

Elle quitta le cabinet superbe où venait de se dérouler cette tragi-comédie, traversa le salon, encore encombré de la table non desservie, et se trouva dans l’antichambre où somnolaient, sur des banquettes, deux officiers des Gardes Françaises.

L’un d’eux, à la vue de la jeune femme, délicieusement vêtue pour la scène, s’étira. Il réussit à se lever et à saluer de façon correcte.

Françoise le reconnut. C’était ce même officier qui, à la porte du château, l’avait si galamment accueillie. Elle le grisa d’un sourire, disant :

— Beau capitaine, je suis affreusement en retard. Ma mère doit s’inquiéter… Son Éminence m’a retenue à réciter des vers de façon bien scandaleuse !

— Monseigneur a le meilleur goût !

— Je vous prie, monsieur, de faciliter mon départ ! Je n’ai pas le temps de remonter chez mademoiselle Minou, afin de changer de robe ! Il est si tard ! Je désirerais avoir… un cheval tout sellé et un manteau…

« J’ai une telle hâte de rassurer maman !

« Demain, je dois revenir… Je ramènerai la bête et restituerai le manteau à son propriétaire.

— Un chapeau ? un manteau ? des éperons ? Voici les miens ! Un cheval ? Je vais descendre avec vous, et celui du premier cavalier rencontré sera vôtre… Là, êtes-vous contente ?

« Il demeure bien convenu, ma belle, que vous me paierez cette jolie dette, au denier douze !

Et il appuya un brusque baiser sur la nuque découverte de Françoise. Celle-ci dut se contenir pour ne pas riposter, par un magistral soufflet, à cette galanterie d’une audace soldatesque.

Sitôt sur le pavé de la ville, la jeune fille lança sa monture au triple galop.

Maintenant que c’était fini, qu’elle tenait la victoire, elle redoutait une ruse du Cardinal. Elle croyait entendre la galopade d’une troupe lancée à sa poursuite. Les rondes effectuées par les gardes à cheval de l’Éminence lui semblaient à redouter. Elle se retournait toutes les cinq minutes, le cœur battant.

Non ! un rayon de lune s’étant glissé entre deux nuages, elle eut même la surprise de voir, en tête des patrouilles, les officiers lui tirer leur chapeau.

Elle éclata de rire. En effet, elle venait de comprendre que, sous ce grand manteau, lorsqu’il retombait correctement, et sous ce tricorne emplumé de blanc et gansé d’or, on pouvait la prendre pour un camarade ! Heureuse idée qu’avait eue ce galant – mais entreprenant – gentilhomme de la forcer à accepter son couvre-chef.

La fiancée de d’Artagnan ne galopait nullement au hasard.

Elle se lança d’abord dans la ville endormie, glaciale et sombre, comme si elle voulait gagner Mantes ou Poissy puis, par des venelles, revint vers le château, se jeta dans la forêt.

Elle entendait brouiller sa piste et, si besoin en était, donner à ceux qui la rencontreraient des impressions divergentes.

Cela retardait l’instant où elle se sentirait en sécurité aux côtés de d’Artagnan ; néanmoins, la précaution pouvait n’être pas inutile.

À l’allure qu’elle menait, elle fut vite parvenue aux abords de l’étang de la Porte-Verte et là, dès qu’elle parut, comme convenu, dans la clairière voisine du château du Val, un cavalier sortit de l’ombre :

— Françoise, ma chérie !

— Charles, mon amour !

Ils s’étreignirent… Françoise défaillit exquisément sous les lèvres de son bien-aimé.

— Quelle joie, souffla enfin celui-ci. J’ai passé ici des heures effroyables à me reprocher…

— Ne regrettez rien, Charles ! Je sors triomphante et joyeuse !

— Et ce costume !… Vous avez les papiers ?

— Sur mon cœur !

Un nouveau baiser les rapprocha, les unit.

— Je suis fier de vous, Françoise !

— Ne suis-je pas votre fiancée, mon ami ? Noblesse oblige.

« Mais ne nous attardons pas ici. Le Cardinal a pu réussir à se libérer…

— Où est-il ?

— Là où vous m’avez conseillé de le déposer, mon amour : dans le retrait aux paperasses…

— Admirable ! Admirable ! Comme la Reine va être contente, Françoise !

— Et comme Cyrano sera dépité ! Pends-toi, brave Savinien, nous avons pris Mazarin dans ses propres filets, et tu n’étais pas là !

— Ne dites pas cela ! Notre ami sera enchanté de savoir que malice et bravoure ne sont point sorties de sa famille !

Ils se mirent à rire puis, d’un commun geste, poussèrent leurs montures.

Peu après, abandonnant la forêt, ils traversèrent Carrières-sous-Bois et Maisons-Laffitte où d’Artagnan avait posté M. Le Norcy, bien caché dans les roseaux, au fond d’un bateau, en face de l’île de la Commune.

L’ancien lieutenant aux Gardes de la Reine leur fit passer la Seine, lâcha ensuite son embarcation et monta à cheval. Il avait laissé cette vaillante bête, habituée aux rigueurs du service en campagne, attachée à un arbre du bois de Sartrouville et protégée du froid vif par de bonnes couvertures.

Cinq minutes après tous trois s’élançaient au galop vers Paris.

3

Les limiers en chasse

Dans le retrait où l’avait enfermé celle qu’il appelait, en lui-même : « cette coquine », Mgr le Cardinal passa peut-être la plus mauvaise nuit de sa vie.

Sitôt qu’il fut dans l’ombre, il commença de pester. Une série de per bacco ! retentissants et de mulier hostis ! n’eut d’autres résultats que de le rendre aphone et de le fatiguer.

Il voulut ébranler la porte. Ce fut en vain. Elle était découpée dans une solide boiserie en cœur de chêne breton. Il se contusionna l’épaule inhabituée à de semblables efforts.

Alors, il chercha le moyen qu’avait pu employer « cette coquine » pour bloquer si bien son huis. Il ne le trouva pas. S’il avait eu de la lumière, sans doute eût-il aperçu la baguette ?

Enfin, il mit son espérance dans l’arrivée d’un officier de service ou d’un valet.

On s’inquiéterait de ne pas le voir regagner sa belle et douillette chambre à coucher.

Ne voyant rien venir, il mit ensuite son espoir dans le zèle d’un des bas officiers du Palais, chargé du soin de moucher et d’éteindre les chandelles.

Plusieurs fois, quand les affaires de l’État le forçaient à travailler de nuit, il avait été dérangé par ce bas fonctionnaire, attentif au luminaire.

Ah ! il désirait sa venue maintenant !

Mais il entendit éclater les bobèches, sentit l’odeur écœurante de la chandelle fondue et nul ne vint.

Une crainte l’assaillit :

— Si l’une de ces chandelles, en coulant, mettait le feu, comme il arrive souvent ? Serais-je, ici, grillé vif, parmi ces documents accumulés ?

Le supplice de Savonarole et de Leonora Galigaï n’enchantait pas du tout Son Éminence !

Ayant trouvé à s’asseoir sur une pile de dossiers, il prit la pose d’Ugolin dans la Tour de la Faim et grogna :

— Si jamais je retrouve le pouvoir, Cyrano et sa diabolique parente me paieront tout cela d’un seul coup !

« J’exilerai toute cette nichée de vipérins Gascons, jusqu’au sixième degré ! Plus un Bergerac en France, mâle ou femelle ! Hem ! femelle surtout !

Résigné enfin à attendre l’heure où l’on viendrait le délivrer, il délaissa la minute présente et se mit à songer à l’avenir.

Celui-ci lui paraissait chargé d’orage.

Son seul levier, c’était la confiance d’Anne d’Autriche. Appui précaire, puisque c’en était fait de cette royale faveur ! Car Mazarin ne se leurrait guère.

Françoise tenait dans ses mains les instruments de sa perte irrémédiable. Les papiers emportés par elle contenaient toutes les preuves de sa vile conduite vis-à-vis de la Reine et du fils de Buckingham.

Ils le montraient traître à sa parole, à ses serments. Ils faisaient éclater son ignoble désir de lucre. En effet, en enfermant George dans une prison, il avait ordonné la saisie des biens du jeune homme déclaré, par lui, ennemi du Roi !

Ces biens étaient immenses…

Les parchemins dérobés donnaient le détail des opérations pratiquées par le Cardinal-Ministre pour effectuer, à son profit, la substitution de plusieurs dizaines de millions…

Jamais la Reine ne consentirait à excuser ces procédés plusieurs fois criminels !

Jamais la femme n’absoudrait celui qui avait, pour le détrousser légalement, ordonné qu’on incarcérât son enfant.

Jamais ?

Le Cardinal se gratta le menton.

— Quel être humain peut oser dire jamais ou toujours ? On ne sait pas…

« Le temps est si galant homme !

« Certes, les premiers éclats de colère seront terribles… Je connais ma royale et secrète amie… Va bene ! petite pluie abat grand vent.

« Et puis, la Reine tient à passer pour une turis eburnea. Or, je sais, moi, comment naquit l’enfant du beau et noble duc… et comment naquit l’autre enfant de Louis XIII, le vrai roi, l’authentique Louis XIV.

« On compose avec un homme si bien informé…

Menant encore plus loin sa rêverie, il commença d’échafauder des projets d’avenir.

Ce ne fut que vers sept heures du matin que des valets, venus faire le ménage du cabinet ministériel, perçurent les appels du Cardinal encagé, comme La Balue…

Ils vinrent enfin à la porte du retrait d’où s’échappaient les jurons italiens et les menaces françaises d’être roués vifs, écartelés et, pour le moins, empalés ! Ayant retiré la baguette glissée sous la porte par l’astucieuse, ils virent, avec terreur, sortir leur maître.

Celui-ci était méconnaissable. La poussière recouvrait son visage, son rochet de dentelles et sa magnifique soutane de soie rouge. Ses traits étaient creusés et tirés par l’insomnie. Il tremblait de froid, de fatigue et de rage. Ses dents claquaient comme castagnettes :

— Qu’on fasse venir sur l’instant MM. de La Maule et de Vauselle !… Je monte dans ma chambre…

« Et silence sur tout ceci ! Je ferai couper la langue du bavard !

Cette dernière recommandation se trouvait appuyée d’un regard fulgurant.

Quelques minutes après, il recevait chez lui ses deux acolytes préférés. Tous deux entrèrent la tête basse, la mine chiffonnée, l’œil terne et la langue pâteuse.

Leur embarras était des plus grands. Ils s’attendaient au pire, oubliant, dans leur terreur, que Mazarin ne foudroyait jamais les gens de sa colère, comme le faisait volontiers feu Mgr de Richelieu.

C’est que Vauselle savait tout.

Dans sa chambre, contiguë, comme bien on pense, à celle de sa « sœur » Minou, il avait entendu des plaintes… Celles-ci semblaient sortir de la muraille.

Le premier moment d’émoi passé, il se ressaisit et cria : « Est-ce toi, chère âme ? » Et la chère âme lui répondit : « Au secours, Jean ! Au secours ! »

Vauselle prit son épée, un poignard et deux ou trois pistolets. Muni de cet arsenal, il sortit, grelottant de froid autant que de lâcheté, et vint à la porte de la comédienne. Il y colla prudemment son oreille :

— Est-ce que Cyrano ?…

Le bretteur restait sa préoccupation constante, sa crainte renouvelée, son spectre d’Hamlet.

Rassuré par le silence, il se décida à entrer.

Un rayon de lune lui montra la pièce vide.

— Personne ? Où donc est passée ma Minou ?

Le bruit de ses pas parvint à la jeune femme. Elle recommença de crier :

— À moi ! Jean ! Mon petit Jean !

— Où t’es-tu fourrée ? demanda l’escogriffe. Je ne te vois point !

— Ici, dans le grand placard !

Un instant après, Minou, blottie dans les bras de son « frère » jouait, au naturel, la plus belle crise de nerfs du monde.

Le froid, la rage, la faim, les souris et les blattes l’avaient toute la nuit tourmentée.

Être jouée par cette petite pécore, elle, une des plus fines espionnes du Cardinal !

L’orage calmé, elle glapit :

— Je me vengeai affreusement !

« Je labourerai moi-même de mes griffes la figure de cette pimbêche ! On verra bien si, sortant de mes mains, elle trouvera encore à plaire !

— Après qui en as-tu ? demanda Vauselle.

— Après celle qui m’a fait tomber dans ce traquenard, parbleu ! La futée me le paiera ! Je l’ai juré !

— Calme-toi, Minou. En somme, que s’est-il passé ?

Alors, l’actrice raconta tout, la bouche tordue par la colère. Et, en l’écoutant, d’abord ébahi, Vauselle devenait de plus en plus soucieux.

Il reconnaissait, dans le rapide portrait brossé par sa « sœur », la jolie fille avec qui il venait de souper. Il la revoyait, versant largement à boire autour d’elle, puis pénétrant, avec Mazarin, dans le cabinet ministériel :

— Et elle avait un pistolet ! Ah ! la diablesse ! Pourvu qu’il ne soit pas arrivé malheur au Maître ! Tant d’ennemis l’entourent, de Gondi à Condé, sans compter le Parlement et Cyrano !

Il le dit en deux mots à Minou et conclut :

— Je cours aux nouvelles !

Dans l’antichambre de l’appartement privé du ministre, il rencontra La Maule. Celui-ci le rassura. Le Cardinal était en vie. Il venait précisément de les faire appeler tous les deux. Mais cette histoire pouvait avoir de fâcheuses conséquences.

Le Ministre répondit à peine à leurs saluts. C’est d’une voix encore plus enchifrenée que bêtifiante qu’il leur dit, sans les inviter à s’asseoir :

— Zé souis facé d’avoir à vous dire, mesous, que votré condouite à tablé, cetté nouit, devant lé vin et les femmes, m’a valou bien des ennouis !

« Si vous étiez restés loucidés, au lieu de boire et de loutiner vos coumpagnes, cela né serait certainement pas sourvenou.

« En deux mots, voici…

Portes closes, il leur fit part des événements de la nuit. Des larmes de dépit brillèrent dans ses yeux quand il dut conter comment il avait été contraint de livrer, à Françoise, les précieux documents :

— C’est une çose très gravé !…

« Non seulément mes ennémis ont maintenant, dans leurs mains, dé quoi mé déshonourer auprès de Sa Mazesté, mais encore ils possèdent oun rédoutable sécret d’État…

« Que les prisonniers soient délivrés, ze m’en soucie fort peu… Cé qué zé né veux pas cé qué la Reine lise les papiers dont z’ai dou mé séparer.

Pour parer aux conséquences, il confia à ses deux meilleurs limiers le soin de reconquérir les compromettants parchemins.

D’une seule voix, La Maule et Vauselle demandèrent des explications. Sur quelle piste devait-on se lancer ? Qui était exactement cette audacieuse jeune femme ?

— Zé ne sais rien qué ceci : elle m’a dit, en mé braquant son pistolet sous lé nez, qu’elle était dou sang dé Mousou de Berzérac…

— Cyrano ? fit Vauselle en pâlissant.

— Bergerac ! cria La Maule effrayé.

— Loui-même ! On lé rétrouve partout.

— Ah ! Monseigneur, quand nous autoriserez-vous à en finir, une bonne fois, avec ce maudit Gascon ?

Mazarin remarqua, non sans ironie :

— L’occasion ne vous a guère manqué pourtant !

La Maule haussa les épaules :

— L’épée à la main, Votre Éminence doit savoir que nul n’est de force à résister à ce brutal ferrailleur… Un seul homme l’aurait pu ! M. d’Artagnan. L’Enfer a voulu les voir réconciliés ! Ils sont maintenant…

— Amis comme cochons ! hasarda Vauselle.

« Comme les doigts de la main, voulais-je dire. Ça n’est donc point par le fer que je propose à Monseigneur de nous débarrasser de ce bretteur enragé, mais par le poison !

— Je n’aime pas le sang, dit Mazarin en abandonnant son accent italien. Et je n’aime pas l’utilisation de quelque moderne aqua toffana. Mieux vaut agir de ruse pour le réduire a quia.

— Comme c’est commode ! grogna La Maule, évidemment de fort méchante humeur. Ce Cyrano est plus fort que nous. Il a la malice d’une douzaine de singes.

Contrarié, le prélat haussa les épaules :

— Je ne puis, pour l’instant, retourner à Paris où, tout me porte à le croire, Sa Majesté est retenue contre son gré.

« C’est vous, Monsieur de Vauselle, que je charge donc d’agir dans la capitale.

« Votre mission a un double intérêt : empêcher les papiers volés de parvenir jusqu’à la Reine et, si faire se peut, s’emparer des dits papiers.

« Dans cette intention, je vous ouvre un crédit considérable. Cet argent, nécessaire pour mener à bien vos entreprises, vous sera remis à Paris, chez des personnes qui vous seront désignées.

« Quant à vous, monsieur de La Maule, vous allez partir tout de suite pour la Normandie. Vous y réunirez des troupes… Cette province n’est pas encore avertie des troubles dont se désole Paris… Elle ignore ma fuite… Vous pourrez donc y parler en mon nom, haut et clair.

« Prenez des escadrons, prenez une armée, s’il le faut, mais couvrez le Mont-Saint-Michel… »

— Le Mont-Saint-Michel ?

— Oui !… Si vous savez vous y prendre, nos ennemis frétilleront avant peu dans vos filets.

— Faut-il, Monseigneur, vous les amener morts, ou vifs ? demanda La Maule.

Mazarin sourit et dit :

— Mousou dé Berzérac est fort prompt à tirer l’épée… Ma foi, le combat peut avoir certain hasard… Quiconque se sert dé l’épée, dit le Saint Évanzile, périra par l’épée… Or, Mousou dé Vauselle, touer oun zentilhomme en bataille ranzée n’a jamais passé, que ze saçe, pour oune assassinat… À bon entendeur, salout !

4

Vauselle est-il sorcier ?

Au reçu de certaines nouvelles tendancieuses, le Cardinal avait décidé de quitter Saint-Germain, trop près encore du formidable Paris. Après son départ, Mlle Minou s’était trouvée libre. Elle se hâta donc d’accompagner à Paris son « frère ».

Broussel serait utile à revoir. La Fronde remettait en faveur le vieux conseiller, si austère le jour et si paillard à la nuit close.

La futée comédienne ne digérait pas le tour à elle joué par Françoise et entendait préparer sa vengeance.

À son tour, elle tendrait un piège à la jeune fille, puis, quand elle la tiendrait, certes, ça serait fini de rire !

Le premier geste de Vauselle, sitôt arrivé à Paris, fut de se rendre au Palais-Royal.

La physionomie de l’entrée lui parut toute changée. Dans la cour et dans les galeries campaient, non plus les Gardes françaises et les Gardes suisses, mais bel et bien la milice civique, la Garde bourgeoise.

Un peu d’or fit se délier les langues…

Vauselle apprit alors avec épouvante que, depuis certaine nuit, au cours de laquelle la royale demeure avait été envahie, Cyrano était, en somme, le Gouverneur du Palais.

Il veillait sur la Reine, le Roi et le duc d’Anjou. Nul n’entrait ou ne sortait sans sa permission écrite. S’il survenait un émissaire ou un visiteur, on l’amenait incontinent sous le champignon pharamineux dont s’adornait le visage de Cyrano.

— J’aurais tort d’insister, songea l’escogriffe en apprenant ces nouvelles désagréables… L’atmosphère de ce Palais semble malsaine à mes bronches… Au large, mon camarade !

Il n’était pas homme à mépriser ses propres conseils. Ses longues jambes firent le reste.

Il rejoignit Minou.

De son côté, la belle n’avait pas perdu son temps. Elle apportait à son Jean tout un paquet de nouvelles :

Si M. de Bergerac dormait, comme un caniche, devant la porte de la Régente, il allait souvent déjeuner ou souper rue de Grenelle-Saint-Germain, chez sa cousine Françoise, l’amazone inquiétante, détestée par le couple. Cyrano y retrouvait le comte d’Artagnan, fiancé officieux de ladite « coquine », aussi Madeleine de Neuvilette, dont le Gascon était amoureux, mais amoureux sans espoir… En cet hôtel, vivait Claire de Villiers, une folle, une innocente…

Au dire de l’enquêteuse, les papiers dérobés au Cardinal se trouvaient indubitablement là. Pour affirmer son opinion, Minou raisonnait ainsi :

— Cyrano n’a point de domicile. D’Artagnan doit loger en un quelconque tournebride… Si les parchemins ne sont pas aux mains d’Anne d’Autriche, ils sont déposés chez Françoise… C’est donc chez Françoise qu’il nous faut porter nos efforts.

Vauselle l’admit sans peine, et tous deux se mirent à combiner un plan d’attaque.

Ce plan mirifique ne laissait rien au hasard. Il n’eut qu’un seul défaut, celui de n’être jamais entrepris, car le hasard, froissé d’être mis de côté, voulut avoir sa revanche et berner ceux qui entendaient se passer de lui.

Depuis qu’il était, sans titre officiel, comme on l’avait dit à Vauselle, gouverneur véritable du Palais-Royal, Cyrano de Bergerac se trouvait informé de bien des choses.

Allant à lui, les avis et les messages se succédaient fiévreusement. C’était un gentilhomme royaliste qui venait des provinces. C’était un bourgeois muni de renseignements précieux…

Bref, le Gascon eut tout de suite connaissance de la rentrée à Paris du sieur de Vauselle et de sa sœur putative.

Comme il savait trop ce dont l’aimable couple était capable, il le fit étroitement surveiller.

Ainsi fut-il mis au courant de la liaison du conseiller Broussel et de la comédienne Minou.

Cela ne le surprit guère. Il savait la diablesse tentante à souhait.

Il fit appeler le chevalier Le Norcy et, en peu de mots, lui dit une partie de la vérité.

Il lui faudrait, le soir même, arrêter Broussel, une fois encore… Et, comme le jeune officier regimbait, il cria :

— Sandious ! laissez au moins parler les gens, avant de sauter comme une chèvre folle.

« Il ne s’agit point de vous emparer de la respectable personne de M. le Conseiller du Roi et de le tenir prisonnier. Non ! Il est de nos amis. Nous voulons lui rendre service…

« Ce soir, sous une cagoule de capucin, notre imprudent magistrat sortira de chez lui pour courir le guilledou… ce qui est chose déplorable pour sa santé et dangereux pour sa réputation.

« Sommes-nous bien d’accord ? Oui, c’est bon, je continue. Votre tâche sera donc, tout à l’heure, de rencontrer notre blanchissant Céladon… de le reconnaître, malgré sa défroque monacale et de lui faire mille et mille politesses.

« L’essentiel est que vous lui fassiez manquer l’heure du berger ou que, rouge de honte, le pauvre vieillard n’ose se rendre rue de Buci, chez la demoiselle Minou…

— Hein ? sursauta Le Norcy, se souvenant de sa petite amie de Saint-Germain. Quel nom avez-vous dit ?

— Minou, mon bon… Une des comédiennes ordinaires de notre Éminentissime… une de ses meilleures espionnes aussi.

— Diable ! Il s’agit bien là, n’est-ce pas, mon cher Bergerac, de la sœur d’un nommé Lhermitte de Vauselle ?

— Sa sœur ? Hum ! hum ! La finaude me le fit croire un certain temps…

— Peu importe !… Je me retrouverai donc, ce soir, en pays de connaissance… Ah ! si le destin pouvait m’envoyer cet animal !

— Vauselle ? Ah ! c’est vrai, je me souviens ! Vous fîtes un serment naguère.

— J’ai juré de prendre ses oreilles !

— Et vous m’avez promis aussi…

— De ne toucher qu’à cette partie de son individu… de vous apporter, en hommage lige, une de ces…

— Cela tient toujours. D’ailleurs, il est très possible que vous rencontriez ce drôle en rôdant autour du logis de la donzelle.

— Dieu vous entende !

 

Le chevalier Le Norcy s’était attaché aux pas d’un Broussel méconnaissable, vêtu d’un rude froc, au capuchon rabattu. De son côté, Cyrano, que d’Artagnan remplaçait, ce soir-là, au Palais-Royal, se rendait rue de Buci, à grands pas.

On ne l’eût pas reconnu. Comme le vieux conseiller, dont il avait la taille, il portait la bure et se cachait les traits.

Bien renseigné sur les us et coutumes de celui dont il jouait le rôle, à la porte de l’actrice, il frappa le nombre de coups convenu.

Celle-ci lui ouvrit tout de suite :

— C’est toi, petit coco ? Bonjour, le mignon !

L’arrivant ne répondit pas, fit mine de ne pas voir la bouche offerte de Minou et, en la bousculant légèrement, il souffla les lumières du chandelier qu’elle portait.

— Oh ! fit-elle, le maladroit d’amour.

Pour toute réponse, le bretteur l’embrassa dans le cou, lui glissa quelques mots indistincts et l’entraîna dans la chambre obscure…

L’actrice alors poussa un cri de stupeur, presque un cri d’épouvante. Une des bûches de la cheminée venait, en s’embrasant, d’éclairer la chambre et de révéler, sortant de la cagoule, non la face débonnaire, chenue et barbue de Pierre Broussel, mais la protubérance nasale la plus illustre de France, le nez fulgurant du bretteur.

— Doucement, fit celui-ci en souriant. N’allez pas ameuter les voisins, ma belle enfant. Ne forcez pas non plus les gens du Guet à s’occuper de vos affaires… Ils ont tant de curiosité, ces braves !

« Ce serait, je crois, bien mauvais pour vous !

« Par le temps qui court, l’air de la capitale est malsain aux amis dévoués de Mgr de Mazarin… On ne badine pas, ici, avec certains de ses espions ! Deux ont été pendus, haut et court, l’un en Grève, l’autre à Montfaucon, pas plus tard qu’hier.

« Je voulais vous en prévenir, c’est pourquoi j’ai employé ce stratagème et revêtu cette robe… Donc, un bon conseil : cessez de tourner autour de l’hôtel de ma cousine Françoise… Et, dès l’aube, accompagnée ou non de ce bon seigneur de Vauselle, regagnez les territoires qui reconnaissent encore l’autorité de M. Mazarini !

Pendant tout ce discours, Minou était restée sans couleur et sans voix, tant elle partageait la terreur que Cyrano inspirait à Vauselle. Une rage sourde se mêlait, d’ailleurs, à la pensée que cet enragé pourfendeur venait de lui montrer qu’il excellait à toutes les escrimes. La honte la prenait aussi d’avoir, en deux jours, été successivement bafouée par la cousine et par le cousin !

Ah ! la diabolique famille !

Cyrano marcha vers la porte, là, il se retourna, s’inclina avec une courtoisie exquise, puis, tout joyeux, il s’en fut.

— Voyons, se dit-il, quand il se trouva dans la rue, si je remontais vers le Pont-Neuf sur lequel, au temps de Brioché, je fis la rencontre de ces deux enfants, George et Claire. Ce soir, peut-être aurai-je la chance d’y trouver le chevalier Le Norcy ? Ce Pont-Neuf est le cœur de Paris.

« Ce cher chevalier doit avoir, dans sa poche, les ouïes toutes fraîches de Vauselle…

Il en riait tout haut, dans la rue étroite où son pas sonnait sur les pavés.

Il prit la rue de Seine, en sifflant un air de chasse. Sous son froc, sa bonne épée lui battait les jambes. Il avait eu la précaution de percer sa robe d’occasion, sur le côté gauche, afin qu’un geste prompt suffît à l’armer.

Ces temps de troubles politiques étaient une trop belle occasion pour les malandrins de tout poil : ils vous dévalisaient ou transperçaient les gens sous prétexte de dissentiments d’ordre civique.

Cyrano vit s’avancer une silhouette aggravée d’une longue colichemarde.

Le passant attardé semblait n’avoir pas même remarqué la venue du capucin. Il rêvait. Quand il ne fut plus qu’à quelques pas de lui, Cyrano sursauta :

— Le Norcy !

À l’appel de son nom, le chevalier, car c’était lui, tressaillit et leva enfin la tête :

— Hé quoi ? demanda le Gascon, est-ce vous qui cheminez avec un air de porter le diable en terre ? Sandious ! qu’avez-vous donc, fils ?

— C’est vous, monsieur de Bergerac ?… J’ai que Vauselle est sorcier, voilà tout, grogna le Breton. Un chrétien ne pourrait se volatiliser ainsi !

Cyrano prit le bras du jeune homme et lui répondit le plus sérieusement du monde :

— Fort bien ! Je vais d’abord vous exorciser… J’ai l’habit d’un moine et, contrairement au vieux dicton, vous allez voir…

Mais Le Norcy n’était pas d’humeur à plaisanter. Vauselle venait de lui échapper en des conditions mystérieuses, et il gardait cet échec douloureux sur le cœur. Il conta la chose, en ces termes, au faux capucin :

— Comme vous l’aviez prévu, M. le Conseiller Broussel est sorti de sa maison à l’heure habituelle, vêtu comme il l’est dans la journée. Je l’ai suivi. Il est entré, sur le quai de Gesvres, dans une maison particulière, maison d’où il s’est hâté de ressortir, déguisé comme vous l’êtes… Un peu avant de parvenir au Pont-Neuf, j’ai pris le raccourci, afin d’y arriver le premier et d’y attendre mon homme à l’endroit propice.

« Quand le pseudo-moine parut, je lui barrai la route résolument et lui tirai mon chapeau, en le nommant, tout au long, par ses qualités, prénoms et nom… Alors, il se mit à trembler comme la feuille et prit la fuite.

« Un rire énorme me secoua tout entier.

« J’en avais encore les yeux pleins de larmes, quand, soudain… que vis-je ? Vauselle, mon escogriffe de Saint-Germain, Vauselle en personne ! Ah ! le drôle avait eu beau prendre un fiacre[2], le hasard me servait à merveille ! La lumière de la lanterne qui éclaire cette sorte de voiture venait de frapper en plein son visage d’hypocrite et de lâche apparu à la portière.

« Ventrebleu ! pensai-je, il ne m’échappera point ! Et je m’élançai derrière le carrosse. Je maîtrisai les chevaux et commandai au cocher d’arrêter.

« “Ignores-tu, maître drôle, lui criai-je, que tu transportes un espion de Mazarin ?”

« L’homme tempêta, jura et sacra tant qu’il put et me salua pour me dire : “Il y a la Seine, justement… Voulez-vous un coup de main, mon gentilhomme ?” J’attrapai à temps le Vauselle. Il cherchait à se tirer en douceur, par la portière de droite, demeurée dans l’ombre… « “Que vous ai-je fait ?” demanda-t-il en tremblant comme feuille au vent. “Ce que tu m’as fait, triple maraud, double bélître, maître fourbe ? Souviens-toi de cette soirée de Saint-Germain où tu me fis arrêter le vicomte George de Villiers !”

« Tandis que claquaient ses dents, je poursuivis :

« “Je me suis juré, le lendemain même, dès ma première rencontre avec le capitaine d’Artagnan, je me suis juré de te couper les oreilles… L’instant de cette exécution est venu… Comme tu as la chance de tomber sur un gentilhomme et non sur un truand de ton espèce, je ne t’essorillerai qu’après un loyal combat. Tu portes une épée ? Montre donc ta science à la manier !”

« Pour dégainer prestement et prendre du champ, je lâchai le collet du drôle… Fatale inspiration ! Au lieu de mettre la main sur la garde de son épée, comme tout homme de cœur l’eût fait, mon triste à pattes fit un saut en arrière et prit la fuite.

« Je m’élançai à sa poursuite. La terreur semblait lui avoir placé des ailes aux talons…

« Pourtant, je faillis le rejoindre devers la Samaritaine, dont l’horloge sonnait le quart après neuf heures. J’allongeai le bras… Galamment lardé en son assiette, il poussa un hurlement de douleur. Mais mon épée fit sans doute office d’éperon, car, d’un bond prodigieux, le sbire regagna son avance, se déroba à un contact plus décisif, tourna brusquement sur sa gauche et disparut… Il disparut, il s’évanouit, il se volatilisa !

— Voyons, fit Cyrano, incrédule. Vous avez sans doute mal cherché… Je ne crois guère aux diableries, moi !… Que vous l’ayez perdu de vue, soit ! Qu’il ait découvert un lieu d’asile, c’est possible… Je pense qu’il a dû enjamber le parapet, afin de se faufiler sous les poutres qui étayent la Samaritaine.

— Point du tout ! protesta Le Norcy. Une sorte de bandeau de bois, vous ne l’ignorez pas, fait extérieurement le tour de la Samaritaine, ce bandeau empêche d’atteindre le pilotis.

« L’animal est entré dans la Samaritaine par une porte basse, qu’il a refermée. Dans ma fureur légitime, j’ai réveillé le petit-fils de Lintlaërt. Il est venu m’ouvrir et, fort obligeamment, m’a offert de visiter tout l’immeuble. Celui-ci n’est pas immense. L’explorer fut vite fait. Point de Vauselle ! Je vous répète qu’il est sorcier !

Dans l’histoire de Paris, le nom de la Samaritaine n’est pas moins réputé que celui du Pont-Neuf. Mais, si le second subsiste, la première n’est plus qu’un souvenir. Il ne nous paraît donc pas inutile, dans cet ouvrage historique, de rappeler ce qu’était la Samaritaine.

Primitivement, ce nom désignait une pompe placée sur les bords de la Seine, à la hauteur de l’arche du Pont-Neuf.

En ce temps, l’eau était rare à Paris. Seuls l’alimentaient les aqueducs des Prés-Saint-Gervais et Belleville, et encore de façon insuffisante. Les palais des Tuileries et du Louvre, desservis, vaille que vaille, par la fontaine de la Croix du Trahoir[3] connaissaient souvent la disette. Alors, vint en France un ingénieur flamand nommé Lintlaërt. Il présenta au roi Henri IV les plans d’une pompe élévatoire de son invention. À l’aide de cette pompe, il se faisait fort de distribuer l’eau de la Seine partout où besoin s’en ferait sentir.

Le projet plut à Sully, qui aida l’ingénieur, et bientôt tout fut installé. La pompe était édifiée au centre d’un bâtiment de trois étages dont la face regardant le Pont-Neuf se trouvait délicatement ornée. Une horloge, accompagnée d’un carillon, y sonnait les heures en exécutant les airs les plus gais. On y voyait un groupe en plomb doré, représentant Jésus-Christ et la Samaritaine auprès du puits de Jacob.

De là, le nom de l’édifice.

Cette Samaritaine devint aussitôt un objet de curiosité pour les Parisiens. Outre l’agrément de son carillon, l’horloge indiquait les phases solaires et lunaires, les mois, les douze signes du Zodiaque. Quant au puits de Jacob, il était figuré par un bassin doré dans lequel tombait une nappe d’eau jaillissant d’une vaste coquille. Tout marchait à l’aide de roues hydrauliques, l’eau étant le deus ex machina.

En entendant Le Norcy affirmer, pour la seconde fois, les dons de sorcellerie de l’escogriffe, Cyrano éclata d’un rire qui sonna étrangement entre les maisons rapprochées.

— Pocapédious ! Vauselle sorcier ? s’écria-t-il. Ah ! vous me la baillez belle ! L’animal est trop sot pour avoir le pied fourchu ! Je vais vous dire tout simplement ce qui s’est passé…

« D’abord, il y a l’homme sur qui j’aurai l’œil : le Lintlaërt d’à présent ! S’il a donné asile à celui que vous poursuiviez, c’est qu’il le connaît. S’il le connaît, c’est qu’il a partie liée avec lui, et qu’il appartient à la canaille mazarine.

— Mais, puisque je viens de vous le dire, j’ai fouillé le bâtiment de fond en comble !

— Vous avez mal fouillé, voilà tout !

« Apprenez ceci, mon bon, le grand-père Lintlaërt, l’inventeur de la pompe élévatoire, avait eu l’idée d’augmenter les dépendances de son habitation, en pratiquant des chambres dans l’intérieur des piles du Pont-Neuf. Il réussit pour la pile contiguë à la Samaritaine. Il s’y accommoda un réduit en cas d’incendie. Souci bizarre, n’est-ce pas, pour un propriétaire de pompe !

« Son fils hérita de sa manie et s’ouvrit un chemin à travers le massif de la pile la plus proche. C’était aisé, les éperons n’étant pas pleins par le haut. Il ne voulut point s’en tenir là. Il fila, le long des reins de la première et de la seconde arcade, par un corridor creusé à coups de pic. Il eut ainsi deux chambres où il fit venir des tuyaux, toujours dans la crainte du feu !

« Il avait aussi agencé quelques miroirs dans la chambre faisant face au Pont au Change. Il désirait inspecter tout à son aise ce qui se passait d’intéressant sur la rivière et sur les quais de l’île, du Palais et de la Mégisserie.

« C’est dans une de ces chambres souterraines, mon bon, que notre Vauselle a dû se réfugier. Vous voyez bien qu’il n’y a point de sorcellerie en tout ceci ! Qu’il y reste en paix. Demain, j’en suis assuré, sa gente donzelle l’aura décidé à quitter Paris en grande hâte.

« Maintenant, mon cher Le Norcy, allons nous coucher. Au lever du jour, il nous faudra chevaucher vers la Normandie. George n’a que trop longtemps attendu sa délivrance !

5

En face du Mont-Saint-Michel

Le chevalier Le Norcy faisait, à lui seul, l’office d’avant-garde ; étant presque un enfant de ce pays, il y connaissait les gens et les choses. À un moment, il s’arrêta non loin du bord de la falaise et pensa :

— Je vais leur faire cette surprise. Ça sera la première récompense de leur voyage… Pour une fois, ces Méridionaux vont ouvrir des yeux énormes !

Il tourna bride.

À deux cents mètres de là, il apercevait, montant la côte, sur la route de Villedieu-les-Poêles, la petite troupe composée de d’Artagnan, de Cyrano, de Linières et de Saint-Amant. Elle allait péniblement, fatiguée par le long voyage hivernal.

Depuis plusieurs jours, les hardis compagnons étaient en selle et ne s’arrêtaient guère que pour les repas, le repos nocturne et les haltes permettant aux chevaux de reprendre haleine.

Que venaient donc faire nos amis de ce côté de la Basse-Normandie, aux confins de la Bretagne, devant les grèves d’or et d’argent de la Sée et de la Sélune ?

Cela demande quelques explications.

Comme on s’en souvient, Françoise avait forcé le Cardinal à lui livrer ses papiers, si secrètement mis à l’abri dans un tiroir de son bureau. Ni d’Artagnan, ni sa fiancée n’avaient consenti, par délicatesse, à y jeter les yeux. Cela regardait, avant tout, la Reine Anne.

Le lendemain, celle-ci reçut Mlle Robin de Vauzenac, et le capitaine, en présence de Cyrano, au Palais-Royal. Fébrilement, elle s’empara des parchemins et les parcourut des yeux. Alors, elle jeta un cri joyeux :

— Enfin ! Je sais tout !

Puis son visage s’empourpra de colère, tandis que, des deux mains, elle froissait ou dispersait les manuscrits qui venaient de lui apporter les preuves, tangibles, de la vilenie de son ministre.

Mais elle était trop habituée à se dominer pour laisser libre cours à sa rancune. D’un effort violent, elle parvint à sourire en disant à Françoise :

— Madame, vous venez de nous rendre un service que nous ne pourrons jamais oublier. Je dis vous, afin de bien vous faire entendre que c’est la Régente de France, parlant au nom de la mère, qui vous assure de sa gratitude…

La sœur de Roxane s’inclina dans une belle révérence. Anne poursuivit :

— Maintenant, je vous dis merci, tout simplement, du fond de mon cœur de femme et d’amie…

« Quant à ces messieurs, continua-t-elle en se tournant vers les deux braves, je commence à n’avoir plus assez de remerciements pour eux… Je leur ai tout donné ! Il me faudra bien inventer une nouvelle façon de m’acquitter à leur endroit !

« Il le faudra, d’autant plus qu’ils vont encore partir en mission… Eh ! messieurs, je vois vos yeux briller de joie ! Oui, vous le devinez bien, il y aura quelques dangers !…

Elle s’assit et l’on tint conseil.

Les documents apprenaient que George était enfermé et mis au secret dans un des cachots monastiques du Mont-Saint-Michel. Or, la Reine savait que la Normandie demeurait encore tout entière dans l’obédience du Cardinal. Dans ces conditions, un ordre, même signé de sa main souveraine, risquait fort de rester lettre morte. Il lui fallait donc envoyer là-bas des hommes sûrs. Ceux-ci s’informeraient, tenteraient, feraient pour le mieux, en somme, tandis que la Reine, chaque jour, dans son oratoire, prierait de toute son âme pour le succès de cette entreprise.

Quand Anne d’Autriche eut cessé de parler, d’Artagnan lui demanda comment s’appelait l’actuel Abbé du Monastère.

— Je l’ignore, dut-elle avouer, comme j’ignore aussi le nom du gentilhomme qui tient le Mont, au nom du Roi.

— Bah ! nous apprendrons cela vers la fin de notre voyage !

— Quand nous aurons conquis la forteresse, par la force ou par la ruse, fit Cyrano, nous boirons avec le Père Abbé et avec le Gouverneur, s’ils sont frondeurs, et nous les chasserons s’ils sont Mazarins. Leur nom ne fait rien à l’affaire !

Le soir même, une petite troupe composée de d’Artagnan, Cyrano, Le Norcy, Linières et Saint-Amant, sortait de Paris, pleine d’espoir et de résolution, emportant un ordre de la Reine, contresigné par le jeune Roi, qui venait d’être proclamé majeur. Cette lettre enjoignait à M. le lieutenant pour le Roi, gouverneur du Mont-Saint-Michel, de délivrer, sur l’heure, le vicomte de Villiers et de le remettre aux mains de MM. d’Artagnan et de Cyrano-Bergerac.

Alors que nos amis trottaient vers la Normandie, depuis la veille, un cavalier galopait, les précédant, sur la même route. C’était le sieur de La Maule. Il cachait, sous son pourpoint, une lettre écrite par le Cardinal et adressée à sa créature, le Marquis de Brives, gouverneur du Mont. S’étant décidé à garder George en otage, Mazarin y donnait au marquis certaines instructions. « Une fois encore, pensait le rusé Cardinal, ce fils compromettant me donnera barre sur mon Espagnole. »

Revenons maintenant à nos amis.

Leur voyage s’est effectué sans incidents. Ils ont eu à lutter, surtout au début, contre un froid piquant et Cyrano a passé son temps à pester contre la platitude des routes, des jours et des nuits.

— Patience, lui répondait son ami. Le plus dur nous attend là-bas, au pied du Mont. Va-t-on nous y rogner les ongles ? Car il est imprenable ! Les Anglais l’ont assiégé, au temps de Louis d’Estouville, pendant vingt-cinq années, tu m’entends, vingt-cinq années, sans autre résultat que de se faire capturer deux bombardes…

— Les Michelettes… précisa Le Norcy. On les voit encore près de la porte du Roi. Les habitants les montrent avec un orgueil justifié.

— Possible, mordious, que les « Goddoms » aient mis vingt-cinq ans à essayer de prendre le rempart de Saint-Michel ! Sommes-nous des Anglais, nous autres ? On verra bien si cette célèbre forteresse bretonne…

— Normande, monsieur de Bergerac, normande ! Une rivière, nommée Le Couesnon, sépare, géographiquement, les deux provinces. Or, autrefois, le Couesnon coulait entre Tombelaine et le Mont. Celui-ci était alors breton, mais un jour cette capricieuse rivière se creusa subitement un nouveau chenal, plus à l’ouest, entre la côte de Cancale et l’Abbaye. Ce qui a donné lieu au dicton :

 

Le Couesnon

Par sa folie,

À mis le Mont

En Normandie !

 

— Breton ou normand, peu importe, riposta Cyrano. Nous lui ferons comprendre, à votre Abbaye fortifiée, qu’elle ait à se bien tenir, car la Gascogne arrive à la rescousse !

Le Norcy restait sceptique. Pendant les guerres de la Ligue, on le lui avait dit, cette place avait failli être prise par Montgomery. Or, combien ses amis et lui semblaient chétifs à côté des forces dont s’était entouré le capitaine huguenot !

C’est bien la pensée qui lui vint encore à l’esprit quand, se retournant vers ses amis, il cria :

— Nous voici arrivés ou presque… Venez voir notre fantastique adversaire ! Accourez, messieurs !

Aussitôt, ils piquèrent des deux et le suivirent, traversant Avranches au galop et s’arrêtant, sur le haut de la terrasse du couvent des Capucins, là où se trouve aujourd’hui le jardin des Plantes que traverse l’allée Paul-Féval.

Là, le chevalier tendit le bras vers l’ouest et dit, avec un accent solennel :

— Le voici !

Alors se fit un grand silence… Ils admirèrent, bouche bée, le cœur étreint par la surprise, l’admiration et une sorte de respectueux orgueil. C’est aussi qu’un spectacle prestigieux se déroulait à leurs pieds. Ils avaient l’impression, tant la vue était illimitée, de se trouver au sommet d’un pic.

De là, leur vue plongeait sur un hémicycle démesuré, un colossal berceau de côtes, qui allait en s’inclinant vers une grève humide où miroitait le soleil ; ici paisible et doublé par une flaque d’eau, là brisé en mille éclats par des ruisselets.

Au centre, la basilique prestigieuse dressait ses dentelles, sur son titanesque socle de granit qu’escortaient de modestes satellites : Tombelaine et quelques roches pointues.

— D’ici, fit remarquer d’Artagnan, on dirait une pyramide d’Égypte entièrement orfévrée par de divins artisans, tels les picoteurs du Moyen Âge.

— De près, répondit le Normand, votre surprise sera encore plus forte. Vous vous apercevrez du prodige. Car c’est bien là un prodige d’architecture. Cette pyramide occidentale est formée d’abord d’un roc d’une cinquantaine de toises, ensuite d’un village et d’un château bâtis sur ce roc, d’un monastère sur ce château et d’une église sur ce monastère, magnifique église qui projette en plein ciel, à cent toises au-dessus du niveau de la mer, la statue dorée de Mgr saint Michel, le chef suprême des milices divines !

Et, se tournant vers Cyrano, dont le nez se pointait vers cette véritable échelle de Jacob, Le Norcy lui demanda :

— Qu’en dites-vous, monsieur le poète ?

— Ce que j’en dis, hé ? J’en dis, ma foi, que tout cela n’est pas mal du tout ! Capédiou, c’est même presque aussi bien que Rocamadour !

Le Norcy haussa les épaules. Sacré Gascon qui voulait toujours faire croire que, dans le Midi, tout était mieux qu’ailleurs ! D’Artagnan avoua :

— Ce factionnaire de roc, seul en face de l’océan, est bien émouvant. On dirait qu’il a été planté là, détaché en grand garde pour avertir la terre que l’ennemi s’approche avec la marée.

— Ici, la marée montante arrive de façon foudroyante. Ce qu’on appelle le flux ou le flot se précipite avec une vitesse supérieure à celle d’un cheval au galop. En un clin d’œil, deux fois par jour, le sable est dévoré par la mer. C’est alors que la beauté de ce site, à la fois monastère et forteresse, a quelque chose de poignant et de grandiose.

— Ce qui me surprend, avoua d’Artagnan, c’est de voir tous ces sillons liquides serpenter dans le sable.

— Jadis, expliqua Le Norcy, la côte s’étendait fort loin d’ici, jusqu’aux îles Chausey, ce groupe noir que vous apercevez, à votre droite, et le Mont-Saint-Michel n’était qu’une éminence rocheuse appelée Tumble. Entre lui et la terre, où nous sommes, s’étendait une vaste forêt, la forêt de Scissy. Il en reste des vestiges : ces arbres-ci, d’abord, et ensuite le bouquet de chênes qui s’accroche à l’ouest du Mont, du côté dit de la Merveille.

« Ce que vous appelez des sillons liquides, mon cher d’Artagnan, ne sont autre chose que les anciens cours d’eau de la forêt submergée. Certains filent à fleur de sable, d’autres sont souterrains. À certains endroits, ces derniers rendent la grève mortellement dangereuse. Ils transforment le sable – on dit ici la tangue – en une sorte de bouillie où tout s’enfonce avec une rapidité effrayante. C’est ainsi qu’on y a vu disparaître des hommes, des chevaux, des voitures. Le sol semble aspirer tout ce qui a l’imprudence de se poser sur lui. Ce sont les lises ou sables mouvants.

— Brr ! fit Cyrano, voilà une fin sinistre ! Mourir, d’accord, mais en bataille, l’épée au poing, sous le ciel libre, ou, s’il le faut, pour nos péchés, de quelque bonne maladie, dûment étiquetée par la Faculté, mais disparaître inopinément dans cette vilaine bouillasse grise ? Ah ! Le Norcy, vous me donnez froid dans les vertèbres avec vos histoires bretonnes !

Le rapide crépuscule de février commençait déjà à engloutir le panorama sous sa cendre grise que nos amis contemplaient encore la prestigieuse prière de pierres.

— Allons, déclara Le Norcy, il faut nous remettre en route, gagner Pontorson ! Nous y souperons, nous y dormirons et, demain, les premières lueurs du jour nous verront debout, gaillards et résolus.

 

Le lendemain, Cyrano, tôt réveillé par un rayon de soleil, se grattait la tête en se demandant :

— Comment ferons-nous, milledious ! pour contraindre ce satané gouverneur à obéir à la Reine, à délivrer le « petit » ?

En route, de-ci, de-là, dans les hôtelleries, auprès des ecclésiastiques ou en bavardant avec des gentilshommes du pays, les amis avaient recueilli, sur ce haut personnage, de très mauvais renseignements. Le marquis de Brives devait sa fortune, son titre et sa situation à Mazarin. Aux premières nouvelles des troubles survenus à Paris, il avait pris toutes précautions pour tenir le Mont sur le pied de guerre ainsi que pour lui permettre, le cas échéant, de soutenir un siège. Depuis deux jours, la garnison se trouvait renforcée et on apportait à l’Abbaye des barils de poudre, des boulets, des balles, des provisions de bouche, aussi des tonneaux de cidre et d’eau, car l’eau manque là-bas…

Quant au Père Abbé, nul ne pouvait donner sur lui de renseignements. On savait seulement que, depuis six mois, l’Abbaye était privée de chef spirituel. Il y avait de terribles contestations entre le Pape, le Cardinal, le Supérieur de l’Ordre de Saint-Maur et le chapitre du Mont. Chacun présentait un candidat et s’y tenait de toutes ses forces. Tout récemment, croyait-on, la Cour de France, pour mettre les partis d’accord, venait de nommer un nouvel Abbé appartenant au clergé séculier. Mais on en doutait, en pinçant les lèvres, parce que, aperçu à Avranches et à Pontorson, cet ecclésiastique avait paru fort singulier d’allures et de ton… Toutefois, on ajoutait que, peut-être, Mgr l’Évêque d’Avranches pourrait donner sur lui quelques détails.

D’Artagnan crut inutile d’aller déranger ce prélat. Cette visite serait connue et rapportée certainement au marquis de Brives. D’ailleurs, que pouvait faire l’abbé, même s’il était frondeur ? L’autre tenait les clés de la forteresse.

Il fallait observer, patienter… Cyrano, lui-même, le soir, au clair de lune, ayant vu le Mont d’un peu plus près, semblait renoncer tout à fait au projet de le prendre d’assaut.

— Maugrebiou ! pensait-il, voilà, je crois bien, la plus rude tâche qu’ait daigné nous confier Sa Majesté la Reine !

Pourtant, de temps en temps, par la fenêtre ouverte de sa chambre d’hôtel, il regardait, d’un œil inquiet, cet adversaire formidable. Le Mont insoucieux se laissait frapper, de biais, par le soleil levant !

Soudain, son attention fut attirée par un gamin du pays. C’était un petit coquetier aux jambes nues qui semblait lui faire des signaux, dans le jardin :

— Que me veut ce moucheron ?

Sûr d’être aperçu, l’enfant esquissa un geste qui mécontenta Cyrano : il se touchait le nez et en éloignait sa main, progressivement, comme pour établir une comparaison entre cet appendice et celui du Gascon.

— Attends un peu, grogna celui-ci. Je sors te botter le derrière !

L’enfant éclata de rire. C’était de satisfaction. Cyrano comprit alors qu’il ne se moquait pas, mais paraissait vouloir lui parler. En regardant mieux, il vit le petit ouvrir le haut de sa gaine de laine, tout en loques et délavée par les embruns, pour lui montrer le bout d’un papier.

— Serait-il chargé d’un message ?

Le disciple de Gassendi était logé au rez-de-chaussée ; d’un seul bond, il fut dehors, à deux pas de l’enfant. Celui-ci sourit et mit un doigt sur ses lèvres :

— Un billet pour vous, mon gentilhomme ! souffla-t-il. On m’a dit de le remettre à celui dont le visage est fortement éperonné en son mitant… C’est-il bien vous, au moins ?

— Je le pense… fit le bretteur en réprimant une grimace mélancolique.

— Alors voilà pour vous !

Ayant reçu un papier plié en quatre, notre Gascon, toujours généreux, sortit quelques piécettes de sa poche :

— Et voilà pour toi !

Intrigué, Cyrano déplia le billet et lut :

 

La Providence a voulu que votre imprudente arrivée ici fût passée inaperçue… Restez tout le jour confinés en votre auberge. Cette nuit, vers onze heures, à la marée haute, que deux d’entre vous se tiennent prêts à suivre le petit porteur du présent message. Salut en Notre-Seigneur.

 

Ces six lignes ne se terminaient par aucune signature et l’écriture ne rappelait rien à Cyrano.

— Ce message empeste le mystère, la trahison, peut-être même le traquenard, pensa-t-il. Si cela vient d’un ami, pourquoi diable n’a-t-il pas signé ? Méfiance ! Un des bravi de M. Mazarini règne en cette inaccessible citadelle… Il doit être moins malaisé d’y entrer que d’en sortir !

« Je ne tiens nullement, quant à moi, à tâter des cachots réputés de cet abbatial castellum… Que va penser d’Artagnan ?

Ce dernier, arraché à ses rêves par son ami, se dressa sur son séant, ouvrit des yeux effarés, le Sac-à-Vin sortit lui aussi de ses songes, quant au Gros, il dormait ivre mort.

Quand chacun eut repris ses esprits, Cyrano lut les quelques lignes à lui remises par le petit coureur de grèves.

— Quel est ton avis ? lui demanda d’Artagnan.

— Heu… cette singulière invitation peut aussi bien émaner d’un adversaire que d’un ami… Quel ami pouvons-nous avoir dans cette forteresse ?

— Chi lo sa ?

— En attendant, ne l’oublions pas, le marquis de Brives est une créature de Mons. Mazarini… Pour le Cardinal, l’occasion me paraît être belle de nous attirer sur ce roc fortifié, afin de nous emmurer dans quelque in-pace ou de nous précipiter dans quelque autre oubliette…

— Passe-moi donc le papier en question, demanda le Béarnais, plus attentionné à ses propres pensées qu’aux paroles prononcées par Cyrano.

Après avoir soigneusement lu et relu les six lignes mystérieuses, il rêva tout haut :

— Je ne sais quoi d’obscur me conseille, m’ordonne même, à faire confiance au moderne sphinx qui nous expédia cet énigmatique billet… À coup sûr, celui-ci provient d’un pieux personnage… Vois, Cyrano, il place cette invitation sous le couvert de la divine Providence…

— Ruse, peut-être ! Ruse infâme… pour mieux nous engager dans une mauvaise aventure.

— Je ne crois pas… Écoute, il parle de notre « imprudence ». Il précise qu’elle est passée « inaperçue ». Cela veut dire en bon français : « Si le gouverneur avait appris votre arrivée, vous étiez perdus ! » Et il nous conseille de ne pas nous montrer de tout le jour… Je traduis cela ainsi ! « En vous faisant voir, vous risquez gros et vous contrariez mon plan. » Ne serait-ce pas ton avis ?

Le Norcy vint les départager. Il opinait dans le sens de d’Artagnan. Sans doute, possédaient-ils, au Mont, quelque ami sûr ? Qui sait si George, en travaillant, depuis des années, à son évasion, ne s’était pas procuré, dans la place, de précieux appuis ?

Cette hypothèse séduisait Cyrano.

— Soit ! dit-il, je me range à ton opinion, Charles. D’ailleurs, ce que j’oubliais – suis-je étourdi ! –, c’est que jamais nous n’avons reculé. Donc, en avant !

« Ce soir, je me trouverai à ton côté, prêt à braver la fureur de l’onde amère et ce sourcilleux géant de granit dont l’impassibilité m’exaspère !

Et, tendant le poing vers le Mont qui apparaissait, radieux, au milieu de la baie azurée, il s’écria :

— Plus un mot… Je relève ton défi !… À ce soir !

6

Où l’on retrouve le fidèle Bazin

Malgré leur habituel courage, quand vint l’instant de suivre le petit Breton, les deux Gascons étaient un peu émus… L’enfant se trouva exact au rendez-vous.

Très simplement, sans prononcer un mot, il leur fit signe de se taire et de le suivre.

Il se mit en marche dans le jardin obscur, se glissa à travers la brèche faite à la haie rébarbative de gros ajoncs épineux, et l’on fut tout de suite dans les champs. Neuf heures sonnaient à la vieille église.

Le gamin fit un crochet pour éviter le village. Il conduisit nos amis jusqu’à un port rudimentaire qu’emplissait la marée montante. On n’y voyait goutte. De gros nuages noirs se chevauchaient dans l’espace. L’eau clapotait sur les rives du Couesnon.

Le calme, un calme angoissant, semblait contraindre la nature… Quand, brusquement, retentit, tout près d’eux, le cri lugubre d’une hulotte.

— Mauvais présage, pensa Cyrano, mal équilibré et trébuchant sur des touffes de genêt.

Enfin, le coquetier s’arrêta au bord du Couesnon, dans un retrait bourbeux d’où s’élançaient à foison des roseaux longs d’une toise.

Un nouvel hululement, plus perçant, les fit tressaillir.

— Sandious ! grogna le Gascon. C’est ce petit ver de vase qui imite le jargon de la sale bête nocturne. J’étais bien bon, moi, avec ma crainte d’un mauvais présage !

Sous les pieds de d’Artagnan, presque dans l’eau, une autre voix répéta le même cri, puis une forme noire, longue, glissa doucement… Une barque !

— Montez, souffla quelqu’un. Surtout, quoi qu’il arrive, pas un mot !

Un bras se tendit, une main s’offrit à guider les deux amis, ils s’assirent à l’arrière du fragile esquif, intrigués. Devant eux, leur tournant le dos, un homme, dont ils ne pouvaient distinguer les traits, s’était installé sur une planche et saisissait les avirons.

Doucement, lentement, il dégagea l’embarcation à moitié ensablée, la délivra de l’étreinte des roseaux, puis la lança enfin sur la rivière. Il devait souquer de toutes ses forces, car le flux contrariait durement son effort.

Pendant près de deux lieues, on l’entendit haleter. Enfin, parvenu à l’embouchure de la rivière, il vira, vint à l’est et eut moins de peine à diriger sa barque.

De temps en temps, il levait la tête et regardait le ciel avec inquiétude. Il craignait, évidemment, l’apparition de la lune. Cela redonna confiance à d’Artagnan. Un traître n’y fût pas allé par quatre chemins pour conduire ses victimes au cachot.

— D’ailleurs, s’avoua-t-il, en cas de vilenie, cet homme risque de recevoir une estocade dans ce dos qu’il nous présente depuis une demi-heure. C’est donc pour notre bien qu’il agit.

Quant à Cyrano, il ne pensait plus au danger dès que l’action était commencée. Il jouissait délicieusement du présent, évoquait la douceur de glisser en barque sur la mer, avec Roxane blottie sur sa poitrine, les lèvres entrouvertes, l’haleine parfumée, prête à se laisser ravir un baiser…

Heure divine… Fille du rêve… hélas !

L’embarcation filait désormais assez vivement. Elle suivait, à distance, le contour des côtes. Le silencieux rameur, au lieu de mettre le cap sur le Mont, semblait s’être juré, eût-on dit, d’en faire le tour.

D’Artagnan comprit sa manœuvre. Il voulait se tenir le plus longtemps et le plus loin possible hors la vue des guetteurs, remonter vers Avranches et, sans doute, aborder la célèbre Abbaye sur son côté nord-ouest. Ce côté, certainement, était moins surveillé que ses faces sud et sud-est garnies de fortifications. Le travail du rameur s’en trouvait augmenté : en effet, il lui fallait accomplir presque le tour du noir géant.

Bientôt, l’embarcation, rudement secouée par les vagues, frôla l’îlot de Tombelaine. On vit se profiler les ruines de l’ancien château bâti par les Anglais en 1423, et détruit, en 1591, par le protestant Montgomery.

La danse s’accrut.

Le Mont paraissait tourner, dans la nuit, autour de la barque. Celle-ci, pourtant, filait, rapide, car son manœuvrier, habitué de la baie, venait de l’abandonner à la violence du courant marin qui se dirigeait vers les terres. Alors, l’Abbaye-forteresse sembla grandir de minute en minute, devint monstrueuse…

À ses pieds, presque au ras du flot, d’Artagnan aperçut une faible lumière. Il la fit remarquer à Cyrano.

— Nous courons droit dessus, dit le rameur.

En effet, cinq minutes après, le canot, habilement dirigé, enfonçait son étrave dans le sable et s’arrêtait sans heurt.

Les trois hommes sautèrent sur le sol élastique d’une grève minuscule. Ils se trouvaient à l’orée d’un petit bois, parmi des rocs et des pierres, à deux pas d’une chapelle qu’ils surent par la suite être dédiée à saint Aubert[4]. Un petit vitrail y brillait, c’était la lumière aperçue tout à l’heure par le Béarnais.

Le guide, silencieux, fit un signe et gravit les degrés taillés dans le roc qui conduisaient à cette chapelle. Il en ouvrit la porte, entra le premier.

Soudain, d’Artagnan comprit tout.

Le rameur, le guide, éclairé maintenant par les chandelles allumées sur le modeste autel de Saint-Aubert, c’était Bazin ! Oui, le fidèle Bazin ! l’ancien valet d’Aramis ! Oui, c’était bien là, sous l’habit de frère mineur, le gras et placide garçon à face de sacristain dont luisaient les petits yeux d’éléphant roublard !

Quelle rencontre ! La joie déferla dans le cœur du Béarnais :

— Ah ! sandis ! clama-t-il, la main tendue, ça me fait rudement plaisir de… Ah ! Cyrano, regarde ce cher garçon ! C’est ma jeunesse retrouvée, l’humble témoin de notre grande épopée au temps de Buckingham ! C’est Bazin, le fidèle serviteur de…

— Chut, fit Bazin en mettant un doigt sur ses lèvres et en roulant des yeux épouvantés. Pas d’imprudence, monsieur le comte !

— C’est juste ! J’oubliais la consigne. On ne parle pas sous les armes ! D’ailleurs, vous nous aviez avertis au départ. C’est vous qui écrivîtes le billet adressé à Cyrano ?

Bazin fit un signe de tête affirmatif.

— Aramis est ici ?

Un souffle lui répondit :

— M. le chevalier d’Herblay a été nommé abbé mitré. Nous sommes ici depuis huit jours.

— Comment a-t-il su que nous venions ?

— Je vous ai rencontrés à Avranches, où je venais de porter un message à Sa Grandeur…

— Tout s’explique…

Puis, trouvant qu’il en avait assez dit, Bazin ferma la porte derrière les deux amis, passa une main au revers de l’autel et en retira un paquet qu’il ouvrit et duquel il tira des vêtements. Il les défripa soigneusement.

C’étaient deux robes de religieux de Cîteaux, des coules ou cuculles. Le frère mineur, toujours économe de paroles, se fit encore comprendre par gestes : « Veuillez endosser cela ! » Puis, s’étant agenouillé, il se mit à prier avec ferveur, tandis qu’en souriant d’Artagnan et Cyrano procédaient à une transformation radicale de leur aspect coutumier.

Quand ce fut fait, malgré leurs muettes protestations, Bazin leur confisqua épée et pistolets, fit un ballot de leurs hardes, d’où il retira toutefois leurs gants, qu’il restitua, sans mot dire, puis il plaça le ballot derrière l’autel.

Les armes allèrent rejoindre bottes, pourpoints et feutres, tandis que Cyrano se désespérait – chose horrible ! – à voix très basse :

— Que vais-je devenir sans ma vaillante rapière ?

Cependant, Bazin sortait des sandales de ses poches, mettait un genou en terre, les attachait solidement aux pieds des deux compagnons surpris et leur mimait ensuite qu’ils eussent à se ganter. Après quoi, il souffla les lumignons, leur ouvrit la porte et, leur montrant les sommets vertigineux de l’Abbaye :

— On va monter, leur expliquait-il. Notre Révérend Père Abbé vous attend !

À cette époque, un sentier, un vrai sentier de chèvres, était utilisé par les moines pour descendre du monastère à la fontaine ou puits Saint-Aubert. Périlleux déjà en plein jour, il devenait mortellement dangereux aux audacieux qui osaient l’emprunter pendant les ténèbres.

Sans avoir été avertis par leur guide muet, Cyrano et d’Artagnan se doutaient bien qu’outre le risque d’une dégringolade presque à pic, ils couraient celui de recevoir, s’ils étaient découverts, quelques mousquetades des guetteurs, en faction sur la plate-forme.

Une pierre que déplace un pied maladroit, un roc effrité qui s’éboule, et voilà le « Qui vive ? » lancé, l’alerte donnée !

Frère Bazin, donnant l’exemple, s’était mis à quatre pattes, autant pour dissimuler sa présence, car la lune apparaissait de temps en temps, que pour avancer avec plus de sécurité.

À quelques toises au-dessus de la chapelle, il saisit une corde et il en passa le bout à ses compagnons. C’était un point d’appui précieux…

Dans la journée, le rusé garçon, en quittant l’Abbaye par ce chemin, dont nul ne se servait, depuis longtemps, avait eu l’idée d’emporter avec lui une interminable corde. Il l’avait enroulée ici à l’anneau de la porte basse par où il venait de sortir, là au tronc d’un chêne vert, là encore à quelque racine de géant foudroyé ou autour de quelque dent rocheuse inébranlable.

Sans cette précaution, jamais la dure ascension nocturne n’eût été praticable.

Il fallut, cependant, plus de trois quarts d’heure à nos grimpeurs, tous muscles tendus, pour gagner la porte basse. Ils y parvinrent, suants, haletants, les jambes nouées, le col endolori, les mains raidies, bref rendus !

— Ma foi, souffla le Gascon à l’oreille de son compère, il était temps que la petite plaisanterie prît fin ! En ce costume de frocard, sans bottes et sans brette, je ne me sens plus moi-même…

— Chut ! commanda Bazin se révélant, spectral, dans un rayon de lune… Abaissez vos cagoules, mes « Pères »… Surtout, pas un mot… Bornez-vous à me suivre, la tête basse, comme de saints personnages absorbés dans leurs prières…

7

Casuistique !

La porte ouverte, Bazin fit entrer d’Artagnan et Cyrano dans une salle obscure. Là, il avait caché une lanterne sourde. Quand il eut pris et balancé celle-ci, les deux amis n’aperçurent d’abord que d’énormes piliers montant, dans l’ombre, vers une voûte qui leur parut d’autant plus haute qu’ils ne l’apercevaient pas…

Promenade fantastique !

Derrière leur guide à la bouche cousue, ils montèrent ou descendirent tour à tour des escaliers en vis de Saint-Gilles, interminables, longèrent des galeries d’où ils apercevaient d’immenses salles gothiques, étayées par des colonnes.

Un silence de mort. Une haleine de cave…

De temps en temps, d’une meurtrière défendue par un croisillon, tombait un mince pinceau de clair de lune… Alors, ces colonnes blanches prenaient l’aspect de troncs de bouleaux innombrables autant que géants, et l’ombre, autour d’eux, apparaissait, plus profonde et plus menaçante, sinistre.

— Sandi ! gronda le Béarnais, il me tarde de respirer à l’air libre !

— Sans compter qu’il fait un froid de tous les diables ici ! frissonna Cyrano.

Dépaysés, ils erraient à la suite de Bazin, dans l’Abbaye, parmi les cryptes et les celliers, là où des colonnes cyclopéennes servent à soutenir les plans supérieurs. À vrai dire, leur promenade se prolongeait plus que de raison… Le motif ne manquait pas d’imprévu. En effet, encore peu familiarisé avec les aîtres de l’Abbaye, l’excellent Bazin avait perdu son fil d’Ariane…

Le peu loquace personnage, comme bien on pense, se garda d’avouer son erreur, de sorte que ceux qu’il conduisait ainsi à l’aveuglette eurent le plaisir, dont ils se seraient bien passés, de visiter, en tous ses détails architectoniques, l’œuvre édifiée en 1203 par le général Jourdain.

Recrus de fatigue, transis, le Gascon et son ami n’eurent pas le loisir de décerner à ce travail formidable tout le tribut d’admiration qu’il mérite. Aussi bien leur eût-il fallu juger d’abord de l’ensemble pour apprécier le tour de force de l’architecte médiéval.

Enfin, une lueur vague et un sentiment de douce chaleur durent remettre le frère mineur dans le bon chemin, car il prit un dernier escalier en colimaçon et eut un large sourire.

On était au but !

Une salle s’étendait là, toujours voûtée à la mode gothique, toujours coupée de multiples piliers, mais elle était chauffée et éclairée. À son extrémité, étendu dans un solennel fauteuil de cuir et de bois qui rappelait le règne de Louis XIII, un homme lisait un énorme in-folio, tout en se chauffant voluptueusement sous le manteau d’une cheminée monumentale sur les landiers de laquelle flambait un tronc d’arbre.

Au bruit des sandales frappant les dalles de granit, le lecteur se retourna, ferma son livre, et se leva, souriant, les deux mains tendues :

— Aramis ! Ah ! cadédis !

— D’Artagnan ! Vertu de ma mie… de ma vie !

Cinq années n’avaient pu parvenir à changer le visage, l’allure et les sentiments des deux amis. Aramis retrouvait, avec joie, l’air crâne et résolu, la jolie tournure du Béarnais, apparus malgré le déguisement, dès qu’était tombé le capuchon. Ce dernier reconnaissait aussi en son Aramis l’élégant cavalier qui fut, toute sa vie, d’abord plus prêtre que soldat, et ensuite plus soldat que prêtre…

Ils s’étreignirent, s’embrassèrent. Puis Cyrano eut son tour, mais l’Abbé, après l’avoir accolé, se mit à sourire… C’est que notre héros, sous la coule de Cîteaux, avait une allure des plus singulières avec son long col, ses cheveux au naturel et son terrible grand rostre.

De son côté, le Gascon trouvait, en son for intérieur, qu’avec le jabot de dentelle de Valenciennes, le pourpoint de buffle et les bottes à entonnoir, Aramis ne donnait guère l’idée d’un Abbé du Mont-Saint-Michel.

— Bazin, dit le chevalier d’Herblay de sa voix douce, apportez, mon cher frère, des sièges pour ces saints personnages… Ils doivent être à bout de forces… Je les entends souffler et je vois qu’ils vacillent…

L’ancien factotum tira de l’ombre deux fauteuils de bois garnis de coussins, puis fit apparaître une table chargée de victuailles et de flacons.

— Bazin n’a pas changé, observa Cyrano. Il prévoit tout, comme autrefois…

— Mieux qu’autrefois encore, appuya Aramis, puisqu’il a pu vous amener ici en toute sûreté…

« Mais, continua-t-il après avoir pris un temps, il faut d’abord, mes chers amis, reprendre des forces. Mangez et buvez… Vous me direz ensuite ce qui me vaut le plaisir et l’honneur de cette visite.

Et comme d’Artagnan ouvrait la bouche pour expliquer sa mission, Aramis l’arrêta d’un joli geste onctueux, en désignant le poulet et le saumon qui occupaient honorablement le centre de la table, et déclara :

— Sacrifiez d’abord aux exigences imposées par la fragile nature. Pendant que vous vous réconforterez, je vous dirai comment je suis ici… Cela doit vous intéresser, j’imagine ?

Tandis que les deux gaillards, servis avec délicatesse et promptitude par frère Bazin, faisaient honneur à la chère et à la boisson, Aramis expliquait :

— C’est peu compliqué… Il y a une dizaine de jours, j’étais encore aumônier de Touraine-Infanterie… Nous nous trouvions à Poissy, où Mgr le Cardinal de Mazarin nous avait fait appeler… Il craignait, disait-on, une nouvelle révolte de ces Parisiens, lesquels sont ses bêtes noires…

— Non sans raison ! fit Bergerac.

— Bref, nous bivouaquions là… Or, il y a cinq jours, un messager de Sa Majesté la Reine est arrivé au camp. Il demandait l’Abbé d’Herblay. On le conduisit où j’étais. Il me salua et me remit un message du Roi, contresigné par la Reine… Ce seing me mandait d’avoir à me rendre sans délai, et par les voies les plus rapides, au monastère du Mont-Saint-Michel, dont j’étais nommé Abbé, par intérim.

« Que faire, sinon obéir ?

« Certes, la surprise était grande pour moi… Je me sentais tellement indigne de cette faveur… Enfin, mon fidèle Bazin, qui était devenu, entre-temps, frère mineur, fit nos bagages en hâte et nous partîmes en poste… Je suis donc ici depuis trois jours… et mon plus grand étonnement, parmi toutes ces merveilles, je vous assure, c’est de m’y voir…

« Hier, frère Bazin, en se rendant à Avranches faire, de ma part, une commission à Monseigneur, a été tout éberlué d’apercevoir, sur le parvis de Notre-Dame-des-Champs, certaines figures de connaissance… Étant d’une espèce prudente, ce bon frère ne s’est pas montré… mais comme il est aussi – Dieu le lui pardonne ! – d’un naturel enclin à la curiosité, avant de regagner le Mont Sacré, il a pris ses informations…

« Ainsi ai-je pu apprendre, mes chers amis, votre pèlerinage avec la pieuse intention de venir prier l’Archange en sa haute basilique…

« J’ai su, également, bien d’autres choses…

« Depuis les entreprises du capitaine de Montgomery, on a pourvu notre célèbre Abbaye d’un commandement militaire… L’actuel gouverneur, pour le Roi, est un certain marquis de Brives…

— Qui doit tout à M. Mazarini, observa d’Artagnan, la boucle pleine…

— Qui doit sa fortune à la grande bienveillance de Son Éminence, rectifia doucement Aramis. Comme tel, il n’a pas en odeur de sainteté les capitaines de mousquetaires et les cadets gascons, trop friands de la lame… Il se méfie d’eux comme du diable !

Cyrano et d’Artagnan eurent toutes les peines du monde à ne point rire. Mais Aramis les bridait par son regard intraduisible de pince-sans-rire. Après avoir fait rubis sur l’ongle à la santé que lui portaient ses hôtes, il continua paisiblement :

— Il s’en méfie d’autant plus que, pour l’avertir d’avoir à tout craindre d’eux, Mgr le Cardinal de Mazarin lui a envoyé un certain sieur de La Maule…

 Ventrebiou ! suffoqua Cyrano.

 Ah ! sandi ! hoqueta d’Artagnan.

Les admirables mains de l’Abbé s’étendirent en signe d’apaisement et il poursuivit :

— Ce sieur de La Maule dort juste au-dessus de nous. Il s’est présenté ici porteur d’ordres très sévères. Le Mont est en état de siège… Des cachots sont prêts pour recevoir…

— Qui cela ?

— Attendez, je précise : pour recevoir MM. de Cyrano-Bergerac, le comte Charles d’Artagnan, le chevalier Le Norcy, Linières et de Saint-Amant, surnommé le Gros…

« Voilà, acheva-t-il en un sourire, voilà ce qui vous attendait ici, mes amis… Et vous seriez certainement tombés dans le traquenard, si Bazin…

Alors, celui-ci intervint pour faire observer :

— Mon Révérend Père, vous oubliez certaines choses… ce qui concerne les prisonniers…

— Frère Bazin, trancha Aramis, c’est vous et non moi qui avez l’administration des cachots disciplinaires de l’Ordre de Saint-Maur… Ce soin ressort du temporel de l’Abbaye… Parlez donc, si, en conscience, vous jugez pouvoir le faire…

Un sourire malicieux illumina le visage de sacristain du rondouillard personnage. Il joignit les mains et débita, en baissant les yeux :

— La consigne a été donnée d’embarquer, au plus tôt, deux prisonniers mis au grand secret…

Le mousquetaire se leva, tout pâle !

— Savez-vous les noms de ces prisonniers ? demanda-t-il d’une voix altérée.

Bazin ouvrit les bras en signe d’ignorance :

— Ils sont au grand secret, et je suis trop nouveau ici pour avoir pu encore percer certaines choses…

— Aramis, dit d’Artagnan tragique, sais-tu que l’un de ces malheureux n’est autre que le jeune Tancrède. Celui-là même que tu nous aidas à sauver, en Angleterre, en l’arrachant aux mains de Mac-Legor et de sa harpie de sœur, Daisy de Suttland. Le sais-tu ?

— Comment le saurais-je et surtout comment pourrais-je même vouloir le savoir ? riposta fort tranquillement Aramis.

Son impassibilité était telle que, outré, le mousquetaire fit un bond de cabri :

— Mais, cadédis ! parce que te voici devenu Abbé de ce Mont de malheur, as-tu oublié à la fois notre amitié d’antan, le serment fait à… certaine grande dame… et, par-dessus le marché, toute intelligence ? Ne t’aperçois-tu pas, mon ami, qu’il y a un rapport entre notre venue en ce lieu, notre mission et cet ordre subit, venu du Palais-Royal, qui t’arracha à ton poste d’aumônier de Touraine-Infanterie pour te nommer ici… Là où l’honneur te commande…

Un geste onctueux du prélat interrompit le bouillant Béarnais :

— Ce que tu appelles un rapport, d’Artagnan, je le nomme, moi, la volonté de la Providence.

— Eh ! appelle-le comme tu voudras !

— Parlons net ! Tu es venu, en compagnie de M. de Cyrano-Bergerac, pour essayer de délivrer un prisonnier !

— Mordi ! non pour autre chose !

— Et tu penserais que je dois favoriser cette évasion ?

— Dame… si la… enfin, si certaine grande dame, profitant des circonstances qui la délivrent de la tutelle du Cardinal, a daigné te placer ici, c’est dans ce but, où je ne m’appelle pas de mon nom !

— Tu t’appelles toujours d’Artagnan, répliqua la voix charmante de l’ancien ami de Porthos, mais ceci ne t’empêche nullement de commettre une double erreur… Primo, en me croyant capable de t’aider à faire évader un prisonnier d’État, secundo, en te figurant que la chose est possible…

« D’ailleurs, le fût-elle, je refuserais tout net de m’en mêler… Je suis ici chef spirituel et pasteur d’âmes ! Le temporel est au marquis de Brives.

Alors, solennel, d’Artagnan tira de sous ses vêtements un papier plié en quatre et le mit dans la main du Père Abbé, en disant :

— Prends donc connaissance de cela, sangodémi !

Posément, Aramis déploya l’ordre royal, le lut, le replia et le rendit à d’Artagnan. Pas un muscle de son visage n’avait bougé.

— Alors, qu’en dis-tu ?

Un mince sourire lui répondit seul.

— Voyons, intervint à son tour Cyrano, vous n’allez pas, vous, un gentilhomme, vous, un prêtre, vous, notre ami, refuser d’obéir à un ordre signé de votre Roi, contresigné par votre Reine et que nous vous supplions d’exécuter !

« Songez donc : de votre attitude dépend le repos d’une mère, la liberté d’un innocent, la santé d’une jeune femme.

« Car, d’Artagnan a omis de vous le dire, Claire, la femme de cet infortuné, est devenue folle le jour où elle comprit que son George bien-aimé avait été emprisonné lâchement, sans raisons valables, par l’infâme successeur de Richelieu.

Comme le Gascon frémissait encore d’indignation, Aramis pencha le front, ferma les yeux et caressa la reliure de l’énorme in-folio qu’il feuilletait en attendant la venue de nos amis.

— Monsieur de Cyrano, dit-il avec lenteur, votre raisonnement serait très juste si vous n’aviez oublié deux choses essentielles… La première ? l’ordre signé, en effet, de Sa Majesté Louis XIV et de Sa Majesté la Reine, son auguste mère, ne s’adresse nullement au Père Abbé d’Herblay, mais au Gouverneur du Mont-Saint-Michel ! la seconde ? le voudrais-je, il ne m’est pas possible de libérer ce cher et malheureux enfant…

« Je tiens absolument à me garder, les mains pures, à l’écart de toute cette intrigue… Elle jure avec le Saint Ministère dont je suis revêtu.

« Bazin, le bon frère mineur, a pris sur lui de reconnaître, à Avranches, deux de mes amis… Il a cru bien faire en les amenant jusqu’à moi, par des moyens que j’ignore, sans doute, par des voies connues de lui…

« Le gentilhomme que je suis ne pouvait pas trahir les lois de l’hospitalité en faisant savoir à M. le marquis de Brives leur présence au Mont… Ce gentilhomme se devait d’accueillir ses anciens compagnons, de leur offrir de quoi réparer leurs forces comme il se doit, de les conduire, en personne, en des cellules monacales où ils pourront reposer en toute sûreté… Comme il se devra de les abriter jusqu’à une nuit sombre où ils pourront retourner à Pontorson.

« Ne m’en demandez pas davantage ; je ne pourrais vous satisfaire…

Alors, se tournant vers Bazin, dont l’œil luisait, malicieux, dans la large face lunaire, il ajouta en souriant :

— Frère Bazin est le porte-clés en chef des cachots disciplinaires de l’Ordre de Saint-Maur…

Alors, d’Artagnan emplit son verre et celui de Cyrano. Soudain, sans que le Gascon puisse comprendre le motif de ce revirement, son visage rayonna d’espérance.

— Trinquons, dit-il au poète, d’abord à la santé de notre hôte le Père Abbé, et ensuite à celle du fidèle Bazin, homme aussi subtil que son maître et surtout, surtout, porte-clés en chef des cachots disciplinaires de l’Ordre de Saint-Maur…

Ils vidèrent prestement leurs verres, tandis qu’Aramis hochait la tête, en disant :

— Je crois m’être fait comprendre, mes amis… Je suis placé devant un cas de conscience…

— Mais, heureusement, observa d’Artagnan, qu’étant devenu très fort en théologie tu n’as même plus besoin de te référer à cet in-folio vénérable, bourré de réserves mentales et de directions d’intentions qui sont toute la Casuistique des bons Pères Jésuites.

— Je le sais presque par cœur, avoua Aramis.

Les deux compères éclatèrent de rire, puis s’étreignirent. Ils se retrouvaient… S’étaient-ils vraiment perdus !

Un instant après, derrière le Père Abbé, que précédaient Bazin et sa lanterne, nos deux pseudo-moines montaient aux étages supérieurs. Ils s’agenouillèrent un instant dans l’église, toute gravée de clair de lune, et ressortirent aussitôt, en plein air, sur une sorte de parvis de cauchemar. Là, ils oscillèrent, giflés par le grand vent du large.

La mer, toute laiteuse et toute convulsée, leur apparut à l’infini. De là, en se penchant sur la balustrade, ils eussent pu apercevoir, s’il eût fait jour, à trente pieds au-dessous d’eux, le village et les remparts.

— Cette plate-forme, expliqua l’Abbé, porte le nom de Saut-Gaultier. Elle doit cette appellation à la triste aventure d’un jeune sculpteur de talent détenu ici, sous le règne de François Ier. Je dis qu’il avait du talent, car on lui doit, entre autres choses, les magnifiques stalles sculptées qui sont une des gloires du chœur de notre église.

« Gaultier, à qui on attribue aussi, j’oubliais de vous le dire, le magnifique escalier de dentelles, avait toute liberté d’aller et de venir dans l’enceinte du monastère. Il était de tempérament doux et de nature contemplative. Son art lui faisait oublier sa captivité. Il fit des projets de décoration extraordinaire. Si extraordinaire peut-être que leur exécution fut entravée ou retardée.

« Ce contretemps l’affecta. Son humeur s’assombrit. Un beau jour, il vint ici, se précipita dans le vide et fit cet effroyable saut de cinquante toises, d’où le nom de Saut-Gaultier qu’a conservé depuis cette plate-forme.

« D’ici, par beau temps, on aperçoit à vingt lieues à la ronde le splendide panorama des côtes du Cotentin et de la Bretagne, avec, d’un côté, le Mont-Dol, et de l’autre, au large, les îles de Jersey et de Guernesey.

— Bon ! fit d’Artagnan. Tu nous feras voir cela demain, n’est-ce pas, Aramis ?

Au lieu de répondre, l’abbé continua :

— Sous vos pieds, mes amis, sont les substructures cyclopéennes formant les soubassements de l’église et des bâtiments qui l’entourent.

Cyrano poussa le coude de son ami.

— Va-t-il passer toute la nuit à nous rompre les genoux et les oreilles ? lui souffla-t-il. Monter, descendre, descendre, monter… Je commence à en avoir assez, moi, de ces piliers, de ces chapiteaux, de ces salles imposantes autant que souterraines. Sans oublier les sauts et les Cyclopes…

— Patience, Savinien ! Je connais Aramis. Il ne faut pas le brusquer.

— Eh ! capédédiou, la patience, l’ignores-tu ? est ce qui me fait le plus défaut.

— Laisse agir notre ami, te dis-je !

— Hé, si vous vous entendez tous deux, pécaïre ! la nuit s’écoulera tout entière à visiter ces merveilles. Assez de merveilles ! Qu’on délivre George, et au trot !

Aramis avait-il entendu les plaintes du Gascon ? Un mince sourire courut sur son visage qu’éclairait d’en bas la lanterne posée par Bazin. Il reprit, avec sa douceur tout ecclésiastique :

— Monsieur de Bergerac, il serait essentiel, avant de songer à délivrer qui que ce soit, de pouvoir sortir d’ici soi-même. Or, il n’y a qu’une seule issue au Mont : la Porte du Roi. Et vous pouvez croire qu’elle est bien gardée.

Cyrano se tut. À quoi bon récriminer ?

Il reprit sa tournée de visiteur à la fois enragé et ensommeillé, derrière le benoît guide…

Le cloître se révéla, extraordinaire bijou d’architecture claustrale, dont les doubles et fines colonnettes de granit rose, dans des zones de lumière et d’ombre dues à la clarté lunaire, apparaissaient comme irréelles…

Au sud, Aramis fit remarquer un bassin :

— Le lavatorium… C’est là que les moines se lavent les pieds… là aussi qu’on procède à la toilette de nos religieux décédés.

Il s’arrêta devant une porte ouvrant sur l’intérieur du cloître et tendit les mains à ses amis en leur expliquant :

— Frère Bazin va vous désigner deux lits… Quelque religieux, souffrant d’insomnie ou se réveillant d’aventure, pourrait vous surprendre. Il serait donc bon, pour éviter tout scandale, que vous fissiez votre prière à genoux au pied de votre lit, sans relever votre capuchon.

« Cela maintiendra votre incognito, tout en servant utilement au salut de votre âme…

« Ah ! il serait utile également que vous couchassiez tout habillés, le capuchon bien tiré toujours, la face tournée vers la muraille. Certains moines en usent ainsi, par esprit de pénitence… Vous, mes amis, qui n’êtes point capables d’un zèle aussi désirable, vous le ferez pour cacher vos moustaches et votre royale…

« Demain, c’est-à-dire bientôt, avant l’aube, vous serez réveillés par la cloche qui sonnera matines. Surtout, vertudi ! vertu de ma vie, veux-je dire, point de jurons gascons ou autres !

« Pour le reste, bornez-vous à faire ce que feront vos compagnons, les vrais moines. Tenez-vous en queue du cortège ; à l’église, placez-vous les derniers, au réfectoire itou, comme il sied à de nouveaux visages et qui n’appartiennent pas à notre ordre.

« Aussi bien, personne ne vous interrogera… le silence est, ici, de rigueur.

Cela dit, après avoir encore une fois serré les mains de nos gaillards, Aramis, gravement, fit sur eux un signe bénisseur et disparut, retournant, sans doute, à son étude des « cas de conscience », à ses méditations théologiques sur les « directions d’intention ».

Une minute après, dans le vaste dortoir où ne luisait qu’une veilleuse, Cyrano et d’Artagnan, comme l’Abbé le leur avait recommandé, s’agenouillaient au pied de leur lit étroit.

 

Depuis le matin, avant même le lever du soleil, d’Artagnan et Cyrano, automates éberlués de leur rôle nouveau, s’appliquaient avec conscience à faire ce qu’ils voyaient faire autour d’eux. Certes, ils n’avaient point chanté matines, l’un parce qu’il s’était endormi, l’autre parce qu’il craignait l’effet de surprise de sa voix de stentor, qui eût déchiré l’air de l’église enténébrée, en écorchant les syllabes latines.

Un coup de pied du rimeur réveilla soudain le mousquetaire, afin de l’avertir qu’il fallait se lever et s’agenouiller.

Son ami reprit enfin le sens de l’actualité et, dès lors, demeura tout le reste du temps à genoux. Terrorisé, le Gascon l’entendit substituer un ronflement à la soufflerie des orgues… Il le pinça. Cette fois, le capitaine s’abstint de jurer, mais poussa un rude grognement désapprobateur.

Au signal donné par le claquoir, le bretteur empoigna son ami sous le bras et le souleva, en lui soufflant avec colère :

— Mon bon, ne l’oublie pas, nous sommes moines, jusqu’à nouvel ordre !

Au réfectoire, superbe pièce à deux nefs bâtie au XIIIe siècle, dont le style est, à la fois, simple et majestueux, et qu’éclairent à profusion neuf fenêtres, les deux amis eurent la chance d’être placés non loin des immenses cheminées où flambaient clair des troncs de chêne.

Ils tremblaient de froid depuis le matin… Le cidre qu’ils burent, un excellent cidre pourtant, eût été impuissant à lui seul à réchauffer leurs estomacs méridionaux, mais, par contre, ils savourèrent en connaisseurs des gigots fournis par les moutons du pays.

Comme ils s’apprêtaient à quitter la table, sans avoir daigné écouter le moine qui, grimpé dans une chaire de pierre, avait, pendant tout le repas, lu d’une voix grasseyante quelque texte sacré, ils virent se dresser devant eux la silhouette paterne du frère Bazin :

— Mes Révérends Pères, déclara ce frater intermédiaire, je suis chargé de venir vous implorer… Deux de mes prisonniers réclament votre saint ministère… Daignez donc me suivre…

Les deux encapuchonnés s’inclinèrent et emboîtèrent le pas à frère Bazin. Derrière lui, les mains cachées dans leurs larges manches, ils revirent le cloître délicieux et s’enfoncèrent, après qu’il eut ouvert une porte donnant dans la galerie, parmi les entrailles de l’Abbaye.

Ils durent reprendre l’hallucinante série des escaliers à vis de Saint-Gilles, des salles immenses, des colonnes en forêt. Malgré que la lumière entrât partout, ils se sentaient comme perdus et comme écrasés par ces voûtes et ces piliers innombrables.

— Nous allons descendre à la Crypte de l’Aquilon, souffla Bazin.

C’était une pièce néo-gothique, bâtie sous l’Abbé Roger II et divisée en deux parties par quatre piliers romains ; trois sont énormes, et un plus svelte et plus mince. Au bout de cette pièce, un escalier.

— Ils sont là, souffla encore le frère mineur. On les a mis dans le cachot dit Les Deux Jumeaux, ainsi nommé parce que leurs portes sont accolées l’une à l’autre…

— Pardon, fit d’Artagnan. Vous nous parlez de deux prisonniers… Or, nous n’en cherchons qu’un seul…

Bazin eut un sourire :

— Je crois qu’il faudra se décider à prendre la paire. Ils ne voudront jamais se quitter !

Et, comme on allait lui demander des explications :

— Chut ! fit-il. Plus un seul mot ! Ici, nous ne sommes plus dans le monastère, mais dans la partie militaire… Une ronde peut survenir… le marquis ou le sire de La Maule… Une imprudence pourrait tout perdre : jouez en conscience votre rôle de moines de Cîteaux…

À peine avait-il fini de prononcer ces paroles qu’un bruit de bottes retentit, sonnant sur les dalles de pierre, aussitôt amplifié par les échos.

C’était M. le Gouverneur. Il arrivait, flanqué de La Maule et escorté par une demi-douzaine de soldats en armes.

Instinctivement, d’Artagnan et Cyrano firent le geste de saisir leur épée… Ils ne trouvèrent là que les gros grains d’un rosaire.

La réalité s’imposait à eux : ils n’étaient, ici, que des moines. D’ailleurs, M. de Brives le leur fit bien entendre en leur adressant un très courtois salut que répéta tour à tour chacun de ses compagnons.

Le marquis était un petit homme ventripotent et sans âge, vêtu avec recherche et cependant bien démodé. Il sentait terriblement sa province. Mais son air plein de morgue tentait de racheter cela. Il s’appuyait sur une haute canne d’ébène.

— Ah ! ah ! dit-il en s’avançant vers l’ancien valet d’Aramis, voilà, si je ne m’abuse, ce bon frère Bazin ? C’est bien votre nom, n’est-ce pas ? Oui ? J’ai bonne mémoire, grâce à Dieu, et il me suffit d’avoir vu mes gens une seule fois pour ne jamais les oublier par la suite… Frère Bazin… Hem ! frère Bazin…

« Hé bien ! que vient-on faire ici, en compagnie de ces saints religieux ? Il n’est pas, que je sache, l’heure de la promenade des prisonniers ?

Bazin s’effondra en une profonde révérence et nasilla d’une voix cafarde :

— Monsieur le Gouverneur, les prisonniers des Jumeaux ont aperçu, par les meurtrières, ces deux bons pères en train de promener leur méditation. Comme ces détenus ont une prédilection particulière pour l’ordre illustre de Cîteaux, ils ont demandé à être entendus en confession par ces Cisterciens.

— À merveille ! répondit le marquis d’un ton dégagé. Moi, je suis l’homme du Règlement. Terrible sur ce chapitre, mais fort bon diable, quant au reste…

Bazin recommença sa révérence et demanda :

— Les cachots étant bien froids, j’ai pensé, par déférence envers ces Révérends, à conduire les prisonniers jusqu’au promenoir, où il fait soleil… Cela n’est point contraire au règlement, je crois ?

— Vous avez bien fait, mon ami ! Au promenoir, où ailleurs, ces messieurs ne peuvent point s’en aller d’ici, à moins d’avoir des ailes…

« On ne s’évade pas du Mont-Saint-Michel !

Se tournant vers La Maule, il ajouta en riant :

— Ils admireront, pour la dernière fois peut-être, la sauvage grandeur de nos paysages.

Prenant un air stupide, Bazin demanda :

— Comment ! Monsieur le Gouverneur aurait reçu l’ordre d’exécuter ces jeunes gens ?

— Point du tout ! Qu’allez-vous, diantre ! chercher là, mon frère ? Rassurez-vous. Son Éminence se distingue de son illustre prédécesseur par son infinie mansuétude, elle a horreur du sang. En ceci encore, elle tient donc beaucoup à la vie de ces messieurs. Par M. de La Maule, aimable seigneur, arrivant de Paris, j’ai tout simplement reçu l’avis d’avoir à embarquer ces dits messieurs pour le château du Taureau, situé près Roscoff, en Basse-Bretagne… Cela aurait été déjà fait, si nous n’avions jugé préférable d’attendre l’arrivée ici de deux étourneaux… peut-être de trois… N’est-il pas vrai ?

— Si fait, dit le confident, il se peut que se soit joint à MM. d’Artagnan et de Cyrano-Bergerac un certain chevalier Le Norcy. Ce jeune prétentieux n’aime point Son Éminence et il a failli mutiler ce bon M. Vauselle.

— Ces gens-là mettent certaine mauvaise grâce à se venir faire prendre.

La Maule eut un sourire sinistre.

— C’est affaire d’un peu de patience, croyez-moi, monsieur le Marquis. La corde que nos gens du guet ont trouvée, ce matin même, par le plus grand des hasards, disposée entre la porte bâtarde de l’Abbaye et les environs immédiats de la chapelle… comment diable s’appelle-t-elle ?

— Saint-Aubert.

— Saint-Aubert, c’est bien cela… me donne à croire que nos gens ont déjà posé leurs jalons…

Sous leur coule, d’Artagnan et Cyrano eurent un même frémissement. Ni le Gouverneur, ni La Maule ne s’en avisèrent, car le premier, bien moins grand que le second, était occupé à le regarder sous le nez. Ils ne virent pas davantage la pâleur et l’air inquiet du frère mineur Bazin, ayant fait un brusque demi-tour afin de leur dissimuler son trouble et son émoi.

Cependant, La Maule continuait !

— Cette corde-là, monsieur le Gouverneur, si je ne respectais les ordres de mon maître, Mgr le Cardinal, servirait à pendre ces enragés. J’ai déjà eu maille à partir avec eux et, ma foi, je ne serais aucunement peiné de les voir gigoter au bout d’un solide fil de chanvre !

— Fi donc ! riposta le marquis. On ne doit point songer à brancher ainsi de bons gentilshommes ! Qu’on me parle de leur trancher le col, là, je puis vous entendre, mais la corde ! Pouah !

D’un discret coup de coude, Cyrano et d’Artagnan se comprirent. Ah ! quelle douleur de n’avoir pas au flanc leur meilleure amie ! Mais le drôle ne tarderait guère à recevoir son châtiment !

À cette mercuriale, La Maule rougit jusqu’aux oreilles.

— D’ailleurs, reprit le Gouverneur, nul ne m’a chargé, que je sache, de faire ici l’office de bourreau… Sur ce, messieurs, reprenons notre ronde… Frère Bazin, serviteur !

« Quant à vous, mes Révérends Pères, je vous demande de bien vouloir m’accorder votre bénédiction…

Alors, dans la crypte de l’Aquilon où pénétrait un rayon de soleil, nos aventureux amis se donnèrent l’un à l’autre le spectacle d’une bénédiction théâtralement épique…

Le Gouverneur avait mis chapeau bas, imité par La Maule et ceux qui le suivaient. La tête inclinée, chacun attendait avec une componction de commande. Soudain, d’un même geste arrondi, lent et solennel, Cyrano et d’Artagnan, réprimant avec peine une énorme envie de rire, levèrent une main vénérable, d’où ruisselaient des grâces divines, cependant que, de leur capuchon, s’échappait un vague ronron de syllabes latines.

Aussitôt, satisfaits et bénits, le marquis de Brives et les siens s’en retournèrent sur leurs pas, tandis que Bazin fourrageait dans les énormes serrures en criant joyeusement aux prisonniers :

— Messieurs, voici les bons Cisterciens ! voici les excellents Pères ! Réjouissez-vous, âmes pieuses !

Alors, devant Cyrano et d’Artagnan tremblants d’émotion, George de Villiers sortit de la cellule.

Ces années de captivité n’avaient pu parvenir à le changer grandement. À peine son teint avait-il un peu pâli. Mais quelle tristesse dans ses yeux et sur son visage, encore charmant !

Il était vêtu avec une certaine élégance, car Mazarin n’avait pas osé pousser l’infamie jusqu’à le réduire à cette horrible et dégradante nudité qui était souvent l’apanage des prisonniers du Mont-Saint-Michel. Son pourpoint était de cuir, ses chausses de velours. On voyait qu’il fréquentait le barbier et le perruquier.

De la porte ouverte, envahie par un flot de lumière, d’Artagnan put constater ceci : le cachot du fils de Buckingham et d’Anne d’Autriche n’était point sordide. Un lit de camp, une table, une chaise, un poêle se trouvaient là, et il y avait des livres sur un bahut de chêne.

George, surpris, regarda les religieux.

Averti par Bazin de leur visite prochaine, il ignorait, c’était visible, leur identité. Il allait parler quand le frère mineur mit un doigt sur sa bouche et alla ouvrir le second cachot.

À la grande surprise des deux amis, il en sortit aussitôt un jeune homme, d’une quinzaine d’années peut-être, vêtu à peu près comme George de Villiers, mais dont le visage était entièrement soustrait à la curiosité par une sorte de casque ou masque, aux agrafes compliquées, à la fermeture invisible… Même de près, personne ne pouvait apercevoir son visage.

Bazin souffla :

— Le vivant mystère du Mont !…

— Qui est ce jeune homme ?…

— Une énigme !… Le Masque de fer !… Son régime était intolérable, j’ai pu, moi, l’amender[5].

Plus haut, il proposa :

— Au promenoir, messieurs.

George et le mystérieux prisonnier passèrent, suivis par les deux pères et par Bazin hilare et se frottant les mains.

Après avoir gravi d’interminables escaliers, ils parvinrent à la grande plate-forme de l’ouest.

Ce matin-là, malgré l’émerveillement du spectacle, aucun de ceux qui mirent les pieds sur cette vertigineuse plate-forme ne s’attarda à jouir de la vue qu’elle ménageait. George, le cœur étreint par une folle espérance, vivait dans la fièvre depuis que Bazin lui avait annoncé, avec des grimaces bizarres et des clins d’yeux trop fins, la venue de deux religieux de Cîteaux. Et ces deux pseudo-religieux dévoraient leur impatience.

Enfin, Bazin glissa joyeusement :

— Pour une seconde, vous avez la permission de relever vos capuchons, mes révérends !

Ah ! quel cri de joie poussa le fils de Buckingham en voyant apparaître les visages bien-aimés de ses amis ! Il vola dans leurs bras en sanglotant ; incapables de prononcer une parole, se sentant défaillir à force d’émotion, les Gascons pleuraient sans fausse honte, et Bazin écrasa une larme.

La grosse voix du Gascon – enrouée eût-on dit – parvint à se faire entendre :

— Tu vois, petit. On vient te chercher.

Bazin intervint. Il devenait prudent de rabattre les capuces. Certes, le monastère était sous la juridiction de M. d’Herblay, mais qui sait si parmi les moines, le Gouverneur n’avait pas des espions ?

— Vous avez une demi-heure au maximum, conclut-il, tandis que d’Artagnan protestait :

— C’est trop peu ! Voyons, frère Bazin, comment admettre qu’en une demi-heure nous puissions nous concerter et préparer une éva…

— …luation ! coupa le frère mineur. Chut ! À Chacun son métier, comme dit le proverbe. À vous, mes révérends, le soin de confesser benoîtement ces messieurs, à moi celui de songer aux choses… de la serrurerie…

Et, toujours nanti de son sourire béat, l’ancien valet d’Aramis s’éloigna, en agitant son trousseau où brinquebalaient d’énormes clés.

Il alla s’accouder à l’écart, face à la mer, perdu, en apparence, dans une profonde méditation. Pendant cela, les deux héroïques déguisés ne se lassaient pas d’étreindre les mains de George de Villiers.

— Un instant, fit celui-ci, le premier flot de l’émotion passé. J’ai oublié mon devoir le plus élémentaire en omettant de vous présenter mon noble ami et compagnon de captivité : Henri…

Il désignait le jeune homme masqué qui s’était discrètement éloigné. Ayant entendu, celui-ci s’approcha du trio et le salua de la meilleure grâce. George lui prit la main et ajouta :

— Henri est ici depuis près d’un an… On l’a fait entrer au Mont après l’avoir affublé de ce masque de fer… il se demande encore pourquoi !

— Voilà qui est étrange, fit d’Artagnan.

Cyrano haussa les épaules :

— Un nouvel exploit de M. Mazarini.

— Eh ! fit le jeune inconnu, je n’en puis douter. On me traite, ici, en prisonnier d’État… avec certaines marques de respect… exactement, d’ailleurs, comme on le fait pour mon ami George.

— Nous nous ressemblons en ceci, appuya le vicomte, que nous ne savons ni l’un, ni l’autre à quel titre ou sous quels prétextes on nous a saisis et on nous retient en prison. Mais nous parlerons de tout ceci plus à loisir, bientôt, je l’espère.

« En attendant, donnez-moi des nouvelles de ma femme chérie, de ma petite Claire…

 

Tandis que nos amis mettent brièvement George de Villiers au courant de tout ce qui s’était passé depuis l’instant de sa capture sous le porche du château de Saint-Germain, revenons à La Maule et au Gouverneur.

En quittant la crypte de l’Aquilon, ils ont rencontré Aramis, le chef religieux, et ils lui ont fait part de leurs préoccupations. Certes, si Vauselle était présent, il se souviendrait du prêtre-soldat, de l’aumônier de Touraine-Infanterie, de l’ami du lieutenant d’Artagnan qui, en Angleterre, lutta pour le salut du fils de Buckingham et d’Anne d’Autriche…

Alors, l’entretien prendrait un autre tour…

Mais le sieur de La Maule n’a pas l’escogriffe pour lui crier casse-cou… Aussi fait-il part au Très Révérend Père Abbé de la découverte matinale : cette corde reliant la porte basse de l’Abbaye aux alentours de la chapelle Saint-Aubert.

Il y voit, et le Gouverneur abonde en son sens, un indice de la prochaine arrivée au Mont de ceux qu’ils attendent… Ceux-ci doivent avoir des intelligences dans la place… Ah ! certes, non parmi les moines ! Mais il se peut que certains hommes de la garnison soient gagnés, achetés.

Pourtant, les émissaires disséminés dans le pays n’ont rien vu de suspect. Les hôteliers de Pontorson, de Carolles, de Beauvoir n’ont rien vu, rien entendu… Est-ce que d’Artagnan, Cyrano et leurs compagnons se seraient déguisés ? Est-ce qu’ils vivraient dans les bois ou cachés dans quelque manoir, voire même dans quelque maison de pêcheur ?

Le Père Abbé hoche la tête et reste muet.

Il ne veut même pas avoir à dire qu’il ne sait rien.

— J’ai quelque idée que la nuit prochaine ne se passera pas sans amener du nouveau, affirme avec autorité le marquis de Brives… Je prendrai toutes mesures utiles en conséquence… Non seulement je ferai doubler chaque guetteur et renforcer la garde des remparts, mais encore j’ordonnerai d’occuper le petit bois et la chapelle…

Aramis relève la tête et sourit :

— Cette chapelle est un lieu sacré !… Veuillez ne point l’oublier, Monsieur, dit-il avec sa coutumière douceur… le sang n’y doit pas être versé… Aussi bien, elle est bâtie en terre sainte et se trouve sous ma seule obédience…

Il a dit cela parce qu’il a une crainte atroce : si les soldats occupent la chapelle, le hasard peut leur faire trouver, derrière l’autel, les vêtements et les armes de ses intrépides amis…

Tout serait perdu !

Mais il respire avec allégresse dès que le marquis de Brives lui répond :

— Votre objection, Très Révérend Père, est des plus justes. Je me garderai donc de faire occuper la chapelle. Mes soldats se borneront à camper aux alentours. Cela suffira bien, je pense ? D’ailleurs, si ce que j’attends ne se produit pas, j’exécuterai, sans plus surseoir, les ordres de Son Éminence… À marée haute, les deux prisonniers quitteront le Mont !

Aramis s’en va, pensif… George doit s’évader cette nuit. Il le faut ! Or, cette nuit, toutes précautions sont prises pour l’en empêcher…

Alors, que Dieu s’en mêle !

Fort de sa croyance, l’ancien mousquetaire prie :

— Seigneur, reconnais les tiens et fais un miracle !

8

La formidable évasion

La nuit est totale. Une nuit tellement opaque qu’on n’y voit goutte à dix pas devant soi.

Le vent et la mer, tous deux venus des profondeurs de l’Atlantique, se ruent à l’assaut du Mont de L’Archange !

Mais que peuvent les forces alliées du vent, de la nuit et de la mer contre le géant granitique ?

Tel qu’il est, le Mont, comme les Pyramides, est capable de défier les siècles.

Pourtant, cette nuit, sous le vent fou, seule au milieu de la mer déchaînée, la Sainte Abbaye semble s’émouvoir… Ses girouettes grincent, ses cheminées pleurent. Des tuiles et des ardoises, s’arrachant à ses toitures, volent dans l’ouragan, et des sanglots semblent monter du pied même de ses murailles frappées par le coup de bélier des vagues.

Seul, sur la plate-forme de l’église, c’est-à-dire ayant à ses pieds toutes les constructions érigées sur l’ancien Mont-Tombe, un homme enveloppé dans un ample manteau va et vient, prie et rêve…

Tout en ayant soin de bien serrer son vêtement contre lui, précaution sans laquelle le vent l’emporterait comme un fétu, cet homme semble être en proie à une sorte de délire.

À certains moments, il se penche sur le parapet vertigineux, comme s’il avait la volonté ou l’espoir de percer les ténèbres. Il tâche d’apercevoir au moins la vitre illuminée de la chapelle dédiée à saint Aubert.

Puis il se redresse, arpente la plate-forme, les coudes au corps, les mains jointes. Alors, ses lèvres laissent échapper des paroles que disperse la tempête. De temps en temps, il s’agenouille devant l’un des contreforts de l’église et là, le front touchant la pierre, où l’eau ruisselle, il se jette dans une ardente oraison, mains jointes.

Ce promeneur attardé et bizarre, on n’a pu s’y méprendre, n’est autre que le Révérendissime Abbé d’Herblay. Ce qui cause son tourment, on l’a deviné aussi, c’est la toute prochaine évasion de George de Villiers.

Or, cette évasion devient d’autant plus malaisée et dangereuse que le vicomte – Aramis le sait, on l’a dit devant lui – a refusé de partir seul. Il exige que soit sauvé, avec lui, son compagnon de captivité, le jeune Henri, cet exceptionnel prisonnier, dont nul n’a vu le visage : le Masque de fer.

Aramis s’inquiète… Toute la garnison du Mont est alertée, il le sait. De même, il n’ignore pas que les deux tiers de son effectif sont debout, aux aguets, qui aux remparts, qui aux échauguettes, qui dans le bois proche de la chapelle.

Aussi Aramis pense-t-il : Si subtil que soit frère Bazin, si courageux que soient George et Henri, si héroïques que soient Cyrano et d’Artagnan, comment passeront-ils ? Il y a des escaliers à vis qu’un seul homme suffirait à défendre, des ponts jetés sur un abîme, d’énormes portes en cœur de chêne et bardées de fer, des fossés que seul un pont-levis permet de franchir…

— Une folie ! grogne Aramis. Je sens qu’ils vont commettre une folie… Les hommes en armes, les défenses, passe encore… mais cette nuit épaisse, cette mer convulsée… Ah ! les pauvres enfants, les chers et malheureux amis !

Encore, s’il connaissait le plan de l’évasion, peut-être serait-il rassuré ? Mais si le gentilhomme eut le droit d’accueillir ici ses amis Cyrano et d’Artagnan, le Père Abbé n’a pas celui de favoriser l’évasion qu’ils vont tenter. Tout ce que peut faire le Chef spirituel de l’Abbaye, c’est de fermer les yeux, d’ignorer tout ce qui se trame.

En fait, il l’ignore si parfaitement qu’il n’a pas voulu s’accorder la joie, pourtant bien naturelle, de serrer sur son cœur son vieux compagnon de gloire et le Gascon devenu l’ami de celui-ci.

Aramis soupire :

— Ils vont sans doute succomber cette nuit, hélas !… Et je n’ai pas eu la consolation de les embrasser, pour la dernière fois…

Du haut de la plate-forme, tout à l’heure, tant il craint pour leur vie et pour leur âme, l’ancien soldat a prononcé les paroles graves de l’absolution plénière.

Cette journée a été, pour lui, un long supplice. Il a vu aller et venir Bazin, tantôt hilare, tantôt soucieux, les yeux tournés sans cesse vers le ciel ou vers la mer. Du temps, en effet, peuvent dépendre les événements. Que faire si la lune projette sa lumière blanche sur la baie et sur le Mont, les éclairant comme en plein jour ?

L’activité de l’ancien valet du mousquetaire ne s’est pas bornée à scruter l’horizon. Aramis, sans se montrer, l’a surpris en train d’ouvrir une de ses malles de cuir. Le bon frère en a extrait, avec un large sourire de connaissance et de sympathie, deux excellentes rapières…

Alors, le cœur de l’ancien compagnon d’armes de d’Artagnan a frémi… Que de souvenirs, de gloire et d’amour, de jeunesse et de folie, lui évoqua la seule vue de ces fines lames qu’inspectait l’œil exercé de Bazin !

Ce frère mineur ne s’en est pas tenu là. Du coffre, il a aussi fait sortir deux épaisses paires de gants… Des gants de combat, où l’on voit la trace d’estafilades… Il en a également extrait deux pistolets d’ordonnance. Des armes un peu lourdes, mais sûres, mais précises, dans la main d’un soldat, main qui ne tremble pas !

Là, le prêtre a été à deux doigts d’intervenir et de demander à Bazin s’il complotait une échauffourée sanglante, si les prisonniers et leurs amis entendaient se frayer un passage, l’épée à la main et le pistolet au poing ?

Mais le Révérend Père Abbé d’Herblay n’a pas osé enfreindre la consigne militaire donnée par le gentilhomme Aramis… Il s’est contenté de soupirer et de se dire in petto :

— Ah ! que ne puis-je prendre part à cette affaire honorable ! Tirer l’épée, pour une juste et noble cause, à côté d’hommes qui sont des modèles de loyauté, de bravoure et d’honneur, voilà de quoi s’enrichir encore de gloire et de beaux souvenirs.

Pourtant, il sait bien, lui, l’ancien mousquetaire, qu’il est matériellement impossible, fût-ce à Hercule ou à Achille en personne, de sortir du Mont par un coup de force.

Une seule porte est ouverte dans les remparts : la porte du Roi, pratiquée entre deux tours crénelées, défendues par une herse. L’endroit, dénommé la barbacane, est, à lui seul, un horrible traquenard : nul ne pourrait le franchir vivant… Et les mousquets d’aujourd’hui sont des armes autrement redoutables que les flèches du quatorzième siècle, qui vit édifier cet ouvrage militaire.

Quant à se servir de la porte basse de l’Abbaye, celle par laquelle, la nuit précédente, entrèrent si audacieusement le Béarnais et le Gascon, il n’y faut pas compter. La découverte de la corde, disposée là par Bazin, fait comprendre qu’on en surveille étroitement les abords.

Tandis que, plus soldat que prêtre, Aramis, malgré son vœu de désintéressement en cette affaire, s’y intéresse de tout son cœur, Bazin, toujours silencieux, continue ses préparatifs.

Dans la propre chambre de son supérieur, il dispose épées, gants et pistolets puis, ayant disparu une demi-heure, revient en gémissant sous le poids de longs et solides cordages.

La main sous le menton, il calcule, les yeux clos. Il prend des mesures à l’aide de ses bras étendus. Il noue fortement, çà et là. Trois fois, il s’éclipse et revient, porteur de nouveaux cordages, recalcule et refait des nœuds, non sans s’écorcher terriblement les doigts.

Et Aramis, muet comme lui, semble ne s’apercevoir de rien. Ce travail est si naturel !

D’ailleurs, frère Bazin a une conscience. Frère Bazin s’arrangera avec cette conscience. Qu’y peut faire l’Abbé ?

C’est à tout cela que songe le solitaire promeneur de la plate-forme, tout en tâchant d’arracher leur secret aux ténèbres et au mystère qui les oppresse.

La mer doit être haute.

Onze heures sonnent… Le vent semble vouloir arracher ces onze coups au bronze de la cloche pour les emporter et les anéantir tout de suite, rageusement, méchamment.

Soudain, comme obéissant à cette voix, un grand feu vient de s’allumer sur les remparts, au nord-ouest, sur la plate-forme de la Liberté ; et le vent avive ce maître-feu, au lieu de l’étouffer.

— Qu’est cela ? se demande Aramis, penché à mi-corps. Serait-ce un signal ?

Mais il doit se rejeter en arrière, ébahi, terrifié.

— Miséricorde ! Ils sont fous ! Ils sont absolument fous ! Seigneur, protégez-les !

Il n’y a pas de doute possible… Violemment éclairés par la flamme devant laquelle ils semblent se tenir, par une sorte de bravade inouïe autant que folle, Aramis vient de reconnaître d’Artagnan et Cyrano…

Oh ! ce sont bien eux ! Quels hommes, à part ceux-là, eussent osé risquer cette action grandiose et téméraire ? Malgré la distance, les excellents yeux d’Aramis les aperçoivent à merveille.

Ils ont quitté leurs défroques de moines de Cîteaux.

Pour braver la mort et sourire au danger, c’est bottés, gantés, la moustache relevée, sous la casaque et le pourpoint, le feutre empanaché sur la tête, que les deux héros, l’épée au clair, défient la garnison de la vieille forteresse.

— Ils vont avoir tout le monde contre eux ! déplore Aramis épouvanté. Ce sera l’affaire d’un instant ! C’est affreux !

L’acuité de son regard humecte ses yeux.

— On dirait qu’ils le cherchent, qu’ils le veulent ! reprend-il. Leurs bras s’agitent… Ils doivent crier… Tels les héros du vieil Homère, je sais qu’ils aiment à défier leurs adversaires, des yeux, du geste et de la voix !

Mais le religieux dominant à son tour, il se laissa aller sur ses genoux, implorant :

— Oh ! Saint Michel, invincible Archange, je vous en supplie, je vous en conjure, allez combattre à leurs côtés. Ce sont des gens de cœur, dignes d’être aidés par vous ! Saint Michel Archange, ayez pitié de ces héros !

 

Profitant du moment où le Révérend Père Abbé appelle le Chef des Armées du Ciel au secours de ses amis, il convient de mettre le lecteur au courant des événements qui se déroulaient au Mont, à l’insu du Gouverneur, de La Maule et d’Aramis lui-même.

Comme on le devine, le rusé et peu communicatif frère mineur s’était fait la cheville ouvrière de l’évasion.

Selon lui, avant le jour suivant, d’Artagnan, Cyrano, George de Villiers et le Masque de fer, devaient être loin de l’Abbaye.

Pour les premiers, ce fut assez facile.

À la tombée de la nuit, Bazin vint trouver les deux faux moines de Cîteaux, bâillant d’ennui et crevant de froid dans leurs cellules. Il leur dit :

— Voici l’heure… Suivez-moi ! Observez la règle du silence, mes révérends, et abaissez votre capuce… Si on vous interroge, ne répondez pas… Je dirai : « Ils ont fait vœu de silence… » C’est un peu vrai, sans l’être tout à fait… L’intention suffit…

— Soit, dit d’Artagnan, mais vous, frère Bazin, qui ne l’avez point fait, ce diable de vœu, nous direz-vous où nous allons, sandis ?

Bazin se gratta le nez et repartit :

— Je vais vous reconduire à la chapelle… Vous y pourrez prier pour le salut spirituel et pour le salut temporel des gentilshommes injustement enfermés aux Jumeaux… Vous pourrez aussi y reprendre vos bottes, vos vêtements et vos armes… Cette nuit, je le crois, vous donnera l’occasion d’utiliser ces dernières…

Les deux capuchons se tournèrent l’un vers l’autre et s’agitèrent en signe d’allégresse : on allait enfin pouvoir en découdre !

Quant à demander des détails… En a-t-on besoin, du moment qu’il va s’agir de se battre ? Cyrano et d’Artagnan sont-ils des hommes à s’informer du nombre de leurs ennemis ?

Donc, bien sagement, le bretteur et le Béarnais emboîtèrent le pas à l’astucieux porte-clés. Derrière lui, ils retraversèrent des salles impressionnantes et sonores qu’ensanglantaient les derniers feux du soleil de février : un rouge soleil mourant sur la mer livide et bondissante.

À chaque escalier, ils avaient l’impression de s’enfoncer un peu plus dans les entrailles de cette construction cyclopéenne, et, au fur et à mesure qu’ils s’y enfonçaient, les salles et les couloirs étaient plus bruyants, plus peuplés.

On avait, en effet, quitté le monastère proprement dit, pour atteindre le château, fief du marquis de Brives.

La salle des Gardes, surtout, était emplie de soldats. C’étaient, pour la plupart, des mercenaires allemands ou italiens, appelés en France par le Cardinal et envoyés là, au repos, après les batailles livrées en France ou en Alsace.

Tout ce monde allait se mettre à table et manifestait sa joie avec bruit et grossièreté.

Un bas-officier reconnut frère Bazin et vint lui expliquer :

— Ils jubilent. Monsieur le Gouverneur a donné l’ordre de leur distribuer double ration de vin. Du vin, pensez donc, mon frère ! Eux qui ne boivent que du cidre depuis des semaines !

— En quel honneur ?

— Ah ! voilà ! Peu de ces braves dormiront cette nuit… On fera bonne garde…

— Oui… oui… je sais cela… On attend Messieurs d’Artagnan et de Bergerac ! Hé ! j’ai quelque idée, moi, qu’ils ne se feront pas désirer bien longtemps !

Riant d’un bon rire, ce large rire qui révèle une conscience pure, une âme tranquille, frère Bazin reprit sa route, suivi par les deux silencieux moines de Cîteaux.

Quelques minutes plus tard, ils atteignaient le Châtelet, qui forme l’entrée du château. Sous la voûte étroite et sombre, au pied de l’interminable escalier, dit escalier du gouffre, un officier arrêta le groupe, en demandant :

— Où se rend-on de ce pas, frère Bazin ? Où conduisez-vous ces bons Pères ?

— Ma foi, déclara le porte-clés, je suis chargé par ces saints hommes de les aider à accomplir un vœu…

— Ah ! bah ? Et lequel, questionna l’officier, assez disposé à bavarder comme ses congénères, puisqu’il était, en somme, le concierge du lieu.

Bazin mima un frisson de tout son corps.

— Celui d’aller passer la nuit entière en prières, au pied de l’autel du bon Monsieur Saint Aubert.

L’officier se tourna vers les faux moines, s’inclina respectueusement et leur demanda :

— Ne craignez-vous point de mourir de froid, mes bons Pères ? Il souffle un carabiné petit vent du nord…

Bazin coupa net :

— Ces révérends ont aussi fait vœu de silence. À tout à l’heure, mon lieutenant. La mer ne va pas tarder à galoper sur la grève, et j’ai tout juste le temps d’aller et de revenir.

Sur ce, ils descendirent en hâte le Grand Degré, dur escalier de granit, et furent en ville, c’est-à-dire dans l’unique rue étroite, malodorante et fort capricieusement pavée.

Sous la porte du Roi, une légère alerte… La Maule était là, pérorant et faisant l’important au milieu d’un groupe d’officiers allemands, qui l’écoutaient bouche bée. Il était si plein de son sujet qu’il laissa passer les trois compères en leur envoyant un salut protecteur.

— Ouf ! souffla Bazin, en mettant le pied sur la grève, cette fois, au moins, Messieurs, vous voici saufs.

Tout en longeant les murailles, il pria ses compagnons de doubler le pas.

— Le flot va venir… Or, il me faut rentrer… J’ai encore à faire, là-haut… Tout en marchant, nous pouvons causer… Voici mon plan…

« Cette nuit, quand sonneront onze heures, vos amis et moi, nous descendrons du côté qui donne sur le petit bois… Ce petit bois, incontestablement, doit être gardé… Il vous faudra donc faire, Messieurs, une puissante diversion pour attirer sur vous tous nos adversaires.

« L’épée à la main, vous pouvez faire des merveilles, je ne l’ignore pas. Mais, cette nuit, vous devrez décupler ces prouesses et accomplir des miracles ! De vrais miracles !

— Sandious ! déclara Cyrano. C’est chose entendue, mon cher Frère. On saura vous ébaudir, vous stupéfier, n’est-ce pas, d’Artagnan ! D’ailleurs, notre robe, ajouta-t-il en gouaillant, nous y oblige, hé ?

Son ami, sous le froc, haussa les épaules :

— Des Alboches et des macaroni, peuh ! Cyrano et moi, contre tous ces reîtres et lansquenets ? C’est trop de deux, frère Bazin, un seul suffirait pour telle besogne !

Bazin pensa, en bon Breton :

— Ces gens du Midi ! Comme ils exagèrent !

Mais il tenta d’objecter :

— Ces reîtres et ces lansquenets, Monsieur le Comte, n’auront pas que des épées… Le pistolet et le mousquet vous abattent proprement un homme, et à distance, malheureusement…

— Ce sont des armes de lâches, déclara le bretteur.

— On devrait les périmer !

Cependant, d’Artagnan, tout en marchant et en discutant avait, d’un œil d’homme de guerre, examiné les remparts. Aussi s’arrêta-t-il net, pour désigner du doigt une tour.

— Là, dit-il, c’est là ! Nous y aurons la facilité de résister… On ne pourra nous attaquer que de face… Derrière, c’est l’abîme, la mer… Devant, c’est le chemin de ronde…

— Mais, remarqua Bazin, pour battre en retraite, comment ferez-vous ?

— Mordious ! tonna le duelliste, j’avais donc mal compris ? Ne nous aviez-vous pas demandé de mourir pour sauver le petit et son compagnon sans visage ?

Bazin s’effara. Cette réponse sublime l’épouvantait ! Que dirait le Père Abbé si, à l’aube, on lui apportait les cadavres glacés et raidis de ces deux braves ?

— Pas si vite ! déclara-t-il après avoir recouvré ses esprits. Il ne s’agit aucunement de mourir, mais bien de triompher et de vivre… Donc, quant à la retraite…

— Halte ! mon cher bon !

— Décidément, se dit le frère lai, ce mot-là paraît ne pas être du goût de ces Messieurs !… Bast ! je m’arrangerai.

Il parla aussitôt d’autre chose :

— Pour attirer sur vous l’effort et l’attention de la garnison, vous ferez en sorte de lui apparaître en pleine lumière…

— Dans une auréole de martyre…

— Soyez sérieux, Monsieur de Bergerac ; moi, je le suis. Il faut, disais-je, qu’on vous voie comme en plein jour… À cet effet, voici un briquet… de l’amadou… Vous trouverez, dans la chapelle, des chandelles, de la paille – celle des chaises ! – et dans le petit bois des branches mortes…

— On fera un feu de joie, et on se montrera, pleins de gloire, vêtus de pourpre et d’or, comme des dieux, en pleines ténèbres ?

— C’est cela même… Pendant ce temps, les deux prisonniers et moi-même, nous descendrons le long de la longue corde, et nous gagnerons les environs de la chapelle… Une barque, pilotée par M. de Saint-Amant…

— C’est vrai ! s’exclama Cyrano tout joyeux, le Gros sait ramer, c’est un ancien galérien…

— Hein ?…

— Un ancien marin, veux-je dire… Entre un marin et un galérien qui rament, quelle différence fais-tu ?

— Dans la barque, poursuivait Bazin, nous retrouverons le chevalier Le Norcy et Linières…

— Il sera gris… c’est une terrible éponge !

— Ce plan peut être très pratique, concéda d’Artagnan. Mais, dites-moi, comment ferons-nous, mon cher frère, pour escalader le rempart ? Pour n’être point vertigineux, il paraît pourtant assez roide…

— Une échelle se trouve, dans la chapelle, derrière l’autel. Elle sert à allumer le lustre modeste qui l’éclaire, une fois l’an, le jour de la fête du saint.

— À merveille ! Frère Bazin, vous êtes un homme de ressources. Si je sors vivant de cette aventure, je conseillerai respectueusement à Sa Majesté la Reine de vous prendre comme premier ministre, aux lieu et place de Mons. Mazarini. Elle n’aura qu’à y gagner…

« Une objection encore : si ce bois est gardé, comment y passerons-nous, à la barbe des soldats, avec nos chandelles, nos fagots et nos échelles ?

Toujours placide, Bazin répliqua :

— Vous l’avez vu vous-même, Monsieur le Comte, les soudards allaient souper… Vous avez donc tout le temps de quitter ces cuculles, pour reprendre votre harnois de guerre, de boire cette bouteille de Bourgogne – et ici Bazin tira de sa vaste robe tout ce qu’il annonçait –, de manger ce saumon froid, ce jambonneau, ce poulet… et ensuite de gagner tranquillement le rempart.

« À mon humble avis, mieux vaut ne pas l’escalader trop tôt. Jusqu’au quart avant onze heures, restez bien tranquillement dissimulés dans les rochers et les touffes de bruyère, d’ajoncs et de genêts qui croissent à la base de la muraille…

 

Doucement, le bon frater, ayant posé sur les dalles sa lanterne sourde, ouvre l’une des portes des Jumeaux.

George en sort, fiévreux, tout vibrant d’espérance. À son côté, il sent battre une des épées d’Aramis, à sa ceinture se trouve passé un pistolet tout chargé ; ses mains sont protégées par de solides gants. Il n’est plus, déjà, un des infortunés prisonniers du Mont-Saint-Michel. Le voici redevenu un gentilhomme et un gentilhomme qui va lutter pour reconquérir sa liberté totale.

Mais le généreux cœur du fils de Buckingham et d’Anne d’Autriche ne pense pas qu’à lui-même. Il s’inquiète surtout de savoir si on va tenir la promesse faite :

— Et mon ami ? Et Henri ? demanda-t-il à Bazin. Je vous ai prévenu : je me refuse à sortir de ce cachot si mon compagnon de captivité…

— Je n’ai que deux mains, souffla le frère mineur, et avec deux mains on ne peut ouvrir à la fois deux verrous comme ceux-ci… Et puis, faites silence, mon gentilhomme. Le Gouverneur a pouvoir en ces lieux, une ronde peut nous surprendre… Aux premiers bruits, on s’égaille, on se planque dans l’ombre ou derrière les colonnes.

Un instant après, le jeune homme, l’enfant plutôt, masqué de fer, sortait à son tour de son cachot, serrait avec effusion les mains de son ami et celles du singulier porte-clefs. Comme le vicomte, il était ganté et armé.

Avec soin, Bazin referma les deux cellules et dit :

— Ils peuvent venir… Les clés sont dans ma poche… Le temps qu’ils mettront à appeler en vain, à constater l’obstiné silence des oiseaux et leur disparition de la cage, nous serons loin !

« Maintenant, Messieurs, en route ! Dieu veuille que rien ne vienne nous retarder, car, à onze heures sonnantes, il nous faudra descendre…

Par des escaliers peu fréquentés, troublant des rats énormes et alertant des légions de cloportes, les trois hommes, étouffant le bruit de leurs pas, gagnèrent les étages supérieurs.

Nul ne les inquiéta.

Évidemment, le Gouverneur, malgré la leçon de la corde trouvée la veille, ne se méfiait pas de l’intérieur. Toutes ses précautions se tournaient vers l’extérieur, par où, pensait-il, devait se produire l’offensive du Béarnais, du Gascon et de leurs amis.

Arrivé dans une petite salle, c’est-à-dire une salle relativement petite en comparaison des immenses pièces de l’Abbaye-forteresse, Bazin fit halte et murmura :

— C’est ici…

Dans un recoin, sous des paperasses entassées – car c’était là Le Chartrier –, il avisa l’interminable corde apportée et cachée en ce lieu, par ses soins, deux heures auparavant.

— Voilà, dit-il, l’instrument de notre salut…

En même temps, rendu joyeux, en constatant la marche régulière de son entreprise, le bon frère ironisa :

— La corde est parfois l’instrument de la perdition, quand on se la passe au cou, celui du châtiment, quand on vous la passe…

« Cette fois, Messieurs, le présent chanvre étant la hart du monastère, une hart ayant déjà servi à la pendaison des hérétiques, elle doit nous porter bonheur. Nous allons la nouer au col de cette formidable colonne… Veuillez prendre la peine de m’aider.

« Parfait… Le nœud ne risque pas de se défaire, et notre poids ne pourra que le serrer davantage.

À ce moment, par la fenêtre entrebâillée, s’entendit le tintement de onze coups. Bazin s’empressa, saisit la glène formant le courant du cordage et, par l’ouverture, la précipita dans le vide.

— C’est l’instant ! annonça-t-il. Vous, Monsieur Henri, pour éviter le vertige, je vous conseille de ne jamais regarder sous vous ; mais au-dessus… Passez le premier…

Le jeune homme au masque de fer obéit, s’engagea dans la fenêtre, puis se laissa couler dans le vide et dans la nuit.

C’était au tour de George, mais, au moment de descendre, apercevant le feu allumé par Cyrano et d’Artagnan, il demanda :

— Qu’est cela ?

— Une originale idée de nos amis. Ils attirent sur eux l’attention de la garnison.

Un instant après, trois hommes, formant chapelet le long de la corde, se balançaient le long de la muraille à pic.

Cela paraît peu de choses à qui, se trouvant au coin du feu ou mollement allongé sur l’herbe, lit la relation de cette aventure. Mais qu’on ferme les yeux, qu’on imagine cette nuit terrible, les hautes, les interminables murailles de granit. Que l’on songe au vent déchaîné, au souffle cyclopéen qui s’élance du large et pousse ces trois corps ici et là ; tantôt, il les projette avec rudesse sur le granit où il leur meurtrit, au hasard, les genoux, les hanches ou les mains, tantôt, il se joue d’eux, les pousse à droite ou à gauche, au-dessus du gouffre sombre, bouche énorme et noire, toute prête à les engloutir.

Au fur et à mesure que s’effectue l’interminable descente, le corps semble de plus en plus pesant. On dirait qu’il tire de toutes ses forces pour contraindre les muscles des mains, des bras et des cuisses à se desserrer, à tout lâcher, par fatigue.

Bazin, effrayé, entend George haleter, à deux toises sous lui. Il se demande avec angoisse si le jeune homme pourra tenir. Cette longue détention a dû l’anémier… Voilà des années et des années qu’il n’a pu faire jouer tous ses muscles. Si ceux-ci, alanguis par l’inaction, allaient lui refuser tout service ?

De son côté, George de Villiers s’épouvante aussi d’entendre souffler les poumons de son cher Henri. Ses gants sont déchirés, ses mains saignent, mais seul le salut de son ami le préoccupe… Tiendra-t-il ? Il est si jeune… C’est un terrible effort à soutenir…

Brusquement, la voix de l’enfant, étouffée par son masque, s’élève, dolente, atteint George au cœur. Elle dit, cette voix, qui trahit l’épuisement physique :

— Adieu, George… adieu ! je vais lâcher… Je n’en puis plus… Mes forces s’échappent…

George active sa descente, se penche et murmure :

— Courage ! Attendez-moi ! J’arrive ! Vous n’avez pas le droit de nous quitter ainsi !

Un choc sur la tête : ce sont les pieds de Bazin qui viennent de s’annoncer au vicomte. Au premier son de voix, lui aussi a précipité ses mouvements.

— Que se passe-t-il ? demande le bon frère.

La réponse ne lui parvient pas. Là-bas, du côté du rempart où le feu éclaire Cyrano et d’Artagnan, des coups de feu éclatent, en même temps que s’élèvent de grands cris… Puis la voix grave du canon déchire violemment la nuit, se répercutant à tous les échos de la baie.

— Courage ! répète George, continuant à descendre.

À son tour, il sent sous lui le feutre du Masque de fer.

— Tenez bon ! Tenez bon !

D’un effort surhumain, il parvient à saisir d’une main le corps défaillant d’Henri, à l’enlacer ensuite. Leurs souffles se mêlent, rauques… George, enfin, triomphe. Il explique à son ami :

— Je vais passer sous toi… Tu n’auras qu’à te mettre à cheval sur mes épaules… Je te soutiendrai. Guide-toi toujours en tenant la corde, mais sans te fatiguer…

C’est fait, maintenant l’inconnu masqué, délivré du fardeau de son corps, qui lui paraissait terrible, épargne à son ami trop d’efforts, en s’accrochant à la corde du salut.

Les dents serrées, tous ses muscles tendus à craquer, le fils de Buckingham descend plus lentement, chargé de son vivant fardeau… Son effort est tel qu’il devient insensible à la souffrance.

C’est seulement par la sensation qu’un chaud liquide coule le long de ses bras, passe sous ses aisselles et lui mouille la poitrine et le ventre, qu’il s’aperçoit que ses mains sont déchirées, la chair à vif. Qu’importe cela, il faut triompher !

Là-bas, Cyrano et d’Artagnan risquent leur vie. Que ce sacrifice sublime ne soit pas vain !

Pour renforcer sa vigueur, le jeune homme évoque la douce figure de Claire et pense aux baisers d’amour qu’ils échangèrent.

S’il veut la revoir, il lui faut se roidir encore. S’il veut sa guérison, il doit être insensible à cette immense fatigue, ce poids infernal, qui le tire par en bas, vers la terre, vers le tombeau… Il doit vivre !

Enfin, au moment où il se sent diminué, rendu, incapable d’un nouvel effort, un obstacle arrête ses pieds… Serait-ce une bordure de cette muraille maudite, un bandeau, un encorbellement, une corniche ?

Non. C’est le roc, le port désiré : le salut ! Non plus la terre de la tombe où l’on tombe écrasé, brisé, mais le sol joyeux de l’Amour et de la Liberté !

— Ah ! balbutia le Masque de fer, en serrant George sur son cœur, je te dois la vie ! Tu as montré pour moi le dévouement d’un frère. Jamais je ne l’oublierai… Embrassons-nous !

C’est entre les jeunes gens une mâle étreinte. Leur amitié, née dans les cachots de la sombre prison, est désormais scellée… Bazin, radieux, les sépare :

— À demain les accolades. Messieurs ! Une autre descente nous attend ; infiniment moins vertigineuse, celle-là… Imitez-moi…

Il s’est accroupi :

— Position évidemment dépourvue d’élégance, mais qui veut la fin… Oubliez la douleur de vos mains écorchées… Mieux vaut souffrir encore quelques instants que de risquer une chute mortelle… ou d’attirer l’attention des porteurs de mousquets… Des amis nous attendent en barque…

Ils descendent avec précaution… Sur leur droite, ce sont des rumeurs, des cris, des froissements d’épées. Et c’est à cause de cela qu’on oublie de surveiller les abords de cette chapelle où vient d’arriver, sans bruit, une barque-fantôme, dont le Gros a pris le commandement.

9

La perle des chambrières

Depuis trois jours, Françoise Robin connaît la joie d’avoir enfin la chambrière de ses rêves. Jusqu’alors, elle se contentait des services d’une vieille femme, la Mariette, paysanne de l’Orléanais, dévouée et fidèle certes, mais lambine, quinteuse et à demi-sourde.

Or, il y a quatre jours, la Mariette a déclaré qu’elle se trouvait décidément bien âgée et trop lasse pour rester encore en condition. Elle pensait depuis longtemps à retourner planter ses choux près d’Orléans. Comme son petit-fils, un bon et beau gars – à qui Dieu le rendrait, certes ! –, venait de lui offrir, dans sa ferme, le gîte et le couvert, elle s’était décidée à accueillir l’occasion.

Mais, ayant des principes, la Mariette ne voulait pas laisser Madame dans l’embarras… Madame était si douce, si belle. Un ange ! Elle lui amènerait donc une remplaçante :

— Une jeunesse, Madame ! Une jeunesse de la force d’un Turc, alerte plus qu’une danseuse de corde… Peut-être un peu simple… Et ben ! la malice lui viendrait quand elle se coifferait de quelque valet bien tourné…

« C’est Fanchon qu’elle se prénomme au saint baptême, Fanchon Jouret… Sa pauvre sainte femme de mère était l’épouse d’un portier de Mme la Duchesse de Langoët… Si Madame veut vérifier…

Françoise estima la caution de Mariette suffisante et fit monter la petite, qui « espérait » à l’office « en se mangeant les sangs ».

C’était une belle fille, très blonde, d’un blond lin si fade qu’elle en paraissait albinos. À peu près privé de sourcils, son visage avait reçu la violente enluminure du grand air de la campagne. En effet, elle avait vécu, depuis son deuil, chez le petit-fils de Mariette.

Son costume, au surplus, marquait bien la mode paysanne de l’endroit : lourde jupe de futaine à nombreux plis, bavolet, coiffe de lin.

La sœur de Roxane s’étonna pourtant de la finesse de ses mains sans aucune callosité et sans gerçures.

— C’est que j’vivions en demoiselle chez not’ Maît’, expliqua Fanchon. J’voulions point cultiver la terre, ni traire le bestiau… mais j’ faisions la pitance et le ménage et j’savions filer et même un peu coudre !

— À merveille, approuva Françoise. Ma fille, c’est entendu ! Puisque Mariette prend sa retraite, je vous engage à sa place. J’espère que nous serons fort satisfaites l’une de l’autre.

La vieille servante n’avait pas menti, du moins en ce qui concernait les qualités de chambrière de Fanchon Jouret. Tout de suite, Françoise Robin se félicita d’avoir enfin mis la main sur « la perle des chambrières ».

À la vérité, Fanchon Jouret travaillait comme une fée. Elle avait la religion de la propreté. Elle cousait, brodait un peu et se tenait dans une sage réserve vis-à-vis des autres domestiques.

Digne sœur en ceci de Madeleine, l’ex-précieuse, Françoise ne pouvait reprocher à sa servante nouvelle que son trop grand mépris de la langue française, qu’elle massacrait. Mais, pour accourir, alerte, sous la sonnette, elle n’avait point la pareille. Cela seul eût été un délice agréable à la jeune fille, habituée aux lenteurs bougonnes de la vieille Mariette.

Un rhume pris par sa maîtresse apporta la preuve de nouvelles qualités : Fanchon pouvait être une excellente garde-malade. Elle excellait à faire les infusions, et montrait de l’autorité afin que la malade les bût bien chaudes.

Ce soir-là, tout en relisant, au coin de son feu, un des livres de Cyrano, la fameuse tragédie Agrippine, affectueusement dédicacée, Françoise, en costume de nuit, buvait à petits coups la tisane préparée par Fanchon. Elle pensait aussi au retour de d’Artagnan et de ses vaillants amis, retour qui ne pouvait guère tarder désormais. Elle entendait donc être remise pour leur faire accueil, donner un joyeux dîner en leur honneur.

Parfois, elle prêtait l’oreille, afin de percevoir le bruit léger de la respiration de Claire de Villiers, endormie déjà. Depuis le début de sa douce démence, l’épouse de George jouissait d’une sorte de santé animale. Elle dormait comme une chatte, aussitôt après avoir pris son repas.

— Pauvre Claire ! songeait Françoise attendrie. Dieu fasse que, selon la prévision de la Faculté, elle recouvre l’usage de sa raison en serrant sur son cœur son époux chéri !

Peu à peu, les idées de la jeune fille se brouillaient, se précipitaient, indistinctes, confuses, se heurtant, se succédant avec rapidité, comme celles qui traversent le cerveau à l’approche du moment où l’on va sombrer dans le sommeil.

— Comme mes paupières sont lourdes ! Qu’ai-je donc aujourd’hui ? Je ne dors jamais si tôt !

Ce disant, la cousine de Cyrano fit un mouvement pour atteindre la sonnette destinée à appeler Fanchon Jouret. Chose étrange, elle ne put venir à bout de ce geste banal. Son bras lui semblait de plomb. Par contre, sa tête lui paraissait légère comme une boulette de moelle de sureau.

Une chanson bizarre, celle de son sang ou de son cœur, bourdonnait doucement, tel un essaim d’abeilles, à ses tempes et dans ses oreilles. Un éblouissement s’emparait d’elle.

Tout bascula !… Ce fut le vertige !

Elle poussa un cri d’appel :

— Fanchon ?

Alors, la porte s’ouvrit doucement et la perle des chambrières parut. Un mauvais sourire errait sur ses lèvres… Depuis un grand quart d’heure, elle guettait, là, derrière la haute porte à trumeaux, regardant par le trou de la serrure. Elle attendait son heure…

Fanchon s’avança sur la pointe des pieds, prêta l’oreille.

Sous les courtines du grand lit qu’elle partageait avec Françoise s’élevait toujours le bruit rythmique de la respiration de Claire.

— Elle dort, celle-là aussi, fit-elle à mi-voix. Même si elle s’était réveillée, qu’aurais-je à redouter de cette toquée ?

Elle s’approcha de Françoise. Celle-ci avait enfin cédé au sommeil. Elle dormait sur son bras replié et posé sur la petite table où s’ouvrait l’Agrippine de Cyrano. À cette vue, le sourire mauvais de la chambrière s’accentua :

— La lecture de ce livre, grommela-t-elle, a certainement aidé le narcotique… La tasse est vide… Elle a bien son compte désormais… À moi d’agir !

Tout aussitôt, Fanchon marcha vers l’âtre, s’arma des pincettes et s’escrima sur les bûches enflammées. Quand elle eut arrêté la vive combustion du bois, elle saisit une pelle et, à grand renfort de cendres, paracheva son œuvre. Il lui fallut encore quelques minutes pour éventer les parois de brique et obtenir une forte diminution de chaleur.

Ayant réussi à son gré, elle pénétra sous le manteau et se mit à tousser bruyamment à l’ouverture du très large conduit. Alors, comme obéissant à ce signal, une corde descendit lentement, par ce même conduit, jusqu’au sol de l’âtre.

Fanchon en saisit l’extrémité et, la tirant derrière elle, rentra dans la chambre, pour revenir auprès de Françoise, endormie en sa robe de nuit.

— Je ne peux pas l’emporter comme cela, songea-t-elle tout haut. La nuit est encore très fraîche, et je ne voudrais pas qu’elle fût malade… Qui voudrait s’amuser d’une enchifrenée ?… Les hommes n’aiment à prendre leur plaisir qu’avec des filles de belle santé !

Elle alla donc chercher une mante, doublée de petit vair, dont elle enveloppa Françoise, avec des précautions quasi maternelles, que démentaient son hideux sourire et ses yeux d’où jaillissaient des éclairs de haine.

Quand ce fut fait, elle écarta les bras de la dormeuse, lui passa la corde sous les aisselles, la noua avec effort, puis emporta sa maîtresse sous le manteau de la cheminée. Là, elle toussa comme précédemment.

À cette répétition du signal, la corde se roidit et, doucement, lentement, aidée par Fanchon, la jeune fille halée par en haut monta dans le conduit tout noir de suie…

Le voyage fut, d’ailleurs, assez rapide. La maison qu’occupait, au dernier étage, la sœur de Roxane, avait une terrasse au lieu de toiture.

En ce lieu quasi désert, qui terminait la rue de Grenelle-Saint-Germain[6], surtout à cette heure tardive, le couvre-feu étant sonné, personne assurément n’aurait pu s’inquiéter de l’étrange manège de l’homme qui, sur cette terrasse, semblait jouer au ramoneur.

Un carrosse stationnait bien à deux pas de là, mais il devait être à la solde de cet homme, car le cocher semblait ne pas s’émouvoir du tout de la singularité de son travail.

Le colis humain extrait de la cheminée, happé, puis couché sur les dalles de la terrasse, l’homme le débarrassa de sa ceinture de chanvre qu’il rejeta dans le conduit.

Un instant après, l’original travailleur s’étant repris à haler et à geindre, Fanchon Jouret apparut à son tour.

— Là, dit-elle après un petit rire, tout s’est passé à merveille, à cela près que je dois être laide à faire peur ? Je suis toute noire, n’est-ce pas ?

— Peuh ! dit l’homme. Te voilà redevenue brune, et c’est mieux ! Je ne t’aimais guère en souillon blonde !

— Méchant ! Sois patient, mon minet chéri. Dans une quinzaine, mes cheveux auront repris leur couleur de nuit sans lune… Maintenant, à l’ouvrage ! Il faut porter cette mijaurée dans le carrosse.

Cela fut rapidement exécuté. La corde ayant été fixée au tuyau de brique de la cheminée, la perle des chambrières fut descendue la première. Ensuite vint le tour de Françoise, toujours insensible. Enfin, l’homme de la terrasse descendit aussi. Bientôt, ils furent tous trois dans le carrosse dont les chevaux prirent le galop.

— Ah ! mon Jean, disait la fausse paysanne, comme je suis contente ! Pour son réveil, Son Éminence aura la joie de voir prisonnière celle qui lui extorqua si vilainement les documents secrets. Il verra qu’une femme peut seule défaire ce qu’une autre a fait…

Le prénom Jean, que vient d’employer notre servante modèle, n’a pas été sans rappeler au lecteur certain escobar de l’entourage du Cardinal. Il ne s’est point trompé. D’ailleurs, dès le début de ce chapitre, nous n’en saurions douter, chacun avait déjà identifié cette petite peste de Minou, sous le grime de Fanchon Jouret ; Minou qui avait provoqué le départ et la complicité de la vieille Mariette.

De même, dans l’homme employé par la donzelle, on a reconnu son frère putatif, le sieur Jean-Baptiste Lhermitte de Vauselle, notre sympathique escogriffe, mauvais poète et homme à tout faire, surtout le mal, pour quelques louis d’or.

Il pense à ce genre d’aubaine, bien plus qu’aux charmes enclos dans le corsage de son Égérie, quand, s’offrant à lui, Minou lui demande caresses et baisers.

— Nous n’avons pu retrouver les papiers, observe-t-il, puisque tu as cherché en vain. Du moins, nous apportons à Monseigneur une jolie proie toute neuve et un otage de valeur. Contre Cyrano et d’Artagnan, il a désormais un bel atout, grâce à nous : la cousine de l’un, la fiancée de l’autre… Il faudra se faire payer avec usure ce service exceptionnel !

 

Une femme pardonne bien des choses, a-t-on dit, hormis d’être dédaignée. C’est pourquoi la demoiselle Minou, comédienne ordinaire de Son Éminence, éprouva moins de terreur que de rage après la visite astucieuse et victorieuse de Cyrano.

Aussi, quand Vauselle, issant enfin de sa cachette du Pont-Neuf, eut regagné, au petit jour, et non sans terreur d’être suivi, le pigeonnier de la rue de Buci, Minou crut-elle utile de garder le silence. Elle ne parla ni de l’intrusion de Cyrano, ni de ses menaces.

Elle connaissait bien la terreur que l’homme au nez calamiteux inspirait à son Jean. Or, elle voulait le garder et, averti, il se serait empressé de déguerpir.

Minou entendait aussi rester à Paris.

Elle pensait à sa façon : si le matamore a une telle hâte de nous voir prendre du champ, Jean et moi, c’est parce qu’il ne pourra plus, à brève échéance, veiller sur Françoise. Il redoute peut-être de me voir prendre ma revanche. Ce soir, il a essayé de m’intimider, voilà tout.

— Partir, moi ? Ah ! pauvre grand bêta ! Pas si naïve… Sitôt Cyrano, d’Artagnan et leur bande hors la ville, j’ai le champ libre.

Elle se borna donc, quand Vauselle lui eut conté sa rencontre nocturne avec le chevalier Le Norcy, à lui conseiller la prudence :

— Il faut te montrer le moins possible, mon mignon Miaou. Si tu es absolument obligé d’aller, de jour, par les rues, je te ferai une tête… Je m’y entends. Nul ne te reconnaîtra, je te le jure !

On pense si l’escogriffe, qui ne tenait guère à attirer les coups et qui avait la coquetterie de tenir à ses oreilles, sauta sur la proposition.

Il sauta aussi au cou de la comédienne et ne fut pas long à lui démontrer quel parti il entendait prendre et garder sur la direction des battements de son cœur.

Cependant, le surlendemain même, tout cela fut oublié. Quand Vauselle méconnaissable, Vauselle grimé en vieux gentilhomme démodé, vêtu à la mode en usage sous le règne du Vert-Galant, comme Paris en voyait encore, vint, tout bouillant de joie, lui affirmer :

— Le damné Gascon, l’enragé Béarnais, le diabolique Le Norcy, l’effrayant Saint-Amant et l’immonde suçon qu’est Linières sont sortis de Paris ce matin !

Alors, un sourire détendit l’aimable visage fardé de la jolie fille, puis fit place à un rictus féroce.

— À moi la vengeance, maintenant ! s’écria-t-elle. Ah ! Jean ! quel plaisir je vais avoir ! Quel morceau de roi je vais me servir ! Si je ne t’aimais pas tant, je te demanderais d’y goûter… Mais tu es assez polisson et volage comme cela !

« Françoise de Vauzenac sera d’abord, de gré ou de force, la maîtresse du Cardinal de Mazarin, et quand il en aura assez – je le connais, feu de paille, il ne s’attache pas ! – il en fera cadeau à ceux de ses officiers qui se feront un honneur de ramasser les miettes tombées de sa table.

« Ah ! quel bon tour à Cyrano, quelle excellente riposte à d’Artagnan, et quel bouquet d’orties à cette péronnelle !

« N’est-ce pas, Jean, de la sorte, je lui aurai bien rendu la monnaie de sa pièce ?

Par sa transformation en Fanchon, nous savons comment ce projet reçut un commencement d’exécution.

 

En arrivant à Saint-Germain, vers cinq heures du matin, Vauselle et Minou eurent la surprise de trouver le château à l’abandon. Plus de gardes à la porte ! Plus de patrouilles aux alentours !

Le sbire réussit enfin à réveiller un portier qui lui apprit ceci :

— Son Éminence avait décidé, la veille, de quitter la France. Mais, avant de pousser à fond ce projet, il s’était résolu à passer par Le Havre, afin d’aller délivrer Messieurs les Princes… Il était donc parti cette nuit même, vers onze heures…

Vauselle pensa :

— C’est un fin renard… Il n’agit pas ainsi sans intention…

Et, se tournant vers son amie, il ajouta :

— Le Maître n’a sur nous que fort peu d’avance… Rejoignons-le ! Il faut monnayer d’urgence notre prise !

10

Deux titans contre tous

À l’heure fixée par Bazin, au quart avant onze heures, Cyrano et d’Artagnan ont jailli des broussailles et appliqué l’échelle contre le mur. Les voici sur la plate-forme de la tour… Ils distinguent avec difficulté une échauguette, la poupée d’une pièce de canon.

Au centre de la plate-forme est une trappe ouverte, qui la fait communiquer avec l’intérieur de la tour :

— Vite, souffla Cyrano à son ami, va quérir les fagots… je me charge du reste… tu verras !

En quatre enjambées, ses longues pattes de faucheux l’ont porté à l’échauguette devinée. Un homme est là, le dos tourné, fort occupé, comme son devoir l’exige, à surveiller la mer et la côte. Il n’a pas entendu les pas du nouveau venu…

La main du Gascon fait un geste rapide… Un dur collier enserre le cou du guetteur, le force à tourner la tête.

À l’aspect du nez terrible qui pointe à deux pouces de ses yeux, l’homme, un gros Bavarois, se sent envahi par une terreur sans nom.

— Mon ami, demande Cyrano d’une voix douce, mon bien cher ami, sais-tu nager ?

Comme l’Allemand ne répond rien – d’ailleurs, pourrait-il parler puisque cette main de fer l’étouffe ? –, son si récent ami explique :

— Si tu sais nager, je peux te faire grâce. Ici, tu me gênes, comprends-tu ? Dans l’eau, ma foi, tu te débrouilleras…

Il desserre l’étreinte. L’homme respire avec allégresse, à pleins poumons.

Alors, Cyrano désigne les créneaux.

— Voici la porte ! C’est par là qu’on s’en va doucement… Tu peux aussi choisir un autre chemin : celui qu’ouvre ce pistolet…

Cette brusque attaque, la vue de ce visage plutôt rébarbatif, le contact de cette rude poigne ont tellement anéanti le reître qu’il répond avec un sourire :

— Fui ! Che sais nacher…

— Alors, saute !

Terrifié, le guetteur obéit… Cyrano se gratifie d’un rire aussi énorme que muet :

— Elle est bien bonne ! Elle est excellente… Ah ! quand je conterai cela au « petit » et au « gros » ! Ce brave qui, au commandement, répond : « Fui ! Che sais nacher. » Quel remarquable comique ! Ah ! il en faisait une bobine !… Nache, mon pon, nache à ton cré !…

— Comment ? l’interpelle d’Artagnan en revenant, surpris de cette gaieté, mais toujours calme, c’est toi qui te tords de rire, Savinien ?

— Il y a de quoi, couquine de dious !… Je viens de forcer un des reîtres du marquis de Brives à faire un plongeon bénévole… Au vrai, je me suis montré d’une politesse exquise…

Tandis que d’Artagnan jette sur les dalles sa charge de bois mort, Cyrano, lui, conte l’affaire.

— Charmante exécution, complimente le Béarnais. Mais ouvrons l’œil et l’oreille. Pour commencer, refermons cette trappe. Il faut interdire aux occupants de cette tour de venir nous attaquer dans le dos… Tiens, ce canon pourrait fort bien nous être utile… Halons-le sur la trappe.

— En attendant de le tirer sur nos adversaires ?…

Le bruit qu’ils ont pu faire, en déplaçant cette petite bombarde montée sur roues, a été couvert par les hurlements mêlés de la mer et de l’ouragan. La nuit semble de plus en plus opaque.

— Voici l’heure, déclare d’Artagnan. Attirons donc l’attention de la Garnison du Château.

Il s’agenouille, bat le briquet sous son feutre. La flamme luit, vacillante. Cyrano lui tend les chandelles et jette celles-ci dans l’étoupe et la paille…

Un crépitement… une lueur rouge…

Gigantesques, les ombres des deux héros se profilent soudain sur la muraille du château…

Devant les deux hommes, tout droit, c’est le chemin de ronde, garni de créneaux. Ce chemin relie leur tour à la tour voisine. Aussitôt qu’a dansé la lueur de ce foyer diabolique, des silhouettes se campent çà et là, jaillissent des échauguettes, envahissent la plate-forme. Des épées jettent de brèves lueurs. On crie, on hurle :

— Trahison !

Au bruit, à la clarté vive, une fenêtre s’est ouverte à la hauteur de la Salle du Gouvernement. Elle encadre les visages effarés du marquis de Brives et du sieur de La Maule.

Celui-ci n’est pas long à identifier la silhouette redoutable du poète, son ventre plat, ses larges épaules, son port de tête inimitable et surtout ce feutre qui n’appartient qu’à lui :

— Cyrano de Bergerac ! s’exclame-t-il. Ah ! le démon !… Par quel sortilège ?

Quant au marquis, en homme de guerre habitué aux décisions rapides, il ne s’est point attardé à se poser des questions. Derrière lui, sur une vaste table de chêne, sont alignés des mousquets chargés. Il en saisit un, l’épaule brusquement, vise avec soin et déclare :

— Mon cher La Maule, ces jeunes gens sont déments ! Ils nous donnent une occasion merveilleuse ! Quelle belle cible ! On va les tirer comme des lapins !

Le coup claque.

La Maule, avec allégresse non feinte, s’empare à son tour d’un mousquet. Le Gouverneur a raison. Éclairés par la flamme, le Gascon et le Béarnais s’offrent, silhouettes bien découpées, aux coups des bons tireurs…

C’est pourquoi, répondant aux détonations des mousquets, successivement pris par le Marquis et par l’envoyé du Cardinal, pétaradent d’innombrables détonations.

On tire de toutes les fenêtres, on tire des créneaux, on tire par les meurtrières du Châtelet… Une avalanche de plomb grêle sans arrêt sur les gigantesques héros…

Mais ceux-ci sont toujours debout, sans soucis, l’épée en main, prêts à repousser l’attaque vraiment sérieuse qu’ils attendent : celle qui se déclenchera, en corps à corps, sur le chemin de ronde. Ils gasconnent, se raillant des coups de mousquet, du moins de ceux qu’on tire du château, car ils sont à la limite de la portée ordinaire de cette arme. Des balles, certes, choient autour d’eux ; mais ce sont des projectiles épuisés par leur course, des chiquenaudes inoffensives.

Une fusillade venue du bois voisin les inquiéterait davantage, par bonheur, ils en sont protégés par la hauteur du parapet de granit qui entoure la plate-forme où ils se tiennent.

De ce bois, on les canarde avec rage.

— Usez vos munitions, tas d’insectes, gouaille Cyrano, acharnez-vous de toutes vos forces… Pendant ce temps-là va passer la muscade !

D’un coup de botte, il avive le feu, en y repoussant des branches à demi consumées, tout en disant au Béarnais :

— Consigne : mourir ? Qu’importe !… Pourvu qu’on y mette le temps voulu !

— Bien dit ! Mais peut-on nous tuer ? Ce serait bien la première fois !… Non ! nous reverrons nos amours… et nos amis !

Un coup de canon éclate. C’est un coup à blanc, un coup de semonce pour donner l’alarme.

On entend courir les bottes des soldats et se choquer leurs épées, dans l’escalier du gouffre, sur le grand degré, dans la rue du village, sur les marches qui mènent au rempart. Et tout ce monde, gorgé de vin et de viande, se met à vociférer :

— À la broche ! À la hart ! Au bûcher les relaps !

— Charmant concert, fils ! remarque l’ancien Cadet de Gascogne.

D’Artagnan n’a que faire de répondre. Il inspecte le canon – son canon ! – et dit enfin, de sa voix paisible :

— Il est chargé, mon doux Savinien… Une ficelle à tirer et voici le tonnerre qui entre en plein dans la troupe… Toutefois, je préfère ne déchaîner la poudre qu’à la dernière extrémité… Nous avons devant nous des gens de métier, beaucoup sont étrangers, sans doute, mais tout de même soldats du Roi… Limitons donc les dégâts…

— Peuh ! des mercenaires !

— Encadrés par de bons gentilshommes de notre pays.

— Ma foi, je n’ai pas à t’apprendre mon faible pour l’arme blanche… Que Messieurs nos adversaires commencent donc… Or, ils nous envoient un essaim d’abeilles, en attendant mieux sans doute ?

— Les sauvages ! Va-t-on nous catapulter ?

Ce cri a été poussé par d’Artagnan, indigné. Il vient de voir une pierre énorme, lancée sur eux de quelque fenêtre.

Il n’a pas le temps de s’indigner. Une troupe nombreuse, sur trois rangs, vient d’apparaître, de jaillir de l’ombre, à cinq toises, sur le chemin de ronde. Le feu éclaire des trognes empourprées ou blêmes de rage, du désir de tuer… Des épées étincellent. On voit briller la pointe des piques… C’est l’assaut, l’assaut royal : cent contre deux !

Rien à dire. C’était prévu, désiré.

— Sandi ! Savinien, on charge !

— Bon cela ! Mais gare aux pétouses !

Méfiance utile ! La vue des deux héros est accueillie par une décharge d’ensemble. Ils l’ont devinée, sentie. Plaqués l’un à droite, l’autre à gauche du chemin de ronde, ils ont laissé passer les mortelles guêpes de plomb… En un clin d’œil, les assaillants ont devant eux ces silhouettes diaboliques…

Deux hommes ? Oui, mais vingt épées…

Des cris de douleur et d’effroi, des assaillants tombent, d’autres trébuchent, un affolement inouï, une panique irrésistible et une grande clameur de lâcheté :

— Sauve qui peut !

Suants, haletants, magnifiques, les Gascons s’arrêtent, surpris, se regardent :

— Quoi ? C’est fait ? Si vite ?

Leur épée est rouge. Est-ce le reflet du foyer qui brille encore ou la couleur du sang ?

Une dizaine d’hommes se traînent, terrorisés. L’un d’eux pleure, l’autre claque des dents, un troisième se masse la poitrine, un quatrième encore tient sa tête à deux mains et ouvre des yeux d’idiot.

— Qui donc a fait ce gâchis ?

Ils n’en peuvent croire leurs yeux, ces innocents !

— Grâce, crie un petit Italien beau comme les amours.

Alors, le gong du bretteur retentit :

— Grâce ? Soit ! D’abord, laissez sur le terrain vos pistolets et vos munitions… Ensuite que les plus valides emportent leurs amis… Il faut faire de la place pour les amateurs…

Et d’Artagnan de remarquer :

— Ils vont nous faire une excellente réclame auprès de leurs camarades… Sandi ! nous n’y avons pas été de main morte, tout en nous contenant… J’en ai assommé un, je crois…

— Il me semble avoir transpercé deux épaules, une cuisse, un bras et quelques vagues fessiers… Je me suis modéré, puisque tu m’as rappelé qu’il s’agit de soldats du Roi ! Il le fallait, milledious ! sans quoi, nous restions seuls sur cette île.

À cette énorme galéjade, d’Artagnan sourit :

— Si ce marquis de Brives est un galant homme, il nous saura gré de lui expédier des éclopés, alors qu’on aurait pu…

Quand la place fut nette et les pistolets ramassés, le feu, faute d’aliments, s’éteignit à son tour et la nuit enveloppa de nouveau les deux amis. Ils battirent en retraite jusqu’à la plate-forme, prêts à une nouvelle résistance.

Disposition inutile car, cette fois, ayant sans doute réfléchi, à la vue des blessés, la troupe des assaillants ne semblait pas pressée de reprendre contact. L’officier qui la commandait était, en effet, assez perplexe. On avait affaire à de terribles gaillards…

Ne pouvant se résigner à admettre que ces preuves calamiteuses : plaies, blessures et bosses, fussent l’œuvre de deux hommes seuls, il fit demander des ordres au marquis de Brives.

Du reste, celui-ci, de fort méchante humeur, suivi de La Maule, accourait.

— Deux hommes ! s’écria-t-il tout de suite. Vous voilà arrêté par deux hommes ! Que dis-je arrêté ? Déconfit, mis à mal et en déroute ! Je vais prendre le commandement.

Le confident du Cardinal lui saisit le bras.

— Prenez garde. Ceux-là sortent de l’ordinaire !…

— Sarpejeu ! j’en sors aussi apparemment ! Je vais les charger en personne, monsieur ! Restez au calme, si cela vous convient.

Et, s’adressant aux officiers :

— Derrière moi, messieurs. À l’épée !

Il avait parlé d’une voix si vibrante que ses paroles parvinrent aux deux amis. Leur cœur s’en réjouit. On allait pouvoir s’adresser à un homme de qualité… Ils s’avancèrent.

Un caprice du vent venait de dissiper quelques nuées et, à travers l’atmosphère humide, transparaissait vaguement une argenture de lune. C’en était assez pour voir devant soi.

Cyrano aperçut fort bien le marquis.

— Monsieur, dit-il, vous vous trouvez en présence d’Hercule-Savinien de Cyrano-Bergerac…

— Je suis le marquis de Brives, gouverneur de cette place.

— Je vous souhaite de l’être encore au jour !

Ils se saluèrent. Leur fer s’engagea.

— Monsieur de Cyrano, je regrette fort pour vous cette aventure… Entrer au Mont n’est rien… Le tout est d’en sortir… Je vous…

Il s’arrêta net de parler, rompit. Décidément, son adversaire était une fine lame. Lui qui se croyait habile !

— Monsieur le Gouverneur, c’est exactement comme entrer en lutte avec le fils de mon père… le tout est d’en sortir… Mais je vous vois rompre, Marquis… Rompez, rompez encore… Est-ce là votre supériorité ?… De grâce, songez à votre rang, à votre poste… pas si vite… un peu de dignité, que diable !

À chaque parole de l’enragé correspondait un geste, à chaque geste, un recul de son adversaire. Celui-ci grognait et pestait. Quoique ça, il lui fallait rompre ou être embroché. Trois fois, il comprit que Cyrano venait de l’épargner.

Tout à coup, il poussa un cri de rage : liée par un fer irrésistible, son épée venait de lui échapper et de sauter par-dessus le parapet !

Que se passa-t-il ensuite ? Ses officiers crurent-ils qu’on venait de le tuer ? Un cri fut poussé : « Sus ! » et une mêlée confuse s’engagea. Une demi-douzaine de lames pointèrent sur la poitrine de Cyrano. À son tour, il dut rompre, sauta en arrière et tomba en garde à côté de d’Artagnan juste pour l’entendre dire :

— Monsieur de La Maule, ceci n’est pas pour vous, mais pour le Cardinal !

Un hurlement de douleur lui répondit, puis un cri de colère, des imprécations. Hors de lui, La Maule clamait :

— Lâches ! Lâches ! Vous êtes cent contre deux ! Vous laisserez-vous faire ? Un peu de cœur, jarnidieu ! Aurai-je à dire à Son Éminence que vous êtes tous des coliquards, des femmelettes ? Tirez ! Ah ! Tirez donc !…

La nuit s’éclaire de coups de feu. Un cercle d’acier environne les assiégés.

Appuyés du dos, l’un au parapet du chemin de ronde, l’autre à un créneau, ils font face. Nul ne peut passer. Un Hanovrien s’est risqué. Il se tord maintenant comme un ver, sur les dalles de granit qu’il rougit de son sang… Pour la seconde fois, Cyrano et son ami se multiplient, frappent, parent, ripostent. Un vivant mur d’acier semble les entourer.

— Charles, mon fils ! hurle soudain Cyrano de sa voix formidable, on charge, milledious !

Ensemble, les ombres se décollent du mur, bondissent vers le canon pour prendre du champ et là, se retournant, elles s’élancent, furieuses, farouches. Elles foncent sur la troupe compacte qui les a perdues de vue un instant.

Tout plie, devant cet élan forcené.

Des hommes, bousculés, tombent à la mer, d’autres dans la ruelle qui longe le rempart, certains trébuchant se raccrochent, entraînent des compagnons dans leur chute et tous s’aplatissent épouvantés et souffletés par la bourrasque d’une voix quasi olympienne :

— Pas de quartier !

Bientôt, la panique saisit ces hommes éperdus, hagards, frappés, blessés qui, dans l’obscurité, ne distinguent même plus entre amis et ennemis et sur qui pleuvent de terribles coups fendants d’épée, de durs coups de crosse ou de pommeau.

Ils n’ont qu’une ressource : officiers et soldats, entraînant leur Gouverneur et l’envoyé de Mazarin, dégringolent au plus vite les marches de cet infernal chemin de ronde pour se mettre hors d’atteinte.

Une seconde fois, les Gascons se retrouvent seuls, victorieux pour un quart d’heure. Le sang bat violemment à leurs tempes, la sueur les inonde, leurs poumons se dégagent en sifflant comme soufflets de forge, leurs jambes vacillent. Ils n’ont pas la force de se communiquer leurs pensées, serait-ce par un serrement de mains.

Ils n’en peuvent plus !

Ils s’asseyent sur l’affût du canon…

Si leurs ennemis avaient plus de courage, à cette heure, il leur suffirait de revenir pour cueillir sans peine les deux Titans. En effet, les forces humaines ont des limites, fussent celles des derniers Chevaliers en notre belle France.

La même pensée les étreint :

— Pourrons-nous continuer toute la nuit ce petit jeu-là ?

L’assaut loyal, c’est-à-dire le combat de cinquante contre un, ayant été défavorable à leurs adversaires, sans doute se décideront-ils à en finir par tous les moyens.

Il doit y avoir du canon, sur les autres tours ? Quand sera venue l’aurore, qui sait si toutes les fenêtres des maisons ne vont pas se garnir de tireurs, si les soldats embusqués dans le bois n’auront pas enfin la pensée de grimper aux arbres et, là, de diriger une fusillade aussi plongeante que nourrie sur les deux entêtés sublimes ?

Ah ! frère Bazin les a mis dans un fâcheux guêpier !

Pourtant, ni l’un ni l’autre n’ont la pensée d’en vouloir à l’ancien valet d’Aramis. Des hommes comme eux, on peut tout leur demander ! Il leur suffit de savoir que leur sacrifice assure la liberté de George, du « petit », comme ils disent.

D’ailleurs, ne sont-ils pas partis de Paris après avoir juré à la Reine de lui rendre son enfant ?

Mais que Françoise est fraîche et tentante, dans le souvenir du Béarnais ! Avec quelle tendresse triste et douce, Cyrano, de son côté, évoque le grand amour de sa vie, Madeleine, sa cousine, la blonde et diserte Roxane !

Faudra-t-il ne plus jamais les revoir ?

11

Le fouet du Grand Condé

Le jeu naturel des événements relatés par nous avec impartialité va faire entrer en scène le vainqueur immortel de Rocroi.

Il nous faut donc expliquer pourquoi et comment, en cette année 1651, le prince de Condé, l’un des plus grands seigneurs du royaume, se trouve emprisonné au Havre, où Mazarin va le délivrer, avant de se résigner à quitter la France.

Comme homme privé, Louis II de Bourbon, prince de Condé, a été défavorablement jugé par ses contemporains. Ceux-ci l’accusèrent d’orgueil, d’avarice, d’insensibilité, de dureté insultante avec ses inférieurs, d’ambition effrénée et même de dépravation. Saint-Simon, le comte de Coligny, la duchesse de Nemours ne se privèrent point de le maltraiter.

« Il savait mieux gagner les batailles que les cœurs », disait de lui cette dernière. Par le fait, il faisait le vide autour de lui tant par son humeur impérieuse et ses railleries cruelles, que par son ton méprisant. Il agissait avec une ingratitude notoire envers ceux qui s’étaient sacrifiés pour lui.

D’autre part, s’il recherchait et protégeait les grands esprits de son temps, Racine, Boileau, Molière et d’autres, il est constant qu’il les traitait avec une rudesse humiliante. « Je ne discuterai plus avec M. le Prince quand il aura tort ! » disait Boileau en sortant d’un entretien.

S’il mérita l’épithète de « Grand » pour avoir sauvé la France, son impatience de toute loi et son mépris profond de l’humanité font de lui un des hommes pour lesquels l’Histoire doit se montrer sévère. Les troupes commandées par Condé se signalèrent entre toutes par leurs pillages, leurs dévastations et leurs cruautés envers les prisonniers. Autour de Paris, et à Paris même, ses troupes composées de véritables bandits se livrèrent à de semblables excès pendant le blocus de la capitale.

Inutile de pousser plus loin ce portrait moral ; mieux vaut revenir à notre récit.

Condé, deux années auparavant, avait entendu l’appel suppliant d’Anne d’Autriche. Il accepta de jeter son invincible épée, ses lauriers d’or, son prestige de prince du sang dans la balance. Il prit le parti du roi, son jeune cousin, contre celui du Parlement révolté. Il devint le général en chef de ce qu’on appelait « Les Mazarins ».

Avec huit mille soldats, il assiégea les cent mille Parisiens en armes…

À ce propos, il n’est pas inutile de rappeler que le Parlement, refusant de voter des impôts pour faire la guerre à l’étranger, sut bel et bien se procurer l’argent nécessaire à la guerre civile.

Ces messieurs s’imposèrent eux-mêmes. Ils avaient eu l’audace de crier misère pour ne point contribuer à un but patriotique, mais ils sortirent dix millions de leurs poches pour soutenir la lutte fratricide.

Ce simple détail, rigoureusement historique, fait mieux ressortir de quel côté était la vraie France, à cette époque, et pourquoi Cyrano garda son épée au fourreau en ces périodes troublées de 1648 à 1651.

Tout en haïssant franchement le Cardinal, il se serait fait scrupule d’apporter son aide aux ennemis de l’État.

L’intervention du prince de Condé, qui réussit à prendre Paris, non par la force, mais par la famine, amena la paix de Rueil. Le roi, la reine et le cardinal rentrèrent à Paris, en 1650.

Alors, tout changea. Les jeunes seigneurs, encore tout pleins de l’esprit d’indépendance féodale, acceptèrent mal la tranquillité. Ils firent à Condé une cour bruyante. Le prince, dont la modestie n’était pas considérable, eut une bouffée de fatuité.

Ayant déjà sauvé le Royaume, à l’aube du règne de Louis XIV, par la bataille de Rocroi, il se voyait, pour la seconde fois, l’homme nécessaire, indispensable, le maître de l’heure.

Or, on lui soufflait à l’oreille :

— Laisserez-vous cet Italien au timon de la France ? Un mot de vous et il tombe. Un souffle de vous, et il s’envole !

Dès lors, Condé étant devenu le chef de ces ridicules élégants qu’on appelait les petits-maîtres, Condé alla de faute en faute. Il fit montre d’exigences exorbitantes, d’un orgueil insensé. Il insulta le Cardinal, il offensa la Reine elle-même. Ses boutades, ses inégalités d’humeur indisposèrent même ses propres amis.

Mazarin parvint à le rendre odieux au Parlement. Déjà, celui-ci ne l’aimait guère. Mais le ministre machina un soi-disant attentat contre la voiture du Prince et en accusa les trois hommes les plus populaires de Paris : le coadjuteur Paul de Gondi, le duc de Beaufort, bâtard d’Henri IV, alors surnommé le roi des Halles, et le vieux conseiller Pierre Broussel.

Condé donna dans le piège, et eut l’imprudence folle de faire accuser ces trois personnages en plein Parlement.

Il y perdit, en un clin d’œil, toute sa popularité et c’est sans aucune difficulté que, le soir même, il fut arrêté, ainsi que son frère le duc de Conti et son beau-frère le duc de Longueville.

À cette occasion, la ville tout entière illumina et on alluma partout des feux de joie.

Ceci se passait en janvier 1650.

Au début de ce livre, on a pu voir comment, treize mois plus tard, en février 1651, cette même ville s’était soulevée, à la voix de Gondi et du Parlement, pour huer Mazarin et réclamer Messieurs les Princes.

C’est pourquoi nous avons vu le Cardinal, décidé à subir, une fois de plus, les orages et les vicissitudes de la politique, se disposer à aller ouvrir lui-même aux Princes les portes de leur prison : la citadelle du Havre.

Ceux-ci furent assez surpris de voir surgir le ministre. Mais il sut si bien les amadouer et les cajoler qu’ils le reçurent à merveille et lui offrirent à souper dans leur prison même.

Ce fut là que le sieur de Vauselle rejoignit son maître. Au nom de l’escogriffe murmuré par un laquais à l’oreille du prélat déchu, celui-ci rougit et pâlit. Il se rappelait brusquement la mission donnée au sbire.

Sa réussite signifiait, pour lui, qu’il continuerait à jouir des bienfaits de l’amour de la Reine. Aussi dit-il courtoisement à Condé :

— Votre Altesse Royale me permettra-t-elle de m’absenter un instant, afin de recevoir un messager ?

— Hé ! Pasquedieu ! s’écria le Grand Condé, est-ce à l’heure des viandes et des vins, Éminence, qu’on fait des cachotteries aux amis ? Faites entrer céans ce gentilhomme et qu’il parle haut et clair !

Le Cardinal dissimula son mécontentement sous un sourire. Il était trop fin pour ne point sentir tout ce que contenait la réplique, cordiale en apparence, de M. le Prince. Il n’était plus le chef, le maître… On l’invitait carrément à ne plus biseauter les cartes.

Il donna l’ordre d’introduire Vauselle.

Celui-ci se confondit en révérences devant les Princes, puis s’agenouilla presque ; enfin, salua et resalua son maître, tout en faisant à celui-ci une éloquente mimique.

Mazarin y répondit d’abord par une mine désolée, puis il dut conseiller au drôle :

— Vous pouvez parler clairément, Mousou dé Vauselle… Zé n’ai pas de sécrets avec Leurs Altesses Royales… D’abord, avez-vous été houreux ? Les pétits papiers sont-ils répris ?

— Quels petits papiers ? s’informa le prince.

Mazarin hésita, mentit à demi :

— Des papiers personnels… lettres d’amour, relevés de comptes… factures… qu’une aventurière il y a peu de jours m’a contraint de lui remettre, en mé braquant un pistolet sous le nez.

— Tudieu ! s’exclama Condé en se versant un rouge-bord, voilà une maîtresse femme ! Planter un pistolet en plein visage du premier ministre ! Comment se nomme cette amazone, s’il vous plaît ?

— Je ne sais… Elle prétend être la cousine de M. de Cyrano-Bergerac !

Le visage de Condé devint grave. Il leva son verre et déclara :

— Éminence, je ne suis plus surpris… La cousine de Cyrano ? Ah ! vous m’en direz tant ! Bon chien chasse de race, assure un proverbe, le cas présent n’est point pour lui donner un démenti…

« Puisqu’on vient de citer le nom de ce gentilhomme, souffrez, Monseigneur, que je porte haut à sa santé. Il m’a conservé quelque peu la vie, sur le front de bandière, en l’affaire de Rocroi. Il semble l’avoir à peu près oublié, car je ne l’ai plus jamais revu depuis ce jour mémorable… Donc, honneur à ce brave, Messeigneurs, je bois à sa santé !

Imité par Conti et Longueville, toujours prompts à vider leur verre, puis, avec moins de hâte, par Mazarin en personne, Condé sécha sa coupe de bordeaux.

— Les papiers ne sont pas repris, Éminence, dit Vauselle, après que, d’un regard, son maître l’eut invité à poursuivre ; par contre, nous tenons un gage précieux…

Et, prenant son temps, ménageant son effet, l’imbécile expliqua :

— Ma chère petite Minou, la comédienne ordinaire de Votre Éminence, a réussi à s’introduire chez… chez Françoise Robin et à la capturer… Elle est ici…

— Françoise Robin ? fit Mazarin, les yeux au plafond. Cela ne me dit rien…

— Il s’agit, Monseigneur, de Mme de Vauzenac, sœur de Roxane et cousine de Cyrano.

L’œil du Cardinal s’éclaira, tandis que se fronçait le sourcil de Condé.

Vauselle ne s’aperçut pas de l’expression du Prince et continua, de son ton stupidement satisfait :

— Cette jeune fille est ici… À l’Hôtel du Lion d’Or, sous la garde de ma sœur Minou… Votre Éminence me semblait avoir, il y a peu de jours, à Saint-Germain, un certain goût pour cette charmante personne, qui doubla Minou à l’une de vos soirées, Monseigneur… Nous avons donc pensé…

La main droite de Condé se crispa sur la nappe. Il se contint, toutefois, par un effort prodigieux.

Une envie terrible le prenait – crise d’énervement qui lui était familière – d’arracher tout, de renverser la table et d’assommer le maraud qu’il voyait béat, à quatre pas de lui !

Cependant, ayant surpris les gestes du Prince, de sa douce voix, redevenue zézayante, le Cardinal répondit au sieur de Vauselle :

— Zé né souis pas, Mousou dé Vauselle, oun homme à abouser d’oune zeune personne… Et vous êtes, vous, oune grand sot… Si ! oun être stupide d’avoir crou céla dé moi… Rentrez au Lion d’Or et, dès demain, vous rendrez la liberté à cette zeune dame…

Il se leva, lui mit la main sur l’épaule, et le repoussa vers la porte, non sans avoir eu le temps de glisser à son oreille :

— Conduisez-la sans délai au Mont-Saint-Michel, où vous retrouverez La Maule.

Tranquillement, il revint s’asseoir devant le prince qui, enchanté de la réponse qu’il venait de faire à Vauselle, lui tendit sa main au-dessus de la table, en s’écriant :

— Vertuchou, Monseigneur, vous êtes de meilleure pâte qu’on ne croit ! Je veux vous rendre raison ! Qu’on remplisse nos verres à l’instant !

 

Les pressentiments viennent sans raison plausible, c’est affaire au subconscient.

Avant de monter en carrosse, avec ses parents, pour regagner Paris en triomphateur, brusquement, le Prince eut un doute.

— Mons. Mazarini, dit-il à Longueville, nous a souvent prouvé qu’il avait plus d’un tour dans son sac… Je serais désolé de passer à mes propres yeux pour un ingrat. Cyrano-Bergerac, au péril de ses jours, me fut providentiel. N’ai-je pas le devoir de m’assurer que sa cousine est enfin sortie des vilaines pattes de ce puant pendard de Vauselle et de sa catin de sœur ?

— C’est ton devoir, déclara le duc de Longueville.

— Ton devoir strict, appuya le prince de Conti.

— Donc, cocher, à l’hôtel du Lion d’Or !

Là, son bonnet à la main, tout tremblant d’émotion, l’hôtelier en apprit de belles au prince de Condé :

— Ce gentilhomme et sa sœur – ils cohabitaient en un même lit, les vilains ! – étaient partis, trois heures plus tôt. Ils emmenaient avec eux une jeune demoiselle, qui paraissait bien malade… Un ange, celle-là ! Blonde, Monseigneur, comme la moisson… des yeux de bleuets… une peau de lys…

— Quelle direction ont-ils prise ? Sans doute la route du nord-est, comme ce gueux de Mazarin ?

— Non, Monseigneur. Je les ai entendus… Ils parlaient de dîner à Honfleur et de souper à Caen…

— Jarnibleu ! Si tu me trompes, maraud !

— Sur ma tête, Monseigneur, je dis ce que je sais.

— Tu fais bien. Attrape cette bourse.

Dix minutes après, montés sur de merveilleux chevaux, Condé, Conti et Longueville s’élançaient sur la route de Caen.

 

Pour se procurer un narcotique, capable d’endormir Françoise pendant de longues heures, Vauselle avait été trouver l’alchimiste Boismaillé, celui-là même qui fournit naguère à d’Artagnan et à Cyrano le moyen d’incendier les échafaudages de For-l’Évêque, sans y mettre directement le feu.

Mais, avec l’âge, la vue et l’entendement du vieillard avaient baissé peut-être ? Toujours est-il qu’il força la dose.

Au Havre, Françoise dormait encore. À Honfleur, elle dormait toujours…

— Si elle n’allait pas se réveiller ? demandait Minou à Vauselle avec un peu d’angoisse.

Elle craignait, en voyant mourir la malheureuse jeune fille, de perdre l’abominable vengeance qu’elle espérait.

Cette fille vicieuse et vénale mettait toute sa joie à imaginer la pauvre Françoise livrée sans défense aux bras de Mazarin, puis cédée aux parasites de son entourage. Elle y pensait et elle y repensait. C’était là une sorte d’idée fixe…

— Cela fait, se disait-elle, cette altière enfant, dont le sang est noble, n’y pourra survivre ! Elle se jettera à l’eau ou elle se poignardera, comme Lucrèce…

Vauselle acceptait tout cela. Il ne repoussait aucune des atroces préméditations de sa complice.

Peu lui importait la douleur immense qu’il infligerait à cette enfant, contre laquelle il n’avait aucune rancune à assouvir. L’essentiel, pour lui, c’était de blesser à jamais, dans leur honneur et dans leur cœur à la fois, les deux hommes qu’il détestait le plus : Cyrano et d’Artagnan…

Aussi le couple bizarre fut-il assez déçu de se voir donner l’ordre par Mazarin de conduire Françoise au Mont-Saint-Michel. Cela retardait singulièrement l’heure où chacun d’eux pourrait savourer sa vengeance.

Cherchant le motif de ce changement, le cher Matou de Minou se torturait l’esprit, quand, un peu après avoir quitté Honfleur, il crut comprendre le plan de son maître.

— Monseigneur a paré au plus pressé en enlevant cette petite aux bons soins de Monsieur le Prince… Ce grand seigneur est, en effet, un ami de Cyrano et un amateur d’aimables tendrons, surtout depuis qu’on l’a contraint d’épouser Clémence de Brézé. Il cherche ailleurs ce qu’il ne saurait trouver chez lui…

« Son Éminence se doutait que Monsieur le Prince serait tout disposé à faire à Monsieur de Cyrano le très grand honneur d’être l’amant de sa cousine… L’amour d’un prince du sang est un bienfait des dieux…

« Or, Son Éminence entend se réserver l’éducation de notre prisonnière… Et comme, pour le moment, Mgr de Mazarin n’est plus le maître en France, il confie la donzelle à une place imprenable… Eh bien ! c’est le cas du Mont-Saint-Michel, nul encore ne s’en est emparé, de même que nul encore n’a réussi à s’en évader.

« La Maule est occupé là, muni d’instructions de notre maître… Nous y retrouverons cet excellent ami !

Il en était là de son discours quand un nuage de poussière enveloppa la voiture :

— Arrête, faquin ! tonna une voix terrible.

En même temps, à chaque portière, se montrèrent le visage d’un cavalier et l’œil d’un pistolet :

— Tout doux, les agneaux ! Vous voilà pris !

— Ciel ! s’exclama Vauselle, voici Monsieur le Prince !

En un clin d’œil, la portière fut ouverte, le maraud tiré du carrosse, jeté dans la poussière. Minou s’évanouit, ou fit semblant !

Elle rouvrit les yeux au bruit de gémissements déchirants.

Vauselle hurlait de toutes ses forces, tout en courant autour d’un arbre, en cherchant à fuir la correction que lui infligeait Condé. En effet, ayant pris le fouet du cocher, le Prince lui cinglait les jambes et les reins, tout en l’encourageant de la voix :

— Trottez ! trottez gaiement, maigre haridelle !

Longueville et Conti se tenaient les côtes et versaient des larmes de jubilation. Il n’est pas jusqu’au cocher lui-même qui oscillait de la tête et du bedon sur son siège.

Enfin, Vauselle s’effondra, les mollets en sang, son haut-de-chausses lacéré par l’impitoyable mèche de l’arme devenue princière… Et Minou entendit l’un des hommes s’écrier :

— Au tour de la sœur, maintenant !

Elle ferma les yeux, sachant bien que, pour elle, le supplice serait infiniment plus doux, mais une pensée rageuse lui faisait s’enfoncer les ongles dans les paumes.

Ah ! misère de misère ! À l’heure même où Françoise était délivrée, elle allait subir, elle, Minou, tout ce dont son ennemie n’aurait pas à connaître la honte : servir de jouet !

12

« Pax vobiscum ! »

Sa prière faite à saint Michel Archange, le Révérendissime Abbé d’Herblay se releva plus fort. Le Chef des Armées Célestes venait, sans doute, de lui envoyer un solide, subtil et résolu compagnon : l’ancien mousquetaire Aramis…

Toujours est-il qu’un quart d’heure après, une étrange théorie descendait solennellement, quoique de façon accélérée, les interminables escaliers du monastère, puis ceux du château. C’étaient, précédant le Père Abbé, deux moines du lieu, qui marmonnaient des litanies, et trois diacres ; l’un, celui qui marchait en tête du cortège, tenait haut la riche et lourde croix abbatiale, les deux autres brandissaient des torches.

En cet appareil impressionnant, fendant les groupes de gens de guerre surexcités, le Père Abbé, revêtu de son surplis, descendit dans la ville et monta l’un des degrés qui mènent au rempart. Là, on le conduisit, avec le plus grand respect, jusqu’en la tour où venaient de se retirer le Gouverneur et La Maule.

Ceci se passait après le second assaut livré aux enragés ferrailleurs. La salle, étroite et circulaire, présentait un étrange spectacle.

À la lueur de quelques fumeuses chandelles, Aramis, en s’arrêtant au seuil de la porte, embrassa tout d’un seul coup d’œil.

Près de la cheminée, se tenait La Maule, blême, en manches de chemise, tendant à un barbier-chirurgien son bras droit déchiré fort proprement du poignet à la saignée, tandis que le Gouverneur, plus pâle encore que le sbire du Cardinal, allait et venait avec rage. Çà et là, assis par terre, se tenaient une vingtaine d’éclopés qui, tous, gémissaient à fendre l’âme.

L’Abbé haussa deux doigts bénisseurs :

— Pax vobiscum ! fit-il d’une voix très douce.

Le marquis de Brives arrêta net sa promenade et La Maule tourna vers la porte son visage grimaçant de douleur et de colère.

— Pax vobiscum ! répéta le nouveau venu en s’avançant vers le centre de la pièce.

Par pure politesse, le marquis consentit à faire quelques pas, afin de l’accueillir.

— Ah ! vous tombez bien, mon Révérend, tout comme mars en carême ! bougonna-t-il. Est-ce à nous, je vous le demande, qu’il faut prêcher la paix évangélique, ou à ces monstrueux hérésiarques qui… que… Tenez, regardez comme ils ont arrangé ce pauvre Monsieur de La Maule…

— Un joli coup ! admira, non plus l’Abbé, mais Aramis.

Il avait quelque raison de s’y connaître.

— Si je retrouve ce d’Artagnan ! gronda le blessé.

— Vous aurez à vous méfier de lui davantage, conseilla benoîtement le prêtre en esquissant un sourire. Ne m’a-t-on pas dit que ce capitaine est une des meilleures lames du royaume ?

— Après ce maudit Cyrano ! assura le marquis.

En même temps, d’un regard navré – qui ne fut pas perdu pour Aramis –, il examina le fourreau vide, ballottant sur ses bottes.

— Je dois le constater, en effet, poursuivit l’Abbé, l’affaire a dû être chaude… Si j’en crois le nombre de ces pauvres gens qui souffrent et geignent, vous avez dû charger, j’imagine, une quantité imposante d’adversaires. Combien donc étaient-ils ?

— Ouais ! fit le Gouverneur en tapant du pied, ils sont deux, pas plus ; mais quels démons, quels enfants de Furies !

« J’ai été désarmé, moi, comme un apprenti, continua-t-il avec un accent de douleur et de honte ; j’ai été désarmé par un grand diable empanaché, sec comme un coup de trique, et dont le visage s’adorne d’une chose horizontale qui figure un bec d’eider…

— Il s’agit de M. de Cyrano-Bergerac, indubitablement. Sa réputation ne semble pas avoir été usurpée. Il passe pour un épéiste inégalable…

« Ceci dit, Monsieur le Gouverneur, attiré par le bruit du combat, arraché à mes pieux travaux par la charité ecclésiastique, je viens vous demander ce que vous comptez faire et surtout vous offrir mon intervention… Car, ne l’oublions pas, nous avons devant nous d’excellents gentilshommes français et non des ennemis.

« On peut, on doit faire la paix !

— Jamais ! brailla La Maule.

L’Abbé se tourna vers lui :

— Il semblerait pourtant, Monsieur, qu’il vous en a cuit de ne pas vouloir la faire… Voyons, réfléchissez… Vous m’avez dit, si j’ai bonne mémoire, connaître MM. d’Artagnan et Cyrano de Bergerac. Vous savez donc, par expérience, combien il serait insensé, l’épée en main, de vouloir tenir tête à ces deux gentilshommes.

« Feu Monseigneur de Richelieu les redoutait fort et Monseigneur le Prince de Condé lui-même, si vous l’interrogiez à ce sujet, vous confirmerait l’admiration où il les tient.

— Va pour l’épée, soupira le marquis, cela, je le sais trop. Cependant, je vais les tenir, au jour montant, sous le feu de deux cents mousquets…

— Et leur faire tâter du canon ! renchérit La Maule.

Aramis étendit ses belles mains :

— Gardez-vous bien, Messieurs, de commettre une telle action, surtout en ce lieu. Elle pourrait entacher, Monsieur le Gouverneur, votre blason de gentilhomme. On n’approuvera jamais, en ce royaume où subsistent, grâce à Dieu, les vieilles traditions de la Chevalerie chrétienne, qu’un officier, dans une forteresse, à la tête d’une nombreuse garnison, emploie le canon pour réduire deux hommes isolés.

« D’ailleurs, en utilisant vos lourds instruments de mort, si vous en arriviez à faire brèche dans la basilique et à lézarder le monastère – ce que ne parvinrent pas à réussir les vaisseaux anglais –, la chrétienté tout entière réclamerait votre autodafé pour insulte grave à Monseigneur Saint Michel.

Tandis que, touché au fond de son cœur, car il avait de l’honneur, le marquis de Brives baissait le front, Aramis continuait :

— Aussi bien, permettez-moi de me souvenir un instant que moi aussi je fus soldat… Et laissez l’homme de guerre vous rappeler ceci : sur la tour où se sont retranchés MM. de Bergerac et d’Artagnan, se trouve un canon chargé…

« Quels dégâts, que de blessés, que de morts peut-être, si vos adversaires, exaspérés, l’utilisaient pour répondre à votre mousquetade… Avez-vous songé aussi que : vos coups tirés trop haut peuvent atteindre ceux de vos hommes qui occupent le bois ; ceux tirés trop bas risquent de toucher les barils de poudre et les munitions entreposés dans cette tour fatale… Que tout ceci explose, et c’est la plus grande partie du village jetée bas !

« Quelle responsabilité pour vous, Monsieur ! Y avez-vous songé ?

— Vous avez raison ! consentit le marquis.

— Et plus encore que vous ne pouvez le penser, insista Aramis en lui saisissant le bras et en l’entraînant un peu à l’écart.

Là, baissant le ton, il expliqua :

— J’ai appris hier, par deux bons Pères de l’ordre de Cîteaux, ce que M. de La Maule n’a peut-être pas trouvé bon de vous communiquer… Sachez donc ce qui se passe à Paris. La capitale, une fois encore, s’est soulevée contre Son Éminence ; Sa Majesté la Reine a désavoué le Cardinal, et celui-ci a pris la fuite, après avoir abdiqué tout pouvoir… Donc, le Parlement triomphe.

« La Reine, de son gré ou non, est au Palais-Royal et fort montée, je vous l’assure, contre le ministre.

« Sachez aussi que M. de Cyrano-Bergerac est l’idole des Parisiens, qu’il a rendu, tout dernièrement, un grand service à Sa Majesté… Sachez enfin que M. d’Artagnan, appelé par les initiés le Chevalier de la Reine, est honoré de la précieuse amitié de notre Souveraine…

« Et maintenant, demandez-vous, marquis, si pour satisfaire aux ordres d’un ministre précipité du pouvoir et qui est, peut-être, sur les routes de l’exil, au moment où je vous parle, demandez-vous s’il est politique de vous acharner plus longtemps sur deux protégés de la Reine ?

Cette fois, le Père Abbé avait touché le point sensible. Le marquis, sa pointe d’humeur passée, n’avait nulle raison d’en vouloir à mort à Cyrano ou d’Artagnan.

D’autre part, son intérêt bien compris ne le poussait guère à risquer le blâme, la destitution, peut-être l’envoi en disgrâce pour complaire à un maître tombé du pouvoir.

Aussi, comme Aramis lui redisait doucement :

— Pax vobiscum !

Il lui répondit, tout contrit :

— Et cum spirituo tuo ! Je vous sais un gré infini, mon Très Révérend Abbé, de m’avoir mis en garde contre un fâcheux excès de zèle ! Pourquoi m’attirer la disgrâce de Sa Majesté ?

« MM. de Cyrano-Bergerac et d’Artagnan, c’est bien évident, ne peuvent enlever des prisonniers enfermés aux Jumeaux. Ce sont deux héros, mais deux fols. Ils ont fait une tentative inutile et vouée par avance à l’avortement. Qu’ils aillent donc au diable !

« Quant à M. de La Maule, il prendra ceci comme il voudra. Suis-je ou non le Gouverneur ?

Voilà pourquoi, deux minutes plus tard, à leur grande stupeur, Cyrano et son ami, qui s’apprêtaient à de nouveaux combats et rassemblaient leurs dernières forces, virent surgir, sur le chemin de ronde, Aramis, son porte-croix, ses porte-flambeaux et ses moines.

Ils n’en pouvaient croire leurs yeux.

— Capédious ! Tenons-nous bien ! M. d’Herblay qui vient nous combattre à coups d’encensoir, de crosse, de croix et de goupillons ! D’Artagnan, mon cher, nous ne serons pas de force, je crois ? Mieux vaut décamper à tout prix !

— Aucun doute n’est permis, fit à son tour le Béarnais. Aramis a reçu mission de nous exorciser !

Pour son entourage, le Révérend Père Abbé crut devoir jouer une petite comédie… Arrivé à dix pas de ses amis, il fit un salut très froid et très digne, leva ses doigts consacrés et dit, d’une voix grave :

— Pax vobiscum !

— Amen ! tonitrua le cor gascon.

D’Artagnan, lui, plein d’onction, retira son feutre et salua comme à la cour.

— Messieurs, poursuivit l’Abbé, toujours admirable de sérieux, tout ceci doit prendre fin. Sur mon intervention, M. le Gouverneur a bien voulu consentir à vous accorder une capitulation honorable… Vous pouvez vous retirer…

— Non ?… La vie sauve ?

— Avec armes et bagages ?

— Ce sera comme il vous plaira…

— C’est que, déclara Cyrano, je voudrais bien emporter ce canon en souvenir…

— Soyez sérieux, ne raillez pas la clémence d’Auguste. Suivez-moi. Je vais vous conduire jusqu’à la porte de la forteresse, là, je vous mènerai, en barque, où vous voudrez, car vous êtes sous ma protection…

Alors, tous deux s’inclinèrent jusqu’à terre et, sur un geste majestueux d’Aramis, lui firent escorte, éclairés par les torches dont la lumière, vacillante, faisait derrière eux danser des ombres fantastiques.

Sur le passage de cette singulière procession aux flambeaux, s’étaient groupés soldats, officiers et citadins réveillés par le vacarme.

— Sandious ! murmura Cyrano, on fait la haie, Charles, comme pour des princes !

La foule les suivit jusqu’au lieu de leur embarquement, puis, là, se mit soudain à les acclamer, tandis que le Père Abbé enlevait vivement son surplis, le tendait à un diacre et disait à l’un des moines :

— Allez tous vous coucher, mes frères… Et pardonnez-moi d’avoir interrompu votre sommeil… C’était, vous le voyez, en faveur d’une œuvre pacificatrice, par conséquent agréable au doux agneau de Bethléem…

« J’accompagne ces Messieurs et je serai de retour pour chanter matines au milieu de vous et rendre grâces au Seigneur.

La traversée fut silencieuse. La présence de deux marins appartenant à la garnison empêchait toute effusion entre les trois amis, mais ne leur interdit pas de profiter de l’obscurité pour se serrer longuement les mains.

Il en fut ainsi jusqu’à l’hôtellerie. Là, d’Herblay envoya les matelots boire des bolées à son compte et monta, en compagnie des deux braves, jusqu’à une chambre du premier étage où l’on menait grand bruit.

Leur arrivée fut accueillie avec un enthousiasme délirant. On les croyait perdus, blessés, pris ou tués. On les étreignit. On les étouffa presque. George pleurait de joie. Les effusions un peu calmées, d’Artagnan demanda au fils de Buckingham :

— Et votre jeune ami, le Masque de fer ?

 Il va venir, affirma George. Frère Bazin et notre hôte, qui a été maréchal-ferrant, sont occupés à le délivrer de l’inconfortable appareil qui lui enserrait si cruellement la tête.

À ce moment, la porte s’ouvrit et le jeune homme entra, souriant.

D’Artagnan et Cyrano sursautèrent à sa vue.

— Milledious !

— Cadédis !

Ils se regardèrent ensuite avec une expression si effarée que le calme Aramis lui-même marcha sur eux et leur demanda :

— Qu’avez-vous ? Pourquoi cette mine ?

Il dut les secouer.

— Enfin, nous direz-vous ?

Pendant cela, toutes les personnes présentes – y compris frère Bazin qui, survenu tout hilare, prenait soudainement un air éberlué – faisaient cercle autour d’eux.

Pour toute réponse, le Béarnais hocha la tête, tandis que le Gascon levait ses deux longs bras vers le plafond enfumé de la chambre.

À son tour, le jeune compagnon de captivité de George de Villiers insista :

— Messieurs, je suis fort marri de vos nouvelles façons… Dois-je à mon seul visage l’honneur de vous surprendre à ce point ? Je l’ai tout à l’heure contemplé dans un miroir avec quelque plaisir, je le confesse… Par contre, rien n’a pu me faire prévoir ce qui peut, en lui, vous étonner de la sorte…

Alors, très grave, d’Artagnan écarta frère Bazin, vint à la porte, la ferma soigneusement et marcha sur le jeune homme auquel il dit, d’une voix basse, mais ferme, et sur le ton d’un homme cherchant à peser tous ses mots :

— Monsieur, j’ignore tout de vous… Je ne sais rien de votre naissance… Cependant, je puis vous assurer, et mon ami Cyrano partage mon sentiment, que vous êtes le vivant portrait de Louis-Dieudonné, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre !

Le jeune Henri s’était senti pâlir : un froid se glissait en lui ; et sa pâleur s’accentua lorsque Cyrano affirma à son tour :

— Même regard, d’un bleu… gris… mauve… même menton, même nez… Monsieur, vous êtes la reproduction exacte, le parfait sosie de Sa Majesté Louis quatorzième… à part les marques de la petite vérole, marques d’ailleurs fort atténuées, que porte le visage royal.

— Ah ! balbutia le jeune homme, ce que vous me dites, Monsieur, pourrait expliquer bien des choses, mon brusque emprisonnement…

« Ce masque de fer odieux et barbare…

D’Artagnan poussa le coude de Cyrano :

— Il y a du Mazarin là-dessous…

— Ou du Richelieu…

— Peut-être des deux ?

Aramis vint interrompre les réflexions nées de la constatation de cette ressemblance dramatique. Il devait profiter du flot, pour rentrer au Mont, où il entendait pouvoir chanter matines. Il fit signe à Bazin :

— Vous venez, mon bon frère ?

— Hum ! fit l’autre. Je n’ai nulle envie de me faire « questionner » et « brancher » par le marquis de Brives… Si on s’aperçoit – cette découverte se produira fatalement ! – que les oiseaux ne sont plus en cage… on soupçonnera le porte-clés…

— Évidemment, frère Bazin, si vous fuyez, si vous ne réintégrez pas votre cellule cette nuit, les soupçons se porteront sur vous…

« D’autre part, comment croire à votre culpabilité, mon bon frère, quand vous prouvez avoir passé la nuit au Mont ! Pourquoi vous soupçonner plus qu’un autre ?

— Les clés, mon Révérend !

— Les clés ? On a très bien pu les prendre pendant votre sommeil… Elles manquent à votre trousseau, n’est-ce pas ?

— Je les ai jetées dans le Couesnon.

— Vous voyez bien… Elles manquent. Donc on vous les a volées ! Ah ! les méchantes gens !

— Et la corde, mon Révérend, la longue corde. Certains Pères m’ont vu la prendre, la lover et m’en charger les épaules… Elle est toujours attachée à un pilier de la salle de…

— Détrompez-vous, frère Bazin, cette fameuse corde n’est plus attachée à ce fameux pilier. Je suis passé dans la salle que vous dites et je vous en donne l’assurance, cet instrument de l’évasion n’est plus là.

« Il a dû tomber au bas de la muraille…

« Vous pourrez vous en assurer, en vous faisant débarquer au pied de la chapelle et en rentrant à l’Abbaye par la petite porte… Vous la connaissez bien…

— Mais, objecta Bazin, dont le sourire s’élargissait de plus en plus, mes mains déchirées, mon Révérend, presque brûlées par cette corde…

— On peut faire une chute, mon bon frère, dans nos escaliers… Ils sont si obscurs… les marches en sont si hautes !… On manque un pas… Oui ; il n’y a pas à en douter, vous êtes tombé. En vous relevant, vous aviez les mains et les genoux en sang…

— Pouvez-vous le savoir mieux que moi ?

— Vous n’aviez plus votre raison, en raison même du choc.

— Mais comment s’expliquera-t-on l’évasion ?

— Est-il si nécessaire qu’on se l’explique ? Voyez-vous, Bazin, il faut en prendre son parti… La divine Providence a ses secrets… Inclinons-nous devant elle avec humilité…

Alors, toujours doux et calme, Aramis fit ses adieux à ses amis, en les serrant sur son cœur. Il les pria de lui envoyer, de Paris, ce qu’on pourrait y trouver de mieux comme gants et comme dentelles pour ses rochets et ses rabats.

Il leur notifia aussi d’avoir à lui retourner ses épées, car il avait la faiblesse de tenir à ces témoins de sa vie guerrière et mondaine.

13

Récit du Masque de fer

Cyrano, d’Artagnan et leurs amis mouraient tous de fatigue, on le comprendra aisément ; c’est pourquoi, dix minutes après le départ du Révérend Abbé d’Herblay et de son fidèle serviteur, les deux pièces louées à l’aubergiste retentirent-elles de ronflements sonores.

Chacun prit, le plus vite possible, la meilleure part de sommeil qu’il put ; car il avait été convenu qu’on sauterait en selle dès l’aube.

George était délivré, son ami Henri également, la sagesse conseillait donc de ne pas tenter le diable.

Qui sait si le marquis de Brives et La Maule, s’étant repris, n’allaient pas chercher à reconquérir de haute lutte les heureux évadés ?

Au jour, Cyrano, le premier debout, secoua l’un par l’épaule, tira l’autre par les pieds, bref, mit en mouvement tout son monde.

Chacun, étant encore courbaturé, s’arracha aux bras de Morphée d’assez mauvaise grâce. On s’étira, on bâilla au nez du joyeux poète.

Ce pouvait être dangereux, car il était fort pointilleux, mais il ne s’en formalisa pas !

Il rayonnait.

On aurait même pu lui parler de son nez sans parvenir à le mettre en colère. C’est qu’en regardant se dresser le Mont-Saint-Michel, tout noir sur un ciel orange et feu, il goûtait la suprême satisfaction de se dire :

— On t’a bel et bien vaincue, forteresse, ma mie ! Tu as dû rendre gorge, bon gré, mal gré, dioubiban !

La joie de d’Artagnan était moins visible. Il se délectait intérieurement à la pensée de revoir Françoise.

Quant à George, il était éperdu et comme grisé. D’avoir été enfermé si longtemps, il s’enivrait goulûment à respirer l’air de la liberté. Il redevenait lui-même.

C’est que la vue continuelle, pendant cinq interminables années, des pierres de son cachot, des pierres de l’Abbaye, du roc de Tombelaine, des flots monotones et du ciel illimité le conduisait tout droit, sans qu’il s’en doutât, à une sorte de douce folie. Une atrophie résignée, abêtie, avait, en effet, à la longue, succédé en lui au désespoir des premiers mois d’internement.

Comme il se redressait aujourd’hui !

Comme il se sentait combatif !

— Adieu ! la mort lente…

« Ah ! la vie… la vie !…

La nouvelle de la maladie de sa femme, tout en le préoccupant sérieusement, ne l’affectait pas outre mesure.

Voici pourquoi : comme le remède est près du mal, Cyrano, en lui communiquant la fâcheuse nouvelle, s’était plu à cautériser le coup en soulignant l’importance de l’espoir donné par la Faculté. La seule vue de son mari pourrait suffire à la guérison de l’infortunée.

George n’eût été ni homme, ni amoureux s’il n’avait eu aucune confiance dans son propre pouvoir.

Quant au jeune Henri, il paraissait absorbé dans de graves pensées. Il avait été le seul à ne pas connaître une nuit sans cauchemar.

Il s’était vu poursuivi par une nuée d’exempts et d’archers. Comble d’horreur, chacun de ces tortionnaires tenait cet horrible masque sous lequel on voulait encore dissimuler aux humains la ressemblance extraordinaire dont il était l’innocente victime.

C’était le résultat des paroles prononcées par le fougueux rimeur. Ces paroles s’étaient comme gravées dans la mémoire du jeune homme. Elles avaient porté la lumière dans les ténèbres où, depuis plusieurs mois, il croupissait, au fond de l’un des Jumeaux.

Parbleu ! Comme tout s’expliquait désormais !

Les nécessités de la vie : faire sa toilette, manger, choisir un cheval, que lui offrit généreusement George de Villiers, parvinrent à distraire Henri de ses préoccupations. C’est même avec un rire qu’il retrouva le plaisir de se hisser en selle.

Mais, en route, son visage se rembrunit tellement que George lui dit :

— Mon cher ami, je devine quelles sont vos préoccupations. Si, confiant en ces Messieurs et en moi-même, vous vous sentiez porté à vous en décharger, peut-être pourrions-nous vous aider à en porter le poids !

D’un geste spontané, le mystérieux enfant tendit d’abord sa main droite au vicomte, puis, une larme dans les yeux, il dit, la voix embuée d’émotion :

— Je serais le dernier des ingrats, Monsieur, si je ne m’empressais de voir, en vous, un véritable frère, et si je ne considérais pas ces Messieurs comme des amis envoyés par Dieu…

« J’aurais déjà dû vous le dire et vous le redire. Pardonnez-moi de ne pas l’avoir fait plus tôt. Cet oubli, si ma bouche en est responsable, n’était pas, je vous l’assure, dans mon cœur ! Pardonnez-le-moi, vous tous, en songeant à l’abîme de réflexions où m’ont plongé les paroles échappées, hier soir, cette nuit, veux-je dire, à M. de Cyrano-Bergerac…

— Ce qu’a dit notre impétueux ami, constata George, chacun de nous peut le penser. C’est l’expression même de la vérité… n’est-ce pas, d’Artagnan ?

Le capitaine approuva d’un grave signe de tête.

— Il y a peu de jours, dit-il, j’ai eu l’honneur de me retrouver en présence du jeune roi, et, je vous affirme, à part les marques, d’ailleurs légères, de variole, la ressemblance fait crier !

— En ce qui me concerne, reprit le fils de Buckingham, il y a cinq années, un jour, à Saint-Germain, dans le cabinet de Sa Majesté la Reine, j’eus la faveur de voir mon… mon…

Il s’interrompit, rougit violemment…

George acheva, avec un geste d’impatience :

— Le roi, enfin ! Si j’avais pu voir votre visage, avant sa révélation d’hier, dans notre prison du Mont, j’aurais poussé le même cri de stupeur que M. de Bergerac.

Henri hocha la tête et demanda au vicomte :

— Vous m’avez dit avoir eu l’honneur de voir la Reine, n’est-ce pas ?… Vous la connaissez donc ?

George rougit de nouveau, mais ne répondit pas. Comment eût-il osé avouer ainsi le secret de sa naissance, dire : « Je suis son fils… » Le loyal garçon ne s’en croyait pas le droit.

D’Artagnan vint à son secours, en donnant cette explication :

— Nous sommes tous des serviteurs, et de très dévoués serviteurs, j’ose le dire, de Sa Majesté… Depuis longtemps, nous avons l’habitude de risquer notre vie pour Elle… Or, en venant délivrer notre ami George – et vous aussi, par contrecoup –, nous exécutions une mission que la Reine avait daigné nous confier.

L’œil humide, George lança au capitaine un regard de gratitude.

— Enfin, Messieurs, hasarda Henri, puis-je avoir l’espérance d’être présenté par vous à Madame la Régente ?

Puis, après s’être assuré de l’acquiescement du jeune vicomte et des deux grands batailleurs du Mont-Saint-Michel :

— Je ressemble au roi, m’affirme-t-on, vous devez comprendre combien me trouble semblable énigme ! Cette ressemblance est déjà fort impressionnante… Puis-je inférer que je la dois à un jeu de la nature ou à un cas fortuit ? Ai-je, dans mes veines, du sang de la maison de Bourbon ? Suis-je un enfant naturel comme il en existe ?

— C’est le cas du duc de Beaufort, admit Cyrano. Il est fils extraconjugal du Vert-Galant.

— Encore a-t-il un père officiel, répliqua Henri. Ça n’est pas même mon cas !

— Que dites-vous, s’étonna Saint-Amant qui, d’avoir fait le marin, dans la nuit, semblait avoir repris vigueur et santé.

— La vérité, Monsieur ! Je m’appelle Henri, et c’est tout ! D’ailleurs, je n’ai jamais pu avoir communication de la feuille du registre paroissial qui doit contenir mon extrait de baptême.

« Où vis-je le jour ? De qui suis-je né ? À quelle époque ? Autant de mystères impénétrables pour moi !… À ma connaissance, on m’emprisonna peu avant le jour où je devais atteindre ma quatorzième année… Et je crois être venu au monde en 1638…

— Millésime de la naissance de Louis-Dieudonné, fit observer d’Artagnan soucieux.

— Coïncidence étrange, poursuivit Henri. En effet, étant le portrait physique du roi de France, c’est, à l’âge même fixé pour la majorité du roi, qu’on a jugé utile de m’appréhender, de m’emprisonner et de me cacher la figure sous un masque impénétrable. C’était le 5 septembre de l’an dernier…

— Cette judicieuse explication, Monsieur, fit le capitaine, est terriblement grave…

« Permettez-moi, pourtant, de vous demander sur quoi vous vous basez pour calculer l’âge que vous aviez au moment de votre internement ? Tout à l’heure, ne m’aviez-vous pas dit que la date de votre naissance vous était inconnue ?

— Sur quoi je fonde mon calcul, capitaine ? Sur ceci : un jour, j’ai entendu M. le Recteur de Langoët dire à mon père adoptif, en parlant de moi :

« — Ne manquez pas, Monsieur l’Écuyer, de lui faire faire sa première communion en sa douzième année, comme l’ordonnent les saintes décisions de l’Église…

« À quoi l’écuyer de Gélouart répondit :

« — Je n’aurai garde d’y manquer. Ceci aura donc lieu dans le courant de l’année prochaine…

D’Artagnan et Cyrano échangèrent un bref coup d’œil. Chacun d’eux pensait :

— Il est donc bel et bien né en septembre 1638 !…

Le jeune homme reprit :

— Écoutez. Je vais vous rapporter tout ce que fut ma vie, avant le jour fatal où je ne sais quelle autorité mystérieuse décida méchamment de me rayer du nombre des humains libres ; libres d’aller et de venir sans avoir à cacher leur figure…

« Cela ne sera pas long…

« Aussi loin que remontent mes souvenirs, je me vois, vivant au manoir du Coudray, avec un homme au visage sérieux, petit seigneur de la paroisse de Langoët, sénéchaussée d’Hédé, dans les environs de Rennes… Il était écuyer et se nommait Monsieur de Gélouart.

« Dernier représentant d’une famille très anciennement connue en Bretagne, quoique non titrée, mon père – car je lui donnai toujours ce nom avant le jour de ma brutale arrestation – m’a raconté que sa famille avait été décimée et ruinée pendant les guerres de la Ligue. Son propre père fut un des compagnons du roi Henri IV. Quant à lui, il avait dû se laisser attacher au service du Père Joseph, l’Éminence Grise de Richelieu.

« Il le quitta – je vous parle toujours d’après lui – un peu après ma naissance.

« C’était un homme peu loquace. Il passait presque tout son temps, soit à lire, soit à chasser, suivant la saison. Le bon écuyer, vous vous l’imaginez, était bien trop taciturne pour m’apprendre que je n’étais pas son véritable fils.

« J’en fus informé par des polissons, mes compagnons de jeu. Pendant la Chandeleur, au cours d’une dispute, on me traita de « bâtard ». Celui qui avait osé proférer cette injure y perdit trois dents, eut l’oreille arrachée, le nez cassé, et peu s’en fallut que ma petite épée… Par bonheur, on parvint à me maîtriser, puis à me calmer.

« Sans désemparer, je fus trouver mon père, pour me plaindre du terme méprisant – et immérité, pensais-je – dont on avait osé se servir à mon égard. Il parut fort contrarié, tomba dans une profonde rêverie, puis murmura :

« — Il fallait bien s’y attendre, tôt ou tard…

« — Monsieur, fis-je avec colère, ne démentirez-vous pas cela ?

« — Je ne le puis, mon pauvre enfant !

« Ma colère fut épouvantable. Je pleurai de rage, je trépignai en répétant : « Bâtard ! Bâtard ! » M. de Gélouart tenta tout pour me calmer. Mais rien ne put, pendant de longs jours, adoucir mon désespoir.

« Parfois, M. de Gélouart, dont la sensibilité était grande, soupirait et hochait la tête en me regardant. Il avait l’air d’un homme pliant sous le faix d’un gros secret, mais qu’un serment prononcé contraint au silence.

« Une fois, comme nous marchions, tous deux seuls, à travers bois, il me dit :

« — L’honneur et certaine raison, fixée par la coutume comme primant toutes les autres, m’interdisent, mon cher enfant, de vous révéler ce qui doit vous rester caché… Je puis, toutefois, vous affirmer ceci : loin d’avoir à rougir de votre naissance, vous auriez le droit d’en éprouver quelque fierté. Fasse le ciel que vous n’ayez pas, un jour, à souffrir, précisément d’être… ce que vous êtes…

« Je n’osai plus, dès lors, assaillir de questions cet excellent gentilhomme. Son ton, son attitude et aussi ses quelques mots m’avaient assez fait comprendre qu’il n’était pas le maître du secret, vraisemblablement confié à son honneur…

« Au moment de ma première communion, il fallut bien, comme tous les enfants de mon âge, produire mon certificat de baptême. Je le demandai donc à celui qu’à sa prière j’appelais toujours mon père. Il alla le prendre, parmi des paperasses et des parchemins qui formaient les archives de sa famille, et me dit avec un soupir :

« — C’est tout ce que je possède, mon pauvre Henri, comme papier te concernant… Montre-le à M. le Recteur, mais ne le lui abandonne pas…

Ici, le jeune homme fit une pause et s’absorba dans ses souvenirs. Enfin, relevant son beau et fier visage, il déclara :

— Je n’oublierai jamais ce qui était écrit sur ce papier… Il n’y avait là que deux lignes manuscrites. Les voici :

« Ce jeudi, en présence de S. E. Mgr de Richelieu et de M. le baron du Tremblay, j’ai baptisé Henri. »

— Et c’était signé ? demanda Cyrano.

— C’était signé : « Joseph ».

— Bon, grogna le bretteur. On se retrouve !… Continuez, Monsieur… j’allais dire Altesse…

Les yeux mauves du jeune homme étincelèrent :

— Peut-être auriez-vous raison, Monsieur de Cyrano, car Richelieu, du Tremblay et Joseph étaient, je pense, des personnages approchant de près le trône…

Sur ces mots, un lourd silence tomba sur nos cavaliers. D’Artagnan mordit sa moustache ; Cyrano eut l’air de regarder au loin, de chercher une rime. Derrière eux, Le Norcy, Linières et Saint-Amant, qui trottaient un peu à l’écart, n’avaient surpris que des bribes décousues de la conversation.

Quant à George, il ne pouvait détacher ses regards du visage d’Henri, comme s’il espérait pouvoir lui arracher le mot de l’énigme.

Le jeune homme poursuivit :

— Cet incident ne changea rien à ma vie… Mon père adoptif, ayant fait ses humanités, s’était donné la tâche de me passer toute sa science. Grâce à lui, je puis parler grec et latin, discuter physique et métaphysique, aussi bien que tirer l’épée et le pistolet ou monter à cheval. Bref, je lui dois, en plus de la solide instruction d’un clerc, l’éducation réservée à un jeune gentilhomme…

« Mais passons et venons-en à ce grand accident qui devait bouleverser ma vie.

« Un soir d’hiver, par une forte tempête de neige, au moment où j’allais m’endormir, j’entendis les chiens du manoir donner de la voix, crier les domestiques et retentir le bruit d’une cavalcade. Ma première pensée fut celle-ci : “Une bande montée de bandouliers ou de francs-miteux nous attaque !”

« M’étant habillé à la hâte, je saisis mon épée et je descendis dare-dare l’escalier de chêne qui menait au rez-de-chaussée. J’allais y parvenir, ouvrir la porte de la salle basse, quand j’entendis s’élever la voix grave de mon père. Il demandait :

« — Est-ce vraiment au nom du Roi, Messieurs ?

« Quelqu’un lui répondit :

« — Certes, Monsieur ! D’ailleurs, pour vous en convaincre, veuillez prendre connaissance de ceci… C’est une lettre de cachet, de forme authentique. Le Gouverneur du Mont-Saint-Michel n’a brisé qu’aujourd’hui le sceau de l’enveloppe qui la contenait. Depuis quatorze ans, on gardait au Mont ce pli portant en suscription la date à laquelle il devait être ouvert et prendre effet… Cette date est arrivée.

« La respiration suspendue, comprenant qu’il devait s’agir de moi, j’attendais, le cœur battant, la main à mon épée.

« Enfin, ayant lu, mon père répliqua :

« — Cela est atroce, atroce ! Enfermer ce malheureux enfant, sa vie durant ! Ah ! Messieurs, quelle douleur est la mienne ! Ah ! pourquoi le ciel m’a-t-il fait vivre assez pour me permettre d’être le témoin de cette tragique iniquité ? Quatorze ans, Messieurs ! Il n’a que quatorze ans ! Je m’y étais attaché ! Il était devenu, pour moi, toute ma famille, toute ma raison de vivre !

« Vous imaginez, continua Henri, dont les yeux s’étaient mouillés de larmes, quelles émotions firent naître en moi les paroles de M. de Gélouart. Juste à l’heure où j’allais le perdre, j’apprenais toute la force de son affection !

« D’autre part, en comprenant qu’on venait me prendre pour m’enfermer, mon sang ne fit qu’un tour. Je me savais incapable de supporter cette atteinte à la liberté dont tout être innocent est en droit de jouir. Si l’on parvenait à s’emparer de ma personne, vrai Dieu ! ce ne pourrait être que par la force, après m’avoir mis hors de combat. On ne m’aurait que mort ou blessé grièvement.

« Fort de ma résolution, je poussai violemment la porte de la salle où se tenait cette funeste conférence et, l’épée haute, l’œil enflammé, j’y pénétrai en criant :

« — Je crois avoir ouï dire, Messieurs, qu’on me cherchait ? Me voici ! Que me veut-on ?

« Les nocturnes visiteurs auxquels je m’adressais étaient au nombre d’une quinzaine : grands et solides lansquenets aux rudes visages. Ils étaient sous les ordres d’un jeune et joli cornette qui, pour pénétrer chez M. de Gélouart, et lui parler, avait mis poliment chapeau bas.

« En m’apercevant, cet officier eut un brusque haut-le-corps et prit un air d’étonnement indicible. Cette surprise, alors, j’en ignorais le sujet… M. de Cyrano ne m’avait pas encore éclairé là-dessus. Peut-être le lieutenant connaissait-il le visage de Sa Majesté Louis XIV ?

« J’allai droit à lui, le saluai d’abord, puis lui criai ensuite, tout secoué de fureur :

« — Monsieur, vous êtes venu céans, paraîtrait-il, pour exécuter une lettre de cachet et vous saisir de ma personne ? Rien, dans ma conduite, n’ayant pu motiver ladite arrestation, vous devrez employer la force, je vous en avertis ! Ceci dit, en garde, si vous tenez à la vie !

« Mon père adoptif, très pâle et tremblant comme feuille au vent, se jeta entre nous :

« — Pour Dieu, s’écria-t-il en s’adressant au cornette, gardez-vous, Monsieur, de verser un tel sang !

« Mais j’étais déchaîné. Je fis un saut de côté, j’attaquai, je blessai légèrement au bras l’officier… Il dut dégainer…

« Que vous dire de plus ? Ils étaient seize… M. de Gélouart sanglotait et priait à voix haute, en se tordant les mains… Une fureur aveugle décuplait mes forces. Des lansquenets tombèrent lourdement. Le lieutenant saignait d’un œil… Enfin, je ne sais quel lâche brisa mon épée d’un coup de bâton. Je saisis un escabeau, puis un autre… Retranché je ne sais où, j’envoyai sur mes adversaires tout ce que mes mains trouvaient à leur portée…

« Un choc me coupa la respiration.

« Puis ce fut la nuit, le silence total…

« Quand je repris mes sens, je vis le firmament étincelant d’astres, une plaine blanche immaculée…

« J’étais lié comme un saucisson, dans une couverture, et jeté en travers de la selle d’un lansquenet. Autour de nous, trottaient des ombres équestres…

« Je perdis une seconde fois conscience.

« Réveillé de nouveau, j’étais dans un cachot. Un masque rigide et impossible à enlever entourait mon visage…

« La suite, Messieurs, est connue de vous.

« Ah ! un détail qui a son importance… Deux mois environ après mon arrivée au Mont, le Gouverneur me fit annoncer que mon père adoptif venait de mourir… Avec lui, je perdais, outre un cœur aimant et dévoué, la seule chance, bien faible, d’apprendre un jour pourquoi on s’était conduit de la sorte à mon égard…

« Maintenant, sans que vous l’ayez dit ou fait pressentir, j’ai la conviction intime d’être le frère du roi Louis XIV.

« Peut-être même son frère puîné…

« C’est-à-dire le roi, le vrai roi, par droit de primogéniture.

Un silence écrasant accueillit ces paroles effarantes. Chacun se sentait accablé par l’évidence. Cette naissance mystérieuse, en 1638, cet acte de baptême obscur et signé du Père Joseph, en présence de Richelieu et du baron du Tremblay, gouverneur de la Bastille, la précaution prise d’avoir omis la date de cette cérémonie…

Cette ressemblance extraordinaire ? Et ce masque ?…

Henri chassa la rêverie où chacun de ses compagnons était tombé en déclarant avec force :

— Si je ne m’abuse, Sa Majesté la Reine me le dira.

— Que ferez-vous ? demanda Cyrano.

Le jeune homme, gravement, redressa son corps élégant et nerveux et, d’un geste souverain, toucha à la garde de son épée…

 

Revenons à Françoise de Vauzenac qui, on s’en souvient, endormie par traîtrise et confiée, sur l’ordre de Mazarin, aux soins de Vauselle et de Minou, venait d’être arrachée assez brusquement au couple inquiétant par le Prince de Condé en personne.

Quand Françoise, échappant enfin à l’influence du narcotique de Boismaillé, ouvrit les yeux, elle se vit dans sa chambre de la rue Grenelle-Saint-Germain. Roxane, anxieuse, était assise à ses côtés. Au milieu de la pièce, accroupie sur des coussins, Claire, toujours balbutiante et enfantine, jouait avec son éternelle poupée.

À un léger mouvement fait par la jeune fille, Roxane se leva, se pencha et sourit :

— Ma petite Françoise ! Enfin, tu ouvres les yeux ! Comment te sens-tu ?

La jeune fille s’étira, bâilla :

— À merveille, Madeleine… Seulement, j’ai faim ! Ah ! si tu savais ce que j’ai faim !

— Bon signe, chérie ! Le médecin avait prévu cela ! Je sonne… tu vas pouvoir te rattraper !

— Le médecin ? demanda Françoise, ouvrant de grands yeux. J’ai donc été malade ? Moi qui me sens si bien ! Un peu faible, peut-être… Que s’est-il donc passé ? Raconte, Madeleine, je t’en prie !

— Un peu de patience ! Tu vas d’abord boire et manger… sans excès… Voilà quatre jours que tu dors…

— Quelle histoire ! Moi, je dormais, depuis ?…

— Patience ! chérie !

Une demi-heure après, lorsque la jeune fille se fut bien restaurée, voyant un peu de rose refleurir ses joues blêmes, Roxane commença :

— Il y a quatre jours et une nuit, ta fameuse perle, la Fanchon Jouret, après t’avoir endormie au moyen d’un soporifique versé dans ta tisane, et après t’avoir fait hisser sur le toit par le tuyau de la cheminée, t’emportait en carrosse…

— Mais c’est une fable, Madeleine ! tu te moques de moi ! s’écria Françoise qui n’en croyait pas ses oreilles. Comment Fanchon Jouret m’aurait…

— Ta délirante Fanchon s’appelle, en réalité, Minou et – comment as-tu pu te laisser jouer à ce point ? – c’est avec l’aide de Vauselle qu’elle…

À ce moment, un valet entra et, tout rouge d’émotion, vint dire à Madeleine :

— Son Altesse Royale Monseigneur le Prince de Condé fait demander à Madame s’il peut monter saluer…

— Ma foi, fit Madeleine, Monseigneur t’apprendra la suite lui-même, ma petite sœurette… Car tu dois ta délivrance à ce puissant prince du sang…

« Vous, Marteau, mon ami, allez dire à Son Altesse Royale qu’elle sera la bienvenue…

Un instant après, le vainqueur de Rocroi faisait son entrée, baisait la main que lui tendait Roxane et saluait gaiement Françoise.

Son visage, déjà orgueilleux d’ordinaire, trahissait, ce matin-là, un intense contentement de soi-même.

C’est que Paris, toujours versatile, venait de l’accueillir de façon extraordinaire. La veille au soir, il était entré dans la ville par la porte Saint-Denis où l’attendait le duc d’Orléans, à la tête d’une immense cohue frénétique qui hurlait :

« Vive le Roi ! Point de Mazarin ! »

Il donna cinquante pistoles aux bourgeois en faction à la porte et, vite grisé par les acclamations, il distribua aux mains largement tendues tout ce qu’il avait sur lui ; son argent, ses bagues, ses bijoux et jusqu’à son épée ! Il fut conduit au Palais-Royal, parmi les feux de joie. Ceux-ci fêtaient son retour comme ils avaient célébré son arrestation. Témoin amusé de cette facilité à changer d’opinion, le duc de Longueville s’écria en riant :

— Les Parisiens brûlent ici le reste des fagots qu’ils avaient allumés le jour de notre arrestation !

Cependant, la faveur populaire, l’amitié des grands, et surtout l’exil de Mazarin, alors en route vers Cologne, faisaient du prince l’arbitre des destinées de la France. De là, lui venait sa joie. Celle-ci se trouvait encore augmentée par le plaisir de revoir Françoise.

Il avait éprouvé pour elle, depuis le jour où il l’avait arrachée aux griffes de Vauselle et de Minou, un sentiment très tendre, et qui n’était pas loin de ressembler à l’amour. À ce sujet, il dit même à son beau-frère de Longueville :

— Pasquedieu ! mon cher, si cette tendre beauté, endormie comme par un magicien de légende, n’était point la cousine de M. de Cyrano, je tenterais d’en faire une Altesse Royale morganatique ! Elle a tout ce qui manque à Mme de Condé !

— Peut-être est-elle aussi sotte que jolie ! rétorqua le duc.

— Non ! la cousine du poète héroïque ne peut se conduire et parler en dinde… Ah ! sarpejeu ! jamais je ne sentis femelle me tenter à ce point !

Certes, il fallait que fût bien puissante l’estime que Condé portait à Cyrano pour que ce prince du sang, ce guerrier illustre, cet homme habitué à plaire et à vaincre en amour comme en guerre, résistât au goût qu’il ressentait !

Peu de familles nobles, à cette époque, se fussent trouvées offensées de fournir une maîtresse à celui que ses contemporains comparaient au Dieu Mars.

Condé fut donc extrêmement aimable avec Françoise émue et toute rose de pudeur. Plein de verve, il lui conta ce qu’elle ignorait : l’arrivée du ruffian Vauselle au Havre, son embarras, et tout ce qui s’ensuivit. Il détailla les phases du supplice infligé au frère de Minou, mais glissa sur la punition qu’avait dû subir la jolie et fourbe comédienne.

À la porte Saint-Denis, on l’avait renseigné sur l’identité et sur le domicile de Françoise. En effet, qui ne connaissait pas, dans les gardes bourgeoises, suisses ou françaises, l’ex-cadet de Gascogne et ses deux parentes ?

Ces explications données, de la meilleure grâce du monde, le Prince coupa court aux remerciements des deux sœurs et s’enquit :

— Je m’étonne, en tout ceci, de n’avoir point vu paraître et agir M. de Bergerac… peu enclin pourtant à se faire suppléer par d’autres…

« Cet estimable gentilhomme se trouvait ici, il y a peu de jours, je crois ?

« Madame la Reine m’a fait connaître la délicatesse dont il avait fait preuve lors du récent envahissement du Palais-Royal… J’espère qu’il n’est ni malade, ni blessé ?

— Non, Monseigneur, repartit Françoise. Mon cousin et M. le comte d’Artagnan, mon fiancé…

— Vraiment ? coupa le Prince dont le visage se crispa quelque peu, M. le Capitaine d’Artagnan a la faveur d’être votre fiancé ? Souffrez, Madame, que je vous en félicite. Je le connais. Il a servi sous mes ordres. C’est un brave à tous crins !

Tout empourprée de joie par cet éloge princier et militaire à la fois, la jeune fille reprit :

— Ils sont donc partis, Monseigneur, exécuter une mission de Sa Majesté la Reine : il s’agit d’arracher au Mont-Saint-Michel un jeune gentilhomme enfermé là par une traîtrise de Mgr Mazarin !

— Encore ! s’exclama Condé. Le coquin est capable de tout ! Peut-on connaître le nom de cet infortuné ?

— Il se nomme le vicomte de Villiers. C’est le mari de la jeune femme que vous voyez sur ces coussins. Depuis l’incarcération de son époux, elle a perdu la raison.

Craignant soudain que le nom de Villiers ne mît le Prince sur la voie de ce qui devait être caché, la jeune fille ajouta habilement :

— Notre amie Claire fut longtemps fille d’honneur de Madame Anne… d’où l’extrême intérêt que daigne lui porter Sa Majesté.

— Pourquoi diable le Mazarin enferma-t-il le mari de cette charmante personne ?

Françoise se résigna à mentir.

— Claire est jolie. Monseigneur ne saurait en disconvenir… et le vicomte de Villiers possède, en France, de grands biens… Son Éminence aime autant les belles dames que l’argent…

— Le maraud ! s’écria Condé en éclatant de rire. Je le reconnais bien là ! Paillard, hypocrite et voleur ! Ah ! il est vraiment complet !

« Vos amis, Madame, ont eu à s’attaquer à un lourd morceau ! Le Mont-Saint-Michel ! Malepeste ! Voilà un bien gros gibier !

« Eh ! mort diable ! j’y pense, continua-t-il après quelque réflexion, c’est sans doute vous qui avez contraint le Mazarin à faire connaître l’endroit où se trouvait emprisonné le vicomte… Et c’est pour cela qu’il vous dépêcha la donzelle et le sbire ! Je comprends tout maintenant !

Françoise baissa modestement les yeux. Sa sœur répondit pour elle :

— Votre Altesse Royale a deviné… Ma sœur a feint d’avoir à doubler la demoiselle Minou, qui devait jouer une pièce à Saint-Germain, devant Mazarini. Un pistolet braqué sous le nez de Son Éminence a fait le reste fort heureusement…

Et tandis que Condé se tenait les côtes, ravi du bon tour, Roxane ajouta, sans se douter des terribles conséquences qu’allait susciter sa phrase innocente :

— Il a dû livrer les papiers…

— Des papiers ! Quels papiers ? s’enquit le Prince entrevoyant là, peut-être, une nouvelle occasion d’augmenter le discrédit où était tombé son ennemi.

Et comme les deux femmes gardaient le silence, un peu embarrassées, il insista :

— S’agit-il de papiers par lesquels on aurait la preuve de ses vols des biens de l’État ?

— Non, assura Roxane. Les papiers indiquaient seulement le lieu de la prison du vicomte, les sommes allouées pour son entretien et quelques correspondances à ce sujet avec le Gouverneur du Mont-Saint-Michel…

À ce moment, Françoise poussa un cri. Chacun se retourna. Elle désigna Claire. L’innocente s’amusait à jouer près de l’âtre, et y allumait des bouts de papier :

— Elle pourrait se brûler, fit observer la jeune fille.

Aussitôt, avec sa promptitude ordinaire, Condé se leva, courut à la folle et, avec quelques mots très doux, lui enleva des mains les feuilles enflammées.

Machinalement, il y jeta les yeux.

— Mais… mais… fit-il, quand on parle du loup… Mesdames, voici, je crois, les choses dont nous nous entretenions… Je distingue, en effet, le nom du vicomte… l’indication Mont-Saint-Michel…

— Où a-t-elle pu trouver cela ? s’écria Roxane effarée. J’avais pourtant tout caché avec soin !

Condé reprit, en examinant un manuscrit :

— Du diable ! Que peut être cela ? On n’y comprend goutte ! Il manque des mots ! C’est un rébus !… Une proposition du Sphinx !

En réalité c’était le manuscrit trouvé par Mazarin, une partie de la révélation de ce secret d’État qu’il avait voulu arracher à la Reine.

C’était la pièce remise par le Cardinal à Françoise, lors de la pression armée, faite par celle-ci, le soir où elle se substitua à Mlle Minou.

Ah ! l’habile ministre savait bien ce qu’il faisait en donnant là ce qu’on ne lui demandait pas !

C’était la copie, déchiffrée par Nicolas Fouquet, d’un document cryptographique ayant appartenu au Père Joseph et trouvé dans les papiers de Richelieu, après son décès.

Condé lut tout haut :

« … au secret le plus absolu… Salut État… tranquillité du royaume… toute sa vie… la Reine… chel… bon plaisir du R… »

Puis il demanda :

— Y a-t-il, Mesdames, un sens à ce grimoire ?

Quelques coups furent frappés à la porte, puis celle-ci s’ouvrit pour montrer la tête effarée du valet Marteau. Il cria :

— Les voici ! Ce sont eux ! M. le comte d’Artagnan et M. de Cyrano-Bergerac, avec cinq ou six gentilshommes de leur chambre !

Françoise faillit s’évanouir de plaisir. Roxane rougit. Condé s’écria :

— Satan fourchu ! cela me fait plaisir !

L’instant d’après, c’était une joyeuse entrée en trombe, dans un grand bruit de bottes, de fourreaux d’épées entrechoqués, le tout dominé par la voix olifanesque du rimeur latinisant tous les jurons de la Gascogne…

Une charmante mêlée s’ensuivit…

D’Artagnan s’était précipité sur Françoise, toute pâle ! Cyrano embrassait Roxane, celle-ci le serrait sur sa poitrine avec une ardeur presque amoureuse, et George, ayant fondu sur Claire, l’enlevait dans ses bras et la dévorait de baisers fous.

Dans ce brouhaha, la présence du Prince passait totalement inaperçue ; de même que chacun oubliait celle d’Henri…

Le jeune homme, son chapeau à la main, se tenait à la porte, l’air à la fois content et embarrassé…

Condé l’aperçut, fit un pas vers lui, recula brusquement comme s’il eût reçu une secousse, puis, se passant la main sur les yeux, il murmura :

— Pasquedieu ! le Roi !… Mon cousin !… En ce lieu ?… Je rêve !

Il s’avança, respectueusement incliné :

— Sire, dit-il, excusez ma surprise… vous voir ici…

Henri releva le menton, sourit avec amertume et répondit en saluant d’un geste de noble courtoisie :

— Détrompez-vous, Monsieur ; vous faites erreur sur ma personne… sur mon identité…

Condé éclata de rire :

— Votre Majesté désire garder l’incognito ? Soit !

— Monsieur, je vous le répète, vous vous trompez !

— Monsieur ? On doit dire Monseigneur… Je suis le Prince de Condé !

Henri rougit, pâlit, s’inclina profondément, cependant que Condé, qui lui parlait maintenant presque visage contre visage et ne se lassait pas de l’examiner avec une curiosité passionnée, lui demandait :

— Si vous n’êtes point mon cousin Louis-Dieudonné, par la mort-Dieu, Monsieur, qui êtes-vous donc ?

— Je l’ignore ou à peu près… On me nomme Henri… Henri tout court… Il y a huit jours encore, on me gardait prisonnier au Mont-Saint-Michel, sous un masque de fer, et sans l’amitié et l’héroïsme de ces Messieurs…

La décision du Prince de Condé était prise. Il cacha le manuscrit dans sa poche, mit sa main sur l’épaule d’Henri et lui souffla :

— Monseigneur, nous reparlerons de tout ceci à loisir. Dès à présent, ma maison et ma fortune sont vôtres. Aussitôt que nous aurons pris congé de cette compagnie, je vous conduirai à mon château de Saint-Maur… Mais vous voudrez bien me faire la grâce, en chemin, de dissimuler votre visage !

14

Pour la patrie !

Les quelques semaines qui suivirent le retour à Paris des « Amis de la Reine » comptèrent parmi les plus heureuses de leur existence. C’étaient, à la fois, la grâce d’un printemps précoce, mettant en fuite les brumes hivernales, et les promesses du grand bonheur, rêvé par chacun.

Claire de Villiers, dont l’esprit sommeillait, se rétablissait lentement, mais de façon continue. Chaque nuit d’amour, passée en compagnie de son George adoré, semblait lui restituer un peu plus de sa vraie personnalité. Elle se souvenait de lui, de leur passé.

Comme ces îlots que le flot découvre en se retirant, chaque jour, de place en place, semblaient émerger, dans la mémoire de la jeune femme, des réminiscences. Elle retrouvait maintenant les noms aimés de Roxane, de Françoise, de d’Artagnan et de Cyrano. George disait avec l’ivresse de l’espérance :

— Encore quelques jours et ma Claire sera tout à fait guérie. Je la conduirai au Palais-Royal, afin de prendre congé de la Reine, puis nous retournerons en Angleterre.

D’Artagnan et Françoise exultaient de leur côté. En effet, à l’entrevue accordée par la Reine à « son Chevalier », celle-ci, bonne et charmante, comme toujours, lui avait dit :

— Pour l’instant, Monsieur d’Artagnan, malheureuse Majesté, sans autorité absolue, c’est à peine si je puis reconnaître, par des promesses à échéances douteuses, les services de mes meilleurs amis.

« Ici, la Reine est la prisonnière des Parisiens. Hors d’ici, elle risquerait d’être la prisonnière des Princes…

« Mais, ajouta-t-elle en relevant sa tête avec orgueil, si Notre fils redevient le Roi, l’un de ses premiers actes, je vous en donne l’assurance, sera de signer la lettre-patente qui vous nommera colonel d’un régiment de sa maison.

Ceci fit délirer Françoise.

— Hé bien ! Monsieur la mauvaise tête, Monsieur le hautain, Monsieur l’avantageux, fit-elle après avoir amoureusement embrassé celui qu’elle aimait, oserez-vous encore soutenir que le colonel de la Maison du Roi est de trop petite fortune pour épouser Françoise Robin de Vauzenac ?

D’Artagnan s’avoua vaincu…

Le lendemain soir, il y avait souper chez la jeune fille.

Pour cette circonstance solennelle, Roxane avait consenti à quitter ses voiles de deuil. Elle présidait la table somptueusement servie. C’était le repas de fiançailles de la maîtresse de la maison. À ce repas, outre nos principaux amis, avaient été conviés Saint-Amant, le chevalier Le Norcy, Linières – qui s’était amené scandaleusement pompette –, et quelques-uns des gentilshommes ayant épaulé Cyrano sur la route de Rueil : MM. de Brissonnière, de Guary et Langoët.

Quant au jeune Henri, prié verbalement par George, au dernier moment, il avait envoyé un mot d’excuse…

Ce mot venait-il réellement de lui ? Nul n’était à même de l’affirmer.

Le dîner terminé, chacun se retira de son côté, c’est-à-dire que d’Artagnan, s’arrachant, avec un soupir à fendre l’âme, aux baisers de Françoise, partit en compagnie du chevalier Le Norcy, qui logeait à côté de chez lui. De son côté, le Gascon accompagna Roxane jusqu’aux Carmélites du quartier du Temple.

Le ciel était d’une absolue pureté. Des centaines et des centaines d’étoiles y brillaient doucement. Quant à la lune, vieille confidente des amoureux et des poètes, elle brillait en son plein, ronde et nacrée.

Une brise tiède, accourue directement du Midi, éparpillait, dans les rues silencieuses et désertes, l’arôme du muguet éclos, comme par miracle, dans les prés du couvent des Blancs-Manteaux et même autour du cloaque de la Grande Truanderie.

C’était une nuit bénie, une de ces nuits qu’Éros semble parcourir, volant sans bruit, malicieux et souriant, son arc à la main et ses fléchettes emplissant son carquois.

Roxane, un peu émue et attendrie, soupirait au bras de Cyrano… Elle se demandait, tout en voyant çà et là se profiler l’ombre gigantesque de son compagnon, si tout le courage et tout l’amour dont elle avait rêvé, jeune fille, ne se trouvaient pas réunis dans la personne de son chevaleresque cousin ?

Certes, physiquement, il ne la troublait pas. Sa laideur spirituelle, un soir, soir inoubliable, avait même incité son cœur à se livrer au joli baron Christian de Neuvilette ! Mais cela, c’était la mort, le passé… Le beau Cadet de Gascogne dormait dans les tranchées d’Arras, en cette terre gardée par lui à la France et tout imbibée de son jeune sang…

Devait-elle rester, sa vie durant, fidèle à une ombre ?

— On ne vit pas avec les morts, lui avait dit sa sœur.

— Françoise a peut-être raison, songeait-elle. Je suis encore une jeune femme, une jeune fille même, puisque Christian ne fut mon mari que de nom… Mon cœur, je le sens, peut encore palpiter au seul nom de l’Amour…

Or, lorsqu’il arrivait à l’ancienne précieuse de l’Hôtel de Rambouillet de penser au plus doux et au plus fort des sentiments humains, immédiatement, l’image de Cyrano se dessinait dans l’imagination de sa cousine.

Pour elle, le seul époux possible, c’était son cher poète, son terrible bretteur.

— Oui… oui… pensait-elle, ce soir encore, lui seul serait digne de mon amour… Qu’on m’en trouve un plus brave, un plus spirituel, un plus délicat dans tout le royaume ?

« Le malheur, c’est d’abord que Savinien reste fidèle au souvenir de Christian ; ensuite, qu’il a un fol mépris pour soi-même… Son nez, ses membres interminables, son ventre plat et jusqu’à son accent lui font s’imaginer qu’il ne peut être aimé. Comme si l’on n’adorait que les Adonis !

« Il m’aime, je le sens, je le sais !…

« Eh bien, je suis certaine qu’il se ferait hacher menu comme chair à pâté plutôt que de l’avouer ! Je ne puis pourtant, moi qui lui fis, jadis, confidence de mon amour pour le pauvre Christian, moi qui suis la baronne de Neuvilette ; non, je ne puis prendre les devants, faire les avances…

« Dire à un homme dont la bouche reste cousue : “Je vous aime !” Ah ! fi ! fi donc !

Pendant que la jeune et séduisante veuve se confiait à soi-même ces secrets, Cyrano se trouvait à cent lieues de s’en douter. Son sacrifice était fait depuis des années : Roxane avait chéri Christian : dans sa pensée, elle l’aimerait toujours…

Quant à lui, Savinien, le seul bonheur auquel il pouvait prétendre, c’était de vivre à l’ombre de sa cousine, dans une atmosphère de confiance et d’amicale intimité.

S’il avait eu seulement deux onces de cette fatuité naturelle à certains hommes, il n’eût pas été sans remarquer les légères faveurs dont se plaisait à l’honorer sa belle parente.

L’autre jour encore, ne l’avait-elle pas pris à plein corps et longuement embrassé, à son retour du Mont-Saint-Michel ?

Il s’était dit :

— Elle m’aime bien. Elle m’aime beaucoup… Régale-toi, Savinien, des miettes qui tombent de cette table splendide ! Eh, console-toi, mon fils, en pensant que le festin, s’il ne t’est pas destiné, ne servira pas non plus à d’autres !

Telle était la résignation philosophique du Gascon.

Malheureusement, elle l’empêchait de voir et de sentir la réalité. Elle l’en empêchait si bien que, cette nuit encore, il ne l’apercevait et ne la percevait nullement.

Tout autre que lui, en effet, eût bien été obligé de constater l’étrange langueur que mettait Roxane à s’appuyer à son bras…

Coquetterie de jolie femme ?

Non. Abandon confiant et non voulu de tout son être, corps et âme, près de cet homme qu’elle n’était pas loin de chérir… Elle se trouvait bien, là, près de lui, tout contre sa poitrine…

Un geste de Cyrano, un seul mot tendre, et c’eût été la fin d’un trop long supplice, le Bonheur apparu, le baiser donné et rendu, sous la lune, dans cette nuit enchantée d’amour…

Hélas ! il n’osa pas…

Il ne crut pas même un instant que ce petit geste caressant pût se faire sans offenser à jamais Roxane.

Or, l’offenser, c’était ne plus la voir, c’était la perdre… C’était vivre dans un silence et une nuit plus effroyable que celle de la tombe étroite et glacée…

C’est ainsi que, devant une vierge presque offerte à son désir, recula, en cette nuit voluptueuse, le courage d’un homme héroïque s’il en fut.

Dans sa loyale inconscience de sacrifié timoré, loin de parler d’amour à Roxane, il lui disait :

— L’absence du jeune Henri m’inquiète… Certes, l’enfant s’est excusé de n’assister point au dîner de fiançailles que vous avez offert… De même, il a très affectueusement envoyé ses vœux à d’Artagnan… Cependant, comme je le sens loin de nous tous !

« À vous parler franc, cousine, j’ai peur de Monsieur le Prince. Il aura dû lui tourner la tête au sujet des droits que peut lui conférer sa naissance…

« Qui sait ce qui s’agite sous le front de Condé ? Qu’ambitionne-t-il encore ?… Quelque chose d’énorme, peut-être ?… Il redevient cassant, impérieux, insupportable, comme l’an passé…

« Ah ! cela me tourmente ! Je ne vois pas la couronne bien solide sur le jeune front de Louis XIV.

 

Au Palais-Royal, à cette même heure, Anne d’Autriche, torturée d’angoisse, se disait exactement la même chose.

Depuis la fuite de Mazarin, elle sentait le trône vaciller. Tant d’intrigues, tant d’appétits autour du jeune Louis-Dieudonné ! Ici le duc d’Orléans lâche, faible, irrésolu, là Gondi, le coadjuteur, furieux de n’avoir pas obtenu le chapeau de cardinal, plus loin le Parlement et, plus à craindre que tous ces gens-là réunis, le prince de Condé… Le prince de Condé, récemment armé du secret le plus redoutable !

Anne avait commencé de trembler, terriblement, après le départ de Cyrano et de d’Artagnan, venus lui apprendre la réussite inespérée de leur mission au Mont-Saint-Michel. Si son cœur maternel s’était réjoui de savoir son George enfin libre, par contre son cœur de régente avait perdu la paix.

La raison, la voici : nos amis n’avaient pas cru pouvoir se dispenser d’apprendre à leur Souveraine tout ce qui touchait le jeune Henri.

L’habitude d’exercer le pouvoir permit à la fille des Césars, à la femme et à la mère d’un roi de France, de se composer une attitude.

Aux yeux des deux gentilshommes, qui l’observaient avec anxiété, elle opposa le plus indifférent, le plus impassible des visages.

Cependant, en telle occurrence, elle le sentait, il lui fallait répondre sans tarder, aussi déclara-t-elle à ses deux messagers :

— Une ressemblance physique ne prouve pas grand-chose. Il n’y a guère de souverain en Europe qui ne compte un ou plusieurs sosies en ses propres États.

« Sans doute, M. de Mazarin a-t-il connu cette surprenante similitude de traits… Et peut-être a-t-il, dans l’intérêt supérieur de la monarchie, jugé utile de faire arrêter ce jeune homme ?

« Il nous dirait ses raisons s’il était encore parmi nous…

Puis la Reine passa à un autre sujet, laissant le Béarnais et le Gascon littéralement médusés.

Ils ne pouvaient pourtant pas faire l’injure à cette altière princesse, déjà tant éprouvée, de lui rappeler la date de 1638… D’ailleurs, sur ce point, la preuve que leur avait fournie le jeune Henri ne reposait sur rien d’authentique, d’indiscutable.

À la sortie du Palais-Royal, ressassant les paroles de la Reine, ils avaient acquis et s’étaient communiqué cette impression :

— Si Henri est un bâtard de sang royal, il n’est pas issu d’Anne d’Autriche !

Que diable ! si froid et si chaste qu’il fût, le roi Louis XIII, père de Louis XIV et du duc d’Anjou, avait bien pu procréer un troisième fils…

Mais né de qui ?

Parbleu ! la belle question ! On avait largement le choix : d’une dame de la Cour, d’une boutiquière de la rue Saint-Denis ; même d’une fille de service de Saint-Germain ou de Rambouillet…

On pouvait alors imaginer que cet enfant, né la même année que Louis-Dieudonné, peut-être le même mois, avait été, dès son premier cri, enlevé à sa mère, sur l’ordre de Richelieu, par le père Joseph et le baron du Tremblay, son digne frère ! Les deux amis savaient l’Éminence Rouge capable de tout, dans un but politique…

Donc, la Reine avait obtenu ce succès : les faire douter de la Vérité. Elle le put, par sa seule attitude, parce que, ni l’un, ni l’autre n’avait jamais prêté une attention sérieuse au grimoire donné intentionnellement à Françoise par le Cardinal, mêlé aux papiers qui concernaient George de Villiers.

Mais la Reine avait ses raisons pour se souvenir de l’existence et de la signification de cette pièce. N’était-ce pas un peu grâce à cela que Mazarin, à Rueil, quelques années plus tôt, l’avait forcée à abdiquer, en sa faveur, et sa dignité et sa liberté ?

Or, aujourd’hui, ironie du destin, ce jeune Henri, son fils, surgissait du passé ! Voilà qu’il apparaissait à une époque entre toutes troublées ! Voilà qu’il habitait le château de Saint-Maur, chez Condé !

Condé l’insatiable !

Qu’adviendrait-il de l’héritage de Louis XIV si le soldat glorieux, si le vainqueur de Rocroi, se déclarait, par haine de Mazarin, le protecteur du frère jumeau de Louis-Dieudonné ?

C’était la tuerie fratricide revenue. C’était le retour aux années rouges et noires des guerres de la Ligue, quand toute la France, séparée en deux camps rivaux, s’étripait, s’égorgeait, se brûlait, se suppliciait !

Anne passa de longues heures, dans son oratoire, à implorer la clémence divine. Plus que jamais, elle sentait le vide politique que créait autour d’elle l’exil de Mazarin. Certes, après les révélations faites par Cyrano et d’Artagnan, Anne d’Autriche ne pouvait plus avoir aucune illusion sur l’homme privé, sur le mari qu’était le Cardinal.

Elle le connaissait trop désormais. Il l’avait indignement trompée au sujet de George et de Claire. Et n’aurait-il pas été l’amant de Françoise, tout dernièrement, si celle-ci s’était trouvée tout autre ?

Tout en doutant de l’homme, elle gardait sa confiance au ministre. Malgré ses défauts et malgré ses tares, elle savait cet Italien très dévoué à Louis XIV, encore presque un enfant.

Il incarnait donc, tout à la fois, la politique française, nationale, et la politique dynastique.

Condé, le duc d’Orléans, Gondi, le Parlement n’étaient rien que des individualités éphémères, égoïstes et dévoratrices. Seul, Mazarin, s’il s’enrichissait, s’il lui arrivait même de voler l’État, travaillait cependant en faveur du Roi, dans l’intérêt du royaume de France.

Si la femme, si l’amoureuse se sentait le droit de mépriser le mari, la Reine se devait et devait au Roi, son fils, de rappeler le seul et véritable soutien du trône… Celui-ci devait revenir et vaincre !

Elle lui écrivit une longue lettre en ce sens. Elle rappelait en France le « défenseur de la Patrie ».

 

À quelques jours de là, la Reine faisait secrètement mander auprès d’elle George et son épouse qui était tout à fait guérie.

Dans le même temps, Cyrano recevait une lettre du prince de Condé.

Cette missive, dictée à son secrétaire, par le vainqueur de Rocroi, était conçue en termes trop aimables, presque flatteurs, ce qui ne plut guère à l’indomptable Gascon. Il y était invité, avec d’Artagnan, Saint-Amant, Le Norcy et Linières, à une partie de chasse au château de Chantilly.

Condé y avait ajouté, de sa propre main, ce nota bene :

« Monseigneur le prince Henri se réjouit, avec moi, de vous voir tous réunis, sous peu, autour de Son Auguste personne. »

Ces qualificatifs pompeux attirèrent une grimace du poète. Il mit la lettre dans sa poche, boucla son ceinturon et se rendit sur l’heure chez d’Artagnan.

— Fils, demanda-t-il en lui mettant sous le nez la missive princière, dis-moi donc quelle odeur tu trouves à ce poulet venu de Chantilly ?

D’Artagnan devint grave :

— Mon opinion, dit-il, n’aura vraiment de poids qu’après examen des pièces du procès, pour parler comme les chats-fourrés… Dieu me garde d’attribuer, par avance, des pensées ou des intentions coupables à un prince du sang, à notre ancien général en chef !

— En effet, admit Cyrano, je ne puis imaginer Monsieur le Prince ravageant le royaume et chargeant les soldats du Roy Très Chrétien à la tête de soldats de Sa Majesté Très Catholique, comme le fit malheureusement M. de Turenne ! Ternir ainsi l’or pur de ses lauriers ? J’en pleurerais de honte !

— Moi de même !

« En tout cas, Savinien, nous ne pouvons refuser l’invitation du Prince. L’écouter ne nous engage à rien. D’ailleurs, mieux vaut connaître ses intentions.

Le lendemain donc, les invités de Condé arrivaient à l’heure fixée en vue du magnifique château. Il était, à cette époque, à peu près tel qu’on l’admire aujourd’hui, puisque le duc d’Aumale, en 1872, le fit rétablir, dans son ensemble, sur ses premières fondations.

Ancien château gallo-romain nommé Cantiliacum, ce domaine, jusqu’en 1632, fit partie de l’héritage de l’illustre famille de Montmorency. Elle l’avait acquis au XVe siècle. Ce fut le connétable Anne de Montmorency qui, d’un vieux château fort du Moyen Âge, fit le palais superbe que l’on connaît. En 1632, il fut mis sous séquestre à la suite de la triste rébellion de Henri II, duc de Montmorency. Vaincu par les troupes de Louis XIII à Castelnaudary, il fut fait prisonnier et décapité comme traître, tandis que le roi donnait Chantilly à la famille de Condé.

En évoquant ce terrible et sanglant souvenir, nos héros se demandaient :

— Ne portera-t-il pas conseil au Prince ?

Hélas ! tout ce qu’ils virent et entendirent ce jour-là sembla concourir à leur démontrer que Condé restait insensible à un aussi triste souvenir !

Ses amis, sa femme, qu’il n’aimait pourtant guère, sa sœur et son beau-frère de Longueville, sans oublier le prince de Conti et une foule de flatteurs, étaient parvenus à lui tourner la tête.

L’apparition du jeune Henri contribua également à l’affermir dans une résolution indigne de lui et qui jettera toujours une ombre sur sa gloire !

Il vit, en la rencontre de ce jeune homme, chez Françoise Robin de Vauzenac, une intervention céleste. La Providence, selon lui, avait pris par la main cet enfant de sang royal, pour le lui amener et lui faire connaître dans quelle voie il devait se diriger désormais.

Au château, d’ailleurs, Henri fut le premier à accueillir d’Artagnan et Cyrano. Il le fit avec la grâce et la fougue de son âge. Il se jeta dans leurs bras en pleurant et riant à la fois.

— Mes amis ! Ah ! mes chers, mes bons amis ! Je vous dois tout ! Croyez-le bien, je ne l’oublierai jamais !

« Dès à présent, pour la campagne qui va s’ouvrir, je vous confie à chacun le commandement d’un régiment ! Vous voici donc colonels !

Les deux invités échangèrent entre eux un regard effaré.

Au beau jeune homme somptueusement vêtu, paré de bijoux, tout scintillant de diamants, sans doute offerts ou prêtés par Condé, ils avaient bien envie de répondre :

— Merci ! Nous ne sommes qu’au Roi !

Toutefois, d’un muet accord, ils s’abstinrent de répliquer. Henri était encore un enfant. On écouterait Condé avec plus de sérieux.

Cependant, tout en entraînant ses amis, le jeune homme expliqua :

— Tout mystère est désormais écarté. Mon cousin Condé m’a montré la preuve écrite de ma naissance illustre… Il possède, en effet, un parchemin probant.

« Mes bons amis, je suis le frère jumeau de Louis-Dieudonné ! Une manœuvre de Richelieu et de son âme damnée, le Père Joseph, avec la complicité du baron du Tremblay, m’arrache mes droits.

— Vos droits ? Eh bien ! et le roi, votre frère ?

— N’est que mon cadet ! Son accession au trône fut illégitime. S’il est le premier-né, je suis, moi, le préconçu !

« Je vais donc reconquérir mes droits par le glaive ! Vous semblez surpris ?

« Est-ce que mon aïeul Henri IV, d’illustre mémoire, est-ce que mon père, le roi Louis XIII, n’ont pas dû monter à cheval, guerroyer, pour reprendre leur bien ou le défendre ?

Tout en parlant, il conduisait le Gascon et le Béarnais, à travers l’imposant vestibule, jusqu’aux portes des salons du rez-de-chaussée où veillaient des officiers du Prince.

Sur un geste du jeune homme, on ouvrit, avec de profondes marques de respect… Alors apparut, aux yeux des nouveaux venus, l’imposante enfilade des salons.

Là, se pressait une foule immense de riches seigneurs en habit de cour et de grandes dames en toilette d’apparat. Tout ce que la France comptait à peu près de haute noblesse ou d’ennemis de Mazarin, nantis de grosses charges ou situations, semblait s’être donné rendez-vous en ce lieu.

— Dioubiban ! grogna l’ancien cadet de Casteljaloux, est-ce donc là cette chasse dont nous informait Son Altesse ?

Aussitôt, il se sentit saisi par le bras et la voix bien connue de Condé, jaillie soudain de la cohue, lui répliqua d’un ton joyeux :

— Je n’ai point menti, monsieur de Bergerac ! Il s’agit bien d’une chasse… C’est le Mazarin qui fera le sanglier !

« Palsambleu ! acheva-t-il d’un ton plus bas, mon épée est tirée, je ne la remettrai au fourreau que mort ou victorieux !

Et prenant aussi le bras du capitaine :

— Laissez-moi vous conduire au Grand Salon, c’est là qu’en présence du Roi Henri V, je vais parler à tous mes amis… Je vous ai comptés parmi les meilleurs. C’est pourquoi, messieurs, vous vous trouvez ici !

Un instant après, monté sur une table, le vainqueur de Rocroi annonçait, en effet, parmi les acclamations délirantes, sa résolution d’être le défenseur de ce jeune prince. Enfant enlevé à sa mère par Richelieu, caché au fond des provinces et retrouvé par Mazarin, qui avait voulu l’étioler et le tuer, lentement, sous un ignominieux masque de fer.

Il dit que lui, Condé, savait la vérité sur la filiation d’Henri V et il exhiba, sans d’ailleurs le laisser lire, le parchemin restitué par Mazarin.

— Ce jeune prince, conclut-il en donnant une explication technique et légale de son dire, est l’aîné par la coutume de ce royaume. Il est donc, de par l’ordre de sa naissance, le véritable successeur de Louis XIII.

« Messieurs, crions : Vive Henri V ! Jurons fidélité au véritable roi !

Toutes les épées sortirent du fourreau, toutes les mains des femmes s’élevèrent. Seuls, Cyrano et d’Artagnan restèrent impassibles, sans un geste, comme ils furent seuls à demeurer silencieux.

Condé s’en aperçut, fronça terriblement ses sourcils puis déclara non sans hauteur :

— J’ai écrit, ce matin, à ma cousine la Reine. Je l’ai prévenue n’y plus pouvoir tenir, pour des raisons ainsi détaillées :

« Bien que le Mazarin soit en exil, son esprit exécrable continue de régner au Palais-Royal. Servien, Hugues de Lionne et Michel Le Tellier, créatures du vil Abruzzain, demeurent conseillers de la Reine.

« Donc, c’est dit ! Mes responsabilités sont prises. Je me rends, dès ce soir, en Berry, en compagnie du roi Henri V où m’attendent Madame la princesse et mon frère. Au sud de la Loire vont se trouver réunies des forces que je me suis ménagées…

— Lesquelles ?

Condé sursauta, se mordit les lèvres, chercha du regard, afin de le foudroyer, l’homme assez insolent pour oser l’interrompre ainsi et lui poser une question, et quelle question !

— Lesquelles ? répéta la voix sonore.

Alors, le Prince pâlit légèrement. Son questionneur, c’était Cyrano ! Il se contint, parvint même à sourire. Le Gascon pouvait être indiscret et gaffeur, il était de ceux sur qui on peut compter. Aussi jugea-t-il nécessaire de répondre, presque gracieusement :

— Il s’agit, monsieur, d’un corps d’armée espagnol.

Cyrano baissa la tête et dissimula son visage. Il rougissait au lieu et place de son ancien général en chef.

Le Prince le crut satisfait et acheva :

— Donc, nous partons tous ce soir !

Ce fut du délire. Chacun, et même chacune, jurait de partager sa fortune et sa gloire. Avec un tel chef, comment douter du triomphe ?

C’est à ce moment que d’Artagnan toucha le coude de son ami et lui souffla :

— Nous partons aussi, Savinien…

— Ques aco ?

— … Mais non pas dans la même direction que ces messieurs !

— Bravo ! Tu me fichais la tranchée… fils !

Et, sans s’être concertés davantage, les loyaux associés jouèrent des coudes, fendirent la presse et purent enfin quitter les salons où les valets commençaient à faire circuler des « en-cas » froids et des vins généreux.

Dans la cour des écuries, sur leur ordre, on fit sortir et on rééquipa leurs montures. Un instant après, ils prenaient le galop vers Luzarches et Écouen.

Le front contre la vitre d’une des hautes fenêtres du château, le prince de Condé, en les regardant partir, tristes ou dédaigneux, sentait s’éveiller en lui quelque chose de douloureux et d’amer, qui ressemblait à du remords…

 

Lorsque les deux échappés du château furent en pleine forêt où, çà et là, pointaient quelques précoces bourgeons, alors seulement Cyrano commença à se dégonfler de la monumentale colère qui s’était amassée en lui.

Ah ! ce fut une belle échappée de jurons où s’entrecroisaient les mille et une imprécations du bouillant Midi.

D’un œil paterne, le Béarnais contemplait son ami. Avec ses longs bras tentaculaires, ses longues jambes, sa longue plume au feutre, son long nez et sa longue colichemarde, il lui semblait infiniment pittoresque…

— Tu as tort, Savinien, fit-il enfin ; tort de te mettre en un pareil état… Est-ce à toi, disciple de Gassendi, qu’il me faudra rappeler cette obligation d’être calme et sceptique, si nécessaire à tout philosophe ?

— Au diable la philosophie ! Laisse-moi jurer, sacrer et pester tout mon saoul ! Je suis furieux et je veux l’être, et encore davantage s’il se peut !

— Ma foi, si ça te console…

— Ça me soulage ! Ah ! mordious !

— Achève, mon fils ! Dégonfle-toi ! Prends tes aises ! Cela fera, d’ailleurs, en tout ceci, l’effet d’un cautère sur une jambe de bois !

Cyrano haussa les épaules :

— Tu es bon, toi, être calme… Avoir du sang-froid, du scepticisme… Est-ce qu’on le peut, dans l’instant où l’on s’aperçoit qu’on se déshonore ?

— Te prendrais-tu pour le prince de Condé ?

— Trêve de brocards ! Je ne me prends, hélas ! que pour ce que je suis… et je ne te prends aussi, hélas ! que pour ce que tu es !

— Soit ! Dis-moi : que sommes-nous ?

— Des traîtres ! Des transfuges !

— Tu nous combles vraiment. On ne saurait se montrer plus aimable. Mille fois merci !

— Ton ironie m’exaspère !

Comme d’Artagnan se sentait la conscience tranquille, comme il s’applaudissait même de galoper vers Paris en compagnie de son loyal compagnon, au lieu de marcher à la suite du prince rebelle, il se contenta de rire aux éclats.

Alors, la mine sombre, le poète arrêta net sa monture :

— Tu ris ! hurla-t-il, tu ris maintenant ! Tu ne te reproches rien ! Tu me vois blanc comme neige ? Ah ! milledious ! On peut le dire, fils ; l’Amour t’a changé, retourné comme crêpe, toi !

Les yeux du capitaine s’arrondirent.

— C’est qu’il a l’air sérieux ! s’inquiéta-t-il.

— Sérieux ! explosa Savinien, tu peux dire tragique, funèbre même ! C’est au point que je me demande si je ne m’en vais pas, tout droit et de ce pas, retourner à Bergerac, afin d’y cultiver des salades, comme Suétone, écrire des vers, ou labourer l’héritage de feu Monsieur mon père, comme…

— Comme Cincinnatus, imitateur forcené ! acheva son ami. Soit, mais avant de partir, condescends enfin à t’expliquer, sandi !

— Ainsi ferai-je ! Sache donc, Seigneur Carolus de Baatzs de Castelmore, que si nous avons fait, d’un commun accord, le geste louable de déguerpir… de repousser les offres du Prince… de lui prouver, par notre attitude, qu’un Béarnais et qu’un Gascon ne peuvent pas trahir le Roi et s’allier, contre lui, à l’Espagne, par contre…

« … là, tu m’as compris, vertuchou ! Épargne-moi la honte de préciser !

— Par contre, quoi ? Rien n’est changé, que diable ! Nous ne pouvions pas empêcher un homme comme Monsieur le Prince de tourner casaque !

— Il ne s’agit pas de lui, mais de nous, te dis-je ! De nous, traîtres et transfuges !

— Mordi ! tu m’ennuies, Savinien !

— Honte de nous, tonna Cyrano, devenus des Mazarins !

D’Artagnan sursauta, pâlit.

— Cadédis ! c’est pourtant vrai ! Je n’y avais pas songé ! murmura-t-il en retirant son feutre, car une bouffée de chaleur lui montait subitement à la tête.

— Voilà ! conclut sombrement le dialecticien.

— Ah ! vertudi ! fit d’Artagnan, c’est que, désormais, il n’y a plus le choix, en effet !

« Si le plus grand et le plus puissant des seigneurs du royaume se tourne contre le Roi, notre devoir est d’être aux côtés de notre souverain ! Derrière celui-ci, se trouve son auguste mère. Et derrière elle…

— Eh, pardious ! Mons. Mazarini ! qui se frotte les mains et qui murmure : « Bien zoué ! »

« Car elle va rentrer en scène la rusée pupazzi !

« Sa Majesté la Reine, j’en conviens, ne peut plus s’appuyer que sur le Cardinal ! Paris est versatile, Gondi intelligent, mais fat et brouillon, Gaston d’Orléans tout cela à la fois, quant au Parlement…

— Écoute, coupa d’Artagnan en relevant sa monture qui venait de broncher. Une heure va sonner, terriblement grave pour le royaume… Quels résultats aura la campagne depuis tout à l’heure décidée ? Condé, tel le dieu Mars, comme le lui disent trop justement ses flatteurs, peut tout renverser, tout pulvériser.

« Voyons, Savinien, ne fais pas cette figure lamentable ! Écoute encore, ou, plutôt, réponds-moi…

« À qui prêtas-tu ton serment de gentilhomme et d’officier, quand mourut le feu roi ?

— À son fils, à Louis XIV !

— Bon. Cela suffit. Louis XIV, pour tous les Français vivants, nobles, bourgeois, religieux ou manants, c’est l’incarnation de la France, c’est la Patrie ! Nous n’avons pas le droit de choisir, de discuter… C’est… la… Patrie !

— Pourtant, l’infâme persécuteur de George, le ravisseur de Claire, celui qui aurait peut-être consenti à abuser de Françoise si…

D’Artagnan eut une flamme de colère dans les yeux. Il répéta quand même :

— Nous n’avons pas le droit ! Chacun doit oublier ses rancunes légitimes, ses haines recuites !

« Le Roi, servir le Roi d’abord !

« Cyrano, je nous crois tout à fait d’accord ? Je lis ton approbation sur ton visage. Tiens, serre-moi la main !

Le Gascon tendit sa large dextre :

— Soit ! Pour la Patrie !

Ils avaient tous deux des larmes aux yeux, tant le sacrifice leur avait coûté !

15

Les hasards de la guerre

Depuis le jour fatal où Condé s’était mis en état de rébellion armée contre son royal cousin, quelques semaines avaient passé, fort mouvementées.

Anne d’Autriche avait tout tenté pour le ramener à des sentiments plus dignes de son sang et de sa réputation.

Impossible ! Des conventions, hâtivement faites, le liaient avec Madrid et Bruxelles. Le Berry, gouverné par Conti, son frère, se soulevait. Bordeaux l’accueillait et l’acclamait.

Furnes, Bergues, le fort de Lincke, trois points stratégiques de la Flandre, passaient à l’ennemi – non à Condé, mais à l’archiduc Léopold d’Autriche qu’appelaient aussi Stenay, Damvillers et Clermont-en-Argonne ; Dijon et Bellegarde se révoltaient.

Dans toute la Guyenne, gouvernement du prince, se levaient des troupes prêtes à marcher vers le nord, à s’emparer de la capitale et à donner ensuite la main à l’archiduc.

Ceci dit, pour montrer que d’Artagnan n’outra rien en affirmant à son ami qu’ils devaient lutter « pour la Patrie ».

Mazarin, cependant, n’avait pas cru l’heure venue de rentrer en France. De Brühl, près de Cologne, il notait avec soin la marche des événements.

Condé, il le savait, avait promesse de Philippe IV, roi d’Espagne, de recevoir 500 000 écus sous peu, afin de lever des soldats, plus 62 000 écus, dont partie pour entretenir ces troupes et le reste destiné à jeter en Provence son frère, à la tête d’un fort contingent catalan.

Il savait que l’Espagne s’était engagée encore à expédier quatre mille soldats et trente-deux vaisseaux dans « la rivière de Bordeaux » et cinq mille cavaliers à Stenay.

Il savait enfin que le prince venait de recevoir, dans l’estuaire de la Gironde, huit navires espagnols portant des troupes et de l’argent, et qu’il leur avait livré le château et le havre de Talmont, comme place de sûreté, livraison constituant un crime de haute trahison.

Plus les nouvelles étaient mauvaises, plus le Cardinal se frottait les mains en murmurant son éternel : « Va bene… »

La Reine l’appelait chaque jour, par courrier secret, au secours de son fils. Et Mazarin se gardait de bouger… Le fin renard attendait qu’elle crût enfin le moment venu de le lui écrire d’une manière officielle.

Les événements se déroulaient exactement selon les prévisions de cet habile homme d’État. Ils allaient démontrer à toute l’Europe d’abord, et à toute la France ensuite, qu’il était l’indispensable maître de l’heure.

De sa retraite, il agissait fébrilement, expédiant en France courrier sur courrier. Aux uns, il rappelait avec gentillesse qu’il avait fait leur fortune, aux autres, il faisait force promesses. À tous il envoyait de l’argent, oubliant son avarice pour cette fois.

Le conflit n’en était pas moins commencé.

On se battait un peu partout.

Prenant des résolutions dignes, non seulement d’une souveraine, mais d’un roi-guerrier comme Henri IV, la Reine avait pu, grâce à la popularité de Cyrano, sortir de Paris en compagnie de ses deux enfants. Puis, réunissant quelques troupes, elle s’était montrée d’une audace imprévue, en attaquant les rebelles.

Elle avait tenu parole à d’Artagnan. Il commandait le Béarn Infanterie. Mais que de pleurs versèrent les yeux couleur de lin quand, pour un suprême baiser, Françoise se suspendit au cou de son beau colonel !

La révolte de Condé renvoyait, en effet, aux calendes grecques, la célébration de leur mariage. Et qui sait ce que réserveraient à leur amour les hasards de cette guerre civile ?

Roxane tentait de consoler sa sœur. Elle lui promettait, elle lui jurait que d’Artagnan reviendrait sain et sauf. Elle le sentait, affirmait-elle.

Mais, ce départ lui rappelant le siège d’Arras, elle revoyait, blanche comme marbre, la belle figure du baron de Neuvilette…

Lui faudrait-il toujours craindre et trembler pour ce qu’elle aimait ? Hier Christian… aujourd’hui Cyrano…

Car on n’a pas été sans le pronostiquer, l’enragé ferrailleur n’avait nullement mis à exécution son abracadabrant projet d’aller se livrer, à Bergerac, aux douceurs des tâches agricoles. Un moment, encore mal consolé d’être devenu « un Mazarin », n’avait-il point parlé d’y créer, à l’imitation d’Olivier de Serres, une magnanerie ?

Succès de fou rire, que n’avait pas calmé son explication :

— Mordious ! C’est une industrie implantée en France par le Vert-Galant lui-même !

Donc, Cyrano se trouvait faire partie de l’armée royale. La faveur de la Reine lui donna le commandement d’une compagnie franche. Il en serait le maître, sauf pour les ordres de guerre. Il la recruterait à sa fantaisie.

Ce ne fut pas long. Ses lieutenants furent Saint-Amant et Le Norcy. Linières se chargea, ainsi qu’il disait, des munitions « de la gueule », comme commis aux vivres, et même aux vins.

Quant à George de Villiers, il avait jugé que sa place n’était pas en France, au moment où éclatait la guerre civile. Sa qualité de grand seigneur d’Angleterre lui interdisait de faire un choix entre les belligérants. Cela, avouons-le, ne l’empêchait nullement d’être, de tout son cœur, du côté de son demi-frère Louis XIV, malgré l’aversion justifiée qu’il portait « au Mazarin ».

Il avait d’ailleurs, par un mémoire déposé entre les mains de la Reine, porté plainte et demandé justice contre le véritable vol commis à son détriment par le ministre exilé.

— Justice bonne et prompte vous sera rendue. Soyez-en assuré, avait déclaré Anne d’Autriche. D’ailleurs, nous avons, comme femme et comme reine, certains comptes à régler avec Monseigneur de Mazarin… Ceci sera pour son retour, désormais inéluctable…

Ayant reçu cette royale promesse, le jeune vicomte et son épouse prirent la route de Dieppe, après un dîner à la fois mélancolique et joyeux, auquel se trouvaient tous leurs amis.

Puisque nous voici en train d’initier le lecteur aux avatars de nos héros, donnons-leur des nouvelles de certains d’entre eux. Ceux-ci n’ont pas été oubliés. En ces quelques semaines de fièvre et de changements à vue, ils ont obéi à leur destinée, comme de juste, car ce sont les événements qui, le plus souvent, conduisent les hommes, quoi qu’en puisse penser l’orgueil du roi de la création.

Aramis, au lendemain de l’évasion d’Henri et de George, après une explication assez vive avec le marquis de Brives et La Maule, avait envoyé à la Reine sa démission de Père Abbé du Mont-Saint-Michel.

Certes, on n’avait pu deviner la part prise par frère Bazin à la fuite des prisonniers des Jumeaux, mais La Maule reprochait à M. d’Herblay d’être intervenu pour « sauver la vie et la liberté » de Cyrano et de d’Artagnan.

Il n’était pas loin, non plus, de flairer la vérité tout entière. L’histoire des clés, dérobées pendant le sommeil de frère Bazin, lui semblait difficile à admettre.

Devant ces suspicions tout à fait outrageantes, Aramis avait failli faire craquer le masque impassiblement doux du Révérendissime Abbé d’Herblay.

Ah ! le singulier religieux, dont la main, quand il se jugeait offensé, se portait immédiatement sur sa hanche gauche, et qui parlait « d’en découdre » aussi naturellement qu’il eût proposé de donner sa bénédiction !

Dans sa lettre, adressée à Anne d’Autriche, d’Herblay donna comme prétexte qu’il ne pourrait jamais se faire à la vie trop resserrée du Mont. Il lui fallait la liberté de ses mouvements, le plaisir de monter à cheval, celui de dormir à la belle étoile.

Il y disait spirituellement :

« Puisque mon habit et ma vocation m’interdisent de verser le sang, plaise à Votre Majesté d’autoriser son fidèle serviteur à voir verser celui des autres, pour en arrêter l’effusion. L’odeur de la poudre est nécessaire à ma santé. Elle m’entretient en joie. Le bruit du canon m’envigore… »

Anne, à la lecture de cette missive, éclata de rire d’abord. Ensuite, elle évoqua le passé…

Pouvait-elle refuser ce que demandait Aramis, le compagnon d’Athos, de Porthos et de d’Artagnan, ces quatre chevaliers de son grand amour ? Elle lui fit répondre qu’un successeur lui était nommé à l’Abbaye et qu’il se hâtât, lui, d’Herblay, de rejoindre la Cour, afin qu’il fût statué sur son sort.

Tout joyeux, le digne Abbé quitta le Mont-Saint-Michel, avec son fidèle Bazin, y laissant se morfondre La Maule, dont le bras ne guérissait pas vite.

Malgré les douleurs qu’il endurait, le bon sbire de Mazarin aspirait à retourner à son devoir. Or, son service l’appelait à Brühl, où se trouvait son maître. Il se mit en route, malgré la fièvre, fit un voyage long et pénible et se trouva juste à point pour se rencontrer, dans l’antichambre du Cardinal, avec le calamiteux sieur de Vauselle.

Il ne pouvait pas plus mal tomber.

On les fit entrer tous les deux dans le bureau, toujours parfumé, du ministre déchu.

Selon sa coutume, parmi les pastilles du sérail grésillantes, rasé de près, pommadé, le teint frais, l’œil vif et doux, Son Éminence se divertissait à faire danser de jeunes guenons. Son sourire s’éteignit en voyant la mine lamentable des deux sbires.

L’un portait le bras en écharpe et montrait des yeux brillants de fièvre, l’autre faisait une grimace horrible à chaque mouvement de son corps :

— Per bacco ! s’exclama le Cardinal, ze crois bien qué vous voici fourieusement mal en point ! Qui donc eut l’audace d’arranger ainsi deux de mes plous avisés serviteurs ? Parlez, ze vous en prie… Vous, d’abord, mousou dé La Maule…

— Éminence, expliqua l’interpellé, je dois cela à M. le capitaine d’Artagnan qui, là-bas…

— Encore loui ! Touzours loui ! C’est donc oune enrazé démon ! Racontez-moi tout !

Obéissant, La Maule dévida le récit des aventures survenues au Mont-Saint-Michel. Mazarin, tour à tour incrédule ou stupéfié, jetait des exclamations italiennes.

Cependant, une flamme dansa soudain dans ses prunelles, quand le blessé lui apprit l’évasion de George de Villiers et celle d’un prisonnier ainsi désigné : Le Masque de fer !

Il pensait :

— Comme j’eus grandement raison, en une seconde, sous la menace du pistolet de cette jolie amazone, de tout prévoir ! Ne sait pas gouverner qui n’excelle à prévoir ! On doit faire face à toutes les éventualités, même et surtout à l’échec !

« La mise en liberté du dangereux frère jumeau du Roi me remet en main le gouvernail du royaume. Elle m’assure le pardon de ma royale épouse, en ce qui touche l’affaire du vicomte de Villiers… Tout est pour le mieux… Va bene… »

Vint ensuite l’instant d’ouïr la triste confession de Vauselle. Le Cardinal ne put garder son sérieux. Devant l’olibrius indigné, il se divertit jusqu’aux larmes, à imiter le claquement du fouet manié par la rude main militaire de Condé et les encouragements de celui-ci :

— Allez ! Allez ! trottez, maigre haridelle !

Il dut faire appel à toute sa dignité de prince de l’Église pour ne point se tortiller de joie au récit de la « punition » infligée à Mlle Minou. Il se contenta de dire :

— Zé férai savoir, oun zour, à Mesdames dé Condé, dé Conti, et dé Longuéville, la condouite absourde et répougnante de leurs maris… Cela, d’ailleurs, né leur apprendra pas grand-çose. Quant à l’infortounée démoiselle Minou, faites-loui savoir, Mousou dé Vauselle, que ze la dédommazerai des peines soubies pour mon service…

Selon sa coutume, il ne s’attarda guère à regretter les échecs successifs subis par ses envoyés. Il valait mieux les réparer. Aussi fit-il renvoyer ses guenons et eut-il, portes closes, avec La Maule et Vauselle, une longue conversation dont nous ne tarderons pas à voir les effets.

 

On touchait à la fin de l’hiver. Sur les routes poitevines durcies par le gel, entre des champs poudrés à frimas, une assez nombreuse troupe montée se hâtait. Les cavaliers de superbe allure, mais dont les vêtements témoignaient d’une certaine indépendance, portaient à leurs chapeaux un bouquet de papier.

Cela seul annonçait leurs opinions, car les partisans des princes arboraient, par contre, un bouquet de paille.

En tête de cette cavalcade se tenait, bien droit sur sa selle, un jeune homme d’une quinzaine d’années, à qui ses compagnons parlaient avec de grandes marques de respect : le Roi…

Devant lui, à quelques toises, trottait un gaillard de haute taille et que nous ne décrirons pas, car nos lecteurs le connaissent abondamment : Cyrano de Bergerac.

Il ne décolérait pas depuis deux heures. Le feutre enfoncé avec rage sur le crâne, le nez à la tristesse et comme fléchissant, il faisait de méritoires efforts pour empêcher ses jurons gascons de parvenir aux oreilles de Louis XIV.

Infortuné Savinien !

Jusqu’à ce jour, la Reine avait évité de lui faire subir la moindre peine. Elle tenait trop à lui… Elle savait trop aussi les motifs qui rendaient douloureuse au bretteur sa situation présente dans le camp des « Mazarins ».

De la sorte, lui épargnait-elle, ainsi qu’à d’Artagnan, toutes les occasions de souffrir.

C’est pourquoi le comte d’Harcourt, sous le commandement duquel était l’armée royale, avait reçu l’ordre formel de toujours envoyer, en première ligne, les deux amis. Et c’est aussi la raison pour laquelle le bruit de leurs exploits finit par impressionner le jeune roi ; celui-ci, nous le savons, connaissait déjà les deux héros de vue, autant que de réputation.

Aussi, quand il fut question d’aller au-devant du Cardinal, Louis XIV déclara-t-il avec l’autocratique fermeté dont il devait ne plus se départir :

— Messieurs, nous allons nous rendre, sans surseoir, au-devant de notre parrain[7]… Qu’on en prévienne M. de Cyrano-Bergerac… Il nous plaît d’être gardé par sa compagnie franche.

C’était un grand honneur, un honneur, certes, à lui faire des jaloux ! Mais un honneur dont Cyrano se serait fort bien passé !

Quand on lui fit parvenir cet ordre, car tout désir du Roi en était un, il rougit, pâlit, cramoisit encore. Puis, après un « sandious » désespéré, il faillit lancer son cheval sur la route du sud, vers Bergerac, afin d’y entreprendre l’élevage en grand des vers à soie.

Par bonheur, d’Artagnan, toujours judicieux, lui fit observer qu’on était en campagne, qu’un Bergerac ne déserte pas et qu’enfin aller au-devant du Cardinal, c’était, en somme, marcher à l’ennemi :

— Pense donc ! Quel visage fera Son Éminence, en voyant son vieil ami de Bougival galoper à son encontre, ayant le roi à ses côtés ?

« Savinien, ne vois-tu pas que tu vas jouir d’un fameux spectacle ! Peut-être voudra-t-il reficher le camp ? Ah ! cadédi, c’est à payer sa place !

En martyr, le Gascon s’était résigné. Mais, si son corps était là, présent, par contre, on ne pouvait pas lui demander de montrer une figure de fête.

Tout de suite, le Roi comprit cela rien qu’à voir l’air rogue et roide du célèbre bretteur. Décidément, la chose était loin de lui plaire.

Louis eut un léger sourire. Même en sa jeunesse, il riait rarement.

Dix minutes après l’ordre de mise en marche, à une demi-lieue de Poitiers, Louis XIV dit un mot aux officiers qui l’escortaient, lança son cheval et rattrapa Cyrano :

— Monsieur le Gascon, dit-il, m’aurait-on trompé à votre endroit ? Je croyais m’être offert le plaisir d’avoir pour compagnon un fort joyeux gentilhomme, un brillant causeur, et voici que vous nous montrez un vrai visage de carême-prenant ?

Cyrano retira son chapeau d’un large geste :

— Sire, dit-il, mon épée et ma vie sont à Votre Majesté, mais ma gaieté ou ma tristesse n’appartiennent qu’à moi… Si j’en reçois l’ordre, je veux bien essayer de rire aux éclats… Seulement, le cœur n’y sera mie ! Je rirai jaune !

— Vous voulez dire vert ? fit le jeune homme dont le visage s’éclaira vaguement. Qui vous assure. Monsieur de Bergerac, que cette couleur me soit agréable ? Il faut patienter et se résigner à souffrir ce qu’on ne saurait empêcher… Je donne l’exemple, vous voyez !

Au mot de vert, Cyrano avait jeté un profond regard sur le Roi. La fin de la phrase de Louis XIV le fit tressaillir.

Cela lui ouvrait de tels horizons !

Ainsi, le Roi n’aimait pas le Cardinal ? Il sentait, en son cœur, où bouillait le sang d’Henri IV, tout ce que la situation actuelle avait de pénible : pauvre petit roi de France, obligé de reconquérir son royaume, il allait, au lieu de l’attendre, au-devant de son ministre !

Celui-ci, le 24 décembre avait, en effet, franchi la frontière, avec un corps de troupes portant sa couleur : l’écharpe verte

Reçu à Sedan par le lieutenant général Fabert, il avait rallié deux maréchaux de France, MM. de La Ferté-Sennectère et d’Hocquincourt, enlevé Rethel, traversé la Champagne, passé l’Yonne et marché sur Poitiers avec trois mille hommes.

Malgré que le Roi fût majeur, il avait dû, sur l’ordre de sa mère, marcher à la rencontre du Cardinal… D’où ce qu’il venait de dire à Cyrano !

Le Roi reprit :

— J’ai tenu à l’honneur, Monsieur de Bergerac, de vous avoir près de moi. Je veux, nous voulons que Son Éminence, en vous voyant à mes côtés, comprenne, du premier coup d’œil, que certaines choses sont changées en France…

Et, se frappant la poitrine, le Roi ajouta :

— Dorénavant, il ne peut plus être question du jeune prince Louis-Dieudonné : le Roi est majeur !… On devra compter avec Louis XIV !

Jusqu’alors, la prudence, le respect, et aussi, avouons-le, une certaine méfiance, car il craignait la duplicité des grands, avaient fermé la bouche de Cyrano. Cette fois, il explosa :

— Ah ! mordious ! voilà qui est parler en Roi !

Un éclair passa dans les yeux du Prince. Visiblement, cette exclamation familière, presque soldatesque, lui allait au cœur. Tendant au Gascon sa petite main gantée, il dit avec gravité :

— Monsieur de Bergerac, je crois, enfin, avoir trouvé un ami…

« Oh ! ne vous récriez pas ! Les souverains sont isolés. Rien de plus rare, autour d’eux, qu’un dévouement sincère et désintéressé… Or, je sais pouvoir compter sur le vôtre !

Cette fois, le cœur farouche du poète s’attendrit. Il sentait qu’une douleur vraie rendait malheureux son royal interlocuteur.

Il l’examina attentivement.

Louis portait, sous son chapeau galonné et emplumé, une combinaison de fins cheveux, dont les boucles jouaient sur un col de Valenciennes. Son pourpoint bleu était chamarré, fendu aux manches, pour laisser voir une chemisette immaculée qu’ornait, à l’avant-bras, un gros nœud de ruban orange. Sa poitrine respirait sous une casaque de buffle que recouvrait une cuirasse. Aux épaules et aux genoux bouffaient des nœuds de ruban.

Il était à la fois martial et charmant, ce souverain débutant. Son fin visage, aux pommettes rondes et vermeilles, était presque féminin, surtout quand s’adoucissait le regard des yeux, un peu bridés, mais fort expressifs. Cyrano remarqua surtout le nez rusé, fendu, la bouche close, indice de finesse et de discrétion.

— Sire, dit-il après ce bref examen, je ne me permettrai qu’une réponse : en comptant sur le dévouement du fils de mon père, Votre Majesté a bien raison !

Alors, hochant doucement la tête, le Roi murmura, comme s’il se parlait à lui-même :

— J’ai tant besoin qu’on m’aime ! Mon père et ma mère se haïssaient presque… Ils vivaient séparés… D’ailleurs, le Roi était déjà malade quand je suis né… dans la tristesse… Ne suis-je pas venu en ce monde au moment de la défaite de Fontarabie ?

« Pendant mes premières heures de vie, le Cardinal-Infant d’Espagne marchait sur Paris !

« Plus tard, je fus abandonné ou presque, Madame ma Mère visitait églises et couvents, faisant force retraites… Je n’avais, pour toute compagnie, que les chambrières des filles d’honneur… Et puis, vint le Cardinal… pas Richelieu, l’autre… l’Italien… le marchand d’orviétan… le « Grand Turc », comme je l’ai appelé un jour, à Compiègne, devant quelques personnes… Celui-là, je le hais !

Il y eut un lourd silence, troublé seulement par le pas des chevaux.

Le bretteur se sentait fortement ému. La délicatesse lui défendait d’intervenir.

Pour rien au monde, le chevaleresque Gascon n’eût voulu exciter un fils contre sa mère. Il se demandait même avec une certaine anxiété :

— A-t-il compris ?… Sait-il ?… Se rend-il compte de la passion de Madame Anne ?…

Le Roi releva son fin et fier visage et, envisageant son interlocuteur bien en face :

— On me croit endormi et balourd, reprit-il… Mon parrain ne se prive pas de le dire… J’oppose ma comédie silencieuse à sa trop grande cautèle, voilà tout ! Il ignore ce que je suis… le roi que je veux être !

« À vous, Monsieur, je veux me montrer au naturel, parce que ce qui m’est connu de vous m’inspire une confiance réfléchie. Vous serez le seul gentilhomme de mon royaume à savoir ce que je sens, ce que je pense !

« Je parle peu… parce que j’ai des raisons de me méfier, parce que j’observe les choses et les gens… et aussi parce que je préfère garder pour moi ce que je pense.

« Le Cardinal a dit un jour, parlant de moi :

« — Il est stupide !…

« Ce propos me fut rapporté… En temps voulu, le rusé parrain s’apercevra du contraire… Pour l’instant, j’apprends mon métier de Roi.

Il se tut, songeur, comme l’était son compagnon. Celui-ci entrevoyait, pour lui, un rôle magnifique à jouer. Être l’ami du Roi, c’est-à-dire son mentor, son conseiller. Le protéger dans le péril de la guerre, le garder des intrigants.

N’y avait-il pas là de quoi enivrer le poète, le philosophe et le soldat qu’il était ?

— Ah ! dire au souverain, rudement, franchement la vérité, à la manière des camarades-soldats du roi Henri ! Pour une fois, je trouve une tâche digne de moi ! Je saurai tout donner et ne rien demander en échange !

« Mais, décidément, capédédious ! J’aurai passé une grande partie de ma vie à servir les fils de Madame Anne.

« Avant-hier, le charmant petit Chevalier-Mystère, l’enfant du beau duc anglais ; hier, le jeune Henri à qui j’arrache son masque de fer ; aujourd’hui, enfin, leur frère : le Roi !… Serait-ce une vocation ?

À vrai dire, le souvenir d’Henri le gênait un peu. Il se demandait s’il était utile, au bien de l’État, d’avoir bouté le frère jumeau du Roi hors le Mont-Saint-Michel.

Mais quoi ? Comment libérer George de Villiers sans rendre la clé des champs à son compagnon de captivité ? Comment refuser la liberté à un enfant qui gémit dans un cachot ?

— D’ailleurs, se congratula-t-il, au moment de son évasion, nous ignorions tout de cette histoire, mes amis et moi. Nous voyions en ce malheureux une victime de ce Mazarin et voilà tout. Pouvions-nous prévoir ce qu’il adviendrait, l’explosion de cette bombe… à la Condé ?

Il en était là de ses réflexions, quand il vit étinceler, au loin, les épées et les cuirasses d’une cavalerie fort nombreuse :

 Mgr Mazarini, grogna-t-il.

Il ajouta, en désignant la troupe brillante :

— Sire, voici le Grand Turc !

— En effet, répondit Louis XIV. Bienvenu soit le renfort qu’il nous apporte ! Tâchons aussi de lui faire bon visage ! Vous-même, monsieur de Bergerac, soyez gracieux pour notre « marchand d’orviétan » !

— Ah ! Sire, les paroles de Votre Majesté m’ont mis au cœur de la joie pour le reste de mes jours… S’il le faut, je me résignerai à embrasser Son Éminence !

— Point d’affaire ! Vous l’étoufferiez !

« À propos, il faudra me confier, en son détail, la petite affaire de Bougival… Le bruit m’en est parvenu aux oreilles… Vous me parlerez aussi de la prise du Mont-Saint-Michel… Cela nous divertira fort.

— Ah ! Votre Majesté a été informée ?

— Ne vous ai-je pas dit : « Je sais aussi bien écouter que me taire ? » Se taire est un art, monsieur. D’ailleurs, voici l’instant d’en faire l’épreuve… Nous parlerons plus à loisir avant peu… Laissons notre escorte regagner l’avance que nous avions prise…

Les deux cavaliers s’arrêtèrent, Cyrano se tenant, comme il convenait, un peu en arrière, laissant le Roi seul au milieu de la route, un poing sur la hanche, dans une charmante attitude.

— Halte ! commanda le Gascon.

La compagnie obéit comme à la parade.

Quelques instants après, les deux troupes se trouvaient face à face, se saluaient en grande cérémonie et les cavaliers du Cardinal s’écartaient pour découvrir le carrosse somptueux.

Là, se prélassait Mazarin, dans une atmosphère parfumée, le chapeau rouge sur la tête, ganté, vêtu de soie pourpre et les épaules couvertes d’un opulent rochet de dentelles de Gênes. Une joie insolente se lisait sur son visage, quand il mit la tête à la portière pour s’enquérir de ce qui se passait.

Tout de suite, il aperçut Louis XIV et prit une mine hypocritement confuse :

— Sa Mazesté ! Que d’honneur ! Ze souis empli de confousion !… Zé né méritais pas…

Aussitôt, il retira son couvre-chef de prince de l’Église romaine, le jeta sur un des coussins de la voiture, ouvrit lui-même la portière et sauta, leste comme un jeune homme.

De son côté, le Roi, par déférence, avait mis pied à terre. Tous deux s’embrassèrent avec une effusion de commande…

De suite, Mazarin s’exclama : « Comme en un an Sa Majesté avait grandi ! Quelle fière mine elle avait ! »

Le Roi répliqua sérieusement :

— Tout ce dont vous voulez bien me féliciter est sans doute l’effet de ma majorité…

À cette ironie, une rapide contraction crispa les traits du Cardinal.

Cyrano s’amusa à deviner ce qui se passait en lui : « Aïe ! ce zeune homme a l’air de vouloir me marçer sour les pieds. » Ce fut l’affaire d’une seconde. Le visage du ministre redevint tout affabilité, tout miel :

— Zé lé vois, dit-il, Votre Mazesté, en voulant bien venir à ma rencontre, a ténu à se faire accompagner par des soldats d’élite… Ce sont des hommes souperbes !

— Et bien dignes d’un tel chef, appuya le Roi. J’espère, Éminence, que vous n’avez pas oublié celui-ci… Regardez-le. Admirez-le ! C’est l’un de mes plus braves compagnons.

Et, la main haute, le Prince désigna Cyrano, qui se tenait en selle, rigide, mais goguenard, saluant de l’épée nue.

Le Cardinal devint livide ; verdâtre comme l’était l’écharpe de ses compagnies.

— Mousou dé Berzerac ! hoqueta-t-il.

— Le très humble serviteur de Votre Éminence ! assura ironiquement le Gascon en décrochant le plus beau salut du monde à son vieil ennemi.

Toujours blême, celui-ci inclina lentement la tête pour rendre la politesse, regarda de biais Louis XIV, soupira, puis parvint à sourire.

— Votre Mazesté, accepta-t-il, a bésoin du concours de tous les zentilshommes…

Puis, tournant le dos au bretteur, il offrit au roi une place dans son carrosse.

Louis XIV déclina gentiment cette invitation. Il avait besoin de grand air, d’exercice. Il préférait escorter Son Éminence. On aurait toujours le temps de parler, à Poitiers, au Conseil.

Cinq minutes après, les cavaliers de Mazarin se remettaient en route.

En tête du cortège, botte à botte, galopaient le roi et le Gascon.

Le premier demanda au second :

— Avez-vous remarqué comme le Cardinal a changé de visage en vous apercevant ? Ma parole, il a verdi !

Dans son carrosse, où venaient de monter La Maule et le sieur de Vauselle, le ministre se livrait à un véritable accès de rage :

— Diavolo ! s’écriait-il, ce Bergerac est le plus collant des démons ! Je le retrouverai donc partout ! Le voici maintenant aux côtés du Roi ! Il ne manquait plus que cette difficulté ! Ah ! per Bacco ! qui donc me débarrassera de ce maudit ferrailleur ?

Doucement, Vauselle poussa le coude de son acolyte. Ils se regardèrent.

Un même rictus sinistre enlaidissait leur bouche. Ils s’étaient compris.

16

Frères ennemis

Après une jeunesse passée dans un manoir perdu au fond de la Bretagne, se voir, à quatorze ans à peine, jeter dans un cul de basse-fosse, sortir de là comme si Dieu lui-même était venu vous prendre par la main, respirer l’air de la liberté, se sentir entouré de bons et loyaux amis puis, brusquement, apprendre de la bouche du Prince de Condé qu’on est de sang royal, et qu’on a droit à la couronne de France, n’est-ce pas là le plus fantastique des romans ?

« Hier, je n’étais rien qu’un prisonnier.

« On cachait mon visage, ainsi qu’une honte.

« Je n’avais pas même, comme le dernier des rustres, un nom patronymique.

« Aujourd’hui, le vainqueur de Rocroy m’appelle “mon cousin”. Les grands me parlent en me disant “Monseigneur”.

« De l’or brille sur mon pourpoint. Des diamants étincellent à mon chapeau, à mes boutons.

« Quinze mille hommes m’entourent.

« L’élite de la noblesse française est prête à saluer en moi Henri V, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre. Je suis, de par droit de naissance, le Roi Très-Chrétien !

Toutes ces pensées se heurtaient dans la cervelle de l’ex-Masque de fer. Elles y faisaient lever un immense orgueil.

Qu’on y songe ! Qu’on se mette à sa place, par la pensée. Henri avait été pauvre, prisonnier, inconnu. Et il se voyait riche, libre et Roi !

Roi, certes, mais à la condition de vaincre et de vaincre son propre frère, ce Louis-Dieudonné, mis indûment en possession de son héritage.

Documenté et instruit par Condé, avec une partialité qui se devine, le jeune homme s’était mué en un tigre déchaîné.

Une haine, presque tout de suite, avait grandi dans le cœur d’Henri, haine double : haine d’Anne d’Autriche, qu’il accusait, à son égard, d’avoir montré une indifférence monstrueuse, haine de Louis XIV qui, de son plein gré ou non, usurpait ses droits.

Celui-ci incarnait surtout l’ennemi.

— Ah ! s’était juré le jeune prince, si je suis victorieux de Louis-Dieudonné, s’il tombe entre mes mains, malheur à lui. M’épargnerait-il, s’il me tenait ? Non ! Cent fois non !

« D’ailleurs, je suis bien sot de me poser cette question ! Qu’ont fait de moi ses gens, ceux de notre mère, ceux du maudit Mazarin : un prisonnier d’État !

« Je lui rendrai le mal pour le mal, je le ferai moisir jusqu’à sa dernière heure, dans quelque lointaine prison, sur un récif perdu entre le ciel et les vagues ! Je le contraindrai, à son tour, à cacher son visage sous l’impénétrable et martyrisant masque !

Quant au sort de la Reine, il était tout aussi catégoriquement réglé. Elle serait envoyée en exil… Et qu’elle ne comptât pas sur Mazarin pour la délivrer ou pour lui adoucir, par sa présence, les amertumes de la pauvreté à l’étranger !

Le Cardinal serait livré au Parlement. Celui-ci se chargerait d’en faire bonne et prompte justice. Ne venait-il pas de fulminer de nouveaux arrêts contre cet étranger ?

À l’instigation de Broussel, devenu gouverneur de la Bastille, cette assemblée venait, en effet, d’ordonner la saisie et la vente de tout ce qui, à Paris, appartenait à Mazarin : ses meubles, ses tableaux, ses livres[8].

On devait prendre, sur le produit de cette saisie, 150 000 livres, pour quiconque « le représenterait à la justice mort ou vif ». Et la Cour avait prié le roi de « pardonner à tout criminel ou prévenu de crime qui prendrait ou tuerait Mazarin ».

Aussi, animé de pareils sentiments, Henri était-il le cavalier le plus fougueux et le plus hardi de l’armée, dont le signe de ralliement était le bouquet de paille.

Toujours le premier levé et le dernier couché, il préférait aux graves entretiens du Conseil la joie farouche de courir sus aux « porteurs de papiers ». Condé, un expert en bravoure, pourtant, le grondait souvent :

— Vous êtes un « casse-cou », mon cousin !

Mais le duc de Beaufort, le Roi des Halles, non moins courageux qu’il était mal embouché, donnait raison à son « neveu de la main droite », comme il disait, et s’écriait, en frappant du pied :

— Jarnicoton ! c’est le sang de mon père qui le travaille. Ce sang-là ne peut mentir, quoi qu’on y fasse ! Du reste, je veillerai sur ce jeune risque-tout.

Ce jour-là, c’était vers la fin de mars, trois mois, après le retour à Poitiers de Mazarin, Beaufort et Henri faisaient une reconnaissance sur les bords de la Loire, dans un ravissant pays tout reverdissant de printemps, lorsqu’ils aperçurent un groupe de cavaliers, dont ils distinguaient les bouquets de papier.

— Tudieu, mon duc, ils sont à nous !

— Ma foi, dit Beaufort, je crois, en effet, que l’occasion est bonne. Nous allons jeter tout ce « papier » dans la Loire… Elle est justement rapide et haute.

Il donna un ordre bref à ceux qui le suivaient, et ce fut aussitôt la charge, l’épée haute, aux cris de « Point de Mazarin ! »

Mais les adversaires ainsi menacés, loin de prendre la fuite, comme leur petit nombre aurait dû le leur conseiller, s’étaient simplement mis en position de soutenir l’attaque qu’ils avaient vue venir.

Un peu comme le faisait son frère Henri, avec autant de courage, mais moins de fougue irréfléchie, le Roi aimait, selon une expression du temps, à courir en « enfant perdu », c’est-à-dire en éclaireur. Presque chaque jour, après le Conseil auquel il assistait scrupuleusement et où il restait toujours silencieux, il rejoignait, accompagné seulement de quelques officiers, la compagnie franche commandée par Cyrano.

La faveur qu’il accordait au Gascon était maintenant chose visible et admise. En vain, Mazarin s’était récrié. En vain, la Reine, redevenue devant son ministre molle et facile à conduire, avait-elle protesté de son côté. Docile à tous les ordres concernant la politique, le jeune souverain, cette fois, avait refusé net de s’incliner devant celui-là. Il avait dit :

— Si ma sécurité est en cause, si on me conseille un garde du corps plus sûr et plus brave que M. de Bergerac, quel sera-t-il ?

Et il avait lancé cette pointe à l’Éminence :

— Est-ce vous, monsieur mon parrain, qui avez des raisons de douter du courage de Cyrano ?

— Non !… C’est oun démon dé bravoure !

Un sourire singulier, sitôt cette réponse faite, s’était dessiné sur les lèvres du Ministre. Il songeait : « Patientons encore un peu. Ce Bergerac ne vivra pas toujours… Je crois même qu’il ne vivra pas longtemps ! »

Donc Louis XIV ne quittait guère le poète-bretteur. Chaque jour, il appréciait davantage sa délicatesse, sa franchise, son invincible énergie. Chose singulière et tout à l’honneur de notre héros, le Prince goûtait, en sa compagnie, une absolue sécurité physique et morale. Avec lui seulement, il parlait à cœur ouvert. Un jour, il lui dit même :

— Bergerac, sous peu, je le crois, vous serez mon ministre de la Guerre !

Le Gascon répondit, sans s’émouvoir :

— Sire, cette fois, vous auriez tort !

— Pourquoi, s’il vous plaît ? sursauta le Prince.

— Tout bonnement parce que si je puis être à la fois poète, bretteur, gassendiste, romancier lunaire, coureur d’aventures, cadet aux Gardes, capitaine d’une compagnie franche et même colonel, si tel est le bon plaisir de Votre Majesté, par contre, je n’ai point du tout la tête faite pour être ministre ! Au diable le portefeuille !

— Voilà une belle parole, admit le Roi. Peu de gentilshommes eussent osé la prononcer !

Généralement, la compagnie de Bergerac opérait en Grand-Garde, détachée à l’avancée de la petite armée royale, et se trouvait en liaison plus ou moins étroite avec le « Béarn-Infanterie » commandé par d’Artagnan. Ainsi l’avait voulu le prudent et intrépide Turenne. Celui-ci, en effet, partageait avec le vieux Maréchal d’Hocquincourt la lourde responsabilité de veiller à la sécurité du Roi et de lui remettre la couronne sur la tête.

Donc, ce jour-là, Cyrano et son auguste compagnon, ayant passé la Loire, chevauchaient paisiblement, non loin de la petite ville de Jargeau. Ils venaient, tout en devisant, d’en franchir le pont, depuis à peine dix minutes, quand le bretteur, les sourcils froncés, aperçut une nombreuse cavalerie débouchant soudain d’une agglomération de masures paysannes :

— Alerte ! cria-t-il après un rapide examen. Ils ont la paille ! Sire, nous allons faire demi-tour, et presto !

Le Roi s’indigna : il était si jeune !

— Est-ce bien vous, monsieur de Cyrano, qui parlez de tourner bride ? Au contraire, nous allons charger incontinent messieurs les rebelles !

— Ils sont dix contre un ! objecta le chef fort inquiet, car il venait de comprendre que l’adversaire, certain de sa supériorité numérique, s’apprêtait à combattre à fond.

— Bah ! nous les compterons après la bataille !

— Sire ! c’est une folie ! En retraite ! Regagnons le pont de Jargeau ! Il n’y a point de honte à se replier devant des forces écrasantes.

Et, comme le Roi ne semblait nullement disposé à obéir, il s’empara de la bride de son cheval en grognant :

— Je suis responsable devant M. de Turenne de la vie de Votre Majesté ! D’ailleurs, vous n’avez pas le droit, Sire, d’exposer votre précieuse existence dans une sotte affaire d’avant-poste !

Le jeune Prince s’obstina. Il voulait combattre. Il entendait recevoir le baptême du feu aux côtés de son brave ami, Cyrano. Le sang de son aïeul Henri IV le lui ordonnait ! Il tira l’épée, tout joyeux, absolument inconscient du péril.

Cyrano soupira. Il était déjà trop tard pour arracher le Prince aux terribles risques de cette rencontre. La troupe ennemie s’avançait au galop de charge, dans un nuage de poussière dorée. Bref, la voix du Gascon claironna des ordres précis :

— D’abord, Messieurs, au pistolet dès qu’ils seront à portée… Ensuite, à l’arme blanche ! Chacun pour soi ! Et ralliement immédiat au pont de Jargeau !

Cela fait, il ressaisit la bride de la monture de Louis XIV et l’entraîna, domptée mais aussi mécontente que son cavalier, hors de la route, dans un champ de luzerne.

Le jeune Prince criait, le sang aux joues :

— Je veux combattre ! Lâchez mon cheval ! M’obéirez-vous, Monsieur ? Je vous ordonne de…

Il n’en put dire davantage. Le nuage d’or était là. Il en sortait des coups de pistolet, des hurlements, un bruit infernal de sabots. On en voyait jaillir des lueurs d’épée et des coups de feu.

Un peu pâle, Louis regardait ce spectacle, nouveau pour lui : chevaux cabrés, d’autres sans cavaliers, hommes tout à l’heure pleins de vie, maintenant blêmes, du sang au visage, jetés à terre, piétinés ou se tordant les mains : le grand cauchemar, l’acte inhumain… la guerre !

Jamais il ne l’avait encore vue de si près !

La charge brisée, un sauvage corps à corps se déroula. Entre ces hommes de même race, de même langue, vêtus pareillement, c’était le geste inexpiable : la guerre civile ! On criait, grisé, fiévreux, éperdu, féroce :

« Tuons, étripons, brûlons cette racaille ! Point de Mazarin ! »

Les rapières se heurtaient, cliquetaient, piquaient un membre, entraient soudain en pleine poitrine ou en plein ventre… La source de vie ruisselait sur les uniformes, coulait sur les selles, dégoulinait le long des bottes, des jambes des chevaux, sur le sol. Ces taches pourpres brunissaient vite. Une âcre odeur montait : le sang, la sueur, la poudre…

— Sire, dit Cyrano qui observait toute cette scène d’horreur avec le calme d’un soldat blasé depuis longtemps, vos ennemis fléchissent ! Ils ne s’attendaient pas à une telle réception… Nous allons pouvoir nous faire une trouée… Mais, pour Dieu ! ne me quittez pas un instant, mordious !

Ils piquèrent des deux :

— Vive le Roi ! hurla Cyrano, en entrant en scène. Bergerac ! Bergerac ! à la rescousse !

Son épée lança un bref éclair, un cavalier tomba, la gorge trouée ; elle fit un zigzag, et un autre vida les arçons.

— Bergerac ! Bergerac !

Ses hommes reprenaient son cri de guerre, en frappant de plus belle.

Déjà, au seul nom du légendaire pourfendeur, certains porteurs de paille prenaient la fuite. D’autres hésitaient, inquiets, troublés… Cyrano, l’honneur et la bravoure incarnés, se trouvait dans les rangs cardinalistes ! Cyrano contre nous ?

Le cœur du jeune Henri se serra… Ainsi, il combattait l’un de ses libérateurs ? Il dit à Beaufort, d’un ton suppliant :

— Duc, c’en est assez ! Je regrette notre équipée. Il m’est impossible de tirer l’épée contre cet homme !

Beaufort se mit à rire :

— Et contre l’autre, jarnicoton !

— Qui ? Quel autre ? George, le comte d’Artagnan, le chevalier Le Norcy ?

— Point ! Mon cousin, n’as-tu pas remarqué ce jeune fendeur qui se tient auprès de ton fameux ami, le Gascon du diable, ou plutôt de Mazarini ?

— Je le vois mal ! Sa perruque me dérobe son visage… Eh ! mais, il a l’air de se battre fort bien ! Un lionceau !

— Mon cher, c’est Louis-Dieudonné, je ne t’en dis pas plus ! Dieu fasse le reste, si ça lui chante !

Alors, Henri poussa un cri de rage. En une seconde, sa figure, animée et colorée par la course folle et la vivacité du combat, devint livide, se contracta. Une expression de haine effrayante s’y fit voir, si démoniaquement horrible que Beaufort en eut un frisson et regretta ses fatales paroles. Ah ! qu’il aurait voulu les reprendre ! Allait-il, lui, fils du Roi Henri, être moralement responsable de ce fratricide ? Devrait-il voir ses deux neveux s’égorger sur une route ? C’est bien là ce que voulait l’ancien Masque de fer. Il lui fallait la vie de son frère jumeau ! Comme un fou, il essayait de l’atteindre.

Son éperon traça un sillon rouge dans le ventre de son alezan. Celui-ci bondit sous la douleur, l’enleva, bouscula tout sur son passage. Beaufort s’élança derrière lui, haletant… Maintenant, il voulait empêcher cette rencontre criminelle. Un seul espoir lui restait : Cyrano !

Le Gascon et son royal ami venaient à peine de sortir de la mêlée, le pourpoint en loques, sans chapeau, et déjà Cyrano respirait en apercevant la porte du pont de Jargeau, quand il entendit retentir derrière lui des cris effroyables, des cris inhumains.

— Lâche ! Lâche ! Tu fuis ! Je veux voir ton sang de monstre !

Il se retourna juste à temps pour entendre une voix, celle de Beaufort, entrepris par Le Norcy, qui hurlait :

— Cyrano ! empêchez cela !

Henri fonçait comme un furieux.

— Dioubiban ! songea le poète, quel est cet enragé ? Voilà qui va tout compliquer.

Il dit au Roi :

— Sire, permettez-moi d’éduquer ce gentilhomme. A-t-on le droit de pousser de tels hurlements ?

La longue colichemarde se dressa. Mais cette fois, elle n’eut point sa coutumière victoire. Tels étaient l’élan du cavalier et la fureur du cheval ensanglanté par l’éperon que toute passe d’armes était illusoire.

La lame d’Henri atteignit Cyrano à l’épaule.

— Milledious ! rugit-il. J’en tiens !

Sous l’aiguillon de la douleur, sous la violence du choc, il ferma les yeux, se sentit défaillir, prêt à tomber, mol, exténué, cependant qu’autour de lui tout se mettait à tournoyer…

Quand il rouvrit les yeux, après un prodigieux effort de défense vitale, ce qu’il vit le stupéfia ; le Roi se battait furieusement contre celui qui venait de le blesser, lui, Savinien. Et l’adversaire du Roi, c’était… Ah ! sandious ! Tout sanglant et meurtri qu’il était, Cyrano ne pouvait pourtant pas laisser se commettre cette abomination ! C’en était trop de cette lutte elle-même. Il s’élança…

— Pour une fois, je vais tirer de la main gauche ! pensa-t-il.

D’un geste pénible et qui le tortura, il parvint à désarmer le Roi…

D’un autre, il le couvrit de son épée… Interdit, furieux, Henri poussait de véritables hurlements de démence, tandis que Louis disait à son défenseur :

— Monsieur, jamais je ne vous pardonnerai cela !

Sur ces entrefaites, écartant le duc de Beaufort, un gros de cavaliers, ralliés par Le Norcy, survint fort à point pour assurer la retraite du Roi et faire s’enfuir Henri, littéralement écumant de fureur.

— Au pont, Messieurs ! ordonna Cyrano. Et veuillez entraîner Sa Majesté… qui est fort échauffée par la bagarre.

Tremblant de rage, Louis XIV dut se laisser emmener. Il rejoignit Cyrano.

— Monsieur de Bergerac, cria-t-il, hors de lui, vous venez de me faire la plus sanglante injure ! Me désarmer ainsi, moi, votre Roi ?

Très pâle, Cyrano répondit :

— Sire, je ne m’en excuse nullement ! C’était mon devoir ! Je n’avais pas le choix. Il me fallait tuer ce jeune fou ou le laisser vous tuer !

— Eh ! qui vous assurait de ma défaite ? Je ne me serais point laissé faire !

— Sire, ce combat était à lui seul un crime sans…

Il n’en put dire davantage. Sa tête s’inclina, tomba sur la crinière de son cheval. Il venait de perdre connaissance… Le sang ruisselait de son épaule, coulait sur son bras droit.

Son évanouissement dura, cette fois, un grand quart d’heure. Quand il reprit ses sens, il se vit assis par terre, le dos contre une roue de charrette avec Linières agenouillé devant lui. Le franc buveur tenait en main sa panacée infaillible : une bouteille de vieux bordeaux, réquisitionnée Dieu savait où. Cette bouteille était vide. Le biberon, désolé de voir son ami en si piteux état, venait de la lui verser tout entière dans le gosier. Oui, sans même s’en réserver une goutte. Ah ! qu’il était donc ému ! Il poussa un cri de joie en voyant son ami ouvrir les yeux :

— Ah ! je savais bien ! Tu ne pouvais pas être mort, Savinien ! C’était une galéjade, hein ?

Le blessé fit un effort pour se lever.

— Le Roi ? Où se trouve le Roi ? grimaça-t-il, anxieux, car il se voyait environné de fumée et de poussière et il entendait le vacarme d’un combat acharné. A-t-on sauvé le Roi ?

— Eh ! répondit tranquillement le biberon, Sa Majesté fait son apprentissage et s’en tire, ma foi, fort bien ! Du reste, avec un magister tel que toi…

— Où sommes-nous ? Que se passe-t-il ?

— Bah ! Nous sommes en plein bal… Tu entends les violons, hein ?

On ne pouvait décidément rien tirer de ce vide-bouteille. Cyrano allait le tancer d’importance, quand il vit passer, tout courant, le chevalier Le Norcy, rouge de sang et noir de poudre, la perruque brûlée par un coup de feu tiré à bout portant. Il l’appela et l’interrogea. En termes rapides et concis, dignes de l’excellent officier qu’il était, le lieutenant expliqua aussitôt :

— Nous tenons l’entrée du pont de Jargeau, mais à grand-peine… La porte en est à demi forcée. M. de Saint-Amant a fait prendre les armes à la garnison de la ville. Elle est insignifiante et est privée de munitions. C’est pourquoi elle n’ose se montrer. Nous-mêmes, nous commençons aussi à manquer de poudre.

— Fort bien. A-t-on songé à chercher du secours ?

— M. de Brissonnière, dès le début de l’action, est allé, ventre à terre, prévenir le comte d’Artagnan et le prier de faire diligence.

— Parfait ! Aidez-moi donc à me lever, Le Norcy, et toi idem, Sac-à-Vin ! Aïe de mon bras ! Aïe de mon épaule ! Aïe ! chaque mouvement de ma carcasse… m’arrache… une douleur… mais je la ferai… Aïe… obéir !… Carcasse, tu marcheras ! Est-ce toi ou moi qui commande ici, sandious de milledious !

— Ah ! s’épanouit Linières, tu viens de jurer ! Ça va donc mieux, Savinien !

Mais le blessé n’avait pas envie de rire. Le danger où se trouvait le Roi l’inquiétait fort. Le pont forcé, c’était la ruée des partisans de Condé, la capture de Louis XIV. C’était aussi l’armée de Turenne attaquée de flanc et par surprise. La fin de la guerre, au profit des Princes et des « hommes de paille » ! Que feraient ceux-ci de ce malheureux royaume ? Le jeune Henri, en admettant qu’il fût reconnu comme roi et sacré à Reims, ne serait qu’un jouet, qu’une carte dans les mains de Condé, de Gondi ou de Gaston d’Orléans. Une longue série de guerres féodales s’ouvrirait certainement, où les gens de robe essaieraient de dire leur mot. Il fallait vaincre, vaincre à tout prix !

Plus Cyrano s’approchait du pont, plus il jugeait la victoire impossible. Beaucoup des siens, déjà, jonchaient le tablier, tués raides ; d’autres se tordaient encore, agonisants, tournant un œil presque terni vers leur capitaine, dont le cœur se serrait, d’autres, enfin, vomissaient du sang ou s’étendaient, à bout de forces, assis n’importe où, adossés au parapet.

À l’extrémité du pont, près de la porte fortifiée, grimpés sur des charrettes accumulées ou embusqués derrière des poutres, certains tiraillaient encore ou jouaient de l’épée. Parmi eux, le bretteur angoissé reconnut le pourpoint bleu de Louis XIV.

— Savinien, mon ami, pensa-t-il, le sort de ton prince et celui de ton pays dépendent de ton imagination… Surpasse-toi ! pocapédédious ! Il te faut trouver quelque chose !

Haletant, suant, sentant son énergie physique l’abandonner, il grinça des dents, serra les poings.

— Ah ! trouver une ruse de guerre ! Éclaire-moi, blond souvenir de Roxane !

Or, il trouva soudain !

Alors, dressé sur la pointe de ses bottes, comme un coq sur ses ergots, emplissant d’air sa poitrine, rassemblant toutes ses forces, il s’apprêta…

Bientôt, dominant le tumulte, sa voix retentit, formidable, telle une force de la nature :

— Soldats ! tous aux remparts ! Qu’on se tienne prêt à faire feu ! Mais défense de tirer sans mon ordre ! Attendez l’instant de faucher cette canaille !

Immédiatement, la garnison de Jargeau, qui jusqu’alors n’avait osé se montrer, car elle se savait privée de balles et de cartouches, se précipita aux créneaux. Elle avait compris la volonté du chef. Chacun montrait son épée ou abaissait son mousquet tout en poussant de grands cris de : Vive le Roi !

Là-bas, derrière la porte du pont, le duc de Beaufort partageait, à l’égard d’Henri, les craintes qui assaillaient Cyrano, responsable de la sécurité de Louis. Il estimait heureux que, grâce au bretteur, le duel entre les deux frères se fût terminé de la sorte.

La vue de la garnison, bien à l’abri, se hérissant d’armes à feu, le fit réfléchir… Seul, le roi des Halles n’aurait pas hésité. La présence du prince lui ordonnait de fuir une lutte inégale. Il ordonna la retraite !

Alors, doucement, comme un enfant s’endort, le bretteur se laissa glisser vers l’inconscience, tandis que se calmait le bruit de la bataille.

 

Averti par M. de Brissonnière de l’extrême péril où se trouvaient le Roi et la compagnie de Cyrano, d’Artagnan s’était aussitôt élancé, suivi de tout son régiment. Quand il parvint en vue de Jargeau, la bataille était déjà gagnée et la petite troupe, décimée, sanglante, mais heureuse de son triomphe, venait de sortir de la ville. Il courut à sa rencontre et salua le Roi. Celui-ci venait en tête, sans bicorne, couvert de poussière et de sueur, le pourpoint déchiré, le visage radieux.

— Ah ! Sire, s’écria le Béarnais, vous nous avez fait une belle peur ! Votre Majesté a-t-elle appris que Condé est revenu de Guyenne, et qu’il s’en est fallu de peu que vous n’ayez toute son armée sur le dos ?

— Nous l’ignorions, et nous avons été bel et bien surpris en effet, répondit le Prince. Mais quelle chaude rencontre ! Je suis heureux d’avoir vu cela ! Un seul regret hante mon cœur, colonel, c’est de savoir que le sang dont mon épée se teignit est un sang français !

— Hélas ! soupira d’Artagnan, qu’y pouvons-nous !

Il cherchait des yeux son ami, tout surpris de ne pas le voir auprès du jeune souverain.

— Monsieur de Bergerac, expliqua Louis, d’une voix sèche qui contrastait fort avec le ton de ses récentes paroles, a été assez grièvement blessé… Il est soigné au presbytère de la ville… Vous l’irez voir plus tard. Pour l’instant, nous avons à parler.

Surpris de l’accent royal, d’Artagnan regarda le visage de son auguste interlocuteur.

— Sandi ! songea-t-il, le Roi n’a plus l’air d’avoir mon Savinien en odeur de sainteté ! Que diable a bien pu lui faire cet imprudent ? Je m’émerveillais tant de l’avoir vu accepter l’offre éblouissante de l’amitié royale… S’est-il ravisé ? A-t-il repris sa hautaine indépendance ? Avec lui, sait-on jamais ?

Sans doute le Roi lut-il tout cela dans les yeux du colonel, car il expliqua :

— Nous sommes brouillés, votre ami et moi… Il s’est permis, à mon égard, un acte inqualifiable… un geste, colonel, que je ne me crois pas près de pardonner !

D’Artagnan allait se récrier, solliciter des explications. Il se souvint opportunément qu’on ne devait, sous aucun prétexte, interroger un roi. Aussi déclara-t-il simplement :

— Les paroles de Votre Majesté me plongent dans une surprise voisine de la stupeur… Cyrano est la délicatesse même, l’honneur en personne et je…

— Gagnons du champ, Monsieur, coupa le Roi d’une voix toujours désagréable, je pourrai ainsi vous parler à loisir.

Quand ce fut fait, il expliqua, un éclair de colère traversant ses yeux gris-mauve :

— M. de Cyrano-Bergerac a pris sur lui de me désarmer en plein combat singulier !

— Lui ? Il a fait cela ! s’étonna d’Artagnan.

— Il l’a fait !

D’Artagnan baissa la tête, réfléchit, puis, regardant le Roi, qui semblait toujours furieux, il déclara nettement :

— Si Bergerac a fait cela, Sire, c’est qu’il devait avoir de graves, d’excellentes raisons…

Le Roi se rappela les brèves explications du bretteur : « C’était mon devoir… ce combat, à lui seul, était un crime… »

Aussitôt, aveuglant, un souvenir l’illumina. Maintenant, il pouvait analyser ses sensations, les examiner, se rappeler certains détails…

Or, il revoyait en face de lui, sur la route, un jeune homme de sa taille et de son âge, portant perruque comme lui. Il avait remarqué le scintillement des diamants admirables dont s’enrichissaient le tricorne et les boutons de son adversaire, ses bottes luxueuses, dignes d’un prince, le cheval merveilleux qu’il montait, la garde de son épée sertie de rubis et de topazes. Et il pensait : « Il était, certes, mieux harnaché que moi-même ! Le malheur des temps ne me permet pas une telle dépense ! » Quant au visage de cet adversaire, comment eût-il pu le connaître ? Le tricorne enfoncé sur la tête lui en cachait le haut jusqu’au nez. Ensuite, c’était une bouche tordue par la fureur, crachant des invectives, montrant de mauvaises dents, comme les siennes.

— Monsieur le Comte, fit le Roi, sortant de sa rêverie, peut-être connaîtriez-vous les raisons que la blessure de votre ami l’empêche de me détailler… Il m’a fait comprendre, tout de suite après le désagréable incident de l’épée arrachée à ma main, qu’il s’était trouvé obligé d’agir comme il l’a fait.

— Sire, Monsieur de Bergerac n’a pas plus de secrets pour moi que je n’en ai pour lui. Si Votre Majesté veut bien m’apprendre en détail ce qui s’est passé, il y a gros à parier qu’elle n’attendra pas longtemps l’explication nécessaire.

Alors, le Roi mit son interlocuteur au courant de la rencontre. Il décrivit tout, sans rien omettre, et demanda, pour conclure :

— Maintenant, Monsieur, y voyez-vous clair ?

— Trop, Sire ! répondit d’Artagnan, après avoir beaucoup hésité.

— Trop ? Qu’est-ce à dire ?

— Sire, jusqu’à cet instant, nous avions cru bien faire, mon ami et moi, de garder pour nous la connaissance de certain secret important. Deux minces gentilshommes, tels que d’Artagnan et Cyrano, n’ont pas le droit d’intervenir, pensions-nous, quand il s’agit des intérêts suprêmes de l’État…

— L’État, c’est Moi ! fit Louis XIV en se redressant avec orgueil. Je suis là pour vous entendre !

— Soit ! Que Votre Majesté, en ce cas, daigne me donner l’ordre formel de parler.

— Eh bien, Monsieur, cet ordre, je vous le donne !

D’Artagnan salua puis, après avoir regardé derrière lui, pour s’assurer que, seul, le Roi pouvait l’entendre, il déclara en baissant le ton, comme si le son de sa propre voix était lui-même à craindre :

— Bergerac n’a point voulu que l’épée de Votre Majesté se trempât dans le sang d’un Bourbon !

— En ce cas, Monsieur, il n’aurait pas eu tort. Mais qui donc était mon adversaire, selon vous ? Je connais les princes de ma famille, et…

— J’exécute l’ordre reçu, en répondant à Votre Majesté… Votre adversaire, Sire, était… je n’ose, ou du moins, il paraît être… il prétend être…

— Achevez !

— Le frère jumeau de Votre Majesté !

Alors, un rire juvénile s’éleva :

— Quelle plaisanterie ! Le frère jumeau du Roi de France ! Cela se saurait, colonel !

— Et cela se sait aussi ! fit gravement d’Artagnan. Presque tous les secrets s’ébruitent, même ceux d’État… comme il arrive que des prisonniers s’évadent ou se voient délivrés, même du Mont-Saint-Michel !

Au nom de la célèbre Abbaye, Louis tressaillit et regarda son compagnon. Il se rappelait ce que lui avait conté Cyrano, en arrangeant un peu son récit. Car le bretteur, comme bien on pense, avait omis d’apprendre au Roi la filiation véritable du vicomte de Villiers et il s’était interdit de lui parler du Masque de fer. Il déclara :

— Le moment est venu, Monsieur d’Artagnan, de tout me dire, tout, vous m’entendez ! Je suis le Roi, le Roi majeur, et je suis las, en vérité, d’être encore traité en écolier par le Signor Vert. Vous êtes gentilhomme, vous êtes Béarnais comme mon aïeul Henri IV, cela vous dicte votre devoir !

Devant cet ordre renouvelé, d’Artagnan dut s’incliner. À son tour, il modifia un peu les choses mais, en somme, il fit connaître au Roi toute la vérité en ce qui concernait Henri et ses prétentions.

Alors, le jeune Prince tomba dans une profonde méditation, dont il n’était pas encore sorti quand l’armée de Turenne fut en vue. Ce ne fut qu’au moment où d’Artagnan s’inclina pour prendre congé qu’il reprit conscience du monde extérieur. Alors, souriant au colonel, il mit un doigt sur ses lèvres et lui souffla :

— Vous direz à votre ami M. de Cyrano-Bergerac que son élève le remercie et le complimente.

« D’ailleurs, le Roi, sous peu, lui rendra visite !

17

L’arrêt de mort mystérieux

L’un des chirurgiens de la Cour avait été désigné pour soigner la profonde et mauvaise blessure faite à l’épaule de Cyrano par l’épée de l’ex-Masque de fer. Il fit la grimace en l’examinant.

De nos jours, avec les progrès de l’antisepsie et de la chirurgie, l’affaire eût été bénigne. Il n’en était pas de même à cette époque. Ce ne fut pas la faute de la Faculté si le bretteur survécut à ses soins.

Cyrano se lamentait. Il souffrait de son inactivité, d’être éclopé !

À quelques lieues de là, en effet, sur le champ de bataille de Bléneau, Turenne venait de vaincre Condé.

Cyrano s’en prenait au ciel hostile :

— Ah ! multi troun de biou ! savoir qu’on a battu les 14 000 hommes de M. le Prince avec 3 500 soldats et n’avoir pas été de la fête ! Je ne m’en consolerai jamais !

Il s’en consola pourtant car, le surlendemain de la bataille, il entendit le bruit d’une cavalcade qui s’arrêtait devant ses fenêtres.

— Vient-on pour moi ? demanda-t-il à son veilleur.

Linières courut aux informations, reparut tout essoufflé et plus cramoisi, pour bredouiller :

— Le… le… C’est le Roi… avec… avec… d’Artagnan !

— Heureusement, fit Cyrano, je n’ai jamais voulu garder le lit ! Comme cela, dans mon fauteuil, je n’aurai point trop l’air d’un valétudinaire ! Linières, mon ceinturon, mon épée !

— Tu ne vas pas te lever ? trembla le Sac-à-vin. La Faculté a défendu tout mouvement…

— La paix ! Ma colichemarde ! C’est en gentilhomme, et non en malade, qu’il me faut recevoir notre souverain… Avec l’épée, comprends-tu, j’aurai l’air moins lamentable ! Et puis, donne-moi mon feutre… J’aurai moins mauvais air, en balayant mes genoux de sa plume, quand paraîtra le Roi.

L’homme propose… Louis XIV fit une entrée si impétueuse dans la chambre du poète et fut si prompt à courir à lui que Cyrano, avant d’avoir eu le temps de retirer son feutre, se sentit saisir et embrasser.

— Mon cher Cyrano, disait le Roi, mon bon Bergerac ! Ah ! combien j’ai plaisir à vous donner l’accolade ! Vous m’avez pardonné ma méchante humeur ? Vous savez… à l’affaire de Jargeau ? C’est oublié, n’est-ce pas ?

— Sire, déclara le Gascon, tout pâle et tout tremblant de joie, mais toujours aussi indépendant de caractère, j’eusse accepté la disgrâce de Votre Majesté du même cœur que j’agrée sa faveur.

Le Roi haussa gentiment les épaules.

— Parbleu ! fit-il, on s’en doute ! On vous connaît. C’est pour cette loyale et franche rigidité qu’on vous estime, plus encore que vous ne pensez ! Mais j’empêche M. d’Artagnan de vous cajoler à son tour ? Approchez, colonel !

Et, tandis que Linières, avant de se retirer, approchait un fauteuil à l’auguste visiteur, d’Artagnan étreignit à son tour le blessé.

— Tu te trouvais à Bléneau, heureux homme ? lui demanda Cyrano. Ce dut être magnifique… Condé démoli, Condé vaincu, malgré sa supériorité écrasante en hommes et en artillerie !

— Oui, cela fut assez bien… Par malheur, j’ai payé cher notre succès de la mort d’un parfait gentilhomme, d’un grand cœur… le baron de Reilhac, tu sais, celui qui me succéda naguère, à la capitainerie du Louvre… Tué raide !

— Une fin digne d’envie !

— Surtout lorsque, comme la sienne, elle assure la victoire. M. de Turenne a fait, devant le Roi, la Reine et… le Cardinal, le plus grand éloge de cet excellent officier, en présence des troupes assemblées…

— As-tu des nouvelles de Paris ?

— Une longue lettre de Roxane… tout va bien là-bas. C’est à toi qu’il faudra bientôt demander ce qui s’y passe…

— Que veux-tu dire ?

D’Artagnan eut un sourire discret et se tourna vers le Roi.

Un instant après, le Roi disait à Cyrano :

— Je me suis douté, Monsieur, combien devait vous peser votre inaction présente. Aussi me suis-je mis en tête de vous donner, malgré votre blessure, l’occasion de me servir avec éclat…

« Il ne s’agit plus, cette fois, de faire appel à votre épée et à votre bravoure… Je compte sur votre intelligence, sur votre esprit fertile en ressources…

« Voici ce dont il s’agit :

« Nous avons infligé un sérieux échec à notre cousin Louis, prince de Condé. C’est beaucoup et c’est très peu. Qui n’a point Paris n’a rien. Nous sommes tous d’accord là-dessus, au Conseil, Sa Majesté Madame ma Mère, M. de Turenne, le Signor Vert et moi-même. Donc, nous allons marcher sur Paris.

« Jusqu’à présent, la capitale est restée neutre. On y redoute les excès des gens de guerre et les horreurs d’une bataille. Il sied que cette neutralité se poursuive. Elle nous permettra, selon les espérances de M. le Vicomte de Turenne, d’écraser les factieux sous les murs de la ville.

« Les rebelles vaincus devant Paris, la ville ne peut que s’ouvrir à mon armée et je vais chanter le Te Deum à Notre-Dame ! C’est la victoire décisive et c’est la paix ! Que Dieu nous les accorde l’une et l’autre !

« Pourtant, des obstacles sont à prévoir. Mon oncle, Gaston d’Orléans, est, du moins de nom, le maître de la ville. En réalité, son enragée fille, Mademoiselle, y fait, comme on dit, la pluie et le beau temps. Or, mon aimable cousine a fait le serment d’être mon épouse. En vain lui a-t-on répété le mot de Madame ma Mère : “Mon fils n’est pas pour son nez, encore qu’il soit…” Oh ! passons… Elle prétend me conquérir par les armes !

Il eut un franc rire bien jeune et continua devant Cyrano très attentif :

— Cette exaltée de Montpensier est fort dangereuse, à notre avis. Sa marotte peut la pousser à exciter la ville en faveur des rebelles, afin de nous arracher des mains la victoire. Condé, maître de Paris, est difficile à abattre. Notre armée est trop faible pour assiéger la ville… Il ne faut pas. Monsieur de Bergerac, que le canon de la Bastille tonne contre nous dans quelques jours !

Cyrano fit observer :

— La forteresse se trouve gouvernée par le fils du Prévôt des Marchands, notre vieille connaissance Broussel… Ils doivent porter la paille

— On sait, renchérit d’Artagnan, que le fameux conseiller compte parmi les créatures de la Grande Mademoiselle !

— Voilà pourquoi, conclut le Roi tranquillement, j’ai promis au Conseil, ce matin même, que notre dévoué et féal compagnon de Cyrano-Bergerac accepterait, pour l’amour de nous, la difficile mission de se rendre à Paris…

— Moi ? fit le poète éberlué.

— Vous-même !

— J’y suis connu comme le loup blanc ! Et on doit savoir que …enfin que…

— Bah ! vous en serez quitte pour porter un peu de paille à votre feutre !

— Mauvais jeu… hasarda le Gascon en faisant la grimace. Il me faudra mentir…

— L’intention est tout ! Vous donneriez votre vie pour sauver ma couronne… Est-ce vrai ? Bon ! Vous pouvez donc… arranger la vérité pour empêcher que mon sceptre me soit arraché des mains !

— Ah ! gémit Cyrano, si encore Aramis était ici ! Il n’a pas son pareil pour résoudre les cas de conscience les plus difficiles ! Mais moi, chétif ! Ah ! Dioubiban !… Qu’en penses-tu, toi, d’Artagnan ?

— Qu’un soldat n’a pas à discuter un ordre.

— Soit !… Alors, Sire, commandez !

— Or donc, Monsieur de Bergerac, je vous donne l’ordre de partir sous trois jours – si le médecin y consent –, de vous rendre à Paris, seul ou accompagné, et de nous y servir en empêchant notre bouillante cousine de jeter notre bonne ville dans les bras du prince rebelle.

— Bon ! grogna Cyrano. Suis-je autorisé à employer la force contre Mademoiselle ?

— Vous avez carte blanche ! Rien ne vous sera chicané. Des banquiers vous fourniront l’argent nécessaire. Des amis sûrs vous seront désignés…

« Ah ! encore un mot !

« Monsieur d’Artagnan m’a fait connaître l’identité du prince Henri. Celui-ci ne dit que la vérité. Interrogée par moi, Madame ma Mère m’a tout confirmé, et j’ai fait le projet de m’arranger pour le mieux avec mon frère. J’espère que la Providence voudra m’inspirer la solution honorable à ce problème douloureux. Bien entendu, je ne confie qu’à vous, Messieurs, mes intentions à ce sujet.

Il fronça les sourcils et soupira :

— Je ne livre rien de moi-même à M. de Mazarin. Je dissimule, par devoir, mon antipathie et ma rancune. Il le faut bien ! Un roi de France ne peut pas n’être que le chef de la noblesse, le maître de l’armée, le protecteur de son peuple. Il doit regarder plus loin que les frontières du royaume et savoir ce qui se passe dans les cours étrangères.

« Sur ce point, le Signor Vert en remontrerait à toute l’Europe, et je dois voir en lui mon maître, comme le Cardinal de Richelieu fut le sien.

« Qu’on me laisse le temps matériel de m’instruire et d’apprendre ce qui m’est encore caché ! On s’apercevra ensuite que je puis aisément me passer de premier ministre et gouverner moi-même mon peuple.

Et, frappant doucement le bras gauche de Cyrano, le Roi fit avec gaieté :

— Ce jour-là, Monsieur le poète, puisqu’il ne vous plaira point d’être mon ministre de la Guerre, vous serez l’historiographe de mon règne !

 

Le soir du départ de Cyrano, accompagné du « Gros » et du chevalier de Norcy, le régiment de d’Artagnan se trouvait chargé d’assurer, pour la nuit, la garde du camp de l’armée royale. Celle-ci se trouvait alors entre Gien et Montargis. Il avait donc, selon sa coutume, posté lui-même ses sentinelles en grand-garde, établi des liaisons et donné le mot d’ordre. Ses précautions étaient redoublées autour des tentes où reposait la Cour. Là se trouvaient réunis ses soldats d’élite et le plus grand nombre de ses officiers.

Le Béarnais était bien résolu à ne point fermer l’œil de la nuit. Il redoutait toujours un coup de main de l’ennemi. Une chevauchée audacieuse et c’était le Roi enlevé, le Ministre pris, la fin de la fin !

Bien enveloppé dans son manteau, l’ancien mousquetaire, tout en surveillant l’horizon, pensait à sa bien-aimée lointaine :

— Ah ! Françoise, Françoise, soupirait-il, sans cette maudite guerre, tu serais ma femme et tu dormirais, cette nuit, sur mon cœur !

Il posa sa main sur son pourpoint à l’endroit où il avait glissé le dernier billet doux de sa belle.

Aussi souvent que le leur permettaient la rareté des occasions et les hasards de la guerre civile, d’Artagnan et sa fiancée s’envoyaient des lettres vibrantes de passion, lourdes de baisers. Parfois, Roxane écrivait un mot à l’adresse de Cyrano qui, tout de suite, rouge comme une jeune fille, s’en allait le lire à l’écart, le dévorer !

— Pauvre Savinien ! Trop délicat ! Il n’ose… Il passera sa vie à ne pas oser ! Le souvenir de Christian l’arrête, le paralyse ! Qui sait pourtant si, devenu l’époux de Françoise, je ne pourrai pas m’approcher davantage du cœur de Madeleine et, si je m’aperçois qu’elle aime son cousin, lui donner certains conseils…

Il en était là de ses réflexions quand il entendit près de lui prononcer nettement le nom de Bergerac, de façon défectueuse : Berzérac.

— Tiens, tiens, songea-t-il en tournant la tête vers la vaste tente d’où venait de sortir cette zézayante voix trop connue de lui, M. Mazarini s’occupe de Savinien. Cadédis ! On prétend que les absents ont toujours tort !

Il fit quelques pas afin de ne plus risquer d’entendre ce qui ne le concernait pas. Il était trop gentilhomme pour s’abaisser à espionner !

Mais le vent soufflait fort, très fort. Il contraignit sans doute le Cardinal à hausser le ton, car cette phrase parvint jusqu’à l’oreille du Béarnais :

— Zé né souis pas opposé à cette fameuse mission… Zé n’ai rien dit, rien fait… Et cé n’est pas ma faute si Mousou de Berzérac a signé l’arrêt de mort que loui a présenté Sa Mazesté !

— Jarni ! hoqueta le colonel, que veut dire ceci ? De quel arrêt de mort parle ce maître fourbe ?

Un instant, la tentation lui vint, très violente, presque irrésistible, de se faire annoncer chez le ministre et de lui demander l’explication de ses récentes paroles. Que diable ! on a bien le droit de savoir quel danger mortel peut courir un ami, surtout quand cet ami est chargé d’une mission du Roi ! Il marcha donc vers la tente du Cardinal et sans doute aurait-il prié la sentinelle d’aller prévenir celui-ci de sa visite, quand il vit le soldat se roidir soudain et porter les armes.

D’un saut, d’Artagnan se rejeta dans l’ombre.

Une femme, fort emmitouflée, venait de sortir.

— La Reine ! On dirait la Reine ! pensa le Béarnais.

Tout de suite, il se reprocha son irrespectueuse supposition.

La visiteuse nocturne du Signor Vert, comme l’appelait Louis-Dieudonné, ne pouvait être la Reine : Anne d’Autriche était de taille plus élevée, plus large, plus lourde aussi. Jamais la Reine n’aurait pu s’enfuir avec cette rapidité de Diane chasseresse.

D’ailleurs, d’Artagnan savait bien que tout se trouvait dit entre la fière Anne d’Autriche et son époux morganatique. La mère ne pouvait pardonner au fourbe l’emprisonnement de George de Villiers, son long supplice, la douleur et la folie momentanée de Claire, non plus que le vol des biens que le vicomte possédait en France.

Une scène terrible s’était déroulée entre elle et le beau cavalier parfumé, vêtu de pourpre et de dentelles, dès son arrivée à Poitiers. Anne elle-même en parla à d’Artagnan. Pour se justifier de l’incarcération de George, Mazarin n’avait pas craint d’invoquer la raison d’État, la crainte où il se trouvait qu’une indiscrétion livrât au public le secret de la Reine. Quant au vol, le roué personnage s’en était tiré en déclarant : « Ce qui est à moi est à Sa Majesté le Roi. Il est mon principal héritier. À lui reviendra presque la totalité de ma fortune. Voici la copie de mon testament[9] ! »

Si le cœur de la mère garda une rancune et une amertume profondes, du moins, la Reine voulut pardonner. On ne pouvait se passer encore du Cardinal. Ses talents et ses défauts eux-mêmes se trouvaient indispensables au salut de l’État. Cela dominait toute autre considération. Du reste, Mazarin remboursa ce qu’il avait indûment touché des revenus de George et lui fit restituer ses seigneuries.

— En attendant, grommela d’Artagnan, voilà un mystère de plus ! Je ne puis, sans risquer un inutile scandale, arrêter cette dame qui sort de la tente du premier ministre… Quant à obtenir de celui-ci la moindre explication… bernique ! Il mentira, il prendra Dieu à témoin… Je serai « zoué » et voilà tout ! Un homme prévenu en vaut deux. Je vais simplement faire avertir mon Savinien.

« Mais qui diable lui envoyer ?

Il réfléchit un peu et se décida :

— Je ne vois guère que Linières… Il adore Cyrano. Évidemment, il aime le jus de la vigne et les cotillons… Mais, enfin, cela n’empêche pas son intelligence d’être vive…

« Allons réveiller le biberon !

18

Le canon de la Bastille

La forme féminine voilée, surprise par d’Artagnan et qu’il avait, un instant, confondue avec la Reine, se dirigea, au sortir de la tente ministérielle, à travers le dédale des édicules de toile. Elle erra quelque peu parmi les cônes blancs que faisait frissonner le vent d’est, s’arrêta, indécise, et frappa du pied avec impatience :

— Je dois m’être égarée !

Une patrouille survint à point. Son chef, un jeune lieutenant, salua courtoisement l’inconnue et lui dit :

— Madame, ma consigne m’oblige à vous demander le mot de passe…

— Ne prenez pas un air désolé, monsieur le lieutenant ; votre question est toute simple, répondit une voix fraîche et bien timbrée. Le mot, pour cette nuit, est : Arques-Aubigné… deux souvenirs du Roi Henri… le nom d’une victoire et celui d’un ami… Maintenant, à mon tour de vous questionner ! N’auriez-vous pas vu, dans ces parages, un carrosse attelé, prêt à partir ? C’est mon équipage.

— Madame, je viens, en effet, de le remarquer ici près, derrière ce bouquet d’arbres…

— C’est juste ! Où avais-je la tête ? Mille grâces, Monsieur !

Vive, légère, la dame se mit alors à sautiller sur ses fines pointes.

Dans la nuit bleue, à la lumière douce des étoiles, enveloppée de ses voiles que gonflait le vent, elle semblait concentrer en elle toute la volupté du monde.

Pendant ce temps, la belle retrouvait sa voiture, jetait un ordre au cocher, montait, et les deux chevaux, enveloppés d’un coup de fouet, enlevaient avec vivacité le lourd et confortable véhicule.

Celui-ci atteignit vite le front de bandière du camp des troupes royales. Là, il lui fallut s’arrêter. Les sentinelles du colonel d’Artagnan faisaient bonne garde. Le mot de passe ne suffisait plus, un officier vint le confirmer. On devait obéir à des ordres très sévères. Nul ne pouvait sortir du camp sans une autorisation écrite, dûment contresignée par M. de Turenne.

Alors, une délicieuse tête brune parut à la portière, un bras tendit un parchemin, et une voix chanta :

— À quoi bon m’écraser sous tant de détails. Voici ce que vous réclamez !

Décidément, la visiteuse du Cardinal était une personnalité d’importance !

Toute la nuit, son carrosse roula sur la route de Montargis à Paris, ne s’arrêtant qu’aux relais. Rapidement, elle faisait changer les chevaux. Cela signifiait que la dame avait grand-hâte d’atteindre la capitale, et aussi qu’elle regardait peu à la dépense. Aux valets d’écurie qui, tout ensommeillés, par habitude, questionnaient le cocher, cet homme discret se bornait à répondre :

— Une grande dame…

En vain, les curieux essayèrent-ils, tout en s’occupant des chevaux, de glisser un œil à l’intérieur du carrosse. Les rideaux tirés, la belle avait dû prendre ses aises et dormait à poings fermés.

Son voyage se passa sans incidents et, le lendemain, le soleil n’était pas encore très haut sur l’horizon quand sa voiture passa la porte Saint-Antoine, enfila gaillardement la rue du même nom et la déposa devant une petite maison de la rue des Lavandières-Sainte-Opportune, en plein quartier des Halles.

La jeune femme renvoya son cocher, d’un geste nonchalant, entra dans la maison, gravit trois étages et frappa deux coups rapprochés, puis deux coups espacés à l’une des trois portes qui s’y ouvraient, celle du milieu… À ce signal, elle entendit aussitôt un remue-ménage, le pas de deux pieds nus, le bruit d’un fourreau d’épée qui tombe, un blasphème, et enfin les protestations d’une serrurerie compliquée. Après quoi, l’huis consentit à s’ouvrir et à encadrer le long corps, soutenu par les jambes maigres et velues, du sieur Jean Lhermitte de Vauselle, apparu en bannière, et une interminable épée à la main :

— Minou ! fit-il, éberlué. Je te croyais auprès de Son Ém… atchou ! atchi !

Il était si surpris qu’il restait là, dans le courant d’air, à considérer sa « sœur ». Elle dut le pousser :

— Allons, rentre et ferme ! Tu t’enrhumes, mon Jean ! Mais qu’as-tu donc ? Tombes-tu de la lune ?

En effet, l’olibrius montrait un visage un peu plus stupide que de coutume. Il expliqua :

— Cyrano est à Paris ! Je l’ai rencontré ! Il était avec ce Le Norcy qui, naguère, sur le Pont-Neuf…

Minou haussa les épaules :

— Tant mieux ! C’est d’ailleurs un peu pour cela que j’ai couru toute la nuit ! Embrasse-moi ! Encore ! Encore ! Ah ! je t’aime ! Jean ! Écoute, nous allons pouvoir être heureux ! Nous allons nous venger, moi sur elle, toi sur lui ! Le Cardinal ne veut plus entendre parler de ce Bergerac.

« Est-ce clair ?

 

L’arrivée de Cyrano à Paris n’avait pu, comme on doit l’imaginer, passer inaperçue. À la porte Saint-Antoine, des gardes de la milice bourgeoise le saluaient déjà comme une vieille connaissance.

Décidément, Louis XIV avait été bien renseigné. En ce vaste creuset où s’élaborèrent échauffourées, émeutes et révoltes ouvertes, régnait, pour l’instant du moins, la neutralité. À la vérité, comme le constata le Gascon dès le premier jour de son arrivée, la haine contre Mazarin survivait toujours, mais, à part certains éléments du populaire, nul ne souhaitait en venir aux mains à son sujet.

Cyrano gagna tout de suite la rue de Grenelle-Saint-Germain, pour saluer sa cousine Françoise, plus abordable que Madeleine, dont le couvent ne s’ouvrait aux visiteurs qu’à certaines heures. Ils tinrent conseil tous les deux. D’Artagnan, craignant pour sa fiancée les risques d’un siège ou d’un assaut toujours possible, était d’avis de lui faire quitter sans délai son appartement du faubourg. Il désirait la voir rejoindre sa sœur, pour habiter avec elle pendant les troubles. Pendant cela, Cyrano et ses amis pourraient occuper son appartement.

Tout d’abord, Françoise repoussa cette combinaison. Elle aimait son logis, qu’elle venait de faire embellir en prévision de son mariage. Elle s’y trouvait bien, et, sybarite, elle ne prisait pas trop la chambre quasi monacale de Roxane.

— Vous auriez grand tort, Françoise, insista le bretteur, de ne pas tranquilliser à la fois votre fiancé et votre serviteur. Ces jours-ci, paraît-il, sous prétexte de politique, la racaille insulta les passants, coupa des bourses et faillit, après les avoir dépouillées, jeter à l’eau Mmes d’Omano et de Brancas… Ne vient-on pas d’assaillir l’hôtel Nevers, sous un prétexte absurde : empêcher M. du Plessis-Guénégaud de travailler à la paix générale !

L’arrivée subite de Linières, mais d’un Linières à jeun, c’est-à-dire privé d’esprit et fort saumâtre, suffit à décider la jeune fille.

Il conta son réveil, la commission à faire à Cyrano, et décida tragiquement :

— Maintenant, Savinien, garde-toi !

Cyrano haussa les épaules, ce qui lui arracha aussitôt une grimace douloureuse.

La mort, il s’en doutait bien, devait rôder autour de lui. La mort ? Vieille amie ! Comme les autres humains, il coucherait avec elle, le jour où elle lui ouvrirait ses bras. Le poète connaissait trop bien son Mazarin pour ignorer ses intentions : il en voulait à l’ami de Louis XIV. Il redoutait son influence… Non sans raisons ! La Maule, Vauselle, la demoiselle Minou et tutti quanti devaient se trouver embusqués par ici, prêts, sans doute, à machiner quelque meurtre qu’on attribuerait ensuite au parti des Princes.

— Cela me décide, s’écria la fiancée de d’Artagnan. Si ces gens-là sont à l’affût, mieux vaut, en effet, Savinien, ne point ajouter à vos propres soucis celui de ma sécurité personnelle… Je vais donc, sans surseoir, me rendre chez Madeleine.

— Je vous accompagne !

Une demi-heure après, Françoise montait en chaise. Cyrano et le chevalier Le Norcy suivaient à cheval.

 

À l’est de la capitale, la bataille faisait rage. Sur l’ordre réitéré de Mazarin, car il doutait du succès et craignait un subit revirement de la population, Turenne attaquait vigoureusement l’armée des Princes, prise de flanc entre Charenton et les remparts.

Condé faisait des prodiges. Il se trouvait partout à la fois. Ici, il organisait fiévreusement la défense du faubourg Saint-Antoine, là il chargeait à la tête de son invincible escadron, ailleurs, il assurait la retraite des troupes commandées par son frère Conti, que venait d’enfoncer la cavalerie du comte de Noailles.

Vains efforts ! Le génie de Turenne et le courage de l’armée royale repoussaient insensiblement les arbalétriers et les piquiers des Princes vers les murs de la ville, du côté de la Porte Saint-Antoine et de la Bastille.

C’était là le point stratégique important, le nœud de la situation. C’était vers ce secteur que se portaient les regards du Roi, ceux du Cardinal, tous deux anxieux. Ils se trouvaient sur la hauteur de Charonne, d’où le panorama de la bataille se déroulait à leurs pieds. Le Roi se croyait assuré de la victoire. Grâce à l’influence personnelle de Cyrano contrebalançant les criailleries de Beaufort et les discours enflammés de Mademoiselle, il savait la ville décidée à ne pas ouvrir ses portes aux soldats de Condé. Par les soins du bretteur, un ordre en ce sens, signé de la main royale, venait d’être affiché à l’Hôtel de Ville.

Le faubourg Saint-Antoine, à cette époque, se trouvait loin d’offrir la densité qu’on lui connaît aujourd’hui. Il se composait surtout de champs potagers, de vergers, de jardins fruitiers et d’un grand nombre de petites maisons particulières habitées par les artisans du meuble.

Au point de vue militaire, l’endroit ne pouvait s’enlever sans gros efforts, surtout défendu par Condé à la tête d’une troupe où se coudoyait l’élite de l’aristocratie française. Le Prince avait fait créneler les maisons, d’où ses amis fusillaient sans grands risques les soldats du Roi. Quant à lui-même, il se tenait tantôt à l’une, tantôt à l’autre des barricades élevées dans les trois rues qui menaient à la porte Saint-Antoine : celles du faubourg Saint-Antoine, de Charenton et de Charonne. Là se ruaient aussi les troupes qu’électrisait la présence de Turenne.

Deux ou trois fois, les deux grands hommes de guerre se chargèrent, s’atteignirent, à portée de pistolet, l’un faisant à son tour reculer l’autre. Enfin, l’espèce de calme qui distinguait Turenne, même dans le feu de l’action, finit par triompher de la fougue héroïque du Grand Condé. Il emporta les barricades de Charonne et de Charenton, accula ses adversaires entre celle du faubourg et la porte de la ville et fit venir son artillerie…

C’en était désormais fini ! Il fallait se rendre ou se laisser tuer jusqu’au dernier.

— Mousou le Prince est perdou ! jugea joyeusement Mazarin.

Il fit avancer un carrosse en disant au Roi :

— Nous y ferons monter le vaillant cousin dé Votre Mazesté, pour le montrer tout à l’heure aux Parisiens… Il doit être tellément fatigué !

Il se frottait vigoureusement les mains et murmurait son sempiternel va bene, quand le Roi lui désigna la Bastille :

— Regardez, monsieur mon Parrain !

Mazarin obéit et pâlit. En haut d’une tour, venait d’apparaître un gros nuage de fumée… trois secondes après, le bruit du coup de canon arrivait aux oreilles du prince et du ministre. La Bastille se déclarait pour Condé ! Paris sauvait l’armée rebelle, lui ouvrait ses portes ! Bientôt, la vieille forteresse de Charles V disparut dans la fumée. De toutes ses pièces, elle foudroyait les troupes royales victorieuses. Un boulet vint tomber à trois pas de Louis XIV. Le Cardinal sourit, poussa du pied la boule de fer et dit à ceux qui se trouvaient là :

— Mademoiselle a dou triompher… ma, voilà le boulet qui a toué son mari !

Le Roi hocha la tête. Il pensait :

— On a dû m’assassiner Cyrano !

Maquillé, transformé en barbon, le sieur de Vauselle s’était arrangé, depuis l’arrivée à Paris de Cyrano, pour être tenu au courant de ses faits et gestes. Il n’attendait qu’une occasion de le faire poignarder par quelque bravo. Mais Le Norcy, Saint-Amant et Linières ne quittaient guère leur ami. En attendant, semant l’or à pleines mains, le pleutre travaillait de tout son pouvoir à contrecarrer les efforts de son ennemi. Comme sa « sœur » Minou, l’effroyable haine qu’il vouait à cet adversaire lui faisait oublier qu’ils appartenaient tous deux au Cardinal. Ils ne pensaient plus qu’en fomentant de petites émeutes où l’on criait : « Vive Condé ! », ils desservaient leur maître. Peu leur importait ! Ils voulaient anéantir le travail patient du poète, le faire échouer dans sa mission, le déconsidérer aux yeux du Roi et, après lui avoir fait savourer quelque temps le désespoir de l’échec et l’amertume de la disgrâce, en finir avec lui par quelque coup de Jarnac. Minou travaillait à la ruine politique du Gascon, Vauselle préparait son guet-apens.

Tandis que se battaient les gentilshommes au cœur même du faubourg Saint-Antoine, l’olibrius ne se montrait plus guère, même déguisé, dans les rues de la ville, tant il redoutait le hasard des rencontres. Par contre, il se trouvait tenu au courant des péripéties du combat par des émissaires apostés sur les remparts. Là, s’entassaient les privilégiés : gens de Gaston d’Orléans, parlementaires et bourgeois en place.

Vers trois heures, un de ses affidés grimpa, hors d’haleine, les trois étages de la maison de la rue des Lavandières-Sainte-Opportune, frappa comme il était convenu et s’écria sitôt entré :

— Monsieur le Prince est battu ! Je viens d’observer toute la lutte du haut de la demi-lune de la Bastille. Dans une heure, tout sera dit !

— En êtes-vous certain ? demanda Minou.

— C’est l’opinion du principal intéressé ! Je viens de me trouver à deux pas de lui, sous la porte Saint-Antoine, par où on laisse, comme vous le savez, entrer ses morts et ses blessés… Il parlait, avec tristesse, du haut de son cheval plein d’écume. Sa cuirasse toute bosselée, couverte de poussière, de sueur et de sang, il faisait pleurer d’admiration ceux qui se tenaient là ! Il implore l’aide des Parisiens ! Il supplie qu’on fasse tirer la Bastille.

— Cela regarde Mademoiselle, fit observer l’olibrius. Un mot de son père, Monseigneur Gaston d’Orléans, et le tour est joué !

— Le prince se tue à le répéter. Il demande à voir Mademoiselle. Mais point de Mademoiselle ! Elle ne se trouve pas au Luxembourg. Son père lui-même déclare ignorer où elle a pu aller. Vers midi, croit-il, elle a dû sortir en carrosse avec M. de Bergerac.

— Vlan ! explosa Vauselle, je me doutais bien que le maudit avait encore mis là son nez d’espadon ! Ah ! tonnerre ! Quand donc ce satané Gascon fera-t-il sa sieste éternelle sous nos pieds ?

Minou fit un geste d’apaisement :

— Un peu de patience, mon cœur chéri !

Et s’adressant à l’informateur :

— Savez-vous où se trouve le Prévôt des Marchands ?

— Certes, Mademoiselle ! Il est à la Bastille ! Je l’ai croisé au moment où son carrosse y entrait. Dame ! c’est le meilleur endroit pour assister à la bataille, et sans risque de recevoir une balle perdue !

— C’est bien. Vous pouvez disposer.

L’autre parti, Minou se précipita, prit son large feutre à plume, saisit une haute canne de jonc, se poudra, se parfuma, se ganta et dit à Vauselle :

— J’y vais ?

— Où ça ? demanda l’escogriffe surpris. Tu as un plan ? Tu comptes délivrer la Princesse ?

La jolie fille ne répondit que par un éclat de rire et, après avoir donné un baiser au drôle, relevant sa large robe pour apercevoir le bout de ses pieds, elle s’élança dans l’escalier.

 

Depuis le matin, Cyrano vivait dans une sorte de fièvre. Le canon tonnait de Charonne à Charenton. La fleur de la noblesse du royaume s’affrontait vaillamment et, lui, mordious ! avec son ridicule pansement, son inutile rapière à la ceinture, quelle mine faisait-il à Paris ? À quoi ressemblait-il ? Il en oubliait, l’ingrat ! son bonheur de voir Roxane tous les jours, et il enviait de toute son âme celui de d’Artagnan. Dans le fracas de l’artillerie, sous la pluie des boulets, il imaginait le sourire tranquille de son ami, parmi les lueurs des épées pointées sur sa poitrine.

Pourtant, le poète, chez qui, à cette heure, dominait le guerrier vainqueur de l’amoureux, pouvait s’enorgueillir de sa tâche diplomatique d’envoyé du Roi. Si, ce jour-là, l’élite des Parisiens se trouvait aux remparts, c’était par pure curiosité et si, de temps en temps, s’ouvrait la porte Saint-Antoine, c’était par charité ou courtoisie : pour laisser entrer les blessés et les morts. Cela prouvait bien l’étendue de sa réussite.

Depuis qu’il battait de nouveau le pavé de la capitale, le Gascon travaillait pour le Roi, poussait la grande cité à rester neutre. Tour à tour goguenard, persuasif, subtil, ici dans un cabaret, là sur la borne d’un carrefour, il luttait contre les passions de chacun. Orateur de plein air ou bel esprit de salon, Cyrano dépensait sans compter les trésors de sa verve.

Pourtant, quelqu’un résistait encore, tout en rendant hommage à ses talents, et ce quelqu’un, le Roi lui-même le redoutait : la Grande Mademoiselle en personne. Non qu’elle aimât Condé ou même sa cause. Son cœur ne brûlait pas pour le vainqueur de Rocroi et elle jugeait assez sévèrement sa révolte. Mais l’ambition la dévorait. Elle voulait devenir Reine de France. Louis XIV vaincu, ce mariage pourrait se faire. Mademoiselle aurait l’appui de Condé reconnaissant.

Aussi, tandis que la guerre déchaînait la foudre entre la Bastille, le pont de Charenton, le village de La Râpée et celui de Charonne, Cyrano se sentait-il anxieux. Non qu’il craignait l’échec de Turenne, du moins si Paris continuait de rester indifférent, mais il redoutait quelque coup de folie de l’étrange fille de Gaston d’Orléans.

— Ma foi, pensa-t-il, mieux vaut aller voir ce que prépare notre agaçante amazone…

Il appela son trio Saint-Amant, Le Norcy et Linières, leur donna des instructions, se fit hisser à cheval et se rendit au palais du Luxembourg.

Là, régnait un tohu-bohu indescriptible. Les antichambres et les couloirs retentissaient d’un bruit continuel de bottes et de fourreaux d’épées. Les amis personnels de Mademoiselle allaient et venaient, criaient, suppliaient ou se réfugiaient dans un morne silence selon ce que disaient les nouvelles apportées par des estafettes aux gages de son père. Celui-ci ne voulait voir personne. Tout étonné encore de la bravoure montrée par lui au combat de Charenton, l’oncle du Roi, le fils de l’héroïque Béarnais voulait cacher sa frayeur. Il redoutait autant le triomphe de son cousin que celui de son neveu.

Sa fille, au contraire, pérorait dans la grande salle du trône où l’entouraient ses intimes. Elle gardait, malgré la chaleur, son costume de cheval, un pistolet à la ceinture et son immense feutre sur la tête :

— Vous voyez, dit-elle à Cyrano, qui venait de lui baiser la main, je suis prête au combat…

— Comme les déesses de l’Olympe dans L’Iliade ! La plus belle de nos princesses veut donc prendre part aux rudes travaux de Bellone ?

— Et vous ferez là-dessus un poème épique !

— Ou un drame…

Ils se taquinèrent. Mademoiselle adorait le sarcastique bretteur. Lui seul pouvait se permettre de lui parler sans fard, voire même un peu rudement. Il n’eut garde de s’en priver, cette fois encore. D’ailleurs son siège se trouvait fait. Il savait qu’à la première mauvaise nouvelle la princesse monterait à cheval. Elle était populaire. Le résultat de son appel au peuple ne faisait pas l’ombre d’un doute. Gaston céderait, le vieux Broussel suivrait et la Bastille cracherait tous les feux de l’enfer sur la vaillante armée de Turenne.

— Allons, songea le poète, puisqu’elle se tient sous les armes, ne nous laissons pas devancer : La raison échoua, l’éloquence fut impuissante… Aux actes, Savinien, aux actes, fils !

Alors, il s’approcha d’un pas résolu des hautes fenêtres ouvertes qui donnaient sur la rue de Tournon.

Là-bas, presque au coin de la rue Saint-Sulpice, stationnait un grand carrosse vert bouteille. Le bretteur tira son mouchoir, l’étala ostensiblement, puis se moucha. Or, quand Cyrano se mouchait, la qualité de l’instrument faisait trembler les vitres. Il eut la satisfaction de constater que la voiture s’ébranlait. Tranquille, dès lors, il revint jacasser avec les amis de la Princesse.

Cinq minutes plus tard, un valet galonné sur tranche venait avertir Mademoiselle qu’un gentilhomme demandait après M. de Bergerac. Il avait à lui faire une communication de la plus haute gravité.

Cyrano se rendit auprès de ce messager et revint tout de suite, l’air égaré :

— Ah ! Mademoiselle, supplia-t-il, ce qu’on vient de m’annoncer paraît être, en effet, de la plus haute gravité.

— Parlez ! sont-ce des nouvelles de la bataille ?

— Daignez m’entendre en particulier.

— Que de mystère ! Soit !

La princesse s’en fut sur le balcon, suivie de Cyrano. Là, faisant volte-face, elle commanda :

— Maintenant, parlez ! Que se passe-t-il ?

— La Cour veut négocier. Elle a envoyé un messager avec pleins pouvoirs… Mais le Cardinal se méfie… Il se retranche derrière Votre Altesse Royale qui, affirme-t-il, est le seul prince que Paris compte dans son enceinte…

— Il dit vrai ! Achevez, Monsieur.

— C’est donc avec vous qu’on veut traiter. Le messager royal attend votre bon plaisir.

— Où est-il ? Pourquoi se cache-t-il ?

— Il est rare, Mademoiselle, qu’une négociation délicate se discute à voix haute et sur la place publique…

— C’est juste ! Où m’attend-on ?

— Un carrosse est dans la Cour du Palais. La conversation peut avoir lieu dans cette voiture ou chez ma cousine Françoise… Sa Majesté a exprimé le désir de me voir assister aux entretiens.

Ceci rassurait Mademoiselle. Elle se mit à réfléchir.

Cyrano se disait :

— Savinien, mon bon ami, le fils de ton honoré père est en train de jouer gentiment sa vie à pile ou face…

— Ma foi, déclara la Princesse, je me décide ! Peut-être le Roi et son exécrable entourage ont-ils enfin compris que, seule, notre union peut amener la paix.

Un instant après, le carrosse vert bouteille sortait du Luxembourg. Linières lui servait de cocher. Mademoiselle était assise toute seule, comme l’exigeait son rang, sur la banquette du fond. Cyrano, Le Norcy et Saint-Amant, la tête découverte, se tenaient en face d’elle. Au bout d’un moment, la Princesse demanda :

— Lequel de ces Messieurs est l’envoyé de mon royal cousin ?

Nul ne répondit. Cyrano regardait par la portière. On était en pleins champs, sur les terres de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, non loin de l’endroit où se tenait, chaque année, la fameuse foire Saint-Germain. Excités par le fouet, les chevaux entraînaient le lourd carrosse à fond de train.

Mademoiselle réitéra sa question, alors, Cyrano se décida :

— Que Votre Altesse Royale ne s’inquiète pas. Il a bien fallu employer ce détour, afin de l’empêcher de nuire au Roi et de se nuire à elle-même.

La Princesse eut un haut-le-corps :

— Comment ? Que dites-vous ? Ai-je bien entendu ? Je suis victime d’une trahison ! Et de vous ?

— Non, rectifia doucement le poète, mais bel et bien d’une arrestation. J’exécute les ordres de Sa Majesté. Du reste, Mademoiselle, vous ne resterez pas longtemps notre prisonnière. La fin de la bataille engagée vous rendra votre liberté, quelle que soit, d’ailleurs, l’issue de cette rencontre.

— C’est odieux ! Je punirai cela !

— C’était nécessaire ! Plus tard, si Dieu me prête vie, Mademoiselle, vous me remercierez certainement d’avoir à la fois servi le Roi et son auguste cousine.

 

Tandis que la Grande Mademoiselle, au comble de la colère, se voyait gardée à vue dans l’hôtel de la rue de Grenelle-Saint-Germain, la forteresse parisienne intervenait rudement dans la lutte et anéantissait les fruits de la victoire de Turenne.

Qui avait accompli cet acte extraordinaire ? Condé l’attribuait à la fille de Gaston d’Orléans. L’histoire, la grande Histoire, le croit elle-même, et répète inlassablement le mot de Mazarin au sujet du fameux boulet.

Précisons simplement ce qui se passa en cette mémorable journée. Pour cela, suivons la jolie « sœur » de notre escogriffe, que nous avons laissée descendant en hâte l’escalier de la maison où se dissimule l’espion du Cardinal.

Sitôt dans la rue, la comédienne hèle des porteurs de chaise. Elle commande : « À la Bastille ! », s’installe et griffonne à tout hasard quelques lignes au crayon sur un morceau de vélin. Cela fait, elle plie le billet, le fixe à l’aide d’une épingle et crie aux laquais :

— Qu’on se hâte, marauds !

Et, comme elle a vu la paille fixée au chapeau des drôles, elle précise :

— J’ai hâte d’arriver ! Il s’agit de sauver M. le Prince !

Ce mot fouette l’énergie des laquais, mais leur tâche se trouve ingrate. Une foule de curieux se rue vers la Porte Saint-Antoine. Sans doute, Minou n’aurait jamais pu atteindre la Bastille sans l’appui de quelques riches bourgeois qui la trouvèrent à leur goût et la conduisirent sans encombre au logis du Gouverneur.

Là, on lui apprit que M. le Gouverneur se trouvait avec son père, le Conseiller du Roi, prévôt des marchands, Pierre Broussel, sur la tour de la Comté, du haut de laquelle ils suivaient les phases du combat.

— Soit, fit-elle, je vais les rejoindre ! Je suis une amie de M. le Prévôt… une grande amie… Il sera fort heureux de me revoir, je vous assure !

Ah ! certes, une créature faite comme cette jeune femme peut attendrir même le cœur endurci du plus farouche porte-clefs. Ses sourires, son air assuré, son élégance et surtout sa beauté firent comprendre aux gens du Gouverneur et aux guichetiers qu’ils risqueraient fort de commettre un impair en ne la laissant point passer.

Le charme ayant opéré, cinq minutes après la belle actrice débouchait sur la plate-forme où se tenaient, en effet, le père et le fils Broussel et quelques officiers attentifs au combat.

À sa vue, le vieillard faillit s’évanouir d’émotion. Depuis le tour que lui avait joué, certain soir, le chevalier Le Norcy, il n’osait plus retourner rue de Buci, ni même écrire à sa jeune amie. Mais pouvait-il chasser de son cœur le brûlant souvenir de ses caresses ? Aussi fut-ce presque en chancelant qu’il s’avança au-devant de Minou, aguichante et immobile, qui le regardait d’une certaine façon.

— Chère imprudente, lui souffla-t-il en répondant à la respectueuse révérence qu’elle s’était mise à lui faire, comment as-tu osé ?

— Ce que femme veut… Il me fallait te revoir… Je m’ennuyais de toi, Pierrot, mon loup, tu comprends ? Je viens des provinces, où je faisais partie de la troupe de J.-B. Poquelin… Cela fut interminable… Bref, me voici !

Un peu remis de sa surprise, le sénile amoureux ne se lassait pas d’admirer cette visiteuse imprévue. Ah ! elle pouvait encore tout sur son cœur !

Cérémonieusement, il la présenta :

— Cette belle curieuse, messieurs, est une de nos meilleures comédiennes… Mademoiselle Minou… Elle a quitté le Mazarin pour suivre la troupe ambulante du génial Molière.

Des feutres balayèrent les dalles de la plate-forme, et Minou tendit ses mains à des lèvres galantes, souriant à l’un, lorgnant l’autre… Deux minutes après, elle s’installait, coquette, sur l’affût d’un canon, laissant voir, assez haut, sa jambe divinement tournée, que Broussel contemplait avec délices. Comme il avait perdu la tête sous une bouffée de désir, la « sœur » de Vauselle fit les frais de la conversation. Du geste, elle désigna le faubourg, d’où montaient des rumeurs, des détonations et qui se noyait peu à peu dans de bleuâtres nuages :

— Est-ce vrai ce qu’on colporte dans Paris ? M. le Prince serait en mauvaise posture ?

— Il semble vaincu… Regardez, le canon de Turenne balaye les trois rues et va jusqu’aux Tournelles… Avant une heure, les soldats du Prince seront pris ou tués.

— Et vous n’interviendrez point ? Vous laisserez, tu laisseras, toi, Broussel, toi, Pierrot, triompher insolemment le Mazarin ?

Le vieillard fit un geste d’impuissance :

— Qu’y pouvons-nous ? Comment agir sans ordres ? Rien ne vient ! Monsieur veut et ne veut pas. Comme toujours, Monsieur a peur ! Quant à Mademoiselle, elle a disparu du Luxembourg. On ne sait où la rencontrer !

— C’est bien dommage, intervint le fils de Broussel qui s’était approché, car les soldats du misérable Mazarin sont à portée de nos pièces. Qu’elles aboient, et nous verrons s’envoler les « royaux » ! Tout était prêt… nos canons sont chargés.

— Chargés ! Ah ! mon Dieu !

Poussant un cri d’épouvante fort bien simulée, la comédienne sauta légèrement sur le sol et s’écarta de l’engin de bronze.

— N’ayez crainte, fit le vieillard d’un ton paternel. Nul danger ne vous menace, Mademoiselle. Il faut, pour que le canon parte, avancer cette petite tige dentée, le « tirefeu »…

— Sur l’anneau du « rugueux », précisa le Gouverneur. Comme ceci, tenez…

Rassurée, Minou s’approcha, saisit l’objet :

— Oh ! c’est merveilleux !

Elle tira sur la tige, frottant l’anneau.

La foudre jaillit de la volée, tandis que tout le monde sursautait, épouvanté :

— Oh ! fit la comédienne, qu’ai-je fait ?

— Malheureuse ! cria Broussel, en levant les bras au ciel. Malheureuse, vous avez…

Il allait en dire plus long quand d’effroyables explosions firent trembler la vieille forteresse du Moyen Âge. Partout, croyant à un signal venu de la Comté où on savait le Gouverneur, les servants venaient de mettre le feu aux pièces.

— Arrêtez ! Arrêtez ! hurla vainement le fils de Broussel.

Mais sa voix ne parvenait pas à la Basinière, à la Bertaudière, ni à aucune des cinq autres tours.

Enfin, quelqu’un fit observer :

— Maintenant, il n’y a plus moyen de reculer. Notre position est prise… Il faut triompher ou être pendus ce soir par le Mazarin !

Le feu continua donc, tandis que Minou, appréhendée, était conduite dans l’intérieur de la prison.

De son côté, épouvanté de ce qu’allait produire cet incident formidable, Broussel, ayant dégringolé les interminables escaliers de la Comté, se faisait approcher un carrosse. Il voulait voir Monsieur, lui expliquer, se jeter à ses pieds.

Dans la rue, des acclamations, poussées par une foule enthousiaste, saluaient chaque coup de canon :

— À bas le Mazarin ! Vive Mademoiselle !

Certains de ceux qui avaient aperçu, entre les créneaux, aller et venir la silhouette empanachée de la comédienne, l’avaient prise pour l’amazone princière, et partout le bruit s’en allait courir dans Paris :

— Qui a tiré le premier coup ?

— C’est Mademoiselle !

D’ailleurs, le Prévôt des Marchands recevait sa part de l’enthousiasme des « pailleux ». Il savourait toutes les ivresses de la popularité, comme le jour de son arrestation dramatique. La foule entourait son carrosse. Elle voulut même en dételer les chevaux ! Bref, le vieillard mit plus d’une heure et demie à parvenir au palais de Gaston d’Orléans. Le peuple en cernait les abords. Il s’époumonait à hurler :

— Vive Mademoiselle !

Elle parut au balcon au moment même où la voiture du Prévôt des Marchands arrivait en vue du Luxembourg. Radieuse, ne comprenant rien à ce regain de faveur, elle envoyait des baisers.

Cyrano avait tressailli au bruit formidable de la Bastille tirant de toutes ses pièces, mais il ne pouvait croire que, Mademoiselle se trouvant prise, son père eût pu avoir l’audace de commander le feu ! Il connaissait trop le caractère de Gaston ! Aussi espérait-il que le canon parisien se déclarait en faveur du Roi.

La venue d’un émissaire hors d’haleine dut le tirer de cette erreur. La porte Saint-Antoine laissait passer Condé et son état-major. Elle s’ouvrait tout au large à ses troupes ! Et cette sacrée forteresse, prise de mâle rage, ne cessait de foudroyer Turenne et ses braves ! Ah ! milledious de milledious !

Blême, navré, le Gascon vint trouver la princesse. Elle s’impatientait dans le salon de Françoise, sous la garde vigilante de Le Norcy et de Saint-Amant.

— La bataille vient d’être perdue, lui dit-il, grâce au canon de la Bastille. Votre Altesse Royale est libre…

Il ajouta fièrement :

— Je ne lui fais aucune excuse. Je ne lui demande pas de m’absoudre. Soldat, j’ai exécuté un ordre, comme un soldat.

La Princesse se leva, ravie. Elle tendit la main au bretteur :

— Sans rancune, Bergerac !

Quand sa voiture, où se tenaient les deux amis de Cyrano chargés de l’escorter, fut en contact avec la foule, la fille de Gaston d’Orléans sentit sa surprise s’accroître d’entendre les vivats qui accueillaient son passage.

— Ma foi, pensa-t-elle, ces braves gens se trompent ! Pourquoi les décevoir ? J’eusse volontiers accompli ce qui s’est fait. À propos, qui diable a donné cet ordre admirable ?

Elle l’apprit par le vieux Broussel.

— Ne vous lamentez pas, Monsieur le Prévôt, lui répondit-elle. Cette demoiselle Minou est à féliciter. Elle a bien agi ! Dites-le-lui ! Et hâtez-vous de la mettre en liberté. Je prends la responsabilité entière de ce qui vient de se passer…

« Dites et faites dire partout que Louise de Montpensier a tiré de sa propre main le canon de la Bastille !

19

Les oreilles de Vauselle

La comédienne quitta l’hôtel du Gouverneur de la Bastille à la tombée de la nuit. Il lui avait fallu, à la va-vite, signer sa paix avec le vieux Broussel. Dans la rue Saint-Antoine, par où passaient les derniers blessés de l’armée du Prince, c’était une immense cohue. En apercevant la jolie fille dans le carrosse mis à sa disposition, les curieux crièrent de bonne foi :

— La voici ! Mademoiselle ! C’est Mademoiselle !

Henri, l’ex-Masque de fer, venait de franchir à cheval la porte Saint-Antoine. Il s’était, toute la journée, battu avec une terrible fureur. En chaque gentilhomme au plumet de papier, il croyait voir son frère exécré. Ah ! qu’il l’eût transpercé avec plaisir !

Aux cris poussés par la foule, il pensa :

— Dire que je n’ai pas encore vu ma cousine ! Son initiative généreuse nous a sauvés d’une défaite sans merci ! L’occasion se trouve à point pour lui dire ma gratitude.

Aussitôt, il poussa son cheval, fendit la presse et atteignit le carrosse où Minou riait comme une folle de la méprise populaire. Elle se disait :

— Puisque Mademoiselle prend tout sous son bonnet… Jamais Son Éminence ne saura ce que j’ai fait en faveur de Condé, que je déteste, pour accabler Françoise que je frappe à travers Cyrano. Mais lui-même, désormais, est perdu dans l’esprit du Roi !

Henri, parvenu à la hauteur de la portière, l’arracha soudain à ses réflexions. Il disait :

— Ma cousine, souffrez que je vous félicite. Grâce à vous, nos braves…

Interdite, Minou se pencha, essayant de dévisager ce gentilhomme. Il devait se méprendre aussi. C’était un prince puisqu’il se permettait de traiter Mademoiselle en parente… Elle allait le détromper, quand il expliqua, le feutre à la main :

— Je suis votre cousin, le prince Henri de Bourbon. Ne vous a-t-on point parlé de moi ?

Un espoir immense illumina l’âme de la digne sœur putative de Vauselle… Henri ? Était-ce possible ? Le destin lui envoyait ce redoutable concurrent de Louis XIV. Ah ! Mazarin payerait cher une pareille capture !

Elle dit aussitôt :

— Voilà une heureuse rencontre, mon cousin ! Confiez donc votre cheval à quelque troupier et montez près de moi !

Un instant après, Henri se trouvait tout contre Minou qui l’embrassait et s’en faisait embrasser. Tout à ses ambitions effrénées, le jeune homme n’avait pas encore connu l’Amour. Or, il sortait d’un combat où s’étaient surexcitées toutes ses forces vitales. On imagine quel savoureux poison versèrent en ses veines les caresses expertes de la jolie fille.

— Grand gosse ! lui dit-elle soudain. Vous ne me permettez pas de placer un mot ! Laissez-moi vous tirer de votre erreur. Je ne suis pas la princesse que vous croyez. Non, vous avez devant vous une simple comédienne…

Ce ne fut point pour démonter Henri. La fièvre du désir le rendait fou. Elle était pour lui tout l’Amour !

— Qu’importe ! actrice ou princesse, je t’aime !

Minou reprit ses enivrants baisers, puis lui expliqua :

— Tu me plais, ah ! comme tu me plais ! Cette nuit, je veux te la consacrer, mon trésor. Où puis-je te retrouver ?

— Où tu voudras, fit Henri. Je ne suis point assujetti à la discipline… Seulement, je désire me montrer le moins possible… C’est du côté où nos troupes vont camper qu’il faudrait pouvoir se retrouver cette nuit !

— Cela tombe à merveille, mon loup chéri ! J’ai justement, au faubourg Saint-Jacques, une vieille amie… Tu m’attendras, à minuit, devant le Val-de-Grâce…

Le jeune enivré ayant quitté la voluptueuse, Minou se faisait déposer devant la maison de Vauselle.

— Jean, lui cria-t-elle en se jetant avec fougue dans ses bras, cette nuit, je te livrerai le frère jumeau du Roi… Il est à nous !

Alors, à son tour, le visage illuminé par une joie mauvaise, l’olibrius déclara :

— Bonne et grande journée décidément ! En ton absence, j’ai enfin trouvé le moyen d’en finir avec Cyrano. Avant dimanche, je te le jure, il dormira sous six pieds de terre, aux Innocents ou ailleurs !

 

… Minuit sonna au clocher de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. L’amoureux était déjà en faction, depuis vingt minutes, devant les échafaudages du Val-de-Grâce. Il ne pensait guère à la coïncidence bizarre qui l’amenait, à un rendez-vous d’amour, devant cette église. Or, la Reine Anne l’avait fait construire pour accomplir un vœu : celui d’être mère. Il oubliait sa naissance illustre, son orgueil d’être le Roi, le vrai. Il n’évoquait, pour l’instant, qu’une bouche voluptueuse, qu’un parfum troublant. Afin d’aller à sa belle inconnue, il avait fui le Luxembourg où Mademoiselle et son Père traitaient Condé exténué, mais joyeux. Que lui importait cela ! Il eût donné son royal héritage pour tenir entre ses bras la mystérieuse comédienne dont il ignorait le nom !

— Ah ! vous voici, cher ténébreux !

Au son de cette voix délicieuse, le rêveur tressaillit.

Elle était là ! Il reconnaissait son parfum. Emmitouflée dans des voiles et des écharpes blanches, elle semblait une grande fleur d’amour éclose dans la clémente nuit d’été.

— Enfin, c’est vous, c’est toi !

Leurs bouches se joignirent. Ils gémirent doucement.

— Comment t’appelles-tu ?

— Minou… Viens… Hâtons-nous… la nuit sera trop brève. Comme nous allons être heureux, mio !

Elle lui prit le bras et l’entraîna dans un dédale de sentes et de venelles jusqu’à une maison de campagne où la lune argentait le lierre qui en ornait la façade, un peu morose. Les persiennes se trouvaient closes, comme des yeux complices, décidés à ne rien voir. Minou tira de son sein une petite clé, ouvrit la porte. Galamment, l’amoureux voulut lui céder le pas.

— Entre, dit-elle.

Il obéit, pénétra dans un vestibule obscur. Derrière lui, la porte claqua violemment. Il pensa que sa belle amie venait de la refermer sur elle et attendit… Mais seul régnait le silence…

— Où es-tu passée ? demanda-t-il, pris d’une vague inquiétude, car pourquoi les talons de la jeune femme ne claquaient-ils pas sur les dalles du vestibule ? Pourquoi l’avait-elle poussé dans cette obscurité totale ?

— Minou, réponds-moi ! C’est une plaisanterie ?

Il fit quelques pas en avant, buta contre une corde tendue et tomba… Aussitôt, trois portes s’ouvrirent… Des hommes étaient là, une trentaine, portant des torches ou des épées. Ceux-ci se ruèrent… Quand Henri voulut se relever, à demi aveuglé par les flammes, il se vit menacer par une quinzaine d’épées. Preste, un drôle habile saisit la sienne :

— Inutile de résister, Monsieur, vous le voyez ! Vous êtes pris… À quoi bon nous forcer à vous larder ?

Le jeune homme se redressa, toisa ses adversaires, les jugea vite : des gens sans aveu, des laquais ! Point de gentilhomme parmi eux. Il demanda, méprisant :

— C’est ma bourse qui vous tente ? La voici !

Nul ne lui répondit. Serré, pressé, poussé, il se vit en un clin d’œil réduit à l’impuissance, ligoté, porté comme un paquet de linge.

Le dépit et la fureur l’étouffaient. Ah ! qu’elle était belle, sa première nuit d’amour ! En savourant le baiser d’Ève, il en avait connu d’un seul coup le mensonge !

 

Au bruit de l’altercation violente qui semblait provenir de la pièce occupée par le Cardinal, Louis XIV sortit de la chambre où il logeait, chez un notable de Pontoise :

— Que se passe-t-il ? Pourquoi ces cris de furieux ?

Dans le couloir, le Prince rencontra d’Artagnan.

— Entendez-vous ces clameurs, colonel ? Est-il possible de faire un vacarme pareil ?

L’ancien mousquetaire expliqua :

— C’est un prisonnier que vient de conduire ici M. de Vauselle. Le cardinal l’interroge.

— Cela ne peut que m’intéresser. J’y vais !

Délibérément, le Roi poussa la porte.

Ce qu’il vit lui fit pousser un cri de stupeur. Devant le fauteuil où se prélassait Mazarin, se tenait debout, les mains liées au dos, ce fougueux jeune homme qui l’avait assailli naguère, au pont de Jargeau. Derrière lui se tenaient, l’épée à la main, quelques estafiers de mauvaise mine et un long grand diable inconnu du Roi, le « frère » de Minou, l’ennemi de Cyrano.

À la vue du Roi, le Ministre eut un geste et un air de contrariété qu’il dissimula bien vite, tandis qu’un terrible éclair sillonnait les yeux d’Henri.

— Sire, expliqua Mazarin, z’allais zoustement faire prévenir Votre Mazesté… Ceci est oune affaire très sérieuse.

— C’est aussi mon avis, déclara le Roi d’un ton mécontent, car il ne croyait plus, depuis longtemps, aux paroles de l’Italien.

S’adressant à Vauselle, il commanda, impérieux :

— Déliez ce gentilhomme et qu’on nous laisse !

Les sbires partis, Henri délivré de ses entraves, le Roi allait s’avancer vers lui, prêt à lui pardonner, à l’accueillir en frère et à chercher avec lui, comme il l’avait dit à d’Artagnan, une solution honorable, quand son frère bondit sur lui, comme un fauve, en hurlant :

— Misérable ! tu paieras tout cela !

Sous le choc brutal, Louis XIV tomba, entraînant son agresseur. Tous deux se tenaient à la gorge :

— Au secours ! cria Mazarin, de toutes ses forces. On tue le Roi !

L’appel atteignit d’Artagnan, resté dans le vestibule. Il se précipita, écartant les estafiers, repoussant Vauselle… Se pencher, dénouer l’étreinte fratricide, enlever Henri comme une plume, le remettre sur ses pieds fut pour le colonel un jeu d’enfant. Mais combien son visage reflétait la tristesse, au souvenir du jeune prisonnier de l’Abbaye du Mont-Saint-Michel ! Sans doute l’esprit du prince Henri accueillait-il de tels souvenirs, car, dès lors, il se calma et se contint. Que pouvait-il faire contre d’Artagnan, l’un de ses libérateurs ?

Silencieux et tremblant d’une colère refrénée, Louis XIV défripait ses dentelles. Chacun sentait qu’il allait parler en Roi. En effet, il marcha vers son frère et, les yeux dans les yeux, lui dit :

— Monsieur, je ne sais si vos prétentions à porter ma couronne sont fondées… Je veux l’ignorer… Certaines voies, certaines paroles eussent pu toucher mon cœur et convaincre ma raison. Il vous plut d’en employer d’autres, de faire certains gestes. Je le regrette infiniment, car je me sentais bien disposé à votre endroit… En m’attaquant, par deux fois, non en prince, mais en spadassin, en vous livrant à tous les excès de votre fureur, vous m’avez prouvé que vous n’êtes pas digne du sceptre. Sachez-le, Monsieur, pour prétendre gouverner un royaume, il faut, avant toute chose, montrer qu’on sait se gouverner soi-même !

Puis, tourné vers le Cardinal, il décida, très pâle :

— Éminence, moi vivant, nul être humain ne devra contempler ce visage… Qu’on traite avec respect ce prisonnier d’État, je le veux, qu’on lui adoucisse les rigueurs de la captivité. Je paierai les frais de son entretien sur ma cassette… Quant au visage…

— On lui remettra son masque de fer, assura le Cardinal. C’est douloureux, mais nécessaire… La tranquillité de l’État passe avant toutes choses…

 

Ce jour-là, Cyrano, ayant perdu ses amis dans la foule, sur le Pont-Neuf, rentrait chez lui, c’est-à-dire à l’hôtel de sa cousine Françoise. Tout en marchant, de sa main gauche, car la droite était immobilisée par le pansement de son épaule, il feuilletait un livre. Soudain, il trébucha :

— Ah ! oui, cette maison qu’on répare ! Un peu plus, j’allais choir dans un trou. Sacré rêveur !

Dans la rue où il lui fallait passer chaque jour, soit pour rentrer, soit pour sortir, on remettait à neuf une maison fort délabrée. Des maçons y sifflaient gaiement sur les échafaudages. Ayant jeté un regard distrait aux travaux, le poète reprit sa route et sa lecture. Comme il se sentait loin du monde !

— Hé là ! faites donc attention qu’on vous dit !

Cyrano releva le nez. Devant lui, un ouvrier, tenant un long madrier, se tournait bizarrement :

— Le drôle ! gronda le Gascon, on dirait qu’il le fait exprès. As-tu bientôt fini, maraud ?

Cependant, sous peine d’être rudement souffleté par ce madrier, le bretteur dut reculer vers la droite, du côté de l’échafaudage… Et, quand il fut à peu près dessous, un des maçons, qui surveillait toute la scène, fit tomber une grosse pierre qu’il portait dans ses bras.

Elle frappa Cyrano sur son feutre, juste au sommet du crâne. Il tomba comme une masse, sans souffler mot…

 

… Roxane est là, dans la chambre obscure où l’on entend râler le héros. Elle est penchée sur lui, elle murmure :

— Non, tu ne mourras pas… je sais ton amour, Françoise m’a tout dit, et je t’aime !

Un souffle lui répond :

— Pieux mensonge, Roxane… Charité suprême… embellir les derniers instants d’un moribond… Merci !

Mais elle proteste :

— Je t’aime… Il faut m’en croire… Et c’est ton esprit, Savinien, ton cœur, que j’aimais déjà lorsque Christian me séduisit par ta voix et par ta plume. Je t’aime !

— Je vais entrer au tombeau plein de joie !

— Je te sauverai ! Nous serons heureux !

Ce disant, penchée encore un peu plus, Roxane appuyait ses lèvres sur celles de Cyrano… Délices ineffables qui firent oublier au poète bien des tristesses, bien des rancœurs… Au seuil de la Mort, voici que l’Amour lui apparaissait, aussi beau, aussi éblouissant que l’Ange de la Résurrection !

Un coup discret frappé à la porte tira les deux amoureux de leur extase. Roxane alla ouvrir à un gentilhomme :

— Qui est-ce ? demanda le Gascon.

— C’est moi, répondit le visiteur, moi, Le Norcy. Je t’apporte un présent d’une valeur inestimable…

— Lequel ?

— Les oreilles du sieur de Vauselle… Sachant que tu étais empêché de les cueillir toi-même… il vient de me les offrir à ton intention… Prends-les… Elles sont toutes fraîches !…

 

Lire la suite dans le volume intitulé « Les noces de Cyrano ».


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Mars 2018

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[1] Ce secret a été gardé, du moins par nos héros ; il n’est venu jusqu’à nous que par une confidence de la princesse Palatine.

[2] Depuis 1645, circulaient dans Paris des carrosses à cinq sols, ainsi appelés parce qu’on ne payait que cinq sols par heure. On leur donna ensuite le nom de leur inventeur, un nommé Fiacre, qui demeurait dans le quartier Saint-Thomas-du-Louvre.

[3] Sur l’emplacement de l’actuelle avenue de l’Opéra.

[4] Cette chapelle existe encore.

[5] Marius Topin et le R. P. Turquand rapportent : « La voiture d’un personnage mystérieux, arrivant au Mont, traversa les grèves. Hors son geôlier, personne ne fut admis à voir ce prisonnier qu’escortait une forte garde. Ce devait être le Masque de fer. Le Prieur reçut ordre de le garder, sans qu’il eût communication avec qui que ce soit de vive voix ou par écrit. »

[6] À peu près sur l’emplacement de l’actuel boulevard Raspail.

[7] Dans le privé, il appelait ainsi le Cardinal.

[8] Rendons cette justice au Cardinal : sa collection, 40 000 volumes, qui forme le premier fonds de la Bibliothèque Mazarine, fut l’ancêtre de l’actuelle Bibliothèque Nationale, installée dans son ancien palais modifié et agrandi. Sa collection était ouverte au public gratuitement.

[9] Il n’avait point menti. Louis XIV hérita de lui.