Paul Féval fils
LA LUMIÈRE BLEUE
1930
C’était vraiment une villa étrange que la villa « Bakhea ». Isolée au milieu des plantations de tamaris qui faisaient face à la mer, non loin de la route de Biarritz à Guéthary, elle dominait la côte des Basques, l’ancien palais de l’impératrice Eugénie, les luxueux hôtels de la plage et toute la multitude des petites maisons d’été dispersées en éventail le long des falaises.
Un mur épais et haut, surmonté d’une double rangée de bambous, entourait les dépendances et dérobait aux regards des passants la plus grande partie de l’habitation. L’entrée, fermée par une grille massive en fer forgé, disparaissait presque entièrement sous un véritable rideau de lierre et de jasmin dont la végétation tourmentée et sauvage, à peine entretenue, donnait l’impression d’une porte de castel en ruine…
Derrière la grille, s’étendait un grand parc sévère, aux allées sombres et tristes bordées de sapins énormes et de cèdres géants, qui faisaient songer aux baobabs des forêts équatoriales. Des haies d’hortensias, coupées de distance en distance par des fusains et des figuiers du Japon, couraient le long des murs du parc et devant la façade principale de la demeure.
Presque pas de parterres. De-ci, de-là, quelques bégonias blancs et quelques rosiers fleurissaient timidement au milieu de cet encombrement monotone de verdure.
On eût dit que l’architecte qui avait tracé les plans de la villa s’était efforcé de l’isoler du monde et l’avait enfouie, à dessein, tout au fond du parc, derrière un voile impénétrable d’arbres et de feuillages, comme un cloître de nonnes.
Deux saules pleureurs, plantés de chaque côté de la grille et qu’on pouvait distinguer assez aisément au-dessus des barreaux en fer de lance de la clôture, achevaient de donner à cet endroit une note funèbre et faisaient penser, invariablement, à ceux qui passaient :
« Quelle drôle de villa, on dirait un couvent de trappistes ! »
Pas d’allées et venues dans cette demeure singulière. Un silence continu enveloppait les abords de la villa, le parc et la maison d’habitation elle-même. Rien ne trahissait la présence d’un être vivant à l’intérieur de cette retraite sauvage : les volets qu’on apercevait, étaient toujours clos ; pas un piège oublié sur les gazons, pas un outil de jardinier, pas le moindre objet susceptible de fournir une indication précise…
L’emplacement même de la villa, le silence qui régnait autour d’elle, son parc désert, ses murs de monastère et jusqu’à son nom bizarre « Bakhea » qui signifie en langue basque : la paix, tout contribuait à l’envelopper d’un mystère profond…
Les habitations les plus proches étaient situées à plusieurs centaines de mètres, dans la direction de Biarritz, et n’étaient occupées qu’une partie de l’année par des familles anglaises. Celles-ci passaient presque tout leur temps en excursions et ne se souciaient nullement de ce qui se faisait autour d’elles…
À cette époque, c’était dans les premières années de ce siècle, mes parents habitaient la rue Mazagran où mon père avait fondé une maison de commerce assez importante. Il m’emmenait souvent avec lui dans ses voyages d’affaires en Espagne, car il voulait absolument faire de moi un commerçant, bien que j’eusse terminé d’une façon assez heureuse mes études de droit à la Faculté de Bordeaux.
« Avec un peu d’expérience, me disait mon père en souriant, et avec toutes les recettes juridiques et sophistiques dont tes régents t’ont farci la cervelle, tu arriveras facilement à défendre tes intérêts et à faire ton chemin. Quand je dis faire ton chemin, j’entends par là te créer une situation aisée, gagner de l’argent, selon l’expression du vulgaire, car, vois-tu, mon cher Georges, on a beau dire et beau faire, « l’honneur sans argent n’est qu’une maladie ». Racine avait raison : Primum vivere, deinde philosophari ».
Puis la voix de mon père devenait plus chaude, plus ferme, ses paroles s’efforçaient d’être convaincantes et il ajoutait, d’un ton qui n’admettait pas de réplique :
« L’avenir, mon garçon, l’avenir est au commerce ! Nous autres français, nous sommes, vois-tu, trop bourgeois, trop modestes, il nous faut peu de chose pour vivre et comme le pays que nous habitons est l’un des plus beaux qui soient, nous n’éprouvons pas le besoin de lutter ; nous n’avons pas l’impérieuse nécessité de nous créer une situation à l’étranger.
« Il en va tout autrement des peuples qui étouffent dans les limites impitoyables de leurs territoires ou trop étroits ou trop pauvres. Nous trouvons chez nous ce qu’il nous faut.
« Il est étonnant, cependant, qu’un peuple aussi belliqueux que le nôtre, qui possède au plus haut point cette bravoure, cette audace, cet instinct de la lutte, qui l’ont fait triompher tant de fois sur les champs de bataille, ne fasse preuve, en temps de paix, d’aucune qualité combattive.
« Secouons notre torpeur, mille diables ! La France possède un empire colonial magnifique ! Qu’attendons-nous pour tirer parti des richesses qu’il renferme ! Créons des industries, des banques, exploitons le sel, produisons, faisons preuve d’activité ! »
Enfin, à bout de souffle, mon père, estimant sans doute que son éloquence ne m’avait pas convaincu suffisamment, me faisait comprendre, en quelques phrases bien senties, qu’il entendait faire de moi son successeur et que je devais bien me pénétrer de cette idée, sous peine des pires catastrophes.
J’étais fils unique et j’aimais mon père.
Comme je n’avais aucune raison de lui déplaire, je me résignai à cette nouvelle vie et, bien qu’elle ne me plût que médiocrement, je m’y habituai assez bien. Pour conclure, j’en pris mon parti, sans pour cela abandonner mes habitudes d’observation.
C’est ainsi que, au cours de mes promenades, parmi toutes les autres maisons de plaisance, je fus amené à remarquer la villa « Bakhea ». Par elle, ma curiosité devait être soumise à une épreuve peu commune.
J’avais essayé plusieurs fois d’avoir des renseignements sur elle, en m’adressant à des personnes dignes de foi. Eh bien, je n’avais jamais pu obtenir une explication satisfaisante.
Mon père s’était contenté de hausser les épaules devant mon insistance, m’affirmant que ce devait être la demeure d’un original, qui venait y passer quelques jours par an et que, d’ailleurs, ce n’était pas là un fait isolé.
Pour me convaincre, il me citait le cas d’un de ses amis, industriel à Bordeaux, qui avait fait bâtir la villa « Chrysothémis » uniquement pour venir s’y réfugier, durant le mois de janvier. Or, cet ami disait, à qui voulait l’entendre, qu’il fallait être le dernier des imbéciles pour venir s’écraser sur la plage de Biarritz, au mois de juillet, parmi les joueurs de golf de l’Empire britannique et les grosses matrones, toutes chargées d’un empestant parfum de patchouli !
J’essayai également de sonder les domestiques des familles anglaises qui habitaient à côté de la villa « Bakhea ». Sans succès, d’ailleurs. En effet, comme ils répondaient à mes questions en un horrible patois écossais, aussi incompréhensible pour moi que le hottentot, je ne pus rien en tirer.
Un seul avait été autrefois midshipboy dans la marine royale, aussi parlait-il l’anglais un peu plus correctement que ses compatriotes, il m’expliqua qu’il était valet de chambre chez le comte de Welcester et qu’il avait pu remarquer naguère, au moment de la « season », un homme assez âgé qui, tous les matins, vers huit heures, sortait à cheval de cette villa.
Comme je le pressais de questions, il me regarda tout à coup avec méfiance et, croyant sans doute avoir affaire à quelque filou, il me salua froidement et me tourna le dos. Je ne poussai pas plus loin ma curiosité.
Cependant, chaque fois que je revenais sur les falaises, fumer une khédive au grand air, une force invincible prenait en quelque sorte la direction de mon libre arbitre, et me ramenait invariablement du côté de la route de Guéthary, juste derrière les arbres où se cachait la villa silencieuse. À force de réfléchir et comprenant que, en agissant de la sorte, je n’arriverais à aucun résultat, je résolus d’employer les grands moyens.
Je connaissais intimement le commissaire de police, car il était très lié avec mon père. J’allai trouver ce magistrat et je lui demandai, tout net, s’il connaissait la personne qui habitait la villa « Bakhea ».
Je crus d’abord que j’allais essuyer un refus, car le commissaire me parut quelque peu surpris et me regarda d’un air singulier, par-dessus ses lunettes, comme pour me dire :
« De quoi vous mêlez-vous ? »
Mais il me demanda avec simplicité :
— Vous avez absolument besoin de ce renseignement, Georges ?
— Oui, répondis-je, un peu gêné, si toutefois cela n’est pas contraire à votre devoir.
Il réfléchit quelques instants, puis soudain se dérida, sourit d’un air entendu et, prenant un volumineux registre, derrière son bureau, il l’ouvrit et se mit à le feuilleter lentement, tout en me regardant à la dérobée.
— Tenez, dit-il, en s’arrêtant à une page, voici votre renseignement.
Et il lut à haute voix :
— Villa « Bakhea », Comte de Flossanges-Runel, ancien consul de France à Varsovie.
Ce nom dut évoquer en sa mémoire quelques souvenirs personnels, car il passa la main sur son front, comme pour rassembler ses idées et murmura :
— Ah ! oui, j’y suis ! le fameux Flossanges ! oui, oui, très bien, toujours à cheval, un beau garçon, il avait un succès fou auprès des femmes… les Anglaises, principalement, raffolaient de lui…
Il s’arrêta quelques secondes et, après m’avoir scruté de son regard d’acier, il reprit d’un petit ton moqueur :
— Je sais qu’il était marié mais, par exemple, on ne le voyait jamais avec sa femme et je ne pourrais vous dire si elle est brune ou blonde. D’ailleurs, je n’ai pas revu M. de Flossanges depuis longtemps ; il ne doit faire que de rares apparitions à Biarritz. En effet, plusieurs fois, en passant devant sa villa, il m’a semblé qu’elle était fermée.
« Enfin, ça, mon petit, c’est votre affaire, ajouta le commissaire en clignant de l’œil. À votre âge, vous savez, j’avais le diable dans la peau. »
Et, après avoir refermé le registre d’un coup sec, il me tapa amicalement sur l’épaule, me chargea de donner le bonjour chez moi et me mit poliment à la porte.
Lorsque je fus dehors, je demeurai quelques instants immobile. Mon premier sentiment fut celui d’une très vive déception. Je commençais à me demander si, vraiment, je n’avais pas tort de me passionner ainsi pour une affaire qui n’en valait pas la peine et de voir les choses à travers les fantaisies désordonnées de mon imagination ?
Après tout, qu’avait de particulier la villa « Bakhea » ? N’était-ce pas tout naturel qu’elle fût fermée, comme beaucoup d’autres ? Le comte de Flossanges-Runel n’était-il pas libre de changer de plage, si cela lui faisait plaisir ? Il était de toute évidence que je devenais le propre artisan de ma fiction.
Le parti le plus sage était donc d’abandonner les idées préconçues que j’avais et de faire table rase de toutes les hypothèses romanesques qui hantaient mon esprit. Je croyais avoir découvert le secret de quelque aventure étonnante et je tombais tout bêtement dans la réalité la plus vulgaire.
Persuadé que je faisais fausse route, je rentrai donc chez moi tranquillement et j’oubliai, pendant plus d’un mois, la villa « Bakhea ».
À quelque temps de là, nous étions partis, mon père et moi, en automobile, afin d’aller traiter une affaire importante à Ciboure. Les pourparlers traînèrent, et nous nous trouvâmes dans l’obligation de revenir à une heure assez avancée de la nuit.
C’était au début du mois de juin. Le temps était magnifique.
Dans le ciel d’un bleu tendre, le chariot lumineux de la Grande Ourse se détachait nettement parmi les feux mouvants des milliers d’étoiles. La lune, pacifique, descendait lentement vers l’Océan… une brise tiède chargée d’iode et de sel courbait à peine la cime des platanes et les branches flexibles des acacias. Pas le moindre bruit ne troublait le silence de la campagne environnante, sauf le ronflement régulier du moteur et la musique infatigable de quelques grillons. Ceux-ci saluaient déjà les approches de l’été.
Je conduisais le phaéton à une allure assez modérée et, chemin faisant, mon père, fatigué sans doute par les discussions interminables qu’il avait dû soutenir avec deux rusés négociants de Pamplona, s’était presque endormi sur son siège. Nous avions dépassé la station de Bidart et nous arrivions aux premières villas de Biarritz, lorsque, tout à coup, j’eus la perception que j’allais passer à proximité de la villa « Bakhea ».
Alors, d’un geste plus réflexe que raisonné, je mis le moteur au ralenti et je n’avançai plus qu’à petits coups d’accélérateur, en voilant, autant qu’il m’était possible, le bruit du moteur ; je regardai mon père : il paraissait toujours plongé dans un demi-sommeil.
Je ne savais pas trop ce que je voulais faire, mais, inconsciemment, je subissais l’influence persistante qu’exerçait toujours sur mon imagination le voisinage de la demeure mystérieuse. Je n’étais jamais passé auprès de la villa « Bakhea », pendant la nuit et j’éprouvais, malgré mes dernières résolutions, l’irrésistible besoin de voir : quoi ? je n’en savais rien ; d’écouter, de guetter comme un policier qui se méfie.
J’étais ridicule, je m’en rendais parfaitement compte. Eh bien, malgré cela, je ne cherchais pas le moins du monde à me libérer de ce sentiment de curiosité, qui tyrannisait ma volonté.
À trois cents mètres environ de l’habitation, je ralentis encore la marche de la voiture, j’éteignis les phares et je regardai, dans la direction du parc, avec autant d’attention que si j’eusse redouté un guet-apens. Je ne distinguai d’abord que la masse confuse des grands cèdres et des sapins, plantés en rideau devant la villa, et dont les silhouettes fantomatiques se découpaient bizarrement au clair de lune…
Peu à peu, je reconnus distinctement les alentours. Ils m’étaient familiers. Je parcourus encore une centaine de mètres au ralenti et je serais, à n’en pas douter, passé à la même allure devant le petit chemin qui menait au portail d’entrée si, soudain, je n’avais été frappé par la vue d’une lumière. Cette lueur filtrait à travers les feuillages et son éclat devait être sûrement atténué par un abat-jour épais ou par une tulipe opaque.
Aussitôt, je sens mon cœur battre à coups précipités… J’arrête complètement ma voiture, je coupe l’allumage et j’écoute.
Le vent du Sud venait de se lever ; il sifflait dans les arbres une complainte monotone. J’entendais le murmure sourd du ressac, au bas de la côte. Un vol de mouettes passa avec des cris étouffés.
Les hypothèses les plus étranges traversaient mon esprit. Quelqu’un habitait donc cette maison ? Depuis quand ? Le comte de Flossanges-Runel était-il revenu précipitamment ? Des malfaiteurs audacieux, mettant à profit l’absence du propriétaire, avaient-ils réussi à pénétrer dans les appartements ? Je ne savais à quelle solution m’arrêter.
Une idée me vint : je remis en marche mon phaéton et je donnai à dessein plusieurs coups violents d’accélérateur. Le moteur se mit à gronder furieusement dans le silence de la nuit.
Aussitôt, la lumière, qui filtrait à travers les feuillages, s’éteignit brusquement et la villa « Bakhea » disparut derrière les grands platanes qui bordaient la route des falaises.
Mes parents aimaient beaucoup recevoir et avaient de nombreuses relations. Malgré ses occupations absorbantes, mon père demeurait très homme du monde et ma mère, qui appartenait à une famille de la capitale, avait gardé le goût des réceptions et des soirées, goût dans lequel elle avait été élevée.
Aussi, ne se passait-il pas de semaine qu’il n’y eût chez nous à dîner quelques parents ou amis. Tantôt, c’était M. Meyrignac, ingénieur en chef des travaux de la ville, vieux garçon d’une soixantaine d’années dont la culture, l’éducation et la simplicité avaient conquis l’estime des miens, tantôt c’était M. de Simagne, petit cousin de ma mère. Celui-là avait passé toute sa vie dans la « Carrière » et connaissait les quatre coins du globe.
Ses conversations étaient fort intéressantes, quoique légèrement prétentieuses. À tout propos, il éprouvait le besoin de dire : « Quand j’étais à Saint-Pétersbourg… », ou bien : « Un jour que je me promenais à Yokohama… », etc. Il détestait copieusement les romanciers qui, affirmait-il, ne se font point faute de parler à tort et à travers des pays qu’ils ont à peine entrevus et même, le plus souvent, qu’ils ont imaginés. Aussi proclamait-il avec assurance : « ce sont-là de beaux impertinents ».
Parfois c’était M. Lambert qui venait nous honorer de sa présence. Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, paléographe distingué, il usait ses dernières forces à vouloir découvrir l’origine mystérieuse des Basques. Sa femme, une actrice, autrefois célèbre, aujourd’hui rangée, sage et ignorée, professait à l’égard de ma mère une admiration sans bornes, ceci, pour deux choses qu’elle n’avait jamais su faire : jouer du piano et servir le thé.
Mme Tilly, veuve du général, très souvent aussi, venait chez nous, en compagnie du Dr Simon. Type accompli, celui-là, irréprochable et inconcurrençable praticien. Par le fait, il avait la spécialité de rendre malades ceux qui ne l’étaient pas. Il affirmait, à l’exemple de l’illustre Ésope, que la santé est semblable à la corde trop tendue d’un arc et que, comme le calme précède la tempête, l’absence complète de maladie ne présageait rien de bon.
Je passe sous silence quelques membres de la colonie étrangère sauf le baron russe Kalinine, homme remarquable, qui connut intimement plusieurs personnages de ce récit.
Je terminerai cette série de noms par celui de M. de Surgères.
De tous ceux qui fréquentaient chez nous, j’avais, je dois le reconnaître, une préférence marquée pour M. de Surgères, bien que ses visites fussent assez rares, et qu’il se montrât d’une correction parfois exagérée. Je le trouvais bizarre, très personnel et cependant sans originalité prétentieuse. Ce qui m’avait le plus frappé chez lui, tout d’abord, c’était la logique surprenante de ses idées, la clarté de son esprit, la simplicité de ses manières. Il avait un front large et de grands yeux vifs, pleins de lumière.
J’avais remarqué qu’il ne paraissait pas s’intéresser outre mesure aux questions d’ordre littéraire quoiqu’il fût très cultivé. Chaque fois qu’une discussion de ce genre s’élevait entre invités, il se taisait dédaigneusement.
Un jour, j’en garde encore le souvenir égayé, le Dr Simon, lancé dans une période magnifique sur les grands poètes de l’antiquité et croyant, sans doute, avoir médusé son auditoire par l’abondance de ses périphrases, s’adressa personnellement à M. de Surgères et lui demanda, avec une véritable ardeur de néophyte :
— Pensez-vous, Monsieur, que les poètes modernes puissent soutenir la comparaison ?
M. de Surgères, sans se troubler, répondit aussitôt :
— Mon cher docteur, je n’ai pas l’habitude de faire des citations, mais celle qui me revient en mémoire paraît résumer si bien toute ma pensée que, pour cette fois, je me permets de faire une exception. Voici cette citation. L’illustre Nietzsche disait :
« Je suis fatigué des poètes, des anciens et des nouveaux. Pour moi, ils sont tous superficiels, tous des mers desséchées, car ils n’ont pas pensé assez en profondeur. Un peu de volupté et un peu d’ennui c’est encore ce qu’il y eut de meilleur dans leurs méditations. »
Le Dr Simon, absolument suffoqué par cette réponse d’hérétique, ouvrit une bouche énorme, leva les yeux au plafond comme pour prendre à témoin de ce blasphème tous les dieux de l’Olympe et s’assit piteusement en répétant :
— Des mers desséchées, des mers desséchées ! Monsieur, nous ne nous comprenons pas.
Tout le monde se mit à rire de sa mine déconfite.
Par contre, lorsque l’on abordait des sujets de médecine, de mécanique et de biologie, M. de Surgères sortait de son silence habituel et paraissait transformé. Il exprimait son avis en de petites phrases courtes, hachées, mais d’une force singulière, nettes, concises comme sa pensée.
Je savais peu de chose de sa vie. Il avait été présenté à mon père par le baron Kalinine qui avait connu sa famille à Paris, avenue Malakoff. M. de Surgères avait, paraît-il, fait ses études de médecine, mais quelque temps après avoir installé à Paris un cabinet de consultations, il avait été obligé d’abandonner sa profession… « Raison de santé », disait-on !… C’est pour cela, sans doute, qu’il se trouvait actuellement à Biarritz.
Le baron nous avait dit aussi, très vaguement, que le docteur avait failli se marier avec la fille d’un riche banquier. Par exemple ce dernier, ayant appris la maladie de son futur gendre, avait rompu net toutes relations et l’avait mis assez grossièrement à la porte. Ses parents étaient morts, depuis quelques années, en lui laissant une fortune très modeste.
En somme tout cela était assez vraisemblable et il n’y avait, dans ces renseignements, rien qui pût détruire la bonne harmonie de nos relations.
*
Un soir du mois de septembre, comme je sortais du casino où je venais d’entendre jouer de la musique russe, l’idée me vint, avant de rentrer chez moi, d’aller fumer un cigare, à côté du Grand-Hôtel. La lune était voilée complètement ; de temps en temps seulement, on apercevait, dans une déchirure de clarté, de gros nuages noirs aux formes hostiles et bizarres comme des bêtes fabuleuses… Je percevais distinctement le grondement sourd des vagues qui balayaient le sable sur la côte.
M’étant accoudé à la balustrade de fer qui bordait la place, je me mis à rêver, tout en dégustant mon havane. Au bout d’une demi-heure, les dernières lumières du Casino s’éteignirent, quelques retardataires disparurent chacun de leur côté et je me disposais à les imiter, à regagner ma demeure, lorsque j’entendis le bruit d’un pas, venant du côté de la ville basse, par le petit chemin des falaises.
J’étais complètement dans l’ombre, à plus de cinquante mètres au moins de l’unique réverbère, dont la médiocre lueur éclairait l’entrée de ce chemin. Par conséquent, je pouvais très bien voir, sans risquer de révéler ma présence.
Je n’attendis pas longtemps…
Un homme apparut, gravissant la côte à pas précipités. Il était coiffé d’un chapeau mou, rabattu sur les yeux, et il avait relevé le col de son pardessus de telle sorte que je ne pus, tout d’abord, distinguer son visage. Arrivé devant le réverbère, il s’arrêta, et sonda l’obscurité, d’un regard circulaire, comme s’il hésitait à continuer sa route…
Juste à ce moment, la lumière tomba en plein sur son visage… Je faillis me trahir en poussant un cri de surprise… C’était Surgères ! Je demeurai immobile, dans mon coin, me demandant de quel côté il allait se diriger et pourquoi il se trouvait dehors à pareille heure.
Il repartit aussitôt. Je le vis traverser la rue, puis poursuivre du côté du port vieux.
— Ce diable de Surgères, pensai-je, c’est un original ! Il est capable d’avoir choisi cette heure-ci pour faire ses promenades de santé.
J’eus envie de courir après lui et de l’appeler… J’avais déjà fait quelques pas dans ce sens, lorsqu’une idée me traversa l’esprit. Peut-être courait-il vers un rendez-vous, tout bêtement ?
Au fond, ça ne me regardait pas ! Je tirai ma montre : deux heures dix minutes. Je n’étais pas encore assez endurci pour pousser plus avant cette esquisse policière…
Je rentrai donc chez moi paisiblement tout en songeant à cette rencontre inattendue. Je la trouvais assez amusante et, plus je réfléchissais, plus j’inclinais à croire que Surgères allait bel et bien rendre visite à quelque femme, sa maîtresse assurément. L’heure avancée de la nuit, la façon d’épier, le chemin détourné qu’il avait pris pour monter vers la ville haute, tout cela me poussait à admettre l’hypothèse d’un rendez-vous amoureux.
Le lendemain, à mon réveil, j’éprouvai un sentiment peu recommandable : je regrettai franchement de n’avoir pas suivi Surgères et de m’être détourné, comme j’allais pouvoir repérer le lieu qui l’attirait, à cette heure avancée. C’était d’une inélégance révoltante. Je chassai de moi cette mauvaise pensée.
Mais, comme si elle m’était naturelle, elle revint presque aussitôt avec plus de force. Je finis par ne plus lui opposer qu’une faible résistance. Toutefois, le sentiment de regret que j’éprouvais était isolé et, bien que je le ressentisse vivement, je n’en déduisais encore aucune conséquence, aucun effet plus ou moins direct.
Par exemple, le démon de la curiosité, qui s’emparait de moi, ne tarda pas à me faire franchir cette distance négligeable et à me pousser impitoyablement vers des conclusions de plus en plus précises. Une foule d’arguments spécieux surgirent alors dans mon esprit, à l’appui de mon raisonnement.
Après tout, est-ce que je le connaissais, ce Surgères ? Qui était-il ? Que faisait-il ? On le disait docteur et il n’exerçait pas sa profession ; en outre, il ne paraissait guère suivre un régime spécial dénotant quelque grave maladie. Désormais, les renseignements du baron Kalinine me semblaient bien vagues.
D’ailleurs, quels étaient ses moyens d’existence ? S’il était toujours vêtu correctement, il habitait, avenue de la Reine Nathalie, un appartement très modeste, ce qui limitait assez ses signes extérieurs de richesse, et n’indiquait pas précisément qu’il eût de gros revenus. Était-il un espion habile, un chevalier d’industrie ou simplement quelque pauvre diable, meurtri par la vie ?
Après m’être posé ainsi une foule de questions du même genre, j’arrivai à être persuadé de l’excellence de ma judiciaire. J’en conclus que je devais m’efforcer, par tous les moyens, d’en apprendre un peu plus long sur le Dr Surgères. J’avais la tâche impérieuse de connaître sa vie passée, les raisons véritables qui l’avaient amené à se fixer à Biarritz et quel but il poursuivait.
Puis je fus étonné de ma propre impertinence. Je me demandai si j’allais m’amuser à jouer ainsi au policier, comme les Lecoq et les Holmes créés par Gaboriau et Conan Doyle. Vraiment, ne devenais-je pas un peu ridicule avec mes déductions fantaisistes… J’hésitais entre la crainte de passer pour un malotru et le désir de satisfaire mon invincible curiosité.
Finalement, je résolus de retourner, le soir même, à la place du Casino, d’attendre Surgères, de le filer bel et bien et de savoir où il allait.
Cette décision prise, je passai la journée dans une sorte de fièvre.
Pour calmer mon impatience, je me mis à travailler avec ardeur. En quelques heures, j’expédiai les correspondances de notre maison, j’envoyai des ordres à quelques-uns de nos représentants ; puis je fis part à mon père de plusieurs projets. Ceux-ci eurent l’air de l’intéresser et lui semblèrent de bon augure pour mon avenir commercial.
— Allons, Georges, me dit-il avec satisfaction, je vois que tu deviens un homme actif et avisé…, tu te formes…, tu as de l’initiative… Avec quelques conseils, tu finiras par devenir un homme d’affaires parfait.
Là-dessus, profitant sans doute des bonnes dispositions dans lesquelles je me trouvais, il se lança dans des considérations interminables d’ordre économique, me parla d’exportation, d’importation, de change, de concurrence, de banque avec une telle éloquence que j’en demeurai stupéfait et que j’en oubliai la longueur des heures qui me séparaient de l’exécution de mon projet.
Après dîner, comme mon père m’entreprenait à nouveau sur les avantages et les inconvénients du libre-échange, et s’embarquait dans une dissertation qui menaçait de devenir terriblement longue, j’eus l’audace de prétexter un peu de fatigue et de me retirer dans ma chambre. Au fond, je n’avais qu’une idée : ne pas manquer ma petite expédition.
Vers onze heures, lorsque je fus certain que tout le monde était couché, je sortis par une porte grillée, au bas du jardin, porte dont je gardais toujours la clef sur moi. Sitôt hors de surveillance, je me dirigeai vers mon poste d’observation…
Au bout de quelques minutes, j’arrivai à la petite place qui domine la falaise. Je pris place sur le banc, scellé en terre, à côté du garde-fou.
Le temps était désagréable, plus mauvais que la veille. Je distinguais à peine les lumières des villas. Elles trouaient l’obscurité de petits points rouges. Le ciel était noir. Les nuages couraient si bas, qu’ils semblaient toucher à la mer. La tempête soulevait des vagues énormes, dont l’écume venait fouetter les hauts balcons du Casino. Le vent du large arrivait sur la ville en un grondement de tonnerre, secouait avec violence les arbres de la côte, faisait grincer d’une façon sinistre les girouettes et menaçait, à chaque instant, d’éteindre les réverbères…
Je crus alors que j’avais eu tort de tant me hâter. En effet, je ne possédais aucune certitude mathématique sur le retour de Surgères. Il était vraisemblable qu’il eût choisi, par hasard, l’heure de sa promenade de la veille, et alors toutes les hypothèses ingénieuses que j’avais échafaudées s’écroulaient lamentablement. Je regrettais presque d’avoir pris une décision aussi rapidement, en me fiant à ma seule imagination…
J’avais froid… Comme il était à peine minuit, indécis, j’allais descendre vers la plage, dans l’intention de distraire mon attente, lorsque je vis un homme déboucher sur la petite place, par le chemin des falaises…
C’était Surgères !…
Je me rejetai vivement en arrière, dans l’ombre. Comme la nuit précédente, il était coiffé d’un chapeau mou, rabattu sur les yeux et il avait relevé le col de son pardessus. Il passa rapidement sous les réverbères placés en face du Grand-Hôtel et se dirigea vers la rue Mazagran.
Lorsqu’il eut traversé la place, je me mis à marcher résolument derrière lui, bien décidé à pousser l’aventure jusqu’au bout. Présomption ! Je ne tardai pas à m’apercevoir combien j’allais éprouver de difficultés. En réalité, jamais je ne m’étais rendu compte des efforts qu’il était nécessaire de déployer pour filer quelqu’un : de la patience, du sang-froid et de la ruse, dont il fallait faire preuve, afin d’obtenir un résultat satisfaisant. D’une part, si je serrais Surgères de trop près, il pouvait s’apercevoir, d’un moment à l’autre, qu’il était suivi et alors tout était perdu. D’autre part, si je restais trop éloigné, je risquais de le perdre de vue, à cause de l’obscurité ; dans ce cas aussi tout était à recommencer.
Tout d’abord, je le suivis avec succès en me tenant, environ, à une cinquantaine de mètres de lui. Il passa devant la mairie, descendit la rue Mazagran et se dirigea vers le Port-Vieux. Nous arrivâmes ainsi à la villa Belza dont la grande tourelle se profilait sur les rochers avancés, au milieu de la mer, comme un donjon féodal.
Les vagues se jetaient furieusement contre la côte et venaient s’engouffrer, avec un bruit assourdissant, dans les anfractuosités de la falaise. Le mauvais temps favorisait mes projets. Il aurait fallu que Surgères fût doué d’une ouïe surnaturelle, pour distinguer le bruit imperceptible de mes pas parmi le vacarme de la tempête. Néanmoins, je me tenais sur mes gardes, et je marchais avec plus de précaution que jamais, car la majeure partie de la route, qui va de la villa Belza à l’autre extrémité de la falaise, est en ligne droite et totalement dépourvue d’arbres et d’habitations. De sorte que, le cas échéant, il m’eût été impossible de me dissimuler derrière le moindre abri.
Je redoublais de précautions. J’avais comme l’intuition bien nette que quelque chose allait se produire.
Bonne inspiration, en effet… brusquement, Surgères s’arrêta, fit demi-tour et revint précipitamment sur ses pas… Je n’eus que le temps de me jeter à plat ventre, dans un semblant de fossé, au pied de la falaise et j’attendis, le cœur battant, retenant mon souffle.
Il me dépassa d’une dizaine de mètres, puis s’arrêta de nouveau et je vis, derrière moi, la route apparaître toute argentée dans une traînée de lumière, puis s’enténébrer presque aussitôt. Il avait sans doute un petit projecteur électrique dont il venait de se servir.
J’étais stupéfait d’une telle ruse !
Il n’avait certainement pas la conviction d’avoir été suivi ; c’était donc par mesure de précaution qu’il avait adopté cette tactique et si bien choisi l’endroit où il aurait facilement pu me surprendre, s’il s’était arrêté quelques mètres plus près. Il devait être très méfiant. De plus, on ne pouvait se dissimuler qu’il avait un gros intérêt à agir ainsi et tenait essentiellement à laisser ignorer le lieu où il se rendait.
Il parut satisfait de son examen et repassa devant moi, sur la route, en pressant le pas. Je me relevai, de plus en plus intrigué par des allures aussi suspectes. Au vrai, je me sentais devenir inquiet, nerveux et je tremblais, en songeant à cette satanée lampe électrique…
— Si la fantaisie lui prend, pensai-je, de recommencer sa manœuvre, il n’est pas certain que j’aurai autant de chance que cette fois-ci.
Pourtant, la tournure que prenaient les événements ne pouvait qu’exciter, au plus haut point, ma curiosité et me faire persévérer dans mes projets. Il eût été désolant, absurde, au moment où j’étais en assez bonne posture, peut-être même sur le point de toucher au but, de n’avoir pas davantage de volonté. Non, je n’avais pas le droit d’échouer dans mon entreprise, par suite d’un manque de sang-froid.
Je fis donc un effort et je repris confiance en moi-même.
Surgères était arrivé déjà auprès de l’établissement de bains, situé à l’extrémité de la jetée. Je le vis s’engager dans le petit chemin qui monte en lacets vers la ville haute. En le suivant, j’arrivai, sur ses talons, devant la villa Bista Ederra, au sommet de la falaise. Là, il s’arrêta un instant, alluma une cigarette, puis prit résolument la route de Guéthary.
Jusqu’alors, je n’avais eu aucun doute sur le véritable but de la promenade nocturne de Surgères. S’il ne s’était pas livré à cette marche arrière précipitée, aux environs de la villa Belza, j’aurais pu croire qu’il était très original, qu’il aimait simplement le charme captivant, et toujours nouveau, des nuits splendides de la côte basque.
Mais, lorsque je le vis se diriger vers la route de Guéthary, je ressentis une commotion violente, semblable à celle qu’on éprouve lorsqu’un véhicule vient de vous frôler, dans sa course. Un pressentiment, me traversa l’esprit, comme un éclair !
Surgères se rendait à la villa Bakhea !!!…
Pourquoi cette idée avait-elle germé tout à coup dans mon cerveau ? Je ne sais. Elle s’imposait, voilà tout ! Et elle s’imposait à moi avec tant de force, qu’il n’était pas possible qu’elle ne fût point l’expression même de la vérité. Une sorte d’instinct, mieux, peut-être, un contact psychique m’avertissait que Surgères allait là et non ailleurs.
Une émotion intense commençait à me gagner.
Qu’y avait-il donc de commun entre lui et cette étrange villa ? J’étais peut-être sur le point de découvrir le mystère qui hantait mes jours et mes nuits depuis si longtemps, le mystère que je cherchais en vain à pénétrer. Il importait donc de redoubler de ruse, car Surgères ne pouvait manquer d’employer toutes sortes de stratagèmes, pour dépister la personne qui aurait eu la malencontreuse idée de le filer.
En effet, nous étions arrivés presque à la hauteur de la villa Bakhea ; or, bien loin de ralentir son allure, il paraissait, au contraire, marcher beaucoup plus vite. Un chemin étroit, long d’une centaine de mètres environ, et perpendiculaire à la route, menait droit au portail d’entrée. Il dépassa ce chemin et continua de marcher, en pressant le pas, comme quelqu’un qui aurait eu l’intention d’aller beaucoup plus loin…
La même prévision instinctive m’indiqua le piège…
Je m’arrêtai ; puis je montai silencieusement dans un gros sapin, sentinelle dressée juste en face du petit chemin d’entrée de la villa, mais à plus de dix mètres en retrait du bord de la grande route. Ainsi perché, j’attendis. J’éprouvai alors quelques minutes d’angoisse en écoutant le bruit léger des pas de Surgères se perdre dans la nuit…
Si je m’étais arrêté trop tôt ? S’il allait prendre un sentier connu de lui seul pour aller à son rendez-vous mystérieux ?
Au bout de quelques instants, j’aperçus Surgères ; il revenait de mon côté avec précaution. Arrivé en face du petit chemin, il fit jouer son projecteur électrique, fouilla les buissons autour de lui, pendant quelques secondes… puis tout rentra dans l’obscurité.
Bien m’en avait pris de ne pas aller m’embusquer trop près de la route, car j’aurais certainement été pris dans le pinceau lumineux.
Estimant sans doute qu’il avait agi avec toutes les précautions désirables, Surgères n’hésita plus ; il s’engagea résolument dans le petit chemin, arriva devant le portail d’entrée, l’ouvrit sans le moindre bruit, le referma de même, et disparut sous les grands arbres du parc…
De retour chez moi, je restai plusieurs heures sans pouvoir m’endormir. Mon imagination, surexcitée par les événements de la nuit, mes nerfs, trop longtemps tendus, la satisfaction d’avoir enfin découvert une partie du mystère de la villa « Bakhea », tout cela m’enlevait le calme nécessaire au sommeil.
Des idées, plus extravagantes les unes que les autres, surgissant sans cesse dans mon esprit, sans aucun ordre, m’empêchaient de suivre un raisonnement quelconque et je ressemblais à un voyageur, égaré sous la voûte assombrie de la forêt, et qui ne sait plus de quel côté diriger ses pas. Je me demandais comment je pourrais continuer mes recherches, par quel moyen j’arriverais à savoir, enfin, ce qui se passait à l’intérieur de la fameuse villa.
L’attitude de Surgères me paraissait de plus en plus suspecte : il y avait à parier cent contre un que cet homme poursuivait quelque but mystérieux, dont je ne pouvais encore me faire une idée, et qu’il s’entourait de mille précautions pour en garder jalousement le secret.
Il m’était difficile de croire, maintenant, à un simple rendez-vous amoureux. En admettant même qu’il y eût une femme, dans cette aventure, ce ne pouvait être que la comtesse de Flossanges-Runel. Or, il était invraisemblable que la comtesse, si elle connaissait Surgères, pût se rendre, sans se faire remarquer, à la villa « Bakhea », toute seule, sans domestiques et cela assez fréquemment.
Et, cependant, à la réflexion, on ne pouvait douter que Surgères connût les Flossanges-Runel, soit le mari, soit la femme ; car, comment, dans le cas contraire, aurait-il eu l’audace de pénétrer, la nuit, comme un voleur, dans une maison qui ne lui appartenait pas ?
Ce qui me paraissait encore plus anormal, en cette affaire, c’était le fait de n’avoir vu personne venir à la rencontre de Surgères, ni sur la route, ni aux abords de la villa et de n’avoir même pas aperçu, à l’intérieur de la demeure mystérieuse, la lumière que j’avais remarquée, une fois, pendant la nuit, en revenant de Ciboure.
Si c’était un rendez-vous, il fallait convenir qu’il était bien organisé contre les surprises. Si c’était un centre d’espionnage ou de contrebande, l’endroit, à la vérité, ne pouvait être mieux choisi. Maintenant que je me savais sur une bonne piste, je n’avais que deux moyens pour arriver à connaître la vérité : ou bien retourner chez le Commissaire de Police et lui toucher un petit mot de l’affaire, ou bien me rendre compte par moi-même de ce qui se passait, en allant jusqu’au bout et en pénétrant à l’intérieur de la villa.
Dès l’abord, j’abandonnai l’idée de dévoiler ce que je savais, non seulement au commissaire, mais à n’importe quelle personne, fût-elle de ma famille. Il me semblait malhonnête et ridicule de jouer le rôle de délateur, s’il s’agissait d’une simple amourette, et j’avais toujours le temps de prendre d’autres dispositions, s’il s’agissait de choses graves.
Je finis donc par me convaincre que la meilleure solution était de m’introduire, sinon dans la villa elle-même, du moins dans le Parc, d’où je pourrais examiner, avec quelques chances de succès, les faits et gestes de Surgères et, si le hasard me favorisait, arriver peut-être à tout savoir… Ce projet avait l’avantage d’être peu compliqué, mais son exécution m’apparaissait néanmoins hérissée de difficultés ! Qu’adviendrait-il de tout cela et ne risquais-je pas de payer cher ma téméraire curiosité ?
En somme, je ne savais pas du tout dans quelle affaire j’allais me lancer, ni les dangers que je pouvais courir ? Il fallait du courage ! Que diable, je saurais en avoir !
C’est sur ces belles résolutions, et déjà certain de triompher, que je m’endormis. Je fis des rêves étranges jusqu’à l’heure de mon réveil.
Quelques jours se passèrent. L’idée de chercher à pénétrer à l’intérieur de la villa « Bakhea », pour lui arracher son secret, prenait de plus en plus de force dans mon esprit.
Cette aventure me passionnait doublement : d’abord, parce que j’étais certainement le seul à me douter du mystère à sonder ; ensuite, parce que je lui trouvais une note originale, un irrésistible attrait où se mêlaient confusément des sentiments de crainte et de curiosité, le charme de l’inconnu, avec, en surplus, le piment des émotions fortes et le goût du romanesque.
Autrefois, j’avais souri en lisant des œuvres de Wells ou des contes d’Edgar Poe, or, voici que je me laissais aller, maintenant, aux caprices de mon imagination et que j’étais captivé par quelques constatations d’ordre personnel, comme jadis par les histoires de Barbe-Bleue.
J’avais déjà fait mes préparatifs en vue d’une deuxième expédition nocturne ; je me disposais même à mettre mon projet à exécution, lorsque se déroulèrent, chez moi, des événements singuliers, qui me retardèrent dans mon entreprise, mais ne contribuèrent pas peu à me faire persévérer dans mes résolutions.
Le mieux est de donner ici le détail de ces incidents.
*
Mon père avait décidé de donner un dîner en l’honneur de la comtesse Roda-Myromena, intime amie de ma mère. La comtesse arrivait de Madrid et venait passer, comme tous les ans, une partie de l’été à Biarritz. Je fus chargé, à cette occasion, d’envoyer les cartes d’invitation aux personnes que nous avions l’habitude de recevoir et, on doit le penser, je me gardai bien d’oublier le docteur Surgères.
Le jour fixé, c’était un samedi, je crois, les invités arrivèrent à quelques minutes d’intervalle. Je constatai, avec plaisir, qu’ils étaient tous d’excellente humeur. J’attendais avec une certaine angoisse l’arrivée de Surgères, car, bien que je fusse absolument certain qu’il ne pouvait se douter de rien, j’éprouvais cependant un trouble singulier, une sorte de malaise inexplicable comme si j’avais commis une mauvaise action.
Aussi ce fut avec une véritable satisfaction que je le vis venir vers moi, me tendre franchement la main et me parler, pendant quelques instants, d’une façon tout à fait cordiale. Pendant le dîner, la conversation fut très animée, aussi extrêmement intéressante. Jamais je n’avais encore assisté à des joutes oratoires aussi passionnées, chez nos invités ; jamais je n’avais entendu agiter autant de questions en si peu de temps et avec tant d’esprit.
M. de Simagne n’avait pas parlé une seule fois du Japon, ni du Sénégal ; il soutenait brillamment, contre M. Lambert, une thèse philosophique spiritualiste. M. Meyrignac, avec une facilité que je ne lui connaissais pas, faisait l’apologie de la grande République des États-Unis, au point de vue agricole et industriel.
Mme Lambert, si pâle d’habitude, avait trouvé, dans ses souvenirs, une éloquence inattendue ; elle éblouissait, par ses connaissances artistiques, la Comtesse de Myromena. Cette dernière ne se doutait certes pas avoir affaire à une ancienne actrice célèbre dont le talent avait occupé, pendant des années, la presse théâtrale et quelques heureux privilégiés.
Le docteur Simon, ayant sans doute acquis la conviction solide que Surgères n’avait aucun faible pour les poètes de l’antiquité, ni pour les poètes modernes, s’était, par une inspiration de génie, lancé dans une question de biologie, qui devait certainement intéresser son jeune confrère. En effet, ce dernier poussait la complaisance jusqu’à lui porter secours, aux moments critiques où il commençait à patauger sérieusement. Je me trouvais en face du docteur Simon et à côté de Surgères.
À un moment donné, celui-ci me dit à voix basse : « Il n’est pas si ennuyeux que je l’avais pensé tout d’abord ». Ce que je traduisis ainsi : « Il n’est pas si bête qu’il en a l’air. »
Tout allait donc pour le mieux. Surgères ne se doutait de rien et me paraissait très expansif. La plus franche gaieté régnait parmi les convives. J’étais donc persuadé que nous passerions une excellente soirée.
Le baron Kalinine, qui semblait médusé par la couleur des vins vieux alignés devant lui, profitant d’un instant de silence parmi les convives, se mit à parler, avec mon père, de plusieurs personnes qu’ils avaient connues autrefois.
— À propos, Monsieur de Rambaud, dit-il, peut-être ne le savez-vous pas ? Ce pauvre diable de Flossanges est mort à Paris, l’année dernière, âgé à peine de quarante-cinq ans ! C’est un de mes amis de Russie qui m’a écrit la nouvelle.
À ces mots, je me mis à écouter avec la plus grande attention.
— Flossanges ! répondit mon père, ayant l’air de chercher, je ne me souviens pas de lui.
— Comment, reprit Kalinine ; vous le connaissiez bien cependant ! Voyons, rassemblez vos souvenirs. Le comte de Flossanges-Runel, consul de France à Varsovie ! Un beau gaillard, ma foi, et qui savait prendre la vie du bon côté ; un peu trop, peut-être, car il paraît que sa femme était très malheureuse…
— Flossanges ? sincèrement, je ne…
— Ah ! vous me faites rire ! Un de vos voisins, voyons ? Il avait une villa là-haut sur la route de Guéthary… la villa… la villa… Bakhea… je crois ?
Je sentais mon cœur battre violemment, car je tremblais que mon père ne se rappelât les conversations que nous avions eues ensemble à ce sujet et n’y fît allusion. Fort heureusement, il n’en fut rien et il se contenta de répondre :
— Mon cher Kalinine, excusez-moi. Malgré tout, je n’ai aucune souvenance du personnage dont vous me parlez. J’ai pu lui être présenté, comme ça, mais nous n’avons certainement pas dû rester en relations suivies.
— Tiens, c’est curieux, reprit le baron, décidément attaché à son idée ; j’étais persuadé que vous aviez connu le comte ainsi que sa jeune femme. La comtesse était remarquablement belle et d’une intelligence bien au-dessus de la moyenne. Elle s’était retirée dans sa famille, qui se trouve à Pau, paraît-il.
La conversation dévia vers un autre sujet. L’alerte était passée.
Pendant ce petit dialogue, j’avais regardé plusieurs fois Surgères, à la dérobée ; son visage demeurait impassible et rien en lui ne trahissait les pensées dont son esprit devait être rempli. Il ne se doutait certainement pas, qu’à côté de lui, un autre homme connaissait déjà une partie de ses actes et cherchait à découvrir le mystère de sa vie.
Ainsi le cercle de mes suppositions se rétrécissait. De plus en plus, j’étais porté à croire, que mes hypothèses étaient fondées. Les renseignements que le baron Kalinine venait de me donner, sans s’en douter, m’étaient infiniment précieux. Je crois, d’ailleurs, que le brave homme ne devait guère en savoir davantage. Il avait vidé son sac d’un seul coup et ma bonne fortune avait voulu que je fusse là au moment propice.
Surgères devait connaître la comtesse de Flossanges-Runel depuis longtemps, j’en étais absolument convaincu. Son mari la rendait malheureuse, avait dit Kalinine… Cela pouvait expliquer facilement beaucoup de choses.
Ce qui arrive, souvent, en pareil cas, avait dû se produire. Madame de Flossanges s’était attachée à Surgères de toute son âme et Surgères devait l’aimer profondément.
Où et comment s’étaient-ils connus ? Cela importe peu. Ils avaient sans doute d’excellentes raisons pour prendre ainsi tant de précautions et il fallait bien avouer qu’ils étaient de première force pour donner le change.
Cependant, à la réflexion, je ne pouvais me résoudre à admettre que la villa « Bakhea » fut un simple lieu de rendez-vous. Il me semblait qu’il y avait là autre chose de plus grave, de plus secret qu’une amourette ordinaire… Une sorte d’instinct, – cet instinct qui me guidait depuis le début de cette affaire, – m’avertissait que la vie de Surgères devait renfermer quelque mystère redoutable…
Après le dîner, les convives se répandirent un peu de tous les côtés, les amateurs de musique au salon, les fervents du bridge dans la salle de jeu, les sportifs autour du docteur Simon et quelques autres dans le jardin, pour causer paisiblement, en se promenant au clair de lune.
Quant à moi, je me trouvais sur la terrasse, en compagnie de Surgères, de mon père, de deux Anglais, du baron Kalinine et de M. Meyrignac. La nuit était très belle. Accoudés à la balustrade de la terrasse qui domine la place, nous écoutions, dans le silence du soir, le murmure confus de l’Océan et, tout en dégustant nos havanes, nous respirions paresseusement la brise marine, saturée d’iode et de sel…
Après que nous eûmes parlé des principaux événements de la journée, des hommes politiques du moment, de quelques nouveaux livres, la conversation tomba tout à coup, d’une façon assez inattendue, sur le Second Empire. Comme le baron Kalinine faisait allusion à la prospérité, sans cesse croissante, de « la reine des plages », M. Meyrignac, bonapartiste convaincu et militant, crut qu’il y allait de son honneur d’apporter quelques précisions sur cette question.
Il exprima donc, d’une façon élégante, son mépris pour le gouvernement de la République et proclama, en quelques phrases bien senties, que Biarritz avait été créé de toutes pièces par le Second Empire, et non par Marianne. Puis, après avoir tracé un tableau brillant de notre ville, à l’époque où venait y séjourner la famille impériale, il ajouta que tout l’honneur de cette prospérité revenait principalement à l’impératrice Eugénie.
— C’est le seul bien qu’elle ait fait à la France, dit froidement l’un des deux Anglais, ancien major au 1er régiment de Sussex.
— Vous êtes bien sévère, Monsieur Wallace, répondit l’ingénieur. Cette souveraine ne fut point, comme ses ennemis se sont plu à la représenter, un monstre d’ingratitude et d’ambition, une orgueilleuse uniquement préoccupée de briller dans les fêtes mondaines, une égoïste n’ayant d’autre souci que les intérêts de sa dynastie.
« Non, Monsieur, non ! l’impératrice fut victime de la destinée. Elle était foncièrement bonne et elle aimait sincèrement notre pays, mais ce furent sa trop grande confiance et son cœur qui la perdirent. Sa vie n’a été qu’une suite de désillusions et de malheurs. La défaite de nos armées, la chute de l’Empire, l’exil avec les siens à Chislehurst, la longue agonie de Napoléon III, l’assassinat de son fils unique sont des épreuves qui comptent dans la vie d’une femme.
— Le prince impérial est mort, en effet, dans des circonstances assez imprévues, dit mon père. Il a été tué par les Zoulous, n’est-ce pas ? au cours d’une reconnaissance qu’il faisait, comme officier de l’armée anglaise.
« Cette nouvelle, je crois m’en souvenir, avait eu en France un retentissement considérable. Sous l’Empire, je voyais quelquefois le prince, sur la plage, en compagnie du maréchal de la Cour, son précepteur, que je connaissais. Il m’avait déclaré que c’était un jeune homme fort distingué et fort intelligent…
À ces mots, M. Meyrignac se leva et dit d’une voix assurée :
— Messieurs, vous le savez aussi bien que moi, la mort vient comme un voleur ; elle n’épargne ni la beauté, ni le talent, ni la vertu, ni la jeunesse ; elle frappe autour d’elle sans distinction d’âge, ni de classe, et nul de nous ne sait si demain il sera encore vivant.
« Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si elle choisit ses victimes dans les milieux les plus illustres, comme les plus obscurs et si elle se plaît à retrancher du nombre des vivants tantôt un illettré, tantôt un écrivain d’avenir, un savant sur le point d’accomplir une découverte, un jeune prince sur lequel tout un peuple fondait les plus grandes espérances.
« L’Histoire est là pour nous donner mille exemples saisissants de ces caprices du Destin. Mais vous conviendrez aussi avec moi que ces caprices sont parfois bien singuliers. Ne trouvez-vous pas, par exemple, qu’il y a une sorte de régularité déconcertante dans cette fatalité qui a poursuivi les héritiers respectifs des deux empereurs de la famille de Bonaparte ?
« En 1832, le duc de Reichstadt, fils unique de Napoléon 1er, meurt à Schönbrunn, âgé de vingt et un ans.
« En 1879, le prince impérial, fils unique de Napoléon III, est assassiné par les Zoulous, à l’âge de vingt-trois ans !…
— C’est, en effet, digne de remarque, souligna Surgères. N’est-ce pas votre avis, Monsieur Wallace ?
— Absolument, répondit le major. Certains faits présentent quelquefois des analogies frappantes. Ainsi, j’ai connu à Pembroke, dans le pays de Galles, trois frères qui étaient médecins. Ils se sont mariés tous trois un mercredi et, trois ans après, ils se sont noyés, à peu de jours d’intervalle, l’un dans la Tamise, l’autre dans la Clyde, et le troisième dans la Severn.
— Ma foi, reprit Surgères, en suivant son idée, cette question m’intéresse vivement. Pourriez-vous, Monsieur Meyrignac, me donner des détails sur la mort du prince impérial ?
— Très volontiers, Monsieur, répondit l’ingénieur. Je possède quelques documents, qui me permettent de vous renseigner d’une façon assez exacte. Je ne vous cacherai pas que j’ai, sur ce tragique événement, une opinion bien arrêtée et tout à fait personnelle, mais il faut parfois savoir faire abstraction de ses propres sentiments et se défier de son imagination. Je vous dirai donc, simplement, ce que j’ai appris de la bouche de personnes dignes de foi et qui vécurent dans l’entourage immédiat de la famille impériale.
« En 1879, le prince avait vingt-trois ans. Son précepteur, Augustin Filon, qui était un homme remarquable, contribua, dans une large mesure, à former son esprit et à lui inculquer l’amour du travail et des belles résolutions. Après avoir fait des études sérieuses pour parvenir au grade d’officier, le prince éprouva, paraît-il, le désir de changer son genre de vie et de se soustraire à l’existence monotone qu’il menait en Angleterre. C’est à ce moment qu’il s’embarqua à Southampton, à destination de l’Afrique du Sud, où il fut affecté, à son arrivée, dans les cadres de l’État-major, sous les ordres du colonel Harrisson. On a donné sur ce départ des explications nombreuses et contradictoires. En ce qui me concerne, je ne saurais vous fournir sur ce point aucun renseignement ayant une réelle valeur. J’en suis, comme vous, réduit à des conjectures et il ne m’appartient pas de vouloir ériger en vérités historiques de simples hypothèses…
« J’arrive à la fameuse journée du 1er juin 1879. Le prince avait reçu pour mission de reconnaître une certaine région, située dans le voisinage de la frontière de Zululand. Il partit en compagnie du capitaine Garey, chef de détachement, de six hommes et d’un cafre, qui leur servait de guide.
« Vous voyez que la petite troupe n’était pas bien imposante et vous me permettrez, à ce propos, de faire quelques réserves sur les qualités militaires du colonel Harrisson, et sur le souci qu’il avait de la vie de son impérial subordonné. Comment ? Envoyer en reconnaissance, dans un endroit dangereux, le prince et le capitaine Garey avec six hommes seulement ? guidés par un cafre douteux ? Cela fait un peu sourire ceux qui, comme moi, ont été soldats.
— Permettez, Monsieur, dit tout à coup le deuxième Anglais qui, jusqu’alors, n’avait pas desserré les dents ; je crois que vous faites erreur, car le prince avait sollicité lui-même l’autorisation d’entrer dans le service des reconnaissances.
— Je le savais, Monsieur, répondit l’ingénieur, nullement surpris, semblait-il. Votre observation est très juste, mais il n’en est pas moins vrai que l’on aurait dû renforcer cette avant-garde. Je continue…
« Voilà donc nos cavaliers qui, après un certain temps, dépassent Itélési et font halte au bord d’un ravin, dans la zone dangereuse. Quel devait être, à ce moment-là, le rôle du capitaine Garey, chef du détachement ? N’était-ce pas de rester sur le qui-vive et de n’agir qu’avec une extrême prudence ? Au lieu de se tenir sur ses gardes, il laisse au contraire ses hommes mettre pied à terre, desseller leurs chevaux et s’occuper de préparer le café…
« Le prince descend également de son cheval, sans aucune méfiance, et se met à causer avec Garey.
« Telle est la situation exacte au moment où va se produire l’attaque des Zoulous. Au point de vue militaire, je la trouve inadmissible, et je ne conçois pas qu’on ait pu pousser la négligence à un pareil degré…
« Tout à coup, les noirs surgissent, entre les hautes herbes, où ils se tenaient en embuscade, et se précipitent sur la petite troupe, en poussant leur cri de guerre.
— Je vous demande bien pardon, Monsieur, de vous interrompre une deuxième fois, dit le même Anglais qui se trouvait à côté du major Wallace. Les choses ne se sont pas passées tout à fait comme vous le dites. Vous oubliez que le cafre, employé comme guide, était allé chercher de l’eau et était revenu en annonçant qu’il avait aperçu des ennemis. Les hommes furent donc avertis quelques instants avant l’attaque et purent gagner un temps précieux…
— Excusez-moi, Monsieur, répliqua l’ingénieur, j’ignorais ce détail. Au reste, il ne peut pas contribuer beaucoup à changer la mauvaise impression que m’a toujours laissée le récit de cette journée tragique. En effet, au moment où les Zoulous se précipitent sur le détachement, chacun ne songe plus qu’à se sauver. Le prince impérial court vers son cheval, pour se mettre en selle, comme les autres.
« Malgré tous ses efforts, il ne peut y réussir, car sa bête ne cesse de se cabrer et de lancer des ruades. Finalement, il parvient à s’accrocher d’une main à la crinière de son cheval, de l’autre à la selle et il se laisse emporter ainsi, au galop, dans la direction des fugitifs. Mais, tout à coup, la selle se déchire et le prince roule sur le sol. Les Zoulous, le voyant seul, accourent vers lui et, malgré sa résistance héroïque, le massacrent à coup de sagaie.
« À ce moment suprême, que faisait le capitaine Garey ? Bien qu’on l’eût averti que le prince était tombé à terre et qu’il ne le vit plus à ses côtés, il ne fit aucun effort pour lui porter secours. Il fuyait à bride abattue, en tête de la petite troupe…
« La courtoisie m’interdit, en présence de deux de ses compatriotes, de vous dire ce que je pense de lui en tant qu’homme et en tant qu’officier, mais je vous laisse juges de sa conduite.
« En outre, il faut bien le reconnaître, Messieurs, la fatalité dont je vous parlais, il y a quelques instants, s’est manifestée, dans cette circonstance, d’une façon particulièrement inattendue, émouvante, et avec une persistance inexorable ; dans ce cheval qui se cabre, dans cette selle qui se déchire et dans ce camarade qui vous abandonne.
Comme M. Meyrignac achevait de parler, je vis Surgères revenir sur la terrasse, en face des deux Anglais et s’asseoir. Je n’avais pas remarqué qu’il avait quitté sa place, tellement j’étais captivé par le récit de l’ingénieur.
Tout à coup, il prit la parole et demanda au compagnon de M. Wallace :
— Pardon, Monsieur, voulez-vous me permettre de vous poser une question au sujet de la mort du prince impérial ?
— Très volontiers, Monsieur, parlez, je vous en prie, répondit l’Anglais, poliment.
— Eh bien, voici, reprit Surgères : pourquoi ne nous avez-vous pas dit que vous faisiez partie, avec le grade de caporal, du détachement qui était sous les ordres du capitaine Garey, et que vous avez assisté en personne, à ce drame dont on vient de parler ?
L’Anglais se leva, comme mu par un ressort et, regardant Surgères avec surprise, il lui dit sèchement :
— Êtes-vous sûr, Monsieur, de ne pas vous tromper ?
— Non, Monsieur, répondit Surgères d’un ton calme. Si ma mémoire est fidèle, il me semble même que vous montiez, ce jour-là, un cheval gris et que vous vous trouviez, pendant la retraite, immédiatement derrière le capitaine Garey. Vous avez été nommé lieutenant en second, un an après, à Calcutta, et vous avez terminé votre carrière militaire dans les Indes.
— C’est exact, répondit l’homme froidement ; mais j’ai pensé que mes déclarations ne pouvaient pas être d’un grand intérêt et, sauf les remarques que j’ai faites, tout ce que j’aurais pu dire est déjà connu…
Il y eut quelques instants d’un silence glacial… La conversation reprit, gênée, banale… Puis nous descendîmes de la terrasse et nous rejoignîmes les autres personnes qui se trouvaient dans le salon.
La soirée s’acheva sans incident notable et, vers deux heures du matin, je me retirai dans ma chambre.
*
Lorsque je fus seul, je me mis à réfléchir sur les événements dont je venais d’être témoin : j’en conclus qu’ils étaient vraiment surprenants.
Les auditeurs de la controverse historique qui venait de se tenir sur la terrasse avaient dû éprouver une grosse émotion. Si les convenances les avaient empêchés de poser des questions complémentaires plus précises, tant à l’Anglais, qu’à Surgères, il n’en devait pas moins subsister, dans leur esprit, un étonnement extraordinaire et une ardente curiosité…
Quant à moi, comme j’avais de bonnes raisons pour étudier, de près, les moindres faits et gestes de Surgères, je n’hésitai pas un seul instant à me persuader de ceci : la façon, dont il avait dévoilé le passé, si distant, du compagnon énigmatique du major Wallace, était normalement inexplicable, et ne faisait qu’épaissir encore, à mes yeux, le mystère qui embrumait sa vie.
Comment concevoir, en effet, qu’un homme comme Surgères, qui avait dû toujours vivre à Paris, qui n’était certainement jamais allé en Afrique du Sud, qui n’avait pas de relations en Angleterre, qui venait à peine d’être présenté aux deux Anglais, le soir même, qui, très probablement, n’avait pas connu un seul officier de l’armée britannique ; comment concevoir, dis-je, qu’il eût été capable de parler avec une telle précision d’un fait déjà très ancien et aussi lointain ? Comment admettre, de sang-froid, la possibilité de révéler à un inconnu, non seulement son grade dans l’armée, mais encore la couleur du cheval qu’il montait, et la place exacte où il se trouvait pendant sa fuite ?
Tout cela dépassait mon entendement et, à notre époque de réalisations positives, paraissait frôler les hermétiques énigmes de la sorcellerie ancienne.
Je me demandais en vain par quel moyen le docteur avait pu découvrir la vérité. J’avais beau faire des suppositions, je me heurtais à des faits trop prodigieux pour être solubles. Je me rendais parfaitement compte qu’il ne s’agissait ici d’aucune de ces prouesses fantaisistes de détectives de roman.
Tous les bruits qui avaient couru au sujet de la mort du prince impérial me revinrent alors à la mémoire et je me promis d’en parler à Surgères à la première occasion, car, plus que jamais, il m’apparaissait comme un homme formidable, doué d’une puissance secrète et surnaturelle…
À quelque temps de là, comme je me trouvais, un soir, après dîner, à la bibliothèque de la gare, j’aperçus Surgères, juste comme il prenait le rapide de Paris.
J’eus à peine le temps de le reconnaître, parmi la foule des voyageurs, car il passa très vite devant moi, et monta dans un compartiment de 1re classe avec précipitation. Cette précipitation, je dois l’avouer, me parut exagérée, étant donné que le train ne devait démarrer que quinze minutes plus tard.
Qui provoquait cette hâte ? Pas ma présence, assurément. Car le docteur n’avait pu me remarquer, l’endroit où je me trouvais étant en retrait et complètement dissimulé par de grandes portes vitrées en verre dépoli.
Dès que je le vis installé sur la banquette, je m’empressai de prendre un ticket de quai et je montai dans un wagon de marchandises garé en face du sien. Là, tapi dans l’ombre, à quelques mètres à peine de lui, j’observai tous ses mouvements.
Contrairement à ce qu’il m’avait semblé, tout d’abord, je le trouvai très calme. Je le vis sortir de sa poche une pipe. Après l’avoir bourrée lentement, il l’alluma et se mit à fumer. Il paraissait prendre grand soin de s’enfoncer le plus possible dans le coin où il s’était installé. À n’en pas douter, il désirait se soustraire aux regards des personnes qui le connaissaient…
À un moment, il vérifia la fermeture de la portière, changea de coiffure et tira de son sac de voyage une sorte de brochure que je pris successivement pour un roman, puis pour un horaire. En regardant avec plus d’attention, je compris que ce devait être un carnet de notes. Il le feuilleta plusieurs fois et je pus constater que toutes les pages en étaient blanches.
Il examina ce carnet neuf avec une insistance bizarre, le retourna dans tous les sens, passant sa main sur le papier comme pour juger de sa qualité. Il paraissait satisfait de son acquisition.
Enfin, il prit une petite lampe électrique et, curieux de constater son bon fonctionnement, il en pressa le déclic. Aussitôt, un faisceau de lumière bleue inonda tout le compartiment. Cette illumination, de couleur inattendue, dura l’espace d’un éclair, et je ne vis plus ensuite que la lueur pâle et tremblante de la veilleuse réglementaire.
— Décidément, pensai-je, Surgères n’est pas un homme comme les autres, à quoi peut bien lui servir cette lumière bleue ?
L’heure du départ approchait ; d’autres voyageurs étaient venus s’installer dans le compartiment et plaçaient leurs bagages dans les filets… Puis ce furent les claquements des portières fermées, le sifflet du chef de gare et la réponse de la locomotive. Le convoi se mit en marche.
Lorsqu’il passa devant les lampadaires de la gare, je remarquai une pancarte attachée au milieu du wagon où se trouvait le docteur. Sur cette pancarte, en gros caractères, était inscrite la destination : PARIS QUAI D’ORSAY. Il n’y avait plus de doute possible, Surgères se rendait à Paris.
Le train disparu, je descendis paisiblement de mon observatoire et je sortis de la gare. J’étais très satisfait de cette rencontre inespérée.
Enfin, j’avais le vent en poupe ; vraiment la chance me favorisait.
Cette fois, je pouvais, en toute sécurité, mettre mes projets à exécution et profiter de l’absence de Surgères pour m’introduire, la nuit même, dans la villa « Bakhea ». L’occasion était peut-être unique et je sentais, plus que jamais, peser sur moi l’irrésistible et tyrannique besoin de satisfaire ma curiosité.
N’ayant pas un instant à perdre, je rentrai chez moi. Il me fallait faire mes préparatifs pour la secrète visite domiciliaire et me munir de quelques objets indispensables. Je pris deux boîtes d’allumettes bougies, une lampe électrique de poche, un flacon d’eau-de-vie, un revolver et enfin une loupe assez forte. Je me disposais à sortir quand, une fois encore, un réflexe me retint.
Si jamais, pensai-je, il m’arrivait quelque accident fâcheux, au cours de cette aventure, et que je fusse dans l’impossibilité de revenir chez moi, mes parents pourraient être fort inquiets !
Il valait mieux les prévenir, afin qu’on pût, le cas échéant, me porter secours. J’écrivis donc quelques lignes dans lesquelles j’indiquais exactement le lieu où je me rendais, l’heure de mon départ et l’itinéraire que j’allais suivre ; puis je cachetai cette lettre étrange, je mis l’adresse de mon père sur l’enveloppe et je la déposai en évidence sur ma table de nuit. Désormais, j’étais plus tranquille. Vers onze heures, lorsque je fus certain que tout le monde dormait dans notre maison, je descendis à pas de loup dans la cour et je sortis par la petite porte dont j’avais la clef et par laquelle, on doit s’en souvenir, j’étais sorti la première fois que j’avais suivi Surgères.
Je pris la rue Gambetta et j’arrivai assez vite aux premières maisons d’été de la ville haute…
La nuit était magnifique : dans le firmament fleuri de mille étoiles, quelques nuages diaphanes s’enfuyaient vers le Sud… Une brise légère chuchotait à peine dans les feuillages apaisés. Parfois, des cris perçants de chouette, ou d’oiseau de mer, troublaient le silence nocturne, éveillant les échos de la falaise.
La mer immobile et majestueuse, baignée de clarté et de paix, semblait se reposer de ses courses furieuses. Comme une fleur mystérieuse, la lumière blanche s’épanouissait au fond du golfe lumineux…
Tout en marchant, je réfléchissais aux chances de succès que je pouvais avoir. Bien que Surgères fût absent, je concevais certains doutes sur ma réussite. Pénétrer dans le parc me serait aisé, mais aurai-je la possibilité d’entrer à l’intérieur de la villa. Elle devait certainement être fermée à clef et, pas un seul instant, l’idée ne m’était venue d’employer la force.
D’abord, cela me semblait impossible, car je n’étais pas outillé pour me livrer à cette petite besogne de cambrioleur, qui me répugnait profondément ; ensuite, en admettant que je réussisse, Surgères pouvait s’apercevoir de quelque chose et alors tout était irrémédiablement perdu. En outre, si jamais je venais à être soupçonné, je risquais tout simplement de passer pour un vulgaire filou…
Il fallait, à tout prix, éviter de laisser la plus petite trace de mon passage.
Cet homme devait avoir des moyens tellement surprenants d’investigation que, si le moindre soupçon surgissait, dans son esprit, à ce sujet, je me considérais comme découvert immédiatement. L’habileté prodigieuse, dont il avait fait preuve à propos de la mort du prince impérial, ne me laissait aucun doute sur le pouvoir occulte qu’il devait posséder et je comptais uniquement sur ce fait que l’idée de la violation de la villa ne lui viendrait jamais à l’esprit…
Et cependant, s’il se doutait déjà de mes projets ? S’il était au courant de mes agissements ?
À cette dernière pensée, je me mis à sourire. Non, réellement, Surgères, pour si puissant qu’il fût, ne pouvait accomplir ce tour de magie de pénétrer ce que je pensais et accomplissais au moment même où lui se trouvait dans le rapide de Paris. Si je voulais parvenir à un résultat, il fallait envisager les choses avec sang-froid et, par-dessus tout, écarter impitoyablement de mon esprit toute idée de merveilleux ou de grossière superstition.
Marchant à une allure assez vive, j’arrivai bientôt aux abords de la villa « Bakhea ». Dès ce moment, je commençai à prendre toutes les précautions désirables en cas d’alerte. Au lieu de suivre la route, je m’engageai dans un bosquet de jeunes chênes et je continuai à marcher en avant dans la même direction.
Au bout de dix minutes, je constatai que j’étais presque à hauteur du petit chemin aboutissant au portail d’entrée et je reconnus, un peu sur ma droite, le gros sapin sur lequel je m’étais perché pour observer le docteur Surgères. Là, je m’arrêtai quelques instants, regardant de tous côtés, fouillant du regard les grands arbres du parc, la masse confuse de la villa mystérieuse.
Il m’était impossible d’entrer, comme un honnête visiteur, par le portail de fer. Il devait être fermé solidement et je ne pouvais passer, en acrobate, par-dessus cette grille massive dont les barreaux, terminés en forme de fer de lance, pouvaient très bien me happer et me blesser dangereusement. D’autre part, l’endroit était bien à découvert ; je risquais d’être vu par quelque passant, qui n’aurait pas manqué d’ébruiter le fait. Somme toute, il était préférable de pénétrer, en franchissant le mur d’enceinte à un endroit favorable.
J’avais remarqué, du côté de l’ouest, un gros cèdre dont les branches descendaient suffisamment bas en dehors de la muraille. L’une d’elles, véritable pont mobile, pouvait servir de point d’appui à une escalade.
Je n’hésitai pas une seconde. Je me glissai sans bruit, vers cet endroit, en me dissimulant derrière les buissons et les arbres qui se trouvaient sur mon passage.
Arrivé au pied du mur, je saisis à pleines mains la grosse branche, si bien disposée, et je me hisse, à la force des poignets, au faîtage du mur… Arrivé là, je m’arrête pour reprendre haleine. Je plonge mon regard dans les allées silencieuses et j’écoute.
Le vent malicieux inclinait doucement la cime des grands cèdres, en façon d’accueil amical et, à terre, sous l’harmonica des herbes, le chant des grillons formait un accompagnement de bienvenue.
J’hésitais, maintenant, à descendre dans le parc, il m’apparaissait redoutable, vivant, rempli d’hostilité et d’embûches… Ce silence, doucement mélodique, m’impressionnait comme une menace… La clarté de la lune pénétrait à peine à travers ces feuillages lourds, ces troncs noueux et ces branches énormes, enchevêtrées les unes dans les autres, qui prenaient, dans l’obscurité, des formes grotesques et grimaçantes de bêtes d’apocalypse…
Mon cœur battait plus vite. Je me demandais si je n’allais pas me trouver aux prises, en mettant le pied à terre, avec quelque molosse furieux, ou si je ne risquais pas de tomber dans un piège placé là, à dessein, par Surgères…
Cependant ce n’était plus le moment de reculer.
Je sors de l’une de mes poches le flacon d’eau-de-vie et j’en bois plusieurs gorgées pour me donner du courage. Puis, résolument, je me laisse glisser jusqu’à terre et après avoir attendu encore quelques instants, je prends mon revolver et je me dirige, à pas feutrés, vers la villa…
Une centaine de mètres à peine me séparaient de la façade principale mais, au lieu de marcher droit devant moi, je fis un détour et j’arrivai dans une petite cour, derrière la maison. J’étais à quelques mètres à peine d’une porte de service que je distinguais très nettement. Là, je fis une nouvelle halte, accroupi derrière une bordure de fusains…
J’observais attentivement ce côté de la villa, que je n’avais jamais vu et, peu à peu, je me sentais devenir plus calme, plus maître de moi.
La porte de service était située, tout à fait à ma droite, dans l’angle du mur. À ma gauche, il y avait neuf fenêtres : trois au rez-de-chaussée, trois au premier étage, au-dessus d’un grand balcon, trois au deuxième étage, plus deux petites lucarnes, qui devaient donner dans une mansarde. Partout les volets paraissaient fermés hermétiquement. Aucun bruit ne parvenait de l’intérieur de la maison ; un silence profond pesait sur toute la campagne environnante… J’étais seul.
Le vent commençait à fraîchir et soufflait dans les hauts platanes de la route. Quelques nuages voilèrent la clarté de la lune…
Le moment d’agir était venu…
Je m’approchai des fenêtres du rez-de-chaussée et je tirai les volets à moi ; ils résistèrent. Je les tirai avec plus de force, mais inutilement. J’essayai de les soulever : impossible, les gonds étaient scellés dans le mur, sur les panneaux d’embrasement, ce qui rendait sans effet toute tentative de ce genre. Je poussai la porte de service : elle était fermée. Je fis le tour de la villa et j’examinai, sans aucun résultat, toutes les autres fenêtres du rez-de-chaussée, la porte principale d’entrée et un large soupirail défendu par des barreaux de fer.
Je commençais à être découragé et je me demandais si je ne serais pas obligé de revenir une autre fois, pour prendre l’empreinte des serrures, – car j’en étais là ! – lorsque je remarquai, au pied du soubassement, une ouverture de forme rectangulaire assez étroite, sorte de soupirail, destiné à aérer une cave, un sous-sol, ou un débarras quelconque.
Cette ouverture était beaucoup trop étroite pour que je pusse m’y engager et n’offrait aucune particularité. « On a toujours besoin d’un plus petit… » a dit le fabuliste. Combien il avait raison, car c’est grâce à cette misérable ouverture que j’allais bientôt pénétrer dans la villa.
Sans savoir pourquoi, machinalement, je pris ma lampe électrique et je m’efforçai de regarder à l’intérieur. Je distinguai aussitôt, accrochées à un clou planté dans la muraille à quelques centimètres à peine de l’intérieur, une clef et une feuille de papier blanc pliée en deux. Je m’empressai de déplier la feuille et je lus ces mots tracés à l’encre :
Ma chère amie,
J’ai reçu ta lettre aujourd’hui à trois heures, mais je suis obligé de m’absenter jusqu’à demain soir. Je cours chez L… renouveler ma provision de B… et je reviens. Il est regrettable que tu aies égaré tes clefs ; il faut absolument que nous ayons chacun les nôtres ; c’est plus prudent. Pour le cas où tu arriverais cette nuit, j’ai laissé ici le passe-partout de la petite porte de service. Tu recommanderas bien à Jean de ne pas s’occuper de mon cabinet de travail, comme il le fait d’habitude, j’ai mis en œuvre plusieurs choses délicates qui ne doivent pas être dérangées. Tu me comprends ?
Tendrement tien.
ROBERT.
Il n’y avait plus de doute : Mme de Flossanges et Surgères se connaissaient de longue date et ils devaient avoir l’habitude d’utiliser cette cachette postale dans certaines circonstances.
Je n’avais pas une minute à perdre. En effet, si, d’une part, la fortune me favorisait d’une manière inespérée, d’autre part, la comtesse pouvait arriver sur mes talons, flanquée de ce troisième personnage auquel Surgères faisait allusion, quelque serviteur dévoué, sans doute, dont la rencontre ne pouvait, en aucune façon, m’être agréable. Je remis donc, sans tarder, l’étrange lettre à sa place et je m’empressai d’aller ouvrir la porte de service.
Enfin, j’étais dans la place !
À la lueur de mon modeste détecteur électrique, je pus constater que je me trouvais dans un long couloir traversant, d’une extrémité à l’autre, toute la maison. Après avoir fermé la porte de service derrière moi, et, par prudence, retiré la clef, je me dirigeai vers la porte principale.
J’entrai dans une sorte de petit cabinet de lecture, j’ouvris la fenêtre, et je sautai dans le parc. Alors, pour tout remettre en ordre, j’allai raccrocher la clef à l’endroit exact où je l’avais trouvée, à côté du message de Surgères : puis, je revins sur mes pas. Avec l’aide du bandeau, j’escaladai facilement la fenêtre restée ouverte et je rentrai de nouveau dans la villa. Il ne me restait plus qu’à refermer les volets au crochet. Ce qui fut fait.
C’était la meilleure façon de procéder. De la sorte, si jamais la comtesse arrivait, pendant que j’opérais à l’intérieur de la maison, aucun soupçon ne pouvait l’effleurer, et moi j’avais tout le temps nécessaire de m’enfuir par une fenêtre du rez-de-chaussée. Si l’on s’apercevait que cette fenêtre et les volets étaient restés ouverts, on pouvait, à la rigueur, croire à un oubli…
C’était là une hypothèse gratuite que j’émettais, mais enfin il n’y avait pas à choisir et je commençai l’exploration de la demeure mystérieuse…
Avant tout, je me baissai pour voir si je laissais derrière moi des traces de mon passage et je constatai, avec satisfaction, que mes sandales, à semelles de caoutchouc uni, ne donnaient pas la moindre empreinte sur le parquet à l’anglaise…
Je pénétrai dans les pièces du rez-de-chaussée ; elles n’offraient aucun attrait et pas le moindre intérêt. Elles devaient être rarement utilisées, car tous les meubles étaient recouverts de housses et le plancher, quoique propre, donnait l’impression de ne servir que pour le passage.
Outre le petit cabinet de lecture, il y avait deux salons, une salle à manger, un studio basque et une cuisine ; cette dernière seule me frappa par l’ordre qui y régnait, par la propreté des ustensiles, des fourneaux et du sol entièrement pavé de mosaïques de faïence. Une odeur caractéristique d’aliments cuits restait même dans l’air, preuve indubitable qu’on y préparait des repas assez fréquemment.
Sans perdre une minute, je montai alors au premier étage, par un large escalier à angle droit. Parvenu sur le palier, je me trouvai en face d’un couloir identique à celui du rez-de-chaussée. M’avançant sur la gauche, je pénétrai successivement dans les appartements, qui donnaient tous sur le couloir.
À un moment donné, j’ouvris une fenêtre et je regardai prudemment dans le parc, du côté du portail d’entrée… Aucun bruit ne troublait le silence de la nuit. Seules, quelques mouettes égarées passaient au-dessus des arbres en jetant leur cri plaintif… Le vent du Sud chassait devant lui des nuages qui voilaient de plus en plus la clarté de la lune. Le temps commençait à se mettre à l’orage.
Je refermai la fenêtre et, en quelques minutes, j’eus examiné les quatre pièces qui se trouvaient à gauche de l’escalier. C’étaient des chambres magnifiques, entretenues soigneusement.
L’une d’elles, en particulier, me frappa par le luxe de ses meubles de style Louis XV, de ses boiseries, de ses tentures et de ses tapis. Deux grands portraits peints à l’huile étaient appendus au-dessus d’un lit richement sculpté. L’un représentait une femme très belle, d’une trentaine d’années environ, en toilette de soirée, un bouquet de camélias à son corsage. Ce devait être la comtesse de Flossanges-Runel. L’autre me montrait Surgères, casaqué de rouge, casquetté de noir et haut botté : vrai costume de chasse à courre.
Je remarquai qu’aucune des pièces que je venais de visiter jusqu’alors n’était pourvue d’éclairage électrique… Je tirai ma montre : deux heures dix.
Je me hâtai de passer de l’autre côté de la maison, à droite de l’escalier et après avoir examiné à la hâte deux autres chambres, un salon, un fumoir et une salle de bains, également dépourvus d’éclairage électrique, je montai au deuxième étage. Un troisième corridor, identique aux deux autres, allait d’une extrémité à l’autre de l’étage. Je commençais à me demander si réellement tous mes efforts n’allaient aboutir qu’à quelques constatations banales, lorsque, tout à coup, en ouvrant la porte située en face de moi au sommet de l’escalier, je reculai étonné…
Je me trouvais dans une sorte d’immense laboratoire. Une odeur violente et indéfinissable comme celle de certaines salles d’opérations –, me saisit à la gorge… Je ne sais pourquoi, je songeai immédiatement à l’Île du docteur Moreau, de Wells et je crus que j’allais pénétrer dans quelque horrible cabinet secret de vivisection.
Prudemment, je passai le seuil, et je vis de suite, à droite de la porte, un commutateur électrique. Je le tournai. Aussitôt, une lumière très vive éclaira toute la pièce.
J’étais certain de ne pas avoir vu, aux abords de la villa, un fil quelconque indiquant une prise de courant ; Surgères avait donc dû installer lui-même son moteur et ses appareils, afin d’éluder la visite périodique et gênante des employés de la compagnie d’électricité.
De nouveau, je tournai le commutateur de manière à éviter cette trop grande clarté qui pouvait me trahir, et je continuai à m’avancer, éclairé par mon petit projecteur.
Cette précaution, je le reconnus bien vite, était parfaitement superflue, car les fenêtres étaient protégées par des rideaux doubles, très épais, qui devaient empêcher le moindre rayon de lumière de filtrer au dehors.
De la route, je n’avais aperçu qu’une seule fois une faible clarté à l’intérieur de la villa ; c’était pendant la nuit où j’étais revenu de Ciboure, en automobile. Surgères était peut-être, à ce moment-là, à la fenêtre de son laboratoire et, en entendant le bruit du moteur, il avait dû tirer précipitamment les rideaux.
Jusqu’alors, j’avais parfaitement conservé mon sang-froid, mais, tout à coup, je sentis une crainte absurde s’emparer de moi et je m’arrêtai quelques secondes, immobile, retenant mon souffle, l’oreille aux écoutes, la main sur mon revolver.
L’endroit où j’étais produisait sans doute sur moi cette impression nerveuse ; le silence, cette salle vaste, cette odeur âcre et forte, tous les objets bizarres que je découvrais, sans en deviner l’utilisation, l’idée surtout que je me trouvais, enfin, au cœur de la mystérieuse habitation, tout cela m’enlevait une partie de mes moyens et paralysait ma volonté. Il me semblait que le docteur allait surgir tout à coup derrière moi, me prendre par le bras et me chasser comme un voleur…
Il fallait en finir !…
Véritablement, je devenais ridicule ! Aussi, passant d’un excès à un autre, au galop, je fis le tour de cette pièce singulière. À gauche, en entrant, se trouvait une bibliothèque où il y avait environ deux à trois cents volumes. J’en ouvris plusieurs au hasard. C’étaient presque tous des ouvrages scientifiques, des traités de chimie, d’anatomie, de biologie générale et aussi quelques études de psychologie et de métaphysique.
Ceux qui me frappèrent le plus furent : l’introduction à la médecine expérimentale, de Claude Bernard, Les Limites de la Biologie, de Joseph Grasset, l’Automatisme psychologique, de Pierre Janet, Force et Matière, de Buchner, Science et Philosophie, de Berthelot, et enfin, un ouvrage célèbre de l’illustre biologiste Halwards intitulé : Les mensonges des spiritualistes et des spirites. Ce dernier livre était criblé de traits au crayon, soulignant de nombreux passages, de notes marginales, pleines d’admiration pour les théories de l’auteur.
Décidément, pensai-je, Surgères n’aime pas les spiritualistes.
Je remis le volume en place, me promettant bien de l’acheter, aussitôt que possible, et je continuai mes investigations. Au centre de la salle, se trouvait une grande table, de forme rectangulaire et creusée en fer à cheval aux deux extrémités.
Surgères avait bien spécifié, dans sa lettre, « des choses délicates qui ne doivent pas être dérangées ».
En effet, j’avais là, devant moi, sur la table dont je viens de parler, cinq ou six cuvettes plates en porcelaine. Elles étaient remplies de liquides de diverses couleurs ; une seule contenait une sorte de pâte jaunâtre qui m’avait l’air d’avoir été coulée là récemment et qu’une tablette de verre recouvrait.
Je remarquai également un microscope, un appareil à électrolyse, un spectroscope de forme bizarre, une grande ampoule de Crookes, puis, à droite, au-dessus d’une sorte d’étagère à hauteur d’homme, une vingtaine de bocaux, dont deux entièrement vides ; les autres remplis de poudres et de liquides. J’en débouchai un et je reconnus immédiatement l’odeur caractéristique de l’ammoniaque. Mais ce qui m’étonna le plus et captiva mon attention, au point de m’enlever toute notion de crainte et de me faire presque oublier que je pouvais être surpris d’un moment à l’autre, ce fut ceci :
Au fond de la salle, en face de l’unique fenêtre qui donnait sur le parc, du côté de l’ouest, se trouvait un secrétaire en acajou, surmonté d’une ampoule électrique ordinaire ou du moins qui me paraissait telle. Rien ne désignait plus particulièrement ce meuble à mon attention et je me disposais enfin à battre en retraite lorsque je remarquai, dans les casiers, une rangée de livres qui me parurent à peu près du même format, recouverts de cuir noir. Ils étaient au nombre d’une trentaine environ.
J’en pris un, et je demeurai stupéfait : c’était une sorte de carnet assez épais, de la dimension d’une brochure ordinaire et absolument identique – notez bien ceci –, identique à celui que j’avais aperçu entre les mains de Surgères, lorsqu’il se rencognait dans son compartiment du rapide de Paris.
Les feuillets, d’une couleur indéfinissable, me frappèrent par leur épaisseur peu commune et rigides comme des lames de métal ou de verre. Il y en avait une vingtaine seulement dans chaque carnet ; ces feuillets alternaient avec des feuilles de papier genre pelure. En outre, ils pouvaient se détacher à volonté, ainsi que cela se fait, par la reliure dite « express », dans certains registres de commerce.
J’examinai les autres carnets ; ils se ressemblaient tous et, chose extraordinaire, bien qu’ils fussent encore vierges de notes, ils portaient les traces évidentes d’un usage fréquent. Le cuir des couvertures avait été défraîchi par le frottement des mains et les feuilles de papier pelure se repliaient, déchirées par endroits.
À un moment, je m’aperçus que la clarté de mon electrical detecter faiblissait et menaçait de me plonger, d’un instant à l’autre, dans l’obscurité…
Machinalement, je pressai la poire qui commandait l’ampoule électrique au-dessus du secrétaire… Je restai littéralement médusé du résultat…
Une lumière puissante, d’un bleu très vif, avait jailli dans la nuit et m’éblouissait… En même temps, sous mes yeux, l’un de ces étranges carnets que j’avais laissé ouvert, s’était comme par enchantement, rempli d’une foule de signes bizarres, semblables aux caractères capricieux de l’hindoustani ou du malgache, ou encore à quelques lignes de sténographie échevelée…
Je me demandai alors si je n’étais pas le jouet d’une hallucination et si mes nerfs surexcités n’agissaient pas sur ma rétine d’une façon anormale. Pour l’expérimenter, je pris un autre carnet et je l’ouvris : le résultat fut le même. Les feuillets pelure restaient identiques, mais les feuillets rigides disparaissaient sous une foule de signes inconnus semblables aux premiers.
J’éteignis la lumière bleue. Je ne vis plus devant moi que des feuillets ternes… Je rallumai et les signes mystérieux reparurent.
Je coupai le courant et repris la direction de l’escalier. Il me semblait inutile de rester plus longtemps dans la villa, car je me sentais incapable de comprendre toutes les choses que je voyais. Un mystère profond enveloppait la vie de Surgères ! Étais-je dans le laboratoire d’un savant ou dans le repaire d’un bandit ?…
Je me hâtai de descendre. Arrivé au rez-de-chaussée, je refis en sens inverse le trajet que j’avais parcouru pour entrer, je fermai soigneusement la porte de service et remis la clef dans la cachette.
Ma montre marquait trois heures. Il était grand temps de déguerpir. Je courus au portail d’entrée, espérant le trouver ouvert, puisque la comtesse avait égaré ses clefs, mais il était bel et bien fermé avec un gros cadenas à secret.
Revenant alors sur mes pas, je me dirigeai vers le cèdre qui m’avait servi à pénétrer dans le parc. Je sautai de l’autre côté du mur, dans les bois, et je repris le chemin de la ville.
Une demi-heure plus tard, je rentrais chez moi sans avoir rencontré personne…
Pendant plus d’un mois, il me fut impossible de revoir Surgères. On eût dit qu’il se méfiait de moi et cherchait à m’éviter. Cependant, il n’en était rien et je me rendis compte, par la suite, qu’il ne se doutait nullement de la petite enquête, d’une audacieuse indiscrétion, à laquelle je m’étais livré.
Durant mes heures de loisir, je ne cessais de songer à tout ce que j’avais vu à l’intérieur de la villa « Bakhea ». Avais-je au moins obtenu un résultat ? Hélas ! non, je me sentais, plus que jamais, incapable de percer le mystère qui entourait la vie de Surgères.
Que signifiait cette phrase énigmatique qu’il avait écrite : Je cours chez L… renouveler ma provision de B… J’ai mis en œuvre plusieurs choses délicates qui ne doivent pas être dérangées. À quels travaux occultes se livrait cet homme, ce docteur étrange, qui passait la plus grande partie de son temps dans une maison obstinément close, et qui n’avait, sans doute, un autre appartement en ville, que pour mieux détourner la curiosité des indiscrets ?
Était-ce un travailleur acharné, un génie inconnu préparant, dans le silence et le secret, une grande découverte ?…
Était-ce simplement un aventurier, un chevalier d’industrie ayant pour complice la veuve de Flossanges et se livrant à des expériences criminelles et inavouables ?
Les choses que j’avais vues dans son singulier laboratoire étaient vraiment déroutantes. À quoi pouvaient bien lui servir toutes ces préparations chimiques, ce spectroscope, cette ampoule de Crookes, cette lumière bleue et surtout ces mystérieux carnets remplis de signes invisibles ?
L’aventure, dans laquelle m’avait entraîné ma curiosité, devenait passionnante. Bien malheureusement, je ne possédais, pour m’éclairer, aucune de ces qualités géniales et fantaisistes qui sont l’apanage des détectives de Mark Twain ou de Conan Doyle. J’avais beau réfléchir, faire toutes sortes d’hypothèses, essayer de tirer, de mes dernières constatations, des déductions savantes, je n’arrivais à me faire aucune idée du but que poursuivait Surgères.
Cette incertitude me devenait une obsession maladive, et je me proposais d’aller le voir chez lui, avenue de la Reine Nathalie, lorsqu’un soir, nous nous rencontrâmes chez le Consul d’Angleterre, avec le baron Kalinine et quelques familiers de notre maison… On nous présenta plusieurs personnes : entre autres un industriel roumain de Galatz, M. Antouresco. M. Antouresco était âgé d’une cinquantaine d’années environ, il était grand, mince, de visage distingué et sévère. Je lui trouvai un air froid et distant, une sorte de morgue qui m’offusqua et qui faillit lui aliéner, tout d’abord, ma sympathie.
Je ne fus pas long à reconnaître mon erreur. Alors, je feignis de m’intéresser, plus qu’il n’était nécessaire, à sa conversation. Malgré son accent, parfois un peu dur, M. Antouresco parlait le français avec beaucoup d’aisance, employant les expressions idiomatiques les plus difficiles, avec beaucoup d’à-propos…
Il nous déclara qu’il était enchanté de son séjour à Biarritz, qu’il avait l’intention d’y revenir désormais, régulièrement, vers la fin de l’été et de s’y faire bâtir une villa. Il ajouta qu’il avait parcouru presque toutes les plages d’Europe, mais que celle où il se trouvait actuellement l’emportait de beaucoup sur les autres et qu’elle était réellement au-dessus de tous les éloges.
Puis, il nous parla de la Roumanie, du Consul de France à Galatz, avec lequel il était intime, de ses affaires personnelles et d’une foule d’autres choses auxquelles je ne m’attendais pas et qui surprirent, de la part d’un homme qu’on venait de nous présenter depuis quelques instants à peine. Il ne s’arrêtait plus ; dès qu’il avait épuisé un sujet de conversation, il se jetait tête baissée dans un autre.
Au bout d’une demi-heure, je m’aperçus qu’il était moins distingué au point de vue moral qu’au point de vue physique et qu’il cherchait à se familiariser trop vite avec nous. Cependant il n’était point vulgaire ; il paraissait posséder une culture solide et une connaissance approfondie de l’histoire et des mœurs de notre pays.
Surgères n’avait pas prononcé un seul mot, depuis qu’il se trouvait en face du loquace Roumain. C’était inaccoutumé. Il me tira par le bras et me dit à voix basse :
— Cet homme-là me déplaît profondément. Je lui trouve une assurance, un sans-gêne insupportables ! N’êtes-vous pas de mon avis ?
— Oui, répondis-je, il me semble manquer un peu de tact.
Ce fut tout. Surgères garda de nouveau le silence et je n’eus plus l’occasion de lui parler durant la soirée. Mais je m’étais bien promis de ne pas perdre de vue un seul de ses gestes et de le suivre partout où il irait…
Vers minuit, je sortis un instant, pour prendre l’air sur la terrasse avec M. Meyrignac.
Lorsque je revins dans la salle de bal où j’avais laissé Surgères, je ne l’y trouvai plus. Je me dirigeai en toute hâte vers le fumoir et je fus tout à la fois heureux et stupéfait de le voir assis en face de M. Antouresco, auprès de la cheminée, à côté du Consul d’Angleterre et du Baron Kalinine.
Tous les quatre paraissaient fort animés. Leur conversation devait les passionner, à un tel point qu’ils ne me virent pas entrer. J’en profitai pour me glisser dans un coin de la pièce, sur un sofa, à moitié dissimulé dans la pénombre et j’écoutai.
L’entretien roulait sur les grands capitaines de l’antiquité et des temps modernes. Comme je m’y attendais, c’était encore M. Antouresco qui, d’un ton dogmatique, semblait faire une conférence, devant des auditeurs profanes et s’efforçait d’imposer l’incontestable valeur de ses opinions personnelles.
Après avoir passé en revue les grands généraux, l’infatigable Roumain continua à parler des peuples d’Europe, de leur passé militaire, de la valeur de leurs armées, de leurs méthodes, des derniers perfectionnements offensifs et défensifs et des chances de victoires que pouvait avoir tel peuple, opposé à tel autre.
Il était si sûr de lui, exposait les faits avec tant de netteté et tant d’exemples, à l’appui de ses dires, que cela dénotait, chez lui, une documentation précise et une connaissance approfondie de toutes ces questions.
— Moi qui voyage souvent. Messieurs, disait-il, je vois les choses d’une façon tout à fait opposée à la vôtre, car je me trouve, pour ainsi dire, au centre de l’arène, je vois donc défiler sous mes yeux tous les peuples du grand cirque d’Europe.
« Bien que j’aie, ainsi que mes compatriotes, une affection particulière à l’égard de la France, je ne me laisse influencer par aucun mobile patriotique, par aucun sentiment de race. J’enregistre froidement les faits, en simple spectateur. Que ce soit à Londres, à Paris, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, à Rome, à Vienne ou ailleurs, j’observe partout, de la même façon, sans aucun parti pris.
« Je suis un dilettante de l’impartialité et c’est ainsi que, peu à peu, je suis arrivé à me faire, de chaque nation, une opinion assez juste.
« En ce qui concerne le point de vue militaire, que nous discutons en ce moment, je vous dirai franchement mon avis, si vous me promettez, toutefois, de ne pas vous formaliser de mes critiques et si vous consentez à mettre de côté, pour quelques instants, votre amour-propre national.
Le Consul d’Angleterre, de Surgères et le baron Kalinine, précisément, étaient, tous trois, de nationalité différente. Sans doute, durent-ils trouver divertissante cette petite prière adressée en manière d’exorde. En effet, sans la moindre hésitation, et avec un ensemble mathématique, ils firent le même geste large d’acquiescement. En fait, ils me parurent disposés à écouter avec résignation quelques vérités désagréables.
M. Antouresco, prenant un ton mordant, commença par une charge à fond contre l’armée russe, cette cohue d’illettrés, menés par des officiers alcooliques et des généraux au gâtisme sénile. Pas d’initiative, discipline molle, cadres insuffisants. Et cependant, quelle somme d’énergie et quelles ressources une organisation habile pouvait tirer de ce réservoir d’hommes ; quelle force incommensurable sommeillait dans cet océan humain, capable de submerger l’Europe et de balayer, comme un fétu de paille, les armées les mieux entraînées. Mais non ! Barbarie ignoble, ignorance crasse, paresse invétérée, grossièreté et eau-de-vie : Nitchevo et Vodka ! voilà quels étaient les fléaux des soldats du tzar.
— Quel dommage, ajouta M. Antouresco en levant les yeux avec compassion. Un si bel empire, un peuple si sympathique…
Le baron Kalinine venait d’en entendre de dures sur son pays, aussi était-il rouge comme un homard cuit et broyait son cigare entre ses dents d’un air terrible…
Mais l’impitoyable Roumain s’en souciait bien ! Sans s’émouvoir le moins du monde, il nous exposa brièvement la puissance maritime de l’Angleterre, qui commençait à être sérieusement menacée par l’effort naval du Japon, des États-Unis et de l’Allemagne. Quant à sa puissance militaire terrestre, elle était nulle. À son estime, cette puissance militaire terrestre devait à jamais demeurer négative, non pas du fait qu’elle ne possédait point d’armée (car, en cas de guerre, elle pouvait lever des millions d’hommes dans ses colonies), mais uniquement par absence de cadres et parce que ses officiers étaient incapables de comprendre un mot de stratégie…
Le Consul d’Angleterre fit une grimace, puis sourit d’un air dédaigneux…
M. Antouresco ne pouvait s’arrêter en si bonne voie. Il parla en excellents termes de l’armée japonaise, toujours en grand progrès et d’un allant qui surprendrait ; démolit en deux ou trois phrases toxiques les troupes chinoises ; fit quelques éloges des forces balkaniques, se moqua des Turcs, parla des Italiens avec respect, des Espagnols avec impertinence, effleura l’armée américaine et, finalement, s’attacha à démontrer la déchéance de l’armée française.
— Cette armée, ajouta le Roumain, la plus glorieuse du monde, celle qui a tenu le premier rang durant des siècles, est en train de perdre des points ; elle se trouve en état d’infériorité numérique vis-à-vis des Allemands.
« Malgré cela, je dois à la vérité de faire cette réserve, elle est encore une force avec laquelle il faut compter. Avec vous autres, Français, on ne sait jamais ce que vous ferez ; vous avez la réaction atavique, foudroyante, et la furia francese célèbre. Vous êtes comme les chats, on vous croit morts et vous ressuscitez, diaboliquement, pour distribuer des coups de griffes de droite et de gauche…
Surgères se mit à rire, tira de sa poche un étui à cigares, en choisit un, puis demanda négligemment au Roumain :
— Et l’armée allemande, Monsieur, qu’en pensez-vous ?
— Elle est redoutable, répondit l’industriel, solidement organisée, ayant à sa tête des chefs capables et des officiers de valeur.
« Excusez-moi, Monsieur de Surgères, si je froisse votre amour-propre, mais je vous dis là ce que je pense et ce que je crois être la vérité. J’ai beaucoup voyagé en Allemagne, j’ai fréquenté de nombreux officiers, j’ai vécu dans des milieux militaires, aussi, bien que toute ma sympathie aille vers la France, j’ai malheureusement la conviction que l’armée allemande est supérieure à la vôtre… seulement…
— Seulement quoi ? insista Surgères très calme…
— Seulement, continua le Roumain, cette puissante armée est complètement inféodée à la noblesse prussienne.
— C’est son mal de Pott ?
— Peut-être ! Il n’y a pas de place dans les États-Majors pour les officiers qui appartiennent à la bourgeoisie. Ils ont beau être intelligents, travailleurs, énergiques, avoir fait leurs preuves, s’ils n’ont pas un nom à particule, ils sont impitoyablement écartés du haut commandement. C’est peut-être cette conception étroite des castes qui empêchera l’armée allemande de devenir invincible et lui brisera les reins, comme votre interruption semblait vouloir le présager…
C’était la fin… M. Antouresco se tut et ses quatre auditeurs demeurèrent quelques instants silencieux…
Tout à coup, je vis Surgères se lever, s’excuser et s’en aller… Je me levai aussitôt, avec précaution, et je le suivis.
Je crus, tout d’abord, qu’il allait rejoindre quelqu’un dans la salle de bal. Je me trompais, il obliqua à droite, suivit un corridor, ouvrit une porte qui donnait accès dans un petit jardin d’agrément et sortit… Je n’osais avancer trop vite, de peur de me trouver nez à nez avec lui s’il se retournait brusquement. Mais, pour la seconde fois, j’avais craint bien à tort.
En effet, il n’hésita pas un instant et j’eus le loisir de l’examiner tout à mon aise. Il se croyait tellement sûr d’être seul dehors, à ce moment-là, qu’il n’avait pas même pris la précaution de refermer la porte du corridor. Comme il s’était arrêté sous un arbre assez bas, un gros et très vieux figuier, à ce qu’il me parut, soudain, une éblouissante lueur bleue troua l’obscurité. À cette clarté pâlissante, je reconnus le visage de Surgères, penché sur quelque objet que je ne pouvais distinguer. Il avait l’air d’examiner avec beaucoup d’attention ce qu’il tenait à la main et devait être très satisfait, car un sourire malicieux fit bouger ses lèvres minces…
En hâte, je revins sur mes pas et j’attendis, dans la cage de l’escalier. Au bout de cinq à six minutes, Surgères reparut ; il referma la porte, passa à côté de moi, sans m’apercevoir, et se dirigea vers l’office. Je le suivis prudemment et je le vis s’entretenir avec les domestiques puis disparaître derrière l’un d’entre eux… J’arrivai immédiatement après sa sortie et je demandai, du ton le plus naturel, au valet de chambre du Consul :
— Dites-moi, Marcel, avez-vous vu M. de Surgères ?
Ce domestique me répondit :
— Ce Monsieur m’a demandé si on pouvait téléphoner. Je me suis permis de le faire conduire à la cabine de Monsieur le Consul.
— Ah ! très bien, approuvai-je. Ne le dérangez pas, j’aurai l’occasion de lui parler au cours de la soirée.
Il me fallait retourner au fumoir sans perdre une seconde, attendu que Surgères, j’en avais la conviction, ne tarderait pas à venir y rejoindre ceux qu’il avait quittés brusquement. Je réussis à m’y faufiler une deuxième fois, sans me faire remarquer. Tranquille, maintenant, d’un pas paisible, je fus m’asseoir sur une chaise basse, drôlement rencognée dans l’embrasure d’une fenêtre et fort bien dissimulée par de grands rideaux doubles.
De ce coin discret, pour observer, j’étais beaucoup mieux placé que sur le sofa.
Le baron Kalinine, le Consul d’Angleterre et M. Antouresco étaient toujours là, en conversation, et parlaient avec animation, de leurs voyages en Asie. Mais ils n’étaient point seuls. Deux autres personnages s’étaient joints à eux pendant mon absence et avaient l’air de s’intéresser prodigieusement à leur entretien.
Ainsi que je l’avais prévu, Surgères ne tarda pas à revenir. Il vint se placer debout, accoudé à la cheminée en face de M. Antouresco. Il me parut très changé, son visage respirait une grande et tout à fait inhabituelle sévérité. C’est à peine s’il répondit avec politesse aux questions que lui posa le Roumain.
Vers trois heures du matin, le Consul d’Angleterre se leva. Les quelques invités qui se trouvaient dans le fumoir le suivirent.
M. Antouresco se disposait également à prendre congé, lorsque Surgères le retint brusquement par l’épaule et lui demanda, sur un ton mi-figue, mi-raisin :
— Monsieur, puisque nous sommes seuls, voudriez-vous m’accorder quelques minutes d’entretien ?
— Très volontiers, Monsieur, répondit l’autre un peu gêné et surpris. En quoi puis-je vous être agréable ?…
J’eus l’intuition que quelque chose d’extraordinaire allait se passer entre ces deux hommes. En même temps, sans croire à une liaison possible entre le Roumain et ces mystères, je songeai à la lumière bleue, au secrétaire d’acajou et aux caractères invisibles…
— Eh bien, voici de quoi il s’agit, reprit Surgères sur un ton ironique. Vous n’avez pas une très haute idée de l’intelligence et de la perspicacité françaises, je le sais. Cette remarque, d’ailleurs, n’a qu’une très faible importance, car je me flatte de vous faire changer d’opinion en quelques secondes, et même de vous démontrer combien mal vous savez nous apprécier…
Puis, comme M. Antouresco le regardait en souriant de façon incrédule, il le fusilla de cette question extraordinaire :
— Dites-moi, vous êtes bien le colonel Wundt, attaché au service allemand d’Éclairage secret en France ?…
À ces mots, le pseudo Roumain recula d’un pas, et se tordit comme si on venait de lui passer un fer rouge à travers le corps. Ses yeux étaient devenus fixes et son visage fut, en un instant, décomposé par le sentiment le moins guerrier qui soit : la peur !… Affolé, il s’appuya contre la cheminée et souffla à la façon d’un sanglier coiffé par les pointers…
Mon cœur battit violemment. Était-ce possible ? Un traître, un vil espion parmi nous ?
Les deux hommes se mesurèrent un instant en silence. L’Allemand grinçait des dents. J’appréhendais de le voir s’élancer sournoisement sur Surgères. Ce dernier eut la même pensée et le prévint. Il sortit un revolver de sa poche, et, visant son adversaire, lui dit froidement :
— Nous ne sommes pas ici pour perdre notre temps, colonel. Je vous prie de m’écouter sans manifester vos sentiments, surtout sans regimber.
« Je pourrais vous faire jeter en prison ou ameuter contre vous la population, parce que vous abusez de notre hospitalité pour nous trahir. Mais je ne saurais vous imiter en rien. Ce procédé me répugne, il est contraire aux vieilles traditions françaises qui interdisent d’achever un vaincu. Je me contente de vous mépriser.
« Par exemple, ne soyez pas surpris, en rentrant à votre hôtel, si vous ne trouvez plus votre petite valise en cuir jaune. J’ai donné ordre de vous l’enlever. Ne faites pas le naïf ; vous savez pourquoi ! Elle contient les photographies et les documents, que vous avez eu le tort de conserver par devers vous, après vous les être procurés, par des moyens déshonorants.
« Je suis fâché de vous interrompre dans votre besogne, mais, vous voudrez bien en convenir, vous n’êtes pas de taille. Je vous conseille donc de retourner chez vous, au pas accéléré de l’oie et de céder votre place à quelqu’un de plus habile.
« D’ailleurs, je vous préviens : si, dans vingt-quatre heures, vous n’êtes pas encore passé en Espagne, j’avise la sûreté et je vous arrête. »
L’Allemand était devenu livide. D’un geste sec, il jeta le cigare qu’il mâchait, regarda Surgères quelques secondes, puis murmura, d’une voix étranglée où perçait, malgré la rancune de la défaite, une admiration non déguisée.
— Vous êtes véritablement très fort, Monsieur, très fort…
— N’est-ce pas ? coupa Surgères d’un air moqueur. J’étais sûr que vous finiriez par changer d’avis.
Le pseudo Roumain fit mine de tourner les talons. D’un geste, le docteur l’arrêta :
— Un dernier mot, Monsieur, si vous le voulez bien ? Avant de nous quitter, remettez-moi donc la lettre que vous avez reçue de Berlin, hier au soir, lettre que vous conservez sur vous, et que je vois d’ici, dans votre portefeuille. Elle contient des instructions qui peuvent m’être utiles…
— Ah ! ça, vous êtes donc le diable ! s’écria le colonel d’une voix étouffée…
— Lui-même, en personne ! répondit Surgères gravement. Allons, la lettre, ou sinon…
Il n’eut pas besoin d’achever. L’espion prit son portefeuille, en tira une enveloppe non cachetée, qu’il remit à son adversaire. Celui-ci l’ouvrit, pour s’assurer de son contenu, et la fit disparaître dans une poche intérieure de son vêtement.
Alors, après avoir poussé deux ou trois jurons entre ses dents et s’être traité, en allemand, d’abominable crétin, le pseudo Roumain sortit du fumoir en courant. On eût juré qu’il avait tous les policiers de France à ses trousses…
Je ne l’ai jamais revu depuis…
*
Les faits dont je venais d’être témoin m’ouvraient de larges horizons, surtout des horizons imprévus. Je commençais à croire fermement que j’arriverais enfin à un résultat.
Je ne marchais plus, comme autrefois, dans les ténèbres, sans guide, sans point de repère, me fiant à ma seule imagination et aux caprices de ma bonne ou mauvaise fortune, non, j’avais désormais, des données plus précises, des bases plus solides. Les progrès que j’avais accomplis dans ce sens me permettaient d’avoir, plus que jamais, confiance en moi-même.
Surgères, je le savais maintenant, n’était pas un malfaiteur, non plus un aventurier méprisable. Bien mieux, il y avait en lui autre chose que des sentiments d’intérêt personnel ou de déloyauté. Je savais aussi que ce projecteur électrique, à lumière bleue, dont il ne se séparait jamais, devait jouer un rôle extrêmement important dans sa vie. Il en était de même d’un autre objet qu’il avait regardé dans le jardin, mais que je n’avais qu’entrevu et dont je n’aurais pu préciser la nature.
Ce que je savais surtout, c’est que Surgères avait accompli sous mes yeux, un tour de force inouï, formidable ! Un tour de magie non truqué, bien réel. Le comble !
Cette fois, je n’avais plus besoin de chercher, de réfléchir, d’échafauder de misérables raisonnements, je n’avais qu’à constater brutalement ce que j’avais vu :
Un homme distingué, un industriel roumain, jouissant du prestige que confère une grosse fortune, descendu dans l’un des plus fastueux hôtels de la plage, reçu par le Consul d’Angleterre, considéré comme un ami de la France, nous avait été présenté, un soir, à dix heures… À trois heures du matin, le prétendu Roumain, formellement convaincu d’espionnage, par Surgères, s’enfuyait en Espagne. Et cependant Surgères ne l’avait jamais vu ! C’était la première fois qu’il se trouvait en face de lui…
En moins de cinq heures, il l’avait démasqué, dévoilant sa véritable nationalité, son nom, son grade dans l’armée et donnant des preuves si précises, à l’appui de ses accusations, que l’espion n’avait même pas essayé de mentir pour se défendre.
C’était une chose fantasmagorique, difficilement admissible, même pour moi qui avais assisté, de près, à toutes les péripéties de cette scène rapide. Et pourtant cela était… J’avais entendu les paroles terribles de Surgères, j’avais vu le visage bouleversé de l’Allemand…
Saint Thomas en personne n’aurait pu continuer à douter devant l’évidence de pareilles preuves.
Quelle était donc, enfin, la puissance de cet homme, de ce docteur mystérieux et redoutable ? J’écartai immédiatement toutes les hypothèses fantaisistes et commodes de « génie policier », de « flair », de logique vigoureuse et impeccable, de raisonnements déductionnistes, fondés sur des constatations subtiles et de généralisations audacieuses.
En réalité, je ne me trouvais pas en face d’un personnage imaginaire, dont l’intelligence intuitive débordait, pour ainsi dire, le cadre des contingences quotidiennes et résolvait les problèmes les plus ardus, à l’aide d’un bout de fil de fer ou d’un bouton de culotte. Non, j’étais en pleine réalité et j’avais devant moi un homme en chair et en os, un docteur qui venait d’accomplir une action stupéfiante.
Aucune faculté humaine n’était capable d’aboutir à un tel résultat !
Je songeai, un instant, à la télépsychie et aux phénomènes de lucidité, mais j’abandonnai bien vite cette idée. En effet, dans l’un comme dans l’autre cas, il fallait admettre, forcément, un sujet dans un état spécial de catalepsie ou de somnambulisme, ce qui était encore plus invraisemblable.
Surgères ne présentait aucun de ces symptômes particuliers et paraissait, au contraire, doué d’une activité et d’une liberté d’esprit peu communes. Il agissait froidement, avec une connaissance approfondie de lui-même, une précision mathématique admirable. Alors ? Quelle solution admettre ? Quelle cause invoquer en face de faits aussi positifs et aussi troublants ?
Le souvenir de ce que j’avais vu à l’intérieur de la villa « Bakhea » et les événements qui s’étaient déroulés, chez moi et chez le Consul d’Angleterre, me paraissaient renfermer une explication singulièrement plus rationnelle que tout le reste…
Il n’y avait plus à hésiter… Le laboratoire, les machines, cette lettre étrange adressée à la comtesse, les carnets aux signes invisibles et enfin cette mystérieuse lumière bleue, tout cela m’amenait logiquement à admettre l’hypothèse (si extraordinaire fût-elle), que Surgères avait découvert le moyen scientifique de lire dans la pensée d’autrui comme dans le plus simple des livres…
Cet homme allait peut-être, sous peu, se révéler au monde entier, comme un savant de la race des Pasteur, des Newton, des Berthelot, comme un précurseur de génie, devançant de plusieurs siècles la marche en avant de l’humanité…
Lire dans la pensée d’autrui ? C’était fantastique, j’en conviens, mais enfin, je n’avais pas à choisir, et, plus je réfléchissais, plus j’étais convaincu que je me trouvais, cette fois, dans la bonne voie… Il me restait à découvrir de quelle façon Surgères procédait, quels étaient les instruments dont il se servait et à quel moment précis il s’en servait. C’était là assurément le point le plus difficile à éclaircir, celui qui me paraissait hérissé des plus grandes chances d’erreur car, hormis la lumière bleue, je n’avais rien remarqué de particulier dans l’attitude de Surgères, pendant qu’il se trouvait en tête-à-tête avec le pseudo Roumain. Il m’avait paru très calme, toute la soirée et, à aucun moment je ne l’avais vu sortir de sa poche le moindre objet.
L’avenir, peut-être, si je persévérais dans mes recherches, me révélerait le secret que je cherchais en vain à découvrir. Pour l’instant j’en étais réduit à des suppositions sans valeur.
Cependant, je dois l’avouer, je sentais un frisson d’orgueil me parcourir tout entier, en songeant que j’étais le seul homme au monde à se douter qu’une découverte, la plus grande peut-être que l’humanité eût enregistrée, était l’œuvre d’un jeune docteur français inconnu.
Puis, je me demandai, en y réfléchissant, pourquoi Surgères ne communiquait pas le résultat de ses travaux à l’Académie des Sciences ? Était-ce par pur égoïsme et pour conserver pour lui seul la puissance formidable que lui conféraient, désormais, ses connaissances scientifiques ? Ou bien encore, guidé par un sentiment de philanthropie, craignait-il que la révélation de ses méthodes bouleversât complètement les bases de la société et rendît désormais la vie impossible ?
Était-il grisé par son succès ou effrayé par les conséquences redoutables de sa découverte ?
*
Un vendredi, dans l’après-midi, vers trois heures, mon père reçut un avis, non signé, ainsi conçu :
« Si vous avez des fonds à la banque B., je vous conseille de les retirer immédiatement, si vous ne voulez pas vous exposer à les perdre. Lundi, il sera trop tard. »
« Un Ami ».
Mon père me fit appeler et me montra la lettre. Il était en proie à une très vive émotion. Il connaissait B. depuis fort longtemps et l’avait toujours considéré comme un parfait honnête homme.
Cependant, donnant un démenti à cette estime, longtemps méritée, les termes de la lettre ne laissaient subsister aucun doute : c’était un avertissement précis que, le lundi suivant, le banquier aurait certainement emporté la caisse.
Je réfléchis quelques instants et, tout à coup, ma pensée se porta vers Surgères… Il connaissait B. et allait parfois au Casino, en compagnie du banquier… Maintenant, je me persuadais que cet avis urgent ne pouvait émaner d’une autre source.
— Eh bien, Georges, me dit mon père, qu’en penses-tu ?
« De toutes façons nous n’avons qu’une très petite somme en dépôt chez B. Ce peut-être une dénonciation calomnieuse, cette lettre anonyme ? Une malpropreté ?
— Ce n’est pas mon avis, Père, rétorquai-je. Je prends mon chapeau et je vais aller trouver B. Nous verrons bien de quoi il retourne.
Sur ces mots, je sortis.
Lorsque j’arrivai à la banque, ma méfiance tomba. Je ne remarquai rien d’anormal, dans ces bureaux en pleine activité, les employés étaient à leur place habituelle et le caissier, dans sa cage, comptait des rouleaux de pièces d’or.
Je fis passer ma carte à B. À aucune de mes visites précédentes, il ne m’avait fait faire antichambre ; cette fois, je dus patienter quelques instants avant d’être reçu. Il était certainement loin de m’attendre à pareille heure et il me parut très troublé…
J’observai, de suite un sérieux changement dans sa physionomie : il n’avait plus sa petite barbe en pointe et ses moustaches avaient été récemment taillées à l’américaine.
Ma méfiance revint au galop, je sentis un choc au cœur, mais je me gardai bien de laisser paraître le moindre étonnement et je pris, au contraire, un air très ennuyé pour exposer le but de ma visite :
— Voici, dis-je, de quoi il s’agit : nous venons de conclure un marché assez important avec un négociant de Lyon ; cet homme doit partir demain soir pour Londres ; comme nos carnets de chèques sont épuisés, nous avons pensé à la petite somme que nous avons en dépôt chez vous.
Le banquier me répondit finement :
— Ne vous gênez pas avec moi, Monsieur Rambaud, je vous en prie, je vais vous faire apporter un nouveau carnet de chèques et vous y inscrirez la somme qu’il vous plaira, payable sur ma banque. Dans le cas, même, où vous auriez à dépasser votre provision, cela n’aurait aucune importance.
— Je vous remercie de votre amabilité, repris-je. Seulement, il ne me sera pas permis d’en profiter. Le négociant dont je vous parle, a besoin d’espèces liquides, et je désire le payer en billets de banque.
B. se mordit les lèvres et consentit froidement :
— C’est bien, Monsieur, je vais donner l’ordre de vous payer sur-le-champ en billets de banque, quarante-cinq mille francs ; c’est, je crois, tout ce que vous avez chez moi ? ajouta-t-il d’un air persifleur.
— C’est tout, oui, Monsieur, approuvai-je en me levant.
— Très bien ! Vous pouvez passer à la caisse, vous allez être payé dans quelques instants. Au revoir, Monsieur Rambaud, acheva-t-il en me tendant la main.
Je le regardai droit dans les yeux, puis, à mon tour, je lui tendis la main, lentement…
Il pâlit, ses lèvres se pincèrent, et il me tourna le dos, sans ajouter un mot.
Le lendemain soir, vers six heures, ce banquier était arrêté au moment où il se préparait à franchir la frontière. Il devait, sans aucun doute, avoir des complices, car on ne retrouva sur lui qu’une somme de vingt mille francs.
En même temps, une perquisition effectuée dans les bureaux de sa maison permit de constater que les coffres-forts de la banque étaient complètement vides. Étant donné la réputation d’honnêteté dont le banquier jouissait dans notre ville, j’en conclus que la police avait été avertie, comme mon père et moi, d’une façon très précise, car il lui eût été impossible, sans ce concours occulte, d’agir avec autant de célérité et de certitude. Or, il n’y avait qu’un seul homme en état d’avoir mené cette affaire : c’était Surgères !…
*
Les événements, eût-on dit, se précipitaient, pour venir justifier les pressentiments que j’avais de la mystérieuse puissance de Surgères et pour m’en démontrer les conséquences incalculables.
À vrai dire, je recherchais, plus que jamais, les occasions de rencontrer le solitaire docteur. Bien qu’il fût toujours réservé, j’avais réussi, à force de ruses et de persévérance, à l’attirer chez moi un peu plus souvent et à me faire inviter chez lui, ce qui constituait, à mon actif, une victoire prodigieuse, sans aucun précédent.
Parfois, cependant, je me demandais avec anxiété, s’il n’était pas au courant de tout ce que j’avais fait et s’il ne se jouait pas de moi comme d’un enfant. J’épiais, sur son visage, le reflet de ses pensées, m’imaginant découvrir dans un regard, dans un froncement de sourcils une marque d’hostilité ou d’ironie. J’écoutais ses paroles avec une tension d’esprit exagérée, croyant y trouver sans cesse des sous-entendus, des allusions directes à ma façon d’agir vis-à-vis de lui…
Je surveillais, surtout, ses moindres mouvements, avec l’idée fixe de surprendre enfin le geste qui le trahirait et de graver solidement, dans ma mémoire, l’objet, la chose mystérieuse qui m’échappait sans cesse et qui devait être l’âme de la puissance occulte de Surgères.
Pourquoi, d’ailleurs, aurais-je échappé à son pouvoir magique de divination ? N’était-il pas assez naturel qu’il cherchât à savoir ce que je pensais de lui et quelles étaient mes intentions ? Peut-être, jusqu’ici, s’était-il désintéressé de moi ; mais, au fur et à mesure que nous nous fréquentions davantage, il devait, logiquement, lui venir à l’esprit, avec les moyens dont il disposait, l’idée de scruter ma conscience, de pénétrer mes pensées les plus secrètes.
Je me disais tout cela souvent et je m’étais formellement promis de m’observer chaque fois que nous nous trouvions en présence l’un de l’autre. Dans ces circonstances, je devais m’efforcer, par tous les moyens, d’amener la conversation sur des sujets d’ordre général et d’éviter soigneusement de penser, un seul instant, à ceux qui étaient susceptibles de me compromettre ou de me trahir.
Hélas ! je ne tardai pas à me rendre compte de la vanité de mes résolutions et de l’impossibilité presque absolue où j’étais d’observer, à la lettre, une pareille tactique.
Outre la fatigue et le malaise continuels qu’entraînaient, pour moi, ces conversations menées d’une façon aussi artificielle, je ne pouvais, en aucune façon, éviter les digressions que m’imposait le docteur, ni me dérober brutalement à ses objections, en lui parlant des progrès de l’astronomie sous les Chaldéens ou des premières montgolfières !…
Peut-être même, cette sorte de dictature, que j’entendais exercer sur nos entretiens, allait-elle, au lieu de favoriser mes projets, éveiller la méfiance de Surgères et m’arrêter définitivement à la veille même du succès ? Mieux valait donc persévérer courageusement dans mon entreprise et attendre l’occasion, en simple spectateur, dût-il en résulter pour moi les conséquences les plus désastreuses.
Il était inutile de dissimuler avec Surgères et j’avais, au contraire, tout à gagner en lui inspirant confiance.
Je ne tardai pas, d’ailleurs, à m’apercevoir qu’il avait intercepté déjà quelques-unes de mes pensées car, à plusieurs reprises, il fit allusion imprudemment à des faits et à des projets dont je ne lui avais point parlé, ce qui aurait certainement étonné tout autre que moi. Ainsi, une fois entre autres, il s’excusa de ne pouvoir monter à cheval pour m’accompagner dans l’excursion que j’avais, m’affirma-t-il, l’intention de faire, avec lui, aux environs d’Arcangues.
Eh bien, je ne lui avais jamais soufflé mot de cette promenade, mais je me souvenais parfaitement avoir eu l’esprit traversé par cette idée, chez lui, en examinant une aquarelle qui représentait, gracieux et engageant, un coin de ce paysage.
Il n’avait pas agi, j’en étais persuadé, avec l’intention de frapper mon imagination. Non, c’était plutôt par étourderie et dans la croyance que je lui avais, par la suite, adressé une invitation en bonne et due forme.
Dans ces conditions, je risquais trop à temporiser, aussi, je résolus de prendre moi-même l’offensive, en abordant des sujets susceptibles d’intéresser Surgères, et de l’amener, peu à peu, dans le feu de la conversation, à se démasquer ; pour le moins à me fournir, au vol, quelques renseignements intéressants.
Pour cela, il me fallait gagner du temps et le devancer sur son propre terrain. En effet, je ne pouvais m’illusionner : du jour où il aurait appris quels étaient mes desseins, j’étais voué à un échec certain et définitif…
Peu de temps après, par un après-midi d’hiver, triste et froid, vers cinq heures, je me rendis avenue de la Reine Nathalie, chez Surgères. Je devais prendre le thé avec le docteur. Il m’en avait exprimé le désir d’une façon tout à fait cordiale.
Je devais enfin arriver au terme de mes efforts. C’était écrit !
Jamais je n’oublierai ce qui se passa, ce jour-là, entre Surgères et moi, pendant les deux heures que nous demeurâmes ensemble ! Impressions ineffaçables ! De tous mes souvenirs, c’est, je crois, celui qui est resté le plus profondément gravé dans ma mémoire, le plus vivant, le plus dramatique…
Après plus de vingt-cinq années d’intervalle, je ressens encore la même émotion, je revois, avec une netteté incroyable, le petit cabinet de travail où se tenait Surgères, auprès de la fenêtre ; la cheminée prussienne, bourrée de charbon, une table ronde, couverte de livres, de revues, de journaux étalés pêle-mêle et là, accroché au mur, en face de moi, au-dessus d’un canapé, un étrange portrait d’Hindou. Il était là, comme vivant ! Ses yeux d’aigle me fixaient sans cesse et ses lèvres minces ébauchaient un sourire énigmatique…
Ce portrait m’intriguait énergiquement et je ne savais rien de lui. Chaque fois que j’y avais fait allusion, Surgères m’avait répondu d’une façon évasive…
Une fois seulement, il m’avait parlé d’un jeune homme, très distingué, appartenant à une des plus grandes familles de l’Inde. Il avait fait ses études, avec le docteur, à la Faculté de Médecine de Paris et le jour de leur séparation, il lui avait fait cadeau de cette peinture, en souvenir de leur grande amitié…
Mais, revenons à notre sujet…
Lorsque j’arrivai chez Surgères, je le trouvai assis sur sa chaise longue, en train de lire une revue scientifique que je connaissais. Son aspect me produisit une mauvaise impression. Il me sembla qu’il y avait en lui quelque chose de changé : ses joues étaient plus creuses, ses yeux plus enfoncés, ses mains plus transparentes.
Deux ou trois fois, je le vis porter la main à ses lèvres, comme pour étouffer une toux gênante et inattendue… En outre, dès ses premières paroles, je m’aperçus qu’il était d’une humeur peu agréable.
Soudain, jetant sa revue sur la table, d’un air dédaigneux, il se mit à rire et me dit en haussant les épaules :
— Encore un article inepte de cet idiot de Richart, sur la transmission de la pensée. Je me demande comment, à notre époque, un docteur éminent, un savant (à ce qu’on affirme du moins) peut écrire de pareilles absurdités ! C’est une véritable honte pour la science !
J’entrevis aussitôt tout le parti que je pouvais tirer de cette occasion inespérée et de l’état d’esprit où se trouvait Surgères. Ma résolution fut vite prise. Ma tactique devait consister à soutenir les théories de Richart et, en général, les vérités officiellement reconnues, jusqu’à ce jour, par les hommes compétents en matière de « physiologie-psychique », s’il est permis d’assembler néologiquement ces deux mots ?
Je savais que j’allais à l’encontre d’un véritable savant, d’un génie qui pouvait m’écraser sous des arguments redoutables. Eh bien, c’était précisément ces arguments que j’entendais susciter, afin de les étudier et de les comprendre.
D’ailleurs, je ne devais pas avoir grand-chose à dire. La revue allait parler pour moi. Je pris l’article de Richart, je le parcourus, et je demandai, d’un air étonné :
— Vous ne croyez donc pas à la réalité du corps psychique, aux phénomènes du spiritisme ?…
Surgères me regarda avec pitié, comme un professeur regarde un élève ignare, satisfait d’avoir dit une grosse balourdise.
— Comment, vous, M. Rambaud, un esprit cultivé, positif, vous en êtes encore là ? Vous ajoutez foi à toutes les fables de ces rêveurs, de ces illuminés qui prétendent avoir découvert le monde des esprits ! Je vous plains sincèrement.
— Permettez, dis-je, vous ne pouvez nier des faits qui ont été constatés d’une façon rigoureusement scientifique et qui sont classés et décrits sous les noms de : télépathie, de suggestion, de médiumnité, de lévitation ? Pouvez-vous, de bonne foi, traiter d’illuminés, des hommes tels que Crookes, Richart, Wallace, de Rochas, Baraduc, Flammarion, de Lombroso, Weiss et tant d’autres chercheurs éminents qui s’illustrèrent dans les sciences psychiques.
« D’après vous, tout cela n’est-il qu’une vaste farce, une comédie de prestidigitateurs de foire ?
— Comprenez-moi bien, reprit Surgères vivement ; je ne nie pas l’existence de certains phénomènes, soi-disant psychiques et je n’accuse pas de mensonge les hommes que vous venez de citer. Ceci étant admis, j’ai bien le droit, sapristi, de penser, en tant que docteur, qu’ils sont dans l’erreur la plus complète, quant à l’explication qu’ils donnent de ces phénomènes et quant à leur véritable nature. Ils sont victimes de leurs croyances, de leur imagination et de l’hérédité superstitieuse que porte toujours en lui le savant le plus distingué et le plus impartial…
« Quant aux spirites proprement dits, je les considère, jusqu’à nouvel ordre, comme de véritables imposteurs.
— Je comprends, répondis-je. Vous ne niez point certaines constatations de ces personnages éminents, mais vous affirmez que leur erreur réside dans l’ignorance absolue où ils sont des causes mêmes des faits constatés et de leur essence intime. Il me semble bien difficile, cependant, pour ne pas dire impossible, d’admettre des causes différentes de celles qui ont été reconnues jusqu’à ce jour.
« Laissons de côté, pour l’instant, la question du spiritisme. Comment pouvez-vous expliquer, scientifiquement, le phénomène de la transmission de la pensée, sans avoir recours, comme Richart, à des facultés psychiques indéniables, à une force immatérielle, positive, irréfragable, à l’âme intelligente et toute-puissante, enfin ?
Surgères se mit à sourire :
— Certes ! me dit-il, je ne prétends nullement vous faire ici l’apologie du matérialisme, pas plus que l’ériger en dogme infaillible et universel. En ce qui me concerne, je ne crois pas à l’immortalité de l’âme. Je prétends même que cette croyance a pour base une pensée d’orgueil. L’homme ne veut et ne peut pas se résoudre à admettre qu’il est un être fini.
« Je puis me tromper. Loin de moi, donc, l’intention de nier l’existence de l’âme et de vos prétendus phénomènes psychiques. En effet, il me serait impossible, de démontrer, scientifiquement, la valeur de mes négations. Pour moi, il n’y a de réellement certains que les faits qui sont directement observables par les sens. Je suis, sur ce point, entièrement d’accord avec l’école positiviste.
« Je vous répète donc qu’il peut exister des faits soi-disant spirituels, psychiques ou moraux susceptibles d’être contrôlés par la science, dans un avenir plus ou moins éloigné, mais, pour l’instant, et dans l’état actuel de nos connaissances, je ne puis leur accorder qu’une existence tout à fait hypothétique et pour ainsi dire conventionnelle.
« Au surplus, sans parler des phénomènes psychiques possibles, sommes-nous bien certains de connaître tous les faits matériels que nous pouvons contrôler par nos sens ? Pouvons-nous affirmer que nous avons pénétré tous les secrets de la matière et découvert toutes les lois qui la régissent ? Que savons-nous du corps humain, de la terre, de la mer, de l’air, des astres, des végétaux ?
« La chimie, la physique, l’astronomie, la biologie sont-elles arrivées aux limites extrêmes de leur perfection et ont-elles dit leur dernier mot ?
« Hélas ! même dans le domaine des faits matériels, l’ignorance des hommes est aussi éclatante que leur vanité ! Quelques-uns d’entre eux ont fait, il est vrai, de grandes choses, parce qu’ils avaient du génie et de la méthode, mais la masse est restée profondément routinière. L’ensemble est crétinier et demeure passionnément attaché à ses rêves, à sa mythologie, à ses croyances puériles : idoles léguées à l’humanité par des milliers de siècles de misère et de terreur, erreurs consacrées officiellement par des multitudes de générations.
« Ce qu’il y a de plus inconcevable, c’est que, malgré les découvertes de la science, la stupidité des hommes n’ait point de terme. Ils croient toujours, en dépit de l’astronomie, aux cosmogonies enfantines de Moïse et de Mahomet ; en dépit des travaux de Pasteur, à la génération spontanée ; en dépit de la médecine, aux sorcières et aux jeteurs de sorts.
« Malheur aux précurseurs qui enseignent des routes nouvelles. Ainsi, par exemple, nos actes sont classés en deux catégories : les actes matériels, qui relèvent du corps, et les actes moraux, qui relèvent de l’âme ou esprit.
« Sur quoi repose cette classification fondamentale, cette sorte de dogme gratuit autour duquel gravitent toutes les querelles oiseuses des philosophes, les discussions arides et vaines des psychologues et des métaphysiciens ? Sur des observations rigoureuses, sur des démonstrations irrécusables, sur des preuves scientifiques ? Non : sur des croyances, de simples croyances admises, depuis des siècles et invérifiables actuellement.
« Dans l’étude de l’homme, dès que nous nous trouvons en présence d’un phénomène, qui ne nous apparaît pas nettement revêtu des caractères propres à la matière, nous le classons immédiatement parmi les phénomènes psychologiques. Pourquoi ? Sur quoi nous appuyons-nous pour prendre cette décision ? Sur la science ? Non ! Nous nous appuyons sur la coutume, sur l’autorité de tel ou tel philosophe, sur notre ignorance enfin ; sur notre ignorance inconsciente, formidable, toujours prête à accepter les solutions faciles, plutôt que de rester en face d’un problème sans issue !
« Qui me dira où finissent les fonctions de la substance cérébrale et où commencent celles de l’âme ?
— Mais, osai-je, d’un ton ironique, vous vous défendez de faire l’apologie du matérialisme et vous lui tressez cependant de singulières couronnes ?
— Pardon, rétorqua Surgères ; je rends à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. Le matérialisme psychologique nie l’âme, pour ne reconnaître que le corps. Moi, je ne nie pas l’existence de l’âme ; je vous dis simplement : il se peut qu’elle existe. Prouvez-le-moi scientifiquement ? Il y a une nuance. En attendant, étudions le domaine des faits matériels, car nous les ignorons totalement.
— Tout cela est parfait, M. Surgères ; il n’en demeure pas moins vrai que Richart a raison. La transmission de la pensée existe, elle a été démontrée d’une façon irréfutable. Qu’avez-vous à objecter à cela ?
Il me répondit sèchement :
— Je vous répète ce que je vous ai déjà dit. Il se peut que la transmission de la pensée existe, c’est même certain. Mais de là à en conclure que c’est un phénomène purement psychique, absolument indépendant de la matière, c’est vraiment de l’audace. Il faut que Richart soit, au suprême degré, dépourvu de tout sens critique et scientifique, pour oser écrire de pareilles énormités. C’est comme si l’on disait que se chauffer à une certaine distance d’un foyer ou entendre un son éloigné constituent des états psychiques.
« Cela ne viendra à l’idée de personne, parce que nous connaissons les ondes thermiques et les ondes sonores, tandis qu’aucun homme n’a jamais réussi à analyser le phénomène intime de la transmission de la pensée.
« Or, comme je vous le disais, il y a un instant, c’est un fait qui paraît dépourvu des caractères matériels ordinaires ; aussi s’empresse-t-on de le classer parmi les actes psychiques. Et voilà de quelle façon l’humanité croupit dans ses erreurs et dans ses superstitions !
— Dans ce cas, m’écriai-je, simulant un profond étonnement, vous croyez réellement que la transmission de la pensée est un phénomène purement physiologique ?
— Pourquoi pas ? concéda Surgères froidement.
— Je regrette, dis-je, de ne pas être de votre avis, mais je crois que, cette fois, vous vous laissez emporter trop loin par vos théories positivistes. Il y a tout de même certains faits psychologiques qui ne peuvent être vérifiés par les sens et qui n’en existent pas moins, cependant.
« Outre la perception externe, la conscience ne perçoit-elle pas directement le moi, ses actes, ses modifications ?
« Et puis, ajoutai-je en souriant, comme si je doutais que Surgères pût répondre victorieusement à ma question, qui m’empêche de retourner contre vous vos propres arguments ? Prouvez-moi scientifiquement que la transmission de la pensée est phénomène physiologique et non psychique ? Indiquez-moi quelles sont les lois physico-chimiques qui le régissent ?
Je m’attendais, de la part de mon contradicteur, à une réponse intéressante. J’espérais surtout que ma dernière phrase allait l’inciter à réfuter mes objections et à me démontrer mon ignorance. Quel plaisir ! Cette fois, j’avais frappé juste et ne m’étais point trompé.
Piqué au vif, Surgères me regarda quelques instants en silence et, songeant sans doute qu’il pouvait m’écraser sous le poids de sa science, il me dit d’un ton solennel :
— Je suis docteur en médecine, M. Rambaud, j’ai étudié spécialement cette question. Croyez-moi, je suis plus près que vous de la vérité. D’ailleurs, peut-être vous fournirai-je, avant longtemps, les preuves que vous me demandez.
— Ce serait passionnant ! exultai-je en prenant avec intention un air ironique ; je ne demanderais pas mieux que de m’incliner devant l’évidence ! Cependant, permettez-moi, sans vous faire injure, de douter de votre succès.
— C’est votre droit, dit Surgères poliment, mais avec une froideur non dissimulée.
Sa réponse me déçut. Je m’attendais à mieux. J’espérais que, sous l’irritation de mes banderilles, il allait enfin, pour me confondre, pousser les choses plus avant et me faire toucher du doigt quelque secret important. Les fléchettes s’étant émoussées, il me fallait poursuivre sur de nouveaux frais. Sans me laisser décourager, j’allumai une cigarette et je me mis à critiquer les théories de Büchner et de Broussais. Enfin, tout à coup, me souvenant que j’avais acheté et lu le fameux ouvrage de Halwards dont un exemplaire se trouvait dans la bibliothèque de la villa « Bakhea », je demandai au docteur :
— Vous avez lu Halwards, sans doute ? Que pensez-vous de son livre bizarre intitulé : Les Mensonges des Spiritualistes et des Spirites ?
À ces mots, le visage de Surgères s’assombrit. Son front se plissa, ses sourcils se froncèrent et il me regarda, durant quelques secondes, fixement, comme s’il devinait un piège…
— Halwards ! répéta-t-il d’un ton sec, oui, je l’ai lu ! Comment diable l’idée vous est-elle venue de le lire aussi ?
Je compris ce que signifiait ce vous et je me rendis compte, immédiatement, que je lui devenais suspect.
Il trouvait anormal que j’eusse lu cet ouvrage, un peu en marge, il est vrai, des lectures ordinaires.
— Mon Dieu, répondis-je, très gêné et en essayant de faire bonne contenance, je lis un peu à tort et à travers. Le titre de l’ouvrage m’a séduit et je l’ai acheté. Voilà tout.
— Tiens, tiens, c’est curieux, reprit Surgères avec un petit rire forcé. Je croyais être le seul ici à m’intéresser à ces questions ; je m’aperçois que j’ai, en vous, un sérieux partenaire. Serait-ce de l’indiscrétion de ma part de vous demander à la suite de quelles circonstances vous avez été amené à vous procurer ce remarquable ouvrage ?
Maintenant qu’il avait été mis en éveil, il me serrait de près. Le souvenir de sa force me hantait et une angoisse étrange commençait à me monter à la gorge. Je sentais toute la puissance magnétique de son regard peser sur moi, il épiait mes mouvements, scrutait mon visage et lisait peut-être au fond de ma pensée elle-même…
Cette idée m’épouvantait !
Au moment où j’allais lui répondre par un mensonge plus ou moins bien approprié à ma situation, il changea d’attitude et, comme s’il eût voulu, par un geste amical, m’engager à lui dire toute la vérité, il sortit de sa poche un large étui à cigares, m’offrit un havane, bien que j’eusse encore une cigarette aux lèvres. Il en prit un à son tour, puis posa l’étui sur la table, mais il le posa d’une façon si bizarre que cela me frappa.
Nous étions assis en face l’un de l’autre, et, seule, une pile de gros livres nous séparait. Au lieu de placer l’objet à plat, à côté ou en face de lui, comme il eût été naturel, Surgères étendit la main et le planta debout, appuyé contre les livres, bien en face de moi.
Je l’examinai d’un coup d’œil rapide : on eût dit un petit châssis dont le cadre était formé par une bordure de cuir très étroite et dont la partie principale devait être constituée par une sorte de métal ou de corps rigide de couleur grise, d’un décimètre carré de surface environ.
Tout cela avait duré quelques secondes à peine…
Alors, il se passa en moi quelque chose d’extraordinaire : tout à coup, j’eus le pressentiment très net que cet étui, ainsi mis en batterie, sous mes yeux, malgré son aspect inoffensif, était l’instrument magique auquel j’avais rêvé si souvent, œuvre de patience et de génie, arme merveilleuse et redoutable dont Surgères se servait pour pénétrer la pensée d’autrui…
À l’idée que cet homme allait savoir tout ce que j’avais fait et voulais faire, je sentis le sang me monter au visage et je me levai brusquement. J’avais mon revolver sur moi. Je le saisis et, le braquant sur Surgères pour l’impressionner, je lui dis froidement :
— Si vous ne remettez pas immédiatement cet étui à cigares dans votre poche, je vous brûle la cervelle…
Surgères devint très pâle, remit l’étui dans sa poche et, bondissant en arrière, me cria :
— Mais que faites-vous, M. Rambaud, que faites-vous, vous devenez fou ?
Je m’avançai alors vers lui et, le regardant droit dans les yeux, je lui répondis d’une voix ferme :
— Non, Monsieur de Surgères, j’ai toujours toute ma raison, et c’est cette raison qui me fait agir, car, sachez-le bien, je ne reconnais à personne, pas plus à vous qu’aux autres, le droit de savoir ce que je pense. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?
En revenant sur mes pas, j’ouvris la porte du cabinet pour m’en aller.
Je vis alors le docteur s’affaisser dans un fauteuil Voltaire, en faisant un grand geste de désespoir…
Je refermai la porte et je sortis…
Le lendemain, à ma grande surprise, je reçus une lettre de Surgères. Dans cette lettre, il me priait de venir le voir dès que je pourrais. Il ne me donnait aucune explication précise sur les motifs qui l’avaient poussé à m’écrire, ni sur ce qu’il attendait de ma visite.
Je réfléchis quelques instants : qu’avais-je à gagner en repoussant cette invitation et en manifestant une hostilité peu justifiée ?
En somme, j’étais arrivé à savoir tout ce qu’il m’était possible de savoir et si ma conduite vis-à-vis de Surgères était admissible, jusqu’à un certain point, en faisant intervenir l’excuse de ma curiosité, il n’en demeurait pas moins vrai que je n’avais pas agi très loyalement avec lui.
J’avais quelques reproches à m’adresser…
Et puis, que risquais-je ?
Le docteur savait bien, maintenant, à quoi s’en tenir sur mon compte. S’il voulait me voir, c’était donc qu’il me pardonnait déjà d’avoir pénétré le secret de sa découverte. Qui sait même s’il n’éprouvait pas pour moi, après cette scène inattendue et rapide, une sorte de considération, pour ainsi dire scientifique et si, malgré mon geste violent, il ne m’estimait pas un peu plus que mes semblables ?
Peut-être soupçonnait-il l’acharnement méthodique et silencieux avec lequel je l’avais suivi, depuis longtemps, dans ses moindres actions ? L’intérêt que je portais à ses travaux flattait-il son amour-propre de savant, et avait-il, à ses yeux, le mérite de me distinguer du vulgaire ? Peut-être aussi me considérait-il tout simplement, depuis que j’avais deviné ses intentions, comme un ennemi redoutable qu’il convenait de ménager…
Je résolus donc de me rendre chez lui, le lendemain dans la matinée, afin d’être fixé sur ses véritables sentiments.
Lorsque j’arrivai chez Surgères, vers dix heures du matin, je le trouvai assis devant la cheminée prussienne de son bureau de travail et je fus frappé de l’expression de sa physionomie : son visage était pâle, fatigué, creusé de rides, comme celui d’un vieillard, et ses yeux brillants étaient entourés d’un cercle de couleur bistre très prononcé.
Il se leva péniblement, esquissa un sourire et, après m’avoir tendu la main amicalement, il m’invita à m’asseoir à côté de lui. Je savais qu’il était malade, mais il devait être surtout très affecté de ce qui s’était passé la veille, entre nous, et je regrettai amèrement, pendant quelques secondes, d’avoir agi avec autant de brutalité.
Mon attitude, à son égard, c’était l’évidence même, avait contribué, dans une large mesure, à cet état de dépression physique dans lequel je ne l’avais jamais vu.
— Asseyez-vous, Monsieur Rambaud, me dit-il d’un ton calme. Puisque vous savez, n’est-ce pas, maintenant, il est inutile que je cherche à feindre avec vous ; ce serait puéril et peu loyal. Il vaut mieux que je vous parle avec franchise. D’ailleurs, je sais que je ne perdrai pas mon temps, car je vous crois capable de comprendre et de juger tout ce que je vais vous dire. Peut-être aussi vous rendrez-vous mieux compte, après avoir pesé mes paroles et compris leur sens ; peut-être, dis-je, serez-vous convaincu de la grossièreté des hommes, en tout ce qui touche aux grands problèmes spéculatifs et, en particulier, de leur inconcevable intolérance en matière scientifique.
« Notre discussion d’avant-hier a eu pour point de départ une question d’ordre un peu spécial, et nous l’avons traitée d’une façon philosophique et superficielle. Non point que j’accuse les philosophes d’être des esprits superficiels, mais, en ce sens, que nous nous sommes confinés beaucoup trop dans le domaine des généralités, et que nous n’avons pas pénétré assez avant dans celui des faits positifs et concrets.
« N’allez pas croire, je vous le répète, que je puisse mépriser les philosophes, bien au contraire, car, s’ils ne peuvent aborder de front l’étude de toutes les connaissances humaines et s’assimiler complètement toutes les sciences expérimentales, ils n’en demeurent pas moins des esprits vastes, des chercheurs d’un jugement sûr, des intelligences remarquables par leur clarté, leurs qualités de critique et d’intuition. S’ils ne sont point, à proprement parler, tous, des savants, on peut dire qu’ils préparent tous à la science ; qu’ils éclairent, par leurs hypothèses hardies, la route aux créateurs, aux artisans des grandes inventions et des grandes découvertes.
« Nous avons parlé, n’est-ce pas, à propos d’un article de Richart, de la transmission de la pensée et des phénomènes psychiques. Je vous ai dit alors que l’homme avait une tendance superstitieuse à classer, parmi les phénomènes psychologiques et psychiques, tous les faits relatifs au corps humain, faits qui ne lui apparaissent pas nettement revêtus des caractères propres à la matière et ne portent pas l’empreinte officielle des vérités admises.
« J’ai soutenu, vous devez vous en souvenir, contre les prétentions de Richart et contre vos théories, j’ai soutenu les arguments de la thèse matérialiste, non point que je sois matérialiste au sens que l’on donne habituellement à ce mot, mais plutôt parce que je suis fermement convaincu que nous ne connaissons rien des faits matériels, principalement de ceux qui concernent le corps humain, et que nous devons nous attacher, par tous les moyens, à vérifier scrupuleusement si les croyances, dont nous avons hérité de nos ancêtres, sont bien l’expression même de la vérité, ou simplement le résultat d’une science incomplète.
« Je vous ai soutenu que la transmission de la pensée pouvait très bien ne pas être, ainsi que le prétend Richart, un phénomène uniquement psychique, complètement indépendant de la matière, et que, contrairement à tout ce qu’on a cru jusqu’ici, il se réduisait à un simple chapitre de physico-biologie. Vous m’avez demandé alors, sur un ton légèrement ironique, de vous prouver, expérimentalement, la valeur de mes affirmations. Or, c’est précisément au moment où je me préparais à vous fournir une preuve éclatante de ce que j’avançais, que vous avez surpris le secret de ma découverte et que vous avez braqué sur moi votre revolver.
— Je regrette bien vivement, Monsieur de Surgères, d’avoir agi d’une façon aussi brutale ; mais, croyez-le bien, c’était là un pur réflexe, car vous m’inspirez, aujourd’hui, plus de respect que d’hostilité. J’ai réfléchi et je comprends, maintenant, quelle distance nous sépare : vous êtes un savant et moi je suis un ignorant…
— Savant est un mot un peu fort, dit Surgères avec un sourire triste. Il n’y a pas de savants, mon cher Monsieur Rambaud, il n’y a que des hommes qui cherchent et qui arrivent, parfois, grâce à leur ténacité, à d’heureux résultats. Ils ont appris, beaucoup, peut-être ; mais, hélas ! ils sont bien loin de tout savoir, comme le pense le vulgaire.
« Quant à vous, Monsieur, vous n’êtes point un ignorant, seulement, vous accordez une créance trop facile aux théories officielles. La critique et le doute sont à la base même de la science et doivent être les auxiliaires indispensables de tout homme désireux de connaître la vérité. « La Critique est aisée » a dit Boileau. Si elle l’était de son temps, elle l’est encore plus aujourd’hui : louangeuse à tous crins pour la république des camarades, ayant des sévérités de Zoïle pour les autres ; mais commerciale surtout et marchandeuse. L’aristarque véritable n’est plus qu’un souvenir. Cette remarque ne comporte aucun blâme.
« Je suis surpris qu’avec l’esprit d’observation que vous possédez certainement, car vous m’en avez donné des preuves évidentes, vous puissiez accepter aussi délibérément certaines explications enveloppées d’incertitude et de mystère. Je ne sais pas à la suite de quelles circonstances, ni comment, vous avez pu vous douter de mes travaux, mais le fait est que vous y êtes parvenu. J’aurais donc mauvaise grâce à essayer, maintenant, de vous cacher la vérité.
Surgères demeura quelques instants silencieux, les yeux fixés sur les charbons de la salamandre, puis, sans ostentation, sans orgueil, amicalement, il commença à me parler de sa découverte.
Cet homme avait non seulement du génie, mais il possédait encore cette simplicité de manières et de langage qui est presque l’apanage des grands esprits et qui demeure inaccessible aux petites intelligences et aux ambitieux.
— Après six années d’un labeur acharné et décevant, commença-t-il, après six années d’efforts stériles, après des échecs sans nombre, des découragements lamentables, après avoir désespéré mille fois de mes méthodes et de moi-même, je suis enfin arrivé à réaliser le grand rêve de ma vie : Prouver, scientifiquement, l’existence des effluves cérébraux, définir leur rôle exact dans l’économie physiologique du cerveau, étudier leurs rapports avec ce phénomène mystérieux que nous appelons la pensée et, en un mot, arriver à savoir ce qu’il y a de vrai et de faux dans ce que nous enseigne la psychologie, depuis des siècles…
« Avant d’aller plus loin, je ne dois pas oublier de vous dire comment cette idée m’est venue, et ce que je dois à l’un des plus illustres philosophes qui aient jamais été. En effet, ce fut un grand panthéiste qui commença à m’ouvrir les yeux et à contraindre mon esprit aux profondes et salutaires méditations. Je veux parler de Spinoza, du puissant Spinoza qui mourut dans la pauvreté, après avoir refusé la pension de Louis XIV et la chaire de philosophie de Heidelberg, que lui offrait l’Électeur Palatin.
Sur ces mots, Surgères se leva et, prenant, dans sa bibliothèque, un exemplaire de l’Éthique, il se mit à me lire les lignes suivantes qui font partie, je crois, des livres I et III.
« Lorsque les hommes contemplent l’arrangement du corps humain, ils restent stupides, et comme ils ignorent les causes d’un art si consommé, ils concluent que c’est par le fait, non d’un art mécanique, mais d’un art divin et surnaturel, qu’il a été agencé et établi de telle sorte qu’aucune des parties ne lèse l’autre. De là, est venu que celui qui recherche les vraies causes des soi-disant miracles, qui s’applique à comprendre les choses de la Nature, comme un savant, et non pas à s’en étonner comme un sot, est tenu de toutes parts comme hérétique et impie…
« Tout ce que peut le corps humain, personne jusqu’ici, ne l’a déterminé ; c’est-à-dire que personne, jusqu’ici, n’a appris, expérimentalement, tout ce que le corps peut accomplir par les seules lois de sa nature, en tant qu’elle est considérée comme corporelle seulement, et tout ce qu’il ne peut accomplir que s’il y est déterminé par l’âme : car personne jusqu’ici n’a appris à connaître avec assez de précision l’agencement du corps humain pour pouvoir en expliquer toutes les fonctions, pour ne point parler des faits nombreux que l’on observe chez les animaux et qui dépassent de beaucoup la sagacité humaine, ni des choses très nombreuses que les somnambules accomplissent dans leur sommeil et qu’ils n’oseraient pas à l’état de veille.
« Ce qui montre assez que le corps, à lui seul, en vertu des seules lois de sa nature, peut un grand nombre de choses dont son âme est étonnée. En outre, personne ne sait de quelle manière ou par quels moyens, l’âme ferait mouvoir le corps, ni quels degrés de mouvement elle pourrait lui communiquer, ni avec quelle vitesse elle pourrait le mouvoir.
« D’où il résulte que, lorsque les hommes disent que telle ou telle action du corps est produite par l’âme, qui exerce un empire sur le corps, ils ne savent pas ce qu’ils disent et ne font qu’avouer, sous des mots spécieux, qu’ils ignorent la véritable cause de cette action… »
— Voilà, dit Surgères en fermant le livre, quel a été le point de départ de mes réflexions et de mes travaux. En lisant ces lignes, j’ai conçu le vaste projet de pénétrer davantage dans les dédales de la physiologie humaine et d’essayer d’arracher au Sphinx le secret millénaire qu’il garde jalousement.
« Vous ne devez pas ignorer que, dès la plus haute antiquité, les hommes instruits et principalement les prêtres et les mages égyptiens, hindous et grecs, eurent l’intuition de certaines propriétés merveilleuses du corps humain, ils en perçurent même les manifestations, d’une façon bien plus complète que nous ne le pensons. Les exemples célèbres des Sibylles d’autrefois et, en particulier, des fameuses Pythonisses d’Endor et de Delphes, en sont des témoignages irrécusables.
« Je passe sous silence les magiciens et les alchimistes du Moyen-âge, sans compter tous ceux qui furent considérés, par leurs contemporains, comme des rêveurs, des sorciers et qui n’étaient, en réalité, que des chercheurs passionnés, des esprits curieux, avides de science et de vérité.
« Maxwell affirmait déjà au XVIIe siècle, que, de tout corps, s’échappent des rayons corporels et que ces rayons ne sont pas seulement spéciaux aux corps, mais encore aux diverses parties du corps. Tardy de Montravel, à la suite d’expériences concluantes, démontra l’existence des rayons lumineux du corps humain. Après eux, Wallace, Crookes, de Roches, Baraduc et enfin Richart, poursuivant ces travaux, selon les méthodes rigoureuses de la science, ont fait avancer la question d’un grand pas et abouti à des résultats remarquables.
« Par exemple, là où commence leur erreur, selon moi, c’est lorsqu’ils refusent de reconnaître les propriétés constituant l’essence même de la matière, et qu’ils invoquent, pour expliquer la Force Vitale, un prétendu corps psychique, qui n’est ni nature, ni esprit.
« Esclaves, malgré eux et malgré leur savoir, des superstitions psychologiques de vingt siècles, ils ne peuvent se résoudre à accorder à certains phénomènes physiologiques toute l’importance qu’ils méritent. Devant ce mécanisme admirable de la vie humaine, ils restent, comme dit Spinoza, stupides.
« Puisque vous avez lu Halwards, vous devez vous rappeler que le corps humain, tout entier, dégage un fluide lumineux et brillant qui, issu principalement du cerveau, descend le long des faisceaux nerveux et les suit jusqu’à leurs dernières ramifications. Ce fluide, nettement perçu par des sensitifs, à l’état normal ou de somnambulisme, devient visible, en plein jour, sous forme d’effluves, dans l’obscurité, sous forme de lueurs.
« Les observations admirables de Reichenbach ne laissent plus aucun doute à ce sujet ; elles viennent renforcer la thèse de Halwards en y apportant des précisions saisissantes. Reichenbach constata, en effet, que les couleurs de ce fluide humain sont différentes, suivant les parties du corps d’où elles émanent.
« Le fluide de la main droite est bleu, tandis que celui de la gauche est rougeâtre. Les extrémités digitales sont prolongées par des faisceaux d’effluves variant entre cinq et dix centimètres de longueur, et de différentes couleurs, suivant qu’ils partent de la main gauche ou de la main droite. Les yeux projettent également des rayons jaunes et rouges dont la longueur atteint parfois plus d’un mètre.
« Tout cela, Monsieur, j’ai tenu à le constater par moi-même. Je puis vous affirmer qu’il n’y a, dans ces théories, rien qui ne soit l’expression même de la vérité. Ces observations sont le fruit d’une critique scrupuleuse et méthodique et d’un labeur persévérant. Il importait, d’ailleurs au premier chef, que je fusse fixé sur ce point et que j’eusse des certitudes scientifiques, avant d’entreprendre les travaux dont je vais vous parler dans quelques instants.
« Je commençai donc à vérifier l’existence du fluide humain, d’après les méthodes de Baraduc. Vous l’avouerai-je, je fus surpris des résultats que j’obtins immédiatement. Au moment où je me livrai à ces premières expériences, je me trouvais en compagnie de deux de mes amis, docteurs comme moi. Pendant que l’un d’eux tenait à la main le tube isolateur du fil conducteur et que j’approchais de lui un tube de Geissler, ce tube s’illumina, à une distance de dix centimètres environ. Je pris ensuite d’une main le fil conducteur et de l’autre un tube de Crookes ; je constatai aussitôt que le tube se remplissait d’une lumière verdâtre ; mais au moment où l’un de mes amis approchait ses doigts du tube, je vis briller un effluve de quelques centimètres de long.
« Alors que je tenais dans ma main le tube lumineux je remarquai également que l’un de mes amis, qui n’avait aucune communication avec moi, ayant pris un autre tube à la main, celui-ci s’illumina, à une distance de plus d’un mètre.
« Que fallait-il conclure de cela, sinon que le corps humain était bel et bien le facteur de ces phénomènes ; qu’il possédait réellement une force physique inconnue, pouvant se manifester d’une manière rigoureusement scientifique ? Je répétai ces expériences plusieurs fois et je parvins toujours à des résultats à peu près identiques.
« Cependant, je ne m’en tins pas à ces constatations. Je repris les expériences qui avaient été faites, avant moi, par de Luys et Le Bon. À l’aide du procédé photographique dont ils se servaient, et que vous connaissez, puisque Halwards en fait mention, je réussis à obtenir des photographies d’effluves humains. Ceux-ci ne permirent plus d’avoir le moindre doute sur leur réalité.
« C’est ici que je placerai la partie principale de mes travaux et que je vous expliquerai d’une manière aussi précise que possible, le résultat surprenant auquel je suis arrivé après plus de dix années d’efforts.
« L’existence du fluide humain, de la force vitale, était donc pour moi, désormais, une vérité clairement démontrée. Ceux qui avaient étudié cette question y avaient apporté beaucoup de bon sens, de science et de méthode. Leurs expériences étaient sincères, leurs connaissances très étendues. Toutefois, les unes et les autres se bornaient beaucoup plus à enregistrer des faits qu’à analyser des causes.
« Quelle était, en effet, la nature intime de ce fluide mystérieux, sa composition atomique, sa vitesse, son intensité, ses rapports avec les lois physiques et chimiques connues ? Sur ce point capital, l’obscurité restait complète, tout au moins pour moi, car, n’allez pas croire que les hommes qui poussèrent à fond l’étude de cette question se soient, un seul instant, laissé embarrasser pour si peu. Après avoir affirmé que la force vitale n’était ni de la chaleur, ni du son, ni de la lumière, ni de l’électricité, ni de l’aimantation, ils se virent obligés de lui assigner, cependant, une place parmi les phénomènes de la biologie.
« Que firent-ils ? Hantés, hypnotisés par la perpétuelle obsession de la psychologie officielle, imprégnés de spiritualisme et de métaphysique et ne trouvant pas, dans les manifestations de la force vitale, les caractéristiques ordinaires de la matière, ils en vinrent, tout naturellement, à imaginer le fameux Corps Psychique qui ne correspond à aucune réalité scientifique nettement définie.
« Tout d’abord, sans parler de l’expression elle-même, dont les termes sont en contradiction flagrante – un corps ne pouvant être psychique ! ni une âme corporelle ! –, qu’est-ce donc que cette force mystérieuse qu’on nous représente, tantôt comme spirituelle, tantôt comme matérielle et spirituelle à la fois, le plus souvent, comme n’étant ni l’une ni l’autre ?…
« Les savants actuels, sont, à ce sujet, d’une diversité d’opinions décourageantes ! Les uns prétendent que le fluide vital a une analogie avec l’électricité, mais qu’il est cependant d’une nature différente. Les autres affirment qu’il peut tenir le milieu entre la matière et l’âme spirituelle. D’autres, enfin, soutiennent que le corps psychique est un véritable double du corps humain, absolument indépendant de notre organisme et qu’il prend la source de son activité dans le fluide universel, dans l’éther…
« Un seul, Halwards, comme autrefois Anaxagore, me paraît avoir conservé quelque sagesse, au milieu de tous ces gens qui déraisonnent. Il est infiniment regrettable, pour la science, qu’il soit mort si jeune, car je suis fermement convaincu qu’il serait arrivé aux mêmes résultats que moi et d’une façon encore plus complète…
« J’abandonnai donc définitivement les méthodes officielles et je pris, pour point de départ de mes expériences, les principes de Halwards. En effet, par quelle inconcevable aberration s’efforcer de découvrir, en dehors du corps humain, les causes immédiates de son activité ? Il était absolument illogique et antiscientifique de rechercher, ailleurs qu’en lui-même, la genèse de toutes ses manifestations et l’explication de tous ces phénomènes dont il est la source évidente.
« Il m’apparut comme tout à fait fantaisiste d’avoir recours aux hypothèses du fluide éthéré qui s’accumule en nous, qui nous enveloppe, nous imprègne de sa substance et nous quitte aussi facilement qu’il a pris possession de notre organisme, réduisant ainsi notre corps au rôle d’un simple condensateur. Non ! la force vitale est la propriété exclusive de notre corps, elle n’existe qu’en lui et que par lui, elle constitue l’essence même de notre être matériel, elle est à la fois la cause et l’effet et non seulement, elle ne peut exister en dehors de lui, mais elle meurt irrémédiablement avec lui.
« Le cerveau étant la partie de l’être humain qui m’intéressait le plus, je tournai mon activité de ce côté-là. Je ne tardai pas à obtenir des résultats surprenants. En utilisant ma seule force cérébrale, je parvins à mettre en mouvement une aiguille de cuivre, suspendue dans un ballon de verre fermé, et à lui faire accomplir des mouvements correspondant à des ordres précis de ma volonté !
« J’en conclus, naturellement, que le cerveau est le foyer d’une force dynamique réelle, et que les radiations qui émanent de la substance cérébrale doivent être douées de propriétés analogues à celles que possèdent les ondes sonores thermiques ou lumineuses et que ces propriétés sont toutes physiques. C’était logique car, dans la réalité, comment une force immatérielle aurait-elle pu exercer une action quelconque sur l’aiguille de cuivre ?
« J’étudiai ces radiations. Alors, je m’aperçus qu’elles avaient toutes les caractéristiques des phénomènes électrochimiques. Je repris ensuite les expériences de Baraduc. Cependant, à l’encontre du célèbre médecin de Clermont-Ferrand, je me servis de plaques que j’avais préparées moi-même, à l’aide d’un procédé spécial, et j’arrivai à des résultats tellement satisfaisants et inattendus, que j’orientai définitivement mes recherches dans ce sens.
« J’étais arrivé à obtenir des photographies rudimentaires des différents états dans lesquels je me trouvais. Suivant que j’étais joyeux, triste, découragé ou en proie à la fièvre de la réussite, j’obtenais sur les plaques des taches, des lignes brisées, des lignes courbes, des signes compliqués ou de grosses barres.
« Puis, je demeurai stationnaire, pendant longtemps, et je renouvelai en vain mes expériences, sans pouvoir aboutir à des constatations plus intéressantes.
« Malgré le découragement qui s’emparait de moi, après des nuits entières de travail, malgré l’épuisement physique qui me terrassait par moments, je ne pouvais me résoudre à m’avouer vaincu. Je continuais mes recherches avec une persévérance inlassable.
« Je savais que, suivant les différentes dispositions dans lesquelles je me trouvais, la plaque photographique, placée devant moi, à une distance d’un mètre environ, se couvrait de signes différents, grossiers, il est vrai, mais correspondant toujours aux mêmes sentiments et aux mêmes pensées. J’avais donc là, par conséquent, une base solide. Il était dès lors inadmissible que je ne pusse pas, par des moyens perfectionnés, obtenir des résultats plus satisfaisants.
« C’est alors que j’eus l’inspiration heureuse de remplacer le gélatino-bromure, trop peu sensible aux radiations cérébrales, par le platino-cyanure de baryum, d’après une formule inconnue jusqu’à ce jour. Eh bien, contrairement à ce que j’avais espéré, je ne distinguai, sur ma plaque, que les caractères ordinaires que j’y voyais d’habitude et qui ne pouvaient m’apprendre rien de plus. Je ne pouvais en croire mes yeux, car je connaissais les propriétés du platino-cyanure. Il était invraisemblable qu’avec mon procédé il n’enregistrât aucune nouvelle radiation…
« Comment, à cet instant décisif, l’idée me vint-elle d’employer la lumière bleue pour l’éclairage des plaques ? Je ne saurais le dire, mais j’eus le pressentiment que cette lumière, de même coloration que la plupart des radiations cérébrales, devait exercer une action très importante sur le platino-cyanure de baryum.
« Ce n’était pas une intuition trompeuse. Dès ce moment, j’étais en possession du révélateur et je marchai de succès en succès.
« Dès mes premiers essais, en effet, je vis apparaître, très nettement sur la plaque, à l’aide de la lumière bleue, une foule de signes nouveaux, dont la forme m’était inconnue. Il était absolument impossible d’en soupçonner l’existence à la lumière ordinaire du jour ou d’une lampe quelconque. Ces signes étaient beaucoup plus ténus que les premiers et présentaient une variété de formes remarquables.
« Je notai des virgules, des points, des barres, des paraboles, puis des arabesques bizarres, des perles, des ondes, des tresses, des sortes de godrons doubles, des fleurs étranges, des caractères capricieux n’appartenant à aucun alphabet, des éclatements imprévus, toute une gamme de rayures, de croix, de pointillés et de semis…
« Une joie immense s’empara alors de moi : j’eus l’intuition que j’arrivais à la veille d’une grande découverte et, qu’avec quelques efforts de plus, j’allais enfin toucher au but. En effet, quel pouvait bien être le sens de tous ces signes ? Il n’était pas possible qu’ils ne fussent pas la manifestation de mes effluves cérébraux et, par conséquent, la représentation graphique directe de la pensée, sous des apparences matérielles. À chacun d’eux, devait correspondre, sans doute, une phrase plus ou moins compliquée de mon activité cérébrale, la valeur de tel objet, la conception de telle méthode, la conscience de tel acte…
« J’en conclus, dès lors, que je me trouvais en présence d’une véritable écriture idéographique, qu’il s’agissait de déchiffrer et de réglementer. Cette tâche écrasante me sembla d’abord être au-dessus de mes forces et impossible à réaliser. J’y parvins cependant et, après deux années d’un labeur acharné, je réussis à posséder à fond mes étranges hiéroglyphes, à pouvoir interpréter couramment le sens qu’ils renfermaient. Pour ce résultat, que d’heures passées dans le silence et la solitude afin d’arracher aux signes mystérieux le secret de leurs dessins déconcertants et capricieux !…
« Que d’hésitations, d’erreurs, de fausses espérances, de lassitude, d’efforts pénibles et ingrats !…
« Je m’assimilai assez rapidement les substantifs, les articles, les adjectifs et les prénoms ; mais ce fut surtout dans le verbe que je rencontrai les plus grandes difficultés. Alors qu’un substantif ou un adjectif étaient souvent représentés par une ligne droite, une boucle ou par des séries de points, la représentation graphique des formes verbales se compliquait singulièrement, variait à l’infini : épousant rigoureusement la suite des personnes, des temps et des modes. Je dois ajouter, cependant, qu’il existait un certain signe invariable formant un véritable radical et susceptible de me mettre rapidement sur la voie…
« C’était passionnant…
« Le verbe « penser », par exemple, ne comprend pas moins de deux cents caractères ayant pour signe radical une flèche à deux pointes… Le verbe « travailler » possède un signe radical assez curieux : c’est la lettre « lam » de l’alphabet arabe ; le verbe « écrire » se traduit par une ligne droite suivie de deux points… les « substantifs scientifiques » ont une tendance à se manifester par des ondes doubles ou triples et par des éclatements dirigés dans le même sens ; l’adjectif « laborieux » se traduit par une traînée de fluide semblable à une étoile filante ; le substantif « science » par trois parallèles ; le nom propre, « Napoléon » par trois points, en ligne droite, soulignés d’un trait, et ainsi de suite.
« Vous devez comprendre, maintenant, Monsieur Rambaud, avec quelle impatience j’attendis le moment d’expérimenter, sur d’autres personnes, ma découverte, et avec quelle émotion je le fis les premières fois. Je dois, cependant, pour éviter une objection que vous me poseriez inévitablement, vous expliquer comment je parvins à la solution du dernier problème qui me restait à résoudre ; solution pour laquelle je dus avoir recours à l’habileté d’un horloger.
« En utilisant une seule plaque, dissimulée d’une façon quelconque, je ne pouvais enregistrer qu’un très petit nombre de signes, et, si je maintenais cette plaque pendant trop longtemps devant mon sujet, les radiations cérébrales, ne cessant de jaillir et d’impressionner le platino-cyanure, allaient fatalement, en venant se jeter les unes par-dessus les autres, s’embrouiller complètement et me donner, comme résultat, une épreuve semblable à une feuille de papier où l’on aurait écrit plusieurs fois dans tous les sens, c’est-à-dire quelque chose d’indéchiffrable.
« J’eus alors l’idée d’un mouvement d’horlogerie à l’aide duquel je pourrais faire dérouler, en face du sujet, pendant une durée d’environ dix à quinze minutes, une sorte de pellicule au platino-cyanure de baryum, assez longue. Elle devait me permettre d’enregistrer un nombre beaucoup plus important d’effluves et de recueillir ainsi toute une série de pensées, se tenant parfaitement, et constituant un raisonnement suivi. Je fis exécuter ce travail, en plusieurs exemplaires, par un horloger intelligent et adroit qui fut très intrigué et me prit certainement pour un original…
En disant ces mots, Surgères se leva et, prenant dans un tiroir une sorte de portefeuille bizarre, en forme de châssis, il pressa sur un bouton et démasqua une petite cavité. J’aperçus alors un ensemble de rouages identiques à ceux d’une montre plate, rouages qui se mirent à fonctionner immédiatement. Je distinguai, en même temps, la pellicule de platino-cyanure qui se déroulait en suivant le mouvement d’horlogerie…
J’étais émerveillé…
— Eh bien, Monsieur Rambaud, me dit Surgères en riant, êtes-vous encore de l’avis du docteur Richart ?
— Certes, répondis-je, je suis bouleversé par votre découverte. Elle renverse tous mes principes, toutes mes croyances et je me demande encore, malgré toutes les explications que vous m’avez données, comment vous avez pu arriver à un résultat aussi admirable !… Qu’attendez-vous donc pour communiquer, dès à présent, vos travaux à l’Académie des Sciences ?…
— Mon invention n’est pas encore au point, répondit Surgères. Il me faut arriver à capter les radiations cérébrales sans qu’un objet quelconque paraisse entre mes mains et puisse éveiller les soupçons de ceux qui se trouvent autour de moi.
« Si j’avais pris cette précaution, ajouta-t-il avec un sourire triste où perçait une pointe de regret, vous n’auriez certainement jamais surpris le secret de ma découverte. De mon côté, jamais je n’aurais supposé que j’étais suivi d’aussi près dans mes expériences. L’incident qui a surgi entre nous sera, peut-être, pour moi, une leçon profitable, car il me reste encore des progrès à faire, vous m’en avez fourni la preuve…
Surgères garda le silence quelques instants et demeura pensif.
— J’espère arriver assez vite à surmonter ce nouvel obstacle, reprit-il, mais je me demande vraiment, Monsieur Rambaud, si, après avoir résolu ce dernier problème, il est de mon devoir de révéler au grand public le résultat de mes recherches ?…
« Il y a une question d’humanité. J’en suis arrivé à croire que si les hommes disposaient d’un moyen d’action aussi puissant, la vie en commun ne serait plus possible et prendrait tout l’aspect d’un affreux cauchemar. Pourquoi ? me demanderez-vous. Hélas vous le savez. Parce que la perfection n’est pas de ce monde.
— Ne croyez-vous pas, au contraire, répliquai-je vivement, que si les hommes étaient persuadés que leurs pensées les plus intimes sont susceptibles d’être contrôlées à chaque instant, ils ne s’efforceraient point de devenir meilleurs, vertueux, intègres, ennemis de la dissimulation et du mensonge ?
Surgères eut un sourire sceptique.
— Ce serait une lutte sauvage et sans merci, dit-il. Peut-être vaudrait-il mieux ne confier ce secret qu’à une élite, spécialement chargée de faire régner l’ordre dans la nation et de la défendre contre ses ennemis de l’extérieur ? Et encore cette élite ne serait-elle pas tentée d’abuser de ce pouvoir redoutable, en vue de ses intérêts personnels et dans un but de domination ? Tout cela mérite d’être pris en considération et mûrement réfléchi.
— Alors, fis-je impatienté, votre secret mourra avec vous ? Au nom de la science, Monsieur de Surgères, vous n’avez pas le droit de garder pour vous seul une découverte aussi importante ; au nom de la patrie, vous n’avez pas le droit de cacher à l’Univers que c’est une intelligence française qui pénétra la première l’énigme millénaire…
— Il y aura peut-être un moyen de tout concilier, répondit Surgères avec douceur, pour le moment je vous demande simplement votre parole d’honneur de ne rien divulguer de tout ce que je vous ai dit…
— Et que deviennent, dans tout ceci, la Psychologie, la Métaphysique et toutes les doctrines spiritualistes ?
— Il n’y a rien de changé, absolument rien, Monsieur Rambaud. Il ne s’ensuit nullement, du fait que j’ai constaté des phénomènes matériels relatifs à ce que nous appelons la pensée, qu’il ne puisse pas y avoir, en nous, un principe d’ordre immatériel et surnaturel. Je suis trop soucieux de la vérité pour oser conclure, de l’existence de certains faits matériels, à la non existence de faits soi-disant spirituels, impossibles à contrôler.
« Je vous ai déjà dit que, personnellement, je n’y croyais pas mais que c’est une hypothèse purement gratuite, qui ne repose sur aucune certitude scientifique et qui ne peut, par conséquent, avoir aucune valeur. Qui a raison des matérialistes ou des spiritualistes ? Nul ne le saura jamais. L’âme, si elle existe, ne peut tomber sous nos sens, incapables d’ailleurs de nous donner une connaissance parfaite d’une vérité d’ordre immatériel. La science, pour si puissante qu’elle devienne, ne renversera donc jamais la métaphysique.
À ces mots, je me levai pour prendre congé de Surgères. Il me paraissait encore plus fatigué qu’au moment de mon arrivée.
— Monsieur de Surgères, lui dis-je, je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait en me donnant de si grandes marques de confiance et d’amitié. Le secret que vous me demandez de garder, vous pouvez en avoir la certitude absolue, sera toujours pour moi un dépôt sacré. Quoi qu’il advienne dans le cours de ma vie, je demeurerai sur ce point, impénétrable et silencieux, comme les morts au fond de leur tombeau.
« Je suis profondément ému de la loyauté avec laquelle vous avez agi vis-à-vis de moi ; je me considérerais donc comme diminué moralement, à mes propres yeux, si je ne vous confiais à mon tour, les raisons qui m’ont amené à me douter des recherches que vous poursuiviez, et à la suite de quelles circonstances ces raisons ont surgi dans mon esprit.
Je lui racontai alors, brièvement, tout ce qui s’était passé, depuis la première nuit où je l’avais aperçu dans le petit chemin des falaises. Je lui parlai de la mystérieuse villa « Bakhea », où je l’avais vu pénétrer, mais en me gardant, toutefois, de faire la moindre allusion à ma visite indiscrète. Je lui rappelai la bizarre conversation sur la mort du Prince impérial, l’arrestation du banquier, la fuite de M. Antouresco et je lui énumérai tous les petits détails qui m’avaient donné l’éveil.
Lorsque j’eus terminé, il demeura quelques instants silencieux. Peut-être se doutait-il que j’en savais plus long encore sur sa vie intime et me savait-il gré de la réserve dans laquelle je restais…
Soudain, il parut prendre une décision et il me dit avec vivacité :
— Au fait, Monsieur Rambaud, pourquoi me cacherais-je de vous maintenant ? Venez donc me voir demain, nous irons ensemble à la villa « Bakhea ». Je vous montrerai mon laboratoire et je vous parlerai aussi, si vous me le permettez, de celle qui a été la confidente de mes peines et de mes travaux, et qui bientôt, je l’espère, sera ma femme. Je veux parler de la comtesse de Flossanges-Runel que vous connaissez de nom certainement. Elle est veuve depuis un certain temps déjà.
— J’en ai entendu parler comme d’une femme intelligente et distinguée, dis-je discrètement.
— La Science ne suffit pas à remplir la vie d’un homme, ajouta doucement Surgères.
En achevant ces mots, il me prit la main, la serra avec force et me dit en me reconduisant :
— À demain, n’est-ce pas, Monsieur Rambaud ?
— Comptez sur moi, Monsieur de Surgères répondis-je, après l’avoir salué une dernière fois…
Le lendemain soir, vers trois heures, je me rendis donc à la villa « Bakhea », en compagnie de Surgères. Il me fit visiter en détail toutes les pièces de cette étrange habitation qui avait si longtemps excité ma curiosité.
Lorsque nous pénétrâmes dans la grande salle qui lui servait à la fois de bibliothèque et de cabinet d’expériences, je sentis un malaise singulier s’emparer de moi. Je me rappelais les diverses phases de mon expédition nocturne ; j’en éprouvais une sorte de regret vague, semblable au souvenir lointain d’une ingratitude commise…
Tous les objets qui étaient là, sous mes yeux, allaient, me semblait-il, s’animer soudain et m’accuser d’avoir profané la demeure du Maître : la même odeur âcre et indéfinissable de laboratoire me saisit à la gorge et me fit esquisser un mouvement de recul. Je revis, dans l’espace d’un éclair, les livres de Claude Bernard, de Büchner, de Berthelot, que j’avais feuilletés et, tout à côté, le fameux ouvrage de Halwards, dont la reliure de maroquin rouge se détachait, brutale, comme un défi à toute la pensée moderne, concentrée là dans cette bibliothèque…
Le secrétaire en acajou était toujours à la même place, en face de la fenêtre, qui donnait sur le côté ouest du parc… Je demeurais pensif, immobile ; mais j’eus la pensée de me secouer, de parler, car la crainte me venait que le docteur pût se douter de quelque chose. Cette pensée salutaire me rappela à la réalité et me fit desserrer les dents.
— Je comprends maintenant, dis-je, pourquoi la villa « Bakhea » était toujours fermée. Nulle part au monde, vous n’eussiez pu trouver une solitude aussi propice aux méditations et aux recherches laborieuses que vous poursuiviez. C’est une véritable retraite de lama tibétain que votre laboratoire.
— Il fallait bien qu’il en fût ainsi, répondit doucement Surgères. Vous le comprendrez sans peine, Monsieur Rambaud, dans mon petit appartement de l’avenue de la Reine Nathalie, il m’était impossible de me livrer à un travail régulier et de quelque envergure. Je devais compter avec l’indiscrétion inévitable des domestiques qui n’auraient pas manqué de bavarder à droite et à gauche et d’intriguer le voisinage.
« Trop vite et trop facilement, je serais devenu un homme suspect avec mes flacons, mes machines électriques, mes bocaux et mes préparations chimiques. En ma qualité de docteur, il m’aurait été difficile de refuser mon assistance dans des cas urgents et, pour le même motif, j’aurais sûrement dû me résigner aux visites de mes confrères qui se seraient fait un devoir de s’intéresser, plus que de raison, à mes recherches, à la façon dont j’occupais mes loisirs, et de me poser des questions gênantes…
« Quelles complications dans mon existence laborieuse ! Fatalement, ces visites, ces questions indiscrètes m’auraient mis dans l’obligation de mentir. Les propos des gens bien intentionnés, plus funestes que les autres, auraient fait quelque bruit, et comme j’étais assez connu à Paris, dans le corps médical, avec la réputation de vouloir toujours en savoir plus long que mes confrères, les chercheurs officiels, on aurait fini par croire que je travaillais à quelque neuve et importante découverte. Cela m’épouvantait, et je ne le voulais à aucun prix.
« Tôt ou tard, un de mes amis ou quelque journaliste en quête d’actualités serait venu me dénicher au fond de ma petite ville de province, et alors adieu la tranquillité, le silence, le calme sans lesquels tout travail suivi est impossible.
Cette plaidoirie n’était pas sans me surprendre. À mon sens, Surgères exagérait quelque peu. Il devait avoir une raison plus importante encore, bien que celles qu’il me donnât ne fussent pas dépourvues de toute valeur. Il continua :
— La villa « Bakhea » m’appartient. Je l’ai achetée il y a trois ans au comte de Flossanges-Runel que je connaissais et qui voulait s’en débarrasser. J’estimais, en effet, que, non seulement pour mes travaux, mais encore pour ma santé, je ne pouvais m’installer qu’ici, sur la côte des Basques, en face de cette mer splendide, sous ce climat délicieux où le ciel est toujours ruisselant de lumière et de gaieté.
« La comtesse Flossanges-Runel m’estimait beaucoup, elle venait me voir quelquefois et, je dois vous le dire en toute sincérité, dussiez-vous m’en estimer moins, nous étions devenus plus que des amis. Son mari l’avait épousée pour sa fortune et, non seulement il n’avait pour elle aucune affection, mais encore il la méprisait ouvertement. Ainsi, il ne lui épargnait aucun affront : ni celui de ses liaisons avec des femmes sans éducation et en dehors de son rang, ni celui des scandales qu’il avait provoqués plusieurs fois au jeu par sa déloyauté, ni celui d’avoir bu souvent en public plus que de raison.
« Mme Flossanges-Runel est veuve depuis bientôt deux ans, aussi, dans le cas où ma santé voudra bien le permettre, j’espère l’épouser dans un temps très prochain. Elle a trente-deux ans à peine, j’en aurai bientôt quarante. Eh bien, nos caractères se comprennent et, malgré les quelques années qui nous séparent, nous nous entendrons parfaitement.
« Je vous l’ai déjà dit, Monsieur Rambaud, c’est la seule femme qui m’ait aimé sincèrement, de tout son cœur, de toute son intelligence.
« Que de fois, lorsque je lui écrivais que j’étais à bout d’efforts, las, découragé, prêt à abandonner mes recherches, elle me répondait par des lettres pleines d’affection et d’espérance… Elle me donnait, elle, femme, des leçons d’énergie qui ranimaient ma volonté, revivifiaient mon esprit et mes forces physiques… Elle réveillait ma fierté et réchauffait à la flamme de son amour, de sa ténacité, mon enthousiasme et ma confiance dans le succès…
« Je me souviendrai toujours d’une lettre qu’elle m’adressa, au moment où, après avoir employé le platino-cyanure de baryum je lui annonçai que je n’arrivais à aucun résultat, que c’était l’échec complet, la défaite irrémédiable, définitive…
« Elle me reprocha mon peu de foi dans la science et me rappela l’exemple de l’illustre Bernard Palissy. Elle me traça un tableau émouvant du grand céramiste multipliant ses expériences, avec une énergie farouche, surveillant ses fours pendant des mois entiers, lassé, épuisé, mais jamais vaincu, luttant sans cesse, tenace, sacrifiant sans hésitation ses dernières ressources. Elle me le montra dans les heures les plus douloureuses de sa vie ; celles qui devaient précéder sa mémorable découverte, se dépouillant de tout ce qui lui restait, brûlant ses meubles et poursuivant avec une angoisse tragique et au milieu de sa ruine, la conquête de son idéal !…
« J’eus honte de moi-même et je me remis au travail avec une ardeur et une fièvre nouvelles…
« Vous voyez où j’en suis aujourd’hui… Croyez bien que je ne vous en veux pas d’avoir pénétré le secret de ma découverte. Je sais que vous êtes un homme d’honneur, Monsieur Rambaud, et que vous êtes capable de me prouver combien j’ai eu raison de tout vous avouer…
« Par moments, l’homme a besoin de se confier à son semblable et cela est si vrai qu’il y a un philosophe ancien, je ne me souviens plus duquel, qui a dit qu’il aurait préféré demeurer un ignorant toute sa vie s’il n’avait pu faire bénéficier ses semblables de ses connaissances…
Après qu’il m’eut fait visiter toute la villa, parcourir les communs, les dépendances et les agréables détours du parc silencieux, Surgères me ramena une dernière fois dans son laboratoire. Là, prenant dans son secrétaire l’un de ses fameux carnets, uniquement constitués par une collection de plaques, résultat de ses nombreuses expériences, il me dit d’un ton grave :
« Tenez, Monsieur Rambaud, je vais vous donner une preuve de plus de la confiance que vous m’inspirez et vous montrer ce qui me fait hésiter à livrer mon secret à l’Académie des Sciences. Lorsque vous saurez ce que renferment ces plaques redoutables, vous vous rendrez compte, d’une façon plus saisissante, des scrupules que je peux avoir et vous comprendrez mieux aussi toute la laideur de l’humanité.
« Ceci concerne des personnes que vous connaissez. Elles occupent des situations importantes et jouissent de l’estime générale…
Après m’avoir cité les noms de ces personnes, Surgères me lut quelques-unes de leurs pensées qu’il avait pu recueillir, à l’improviste, sur le platino-cyanure de son procédé…
Lorsqu’il eut terminé, j’étais tellement écœuré que je n’eus pas la force de crier mon indignation. J’étais littéralement pétrifié par tant de duplicité et je n’aurais ajouté aucune foi à ces révélations si elles m’étaient venues d’un autre que de Surgères…
Des gens que je croyais honorables, réservés, corrects, qui m’apparaissaient comme des modèles de perfection, étaient tout simplement des filous… Telle femme qui passait, aux yeux de tous, pour un ange de vertu, hors de son monde exagérait les turpitudes : c’était une abominable Messaline. Tel homme réputé pour sa sagesse et sa modestie, était un ambitieux sans conscience… Un haut fonctionnaire, dont la probité faisait presque pâlir celle de Caton, avait commis les pires abus… Tel puritain notoire était un libertin, un sadique, esclave de tous les vices.
— Je comprends, maintenant, dis-je, Monsieur de Surgères, ce qui vous arrête à la veille de livrer une pareille découverte à l’Académie des Sciences. Vous tenez entre vos mains les destinées de l’humanité. Ce serait peut-être la fin de toute hypocrisie, mais ce serait aussi la mort de toute poésie et de toute civilisation, le retour à l’époque des cavernes…
— Nietzsche avait bien raison, murmura Surgères d’un air sombre. La vie est une source de joie, mais partout où la canaille vient boire toutes les fontaines sont empoisonnées.
Je ne répondis pas et nous demeurâmes quelques instants sans parler…
La nuit tombait lentement sur la villa. Nous apercevions, au loin, derrière les tamaris, la lune qui montait dans le ciel laissant sur les eaux noires de l’Océan sa traînée de lumière pâle… Les grands cèdres du parc reprenaient à la faveur des ténèbres leurs formes tourmentées et hostiles…
Un vol de mouettes passa au-dessus de nous avec des cris étouffés… Surgères frissonna.
Après avoir été fermer les fenêtres, il me dit :
— L’air est un peu vif ce soir, ne trouvez-vous pas ?
— En effet, approuvai-je machinalement ; pourtant toute la journée a été assez belle ; plus de trois heures de soleil, un vrai temps de printemps ! Ah ! quel beau climat que celui de Biarritz. Il est unique au monde !…
J’avais à peine achevé de prononcer ces paroles que Surgères fut saisi d’une quinte de toux extrêmement violente, ces secousses, en quelques instants, décomposèrent son visage… Je le fis asseoir dans un fauteuil et, sur sa demande, j’allai chercher un petit flacon de cristal rose qui se trouvait sur une étagère… Je le lui donnai aussitôt.
Après qu’il eut bu quelques gouttes, sa toux s’apaisa… Il s’épongea les tempes avec son mouchoir, poussa un soupir profond et me dit d’une voix sourde :
— Vous ne savez pas ce que c’est que cela, vous, Monsieur Rambaud ?
— Non, fis-je, en pressentant la terrible vérité…
— Eh bien, je puis vous le dire, car je ne m’y trompe pas, allez, moi qui suis docteur. C’est Elle, c’est la gueuse, celle qui fait périr chaque année des milliers d’êtres humains, celle contre qui je lutte depuis dix ans… C’est la tuberculose.
Et Surgères me regarda avec ses grands yeux magnifiques dilatés par la fièvre et par la douleur… Je fis un grand geste de dénégation et de surprise.
— Non, non, poursuivit-il d’un ton impitoyable qui me glaça, je vous le répète, je ne m’y trompe pas. Par exemple, avec moi, elle a affaire à forte partie… Je connais toutes ses ruses, et je compte bien lui échapper depuis le temps qu’elle me persécute… Oui, je lui échapperai…
Ce mélange de résignation, d’espoir et de misère morale chez un homme si grand, me navra. Je voulus prononcer quelques bonnes paroles :
— Monsieur de Surgères, bien que je ne sois point qualifié pour parler avec compétence sur un pareil sujet, permettez-moi cependant de vous faire remarquer que, pour un malade vous me paraissez singulièrement bien portant. Il faut que vous ayez un rude tempérament pour avoir résisté, depuis si longtemps, à un travail intellectuel aussi aride et aussi déprimant. Permettez-moi encore de vous dire que c’est précisément parce que vous êtes docteur que vous voyez les choses beaucoup trop noires.
— Il se peut que vous ayez en partie raison, concéda Surgères mi-convaincu. Moi je vois les choses brutalement et toujours au pire. Je suis victime moralement de mes connaissances. Je n’ai aucune illusion, quant à la nature de ma maladie, mais j’exagère peut-être la gravité de mon mal. J’ai vu des cas véritablement surprenants de guérison complète.
— Voulez-vous me permettre d’aller prendre ma voiture ? Peut-être serait-il préférable de vous ramener ainsi avenue de la Reine Nathalie ? Il commence à faire assez frais et cela vous évitera une promenade à pied, sans agrément.
— Je vous remercie beaucoup, répondit Surgères, mais je crois qu’il est préférable pour moi, de ne pas sortir d’ici ce soir. Je vous demanderais seulement de faire prévenir mon valet de chambre, afin qu’il vienne me rejoindre immédiatement. D’ailleurs la comtesse doit arriver dans deux ou trois jours et je compte vous retenir à déjeuner avec nous.
Je me mis à rire.
— À la bonne heure ! m’écriai-je, ceci est de la philosophie un peu plus à ma portée. Hélas ! je ne voudrais pas dire du mal des docteurs mais en général vous êtes tous les mêmes, vous n’engendrez guère la gaieté. Ainsi le docteur Simon…
Surgères esquissa un faible sourire.
— Oh ! pour celui-là, par exemple, je vous l’accorde sous toutes ses dimensions, c’est le morticole-type, l’ennemi juré de la santé, l’incarnation de la maladie faite souveraine du monde.
Surgères, je le sentais, avait besoin de repos. Je me levai donc et lui dis sur un ton amical :
— C’est entendu, docteur, je ferai prévenir votre valet de chambre et n’oubliez pas que vous me ferez plaisir en me mettant à contribution le cas échéant…
Il me tendit la main, je sentis qu’elle était brûlante…
— Au revoir, Monsieur Rambaud, je suis heureux d’avoir pu vous parler si longuement. Surtout, n’oubliez pas de venir me voir, dès que je vous écrirai.
— Je vous le promets, répondis-je. Je vous dois bien cela et c’est d’ailleurs peu de chose à côté des confidences que vous m’avez faites…
— Chut ! dit Surgères en mettant un doigt sur ses lèvres…
Nous nous séparâmes…
Je partis, convaincu, cette fois, que Surgères était gravement atteint et qu’il n’avait rien exagéré en m’indiquant lui-même courageusement les symptômes de sa terrible maladie…
Afin de ne pas éveiller la curiosité de nos domestiques, je courus aussitôt prévenir son valet de chambre et je retournai ensuite chez moi rempli de tristesse…
Ces paroles de l’Ecclésiaste me revinrent alors en mémoire : « Que reste-t-il à l’homme de tout son travail et du tourment de son cœur, de ce dont il se fatigue sous le soleil. Tous ses jours ne sont que douleurs. Le nom du sage ne sera pas plus éternel que celui de l’insensé, puisque dans les jours à venir tout sera depuis longtemps oublié. »
Je revis en imagination la vie de Surgères, toute de labeur et de souffrances, et je fus surpris que cet homme n’eût pas employé le génie dont il était doué pour combattre le fléau le plus redoutable de l’humanité, l’impitoyable tuberculose. Mais, malgré ses révélations brutales et bien qu’il fût persuadé en tant que docteur, qu’il était réellement tuberculeux, il n’en était pas moins sujet à toutes les faiblesses de la nature humaine, susceptible de s’illusionner sur la gravité de son mal, même de croire à une amélioration possible et prochaine.
Ne m’avait-il pas dit de lui-même qu’il espérait bien guérir sous peu et épouser Mme de Flossanges-Runel, dès que sa santé serait rétablie…
Peut-être aussi son instinct secret de savant l’avait-il averti que sa vie serait courte et qu’il ne pouvait songer à mener de front deux entreprises de si grandiose importance ; le problème de la pensée et celui de la tuberculose. Peut-être avait-il fait héroïquement le sacrifice de sa vie et avait-il estimé que les recherches qu’il poursuivait étaient les plus nobles qui fussent et qu’il y avait, dans le but qu’il s’était proposé d’atteindre, plus de grandeur que dans toutes les autres parties inexplorées de la science…
Quoi qu’il en soit, il m’apparaissait, désormais, comme plus admirable encore par son caractère stoïque que par son génie, car s’il avait triomphé, par son intelligence, d’un des mystères les plus troublants de l’humanité, il s’était élevé, par la force d’une volonté rare, au-dessus de son infortune.
Ses confidences avaient été sincères, mais peut-être incomplètes. Il avait dû souffrir dans son cœur, beaucoup plus que sa dignité ne lui permettait de le dire, car, pourquoi m’aurait-il répété, en parlant de la comtesse, cette phrase suggestive : « C’est la seule femme qui m’ait aimé sincèrement, de tout son cœur, de toute son intelligence. »
Il devait y avoir dans la vie de cet homme, en apparence si paisible, tout un passé de déceptions amères et douloureuses, des blessures profondes, une surabondance insoupçonnée d’activité de sentiments et de passions orageuses, capables de remplir plusieurs existences.
Bien que je fusse persuadé de la gravité de sa maladie, je ne soupçonnais pas, cependant, que Surgères pût courir un danger immédiat et je fus littéralement saisi, vers la fin de la semaine, en recevant, de la comtesse Flossanges-Runel, une lettre ainsi conçue :
« Monsieur,
« Je suis ici depuis trois jours. M. de Surgères m’avait mise au courant, par écrit, de tout ce qui s’était passé entre vous. Bien que je n’aie pas l’honneur de vous connaître, j’ai confiance en votre loyauté et en votre discrétion. Je vous supplie de venir aussitôt que vous le pourrez à la villa Bakhea. Mon grand et malheureux ami se meurt. Il voudrait tant vous voir avant de rendre le dernier soupir.
Comtesse de F. -Runel. »
Ces quelques phrases pleines de détresse me bouleversèrent… Je courus à la villa et ce fut Mme de Flossanges elle-même qui vint me recevoir sur le perron. Je m’inclinai et serrai respectueusement la main qu’elle me tendit.
Jamais je n’oublierai le désespoir de cette femme. Elle était arrivée, joyeuse, légère, vêtue de blanc, comme pour une fête et voici que, soudain, elle avait rencontré la mort sur sa route…
Elle demeurait anéantie, atterrée devant la réalité implacable. Son visage beau et triste, pâle comme les roses pâles d’automne reflétait à peine, sur ses traits déjà meurtris, l’inexprimable angoisse de son âme… Elle se contenait avec une énergie admirable…
— Excusez-moi, monsieur, de vous déranger, dit-elle d’une voix étouffée ; je me suis fait un devoir d’obéir à ses dernières volontés car vous savez combien je l’aimais…
Et deux larmes brûlantes roulèrent sur ses joues.
Je me sentis ému devant une douleur aussi poignante et aussi sincère.
— Madame, répondis-je, c’est à peine si je puis croire au malheur qui vous frappe. Il y a quelques jours seulement, je me trouvais ici avec M. de Surgères et rien ne me faisait prévoir une fin aussi prématurée. Tout espoir est-il donc abandonné ?
— Hélas ! monsieur, reprit la comtesse, j’ai fait venir le Dr Gérard de Pau. C’est un ami personnel de M. de Surgères, il ne m’a pas caché que je devais m’attendre à un dénouement fatal d’un instant à l’autre.
Nous montâmes dans la chambre de Surgères. Le Dr Gérard se trouvait à son chevet. Dès que nous fûmes entrés, il me salua discrètement et fit mine de se retirer. Je le retins par le bras et je lui demandai à mi-voix comment se trouvait le malade.
— Perdu ! me dit-il à l’oreille. Dans quelques heures il ne sera plus. Il a manifesté le désir de vous voir, mais je crains qu’il ne puisse vous dire grand’chose.
La comtesse et lui se tinrent à l’écart respectueusement et je m’avançai vers Surgères…
On eût dit qu’il dormait paisiblement : son visage quoique amaigri par la souffrance, conservait cependant une sérénité étonnante. Il me semblait voir encore flotter sur ses lèvres son spirituel et sceptique sourire.
Seule sa respiration courte et oppressée, coupée parfois de râles profonds, annonçait l’heure proche de l’agonie… Un silence lourd pesait sur nous… L’odeur caractéristique des anesthésiants, notre attitude grave, les conversations à voix basse des domestiques, tout cela indiquait la gravité du moment…
Et maintenant, une certitude formidable bouillonnait sous mon crâne : cet homme, cet homme qui se mourait là, sous mes yeux, avait été certainement le cerveau le plus prodigieux qui eût jamais existé. Or, sa découverte allait périr avec lui et le suivre au tombeau.
Une angoisse subite m’étreignit le cœur…
Avait-il eu le temps de parler ? Pourquoi m’avait-il fait venir ? Le Docteur Gérard et Mme de Flossanges-Runel n’étaient-ils pas des confidents tout désignés et mieux qualifiés que moi à tous les points de vue ?… Avait-il compris enfin toute l’étendue du désastre intellectuel que sa mort allait occasionner et voulait-il, avant de disparaître pour toujours, léguer à l’humanité, par mon intermédiaire, un suprême et immortel héritage ?
Caprice de moribond peut-être tout simplement ?… Je lui pris la main. Il ouvrit les yeux lentement et me reconnut. Une véritable douleur crispa ses traits… Il fit un suprême effort et me dit d’une voix éteinte :
— Pardonnez-moi, je suis un criminel… J’aurais dû laisser tout par écrit… Je croyais avoir le temps… Gérard et vous… Ah ! c’est terrible… Tout le travail de ma vie !…
La respiration lui manqua, ses yeux se refermèrent et il se mit à râler…
La comtesse et le docteur s’étaient rapprochés immédiatement pour lui donner des soins.
Je sentis les larmes me monter aux yeux.
Ma présence devenait désormais importune. Je pris congé du docteur et je demandai à Mme de Flossanges-Runel l’autorisation de me retirer. Elle descendit avec moi jusqu’au rez-de-chaussée et, là, ne pouvant plus se contenir, elle éclata en sanglots…
Puis, se raidissant contre la douleur :
— C’est l’agonie qui commence, fit-elle d’une voix sourde. Ah ! Monsieur, qu’il est horrible de voir mourir ceux qu’on aime.
— C’est un grand homme, Madame, vous pouviez être fière de lui.
— Et un noble cœur ! ajouta-t-elle, en me tendant la main une dernière fois. Merci, Monsieur Rambaud…
En traversant le parc, je saluai le vicaire de la paroisse Sainte-Eugénie. La comtesse l’avait fait appeler et il arrivait en toute hâte pour les derniers sacrements.
Six mois environ après la mort de Surgères, je reçus une étrange visite. C’était pendant l’été, vers le milieu de l’après-midi. Je lisais, assis sous ma véranda, une nouvelle traduction de l’Éthique de Spinoza, de Raoul Lantzenberg, lorsqu’on vint m’avertir que quelqu’un désirait me parler…
Je me levai aussitôt et j’allai voir.
Je me trouvai en présence d’un homme d’aspect jeune, ne paraissant pas dépasser trente-cinq ans, de haute taille, distingué et vêtu avec une élégance un peu gauche qui me choqua.
Son visage était d’une finesse remarquable et de type oriental, ses yeux noirs, magnifiques et pleins de vivacité, son teint fortement bronzé, comme ceux qui ont séjourné longtemps dans les pays chauds.
Pendant quelques secondes, j’essayai, mais en vain, de me rappeler son nom, car sa physionomie ne me semblait pas inconnue. Je me souvenais confusément d’avoir vu cet homme quelque part, mais j’étais incapable de savoir où et à quel moment.
Il s’avança vers moi.
— C’est bien à M. Rambaud fils que j’ai l’honneur de parler ? dit-il en se découvrant d’un geste majestueux…
— Parfaitement, Monsieur, répondis-je, frappé de son accent étranger et guttural.
— Permettez-moi donc tout d’abord de me présenter, reprit-il en s’inclinant : Professeur Vizahianah, de l’Académie de Médecine de Singapour.
Ces mots produisirent sur moi un effet magique. Brusquement, je revis, dans le petit cabinet de travail de Surgères, avenue de la Reine Nathalie, accroché au-dessus d’un sofa, cet inoubliable portrait d’Hindou au sourire énigmatique.
— Asseyez-vous, Monsieur, je vous en prie, fis-je, intrigué au plus haut point. Quel motif me vaut l’honneur de votre visite ?
— Eh bien, voici, reprit le professeur. J’arrive du fond de l’Inde où j’ai appris la mort de M. de Surgères. Je viens vous prier de vouloir bien m’indiquer où se trouve son tombeau. Ne soyez pas surpris de ma demande ; M. de Surgères était mon meilleur ami ; nous nous étions connus à Paris, il y a une quinzaine d’années, alors que nous suivions tous deux les mêmes cours à la Faculté de Médecine. Nous nous écrivions régulièrement et M. de Surgères était venu me voir, deux fois déjà, depuis que j’avais quitté la France.
Pendant quelques secondes, je demeurai pensif, et je fus sur le point de demander au Pr Vizahianah par quel intermédiaire il avait appris la mort de Surgères, mon propre nom, ma demeure, et s’il connaissait la comtesse de Flossanges-Runel. Mais je jugeai préférable de ne pas me montrer indiscret et je me contentai de répondre :
— Monsieur, je suis à votre entière disposition. Si vous le permettez, je vais vous conduire immédiatement à la villa « Bakhea ». C’est là que votre ami a été inhumé, selon le désir même de la comtesse de Flossanges, qui devait bientôt devenir sa femme et qui a hérité de ses biens. Elle m’a laissé la clef du parc afin que ceux qui ont connu M. de Surgères puissent venir quelquefois songer à lui, sur sa tombe.
Nous sortîmes et, lorsque nous fûmes dans la rue, je remarquai avec surprise deux hommes au visage bronzé, deux Hindous assurément, qui nous attendaient et qui portaient, sur une claie de bambous, une gerbe splendide de roses dont la couleur me frappa.
— Ce sont des roses bleues du Bengale, dit le professeur ; les fleurs préférées de mon malheureux ami.
Cette fois, je fus tellement stupéfait que je ne pus m’empêcher de dire aussitôt :
— Mais, comment se fait-il, Monsieur, que ces roses ne se soient point flétries durant votre voyage ?
— C’est grâce à un procédé, utilisé là-bas par certains jardiniers habiles, répondit le professeur avec un sourire indéfinissable et une pointe d’ironie dans le regard.
Je n’insistai pas. Nous arrivâmes rapidement à la villa « Bakhea ».
Les deux Hindous déposèrent la gerbe de roses sur la tombe de Surgères et s’écartèrent aussitôt avec déférence.
Vizahianah regardait fixement devant lui. Il paraissait plongé dans une profonde méditation. Tout à coup, je rompis le silence et je lui dis, en le regardant bien en face :
— C’était un grand homme, Monsieur, un grand savant…
— Et une conscience intègre, compléta le professeur avec émotion. Il m’a sauvé deux fois du déshonneur, peut-être même du crime. Un Hindou n’oublie jamais un semblable bienfait…
En disant ces mots, il s’agenouilla, se découvrit et baisa avec respect le marbre froid du tombeau…
Jamais plus je n’ai revu le professeur Vizahianah de l’Académie de Médecine de Singapour. Je me suis demandé souvent, depuis, quel rapport il pouvait bien y avoir entre la découverte de Surgères et lui ? Peut-être n’y en avait-il aucun ? Peut-être aussi, en reconnaissance du bienfait reçu, le singulier Hindou avait-il soulevé, devant son ami, un coin du voile qui cache aux yeux des étrangers la Science insoupçonnée des Brahmanes et les mystères impénétrables de l’Inde…
FIN
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Mai 2025
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