Paul Féval fils

LA JEUNESSE DU BOSSU

Les Suites de Lagardère

Volume 1

(1893)

Ebooks libres et gratuits

 

 


Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE  L’HÉRITAGE DES GUASTALLA  4

1. Le raisin muscat. 4

2. Les idées de Peyrolles. 24

3. Un heureux ménage. 37

4. Un coup de force. 48

5. Le bon plaisir du roi 58

6. Les joies de la famille. 66

7. Les faiblesses de Suzon.. 77

8. Comment Gonzague hérita. 87

9. La jeunesse d’Henriot. 102

10. À la recherche d’un nom... 118

11. La foire d’embauche. 129

12. La Fée Choquotte. 139

13. Le cabaret du « Veau qui tette ». 145

14. Le Petit Parisien.. 160

15. Combat en Seine. 170

16. « Petite sœur ». 180

17. Cocardasse et Passepoil 191

DEUXIÈME PARTIE  LES COMPAGNONS DE LA TORTUE  201

1. Le destin d’Olivier de Sauves. 201

2. Le cocher des morts. 212

3. La réponse du hasard. 225

4. L’Étoile des Mers. 235

5. Les Compagnons de la Tortue. 246

6. Un gentilhomme de mer. 255

7. Mariposa. 265

8. Le doigt de Dieu.. 277

9. Heur et malheur. 289

10. Où l’on revoit Charles-Ferdinand IV.. 301

11. À la salle d’armes. 309

12. La justice de Lagardère. 316

13. Un compagnon imprévu.. 335

14. Chez la marquise. 351

15. Deux chasses. 366

16. Où Dame Myrtille se surpasse. 377

17. Le scandale de l’Œil-de-Bœuf 396

À propos de cette édition électronique. 404

 

PREMIÈRE PARTIE

L’HÉRITAGE DES GUASTALLA

1. Le raisin muscat

La semaine sainte de 1682 allait s’achever. Les cloches de Guastalla étaient parties pour Rome, afin de recevoir la bénédiction pontificale, et les petits enfants regardaient avec curiosité les campaniles de la cité ducale, en se demandant si vraiment leurs sonores habitantes en robe d’argent ou de bronze avaient pris le chemin des alouettes et des pigeons.

Les parents, qu’ils fussent riches ou pauvres, disaient, en hochant tristement la tête :

— Pourvu qu’elles ne reviennent pas juste à point pour sonner le glas de Monseigneur le duc ! On dit qu’il va bientôt passer ?

Ceux qui, ce soir-là, traversaient la place Santa-Croce se signaient en regardant le palais ducal où se mourait lentement le bon vieux seigneur. Les derniers rayons d’un couchant printanier glaçaient de rose la façade de marbre blanc où ne s’éclairait encore aucune fenêtre.

— Un jeune homme est arrivé tantôt de France, affirmaient certains notables. C’est peut-être un médecin de la Cour… À Versailles, tant de savants défendent les jours de Sa Majesté Louis XIV… S’il allait sauver notre bien-aimé suzerain ?

D’autres disaient :

— C’est le fils de ce vilain Monsieur de Peyrolles. C’est « tout craché » le portrait de ce birbante ! Que le diable les crève !

Et des commères renchérissaient :

— Il paraît que les rats abandonnent, au port, le navire voué au naufrage… Les oiseaux de proie, par contre, chacun sait cela, accourent à tire-d’aile dès qu’une bête est morte… Peyrolles, ce vieux vautour, a dû appeler son petit pour qu’il prenne part au festin ! C’est signe que la Mort est proche !

 

Le père et le fils se trouvaient en effet réunis, après une séparation de douze années, dans une belle chambre, située au deuxième étage du palais ducal. Malgré la lourdeur précoce de la température, portes et fenêtres étaient closes. Tentures et jalousies les défendaient. À chaque minute, l’ombre se faisait plus épaisse, engloutissant le lit à colonnes et à baldaquin, les armoires d’ébène incrustée de nacre, les trois fauteuils de chêne sculpté et le long coffre de bois. À peine voyait-on luire l’armure florentine d’un chevalier du XVe siècle, se détacher une merveilleuse table d’ivoire et briller l’or des mosaïques du parquet : des lys héraldiques sertis dans du marbre noir.

Antoine de Peyrolles était un très long coquebin, de peau jaunâtre, le poil terne, l’œil faux. Il avait le menton lourd, la mâchoire dure. La rapière battant ses mollets pouvait l’affirmer gentilhomme, son aspect ne confirmait pas une telle prétention. Son pourpoint, ses chausses et le feutre qu’il avait jeté sur la table d’ivoire étaient loin de désigner un homme de qualité.

Son père en le toisant une fois de plus songea, dépité :

— Il empeste la basoche ! On dirait un tabellion… Pas même, un huissier !

Depuis une demi-heure, César de Peyrolles, l’intendant et l’homme de confiance du duc de Guastalla, n’avait pas trouvé vingt mots à dire à son unique rejeton, tant son apparition l’avait déçu.

S’attendait-il à voir un blondin fleurant l’eau d’ange ou un bravache digne d’enflammer les petites folles ? On ne sait…

Assis dans une authentique chaise curule de bronze où les Pères de la Patrie romaine avaient trôné en de solennelles circonstances, le père regardait son fils aller et venir dans la salle obscure, tel un squelette vêtu d’oripeaux.

Comme il arrive – éternelle histoire de la paille et de la poutre – César, plein d’illusions sur son propre physique, au moins quant à l’apparence, ne voyait pas que son fils le reproduisait à merveille. Les gens de la ville, on l’a vu, avaient été plus fins. L’âge mis à part, et aussi la toilette, car le vieillard était vêtu de satin gris et botté de cuir verni, Antoine ressemblait au Peyrolles miteux venu à Guastalla vingt années plus tôt.

Antoine allait avoir dix-sept ans ; il était souple et très vigoureux, malgré sa maigreur. Son père frisait la soixantaine, mais en paraissait bien davantage. Ceux qui ne l’aimaient pas – ils étaient légion – disaient derrière son dos : « Il sent la mort ! »

César de Peyrolles avait trop abusé de ce que produisit toujours généreusement l’Italie : le vin et les belles. Il buvait, sans bourse délier, les meilleurs crus volés au duc de Guastalla, et son emploi de factotum lui permettait de peser sur la volonté et la vertu des mignonnes. Il se faisait régler en baisers le solde des impôts dus au suzerain.

Une attaque d’apoplexie lui valut de sévères ordonnances des médicastres. Il sut modérer ses passions, se détourner à la fois de Bacchus et de Vénus.

Mais tout se paie. Il était déjà trop tard…

Une seconde attaque le terrassa.

Il s’en tira, mais bien diminué, bien déchu. C’est alors qu’il songea à sa paternité et fit venir de Paris ce fils dépourvu de grâce.

Il dit tout haut, d’une voix blanche :

— C’est alors que je vous ai ordonné de quitter le collège sans surseoir. Vous voici, tout est bien.

En entendant ces paroles, Antoine de Peyrolles tressaillit, arrêta net ses allées et venues machinales et se tourna vers le vieillard :

— Plaît-il ?

— C’est vrai, fit le valétudinaire, je me parlais à moi-même, et vous ne pouviez me comprendre… Mon fils, veuillez prendre une escabelle et vous asseoir tout près de moi.

« Le temps m’est mesuré. Tout effort peut me valoir une troisième congestion… On m’a prévenu que celle-ci pourrait bien ne pas me faire grâce… Je serai donc direct, bref…

« Antoine, vous ne payez guère de mine…

« Vous êtes loin d’être beau… Mais vous avez reçu de moi, et de moi seul, car votre mère était assez évaporée, beaucoup mieux que des dons physiques destinés à diminuer avec l’âge.

« Vous êtes intelligent, très intelligent.

« Je suis donc fondé à croire que vous ne partagez pas les préjugés de notre caste… que vous faites fi de ce que certains appellent si sottement le point d’honneur… que vous n’ignorez pas à quel point les scrupules peuvent nuire à un gentilhomme dénué d’appuis et démuni de pécune…

— Mon père, déclara Antoine, voici ma règle de conduite : « Quand on s’appelle Peyrolles, il faut d’abord ne pas être un pauvre diable ! » Êtes-vous satisfait ?

— Bravo ! s’écria le vieillard. Je commence à me reconnaître en vous ! Voilà une sage devise ! D’ailleurs, les notes très détaillées que vos régents m’ont adressées me vantaient votre sens pratique. Nous ferons quelque chose de vous, mon fils.

« Mais d’abord, connaissez-vous notre situation réelle ? Nous sommes, ai-je à vous le dire, d’excellente souche gasconne, mais gueux comme des rats. Les derniers Peyrolles doivent donc, pour vivre, louer leurs services à des seigneurs moins désargentés…

« Les uns ont prêté leur épée au roi de France, sans en tirer autre chose qu’horions, blessures, maladies et autres gentillesses… Ils meurent lieutenants ou capitaines… Cela vous tente-t-il, Monsieur ? Répondez !

— Je ne suis pas manchot, et les prévôts d’armes du collège de Beauvais assurent que je suis loin d’être novice aux jeux de brette… Mais ce qui touche aux flamberges me répugne assez. Un gentilhomme, à mon sens, doit renoncer à ces moyens périmés, s’il a quelque esprit…

César opina :

— J’ai toujours été de cet avis. Et c’est pourquoi, dès ma jeunesse, j’ai assuré ma subsistance à l’aide de mes talents intellectuels. Logiquement, je devrais avoir amassé une fortune… Hélas, il s’en faut !

« Le duc de Guastalla est un des princes les plus riches de l’Italie. Outre son patrimoine héréditaire, il possède des domaines immenses en Sicile ; il a des intérêts dans les ports de Gênes et de Venise. Malheureusement il est vertueux.

Le vieillard fit une pause, se caressa le menton, puis désigna de sa dextre l’armure montant la garde entre les deux fenêtres :

— Ce chevalier, dit-il, conserve mes petites économies… Il a des pièces d’or, entassées jusqu’aux genoux… C’est bien peu, trop peu !

« J’aurais voulu laisser davantage, mon fils, mais je n’ai pu mieux faire…

« Le duc n’a chéri que sa femme. Il ne toucha ni dés, ni cartes. Il s’habilla sans faste. Il voulut la paix. Il rendit justice à chacun, strictement.

« Que tirer d’un pareil homme ?

L’un après l’autre, le père et le fils soupirèrent à grand bruit. Enfin, César reprit :

— Voilà des années et des années que j’endure ce tourment atroce : voir couler le Pactole à mes pieds, et n’en pouvoir tirer que de très rares pépites ! Parfois, la nuit, une fureur me réveille ! En arrivant à Guastalla, j’avais fait un si beau rêve ! L’Illustration des Gonzague ne m’était pas inconnue. Je pouvais établir avec exactitude les qualités et les défauts des membres de cette maison princière… Toute la grâce, tout le charme, toute la hauteur, toute la fougue, toute la folie des grands seigneurs méridionaux se trouvent résumés en ces Gonzague… Je les croyais tous fastueux.

« La vue de l’Italie, mon enfant, m’avait tourné la tête, à moi qui avais vécu de maïs et de châtaignes en notre Gascogne et traîné des pourpoints rapiécés à Paris.

« Cette lumière, ces fleurs, ces jolies femmes, ces gentilshommes lettrés et musiciens, fastueux et corrompus, cette atmosphère d’amour, cette profusion de trésors artistiques, ces palais et ces églises de marbres polychromes…

— Vous pensiez, mon père, interrompit Antoine, que votre fortune était faite ? Je vous comprends car j’ai eu la même espérance en traversant Turin, Florence, Pérouse et Parme et tant d’autres cités joyeuses et splendides.

— Vous serez plus heureux que moi, n’en doutez pas. Je vous ai ouvert le chemin de la richesse. Quant à moi, qui vais bientôt mourir, il m’a fallu près de quinze années de privations, de roueries sordides, de mensonges épuisants, de calculs odieux pour amasser un peu d’or. On ne peut tirer du sang d’un caillou. On ne peut faire suer des pistoles à un prince qui dédaigne les jeunes femmes, respecte le bien d’autrui et veut être le père et le bienfaiteur de ses vassaux.

Agacé, Antoine se leva, repoussa d’un coup de pied son escabelle et s’écria :

— Est-ce pour m’offrir cette piètre succession que vous m’avez fait quitter précipitamment la Montagne Sainte-Geneviève, traverser la Champagne, la Bourgogne, la Bresse, la Savoie, franchir les Alpes dans la neige et, sur un maigre bidet, venir…

La colère l’étouffait. Il dut se taire.

Loin de s’en formaliser, le vieillard s’en réjouit. Il reconnaissait là sa propre nature. Ses mains sillonnées de veines se frottèrent avec satisfaction.

Soudain il se dressa tout pâle, fit deux pas en avant et s’écria :

— Malheureux ! Arrête !

Antoine venait d’aviser, sur la table d’ivoire où se trouvait son feutre sans gloire, une vaste coupe de Bohême contenant, étagées, des grappes de raisin muscat, et il avait saisi l’une de ces grappes, la plus grosse, la plus mûre.

— Qu’avez-vous donc ? fit-il en se tournant vers la haute silhouette paternelle.

D’un ton fort doux, César conseilla :

— Laissez ce raisin. Il fait nuit. Vous pourriez, par mégarde, tomber sur certaine grappe, fort tentante en vérité : la plus dorée… oui, fort tentante !

— Eh bien ? Vous vous la réserviez, sans doute… En ce cas, veuillez m’en excuser.

Sur le même ton bénin, le vieillard expliqua, en se rasseyant :

— Ce raisin muscat vient de Sicile… On le conserve avec des soins jaloux… C’est la seule folie de Monseigneur le duc… Et encore ne daigne-t-il manger que les grappes où semble enclose la lumière de ces terres bénies parce que toujours lumineuses.

Alors, Antoine fit demi-tour et vint à son père :

— Bref, souffla-t-il, vous l’empoisonnez ?

Il y eut un silence, que rompit enfin la voix sourde de César :

— Monseigneur le duc de Guastalla s’affaiblit, depuis deux ans, de jour en jour… Âgé d’un demi-siècle à peine, cet excellent prince paraît plus débile que moi-même… Comme son inconcevable maladie date du jour où il perdit sa femme bien-aimée, il croit que la douleur, la tristesse et le regret le conduisent doucement au tombeau, et il accepte son destin.

« Deux hommes savent la vérité : votre père et Monseigneur le prince Charles-Ferdinand de Gonzague, duc de Mantoue…

« Comprenez-vous pourquoi je vous ai fait venir ici, pourquoi je vous ai dit, tout à l’heure, que je vous ai ouvert le chemin de la richesse ?

Antoine saisit la main de son père :

— Merci ! fit-il simplement.

Le pacte était scellé.

— Dans l’état de santé où je me trouve, reprit César, je me devais de t’avertir. Où serai-je demain, cette nuit peut-être ? Te convoquer sans surseoir était l’unique solution. Il y a des choses qu’on ne peut écrire, des commissions pour lesquelles personne n’est sûr… Ce sont là…

— Des secrets de famille, approuva Antoine.

— Triplement, renchérit le factotum du duc de Guastalla. Dans tes mains, mon fils, se tient maintenant la destinée de trois familles : Gonzague, Peyrolles et Lagardère.

— Celle-ci est la moins illustre…

— Espérons qu’elle restera obscure. C’est une race de braves, un peu fous, mais capables des actions les plus étonnantes dès qu’ils ont l’épée au poing. Les Lagardère sont Gascons comme nous, Gascons du Béarn. Ils manquent de pécune, cependant moins que les Peyrolles…

« Grâce à toi, ils ne s’enrichiront pas !

Depuis qu’il avait la complicité de son rejeton, le vieux coquin, on le constate, avait abandonné le vous cérémonieux et distant pour le tu familial. Il reprit haleine et poursuivit, l’œil luisant :

— Afin de pouvoir recueillir les fruits de mes calculs, peines et travaux, il importe que tu saches différentes choses.

« Le duc de Guastalla va défunter sans enfants mâles. De son mariage avec Luisa de Spolète, il eut deux filles, fort belles d’ailleurs, l’une blonde et l’autre brune, deux jumelles…

« La blonde, venue au jour un peu après la brune, est l’aînée, selon l’usage. Elle se nomme Doria. Elle a épousé un petit seigneur français, de passage dans nos murs, René de Lagardère. Mariage déraisonnable, mariage d’amour…

« La cadette, Vincente, peu après la sottise de Doria, s’est prise au charme rare, mais bien trompeur, de son cousin Charles-Ferdinand IV, duc de Mantoue.

— Et je vais travailler pour cet aimable prince ? demanda Antoine. Car c’est pour lui, n’est-ce pas, que vous avez accéléré la mort du duc de Guastalla ?

— C’est pour lui, en effet, mon fils.

— En sa double qualité de gendre et de cousin, Charles-Ferdinand IV doit hériter les titres, dignités et richesses des Guastalla ? Cela ne fait aucun doute, n’est-ce pas ?

— Chi lo sa ? répondit le vieillard.

Le doute exprimé par César fit aussitôt se cabrer son fils.

— Comment ! s’écria-t-il. Est-ce bien vous que j’ai entendu, vous, le factotum, l’homme de confiance, l’alter ego de Monseigneur ?

« Vous a-t-il donc caché ses intentions testamentaires ? Et, s’il vous les a dérobées, n’avez-vous pas pu rendre vaines les précautions prises par lui ou d’autres ?

— En ceci, dut avouer César assez piteusement, mon maître a pu déjouer toutes les curiosités, même celles qui, et la mienne en premier lieu, portent le masque du dévouement le plus ancien et le plus absolu. Nul ne sait les dispositions qu’il a pu coucher par écrit. Nul ne sait même s’il y a un testament !

« Vous pensez bien que mon premier geste fut de faire parler les deux notaires du duché. C’est en vain que l’or a jailli, en cascades sonores, sur le bureau de ces tabellions. Ils m’ont juré devant la Madone, n’avoir reçu à ce sujet aucun dépôt de leur suzerain. Je les crois sincères.

Antoine fit observer :

— Peut-être le vieux renard a-t-il confié son testament à l’Empereur ?

Pour la seconde fois, César murmura :

— Chi lo sa ?

Le jeune homme trépigna.

— Mais enfin, s’obstina-t-il, vous vivez près du duc. Il est impossible que vous n’ayez pas une opinion, mettons un pressentiment même sur l’avenir qu’il réserve à son duché, sur l’emploi qu’il veut faire de ses fabuleuses richesses !

— C’est ainsi pourtant ! D’ailleurs, si le duc de Mantoue était assuré d’être le légataire universel de son beau-père et cousin, il ne serait pas si pressé de le voir couché sous les dalles de Santa Croce. La perspective de cet héritage lui ouvrirait les bourses qui se ferment. Nul ne refuserait de prêter, à gros intérêt s’entend, au futur duc de Guastalla, car la fortune, ici, se renouvelle constamment grâce aux flottes marchandes de Venise et de Gênes.

— Je ne peux croire, s’écria Antoine, que votre maître ose dépouiller un homme de sa race au profit d’un gentillâtre étranger tel que ce René de Lagardère !

Et il eut, pour appuyer sa thèse, un argument de droit féodal. Ce duché d’Italie avait été créé par l’Empereur d’Allemagne, il faisait donc partie du Saint-Empire. En testant au profit d’un seigneur français, sujet du roi de France, le duc soulèverait de délicats problèmes diplomatiques.

Son père en convint, mais ajouta, en manière de conclusion :

— Derrière le sieur de Lagardère, tu oublies, mon fils, qu’il y aurait Louis XIV, et tu connais suffisamment ce prince pour savoir combien il est avide de gloire. Défendre les droits du hobereau gascon serait, pour ce souverain, prendre pied en Italie. Cela ne lui déplairait guère. Tu vois que discuter n’avance à rien. Les ténèbres ne se dissipent pas !

— Soit ! À votre avis, le duc est perdu ?

— Cela ne fait aucun doute, Antoine.

— Croyez-vous qu’il traîne encore longtemps ?

— Un mois au plus.

— J’ai donc le temps d’agir.

En entendant cela, le vieillard se sentit de l’admiration pour son rejeton.

— Que comptes-tu faire ? demanda-t-il.

— Me rendre à Mantoue. M’emparer de la confiance totale de Charles-Ferdinand IV et, d’accord avec lui, prendre des mesures telles que l’avenir de ce prince soit solidement assuré quoi qu’il advienne !

— Tu as un plan ? Développe…

— Il se précise à peine. Laissez mes idées mûrir comme grappe de muscat au soleil.

« À propos, êtes-vous sans crainte au sujet de… enfin de l’accélération… Il y a peu d’années, à Paris, la marquise de Brinvilliers, à trop manier certains toxiques, n’a pu, malgré son rang et ses relations, échapper à la justice. Elle a subi la question. On lui a tranché le col. Son corps a été brûlé en place de Grève, ses cendres dispersées…

César haussa les épaules :

— Qui se laisse pincer a mérité son sort ! Ta marquise a agi avec une imprudence enfantine : on ne donne pas de la mort-aux-rats à tant de gens ! Rassure-toi, le raisin muscat accommodé à la Peyrolles est un moyen élégant et discret de se débarrasser de son prochain.

— Je vous ignorais de si précieux talents, mon père, avoua Antoine.

Mais César reconnut avec modestie, qu’il n’avait pas inventé la chose. Il la tenait du duc de Mantoue. Celui-ci, qui était fort lettré, avait découvert la formule dans un grimoire venu en sa possession avec certaines archives des Médicis.

En apprenant cela, l’ex-étudiant du collège de Beauvais se récria :

— En ce cas, je suis tranquille. Le poison des Médicis est tellement merveilleux que ses résultats, pourtant éclatants, sont mis en doute par les historiens eux-mêmes.

— Que veux-tu dire ? fit le vieillard.

— Eh ! mon père, s’emporta Antoine, avez-vous oublié que Catherine de Médicis était reine de France le jour où Jeanne d’Albret, mère du jeune Henri de Navarre, mourut à Paris, peu avant la Saint-Barthélemy ?

« Vous est-il sorti de la mémoire que la belle Gabrielle d’Estrées trépassa fort à point, chez l’italien Zamet, au moment où le Vert-Galant allait l’épouser, et que Marie de Médicis, peu après, monta sur le trône de saint Louis ?

Le factotum du duc de Guastalla eut un sourire de fierté. Il était satisfait de son ouvrage et content de son fils.

— Revenons à nos raisins, fit-il après un moment de silence. Depuis deux années, j’injecte une faible dose d’eau d’héritage dans les mets favoris de mon seigneur et maître… Trop peu pour tuer vite, trop cependant pour maintenir en vigueur le plus riche des tempéraments.

« Antoine, tu aurais pu manger cette grappe blonde sans en être incommodé… mais si, chaque jour, tu subissais les effets de la drogue, tes forces s’enfuiraient peu à peu…

« Pourtant, sur mes très vives instances, Monseigneur a consenti à se faire soigner par des médecins italiens, hongrois, allemands… J’ai même fait venir moi-même des médicastres de Paris et des savants chinois.

— Vous êtes beau joueur !

— Prudent surtout ! Charles-Ferdinand IV le sait bien et approuve mes lenteurs.

« Donc la vie se retire lentement du corps, naguère vigoureux, du dernier représentant de la branche Gonzague-Guastalla.

« Il ne souffre pas. Il garde sa tête libre et claire. Il jouit d’un bon sommeil. Il mange avec appétit. C’est un homme qui va finir bientôt, mon fils, tel qu’il vécut, en prince sage et en chrétien excellent. Dieu ait son âme !

 

Il n’est pas bon, surtout quand on l’âme de César, de trop parler de la Camarde.

Elle a l’oreille très fine…

Cette même nuit, le jeune Peyrolles, qui couchait dans l’aile gauche du palais, fut réveillé par un valet de chambre.

— Votre père est au plus mal !

Antoine fut plus ennuyé qu’inquiet. Il se vêtit en hâte tout en pensant :

— Vais-je me trouver aussi vite nanti de la succession paternelle ? À l’actif, quelques pièces d’or… au passif, cette histoire d’empoisonnement et d’héritage… tâchons de transformer ce passif en actif !

Le jeune Gascon trouva son père au pouvoir d’un des médecins du duc de Guastalla. La chambre était toute sens dessus dessous. L’homme de l’art saignait le moribond ; des servantes s’activaient ; d’autres, à genoux, un cierge en main, entouraient le chapelain du palais qui, à voix haute, récitait les prières des agonisants.

— Monsieur, lui dit ce religieux – c’était un frère mineur du Tiers-Ordre – prenez ce luminaire et priez avec nous. C’est le mieux que vous puissiez faire pour cette âme qui va s’envoler… Que Dieu l’accueille avec miséricorde ! Orate, fratres !

De son côté, en s’approchant d’Antoine pour se laver les mains dans une cuvette, le médecin le prit à part et murmura :

— Le digne frater a raison. Le sieur de Peyrolles ne sortira du coma que pour entrer dans l’éternité… Mes soins sont inutiles. Je vais me coucher… Serviteur, Monsieur, serviteur !

Antoine le retint par la manche.

— L’agonie va-t-elle durer longtemps ?

— Quelques heures, un jour peut-être…

Le vieillard expira à l’heure où le soleil rajeuni caressait les campaniles de Guastalla. Le cœur de son fils était aussi froid que son cadavre.

Antoine l’avait peu connu. L’eût-il fréquenté davantage qu’il n’eût pas versé de larmes. C’était un jeune homme insensible à toute autre chose qu’à ses intérêts matériels. Pour l’instant, l’affaire de l’héritage ducal accaparait son attention.

— C’est égal, conclut-il, tandis qu’une camerina habillait le mort, mon père m’a fait signe au bon moment. Douze heures plus tard, je me trouvais en face d’un gentilhomme de cire peu enclin aux confidences… Maintenant, je sais ce qu’il faut pour assurer ma fortune.

Telle fut l’oraison funèbre de l’avant-dernier des Peyrolles. On a souvent les enfants qu’on mérite.

Peu après, singeant la douleur filiale, un mouchoir sur les yeux, l’orphelin pria qu’on lui permît de rester seul un peu, afin de se recueillir. Chapelain et domestiques s’inclinèrent avec respect devant lui.

Aussitôt, le drôle courut à l’armure florentine, dévissa les genouillères, ôta les harnais de jambes et y plongea sa dextre joyeusement.

— De l’or ! hoqueta-t-il, de l’or !

Bientôt s’entassèrent, sur la table d’ivoire, des florins portant le lys de Florence et le visage de saint Jean-Baptiste, patron de cette merveilleuse cité, des pièces génoises, des louis tout neufs à l’effigie de Henri IV, de Louis XIII et du Grand Roi, des thalers impériaux et des kreutzers d’Autriche…

Jamais l’étudiant parisien n’avait vu tant de monnaie. Il en béait de surprise. Son plaisir tiédit un peu cependant lorsqu’il se mit à compter ce pactole.

— Feu mon père avait raison, ronchonna-t-il. C’est maigre. C’est même très maigre si l’on songe au scandaleux temps qu’il a fallu pour extraire des pépites du ruisseau rutilant qu’est la fortune ducale : vingt mille livres… peuh ! Mon petit Peyrolles, il te faudra mieux faire, si tu veux vite entrer dans la peau d’un grand seigneur aimé et craint à la fois… Vois-tu, l’auteur de tes jours était un homme beaucoup trop scrupuleux et timoré…

Ayant fait ces réflexions, Antoine rassembla ducats, louis, florins et thalers et en bourra ses poches en souriant :

— Lourd d’argent… et léger de soucis… voilà le secret du bonheur humain !

Il remit en place les jambières de l’armure chevaleresque, revissa les genoux de fer battu, et installa un fauteuil au chevet du lit funèbre en murmurant :

— Maintenant, préparons l’avenir !

Et il se mit à songer.

 

Le duc de Guastalla ne quittait plus son lit depuis huit jours. Il se sentait d’une extrême faiblesse et ne se faisait aucune illusion sur son sort. Sa bonté s’émut en apprenant la fin de son factotum, dont il n’avait jamais deviné la scélératesse. C’était un excellent maître et un noble cœur. Il eut pitié en songeant que le jeune Antoine se trouvait orphelin dans la journée même de son arrivée au palais. Et c’est pourquoi un officier de ses gardes vint saluer le jeune Peyrolles et lui dit, de la part du moribond :

— Mon maître et seigneur m’envoie vous dire que si vous êtes sans situation, vous ne vous en tourmentiez pas. Des ordres seront donnés pour que, quoi qu’il arrive, votre avenir soit assuré à Guastalla, eu égard aux services de feu votre père. Monseigneur le duc veut reporter sur vous, en ce cas, l’intérêt qu’il vouait au défunt.

« Les obsèques seront solennelles. Sa Seigneurie les prend à sa charge.

Peyrolles s’inclina, joua du mouchoir et déclara d’un ton cafard, en reniflant :

— Les bontés de Monseigneur m’honorent… Mais avant de les accepter, j’ai une dette à régler… L’accomplissement d’un vœu m’appelle à Assise… Avec la permission de Sa Seigneurie, dès que j’aurai rendu les suprêmes devoirs à mon bien-aimé père – il eut un sanglot des plus réussis – je m’acquitterai, Monsieur, d’une promesse faite à saint François et à sainte Claire : pieds nus et la corde au col, je gravirai les pentes du mont Subasio, pour aller prier sur le tombeau de ces deux héros de la charité…

Quand on lui apporta la réponse du quidam, le vieux duc se sentit édifié :

— Quel noble cœur ! s’écria-t-il.

Et il donna des ordres. Au retour du jeune homme, on lui assurerait la succession de son père auprès de Sa Seigneurie.

— Je suis persuadé, ajouta le prince, que, sitôt que je serai étendu auprès de ma chère femme, mon héritier n’ira pas, en ceci non plus, contre mes volontés formelles.

Nul n’osa rien dire. Chacun pensa :

— Si Charles-Ferdinand devient le maître ici, il fera tout le contraire ! Dieu nous préserve d’un tel Seigneur !

 

En revenant de l’église Santo Paulo où on rescellait les dalles sur le caveau de son père, Antoine de Peyrolles se sentait content de lui-même.

— Grâce à mon flair, pensa-t-il, je joue sur deux tableaux… Et quels tableaux ! Si le duc de Mantoue hérite de son noble et riche beau-père, il me devra, pour une grande part, cet heureux événement… Mais oui, Monseigneur, pour une grande part… N’ai-je pas trouvé, entre autres choses, dans mon patrimoine, certaine fiole contenant certaine mixture ?

« L’absolu dévouement que je voue aux intérêts de Charles-Ferdinand IV m’a-t-il seul empêché, oui ou non, de conter au duc de Guastalla par quelle série de hasards l’eau d’héritage des Médicis a été découverte par moi en son palais ?

« Supposons que le prince de Gonzague me repousse… Que, certain de savoir son beau-père et cousin à l’agonie, il oublie ce qu’il doit au mort gisant à Santo Paulo, à son fils Antoine… Ledit Antoine revient à Guastalla. Il jouit de la sympathie du mourant. Ne revient-il pas d’Assise, pèlerinage insigne, où il a prié pour lui ?

« Décidément, cette idée d’aller visiter les tombeaux de saint François et de sainte Claire est géniale, géniale !

Ces réflexions faites, Peyrolles, sous un prétexte, faussa compagnie aux gens de la maison ducale qui l’entouraient avec compassion et, se fiant à son étoile, se dirigea vers les quartiers les plus pauvres de la ville.

Il fut bientôt dans un véritable labyrinthe de ruelles étroites, crasseuses, puantes, où du linge séchait aux fenêtres. Des enfants beaux comme des amours jouaient dans le ruisseau central. Des jeunes filles aux visages séraphiques papotaient, en jouant de la prunelle. De mauvais garçons rôdaient, un pli au front.

Le Gascon tâta son épée. Il s’en servait très bien à l’occasion, mais il détestait les jeux de lame d’instinct. C’était un être de cautèle.

Il avisa une trattoria et se décida :

— Entrons là. Je parle à merveille la langue de Dante. Le diable ne serait pas mon ami si je ne trouvais pas ici ce que je cherche.

2. Les idées de Peyrolles

Mantoue a été longtemps la première place de guerre de l’Italie. Virgile y est né. Ses habitants ont toujours été industrieux. Fabriques d’étoffes et de cordages, imprimeries et raffineries de salpêtre, qui l’enrichissent encore de nos jours, datent de fort loin.

Cette ville appartenait à la famille de Gonzague depuis 1328, et s’en trouvait fort bien, jusqu’à l’avènement de Charles-Ferdinand IV, qui nous occupe, et vers qui se hâte le jeune Peyrolles.

Si vous voulez avoir une idée de ce que furent les Gonzague mantouans, allez rêver dans l’église Santa Maria delle Grazie. Vous y admirerez des tombeaux dignes de rois.

Leur château, appelé Palais du Té, bâti par J. Romain, l’ami autant que le disciple de Raphaël, est une pure merveille. Romain fut aussi bon peintre que bon architecte. Sans son affection pour Raphaël, c’est à lui que le Pape eût confié des travaux à Saint-Pierre et au Vatican.

Charles-Ferdinand avait beau habiter chez ses ancêtres, vivre dans un fastueux décor, il se sentait cerné par la misère et traqué par ses créanciers. Certes, on ne pouvait saisir un prince de Gonzague et mettre ses biens en vente sur la place publique, mais nul ne se voyait forcé de lui consentir des avances ou de lui faire un long crédit. On ne prête qu’aux riches. Le duc de Mantoue ne l’était plus depuis deux ou trois ans.

— La mattina une messetta, l’apodinar une bassetta, e la notte une donnetta, répétait volontiers le duc de Mantoue.

Ce qui veut dire à peu près : « Le matin, une messe ; l’après-midi, le jeu ; le soir, l’amour. » Gonzague avait suivi scrupuleusement cette règle de joyeuse vie à la vénitienne.

C’était un très aimable et très grand seigneur.

Sitôt en possession de l’héritage paternel, il puisa dans les coffres du Palais. Rien ne lui paraissait trop cher ou trop beau. L’heureux caractère de Charles-Ferdinand et sa facilité à éparpiller les florins furent vite célèbres en Italie. Bientôt, le magnifique duc de Mantoue fut entouré d’une cour quasi royale.

Seigneurs hilares et faméliques, devins, bouffons, comédiennes, spadassins, alchimistes, peintres en quête de fresques, sculpteurs en mal de bustes ou de statues, musiciens chercheurs d’opéras, danseurs et danseuses prêts à se surpasser sans compter, comme on le devine, femmes vénales, maris complaisants et jeunes demoiselles cherchant un patito riche et généreux, composèrent le public ordinaire de Charles-Ferdinand IV.

Tout cela le distrayait, l’encensait, mangeait, buvait, aimait à ses frais, et attrapait au vol l’or éparpillé par ses belles mains princières. Alors, Mantoue devint la ville la plus plaisante de l’Europe. À côté d’elle, la cour de Louis XIV eût semblé chagrine. On s’y livrait à des fêtes perpétuelles, parmi des airs de mandoline, des ballets, des feux d’artifice et surtout de brèves et galantes intrigues, du moins dans l’entourage immédiat de Sa Seigneurie.

Ailleurs, il en était tout autrement. Jamais de mémoire d’homme, un Gonzague ne déchaîna tant de haines par son administration. Les pauvres gens maudissaient celui-là. Les gens de robe et les marchands lui voulaient malemort, parce que, sous son règne, les impôts et taxes atteignirent le maximum. Les prêtres ou moines censuraient les scandales de sa vie privée, ses liaisons tapageuses et surtout les orgies nocturnes dont retentissait toute la ville. Les honnêtes femmes lui en voulaient d’injurier journellement, par sa conduite, la princesse Vincente, son épouse, la brune fille du duc de Guastalla.

Pauvre Vincente ! Elle n’avait certes pas mérité pareil traitement !

En sa seizième année, étant pure comme un volubilis des champs, elle fut sensible à la cour ardente que lui fit son cousin Charles-Ferdinand. Elle le fut d’autant plus qu’elle voyait Doria, sa jumelle, folle de bonheur en écoutant soupirer à ses genoux un jeune seigneur de France, René de Lagardère. On maria les deux couples le même jour.

Vincente, en ceci, fut sourde aux conseils de son père. Celui-ci ne voyait pas cette union d’un œil favorable. Les défauts et les vices du duc de Mantoue lui étaient connus. La jeune fille préféra adopter les vues optimistes de sa mère :

— Gonzague est un jeune fol que l’amour va métamorphoser ! Comment pourrait-il résister à tant de grâce, de raison, de jeunesse et de beauté chaste ? Tu seras son bon ange.

Elle comptait, la pauvre et généreuse duchesse, que Vincente dominerait son mari et le ramènerait dans le droit chemin, le seul qui conduise au bonheur quoi qu’en pensent certains.

La duchesse, pas plus d’ailleurs que son mari, ne connaissait le secret de Charles-Ferdinand.

Il aimait Doria depuis deux ans.

Il l’aimait autant qu’un homme tel que lui pouvait aimer. La blonde fille déchaînait sa sensualité. Il eût voulu l’arracher aux siens, l’emporter comme une proie magnifique et en faire son jouet.

Mais cette exquise créature de lys, de rose et d’or se prit à aimer Lagardère, un bien petit sire pourtant, ce qui emplit d’une double fureur le duc de Mantoue.

Non seulement, par ce mariage, il se voyait ravir la femme convoitée, mais encore il craignait que le duc ne testât en faveur des époux Lagardère. Une seule parade était possible : épouser Vincente de Guastalla, tout de suite !

Celle-ci fut vite dégrisée. Après quelques jours de plaisir physique passés aux côtés de cette jeune, fraîche et innocente enfant, Charles-Ferdinand l’abandonna… Il y mit des formes, étant un seigneur extrêmement poli et gracieux.

En public, il témoignait les plus grands égards à Madame la duchesse de Mantoue. Il se montrait, comme on dit, aux petits soins pour elle.

Mais, le soir il ne l’accompagnait plus dans cette chambre dorée où Vincente avait cru enfermer l’Amour…

La duchesse était une grande dame. Rien ne changea dans son attitude. On put la croire heureuse… Elle garda son secret. Elle feignit même d’être une épouse comblée devant son père et sa mère. La mort de celle-ci, la lente agonie de celui-là lui firent, à son avis, un devoir strict de leur donner le change. Elle porta sa croix en silence.

 

Sur le chemin qui va de Guastalla à Mantoue, Peyrolles apprit tout cela, par bribes, des quatre estafiers qui l’accompagnaient. Ils suivaient la vallée du Mincio, qui sort du lac de Garde, forme celui de Mantoue, et va finalement se jeter dans le Pô. C’était alors, et c’est toujours, un trajet splendide. La route, très fréquentée, n’offrait aucun danger. Mais notre Peyrolles transportait avec lui la fortune paternelle et sentait le froid de la mort dans le dos à l’idée qu’on pourrait le rosser et le voler ensuite.

Il ne lui déplaisait pas non plus de paraître dans Mantoue avec une suite, comme un seigneur de quelque importance.

Non sans raison, il s’était dit :

— Je suis tout jeune, je suis étranger… L’orgueilleux Gonzague peut être tenté de faire fi de moi si je parais en marmiteux cavalier.

Donc, ses bravi payaient de mine et chevauchaient de belles montures. À la trattoria où il s’était installé après les funérailles de son père, l’ex-étudiant du collège de Beauvais[1] avait été vite aiguillé. Aucune ville italienne ne manquait, alors, de nobles garçons prêts à louer leur poignard ou, s’il le fallait, leur épée à qui disposait d’arguments sonnants et trébuchants.

Le soir même, il commandait à ces quatre beaux spadassins. Le cœur serré, les larmes aux yeux, il dénouait les cordons de sa bourse… Il faut ce qu’il faut, se disait-il en voyant quelques louis d’or quitter sa profonde.

Sa vanité réparait, d’ailleurs, les cuisantes blessures faites à son avarice. Il goûtait le plaisir de commander et d’éblouir.

En route, dans une albergo, le piot sur la table, Peyrolles se montra bon maître et fit parler ses gens. Les gaillards connaissaient toutes les nobles maisons de la péninsule et, par métier, n’ignoraient aucun scandale, aucun ragot.

 

— Que veulent ces bélîtres ? demanda le duc de Mantoue en voyant Peyrolles et ses matamores entrer à cheval dans la cour de son palais. Comment osent-ils pénétrer céans ?

Il était de fort méchante humeur, ce jour-là.

Des bruits couraient dans le duché. On disait que les commerçants et les bourgeois de Mantoue, las d’être frappés de taxes successives, complotaient d’envahir le Palais du Té et de procéder à une défenestration de leur suzerain. Certains espions ajoutaient d’affreux détails, vrais ou faux.

— Est-ce une délégation qu’osent m’envoyer ces plats marauds ? songea-t-il avec colère.

Par hasard, il se trouvait seul dans sa chambre, où il avait espéré trouver un sommeil qui le fuyait depuis quelques jours.

Dans la cour, très noblement, Peyrolles attendit qu’un de ses acolytes eût mis pied à terre pour l’imiter et lui confier la bride de son cheval blanc. Cela fait, il appela d’un signe quelque valet, baguenaudant au soleil.

— Psstt ! pendard, viens çà !

Et, désinvolte, il jeta au domestique accouru :

— Va dire à ton maître que Monsieur de Peyrolles désire l’entretenir d’une affaire urgente et grave… Je dis urgente et grave !

Mis au courant, Charles-Ferdinand fronça ses sourcils noirs, comme tracés au pinceau :

— Que vient-on me conter là ? Ce coquin de Peyrolles n’est point du quatuor !

Il alla à la fenêtre.

— Per Baccho ! gronda-t-il en apercevant l’ex-étudiant vêtu de noir, celui-ci ressemble fort au factotum de mon noble cousin. Ce n’est pas lui, pourtant ! Quelle est cette charade ?

On ignorait encore, à Mantoue, la fin rapide du vieillard.

Le prince était, d’ordinaire, la courtoisie incarnée. Mais, nous l’avons dit, il se sentait, ce jour-là, d’une humeur de dogue.

— On vient essayer de me tirer quelque argent, conclut-il en son for. L’intendant de mon beau-père veut me faire chanter.

Et il cria, soudain furieux :

— Va dire à ce faquin de déguerpir. Je ne le connais pas ! Qu’il batte en retraite !

Le domestique revint à Peyrolles. Un Italien, même peu cultivé, ne peut s’acquitter sans diplomatie d’une commission aussi brutale. Phraseur et comédien né, le valet employa donc des périphrases très polies pour expliquer la fin de non-recevoir qu’il devait transmettre.

Cela ne parut pas décourager le jeune homme. Il avait remarqué aussi que le domestique, tout en parlant, regardait de côté certaine fenêtre ouverte, celle de la chambre où se tenait son maître, évidemment.

— Mon ami, fit-il avec tranquillité, ceci est dû à je ne sais quel malentendu… Sa Seigneurie ignore que je suis le fils, l’orphelin hélas ! d’un de ses amis les plus chers… Dis-moi donc…

Et il désigna de la dextre la fenêtre vers quoi l’homme avait tiqué en parlant :

— Monseigneur le duc est bien là ? Il est seul ? Oui… Avec une jeune dame, peut-être ? Non… C’est à merveille ! À merveille ! Je vais donc lui faire tenir illico, à Son Illustre et Gracieuse Seigneurie, un objet digne de m’accréditer auprès d’Elle…

Sur ce, devant le valet médusé et les « gentilshommes de sa maison » impassibles, le jeune drôle ouvrit ses fontes, en tira un petit paquet de linge et le dépiauta avec des soins maternels.

— Voici la chose, fit-il en souriant.

C’était une grappe de raisin muscat…

Un instant après, Charles-Ferdinand IV entendait un léger bruit, regardait, avait un rictus, pâlissait, courait à la fenêtre, s’y penchait et criait au voyageur de noir vêtu :

— Montez ! Je vous attends, mon ami !

 

Malgré la magnifique confiance qu’il avait en ses talents, le jeune Peyrolles se sentit intimidé en apercevant le duc de Mantoue qui, jeté dans un fauteuil, jambes croisées, la tête un peu rejetée en arrière, le regardait venir avec une hauteur et un dédain inimaginables.

Charles-Ferdinand IV était en négligé, et pourtant son élégance s’affirmait, un peu efféminée certes, mais exquise. Sa belle tête pâle au col délicat gagnait à être entourée de dentelles comme un visage de donetta ; ses mains, issant de dentelles vénitiennes, eussent fait envie à une reine ; ses cheveux, si noirs qu’ils paraissaient presque bleus, n’attendaient que quelques coups de fer pour devenir perruque de cérémonie.

Ses yeux veloutés, longs, mobiles sous la soie de beaux cils, rappelaient la couleur du marron d’Inde. Des paillettes d’or y brasillaient.

L’orgueil, un certain don de jouer la comédie et une volonté très dure, étaient dénoncés par l’attitude de ce prince, ses sourcils nets, arqués, son nez en bec d’aigle, la mobilité de ses traits et la minceur des lèvres très rouges.

Malgré son peu d’expérience des hommes, le visiteur ne s’y trompa pas :

« Un beau cavalier, un maître peu commode… »

Gonzague, sans sourciller, laissa le jeune homme s’avancer, courbé en deux, la plume du feutre balayant le tapis et hasarder :

— Monseigneur… je suis, de Votre Seigneurie…

Il le toisa, du talon des bottes à la pointe des cheveux et ne crut pas utile de dissimuler une petite moue. Il songeait évidemment :

« Escogriffe sans charme… Aussi peu gentilhomme que possible… Le fer qui bat ses mollets pourrait être un tournebroche… Il y a du laquais et du robin, du diacre et du magister en ce maigre garçon… Il empeste l’officine ! »

Sans désigner un siège au jeune homme, le mari de Vincente lui demanda d’un air las :

— Que me voulez-vous, mon garçon ? Ne vous a-t-on pas dit que je me sentais incommodé ?

Peyrolles jugeait l’accueil un peu froid.

Courbé, il n’osait considérer le grand seigneur à son aise. Mais il vit, à deux pas du fauteuil ducal, la grappe de raisin à demi écrasée. Cela lui rendit courage. Après tout, Charles-Ferdinand pouvait bien prendre des attitudes olympiennes, il le tenait, lui, Antoine !

— Monseigneur, fit-il à voix basse, c’est le désir de défendre les intérêts d’un si grand prince qui doit seul être accusé… Si j’ai été indiscret en forçant la porte de Votre Seigneurie…

— Vous le fûtes, observa le duc d’un ton sec.

— Que Monseigneur daigne m’excuser !

Ce disant, Peyrolles se baissa vivement, ramassa le raisin muscat et dit, comme s’il badinait :

— J’ai été fort surpris, en arrivant à Guastalla, d’apercevoir de si beaux raisins sur la table de Monseigneur le duc – que Dieu protège ! Comment, me demandais-je, peut-on obtenir, en la semaine de Pâques, ces riches présents de l’été ? Cette fiole m’a donné la clef de l’énigme… Je la restitue au noble duc !

Et il tira de sa poche la petite bouteille contenant le poison des Médicis.

Gonzague duc devint très pâle, mais il se borna à décroiser ses jambes et à regarder plus attentivement le visage de Peyrolles. Ignorant la mort de son complice, il se mettait à examiner différentes hypothèses. Avait-il devant lui un faquin de première force ayant réussi à s’emparer de son terrible secret, ou un séide du vieux Peyrolles envoyé céans pour lui tirer une fortune ? Il déclara nonchalamment :

— Mon ami, le trésor des ducs de Mantoue est assez obéré, pour le présent… Mais ceux qui auraient la folle idée d’ennuyer quelque peu le prince de Gonzague Charles-Ferdinand IV n’auraient plus qu’à se mettre en état de grâce… Avez-vous compris ?

Peyrolles eut un sourire et répliqua :

— Mes précautions sont prises. Avant de me rendre ici, pour offrir mes services à Monseigneur, le fils de mon noble et regretté père a déposé chez un notaire de Guastalla une lettre dûment scellée, qui a trait à la culture du raisin muscat, et aussi certain flacon idoine à dorer les belles grappes de la Sicile…

Il jeta sur le tapis la fiole qu’il tenait en sa main gantée et éclata de rire :

— Cette bouteille, Monseigneur, ne contient que de l’aqua simplex !

« Tiens, songea le duc sans s’émouvoir à l’extrême, voilà tout de même un garçon de ressources. La précaution ne fut pas détestable. »

Alors, sa main nonchalante désigna un siège au jeune Peyrolles qui se congratula : « Il m’accorde de l’avancement. Voilà où mènent de bonnes études ! »

— Vous venez de parler de votre « regretté » père, observa Charles-Ferdinand après un silence que le jeune homme ne tenta pas de rompre. Serait-il arrivé malheur au digne intendant de mon beau-père et cousin de Guastalla ?

— Il gît, hélas ! depuis hier, sous une dalle du transept de l’église Santo Paulo… Le meilleur des pères, Monseigneur, se sentant condamné, m’avait fait appeler en grande hâte… La nuit même de mon arrivée à Guastalla, une congestion cérébrale le terrassait…

« En mon malheur, je pus avoir, grâce au ciel, cette consolation : mon père eut le temps de me parler des intérêts de son maître… des espérances légitimes entretenues par Votre Seigneurie…

— Ce qui est à Gonzague, trancha le duc, dont le sang vint animer le visage, doit retourner à Gonzague, en bonne justice !

— En bonne justice ! approuva Peyrolles.

Dès lors, le hautain Charles-Ferdinand se montra tout autre. La perspective d’entrer en possession des biens fabuleux de son parent semblait le fouailler. Il se leva, s’approcha du jeune homme qui se mit debout aussitôt et lui tendit la main droite :

— En votre père, mon ami, dit-il avec une émotion vraie ou feinte, je perds un allié précieux… Mais, vive Dieu ! j’ai idée que, malgré votre jeunesse, peut-être même à cause d’elle vous le remplacerez, vous le dépasserez même, n’est-ce pas ?

— Monseigneur, fit Peyrolles avec un magnifique aplomb, c’est là ma conviction intime…

Cela dit, il alla fermer la fenêtre, s’assura que des portières cachaient les portes, alla les soulever, par mesure de précaution, et se planta ensuite devant Charles-Ferdinand pour murmurer :

— Le duc de Guastalla s’éteint. Avant un mois, il ira dormir à Santa Croce… Profitons du court délai qui nous est dévolu. Mon père avait ses idées ; je connais les vôtres, Monseigneur. Les unes et les autres ont du bon… Permettez-moi de vous exposer les miennes.

3. Un heureux ménage

En amont de Lourdes, la vallée du Gave de Pau est d’abord limitée par de douces collines entre lesquelles s’allongent les vallées du Lavedan. Ensuite, au confluent de ce Gave et de celui de Cauterets, commencent à s’élever des hauteurs plus abruptes. Certaines dépassent trois mille mètres et baignent d’azur leurs neiges éternelles.

Argelès-Gazost se trouve au point de contact de ces deux régions.

Au temps où se passent les événements que nous relatons, Argelès pouvait passer pour un pays perdu, pour être au bout du monde.

C’est là qu’on est le mieux quand on s’aime. N’en déplaise aux sceptiques, le vrai bonheur échappe à ceux qui cherchent des satisfactions de vanité. Le connaissent seuls les couples sachant vivre d’amour et d’eau fraîche.

René de Lagardère et sa femme se nourrissaient ainsi, en ajoutant, à cet ordinaire un peu simplet, beaucoup de châtaignes.

Sans l’amour, comment une belle jeune fille italienne, de souche princière, fût-elle venue céans ? Doria de Gonzague de Guastalla avait vécu plus de cinq lustres dans la magnificence, entourée de serviteurs, vêtue comme ne l’était pas toujours la reine de Hongrie ou l’impératrice d’Allemagne. Elle avait bu dans des hanaps de vermeil, monté des haquenées de race, fréquenté des seigneurs parfumés, reçu l’hommage de cardinaux et vu des princes solliciter sa main comme un honneur inouï.

Maintenant, elle logeait au manoir ancestral des Lagardère.

C’était une habitation seigneuriale de campagne, sans aucune prétention. Sa tour et son colombier affirmaient seuls sa dignité. Bâtie en tuf doré par le soleil, coiffée de tuile, mais agrémentée de vigne, de chèvrefeuille et de jasmin, elle laissait entrer à flots la lumière et, de ses fenêtres, on pouvait apercevoir un panorama grandiose ou émouvant, selon les caprices multiples du temps, de l’heure ou de la saison.

La dame de Lagardère y coulait d’heureux jours. Elle se contentait de régner, débonnaire et souriante, sur deux servantes béarnaises, une femme de chambre, la dévouée Suzon Bernard et trois valets de pied, de selle ou de ferme, selon l’occasion. Pour faire chanter tout le jour l’éblouissante et blonde fille du duc de Guastalla, il suffisait qu’au réveil son mari l’eût prise dans ses bras en murmurant, extasié :

— Doria, Doria, ma toute dorée !

L’amour ressemble au vent, qui souffle où il veut. René de Lagardère n’avait eu, autant dire, qu’à se montrer pour conquérir le cœur de la jeune princesse.

C’était un robuste mais fin gentilhomme des Pyrénées, avec des yeux bleus, d’un bleu d’acier comme les eaux du gave d’Azun. Il avait fière allure, mais beaucoup de seigneurs d’Italie pouvaient rivaliser avec lui. Son élégance, toutefois, à l’inverse de celle du duc de Mantoue, réprouvait toute morbidesse, toute féminité : une élégance très française, à la Henri IV. Avait-elle séduit Doria ? On ne sait. L’amoureux le plus incurable ou la femme la plus solidement éprise ne peut jamais exposer les raisons de son choix.

René pouvait dire, en quittant, sa femme au bras, le palais ducal de Guastalla : « Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu », à l’instar du conquérant des Gaules. Un moment, son immense bonheur l’avait épouvanté. Il avait craint, pour sa femme, le dépaysement, la monotonie d’une existence campagnarde. Mais Doria avait ri de ses terreurs d’abord, l’avait rassuré ensuite par ces mots pleins d’affection fervente :

— N’importe où, n’importe comment, mais avec toi, caro mio !

Le temps n’avait apporté l’ombre d’aucun démenti à ces paroles. Pour Doria, son mari résumait l’univers ; il lui suffisait d’être à ses côtés pour qu’elle fût enchantée de vivre.

Un jour, peu de semaines après leur arrivée à Argelès, René de Lagardère, en admirant une fois de plus l’extraordinaire beauté de sa femme, lui proposa tendrement :

— Veux-tu qu’avant l’hiver nous fassions un voyage… un magnifique voyage ? Ne serais-tu pas contente de voir Versailles et d’être reçue à la Cour ? Si ton rang ne t’en assurait la prérogative, sais-tu, chérie qu’un Lagardère a le droit de monter dans les carrosses du roi ? Ma famille n’est pas titrée, mais elle est d’ancienne extraction chevaleresque, cela suffit. Aussi bien, j’ai été cadet aux mousquetaires dans la compagnie de M. d’Artagnan.

Doria haussa doucement les épaules.

Alors que le rêve souvent irréalisable, de tant de femmes de France et même d’Europe était de paraître à Versailles, la sœur de Vincente s’en souciait fort peu. Elle aimait son mari et elle se trouvait bien chez elle.

Mais René de Lagardère ne se tenait pas pour battu. Sans grande ambition pour lui-même, il en avait pour Doria. Il voulait un titre de comte, afin que son épouse ne fût pas tout simplement Madame de Lagardère. En sous-main, il écrivit donc à des amis qui hantaient l’Œil-de-Bœuf, remettant à plus tard une démarche personnelle auprès du Grand Roi.

Quelques jours plus tard, un beau matin, toute rose d’émoi et de plaisir, Doria coulait à l’oreille de son bien-aimé un gros, très gros secret : la famille de Lagardère ne s’éteindrait pas… Un fils la perpétuerait. Elle était sûre, la ravissante blonde, d’avoir un fils !

René partagea sa joie, mais, dès lors, devint soucieux. Le père de famille, en lui, se substituait au jeune marié fou d’amour. Il essayait de percer les ténèbres de l’avenir.

Un fils ? Il faudrait l’élever dignement, l’envoyer au collège, le présenter à la Cour, et, si l’on voulait le voir réussir, lui acheter une compagnie. Une fille ? Le problème serait encore plus difficile à résoudre à cause de la dot…

Et c’est alors que René de Lagardère s’aperçut seulement de la médiocrité où il vivait. Jusqu’alors, l’extase d’amour lui avait comme retenu les yeux… Il se vit léger de pécune. Il considéra ce manoir sans faste, son domaine où de petits droits seigneuriaux lui donnaient juste de quoi subsister décemment, et les robes simples que portait sa Doria chérie et ce pays lointain, sans grande ressource…

Mais, objectera-t-on, la fille du plus riche seigneur de l’Italie n’avait pas dû quitter le palais ducal de Guastalla sans sou ni maille ? Eh si ! Cela semblera à peine croyable, mais le jour où René de Lagardère avait compris qu’il aimait Doria, il s’était dit :

— Je n’ai rien que mon épée. Elle a tout ! Si je la demande en mariage, nul ne voudra croire à mon amour. Je passerai pour un vil coureur de dot ! Cela, je ne le veux pas !

Sa résolution avait été prompte.

Le lendemain, à l’aube, il montait à cheval, sans même avoir pris congé de ses hôtes. Il voulait fuir, comme un voleur, fuir la vue délicieuse de cette fille de prince qui ne pourrait jamais être sienne, jamais !

Mais l’amour avait tenu éveillée la blonde sœur de Vincente, et l’on sait que les filles les plus pures deviennent malignes quand elles aiment.

Accoudée au balcon de marbre de sa loggia, ses beaux cheveux épars, Doria avait donc surpris les préparatifs du jeune hobereau français et aussitôt lu dans son âme comme dans un livre ouvert.

Elle appela une camerina qui lui était totalement dévouée, et lui dit, en lui montrant le cavalier qui inspectait son harnachement :

— Va lui dire que je lui ordonne de rester ici, parce que je veux être sa femme !

René obéit, les sourcils joints, furieux.

Une heure après, avec une audace toute princière, Doria le convoquait chez elle et là, en présence de Vincente, elle lui disait :

— Monsieur de Lagardère, exigerez-vous que je demande votre main au duc de Guastalla, mon père ? Répondez. J’en passerai par où vous voudrez, car, sachez-le, je ne pourrai jamais épouser un autre homme que vous.

Vincente avait dû alors feindre de regarder quelque chose dans la cour du palais, car sa jumelle avait joint le geste à la parole.

Mais Lagardère, dominant son émoi, avait réussi à faire valoir ses scrupules d’honnête homme.

— Fort bien, avait répondu Doria, puisque mon argent vous gêne, je n’emporterai d’ici que ma robe nuptiale et mes bijoux de jeune fille, si vous le voulez bien toutefois…

Cela, le pointilleux gentilhomme gascon pouvait le permettre.

Le duc et la duchesse de Guastalla furent bien surpris quand, la main dans la main, parurent devant eux René et Doria ; ils le furent bien davantage en les entendant affirmer qu’ils ne sollicitaient autre chose que la permission d’être heureux, dans les plus courts délais.

En vain, la duchesse se déclara-t-elle convaincue du désintéressement de René, en vain insista-t-elle pour lui faire accepter sinon une dot, du moins une forte somme « à titre d’avances d’hoiries », comme disent les gens de loi. L’amoureux fut inflexible : il ne voulait emporter de Guastalla que sa blonde conquête, en robe nuptiale.

Celle-ci, toutefois, à l’insu de son doux seigneur et maître, dissimula dans ses bagages, portés par des mulets, non seulement ses colliers, broches et bagues de jeune fille, mais une certaine quantité de ducats, florins, louis et sequins dus à l’insistance de sa mère.

Ce petit trésor, les Lagardère allaient bientôt s’en apercevoir, avait son utilité.

Son pressentiment n’avait pas trompé la belle jeune femme. Un vigoureux garçon naquit. On le prénomma Henri, d’abord parce que le souvenir du Vert-Galant demeurait vif dans toute la Gascogne, ensuite parce que son grand-père, le duc de Guastalla se nommait ainsi au saint baptême, enfin parce qu’un Lagardère fut le compagnon et le secrétaire du roi de « la Poule au Pot ». On fêta cet événement. Toute la noblesse du pays vint boire le vin de Jurançon et manger les poulets à la béarnaise.

Là, de lointains parents se crurent le droit d’interroger René de Lagardère. Ils savaient en quelles conditions celui-ci s’était marié et jugeaient sa conduite très crâne mais un peu folle. L’un d’eux se fit leur interprète :

— Vous voilà, dit-il à René, nanti maintenant d’un rejeton qui promet d’être un franc Béarnais. Il a hérité sûrement des qualités de sa race : gaieté, héroïsme… mais cela ne suffit pas aux temps où nous vivons. Il faut de la fortune ! Nous aimerions à apprendre que l’avenir du jeune Henri sera étayé par l’héritage, qu’on dit fabuleux, des Guastalla…

— Ma foi, fit rondement le jeune homme, je n’en sais rien, et je suis assez sage pour ne point compter sur les souliers d’un mort.

Et comme on insistait, bien plus par affection que par curiosité, il répondit :

— Les dispositions testamentaires du duc, mon beau-père, gisent sous des voiles épais que nul n’a soulevés.

Et il ajouta, montrant ainsi le fond de son cœur généreux et loyal :

— La fortune d’un Gonzague ne peut, sans injustice criante, passer dans une famille étrangère. Elle doit échoir au duc de Mantoue, mon beau-frère, chef de la branche subsistante des Gonzague. Vincente doit être la principale bénéficiaire des largesses paternelles.

René ignorait alors – et ignora toujours, hélas ! – l’indignité profonde de Charles-Ferdinand IV, car Vincente, qui correspondait fréquemment avec sa sœur jumelle, gardait sa douleur secrète, tant elle avait l’âme forte.

Ce fut par elle qu’on sut, au manoir de Lagardère, la mort de la duchesse de Guastalla puis la maladie qui minait son époux, enfin le peu d’espoir que l’on gardait, dans l’entourage ducal, de conserver longtemps ce bon seigneur.

Doria fut tentée de se mettre en route afin d’embrasser une dernière fois son père, mais la maladie – une fièvre maligne – la retint dans la vallée d’Argelès.

Quand elle eut triomphé de son mal, en dépit de l’ignorance des médicastres, un pli envoyé par Charles-Ferdinand la fit renoncer à ce projet pieux.

Le duc de Mantoue, dans un style fort joli et affectueux, disait à sa belle-sœur à peu près ceci : « Vincente a dû vous faire connaître que l’état du vénéré duc, mon beau-père et cousin, laisse craindre une issue fatale. Pour ne pas vous tourmenter vainement, elle a certainement fardé quelque peu la vérité. On vous la doit cependant, car vous pourriez être tentée, ma chère Doria, d’entreprendre un long voyage, un très coûteux déplacement… Cela serait vain et obérerait bien inutilement vos finances. Notre bien-aimé seigneur est tombé en enfance. Il ne reconnaît plus personne, pas même Vincente. Ce spectacle, à mon sens, vous causerait un profond chagrin sans réconforter notre cher malade. »

René de Lagardère et sa femme ne doutèrent pas un seul instant des affirmations du duc de Mantoue. Ils lui surent gré, au contraire, d’avoir songé à leur épargner des frais écrasants.

 

Quelques mois plus tard, Suzon Bernard, la chambrière, presque l’amie de Doria, dut se relever en pleine nuit, passer en hâte un jupon, une cape et des pantoufles. On frappait à la porte du manoir, et une grosse voix rude disait ces mots presque terribles :

— Au nom du roi !

Ayant battu le briquet et allumé une chandelle que sa main protégeait, la jeune femme ouvrit l’huis bardé de fer et aperçut un gentilhomme descendu de son cheval, qu’il avait attaché à un anneau scellé dans la muraille du manoir.

— Pardonnez-moi, Mademoiselle, d’avoir si vilainement interrompu le sommeil d’une personne aussi délicieuse… je ne l’eusse jamais fait de mon plein gré ! Vous voyez un soldat chargé d’une mission de M. le comte d’Arcachon…

M. d’Arcachon, c’était le gouverneur du Béarn, le tout-puissant et gracieux représentant de Louis XIV à Pau.

Suzon fit une révérence tout à fait réussie, montra ses belles petites quenottes, coula un doux regard au messager et le pria de pénétrer avec elle dans la salle basse du manoir. C’était, comme dans bien des campagnes, une grande pièce servant à la fois de cuisine et de salle à manger.

— J’ignore, Mademoiselle, dit-il, pourquoi je fus envoyé céans, toute affaire cessante, par M. le Gouverneur. Il doit s’agir d’une chose de haute importance…

Et montrant un pli scellé, il ajouta :

— Voulez-vous me faire la grâce de remettre ceci à M. de Lagardère… Je crois devoir attendre sa réponse…

Doria et René avaient été réveillés par les coups frappés à la porte. Instinctivement, le jeune homme avait aussitôt quitté son lit, enfilé ses chausses et saisi son épée.

À la lumière du flambeau porté par Suzon, les jeunes époux lurent le message.

Il consistait en dix lignes, écrites de la main même de M. d’Arcachon. Le gouverneur priait le sieur de Lagardère de bien vouloir se rendre à Pau sans délai, afin d’être avisé d’une commission fort importante le concernant.

L’Europe était en paix. Il ne pouvait donc s’agir de servir le roi aux armées. On n’avait aucun procès. On ne se connaissait pas d’ennemis. Que voulait M. le Gouverneur ? Doria et son mari se le demandaient vainement.

Au bout de quelques minutes de réflexion, la jeune femme déclara, toute pâle :

— Mon père est mort !

— Pourquoi, dans ce cas, M. d’Arcachon me convoquerait-il à Pau ? Ce décès ne le regarde en rien. Et comment l’aurait-il appris ?

— Je te répète que mon père est mort ! s’obstina Doria, les larmes aux yeux.

René de Lagardère était un homme de décision prompte. Il dit à Suzon :

— M’amie, allez prévenir l’envoyé de M. le comte d’Arcachon que je l’accompagnerai à Pau séance tenante. Pendant que je vais m’équiper, donnez des ordres pour qu’on apporte à boire et à manger à ce gentilhomme. Quant à ce qui me concerne, ne dérangez personne. J’y saurai suffire.

Une demi-heure après, M. de Fauvaz, ainsi s’appelait le messager, et René de Lagardère galopaient sur la route de Pau, dans une brume glacée descendue des montagnes voisines. M. de Fauvaz ne savait rien. Il eût voulu pouvoir satisfaire la curiosité légitime de son compagnon.

— Je ne peux, conclut-il, que vous apprendre ceci, qui est fort peu : M. le comte d’Arcachon a rédigé la lettre que je vous ai portée au reçu du courrier venu de Versailles. J’étais alors dans son cabinet. La nouvelle doit être bonne, car cet excellent homme, en vous écrivant, avait un large sourire aux lèvres, et vous savez qu’il est assez avare de sourires…

4. Un coup de force

François-Charles Henri, prince de Gonzague et duc de Guastalla va mourir…

Le poison des Médicis avait fait son atroce métier de toxique lent et sûr. Le père de Doria et de Vincente succombait, à peu près à l’époque prévue, sain d’esprit, mais la source vitale peu à peu tarie en son corps amenuisé.

N’envions pas le sort des princes du temps jadis. Esclaves de leur destinée, astreints à parader, à cacher leur cœur, ils se devaient de mourir en public. C’est ce que fit le duc de Guastalla.

Après s’être entretenu avec son confesseur, il donna l’ordre d’ouvrir à deux battants les portes de l’immense pièce où il s’apprêtait à rendre à Dieu son âme sans reproche.

On attendait cet instant solennel.

Des foules s’entassaient dans les salons dorés, dans les antichambres, dans les couloirs.

D’abord entrèrent, se tenant par la main, Charles-Ferdinand IV et la toujours belle Vincente.

Derrière eux s’avancèrent leurs principaux officiers et ceux du moribond, à distance protocolaire ; puis parurent les dames de la feue duchesse de Guastalla, celles de Vincente, celles qui avaient servi Doria. Ce fut ensuite le tour des capitaines, des enseignes, des cornettes, du podestat de la ville, des juges, des notaires et des principaux bourgeois du duché.

Le clergé entra, par une porte spéciale.

Enfin se présenta le bon peuple. On pouvait être assuré qu’il partageait la visible douleur de Vincente. Ceux qui ne purent trouver place dans la chambre s’agenouillèrent dans les escaliers, dans les couloirs ; on voyait même des femmes et des hommes prosternés sur la plazza du palais et priant à voix haute. Le glas commença d’ébranler les sveltes campaniles de marbre.

Le duc, très calme, était assis dans son lit à baldaquin orné de bouquets de plumes blanches, disposé sur une estrade recouverte de velours grenat. Son clair regard se posait sur la foule.

Vincente était venue s’agenouiller près de son père et appuyait son front sur la main blanche du moribond. Son mari restait debout près d’elle. Comédien consommé, il jouait à merveille des sentiments inconnus de lui. Sa pensée était ailleurs.

Elle suivait le jeune coquin qui avait succédé à César de Peyrolles.

Nul ne remarquait son absence tant l’émotion de chacun était profonde.

La voix du mourant s’éleva :

— Mes enfants, je meurs en vous aimant, comme j’ai toujours vécu… Celui que j’ai choisi, et bien choisi pour me remplacer, vous aimera de même… je le sais bon et droit…

« Ainsi, vous aurez toujours un père…

Il haleta :

— Un père… un ami…

Charles-Ferdinand, le cou tendu, les yeux fixes, le cœur battant, comme fou, attendait que le moribond eût précisé ses volontés suprêmes. Mais la Camarde bottait de marbre, gantait de plomb et cuirassait de glace celui qu’elle allait prendre. Il venait de faire un effort inouï pour parler. Il essaya encore de dire quelques mots, mais c’est à peine si on l’entendit râler :

— Ma femme… ma femme… vous dira !

Et il laissa aller sa tête vers la droite, sur l’un des oreillers. Tout était consommé.

Le maître des cérémonies s’avança, mais il fut devancé par le geste filial de Vincente : la duchesse de Mantoue ferma les yeux de son père et lui mit au front le baiser d’adieu.

 

La triste nouvelle vola de bouche en bouche. Des pleurs coulèrent. Puis on s’interrogea, en se répétant les dernières paroles du feu duc : « Ma femme vous dira ! »

Qu’avait-il voulu dire ? Comment la morte pourrait-elle faire connaître les volontés de celui qui venait de la rejoindre sous les ombres ?

Mais bientôt, on cessa de penser à cette énigme pour se communiquer une information stupéfiante, inouïe :

— On ne peut plus ni sortir, ni entrer… Les portes de la ville sont gardées…

Certains ajoutaient même ces précisions peu dignes de créance :

— Des chevau-légers campent non loin des murailles !

On vit mieux. Le duc de Guastalla venait à peine d’expirer que des hommes armés de piques et de mousquets, surgis on ne savait d’où, s’installaient qui dans le corps de garde, qui dans la salle des armures, qui, même, dans les salons de réception.

Impassible, toujours debout auprès de Vincente en pleurs, un peu pâle peut-être, le duc de Mantoue demeurait à la place que lui assignait sa parenté.

Antoine de Peyrolles agissait.

Le jeune drôle, richement vêtu, équipé de même, suivi des estafiers racolés par lui le jour des obsèques de son père, allait et venait par la ville, donnant des ordres aux soldats apparus comme par miracle. Il n’y a rien de plus insolent qu’un faquin croyant avoir réussi sa fortune. Antoine ne daignait répondre à aucune question.

Il plaçait ses hommes ici ou là et ne regardait pas même les bourgeois ou les gentilshommes osant l’interroger.

Cependant, comme il paradait dans la cour du palais ducal en contemplant avec orgueil six pièces de canon amenées là par ses soins, il vit venir à lui le podestat de la ville. Après le duc, c’était le plus puissant personnage du lieu. Chef suprême de la justice, nommé par les notables de Guastalla, il eût dû exercer le pouvoir suprême, en attendant que fût désigné le nouveau souverain du duché.

— Mon ami, fit-il en saisissant la bride du cheval d’Antoine, vous semblez commander à ces gens de guerre ?

— Ils m’obéissent, en effet, condescendit à répliquer le quidam.

— Au nom de qui ?

— D’ordre de l’Empereur, le duché se trouve saisi !

Le podestat serra les poings. Il pensait :

— Si j’avais prévu pareil coup de force, j’aurais assemblé la garde bourgeoise.

Un notable lui conseilla :

— Il faut en référer à Mgr le duc de Mantoue… Il ne peut…

Mais le podestat lui prit doucement le bras et cracha par terre en signe de mépris.

 

Ce soir-là, tandis que la belle et pieuse Vincente s’obstinait, après avoir envoyé un courrier à sa sœur Doria, à demeurer près de la dépouille de son père, Charles-Ferdinand IV dînait, dans un cabinet, en compagnie de son Peyrolles.

Ils se congratulaient.

— Avais-je raison, Monseigneur, demandait Antoine, de vous conseiller l’emploi de la manière forte ? Rien n’a osé broncher dans la ville. L’héritage est à vous !

Charles-Ferdinand IV ne se sentait pas tout à fait rassuré par cet acte de force et d’audace.

— Ce testament, avoua-t-il, me tourmente. Pourquoi tant de mystères si, comme il se doit, je deviens, par mon mariage et ma qualité de cousin, le duc de Guastalla ?

Mais Peyrolles voyait tout bleu et rose :

— En attendant, cette nuit même, Monseigneur, des hommes sûrs vont, sous mes propres yeux, transporter certains coffres à Mantoue… Là gisent les trésors du trépassé – dont Dieu ait l’âme ! – Ils contiennent de l’or et des pierreries… pour plusieurs millions, chacun le sait !

— Évidemment, concéda Gonzague toujours soucieux, c’est une aubaine… Je suis loin d’en faire fi. Je suis loin, aussi, d’être ingrat, et tu toucheras ta part en lingots, pièces ou diamants… Mais s’il me faut, un jour, rendre gorge ?

— À qui ? N’êtes-vous pas d’accord avec Sa Majesté l’Empereur ?

— Il est une autre Majesté, qui réside à Versailles… Si ce maudit Lagardère est l’héritier de… de mon beau-père, Louis-le-Grand sera derrière le minuscule hobereau de Gascogne, que le diable emporte !

Peyrolles emplit son verre, le vida et demanda, en clignant de l’œil :

— Et si la famille de Lagardère s’éteignait, y aurait-il alors un autre obstacle entre l’héritage des Guastalla et Votre Seigneurie ?

— Aucun. Vincente serait pourvue sans contestation possible.

— Ma foi, conclut alors le jeune homme, je ne vois pas pourquoi le raisin muscat serait plus inoffensif en Dordogne qu’à Guastalla ?

 

Le lendemain, selon les règlements en vigueur, le podestat de Guastalla se rendit en l’église Santa Croce pour présider à l’ouverture du tombeau où reposait la duchesse et où on devait coucher son époux.

C’était un magnifique monument de marbre blanc représentant un lit de parade sur lequel était étendue, mains jointes et pieds réunis, la statue de la défunte. Près d’elle, on avait ménagé la place pour la statue du duc. Le statuaire, prévoyant, avait même creusé l’oreiller de cipolin translucide.

Il ne fallait pas songer à déplacer cette lourde et quasi royale pierre funéraire.

Les ouvriers descellèrent donc simplement quelques dalles et le caveau se révéla. On le laissa s’aérer puis on installa une échelle. Bientôt, deux valets munis de torches descendirent, suivis du podestat, de deux juges, du maître des cérémonies et du capitaine des gardes, celui-ci notoirement acquis au duc de Mantoue. Antoine de Peyrolles représentait ce prince.

La châsse de la duchesse apparut, posée sur des consoles de marbre noir… Un cri général s’éleva, malgré le respect dû à ce lieu de repos :

— Le testament !

Peyrolles s’avança, inquiet :

Un rouleau de plomb avait été posé sur le cercueil, un rouleau qui portait des cachets de cire noire. Ainsi s’expliquaient les dernières paroles de François-Charles Henri de Gonzague, duc de Guastalla : « Ma femme vous dira… »

N’osant peut-être s’en fier à son entourage, le prince avait lui-même placé cet étui de métal en ce caveau funèbre, lors de la suprême visite par lui faite aux cendres de son épouse bien-aimée.

— Monsieur, fit le podestat en bousculant le jeune Peyrolles qui, déjà, s’élançait, sans nulle vergogne, pour s’emparer du document précieux, souffrez que j’accomplisse les devoirs de ma charge. Nul ne peut, en ceci, me suppléer.

Il prit l’étui et le montra à tous :

— Vous êtes, Messieurs, mes témoins… Ceci contient vraisemblablement les volontés ultimes du souverain que nous pleurons. Je le confie aux mains des juges…

Deux heures après, dans la salle du trône, au palais ducal, devant tous ceux qui voulurent assister à cette cérémonie importante, deux notaires ducaux s’installèrent, l’un à droite, l’autre à gauche du podestat, devant une merveilleuse table de lazulite où tous pouvaient apercevoir, entre deux flambeaux, le tube de plomb déjà fameux dans la ville.

Les cachets furent rompus, l’étui dévissé, et le podestat debout, dans l’émotion générale, en tira un parchemin.

Ni Vincente, ni Charles-Ferdinand ne se trouvaient là ; celle-là par délicatesse, celui-ci par orgueil. Mais Antoine de Peyrolles, l’air arrogant, se tenait tout près de la table.

Le testament du duc était fort long.

Nous épargnerons au lecteur de fastidieux détails : conseils sagaces au futur souverain de Guastalla, tendresses à Doria et à Vincente, demandes de services solennels et de messes à perpétuité, legs aux églises de la ville, dons aux couvents, largesses aux pauvres…

Peyrolles trépignait d’impatience. Son espoir était cependant bien débile. Cependant, il reçut un coup au cœur en entendant la voix du podestat marteler ces mots :

« Je veux que la souveraineté du duché soit confiée à ma fille Doria, que son mari le sieur de Lagardère voudra certainement conforter en ceci. De ma fille Doria, susnommée, la seigneurie de Guastalla devra échoir à ses enfants. Je voue à la malédiction divine, et j’appellerai devant le Seigneur tous ceux ou toutes celles qui tenteraient de mettre un obstacle à l’accomplissement de ma formelle volonté princière. »

On ne pouvait rien souhaiter de plus net.

Quant à Vincente, son père lui léguait une très forte rente, mais à titre de bien propre incessible et insaisissable.

Aucune allusion n’était faite à son mari.

Le silence du mort avait son éloquence. Le prince de Gonzague ne figurait pas même parmi les innombrables légataires.

C’est un principe juridique intangible que celui qui empêche l’assassin d’hériter les biens de sa victime.

Antoine quitta la place aussitôt, non sans songer :

— Le droit est une chose ; la forme en est une autre ; l’habileté une autre encore.

Et, soudain, il s’arrêta net :

— Le testament ducal a été rédigé à une époque où feu mon père vivait encore et où il possédait la confiance de son maître. Or, le nom de César de Peyrolles n’y figure pas… Que ceci, mon cher Antoine, te soit une bonne leçon… En servant ton maître, n’oublie jamais de te servir toi-même.

Le duc de Mantoue feignit de bien prendre la chose, en public du moins. Sa rageuse déconvenue ne se libéra en cris, en imprécations et en trépignements que devant Peyrolles.

Il jura d’exterminer les Lagardère.

Le soir, il dut présider le dîner des funérailles, assis en face de sa femme, et le fit avec tact et dignité. Quand il se trouva seul avec Vincente, celle-ci lui dit :

— Je me serais réjouie, si je pouvais me réjouir en de telles circonstances, des dispositions testamentaires prises par mon regretté père… Ma chère Doria a fait un mariage désintéressé. Certes, l’amour l’en récompense, mais enfin, elle vit petitement, dans un pays perdu, et un fils lui est né. Elle va venir habiter Guastalla et y régner, pour le bien général.

Gonzague s’inclina :

— Je m’associe, Madame, à vos paroles. Votre satisfaction est mienne. Les volontés de feu votre père me sont et me seront toujours sacrées.

— Quant à la rente qui m’est faite, continua la dolente épouse, qu’en ferais-je, sinon vous l’abandonner ? J’ai peu de besoins.

Charles-Ferdinand IV prit la main de sa femme et la baisa sans mot dire.

Vincente poursuivit :

— Je vais prévenir Doria de la fortune qui lui arrive… Tout à l’heure, je lui écrirai une longue lettre. Un gentilhomme de ma maison la portera dès demain…

Dix minutes après, le duc de Mantoue pénétrait chez Peyrolles et lui disait :

— Un messager va partir demain pour Argelès, où résident ces maudits Lagardère. Il faut le faire suivre. Il ne doit pas franchir les Alpes. Vers Modane commencent à couler des torrents… C’est un pays très favorable aux accidents… Un cavalier peut faire une chute mortelle. Est-ce compris ?

5. Le bon plaisir du roi

On ne peut pas dire que le château de Pau ait grand air, mais il est charmant, bâti en pierres n’ayant pas noirci. Il est impossible de le comparer aux magnifiques résidences de la Loire, aux forteresses du Languedoc ou aux vieilles demeures féodales de la Bretagne. Il date du XIVe siècle.

C’est à cette époque, en effet, que Gaston Phœbus de Foix le fit édifier, sur l’emplacement d’un château fort érigé au Xe siècle par un vicomte de Béarn.

C’est dans ce château que le comte d’Arcachon, gouverneur du Béarn, attendait la venue du mari de la blonde Doria.

Une belle perle dans la couronne de France que cette province. Les Romains, qui l’avaient conquise, non sans mal, la nommaient Beharnum ; après eux, elle fut la proie des Barbares, venus en flots innombrables. En 1290, par un plébiscite, les Béarnais, démunis de seigneurs, se donnèrent aux comtes de Foix. Le mariage d’une fille de cette maison apporta le Béarn aux d’Albret, et Jeanne d’Albret, femme d’Antoine de Bourbon, roi de Navarre, fut la mère de Henri IV

Le Béarn fut réuni à la France en 1594, mais l’édit d’incorporation ne fut signé qu’en 1620, par Louis XIII. Voilà pourquoi le Roi-Soleil étincelait sur les montagnes pyrénéennes.

Le jour naissait quand René de Lagardère et M. de Fauvaz, gentilhomme savoyard, ainsi que l’indique son patronyme, aperçurent les tours jumelles entre lesquelles s’ouvre la porte principale du château et le large donjon carré et crénelé dominant tout l’édifice.

Louis XIV, on le sait, faisait avec conscience son métier de roi. Il exigeait impérieusement que ses ministres et tous ceux qui le représentaient fissent de même. C’est pourquoi le comte d’Arcachon s’arrachait des douceurs du lit à l’heure où le soleil jaillissait à l’horizon. Il fut averti de l’arrivée de René de Lagardère et, en homme bien élevé, donna des ordres pour qu’on lui présentât de quoi se restaurer et réparer les désordres de sa toilette dus à cette randonnée équestre et nocturne.

Il le recevait peu après dans un vaste et lumineux cabinet d’où l’on apercevait les étincelantes hermines des Pyrénées.

— Monsieur, lui dit-il après avoir désigné un siège à son visiteur, je suis très honoré d’avoir à m’occuper de cette affaire. Elle intéresse, au plus haut point, les intérêts de l’État.

Et comme René de Lagardère ouvrait de grands yeux surpris, le gouverneur fouilla dans les papiers accumulés sur sa table et en tira, non sans respect, un manuscrit.

— Sa Majesté, déclara-t-il, a pris la peine de m’écrire à ce sujet…

Et il entra dans de longues explications que nous nous bornerons à résumer.

Le feu duc de Guastalla, homme très subtil sous des apparences de bonhomie, avait deviné, peu de jours après le mariage de Vincente avec Charles-Ferdinand IV, le véritable caractère de son gendre. Il avait flairé la situation malheureuse de sa fille. Il s’était dit, en prince soucieux de l’avenir du duché de Guastalla, que le duc de Mantoue ne devait, à aucun prix, lui succéder.

Le lecteur sait la précaution, un peu macabre, prise par le moribond pour empêcher que son testament ne fût subtilisé. La méfiance du duc de Guastalla désira d’obtenir mieux encore.

Un double de l’acte exposant ses dernières volontés, dûment daté et signé, fut aussitôt expédié à Versailles. Une lettre accompagnait ce document. Louis XIV apprenait ainsi que, dès la mort du testateur, René de Lagardère serait, au nom de sa femme Doria, investi du duché ; de plus, le Grand Roi apprendrait, par un messager, la fin du duc.

Ainsi, Peyrolles avait eu beau faire poignarder le gentilhomme envoyé à sa sœur par la duchesse de Mantoue et détruire la lettre saisie sur le cadavre du malheureux… Tandis qu’on supprimait traîtreusement l’homme de confiance de la brune Vincente, un des pages du duc de Guastalla s’élançait vers le nord, passait les Alpes dans la neige, au Mont-Cenis, arrivait à Chambéry et là montait en chaise de poste pour gagner Versailles sans délai.

Au moment où René de Lagardère apprenait la fin de son beau-père, celui-ci était couché depuis près de six semaines sous le marbre de l’église Santa Croce.

Le mari de Doria apprit bien d’autres choses du comte d’Arcachon.

Louis XIV se considérait comme le premier des Français. Tout ce qui touchait à ses sujets lui demeurait cher et sacré. Il avait donc écrit que selon son « bon plaisir » – c’était alors la formule officielle – son « cher et aimé sieur de Lagardère » se trouvait d’ores et déjà duc de Mantoue. Et le Grand Roi d’ajouter qu’on le trouverait aux côtés de René pour maintenir ses droits et le protéger envers et contre tous, même par les armes si cela devenait un jour nécessaire.

— Monsieur, dit alors en souriant le comte d’Arcachon, peut-être mettra-t-on le feu à l’Europe pour faire cuire votre œuf à la coque ?

René sourit à son tour.

— Monsieur le Gouverneur, répondit-il, quelques mois plus tôt, je me serais soucié fort peu de cet œuf à la coque. J’ai trouvé le bonheur dans l’amour et dans la médiocrité, car n’en déplaise aux ambitieux et aux superbes, c’est dans la médiocrité que gît la satisfaction profonde du cœur et de l’esprit. Mais, maintenant, le problème se présente à moi sous un autre aspect. Je suis père, Monsieur le comte ! Mon fils Henri, qui est le dernier des Lagardère, a droit à ce duché. C’est en son nom que je l’accepte.

Le comte d’Arcachon s’inclina.

— En ce cas, Monsieur, veuillez avoir la bonne grâce de signer cet aveu.

Un aveu, c’était un acte authentique par lequel un noble s’avouait l’homme d’un seigneur ou du roi. De cet acte, découlaient des engagements réciproques.

Ainsi, Lagardère reconnaissait devoir son duché au roi de France, et celui-ci s’engageait à lui en assurer la jouissance paisible.

Comme l’avait fort bien dit M. d’Arcachon, la guerre risquait de se déchaîner à propos de l’héritage des Guastalla.

Ce ne fut pas la guerre qui vint, car l’Empereur d’Allemagne, durement étrillé précédemment, ne se souciait pas de se frotter au roi de France. Il conseilla au duc de Mantoue d’entamer un procès et le soutint de ses deniers.

Charles-Ferdinand IV revendiqua, devant le Parlement de Paris, les droits de sa femme et les siens, comme étant du sang des Gonzague.

Des papiers se mirent à pleuvoir sur la modeste résidence des Lagardère.

Au premier qui vint, apporté par un huissier, René se désola :

— Comment allons-nous faire pour accepter la lutte ? Il va falloir constituer un dossier, prendre un avocat, constituer avoué !… Or, nous avons juste de quoi vivre.

La blonde fille des Gonzague ne résista pas au plaisir de taquiner son mari.

— Si j’avais cependant écouté jusqu’au bout mon orgueilleux Gascon ?

— Que voulez-vous dire, m’amie ?

— Ceci, mon bien-aimé : vous me vouliez nue et crue, sans dot… j’ai cédé. Vous ne vouliez pas même que j’emportasse mes bijoux de jeune fille… j’ai refusé. Aujourd’hui, mon chéri, grâce à ces joyaux, nous possédons le pouvoir de résister, par les voies légales, aux prétentions de notre beau-frère, ou plutôt à celles de l’Empereur d’Allemagne.

On le voit, Doria ne connaissait pas Charles-Ferdinand IV, duc de Mantoue.

Une lettre de celui-ci, fabriquée de connivence avec Antoine de Peyrolles, vint enfoncer dans son erreur généreuse le couple pyrénéen et devenir la source de bien des maux.

Gonzague s’y excusait de n’avoir pu écrire à ses excellents parents de France, dès le décès du duc de Guastalla. Il mettait ce retard sur le compte d’une maladie de sa femme. À la vérité, celle-ci s’était retirée à Assise, où elle vivait en oblate au couvent de Saint-Damien, vouant à Dieu sa jeunesse dédaignée par le seul homme qu’elle eût chéri au monde.

Quant au coup de force ayant mis le duché en sa possession, il l’attribuait à l’ambition effrénée de l’Empereur. Celui-ci n’était-il pas son suzerain pour le duché de Mantoue ?

À l’Empereur revenait aussi la responsabilité du procès en instance devant le Parlement.

Lui, Gonzague, se souciait fort peu de ces choses. Ne possédait-il pas Mantoue ?

D’ailleurs, il était homme de cœur. En lui, l’affection passait avant toutes choses. Il comptait bien le prouver avant peu à ses parents gascons. Il projetait de venir les embrasser.

Les Lagardère le crurent, pour leur malheur, une fois de plus. Il exprimait si bien leurs propres sentiments droits et purs !

 

Le « bon plaisir » de Sa Majesté ne fut pas sans influence sur l’issue rapide du procès engagé. On vit revenir au manoir de Lagardère l’excellent M. de Fauvaz dont la figure sympathique s’illuminait de satisfaction.

— Partie gagnée ! cria-t-il à voix pleine en jetant la bride de son cheval à un valet.

Il était temps : on avait vendu la veille à un orfèvre, venu tout exprès de Pau pour conclure cette excellente affaire, le dernier bijou de Doria-la-dorée !

En entendant le messager du comte d’Arcachon proclamer la bonne nouvelle, les époux s’embrassaient, au premier étage du manoir.

— Sauvés ! se disaient-ils en riant et en pleurant à la fois, l’héritage de notre Henriot est sauvé ! Il sera duc en Italie et maréchal en France. Le roi lui dira : « mon cousin ! » et l’histoire le citera sous les noms de duc de Lagardère et de Guastalla !

Comme ils sont grandioses, les rêves d’avenir que font les parents devant le berceau de leur enfançon ! Mais comme la vie, le plus souvent, s’acharne à en prendre le contre-pied !

Henri de Lagardère allait-il avoir son pain cuit d’avance, et connaître la seule peine de vieillir pour croître en fortune et en dignités ?

Notre rôle d’annaliste probe consiste à exposer la suite des événements, et voilà tout.

En attendant, elle nous oblige à la sincérité ; nos héros, même les plus sympathiques, sont des êtres humains ; ils ont donc des défauts.

Avouons donc franchement que, ce jour-là, le message du gouverneur apporté par M. de Fauvaz fut l’occasion de faire « carouse » – on dit aujourd’hui faire la bombe.

René de Lagardère alla quérir quelques voisins, tandis que l’éblouissante Doria, qu’embellissait encore la joie, paraissait à la cuisine et méditait des menus savants. Des poulets, des oies, innocents volatiles, et un bon diable de porcelet tout rose furent les victimes de ces réjouissances gasconnes et champêtres.

6. Les joies de la famille

Il en était autrefois comme aujourd’hui : les mauvaises nouvelles ne connaissaient pas d’obstacles et elles allaient vite. Un courrier fut envoyé à Charles-Ferdinand de Gonzague et, brûlant les relais, lui apporta, toute fraîche, cette information :

— La Grand’Chambre du Parlement de Paris vient de déclarer valable le testament du dernier duc de Guastalla. René de Lagardère et sa femme sont envoyés en possession de leur héritage.

Ce fut Antoine de Peyrolles qui reçut le messager venu de France. Il lui cacha sa joie et son dépit. Car le nouveau factotum du très provisoire duc de Guastalla éprouva ces deux sentiments, à dose à peu près égale, en apprenant la perte du procès engagé par son maître.

Il calculait :

« Gonzague nanti, Gonzague riche, Gonzague pourvu des titres et des biens, que serait devenu l’ami Antoine, le fils du digne César ?

« Gonzague débouté, Gonzague pauvre, Gonzague dépouillé d’espérance, que ne peut devenir le très intéressant rejeton des Peyrolles ? »

Pendant les jours qui succédèrent au coup de force conseillé par lui, le quidam avait su mettre à profit les événements.

En fait, le magnifique duc de Mantoue protégé, heureusement pour lui, par les chevau-légers et les reîtres de l’Empereur, exerçait le pouvoir depuis la mort de son beau-père.

En réalité, l’ex-étudiant parisien gouvernait sous son nom, et durement.

Jamais les braves gens de Guastalla, nobles, clercs, bourgeois, marchands ou pauvres hères n’avaient été pressurés de la sorte : ils suaient de l’or.

Une conspiration s’ourdissait, dans l’ombre fraîche des palais ou des églises, pour renverser violemment le nouveau – et illégal despote. Les gentilshommes mantouans devaient prêter les mains à l’affaire.

On imagine que Peyrolles, en agissant aux lieu et place de son maître, ne travaillait ni par pur dévouement ni par amour du pouvoir.

Il volait. Il volait les finances ducales chaque jour, et l’armure du chevalier, toujours dressée dans la chambre où était mort César, contenait maintenant des jaunets jusqu’à mi-hauteur des cuissards.

Débarrassé de la présence de Vincente, muet fantôme noir au visage de madone, le duc de Mantoue menait joyeuse vie dans le palais des Guastalla. Les repas succédaient aux repas, les séances de bassette aux séances de lansquenet. Les salles somptueuses, les cabinets et les chambres témoins de la vie droite et austère du feu duc, retentissaient maintenant de violons, de danses et de querelles féminines.

Car tout un peuple de belles filles vivait là, aimanté par l’or coulant à flots.

Peyrolles, en sa qualité d’homme à tout faire, avait, comme il disait assez vilainement, « des occasions ». Il n’avait garde d’oublier les traditions paternelles, sauf en ceci qu’il n’était ni goinfre ni pochard ; les belles payaient en nature.

Le drôle remuait tous ces souvenirs, en songeant aux paroles du courrier venu de Paris.

« Car ce sont des souvenirs, pensait-il justement. Demain, tout cela me fera l’effet d’un trop beau rêve de vie facile et d’amours rapides.

« Il va falloir, par tous les moyens, rétablir la situation et se montrer, aux yeux du hautain Gonzague, plus indispensable que jamais ! »

Les réflexions du sbire étaient faites depuis de longues semaines. Il ne lui restait plus qu’à mettre Charles-Ferdinand IV au courant.

Antoine de Peyrolles s’exécuta sans grand enthousiasme. Son échine maigre se courba. Il craignit pour le moins noble de ses deux visages… Le duc, surtout quand il était sous l’influence du vin, laissait assez volontiers la parole à ses mains et à ses pieds, si l’on peut dire.

Donc, Sa Seigneurie faisait carouse quand, de par le droit que lui donnaient ses fonctions de factotum, Antoine de Peyrolles apparut sans s’être fait annoncer. En compagnie de deux jeunes amis et de quatre belles demoiselles, Charles-Ferdinand honorait à la fois la beauté blonde de sa voisine et le vin venu de Champagne.

— Quelles nouvelles t’ont donné l’audace, roi des marauds, prince des pendards, de me venir importuner céans ? s’écria-t-il avec humeur.

— Monseigneur, balbutia l’escogriffe, il faut… il sied… il importe que je vous entretienne en catimini… La chose est grave !

— Per Baccho ! gronda le duc, voilà une insolence qui appelle le bâton ! Ne vois-tu pas, bélître épais, que l’heure n’est pas aux affaires sérieuses d’abord, et ensuite que je n’ai point de secrets pour mes amis ?

La tenue des convives était, en effet, suffisamment débraillée pour confirmer la dernière phrase de l’indigne époux de Vincente, et Peyrolles pouvait glisser des regards hypocrites sur le désordre galant des dames éméchées.

Mais le trouble-fête tenait expressément à mériter son nom ce soir-là.

— Sa Seigneurie, insista-t-il, m’en voudrait de lui cacher plus longtemps la vérité. Le procès de Monseigneur est perdu !

Peyrolles n’avait pas vu la canne du duc de Mantoue, posée près de sa dextre, sur le bras de son fauteuil, et il n’avait pas pris soin non plus de se tenir à distance respectable…

La colère dressa le duc, dont le visage était devenu blanc ; les narines pincées, les lèvres rentrées et mordues, il fut bientôt armé de sa canne qui caressa l’échine du factotum, parmi les rires aigus des donzelles.

— Pied-plat ! Butor ! hurlait Charles-Ferdinand tout en frappant Antoine.

Sa colère tomba avec les débris de sa canne. Alcoolisé, il se mit à glousser de joie :

— Cela m’a soulagé !

Et il expliqua à ses invités :

— J’ai cru donner la bastonnade à ces robins du Parlement de Paris !

Puis il dit à Peyrolles :

— Les dégâts vestimentaires seront réparés. Tu me les compteras largement !

Certains êtres peuvent être battus et contents. C’était le cas du quidam. Il n’oublierait pas de mettre sur sa note les dégâts faits par son maître tant à sa peau qu’à son justaucorps.

Souriant, le duc regagna sa place, se versa du champagne et déclara :

— C’est une misère, mes chers amis. Ce maroufle vient de m’annoncer que le testament du regretté duc a été reconnu valable par les magistrats du roi de France.

On se récria. C’était scandaleux !

Il calma l’effervescence d’un noble geste :

— Rien n’est dit, tant qu’on ne saura pas ce que l’Empereur pense de tout ceci. Sur ce, buvons, aimons, chantons !

Et il congédia Peyrolles, d’un geste noble.

Celui-ci fut réveillé quelques heures plus tard, en plein sommeil, par un envoyé de Charles-Ferdinand IV. Il se leva, se vêtit en hâte et gagna la chambre ducale.

Gonzague ne s’était pas même couché.

Dégrisé, redevenu politique, il arpentait, soucieux, la pièce luxueuse où le duc de Guastalla avait rendu le dernier soupir.

— Mon petit Peyrolles, dit-il, je suis acculé dans une impasse… La décision des juges parisiens ne peut être frappée d’appel. L’Empereur redoute à l’extrême le roi de France. Il a pu me prêter des troupes tant que l’affaire était en suspens. Maintenant qu’un jugement est intervenu, il va retirer ses reîtres et ses chevau-légers pour ne pas soulever un casus belli redoutable.

Peyrolles approuva, lugubre :

— Louis XIV est derrière les longues robes parlementaires… Son épée luit à côté de leurs balances… La présence de troupes impériales en ces lieux appellera certainement celle des dragons et des hussards de Sa Majesté très Chrétienne…

Alors, le duc de Mantoue vint se poster tout près de son factotum.

— Trois êtres se dressent entre moi et l’héritage des Guastalla : René, Doria, leur fils Henri… Qu’en dis-tu ?

Antoine eut un sourire sinistre :

— L’eau d’héritage, Monseigneur, peut très bien… noyer ce trio gascon !

Gonzague hocha la tête.

— Je me suis renseigné. Les Lagardère vivent entourés de gens simples et fidèles. Pas un, j’en jurerais, ne voudrait manier le poison des Médicis… D’ailleurs, le gouverneur de Pau, le comte d’Arcachon, a l’œil sur le manoir pyrénéen. La moindre imprudence me perdrait. Même en Italie, je ne pourrais alors échapper à la justice du roi bourbon.

Il y eut un long silence.

Enfin, Antoine émit d’une voix fort douce :

— Je conseille à Votre Seigneurie de goûter aux joies de la famille…

 

Gonzague prit ses précautions. Il fit annoncer par les crieurs publics, et même afficher, l’arrêt de justice le dépossédant. Sans cesser de montrer à tous un visage insolent et radieux, il remit au podestat de Guastalla, au cours d’une séance solennelle et publique, les pouvoirs souverains, en attendant « la joyeuse arrivée de notre bien-aimé beau-frère René de Lagardère et de notre très chère cousine et belle-sœur Doria », comme il le dit lui-même à voix haute.

Le lendemain, il donna l’ordre de départ aux troupes de l’Empereur et alla les saluer.

Le surlendemain, il quitta Guastalla. Magnifiquement froid, à cheval, à la tête de sa Maison, parmi les joyeuses clameurs du peuple enfin délivré de ce mauvais maître. Il convient de dire qu’aucune malle emplie d’or n’était visible sur le dos des mulets ou des ânes de l’escorte.

Gonzague partait les mains nettes.

Mais outre que Peyrolles, comme on sait, avait, dès la mort du duc de Guastalla, fait filer nuitamment sur Mantoue des coffres emplis de pièces d’or ou de pierreries, chaque gentilhomme de la suite princière se sentait alourdi de florins, de ducats et de louis. C’était autant de pris aux Lagardère.

À peu de jours de là, on apprit cependant les intentions de Charles-Ferdinand IV.

Il comptait se rendre en France, résider quelque temps à Versailles et, comme son rang lui en donnait la facilité, être reçu par le Grand Roi et lui proposer une transaction honorable au sujet du duché de Guastalla.

Sa Seigneurie avait son plan. Il fut connu. Le duc pensait qu’un Italien doit seul exercer des pouvoirs souverains dans la péninsule. Il se proposait de donner, avec l’agrément de Sa Majesté très Chrétienne, de fortes compensations en argent à la famille de Lagardère. Celle-ci, très ancienne, très honorablement connue, pourrait être, en France, pourvue d’un duché.

Gonzague avait dit à plusieurs :

— Il n’y a de princes en France, que ceux du sang royal. Mais certaines familles sont princières, à titre étranger. Les Mortemart sont princes de Tonnay-Charente, les Courtenay, princes de Bauffremont, les Mouchy, princes de Poix, les Gramont, princes de Bidache, etc. Je ne m’opposerais nullement à ce que le titre souverain de ma cousine Doria fût reconnu en France. On aurait ainsi le duc de Lagardère, dont le fils aîné, Henri, serait prince de Guastalla.

Cette attitude fut jugée chevaleresque.

Elle regagna bien des sympathies à Charles-Ferdinand IV, dans les deux duchés.

Sa femme même, en sa retraite du couvent de Saint-Damien, eut l’extrême bonté de l’en féliciter. Elle trouvait la solution élégante, ménageant à la fois les intérêts de Gonzague et ceux des Lagardère.

Cette lettre reçue, le duc de Mantoue se frotta les mains et dit à Peyrolles :

— Cela s’arrange. À notre retour, nous régnerons avec l’approbation générale. Maintenant, rien ne nous empêche plus de partir pour la Gascogne, vivre en famille.

Par raison d’économie, le prince voulut emmener peu de monde. Les pays qu’il allait traverser étaient sûrs. À quoi bon s’encombrer d’une suite dispendieuse ?

Un matin d’été, sous l’azur clair de l’Italie, ils s’en allèrent donc sans faste, Charles-Ferdinand, son factotum et quatre gentilshommes de belle mine. Ce quatuor était celui recruté par Antoine de Peyrolles le jour de la mort de César. On pouvait compter sur ces gaillards.

La petite troupe se dirigea vers le nord.

Elle s’arrêta quelque temps à Assise, pèlerinage insigne, où Gonzague la fit cantonner dans le village, tandis que lui-même faisait des singeries dans les églises et rendait visite à Vincente. Il sentait avoir besoin du crédit de cette sainte.

C’est ainsi que la brune fille du duc de Guastalla vit son époux s’agenouiller devant elle et lui demander pardon des torts si graves qu’il avait à son endroit.

Elle fut émue. Elle déclara l’absoudre. Elle le releva, puis lui demanda :

— N’irez-vous pas saluer Doria et René et embrasser leur fils Henri ?

— J’y compte, déclara Charles-Ferdinand, mais à mon retour de Versailles, quand Sa Majesté aura consenti à arranger les choses. Je voudrais apparaître en messager de joie… Maintenant, fit-il après avoir feint de réfléchir, peut-être irai-je en premier lieu à Argelès ? Ne pensez-vous pas qu’il serait plus séant de m’entendre d’abord avec nos parents et alliés ?

Vincente l’approuva chaudement.

Quand il redescendit les pentes du Subasio, il était radieux :

— Elle m’a conseillé elle-même, dit-il à Peyrolles, d’aller voir sa sœur. Tous les pions se placent donc à merveille sur notre échiquier.

 

Par une lumineuse après-midi pyrénéenne, deux cavaliers fort élégamment équipés et montés vinrent frapper à la porte du manoir de Lagardère. À Suzon Bernard, qui leur ouvrit, l’un d’eux jeta de haut :

— Charles-Ferdinand, duc de Mantoue.

La jolie Basquaise fit plutôt un plongeon qu’une révérence, ce qui amena un large sourire sur la face d’Antoine de Peyrolles.

Un instant après, dans le bien modeste salon de la demeure ancestrale, René et Doria se trouvaient serrés tendrement dans les bras de leur beau-frère et cousin.

— Ah ! disait celui-ci, quel bonheur de revoir des parents aussi chers ! On a beau médire de la famille, c’est elle seule qui réserve aux cœurs délicats les plaisirs les moins frelatés !

Et d’embrasser René, et de mignoter Doria !

Henri fut apporté par une nourrice landaise. Alors, la joie du visiteur parut centuplée.

Avec une émotion admirablement feinte, il prit l’enfançon des mains de la servante, le berça, le couvrit de baisers et déclara :

— Voilà ma vivante consolation ! À défaut de l’héritier que ne put me donner ma chère Vincente, j’ai, du moins, la joie de savoir que le duché de Mantoue, quand je serai couché sous la dalle, se trouvera dignement représenté !

— Quoi ? s’étrangla Doria, dont les beaux yeux s’ouvrirent largement.

Charles-Ferdinand haussa les épaules :

— À qui voulez-vous que je lègue mon patrimoine ? À Philippe de Gonzague, mon cousin si lointain, qui vit en France ? Il est riche à millions. Il ne se plaît qu’en compagnie de ses deux amis, Philippe, duc d’Orléans, et Philippe, duc de Nevers ; ces deux princes, dont l’un est le neveu du roi, assureraient seuls sa fortune et son avenir, s’il en avait besoin. Mon hoir le plus proche et le plus tendrement aimé, sachez-le, chère Doria, c’est ce marmot !

René et sa femme se regardèrent, éperdus.

Rêvaient-ils ? Allait-il luire, désormais, des jours de gloire et d’amour ?

7. Les faiblesses de Suzon

René et Doria savaient, par maints exemples, que les questions d’argent sont génératrices de brouilles, voire de haine. Elles dressent parfois, en adversaires irréconciliables, les maris contre leurs femmes, les mères contre leurs enfants, les frères contre leurs sœurs. Des guerres ont été déclenchées à la suite de disputes entre des héritiers.

Un scrupule vint à René.

— Mon cher Gonzague, dit-il, je redoute que vous n’ayez pas été informé de…

Charles-Ferdinand eut un sourire de grand seigneur. Il rendit le bébé à sa nourrice, défroissa d’une chiquenaude son jabot de dentelles, s’assit, croisa les jambes et fit, avec désinvolture :

— Faites-vous allusion à ce procès ? Une misère pour moi ! Le duc de Mantoue se soucie fort peu du duché de Guastalla.

Et, d’un air excédé, il donna ces explications à ses parents :

— De moi-même, je n’eusse jamais consenti à m’élever contre les dispositions prises par votre bien-aimé père, ma chère Doria… Mais l’Empereur tenait à rester suprême suzerain du duché de Guastalla, comme il l’est du duché de Mantoue. Peut-être avez-vous su les mesures qu’il a prises de lui-même ?

— Non, fit Doria.

— Non, confirma René.

Gonzague sortit sa tabatière, prit une pincée de tabac d’Espagne, l’aspira :

— L’Empereur a fait saisir Guastalla aussitôt que mon infortuné beau-père eut rendu le dernier soupir… Je croyais que Vincente vous avait informés de ces choses ? Elles me furent désagréables à l’extrême. Je dus exercer le pouvoir ; je fus contraint et forcé d’introduire une instance… On m’a donné tort ! Vous m’en voyez ravi ! Quant au reste, si vous le voulez bien, nous en reparlerons plus tard, affectueusement, en famille. Pour le moment, laissez-moi le plaisir d’être parmi vous !

Et il ajouta, en enveloppant Doria d’un regard d’où l’ancien désir n’était pas absent, mais qu’il sut voiler à merveille :

— Cousine, vous êtes toujours princièrement belle ! Il me semble même que le temps n’a fait que rendre vos charmes plus séduisants.

Le génial comédien qu’était ce Gonzague de Mantoue ! Il eût rendu des points aux plus célèbres acteurs de son temps !

Pas une seconde, sa sincérité ne fut mise en doute par les parents d’Henriot.

Non seulement ils crurent à son désintéressement au sujet du fabuleux héritage des Guastalla, mais encore ils ne s’étonnèrent pas de le voir vivre si gaiement à leurs côtés, en ce pays superbe mais perdu.

Charles-Ferdinand semblait ravi.

Peyrolles l’était bien davantage.

Suzon Bernard, l’accorte brune au teint de jasmin, était d’une nature inflammable. Malgré les approches de la quarantaine, elle supportait mal le célibat.

L’indigne Peyrolles profita de la situation. Tout maigrichon et marmiteux qu’il fût, il eut tout de suite, pour Suzon fort isolée en ce manoir, l’irrésistible visage de Cupidon, fils de Vénus. Il n’eut qu’à paraître.

Sa victoire fut facile.

Elle le fut d’autant plus que ce plat coquin peu rassuré sur ses avantages physiques, en faisant sa cour, osa se donner des gants, si on peut s’exprimer ainsi :

— Je suis « une conscience » ; j’ai le tort – ou la qualité – d’être un gentilhomme scrupuleux… je suis un chrétien fervent… Adorable Suzon, je vous donne ma foi. Vous serez, si vous y consentez, Madame Antoine de Peyrolles !

La pauvre fille se serait décidée pour moins que cela. Elle se sentit éblouie par la perspective d’être épousée enfin, honorée, libérée.

La porte de sa chambre, dès lors, ne fut plus fermée, mais simplement poussée…

 

Une nuit, Suzon ne put trouver le sommeil. Les yeux grands ouverts, elle songeait, dans la lumière nacrée de la lune, à son plaisir présent et au bonheur qu’elle attendait de la vie. Elle ne doutait pas des promesses matrimoniales de celui qui dormait à ses côtés, les poings fermés.

— Dans quelques semaines, je serai mariée. Je suivrai partout Antoine, à Versailles, à Mantoue… Ah ! vivre en Italie !

Soudain, elle tressaillit.

Peyrolles rêvait. Il parlait tout haut, d’une voix blanche…

— Est-ce notre amour qu’il évoque ?

Elle tendit l’oreille, amusée et curieuse.

Mais, bientôt, ses traits se durcirent et se creusèrent ; l’angoisse cerna son cœur.

Le quidam ne parlait pas de tendresses.

Ses lèvres laissaient échapper d’indistinctes paroles… Parfois, Suzon Bernard pouvait entendre certains mots.

— Ah ! gémit-elle, c’est affreux ! affreux !

Dans tout ce chaos de phrases hachées, la malheureuse Béarnaise entendait revenir telles ou telles expressions :

— Empoisonnement… héritage… mort lente du vieux duc… se débarrasser des Lagardère… fortune immense… l’eau d’héritage… On pourrait simuler un accident de montagne…

Combien de temps parla le dormeur ?

Quelques minutes peut-être ?

Il parut à Suzon que cela durait des heures et des heures. Elle ruisselait de sueur. Elle étouffait.

L’homme qui dormait là était-il un empoisonneur, un assassin, le vil complice du duc de Mantoue ? Tramaient-ils ensemble quelque chose contre la famille de Lagardère ?

La Béarnaise ne pouvait se résoudre à croire de telles scélératesses.

Elle ne trouva pas le repos cependant.

Quand Antoine de Peyrolles se réveilla, il se vit seul, s’étonna, s’étira, bâilla et se dit :

— La voici levée de grand matin, il me semble ? Bah ! On l’aura peut-être sonnée… La mâtine est bien jolie… Dommage d’y renoncer d’une manière aussi prompte ! J’eusse fort bien tenu mon serment de l’épouser. Elle vaut cette sottise ! Mais le service du sire Gonzague, mon petit Antoine, doit passer avant toutes choses !

Au moment où le sbire monologuait ainsi, la pauvre Suzon, plus bouleversée que jamais, offrait son corps fiévreux à la fraîcheur du matin et songeait, en regardant l’aurore empourprer les hauteurs. Elle se demandait, en se tordant les mains, où était son devoir ?

Aller trouver Mme de Lagardère, et tout lui dire, cela paraissait fort simple !

Mais d’abord il faudrait lui avouer en quelles circonstances avaient été perçues les paroles du factotum de Charles-Ferdinand.

Or Doria de Lagardère, très pieuse, ne plaisantait pas sur le chapitre de la vertu féminine, pas plus que sur celui de la loyauté des hommes.

La mère d’Henri n’acceptait que des serviteurs d’excellente réputation. Au premier acte d’inconduite, elle les congédiait après les avoir morigénés.

— Tout lui dire, se lamentait Suzon en se tordant les mains, c’est perdre d’abord sa confiance ! Dieu sait pourtant que je lui suis dévouée jusqu’à la mort !

En réfléchissant davantage, l’infortunée en vint à penser :

« D’ailleurs, Mme de Lagardère me croira-t-elle ? Comment faire état d’un cauchemar ? Et puis, comment oser mettre en accusation, dans l’esprit de sa parente, un homme tel que le duc de Mantoue ? »

Elle le revoyait, si simple, si gentil et si élégant à la fois, partageant la vie modeste et les journées sans incidents qui s’écoulaient ici. Allait-elle l’accuser d’avoir fait empoisonner le duc de Guastalla et de songer à envoyer ad patres la famille de Lagardère ?

— Non ! décidément, conclut-elle, je ne puis ouvrir la bouche à ce sujet !

En vain, fine mouche, sous le couvert de l’amour, Suzon Bernard essaya-t-elle de percer le secret d’Antoine de Peyrolles.

La ruse ne faisait pas défaut au quidam.

Interrogé par la Béarnaise – curiosité bien féminine, avouait-elle – sur sa vie passée, surtout depuis son arrivée à Guastalla, le digne rejeton de César présenta les faits d’une manière si adroite et si naturelle que la finesse de la Béarnaise s’en trouva jouée.

Elle finit même par se féliciter de n’avoir pas cédé à son premier mouvement :

— Si j’avais parlé, Mme de Lagardère m’aurait signifié mon congé sur l’heure.

Elle se borna seulement à dire au sbire :

— Il vous arrive, mon doux ami, de parler tout haut la nuit… Vous dites alors des choses… des choses surprenantes !

En son for, Peyrolles s’épouvanta :

« Qu’ai-je pu raconter ? »

Il n’en laissa rien voir, toutefois, et ce fut en haussant les épaules qu’il répondit à Suzon Bernard :

— Je sais ! Des rêves absurdes me hantent et me tourmentent. Ce sont, en général, des cauchemars tristes et sanglants.

Et il ajouta, après un assez long silence :

— Poignards… poisons… tombeaux… Cela revient toujours, depuis cette nuit si tragique où, arrivé à Guastalla pour répondre à l’appel de mon père chéri, j’eus le désespoir de le voir « passer » dans mes bras !

Il eut un gros soupir et fit mine de s’essuyer les yeux :

— C’était ma seule affection sur terre, mon seul parent, mon seul appui ! Heureusement que je vous ai rencontrée, adorable Suzon, carissima mia ! Que ferais-je, en cette vallée de misères, sans votre tendresse et sans votre beauté ?

Dès lors, la Béarnaise retrouva la paix du cœur et même se prit à rire en pensant à la nuit blanche où elle avait entendu des mots si horribles s’échapper des lèvres de celui qu’elle croyait être son fiancé.

D’ailleurs, Suzon constatait que l’intimité allait en se resserrant chaque jour entre les Lagardère et leur brillant parent.

Un matin, tandis qu’elle s’activait autour de Doria, attentive à sa toilette matinale, celle-ci, qui lui faisait une entière confiance, se prit à lui dire rêveusement :

— Je ne sais à quel parti me résoudre… Mon cher mari, comme moi-même, connaît les affres de l’indécision… C’est assez cruel. Peut-être ton bon sens béarnais pourra-t-il nous tirer d’embarras ?

— Je suis de tout mon cœur à Madame, s’empressa de répondre la camerina. En quoi puis-je lui être utile ?

Tout en peignant doucement sa belle toison ensoleillée, Doria répondit :

— Il s’agit de l’avenir de mon fils… Tu ne l’ignores pas, Suzon, nous sommes légitimement pourvus du duché de Guastalla et nous n’avons qu’à prendre la peine d’aller là-bas jouir de notre possession… Mais, et cela nous arrête, le cher duc de Mantoue nous a proposé un modus vivendi… une façon de nous arranger, si tu veux.

« Il regrette un peu, par esprit de famille, de voir ce riche duché passer en des mains non italiennes… Et je ne serais pas du sang princier des Gonzague si je ne partageais pas un peu sa manière de voir…

— Seulement, fit Suzon, Madame est aussi la mère du mignon Henri de Lagardère…

— Et c’est bien pour cela que j’hésite.

— Je connais Madame. Elle ne peut songer à dépouiller son fils chéri, cet innocent !

— Il ne s’agit pas de le frustrer de son dû. Mon cousin de Gonzague propose une transaction… cordiale, amicale… Avec l’agrément du roi, il serait duc de Mantoue et Guastalla. Il verserait à mon mari une forte somme, puis une grosse rente. Avec cette fortune, René pourrait devenir duc de Lagardère et pair de France, et notre Henriot serait prince de Guastalla.

— Mais, s’écria Suzon enthousiasmée, cela serait parfait, ainsi !

Doria secoua négativement sa belle tête blonde, puis soupira :

— Je m’inquiète surtout comme épouse et comme mère… Le roi de France est entraîné dans de fréquentes guerres, tandis que l’Italie demeure tranquille et douce.

« Tu ne connais pas, Suzon, le sang des Lagardère ! L’épée au poing, ces hommes deviennent des démons de bravoure ! Ils provoquent la mort, le rire aux dents, l’éclair aux yeux, le défi aux lèvres. Le jour où mon mari sera duc, il commandera un régiment, et c’en sera fait de notre vie si heureuse ici. Nous habiterons Paris, Versailles ou une ville frontière, dans le nord maussade et brumeux. J’en frémis !

« Et quand j’en aurai fini de trembler pour mon mari, il me faudra craindre pour mon fils !

— En ce cas, émit Suzon, que Madame suive l’impulsion de son cœur, tout bonnement, car ceux qu’elle chérit seront, en effet, moins menacés en Italie qu’en France.

— Ah ! se lamenta Doria, tu penses juste, Suzon, mais je ne voudrais cependant pas peiner le duc de Mantoue !

 

Dans la nuit qui suivit, la brune chambrière, ne croyant pas mal faire, répéta au quidam cette conversation. Il feignit de n’y prendre aucun intérêt et même d’être importuné du verbiage de sa fiancée.

— Au diable ! dit-il, les bavardages féminins. Embrasse-moi plutôt, ma chatte noire !

Le lendemain, il put trouver son maître à l’écart et lui rendre compte de tout cela.

— C’est à merveille, se réjouit Gonzague. Aussi bien, je m’ennuie ici à périr, à devenir fou ! Comment ai-je pu me contraindre, deux interminables semaines, entre ce rustre qu’est René, cette pimbêche qu’est ma belle-sœur et cet insupportable moutard qui est mon neveu Henri ?

Il mit sa dextre sur l’épaule de son factotum et déclara :

— Tu vas te rendre à Pau, soi-disant pour m’acheter des babioles. Tu feras les emplettes nécessaires… Tu auras soin, car il faut tout prévoir, de te bien montrer dans la ville… Tu hausseras le ton, par exemple… Tu pourras rosser quelque courtaud de boutique, en proclamant que tu es à moi, le duc de Mantoue. Mais tu disparaîtras bien vite.

— Pour aller où, Monseigneur ?

Gonzague montra la vallée de Pierrefitte, qu’obstruaient des nuages noirs :

— Par là, dans la haute montagne. Emporte beaucoup d’or… J’en ai ! Tu trouveras certainement, au-delà de Cauterets, de vigoureux garçons vivant en marge des lois, tant espagnoles que françaises… bandits ou contrebandiers… Ils ont peu coutume de voir des louis… Sois prudent ! N’oublie pas que ces gens-là sont fiers ; ne les humilie pas, surtout. Ils veulent bien assassiner, mais tiennent à être estimés, voire honorés.

« Prépare-toi. Tu partiras tantôt. Ton absence durera trois jours. Quand tu reviendras, j’aurai préparé les voies. Tu diras à tes bravi que l’heure d’agir est proche.

8. Comment Gonzague hérita

Les propos tenus à Suzon Bernard par Doria de Lagardère, et répétés innocemment par la Béarnaise à celui qui se disait son fiancé, servirent à merveille les desseins du duc de Mantoue, de l’infâme Charles-Ferdinand.

Il vit, dès lors, se préciser l’avenir.

Maintes fois, en embrassant le jeune Henri, il lui arrivait de pousser des soupirs en murmurant des phrases incomplètes de ce genre :

— Pauvre chérubin ! Quand on pense que l’ambition démesurée d’un roi… Est-il douloureux de songer que… ah ! ces perpétuelles batailles !… Vivre, voyez-vous, c’est le bien suprême !… Dieu te préserve, mon neveu, de connaître les horreurs de la guerre ! Mais tu es au roi !

René frémissait. Il aimait son fils, mieux, il l’adorait. Mais il était d’épée. Un sang brûlant courait dans ses veines. Pour lui, la destinée naturelle d’un Lagardère consistait non seulement à porter l’épée, mais à la faire luire au grand soleil. Tant d’hommes de son nom avaient guerroyé ou étaient morts sur un champ de bataille que l’idée que son enfant finirait ainsi lui semblait douloureuse, certes, mais, en somme, des plus normales. Il songeait :

— Charles-Ferdinand est un charmant prince. Mais, comme tous ceux de son pays, c’est un soldat de parade. Son épée croit avoir fait tout son devoir quand elle a brillé sous les lustres d’un palais. Un Lagardère est tout autre !

Mais sa femme, de par sa nature même, pensait différemment. Dans son imagination, se précisait la vision d’un champ de bataille, au soir tombant, aussi rouge de sang que le soleil. Parmi les morts glacés et les blessés appelant leur mère, elle croyait voir Henri, son cher trésor, allongé, blême, le jabot rouge, vers qui se penchait, désolée, la tête de son cheval.

— Ah ! soupirait-elle, mieux vaudrait qu’il fût duc à Guastalla que prince et fils de pair en France ! Je ne veux pas qu’on me le tue !

Ce fut la voix de la tendresse maternelle qui l’emporta. Elle prit à part son beau-frère et lui proposa ceci :

— Renversons nos projets. Mon mari et moi, nous vous abandonnons le titre et les droits à nous reconnus par le Parlement de Paris. Vous êtes le duc héréditaire de Guastalla. René et moi, nous vivons là-bas, avec Henri. Vous nous versez une forte rente, afin que notre enfant soit riche. Cela, je l’exige !

« Puisque, selon vous, Vincente, ma sœur chérie, ne peut vous donner d’héritier, vous testerez en faveur de votre neveu. Qu’en pensez-vous, mon ami ?

Ce qu’en pensait Charles-Ferdinand IV ?

Il était ravi, voilà tout. La transaction proposée par Doria donnait satisfaction à tout le monde.

Mais qu’en dirait le roi ?

— Il faudra bien, déclara la blonde Doria, que Sa Majesté s’incline devant cette transaction amiable. Quoi qu’on en dise, d’ailleurs, Louis XIV ne cherche pas la guerre. Il ne fait rien sans raison. S’il prend les armes, c’est pour défendre son royaume ou ses sujets. Il ne doit pas tenir outre mesure à s’occuper des affaires d’Italie.

Gonzague eut une dernière objection :

— Que va objecter René ?

La princesse dorée se mit à rire. Elle se savait idolâtrée. Son mari approuverait tout.

Le soir même, habile diplomate, puisqu’elle était fille d’Ève, Doria de Lagardère entreprit son époux et n’eut guère de peine à le convaincre que l’idée mirifique venait de lui. René ne voulait que le bonheur des siens. Au surplus, la transaction avec le duc de Mantoue lui paraissait excellente.

Sa femme retrouverait son beau pays natal, son rang, ses amis et parents ; ils vieilliraient tous deux sans secousses, sans alarmes, certains de voir leur fils épargné par la guerre et pourvu du fabuleux héritage des ducs de Guastalla.

Le lendemain, les deux parents s’installaient à une table et dressaient ensemble, en se référant aux conseils de l’ex-étudiant Antoine de Peyrolles, sous forme de projet, l’accord qui serait soumis, par Gonzague, à l’agrément du Roi-Soleil.

Cela fait, ils apposèrent tous deux, à la fin du document, leur signature et leur sceau.

Ce soir-là, Gonzague entra dans la chambre de son factotum. Avec un sourire sinistre, il lui tendit le document et dit :

— Relis ceci, maître fourbe, et avoue, en saluant très bas, que tu as trouvé plus fourbe que toi !

Le drôle s’exécuta et, s’inclinant au point de risquer un lumbago, rendit le parchemin au duc :

— Monseigneur, je m’admets vaincu. Mais je me demande s’il convient mieux, en cette affaire, d’admirer votre industrie ou la simplicité d’âme de… de vos nobles parents.

Gonzague se congratula :

— J’ai mis là tous mes soins. C’est une œuvre d’art.

— Un chef-d’œuvre, renchérit le drôle. Avec ceci en poche, vous vous riez de toute poursuite, de toute suspicion !

Mais le prince lui tourna le dos :

— Enfonceur de portes ouvertes, émit-il avec mépris. Le reste va de soi !

Il allait se retirer superbe, quand Peyrolles le retint. Le quidam tenait vraiment à Suzon. Il demanda, timide et cauteleux :

— Puisque votre géniale habileté, Monseigneur, a réussi à résoudre le problème, puisque les Lagardère en sont venus à renoncer d’eux-mêmes, et par écrit, au duché de Guastalla, pourquoi persister à vouloir… enfin… que…

Charles-Ferdinand se mit à rire.

Il avança son orgueilleux visage tout près de la face du factotum et souffla :

— As-tu mal lu ou mal retenu ? Par cet acte, je m’engage, de mon côté, à verser une rente annuelle quasi royale à ces Lagardère ; je promets de léguer mes droits ducaux au rejeton de cette race de hobereaux.

« Crois-tu que, de gaîté de cœur, je consacrerai la moitié de mes revenus à ces gens-là, et que je consentirai à me réduire moi-même à la portion congrue ? Me connais-tu si mal ?

« Ce moutard gascon ne sera jamais duc de Guastalla ! Je me débarrasserai de Vincente, soit par une annulation de notre mariage, soit autrement… J’épouserai une princesse dans le genre de ma cousine, une blonde, selon mes goûts, qui m’apportera des biens, immenses !

Peyrolles salua très bas une fois encore.

— Je vois, dit-il, que je sers la cause d’un grand prince, qui sait voir loin. En tout cas, rien n’est changé, je crois, dans nos préparatifs, Monseigneur ?

— Rien !

Gonzague rompit l’entretien sur ces mots et rentra dans sa chambre. Il pensait :

« Il est heureux que la fin soit proche. Je me sens devenir fou, dans l’intimité de Doria… Ah ! quel dommage de ne pouvoir supprimer son mari et son fils, tout en me réservant cette proie magnifique ! »

 

Deux jours plus tard, le duc de Mantoue et Antoine de Peyrolles montaient à cheval, sous l’œil attendri et humide de Suzon Bernard, cachée derrière les rideaux d’une fenêtre.

Ils partaient pour Versailles, soi-disant.

René avait offert de leur faire un bout de conduite, mais Charles-Ferdinand s’était écrié :

— Vous n’y pensez pas ! Il faut être raisonnable. Vous allez, dès demain, avoir une longue traite à fournir. Il faut être frais et dispos. Qui sait quels incidents vous réserve ce voyage, en des régions montagneuses ?

« Adieu, René, embrassons-nous !

Doria tendit ses joues à son cousin et beau-frère, mais, à sa vive surprise, celui-ci se borna à lui baiser la main.

En route, il dit à son âme damnée :

— Le cœur m’a manqué… Je n’ai pas cessé de l’aimer. Ah ! je n’aurai de trêve et de répit que lorsqu’elle sera morte. Alors, je n’y penserai plus.

 

Cédant aux conseils du duc de Mantoue, René et Doria de Lagardère à cheval, suivis d’une litière, que traînent des mulets, où se trouve Henri confié aux soins de Suzon Bernard, se dirigent vers Port-Vendres. Là, ils trouveront un navire qui les conduira à Livourne.

De cette ville, ils gagneront Guastalla, en passant par Bologne, Madère, Reggio et Parme. Ils connaissent cet itinéraire. Ce fut celui de leur voyage de noces.

À cette époque, la sécurité des voyageurs, loin des grands centres, était toute relative. C’est pourquoi trois solides Béarnais, anciens soldats du roi, trois véritables hercules, le pistolet sous le manteau et la brette battant le flanc de leur cheval, ont été engagés par René de Lagardère. Ils sont du pays. Leur dévouement ne fait pas l’ombre d’un doute.

Doria, autant par caprice que par commodité, est vêtue en homme et monte à califourchon. Elle rit de joie et de défi :

— Si on nous cherche noise, je vous prouverai, René chéri, que votre femme saura dire son mot dans la bagarre.

Suzon chante de vieux airs béarnais, pour charmer sa mélancolie. Elle pense à son fiancé. Elle est heureuse de ce voyage et surtout à la pensée de vivre à Guastalla, où, dans peu de semaines, on célébrera son union avec Antoine de Peyrolles.

Elle bénit le duc de Mantoue.

C’est lui qui, par suprême élégance, a tenu à savoir ses parents à Guastalla, pourvus de leurs droits, nantis de leur duché, pendant qu’il sera l’hôte de Versailles. Il sera ainsi mieux écouté par l’orgueilleux roi Bourbon. Il pourra lui dire :

— La sentence de justice est exécutée. Le reste dépend de Votre Majesté. Au surplus, voici le projet d’accord que nous soumettons, les Lagardère et moi, à la ratification de Votre Majesté.

 

La nuit va tomber, plus rapide en montagne que partout ailleurs. De hautes cimes, devenues violettes, cachent le soleil. Un brouillard très dense monte des vallées où l’on entend bouillonner des gaves rageurs.

Un orage menace d’éclater ; on le sent à la lourdeur de l’air ; on le devine à la couleur de soufre qu’ont prise les nuages bas.

Peu à peu, ceux-ci descendent encore, comme s’ils voulaient s’unir aux brumes de la terre. En une demi-heure, tout est dit. La route disparaît. Il faut s’arrêter.

Les trois Béarnais consultent René qui chevauche à droite de la litière :

— Faut-il continuer ?

Le jeune homme réfléchit. Lourdes, où l’on trouvera bien, sinon une auberge, du moins une chambre pour les femmes et l’enfant, est encore à deux heures de marche. Mais il faut redouter l’orage en montagne, à cause de la foudre. Si elle ne tue pas directement, elle abat des arbres ou fait tomber des pierres.

Pendant qu’il songe, un cri s’élève, strident, affreux, un cri féminin :

— René ! Au secours ! À moi !

 

Si le père du jeune Henriot avait, comme c’est le cas de beaucoup d’amoureux, une tendance fâcheuse à voir, comme disent les bonnes gens, « par les yeux de sa femme », il n’en était pas moins une des lames les plus redoutables d’Europe.

Gonzague ne l’ignorait pas. Il avait affronté le Gascon, en de courtois assauts, naguère, à Guastalla. Et c’est instruit par l’expérience qu’il s’était résolu à embaucher les quatre bravi recrutés par son factotum le soir même du jour où l’on avait enterré César.

Ces gaillards coûtaient cher au noble duc. Ils aimaient les beaux chevaux et les costumes élégants. Ils exigeaient haute solde, étant bons gentilshommes. Ils ne se laissaient pas malmener. Mais c’étaient des friands du jeu de lames, et, peut-être, les meilleurs duellistes de toute la péninsule italique. Nulle botte ne leur semblait secrète.

Étant « gens d’honneur », ils jouaient la difficulté. Pour rien au monde, ils n’eussent levé le pistolet sur un homme armé d’une colichemarde.

On pouvait compter sur leur discrétion.

Pendant que Charles-Ferdinand IV déployait, au manoir de Lagardère, ses grâces princières et tendait son mortel trébuchet, ces tueurs à gages s’ennuyaient à périr, dans la vallée de Pierrefitte. Ils regrettaient la bonne vie italienne, facile et gaie, où un ou deux crimes par quinzaine permettaient à un porteur de espada de boire frais, de jouer à la bassette, de plaire aux belles et de gîter dans une trattoria honorable, bref de commettre les sept péchés capitaux, tout en assistant à la messe ponctuellement.

Il était temps que Peyrolles vînt leur faire signe : ils songeaient à rompre leur engagement pour regagner leur patrie. Quinze jours d’inactivité les avaient démoralisés, prétendaient-ils.

Le quidam les réconforta.

— L’heure approche, leur dit-il. Mon maître m’envoie à vous. La chose faite, il vous règle votre dû, et chacun de vous n’a plus qu’une chose à faire : gagner le large au trot.

« Soyez assurés que, de retour à Guastalla, Sa Seigneurie n’oubliera pas les services rendus, encore qu’Elle les ait payés.

Les bravi s’enthousiasmèrent.

On chevaucha de compagnie, par des sentiers de montagne capables de donner le vertige à un mulet. Un contrebandier et un forçat évadé, pratiques des lieux, guidèrent la troupe aux intentions criminelles.

À Lourdes, on rencontra campés dans les bois, les hommes de main recrutés par Peyrolles quelques jours plus tôt. Ils ne voulaient pas être vus dans le pauvre village, dans l’infime bourgade qu’était alors la grande cité mystique française. La justice du Roi réservait trop de surprises désagréables à des lascars tels que ceux-ci.

Ils étaient dix, dix faces de brutes à l’œil tranquille, mais à la bestiale mâchoire. Un long couteau à la ceinture, un tromblon sur l’épaule, une fronde en poche – arme silencieuse et sûre – ils eussent pu, vu leur musculature, assommer un taureau d’un coup de poing. En faveur de Peyrolles, ils avaient fait du luxe.

Puisque ce long escogriffe payait bien, et rubis sur l’ongle, il fallait lui en donner pour son argent, loyalement.

On dormit en forêt. Chacun s’enveloppa dans son manteau. Les bravi, gens de mœurs raffinées, pestèrent en vain contre de telles conditions. Ils grelottèrent.

Au jour, Peyrolles rassembla tout son monde et déclara gravement :

— Nous allons descendre à Lourdes par petits groupes séparés. On déjeunera. Lestés, nous nous retrouverons ici, dans deux heures au plus tard. Soyons prudents.

Au village, il reconnut Gonzague sous son déguisement. Le prince portait la houppelande d’un berger. Mais il ne pouvait cacher ni sa haute taille, ni son allure magnifique, ni ses mains patriciennes. Charles-Ferdinand IV était nerveux, très pâle.

— Ils seront ici pour l’étape du soir, si nous ne les arrêtons pas, déclara-t-il.

Peyrolles vit trembler ses mains. Il osa le remarquer :

— Vous semblez ému, Monseigneur ?

— Peut-être le suis-je ? répliqua le duc de Mantoue avec sa hauteur coutumière. Je ne le serai plus, quand il faudra agir. Nous allons marcher à leur rencontre !

Ce fut au tour du factotum de trembler.

Il n’était pas partisan d’une attaque en plein jour, sur la route. On pourrait être vus, entendus… Il redoutait la hache.

— Si, par un hasard qu’il faut prévoir, ces gens étaient secourus ? Que deviendrions-nous, Monseigneur ? Crime capital !

Le prince dut se rallier à son plan. On irait au-devant des Lagardère, mais en suivant des sentiers de montagne. De là, on dominerait le paysage. On verrait si l’on pouvait attaquer, sans trop de risques, la petite troupe.

Une heure avant le coucher du soleil, un contrebandier à la vue perçante signala les voyageurs et prévint Peyrolles :

— C’est le moment ou jamais. L’orage n’éclatera pas dans cette vallée, mais l’emplira de brouillard… Descendons… ni vus, ni connus. Ils sont à nous ! Ils sont morts !

Les rôles étaient distribués depuis longtemps. Les bandits montagnards devaient se charger de l’escorte ; les spadassins se réservaient René de Lagardère, tandis que, sous un masque de velours noir, le duc et Peyrolles attendraient, prêts à donner des ordres nouveaux ou à agir, s’il le fallait.

La consigne était formelle :

— Pas de quartier ! Les abattre vite !

Le « fiancé » de Suzon claquait des dents en se redisant cet ordre atroce. Il se rappelait sa brune et incandescente amie… Mais il songeait aussi à tout ce que pourrait conter, si elle échappait à la tuerie, la camerina qui lui avait donné des preuves si éloquentes de son amour. Il voyait un Peyrolles posant sa tête sur le billot, dans la cour du château de Pau… Un violent coup de coude de Charles-Ferdinand le fit sursauter en l’arrachant à cette vision peu réjouissante.

L’attaque commençait.

La petite troupe, à peine apparue dans le brouillard, avait été assaillie en silence.

René de Lagardère, la tête penchée, réfléchissait avant de répondre à la question posée par les trois anciens soldats du roi. Il ne vit pas la ruée des dix montagnards.

Le cri de sa femme l’alerta :

— René ! Au secours ! À moi !

Elle était chargée par les quatre bravi qui la prenaient pour son mari, à cause de son habit de cavalier.

La vaillante créature avait aussitôt tiré son épée. Elle s’escrimait avec science et sang-froid. L’héritière des Gonzague défendait la vie de son fils en même temps que sa propre existence. Elle hurlait, tout en ferraillant :

— Misérables ! Assassins !

Peyrolles et Charles-Ferdinand se trouvaient devant René. Il les attaqua. L’espadon du quidam sauta ; le duc fut bousculé par la monture du mari de Doria, qui la torturait de l’éperon, rejeté, meurtri. Alors, René fit le tour de la litière où Suzon Bernard poussait des clameurs d’épouvante.

Le duc de Mantoue avait bien raison de redouter son beau-frère. À peine sa lame eut-elle été en contact avec les quatre brettes pointées sur sa poitrine qu’un bravo tomba, la gorge transpercée. Un autre ne dut son salut qu’à un saut de côté, un véritable bond de cabri plutôt, à la mode de son pays.

Mais les autres, maîtres en fait d’armes, ne se découragèrent pas pour si peu. Ils étaient braves. Le cercle de fer se rétrécit autour de René et de Doria.

Celle-ci n’avait nullement oublié les leçons d’escrime reçues au palais de son père. Elle faisait reculer son agresseur, qui était à pied, ce qui lui donnait une infériorité tellement évidente que Gonzague toucha le bras de Peyrolles en lui disant :

— Les chevaux… Au pistolet !

Le quidam s’exécuta. Il prit une arme, l’éleva et tira bien. Les deux montures s’abattirent net. Mais leurs cavaliers ne furent pas pris de court. Ils avaient devancé la chute des nobles bêtes, atteintes à l’œil, foudroyées, et le cri de guerre de sa race jaillit instinctivement de la bouche du mari de Doria :

— Lagardère ! Lagardère !

Le combat continua, dans le brouillard épaissi. Les bravi reculaient, poussés par les épées des époux, et sans doute, malgré leurs ruses – et leurs trahisons – eussent-ils mordu la poussière, sans l’arrivée à la rescousse des montagnards gagés par Peyrolles.

Ceux-ci, en cinq minutes à peine, en avaient terminé avec les trois anciens soldats du Roi. Ce fut, tant la partie était inégale, un massacre plutôt qu’un combat en règle. Les braves furent assommés ou égorgés.

Alors, guidés par les cris de René, les dix colosses jaillirent de la brume jaunâtre.

Doria fut étourdie d’un coup de poing, jetée sur le sol, retournée, percée à coups de poignards. Une rapière espagnole entra dans le dos de René, non sans qu’il ait pu tuer roide un de ceux qui eurent l’imprudence de l’attaquer en face.

Maintenant, les parents du jeune Henriot ne bougeaient plus. Leurs traits, crispés par le combat, prenaient la couleur et la sérénité de la mort. Tout était consommé.

Immobile, le duc de Mantoue regardait.

Il songeait froidement :

« Il reste encore un héritier. »

Et il regardait la litière, d’où jaillissaient toujours les cris suraigus de Suzon.

— Peyrolles ! appela-t-il.

— Monseigneur ? fit l’autre, blême.

Charles-Ferdinand tira son épée :

— Il faut les tuer !

— Quoi ! balbutia le factotum à qui le cœur manquait.

— Tous les deux, précisa Gonzague en serrant si fortement le bras d’Antoine que celui-ci ne put retenir un cri de douleur. Et il ajouta violemment :

— Imbécile ! Veux-tu donc que le témoignage de cette fille serve à nous faire trancher le col !

Il le prit au collet et le secoua :

— Va ! Je l’ordonne !

Peyrolles s’éloigna, titubant comme un homme pris de vin. Malgré la fraîcheur du brouillard, son dos ruisselait de sueur…

9. La jeunesse d’Henriot

Le lendemain, à l’aube, un soleil rose éclairait le paysage montagnard dépouillé de ses brumes. Un berger de Verdalle, nommé Pierre Bernac, monté sur une mule toute sonore de clochettes et de grelots, à la mode espagnole, après avoir traversé Lourdes, prenait la route royale de Pau. Il chantait.

À environ quatre lieues de la bourgade, son insouciance s’évanouit soudain.

Des cadavres obstruaient le chemin ; des corps déjà raidis : cinq cavaliers s’étendaient, dans du sang… deux chevaux gisaient, pattes en l’air.

— Sainte-Vierge ! s’exclama Pierre Bernac en se signant tandis que sa monture, flairant la mort, refusait d’avancer.

Le berger vit aussi une litière, posée sur le sol, dont on avait dételé les chevaux.

Un espoir hanta le cœur de l’excellent garçon.

— Peut-être puis-je secourir ces pauvres gens ?

Il mit pied à terre, attacha sa bête au tronc d’un bouleau et vint examiner le champ de bataille, le cœur serré, les larmes aux yeux.

Hélas ! Il ne fut pas long à constater que les cinq corps humains couchés sur la route ne donnaient plus signe de vie. En se penchant sur l’un de ces cadavres, Pierre Bernac ne put retenir des larmes :

— Une femme… et toute jeune… et si belle !

C’était Doria de Lagardère.

Ses boucles blondes éparses, elle avait les yeux ouverts. Sa main droite serrait une épée teintée de sang. Le marbre de la mort lui donnait une beauté tellement surhumaine que le cœur du berger en fut troublé :

— Elle a l’air d’une sainte… d’une martyre chrétienne, pareille à ceux dont parle Messire le Curé. Ah ! misère de nous !

Des prières vinrent à ses lèvres.

Quand il eut ainsi rendu hommage aux victimes, Pierre Bernac se releva, raffermi.

— Allons à la litière, se dit-il. Elle renferme peut-être un vivant ?

Il écarta les rideaux.

Suzon était là, blême. Une épée enfoncée dans son épaule gauche s’y tenait toute droite. Près d’elle, un bébé magnifique dormait à poings fermés, exténué, peut-être, d’avoir passé la nuit à pleurer et à crier.

— Un ange… murmura le berger. Sans doute l’enfant de la dame aux cheveux d’or… Et cette brune doit être sa suivante ?

Pierre toucha le visage de Suzon, puis son cou. Sa main glissa sous la guimpe.

— Elle vit ! Son cœur bat ! s’écria-t-il.

On le considérait, dans les montagnes, un peu comme un rebouteux, beaucoup comme un sorcier, bien qu’il s’en défendît avec force. Il excellait en certaines pratiques de ce qu’on nomme aujourd’hui la médecine courante. Plaies, bosses, luxations et fractures n’avaient guère de secrets pour lui – à cause de son expérience.

Il examina l’épée plantée dans la chair de la jeune femme et sourit :

— Simple piqûre… On guérira cela.

Un moment après, la lame était arrachée et la gourde pleine de tafia, chère à tout berger, introduite entre les dents de Suzon Bernard.

Le cordial ranima la pauvre fille.

Elle ouvrit les yeux et aperçut le berger, un grand gaillard au poil rouge.

— Ne me tuez pas ! Grâce ! Grâce ! supplia-t-elle en joignant les mains.

Voyait-elle les honnêtes yeux bleus de Pierre ?

Elle poursuivit, hors d’elle-même :

— Antoine ! Ah ! misérable, maudit traître !

— C’est la fièvre, se dit le berger. Il fallait évidemment compter avec elle, après cette bataille et cette blessure ; nous la materons !

Henri s’était réveillé et pleurait.

Comme toujours, l’appel de l’enfant, du petit être désarmé toucha la sensibilité féminine, et Suzon Bernard s’oublia pour ne songer qu’à l’enfant. Elle murmura, comme en extase :

— Ils ne l’ont pas tué ! Merci, mon Dieu !

Un instant après, elle était hors de la litière, debout, soutenue par le bras fort de Pierre Bernac. Elle regardait l’horrifiant spectacle.

— Que s’est-il passé ? demanda le berger.

Suzon frémit de la tête aux pieds, puis se couvrit le visage de ses mains :

— Ils ont fait cela ? gémit-elle. Quelle épouvante ! Hélas, le rêve était réalité ! Ah ! si j’avais su !

— Quel rêve ? s’éberlua l’homme roux.

— Vous ne pouvez pas comprendre.

Puis la Béarnaise se fit humble :

— Si un cœur chrétien bat dans votre poitrine, mon ami, sauvez-nous ! Ayez en pitié cet enfant !

— Mon dévouement vous est acquis, mais je voudrais bien savoir, tout de même…

— Plus tard, je vous dirai, plus tard !

— Mais la maréchaussée voudra connaître…

— Il ne faut pas ! Fuyons vite !

— Pourtant ? s’entêta le berger.

Alors, Suzon lui prit les mains :

— La vie de ce bébé dépend de notre silence… Je ne sais rien ! Vous ignorez tout ! Si nous parlons, je vous le jure sur mon salut éternel, demain ou dans six mois, dans deux ans ou dans dix, ils l’assassineront !…

Pierre Bernac paraissait peu convaincu. Cette sanglante affaire dépassait son entendement. Il se grattait la tête en se disant :

— C’est des histoires entre nobles… Un pauvre hère ne gagne jamais à se mêler de telles choses… Si je m’ensauvais ?

L’intuition féminine servit la camerina. Elle lut dans les pensées de ce brave homme.

Sa main serra la grosse patte velue de Pierre Bernac. Elle l’adjura, pathétique :

— Vous seul pouvez sauver les jours de cet innocent… Vous avez un mulet, j’y monterai, cet enfançon dans mes bras… Vous nous conduirez là-haut, vers les sommets… en des lieux où ne vont pas les grands de ce monde, les assassins !

« Nous ne vous gênerons pas, allez ! On se fera tout petits. On sera contents de tout, c’est juré !

« Je serai votre servante… et même…

Son regard noir se fit plus doux…

— Je serai votre femme, si vous voulez bien de moi… Que ne ferais-je pour cet orphelin ?

L’homme haussa les épaules et prit un air bourru. Il y avait plus de noblesse et d’élégance dans le cœur de ce rustre ignorant que dans celui d’un duc de Mantoue ou d’un Antoine de Peyrolles. La promesse de Suzon choquait sa conscience. Il grogna :

— Pas tant d’histoires ! Il n’est pas besoin de tout ça ! Prenez le petiot ; en route !

Et l’on abandonna la voie royale pour prendre de roides chemins muletiers, qui serpentaient vers les neiges scintillantes éternelles.

 

Leur coup fait, Gonzague et les siens s’étaient dispersés. Les bravi se dirigèrent vers Saint-Gaudens, pour gagner Carcassonne par Toulouse. Ils devaient éviter les grandes routes. L’un de ces spadassins avait eu la gorge transpercée ; les autres, pour n’être pas en si mauvais état, n’en portaient pas moins de bonnes blessures. Ils se souviendraient de Lagardère. Ils se firent panser dans un couvent isolé.

À les en croire, en raffinés d’honneur qu’ils étaient, ces plaies provenaient d’une querelle née après un plantureux repas trop arrosé…

— On a le sang vif, per Baccho, alors…

Les moines les crurent. Ils payaient bien, se montraient fort pieux… Que demander de plus à d’excellents gentilshommes d’Italie ?

Vivant loin du monde, les religieux n’eurent jamais le moindre soupçon. Le bruit de la boucherie de Lourdes ne vint pas même jusqu’en leur thébaïde montagnarde.

Quant aux contrebandiers gagés par Peyrolles, ils semblaient avoir le don de s’évanouir en leurs vallées brumeuses…

Le duc et son factotum crevèrent leurs chevaux à force de les presser. Ils en achetèrent d’autres à Tarbes, gagnèrent Auch. Là, ils montèrent en chaise de poste, arrogants, ravis.

Peyrolles, sur l’ordre de son maître, avait dévalisé les victimes. Double profit…

Quand des gens de Lourdes découvrirent les corps, Pierre Bernac et ceux qu’il protégeait se trouvaient loin… Un bailli constata que les poches et trousses étaient vides. Il y avait eu vol.

On enquêta. Le gouverneur de Pau se mêla de l’affaire. Il dut la clore, faute d’indices.

On mit la tuerie sur le compte de bandouliers, francs-miteux ou contrebandiers.

René, sa femme et les trois malheureux Béarnais furent enterrés solennellement à Argelès. Le comte d’Arcachon présida cette noire cérémonie. Il était encore plus soucieux que triste. Il se demandait :

— Que sont devenus le jeune Henriot et la suivante de Mme de Lagardère ? Pourquoi les a-t-on enlevés ?

Il fit, dès son retour à Pau, un long rapport destiné au Roi de France.

Ce fut par Louis XIV lui-même que Charles-Ferdinand IV, duc de Mantoue, apprit la tragédie de Lourdes, au grand lever.

On le vit pleurer, et cela émut la Cour.

Deux jours après, les courtisans assistaient, en l’église Saint-Louis, à un grand service funèbre, à la mémoire des Lagardère.

Puis Gonzague, en habit de deuil, vint prendre congé de Sa Majesté. Il déclara vouloir regagner Mantoue. Plus tard, il reviendrait en France, afin de rechercher son neveu lui-même.

En attendant, il avait donné des ordres et écrit longuement au comte d’Arcachon.

Il ne parla à personne de l’héritage des Guastalla. Le lendemain de son arrivée à Versailles, Peyrolles avait remis aux mains d’un des principaux commis de Colbert le projet d’accord portant les signatures de René et de Doria. Gonzague était couvert…

La justice se pose toujours cette question : « À qui profite le crime ? »

Pourquoi aurait-on soupçonné le duc de Mantoue, puisque le litige était clos ?

En apprenant qu’on n’avait trouvé ni Henri, ni Suzon parmi les cadavres, Charles-Ferdinand avait failli étrangler Antoine.

Le quidam se défendit comme il put, vert de terreur. Il se jeta à genoux :

— Je jure à Votre Seigneurie avoir transpercé la servante et l’enfant ! Celle-ci doit agoniser quelque part, chez des bûcherons ou des bergers… En tout cas, Monseigneur, elle n’osera jamais dire ce qu’elle a vu !

— Pourquoi ? gronda le duc.

— Parce que je lui ai dit, l’arme haute, ce qu’il fallait pour la terroriser définitivement.

Charles-Ferdinand ne put tirer autre chose d’Antoine de Peyrolles. Sur le moment, il n’avait osé tuer Suzon et l’enfant. Maintenant, il s’en félicitait, car il trouvait sa position excellente.

— Je tiens le hautain Gonzague. Il ne se séparera jamais de moi, son complice. Il redoutera toujours mon témoignage. Tant qu’il vivra, il craindra la venue subite de cet orphelin !

 

Le digne fils de César l’empoisonneur ne se trompait pas en affirmant à Charles-Ferdinand IV que Suzon Bernard se tairait. Il l’avait menacée en lui enfonçant sa lame dans l’épaule.

On a vu qu’elle refusa de renseigner Pierre Bernac. D’ailleurs, cet excellent homme n’en demandait pas si long pour sauver cette jeune femme et cet enfantelet.

Le berger roux habitait une masure, sur les hauteurs dominant Lourdes. Il y conduisit ses protégés. Là, c’était, dans l’air vierge, la solitude complète, la sécurité, la santé.

La blessure de la Béarnaise fut guérie fort vite par les onguents du montagnard ; la jeune femme, très courageuse d’ailleurs, s’oublia tout de suite pour veiller sur Henri, orphelin de la veille.

Il fut nourri au lait de chèvre, puis de fromage, de pain bis et de châtaignes et Suzon, ravie, eut le pressentiment que ce mignon deviendrait un homme vigoureux.

Le temps passa… Pierre Bernac, qui, jusqu’alors, avait vécu solitaire dans les hautes montagnes de Verdalle, trouva une singulière douceur à la présence de cette fille brune et de cet enfant. Sa vie eut un but. Il changea sa masure en chaumière. Des chansons s’envolèrent de ses lèvres.

Un jour, il demanda la main de Suzon :

— Nous pourrions vivre en mari et femme… Il me semble que cela serait gentil ?

Elle répondit, souriante et émue :

— Je serai votre compagne, si vous le voulez bien, car vous êtes un homme consciencieux. Mais je ne puis disposer de ma liberté.

Et comme le berger ouvrait des yeux surpris, Suzon s’expliqua en partie :

— Toute ma vie appartient désormais à ce petit garçon. Je la lui dois. C’est un peu par ma faute s’il est maintenant orphelin.

Pierre Bernac s’inclina. D’instinct, il redoutait les complications et les ennuis.

La vie s’organisa dans une monotonie qui n’était pas sans charmes.

Un jour, Pierre Bernac déclara aux autorités du village avoir trouvé, dans la neige, morts à demi, une jeune femme et un enfant mâle. Il n’en savait pas plus ; l’inconnue avait perdu la mémoire à la suite des périls courus.

Le curé vint à la chaumière. En ce temps-là les chefs religieux des paroisses faisaient fonction d’officiers de l’état civil ; ils tenaient registre des naissances, mariages et décès.

Il s’enquit de la situation avec bonté.

Suzon joua son rôle à merveille.

Elle ne se souvenait pas des événements antérieurs à cet accident de montagne. Elle dit :

— Je m’appelle Mariette ; il se prénomme Louis.

Le bon prêtre n’en put tirer davantage.

Rentré au presbytère, comme c’était son devoir, il écrivit à la maréchaussée. Celle-ci fit un rapport au comte d’Arcachon.

Le gouverneur ne songea pas un instant que Mariette et Louis puissent être la chambrière et le fils de Doria. D’ailleurs, il fut, le jour même, nommé gouverneur de Provence, et l’affaire en resta là. Elle ne semblait nullement extraordinaire. Pendant l’hiver, les hautes montagnes étaient témoins de tant de drames.

Un jour d’été, dans la lumière vive, tandis que Pierre Bernac surveillait ses troupeaux au fond de la vallée, un cavalier apparut devant la maison du berger et Suzon jeta un cri :

— Peyrolles !

C’était lui. Il mit pied à terre et ranima la jeune femme évanouie.

— Je viens en ami, tenta-t-il d’abord de la rassurer… Je… Suzon, mon cœur…

Elle le repoussa :

— Assassin ! Vous me faites horreur !

— Tout doux, ma belle !

— Au large, bandit !

Il lui saisit les poignets :

— Te tairas-tu ? Je ne suis ni assassin, ni bandit, Suzon, je le jure ! Je n’ai pas ordonné le massacre. Ayant reçu l’ordre de te tuer, je m’y suis dérobé, et j’ai aussi épargné l’enfant. Est-ce vrai ? Ose dire que je mens, ose !

Elle dut en convenir. Alors le drôle expliqua :

— Mon maître, le duc de Mantoue, croit que vous êtes défunts, ce petit et toi. J’ai profité d’un congé, difficilement obtenu, pour te dire ceci : Votre vie, à tous deux, dépend de ton mutisme. Une surveillance occulte pèse et pèsera toujours sur vous deux. Tu entends ? Toujours !

« Henri ne doit jamais savoir qu’il est le fils de René de Lagardère et l’héritier du duché de Guastalla ! S’il l’apprenait, il n’aurait plus une semaine à vivre !

Suzon rassembla ses forces pour répondre :

— Le curé est venu… J’ai dit que, par suite d’un accident de montagne, j’avais tout oublié de ma vie antérieure…

— Louable idée ! grogna le factotum. Mais vos prénoms pourront peut-être éveiller l’idée que…

— J’y ai pensé ! Je me prénomme Mariette et lui Louis… C’est tout ce que je sais. L’enfant a été inscrit, par le curé, sous le nom de Louis Verdalle, né de père et mère inconnus…

Peyrolles lui jeta un mauvais regard.

Il avait tout oublié de leur idylle, en de crapuleuses amours. Était-il capable de chérir ?

— Méfie-toi toujours ! jeta-t-il en remontant à cheval.

Le soir même, il rejoignit Charles-Ferdinand qui, sous des habits modestes, l’attendait à Lourdes, non sans angoisse. Il prétendait, au vu et su de tous qu’il recherchait son neveu.

Le rapport du sbire l’emplit de satisfaction. Il lui frappa l’épaule :

— Les choses s’arrangent à merveille. Jamais cette fille n’ébruitera l’affaire. Nous allons, pendant quelques jours encore, feindre de battre le pays, puis nous repartirons en chaise de poste pour l’Italie. Décidément, faquin, l’héritage des Guastalla m’est échu !

 

Le temps passa. Pierre Bernac mourut sous une avalanche, en décembre.

Alors, le curé de Verdalle ouvrit son presbytère à Mariette et à Louis. Celle-ci devint sa servante, le petit garçon son élève, un élève prodigieusement précoce et vif.

Le digne prêtre, appelé Messire de Trènes, avait été officier, au temps où Mazarin intervenait dans la guerre de Trente Ans. Il était aussi un humaniste distingué.

Un veuvage précoce l’ayant atteint, il prit ce bas monde en dégoût, entra dans les ordres et obtint cette cure, au bout du monde. M. de Trènes ne se plaisait, étant déjà près du ciel, que parmi les bonnes gens de la montagne. Il était le curé des neiges.

Henri, tout en se bourrant de grec et de latin, d’histoire et de géographie, avait déjà de la finesse. Pour récompense de son assiduité surprenante au travail, il mettait son précepteur bénévole sur la voie des souvenirs :

— Vous me disiez, l’autre soir, je crois, Monsieur le Curé, que le Grand Condé, passant près de vous à la bataille de Rocroi, avait dit…

Alors le prêtre disparaissait devant l’ancien gentilhomme, sa voix montait, tandis que s’épouvantait Suzon Bernard qui ravaudait du linge ou fourbissait la modeste argenterie armoriée de son maître.

Les yeux de l’enfant étincelaient en écoutant les belliqueux récits de guerre.

Les mots épée, duel, rencontre semblaient l’emplir de joie. Il serrait alors les poings et les lèvres. Le prêtre, tout à son rêve, n’y voyait goutte, mais l’ex-suivante de Doria songeait :

— Sainte Vierge ! C’est le sang de ses nobles aïeux qui bout en ses veines. M. de Trènes le réveille !

Ce sang parlait-il aussi fort que Suzon le croyait ? Sans nul doute ! Le petit garçon était hanté par l’idée de son patronyme.

Le bon vieillard l’avait inscrit, au catéchisme, sous le nom de Louis Verdalle, mais n’avait pas consenti à lui mentir :

— Mon cher Louis, on ignore de qui tu es le fils… Mariette a subi un tel choc, jadis, dans un accident que sa mémoire, à partir de ce moment-là, est abolie… C’est une maladie que les savants appellent l’amnésie. Ils en ignorent le remède. Cela peut guérir tout d’un coup, comme c’est venu… Alors, cette excellente fille se souviendra.

Henri répondit seulement :

— Sur mes papiers, vous auriez dû mettre Louis de Verdalle.

L’ecclésiastique sourit et ne répondit pas.

Il devinait que son élève, si richement doué, si enthousiasmé par les faits d’armes, était de souche noble. Mais il se disait prudemment :

— Le confirmer dans cette idée ne serait pas lui rendre un fier service. Il n’a ni sou, ni mailles. Moi parti, et cela peut advenir d’un jour à l’autre, nul ne le protégera. Laissons-lui l’humilité.

 

Un matin, ne voyant pas son maître venir, comme de coutume, lui dire bonjour à la cuisine avant d’aller à la messe, Suzon Bernard le crut malade. Elle alla frapper à sa porte. N’entendant aucune réponse, elle prit sur elle d’ouvrir… Le saint homme était mort, comme un enfant s’endort ; un doux sourire errait encore sur ses lèvres rases.

Henri et Suzon perdaient leur protecteur.

Sur qui compter, en ce village enfoui dans la montagne ? La Béarnaise sentit l’angoisse lui étreindre le cœur. C’était beau de s’être chargée de Henri, mais comment le nourrir ? Revenir dans les centres moins perdus que Verdalle, Suzon y songeait bien, mais pensait avec raison :

— Il suffit d’un hasard pour qu’on reconnaisse, en moi, la camerina de la défunte dame de Lagardère… De là à imaginer la vérité, en ce qui concerne ce garçonnet, il n’y a qu’un pas. Alors Peyrolles et le duc de Mantoue le feront assassiner ! Où pourrais-je exercer sans danger le seul métier que je connaisse : celui de servante ?

Or, pendant qu’elle se tourmentait ainsi, Henri se trouvait, avec quelques galopins de son âge, à un quart de lieue de Verdalle, en train d’admirer un campement de baladins.

Ceux-ci faisaient la soupe, dans le champ réservé aux errants, aux bohémiens.

Le soir même, Henri vint trouver Suzon :

— J’ai décidé de gagner désormais mon pain et le vôtre, lui dit-il. Des funambules m’ont engagé. Nous partirons sitôt Monsieur le Curé couché en terre sainte. Préparez-vous !

On pense que la Béarnaise dut se récrier ?

Non pas ! Le jeune Henri était son maître. Elle lui reconnaissait des qualités extraordinaires pour son âge : le sérieux, la science, le sang-froid, l’audace, et bien d’autres choses encore.

Le petit Lagardère eut un sourire satisfait en constatant qu’on ne discutait pas ses ordres.

Il consentit alors à s’expliquer :

— Je suis le garçon le plus fort du pays, et aussi le plus adroit… Bien souvent, j’ai fait des paris avec les bergers. J’ai toujours gagné. À la course, à la nage, à l’escalade, pour soulever des poids, pour sauter, c’est toujours celui qu’on appelle Louis ici qui gagne haut la main ! Je surpasse, en tout et pour tout, les gaillards plus âgés !

Suzon inclina la tête. Le jeune garçon disait la vérité : il était, pour la force physique, le roi de la jeunesse béarnaise.

Il reprit :

— J’ai montré mes talents à Pablo, le chef du campement des baladins. Il s’est montré satisfait. À l’en croire, sous sa direction, je deviendrai ce qu’il appelle un phénomène… Comme équilibriste ? Comme lutteur ? Comme désossé ? Il l’ignore encore.

« Moi, j’ai idée que c’est l’épée en main que je me distinguerai plus tard.

« Qui vivra verra ! En attendant, nous voici hors d’affaire. Je me charge de vous. Nous avons le gîte et la pitance assurés. C’est beaucoup !

10. À la recherche d’un nom

La troupe de Pablo remonta vers le Nord. Le chef de cette horde, pour des raisons ignorées, voulait atteindre les Flandres, en passant par la capitale, peut-être par Versailles.

C’était une bande singulière que celle de Pablo. Elle se composait, outre du maître, un long diable basané, aux cheveux d’un noir d’encre, aux longs yeux dorés, de sa femme, énorme commère moustachue et geignarde, qui passait son temps à déclarer qu’elle s’ennuyait et en avait assez.

Une demi-douzaine de garçons et de filles, beaux comme les amours, dont le plus jeune avait dix ans et le plus âgé dix-huit, formaient l’essentiel de la tribu, avant l’arrivée d’Henri et de Suzon.

Tout ce monde-là chantait d’étranges mélopées, marchait sur la corde raide, avalait des lames et de la flamme, dansait, prédisait l’avenir. On sait qu’un peu par la faute des mœurs très libres des comédiennes et aussi un peu par suite des préjugés – chaque époque a les siens – les gens de théâtre étaient mal vus des rigoristes et des religieux. Ceux-ci leur refusaient une sépulture en terre sainte.

Si donc, les troupes théâtrales étaient méprisées en province, que dire de la forte répulsion qu’inspiraient les baladins ?

On les applaudissait, on leur jetait des sols, mais les autorités villageoises exigeaient qu’ils allassent camper assez loin des agglomérations. Au vrai, ces défiances n’étaient pas dénuées de bonnes et valables raisons.

Le passage de ces errants allait rarement sans certains méfaits divers. Certains de ces bohémiens, comme on les appelait, qu’ils fussent d’Espagne, de Bohême ou d’Italie, volaient des enfants. Incendies de granges ou de meules, disparition de bestiaux ou de volailles, tels étaient les souvenirs habituels qu’ils laissaient.

Des gens ignorants ou superstitieux prétendaient aussi qu’ils jetaient des sorts sur les gens ou les bêtes et empoisonnaient les fontaines.

La tribu Pablo, rare exception à la règle, était honnête et vivait chichement, de son métier. Henri fut ravi de le constater. Il n’aurait pu demeurer parmi des gens vivant de rapines aux dépens des paysans.

Conchita, la femme du chef, apprit au jeune garçon l’art de tirer les cartes et de lire l’avenir dans la main des chrétiens.

Pablo fit de lui un équilibriste remarquable et lui fit faire une série de mouvements tels que, bientôt, il put faire de son corps tout ce qu’il voulut. On vit Henri se rapetisser, se recroqueviller, se couder à tel point la colonne vertébrale qu’à la place d’un enfant de dix ans vigoureux, on voyait soudain paraître un bossu grimaçant et malingre.

Alfonso, l’aîné des fils de Pablo, lui apprit l’art de changer sa voix, avec un petit morceau de bois introduit sous la langue ou entre les gencives et les joues.

Concepcion, blonde et longue fille aux yeux bleus, ballerine de la troupe, qui allait atteindre sa seizième année, révéla à celui qui ignorait être l’héritier des Guastalla les mystères et les joies de la danse.

Quand ils étaient seuls, elle lui caressait les joues en soupirant langoureusement :

— Ah ! tu en feras des malheureuses, toi, quand tu seras un homme !

Henri s’étonnait de ces paroles. Il répondait, tandis que ses yeux jetaient des éclairs :

— Des malheureuses ? Je ne veux pas ! Au contraire, j’agirai de telle sorte que je protégerai ceux qui souffrent, que je défendrai les persécutés, les petits, les abandonnés !

Il avait le pressentiment de sa noble et fulgurante destinée.

Conchita jouissait seule d’un étrange privilège : celui de tutoyer Henri, qu’on appelait Louis.

Les autres, Pablo, lui-même, l’appelaient « Monsieur Louis ». Quelque chose d’obscur affirmait-il à ces pauvres, mais excellentes gens, que cet enfant n’était pas de leur race, qu’il leur était supérieur, tant par le cœur que par l’esprit, et qu’un avenir superbe l’attendait, après d’infinies traverses ?

 

Parfois, sa dure journée finie, après avoir fait le pitre, l’équilibriste ou le danseur devant un public de paysans, Henri songeait… Allongée autour d’un feu de campement, drapée dans des haillons, la famille Pablo dormait. Regardant la flamme danser, la ranimant parfois, il se disait :

— Bientôt j’aurai un métier. Je serai capable de gagner tout seul de l’argent. Il me faut assurer à Mme Bernard – il appelait ainsi Suzon – des jours tranquilles. Elle m’a pris à sa charge quand j’étais petit, je lui dois bien ça. Je paierai cette dette sacrée.

Il se disait aussi :

— Il me manque encore deux talents : celui de triompher aux armes de n’importe quel adversaire et celui d’accomplir des exercices de haute école : l’épée, le cheval ! Mes rêves ! Patience ! Cela viendra.

Une pensée hantait surtout l’esprit de l’orphelin, une pensée lancinante, rebelle à toutes distractions :

« Je ne me nomme ni Louis, ni Verdalle. Mme Bernard a un secret. Me le dira-t-elle jamais ? »

Une nuit, sur les bords de la Loire, tandis que la lune argentait le large fleuve où l’on voyait des îles de sable pareilles à d’immenses crocodiles endormis à fleur d’eau, le jeune garçon et sa maman adoptive, n’ayant pu trouver le sommeil, à cause de la lourde nuit d’été, se promenaient, non loin du campement, en suivant chacun ses pensées.

— Madame Bernard, fit tout à coup Henri d’une voix grave et émouvante, dites-moi, je vous en prie, le nom de mes ancêtres.

La Béarnaise sursauta.

Elle était, depuis le drame de Lourdes, d’une nervosité excessive. Le choc moral avait bouleversé sa santé. Malgré les soins et les gentillesses de Pierre Bernac, malgré la vie saine et l’air salubre des cimes, l’ancienne chambrière de Doria avait vieilli très vite.

Déjà des fils blancs se voyaient dans sa toison sombre. La mort du curé l’avait achevée et c’était une vieille femme qui parlait maintenant à Henri de Lagardère.

Cette question, qu’elle attendait, qu’elle prévoyait depuis longtemps, ne la prit pas au dépourvu. En fille d’Ève, elle biaisa :

— Je ne m’en souviens plus !

Le jeune garçon haussa les épaules.

— Feu le curé de Verdalle, fit-il, m’avait expliqué, en effet, qu’à la suite d’un accident de montagne, vous aviez perdu la mémoire des choses s’étant passées avant ce drame… Cela, je l’ai cru longtemps. Je ne peux plus le croire maintenant !

— Comment, monsieur Henri, feignit de s’indigner Suzon Bernard, vous osez douter de la parole d’un saint homme ?

— De la sienne ? Non ! Il fut de bonne foi. Je ne méconnais pas votre affection, madame Bernard, poursuivit Henri de la même voix impressionnante, mais je sens que, pour certaines raisons, vous craignez de dire ce que vous savez ! Est-ce vrai ?

Alors, bouleversée, la Béarnaise prit les deux mains de son protégé et lui souffla :

— Eh bien, oui ! Il y a un mystère. Il y a un secret. Votre précoce intelligence ne vous trompe pas ! D’ailleurs, quand nous sommes entre nous, c’est monsieur Henri que je vous nomme et non monsieur Louis.

— Ah ! triompha le courageux enfant, vous l’avouez ? Allons, encore un effort ! Je veux savoir mon nom véritable ! Parlez !

— Si je vous l’apprends, on vous tuera !

— Qui ?

— Ceux dont la haine nous surveille.

— Je les défierai ! Je les tuerai !

— Plus tard, si Dieu le permet. Actuellement, vous êtes trop petit !

Henri se mit à trépigner :

— Trop petit ! Je ne crains personne, sachez-le, madame Bernard !

— J’ai le devoir de craindre pour vous !

Il y eut un silence.

— Suis-je un noble, un paysan ou un bourgeois ? demanda enfin le garçonnet.

— Plus tard, je vous dirai ! Plus tard ! Cette nuit, ayez pitié de moi ! Mon cœur m’étouffe !

C’était vrai. Doucement, Henri ramena près du feu sa mère adoptive et prit soin d’elle. Il pensait :

— Mon sang me le crie : je suis d’épée !

 

Suzon n’avait pas appris sans un secret plaisir que la tribu commandée par Pablo irait à Paris et, si le Guet ne s’y opposait pas, y séjournerait quelque temps.

Pourquoi ? Parce qu’il arrivait ceci : elle faisait à Henri une confiance sans limite. Elle pensait qu’arrivé à l’âge de l’homme, le fils de René et de Doria serait bien capable de reconquérir le nom de l’héritage de ses ancêtres. Il se trouverait un être exceptionnel, quasi surhumain. N’était-il pas déjà un enfant extraordinaire, vivant avec des funambules, gagnant son pain grâce à eux et arrivant, sans l’avoir exigé, à obtenir d’eux des égards, des marques de respect, d’autant plus remarquables que la troupe était ignorante, fruste, voire brutale ?

« Ai-je bien le droit, songeait la Béarnaise, de garder pour moi ce que je sais ? Oui… Peyrolles… le duc de Mantoue… cette surveillance occulte… Tout cela donne de sérieux motifs de crainte…

« Mais il y a Dieu… Des événements peuvent surgir, que mènera la main de la Providence… »

Quand ses pensées la conduisaient sur cette voie, Suzon tombait dans de profondes réflexions. Elles l’amenaient à conclure :

— Je crois qu’un jour je parlerai. Mais quelles preuves donner ? Henri me croira sur parole. Il me croira d’autant mieux que la voix du sang s’élève, en lui, bien des fois… Mais les autres seront moins crédules. Les autorités exigeront des preuves… Or, je n’ai rien, aucun papier, pas même une bague armoriée, qui prouve la véracité de ce que je jurerai.

« Dans Argelès, qui donc reconnaîtra, en la vieille femme que je suis devenue, l’accorte et brune camerina de Mme de Lagardère ? Bien des gens seront au cimetière… voilà déjà neuf ans d’écoulés… D’ailleurs, le prince Gonzague, l’odieux Charles-Ferdinand IV, sera prévenu. On le citera à la barre. Que ferais-je, pauvrette, devant un si riche et si puissant seigneur ?

Suzon conservait un vague espoir.

Elle avait entendu dire, par René de Lagardère, que son grand-père, secrétaire intime de Henri IV, possédait une maison particulière, qu’on appelait l’Hôtel de Lagardère, sise à l’angle de la rue Saint-Honoré et de la rue Saint-Thomas-du-Louvre. Les lecteurs pourront s’orienter s’il leur est dit ici que cet hôtel serait aujourd’hui à peu près situé à l’endroit où se trouve la mairie du 1er arrondissement, dont on a essayé de faire une réplique de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

Les espérances de Mme Bernard furent déçues. Sitôt que la troupe de Pablo fut à Paris, la vieille femme, avec un visage que le jeune Henri trouva singulier, le prit par la main et, non sans demander maintes fois sa route aux passants, car la tribu campait sur un pré appartenant aux moines de l’abbaye Saint-Victor – dans la rue de Poissy, non loin de notre Halle aux Vins – se dirigea vers la Cité. Le garçonnet la suivait, émerveillé. Il songeait sérieusement :

— Paris sera un gros morceau, mais je parviendrai à le conquérir !

On fit prendre à Suzon la place Maubert, la rue Galande, la rue Saint-Jacques, franchir une forteresse appelée le Petit Châtelet, qui défendait l’entrée du Petit-Pont, alors encombré de maisons en bois ; là, elle prit la rue de la Lanterne, traversa le port Notre-Dame, s’égara, éperdue.

On lui fit descendre la rue de Gesvres, qui longeait la Seine, et dont un quai porte encore le nom, puis la Vallée de Misère, le quai de la Mégisserie, celui de l’École.

Elle vit le Louvre et se signa. Là était, bien plus qu’à Versailles, le symbole de la puissance royale.

La rue Saint-Thomas-du-Louvre n’était pas loin. Un capucin renseigna Suzon qui demandait :

— Mon bon père, voulez-vous m’indiquer l’Hôtel de Lagardère ?

C’était la première fois qu’Henri entendait ce nom-là. Il releva la tête, regarda Suzon Bernard et lui dit :

— Lagardère ? Cela sonne bien… la garde… celle du roi… les mousquetaires… la garde d’une épée… se mettre en garde… Oui, c’est un beau nom que celui-là…

La vieille femme rougit et baissa la tête.

Hélas le capucin ne put leur montrer que des ruines. L’Hôtel des aïeux n’était plus que décombres. Seul subsistait le pignon, qui avait dû avoir grand air. Il fallait renoncer à trouver dans ces ruines de quoi servir Henri.

Mais pourquoi avait-on laissé à l’abandon cette propriété ? Un vieux marchand de rouennerie expliqua un peu après :

— Il y a des années de cela, un prince italien est venu céans, avec un long diable. Cet hôtel, paraît-il, lui était échu, par droit d’héritage. Il ne voulut pas le conserver. Qu’en aurait-il fait, puisqu’il était duc, là-bas, dans sa péninsule ? Il fit vendre à l’encan tout ce que contenait la maison : meubles, literie, même la batterie de cuisine. Je l’ai achetée !

« L’Hôtel fut mis en adjudication. Aucun acquéreur n’en voulut.

« Cela datait du roi Henri III. Vous comprenez, il aurait fallu tout refaire à neuf. Dépité, le prince s’en est allé !

Mme Bernard soupira. Elle songeait :

« Voilà tout l’héritage d’Henriot ! »

 

De dures épreuves attendaient la vieille femme et l’enfant. Quand, après s’être égarés maintes fois, ils retrouvèrent le pré de l’abbaye Saint-Victor, ils constatèrent avec désolation l’absence de la famille Pablo.

Un gamin leur conta :

— Paraît qu’ils avaient pas le droit de camper à Paris. Un sergent à cheval les a vus. Il leur a parlé durement : « Filez, et presto subito ! »

La vieille femme pleura, tandis que le jeune garçon serrait les poings.

Comment allaient-ils pouvoir manger maintenant ? Où dormiraient-ils ?

— Séchez vos larmes, madame Bernard, fit enfin Henri. Je suis là ! Nous nous en tirerons ! Sachez que je ne vous abandonnerai jamais ! Je sais travailler !

La nuit étant venue, une nuit d’été heureusement, ils dormirent dans le pré, à la belle étoile.

Le jour venu, des mendiants les conduisirent à l’Abbaye, où l’on distribuait de la soupe, du pain et du lard aux miséreux.

— Un Lagardère ! se lamentait en son for la Béarnaise en voyant Henri casser la croûte en compagnie de stropiats, d’aveugles, de traîne-misère et de tire-laine.

Un vieux moine passa, vit le jeune garçon et fut attendri. L’interrogatoire le surprit à l’extrême :

— Vous savez le latin, mon cher enfant !

Si Henri l’avait bien voulu, il serait resté avec les moines. Mais il flaira le danger : « Ils feront de moi un religieux. » Il remercia le padre fort poliment, mais déclina ses propositions.

— Nous sommes dans l’embarras aujourd’hui, mon Père, mais j’ai un métier. Demain, nous aurons du pain !

Dehors, Mme Bernard le morigéna un peu.

— Mon avenir n’est pas avec les béats. Je suis d’épée ! répliqua-t-il.

Elle se tut et trembla. Après réflexion elle pensa que la Providence guidait certainement cet enfant.

Ils se réfugièrent dans le pignon de l’Hôtel de Lagardère.

Henri plongea, au Pont-Neuf, pour aller chercher dans la Seine les sous qu’y jetaient des badauds. Mme Bernard vendit des talmouses, pièces de pâtisserie faite avec de la crème, de la farine, du fromage, des œufs, du beurre et du sucre, sous la voûte de l’hôtel Montesquiou.

Ce fut la misère. Henri et sa vieille mère adoptive connurent les affres du jeûne autant que le froid des nuits. Cela ne s’oublie jamais.

11. La foire d’embauche

Le Pont-Neuf et ses alentours, en ce radieux 3e de may 1692, témoignaient de l’allégresse générale. Là, en effet, depuis des lustres, se tenait une foire permanente. L’habitude y portait la foule. Celle-ci, après avoir baguenaudé sur ce pont, se répandait sur la place Dauphine et même sur les quais de la rive droite, là où s’étendait ce qu’on appelait encore la Vallée de Misère.

C’était un quartier singulier, plein de gueux et de truands, semblant jaillis d’une eau-forte de Jacques Callot, pittoresque en diable, mais malodorant, sordide, sombre, louche.

Il était, dans le Paris un peu assaini et ennobli d’Henri IV et de Louis XIII, un legs du pire Moyen Âge, avec ses verrues et sa lèpre. Maisons à pignon y voisinaient avec turnes de guingois, branlantes, et cabarets borgnes en bâtisses, hôtels seigneuriaux en ruine ou abandonnés. Cet « îlot insalubre », comme on dit aujourd’hui, formait à peu près un rectangle limité, au nord, par la rue Saint-Germain-l’Auxerrois, au sud, par les quais de l’École et de la Ferraille, à l’est, par le Grand Châtelet, et, à l’ouest, par le Louvre.

En ce printemps de l’année 1692, grâce aux marionnettes, aux chanteurs, aux vendeurs d’orviétan, et surtout à une nouvelle baraque Le Théâtre des Prestiges, le Pont-Neuf était redevenu un lieu de spectacles gratuits et permanents pour les oisifs et les provinciaux, et surtout une sorte de paradis terrestre pour ses familiers.

Là, grouillait une faune inquiétante et singulière : fourbisseurs, esbrouffeurs, arcasiens, débardeurs, crocheteurs du port au foin, passe-volants, francs-miteux, sabouleux (faux épileptiques), mendiants couverts de plaies, stropiats douteux, bossus et aveugles de contrebande.

Tout cela sortait de la Vallée de Misère, et particulièrement de la fameuse Cour Grobier, quartier général de la pègre, véritable Cour des Miracles. Tout cela « travaillait » sur le Pont-Neuf et aux environs jusqu’à la chute du jour.

Cette armée du vol et de la mendicité y retrouvait les spadassins venus, comme de coutume, à la grève d’embauche. Ceux-ci, gens prêts à tout, se montraient l’obligeance et la discrétion mêmes.

On pouvait, moyennant une honnête rétribution, trouver une rapière toute disposée à traverser une bedaine. Un brave, nanti d’un bâton noueux, s’offrait à calmer un jaloux, à rosser un rival ou à cajoler un voisin malgracieux. Un colosse, à l’aide de ses seules mains, se faisait fort de dépêcher ad patres tout chrétien à lui désigné par quelqu’un en instance d’héritage.

Chacun de ces meurtriers à gages, selon son costume, son genre et ses talents, attendait la pratique noble, la dame de qualité, le bourgeois fielleux, le soupirant dépité ou l’écolier en rogne.

Ce jour-là, comme la manne biblique, le bonheur semblait tomber du ciel pour chacun. Le public s’écrasait partout avec béatitude, permettant aux histrions et aux coupeurs de bourse d’assurer leur matérielle. De leur côté, les obligeants redresseurs de torts, les fiers justiciers au cachet ne semblaient pas se plaindre des chalands.

Cependant, parmi cette foule en liesse, sous ce soleil du renouveau, un jeune homme d’une trentaine d’années présentait un air défleuri.

Il était beau, large aux épaules, mince à la taille. Sa démarche annonçait l’union de la souplesse et de la force. Il avait les yeux bleu sombre, très doux, les cheveux bruns. Sur sa lèvre supérieure, rouge et gonflée, frisait une insolente petite moustache dorée.

Les femmes le regardaient avec sympathie, car il semblait visiblement souffrir d’une infortune imméritée. Il portait le costume, fort usagé, des compagnies franches. Une lourde et longue épée battait ses jambes.

Si des habitants de Niort et de toute la région s’étendant entre cette ville et La Rochelle se fussent trouvés dans ces parages, grande eût été leur surprise de voir ainsi accoutré le dernier-né d’une famille noble de là-bas : Olivier de Sauves.

Pourquoi les chercheurs d’estoc à tout faire, bravi expérimentés, n’allaient-ils jamais à ce jeune homme ?

Se trouvaient-ils gênés par l’honnêteté de son regard, par sa façon orgueilleuse de lever le menton ou encore par ses fines, longues et blanches mains d’homme de qualité ?

Peut-être l’indifférence ou la crainte des « clients » provenait-elle d’autre chose encore ?

Il faut l’avouer. Le loueur d’espadon accomplissait un acte fort étrange en ces lieux mal famés, surtout quand on s’essaie à exercer le métier de bravo.

Il donnait la main à une fillette !

Celle-ci l’appelait « mon papa ». Tous deux se disaient « vous » à la manière des gens nés. L’enfant se nommait Armelle.

Armelle pouvait avoir de huit à neuf ans. C’était une blondinette aux prunelles brunes, au teint de fleur. Sa voix sonnait, juste et pure. Sa robe et son bonnet proclamaient la bonne couturière, mais leur percaline blanche et leurs rubans, si nulle tache ne les déshonorait, demandaient visiblement grâce.

Elle avait, dans son regard d’innocente, quelque chose de touchant, de triste, d’étonné :

— Qu’avons-nous fait, père et moi, semblait-elle se demander, pour être devenus si malheureux ? Serions-nous punis ? Mais de quoi ? Il est si gentil, mon papa, si droit, si juste. Il n’a jamais fait de mal à personne. Pourquoi lui répond-on toujours non, quand il demande du pain pour moi ?

Une angoisse affreuse serrait son petit cœur :

— Mangerons-nous, ce soir ?

Elle sentait une douleur la tenailler, au creux de l’estomac, comme si une griffe lui labourait la chair. Ses petites jambes devenaient molles. Il lui fallait faire appel à tout son courage et bien serrer les dents pour ne pas avouer à son père :

— Je n’en peux plus, tellement j’ai faim ! Laissez-moi toute seule et continuez de marcher.

Armelle ne se sentait pas lasse sans raisons. Outre l’épuisement dû à l’inanition, elle marchait depuis plus de trois heures. Sans se rendre compte de l’effort demandé à ce corps d’enfant ou peut-être parce qu’il ne pouvait pas faire autrement, son père ne cessait, en effet, de traîner ses grègues du Pont-Neuf au quai de l’École, et de la rue des Trois-Maries au Pont-au-Change, alors surchargé de maisons.

La fillette ouvrait sur tout ce spectacle des yeux intéressés. Ce grouillement de foule, ces baraques, ces parades lui plaisaient. C’était de la vie. C’était une diversion puissante à son malaise.

De là, on découvrait tout Paris, hérissé de clochers dont beaucoup ont disparu. Face aux tours médiévales du Palais de Justice, s’érigeaient celle du Grand Châtelet. La Cité était encombrée de maisons à pignons et sanctifiée de vieilles églises. Le fleuve charriait alors des « coches d’eau » bondés de voyageurs ou chargés de marchandises ; il s’encombrait de barques et de trains de bois flottant.

La Samaritaine, à la fois pompe à incendie et fontaine, attirait les regards par son élégance et ses mécanismes hydrauliques.

Mais, plus que tout cela, des cris et des rires aimantaient l’attention d’Armelle ; ceux-ci provenaient d’un petit tréteau forain de la place Dauphine dont l’affiche, violemment enluminée, annonçait ce programme alléchant :

 

THÉÂTRE DES PRESTIGES

 

Aujourd’hui, spectacle sans pareil :

M. Plouff, l’homme le plus habile, le plus exhilarant du monde, dans ses exercices qui obtinrent les bravos de Sa Hautesse le Grand-Seigneur.

Maman Toutou, pesant 220 livres, dompteuse d’animaux, qui s’offre à lutter contre trois hommes réunis.

Et le Petit Parisien, jeune garçon phénomène, contorsionniste, sans rival pour tous travaux de force, de gymnastique et d’équilibre. Les travaux de ce jeune artiste font frémir. Il est recommandé aux dames trop sensibles de n’ouvrir qu’un œil !

 

De sa petite main volontaire, l’enfant finit par y attirer son père qui semblait de plus en plus sombre.

Armelle fut sidérée par la parade exécutée avec un entrain endiablé. Tandis que son père, Olivier de Sauves, la tenait dans ses bras, afin de lui faire dominer la houle des têtes, elle offrait l’image du bonheur parfait. Elle n’avait certainement jamais rien vu d’aussi beau.

Indifférent à la joie de sa fille, agacé ensuite par les pitreries des funambules, Olivier fut prompt à maugréer :

— Ne restons pas ici. Je perds mon temps. Il me faut, avant la nuit, trouver un gîte et acheter du pain.

— Oh ! mon papa, supplia la blonde enfant, laissez-moi rire encore un peu ! Vous êtes si triste ! Regardez, vous aussi, cela vous divertira !

Et pointant son index rose vers l’estrade, elle reprit, les yeux étincelants de plaisir :

— Tenez ! Tenez ! Comme ils sont amusants ! Vous savez, le grand enfariné est M. Plouff ! On vient de le nommer. J’aime mieux tout de même son élève. On l’appelle Henri ou encore « le Petit Parisien ». Quel gentil camarade il ferait !

Continuant à penser tout haut, elle allait évoquer les heures heureuses où, fille d’un gentilhomme de campagne, elle jouait avec des enfants de son âge, sous des pommiers, dans l’herbe haute étoilée de pâquerettes et de boutons d’or. La crainte d’augmenter la tristesse paternelle l’arrêta.

À quoi bon lui rappeler ce passé si doux ?

Était-ce l’instant de revoir, comme dans un rêve, les larges tranches de pain bis bien beurrées, les jattes de lait chaud, les régals de toutes sortes, les métairies paternelles sentant l’étable ?

Le silence de sa fille n’empêcha pas Olivier d’esquisser un sourire amer. Il songea à tort :

— Heureux âge où l’on oublie si vite le présent misérable !

Pourtant son regard las et terne obéit à l’invitation d’Armelle.

Il ne trouva point plaisant ce « Petit Parisien ». Est-il comique de voir un vigoureux garçonnet de douze ans se transformer soudain en bossu ?

Pourtant, la tendresse paternelle veillait au cœur d’Olivier de Sauves. Il se mit à penser :

— Patientons encore un peu. Laissons cette pauvre chérie se délecter à son aise… Tout en admirant ces pitreries, elle oublie son jeûne !

Des larmes perlèrent à ses cils. Il les essuya vite, comme honteux de sa faiblesse.

Aussi ne vit-il pas que l’élève de M. Plouff venait de s’aviser de l’intérêt passionné que lui portait Armelle. Un moment interloqué devant cette admiratrice juvénile dont le soleil dorait les boucles, il se ressaisit vite et remarqua à voix basse :

— Est-elle mignonne ! Ainsi j’imagine les anges. Elle semble coiffée de genêts fleuris…

Il fit une gambade, salua, sourit et, déluré, envoya vers Armelle un baiser de théâtre.

Elle n’eut pas le temps de s’en trouver offensée ou flattée. Un mouvement violent venait de se produire dans la foule. Olivier se trouva pris dans un remous et entraîné vers la statue de Henri IV.

— Au vol ! Au rapt ! criait un gros bourgeois roux, fraîchement dévalisé.

Autour de lui, cent drilles à mines patibulaires faisaient chorus et s’indignaient vertueusement.

— Allons, déclara Olivier de Sauves, profitant de l’occasion d’en finir avec les baladins si captivants pour sa fille, reprenons contact avec la vie, ma pauvre chérie.

Il la remit sur ses pieds et lui reprit la main. Armelle soupira. Elle regrettait la parade merveilleuse. Elle songeait à l’hommage du « Petit Parisien ». Son estomac la faisait cruellement souffrir et elle n’osait toujours pas le dire à son père.

Mais une élégante, venue là sans doute à quelque tendre rendez-vous, avait fait arrêter son carrosse. En mettant pied à terre, elle se trouva nez à nez avec le père et l’enfant.

La pression de la foule les immobilisa un instant tous les trois. Des regards s’échangèrent. Armelle sourit à la jeunesse de la dame, à sa robe magnifique. Olivier rougit légèrement, détourna les yeux. Quant à la belle privilégiée, elle sentit, à la vue du minable couple, se serrer son cœur de femme, de mère peut-être ?

— Pauvres gens ! pensa-t-elle. Je suis sûre qu’ils sont à jeun ! La blondinette semble tenir debout par miracle. Et comme leur misère sait être décente !

Elle murmura aussitôt, presque intimidée, car elle sentait bien n’être pas en présence de mendiants vulgaires :

— Ma mignonne, voici pour toi…

Sa main droite offrait une bourse fort dodue… Mais ce geste demeura inachevé… Sans s’être concertés, instinctivement, Olivier de Sauves et sa fille se reculaient, le feu de la honte aux joues.

— Madame, fit le jeune homme en soulevant son feutre décoloré, nous ne demandons pas l’aumône !

Sur ce, il entraîna vivement Armelle au cœur de la foule bariolée. Ils descendirent le Pont-Neuf vers la Vallée de Misère, remontèrent quelques pas la rue des Trois-Maries, tournèrent à droite dans la rue Saint-Germain-l’Auxerrois et redescendirent la vilaine rue Ballu. Après avoir frôlé le bruyant cabaret du Veau qui tette, ils longèrent la triste façade de l’hôtel Cinq-Mars, abandonné depuis le supplice d’Henri d’Effiat, favori royal, conspirateur et traître à son pays. Puis, après cet hôtel et confinant au quai de la Ferraille, ce fut un mur sans fenêtres.

Olivier ne vit rien de tout ceci. Il ne regardait qu’en lui-même.

— Sotte fierté ! se gourmandait-il. J’eusse dû refuser avec moins de hâte et de morgue le don de cette charitable personne… J’aurais pu lui dire… lui expliquer… La malchance persistante m’a-t-elle fait perdre mes facultés d’élocution et même l’usage du bel air ?… Elle eût sans doute, en faveur d’Armelle, accepté de nous aider… Son argent ne pouvant toucher nos mains, elle aurait peut-être offert son crédit ?

« J’accepterais d’être majordome, maître d’hôtel, portier, piqueur, laquais même, afin de pouvoir nourrir, vêtir et loger ma pauvre enfant !

« Laquais, le sieur Olivier de Sauves ? Mais je porte d’or à la face de sable ! Mon grand-père était à Ivry et mon père à Rocroi ! Laquais, moi, un bon gentilhomme de Vendée ?

« Hélas ! au moins pour aujourd’hui, mieux vaudrait être valet repu que seigneur torturé par la faim !

12. La Fée Choquotte

Si le beau traîne-rapière avait été moins tourmenté par sa mélancolie, s’il avait regardé autour de lui, comme le faisait Armelle, en déambulant dans la rue Ballu, il lui eût été difficile de ne point remarquer un visage de connaissance…

En effet, dans la façade de l’hôtel de Cinq-Mars – toujours hermétiquement clos et comme abandonné – une fenêtre venait de s’ouvrir et, sur la barre d’appui guillochée, s’était accoudée une jeune femme richement parée.

De l’Hôtel de Soubise (aujourd’hui les Archives) à la porte Buci et de la Butte des Moulins à l’Ave Maria, Dame Myrtille avait une réputation singulière d’habileté. Elle était en quelque sorte la reine de la Vallée de Misère, dominant grands et petits, tantôt par la flamme enchanteresse de ses yeux de velours, tantôt par la cruauté froide de son regard impérieux. À l’instar de Janus, elle possédait deux visages, sous sa beauté ordinairement méchante. Ayant de l’or plein ses coffres, ouvertement et de haut Dame Myrtille dirigeait avec astuce et fermeté le cabaret du Veau qui tette. Sa clientèle, composée d’hommes d’épée, mais surtout de gens de sac et de corde, la soupçonnait d’avoir bien d’autres moyens. Secrètement, en ce milieu, on la surnommait : la Fée Choquotte.

Pour sa part, M. Nicolas de La Reynie en savait bien davantage. Mais ce qu’il connaissait était peu. Seul, le registre du Châtelet lui avait appris ceci, par l’immatriculation : « Myrtille Grimpart, femme de Godefroy Coquebar », le nom entier de la dame.

Nommé lieutenant-général de police en 1667 par Louis XIV lui-même, M. de La Reynie soupçonnait Myrtille de différents méfaits, voire même de certains crimes. Aussi, plusieurs fois avait-il commandé en personne une descente au Veau qui tette. Ceci, sans obtenir un seul résultat, car il ne connaissait pas l’existence de passages bien dissimulés, mettant en communication le cabaret avec l’hôtel de Cinq-Mars et ce dernier avec la maison inhabitée du coin du quai de la Ferraille.

En apercevant Olivier de Sauves, la tenancière du cabaret s’était d’abord refusée à ajouter foi au témoignage de ses yeux, pourtant excellents. Aussi, son premier mouvement avait-il consisté en un haussement d’épaules :

— J’ai la berlue. Un pareil homme ne peut hanter un tel lieu, surtout en ce piteux équipage !

Pourtant, elle ne se trompait pas. C’était bien là, à vingt pas d’elle, le héros de son unique et bref roman d’amour. Son cœur le lui jurait, en se hâtant de battre d’une manière tellement douloureuse qu’elle dut porter la main sous son sein gauche en murmurant d’une voix sans timbre :

— Lui ? Lui ? Mon Olivier ?

Son ultime mouvement fut dicté par sa prudence coutumière. Elle se jeta en arrière, ferma la fenêtre et se dissimula derrière un rideau… Pourtant, bien vite, elle s’en convainquit : Olivier gardait son calme désabusé, sa lourde résignation et ne voyait rien. Il semblait hors du monde. Rassurée, Dame Myrtille se congratula :

— Il ne m’a pas aperçue… C’est une chance ! Quelle bizarre dégaine ! Comme il a l’air triste et las ! S’il ne tendait pas le mollet et ne redressait pas la tête, il ressemblerait à l’un de mes sujets de la Cour Grobier… Comment a-t-il pu tomber aussi bas ?

Son expérience ne devait pas tarder à lui faire deviner la vérité :

— Il est venu ici dans l’espoir de louer sa lame. À ne pas s’y tromper, il crève de faim ! Un Olivier de Sauves doit être vraiment à bout d’expédients pour hanter la foire d’embauche !

Un sourire plissait déjà le visage de mauvais ange de la singulière commerçante lorsque, soudain, elle constata la présence d’Armelle, cachée auparavant à sa vue par sa petite taille dans ce va-et-vient perpétuel de passants miteux. Alors ses traits se durcirent.

— Sa fille ! C’est sa fille ! Elle est, d’ailleurs, la vivante réplique, le portrait de cette maudite Françoise de Rumelle… ma rivale exécrée de naguère ! Qu’est devenue cette longue fille dorée aux yeux clairs ? Elle doit être morte, puisqu’Olivier traîne sa fille jusqu’ici ! Un veuf ? Une orpheline ? L’enfer aurait-il voulu me venger ?

Elle eut un tremblement nerveux, cassa, d’un coup sec, une châtelaine d’or et fit à mi-voix :

— Mièvre résultat, c’est trop peu encore ! Je ne les ai pas vus souffrir. C’est un spectacle de haut goût… N’ai-je pas les moyens de me l’offrir ?

Sa lèvre supérieure se retroussa, comme celle de certains carnassiers flairant une proie.

— Ah ! Ah ! ricana-t-elle, ma revanche, pour être tardive, n’en sera pas moins savoureuse. Ce bel et méprisant Olivier va me régler bientôt mon dû ! Je le supplicierai, en son orgueil de noble, comme en son cœur paternel. Cela me paiera de ma déconvenue et de mon amour dédaigné ! La vengeance est un plat sans pareil !

Grande, brune, admirablement proportionnée, cette femme de vingt-six ans pouvait passer pour une créature admirable. Elle s’enorgueillissait d’une peau de jasmin. Ses extrémités eussent fait envie à une duchesse.

Mais, nous l’avons dit, Dame Myrtille inspirait plus souvent la crainte que l’admiration.

Était-ce dû à son allure générale, fort hautaine, à sa voix sèche et autoritaire, ou à l’implacable dureté de son regard noir ? Toujours est-il qu’on la trouvait plus redoutable que belle.

Elle portait des vêtements somptueux, dignes d’être exhibés à Versailles. Jupe de damas à falbalas, corps lacé à la gourgandine. Sa chevelure, s’élevant en plusieurs gradins, proclamait la science de son artiste capillaire. Sur sa gorge se nouait une cravate de dentelle, disposée à la diable, qui trois mois plus tard devait devenir à la mode sous le nom de Steinkerque.

Des bijoux magnifiques scintillaient à ses doigts. Beaucoup trop : une femme de goût n’en eût pas été si prodigue. Elle disait tout haut, négligemment :

— Ce sont des brimborions… des babioles… des cabochons… des perles fausses !

Elle mentait. Tout cela représentait un peu plus d’un million !

M. de La Reynie s’en doutait bien. C’est pourquoi il désirait tant connaître l’origine réelle de cette fortune…

Revenons aux sentiments agitant les bas-fonds de l’âme de la dame depuis qu’elle avait aperçu le père et sa fillette, et donnons la clé de ce cœur.

Myrtille avait vu le jour dans un lieu peu avenant : « la Conciergerie » de Niort. On appelait ainsi l’énorme donjon, seul vestige d’un château des comtes de Poitiers, où naquit la petite-fille d’Agrippa d’Aubigné, connue d’abord sous le nom de Mme Scarron et entrée dans la grande histoire sous ce titre : la marquise de Maintenon.

Le sieur Jules Grimpart était le gardien de ce donjon, pour lors transformé en prison. Il vivait là honnêtement avec sa femme Bertrande, une digne chrétienne, et leur unique enfant Myrtille, que la future grande marquise avait bien voulu tenir sur les fonts baptismaux, après avoir été elle-même baptisée.

Un jour, le jeune Olivier de Sauves, seigneur de quelques métairies niortaises, bayait aux corneilles, après avoir déjeuné en ville. Il vit la fille du « concierge » aux alentours du marché. Il la trouva séduisante. La petite « cerbère » le jugea irrésistible. Ils se sourirent. Ils babillèrent… Olivier revint… On parla fiançailles…

La mort subite de la mère de Myrtille changea bien des projets. Jusqu’alors tenue en lisière par la vigilance maternelle, la jeune fille révéla vite un caractère libre. Elle fut aperçue en compagnie de personnes peu recommandables.

M. de Sauves connut ces escapades. Droit, rigide en ses principes, il envoya un ami prévenir sa fiancée. Désormais, il ne pouvait plus donner suite à ses espoirs. Il se fit rendre la bague symbolique.

Myrtille en conçut un dépit extrême.

Ce dépit se transforma en une haine inextinguible à la nouvelle du mariage d’Olivier.

Il épousait, par amour, une des plus belles demoiselles des environs : Françoise de Rumelle, une « maraîchine », c’est-à-dire une habitante de ce marais poitevin où les routes et les chemins sont remplacés par des cours d’eau. Elle était aussi pauvre que lui-même, mais sa chevelure lumineuse, ses yeux bleus et sa loyauté constituaient la plus enviable des dots.

Dix années avaient passé…

Elles changèrent la vie de Myrtille sans lui faire oublier Olivier. L’abandonnée épousa un cabaretier de Niort, âpre, faux, habile, nommé Godefroy Coquebar. Sans s’aimer, ils firent bon ménage, unis par leur désir de voir s’emplir leur escarcelle. Godefroy, beau parleur, contait des histoires aux clients. Myrtille, par ses œillades et ses sourires, les retenait. On buvait ferme et longuement. Ils amassèrent de l’argent et vinrent à Paris où ils achetèrent le Veau qui tette.

Le mari de la jolie brune, quelque temps après, disparut de la circulation. Elle n’en parut ni moins joyeuse, ni moins hautaine. À ceux qui s’informaient, elle répondait avec désinvolture :

— Mon époux voyage sur les mers lointaines.

Bientôt, chacun parut avoir oublié son existence, à commencer par la principale intéressée.

Certains, malgré l’humeur altière de la dame, prétendirent la consoler. Ils furent vertement remisés ; d’autres reçurent des soufflets, voire même des horions. La belle était irréprochable.

13. Le cabaret du « Veau qui tette »

Ayant remué la cendre de ses souvenirs encore brûlants, Dame Myrtille quitta son poste d’observation et fit quelques pas dans la pièce.

C’était l’un des anciens salons de celui qui fut le bel Henri Coiffier de Ruzé d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, favori de Louis XIII et mortel ennemi du puissant Cardinal-Duc. Avec ses hauts miroirs, sa cheminée de marbre blanc, cette pièce formait un cadre digne d’une élégante. La Fée Choquotte des méchants drilles du cabaret voisin en avait fait sa chambre à coucher : un écrin blanc et bleu où se trouvait assemblé un mobilier de choix, en bois doré.

— Sarpejeu ! fit-elle, en s’admirant dans une glace de Venise, il s’agit de ne pas laisser s’envoler notre oison ! La nuit ne va pas tarder à descendre et il pourrait disparaître à tout jamais. Il me faut le capturer sur l’heure !

Ayant dit, Dame Myrtille ouvrit la porte de sa chambre et fut dans un noble escalier de pierre blanche à rampe de fer forgé. Parvenue au rez-de-chaussée de l’hôtel, au lieu de sortir dans la cour, elle ouvrit une porte bâtarde récemment pratiquée, à droite, dans la pierre de la muraille.

Aussitôt, le décor changea.

Plus de souvenirs aristocratiques, plus de festons, plus d’astragales ! La dame se trouva dans une pièce assez obscure, prenant jour sur une courette, grâce à une étroite ouverture défendue par des barreaux barbelés à chaud et rebroussés en dents de scie. Ses pieds, finement chaussés, enfoncèrent dans la terre humide.

C’était l’un des celliers du cabaret dont l’ouverture se trouvait située à l’angle des rues Ballu et Saint-Germain-l’Auxerrois. On y rangeait futailles et bouteilles vides. Parfois, on déposait là, pour la nuit, les ivrognes notoirement connus et surtout bons clients.

Dame Myrtille frappa ses mains l’une contre l’autre, en appelant :

— Holà, mes hommes ! Jugan, La Balafre ! Arrive ici, Joël ! Et toi aussi, l’Estafé !

Un bruit d’escabelles choquées, de jurons, de fourreaux d’épée et de lourdes bottes s’entendit aussitôt, tandis que l’on grommelait : « La Fée Choquotte ! »

— Voilà ! tonitruèrent à la fois un ténor et un baryton.

Une porte battit, laissa entrer un peu de lumière et de fumée de tabac dans le cellier, puis se referma bruyamment. Deux grands diables se tenaient avec respect devant « la patronne » du Veau qui tette.

C’étaient ses hommes de confiance, ses pourvoyeurs, ses spadassins. Le plus jeune, le plus grand, le plus solide aussi, était d’origine bretonne. Il se nommait Joël de Jugan et se prétendait gentilhomme. Ses dix-sept ans en paraissaient trente, tant la nature l’avait fait de complexion formidable.

Son compagnon, l’Estafé, appelé ainsi à cause de la balafre qui courait, fine et pourpre, de sa tempe droite à son oreille gauche, avait vingt ans. Sa maigreur trompait sur sa force réelle.

Tous deux, comme d’ordinaire, se dandinant à la façon des plantigrades et la main sur la coquille de leur brette, attendirent le bon plaisir de la patronne. Celle-ci ne les fit pas languir.

Elle décrivit Olivier et Armelle, puis indiquant du doigt la rue :

— Il me les faut tous deux, ici ! commanda-t-elle. De suite, allez !

Les bravi s’inclinèrent.

— Non, se ravisa la Fée Choquotte, c’est trop de deux hommes. Ta stature et ton air, Joël, pourraient effrayer la gamine. Son père refuserait de vous suivre… Il fait encore jour. On ne peut donc employer la force. L’Estafé ira seul.

Et, s’avançant vers lui, elle le saisit à l’épaule et lui coula dans le tuyau de l’oreille :

— Voici comment tu t’y prendras…

… Cinq minutes après, Olivier de Sauves, pisté par le malvoulant, revenait s’accouder au parapet du Pont, entre le quai et la Samaritaine. Ayant installé Armelle, il vit se camper devant lui un long gaillard, hilare et chapeau bas. Cet homme semblait connaître les usages. Il portait l’espadon. Son accoutrement, ni sordide, ni recherché, n’éveillait pas la méfiance. Le trait qui zébrait sa face le classait homme d’épée.

Il le laissa donc parler :

— Monsieur, commença l’Estafé en tâchant de prendre une mine agréable, je suis l’écuyer d’une grande dame. Elle vous a remarqué et vous veut du bien. Si vous consentez à la servir, elle est toute prête à se montrer généreuse…

Un espoir illumina l’âme d’Olivier.

— C’est sûrement cette femme élégante et jeune qui, tout à l’heure, non loin d’ici, voulut offrir sa bourse à mon enfant… se dit-il.

L’Estafé poursuivit, insinuant et doux :

— Êtes-vous disposé à être utile ?

— Je suis là dans ce but, répondit le père d’Armelle avec sincérité.

Le bravo de la Fée Choquotte s’inclina d’un air tout à fait gracieux. Il sourit même à l’enfant.

— En ce cas, fit-il enfin, prenez la peine de me suivre. Celle qui me dépêcha vers vous est noble, belle et de bonne maison. On traite mal les affaires quand les boyaux sont vides… Elle le sait… Ventre affamé… comme on dit… Je vais donc vous faire dîner d’abord.

— Et ma petite fille ? objecta Olivier, n’osant encore en croire le témoignage de ses oreilles.

— Si cette délicieuse marmaille est à vous, répliqua le drôle en s’essayant au style noble, elle aura part entière aux libéralités promises.

Ces mots si simples eurent le privilège d’éveiller une aube de béatitude au fond de l’âme enténébrée d’Olivier.

Fervent, son regard s’éleva, chercha Dieu dans l’azur, comme pour le remercier. Un sanglot noua sa gorge.

— Ma fille va manger ! dit-il avec une immense allégresse. Elle va manger !

Il ne songeait plus à lui-même, à cette serre plantée dans son épigastre, à la mollesse de ses genoux. Il n’évoquait pas non plus le prix dont il lui faudrait payer ce bonheur : voir sa blondinette, enfin repue, couchée dans un lit, dans un vrai lit, avec des draps, une couverture.

D’ailleurs, l’optimisme l’avait saisi dans ses douces mains : pourquoi suspecter les intentions d’une jeune dame de qualité, si distinguée et si charitable ? Car il croyait toujours avoir affaire à la sympathique inconnue du Pont-Neuf.

Prenant la menotte de la fillette qu’enchantait aussi cette proposition, il fendit la foule à la suite de son guide, remontant le quai de la Ferraille et tournant à gauche, rue Ballu.

— Je vous conduis, déclara aimablement l’homme de main de Dame Myrtille, au cabaret du Veau qui tette.

L’œil bleu du père d’Armelle exprima quelque surprise.

— Verrai-je là votre maîtresse ?

— Non, se récria l’Estafé, mille fois non ! Cette grande et honnête dame ne peut se montrer en un tel lieu… Ne vous l’ai-je pas dit ? Elle veut d’abord vous faire souper… Et où « se calfater le bec », je vous prie, sinon dans un cabaret ?

— C’est juste.

Armelle sautillait maintenant et ses yeux bruns reflétaient son allégresse. Avant peu, n’allait-elle pas, en compagnie de son papa chéri, s’attabler devant une bonne « trempée » ? Elle s’en pourléchait par avance. De la soupe ! Cela lui paraissait invraisemblable, miraculeux ! Depuis de longues semaines, elle ne connaissait plus que l’eau des fontaines, le pain rassis et les déchets de viande de gargotes en plein vent.

— Si je pouvais, dans cette maison, voir apparaître « le Petit Parisien », songeait-elle, quel dessert ! Comme cela, je serais, ce soir, tout à fait contente de ma journée !

Le père et l’enfant pénétrèrent dans l’antre de la Fée Choquotte comme en un rêve… Sa demi-obscurité leur parut être une illumination. Ils ne virent ni la salle enfumée, aux solives apparentes et noires de suie, ni les longues tables crasseuses encombrées de clients avinés, ni les nombreux pots de vin ou de cervoise.

Ils vivaient, hallucinés, sous la terrible dictature de leur estomac tordu par la faim.

S’ils eussent été moins épuisés et jouissant de toutes leurs facultés, ils se fussent sans doute rejetés en arrière dès leur premier pas dans cette atmosphère surchauffée et empoisonnée que traversaient les bruits cacophoniques des buveurs semi-ivres, les exclamations désolées ou furieuses des joueurs et, par-dessus tout, les appels, les cris et les menaces des batailleurs.

Triomphant des odeurs de tabac, de boissons variées, de sueur humaine, de cuirs qui rendaient odieuse l’atmosphère, un délicat parfum de volaille rôtie venait cajoler leurs narines.

Une légère défaillance les prit l’un et l’autre. Ils n’avaient plus de jambes. Si l’Estafé, goguenard et silencieux, ne leur avait indiqué, au fond de la pièce, une table et deux escabelles, ils seraient peut-être tombés, tant l’arôme leur était à la fois cruel et doux.

Sitôt qu’il eut placé les nouveaux venus, le long drôle joua des coudes et héla une maritorne grasse, lasse, rousse et borgne :

— La Marion, qu’on se hâte !

Et, comme elle grognait, toute chargée d’assiettes et de pots d’étain, il la saisit par son jupon et lui souffla dans le nez :

— Point d’affaire ! Ce sont là des invités de la Fée Choquotte.

Dès lors, ce fut de la magie !

La rousseaude s’activa. Elle eut dix mains, dix pieds ! En un clin d’œil, le père et la fille virent surgir une table dressée comme pour des princes – du moins, ces pauvres gens se figuraient cela. Une soupière de terre brune apparut, flanquée d’un pot de vin de Suresnes et de gobelets.

— Mange, Armelle ! disait Olivier avec de grosses larmes de joie qui coulaient sur son visage détendu.

 

Sans être vue, grâce à un dispositif spécial, Dame Myrtille observait la scène d’un œil froid. La penderie voisine de sa chambre à coucher permettait de voir, par un « espion » pratiqué dans la muraille de l’hôtel de Cinq-Mars, ce qui se passait au Veau qui tette, dans la salle basse.

En plaçant Olivier et Armelle au fond de cette salle, l’Estafé, en rusé compère, les avait mis dans le champ utile à la surveillance occulte de la patronne.

— Ah ! Ah ! ricana celle-ci, dont la vue était excellente, l’odeur de la soupe au fromage suffit à faire larmoyer nos gens ? Ils étaient à jeun, c’est l’évidence même ! Comme ils mangent avec rapidité ! Olivier doit bénir la « noble dame » dont lui parla l’Estafé. Le gaillard déchantera vite !

Mais une préoccupation vint la harceler :

— Je le tiens. Qu’en vais-je faire ? C’est à voir… Ici, je veux dire dans les parties inférieures et dans le « four » ignorés de ces messieurs du Châtelet, il m’est loisible de fignoler ma vengeance…

Un mauvais rire vint plisser affreusement son visage :

— Si je lui infligeais tour à tour la question préparatoire et la question préalable ? Je possède, céans, tous les instruments nécessaires de géhenne. N’ai-je pas le chevalet, ce coursier de bois au dos tranchant où le joli sieur de Sauves serait attaché, selon l’usage immémorial, avec des poids aux mains et aux pieds…

« Je dispose aussi d’un brodequin, remarquable instrument pour faire mourir lentement le gaillard le plus solide, après lui avoir broyé les jambes…

« L’Estafé et Joël de Jugan excellent à gonfler les patients d’eau brûlante, à l’aide d’un entonnoir, et ils se divertissent fort à égoutter le plomb fondu sur la chair vive… Ils trouvent ces régals trop rares… Voilà de la joie pour eux !

Sa haine caressait d’horribles images : Armelle assistant à la torture savante de son père et témoin de sa lente agonie.

— Si j’intervertissais les rôles ? se demanda-t-elle, en « intimidant » d’abord la mauviette blonde ?

Un incident violent, dont la salle de cabaret était le théâtre, vint faire diversion aux pensées de la brune épouse de Godefroy Coquebar et chassa ses hideux projets.

Par l’« espion » où elle collait son œil méchant, elle vit un des spadassins de la foire d’embauche, un hercule blond et rose, un des rares hommes pouvant oser regarder en face Joël de Jugan, qui venait de se lever de table, d’essuyer, d’un revers de manche, sa moustache empoissée de cervoise et, en passant à côté d’Armelle, sans doute mis en belle humeur par d’excessives libations, de lui tirer les cheveux.

Pâlir, serrer les lèvres, foudroyer du regard le bélître, se lever, marcher sur lui, le prendre au collet et lui appliquer sur la joue droite un soufflet qui retentit comme un coup de canon, cela prit à Olivier de Sauves à peine trente secondes.

Aussitôt, dans l’atmosphère embrumée du cabaret, une formidable clameur monta. Tout ce qui constituait la gracieuse clientèle de l’assommoir fut debout, grimpa sur les escabelles ou sur les tables.

Dame Myrtille pinça les lèvres à cette vue. Et elle pensa :

— Olivier vient de signer son arrêt de mort. L’homme marqué par sa dextre est peut-être la lame la plus experte de Paris.

« Il faut venir en droite ligne des marais poitevins pour oser souffleter Marcel de Remaille, chef incontesté des experts en colichemarde, pourfendeur diabolique, qui a reçu d’eux ce sobriquet, l’Assassin !

Et, constatant à quel point le geste du père d’Armelle remuait l’assemblée déjà fort avinée, elle fit à voix basse :

— En admettant l’impossible : Olivier capable de donner une leçon à ce professionnel, dix rouillardes se lèveront pour le châtier. Va-t-on me voler ma vengeance ?

Elle allait crier, avertir ses hommes, quand la stupeur la cloua sur place.

Olivier de Sauves et Marcel de Remaille, aidés par la complicité quasi automatique de l’assistance, se trouvaient maintenant face à face, en terrain dégagé, comme en champ clos. Devant son adversaire, le père d’Armelle, en dépit de sa taille pourtant fort au-dessus de la moyenne, semblait un petit bout d’homme, un pygmée. L’arme de la brute homicide, tel le glaive de Damoclès, le menaçait de haut en bas.

À la grande surprise de Dame Myrtille et de bien d’autres, loin de battre en retraite devant ces attaques verticales, très au-dessus de toutes les lignes prévues et comme tombées du ciel, Olivier avançait, avançait toujours, brave et têtu, tirant à la poitrine de son adversaire.

Celui-ci, fou de colère ou d’orgueil, chaque fois qu’il se fendait à fond, touchait le plancher à l’endroit précis occupé par Olivier avant sa marche. Acculé enfin à la muraille salpêtrée, il dut comprendre que sa dernière heure était venue, car trois fois déjà la pointe de la rapière adverse avait galamment égratigné son pourpoint de buffle.

Ô stupeur ! Le jeune homme ne voulait sans doute pas la mort du formidable Marcel de Remaille, car il se contenta de l’acculer contre la maçonnerie et de l’y maintenir, la pointe prête à lui percer le cœur.

Haletante, la foule regardait le géant, pâle, les yeux révulsés, la sueur au front. Elle ressentait comme l’avait pressenti Dame Myrtille, l’affront fait au spadassin.

Insoucieux du péril ou l’ignorant peut-être, après avoir joui de son triomphe pendant trois minutes environ, Olivier de Sauves cessa d’appuyer légèrement sur la poitrine du vaincu, rengaina, haussa les épaules et fit mine de retourner à sa place.

Aux mouvements de ses lèvres, Dame Myrtille crut le comprendre, il venait de jeter quelques phrases insultantes.

La clameur tempétueuse reprit. Vingt épées jaillirent comme par enchantement. Armelle, jusqu’alors bien sage, attentive au spectacle et évidemment tout à fait tranquille – était-elle habituée à de telles rencontres ? – pâlit affreusement et joignit ses petites mains. Elle devait prier… Un cercle de fer entourait maintenant son père, toujours calme et souriant.

Les dents de la patronne du Veau qui tette grincèrent.

— Vont-ils me le tuer ? Que font Joël et l’Estafé, ces pendards ?

Elle allait, contrairement à sa prudente habitude, quitter son poste d’observatrice, descendre un escalier dérobé et s’élancer dans la bagarre, fascinante et terrible, quand elle se rassura.

— Ah ! bien ! Très bien !

La flamberge au poing, Olivier de Sauves était devenu un véritable démon… Le cercle d’acier s’élargit, se brisa… Des épées furent rabattues, d’autres volèrent, çà et là… Un spadassin se tint le ventre, l’autre se massa l’épaule, un Allemand roux vomit du sang, cracha des dents. Ce fut prestigieux et ne prit que quelques secondes. On eût dit une féerie !

Le chemin était redevenu libre ; tranquille, l’air triste et doux, Olivier regagna sa place à table, comme s’il ne redoutait aucunement les suites de cette échauffourée… Il saisit son gobelet, le choqua en riant contre celui de sa fille, leva le coude et reprit son pain et son couteau… D’ailleurs, l’arme au poing, le Breton et l’homme à la balafre venaient de paraître.

— C’est un fameux luron ! songea Dame Myrtille. Un risque-tout comme il nous en faut ! Sang-froid, décision prompte, courage à toute épreuve, habileté, rien ne lui manque. Il serait grand dommage de se priver des services d’un pareil démolisseur d’hercules. Il peut et doit devenir un chef… un maître !

Elle fit un rapide calcul mental. Et elle, la commerçante ne s’endormait jamais longtemps.

— Il vaut une fortune, le gaillard !

Sur ce, abandonnant son observatoire, elle prit le chemin de la penderie obscure et rentra dans l’ancien salon du marquis de Cinq-Mars. Là, une suivante était en train d’allumer les chandelles d’un lustre de cristal.

— C’est parfait, déclara-t-elle de sa voix froide, tu peux me laisser.

Un moment, elle demeura debout au milieu de la pièce luxueuse, un pli de préoccupation lui barrant le front.

Certes ! il lui en coûtait de renoncer à se venger d’Olivier de Sauves, à le faire tourmenter en sa présence par ses bourreaux personnels ! Elle se fût certainement délectée à voir couler le sang de cet orgueilleux, à entendre grésiller sa chair. Impossible ! L’intérêt levait, en elle, une voix vraiment trop forte. Il fallait renoncer à cela. Sa revanche prendrait une autre forme.

Elle s’assit devant sa table à coiffer, se pencha et s’admira dans la glace.

— Si je voulais, songea-t-elle en souriant, combien il me serait facile de le reconquérir, d’en faire encore mon esclave. Bast ! À quoi bon ! Me voici revenue de ces mauvaises turlupinades. L’amour ne m’intéresse plus !…

« L’argent ! les bijoux ! À la bonne heure ! Voilà le vrai. Quand j’aurai gagné une grosse fortune, j’achèterai une charge pour Godefroy, une charge conférant la noblesse. Alors j’écraserai chacun, et surtout chacune, de mon opulence et de ma beauté ! Voilà un but ! Voilà qui vaut la peine de vivre !

Elle ouvrit quelques tiroirs, d’où elle tira des ustensiles de toilette et des produits de maquillage.

Olivier de Sauves ne devait pas reconnaître, en Dame Myrtille, l’enfant du « concierge » de Niort. Aussi la fine mouche fit-elle appel à tout son talent pour modifier son visage, parodier l’ouvrage du Créateur et le vieillir, pour un instant…

De fait, elle réussit de façon surprenante sa métamorphose. En cette femme d’une cinquantaine d’années, la peau fraîche sous des cheveux gris, le gentilhomme vendéen ne pourrait absolument pas retrouver son ancienne fiancée.

Elle appela sa camériste.

— Gertraud ! Faites dire à l’Estafé de venir me trouver avec la commission. Je suis prête !

Cinq minutes plus tard, le quidam se présentait, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, devant la table où le père et la fille, repus, heureux, se regardaient tendrement. Rien ne subsistait plus de la récente algarade, grâce à une lente et grave inspection de Joël et de son compagnon. Chacun savait les volontés de la Fée Choquotte : point de sang ! L’Hercule, humilié, s’en était allé boire ailleurs. Les autres avaient repris dés, cartes et gobelets, car la maîtrise d’Olivier de Sauves avait réussi à n’infliger à ses adversaires que de superficielles blessures.

Après s’être assuré que l’invité de sa « noble maîtresse » n’était point mécontent de la chère, il déclara :

— Je suis chargé, Monsieur, de vous conduire devant celle qui vous distingua…

Olivier se leva sur-le-champ et s’inclina courtoisement :

— Me voici à son entière disposition.

Puis, il objecta en regardant sa fille dont la tête blonde commençait à s’incliner vers la table :

— Et mon Armelle ?

— Votre jeunesse ? feignit de s’attendrir le spadassin. Ne vous mettez point martel en tête, mon gentilhomme. J’ai reçu l’ordre de m’en charger. Tandis que vous converserez doctement avec ma maîtresse – et la vôtre – je confierai cette chérie à une camerina.

Il ajouta, en baissant la voix :

— Celle qui vous porte un vif intérêt habite l’hôtel de Cinq-Mars. Vous pourrez y passer la nuit. L’audience terminée, vous trouverez votre fille pionçant du sommeil des angelots, dans une chambre contiguë à la vôtre.

— Soit !

L’image charmante de l’inconnue du Pont-Neuf, avivée encore par l’excellence du récent repas, continuait de hanter l’esprit du jeune homme et de donner tout apaisement à son cœur de père. Il songea avec béatitude :

— Les jours noirs sont peut-être finis… La mauvaise fortune semble se lasser de nous accabler sans trêve.

Il embrassa Armelle au front, en lui disant :

— À tout à l’heure mon trésor… Soyez bien sage. On va vous conduire dans un beau dodo. J’irai vous y retrouver sous peu.

Alors, l’Estafé arrêta au passage la grosse et rousse Marion et lui souffla :

— Occupe-toi de la gringalette.

Le père et la fille échangèrent des baisers, tandis que le drôle grognait :

— Hâtons-nous ! Vous aurez tout le temps dans votre chambre pour vous fricasser le museau.

Et il ajouta railleur à froid :

— Dirait-on pas une séparation éternelle ?

14. Le Petit Parisien

Le crépuscule commençait à jeter ses voiles sur le Pont-Neuf. C’était la clôture obligatoire de toutes les parades et attractions, car les promeneurs, curieux ou jobards, avaient hâte de fuir ces lieux avant la tombée totale des ténèbres. Les filous eux-mêmes retournaient à la Cour Grobier chercher pitance.

Certains d’entre eux, moins pressés, rôdaient autour du Veau qui tette ou autres turnes, en quête d’un mauvais coup ou de quelque regrat imprévu. Seuls, Messieurs les spadassins mettaient une digne lenteur à battre en retraite.

Au Théâtre des Prestiges, la journée n’ayant pas été bonne, le nez de chacun s’allongeait inconsciemment, comme pour imiter celui de la directrice, l’excellente Maman Toutou.

C’était une très puissante femme d’une quarantaine d’années, rieuse à son ordinaire, pleine d’entrain. Sa figure, un peu trop virile, avait des restes de beauté. Elle s’appelait, de son vrai nom, Rose Técla. Le hasard l’ayant fait rester fille, elle reportait toute l’affection de son âme sur les compagnons de son existence errante, bêtes et gens.

Elle charmait les chiens, d’où son sobriquet.

Par une des croisées du domicile monté sur roues qui confinait au « théâtre », on aurait pu voir l’athlétique silhouette de Rose, assise en face de son compagnon Plouff, tous deux occupés à compter devant une table.

— Autant dire qu’on n’a rien gagné aujourd’hui ! dit mélancoliquement Mme Toutou. Pourtant chacun s’est surpassé. Rarement vous vis-je, monsieur Plouff, réussir de plus extraordinaires cabrioles !

Un soupir du dénommé Plouff, ou autrement dit M. Isidore, fit écho à celui de Maman Toutou.

M. Isidore était long comme un jour sans pain. Associé de Rose Técla, il jouait le rôle de paillasse, de « clown » comme on dit aujourd’hui. Il gardait encore sur le dos son invraisemblable costume de parade, sa poudre et son fard.

— Vos élèves canins, fit-il d’une voix larmoyante, ont travaillé d’une façon merveilleuse… Et notre Henri, notre étoile, notre grand favori, « le Petit Parisien », a réussi, tantôt, à se surpasser lui-même… Tout cela en pure perte !

Tous deux se prirent à gémir :

— Nous allons droit à la faillite. Tout se détraque ! L’adjonction du « Petit Parisien », prodigieux désossé, bonimenteur inégalable, bossu imprévu et subit, avait pourtant remonté nos affaires… Mais…

— Mais il nous manque quelque chose, fit Maman Toutou.

— Je devine… l’élément gracieux, seulement représenté par vous, Rose.

— Tout juste, déclara la directrice. Il faudrait, pour toucher le public…

— Ce que possède la baraque de la gente Annie… Celle-ci fait le maximum ! Elle triomphe et nous dépérissons… Ah ! si nous avions un elfe, une fée, la Fortune, j’en suis sûr, viendrait alors nous sourire.

 

Sitôt la parade terminée, celui que Maman Toutou et M. Plouff appelaient tantôt Henri et tantôt le « Petit Parisien » s’était retiré dans son réduit personnel, en un coin de l’« entresort ». Il voulait changer de tenue, afin d’aller respirer un peu d’air avant de dormir.

Une simple serpillière tendue séparait « son appartement » de la pièce à tout-faire des patrons, où ceux-ci comptaient, sur la petite table de bois blanc, le revenant bon de la journée.

Il entendit donc leurs paroles.

Quand Maman Toutou et son associé exprimèrent le regret de ne pas avoir, dans leur troupe, une petite fille, le cœur du jeune garçon se contracta d’une façon bizarre. Aussitôt, il lui sembla revoir, juchée sur les épaules d’un grand diable à l’aspect minable, cette charmante fillette au visage d’ange, aux cheveux rutilants, cette apparition de grâce frêle et de joie candide à qui il avait envoyé un baiser théâtral.

Puis il éclata de rire, se morigénant de cet attendrissement. Une môme inconnue l’émouvoir ?… Devenait-il malade ?

— Allons ! Dehors !

Il quitta la roulotte sans bruit, croyant n’avoir été vu de personne. Pourtant une ombre féminine lui barra la route inopinément.

— Ne faites pas d’imprudence surtout, monsieur Henri, supplia une humble voix aux inflexions très tendres.

— Ah ! c’est vous, madame Bernard ? fit le promeneur en embrassant la nouvelle venue. Ne vous tourmentez pas pour moi. Je ne crains, vous le savez, ni Dieu, ni diable, l’un parce qu’il est pétri de bonté, l’autre, ma foi, parce que j’ai tellement de malice que je pourrais lui en revendre. À tout à l’heure !

Il disparut dans la direction de la porte Buci, tandis que Mme Bernard hochait la tête.

Cette Mme Bernard était la servante d’Henri. Servante bénévole. On l’a entendu : il l’appelait Madame, comme s’il voulait ignorer sa condition. Parfois même, il lui disait : « Maman Bernard ».

Les patrons du Théâtre des Prestiges ne savaient rien ni de l’un ni de l’autre de ces personnages. Ils se bornaient à les estimer grandement et à les aimer davantage.

Un jour s’était présenté à eux un garçonnet d’allure décidée, accompagné d’une dame d’environ soixante ans. Le petit homme avait dit :

— Je m’appelle Henri… Voici Mme Bernard. Elle voue son existence à mon service. Elle ne demande rien ; car je travaille pour elle. Elle sait coudre, broder et cuisine à merveille. Vous ne regretterez jamais de l’avoir accueillie. Quant à moi, voici mes talents…

Il avait fait une parade tellement éblouissante, ahurissante et vertigineuse que Mme Rose Técla et M. Isidore s’étaient sentis conquis. Sans désemparer, d’enthousiasme, avait été signé l’engagement du couple bizarre.

Henri avait douze ans. C’était un enfant blond et rose, extraordinaire, vif, vigoureux, délié, hardi. Tantôt son regard effrayait et tantôt il charmait.

On l’avait vu faire reculer des adultes. Il défiait n’importe quel acrobate des champs de foire. Il faisait trembler par son audace des cavaliers d’élite. Autour de lui, des hommes de guerre s’étaient pris à rêver tout haut :

— Corbac ! Quand ce petit-là pourra tenir une flamberge, il ne fera pas bon de vouloir lui barrer la route !

Il se jetait à l’eau tout habillé. On a su que son corps semblait obéir, se grandir, se rapetisser, devenir bossu ou bancroche, cagneux, tordu et soudain, tel un ressort débandé, reprendre sa jeunesse vigoureuse.

C’était une nature combative. Il parlait peu. On le surprenait rarement à rêver. Il aimait mieux agir… Et c’est pourquoi, tout en marchant, il réfléchissait au problème posé par Mme Rose Técla et M. Isidore.

On allait à la débâcle… Il fallait une petite fille…

Il s’arrêta soudain au beau milieu de la rue des Fossés-Saint-Germain (plus tard rue de l’Ancienne-Comédie), en face du café Procope, fondé trois années auparavant :

— Que sont-ils devenus, lui, le mélancolique traîneur de rapière, elle, la madone en miniature ? Ah ! si j’avais pu écouter mon pressentiment, si j’avais été libre de les suivre ! Maintenant je crois qu’il est trop tard… Cette infecte Vallée de Misère a dû les happer…

« Où iraient-ils, sinon en ces lieux maudits ?

« Les épreuves m’ont mûri précocement et je sais lire bien des choses sur les visages humains… La déveine s’acharne après ces deux-là !

« Si j’essayais cependant de les retrouver ?

« Qui sait ? Le salut est là, peut-être, pour Maman Toutou, pour Plouff et pour cette enfant malheureuse elle-même ? Je me souviens de sa mine pâlotte et de ses yeux cernés, fiévreux…

« Son père semblait être à bout d’espérance… J’en suis certain, la faim leur tordait les entrailles ! Oh ! penser qu’ils n’ont point soupé !

« Pauvres gens ! Avec nous, au moins, ils auraient leur pitance quotidienne assurée.

Il se fit une objection, vite résolue :

— Et moi ! Suis-je pas aussi bon gentilhomme ? Je le prouverai, l’heure venue, morbleu ! Mais, comme a dit M. le curé, primo vivere : la Vie avant tout !

Et, décidé :

— Il me faut les retrouver !

Aussitôt, faisant demi-tour, il repassa le pont tout entier et s’engagea dans l’écheveau puant et noir des ruelles descendant de la rue Saint-Germain-l’Auxerrois au quai de la Ferraille.

Qu’espérait-il trouver en ce sordide labyrinthe, en ce cloaque où les rares quinquets inventés par M. de La Reynie gênaient la vue sans diminuer l’ombre ?

Bien des hommes au cœur solidement trempé, et rassurés par la présence amicale d’une colichemarde, eussent mis de la répugnance à se hasarder en cette Vallée de Misère, où les exempts n’aimaient guère se montrer.

Là plus qu’ailleurs, la vie humaine tenait à peu de chose, sitôt le soleil couché.

Les rondes du guet donnaient des minces résultats, parce que trop régulièrement faites, à des heures connues, sur des itinéraires fixes. Le mieux était de ne pas se risquer dehors nuitamment.

Le jeune Henri semblait ne point se soucier des mauvaises rencontres. Il se savait agile. Il connaissait aussi certains coups de chausson qui vous étendent proprement un gaillard dans le ruisseau.

Deux ou trois fois déjà, sans s’en vanter auprès de Mme Bernard, il avait fait mordre la poussière à des pochards en rogne ou à des coupe-jarrets l’ayant pris pour une proie facile.

Il allait lentement, posément, l’œil aux aguets, l’oreille tendue. Parfois, il ouvrait la porte de quelque fétide cabaret, sans souci des injures ou des menaces. Sa mémoire n’oubliait pas les traits du malheureux loueur d’estoc, père de l’ange doré qu’il recherchait. Mais il ne revoyait nulle part ce visage émouvant.

Le hasard de sa promenade lui fit remonter la rue Ballu. Il fut intrigué par la première construction qu’il aperçut, à sa gauche, presque au coin du quai de la Ferraille. Elle était cubique et comme aveugle, sans fenêtres… Il lui sembla, était-ce une illusion ? entendre des pas, des jurons, une bousculade derrière ses mystérieuses et noires murailles.

Puis l’hôtel de Cinq-Mars, clos jalousement, attira aussi son attention :

— Pourquoi toutes ces précautions ?

Il flairait de louches tractations, de sombres choses, tout ce que pressentait, sans trop pouvoir le préciser, sa nature droite et noble.

Enfin, comme, songeur, il atteignait l’angle de la rue Saint-Germain-l’Auxerrois, il fit un bond subit, un vrai bond de fauve surpris dans la jungle natale et s’embusqua.

La porte du cabaret du Veau qui tette venait de s’ouvrir avec violence, projetant à la fois, sur le lugubre carrefour, la clarté des chandelles du bouge et des éclats de voix canailles.

En se dissimulant ainsi, Henri avait obéi à une sorte de mouvement réflexe propre à son tempérament : il était « en chasse ». Un rien l’alertait… Ses gestes précédaient ainsi sa pensée.

De son coin, il vit deux hommes sortir de l’antre bachique et criminel.

Le premier, de taille moyenne – c’était l’Estafé – portait sous son bras gauche un paquet oblong. L’autre, Joël de Jugan, tenait à la main une rapière.

La porte du cabaret refermée d’un coup de pied, le colosse bas-breton et son acolyte marchèrent vers la rue des Trois-Maries, en regardant à droite et à gauche, avec prudence. Ils tournèrent ensuite à gauche, allant vers le Pont-Neuf.

Intrigué, le Petit Parisien se mit à les suivre.

— Quel coup manigancent-ils ? Je n’ai vu leurs traits qu’à la lueur avare d’un quinquet, et pourtant je les tiens, d’ores et déjà, pour du franc gibier de potence.

Joël de Jugan et l’Estafé dépassèrent la Samaritaine dont les pilotis faisaient clapoter l’eau rapide de la Seine grossie par une crue récente.

La nuit pesait sur toutes choses comme un drap mortuaire. Le lieu était désert.

Henri, à demi-courbé, se faisant invisible, s’était glissé en rasant les murs, prêt, s’il le fallait, à se confondre avec eux. Après avoir passé la Samaritaine, il s’arrêta soudain, imitant ceux qu’il pistait depuis dix minutes. Il se disait :

— Ces deux escarpes ne sont pas venus ici pour rien… Vais-je leur tomber dessus comme la foudre ? La surprise aidant, je compte pouvoir m’emparer du colis suspect trimballé par ce grand flandrin et en avoir le cœur net !

« Ce paquet me paraît…

Il n’eut pas le temps d’achever d’exprimer sa pensée. Parvenu à la quatrième arche, c’est-à-dire juste au milieu du premier bras, l’Estafé avait fait un geste, celui de lancer quelque chose par-dessus le parapet de droite…

Il y eut un « floc » sinistre.

— Délicieuse soirée, gouailla Joël. Bon voyage !

— Et bien des choses chez toi ! salua l’Estafé.

Ils attendirent quelques secondes, se serrèrent la main et ils allaient se retirer, contents d’eux-mêmes, quand le Breton saisit le bras de son compagnon et lui demanda, tout ému :

— Ma doué ! Tu as entendu ?

— Oui, avoua l’autre, un peu inquiet.

— Pourtant, tu n’en as bien jeté qu’un…

— Ballot ?… Oui… un seul… Alors ?

Ils se penchèrent sur le parapet, essayant de sonder les ténèbres épaisses, mais, seule, l’ouïe les guida.

— Quelqu’un nage… fit l’Estafé.

— Oh ! Oh ! gronda Joël en serrant la garde de son épée, je ferai payer fort cher ce repêchage intempestif à celui…

— Tu sais nager ? demanda l’autre.

— Parbleu, affirma Joël. Étant gosse, en Armor, j’étais toujours fourré dans la mer.

— T’as de la chance, riposta son camarade. Moi, j’suis tout pareil à un chien de plomb. Et c’est dommage !

— Tout n’est pas dit !… J’irai s’il le faut… En attendant, on va l’asticoter.

Et, désignant un tas de pierres, le Breton proposa :

— Ouvrons l’œil… je veux dire : tendons l’oreille… Voici de quoi envoyer par le fond le canard assez fou pour se mêler de nos affaires.

Un instant après, tous deux se mirent à bombarder le fleuve avec des pierres.

Ils ne voyaient rien, mais ils entendaient l’eau gicler, clapoter, se diviser sous l’effort d’un nageur. Ils percevaient même une forte respiration, égale, aisée.

Sans doute seraient-ils parvenus à toucher Henri, à le blesser peut-être, car on a deviné l’acte héroïque du jeune garçon, sans un bruit de bottes et de fer parvenu soudain à l’oreille fine de l’Estafé :

— Le guet !… Changeons de méthode !

15. Combat en Seine

À l’aspect du paquet porté par l’escogriffe, le jeune phénomène du Théâtre des Prestiges avait tout de suite pensé :

— Il s’agit là d’un corps humain – mort ou vivant… Et d’un corps de petite taille… Celui d’un enfant peut-être ?

Une âme généreuse et pleine de pitié brûlait déjà dans l’enveloppe juvénile d’Henri.

Aussi, quand il vit le moins grand des deux malandrins balancer dans le fleuve l’étrange colis, la pensée qu’il pourrait n’avoir à ramener qu’un cadavre ne fut-elle pas pour l’arrêter. Il se hissa tout debout sur le parapet et plongea résolument dans le fleuve noir.

Quand il revint à l’air, à quelques toises de lui, l’objet venait, après un plongeon, de remonter à la surface avant de s’enfoncer de nouveau.

Henri tira sa coupe, atteignit presque ce qu’il cherchait et il allait le saisir, quand les gros cailloux lancés du haut du pont par les bravi de Dame Myrtille provoquèrent des éclaboussures qui l’aveuglèrent un instant.

Ayant pu rouvrir les yeux, il ne vit plus l’objet visé par ses efforts. Celui-ci avait dû être cueilli et emporté par l’un des remous du fleuve.

Il plongea un peu au hasard dans cette encre épaisse. Bientôt, ses doigts rencontrèrent quelque chose de soyeux.

— Une chevelure ! Je ne la lâcherai plus désormais !

Il remonta, halant ce qu’il pensait être un trépassé.

Le jet des pierres avait cessé. Il put donc s’accrocher à un des pilotis de la Samaritaine, reprendre haleine et tâcher de savoir s’il venait de sauver un être vivant ou plus simplement de permettre à un chrétien de dormir en terre bénite.

— Une fillette ! souffla-t-il d’une voix étouffée par l’émotion. Pardi ! je devais m’en douter, à sentir cette douce toison dans mes mains… Vit-elle ?

« Oui, le cœur bat… bien faiblement… Mais il bat ! Il me faut bien vite achever mon œuvre.

Un instant, il fut tenté de gagner la rive droite du fleuve. Elle se trouvait toute proche de son refuge actuel ; mais la réflexion lui enseigna la prudence :

— Les maudits qui tentèrent et de noyer cette innocente et de m’assommer si lâchement ensuite ont pu deviner le mauvais résultat de leur infamie. Mis en méfiance, ils doivent être cachés sur la berge…

« Ah ! je n’hésiterais pas un instant à les affronter, si j’avais trois ou quatre ans de plus et si je portais une épée ! À la vérité, je puis endormir l’un d’eux d’un coup de talon au creux de l’estomac… C’est l’enfance de l’art… Mais il y a l’autre…

« Il y a, surtout, cette enfant… Que deviendra-t-elle, si je suis blessé ou même seulement étourdi ? Allons, mon bonhomme, laisse, pour une fois, Lagardère obéir à la tentation du moindre effort !

Sur ce, réunissant les poignets de la fillette dans sa main gauche, et glissant sa tête entre ses deux bras élevés de façon à bien charger le petit corps sur son dos sans bruit, il se laissa descendre dans l’eau et se disposait à couper le courant pour passer sous l’arche, quand un corps noir, tombant devant lui, à grand bruit, l’obligea de faire une sorte de saut en arrière.

Qu’était-il arrivé ? Entendant la venue d’une ronde du guet, qui s’avançait du côté du Collège des Quatre Nations et allait s’engager sur le pont, le Breton avait alerté son camarade :

— Attention ! voilà les sergents ! Descends par l’escalier et suis le cours de l’eau sur la berge, puis prends un canot pour me venir en aide, s’il est besoin. Moi, je pique à la tasse, à la pêche de l’empêcheur.

Voilà pourquoi Henri avait dû se laisser dériver avec son fardeau. La chute étant unique, donc se devinant un seul poursuivant, il était sans crainte. Malgré la vitesse du courant, il n’avait que cette angoisse : être attaqué alors qu’il devait soutenir hors de l’eau sa noyée, ce qui l’eût mis en état d’infériorité. Aussi se laissait-il charrier dans le fil de l’eau, nageant de biais pour essayer d’aborder à la rive gauche, avant d’arriver au Pont-Royal, encore très éloigné.

Il venait de passer par le travers de l’ancien Hôtel de Nesle, quand il lui sembla voir une ombre plus noire courir sur la grève du Louvre. En même temps, du même côté, venant à sa hauteur, il devina sur l’eau une sorte de boule.

— Il n’y a pas de bouée par ici, pensa-t-il, ce doit être une tête.

En effet, il lui sembla entendre une respiration… Diable !… Il regarda à gauche et se vit élongeant une longue masse obscure, sans mouvement, qui dominait de peu le niveau du fleuve. Il s’en approcha, la toucha avec hésitation.

— C’est une estacade !

Au vrai, c’était un train de bois, ancré là, au milieu du fleuve. Henri ne fut pas long à s’en rendre compte. Aussi, y ayant découvert une sorte de guérite vide et qui devait servir à un marinier, il y déposa l’enfant, toujours évanouie, et s’éloigna du train, prêt au combat.

Il était temps. S’il y avait eu le moindre éclairage, ou si un rayon de lune avait pu s’insinuer entre les nuages opaques, il se fût mis en défense sans tarder, mais c’était partout des ténèbres d’Érèbe. Néanmoins, ses yeux, à peu près accoutumés à cette obscurité, crurent revoir la boule remarquée l’instant d’auparavant. Comme il cherchait à l’éviter, cette boule disparut. Puis, instantanément, il sentit ses deux pieds pris dans un étau et il dut plonger, entraîné qu’il était par un grand poids.

Malgré sa vigueur et son habileté, le pauvre enfant, appelé de force vers le fond, eut un instant d’angoisse. Comment allait-il s’y prendre pour s’arracher aux prises de son adversaire ? Un homme, après tout, un homme robuste et paraissant familiarisé avec toutes les pratiques de la natation…

Or, il était épuisé, lui, après ses recherches faites sous ces eaux tourmentées, après sa pêche miraculeuse et la récidive de ses plongeons, avec sa demoiselle inanimée, afin d’éviter d’être lapidé et de prendre chasse devant l’assassin acharné.

Avec une ténacité courageuse, dont on n’eût pu croire capable un aussi jeune garçon, Henri donna une secousse désespérée qui dégagea sa jambe droite, l’autre restant coincée comme par une « barre de justice ». Mais les deux mains d’Henri étaient libres. Tout en ménageant sa respiration, il eut une agréable surprise, en ayant la prescience des efforts que faisait maintenant son antagoniste pour regagner la surface et reprendre haleine.

Alors, joyeux, il remonta d’un bond, tout en gardant la position verticale, de façon à maintenir son adversaire dans l’élément d’asphyxie.

C’était bien calculé. Les doigts noués autour de sa cheville se détendirent.

En remontant à l’air, Joël de Jugan aspira tout ce qu’il put, appela à l’aide la vague silhouette de la berge et se laissa entraîner par le flot tumultueux. Cette fuite vers le Pont-Royal ne pouvait satisfaire Henri. Il ne devait pas permettre l’éloignement du champ clos. Ceci pour deux raisons : en premier lieu, parce qu’il lui fallait revenir au plus vite à la fillette ; ensuite, il avait l’obligation d’en terminer sans désemparer pour être à l’abri d’un retour offensif. Il lui avait semblé deviner un complice en quête d’une barque.

Il importait de ne pas permettre au bandit de s’esquiver et d’en terminer sur place. Il fonça donc dans l’eau impétueuse pour lui couper la retraite. L’autre lui envoya un coup de garcette sur le front. Bien qu’en partie aveuglé, il crispa, dans les cheveux passant sous sa main, ses doigts nerveux.

La lutte reprit, sauvage, acharnée ; heureusement pour le petit forain, la première attaque n’avait pas été favorable au bandit de Myrtille. Forcé de se soutenir, il lui fut impossible d’opposer ses bras au petit poing de fer de l’exaspéré sauveteur. Ce dernier lui pilonna le menton avec une telle furie qu’il perdit le sentiment et coula, juste au moment où une barquette se détachait de la rive du Louvre.

Malgré sa fatigue, Henri ne pensa pas à prendre le moindre repos. En avait-il le loisir ? Il regagna directement le train de bois, se hissa dessus, retrouva la guérite, reprit la petite fille toujours endormie, traversa en trois bonds les billes assemblées et reprit l’eau, pour gagner la berge vers l’endroit où le Pont-des-Arts débouche aujourd’hui sur le Palais Mazarin, derrière la muraille du quai.

Aussitôt après avoir mis le pied en terre ferme, sans prendre le temps de respirer, tout en serrant bien fort contre sa poitrine, pour la réchauffer, celle qu’il venait d’arracher plusieurs fois à la mort, il courut vers la place Dauphine.

 

Au Théâtre des Prestiges, on avait depuis longtemps fini le souper.

Maman Toutou, M. Plouff et Mme Bernard se regardaient en silence et avec mélancolie. Ils restaient groupés autour de la table de bois blanc où demeurait intacte la part du Petit Parisien : une jatte de soupe tiède, un chanteau de pain bis et un hareng…

Une chandelle éclairait la scène.

— Mon Jésus ! cria Mme Bernard, en voyant entrer brusquement son jeune maître tout ruisselant. Que vous est-il arrivé, monsieur Henri ?… Vous inondez le plancher…

Alors, elle aperçut un corps de fillette dans les bras du Petit Parisien et perdit momentanément l’usage de la parole.

— Vite ! ordonna Henri d’une voix brève, dépêchez-vous ! Occupez-vous de la petite ! Changez-la, réchauffez-la !

— Elle est morte ! se lamenta M. Plouff effrayé de la voir à l’abandon, pâle et inanimée.

— Non, monsieur Isidore, repartit le jeune sauveteur, mais il faut la secourir lestement, si vous ne voulez pas la voir trépasser !

Bien que Mme Bernard n’eût plus ses moyens oratoires, elle conservait toujours sa faculté de se dévouer. En un clin d’œil, elle débarrassa Henri de son fardeau et disparut derrière une toile tendue.

Alors Mme Rose Técla, sidérée jusque-là par la surprise, retrouva sa voix pour demander :

— Bonté du ciel ! Quelle aventure ! Serait-ce un drame ?

— Oui, Maman Toutou, et corsé ! je vous conterai cela un peu plus tard… Pour l’instant, il faut…

— En premier lieu vous sécher, ensuite vous restaurer, conseilla M. Isidore.

— Non, monsieur Plouff. Je vais d’abord faire atteler la roulotte et…

— Par exemple ! s’exclamèrent à la fois les associés.

— Il le faut ! insista vivement Henri. Et presto, s’il vous plaît !… Ça brûle !

— Bon ! Bon ! s’inclina l’excellent mime. Je me charge de cela. Puisque vous y tenez, on va partir ! Tandis que j’opère, occupez-vous un peu de vous-même… Vous êtes blanc comme un linge et vos lèvres tremblent.

— Oust ! décida à son tour la grosse femme, allez vous requinquer. Pendant cela, moi, je ferai réchauffer votre pitance.

Cette fois, le jeune garçon consentit. Il le pouvait, puisque M. Plouff préparait le départ immédiat de la roulotte.

Aussi, disparut-il derrière la serpillière délimitant sa propriété privée. Il expliqua, tout en se déshabillant :

— Maman Toutou, j’ai été chercher au fond de la Seine, par trois fois, celle qui vous manquait, puis j’ai dû la défendre contre un requin qui voulait la manger.

— Voyons, je ne comprends pas. Il me manquait quelqu’un ?

— Sans doute. Votre étoile !

— Êtes-vous devenu fou ? se révolta la directrice.

— Jamais je ne fus plus sage !… Écoutez et jugez : des sacripants ont jeté à la rivière cette pauvre enfant… La Providence m’a mis sur leur chemin. Elle m’a permis d’agir solidement et m’a aidé à triompher… Elle a donc des vues, car, vous ne l’ignorez pas, maman Toutou, elle ne fait rien sans motif.

— Je vous l’accorde !

— Et, à mon tour, je vous accorde la Petite Reine. Elle comblera le vide de notre baraque et fera sa gloire… Êtes-vous contente ?

— Ah ! monsieur Henri !

— Qui vivra verra !

 

Une demi-heure après, vêtu de nippes bien chaudes, lesté de sa soupe et de son hareng, le Petit Parisien passait chez Mme Bernard en lui disant :

— Je voudrais tout de même bien voir la frimousse de mon humide petit ballot ?

La bonne vieille l’accueillit d’un sourire, prit un bout de chandelle et alla éclairer la paillasse sur laquelle avait été étendue la fillette.

— Chut ! recommanda-t-elle… Ne troublez pas son sommeil, monsieur Henri ! On lui a sûrement administré une chose… vous savez, à faire dormir un chrétien comme un loir.

— Un soporifique ? Vous devez être dans le vrai, maman Bernard, car elle n’a point crié quand ce grand diable…

Il s’interrompit soudain, demeura béant à contempler l’enfant et porta la main à son cœur…

Le lumignon tenu par Mme Bernard venait de lui révéler le blanc visage d’archange et la chevelure d’or auxquels il avait pensé au cours de tout l’après-midi.

— La petite fille ! balbutia-t-il, avec une poignante émotion, la petite fille à qui j’ai envoyé un baiser… C’est elle ! Ah ! Dieu soit béni !

Des larmes parurent dans ses yeux…

Il avait, tout à l’heure, en parlant à Mme Rose Técla, évoqué la Providence, et voilà que celle-ci le mettait en face de cette madone de vitrail dont l’image n’avait cessé de le poursuivre.

Il se prit à rêver…

Mme Bernard grillait d’envie d’interrompre ce songe. Elle désirait, étant fille d’Ève, savoir le mot de cette énigme nocturne.

Mais jamais la vieille femme ne se serait permis d’interroger Henri. Elle le servait, en le respectant, comme s’il était son seigneur. Elle recevait de lui son pain. Elle attendait de lui, en tremblant, assaillie de craintes quasi maternelles, la réalisation de grandes et hautes destinées…

16. « Petite sœur »

Le lendemain, réveillé par le premier baiser de l’aurore, Henri fit une rapide toilette, prit sur la table un morceau de pain et, sans avoir réveillé personne ni même fait aboyer le chien, en virtuose, selon sa coutume, réussit à sortir de la roulotte.

Celle-ci, vers minuit, s’était arrêtée, sur l’ordre de M. Isidore, à l’orée du bois de Vincennes, non loin du village de ce nom. Si les frondaisons neuves s’emmitouflaient encore de brume nocturne, un rayon de soleil rosissait le front sévère du donjon, bâti par Charles V.

Ce spectacle plut au jeune « artiste » du Théâtre des Prestiges. À son âme indépendante, la nature était plus douce que la cité.

Après avoir fait, sur l’herbe, une série d’exercices compliqués dans le but de se maintenir en forme, et cajolé les élèves de Maman Toutou, enfin alertés par le lever du jour, Henri se mit à mordre, avec l’appétit de son âge, dans le quignon de pain bis constituant son premier déjeuner. Puis il marcha vers la forêt où commençaient à s’égosiller des chanteurs ailés.

Comme beaucoup d’êtres créés pour l’action, le combatif sauveteur réfléchissait surtout en marchant, sans savoir qu’il appartenait ainsi à l’école péripatéticienne fondée par l’illustre philosophe Aristote.

La brusque survenue dans sa vie de la fillette le bouleversait, à sa vive surprise. Il ressentait déjà pour elle un sentiment troublant, impérieux… C’était de l’amour… Un amour, certes, d’une précocité et d’une essence assez rares, infiniment pur et doux, un amour humain, cependant, et capable, comme on le verra, d’influencer longtemps le caractère et toute la vie de notre héros.

En ce moment, Henri se préoccupait assez peu de l’impression éprouvée par lui, il se tourmentait à chercher la raison d’un événement plus précis :

— Pourquoi a-t-on voulu se débarrasser de cette infortunée ?

Pourquoi l’avoir jetée en Seine ? M’y a-t-on poursuivi moi-même afin de l’achever ? D’ailleurs, et ceci n’est pas moins inquiétant, qu’est devenu son père ?

Cette recherche ardue lui mettait la tête en feu. Comment savoir ? Ah ! il se promettait bien de retrouver les fripouilles et de les châtier selon leurs mérites ! Une rage de justice le prenait. À la pensée qu’il n’était encore qu’un enfant de douze ans, des larmes lui mouillaient les cils :

— Agir, agir ! disait-il tout haut, voilà le désir de tout mon être ! Faire triompher le bon droit, défendre la faiblesse, protéger l’innocence, tel est, je le sens, le but de ma vie ! C’est comme une tâche dont je me sais chargé !

« Qui me confia cette œuvre ? Mystère encore ! Décidément, je me heurte toujours à ce mot-là ! Et puis, je finirai bien par déchirer ce rideau noir ! J’enverrai toutes ces canailles au pied de notre commun Juge ! Je rendrai cette petite fille à son père, et ma joie sera de les voir heureux !

Songeant ainsi, Henri avait repris le chemin du retour. Bientôt, il aperçut le royal donjon de pierre grise et enfin le campement devant lequel M. Plouff marchait de long en large, la tête penchée.

Le Petit Parisien, à sa vue, eut cette pensée non dénuée de malice :

— Ce bon M. Isidore doit se faire des cheveux blancs ! Il déteste les incidents, les complications, les ennuis, tout ce qui trouble le paisible trantran des journées…

En effet, le mime avait un visage bouleversé.

— Quelle aventure ! s’exclama-t-il en voyant apparaître le jeune garçon. Certes, je ne saurais vous blâmer, monsieur Henri, d’avoir sauvé cette jeune particulière. Une pareille pensée est loin de moi, et l’exploit accompli par vous me communique de l’orgueil. Je ne vous en veux pas non plus de nous l’avoir amenée, faisant ainsi confiance à l’élévation de notre cœur… mais…

Un grave sourire, qui n’était pas de son âge, naquit sur le visage d’Henri.

— Comment va notre Petite Reine ? demanda-t-il simplement.

M. Plouff leva les bras au ciel :

— Depuis son réveil, elle ne cesse de pleurer !

— N’est-ce pas naturel ? fit remarquer le Petit Parisien. Elle doit s’effrayer de se voir ici et réclame son père… Mettez-vous à sa place.

— En effet… c’est juste… c’est dans la nature, bredouilla l’associé de Maman Toutou.

D’ailleurs, celle-ci venait d’apparaître, la figure chagrinée. Elle expliqua :

— Quel désespoir ! Je donnerais je ne sais combien de recettes moyennes pour pouvoir tarir ces larmes et mettre obstacle à cette désolation. Mon cœur se déchire !

Et, s’adressant à M. Plouff :

— Je souffre comme si j’étais la mère de cette mignonne éplorée.

Cependant, le Petit Parisien s’était dirigé vers la roulotte. Devant le rideau de toile formant porte, il sollicita la permission d’entrer. La voix de Mme Bernard lui répondit :

— Mais oui. Peut-être, monsieur Henri, serez-vous plus heureux que nous ? La pauvre enfant ne veut pas être consolée, dirait-on… Elle n’écoute rien ni personne.

Un instant après, Henri se trouvait en présence d’Armelle. Les soins diligents de Mme Bernard avaient réparé les dégâts vestimentaires causés par l’eau. La fille d’Olivier de Sauves, caressée par un rayon de soleil, était vêtue de sa petite robe de percaline blanche, séchée pendant la nuit et repassée à l’aube. Sa chevelure couleur de miel, peignée au goût du jour, flamboyait, dans ce décor minable, comme un vivant brocart.

Armelle, étendue sur un grabat, pleurait toujours éperdument, les mains sur les yeux.

— Mademoiselle, fit Henri en s’agenouillant et en prenant une voix très douce, il ne faut pas vous chagriner ainsi… Vous allez abîmer vos jolis yeux, et cela fera de la peine à votre papa… Que dira-t-il en revoyant sa fille enlaidie ? Ne va-t-il pas la gronder en apprenant ce gros désespoir ?

Au son de cette voix aux tendres inflexions, lui parlant d’espérance, la petite fille écarta ses doigts afin de regarder qui s’exprimait ainsi.

— Oh ! fit-elle entre deux sanglots impossibles à comprimer, oh ! le Petit Parisien !

— Lui-même, déclara Henri de la même voix, tout en saisissant avec une douce autorité les poignets d’Armelle et en lui abaissant les bras. Et il reconnaît bien la gente spectatrice juchée sur les épaules de son papa…

Les larmes de l’enfant se remirent à couler.

— Mon pauvre papa ! Hier, je me croyais malheureuse… et pourtant j’étais avec lui ! Maintenant, je ne le verrai plus jamais !

— Allons, allons, fit Henri en tamponnant de son mouchoir le visage et les paupières de la blonde fillette, je vous assure que vous vous trompez… Vous le reverrez !

— Il est mort ! protesta Armelle avec des yeux agrandis d’horreur. On l’a tué !

Tout son petit corps se mit à trembler convulsivement.

Henri lui mit un bras autour du cou.

— Je vous promets de vous le rendre ! assura-t-il d’un ton si ferme, si sûr que Mme Bernard elle-même ne put s’empêcher de tressaillir. Elle pensait, à la fois fière et terrorisée :

— Il en est bien capable !

Était-ce aussi la conviction d’Armelle ? Une confiance illimitée naissait-elle, en son âme, rien qu’à la vue des yeux sérieux et résolus du Petit Parisien ? Qui le saura ?

Toujours est-il qu’elle cessa de pleurer et ouvrit la bouche toute grande en dévisageant ce singulier garçonnet.

Celui-ci reprit, du même ton :

— Puisque je vous ai sauvée déjà, pourquoi ne réussirais-je pas ? Il est moins difficile de pénétrer au Veau qui tette que d’aller faire des acrobaties dans le courant de la Seine en crue, sous une grêle de pierres d’abord, puis ensuite, des sauts de mouton épileptiques.

Armelle joignit les mains. Elle venait de comprendre tout ce qui s’était passé. Sa mémoire, endormie par le chagrin jusqu’alors, lui rendait l’horrible sensation d’étouffer et d’être glacée.

— Oui… murmura-t-elle… j’étais comme morte… froide, raide… des serpents se glissaient contre moi… Oh ! que j’avais peur… et froid surtout !

— Pauvre chérie ! soupira Mme Bernard.

— Alors ? reprit Armelle, des méchants ont voulu me noyer ?

— Bast, j’étais là ! fit remarquer Henri avec une emphase destinée à frapper l’imagination de l’enfant. Tant que je serai là, rien ne vous menacera, Mademoiselle, rien !

Il avait calculé juste. Le cœur d’Armelle s’ouvrait à lui. Il y entrait, entre la confiance et la gratitude. Il devenait le frère d’élection de sa petite protégée. Celle-ci lui tendit sa menotte droite avec une grâce exquise, puis souriant à travers ses larmes, elle dit :

— Pour vous, je serai toujours Armelle… votre petite Armelle… toute la vie !

Henri prit la main offerte et, le cœur empli de joie, demanda :

— Armelle… oui… pour moi… toujours… mais pour les autres ? Armelle qui ?

— Mon papa s’appelle le sieur Olivier de Sauves… il est gentilhomme. Et vous ? Je sais déjà comment je vous appellerai : Henri, n’est-ce pas ?

— Dit le Petit Parisien… compléta le jeune garçon en pâlissant un peu.

— Henri comment ?

Mme Bernard, en entendant cette question inévitable, fit un geste de frayeur, tandis que s’allongeait le visage d’Henri. Elle résolut de prendre la parole :

— Celui qui vous a sauvée, Armelle, celui qui retrouvera votre père est aussi d’un sang noble… Pour le moment, il porte le nom d’un hôtel en ruine situé non loin d’ici… Lagardère… Mais il vaut mieux ne pas trop faire sonner ce nom-là… Il peut avoir des représentants…

« De puissants ennemis me surveillent… ils m’ont ordonné de garder le silence… En temps et lieu, je le jure, Henri saura tout de même le nom de ses aïeux.

Pendant qu’avait parlé Mme Bernard, le jeune garçon était demeuré silencieux, le front baissé. Une violente émotion se lisait sur ses traits. Il en triompha, non sans un grand effort, et comme Armelle se remettait à pleurer en disant : « Mon papa est mort ! », il affirma, en caressant les boucles blondes de la fille d’Olivier de Sauves :

— Non ! Je vous affirme le contraire ! En attendant, Armelle, il faut me dire tout ce que vous savez, depuis le commencement… Pourquoi votre père vous a-t-il conduite en ce vilain cabaret ?

Entrés sur la pointe des pieds, Mme Técla et M. Isidore entendirent l’interrogatoire.

Au moment où Armelle en vint à parler de l’Estafé et à décrire sa louche personnalité, Henri s’écria d’une voix colère :

— C’est la brute qui vous portait sous son bras ! Ah ! je n’oublierai pas ces assassins ! J’en ferai justice ! Mais continuez, Armelle. Le moindre détail peut nous éclairer…

Armelle obéit. Elle conta tout ce qu’on sait : l’invitation de l’Estafé, l’entrée au cabaret, le bienheureux repas.

Quand elle en arriva à la scène du duel entre Marcel de Remaille et Olivier, chacun fut frappé de l’attitude d’Henri.

Ses yeux lançaient des éclairs, sa poitrine haletait, et on devinait que son cœur y battait avec une force accrue.

Maman Toutou regarda Mme Bernard et surprit un triste hochement de tête. Tout le monde savait la terreur de la bonne vieille : elle ne voulait pas voir son petit « Monsieur Henri » devenir un homme d’épée. Elle eût désiré le voir cultiver les lettres, les sciences et conquérir les diplômes, les parchemins, le bonnet de docteur gagné brillamment en Sorbonne. Trop beau rêve ! Les colichemardes, le seul récit d’une rencontre d’honneur emplissaient le Petit Parisien d’une joie farouche.

Henri confirma les craintes de Mme Bernard en disant à Armelle :

— Votre père est un gentilhomme digne d’envie ! J’ai ouï parler de ce grand spadassin Remaille… Il encanaille le métier des armes, le plus noble et le plus beau des métiers. Ah ! quand je serai grand !…

Puis, il continua de l’interroger :

— Et vous, Armelle ? Avez-vous souvenance de certains détails touchant votre enlèvement ?

— J’avais sommeil… si sommeil ! Quand mon père a suivi l’homme à la balafre, je me suis abandonnée dans les bras de la servante rousse, la Marion, comme on l’appelait…

— Marion ? nota Henri. Bien. On pourra faire caqueter cette maritorne… Continuez, je vous prie.

— C’est tout. Je me suis réveillée, ce matin, ici… Comment en saurais-je davantage ?

Henri haussa les épaules :

— On a drogué le père et l’enfant, c’est clair comme le jour. Celle-ci étant plus faible, succomba la première. Quel but poursuivait-on ? Pourquoi avoir attiré ces braves gens au Veau qui tette ?

M. Isidore fit observer :

— C’est un des endroits les plus mal famés de la Vallée de Misère. Cependant, ce cabaret n’a pas une réputation de coupe-gorge, comme tant d’autres. On risque, certes, d’y perdre au jeu, avec de fieffés coquins habiles à piper les dés et à biseauter les cartes, on a de fortes chances de s’y faire détrousser, mais si, du moins, j’en crois la voix publique – vox populi, vox dei – sa propriétaire, la Fée Choquotte, défend qu’on y verse le sang.

— Ceci est pour me rassurer, décida le Petit Parisien. Désormais, je ne redoute plus le pire. Non, le père de Mademoiselle n’est décidément pas en mortel péril.

Puis il demanda au paillasse :

— Tout à l’heure, je me disais avoir entendu certains propos, tandis que je roulais ma bosse… Je cherche en vain à me rappeler… Mon souvenir s’est-il estompé ? N’ai-je pas prêté une attention suffisante ? Ne pourriez-vous me rafraîchir la mémoire, monsieur Plouff ?

« Il était question, me semble-t-il, d’enlèvements d’hommes jeunes et courageux, destinés à être transportés aux Indes Occidentales ?

— Peut-être, opina l’autre en pâlissant. Entre nous, ce sont là des questions dont de pauvres banquistes ne doivent pas parler…

Le Petit Parisien retint un sourire pour ne pas blesser le brave garçon. Il ne le changerait pas ! M. Plouff avait un cœur de lièvre. Il craignait Dieu, le Roi plus que Dieu et M. le Lieutenant de Police plus que Dieu et le Roi réunis !

Pourtant, on aurait difficilement trouvé, dans le royaume, un homme plus délicat et plus honnête que l’associé de Maman Toutou !

Ayant ouï la réponse de M. Isidore, ou plutôt ce qui en tenait lieu, le sauveteur d’Armelle se désola in petto :

— La peste soit du trembleur ! S’il avait le cœur placé autre part que dans les tripes, je lui aurais demandé de m’accompagner au Grand Châtelet. Les gens du Roi l’eussent écouté. On leur aurait présenté Armelle… Les déclarations de ma gentille amie eussent déclenché une enquête. On aurait certainement fouillé le Veau qui tette et interrogé ceux qui vivent dans cet antre effroyable…

« Moi, hélas ! je suis trop petit. Personne ne consentirait à m’entendre ! Malgré tout, je ne veux pas m’avouer battu comme cela !

Il bouillait toujours du désir d’agir. Puisque M. Plouff, comme c’était à prévoir, n’osait intervenir en personne, il s’adresserait ailleurs.

— J’irai consulter les maîtres en fait d’armes, mes nobles amis !

Armelle n’avait cessé de le dévisager de ses grands yeux inquiets, aussi dit-il tout haut, afin de la rassurer :

— Je vais aller à Paris ce tantôt et je pense, sinon vous rendre immédiatement votre père, du moins pouvoir vous permettre la certitude de le revoir un jour. Je le retrouverai. Je tiens toujours ma parole !

Armelle ne s’étonna pas d’ouïr ces mots pourtant si imprévus dans la bouche d’un gamin de douze ans. Elle accordait au Petit Parisien un crédit sans limite. Elle lui voyait des mérites extraordinaires. Il n’était pas, à ses yeux, un pauvre enfant de la balle, un faiseur de tours de forces, un désossé, un équilibriste : il réalisait, à son estime, malgré sa veste usée, ses chausses déteintes et ses gros bas rouges, le type idéal du Chevalier.

Aussi, un peu plus tard, quand M. Plouff eut amené le poney destiné à Henri, la petite fille voulut-elle assister à ce départ. Elle vint, les yeux secs et pleins d’espérance, entre Maman Toutou et Mme Bernard avec qui elle avait déjà fait amitié.

Henri serra virilement les mains de ses amis. Quand il fut devant Armelle, celle-ci lui ouvrit les bras en disant :

— Je suis maintenant votre petite sœur, Henri… Embrassez-moi !

17. Cocardasse et Passepoil

Ce matin-là, le poney Cocorico filait doux, et Henri pouvait suivre son rêve : garder Armelle à ses côtés, lui apprendre l’équitation, les secrets de la marche sur la corde raide, ceux de la prestidigitation et aussi l’art de la parade, bref en faire une étoile de première grandeur. Il ne concevait plus maintenant l’idée de vivre sans elle. Cela ne l’empêcha de se souvenir de ses serments :

— Je me dois de tuer l’escogriffe qui balança ma mignonne par-dessus le parapet du Pont-Neuf et de dépêcher son pachydermique camarade à Belzébuth, s’il n’est pas resté envasé sous le train de bois. J’ai aussi promis de rendre M. Olivier de Sauves à l’affection de sa fille… Je tiendrai !

Il ajouta tout haut, en tapotant amicalement l’encolure de Cocorico :

— Pour obtenir Armelle en mariage, ne convient-il pas de demander sa main à son père ?

Ces mirifiques projets enfantins l’amenèrent, sans qu’il s’en fût aperçu, jusqu’à la porte Saint-Antoine, et il fut tout surpris, quand Cocorico s’arrêta par force, pris dans un encombrement, de distinguer la silhouette chagrine de la Bastille.

Après avoir, selon l’usage, fait la queue à la porte fortifiée de la ville, Henri prit la rue Saint-Antoine, au grand émoi de sa monture apeurée par les cris venus d’un marché ambulant, par la rumeur incessante de la cité et surtout par le voisinage d’une quantité incroyable de carrosses, de chaises à porteurs, de voitures publiques, de carrioles paysannes et de cavaliers qui encombraient la grande artère parisienne.

Il prit ensuite la rue de la Tissanderie, obliqua sur la gauche, vers l’Hôtel de Ville, traversa la place de Grève et gagna par un fouillis de boyaux étroits, la rue Croix-des-Petits-Champs, à deux pas du Louvre, où ceux qu’il voulait consulter tenaient académie de bravoure et de science.

Les maîtres en fait d’armes dont l’amitié emplissait d’aise l’âme du jeune Henri se trouvaient par hasard inoccupés.

En entrant, avec un immense respect, dans la salle d’armes, lieu sacro-saint pour lui, Henri aperçut ceux qu’il venait consulter.

Il s’attendrit à leur vue, en se rappelant que ces hommes d’épée l’avaient tiré d’affaire certain jour où il défendait Mme Bernard injuriée et bousculée par une douzaine de vagabonds plus grands que lui. Cela se passait dans la Cour des Fontaines, devant le Palais-Royal.

Henri n’était pas encore engagé par Maman Toutou. Il plongeait, au Pont-Neuf, pour aller chercher, dans la Seine, des pièces d’argent lancées par des courtauds de boutique. La pauvre vieille vendait des talmouses sous la voûte de l’hôtel Montesquieu.

L’arrivée des escrimadores avait sauvé la vie du jeune acrobate.

Quand il entra dans leur royaume, l’un d’eux fourbissait des armes en ronronnant une chanson gasconne, tout en louchant vers un verre et une bouteille placés à sa portée, l’autre, sagement assis sur un tabouret, se penchait sur un livre.

Le premier de ces gaillards se nommait Cocardasse junior. Il était Toulousain de naissance, son accent le révélait assez. Sa tignasse brune était si abondante et si frisée qu’il semblait coiffé d’un bonnet d’astrakan. Des moustaches en crocs démentaient la douceur veloutée de sa voix méridionale.

L’autre, Amable Passepoil, formait un parfait contraste avec son associé. Il possédait un visage disgracié, mais éclairé par des yeux de rêveur, des yeux azurés de sentimental. Il parlait du nez, comme il sied à un Normand originaire de Villedieu-les-Poêles. En raison de sa tournure cafarde, parce qu’il avait été valet de barbier et pileur de drogues chez un apothicaire, on l’appelait volontiers frère Passepoil.

Cocardasse, fort beau coquin, jouait les braves au naturel. Passepoil, couard de naissance, se montrait courageux quand il ne pouvait pas faire autrement. Mais alors, tel un mouton enragé, il devenait terrible.

Sans le savoir, tous deux mangeaient leur pain blanc le premier. Ils étaient, ces prévôts d’armes, à la plus belle époque de leur existence ; jeunes, forts, ardents, on ne leur connaissait guère de rivaux en leur art, et leur salle ne désemplissait pas.

Plus tard, leurs passions devaient leur jouer de méchants tours. En attendant, ils se frottaient à la meilleure noblesse du royaume et gagnaient largement leur vie.

— Capédédiou ! fit Cocardasse en voyant paraître le jeune visiteur, est-ce que la maman Bernard serait défunte ?

— Mais, c’est le petit Lagardère ! nasilla Passepoil, en tournant ses yeux pleins de ciel vers Henri qui s’était arrêté, intimidé, au seuil de la salle tapissée de plastrons, de masques et de fleurets.

— Eh ! sandiou ! continua Cocardasse junior, il sait tenir sa promesse, le pôvre : « Quand la mère Bernard ne sera plus, j’irai chez vous ! » As pas pur ! pitchoun. Approche ! nous tiendrons la nôtre de promesse : « Tu seras ici chez toi, couquinasse ! »

— Mon maître, fit Henri en s’avançant, Mme Bernard, malgré son grand âge, a toujours bon pied, bon œil…

— Grâce à Dieu, ventre de biche ! interrompit bénignement Amable Passepoil.

— Et j’ai, moi, continua le Petit Parisien, comme premier devoir, celui de gagner son pain. Elle eut soin de mon enfance… Malgré sa pauvreté, elle me fit apprendre le latin, la grammaire, l’histoire et la géographie…

— Té vé ! Nous t’enseignerons des choses bien plus belles, coupa Cocardasse ; surtout plus utiles à un bon compagnon ! les irrésistibles coups droits, propres à embrocher un malotru, les coups à fond, les fendants propres à couper l’oreille des bélîtres.

— On te fera comprendre, mon petit ami, expliqua Passepoil en mimant et nasillant, comment tout coup à fond peut être évité à l’aide de parades…

— Je sais, soupira le jeune forain, je sais ! Ne me déchirez pas le cœur davantage, mes maîtres, en me décrivant de telles délices… Ça sera pour plus tard, comme j’en ai ferme intention, quand Dieu le permettra !

— Pécaïre ! c’est grand dommage ! répliqua Cocardasse tout en lampant un grand verre de vin blanc. Enfin, quand tu voudras… Je te l’ai prédit : tu feras, plus tard, un joli cœur, un vrai Parisien, quoi !

« En attendant, dégoise ! Quel bon vent t’amène en présence de maître Cocardasse junior et de son péquit prévôt ?

En dix minutes, Henri eut conté l’affaire aux escrimeurs.

Un silence succéda, puis les braves se regardèrent et, d’un même geste, se grattèrent l’occiput, signe irréfutable de leur pareille préoccupation.

— Que t’en semble, Passepoil ?

— Cocardasse, qu’en dis-tu ?

Et ce fut encore un silence, pesant lourdement comme une pierre de sépulcre. Pendant cela, Henri songeait, douloureusement surpris :

« Vont-ils avoir la tremblote comme un simple M. Plouff ? »

Passepoil prit enfin la parole :

— Petit, à boutonner chaque jour les plus hauts personnages de la Ville, et même de la Cour, nous sommes parvenus, tu le comprends, mon noble ami et moi, à savoir le fin du fin…

— D’autant plus, caramba ! intercala Cocardasse, que frère Passepoil, en qualité d’ancien valet de barbier, s’entend assez à tenir le crachoir…

— Et à faire aussi parler les gens…

— J’allais le dire, mon cher bon !

— Eh ! bien, continua le Normand, je vais t’apprendre ceci, mon fils : il est inutile d’aller voir les Messieurs du Grand Châtelet… Le cabaret du Veau qui tette ne leur est pas inconnu. Ils y ont fait maintes descentes, présidées par M. de La Reynie en personne…

« Or, sachez-le, petit ami, la patronne de ce vilain lieu, la Fée Choquotte, ainsi appelée par ces ruffians, est plus rusée que M. le Lieutenant Général de Police et met dans sa poche MM. les officiers de robe courte. Elle garde son secret !

— Nous connaissons fort bien, dit Cocardasse junior, les bravi de la donzelle… Ce ne sont point de mauvaises lames, mais ils déshonorent le noble métier des armes par de louches complaisances. Le long drille se nomme l’Estafé, l’autre Joël de Jugan. Je les mets dans le même sac que le bandit appelé Marcel de Remaille. Ces gens se frappent dans le dos, qué !

— J’en ai déjà tenu un sous moi… Et je les aborderai de face, s’écria Henri. Je vous le jure, le moment venu, rien ne pourra les soustraire à ma vengeance !

— Brave petit coq ! s’attendrit frère Passepoil.

— En attendant, fit le jeune garçon d’une voix désolée, ma petite amie ne verra plus son père !

— Heu… hésita Passepoil, nous ne disons pas cela… fanfan… Cependant, tu comprends, mettre le nez là-dedans peut nous valoir de sérieux ennuis et dame…

— Dans notre métier, compléta Cocardasse, en frisant sa formidable moustache noire, il faut du tact… Nous voyons des garçons de tout acabit !

Il se leva, soupira, se servit un nouveau verre de vin blanc, tandis que frère Passepoil lâchait son livre. Puis tous deux se grattèrent encore la tête.

— Est-ce le danger qui vous arrête ? eut envie de demander l’artiste du Théâtre des Prestiges.

Il se contint. Un Cocardasse et un Passepoil ne pouvaient pas être arrêtés par la crainte du péril. D’ailleurs, le Méridional expliqua :

— Ah ! s’il n’y avait pas le métier ! C’est cela, vois-tu, l’honneur, le panache…

— Je comprends, fit Henri, vous risqueriez de perdre des clients à vous mêler de l’affaire en question ?

— Voilà où le bât nous blesse, avoua sans pudeur le Normand.

Il fit le geste de palper de l’argent et poursuivit :

— Ceux qui paient le mieux ne sont pas toujours les plus honnêtes… Beaucoup de franches canailles sont aux gages de la patronne du Veau qui tette

Cependant, Maître Cocardasse, avec la mine d’un homme dont la résolution est prise, s’avança vers Henri et lui mit la main sur l’épaule.

— Fiston, proclama-t-il, sache d’abord ceci : le papa de ta blonde protégée est vivant. On disparaît au Veau qui tette, sans pour cela être saigné. Voilà un point d’acquis. Pour le reste, mon petit prévôt et moi, nous ne pouvons rien faire. Tu agiras quand tu seras grand.

« Viens donc à nous, dès que tu le pourras et, sangdiou ! nous ferons de toi une des meilleures lames du royaume. Alors, avec ton épée, tu pourras accomplir monts et merveilles !

— Enfin, compléta Passepoil avec un geste bénisseur, patience et courage ! Voilà le meilleur conseil de vrais amis, ventre de biche !

 

Ce soir-là, tandis que la nuit s’emparait du bois de Vincennes, Henri, tout en berçant le chagrin de sa petite « sœur » lui disait :

— Monsieur Olivier de Sauves est vivant. Mes grands amis m’en ont donné l’assurance formelle. Sèche donc tes pleurs, Armelle. Tu as ma parole sacrée de retrouver ton papa, donc, je te le rendrai ! Jusque-là, fais-moi confiance. Je te prends sous ma protection, moi qui n’ai jamais failli à mon devoir, foi de Lagardère !

— Lagardère ? déclara la fillette, comme j’aime ce nom ! Il sonne clair et gai. Ah ! je serais bien contente si c’était ton vrai nom !

— Il me plaît aussi, fit Henri en baissant la voix, et j’aimerais beaucoup à m’appeler Lagardère… Toutefois, peut-être mon vrai nom est-il encore plus joli… Tu le sais, un secret plane sur ma naissance… Les égards à moi témoignés par Mme Bernard, ce qu’elle a dit devant toi ce matin encore, tout me permet de croire à la noblesse et à l’antiquité de ma race.

Et il expliqua ceci : bien des fois, il avait tenté de faire parler la bonne vieille. Elle s’était toujours, avec une énergique douceur, refusée à lui faire connaître la vérité. Henri était trop jeune encore.

— Trop petit ! Trop jeune ! conclut-il avec dépit. Voilà le refrain dont on me rebat les oreilles, à moi… Or, je brûle du désir de lutter, de me conduire en homme… Ah ! quand je pourrai tenir une épée !

Si bas qu’eût parlé Henri, la vieille femme, occupée à ravauder au fond de la roulotte, entendit ces confidences. Elle posa son ouvrage, se signa dévotement et ses lèvres murmurèrent :

— Seigneur, écoutez la supplication de votre servante, protégez cet enfant à qui j’ai voué mon existence. Il m’effraie. Je redoute pour lui une vie tempétueuse. En ses veines, bouillonne le sang d’une race prompte à la colère, aimant jouer le tout pour le tout.

« Poussez cette petite Armelle, si douce et si jolie, à substituer sa volonté à la mienne, quand je ne serai plus là. Seigneur, qu’elle soit le bon ange de mon Henri, suprême surgeon des Lagardère !

DEUXIÈME PARTIE

LES COMPAGNONS DE LA TORTUE

1. Le destin d’Olivier de Sauves

Olivier de Sauves, lorsqu’il quitta, en compagnie de l’Estafé, la salle du Veau qui tette, fut étonné d’avoir à descendre à la cave, puis de suivre, derrière son guide tenant une chandelle, un long corridor souterrain où l’eau suintait, où l’on entendait fuir, en criant, des rats énormes.

Il observa d’un ton plaisant :

— C’est ici le retrait des rongeurs et des araignées. Vous me faites faire, l’ami, un assez singulier parcours ?

En toute autre circonstance, la maigre, la longue brute qu’était le bravo de Dame Myrtille eût répondu par une insolence, une grossièreté ou même par un terrible coup de poing. Mais le souvenir, encore trop chaud, de la rencontre d’Olivier de Sauves et du spadassin Marc de Remaille le dissuada d’écouter son caractère… Le père d’Armelle portait au flanc sa redoutable brette… Il avait droit au respect !

L’Estafé se contenta donc de grogner quelques mots inintelligibles et de presser le pas.

Le couloir secret qui, on l’a deviné, reliait le vide-bouteilles mal famé à l’ancien hôtel de Cinq-Mars, ayant été franchi, l’Estafé ouvrit une porte de fer à l’aide d’une clé tirée de sa poche et fit signe à celui qu’il pilotait :

— Passez, Monseigneur !

Olivier haussa les épaules. Était-ce d’avoir senti l’ironie du drôle ou de se trouver encore devant des mystères qu’il jugeait absurdes ?

Un escalier de pierre en vis de Saint-Gilles s’offrait à sa vue tandis que l’Estafé refermait la porte avec bruit. Éclairé par la chandelle, il lui fallut monter, monter sans fin… On arriva ainsi dans des combles où se trouvaient entassés de vieux objets hétéroclites : ustensiles de ménage ou de cuisine, meubles démolis, fauteuils éventrés, morions, épées, cuirasses rouillées et hors d’âge, ballots bien ficelés, paquets de vêtements d’où s’envolaient des mites, bref, on fut dans un capharnaüm remarquable que l’on traversa rapidement en silence, car le porteur d’estafilade semblait obéir à l’une des règles en vigueur chez les Pères trappistes.

Au fond de ce grenier, une porte fut encore ouverte. Alors Olivier se trouva sur un petit palier. Devant lui s’apercevaient les marches d’un escalier étroit, évidemment de service…

Un peu agacé, le père de la mignonne Armelle prit pourtant le parti de rire :

— Je parie, dit-il, qu’il va falloir maintenant redescendre ? Ai-je gagné ?

L’Estafé inclina son front bovin et consentit à émettre ces paroles :

— À peu près…

Il passa devant le jeune homme :

— Ces marches sont roides… je vous éclaire…

Au moment où le Poitevin calculait qu’on avait dû descendre deux étages, son guide s’arrêta, frappa à une porte et attendit.

Bientôt l’huis s’ouvrit doucement et le joli visage de Gertraud, la camerina de Dame Myrtille, apparut, tout souriant.

Elle fit une révérence, à la vue d’Olivier qui, poliment, comme le Grand Roi le faisait à la vue d’une femme quelle qu’elle fût, salua d’un geste large.

Babette Gertraud tenait un candélabre à six bougies, fort luxueux.

— Monsieur, chanta sa voix bien timbrée, si vous voulez bien prendre la peine de me suivre ?

Ayant opiné du chef, Olivier s’engagea dans un long couloir, non plus suintant et noir, mais peint et clair. De temps en temps, la domestique se retournait, aimable, et son œil malicieux cherchait celui de ce garçon qu’elle trouvait manifestement à son goût. Le père d’Armelle plaisait aux dames.

Enfin, elle introduisit le visiteur dans une fort belle pièce, éclairée par un lustre, décorée avec un goût très sûr, ornée de bonnes peintures et alla frapper à une porte impressionnante, à double battant, surmontée d’un trumeau exquis. Une voix de femme s’entendit, claire, harmonieuse, mais autoritaire :

— Introduisez, Gertraud !

Et le pauvre Olivier recula, comme ébloui…

Après les affres de ces derniers jours, l’horreur d’avoir entendu, deux heures plus tôt, sa chérie lui demander du pain, la honte de s’être exhibé, à la Foire d’Embauche, pour chercher à qui louer son épée, l’inquiétude – pour son Armelle – de manger, au Veau qui tette, à côté de ces crapules et de ces assassins à gages, après, aussi, les légitimes émotions du duel et de l’échauffourée, il se trouvait brusquement devant ce que la civilisation et la fortune peuvent offrir de plus délicat.

Il reçut au cœur la vision d’une femme jeune, parée, très belle.

Au dernier moment, reprise, peut-être, par un accès de coquetterie ou cédant – qui sait ? – au souvenir de son ancien amour, Myrtille avait renoncé à la perruque grise et aux rides dessinées sur sa peau de jasmin.

Un maquillage quasi génial montrait à Olivier de Sauves une femme blonde, très blonde, au teint vif, aux yeux allongés, dans laquelle il ne reconnut pas sa première fiancée, la Niortaise, la brune demoiselle Grimpart aux yeux un peu ronds, à la peau mate et très blanche. La voix même ne lui rappela rien, car elle était basse, comme enrouée, quand la ravissante créature daigna dire, en tendant sa main constellée de diamants :

— Monsieur, je serais charmée de pouvoir vous être de quelque utilité.

Olivier baisa la menotte offerte avec une grâce naturelle qui toucha le cœur de la méchante fée.

L’Estafé s’était évanoui, sitôt la porte refermée.

— Prenez un siège, fit Dame Myrtille.

Elle se posa avec grâce dans un fauteuil, tandis que le jeune homme se demandait, un peu de sueur au front :

— Est-ce un rêve ?

Olivier de Sauves était un homme, et un homme jeune, ardent, vigoureux. Il se savait seul avec cette charmeuse et regardait, non sans émotion, ses bras nus, son cou délicat, ses épaules nacrées et ce sillon, attirant, de la gorge des femmes à demi décolletées. Depuis son veuvage, il ne connaissait plus les douceurs de la tendresse féminine…

Myrtille vit ce trouble et s’en réjouit malgré elle. Ce genre de femme se croit à l’abri des flèches d’Éros, et s’étonne toujours d’en ressentir l’atteinte.

Elle regarda donc plus doucement le père d’Armelle, tout en songeant :

— S’il m’attaque, je succombe…

« Un baiser donné par lui me trouverait molle et consentante… tant pis ! Fiat !

Mais déjà Olivier s’était repris. Le spectre de la misère se dressait devant lui. La faim, la maladie, les soucis ne portent guère à honorer Vénus. La somptuosité de ce salon, l’élégance heureuse de cette femme firent contraste soudain avec la détresse où se débattait le Poitevin malchanceux.

Il aurait pu vaincre en se montrant lui-même ; il se laissa dominer, il s’offrit en victime expiatoire en se souvenant que le pain de sa petite fille dépendait maintenant de la charité de cette blonde déesse. Une timidité affreuse le glaça : celle du solliciteur aux abois, celle de l’homme en quête de nourriture pour sa nichée.

Myrtille haussa d’une façon imperceptible ses épaules magnifiques. Elle lisait clairement dans cette âme : Olivier n’oserait pas…

Sachant qu’il se figerait dans son attitude trop humble, elle prit le parti de parler la première, en surveillant sa voix :

— Passant tantôt sur le Pont-Neuf, j’ai été touchée, dit-elle, de votre infortune… Les femmes ont un don de divination… J’ai compris qu’une suite de malheurs immérités vous contraignait à figurer en cette Foire d’Embauche, sans cesser de tenir par la main votre fillette, cet ange du ciel… Est-ce vrai, Monsieur ?

Un sanglot noua la gorge du jeune homme.

Il ne put qu’approuver d’un signe de tête.

— Vous êtes  ? continua la Fée Choquotte. Et, puisque vous songiez, en désespoir de cause, à louer votre colichemarde, c’est évidemment que vous excellez au noble jeu ?

Elle s’arrêta, un sourire énigmatique aux lèvres. Olivier ignorait qu’elle en savait déjà long sur sa valeur d’épéiste. Il répondit, d’un ton uni, sans humilité comme sans jactance.

— Si j’étais Gascon, Madame, je parlerais beaucoup à ce sujet. Mais je suis du Poitou, c’est-à-dire issu d’une race réservée, tout en profondeur. Si mes qualités de bretteur vous intéressent, je me bornerai à vous dire ceci : la rapière au poing, un seul gentilhomme eût pu me tailler des croupières : feu M. de Cyrano-Bergerac, dont Dieu ait l’âme !

Myrtille agita son pied droit, chaussé à ravir, tapota sa jupe, montra une fine cheville gainée de soie argentée et fit la moue :

— N’avez-vous point d’autres mérites ? Je suis toute disposée à vous tirer d’affaire, mais je ne vois pas en quoi votre épée pourrait m’être utile… Nul ne me porte ombrage… Je n’ai personne à faire tuer !

— Madame, dit Olivier après avoir hésité une seconde, aucune mission, si dangereuse ou difficile qu’elle soit, ne peut m’effrayer… Vous pouvez disposer de moi, même sur la mer, je m’entends aux choses nautiques. Je fus armateur et reste fin matelot pour ne pas dire mieux.

— Cela m’intéresse ! déclara la fausse blonde, dont les yeux étincelèrent.

Elle ne mentait pas. Le passé d’Olivier de Sauves lui était inconnu, de la date de son mariage au jour présent.

Elle le mit donc sur la voie des confidences.

— Mon beau-père, Monsieur de Ramelle, expliqua Olivier, était un des plus riches armateurs de Rochefort. Il construisait d’excellents voiliers. Moi-même, ayant toujours possédé un cotre, à La Rochelle, j’étais familiarisé avec l’Océan ; je peux barrer même un vaisseau de haut bord de la Marine Royale…

— Cela m’intéresse ! répéta Myrtille.

— Des rivaux luttèrent contre nous. Fortement appuyés à la Cour, ils nous enlevèrent les commandes passées par le Département de la Marine. Le sous-secrétaire d’État annula les contrats… Ce ne fut pas tout ! On nous fit une guerre au couteau. M. de Ramelle faillit être déshonoré… On le ruina en quatre années !

« Il en mourut de chagrin… Peu après, Françoise, ma chère femme, le suivit dans la tombe…

« Par point d’honneur, je payai toutes les dettes. Quand ce fut fini, Madame, je ne possédais plus rien que ma petite fille, mon épée, et les hardes dont nous sommes vêtus…

« Ma misère extrême m’a empêché d’aller solliciter l’appui du Roi…

« Vous savez la suite…

 

Pendant que parlait Olivier de Sauves, son interlocutrice vipérine avait passé par des sentiments très divers.

La commerçante, la femme prosternée devant l’argent, les bijoux, les titres et les honneurs, la vaniteuse insatisfaite s’était dit :

— Une recrue de cet ordre est chose peu coutumière… Cet homme vaut son pesant d’or. On n’aura à lui apprendre ni le métier de soldat ni celui de matelot. Il sait tout. Je l’ai vu à l’œuvre devant les mignons du Veau qui tette : science, courage, parfaite maîtrise de soi-même…

« Le gaillard est de ce bronze dont on coule les grands chefs. Nous en manquons !

« Là-bas, il s’imposera. Je peux le vendre très cher.

L’amoureuse mal guérie, la sensuelle créature, la fiancée abandonnée tentaient, cependant, de se mettre d’accord avec la femme d’affaires, avec celle qui estimait, regardait un homme comme un maquignon estime un cheval.

Et Myrtille de se dire :

— Qui sait ? Le voici veuf… Mon mari, le sieur Godefroy Coquebar, ne lui vient pas au genou, ni comme esprit, ni au point de vue des dons physiques… On pourrait s’arranger. Coquebar, qui n’aime que l’or, fermerait volontiers les yeux… Je suis jeune et belle… Ainsi, j’aurais tous les profits…

Elle soupira en regardant à la dérobée le bel Olivier. Sa haute taille, sa sveltesse élégante, son œil d’un bleu sombre, ses cheveux bruns la bouleversaient.

La Fée Choquotte appela le Destin à son secours. Fataliste, elle lui obéirait.

Elle sonna la soubrette :

— Des rafraîchissements, ordonna-t-elle.

Babette Gertraud s’éclipsa, revint. Elle portait un plateau chargé de flacons et de verrerie qu’elle déposa sur un guéridon.

— Vous pouvez disposer, ma fille.

Ayant dit, Myrtille se pencha vers son hôte, ce qui lui révéla les trésors de son corsage, et lui dédia un regard et un sourire dignes de troubler un saint.

— Je vous servirai moi-même, et d’autorité, plaisanta-t-elle.

Lui pensait un peu triste :

— Elle ne m’a encore rien promis !

La noblesse des sentiments dont s’honore le cœur de certains êtres touche à la naïveté. Olivier vit bien le coquet manège de celle qu’il pensait être la fée salvatrice d’Armelle. Mais il crut que la dame ne détestait pas à plaire, voilà tout. Il lui sourit ; il fut très gracieux ; il la complimenta sincèrement.

Myrtille attendait une attaque, de plus en plus résolue à ne pas lui résister.

Elle comptait sur les vins d’Espagne pour communiquer à Olivier l’audace qui semblait lui manquer. Avec un secret dépit, elle vit s’animer le teint du jeune homme, briller ses yeux, s’énerver ses mains. Mais il ne se décidait pas à saisir l’une des siennes, ce qui eût permis de commencer le jeu.

Du reste, la reine de la Cour Grobier, la louche, l’inquiétante tenancière du Veau qui tette, n’eut pas à s’impatienter longtemps.

Olivier sentit soudain une invincible torpeur lui faire un casque de plomb.

Il s’assoupit brusquement, glissa de son siège, et son grand corps tomba sur le tapis.

Alors Myrtille se leva, vint à lui, et lui donna un coup de pied dans les côtes. De sa voix redevenue naturelle, c’est-à-dire sèche et pointue à la fois, elle cria :

— Imbécile ! Tu l’auras bien voulu ! Il ne tenait qu’à toi de te réveiller dans mes bras, de te réchauffer sur mon cœur.

 

Sur l’ordre de la Fée Choquotte, deux sbires surgirent. Ils semblaient habitués à pareille besogne. Olivier fut désarmé, étendu, ligoté comme un saucisson.

— Voilà, c’est prêt, dirent-ils à leur maîtresse qui passait sa rogne en allant et venant dans le salon.

— Au four ! ordonna-t-elle.

— Alors, ouvrez !

Elle s’arrêta, sursauta :

— C’est vrai ! Où avais-je la tête ?

Tout était truqué, décidément, en cet ancien hôtel Cinq-Mars ! L’Estafé, on l’a vu, avait fait prendre à Olivier un chemin qu’il ne pourrait plus retrouver si, d’aventure – il faut tout prévoir – il revenait au cabaret borgne après avoir porté plainte.

Myrtille alla droit à la glace à trumeau qui décorait la cheminée de marbre blanc de son salon. Un ressort joua sous sa jolie main. Le miroir, mû par un mécanisme, tourna sur lui-même. Alors apparut le conduit de la cheminée, puis glissa une trappe pleine de suie. Un trou fut visible.

— Enlevez ! commanda la belle.

— Une… deusse… troisse ! gémirent les hommes en soulevant le grand corps pesant.

Ils le portèrent, le hissèrent, le poussèrent…

— Bon voyage ! ironisa l’un d’eux. Au revoir !

L’autre fit, d’un ton lugubre :

— On ne remonte jamais ici, quand on en sort de cette façon-là !

Alors Myrtille eut un rire hystérique…

2. Le cocher des morts

Dame Myrtille avait, comme on dit, plusieurs cordes à son arc, et l’on se doute que le cabaret du Veau qui tette ne suffisait pas même à payer les robes et les bijoux de la belle.

Ce mauvais lieu lui servait de paravent…

La Fée Choquotte y groupait, comme on l’a vu, autour des tables crasseuses, tout ce que la pègre d’alors pouvait produire de plus dangereux. Elle exerçait une sorte de royauté parmi les bravi, les voleurs à la tire, les coupe-bourses, les bandouliers et toute la ribaudaille des deux sexes dont on voudra bien nous dispenser d’étaler les tares et les vices.

Portes closes, lumières voilées, l’ex-fiancée, d’ailleurs fort éphémère, du loyal Olivier de Sauves, daignait parfois paraître parmi ses « sujets ». Sûre d’être toujours respectée, car des drilles tels que l’Estafé, Joël de Jugan, Marc de Remaille et autres sires herculéens la défendaient, cette drôlesse venait faire carouse en crapuleuse compagnie.

Elle payait à manger et à boire, surtout à boire, et trônait parmi cette racaille sinistre, en des costumes audacieux, humant avec délices l’atmosphère de vin, d’alcool, de tabac et de sueur. Ayant renoncé à l’amour, elle se consolait en se délectant de voir ces faces de brutes se tourner vers elle, convulsées, hideuses…

À travers la gaze ou le tulle qui enveloppait son corps comme d’une vapeur, les bandits, les escrocs et les assassins cherchaient les lignes séductrices de l’Ève éternelle qui fait rêver, vivre et mourir l’Humanité. Mais personne n’avait rien obtenu de cette femme. Elle semblait inaccessible à tous. Là résidait sa force. Là s’affirmait sa royauté.

Parfois tel chenapan disparaissait soudain de la Vallée de Misère. Nul n’osait penser que la tenancière du Veau qui tette l’avait livré au Chevalier du Guet, et qu’on l’avait pendu.

Cependant, assez souvent, cette femme renseignait la maréchaussée. Elle le faisait quand il s’agissait surtout d’un criminel notoire ou d’une empoisonneuse avérée qui l’eussent compromise.

Dame Myrtille jouait, en somme, le rôle de ce qu’on nomme aujourd’hui une indicatrice policière. Quant aux autres disparitions, certains avaient bien remarqué qu’elles atteignaient surtout des êtres jeunes, en pleine santé, de l’un ou de l’autre sexe, mais ils disaient, ne pouvant deviner les desseins de la tenancière, de leur étrange souveraine :

— Elle a dû les tirer du pétrin. Sans doute les place-t-elle, grâce à ses relations, comme valets de pied, porteurs de chaises, laquais, soubrettes ou bonnes d’enfant ?

Si la Police connaissait ces soudaines éclipses, fermait-elle les yeux ?

On inclinerait assez à le croire.

D’abord, parce que Myrtille lui avait permis de capturer certaines fripouilles, ensuite parce que quelques magistrats ne se montraient guère incorruptibles, enfin parce que le recrutement de l’Armée du Roi exigeait des autorités cécité, surdité et mutisme.

Les enrôlements obtenus par force, menaces ou surprise furent longtemps une plaie de l’armée. Louvois, rude ministre de la Guerre, fut impuissant à réprimer ces scandales ; ils ne disparurent que sous le règne de Louis XVI. Mais l’épouse de Godefroy Coquebar n’enlevait pas les beaux hommes et les jolies filles pour le service du Roi ou celui des dames en quête de chambrières ou de servantes.

Elle travaillait pour la Flibuste.

Elle vendait de la chair humaine.

Là ne se bornait pas le trafic de la dame.

À cette époque, les armes à feu étaient encore d’un maniement lent et de portée médiocre. Les fusils de chasse des flibustiers et boucaniers étaient d’une supériorité incontestable, même sur le fusil-mousquet inventé par Vauban en 1688. Le fusil-boucan, fabriqué à Nantes, envoyait des balles de seize à la livre et tuait le sanglier à sept cents pas. Il était maniable, aisé et d’une justesse implacable. Avec lui, on tirait six coups au lieu de deux dans le même laps de temps.

Myrtille tenait comptoir de ces armes, ignorées de l’armée royale, et vendues à des prix excessifs ; elle était aussi ravitailleuse en poudre de flibuste, bien meilleure que celle utilisée par les Européens et infiniment plus coûteuse.

Les caves de l’hôtel Cinq-Mars regorgeaient de caisses de fusils et de barils de poudre.

Sur trois tonneaux qui entraient ostensiblement au Veau qui tette, deux contenaient de la poudre de flibuste, et jamais n’étaient vides les fûts sortant de cet assommoir. Pour les caisses, le tour de passe-passe était le même.

Quant aux êtres humains, nous allons savoir comment on procédait en suivant les aventures du père d’Armelle.

 

Myrtille, un instant redevenue une femme normale capable de se souvenir, de désirer et même d’aimer, avait d’abord fait boire au jeune homme d’honnêtes mais chauds vins d’Espagne et de Portugal.

Voyant son vis-à-vis, malgré la tempête sensuelle qui l’agitait visiblement, demeurer maître de lui, se comporter en homme bien élevé, la reptilienne créature avait compris la vanité de ses espoirs amoureux.

Elle se résigna donc à agir selon sa méthode ordinaire. Les derniers verres que dut boire Olivier provenaient d’un flacon de cristal, en apparence pareil aux autres, mais qui contenait un narcotique puissant.

La reine canaille de la Vallée de Misère employait un assez dangereux mélange, extrait de deux plantes ; l’aconit et l’ellébore vert. Le sommeil provoqué par cette mixture, que, telle une sorcière, Myrtille fabriquait elle-même, était quasi immédiat. Malheureusement, cette drogue produisait parfois une inflammation de l’intestin et plusieurs « prisonniers » étaient morts dans d’affreuses souffrances.

— Encore une perte sèche ! s’écriait-elle alors, uniquement rageuse de voir s’évanouir la grosse prime que touchait son mari et associé Coquebar.

Pendant que ses serviteurs expédiaient Olivier par la cheminée, Myrtille se demandait avec angoisse si celui-là allait ou non résister au mal. Elle se disait, en se repoudrant :

— Un tel engagé vaudra une surprime. Ça serait grand dommage qu’il crevât !

Le corps ligoté du jeune homme descendait, pendant ce temps-là, un conduit suffisamment large pour laisser passer un colosse ventripotent. Construit en pente à quarante-cinq degrés, ce singulier toboggan conduisait à ce que les initiés appelaient alors un « four ».

Naguère, les misérables sergents recruteurs, dits aussi racoleurs, quand ils n’avaient pu décider un magnifique gaillard à s’engager ni en le faisant jouer, ni en le faisant boire, ni en le confiant à des complices femelles, s’emparaient de lui de vive force et l’enfermaient dans le four abandonné d’une boulangerie.

Après des heures suppliciantes passées dans l’obscurité, privés d’air pur, affamés, la gorge en feu, les pauvres diables consentaient à signer leur engagement « volontaire ».

Comme les fours étaient en nombre insuffisant, les racoleurs furetèrent et transformèrent en in-pace là un cellier, là un égout, là une soupente. Et ils désignèrent ces lieux du nom de fours. Myrtille avait le sien.

C’était une ancienne cachette où Cinq-Mars dissimulait des louis d’or et des pierres précieuses. Plus basse que le niveau de la Seine, elle était humide et blanche de salpêtre.

Olivier s’y réveilla, plein d’horreur.

La nuit l’enveloppait. Sa tête bourdonnait, lui semblait légère ici, là contenant de la fonte. Il respirait une atmosphère de tombeau… Ses entrailles le torturaient, comme s’il avait ingéré quelque corrosif. De plus, il sentait ses extrémités glacées.

Ses premières pensées d’ailleurs, sitôt qu’il eut comprit sa situation épouvantable, ne furent pas pour s’attendrir sur lui-même.

— Armelle ! Qu’a-t-on fait de ma chérie ?

Il rassembla ses forces, tentant ainsi de rompre ses liens, ce qui ne réussit qu’à lui arracher des cris de souffrance. Alors il se souvint de la dame, qu’il croyait si bonne, si charitable ! Il revoyait ses vêtements luxueux, ses poses lascives…

— Une ogresse ! Elle m’a fait tomber dans un piège effroyable ! Dans quel but ?

Sa mémoire lui rappela certains faits, courants alors : des rapts d’enfants… des innocents sacrifiés pendant des messes noires… et ses cheveux se hérissèrent sur sa tête.

Soudain, comme des larmes mâles, arrachées à son sentiment paternel, ruisselaient sur ses joues, il sentit qu’on le déplaçait doucement, que ses vêtements raclaient le sol.

— Les pieds devant… comme un macchabée, songea-t-il avec rage. Ah ! si j’avais les membres libres et surtout ma rapière, je ne craindrais rien !

Le captif ne se trompait pas. Une corde le tirait par les pieds, et, lentement, son corps était attiré le long d’un conduit analogue à celui par lequel on l’avait expédié dans le four, mais qui, au contraire, montait en pente douce.

Depuis deux jours, le jeune homme se trouvait en ce cachot souterrain. On le jugeait suffisamment abruti et épuisé sans doute ?

La traction d’Olivier dura cinq bonnes minutes. De temps en temps, il entendait un bruit de déclic et celui d’une trappe se relevant, brusque, après le passage de sa tête. Il vit enfin la lumière du jour : un peu de bleu tombé d’un soupirail fort étroit et muni de barreaux épais.

Un homme était là, dont le visage se trouvait caché par un sac ou une cagoule. Olivier sentit qu’on le palpait. Une voix lui dit :

— Ceci vous servira de leçon. Si vous résistez, si vous criez, on vous remettra dans un lieu pareil à celui dont vous sortez. Avez-vous compris ?

— J’endurerai tout sans mot dire, si je suis rassuré sur le sort de ma petite fille… songez, c’est encore une enfant… Si vous êtes père…

— On a soin d’elle, assura l’homme.

— Je voudrais la revoir, l’embrasser !

— Cela viendra. Pour l’instant, l’ami, il faut penser à vous. Vous êtes à jeun depuis quarante-huit heures. Afin de vous permettre de manger et de boire, je vais vous délier les bras et les mains. Écoutez ce bon conseil : au moindre geste douteux, je vous casse la tête d’un coup de pistolet !

L’arme mise sous le nez du prisonnier était superflue. Épuisé, encore étourdi par le breuvage dû aux talents de la Fée Choquotte, Olivier n’eût guère réussi à prendre l’offensive s’il avait pu se servir de ses membres.

Son mystérieux surveillant le libéra partiellement, l’adossa au mur suintant et lui tendit sa pitance : de la soupe, du bœuf bouilli, une moitié de poulet, du fromage et une bouteille de bourgogne bien frais.

Comme une bête, tant sa faim était grande, Olivier mangea et but, sans que son geôlier ait prononcé une seule parole.

Quand la bouteille fut vide, le père d’Armelle se rendormit, sans même s’en apercevoir. Le philtre soporifique, une fois de plus, faisait son effet.

Alors l’homme se pencha, étendit à terre le captif, replaça des liens autour des poignets et des avant-bras, puis roula le corps dans un drap :

— Et ça va faire un mort de plus, fit-il tout haut, un mort qui ignorera la Morgue !

Dans la nuit même, un fourgon peint en noir et portant çà et là une croix blanche, vint s’arrêter devant le cabaret du Veau qui tette. Sa station fut courte : juste le temps qu’il fallut pour ouvrir la porte du vide-bouteilles, en sortir une forme oblongue et blanche, la mettre dans la voiture… Le cocher de celle-ci toucha et le fourgon noir s’ébranla, roues grinçantes…

Ce « carrosse » aux couleurs de la Mort était officiel. Il ramassait, dans les ténèbres, les cadavres anonymes… Une bonne dizaine chaque nuit… Victimes d’escarpes, de querelles privées, d’accidents ou d’attaques d’apoplexie, Paris, chaque nuit, payait ainsi son tribut de corps raidis et glacés, sans état civil connu.

Le cocher était aux gages de Myrtille. Il lui devait sa vie et son pain. On lui passait déjà la corde au col… Soudain arriva un ordre du Roi : il était gracié. La tenancière du Veau qui tette parut presque aussitôt, l’emmena, lui dit l’avoir sauvé, et lui offrit de le protéger toujours, s’il jurait de lui obéir aveuglément. Trois jours après il obtenait la place de cocher des morts… Il fut dès lors son serviteur le plus fanatique.

Grâce à cet homme, les hardis garçons et les saines jeunes femmes capturés par la pourvoyeuse de la Flibuste quittaient discrètement les lieux sous un suaire…

Les captifs de Dame Myrtille n’allaient point à la célèbre Morgue du Châtelet. Le cocher des morts remontait la rue Ballu, prenait la ruelle Saint-Germain-l’Auxerrois, vers le Louvre, tournait à gauche et se trouvait alors dans la rue de l’Arbre-Sec. Là il s’arrêtait, descendait de son siège devant un haut portail, jetait un coup d’œil, écoutait…

Rassuré enfin, il poussait la grande porte de bois qui cédait aussitôt, permettant d’apercevoir une cour pavée. C’était celle de l’ancien hôtel d’Athis, devenu entrepôt de marchandises à destination des Antilles, via Le Havre.

Le cocher prenait la bride de son cheval, faisait entrer sa voiture dans la cour, refermait le portail, à l’aide d’une forte barre de fer et de verrous. Il réveillait le concierge, un colosse… Ce cérémonial servit pour Olivier.

On retira son corps insensible du fourgon où gisaient une vieille femme éventrée, tripes dehors, un garçonnet noyé dans un puits, une servante énorme morte d’un coup de sang et un clochard, comme on dit aujourd’hui, trouvé, la gorge ouverte, dans ces taudis de la Cour Grobier, en plein fief de Myrtille.

Le jeune homme fut porté, au rez-de-chaussée, dans une vaste pièce encombrée de paquets et de ballots étiquetés…

À l’aube, on le mit dans un chariot, sous des couvertures. Des colis savamment disposés s’entassèrent autour de lui, s’étagèrent, lui ménageant l’air nécessaire à sa respiration.

 

Quand Olivier de Sauves reprit conscience, il ne put croire le témoignage de ses yeux. Il se trouvait dans une sorte de dortoir, aux murs passés au lait de chaux, mais où des hamacs accrochés remplaçaient les lits habituels.

Le soleil pénétrait par deux fenêtres ogivales, un jaune soleil levant, et aussi une odeur que le jeune homme ne pouvait pas ne pas reconnaître.

— La mer… murmura-t-il, la mer !

Et soudain, il la vit : barre verte, fascinante.

Il n’eut pas le temps d’observer ni de réfléchir davantage. Une porte venait de s’ouvrir bruyamment et une voix de stentor retentissait :

— Matelots ! Tous debout !

On entendit des grognements, des cris, des rires, une toux. Mais personne ne s’attarda. Chacun sauta sur ses pieds. Olivier crut bon de faire comme les autres. Il vit bien qu’il n’était pas parmi des gens de robe ou de cour. De rudes lascars l’entouraient, des marins velus aux mains calleuses ; certains portaient des boucles d’oreille.

Nul ne s’occupa de lui, n’eut même l’air de remarquer sa présence. Certains allumèrent leur pipe, d’autres commencèrent à se raser, d’autres allèrent se laver la tête, le torse et les bras dans les baquets alignés contre le mur de droite.

Olivier constata que ces lascars se tutoyaient tous et portaient des surnoms : Bras-de-Fer, Vent-Debout, Chasse-Marée, Beau-Regard, Brise-Galet, Passe-Partout, etc.

Il dit poliment à l’un d’eux :

— Excuse-moi, compagnon, je voudrais tout de même bien savoir…

L’autre, Passe-Partout, le toisa :

— Compagnon ?

— Eh bien ? s’étonna le Poitevin.

Une huée s’éleva :

— La schlague ! Le fouet ! Les garcettes !

Mais une voix s’éleva soudain :

— Silence, là-dedans, hein ?

Un homme venait d’entrer, grand, portant haut la tête. Olivier devina qu’il était un chef, à voir son costume à peu près taillé à la mode de Paris, mais sans rubans, jabot ou dentelles.

Il marcha droit vers le jeune homme.

— C’est toi, l’engagé ?

— Engagé ? Engagé de qui ? À quoi ?

— Ne fais pas l’idiot !

— Je vous jure ignorer pourquoi et comment je me trouve ici.

— Après tout, c’est bien possible. Voici quelques indications. Retiens-les. De gré ou de force, te voici désormais un flibustier, un « Frère de la Côte ». Tu nous appartiens pour toujours ; par contre, si tu te montres digne de nous, tu pourras compter toujours sur notre appui, jusqu’à la mort ! Devant toi est une vie disciplinée, mais fraternelle et large. Tu peux devenir illustre et riche immensément. Tu peux aussi, si tu flanches, être exécuté séance tenante. Nous sommes tiens, mais tu es nôtre.

Olivier n’eut pas le temps de s’étonner davantage. Sur un coup de sifflet, dix hommes étaient entrés soudain et l’entouraient, dix hommes de mauvaise mine. Autour du cercle qu’ils formèrent, les matelots ayant dormi avec le père d’Armelle se groupèrent. Tous portaient le fusil-boucan. Olivier entendit alors qu’on appelait capitaine Tourmentin celui qui l’avait interrogé et qui demeurait près de lui.

— Approche, lui dit Tourmentin gravement, et apprécie l’honneur qui t’échoit. C’est toi que je vais engager à la crosse !

Olivier obéit. Le cercle se resserra.

— Soyez témoins, fit encore le capitaine, car Dieu nous juge !

Et posant sa main gauche au-dessus de la tête du « néophyte », de sa main droite il fit sonner bruyamment sur le sol la crosse de son fusil.

— Comment t’appelles-tu ?

— Olivier de Sauves.

— Olivier de Sauves, reprit alors le capitaine Tourmentin d’une voix éclatante, je ne te demande pas compte de ton passé, ton présent est à moi, qui te prends comme engagé, et voilà qui me répond de ton avenir !

Pour la seconde fois, la crosse de son fusil-boucan heurta violemment le sol.

Tourmentin ajouta, tandis que les témoins de cette scène bizarre s’égaillaient, évidemment blasés :

— Sache maintenant que tu es mon engagé, ou, si tu veux, mon serviteur. J’ai, sur toi, le droit de vie et de mort, sans avoir à rendre compte de ma décision à qui que ce soit. Si tu te rappelles cela, tu t’éviteras bien des désagréments !

Olivier le regarda dans les yeux.

Alors, le capitaine fit, d’un ton plus doux :

— Je me sens confiance en toi. Tu n’es point d’une argile vulgaire. On me l’a dit, et je le crois. Je serais heureux que tu devinsses mon matelot. Alors, une amitié indissoluble naîtrait entre nous…

— Que va-t-on faire de moi ?

— Tu le verras. Pour l’instant, point de questions. Chez nous, il faut avoir appris à obéir pour être appelé à l’honneur de commander !

3. La réponse du hasard

Ayant enfin, avec l’aide de sa suivante Gertraud, triomphé de la terrible crise nerveuse ayant suivi l’envoi d’Olivier de Sauves dans le four, la femme de Godefroy Coquebar s’était reprise et aussitôt la froide, active, dominatrice commerçante avait triomphé de l’amoureuse un instant ressuscitée par la vue du jeune homme et le souvenir de leurs brèves fiançailles.

— Babette, cria-t-elle à sa soubrette, donne l’ordre qu’on m’envoie ici Joël de Jugan et l’Estafé dès qu’ils seront de retour.

La camériste disparut comme dans une trappe.

Elle servait Myrtille en la haïssant, parce que celle-ci, sèche, rêche, ne savait pas se faire chérir. Son égoïsme, son goût de la domination, son appétit de jouissances vaniteuses, son manque total de cœur étaient si visibles, qu’ils apparaissaient immenses aux yeux de la brave fille.

Seuls les hommes, même des l’Estafé ou des Jugan, pouvaient se laisser prendre aux pièges coquets de la tenancière du Veau qui tette.

En machinant l’ancien hôtel Cinq-Mars et ses dépendances pour les usages de son négoce aux branches multiples, la fille du « concierge » du château de Niort avait fait une invention géniale. Si on ne peut pas dire que le cardinal de Mazarin inventa l’ascenseur parce que, pour sa commodité, il faisait hisser son fauteuil à l’aide de cordes et de poulies, on ne peut écrire non plus que Myrtille créa le téléphone automatique ! Mais elle s’offrait, en réduction, les facilités de cet appareil électrique.

C’est ainsi qu’ayant reçu l’ordre impérieux de sa patronne, Babette Gertraud l’envoya au Veau qui tette, par l’intermédiaire d’anciens conduits de cheminée. Ceux-ci faisaient, en somme, l’office de tuyaux acoustiques.

Le bouge était fermé. Derrière les grilles de fonte dont s’ornaient les cabarets d’alors, suivant les ordres du lieutenant de police, on avait posé des volets de bois. À l’intérieur, l’éclairage se trouvait réduit à quelques falots.

Certains pauvres diables de la Vallée de Misère, qui ne savaient où coucher, possédaient le droit de passer là toute la nuit. Il fallait, pour cela, non seulement payer assez cher une « petite fille » d’infecte bibine, mais encore être dans les bonnes grâces de la Fée Choquotte.

Et c’est là que Joël de Jugan et son camarade l’Estafé, penauds, revinrent redoutant la fureur de Dame Myrtille.

Ils espéraient bien cependant avoir toute la nuit pour se reposer, se réchauffer et dormir, avant d’affronter cette terrible femme. Et déjà Joël se dirigeait vers la cuisine pour y sécher ses vêtements, quand la maritorne à qui, une heure plus tôt, il avait confié Armelle, lui cria :

— La Fée vous demande !

— On y va, grommela le Breton à qui ses hardes collaient au corps. Laisse-moi au moins le temps de…

— C’est pas tout à l’heure, c’est tout de suite !

Dans sa poche, Joël toucha son chapelet.

L’Estafé était à ses côtés, pâle et grimaçant.

— Faut obéir, dit-il d’un air piteux. Le moyen de faire autrement ?

— Sacrée femelle, gronda Joël. On va l’entendre piailler ! Si encore on pouvait…

— Se payer sur la bête, ajouta l’autre.

Ils ricanèrent. Comme tous les traîne-misère de la Cour Grobier, ces deux bravi désiraient furieusement leur patronne.

Pour la rejoindre, bras dessus, bras dessous, afin de se sentir plus près l’un de l’autre, ils ne prirent pas le chemin secret par lequel avait passé Olivier de Sauves. Une cour à traverser, une porte de fer à ouvrir, une autre où ils frappèrent et Babette Gertraud les introduisit dans un petit boudoir attenant à la chambre de Myrtille.

C’était une pièce douillette, où brillait un feu de bois, malgré la douceur de la saison, car Myrtille était frileuse.

Elle apparut, à demi dévêtue, montrant la ligne pure de ses épaules. Dans son esprit, se montrer ainsi, c’était offrir une récompense de choix à ses hommes de main. Ils en rêveraient toute la nuit… Mais elle eut tôt fait d’apercevoir la triste dégaine de Joël.

— Maraud, s’écria-t-elle aussitôt pleine de rage, un costume tout neuf ! Je te l’ai acheté voilà juste deux ans ! N’es-tu pas honteux de l’avoir abîmé à ce point ! Dirait-on pas que tu sors du fleuve ?

— Eh ! dame ! se décida Joël, c’est que je viens de prendre un bain froid !

— Explique-toi, truand !

Mais Joël de Jugan envoya son coude dans le gaster de son voisin :

— Tu parles mieux… explique…

— Vous déciderez-vous ? s’impatienta la tenancière du vide-bouteilles.

— C’est toi, fit l’Estafé, qui es… enfin… le responsable de… alors, dégoise !

Un regard foudroyant de Myrtille ferma la bouche de l’homme à la balafre pour ouvrir celle du Bas-Breton. Celui-ci ânonna :

— Voilà… que Madame nous excuse… on a bien emporté la momaque… et rien n’a flanché jusqu’au moment où on flanquait à l’eau ce petit paquet vivant… C’était plus loin que les pilotis de la Samaritaine…

Il s’arrêta vert de terreur, haletant, laissant son camarade achever :

— Quelqu’un nous a vus… Qui ?… Sait-on ? On a entendu nager… Des pierres se trouvaient près de nous… On a canardé le baigneur, mais il faisait une nuit d’encre… Et puis, le guet s’est amené… Alors… nous deux…

— Vous avez fui ? glapit Myrtille aussi verte maintenant que Joël.

— Jamais ! se redressa l’Estafé. Des hommes comme nous ne s’ensauvent pas ! Nous sommes descendus sur la berge… Joël a sauté dans le jus, bravement.

— Beau risque, ironisa la patronne. Il nage mieux qu’un poisson ! Il est né dans l’eau !

— Une bataille, enchaîna l’autre, s’est livrée dans les flots noirs… Mon courageux ami a tout fait, Madame, tout ! Voyez son menton… Voyez ses mains.

— Cela saigne encore, admit Dame Myrtille.

Et se tournant vers le colosse :

— Tu as dû, demanda-t-elle, avoir affaire à un véritable hercule ?

Naïf comme tous ceux de sa race, le Breton avoua l’humble vérité :

— C’était un jeune garçon… douze ans… quinze ans peut-être, mais, qui…

Il n’eut pas le temps d’en dire plus long.

Ivre de rage, la Fée s’était baissée, déchaussée, et, coup sur coup, la brute armoricaine recevait en plein visage les souliers à talons de bois de sa patronne.

— Idiot ! Crétin ! Fripouille ! Hors d’ici tu seras condamné à être pendu, et je n’irai certes pas couper ta corde, sinon pour m’en faire un porte-bonheur !

Et, devenue Gorgone, les cheveux dénoués, elle mit à la porte ses deux bravi à coups de pied, à coups de poing tout en hurlant :

— Gertraud ! Gertraud ! Des sels ! Je sens que je vais me trouver mal !

 

La nuit porte conseil, même quand elle est mauvaise. Et celle que passa l’associée de Godefroy Coquebar fut exécrable. Elle redoutait à l’extrême les suites de l’affaire. Jamais jusqu’alors le sang n’avait souillé, sinon dans des échauffourées d’ivrognes, la robe de Dame Myrtille. Si le sauveur de la petite fille bavardait, s’il avait vu l’Estafé et Joël sortir du cabaret, tout était à redouter, tout !

Myrtille disait :

— La marquise ne me sauverait pas ! Cette femme pieuse, au contraire, tiendrait à voir punir la meurtrière d’une fillette !

Au jour, elle fit venir dans sa chambre les deux responsables. Ils la trouvèrent au lit, bien coiffée, délicatement fardée, l’œil sombre mais sans orage. Elle ne montrait d’elle-même que son visage et ses mains. N’avaient-ils pas échoué dans cette mission si simple ?

Elle leur confia ses pensées. L’affaire pouvait tourner très mal si le jeune et mystérieux protecteur de la gamine se mettait à bavarder. Pour Joël et l’Estafé, c’était le gibet. Pour elle-même, la fermeture du Veau qui tette et de multiples ennuis avec la police :

— Je m’en tirerai toujours, affirma-t-elle, parce qu’une très haute protection s’étend sur moi. Vous êtes les plus menacés, mes amis !

« Votre intérêt est donc de retrouver le garçon qui vous a joué ce tour… pendable, c’est le mot. Donc, à partir de maintenant, je vous relève de votre garde au Veau qui tette. D’autres seront à ma disposition.

« Pour sauver votre peau, vivez dehors ! Votre temps doit se passer à épier, à écouter.

« Un détail : la gosse s’appelle Armelle, Armelle de Sauves… Ouvrez vos oreilles, hein ?

« Elle est seule au monde, puisque son père a été envoyé au four hier soir.

L’Estafé demanda :

— Que faire, Madame, si on met la main sur les deux gosses ?

Myrtille décréta :

— L’un de vous restera en faction, prêt à suivre la piste s’il le faut, l’autre viendra dare-dare m’avertir. Ce jour-là, je vous rendrai mes bonnes grâces.

Ayant dit, l’épouse de l’épicier havrais congédia ses hommes de main d’un geste royal, celui qu’elle avait appris, sans doute, de sa protectrice secrète, si haut placée.

Dès lors, au Veau qui tette, on ne vit plus les deux bandits qu’aux heures des repas. Ils passaient leurs journées en plein air, bayant aux corneilles et l’ouïe tendue. Nous ne les suivrons pas dans leurs recherches.

Au fur et à mesure que passaient les jours, comme Dame Myrtille, ils se rassuraient. La police ne bougeait pas, donc on ne l’avait pas informée. Après tout, songeaient-ils, le sauveteur de la blonde fillette ignore sans doute d’où nous sortions, cette nuit-là ? Il a pu nous apercevoir seulement sur le Pont-Neuf, au moment où nous nous débarrassions de notre fardeau ?

Bien que rôdant presque tous les jours sur le terre-plein où, comme on sait, se trouvait une foire permanente, ils ne notèrent pas une transformation assez surprenante en certaine baraque foraine.

L’entreprise de Maman Toutou avait fait changer son enseigne. On ne lisait plus, sur la toile chargée d’aguicher les amateurs Théâtre des Prestiges, mais Théâtre de la Petite Reine.

Ils ne remarquèrent pas non plus, ces deux brutes, que M. Plouff et que « le Petit Parisien » s’étaient adjoints, pour la parade, une demoiselle toute jeunette et qui dansait à merveille.

Ils étaient en quête d’une blonde, or la mignonne ballerine était brune, brune à rendre des points à Dame Myrtille elle-même. Henri avait trouvé indispensable ce changement. Craignant toujours de voir sa protégée recherchée par des malvoulants, le petit Lagardère avait décidé qu’on l’affublerait d’une perruque noire et frisée comme la fourrure des intelligents caniches chers au cœur de Rose Técla.

Quant à son jeune et victorieux adversaire, Joël de Jugan ne pouvait le reconnaître pour cette raison majeure : le combat aquatique s’était déroulé dans une nuit profonde. Le Breton n’avait vu qu’une silhouette masculine révélant, malgré sa force peu commune, un corps de tout jeune homme.

L’automne vint, puis l’hiver. Enfin, le printemps azura la Seine, nettoya le ciel, fit éclater les bourgeons velus et gommés. Des étoiles de verdure se piquèrent aux branches encore noires et comme frileuses.

On célébra la fête du « May ». Des jeunes filles de blanc vêtues escortèrent l’arbre symbolisant le Renouveau, encadrées par des soldats en grande tenue, et précédées de clairons.

Ce fut le soir de ce jour plein de chansons et de danses que le hasard prit par la main les bravi errants de la Fée Choquotte.

Le couvre-feu sonné, ils rentraient à la Vallée de Misère, la main sur la garde de leur épée, ayant, une fois de plus, vagabondé vainement tout le jour, et traversaient le terre-plein fameux quand deux ombres chinoises se profilèrent sur la toile d’une baraque : celle du Théâtre de la Petite Reine.

L’Estafé envoya son coude dans le côté droit de son compagnon en disant :

— Regarde… Si ceux que nous cherchions pourtant… Qui sait ?

Le Breton haussa les épaules :

— On les connaît ! On les a vus faire la parade. Rentrons au cabaret.

L’homme à la balafre insista.

— Rien ne coûte d’aller tendre une esgourde. Ils bavardent… regarde leurs gestes.

— Allons-y, se résigna Joël. Ça sera une déception de plus, voilà tout.

Il avait perdu toute espérance et la tristesse envahissait son âme déjà prédisposée à la mélancolie rêveuse. Depuis un an, Dame Myrtille les tenait à l’écart. Ils n’avaient plus vu son visage clair, ses sombres yeux, ni aucune des savoureuses beautés de son corps inaccessible.

 

— Armelle, disait la voix d’Henri, je ne suis pas content de te voir triste… Ta peine me fait mal. N’es-tu pas heureuse ici ?

— Près de toi, Henri, répondit la douce voix d’Armelle, je ne puis pas être malheureuse tout à fait… Seulement mon cœur se gonfle quand je songe à mon pauvre papa…

— Ne t’ai-je pas dit, petite chérie, d’avoir confiance en moi ? Hésiteras-tu à croire la parole d’un Lagardère ?

Agenouillés, l’oreille contre la toile, retenant leur souffle, les deux espions tremblaient de joie. Ils tenaient enfin ceux qu’ils cherchaient depuis douze mois ! Ils allaient revoir la Fée Choquotte ! Elle leur accorderait leur pardon.

Le dialogue continua, après que, derrière la toile, un souffle eut éteint la chandelle.

— C’est une affaire de patience, petite Armelle. J’ai treize ans maintenant, et, pour la force physique, je peux bien prétendre en avoir dix-sept à dix-huit. M. Olivier de Sauves est vivant, donc, d’ici peu, je le retrouverai et te le rendrai.

— Dieu t’entende !

— Il nous écoute. Je sens avoir été créé pour accomplir de grandes choses… Que serai-je ? Un redresseur de torts, un justicier implacable ? Je l’ignore… Mais ce que je n’ignore pas, car une voix impérieuse me le crie, c’est qu’on devra compter avec Lagardère !

Le bruit des voix cessa. Joël et l’Estafé entendirent la respiration régulière de la petite fille. Elle dormait. Peu après, son camarade en fit autant. Un chien aboya en rêve. Une toux s’éleva, celle de M. Plouff, toujours plus ou moins enchifrené.

Les deux bravi se levèrent et s’écartèrent.

Devant le monument de Henri IV, ils se concertèrent à mi-voix.

Fallait-il suivre strictement les instructions de la Fée Choquotte, c’est-à-dire se séparer, l’un courant avertir la patronne, l’autre demeurant sur les lieux ? Ils ne le crurent pas utile. Le Théâtre de la Petite Reine ne plierait pas bagages cette nuit, et il valait mieux ne pas tomber aux mains du Chevalier du guet.

Joël et l’Estafé se dirigèrent donc vers le Veau qui tette. Le premier sifflotait, le second se frottait les mains. Le Breton rêva tout haut, ivre d’espérance :

— Si elle nous reçoit tout de suite qui sait si, dans son contentement, elle ne voudra pas, en récompense…

L’homme à la balafre le calma d’une bourrade assez rude :

— Elle ? Jamais ! Une femme comme ça… et nous… Faut pas se faire des idées pareilles… Après, on tombe de trop haut !

4. L’Étoile des Mers

Le port du Havre était en pleine prospérité quand Godefroy Coquebar vint s’y installer. Il y ouvrit une épicerie. Ce commerce différait de celui qu’on nomme ainsi de nos jours. Il centralisait tout ce qui venait des terres lointaines : canne à sucre, vanille, poivre, clou de girofle, muscade, café.

Bientôt le commerce de chair humaine, de poudre de flibuste et de fusils-boucan aidant, l’habile homme étendit son rayon. À Paris, Dame Myrtille, qui, décidément semblait avoir le bras long, lui obtint l’indispensable « privilège du Roy ». Le Coquebar, dès lors, eut ses coudées franches. Il fit l’armateur. Par son canal passèrent tout ce que les Amériques demandaient à l’Europe : objets manufacturés, vêtements de luxe, librairie, colifichets et brimborions de toute nature. Cela lui donna d’immenses facilités pour ravitailler boucaniers et flibustiers.

Il habitait une maison située sur la place Notre-Dame, devant la grosse tour carrée que termine un gracieux campanile. Le rez-de-chaussée servait à son commerce apparent d’épicier.

Ses entrepôts se trouvaient assez loin, à mi-côte dans le faubourg d’Ingouville. De là, on apercevait le port, la ville, la mer, la côte et Honfleur. Olivier de Sauves, deux jours durant, charma son ennui en regardant ce panorama séduisant que magnifiait le soleil.

Ses compagnons – qui ne voulaient pas être ainsi appelés et qui se disaient les maîtres, disparaissaient dès le matin. Il restait seul, enfermé à clef, avec la consigne de balayer le dortoir et de le nettoyer.

Comme on l’imagine, ses réflexions étaient mélancoliques. Il avait suffisamment entendu parler des flibustiers, des boucaniers, des îles de la Tortue et de Saint-Domingue pour savoir que son « engagement » était sérieux, voire tragique… S’il n’avait pas été père, son destin ne l’aurait pas effrayé.

Là-bas agissaient des hommes énergiques.

Il sentait qu’il ne ferait pas mauvaise figure parmi eux. Peut-être même réussirait-il ?

Ah ! si seulement il pouvait savoir ce que son ange, son Armelle blonde, était devenue !

Il se disait parfois :

— L’infâme cabaret du Veau qui tette est une souricière pour la Flibuste… Peut-être ma fille a-t-elle été, mais plus doucement que moi, enlevée et transportée ici ? Qui sait si je ne la retrouverai pas, dans les Antilles, à Saint-Domingue ou la Tortue ?

Il aurait voulu interroger les Compagnons, mais comment obtenir un mot de ces gaillards barbus, bornés, fumeurs et alcooliques ?

Ils semblaient ne pas s’apercevoir de son existence, tant leur supériorité sur lui paraissait d’une écrasante évidence : ils étaient matelots !

Et le gentilhomme qui vivait en lui malgré tout de se redresser de toute sa taille :

— Ils apprendront à me connaître !

 

Le matin de son troisième jour de captivité, les hommes s’éveillèrent en chantant. Olivier les entendit parler d’appareillage. La soupe avalée, la toilette faite, le capitaine Tourmentin parut.

— En route, Compagnons de la Tortue ! cria-t-il joyeusement. La grande vie va recommencer.

Et s’adressant à Olivier :

— En apparence, tu es libre… mais si tu essayes de profiter de la traversée de la ville pour nous fausser compagnie, dis-toi bien, mon garçon, que tu n’auras pas vingt-quatre heures à vivre !

Le père d’Armelle s’abstint de répondre.

 

… Les rameurs des embarcations nageaient vers un voilier, L’Étoile des Mers, que l’œil exercé d’Olivier de Sauves identifia vite, grâce à ses deux mâts dont l’un, le plus grand, était incliné vers la poupe : un brick. Le jeune homme, marin dans l’âme, sourit au navire. Il le jugeait à la fois élégant et robuste.

À bord, il déchanta.

Dès qu’il eut mis le pied sur le pont, ses compagnons le ceinturèrent. On lui boucla des chaînettes aux poignets et autour des chevilles. On le souleva, on l’emporta, on le descendit dans l’entrepont où il fut étendu sur le plancher, parmi les ballots de marchandises. Jusqu’à son arrivée là-bas, il ne serait pas autre chose qu’un colis humain. On le lui cria.

Myrtille, par l’intermédiaire de Coquebar, livrait aux flibustiers une de ses prises, et voilà tout !

Bientôt il entendit claquer les voiles, gémir doucement la coque et il sentit que L’Étoile des Mers commençait son voyage. Il y avait peu de houle. Le navire dansait à peine…

Cela dura deux jours. Olivier fut nourri, abreuvé, sans qu’on daignât lui dire un mot.

Mais l’instant de sa revanche approchait.

Au soir du second jour, L’Étoile des Mers geignit, tangua, se balança. Le vent fraîchit. Il hurla. Il râla. L’instinct du jeune homme ne le trompa pas. Une tempête sérieuse s’annonçait. Bientôt il roula sur le parquet et dut faire de savantes manœuvres pour se caler entre deux ballots solidement arrimés.

On ne s’occupa pas du captif. L’équipage courait sur le pont, la plupart des « terriens » se cachaient, en proie aux affres du mal de mer.

Le voilier montait, descendait, comme fou.

Vers minuit, sous un manteau ruisselant, un homme descendit dans l’entrepont, un falot à la main. Il cherchait Olivier de Sauves. Celui-ci le reconnut et l’appela. C’était le capitaine Tourmentin. Cet homme dut s’agenouiller pour se faire entendre, à cause de la fureur du vent et de la mer. Il cria :

— Je vais te libérer ! Le commandant s’est souvenu de toi. Par un temps pareil, on n’a jamais trop de marins ! On lui a dit que…

Un instant après, Olivier de Sauves, une âpre joie au cœur, se désengourdissait les membres et s’étirait. Son âme courageuse était prête.

Tourmentin lui hurla, tout en s’agrippant, pour ne pas tomber, à la première amarre venue :

— Une lame vient d’enlever deux mousses et trois gabiers ! Je vais te présenter au capitaine… Il t’utilisera.

Celui qui commandait L’Étoile des Mers était un Breton de Saint-Malo, nommé Hervé Cariven. Il tenait la barre. Olivier vit une sorte de géant, tête nue, la barbe blanche, les cheveux gris, l’œil dur, le front barré de trois rides verticales. Deux feux l’éclairaient chichement.

Son regard jaugea le nouveau venu.

— Que sais-tu faire ? lui demanda-t-il.

— Tout, répondit Olivier très calme.

Hervé Cariven cracha en signe de doute ou de mépris, puis railla, courbant le dos :

— Dis donc, veux-tu ma place, petit ?

— Pourquoi pas ?

Brusque, brutal même, le capitaine regarda cet homme froid et calme et lui commanda :

— Eh bien, prends-la, sacré tonnerre !

Depuis dix minutes l’état de son navire l’inquiétait. Son second, qu’il avait envoyé en tournée, ne reparaissait pas. Il jetait des regards anxieux sur la grande voile d’étai qu’on ne pouvait réussir à carguer, à cause de la terrible violence du vent.

Olivier comprit l’angoisse du commandant.

Le mât pouvait céder, craquer, faire chavirer L’Étoile des Mers ou défoncer la coque en tombant.

Tourmentin était un brave, d’autant plus brave que, n’étant pas marin, il se sentait inutile et étranger en cette nuit tragique. Cramponné à un cordage, il demeura près d’Olivier parmi des trombes d’eau. Il pensait :

« Un maître doit payer d’exemple. »

Comment décrire cette nuit infernale ?

L’Étoile des Mers vit s’envoler, comme des mouchoirs tendus sur une corde par une blanchisseuse imprudente, les voiles que les gabiers n’avaient pu carguer. Elle fut, en apparence, le jouet de la mer et du vent ligués contre elle. En apparence seulement, car la science nautique d’Olivier de Sauves tantôt prêtait le brick aux fureurs de la vague, tantôt, d’un coup adroit de gouvernail, lui faisait prendre la position qu’il fallait pour qu’il ne coulât pas séance tenante.

Tourmentin, claquant des dents sous les douches réitérées, et qui employait toutes ses forces à ne pas se laisser enlever comme une plume par un coup de mer, ne laissait pas, toutefois, d’admirer le parfait sang-froid de son engagé :

— Un rude homme de mer ! pensa-t-il.

On ne savait rien du capitaine Hervé Cariven. Le second ne reparaissait toujours pas. La violence de la tourmente était telle que nul matelot ne pouvait se hasarder à rallier le poste de commandement.

Nuit tragique ! Nuit d’épouvante !

À l’intérieur de L’Étoile des Mers, roulés, ballottés, terrorisés, les « Compagnons de la Tortue » eux-mêmes s’en remettaient à la grâce de Dieu ou récitaient des pater et des ave.

L’aube naquit enfin : une lueur grise, sale, triste, révélant l’océan Atlantique convulsé, aux vertes vagues bondissantes.

Alors, pour la première fois depuis qu’il avait pris la barre, le père d’Armelle parla. On devrait dire qu’il cria :

— C’est l’accalmie !

Rapidement, Tourmentin se signa. Comme les autres, il avait mis toute son espérance dans la bonté du ciel et le remerciait maintenant.

Deux heures après, ayant pu communiquer enfin avec les gabiers, Olivier mettait L’Étoile des Mers à la cape, c’est-à-dire que, sous le vent contraire, il prêta un bord au vent et se laissa dériver, attendant les événements.

La tempête, comme l’avait prédit le jeune homme, s’apaisait d’ailleurs, et bientôt on put faire le bilan de cette épreuve nocturne.

Le capitaine Hervé Cariven, son second, le maître d’équipage, deux mousses et trois gabiers manquaient… L’Étoile des Mers était sans chef. Alors Tourmentin posa sa main sur l’épaule d’Olivier de Sauves et lui dit :

— Du droit qui m’est conféré par mon grade, je te confie le navire… je ne connais personne à bord qui soit plus digne de cet honneur… de cette responsabilité.

Et se tournant vers les matelots qui étaient présents il leur expliqua :

— C’est un engagé, mais il a barré le voilier aux heures les plus dures. Nous lui devons la vie. Jusqu’à notre arrivée à la Tortue, vous consentirez à ce brave l’obéissance passive et le respect.

 

Dès lors, Olivier de Sauves sentit qu’une vie nouvelle commençait pour lui.

Sa taille se redressa ; sa poitrine respira largement. Sa voix s’affermit. Ses facultés de décision, de sang-froid, sa bienveillance et sa fermeté purent se manifester. Il était né pour être chef. Il le prouva.

Un soir, Tourmentin s’invita à dîner dans l’étroite salle à manger du capitaine.

— J’ai acquis une haute estime pour toi, lui dit-il dès le début du repas, et je me sens une amitié à ton égard qui ne s’éteindra qu’avec ma vie. Les coutumes des « Frères de la Côte » ne me permettent pas, ici, de te proclamer mon matelot. Là-bas, je ferai mon rapport.

« Sache, en tout cas, qu’un bel avenir t’est réservé à la Tortue.

Le cœur d’Olivier fut touché. Sans nulle honte il essuya des larmes.

Surpris, Tourmentin lui prit la main :

— Des pleurs ? Un homme comme toi ! Je comprends… tu as été enlevé à Paris ?

D’un signe de tête, le père d’Armelle approuva, tandis que l’officier de la Flibuste continuait :

— Et tu laisses, en France, un être cher ? Une épouse ? Une maîtresse adorée ?

« Non ? Ah ! tu m’étonnes !

— J’avais pourtant bien, fit tristement Olivier de Sauves, une petite fille d’une dizaine d’années… Armelle… ma fille.

Le capitaine Tourmentin fit une grimace triste. Il n’avait pas prévu cela. Généralement on se gardait autant que possible, de « forcer la main » à de jeunes hommes mariés. Les autres trouvaient toujours des consolations ardentes, sous les ciels tropicaux ; ceux que l’on arrachait à une affection récente ne se remettaient pas d’une telle secousse. Certains s’étaient suicidés, d’autres avaient cédé à la nostalgie.

— Diable ! fit-il, devenu très grave… Une petite fille de dix ans ! Diable !

Et soudain résolu, il déclara :

— Écoute, je te parle d’honnête homme à honnête homme. Je te dis ressentir de la sympathie pour toi, et n’en démordrai jamais. Une confidence en vaut une autre. Je me nomme le vicomte de Varcourt à l’état civil et Gaston au saint baptême. Je suis orphelin.

« En France, cadet de famille, c’est-à-dire manquant de pécune, j’ai fait les quatre cents coups… mais sans offenser la morale ou l’honneur. Cela, je le jure !

« Ma dernière folie, la plus sage, a été de m’engager. À la Tortue, j’ai réussi. Me voici capitaine. Je suis riche et je commande.

« Mon influence et ma fortune sont à toi.

« Maintenant, je t’écoute !

Olivier prit la parole et, sobrement, en homme habitué aux rapports de mer et à s’entretenir avec des armateurs désireux de ne savoir que l’essentiel, il conta à son nouvel ami toute son existence.

Quand il eut fini, le vicomte de Varcourt, ou plutôt Tourmentin, qu’on avait ainsi surnommé parce qu’il disait très souvent : « Je suis tourmenté… » le regarda dans les yeux et dit :

— Il ne m’est pas possible de te renseigner sur certaines choses qui te sont advenues, parce que j’ai fait le serment d’observer les lois et coutumes régissant « Les Compagnons de la Tortue ». Mais je crois pouvoir te rassurer, en ce qui concerne le sort de ta fille.

« La personne qui te fit tomber dans le traquenard que tu sais, n’a été, à mon sens, qu’influencée par la cupidité. Ce goût du lucre, bien connu chez elle, l’a poussée, pour s’emparer de toi – qu’elle devait connaître par ailleurs, c’est-à-dire apprécier – à te séparer de ton enfant.

« La dame en question, toujours d’après moi, a dû faire d’une pierre deux coups… Tu es la première de ces pierres, la gentille Armelle sera la seconde… Quand elle sera en âge d’être mariée, on l’enverra à la Tortue, pour être l’épouse d’un des nôtres, selon les lois de la Flibuste.

— Et nous serons là, tous deux, pour dire un mot ! s’écria Olivier en se levant.

Tourmentin le fit asseoir :

— Du calme ! Si, comme je l’espère, tu te distingues, si tu deviens un chef, alors, oui, tu auras le droit d’intervenir. Le sort de ta fille, tu le vois, est donc entre tes mains dès à présent.

— Hélas ! soupira le jeune homme, c’est un espoir bien faible, bien léger, et surtout bien lointain ! En attendant les choses au mieux, cinq ou six ans se passeront avant que je puisse revoir ma poupée blonde, celle qui a pu consoler mon veuvage, celle qui est ma seule raison de vivre.

— Voilà la vérité ! s’écria Tourmentin en prenant les deux mains du père désolé. Tu dois vivre, ami, pour ton lutin. Là est ton devoir. Désormais, c’est le souvenir d’Armelle qui va te redresser et t’animer.

Chacun de tes efforts te rapprochera d’elle. Chacun de tes exploits sera pour augmenter son bonheur et sa fierté quand vous vous reverrez !

Décidément, le vicomte de Varcourt connaissait bien l’âme humaine. Ses paroles coulaient, comme une goutte de baume, dans le cœur ulcéré et douloureux d’Olivier de Sauves. Cette promesse acheva sinon la guérison, du moins la convalescence de ce cœur paternel :

— Je te redis mon affection, Olivier. Le premier compagnon qui se rendra en France sera chargé de rechercher Armelle et de te rassurer sur son sort.

5. Les Compagnons de la Tortue

Depuis des jours et des jours interminables, lourds et monotones à en pleurer, le brick L’Étoile des Mers, selon le caprice des vents, glissait sur les flots accalminés ou les fendait victorieusement de son étrave qui, figure de proue, montrait le visage de la Dame du Ciel à qui les marins chrétiens chantent le beau et doux cantique : Ave Maris Stella, Dei mater alma

Parfois, le voilier flibustier filait grand large, gracieux et rapide oiseau naval, sur des flots céruléens, vibrant tout entier de plaisir ; parfois il louvoyait, dansant, incertain, s’écartant de sa route, tout éclaboussé d’embruns ; parfois encore, ailes pendantes, comme frappé de paralysie, il semblait un cadavre de navire devenu, flottant tout de même, le jouet méprisant des vagues…

Ces périodes-là, où le vent ne soufflait pas, retardaient considérablement les voyages ; sous les tropiques, elles pouvaient durer une ou deux semaines. Alors pesait l’ennui, que la chaleur étouffante aggravait encore.

Laissant équipage et passagers tromper le temps en jouant aux cartes, aux dés, aux dames ou aux échecs, les deux nouveaux amis, Tourmentin et Olivier, conversaient longuement. Tourmentin initia Olivier de Sauves aux mystères de la vie qui l’attendait aussitôt que L’Étoile des Mers aurait jeté l’ancre.

Nous allons résumer les confidences et les précisions du capitaine Tourmentin.

 

Dans la mer des Antilles, qui serait digne de baigner les rives du paradis terrestre, sans certaines périodes d’excessive chaleur, se dresse la grande île d’Haïti, que les Espagnols appellent Santo Domingo.

Son climat est malsain. La fièvre jaune y règne à l’état endémique et s’attaque surtout aux gens d’Europe. À des périodes de touffeur équatoriale succèdent des pluies torrentielles. C’est ce que demandent le tabac, le maïs, l’acajou, les bois de teinture et de satin et une foule d’essences connues sous le nom de bois des îles. De ce régime se trouvent aussi fort bien les oranges, les ananas, les bananes, les mangues, le café, le cacao, la canne à sucre et l’aloès.

Cette île fut découverte par Christophe Colomb, venant de Cuba, le 6 décembre 1492.

Trois ans après, une ville se bâtit, qu’on nomma Saint-Domingue, et qui donna son nom à l’île tout entière.

Au nord de cette grande colonie espagnole s’élève une île plus petite. Les premiers navigateurs l’ayant aperçue ont songé à la carapace d’une tortue de mer gigantesque flottant, immobile, sur l’eau bleue. C’est l’île de la Tortue, dont Colomb fut le parrain.

Elle a huit lieues de long, deux de large ; un canal, large de cinq à six milles, la sépare de Saint-Domingue. Une anse y donne accès : Basse-Terre. Port naturel où la main de l’homme a eu fort peu de travail à accomplir. Jusqu’à dix-huit pieds d’eau, des voiliers pouvaient s’y abriter ; dix vaisseaux de ligne y mouillaient à l’aise. Ailleurs, ce ne sont que criques, peu abordables ou calanques sans accès.

Louis XIV envoya à la Tortue l’ingénieur Blondel, qui fit de Basse-Terre l’ouvrage défensif français le plus important des mers antillaises.

La Tortue n’a pas de rivières, mais autour de ses sources très nombreuses se presse une magnifique végétation au feuillage vert sombre et brillant : figuiers, bananiers, palmistes peuplés de colibris, de perroquets et d’aras. Sur l’eau couleur de lazulite, l’île, grâce à cela, paraît toute verte.

Là croît aussi un arbre terrible, le mancenillier. On a dit et écrit, à tort, que ceux qui dormaient à son ombre ne se réveillaient pas. La vérité est plus prosaïque. Ses fruits, sortes de petites pommes, sécrètent un suc extrêmement vénéneux. Les Indiens en trempaient la pointe de leurs flèches : la blessure ainsi faite était mortelle.

Les premiers Blancs qui, par ignorance, se laissèrent tenter par l’aspect de ces pommes, connurent un supplice horrible. Ceux qui en avaient trop consommé moururent sans rémission, après de lentes tortures. Quant aux autres, il fallut les lier à un arbre, afin qu’ils ne puissent ni boire ni manger pendant trois jours.

C’est vers Basse-Terre que se dirigeait L’Étoile des Mers.

Olivier apprit bien d’autres choses en écoutant parler Tourmentin.

— Vous constaterez, disait celui-ci, que notre nouvelle patrie est aussi celle des crabes : blancs, gris, roses, rouges… C’est, avec la tortue qui abonde là-bas, la providence de tous. Certains maîtres queux attendent l’époque de la mue, où la carapace de ces crustacés devient molle. Ils font frire l’animal. C’est un régal des rois. Les homards grouillent aussi.

— Sans me déclarer un goinfre, admit Olivier de Sauves, je ne fais fi de la bonne chère. C’est pourquoi je garde l’espoir que la Tortue permette de varier l’ordinaire par un peu de viande : gibier ou volaille.

— Vous serez servi ! Nous avons là-bas des sangliers en quantité, et aussi des pigeons ramiers. Les sangliers sont peu semblables à ceux d’Europe : ce sont plutôt, comme on les appelle, des cochons marron sauvages. Quant aux ramiers, ils nichent en tel nombre dans les forêts qu’en un seul jour un chasseur peut ramener une centaine de ces bêtes ailées.

 

Peu après la découverte du Nouveau-Monde, Espagne et Portugal se partagèrent ces contrées magnifiques. L’étendard bleu fleurdelysé du roi de France flotta un jour sur l’îlot de la Tortue, dédaigné par les conquérants, car, en 1630, une centaine de Français s’y réfugièrent. Leur nombre s’accrut. Après des vicissitudes diverses, ils en furent reconnus possesseurs et le roi s’intéressa à cet établissement minime, mais important, car il contrôlait Saint-Domingue.

La Tortue devint alors le refuge inviolable des corsaires ou flibustiers, comme ils aimaient à se nommer. Leur haine de l’Espagne passe toute créance. C’est qu’ils connaissaient les méfaits, les vilenies, les crimes atroces de ces hidalgos orgueilleux et comme rendus fous par l’or, le climat et l’exil.

Corsaires en temps de guerre et, comme tels, nantis de « lettres de marque royale » les autorisant à courir sus à tout bateau ennemi, ces excellents marins ne refusaient nullement de pirater, une fois venue la paix.

Entre eux et les Espagnols, aucune trêve, aucun pardon n’était possible. Grande était l’audace des flibustiers. Non contents d’être la terreur des colonies portugaises et espagnoles antillaises ou américaines, on les vit surgir aux Açores, aux îles du Cap-Vert, le long des côtes de Guinée et même apparaître à Madagascar et aux Indes Orientales ! Et toujours ils revenaient à la Tortue, comme attirés par un aimant. Nulle escale ne les retint. Nul doux regard ne les ensorcela. C’étaient des êtres créés pour le risque, l’aventure, le combat, la vie hors des lois.

— Vous ne verrez pas chez nous que des flibustiers, disait aussi Tourmentin. Parmi nos compagnons, figurent en grand nombre des boucaniers ou chasseurs.

« Ceux-ci occupent non seulement la Tortue, mais encore la partie septentrionale de Saint-Domingue, située en face. Les Espagnols, après avoir exterminé les Indiens, n’ont pu ou voulu occuper cette partie de leur conquête. Nos compagnons y ont prospéré.

« Ce sont là des terres incultes, redevenues sauvages, où la savane, parcourue de ruisseaux, alterne avec le désert ou la forêt vierge.

« C’est le principal domaine de ces messieurs du Boucan. Ceux-ci se divisent en deux catégories : les chasseurs de buffles ou bœufs sauvages et les chasseurs de cochons marron.

« Les premiers poursuivent leur proie à cause du cuir dont ils tirent un gros profit ; les autres salent, fument ou, comme on dit, boucanent, puis vendent la chair de leurs sangliers.

— D’où vient ce nom bizarre : boucan ?

Tourmentin se mit à rire.

— Il est d’origine indienne, dit-il. Certaines tribunes caraïbes exaspérées par les excès affreux des Espagnols, faisaient rôtir – boucaner, selon leur expression – leurs prisonniers de guerre.

« Tu verras ces braves gens à l’œuvre, je parle de nos Compagnons ; ils n’ont jamais fait rôtir que les bêtes tuées à la chasse.

Olivier répliqua gaiement :

— Puisque te voici en veine d’étymologie, je serais bien aise d’apprendre d’où vient le mot flibustier. Quant à celui de boucan, je me demande s’il n’a pas une origine beaucoup plus simple. Il aurait été formé d’un mot bien français : bouc. Dès lors, tout s’expliquerait, le boucanier est le chasseur de boucs !

— C’est possible. Revenons aux flibustiers. On les appelait autrefois fribustiers, qui veut dire maraudeurs, en hollandais : vrybuiter

— Me voilà bien renseigné, s’amusa de constater le père d’Armelle, et, si le souvenir de ma petite enfant ne me déchirait pas le cœur, invisible griffe de fer, c’est avec joie que je saluerais l’île de la Tortue.

« En somme, on revient là aux conditions de vie large, aventureuse, pleine de sang, d’or et de gloire, de l’aube du Moyen Âge, où ceux qui furent les premiers nobles durent lutter contre les Barbares envahisseurs ?

— Là-bas existe, en effet, admit le capitaine, une sorte de féodalité, où chacun est lié à autrui, inférieur ou supérieur, par des obligations et des intérêts.

« Toutefois, sache ceci. Les flibustiers, dont tu fais maintenant partie, se lient deux à deux en matelotage. Les biens sont mis en communauté ; on se soigne mutuellement, en cas de maladie ou de blessure. Si sauvage qu’on soit chez nous, un contrat est fixé par écrit et dûment signé. On l’appelle chasse-partie, corruption évidente du mot charte-partie.

— Et nous revoici dans l’étymologie !

Tourmentin leva l’index et dit gravement :

— Défense absolue de jouer entre Compagnons. Le jeu a dispersé en quelques heures les fruits d’une vie laborieuse et vaillante. Il a causé des rixes, des meurtres.

« Ici, à bord, à cause de la décourageante monotonie de la traversée, je ferme les yeux. D’ailleurs nos Compagnons ne risquent, aux cartes ou aux dés, que quelques boutons de culotte.

« Quant au vol, il est puni d’une façon terrible : on coupe le nez au coupable, ni plus ni moins, et on le débarque sur une plage inhospitalière, sans armes, sans vivres, où il n’a plus qu’une chose à faire : mourir le plus vite possible.

Le Poitevin s’esclaffa :

— Voilà qui est magnifique ! Nous ne vivons, en somme, que du vol et…

Tourmentin fit la moue :

— Du vol ? De conquêtes à main armée plutôt.

— En pleine paix ? Hum !

— Nous sommes toujours en guerre avec les Espagnols, mon ami. Point de trêve entre eux et nous !

— Tu parlais de conquêtes et de jeux… Il est certaines conquêtes et certains jeux qui peuvent exciter des rivalités entre Compagnons…

— Les femmes ? L’amour ? Nous y voilà ! Sous peine de mort, on ne peut embarquer une fille d’Ève sur un navire, premier point… Le mariage existe chez nous et, en général, ses lois sont mieux respectées qu’en Europe.

« Chaque société a son jury, qui prête serment.

« Si l’accord est impossible, un duel est décidé, au sabre ou au pistolet, seules armes admises. On arrête le combat singulier à la première blessure mettant l’un des adversaires en état d’infériorité. La réconciliation est obligatoire.

« Pour en revenir au sexe aimable, certains flibustiers ont des esclaves indiennes ou espagnoles. Ceux qui se marient aux rares femmes vivant à la Tortue ou dans le nord de Saint-Domingue, perdent leur qualité de Compagnons. Ils deviennent habitants. En général, ils se mettent à cultiver la terre et vivent, sans grand effort, des produits incomparables du sol.

« Ces mariages sont rares, car flibustiers ou boucaniers pris au lasso du sacrement perdent bien des droits, sans compter leur indépendance et leur liberté.

« En somme, conclut Tourmentin, tu vivras, parmi nous, dans une sorte de république où l’on s’entend entre « Frères de la Côte », car nul, là-bas moins qu’ailleurs, ne peut se passer d’autrui. Si on s’aime en commun, on déteste de même l’Espagnol.

— Le Roi de France, objecta Olivier, n’a-t-il pas un représentant à la Tortue ? Tu m’as appris qu’il existait une rade fortifiée…

— Un gouvernement y réside, dont l’autorité est toute nominale. Je te ferai présenter à celui qui a reçu sa nomination de Louis XIV : un marin : Jean Ducasse, capitaine de vaisseau de la Marine Royale.

— Un marin ? On pourra s’entendre !

— C’est mon espérance.

— Terre ! Terre ! cria soudain la vigie.

Saint-Domingue était en vue.

6. Un gentilhomme de mer

Olivier de Sauves ne commença à comprendre qu’en débarquant à Basse-Terre, devant une foule de gens hirsutes, barbus jusqu’à la ceinture, coiffés d’un bonnet de toile, ne se séparant jamais de leur fusil-boucan, à quel point la fortune l’avait servi en mettant L’Étoile des Mers en grand péril.

Il vit des hommes, enlevés comme lui, servir en qualité d’engagés ces demi-sauvages qu’étaient les « Frères de la Côte ». Ceux-ci, par la faute de leur vie rude, traitaient durement leurs malheureux serviteurs, inhumainement parfois.

L’engagé, sans recevoir aucun gage, malgré son nom, devait montrer, pendant trois années, une soumission d’esclave. Ce laps de temps écoulé, le maître accordait la liberté, donnait un fusil, une calebasse de poudre et cent livres de tabac. L’engagé devenait alors boucanier et ne se privait pas de traiter de la même façon l’infortuné tombant sous sa coupe.

Les engagés faisaient les travaux les plus durs, se livraient aux besognes les plus rebutantes. Une impatience, une observation, une crise de paresse bien naturelle en ce climat torride, et le maître répondait, selon son humeur, par d’effroyables bastonnades, par le fouet, souvent même par un coup de hache ou de couteau.

On citait comme chose naturelle cette anecdote atroce : Un boucanier avait un « engagé » atteint de fièvre, dont les dents claquaient, et qui pouvait à peine marcher. Il le contraignit à se lever, afin de tourner une meule. N’obtenant pas toute la vitesse souhaitée, il lui planta sa hache entre les deux épaules.

Un autre « engagé », frais débarqué, se montrant gauche dans la forêt vierge, reçut d’un chasseur un tel coup de crosse sur la tête qu’il fut cru mort. Quelques heures plus tard, revenu à lui, cet infortuné se vit perdu dans l’inextricable sauvagerie des bois.

Par bonheur, un des chiens de son maître était resté près de lui. La présence de cet ami à quatre pattes rendit courage à l’engagé.

Tous deux errèrent, des jours, des semaines, des mois… Le chien découvrait des portées de jeunes cochons marron. Tous deux vécurent de cette chair crue.

Un jour, les errants trouvèrent des chiots sauvages, puis de petits sangliers ; l’homme les éleva. Et c’est au milieu de cette troupe singulière qu’il fut rencontré, plus d’un an après, par des boucaniers en chasse. Le malheureux était nu. Son habitude de ne plus consommer que de la viande crue avait tellement modifié son estomac qu’il eut un mal infini à digérer de la chair cuite.

 

Le jour même du mouillage de L’Étoile des Mers, Tourmentin dit à Olivier de Sauves en lui serrant l’avant-bras :

— Je vais te présenter à notre chef, au plus illustre des Flibustiers, du moins jusqu’à présent. C’est un homme extraordinaire qu’on appelle ici Monbars l’Exterminateur.

« Lui seul a le pouvoir de t’épargner les trois années de servage obligatoire.

Et il lui donna quelques renseignements utiles concernant ce terrible « hors-la-loi ».

Monbars appartenait à une noble famille du Languedoc et avait reçu une éducation raffinée et une instruction fort étendue.

Il lut, au collège, l’histoire de la conquête de l’Amérique et les écrits de Las Cases décrivant les excès hideux des Espagnols.

Ardent, généreux, il en conçut une telle haine contre tout sujet des rois de Castille et d’Aragon qu’un jour, en jouant une comédie, il s’oublia tout en écoutant son camarade, entré dans la peau d’un rôle d’Espagnol hautain et vantard. Il se rua sur lui, l’accabla de coups de poing et l’eût étranglé sans d’énergiques interventions.

Quelque temps après, en apprenant qu’une fois de plus la guerre était déclarée entre la France et l’Espagne, il s’enfuit de la maison paternelle et courut au Havre, chez son oncle, capitaine dans la Marine Royale.

Précisément, un navire appareillait, un corsaire… L’officier y fit accepter son neveu.

Dès lors, Monbars devint terrible. Un navire espagnol ayant été signalé, il fallut enfermer le jeune Languedocien dans sa cabine ; il donnait de tels signes d’excitation qu’on le croyait devenu fou.

Quand tonna le canon, Monbars, écumant de rage, enfonça la porte de sa cabine. Bondir sur le pont, s’emparer du sabre d’un mort, sauter à bord de l’Espagnol ne lui prit qu’un instant. Là, hurlant, criant, riant, tranchant, abattant, transperçant, inondé de sang, il apparut comme l’ange de l’extermination parmi les blessés et les cadavres.

La prise était mieux que bonne.

Outre des ballots de coton, de soie, de tapis, de barriques d’encens et de clous de girofle, on découvrit une lourde cassette cuirassée de fer.

Elle contenait un lot de diamants bruts.

L’oncle était ravi ; Monbars n’avait de joie qu’à dénombrer les morts…

Il ne rêvait que nouvelles hécatombes…

À peine était-il arrivé à la Tortue qu’il s’imposait à des boucaniers du nord de Saint-Domingue ayant eu à se plaindre de rivaux espagnols, les lanceros. Ce furent d’indescriptibles carnages, qui firent délirer de joie l’implacable Languedocien. Il déclara maintes fois que ce jour était le plus beau de sa vie !

Mais Monbars, qui s’était ainsi, du premier coup, prouvé un chef, se distingua surtout comme corsaire. À son second engagement avec des navires espagnols, aux côtés de son oncle, celui-ci coula en entraînant avec lui dans l’abîme abyssal trois bâtiments ennemis.

Monbars le vengea. Il captura deux voiliers rapides tout neufs, formidablement armés, et fit jeter leur équipage par-dessus bord.

Sa carrière continua ainsi, brillante et féroce. Un contingent indien l’entourait.

Monbars habitait une sorte de chaumière tapissée de peaux, remplie d’armes, souvenirs de ses combats, où se mêlaient des objets d’or et des flèches, des ancres et des statues religieuses, des tableaux et des coiffures espagnoles tachées de sang. « Un singulier capharnaüm », songea Olivier en voyant tout cela.

Le père d’Armelle vit devant lui un Gascon pur sang : vif, alerte, la flamme aux yeux. Monbars avait de la prestance et de la vigueur.

Il ne daigna pas jeter les yeux sur l’inconnu, le misérable « engagé » que lui amenait Tourmentin, qu’il embrassa. Ses terribles sourcils se hérissèrent soudain au moment où le capitaine fit l’éloge de son ami.

Alors seulement Monbars, sans regarder Olivier de Sauves, prit la peine de dire :

— Commander un brick par gros temps n’est pas si sorcier après tout ! Bien des gens savent faire cela.

« Ce qui m’intéresse, c’est l’abordage.

« Je consens, Tourmentin, à faire le nécessaire pour t’obliger. Cet homme, si tu y tiens, sera ton « matelot », sans avoir été ton « engagé » pendant les trois ans fatidiques.

« Mais…

Il s’arrêta, toisa Olivier de Sauves resté debout et droit.

— D’abord il lui faut un nom. La ligne passée, chacun perd son patronyme. Il a l’air d’un Flamand, avec son teint rose, son œil bleu, sa moustache blonde… Je l’appelle donc Flamanco.

Et s’adressant au gentilhomme poitevin, il lui dit avec vivacité :

— Dès que L’Étoile des Mers aura déchargé sa cargaison, elle sera sous tes ordres. Si tu flanches, attends-toi à être pendu à la grande vergue de ce bâtiment. Bonne chance, Flamanco !

Et il lui tendit la main.

Olivier la prit, la serra et se mit à rire.

— Qu’as-tu ? demanda rudement Monbars.

— M’est-il permis, en vous disant…

— En te disant, rectifia le flibustier.

— En te disant ma gratitude, reprit Olivier, et en t’assurant de mon courage, m’est-il permis de te demander si je serai seul maître à mon bord ?

— Après Dieu, oui !

— Si je serai seul juge de mes actes ?

— On te demande seulement ceci : ramener à la Tortue des prises importantes.

— Tu seras satisfait !

— Pense à la corde !

 

Trois mois après, à Basse-Terre, on ne désignait plus Flamanco que sous ce sobriquet flatteur : « le gentilhomme de mer ».

Cela vaut d’être expliqué.

Quatre jours après son entrevue avec Monbars l’Exterminateur, l’ancien traîneur de rapière de la Foire d’Embauche s’installait à bord de L’Étoile des Mers en compagnie de son inséparable Tourmentin. Il avait déjà constaté que le brick comportait un armement sérieux en canons et caronades. Il passa une inspection minutieuse des moyens d’attaque et de défense de son bateau.

Un nouvel équipage lui fut donné, que renforça une troupe, affreuse à voir, de solides garçons, aptes à manier le fusil-boucan et la hache d’abordage.

Quand tout fut paré, on signa une charte-partie, où tout était prévu. Le capitaine devait être obéi automatiquement. À part cela, l’égalité régnait à bord. Égalité poussée si loin qu’à table, tel « Frère de la Côte » pouvait revendiquer la portion du commandant s’il la trouvait préférable à sa propre pitance.

Les bénéfices étaient mis en commun, mais on devait rembourser les frais de celui qui avait avancé l’argent nécessaire à l’expédition, en l’occurrence Tourmentin. Une prime de cent écus récompensait toujours celui qui avait découvert et signalé l’ennemi.

Dans la « Société » ainsi formée, les blessures s’indemnisaient selon un curieux tarif. Main droite, bras droit ou jambe perdue valait deux cents piastres ou deux esclaves ; perte des deux bras ou des deux jambes six cents piastres ou six esclaves, etc.

Les actions héroïques se récompensaient richement et tout dévouement se tarifait aussi. Tout bateau conquis appartenait au capitaine.

Olivier donna le signal de l’appareillage d’un cœur d’autant plus joyeux que loin de faire le pirate il avait reçu des lettres de marque, en blanc, signées de par le Roi.

Il se voyait donc auxiliaire de la Marine française, car la guerre venait d’être déclarée entre la France, l’Espagne et la Hollande.

Le jeune homme allait inaugurer une façon assez singulière de faire la course.

Il se plut à redire autour de lui, dès que les verts sommets de la Tortue eurent disparu à l’horizon : « La politesse est une grande chose… on obtient beaucoup avec de la politesse ! »

Ahuris, les Compagnons se regardaient en entendant ces phrases. L’urbanité et la courtoisie, on le devine, n’étaient guère au premier rang de leurs préoccupations… Tourmentin riait sous cape. Sans rien connaître des intentions de son matelot, il lui faisait une confiance absolue.

Cependant L’Étoile des Mers favorisée par une bonne brise longeait la côte de Saint-Domingue, reconnaissait Porto-Rico et piquait sud-sud-est. Olivier de Sauves se lançait avec hardiesse vers la route suivie à l’ordinaire par les grandes flottes venant d’Espagne.

La Flibuste attaquait peu de ce côté, parce que les galions royaux accompagnaient les vaisseaux marchands bondés de farine, de soie, de lin et surtout de monnaies d’or et d’argent. Avoir affaire à une armadille, c’est-à-dire à une escadre de guerre tentait peu les amateurs de coups de main audacieux et rapides.

Or, précisément, un beau matin azuré, plein de poissons volants, le Compagnon juché dans le nid de pie signala :

— Armadille en vue !

Averti, le père d’Armelle courut à la barre.

Un coup d’œil à l’horizon le renseigna : un fort coup de tabac se préparait.

Il fit sortir toute la toile et le brick fila grand largue, bruissant et léger, rôdant autour de la flotte ennemie.

Tourmentin déclara :

— Je suis un peu tourmenté… N’allons-nous pas avoir affaire à forte partie ?

Olivier sourit :

— Il serait impoli de courir à une défaite assurée… Fais-moi crédit. Avant midi, ces galions danseront. L’un d’eux finira bien par être efflotté.

C’est exactement ce qui se produisit.

Vers onze heures, la mer verdit, se souleva. Le vent fraîchit. L’armadille rompit, dès lors, sa belle ordonnance. En pareil cas, chaque capitaine s’en tire comme il peut, et il faut du champ pour qu’il manœuvre.

À midi, l’horizon semblait net de voiles.

Pourtant le matelot-vigie put signaler d’une voix triomphante :

— Navire !

— De quel côté ?

— Au vent à nous !

La voix d’Olivier s’éleva, nette :

— Chasse dessus !

Et ce fut aussitôt le signal tant attendu des Compagnons : « Branle-bas ! »

L’Étoile des Mers fondit sur sa proie : un galion tout neuf portant le pavillon exécré au grand perroquet.

Olivier confia la barre à l’un de ses meilleurs marins, le nommé Vent-en-Poupe, rangea sur le pont ses quatre-vingts Compagnons velus, barbus, armés de fusils et de haches et leur déclara :

— Mieux vaut sourires qu’injures.

Et quand l’Espagnol fut à portée de voix :

— Messieurs, cria-t-il, nous sommes bonnes gens et vous souhaitons longue et heureuse vie… Mais, pour nous permettre de vous conserver l’existence, il faut nous aider un peu…

« Nous avons faim… nous voulons de la farine… Nous souffrons de la soif, car, à bord, nous ne mangeons que du lapin salé… Nous sommes très pauvres et…

Il salua, sa toque en la dextre :

— De gentilhomme à hidalgo, il sied, n’est-ce pas, que la politesse…

Derrière lui, impatients, les flibustiers jouaient avec le fusil… Et les Espagnols savaient la précision stupéfiante d’un pareil tir. Le capitaine espagnol parut à la lisse de bâbord, tira son feutre et déclara :

— Monsieur, vous avez raison. Entre gens bien élevés, l’entente est toujours possible…

Et des choses stupéfiantes se passèrent.

En deux heures, tout ce que le galion ennemi contenait de plus précieux fut transbordé par les soins des matelots espagnols eux-mêmes, heureux d’en être quittes à si bon compte, et se promettant de brûler des cierges devant la Madone, à leur première escale.

Les Compagnons n’étaient pas moins ravis de l’aventure. Sauf Monbars et quelques autres, ils aimaient assez, cela se conçoit, le profit sans les risques et couraient les mers bien moins pour la gloire que pour le profit.

Dès lors, Olivier continua d’utiliser la politesse, et jamais il ne fut quinaud. Ses quatre-vingts gaillards appuyaient d’ailleurs ses propositions courtoises.

C’est ainsi que Flamanco débuta et ne fut plus surnommé que le gentilhomme de mer.

7. Mariposa

Le renom de Flamanco fut bientôt presque aussi éclatant que celui de Monbars, mais pour des motifs contraires. L’Exterminateur comptait, avec une joie farouche, les cadavres espagnols et s’intéressait peu aux gains ; le gentilhomme de mer, chose inouïe, ne tuait personne et ramenait à Basse-Terre tout ce que convoitaient habitants, boucaniers et flibustiers : de la farine, des étoffes, des armes, de l’or, de l’argent, des pierres précieuses.

Ses associés l’adoraient pour son extraordinaire courtoisie, et parce qu’il avait trouvé le moyen de les enrichir sans leur faire trouer la peau ou, comme ils disaient, « casser les abattis ». Le système poli inauguré par le Poitevin en valait bien un autre, puisqu’en six mois Flamanco et Tourmentin avaient acquis chacun une fortune rondelette.

Mais Olivier pensait souvent à sa fille et avait peur qu’elle soit envoyée à l’île de la Tortue, pauvre proie affectée à ces chevaliers de la Flibuste.

Tourmentin, son confident, lui disait vainement :

— Moi, pour une fois, je ne me tourmente pas. Te voici célèbre, ici, consacré ! On t’écoutera. Si ta fille chérie était un jour expédiée ici pour y être vendue, il te resterait toujours la ressource, soit de l’acheter toi-même, soit de payer une forte rançon au Compagnon qui voudrait l’avoir.

— Mais, mon pauvre Tourmentin, si je suis en mer au moment où elle débarquera ? Si je suis tué d’ici là ? Nous pouvons tomber dans un piège, en sortant d’une tempête ou d’un banc de brume ! La politesse peut n’avoir qu’un temps… Je ne suis pas homme à faire taire les canons, quand ils doivent parler, ni à hésiter à payer de ma personne, le sabre d’abordage au poing.

Alors Tourmentin se frappa le front :

— J’ai une idée ! On peut arranger cela.

Il ne voulut pas en dire plus long.

 

Deux jours après, il déclara d’une voix joyeuse à son matelot :

— Le Gouverneur nous attend ! Il veut sans doute te dire d’excellentes choses, car Monbars lui a parlé longuement de toi.

Jean Ducasse avait alors quarante-deux ans et était officier de vaisseau. Depuis une année, il représentait, devant les « Frères de la Côte », l’autorité royale. Son prestige, déjà grand à cette heure, allait s’affirmer encore.

Né dans le Béarn, il conçut, tout jeune, un goût très vif pour les choses maritimes ; à quatorze ans, ne pouvant résister aux voix captivantes des sirènes, il entrait dans la flotte. À vingt-neuf ans, il ressentait la joie inexprimable de commander un navire de guerre, de par le Roi.

Le commandant Ducasse habitait le port de la Tortue, car Basse-Terre, la principale agglomération de l’île, ne pouvait offrir un logis décent au Gouverneur. Cette ville, si on peut l’appeler de ce nom imposant, consistait en ajoupas, sortes de cabanes faites de planches et de branchages, où demeuraient quelques boucaniers ou de maisons d’« habitants » appelées cases.

Ces cases étaient construites avec des fourches d’arbres sciés et plantés en terre. Sur les fourchons se plaçait une pièce de bois dite faîte. Autour, d’autres fourchons, moins hauts, portant des filières. Pour combler les vides, on clouait des planches ou travers. Ensuite, on matelassait le tout à l’aide de feuilles de palmier, de roseaux ou de cannes à sucre.

Chose bizarre : les habitants ne dormaient pas dans les cases, mais bien à l’extérieur, à l’abri d’une palissade faite de planches de palmiers ; leurs couchettes, posées sur des fourches, à deux ou trois pieds du sol, offraient des matelas emplis de feuilles de bananiers. Une tente de toile protégeait le sommeil nocturne ou la sieste.

Le port où se tenait le commandant Ducasse offrait, en contraste avec Basse-Terre, l’image du confortable sinon du luxe.

Le Gouverneur portait perruque, habit brodé, bas de soie, épée en verrou, exactement comme s’il allait se rendre à Versailles ou même chez quelque belle amie.

Jean Ducasse reçut très bien Tourmentin et Flamanco. Après les avoir priés de s’asseoir et avoir fait apporter des rafraîchissements, il s’adressa au père d’Armelle en ces termes, qui contrastaient si fort avec les usages des « Frères de la Côte » :

— Monsieur, j’ai ouï parler de vous par M. de Monbars, et je vous avoue tout net que ma sympathie vous est acquise.

« J’ai regretté vos tribulations, admiré votre courage, loué votre modération. Aujourd’hui, je déplore de savoir qu’un si galant homme, qu’un marin aussi expert et aussi vaillant vive dans un constant chagrin.

« Être séparé d’une fille tendrement aimée et encore dans le jeune âge est certainement plus douloureux que d’avoir à déplorer la perte d’une femme ou d’une maîtresse.

« Consolez-vous. Je crois que vous pourrez, avant peu, revoir votre Armelle adorée !

La conversation, dès lors, se fit sous le signe de la courtoisie et de l’amitié, ce qui ne laissa pas, comme on dit, de donner du cœur au ventre à Olivier de Sauves. À part Tourmentin, qui n’oubliait pas être né vicomte Gaston de Varcourt, les contacts agréables étaient rares entre le gentilhomme poitevin et les Compagnons de la Tortue.

Le commandant Ducasse donna des renseignements précieux.

— Je suis, depuis des semaines, en rapport avec Versailles, aussi bien qu’avec M. de Pointis. Cet officier n’est pas sans mérites…

« Né baron, devenu chef d’escadre, d’une belle vaillance, il a su se faire remarquer par des chefs aussi éprouvés que M. Duquesne et M. le comte de Tourville.

« Par contre, on me le dit ambitieux, sans scrupules, intrigant sans douceur, très avide de distinctions et d’argent.

« Il s’est mis en tête de réaliser un projet grandiose : frapper à mort l’Amérique espagnole et y faire flotter le drapeau fleurdelysé de Sa Majesté.

« Il paraîtrait que le Cabinet de Versailles ne verrait pas d’un mauvais œil cette offensive, mais qu’il manquerait d’argent pour la réaliser en grand.

« Les choses en sont là.

« Si elles prennent consistance, j’enverrai en France un homme sûr, afin que le Roi sache ce qu’il doit savoir.

« Mon envoyé aura des instructions très précises pour rechercher Mlle de Sauves et la ramener à son père.

Olivier sortit de l’audience, le cœur tout empli de soleil. Pour la première fois depuis de longs mois, l’espérance venait le toucher de son aile.

 

Quelques jours après, L’Étoile des Mers voguait, filant vers le Golfe du Mexique, poussée par un bon vent en poupe, à la recherche de quelque proie. Tourmentin se tourmentait un peu, comme de coutume :

— Nous avons eu trop de chance, jusqu’ici, disait-il à Olivier qui haussait les épaules. Pas un mort, pas même un…

La phrase fut coupée net.

La vigie venait de signaler une voile.

Olivier déclara :

— On va lui faire des politesses !

Le porte-voix à la bouche, il ordonna les apprêts ordinaires.

Mais l’ennemi s’était méfié. Voyait-il à la lunette, claquer au grand perroquet de L’Étoile des Mers, le pavillon des « Frères de la Côte », large carré d’étamine blanche portant une tortue noire dans chaque quartier, pour rappeler à la fois la France et le repaire de la Flibuste ? Il se couvrit de toile et tenta de s’enfuir. Olivier sourit :

— Son capitaine est un fin marin, mais à bon chat, bon rat !

Il prit la barre et sortit toute sa voile.

Soudain, le capitaine Tourmentin lui fit remarquer :

— Ces diables ont mis une embarcation à la mer… Dans quel but ?

— Une trahison peut-être, repartit Flamanco. Nous serons prudents !

Il gouverna droit sur la barque.

Elle était emplie de jeunes femmes qui poussaient des cris de détresse, pleuraient comme des Madeleine ou piquaient de terribles crises de nerfs.

— Les lâches ! gronda Olivier. Ils ont cru nous appâter en nous livrant ce butin voluptueux ! Peut-on rester polis avec de pareils goujats ? Une seule réplique est possible…

Tourmentin avait compris et disparu.

L’Étoile des Mers doubla le canot où se lamentaient les belles filles, vira de bord, présenta sa coque à l’Espagnol et la voix de Tourmentin retentit, formidable, dans le grand silence marin :

— Feu !

Le brick vomit de la flamme et du fer et s’enveloppa de fumée.

Quand celle-ci se fut dissipée, Flamanco poussa un cri de joie :

— Il en tient ! Le gouvernail a dû être cassé par un boulet !

En bas, dans la batterie de tribord, les canonniers nus et velus maniaient l’écouvillon avec frénésie. Pour la première fois depuis que Flamanco les commandait, ils avaient fait parler la poudre et ne demandaient qu’à respirer encore ses effluves grisants. Ils riaient et criaient :

— Paré, capitaine ! On recommence ?

Tourmentin dut modérer leur ardeur. Il fallait attendre les ordres du commandant. À quoi bon envoyer par le fond une prise peut-être excellente ?

D’ailleurs, sur le pont, les chasseurs entraient dans la danse. Parvenu à portée, peu soucieux de recevoir dans la coque de son brick la bordée de son adversaire, une grande goélette, Flamanco avait fait tirer ses associés.

Aussitôt, le pavillon d’Espagne descendit.

C’était la reddition sans combat.

Tourmentin fut appelé.

— Je te charge du reste, lui dit son ami. Monte à bord. Sois dur. Ne laisse rien de précieux à ces gens-là qui ont commis l’indignité de nous livrer le sexe charmant…

« Quant à moi, je vais m’occuper de ces mignonnes qui me font pitié.

Tourmentin pensa alors en son for :

— Cette fois, j’aurais tort de me tourmenter.

 

L’Étoile des Mers, virant de bord, louvoyant à cause des mauvaises dispositions du vent, chargée à couler, a mis le cap sur Saint-Domingue. On n’a laissé aux peu galants et peu braves Espagnols, strictement, que leur chemise, des tonnelets d’eau et un peu de nourriture. Ils ont dû, l’échine basse, transborder sur le brick flibustier tout ce qui pouvait avoir quelque valeur ou quelque intérêt.

Tourmentin a fait opérer un déménagement soigné. Après quoi, le capitaine de la goélette, un maigre castillan chauve, au teint bilieux, s’est entendu dire :

— En vos prières, remerciez le gentilhomme des mers qui nous commande. Sans son invincible courtoisie, señor, vous eussiez été fusillé ou jeté à la mer, cousu dans un sac avec un honnête boulet aux pieds ! Votre conduite à l’égard des dames méritait un châtiment exemplaire !

Maintenant, il fait nuit. C’est une nuit très claire dont les plus beaux firmaments d’Europe ne peuvent donner une idée. Olivier de Sauves rêve, accoudé à la lisse de tribord, en regardant les flots phosphorescents. Il se souvient de Françoise de Ramelle et de ses baisers. De douces larmes mouillent ses cils. Depuis qu’elle dort sous la terre, il ignore les tendresses féminines. Un instant, le désir de retrouver de telles effusions l’a lanciné, ce fatal soir où le balafré l’a conduit chez la tenancière du Veau qui tette.

Cet après-midi, ce même désir est revenu quand il s’est approché de la barque emplie de femmes. Tentante cargaison ! Elles étaient là, au nombre d’une trentaine, toutes jeunes, toutes jolies, à peine vêtues, à cause de la chaleur et sans doute aussi de la précipitation qu’on mit à les expulser de la goélette.

L’une de ces pauvrettes, folle de frayeur, s’est jetée à la mer en voyant les visages brutaux des flibustiers. Olivier l’a repêchée aussitôt. Elle a supplié : « Ne me tuez pas ! » Il l’a sentie s’alourdir dans ses bras : une syncope…

Aussitôt à bord, il l’a portée dans sa propre chambre et a fait venir le chirurgien.

C’est une très belle brune, au long corps gracieux… Olivier évoque ses cheveux si longs, presque bleus, sa main d’enfant, sa poitrine haletante, ses dents nacrées…

S’il le veut, cette petite merveille sera sa chose, son esclave. Elle lui appartient. Les lois de la Flibuste sont formelles.

Mais Flamanco est un tendre, un délicat. Sa sensibilité particulière l’empêche absolument d’agir en « Frère de la Côte ». Car, on le devine, L’Étoile des Mers glissant sous les astres tropicaux est maintenant un navire d’amour… Tout homme qui n’est pas de quart est en train de rire, de boire et de chanter. Le vin d’Espagne coule à flots. Certaines prisonnières dansent au son du tambourin et des castagnettes nationales.

Tourmentin lui-même s’est enfermé dans sa cabine avec une ravissante blonde.

Soudain, le gentilhomme de la mer tressaille.

Une main vient de se poser sur sa main.

Près de lui se tient la brune fille qu’il a sauvée. Ses yeux luisent. Elle sourit.

— Commandant, dit-elle d’une voix chaude et dans le français le plus pur, je viens vous exprimer toute ma gratitude… Le médecin m’a ranimée. Il a fait la causette avec moi… Par lui, j’ai appris bien des choses… Votre conduite me touche infiniment… Vous êtes bien un des Français chevaleresques qui…

Gêné, le jeune homme détourne la conversation en disant :

— Vous parlez fort bien ma langue maternelle. Seriez-vous sujette du Roi-Soleil ?

La jeune fille se mit à rire :

— Non, et je le regrette. Je suis d’Espagne et me nomme Mariposa Granda. Mon père était piqueur, à Versailles, chez un grand seigneur, le comte de Montboron. C’est pourquoi je parle sans secret et avec facilité la langue de Molière et de Racine.

Mariposa retira sa main, mais n’empêcha pas Olivier de la reprendre. Elle lui conta sa vie, ce qui est souvent un préliminaire à un abandon plus complet. Après la mort de M. de Montboron, le piqueur avait regagné l’Espagne, où l’attendait un petit héritage.

Veuf, paisible et sobre jusqu’alors, il s’était mis soudain à rechercher la compagnie des femmes faciles et à hanter les cabarets. Un matin, on l’avait ramené à la maison, râlant, blême, l’écume aux lèvres, avec une navaja plantée entre deux côtes…

Mariposa avait vécu un an des débris de l’héritage, puis on lui avait conseillé de se rendre au Mexique. Là, prétendait-on, elle trouverait facilement un mari.

— Commandant, vous savez la suite…

Olivier se confesse à son tour.

Est-ce la joie de parler à une femme qui connaît Paris et Versailles, est-ce le trouble de ce contact féminin ? Il parle à Mariposa Granda comme à une amie.

Et c’est en amie qu’elle l’écoute.

C’est peut-être même mieux qu’en amie, puisque, lorsque son compagnon évoque Armelle, l’Espagnole pose doucement sa tête sur son épaule…

Olivier s’est tu. La joue de Mariposa touche la sienne, qu’il rase avec soin chaque matin. Soudain, fougueuse, une bouche cherche la sienne et s’y maintient.

— Je t’aime, je t’aime ! roucoule Mariposa.

Alors, elle se sent saisie à la taille, enlevée, emportée… L’irrésistible instinct s’est emparé du jeune homme…

À la porte de sa cabine, il s’arrête net. Le souvenir d’Armelle le hante. Un jour, peut-être, sera-t-elle ainsi, dans la nuit, sur le pont d’un navire flibustier… Il remet sur ses pieds l’Espagnole toute surprise.

— Qu’avez-vous ? demande-t-elle.

— Un scrupule, répond-il en s’inclinant. Les lois de la Côte m’interdisent d’épouser une fille des Espagnes… en ce cas…

Mais deux bras se nouent autour de son cou, tandis que gémit une voix chaude :

— Qu’importe ! Soyons heureux !

8. Le doigt de Dieu

— Décidément, songeait la formidable et bénigne Maman Toutou, la venue de la Petite Reine semble nous avoir porté bonheur… Depuis que cette enfant a été arrachée au flot empesté de la Seine par notre Henri, les recettes ont atteint un niveau impressionnant…

« Cette mignonne plaît à la foule oisive ou préoccupée. On se presse à la parade.

« Elle danse, elle chante, elle envoie des baisers avec une grâce qu’envieraient bien des enfants de la balle ayant grandi entre père et mère… N’est-ce pas, monsieur Isidore ?

L’interpellé, fort occupé à se raser non loin de là, sursauta et un peu de sang stria sa joue. Le mime, on le sait, était nerveux comme un chat et né trembleur, trembleur incurable. Tout l’effrayait. Henri disait de lui : « Il a peur de son ombre ! » C’était vrai. Ne venait-il pas de tressaillir et de s’épouvanter au son de la voix familière et cordiale de son associée ? S’étant repris et gourmandé intérieurement, il demanda, non sans bon sens :

— Pourriez-vous, madame Rose, m’accorder un supplément d’information ?

— À quel propos ? fit Maman Toutou.

— Eh ! déclara l’inimitable paillasse, puis-je répondre à une question restée en l’air ?

La dresseuse de chiens se recueillit fortement et, enfin, éclata de rire :

— C’est vrai ! Je me parlais à moi-même, et vous ignorez mes réflexions. Je me disais donc, mon cher Plouff, que tout allait à merveille depuis le soir où la gente Armelle a été amenée ici.

M. Plouff hocha la tête et nasilla, tout en étanchant le sang de son écorchure.

— Bien… fit-il enfin… trop bien même !

— Comment ! s’indigna Rose Técla.

Le clown prit un air lamentable.

— De même que la santé est un état précaire ne présageant rien de bon, le succès annonce la prochaine débine et le bonheur d’inimaginables ennuis ou épreuves. C’est couru.

— Vous êtes gai ! railla Rose Técla.

— Je connais la vie, s’obstina M. Plouff.

Maman Toutou haussa les épaules, tandis que le mime reprenait son rasoir.

Depuis quelques jours, sans vouloir l’avouer, il broyait du noir. Un bizarre pressentiment le tourmentait. Il se disait :

— Un événement va se produire… une chose qui changera ce qui est…

Or, pour être heureux, M. Plouff avait besoin de stabilité. Il trouvait alors que tout allait bien ainsi, dans le meilleur des mondes, sans doute était-ce là un des tours que lui jouait son tempérament de lièvre ?

Tandis que l’excellent garçon se morfondait dans le pessimisme, il n’était question, à l’hôtel Cinq-Mars, que du Théâtre de la Petite Reine. Dame Myrtille écoutait parler ses bravi et se demandait quel parti il faudrait tirer de leur découverte à retardement.

Allait-elle faire empoigner le jeune Henri et sa protégée pour les expédier ensuite à la Tortue ? Se résoudrait-elle à les attirer dans un mortel traquenard ?

Tout en souriant aux deux sbires, elle s’affirmait intérieurement :

— Armelle et son bossu doivent disparaître. Leur témoignage me nuirait trop ! Même si le gamin ignore d’où partit le coup, la gosse n’a pas oublié la venue de son père au Veau qui tette. Je ne veux pas être tracassée !

 

Ce jour-là, profitant d’un beau soleil, la foule se pressait, plus nombreuse et plus gaie que de coutume, sur le terre-plein et surtout devant l’estrade de Maman Toutou.

Armelle venait de danser et M. Plouff, après avoir fait se tordre l’assistance, criait d’une voix nasale, en grimaçant à merveille :

— Entrez, Mesdames et Messieurs ! Entrez !

« Un spectacle inoubliable vous attend et ne vous coûtera que deux sols !

« D’abord, la célèbre Maman Toutou, la femme-canon dont les bras à triples muscles broieraient, s’il le fallait, un reître allemand.

« Maman Toutou, Mesdames et Messieurs, a eu l’honneur d’exhiber ses talents multiples devant Leurs Majestés le Shah de Perse et l’Empereur du Soudan ! Qu’on se le dise !

« Elle vous montrera ses délicieux caniches intelligents et même spirituels…

Tandis que le pitre débitait son boniment, personne, pas plus dans la baraque que dans la foule, n’avait vu s’approcher deux grands diables : Joël de Jugan et l’Estafé. Tous deux portaient, sous le bras gauche, un paquet peu volumineux enveloppé dans de la toile d’emballage.

Ils parvinrent au premier rang des badauds, obliquèrent à gauche et contournèrent la baraque. L’établissement de Rose Técla se composait de deux roulottes devant lesquelles se trouvaient d’abord le « théâtre » et ensuite l’estrade où, pour le moment, se groupaient tous les « numéros » autour de M. Isidore.

Le théâtre, puisqu’il faut exagérer au point de l’appeler ainsi, comprenait quelques planches posées sur des poutres, placées à même le sol du terre-plein, et supportant des bancs de bois peints en vert.

Une toile, montée sur des mâts plantés en terre, entourait l’ensemble.

Les hommes de main de Dame Myrtille eurent tôt fait de soulever la toile et de se glisser à quatre pattes entre le plancher du théâtre et les poutres. Là, ils se livrèrent à une singulière besogne.

Ayant ôté la serpillière recouvrant leurs paquets, ils eurent, devant eux, un seau empli d’une matière brune et visqueuse dans laquelle trempait un pinceau. C’était une composition due au mari de Myrtille, un mélange de résine, de gomme et de goudron fort propre à faire flamber du bois même mouillé, quelque chose d’analogue à ce terrible feu grégeois qui terrorisa le Moyen Âge à dater des Croisades, où les Infidèles s’en aidèrent, et qui brûlait même sur l’eau.

Accroupis, les deux séides de la Fée Choquotte barbouillèrent donc vivement planches et poutres ; ils passèrent ensuite sous les roulottes, peinturlurèrent à la hâte les roues, le plancher et les tréteaux supportant la scène. Après quoi, ils abandonnèrent leurs deux seaux, qui contenaient encore un peu de matière inflammable, non sans y avoir plongé une longue mèche soufrée qu’ils déroulèrent. Tapis sous les roulottes, laissant aboyer les caniches qui les flairaient, ils échangèrent le plus sinistre des sourires.

Dame Myrtille serait contente !

De quelle monnaie rétribuerait-elle, ce soir, un aussi grand service ? On le constate, une invincible espérance brillait toujours au fond du cœur de ces deux misérables brutes criminelles…

 

Le produit incendiaire était de si haute qualité que les Compagnons de la Tortue s’en servaient parfois pour mettre le feu aux navires ennemis. Il fit merveille. La flamme naquit et se propagea avec la rapidité du vent. Elle jaillit à la fois sur la scène et dans le théâtre, longue, rouge, accompagnée d’une fumée très épaisse qui suffoquait bêtes et gens.

Des cris jaillirent aussitôt.

— Le feu ! Au secours ! Sauve qui peut !

À ce moment précis, Henri de Lagardère était occupé, sur la scène, à faire le bossu. Le sinistre ne le surprit pas. Dès qu’un danger se présentait, cet être d’exception se sentait étrangement calme et lucide. Sa première pensée fut pour la fille d’Olivier de Sauves :

— Elle d’abord !

Malgré un écran de flammes et de fumée, il fit un bond à gauche, saisit l’enfant pâle de terreur sous sa perruque crépue, la souleva, traversa une roulotte en feu, descendit l’échelle et cria à son amie :

— Vite ! Vite ! Loin d’ici, Armelle ! Je reviens !

Elle obéit, poussée par une terreur folle, et se mit à courir dans la direction du cheval de bronze, tandis que son jeune protecteur, un pli au front, mais un rire orgueilleux aux lèvres, rentrait dans la fournaise, non sans s’être fait une sorte de manteau d’une serpillière salie, qu’on avait jetée dans un baquet d’eau.

Des clameurs le poursuivaient, mêlées aux abois des infortunés toutous encagés. Comme dans un rêve, Henri défonça d’un coup de pied la boîte grillagée où hurlaient les caniches, bouscula M. Plouff affolé et lui cria, en poussant dans ses bras Rose Técla, ce qui était un gros effort :

— Soyez un homme, que diable ! C’est le moment d’agir ! Sautez, et attrapez Madame !

Quant à lui, il courut vers le grabat où gémissait Mme Bernard. Depuis une semaine, l’excellente femme « filait un mauvais coton », comme disaient les voisins, et on craignait pour sa vie. Elle était à cette étape de l’existence où le malade, lassé, cesse même de se défendre. Devant l’incendie, l’ancienne amie de Peyrolles ouvrait des yeux épouvantés, mais elle accueillait avec résignation la perspective de mourir ainsi, asphyxiée par l’intense fumée.

— Courage ! cria Henri en apercevant sa mère adoptive, je suis là ! C’est moi !

Elle lui sourit. Il résumait, pour elle, toute la beauté, toute la noblesse de la vie et aussi toute l’espérance d’un radieux avenir.

À son tour, la vieille femme fut portée loin du brasier et confiée aux forains voisins, tandis que le dernier des Lagardère se précipitait une fois encore dans les flammes, son étrange sourire aux lèvres. Il avait agi avec une précision et une vitesse extraordinaires, pas assez, cependant, pour devancer la stupéfiante célérité du fléau.

La composition incendiaire employée par l’Estafé et Joël de Jugan était décidément une invention démoniaque ! Quand le jeune Henri apparut sur la scène, il ne vit rien que du feu et de la fumée et faillit disparaître, car planches et poutres de soutien, à demi carbonisées, s’effondrèrent sous son poids.

Derrière un rideau rutilant, des cris déchirants montaient. Une affreuse panique devait régner dans la « salle ». Affolés, les spectateurs se bousculaient, s’écrasaient, ne voyant pas même qu’un simple petit saut les tirerait d’affaire.

Quand Henri, d’un bond, se fut dégagé de la scène flambant comme du bois mort, il vit d’un seul coup d’œil l’étendue du mal. Il fronça les sourcils, puis sa voix d’olifant s’éleva, dominant les appels, les hurlements et les imprécations :

— Du sang-froid, vertuchou ! Si vous m’écoutez, nul ne périra cuit à point ! Cela, je vous le jure ! Le plancher est à deux pieds du sol. Arrachez donc la toile… Sautez ! Sautez !

Non loin de lui, il aperçut alors une terrible bousculade. Des laquais, deux ou trois passe-volants, un gâte-sauce, une demi-douzaine de marmitons, et même un grand lâche, qui déshonorait sa rapière, se pressaient tellement de fuir qu’ils avaient renversé une jeune dame, déjà suffoquée par la fumée et la chaleur. Fondre sur cette troupe, tête baissée, envoyer ici un marmiton, là un gâte-sauce, faire un croc-en-jambe au vil traîneur de brette, étourdir un passe-volant d’un coup de pied appliqué à l’épigastre, tout cela fut un jeu pour le terrible Lagardère, déchaîné par son dévouement.

La jeune femme était évanouie. Le feu léchait sa robe. Un très court instant, Henri s’émut de voir déroulés ces cheveux blonds et apparaître une gorge pure. Il se reprit très vite, il avait la chasteté des héros.

Bientôt, la dame fut dans ses bras, traînée, tirée hors du Théâtre de la Petite Reine qui flambait toujours, environné d’une épaisse fumée.

Des voisins, puis Maman Toutou accoururent à l’appel du Petit Parisien.

— Vite, leur dit-il, une chaise, des sels ou du vinaigre… Vite !

Un instant après, la « rescapée », comme on dit aujourd’hui, était assise et soignée par la bonne Rose Técla, tandis que, pudique, Henri renvoyait les curieux en les poussant aux épaules :

— De grâce ! Au nom de la décence ! On va dégrafer cette dame… Une grande dame sûrement ! Voudriez-vous, mes bons amis, la voir rougir ?

Et de leur envoyer des bourrades convaincantes !

Bientôt la place fut dégagée.

Le jeune garçon ne se trompait pas. Il s’agissait bien là d’une dame de qualité.

Jeanne de Seignelay, enfant du fils aîné de Colbert, comme lui ministre d’État et secrétaire de la Marine, était la veuve, depuis deux années, du comte de Montboron, gentilhomme venu du comté de Nice et qui avait acheté un régiment : Montboron-Dragons.

Elle habitait la capitale mais possédait un appartement au château de Versailles ; simple d’allure, de caractère très jeune – elle avait d’ailleurs à peine vingt-six ans – elle refusait toute charge à la Cour. Elle n’y paraissait qu’aux grandes occasions ; très élégante, très belle, irréprochable de conduite, elle y était fort courtisée.

Ce jour-là, étant venue à Paris rendre quelques visites et faire des emplettes rue Saint-Honoré, la petite-fille de Colbert avait jugé divertissant de descendre de carrosse à l’entrée nord du Pont-Neuf et d’aller voir la parade des funambules installés au terre-plein.

En écoutant l’hilarant M. Plouff, en voyant la ballerine Armelle déployer ses grâces et le Petit Parisien se muer soudain en bossu, la comtesse, tout en se traitant intérieurement de gamine, d’écervelée et de sotte, s’était prise soudain de l’envie irrésistible d’assister à la représentation.

On sait comment celle-ci avait commencé, par les soins de la vipérine Dame Myrtille.

La comtesse de Montboron, maintenant les tempes imbibées de vinaigre, assise sur une vieille chaise de paille, les yeux mi-clos, pâle et respirant avec peine encore, revoyait le drame bref.

Les flammes avaient soudain jailli de tous côtés : à droite, à gauche, devant, derrière, naissant, voraces et irrésistibles, sous les pieds des spectateurs. L’affreuse panique pouvait s’excuser : les pieds des gens grillaient ; des flammes léchaient leurs vêtements ; leurs yeux se fermaient.

La comtesse, énergique, avait voulu fuir, mais, vite immobilisée par ses voisins, elle avait dû attendre, heureusement assez loin des flammes. Déjà étourdie, elle serait sûrement morte sans l’intervention foudroyante de ce petit démon.

Elle n’oublierait jamais ce sauvetage !

Ses premières paroles furent pour demander à Maman Toutou :

— À quoi dois-je l’agrément d’être vivante ?

Les puissantes épaules de la femme-canon se soulevèrent et sa vaste poitrine suivit le mouvement :

— Eh ! dit-elle, c’est au Petit Parisien, pardine ! À notre Henri ! Quel brave cœur !

— Faites-le venir ! ordonna la comtesse.

— Tout doux ! s’empourpra Rose Técla qui était fort prude. Permettez, d’abord, que je remette un peu d’ordre dans votre ajustement…

— C’est juste ! À votre tour, permettez-moi de vous remercier de vos soins délicats, m’amie.

Et tout en jetant sur la formidable charmeuse de caniches un regard qu’elle parvint à ne pas rendre ironique, la comtesse interrogea :

— Vous êtes la propriétaire de ce théâtre ?

— De feu ce théâtre, rectifia Rose Técla en réprimant une grimace douloureuse. C’est tout mon gagne-pain qui s’est envolé en fumée !

La grande dame leva doucement sa belle main droite endiamantée et déclara :

— Ne vous préoccupez pas d’une telle misère. Je ne vous laisserai pas dans l’ennui.

Maman Toutou hocha la tête :

— C’est de l’argent ! Ah ! qu’il en faudrait !

— Je suis la comtesse de Montboron.

Cette réponse, faite sans l’ombre d’emphase, faillit faire s’évanouir l’herculéenne créature.

Elle pensait, tandis que tremblaient ses genoux et que blanchissait son nez :

« Quoi ? La petite-fille du grand ministre ? Dans ma baraque ! Et c’est Henri qui lui a sauvé l’existence ! Ah ! vive le bon Dieu ! »

Cependant la comtesse était redevenue une très belle madame aux cheveux arrangés selon l’art, au corset dûment agrafé, au décolleté discret, et Henri put apparaître à l’appel de Maman Toutou.

Qui donc avait appris les belles manières à cet enfant du mystère ? Pour se présenter, pour saluer, pour baiser la main de la comtesse, il ne fit aucune faute. Surprise, charmée, Mme de Montboron le regarda longuement, tandis que Rose Técla songeait avec fierté : « Il sait déjà plaire au sexe ! »

C’était vrai, car de son côté, la grande dame disait : « Dommage qu’il n’ait pas cinq ou six ans de plus ! Il ferait le plus galant muguet du monde ! » Et elle compléta même cet aveu intérieur d’un petit soupir. Elle était veuve, sensible, aimante, et assez inflammable…

— Monsieur, je vous dois une vive gratitude. Sans votre dévouement, je serais morte aussi bien étouffée par cette racaille empressée à fuir que par l’incendie.

Ainsi, l’orphelin sans patronyme, le plongeur du Pont-Neuf, le désossé, le bossu, le Petit Parisien, le miteux pensionnaire du Théâtre de la Petite Reine se faisait donner du Monsieur par cette femme jeune, belle, riche et titrée !

Si la digne associée de M. Isidore avait eu un peu plus de finesse, elle aurait pu s’étonner de constater, par surcroît, avec quel air naturel Henri avait accueilli ce terme flatteur accordé aux seuls gentilshommes, car on disait maître à un bourgeois. On eût dit que cela lui était dû !

La comtesse sentit bien qu’elle avait devant elle un être précoce et extraordinaire, rien qu’à observer la prestance, le front fier et les yeux braves de son vis-à-vis. Elle lui dédia un sourire de sympathie et demanda :

— À qui dois-je d’être encore de ce monde ? Qui me faudra-t-il remercier, ce soir, dans ma prière ?

9. Heur et malheur

Le visage du vaillant garçon se rembrunit :

— Madame, dit-il, je dois à la vérité de vous avouer ceci : j’ignore le nom de mon père… Je sens qu’il m’a donné un sang noble… que je suis d’épée… oui, cela, je pourrais le jurer sur l’autel, car des voix intérieures me le crient, me l’affirment ! Quant à la preuve… Il faut me croire !

Ses yeux étincelaient, ses joues d’adolescent brûlaient. Il avait fermé les poings…

Dans un souffle, la comtesse murmura :

— Je vous crois aussi, Monsieur.

Maman Toutou intervint, bénigne :

— En tout cas, pour l’instant, on l’appelle Lagardère… du nom d’un vieil hôtel ruiné qui…

Alors Mme de Montboron ferma ses yeux bleus :

— Lagardère ? Lagardère ? Cela me rappelle quelque chose, mais quoi ? Lagardère ? Voyons… chez mon grand-père, à Versailles…

Henri était devenu blême et tremblant.

Est-ce que l’énigme allait se trouver ainsi résolue ? La vérité sortirait-elle de cette bouche enfantine et rouge ? Cette main de comtesse déchirerait-elle le voile épais lui dérobant son nom ?

Il se rappela soudain les réticences de Mme Bernard, ses terreurs folles – et qui n’étaient pas jouées – quand il la suppliait de soulever le rideau recouvrant ses origines. Et il vit Rose Técla aux écoutes, infiniment sympathique, certes, la pauvre femme, mais qui pourrait bavarder…

Aussi répondit-il d’un ton singulier, à la fois impérieux et implorant :

— Madame, avec votre permission, nous attendrons, pour parler de ces choses, un moment plus favorable… Nous sommes en plein air et…

— C’est juste, Monsieur, admit la comtesse en se levant. Me voici redevenue normale. Je vais regagner mon carrosse… Il m’attend à deux pas d’ici. Mais avant de remonter en voiture, je dois prendre certaines décisions urgentes…

Et, gracieuse, se tournant vers Rose Técla, elle montra du geste les tristes débris fumants du Théâtre de la Petite Reine :

— Ne vous tracassez pas pour cela. Ramassez tout ce qui a pu échapper au sinistre et qui vous paraîtra précieux, même à titre de souvenir.

« J’habite l’hôtel de Montboron, dans le faubourg Saint-Germain, rue de Grenelle. Ma maison vous sera ouverte, dès ce soir. Vous y souperez, vous y coucherez tous, tous !

— Quoi ? s’effara Maman Toutou, bêtes et gens ?

La comtesse se mit à rire :

— J’aime souvent mieux les bêtes que les gens. Vous me montrerez vos chiens savants. Et dites à ceux qui vous entourent, ma brave femme, que cet incendie ne lésera personne… Je le prends à ma charge.

— Ah ! Madame la comtesse !

Sur ce, l’associée de M. Plouff s’enfuit en pleurant à chaudes larmes, sous le regard mi-attendri mi-amusé de la comtesse. Puis, redevenue grave, celle-ci s’adressa à Henri :

— Monsieur de Lagardère, veuillez m’accompagner. Vous monterez en carrosse avec moi.

Le garçonnet s’inclina, plein de grâce :

— Madame, dit-il avec son habituelle gravité, les rigueurs du sort m’ont amené chez ces excellentes gens. Je serais ingrat en ayant l’air d’être si pressé de les quitter…

« D’ailleurs, je me suis fait le protecteur de deux personnes : l’une est âgée, malade : Mme Bernard, qui a veillé sur ma mystérieuse enfance… l’autre est une petite fille, ma sœur adoptive, Armelle de Sauves…

La comtesse sourit :

— Je constate que vos raisons sont excellentes. Vous avez autant de cœur que de courage et de bon sens… À ce soir ! Vous souperez avec moi !

 

Que ne peut obtenir un Henri de Lagardère !

Ce soir-là, ce qui, le matin même eût paru irréalisable, impossible et fol, se produisait quasi féerique, presque hallucinant…

Dans une fastueuse salle à manger éclairée par des lustres de Venise, où quatre valets, en livrée prune galonnée d’or, se tenaient roides et attentifs, Armelle de Sauves et son protecteur fraternel soupaient en face de la comtesse de Montboron dont les séraphiques yeux bleus s’humectaient à voir le bonheur dont elle se faisait l’instrument.

Nulle ombre, même légère, ne passait sur le front de ces deux enfants, jusqu’alors si éprouvés. Ils sentaient qu’une aube naissait, annonciatrice de jours meilleurs, de jours de luttes et d’épreuves peut-être, car la vie est un combat perpétuel, mais de jours, enfin, où ils pourraient être autre chose que de pauvres petits, réduits à gagner leur pain à la foire du Pont-Neuf, aux côtés de Maman Toutou, de M. Plouff et des chiens savants.

Ces braves gens que la fille du marquis de Seignelay ne pouvait pas inviter à sa table étaient, pour l’instant, fort occupés à faire honneur à un plantureux repas en la joyeuse compagnie des valets et des soubrettes. Ils exultaient. La comtesse, dès demain, leur ferait verser, par son intendant, une somme qu’ils jugeaient excessive en leur for. Car, en apprenant cette largesse, ils étaient tombés, avec l’emphase inconsciemment comique des gens de théâtre, dans les bras l’un de l’autre :

— Monsieur Isidore !

— Madame Rose !

Et de sangloter de joie :

— On va pouvoir se reposer !

— Acheter « une campagne » ! Je pourrai pêcher à la ligne !

— Et moi, broder un peu ! Mon rêve !

— C’est le bonheur, monsieur Isidore !

— C’est l’amour, madame Rose !

— On se mariera ! Vive la noce !

Quant à Mme Bernard, Henri était aussi tranquille à son sujet qu’il pouvait l’être. La vieille Béarnaise avait été transportée au premier étage de l’hôtel de Montboron, dans une belle chambre, couchée, réchauffée. Elle était surveillée par une des camerine de la comtesse, dont le médecin habitait à deux pas, rue du Bac.

L’homme de l’art, après un examen minutieux de la malade, s’en était allé en disant :

— Je ne peux rien prévoir encore. Je repasserai.

Mais revenons aux deux mignons invités.

Jeanne de Seignelay de Montboron les regardait avec un sentiment tout maternel. Elle se disait :

— Comme ils sont gentils, et comme ils se tiennent bien ! Vraiment, il faut croire à la voix du sang. Ces deux enfants ne commettent aucune faute, soit dans leur attitude, soit dans leurs paroles. On dirait qu’ils ont l’habitude de souper dans l’aristocratie !

Après avoir babillé avec Armelle, la comtesse interrogea Henri.

— Vous m’avez dit ce tantôt, Monsieur, que la gentille Armelle était votre sœur adoptive. Serait-elle orpheline, la pauvrette ?

— Madame, fit le Petit Parisien, de son ton nuancé, à la fois modeste et ferme, nous sommes, ma chère petite amie et moi, des enfants bizarres… non pas seulement comme phénomènes de foire… nous semblons jaillis tous deux de l’invention d’un romancier.

« Si j’ignore le nom de mes parents, Armelle ne sait pas où se trouve son père.

Les yeux bleus de la comtesse s’ouvrirent, très grands, très bons, très apitoyés :

— Est-ce possible ? Pauvre chérie ! Si jeune ! Qu’est donc devenu votre papa ?

L’enfant fit un signe triste et son regard se mouilla. Elle dit à Henri :

— Explique à Madame… Je ne peux pas !

Henri l’encouragea d’un regard.

— J’ai fait, dit-il, la connaissance de Mlle de Sauves, l’an dernier, par une nuit sans lune… Deux malvoulants venaient de la jeter à la Seine, du haut du Pont-Neuf… Je plongeai aussitôt…

Ainsi débuta le récit que la belle et sensible comtesse écouta avec une vive compassion. Elle n’avait jamais eu d’enfant, à son vif regret. La fibre maternelle vibra en cette femme pendant que parlait Henri de Lagardère.

Quand il eut terminé, Jeanne de Montboron envoya un baiser à Armelle et lui dit :

— En attendant que M. de Lagardère retrouve votre père, ma petite chérie, je vous servirai de maman, voulez-vous ?

Le cœur d’Armelle éclata. Elle tendit à sa bienfaitrice ses deux bras et, n’y tenant plus, contourna la longue table chargée de vaisselle, de cristaux, de porcelaines, de surtouts et de candélabres d’argent et vint poser sa tête sur le sein de la comtesse.

— Je vous adore, gémit-elle.

Henri se mit à rire, pour voiler mâlement l’émotion qui s’emparait de lui :

— Décidément, le bonheur peut faire pleurer… J’ignorais cela… Je le note !

— Armelle de Sauves, fit Jeanne de Montboron après avoir caressé la chevelure de miel clair et baisé le front poli de l’enfant, vous ne me quitterez plus désormais. Je vous le redis. Vous serez de mon service d’honneur.

« Je ferai compléter votre instruction. Avant trois ans, je vous le prédis, mignonne, vous serez une jeune personne accomplie dont on se disputera la main sous l’œil du Roi !

Puis elle se tourna vers Henri. Très femme, très fine, elle se demandait : « Ce vaillant cœur ne s’est-il pas épris, autant qu’on peut l’être à son âge, de celle qu’il nomme sa petite sœur ? » Elle ne put rien lire sur le calme et énergique visage. Alors, elle posa cette question au jeune Lagardère :

— J’espère que la perspective de voir votre Armelle heureuse et mariée ne peut avoir rien que de plaisant pour vous ?

Le Petit Parisien répondit avec simplicité :

— Madame, je suis prêt à donner ma vie pour assurer le bonheur de cette enfant.

Un ange passa. La fille d’Olivier de Sauves regagna sa place, les valets continuèrent le service. Jeanne de Montboron rêvait…

« Ce jeune homme ferait honneur à une famille de haute lignée… Comme le nom dont il s’affuble me hante l’esprit ! Est-ce le sien ? Oui !

« Lagardère… Lagardère… Il me faudra résoudre ce problème.

« Ce patronyme a été sûrement prononcé devant moi. Il a dû sortir des lèvres de mon grand-père… J’étais encore une enfant sans doute ? Ah ! j’en aurai le cœur net ! »

 

Le lendemain, la comtesse de Montboron se fit excuser auprès de ses hôtes, en disant qu’elle serait absente deux jours. Vers le soir, l’état de Mme Bernard empira. Le délire la prit.

Tandis que la soubrette commise à la garde de la Béarnaise courait chercher le médecin, Henri s’installait au chevet de celle qui avait protégé ses premiers ans.

Penché sur elle, il essaya de surprendre les mots entrecoupés qui sortaient de sa bouche enfiévrée. Malgré la douleur de voir disparaître cette femme, le Petit Parisien se demandait avec anxiété si elle aurait le temps, avant de mourir, de le renseigner comme elle l’avait souvent promis. Il entendit ceci, qui ne lui apprenait rien :

— Verdalle… Lagardère ! Lagardère ! Oh ! ces morts !… Seigneur, ayez pitié de ces défunts ! Et toi, Peyrolles, suborneur… assassin ! Disparais à jamais de ma vie !

Puis les mots eux-mêmes devinrent imperceptibles. La langue pâteuse de la moribonde ne pouvait plus les articuler. Seules se percevaient des syllabes. Henri prit la pauvre main glacée de sueur.

— Madame Bernard, implora-t-il, Maman Bernard, je vous en supplie, faites un effort ! M’entendez-vous ? C’est moi, votre Henriot !

L’agonisante fit un signe des paupières :

— Oui…

— Alors, reprit Henri, songez que tout mon avenir dépend de vos paroles… essayez encore !

Les paupières approuvèrent, mais la bouche demeura close.

— Si vous ne pouvez parler, répondez au moins à mes questions. Dieu, qui nous juge, vous en récompensera sûrement… Dites, Maman Bernard… Lagardère est-il bien mon nom de famille ?

Le visage déjà cireux ne donna aucun signe d’entendement.

— Vous ne voulez pas répondre ? demanda le malheureux à qui la sueur perlait au front. Pourquoi ce silence ? Il est si cruel !

Alors, rassemblant toutes ses forces, Mme Bernard leva sa main droite et souffla :

— Secret mortel… Trop jeune… encore… hélas ! presque un enfant… Monsieur Henri !

L’orphelin insista :

— Trop jeune ? Pour peu de temps ! Avant deux ans, cela, je le sais, je serai l’épée la plus redoutable du royaume… Alors, malheur à mes ennemis ! Malheur aux fourbes !

À ces mots, un éclair s’alluma dans l’œil mourant de la Béarnaise. Prévoyait-elle, comme le font tant d’êtres à leur dernier instant, le fulgurant avenir réservé à ce jeune garçon ? Dieu l’éclairait-il ?

Il reprit, haletant :

— Nous ne sommes plus, Maman Bernard, chez des baladins. La protection d’une grande dame s’étend sur nous. La bonne comtesse de Montboron, la fille du marquis de Seignelay, la petite-fille de l’illustre Colbert est pour nous, avec nous, et alors je…

Il s’arrêta, voyant que les mains de la Béarnaise parcouraient le drap, cardant une invisible laine. Plus de doute, hélas : l’agonie commençait. Et cependant, son jeune visage ruisselant de larmes, Henri supplia toujours celle qui s’en allait avec son secret.

— Suis-je un Lagardère ?

Sans doute, Suzon Bernard n’osait-elle pas entrer dans le tombeau avec un mensonge sur la conscience, car elle fit de la tête, presque énergiquement :

— Oui… Oui… Oui…

— Bonté divine ! pria tout haut Henri. Aidez cette courageuse chrétienne ! Permettez-lui d’illuminer ces ténèbres où je me débats, plus lourdes, plus épaisses que celles où elle roule !

Et, se penchant davantage sur Mme Bernard, il lui demanda à l’oreille :

— Vous possédez bien une preuve… un papier ?

— Non !

Les maigres mains, dès lors, se hâtèrent davantage ; le souffle s’accéléra ; des râles montèrent très doux… Henri crut percevoir alors :

— Doria… Doria-la-dorée… le duc de Guastalla… René de Lagardère… le bonheur…

Puis des cris retentirent, stridents :

— Henri ! Sauvez Henri ! Duc de Mantoue, vous êtes un monstre !

Et ce fut tout. La tête de Mme Bernard devint livide, se pencha sur le côté droit. La mort avait fait son œuvre.

Henri ferma les yeux de la défunte, lui mit au front le baiser de la paix.

Il passa toute la nuit à la veiller, à genoux, silencieux, tandis que se relayaient, désolés, Armelle, Rose Técla et Isidore. Tout en priant pour la morte, il songeait de temps en temps :

— J’en sais assez. Je suis un Lagardère. La preuve ? Mon épée la fournira. Et puis, j’ai une certitude : il existe un monstre, le duc de Mantoue. Il mourra de ma propre main !

 

Après l’enterrement de Mme Bernard, qui fut inhumée dans l’enclos de Saint-Germain-des-Prés, et les adieux tendres et larmoyants de Rose Técla et d’Isidore, la comtesse de Montboron prit Henri à part et lui dit :

— J’ai été avant-hier à Versailles et ai pu obtenir audience du Roi. Je lui ai parlé de vous… Comme moi-même, Sa Majesté convient d’avoir entendu prononcer par Colbert le nom de Lagardère. La mémoire royale a été un peu meilleure que la mienne… mais…

« Nous avons souvenance, m’a dit Louis XIV, d’avoir été fort préoccupé par une affaire concernant cette famille… Mais quelle affaire ? Il nous en passe tant sous les yeux ! M. de Colbert a dû nous en parler.

« Enfin, le Roi m’a conseillé de faire opérer des recherches dans les archives de mon grand-père, renommé pour son esprit méthodique.

« Grâce à un classement admirable des pièces, un sous-secrétaire d’État a retrouvé un dossier portant en belle bâtarde : Lagardère.

— Eh bien ? s’emporta Henri, qui bouillait littéralement d’impatience.

— Hélas ! les pièces ont été volées !

— Malédiction ! hurla l’orphelin déçu.

— Patience, conseilla Jeanne. Cette constatation a fort déplu au Roi. Il a daigné me dire : Si on a soustrait ces pièces, c’est dans quelque but infâme… Ne serait-ce pas pour empêcher à jamais ce jeune garçon dont vous nous avez parlé de retrouver sa filiation et de prouver son origine chevaleresque ?

— Ah ! éclata Henri, rouge de joie, c’est un plaisir d’avoir pour souverain un tel homme ! Je saurai le servir, foi de Lagardère !

— Attendez, sourit la comtesse, car je n’en ai point terminé. En m’accordant mon congé, en son extrême bonté, Sa Majesté a bien voulu me dire encore ces mots : Adieu, Madame. Veuillez dire à Monsieur de Lagardère que nous n’oublierons jamais son patronyme. S’il veut, un jour, servir l’État, il n’aura qu’à se nommer pour avoir accès près de nous. Notre faveur lui sera acquise !

Cette nuit-là, Henri ne dormit pas. Son cerveau surexcité fit défiler des images… Il se voyait punissant le duc de Mantoue, chargeant des adversaires hérissés d’épées ou enlevant une demi-lune sous les yeux du Roi, dans un ouragan de balles et de boulets.

10. Où l’on revoit Charles-Ferdinand IV

Cinq ans après la mort de Suzon Bernard, deux cavaliers, dont l’un de haute mine, l’autre fort bien habillé et monté mais gardant, malgré tout, un air marmiteux, comme celui qu’aurait eu un clerc d’avoué essayant de jouer au seigneur, franchissaient la porte Saint-Antoine et s’engageaient dans la rue du même nom.

Ils venaient de loin, de bien loin même, surtout pour l’époque. La richesse de leurs vêtements, la race de leurs montures révélaient des hommes de haut rang, au moins pour le premier d’entre eux, celui qui avait vraiment l’air d’un homme de haute lignée. On pouvait donc s’étonner de ne pas les voir voyager en poste. Mais, après tout, peut-être avaient-ils leurs raisons : question de goût ou mal d’argent ? Cette dernière infirmité fait parfois souffrir les membres des maisons princières eux-mêmes.

Le duc de Mantoue et de Guastalla était de ceux-là. Le fabuleux héritage acquis grâce aux hideux crimes que l’on sait, n’avait pas suffi aux fringales du mari de Vincente. Le jeu, les belles, les festins, le goût de bâtir, un luxe insolent, bref mille et une folies avaient fait danser les jaunets du trésor, lentement accumulé par l’économie et la sagesse du vieux duc assassiné par Peyrolles père, on s’en souvient, à l’aide du poison des Médicis.

Vincente-la-brune, à dater du jour où elle avait appris la fin horrible de sa sœur, de son beau-frère, et la disparition de son neveu, avait commencé de décliner. Là-haut, sur la montagne du Subasio, si près du ciel, elle s’était de plus en plus unie à la vie cénobitique, très dure, des religieuses clarisses.

Quand son mari lui écrivait, elle lui faisait aussitôt tenir de froides réponses, qu’elle ne daignait pas écrire elle-même. Gonzague sentit bien vite que sa femme ne lui croyait pas les mains nettes. Il voulut alors paraître devant elle, afin de mieux mentir que par ses lettres. Il ne fut pas reçu. On lui dit que la princesse était trop souffrante pour l’accueillir. Il s’emporta, criant qu’on séquestrait sa femme et qu’il en référerait au Pape. Informée, la douce Vincente consentit à écrire de sa main ces deux lignes terribles :

 

Laissez-moi vivre en paix et mourir promptement, afin de racheter vos crimes, s’il se peut.

 

Charles-Ferdinand se le tint pour dit, remerciant intérieurement ses deux saints patrons que sa femme s’en tînt à la prière, au silence claustral et s’en remît à la justice céleste.

Rentré à Mantoue, flanqué de son inséparable factotum, il se répandit en phrases onctueuses qui célébraient les hautes vertus de son épouse :

— Madame la princesse montre une extraordinaire piété. La hauteur de ses pensées donne le vertige. Elle mourra certainement en odeur de sainteté. C’est l’avis de ses compagnes.

« J’ai cru agir noblement en faisant acte d’abnégation, en offrant à Dieu ma bien-aimée ! Qu’importe mon amour devant la splendeur de ce lys d’Assise, qui sera bientôt cueilli par les anges !

Furent dupes de ces paroles ceux qui le voulurent bien. La conduite de ce mari était trop notoirement scandaleuse pour qu’on crût à la sincérité de ses dires. On feignit de le croire… Le temps passa. Vincente mourut. En cela, Charles-Ferdinand ne s’était pas trompé et n’avait pipé personne. Elle s’éteignit en joie, comme environnée de céleste lumière, laissant aux clarisses un émouvant souvenir digne d’être le point de départ d’une béatification.

Sur son désir, on ne lui fit point d’obsèques solennelles et elle fut inhumée sous une dalle de l’église Saint-Damien. Gonzague, discrètement, assista aux cérémonies. Son tact impressionna les témoins. C’était un prince…

Il garda le deuil, non sans de rudes efforts, et montra une certaine décence extérieure pendant cette période.

En apprenant la mort de sa femme, il avait dit à Antoine de Peyrolles :

— Voilà un heureux événement. Il me permettra de redorer mon blason. Les délais fixés par les convenances expirés, je convolerai !

« Il me faudra trouver une épouse extrêmement riche et, ce qui ne gâtera rien, qui soit à mon goût. Cela ne me paraît nullement impossible à dénicher. Ne suis-je pas prince, deux fois duc et, en somme, encore jeune et fort bien tourné ? Qu’en penses-tu ? Parle franc !

L’escogriffe approuva chaudement, et même déclara se charger de l’affaire qui, pensait-il, lui vaudrait quelque regrat sonore et trébuchant.

Ce fut lui en effet qui, deux ans après la mort de la suave Vincente, vint trouver le veuf et lui dit :

— Je me suis démené pour le service de Votre Seigneurie. Voici vingt mois, une enquête fut entreprise par mes soins. Elle n’a pas donné tout ce que j’en attendais…

« La péninsule italique, pour le moment, n’offre pas ce que nous cherchons. Les très riches héritières, jeunes filles ou veuves, ou ne sont pas dignes, par leur naissance, d’être alliées à la Maison de Gonzague, ou ne pourraient avoir l’heur de plaire à Monseigneur.

« Celle-ci est trop âgée, celle-là n’a qu’un œil, cette autre est bossue… cette autre…

— Grâce ! s’écria le duc en riant.

— Si nous cherchions en France ? suggéra Antoine de Peyrolles.

Et comme son maître faisait une grimace, il le rassura aussitôt. Selon lui, là-bas, nul ne songerait plus au massacre de Lourdes. L’héritier de René de Lagardère et de Maria-Doria de Guastalla, s’il vivait toutefois encore, devait avoir une quinzaine d’années. Élevé par Suzon Bernard dans l’ignorance de sa filiation, que pouvait-il être ? Un berger ? Un bûcheron ? Un jeune ratichon, en mettant au mieux les choses… Serait-il à craindre ?

Le factotum ne pouvait pas le croire.

Charles-Ferdinand objecta :

— Il me semble dangereux de jouer avec le feu. Laissons-le s’éteindre sous la cendre des jours accumulés… Quatorze ans… il n’y a que quatorze ans… D’ailleurs, n’oublie pas que M. de Colbert avait constitué un dossier Lagardère.

— Dont j’ai enlevé les pièces ! s’écria Peyrolles avec un accent de triomphe. Le dossier existe toujours sans doute, mais il se compose uniquement d’une chemise de parchemin.

— Comment as-tu procédé ?

— On a ses secrets, Monseigneur… Je tiens les minutes et copies à votre disposition.

Le duc se tut, songea. Décidément, cet homme était précieux. Si son neveu Henri était toujours de ce monde, il ne pourrait jamais faire ses preuves, même si cette fille parlait. Il écouta donc d’une oreille extrêmement favorable les suggestions que lui présenta son complice.

— Vous avez, à Paris même, Monseigneur, un appui des plus précieux en la personne de votre lointain, mais fort aimable cousin, le prince Philippe de Gonzague… Ai-je à vous rappeler que ce grand gentilhomme fait partie du trio célèbre là-bas ?

— Les trois Philippe ? compléta le misérable Gonzague. Tu m’ouvres des perspectives. L’un de ces Philippe est, en effet, mon parent, le deuxième est l’illustre duc de Nevers, le troisième, saluons ! n’est autre que son Altesse Royale le duc de Chartres, futur duc d’Orléans…

— Celui qui, à la mort de Louis XIV, sera certainement, de par les lois mêmes du royaume, proclamé Régent, car son père est gâteux.

— Ma foi, tu as raison ! Je vais écrire à mon cousin. Il me trouvera la femme… et la fortune de mes rêves ! Je te récompenserai, maraud, de cette excellente suggestion.

Le résultat de cette correspondance, ce fut ceci : le duc de Chartres invita Charles-Ferdinand chez lui, au Palais-Royal, et lui promit de chercher une héritière digne d’un duc de Mantoue et de Guastalla.

Voilà pourquoi nous avons retrouvé à Paris, en ce beau jour de l’an de grâce 1696, le 4 juillet, le prince assassin et son complice Peyrolles.

 

Philippe, d’abord duc de Chartres, puis duc d’Orléans, que l’histoire connaît surtout sous le nom du Régent, avait alors vingt-deux ans.

Il était le fils de Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV, et de Charlotte-Élisabeth de Bavière, aussi appelée la princesse Palatine, qui a laissé d’amusants mémoires.

En lui se résumaient les qualités et les défauts de son aïeul Henri IV : bravoure et galanterie. À l’âge de dix-sept ans, il s’était tellement distingué au siège de Mons, puis aux dures batailles de Steinkerque et de Neerwinden que, dit-on, le Roi en prit ombrage et le rappela à Paris soudainement.

Doué d’une nature généreuse, le jeune prince consacra à Vénus les ardeurs qu’on l’empêchait de témoigner au service de Mars… Il devint l’un des plus célèbres débauchés de la capitale, ce qui fit encore se froncer les sourcils de Sa Majesté, devenue très dévote.

Pour rentrer en grâce, Philippe, malgré les protestations de sa famille, dut obéir au Roi, son oncle. Il épousa Mlle de Blois, fille adultérine du monarque et de la marquise de Montespan. Ce fut un mauvais mariage de plus. Le duc reprit sa vie joyeuse avec une ardeur accrue. Le duc de Nevers et le prince de Gonzague furent ses compagnons de folie.

Les trois Philippe s’aperçurent vite avoir un partenaire de choix dans la personne du duc de Mantoue. Ils bombancèrent de compagnie et jouèrent gros jeu au Palais-Royal, où s’éteignait doucement le duc d’Orléans, Monsieur. Ils fréquentèrent les loges d’actrices, les salons des femmes faciles ou de vertu chancelante.

Mais, tout en prenant part, et sans bourse délier, aux ripailles et galanteries, Gonzague de Mantoue ne perdait pas de vue son objectif : le riche mariage promis. Un jour, pressé par son nouveau compagnon de fête à ce sujet, le duc de Chartres le rassura :

— Je pense à vous… Mais pourquoi diable cette manie de convol ? Avez-vous fait le vœu d’être cornard ? Enfin, chacun ses goûts ! J’ai votre affaire… Une femme exquise, mon cher, vingt-six ans, un port de reine, d’admirables yeux de pervenche, des cheveux ensoleillés… Et riche ! Je vous connais, sacripant ! Vous n’aurez qu’à paraître pour vaincre !

— Bonne noblesse ? demanda l’autre, pour essayer de faire croire à d’honorables scrupules de grand seigneur.

— Suffisante, déclara l’Altesse Royale. Elle se nomme Jeanne de Seignelay, comtesse de Montboron… Son père fut marquis et secrétaire d’État… son grand-père, Jean-Baptiste Colbert, fut l’un de nos plus grands ministres. Maintenant, mio caro, si vous voulez remonter encore, il faudra vous avouer un marchand-drapier de Reims… Si cela ne vous défleurit point…

Gonzague se mit à rire :

— Serai-je plus dégoûté, Monseigneur, que votre propre famille ? Comme Bourbon, n’avez-vous pas dans les veines un peu de sang de ces Médicis qui furent banquiers et marchands à Florence ? J’aurais donc mauvaise grâce à exiger que cette belle dame pût prouver seize quartiers de noblesse !

Le lendemain, à l’Opéra, le duc de Nevers lui montra la comtesse. Il fit mieux que la trouver à son goût. Il s’en éprit. Antoine de Peyrolles reçut cette confidence :

— Avant peu, elle sera duchesse de Mantoue et de Guastalla. Per Baccho ! elle le mérite.

Gonzague avait tort d’engager l’avenir. Il n’appartient pas aux hommes. Ceux-ci l’oublient trop volontiers.

11. À la salle d’armes

Ce matin-là, après une nuit de beuveries, de chansons et de libertinage, le quatuor, illustre à Paris, vu d’un mauvais œil à Versailles, composé des trois Philippe et de Charles-Ferdinand de Gonzague, avait quitté le Palais-Royal en proie à la nostalgie des armes… L’Altesse Royale, comme ses trois compagnons, était d’épée. Le neveu du Roi, entre autres, l’avait bien prouvé sur les champs de bataille et ses anecdotes, ses propos et ses récits, pendant la nuit de godaille où chacun de ces jeunes gens câlinait une fille de théâtre enivrée de champagne, n’étaient peut-être pas étrangers à leur état mental ?

Les demoiselles renvoyées, paupières plissées, bouche amère et fort chiffonnée, trop énervés pour espérer pouvoir dormir, les princes avaient suivi le conseil du duc de Nevers :

— Allons faire des armes, mes amis !

Et où se livrer, s’il vous plaît, aux délices du noble jeu si ce n’est chez Cocardasse et Passepoil, dans la salle à la mode de la rue Croix-des-Petits-Champs, jouxtant le Louvre ?

On était sûr de ne s’y point encanailler.

Les deux prévôts d’armes – mais fallait-il en croire un Gascon hâbleur et un Normand papelard ? – laissaient même entendre que le Roi-Soleil, un jour, était venu incognito, et qu’il n’avait pas dédaigné d’affronter Cocardasse.

— Malheureusement, disait le Toulousain, nos sacrées passions nous jouèrent un de leurs tours coutumiers… Mon noble ami empestait la vinasse, dont il avait plus qu’abusé, et j’étais fatigué, à cause de certains combats nocturnes… Ah ! troun de biou ! dois-je l’avouer ? Sa Majesté boutonna trois fois Passepoil et me toucha deux fois ! Le Roi, sandious ! avait un certain pli de dédain aux lèvres… Pourquoi diable ai-je survécu ? Ce souvenir sera la plus grande honte d’une vie jusqu’alors sans reproche et sans peur !

Et Passepoil, toujours doux et poli, toujours nasillard aussi, rectifiait immanquablement :

— Pardon, grand et cher ami ! Ta mémoire est quelque peu en défaut… La nuit qui précéda ce jour historique, c’est avec quelques bouteilles que tu l’avais passée…

Et roulant tendrement ses yeux bleus, il ajoutait, après deux ou trois soupirs :

— Tandis que moi… Ah ! le beau brin de fille !

Sur ce, Cocardasse junior répliquait :

— Bonnet blanc et blanc bonnet ! La vérité, pécaïre, c’est que flacon et femelle nous ont fait perdre la plus haute clientèle du royaume. Je ne m’en consolerai jamais !

Quand les planches poudreuses d’une salle d’armes ont eu l’honneur de vibrer sous les appels de pied du Roi-Soleil, on pense que les escrimadores co-propriétaires de ladite salle ne peuvent guère être émus d’y voir pénétrer le neveu de ce monarque, même flanqué de deux princes français et d’un grand seigneur d’Italie… L’œil exercé des deux associés reconnut tout de suite les visiteurs huppés, mais ceux-ci n’obtinrent qu’un salut double : des épaules et du fleuret.

Cocardasse et Passepoil, ne l’avons-nous pas dit ? étaient alors en pleine prospérité…

L’un d’eux enseignait une courante au tout jeune duc de Villeroy, l’autre exposait au vieux marquis de Montescarpe les secrets de certain fendant irrésistible et prompt.

Déjà intéressés, les quatre princes accrochaient leurs chapeaux et vêtements à des patères, choisissaient, avec une simplicité magnifique, sandales, masques, gants et plastrons, puis tombaient en garde joyeusement :

— Pare-moi cette botte, mon Philippe !

— À toi, Charles-Ferdinand, mio caro !

— Je te dédie ce coup droit, Nevers !

Nevers fut touché. Il ne connaissait pas encore la fameuse botte qui porte son nom, mais incontestablement sa lame valait celle du duc de Mantoue et Guastalla, pourtant excellente.

Les escrimeurs s’arrêtèrent bientôt, s’apercevant que les deux prévôts guignaient avec intérêt le jeu du Lorrain et de l’italien.

— Té ! décida soudain Cocardasse junior, voilà une façon de feindre, Monseigneur, que je n’approuve point, cadédiou ! car elle n’est pas de nos climats, mais je concède…

— Qu’elle est fort apte, continua Passepoil d’une voix lénitive, à expédier ad patres un adversaire un peu distrait.

Gonzague abaissa son fleuret et eut, sous son masque, un rire de défi :

— Je ne crains personne, même et surtout à la rapière démouchetée.

Les prévôts se regardèrent et sourirent.

— Voire ? fit Passepoil d’un ton bénin.

— Voire ? dit Cocardasse d’une voix sèche.

— Voire ? demanda le duc de Mantoue un peu agacé et en s’approchant des deux pourfendeurs qui se serrèrent la main et rirent bruyamment sans répondre.

Alors, sous son grillage de fer, le visage du prince criminel grimaça de rage. L’ivresse nocturne, sans doute, n’était pas encore dissipée ? Il dit, furieux, mais à voix basse :

— Est-ce un défi ? Mettez-vous en doute ma science et mon sang-froid ?

Le duc de Chartres lui posa sa main sur l’épaule. Il n’aimait point les algarades. Son vieux père, Philippe d’Orléans, qui était appelé Monsieur, comme étant le frère de Louis XIV, lui faisait assez de reproches comme cela ! Il intervint donc :

— Cela suffit, mon cher. Vous n’allez point, je pense, vous émouvoir pour si peu !

C’était la sagesse même. Quel démon poussa donc Gonzague à répondre cependant, tout en affectant le plus grand calme :

— Monsieur le prévôt, sachez que Charles-Ferdinand IV, prince de Gonzague, duc de Mantoue et duc de Guastalla ne se laisse jamais défier !

Alors s’éleva la voix suave de l’ancien valet de barbier :

— Ce sentiment vous honore, Monseigneur…

— Un porteur de colichemarde se doit d’avoir le sang chaud, sandiou ! renchérit le Toulousain en clignant de l’œil.

— J’attends ! s’impatienta le misérable qui ne pensait pas ainsi provoquer le destin. J’attends celui qui peut me tailler des croupières. Est-il ici ? Est-ce l’un de vous ?

— Nenni ! protesta Passepoil en tiraillant sa maigre barbiche et en devenant tout rouge de modestie effarouchée.

Le duc de Nevers intervint :

— Nous ferez-vous cuire à petit feu, mes maîtres ? Parlez donc !

Les prévôts se regardèrent. Ils avaient l’air de regretter leurs paroles maintenant…

Ce fut au tour du prince royal d’insister.

Alors Passepoil écrasa une larme, tandis que son ami allait demander du réconfort à une chopine de Graves posée à portée de sa main.

— As pas pur ! fit enfin Cocardasse en s’essuyant la moustache, il en a bien vu d’autres, lou couquinasse ! On lui a donné sa première leçon… ici-même, Messeigneurs…

— Et, soupira Passepoil, ce bijou nous a vite offert du fil à retordre ! Quelle flamberge !

Gonzague était à bout de patience.

— Nous verrons cela ! gronda-t-il. En attendant, mes maîtres, cessons d’amuser le tapis. Le nom de cet homme, je vous prie ?

Il allait retirer son masque et le jeter au diable quand le ténor toulousain lui jeta soudain au visage, à mi-voix :

— Henri de Lagardère.

Nul n’entendit ce nom. Nul ne vit non plus verdir le visage du duc félon ; nul n’aperçut son horrible grimace ; nul ne reçut l’éclair sinistre de son œil brun. Sa première pensée, en bon Italien qu’il était, fut pour promettre un cierge à la Madone. Grâce au treillage métallique, ses trois amis n’avaient rien pu deviner des sentiments qui l’animaient. La seconde réaction peut se résumer ainsi : « J’assommerai Peyrolles en rentrant. » Quant à la troisième, elle consistait en une prédiction : « Ce jeune Lagardère est un homme mort ! »

Le gendre du bon duc de Guastalla possédait un grand empire sur lui-même. Ce fut donc avec une sorte de dédain lassé, tout à fait digne d’un grand seigneur, qu’il répondit vite à Cocardasse.

— Je donnerai volontiers une leçon à ce Laga… Lagaga… Laga, quoi ?

Le prévôt ne jugea pas utile de répondre. Une intuition l’avertissait que le nom de son cher Petit Parisien ne devait pas être crié trop haut. Il se borna donc à répondre, en fourrageant sa brune tignasse :

— Un trésor, Monseigneur ! Quinze ans et…

— Vas-tu te mesurer avec un marmot, intervint le duc de Nevers. Gonzague, morigène un peu ton cousin ! Allons, Charles-Ferdinand, hors d’ici ! Cesse de te mettre martel en tête pour cette histoire de lames !

Mais Passepoil précisa :

— Un marmot, n’en déplaise à Votre Seigneurie, qui – le neveu de Sa Majesté daignera oublier ce détail – a déjà embroché trois gaillards ayant bon pied, bon œil et longue flamberge…

— Je n’ai rien entendu ! assura le duc de Chartres fort galamment.

— Et qui serait sous-lieutenant si l’un de ces trois bons vivants, n’avait été le baron de Gévézé, son capitaine…

— Vertuchou ! admira Nevers.

— Le Roi, demanda Son Altesse Royale, a-t-il eu l’oreille plus fine que la mienne ?

Passepoil sourit :

— Il paraît que Sa Majesté n’a rien su. Le capitaine de Gévézé était dans son tort… Le colonel couvrit donc notre cher Petit Parisien… notre ex-bossu…

— Que viennent faire céans ce Parisien et ce bossu ? grogna Charles-Ferdinand IV.

En deux mots, Cocardasse s’expliqua, tandis que Gonzague sentait la sueur couler le long de son échine.

— Un enfant trouvé ou perdu, songeait-il.

« La mère Bernard… c’est-à-dire la Suzon du sieur de Peyrolles… Plus de doute ! Ce coquebin est le fils de Doria. L’un de nous deux doit mourir, et sans délai !

« Je m’arrangerai pour n’être pas le défunt, per Baccho !

Tandis que ses amis retiraient sandales, plastrons et masques, Charles-Ferdinand s’approchait des deux prévôts et disait :

— Tudieu ! j’aurais plaisir à tâter le fleuret de votre prodige. Quand pourrais-je le rencontrer céans ?

— Demain, à cette heure même, si vous le voulez bien, Monseigneur. Nous lui ferons savoir votre désir. Il en sera fou de joie.

Ce soir-là, Gonzague dîna à la table du duc d’Orléans, au Palais-Royal. Il avait à sa droite la comtesse de Montboron. Elle le jugea plus séduisant qu’empressé. Il fut contraint, gauche, préoccupé… ni la gorge adorable de sa voisine, ni la perspective d’empocher sa dot ne pouvaient le distraire de ses pensées.

12. La justice de Lagardère

Cinq ans avaient suffi à transformer en un très beau jeune homme le sauveteur d’Armelle et de la comtesse de Montboron, l’orphelin de Lourdes.

Comment rendre l’irrésistible attrait de celui qui se laissait appeler, aux Armées, le chevalier de Lagardère ? Dira-t-on ses boucles blondes, rappelant celles de Maria-Doria de Guastalla, sa mère ; son front, intelligent et noble, celui de René, son père, et de tous ses aïeux paternels ; ses noirs sourcils, ses yeux gais et bruns ? Cela serait peu de choses, même si on y ajoutait le nez aquilin, le ferme dessin d’une bouche rouge, violente et tendre.

Il faudrait pouvoir rendre la mobilité de la physionomie, la grâce juvénile, un air tantôt insolent et fier, tantôt rêveur et très doux.

Sa haute taille trompait. On eût pu le croire mince et grêle. Il était athlétique, vigoureux, souple et gracieux tout de même.

Dans la rue, selon leur caractère et leur éducation, les femmes s’avouaient charmées, les unes en se retournant, soubrettes, ouvrières ou demoiselles de petite vertu, les autres, dames de qualité ou bourgeoises, qui par un rapide sourire, qui par un furtif regard filtrant entre leurs cils aussitôt rapprochés.

Mais si surprenant que cela puisse être, le Petit Parisien, comme Cocardasse et Passepoil s’obstinaient à l’appeler, semblait indifférent au muet hommage des belles dames.

Il se sentait appelé vers d’autres amours.

Les conquêtes faciles le rebutaient, au lieu de l’attirer. Il haussait les épaules et passait.

Armelle n’était peut-être pas étrangère à cette conduite, assez rare, de la part d’un jeune homme ainsi tourné ?

De même que, jusqu’à l’incendie du Théâtre de la Petite Reine, Henri s’était dévoué à Mme Bernard, il se donnait tout entier à la petite fille d’Olivier de Sauves.

La voyait-il grandir ? S’apercevait-il que la charmante fillette devenait peu à peu une jeune fille aussi accomplie en son éducation que troublante par ses chastes appas ? On ne sait… Lagardère appelait Armelle sa petite sœur, l’embrassait au front, lui écrivait de longues lettres quand il était aux Armées, mais sa principale pensée, quant à la mignonne enfant, était celle-ci :

« J’ai promis de lui rendre son père. »

 

Dès le lendemain de la mort de Mme Bernard, Henri s’était présenté, le cœur battant, au seuil du Saint des saints, c’est-à-dire sur le paillasson jeté à l’entrée de la salle où officiaient les maîtres en fait d’armes. Là, se découvrant avec grâce, il avait dit :

— Me voici… Le petit Lagardère… la mère Bernard est morte… je suis libre.

Quelques nobliaux étaient là, des officiers de robe courte, un lieutenant de dragons, un duc et pair. Ils eurent le tort de rire de ce chérubin qui paraissait intimidé…

Ce fut comme si la foudre tombait sur tout ce groupe chamarré… Le jeune homme fonça, tête baissée, cogna ferme. Quand ces beaux messieurs se relevèrent, poudreux et fripés, ils firent mine de chercher leur canne, mais se ravisèrent à temps.

Un diable d’éclair étincelait, sous les sourcils bien nets, dans les yeux bruns, devenus terriblement durs.

Les plus hardis haussèrent les épaules :

— Un gamin ! Ah ! la jeunesse !

Dès lors, deux fois par jour, Henri alla rue Croix-des-Petits-Champs. Il écoutait, retenait, réfléchissait, docile, lucide, ductile…

Il semblait né pour jouer de l’épée.

Il changeait de visage sitôt que sa main, fine et blanche comme celle d’Armelle, serrait la poignée du fleuret moucheté.

Au bout de six mois, il donnait de roides leçons à d’excellents élèves ; au bout de huit, il désarma un prévôt railleur, qui avait cru de bon goût de se souvenir de ses mérites de plongeur, de désossé et de bossu, et l’année s’écoulait à peine qu’il en remontrait à ses deux maîtres stupéfiés et attendris d’être obligés de rompre et de crier : « Touché ! »

En pleurant dans les bras l’un de l’autre, ils lui prédirent un avenir étincelant.

Henri s’engagea au régiment de Janzé, suivi par la sollicitude de la comtesse de Montboron. Jeanne avait fait tenir à son cousin, le colonel de Mauvac-Seignelay, une longue lettre où elle lui disait que ce jeune Lagardère méritait un grand intérêt, et qu’au surplus le Roi serait charmé de savoir qu’il se distinguerait devant l’ennemi.

M. de Mauvac-Seignelay, à la première affaire, fit donc venir le jeune homme.

— Un soldat, lui dit-il, est fait pour mourir. Je vous envoie à la mort.

— Elle ne voudra pas de moi, mon colonel.

— C’est votre affaire. Vous voyez cette demi-lune, à droite, dans la fumée ? Allez remettre ce pli à l’officier qui la commande. Je crois que vous passerez, mais non que vous pourrez revenir. Dieu vous garde, mon enfant !

Dieu le garda. Henri se replia, selon les ordres du colonel, avec les occupants de la demi-lune, reçut en leur compagnie la charge d’une compagnie de Croates, en démonta trois, qu’il ramena, fier et silencieux, à travers les balles.

À l’affaire suivante, il s’en vint jeter aux pieds du maréchal de Villars un drapeau qu’il conquit à l’épée, sans avoir daigné utiliser son pistolet. L’illustre capitaine le nomma sergent et lui caressa la joue :

— Tu iras loin, je te le prédis !

— Je le sais, Monsieur le Maréchal.

Huit jours après, les hommes de Lagardère le suivirent dans une folle entreprise, et Villars se vit offrir trois canons pour sa fête.

Alors M. de Mauvac-Seignelay manda à sa belle cousine qu’elle lui avait adressé un soldat magnifique, digne d’être gentilhomme et officier, et qu’il suppliait Sa Majesté de lui signer un brevet de sous-lieutenant.

Ce ne fut qu’en 1686 par une funeste erreur de Louis XIV et de son ministre de la guerre, que l’on se mit à exiger des preuves d’ancienne noblesse avant que de nommer un officier. Jusqu’alors les généalogistes du Roi, les d’Hozier et autres, avaient ordre de signer des certificats de complaisance. On entrait ainsi de plain-pied dans la noblesse.

Mais Henri, sans doute, ne devait point passer par cette poterne, mais bien par un porche triomphal, digne de son héroïsme.

Tandis que courait la poste, transportant la lettre du colonel à la protectrice d’Armelle, M. de Gévézé, le capitaine du jeune Lagardère, mauvaise tête, bon cœur, mais très violent quand il était pris de vin, eut le tort de lever sur lui sa canne, après une réprimande injustifiée. Il reçut un soufflet en échange… Une rencontre eut lieu, le soir, hors du camp.

Le capitaine fut tué roide.

Ennuyé, M. de Mauvac-Seignelay, le lendemain, tança le sergent et lui dit :

— Voici votre congé. Faites-vous oublier quelque temps. Je vous assure de mon estime.

Il retourna donc chez la comtesse Jeanne.

C’est pourquoi Cocardasse et Passepoil purent lui envoyer un valet, rue de Grenelle-Saint-Germain. Henri vint au rendez-vous. Il s’ennuyait. Sans Armelle, il eût suivi l’impulsion de sa nature ardente : tromper des maris, désoler des pères de famille, chercher des motifs de querelles et se battre en duel pour un oui ou pour un non.

Les prévôts le virent bien se roidir et serrer les poings au nom du duc de Mantoue et de Guastalla, mais ils n’osèrent l’interroger. Les braves avaient affaire à plus brave encore. Ils adoraient leur Petit Parisien, en le respectant, en le craignant, il était leur maître.

— C’est bien, dit-il. Je serai exact. Je montrerai son béjaune à ce grand mangeur de macaroni. Comptez sur moi.

Il s’en alla, songeur, sans avoir dit un mot de plus. Les phrases de Suzon Bernard à l’agonie hantaient sa mémoire : « Doria-la-Dorée… le duc de Guastalla… René de Lagardère… Henri, sauvez Henri ! » Et ce cri lui revenait, lancinant : « Duc de Mantoue, vous êtes un monstre ! »

Longtemps, il avait cru que l’assassin de ses parents – dont il ne savait rien de rien – devait être l’ami du duc de Chartres, l’un des trois Philippe. Mais non ! Celui-ci ne portait pas le titre de duc. On l’appelait le prince de Gonzague. Il n’aurait eu d’ailleurs que douze ans à l’époque où le crime avait dû se commettre. Allait-il avoir, cette fois, le « monstre » devant son épée ? Il tremblait de joie à cette idée.

À table il interrogea la comtesse sur la personnalité de ce Gonzague.

— Je le connais fort bien, répondit-elle. C’est le chef actuel du nom et d’armes de la branche de Mantoue. Par sa femme, qui mourut saintement, dit-on, il hérita le magnifique duché de Guastalla, l’un des plus purs joyaux, paraît-il, de toute l’Italie.

« J’ai dîné avec lui, il y a peu de jours, à la table de Monsieur… C’est un bel homme, un peu efféminé à mon gré, et qui me semble avoir plus d’apparence que d’esprit…

Elle eut un rire de gorge et ajouta :

— Il paraît que Monseigneur le duc de Chartres voudrait que je devinsse sa femme ?

Henri parla d’autre chose. Il pensait :

— Vais-je reconnaître les bontés de Mme de Montboron en tuant le duc ? Mais peut-être lui rendrais-je service, si cet homme est une épouvantable canaille… Mais est-ce bien lui le « monstre » dont parlait Mme Bernard ?

Ce tourment ne l’empêcha pas de dormir.

Comme le Grand Condé, la veille de Rocroi, sommeillait sur un affût de canon, Henri, la veille d’une bataille ou d’une rencontre décisive, semblait commander à Morphée.

Sans nerfs, eût-on dit, ce jeune homme prédestiné apprenait à se commander à lui-même.

 

Le duc de Mantoue et de Guastalla vint seul et arriva le premier. Il serra nonchalamment les mains des prévôts, bâilla, émit quelques monosyllabes et se hâta, sans en avoir l’air, de se ganter, de se matelasser et surtout de masquer son visage. Cela fait, il tira sa rapière et pria frère Passepoil de la lui boutonner. Il déclara ne point vouloir du fleuret.

— Moi non plus, fit Henri qui entrait.

Il avait, sur les joues, la fleur de la jeunesse.

En l’apercevant, Charles-Ferdinand blêmit sous son treillis. Le doute n’était pas permis. Il retrouvait, en ce jeune homme, le visage mâle de René et, cela lui poignarda le cœur, les cheveux blonds et les yeux bruns de la morte, de la sœur de Vincente, de la seule femme qu’il eût vraiment aimée : Doria-la-Dorée.

— Mille fois maudit soit ce Peyrolles, gronda-t-il intérieurement. Ce misérable, par sa couardise, me donne tout à recommencer ! Il était si facile d’en finir d’un coup, en ce jour brumeux, il y a près de trois lustres ! Qu’importait, alors, un cadavre de plus ou de moins ! Me voici fort embarrassé !

« Ce jeune homme à l’air décidé peut tout remettre en question. Alors, adieu la belle vie ! Adieu, adorable comtesse de Montboron, et vous, richesses des Seignelay et seigneur niçois !

Ce très noble personnage, on le constate, ne séparait jamais l’utile de l’agréable, l’or de la volupté.

Il excellait à jouer la comédie. On l’avait d’ailleurs élevé pour les cours. Il tendit donc son gant droit à l’arrivant. Mais Henri ne l’accepta pas. Il se contenta de s’incliner très bas et de murmurer :

— Prince… Monsieur le duc de Guastalla…

Il omit de prononcer le nom de Mantoue, Charles-Ferdinand fut sensible à la nuance et se roidit.

Comme des gentilshommes étaient présents, jouant de l’épée avec ardeur, Henri appela Cocardasse d’un signe et lui dit, en désignant le prince :

— Monseigneur a désiré tâter de ma lame. Je crois qu’il serait heureux d’être seul en ma présence…

Gonzague s’inclina sans souffler mot.

— En ce cas, déclara Cocardasse junior, il y a moyen d’arranger les choses, pitchoun !

— Le hangar ? fit Henri.

— Le hangar, mon beau ! approuva l’autre.

Attenant à la salle d’armes, ce hangar prenait jour sur elle, grâce à des carreaux fort sales, qui commençaient à hauteur de ceinture pour monter à peu près jusqu’au plafond. Il était poussiéreux et encombré d’ustensiles hors d’usage, sauf au centre.

Poli, Lagardère céda le pas à Gonzague.

 

— Que t’en semble ? demanda Passepoil qui, tout en donnant une leçon à un jeune noble parfumé, n’avait rien ignoré des choses concernant son « bijou ».

— Ce qu’il m’en semble, bagasse ! repartit la voix de ténor du Toulousain, c’est qu’il y a, là-dessous, quelque mystère… Le Petit Parisien, lui si communicatif, n’a pas desserré les dents… Mais bon, il y a du mystère, je le maintiens !

Sur ce, Passepoil enleva gravement sa calotte de sacristain, noire et crasseuse à souhait :

— Les secrets de Monsieur Henri, émit-il avec onction, sont les secrets de Monsieur Henri !

— Amen ! approuva Cocardasse.

Et ils allèrent, sans s’être concertés, coller leur nez aux vitres, afin de voir ce qui se passait dans le hangar. Presque aussitôt, le coude du Gascon s’enfonça durement entre la troisième et la quatrième côte du né-natif de Villedieu-les-Poils, comme il disait en ses heures de détente alcoolisée :

— Vé ! Le prince tire au corps… il se fend à fond… Et il a retiré le bouton de son lardoire !

Il dit cela d’un ton uni et paisible, et ce fut sur le même air que son associé lui répondit :

— Il veut l’assassiner !

Sur ce, les deux prévôts se mirent à rire et eurent un même geste : celui de se frapper les cuisses.

Le duc jouait à l’italienne. Il poussait des cris, en sautant comme un cabri. Les deux prévôts pensaient :

— Il connaît à fond toutes les traîtrises de l’art. Seulement… seulement, il a devant lui Lagardère.

C’était l’exacte vérité.

Glacé, l’œil fixé sur son adversaire, Henri confiait son existence à son poignet droit. Charles-Ferdinand IV avait beau faire appel à toutes les viles ruses de son répertoire, il se heurtait toujours à la parade du virtuose. Entre la poitrine de celui-ci et la pointe de l’épée ducale, c’était un mur infranchissable de fer qui semblait s’élever, permanent.

Soudain, la voix vibrante de l’élève des prévôts s’éleva, emplit le hangar, fit trembler les carreaux :

— Guastalla, je vous prends en pitié. Vous vous exaspérez… vos poumons sifflent… repos !

Sur ce, brusquement, la rapière ducale fut liée, arrachée, s’envola et vint se piquer droit dans un muid de cervoise, tandis qu’Henri songeait :

— L’homme qui m’a chargé avec sa lame non mouchetée ne peut être que le monstre attendu.

La voix de Charles-Ferdinand parvint aux maîtres en fait d’armes, nonchalante :

— Je n’étais pas en possession de mes moyens… une nuit d’orgie avec Son Altesse Royale…

Il marcha vers Henri. Cocardasse et Passepoil eurent beau tendre l’oreille, rien ne leur parvint des paroles qui devaient être échangées. Ils comprirent seulement, à l’attitude des deux adversaires, que des mots graves et durs se disaient.

Le duc sortit le premier, tandis que les prévôts faisaient un bond en arrière et prenaient des airs innocents. Il leur dit, d’un air faussement gai :

— Ce godelureau n’est pas sans mérites, mes maîtres… Malheureusement, je ne me sentais pas en forme… Une nuit blanche… souper avec le duc de Chartres et des belles… des belles… des belles !

— L’avez-vous touché ? demanda doucement frère Passepoil.

Gonzague dédaigna de répondre et alla reprendre ses habits et son chapeau.

Après avoir rêvé, un instant seul dans le hangar, le Petit Parisien cher aux bretteurs reparaissait, rose, blond, content :

— Et autrement, pitchoun ? demanda le ténor.

— Il avait démoucheté sa brette ! appuya le baryton, en baissant la voix.

Henri leur tendit les mains et murmura :

— Il veut absolument mourir ce soir.

Le nez de Passepoil s’allongea :

— C’est un assassin, petit ! Il ne sera sûrement pas seul au rendez-vous. Méfie-toi !

— Nous serons là ! offrit Cocardasse.

— À quoi bon ? répondit Henri en montrant son espadon. S’ils veulent être dix, il y aura dix morts ! Beaux services funèbres en perspective, dites ?

— Nous serons là ! fit Passepoil à son tour.

— Comme témoins ? Soit !

 

En ce temps-là, l’enceinte de Paris, à l’ouest, s’arrêtait à peu près à l’endroit où se trouve aujourd’hui la place de la Concorde. Un fossé, un talus, une muraille flanquée d’une sorte d’échauguette du côté de la Seine, bornaient le jardin des « Tuileries ». On sortait de la ville par deux portes fortifiées, d’une même architecture : l’une, la porte Saint-Honoré, séparant la rue et le faubourg du même nom, l’autre la porte de la Conférence, située non loin du fleuve.

Quand on avait franchi la porte de la Conférence, on se trouvait assez vite au « commencement du Cours-la-Reine », belle promenade enclose et plantée d’arbres, créée par Marie de Médicis, la veuve du Vert-Galant. Là se donnaient rendez-vous les élégances, du moins tant que régnait la lumière du jour.

À la nuit, c’était désert, sinon sinistre…

Personne ne s’aventurait, sitôt sonné le couvre-feu, sinon l’été quelques pochards, certains malvoulants, et aussi des mousquetaires ou des suisses, beaux hommes armés, entraînant sous les ombres complices, quelque caillette enamourée et peureuse…

Ce soir-là, le Cours-la-Reine était désert. Il avait plu dans la journée. Ivrognes et amoureux se souciaient peu d’aller patauger dans la boue et les flaques d’eau.

Quand Henri s’y engagea, en sifflotant un air de chasse, l’endroit semblait lui appartenir. Point de lune. Un aigre vent, digne de l’hiver, agitait rudement les branches. Le jeune homme n’avait pas fait de confidences à Armelle, rien dit à la comtesse de Montboron. Certaines affaires ne regardent pas les dames…

Parvenu au lieu du rendez-vous une bonne heure avant celle fixée par le duc de Mantoue, il examina les lieux, en tacticien :

— Admirable coupe-gorge ! Chaque marronnier d’Inde peut cacher un assassin, derrière son tronc ou dans ses ramures… et ceux qui seront dissimulés dans les myrtes ou les troènes peuvent m’abattre à coup sûr, sans le moindre risque. Bien combiné !

Un quart d’heure passa et il vit arriver Cocardasse et Passepoil, arrogants et bonasses à la fois. Il les bouscula :

— Ici, mes maîtres… Cocardasse, dans ce buisson… Passepoil, derrière cette haie de sureau… Et n’intervenez, sur votre salut éternel, que si je crie à l’aide !

Dix minutes après, un certain remue-ménage se fit du côté de la porte de la Conférence. On entendit des pas de chevaux, des bruits de gourmettes et d’épées, puis des voix étouffées.

Henri de Lagardère avait cette curieuse faculté qu’il partageait avec les oiseaux de nuit : il y voyait dans l’ombre la plus dense. Son ouïe, ultra fine, le servait aussi à merveille.

Il eut donc un rire satisfait :

— Sa Seigneurie m’honore… Je constate qu’elle a dérangé, pour en finir, une fois pour toutes, avec l’ex-bossu du Théâtre de la Petite Reine voyons… combien ?… Cinq… six… huit… neuf… dix estafiers… et à cheval ! Quel luxe ! Leur allure les identifie… Elle a dû faire racoler ce gibier de potence au Veau qui tette, un endroit où j’irai, sous peu, jeter un coup de sonde… sinon d’épée.

L’ami d’Armelle ne se trompait pas. À la tombée du jour, Antoine de Peyrolles avait paru dans le domaine de la Fée Choquotte, n’osant affronter en plein jour la Foire d’Embauche. Marc de Remaille, prince des assassins à gages, l’écouta, devant un piot de vin frais d’Argenteuil, et fit accord avec lui.

Il fallait huit escrimadores, sans compter ledit Marc. Besogne facile : on aurait affaire à un seul homme, lame extraordinaire à la vérité. Besogne sans danger : on opérait pour le compte d’un très grand seigneur qui, éventuellement, paralyserait toute curiosité du Guet ou du Châtelet.

Tandis que, selon les prévisions du Petit Parisien, le duc et son factotum descendaient de cheval et dissimulaient de leur mieux les bandits soldés, lui sautait le fossé séparant à sa droite le Cours-la-Reine du fleuve, se coulait dans les roseaux, tournait à gauche et, faisant un brusque crochet, avait l’air de venir tout droit des Tuileries.

Peyrolles toucha le coude de son maître :

— Cette fière silhouette qui s’avance, Monseigneur… Tudieu ! quel air insolent !

Gonzague grogna :

— C’est lui ! Tu vois en quelles difficultés nous a mis ta sottise, il y a quinze ans !

— Bah ! il sera froid et rigide avant dix minutes… ni vu, ni connu…

Pour toute réponse, Charles-Ferdinand se signa dans l’ombre.

Ce débauché, ce voleur, ce criminel, appelait à son secours l’ombre sainte d’une de ses victimes : Vincente… Il avait peur… Il suppliait : « Toi qui fus ma femme devant Dieu, toi qui es certainement près de lui, oublie mes torts, qui furent immenses, et obtiens que je vive ! »

Un affreux pressentiment le hantait. Ses dents claquaient.

Soudain, Henri fut devant lui :

— Suis-je exact, Prince ?

Aussitôt, le sang courageux et hautain des Gonzague revigora Charles-Ferdinand. Il se redressa et toisa son adversaire.

— Il est d’usage, dit-il, de saluer d’abord celui qu’on s’apprête à affronter. Je ne suis pas surpris que vous ignoriez cela, vous qui portez un nom usurpé !

Henri fit un geste et le feutre empanaché du prince s’en alla tomber derrière lui, tandis qu’il entendait ces mots terribles :

— Je sais qui vous êtes, Monsieur, et mon chapeau ne s’ôte pas devant un assassin !

« Je ne viens pas ici pour me battre avec vous, duc de Mantoue et de Guastalla, mais pour vous châtier, pour vous étendre dans la boue !

Et tirant sa rapière :

— Charles-Ferdinand, cria-t-il, élève ton cœur ! Fais ta prière ! Mon épée est l’instrument de la Providence, tu vas mourir ici !

Peyrolles pensait n’avoir pas été vu, car il s’était caché derrière un bosquet de lauriers-roses dès l’arrivée du jeune homme. Il le tenait à sa merci. En allongeant le bras, il pouvait lui entrer sa brette dans le dos.

Mais, fidèle aux leçons de l’escrime italienne, le prince avait fait un bond de côté afin de prendre du champ et de s’armer, de sorte que son adversaire, pour tâter sa lame, dut se déplacer ; il vit alors Peyrolles à sa droite.

Ce fut bref.

Henri fit une feinte, se fendit à fond non vers le duc mais vers son complice, et ce drôle poussa un cri déchirant :

— Je suis mort !

Il s’effondra sur lui-même, se tassa…

Ferme, Gonzague se cuirassait d’acier tout en rompant sans vergogne devant les bottes furieuses de Lagardère. Il savait bien ce qu’il faisait. Chaque pas en arrière augmentait les dangers menaçant le jeune homme, car derrière chaque arbre dépassé se cachait un des hommes de main recrutés par le factotum.

Soudain, l’assassin de René et de Doria ne se trouva plus pressé par le fer de son neveu.

Il s’arrêta, surpris. Où était-il passé ?

Henri venait, en effet, de bondir à gauche et de s’adosser à une fontaine en construction : sorte de stèle entourée de pierres, de cailloux, de ciments et de flaques d’eau.

Tout le monde comprit sa manœuvre.

Les estafiers abandonnèrent leurs cachettes et coururent à lui.

— Lardez-le ! ordonna Gonzague en s’élançant repris d’espoir. Tous ensemble ! Tuez-le !

— Si je le permets, railla Lagardère.

Et sa voix monta, mâle, chaude, ironique :

— Compagnons, vous êtes perdus… après Monseigneur Charles-Ferdinand IV de Gonzague, duc de Mantoue et de Guastalla, toutefois je…

Henri s’interrompit et annonça :

— Au cœur !

Le duc venait de tomber sur le côté, lâchant son arme, comme foudroyé.

— C’est la justice de Lagardère ! annonça Henri d’un ton solennel. Mme Bernard, le monstre dont vous parliez a vécu.

Puis il leva sa rapière et dit :

— Messieurs les ruffians, je n’ai que faire de votre cuir. Je ne vous veux point de mal et je gage que vous ignorez qui je suis… Mon fer n’a point coutume de se tromper… Tenez-vous expressément à périr ? Me forcerez-vous à vous larder ?

Il s’interrompit.

Les lames s’étaient abaissées :

— Fort bien, nous nous quittons les meilleurs amis du monde…

Maintenant il était seul.

Alors parurent Cocardasse et Passepoil.

— Té, pitchoun ? demanda le Toulousain, combien de cadavres que tu as faits ?

L’ancien valet de barbier gloussa :

— Combien faut-il dire de pater ?

Henri leur saisit le bras :

— Je n’en voulais qu’au duc… Le voici… Peut-être ai-je tué son homme de confiance ? S’il est vivant, je le ferai parler. Il connaît un secret : celui de ma naissance. Allons le chercher, mes maîtres !

Mais Peyrolles avait disparu. À son appel, quatre bravi étaient venus… C’est en vain que les maîtres en fait d’armes et leur éblouissant élève battirent les buissons. Peyrolles s’était fait hisser à cheval et porter à Paris par la porte Saint-Honoré.

L’escogriffe ne souffrait que d’une plaie profonde à l’épaule. Terrorisé par Lagardère, il avait feint d’être mort. Son arrivée au Palais-Royal ne passa pas inaperçue.

Le lendemain matin, Philippe de Gonzague de Mantoue vint prendre de ses nouvelles.

Antoine avait préparé une petite fable. Il jugeait, à juste titre, qu’il ne fallait point parler du jeune Henri. Cette histoire pourrait émouvoir la justice.

Il donna cette version, qui fut acceptée : le feu duc de Mantoue s’était pris de querelle avec un inconnu, son adversaire à la salle d’armes de Cocardasse et de Passepoil ; une rencontre avait été résolue. Sa Seigneurie avait été tuée roide ; voulant venger son maître, lui Peyrolles, s’était battu à son tour…

Son Altesse Royale fit envoyer un exempt, rue Croix-des-Petits-Champs. On lui jura ignorer l’identité du pourfendeur magique. L’affaire fut classée. Fou de peur, Peyrolles quitta Paris et devint peu après le factotum du prince de Gonzague.

13. Un compagnon imprévu

Charles-Ferdinand IV, après un fort beau service funèbre en l’église Saint-Roch où les trois Philippe, en habit de deuil, tinrent à honneur de paraître, fut expédié, dans un triple cercueil, en sa ville seigneuriale et natale de Mantoue.

La comtesse de Montboron, fort curieuse, n’avait pu résister au plaisir d’assister à la cérémonie. Ce noble duc, si les choses avaient tourné autrement, n’aurait-il pas été son époux ?

— Je lui devais bien, dit-elle le soir en soupant à Henri de Lagardère, un De profondis, un Pater et un Ave… Me voilà quitte… Dieu ait son âme !

Le jeune homme se garda de répondre, mais il eut un tel éclair dans les yeux que sa « petite sœur » en frémit. Distraite, la comtesse ne s’aperçut de rien et continua son gai babil.

Elle avait entendu, à la sortie de l’église, jaser des gens, se disant bien informés, comme toujours !

Ils prétendaient avoir appris certains secrets…

À les en croire, le feu duc de Mantoue et de Guastalla était mort, en loyale rencontre, après avoir offensé gravement un très grand seigneur… La preuve, c’est que le prince n’avait pas dédaigné croiser le fer avec lui…

Armelle demanda, le cœur inexplicablement serré par l’angoisse :

— L’adversaire du prince sera-t-il poursuivi ? J’ai ouï dire que Sa Majesté détestait fort les duellistes et ordonnait de les punir ?

Et elle lança un regard à Henri, qui lui opposa un masque impassible.

Jeanne de Montboron répondit :

— Là où il n’y a rien, le Roi perd ses droits ! Le meurtrier est inconnu… ou passe pour tel…

Une heure après, se trouvant seule avec Henri, Armelle de Sauves le saisit à l’épaule :

— C’est toi ? demanda-t-elle, frémissante.

— C’est moi ! dit le jeune homme en se redressant de toute sa taille.

La blonde tapa du pied le parquet :

— Tu m’avais promis, pourtant…

— Promis quoi ?

— De ne plus hasarder ta vie en des combats singuliers ! Ils ne sont plus de notre temps ! Des édits, depuis le Grand Cardinal, interdisent le duel. Je n’ai pas à t’apprendre que, pour apaiser les conflits entre particuliers, Sa Majesté a institué le tribunal des Maréchaux.

« Déjà, tu as dû quitter l’armée après cette histoire avec ton capitaine.

— Cela, fit doucement le jeune orphelin, je ne puis pas le regretter… L’homme qui avait levé sa cravache sur moi ne pouvait plus vivre… ou alors il devait m’expédier ad patres !

— Passe pour M. de Gévézé, s’obstina Armelle, mais pourquoi avoir tué le duc de Mantoue ?

— Je ne l’ai pas tué, affirma Henri.

— Qu’oses-tu dire ? s’emporta Armelle.

— Je fus l’instrument de la Providence, petite sœur, et voilà tout. Celui qu’on transporte maintenant en Italie, dans un carrosse drapé de noir, avec tous les honneurs dus à son rang, était le « monstre » désigné par Mme Bernard à l’agonie… Ce « monstre » a été puni !

Les yeux bruns s’agrandirent, tandis qu’Henri poursuivait tranquillement :

— Cet homme est bien celui qui me ravit mon père, ma mère et, peut-être aussi l’héritage des Guastalla… La preuve ? Je ne l’ai pas ! Mais tout porte à le croire capable de ces crimes.

« Chez Cocardasse et Passepoil, il a traîtreusement démoucheté sa rapière pour jouter avec moi… Le soir, au Cours-la-Reine, il avait organisé un sanglant traquenard… dix hommes m’épiaient, l’épée nue… j’ai fait grâce, sauf au duc criminel et lâche… Sans ton souvenir, peut-être aurais-je cédé à ma colère ? Ils sont donc neuf à te devoir la vie, ma sœurette !

Une très douce discussion s’engagea. La jeune fille, tout en admirant la science, le sang-froid et le courage de son ami, n’aurait pas été fille d’Ève, si elle n’avait tremblé pour lui ; elle lui remontra aussi que sa promptitude à dégainer pouvait briser à jamais sa carrière militaire. Pour conclure, elle lui demanda sa parole de ne plus se hasarder en des combats singuliers.

— Petite Armelle chérie, répondit-il, je ne peux rien te promettre. Même si mon tempérament ne m’entraîne pas à tirer l’épée, des circonstances peuvent se produire où elle jaillira toute seule du fourreau, en justicière !

Et comme Armelle essuyait des larmes, il la prit tendrement dans ses bras :

— J’ai fait deux serments que je tiendrai : punir celui qui m’a volé mon nom, soustrait ma fortune et, surtout, tué mes parents, et te rendre ton père. C’est l’épée qui m’a permis de tenir le premier ; j’ai l’idée qu’elle aussi me permettra de tenir le second.

 

Depuis qu’il avait châtié Charles-Ferdinand IV, tout en tenant tête à huit lames expertes, adossé à la stèle de la fontaine en construction sur le Cours-la-Reine, Henri de Lagardère avait pris tout à fait confiance en lui-même.

D’autre part, on lui faisait attendre l’acceptation de l’engagement qu’il avait contracté au régiment de Navarre.

L’inaction lui pesait. Sans Armelle qui, décidément, était sa modératrice, son bon ange, il se fût jeté dans n’importe quelle aventure, pour le plaisir du combat et le goût du risque.

Alors, il se décida :

— Je suis maintenant assez fort pour tenter l’aventure. Le cabaret du Veau qui tette, même s’il est machiné, comme le prétendent Cocardasse et Passepoil, devra bien me livrer ses secrets !

Et c’est pourquoi, deux jours après sa conversation avec Armelle, il alla trouver la comtesse Jeanne, pour s’excuser de ne pouvoir souper à l’hôtel ce soir-là.

Il quitta la rue de Grenelle-Saint-Germain à la nuit tombante, gagna la Seine, suivit les quais et atteignit le Pont-Neuf. Il faisait encore jour. Sept heures de relevée allaient sonner à tous les clochers de la cité. Il flâna sur le terre-plein où se tenait toujours la foire. Amusé, curieux, il s’offrit le plaisir de regarder les parades et de se dire : « Nous faisions mieux ! »

Une certaine satisfaction, bien naturelle, s’empara de lui à se souvenir du temps où il contrefaisait le bossu. Il songeait avec une certaine émotion :

— Excellente Maman Toutou ! Brave trembleur d’Isidore ! Vous êtes heureux maintenant, dans le Midi ensoleillé ; vous voici mariés ; celle-ci réalise son rêve : broder pour son plaisir ; celui-là est aux anges, car il taquine le goujon.

« Mme Bernard a reçu, au ciel, la récompense qu’elle méritait.

« L’avenir d’Armelle est assuré. Elle joue du clavecin à ravir ; elle parle anglais ; son nom et l’amitié de la comtesse lui ouvriront, un de ces jours, les portes de l’appartement du Roi.

« J’ai châtié le duc de Mantoue !

« Maintenant, il me faut avoir des nouvelles de M. Olivier de Sauves.

Henri, incorrigible altruiste, ne pensait pas à lui-même. Il était né pour se dévouer, pour protéger. Escorté par ses rêveries, le jeune justicier passa sur la rive droite du Pont-Neuf et atteignit la Vallée de Misère par le quai de la Ferraille. Là encore le suivaient ses songeries.

Déjà, truands, francs-miteux, faux-mendiants, crocheteurs du port-au-foin, sabouleux, esbroufeurs, arcasiens, débardeurs, aveugles, stropiats, bossus réels ou d’occasion, commençaient à regagner les territoires de la Fée Choquotte.

La rue Ballu, où s’engagea Henri, le tricorne sur les yeux, l’épée relevant son manteau noir, botté, regorgeait de tous ces mignons, un peu surpris de la fière allure de ce promeneur.

Mais, bah ! ils en avaient vu d’autres !

D’excellents gentilshommes, après un crime ou quelque indélicatesse, ne venaient-ils pas, comme le roi des assassins Marc de Remaille, se mettre sous la protection de la tenancière du bouge ?

 

Ce soir-là, Dame Myrtille, selon son immuable habitude, entra dans la penderie jouxtant la chambre à coucher où, cinq années plus tôt – elle ne pouvait pas l’oublier – avait paru Olivier de Sauves, et regarda, par l’« espion » pratiqué dans la muraille, ce qu’il y avait de neuf au Veau qui tette, dans la salle basse enfumée.

Elle haussa d’abord les épaules :

— Les mêmes trognes, à part ce capitaine de la Flibuste arrivé ce matin. Mon mari m’en a dit le plus grand bien… Jolie tournure ! C’est à lui que l’on confia ce grand dadais d’Olivier, en qualité d’engagé.

La flamme était-elle mal éteinte ou n’était-ce là qu’un effet de l’insatiable curiosité féminine ? Toujours est-il que la Fée Choquotte soupira, puis se dit à voix basse :

— Je lui demanderai ce qu’il est advenu, là-bas, de ce garçon élégant et fort.

Soudain elle se rejeta en arrière et pâlit.

Elle venait d’apercevoir Lagardère.

Myrtille n’oubliait rien, jamais, surtout si son intérêt et sa sécurité étaient en jeu.

Elle avait connu l’épilogue de l’incendie du Théâtre de la Petite Reine. Ceux qu’elle craignait lui avaient échappé, pour longtemps sans doute ? Comment oser agir contre ce Lagardère et cette Armelle, maintenant qu’ils se trouvaient chez la comtesse Jeanne ?

Elle songeait avec un frisson de crainte et de haine bien singulier :

— Cette Mme de Montboron, issue de ministres, est bien vue du Roi. Elle en obtient audience à volonté. Qui sait si, par ce jeune homme, elle n’a pas su d’où partait le coup dirigé contre Armelle ?

Pourtant, la présence d’Henri parmi la racaille de son cabaret lui rendit l’espoir :

— Sa protectrice n’a pas attiré l’attention de Louis XIV sur le Veau qui tette, sans quoi ce maudit Lagardère n’en serait pas réduit à opérer lui-même… car je ne vois aucune « mouche » de police chez moi… tous ces visages me sont familiers… Est-ce une occasion unique de me débarrasser du sauveteur d’Armelle ?

Son visage de mauvais ange se durcit.

Le doute n’était pas permis. Elle avait vu Henri de Lagardère bien des fois, aux côtés de la fille d’Olivier de Sauves, accompagnant la blonde aristocrate, soit à la foire Saint-Germain, soit à l’église abbatiale voisine, soit à la comédie, soit encore en promenade.

Dame Myrtille connaissait les hauts mérites de Lagardère. L’un de ses bravi, Marc de Remaille, ne fréquentait-il pas l’établissement de Cocardasse et de Passepoil ? De plus, les hommes gagés ici-même par le sieur Antoine de Peyrolles ne s’étaient pas retenus de conter à leur patronne l’affaire du Cours-la-Reine. Ils avaient encore dans les oreilles les paroles clamées par Henri devant le cadavre princier : « C’est la justice de Lagardère ! » et leurs yeux voyaient encore les éclairs de l’épée magique se jouant de huit rapières pourtant fort bien maniées.

— Lagardère ! gronda la Fée de la Vallée de Misère, toujours Lagardère ! Voilà un nom que je ne veux plus entendre !

 

Elle réfléchit pourtant encore. Ce garçon-là percé de coups, jeté froid et rouge sur les dalles du cabaret, c’était, surtout s’il pourfendait quelques drilles, la fermeture du bouge et c’était aussi, en conséquence, l’ouverture d’une instruction.

— Je ne m’en tirerais pas, conclut-elle. Et pourtant, si je laisse vivre ce porteur de brette, il découvrira le pot-aux-roses.

Sa résolution fut prise enfin :

— Il périra. Je filerai aussitôt… Au Havre, Godefroy me tirera d’affaire. Nous sommes riches, très riches… Nous irons vivre aux Antilles. On dit que c’est un paradis terrestre… C’est dit, je joue le tout pour le tout !

Un coup de sonnette alerta Gertraud et aussitôt un appel fit paraître Joël de Jugan et l’Estafé, plus en disgrâce que jamais depuis l’incendie, demeuré sans résultats, – et au contraire ! – du Théâtre de la Petite Reine. Ils parurent, l’oreille basse…

On leur fit les yeux doux, très doux…

 

Depuis dix minutes, Henri de Lagardère était assis tout seul à une petite table du cabaret, une table à quatre places et quatre escabeaux, et, chose extraordinaire pour l’endroit où régnait d’ordinaire la plus basse promiscuité, personne n’avait songé à s’installer à ses côtés.

Personne, peut-être, ne l’avait osé ?

Ces bravi, ces rapières à vendre ou à louer, ces voleurs, ces escrocs, ces faux-mendiants sentaient-ils que ce jeune homme inconnu devait rester isolé dans ses vertus et son héroïsme ? Une étrange pudeur instinctive était-elle venue aux sujets de la Fée Choquotte ?

Qui le saura ?

Henri, tout en mangeant, promenait un regard exempt de tout mépris sur l’engeance qui l’entourait. Il ne tenait nullement à provoquer une échauffourée. Il venait, pensait-il, prendre contact avec les lieux où, pour la dernière fois, on avait vu Olivier de Sauves. Aucun plan ne se dessinait encore dans sa cervelle.

Ferait-il jaser la Marion ? Séduirait-il, pour une nuit, l’une de ces filles avachies entre deux truands, qui lui dédiaient parfois de furtifs sourires ? Jouerait-il aux cartes avec ces traîneurs d’interminables colichemardes ?

Il n’aurait pu le dire, car il attendait une occasion d’entrer en conversation avec les habitués de ce mauvais lieu.

Soudain, il s’aperçut d’un étrange manège.

Deux grands diables, deux colosses portant rapière, allaient de groupe en groupe, s’asseyaient de force, parlaient bas… Et, aussitôt, les regards des buveurs, des joueurs, des mangeurs et de leurs compagnes s’allumaient et louchaient vers le soupeur solitaire…

Il nota mieux encore.

Ceux que les deux hercules de taille inégale avaient dû tenter se levaient tour à tour, passaient innocemment dans la cuisine et revenaient… l’épée au flanc.

Henri eut son fier sourire des heures graves :

— Je suis signalé, sans doute, puisque dans quelque retrait on distribue des broches à ceux qui n’en avaient pas ! L’espadon, certes, est un instrument plus discret que le pistolet… Il faut se méfier de l’explosion des pétouses : la police a l’ouïe fine…

Il fit rubis sur l’ongle et attaqua une moitié de poulet en grommelant :

— C’était un coq au moins centenaire !

Comme la rousseaude Marion passait, il la héla :

— Eh ! ma fille ! Est-ce là le coq dont le chant fit renier Jésus par saint Pierre ?

Sotte, la servante ouvrit la bouche sans répondre mais, derrière elle, surgirent soudain les peu engageantes silhouettes de Joël de Jugan et de l’Estafé.

— L’enfant se plaint de la chair ? ironisa le Breton. Pourquoi ne va-t-il pas à La Pomme de Pin ou à La Croix du Trahoir ? Il retrouvera là ses amis Messieurs les Chevaliers de la Lanterne[2].

— Ici, appuya le balafré, tout est bien, tout est bon… et les ceusses qui disent le contraire, eh ben, voilà pour eux ! Est-ce compris ?

Il tira son épée, automatiquement imité par son camarade, ce qui déclencha la bagarre. Une trentaine de drilles, que Marc de Remaille dominait des épaules, se levaient et accouraient, parmi les escabelles et les cris des femmes énervées.

On sait combien étaient promptes les réactions du « frère » d’Armelle. En voyant luire les lames, il avait sauté derrière les deux escabeaux de sa table, s’était adossé au mur et, tout en faisant jaillir sa rapière, se disait : « Où ai-je vu ce dépendeur d’andouilles et son voisin ? » Soudain, sa prodigieuse mémoire lui reconstitua les scènes successives du sauvetage de la petite fille. Il se revit suivant les deux criminels, luttant avec l’un d’eux, parmi les flots noirs, tandis que, sur la berge, l’autre courait en lui lançant de grosses pierres pour le faire couler. Alors il conclut, tout joyeux :

— Je les tiens ! Ils sont à moi !

Aussitôt, sa voix emplit la salle :

— Il y a cinq ans, bandits, que, par une nuit pareille Lagardère vous arracha une innocente fillette blonde que vous aviez jetée à l’eau : Armelle de Sauves ! Mais Lagardère, alors, n’était qu’un garçonnet réduit à ses seules forces.

« Homme, aujourd’hui, il vient vous deman…

Sa voix fut couverte par une clameur. Sur les indications de Dame Myrtille, on devait dépêcher proprement ce jeune Lagardère, sans fracas et sans cris. Les bravi l’avaient bien spécifié à leurs complices : « En silence, hein ? » Pourquoi criaient-ils donc ?

Parce qu’un événement stupéfiant venait de se produire qui leur arrachait des imprécations.

Un loqueteux, en jouant des coudes, avait réussi à se faufiler aux côtés de Joël et de l’Estafé, et là, rejetant son manteau râpé et malodorant, il apparaissait svelte et jeune, vêtu avec élégance, botté, l’épée en main et s’écriait d’une voix forte :

— Lagardère, qui que tu puisses être, je suis ton second, hardi ! Ces marauds sont perdus !

D’un saut prodigieux, il avait franchi la table et se trouvait aux côtés d’Henri assez surpris.

Alors on entendit le Petit Parisien prononcer ces paroles ahurissantes :

— Monsieur, je vous remercie. Mais votre appoint me fait un peu honte… Maintenant, nous allons être trop forts !

Sur ce, il saisit un escabeau, puis l’autre, et deux cris de douleur retentirent, deux canailles s’écroulèrent, au premier rang.

— Chargeons-les ! clama Joël.

En réponse, Henri sauta lestement sur la table, vingt épées le menacèrent aussitôt tandis qu’il disait à son compagnon imprévu, lequel s’escrimait contre une dizaine d’adversaires enragés :

— Monsieur mon second, ces lames ne sont point dignes de nous ! Leur vue m’écœure ! Amusez vos piqueurs et lardeurs, je châtie deux ou trois criminels, et nous gagnons la porte avec une lente hâte.

Ayant discerné L’Estafé, Henri négligea tout pour lui courir sus. Il écarta trois rapières, bondit, se rapetissa, se détendit, ressort vivant, et pointa sa rapière avec un cri de joie.

L’Estafé avait la gorge traversée, de la carotide droite à la carotide gauche ; le sang jaillit inondant Joël qui recula lâchement, tout pâle.

C’était un excellent escrimadore, l’un des élèves favoris de Cocardasse et de Passepoil.

Marc de Remaille se jeta devant lui.

Pourtant, dès les premières passes, il sentit la maîtrise de Lagardère et craignit pour sa vie. À son tour, il rompit, et sa pointe se perdit parmi les autres menaçant la poitrine d’Henri.

Celui-ci se retourna, prompt comme l’éclair, s’empara du lourd piot d’étain posé sur sa table et le projeta sur l’une des faces qui grimaçaient de haine devant lui. Ce furent un écrasement, un éclaboussement rouge où se mêlaient le vin et le sang et un cri d’agonie : l’homme avait l’arcade sourcilière fendue.

— Arme encore trop noble pour un tel sire, gronda Henri que prenait la violente colère ancestrale… Tiens, coquin, encore que tu ne mérites pas un tel honneur… et toi !… et toi !

Il piquait, taillait, parait, tout en poussant les hommes gagés vers la cuisine, en tas.

De son côté, l’inconnu qui avait pris son parti besognait ferme. Il avait renversé la table, chargé ses adversaires, saignant les uns, frappant les autres à coups de poing ou de pied, pris d’une fureur au moins égale à celle d’Henri. Il hurlait :

— Gibier de potence ! Truandaille ! Vous vous souviendrez de Tourmentin, Compagnon de la Tortue ! Voilà comment, nous autres…

Un coup de sifflet strident lui coupa la parole et, aussitôt, la scène changea.

Les bretteurs rompirent tout contact. Ils abaissèrent leurs colichemardes. Certains rengainèrent. Tous se massèrent vers la cuisine, laissant ainsi libre le chemin de la sortie.

Henri éclata de rire :

— Comme dans une féerie !

Et se tournant vers son second :

— Monsieur, voici un joli coup du sort ! Nous allions expédier un à un tous ces gaillards et voici qu’ils déclinent tout de go l’honneur de périr !

L’autre lui prit le bras :

— Sortons. Je vous expliquerai ce miracle.

Lagardère opina de la tête. Il pensait :

— J’ai tué l’un des tortionnaires d’Armelle et fait la connaissance de l’autre… Je n’oublierai pas cette face de brute. Tôt ou tard, il aura son tour, je me le jure !

Sans mot dire, les deux jeunes gens gagnèrent la porte. Dans la rue, ils rengainèrent et se tendirent la main avec émotion.

— Monsieur, fit Henri gravement, il vient d’éclore ce soir une des plus belles fleurs dont puissent s’enorgueillir les sentiments humains : l’amitié. Je m’appelle Henri de Lagardère et je vous promets que vous pourrez toujours compter sur moi !

— Monsieur, je me nomme Gaston, vicomte de Varcourt, qui, sous les cieux caraïbes accepte le sobriquet de capitaine Tourmentin, et je suis fier de serrer votre dextre courageuse et experte !

Ils se prirent par le bras en descendant la rue Ballu. Henri se souvenait des terreurs de M. Isidore et des airs réservés pris par les maîtres en fait d’armes quand, un lustre auparavant, ils avaient évoqué les trafics louches s’opérant au Veau qui tette et l’envoi des hommes enlevés « dans les îles ». Il demanda donc :

— Vous êtes un « Frère de la Côte » ?

— Authentique. D’ailleurs, vous avez entendu ce coup de sifflet succédant à ce cri où je me réclamais de la Tortue ? Je vais vous dire la vérité : la patronne de ce lieu sinistre est une pourvoyeuse de la Flibuste. C’est elle, sans doute, dont le signal a arrêté la bagarre. Elle ne voulait pas laisser endommager un Compagnon. Cela lui aurait coûté trop cher !

« Mais laissons cela. Je suis venu à vos côtés, non seulement parce que mon sang se révoltait devant le guet-apens qu’on avait préparé à votre intention, mais parce que vous avez prononcé un nom qui m’est cher : celui d’Armelle de Sauves. Je cherche cette jeune fille…

— Et vous l’avez trouvée, s’écria Henri saisi d’une joie folle, et vous connaissez son père ?

— C’est mon meilleur ami !

« Mais quoi, qu’avez-vous ?

— Excusez-moi, fit Henri, mais l’émotion m’a quelque peu surpris… Je me sentais plus tranquille devant ces épées… Ah ! vicomte, ah ! cher ami ! Vous êtes le messager du bonheur ! J’avais promis à Armelle de lui rendre son père. Vive Dieu, c’est fait, n’est-ce pas ?

— Pas encore, répondit Tourmentin, mais, enfin, l’essentiel est que la fille soit rassurée sur le sort de celui qu’elle a dû croire perdu…

— Et le père sur celui de son enfant.

14. Chez la marquise

Françoise d’Aubigné, sous le nom de la marquise de Maintenon, était alors officieusement reine de France. On pourrait dire plus que reine, car, à part Catherine de Médicis, nulle royale épouse n’avait eu autant d’influence sur les affaires intérieures de l’État.

C’était la petite-fille d’Agrippa d’Aubigné, ami et compagnon de guerre de Henri IV et, aussi, excellent écrivain. La jeune Françoise naquit à Niort, dans le donjon où son père et sa mère étaient emprisonnés pour des motifs politiques : les protestants essayaient, en ce temps-là, dans l’Ouest, de se grouper en république. On montre, au deuxième étage de la tour nord, la chambre où le bébé promis à une si haute destinée jeta son premier cri. Cela n’a rien d’une geôle, au contraire, et on y voit de beaux horizons.

La future femme du Roi-Soleil fut élevée dans « la religion prétendue réformée », comme on disait alors, mais elle se convertit, assez jeune, et entra chez les religieuses ursulines.

Sa mère la prit avec elle, vers sa seizième année, mais mourut presque aussitôt.

C’était une fort belle jeune fille, harmonieuse et douce, que Mlle d’Aubigné. Parfaitement bien élevée, elle avait de l’esprit, du cœur, et surtout de la sagesse.

Elle eût fait honneur à n’importe quelle grande famille. Chacun en convenait.

Malheureusement, la disparition de sa mère la laissa seule avec ses grands yeux et ses dix-sept ans pour toute fortune. Aussi, les épouseurs s’écartèrent, sauf un seul…

Celui-là, c’était un raccourci de la misère humaine. Son corps était si tortu qu’il avait, dit-on, la forme d’un Z. Il était perclus de douleurs, podagre, « cul-de-jatte », criait-il lui-même, pour faire rire les gens…

Il se nommait Paul Scarron et était âgé de quarante-deux ans. Fils d’un conseiller au Parlement, bourgeois cossu, le jeune Paul quitta la maison paternelle peu après l’installation d’une marâtre. Celle-ci lui rendait la vie impossible ; plus tard, elle réussit même à le frustrer de l’héritage du conseiller.

Scarron était fort intelligent, érudit, spirituel ; il prit le petit collet d’abbé et se mit à courir les ruelles des belles dames piquées de la tarentule littéraire – les Précieuses – et leurs salons célèbres. Il ne dédaigna pas pour cela de fréquenter les tripots et les foires, conduit là par certains de ses goûts d’aventurier, de joueur, de buveur et de débauché.

À vingt-huit ans, il avait une sinécure auprès de l’évêque du Mans. C’est alors que se produisit l’accident qui devait en faire un stropiat douloureux et grotesque. Joyeux drille, se trouvant au pays des chapons, il voulut se déguiser en volaille, à l’occasion du Carnaval.

Il se jeta sur un lit de plumes et de duvet, après s’être enduit le corps de miel.

Dans la rue, son identité fut dévoilée par certaines dévotes. Elles crièrent au scandale. Elles ameutèrent la foule. Déjà renommé dans la ville pour ses bitures et ses galanteries, Scarron fut hué, poursuivi, menacé.

Pour échapper à la horde féminine, il n’hésita pas à se jeter dans un marais. Les roseaux le cachèrent… mais Scarron, qui entendait les cris poussés sur la berge, tremblant autant de peur que de froid, dut rester de longues heures avec de l’eau jusqu’au col.

Il contracta là des rhumatismes déformants dont il souffrit toute son existence.

Revenu à Paris, il vécut du produit de ses ouvrages et surtout d’une pension d’Anne d’Autriche dont il se proclamait « le malade en titre d’office ». Vint la Fronde… Il attaqua Mazarin et perdit sa rente ! Dure punition, mais juste, en somme, qui atteignait l’auteur de ce sanglant pamphlet : La Mazarinade.

Dès lors, il ne compta plus que sur sa plume de poète et d’auteur burlesque ; elle lui permit de vivre assez largement, en sa maison de la rue de la Tixandrie. Une joyeuse société d’écrivains et de beaux esprits entourait sa chaise d’infirme. On vit, chez Scarron, la marquise de Sévigné, Mme de La Sablière, Ninon de Lenclos, Marion de Lorme, Scudéry, Vivonne, Pellisson, Gramont et cent autres célébrités de l’époque.

Pour ne pas mourir de faim, l’ange qu’était Françoise d’Aubigné devint l’épouse de ce monstre. Nul n’a eu les confidences de la jeune mariée… Mme Scarron sut plaire aux commensaux du poète. Elle fit mieux ; elle conquit à tout jamais leur admiration et leur respect.

En 1660, Scarron dit à ses amis qu’il allait mourir, et il les consola en ces termes : « Vous ne me pleurerez jamais autant que je vous ai fait rire ! » Il dicta cette épitaphe :

 

Celui qui, cy, maintenant dort

Fit plus de pitié que d’envie

Et souffrit mille fois la mort

Avant que de perdre la vie.

Passant, ne fais ici de bruit

Et garde bien qu’il ne s’éveille,

Car voici la première nuit

Que le pauvre Scarron sommeille !

 

Une fois encore, le spectre de la Misère frappait à la porte de Françoise. Ce fut la Fortune qui entra… Anne d’Autriche fit une pension de 2 000 livres à la veuve du poète et, ce qui fut mieux, impressionnée par les amis du défunt, la marquise de Montespan, alors maîtresse absolue de Louis XIV, lui confia l’éducation du fils que venait de lui donner son royal amant. Dès qu’un bâtard naissait, on le mettait sous la garde de Mme Scarron.

En 1673, Louis XIV ayant décidé, pour des raisons politiques, de légitimer ses enfants adultérins, leur gouvernante eut une situation officielle. Elle logea au château et se vit donner le marquisat de Maintenon.

Le Grand Roi, quoi qu’on en pense, n’avait pas été très heureux avec les femmes. Jeune, il avait adoré, sans pouvoir l’épouser, Marie Mancini, la nièce de Mazarin ; le cardinal avait opposé le veto de la raison d’État. Mlle de Fontanges était belle, mais sotte ; la reine Marie-Thérèse, laide, sans esprit, avec des dents noires, grosse, lourde, gourmande d’ail et de chocolat ; Mlle de La Vallière ne sut pas le retenir ; Mme de Montespan fut basse, méchante, agressive, violente et même criminelle…

Comment le Roi-Soleil en vint-il, la quarantaine passée, à regarder la marquise de Maintenon, qui était plus âgée que lui ? Il lui disait : « Vous êtes ma sérénité. » Il l’aima d’amitié tendre. Mme de Sévigné a expliqué que cette femme lui fit connaître un pays nouveau, qui lui était inconnu – qui est le commerce de l’amitié et de la conversation sans contrainte et sans chicane… Il y a encore autre chose.

Un roi est entouré de passions, de convoitises, d’égoïsme. Il est seul, affreusement seul. Nul ne l’aime pour lui-même. Chacun ou chacune cherche à tirer de lui des avantages.

Mme de Maintenon ne demandait rien, ne désirait rien. Elle était heureuse de son sort.

Quand il lui demanda sa main, en 1683, deux années après la mort de la reine, elle fit des difficultés pour consentir : « Je ne veux, dit-elle, que votre âme, non pour moi, mais pour la donner à Dieu… Je ne vivrai, je ne resterai près de vous que pour cela. » Elle était sincère…

Et c’est ainsi que l’orgueilleuse France monarchique vit cet événement inouï : le Grand Roi épouser la veuve d’un cul-de-jatte…

Mme de Maintenon ne fut pas reine. On ne la sacra pas.

Mais Louis XIV travaillait chez elle avec ses ministres, et souvent lui demandait son avis.

 

Or, c’est chez la marquise de Maintenon, chez l’épouse morganatique du Roi, chez sa « Sérénité », que se rendait, ce jour-là, la vipérine tenancière du Veau qui tette, dans un carrosse de louage, la rage aux dents et au cœur.

Il pleuvait. Le ciel sale semblait toucher les forêts de Meudon et de Saint-Cloud. La désolation de Dame Myrtille égalait au moins celle de la nature. Elle songeait avec fureur :

— Ah ! maudit Lagardère ! Te trouverai-je toujours sur ma route ? Pour la troisième fois, tu me fais chanceler et trembler ! Je vais tâcher qu’une quatrième intervention ne se puisse produire ! Un homme comme celui-là ne peut être attaqué en face. Rusons donc ! Je veux sa vie !

Elle récapitulait ses échecs : Armelle arrachée au fleuve, c’est-à-dire pouvant témoigner, plus tard, que son père, entré au cabaret de la rue Ballu, n’en était point ressorti ; l’inutile incendie du Théâtre de la Petite Reine, donnant à cette ballerine et à ce bossu une protectrice très puissante ; enfin, la récente échauffourée à laquelle avait pris part un Compagnon de la Tortue : Tourmentin.

L’esclandre avait eu, dans la nuit même, des suites assez graves. Par une malchance inouïe, après avoir entendu passer le guet, Marc de Remaille et Joël de Jugan étaient sortis pour aller jeter à la Seine le corps de L’Estafé, saigné comme un pourceau par la rapière d’Henri, quand la ronde, au lieu de prendre, comme d’ordinaire, le quai de la Ferraille, avait fait demi-tour et remonté la rue Ballu.

L’exempt demanda des explications. D’où venait-on ? Qu’était ce mort ? Qu’allait-on faire de ce cadavre ? Joël et Marc prirent le chemin de la basse-geôle du Châtelet, le défunt fut abandonné dans le ruisseau et les hommes du guet entrèrent au Veau qui tette.

Ils virent du sang sur les dalles et une demi-douzaine de blessés qui geignaient sous les pansements au vin appliqués par leurs camarades.

— Fort bien ! déclara l’exempt. Rixe… horions… plaies… mort d’homme… soustraction de cadavre… faites venir la tenancière de ce bouge !

L’épouse de Godefroy Coquebar dut comparaître. Elle était en grande toilette, parée de tous ses bijoux. Les hommes lui tirèrent le chapeau. Elle sentit bien ne devoir qu’à sa beauté et à son luxe de n’être pas arrêtée sur l’heure. Il lui fallut signer le procès-verbal, dressé sur une table. Avant peu, elle serait citée devant Messieurs du Châtelet, aux fins utiles.

Le moins qu’elle risquât, la Fée Choquotte ne l’ignorait pas, c’était, outre la fermeture de son établissement, une perquisition nouvelle dans les locaux et dépendances. Or, il y avait, ici et là, comme par un fait exprès, beaucoup de tonneaux de poudre de flibuste, trois caisses de fusils-boucan, et aussi un homme dans le four, où il se mourait peut-être, par la faute du soporifique à la Coquebar.

Myrtille n’avait pu dormir après le départ du guet. Elle se demandait anxieusement :

— Fuirai-je ? Gagnerai-je Le Havre ? Irai-je supplier Mme de Maintenon ?

Elle inclinait vers la première solution, bien qu’à vrai dire, celle-ci ne fût pas de tout repos. Le Châtelet ferait rechercher la tenancière du bouchon louche, l’entreposeuse de poudre et d’armes, la voleuse d’hommes. Très vite, le filet policier s’abattrait chez Coquebar, le faux épicier… Alors, ça serait la fin de la fin ! Une corde…

Lutteuse, l’ex-fiancée d’Olivier de Sauves se raidit donc. Elle aurait le dernier mot. L’affaire serait classée. On la ferait dévier, grâce à la marquise dupée.

Et c’est pourquoi, en cette morne journée pluvieuse, vêtue bien plus modestement que de coutume, Myrtille se faisait conduire à Saint-Cyr où, depuis trois jours, elle l’avait fortuitement appris, se trouvait l’épouse officieuse du Roi de France.

En 1680, celui-ci, à l’instigation de Mme de Maintenon dont, déjà, il subissait la douce influence, fonda, au village de Saint-Cyr, une maison d’éducation pour y élever gratuitement deux cent cinquante jeunes filles nobles et pauvres. Il s’intéressa à cet établissement où Racine fit jouer Esther. La marquise, tant qu’elle eut un souffle de vie, se passionna pour cette maison qui lui était infiniment chère.

 

Vêtue de noir, le visage pâle, illuminé par de larges yeux admirables malgré la soixantaine, la marquise de Maintenon, telle une statue de la simplicité, attendait la visite de sa filleule, dans une pièce sobrement meublée, sans lustres, sans miroirs.

Très pieuse, l’âme haute, cette femme, que la misère n’avait pas aigrie, que les grandeurs n’avaient pas diminuée, aimait tendrement l’horrible associée de Godefroy Coquebar. N’était-elle point sa marraine ? Ne lui rappelait-elle pas sa prime enfance : le donjon de Niort et les campagnes poitevines ?

Pourtant fine, elle croyait à l’âme angélique de Myrtille et subissait le charme de cette beauté brune, si régulière et si pure, de ces yeux noirs, qui se faisaient si nostalgiques, de cette voix lasse et comme brisée de femme souffrante et triste.

La filleule excellait à se faire plaindre et cajoler. Elle parlait de ses rosaires, de ses neuvaines… Elle soupirait à fendre l’âme en évoquant son mariage avec une brute épaisse et les difficultés de son commerce de cabaretière.

Depuis longtemps, dupée par cette infâme comédie, Mme de Maintenon étendait sa main puissante devant la porte du Veau qui tette. Elle lisait les rapports de police où il était question de ce bouge. « Je réponds de la propriétaire de ce triste lieu », disait-elle au ministre. Bientôt, on se lassa de dénoncer le cabaret. La vérité finirait toujours par éclater. Au premier meurtre, l’abcès crèverait. Nul, alors, n’oserait s’opposer aux sanctions, pas même le Roi, si exactement justicier, par conscience et par humeur.

Ah ! ce fut une belle scène que l’entrevue de la filleule et de la marraine.

Myrtille s’avança, modestement, fit trois révérences et attendit, les yeux baissés.

— Allons, mon enfant chérie, fit la marquise, pas tant de cérémonies ! Viens sur mon cœur !

— Ah ! Madame ! Ah ! Marraine adorée !

— Comment, tu pleures ? Pourquoi ces perles en de si beaux yeux ? Oh ! la jolie vilaine. Hou !

Myrtille se jeta à genoux et enfouit sa tête dans le giron de sa protectrice. Ses sanglots faisaient pitié. Maternelle, Mme de Maintenon enleva le chapeau de la jeune femme et la gronda doucement, tout en passant sa longue main blanche dans la chevelure plus noire qu’une aile de corbeau ou d’hirondelle.

— Allons… Allons… Qu’a-t-on fait à ma filleule… à ma fille… Elle n’ignore pas que je suis là, prête à consoler sa peine…

— Ah ! J’ai du chagrin, marraine ! Si vous saviez ! C’est trop injuste à la fin !

Mme de Maintenon saisit les mains de l’éplorée, la fit se lever, l’assit dans un fauteuil, tout près d’elle, et lui dit avec gaieté :

— Essuyez vos yeux, Myrtille ! Je ne vous aime plus du tout quand vous pleurez ! Je suis habituée à vous voir si belle ! Là… Et maintenant, confessez-vous… Je n’ai malheureusement qu’un quart d’heure à vous accorder… Le Roi, qui chasse dans les bois voisins, va venir céans prendre la collation… Sa Majesté sera donc informée tout de suite des chagrins de ma Myrtille…

— Bon, se réjouit la Fée Choquotte, l’occasion est chaude… Allons-y !

Nous couperons court, pour ne pas agacer le lecteur avec les soupirs et les mines de cette femme atroce. Elle informa sa marraine de ces faits : la veille, un jeune homme s’était fait servir à souper au Veau qui tette ; il avait cherché querelle à d’inoffensifs voisins… de pauvres hères ou de doux rêveurs, dont un Breton bretonnant, bon gentilhomme tombé dans la misère et un être délicieux, un peu simple d’esprit, si gai, surnommé La Balafre ou L’Estafé. Myrtille les connaissait depuis des années. Bien qu’hommes d’épée, ils détestaient les histoires de lame. D’ailleurs, ils lui étaient dévoués de tout leur cœur et ils savaient combien leur grande amie craignait les rixes en son cabaret minable.

Or, ce Lagardère dégaina ; comme un furieux, il se jeta sur ces deux garçons paisibles. On se porta à leur secours. Mais ce jeune homme était une sorte de diable… Escabelles, piots d’étain, tables, devinrent de terribles projectiles. La rapière au poing, il se fit place nette, non sans avoir tué l’infortuné L’Estafé.

— Je dormais, le bruit de la bataille ne vint pas jusqu’à moi… On commit une lourde faute… Au lieu d’aller prévenir un veilleur de nuit, qui aurait alerté le chevalier du guet, on s’affola… Joël de Jugan et un autre, croyant que leur infortuné camarade vivait encore, voulurent le porter à l’Hôtel-Dieu.

« Une patrouille passa. Elle vit que L’Estafé avait rendu le dernier soupir, et l’officier qui la commandait, étant données la vilenie des lieux et l’heure tardive, crut qu’on se proposait d’aller jeter le corps en Seine. Il n’écouta rien !

« Et me voici désespérée, Madame !

« J’ai dû, par force, signer un procès-verbal.

« On va me poursuivre ! Si vous ne consentez pas à me protéger, que deviendrai-je ?

Mme de Maintenon eut un sourire séraphique, puis leva sa belle main droite.

— Tranquillise-toi, Myrtille, on ne te tourmentera pas. Seulement, comme je sais le Roi très irrité par les affaires sanglantes qui se succèdent, depuis quelques mois, dans la Vallée de Misère, va rejoindre ton mari au Havre, pour quelque temps… Laisse refroidir cela…

« Tu rouvriras ensuite le cabaret qui, hélas ! te fait vivre, car les affaires de ton mari sont toujours déplorables, je crois ?

— Ah ! Madame, ce pauvre Godefroy a bien du mal, je vous l’assure ! La guerre maritime ruine le commerce des épices… Il ne vend rien !

La marquise reprit :

— Sa Majesté déteste les duellistes et tous ceux qui ont trop de facilité à jouer de l’épée. Connais-tu le nom de celui qui tua ton… Estafé ?

— L’Estafé, marraine, dit aussi La Balafre.

Et Myrtille, qu’enivrait la joie de la vengeance, déclara doucement :

— L’agresseur a pris le soin de nous renseigner. Il criait, tout en s’escrimant : Lagardère !

— Lagardère ? Le Roi s’en souviendra.

— Des gens m’avaient déjà parlé de ce triste spadassin. Soldat, il aurait tué son capitaine, M. de Gévézé… dernièrement, il aurait aussi transpercé le duc de Mantoue…

— Cette affaire a été classée, observa la marquise. On en a parlé devant moi, au Conseil.

« Il n’importe ! Mignonne, le Roi, je te le répète, se souviendra de Lagardère.

La marraine et la filleule s’embrassèrent plusieurs fois, très tendrement.

L’audience prit fin. On entendait des rumeurs, des pas de chevaux : Louis XIV venait goûter chez sa femme. Dans la cour, Myrtille vit le Roi descendre d’un carrosse modeste, tout noir, sans armoiries. Quelques gentilshommes et piqueurs l’entouraient. Il était pâle et paraissait fort las. De la boue et du sang maculaient ses bottes.

En se tournant pour gagner le vestibule, il aperçut la Fée Choquotte et lui tira gravement son chapeau. Louis saluait toutes les femmes ; il était l’homme le plus poli de son royaume.

L’époux de Mme de Maintenon avait alors soixante ans environ. C’était encore un très bel homme, non par sa taille, assez médiocre, mais par sa mine, l’agrément de son visage, ses belles jambes, ses pieds petits, sa voix charmeuse. À ces dons naturels se joignaient ceux qu’il devait à une constante observation de soi-même, une grâce sans afféterie et une majesté sans morgue aucune. Personne ne savait comme lui faire plaisir, ni surtout refuser avec de telles affabilités ce qu’il ne pouvait accorder.

On a surtout de lui l’impression d’un fastueux monarque. Il l’était quand il voulait faire en lui respecter et envier la France. Il adorait cependant l’intimité, l’absence de façons. À Marly, il abolissait les contraintes. À Saint-Cyr, il se montrait simple père de famille.

Louis-le-Grand fit honneur à la collation que lui offrit Mme de Maintenon. C’était un gros mangeur, un peu par tempérament, beaucoup par maladie. Le Roi pouvait à peine mastiquer ses aliments : de sots dentistes lui avaient arraché, avec des molaires, un bon morceau de la mâchoire. De plus, il souffrait, depuis plusieurs années, du ver solitaire. Enfin, l’ignorance des médecins le soumettait à d’incessantes épreuves : saignées, purgations et clystères.

Un autre que lui en serait défunté en son jeune âge. Il résista courageusement, sans cesser un seul jour d’exercer son « métier de roi ».

La marquise parla pendant que son mari goûtait. Elle le mettait ainsi au courant des menus incidents de la vie des demoiselles qu’il protégeait. Le monarque écoutait d’un air visiblement distrait. Enfin, Mme de Maintenon conta la visite de sa filleule Myrtille. Un éclair brilla dès lors, dans les yeux de Louis XIV.

Il dit, non sans humeur :

— Une rude opération de police s’impose dans certains quartiers de Paris. J’y veillerai. Connaît-on le nom de ce duelliste, Madame ?

— Ah ! Sire, gémit la marquise, c’est un être dangereux. On conte que, soldat, il a tué son capitaine, M. de Gévézé. On prétend aussi qu’il serait coupable de la mort de M. le duc de Mantoue et de Guastalla.

— Le nom ? s’impatienta le Roi.

— Sire, il se nomme Henri de Lagardère. J’espère que la justice royale sera prompte et roide ?

Louis prit son visage olympien :

— Madame, dit-il lentement, nous ne pouvons encore agir. Nous avons peine à croire aux rapports qui vous furent faits…

— Sire ! s’émut la marquise.

— Ne vous troublez pas. Vous n’êtes point en cause. Nous pensons seulement qu’on abusa de votre confiance, de votre cœur généreux… Nous connaissons ce Lagardère…

Et après un temps, il avoua :

— C’est à lui, Madame, et à son ami le vicomte de Varcourt, que vous devez de me voir vivant… Ne me parlez donc plus de sévir.

« Au moment où nous sommes, ce jeune homme, à franc étrier, galope vers le régiment de Navarre… Il ne tient qu’à lui d’être créé chevalier… Nous avons confiance en lui.

Mme de Maintenon n’osa pas interroger Louis XIV. Elle savait qu’il ne fallait, en rien, essayer de forcer sa volonté.

Quand il fut parti, elle tenta vainement de faire jaser des piqueurs ; le lendemain, à Versailles, elle interrogea elle-même, fort habilement, les gentilshommes ayant chassé en compagnie du monarque. Elle n’en put rien tirer, car ces messieurs ne savaient rien. Le soir même, la marquise écrivit à sa filleule un court billet où elle lui disait en substance : « Reste au Havre, bien tranquille ; je n’ai pu encore faire arrêter ce Lagardère. »

15. Deux chasses

Pendant que Dame Myrtille courait en carrosse se plaindre à sa puissante marraine, Henri de Lagardère et son nouvel ami, le vicomte de Varcourt, dit Tourmentin, galopaient sous le ciel chagrin, qui commençait pourtant à donner des signes d’embellie.

Ils revenaient de Dreux, où le capitaine flibustier avait eu affaire et, après avoir traversé Houdan, la forêt des Quatre-Piliers, les Gâtines, voyaient poindre le clocher de Saint-Cyr où ils comptaient laisser souffler leurs montures et casser une croûte à l’auberge.

Ces pays, domaines royaux, étaient alors infiniment plus boisés et giboyeux que de nos jours. Cerfs et sangliers y pullulaient.

Les deux compagnons ne furent donc pas surpris d’entendre sonner le cor et de voir la route traversée, à quelques toises devant eux, par des gentilshommes et des piqueurs.

Mais le cheval de Tourmentin fut pris d’une étrange lubie. Avait-il, auparavant, connu la joie de courre le cerf ? S’était-il mis en tête la fantaisie d’escorter la meute ? On l’ignore.

Toujours est-il qu’il prit le mors aux dents et s’élança dans les bois au triple galop, aussitôt suivi par la monture d’Henri, gagnée par l’excitation de son camarade, l’aboi des chiens, les cris des piqueurs et le son du cor.

Les deux bêtes, comme folles, menaient un train d’enfer, et quelle que fût la science de leurs cavaliers, ceux-ci eurent assez à faire pour ne pas être désarçonnés ou recevoir en plein visage les basses branches des arbres.

Ils comprirent l’inutilité de leurs efforts et décidèrent, pour l’instant, de laisser les bêtes se fatiguer et s’essouffler.

Le cerf se dirigeait vers Trappes, où il pensait échapper à son destin en se jetant dans l’étang qui lui était familier. Un moment, les chiens perdirent la piste, certains flairant vers Guyancourt, d’autres quêtant du côté de Neauphle. Les chasseurs se divisèrent alors en deux groupes que sépara nettement l’inextricable forêt. Tourmentin en profita pour maîtriser son cheval, qu’avait troublé l’arrêt subit.

— Demi-tour, dit-il à Henri. Nous n’avons que faire ici. Regagnons la route de Versailles.

C’était plus difficile à faire qu’à dire.

La stupide randonnée avait conduit fort loin les jeunes gens qui ne connaissaient pas le pays.

— Du diable si je sais où nous sommes ! fit le vicomte avec humeur. Cet animal avait bien besoin de s’emballer !

— Bah ! répondit Henri, la pluie a cessé, le soleil luit, et nous trouverons bien, grâce à cela, un bûcheron ou un paysan qui nous remettra dans le bon chemin. Tournons bride. Nous sommes allés, malgré nous, vers le sud, faisons face au nord, maintenant.

Ils le tentèrent. Mais rien de plus traître qu’une forêt sans route, sans chemin, sans aucune espèce d’indications ; les deux amis s’égaraient de plus en plus.

Soudain, Henri arrêta net son cheval et tendit l’oreille. Tourmentin l’imita, surpris :

— Qu’est-ce qui te prend ?

— On se bat près d’ici. J’entends tinter des colichemardes. Allons voir cela !

Et il poussa sa bête vers la droite, là d’où venaient les bruits suspects.

Dans une clairière, six cavaliers attaquaient un gentilhomme vêtu d’un habit rouge, botté luxueusement, coiffé d’une perruque magnifique et qui, démonté – sa jument noire gisait, non loin de là, sur le flanc, et haletait – se défendait avec courage.

— Les lâches ! grommela Henri. Six contre un ! Et ces longues rapières contre cette courte brette ! Allons-y ! Lagardère ! Lagardère !

Ses éperons s’enfoncèrent, sa monture hennit, bondit sous la douleur…

En un clin d’œil, Henri fut devant l’homme rouge à pied. Alors, il vit que ses agresseurs portaient un loup de velours noir…

— Ah ! Ah ! clama-t-il, voici des chevaliers de l’assassinat ! Messieurs, j’ai deux mots à vous dire… Voilà le premier !

Comment décrire une action de cet épéiste prodigieux ? Sa lame avait la promptitude de l’éclair… Avant même l’arrivée de Tourmentin, un grand et long diable masqué penchait le front et portait les deux mains à sa poitrine, tandis qu’un autre recevait un coup de pointe dans la joue droite… Une voix sèche s’éleva aussitôt du côté des agresseurs :

— Coup manqué ! En retraite !

Les six criminels disparurent comme dans une féerie, tandis que Lagardère, pris de colère, disait à son ami :

— Chargeons cette canaille !

Une voix ferme le fit se retourner :

— N’en faites rien, Monsieur.

Alors Tourmentin et son ami se découvrirent… Ils avaient devant eux le Roi de France.

Celui-ci toucha son chapeau, le souleva un peu et dit en souriant, avec un calme inouï :

— Cela fait le troisième attentat. Nous ne voulons pas ébruiter ces affaires. Nous nous ferons mieux garder, et voilà tout. S’il plaît à Dieu de nous réserver le sort de notre grand-père, nous sommes prêt…

« Donc, Messieurs, je compte sur votre discrétion, comme vous êtes en droit de compter sur ma royale gratitude.

Pâles, les jeunes gens s’inclinèrent.

Louis regarda longuement Henri. Sa tournure lui plaisait. Il demanda enfin :

— Votre nom, Monsieur ?

— Sire, je dois à la vérité de répondre que mon patronyme m’est, hélas ! un mystère… Je me laisse appeler Henri de Lagardère.

Le visage hautain s’adoucit, s’éclaira.

— Monsieur, fit Louis après avoir rêvé un moment, Mme la comtesse de Montboron nous a parlé de vous. Sachez d’abord que, dorénavant, vous êtes gentilhomme et vous vous nommez, parce que tel est notre bon plaisir, Henri de Lagardère, pour commencer…

— Ah ! Sire ! gémit Henri que la joie bouleversait, voici comblé l’un de mes plus chers désirs… Votre Majesté répare une iniquité ! On m’avait volé le nom de mes aïeux.

— Il vous est rendu, Monsieur…

Et suprêmement gracieux, le Roi insista :

— Avons-nous le pouvoir d’exaucer un autre vœu ? Parlez donc !

— Sire, je meurs dans l’inaction. Je fus soldat, sous les ordres de M. le colonel de Mauvrac-Seignelay… Il me mit en congé… J’attends de pouvoir servir au régiment de Navarre et prouver ainsi…

— Navarre est en garnison à Reims, répondit Louis XIV. Hâtez-vous donc de gagner cette ville, car la belle troupe va partir en guerre. Un courrier ministériel vous suivra de peu… Allez, Monsieur de Lagardère, et que Dieu vous garde !

Puis, se tournant vers Tourmentin :

— Et vous, Monsieur ?

— Le vicomte de Varcourt, Sire.

— Ce nom m’est connu. Prêtez-moi votre cheval. Je vous verrai avec plaisir à mon lever.

 

Malgré l’amour que lui vouait Mariposa Granda, la jeune Espagnole recueillie un jour, après avoir été lâchement abandonnée par ses compatriotes dans une barque non pontée, Olivier de Sauves, dit Flamanco, était loin d’être heureux aux Antilles.

Certes, les beaux voyages à bord de L’Étoile des Mers, les captures et les prises, toujours fort galamment opérées, les combats, maintenant, car la guerre sévissait entre la France et l’Espagne, parvenaient à arracher le hardi marin à sa tristesse. Également, dès qu’il revenait à Basse-Terre, les chansons, les gamineries et les baisers de Mariposa le distrayaient.

Mais sa préoccupation constante, on pourrait dire son idée fixe, triomphait vite :

— Ma fille ! Que devient Armelle ?

Jean Ducasse, touché de cette douleur paternelle, avait promis de veiller lui-même sur tous les débarquements, afin que Mlle de Sauves, si elle arrivait, ne fût pas livrée, contre un peu d’or, à quelque brutal Compagnon.

À la première occasion qu’il eut d’envoyer un émissaire en France, le Gouverneur désigna Tourmentin… On devine tout ce que Flamanco demanda à son ami et tout ce que promit celui-ci.

C’est pourquoi nous avons vu, au Veau qui tette, le vicomte de Varcourt se dresser aux côtés de celui qu’Armelle appelait son petit frère.

Gaston de Varcourt, le lendemain même de l’échauffourée, était conduit par Henri de Lagardère chez la comtesse de Montboron et presque aussitôt voyait paraître la fille de son ami Olivier de Sauves.

Ce fut une scène touchante où tous les mouchoirs entrèrent en jeu, sauf celui d’Henri. La journée se passa à écouter le récit des aventures de la blonde enfant et celles de son père.

Le lendemain, le courrier du Havre emportait deux plis : l’un contenait une lettre d’Armelle, l’autre le rapport de Tourmentin relatant sa rencontre avec Henri de Lagardère.

Mme de Montboron eût voulu faire mieux : envoyer ses protégés à Basse-Terre, avec un ordre royal appelant Olivier en France. Mais il fallait renoncer à ce projet. La Côte avait ses lois très strictes : nul ne pouvait débarquer à la Tortue, et les Compagnons, de par leur statut spécial, ne dépendaient pas de Sa Majesté.

Varcourt conseilla la patience.

C’était déjà bien beau de savoir Olivier vivant et d’avoir pu le rassurer, après tant d’années d’angoisses et de ténèbres.

À en croire le jeune homme, il ne fallait pas trop se « tourmenter ». Certains événements se préparaient, dans les îles Caraïbes, qui modifieraient les circonstances. Sa mission en France avait rapport à ces choses, sur lesquelles il convenait de laisser flotter le mystère…

Les lettres d’Armelle et de Tourmentin n’atteignirent jamais leur destinataire, car le brick Albatros, parti du Havre avec un chargement d’engagés, de poudre, de fusils et de vivres, fut arraisonné par trois vaisseaux de guerre espagnols, pillé, coulé, avec son équipage pendu aux vergues, en pleine mer des Sargasses.

Le silence de Tourmentin augmenta donc la tristesse du « gentilhomme de mer ». Rentré d’expédition, après un glorieux combat contre le Spiritu Santo, riche galion ennemi, qui fit vainement une belle défense, le jeune homme trouva un goût de cendre à la vie. Que lui importaient la haute estime où le tenait le Gouverneur, Jean Ducasse, l’amitié du célèbre Monbars, sa grande popularité à la Tortue, la fortune considérable qu’il avait acquise, et même la beauté et la tendresse de Mariposa ?

Il ne pouvait chasser cette pensée désolante :

— Si Tourmentin n’écrit pas, c’est qu’il n’a pas pu retrouver ma fille. Le Veau qui tette n’a pas livré son secret. Armelle doit être morte !

C’est en vain que la jeune Espagnole tentait de ranimer la flamme de l’espoir. Elle adorait Olivier tout en sachant que les coutumes de la Côte s’opposaient à leur mariage. Mariposa était aussi trop fine pour ignorer que l’amour de Flamanco n’était que physique. Ce gentilhomme, cet être supérieur d’éducation et d’esprit, ne pouvait être conquis tout à fait par une petite fille, très jolie, certes, mais impure et assez sauvage. Si jamais il retournait en Europe, il aimerait une dame de qualité, et Mariposa n’aurait plus qu’à pleurer.

Elle prit les choses comme elles étaient.

À son instigation, afin de se distraire, le même jour où, là-bas, à des milliers de lieues, Henri de Lagardère et le vicomte de Varcourt rendaient à Louis XIV le grand service que l’on sait, Olivier de Sauves et Mariposa assistaient à une chasse dans la partie nord de Saint-Domingue, où foisonnaient les bœufs sauvages.

Comme chaque boucanier, ils avaient chacun leur fusil-boucan, leur « arme », ainsi qu’on disait.

Chaque chasseur possédait une meute de vingt-cinq chiens, dont un ou deux « venteurs » dont le flair subtil indiquait la piste. Les boucaniers, par groupe de dix ou douze, se fixaient un canton. Là, ils dressaient des loges ou ajoupas, abris formés de troncs légers recouverts de palmes. À l’intérieur, on dressait une tente de fine toile, où l’on couchait pêle-mêle, sous le doux ciel nocturne.

Les jeunes gens partagèrent la vie de leurs compagnons du Boucan. Ils suivirent le « venteur », accompagnant le chasseur, derrière qui venaient les engagés et la meute. Les animaux pourchassés étaient de formidables taureaux, agiles, féroces, qu’il fallait tuer du premier coup, sous peine de voir foncer la bête furieuse.

Certains boucaniers se trouvaient assez forts pour suivre l’animal à la course et lui trancher les jarrets. L’un d’eux, appelé Vincent des Rosiers, était célèbre en France parce que, sur cent peaux envoyées par lui, on en trouvait à peine dix portant des traces de balles.

Morte, la bête était dépecée, et aussitôt, celui qui l’avait abattue s’offrait cette récompense de choix : sucer la moelle des gros os. Après quoi, les valets détachaient la peau. Celle-ci, qui pesait parfois une centaine de livres, était le principal bénéfice. La viande servait d’aliment.

Olivier et Mariposa la virent boucaner.

Pour cela, les chasseurs faisaient rôtir la chair au-dessus d’un lit de charbon de bois ; ils l’arrosaient de citron, la saupoudraient de sel, de poivre, de piment. Pour la fumer, ils faisaient brûler des peaux jetées dans le feu.

Cette viande ainsi préparée avait l’aspect engageant et la couleur vermeille du jambon d’York ; elle avait un goût exquis et pouvait se conserver de longs mois au sortir du boucan. Certains chasseurs n’allaient pas si loin : ils mangeaient toute crue la chair des animaux tués.

Un jour, tandis que, rapide, tombait la nuit tropicale, sans crépuscule, Olivier et son amie buvaient, dans une ajoupa, en compagnie de leurs amis boucaniers, quand parut un « Frère de la Côte », un brave de la Flibuste.

Il avait fait des lieues à pied, dans la forêt vierge, accompagné seulement de ses chiens.

— Flamanco ! cria-t-il. Je cherche depuis deux jours le camarade Flamanco ! Qui l’a vu ?

Olivier se dressa, tout pâle, pensant à sa fille :

— Le voici, Compagnon !

L’autre lui tendit la main et dit :

— Le Gouverneur te demande sans délai. Il paraît que c’est pour une affaire de haute importance. Je n’en sais pas plus long !

Il s’étendit aussitôt sur le sol et tomba dans un profond sommeil, que Flamanco envia toute la nuit. La préoccupation l’empêcha de trouver le repos. À l’aube, il réveilla Mariposa et tous deux se mirent en route, sous la conduite d’un boucanier, afin de regagner les trois rivières d’où une barque les conduirait à Basse-Terre.

 

Le commandant Jean Ducasse a tout de suite pris les mains d’Olivier :

— Cher ami, soyez content. Je vous envoie en France : vous verrez M. de Pointis, vous aurez même une audience du Roi !

Le jeune homme chancelle de joie, tandis que le Gouverneur lui donne certaines explications, que nous résumons.

Pour en finir avec les Espagnols, le cabinet de Versailles s’est décidé à s’allier avec les Flibustiers de la Tortue. Il a, pour cela, donné pleins pouvoirs à Jean-Bernard Louis Desjean, baron de Pointis. C’est un excellent marin qui s’est distingué dans l’escadre de Duquesne, notamment devant Alger, et que l’amiral de Tourville a vu à l’œuvre, au combat de Beachy-Head (1690). Il est maintenant chef d’escadre et Gouverneur, pour le Roi, des terres à conquérir.

Ducasse a besoin d’un homme sûr, pour se mettre en rapport avec le baron de Pointis, d’un homme, aussi, que Louis XIV puisse recevoir et écouter secrètement.

— Je sais, dit-il, que le baron de Pointis est un chef expérimenté, mais je n’ignore pas certains défauts de sa nature. Il a l’esprit d’intrigue, le goût des honneurs, la soif de l’argent ; volontiers hâbleur, il repousse certains scrupules.

« Vous êtes le seul homme, Monsieur de Sauves, que je puisse lui opposer.

« Vous saurez concilier, j’en suis certain, le service du Roi et les intérêts légitimes des Compagnons de la Tortue. Ceux-ci ont leur fierté. Ils tiennent à leur indépendance. Ce sont des gens, vous le savez, qui ne craignent ni les fatigues, ni les dangers, ni la mort. Mais ils entendent demeurer des alliés, non des auxiliaires gagés ou des sujets.

D’ailleurs, le Gouverneur remit des rapports et des notes à son messager.

Le lendemain, transformé, rajeuni, croyant déjà tenir Armelle dans ses bras, Olivier de Sauves arpentait le pont de L’Étoile des Mers dont il surveillait l’armement. Par une grâce du destin, c’est comme capitaine de ce brick qu’il allait rentrer en France, après avoir été embarqué et jeté dans l’entrepont ainsi qu’une simple marchandise…

Mariposa l’accompagnait, à la fois contente et inquiète… Si on lui volait son bien-aimé, en France ?

16. Où Dame Myrtille se surpasse

Depuis des semaines et des semaines, la patronne du Veau qui tette se morfondait, au Havre, chez son époux, associé et complice Godefroy Coquebar, officiellement « épicier », mais faisant les métiers qu’on sait, en sous-main.

La belle vipère ne décolérait pas.

D’abord parce que son cabaret louche, source importante de revenus, demeurait clos, et ce, par décision du lieutenant de police. Elle perdait, par là, le moyen de voler de la chair humaine, d’expédier, aux Antilles, fusils-boucan et poudre de flibuste. Elle se voyait dans une inaction démoralisante. De plus, sa cour canaille et loqueteuse lui manquait…

Ensuite, il faut bien l’avouer, Myrtille détestait son mari, resté toujours, de façons et d’âme, l’ancien cabaretier de Niort, âpre, faux, rusé, sans délicatesse et assez brutal.

Godefroy s’était senti flamber en revoyant celle qui portait son nom. Cette élégante, cette aristocrate aux yeux noirs, à la peau de jasmin, réveilla ses instincts. Il se souvint des jours, si brefs, où il avait été vraiment le mari de cette adorable et volcanique personne. Il pria, cria, exigea, menaça… En pure perte !

La jeune femme crut pouvoir sourire de ces façons. Elle avait maté les malvoulants, les assassins et les escrocs de la cour Grobier, et régné, impudique, provocante, mais intangible, parmi la racaille du bouge de la rue Ballu.

Mais Coquebar ne se laissa pas impressionner. Il sentait maintenant avoir barre sur son épouse. Ne revenait-elle pas quinaude de la capitale ? Ne craignait-elle pas d’avoir perdu la faveur de Mme de Maintenon ?

Trop longtemps, le drôle avait subi la dictature insolente de Myrtille. C’était fini. On allait bien le voir ! Après une scène violente de reproches commerciaux et d’insultes conjugales, l’épicier tomba sur sa femme à bras raccourcis. C’était un petit homme, mais nerveux et râblé. Il triompha de la rage de Myrtille, marquée de bleus… Dès lors, celle-ci dut subir la loi de son mari.

En son dégoût et sa rancune, celle qui avait été la fiancée éphémère d’Olivier de Sauves évoquait son unique amour. Elle avait eu vaguement, à Paris, des nouvelles de lui ; depuis qu’elle se trouvait au Havre, des flibustiers l’avaient mieux renseignée. Elle connaissait sa réussite et en était fière doublement : comme amoureuse et comme commerçante.

Or, un jour clair qu’elle était montée aux entrepôts de Coquebar, sis à mi-côte, on s’en rappelle, dans le faubourg d’Ingouville, et se divertissait à voir, la mer étant haute, le mouvement des navires, elle frémit soudain et s’empara d’une lunette de Galilée. Rêvait-elle ? Non, elle ne se trompait pas ! Un brick magnifique allait entrer dans le port. Le pavillon de la Tortue, éployé par le vent du large, s’affirmait, aux côtés de celui du Roi, à son grand perroquet.

Un mousse qui rôdait là lui confirma :

— C’est L’Étoile des Mers, un fin navire !

Elle savait, par son mari, qu’Olivier avait été, cinq ans plus tôt, embarqué sur ce bateau. Elle se mit à rêver et à soupirer d’amour.

 

Deux heures après, accompagné de Mariposa enveloppée de la tête aux pieds dans un rutilant châle espagnol, Olivier de Sauves, vêtu comme un grand seigneur : habit bleu de roi, tricorne gansé d’or et emplumé, bottes vernies, une riche épée au côté, se rendait à la maison de la place Notre-Dame où résidait Godefroy Coquebar. Il savait, par les confidences de Monbars et de Tourmentin, les accointances de l’épicier havrais et de la tenancière du Veau qui tette, et comptait faire parler le bonhomme, quitte à lui mettre, s’il le fallait, la pointe de l’épée sur la poitrine.

Godefroy n’était pas là. Myrtille venait de rentrer. Elle jeta un cri à la vue d’Olivier :

— Vous ! Olivier de Sauves !

— Moi, fit-il en s’avançant vers la jeune femme qui recula et, abandonnant la boutique, se réfugia dans la salle à manger où il la suivit, la mâchoire serrée, très pâle.

Ce fut cependant Myrtille qui prit l’offensive. Elle se jeta dans un fauteuil et tout en regardant Olivier avec des yeux fort câlins se mit à rire. Puis elle dit, coquette toujours :

— Convenez que je vous ai rendu un fier service ! Le loueur d’espadon de la Foire d’Embauche est devenu, aujourd’hui, un riche capitaine flibustier ! Vous venez me remercier, sans doute, de mes bons offices ?

Flamanco garda le silence. Il était bouleversé. Myrtille, sans fards et sans artifices, lui restituait l’intact souvenir de cette jeune niortaise à qui il avait dû reprendre sa bague de fiançailles ; il évoquait aussi le « four » sinistre de l’hôtel Cinq-Mars.

Mariposa était entrée derrière lui. Elle se tenait dans un coin sombre, tout occupée à examiner le visage de cette brune pour laquelle elle ressentait une grandissante antipathie.

La femme de Godefroy Coquebar ne fut pas longue à deviner ce qui se passait dans le cœur du jeune capitaine de L’Étoile des Mers. Elle se rapprocha donc de lui, la poitrine en offrande, la main tendue et soupira :

— Vois-tu, j’aurais pu te garder rancune de ton abandon… mais, il y a un lustre, quand je t’ai vu passer, si triste, si minable, comme portant le diable en terre, l’amour d’autrefois est revenu, m’a amolli le cœur… car jamais je n’ai cessé de te chérir…

— Menteuse ! Voleuse !

Ces cris jaillirent soudain de la gorge contractée de Mariposa, et aussitôt, la jeune Espagnole bondit comme une panthère, toutes griffes dehors… Au premier choc, Myrtille fut renversée, étendue sur le parquet, hurlante… Ce fut une belle bataille de dames ! Les ongles de l’Espagnole s’enfoncèrent dans les joues de la Niortaise, cherchant les yeux :

— Je te les arracherai, criait-elle, mauvaise femme ! Voleuse d’enfant ! Pourvoyeuse de la Mort !

Myrtille se défendait avec fureur. Ses genoux frappaient le ventre de son ennemie dont elle tordait sauvagement les petits seins dorés.

Olivier s’interposa, non sans mal ! Les horions pleuvaient dru sur lui. Il eut une poignée de cheveux arrachée ! Dépoitraillées, dépeignées, troussées, les rivales essayaient encore de se nuire quand il intima cet ordre à Mariposa :

— Toi, dans ce coin ! Et si tu en bouges, je me souviendrai des usages de la Tortue !

Cela suffit. Haletante, la jeune femme obéit.

Alors Olivier s’approcha de Myrtille qui, insolente, ne prenait même pas la peine de réparer son désordre. Sans doute croyait-elle ainsi séduire ?

Mais le temps des ruses était révolu, car, les deux poignets serrés dans la dextre du jeune homme, elle dut répondre à cette question :

— Qu’as-tu fait d’Armelle, de ma fille ?

Myrtille eut un sourire sibyllin :

— Je te le dirai cette nuit, à bord de L’Étoile des Mers, dans ta cabine, sur l’oreiller !

Alors Olivier se tourna vers sa servante :

— Je crois, Mariposa, que je vais être obligé de confier Madame à tes bons soins !

— Je me charge de la faire parler, glapit l’Espagnole en s’avançant et en saisissant un petit poignard de Tolède passé dans sa jarretière.

Myrtille devint livide et déclara :

— Restons ainsi, tous les deux, tous les trois… J’aurais voulu te reprendre, Olivier, je l’avoue… mais je m’incline… Ma rivale est belle aussi…

« Quant à ton ange blond, pauvre ami, voilà ce que je puis t’apprendre… En souvenir de toi, je comptais l’élever, la garder à mes côtés, car, hélas ! je n’ai pu être mère… Elle me rappelait ta jeunesse… La mienne… avec ses yeux mordorés…

« J’étais certaine qu’aux Antilles tu deviendrais riche et célèbre… Ma joie eût été de te rendre ta fille, grandie près de moi, formée aux belles manières, bref, digne de toi, mon Olivier chéri !

« Hélas ! Des baladins, peu après ton départ, me l’ont ravie, enlevée.

« Ils en ont fait, pendant longtemps, je l’ai su trop tard, une ballerine – bien des gens te l’affirmeront – du Théâtre des Prestiges, sur le Pont-Neuf…

Olivier fit un signe d’approbation. Il revoyait Armelle l’entraînant vers les funambules, riant, oubliant la faim qui la tourmentait, en écoutant la parade d’un jeune forain… un bossu…

Myrtille reprit, encouragée :

— Où se trouve cette infortunée ? Je ne sais !

« On m’a dit, mais est-ce vrai ? qu’elle était terrorisée par un individu méprisable qui se fait appeler Henri de Lagardère… Cet homme serait, d’après les rumeurs de la ville, d’une force à l’épée quasi miraculeuse et…

— Je le tuerai, voilà tout ! fit tranquillement Olivier de Sauves. Arme au poing, je ne crains personne… Le nom de ce triste sire me suffit. Où que je le rencontre, je le soufflette et je l’embroche, sans autre forme de procès, après lui avoir arraché mon séraphin doré.

Une demi-heure après, la paix était faite. Le capitaine de L’Étoile des Mers faisait alliance avec Myrtille. Le soir, il dînait à ses côtés, en face du sinistre Coquebar. Mariposa avait été priée de retourner à bord du brick, le cœur torturé par une jalousie injustifiée d’ailleurs. Olivier ne se souciait pas de la pourvoyeuse des flibustiers. Il ne songeait qu’à sa fille et qu’à tuer ce Lagardère… On convint de ce plan : Myrtille partirait, dès le lendemain, pour Paris et se mettrait en quête d’Armelle et de son triste compagnon. Olivier, dès qu’il en aurait terminé au Havre avec certaines formalités, la rejoindrait à l’hôtel Cinq-Mars. On agirait ensuite de concert.

Quand il regagna sa cabine, il eut cette surprise : Mariposa n’était pas rentrée… Il l’attendit vainement puis s’endormit. Il pensait :

— Je ne l’aime pas d’amour… Qu’elle trouve chaussure à son pied, j’en serai charmé ! Armelle ! Armelle ! Armelle ! Mon cœur n’existe que pour mon enfant chérie ! La reverrai-je bientôt ?

 

Pendant que le capitaine de Sauves se laissait prendre, une fois encore, dans les souples filets de Dame Myrtille, l’autre capitaine, son ami Gaston, vicomte de Varcourt, cessait, pour un temps, de mériter son surnom de Tourmentin.

Dès le premier coup d’œil, il s’était senti attiré par la blonde « petite sœur » de Lagardère et il avait compris tout de suite qu’elle l’honorait d’une bienveillance toute spéciale.

D’abord, l’excellent garçon se « tourmenta » :

— Est-ce à moi, vraiment à moi, qu’elle voue cette amitié tendre ? N’est-ce pas, plutôt, à celui qui est le compagnon de son père, qui, durant des heures, lui parle de ses mérites, de son courage, de son affection que l’exil ne fit que grandir ? Moi, je me sens fou d’elle !

Indulgente, un petit sourire de malice aux coins de la bouche, Jeanne de Montboron savait trouver d’excellents prétextes pour laisser les jeunes gens en tête-à-tête.

Il arriva ce qui devait arriver.

Armelle abandonnait ses mains à Gaston de Varcourt et fermait doucement les paupières en l’écoutant décrire, sans se lasser, le voyage de L’Étoile des Mers, l’entrevue avec Monbars, les exploits pacifiques du gentilhomme de mer, les richesses rapportées par son brick à Basse-Terre, la vie large et rude à la Tortue, et aussi, à mots couverts, l’amour que Mariposa vouait à Olivier. Elle n’en était pas choquée, au contraire. L’éducation parfaite qu’elle devait à la comtesse de Montboron lui laissait le velouté de la jeune fille tout en lui donnant des idées exactes sur certaines réalités de l’existence. Armelle était pure, sans être une oie blanche.

Mais certains sujets, quand ils sont effleurés sans témoins par deux êtres jeunes et qui se plaisent, ne sont peut-être pas sans danger ?

Un jour, Henri de Lagardère, chargé d’une courte mission à Paris par le colonel du régiment de Navarre, s’en vint, radieux, à l’hôtel de Montboron. Il avait en poche, non seulement son brevet de sous-lieutenant, mais encore un acte, signé de d’Hozier, le généalogiste royal, où il était appelé « Monsieur le chevalier de Lagardère ».

En jetant la bride de sa jument noire à un palefrenier, il apprit de ce serviteur que Mme la comtesse était absente, mais que Mlle de Sauves et M. le vicomte de Varcourt étaient en train de faire de la musique, dans le petit salon bleu de l’entresol.

La porte de cette jolie pièce était seulement poussée. Henri entra, mais s’arrêta net…

— Singulière façon de faire de la musique ! pensa-t-il en souriant.

Armelle se trouvait bien assise devant un clavecin, les doigts posés sur les touches, mais son visage était levé… Debout derrière elle, lui entourant la taille de ses bras, Gaston se penchait…

Le baiser durait… durait… durait…

— Mes enfants ! s’écria le chevalier, au point où en sont les choses… le seul remède est de vous marier promptement !

On devine la suite : cris, rires, mouchoir…

— Ma foi, conclut Henri, en l’absence de M. de Sauves, puisque, jusqu’ici, j’ai été, en somme, votre tuteur, ma chère Armelle, j’attends que Varcourt me fasse demander officiellement votre main !

— Cher ami, déclara Gaston, je ne sais pas à qui diable confier cette agréable mission ! Je suis non seulement orphelin, mais encore sans famille. Si je priais Mme de Montboron de me rendre ce service ? Qu’en pensez-vous ?

Gravement, Henri consentit, puis déclara :

— En attendant, je vous donne ma bénédiction, afin de vous permettre de pouvoir vous embrasser désormais sans remords !

Il souriait, mais un peu de grisaille se glissait dans son cœur. Armelle éprise, Armelle fiancée, c’était une de ses raisons de vivre qui s’évanouissait. Il n’était plus, pour la jeune fille, l’ultime confident, l’unique ami, car une amoureuse est toute à son aimé.

 

À deux jours de là, Henri étant à Versailles, un valet fort bien monté et vêtu s’en vint trouver le portier de l’hôtel de Montboron. Il semblait bouleversé en expliquant :

— De grâce, il me faut parler sans surseoir à Mlle de Sauves ! Il y va peut-être de la vie de M. le chevalier de Lagardère !

Un laquais fut dépêché à la jeune fille, qui allait commencer sa toilette nocturne. Elle passa une mante et descendit chez le portier. Le valet lui dit, haletant :

— Ce sont de mauvaises nouvelles… M. le chevalier de Lagardère a été victime de son humeur batailleuse… M. le chevalier a reçu un mauvais coup d’épée… Il va mourir sans doute ? Enfin, il supplie Mademoiselle d’accourir à son chevet… un carrosse est là…

Armelle devint toute blanche et serra sa mante : elle avait froid de douleur et d’angoisse.

Sans même songer à prévenir la comtesse et son fiancé, elle s’élança, suivie du valet.

Le cocher toucha aussitôt et la voiture roula grand train sur les pavés inégaux.

Abîmée en ses pensées, la malheureuse jeune fille ne regardait qu’en elle-même : elle accueillait les visions les plus désolantes… Et telle était son affection pour son « petit frère » qu’elle en oubliait même Gaston et leur jeune amour.

Balancée dans la caisse du carrosse, elle ne prêta attention à rien ; d’ailleurs, à cette époque, malgré quelques quinquets, rien ne ressemblait plus, la nuit, à une rue de Paris qu’une autre rue… Armelle ne s’aperçut donc pas que son véhicule sortait par la porte de la Conférence, s’engageait dans le Cours-la-Reine, gravissait la colline de Chaillot et suivait la Seine. Elle ne vit pas non plus qu’à partir du village de Chaillot, une vingtaine de cavaliers avaient enveloppé le carrosse et tiré l’épée. C’étaient d’étranges compagnons, tenant plus des miséreux de la Cour Grobier que de gentilshommes dignes d’escorter une demoiselle de Sauves.

À Auteuil, le véhicule s’arrêta. Sa portière s’ouvrit soudain brutalement.

— Sommes-nous arrivés ? demanda Armelle.

Deux personnages s’engouffrèrent, sans répondre, dans la voiture. La jeune fille huma un parfum, décela des jupes… Et elle perdit connaissance… Un tampon de coton venait de lui être appliqué sous les narines.

Alors une voix sèche s’éleva, celle de la Fée Choquotte, qui ordonnait :

— Holà, garçons ! traversez Saint-Cloud en brûlant le pavé. Nous gagnons Le Havre par Saint-Germain, Meulan, Mantes et Rouen. Les relais sont assurés. En route, et vivement !

 

Armelle avait à peine donné dans le piège tendu par Myrtille qu’une sorte de gitane, crottée, hâve, aux joues brunes, et dont l’œil noir brillait comme des escarboucles, entrait chez le portier ensommeillé de l’hôtel de Montboron et lui disait, en se tordant les mains :

— Me reconnaissez-vous ? Je suis Mariposa Granda… Souvenez-vous de feu mon père, qui était piqueur, à Versailles, chez M. le comte de Montboron…

Le brave homme se frotta les yeux et fit appel à sa mémoire. Il se souvenait fort bien… Mais que voulait cette jeunesse étrangement vêtue ?

— Je suis venue à pied du Havre, pour essayer de sauver des amis de Mme la comtesse. Suppliez-la vite de m’accueillir tout de suite.

Cinq minutes plus tard, Jeanne de Montboron écoutait Mariposa écroulée à ses pieds :

— Madame, il faut sauver Olivier et ceux qu’il aime. Myrtille Coquebar, cette truie… a réussi à reconquérir sa confiance. Que la Madone ait pitié de lui !

Émue et troublée, Jeanne fit appeler aussitôt le Vicomte de Varcourt et Armelle…

En apprenant le subit départ de celle-ci, on se lamenta et Mariposa eut une crise de rage folle. Elle s’arracha les cheveux :

— C’est une ruse de cette femme infâme ! Je suis arrivée ici quelques minutes trop tard !

Mais Gaston n’avait pas été pour rien, pendant près de dix ans, le capitaine Tourmentin. Il obtint de Mme de Montboron de pleins pouvoirs… Ce fut vite fait. En douze minutes, un carrosse était attelé, entouré de laquais montés et armés, dont quatre portaient des torches. Le portier, qui avait été soldat, le maître d’hôtel, qui tirait fort bien, et lui-même, Gaston, prenaient la tête, tandis que, dans la voiture, la comtesse et Mariposa posaient leurs pieds mignons sur une grande boîte pleine de pistolets tout prêts à rendre des services…

Pour une fois, le hasard fut du côté des honnêtes gens. Une patrouille du guet, interrogée par Gaston de Varcourt, déclara avoir croisé le carrosse vert bouteille qui avait emmené Armelle et précisa qu’il l’avait vu prendre la rue du Bac. Celle-ci menant au Pont-Royal, on fut vite à la porte de la Conférence. Là encore, on se souvint de la caisse verte. On était donc sur la bonne piste. Avec un peu de chance, on pouvait espérer rattraper les ravisseurs de la jeune fille.

Alors Tourmentin – le pauvre était redevenu digne de son surnom – donna ces ordres stricts :

— Nous avons les lois pour nous… Donc, point de ménagements : au pistolet et à l’épée ! Ne visez pas la voiture, car vous pourriez blesser Mlle de Sauves… Sur le reste, bêtes et gens, tirez et piquez !

Myrtille et son digne époux avaient décidé de jouer quitte ou double. Quitte c’étaient la mort de Lagardère et la séquestration d’Armelle ; double, c’était un filin de chanvre.

La Fée Choquotte ne perdit pas son temps. Elle se réinstalla chez elle, en l’hôtel Cinq-Mars. Ses deux principaux atouts lui restaient : beaucoup d’or et sa beauté… Ceci et cela eurent vite fait de grouper autour d’elle et de son mari – qui, épouvanté, fit celui qui ne voit rien et n’entend rien – de solides gaillards n’ayant à perdre qu’une vie misérable et toujours menacée. Myrtille dressa ses batteries. On sait ce qu’elle fit pour engluer Armelle, à l’insu de son père qui, lui, croyait Henri de Lagardère seul capable de lui rendre sa fille, flétrie, croyait-il, l’infortuné !

Or, deux heures avant que la jeune fille ne tombât dans le traquenard, Henri de Lagardère, qui soupait tranquillement, à Versailles, en compagnie d’aimables officiers, à l’Auberge des Trois Rois, vit arriver un jeune page des Petites-Écuries qui le salua, lui demanda s’il était bien M. le chevalier de Lagardère, et, sans mot dire, posa un pli sur sa table. Henri déchira l’enveloppe et lut, stupéfait :

 

Mon cher chevalier,

Myrtille a enlevé Armelle. Cette pauvre enfant se trouve claustrée dans une maison carrée, à volets verts, sise dans un verger, la première, à main droite à l’entrée de Saint-Cloud. Je ne veux tout vous dire… À huit heures de relevée, j’enfonce la porte, avec quelques amis. Ai-je à vous dire que je compte sur vous ?

Tourmentin.

 

Malgré que le messager se fût volatilisé, le jeune homme n’eut aucun doute. Il ne connaissait pas d’ailleurs l’écriture de Varcourt… Se lever, saisir son épée, monter à cheval, sans dire un mot à quiconque, et s’élancer vers Saint-Cloud, un terrible pli au front, ne lui prit que quelques instants. Il poussa rudement sa monture. Huit heures n’allaient pas tarder à sonner. Dans vingt minutes, Gaston allait agir pour délivrer Armelle. Il fallait arriver à temps pour l’épauler !

Le cheval était vaillant ; il semblait partager l’impatience de son cavalier… Les premiers coups de huit heures commençaient de tinter au clocher fin de Saint-Cloud quand la bête écumante s’arrêta et fut attachée à une clôture. Henri reconnut les lieux. Il faisait à peu près nuit déjà. Il vit des hommes, dans le verger, des hommes vêtus de longs manteaux au collet relevé. Il cria :

— Lagardère !

Un homme se retourna et tira l’épée :

— Chut !

Devant la porte, trois gaillards s’assemblaient. Le chevalier les vit opérer une poussée ; l’huis grinça, gémit, céda…

D’un bond, Henri fut dans le vestibule.

Alors tout changea d’aspect…

La porte fut refermée et trois épées en interdirent l’accès, ce qui fit se hausser les épaules du chevalier. Il pensait :

— Armelle a servi d’appeau… Me voici dans un coupe-gorge. Vive Dieu ! Je commençais à m’ennuyer… Plus de bedaine à perforer, plus d’oreilles à trancher ! Est-ce vivre que de demeurer rapière au fourreau ?

Pendant que Lagardère se livrait à ses aimables réflexions, le vestibule, jusqu’alors presque obscur, s’était éclairé. Par deux portes, étaient sortis des hommes armés et trois drilles à mines patibulaires portant des flambeaux.

Une voix forte s’éleva :

— Ce Lagardère est à nous ! Laissez-moi la joie de le châtier à ma façon !

Et un grand gentilhomme aux yeux d’un bleu sombre s’élança, l’épée haute. Il était très beau, pâle de fureur :

— Vil suborneur ! Misérable ! rugit-il en chargeant Henri.

Celui-ci rompit. Un sentiment étrange l’envahissait. Ce mystérieux adversaire, si beau, ressemblait à Armelle d’une façon presque hallucinante… Tel était son emportement que son adversaire eût pu cinq ou six fois lui enfoncer sa brette dans la poitrine. Mais Lagardère se disait :

— Je ne peux pas le tuer ! Je ne peux pas !

Dès lors, sa résolution se trouva prise : pour la première fois, il jugea expédient de battre en retraite. La rapière adverse se heurta sans cesse à son fer. Sans dire un mot, pas à pas, il se rapprocha de la porte.

— Blessez-le, mais ne le tuez pas ! Il me le faut vivant ! Tous à l’aide ! cria l’agresseur d’Henri dont le clairon de Lagardère retentit aussitôt :

— Ni blessé, ni captif ! Monsieur, serviteur. Votre lame est bonne, mais vous êtes trop nerveux. Serviteur ! Nous nous reverrons. Cela, je vous le promets, foi de Lagardère !

Sur ce, la foudre tomba. Les trois bravi gagés par la Fée Choquotte ne purent jamais bien s’expliquer leur déroute… L’un d’eux fut empoigné par le cou, soulevé, projeté et chut dans les jambes du gentilhomme qui semblait avoir à cœur de capturer le chevalier, l’autre, victime d’un croc-en-jambe, alla les rejoindre sur le carreau, tandis que le troisième reçut un tel coup de poing dans le nez qu’il se mit à vomir du sang par les narines et par la bouche… Des cris s’élevèrent. Des coups de feu éclatèrent. Le vestibule s’emplit de fumée. On entendit Lagardère clamer :

— Cette engeance était indigne de l’épée !

La porte claqua. Dehors, une jeune voix chanta l’air de Lulli, écrit pour les armées de M. de Turenne :

 

Hier matin,
J’ai rencontré le train
De trois grands rois qui partaient en voyage…

 

La Fortune est femme. Elle a ses caprices. Cette nuit-là, elle avait décidé, sans doute, d’accorder ses faveurs à la vertu, à la bravoure, au bon droit… Comme le carrosse où se trouvaient Dame Myrtille, son digne époux Coquebar et Armelle bâillonnée, allait, au triple galop, enlever la côte, assez roide, de Saint-Cloud, un essieu cassa net.

Il fallut s’arrêter. Parmi les jurons de l’épicier et les piaillements de la Fée Choquotte, on essaya de réparer le dommage, mais vainement. Après une demi-heure d’efforts, il fallut se rendre à l’évidence : l’accident exigeait les longs soins d’un charron… Alors Myrtille, de plus en plus nerveuse, comme si de mystérieuses antennes l’avertissaient du péril, décida qu’on abandonnerait la voiture aux soins d’un bravo, et que, dans Saint-Cloud, on louerait une chaise de poste à n’importe quel prix. On dirait que la jeune dormeuse était une malade…

C’est à ce moment précis que Gaston de Varcourt, doué d’yeux de marin, aperçut le véhicule vert et donna l’alerte :

— Voici nos gens. Point de demi-mesures ! La potence les attend ! Feu à volonté !

Dans la voiture, farouches, la comtesse Jeanne et Mariposa ouvrirent la boîte aux pistolets, s’armèrent et chacune se pencha de son côté, prête à tirer.

— Feu ! cria Tourmentin.

La nuit s’étoila soudain. Des hommes vidèrent les étriers ; des cris jaillirent, suraigus. Mais les cavaliers qui enveloppaient la caisse verte ripostèrent. Des balles sifflèrent aux oreilles de la comtesse… Fort occupée par son tir, en ayant soin de ne viser que les silhouettes équestres, elle ne vit pas, à la portière de droite, la jeune Espagnole tressaillir et tomber doucement sur les genoux…

D’ailleurs, une voix bien connue retentissait, un véritable olifant :

— Lagardère ! Lagardère !

Les laquais de Mme de Montboron, qui portaient des torches, au bruit de l’ardente pistolétade, s’étaient prudemment écartés : ils craignaient, à juste titre, de servir de cible. Le combat qui s’engagea fut donc confus. Les épées et les pétouses s’en donnèrent à cœur joie, sans grands résultats. Varcourt, Lagardère et les hommes de la comtesse chargèrent avec furie les estafiers de Myrtille.

Ceux-ci résistèrent à peine dix minutes.

Bientôt le combat cessa faute de combattants.

Les torches éclairèrent trois cadavres. On vit du sang sur la route, en larges flaques…

Dans le carrosse gisait Armelle, endormie par un narcotique à la Coquebar.

Myrtille avait fui. Profitant de la confusion, elle était montée en croupe derrière l’un de ses bravi, Marc de Remaille, vite imitée par son époux que recueillit Joël de Jugan. Ils galopaient vers Nantes, croyant avoir la mort à leurs trousses…

Une demi-heure après, la maréchaussée, alertée par Gaston de Varcourt, verbalisait.

Armelle, encore à demi sous l’influence de Morphée, rendait pourtant témoignage ; la comtesse de Montboron parlait au nom de la pauvre Mariposa Granda. Tout accusait la Fée Choquotte. Seul Henri dédaignait de porter plainte contre les maîtres de la maison aux volets verts.

17. Le scandale de l’Œil-de-Bœuf

Quinze jours après cette scène dramatique, vers onze heures du matin, Olivier de Sauves, ayant remis, la veille, à Pontchartrain, Secrétaire d’État, Ministre de la Marine et de la Maison du Roi, la lettre et les rapports du commandant Jean Ducasse, voyait s’ouvrir, à un battant, la porte du cabinet de Louis XIV.

Le souverain était déjà informé, mais, pour prendre une décision ferme, il tenait à entendre lui-même le capitaine de Sauves. Comme à son ordinaire, il fut extrêmement gracieux.

Tout en parcourant quelques feuilles de parchemin éparses sur son bureau, il posa des questions très précises sur le nombre de navires corsaires dont on disposait, à la Tortue, sur l’effectif que pourraient fournir les flibustiers et les boucaniers, puis il fit cette confidence au jeune homme :

— Nous avons hésité longtemps, Monsieur, à accepter d’allier nos forces à celles des « Frères de la Côte ». Les journaux étrangers, particulièrement ceux de Hollande, sont pleins de faits révoltants, imputables aux flibustiers. Certes, autres climats, autres mœurs… Nous savons que, sous les cieux antillais, l’optique change. D’ailleurs, les Espagnols se sont trop souvent montrés fort peu dignes d’être appelés des chrétiens, en Amérique et ailleurs.

Et, relevant la tête, il précisa :

— Nous voulons en finir avec l’Espagne. Nous avons résolu d’achever la ruine du détestable empire de Charles Quint. Nous pensons qu’un coup terrible peut être porté à sa puissance, dans les Indes Occidentales. C’est pourquoi nous acceptons enfin les offres de M. le Gouverneur Ducasse.

« Sous peu, M. de Pointis, chef d’escadre, sera convoqué céans. Il assemble, à Brest, une assez belle force : sept grands vaisseaux, onze frégates, quelques brigantins, sans parler des traversiers, pataches, flûtes et brûlots.

« Vous accompagnerez cette escadre, Monsieur, sur votre brick, L’Étoile des Mers, en qualité de capitaine. Je signerai avec plaisir votre brevet.

Olivier s’inclina, ravi, rouge de plaisir.

Désormais, il n’était plus simple officier aux ordres de la Grande Flibuste, mais bien capitaine, de par le Roi. Comme il ouvrait la bouche pour remercier le monarque, celui-ci fit un geste très noble :

— Ceci, Monsieur le capitaine, est la récompense de votre humanité. Il nous plaît de faire savoir ainsi que, la paix conclue, nous ne voulons plus, là-bas, de pilleries et de brigandages…

En son for, Olivier pensa : « C’est l’arrêt de mort de la Tortue ! Que feraient les flibustiers si l’Espagne devenait notre amie ? »

Comme il allait se retirer, à reculons, en saluant trois fois, ainsi que l’exigeait l’étiquette, le visage de Louis XIV s’adoucit encore. Olivier entendit ces paroles surprenantes :

— Vous n’oublierez pas facilement cette journée, Monsieur de Sauves…

— Sire, fit le capitaine, l’honneur insigne que vient de me faire le Roi, en me nommant…

— Il s’agit de mieux que cela !

Sur ce, le front royal s’inclina, sa dextre fit un signe d’adieu et Olivier de Sauves se trouva dans la célèbre antichambre appelée l’Œil-de-Bœuf, parce qu’elle prend jour par une fenêtre ronde. Là grouillaient, vêtus d’étincelants costumes, les courtisans, les solliciteurs et certains fonctionnaires du gouvernement. C’était le centre des intrigues de la Cour.

Or, à peine la porte du cabinet royal était-elle refermée que le jeune homme poussait un cri :

— Lagardère !

C’était bien là cet enragé qui avait échappé, deux semaines plus tôt, au traquenard de la petite maison de Saint-Cloud. Il avait devant lui le misérable ravisseur d’Armelle, celui qui avait souillé ce lys des champs !

Une fureur épouvantable s’empara de lui. Oubliant la majesté du lieu, il tira sa rapière tout en criant, en hurlant plutôt :

— Misérable ! Cette fois, tu vas parler !

Une clameur accueillit ce geste fou. Princes, maréchaux, pairs de France, ducs, comtes, officiers, furent si scandalisés qu’aucun d’eux ne songea d’abord à se jeter entre les deux hommes. D’ailleurs, les événements défiaient toute intervention par leur rapidité. Henri était tombé en garde, souriant :

— Misérable, avez-vous dit, Monsieur ? Voilà un mot que vous ne prononcerez plus jamais !

« Je vous ai vu devant moi, l’autre soir, en compagnie d’une dizaine d’estafiers et…

Soudain, la porte du Roi s’ouvrit à deux battants et Louis parut, le sourcil froncé…

— Qu’est-ce à dire ?

Les têtes se découvrirent, les fronts s’inclinèrent. Les deux épées s’abaissèrent, comme saisies de respect.

Mais, au moment où Louis XIV s’avançait, très mécontent, pour morigéner et peut-être punir les duellistes, un remous se fit dans la foule élégante, où une haie se forma instinctivement.

Mme de Maintenon s’avançait, douce et majestueuse. Derrière elle, venaient Armelle, la comtesse de Montboron et le vicomte de Varcourt.

Alors, le Roi ôta son chapeau, s’inclina et rentra dans son cabinet. Il était informé et, par une haute délicatesse, ne voulait pas être témoin des scènes qui allaient suivre.

Sous l’œil attendri de la marquise, Armelle s’élança dans les bras de son père, de là elle passa dans ceux du chevalier de Lagardère. Peu de mots furent dits. On s’expliqua dans la chambre où Mme de Maintenon avait entraîné ses protégés. Les effusions et les larmes suivirent…

Comment décrire ces minutes heureuses ? Le bonheur humain s’exprime surtout par des exclamations, des cris inarticulés, des soupirs, des embrassades… Armelle faillit s’évanouir de joie sur la poitrine de son père. Celui-ci, après avoir serré les deux mains de son ami Tourmentin, puis après lui avoir poussé dans les bras son enfant chérie, s’en vint au chevalier de Lagardère.

— Monsieur, dit-il avec émotion, je ne sais comment effacer les offenses dont je me suis rendu coupable… Trompé, trahi, j’ai tiré l’épée deux fois contre vous… Tantôt, devant une partie de la Cour, m’est échappé une nouvelle insulte… Recevez mes excuses !

« Vous êtes le plus brave gentilhomme, l’âme la plus pure que j’aie encore connus !

« Mon Armelle vous doit non seulement la vie, mais encore le bonheur…

Henri eut un sourire doux et triste :

— L’autre nuit, dit-il, dans le vestibule de cette maison de Saint-Cloud, et il y a un quart d’heure, sous l’Œil-de-Bœuf, je vous tenais à ma merci… Oh ! vous êtes une lame excellente… mais la colère troublait votre jeu… Trois ou quatre fois, j’ai vu la brèche par où pouvait pénétrer ma rapière…

« Une intuition vous sauva… Je retrouvais en vous je ne sais quoi de notre blonde Armelle…

« Si vous avez à vous excuser, je dois vous imiter… Sans cette intuition, je vous tuais !

« Nous sommes donc quittes !

Et tandis que les deux hommes s’étreignaient, Mme de Maintenon disait :

— Oui, Messieurs, vous êtes quittes… Mais mon indigne filleule ne l’est pas ! Pendant des années, sa coupable industrie, ses savantes hypocrisies ont raillé vilainement ma tendresse et ma bonne foi !

« Ce matin, M. le marquis d’Argenson, lieutenant de police, a exposé à Sa Majesté l’édifiant résultat d’une perquisition faite au Veau qui tette et à l’hôtel Cinq-Mars.

« La dame et le sieur Coquebar seront appréhendés, questionnés, jugés, et sans doute brûlés vifs. Les ordres nécessaires ont été donnés. Prompte et roide justice sera faite !

 

Quand la maréchaussée du Havre se rendit chez l’épicier Coquebar, elle trouva la boutique close et dut enfoncer la porte. Un épouvantable spectacle s’offrit ensuite… La chambre à coucher des époux était pleine de sang… Deux cadavres gisaient sur le parquet : Godefroy Coquebar et Marc de Remaille… Leur dextre raidie tenait un pistolet… L’un des cadavres portait un trou noir au front, d’où coulait de la cervelle ; l’autre un trou pareil, au-dessous du sein gauche.

Dans un cabinet de toilette, on trouva Myrtille en chemise, pendue à une patère. La langue hors de la bouche, les yeux révulsés, elle semblait l’image même de la haine…

Que s’était-il passé ? Sans doute, on se trouvait devant l’épilogue d’un drame de la jalousie ? On ne s’attarda pas à rechercher la vérité. La mort des deux associés éteignait toute action judiciaire ; celle du sieur de Remaille débarrassait la Vallée de Misère d’un assassin notoire…

 

Vingt jours après cette découverte, Olivier, à bord de L’Étoile des Mers, faisait ses adieux en compagnie de Tourmentin – qui se retourmentait – à sa fille et à la comtesse de Montboron.

Les couples s’isolaient…

Armelle et Gaston s’embrassaient éperdument… Olivier et Jeanne agissaient de même… Entre eux, l’amour était né, tout de suite, impérieux… La comtesse portait une bague de fiançailles, don magnifique du capitaine de Sauves.

D’ici quelques mois, L’Étoile des Mers, s’il plaisait à Dieu, reviendrait au Havre. On célébrerait, à Paris, deux mariages. Le Roi-Soleil avait promis de signer aux contrats… En attendant cet heureux jour, les deux fiancées prépareraient l’installation de leurs appartements, à l’hôtel de Montboron, et n’oublieraient pas de fleurir, au cimetière de l’Abbaye Saint-Germain-des-Prés, la tombe de Mme Bernard et celle de la pauvre petite Mariposa, morte à temps pour ne pas se voir préférer la belle comtesse.

 

Le jour même où les amoureux se disaient passionnément au revoir, Henri de Lagardère regagnait son cantonnement, à La Fère. Il chantait, tout en surveillant son cheval, un peu nerveux. Il chantait, parce qu’il était brave devant la douleur comme devant les périls.

Mais, au fond de son cœur, une voix mélancolique se lamentait.

« À cœur vaillant, rien d’impossible ! Armelle a retrouvé son père, comme je le lui avais promis… Elle aime… Elle est aimée… Mais moi, me voici seul… Je n’ai plus rien ! »

Il fit taire cette plainte, tira son épée, la regarda, la caressa comme une femme :

— Rien que cette amie. C’est beaucoup ! Elle m’a rendu mon nom ; elle a prouvé que je suis gentilhomme…

« Attention, maintenant… Soyons sérieux… C’en est fini de la jeunesse… La vie nous attend… Que nous réserve-t-elle ?

« Bah ! nous saurons mater le Destin !

 

FIN


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Septembre 2018

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[1] Aujourd’hui l’École polytechnique.

[2] Souteneurs.