Paul Féval fils

Les Jumeaux de Nevers
Volume I

LE PARC-AUX-CERFS

Les suites de Lagardère
Volume VII

(1895)

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Table des matières

 

1. Blanche et Louise. 4

2. Les émissaires des deux marquises. 17

3. Double rapt 41

4. Le neveu du Père Tanguy. 53

5. La place Louis XV.. 75

6. Le minotaure royal 82

7. Les méchants esprits se rencontrent 90

8. Deux cœurs de braves. 101

9. Lionne en cage. 120

10. Préparatifs de lutte. 134

11. Où le faux prince polonais prend la tangente. 142

12. Entente. 154

13. Surprise de Zéno. 165

14. Explications singulières. 179

15. L’hôtellerie de la Cloche-Fendue. 191

16. Bagarre. 205

17. Ce que l’on entend sous le lierre. 218

18. Entente impossible. 241

19. Épingle d’Italie. 258

20. Départ pour le bal 272

21. Bas les masques ! 285

22. Lèse-Majesté. 305

23. Où la vue d’un spectre vivant occasionne une mort 324

24. Où reparaissent enfin Philippe de Lagardère, Cocardasse et Passepoil 350

25. Les renseignements du baron de Posen. 366

26. Ce qu’était Romuald. 383

27. À quel résultat aboutirent les démarches du duc. 395

28. Résultat inespéré d’une chevaleresque intervention. 415

29. Colère et terreur du roi 424

À propos de cette édition électronique. 441

 

1. Blanche et Louise

François de Gondi, archevêque de Paris en 1641, ayant eu à déplorer la perte d’une nièce qu’il affectionnait beaucoup, fit le vœu de fonder de ses deniers, pour le repos de cette âme, un couvent de femmes dans la capitale.

Certes, l’utilité d’un asile de ce genre ne se faisait pas grandement sentir, les hôtes de ces sombres demeures, tant nonnes que moines, formant alors un bon dixième de la population parisienne ; mais en sa qualité d’archevêque, Gondi pensa que ce vœu serait plus méritoire que tout autre.

Il fonda donc, au hameau de Picpus, le couvent des chanoinesses de Notre-Dame de Lépante, dont l’ordre prit plus tard, quand Picpus fut enclavé dans Paris, le nom de chanoinesses de Saint-Augustin qu’il conserva désormais.

C’est sous ce dernier que nous le retrouvons dans la seconde moitié du dix-huitième siècle.

Construit en largeur, avec deux petites ailes en retour qui le faisaient assez ressembler à un T gigantesque, le bâtiment du monastère était de vastes dimensions et entouré d’un mur élevé qui l’isolait totalement du reste des rares habitations disséminées aux alentours.

L’une des ailes servait de demeure aux novices ou postulantes, l’autre aux personnes étrangères qui venaient au couvent faire une retraite momentanée.

Le corps principal restait exclusivement réservé aux titulaires. Une cour spacieuse le précédait et derrière s’étendait un grand jardin dont une partie avait été transformée en potager.

Il y avait deux entrées : une petite et une grande. La première, par laquelle on accédait directement au potager, était à l’usage du jardinier et des fournisseurs. Quant à la seconde qui donnait sur la cour, et dont une sœur converse avait la garde, elle ne s’ouvrait qu’en de très rares occasions pour laisser pénétrer ou sortir les personnes munies d’une permission spéciale de la supérieure.

Comme on le voit, le couvent était bien gardé ; et si les importuns eussent perdu leurs peines à vouloir franchir sans autorisation la grande porte, la petite ne leur aurait pas offert plus de chance d’aboutir. En effet, le vieux jardinier du couvent, qui se fût fait un devoir de répondre au nom du père Tanguy, s’il n’eût pas été déplorablement sourd, se défiant de ses paresseuses oreilles, avait pris l’habitude singulière de n’ouvrir aux fournisseurs qu’à des heures et des jours déterminés entre eux et lui. Ce système avait son bon et son mauvais côté, les sœurs étant parfois privées d’une fourniture impatiemment attendue ; mais elles se consolaient en songeant que, de la sorte, leur sécurité était pleinement assurée.

Le matin même du jour où commence notre récit (19 juin 1763), une aventure tout à fait extraordinaire était survenue au père Tanguy qui ne se connaissait plus de parents.

Un neveu, Joson Miroux, jeune homme paraissant d’une niaiserie surprenante, lui était tombé comme du ciel, arrivant de Quimperlé, qu’il avait quitté après la mort de sa mère, pour chercher du travail à Paris. Sur les instances du bonhomme, jaloux de remplir son devoir d’unique soutien d’orphelin, sœur Philippine, l’abbesse, s’était laissée fléchir et, tournant la règle, avait autorisé le vieillard à loger le jeune gars dans sa maison, au fond du jardin, pendant trois jours, temps jugé nécessaire pour lui trouver une place au dehors.

Mais Joson Miroux n’était pas le seul étranger qui fut alors au couvent.

Nous avons dit qu’une des ailes du bâtiment, celle qui formait la branche gauche du T, servait de demeure aux personnes désirant passer quelques jours dans une pieuse retraite.

Actuellement cette aile était habitée par une dame et une jeune fille.

La première avait nom madame Thibaut. Elle s’était présentée trois jours auparavant, munie de lettres de recommandation de plusieurs curés de Paris, qui, tous, vantaient sa piété et la pureté de ses mœurs.

Grâce à ces lettres, la porte du couvent s’était ouverte sans difficulté devant elle et un cordial accueil lui avait été fait par les sœurs.

Seule, l’abbesse s’était tenue sur une certaine réserve à son égard ; mais on la savait peu expansive et on ne s’était point étonné de cette froideur.

Mme Thibaut pouvait avoir la trentaine au plus. Elle était grande et forte, avait le geste décidé, hardi même. Ses traits n’offraient rien de remarquable, si ce n’étaient ses yeux qui, noirs comme la nuit, jetaient un éclat extraordinaire.

Lorsqu’elle s’animait, en parlant surtout, ses prunelles semblaient darder des flammes, et souvent elle était obligée, pour en atténuer la trop vive lueur, d’abaisser à demi ses paupières.

Dès son arrivée elle s’était astreinte sans le moindre murmure aux coutumes sévères de l’endroit.

Très assidue aux prières nombreuses que prescrivait la règle du couvent, elle les suivait avec une extrême ferveur, donnant l’exemple de la plus grande piété.

Elle n’avait pas mis beaucoup de recherche à se lier avec ses compagnes momentanées, sauf avec la sœur converse chargée des soins de l’office, vieille femme crédule et naïve qu’on avait dévolue à ces fonctions en raison de son intelligence restreinte, les repas des saintes filles étant d’une simplicité antique et ne demandant aucune habileté culinaire.

Aux premières ouvertures d’intimité que lui avait faites la nouvelle recluse, cette sœur, qui répondait au nom de Benoîte, s’était sentie tout de suite prise pour celle-ci d’une sorte de respect craintif dont elle n’avait pu se défendre et qui s’était traduit vis-à-vis d’elle par une déférence presque servile.

Ce dont avait paru fort satisfaite madame Thibaut, laquelle, depuis lors, s’était ingéniée à augmenter cette supériorité que la vieille femme lui reconnaissait aussi tacitement.

Dans ce but, s’étant aperçue que sœur Benoîte aimait à causer des mystères de la religion, qui lui étaient une source de préoccupation constante, elle l’avait entretenue fréquemment et longuement à ce sujet, l’éblouissant par la merveilleuse subtilité de son esprit et la profondeur de sa science théologique – ou, du moins, ce qu’elle prenait pour telle.

La bonne vieille, en effet, n’avait jamais entendu interpréter les Textes avec une pareille lucidité, ni pénétrer aussi avant dans leurs arcanes les plus secrets.

Si bien qu’elle en était arrivée, presque tout de suite, à ajouter une foi aveugle à tout ce que disait madame Thibaut, comme si ses paroles eussent été l’expression de la vérité pure.

La jeune fille, elle, était une charmante enfant de dix-sept ans et se nommait Blanche de Lagardère-Nevers.

Son père était le comte Philippe de Lagardère, créé duc de Nevers, par édit royal, celui-là même que nous avons connu jadis, sous le surnom de « Sergent Belle-Épée[1] » et qui, retrouvé par sa mère Aurore, avait épousé, peu après, Olympe de Chaverny.

On se souvient que Cocardasse et Passepoil, les deux vieux maîtres d’armes, désiraient pour le nouveau ménage, le premier une fille, le second un garçon, et que Boniface, le fils de ce dernier, cherchait à les mettre d’accord en leur donnant à espérer que l’un et l’autre viendraient peut-être à la fois.

Or, ce fut lui qui eut raison. Dix mois après son mariage, madame de Lagardère-Nevers mettait au monde deux jumeaux de sexe différent.

Le garçon reçut le nom d’Henri, en souvenir de son grand-père Henri de Lagardère ; quant à la fille, nous venons de dire le sien.

Blanche de Lagardère-Nevers ne faisait pas, elle, une retraite proprement dite.

Durant une courte absence de ses parents que des affaires d’intérêt avaient appelés dans leur terre de Lorraine, où ils avaient emmené leur fils avec eux, elle était venue passer deux ou trois semaines près d’une de ses amies qui se trouvait être pensionnaire au couvent et avec laquelle elle était intimement liée, l’ayant eue pour compagne pendant de longues années.

Pour des raisons particulières au duc et à la duchesse, cette dernière, qui, pourtant, portait le nom bien roturier de Louise Moutier, avait en effet été élevée avec leur fille dont, jusqu’à l’âge de quinze ans, elle partagea l’existence.

Il en était résulté entre les deux enfants un tendre attachement qui n’avait fait que s’accroître avec le temps.

Aussi éprouvèrent-elles chacune un immense chagrin lorsqu’un jour on les sépara et qu’on plaça Louise Moutier chez les sœurs Augustines.

Blanche se révolta presque, voulut savoir pourquoi on lui enlevait son amie d’enfance.

Le duc répondit qu’en agissant ainsi, il ne faisait que se conformer à la volonté expresse des auteurs de ses jours, morts depuis longtemps et qui, à leurs derniers moments, la lui avaient confiée avec des instructions précises à cet égard.

Les deux amies durent donc se résigner à cette séparation, non sans se promettre de se voir aussi souvent qu’il leur serait possible.

L’abbesse du couvent de Picpus, que le duc et la duchesse paraissaient fort affectionner, reçut Louise avec des marques de joie profonde et lui témoigna tout de suite la plus vive tendresse.

De son côté, la fillette se prit sur-le-champ d’un amour quasi filial pour celle avec qui elle allait vivre désormais ; et, bien qu’elle lui eût toujours été étrangère, fut très étonnée de ressentir autant de plaisir, sinon plus, à se trouver près d’elle que près de Blanche et de Mme de Nevers, que pourtant elle aimait de tout son cœur.

Mais elle ne chercha point à approfondir cette énigme et se laissa aller sans contrainte au doux sentiment qui l’entraînait vers l’abbesse.

Selon la promesse qu’elles s’étaient faites, les deux jeunes filles se voyaient fréquemment.

Blanche profitait de tous ses instants de liberté pour courir au couvent embrasser Louise.

Souvent même elle obtenait de la supérieure de la faire sortir avec elle.

Alors, elles entreprenaient ensemble de longues promenades aux environs, sous l’œil attentif d’une vieille gouvernante que la duchesse leur avait donnée comme chaperon.

Ces promenades avaient lieu soit à pied, soit en carrosse, suivant l’état de la température, et les passants éprouvaient tous un mouvement d’admiration à la vue de ces deux fleurs animées.

Blanche et Louise étaient belles toutes deux, mais d’une beauté bien différente et à laquelle leur constant voisinage donnait une saveur particulière.

La première avait la chevelure aussi brune que la seconde l’avait blonde ; et si le grand œil noir au reflet d’émeraude, qui éclairait d’une lueur altière le visage de la fille du duc, inspirait le respect, quoiqu’il fût rieur, les doux yeux d’azur de la petite orpheline s’harmonisaient gracieusement avec sa simplicité naturelle et le charme touchant qu’épandait toute sa personne.

Fine et spirituelle, ce qui lui donnait un penchant à la raillerie, Blanche n’épargnait que son amie ; mais si elle était fière autant que Louise se montrait modeste, c’était d’une fierté de race, car il n’y avait nulle trace d’arrogance dans ses paroles, ni de prétention dans ses manières.

Blanche était à Louise ce qu’est la reine des fleurs à la discrète pensée.

La partie la plus saillante du caractère des deux jeunes filles consistait en ce que Louise, timide et même craintive, reconnaissait à son amie la supériorité du courage. Mademoiselle de Lagardère-Nevers, en effet, gardait un sang-froid surprenant devant le danger, et, tant il est vrai que bon sang ne peut mentir, elle se fût même battue comme un homme si les circonstances l’eussent exigé.

Un jour, au cours d’une excursion au bois de Vincennes, par une belle après-midi de juin, les deux promeneuses firent la rencontre de quelques soldats ivres qui, remarquant qu’elles étaient seules avec une femme âgée, se mirent à les plaisanter grossièrement.

La patience n’était pas le fort de Blanche qui, cherchant à entraîner sa compagne, s’ouvrit un passage en distribuant de droite et de gauche plusieurs soufflets retentissants. Mais la pauvre petite Louise, bien trop effrayée pour garder son sang-froid, ne put la suivre et, séparée soudain par les soldats auxquels l’ivresse enlevait toute retenue, elle fut entourée. Deux des goujats essayèrent même de l’embrasser, malgré la défense énergique que leur opposa Blanche revenue à la charge.

Déjà Louise Moutier sentait sur ses joues l’haleine nauséabonde des ivrognes et était sur le point de perdre connaissance, lorsqu’elle vit ceux-ci brusquement repoussés en arrière, en même temps que leur visage se couperosait sous le contact d’une main qui venait de s’y abattre avec violence.

Devant les deux jeunes filles, leur formant rempart, s’était placé un jeune homme de dix-neuf ans environ qui, l’épée au clair, menaçait d’en percer leurs agresseurs s’ils tentaient encore une fois de les approcher.

Les soldats étaient cinq et ils n’avaient affaire qu’à un seul adversaire.

Mais l’attitude du nouveau venu était si résolue qu’ils jugèrent prudent de se tenir à l’écart. Puis, un peu dégrisés aussi par la leçon sévère qui venait de leur être infligée, ils comprenaient maintenant la lâcheté de leur conduite, et en avaient comme une honte.

Ils quittèrent donc la place immédiatement en ébauchant même quelques excuses.

Ce ne fut que lorsqu’ils eurent disparu que Blanche et Louise songèrent à remercier leur sauveur.

Ce dernier avait toute l’apparence d’un gentilhomme.

Il abrégea autant qu’il le put les remerciements qu’on ne se faisait pas faute de lui distribuer, et, après avoir attaché sur Louise un long regard plein d’admiration, il se retira et se perdit dans l’épaisseur du bois.

Encore toutes tremblantes, l’une de colère, l’autre de peur, les jeunes filles et la gouvernante rejoignirent en diligence leur voiture, qui les attendait assez loin de là, et revinrent promptement au couvent.

Depuis lors, il était rare que dans leurs promenades, Blanche et Louise ne rencontrassent pas le jeune inconnu.

En quelque endroit qu’elles se rendissent, elles étaient sûres de le voir apparaître à un moment ou à un autre, comme s’il avait su d’avance l’itinéraire qu’elles devaient suivre.

Les premières fois il demeura éloigné d’elles, se contentant de les saluer à l’arrivée et au départ. Cependant, à la longue, il s’enhardit et finit un jour par oser les aborder, donnant comme prétexte à sa démarche le grand désir où il était de savoir si l’émotion qu’elles avaient éprouvée, lors de la brutale agression du bois de Vincennes, n’avait pas eu de suites fâcheuses pour elles.

C’était s’informer de la chose un peu tardivement, car l’événement remontait déjà à plusieurs mois.

Mais il est à présumer qu’il avait choisi cette entrée en matière parce qu’elle faisait naître d’emblée un sujet de conversation.

On lui répondit que rien de fâcheux n’était résulté de l’audacieuse tentative des soldats ivres et on profita de l’occasion pour le remercier à nouveau.

La glace étant ainsi rompue, on se mit à causer amicalement.

À partir de ce jour, le jeune homme, qui s’était présenté sous le nom de vicomte Romuald de Dizons, vint régulièrement à chaque promenade tenir compagnie aux deux amies.

Toutefois, s’il avait les mêmes attentions, les mêmes prévenances pour chacune, il était néanmoins plus empressé auprès de Louise aux pas de laquelle il semblait rivé.

Celle-ci n’eut pas de peine à s’apercevoir, dès le premier instant, de la préférence que lui marquait le vicomte, et son âme en fut délicieusement remuée, car, elle aussi, se sentait attirée vers lui par un secret penchant.

Bientôt les deux enfants ne purent plus se celer le sentiment qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre et, dans un tête-à-tête que le hasard leur ménagea, ils s’en firent ingénument l’aveu.

La semaine suivante, un vieux gentilhomme, se disant être le tuteur et l’oncle germain du vicomte en même temps que son seul proche parent, attendu qu’il était orphelin, se présentait à l’hôtel de Nevers et demandait au duc, pour son neveu, la main de mademoiselle Moutier.

Le duc apprit au vieux gentilhomme qu’il n’était pas le maître de la destinée de Louise et qu’il devait, pour obtenir une réponse à sa demande, s’adresser à sa tutrice, sœur Philippine, abbesse du couvent de Picpus.

Le mandataire de M. de Dizons alla alors trouver celle-ci et lui expliqua le but de sa visite.

En l’entendant, l’abbesse devint d’une grande pâleur et sembla prête à s’évanouir.

Toutefois, se remettant promptement, elle répondit que, quoique très honorée pour sa pupille des intentions du vicomte, elle ne pensait point que la jeune fille fût encore en état de se marier.

Elle venait d’avoir seize ans seulement, M. de Dizons en comptait dix-neuf au plus ; il n’était donc pas possible de les unir dans un âge aussi tendre.

Le vieux gentilhomme parut se rendre aux raisons qu’elle lui donna et reporta sa réponse au jeune homme.

Le pauvre garçon en fut navré.

Impatient comme tous les amoureux, il aurait voulu devenir sur-le-champ l’époux de Louise. Cependant, son parent étant parvenu à lui faire comprendre que ce serait vraiment folie de se mettre si tôt en ménage, il se résigna à attendre.

Mais trois mois ne s’étaient pas écoulés qu’il faisait réitérer sa demande à l’abbesse, laquelle, de nouveau, lui opposait un refus, toujours pour les mêmes motifs.

Cela le rendit encore plus malheureux que la première fois. En outre, les sorties de Louise étant devenues rares, ce n’était maintenant qu’à de longs intervalles qu’il parvenait à la voir et, souvent même, sans réussir à l’approcher, vu les ordres sévères que l’abbesse avait donnés pour empêcher que les deux enfants ne commissent quelque faute irréparable.

Une année passa et, malgré deux autres tentatives auprès de la tutrice de Louise, le vicomte n’en était pas plus avancé.

 Attendez encore, se bornait à dire l’abbesse. Quand je croirai venu le temps de faire de Louise votre femme, je vous avertirai.

Les choses en étaient là, le jour où nous pénétrons dans le couvent.

2. Les émissaires des deux marquises

Le soir de ce jour, vers neuf heures, toutes les Sœurs Augustines, au nombre d’une quinzaine, plus madame Thibaut, Blanche de Lagardère-Nevers et Louise Moutier, étaient réunies dans la chapelle pour dire l’oraison qui précédait immédiatement le repos.

Agenouillées sur les dalles mêmes, ainsi que l’exigeait la règle, les assistantes priaient en silence, gardant une immobilité complète afin de s’épargner la moindre distraction. Leurs lèvres seules étaient agitées d’un mouvement continu et régulier qui produisait un léger susurrement, comme un bruissement d’ailes d’insectes invisibles.

Le lieu était éclairé par une petite lampe suspendue au cintre du chœur, qui jetait cette lumière pâle et atténuée si propice au recueillement des sanctuaires.

Un peu en avant du groupe formé par les chanoinesses, se tenait la supérieure, ayant derrière elle Blanche et Louise.

Les doux et purs visages des deux jeunes filles, rayonnants de grâce juvénile, offraient un contraste frappant avec ceux des religieuses dont les traits, flétris avant l’âge par les austérités du cloître, semblaient figés dans une rigidité de statue.

Au fond de la chapelle était madame Thibaut, la figure à demi enfouie dans son livre de prières.

À ses côtés se trouvait sœur Benoîte, la préposée à l’office, avec laquelle, de temps à autre, détournant vivement la tête, elle échangeait un signe furtif d’intelligence.

La face ridée de la vieille femme, d’ordinaire sans lueur et comme inanimée, paraissait en ce moment illuminée d’une expression touchant à la béatitude.

On eût dit qu’elle entrevoyait au-delà du monde matériel des choses qui la ravissaient.

Quand la prière fut terminée, tout le monde se releva et l’on se disposa à quitter la chapelle.

Avant de s’en aller, les deux jeunes filles vinrent demander le baiser du soir à la supérieure, ainsi qu’elles en avaient l’habitude.

Celle-ci le leur donna à chacune avec une égale tendresse ; cependant ses lèvres demeurèrent plus longtemps attachées sur le front de Louise que sur celui de Blanche.

 Vous, chère enfant, c’est pour votre mère que je vous embrasse, dit-elle à mademoiselle Moutier d’une voix émue.

 N’êtes-vous donc pas ma mère ! repartit Louise avec un sourire doux et triste, en faisant allusion au vocable sous lequel on désigne la supérieure d’un couvent.

 Vous avez raison, ma fille, je suis votre mère… en Dieu… Allez, mignonne, allez…

Et l’abbesse, comme si elle eût craint que l’orpheline ne remarquât le trouble subit qui venait de s’emparer d’elle, la poussa doucement pour la faire s’éloigner.

Elle partit aussitôt avec Blanche.

Mais la démarche habituellement si légère des deux amies était, ce soir-là, alourdie et traînante.

Il semblait qu’elles fussent accablées de fatigue.

 Dieu, que je suis lasse ! fit Louise, – c’est avec joie que j’aspire à me reposer.

 Moi de même, répliqua Blanche – et ça me mortifie ; il y a une demi-heure que je combats le sommeil.

 C’est sans doute l’orage qui a éclaté dans la soirée qui nous abat ainsi.

 Oui, ce doit être cela, ma chère Louise ; mais si, sur toi, l’effet semble naturel, sur moi, je le trouve singulier, car chaque fois que le temps est chargé comme aujourd’hui, j’éprouve au contraire une révolte nerveuse et suis toute surexcitée.

Rentrons donc vite chez nous, ajouta-t-elle en riant, – sans quoi nous allons nous endormir en route.

Toutes deux, alors, accélérèrent leur marche, Louise pour se rendre à la cellule que, par faveur spéciale, n’étant pas de la congrégation, elle occupait près de la supérieure ; Blanche pour gagner sa chambre située dans l’aile gauche du bâtiment.

De leur côté, les sœurs évacuaient la chapelle.

Elles aussi paraissaient subir un commencement de lassitude, qu’ainsi que les jeunes filles elles attribuaient à la lourdeur de l’atmosphère, et elles s’empressaient de remonter vers leurs cellules respectives.

Madame Thibaut avait disparu une des premières.

L’abbesse se trouva seule.

Seule, non. Il y avait encore une sœur qui, à quelques pas, demeurait absorbée dans sa prière.

 Sœur Véronique ? prononça-t-elle sur un ton d’appel.

Aussitôt, celle qui portait ce nom releva le front qu’elle tenait baissé vers le sol et, s’apercevant que ses compagnes n’étaient plus là, se mit en devoir de partir à son tour.

La supérieure était placée de telle façon qu’elle ne pouvait sortir sans passer devant elle.

À l’instant où les deux femmes se trouvèrent à la même hauteur, leurs regards se heurtèrent et l’une et l’autre eurent simultanément un mouvement de recul instinctif ; mais ce mouvement ne fut qu’ébauché et, parvenant à se dominer, elles se firent chacune une légère inclination de tête, à la suite de laquelle sœur Véronique s’éloigna.

 Mon Dieu ! murmura alors l’abbesse, – exaucez la prière que je vous fais depuis si longtemps : donnez-moi l’oubli du passé et fermez à jamais mon cœur au ressentiment. Dois-je donc toujours me rappeler que je me nommais autrefois Marine Moutier et que Bathilde de Wendel fut l’ennemie de Philippe ? Faut-il que sans cesse, à l’aspect de cette femme, se réveillent en moi d’aussi lointains souvenirs ?

En achevant ces mots, elle se laissa aller à une méditation de quelques minutes ; après quoi, se dirigeant vers l’issue de la chapelle, elle regagna sa cellule où elle ne tarda pas à se livrer au repos.

Une paix profonde régna alors au couvent. Le sommeil venait de clore les paupières de celles qui y étaient abritées et y reposaient confiantes en la sécurité que leur assurait le caractère sacré du lieu.

 

L’intérieur de la demeure du père Tanguy se composait d’une pièce qui lui servait tout à la fois de salle à manger et de chambre à coucher, et d’un petit local qui y était contigu, où le bonhomme mettait des vieilles nippes, des affaires de rebut.

Ayant à loger son neveu pendant deux ou trois jours, le jardinier n’avait rien trouvé de mieux que de lui céder ce local.

 Ça manque peut-être de confortable, s’était-il dit – mais bah ! pour un gaillard comme Joson, peu habitué aux douceurs, il n’en faut certes pas davantage.

Cet avis avait été partagé par le jeune Quimperlois qui avait paru parfaitement s’accommoder du réduit, et le soir, était allé se jeter tout habillé sur l’espèce de matelas que lui avait fait son oncle en bourrant un large sac avec une botte de paille.

Jusqu’à minuit, Joson resta dans une entière immobilité. Mais à ce moment, il se leva sur son séant, écouta du côté de la chambre du vieux jardinier et, l’entendant ronfler à faire trembler la maisonnette, il quitta son sac, puis, vivement, se dressa sur ses pieds.

Le réduit n’avait d’autre issue que la pièce où se trouvait son oncle et ne recevait le jour que par une petite baie vitrée, formant lucarne, pratiquée dans le toit.

Seulement le carreau de cette baie était mobile et pouvait s’ouvrir et se fermer à volonté au moyen d’une tige de fer attenant à la partie inférieure de son cadre.

Le Quimperlois saisit cette tige, la leva de toute la longueur de son bras et, étant parvenu à placer le carreau dans une position verticale, c’est-à-dire à découvrir complètement la baie, il assujettit l’extrémité du levier contre un des angles du cadre, de manière à ce que l’ouverture pût demeurer béante.

S’élançant ensuite d’un léger bond, il atteignit de ses deux mains le rebord de la lucarne, raidit ses muscles et s’éleva à la force des poignets jusqu’à ce que son menton fût à la hauteur du toit.

Une demi-minute, il resta dans cette position, examinant avec soin les alentours. Puis, s’étant assuré que tout y était d’une parfaite tranquillité, il fit un nouvel effort, franchit entièrement l’ouverture, et sauta dans le potager avec une agilité d’écureuil.

Si le père Tanguy avait alors vu son neveu, il aurait eu quelque peine à le reconnaître.

Ce n’était plus le balourd de Bretagne, le paysan emprunté du matin, la physionomie exprimant l’épaisse bêtise des rustres.

 C’était maintenant un personnage vif et alerte, aux traits intelligents et pleins de ruse.

 Ouf ! fit-il dès qu’il eut touché le sol et avec une réelle satisfaction, – je puis donc enfin être moi-même. Mais quel chien de métier maître Lebel me fait faire là ! Heureusement qu’il doit me rétribuer en conséquence.

Le temps était encore orageux : cependant le ciel commençait à s’éclaircir et, parfois, à travers les larges déchirures des nuages, se montrait le pâle croissant de la lune à son déclin.

Joson Miroux leva les yeux vers le firmament.

 La peste soit de cette indiscrète, dit-il. – Ne pouvait-elle cacher sa corne pendant une heure encore ? La besogne que j’ai à faire demande l’obscurité et non la lumière ; si j’étais pris, du diable si je sais ce que je raconterais pour expliquer mon expédition nocturne.

Sur ce, il se mit en marche, traversa le potager et entra dans le jardin d’agrément dont une partie entourait l’aile gauche du bâtiment. Parvenu à peu de distance de cette aile, il se masqua derrière un arbre et considéra la masse de pierre qu’il avait devant lui.

 Voyons, réfléchissons, fit-il en aparté. – D’après ce qu’on m’a dit, c’est là qu’habitent les personnes étrangères au couvent. Donc c’est là que doit être la colombe. Mais quel moyen employer, primo, pour pénétrer jusqu’à elle, secundo, pour l’enlever sans qu’on s’en aperçoive… sur le moment ?

» Cela me paraît offrir d’assez grandes difficultés.

» Et dire que je n’ai que trois jours pour y arriver ! car il est certain que cette pécore de supérieure ne permettra pas que je reste ici plus longtemps. C’est déjà même beaucoup qu’elle ait consenti à ce délai, d’autant plus qu’elle m’a semblé ne pas être très convaincue de ma parenté avec le vieux.

» Crebleu ! ajouta-t-il toujours en lui-même, – si j’échouais, ce serait une bien mauvaise affaire pour moi. Non seulement, la perte de ma réputation de fin limier, mais aussi celle de deux mille écus que je dois toucher en cas de réussite. Oui, rien que cela, deux mille écus sonnants dont je me verrais frustré.

Tout à coup il interrompit le cours de ses réflexions et se dissimula davantage derrière l’arbre qui le protégeait.

Une femme venait de sortir du cloître et se dirigeait d’un pas rapide vers le mur de clôture. Quand elle l’eut atteint, il la vit s’emparer d’une échelle étendue à terre et qui servait au père Tanguy pour l’entretien du jardin, en appuyer une des extrémités contre la crête du mur, puis y monter lestement.

 Que veut dire ceci ? s’interrogea le Breton singulièrement intrigué.

La femme, ayant gravi jusqu’au dernier échelon, se trouvait assez haut placée pour pouvoir plonger au dehors.

Alors, elle regarda à sa droite, fit un signe de la main qui devait être un signal, puis redescendit et reprit le chemin du cloître.

De plus en plus étonné, le jeune homme suivait attentivement tous les mouvements de l’inconnue.

Une chose qu’il avait remarquée tout d’abord, c’est qu’elle ne portait pas le costume religieux. Ce devait être, en conséquence, une personne étrangère au couvent.

Mais à quelle bizarre occupation se livrait-elle en ce moment ?

Était-elle donc retenue de force dans l’endroit et tentait-elle de s’évader ?

Ce qui surtout surprenait Joson, c’était le peu de précautions dont elle paraissait s’entourer pour accomplir ce qu’elle méditait.

Elle ne cherchait nullement à se cacher, ni à étouffer le bruit de ses pas, qu’il percevait distinctement et qui, par suite, pouvait être aussi entendu d’autres personnes.

Ne craignait-elle donc point qu’on vînt s’opposer à ses projets ?

La femme n’était plus qu’à une courte distance du bâtiment dans lequel elle se disposait à rentrer, lorsqu’en passant sous un rayon de lune, son visage fut éclairé en plein et ses traits apparurent à Joson jusque dans leurs moindres détails.

 Thérèse Vignon !… s’écria-t-il à mi-voix, malgré lui. – Thérèse au couvent de Picpus ! oh ! oh ! voilà qui m’indique qu’il se passe, ou va se passer, quelque chose de peu ordinaire.

Aussi sourdement qu’eût été émise son exclamation, elle rompit cependant le grand silence de la nuit et parvint jusqu’à l’inconnue, qui s’arrêta court en jetant des regards inquiets vers le jardin.

 Maladroit que je suis ! fit Joson, – j’ai parlé haut sans le vouloir… et me voici dépisté.

Celle que le Quimperlois venait de désigner sous le nom de Thérèse Vignon resta un instant immobile à la même place, les yeux toujours fixés dans la direction de l’arbre qui masquait le jeune homme, puis résolument marcha de ce côté.

 Ma foi, tant pis ! se dit celui-ci ; – puisque maintenant elle est forcée de me découvrir, j’aime autant lui épargner la moitié du chemin. Au surplus, nous sommes d’anciens amis tous les deux et pourrons peut-être nous entendre.

Aussitôt il quitta son abri et s’avança à la rencontre de la promeneuse nocturne.

En l’apercevant, cette dernière s’était arrêtée de nouveau et semblait l’attendre de pied ferme.

À deux pas d’elle, il fit halte.

 Que diantre fais-tu à Picpus, Thérèse ? lui demanda-t-il. – Aurais-tu l’intention de devenir nonne pour racheter tes péchés ?

 Rigobert ! exclama la femme avec une profonde stupéfaction.

 Eh oui, moi-même, Alcide Rigobert, un de tes ex-adorateurs, ma chère.

 Mais par quel hasard es-tu ici… et sous ce costume de paysan ?

 Et toi, Thérèse, pourquoi t’y vois-je aussi occupée à monter à l’échelle et à faire des signaux au dehors ?

Un silence suivit cet échange de questions.

Nos deux personnages, que nous désignerons désormais sous les noms qu’ils viennent de se donner, se considéraient mutuellement.

Avant de se répondre on voyait qu’ils tenaient à savoir jusqu’à quel point ils pouvaient avoir confiance l’un dans l’autre.

Il est probable que tous deux furent satisfaits du résultat de leur examen réciproque, car ils prononcèrent presque ensemble :

 Je vais t’expliquer ma présence en ce lieu, Rigobert.

 Tu vas apprendre, Thérèse, pourquoi je suis à Picpus, sous ces vêtements de rustre. Seulement, ajouta le jeune homme, – nous ferons bien, pour causer, d’aller dans le sombre du jardin. Où nous sommes il fait trop clair et nous pourrions être aperçus de quelque sœur à qui il viendrait à l’idée de se mettre à la fenêtre pour prendre le frais.

 Oh ! nous n’avons rien à craindre à ce sujet, répliqua Thérèse d’un ton légèrement ironique. – Pourtant, si tu y tiens, allons dans l’ombre.

Ils entrèrent alors sous le couvert, et avisant un banc placé au pied d’un quinconce, ils s’y assirent côte à côte.

 À présent, dit Rigobert, – narre-moi la chose.

 Elle est très simple. Il a dans ce couvent une jeune personne dont la beauté a frappé le chevalier Zeno, un Vénitien de haut mérite, lequel a conseillé à la marquise de Coislin de l’offrir au roi pour entrer plus avant dans ses bonnes grâces… et c’est moi qui ai été chargée de la faire sortir d’ici… aussi adroitement que possible.

 Ah ! fit Rigobert. – Eh bien ! voilà mon histoire, à moi. Elle est aussi simple que la tienne. Il y a dans ce couvent une jeune personne dont la beauté a frappé la marquise de Pompadour, laquelle veut l’offrir au roi pour conserver ses bonnes grâces, et c’est moi qui ai été chargé de la faire sortir d’ici… aussi adroitement que possible.

 Que me dis-tu ?… nous chasserions sur les mêmes terres ?

 Ça m’en a tout l’air, pauvre amie. Du reste, nous allons le savoir. Comment se nomme celle que tu dois enlever ?

 Louise Moutier.

 En ce cas, nous ne nous faisons pas concurrence. La mienne se nomme Blanche de Lagardère-Nevers.

 La fille du duc ?

 Ni plus, ni moins. Ah ! c’est que la Pompadour n’aime pas le fretin ; il lui faut des morceaux de choix… Mais, sais-tu, Thérèse, qu’il est heureux que nous ne courions pas le même gibier.

 Pourquoi ?

 Dame, parce qu’il aurait fallu que l’un de nous deux laissât la place à l’autre.

 En effet, et c’eût été tant pis pour toi, mon pauvre Rigobert.

 Non, pour toi, ma pauvre Thérèse, attendu que je n’aurais été nullement disposé à abandonner l’affaire, qui doit faire tomber bon nombre d’écus dans ma poche.

 Crois-tu donc que je l’eusse été davantage ? repartit la Vignon.

 Alors, ma belle, je me serais vu forcé de te mettre dans l’impossibilité de me gêner.

 À moins que ce n’eût été moi qui t’eusse écarté de mon chemin.

 Et comment cela, je te prie ?

 Peut-être de la même façon que tu m’en eusses écarté toi-même… Franchement, mon cher, tu as la mémoire courte. Oublies-tu donc que les obstacles ne m’arrêtent point et que j’anéantis ceux qui se présentent devant moi ?

 Je te répondrai la même chose, amie de mon cœur, et je croyais que tu me connaissais assez pour savoir que je ne me laisse pas aisément détourner de la route qui doit me mener au but que je cherche à atteindre.

 Certes oui, je sais qu’Alcide Rigobert, ex-comédien de foire, renvoyé de sa troupe, renié de ses confrères pour avoir été plusieurs fois surpris à tirer les manteaux et couper les bourses sur le Pont-Neuf, voire même à lacer[2] ceux qui opposaient quelque résistance, est un garçon plein d’audace et de résolution, au cœur bronzé et à l’âme sans scrupule. Mais ce que je sais aussi, c’est que Thérèse Vignon, ci-présente, ne lui cède en rien sous ce dernier rapport.

 Pour cela, ma chère, je te rends justice entière, et la dite Thérèse Vignon, nécromancienne, chiromancienne, manieuse de tarots, jeteuse de sorts, etc..., a prouvé en maintes circonstances, pour satisfaire certains de ses clients, qu’elle savait admirablement mener à bonne fin les affaires délicates dont on la chargeait… quelles que fussent les difficultés qu’elle eût à vaincre. Sa petite maison du bord de l’eau, près du Pont-au-Double, pourrait en témoigner. Il y a, je me souviens, une chambre située au rez-de-chaussée, presque au niveau de la Seine, dont on n’a jamais vu sortir ceux qui y sont entrés. C’est ainsi qu’ont disparu le comte de T…, le chevalier de R…

 Tais-toi, Rigobert, dit impérativement la Vignon, en mettant la main sur la bouche du jeune homme. – Bien que nous n’ayons pas à redouter d’être entendus, il est inutile de parler de ces choses-là ici.

 Je n’en parlais, Thérèse, que pour te montrer que je savais, moi aussi, à quoi m’en tenir sur ton compte.

 Assez là-dessus, te dis-je.

 Très volontiers. D’ailleurs, il faut avouer que nous sommes bien sots, tous les deux, de nous chercher noise, puisque nous venons de reconnaître que nos opérations sont totalement distinctes l’une de l’autre et qu’il s’ensuit que nous ne nous nuisons en rien.

 C’est ma foi vrai.

 Nous ferions donc mieux, si tu m’en crois, d’essayer, au contraire, de nous entr’aider… ainsi que nous le faisions, il y a quatre ans, au temps où, comme dirait M. Delille, le poète à la mode, le petit dieu malin nous enchaînait sous ses lois. Car nous avons eu un faible l’un pour l’autre, Thérèse, tu ne l’as pas oublié, je pense ?

 Non, je ne l’ai pas oublié, répondit la Vignon avec un soupir de regret et un regard tendre vers Rigobert, qui, malgré l’air de fourberie répandu sur sa physionomie, n’en était pas moins ce que les femmes appellent un joli garçon. – Mais, ajouta-t-elle, – ton faible n’a pas été de longue durée. Au bout de six mois, tu me quittais, un beau matin, et disparaissais sans que je susse jamais ce que tu étais devenu.

 J’ai eu grand chagrin, ma chère, je te l’assure, de t’abandonner d’une façon aussi brusque. Cependant, il m’a été impossible d’agir autrement. Du jour au lendemain, maître Lebel, le surintendant du Parc-aux-Cerfs, à qui on m’avait recommandé pour mes talents particuliers, m’a nommé agent en titre de sa « brigade des recherches » et, en cette qualité, m’a fait faire immédiatement de nombreux voyages un peu partout. Tu vois que ce n’est point de ma faute et que tu n’as pas à m’en garder rancune… Pour en revenir à ce qui nous occupe, je te disais donc que nous pourrions peut-être, en nous prêtant chacun la main, arriver plus facilement à exécuter nos projets respectifs.

 Je le veux bien, Rigobert, quoique mon affaire, à moi, soit déjà assez avancée pour qu’il ne me soit pas utile de réclamer ton concours.

 Tu as de la chance ; la mienne ne l’est guère jusqu’à présent. Tout ce que j’ai pu faire encore, c’est d’entrer à Picpus à l’aide de ce déguisement. Quant au reste…

Et le jeune homme fit un geste signifiant qu’il s’en remettait au hasard pour lui fournir les moyens d’achever son entreprise.

 Au fait, reprit la Vignon, – comment as-tu pu réussir à tromper la vigilance du père Tanguy, véritable cerbère s’il en fût ?

 En me faisant passer pour son neveu.

 Son neveu !… il a donc un neveu ?

 Il paraît.

 Il n’en savait rien, évidemment, car il m’a avoué, pas plus tard qu’hier, qu’il était sans famille.

 C’est bien ce qu’il croyait aussi. Pourtant il a bel et bien un neveu, et ce neveu… c’est moi !

 Bah ! Explique-toi.

 Ce serait trop long ; je conterai cela plus tard. Qu’il te suffise de savoir que mon ancien talent de comédien m’a beaucoup aidé dans la circonstance, pour me substituer au véritable neveu, qui existe… Mais toi, Thérèse, comment as-tu pu franchir le seuil de cette forteresse ?

 Oh ! d’une manière beaucoup moins compliquée. Je suis allé trouver une dizaine de curés et leur ai dit à chacun ceci :

« J’ai quelques péchés sur la conscience que je désirerais racheter en faisant une retraite aux sœurs Augustines. Voudriez-vous me donner une lettre pour me faciliter l’accès du couvent qui, je le sais, ne s’ouvre que sur recommandation ? Voici cent livres pour votre église… »

Aucun d’eux ne m’a refusé.

 C’est sans doute cette libéralité qui les a décidés. Néanmoins, s’ils avaient su qui tu étais…

 Me crois-tu assez sotte pour m’être présentée à eux comme étant Thérèse Vignon ? Les pauvres gens m’eussent alors aspergée d’eau bénite. Je leur ai, au contraire, celé soigneusement ma personnalité, et me suis fait passer pour une dame Thibaut, riche rentière habitant la province. Ils ne m’en ont pas demandé plus long.

 Et ils ont eu raison ; les cent livres étaient un état-civil suffisant.

 Ensuite, munie de leurs lettres, je n’ai eu qu’à venir sonner à la porte de Picpus, pour que celle-ci s’ouvrît à l’instant toute grande devant moi.

 Tu as été adroite, Thérèse. Mais en quoi ton affaire, à toi, est-elle plus avancée que la mienne ?

 En ce que je sais, moi, de quelle façon m’y prendre pour sortir d’ici avec celle que m’a désignée madame de Coislin ; et cela aussi aisément que si j’allais me promener.

 Vraiment, je serais curieux de la connaître ; si je pouvais en profiter.

 Tu le peux, si tu veux, tu vas voir. Le premier jour de mon entrée au couvent, je me suis liée avec une vieille sœur converse chargée de l’office, la sœur Benoîte, toute confite en bigoterie, et sur laquelle je m’efforçai d’acquérir rapidement assez d’empire pour en arriver à la dominer. Cela ne me demanda pas grand travail : sœur Benoîte avait l’esprit ingénu porté au mysticisme et passait son temps à essayer de pénétrer le sens caché des Écritures auxquelles elle avouait ne rien comprendre.

» Tablant sur sa naïveté, je lui proposai de venir à son aide et me mis alors à lui expliquer, avec force commentaires de mon cru, toutes les choses qui lui paraissaient obscures, c’est-à-dire dans un fatras amphigourique encore plus obscur, mais qui l’éblouit et lui fit croire que je possédais la science infuse.

» Je réitérai mes explications aussi fréquemment que l’occasion s’en présenta, et quand je vis que je passais à ses yeux pour un être quasi surnaturel, je lui tins le discours suivant :

» — Ma chère sœur, puisque vous êtes la seule personne en ce lieu avec qui j’aie pu avoir ces entretiens édifiants, je vais vous confier un secret.

» J’ai beaucoup voyagé et visité de nombreux pays étrangers, poussée par le désir d’étudier les divers cultes rendus à Dieu sur la surface du globe.

» J’ai discuté les saints mystères avec les bonzes en Chine, les brahmanes dans les Indes, les muphtis en Turquie, les popes en Russie et avec bien d’autres encore. C’est au cours de ces lointaines excursions que j’ai acquis la somme de connaissances qui m’a permis de vous éclairer. Mais le bien le plus précieux que j’en aie rapporté est un cadeau que m’a fait un prêtre de Vichnou pour me récompenser de ma ferveur à l’écouter.

» Ce digne serviteur de la trinité indienne, vénérable vieillard plus qu’octogénaire, me voyant sur le point de le quitter m’a parlé ainsi :

» — Ma fille, je suis tellement touché de la soumission respectueuse que vous m’avez témoignée pendant votre séjour près de moi, qu’avant de nous séparer à jamais, je veux vous faire un don que je n’ai fait encore à aucun mortel. C’est un élixir, qui a pour vertu, dès qu’on en absorbe quelques gouttes, de procurer une extase durant laquelle, l’âme, dégagée de son enveloppe matérielle, s’élève jusqu’aux régions éthérées et entrevoit la divinité dans sa suprême splendeur. Toutefois, cet élixir, dont la composition, connue de moi seul, est le fruit de soixante années de recherches, n’agit que sur les « croyants » et non sur les rebelles à la vérité. Vous qui êtes des premiers, vous pouvez l’employer en pleine confiance ; son action se fera sentir sans peine sur votre âme.

» Ayant dit, il me donna un petit flacon rempli d’une substance verdâtre et m’invita à en faire l’essai au plus tôt. Je lui obéis, et le soir même, avant de me livrer au sommeil, je versai dans un verre d’eau, ainsi qu’il me l’avait prescrit, un peu de son élixir. Au bout de deux heures environ, je tombai tout à coup dans un sublime ravissement qui me transporta, en esprit, jusqu’au trône de Dieu, que j’eus alors l’insigne bonheur de contempler au milieu de ses légions séraphiques.

» C’était une félicité que nulle parole ne saurait dépeindre !

» Eh bien ! ma sœur, lui dis-je, – afin de reconnaître les soins attentifs dont j’ai été entourée depuis que je suis ici, je désirerais faire pour vous et vos compagnes ce qu’a fait pour moi le bon vieillard, c’est-à-dire vous procurer la joie de voir notre divin Maître dans toute sa gloire. Mais comme je ne puis y parvenir que par l’intermédiaire d’une tierce personne, il serait nécessaire que vous me secondiez. Le voulez-vous ?

» Sœur Benoîte, qui n’avait pas suspecté un seul instant la véracité de mon conte exotique, se mit, cela va de soi, à ma disposition avec le plus grand empressement.

» Alors, repris-je, – voilà comment vous aurez à procéder. En premier lieu, me jurer de n’en parler à qui que ce soit, car s’il arrivait que les sœurs émissent un doute sur la vertu de l’élixir, celui-ci ne produirait aucun effet.

» Ensuite, continuai-je, lorsque la vieille femme m’eut fait le serment que je lui demandais, – comme vous êtes nombreuses et que, naturellement, quelques gouttes ne suffiraient pas pour vous toutes, vous verserez le contenu de ce flacon dans la boisson que vous avez l’habitude de servir au repas du soir, la nuit étant plus propice que le jour pour permettre à l’âme de s’envoler vers l’infini.

» En même temps, je lui remis une petite fiole renfermant un puissant narcotique.

 Parbleu ! fit Rigobert.

 J’ai calculé, ajoutai-je encore, – que le repas en question se faisant à sept heures et la dernière prière à neuf, vous pourriez assister à celle-ci avant de ressentir les symptômes précurseurs de l’extase, attendu qu’il faut à peu près deux heures pour qu’ils commencent à se révéler. De la sorte vos exercices pieux ne seront nullement interrompus.

» Est-ce convenu, ma chère sœur ?

» Sœur Benoîte m’assura qu’elle se conformerait exactement à mes instructions et que, dès le lendemain soir, elle ferait usage de la précieuse liqueur.

» Or, cette conversation ayant eu lieu hier, c’est donc aujourd’hui qu’elle a fait prendre mon narcotique à toute la communauté.

 Tu en es sûre ?

 Très sûre. D’abord non seulement parce qu’elle me l’a dit, mais aussi parce que j’ai pu m’en convaincre moi-même durant la récitation de l’oraison à laquelle j’assistais.

» Il n’y avait pas une sœur qui ne fût à moitié endormie, sans en excepter Louise Moutier et Blanche de Nevers.

» Si bien que c’est absolument comme si nous étions seuls dans l’endroit.

» On pourrait en abattre les murs que personne n’en percevrait le moindre bruit, les effets de ma liqueur ne devant cesser qu’à une heure assez avancée de la matinée. C’est pourquoi je te disais, au début de notre conversation, que nous n’avions nulle crainte à avoir d’être vus ni entendus.

 D’être entendus, non ; mais vus, cela serait possible, car il reste le père Tanguy qui, s’il est sourd, a de bons yeux.

 Bah ! lui aussi doit avoir bu de l’élixir, puisqu’il vit de l’ordinaire du couvent.

 Tiens, au fait, ça se peut bien.

 Tu vois donc que nous sommes les maîtres du lieu.

 Mais alors, d’après ce que tu viens de m’apprendre, ma tâche est extrêmement simplifiée. Moi qui me torturais l’esprit pour savoir comment je parviendrais à l’accomplir, rien ne m’est plus aisé maintenant ; et je vais pouvoir sortir de Picpus, avec ma jeune fille, sans rencontrer le plus léger obstacle.

 Comme moi, avec la mienne… et par la grande porte encore ; en voici la clef que je suis allée chercher au parloir où elle était accrochée, ajouta Thérèse en montrant un énorme cylindre de fer qui aurait pu servir de masse d’armes. – Un valet de madame de Coislin m’attend en ce moment devant l’entrée avec un carrosse ; et quand tu m’as vue, tout à l’heure, faire un signe par-dessus le mur, de l’échelle où j’étais montée, c’était pour dire à cet homme, que je savais être là, d’avoir à s’approcher afin de recevoir dans sa voiture la demoiselle qu’il doit emmener… laquelle demoiselle je n’ai qu’à aller prendre dans son lit et transporter tout doucement jusqu’au véhicule.

 Et où dois-tu la conduire ?

 D’abord au château de Chèvreloup, résidence actuelle de madame de Coislin. De là, la petite sera sans doute envoyée au Parc-aux-Cerfs.

 Au Parc-aux-Cerfs ? Allons donc ! elle n’y sera pas reçue, ma chère. Cet établissement appartient en propre à madame de Pompadour, et n’y entrent que celles qui y sont adressées par elle. Dame Bertrand, la directrice, a des ordres formels à ce sujet.

 Mon pauvre Rigobert, pour faire partie de la maison, tu n’es guère instruit de ce qui s’y passe. Sache donc que la dame Bertrand est une fine mouche, qui connaît sur le bout du doigt toutes les petites intrigues de la cour. Or, elle n’ignore pas que la favorite est menacée d’être détrônée par madame de Coislin et que, si ce changement avait lieu, ce serait celle-ci qui aurait désormais la haute main sur le Parc-aux-Cerfs. Elle ménagera donc la chèvre et le chou ; et lorsque la Coislin lui fera demander de laisser pénétrer secrètement dans le sérail du roi une jeune odalisque de son choix, nous sommes certains qu’elle n’osera pas refuser, malgré les ordres formels dont tu parles.

 Assurément, je n’en savais pas tant… et si jamais la chose parvenait aux oreilles de maître Lebel…

 Ah çà ! j’espère que ce n’est pas toi qui vas la lui conter ?

 Tu ne le penses point. En définitive, peu m’importe de servir l’une ou l’autre ; l’essentiel est qu’on continue à m’employer et à rémunérer mes talents suivant leur mérite.

 Évidemment. Mais assez bavardé, maintenant ; voici vingt minutes que nous sommes là inactifs et le temps s’écoule. Si, comme tu paraissais y être décidé, tu veux profiter de l’occasion qui s’offre ce soir pour faire ton coup, dépêche-toi ; le jour va venir dans une demi-heure… À propos, as-tu une voiture aussi, toi ?

 Non ; moi, j’ai un bateau. Après m’être emparé de mademoiselle de Nevers, je l’emporte jusqu’à la Seine qui n’est qu’à un quart d’heure au plus, puis je m’embarque avec elle dans un bachot dont le batelier est des nôtres et qui doit nous mener jusqu’à Saint-Cloud. Là seulement nous prendrons un carrosse pour nous rendre à Versailles. Il serait imprudent de traverser la ville, même à cette heure, en pareille compagnie ; car, si le hasard voulait que la jeune fille vînt à être reconnue par quelque personne de son entourage attardée dans les rues de Paris, ça ferait un scandale retentissant et difficile à apaiser. Pour Louise Moutier, ça n’a pas une telle importance et je comprends que tu prennes moins de précautions.

 Fais comme tu voudras. Voyons, moi, je vais chercher ma petite.

 Et moi la mienne. C’est bien dans cette aile qu’elle demeure ?

 Oui, au premier étage. La fenêtre de sa chambre est celle que tu vois là. Tu n’as pas à te tromper, l’escalier donne juste en face.

 Bien, merci ; je n’aurai pas grand mal à trouver.

Les deux complices se séparèrent.

3. Double rapt

Pendant que Thérèse Vignon se dirigeait vers le bâtiment principal, Rigobert, lui, pénétrait dans l’aile gauche du couvent, d’où il ressortait, moins de dix minutes après, tenant dans ses bras un corps souple et onduleux, complètement inerte.

C’était celui de Blanche de Lagardère-Nevers.

 Heureusement, murmura le gredin, – qu’elle s’était endormie tout habillée sur son lit, sans quoi il m’aurait fallu l’emporter dans un appareil tant soit peu primitif ; ce qui eût été assez gênant, il faut l’avouer, pour ma modestie. Faire un trajet de six lieues avec une jeune personne en simple camisole !… Est-elle jolie tout de même ! fit-il en considérant les traits charmants de l’enfant avec des yeux pleins de convoitise. – Ah ! que ne suis-je à la place du roi… Je vendrais mon âme au diable – s’il en voulait – pour être le maître d’un semblable trésor !

Et il poussa un soupir qui résumait ses regrets de ne pouvoir commettre le crime réservé à Louis XV.

Puis changeant d’idée :

 Mais Thérèse ? va-t-elle bientôt avoir terminé ? Puisqu’elle peut ouvrir la grande porte, inutile que j’essaie de passer par l’autre. Avec un chien de garde comme le père Tanguy, il y a toujours quelque chose à craindre.

Il achevait ces mots, quand il tressaillit soudain, et prêta l’oreille.

Un bruit insolite, suivi de plaintes et de gémissements, venait de l’intérieur du bâtiment principal.

 Que signifie ce tapage ? se demanda-t-il ; – Thérèse se serait-elle trompée en croyant tout le monde endormi… et aurait-elle les nonnes à ses trousses ? Mordieu ! si cela était, nous serions pris comme rats au piège.

Il écouta.

Le bruit continuait.

Une seconde, il demeura indécis : devait-il tenter de fuir avec mademoiselle de Nevers et laisser la Vignon se tirer d’affaire comme elle le pourrait ?

Il en eut une forte envie.

Mais réfléchissant aussitôt que son salut dépendait de celui de la nécromancienne, il fit taire sa couardise et se résolut à aller voir ce dont il s’agissait.

Déposant donc la jeune fille à terre contre le mur, il s’élança vers une entrée qu’il apercevait et, s’étant engagé dans un corridor, rencontra, au bout de quelques pas, un escalier dont il franchit prestement les degrés.

Arrivé en haut, il fut témoin d’une scène étrange.

Devant lui s’étendait un long couloir éclairé, à l’extrémité où il était, par une lampe-veilleuse placée sur une console fixée à la muraille.

Le long de ce couloir s’ouvraient les cellules des sœurs. La première du côté de l’escalier était celle de la supérieure ; la suivante, celle de Louise Moutier.

Sur le seuil de cette dernière se trouvait Thérèse Vignon, enlaçant d’un bras la jeune pensionnaire endormie et repoussant, de l’autre, l’abbesse, qui, défaillante, s’accrochait à ses vêtements.

Voici ce qui avait amené cette scène :

Sœur Philippine, ainsi que les autres Augustines, avait bien absorbé, mélangée à la boisson servie au repas du soir, la liqueur donnée par la tireuse de cartes à sœur Benoîte. Toutefois, n’ayant fait que tremper ses lèvres dans son verre, une très petite quantité seulement du narcotique avait pénétré en elle et, au lieu du sommeil de plomb dont elle aurait dû être accablée, elle n’avait été prise que d’une torpeur, sorte d’engourdissement général qui, tout en paralysant son corps, lui laissait néanmoins la pensée à peu près lucide.

Il en résulta que, lorsque la Vignon entra dans la cellule de Louise Moutier, elle perçut très bien le grincement des gonds de la porte et le bruit que faisait la coquine pour retirer celle-ci de sa couche.

Étonnée de ce mouvement inusité chez sa pupille, en même temps qu’envahie par une subite angoisse, elle avait réussi, non sans peine infinie, à reconquérir une partie de son énergie et à gagner le couloir où, épouvantée, elle avait vu celle qu’elle connaissait sous le nom de madame Thibaut s’apprêtant à emporter Louise comme une proie.

Alors, elle s’était jetée sur la misérable et avait exhalé les plaintes que Rigobert avait entendues.

Nous disons « plaintes », car on ne pouvait appeler autrement les sons rauques et voilés qu’elle émettait, quoique son intention évidente eût été de pousser des cris perçants.

Malheureusement, sa gorge contractée se refusait à laisser passer sa voix et la rendait pour ainsi dire aphone.

À l’aspect du jeune homme, Thérèse s’écria en lui désignant Louise Moutier :

 Vite, Rigobert, viens vite m’alléger de ce fardeau, que je me débarrasse de l’abbesse, sans quoi nous sommes perdus.

Un instant suffit au gredin pour s’emparer de la pensionnaire.

Les traits de la supérieure exprimèrent une angoisse indicible, car elle se sentit désormais impuissante à s’opposer au rapt de sa pupille.

En effet, dès qu’elle eut les mains libres, la nécromancienne se dégagea brutalement de ses étreintes, et commença à descendre l’escalier avec Rigobert portant la jeune fille.

Mais en les voyant prêts à disparaître, la pauvre femme parut recouvrer ses forces et se mit à les suivre comme un automate en redoublant ses gémissements.

 Au diable la pleureuse ! fit l’ex-comédien en colère ; – va-t-elle nous faire la conduite longtemps ainsi ? Elle finira par nous trahir.

» Ma foi, tant pis ; aux grands maux les grands remèdes : je vais la remonter dans sa cellule et l’attacher au lit avec ses draps. Tiens, reprends-moi la petite.

 Attends, repartit Thérèse, – elle va y remonter d’elle-même.

Faisant aussitôt face à l’abbesse, la Vignon darda sur elle l’éclair de ses yeux, et étendit les mains dans la direction de sa tête en un geste plein d’autorité.

Rigobert la regardait avec stupeur.

 Deviens-tu folle ? demanda-t-il. – Je te dis de reprendre la jeune fille.

 Dormez !… commanda Thérèse sans lui répondre. – Dormez ! Je le veux !…

À ces mots, la supérieure eut une suprême révolte et, jetant les bras pour tenter de ressaisir mademoiselle Moutier, cria cette fois d’une voix déchirante :

 Louise, Louise… ma fil…

Elle n’en put dire davantage.

Tout à coup, elle s’arrêta, comme si une barrière se fût dressée devant elle. Il sembla même qu’elle venait de recevoir un choc.

 Dormez !… répéta Thérèse en augmentant l’intensité de son regard.

Les bras de l’abbesse retombèrent alors le long de son corps et ses paupières, après avoir battu à plusieurs reprises, s’abaissèrent lentement sur ses prunelles que peu à peu elles voilèrent en entier.

 Maintenant, ordonna la Vignon, – rentrez dans votre logement et demeurez-y jusqu’à ce que le soleil ait accompli le quart de sa course.

Docile à cet ordre, sœur Philippine remonta d’un pas automatique les quelques marches qu’elle avait descendues et alla réintégrer sa cellule où on l’entendit s’enfermer.

 C’est stupéfiant ! dit Rigobert ; – le diable et toi, vous devez faire bon ménage, et je ne voudrais pas être ton ennemi, ma belle… Voyons, ne me regarde pas ainsi ou je lâche tout !… Mais ne perdons pas de temps, c’est le mieux que nous ayons à faire ; il pourrait surgir encore quelque événement désagréable dont peut-être nous ne nous tirerions pas aussi aisément.

 As-tu été chercher Blanche de Nevers ? demanda Thérèse quand ils furent au bas de l’escalier.

 Oui, oui, elle est tout près d’ici. Je l’ai laissée un moment au frais pour aller voir ce qui se passait là-haut.

 Eh bien ! donne-moi la petite Moutier et va la reprendre… je file.

Rigobert remit l’enfant à la Vignon, sortit du corridor avec elle, et, pendant que sa complice, faisant le tour du bâtiment, prenait rapidement le chemin de la grande porte, il se dirigea vers l’endroit où mademoiselle de Nevers, privée de sentiment, était adossée contre le mur.

Arrivé près de Blanche, qui continuait à être plongée dans un profond sommeil, l’ex-comédien se baissa pour la soulever. Mais il ne l’avait pas seulement effleurée de l’extrémité de ses doigts, qu’une ombre se projetait sur le mur et qu’une voix rude criait derrière lui :

 Ah çà ! qu’est-ce que tu fais là, Joson ? Je serais curieux de le savoir !

Galvanisé, Rigobert se dressa comme un ressort et fit une volte qui le mit presque nez à nez avec le père Tanguy.

La stupeur où le jeta la présence inopinée du vieux jardinier fut telle, qu’il en demeura comme pétrifié et troublé au point de ne pouvoir répondre un seul mot.

Cette présence lui était cependant imputable.

Elle avait pour cause l’oubli qu’il avait commis de ne pas fermer la lucarne du réduit en quittant la maisonnette.

L’air frais du dehors, en pénétrant à l’intérieur du logis, avait fini, en effet, par réveiller le père Tanguy. Car il est bon de dire que le vieux soldat, quoique vivant de l’ordinaire du couvent, avait grand soin de s’abstenir de ce qui en constituait la partie liquide, partie composée d’un peu de vin – très peu – additionné de beaucoup d’eau, parfois même d’eau pure tout bonnement.

À ce breuvage insipide il substituait régulièrement un verre ou deux de bourgogne, dont il avait toujours quelques bouteilles cachées au fond d’un bahut, et s’en trouvait fort bien.

C’est ainsi qu’il avait fait encore ce soir-là, s’épargnant, sans s’en douter, l’absorption du narcotique de la Vignon.

D’où son réveil, sous la fraîcheur de la nuit.

En sentant celle-ci venir le caresser de sa froide haleine, il avait pensé avec raison qu’il devait y avoir quelque chose d’ouvert chez lui et s’était levé pour s’en assurer.

Il avait commencé par visiter la porte et la fenêtre de sa chambre et, reconnaissant que l’une et l’autre étaient hermétiquement closes, il était allé dans le petit local, où, sur-le-champ, il avait constaté la levée du carreau de la baie et la disparition de son neveu.

Singulièrement surpris de cette disparition, il s’était mis immédiatement à la recherche de Joson et, après avoir fouillé le potager dans tous les coins et recoins, était entré dans le jardin. Ne l’y rencontrant pas non plus, il se disposait à retourner à son logis, se disant que peut-être le jeune homme y était revenu pendant son absence, lorsqu’il avait aperçu de loin une silhouette se mouvant près du cloître.

Il s’était alors approché à pas de loup, et avait reconnu le fugitif qu’il avait interpellé comme nous venons de le voir.

 Allons, réponds… Je te demande ce que tu fais là ? répéta le bonhomme en considérant Rigobert avec des yeux interrogateurs dans lesquels celui-ci put lire rien moins que la douceur. – Est-ce que tu as l’habitude de te promener la nuit, mon gars ?

D’un mouvement instinctif, l’ex-comédien s’était placé devant Blanche et la dérobait complètement au vieillard. Malgré cela, sa situation était des plus embarrassantes, car d’un instant à l’autre, pour peu qu’il se dérangeât, ce dernier ne pouvait manquer de la découvrir.

Un quart de minute s’écoula pendant lequel le gredin reprit son sang-froid.

 Je n’ai qu’un moyen de sortir de ce mauvais pas, se dit-il dès qu’il put raisonner, – c’est d’essayer d’acheter la complicité du vieux et, s’il refuse, de le mettre hors d’état de s’opposer à mon départ d’ici avec la fille du duc.

Donnant aussitôt suite à son idée, il cria dans l’oreille de l’ancien soldat :

 Père Tanguy, cinq cents livres pour vous, si vous me laissez tranquillement faire la besogne dont je suis chargé.

 Hein ! fit le jardinier stupéfait, – que me chantes-tu là avec tes cinq cents livres et ta besogne ?

 Je vous dis que si vous faites semblant de ne rien voir de ce qui va se passer, je vous apporte demain vingt-cinq louis d’or à l’effigie de Louis XV. Est-ce clair ?

Et, se déplaçant, d’un geste cynique il montra Blanche sur laquelle tombait un pâle rayon qui la nimbait comme une martyre.

 Un cadavre ! exclama le père Tanguy terrifié.

 Mais non ! mais non ! fit Rigobert. – Vous voyez bien qu’elle dort, cette jeunesse !

Le vieillard se pencha sur mademoiselle de Nevers et releva la tête au bout d’une seconde. La commotion qu’il venait d’éprouver en la reconnaissant avait fait blanchir son visage qui se marbrait de taches d’un rouge vif. À la vue de l’attitude résolue du drôle, qui ne prenait plus la peine de jouer son rôle de paysan, il comprenait enfin que si la malheureuse étendue devant lui était dans cet état, c’est qu’on voulait commettre sur sa personne un crime plus effroyable cent fois que l’assassinat.

Il avait souvent entendu parler de ces rapts de jeunes filles, accomplis dans les couvents ou ailleurs, sur les ordres de fastueux débauchés, et ne doutait point que son pseudo-neveu ne fût actuellement l’agent de quelqu’un de ces personnages.

Il ignorait qu’il agissait pour le compte du roi.

L’eût-il su, d’ailleurs, que son indignation n’en eût pas été moindre.

Aussi, n’écoutant que la fureur qui venait de lui monter au cerveau, il se rua sur Rigobert en s’écriant :

 Bandit ! tu veux enlever cette enfant pour la jeter en pâture aux désirs de quelque misérable libertin, n’est-ce pas ? Mais je suis là, moi… et je saurai bien t’en empêcher.

Et son heurt contre l’ex-comédien fut si violent que celui-ci, qui ne prévoyait pas cette brusque agression, faillit choir du coup sur le sol. Ce fut le mur contre lequel il buta qui le retint.

 Quoi donc ! dit-il alors d’un air railleur en reprenant son équilibre, – vous voulez faire le méchant au lieu de nous arranger gentiment ensemble ? À votre aise, père Tanguy, ça vous regarde.

 Oui, ça me regarde, chenapan, répondit le vieillard qui l’empoigna à la gorge. – Tu vas d’abord pâtir pour t’être moqué de moi… pour m’avoir fait croire que tu étais le fils de ma pauvre Monique, qui serait morte plutôt que de mettre au monde un scélérat de ta trempe !… Brigand ! où as-tu volé les papiers que tu m’as montrés ce matin ?

 Vous êtes curieux, bonhomme… Mais en voilà assez ; une dernière fois refusez-vous mon offre : cinq cents livres demain avant dix heures ?…

Par un phénomène assez fréquent chez les sourds, l’exaspération où était le vieux jardinier lui rendait presque l’ouïe. Ses nerfs auditifs, sous le stimulant de la colère, recouvraient une partie de leur sensibilité et il ne perdait pas une des paroles que lui adressait Rigobert qui, pourtant, s’exprimait à une certaine distante de son oreille.

 Non seulement je refuse ton honteux marché, lui répliqua-t-il, – mais de plus, je vais te livrer aux gens de police pour qu’on t’envoie où est ta place, c’est-à-dire aux galères.

Il cherchait en même temps à renverser le jeune homme pour s’en rendre maître.

Robuste encore comme il l’était, il espérait arriver à le vaincre promptement, d’autant que le recul qu’il lui avait fait subir en premier lieu lui donnait à penser que sa résistance serait de courte durée.

Malheureusement il se trompait. Rigobert était également très vigoureux, et avait, en outre, l’avantage de la jeunesse.

Dès que ce dernier se fut convaincu que tout accommodement avec l’ancien soldat était impossible, de la défensive où il était resté jusqu’alors il passa à l’offensive.

D’un mouvement énergique, il fit lâcher prise au père Tanguy, puis, le saisissant à bras-le-corps avec une force irrésistible, il le bascula brusquement sur le sol, où il le maintint étendu en lui appliquant un genou sur la poitrine.

Ceci fait, il tira un mouchoir de sa poche, le roula en bâillon et le plaça sur la bouche du vieillard. Ensuite, détachant de sa taille une longue ceinture, il lui en lia solidement les pieds et les mains.

Tout cela avait été exécuté avec une telle rapidité que le pauvre homme n’avait pas eu le temps de se reconnaître.

Quand Rigobert le vit aussi complètement immobilisé, il se releva en lui disant :

 Bien fâché, « m’n oncle », d’avoir été obligé d’en venir à cette extrémité ; mais, vous savez, le service de Sa Majesté avant tout. Cette belle enfant va aller achever son somme dans un des petits salons du harem royal… Au revoir et sans rancune.

Sur ce, il reprit mademoiselle de Nevers et à son tour fila vers la grande porte.

La Vignon ne l’avait pas attendu. De loin, elle avait perçu le bruit d’une altercation et, se doutant que son complice venait de faire une mauvaise rencontre, elle avait craint que son expédition nocturne n’eût à en souffrir et s’était empressée de décamper.

Son départ, d’ailleurs, importa peu à Rigobert ; ils n’avaient plus rien à faire ensemble et allaient maintenant chacun de leur côté.

Aussi, une fois hors du couvent, le gredin ne songea-t-il qu’à s’en éloigner au plus vite, et bientôt, on aurait pu le voir s’acheminer à grands pas vers la Seine, en coupant à travers les terrains vagues qui, au siècle dernier, faisaient de cette partie de Paris, aujourd’hui si peuplée, un véritable désert.

4. Le neveu du Père Tanguy

Huit jours plus tôt, chargé par maître Lebel, qui avait reçu des ordres de la Pompadour et les lui avait transmis, d’enlever la fille du duc de Lagardère-Nevers pour la conduire à la maison secrète du roi, Alcide Rigobert s’était mis en campagne sans se rendre un compte bien exact des difficultés qu’il allait avoir à vaincre.

Il ne tarda pas à s’apercevoir que sa mission était beaucoup plus malaisée qu’il ne se l’était figuré d’abord.

Aux premiers renseignements qu’il prit sur la manière de pénétrer dans le couvent des Augustines de Picpus, demeure momentanée de la jeune fille à enlever, il comprit que c’était là une affaire qui demandait à être conduite avec une adresse peu commune, sous peine d’échouer complètement dès le début.

En effet, si la grande entrée du couvent ne s’ouvrait que sur une autorisation spéciale de l’abbesse, la petite n’était pas moins presque impossible à franchir, la garde en incombant au père Tanguy, vieux cerbère incapable de se laisser toucher par les bonnes paroles ou même de se vendre.

Le père Tanguy était un ancien soldat de Fontenoy à qui le duc de Noailles, sous lequel il avait servi jadis, avait fait prendre là ses invalides.

Le bonhomme était encore très vert en dépit de ses soixante ans sonnés, et remplissait parfaitement son double office de jardinier et de gardien.

Il n’avait qu’une petite infirmité, nous le savons : il était sourd comme un cachot de la Bastille.

Cela lui était venu à la suite d’un formidable coup de mousquet qu’un Anglo-Saxon lui avait asséné sur la tête, dans un corps-à-corps qu’il avait eu avec lui à la fameuse bataille contre les Anglais.

Tout autre que le crâne du père Tanguy eût éclaté comme une noix fraîche sous un pareil heurt ; mais le sien possédait, il faut croire, une force de résistance peu ordinaire, car c’est à peine s’il en fut fêlé.

Le chirurgien qui le pansa dut même chercher longtemps à travers la broussaille de ses cheveux l’endroit où il avait été touché, et ne put, en définitive, que constater une légère contusion au cuir chevelu.

Il est vrai de dire qu’il était Breton et que les fils de la vieille Armorique passent pour avoir la tête d’une dureté exceptionnelle.

Seulement, comme il eût été trop beau pour lui de se tirer de là indemne, il advint que la commotion produite par le coup réagit sur ses nerfs auditifs qui, depuis lors, restèrent paralysés.

D’où sa surdité quasi absolue.

Mais cela ne le gênait en rien pour l’accomplissement de ses fonctions.

À quoi d’ailleurs lui eussent servi ses oreilles ?

A-t-on besoin d’entendre pour planter des rosiers ou sarcler des carottes ?

Non, certes ; pourvu qu’on ait des yeux, c’est tout ce qu’il faut, et les siens étaient excellents.

Une seule chose aurait pu lui causer quelque ennui : c’était la venue des fournisseurs qui, comme nous l’avons dit, entraient par la porte du potager.

Il est évident que, vu son infirmité, le père Tanguy eût eu de la peine à savoir le moment où ils se présentaient, aussi fort qu’ils eussent frappé contre l’huis.

Mais nous savons que pour obvier à cet inconvénient, il avait été entendu entre eux et lui qu’ils ne viendraient qu’à des heures et des jours déterminés.

De la sorte, aux jours et aux heures indiquées, le vieux soldat n’avait qu’à aller ouvrir la porte pour les trouver derrière.

Si quelqu’un d’eux faisait défaut, tant pis pour lui ; il la refermait impitoyablement et le manquant devait attendre qu’elle s’ouvrit de nouveau dans les conditions spécifiées.

Toute supercherie était donc impossible et il n’y avait pas d’exemple qu’un intrus se fût introduit dans la bergerie par une porte ou par l’autre.

 Comment diable ! se demandait Rigobert, – vais-je parvenir à pénétrer là-dedans sans donner l’éveil.

La chose lui semblait fort ardue, et c’est vainement qu’il se creusait la tête pour résoudre ce problème, lorsqu’un soir, en remontant le faubourg Saint-Antoine après avoir passé une partie de la journée à examiner le couvent sur toutes ses faces, ainsi qu’il le faisait quotidiennement depuis une semaine, il fut abordé par un gros benêt de paysan qui lui demanda à brûle pourpoint :

 M’sieur, n’connaissez-vous point m’n oncle Yvonnec Tanguy qu’est un ancien soldat militaire ?

 Non, allait brièvement répondre Rigobert pour se débarrasser de l’importun.

Mais avant qu’il n’eût prononcé ce mot, il se souvint, fort heureusement pour lui, que le nom de Tanguy était celui du jardinier de l’inviolable demeure qu’il assiégeait des yeux depuis longtemps.

 Hein ! fit-il alors en s’arrêtant court devant le personnage. – Vous me demandez si je connais un ancien militaire du nom d’Yvonnec Tanguy ?

 Pour vrai, m’sieu, je n’mens point ! reprit le rustaud. – M’n oncle Tanguy, l’ frère à sa sœur Monique d’Quimperlé qu’est près Quimper.

 Comment est-il, votre oncle ? interrogea l’homme de maître Lebel, voulant voir s’il allait lui faire le portrait du jardinier du couvent, que plusieurs fois il avait aperçu au moment où il ouvrait la porte aux fournisseurs.

 J’ n’en savons ren de ren, lui renvoya-t-il. – Je n’ l’ons quasiment jamais avisé.

 Vous ne l’avez jamais vu ?

 Sans mentir ! pour c’te raison qu’y s’en ai parti du pays n’avant que j’ soye év’nu au monde.

 Savez-vous au moins ce qu’il fait ?

 Non fait ! ni brin, ni peu, ni point !

Les réponses négatives du gars embarrassaient Rigobert.

L’oncle Tanguy était-il le même Tanguy que celui du couvent ?

C’est ce qu’il lui importait de savoir, car tout en parlant, il venait de concevoir un plan destiné à lui permettre de s’introduire enfin chez les sœurs Augustines.

Pour cela, par exemple, il fallait être absolument sûr que l’oncle du Quimperlois et le jardinier des recluses de Picpus ne faisaient qu’une seule et unique personne.

 Écoutez, mon garçon, lui dit-il, après réflexion. Je ne puis aujourd’hui vous donner aucune indication précise au sujet de votre parent. Mais comme je vous vois dans l’embarras, et que j’aime à obliger les gens, je vais prendre des informations sur lui dès ce soir, partout où j’ai l’habitude d’aller, et si vous voulez vous trouver demain à pareille heure à cette place, je pourrai peut-être vous renseigner utilement à son endroit.

 Tout d’ même, m’sieu, fit le gars en tirant une mèche de ses cheveux, car il avait gardé son large chapeau à la main. – J’sons ben vot’ serviteur. Dré donc ! d’main sitôt la vesprée, j’ serons planté là n’à vous espérer.

Là-dessus, les deux interlocuteurs se séparèrent pour aller chacun de leur côté.

Trop malin pour négliger cette occasion qui pouvait être bonne, Alcide Rigobert alla aussitôt vider quelques gobelets dans un cabaret du faubourg tenu par un nommé Bonnard, qu’il savait fournir le couvent de vin et, sans avoir l’air de rien, lui causa du père Tanguy.

Tout de suite le cabaretier, dont la langue était assez alerte, le renseigna à souhait en lui apprenant que le bonhomme était de Quimperlé et avait été soldat autrefois.

Il le lui avait entendu dire maintes fois à lui-même.

N’en désirant pas davantage, Rigobert sortit alors du cabaret et courut chez un individu de ses amis qui lui avait de nombreuses obligations d’argent et était, en retour, tout à sa dévotion.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années qui, justement, avait été autrefois dans l’armée et conservait un reste d’allure martiale.

Sans l’initier à son plan, l’émissaire de maître Lebel lui expliqua le service qu’il allait avoir à lui rendre.

Il devait se faire passer pour l’oncle d’un jeune Breton qu’on lui amènerait et s’ingénier à le garder dans son logement sept ou huit jours ; après quoi, il s’en débarrasserait sans beaucoup de façons, le gars étant bien trop simple pour avoir seulement l’idée de lui chercher noise.

L’individu accepta sans difficulté de jouer le rôle dont on le chargeait et, le lendemain, ayant trouvé le Quimperlois exact au rendez-vous, Rigobert le lui conduisit en assurant au gars, pendant le trajet, qu’il avait pu réussir à découvrir son parent.

L’entrevue fut touchante, et l’ami de l’ex-comédien fut si habile que « son neveu » n’eut pas le moindre soupçon de la supercherie.

Après les premiers épanchements, Rigobert émit l’avis de faire à trois un bon dîner afin de mieux sceller la reconnaissance.

Cette proposition fut acceptée, comme bien on pense, étant donné surtout que le brave et sensible Alcide offrait. Il descendit chercher des victuailles, surtout de nombreux flacons de vin, et les deux complices se mirent à table avec leur dupe.

Le Quimperlois mangeait et buvait en vrai Breton qu’il était.

 Ah dame ! ah dame ! disait-il avec admiration en avalant le vin qu’on lui versait avec abondance, – v’là d’ la cidrette qu’est bonne, droite en goût, dure en cidre ! Sans mentir, qu’est péché !

Seulement, n’étant habitué qu’à boire du cidre doux, au sixième plein bord, gris comme une compagnie de lansquenets, le gars roula sous la table.

C’était ce que voulaient ses deux compagnons.

Ils le déshabillèrent et l’étendirent sur le lit.

Une fois en possession des effets du gars et de ses papiers, Rigobert s’en alla en enjoignant de nouveau à son ami de ne pas le laisser échapper avant l’époque convenue.

Il était, dès lors, en mesure d’exécuter son dessein, car le Breton, auquel « la cidrette » déliait la langue, avait largement raconté toutes ses histoires de famille en un jargon singulier dont le coquin n’avait eu garde de laisser échapper aucune nuance, décidé qu’il était à en faire son profit.

Il ne restait donc plus à Rigobert qu’à se donner l’extérieur d’un paysan breton pour se substituer sans peine à lui vis-à-vis du véritable père Tanguy.

Il avait déjà le costume – un peu trop large pour lui, il est vrai, le gars auquel il l’avait emprunté avec tant de délicatesse étant râblé comme un jeune taureau – et savait imiter la prononciation nasillarde ; aussi, grâce à son ancien métier de comédien, il devait parvenir sans peine à faire aboutir sa ruse.

Le matin du jour précédant cette nuit où devait avoir lieu le double rapt au couvent de Picpus, le bonhomme Tanguy était occupé à écheniller un plan d’artichauts quand un petit caillou, lancé du dehors vint tomber près de lui.

Il n’y fit pas grande attention.

 C’est un gamin qui s’amuse, pensa-t-il.

Et il continua son travail.

Mais, au bout d’un instant, un deuxième caillou, cette fois un peu plus gros, vint le toucher au bras en lui effleurant l’épaule.

 Crosse de mousquet ! jura-t-il. (Cet innocent juron était le seul auquel l’abbesse voulût bien fermer l’oreille, eu égard au mal irrémédiable qu’avait causé au bonhomme un coup de cet instrument brutal.) – Crosse de mousquet ! un peu plus je le recevais sur la nuque.

Attends, attends, garnement, cria-t-il de la place où il était ; – je vais aller t’allonger les oreilles, moi !…

Supposant que cette menace suffirait pour éloigner le lanceur de projectiles, il se remit tranquillement à sa chasse aux chenilles.

Il fut vite détrompé.

Un troisième caillou, suivi bientôt d’un quatrième, l’un et l’autre d’une grosseur respectable, vinrent s’abattre à ses pieds.

 Ah çà ! le chenapan veut donc me tuer ! exclama le vieux jardinier furieux.

Comme il achevait ces mots, un cinquième caillou passa par-dessus le mur et prit la direction des autres.

 Double crosse de mousquet ! proféra-t-il, en proie à une violente colère, – c’est par trop fort !

Prenant alors une solide gaule qui lui servait à ramer des pois et avec laquelle il avait l’intention de caresser vigoureusement les côtes de son agresseur, il s’achemina vers la porte des fournisseurs qu’il ouvrit aussitôt, prêt à s’élancer à la poursuite du téméraire facétieux.

Mais à peine l’huis avait-il tourné sur ses gonds, que le père Tanguy se sentit le col enlacé par deux bras robustes qui le serrèrent à l’étouffer en même temps que, sur ses joues, furent appliqués deux baisers retentissants.

Le bonhomme, saisi au plus haut point de cette brusque accolade, en demeura tout d’abord sans mouvement et comme pétrifié.

Enfin, parvenant à se dégager de l’étreinte sous laquelle il perdait le souffle, il se prit à regarder le personnage qui se livrait sur lui à cette explosion de tendresse singulière.

C’était un gros et solide gaillard de vingt-trois à vingt-quatre ans, à la figure rougeaude et à l’air stupidement niais, vêtu du costume des paysans bretons.

À côté de lui, à terre, était un paquet, attaché au bout d’un fort bâton de cornouiller.

 Ah ! dame ! ah ! dame ! m’n oncle, que j’ sons donc aise d’ vous vère ! glapit le gars d’une voix aiguë et en faisant mine de s’élancer de nouveau au cou du vieillard. – Ah là ! oui m’n oncle ; sans point mentir, j’ m’amuse !…

Mais le père Tanguy, peu soucieux de subir une seconde accolade, éloigna le rustre de la main, et assez rudement même.

 Da ! vous m’repoussez, m’n oncle, reprit celui-ci, qui éleva encore son diapason et parut stupéfait. – Ah ! ben ! tonton, si j’ m’attendions à ça !…

En Basse-Bretagne « tonton » est l’expression consacrée pour désigner un oncle. Si l’oncle ajoute à cette qualité celle de parrain, on l’appelle alors « tintin ».

 Quoi ?… qu’est-ce que vous dites ?… demanda le vieillard qui ne percevait pas un mot des phrases débitées par l’inconnu.

 J’ disons, m’n oncle, que j’ sons vot’ n’veu Joson… Joson Miroux, l’ fieu à vot’ sœur Monique d’Quimperlé qu’est près Quimper.

Cette fois, le ton du gars était devenu si perçant qu’il réussit à faire vibrer le tympan engourdi du bonhomme.

 Vous !… toi !… mon neveu !… exclama-t-il alors avec un profond ébahissement et croyant avoir mal entendu.

 Oui, m’n oncle… l’ fieu à vot’ sœur Monique, répéta le rustre ; – savez ben, la celle qu’avait pousé en mariaige Yves Miroux, l’ rouisseur d’ chanvre ?

Ces paroles rappelèrent soudain au vieux soldat qu’en partant pour l’armée, vingt-cinq ans auparavant, il avait laissé au pays une sœur plus jeune que lui, nouvellement mariée, et dont il avait toujours ignoré le sort, n’étant jamais retourné là-bas.

On pense s’il était surpris d’avoir tout à coup de ses nouvelles d’une aussi étrange façon.

Et pour la première fois, depuis bien longtemps, il se sentit au cœur comme un attendrissement.

Il ne songeait plus maintenant à repousser le Quimperlois qui, le voyant dans de meilleures dispositions à son égard, s’était peu à peu rapproché de lui.

 Monique !… tu serais le fils à Monique ?… fit-il avec une certaine émotion.

 Pour vrai, m’n oncle, j’ sons son p’tiot… et c’est elle qui m’envoie devers vous, répondit le Breton, en plaçant sa bouche tout près de l’oreille du vieux jardinier.

 Ah ! c’est elle qui t’envoie ? Elle s’est donc souvenue de moi… après vingt-cinq ans ?

 Madoué ! pour la vérité vraie, c’est la vraie vérité qué s’en est souv’nue ; elle s’en souv’nait souventes fois même. N’y avait point d’ semaine qu’é n’gémît comme ça, approchant : « M’ frère, m’ pauvre Yvonnec, bonne Vierge ! qué qu’il a fait faisant d’puis qui nous a quittés ? Où qu’il est à c’te heure d’à présent maintenant ? »

 Vrai, elle disait ça ?… Quand tu retourneras au pays, tu lui feras savoir…

 Dame ! oh ! dame ! j’ n’y r’tournerons mie, ni point d’ sitôt, m’n oncle, interrompit Joson qui fit une grimace à fendre l’âme.

 Pourquoi donc ?

 Dame ! oh ! dame ! reprit le gars, – c’est qu’ la digne femme a rendu s’n’esprit !…

 Elle est morte ? s’écria le père Tanguy, vivement affecté de cette nouvelle.

 Las oui ; n’y a un mois tout rond… Qué malheur !…

En prononçant ces mots, le gars se mit à sangloter et à genoux lamentablement.

Le père Tanguy lui-même avait les yeux humides et était tout troublé ; car, au plaisir qu’il venait d’éprouver en apprenant que sa sœur ne l’avait pas oublié, succédait soudain le chagrin de l’avoir perdue.

Toutefois, pensant qu’un homme, un ancien soldat surtout, doit se raidir contre la douleur, il maîtrisa la sienne et reprit :

 Voyons, p’tiot, faut pas te désoler de la sorte : c’est un malheur sûrement, et un grand, j’en conviens ; mais enfin nous n’y pouvons rien, ni toi, ni moi. Cesse donc de pleurer, ou du moins, ne pleure pas si fort.

 J’vas tâcher, mon tonton, répliqua Joson en se tamponnant les yeux avec les deux poings. – C’est qu’ si vous saviez comme c’tait une bonne femme ! la mère !… oh ! sans mentir !

 Ça, c’est certain, c’était une excellente femme, renvoya le vieillard ; – mais c’est peut-être justement pour ça qu’elle a filé, attendu, la chose est connue, que les meilleurs s’en vont plus vite que les mauvais. Et de quoi donc a-t-elle trépassé ?

 D’une fièv’e d’ la tête, une fièv’e… une fièv’e… tendez donc, l’ rebouteux a dit disant qu’ ça s’app’lait…

 Dans la tête ? ce doit être une fièvre cérébrale, dit le père Tanguy qui avait entendu prononcer le terme par le docteur du couvent.

 Vrai ! vous y êtes ; une fièv’e céré… céré…

 Brale, acheva le bonhomme. – Enfin, je te le répète, nous n’y pouvons rien, et il faut te faire une raison. Mais comment se fait-il qu’elle t’ait envoyé vers moi, puisqu’elle ne savait point où j’étais ; et dans quel but l’a-t-elle fait ?

 V’là ce qu’ c’est, m’n oncle. Quand elle a vu qu’ c’était l’ fini d’ la fin et qu’y fallait qué s’en sauve d’vers Dieu, elle m’a appelé près d’elle et m’a dit comme ça :

» Joson, mon pauv’ gars, c’est l’ grolet (râle d’agonie) qui vient venant… Lorsque j’ s’rons terrée en terre, v’là c’ que tu f’ras :

» Comme t’es pas très esprité, qu’ t’es même diot un tantinet et qu’ici on s’moque d’ toi à c’te cause, c’ qui t’empêche d’ trouver d’ l’ouvrage, tu t’en partiras du pays et t’en iras à la r’cherche d’ ton tonton Yvonnec. J’ ne savons point où qu’y peut être, ni s’il est core de c’ monde ; mais j’ons idée qu’ s’il n’est point défunt, y gîte à Paris. C’est un ancien soldat militaire, et ces anciens-là, à c’ que j’ons entendu, s’ casent tretous dans la capitale. Donc, tu partiras là-bas, et l’ cherch’ras tant qu’ tu pourras partout dans la grand’ville.

» Quand tu l’auras rencontré – si tu l’ rencontres, tu lui diras, disant :

» — M’n oncle, j’ sons l’ fieu à vot’ sœur Monique et j’ venons près d’ vous à c’te fin, qu’ vous m’ trouviez à faire qué’qu’ chose, parce que, par chez nous, n’y a pas d’ travail pour mé. – Sûrement, qu’elle a ajouté : y t’casera qué’qu’ part, n’importe où, vu qu’à Paris, y a des places pour tout l’ monde qu’a des bras, même pour les innocents comme té.

» Pour lors, sitôt qu’ j’ons eu planté la croix su sa tombe, j’ons fait mon paquet et m’ sons mis en route.

» Drè mon arrivée à Paris, y a d’ ça trois jours, j’ons d’mandé à tous les allants :

» — N’connaissez-vous point m’n oncle Yvonnec Tanguy, un ancien soldat militaire ?

» — Non, qu’ me disaient les uns en s’ gaussant d’ mé… Qué qu’ y fait, vot’oncle ? m’ questionnaient les autres.

» — J’en ignore, sans mentir, que j’ répondais à ceux-là. – Tout c’ que j’ savions c’est qu’ c’est le frère à sa sœur Monique Miroux d’ Quimperlé qu’est près Quimper.

» Dame !… faut croire qu’ça n’les avançait point, car aucun d’eux n’pouvait m’renseigner à vot’ endroit.

» Deux jours pleins, j’ virai dans toute la ville sans avoir plus d’ chance et j’ commençais à m’tourner les sangs d’une belle façon, lorsqu’hier à la brune, m’étant attablé dans un cabaret du faubourg Saint-Antoine pour y casser une croûte, y m’prit l’idée d’ poser ma question au patron.

» — L’ père Tanguy !… qu’y m’ dit comme ça : – j’ crois bien que j’ le connais ; c’est l’ jardinier du couvent des Sœurs Augustines à Picpus. J’ lui vends d’ temps en temps une fiole d’eau-d’-vie pour lui r’monter l’ cœur à c’ brave homme.

 Tiens, tu te trouvais chez Bonnard ? interrompit le vieux jardinier. – En effet, quelquefois je lui achète un flacon de cognac.

 Vrai de vrai ? c’est ça : Bonnard ! J’ai vu son nom sur la d’vanture… Merci ! que j’ fais alors tout joyeux… j’ cours à Picpus.

» — Inutile d’y aller c’soir, r’prend le cabaretier, vous ne pourriez point y entrer.

» Et y m’conte qu’ vous n’ouvriez la porte qu’ certains jours et à certaines heures.

» — Quand est-ce donc qu’y m’faudra y aller ? que j’ demande.

» Y m’ répond :

» — Après-d’main vers deux heures. C’est justement jour d’ fournisseurs et vous entrerez avec eux.

» — Soit, que j’ dis, j’irai après-d’main.

» Mais en m’ réveillant à c’ matin, j’ sens que j’ n’aurai jamais l’ courage d’ patienter encore une journée avant d’ vous voir et m’ v’là aussitôt, à filer dare dare à Picpus.

» J’suis là d’puis p’us d’une heure d’ coucou pour sûr et pour vrai !

» Comme j’ vous ons vu dans l’ potager à travers l’ trou d’ la serrure, j’ vous ons d’abord hélé tant qu’ j’ons pu ; puis vous voyant rester mobile, je m’ sons souvenu qu’ vot’ ami Bonnard m’avions dit qu’ vous aviez l’ z’oreilles clôturées, et dame ! pour vous avertir d’ ma présence, j’ vous ons j’té des pierrettes.

 Qui ont failli m’assommer, grosse bête, gronda en riant le vieillard.

 Pas possible, m’n oncle !

 Parbleu ! j’en sais quelque chose… Enfin n’importe ; je ne m’en plains pas puisque sans cela, je ne t’aurais pas vu avant demain. Mais ton père, il est donc mort aussi ?

 Oh ! lui, j’ tais pas pu haut qu’ ça lorsqu’y s’en est parti.

 Pauvre gars, te voilà seul maintenant !

 Las oui, m’n oncle, j’ n’ons pus qu’ vous.

Le père Tanguy demeura pensif. Certainement il n’abandonnerait pas son neveu. Néanmoins il se demandait ce qu’il allait en faire.

Le garder au couvent, il n’y fallait pas songer.

Aucun homme, sauf lui, n’avait le droit d’y pénétrer.

 Joson, dit-il, – je ne sais pas encore comment je vais m’arranger avec toi. D’après ce que tu m’as fait comprendre, tu n’es pas très malin et, dans ces conditions, ton placement me semble assez difficile. Cependant je ne veux point que ma sœur ait compté inutilement sur son frère et vais tâcher de te trouver un emploi quelconque. En tout cas, je te préviens que tu ne pourras pas rester près de moi ; la règle de l’endroit s’y oppose formellement. Ce n’est donc qu’au dehors que je puis te caser. Seulement, du diable si je sais où. D’abord, qu’est-ce que tu sais faire ?

 Sans mentir, qu’est péché, déclara le gars, – j’ savons bêcher, sarcler, biner, arroser, planter les choux, les carottes, les navets et core un tas d’ choses, dans c’ genre-là s’entend.

 Je vois ce qui t’irait : c’est une place chez un maraîcher. Ça se rencontre bien, ma foi ; il y en a plusieurs aux environs de Vincennes et je dois justement aller par là ces jours-ci chercher des graines de légumes. Je te mettrai chez l’un d’eux.

À l’annonce de la mesure qu’avait l’intention de prendre le père Tanguy à son égard, le Quimperlois ne put réprimer un vif mouvement de dépit, non plus qu’une subite contraction de ses traits, qui modifia entièrement l’expression niaise de son visage ; toutefois cela fut si rapide que le bonhomme ne s’aperçut de rien.

 Oui, mais d’ici à ce que j’aille à Vincennes, qu’est-ce que tu vas devenir ? reprit-il.

 C’que vous voudrez, tonton.

 As-tu de l’argent ?

 J’avions trente écus en partant d’Quimperlé… Y m’en reste un tout net.

 C’est peu, tu n’en as guère que pour deux jours avec ça.

Le vieillard se mit de nouveau à réfléchir.

 Écoute, Joson, lui dit-il après un moment, – voici comment nous pourrons nous arranger pour l’instant. Tu vas entrer dans le jardin, t’installer dans ma cabane, et y rester bien tranquille sans faire aucun bruit ; puis je vais aller conter mon affaire à madame la Supérieure en lui demandant la permission de te garder près de moi, trois ou quatre jours, c’est-à-dire jusqu’à ce que tu sois placé ; tu entends ?

 Oui, m’n oncle, répondit Joson dont les yeux cette fois jetèrent un éclair de joie.

 Auparavant je dois te prévenir que si madame la Supérieure ne m’accordait pas cette permission, ce qui peut arriver, tu aurais à déguerpir immédiatement.

 Dame ! m’n oncle, si c’était comme ça, qu’ voulez-vous ? j’ dévalerions.

 Bon, ce que j’en disais était simplement pour que tu fusses averti. Maintenant suis-moi.

Sur ce, le père Tanguy rentra dans le jardin, précédant son neveu qu’il mena incontinent à ce que, peut-être un peu dédaigneusement, il appelait sa cabane et qui était une petite maisonnette en briques, adossée au mur, à proximité de la porte d’entrée.

Il y enferma le gars à double tour et se rendit ensuite près de l’abbesse pour essayer d’obtenir d’elle l’autorisation de faire faire à Joson un court séjour chez lui.

Au bout d’un quart d’heure il était de retour.

 Tu as de la chance, mon garçon, dit-il à son neveu. – Madame la Supérieure veut bien consentir à ce que je te loge ici, jusqu’à ce que tu sois placé.

Un nouvel éclair de joie, encore plus intense que le premier, brilla dans les yeux du Quimperlois.

 Vrai de vrai ! Elle est ben honnête, vot’ Supérieure, m’n oncle, répondit-il, – et j’ lui dirons un grand merci quand j’ l’avis’rons.

 Et tu auras raison, car ce qu’elle fait là, vois-tu, est une chose défendue par la règle du couvent. Si ça se savait au dehors, elle recevrait un rude galop de monseigneur l’archevêque qui ne plaisante pas là-dessus. Aussi faudra-t-il te cacher le plus possible.

 Je m’ cach’rai, tonton, j’ resterai tout l’ temps dans c’te chambre, s’y l’ faut.

 On ne te demande pas tant que ça. Tu pourras m’aider à travailler un peu au potager ; mais, sous aucun prétexte, sous aucun, souviens-t’en, tu ne devras dépasser la haie que tu vois là-bas, sans quoi, on te renverrait tout de suite.

 C’est dit, m’n oncle, c’est dit ; j’ vous donne l’assurance qu’ la pointe d’ mon sabot n’ se tournera quasiment jamais de c’ côté.

 Bien, j’y compte.

 Et quand que j’ vas l’envisager, vot’ Supérieure ?

 Ce tantôt, après le repas de midi… Comme tu ne dois être aperçu de personne du couvent, elle m’a prévenu qu’elle viendrait ici pour que je te présente à elle ; naturellement elle veut te connaître.

 C’est juste, m’n oncle.

 En attendant, si tu n’es pas trop fatigué, tu peux déjà commencer à me donner un coup de main pour achever l’échenillage de mes artichauts.

 À vot’ service, tonton… et d’ grand cœur ; j’ n’aime quasiment point être une minute sans labeurer.

 Alors, à la besogne.

 

Vers une heure de relevée, vint l’abbesse.

C’était une femme de trente-cinq à trente-six ans, à la physionomie douce et grave.

 Voilà le garçon, madame la Supérieure, dit le père Tanguy en lui désignant Joson qui se tenait debout à côté de lui, gauchement planté sur ses deux longues jambes, et les traits empreints d’une expression encore plus niaise que celle qu’ils avaient le matin.

L’abbesse considéra le nouveau venu avec attention.

 Le pauvre gars n’est pas très dégourdi, ajouta le bonhomme ; – vous savez, il n’a jamais quitté le pays, mais peu à peu l’air de la ville lui donnera de l’aplomb ; au surplus, pour l’ouvrage qu’il aura à faire où nous le placerons, il n’a pas besoin d’avoir beaucoup de malice.

À mesure qu’elle fixait les yeux sur le rustre, le regard de l’abbesse devenait plus scrutateur.

La figure du personnage ne lui revenait qu’à demi.

Joson semblait quelque peu gêné de ce regard et, par moment, cherchait à l’éviter.

 Votre neveu a sans doute des pièces qui établissent son identité ? demanda la Supérieure au jardinier.

 Ma foi, j’ai oublié de m’en assurer, avoua-t-il, – mais il doit en avoir. N’est-ce pas, Joson, que tu en as ?

 Pour vrai, m’n oncle, sans mentir, repartit le Breton ; – j’ vas vous les quérir.

Il alla à son paquet, fouilla dedans et en tira une sorte d’enveloppe en étoffe qui contenait diverses paperasses.

 T’nez, m’n oncle, dit-il au père Tanguy en les lui présentant une à une, – v’là d’abord mon acte d’ baptême, pis l’extrait d’ mort d’ ma défunte bonne femme d’ mère, puis c’lui du père.

Le bonhomme, ne sachant pas lire, les passait, à mesure qu’il les recevait, à l’abbesse qui les examinait minutieusement.

 Elles sont probantes, fit-elle après les avoir tournées et retournées en tous sens, – et constatent d’une manière indubitable l’identité de ce garçon… C’est tout ce que je voulais savoir.

 Oh moi ! je n’ai pas eu besoin de le guigner à deux fois pour être sûr que c’était bien le fieu de ma sœur Monique. Il a l’air de la famille que c’en est frappant et, en le voyant, je croirais voir sa mère.

La Supérieure allait faire observer au père Tanguy que celle-ci ne devait alors guère lui ressembler, à lui, car les traits de Joson différaient complètement des siens ; mais elle pensa qu’il valait mieux garder cette remarque pour elle, et, après avoir jeté un dernier regard au Quimperlois, elle se retira en se disant :

 Ce garçon est à surveiller ; ses yeux ne me reviennent pas.

On sait déjà qu’en lui faisant soupçonner quelque fraude, l’intuition de la digne sœur Philippine ne la trompait point, mais que ses projets de surveillance ne devaient pas entraver l’exécution du double rapt combiné par Rigobert, le faux neveu du père Tanguy, et par Thérèse Vignon.

5. La place Louis XV

Le 20 juin 1763, c’est-à-dire le lendemain du jour où se sont passés les événements qui précèdent, une foule considérable encombrait les abords de la nouvelle place Louis XV.

On inaugurait la statue que le prévôt des marchands, Gabriel-Jérôme de Bullion, de concert avec les échevins, avait résolu, en 1744, d’élever au roi, pour perpétuer le souvenir de son rétablissement après la maladie dont il fut atteint à Metz et qui avait failli mettre toute la France en deuil.

On s’étonnera peut-être que cette résolution, prise dix-huit ans auparavant, soit restée si longtemps sans être exécutée. Mais les quinze premières années avaient été employées par le sculpteur Edme Bouchardon à parachever son œuvre et les trois autres à chercher l’emplacement où devait être érigée la statue.

Ce ne fut d’ailleurs qu’en 1757 – bien que les travaux de la « place du roi » fussent en cours depuis 1750 – que le monarque octroya les lettres patentes pour sa construction définitive et la destination qui lui était réservée.

Commencée en 1748 par Bouchardon, dans ses ateliers du faubourg du Roule, la statue équestre ne fut achevée qu’à la fin de 1762.

Chacun sait, hélas ! combien mal furent employées par Louis XV ces années d’attente. Le gouvernement de Cotillon II, d’ailleurs, n’avait pas été sans porter une rude atteinte à ce surnom de Bien-Aimé dont le prince avait été si vivement touché, qu’il s’était écrié, en apprenant les transports d’allégresse auxquels se livraient ses sujets, lors de son retour à la santé :

« Qu’ai-je fait pour mériter un tel amour ? »

Bouchardon étant mort, son œuvre achevée, mais avant de pouvoir jouir des éloges qu’elle méritait, sa succession fut donnée à Pigalle que l’on chargea d’exécuter les figures et ornements du piédestal.

Bien que le peuple ne songeât plus guère à la statue, et que les bénédictions données au roi se fussent transformées peu à peu en plaintes, Alexandre de Ségur, devenu prévôt des marchands après la mort de M. de Bullion, s’occupa activement de faire parachever le monument promis à la gloire du souverain.

L’emplacement choisi, et qui devait recevoir le nom de place Louis XV, était un vaste espace compris entre la Seine, le garde-meuble des bijoux de la couronne, les Tuileries et les Champs-Élysées.

La statue colossale avait été coulée en bronze d’un seul jet et mesurait quatorze pieds de proportion.

Elle fut transférée sur la place au mois d’avril 1763.

Le roi était représenté à cheval, en costume romain, couronné de lauriers et coiffé à la moderne.

Ce superbe morceau d’art, au dire de toutes les personnes compétentes de l’époque, s’élevait sur un piédestal de marbre veiné, de quinze pieds de long sur neuf de large.

Quatre figures en plâtre doré, qui devaient être exécutées en bronze plus tard, sur les modèles donnés par Pigalle, ornaient les quatre angles du piédestal.

Le devant du massif, en face du jardin des Tuileries, faisait voir deux vertus : la Force et la Paix.

Du côté des Champs-Élysées paraissaient deux autres vertus : la Prudence et la Justice.

Ces vertus, réduites au rôle humiliant de cariatides, devaient bientôt inspirer cette épigramme qui courut tout Paris :

 

Oh ! la belle statue ! Oh ! le beau piédestal !

Les vertus sont à pied, le vice est à cheval !

 

C’était d’une ironie sanglante, mais pourtant non dénué de vérité.

L’ornementation de la place ne fut commencée que plus tard sur les dessins de Gabriel.

Le pont faisant communiquer les deux rives du fleuve n’existait pas à cette époque, et, comme nous l’avons dit plus haut, la place était en quelque sorte encastrée entre les massifs de l’ouest, la barrière de la Seine au sud, les terrasses des Tuileries à l’est, et au couchant le garde-meuble, formant l’angle de la nouvelle rue Royale.

Il nous a semblé nécessaire de donner tous ces détails qui serviront dans la suite de ce récit.

Donc, comme nous venons de le dire, ce jour-là on procédait à l’inauguration de la magnifique effigie de Louis XV.

En raison de l’importance de la cérémonie, le roi y assistait avec la cour au grand complet.

Sur une estrade richement décorée et tapissée de velours rouge orné de crépines d’or, se tenait le monarque ayant derrière lui, à sa droite, madame de Pompadour, et sur le même plan une jeune femme d’une trentaine d’années, à la beauté fière et hardie, qui se nommait madame la marquise de Coislin.

On n’était qu’à demi surpris de voir cette dernière jouir d’une pareille faveur.

Quoiqu’elle fût une nouvelle venue – son apparition à la cour ne datait que de trois mois au plus – personne n’ignorait qu’elle avait su capter dès le premier jour les bonnes grâces de Louis XV, qui ne se faisait pas faute, en toute occasion, de montrer son goût pour elle, ce dont la Pompadour était rien moins que satisfaite.

À trois heures précises, le rideau qui enveloppait la statue fut enlevé et l’œuvre d’Edme Bouchardon apparut aux yeux de la multitude.

Mais les acclamations furent tièdes et le sentiment qui dominait dans la foule était plutôt la curiosité que l’enthousiasme.

Le Parisien, bourgeois ou plébéien, connaissait trop, en effet, les débordements auxquels se livrait sans cesse le roi et, depuis longtemps déjà, il avait désappris à l’appeler Louis le Bien-Aimé.

Le souverain crut bon de ne pas s’apercevoir de la froideur de son peuple ; cela lui aurait gâté sa félicité du moment. Du reste, il savait très bien quelle en était la cause et ne s’en préoccupait guère. Il avait certes d’autres soucis en tête.

Quand le monarque eut suffisamment admiré son image, Alexandre de Ségur s’avança jusqu’au pied de l’estrade et prononça un long discours à sa gloire, en faisant ressortir les grandes et nobles actions qu’il avait accomplies.

Ce discours, dit-on, était tellement ampoulé, si plein d’exagération dans toutes ses parties, qu’il ressemblait plus à une satire qu’à un panégyrique. Si bien que Louis XV, qui n’était point un sot, en parut fort gêné.

Néanmoins, il l’écouta jusqu’au bout sans l’interrompre, se contentant, pour dissimuler son embarras, lorsque les périodes du prévôt des marchands devenaient par trop laudatives, de se tourner tantôt du côté de madame de Pompadour, tantôt du côté de madame de Coislin, comme pour leur demander ce qu’elles en pensaient.

Question muette à laquelle l’une et l’autre répondaient par un sourire et un signe de tête approbatif, bien qu’elles n’entendissent pas un mot de ce qui se disait, vu leur occupation constante à se lancer mutuellement des regards de haine et de mépris.

Les deux dames se détestaient du plus profond du cœur.

À cinq heures tout était terminé, et Louis XV, peu désireux de jouir davantage de son impopularité, se mit en devoir de rentrer à Versailles.

Presque aussitôt mesdames de Pompadour et de Coislin quittèrent également la place.

Comme la première se disposait à monter en voiture pour rejoindre son royal amant dont le carrosse fuyait déjà le long du Cours-la-Reine, un homme qui venait de se frayer un passage à travers le groupe des personnes de son entourage, l’aborda et lui dit à voix contenue :

 Madame la marquise, vos ordres ont été exécutés ; la petite est au lieu indiqué.

 Ah ! fit joyeusement la favorite, – on a pu l’enlever enfin ?

 Cette nuit, madame.

 Bien, grand merci, maître Lebel ; je suis ravie de ce que vous m’annoncez. Retournez vite là-bas ; j’irai ce soir vous donner des ordres au sujet de cette demoiselle.

L’homme s’éloigna.

Madame de Pompadour chercha alors des yeux sa voisine de l’estrade, dont elle s’était écartée et, l’ayant aperçue à quelques pas de là, lui jeta cette fois un regard de triomphe.

Mais, à sa grande stupeur, celle-ci lui répondit par un regard semblable.

Pendant le court entretien de la favorite avec maître Lebel, une femme, qui n’était autre que Thérèse Vignon, s’était aussi approchée de madame de Coislin et lui avait murmuré :

 Madame, je suis heureuse de vous apprendre que la jeune Louise Moutier est à votre château de Chèvreloup.

 Ah ! avait fait de même avec joie la marquise, – vous avez pu vous en emparer ?

 Oui, madame, cette nuit.

 Merci ; je vous en suis fort reconnaissante et vous rétribuerai en conséquence. Retournez près d’elle, j’aurai sans doute besoin de vous.

Et voilà pourquoi l’œil de madame de Coislin avait eu un rayonnement pareil à celui de madame de Pompadour.

6. Le minotaure royal

Il nous faut remonter assez loin en arrière et, quoi qu’il nous en coûte, confesser ici les péchés mignons de Sa Majesté Très Chrétienne.

L’amour ne fut pour rien dans le mariage de Louis XV qui, à quinze ans, fut uni à Marie Leczinska, alors âgée de vingt-deux ans. Ces époux assortis eurent néanmoins sept enfants ; mais la santé de la reine s’étant profondément altérée vers 1732, le savant jésuite Couturier conseilla de tourner la difficulté en procurant une autre femme « pour service du roi. » La nouvelle dame de Mailly, une demoiselle de Nesle, fut sollicitée, refusa d’abord et, finalement, se dévoua au sacrifice, sur l’injonction intéressée de son mari qui préférait aux siens les beaux yeux de vingt mille livres d’or payées pour ce compromis.

Madame de Mailly fut très consciencieuse et dut déplorer l’avidité de son époux qui, n’étant pas un gentilhomme de parole, se plaignit d’avoir fait un marché de dupe. Pour le faire faire on traita sur de nouvelles bases et les impôts lui servirent une rente moyenne de cent mille francs par an.

Après une maladie étrange, le roi s’éprit, en 1738, de sa grand’tante, madame de Toulouse, qui n’avait plus que les mûrs agréments de ses cinquante ans bien sonnés.

Effrayée de l’ascendant que prenait la comtesse de Toulouse sur son royal amant, l’innocente madame de Mailly appela pour la seconder une de ses sœurs.

La seconde demoiselle de Nesle, quoiqu’elle ne fût pas plus belle que la première, conquit immédiatement le roi, et les cabinets de Versailles virent, dès lors, d’étranges orgies où figuraient tour à tour, ou même ensemble, les deux sœurs et la maman de Toulouse.

Un tel scandale ne pouvait se perpétuer avec l’assentiment des jésuites ; ils étaient bien trop pratiques pour cela.

Ici l’histoire devient du roman tragique.

La seconde demoiselle de Nesle fut atteinte d’une maladie subite qui l’emporta en quelques heures. Son confesseur, dépositaire d’un grand secret qu’il devait confier à madame de Mailly, roula foudroyé, avant d’avoir pu franchir le seuil de l’appartement de sa pénitente.

Le duc de Richelieu présenta alors madame de la Tournelle, une troisième demoiselle de Nesle, adorable celle-là, et très positive. Elle commença par demander la disgrâce de madame de Mailly et le duché de Châteauroux. Cet ultimatum posé, madame de la Tournelle se retira, voulant laisser au roi le temps de la réflexion ; mais pour qu’il ne s’ennuyât pas trop, elle eut la délicatesse de lui envoyer, comme intermède, la quatrième demoiselle de Nesle.

Cette dernière, nommée madame de Lauraguais, était laide, d’une distinction douteuse et si hardie de propos, qu’elle avait reçu le sobriquet de la Rue des Mauvaises Paroles.

Très touché de cette attention, Louis XV accorda la disgrâce et le duché, non sans avoir passé par la Rue des Mauvaises Paroles.

Après la mort de la duchesse de Châteauroux, Jeanne-Antoinette Poisson, protégée du duc de Richelieu et du fermier général Pâris-Duverney, prit la place demeurée vacante.

L’histoire implacable en dit encore beaucoup plus long sur les amours de Louis XV ; mais nous n’avons pas à la suivre sur ce terrain, et ce que nous venons de dire doit suffire pour faire comprendre au lecteur en quelles mains infernales étaient tombées Blanche de Lagardère-Nevers et Louise Moutier.

Maintenant, nous allons expliquer ce qui avait causé l’allégresse des deux marquises rivales, et dire comment fut institué le Parc-aux-Cerfs.

La longévité extraordinaire du favoritisme de madame de Pompadour, lequel datait de 1745, était due à une habileté véritablement machiavélique qu’elle déployait sans cesse, sinon pour conserver le cœur de Louis XV qui, depuis plusieurs années déjà, s’était refroidi à son égard, du moins pour éviter que celui-ci ne contractât une liaison sérieuse dont le résultat eût été nécessairement sa déchéance.

Cette habileté consistait en ceci ; dans l’impuissance où elle était d’empêcher le roi de lui faire de nombreuses infidélités, et dans la crainte continuelle que, parmi ces conquêtes éphémères, il ne vînt à s’en rencontrer une qui lui portât ombrage, elle avait pris le parti de pourvoir elle-même aux plaisirs du volage en lui présentant des beautés choisies de sa propre main et dont, bien entendu, elle était sûre de n’avoir rien à redouter.

 Que Louis ait des caprices tant qu’il voudra, disait-elle ; – cela m’importe peu ; l’essentiel est qu’il n’ait point de maîtresses.

Louis XV, qui ne tenait pas absolument à l’imprévu, acceptait assez volontiers cette réglementation de ses amours.

Mais ce n’était pas une sinécure que le métier adopté par la Pompadour, car le monarque aimait fort le changement et réclamait à tout instant de nouveaux « sujets ».

La favorite s’ingéniait donc à renouveler fréquemment ceux-ci qu’elle recrutait soit à la cour, soit dans la bourgeoisie, voire parmi les simples grisettes.

Cependant, à la longue, fatiguée d’être toujours à l’affût d’un semblable gibier, elle forma le projet, de concert avec mesdames du Hausset et de Mirepoix, ses amies et aides habituelles dans cette chasse à la femme, de créer tout bonnement un harem au roi.

De cette façon, il pourrait choisir lui-même celles des odalisques qui lui conviendraient le mieux.

Encore une fois, nous regrettons d’avoir à parler de cette période honteuse de la vie de Louis XV ; mais les faits qui vont suivre s’y rattachant intimement, il ne nous est pas possible de les passer sous silence.

Le projet en question, après avoir été mûrement étudié par les trois dames, donna naissance à un traité dont les clauses furent rédigées séance tenante.

Elles portaient en substance – car nous ne saurions les reproduire in extenso, vu le cynisme des termes qui y sont employés – que des jeunes personnes de quinze à seize ans seraient amenées dans un lieu spécial pour être mises à la disposition du monarque, et y resteraient jusqu’à ce que ce dernier consentît à les rendre à la liberté ; qu’en récompense de cet emprisonnement momentané, elles recevraient, à leur sortie, une large indemnité qui assurerait leur avenir.

Ces clauses ayant obtenu pleine et entière approbation du roi, l’on procéda sans tarder à l’établissement du « lieu spécial ».

Les mémoires secrets de l’époque se divisent ici en deux opinions bien distinctes.

Les uns prétendent que madame de Pompadour, possédant rue du Parc-aux-Cerfs, à Versailles, un joli petit pavillon entouré d’un grand jardin, où elle se retirait quelquefois pour se reposer du bruit de la cour, et aux alentours duquel se trouvaient plusieurs maisons à vendre, acheta ces maisons, les relia à son pavillon par des galeries souterraines et les aménagea ensuite de façon à ce qu’elles pussent servir d’agréable retraite aux recluses qui devaient y séjourner.

D’autres affirment, par contre, que si la Pompadour fut l’instigatrice de cette fondation, sa complaisance n’alla pas jusqu’à se dessaisir d’une de ses propriétés au profit des rivales obscures que sa haute diplomatie lui conseillait de tolérer, de rechercher même, pour éviter au roi la pensée de lui opposer une concurrente plus sérieuse.

L’opinion de ces derniers nous paraît avoir d’autant plus de fondement que, par l’entremise de maître Lebel, un comparse, nommé Vallet, acheta alors, et pour le compte du monarque, une petite maison de Versailles.

Voici la copie de cette pièce authentique :

 

« Aujourd’hui a comparu par-devant les conseillers du roi, notaires au Châtelet de Paris, le sieur François Vallet, huissier au dit Châtelet, y demeurant, rue des Déchargeurs, paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, lequel a déclaré ne rien avoir ni prétendre en l’acquisition qui vient d’être faite sous son nom, d’une maison située à Versailles, rue Saint-Médéric, n° 4, paroisse Saint-Louis, avec ses dépendances, par contrat, passé devant les notaires soussignés dont Me Patu, l’un d’eux, a la minute ce jourd’hui ; mais que cette acquisition est pour et au profit du Roi, le prix en ayant été payé des deniers de S. M. à lui fournis à cet effet. C’est pourquoi il fait cette déclaration consentant que S. M. jouisse, fasse et dispose de la dite maison en toute propriété, sans que le paiement qui sera fait sous le nom du comparant des droits de cession et ventes et centième denier, le décret volontaire qui sera fait et adjugé, et la jouissance et perception des loyers qui pourra être faite aussi sous son nom, puisse affaiblir la propriété acquise à S. M. de la dite maison et dépendances ; déclarant que l’expédition du dit contrat d’acquisition et les titres énoncés en icelui ont été réunis par lui entre les mains du chargé des ordres de S. M., ce qui a été accepté pour S. M. par les notaires sous signés.

Fait et passé à Paris en l’an 1755, le 25 novembre.

Signé : VALLET, PATU, BROCHANT. »

 

Les singulières circonlocutions et les détours dont fourmille cet acte nous confirment dans l’idée que Louis XV, nouveau Tibère, moins les cruautés, s’entend, fit sa Caprée de la mystérieuse petite maison de la rue Saint-Médéric.

L’emplacement de cette petite maison si tristement célèbre par les débordements du minotaure royal est aujourd’hui circonscrit par le triangle des rues de Satory, des Rosiers et Saint-Martin.

Cet endroit, qui était autrefois une seigneurie, fut acheté par Louis XIII pour en faire un rendez-vous de chasse. Les halliers de cette nouvelle remise ne tardèrent pas à servir aux ébats des fauves ruminants dont on la peupla.

De là le nom de Parc-aux-Cerfs.

Sous Louis XIV, la ville de Versailles prenant une grande extension, le Parc-aux-Cerfs fut déboisé ; mais loin de perdre son nom, il le communiqua à tout le quartier dont faisait partie la rue Saint-Médéric.

Nous ne décrirons pas les scènes scandaleuses qui se produisirent journellement dans la petite maison que Louis XV avait fait acheter en sous-main, comme le prouve le document cité plus haut, et dans les maisons voisines, réunies à celle-ci pour former l’établissement.

Contentons-nous de dire que les victimes jetées en proie à l’avidité sensuelle de ce prince furent en nombre incalculable et appartenaient à toutes les conditions.

Des agents au service de Lebel, premier valet du roi et ministre de ses plaisirs, les enlevaient de force à leurs parents, malgré les pleurs et les récriminations de ceux-ci, qu’on faisait taire soit en les mettant en prison ou en les exilant s’ils criaient trop haut, soit en leur donnant une grosse somme d’argent s’ils consentaient à entrer en accommodement.

Hâtons-nous d’ajouter qu’il y en avait très peu qui se résignassent à subir cet avilissant marché.

Certaines de ces malheureuses demeuraient là assez longtemps ; ainsi les sœurs Murphy, deux gracieuses Irlandaises que Boucher peignit dans le costume adopté par la duchesse de Ferrare pour poser devant le Titien. D’autres ne faisaient qu’y passer comme des ombres suivant le plus ou moins de goût qu’elles inspiraient au maître qui s’en séparait en les dotant et en les mariant à des hommes vils ou crédules.

À ce singulier genre de vie, le roi et la marquise trouvaient chacun leur compte.

Lui en n’ayant plus besoin d’attendre, ainsi qu’il lui était arrivé parfois auparavant, qu’on lui découvrît une « nouveauté », puisqu’il disposait d’un harem abondamment fourni où il n’avait que l’embarras du choix ; elle, en se voyant délivrée du souci qu’elle avait eu jusque-là de se réveiller un beau matin supplantée par une rivale sérieuse.

Pendant huit ans, les choses allèrent de la sorte, à la pleine satisfaction de l’un et l’autre ; et la maîtresse en titre, plus favorite que jamais, n’avait plus vu un seul instant sa puissance attaquée, quand, au commencement de l’année 1763, époque où nous sommes, parut à la Cour une certaine marquise de Coislin qui, immédiatement, se posa en postulante de la place qu’occupait madame de Pompadour.

7. Les méchants esprits se rencontrent

Madame de Coislin, d’origine milanaise, était une femme superbe.

De taille élevée, admirablement prise dans ses proportions et possédant ce qu’on est convenu d’appeler une beauté capiteuse, elle attira tout de suite l’attention du roi qui s’en éprit incontinent d’une si vive passion qu’il en délaissa d’un coup les pensionnaires du Parc-aux-Cerfs.

En présence du danger qui la menaçait, la Pompadour fut affolée.

Elle n’avait pas à s’y tromper ; les menées de madame de Coislin étaient assez apparentes pour ne lui laisser aucun doute sur le but qu’elle poursuivait. Et celle-ci paraissait si sûre de la victoire qu’elle osait braver en face la favorite devant toute la Cour.

Un soir, à Marly, le hasard avait réuni les deux rivales à une table de bouillotte où elles jouaient l’une contre l’autre.

 Va-tout ! dit à un moment la Milanaise en regardant sa partenaire avec une rare insolence.

Et comme la Pompadour gardait le silence, elle lança un second « va-tout », en ajoutant sur un ton triomphant :

 J’ai brelan de rois !…

Elle avait, en prononçant ces mots, regardé la favorite d’un air si victorieux que cette dernière saisit facilement l’allusion.

De rage, elle en jeta les cartes presqu’au nez de l’audacieuse.

Pour ajouter à son dépit, Louis XV, qui avait vu la scène de loin, arriva sur ces entrefaites et, voulant racheter le manque d’égards commis par sa maîtresse envers une personne de qualité, prit le bras de madame de Coislin avec laquelle il fit le tour des salons.

C’était là une faveur qui pouvait servir d’aveu public à la passion du monarque.

Aussi, de ce jour, la favorite vit-elle baisser considérablement les hommages qui lui étaient décernés depuis son avènement au pouvoir, en même temps qu’elle constatait que ces hommages allaient maintenant à celle qu’on commençait à appeler « la nouvelle ».

Mais elle n’était pas femme à se laisser détrôner ainsi.

Elle pensait que le caprice du roi pour la belle Milanaise, quelque vif qu’il fût, n’avait pas eu le temps de s’implanter bien profondément en son cœur et qu’il lui serait sans doute possible d’en empêcher l’épanouissement complet.

Pour cela, que fallait-il faire ?

Opposer à madame de Coislin une femme dont les charmes fissent plus d’impression que les siens sur le roi.

Ce moyen lui semblant infaillible, elle se mit incontinent à la recherche de celle qui devait lui servir à éclipser sa rivale et lui conserver sa situation.

La chose n’était pas aisée, car madame de Coislin, ayant eu le pouvoir de faire abandonner à celui-ci le Parc-aux-Cerfs, lequel recélait pourtant des beautés de premier ordre, il lui fallait trouver une houri qui fût supérieure en perfections à ces dernières… et à la marquise.

Par suite fut-elle assez longtemps avant de rencontrer celle qu’elle désirait.

Enfin elle y parvint.

Un jour qu’avec mesdames du Hausset et de Mirepoix, elle avait poussé du côté de Vincennes, elle vit passer dans un carrosse deux jeunes filles admirablement belles, qui étaient mesdemoiselles de Lagardère-Nevers et Louise Moutier faisant une de ces excursions dont nous avons parlé.

Une exclamation de joie lui échappa.

 Voici l’oiseau rare que nous cherchons, dit-elle à ses confidentes en leur désignant le joli couple. – M’est avis que devant un pareil trésor la Coislin ne brillera guère… Qu’en dites-vous, mes chères ?

 En effet, répartirent les deux dames, – ces enfants sont ravissantes… Laquelle est, à votre avis, l’oiseau rare ?

 La brune, parbleu ! peut-on faire une semblable question ?

 Une merveille ! approuva madame de Mirepoix. Une merveille !

 Le malheur est qu’elle est pour nous le fruit défendu, fit observer madame du Hausset.

 Comment cela ?

 Parce que c’est mademoiselle de Nevers, et que, vous l’admettrez, nous ne pouvons agir avec elle comme nous le faisons habituellement avec les filles de roture.

 Ma bonne, répliqua impudemment la Pompadour, – vous vous trompez grandement si vous croyez que cette considération m’arrêtera. Demoiselle de Nevers ou non, cette petite me paraît remplir toutes les conditions voulues pour atteindre le but que je vise, et, quoi que…

Elle s’interrompit brusquement et dissimula son visage dans le fond de sa voiture, parce qu’il lui avait semblé reconnaître, dans un carrosse allant en sens inverse du sien, le visage épanoui et railleur de la marquise de Coislin.

 … Et quoi que vous puissiez en penser, reprit-elle avec une sorte de défi, quand l’autre véhicule fut passé, – nous agirons avec cette fille de duc absolument comme avec les autres.

 Cependant, objecta madame du Hausset, un peu étonnée du sans-gêne avec lequel la favorite comptait traiter une personne noble, – ne craignez-vous pas que lorsque le roi apprendra qui elle est, il soit peu satisfait qu’on lui ait livré la fille d’un de ses meilleurs gentilshommes avec autant de facilité que celle d’un simple commis ?

 Ce qui, si cela était, ne ferait qu’accélérer notre chute au lieu de nous relever, conclut madame de Mirepoix.

 Loin de là, repartit la marquise ; – je connais Louis et suis certaine que la qualité de la demoiselle sera pour lui un attrait de plus. Fiez-vous à moi, mes belles, et ne vous inquiétez de rien ; je prends d’ailleurs la responsabilité entière de la chose.

Les compagnes de la Pompadour ne pensaient pas tout à fait comme elle. Mais devant la certitude où elle semblait être d’obtenir un résultat avantageux de son entreprise, elles ne firent plus aucune objection et lui promirent de la seconder.

On a vu comment les trois complices avaient alors fait enlever Blanche du couvent de Picpus.

Expliquons maintenant ce qui avait motivé le même attentat sur Louise de la part de Madame de Coislin.

La Milanaise, nous l’avons dit, avait su exercer sur Louis XV, dès son début à la Cour, un attrait assez puissant pour l’en faire délaisser les délices du Parc-aux-Cerfs et lui rendre presque indifférente celle qui en était la fondatrice.

Mais comme le monarque n’était pas à beaucoup près un platonique, et que la Milanaise, mal inspirée, s’était toujours tenue sur une certaine réserve, agissant avec lui comme elle l’eût fait envers un simple gentilhomme, c’est-à-dire ne croyant pas devoir se donner avant d’être assurée de sérieuses compensations, l’amoureux sentiment de l’autocrate n’avait pas tardé à décroître.

Lui aussi était intéressé à sa façon. Il éprouvait un plaisir à se croire aimé pour lui-même et, quitte à les payer très cher plus tard, trouvait tout naturel que ses victimes se sacrifiassent entièrement à son auguste personne.

Madame de Coislin, pour son malheur, ne l’entendait pas ainsi. Son principe était : donnant donnant ; aussi le prompt revirement du roi lui causa-t-il une profonde déception en anéantissant en elle bien des espérances.

Fille de simples artisans de Milan, elle avait été rencontrée par le marquis de Coislin, pendant un séjour de ce dernier dans la ville lombarde et, l’ayant séduit par sa beauté qu’elle ne voulut pas vendre, avait été épousée par lui peu de temps après.

Ce mariage n’avait pas été de longue durée. Au bout d’un an, le marquis, déjà vieux, était mort subitement, laissant à sa jeune femme la totalité de son patrimoine qui était considérable.

En se voyant libre et à la tête de plusieurs centaines de mille livres de rentes, la nouvelle marquise, assoiffée de plaisirs, était allée à Venise, le pays des folies et des amours, et s’était mise à mener la vie à grandes guides, dissipant sa fortune avec une telle rapidité, que quelques années avaient suffi pour qu’il ne lui en restât plus qu’une partie relativement faible.

Ce n’est que lorsqu’elle avait dû restreindre ses dépenses et s’était vue forcée de compter que la réflexion lui était venue.

Il était un peu tard, ses regrets, aussi cuisants qu’ils fussent, ne pouvant lui rendre les richesses qu’elle avait jetées à tous les vents.

Comme, un jour, elle se désolait de sa quasi-ruine devant un de ses amants, – car elle en avait en nombre – celui-ci lui dit :

 Ma chère, je puis vous indiquer un moyen, non seulement de reconstituer votre fortune, mais encore de conquérir une position cent fois supérieure à celle que vous avez actuellement. Si vous voulez suivre mes conseils, rien n’est plus facile. Vous êtes toujours adorablement jolie et feriez damner un saint, s’il vous en prenait la fantaisie ; voici donc ce qu’il vous faudrait faire : réunir les débris de votre patrimoine ou plutôt celui de votre défunt mari et partir pour la Cour de France où vous paraîtrez en vertu du titre que vous portez. Louis XV a pour favorite une femme qui a dépassé la quarantaine et dont, autant que j’en suis informé, il commence à être las ; or, en manœuvrant habilement, j’ai idée que vous parviendriez sans trop de peine à prendre sa place. Voulez-vous essayer ?

 Je pars, répondit vivement la Coislin, éblouie par la brillante perspective qu’elle entrevoyait. – Mais, ajouta-t-elle, – comme j’ai besoin d’un guide pour m’initier aux coutumes de la Cour, je vous serais obligée de m’accompagner.

 J’allais vous le demander, répliqua le personnage ; – mon expérience vous sera assurément nécessaire en bien des circonstances.

Deux mois après, la veuve du marquis de Coislin arrivait aux environs de Versailles avec l’amant avisé, qui était un certain chevalier Zéno, ex-représentant de la République de Venise en France, et achetait le château de Chèvreloup, ancienne résidence des seigneurs de ce nom.

Puis, aussitôt installée, elle se présentait à la Cour où, grâce au nom que lui avait légué son mari, elle était reçue sans la moindre difficulté.

La faveur immédiate dont elle avait joui près du roi lui avait fait augurer que la prédiction du chevalier allait se réaliser, et, déjà, elle formait les projets les plus ambitieux, lorsque, brusquement, était survenue dans l’amour de Louis XV à son égard cette période de décroissance qui l’avait tant déçue.

Toutefois, ce refroidissement, chez le monarque, ne se décelant pas encore par des signes extérieurs, la Pompadour l’ignorait et continuait à la craindre tout comme au premier jour.

Dans la situation critique où elle se trouvait, la Coislin consulta Zéno, qui fut aussi contrit qu’elle, si ce n’est plus, de ce changement imprévu ; car il fondait de grandes espérances sur son avenir et comptait en retirer quelque bon bénéfice dont il avait grand besoin.

L’ex-ambassadeur, en effet, loin de s’amender, après la singulière et vilaine affaire à la suite de laquelle il s’était vu forcé d’abandonner son poste diplomatique, n’avait fait que se plonger davantage dans les désordres et la débauche, où s’était englouti le reste de ce qu’il possédait, et avait fini par en être réduit aux expédients.

Madame de Coislin était donc pour lui une planche de salut, la dernière, sans doute, sur laquelle il pût compter désormais.

Tous deux tinrent conseil pour parer au coup qui les atteignait.

 Eh bien ! nous avons encore quelque chance de réussir, dit le chevalier après avoir longuement réfléchi.

 Vous pensez.

 Certainement, per bacco ! Suivons l’exemple que nous donne la favorite pour se maintenir au pouvoir.

 Comment, vous voudriez que je m’avilisse à exercer cet horrible métier de pourvoyeuse des plaisirs du roi ? exclama la Coislin révoltée.

 Pourquoi pas ?

 Mais je n’ai pas quarante ans passés, moi ! repartit-elle avec aigreur, froissée qu’elle était dans son amour-propre de jolie femme à qui répugnait cette façon de conserver le crédit du monarque.

 Puisqu’il n’est pas possible de faire autrement, ma bonne amie. Puisque le roi ne veut pas acheter chat en poche et que vous, par contre, ne voulez rien céder avant d’être certaine de compensations.

Et Zéno argumenta avec tant d’adresse sur la matière, fit valoir des raisons si convaincantes qu’il finit par rallier la marquise à son avis.

 Allons, soit ! dit-elle, – je consens à cette bassesse.

 Ne présentez d’abord qu’une personne au roi, conseilla le chevalier ; – nous verrons ensuite comment nous aurons à procéder.

La chose ainsi convenue, les deux associés se mirent, comme la Pompadour, en quête d’une victime.

S’il est vrai que les beaux esprits se rencontrent, il paraît que les méchants ont cette même faculté, car, le jour où la favorite, ayant décidé de ravir Blanche de Lagardère-Nevers à la tendresse des siens, avait cru voir sa rivale dans un carrosse allant en sens inverse du sien, elle ne s’était pas abusée.

Le hasard, également favorable à la maîtresse en titre et à celle qui cherchait à la supplanter, les avait fait se diriger toutes deux, le même jour, vers le bois de Vincennes.

De sorte que la Milanaise et le Vénitien, comme les trois dames de l’autre voiture, purent voir Blanche et Louise qui rentraient ensemble à Picpus, et de même que celles-ci, ayant été frappées de la beauté des deux jeunes filles, s’empressèrent de s’informer sur leur compte.

 Diavolo ! jura Zéno, lorsqu’ils eurent fait leur enquête – ne nous en prenons pas à mademoiselle de Lagardère-Nevers, cela ne nous amènerait rien de bon. J’ai eu jadis quelques démêlés avec le duc son père et je puis affirmer que c’est un personnage dont la colère serait peu plaisante.

La phrase se compléta par une vilaine grimace que sa compagne ne remarqua pas, mais qui démontrait sans doute la piteuse satisfaction qu’il éprouvait à rappeler cet ancien souvenir.

 Quant à l’autre, continua-t-il, – nous n’avons pas à nous gêner avec elle ; c’est une petite orpheline sans conséquence et qui, loin de nous en vouloir, devra, au contraire, nous remercier de lui avoir créé une telle position.

Le nom de Moutier ne lui rappelait rien. Si son cœur vibrait encore au souvenir d’une jeune fille dont il avait lâchement abusé autrefois en l’attirant par ruse dans sa folie de Montmartre, la mémoire du Vénitien ne gardait pas trace de son nom.

 Vous avez raison, chevalier, pensa tout haut madame de Coislin, – il serait imprudent de faire jouer pareil rôle à une demoiselle de qualité, quel que soit d’ailleurs le caractère de son protecteur naturel, et il vaut mieux jeter notre dévolu sur la jeune Louise Moutier. Mais comment nous en emparer ?

 Ceci me regarde, repartit Zéno. – J’ai sous la main une tireuse de cartes chez laquelle je vais quelquefois interroger le sort, et dont j’obtiendrai facilement le concours, moyennant une honnête rétribution. Elle me paraît très adroite et j’ai tout lieu de croire qu’elle parviendra à mettre promptement la fillette à notre disposition.

Il était alors allé trouver Thérèse Vignon de la part de la Coislin – car il ne voulait pas se compromettre et avait de nombreuses raisons pour se mettre en lumière le moins possible – puis avait combiné avec elle l’enlèvement de Louise.

 Surtout, faites vite, lui avait-il recommandé ; – nous sommes, pressés ; il est urgent que ce soit terminé avant huit jours.

Nous savons que la Vignon avait de beaucoup abrégé ce délai puisque trois jours après son entrée au couvent, elle s’en enfuyait avec l’orpheline.

Les deux marquises, apprenant simultanément que les jeunes filles qu’elles destinaient au roi venaient de tomber en leur pouvoir, avaient donc cru être chacune assurée de la victoire sur sa rivale et s’étaient défiées du regard.

Elles ignoraient, bien entendu, avoir eu la même idée et user des mêmes armes pour se combattre.

8. Deux cœurs de braves

À l’heure même où mesdames de Pompadour et de Coislin étaient informées que leurs ordres venaient d’être exécutés, deux jeunes gens, deux adolescents, autant dire, s’engageaient dans le village de Picpus et se présentaient à la maîtresse-porte du couvent des chanoinesses de Saint-Augustin.

L’un était le marquis de Lagardère-Nevers, frère jumeau de Blanche, qui, revenu de Lorraine, précédant de vingt-quatre heures la rentrée de son père et de sa mère, n’avait pris que le temps de secouer la poussière de la route pour accourir embrasser sa sœur.

L’autre était le vicomte Romuald de Dizons.

Les deux jeunes gens étaient amis intimes. Leur amitié datait du jour où la présence inopinée du vicomte avait si fort contribué à dégager Blanche et Louise des grossières entreprises des soldats ivres.

Depuis lors, une sympathie réciproque était née entre Henri et M. de Dizons, qui avaient continué à être en relations fréquentes.

Il va de soi que le marquis connaissait l’amour de ce dernier pour mademoiselle Moutier. C’était même pour lui ménager une entrevue avec elle qu’il s’en était fait accompagner ce jour-là.

D’un caractère presque semblable, c’est-à-dire plein de droiture, plein de feu, et toujours prêts à croiser leur brette pour l’opprimé contre l’oppresseur, les deux gentilshommes n’avaient pas eu de peine à s’apprécier.

Le fils du duc, plus jeune de deux ou trois ans que son nouvel ami, malgré son orgueil natif, lui avait tacitement reconnu tout de suite une certaine supériorité sur lui-même.

En effet, si Henri tenait de ses ascendants cette fougue au combat et ce sang toujours en ébullition qui avaient fait d’eux une famille de héros, le vicomte, sans lui céder en rien sous ce rapport, était plus réfléchi que ne le sont d’ordinaire les jeunes gens de son âge ; et, s’il était prompt à s’enflammer, il avait aussi la force d’âme nécessaire pour se contenir à temps, quand son raisonnement juste et rapide le lui conseillait.

Cet empire sur soi-même stupéfiait fort le marquis et le remplissait d’une admiration d’autant plus grande qu’il se sentait incapable, lui, de commander à ses emportements.

 Ah ! disait-il parfois pour le railler, – vous êtes le dernier chevalier de la Table-Ronde, mon cher Romuald, et vous portez vos quelques siècles bien plus allègrement que M. de Saint-Germain.

 Moquez-vous de moi, Henri, répondait le vicomte dont le visage, habituellement triste, s’éclairait d’un pâle sourire, – il n’empêche que si vous étiez plus sérieux, et que je ne fusse pas, moi, enchaîné par ce malheureux amour, en unissant pour le bien ma lance raccourcie d’ancien preux à votre épée, la première de France ! nous pourrions faire des merveilles.

Le vicomte disait vrai : Henri eût été tout naturellement très fort aux armes, c’était dans le sang des Lagardère ; mais ayant reçu les leçons combinées du duc, de Cocardasse et des deux Passepoil – quatre lames dont chacune en valait dix – il n’avait pas tardé à distancer ses maîtres.

À un assaut d’armes donné devant le roi, à Marly, l’année précédente, Henri, qui n’avait alors que seize ans, avait désarmé coup sur coup huit officiers ; en second lieu, comme en se jouant, il avait boutonné de trois coups en triangle Boniface Passepoil, le nouveau maître de l’académie d’armes située au chevet du Petit-Châtelet ; en troisième lieu, comme Bertrand Duguesclin désarçonnant son père, d’un coup terrible de son invention il avait touché au nœud de la gorge le duc… le duc de Lagardère lui-même ! après avoir trouvé la parade à cette fameuse riposte de prime qui était la botte de Nevers !

C’est de cet assaut mémorable que datait la réputation du jeune marquis, car, tout en le félicitant, Louis XV lui avait dit assez haut pour être entendu de tous :

 Monsieur, s’il se rencontre des gens assez audacieux pour vous irriter, vous devrez, afin de rendre la partie égale, les prier de s’adjoindre leurs parents et leurs amis pour régler le différend entre vous.

Donc, à son retour de Lorraine, avant de se rendre à Picpus, Henri de Lagardère-Nevers était passé chez le vicomte, son ami, et lui avait dit :

 Mon cher Romuald, une occasion se présente, pour vous, de voir Louise, plaisir dont, je le sais, vous êtes trop souvent privé. Je vais au couvent annoncer notre retour à Blanche ; venez avec moi à titre d’ami et, comme je demanderai à dire bonjour à mademoiselle Moutier, en même temps, vous profiterez de la circonstance pour échanger quelques mots avec elle.

On pense si le pauvre amoureux s’était empressé d’accepter cette offre.

Tous deux avaient donc la joie au cœur en faisant retentir la grosse cloche qui devait annoncer leur visite, et c’était plein d’impatience qu’ils attendaient d’être introduits.

On vint bientôt leur ouvrir. À peine l’huis entrebâillé, vivement ils se précipitèrent à l’intérieur et, tout de suite, leurs regards cherchèrent Blanche et Louise qu’ils supposaient, vu la douceur de l’atmosphère, être occupées à se promener, soit dans la cour, soit dans le jardin.

Ne les apercevant ni dans celui-ci ni dans celle-là, ils se dirigeaient presque en courant vers le cloître où sans doute quelque pieux exercice les retenait, quand leur attention fut attirée par plusieurs groupes de sœurs qui causaient avec animation et paraissaient sous le coup d’un violent émoi.

 Qu’y a-t-il donc ? se demandèrent-ils ; – on dirait qu’il s’est passé quelque chose d’extraordinaire ?

Ils abordèrent un groupe et questionnèrent les chanoinesses sur les motifs du trouble où ils les voyaient.

 Ah ! si vous saviez, messieurs !… si vous saviez !… répondirent-elles. – C’est affreux, abominable !…

 Si nous savions quoi ? Qu’est-ce qui est affreux, abominable ?…

 Ce qui est arrivé… Ah ! jamais nous ne nous serions attendues à pareille chose !… Est-ce possible, mon Dieu ? Est-ce possible ?…

 Mais quoi encore ? Qu’est-il arrivé ? Parlez donc… insistèrent les deux amis, peu éclairés par ces phrases vagues.

Les sœurs se chuchotèrent un instant à l’oreille, puis d’un ton où perçait l’embarras :

 Nous ne pouvons, messieurs, se décidèrent-elles à leur dire. – Madame l’abbesse vous instruira.

Et elles s’éloignèrent d’eux rapidement, pour ne pas avoir à subir de nouvelles questions de leur part.

Henri et M. de Dizons se regardèrent anxieux et, pris soudain d’un sinistre pressentiment, ne firent qu’un bond jusqu’au parloir, où, le cœur maintenant serré par l’angoisse, ils attendirent la venue de la supérieure.

Celle-ci ne tarda pas à paraître, avertie qu’elle venait d’être de leur venue au couvent.

Son visage était bouleversé et encore tout humide de larmes récentes.

Avant que les jeunes gens l’eussent interrogée, elle s’écria d’une voix vibrante d’indignation et de douleur :

 Messieurs, un crime horrible et sans précédent a été commis ici cette nuit. D’audacieux malfaiteurs sont parvenus à s’emparer de deux personnes qui s’y trouvaient sous ma protection et à s’enfuir avec elles sans que j’aie pu m’y opposer.

 Blanche ! Louise ! lancèrent dans un même cri le marquis et le vicomte qui, tout à leur affection, ne pensèrent pas un seul instant qu’il pût être question d’autres personnes.

 Vous l’avez dit : c’est de Blanche et de Louise que je veux parler.

Quoiqu’ils fussent préparés à cette réponse, les deux jeunes gens en éprouvèrent un nouveau choc.

 Jour de Dieu ! dirent-ils ensemble et comme prononçant un serment, – cet acte infâme fera couler du sang !

 Elles m’ont été ravies il y a quelques heures par des misérables qui ont usé chacun d’une ruse infernale pour pénétrer dans le couvent et tromper ma vigilance, reprit l’abbesse. – Jugez plutôt.

Et elle leur fit savoir le stratagème employé, d’une part, par madame Thibaut et, de l’autre, par le faux neveu du père Tanguy, ainsi que la façon dont ils avaient perpétré leur forfait.

Mais elle avoua ne pas connaître les véritables noms des ravisseurs, la Thibaut ayant dû, sans aucun doute, prendre un faux nom, comme l’avait fait son complice, pour s’introduire dans le couvent.

Quand elle eut terminé, les deux jeunes gens demeurèrent atterrés et, sur le moment, ne songèrent pas à demander dans quel but Blanche et Louise avaient été enlevées.

Ils ne voyaient qu’une chose : c’est qu’elles avaient disparu et étaient à la merci d’individus de la pire espèce.

 Ah ! les bandits ! proféra soudain Henri avec véhémence ; – ils paieront de leur vie cet odieux attentat !… Vicomte, volons au secours des pauvres enfants et nous arrêtons que quand nous les aurons rejointes… Venez… venez…

M. de Dizons était blême. La violente douleur qu’il éprouvait lui faisait perdre une partie de ses moyens ; mais si les ravisseurs avaient pu le voir en cet instant, sa froide colère leur eût donné le frisson bien plus que la fureur d’Henri.

Sans répondre, d’un mouvement machinal, il s’apprêta à suivre le frère de Blanche.

 Un instant, messieurs ! s’écria la supérieure. – Dans la précipitation où vous êtes de retrouver, vous, votre sœur, monsieur de Nevers, et vous, ma… pupille, monsieur de Dizons, vous oubliez que le lieu où elles ont pu être conduites vous est inconnu.

 C’est vrai, fit le marquis en revenant sur ses pas. – Nous sommes, Romuald et moi, si abasourdis du coup qui nous frappe, que nous ne possédons plus notre libre arbitre et allions partir à l’aventure. Mais seriez-vous instruite à ce sujet, madame ?

 Oui, je crois l’être… en ce qui touche Blanche, du moins, car, pour Louise, je n’ai que des présomptions.

 Parlez, madame, parlez vite alors… le temps presse.

 Quoique bien jeune, monsieur le marquis, vous n’ignorez cependant pas, j’imagine, l’existence d’un établissement qu’on nomme le Parc-aux-Cerfs et où le roi se livre, m’a-t-on dit, à de coupables distractions ?

 Je ne l’ignore pas, en effet ; mais quel rapport y a-t-il ?…

Puis tout à coup, comprenant la pensée de l’abbesse :

 Quoi ! fit-il pendant que le sang empourprait son visage, – vous supposeriez que ma sœur, la fille du duc de Nevers, serait séquestrée en un pareil endroit ?

 Je le crains fort : le coquin qui s’en est saisi a assuré au père Tanguy que c’était là qu’il la menait.

 Oh ! cela ne se peut, madame… Blanche, cet ange de pureté, dans un tel lieu !…

 Ah ! je voudrais bien que le misérable eût menti ; malheureusement, j’ai comme l’intuition qu’il a dit vrai.

 Infamie ! infamie ! s’écria le marquis, anéanti par ce qu’il apprenait, car il connaissait le sort réservé aux infortunées qui entraient dans la petite maison de la rue Saint-Médéric. – Mais je cours à Versailles l’arracher à cet antre, et dussé-je mettre tout à feu et à sang, il faut qu’avant la fin du jour elle me soit rendue…

De nouveau, il voulut s’élancer au dehors.

Cette fois, ce fut le vicomte qui le retint, tandis que sœur Philippine reprenait :

 Prenez garde, monsieur de Nevers, la violence vous servirait peut-être mal en l’occurrence. D’ailleurs l’accès de la demeure en question doit être extrêmement difficile et y pénétrer par la force est sans doute impossible.

 J’ai mon épée, madame, repartit le jeune homme, les traits animés d’une belle fierté, – et, avec elle, je me porte garant d’écarter tous ceux qui oseraient s’opposer à mon passage.

 Je sais que vous êtes d’un rare courage, dit doucement la supérieure, – et que ce n’est pas le danger qui peut faire reculer ceux de votre race. Néanmoins, aussi valeureux que vous soyez, vos efforts ne manqueraient probablement point d’être inutiles, attendu que, paraît-il, la maison est gardée nuit et jour par une compagnie de soldats, dont la consigne est des plus sévères.

 Que m’importe ! je foncerai au milieu d’eux, et…

 … Et vous en blesserez, vous en tuerez même, je vous l’accorde, mais, finalement, vous serez repoussé par ceux que vous aurez laissés valides. Alors, qu’adviendra-t-il ? On vous arrêtera, on vous jettera en prison…

 Me jeter en prison, parce que j’aurai cherché à retirer ma sœur de cette honteuse retraite !… interrompit le marquis indigné.

 Non, pas tant pour cela, mais parce que vous vous y serez mal pris et aurez ôté la vie à des serviteurs de Sa Majesté qui, en définitive, ne feraient qu’exécuter les ordres de celle-ci. Ainsi, loin de servir Blanche, vous la priveriez au contraire complètement de votre secours.

 En ce cas, que me conseillez-vous donc, madame ? gémit le jeune homme qui, nonobstant l’envie grande qu’il avait d’aller sur-le-champ tenter de délivrer sa sœur, était forcé d’admettre la logique de ce raisonnement et en éprouvait une sorte de découragement.

 D’agir par subterfuge.

 Par subterfuge ? Et lequel employer ?

 Je ne saurais vous en indiquer un exactement. Mais en allant étudier les lieux, il me semble qu’on pourrait peut-être découvrir le moyen d’arriver subrepticement jusqu’à Blanche, ou, si cela était trop difficile, de lui faire passer un mot dans lequel vous auriez combiné d’avance un plan d’évasion.

» Ce ne sont, vous le comprenez, que de simples idées que j’émets là ; tout dépend de votre initiative.

 En attendant, madame, la pauvre Blanche court les plus grands périls ; chaque instant qui s’écoule peut devenir celui de son déshonneur.

 J’en conviens, fit l’abbesse avec un soupir. – Toutefois, réfléchissez que sa situation serait encore bien plus grave si, comme je viens de vous le faire entrevoir, vous vous faisiez emprisonner, à la suite d’une bagarre avec les gardiens du Parc-aux-Cerfs. Dès lors, elle serait irrémédiablement perdue.

M. de Lagardère-Nevers parut méditer les paroles de la supérieure.

 Soit, finit-il par répliquer. – Je me rends à vos raisons et ferai ainsi que vous le dites.

Pourtant, ajouta-t-il en tourmentant la poignée de son épée, – j’eusse mieux aimé avoir recours à ce fer que mon père m’a mis au côté pour soutenir les bonnes causes… et Dieu sait si celle-ci en est une !…

Puis avec un sourire amer :

 Un gentilhomme ruser comme un robin pour défendre son honneur !… Est-ce assez pénible ?

 Il a le cœur de Philippe ! murmura l’abbesse, en couvrant le jeune homme d’un regard attendri.

Pendant toute cette conversation, le vicomte avait arpenté le parloir d’un pas saccadé. Écrasé par sa propre douleur, il semblait être à cent lieues des intérêts qui se discutaient près de lui.

À la dernière remarque de son ami, il s’arrêta court, mais, au lieu d’y répondre, demanda d’un ton suppliant, en s’adressant à la supérieure :

 Et moi, madame, et moi, où me faut-il aller chercher Louise ?…

 Vous, monsieur de Dizons, répliqua-t-elle, – ce n’est pas à la petite maison du roi ; elle ne doit pas être là, ou, du moins, n’y est pas encore ; car, sans que je sache d’où me vient cette pensée, j’ai la certitude qu’elle est également destinée à y être conduite. Mais pour le moment elle est ailleurs.

 Où donc est-elle, madame ?

 Au juste, il ne me serait guère possible de le dire. Cependant, je puis vous donner de sérieux indices. Je vous ai raconté comment, au moment du rapt, cette femme, cette dame Thibaut, craignant que malgré le peu de forces qui me restaient, je parvinsse à entraver ses pas auxquels je m’attachais, m’avait soudain, à l’aide d’une puissance occulte dont elle dispose, obligée à regagner ma cellule.

» Eh bien ! c’est cette puissance même qui, créant entre elle et moi une sorte de lien invisible, m’a permis de la suivre avec les yeux de l’esprit dans sa fuite précipitée.

 Cela se pourrait ? fit le vicomte avec joie.

 Oui. Par malheur, ignorant le nom des endroits par où elle a passé et celui de la localité où elle s’est arrêtée, je ne puis, je vous le répète, rien préciser.

 Quoi qu’il en soit, madame, faites-nous part de ce que vous savez. Connaissant, nous, suffisamment les environs de Paris, il se peut que, d’après vos indications, nous parvenions à reconstituer l’itinéraire qu’elle a suivi.

 Écoutez, alors.

Et, pour mieux voir en elle, l’abbesse ferma les paupières, puis parla comme si elle assistait à l’instant présent à la fuite de Thérèse Vignon et de la jeune fille.

 Voici, dit-elle – ce que je distingue parfaitement, malgré le sommeil où je suis plongée.

» Dès la porte du couvent, la femme monte avec Louise dans une voiture qui aussitôt s’éloigne de toute la vitesse de son attelage.

» L’enfant est commodément installée sur les coussins auprès de la dame Thibaut, dont la physionomie exprime une joie diabolique.

» La voiture traverse entièrement Paris, puis, parvenue aux Champs-Élysées, s’approche de la Seine qu’elle longe jusqu’à un village dont les premières maisons bordent la berge et où le fleuve fait un coude brusque sur la gauche.

 Billancourt ! exclama Henri, soudain intéressé par cette singulière double vue ; – j’en reconnais l’emplacement.

 Là, continua l’abbesse, – elle franchit un pont derrière lequel j’aperçois un gros bourg.

 C’est Sèvres, indubitablement, remarqua à son tour M. de Dizons dont la voix tremblait ; – maintes fois j’ai passé ce pont pour m’y rendre.

 Elle atteint le bourg, après avoir gravi une côte très roide, le traverse également et s’engage sur une route plantée d’arbres de chaque côté.

 La route de Sèvres à Versailles, je ne peux m’y tromper !… Ah ! malheureuse Louise !… Quoi que vous disiez, madame, c’est à Versailles aussi qu’elle a été conduite, exclama d’un ton navré le vicomte qui ne doutait déjà plus que mademoiselle Moutier n’eût été, comme Blanche, internée dans le sérail de Louis XV.

 Attendez, poursuivit la supérieure. – Le chemin est pavé dans son milieu et les chevaux sont animés d’une telle ardeur que des gerbes d’étincelles jaillissent à chaque pas sous leurs sabots, illuminant l’obscurité d’éclairs incessants.

 C’est cela, c’est bien cela, la route est pavée, comme vous l’indiquez… renchérit le vicomte ; – encore une fois, madame, je vous dis que…

 Mais laissez-moi donc achever, intima la narratrice qui reprit ainsi : – Au bout d’une demi-heure de course, la voiture arrive à proximité d’une grande ville, où j’aperçois de larges allées verdoyantes, de vastes et superbes monuments.

 J’en étais sûr : Versailles ! prononça de nouveau M. de Dizons qui se laissa choir dans un fauteuil, tant son émotion était forte.

 Elle y entre…

 Et se dirige vers une rue déserte où elle s’arrête devant un pavillon entouré d’un jardin… ajouta encore presque involontairement le jeune homme, la sueur de l’angoisse au front.

 Non, elle coupe la ville en biais, en sort par une porte latérale et prend une voie étroite sur le parcours de laquelle sont disséminés à droite et à gauche de petits hameaux.

Le vicomte se redressa, respirant comme si on venait de lui ôter un poids formidable de dessus la poitrine : Louise n’était pas au Parc-aux-Cerfs.

Toutefois il était pris maintenant d’un autre sujet d’anxiété.

Il ne connaissait point les localités situées au delà de Versailles et ignorait par conséquent où avait été reléguée mademoiselle Moutier.

 Me voici désorienté, fit-il avec dépit ; – je ne suis jamais allé par là… Et vous, Henri ?

 Moi non plus, répondit le marquis.

 Enfin, termina la religieuse. – le cocher modère l’allure de ses bêtes et la voiture s’arrête peu après en face de la grille d’une somptueuse demeure qui me semble être un château.

 Un château ? Bon, voilà un indice qui nous sera grandement utile, dit le vicomte. – Les habitations de ce genre ne doivent pas être communes dans ces parages… Et ensuite, que s’est-il passé une fois la voiture arrêtée ?

 Ensuite, hélas ! Je ne distingue plus rien, repartit la supérieure en rouvrant les yeux. – C’est une nuit complète dans mon cerveau, quelque effort que je fasse pour lui rendre sa lucidité. Il a dû se dresser entre cette femme et moi un obstacle qui a rompu le fil par lequel j’étais liée à elle. Et ce n’est pas un de mes moindres tourments que de ne savoir ce qu’on a fait de Louise. Que devient-elle actuellement ? Quel est son sort ? En quelles mains est-elle ? Autant de questions que je me pose sans pouvoir y répondre.

 Mais auxquelles, moi, madame, je répondrai bientôt, déclara avec énergie M. de Dizons. – Grâce à la piste que vous venez de me fournir, je vais immédiatement me mettre à sa recherche et, foi du Christ ! sur mon honneur de gentilhomme, je jure qu’avant deux fois vingt-quatre heures, il vous sera possible de presser sur votre cœur Louise rendue libre…

» À moins que je ne sois mort ! ajouta-t-il plus bas.

Tandis qu’il parlait, le mâle visage du vicomte s’était animé et comme transfiguré.

La supérieure le considérait avec un contentement non déguisé et sentait l’espoir rentrer en elle ; car l’exaltation de ce jeune homme prudent autant que fort lui démontrait qu’il venait de prendre une résolution virile dont aucune puissance humaine ne saurait arrêter les effets.

 Que Dieu vous entende et vous vienne en aide, fit-elle en s’attendrissant, – car cette enfant est toute ma joie, tout mon bonheur en ce monde ; sans elle mon existence n’est plus que ténèbres et néant…

Puis remarquant que le frère de Blanche la regardait avec surprise, toute rougissante du gros mensonge qu’il allait lui falloir faire, elle reprit, dans l’intention d’expliquer cet élan de tendresse un peu trop vif pour une simple tutrice parlant de sa pupille :

 N’ai-je pas promis à ceux qui me l’ont confiée d’être envers elle comme une seconde mère ?

Ainsi que la plupart des hommes dont l’esprit pondéré est en lutte continuelle contre un tempérament trop fougueux, M. de Dizons réfrénait bien vite les rares mouvements de colère qui lui échappaient.

Il murmura très doucement, comme cherchant à atténuer le reproche contenu dans ce qu’il allait dire :

 Je comprends, madame, que vous ayez pour Louise cette profonde affection, car elle est si bonne, si douce, que les cœurs vont à elle d’eux-mêmes. Mais voyez cependant que cette affection, toute grande qu’elle soit, n’a pu la préserver d’un odieux attentat… Ah ! pourquoi n’avez-vous pas voulu céder à mes instances, consentir à notre union ? Nous n’aurions pas aujourd’hui à craindre pour elle…

 Ces paroles, monsieur, ne sont pas généreuses, fit la pauvre femme en pâlissant. – Ne suis-je donc pas assez accablée par le malheur qui m’atteint ?

 Oh ! pardon, madame, vous avez raison… c’est la douleur qui m’égare… je souffre tant, moi aussi… Songer que celle que je considérais, malgré votre persistance à me la refuser, comme devant être un jour la compagne de ma vie, est peut-être, à l’heure présente, en butte à des outrages sans nom !…

Il y eut un moment de silence pendant lequel les deux interlocuteurs restés en présence – Henri de Lagardère-Nevers, en effet, pour tromper son impatience, arpentait à son tour le parloir, – purent compter les battements de leur cœur.

La supérieure hésitait à prononcer les paroles qui lui montaient aux lèvres. Évidemment un violent combat se livrait en elle-même, car elle passait successivement par toutes les couleurs.

Enfin, regardant le jeune homme bien en face, elle s’écria avec feu :

 Eh bien ! monsieur, je me rends à vos vœux : délivrez Louise du piège où elle est tombée, faites qu’elle puisse revenir vers moi dans le délai promis et je m’engage à mettre sa main dans la vôtre !…

Fou de joie, le vicomte eut besoin de se retenir au dossier d’un haut fauteuil de paille pour ne pas tomber à genoux devant la tutrice de Louise ; et, craignant avoir mal entendu, n’osant pas croire à ce bonheur, qu’il lui faudrait peut-être payer de son sang, ou de sa liberté, il balbutia bien bas, avec la crainte d’être démenti :

 Ce serait vrai… enfin vous me la donnez ?

 Oui, monsieur de Dizons… qu’elle soit donc votre femme. Puisque Dieu lui-même vous fournit l’occasion de lui venir en aide, je reconnais qu’une autre protection que la mienne lui est nécessaire, qu’elle a besoin pour la défendre d’un bras plus fort que le mien… Soyez bénis tous les deux… Si vous êtes assez heureux pour l’arracher au sort qui la menace, parcourez ensemble le chemin si ardu de la vie. Moi, du fond de ce cloître, je prierai Dieu qu’il écarte de vos pas les ronces et les épines.

 Ah ! merci, madame, merci ! fit le vicomte en saisissant les mains de l’abbesse que, dans sa reconnaissance, il couvrit de baisers. – Ainsi que vous le dites, c’est notre bonheur que vous faites à Louise et à moi… Et maintenant, animé d’un nouveau courage, je vole à son secours… je ne veux pas rester davantage dans cette incertitude qui me tue.

 Allez donc, messieurs, vous, monsieur de Nevers, sauver votre sœur, vous, monsieur de Dizons, sauver votre fiancée ; et, surtout, je vous le recommande à l’un et à l’autre : soyez prudents !

Le vicomte et le marquis – celui-ci ayant interrompu sa promenade fébrile – promirent tous deux de suivre cet avis, puis prirent aussitôt congé de la supérieure.

Ils avaient hâte de se trouver seuls pour combiner chacun un plan qui leur permît de parvenir jusqu’aux deux recluses.

 Seigneur ! murmura l’abbesse quand les deux amis furent partis – servez d’égide à ces braves jeunes gens qui vont combattre pour le bien…

Mais moi, se reprit-elle tout à coup, – vais-je rester inactive ?… Non, non, dans la mesure de mes moyens, je dois et je veux porter secours à ces pauvres enfants… À Blanche qui m’a été confiée par Philippe et à Louise… cette autre moi-même. Oui, je le dois !

» J’irai trouver Monseigneur de Beaumont, j’irai chez le roi, j’irai même, s’il le faut, me jeter aux pieds et réclamer justice de cette femme qui souille la première marche du trône !…

À son tour, elle quitta le parloir.

Elle était si absorbée par ses pensées qu’elle ne remarqua pas, avant de sortir, se dissimulant derrière la porte, sœur Véronique, qui, cachée là depuis le commencement de son entretien avec les jeunes gens, n’en avait pas perdu un mot.

Dès qu’elle eut disparu, celle-ci abandonna la place et remonta chez elle où elle s’enferma.

Sûre alors de n’être point surprise, elle tira d’un coffret un petit médaillon représentant un jeune officier de gardes-françaises et prononça d’une voix émue :

 Moi aussi, Philippe, je te jure de m’employer à sauver ta fille !… Cela me servira à racheter une partie du mal que je t’ai fait, ainsi qu’à ta mère… Puissé-je avoir le bonheur de réussir !

9. Lionne en cage

La fille de Philippe de Lagardère-Nevers se réveilla, le lendemain, vers trois heures de l’après-midi ; mais elle fut longtemps avant de reprendre l’entière possession de ses facultés.

Elle se sentait le cerveau alourdi, l’esprit vague, sans ressort, comme brisé.

Ses yeux s’ouvraient et se fermaient sans rien distinguer.

Puis elle sentait dans tout son être une lassitude extrême. C’était une sorte de courbature générale dont le cerveau encore faible de la pauvre enfant ne pouvait rechercher la cause, mais qui avait une évidente parenté avec les paresseux retours à la raison de personnes endormies par l’ivresse.

Deux heures durant, Blanche demeura en proie à cet affaissement moral et physique, plutôt statue qu’être animé.

À la fin, pourtant, son cerveau se reprit à fonctionner, son esprit s’éclaircit et le poids qui écrasait ses membres diminua graduellement.

Alors, elle jeta des regards autour d’elle.

Elle se voyait couchée, tout habillée, sur une ottomane placée au milieu d’un petit salon de forme octogone, tendu de satin ponceau et garni de meubles d’une facture délicate et artistique.

Ne comprenant rien à ce qui lui apparaissait, elle crut, un moment, à une illusion de ses sens, et, pour la dissiper, se leva d’un bond, puis se mit à parcourir le salon.

Ses pieds foulaient un tapis épais où ils entraient jusqu’à la cheville, un de ces tapis qu’à cette époque on faisait venir d’Orient à prix d’or et dont les grands seigneurs, seuls, pouvaient se permettre le luxe.

Le long des murs étaient plusieurs fauteuils, au siège recouvert d’un riche coussin et au dossier orné de peintures représentant des sujets à « la Boucher », c’est-à-dire des théories d’amours joufflus et roses se livrant à mille ébats joyeux.

Au plafond nuancé d’azur, s’étageaient les flocons d’un nuage, duquel paraissait descendre le fils de Vénus, ailes déployées et arc bandé, prêt à lancer une flèche acérée.

Les prunelles de mademoiselle de Nevers se dilataient à l’aspect de toutes ces choses nouvelles pour elle, bien que, eu égard à la pureté de son cœur, sa pudeur n’en fût nullement alarmée.

Une grande fenêtre, la seule qu’il y eut, s’ouvrait sur un des côtés du salon. Les carreaux en étaient protégés intérieurement par un fin grillage doré qui les recouvrait du bas jusqu’en haut.

Blanche alla à cette fenêtre et regarda au dehors : mais sa vue fut arrêtée par un rideau de grands arbres qui s’élevaient à quelques pas de là, et son examen dut se borner à constater que la pièce où elle était se trouvait au rez-de-chaussée.

 Où suis-je donc ? se demanda-t-elle en passant une seconde inspection du local, laquelle ne fut pas pour diminuer son étonnement. – Ce n’est pas possible, c’est un rêve que je fais et qui va cesser d’un instant à l’autre.

Alors, doutant de plus en plus de son état de veille, elle se prit à frapper le sol du pied, à marcher de long en large, à déplacer les meubles avec force, et en vint même, dans un mouvement trop brusque, à renverser un des tabourets, dont le heurt, sur une partie du parquet non recouverte par le tapis, produisit un assez grand bruit.

Non, décidément, elle ne rêvait point : tout ce qu’elle voyait et touchait existait bel et bien en réalité.

Comme la jeune fille se baissait pour relever le tabouret, elle perçut un frôlement d’étoffe à ses côtés.

Elle se retourna vivement.

Devant elle était une femme âgée qui, cérémonieusement inclinée, la considérait avec un sourire mielleux sur les lèvres.

D’où sortait cette femme ? Comment était-elle entrée ?

Nouveau mystère pour Blanche qui n’avait remarqué aucune porte donnant accès dans le salon.

La nouvelle venue était une matrone forte et puissante accusant au moins la soixantaine.

Elle portait une robe en organdi à ramages, garnie d’une profusion de dentelles, était coiffée d’un bonnet hautement ruché dont les barbes flottaient négligemment sur ses épaules, et avait les poignets ainsi que les doigts cerclés de larges bracelets et surchargés de bagues voyantes.

Cet ensemble qui, malgré ses douze ou treize lustres, peut-être davantage, décelait encore chez elle des prétentions non déguisées à la coquetterie, contrastait singulièrement avec ses traits flétris qu’une épaisse couche de fard cherchait vainement à rajeunir.

En dépit de sa mine engageante, Blanche éprouva, à sa vue, un sentiment de profonde répulsion et fit d’instinct un pas en arrière.

Il lui semblait que le vice et l’astuce étaient écrits sur la physionomie de cette femme.

 Eh bien ! chère mignonne, demanda la matrone d’une voix flûtée, où perçait un léger accent étranger, – vous voilà donc réveillée ? Comment vous sentez-vous ? Un peu lasse sans doute ?… Loin de reposer, je le sais, les trop longs sommeils fatiguent, et le vôtre a duré…

 Qui êtes-vous, madame ? questionna la jeune fille sur un ton impératif, au lieu de répondre. – Qui êtes-vous pour oser me parler avec une telle familiarité ?

 Qui je suis, mon enfant ? de mon nom, dame Bertrand, et de fonctions, votre servante, votre très humble servante… toute disposée à exécuter les ordres que vous voudrez bien me donner.

 Dame Bertrand !… Ma servante !… Je ne comprends pas. Je ne vous ai jamais vue, et par conséquent ne vous connais point. Mais, puisque vous assurez être à mes ordres, dites-moi comment il se fait que, m’étant endormie hier soir au couvent des Augustines de Picpus, je me réveille dans cet endroit qui m’est complètement étranger ?

 Que m’apprenez-vous là ? fit la vieille femme qui joua la surprise avec une merveilleuse aisance. – Vous étiez hier dans la sainte maison des chanoinesses de Picpus ?

 Certes oui. Depuis trois semaines, j’y faisais une retraite en l’absence de mes parents actuellement en Lorraine. Hier, j’y ai passé encore toute la journée, ainsi que la soirée, et je cherche inutilement par quel sortilège ma cellule si simple, si modeste, s’est, pendant mon sommeil, transformée, comme par enchantement, en ce salon si richement meublé et si artistement décoré.

 C’est peut-être une bonne fée qui est venue vous visiter et vous a fait cette surprise, ma petite, minauda la matrone d’un air qui voulut être malicieux.

 Qu’une bonne fée soit venue ou non me visiter, déclara la jeune fille avec hauteur, – encore une fois, madame, surveillez vos expressions dont la familiarité déplacée ne saurait me convenir et veuillez me faire connaître sur-le-champ le mot de cette énigme que mon esprit se refuse à déchiffrer.

 Mais… mais… bégaya la dame tout interdite de cette noblesse de ton à laquelle elle n’était pas habituée. – Vous me demandez là une chose à laquelle il m’est totalement impossible de répondre. Comment voulez-vous que je vous dise ce que j’ignore moi-même ?

 Eh quoi ! vous ne pouvez m’éclairer à ce sujet ?

 En rien, absolument en rien.

 Voilà un étrange mystère, observa Blanche en fixant la dame Bertrand dans les yeux.

Puis après une pause :

 Au moins, reprit-elle, – vous saurez me dire où je me trouve ici ? Ni chez mes amies, ni nulle part où je suis allée avec mon père, je n’ai jamais vu de choses semblables à celles qui m’entourent.

 Sur ce point, dit-elle – je peux vous satisfaire. Vous êtes ici chez quelqu’un qui vous veut du bien… beaucoup de bien.

Pour le coup, Blanche ne put réprimer un bruyant éclat de rire, tant cette outrecuidante fatuité d’un inconnu lui sembla plaisante.

 Chez quelqu’un qui me veut du bien ! répéta-t-elle avec une ironique gaieté. – Je comprends de moins en moins. Expliquez-vous.

 Cette personne va bientôt venir et vous apprendra elle-même tout ce qu’il vous plaira de savoir.

La physionomie de Blanche devint soudain sévère pendant qu’elle prononçait :

 Madame, je ne sais de qui vous entendez parler. En dehors de mes parents et de quelques amis, je ne reconnais à qui que ce soit le droit de me vouloir du bien. Je veux m’efforcer de croire que vous êtes de bonne foi, mais la mystification a assez duré et pourrait attirer de cruels désagréments à son auteur. Veuillez donc m’indiquer de quelle façon je puis quitter cet endroit, où je ne découvre aucune issue, afin que je reprenne le chemin du couvent de Picpus, d’où je suis sortie à la suite d’un événement jusqu’à présent inexplicable pour moi.

Dame Bertrand n’était pas sans éprouver un certain embarras. Jamais aucune de ses pensionnaires ne s’était montrée si rétive, ni si impérieuse. Mais elle était femme de ressource et il lui avait fallu faire montre de nombreuses qualités ad hoc pour être distinguée par maître Lebel, et devenir gardienne du Parc-aux-Cerfs.

 Chère demoiselle, reprit-elle d’une voix doucereuse, – si cela m’était possible, je ferais à votre volonté, croyez-le, avec le plus grand empressement ; mais, hélas ! il m’est formellement interdit de vous donner cette indication. Vous ne pouvez partir qu’avec la permission de la personne en question.

 Que dites-vous, madame, exclama Blanche en rapprochant brusquement les arcs de ses noirs sourcils ; – je ne suis pas libre de m’en aller d’ici à mon gré ?

 Non certes.

 Mais quelle est donc cette demeure ? interrogea mademoiselle de Nevers en repoussant, à force d’énergie, le vague effroi qu’elle sentait naître en elle.

 Cette demeure, mademoiselle, repartit dame Bertrand d’un ton insinuant et en s’armant d’audace – est un lieu merveilleux où les jolies filles comme vous jouissent d’une félicité quasi divine. Tous leurs désirs y sont exaucés aussitôt qu’exprimés. Elles ont à leur disposition les toilettes les plus somptueuses, les joyaux les plus rares. Mille distractions leur sont offertes pour égayer sans cesse leur esprit et réjouir leur cœur… Chaque heure, chaque minute… chaque seconde leur apporte un plaisir nouveau, et leurs jours s’écoulent en une suite de délices sans fin. Voilà quelle est cette demeure, mignonne.

Blanche avait écouté, bouche bée, cette brillante description et en demeurait si stupéfaite, qu’elle ne songeait point à répondre un seul mot.

La vieille femme, attribuant son attitude à l’admiration qu’avait indubitablement dû faire naître en elle les riants tableaux qu’elle venait de lui dépeindre, se félicita intérieurement de son heureuse inspiration et reprit sur le même ton :

 Oui, chère petite, c’est un Éden, un véritable paradis terrestre dont vous serez l’Ève, l’Ève d’un Adam qui vous adorera et vous comblera de tous les bonheurs de ce monde. Ah ! heureuse enfant, que de joies vous attendent ! Quelle existence féérique vous est réservée !…

Mademoiselle de Nevers continuait à rester muette, comme abasourdie, doutant plus que jamais d’être bien éveillée.

Elle ne pénétrait pas exactement la signification des paroles qui frappaient ses oreilles, mais l’instinct, sentinelle vigilante qui veille au cœur de toute vierge, lui faisait pressentir qu’un danger imminent menaçait son honneur.

Devant ce silence prolongé, dame Bertrand, formellement persuadée que la jeune fille était sous le charme, oubliant toute retenue ajouta en s’approchant d’elle :

 Voyons, ma toute belle, je conçois que vous soyez éblouie de tout ce que je viens de vous faire entrevoir et que les gracieuses images qui hantent votre cerveau vous ôtent le sentiment du réel ; cependant il vous faut revenir à la raison, descendre du pays de la fantaisie où vous voyagez en ce moment et reprendre pied sur terre. Puisque vous êtes la maîtresse de ce séjour, il est nécessaire que vous en ayez l’attrait et les dehors pompeux. Je vais faire appeler des femmes et, sous leurs doigts savants, vous allez devenir plus séduisante, plus parfaite qu’une houri. Ces vêtements d’une coupe austère et sans grâce, vrais vêtements de recluse, vont être remplacés par d’autres d’une élégance raffinée qui feront valoir toutes les richesses de votre personne ; ces pieds, dont Cendrillon eût été jalouse, vont se parer de fines mules de satin, qui en rehausseront la délicate structure ; cette chevelure aux ondes de jais va se métamorphoser, sous les dents d’ivoire, en un diadème mille fois plus opulent que celui d’une reine… Tenez, rien que cela déjà, encadre votre front mieux que ne le ferait une couronne formée des plus purs diamants…

En prononçant ces derniers mots, dame Bertrand avait posé sa main sur les cheveux de mademoiselle de Nevers et les avait tordus en un épais bandeau qui figurait, en effet, un magnifique diadème.

Mais elle n’eut pas le loisir de contempler longtemps son œuvre.

Cet attouchement venait soudain de tirer Blanche de la torpeur qui l’immobilisait.

Bondissant en arrière comme si un serpent l’eût touchée, elle mit une distance de plusieurs pas entre elle et la vieille femme et, la foudroyant d’un regard chargé de mépris, elle cria avec un accent où vibrait une violence colère :

 Arrière, madame !… et plus un mot !… Délivrez-moi de votre présence que je ne saurais supporter davantage… Je suis inhabile à saisir le sens caché de vos paroles, mais une voix secrète me dit qu’elles sont outrageantes pour moi… Disparaissez donc de devant mes yeux ou j’appelle à mon aide.

Dame Bertrand était si loin de prévoir ce dénouement, que ce fut à son tour de rester comme médusée. Néanmoins, se remettant promptement, et pensant que la jeune fille ne l’avait pas bien comprise, elle reprit :

 Ah çà ! ma chère enfant, je me suis donc mal expliquée ? Je vous répète que vous jouirez ici de toutes les félicités humaines, que vous serez…

 Assez, madame, assez ! ! ! interrompit Blanche dont la noire prunelle étincela… – Et s’il est vrai que j’aie le droit de commander en ce lieu, je vous ordonne de sortir sur-le-champ, sous peine d’avoir à subir le châtiment de votre indignité… châtiment dont vos cheveux blancs ne sauraient vous garantir… Je suis la fille du duc de Lagardère-Nevers, sachez-le, et mon père est un des premiers gentilshommes de France. Quand il apprendra l’odieux attentat dont j’ai été victime, il en punira les auteurs d’une façon exemplaire.

» Sortez donc, vous dis-je, ajouta-t-elle en faisant un pas en avant – sortez, si vous ne tenez pas à aggraver votre conduite envers moi.

La vieille femme n’était pas complètement rassurée, sous un certain rapport, car la « petite », comme elle l’appelait, avait toutes les allures d’une personne capable d’en arriver aux voies de fait. Quant aux menaces, elle n’en avait cure, sachant très bien qu’elle n’avait nulle crainte à avoir à ce propos, puisque la Pompadour et le roi étaient ses complices.

Par suite, sa contenance fut-elle assez crâne ; elle ne bougea pas d’une ligne et se prit à considérer la jeune fille avec une extrême curiosité.

Évidemment, le refus de celle-ci d’accepter l’existence mirifique qui l’attendait lui semblait incompréhensible. Elle n’était sans doute pas habituée à un pareil renoncement de la part des pensionnaires confiées à ses soins.

Remarquant le peu d’empressement de la matrone à exécuter l’ordre qu’elle lui avait intimé, Blanche poursuivit sur un ton de commandement :

 Au surplus, restez si bon vous semble ; je préfère vous céder la place. Je n’exige qu’une seule chose de vous, mais, cette fois, il faudra vous exécuter : c’est, ainsi que je vous l’ai déjà demandé tout à l’heure, de m’indiquer le moyen de quitter cet endroit.

 Mademoiselle, répliqua dame Bertrand, retrouvant enfin la parole, – je vous répondrai, comme tout à l’heure aussi, que cela ne m’est pas possible… du moins sans avoir l’assentiment de…

 Eh ! que m’importe cet assentiment ! coupa Blanche exaspérée ; je ne suis pas en esclavage, je pense ? De quel droit me prive-t-on de ma liberté ? Allons, madame, vite, faites ce que je vous dis, il me tarde d’être dehors.

Parlant ainsi, elle fit encore deux pas en avant, s’approchant de dame Bertrand jusqu’à la toucher et la regardant bien en face.

 Je ne puis, mademoiselle, gémit la vieille, cherchant à apaiser la fureur de sa prisonnière en jouant le désespoir. – Tout ce que vous voudrez, excepté cela.

 Prenez garde, madame ! gronda la jeune fille qui ne se dominait qu’avec peine. – Prenez garde, ma patience est à bout !

Certes, la patience de dame Bertrand était non moins à bout que celle de Blanche, car jamais, au grand jamais, pareille lionne n’avait été enfermée dans la cage de la rue Saint-Médéric.

S’armant d’une dernière bouffée de courage, elle osa dire :

 Vous avez grand tort, mademoiselle, de vous obstiner à exiger de moi cette indication, car, quoi que vous fassiez et disiez, vous ne l’obtiendrez pas.

 Ah ! je ne l’obtiendrai pas !… exclama mademoiselle de Nevers dont l’exaspération longtemps contenue éclata à la fin. – Eh bien ! c’est ce que nous allons voir !…

Et, sans se rendre compte au juste de ce qu’elle faisait, mais sous l’impulsion du sang généreux qui bouillait en elle, elle bondit sur la matrone, les yeux chargés d’éclairs et prête à lui jeter les ongles au visage.

Déjà les doigts crispés de Blanche effleuraient les joues honteusement fardées de la dame, sur lesquelles ils allaient tracer de sanglants sillons, quand celle-ci, faisant un brusque mouvement de côté, réussit à se dérober à leur contact.

Mademoiselle de Nevers, emporté par son élan, se trouva ainsi l’avoir derrière elle.

Prompte comme l’éclair, elle se retourna vers la vieille femme ; mais, au même moment, elle se sentit la tête enveloppée par une pièce d’étoffe soyeuse dont les extrémités s’enroulèrent fortement autour de son cou.

C’était dame Bertrand qui, mettant à profit le court moment pendant lequel la jeune fille ne pouvait surprendre ses mouvements, avec une présence d’esprit et une prestesse remarquables pour une femme de son âge, avait arraché son tablier et lui en avait recouvert le chef jusqu’aux épaules, en prenant soin de l’assujettir au moyen d’un nœud solide sur la nuque.

Ainsi encapuchonnée, force fut donc à Blanche, avant de courir sus de nouveau à la matrone, de s’arrêter pour se débarrasser de ce voile qui l’aveuglait et l’étouffait à la fois.

Lorsqu’elle y fut parvenue, ce qui ne lui demanda que quelques secondes, attendu qu’au lieu de perdre du temps à le dénouer, elle le déchira et le mit en pièces, sans égard pour sa riche garniture de malines, elle s’aperçut qu’elle était seule dans le salon.

Dame Bertrand avait disparu, s’était évanouie comme si le sol se fût entrouvert sous ses pieds.

Cette disparition subite de la vieille femme, aussi inexplicable pour mademoiselle de Nevers que son arrivée, ne fit que redoubler l’irritation de la jeune fille.

Semblable à un fauve pris au piège, elle se mit à bondir en tous sens, se ruant contre les murs, les frappant de ses poings, les poussant de son corps en de violentes secousses, dans l’espérance qu’une porte cachée finirait par céder sous des chocs répétés.

Hélas ! elle dut bien vite se convaincre que ses efforts étaient en pure perte.

Les murs demeuraient d’une rigidité inexorable.

Elle courut à la fenêtre.

Peut-être réussirait-elle à rompre le léger treillis placé devant les carreaux, puis, après avoir cassé un de ceux-ci, à passer par l’ouverture et à s’échapper.

Hélas ! encore, quoique composé de fils ténus, le grillage était d’une solidité à toute épreuve.

Vainement s’y meurtrit-elle les doigts et s’y brisa-t-elle les ongles, elle ne put que tordre quelques mailles et ce fut tout ; pas une ne se rompit.

Se reconnaissant alors impuissante à recouvrer par elle-même sa liberté, elle fut prise d’un profond découragement ; une réaction s’opéra en elle, et, à sa fureur qui s’éteignit peu à peu, succéda une grande prostration.

D’un pas machinal, elle regagna l’ottomane, où elle s’était réveillée, s’y laissa choir anéantie et, le visage enfoui dans les mains, pleura amèrement.

10. Préparatifs de lutte

Madame de Pompadour, dès qu’elle eut rejoint le roi, après l’inauguration de la statue de la place Louis XV, s’empressa de l’informer qu’une surprise l’attendait à la petite maison de la rue Saint-Médéric.

 Bah ! fit le monarque en jouant l’indifférence ; – aurions-nous une nouvelle pensionnaire ?

 Oui, sire… et d’une beauté rare.

Louis eut un geste sceptique.

 Bah ! répéta-t-il.

 Vous verrez, se hâta d’ajouter la Pompadour ; – jamais encore vous n’avez eu occasion d’admirer pareil joyau. C’est un trésor de grâces et de charmes sans égal.

 Marquise, vous piquez singulièrement ma curiosité, et je brûle d’être arrivé à Versailles, dit le roi, dont les yeux s’allumèrent cette fois. – Mais comment donc avez-vous fait pour déroger à vos habitudes en remplaçant par cette merveille les derniers laiderons qui m’ont fait désapprendre le chemin de la petite maison ? Le hasard serait-il pour quelque chose dans votre découverte ?

 Votre Majesté devine juste. C’est en effet le plus grand des hasards qui m’a fait faire la rencontre de cette jeune personne, au cours d’une promenade aux environs de Vincennes.

 Un mot sur elle, s’il vous plaît ?

La favorite savait ce que signifiait cette question, qui lui était adressée chaque fois qu’une nouvelle « entrée » avait lieu dans l’établissement de la rue Saint-Médéric. C’était une demande d’identité.

Elle allait avouer franchement le nom de famille et la qualité de Blanche, quand, se souvenant des observations que lui avaient faites mesdames de Mirepoix et du Hausset sur ce qu’il y aurait probablement de dangereux à apprendre la vérité à Louis XV, bien qu’à son avis, à elle, la connaissance de cette vérité, eût dû au contraire être un attrait de plus pour celui-ci, il lui vint une appréhension qui arrêta l’aveu sur ses lèvres.

Elle se résolut, en conséquence, à ne fournir au roi que de vagues renseignements à ce sujet, renseignements qui, tout en lui laissant entendre que la merveille dont il s’agissait était d’une condition au-dessus de l’ordinaire, ne l’éclaireraient pourtant point d’une façon exacte sur elle.

Elle ne se dissimula pas cependant qu’il ne pouvait manquer d’être complètement instruit avant peu sur ce qu’elle lui celait, et cela, selon toute apparence, par mademoiselle de Nevers elle-même ; mais alors il l’aurait vue, serait sous le charme de son altière beauté, et, sans doute, en admettant qu’il ne fût pas satisfait qu’on eût disposé d’une fille de grande maison, il passerait par-dessus cette légère contrariété pour ne songer qu’à la charmante distraction que lui procurerait la délicieuse enfant.

Toutes ces réflexions, la marquise se les était faites rapidement.

 Sire, répliqua-t-elle, sans montrer la moindre hésitation, – je ne sais rien de précis sur cette jeune personne. Comme je vous l’ai dit, je l’ai remarquée un jour que j’étais allée faire une excursion du côté de Vincennes, et ayant appris qu’elle habitait momentanément dans le couvent des chanoinesses Augustines de Picpus, je l’en ai fait enlever sans plus me préoccuper de ce qu’elle pouvait être.

 Dans un couvent ! se récria Louis XV scandalisé et en faisant un geste d’épouvante. – Holà ! marquise, seriez-vous païenne ? C’est un sacrilège, cela ! Vous entendez : un horrible sacrilège ! Comment, vous avez osé commettre une pareille impiété ?

En parlant de la sorte, le monarque était sincère.

Malgré ses désordres, Louis, en effet, respectait la religion, ou du moins croyait la respecter, et ne souffrait pas qu’on lui portât atteinte, de quelque manière que ce fût.

Il remplissait ses devoirs de chrétien avec la plus scrupuleuse exactitude et était superstitieux à l’excès.

C’était donc de bonne foi qu’il était outré de la révélation de madame de Pompadour, car il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une crainte salutaire en pensant à Dieu ; crainte qui, au milieu de ses débordements, tempérait bien souvent ses plaisirs.

Mais Cotillon II, comme l’avait nommée le roi de Prusse, n’était pas femme à s’émouvoir outre mesure de cet accès d’humeur religieuse.

Bien que vraie, la dévotion du monarque était tant soit peu superficielle. Cet arrière-petit-fils du Roi-Soleil n’était pas loin d’estimer, comme son aïeul, que Dieu et lui se devaient une mutuelle considération ; c’est pourquoi, par simple déférence envers lui-même, passait-il parfois, sans aucune transition, des rites du culte pieux à ceux de l’amour qu’il remplissait avec non moins de ferveur.

La favorite n’ignorait en rien ces petits travers ; aussi resta-t-elle un instant silencieuse pour permettre à Louis XV de se calmer ; puis, quand elle le vit apaisé, bien que maugréant encore, elle reprit :

 Je vous disais donc, sire, que je ne saurais vous renseigner sur les attaches de cette jeune fille. Toutefois, je puis vous assurer que c’est une personne d’un certain rang ; il m’a été facile de le reconnaître à ses manières distinguées, à son port plein de noblesse et de fierté. Vous me remercierez certainement de vous avoir découvert une pareille perfection… Si je connaissais un terme plus expressif, je l’emploierais pour vous la dépeindre…

 Bien, bien, interrompit Louis XV qui, sous le désir singulier que soufflait en lui la marquise, ne pensait déjà plus à « l’horrible sacrilège » qu’il venait de lui reprocher si véhémentement.

Il ajouta plus bas, et comme pour lui-même :

 Je verrai… je jugerai…

Il était dans une telle impatience de se trouver en face de l’objet tant vanté qu’il fit donner l’ordre à son cocher d’activer les chevaux dont l’allure lui paraissait trop lente.

Ils galopaient pourtant.

À peine son carrosse se fut-il arrêté devant le Parc-aux-Cerfs qu’il en sauta plutôt qu’il n’en descendit et, suivi de la Pompadour pénétra vivement dans ses appartements, à la porte desquels était une sentinelle qui, à son approche, lui tourna ostensiblement le dos.

C’était la consigne !

Louis XV en avait décidé ainsi pour ne pas être reconnu par les soldats.

Dame Bertrand, souriant avec toute la grâce possible, s’avança à leur rencontre.

Elle jouissait dans l’établissement qu’elle dirigeait du privilège de correspondre directement avec le roi et la favorite, et de leur parler comme à de simples particuliers.

 Eh bien ! lui demanda la marquise – que devient la « nouvelle » ?

 Ah ! ce qu’elle devient !… repartit la matrone avec un soupir qui inquiéta madame de Pompadour.

 Comme vous dites cela, reprit cette dernière. – Lui serait-il survenu quelque chose de désagréable ?

 Pas à elle, mais à moi.

Et la vieille coquine raconta tout au long son entrevue très animée avec Blanche.

Quand elle en vint à l’apostrophe que lui avait lancée la jeune fille en lui dévoilant le nom de son père et en la menaçant des foudres de celui-ci, un coup d’œil de la marquise l’empêcha de faire cette révélation.

Elle comprit que, jusqu’à nouvel ordre, le roi devait ignorer qui elle était.

Après avoir achevé sa narration, non sans s’être étendue longuement sur l’incident final, dont elle amplifia outre mesure les péripéties, afin de donner à croire qu’elle avait échappé à un grand danger, dame Bertrand ajouta :

 En un mot, c’est un démon incarné ; et si cette idée ne m’était venue de la coiffer de mon tablier pour me soustraire à ses griffes, j’étais bel et bien défigurée… oui, rien que cela, défigurée, ce qui eût été vraiment dommage, vous l’avouerez !

Elle tira en même temps un petit miroir de sa poche et s’y mira avec complaisance.

Les doléances et la mimique grotesque de la matrone amenèrent un sourire sur les lèvres du roi et de la marquise.

La Pompadour n’était pas mécontente du récit de la vieille.

Sachant Louis ennemi de la banalité, et ayant remarqué dès longtemps qu’il se désintéressait du Parc-aux-Cerfs, en fine mouche, elle avait deviné le pourquoi de cet éloignement et en était même venue à se promettre de styler une pensionnaire pour lui faire jouer la comédie de la résistance ; grâce à cette comédie, le roi serait facilement retombé sous sa domination, heureux de changer ses faciles et ordinaires conquêtes contre le piment de la lutte qui lui eût donné l’illusion du triomphe.

C’est sur ces entrefaites qu’elle s’était emparée de Blanche, et son esprit astucieux avait trouvé piquant de la faire servir à ses projets, en substituant à la résistance feinte le combat réel.

Les prévisions de la marquise la trompaient si peu, qu’immédiatement après le récit dolent de dame Bertrand, le monarque montra une violente envie de voir sur-le-champ le « démon incarné ».

 Qu’on coure au château dire à Lebel de venir m’apprêter, ordonna-t-il. – Ou plutôt non, c’est un contre-temps fâcheux, mais il ne m’est pas permis de faire attendre la beauté ; pour aujourd’hui, je me priverai de ses services.

Il achevait à peine de parler qu’un visage glabre, sur lequel étaient tous les stigmates de l’hypocrisie la plus rare et de l’impudence la moins cachée, se montra dans l’entrebâillement de la porte.

 Sire, me voici, dit en entrant le nouveau venu qui n’était autre que le premier valet de chambre.

Louis eut un sourire satisfait et prononça négligemment :

 Ah ! c’est vous, Lebel… Pardieu ! Vous venez à point pour m’équiper en guerre.

Maître Lebel arrivait de Paris.

C’était lui, on s’en souvient, qui avait prévenu la favorite de la présence de Blanche au Parc-aux-Cerfs.

Se doutant bien que son maître, informé de ce fait par elle, demanderait tout de suite à être introduit près de la jeune fille et sachant aussi qu’il aurait, auparavant, besoin de son aide, il avait repris en toute hâte le chemin de Versailles.

Sa venue, comme on le voit, tombait fort à propos.

 Allons, Lebel, répéta le roi, – équipez-moi et promptement.

Il passa alors dans une pièce contiguë à celle où il était et qui avait assez l’aspect d’un cabinet de toilette.

Aussitôt, le valet de chambre lui retira le luxueux habit de parade qu’il portait, lui enleva son grand cordon de Saint-Louis, ainsi que divers ornements qui auraient pu déceler sa personnalité, puis le revêtit d’une sorte de tunique à brandebourgs, le chaussa de fines bottes plissées au cou-de-pied et lui plaça sur la tête un riche bonnet d’astrakan.

Sous cette nouvelle pelure, Louis XV avait encore grand air, mais aucun insigne n’indiquait chez lui qu’il eût le droit de s’asseoir sur le premier trône d’Europe.

Car, il faut le dire, toujours à l’instar de son aïeul, le petit-fils de Louis XIV avait le respect de la royauté d’une façon bien plus absolue encore que celui de la religion.

Ayant conscience que ses débauches de la rue Saint-Médéric ne cadraient guère avec la dignité dont un roi ne doit jamais se départir, il avait soin, avant de s’y livrer, de dépouiller les pompes de la Majesté pour devenir un simple gentilhomme.

Néanmoins, comme il lui fallait être encore « un certain personnage » afin d’imposer à ses odalisques, il se donnait pour un prince polonais du nom de Boleslas Kzinski, parent de la reine.

Parenté que, par bonheur, la pauvre Marie Leczinska, elle, la plus vertueuse des femmes, ne soupçonna jamais, sans quoi elle en fût morte de honte.

Une fois affublé, ainsi que nous venons de le relater, le monarque prit d’un pas leste le chemin du petit salon où était enfermée mademoiselle de Lagardère-Nevers, pendant que la Pompadour retournait au château annoncer à ses deux intimes, mesdames du Hausset et de Mirepoix, les heureuses dispositions dans lesquelles se trouvait le monarque vis-à-vis de leur victime.

11. Où le faux prince polonais prend la tangente

Depuis qu’après sa vaine tentative de fuite, Blanche était allée s’échouer sur l’ottomane, en versant des larmes de rage et de honte, elle avait conservé la même position, c’est-à-dire était restée affaissée, repliée sur elle-même et les mains crispées sur son visage.

Peu à peu l’ombre s’était faite dans le petit salon.

Cependant, il n’était encore que sept heures de relevée et l’on commençait à peine la seconde quinzaine de juin.

Mais cette obscurité était due tant au rideau d’arbres placé près de la fenêtre qu’au grillage protégeant les vitres, lesquels formaient un double écran qui interceptait une partie du jour.

Malgré son abattement, la jeune fille avait suivi cette diminution progressive de clarté et, sans qu’elle eût précisément peur, une anxiété inconnue, presque une angoisse, l’avait envahie à mesure que s’était retirée la lumière.

Il y avait deux heures, au moins, qu’avait eu lieu la disparition de dame Bertrand, et rien depuis lors n’était venu troubler le silence et la solitude qui l’environnaient.

Tout à coup, un bruit sec, semblable au déclenchement d’un ressort, la fit tressauter et se redresser.

Le salon venait soudain de s’éclairer d’un rayon lumineux et, à l’angle d’une baie qui s’était ouverte dans la paroi située en face d’elle, se tenait un valet élevant d’un bras un flambeau à six branches dont toute la clarté retombait sur son visage insignifiant et sur sa livrée de couleur tendre.

Étonnée, elle regardait l’homme et le flambeau, oubliant de chercher à fuir par ce passage qui lui était offert, quand elle vit entrer dans la pièce un personnage d’un certain âge, vêtu d’un costume étranger.

Dès qu’il eut pénétré, le valet fixa le flambeau à une applique disposée contre le mur à cet effet et s’esquiva aussitôt par la baie, qui se referma derrière lui avec la rapidité de l’éclair.

Louis XV, – on sait que c’était lui – s’avança vers mademoiselle de Nevers, la figure souriante.

Parvenu à deux pas d’elle, il s’arrêta et se courba dans un salut cérémonieux ; mais, à peine l’eut-il contemplée, que, sur ses traits, se peignit la plus vive admiration.

Ni lui, ni Blanche ne s’étaient jamais vus.

En voici la raison :

Le duc de Lagardère-Nevers, bien que sa place fût marquée au premier rang parmi les gentilshommes qui avaient le droit d’approcher le monarque, n’avait été que rarement à la cour, et, lorsqu’il n’avait pu se dispenser d’y aller, il s’était toujours privé de la compagnie de sa fille.

Il savait pourtant que le roi témoignait pour lui et les siens beaucoup d’estime et de considération ; mais la vie déréglée que menait ce dernier ne lui permettant pas, vis-à-vis de sa personne, le respect qu’il croyait lui devoir, et craignant aussi que les chastes oreilles de Blanche ne vinssent à entendre, dans son entourage, le récit de quelques-unes de ses aventures galantes, il avait jugé plus digne et plus prudent de se tenir à l’écart.

La licence était si bien chez elle à la cour de France, qu’en bons pères de famille, nombre de gentilshommes haut titrés préféraient abandonner faveurs et honneurs auxquels ils pouvaient aspirer, et se retiraient dans leurs terres plutôt que de voir se risquer à la cour l’innocence de leurs enfants.

Poussant aussi loin que possible le respect des siens, le duc Philippe s’était ingénié à ce qu’en n’importe quelle occasion Blanche ne pût apercevoir la cour. Il pensait que sa vue n’était pas un spectacle assez édifiant pour une jeune fille.

D’ailleurs, il se rendait assez fréquemment à son château de Lorraine, soit qu’il y fût appelé par des affaires d’intérêt, comme celle pour laquelle il y était présentement, soit qu’il lui prit la fantaisie d’y passer une partie de la belle saison ou le temps de la chasse.

Ces absences constantes motivaient suffisamment son manque, d’assiduité à Versailles.

Le roi voyait donc Blanche pour la première fois et demeurait ébloui de sa suprême beauté.

Il détaillait avec une admiration croissante, en fin appréciateur, chacun de ses traits si délicatement ciselés et dont l’harmonie eût défié le pinceau d’un Sanzio.

Blanche s’était levée et, maintenant, se tenait debout auprès de l’ottomane.

Elle aussi examinait le monarque attentivement ; mais, sans qu’elle sût pourquoi, en dépit de la bonhomie répandue sur sa figure, elle éprouvait comme une défiance qui l’incitait à se mettre en garde contre lui.

Elle surprenait dans ses yeux une lueur qui l’inquiétait, et se sentait mal à l’aise sous son regard inquisiteur.

Une grande minute s’écoula dans cette situation expectante.

Fasciné, Louis ne songeait pas à adresser la parole à la jeune fille.

Ce fut elle qui, la première, se décida à parler.

 Est-ce vous, monsieur, demanda-t-elle sur un ton hautain, – qui êtes autorisé à me faire sortir enfin de cette prison ?

 Cette prison ! répéta le roi.

Et, appelant sur ses lèvres le plus avenant de ses sourires, il ajouta, au lieu de répondre :

 Êtes-vous donc prisonnière ?

 N’est-ce pas l’être, s’écria Blanche – que de me voir, comme je le suis, retenue, contre mon gré, dans un lieu sans issue ?

 Oh ! sans issue… repartit Louis XV, en désignant d’un geste la partie du mur par laquelle il était entré.

 Je veux dire, sans issue pour moi, car cette porte a un secret et je ne le connais pas.

 Vous le connaîtrez.

 Tout de suite, alors, car je ne veux pas rester un instant de plus dans ce cachot.

 Laissez-moi, au moins, me présenter, mademoiselle : je suis le prince Boleslas Kzinski ; puis permettez-moi de m’entretenir auparavant quelques instants avec vous.

 Non ! cria l’impétueuse jeune fille en frappant du pied, – je ne vous connais pas et ne veux rien entendre… N’est-ce pas assez déjà d’avoir eu à subir les sarcasmes d’une servante insolente ?… Si vous êtes véritablement gentilhomme, monsieur, faites cesser cette séquestration et n’apportez aucun retard à me rendre la liberté qui m’a été lâchement ravie.

» Oui, lâchement ravie ! ajouta-t-elle, s’animant encore au son de sa propre voix. – En vertu de quel pouvoir arbitraire s’est-on, en effet, emparé de moi pendant mon sommeil, m’a-t-on amenée ici et m’y séquestre-t-on ? Pourriez-vous me le dire ? Si oui, parlez en ce cas, je consens à vous entendre.

Quoique prévenu en partie, Louis XV ne s’attendait pas à une rébellion si mouvementée ; mais il était aux anges d’avoir à mettre en jeu, pour le combat qui se préparait, toutes les subtilités de son esprit un peu rouillé faute d’exercice.

 Ma chère enfant, murmura-t-il d’un ton patelin, se souvenant à point qu’il avait été l’élève de l’abbé Fleury, habile casuiste s’il en fut et expert au possible dans l’art d’éluder les questions embarrassantes ou d’y faire des réponses dilatoires ; – ma chère enfant, si vous le voulez bien, nous allons nous asseoir l’un à côté de l’autre et causer tranquillement, comme deux bons amis. Peut-être, alors, parviendrai-je à vous expliquer ce qui paraît si fort vous étonner.

Et, de la main, il invita Blanche à se replacer sur l’ottomane où, en même temps, il s’assit lui-même.

Mademoiselle de Nevers hésita un moment, surprise de la tournure que prenaient les choses, puis se décida à l’imiter.

Quoi qu’elle fît, son interlocuteur lui en imposait.

 Vous me demandez, mademoiselle, reprit ce dernier, – d’où vient qu’on vous a amenée ici et ce qui fait qu’on vous oblige à y rester ? Voyons, ne vous est-il pas venu à l’esprit qu’il pouvait y avoir à cela une raison majeure ?

 Une raison majeure ? fit la jeune fille en ouvrant ses grands yeux qui parurent au faux prince polonais deux diamants noirs. – Vraiment, monsieur, je ne vois pas…

 Vous ne voyez pas, vous, mais si l’on voyait à votre place ?

 Si l’on voyait quoi ? J’ignore ce que vous voulez dire…

Le monarque aurait pu répondre qu’il l’ignorait également, attendu qu’il émettait des phrases afin de se donner le temps de chercher un motif plausible à fournir à mademoiselle de Nevers pour son internement.

Profitant d’un instant de silence, celle-ci tenta de décliner sa qualité ; elle venait de penser qu’on l’avait prise sans doute pour une autre.

 Je suis la fille du… commença-t-elle.

 Je sais… je sais… fit-il, – vous m’êtes parfaitement connue.

Il n’avait eu nulle peine à distinguer en la nouvelle captive une personne d’origine aristocratique ; seulement, par un singulier compromis de conscience, il redoutait d’apprendre son origine, de peur d’entendre prononcer un nom qu’il fût forcé de respecter.

Il reprit d’un ton paternel :

 Voyons, ne vous a-t-on pas dit tout à l’heure que quelqu’un vous voulait du bien ?

 Ah ! ne me parlez pas de cela, s’écria Blanche. – La vieille femme qui est venue dans ce salon, il y a deux heures environ, m’a parlé dans ce sens, il est vrai, mais je lui ai répliqué que, sauf mes parents, malheureusement loin de Paris actuellement…

 Eh ! vous y voilà ! s’exclama le roi à qui ces mots venaient de faire trouver soudain son motif.

 Comment, m’y voilà !

 Hé ! oui, mademoiselle, cet éloignement des vôtres de la capitale est la cause de ce qui vous arrive.

 Je comprends de moins en moins.

 Votre père va souvent à la cour, n’est-ce pas ?

 Très rarement, au contraire.

 Ah ! fit le prince polonais, que cette réponse parut gêner.

 Il pourrait y aller tous les jours, s’il lui plaisait, car c’est le duc de…

 Bien, bien, je sais, vous dis-je… coupa de nouveau le maître de Lebel, faisant à son insu le jeu de la favorite, en se refusant à apprendre immédiatement le nom de la jeune fille.

 … Mais c’est un milieu trop bruyant pour lui, et, ami de la tranquillité, il préfère ne pas y paraître.

 Et c’est là son tort ; c’est de là que vient sa disgrâce.

 Sa disgrâce ! s’écria Blanche sans remarquer les étranges contradictions qui existaient dans les paroles de son interlocuteur.

 Hélas, oui, sa disgrâce, répéta ce dernier. – Son abstention continuelle de la cour a froissé le roi qui, pour l’en punir, l’a exilé dans ses terres.

Cette révélation incroyable surprit la jeune fille à un tel point, qu’elle demeura un bon moment sans voix.

Il est à remarquer que le faux prince polonais avait assez habilement joué son rôle jusque-là, puisqu’il était parvenu, contre toute attente, à se faire écouter de son impatiente prisonnière et à obtenir d’elle un semblant de confiance, attendu qu’elle commençait à discuter.

 Mon père, en exil ? balbutia-t-elle enfin, – c’est impossible ! M’eût-il laissée seule à Paris ? Non, cela ne se peut ; d’ailleurs il m’en aurait instruite.

 Il aura craint sans doute de vous faire du chagrin et pensé qu’il valait mieux ne vous en rien dire jusqu’à nouvel ordre.

 Non, non. S’il en était ainsi, il m’aurait emmenée avec lui, j’en suis convaincue. D’ailleurs, il n’y a rien que de très naturel dans son absence de Paris, puisqu’elle a lieu chaque année à la même époque.

Pour la seconde fois l’insidieux monarque eut un geste de mauvaise humeur. Il en voulait au hasard de contrarier ses inventions mensongères.

 Justement, dit-il en s’efforçant de reprendre son masque de bonhomie. – Il a profité de ce que son exil coïncidait avec un de ses exodes annuels pour vous le cacher.

 Grand Dieu ! Que m’apprenez-vous ?… mon pauvre père ! !…

Et la jeune fille, dont les nerfs souffraient depuis trop longtemps, éclata en sanglots, pendant que Louis XV se félicitait intérieurement de son adresse.

Il savait maintenant la marche qu’il avait à suivre pour gagner le cœur de la malheureuse enfant et lui faire prendre sa prison en patience.

Quand il vit sa douleur diminuer d’intensité, il lui demanda :

 Commencez-vous à comprendre, à présent ?

 Hélas ! répliqua-t-elle à travers ses larmes, – je ne comprends qu’une chose, c’est que je dois aller rejoindre mon père sans tarder. Quoiqu’il ait près de lui ma mère et mon frère, je suis sûre que je lui manque.

Naturellement, elle ignorait le retour à Paris de ce dernier.

 Mais non, ma chère enfant, ce n’est pas cela du tout que vous avez à faire, s’empressa de repartir le monarque dont cette détermination détruisait le plan. – Au lieu d’aller rejoindre votre père, il est de beaucoup préférable pour vous d’essayer d’obtenir son rappel.

 Moi, et de quelle manière ?

 En allant le solliciter près de celui duquel il dépend.

 Près du roi ?

 Tout simplement.

 Il me repoussera.

 Je crois pouvoir vous assurer que loin de vous repousser il vous écoutera avec la plus grande cordialité et prendra certainement votre supplique en considération.

 Si j’en avais la certitude…

 Je vous l’affirme.

 Comment le savez-vous ?

 Je le sais parce que… je l’approche fréquemment, et que, par suite, il m’a été permis de constater, à maintes reprises, combien il est compatissant à toutes les infortunes… même à celles qu’il a créées.

 Alors pourquoi les crée-t-il ?

 Parfois il y est forcé.

 On n’est jamais forcé de faire le mal… Et moi qui me le figurais bon et indulgent.

 Il l’est en effet… répliqua le roi qui se décernait ainsi de sa propre autorité un brevet de bonté.

 S’il l’était, aurait-il exilé le meilleur des hommes, mon père, qu’il a créé lui-même duc de…

 Je vous le répète, c’est pour le punir du dédain qu’il montre envers la cour, s’empressa de répondre Louis.

Mais il pensa à part lui :

 Ah ! il paraît que le père de cette enfant me doit son titre… qui donc ai-je fait duc ?…

Il fronça tout à coup ses sourcils olympiens parce que Blanche venait de dire :

 Une pareille futilité mérite-t-elle tant de rigueur ?

Parler aussi légèrement de la cour, de cette cour, la première du monde à ses yeux, et qu’il supposait jouir, à ce titre, d’un prestige sans égal ! En vérité cette petite fille était d’une rare audace et il faillit relever vertement son appréciation qu’il considérait comme une injure grave.

Mais réfléchissant aussitôt que ce n’était guère l’instant, vu le but qu’il poursuivait, de se livrer à un accès de fierté, il retint sa mercuriale et repartit, non sans une pointe d’humeur toutefois :

 Ce n’est qu’une futilité, j’en conviens mademoiselle ; néanmoins, le roi a cru voir là une offense à sa dignité et a voulu sévir contre celui qui s’en était rendu coupable.

 Sévir aussi durement ! Et combien de temps doit durer l’exil de mon père ?

 Je ne sais. Un an, deux ans, peut-être…

 Ainsi vous pensez que je pourrais abréger cet exil ?

 Le faire même cesser tout de suite, si vous vous y prenez bien.

 En ce cas, je vais aller sur-le-champ trouver le roi, dit Blanche en se levant.

 Oh ! Sa Majesté ne s’aborde pas avec une telle facilité, répliqua le monarque en faisant rasseoir la jeune fille. – Il faut lui être présenté.

 Mon Dieu ! fit-elle, – ma tête s’égare. À qui puis-je m’adresser pour cela, moi, qui ne connais personne ?

 Ne suis-je pas là ?

 C’est vrai !… Vous êtes prince, m’avez-vous dit ?… prince polonais ?

 Et de plus quelque peu parent de Sa Majesté la reine.

 Ah ! je comprends ! s’écria la petite prisonnière qui continua avec exaltation : – Eh bien, monsieur, si vous me rendez cet éminent service, je vous en aurai une reconnaissance éternelle !

 Je vous le rendrai d’autant plus volontiers, mon enfant, que je suis ici dans ce but.

 Ici ! fit mademoiselle de Nevers que ce mot rappela tout à coup à la situation présente – Ici ! Ah ! je ne songeais plus à l’endroit où je me trouve. Mais pourquoi m’a-t-on amenée dans ce lieu pendant mon sommeil, contre mon gré ?… ce qui est un singulier moyen de me rendre service… Ne pouvait-on m’apprendre le malheur de mon père au couvent ?

12. Entente

Si diplomate que l’on soit, la logique des jeunes filles est parfois bien difficile à tourner. Depuis un bon moment Louis XV en faisait la dure expérience et était obligé d’appeler à son aide toutes les hypocrites finesses apprises chez le cardinal Dubois, le premier de ses premiers ministres après la régence du duc d’Orléans, pour ne pas voir l’esprit de suite de cette petite pensionnaire détruire tout à coup son échafaudage de mensonges.

Il répondit pourtant avec à-propos :

 On a craint que vous ne fassiez comme vous venez de le dire : qu’au lieu de solliciter sa grâce, vous n’alliez directement le rejoindre, ce qui ne lui eût servi de rien.

 Cela lui eût servi à le consoler, dit Blanche.

 Et à le laisser indéfiniment en exil… Aussi ai-je préféré user d’une douce violence pour vous mettre dans l’impossibilité de quitter Paris, et vous forcer à plaider auprès du roi en sa faveur.

 C’est donc à vous que je dois mon enlèvement ? demanda-t-elle sur un ton plutôt étonné qu’agressif.

 Oui, car je suis un des meilleurs amis de votre père, et c’est mon amitié qui m’a conseillé d’agir de la sorte avec vous. Voilà pourquoi je vous disais, au début de notre entretien, que c’était par raison majeure qu’on vous avait conduite ici et qu’on vous obligeait à y rester.

Mademoiselle de Nevers aurait pu s’étonner de n’avoir jamais vu, soit chez son père, soit ailleurs, cet ami si zélé ; mais elle était beaucoup trop affectée par la triste nouvelle qu’elle venait d’apprendre pour faire cette remarque.

Puis les explications que lui donnait l’étrange bienfaiteur ayant un caractère de véracité suffisant pour qu’elle y ajoutât foi, elle finissait maintenant par trouver des plus rationnelles la plupart des choses qui lui avaient paru d’abord si surprenantes.

Toutefois, il lui restait encore divers points à éclaircir.

Comment devait-elle interpréter les bizarres propos que lui avait tenus la vieille femme ?

Que signifiaient ces toilettes somptueuses, ces joyaux rares dont on allait la parer ; ce mot d’Éden appliqué à cette demeure et surtout cet adorateur qu’elle lui avait annoncé ?

Sa franchise native ne pouvait s’accommoder de ces mystères. Elle en toucha un mot au prince polonais dont les bonnes intentions ne faisaient plus pour elle l’ombre d’un doute.

 Je vois ce que c’est, répliqua celui-ci qui, décidément, était en veine d’imagination et avait réponse à tout. – Dame Bertrand, ma femme de charge, a le parler très imagé. Elle aura eu simplement l’intention de vous faire savoir que vous ne pouviez paraître devant le roi dans votre costume de couvent ; qu’il fallait, selon l’étiquette, vous mettre en toilette de cour, laquelle comporte, en effet, des vêtements luxueux, des bijoux, etc… et que tout cela était ici à votre disposition. De même, elle se sera servie du mot Éden pour désigner cette habitation qui n’est en réalité qu’une modeste maison de plaisance, la mienne.

» Quant à l’adorateur en question, elle se sera évidemment mal exprimée ; c’est « ami » qu’elle aura voulu dire, ami sincère, voilà tout.

Blanche était rassurée, et n’avait plus rien à objecter.

 Monsieur, dit-elle, – encore une fois, je ne saurais trop vous remercier du puissant secours que vous consentez à me prêter dans cette circonstance douloureuse. Mais vous plairait-il de mettre le comble à votre obligeance en me présentant au roi le plus tôt possible ?

 Demain soir, mon enfant, nous irons le trouver tous les deux.

 Demain seulement ?

 Vous allez comprendre ce qui me fait vous demander ce délai. Demain soir, une dame de la cour, madame la marquise de Coislin donne une grande fête, un bal masqué, en son château de Chèvreloup, peu distant de Versailles où vous êtes actuellement.

» Je sais que Sa Majesté doit y venir passer quelques instants.

» Or j’ai appris, par expérience, qu’elle est bien plus abordable et plus encline à la clémence sur un terrain neutre, au milieu des plaisirs, que lorsqu’elle est occupée par les affaires de l’État. Je préfère donc attendre jusque-là pour vous présenter à elle afin de mieux assurer la réussite de votre démarche.

 Oh ! merci, merci, monsieur… fit mademoiselle de Nevers avec élan. – Je vous bénirai toute ma vie.

Et, emportée par la profonde gratitude qu’elle ressentait pour le généreux étranger, elle se saisit de ses mains et les pressa tendrement dans les siennes.

Ce mouvement eut un résultat imprévu.

Au contact de l’épiderme soyeux de la jeune fille, le prétendu Polonais, qui, depuis qu’il était assis à ses côtés, avait eu une peine infinie à rester froid, devant les charmes que ses yeux émerveillés ne cessaient de découvrir en elle, sentit une flamme ardente courir dans ses veines et, oubliant toute prudence, d’un geste brusque, attira Blanche à lui, puis posa un baiser brûlant sur sa joue.

Son action avait été si prompte que mademoiselle de Nevers n’avait pu s’y soustraire.

Mais, aussitôt, elle poussa un cri de honte et se dressa frémissante.

Son sein battait à coup pressés et un violent courroux brillait dans les regards qu’elle dardait sur le monarque.

 Maladroit ! pensa ce dernier, – je suis allé trop vite. Comment diable réparer ma sottise ?

Il médita quelques instants, fort embarrassé de savoir ce qu’il allait dire et faire pour rentrer dans les bonnes grâces de Blanche.

Enfin son cerveau inventif lui suggéra un moyen.

Prenant alors un air grandement étonné, il demanda à la jeune fille :

 Qu’avez-vous donc, mademoiselle, et d’où vient cette attitude subitement hostile que je remarque chez vous ? Vous aurais-je offensée sans le vouloir ?

 Osez-vous bien me faire cette impudente question ? repartit mademoiselle de Nevers d’un ton sec ; – aucun homme encore, sauf mon père et mon frère, n’a eu l’audace de m’embrasser, et je considère comme outrageante pour moi la licence que vous venez de vous permettre.

 S’il en est ainsi, je suis vraiment désolé de m’y être laissé aller ; je la regrette bien vivement, mon intention, croyez-le, n’ayant pas été de vous manquer de respect. Mais pouvais-je penser qu’un baiser quasi paternel fût de nature à vous froisser ? Regardez-moi, ma chère enfant, je suis loin d’être jeune et il me semblait que mon âge ôtait toute idée offensante à cette familiarité.

Quoique Blanche ne se rappelât pas avoir jamais éprouvé pareille sensation sous les baisers de son père, l’accent débonnaire que Louis XV sut donner à ses paroles commença d’abord par diminuer son irritation.

Puis constatant aussi que, comme il le disait, le coupable n’était plus de la première jeunesse, tant s’en fallait, et que, par suite, elle ne devait être qu’une enfant pour lui, elle finit par se persuader qu’elle s’était alarmée à tort et lui rendit entièrement sa confiance.

Elle en vint même à déplorer sa vivacité à son égard. Si elle allait l’avoir fâché et qu’il se refusât maintenant à la seconder dans son entreprise ?

Cette pensée l’effraya, et, poussant tout à l’extrême, comme les personnes de son caractère, elle voulut sur-le-champ racheter sa faute.

 Monsieur, répliqua-t-elle, – puisqu’il en est ainsi, c’est à moi de regretter d’avoir pu vous soupçonner d’une indignité. Excusez donc ma conduite et plus que jamais soyez assuré de ma reconnaissance pour l’assistance que vous me promettez.

 Mademoiselle, renvoya le monarque très heureux de voir la jeune fille revenir à lui aussi rapidement, – je n’ai point à vous excuser. Votre promptitude à prendre ombrage ne peut qu’ajouter à l’estime que je vous porte. Cela me montre combien vous êtes susceptible pour tout ce qui peut vous paraître une atteinte à votre honneur et je ne saurais que vous en adresser mes plus sincères félicitations. À présent, pour terminer notre entretien, laissez-moi vous répéter que vous êtes ici chez vous, que vous pourrez vous y livrer aux diverses distractions qu’il vous plaira et que vous n’aurez qu’à exprimer un désir pour qu’il soit immédiatement satisfait.

 Merci, monsieur ; je suis trop préoccupée de la démarche que je vais tenter dans le but d’obtenir la grâce de mon père, pour songer à me distraire d’une façon quelconque. Je ne solliciterai qu’une faveur, c’est de ne pas être enfermée constamment dans cette pièce qui me semble une prison et, s’il est possible, d’aller de temps à autre respirer l’air du dehors.

 J’allais vous le proposer. Il y a là, derrière, un jardin que vous apercevriez sans les arbres placés devant la fenêtre. Vous pourrez vous y promener à loisir. Désirez-vous en jouir maintenant ?

 Non, ce soir, je préfère rester à l’intérieur pour être plus seule avec mes pensées.

 À votre aise, mon enfant. Je vous le dis encore, vous avez complète liberté d’action.

» Ah ! je dois vous prévenir, en outre, que votre logement ne se borne pas à cette pièce unique, laquelle, j’en conviens, a quelque peu l’air d’un in pace. Vous allez voir ce dont il est composé.

Il frappa sur un timbre.

Le valet à la livrée couleur tendre qui avait apporté le candélabre parut instantanément.

 Dites à madame Bertrand de venir, lui commanda le roi.

Au bout d’une demi-minute, celle-ci se présenta.

Ce fut en coup de vent qu’elle entra, se croyant mandée par son maître pour lui prêter main-forte, car elle le supposait aux prises avec le « démon incarné » et était convaincue qu’il ne réclamait sa présence que pour l’aider à le mater.

Comment peindre sa surprise de voir Louis XV assis tranquillement à côté de la jeune fille qui, non seulement, semblait avoir abandonné toute velléité de révolte, mais encore paraissait au mieux avec ce dernier ?

Elle jeta un regard admiratif sur le monarque.

Après la scène qu’elle venait d’essuyer avec Blanche, elle ne s’attendait guère à une aussi prompte soumission.

Ce revirement, selon elle, tenait du miracle.

Le roi, remarquant sa surprise, répondit à son regard par un clin d’œil qui signifiait :

 Voyez, ce n’est pas plus difficile que cela ; il s’agit simplement de savoir s’y prendre.

Puis, lui adressant la parole :

 Dame Bertrand, veuillez, je vous prie, montrer à mademoiselle les autres pièces de son appartement.

À cet ordre, la vieille femme se dirigea vers une partie du mur, et, par une pression de sa main sur un certain endroit de la moulure appliquée tout le long des lambris, le fit s’ouvrir soudain comme il s’était déjà ouvert pour livrer passage au visiteur.

Mademoiselle de Nevers aperçut alors une chambre à coucher merveilleusement décorée et aménagée, dans le fond de laquelle était un vaste lit, à rideaux de soie pourpre.

Un peu plus loin, une seconde ouverture se produisit et, cette fois, apparut un élégant cabinet de toilette avec une baignoire en marbre rose et les nombreux accessoires que comporte habituellement ce genre de sanctuaire.

Il n’y avait pas un meuble, pas un objet qui ne fût, dans ces deux pièces, d’un goût exquis, d’un travail des plus raffinés.

Mais tout, dans l’une comme dans l’autre, y portait, sous différentes formes, l’emblème exclusif de la divinité à laquelle cette petite maison servait de temple.

Heureusement, nous l’avons dit, Blanche avait le cœur aussi pur que le plus pur cristal et ne s’en trouvait point choquée.

Elle ne comprenait pas.

Louis XV, qui l’examinait à la dérobée, ne put constater chez elle qu’une assez vive curiosité, rien de plus.

 Quelle candeur ! pensa-t-il, – et combien n’aurai-je pas à m’enorgueillir d’avoir fait la conquête de cette adorable enfant !

Car il avait la ferme conviction que Blanche deviendrait sa maîtresse … et avant peu.

Jugeant inutile, dès lors, de prolonger davantage sa présence près d’elle, il se mit en devoir de la quitter.

 Mademoiselle, lui dit-il, – je vais me retirer ; je conçois qu’effectivement vous ayez besoin d’être seule avec vos pensées. Toutefois, que ces pensées ne soient pas trop tristes, la démarche que vous devez faire au sujet de votre père étant assurée, je vous le prédis, d’une heureuse solution. Au revoir donc ; je viendrai vous chercher demain, pour vous conduire au château de Chèvreloup.

Puis, après avoir baisé galamment la main que mademoiselle de Nevers n’osa pas retirer, il partit accompagné de dame Bertrand à laquelle il avait fait signe de le suivre.

Quand tous deux furent hors de portée des oreilles de Blanche, le roi donna quelques instructions à la matrone.

 D’abord, lui recommanda-t-il, – ne tenez plus devant elle aucun de ces propos qui l’ont si fort effarouchée. Vous avez été très imprudente de lui parler de toilettes magnifiques, de parures de prix, et notamment de lui avoir annoncé un adorateur. Vos paroles étaient maladroites et j’ai dû en modifier totalement le sens afin de chasser de son esprit la mauvaise impression qu’elles y avaient laissée. Un peu de perspicacité de votre part vous eût pourtant fait reconnaître que cette jeune fille ne ressemblait en rien aux autres pensionnaires et n’était pas, comme elles, facile à séduire par l’appât du luxe et l’espoir d’être adorée.

Ensuite, n’oubliez point, si vous causez de moi avec elle, que je suis l’ami de son père et pas autre chose.

 Le seriez-vous vraiment, sire ? questionna dame Bertrand qui eut un sourire cynique ; – cela ne manquerait pas de piquant.

 Eh non ! repartit Louis XV avec impatience et paraissant froissé de cette supposition, – mais je me suis fait passer pour tel à ses yeux.

Puis, à lui-même :

 Au fait, il se pourrait…

» Enfin, continua-t-il à haute voix, – comme je l’ai autorisée à jouir du jardin quand cela lui plairait, ayez grand soin, dès qu’elle manifestera le désir de s’y promener, de le rendre aussitôt solitaire. Il faut qu’elle n’y rencontre personne, absolument personne ; sans quoi une indiscrétion pourrait lui apprendre où elle est, et alors, quoi que nous fissions, il nous serait impossible de la garder ici… du moins de son plein gré… Ah ! surtout qu’elle ne voie pas Camille… la rencontre de ces deux jeunes filles serait désastreuse… Vous m’avez compris ?

 Très bien, sire, répondit la matrone, – et je vous promets de suivre exactement ces prescriptions.

Louis XV, ayant changé de costume, sortit ravi du Parc-aux-Cerfs.

Il ne ressentait nul remords de son mensonge envers Blanche, pas plus que de la torture morale qu’il lui infligeait.

Mais il n’était pas sans éprouver quelque perplexité sur la manière dont il devait s’y prendre pour démêler l’écheveau si embrouillé par lui.

 Bah ! se disait-il, – lorsque j’en serai à ne plus avoir à feindre avec cette petite, je trouverai bien le moyen de me faire pardonner ma ruse.

13. Surprise de Zéno

Les renseignements donnés par l’abbesse de Picpus au jeune Henri de Lagardère-Nevers et au vicomte de Dizons, sur la direction qu’avait prise Thérèse Vignon s’enfuyant avec Louise Moutier endormie, étaient d’une rigoureuse exactitude.

Mais on se souvient que le fil invisible qui liait la supérieure à la nécromancienne, s’étant subitement rompu lors de l’arrêt du carrosse devant une grille, derrière laquelle se voyait un château, la tutrice de l’amie de Blanche n’avait pu apprendre aux jeunes gens ce qu’était devenue ensuite sa pupille.

Nous allons combler cette lacune.

Auparavant, expliquons pourquoi la seconde vue dont avait été douée l’abbesse pendant que la voiture accomplissait le trajet de Paris à Chèvreloup s’était ainsi, tout à coup, neutralisée en elle.

À l’instant où le véhicule faisait halte, et comme Thérèse Vignon s’apprêtait à en descendre, l’audacieuse complice d’Alcide Rigobert se rappela soudain que, dans sa précipitation à fuir du couvent, elle avait oublié, une fois dehors, de soustraire la supérieure au sommeil magnétique, afin de ne la laisser en proie qu’à la torpeur produite par son breuvage soporifique, torpeur qui était grandement suffisante pour l’empêcher de la poursuivre ou de la faire poursuivre immédiatement.

Or, elle n’ignorait point que lorsqu’une personne, mise en état de somnambulisme lucide, n’a pas été « dégagée » de son magnétiseur, elle demeure étroitement liée à ce dernier, s’identifie avec lui et assiste de la sorte à toutes ses actions, quelle que soit la distance qui l’en sépare.

Aussi, à la pensée, qui lui vint alors seulement, que la supérieure avait dû la suivre des yeux de l’esprit jusqu’à l’endroit où elle était, son premier soin fut-il, tout en maugréant contre sa négligence, de briser ce lien dangereux qui l’attachait à elle.

Dans ce but, elle se tourna vers Paris, et, mentalement, avec toute la force de volonté dont elle put disposer, elle ordonna à l’abbesse de ne plus être sous l’influence de son fluide.

Malgré l’éloignement où elle se trouvait de Picpus, son injonction eut un effet instantané, car c’est à ce moment même qu’un voile épais s’était étendu sur le cerveau de la supérieure qui, ainsi qu’elle l’avait dit, avait brusquement cessé de « voir ».

Maintenant, faisons connaître ce qu’il advint de Louise.

Dès que la Vignon ne crut plus avoir à craindre cette surveillance occulte, bien qu’elle ne se dissimulât point qu’il était un peu tard pour l’en délivrer et qu’il pouvait lui en coûter cher, elle mit pied à terre et alla ouvrir la grille dont une clef lui avait été confiée.

Aussitôt, le carrosse pénétra dans la propriété de madame de Coislin, l’attelage allant au pas, pour permettre à la tireuse de cartes, qui n’était pas remontée près de la jeune fille, de le suivre aisément.

Le château était distant de la grille d’une trentaine de toises, ce qui se calculerait de nos jours par soixante mètres environ.

On y arrivait en longeant une vaste pelouse quadrangulaire autour de laquelle courait une large allée bordée de parterres de fleurs gracieusement dessinés.

Au delà de ces parterres, et jusqu’aux murs de clôture de la propriété, étaient disséminés des plants d’arbustes dont le peu d’élévation laissait complètement à découvert la façade de l’édifice de quelque côté qu’on la regardât.

Ce n’était point sans motifs qu’on avait pris la précaution de ne pas masquer cette façade.

C’était afin qu’on pût l’admirer à loisir, car elle en valait certes la peine.

Dans son entier, du reste, le château, construit à la fin du seizième siècle par le célèbre Androuet du Cerceau, à qui l’on devait déjà plusieurs chefs-d’œuvre, tels que les hôtels de Carnavalet, de Bretonvilliers, de Sully, sans compter le Pont-Neuf et l’achèvement de la superbe galerie du Louvre, le château, disons-nous, pouvait passer pour être un des plus beaux morceaux d’architecture de l’époque dite « Renaissance ».

Jamais encore on n’était parvenu à fusionner avec tant d’art le genre ogival et le genre gréco-romain qui, l’un et l’autre, semblaient dès l’abord si peu faits pour s’entendre.

Mais c’était surtout sur la face principale de l’édifice que l’architecte avait su déployer les ressources de son merveilleux talent.

Là, tout y était d’une ordonnance parfaite, d’un goût exquis.

Et pour en rehausser la magnificence, Germain Pilon, le fin ciseleur de pierres, y avait semé nombre de frontons, de corniches, de cariatides, d’une facture impeccable et d’une rare originalité.

Cette partie du corps de bâtiment était donc un vrai régal pour l’œil, et on s’était bien gardé d’en voiler la moindre parcelle.

Malheureusement, les façades latérales, ainsi que la façade postérieure, ne se présentaient pas aussi librement aux regards.

Cette dernière, notamment, ne s’apercevait qu’à travers le feuillage des arbres d’un grand parc, s’étendant à plus de cent toises derrière le château.

Il est vrai qu’elle ne possédait pas autant de beautés que sa sœur opposée ; néanmoins elle avait encore assez de valeur artistique pour ne pas être sacrifiée de la sorte.

Les anciens propriétaires en avaient-ils jugé autrement ou bien appréhendaient-ils que l’attention ne se portât pas entièrement sur ce qu’il y avait de plus remarquable dans leur demeure ?

Nous ne nous chargeons pas de trancher la question, et nous nous bornons à constater le fait.

Thérèse Vignon, ayant côtoyé la pelouse avec la voiture, parvint à son extrémité, devant un perron de six marches de marbre blanc qui accédait au rez-de-chaussée de l’habitation.

Elle connaissait les êtres de l’endroit pour y être venue plusieurs fois s’entendre avec la marquise et le chevalier Zéno au sujet du rapt de Louise Moutier.

Sortant alors l’enfant du carrosse et la portant dans ses bras robustes comme elle l’avait déjà fait pour l’enlever de sa cellule, elle gravit lestement le perron et pénétra dans l’intérieur.

Dix minutes après, elle déposait Louise sur un lit placé dans une chambre attenant aux appartements de madame de Coislin, et qui lui avait été désignée par celle-ci pour recevoir mademoiselle Moutier, au cas où elle serait absente lors de son arrivée, ce qui précisément avait lieu, ainsi que la Vignon venait de l’apprendre par le cocher.

La marquise était en effet depuis deux jours entiers à Versailles, où, en raison de la lutte qu’elle avait entamée avec la Pompadour, et qui touchait à l’état aigu, elle avait cru utile de demeurer à poste fixe, pour voir plus clair dans le jeu de sa rivale et, par suite, mieux guider le sien.

 Enfin ! fit la nécromancienne en poussant un soupir d’allégement, – j’ai donc réussi dans mon affaire. Voici la demoiselle à Chèvreloup, et cela sans bruit ni scandale, comme il avait été convenu. C’est ce qu’on peut appeler de la bonne besogne. Maintenant, il ne me reste plus qu’à aller prévenir la marquise de la chose. En attendant je vais prendre un peu de repos ; je pense l’avoir bien gagné.

Sur ce, et après s’être assurée que Louise, qu’elle laissa toute vêtue, était convenablement installée sur sa couche, elle passa dans une pièce voisine et, à son tour, s’étendit sur une chaise longue, où elle s’endormit bientôt aussi paisiblement que si elle eût accompli une action méritoire.

Vers dix heures du matin, Thérèse Vignon fut réveillée par un grand bruit qui se produisait dans le château.

Tout d’abord, elle eut un mouvement de crainte, comme les gens dont la conscience n’est pas calme ; mais se rappelant bien vite que la marquise allait offrir une grande fête, elle sourit de sa frayeur, comprenant que le bruit provenait des nombreux ouvriers tapissiers et décorateurs occupés à mettre les salons en état.

Alors elle se leva et se prépara à partir pour Versailles.

Toutefois, avant de se mettre en route, elle alla se faire annoncer chez le chevalier Zéno qui, lui, ne quittait guère le château.

L’ex-représentant de Venise était encore au lit. Ne sachant à quoi occuper son temps, et, d’ailleurs, paresseux par nature, il avait l’habitude de faire la grasse matinée, engourdi dans son oisiveté.

Au nom de la Vignon que vint lui jeter un domestique, il fut tiré brusquement de sa somnolence, et, prévoyant qu’il y avait du nouveau, ordonna, sans souci des bienséances, d’introduire sur-le-champ la tireuse de cartes.

Ce qui fut fait. Une fois seule avec lui, celle-ci lui raconta rapidement les détails de l’enlèvement, puis, quand elle eut achevé, ajouta :

 À présent que la petite est ici, il s’agit de la garder. Comme je suis obligée de m’absenter pour aller trouver la marquise, et que la demoiselle pourrait se ranimer avant mon retour, surtout avec le bruit infernal que font vos tapissiers, il serait nécessaire, si cela se présentait, que vous fussiez près d’elle à ce moment, afin de lui fournir tout de suite un prétexte à son changement de demeure.

» J’ai déjà ruminé quelque chose là-dessus.

» Ce serait de lui dire, par exemple, que c’est sa tutrice ou sa tante, la supérieure du couvent, qui a exigé son envoi à la campagne, parce qu’elle avait remarqué chez elle un léger affaiblissement de ses forces ; que si on l’a enlevée pendant son sommeil, c’est sur l’ordre de celle-ci qui appréhendait des difficultés de sa part à l’instant de la séparation… Vous verriez à tourner l’histoire de manière à la rendre vraisemblable.

 Bon, bon, repartit Zéno, – je me charge de l’affaire. Vous, courez vite à la recherche de la marquise.

La Vignon partit.

Quoique vexé d’avoir été vu avant sa toilette du matin – toilette qui était toujours laborieuse, – le chevalier éprouvait une immense joie de savoir Louise à Chèvreloup, car d’elle dépendait probablement la fortune de madame de Coislin et, en conséquence, la sienne propre.

Prestement il se leva. Il était impatient de voir de près cette jeune fille qu’il n’avait fait qu’entrevoir au hasard d’une promenade et dont, néanmoins, la beauté l’avait si vivement frappé.

Zéno avait alors quarante-huit ans. Les dix-huit années qui s’étaient écoulées depuis que nous l’avons perdu de vue avaient opéré une notable transformation dans son individu et, comme on s’en doute, peu à son avantage.

Ses cheveux avaient fortement grisonné et étaient devenus rares sur son crâne dont maintes places se montraient totalement dénudées, malgré les lotions de teinture et le secours des petits fers ; ses traits s’étaient effacés, noyés dans une bouffissure adipeuse qui en avait envahi jusqu’aux moindres contours et faisait retomber ses chairs en masses molles et oscillantes.

Puis, sa taille s’était épaissie sous un commencement d’obésité qui alourdissait sa démarche, privait sa personne de toute élégance et de tout agrément extérieur.

Enfin, pour compléter sa déchéance physique, sa vue avait considérablement baissé et demandait fréquemment le secours des bésicles.

Mais, malgré ces outrages du temps, il essayait encore de porter beau.

Il était constamment mis avec beaucoup de recherche et affectait des manières juvéniles.

Du reste, toujours aimable, sachant parler aux femmes le langage qui leur convenait, leur dire de ces mille riens qui leur font tant de plaisir.

C’était évidemment par là qu’il avait séduit jadis madame de Coislin et en était venu à être son amant.

Dès que son fidèle valet, le Napolitain Agricola, l’eut habillé, teint, frisé, et quelque peu maquillé, il se rendit à la chambre où reposait Louise.

 Eh ! eh ! se disait-il tout en marchant, – il me semble que j’ai actuellement quelque apparence du vieux Tantale de mythologique mémoire.

» Comme lui, j’ai à portée des lèvres un fruit des plus savoureux et je ne peux y mordre…

» Mais, bast ! ne songeons point à cela : la richesse d’abord, ensuite nous verrons à croquer tous les fruits savoureux qu’il nous conviendra.

» Toutefois, cela ne m’empêchera pas de conter quelques doux propos à notre ingénue, ne fût-ce que pour l’habituer à en entendre d’autres qui bientôt vont lui être dits ailleurs.

» Rien de délicieux comme ce petit jeu galant avec une innocente… ça vous a un piquant !

Et, le sang fouetté par un appétit libertin, le chevalier pénétra dans la pièce.

Celle-ci n’avait nulle ressemblance avec le petit salon où avait été enfermée Blanche au Parc-aux-Cerfs.

S’il faisait sombre dans la prison capitonnée de la rue Saint-Médéric, le jour, ici, entrait au contraire à flots par une large fenêtre devant laquelle ne se trouvaient ni grillage ni rideau d’arbres, et les rayons du soleil venaient se jouer en toute liberté dans la blonde chevelure de l’enfant, où ils piquaient des flèches d’or.

La jeune fille semblait un ange endormi.

Les yeux luisants de curiosité, Zéno s’avança aussi légèrement que possible vers le lit, et se prit à la considérer.

Mais à peine l’eut-il regardée avec attention qu’il eut un brusque tressaillement et que ses sourcils se froncèrent.

 Voici qui est particulier ! fit-il… – Serais-je mal éveillé ?… je jurerais avoir déjà vu ce visage… il y a longtemps !

Il se frotta énergiquement les paupières pour s’éclaircir la vue, alla ouvrir la fenêtre toute grande, de manière à ce que la chambre fût encore plus inondée de clarté, et revint vers Louise qu’il dévisagea de nouveau avec un soin scrupuleux.

Sa physionomie avait soudain perdu son expression cynique et la lueur ardente de ses yeux s’était subitement éteinte.

 Corpo di Bacco ! exclama-t-il après quelques minutes d’examen ; – oui, c’est elle !… c’est bien elle ! trait pour trait !… je ne rêve point, il me semble la voir là, devant moi… telle qu’elle était il y a dix-huit ans !… C’est son charme, sa grâce… toute l’exquise structure de ses formes délicates…

Et, immobile près du lit, il enveloppait la jeune fille d’un regard maintenant plein d’une douceur infinie.

En même temps il remontait dans le passé.

À l’aspect de Louise une image s’était aussitôt ravivée en lui avec une intensité extraordinaire, image que le temps avait pu atténuer, mais jamais complètement effacer.

C’était celle d’une petite ouvrière qu’il avait connue à l’époque de sa jeunesse, et dont il s’était éperdument épris ; si éperdument même que, ne pouvant obtenir qu’elle fût à lui de bon gré, il n’avait pas hésité à commettre un crime pour satisfaire ses coupables désirs.

Et à mesure que les souvenirs lui revenaient plus nets, plus précis, il revivait, dans toutes ses phases, sa passion pour cette pauvre Marine qui, au milieu de son existence de débauches, avait été son seul, son unique amour.

Il se rappelait la première fois qu’il l’avait aperçue chez madame de Verteuil, travaillant à un ouvrage de dentelle dans un coin du salon. Il se remémorait la vive impression que lui avaient causée les grâces de sa personne, l’idée fixe qui, dès lors, s’était emparée de lui de la posséder coûte que coûte, ses ruses à ce sujet et, enfin, le honteux stratagème au moyen duquel il l’avait attirée dans sa « Folie » de Montmartre, d’où elle n’était sortie que déshonorée.

Puis il se souvenait aussi qu’un jour elle lui avait avoué sentir le fruit de son crime palpiter dans son sein et que, peu après, elle avait disparu de chez la personne où elle était en condition, sans que, depuis, il lui eût été possible de connaître son sort, si ce n’est qu’elle se trouvait sous la protection du sergent Philippe, dit « le sergent Belle-Épée », devenu par la suite duc de Nevers.

C’était surtout, en ce moment, le souvenir de cet aveu qui était le plus vivace en lui.

La pensée qu’il existait peut-être de par le monde un enfant dont il était le père s’était bien parfois présentée à son esprit, durant le cours des années enfuies ; mais il ne s’y était jamais arrêté longtemps.

Il avait eu une vie si accidentée, s’était trouvé mêlé à tant d’événements, tant d’aventures, qu’il n’avait guère eu le loisir de songer sérieusement à une pareille éventualité.

Au surplus, il était toujours resté dans l’incertitude à cet égard, nombre de circonstances ayant pu, selon lui, s’opposer à la venue du petit être.

Mais à présent qu’il réfléchissait froidement aux faits d’autrefois, que devant ses yeux était l’image de celle qu’il avait aimée, un soupçon le prenait touchant l’existence de cet enfant, soupçon qu’affermissait encore l’émotion qui le poignait à la vue de la dormeuse.

En outre, une voix lui murmurait le nom de famille de la petite ouvrière, qui était « Moutier », le même que celui porté par cette jeune fille.

Et il se demandait par quel étrange manque de mémoire il n’avait pas été sur-le-champ frappé de ce rapprochement.

Quant à son visage, s’il ne lui avait rien révélé tout d’abord, il comprenait que la faute en était à sa mauvaise vue qui, bien que lui ayant permis, lors de sa rencontre avec les deux amies à Vincennes, d’en remarquer la charmante expression, l’avait néanmoins empêché d’en saisir les détails comme il le faisait maintenant.

Il attachait donc sur Louise des regards de plus en plus investigateurs, et voyant, à chaque seconde, s’affirmer davantage cette étrange ressemblance qui l’avait si fort surpris, il se sentait dominé par un trouble toujours croissant.

On a dit souvent que le cœur humain était insondable. Rien n’est plus vrai, et celui du chevalier nous en fournit une nouvelle preuve.

Ce coquin, en effet, dont l’âme était le réceptacle de tous les vices, qui s’était raillé sans cesse des choses saintes et sacrées entre toutes, dont les jours avaient été une suite ininterrompue de méfaits et de coupables actions, se sentait soudain envahi par un des sentiments les plus élevés qu’il ait jamais été donné à l’homme d’éprouver.

De même que ces fleurs au suave parfum qui poussent parmi les immondices, naissait, au sein de la fange et du limon dont il était pétri, cette si pure affection : l’amour paternel.

Et une métamorphose s’opérait en lui. Il lui semblait voir son être se dédoubler, qu’un nouveau Zéno prenait place à côté de l’ancien, lequel s’éloignait, disparaissait peu à peu.

Un mot lui monta aux lèvres qu’il prononça tout bas, comme s’il eût eu peur que Louise ne l’entendit :

 Ma fille ! dit-il.

Puis, s’enhardissant, il répéta plus haut :

 Ma fille !… si c’était ma fille ?…

Un attendrissement le gagna.

 Oui, oui, fit-il, – c’est mon enfant… l’enfant de Marine… tout me le dit… Ah ! que ne puis-je en être absolument certain !

Alors ce fut avec une impatience fébrile qu’il attendit le réveil de mademoiselle Moutier.

Évidemment il saurait de suite par elle s’il ne se trompait point.

Les heures passèrent et, plus la journée s’avançait, plus il se pénétrait de l’idée de sa paternité envers Louise.

Il en arriva même à si bien s’y accoutumer qu’il lui paraissait impossible qu’il fût dans l’erreur.

Mais la jeune fille restait toujours plongée dans un profond sommeil.

Moins robuste que Blanche, le narcotique de la tireuse de cartes avait sur elle une action plus puissante.

Enfin, vers cinq heures de l’après-midi, elle se réveilla.

La Vignon n’était pas encore revenue. Au lieu de rencontrer madame de Coislin à Versailles, ainsi qu’elle le supposait, elle n’avait pu, comme on l’a vu, joindre la marquise qu’à Paris, à l’issue de l’inauguration de la statue de la place Louis XV, et ne devait, par conséquent, rentrer à Chèvreloup que bien plus tard.

14. Explications singulières

L’étonnement de Louise en reprenant conscience des choses ne fut pas moins grand, on le pense, que celui de mademoiselle de Nevers dans le petit salon du Parc-aux-Cerfs.

Tout de suite ses yeux inquiets se portèrent sur le chevalier.

Ce dernier, rendu plus humain par ses récentes réflexions, et comprenant quel sentiment de trouble sa vue pouvait inspirer à la jeune fille, ne lui laissa pas le temps de s’effrayer.

 Mademoiselle, lui dit-il en se souvenant à point du prétexte inventé par la Vignon et dont, faute d’en avoir trouvé un meilleur, il résolut de se servir pour, avant tout, expliquer à la jeune fille sa présence au château, – mademoiselle, je conçois combien il doit vous paraître étrange de vous trouver dans ce lieu inconnu ; mais vous allez en connaître la raison, et comprendre que rien n’est plus simple : vous êtes ici par ordre de madame votre tante, l’abbesse de Picpus.

Et comme le visage de Louise témoignait jusqu’à l’évidence quelle surprise lui causait l’annonce de cet ordre singulier :

 Oui, mademoiselle, reprit Zéno – et c’est votre santé seule qui a pu la déterminer au sacrifice de la séparation. Depuis plusieurs mois, madame la supérieure remarquait que vous n’étiez pas très bien portante et désirait vous soustraire au voisinage de la grande ville, dont l’atmosphère vous était funeste, en même temps que vous fournir les distractions dont on a le plus grand besoin à votre âge, distractions incompatibles avec la règle austère du couvent.

» Pour ce faire, elle n’attendait qu’une occasion favorable. Cette occasion s’étant présentée, elle en a profité aussitôt et vous a envoyée ici, dans une propriété qui est assez loin de Paris pour que n’y parviennent ni ses miasmes, ni ses exhalaisons délétères.

 Que me dites-vous, monsieur ? exclama Louise qui, d’abord muette de surprise recouvra enfin la parole, – je suis malade, moi ?

 Malade ! Le mot est peut-être exagéré, mais vous n’êtes pas en état de parfaite santé… Voyons, répondez-moi sans détours. N’êtes-vous point sujette parfois à des langueurs, des lassitudes qui vous prennent sans motifs apparents ?

Le chevalier ne manquait pas d’habileté en posant cette question, attendu que les jeunes personnes ont toujours de ces périodes de vague, d’affaissement, dont les causes n’ont jamais pu être exactement définies et que, à défaut d’autre chose, on attribue à la névrose.

Louise se consulta et se rappela qu’en effet, il lui arrivait, de temps en temps, de se sentir abattue, sans énergie, comme si quelque ressort s’était brisé en elle. Notamment depuis qu’elle était contrariée dans son penchant pour M. de Dizons.

 Ma foi, répliqua-t-elle avec ingénuité, – si j’ai quelquefois des malaises, des vapeurs, comme on dit, je crois, ces légères indispositions sans importance n’ont jamais inquiété ma tante, que je sache, car à aucun moment elle ne m’a parlé de m’envoyer hors Paris pour les faire passer.

 Vous vous trompez encore, mademoiselle. Votre tante a pris souci de votre mal dès son apparition. Aussi, sur les conseils que je lui ai donnés en qualité de médecin, a-t-elle cru devoir profiter de l’occasion qui se présentait. Il n’y a rien de singulier, croyez-le bien, dans la façon un peu brusque dont elle en a usé envers vous. La digne abbesse souffrait plus que vous-même de cette séparation urgente. C’est pourquoi, ayant peur de sa faiblesse et de la vôtre, craignant qu’à l’instant de la séparation la force vint à vous manquer à toutes deux, elle a préféré éviter cette minute toujours si pénible des adieux.

 Ah ! fit Louise dont les yeux étaient humides, – je ne me serais jamais doutée que ma tante eût de telles intentions à mon égard. Rien, dans sa manière d’être avec moi, n’était de nature à me les laisser supposer. Mais je me rends compte à présent de tout ce mystère. Pauvre tante ! Si elle en a agi ainsi, ce ne peut être que pour mon bien.

Puis après une pause, changeant d’idée :

 Par exemple, ce qui me semble incompréhensible, reprit-elle, – c’est qu’on ait pu m’amener jusqu’ici sans que je m’en aperçusse. Je dors bien, j’en conviens ; pas au point pourtant qu’on puisse me transporter comme un ballot de marchandises, pendant plusieurs lieues de chemin.

 Je prévoyais cette question, mademoiselle ; en voici la réponse : on vous a donné, avec la permission de madame la supérieure, un narcotique qui vous a ôté tout sentiment.

Zéno jugeait qu’il n’y avait aucun inconvénient à faire cet aveu qui, d’ailleurs, s’adaptait parfaitement au tour de la conversation.

 Un narcotique ! murmura la jeune fille en ouvrant de grands yeux. – Pourquoi cette précaution ?

 Parce qu’elle entrait dans l’exécution du projet arrêté entre votre tante et moi pour vous éloigner d’elle sans qu’elle vît vos pleurs ou entendît vos sanglots. Ai-je mal fait, mademoiselle, de conseiller ce moyen à madame la supérieure, afin de ne pas augmenter sa douleur par le spectacle de la vôtre ?

 Non, monsieur, répondit Louise en poussant un soupir. – Puisque ma tante avait résolu ce départ, autant qu’il ait eu lieu de la sorte, sans quoi il me semble que je n’eusse jamais eu le courage de m’y décider.

Malgré ces paroles prononcées d’une voix ferme, la pauvre enfant avait le cœur bien gros.

Le chevalier, lui, était très content d’être parvenu à illusionner aussi aisément la jeune fille.

Il n’espérait pas s’en tirer à si bon compte.

Pour qu’on ne soit pas trop surpris de la facilité avec laquelle l’amie de Blanche acceptait son sort, rappelons qu’elle ne possédait pas comme celle-ci un esprit toujours prêt à la révolte. C’était un tempérament calme, paisible et peu fait pour l’opposition. Non qu’elle manquât d’énergie au besoin, mais il fallait, pour que cette énergie se montrât, un concours de circonstances propres à la faire naître.

Et tel n’était pas le cas.

 Et chez quelle personne suis-je ? questionna-t-elle.

 Chez une grande dame, une dame de la cour, qui est veuve.

 Elle se nomme ?

Zéno se demanda s’il devait lui révéler le vrai nom de la marquise. Mais réfléchissant que l’enfant n’avait jamais dû entendre parler d’elle, il s’y décida.

 Elle se nomme madame de Coislin, répondit-il.

 Ce nom m’est inconnu.

 Il n’est guère possible que vous le connaissiez, cette dame n’étant que depuis peu de temps en France. Au reste, y fût-elle depuis des années, je ne pense pas que ce soit au couvent que vous eussiez pu l’apprendre.

 Au couvent, non, aucun bruit du monde n’y entre. Mais je n’y ai pas toujours été et, lorsque j’habitais l’hôtel de Lagardère-Nevers, j’entendais souvent prononcer le nom des dames et des gentilshommes qui forment l’entourage du roi.

Le chevalier, qui cherchait un joint pour interroger la jeune fille sur sa vie, dans l’intention d’obtenir quelque renseignement qui pût l’éclairer au point de vue de son identité, saisit avec empressement celui que paraissait lui offrir cette phrase.

 Ah ! vous avez habité l’hôtel du duc de Nevers, mademoiselle ? demanda-t-il. – Et à quel titre ?

 À titre d’amie de mademoiselle Blanche de Nevers, près de laquelle j’ai été élevée et suis restée jusqu’à l’âge de quinze ans.

 Vous n’aviez donc pas vos parents ?

 Ils sont morts, m’a-t-on dit, alors que j’étais encore toute jeune : je ne me les rappelle même pas.

 Ainsi, vous êtes orpheline ?

 Hélas, oui !

 Et cette tante, cette tutrice, que vous avez à Picpus, c’est la sœur de votre mère… ou de votre père ?

Ce fut en tremblant que Zéno attendit la réponse à cette question.

Si c’était la sœur de son père, naturellement ses espérances étaient complètement déçues ; tandis que si c’était celle de sa mère !… Marine n’avait-elle pu avoir une sœur ? Puis qui lui assurait que cette tante qu’il n’avait jamais vue était vraiment… une tante ?

 C’est la sœur de ma mère, répondit Louise, – je le sais d’elle-même.

Les yeux du chevalier eurent un rayon de joie et un large soupir dilata sa poitrine.

 Vous entretient-elle quelquefois de ceux que vous avez perdus ? reprit-il.

 Non, jamais. J’ai voulu, à plusieurs reprises, essayer de lui en parler, mais, toujours, elle a paru gênée et a changé la conversation. D’ailleurs, même chose avait lieu lorsque, étant encore à l’hôtel de Nevers, j’interrogeais le duc ou la duchesse à ce sujet. Je remarquais chez eux un embarras que je ne pouvais m’expliquer. J’en ai conclu qu’il y avait dans la vie de mes parents un mystère qu’on ne jugeait pas à propos de me dévoiler. Et je vous avoue que cette ignorance totale à leur égard est bien pénible pour moi.

 De sorte que vous ne savez rien d’eux ?

 Absolument rien.

 Quel est le nom de votre tante… le nom patronymique ?

 Je ne le connais point.

 Vous ne le connaissez point ? Comment cela se fait-il ?

 Cela se fait qu’on me l’a caché jusqu’à présent. Il y a encore là quelque chose que je ne comprends pas.

 Vous ne le lui avez donc pas demandé à elle ?

 Si, à mon arrivée au couvent, je l’ai priée de me le dire, le duc et la duchesse m’ayant prévenue que d’elle seule je pouvais l’apprendre, mais elle m’a répondu : « Mon enfant, ici, je n’ai plus qu’un nom, celui de sœur Philippine, par lequel je suis liée au Seigneur. Quant à l’autre, le nom de ma famille, je l’ai quitté pour toujours lorsque j’ai franchi le seuil de cet asile, et mes lèvres ne le prononceront plus jamais. » – Vous pensez bien que je n’ai pas insisté, ni fait depuis une nouvelle tentative pour le connaître.

Les réponses de la jeune fille ne fournissaient à Zéno aucun indice sérieux sur ce qu’il voulait savoir. Toutefois, il en déduisait comme une confirmation de ses soupçons.

Cette orpheline à qui on ne parlait jamais de ses parents, cette tante ou soi-disant tante qui refusait de dire son nom à sa nièce, tout cela n’était-il pas en effet pour lui donner la presque certitude qu’il avait devant lui l’enfant de Marine… le sien !…

Et plus il regardait Louise, plus cette croyance s’ancrait en lui.

Jusqu’à sa voix, dont le timbre doux et velouté lui rappelait celle qui avait jadis résonné à ses oreilles et qu’il semblait encore percevoir.

Tout à coup une pensée lui traversa le cerveau comme un fer rouge.

Il se souvenait seulement à quelle intention on avait amené Louise à Chèvreloup.

Profondément absorbé jusque-là par l’idée fixe de découvrir l’identité de celle-ci, le but de sa présence lui avait complètement échappé.

 Oh ! ce ne sera pas !… se dit-il. – Ma fille livrée au roi… et par moi !… Jamais… jamais !… Je me suis rendu coupable de bien des bassesses, de bien des infamies dans ma vie, mais je ne suis pas encore assez vil, assez bas tombé pour commettre un aussi monstrueux forfait.

Puis, à cette pensée succéda une seconde réflexion :

 Que faire alors ? La marquise qui compte tant sur elle pour ressaisir la faveur de Louis XV ! C’est sa dernière carte, l’atout majeur qui doit décider de la partie à son avantage. Sans elle, c’est notre effondrement. Je dis « notre », car de sa fortune découlera nécessairement la mienne.

Un combat se livra en lui.

D’un côté, une existence dorée, l’espoir de se montrer de nouveau à la cour de France, parmi cette phalange brillante où autrefois il avait occupé un des premiers rangs, et au milieu de laquelle il n’attendait pour reparaître que « l’avènement » de madame de Coislin ; de l’autre une vie obscure, misérable peut-être, mais régénérée par l’amour paternel et rayonnante de la joie d’avoir sauvé son enfant de la honte…

Disons à sa louange que la lutte fut de courte durée. Le bon esprit l’emporta bientôt sur le mauvais.

Et pour que cet homme, dont nous connaissons le triste passé, eût été ainsi retourné en si peu d’heures, il fallait que le sentiment qui s’était emparé de lui à l’aspect de Louise fût d’une puissance sans égale.

Plongé dans une profonde méditation, Zéno ne songeait plus à interroger la jeune fille.

Celle-ci respectait son silence, tout en se demandant quelle en était la cause.

Ah ! si elle avait pu la connaître !…

Enfin, le chevalier, sortant de sa rêverie, lui dit :

 Mademoiselle, ce que je viens d’apprendre sur vous augmente l’intérêt que vous m’inspiriez déjà. Il est toujours bien malheureux d’être seul au monde… N’avoir même plus sa mère !…

 Je ne suis pas seule, puisque j’ai ma tante.

 C’est juste… Et vous l’aimez bien, votre tante ?

 Oh ! oui, tout autant que si ce fût elle qui m’eût donné le jour ; mais je crois qu’elle m’aime encore plus que je ne l’aime ; elle est si bonne, si affectueuse pour moi, que je ne pense pas qu’une mère puisse avoir plus de tendresse pour son propre enfant.

 Vraiment ! fit Zéno.

Puis à part lui :

 Allons, se dit-il, – si j’ai déjà la quasi certitude d’être en présence de ma fille, je ne suis pas loin, maintenant, d’avoir aussi celle que l’abbesse de Picpus est Marine. Je ne puis m’expliquer autrement cette étroite affection entre elles deux. Il faut que demain mes doutes soient éclaircis de quelque manière que ce soit… oui, dès demain !

 Au fait, monsieur, demanda Louise, – que vais-je faire ici ?

 Rien que respirer l’air pur et vivifiant qui vous entoure. Il y a un grand jardin, un parc immense ; vous pourrez vous y promener toute la journée. Je vous y accompagnerai… toutefois si ce n’est pas pour vous déplaire.

 Bien au contraire.

La vérité est que le chevalier inspirait confiance à la jeune fille ; elle se sentait attirée vers lui par une sympathie instinctive qui lui paraissait assez ressembler à celle qu’elle avait éprouvée lors de sa première entrevue avec sa tante.

 À présent, mon enfant, reprit Zéno, – vous allez réparer vos forces. Vous n’avez rien pris depuis le repas d’hier soir au couvent et devez avoir faim. Je vais vous faire monter à dîner et, ensuite, nous irons tous les deux faire un tour au dehors.

Une heure après, le chevalier et Louise se promenaient bras dessus, bras dessous, entre les parterres de fleurs, lorsque Thérèse Vignon apparut à la grille d’entrée.

Elle revenait, suivant les ordres de madame de Coislin, servir de compagnie à mademoiselle Moutier.

 Tiens ! madame Thibaut ! fit celle-ci avec surprise.

 Madame Thibaut, répéta le chevalier en regardant autour de lui, – où donc voyez-vous cette dame, mon enfant ?

 Là, répliqua Louise en désignant du geste la cartomancienne, – elle était avec moi à Picpus.

Zéno ne songeait plus à la Vignon et sa présence lui causa une vive contrariété.

De voir maintenant une pareille coquine près de Louise, lui était rien moins qu’agréable.

Il va de soi qu’il aurait pensé tout différemment, le matin… avant sa métamorphose.

 Eh ! oui, pardieu ! exclama-t-il, semblant remarquer alors seulement la nouvelle venue.

Et désireux de donner un motif plausible de sa présence à Chèvreloup, il poursuivit :

 Madame Thibaut est précisément la personne à laquelle votre respectée tante a eu recours pour vous enlever du couvent. Comme on ne voulait mettre aucune des sœurs Augustines dans la confidence de l’enlèvement, on a dû réclamer l’aide d’une personne étrangère et c’est elle qui vous a versé le narcotique. Elle n’était entrée à Picpus que pour cela… Mais permettez-moi d’aller lui dire quelques mots ; je reviens à l’instant.

Très contrarié, quoique n’en laissant rien paraître, il alla à la rencontre de Thérèse Vignon qui s’avançait dans le jardin et, afin qu’elle ne commît point de bévues si elle venait à parler à Louise, la mit rapidement au courant de son entretien avec celle-ci – sauf bien entendu en ce qui concernait la partie où il l’avait interrogée sur sa famille – puis l’ayant invitée à ne pas interrompre leur promenade, il revint vers l’enfant, pendant que la nécromancienne se dirigeait vers le château, où, son rôle étant pris par le chevalier, elle n’avait plus qu’à attendre le retour de madame de Coislin pour toucher d’elle le prix de sa besogne.

15. L’hôtellerie de la Cloche-Fendue

En quittant le couvent où ils venaient d’apprendre de la bouche de l’abbesse le double rapt de Blanche et de Louise, le marquis Henri de Lagardère-Nevers et le vicomte Romuald de Dizons se concertèrent aussitôt sur les moyens qu’ils devaient employer pour tirer les jeunes filles des mains entre lesquelles elles étaient tombées.

D’un commun accord ils décidèrent, au préalable, de ne pas diviser leurs forces, c’est-à-dire de rester unis et de se prêter un mutuel soutien dans ce qu’ils allaient entreprendre, tant au sujet de l’une que de l’autre des deux prisonnières.

Ensuite, puisqu’ils connaissaient exactement l’endroit où était reléguée mademoiselle de Nevers, ils résolurent de se porter d’abord à son secours.

Ne possédant pas d’indications précises sur la retraite de Louise, il leur semblait plus équitable, en effet, de ne pas retarder la délivrance de Blanche jusqu’à la découverte de cette retraite qui devait, nécessairement, leur demander un certain temps.

Quant à la façon dont ils conduiraient leurs opérations, ils comprirent qu’ils ne pouvaient rien arrêter de définitif avant de se trouver sur les lieux mêmes.

Henri, malgré l’heure avancée de la journée – il était six heures et demie passées – voulait se rendre sur-le-champ au Parc-aux-Cerfs, afin de prendre, sans délai, des dispositions pour l’évasion de sa sœur. Mais le vicomte lui fit observer judicieusement qu’il valait mieux remettre au jour suivant leur visite à la rue Saint-Médéric, attendu que s’ils y allaient ce soir-là, la nuit serait venue quand ils arriveraient et qu’en conséquence leur course ne leur servirait de rien ; ce que le marquis dut se résoudre à reconnaître.

Ce fut donc seulement dans la matinée du lendemain qu’ils prirent la route de Versailles.

Ils firent le trajet à cheval et atteignirent les premières maisons de la ville comme onze heures sonnaient.

Une fois là, ils se trouvèrent quelque peu embarrassés sur la direction à suivre. Ni l’un ni l’autre ne savaient où était situé l’établissement qu’ils cherchaient.

Ils en avaient cependant souvent entendu parler, mais ils ne se souvenaient point qu’on en eût indiqué l’emplacement devant eux.

 Ma foi, dit Henri, – m’est avis, mon cher Romuald, que nous ferions bien de nous renseigner à cet égard, sans quoi nous pourrions errer longtemps dans Versailles avant de découvrir l’endroit.

 C’est aussi à quoi je pensais, repartit le vicomte. – Mais il faudra nous y prendre adroitement afin de ne pas laisser soupçonner nos projets. On pourrait, en effet, s’étonner que nous eussions besoin d’aller nous promener du côté de cette habitation où le roi seul a droit d’entrée et, par suite, se livrer à des conjectures qui nous rendraient peut-être l’objet d’un secret espionnage.

 La précaution est bonne et nous en userons. Mais où diable, dans ces conditions, allons-nous nous enquérir de la chose ?

Le vicomte jeta les yeux autour de lui.

 Tenez, fit-il au bout d’un instant. – Voici, je crois, où il nous sera facile d’obtenir ce que nous désirons sans éveiller aucune défiance.

En même temps M. de Dizons désignait du doigt une hôtellerie de modeste apparence, placée sur le bord du chemin qu’ils suivaient, lequel était la continuation de la route de Paris et formait comme un faubourg de Versailles.

 Soit, approuva le marquis, – adressons-nous là. Nous en profiterons pour y laisser nos chevaux qui, dès maintenant, nous deviennent inutiles, vu la difficulté que nous aurions à explorer avec eux, sans être remarqués, les alentours de la petite maison de Sa Majesté.

 Vous avez raison, ils ne feraient qu’attirer l’attention sur nous.

L’hôtellerie où les deux jeunes gens se disposaient à s’arrêter avait pour enseigne « À la Cloche-Fendue », enseigne qui était appuyée par la peinture d’une énorme cloche se dressant au-dessus de la porte et qu’un chevalier du moyen-âge, tout bardé de fer, venait, d’un coup d’estoc, de partager en deux dans le sens de sa hauteur, absolument comme si c’eût été une simple motte de beurre.

Au bas de cette œuvre d’art se lisaient ces trois mots :

 

Jérôme PICHARD, hôtelier

 

Les jeunes gens s’approchèrent de la maison. Aussitôt le patron, qui avait sans doute entendu le pas des chevaux, parut sur le seuil et, à la vue des brillantes pratiques qui lui arrivaient, s’avança vers elles avec empressement.

Jérôme Pichard était un grand gaillard d’une cinquantaine d’années, bâti en hercule et auquel on eût attribué volontiers la prouesse du chevalier bardé de fer de l’enseigne.

Le marquis et le vicomte descendirent alors de leurs montures et ils avertirent le bonhomme qu’ils avaient l’intention de se reposer quelques instants chez lui.

 Entrez, mes gentilshommes, dit celui-ci ; – justement je n’ai personne pour le moment et vous ne serez dérangés en rien. Faut-il mettre vos bêtes à l’écurie ou les laisser dehors ?

 Mettez-les à l’écurie, répondit le marquis, – car ayant dessein d’aller faire pédestrement un tour en ville dès que nous aurons pris un peu de repos, nous allons vous les confier pour une heure ou deux.

 Bien, messieurs ; vous pouvez être tranquilles sur eux. Comme ancien brigadier de cavalerie au régiment de Lorraine, je me connais en soins à donner aux chevaux et les traiterai ainsi qu’il convient.

Et il s’éloigna avec les montures pendant que les deux amis pénétraient dans l’hôtellerie.

La salle où ils entrèrent était vaste et assez claire, sauf dans les angles où il régnait une certaine obscurité.

Les jeunes gens allèrent s’attabler dans un coin et attendirent le retour de Jérôme Pichard.

Celui-ci revint bientôt.

 Servez-nous un flacon de vin, commanda le marquis.

 Duquel, messieurs ?

 N’importe.

 En ce cas, repartit l’hôtelier usant de la latitude qui lui était laissée pour faire marcher son commerce, – je vais vous servir du Pommard de 1750 ; si vous êtes amateurs vous m’en ferez des compliments… c’est un velours.

Les jeunes gens n’étaient pas amateurs, mais l’eussent-ils été que, dans la situation d’esprit où ils se trouvaient, ils se fussent aussi bien accommodés de la plus affreuse piquette que du meilleur cru de la terre.

Après une rapide descente à sa cave, Jérôme Pichard réapparut avec une de ces vénérables bouteilles bourguignonnes aux flancs larges et au col trapu, comme on en faisait alors, et dont le seul aspect était une promesse de réjouissance pour le palais.

Dès que le marquis et le vicomte en eurent vidé chacun un gobelet, sans trop savoir ce qu’ils avaient bu, indifférence que remarqua l’hôtelier et qui parut l’affliger fort, le premier, s’adressant au bonhomme :

 Ça, mon ami, lui dit-il, – il faut que vous nous donniez un renseignement.

 Avec plaisir, si je puis, messieurs.

 Connaissez-vous bien Versailles ?

 Très bien. Je l’habite depuis ma sortie de l’armée, c’est-à-dire depuis tantôt vingt ans.

 Alors vous devez savoir où est le Parc-aux-Cerfs ?

 Le Parc-aux-Cerfs ! exclama l’hôtelier en sursautant, – certes, oui, je le sais et, à vous dire vrai, moins on en parle, mieux on fait, car ce n’est pas cet endroit qui donne le plus d’honneur à la ville.

L’opinion émise par Jérôme Pichard sur le refuge infâme plut beaucoup aux jeunes gens.

Ils n’ignoraient point, du reste, que le peuple réprouvait fort les débauches de Louis XV.

 Eh bien, nous voudrions que vous nous indiquiez exactement où il est situé.

Au lieu de répondre, le patron de la Cloche-Fendue fixa sur les deux amis des yeux interrogateurs.

Il se demandait sûrement pourquoi ils avaient besoin de cette indication.

 Auriez-vous donc à faire par là ? questionna-t-il à son tour.

 Oui, l’ami.

 Ah ! fit-il, paraissant étonné.

Puis, après une pause :

 Messieurs, reprit-il, – s’il est malséant de jaser de cette « petite maison », je sais de source certaine qu’il peut être dangereux d’en approcher de trop près. Cet avertissement donné, je m’empresse d’ajouter que je ne me crois pas le droit de vous refuser le renseignement demandé. Toutefois, excusez ma franchise, je suis surpris d’avoir à fournir cette indication à des personnes de votre âge. Il est probable que ce qui vous pousse à aller de ce côté n’est que la curiosité d’examiner de près cette demeure qui a une si triste célébrité dans le monde. Mais, croyez-m’en, ce désir est malsain et ne peut faire naître en vous que de coupables pensées. Aussi, si j’avais un conseil à vous donner…

 Vous vous trompez, maître Pichard, interrompit M. de Dizons qui n’avait pas encore parlé, – la curiosité n’est pour rien dans ce qui nous attire vers la « folie royale », et la preuve c’est que nous ne voulons en connaître l’emplacement que parce qu’il doit nous servir de point de repère.

Bien que d’après les paroles de l’hôtelier, les jeunes gens fussent certains de n’avoir aucunement à se défier de lui, le vicomte pensait, néanmoins, qu’il valait mieux, dans la crainte d’une indiscrétion involontaire de sa part, lui déguiser la vérité.

 Vous allez comprendre, continua-t-il. – Un de nos amis qui habite Versailles, et que nous avons vu dernièrement à Paris, nous a invités à venir aujourd’hui déjeuner chez lui. Or nous ne nous souvenons plus de son adresse. Tout ce que nous nous rappelons, c’est qu’il nous a dit loger non loin du Parc-aux-Cerfs, dans une rue avoisinante. Si donc nous savons où se trouve celui-ci, il nous sera aisé de découvrir aux environs la demeure de notre ami.

 Ah ! parfaitement, je saisis… et s’il faut vous l’avouer, j’aime mieux cela, repartit Jérôme Pichard. – J’aurais été peiné que ce fût pour ce que je croyais. C’est déjà assez regrettable que de tout jeunes gens comme vous aient connaissance d’un pareil endroit.

 Ah ! il nous serait difficile de ne point en avoir connaissance ! s’écria le marquis avec véhémence et en frappant un si rude coup de son poing sur la table que la bouteille et les gobelets faillirent en être renversés.

À cette virulente exclamation, une nouvelle expression d’étonnement se peignit sur les traits de l’hôtelier.

Ce que voyant, M. de Dizons toucha le bras d’Henri pour lui recommander de s’observer ; puis, afin de donner à ses paroles un tout autre sens que celui qu’elles avaient réellement, il ajouta :

 Certes oui, cela nous serait difficile, attendu que, comme vous l’avez dit vous-même, cet endroit est malheureusement célèbre.

 C’est ainsi que je l’entendais, approuva vivement le marquis qui comprit son imprudence.

 À présent, maître Pichard, reprit le vicomte, – s’il vous plaît de nous renseigner, nous vous écoutons.

 Prêtez-moi une seconde d’attention, mes gentilshommes, et vous serez aussi savants que moi-même. En sortant d’ici vous suivrez la route jusqu’à ce que vous rencontriez un carrefour. Arrivés là, vous prendrez la première rue à main droite qui vous conduira rue des Bassins, laquelle vous parcourrez dans son entier. Une fois au bout, vous tournerez encore à droite, traverserez la place des Réservoirs, et apercevrez alors devant vous la rue Saint-Médéric au numéro 4 de laquelle est l’établissement en question. Voilà. Une demi-heure au plus vous suffira pour y aller.

 Bien, merci, nous trouverons sans peine.

Le marquis et le vicomte se versèrent une dernière rasade, payèrent leur bouteille et se mirent en mesure de partir.

Déjà ils quittaient leur siège lorsque, soudain, une dizaine de personnages firent irruption dans la salle.

À leur tête, se voyait un individu de trente à trente-cinq ans, à la face complètement rasée et ayant assez l’aspect d’un de ces histrions de foire habitués à grimacer sur les tréteaux.

Tous étaient gris comme des lansquenets et faisaient un tapage assourdissant ; d’où on en pouvait induire sans crainte de se tromper qu’ils avaient déjà dû stationner longuement dans plusieurs cabarets du voisinage avant d’aboutir à la Cloche-Fendue.

Leurs manières communes, ainsi que la façon grossière dont ils s’exprimaient, montraient tout de suite qu’ils appartenaient aux dernières classes de la société.

Comme ils demeuraient devant la porte à gesticuler et à pécorer, se défiant mutuellement à qui boirait encore le plus, avant de rouler à terre, le marquis et le vicomte, peu désireux d’avoir à coudoyer de tels goujats, se décidèrent à attendre qu’ils fussent attablés pour sortir.

 Allons, l’homme, cria à l’hôtelier celui qui semblait conduire la bande, – sers-nous et rondement… Dix brocs d’abord de ton meilleur « petit collet », nous verrons après.

Le nom de « petit collet », pour désigner les crus d’Argenteuil et de Suresnes, était alors fort populaire, la couleur de ces vins ressemblant assez à celle du petit collet des abbés mondains.

 Bien parlé, Rigobert, clama l’un de ses compagnons ; – quoique ça ne fasse qu’un broc pour chacun, nous pouvons toujours commencer avec ça.

 Puisque je vous dis qu’on verra après, répliqua l’individu à la face rasée qui, comme son nom nous l’indique, n’était autre que le complice de la Vignon dans le rapt du couvent de Picpus.

Jérôme Pichard ne parut pas très pressé d’apporter les brocs commandés.

Sa clientèle ordinaire se composant de rouliers, de modestes voyageurs, de marchands en tournée, gens paisibles en général, il n’était guère accoutumé à recevoir pareille engeance et se demandait si au lieu de servir ces vauriens il ne ferait pas mieux de les flanquer dehors.

Puis il était froissé de ce que, précisément un jour où deux gentilshommes avaient bien voulu s’arrêter chez lui, sa maison fût le théâtre d’une scène d’ivrognerie.

Voyant le peu de diligence qu’il mettait à exécuter son ordre, Rigobert reprit :

 Eh bien ! l’homme, es-tu sourd ? Qu’est-ce qui fait que tu n’es pas encore à la cave. Aurais-tu peur qu’on ne te payât point par hasard. Si c’est ça je vais te rassurer… tiens, regarde !…

Ce disant le coquin fouilla dans son gilet, vêtement à vastes poches qui lui descendait jusqu’à mi-jambe, et en tira une poignée de louis qu’il fit sauter dans le creux de sa main.

 Écoute comme ils chantent bien les mignons, continua-t-il. – Ils ne sont pas en cuivre, je t’en réponds, vu qu’ils sortent de la caisse de M. Lebel qui me les a comptés lui-même ce matin… Crois-tu qu’il y a là assez pour régler ton méchant poison ?

Au nom de Lebel, les deux jeunes gens tressaillirent.

Ils savaient que c’était celui du premier valet de chambre de Louis XV, chargé de la haute surveillance de la royale Caprée, et immédiatement il leur vint à l’esprit que ce pouvait très bien être de lui que parlait le personnage.

Mais quels rapports existait-il entre maître Lebel et cet individu ? Cela les intriguait grandement. Ils se promirent de ne pas partir sans en être instruits.

Malgré la vue et le tintement de l’or, l’hôtelier restait toujours immobile près des deux gentilshommes ; et ses sourcils froncés ainsi que la façon peu engageante dont il regardait les intrus indiquaient qu’il n’était rien moins qu’en de bonnes dispositions pour eux.

Assurément l’idée de les jeter à la porte dominait de plus en plus chez lui.

À son attitude menaçante, le marquis et le vicomte, pénétrant son intention et redoutant de les lui voir expulser avant d’avoir appris ce qu’ils désiraient savoir, lui firent entendre que son intérêt était de les servir.

 C’est la seule manière de vous en débarrasser, conclut le marquis.

 Mon ami a raison, appuya le vicomte ; – quand ils seront complètement ivres vous en viendrez facilement à bout. Tandis que si vous essayiez maintenant où ils ne le sont qu’à moitié, vous seriez obligé d’entamer une lutte avec eux… et dame, ils sont dix…

 Oh ! je n’ai point peur de dix cadets de cet acabit, riposta Jérôme Pichard.

Et montrant ses poings gros comme une tête d’enfant :

 Voilà qui se chargerait sans peine de les faire filer doux. Quand ils en auraient senti le poids sur leurs épaules, je vous promets qu’ils ne demanderaient pas leur reste.

 Nous n’en doutons pas, repartit M. de Dizons en souriant. – Toutefois il est à présumer que cela n’irait point sans qu’il en résultât pour vous des dégâts plus ou moins grands, dont vous ne seriez naturellement dédommagé en rien.

 C’est vrai, réfléchit l’hôtelier ; – dans la bagarre, les chenapans seraient capables de me briser une partie de mon mobilier sans que je pusse obtenir d’eux aucune réparation pécuniaire.

Puis, après une légère hésitation :

 Allons, dit-il, – je crois que votre conseil est bon et vais le suivre en leur donnant ce qu’ils veulent.

Pendant ce rapide colloque entre les deux gentilshommes et l’ancien brigadier du régiment de Lorraine, Rigobert, pensant que ce dernier avait été ébloui par son or et allait se mettre en quatre pour le servir, avait, sans plus s’occuper de lui, gagné avec sa bande une table peu éloignée de celle où se tenaient Henri et Romuald.

Aussitôt assis, un des ivrognes, le même qui avait approuvé la commande des dix brocs, s’adressa à l’ancien comédien.

 Dis donc, Rigobert, lui demanda-t-il, – il faut que tu aies fait vraiment un bon coup pour que ce monsieur Lebel t’ait garni le gousset comme ça ?

 Ah ! oui, que j’en ai fait un, répondit le coquin ; – ce n’est rien que de le dire, allez. Mais, crébigre ! j’ai eu du mal, par exemple.

 Conte-nous ça, veux-tu ? Ça doit être drôle. C’est encore une histoire de femme, n’est-ce pas ?

 Parbleu ! vous savez bien que les femmes c’est ma spécialité.

 Narre donc la chose, ça nous amusera.

 Je veux bien, mes enfants. Seulement, je vous préviens : Motus. Si vous en jasiez dans Versailles il vous en cuirait… et à moi aussi. Vous comprenez, il s’agit d’une affaire qui touche au Parc-aux-Cerfs.

 Quant à moi, je serai muet comme une carpe, assura l’interlocuteur de Rigobert qui, en faisant cette promesse, songeait à courir, dès sa sortie de l’hôtellerie, régaler ses amis et connaissances de l’histoire qu’il allait entendre.

 Nous aussi, bouche cousue, tu peux y compter, affirmèrent les autres… qui pensaient exactement comme leur camarade.

 Bon, alors ouvrez vos ouïes, je commence :

» Vous connaissez tous, je suppose, le couvent des chanoinesses Augustines de Picpus.

 Oui, oui, répondirent plusieurs voix.

 Or, il y a deux jours encore était, dans ce lieu de prière, une jeune fille de grande famille.

L’ex-comédien fut interrompu par l’arrivée de Jérôme Pichard qui venait de remonter de la cave avec un panier contenant dix brocs débordant d’une mousse rose et qu’il se prépara à placer sur la table.

 Voici toujours le vin, dit-il ; – attendez un instant que je vous apporte des gobelets.

 Inutile, fit Rigobert ; – des gobelets c’est trop petit… nous boirons à même.

 Oui, oui, à même, répéta la bande.

Et joignant l’action à la parole, les drôles arrachèrent presque les brocs des mains de l’hôtelier et d’une seule lampée les vidèrent à moitié.

16. Bagarre

Il fallait qu’Alcide Rigobert eût perdu tout jugement pour livrer de la sorte aux premiers venus une affaire concernant le refuge de la rue Saint-Médéric, car les agents employés, comme il l’était, au recrutement des odalisques du harem royal, devaient s’engager par serment et sous peine d’une punition exemplaire à garder à ce sujet un silence absolu.

Jusqu’alors il s’était rigoureusement abstenu de faire à quiconque la plus légère confidence ayant trait aux différentes missions dont il avait été chargé.

Mais, le matin de ce jour, s’étant trouvé payé des deux mille écus que maître Lebel lui avait promis pour l’enlèvement de Blanche de Lagardère-Nevers, somme qui dépassait de beaucoup celles précédemment touchées par lui dans des circonstances analogues, il avait pensé tout de suite à fêter dignement cette riche aubaine et, dans ce but, s’en était allé quérir quelques courtauds de boutique et commis de gabelle de sa connaissance avec lesquels il s’était mis à déambuler dans les cabarets de Versailles.

Malheureusement, à mesure que le vin lui était monté à la tête, il avait peu à peu oublié son serment de mutisme et, lorsqu’il entra à la Cloche-Fendue, il n’attendait, depuis un certain temps déjà, qu’une occasion de raconter son exploit de l’avant-dernière nuit.

Aussi, à la première sollicitation qui lui fut faite à ce propos, s’était-il empressé d’en commencer le récit.

Une dernière lueur de raison l’avait poussé, il est vrai, à exiger la discrétion de ses auditeurs, mais ce n’était que pour la forme ; la lui eussent-ils refusée qu’il eût parlé quand même.

Ajoutons que si ses compagnons s’apprêtaient à l’écouter, le marquis et le vicomte se disposaient de leur côté à ne pas perdre une seule de ses paroles, la façon dont il avait débuté ne leur permettant point de douter que ce ne fût du rapt de Blanche qu’il s’agissait.

Le marquis – est-il besoin de le dire ? – avait peine à demeurer calme. À l’idée qu’il était en présence du misérable qui s’était rendu coupable de ce crime, il lui prenait une furieuse envie de s’élancer sur lui et de l’envoyer finir sa narration dans l’autre monde.

Le vicomte partageait la violente émotion de son ami ; toutefois, plus pondéré, il se dominait et était même parvenu à maîtriser la fougueuse irritation d’Henri en lui glissant à l’oreille :

 Patience ! Laissons-lui dire comment s’est perpétré l’enlèvement et peut-être apprendrons-nous quelque chose qui nous sera utile pour sauver Blanche.

Il n’ajouta pas que sa fiancée Louise Moutier ayant subi le même sort que mademoiselle de Nevers, il avait en même temps l’espoir, qu’au cours du récit qui allait être fait, il saisirait quelques renseignements sur elle.

Lorsque les vauriens eurent reposé sur la table les brocs à demi vides, Rigobert reprit :

 Je vous disais donc, mes enfants, qu’avant-hier encore étaient au couvent de Picpus deux jeunes filles…

 Tu avais dit une d’abord, remarqua en riant un des ivrognes, vas-tu gonfler le chiffre à chaque rasade ?

 Non, deux !… J’ai dit deux !…

 Une !… affirma un second buveur. – Mais la quantité n’y fait rien, excepté lorsqu’il s’agit de brocs à vider.

 Deux… voyons ; elles étaient deux… je dois mieux le savoir que vous, je suppose ?

 Alors, mettons deux ; mais pour sûr c’est une que tu avais dit… en spécifiant même qu’elle était de grande famille.

 Ah ! attendez, fit l’ex-comédien à qui ces derniers mots parurent éclaircir les idées. – Vous avez ma foi raison, je n’ai parlé que d’une et voici pourquoi : c’est parce que, quoiqu’elles fussent deux à enlever, il n’y en avait qu’une pour moi : celle de grande famille ; l’autre était pour Thérèse.

 Qui ça, Thérèse ?

 Eh bien, Thérèse, parbleu ! Thérèse Vignon, la tireuse de cartes du Pont-au-Double.

 Connaissons pas ; mais ça ne fait rien, continue.

 Seulement, moi, je « travaillais » pour la Pompadour, tandis qu’elle, c’était pour madame de Coislin, une marquise dans le genre de Jeanne Poisson.

Au nom de la rivale de la favorite, les deux jeunes gens se lancèrent un coup d’œil d’intelligence. Ils savaient maintenant en quelles mains était Louise. Ils notèrent ce nom dans leur mémoire ainsi que celui de la nécromancienne.

 Qu’est-ce que tu nous chantes là, Rigobert, avec ta Thérèse du pont un tel et tes poissons de marquises ? ricana le premier interrupteur ; – c’est une affaire d’eau douce, cela ; et j’aime mieux le vin !… Tu n’y es donc plus ?

 Crebleu ! c’est vous qui n’y êtes plus. Il me semble que c’est assez clair ce que je vous dis… Voyons, laissez-moi raconter sans m’interrompre ; autrement je garde mon histoire pour moi.

Cette menace produisit son effet, et tous s’étant engagés à rester cois désormais, l’ex-comédien reprit son récit.

Nous ne le reproduirons pas, cela va de soi, puisqu’il n’est que la répétition des faits que nous connaissons déjà.

Nous nous bornerons à dire que, malgré son ivresse, il narra dans tous leurs détails les diverses péripéties du double rapt de Blanche et de Louise, en ayant soin de se donner le rôle le plus difficile et d’atténuer celui de la tireuse de cartes, afin de faire valoir ce qu’il appelait son habileté.

Puis quand il eut terminé :

 Hein ! fit-il, – je ne mentais point quand je vous disais tout à l’heure que j’avais eu du mal. Mais je n’ai pas à me plaindre ; maître Lebel a été généreux, et je suis tout prêt à recommencer pour le même prix.

Il ponctua sa phrase en tapant sur son gousset gonflé à crever.

 Je te comprends, repartit un de ses compagnons, – ça m’a tout l’air d’en valoir la peine. Et comment se nomment-elles ces demoiselles ? car tu ne nous l’as pas encore dit.

 Tiens, c’est vrai, j’ai oublié.

En effet, Rigobert, pour désigner les deux jeunes filles, s’était servi de termes divers mais n’avait pas prononcé leur nom.

 Apprenez donc, reprit-il – que la mienne a un nom ronflant et se nomme Blanche de Lag…

Il ne put achever.

Un projectile parti d’où étaient les jeunes gens venait de l’atteindre en pleine face, lui broyant la mâchoire et lui faisant pousser un horrible hurlement de douleur, en même temps que de sa bouche jaillissait un flot de sang et qu’une pluie de verre et de vin éclaboussait ses auditeurs ahuris.

C’était le frère de Blanche qui, voyant le misérable sur le point de jeter en risée à ses compagnons le nom respecté de la pure jeune fille, n’avait pas trouvé d’autre moyen, pour l’en empêcher, que de lui lancer, à toute volée, la massive bouteille bourguignonne, encore à demi pleine de son généreux liquide.

Et il avait été assez heureux pour que celle-ci vînt le frapper juste sur les lèvres et les lui écraser avant qu’elles n’eussent articulé les dernières syllabes de ce nom.

Il y eut un moment de stupeur parmi les ivrognes.

Ils ne se rendaient pas très bien compte de ce qui venait de se passer, n’ayant pas encore aperçu les deux gentilshommes qui s’étaient constamment tenus cachés dans l’ombre.

Lorsqu’enfin, découvrant le marquis et le vicomte, ils comprirent ce qui avait eu lieu, ils furent pris de fureur ; et chacun d’eux s’armant, qui d’un broc, qui d’un escabeau, courut sus aux deux amis, pendant que Rigobert, étourdi par le coup, s’affaissait sur son siège en laissant échapper de sourdes plaintes.

La bande menaçante arriva près d’Henri et de Romuald, lesquels dégainèrent incontinent, plutôt pour effrayer les chenapans que dans l’intention de se servir de leur épée vis-à-vis d’eux.

Il leur répugnait d’employer le fer contre des gens sans autres armes que celles qu’ils avaient.

Si Jérôme Pichard eût été là, nul doute qu’il ne se fût interposé entre les parties et eût empêché d’une manière quelconque que les choses n’allassent plus loin. Mais bien que Rigobert ne lui inspirât pas grande pitié, ayant entendu son récit et sachant dès lors qui il était, il avait cru devoir pourtant, par humanité, aller chercher de l’eau fraîche au dehors afin qu’il pût laver son visage ensanglanté.

Il était donc occupé à tirer le seau de son puits au moment où sa salle était près de se transformer en champ de bataille.

La vue des pointes acérées, qui luisaient à quelques pouces de leurs poitrines, arrêta net les ivrognes et fit naître l’indécision parmi eux.

 Coquins, leur cria alors le marquis, – si vous faites un pas de plus, un seul, ou nous lancez les objets dont vous êtes munis, vos corps serviront de fourreaux à ces épées, sachez-le !

Le ton résolu avec lequel il venait de prononcer ces mots donna de nouveau à réfléchir aux assaillants.

 Pourquoi avez-vous brisé la mâchoire de notre ami Rigobert ? se décida à interroger le plus hardi d’entre eux.

 Parce que votre ami est un misérable qui, non content d’avoir commis un abominable forfait, s’en glorifie encore avec impudence et cherche, en le confessant à des imbéciles comme vous, à perdre de réputation une jeune fille de la plus haute honorabilité.

 Imbéciles ! il nous appelle imbéciles ! s’exclamèrent quelques-uns des vauriens paraissant vivement choqués de l’épithète dont venait de les gratifier le jeune homme.

 Chenapans, si vous préférez, et pour ne pas dire plus, renchérit la voix grave du vicomte de Dizons, – car en approuvant le crime de votre camarade, vous devenez ses complices.

 Eh bien, après, quand nous le serions réellement, qu’est-ce qu’il y aurait de mal à ça ? répliquèrent plusieurs autres.

 Au contraire, même, ajouta celui qui, le premier, avait parlé, – ce serait tant mieux pour nous, vu qu’au lieu d’avoir les poches vides, nous les aurions comme lui pleines de beaux louis d’or !

 Canailles ! proféra le marquis outré d’un tel cynisme, – vous mériteriez que je vous fisse rentrer dans la gorge d’aussi impudentes paroles.

Et avant que la réflexion ne lui vînt, son naturel impétueux l’emportant, il avança brusquement le bras, essayant d’atteindre un de ceux qui étaient le plus près de lui.

Il regretta aussitôt ce mouvement quasi involontaire et que l’indignation seule avait provoqué.

Malheureusement, il lui était impossible de le racheter, et les ivrognes, croyant à une attaque de sa part, devinrent encore plus furieux.

Alors, tout en restant à distance, ils firent pleuvoir sur les jeunes gens les différents objets qu’ils tenaient dans leur main.

Brocs et escabeaux volèrent au-dessus de la tête du marquis et du vicomte, qui eurent fort à faire pour s’en garer, et dont quelques-uns, même, les heurtèrent assez rudement.

C’en était trop. Cette situation ne pouvait se prolonger plus longtemps, sans quoi ils allaient infailliblement être assommés.

Ils s’élancèrent donc sur leurs agresseurs, résolus à ne pas les ménager.

Néanmoins, ne voulant toujours pas abuser de l’avantage que leur donnaient leurs épées, ils prirent celles-ci par la lame et frappèrent avec le pommeau, fêlant les crânes et faisant craquer les os sous les coups qu’ils assénaient.

D’abord les chances du combat parurent pour eux. Les assaillants s’étaient reculés sous leur premier choc et semblaient vouloir battre en retraite définitivement.

Mais l’un et l’autre étant sortis de l’ombre et se montrant maintenant en pleine lumière, les chenapans constatèrent avec une joie lâche qu’ils avaient devant eux deux enfants, autant dire, et reprirent alors l’offensive en se munissant à nouveau, en guise d’armes, de tous les objets ou ustensiles à leur portée.

Une mêlée générale se produisit.

Malgré la bravoure des jeunes gens, la victoire sembla au bout de quelques instants se décider cette fois pour le nombre. Henri venait de recevoir un escabeau sur le bras droit qui, tout endolori, avait perdu une partie de sa vigueur. Romuald lui, avait été touché au front par un éclat de broc et, quoi qu’il n’en fût résulté qu’une blessure sans gravité, le sang qui en découlait l’aveuglait, l’empêchant de porter ses coups avec fruit.

Les gredins, remarquant cette infériorité chez leurs adversaires, redoublaient d’audace et, pour les vaincre plus facilement, s’efforçaient de s’emparer de leurs épées ; ce à quoi ils n’allaient pas tarder à parvenir, car, à deux reprises déjà, ils avaient réussi à en saisir la poignée. Il avait fallu que les jeunes gens déployassent toute leur énergie pour les dégager de leurs étreintes.

La défaite des deux amis n’était donc plus qu’une question de temps et il eût été malaisé d’en prévoir les suites pour eux.

Par bonheur, Jérôme Pichard rentrait à cet instant dans la salle, son seau plein à la main.

D’un coup d’œil il vit la périlleuse situation où étaient les jeunes gens.

Aussitôt, abandonnant le seau et ne songeant plus à atténuer les souffrances de l’ex-comédien, il courut au secours des gentilshommes sans perdre une seconde.

Il ne s’était nullement vanté en affirmant que ce n’étaient pas dix « cadets de cet acabit » qui lui feraient peur.

D’abord il entra dans les rangs des assaillants en manœuvrant ses poings à la manière de deux marteaux de forge martelant une enclume, ce qui eut pour effet immédiat de lui ouvrir un passage jusqu’aux deux amis.

Puis, se plaçant devant ceux-ci qu’il protégea ainsi de son corps, il continua à distribuer à droite et à gauche des horions si vigoureusement appliqués que bientôt un vide complet se fit autour de lui.

Un quart de minute lui avait suffi pour abattre quatre des ivrognes, qui gisaient inertes sur le sol, et faire reculer les autres à une distance respectable.

 Déguerpissez, méchants drôles, cria-t-il alors à ces derniers, – sinon je vous prends chacun par la peau de l’échine et je vous jette à la porte comme des chiens malpropres. Allons, vite, montrez-moi les talons.

Comme les ivrognes, à demi abrutis par l’avalanche de coups qui avait fondu sur eux, conservaient l’immobilité, semblant ne pas avoir saisi l’injonction de l’hôtelier, celui-ci s’avança de leur côté.

Mais ils n’attendirent pas que le patron de la Cloche-Fendue les eût joints. À la pensée qu’il pouvait faire comme il le disait, chose dont ils le sentaient capable eu égard à l’échantillon de la force prodigieuse qu’il venait de leur montrer, ils recouvrèrent soudain la faculté du mouvement et, se précipitant en tumulte vers l’huis, bondirent au dehors comme s’ils eussent eu le feu à leurs chausses.

Rigobert, tenant sa mâchoire des deux mains, les suivit avec une égale rapidité.

Dégrisé en partie par l’événement qui avait interrompu sa narration, il avait réfléchi que pour que l’un des gentilshommes lui eût fermé la bouche à l’aide d’un tel argument, il fallait qu’il eût des motifs impérieux.

 Ce sont sans doute des parents de la demoiselle que le hasard a conduits là, s’était-il dit, approchant ainsi bien près de la vérité.

Aussi, en voyant l’issue du combat et la débandade de son monde, crut-il prudent de s’esquiver au plus vite, afin de ne pas demeurer seul avec les jeunes gens dont il n’avait évidemment rien de bon à espérer.

Il ne restait plus dans la salle que ceux des ivrognes écroulés à terre et qui avaient perdu tout sentiment.

Sans autres formalités, Jérôme Pichard les prit deux par deux, un de chaque main, et les porta sur la route où il laissa au grand air le soin de les ranimer.

Ceci fait, il revint vers les deux amis et leur dit :

 Messieurs, je ne veux point vous reprocher le conseil que vous m’avez donné de servir à boire à ces racailles, mais vous conviendrez vous-mêmes, pourtant, que j’ai eu tort de ne pas suivre ma première idée qui était de m’en débarrasser tout de suite.

 Puisque ce qui est arrivé est de notre faute, nous allons vous dédommager des dégâts que les chenapans vous ont causés, répondit le marquis, croyant que le brave hôtelier faisait allusion au bris des pots et des meubles, ainsi qu’au vin qui ne lui avait pas été payé.

 Les dégâts ne sont rien, répliqua Jérôme. – Je regrette assurément mes brocs cassés, mes escabeaux éclopés et la perte de ma marchandise, mais ce n’est pas ça qui me fait faire cette réflexion.

 Ah ! serait-ce alors l’agression de ces vauriens envers nous ?

 Oui, et des suites qu’elle pouvait avoir ; car, franchement, il s’en est fallu de peu qu’ils ne vous massacrassent ; sans en tirer vanité, je puis même dire que je suis rentré à temps.

 Certes, approuva le vicomte, – votre intervention nous a tout simplement sauvé la vie et nous vous adressons à ce sujet les plus chaleureux remerciements.

 Bon, bon, vous ne me devez aucune gratitude pour si peu. Vous étiez mes hôtes, il était donc de mon devoir de vous venir en aide… Pour moi, mon gentilhomme, ajouta Jérôme Pichard en s’adressant à Henri, – je ne puis que vous complimenter sur la façon dont vous avez empêché ce misérable de livrer à ses compagnons le nom d’une pauvre fille appartenant sans doute à une famille des plus respectables. Jour-dieu ! avec quelle vigueur vous lui avez décoché la bourguignonne !

 Le lâche ! prononça le marquis les dents serrées, – que n’ai-je été plus près de lui… je crois que je lui aurais coupé la langue sans pitié !…

Jérôme Pichard, ne pouvant soupçonner le lien qui unissait le marquis à la nouvelle pensionnaire du Parc-aux-Cerfs, mettait sur le compte de la jeunesse, dont l’âme est si prompte à se soulever contre les mauvaises actions, le sentiment de réprobation que manifestait le gentilhomme pour le crime commis par l’ex-comédien.

 Ma foi, répliqua-t-il, – vous l’avez si bien arrangé que le coquin n’y eût pas vu grande différence… mais ça me fait plaisir de vous voir aussi exaspéré.

Le fils du duc Philippe allait sans doute donner de nouvelles marques de son indignation, lorsque M. de Dizons, craignant que dans la colère où il était il ne vînt à dévoiler à l’hôtelier sa parenté avec la victime de Rigobert, coupa court à la conversation en disant :

 Mon cher Henri, si vous voulez m’écouter, nous allons maintenant nous mettre à la recherche de notre ami qui doit s’impatienter grandement à nous attendre, car voici près d’une heure que nous sommes ici.

 C’est juste, répondit le jeune de Nevers, ramené soudain au but de leur présence à Versailles. – Partons donc, sans quoi nous manquerons notre affaire… notre déjeuner, veux-je dire.

Le vicomte lava alors la blessure qu’il avait au front et qui, nous l’avons dit, était heureusement peu grave ; le marquis frictionna pendant quelques secondes son bras endolori, puis, après avoir, presque malgré lui, dédommagé le bonhomme Pichard des dégâts résultant de leur lutte avec les ivrognes, tous deux s’acheminèrent rapidement vers la rue Saint-Médéric.

17. Ce que l’on entend sous le lierre

La rue Saint-Médéric, voie étroite et de peu de longueur, était bordée d’un côté par une suite de terrains incultes et, de l’autre, uniquement par quelques maisons achetées en secret – comme nous l’avons vu par l’acte notarié passé pour l’une d’elles – et formant le cloître païen où Louis XV faisait enfermer d’innocentes jeunes filles que ce prince, misérablement voluptueux, destinait au culte de l’amour.

Au centre des différentes et hétéroclites constructions de ce harem improvisé s’élevait un pavillon ayant jadis appartenu à la Pompadour et qu’elle avait cédé pour les propres besoins de sa cause. C’est dans ce pavillon qu’était l’entrée principale du lieu, celle exclusivement réservée au roi.

Un grand espace vide, situé derrière les constructions ainsi réunies pour un même usage, avait été transformé en jardin. Le tout se trouvait entouré d’un mur de dix pieds de haut qui ne permettait à nul regard indiscret de pénétrer à l’intérieur.

Lorsque les deux jeunes gens, après avoir suivi l’itinéraire que leur avait indiqué l’hôtelier, s’engagèrent résolument dans la rue Saint-Médéric, ils n’y aperçurent rien autre chose qu’un carrosse stationnant devant le pavillon.

Chacune des maisons, ainsi qu’ils le constatèrent, était pourvue d’un poste où se tenaient une douzaine de soldats.

Ils se rendirent compte sur-le-champ qu’avec un pareil déploiement de forces, cette partie de l’établissement ne leur présentait aucun accès possible.

 Ce serait folie que d’essayer quoi que ce soit par ici, murmura le vicomte de Dizons à l’oreille de son compagnon. – Comme l’a dit madame l’abbesse de Picpus, nous serions appréhendés à la moindre tentative ostensible que nous ferions pour nous introduire dans cette quasi forteresse.

 Je partage votre avis, Romuald, repartit le marquis désappointé. – Mais je me demande alors quelle ruse nous allons employer pour entrer en relations avec Blanche et préparer son évasion.

 Cherchons.

En passant devant le véhicule stationnaire, ils remarquèrent que les panneaux ne portaient ni chiffres ni armoiries.

Le cocher qui somnolait béatement sur son siège avait lui-même une livrée tout unie.

 La voiture du roi ! fit à voix basse M. de Dizons.

 Vous êtes sûr ?

 On m’a dit que c’était dans un carrosse semblable qu’il venait en ce maudit lieu.

 En ce cas, il doit être là.

 C’est possible.

 Près de Blanche, peut-être ! gronda sourdement le jeune homme. – Oh ! infamie ! Et dire que je ne puis me jeter entre elle et lui.

 Conservez votre sang-froid, Henri ; votre exaltation pourrait nous trahir. Voyez, on nous observe déjà.

Le vicomte ne se trompait point.

La présence des deux gentilshommes dans la rue Saint-Médéric avait provoqué un mouvement de curiosité chez les soldats des différents petits postes, et plusieurs commençaient à lancer sur eux des regards soupçonneux.

 Venez, Henri, venez, dit le vicomte en entraînant son ami ; – le moindre curieux est suspect ici et il n’est que temps pour nous de quitter la place.

 Où voulez-vous me conduire, alors ?

 Du côté opposé ; il se peut que nous y ayons plus de chances de réussite.

Les jeunes gens sortirent de la rue, contournèrent l’établissement et parvinrent au mur du fond qui touchait presque à celui du parc de Versailles et formait avec lui un étroit boyau – sorte de chemin de ronde de prison – de trois pieds de largeur environ où poussaient, en toute liberté, les herbes folles et les plantes parasites.

Là, la solitude était complète et les deux amis ne redoutaient point d’être épiés.

Ils se mirent à longer le couloir.

 Diable ! fit Henri en mesurant de l’œil la muraille qui clôturait le harem, – notre intrusion dans l’endroit me paraît aussi problématique par derrière que par devant, car, à moins d’être oiseau, il me semble difficile d’atteindre le faîte de cette falaise.

 Pas si difficile que cela, mon cher Henri, repartit le vicomte dont les yeux venaient de se fixer sur un point du mur peu éloigné d’eux.

 Bah !

 Remarquez là-bas, à vingt pas de nous, ce massif de lierre qui recouvre le mur jusqu’aux deux tiers de sa hauteur.

 Oui ; eh bien ?

 Eh bien, voilà qui va nous fournir une échelle.

 Quoi, ces tiges fragiles ? Elles n’offriront jamais assez de résistance pour supporter notre poids.

 Elles, non ; aussi n’ai-je point l’intention de les prendre comme support.

 Alors, je ne saisis guère…

 La chose est cependant fort simple. Le lierre, sachez-le, mon cher Henri, est l’ennemi intime de la pierre. Il se sert d’elle pour s’élever, mais en même temps la détruit, car, à mesure qu’il croît et monte le long de ses flancs, il lui enfonce ses milliers de vrilles dans les pores, quelque fermés qu’ils soient, lesquelles vrilles désagrègent si totalement ses molécules sous leur action ténébrante continue, que ceux-ci finissent par ne plus former qu’une masse sans consistance et aisément perforable avec un objet quelconque un peu dur.

Or, le lierre que voici ayant dû se comporter de la sorte envers les pierres de ce mur, je vais, à l’aide de mon épée, en creuser quelques-unes et nous fabriquer ainsi un escalier très sortable.

Tandis que parlait son ami, Henri s’était approché du massif de lierre. Il l’entr’ouvrit pour permettre au vicomte de s’assurer de l’état des pierres qu’il masquait, ce que celui-ci s’empressa de faire en passant sa main à travers l’ouverture, mouvement qui fut aussitôt suivi d’une exclamation de joie de sa part.

 Que vous disais-je ? fit-il radieux en montrant ses doigts auxquels adhérait comme une mince couche de sable humide. – Rien qu’en touchant à ces pierres j’en enlève une partie ; elles sont d’une friabilité extrême.

 C’est ma foi vrai, reconnut le jeune Lagardère, plein d’admiration pour la science de son ami. – J’avoue que j’ignorais absolument cette propriété du lierre ; ce qui prouve, mon cher Romuald, qu’il est bon de connaître la botanique, science dont je n’ai encore que de vagues notions.

Le vicomte était déjà à la besogne, fouillant avec vigueur le mur de son fer.

Le marquis l’imita.

En dix minutes, ils eurent fait quatre brèches échelonnées en damier et assez profondes pour y mettre la moitié du pied.

 À présent, conseilla M. de Dizons, – montez sur mes épaules, Henri ; creusez au-dessus de celles-ci quatre autres cavités semblables et notre escalier sera terminé.

Le frère de Blanche fit ce que lui commandait son ami, et peu après il avait troué les pierres de quatre nouvelles brèches.

De la plus élevée, il pouvait sans peine atteindre le sommet du mur et s’y hisser à la force des poignets.

 Puisque vous êtes à mi-chemin, reprit le vicomte, – profitez-en donc, Henri, pour gagner tout de suite le haut de la muraille.

 C’est bien ce que je vais faire, mon cher Romuald… avec le regret de ne pouvoir vous rendre le même service, car vous allez avoir plus de mal que moi.

 Bah ! Ce n’est rien. D’ailleurs vous me tendrez la main pour m’aider à gravir les derniers échelons ; comme cela nous serons quittes.

La distance qui séparait encore le marquis de la crête du mur étant ainsi relativement courte, il eut bientôt fait de se trouver installé à califourchon sur celle-ci, mollement assis au milieu d’un fouillis de plantes grimpantes, de lichens et de pariétaires qui formaient un épais tapis.

À ses pieds s’étendait un vaste et beau jardin, limité, en face de lui, par les maisons du Parc-aux-Cerfs.

Personne ne s’y montrait pour le moment.

Pendant qu’il l’inspectait en tous sens, dans l’espérance d’y découvrir quelque indice de la présence de Blanche, le vicomte opérait son ascension.

 Votre main, Henri ? demanda-t-il au marquis dès qu’il fut à la dernière brèche.

 La voilà ! fit le jeune homme qui, aussitôt, attira d’un vigoureux effort M. de Dizons jusqu’à lui.

 Je n’aperçois âme qui vive, observa ce dernier quand il eut sondé à son tour l’espace des yeux ; – on croirait un endroit inhabité.

 C’est ce que j’étais en train de me dire… Tant mieux, Romuald, nous n’en serons que plus à l’aise pour y pousser une reconnaissance. Allons, en avant !

Disant cela, le marquis se disposa à sauter dans le jardin.

 Un instant, Henri, dit l’amoureux de Louise Moutier en le retenant comme il prenait déjà son élan ; – je songe à une chose. Si, au lieu de nous introduire dans cet enclos, nous restions tranquillement où nous sommes, ne croyez-vous pas que cela vaudrait mieux ?

 Rester sur ce mur ? Quelle étrange idée !

 Plus bas, mon cher ami, plus bas ! Il serait imprudent de révéler notre présence et les bosquets de ce jardin peuvent dissimuler quelque écouteur… Pour en revenir à mon idée, elle est étrange peut-être, mais en tous cas bonne à suivre ; car, une fois là-dedans, nous allons nous trouver absolument emprisonnés. Nous n’aurons point, en effet, pour sortir, la ressource de faire de ce côté du mur, dont aucune pierre n’a subi l’action du lierre, ce que nous venons de faire de l’autre, et, par suite, à un moment quelconque, nous serons fatalement forcés de tomber au pouvoir des soldats de garde ; perspective peu rassurante, vous en conviendrez, étant donné le rang du propriétaire de l’endroit et son caractère ombrageux.

 Diantre ! fit M. de Nevers, – je ne pensais pas à cela. Vous réfléchissez à tout heureusement, et votre raisonnement est parfaitement juste : toute retraite nous serait coupée. Mais en ce cas, comment parvenir à nous aboucher avec Blanche ?

 En l’attendant ici. Dès que nous la verrons paraître dans le jardin – car il est à présumer que par le temps superbe qu’il fait aujourd’hui elle ne demeurera pas calfeutrée chez elle et désirera jouir de la douceur de la température – dès que nous la verrons paraître, dis-je, nous ferons en sorte qu’elle nous aperçoive aussi et l’inviterons à venir nous parler. Alors nous l’entretiendrons à loisir et prendrons avec elle les dispositions nécessaires à son évasion.

 L’idée est bonne. Toutefois, permettez-moi une question. Si on nous voit des maisons, ce qui est fort à craindre, et qu’on nous oblige à déguerpir avant la venue de ma sœur, que deviennent nos projets ?

 De deux maux, vous le savez, il faut toujours choisir le moindre, et vous admettrez qu’il est préférable d’être libre que captif.

 Évidemment.

 Au surplus, reprit M. de Dizons, dont l’imagination inventive n’était jamais en défaut, – peut-être est-il possible de nous rendre invisibles.

 Invisibles ! Vous plaisantez sans doute.

 Je n’en ai guère l’envie, croyez-le.

 Expliquez-vous, Romuald.

 Pourquoi, continua le vicomte en montrant le siège verdoyant sur lequel ils étaient, – n’essaierions-nous pas de nous glisser sous ces plantes grimpantes dont le lacis me semble assez épais pour nous cacher complètement ?

 Oh ! excellent, mon ami, excellent ! exclama le jeune Lagardère. – C’est vrai, voilà qui va nous masquer en entier.

 Tout en nous permettant d’observer ce qui se passera dans le jardin.

 Décidément vous êtes ingénieux, Romuald. Faisons donc promptement ce que vous dites.

Aussitôt les jeunes gens soulevèrent le réseau des plantes, s’allongèrent dessous et s’en recouvrirent de leur mieux en conservant naturellement la position horizontale, c’est-à-dire en restant à plat-ventre.

Comme ils étaient à présent, ils n’avaient plus à redouter d’être aperçus de personne.

Bien leur en prit de ne pas avoir perdu de temps.

Il n’y avait pas dix secondes qu’ils étaient dissimulés, que sortirent d’une des maisons un homme et une femme qui se dirigèrent de leur côté.

L’homme, d’un certain âge, portait un costume polonais ; la femme, une jeune fille de seize ans au plus, était vêtue d’un long peignoir que repoussait en avant une proéminence abdominale significative.

Ils s’approchaient rapidement du mur, marchant l’un près de l’autre sans mot dire.

Lui, avait l’air maussade, ennuyé ; mais les deux amis ne pouvaient en juger que par à peu près, car il penchait un peu la tête sur sa poitrine et ne leur montrait que le dessus de son bonnet d’astrakan.

Elle, au contraire, avait les yeux levés au ciel et son visage, sur lequel se montraient les traces de larmes récentes, semblait d’une mortelle tristesse.

 Quel peut être ce personnage ? murmura Henri.

 Je ne sais, répliqua le vicomte aussi bas qu’il put. – Mais la présence de ce seigneur polonais en ce lieu est pour le moins étrange, car je m’étais laissé dire que, hormis Sa Majesté et son premier valet de chambre, nul homme n’était admis ici.

Celui qui s’avançait ainsi et intriguait si fort M. de Dizons était bien en réalité Louis XV ; mais les yeux des deux jeunes gens n’ayant encore pu distinguer son visage, ni l’un ni l’autre ne pouvaient le reconnaître sous son costume de seigneur étranger, le monarque s’étant affublé en prince Boleskas Kzinski, comme chaque fois qu’il venait au Parc-aux-Cerfs.

Louis XV et sa compagne firent soudain halte à deux pas du mur.

 Voyons, Camille, dit le premier, – causons maintenant raisonnablement. Je vous ai amenée ici exprès pour avoir toute liberté de nous expliquer et sans que nul ne puisse nous entendre. Que signifie cette scène ridicule que vous venez de me faire là-bas ? Vous jeter à mes pieds, me supplier de ne pas vous abandonner, menacer de vous tuer si je ne vous aime plus. En vérité, je ne comprends rien à tout ceci… absolument rien.

 Ne feignez point, prince, repartit la jeune fille d’un ton ferme et en fixant son interlocuteur bien en face ; – vous comprenez parfaitement, au contraire, le motif de mes supplications.

 Un prince ! pensa à part lui le vicomte. – Quel est ce mystère ? Lebel tromperait-il son maître ?

 Encore une fois, ma chère… tenta de protester le faux seigneur polonais qui, malgré lui, baissa les yeux devant le regard fouilleur de sa compagne.

 Prince, reprit celle-ci sur le même ton, – je vous répète qu’il est inutile de feindre. Vous voulez me donner une rivale !

 Moi ! Y songez-vous, Camille ? Et qui ou quoi a pu vous mettre pareille idée en tête ?

 Qui ? personne : il est évident qu’on n’est pas venu me faire une telle confidence… Quoi ? c’est autre chose.

 Ah ! ah ! fit le monarque en essayant de badiner, – voyons donc ce que c’est ; voilà qui m’intrigue. Un rêve que vous avez fait sans doute ?

 Oh ! il ne s’agit pas d’un rêve, mais d’une réalité.

 Vraiment !

 Mon bien-aimé prince, poursuivit la jeune fille, dont l’intonation perdit sa rudesse et devint presque tendre – vous savez que ce n’est pas l’homme riche et titré que j’aime en vous, mais bien celui qui, le premier, s’est emparé de mon cœur et m’a révélé les si douces joies de l’amour. Eussiez-vous été obscur et misérable que je ne m’en fusse pas moins donnée à vous de toute mon âme. Vous le savez, n’est-ce pas ?

 Oui, oui, je le sais, chère enfant, répliqua Louis XV, ému, en dépit de son scepticisme, de cet aveu sans artifice.

 Or, cette affection qui est ma vie, mon existence entière, a développé en moi un sentiment de défiance continuelle, basé sur la crainte que j’ai de vous perdre, crainte, hélas ! trop justifiée aujourd’hui.

 Mais, pour la troisième fois, Camille, je vous dis…

 Laissez-moi achever. Par suite de ma défiance, j’ai donc, depuis que je vous appartiens, été sans cesse à épier tout ce qui se passait ici, dans ce lieu isolé qu’on croirait séparé du reste du monde. J’ai eu parfois d’étranges soupçons. J’ai entendu à plusieurs reprises des voix féminines, des voix très jeunes, qui partaient soit de la maison que j’habite, soit des maisons voisines. Mais je n’ai jamais pu approfondir ces soupçons, étant pour ainsi dire séquestrée et ne voyant que vous et cette vieille femme du nom de madame Bertrand.

 Et quels soupçons avez-vous eus ? questionna le roi non sans quelque inquiétude.

 Je ne saurais les définir ; toutefois, je puis vous avouer qu’il m’est venu souvent à l’esprit que j’avais des rivales. Heureusement pour ma tranquillité, il m’a été impossible d’obtenir une certitude à cet égard.

 Parce que vous ne pouviez en avoir, repartit hardiment Louis XV.

 Soit ! je vous accorde que je me trompais.

 Comme vous vous trompez encore quand vous soutenez qu’aujourd’hui…

 Pour cette fois non, prince, interrompit Camille dont la voix redevint dure. – Écoutez et vous verrez si j’ai le droit de parler avec autant d’assurance. Dans la nuit d’avant-hier, vers trois heures du matin, la chaleur accablante qu’il faisait chassant le sommeil loin de mes paupières, j’entendis passer devant ma demeure une voiture qui s’arrêta à peu de distance de là.

» Étonnée d’un événement aussi insolite et ne pouvant croire que ce fût vous qui veniez chez moi, attendu que jamais vous ne m’aviez rendu visite à pareille heure, cette défiance dont je vous ai parlé me poussa à me rendre compte de ce que cela signifiait. Alors je me levai, ouvris doucement ma fenêtre et essayai de voir au dehors. Mais ma curiosité fut déçue, mes volets étant fermés extérieurement et la légère fente qui y existait au milieu n’ayant pas assez d’étendue pour laisser mes regards glisser jusqu’à la voiture.

Celui auquel parlait la jeune fille avait imperceptiblement froncé les sourcils dès les premiers mots du récit qu’elle s’apprêtait à lui faire, mais il les détendit à l’audition de cette dernière phrase et leva les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de sa satisfaction.

Ce mouvement mit son visage en pleine lumière et le fit voir aux deux jeunes gens cachés sous le lierre.

 Le roi ! ne put s’empêcher de dire le vicomte Romuald.

 Le roi ! répéta Henri dont les yeux flamboyèrent.

Heureusement pour le jeune homme, son ami, redoutant l’impétuosité de son caractère, le surveillait avec soin, et ses deux mains se posèrent, l’une sur sa bouche, l’autre sur son épaule, au moment où, par une impulsion irréfléchie, il allait s’élancer dans le jardin.

Quelques feuilles des plantes grimpantes remuées glissèrent aux pieds du roi qui aurait peut-être attaché une certaine importance à cette singularité si toute son attention n’avait été absorbée par les révélations de Camille qui reprenait justement :

 Si mes yeux ne voyaient rien, par exemple mes oreilles percevaient des paroles échangées entre deux personnes.

» L’une d’elles disait – et sa voix me la fit reconnaître pour être madame Bertrand :

» — Alors c’est la petite ?

» — Oui, répondait l’autre dont l’organe m’était inconnu – c’est elle.

» — Eh bien ! faites-la descendre du carrosse.

» — Ce serait difficile, vu qu’elle dort et ne se réveillera pas avant demain dans la journée.

» — Elle dort ! ah ! bon, je comprends. En ce cas prenez-la dans vos bras et portez-la jusqu’au salon grillé.

» Ici il y eut un moment de silence, pendant lequel je distinguai le bruit des ressorts de la voiture qui gémissaient comme s’ils eussent eu à supporter un poids très lourd.

» Je compris que cela venait des efforts qu’on faisait pour tirer « la petite » de l’intérieur du véhicule.

» Puis madame Bertrand eut soudain une exclamation joyeuse :

» — Oh ! comme elle est jolie ! Le maître sera fièrement content… Ma foi, je crois que c’en est fini pour Camille… »

 Quoi ! s’écria Louis XV feignant l’indignation – madame Bertrand a dit cela ?

 Oui, prince, ce sont ses propres termes, répondit la jeune fille d’un ton plein d’amertume. – Et le malheur est qu’elle a dit vrai, ajouta-t-elle en laissant échapper un torrent de larmes.

 Mais non, mais non, ma chère enfant, protesta de nouveau le monarque. – J’ai toujours pour vous une très vive tendresse.

 Pourquoi chercher à m’abuser ?… Tout en vous ne me démontre-t-il pas que vous ne m’aimez plus ?

 Par exemple ! Et à quoi le voyez-vous, je vous prie ?

 À des indices qui ne peuvent me tromper. D’abord, hier, quand vous êtes venu me faire votre visite quotidienne, vous n’êtes resté qu’un instant près de moi. Puis, au lieu d’être empressé, affectueux comme d’ordinaire, vous étiez d’un froid de glace, ne m’adressiez que des paroles sèches, indifférentes. Mes caresses, aussi, semblaient vous importuner…

» Et pourtant la veille il n’en était pas ainsi, mais quelques heures avaient suffi pour qu’une autre prit ma place dans votre cœur… et m’en chassât à jamais.

 Vous vous créez des tourments à plaisir, Camille. Je ne saurais trop vous répéter qu’aucun changement n’est survenu chez moi à votre égard, repartit Louis XV dont l’attitude devenait de plus en plus gênée et qui dissimulait avec peine l’impatience où il était de voir se terminer cette scène.

 Oh ! si, un grand changement même. Tout à l’heure encore j’ai voulu vous retenir… vous m’avez repoussée presque durement, ayant hâte de vous débarrasser de mes étreintes. C’est alors que je me suis jetée à vos pieds, en vous suppliant de ne pas m’abandonner… car mon sein a été fécond et dans quelques mois je serai mère.

 Je crois inutile de vous rappeler, Camille, que l’avenir de cet enfant est assuré, comme le vôtre du reste, dans des conditions très avantageuses.

 Oui, je me souviens de vos promesses : nous serons riches l’un et l’autre, m’avez-vous dit ?

 Eh bien ! n’est-ce pas là de quoi vous ôter toute inquiétude sur ce qui vous préoccupe ? Vous avez paru cependant fort satisfaite quand je vous ai fait connaître mes intentions à ce sujet.

 Si j’ai paru fort satisfaite, seigneur Kzinski, c’est que je n’ai vu dans cette sollicitude pour moi et le petit être à venir qu’une marque d’affection de plus de votre part. Mais être riche ou non, peu m’importait, ne songeant pas qu’un jour je pusse être séparée de vous… Oh ! non, jamais cette pensée ne s’était formée dans mon esprit. J’avais, au contraire, fait des projets…

 Des projets ! interrompit le roi – et lesquels donc ? demanda-t-il d’un ton ironique qui frisait l’impertinence. – Auriez-vous été assez folle pour espérer une union…

 Légale ? acheva Camille. – Dieu m’en préserve ! Quoique bien naïve, bien ignorante de la vie, je ne suis pas à ce point dépourvue de sens pour, à aucun moment, avoir osé aspirer, moi pauvre fille d’origine plébéienne, à devenir la compagne légitime d’un grand seigneur comme vous. Voici simplement en quoi consistaient mes projets. Je me disais, non sans raison ; puisque mon doux ami a passé l’âge où le cœur cherche constamment une chaîne nouvelle et paraît se plaire auprès de moi ; puisqu’il aime y venir oublier les soucis de l’existence, y déposer le masque des conventions mondaines si lourd à porter, y retremper son âme fatiguée au contact de la mienne qui ne connaît point et ne connaîtra jamais le fardeau des grandeurs, pourquoi ne resterais-je pas toujours à ses côtés pour remplir ce rôle d’amie dévouée ? Je serais là sans cesse, prête à le réconforter, à le consoler de ses tristesses, à m’efforcer d’écarter, dans la mesure de mon pouvoir, les ronces et les épines de son chemin. Et cela, non ouvertement, mais comme je l’ai fait jusqu’à présent, dans l’ombre, ignorée de tous, ne vivant, n’existant que pour lui. Oui, voilà quelle était ma seule ambition ! Hélas ! où sont-ils ces beaux rêves ? Évanouis avec votre amour… votre amour qui, depuis deux jours, appartient à une autre. Quant à moi, comme l’a dit madame Bertrand, c’est fini. Je n’ai plus qu’à m’en aller… je ne suis plus rien qu’un embarras, une gêne… Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’ai-je donc fait pour être si malheureuse ?…

Et un nouveau déluge de pleurs s’échappa des yeux gonflés de la jeune fille.

 Ô prince ! mon bien-aimé prince, vous par qui j’ai eu tant de joie, tant de bonheur, ne me retirez pas votre tendresse… Je vous en conjure, continuez à être avec moi comme vous avez toujours été, c’est-à-dire bon et aimant… Cette femme, qui vient d’être introduite ici, n’aura jamais pour vous un amour aussi fort que le mien. Non, cela ne se peut. S’il vous était possible de lire dans mon cœur, vous verriez qu’il est plein de vous, rien que de vous et que nulle place n’y reste pour une autre affection… Soyez donc généreux et ne brisez pas ce cœur qui vous est si puissamment attaché… Pitié pour moi !… pitié pour l’innocente créature qui tressaille déjà dans mon sein !…

Les accents de la malheureuse enfant eussent attendri un roc… cependant ils ne touchèrent point Louis XV. Ne songeant plus qu’à mademoiselle de Nevers et tout à l’espoir d’en faire bientôt sa maîtresse, les paroles de Camille ne firent au contraire que l’irriter.

 En vérité, ma chère, vous êtes obsédante ! répliqua-t-il avec une intonation de voix où perçait un vif mécontentement.

Puis, lassé de feindre et pressé d’en finir, il poursuivit :

 Soit, admettons que ma passion pour vous ait perdu quelque peu de son intensité et que mon âme cherche ailleurs un nouvel aliment à son besoin constant d’aimer, n’êtes-vous pas toujours assurée de mon amitié ? Une bonne et sincère amitié que je vous voue dès à présent et qui ne vous fera jamais défaut. Cette affection vaut bien l’autre, j’imagine… et a sur elle l’avantage d’être beaucoup plus durable. Quant à vous en aller d’ici, personne ne vous y oblige ; néanmoins, s’il vous plaît de partir vous en avez le loisir. On s’occupera, aussitôt votre départ, de vous procurer une situation qui vous permettra de tenir un rang dans la société, vous donnera les jouissances de luxe et…

 Arrêtez ! interrompit Camille en se redressant fièrement et en faisant un violent effort pour refouler ses larmes, – je ne saurais vous écouter plus longtemps. Vous vous êtes décidé à avouer enfin que je vous suis devenue indifférente ? Bien. Cet aveu me dicte ma conduite et je vais quitter ce lieu où, je le vois, je suis de trop maintenant. Mais je refuse d’accepter l’aumône que vous m’offrez, car si je ne suis qu’une pauvre fille de condition obscure, je n’en ai pas moins le sentiment de l’honneur ; or apprenez, puisque vous paraissez l’ignorer, que je me suis donnée à vous et non vendue… D’ailleurs, pour ce que je compte faire une fois hors d’ici, misère ou richesse…

 Quelle est donc votre résolution ?

 Je vous l’ai fait connaître.

 Attenter à vos jours, insensée ! Y pensez-vous ?

 Oui, j’y pense, prince. Ma place n’est plus nulle part, sur terre : ni chez mes parents, des bras desquels on m’a arrachée et pour qui je serais désormais un perpétuel sujet de honte ; ni dans le monde… le monde honnête d’où chacun s’écarterait de moi, comme d’une créature infâme. La seule place qui m’eût convenue était celle que j’avais rêvée près de vous, dans l’ombre. Vous ne me l’accordez pas ! La mort est donc mon seul refuge. À présent, avant de partir, de vous quitter pour toujours, un dernier mot.

Et enveloppant le roi d’un regard profond, Camille ajouta en pesant sur chacune de ses paroles :

 Sire, ce que vous faites là est mal !…

 Hein ! Qu’ai-je entendu ? s’écria Louis XV en sursautant violemment. – Quel titre me donnez-vous là ?

 Celui qui appartient à Votre Majesté.

 Ainsi vous saviez ?…

 Oui, je savais qui vous êtes.

 Mais comment avez-vous pu apprendre ?…

 Par une lettre que, certain soir, vous avez laissée tomber à votre insu dans ma chambre et dont la suscription m’a révélée votre véritable qualité ; révélation qui n’a modifié en rien, du reste, mes sentiments à votre égard, car avant d’être le roi de France, vous étiez le roi de mon cœur, titre à mes yeux bien au-dessus du premier…

» Je reprends. Je vous disais donc, sire : ce que vous faites là est mal. Il y a six mois à peine, j’étais encore la joie de mon père et de ma mère, modestes commerçants de la cité qui voyaient en moi la consolation de leurs vieux jours. Une nuit deux inconnus ont envahi leur demeure et, malgré les pleurs et les cris des infortunés vieillards, m’ont entraînée au dehors et amenée ici. Dans l’exaspération où m’avait jetée cette odieuse action j’étais résolue à employer tous les moyens pour recouvrer ma liberté, dussé-je, s’il le fallait, en arriver à commettre un crime. Mais vous m’apparûtes, je vous aimai et oubliai à l’instant mes projets de fuite, le rapt dont j’avais été victime et même, hélas ! la douleur dans laquelle devaient être plongés mes malheureux parents… Oui, mon amour m’absorbait en entier et me rendait lâche à ce point, que tout ce qui ne s’y rapportait pas était néant pour moi.

» Aujourd’hui, sans avoir souci de ma réputation perdue, sans se souvenir des heures si douces que nous avons passées ensemble, Votre Majesté trouve bon de me délaisser comme on délaisse un objet inutile !

» Libre à vous, sire, votre volonté est souveraine et je n’ai qu’à m’incliner devant elle. Mais je vous le répète, c’est mal !… c’est mal !… Et quand Dieu pèsera un jour nos actions à tous deux…

 Cessez, Camille, cessez, je vous l’ordonne !… commanda à ce moment Louis XV qui, sous le coup de la stupéfaction qu’il avait éprouvée de voir sa personnalité connue de la jeune fille, n’avait pas songé à l’interrompre avant cet appel à la justice d’en haut, justice de laquelle il éprouvait une insurmontable terreur. – Le secret que vous avez surpris est d’une telle gravité que je suis dans l’obligation de prendre vis-à-vis de vous des mesures de sûreté spéciales. Rentrez dans votre chambre sur-le-champ et attendez-y mes ordres.

Le ton du monarque était dur et impératif : c’était celui d’un maître parlant à son esclave.

Camille comprit qu’elle aurait dû garder sa découverte pour elle et qu’en avouant la possession de ce secret elle s’était perdue sans rémission dans l’esprit de son ancien amant.

 Je vous jure, sire, que jamais nul ne saura… voulut-elle protester.

 Allez, vous dis-je, réitéra Louis XV avec véhémence. – Je ne veux pas en entendre davantage, allez… Mais allez donc !…

Et, d’un geste violent, il montra à la jeune fille le chemin de la maison où elle demeurait.

La pauvre enfant, subjuguée par cet accent impérieux, par le regard terrible qui jaillissait des prunelles du roi, courba la tête en silence et s’éloigna lentement d’un pas machinal, offrant les marques du plus profond désespoir.

Le faux prince polonais la suivit des yeux, conservant toujours le bras tendu et assez semblable en cette pose – avec quelque différence toutefois – à l’archange chassant Adam et Ève du paradis terrestre.

Lorsqu’il l’eut vu disparaître, il abaissa son bras, médita quelques instants, puis à son tour quitta la place, l’air grandement préoccupé…

Sa « Majesté », qu’il déposait toujours si soigneusement à la porte de son harem, se trouvait atteinte par la confidence que venait de lui faire Camille.

Peu après, le marquis et le vicomte, auxquels pas un mot de la singulière explication que nous venons de relater n’avait échappé, perçurent du côté de l’entrée du Parc-aux-Cerfs le bruit d’une voiture roulant avec rapidité.

Ils se soulevèrent légèrement sous leur rideau de feuillage et virent alors un carrosse tourner l’angle de la rue Saint-Médéric, puis prendre la direction du château.

 C’est le roi qui part, dit le marquis dont les traits étaient contractés par l’exaspération trop longtemps contenue. – Où va-t-il ?

 Il se dépêche d’aller raconter à madame de Pompadour sa conversation avec cette jeune fille – la fin surtout – et lui demander conseil, répliqua le vicomte.

 Pauvre Camille ! que va-t-elle devenir ?

 C’est pauvre France qu’il faudrait dire, murmura Romuald de Dizons avec amertume. – Pauvre France qui doit obéir à un tel homme… Quant à la jeune fille elle deviendra ce que sont devenues tant d’autres qui, comme elle, préférant s’ensevelir vivantes que de rendre leur déshonneur public, ont eu recours à la solitude du cloître.

 À moins que, ainsi qu’elle en a manifesté l’intention, elle ne se tue pour ne plus avoir à souffrir.

 Ce serait en effet un remède à ses maux ; mais espérons qu’elle réfléchira et changera d’idée, car il est bien triste, à son âge, d’en arriver là, lorsqu’on n’a été coupable que d’avoir cru à l’amour…

 D’un roi !… ponctua le marquis, – ce qui, paraît-il, mérite châtiment.

Les deux jeunes gens se turent et recommencèrent à explorer des yeux l’étendue du jardin.

18. Entente impossible

Deux grandes heures s’écoulèrent sans que la solitude et le silence de l’enclos fussent rompus de nouveau ; et les deux amis commençaient à être pris de la crainte que, pour une raison quelconque, celle qu’ils attendaient n’y parût point, lorsqu’enfin ils l’aperçurent descendant le perron du petit pavillon.

 La voilà ! s’écrièrent-ils simultanément.

 Vite, faisons-lui signe, proposa le marquis.

 Laissons-la d’abord s’approcher ; elle est encore trop loin et ne nous reconnaîtrait pas, observa le vicomte.

 Vous croyez ?

 Assurément ; et peut-être nos signaux, au lieu de l’attirer vers nous, l’effraieraient-ils et la feraient-ils rentrer.

 C’est vrai, je n’y songeais pas.

 Il se pourrait même que, nous prenant pour des malfaiteurs, elle donnât l’alarme et nous fit chasser d’ici. Aussi, ne nous montrons à elle que lorsque nous serons certains d’en être reconnus du premier coup d’œil.

Henri ne put qu’approuver la prudence de son ami.

Tous deux continuèrent donc à se tenir immobiles, suivant avec anxiété la marche de mademoiselle de Nevers.

Celle-ci s’était engagée dans une allée partant du pavillon et aboutissant à un rond-point planté d’arbustes disposés en berceaux, sous lesquels étaient élevés des bancs rustiques.

Elle allait lentement, d’un pas machinal, cueillant parfois une fleur qui se trouvait à portée de sa main, en respirant le parfum, puis la jetant pour en cueillir une autre.

C’était sa première sortie depuis son entrée au Parc-aux-Cerfs.

Jusque-là elle était restée chez elle, l’esprit préoccupé de son entretien de la veille, avec « l’ami de son père », et ne songeant guère à jouir de la liberté qui lui était laissée de se distraire par une promenade au dehors.

Ce qui avait permis à Louis XV d’avoir au jardin, avec Camille, l’explication que nous connaissons.

Cependant, l’atmosphère étouffante qui régnait dans son appartement ayant fini par lui devenir intolérable, la jeune fille s’était décidée à aller chercher un peu de fraîcheur au milieu de la verdure.

Elle n’avait pas revu le seigneur Kzinski.

Celui-ci, pourtant, était venu rue Saint-Médéric dans l’intention de lui rendre visite et d’essayer de s’insinuer davantage dans ses bonnes grâces ; mais ayant voulu auparavant voir son ancienne maîtresse, dont dame Bertrand lui avait signalé l’état d’humeur peu ordinaire, ce qui s’en était suivi l’avait détourné de son projet.

Le soin de sa dignité primant celui de ses amours, il s’était empressé, ainsi que l’avaient présumé les jeunes gens, d’aller, toute affaire cessante, s’entendre avec la favorite sur « les mesures de sûreté spéciales » à prendre envers la pauvre enfant pour qu’elle ne pût confier à personne le secret qu’elle possédait.

Blanche était parvenue au rond-point qui terminait l’allée.

L’endroit lui paraissant agréable, elle s’assit sur un des bancs les mieux ombragés et, en guise de passe-temps, se mit à effeuiller une rose qu’elle venait de cueillir.

Comme elle était placée, elle faisait face aux deux guetteurs.

Ceux-ci cherchèrent sur son visage les indices des souffrances morales que, selon eux, elle avait dû éprouver depuis l’avant-veille ; mais ils ne purent rien découvrir dans l’expression de ses traits qui décelât ces souffrances.

Ils constatèrent seulement qu’elle était un peu triste et avait l’air méditatif.

Cette quasi-tranquillité étonna les jeunes gens, Henri de Lagardère, surtout, qui aurait voulu voir sa sœur plus inquiète, plus tourmentée.

Connaissant le caractère altier de Blanche, il se demandait ce qui pouvait lui faire accepter son sort avec autant de placidité.

Il pressentait là quelque embûche qu’on lui avait tendue pour capter sa confiance.

Cette pensée redoubla chez lui le désir de se mettre sans plus tarder en communication avec elle.

Le banc sur lequel elle était assise ne se trouvait qu’à une vingtaine de pas du mur : sa voix devait donc aisément lui parvenir.

Trouant alors de sa tête le lacis des plantes, il appela doucement :

 Blanche !…

À cet appel, mademoiselle de Nevers eut un léger tressaut et se dressa vivement en regardant autour d’elle.

Sur sa physionomie se lisait à la fois l’étonnement et la fierté outragée.

Évidemment elle n’admettait pas que quelqu’un d’étranger, fût-ce le prince polonais lui-même, se permît de l’appeler aussi familièrement.

Au bout d’un moment, pendant lequel elle inspecta les alentours sans apercevoir âme qui vive, car elle ne songeait pas à lever les yeux vers le sommet de la clôture, elle demanda à haute voix et d’un accent un peu rude :

 Qui donc a prononcé mon nom ?

 C’est moi, Blanche ; moi, ton frère, reprit Henri en forçant le ton et en s’élevant davantage au-dessus des ramilles. – Regarde dans la direction du mur et tu me verras.

Cette fois mademoiselle de Nevers fut éclairée.

Elle porta les yeux du côté indiqué et aperçut alors les deux jeunes gens, Romuald venant, comme son ami, de dégager sa tête du milieu feuillu qui l’encapuchonnait.

Il serait difficile de peindre le saisissement de la jeune fille ; et ses prunelles dilatées, ainsi que la fixité de ses regards, disaient assez qu’elle semblait douter de ce qu’elle voyait.

De fait, par sa bizarrerie, cette apparition était réellement pour la stupéfier.

Mais Henri, se rendant compte de ce que devait être sa surprise, voulut la faire cesser au plus vite.

 Oui, c’est moi, bien moi, avec M. de Dizons, reprit-il. – Viens près de nous et je te donnerai l’explication de notre présence en cet endroit.

Blanche, reconnaissant enfin qu’elle n’était point le jouet d’une illusion, abandonna précipitamment la rose qu’elle effeuillait et quitta de même le banc du rond-point pour courir au pied du mur.

Puis, laissant alors éclater la joie que lui causait la vue de son frère, elle s’écria :

 Quoi ! Henri, cher Henri, c’est toi que j’ai le bonheur de revoir aujourd’hui ? Oh ! que je suis heureuse ! Entre vite dans ce jardin, que je t’embrasse bien fort, pour tout le temps que nous avons été séparés l’un de l’autre. Pense donc, voilà bientôt deux mois que tu m’as quittée !… Mais j’y songe : tu as dû revenir seul de Lorraine ? Quel est le but de ton retour à Paris ? Viendrais-tu aussi pour voir le roi au sujet de notre père ?

 Que dis-tu ? fit Henri, étonné de cette demande. – Voir le roi au sujet de notre père ! Je ne comprends pas ce que tu entends par là.

 Ah ! tu ne sais pas non plus, toi. Eh bien, je te ferai part de la chose tout à l’heure. Viens d’abord près de moi, que nous puissions causer ensemble tranquillement.

 Ma chère Blanche, répliqua le jeune homme, – encore une fois je ne sais pas ce que tu veux dire. Il ne s’agit pas de notre père, en ce moment, mais de toi, de toi seule.

 De moi ?

 Oui, de toi, qu’à l’aide d’un infâme guet-apens on a attirée dans ce lieu.

 Je le connais, on me l’a avoué.

 Comment, on a osé !… exclama le jeune marquis dont le front s’empourpra. – Et tu ne t’es pas révoltée… tu n’as pas bondi d’indignation ?

 Oh ! si, j’ai d’abord été furieuse ; mais ensuite, lorsqu’on m’a appris la raison de mon enlèvement, j’ai dû reconnaître qu’on avait bien fait d’agir ainsi et suis redevenue calme. J’ai même remercié celui qui en avait été l’instigateur.

Les deux amis étaient confondus d’entendre la jeune fille parler avec autant de sérénité de ce qui leur paraissait, à eux, si monstrueux.

Blanche aurait-elle consenti à devenir une nouvelle Camille ?

Oh ! non, cela était impossible ; et de nouveau Henri pensa qu’on avait dû surprendre la confiance de sa sœur par quelque honteux mensonge.

 Mais, malheureuse, reprit-il, – tu ignores donc où tu es ici ?

 Pas le moins du monde ; je suis chez le prince Boleslas Kzinski un ami dévoué de notre famille.

 On t’a odieusement trompée… tu es…

Le marquis, avec sa vivacité habituelle, allait sans doute révéler crûment à sa sœur le nom de l’endroit où elle se trouvait et le sort qui l’y attendait, lorsque Romuald le tira si brusquement par sa manche, que force lui fut de s’arrêter court pour se cramponner des deux mains à l’appui qui allait lui manquer et ne pas choir au bas du mur.

Il n’eut d’ailleurs aucun mouvement d’humeur contre le moyen un peu brutal employé par son ami pour lui retenir la langue, comprenant vite qu’en effet il était inutile d’apprendre à Blanche des choses qui eussent pu ternir la pureté de son âme.

 Enfin, continua-t-il lorsqu’il eut retrouvé son aplomb, – tu es où tu ne devrais pas être… et le vicomte et moi venons pour t’en faire sortir.

 Au contraire, ma place est ici, et je veux y rester.

Une telle réponse était bien faite pour changer en véritable irritation l’impatience qui avait déjà gagné le jeune Lagardère ; mais Romuald de Dizons, malgré sa propre stupeur, ayant répété son premier mouvement par manière d’avertissement, il garda un calme apparent pour reprendre :

 Je te dis, Blanche, qu’on a abusé de ta crédulité. On a sur toi des desseins horribles que, si tu persistes à demeurer dans ce lieu, tu connaîtras malheureusement bientôt.

 Mon cher Henri, tu parles ainsi, parce que, je le vois, tu ignores la disgrâce de notre père, qu’il t’a cachée de même qu’à moi ; mais quand tu sauras ce que je sais là-dessus, tu ne me presseras plus tant de partir.

 La disgrâce de notre père, répéta le marquis, n’en pouvant croire ses oreilles. – Qu’est-ce que tu m’annonces-là ? Le duc n’a jamais été disgracié !

 Si, paraît-il, insista la jeune fille, que le manque de foi de son frère énervait. – Mais viens donc près de moi, ajouta-t-elle. – Je t’expliquerai tout. Il y a, de l’autre côté, une entrée à laquelle tu n’auras qu’à te présenter avec M. de Dizons, en disant que tu es mon frère, accompagné d’un de tes amis, pour qu’aussitôt, j’en suis sûre, on te laisse pénétrer ici.

 Ta naïveté est inconcevable, ma pauvre sœur, renvoya Henri avec quelque découragement. – Crois-tu que si nous avions pu parvenir jusqu’à toi par l’entrée de cette habitation, nous nous serions donné la peine de grimper sur ce mur ?

 Tiens, c’est vrai, au fait, fit la jeune fille qui parut seulement s’apercevoir de la singulière situation des deux jeunes gens, et ne put retenir un franc éclat de rire. – Pourquoi vous êtes-vous donc perchés de la sorte ?

 Parce que nul étranger n’ayant accès ici, c’était la seule manière de te parler et de pouvoir nous entendre avec toi sur la façon dont nous devrions t’en faire évader ; car tu as dû apprendre que tu y étais prisonnière ?

 Oui, mais je te le répète, prisonnière volontaire ! puisque j’ai accepté cette captivité et ne veux point la rompre.

 C’est trop fort ! exclama le marquis, ne pouvant contenir plus longtemps la colère que lui communiquait l’obstination de Blanche à demeurer au Parc-aux-Cerfs et aussi l’impuissance où il se voyait de dissiper l’erreur de sa sœur, sans lui dévoiler la vérité sur le rôle qu’elle était destinée à y jouer. – Ainsi, ajouta-t-il, – malgré ce que nous venons de te dire, tu veux rester quand même chez… le seigneur Kzinski ?

 Certainement, attendu que de lui dépend que j’obtienne la grâce du duc. Il est convenu qu’il doit venir me chercher ce soir pour me conduire à un bal masqué donné par une dame de la cour dans son château voisin de Versailles, et où il me mettra en présence du roi afin que je puisse le supplier en personne de faire cesser l’exil de notre pauvre père ; démarche qui, m’a-t-il assuré, ne peut manquer d’être couronnée de succès. Tu vois bien, Henri, qu’il m’est impossible de quitter ce lieu.

 Ah ! répliqua le marquis avec ironie, – c’est là la fable dont on s’est servi pour t’abuser ?

 Ce n’est pas une fable et si tu t’étais entretenu comme moi, à ce sujet, avec le prince, tu ne douterais point que ce ne soit vrai.

 Mademoiselle, intervint M. de Dizons, – votre frère a grandement raison ; c’est un grossier mensonge qu’on vous a fait là, et je ne saurais trop vous engager à vous concerter avec nous pour fuir au plus tôt cet endroit.

 Eh quoi, vous aussi, monsieur le vicomte, vous pensez comme Henri ?

 Absolument.

 Eh bien, j’en suis réellement fâchée, car j’allais vous prier d’user de votre amitié pour déterminer mon frère à m’accompagner à ce bal. Notre prière à tous deux eût, j’en suis certaine, touché davantage le roi que la mienne seule.

Les jeunes gens virent bien qu’il était au-dessus de leur pouvoir de faire tomber le bandeau qui aveuglait mademoiselle de Nevers, et ils en éprouvèrent un grand chagrin.

 Voyons, reprit la jeune fille, – veux-tu te décider à entrer chez le prince Kzinski avec M. de Dizons ? Je vais aller prévenir qu’on t’ouvre. Quoi que tu en dises, j’ai la conviction que cela ne souffrira aucune difficulté.

À cette proposition, Henri se borna à hausser les épaules sans répondre. Il était à bout d’arguments.

 Que faire, Romuald ? murmura-t-il au vicomte ; – moi, je m’y perds. Cet entêtement de Blanche à ne pas nous croire me déroute complètement.

 Je vous avouerai qu’il en est de même pour moi, repartit M. de Dizons également à voix basse. – Mais, j’y songe : si nous changions nos batteries et tentions de l’enlever pendant qu’elle sera à la soirée dont elle parle.

 Pardieu ! voilà qui est trouvé. Oui, oui, c’est cela : à la faveur du bruit, de la foule, nous l’attirerons à l’écart, et, bon gré mal gré, nous nous enfuirons avec elle.

 Tout simplement. Il est à présumer que la demeure de cette dame de la cour n’est pas une forteresse comme la maison secrète du roi et que nous pourrons en sortir aisément… Au fait, demandez-lui donc où et chez qui a lieu ce bal ?

Henri posa la question à Blanche.

 Au château de Chèvreloup, chez la marquise de Coislin, répondit-elle.

Les deux amis se regardèrent et ne purent retenir une exclamation de surprise.

D’après le récit qu’avait fait Rigobert à l’hôtellerie de la Cloche-Fendue, c’était précisément entre les mains de madame de Coislin qu’était actuellement Louise Moutier.

Qu’est-ce que cela signifiait ?

Comme les jeunes gens restaient pensifs, se demandant ce qu’ils devaient induire de cette bizarre coïncidence, ils virent soudain une dizaine de soldats, conduits par un sous-officier, sortir d’une des maisons et se diriger rapidement de leur côté.

À quelques pas en arrière marchait dame Bertrand dont les bras, brillants de bijouterie, faisaient de grands gestes, et dont le visage, fraîchement verni, s’écaillait de colère.

C’était à elle qu’était due l’arrivée de cette troupe armée.

Un instant auparavant, la vieille coquine qui se donnait plaisamment le titre « d’abbesse du couvent d’amour », voulant voir de quelle façon Blanche occupait le temps de sa première promenade, était descendue au jardin et l’avait alors aperçue en grande conversation avec deux jeunes gens dont les têtes seules émergeaient du lierre au sommet de la clôture.

Sans savoir exactement ce dont il s’agissait, elle avait compris, néanmoins, que ces derniers, pour user d’un tel moyen de communication avec sa prisonnière, devaient chercher à faire avorter les desseins que le roi avait formés sur elle.

Aussi, courant au poste le plus proche, elle en avait requis les hommes de garde et les avait entraînés à sa suite, en leur disant que deux malfaiteurs tentaient de s’introduire par escalade dans l’habitation royale.

À la vue de la petite troupe, Henri et Romuald pensèrent qu’il était temps pour eux de quitter la place.

Toutefois, ne voulant pas paraître fuir devant le danger, et plutôt par dignité que par bravade, ils prirent le parti d’attendre qu’on leur fît au moins une première sommation et se dressèrent tout debout pour prouver qu’ils dédaignaient la dissimulation.

Blanche, elle, s’était retournée et semblait très intriguée de la venue des soldats dont elle ignorait la présence en ce lieu.

D’où sortaient-ils donc et pourquoi s’avançaient-ils d’un air menaçant ?

Parvenus à peu de distance du mur, les hommes s’arrêtèrent. Ils venaient de reconnaître que les soi-disant malfaiteurs étaient deux jeunes gentilshommes de fort bonne mine.

Par suite, le sous-officier qui les commandait, un vieux sergent à la figure énergique, mais franche et loyale, crut-il devoir prendre certains ménagements avec eux.

 Messieurs, leur dit-il, – notre consigne étant de faire usage de nos armes contre toute personne qui cherchera à pénétrer dans cet enclos ou à savoir ce qui s’y passe, nous vous invitons à vous en aller immédiatement si vous ne voulez pas qu’il vous arrive quelque fâcheuse aventure.

 Diantre ! l’ami, elle est sévère votre consigne, repartit M. de Dizons.

 C’est vrai, mon gentilhomme, mais nous n’en devons pas moins l’exécuter. Pour lors, veuillez vous retirer à l’instant même.

 Eh bien ! Blanche, dit le marquis, – crois-tu maintenant qu’il soit facile d’entrer ici ?

La jeune fille regardait chacun tour à tour, sans comprendre ce que tout cela voulait dire.

 Demande donc à la vieille poupée de cire qui est là derrière, si elle nous aurait ouvert la porte ? ajouta-t-il avec une mordante ironie.

 La vieille !… exclama la Bertrand, qui, à ce mot, se trémoussa de fureur en montrant le poing à Henri. – Il m’appelle la vieille poupée de cire !… Ah ! ne les épargnez pas, messieurs les soldats ; tirez sur eux, tirez… sur celui-là surtout… il ne mérite aucune pitié !

 Vous, bridez votre langue ! lui intima rudement le sergent ; – nous savons mieux que vous ce que nous avons à faire et n’avons pas besoin de vos conseils.

Cette réplique, et le ton dont elle était lancée, firent comprendre à la mégère qu’elle perdrait ses imprécations ; aussi, n’osant plus élever la voix, dut-elle se borner à rouler des yeux furibonds à l’adresse du marquis.

 Messieurs, reprit le sous-officier, – de nouveau et pour la dernière fois, je vous somme de partir ; autrement nous allons être obligés de faire feu sur vous, ce dont, pour ma part, je serais fort marri, je vous l’assure…

Et dans le but d’intimider les jeunes gens qui ne semblaient pas beaucoup se presser de lui obéir, il fit mine d’armer son mousquet.

Ce mouvement n’avait encore rien d’offensif ; malheureusement plusieurs de ses hommes, l’interprétant comme un ordre de mettre en joue, dirigèrent le canon de leurs armes vers le mur.

Une seconde de plus et peut-être allaient-ils faire feu, quand Blanche, s’apercevant enfin que c’était à la vie d’Henri qu’on en voulait – dans son amour fraternel elle ne songeait pas à M. de Dizons – se précipita au-devant des soldats en criant :

 Dieu ! que faites-vous ?… c’est mon frère !… Ne tirez pas !… ne tirez pas !…

Et d’un geste violent elle chercha à relever avec ses mains les canons des mousquets.

Mais un des hommes, surpris de cette brusque intervention, appuya involontairement le doigt sur la gâchette de son arme et une détonation retentit.

Blanche poussa un cri déchirant et se retourna, la figure décomposée par l’angoisse. Elle s’attendait à voir le marquis étendu sanglant sur le sol.

À sa grande joie elle l’aperçut toujours à la même place et sans aucune trace de blessure.

Le projectile, en effet, vu la secousse qu’elle avait imprimée au mousquet, en le saisissant, avait passé bien au-dessus du mur et était allé se perdre dans les massifs du grand parc.

Alors la jeune fille joignit les mains dans une action de grâces, puis, brisée par l’émotion, s’affaissa à terre, évanouie.

La Bertrand fut ravie de cette circonstance qui dénouait une situation des plus tendues.

Vivement, elle s’élança vers mademoiselle de Nevers, l’enleva dans ses bras, avec une force dont il eût été difficile de la croire capable et, ainsi chargée, disparut en courant.

 Comment ! c’est son frère ! murmurait-elle en s’éloignant ; – elle m’avait dit qu’il était absent de Paris. Pourvu que le petit serpent ne soit pas parvenu à la détourner de nous. Si cela était, tout serait à recommencer ; et, qui sait si, pour la garder, nous réussirions cette fois par la douceur ? Je vais lui faire reprendre connaissance le plus vite possible pour savoir au juste ce qu’il en est. Dans tous les cas, le roi doit ignorer la chose… Il dirait que nous manquons de surveillance.

En voyant la vieille coquine emporter sa sœur, Henri avait fait un mouvement instinctif pour s’élancer à sa poursuite ; mais il se retint en pensant à ce qui venait d’être convenu entre Romuald et lui.

 Partons, mon ami, dit-il à ce dernier, – nous n’avons que faire ici désormais ; espérons que ce soir nous serons plus heureux.

Puis, au sous-officier qui, en apprenant la qualité du jeune homme, ne s’était pas senti le courage de lui adresser une nouvelle sommation, non plus qu’à M. de Dizons :

 Nous nous en allons, sergent ; toutefois je tiens à vous dire auparavant que vous faites là un bien triste métier.

 Mille dieux ! Je ne le sais que trop, mon gentilhomme, jura le grognard en mordant sa moustache, – c’est une honte pour nous mais que voulez-vous, nous exécutons les ordres qu’on nous donne… Service de Sa Majesté ! ajouta-t-il plus bas, d’un ton moqueur.

Sur ce, il commanda demi-tour à ses hommes et regagna son poste avec eux.

De leur côté, Henri et Romuald – à qui la réponse du vieux soldat avait plu fort, car elle leur montrait que l’armée, aussi bien que le peuple, jugeait sévèrement la conduite de Louis XV – de leur côté, disons-nous, les deux jeunes gens quittèrent l’endroit et, ayant été chercher leurs chevaux à l’hôtellerie de la Cloche-Fendue, s’en revinrent à Paris pour tâcher d’obtenir des renseignements sur le bal du château de Chèvreloup et aviser au moyen de s’y faire admettre ; ce qui, eu égard à leurs relations, ne leur semblait pas très difficile.

En revenant à elle, la première parole de Blanche fut pour demander Henri.

La Bertrand prévoyait cette demande.

 Ma mignonne, lui dit-elle, – votre frère est venu vous voir pendant que vous étiez évanouie ; mais il n’a voulu pas demeurer, de crainte que sa présence ne vous causât, à votre retour au sentiment, une trop grande émotion et ne vous fît retomber en syncope.

Elle débita ce mensonge avec un tel aplomb que la jeune fille le prit pour la vérité, et ne songea même pas, dans sa reconnaissance, à s’offusquer du qualificatif de « mignonne » employé par sa gardienne.

 Que je regrette donc qu’il ne soit pas resté, répliqua-t-elle doucement. – Je ne me serais pas retrouvée mal, j’en suis sûre, et aurais été bien heureuse de l’embrasser. Nous nous aimons tant, tous les deux ! Enfin, je compte le revoir bientôt.

Puis, se souvenant de l’arrivée des soldats et de ce qui avait failli s’ensuivre, elle interrogea la vieille femme à ce sujet.

Celle-ci lui expliqua alors que la propriété du prince était isolée et des voleurs tentant souvent de s’y introduire, il avait été jugé nécessaire de la faire garder par de la troupe.

Elle ne comprenait pas, d’ailleurs, pourquoi son frère et la personne qui l’accompagnait ne s’étaient pas présentés à l’entrée de la rue Saint-Médéric.

Il était exact qu’aucun étranger ne pénétrait dans l’habitation, mais eux, ne pouvant passer pour tels, y auraient été naturellement admis sur-le-champ.

L’idée singulière qu’ils avaient eue de grimper sur le mur les avait fait prendre pour des gens animés de mauvaises intentions et il en était résulté ce déplorable malentendu.

 Au surplus, ajouta-t-elle pour achever de rassurer complètement la jeune fille et sans se douter dire si vrai, – sachant que vous alliez ce soir au bal chez madame de Coislin, monsieur votre frère m’a priée de vous informer qu’il s’y trouverait avec son ami… j’oubliais de vous faire la commission.

Cette nouvelle remplit d’allégresse mademoiselle de Nevers et contribua beaucoup à effacer de son esprit la mauvaise impression qu’y avait produite la scène dont elle venait d’être témoin.

19. Épingle d’Italie

Dès le lendemain de ce jour, le château de Chèvreloup avait été envahi par une armée d’ouvriers chargée de le mettre en état de recevoir les nombreux hôtes qui devaient assister à la fête que donnait madame de Coislin.

Aussi, était-ce partout dans la vieille demeure un bruit et un mouvement incessants qui en rompaient le calme et le silence habituels.

Le spectacle de ces préparatifs, dont le chevalier Zéno se fût si grandement réjoui deux jours auparavant, était au contraire, maintenant, pour lui un sujet d’immense chagrin, car il savait que quelques heures plus tard Louise allait être présentée au roi et que plus le cadre dans lequel elle apparaîtrait serait brillant, plus sa beauté en serait rehaussée et en imposerait à celui-ci.

D’où il concluait, – ignorant l’internement de Blanche à la petite maison de la rue Saint-Médéric et la violente passion qu’elle avait su inspirer à Louis XV, – que le monarque, subjugué par les charmes de mademoiselle Moutier, voudrait faire aussitôt son passe-temps de cette jeune vierge.

Or, plus que jamais, il était résolu à sauver sa fille de cette abjection, dût-il, le reste de ses jours, vivre aussi misérable que le dernier des gueux.

Mais comment parvenir, alors que les choses étaient si avancées, à entraver les desseins de madame de Coislin, qui comptait tant sur eux pour faire pièce à la Pompadour ?

Puis que dire à Louise, qu’il n’avait pu empêcher d’être prévenue par la marquise de l’intention où elle était de lui faire prendre part à la fête ; ce dont, par parenthèse, l’enfant, sevrée de distractions mondaines, avait manifesté beaucoup de joie, ne réfléchissant pas que, pour une malade, c’était là un singulier traitement qu’on lui faisait suivre ?

Fallait-il lui avouer brutalement les infâmes espérances qu’on fondait sur sa présentation au roi ?

Jusqu’à présent il ne s’en sentait pas la force ; s’il devait en arriver à cette confession, voulait-il au moins que ce ne fût qu’à la dernière extrémité.

La journée entière, enfermé dans son appartement – duquel il avait exclu son fidèle compatriote et valet, Agricola – il médita donc sur les moyens à employer pour échapper au malheur qui le menaçait ; mais aucune idée pratique ne surgit en son cerveau, et six heures allaient sonner, sans qu’il eût encore rien décidé, quand il apprit que la marquise, qui avait passé l’après-midi à Versailles et à Paris pour distribuer ses invitations, venait de rentrer au château.

Subitement, alors, il prit un parti : celui de faire connaître la vérité à sa complice et de lui montrer par là l’énormité du crime qu’elle allait l’obliger à commettre.

Dans ce but, il se rendit sans plus tarder chez la châtelaine.

Il la trouva nerveuse, agitée, comme si elle eût été sous le coup d’une vive contrariété.

 Vous arrivez à merveille, chevalier, lui dit-elle en l’apercevant, – car j’allais vous faire mander par Agricola. J’ai quelque chose de très important à vous communiquer.

 Moi aussi, madame, répliqua Zéno, – et c’est ce qui m’amène près de vous.

 Vous aussi ! qu’est-ce donc ? interrogea-t-elle.

Puis, inquiète en remarquant la tristesse peinte sur les traits de son interlocuteur, elle ajouta vivement :

 Serait-il survenu quelque événement fâcheux à Louise pendant mon absence ?

 Aucun.

 Ah ! bien ; c’est qu’à voir votre air sombre, j’étais portée à le croire ; et c’eût été certes fort malheureux, attendu que nous n’avons jamais eu tant besoin d’elle. Voyons, parlez ; de quoi s’agit-il ? je remets ma communication après la vôtre.

 Il s’agit de la présentation de mademoiselle Moutier à Louis XV qui ne peut plus avoir lieu.

 Hein ! exclama madame de Coislin qui crut n’avoir pas bien saisi. – Vous avez dit ?…

 J’ai dit qu’il n’était plus possible de faire jouer à la pauvre enfant le rôle que nous lui destinions.

 Ah ! bah ! voilà du nouveau, par exemple ! ricana la Milanaise en se laissant aller sur un siège. – Et le motif de cette impossibilité, s’il vous plaît ?

 Est une découverte que j’ai faite sur elle et qui a modifié totalement sa situation vis-à-vis de nous… ou plutôt de moi.

 Expliquez-vous chevalier ; je ne comprends rien à ce que vous me contez là.

 Voici : j’ai acquis la conviction que Louise avait avec moi des liens de parenté… assez étroits.

À cette singulière assertion, la marquise considéra Zéno d’un air stupéfait, cherchant à voir sur sa physionomie s’il ne plaisantait pas.

Elle dut bientôt se convaincre qu’il parlait très sérieusement.

 Des liens de parenté si étroits, reprit-il, – qu’il serait difficile de les resserrer davantage… En un mot, c’est ma fille.

 Votre fille ! s’écria madame de Coislin qui, pour le coup, le crut devenu fou.

 Oui, madame, ma fille ! répéta-t-il d’une voix grave.

 Chevalier, gronda la marquise, – de deux choses l’une : ou vous avez l’esprit dérangé, ce qui me fait grande peine pour vous, ou vous vous moquez de moi, ce qui me déplaît souverainement.

 Ni l’un ni l’autre, madame, et je vais vous prouver que ce que j’avance mérite une entière créance.

Le Vénitien raconta alors comment, dix-huit ans auparavant, tout ambassadeur qu’il fut, il s’était épris d’une petite ouvrière du nom de Marine Moutier, dont il avait abusé, et qui, lorsque les événements l’avaient forcé à s’éloigner de Paris et de l’abandonner, portait dans son sein le fruit de son amour.

 Or, ajouta-t-il, – hier, en examinant les traits de Louise qu’on venait d’amener – ce que je pus faire à loisir pendant son sommeil – sa ressemblance frappante avec cette Marine Moutier m’a sauté aux yeux et, à l’instant, je me suis senti attiré vers elle par un intérêt tout particulier.

» À son réveil, je l’ai aussitôt questionnée adroitement sur son origine, ses relations, son nom de famille, et, finalement, ai acquis la conviction qu’elle était l’enfant de mon ancienne victime.

» Vous voyez donc bien, conclut-il, – qu’elle ne peut plus maintenant servir à nos projets.

 Mon cher Zéno, repartit madame de Coislin qui avait écouté le chevalier un sourire railleur sur les lèvres, – votre histoire est plaisante en vérité et vous avez absolument manqué votre vocation. Avec l’imagination fertile que vous possédez, vous eussiez fait un romancier passablement fécond.

 Ce n’est malheureusement point un roman, madame, repartit le chevalier ; – les faits que je vous relate sont tout ce qu’il y a de plus réel.

Et il entra dans de nouveaux détails sur son entretien avec Louise, ainsi que sur les déductions précises qu’il en avait tirées.

Mais la marquise n’en parut encore que moins convaincue.

 J’en suis pour ce que j’ai dit, répliqua-t-elle ; – vous avez l’esprit très inventif et devriez porter ce sujet à madame Cottin, la romancière à la mode, qui y trouverait certainement matière à une œuvre attachante.

 Raillez si tel est votre plaisir, madame, et refusez-vous à me croire. Quoi qu’il en soit, je vous le répète, vous ne devez plus compter sur Louise pour assurer l’exécution de vos desseins.

 Signor Zéno, renvoya madame de Coislin, – en vérité, vous êtes d’une naïveté rare. Ainsi vous supposez bonnement, comme cela parce qu’il vous passe une lubie quelconque dans le cerveau, que je vais renoncer à la partie que je joue actuellement ?

 Je ne vous dis pas d’y renoncer, je vous prie seulement de la jouer avec une autre personne que mademoiselle Moutier.

 Ah ! vous croyez que j’en ai le loisir ?

 Dame, pourquoi ne l’auriez-vous pas ?

 Pourquoi ? Belle question !… Vous allez le savoir. Aujourd’hui, avant de revenir à Chèvreloup, je me suis rendue rue Saint-Médéric afin de connaître nos chances de succès. Je voulais m’informer près de la Bertrand qui, vous ne l’ignorez point, est aussi à ma solde, si le cœur du roi était disponible ou, du moins, s’il n’était pas plus sérieusement occupé que d’habitude. Or, je vous donne en cent à deviner ce qu’elle m’a appris.

Comme le chevalier faisait signe qu’il ne trouvait pas, elle reprit avec éclat :

 Eh bien, – et c’est là la chose importante que j’avais à vous communiquer, – elle m’a appris que la Pompadour venait d’introduire au Parc-aux-Cerfs une jeune fille d’une beauté merveilleuse dont Louis XV était tombé sur-le-champ amoureux, et qu’il devait amener ce soir à mon bal.

» Pensez-vous encore, maintenant, qu’il me soit possible de différer, ne fût-ce que d’un jour, la tentative que je veux faire, avec mademoiselle Moutier, pour reconquérir la faveur du roi ?

 Je confesse, madame, que vous êtes prise à court, mais qu’y puis-je ? Le hasard nous a mal servis l’un et l’autre en mettant justement entre nos mains la seule personne à laquelle soit interdite la mission dont il s’agit.

 Si cela est votre opinion, ce n’est pas la mienne. Louise est, au contraire, selon moi, la seule personne à même de remplir cette mission et de nous assurer la victoire en éclipsant, par la perfection de ses charmes, ceux de la nouvelle pensionnaire du harem royal.

 Puisque je vous dis que c’est ma fille, madame, réitéra Zéno que la colère commençait à gagner. – Vous entendez : ma fille !…

 Allons donc, vous êtes fou, complètement fou. Ce que vous me racontez de cette petite n’a pas le moindre sens, et je ne veux voir là qu’un de ces accès de paternité communs aux vieux garçons qui presque toujours, vers la cinquantaine, – votre âge précisément – finissent par se découvrir un enfant errant dans le monde, fruit soi-disant d’une ancienne liaison.

» Au surplus, fussiez-vous réellement le père de Louise, il est à présent trop tard pour reculer. En pareil cas, je sacrifierais ma fille elle-même si j’en avais une. Mais je n’en ai pas, Dieu merci ! et ma conscience se sent à l’aise en face de l’aventure que je rêve de voir s’accomplir, puisque vous-même avez été l’instigateur de cette idée.

Elle avait prononcé ces derniers mots avec un amer sarcasme.

 Sur ce, reprit-elle, – laissez-moi, chevalier, et veuillez prévenir la demoiselle que je désire lui parler. J’ai à lui faire essayer le travesti qu’elle doit mettre ce soir et qui est en tout semblable à celui que portera la nouvelle conquête du roi.

» J’en ai demandé la description exacte à la Bertrand, afin de combattre à armes égales, et, sur ses indications, suis allée le chercher moi-même chez Capelle, le costumier de la cour, qu’elle savait en avoir plusieurs pareils.

» Il est là, dans ce carton. C’est un habillement complet de Géorgienne, costume fort à la mode en ce moment et qui lui ira à ravir.

» Faites donc vite, mon cher Zéno ; je suis impatiente de la voir sous ce vêtement.

Et, de la main, madame de Coislin fit un geste pour congédier le chevalier.

 Ainsi, madame, répliqua celui-ci, qui parut ne pas avoir remarqué ce geste, – malgré tout ce que je viens de vous dire, vous persistez à vouloir vous servir de Louise comme instrument de séduction vis-à-vis de Louis XV ?

 Ah ! ça, repartit la marquise avec humeur, – ne m’auriez-vous donc pas compris ? J’ai cependant été assez explicite. Je vous répète qu’en raison de ce que m’a appris « l’abbesse du couvent d’amour », il faut que ce soit aujourd’hui même que je joue mon va-tout, sinon tout est perdu. Il s’ensuit que je n’ai pas un instant devant moi pour chercher une remplaçante à Louise. C’est suffisamment clair, ce me semble.

 Si clair, madame, que je vois maintenant ce qu’il me reste à faire, déclara le chevalier sur un ton rude.

 Parbleu ! il vous reste à attendre les événements.

 Non, madame, point du tout. Il me reste à aller dévoiler à mademoiselle Moutier l’horrible machination dont elle doit être victime et à la mettre en garde contre vous.

 Vous oseriez faire cela ? s’écria la marquise en se dressant soudain, les prunelles enflammées.

 Certes, et tout de suite, même. En vous trahissant près d’elle, continua-t-il avec tristesse, – je me trahirai aussi, je le sais, puisqu’il me faudra lui avouer ma complicité dans cette machination ; mais, ajouta-t-il en levant les yeux au ciel, – du moins je la sauverai… et c’est l’essentiel.

 Diavolo ! jura madame de Coislin qui, dans la colère, reprenait parfois son langage plébéien, – je saurai bien vous en empêcher.

 Bah ! et comment, je vous prie ? Nous sommes seuls ici tous les deux. Je vais vous enfermer à clef dans cette chambre et, avant que vos gens n’aient eu le temps de venir vous délivrer, j’aurai eu, moi, celui de tout apprendre à l’enfant.

En parlant, le chevalier avait opéré un commencement de retraite du côté de l’huis, mais sans cesser un instant de faire face à la marquise.

 Une dernière fois, lui demanda-t-il, – voulez-vous renoncer à sacrifier mademoiselle Moutier ?

Madame de Coislin voyait le danger et cherchait un moyen de le conjurer. À l’attitude déterminée de Zéno, elle ne doutait pas qu’il fît comme il le disait ; alors, c’était pour elle la partie irrémissiblement perdue.

 Vous ne me répondez point ? reprit le chevalier, – c’est donc que votre résolution est inébranlable. Tant pis pour vous ; la mienne ne l’est pas moins et Louise va tout savoir !

Il attendit encore une seconde, espérant que la marquise se déciderait enfin à prendre un autre parti ; puis, comme elle continuait à garder le silence, il tourna prestement les talons et courut à la porte.

Déjà il l’avait ouverte et s’apprêtait à passer derrière le battant qu’il comptait rabattre sur lui avant que madame de Coislin s’y opposât, quand, soudain, il éprouva une violente douleur à la nuque, comme si une pointe aiguë eût troué ses chairs, en même temps qu’il sentait ses idées se brouiller dans son cerveau et un froid mortel lui figer le sang dans les veines.

Par un effort désespéré, il tenta de réagir contre cet anéantissement qui l’envahissait ; mais ce fut en vain, et ses forces l’abandonnant tout à coup, il tomba lourdement à la renverse sur le sol où il demeura inerte… aux pieds de la marquise, qui dut se reculer pour éviter le heurt de son corps.

C’était elle, en effet, qui venait ainsi d’arrêter Zéno dans sa course.

Le voyant prêt à disparaître et ne sachant comment le retenir, elle n’avait pas hésité à employer un moyen extrême, le seul d’ailleurs qu’elle eut à sa disposition.

Armée d’une longue et forte épingle d’or en forme de stylet qu’elle avait retirée de sa chevelure, où elle était piquée en guise d’ornement, elle avait aussitôt bondi jusqu’à lui et la lui avait profondément enfoncée dans le cou, à la première place qui s’était offerte à elle.

En agissant de la sorte elle n’avait l’intention que de blesser le chevalier, afin de retarder sa sortie de la chambre et se donner le temps de lui barrer le chemin d’une façon quelconque, mais non de lui ôter la vie.

Aussi, à la vue du malheureux étendu devant elle sans mouvement et sans souffle, demeura-t-elle pétrifiée d’épouvante.

Elle ne pouvait croire que son action eût eu un tel résultat.

Une grande minute, elle resta immobile, les yeux rivés sur le visage du Vénitien dont les traits prenaient peu à peu une effrayante rigidité.

 L’ai-je donc tué ? se demandait-elle avec angoisse et sans oser s’assurer par le toucher s’il était réellement mort.

Enfin faisant appel à tout son courage, elle se baissa et lui posa la main sur le cœur.

Elle ne sentit aucun battement.

 Ce n’est plus qu’un cadavre ! fit-elle en se relevant, terrifiée.

Mais, au lieu de l’abattre, cette constatation lui rendit à l’instant toute sa présence d’esprit.

Elle comprenait dans quelle situation critique elle se trouvait et envisageait avec effroi les conséquences terribles qui pouvaient en découler pour elle, si jamais elle venait à être connue.

À tout prix, donc, il fallait qu’on l’ignorât.

Vivement alors, elle s’empressa de fermer d’abord la porte intérieurement, de façon à ce que personne ne pût venir la surprendre.

Puis, cela fait, elle se pencha de nouveau sur le corps pour retirer l’épingle des chairs et faire ainsi disparaître la preuve de son crime.

Quand elle eut procédé à cette opération, elle remarqua que la blessure était autant dire imperceptible et ne produisait pas de sang ; c’est à peine si une gouttelette rosée perlait à l’orifice.

La tige de l’épingle elle-même n’était point teintée de rouge ; seule une couche de sérosité très légère la recouvrait.

 Voilà qui est étrange ! pensa madame de Coislin. – J’allais m’expliquer cette fin foudroyante par la perforation d’une artère du cou et l’épanchement interne qui avait dû s’en suivre, mais je vois qu’il n’en est rien. Au surplus, je préfère cela. Le sang, quoique s’épandant à l’intérieur, se serait toujours un peu écoulé au dehors, soit par la bouche, soit par les narines, et aurait ainsi révélé la cause de la mort ; tandis que de la sorte, les cheveux dissimulant complètement la piqûre de l’épingle, elle est impossible à découvrir.

Certaine, dès lors, de ne pas être accusée du meurtre de Zéno, la marquise eut l’idée d’annoncer sur le champ son décès, qu’elle dirait survenu tout à coup, pendant qu’ils s’entretenaient ensemble ; mais elle réfléchit que ce serait jeter la tristesse au milieu de la fête qui se préparait, et résolut d’attendre au lendemain pour le faire.

Jusque-là, comme elle ne pouvait laisser le corps où il était, elle songea à le cacher en quelque endroit où nul ne pût s’aviser d’aller le chercher. Le jour suivant, elle le replacerait dans cette même pièce pour rendre vraisemblable ce qu’elle comptait dire.

Derrière sa chambre, était un grand cabinet sombre dont elle avait fait un oratoire et où jamais personne autre qu’elle ne pénétrait. Car malgré sa conduite plus que légère, elle se livrait à des pratiques de piété qui, parfois, cadraient fort mal avec sa manière de vivre. C’est ainsi que souvent la Santa-Virga, dont l’image surmontait son prie-dieu, l’entendait solliciter son secours pour des choses rien moins qu’édifiantes ; et, la veille encore, elle s’était vue prier par elle de faire aboutir, selon ses vœux, l’infâme combinaison qu’elle avait conçue.

Mais elle ne faisait que suivre en cela les coutumes de son pays où, on le sait, le dernier des bandits comme la dernière des malheureuses tombées dans la fange invoque la madona avant de perpétrer un forfait ou d’exercer sa honteuse profession.

D’ailleurs, ces pieuses occupations, alternant avec ses mœurs dissolues, la rapprochaient assez du roi de France qui, nous l’avons dit plus haut, ne se gênait pas, lui non plus, pour mêler le profane au sacré.

C’est donc son oratoire qu’elle choisit pour dérober le cadavre du chevalier à tous les regards.

À cet effet, elle prit celui-ci par les pieds, le traîna jusqu’au cabinet à travers la chambre et alla l’y placer dans le coin le plus obscur. Puis elle ressortit et ferma soigneusement la porte du lieu.

Elle avait accompli cette besogne avec le plus grand sang-froid, comme s’il se fût agi d’une chose toute simple.

À son épouvante première avait succédé une complète quiétude…

Elle s’habituait déjà à son crime.

Du reste, elle s’en absolvait entièrement, se disant qu’il avait été involontaire de sa part, et devait être mis sur le compte de la fatalité.

Aussi, fut-ce d’une voix parfaitement calme que, quelques minutes après, elle ordonna à sa femme de chambre, accourue à un coup de sonnette, d’aller prier mademoiselle Moutier de se rendre près d’elle pour essayer son costume de bal.

20. Départ pour le bal

Vers huit heures du soir, dame Bertrand entra chez Blanche, portant sur ses bras un fouillis de velours et de soie.

La jeune fille se tenait dans le petit salon grillé, où nous l’avons vue s’éveiller au début de sa captivité et, bien tranquillement, finissait de souper.

 Ma chère mignonne – lui dit la vieille femme – je viens vous habiller pour le bal. Voici deux travestis dont l’un vous est destiné ; ce sont des costumes de Géorgienne. Voyez comme ils sont jolis : vous allez être là-dessous belle comme un amour.

En même temps, elle étalait les vêtements aux yeux de mademoiselle de Nevers.

 Tous deux sont exactement semblables, ajouta-t-elle – si ce n’est que l’un est un peu plus ample que l’autre. Nous allons les essayer pour voir celui qui vous ira le mieux.

Depuis son évanouissement, causé, comme nous le savons, par le coup de feu d’un soldat trop zélé, la fille du duc Philippe, voulant croire à la sincérité de dame Bertrand, et persuadée, d’après ses derniers mots, qu’elle avait bien eu un entretien avec son frère, s’efforçait d’être moins hautaine envers elle et ne se révoltait plus qu’intérieurement de la familiarité de ses expressions.

Elle ne répondit pas aux paroles de sa gardienne, mais se mit en mesure de faire l’essai qu’on lui demandait.

Comme l’avait dit madame de Coislin, le costume de Géorgienne était à cette époque fort en vogue.

La mode en avait été importée à Paris par un riche habitant du Turkestan qui, l’année précédente, était venu visiter la capitale avec sa femme et ses filles.

L’originalité de l’habillement de ces dernières avait immédiatement séduit toutes les dames de la cour qui s’étaient empressées de l’adopter pour les bals à travestissements.

Il se composait d’une courte veste en velours, garnie d’élégantes arabesques d’or et largement ouverte sur la poitrine pour laisser paraître une fine chemisette de lin d’une blancheur éclatante retombant en plis légers un peu au-dessous de la ceinture ; d’une culotte de soie bouffante qui descendait très bas et venait se serrer aux chevilles ; de babouches à la pointe relevée et ornée de pierres précieuses ; et enfin, comme coiffure, d’une petite calotte ronde en forme de coupe qu’on se plantait sur le derrière de la tête, où elle était retenue par une épaisse torsade de cheveux sur laquelle elle s’appuyait.

Sous ce vêtement gracieux, la beauté des femmes, des jeunes surtout, acquérait un charme nouveau.

Aussi madame de Pompadour l’avait-elle choisi pour faire ressortir tous les avantages dont la nature avait doté la sœur jumelle du marquis Henri.

Quand la jeune fille eut essayé chacun des costumes, elle se décida pour le moins ample, qui s’adaptait le mieux à sa taille.

La Bertrand ratifia sa décision.

 Vous avez raison lui dit-elle, – c’est celui-là qui vous convient, l’autre vous est réellement beaucoup trop large et serait bon pour une personne d’un certain embonpoint. Avec lui vous auriez l’air d’être comme Cam…

Elle se mordit la langue pour ne pas achever le mot ; puis afin que Blanche ne remarquât point cette restriction subite, elle ajouta vivement :

 Mais voyons, maintenant que vous voilà vêtue, nous allons passer dans votre cabinet de toilette. Nous avons encore bien des choses à faire avant que vous ne soyez entièrement parée.

Toutes deux alors quittèrent le salon grillé, y laissant le costume reconnu inutile.

Il y avait à peine cinq minutes que la pièce était déserte, qu’une ombre s’y glissa doucement par la porte restée entre-bâillée, s’empara du costume abandonné et s’enfuit aussitôt sans que ses pas eussent éveillé le moindre bruit.

Une demi-heure après, comme la toilette de Blanche était terminée et que les deux femmes réintégraient le salon où la jeune fille devait attendre la venue du faux prince polonais, un frou-frou soyeux se fit entendre à l’extérieur et presqu’aussitôt apparut madame de Pompadour qui, toute souriante, s’avança vers mademoiselle de Nevers.

Très surprise et froissée de ce qu’une « étrangère » pénétrât dans son appartement sans plus de façons que si c’eût été chez elle, l’altière fille du duc Philippe allait, avec sa franchise coutumière, admonester peut-être un peu vertement cette intruse, lorsque dame Bertrand, déjà faite au caractère ombrageux de sa jeune captive et devinant son intention, rien qu’à l’expression particulière que venait de prendre sa physionomie, crut devoir, pour éviter une scène désagréable, esquisser une sorte de présentation.

 Une amie de monsieur le prince, mademoiselle, dit-elle, tandis que son regard, qui voulait recommander la prudence, se croisait avec celui un peu surpris de la favorite.

 Ah ! fit Blanche qui, à ce mot, oublia soudain son mécontentement.

 Oui, mon enfant, appuya madame de Pompadour entrant vite dans le rôle qu’elle sentait devoir jouer, – une de ses meilleures amies, et c’est à ce titre qu’il m’envoie vous prévenir de ne pas avoir à compter sur lui pour vous mener au bal de madame de Coislin. Une affaire d’une certaine importance le retient en ce moment près de la reine, sa parente, comme vous le savez peut-être et, à son grand regret, l’oblige à vous manquer de parole.

 Eh quoi ! s’écria la jeune fille avec douleur, – il ne me présentera pas ce soir au roi ?

 Certes si, mademoiselle ; vous le retrouverez à Chèvreloup où il viendra dès qu’il sera libre, c’est-à-dire dans une heure environ. Il vous fait mander simplement qu’il ne peut pas vous accompagner comme il vous l’avait promis.

 Mais alors, qui donc me conduira ?

 Moi… mademoiselle, si toutefois ma compagnie vous agrée… Voyez, je suis aussi en tenue de soirée, ajouta la marquise en désignant le costume qu’elle portait et qui était celui d’une dame de la cour de Henri III, sous lequel elle paraissait encore, ma foi, fort avenante, en dépit de ses quarante-trois ans passés.

 Puisque vous êtes une amie du prince Kzinski, je consens volontiers à vous suivre, madame, répondit Blanche ; – mais je vous prierai en grâce, une fois dans le bal, de demeurer constamment avec moi jusqu’à son arrivée, sans quoi, si vous m’abandonniez, ne fût-ce qu’un instant, je ne saurais que devenir et me croirais perdue.

 Je vous le promets formellement, mademoiselle. Je ne vous quitterai que pour vous remettre entre ses mains.

 En ce cas, madame, nous partirons quand il vous plaira.

 Eh bien ! venez… mon carrosse est à la porte.

Et après avoir donné un dernier coup d’œil à la toilette de mademoiselle de Nevers et constaté qu’elle était absolument ravissante, madame de Pompadour entraîna cette vierge fière, qu’elle pensait sacrifier, comme tant d’autres, sur l’autel de son ambition tenace.

Dès qu’elle fut seule, madame Bertrand voulut reprendre le costume resté dans le salon, et dont elle n’avait pas encore remarqué la disparition : mais elle eut beau le chercher partout, elle ne put parvenir à le trouver… ce qui la plongea dans un étonnement sans bornes et, finalement, la fit se résigner à croire qu’un malin esprit était venu s’en emparer.

Madame de Pompadour n’avait pas menti en disant à mademoiselle de Lagardère-Nevers que le roi était retenu près de la reine pour une affaire d’une certaine importance.

Depuis longtemps déjà, Marie Leczinska souffrait de la maladie à laquelle elle devait succomber quatre ans plus tard, et qui était une inflammation d’intestins produite par l’abus qu’elle faisait de mets trop fortement épicés.

Par suite, était-elle souvent en proie à de terribles douleurs d’entrailles qui survenaient inopinément et la torturaient avec une telle violence que, pendant qu’elle les éprouvait, on la croyait à tout instant sur le point d’expirer.

Or, après le repas du soir, elle avait été prise d’une si rude attaque de son mal que les personnes présentes, craignant une issue fatale, en avaient aussitôt fait informer Louis XV qui, bien que se préparant à partir pour la rue Saint-Médéric, n’avait pas hésité à accourir près d’elle, voulant, puisqu’il l’avait abandonnée durant sa vie, être là au moins à ses derniers moments.

Mais l’heure de la malheureuse femme n’était pas encore sonnée et, quand il était arrivé, la crise, combattue par les soins d’un médecin appelé en toute hâte, avait déjà diminué d’intensité et n’offrait plus aucun symptôme alarmant.

Un grand soupir de soulagement s’était alors échappé de sa poitrine, tant à cause du plaisir qu’il ressentait de voir sa « pauvre Marie » hors de danger – car malgré l’isolement dans lequel il la laissait, il avait toujours eu de l’affection pour elle – que parce qu’ainsi il pouvait se rendre à la soirée de madame de Coislin dont, tout d’abord, il avait cru devoir faire son deuil.

Toutefois, se faisant scrupule de quitter la malade avant son complet rétablissement, il était allé s’entendre avec la favorite pour qu’elle conduisit Blanche à sa place au bal, où il viendrait, lui, un peu plus tard.

La marquise qui, elle aussi, devait assister à la soirée et était déjà sous les armes, n’avait pas mieux demandé que de se charger de ce soin, non sans avoir la précaution de décrire à son royal amant le costume de mademoiselle de Nevers, afin qu’au cas où elles se trouveraient séparées l’une de l’autre, ce qui n’était guère probable, mais néanmoins pouvait avoir lieu, il pût reconnaître facilement celle-ci, malgré le masque dont ses traits seraient recouverts.

 Faites mieux, Jeanne, lui avait répondu Louis, – tenez-vous toutes les deux à l’écart jusqu’à ce que je sois là.

 Eh bien ! c’est cela, je tâcherai de trouver un endroit peu fréquenté par la foule où nous attendrons votre arrivée. Dès qu’elle me sera signalée, je vous amènerai la jeune personne ; de la sorte vous ferez votre entrée avec elle.

 Entendu.

Sur ce, Louis XV était retourné près de la reine pendant que madame de Pompadour se rendait au Parc-aux-Cerfs.

La soirée que donnait la marquise de Coislin était ce qu’on appelait alors une soirée disparate, c’est-à-dire sortant des règles de l’étiquette qui exigeaient – comme aujourd’hui, du reste – qu’une femme fût en puissance de mari pour recevoir.

Mais si, de nos jours, pareille chose ne serait pas admise, au siècle dernier, assez volontiers, on fermait les yeux sur cette infraction aux usages établis, et les réceptions de ce genre commencées sous la Régence n’étaient ni les moins fréquentées ni les moins courues.

On y avait, en effet, les coudées plus franches, les allures plus libres que dans les soirées données selon les rites reconnus et, partant, on s’y divertissait davantage.

À l’instar de son oncle, Louis XV, le premier, y paraissait volontiers, comme on peut le voir par l’invitation qu’il avait acceptée pour celle-ci.

Seulement, il n’y était point le roi. Toujours très respectueux de sa propre Majesté, dont nul plus que lui ne tenait à sauvegarder le prestige, de même qu’en sa petite maison de la rue Saint-Médéric, il n’y passait que pour le prince Boleslas Kzinski.

Dès neuf heures, la foule était déjà grande dans les vastes et superbes salons du château de Chèvreloup, dont la masse imposante, illuminée de la base au faite, resplendissait au milieu de la nuit comme un phare gigantesque et précipitait sur les routes les habitants de Rocquencourt, de Rennemoulin et de Fontenay-le-Fleury auxquels un tel coup d’œil n’était pas souvent donné.

Madame de Coislin avait somptueusement fait les choses.

Tout était d’un luxe et d’une magnificence inouïs.

Certes, l’industriel, l’artiste pourrions-nous dire, à qui elle avait confié le soin de l’ornement et de la décoration tant intérieurs qu’extérieurs, s’il lui avait pris cher, du moins lui en avait-il donné pour son argent.

La fête avait lieu au rez-de-chaussée et au premier étage.

En haut, on dansait ; en bas, on se promenait, on causait ou on jouait.

C’était en bas aussi qu’on avait disposé le principal salon de réception, où se tenaient les personnes de marque et la fine fleur de la noblesse.

Tout le monde était travesti et portait le masque, sauf madame de Coislin qui, en qualité de maîtresse de maison, avait le visage découvert et était vêtue d’une somptueuse toilette de cour, dont le corsage, largement ouvert, ne dissimulait que très peu les merveilles de sa chaude carnation.

Ainsi le voulait l’usage.

La belle Italienne faisait les honneurs de sa demeure avec une grâce parfaite ; et, à la voir souriante et empressée près de chacun, à l’entendre caqueter de droite et de gauche ou ponctuer d’un rire perlé quelque histoire légèrement pimentée, racontée en sourdine, par un ex-roué du temps de la Régence, voire par une vieille douairière qui, quarante ans plus tôt, avait assisté aux petits soupers de Philippe d’Orléans, on n’eût jamais soupçonné qu’avant de revêtir sa toilette de bal elle avait tué un homme dont le cadavre gisait dans son oratoire.

Cependant, si on l’eût observée attentivement, on eût pu remarquer que, par instants, elle secouait la tête d’un mouvement brusque, comme pour chasser de son esprit une idée importune, en même temps que ses doigts serraient nerveusement le manche de son éventail et que ses regards se fixaient soudain sur un point dans l’espace, semblant considérer quelque objet visible pour elle seule.

Mais cela était si rapide qu’à moins d’être prévenu, nul ne pouvait s’en apercevoir.

Elle n’avait pas encore amené Louise dans les salons.

Elle ne voulait l’y introduire que lorsque le roi serait présent afin qu’elle lui apparût dans toute sa fraîcheur et tout son éclat, que les fatigues de la soirée auraient pu ternir quelque peu si elle eût eu à les supporter auparavant.

Madame de Pompadour était au château depuis un moment ; mais, suivant ce qui avait été convenu entre elle et Louis, elle se tenait à l’écart avec Blanche, dans un petit salon du rez-de-chaussée, où régnait une solitude presque complète et où, grâce au masque sous lequel elle avait dérobé ses traits ainsi que ceux de la jeune fille, du reste, il lui était aisé de garder l’incognito.

Elle avait eu soin, au préalable, de s’entendre avec mesdames du Hausset et de Mirepoix qui l’avaient précédée à la fête et qu’elle avait fait discrètement prévenir de son arrivée, pour que l’une ou l’autre, les deux au besoin, vinssent l’avertir dès qu’on annoncerait la venue du roi.

La fête devenait d’instant en instant plus animée.

Tandis que dans les salons de bal, les danses se succédaient sans interruption et avec un entrain endiablé, au rez-de-chaussée on continuait à jouer et à causer de plus belle.

À causer, surtout, car, sans qu’on en connût la source, le bruit venait de courir que Sa Majesté devait faire son entrée accompagnée d’une jeune beauté, une nouvelle conquête affirmait-on, dont la perfection touchait à l’idéal.

Ce bruit défrayait maintenant toutes les conversations.

 Qui peut être cette houri ? D’où sort-elle ?… Comment le roi l’a-t-il découverte ? demandaient les uns.

 Assurément ce n’est pas lui qui l’a découverte, répondaient les autres à cette dernière question. – Vous savez bien que la Pompadour ne permettrait pas qu’il prît une maîtresse de lui-même. Il est certain, par conséquent, que cette fois encore, c’est une créature de la marquise.

 En ce cas, ce serait donc une pensionnaire de… là-bas ? interrogeait un timide auquel le nom de Parc-aux-Cerfs eût brûlé la langue.

Là, les répondeurs restaient cois, car jamais, jusqu’alors, le monarque ne s’était montré en public avec une des odalisques de la rue Saint-Médéric, et on ignorait totalement si la personne dont il s’agissait en était une : ce qui ouvrait le champ à mille conjectures.

Madame de Coislin, ainsi que mesdames du Hausset et de Mirepoix, les deux complices de la favorite, auraient pu naturellement faire cesser cette incertitude, mais devant paraître ne rien savoir de l’affaire, elles se gardaient bien de parler.

Aussi était-ce avec une vive impatience qu’on attendait l’apparition de Louis XV.

Vers dix heures, pendant qu’on devisait de la sorte dans les salons, et au moment où la curiosité générale était montée à son plus haut point, un carrosse très simple et sans le moindre apparat s’arrêta devant le perron du château.

C’était le roi qui arrivait.

La crise de la reine avait pris fin et il pouvait se livrer au plaisir tout à son aise.

Fidèle à la règle qu’il s’était imposée de dépouiller « Sa Majesté », quand il allait à des soirées non officielles, il n’avait avec lui ni escorte ni piqueurs pour annoncer sa présence.

Pourtant, il n’était pas seul. Un de ses familiers les plus intimes, le duc d’Ayen, l’accompagnait.

Ce d’Ayen, qui était très spirituel, l’amusait souvent par ses facéties et ses bons mots, ou par le récit d’une foule d’anecdotes plaisante.

Quand il avait quelque sujet de tristesse, il faisait appeler le duc et lui disait :

 D’Ayen, mon cher d’Ayen, j’ai du noir dans l’âme ; chassez-le donc en me racontant quelque chose de gai.

Et le duc, dont le sac à histoires était toujours abondamment fourni, narrait deux ou trois aventures piquantes, survenues en général à des personnes connues du monarque et qui, par la façon dont il les contait, prenaient un relief tout spécial.

La tristesse du roi ne résistait jamais à ce dictame, et le rire bruyant auquel il se laissait aller prouvait assez la fuite soudaine de ses idées sombres.

Ce soir-là, Louis, que l’indisposition de la reine avait rendu morose s’était encore adressé à lui pour le distraire.

 Venez avec moi, duc, lui avait-il dit. – Je vais à Chèvreloup, chez madame de Coislin, et comme je ne voudrais pas y apporter la mélancolie, vous me ferez rire un peu en chemin, ça me rassérénera l’esprit.

D’Ayen avait obéi et, aussitôt en voiture, s’était mis à remplir son office de narrateur.

Le remède avait alors opéré comme d’habitude, et un quart d’heure après, le roi était en pleine gaieté.

La dernière anecdote dont le duc s’était fait l’habile narrateur l’avait surtout mis en joyeuse humeur.

Les héros en étaient le comte de Lauraguais, pair de France et littérateur distingué, M. l’intendant du Poitou et madame l’intendante.

La chose s’était passée dans la journée même.

Le comte étant en fiacre, on ne sait pour quelle raison, se croise dans une petite rue avec un superbe équipage où se trouvait le dit fonctionnaire et madame son épouse, dame de la plus complète laideur.

M. l’intendant, arrêté dans sa marche par un véhicule de si mince condition, met la tête à la portière et prescrit impérieusement au fiacre de se reculer.

M. de Lauraguais, piqué au jeu, se montre à son tour et défend au phaéton de place de céder un pouce du pavé.

Le provincial, qui a reconnu le comte, cherche à s’excuser. Mais celui-ci, d’un caractère emporté et difficile à apaiser, l’interrompt brusquement et s’écrie avec colère :

 Qu’importe ce que je suis. C’est à vous que je demanderai qui vous êtes pour parler d’un ton si haut, même à un simple particulier.

À ce point de l’altercation, madame l’intendante, jusque-là cachée au fond de sa voiture, paraît tout à coup pour dire à M. de Lauraguais que ce ton impoli convient bien peu à un homme de qualité.

 Ah ! pardon, madame, répond vivement le comte effrayé à l’aspect de cette face simiesque qui s’offrait ainsi à lui sans qu’il y eût été préparé, – si vous vous fussiez montrée plus tôt, le cocher, les chevaux, moi, tout l’équipage, aurions reculé immédiatement.

21. Bas les masques !

Louis XV riait encore de cette boutade quand le carrosse avait fait halte.

Le monarque et le duc, ayant mis pied à terre tous deux, gravirent les degrés du perron et s’engagèrent dans le vestibule.

Comme le duc venait de prendre un peu d’avance pour préparer le passage au roi, en écartant les portières qui étaient sur le chemin, ce dernier sentit soudain un bras se glisser sous le sien et s’y attacher fortement.

Surpris d’une aussi audacieuse familiarité il regarda qui osait se la permettre, et son étonnement devint de la stupéfaction en s’apercevant que c’était une femme masquée, toute jeune, à en juger par ce qu’il découvrait du bas de son visage, et vêtue du costume de Géorgienne, sous lequel madame de Pompadour lui avait dit que serait Blanche.

Mais alors, c’était donc elle qui était là, à ses côtés ?

Se tournant à demi vers l’inconnue, il se prit à l’examiner pour essayer d’obtenir une certitude à cet égard.

Elle était exactement de la même taille que le « démon incarné » de dame Bertrand, avait la même chevelure brune et abondante, les mêmes yeux noirs et pleins de feu, comme il put s’en assurer à travers les œillères du masque… possédait enfin tout l’extérieur gracieux de la jeune fille.

Il lui sembla cependant qu’elle était moins svelte, moins élancée que lorsqu’il l’avait vue au Parc-aux-Cerfs. Mais il pensa que ce léger… épaississement n’était que le résultat d’un effet d’optique dû à l’ampleur des étoffes composant les diverses parties de son costume, qui restaient lâches autour d’elle au lieu de l’enserrer comme ses vêtements ordinaires.

Dès lors sa conviction fut faite : c’était elle et bien elle.

D’ailleurs, quelle autre personne serait venue à lui de cette façon ?

Seulement, ce qui lui échappait, c’est qu’elle ne fût plus avec madame de Pompadour et se trouvât ainsi, comme égarée, loin des invités, au milieu des laquais galonnés qui peuplaient seuls le grand vestibule de Chèvreloup.

Cela l’intriguait d’autant plus que la favorite devait rester à l’écart avec elle jusqu’au moment où il paraîtrait, afin d’éviter toute occasion d’être séparées l’une de l’autre.

Que s’était-il donc passé ?

 Veuillez m’apprendre, mademoiselle, lui demanda-t-il, – comment il se fait que je vous rencontre ici, et sans être en compagnie de la dame qui vous a amenée.

La Géorgienne ne répondit pas, mais la pression de son bras s’accentua.

Il reprit :

 Vous êtes sans doute entrée avec cette dame dans la foule, et l’y avez perdue, n’est-ce pas ?

Un son inarticulé qu’émit la jeune femme et qui semblait être une affirmation lui fit penser qu’il avait deviné juste ; aussi ajouta-t-il :

 Ah ! bien, tout s’explique, en ce cas. Privée de votre guide et ne sachant où aller, vous vous êtes réfugiée en ce lieu isolé pour y attendre mon arrivée que vous saviez devoir bientôt avoir lieu. Oui, oui, je comprends maintenant. C’est du reste ce que vous aviez de mieux à faire.

Puis remarquant un grand trouble chez sa compagne, trouble auquel il attribua son silence :

 Remettez-vous, mademoiselle, lui dit-il. – Je conçois quelle a dû être votre émotion en vous trouvant seule soudain au milieu de tout ce monde où vous ne connaissez âme qui vive ; mais, à présent que je suis avec vous, cette émotion n’a plus de raison d’être et vous devriez vous sentir complètement rassurée…

Allons, calmez-vous, mon enfant, acheva-t-il d’un ton paternel, – calmez-vous, et recevez mes compliments pour la présence d’esprit avec laquelle vous avez su vous mettre sur mon passage, car je vous promets, moi, que rien ne pourra me faire vous quitter.

À ces mots, la Géorgienne se serra davantage contre lui, comme si elle eût craint que cette promesse ne se réalisât pas.

Louis XV qui, durant cet entretien, et au profond scandale des valets qui se jugeaient chez eux, s’était arrêté un instant au milieu du vestibule, reprit alors sa marche vers les salons.

D’Ayen avait disparu.

En voyant une femme masquée aborder familièrement le roi, il avait judicieusement deviné qu’il s’agissait de quelque affaire galante et, par discrétion, s’était éloigné sur-le-champ.

Le monarque, certes, était heureux d’avoir la jeune fille à son bras. Toutefois son bonheur se trouvait atténué par un souci qui venait de s’emparer de lui et qui était de savoir comment il allait se tirer de la fausse situation où il s’était volontairement mis vis-à-vis d’elle en lui assurant que son père était exilé et qu’elle n’avait été enlevée du couvent que pour intercéder en sa faveur près du roi.

Lorsqu’il lui avait fait ce mensonge, il avait espéré qu’avant la soirée du lendemain il serait devenu assez intime avec elle – on sait ce qu’il entendait par cette intimité – pour pouvoir le lui avouer sans crainte et obtenir d’elle un pardon généreux.

Malheureusement, il ne l’avait pas revue depuis la veille et il songeait qu’en conséquence il en était dans son cœur au même point qu’au moment où il l’avait quittée, c’est-à-dire au simple sentiment de reconnaissance qu’elle lui avait témoigné pour le service qu’il était censé lui rendre.

Et maintenant que l’instant était proche où elle allait forcément connaître son imposture, sans qu’il ait eu le temps de la racheter, il se sentait pris d’une cruelle appréhension.

Qu’allait-elle penser quand celle-ci lui serait dévoilée, et comment réussirait-il à la garder désormais près de lui ?

Cela le préoccupait fort.

La foule, prévenue par le duc d’Ayen de la venue de Louis XV, s’était portée en masse à l’entrée des salons, tant pour marquer sa déférence envers le souverain, que pour voir plus vite la merveille qu’il amenait.

Madame de Coislin, elle, au lieu de faire comme tout le monde, s’était empressée d’aller chercher Louise qu’elle tenait à avoir à ses côtés lorsqu’elle recevrait son hôte illustre.

Mesdames du Hausset et de Mirepoix n’avaient pas non plus perdu une seconde pour se rendre près de madame de Pompadour.

D’Ayen n’ayant pas cru devoir parler de la scène du vestibule, elles ignoraient la rencontre qu’y avait faite le monarque et espéraient prévenir la favorite assez à temps pour qu’elle pût lui conduire Blanche avant qu’il ne se fût montré aux invités.

Louis XV, cependant, continuait d’avancer avec sa compagne.

Bientôt, il parvint aux salons où, pour ne pas gêner son incognito et néanmoins satisfaire sa propre curiosité, la foule s’était irrégulièrement rangée en deux haies, formées de divers groupes qui laissaient un passage libre et sinueux.

De la sorte, rien ne semblait préparé.

Comme bien on pense, la Géorgienne devint instantanément le point de mire de tous les regards, de ceux des femmes surtout qui, jalousement, cherchaient sous son masque cette suprême beauté dont on la disait douée.

Mais, au bout de quelques minutes, une surprise se peignit dans tous les yeux et un sourire railleur vint errer sur les lèvres de chacun.

Les regards ne se portaient plus seulement sur le visage de la « merveille », ils enveloppaient à présent sa personne entière qu’ils scrutaient dans ses moindres détails avec une persistance singulière.

Et à mesure que cet examen se poursuivait, l’étonnement général grandissait.

Sous le feu de ces mille prunelles ardentes fixées sur elle, la Géorgienne baissait la tête et paraissait prise d’une confusion extrême.

Louis XV ne s’apercevant de rien, – ni de l’expression railleuse dont étaient empreintes les physionomies, ni du maintien embarrassé de sa compagne, lequel était pourtant des plus apparents, – marchait toujours du même pas calme et tranquille, se dirigeant vers le salon d’apparat où il devait être reçu par madame de Coislin.

Derrière lui, le passage se refermait et la riche cohue faite de satin, de velours, de dentelles et d’épaules nues, suivait presque silencieusement.

Dans les groupes les plus éloignés du couple, où on n’avait pas à redouter d’être entendu du souverain, on se communiquait assez haut les impressions qu’avait fait naître la vue de la Géorgienne.

 Ah ! ça, disait en riant la petite vicomtesse de Pontbrillant dont le buste, tout illustré de diamants, pour donner raison à son nom, semblait servir de trait d’union entre le vieux duc de Richelieu et le jeune Courtenay, – ah ! ça, mais c’est une nourrice à brève échéance qu’on nous présente là ?

 Assurément, répondait derrière elle et sur un ton jaloux, madame de Valençay. – Car il n’est pas possible de s’y tromper : tout en cette jeune personne indique une maternité prochaine.

 Alors, qu’est-ce que cela veut dire ? ripostait la Pontbrillant en se retournant. – Ne nous avait-on pas annoncé une nouvelle conquête ?

 Mais si, mais si, ma chère !… et je reste confondue de ce que je vois. Le roi, m’a-t-on dit, n’a pas l’habitude de les prendre dans cet état. Il paraît, au contraire, qu’il est d’un difficile !…

 Oh ! oui, murmura Richelieu en souriant finement. – Aussi moi non plus ne puis-je en croire mes yeux… Quel peut être ce mystère ?

 Patientons, conseilla Courtenay en dérobant un baiser sur l’épaule de sa voisine ; – le mystère nous sera probablement dévoilé au cours de la soirée.

Et il ajouta plus bas à l’oreille de la petite vicomtesse qui en frémit d’aise :

 Le bon goût du roi ne m’est pas prouvé, belle dame, puisqu’il ne vous a pas encore distinguée !

D’autres propos analogues s’échangeaient un peu partout et chacun avait le pressentiment qu’on allait assister à quelque étrange révélation.

Louis XV entra enfin dans le grand salon.

La marquise de Coislin l’y attendait avec Louise qui, également vêtue en Géorgienne et un loup sur le visage, se tenait à quelques pas derrière elle.

L’enfant était loin de se douter de la honteuse spéculation à laquelle elle devait servir, et c’était avec effusion qu’elle avait remercié la marquise de lui procurer le plaisir de paraître à la fête.

Dès que madame de Coislin vit son hôte illustre franchir le seuil du salon, elle s’avança à sa rencontre suivie de Louise qu’elle voulait lui présenter aussitôt après les compliments d’usage.

Sa haute taille et sa forte corpulence cachaient entièrement mademoiselle Moutier aux yeux du roi.

Comme elle venait de se mettre en marche, une porte latérale s’ouvrit brusquement et deux femmes masquées, l’une conduisant l’autre par la main, cette dernière portant aussi le costume de Géorgienne, vinrent se placer devant Louis XV.

La première se démasqua.

C’était madame de Pompadour.

La favorite, avertie par ses deux amies de la venue du roi, ou mieux du prince Boleslas Kzinski, avait immédiatement quitté sa retraite avec mademoiselle de Nevers pour aller le rejoindre, laissant mesdames du Hausset et de Mirepoix retourner se mêler aux invités.

Mais arrivée dans le vestibule où elle pensait trouver le monarque, elle avait appris qu’il était déjà entré dans les salons, donnant le bras à une dame travestie en Géorgienne.

Se doutant, à ce dernier renseignement, que son amant était victime de quelque méprise, peut-être même de quelque mystification, et voulant faire cesser l’une ou l’autre à l’instant, au lieu de chercher à traverser la foule compacte qui la séparait du roi, ce qui lui eût fait perdre un temps précieux, elle avait pris un chemin détourné conduisant au salon de réception afin d’y parvenir soit avant lui, soit au moment où il y pénétrerait.

On voit qu’elle y avait réussi.

À sa vue et à celle de sa compagne, le faux prince polonais demeura immobile de surprise, fixant sur elles deux des regards interrogateurs.

Madame de Coislin, ne sachant ce qui se passait, acheva de s’approcher vivement avec mademoiselle Moutier qui, sur un signe d’elle, étant venue se mettre à ses côtés, apparut alors aux yeux du roi.

De sorte que Louis XV avait une Géorgienne devant lui, une seconde à sa droite et une troisième à son bras ; toutes trois, à de légères différences près, identiquement semblables.

Le monarque, dont l’étonnement avait redoublé à l’aspect de Louise, les considérait alternativement en silence, ainsi que l’Italienne et madame de Pompadour, et, peu à peu, sa physionomie s’assombrissait.

Il avait l’intuition qu’il se trouvait dans une position ridicule, et, rien ne pouvant lui être plus désagréable, quoiqu’il eût en quelque sorte abdiqué ses titres pour venir à cette fête, il demanda d’une voix brève, s’exprimant à l’impersonnel par habitude, en désignant du regard mademoiselle Moutier et la compagne de la favorite :

 Pourrait-on nous apprendre quelles sont ces deux personnes, et dans quel but on les amène en notre présence ?

Madame de Coislin allait profiter de cette demande pour présenter Louise, dont elle s’apprêtait déjà à détacher le masque, quand madame de Pompadour, surprise du ton souverainement hautain qu’avait pris son royal amant pour prononcer ces quelques mots, s’empressa de répondre, tant pour couper la parole à sa rivale que pour le ramener, lui, au sentiment de la réalité :

 Prince, la personne que vous voyez près de moi est celle que vous m’avez priée de conduire ici et que je devais remettre entre vos mains.

 Que dites-vous, madame ? exclama le monarque avec stupeur. – Ce serait elle !…

 Elle-même, repartit la favorite.

 Mais alors, avec qui donc suis-je ? murmura-t-il, parlant cette fois comme Boleslas Kzinski avait coutume de le faire.

Et, vivement, il se tourna vers la Géorgienne suspendue à son bras, essayant d’apercevoir ses traits.

Celle-ci paraissait prête à défaillir.

 Bas les masques ! ordonna soudain Louis XV d’une voix tonnante.

C’était un ordre à l’adresse de tous ; du moins fut-il ainsi compris par la brillante assemblée et peu de personnes tentèrent de s’y soustraire, d’autant mieux que le ton sur lequel il avait été donné indiquait suffisamment que le monarque dédaignait désormais de dissimuler sa personnalité.

 Attention, duc, nous allons rire ! – dit à l’oreille de Richelieu la petite vicomtesse de Pontbrillant tout en enlevant son loup.

 Tout le monde ici ne rira pas, – répliqua posément le vieux maréchal en imitant le geste d’obéissance de sa compagne.

Courtenay et madame de Valençay s’exécutèrent aussi, de même d’ailleurs que presque tous ceux qui se trouvaient présents dans le salon d’apparat.

Les masques de Blanche et de Louise furent enlevés, aussitôt l’ordre donné, par mesdames de Pompadour et de Coislin.

Quant à celui de l’inconnue – car on n’aurait su la désigner autrement – il fallut presque user de violence pour le lui retirer.

Elle y avait appuyé ses deux mains et le maintenait désespérément sur son visage.

Cependant, il finit par lui être arraché.

Madame du Hausset s’était trouvée là à point pour accomplir cette besogne charitable.

 Camille ! s’écria le roi en reconnaissant sa maîtresse délaissée. Camille !… vous ici !…

C’était, en effet, la pauvre recluse de la rue Saint-Médéric.

Deux mots expliqueront sa présence.

Depuis la scène qu’elle avait eue le matin avec Louis XV, elle n’avait plus été possédée que d’une unique pensée ; tenter par tous les moyens possibles de briser les nouveaux liens dans lesquels allait s’enchaîner celui qui l’avait rendue mère.

À cette intention, mettant à profit le trouble causé à dame Bertrand par l’entrevue de mademoiselle de Nevers avec son frère et le relâchement de surveillance qui s’en était suivi de la part de sa geôlière à son égard, elle avait épié et tâché de surprendre tout ce qui se faisait et disait dans l’endroit, touchant sa pseudo-rivale.

Parvenue ainsi à savoir que Blanche devait aller le soir en compagnie du roi à un bal masqué donné au château de Chèvreloup, elle avait guetté les pas et les démarches de la vieille « abbesse du couvent d’amour », et l’ayant vue apporter les deux travestis, avait réussi à s’emparer de l’un d’eux. Ensuite, après l’avoir rapidement revêtu et s’être masquée, elle avait, à l’aide d’une échelle de jardinier, franchi les murs de sa prison et s’était fait conduire à la demeure de madame de Coislin, dans une chaise à porteurs qu’elle avait louée sur une place de Versailles.

Puis une fois au château, elle s’était blottie derrière une des portières du vestibule, se garant ainsi des regards indiscrets de la valetaille et des invités qui survenaient à chaque instant et attendant que le roi parût avec Blanche ; car elle ignorait que, retenu chez la reine, il eût prié madame de Pompadour de le remplacer près de la jeune fille.

Elle était résolue à reprocher de nouveau au monarque la lâcheté de sa conduite envers elle, afin de montrer par là à celle qu’elle supposait appelée à lui succéder ce qu’il en coûtait de croire à son affection.

Et cela publiquement, pour que l’effet de ses reproches fût plus grand.

En proie à tous les tourments de la jalousie qui lui enfonçait ses crocs aigus dans le cœur, elle ne réfléchissait pas que si c’était un moyen d’amener une rupture entre la nouvelle élue et Louis, ce n’était guère celui de lui rendre l’amour de ce dernier.

Une heure durant elle avait assisté, anxieuse, aux allées et venues des laquais et à l’arrivée des invités, sans être aperçue d’aucun d’eux.

Enfin le roi avait fait son entrée. Mais ne le voyant pas avec Blanche, elle avait oublié sa belle résolution, et, dans un mouvement plus fort que sa volonté, avait été aussitôt lui prendre le bras.

Aux questions qu’il lui avait adressées elle avait compris tout de suite que le costume de Géorgienne dont elle s’était affublée, et qu’elle n’avait mis que pour pouvoir s’introduire au château, l’induisait en erreur sur sa personne en la faisant passer à ses yeux pour Blanche, qui, d’après les dites questions, devait déjà être là.

N’osant alors le tirer de sa méprise, elle s’était laissée entraîner par lui dans les salons, résignée à subir toutes les conséquences de son silence.

À l’exclamation du roi, elle fléchit sur les genoux et prit une attitude suppliante.

 Pardon !… pardon !… balbutia-t-elle en même temps. – Si vous saviez… c’est la fatalité !…

 Camille !… répéta Louis XV qui croyait à une hallucination tellement la chose lui paraissait invraisemblable. – Mais par quel hasard ?… Comment avez-vous pu sortir ?… Comment l’avez-vous osé surtout ?…

 Pardon ! oh ! pardon !… proféra encore l’infortunée d’une voix entrecoupée. – Je souffrais tant… c’était pour… pour…

 Ah ! folle !… folle !… Qu’avez-vous fait là ? reprit le monarque en jetant sur elle des regards terribles qui achevaient de l’accabler et faisaient jaillir de ses yeux des pleurs abondants.

Nul ne songeait plus à railler la malheureuse, on devinait en elle une des nombreuses victimes des plaisirs du roi et c’était, au contraire, à présent à qui la plaindrait, en raison de la vive sympathie qu’elle inspirait.

Sous des dehors frivoles, mesdames de Valençay et de Pontbrillant cachaient de très bons petits cœurs ; aussi, loin de rire, comme la seconde l’avait un peu hâtivement prédit, n’eurent-elles toutes deux et entre elles qu’un murmure de mots compatissants pour l’infortunée.

M. le duc de Richelieu, lui, paraissait s’intéresser à autre chose ; dès que Blanche avait eu le visage à découvert, il s’était mis à considérer son profil altier avec une curiosité singulière.

 Voilà qui est particulier, se disait-il. – Où donc ai-je déjà vu le visage de cette enfant ?

Un grand silence s’était fait. Chacun des autres assistants attendait, anxieux, le dénouement de cette scène étrange.

Un incident vint y faire diversion.

Blanche et Louise, qui s’étaient reconnues, s’élancèrent l’une vers l’autre en poussant une exclamation de joie.

Sans chercher à comprendre par quel bizarre enchaînement de circonstances elles se retrouvaient toutes deux dans un lieu si différent de celui où elles s’étaient vues pour la dernière fois, elles se sentaient heureuses d’être ensemble.

Isolées comme elles l’étaient, cette union leur semblait une force.

Que se passait-il ? Elles n’en savaient rien.

Le spectacle inaccoutumé de tout ce qui leur apparaissait troublait leur esprit et ne leur laissait plus qu’une perception confuse des faits extérieurs.

Blanche avait oublié le motif de sa présence à la fête ; car l’expression dure et mauvaise qu’avait revêtue la physionomie du « prince Boleslas Kzinski » lui montrait celui-ci sous un jour tout nouveau et n’ayant rien de commun avec le personnage patelin de la veille, « l’ami dévoué de sa famille ».

En même temps, elle se rappelait que, dans la journée, son frère et M. de Dizons lui avaient parlé de dangers auxquels elle était exposée, ce à quoi elle n’avait pas voulu croire alors.

 Louise, demanda-t-elle à voix basse à son amie, en lui désignant le personnage vêtu en seigneur polonais, autour duquel se massait, respectueuse, la cohue des invités. – Sais-tu quel est cet homme ?

 Cet homme, Blanche ? j’ai entendu dire tout à l’heure que c’était le roi, mais qu’il ne fallait pas lui donner ce titre ici.

 Le roi ! gronda dans un cri assourdi mademoiselle de Nevers que la foudre tombant à ses pieds eût moins stupéfiée.

À cette révélation, elle entrevit vaguement la vérité entière.

Elle avait été odieusement trompée et c’était à son honneur qu’on en voulait.

 Fuyons, Louise, fuyons… dit-elle à mademoiselle Moutier.

 Fuir ! Pourquoi ?

 Viens… viens… je t’apprendrai…

Elle essaya alors d’entraîner son amie, mais l’émotion avait paralysé son énergie et il lui fut impossible de faire un pas.

L’attention de Louis XV avait été détournée de Camille par cette péripétie imprévue, qui était pour lui une nouvelle énigme.

Quelle était donc cette jeune fille si belle aussi qui se trouvait chez la marquise de Coislin et avec laquelle Blanche avait tant d’intimité ?

Tout cela devenait de plus en plus incompréhensible et il en était à se demander s’il était bien éveillé.

Camille demeurait toujours à genoux, attendant, comme une condamnée, le prononcé de son arrêt.

Sa faute était grande, elle le savait, cependant elle en aurait supporté le châtiment sans murmurer pour un seul regard d’affection de son bourreau.

Hélas ! Louis ne songeait guère à lui accorder cette preuve de pardon.

Il ne pensait qu’à se tirer de la fausse situation où il était engagé, sans perdre de sa « majesté ».

C’était là son unique préoccupation.

Après avoir médité quelques minutes sur ce problème difficile, il crut en avoir trouvé la solution.

 Madame, dit-il à la favorite de manière à n’être entendu que d’elle seule, – ce qui se passe actuellement est si extraordinaire que je veux l’éclaircir sans retard. Comme ici le lieu ne serait pas propre à une pareille explication, veuillez retourner sur-le-champ rue Saint-Médéric avec Camille et Blanche. Je vais m’y rendre moi-même sans retard.

Prenant alors le bras du duc d’Ayen placé au premier rang des curieux, il fit un bref salut à madame de Coislin et s’en alla d’un pas rapide, escorté par celle-ci qui multipliait, mais en vain, ses instances pour le retenir.

Aussitôt qu’il eut disparu, madame de Pompadour se mit en devoir de se conformer à l’ordre qu’elle avait reçu.

Pour cela elle conduisit d’abord Camille à mesdames du Hausset et de Mirepoix en les priant de prendre les devants avec elle, puis, ensuite se dirigea vers Blanche.

 Venez, mademoiselle, fit-elle en l’abordant et en cherchant à l’éloigner de Louise ; – il nous faut rentrer chez vous à l’instant.

 Non… non… voulut crier mademoiselle de Nevers ; mais aucun son ne sortit de sa gorge contractée.

Elle ne put que s’emparer du bras de Louise comme pour implorer sa protection, car les rôles étaient renversés, maintenant qu’après deux jours de fortes émotions Blanche sentait sa volonté fléchir.

 Venez donc, mademoiselle, reprit la marquise avec une certaine impatience, – c’est le prince qui l’ordonne.

Et elle saisit l’enfant par la main.

 Le prince ! répéta Blanche avec horreur et en résistant de son mieux.

Mademoiselle Moutier, ignorant la véritable cause de l’effroi que son amie manifestait et l’attribuant à la crainte d’être séparée d’elle, lui dit :

 N’aie pas peur, ma chérie, je ne te quitterai pas… nous partirons ensemble.

 Mais, mademoiselle, je n’ai pas à vous emmener, vous, observa madame de Pompadour. – Pourquoi voulez-vous accompagner cette personne ?

 Parce qu’elle est mon amie et désire, je le vois, rester avec moi.

Ce mot « amie » frappa la favorite.

Elle considéra alors Louise plus attentivement et finit par la reconnaître pour la jeune fille qui occupait une place aux côtés de Blanche, dans le landau où elle avait aperçu cette dernière, lors de sa promenade aux environs de Vincennes.

 Tiens ! tiens ! se demanda-t-elle – que peut-elle bien faire ici chez la Coislin ?

Tout à coup le jour se fit dans son esprit. En constatant l’exquise beauté de la blonde enfant, elle venait de pénétrer le dessein de l’Italienne.

 Ah ! la coquine ! murmura-t-elle entre ses dents, – elle aura compris que ses charmes n’étaient pas suffisants pour captiver le roi, et elle aura voulu suppléer à leur pénurie, par d’autres moins surannés.

» Quelle misérable éhontée.

La reine Cotillon II ne songeait point qu’on eût pu la juger d’une façon semblable, avec plus de sévérité même, car madame de Coislin n’en n’était qu’à ses débuts, tandis qu’elle avait, elle, plusieurs années d’infamie sur la conscience.

La découverte du plan de sa rivale, fit qu’elle ne s’opposa pas davantage à ce que Louise accompagnât Blanche.

Une seconde de réflexion lui avait fait comprendre que son intérêt était au contraire de l’emmener aussi.

 L’ayant là sous la main, s’était-elle dit – je serai beaucoup plus en mesure de l’empêcher de supplanter Blanche dans le cœur de Louis que si je la laisse au pouvoir de la Coislin qui, à la première occasion, la lui jettera dans les bras, comme sans doute elle comptait le faire ce soir. Donc n’hésitons pas un instant à lui permettre de venir.

Sur ce, s’adressant à mademoiselle Moutier :

 Ah ! si vous êtes son amie, fit-elle, – c’est différent, mademoiselle, je n’ai plus rien à objecter ; alors venez… venez vite, l’une et l’autre.

Blanche ne tentait plus aucune résistance.

Elle était sous le coup d’une torpeur invincible qui annihilait complètement sa volonté. Et ce fut portée, pour ainsi dire, par Louise et par la favorite qu’elle sortit du salon.

Afin de ne pas donner un nouvel aliment à la curiosité des invités, madame de Pompadour fit prendre aux deux jeunes filles le chemin détourné qu’elle avait suivi pour venir.

De sorte que madame de Coislin, occupée à reconduire le roi à travers l’enfilade des autres pièces, ne s’aperçut pas du départ de sa petite captive qui, de son côté, ne songea nullement à l’en prévenir, bouleversée qu’elle était, elle aussi, par tout ce qui arrivait.

Peu après, trois carrosses franchissaient la grille du château de Chèvreloup.

Dans le premier était le roi avec d’Ayen.

Dans le second, madame de Pompadour avec Louise et Blanche.

Dans le troisième, Camille avec mesdames du Hausset et de Mirepoix.

22. Lèse-Majesté

Les voitures n’étaient pas encore à plus d’une centaine de toises du château, que deux cavaliers, lancés au triple galop de leurs chevaux, débouchaient, en face de ce dernier, d’un sentier tracé à travers champ et qui formait avec la route – ou du moins avec la voie carrossable, car il n’y avait pas de route proprement dite – la corde d’un arc dont celle-ci était la courbe.

Ces deux cavaliers, vêtus de grands manteaux qui flottaient derrière eux en longs replis onduleux, et coiffés de chapeaux à larges bords rabattus sur leur visage, avaient, vus ainsi dans la pénombre d’une nuit sans lune et qu’éclairait seule la douce lueur des étoiles, tout l’aspect de ces personnages d’outre-tombe dont il est parlé dans les légendes.

Ils appartenaient cependant bel et bien au monde des vivants – il est peut-être superflu de le dire – et avaient certes encore du temps devant eux avant d’aller peupler le royaume des ombres.

L’un était en effet le marquis Henri de Lagardère-Nevers, l’autre le vicomte Romuald de Dizons.

Malgré les nombreuses démarches auxquelles ils s’étaient livrés dans la journée afin de se pourvoir d’entrées pour le bal de madame de Coislin, ce n’était que fort avant dans la soirée qu’ils étaient parvenus à s’en procurer, toutes les personnes qui en possédaient voulant les utiliser.

Heureusement, comme ils commençaient à désespérer de voir aboutir leurs recherches, le hasard les avait mis en présence de deux de leurs amis qui, une heure auparavant, ayant été conviés à souper ensemble chez une nymphe de l’Opéra, et préférant les délices de ce tête-à-tête à trois à ceux de la fête de l’Italienne, avaient consenti volontiers à leur céder leurs invitations.

Dès qu’ils avaient eu celles-ci, ils étaient allés louer deux costumes de brigands des Abruzzes sous lesquels, grâce à l’ample manteau qui en constituait le principal attribut, ils pouvaient se dissimuler entièrement, puis étaient partis à cheval pour Chèvreloup, ce moyen de locomotion leur offrant, outre l’avantage d’être plus rapide d’une voiture, la latitude de couper au court par des chemins de traverse.

Et maintenant ils arrivaient, après une heure de course ininterrompue, ayant pris, au delà de Versailles, le sentier duquel nous venons de les voir déboucher et qu’ils avaient jugé devoir raccourcir le trajet qui leur restait encore à faire ; ce en quoi ils ne s’étaient pas trompés, puisque, ainsi que nous l’avons dit, ce sentier était en ligne directe au lieu d’être cintré comme la route.

À deux cents pas du château, ils arrêtèrent brusquement leurs chevaux.

Ils étaient près d’un quinconce de hauts platanes dont la puissante ramure projetait aux alentours une ombre épaisse et rendait la nuit noire comme de l’encre.

 Je crois que nous pouvons sans crainte laisser nos bêtes ici, dit Romuald, – nul ne viendra les y chercher.

 C’est aussi mon avis, répliqua Henri ; – elles seront suffisamment protégées par l’obscurité et nous sommes certains de les y retrouver.

Ils mirent alors pied à terre, attachèrent par la bride leurs montures à deux des platanes, puis après s’être couvert la figure d’un masque, ils se dirigèrent vers la demeure de madame de Coislin où ils pénétrèrent bientôt.

Ils avaient eu soin, au préalable, de s’assurer que leur épée jouait facilement dans son fourreau, car, quoique leur déguisement ne comportât pas cette arme, ils s’étaient bien gardés de s’en démunir. Il se pouvait qu’ils eussent à s’en servir.

À leur entrée dans les salons, ils furent frappés du peu d’animation de la soirée.

Les invités, réunis par groupes et causant à voix basse, semblaient plutôt des conspirateurs occupés à ourdir quelque noir complot que des personnes venues pour se distraire.

On ne dansait plus au premier étage. Cavaliers et danseuses, en apprenant l’événement du rez-de-chaussée, étaient vite descendus pour avoir des détails circonstanciés sur la façon dont il avait eu lieu.

Et, de part et d’autre, s’échangeaient des commentaires et des appréciations qui n’étaient guère en l’honneur de Louis XV.

On trouvait que décidément il agissait avec un peu trop de désinvolture envers les maîtresses qui avaient cessé de lui plaire.

Les femmes, notamment, toujours prêtes à se liguer quand il s’agit de défendre leur sexe, étaient unanimes à blâmer la conduite du monarque qu’elles qualifiaient de révoltante.

Il va de soi que, dans le petit groupe composé de mesdames de Valençay et de Pontbrillant, du vieux maréchal et du petit Bourbon-Courtenay, la Pompadour avait aussi son lot.

La vicomtesse, qui avait son franc parler, mais n’osait trop dénigrer le roi en présence du duc de Richelieu, lequel, lui aussi, avait martyrisé bien des femmes, ne se gênait point, même, pour appliquer à la favorite une épithète d’une crudité populacière qu’il ne nous est pas permis de reproduire, mais qui désignait on ne peut mieux son métier de pourvoyeuse.

Les deux jeunes gens étaient étonnés de ce qu’ils voyaient.

Pourquoi cette attitude singulière des assistants, ces chuchotements, ces mouvements indignés auxquels bon nombre se laissaient aller ?

Ils passaient à travers les groupes, essayant de saisir quelque parole qui pût les éclairer.

Mais les bribes de conversation qui leur parvenaient ne leur disaient rien.

Remettant alors à plus tard de connaître ce que cela signifiait, ils ne s’occupèrent plus qu’à découvrir Blanche.

Quant à Louise, ne sachant point que la marquise de Coislin l’avait fait paraître à la soirée et la supposant dans les appartements du château, ils se promettaient de procéder à son enlèvement, une fois que mademoiselle de Nevers serait en sûreté.

Avant tout, ils cherchèrent à savoir où se tenait le roi ; celui-ci, d’après ce que Blanche leur avait dit dans la journée, ayant dû l’accompagner à Chèvreloup, ils pensaient la rencontrer soit avec lui, soit parmi les personnes qui l’entouraient.

Cependant, ils eurent beau parcourir tous les salons, ils n’aperçurent point Louis XV.

On sait que cela leur eût été difficile.

 Il n’est peut-être pas encore venu, émit le marquis.

 Ou il est peut-être reparti, répliqua le vicomte.

 Reparti ! fit Henri d’une voix altérée. – Vous me faites frémir, Romuald, car s’il en était ainsi, ce serait avec Blanche et, alors, le plan que nous avons conçu serait entièrement détruit.

 Ce n’est qu’une hypothèse, remarquez bien : il se peut, au contraire, qu’il en soit comme vous le dites.

 En ce cas, le mieux est de nous renseigner.

 Évidemment.

Depuis quelques instants, leur attention était attirée par les allures d’un personnage qui se promenait, solitaire, au milieu de la foule, s’arrêtait à chaque groupe, écoutait ce qu’on disait, puis, bientôt, reprenait sa marche comme si ce qu’il entendait ne lui eût été que d’un médiocre intérêt.

Il était déguisé en astrologue et portait le costume traditionnel, sous lequel on représente d’ordinaire ce genre de charlatans, c’est-à-dire une longue robe noire constellée d’astres en conjonction, ainsi qu’un haut chapeau de forme conique également agrémenté d’emblèmes stellaires.

Un loup écarlate qui lui descendait jusqu’aux lèvres ne laissait voir de son visage que deux yeux vifs et perçants et une bouche aux commissures relevées par un rictus légèrement sarcastique.

Nous avons dit qu’à l’ordre lancé par le monarque sur un ton impérieux, quelques instants plus tôt, tout le monde s’était démasqué. Parmi les derniers rangs des curieux, il s’en était trouvé pourtant qui avaient cru pouvoir se dispenser d’obéir, et le singulier personnage, vêtu en astrologue, était un de ces derniers.

Les deux jeunes brigands des Abruzzes prirent le parti de s’adresser à lui, en raison de cet état d’isolement où ils le voyaient et qui leur permettait d’être plus libres dans leurs questions.

 Monsieur, commença Henri, après l’avoir abordé, – nous désirerions obtenir de vous un renseignement, si toutefois il vous est possible de nous le donner… Voudriez-vous nous…

Mais avant qu’il n’eut achevé sa phrase, l’astrologue, qui les avait vus s’approcher et examinés d’un regard scrutateur, l’interrompit soudain, et lui dit :

 Silence ! Nous sommes mal ici pour causer. Venez avec moi, vous et votre ami ; nous allons gagner un endroit où nous serons plus à l’aise.

Et, prenant aussitôt le bras des jeunes gens, qui se laissèrent faire machinalement, il les emmena sur un petit balcon de la façade de derrière où la solitude était complète.

 Messieurs, reprit-il alors, – si je vous ai conduits ainsi à l’écart, c’est que sachant non seulement qui vous êtes tous les deux, mais connaissant aussi le motif de votre présence à Chèvreloup, je présume que nous allons avoir à nous entretenir de choses que nul ne doit entendre.

 Vous savez qui nous sommes ? fit Romuald, stupéfait.

 Oui, monsieur de Dizons.

 Et vous connaissez le motif de notre présence à cette soirée ? ajouta Henri non moins surpris.

 Parfaitement, monsieur de Nevers.

Puis, avec un sourire, montrant son costume :

 Ne voyez-vous pas que je suis devin, et qu’il n’y a rien de caché pour qui lit dans les astres ?…

 Ne plaisantons pas, monsieur, coupa le marquis. – Passe encore que vous ayez pu soulever nos masques, ce à quoi vous êtes parvenu sans doute en étudiant avec soin la partie de notre visage demeurée visible et ce qui, en définitive, dénote simplement une grande perspicacité de votre part.

» Mais que vous soyez instruit de nos projets, outre qu’il y aurait là un véritable sortilège, – car ni le vicomte ni moi n’en avons parlé à personne, – cela impliquerait naturellement que vous êtes au courant des événements qui nous ont amenés à les former. En conséquence, si vous ne vous êtes pas vanté, nous vous sommons de nous dire comment la connaissance en est arrivée jusqu’à vous.

 Ceci est mon secret… permettez-moi de le garder. Tout ce que je puis vous confier c’est que j’ai appris chacun de ces événements presque aussitôt son accomplissement, aussi bien le double enlèvement du couvent de Picpus, – de votre sœur, monsieur le marquis, et de votre fiancée, monsieur le vicomte – que la démarche faite par vous cette après-midi au Parc-aux-Cerfs, dans le but d’en faire évader mademoiselle de Nevers.

 Monsieur, qui donc êtes-vous ? exclamèrent simultanément les jeunes gens interdits. – Le lieutenant général de police lui-même ne serait pas si bien informé.

 Assurément, répliqua l’astrologue avec quelque fatuité ; – attendu que le pauvre homme ne possède pas les moyens dont je dispose.

 Et quels sont ces moyens ?

 Le premier, mes gentilshommes, est que, à l’encontre du lieutenant général qui ne peut paraître quelque part sans être reconnu, je passe partout, moi, sans attirer l’attention et suis à même de juger les uns et les autres dans leur naturel.

» Mes autres moyens, permettez-moi de les tenir secrets…

» Quant à savoir qui je suis, cela ne vous avancerait guère, vous étant totalement inconnu à l’un et à l’autre. Qu’il vous suffise d’apprendre, monsieur de Nevers, que j’ai été jadis assez intimement lié avec le duc votre père. Je dis « jadis » parce que, ayant séjourné de longues années hors de France et ne me retrouvant à Paris que depuis peu, je n’ai pas encore eu le temps de renouer mes relations avec lui ; et vous, monsieur de Dizons, que j’ai été mêlé autrefois à des faits qui vous touchent de près et que j’aurai peut-être à vous révéler un jour.

 De quels faits voulez-vous parler ? interrogea vivement le vicomte.

 Vous les connaîtrez, si je crois devoir vous les faire connaître. D’ailleurs ils n’auraient aucun intérêt pour vous à présent, s’empressa d’ajouter le mystérieux personnage afin d’empêcher toute insistance de la part du jeune homme. – Mais revenons au renseignement que vous aviez à me demander, continua-t-il. – Voyons, sur quoi désirez-vous être éclairés ?

 Parbleu ! monsieur, que nous servirait de nous questionner ? Votre science divinatoire n’est-elle pas là pour nous épargner cette peine ? dit le marquis avec une pointe d’ironie.

 C’est juste… je l’oubliais. Sachez donc que mademoiselle Blanche, qui faisait l’objet de vos recherches, n’est plus ici.

 Elle n’y est plus ! Elle y était donc ?

 Oui… et le roi aussi, qui est également reparti.

 Avec elle ?

 À peu près.

 Ah ! malheur ! exclama Henri ; – nous sommes arrivés trop tard !… Et il y a longtemps de cela ?

 Un quart d’heure environ.

 Seulement !… Vite, Romuald, courons ; peut-être parviendrons-nous à les rejoindre avant leur rentrée au Parc-aux-Cerfs.

 Attendez, dit l’astrologue en voyant les jeunes gens sur le point de le quitter, – vous ne pensez pas à me demander ce qu’est devenue mademoiselle Moutier.

 Louise ! fit à son tour M. de Dizons ; – mais je suppose qu’elle est à l’intérieur du château.

 Point ; elle est avec mademoiselle de Nevers.

 Comment ? Je ne m’explique pas…

 Voici ce qui vient de se passer.

En quelques mots, alors, l’astrologue raconta aux deux amis le scandale de la soirée et ce qui en était résulté.

Le vicomte demeura atterré.

Ainsi la prédiction de l’abbesse se réalisait : Louise, la pauvre enfant, allait partager le sort de la sœur d’Henri.

 Et dire que c’est cette misérable marquise de Coislin qui est cause de son infortune ! s’écria-t-il. – Oh ! si je ne me retenais, j’irais sur-le-champ la châtier comme elle le mérite.

 Qui sait si son châtiment n’est pas en ce moment suspendu sur sa tête ? prononça l’inconnu d’une voix grave.

Le marquis et le vicomte étaient trop préoccupés du départ des deux jeunes filles pour prêter attention à ces paroles énigmatiques.

 Courons, vous dis-je, Romuald, réitéra Henri ; – maintenant vous êtes aussi intéressé que moi à ce que notre poursuite ait lieu sans retard.

 Oui, oui, ne perdons pas un instant, répliqua M. de Dizons.

 Attendez encore, messieurs, reprit leur interlocuteur, – j’ai un conseil à vous donner.

 Lequel, monsieur ? Faites vite ; chaque seconde est un siècle pour nous dès ce moment.

 Vous voulez atteindre les personnes avec qui sont mesdemoiselles Blanche et Louise afin de tâcher de les leur arracher des mains, n’est-ce pas ?

 Oui, sans aucun doute.

 Eh bien, n’y essayez pas.

 Pourquoi ?

 Parce que le roi les accompagne et que, bien entendu, il s’y opposera.

 S’il s’y oppose, tant pis pour lui ! proféra énergiquement le marquis en frappant sur la garde de son épée.

 Quoi ! vous oseriez porter le fer contre votre souverain ?

 Il ose bien, lui, me voler ma sœur !

 J’approuve entièrement la résolution de mon ami, appuya posément Romuald ; – à sa place j’agirais de même… Moi aussi, d’ailleurs, je suis, s’il le faut, décidé à employer la violence pour reconquérir Louise.

L’astrologue leva vers le ciel étoilé ses grandes manches chargées de constellations et murmura avec épouvante :

 Ah ! imprudents enfants, vous allez à votre perte, c’est moi qui vous le prédis !… Écoutez plutôt la voix de la raison. J’ai appris que votre père revenait demain, monsieur de Nevers ; j’attendais même avec impatience son retour de Lorraine pour aller lui rendre visite et reprendre avec lui les relations dont je vous ai parlé tout à l’heure. Eh bien ! dès qu’il aura mis le pied dans son hôtel, il connaîtra par moi la situation de mesdemoiselles Blanche et Louise, et il est certain qu’une simple démarche de sa part près du roi suffira pour qu’elles soient remises tout de suite en liberté.

» Cette déplorable affaire sera ainsi terminée sans que vous vous soyez exposés à subir la colère royale.

Le jeune marquis hocha la tête et répliqua :

 Il peut se passer bien des choses d’ici à demain.

 Aucune, espérons-le, qui mette en danger l’honneur de celles qui vous sont chères.

 Nous n’en savons rien.

 Au surplus, j’y songe, ajouta le devin en consultant sa montre, – tout ce que vous ferez désormais sera inutile. De Chèvreloup au quartier du Parc-aux-Cerfs, il y a à peine un trajet de vingt-cinq minutes et en voici vingt que les personnes en question sont parties en voiture. Donc, quoi que vous fassiez, vous ne pourrez pas les rejoindre avant leur arrivée à la rue Saint-Médéric et, si vous poussez jusque-là, vous trouverez à coup sûr les portes closes, car il y aura au moins dix minutes déjà qu’elles se seront refermées sur tout le monde.

 Si les portes sont closes, nous les enfoncerons ! s’écria le vicomte.

 Dussions-nous nous briser les membres dessus ! renchérit le marquis.

 Mais les soldats des postes vous arrêteront, malheureux !… Encore une fois ne vous lancez pas dans une pareille aventure ou, du moins, usez de prudence.

 User de prudence ! – fit Henri avec ironie. – L’abbesse de Picpus nous parlait comme vous, hier, et nous avons été assez simples pour l’écouter. Cela nous a bien servi. Non, non, l’heure des atermoiements est passée ; maintenant nous allons droit au but. Adieu, monsieur.

Et les deux jeunes gens, sans vouloir discuter davantage avec l’astrologue, qui s’efforçait de les retenir de nouveau, gagnèrent rapidement la sortie.

 Ah ! les fous, les fous ! gémit celui-ci en les voyant disparaître, – ils n’ont rien voulu entendre. Alors, que Dieu leur soit en aide… moi j’ai fait ce que j’ai pu pour les empêcher de se perdre et n’ai rien à me reprocher.

Puis il ajouta :

 Pourvu surtout que M. de Dizons ne se rencontre pas avec le roi le fer à la main !… un combat entre eux deux serait chose abominable. Mais quant à cela, c’est peu probable ; j’ai tout lieu de penser qu’ils se heurteront aux portes et n’auront affaire qu’aux soldats de garde.

Sur ces mots il rentra dans les salons et reprit sa promenade à travers les groupes.

La soirée languissait à présent. Un voile de tristesse s’était répandu sur la foule et en éteignait la gaieté.

Madame de Coislin, seule peut-être, était heureuse de ce qui était arrivé.

En revenant dans le salon de réception, après avoir reconduit le monarque, elle avait d’abord été furieuse du départ de Louise avec madame de Pompadour. Mais faisant une réflexion qui pouvait être prise pour la contre-partie de celle qu’avait fait cette dernière au sujet de la présence de la jeune fille au Parc-aux-Cerfs, elle s’était dit :

 Au fait, la Poisson est vraiment maladroite ; elle me sert ainsi beaucoup mieux qu’elle ne le pense, attendu qu’elle me fait atteindre le but que je poursuivais et qui était que la petite entrât rue Saint-Médéric.

» Je suis même presque sûre qu’elle y restera plus longtemps que mademoiselle de Nevers, – car c’était elle, je l’ai reconnue, – qui est de trop haute condition pour devenir une pensionnaire de l’établissement et va certainement en sortir sous peu. Tandis que Louise, une orpheline dont le seul appui est cette abbesse des sœurs Augustines, personne de mince importance, a, au contraire, de nombreuses chances d’y rester. Et comme, en résumé, c’est moi qui l’ai tirée de l’ombre du cloître, le roi ne pourra manquer de m’en savoir gré. Donc je dois plutôt remercier la Pompadour que lui en vouloir de ce qu’elle a fait.

Ce raisonnement lui ayant rendu toute sa sérénité, elle n’avait plus cherché alors qu’à redonner à la fête l’animation qu’elle avait auparavant.

Mais vainement s’était-elle employée à cette tâche ardue ; les esprits étaient assombris et nul ne songeait plus à s’amuser.

En quittant le château, Henri et Romuald avaient couru à leurs chevaux et s’étaient élancés à fond de train dans le sentier par lequel ils étaient venus, pensant, comme le leur avait dit l’astrologue, qu’il leur serait impossible de rattraper le roi et sa compagnie sur la route.

Dix minutes leur suffirent pour atteindre les premières maisons de Versailles et deux autres la rue Saint-Médéric, où, à peine engagés, ils aperçurent, stationnant vers le milieu, trois carrosses autour desquels se mouvaient plusieurs personnes.

Ils eurent un mouvement de joie.

Ce qu’ils voyaient leur faisait supposer que les jeunes filles n’étaient pas encore à l’intérieur du harem royal et, par suite, leur donnait l’espoir de pouvoir les disputer sur-le-champ à leurs ravisseurs.

Disons qu’ils ne se trompaient point dans leur supposition.

Un des chevaux de la voiture du roi s’étant abattu en chemin, n’avait pu être remis sur pieds qu’après avoir été dételé complètement, ce qui avait causé un bon quart d’heure de retard dans l’arrivée des carrosses qui venaient seulement de s’arrêter au moment où les jeunes gens tournaient l’angle de la rue.

Les personnes qu’ils apercevaient étaient mesdames du Hausset et de Mirepoix avec Camille, ainsi que le roi et le duc d’Ayen, descendus tous les cinq aussitôt l’arrêt des voitures.

Madame de Pompadour se trouvait encore dans la sienne avec Louise et Blanche, cette dernière toujours prostrée et inerte.

La marquise et mademoiselle Moutier essayaient de lui raviver un peu l’esprit, mais sans succès. La conscience des choses lui échappait et elle ne reconnaissait même plus son amie.

Henri et Romuald parvinrent en une seconde à la hauteur des carrosses.

Sautant à terre, ils fondirent l’épée haute sur le roi et le duc d’Ayen qui, tous deux, n’eurent que le temps de tirer la leur pour se défendre.

Comme l’avait craint l’astrologue, le hasard avait précisément placé M. de Dizons en face de Louis XV, laissant le duc au marquis.

Sous le coup de la colère qui les dominait, les jeunes gens avaient perdu tout jugement.

 Rendez-moi Louise ! criait le vicomte au roi, sans se souvenir que, d’après le récit du devin, le monarque n’était pour rien dans le départ de sa fiancée du château de Chèvreloup, puisque c’était elle-même qui avait tenu à accompagner mademoiselle de Nevers et que celui-ci, parti en avant, devait ignorer qu’elle fût là.

 Rendez-moi Blanche, intimait de son côté au duc, Henri de Lagardère-Nevers qui, lui aussi, oubliait que d’Ayen était resté absolument neutre dans l’affaire et ne connaissait point sa sœur.

 Ah ! çà, quels sont ces énergumènes ? demanda le roi tout en parant les coups portés par le vicomte dont il avait grand mal à éviter les atteintes.

 Mais ça m’a tout l’air d’être des brigands en rupture d’Abruzzes, répondit le duc en riant. – Le métier ne marchait plus là-bas, probablement, alors ils sont venus chercher fortune en France.

 Nous ne sommes pourtant pas en carnaval, ajouta Louis XV, qui était loin de se douter d’où sortaient les deux amis.

 Je gage que nous apprendrons demain une double évasion de Bicêtre, repartit d’Ayen.

 Ma foi, cela ne m’étonnerait guère, duc, car je ne m’explique pas autrement une semblable agression.

Ni Henri, ni Romuald ne relevaient ces propos ironiques qui, de la part du duc d’Ayen surtout, prouvaient un grand dédain du danger, car il avait fort à faire pour se garer des coups de la redoutable épée d’Henri.

Les deux jeunes gens n’avaient qu’une pensée : se rendre maîtres de leurs adversaires pour qu’ils ne pussent les empêcher de reprendre Blanche et Louise.

Comme le roi venait d’achever de parler, les soldats du poste le plus voisin, attirés par le bruit des épées se choquant furieusement, accoururent soudain et, malgré la vive résistance qu’ils leur opposèrent, eurent bientôt désarmés les jeunes gens qui furent aussitôt conduits dans une salle de garde.

Le combat avait été de si courte durée, que les femmes n’avaient pas eu le temps de s’effrayer.

Mademoiselle Moutier, elle, ne s’en était même pas aperçue, les soins qu’elle donnait à Blanche l’absorbant en entier.

Le calme enfin rétabli, tout le monde pénétra dans l’établissement.

Quelques minutes après, le chef du détachement de service, un capitaine, se présenta à Louis XV, occupé avec d’Ayen à commenter ce qui venait d’avoir lieu.

 Sire, dit l’officier, – je prie Votre Majesté de me donner ses ordres au sujet des deux misérables qui ont attenté à ses jours et à ceux de monsieur le duc.

 Que diable sont ces fous ? demanda le roi qui, une fois le danger passé, et devant la nouveauté du fait, se sentait plus de curiosité que de courroux.

 Autant que j’ai pu en juger sous les vêtements dont ils se sont affublés, ils me paraissent être des gentilshommes, répondit l’officier.

 Des gentilshommes ! fit Louis XV surpris.

 Oui, sire.

 Se sont-ils fait connaître et vous ont-ils donné le motif de leur inqualifiable conduite envers nous ?

 J’ai voulu les interroger à ces fins, sire, mais ils se sont renfermés dans un mutisme absolu et il m’a été impossible d’en obtenir la moindre parole. C’est ce qui me faisait vous dire que je n’avais pu m’en rapporter qu’à l’apparence pour juger de leur qualité.

 Voilà qui est bien singulier.

 Quels qu’ils soient, sire, reprit le capitaine, – ils ont commis un horrible attentat, une attaque à main armée sur la personne de leur souverain et d’un de ses familiers, et je viens vous demander ce que vous décidez à leur égard.

 Puisque vous pensez que ce sont des gentilshommes, dirigez-les sur la Bastille, ordonna le monarque. – Nous verrons ces jours-ci, avec l’aide de notre lieutenant de police, à tirer cette affaire au clair !

L’officier se retira et Louis XV, remis « d’une alarme si chaude » alla avec d’Ayen retrouver madame de Pompadour afin qu’elle leur donnât l’explication du fâcheux imbroglio qui s’était produit à la soirée de madame de Coislin.

23. Où la vue d’un spectre vivant occasionne une mort

Aussitôt après le départ des jeunes gens du château de Chèvreloup, les salons de madame de Coislin avaient commencé à se vider.

Nous l’avons dit, la tristesse avait fait place à la joie et, la fête n’offrant plus aucun attrait, on s’en allait.

On s’en allait si rapidement, même, qu’au bout d’une demi-heure, des nombreux assistants que nous avons vus à la soirée, il n’en restait plus qu’un seul, perdu, pour ainsi dire, dans l’immense salle qui avait été érigée en salon d’apparat.

Ce dernier de tous était l’homme au masque écarlate.

La châtelaine, un peu dépitée par cette sorte de déroute, mais se croyant entièrement libérée de ses devoirs de maîtresse de maison, allait regagner ses appartements quand elle l’aperçut au fond de la pièce, penché sur l’appui d’une fenêtre et la tête dirigée en haut, comme s’il eût été occupé à considérer le ciel.

 Tiens ! fit-elle en le reconnaissant à son costume, – c’est cet astrologue que j’ai remarqué ce soir à plusieurs reprises et qui n’a cessé de se promener sans jamais s’arrêter nulle part. Singulier personnage, autant qu’il m’a semblé. Chaque fois que je me suis croisée avec lui, j’ai vu ses yeux se fixer sur moi avec une insistance étrange dont j’éprouvais comme une gêne, une angoisse même : on eût dit qu’il cherchait à pénétrer jusqu’au plus profond de mon âme.

» Mais que fait-il là ? Consulterait-il les astres, par hasard ? Après tout, ce serait dans son rôle.

Comme elle achevait ce monologue, l’inconnu se retourna et, apercevant à son tour la marquise, s’approcha d’elle, lui fit un profond salut, puis se retira à pas lents.

De nouveau, madame de Coislin avait senti peser sur elle son regard inquisiteur, dont l’acuité l’avait fait frissonner.

 Cet homme a le mauvais œil, murmura-t-elle. – Dans mon pays on dit que ces gens-là portent malheur et je ne serais point étonnée qu’il m’arrivât sous peu quelque désagréable histoire.

Toute pensive, elle remonta chez elle.

L’astrologue, lui, quitta les salons où l’ombre commençait à se faire, les valets achevant d’éteindre les lustres ; mais une fois dans le jardin, au lieu de s’acheminer vers la grille de sortie, notre homme contourna le château, gagna les derrières et se dissimula dans un massif de verdure, les yeux levés vers la partie moyenne de l’édifice.

C’était de ce côté et au deuxième étage qu’était situé l’oratoire de la marquise.

 Quel mystère plane sur cette demeure ? dit-il à mi-voix. – Pendant que j’étais à la fenêtre, j’ai entendu un appel venir d’en haut… une sorte de cri d’angoisse, j’en jurerais !

» Il faut que je sache ce que cela signifie. D’autant plus que j’ai saisi chez madame de Coislin des signes caractéristiques d’une persistante obsession et aperçu, entre ses doux sourcils, certain stigmate qui ne m’annonce rien de bon pour elle. Attendons donc que le mot de cette énigme nous soit donné.

Rentrée dans sa chambre, la marquise s’était fait déshabiller et avait passé un léger vêtement de nuit qui laissait à nu ses bras et sa gorge et dont les larges plis, flottant autour de son corps, sans presque le toucher, lui donnaient l’illusion d’être, à l’instar des déesses, entièrement libre de voiles. Puis, trop agitée pour s’abandonner au repos, elle était allée s’étendre sur un sopha où elle s’était prise à rêver aux divers incidents de la soirée.

Elle songea d’abord à cette constante préoccupation où elle avait été au sujet de la mort du chevalier Zéno, et cela, en dépit de ses efforts pour s’en débarrasser.

Il lui semblait voir là un présage de mauvais augure.

Puis lui revint le souvenir de l’individu au masque rouge et de son regard fouilleur, sous lequel elle se sentait si mal à l’aise.

 Quel peut être cet homme ? se demandait-elle, – et pourquoi me considérait-il ainsi ?

Comme il ne lui était pas possible de se répondre, elle eut un mouvement d’humeur et murmura :

 Ces fêtes masquées ont leurs inconvénients… Sait-on qui l’on reçoit seulement ? car, avec l’aide du loup, le premier faquin peut se faire passer pour un gentilhomme.

Ayant donné quelque satisfaction, par ces mots, à la rancune qu’elle avait contre l’astrologue, ses pensées se portèrent sur d’autres sujets et, enfin, elle en arriva à se remémorer la bizarre aventure qui avait terminé sa réception.

Le plus beau pour elle, dans cette affaire, était qu’il en fût résulté le séjour de Louise au Parc-aux-Cerfs.

Ah ! si, grâce à la jeune fille, elle parvenait à devenir favorite en titre !

Quel triomphe !

Et elle se mit à passer en revue tous les avantages attachés à l’emploi.

Recevoir les hommages des grands du monde, voir à ses pieds la foule des courtisans et des adulateurs ; disposer à son gré des fonctions et des places ; traiter de pair avec les hommes de l’État, leur imposer ses volontés, leur faire même subir ses caprices ; jouir en un mot de tous les privilèges de la royauté, comme si elle était la reine en personne.

Quelle existence féerique !

Toutefois, un point noir venait assombrir l’azur de cette riante perspective.

Si le rang qu’elle ambitionnait lui était accordé, il faudrait donc, pour qu’elle pût le conserver, s’adonner, comme le faisait la Pompadour, à cet horrible métier de « fournisseuse ? »

Elle n’ignorait point que les passions du monarque, aussi séduisants que fussent les objets qui les faisaient naître, n’étaient que des feux passagers et que, s’il s’éprenait de mademoiselle Moutier, ce ne serait pas pour l’éternité.

Cela lui répugnait. Non par scrupule de mal faire, de tels soucis ne lui étaient pas familiers, mais par amour-propre de femme.

Que l’ex-fille Poisson se livrât à cette industrie pour rester au pouvoir, rien que de très logique. Elle avait quarante-quatre ans et ses attraits, quasi séniles, n’étaient plus pour inspirer le moindre désir au roi.

Mais qu’elle, qui touchait à peine à la trentaine et était dans tout l’épanouissement de son opulente beauté, en fût réduite à ce rôle honteux, voilà ce qui la froissait profondément.

 Je suis encore désirable pourtant, moi, se disait-elle. – Le temps n’a pas, jusqu’à présent, imprimé la plus légère de ses tares sur mon corps, qui, je puis m’en vanter, peut rivaliser comme pureté de lignes avec celui de la Vénus Aphrodite. Le roi de France me l’a dit lui-même dans les premiers jours de son amour pour moi.

Pourquoi donc m’a-t-il délaissée ?

De fait, Louis avait été sérieusement épris de l’Italienne et il s’en était fallu de peu qu’elle supplantât la Pompadour près de lui ; mais, comme l’avait dit Zéno, le roi n’était pas un soupirant de bien longue haleine et, pour conserver ses bonnes grâces, il fallait savoir tomber sans trop se faire prier.

Madame de Coislin, elle, pratique avant tout, songeant aux compensations désirées, n’avait pas su tomber à temps.

Voici dans quelles circonstances elle avait fait impression sur le cœur du monarque.

Un matin, s’étant fait admettre au petit lever de la favorite et celle-ci, se défiant déjà d’elle, ayant profité de la présence de Louis XV pour demander ironiquement à l’Italienne : « Aurons-nous l’honneur de voir M. le marquis de Coislin ? » la Milanaise, touchée au vif, avait répondu simplement, pour se donner le temps de trouver une riposte équivalente :

 Il est mort, madame !

 Bah !

 Oui, madame ; mais pourrais-je vous demander des nouvelles de la précieuse santé de M. le marquis de Pompadour ?

À cette question vipérine, faite devant le roi, les courtisans présents s’étaient sentis frémir.

Par contre, Louis, mis en gaîté par cette repartie agressive autant que spirituelle, loin de froncer ses sourcils olympiens, moitié par amusement, moitié pour venir au secours de sa maîtresse décontenancée, avait répliqué sur un ton badin :

 Hé ! hé ! il se porte assez bien, madame ; merci pour lui !

Puis, comme remarquant pour la première fois les formes capiteuses de l’étrangère, il avait repris :

 Vous accoutumez-vous à notre climat de France, marquise ?

 Avec difficulté, sire, s’était empressée de répondre celle-ci, charmée. – Peut-on oublier les beautés de l’Italie ?

 Moi, je ne les connais pas, madame.

 Ah ! sire, il ne tient qu’à vous, avait-elle murmuré d’une voix vibrante et en dardant sur le monarque son œil enflammé.

Hélas ! cette aventure qui promettait tant n’avait eu aucun résultat, et pourtant, comme le pensait cette nuit la marquise de Coislin, la faute n’en était pas à sa beauté qui restait la même.

Pour se convaincre qu’elle ne s’abusait pas sur l’intégrité de ses charmes, elle alla se placer devant une psyché et entrouvrit les voiles qui la couvraient.

Le miroir lui renvoya une image d’une plastique impeccable.

 Oh ! oui, je suis belle ! dit-elle en s’admirant longuement et en détaillant chacune des splendeurs de sa chair.

Puis, après quelques instants de cette orgueilleuse contemplation :

 Hélas ! soupira-t-elle, – à quoi me sert-il que le Créateur m’ait pétrie de son plus fin limon, m’ait coulée dans son moule le plus pur, puisque je suis dédaignée comme le dernier des laiderons ?

La réflexion ne lui venait pas que les fruits verts plaisent beaucoup plus aux hommes de l’âge de Louis XV, qui achevait son onzième lustre, que les fruits en pleine maturité, quelque savoureux qu’ils soient.

 Enfin, conclut-elle, – si je prends la succession de la Pompadour, je me résignerai à agir comme elle… puisque je ne pourrai sans doute faire autrement.

Rajustant alors son léger vêtement, elle retourna au sopha où elle se replongea dans ses pensées.

Puis peu à peu elle s’assoupit et finit par tomber dans un état voisin du sommeil.

Deux heures passèrent.

Tout était sombre et silencieux dans le château et la seule lumière qui y existât encore était celle produite par une lampe-veilleuse brûlant sur la cheminée de la pièce où elle se trouvait.

Cette pièce était celle par laquelle on accédait à son oratoire, où, on s’en souvient, elle avait enfermé le cadavre du chevalier.

Il pouvait être environ une heure du matin.

Soudain la marquise fut tirée de son assoupissement par un bruit sec qui se fit entendre près d’elle, ou, du moins, à peu de distance.

Elle sursauta et, effrayée, ouvrit aussitôt les yeux pour en reconnaître la cause.

Mais elle ne vit rien qui pût la renseigner à ce sujet.

Le bruit lui étant parvenu à travers l’engourdissement de son esprit, elle n’aurait su en déterminer exactement la nature, ni indiquer l’endroit d’où il était parti.

Cependant, il lui parut qu’il ressemblait assez au craquement d’un meuble qui joue, ou au brisement d’une baguette, et venait de derrière elle.

Non contente d’inspecter la chambre du regard, elle se leva et se mit à la parcourir en tous sens, espérant découvrir ainsi ce qui l’avait provoqué.

Ce fut en pure perte.

De guerre lasse, et finissant par croire qu’elle avait eu une hallucination, elle se disposait à aller reprendre sa place, quand un choc d’une grande rudesse retentit contre la paroi intérieure de la porte de son oratoire, comme si on eût cherché à la pousser violemment du dedans au dehors.

Madame de Coislin aurait été touchée par une bouteille de Leyde chargée à outrance qu’elle n’eût pas subi une secousse plus terrible que celle qu’elle éprouva en entendant ce choc.

Immobilisée soudain à l’endroit où elle se trouvait, les yeux démesurément ouverts par une frayeur indicible, les cheveux dressés presque droits sur la tête, les membres et le corps affreusement raidis, elle semblait la statue même de la terreur.

Que se passait-il dans son oratoire et qui pouvait ainsi frapper à la porte ?

Ce n’était pas Zéno, puisqu’il était mort et bien mort, comme elle s’en était assurée avant de traîner son cadavre jusque-là.

Alors, si ce n’était pas lui, c’était donc son âme, son esprit ?

À cette idée son sang se glaçait dans ses veines.

Superstitieuse à l’excès, croyant fermement aux fantômes et aux revenants, elle se disait que, certainement, le chevalier allait lui apparaître sous une forme fantastique.

Un second choc eut lieu, suivi bientôt de plusieurs autres de plus en plus vigoureux.

À chacun d’eux, elle voyait le panneau de l’huis prêt à céder sous l’effort qui l’ébranlait et son effroi tournait à l’épouvantement.

Tout à coup, sous une dernière poussée plus énergique que les précédentes, la serrure fut arrachée de son encastrement et la porte, rudement chassée en avant, s’ouvrit toute grande, allant battre la muraille avec fracas.

Sur le seuil de l’oratoire se tenait le chevalier !…

Bien qu’au moment où Zéno était tombé, comme foudroyé, aux pieds de la marquise, son corps eût revêtu toutes les apparences de la mort, la vie, néanmoins, était demeurée latente en lui.

La longue épingle, en lui traversant les tissus charnus de la nuque, n’avait pas lésé un organe essentiel, ainsi que l’avait cru madame de Coislin ; seulement, ayant effleuré la base du cervelet, il en était résulté une syncope subite et si complète que celle-ci y avait été trompée et l’avait prise pour la cessation de l’existence.

En réalité, ce n’était qu’une paralysie momentanée de tout l’organisme, dont la conséquence principale était l’arrêt apparent des fonctions du cœur.

Longtemps le Vénitien demeura dans cet état d’insensibilité absolue. Mais vers le milieu de la soirée, la circulation du sang ayant commencé à se rétablir, il se ranima peu à peu et finit par reprendre tout à fait connaissance.

Son étonnement fut grand, on se l’imagine, de se trouver en pleine obscurité, étendu tout de son long sur le sol.

Cependant, la mémoire lui revenant, il ne tarda pas à se rappeler la façon dont s’était dénouée sa discussion avec madame de Coislin et devina à peu près ce qui s’en était suivi.

 Per Dio ! jura-t-il alors, – la coquine, supposant qu’elle m’avait envoyé ad patres, m’a jeté là comme un paquet avec l’intention, probablement, de faire disparaître demain mon prétendu cadavre.

» Heureusement, je suis encore de ce monde, San Pietri-Polo ! et espère bientôt le lui prouver.

Puis tout de suite il songea à Louise.

La marquise avait-elle exécuté son dessein et ce dessein avait-il eu le résultat qu’elle en attendait ?

Comment le savoir ?

Sa vue s’habituant graduellement à la nuit qui l’entourait il réussit à se rendre compte de l’endroit où il était.

Le prie-dieu, dont la silhouette se profilait dans l’ombre, ne lui laissait aucun doute à cet égard.

Il se dressa alors sur ses pieds ; non sans grande difficulté, car il ressentait une faiblesse extrême, en raison de la longue rigidité dans laquelle ses membres étaient restés figés.

Au delà du prie-dieu, il distinguait une tache claire.

C’était la fenêtre.

Il marcha vers elle, se tenant aux murs pour ne pas tomber.

Il lui semblait étouffer dans sa prison et voulait respirer l’air du dehors pour achever sa résurrection.

Sur son chemin, ses mains rencontrèrent la porte qu’il reconnut tant à ses moulures qu’à son encadrement et constata qu’elle était fermée à clef.

À ce moment il ne lui vint pas même à l’idée d’essayer de l’enfoncer.

Il avait encore si peu de vigueur que tout effort lui était interdit.

Il se borna à remarquer son emplacement.

Arrivé à la croisée, il l’ouvrit et aspira longuement la brise fraîche de la nuit.

Mais ses poumons, qui n’avaient pas repris leur jeu complet, absorbèrent d’un coup une telle quantité de ce bienfaisant dictame, qu’il en éprouva une véritable suffocation et s’affaissa à terre où, de nouveau, il perdit tout sentiment.

Auparavant, toutefois, l’instinct lui avait fait pousser un appel au secours désespéré.

C’était celui qui avait été entendu par l’homme au masque rouge.

Cette fois Zéno n’était simplement qu’évanoui et, s’il y avait abolition de la pensée, du moins le corps vivait-il normalement.

Près de trois heures encore il demeura dans une entière inertie et ce ne fut que longtemps après la rentrée de madame de Coislin dans sa chambre qu’il sortit de cette seconde pâmoison.

Ce repos forcé, il s’en aperçut avec joie, avait eu pour effet de lui rendre une partie de sa vigueur. Il lui avait été plus salutaire que le mouvement.

Dès lors, il résolut de s’échapper de l’oratoire par n’importe quel moyen.

Il n’avait que deux issues, la fenêtre et la porte.

La fenêtre, il y songea tout d’abord, et comme elle était à la hauteur d’un deuxième étage, à tâtons, il se prit à détacher les bordures des rideaux, voulant s’en servir comme d’une corde pour opérer sa descente.

 Diavolo ! murmura-t-il tout à coup en s’arrêtant net, – si la mémoire ne m’était revenue, en me risquant sur la pierre du balcon, par cette obscurité, pour attacher la corde à la balustrade, j’allais faire un beau saut ! En effet, le ferronnier a emporté cette balustrade la semaine passée pour y faire des adjonctions artistiques et il ne l’a pas encore remise en place… Mieux vaut, je crois, sortir d’ici par la porte.

Il alla alors à l’huis et opéra, d’abord avec le genou, une pesée sur le panneau pour s’assurer de son degré de résistance, ce qui avait causé le craquement dont la marquise avait été si fort intriguée.

Après cet essai, reconnaissant qu’il ne parviendrait à le faire céder qu’à l’aide de puissantes secousses, il avait attendu un instant pour réunir toutes ses forces et s’était ensuite jeté dessus en prenant le plus grand élan possible.

On a vu quelle épouvante avait saisi la marquise à ce premier choc.

Nous renonçons à décrire son affolement à ceux qui avaient suivi et surtout à l’apparition soudaine du chevalier.

Cela tenait de la démence.

Zéno, lui, ignorait qu’elle fût là, les quelques pas qu’elle avait faits, dans sa chambre, ayant été assourdis par un épais tapis qui recouvrait le parquet.

Il fut presque heureux de l’apercevoir.

De la sorte, il allait connaître sur-le-champ le sort de Louise, qui était évidemment décidé, puisque la présence de la marquise chez elle lui indiquait que la fête était terminée.

 Qu’avez-vous fait de ma fille, madame ? lui demanda-t-il d’un ton impérieux.

Madame de Coislin entendit la question, mais il lui sembla que la voix du chevalier avait une résonnance particulière, comme si elle fût sortie de dessous terre.

Au vrai, le sens de l’ouïe, fortement oblitéré chez elle par le trouble cérébral dans lequel elle se trouvait, ne lui avait laissé percevoir qu’un son très atténué, à peine distinct.

De même, sa vue, affectée d’une altération analogue, lui montrait Zéno sous un aspect étrange.

Elle ne le voyait que d’une façon indécise, effacée.

Les contours de sa personne ne lui paraissaient plus avoir de lignes nettement arrêtées.

Ils se fondaient dans une espèce de vapeur ambiante, qui les rendait imprécis, flottants pour ainsi dire.

Cette aberration bizarre des sens est un cas pathologique très connu des hommes de l’art.

Il survient souvent à la suite d’une extrême frayeur, comme celle éprouvée par la marquise, ou de toute autre commotion morale assez violente pour perturber le mécanisme des organes.

Nous pourrions citer maints exemples curieux à l’appui de ce que nous avançons ; mais cela nous entraînerait trop loin, et nous préférons poursuivre la marche de notre action.

La double illusion que subissait madame de Coislin la confirmait dans l’idée qu’elle avait devant elle un être surnaturel.

En ce cas, à quoi bon lui répondre ?

D’ailleurs, l’eût-elle voulu, cela lui eût été impossible ; sa gorge desséchée se fût refusée à laisser passer le moindre son.

Son silence irrita le Vénitien qui réitéra sa question en s’avançant vers elle.

Mais, à mesure qu’il s’approchait, elle se reculait, pas pour pas, avec une raideur tenant de l’automatisme.

Le tremblement continu de ses prunelles, dilatées à lui cacher le blanc des yeux, dénotait la terreur folle qui la dominait.

Tout d’abord, le chevalier n’avait pas remarqué le bouleversement auquel elle était en proie. Maintenant il le voyait et se demandait ce qui le causait.

Soudain il s’en rendit compte : elle le prenait pour un spectre.

Il connaissait, du reste, sa crédulité pour tout ce qui touchait au monde ultra-terrestre et comprenait quel effet il devait produire sur elle.

Alors, au lieu de chercher à dissiper son erreur, il essaya, au contraire, de l’y plonger davantage, pensant par là lui faire avouer plus facilement ce qu’il désirait savoir.

Il reprit donc :

 Oui, madame, c’est moi !… moi que vous avez assassiné et qui reviens exprès du monde des esprits pour vous demander : Qu’avez-vous fait de ma fille ?… Qu’avez-vous fait de mon enfant ?… Parlez !…

Disant cela, il s’avança encore.

Encore elle se recula, toujours du même pas d’automate qui ne produisait aucun bruit, étouffé qu’il était par la haute laine du tapis.

 Avez-vous accompli votre forfait, ajouta-t-il, – ou, au dernier moment, le remords vous a-t-il retenue et fait sauver votre victime ?… Parlez, madame… mais parlez donc !…

Il continuait à marcher sur madame de Coislin, semblant la pousser à distance par une force invisible.

Dans son évolution, la marquise avait tourné le sopha, et se trouvait à présent du côté de l’oratoire, vers lequel elle se dirigeait à reculons.

 Pour Dieu, madame, répondez ! cria le chevalier de plus en plus irrité de son mutisme, – où est ma fille ? Un mot, un seul qui m’apprenne ce qu’elle est devenue ?

Et, espérant la joindre afin de la forcer à lui donner une réponse quelconque, son rôle de revenant dût-il en souffrir, il courut vivement à elle.

Il n’eut pas le temps de franchir la moitié du chemin qui l’en séparait.

Bondissant, autant dire, en arrière avec une souplesse qu’on eût été loin d’attendre d’elle en ce moment, elle disparut dans l’oratoire, s’élança vers la fenêtre ouverte et sauta sur la pierre du balcon.

Zéno eut un moment de cruelle anxiété.

 Arrêtez, madame, arrêtez, cria-t-il, – Oubliez-vous que la rampe forgée n’entoure plus le balcon ?

À son tour, il s’élança pour la retenir.

La marquise n’entendait rien. Ses deux bras nus, sortant de la vaporeuse étoffe de sa toilette de nuit, se tendirent vers lui dans un geste de répulsion et d’horreur, ses talons dépassèrent l’extrême bord de la pierre ; lentement le haut de son corps fléchit en arrière comme sucé par le vide ; puis, soudain, elle disparut dans la nuit, sa gorge contractée rendant un râle d’agonie, et le tissu de son peignoir tourbillonnant avec de sinistres claquements d’ailes.

Ce fut au tour de Zéno d’être terrifié.

Il ne prévoyait pas cet horrible résultat.

Après un instant de stupeur, il se coucha sur la pierre du balcon et, à plat-ventre, pour éviter le vertige, sa tête dépassant seule le rebord, il regarda en bas.

La marquise gisait sur le sol, en une masse blanche, confuse et immobile.

Il descendit quatre à quatre au jardin et fut, en une seconde, à l’endroit où elle était tombée.

Quelque rapide qu’eût été sa course, il avait été devancé près d’elle par un homme qui, placé du côté de sa tête, avait soulevé celle-ci et l’examinait avec attention.

C’était l’astrologue.

Le chevalier était trop ému pour songer à lui demander par quel hasard il le rencontrait là.

 Dans quel état est-elle ? questionna-t-il anxieusement.

 Elle est morte, répondit l’inconnu.

 Morte !

 Oui, elle s’est ouvert le crâne !

» Voyez, ajouta-t-il en indiquant du doigt un large hiatus qui béait au sommet de la boîte crânienne, – s’il faisait jour on apercevrait la cervelle. La mort a dû être instantanée.

 La malheureuse ! fit Zéno, – je n’ai pu arriver à temps pour la retenir.

L’inconnu replaça à terre la tête de la marquise, puis se releva en murmurant :

 Cette fois encore, le signe fatal ne m’a pas trompé.

Les deux hommes restèrent silencieux en face l’un de l’autre.

Le chevalier paraissait hébété. Ce trépas si inattendu le stupéfiait.

 Que décidez-vous ? lui demanda l’astrologue après une pause de quelques minutes.

 Mais… je ne sais… balbutia-t-il. – Il y aurait peut-être lieu de prévenir immédiatement les gens du château.

 Ce n’est pas mon avis, répliqua l’inconnu. – Si la valetaille était prévenue maintenant, il faudrait bien entendu lui donner des détails sur l’événement et cela ferait des clabauderies à n’en plus finir. Selon moi, donc, il vaut mieux que, jusqu’à nouvel ordre, la chose reste entre nous.

 Cependant, ce cadavre ne peut être abandonné là une nuit entière.

 Certes non ; aussi allons-nous le transporter là-haut.

 Nous ?

 Nous-mêmes… Y voyez-vous quelque inconvénient ?

 Le seul que j’y voie est ma répugnance à toucher les personnes mortes.

 Eh bien, vous vaincrez cette répugnance ; allons, aidez-moi.

L’astrologue avait déjà pris la marquise par les épaules.

Devant cette invite, Zéno n’osa pas se faire prier davantage et de son côté la saisit par les chevilles en ramenant pudiquement l’étoffe déchirée qui traînait.

Puis, tous deux, marchant avec précaution afin de ne réveiller aucun des domestiques, remontèrent dans la chambre de madame de Coislin et déposèrent son corps sur le sofa, à cette même place où un quart d’heure auparavant il se dessinait exubérant de vie et de force, dans ses lignes harmonieuses.

Quand cela fut fait, l’astrologue entraîna Zéno dans une pièce voisine et lui dit :

 Maintenant, racontez-moi ce qui s’est passé.

Le ton d’autorité avec lequel furent prononcées ces paroles surprit le chevalier, qui remarqua seulement ce qu’offrait d’anormal la présence en pleine nuit d’un étranger à Chèvreloup, et alors qu’il y régnait une solitude absolue.

 Mais permettez, monsieur, répliqua-t-il. – Je m’aperçois que je n’ai pas encore pensé à vous demander…

 Qui je suis et ce que je fais au château à cette heure ? coupa l’homme au masque rouge. – Vous le saurez avant qu’il soit longtemps. Racontez-moi d’abord pourquoi la marquise s’est jetée par la fenêtre.

Le chevalier se sentit dominé par l’accent de commandement du mystérieux personnage et se décida à le satisfaire.

 Pour que vous compreniez exactement la façon dont madame de Coislin a été amenée à faire cette chute fatale, dit-il, – il me faut au préalable vous mettre au courant de certains faits dont le récit va m’être une véritable souffrance, car ils vont vous montrer ce que j’étais encore il y a deux jours, c’est-à-dire un être abject et digne de tous les mépris.

 Ce que vous étiez ? Seriez-vous donc changé, par hasard, chevalier Zéno ? observa avec incrédulité l’astrologue.

 Oh ! oui… mais vous me connaissez donc ?

 Certes ; il y a tantôt dix-huit ans… et je ne m’en fais pas gloire, je vous l’assure.

Le chevalier allait de nouveau s’enquérir de l’identité de son interlocuteur, quand un regard aigu de ce dernier arrêta la question sur ses lèvres.

Il commençait à en avoir peur.

 Les faits dont je veux parler, reprit-il, – sont ceux-ci : la marquise et moi nous avions comploté d’enlever…

 Du couvent de Picpus une orpheline du nom de Louise Moutier dans le but de la livrer au roi. C’est cela que vous voulez dire, je présume ?

 En effet ; comment savez-vous ?

 Peu vous importe, je le sais. Je sais aussi que cette orpheline a été enlevée et conduite en ce château… Après ?

En entendant l’inconnu, Zéno éprouvait une surprise égale à celle d’Henri et de Romuald, lorsqu’une scène analogue avait eu lieu entre eux et celui-ci.

 Après ? fit-il. – Si vous pouviez vous douter qui j’ai reconnu dans cette demoiselle Moutier…

 Je m’en doute, coupa encore l’homme au masque rouge, elle ressemble assez à sa mère.

 Ah ! mon cœur ne m’avait point abusé… c’est elle, n’est-ce pas ?… C’est bien ma fille !… s’écria le chevalier avec explosion.

 Elle-même… l’enfant de celle qui fut Marine Moutier.

 J’en étais sûr ; mais ce que vous me dites achève de me convaincre. Le malheur est que cette ressemblance ne m’ayant pas frappé, la première fois que je l’ai rencontrée, ma vue étant devenue mauvaise, ce n’est qu’ici que j’ai fini par découvrir ce que nous étions l’un à l’autre…

L’astrologue l’interrompit avec dédain.

 Pourquoi le malheur ? J’imagine, au contraire, que vous vous êtes réjoui, pensant que si le roi prenait la fille, il dédommagerait amplement le père ?

 Qu’osez-vous dire, monsieur ? rugit Zéno en saisissant le poignet de son interlocuteur qu’il serra à le briser. – Un père livrer son enfant !… J’ai commis beaucoup de lâchetés dans ma vie : j’ai été souvent bien misérable, mais jamais, jamais !… entendez-vous ? il ne me serait venu à l’idée de perpétrer un crime aussi monstrueux.

À ce cri d’indignation du chevalier, les yeux de l’inconnu lancèrent un éclair de joie.

 Bravo ! chevalier, bravo ! approuva-t-il en même temps avec chaleur. – Cela vous rachète à mes yeux et me fait oublier ce que vous avez été autrefois.

Sa voix maintenant était toute vibrante de sympathie.

 Alors, qu’avez-vous fait ? questionna-t-il.

 Est-il besoin de vous l’apprendre ?

Et Zéno fit part à l’astrologue de la résolution qu’il avait prise d’employer tous les moyens possibles pour soustraire Louise à l’infamie à laquelle il l’avait d’abord destinée, de sa discussion à ce sujet avec la marquise, puis ce qui en était résulté.

Après quoi il narra les faits que nous avons rapportés plus haut, depuis l’instant de son premier réveil dans l’oratoire jusqu’à celui de la chute de la marquise par la croisée.

L’inconnu l’avait écouté attentivement.

Quand il eut fini :

 Merci, lui dit-il, – des renseignements que vous venez de me donner ; ils m’étaient nécessaires. Je vais répondre maintenant à une de vos questions, celle qui a trait à ma présence au château à une heure aussi indue.

» J’étais un des invités de madame de Coislin, ou, pour parler plus franchement, simplement un de ses hôtes, car je m’étais invité moi-même à sa réception.

» Or, très observateur de ma nature, j’avais remarqué, dès mon arrivée, que la marquise se laissait aller fréquemment à des mouvements nerveux, correspondant à une altération soudaine de sa physionomie, comme si une vive inquiétude fût venue subitement l’envahir.

» Cela ne durait qu’une seconde et passait à coup sûr inaperçu aux yeux des indifférents.

» Mais moi, en raison de ce don d’observation dont je suis pourvu, je saisissais parfaitement ces signes d’une constante préoccupation et me demandais quelle elle pouvait être.

» Ce qui concentrait aussi mon attention sur elle, était une légère tache rose pâle, qui s’était formée entre ses deux sourcils, à peu près à la racine du nez.

» Cette tache était pour moi un pronostic funèbre.

» Elle m’indiquait que la marquise était sous le coup d’une catastrophe imminente.

» J’ai, en effet, toujours vu apparaître un semblable stigmate chez les personnes menacées d’une mort prochaine.

» Je parle d’une mort violente !

» Toutes ces choses réunies me faisaient donc soumettre madame de Coislin à une espèce d’inquisition morale et, plusieurs fois, mes regards avaient cherché à lire au plus profond de sa pensée.

» Malheureusement, le temps s’était écoulé sans que j’eusse réussi à satisfaire ma curiosité, aussi peu que ce fût, et la soirée ayant pris fin, j’allais, en désespoir de cause, me retirer comme tout le monde, lorsque, me trouvant près d’une croisée ouverte, un cri, une sorte de plainte parvint du dehors jusqu’à moi.

 L’appel que j’avais poussé avant mon évanouissement, remarqua Zéno.

 Il paraît… Pensant alors qu’il devait y avoir une corrélation entre cette plainte et la préoccupation de la marquise, aussi peut-être avec la tache rose pâle, au lieu de partir, je n’en fis que le simulacre et restai dans le château… pour attendre les événements.

» Voici qui vous éclaire déjà sur un point.

» Quant à savoir qui je suis… je vous le dirai ailleurs qu’ici, car je vous emmène avec moi.

 Vous m’emmenez ? articula le chevalier presque craintivement.

 Oui ; voudriez-vous continuer à demeurer à Chèvreloup après la sinistre tragédie qui vient de s’y jouer ?

Zéno réfléchit une demi-minute.

 Non, c’est vrai, fit-il ; – de toute façon cela m’est désormais impossible.

 Vous allez donc me suivre. J’ai été votre ennemi ; je l’étais encore il n’y a qu’un instant ; mais dès à présent, si vous avez dit vrai, je suis votre ami ; la conduite généreuse que vous avez tenue envers Louise Moutier ayant, je le répète, effacé pour moi tout votre passé.

 À propos, et elle, Louise, vous ne m’en parlez pas ? Est-ce que madame de Coislin serait parvenue à la faire agréer du roi ? Oh ! si cela était !… Vous qui étiez là, apprenez-moi vite…

 Ce que j’ai à vous dire à son sujet demanderait de trop longs développements. Sachez seulement que vous n’avez rien à craindre pour elle… Du moins je crois pouvoir vous l’assurer. Sur ce, partons ! Avant peu vous serez instruit de tout ce qui la concerne.

 Cependant, voulut insister Zéno, – un simple mot eût suffi…

 Je vous l’ai dit, ce mot : elle ne court aucun danger, c’est le principal.

» Allons, venez ; le jour est sur le point de paraître et il ne faut pas qu’on nous voie sortir de cette demeure. Demain je m’occuperai de l’inhumation de la marquise et trouverai une explication à sa mort.

Sur ces dernières paroles, l’astrologue fit sortir le chevalier et tous deux prirent à pied la route de Rocquencourt, où il leur fallait trouver une voiture.

24. Où reparaissent enfin Philippe de Lagardère, Cocardasse et Passepoil

Le duc Philippe de Lagardère-Nevers, accompagné de la duchesse sa femme, rentra à Paris le matin même du jour qui suivit cette nuit de fête – si fertile en événements.

La comtesse Aurore de Lagardère, sa mère affectionnée, s’étant éteinte entre ses bras, deux ans auparavant, Philippe avait dû se rendre à plusieurs reprises en Lorraine, pour régler les affaires de la succession. Cette fois tout étant terminé, avec un certain soulagement il s’était empressé de rentrer en France et de reprendre le chemin de la capitale.

Nous disons « rentrer en France » avec intention. La Lorraine, en effet, était encore sous le gouvernement de Stanislas Leczinski, père de la reine, auquel elle avait été cédée, en 1738, par le duc François III, époux de la fameuse Marie-Thérèse d’Autriche.

Elle ne devait être annexée à la France qu’en 1766, à la mort de Stanislas.

En mettant le pied dans leur hôtel, le duc et la duchesse eurent une désagréable surprise. Au lieu de voir leur fils accourir à leur rencontre, comme ils étaient en droit de s’y attendre, ils virent venir à eux un vieux serviteur, qui avait fait le voyage avec le marquis à titre de valet de chambre et dont la physionomie était empreinte d’une expression de tristesse.

 Qu’y a-t-il, Florent ? interrogea vivement le duc, – et pourquoi cet air affligé.

 Serait-il arrivé quelque chose à Henri ? ajouta la duchesse Olympe, déjà inquiète.

 Ma foi, mes chers maîtres, repartit Florent, – je ne sais que vous répondre, attendu que monsieur le marquis n’est pas rentré cette nuit à l’hôtel.

Le duc respira et eut même un vague sourire.

 Quelque escapade galante, pensa-t-il, bien qu’il trouvât singulier qu’Henri eût précisément choisi le jour de leur retour pour se livrer à pareille expédition.

Mais Olympe, qui n’avait pas les mêmes idées que son mari sur les licences permises à la jeunesse, et, d’ailleurs, ainsi que toutes les mères, voyait toujours l’enfant dans le jeune homme, ne se paya pas de cette réponse.

 Et pourquoi n’est-il pas rentré ? questionna-t-elle.

 Je l’ignore, madame la duchesse.

 Il ne vous a rien dit, il ne vous a pas prévenu de son absence nocturne ?

Le sourire du duc s’accentua.

La naïveté de sa femme l’égayait.

Il n’aurait plus manqué qu’Henri allât faire ses confidences amoureuses au vieux Florent.

 C’est-à-dire, madame, répliqua ce dernier – que monsieur le marquis m’avait bien averti qu’il rentrerait très tard, devant aller à un bal masqué donné par une dame de la cour dans son château situé aux environs de Versailles, mais il n’avait pas été question qu’il ne rentrerait pas du tout.

 Que pensez-vous de cela, mon ami ? demanda la duchesse au duc.

 Mon Dieu, ma chère Olympe, répondit Philippe qui continuait à être de plus en plus rassuré et ne croyait même plus maintenant à une histoire d’amour, – je pense qu’Henri se sera tellement diverti à ce bal, que, quoique son intention ne fût d’abord que d’y passer quelques heures, il se sera laissé entraîner à y rester la nuit entière et que nous allons le voir sans doute revenir d’un instant à l’autre.

» Après tout, songez que sept heures du matin seulement viennent de sonner et qu’il lui faut le temps de faire le chemin de Versailles ici ; peut-être de plus loin, même, d’après le dire de Florent.

 Je ne savais pas notre fils si amateur de plaisirs, remarqua la duchesse Olympe avec un peu d’amertume. – Il aurait dû comprendre, le cher enfant, combien nous eussions été heureux de le trouver à l’hôtel dès notre arrivée, tant pour l’embrasser que pour apprendre de lui des nouvelles de Blanche et de Louise, à qui il a dû rendre visite au couvent.

Philippe se disait qu’au fond, sa femme avait raison.

Henri aurait bien pu faire en sorte de rentrer à temps pour les recevoir.

Néanmoins, il lui pardonnait volontiers, eu égard à son âge.

Le vieux Florent fut encore interrogé par la duchesse sur les occupations auxquelles s’était livré son fils depuis quarante-huit heures.

Mais le bonhomme ne put guère la renseigner là-dessus, le marquis n’ayant fait que de courtes apparitions à l’hôtel.

Tout ce qu’il pouvait lui dire, c’est que l’avant-veille, il était rentré assez tôt et s’était enfermé chez lui jusqu’au lendemain matin dix heures ; qu’alors il était parti à cheval pour aller il ne savait où, était revenu dans la journée, puis ressorti presque immédiatement jusqu’au soir pour rentrer de nouveau et enfin repartir encore, cette fois définitivement.

Le duc et la duchesse, peu satisfaits de ces renseignements qui ne leur apprenaient rien, durent se décider à attendre le retour du marquis pour en savoir davantage.

S’il n’eût pas été de si bonne heure, ils se fussent tout de suite rendus au couvent, impatients qu’ils étaient de prodiguer leurs caresses à Blanche dont ils se trouvaient séparés depuis trois mois.

Mais craignant que leur présence dans le saint lieu à une heure aussi matinale n’y causât par trop de dérangement, ils remirent leur visite à un peu plus tard et montèrent à leur appartement.

La duchesse Olympe, fille du marquis et de la marquise de Chaverny, était alors dans tout l’épanouissement de sa beauté. Depuis son mariage avec l’ex-sergent Belle-Épée, aucun nuage n’était venu troubler la quiétude de son heureuse existence.

Ses enfants, elle les aimait à l’adoration et avait même été jalouse, assez longtemps, de l’affection qu’ils portaient à Flor, leur grand’mère.

Au temps où les jumeaux de Nevers étaient encore tout petits, Olympe et son mari aimaient à se renvoyer ce ravissant propos que nous avons déjà entendu sortir de la bouche d’Aurore, alors qu’elle et le comte Henri de Lagardère, durant leur court bonheur, se penchaient au-dessus du berceau du petit Philippe :

 Henri te ressemble, disait la duchesse.

 Blanche est tout ton portrait, répondait le duc.

C’était tout à la fois vrai et faux, les enfants ayant emprunté beaucoup plus à leur père qu’à leur mère dont ils n’avaient ni la douceur ni la patience.

Philippe ne pouvait les renier ; dans toute la force du terme, c’étaient bien là les héritiers du sang de Lagardère.

À l’époque dont nous parlons, Philippe avait un peu dépassé l’âge auquel était mort son père, en se faisant un lit de cadavres de ses assassins.

Il était toujours beau, brave et fort, et savait tenir haut la dignité de son rang, l’honneur de son nom.

Il n’y avait qu’un quart d’heure à peine que le duc et la duchesse étaient réinstallés dans leur appartement, quand on vint les prévenir que maîtres Cocardasse et Passepoil, les deux vieux prévôts d’armes, si renommés jadis et qui n’avaient cessé d’être en relations cordiales avec eux, demandaient à leur présenter leurs respects.

 Qu’ils entrent, pardieu ! qu’ils entrent ! s’écria joyeusement le duc ; – ils seront toujours les bien reçus. N’est-ce pas, Olympe ?

 Assurément Philippe ; ce sont deux anciens et fidèles amis dont la vue ne peut que nous être des plus agréables.

Cocardasse junior, indéfiniment, éternellement junior et Amable Passepoil, son « petit prévôt », avaient, il faut bien l’avouer, quelque peu changé depuis que nous les avons quittés.

La neige des ans s’était plu à teinter d’une nuance uniforme la chevelure embroussaillée, hirsute du premier, et les longues mèches plates et jaunâtres du second.

Les griffes du temps avaient également creusé sur leur visage de profonds et nombreux sillons qui s’entrecroisaient en tous sens en un rugueux et inextricable réseau.

Leur échine s’était légèrement courbée sous le pesant fardeau de la vieillesse ; leur jarret n’avait plus cette élasticité, ce ressort qui le faisait jadis se tendre avec tant de vigueur… et de grâce.

Hélas, non ! Malgré leur rude trempe, un peu de rouille s’était formée à leur surface. Car ils avaient chacun septante années, ou approchant ; et dame ! cela commence à compter.

Néanmoins, c’étaient encore deux gaillards ; vieux peut-être ; décrépits, jamais !

Et il y avait plaisir à les voir l’un et l’autre quand, tenant une brette à la dextre, ils s’amusaient à s’escrimer à la salle d’armes du fils Passepoil, Boniface, l’ex-garde-française, successeur de son père à l’académie du Petit-Châtelet.

Toujours prompts à la riposte et à la parade, battant l’appel d’un pied ferme, dégageant, coupant avec une prestesse juvénile, faisant siffler le fer en des passes savantes, vous leur eussiez donné un quart de siècle au plus.

Miladious ! il eût fait beau de dire à Cocardasse qu’il n’était plus junior ! Quel horion à l’estomaquer, il eût reçu, celui-là !

Ventre de biche ! Qui eût osé montrer à Passepoil qu’il le prenait pour un homme d’âge ? Personne sûrement, car une telle audace eût été payée cher.

Le vieux Florent leur ayant communiqué la réponse du duc, ils entrèrent tous les deux ensemble, en redressant leur taille et en bombant le torse.

Cocardasse salua d’un geste large, abondant qui remplissait l’espace.

Passepoil d’un mouvement moins ample, comme en raccourci, mais avec plus de « distinction ».

Cette formalité accomplie, le Gascon prit la parole, la bouche fendue par un aimable sourire.

Il s’adressa d’abord au duc.

 Té ! pitchoun, dit-il, – mon petit prév…

Un brusque coup de coude de Passepoil, qu’il reçut dans les côtes, lui fit terminer le mot par un formidable couac.

 Tu oublies les formes, mon noble ami, lui glissa ce dernier en sourdine ; – monsieur le duc, donc.

 Ver ! Amable il a raison, reprit Cocardasse qui avait peine à ressaisir son souffle. – C’est une biscorne de langue… Pardonnez… Je…

 Mes chers amis, interrompit affectueusement Philippe ; – je vous ai dit plus de mille fois déjà, et je vous répète encore aujourd’hui qu’entre nous il ne devait jamais exister d’étiquette et que je désirais que vous me considériez toujours comme étant le sergent « Belle-Épée ». Voyons, est-ce bien entendu désormais ou me forcerez-vous à vous faire constamment la même observation ?

 Là, empoche, Amable, gouailla le Gascon en jetant un regard triomphant à son compagnon.

 Si monsieur le duc l’exige, c’est différent, répliqua Passepoil. – Cependant, les convenances…

 Hé ! les convenances !… les connais mieux que toi, pétit, tu entends ? Pour lors, baille-moi la paix, pécaïre !… Je vous disais donc, monsieur le duc…

 Bien, cela, approuva Amable.

 Capédédious ! gronda Cocardasse qui devint cramoisi de colère.

 Cet avorton il me fait perdre le sens… Ne sais plus où j’en suis…

» Demande excuse, dame Olympe, de ce langage intempestif. Habituellement je ne jure jamais, parce que l’aimable Mathurine le défend, mais…

 Qu’as-tu, diable ! à mêler ma femme là-dedans ? observa Passepoil.

 Dioubibant ! Je ne la mêle dans rien ta femme. Dans quoi veux-tu que je la mêle ? repartit le Gascon qui, comme il le disait, ne savait réellement plus où il en était.

 Allons, mes amis, ne vous disputez pas, intervint Philippe en riant, ainsi que la duchesse, de la scène burlesque qui avait lieu entre les deux vieux maîtres d’armes. – Vous êtes venus nous faire vos compliments au sujet de notre retour, n’est-ce pas ! Eh bien, quoique vous ne nous en ayez encore touché mot, nous nous considérons comme les ayant reçus et vous remercions sincèrement de cette amicale intention.

» Maintenant, si vous le voulez bien, parlons d’autre chose. Vous avez dû certainement voir Henri, hier ou avant hier ?

 Le pitchoun ? fit Cocardasse.

 Monsieur le marquis ? prononça Passepoil.

 Comme il vous plaira, enfin notre fils, spécifia Olympe.

 Nullement, le croyions avec vous.

 Nous ignorions qu’il fût à Paris.

 Eh ! quoi, il n’est pas allé chez vous ? Il y a quarante-huit heures qu’il est ici.

 Ça nous aurait pourtant joliment fait plaisir de le voir, dit Passepoil, – et à son ex-maître aussi, mon gars Boniface.

 Et à dame Mathurine donc, ajouta le Gascon ; – elle qui l’a tenu sur ses genoux, haut tout juste comme une demi-botte. Elle est si bonne la chère créature.

 Cocardasse ! Te voilà encore à parler de ma femme ?

 Et bien je fais, ingrat ! Les qualités de cette belle moitié de toi-même ne trouvent qu’en moi seul un miroir sincère, hé ! donc !

 Voilà qui est singulier, observa le duc poursuivi par la préoccupation que commençait à lui causer l’absence de son fils. – Qu’est-ce qui a pu si fort le retenir pendant ces deux jours, pour qu’il ait négligé ainsi ses amis ? Car je sais, qu’à chaque retour de voyage il ne passe pas la journée sans aller vous serrer la main à tous deux, à tous trois veux-je dire, et embrasser sa vieille Mathurine.

 Sûrement, affirma Cocardasse, – tout de suite, il accourt près de nous, le bijou.

 En effet, ajouta Passepoil, – monsieur le marquis n’y manque jamais.

Il se fit une pause entre les quatre interlocuteurs. Philippe et Olympe réfléchissaient à ce qu’il y avait d’étrange dans la conduite du jeune homme et cherchaient à se l’expliquer.

Tout cela ne leur semblait pas très naturel.

 Mais alors, demanda soudain le duc frappé d’une idée ; – si ce n’est pas par Henri, par qui donc avez-vous su que nous devions revenir à Paris aujourd’hui et surtout de si bon matin ?

 Hé ! Cornebiou ! repartit le Gascon, – c’est ce que je m’apprêtais à conter au moment où Amable il m’a si rudement bourré le flanc.

» Voici la façon dont la chose s’est faite.

Puis d’un geste impératif indiquant à Passepoil qu’il ne voulait plus être interrompu, il reprit :

 Faut vous dire d’abord qu’à l’orée de ce jour nous ne savions point encore que vous aviez reparu dans la capitale et nous ne nous doutions même pas de l’époque où vous reviendriez. Or, figurez-vous, il y a de ça une heure à peine échue, comme nous venions seulement d’ouvrir l’œil, voilà que ma caillou et moi voyons arriver à la maison… Ver ! devinez qui un peu, vous prie ?… Vous le donne en cent, mêmement qu’à la dame Olympe.

 Dame ! ça nous est assez difficile, observa Philippe. – Comment voulez-vous que nous sachions ?…

 C’est vrai, fit Passepoil sans tenir compte du geste qui lui avait imposé silence, – comment monsieur le duc et madame la duchesse pourraient-ils savoir ? allons dis vite, sinon, c’est moi qui vais parler.

 Silence ! pétit ! et de la tenue, mon bon ! lança le Gascon avec colère. – Laisse-moi dégoiser l’histoire tout seul, bagasse !… et sois moins bavard !…

» Vous ne devinez pas, hé ? Une… deusse… troisse !… Lors, ne vous ferai pas languir un peu plus longtemps.

» Eh donc ! c’était M. de Posen… savez bien… le baron… qui survenait de cette manière.

 Le baron de Posen ! exclamèrent à la fois Philippe et Olympe, qui marquèrent une vive surprise de ce qu’ils apprenaient.

 Ver ! En personne comme vous et moi, appuya Cocardasse.

 Il s’est donc enfin décidé à rentrer dans sa patrie ? reprit le duc.

 Voilà seize ans bientôt qu’il en était parti, sans que, depuis cette époque, nous ayons eu de lui aucune nouvelle, et ma foi, nous en étions presque à croire qu’il n’était plus de ce monde.

 Nous pareillement, n’est-ce pas, Amable ?

 Oui, mon noble ami. Aussi vous pensez, monsieur le duc et madame la duchesse, si nous avons été ébaubis de le voir ?

 Tu pourrais même dire : aplafourdis, renchérit Cocardasse.

 Je comprends en effet, quel a dû être votre ébahissement à tous deux, répliqua Philippe. – Olympe et moi n’eussions pas été moins stupéfaits. Et pourquoi est-il venu vous trouver à une telle heure ? Il est sans doute arrivé d’hier et n’aura pas voulu perdre de temps pour renouer connaissance avec vous ; c’est cela, je présume ?

 Permettez, fit le Gascon ; – il y a de ça sûrement, mais il y a aussi quelque chose d’autre. D’autant que ce n’est pas d’hier qu’il a fait retour à Paris ; il y a déjà plusieurs jours, comme il nous l’a dit, sitôt après nous être congratulés mutuellement, ajoutant que s’il n’avait pas poussé, avant ce moment, jusqu’à notre demeure, c’est que, dès le pied dans Paris, il avait été pris par des affaires qui ne lui avaient point laissé un instant de repos.

 Ensuite il a continué de la sorte, poursuivit Passepoil qui, au grand déplaisir de Cocardasse, s’empara de la parole et la garda : – Si je viens vous relancer de si bonne heure, mes amis, c’est parce que j’ai à vous réclamer un service urgent qui, j’en suis sûr, sera loin de vous être désagréable ; au contraire même.

Voici en quoi il consiste :

Le duc Philippe et madame Olympe sont revenus ce matin ; j’ai aperçu leur chaise de poste en passant, il y a vingt minutes, devant l’hôtel de Nevers.

» Or, vous allez vous rendre tout de suite près d’eux et leur annoncerez que je vais avoir l’honneur de venir les voir, en ayant soin de les prévenir que ma visite a non seulement pour but de leur présenter mes respects, mais encore de les informer de certains événements qui les intéressent, lesquels événements, quoique susceptibles de leur causer quelque contrariété, n’ont cependant rien qui doive les alarmer.

 Hein ! Que veut dire ceci ? questionna vivement Philippe pris d’une subite appréhension.

 De quoi s’agit-il, mon Dieu ? s’écria de son côté Olympe en songeant à l’absence anormale de son fils.

 Ah ! c’est ce que le baron n’a pas voulu nous confier, répondit le Normand.

 Lou couquin est muet quand il veut l’être, appuya Cocardasse avec dépit.

Son petit prévôt reprit :

 Nous avons eu beau insister pour le savoir, ça a été complètement inutile. Il s’est borné à répéter que c’était peu grave.

Néanmoins, a-t-il ajouté, – comme les faits dont je veux parler pourraient parvenir à monsieur le duc et à madame la duchesse, dénaturés ou extraordinairement amplifiés, avant que je n’aie pu les en instruire moi-même, ce que je ne serai en mesure de faire que dans une heure ou une heure et demie, en raison d’un dernier renseignement qui me manque pour les leur apprendre dans toute leur exactitude, je tiens à ce qu’ils soient, dès à présent, mis sur leurs gardes et avertis par vous de leur peu d’importance.

 C’est cela même. Tu as bellement dit, couquinasse ! approuva le Gascon. – N’aurais pas mieux narré la chose… Voilà notre commission faite, hé donc !

Cette singulière confidence jeta Philippe et Olympe dans une assez grande perplexité.

Ils tentaient de s’imaginer la nature des événements dont il était question, et si la pensée qu’ils concernaient Henri leur venait d’abord, ils entrevoyaient aussi la possibilité que Blanche y fût mêlée.

Olympe, surtout, supposait déjà mille aventures terribles survenues à ses deux enfants.

Sans plus tarder, elle voulait mettre tous ses gens sur pied et les lancer à la recherche du jeune marquis ; elle refusait, en outre, d’attendre davantage pour aller au couvent voir sa fille.

Son agitation grandissant de seconde en seconde, Philippe dut s’ingénier à la rassurer de son mieux, bien que lui-même ne fût guère moins anxieux.

 Voyons, ma chère Olympe, lui dit-il, – ne te forge pas des monstres avant de savoir exactement ce qu’il en est. Si le baron de Posen nous fait avertir de ne pas avoir à nous effrayer, c’est que réellement il n’y a pas de quoi…

» Raisonne un peu, mon amie ; tu sais pourtant que M. Hélouin est un fier éclaircisseur d’imbroglios, et qu’on peut se fier à lui en toutes choses.

Puis, comme la duchesse ne voulait rien entendre, il demanda aux deux prévôts :

 Le baron a promis d’être ici dans une heure ou une heure et demie, à partir du moment où vous l’avez quitté, n’est-ce pas ?

 Oui.

 Eh bien ! reprit-il en s’adressant à sa femme – tu n’as plus guère que quelques minutes à attendre pour être tirée d’inquiétude, car, si je calcule bien, il y a plus d’une heure de cela. Remarque que voici déjà un certain temps que nos amis sont avec nous.

Le duc, il faut bien l’avouer, n’était pas aussi rassuré qu’il voulait le faire paraître. Pourtant, si on fut venu leur dire à la duchesse et à lui que le marquis Henri était accompagné du vicomte de Dizons peut-être leur anxiété se fût-elle fondue comme un charme, l’un et l’autre connaissant l’esprit réfléchi de Romuald.

Nous savons, nous, combien eût été peu sérieuse une telle façon de se rassurer, car le vicomte, entraîné par son amour pour Louise, s’était départi de sa prudence habituelle et n’était plus une égide pour son ami.

 Té ! une idée ! fit tout à coup Cocardasse, – allons piquer Amable et moi au-devant de ce baron. Il doit être actuellement aux approches de l’hôtel et nous le ferons se hâter à toute vitesse. Ça va, hé ?

 Soit, repartit Philippe auquel cette proposition parut plaire, car il était d’un naturel trop nerveux pour supporter patiemment l’attente. – Si par ce moyen vous pouvez avancer sa venue de quelques instants, ce sera toujours ça de gagné.

 Viens, pétit, dit le Gascon à Passepoil. – Irons chacun à l’opposé l’un de l’autre pour ne pas le manquer.

» Toi de ci, moi de là, ajouta-t-il en désignant sa droite et sa gauche. – Zoup ! haut le pied… À vous revoir, pitchoun ! Dame Olympe, salut !… Sommes bien vôtres, sandious !…

 Monsieur le duc, madame la duchesse, j’ai bien l’honneur de vous présenter mes humbles salutations, prononça l’incorrigible Amable en s’inclinant cérémonieusement.

Sur ces mots les deux vieux maîtres disparurent.

25. Les renseignements du baron de Posen

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé depuis leur sortie que le vieux Florent vint annoncer le baron de Posen qui, presque incontinent, fit son entrée.

Le baron de Posen, ou M. Hélouin, car on se souvient que ce titre nobiliaire et ce nom roturier couvraient un seul personnage, était à peu de choses près le même homme que nous avons connu jadis.

Les années avaient glissé sur lui sans l’entamer, et il fallait l’examiner à la loupe pour s’apercevoir des quelques légères tares dont elles l’avaient marqué.

Malgré son aspect toujours froid et compassé que le temps avait encore accentué, – c’était peut-être là le plus grand changement qui se fût opéré dans sa mystérieuse personne, – il n’en continuait pas moins à disposer d’un fonds d’activité extraordinaire.

Il n’avait jamais abandonné son métier de policier amateur, dans lequel il avait acquis une rare habileté.

Nous l’avons du reste déjà vu à l’œuvre.

Mais l’expérience, en développant de plus en plus son flair de limier, avait achevé aussi d’affiner ses facultés intuitives d’observation, et cela dans une telle proportion qu’il n’y avait pas d’agent si rusé que possédât M. de Sartine, le lieutenant-général de police, qui pût lui en remontrer, tant pour l’adresse que pour la pénétration.

Maintes affaires ténébreuses dont il avait été chargé par des particuliers avaient été éclaircies par lui avec une sagacité qui tenait du prodige.

Et c’était pour suivre et faire aboutir une de ces affaires, d’une complication et d’un embrouillé à dérouter le sphynx lui-même, qu’il était resté si longtemps hors de France.

Ouvrons ici une parenthèse pour dire que nous pourrions raconter à ce sujet une histoire fort extraordinaire.

Malheureusement les faits qui la composent étant totalement étrangers à notre récit, nous nous voyons obligé de passer outre, à notre grand regret… et peut-être aussi à celui de nos lecteurs.

Ajoutons néanmoins que nous avons l’intention d’écrire un jour cette histoire qui frise le fantastique, si toutefois nous en trouvons le loisir, et si, notamment, nous parvenons à connaître dans tous leurs détails certains de ses épisodes sur lesquels nous sommes encore insuffisamment renseignés.

Dès que le baron de Posen fut entré, Philippe alla à sa rencontre et lui dit :

 Mon cher monsieur Hélouin, vous ne doutez pas je pense, du plaisir que la duchesse et moi avons à vous revoir après une si longue absence. Cependant, si vous le permettez, nous remettrons à un autre instant le chapitre des effusions, pour parler sans plus de préambule de ce qui vous amène.

 J’allais vous le proposer, mon cher Philippe, repartit le baron.

Puis avec un sourire :

 J’ose croire que vous m’autoriserez à vous appeler ainsi en raison de notre ancienne amitié ?

 Certes ; et je vous en voudrais si, comme maître Passepoil, vous nous donniez à tous deux du duc et de la duchesse par-dessus la tête. À propos vous venez de le voir, sans doute ; lui ou Cocardasse ?

— J’ai vu en effet celui-ci, comme j’entrais dans votre rue. Il m’a appris avec quelle impatience vous m’attendiez ; aussi, quoique je fisse déjà grande diligence pour accourir près de vous, ai-je encore précipité mes pas, après l’avoir renvoyé retrouver Passepoil en compagnie duquel il a dû, sur ma prière, regagner le Petit-Châtelet.

» Je ne tenais point à ce qu’ils connussent maintenant ce que j’ai à vous révéler.

» Ils sont, je le sais, d’une discrétion à toute épreuve ; cependant il est préférable qu’ils l’ignorent jusqu’à nouvel ordre.

» Sur ce j’arrive à ce qui vous intéresse.

Alors, avec le plus de ménagements possible, M. Hélouin fit part au duc et à la duchesse de ce qui était advenu à Blanche et à Louise depuis deux jours.

Mais malgré la façon adoucie dont il raconta les événements, Philippe et Olympe éprouvèrent un tel saisissement dès ses premières paroles qu’ils en demeurèrent comme stupides l’un et l’autre, se demandant s’ils n’étaient pas en proie à un horrible cauchemar.

Circonstance qui permit au baron d’achever sa narration en entier.

 Sang du Christ ! rugit enfin Philippe quand il eut recouvré la voix. – Ma fille, ma Blanche au Parc-aux-Cerfs !… Ah ! mort de ma vie ! Le roi, tout roi qu’il soit, va me payer chèrement ce cruel outrage.

Et élevant la voix jusqu’à faire trembler les vitres il cria :

 Un cheval !… qu’on selle un cheval sur le champ… je cours à Versailles !…

Une fureur aveugle l’envahissait. Les poings crispés, le rouge de la honte empourprant ses joues, à la pensée de la souillure faite à son nom, il marchait comme un fou à travers la chambre, heurtant violemment les meubles au point de les briser et lançant une série d’imprécations contre Louis XV et la favorite.

 Un cheval donc ? Un cheval ? clama-t-il de nouveau au bout d’un moment, oubliant qu’il n’avait pas sonné pour qu’on exécutât son ordre.

Pendant ce temps, Olympe qui s’était affaissée sans forces sur un siège poussait de sourdes plaintes et semblait près de s’évanouir.

La pauvre mère, atteinte dans ce qu’elle avait de plus cher au monde sentait son cœur se briser de douleur.

Car son enfant, ange de pureté s’il en fut, était à jamais perdue pour elle… Et elle eut cent fois mieux aimé la voir morte que de la savoir dans ce lieu d’infamie.

Tout à coup, le duc s’arrêta brusquement, et se plaçant devant le baron, les yeux pleins d’éclairs :

 Et vous dites que c’est là chose de peu d’importance ? lui lançait-il. – Si je n’avais égard aux éminents services que vous m’avez rendus, monsieur de Posen, je vous demanderais à l’instant raison de ce que je considère comme une sanglante ironie.

 Mon cher Philippe, je vous en conjure, ne vous emportez point de la sorte, repartit M. Hélouin. – D’abord ce n’est pas exactement en ces termes que je m’étais exprimé vis-à-vis de Cocardasse et de Passepoil.

» J’avais parlé des conséquences anodines qui découleraient des événements dont il s’agit et non de la gravité que comportaient ceux-ci par eux-mêmes.

 Eh ! quoi ! vous voyez là des conséquences anodines ? Ma fille déshonorée, abominablement souillée, n’ayant plus devant elle qu’une vie misérable, sans joie ni bonheur désormais ! nous-mêmes, pour ne pas à avoir à supporter la honte de son ignominie, forcés de fuir, de disparaître…

» Non sans avoir lavé l’injure dans le sang du coupable ! ajouta-t-il sourdement.

 Hé ! mon ami, c’est précisément en cela qu’est votre erreur. Ne soyez pas si prompt à mettre tout au pis… Non, votre fille n’est pas déshonorée. Elle est aussi pure aujourd’hui que lorsqu’elle était au couvent des dames Augustines. J’ai des preuves certaines que Louis XV s’est vu obligé de la respecter.

 Dites-vous vrai, monsieur de Posen ? s’écria le duc pour qui cette assurance fut déjà un soulagement.

 Rappelez-vous que je n’avance jamais rien dont je ne sois absolument sûr.

 Cependant j’ai souvent entendu affirmer qu’aucune des malheureuses qui entrent dans ce lieu maudit n’en sortait l’honneur intact. Qu’elles le voulussent ou non, une fois dans cet antre, elles devenaient un objet de plaisirs pour le monarque. Des histoires monstrueuses m’ont été racontées à ce sujet.

» En cas de révolte de leur part, on se servirait, paraît-il, de narcotiques, de boissons stupéfiantes, de fauteuils articulés pour leur ôter tout moyen de résistance. Vous devez, de même que moi, être instruit de ces choses, je pense ?

 Sans nul doute !

 Eh bien ! qui vous dit, reprit Philippe avec un retour de fureur, – qu’on n’a pas usé d’une pareille ruse envers ma fille ? Certes je connais trop Blanche pour supposer un instant qu’elle ait consenti à céder de bon gré aux désirs du roi ; néanmoins si on l’a mise hors d’état de se défendre, si on lui a fait prendre un de ces philtres qui annihilent la volonté et rendent l’être entièrement passif, ne peut-elle pas avoir subi le sort des autres victimes ?

 Rien de tout cela n’est arrivé : je vous le jure. La seule chose qu’on ait faite et dont je vous ai parlé, c’est de l’endormir pour l’enlever du couvent. Mais depuis son réveil, qui a eu lieu longtemps avant la venue de Louis XV au Parc-aux-Cerfs, elle est restée dans une complète possession d’elle-même, et n’a pas eu d’ailleurs à repousser les assauts de ce dernier, auquel elle en a imposé par la dignité de son maintien.

» Vous voyez donc bien que le mal est beaucoup moins grand que vous le croyiez au premier abord.

» Il peut même être totalement réparé avant peu par une simple démarche de vous près du monarque, lequel, du reste, ignore la haute extraction de mademoiselle Blanche, – j’oubliais de vous le dire – et qui, aussitôt qu’il l’apprendra, s’empressera certainement de vous rendre votre enfant.

 Il ne manquerait plus qu’il hésitât une seconde ! proféra Philippe dont une flamme alluma les noires prunelles.

Puis avec une ironie amère, il ajouta :

 Ne lui restera-t-il pas toujours la satisfaction d’avoir imprimé sur le front de ma fille le stigmate indélébile de l’infamie, par le seul fait qu’elle aura séjourné dans cet horrible lieu ?

 Vous errez encore, Philippe ! qui le saura ?

 Qui ? Tout le monde, parbleu !

 Non, personne au contraire, hormis pourtant, vous, l’abbesse de Picpus et moi. Les invités de madame de Coislin devant lesquels elle a paru un instant, le visage découvert, ne la connaissaient point et n’auront plus jamais à l’avenir l’occasion de la revoir.

» Au surplus, ils ne savaient pas pourquoi elle se trouvait aux côtés de la Pompadour ni d’où elle venait avec elle.

» Quant à celle-ci, la plus coupable en tout cela, j’ai des raisons de croire qu’elle gardera un silence absolu sur cette triste affaire.

 Vive Dieu ! Il lui en cuirait trop si elle en soufflait le moindre mot !

M. de Posen poursuivit :

 Je ne parle pas, bien entendu, de cet Alcide Rigobert ni de cette Thérèse Vignon qui sont aussi dans le secret.

» Ceux-là, je me charge de les faire taire d’une façon radicale.

» Donc, encore une fois, reconnaissez avec moi que la chose se réduit, comme conséquences, à des proportions insignifiantes.

Philippe dut à la fin se rendre à l’évidence.

L’honneur de son enfant était sauf et sa réputation demeurait intacte.

Après avoir redouté, pour elle, un immense et irréparable malheur, la certitude qu’elle y avait échappé fit à Olympe et à lui l’effet d’un baume salutaire qu’on leur eût versé sur le cœur.

Il est vrai que cela n’effaçait pas l’outrage qui leur avait été fait mais, au moins, seraient-ils seuls à en souffrir.

Le duc se disposa à se rendre sur-le-champ à Versailles.

Quoique ce ne fût pas une heure où il fut facile d’aborder le roi, qui avait l’habitude de se lever assez tard, il se promettait bien de parvenir jusqu’à lui.

Tandis qu’il achevait ses préparatifs, le baron semblait réfléchir.

 Mon cher Philippe, dit-il tout à coup, – avant de partir, laissez-moi vous apprendre que votre démarche ne doit pas seulement avoir pour objet la mise en liberté de mademoiselle Blanche.

 C’est juste, répliqua le duc, – j’ai aussi à demander celle de cette pauvre Louise. L’égoïsme paternel me la faisait oublier. Soyez tranquille, elles sortiront ensemble du Parc-aux-Cerfs.

 Ce n’est pas tout. Vous aurez encore à solliciter la libération de deux autres personnes.

 Hein ? Je ne comprends pas. De quelles personnes voulez-vous parler ?

 De votre fils et de monsieur de Dizons.

 De mon fils ? exclama soudain Olympe qui, délivrée d’une angoisse, retombait dans une autre. – Que lui est-il arrivé, grand Dieu ! Serait-il en danger ? Par grâce, dites-nous vite, monsieur…

 Expliquez-vous, baron, insista le duc. – Où donc sont Henri et Romuald ? Je croyais que le marquis avait passé la nuit à un bal masqué donné par une dame de la cour qui demeure aux environs de Versailles.

 Pauvre garçon, c’eût été à souhaiter, vraiment. Malheureusement il l’a passée dans un tout autre endroit… lequel ne ressemble guère à une salle de danse. D’ailleurs ce lui eût été difficile, car le bal où il est allé est celui que donnait madame de Coislin.

 Madame de Coislin, cette femme qui, d’après ce que vous venez de nous apprendre, a fait enlever mademoiselle Moutier… dans les salons de laquelle Blanche et Louise se sont reconnues ?

 Elle-même, en effet… et dont la réception n’a duré que jusqu’à onze heures à peine, les invités étant partis aussitôt après l’incident que je vous ai raconté au sujet de l’infortunée Camille.

 Mais en ce cas, il y a vu Blanche ?… Et il n’a pas essayé de l’arracher des mains du roi ?

 Non, il n’y a pas vu sa sœur, sans quoi il eut fait comme vous dites, car il y était venu pour cela, accompagné de monsieur de Dizons ; seulement quand ils sont arrivés tous les deux, elle avait déjà été emmenée avec Louise. C’est moi qui le leur ai appris. J’étais là, déguisé en astrologue.

 Alors ils ont dû s’élancer à la poursuite des ravisseurs ?

 Hélas ! oui, et quoique j’aie pu faire pour les en empêcher.

 Comment, lança Philippe avec une profonde stupeur ; – vous avez tenté de les en empêcher ?

 Certes, attendu que je devinais les conséquences désastreuses qui pouvaient résulter de cette poursuite et ces conséquences, selon mes prévisions, n’ont malheureusement pas manqué de se produire.

 Mordieu ! monsieur de Posen, il me semble que quoiqu’il pût advenir, la conduite de ces deux nobles enfants était toute tracée et je ne vois pas pourquoi vous cherchiez à les retenir.

 C’est cependant bien simple. Assuré que ni mademoiselle Blanche ni mademoiselle Louise ne couraient de risques de quelque nature que ce fût, je me disais qu’il valait mieux laisser les choses en l’état jusqu’à votre retour qu’on m’avait annoncé pour aujourd’hui, et qui devait nécessairement amener la délivrance des deux prisonnières, que d’user de violence pour obtenir cette délivrance.

» Je croyais donc de mon devoir d’essayer de détourner Henri et Romuald d’une expédition aussi aventureuse, sachant bien qu’ils n’en retireraient rien de bon.

» Et l’expérience a prouvé que j’avais raison.

 Que s’est-il donc passé ?

M. de Posen attira un fauteuil, s’y assit avec un plaisir évident et murmura en regardant ses deux hôtes qui, dans leur anxiété, avaient négligé, jusque-là, de lui offrir un siège :

 Vous permettez, n’est-ce pas ? Ce sera le premier repos que je prendrai depuis tantôt vingt-quatre heures, car vous avez mené mon interrogatoire tambour battant et sans me donner le temps de souffler.

Puis voyant l’air confus de Philippe :

 Oh ! rassurez-vous, je ne veux pas vous laisser dans l’angoisse, et vais vous dire tout ce qui s’est passé.

Le baron compléta alors son premier récit en faisant connaître au duc le combat qui avait eu lieu entre les deux jeunes gens, le roi et d’Ayen, l’arrestation d’Henri et de Romuald par les soldats de garde, rue Saint-Médéric, puis l’ordre donné par le monarque de les conduire à la Bastille.

Durant tout ce récit, Philippe se promena fébrilement, laissant voir à son interlocuteur toutes les impressions qui se reflétaient sur sa physionomie.

 Ah ! les braves enfants ! s’écria-t-il lorsque le baron reprit haleine, – comme ils se sont vaillamment conduits ! Et nous qui accusions Henri de nous avoir oubliés pour se livrer au plaisir.

 Oh ! oui, c’est bien là mon fils ! ajouta Olympe avec fierté. – Le sang des Lagardère ne peut mentir !

 Et vous dites qu’ils ont été écroués à la Bastille ?

 C’est-à-dire qu’ils devaient l’être, mais on n’a pu les y recevoir en raison du manque de place.

 Où donc sont-ils, en ce cas ? À Vincennes peut-être ?

 Non plus, le donjon est également complet… Ah ! les prisons d’État ne chôment guère !… Le seul endroit où il y eut encore des locaux disponibles était le Grand-Châtelet, et c’est là qu’on les a enfermés.

 Au Grand-Châtelet ?… avec les assassins et les voleurs ! Sang du Christ ! ce n’est pas possible ?

 Oh ! ils ne sont pas en contact avec ceux-ci. Je vois que vous ignorez, mon cher Philippe, l’organisation actuelle de cette prison. Elle contient, il est vrai, nombre de malfaiteurs, mais elle est aussi la résidence des gens de qualité, qu’on y envoie quand il y a encombrement à la Bastille et à Vincennes ce qui se présente, paraît-il, en quelques circonstances.

» Sous la régence de monseigneur le duc d’Orléans, à l’époque de cette fièvre d’or qui fit battre le pouls de Paris et le précipita tout entier vers la banque où l’Écossais Law faisait sauter si habilement la coupe ; dans cette rue Quincampoix où le chevalier Henri de Lagardère, votre père, sut habilement se faufiler sous le grotesque déguisement d’un bossu pour démasquer le prince de Gonzague, meurtrier de Philippe de Nevers ; à cette époque, dis-je, les crimes et délits se multiplièrent à tel point dans la capitale, que le château Saint-Antoine et le donjon de Vincennes regorgeant de monde, on aménagea au Châtelet des logements temporaires pour les prisonniers de noblesse.

» C’est ainsi que l’ancienne salle des gardes fut coupée en six sections ; trois couloirs et six rangées de cellules.

» Le guichetier de la grande geôle devint premier porte-clefs de cette prison spéciale, qui a son entrée particulière et où toute promiscuité est évitée avec les prisonniers de moindre condition.

Philippe demanda avec anxiété :

 Êtes-vous donc sûr qu’Henri et Romuald se trouvent au Châtelet ?

 Très sûr, répondit M. de Posen. – C’est pour obtenir ce renseignement que j’ai dû retarder mon arrivée chez vous et vous dépêcher, en attendant, Cocardasse et Passepoil.

 C’est bien, je me charge de les en faire sortir.

 En ce qui concerne le marquis, il est à peu près certain que cela ne souffrira nulle difficulté et que vous n’aurez qu’un mot à dire pour qu’il soit élargi.

» D’abord il ne s’en est pris qu’au duc d’Ayen, ce qui permet d’envisager sa lutte avec celui-ci comme un simple duel. Ensuite il se battait pour délivrer sa sœur et son agression, par conséquent, était fort légitime.

» Tout autre, par exemple, est le cas du vicomte.

» Il a assailli le roi en personne, lui, c’est-à-dire a commis le crime de lèse-majesté. De plus, n’étant parent à aucun degré de mademoiselle Moutier, son attaque est loin d’être aussi justifiée que celle de votre fils.

» Il se peut donc qu’on fasse valoir ces deux raisons pour vous refuser sa liberté.

 Diantre ! constata le duc devenant perplexe, – votre observation me semble assez juste. Je ne songeais point à cette éventualité.

Puis, après un moment de réflexion :

 Bah ! cela ne fait rien. En plaidant la cause d’Henri, je plaiderai aussi la sienne, et avec tant de chaleur qu’il faudra bien que Louis XV finisse par m’accorder également sa grâce.

 Hum ! j’ai grand’peur que vous ne vous abusiez, mon cher Philippe. Sa Majesté, vous le savez, est intraitable pour tout ce qui touche à sa personne sacro-sainte, et il est peu probable que, par votre seule éloquence, vous parveniez à l’apitoyer sur le sort de M. de Dizons.

 Je n’ai pourtant que ce moyen à ma disposition, à moins que vous ne m’en procuriez un autre.

 C’est précisément ce que je vais faire, dit le baron ; – et je crois qu’avec celui-là votre entreprise aura un plein succès.

En même temps, M. de Posen sortit un portefeuille de sa poche, prit, dans un de ses compartiments, un papier plié en quatre et le présenta au duc.

 Qu’est cela ? demanda Philippe.

 Cela… c’est une lettre de la mère du vicomte écrite par elle au père de ce dernier, quelques heures avant sa mort.

 Ah ! il n’était donc pas près d’elle à ce douloureux moment ?

 Lui ! fit le baron avec un sourire ironique… – Il était bien trop occupé ailleurs pour avoir le temps d’être là. Mais lisez ; ces lignes vous en diront beaucoup plus que je ne saurais le faire moi-même.

Le duc déplia le papier et lut ce qui suit à haute voix :

 

« Louis,

» Je vais mourir… mourir abandonnée de vous qui ne m’aimez plus, sans que je sache pourquoi vous m’avez retiré votre affection : de ma famille, qui m’a reniée du jour où je me suis donnée à vous et pour laquelle j’ai cessé d’exister depuis longtemps.

» La perte de votre amour, mon sire, jointe à celle de la tendresse de mes parents, me ferait donc considérer la mort comme une délivrance, si, en partant, je n’étais assaillie par un cruel souci.

» Je songe, en effet, au sort futur de ce petit être que je vais laisser seul sur terre et qui dans quelques années, se trouvera livré à tous les hasards de la vie, sans protection, sans guide aucun pour l’aider à franchir les obstacles qu’inévitablement il rencontrera sur son chemin.

» Car je sais qu’il ne doit en rien compter sur vous. Vous me l’avez assez clairement fait entendre, lors de notre dernière entrevue, déjà si lointaine, hélas !

»  Il aura une position aisée, m’avez-vous dit, – mais je désire qu’il ne connaisse jamais le lien qui nous attache l’un à l’autre. Cela serait aussi gênant pour lui que pour moi et m’obligerait peut-être à prescrire à son égard certaines mesures… d’éloignement que je préfère lui épargner…

» L’argent, j’en conviens, peut sauver de bien des chutes, détourner de bien des écueils. Néanmoins, il s’en faut qu’il remplace la constante sollicitude d’un père toujours prêt à vous retenir sur la pente glissante du mal, à vous éclairer sur les actions répréhensibles auxquelles on est si facilement porté à se laisser entraîner.

» Or, qui sait si un jour Romuald, privé de l’appui et des conseils d’un esprit expérimenté, n’en viendra pas à commettre une de ces fautes graves pour lesquelles les hommes sont si sévères et qu’ils punissent de toute la rigueur de leurs jugements ?

» Quoique ça ne soit là qu’une vague hypothèse, la chose, vous l’admettrez, peut malheureusement se produire.

» Eh bien ! Louis, voici ce que je viens vous demander : c’est de me promettre que si jamais mon enfant, – je n’ose dire notre enfant, – en arrivait, à la suite d’une circonstance quelconque, à se trouver sous le coup des lois humaines et dans une situation assez désespérée pour ne plus rien avoir à attendre que de votre autorité toute-puissante, de lui tendre une main clémente et de l’en tirer généreusement.

» Faites-moi cette promesse, Louis, et, de mon côté, je m’engage à toujours laisser ignorer à Romuald le secret de sa naissance.

» Je vais prendre dans ce but des dispositions avec la personne qui m’assiste à mes derniers moments et à la discrétion de laquelle je puis me fier en toute sécurité.

» Répondez-moi vite, mon sire, car je sens que je m’affaiblis d’instant en instant… et je ne voudrais pas partir avant de savoir que vous consentez à exaucer ma prière.

» Ce sera ma consolation suprême.

» Adieu ! Louis, Adieu !…

» ADÈLE DE RICHEMONT. »

26. Ce qu’était Romuald

Quand le duc eut terminé sa lecture, Olympe et lui regardèrent M. de Posen interrogativement.

 Vous cherchez sans doute quel est celui à qui cette lettre a été adressée ? dit le baron répondant à cette question muette.

 En effet, repartit Philippe. – C’est évidemment un personnage haut placé, si je m’en rapporte à ces mots « votre autorité toute-puissante » ?

 Il est même difficile d’être plus haut placé…

 Quoi ! ce serait ?…

 Oui, c’est lui, le roi, Sa Majesté Louis quinzième.

 Mais alors, M. de Dizons ?…

 Est son fils.

 Oh ! le pauvre garçon ! exclama Olympe avec un accent de profonde commisération.

 Vous avez grandement raison de le plaindre, madame, répliqua le baron, – car il n’a guère à se glorifier d’être issu d’un tel père. Par bonheur il n’en sait rien et probablement n’en saura jamais rien : ou du moins, s’il survient des circonstances qui m’obligent à le lui apprendre, je ferai en sorte que ce soit le plus tard possible.

 Fasse Dieu que ces circonstances ne surviennent pas ! s’écria le duc. – Avec la noblesse de caractère que je lui connais, il aurait trop à souffrir de cette révélation… Mais vous avez donc été mêlé à cette étrange aventure, baron ?

 Beaucoup, attendu que mademoiselle de Richemont logeait dans ma maison de la rue de la Ferronnerie où le roi lui faisait l’insigne honneur de la venir déshonorer ! C’est moi qui me trouvais près d’elle au moment de sa mort et c’est avec moi qu’elle a pris les dispositions nécessaires pour que Romuald ignorât toujours le nom de celui à qui il devait la vie.

 L’infortunée était toute jeune, je gage ?

 Elle n’avait pas vingt ans, madame. Ce qui est arrivé, vous le devinez, je présume ? C’est l’histoire banale de toutes les amours de Louis XV, dont mademoiselle de Richemont est une des premières victimes et Camille une des dernières.

» La pauvre fille habitait avec les siens aux environs de Saint-Germain-en-Laye.

» Un jour, au cours d’une promenade qu’elle faisait seule, sur la lisière de la forêt, sa mauvaise étoile la jeta sur les pas du roi qui, lui aussi, se promenait solitairement, ayant abandonné au loin une chasse qu’il était fatigué de suivre.

» Frappé de sa beauté, Louis XV se sentit aussitôt enflammé pour elle d’une belle passion et le lui fit comprendre sans détours.

» L’innocente enfant, ne connaissant rien aux choses de l’amour, eut le malheur de l’écouter et de croire à ses trompeuses paroles.

» Des rendez-vous furent pris dans la demeure d’un garde forestier complaisant, et, bientôt, lui n’eut plus rien à désirer.

» Elle parvint d’abord à cacher cette liaison à ses parents, gens de mœurs austères et qui, n’ayant que leur honneur pour tout bien, car ils étaient de petite noblesse et vivaient pauvrement, ne souffraient pas qu’il y fût fait la plus légère atteinte.

» Cependant cela ne pouvait durer longtemps, et quand enfin, un commencement de grossesse vint leur dévoiler la faute de leur fille, ils la chassèrent impitoyablement du logis paternel en l’accablant de leur malédiction.

» Désespérée, elle vint à Paris où le hasard la conduisit chez moi.

» Vous pensez bien que l’amour de Louis XV ne fut qu’un feu de paille et se refroidit promptement. Il s’éteignit même tout à fait à la naissance de Romuald, qui, disait-il, amenait des complications ennuyeuses dans sa vie.

» Au reste, la Pompadour, dont l’avènement venait d’avoir lieu, lui faisait complètement oublier mademoiselle de Richemont.

» Celle-ci, cruellement affectée de ce lâche abandon, poursuivie en outre par le remords d’avoir déshonoré les siens, ne tarda pas à dépérir et à s’acheminer d’un pas rapide vers la tombe.

» C’est alors que se voyant sur le point de quitter la terre et songeant à l’isolement dans lequel allait se trouver son enfant, puisque son père désirait lui demeurer étranger, elle eut la généreuse pensée d’appeler sur sa tête, ne fût-ce qu’une fois, la protection de ce dernier.

» On eût dit qu’elle pressentait qu’un jour il en aurait besoin.

 Et le roi lui a-t-il donné au moins une réponse favorable ? interrogea Olympe.

 Oui, il a été assez magnanime pour cela. Voyez ce qu’il a écrit au verso de la page que vous tenez.

Le duc tourna la feuille et lut encore ces mots tracés de la main du monarque :

 

« Il sera fait comme il nous est demandé dans cette lettre.

» LOUIS. »

 

 C’est tout ? demanda à son tour Philippe.

 C’est tout ; et vous allez voir combien il m’a fallu insister avant d’obtenir si peu.

» Comme il me connaissait pour être le propriétaire de mademoiselle de Richemont et aussi pour avoir servi plusieurs fois d’intermédiaire entre eux deux, je réussis, sans trop de mal, à parvenir jusqu’à lui.

» Seulement, lorsque j’arrivai, il se disposait à se rendre à je ne sais plus quelle partie de plaisir où l’attendait madame de Pompadour et n’avait pas le temps, disait-il, de répondre à la lettre de mademoiselle de Richemont, qu’il avait, d’ailleurs, parcourue d’un œil distrait et avec la plus parfaite sérénité.

» Il voulut donc m’évincer, m’invitant à revenir le lendemain.

» Mais lui ayant fait observer que ma locataire ne verrait certainement pas la fin de la journée et que, par humanité, il était urgent de prendre une décision immédiate :

»  Eh bien ! me répliqua-t-il, – vous lui rapporterez que c’est entendu : nous lui faisons la promesse en question.

»  Veuillez alors, sire, repris-je, – sanctionner cet engagement par écrit.

»  Pourquoi, par écrit ? Notre parole ne suffit-elle donc point ? me lança-t-il d’un ton hautain.

»  Non sire, pas en l’occurrence, repartis-je sans me démonter. – Considérez, en effet, que sa mère n’étant plus là, et moi pouvant partir d’un jour à l’autre, l’enfant, si je m’en allais à mon tour, avant qu’il ne soit en âge de raison, ne saurait jamais la faveur qui lui est accordée.

» C’était d’une logique irréfutable. Il dut en convenir lui-même.

»  Cependant, objecta-t-il encore, – nous ne pouvons nous mettre en ce moment à rédiger une épître ; faut-il vous répéter que le temps nous manque.

»  Deux lignes seulement, sire, insinuai-je.

»  Pour ces deux lignes, monsieur, il nous faudrait passer dans notre cabinet, ouvrir le bureau, prendre du papier…

»  Inutile, sire. J’ai sur moi une plume et de l’encre, et ce portefeuille que je vais tenir est assez large pour servir de pupitre à Votre Majesté.

» Disant cela, je pris dans un petit étui dont j’étais toujours muni, une plume toute taillée, ainsi qu’une écritoire minuscule qui y étaient renfermées, et les lui présentai.

»  Quant au papier, ajoutai-je, – la page blanche qui reste à cette lettre va nous le fournir.

»  Allons soit, finissons-en tout de suite, fit-il avec un geste de dépit, reconnaissant qu’il lui était impossible de se dérober plus longtemps à mes instances. – Voyons, que devons-nous écrire ?

»  Ce qu’il vous plaira, sire, pourvu que cela réponde à la demande de mademoiselle de Richemont.

» Il réfléchit quelques secondes, puis traça la ligne que vous venez de lire.

» Lorsqu’il eut terminé :

»  Voilà, me dit-il. – Avec une telle preuve d’amitié la mère de Romuald ne saurait maintenant nous accuser d’ingratitude ?

»  Certes non, sire, renvoyai-je en faisant la grimace pour réprimer un sourire de pitié qui me tordait les lèvres.

» Là-dessus je partis, et, tout heureux du succès de ma démarche, m’empressai de revenir auprès de la mourante, dont je ne vous dépeindrai pas la joie en apprenant que son vœu avait été exaucé.

» Le soir, elle n’était plus.

 Et qui s’est chargé de l’enfant ?

 C’est moi. Vous savez, mon cher Philippe – je vous l’ai dit depuis que nous nous connaissons – que, dans l’intention de racheter la faute dont je m’étais rendu coupable en prêtant mon concours à cette Bathilde de Wendel, pour vous enlever des bras de madame votre mère, je cherchais à faire une bonne action chaque fois que j’en rencontrais l’occasion.

» Or je ne pouvais mieux, je crois, me décharger d’une partie du poids que j’avais sur la conscience qu’en ne laissant pas échapper celle-là.

» Mademoiselle de Richemont, avertie par moi de cette résolution, avait pu ainsi mourir tranquillement.

» Donc je pris le petit être âgé de cinq mois à peine, achevai de le faire nourrir et, quand il eut quatre ans, me voyant obligé de quitter Paris pour remplir à l’étranger une mission rentrant dans mes attributions, comme je vous l’ai appris alors, en venant vous dire adieu, vous devez vous le rappeler, je le plaçai entre les mains d’un de mes amis, vieux gentilhomme vivant seul, et qui avait nom M. de Gabrian, pour que, pendant mon absence, dont je ne pouvais prévoir la durée, il l’élevât et lui fît donner une éducation soignée.

» Toutefois, avant de m’éloigner, j’eus la bonne idée d’aller rendre de mon propre chef une nouvelle visite à Louis XV.

» Il me revenait en mémoire qu’il avait promis à mademoiselle de Richemont d’assurer pécuniairement le sort de son fils et voulais savoir si j’avais à compter sur lui pour cela.

» Je dois avouer que je le trouvai dans d’excellentes dispositions à ce sujet.

» Il me parut même fortement ému quand je lui parlai de son ancienne victime et murmura à plusieurs reprises : « Pauvre Adèle !… pauvre Adèle !… » d’une voix mouillée de larmes.

 Pitié un peu tardive, remarqua ironiquement Olympe.

 C’est la réflexion que je fis en l’entendant. Je m’expliquai, d’ailleurs, sa compassion posthume par ce fait que quatre années s’étaient déjà écoulées depuis que la Pompadour le tenait sous son joug, et qu’en conséquence son penchant pour elle, d’abord si absolu qu’il l’en avait rendu atrocement cruel, ayant dû considérablement perdre de sa première ardeur, son cœur, redevenu à peu près libre, devait se souvenir avec un regret attendri de cet amour si pur dont il avait fait litière.

» Vous comprenez qu’il n’était point encore assez aberré pour ne pas s’apercevoir de la différence qui existait entre une affection semblable à celle de mademoiselle de Richemont et la tendresse intéressée de la favorite.

» Mais comme je n’avais pas demandé une audience pour faire avec lui du sentiment, j’abordai promptement la question qui m’amenait et le priai de m’informer de ses intentions à l’égard de Romuald.

» — Nous allons faire déposer immédiatement à son nom deux cent mille livres chez un notaire, me dit-il, – et il lui en servira la rente au denier cinq.

» — Cette rente sera-t-elle viagère ? demandai-je ; – car s’il en était ainsi et qu’il vînt à se marier, à avoir de la famille, puis mourût, il ne laisserait rien après lui.

» — Non, non, me répondit-il, – elle sera réversible sur la tête de ses descendants, à condition, cela va de soi, qu’ils soient directs et non collatéraux.

» — Naturellement, approuvai-je.

» Alors il me désigna le notaire qui devait recevoir les fonds, me donna un mot de sa main pour m’accréditer près de lui, puis me congédia.

 Et il n’a pas manifesté le désir d’embrasser son enfant ? demanda la duchesse.

 Non, seulement, s’étant enquis de sa santé, il a paru très heureux quand je lui eus annoncé qu’elle était bonne et m’a chaleureusement remercié de m’être chargé de lui, ajoutant qu’il ne doutait point que j’en fisse un honnête homme ; ce à quoi j’ai failli répliquer que j’avais le ferme espoir de lui voir des mœurs un peu moins dissolues que celles de son père.

» La situation matérielle de Romuald ainsi réglée, je m’entendis avec M. de Gabrian pour qu’il ne connût jamais son origine.

» Ce dernier, d’après ce que nous convînmes, devait lui annoncer plus tard qu’il était orphelin et se donner vis-à-vis de lui la qualité de tuteur.

» Puis aux questions qu’il ne manquerait pas de lui faire sur son père et sa mère, il devait aussi lui répondre que ceux-ci étaient de nationalité anglaise et avaient, à la suite d’une épidémie, succombé aux Indes où ils se trouvaient en voyage.

» C’était là qu’il les aurait connus, et se serait assez lié avec eux pour qu’à défaut de proche parent ils le lui confiassent comme pupille.

 Tiens ! pourquoi en avoir fait un fils d’Albion ? demanda Philippe.

 Nous y avons été amenés par la considération suivante :

» L’enfant n’ayant pas de nom patronymique, car il n’eût pas été convenable de lui laisser porter celui de sa mère, nous avions résolu de lui en donner un et d’y ajouter même un titre de noblesse afin qu’il pût faire figure dans le monde.

» Mais les formalités exigées en France pour l’obtention de l’un et l’autre étant fort longues à remplir et, surtout, demandant un temps interminable pour aboutir, nous pensâmes qu’il était préférable de nous adresser en Angleterre, où on était plus expéditif en pareil cas et où, en outre, M. de Gabrian avait, à Londres, des accointances dans les bureaux de la Chancellerie.

» Nous entamâmes donc aussitôt les négociations nécessaires aux fins de cette affaire, et celle-ci fut si rapidement menée que, peu après, nous avions en main des pièces authentiques, constatant que notre protégé s’appelait désormais le vicomte de Dizons ; nom et qualité sous lesquels il a, en effet, été connu depuis lors.

» Voilà, mon cher Philippe, pourquoi Romuald est soi-disant sujet britannique et voilà aussi son histoire complète, que je ne savais pas avoir à vous raconter un jour, ne pouvant prévoir ce qui est arrivé, c’est-à-dire qu’il se lierait intimement avec votre fils, qu’il deviendrait le fiancé de la fille de Marine et qu’enfin vous auriez à solliciter sa grâce du roi.

 Merci, mon ami ; je suis très heureux d’en être instruit.

 J’ajouterai en terminant que M. de Gabrian est ce vieillard qui s’est présenté ici, pour demander la main de Louise.

 Ah ! c’est vrai, je me rappelle maintenant que le tuteur du vicomte s’est fait annoncer sous ce nom. Je regrette de n’avoir pas su alors ce que je sais actuellement ; je l’aurais vivement complimenté d’avoir fait de son pupille un aussi parfait gentilhomme.

 C’est ce que j’ai constaté avec joie.

» S’il faut vous le confesser, je n’étais pas sans quelque appréhension sur la façon dont tournerait Romuald ; non que je doutasse du zèle de M. de Gabrian à lui inculquer de bons principes, mais je craignais qu’il n’eût hérité de son père cette déplorable propension à la débauche et que, dans ce cas, les instincts parlassent plus haut que tout le reste. Heureusement, mes craintes étaient sans fondement.

 Et vous êtes-vous fait reconnaître de lui ?

 C’est plutôt connaître que vous devriez dire, attendu qu’il n’est guère possible que sa mémoire ait gardé quelque souvenir de moi. Songez qu’il n’avait que quatre ans lorsque je l’ai quitté !

 C’est juste.

 Non, il ne me connaît pas encore. Je ne veux rentrer dans sa vie qu’un peu plus tard. J’ai des raisons pour agir ainsi.

» À présent, mon cher Philippe, ajouta M. de Posen en se levant, – je ne veux pas vous retenir davantage. Courez immédiatement réclamer la délivrance de tout notre monde, laquelle ne saurait vous être refusée du roi, même en ce qui concerne Romuald, puisque vous possédez de quoi faire tomber devant lui portes et verrous, aussi épaisses et aussi formidables que soient ceux-ci et celles-là.

— J’y cours, fit le duc qui se mit aussitôt en mesure de partir pour Versailles. – Ma chère Olympe, j’espère qu’avant ce soir, nous aurons le bonheur d’embrasser nos enfants.

 Que Dieu vous entende, Philippe, répondit la duchesse. – J’ai tant besoin de leurs caresses.

Le duc sortit avec M. de Posen.

Pendant que le premier sautait en selle, et quittait précipitamment l’hôtel, le second, d’un pas nullement fatigué, malgré le repos dérisoire qu’il avait consenti à s’accorder, se dirigeait vers la rue de la Ferronnerie où était toujours sa demeure.

27. À quel résultat aboutirent les démarches du duc

Un temps de galop conduisit Philippe à Versailles, d’où il était décidé de ne revenir qu’accompagné de Blanche et de Louise et porteur de l’ordre d’élargissement des deux jeunes gens.

Arrivé à Trianon, la résidence habituelle de Louis XV, il alla tout droit aux appartements occupés par celui-ci.

Il y fut reçu par un gentilhomme de la chambre qui précisément était de ses amis et se nommait M. de Varades.

 Que diable, monsieur de Nevers, venez-vous faire ici, à cette heure indue, et d’où sortez-vous pour qu’on soit resté si longtemps sans vous voir ? lui demanda ce gentilhomme.

 Mon cher de Varades, répondit Philippe, – j’arrive de Lorraine et désire voir le roi sur-le-champ ; j’ai à lui communiquer quelque chose de très important et qui ne souffre pas de retard. Veuillez donc, je vous prie, m’annoncer à Sa Majesté.

 Diantre ! Qu’y a-t-il ? fit l’autre sur un ton jovial. – Serions-nous menacés d’une nouvelle guerre de Sept Ans ou le Grand-Turc se disposerait-il à envahir la France avec ses janissaires, comme il en avait l’intention il y a quelques années ?

 Je ne plaisante pas, monsieur de Varades ; j’ai besoin de parler sur l’heure au roi en personne. Il s’agit d’une affaire des plus sérieuses.

Le ton dont Philippe prononça ces paroles indiqua au gentilhomme que ce n’était pas, en effet, l’instant de badiner.

 Mon cher duc, répliqua-t-il, – si ça ne dépendait que de moi, je me ferais un véritable plaisir, croyez-le, d’aller prévenir Sa Majesté de l’audience que vous sollicitez d’elle… Malheureusement cela m’est impossible.

 Comment, impossible ! Et pourquoi ? Je sais bien que ma visite un peu matinale est en dehors des règles de l’étiquette, mais il y a cas de force majeure et, dès lors, ces règles doivent être considérées comme nulles.

» D’ailleurs, si vous craignez d’être réprimandé pour les avoir enfreintes, je dirai au roi que c’est moi qui vous y ai contraint et vous déchargerai ainsi de tout blâme.

 Oh ! ce n’est pas ça qui m’arrêterait.

 Qu’est-ce donc, alors ? Sa Majesté serait-elle malade ?

 Ma foi, je n’en sais rien.

 Pour Dieu ! soyez plus explicite, mon ami. Qu’est-ce qui fait que je ne puis être introduit près d’elle ?

 La raison en est bien simple… Sa Majesté n’est pas là.

 Le roi est absent ?

 Oui.

 Par quel hasard ?

 Ça, je me le demande.

 Singulière idée qu’il a eue là de sortir de si bonne heure.

 Sortir ? Oh ! non, vu qu’il n’est pas rentré ici cette nuit.

 Dieu ! exclama Philippe à qui vint une crainte subite en même temps que, malgré lui, le sang empourprait son visage ; – serait-il resté au Parc-aux-Cerfs ?

Il pensait à Blanche et à Louise, à Blanche surtout, qui, s’il en était ainsi, avaient dû l’avoir dans leur voisinage.

 Chut ! chut ! Voilà un nom qu’il est particulièrement malsain de prononcer ! s’écria M. de Varades étonné de l’exclamation du duc et ne comprenant point l’intérêt qu’il paraissait prendre à ce que le monarque eût ou non passé la nuit rue Saint-Médéric. – Au surplus je ne saurais vous renseigner à cet égard, car j’ignore totalement s’il est même allé hier soir dans cet endroit.

Le duc n’osa pas dire qu’il en était certain, lui.

 Enfin, il n’est pas là ? réitéra-t-il désappointé.

 Si vous en doutez, mon cher monsieur de Nevers, l’accès des appartements vous est permis. Visitez-les vous-même.

Et le gentilhomme de la chambre s’effaça pour le laisser passer.

 Non, non, c’est inutile, votre affirmation me suffit, dit Philippe. – Mais où peut-il être, alors ?

M. de Varades fit un mouvement d’épaules pour indiquer qu’il n’en savait rien.

En ce moment, survint un lieutenant de mousquetaires qui, s’adressant à ce dernier, lui annonça qu’il était relevé de son service à Trianon, le roi étant au château où il devait demeurer quelque temps.

 Parfait ! exclama M. de Varades en riant, – voilà ma semaine de faction terminée et vous, mon cher duc, informé de ce que vous désiriez savoir. Lieutenant, sans vous en douter, vous venez de nous rendre un grand service à tous les deux.

 Monsieur ne pouvait, en effet, arriver plus à propos, répliqua Philippe, – car j’eusse été très fâché de ne pas voir Sa Majesté ce matin. Au revoir donc, mon cher de Varades, je ne fais qu’un saut jusque là-bas.

Et il partit vivement, impatient d’aborder Louis XV.

On n’entrait pas au château aussi facilement qu’à Trianon.

Avant d’arriver jusqu’aux appartements du roi, le duc fut obligé de traverser une foule de pièces qui se succédaient interminablement les unes aux autres et dans chacune desquelles étaient soit des huissiers, soit des officiers de garde dont il devait se faire reconnaître.

Il finit pourtant par atteindre les grands appartements.

Là, il eut un nouveau désappointement.

L’antichambre était vide, chose exceptionnelle à l’heure du petit lever, et on lui apprit que le roi venait de se faire annoncer chez la reine, il y avait un quart d’heure à peine.

 Allons bon, se dit-il, – encore un retard. Vive Dieu ! fût-il au bout du monde, je dois aller le relancer où il est !

La partie du château occupée par Marie Leczinska, était attenante à celle qu’habitait son royal époux… quand par hasard il l’habitait, ce qui, depuis des années, était devenu assez rare.

Mais les portes de communication étant spécialement affectées aux deux conjoints ou à leurs familiers, Philippe dut faire un grand tour pour arriver à l’antichambre par laquelle on accédait à l’appartement de la reine.

Un huissier, sentinelle vigilante, se tenait sur le seuil.

Il lui enjoignit d’aller demander au roi de sa part qu’il voulût bien lui accorder quelques instants d’entretien en dehors de la présence de la souveraine.

L’huissier, s’inclinant profondément, s’abrita derrière sa consigne et lui répondit, comme M. de Varades, que cela était impossible.

Sa Majesté avait donné l’ordre formel de ne la déranger pour quoi que ce fût, ses ministres eux-mêmes seraient-ils venus lui soumettre les affaires les plus graves.

 Ah ! et à quelle durée est limité cet ordre ? interrogea Philippe pris d’inquiétude.

 À une durée de huit jours, monsieur le duc.

 Huit jours ! s’exclama Philippe atterré.

Un coup de massue lui eût fait moins d’effet que ces deux mots qu’il venait d’entendre, car il ne comprenait que trop ce qu’ils signifiaient.

C’était une disparition complète, absolue de Louis XV, pendant une semaine.

Il savait que de temps à autre, le roi, avant soudain conscience de la vie honteuse qu’il menait et en proie, par suite, à des remords cuisants, s’infligeait une retraite sévère de plusieurs jours pendant laquelle il demeurait aussi invisible à tous les yeux que s’il eût été enseveli à cent pieds sous terre.

C’est à lui qu’on aurait pu alors appliquer ce fameux vers d’Horace : « impavidum ferient ruinæ », car les événements les plus considérables eussent pu s’accomplir sans qu’il donnât le moindre signe de vie.

Philippe savait cela, et il savait aussi que cette retraite, il avait l’habitude de la passer près de la pauvre Marie, aux pieds de laquelle il pleurait alors ses fautes en lui demandant pardon, et en lui jurant de ne plus y retomber.

Serment qu’il oubliait aussitôt, – inutile de le dire, – dès que son « accès de remords » avait pris fin.

Le duc était donc désespéré de ce contre-temps qui, dans la circonstance, était de nature à amener les complications les plus graves.

D’abord, la prolongation du séjour de Blanche et de Louise au Parc-aux-Cerfs, où, quoiqu’elles ne fussent pas en danger, en raison même de l’absence de Louis, elles n’en étaient pas moins exposées à apprendre et à voir des choses dont leur âme resterait à jamais souillée.

Ensuite la continuation de l’emprisonnement d’Henri et de Romuald, qui aurait pour conséquence de permettre aux gens de loi de commencer l’instruction de leur procès et peut-être d’avancer assez cette instruction pour qu’on ne pût l’arrêter sans scandale, ce qui, en ce cas, eût provoqué la divulgation de toutes ces aventures, lesquelles s’enchaînaient les unes aux autres d’une façon indissoluble.

Qu’allait-il faire, étant donnée la situation ?

Chercher à pénétrer de force près du roi ?

Il n’y fallait pas songer.

En supposant qu’il y parvint, ce dont il doutait fort, le fait d’avoir enfreint la consigne eût à coup sûr indisposé le monarque contre lui et plutôt grandement nui au succès de sa démarche.

Attendre huit jours, alors ?

C’était bien long.

Il pensa un instant à avertir la reine, mais il eût fallu nécessairement la mettre dans la confidence et il répugnait à lui faire connaître que sa fille avait été conduite où elle était.

Soudain, il eut une inspiration.

C’était d’aller trouver la Pompadour, qui, après Louis XV, avait la haute main sur l’établissement de la rue Saint-Médéric, et d’exiger d’elle qu’elle rendît sur-le-champ la liberté aux deux jeunes filles, dût-il pour l’y obliger user des plus grandes menaces.

 Pardieu ! se dit-il, – puisque c’est madame Cotillon II qui les a fait entrer là, c’est elle qui les en fera sortir et nous verrons bien si elle ose s’y refuser.

Quant à ce qui regarde Henri et Romuald, j’irai voir M. de Sartine, le lieutenant-général de police, et tâcherai d’obtenir de lui qu’aucune procédure ne soit entamée contre eux.

Cette résolution prise, il retourna promptement à Trianon pour arracher à la favorite l’exeat qu’il désirait.

Mais à peine introduit dans ses appartements dont il avait forcé la consigne en bousculant, à la façon de Jean Bart, les valets de garde aux issues, il se trouva en présence de deux hommes noirs qui, tous deux les manches relevées, discutaient avec une telle animation qu’ils semblaient sur le point de s’entre-dévorer.

L’un, petit, gros, au visage bouffi et apoplectique, pouvait avoir de soixante-cinq à soixante-huit ans ; l’autre, long, efflanqué, avec un faciès osseux d’une pâleur bilieuse, paraissait âgé de quelques années de moins.

Le premier tenait dans sa main droite un objet dont, tout d’abord, il était malaisé de déterminer la nature, vu les arcs, les demi-cercles, les lignes courbes ou brisées, et autres figures géométriques que décrivait le bras à l’extrémité duquel il était.

Le second, de la même main, brandissait un instrument à lame d’acier qu’il mouvait également en tous sens comme s’il s’en fût servi pour exécuter des tierces, des quartes, des contre-quartes, des coups droits, etc., et auquel il était difficile aussi d’appliquer tout de suite un nom exact.

Cependant si on suivait avec une attention soutenue les voltes rapides imprimées à l’objet et à l’instrument on finissait par découvrir dans celui-là un de ces microscopes de petite dimension, dits microscopes de poche, et, dans celui-ci, l’attribut par excellence d’un Sangrado quelconque, soit une lancette, mais une lancette de si belle taille qu’elle en semblait un bistouri.

Philippe s’arrêta surpris à quelques pas des deux énergumènes.

Il venait de les reconnaître l’un et l’autre sans avoir besoin de s’y reprendre à deux fois.

Le petit, à la face rougeaude et sanguine, était le docteur César Cabalus, innovateur forcené de la méthode du traitement par les sueurs.

Le long et mince, au masque anguleux, son confrère, Ange Raphaëli.

Depuis qu’ils l’avaient soigné chez madame Passepoil, – on se souvient de quelle étrange façon, – il ne les avait jamais entièrement perdus de vue et si, par bonheur, il n’avait plus eu, à aucun moment, besoin de leurs services, il n’en connaissait pas moins la triste célébrité qu’ils avaient continué à s’acquérir par leur incommensurable sottise.

 Que diable font là ces deux imbéciles ? se demanda-t-il, ne comprenant rien à leur présence chez la favorite.

Il n’eut qu’à les écouter un instant pour savoir.

 Synochus imputris, vous dis-je, se mit à glapir César Cabalus d’une voix de crécelle enrouée ; – c’est le synochus imputris, décrit par Scribonius Lagus en l’an 76 avant notre ère… oui, en l’an 76, vous entendez ; celui qu’on perdit jusqu’au deuxième siècle et que retrouva Galien qui en parle longuement dans son livre : De locis affectis ; le même enfin sur lequel j’ai fait un traité de douze volumes que, pour vous apprendre quelque chose, je vous forcerai à lire, ignare que vous êtes !

 Phlegmasie du plexus cérébro-spinal avec dilatation du feuillet viscéral de l’arachnoïde, et non Synochus imputris, maître Asinus ! répliqua sur un ton aigu et perçant Ange Raphaëli en courbant sa longue échine pour mettre son chef au niveau de celui de son interlocuteur, comme s’il eût craint qu’il n’entendît pas suffisamment. – Oui, phlegmasie parfaitement déterminée des nerfs cérébraux et dans laquelle votre synochus n’a rien à voir… rien, rien, rien, absolument rien.

 Vous radotez, compère, reprit en vociférant César, – et j’ai honte que notre illustre corps vous compte dans son sein. C’est tellement le synochus imputris, qu’à l’aide de ce microscope, je viens, selon ma méthode habituelle, de découvrir, dans la sueur de l’épithélium labial, le microsporon furfur, signe indéniable du synochus.

 Et moi, à la pointe de cette lancette, j’ai recueilli du sang dont l’hématosine violacée dénote, sans qu’on puisse s’y méprendre, la phlegmasie du plexus cérébro-spinal, triple ignorant ! renvoya Ange de nouveau.

 Vous êtes un stupide animal, signor Raphaëli !

 Vous n’êtes bon qu’à brouter des chardons, maître Cabalus !

 Si je ne me retenais, je vous briserais le crâne avec ce microscope !

 Et moi je vous ouvrirais jusqu’à la dernière veine avec cet acier !

 Prenez garde, la patience a des bornes !

 Ne me poussez pas à bout, je ne répondrais plus de moi !

Nos deux augures, de plus en plus excités, allaient peut-être en venir réellement aux mains, car nez contre nez, maintenant, et le poil hérissé comme des chats en fureur, il suffisait du moindre geste offensif de la part de l’un ou de l’autre pour amener une terrible conflagration entre eux, lorsque Philippe, peu soucieux d’assister à une semblable lutte, s’avança de leur côté.

 Permettez, messieurs, leur dit-il en les séparant d’un bras vigoureux, – autant que je puis en juger par ce que je viens d’entendre de votre galimatias scientifique, vous êtes ici pour soigner quelqu’un de malade, n’est-ce pas ?

César Cabalus et Ange Raphaëli qui, dans le feu de la dispute, n’avaient pas remarqué la présence du duc, furent étonnés de le voir surgir soudain au milieu d’eux, et leur premier mouvement fut de tancer vertement l’intrus qui venait ainsi les déranger.

Mais le reconnaissant aussitôt, et sachant quelle était sa fierté ombrageuse, ils crurent prudent de ne se livrer à aucune démonstration hostile envers lui.

Loin de là, même, oubliant de répondre à sa question, ils voulurent le prendre pour arbitre dans leur différend.

 Comprenez-vous, monsieur de Nevers, dit maître Cabalus, s’emparant d’un pan de l’habit de Philippe, – comprenez-vous que ce butor ose me soutenir que ce n’est pas le synochus imputris, quand à l’aide de cet instrument, spécialement fabriqué sur mes indications, j’ai découvert dans l’exhalation cutanée, c’est-à-dire dans la sueur du sujet, « le microsporon furfur ? »

 Peut-on admettre, monsieur le duc, intervint l’italien en saisissant l’autre pan de l’habit, – peut-on admettre que cet aliboron soit assez dépourvu de savoir pour trouver le synochus imputris, là où il y a phlegmasie du plexus cérébro-spinal ?

 Tenez je vais vous prouver…

 Et moi vous convaincre…

 Morbleu ! messieurs de la docte Faculté, jura Philippe en se dégageant de leurs mains, – faites-moi grâce de cette discussion à laquelle je n’entends goutte et répondez-moi…

 Il y a donc ici une personne qui a besoin de vos services ?

 De mes services, vous voulez dire, rectifia Cabalus.

 Des miens, au contraire, des miens seulement, ajouta vivement Raphaëli.

 Vertudieu ! réitéra le duc en prenant à son tour les deux fantoches chacun par un bras et en les secouant avec rudesse, me répondrez-vous, enfin… Pour qui êtes-vous à Trianon ?

 Eh ! c’est pour madame de Pompadour, parbleu ! dirent-ils presque ensemble.

 Comment, la marquise est souffrante ?

 Plus que souffrante, monsieur le duc, gravement atteinte du synochus imputris ou, pour parler un langage profane, de la fièvre putride, repartit Cabalus.

 Ne le croyez pas ; c’est d’une phlegmasie céréb… essaya d’émettre Raphaëli.

 Allez au diable avec votre baragouin ! interrompit Philippe avec humeur. – Que m’importe à moi ce qu’elle a ! Je ne vois qu’une chose : c’est qu’elle est malade… et sérieusement, d’après ce que vous m’apprenez.

Si le duc n’eût pas eu tant de raisons de lui en vouloir, il se fût sans doute apitoyé sur le sort de la favorite, mais après l’infamie dont elle s’était rendue coupable envers sa fille, il ne ressentait pour elle aucune pitié.

En outre, il était furieux de ce que cet événement imprévu vint l’empêcher d’obtenir d’elle ce qu’il désirait.

Cependant il lui restait un espoir ; c’était que les deux ignorants desquels il recevait cette nouvelle se trompassent et prissent pour une affection grave une simple indisposition.

Il allait les interroger afin de tâcher de savoir à quoi s’en tenir au juste là-dessus, quand un quatrième personnage fit son entrée.

Ce nouveau venu n’était autre que le fameux François Quesnay, médecin du roi depuis vingt ans et dont l’autorité était grande parmi la gent savante.

Quesnay a été trop célèbre jadis pour que nous ne disions pas un mot sur lui.

Né en 1694, dans un petit village de Normandie situé non loin de Montfort-l’Amaury, il s’acquit de bonne heure une immense réputation, tant comme chirurgien que comme médecin.

Puis tout en s’occupant de couper des jambes et de faire avaler des drogues, il étudia à fond l’agriculture et devint un économiste de premier ordre, en basant son système sur le produit de la terre.

Il fonda même une secte, dite « la secte des Économistes », qui jouit pendant longtemps d’une grande considération et d’où sortirent les hommes de valeur tels que Turgot, Dupont de Nemours, le marquis de Mirabeau et d’autres.

Enfin, pour ajouter encore à ces divers talents, on lui attribuait le don de pressentir la folie.

On cite à ce sujet une anecdote assez curieuse, que nous trouvons dans des mémoires de l’époque.

Un matin, chez la favorite, dont il était devenu le médecin à la suite d’une cure merveilleuse de la comtesse d’Estrades, on parlait d’un individu employé aux cuisines du château de Versailles qui, dans un moment d’hallucination, était allé se coucher sur le lit du roi, en l’absence de celui-ci, sans qu’on ait jamais pu savoir comment il avait pu pénétrer jusque-là.

 J’ai vu ce garçon, dit Quesnay qui était présent, – et je puis affirmer que la folie le guette.

 Oh ! vous, monsieur le Penseur, répliqua le roi en riant, – vous voyez des fous partout.

 Il est vrai que je devine la folie, Sire, quand elle n’existe pas encore, mais je ne la suppose point gratuitement. Tenez, je connais un des anciens ministres de Votre Majesté qui sera imbécile avant trois mois.

 Son nom ? demanda madame de Pompadour.

 C’est monsieur de Séchelles, répondit Quesnay après s’être fait presser un peu.

 Bon, vous lui en voulez, dit le monarque. – Du temps de son contrôle général il vous aura refusé quelque grâce.

 Cela pourrait tout au plus m’engager à dire une vérité désagréable et non pas à inventer. Monsieur de Séchelles sera fou et peut-être plus tôt que je ne pense. C’est affaiblissement d’organes : il veut à son âge faire le galant ; je me suis aperçu que la liaison de ses idées lui échappe.

 Allons, allons, nous verrons cela, monsieur le Penseur, dit Louis XV en frappant sur l’épaule de Quesnay.

Le roi, il faut bien le dire, avait une réelle affection pour son médecin dont il reconnaissait la valeur et qu’il se plaisait à consulter même sur des sujets étrangers à son emploi.

Il l’appelait familièrement le Penseur, et lui ayant accordé des lettres de noblesse pour le récompenser de ses services, il lui donna pour armes trois fleurs de pensées avec cette devise : Propter cogitationem mentis.

 Riez, Sire, reprit le docteur Quesnay, répondant aux dernières paroles du monarque ; – mais il n’en est pas moins vrai que vous avez un maniaque dans votre propre conseil ?

 Hein ! dans mon conseil ?

 Que Votre Majesté prenne note de la date, et je parie qu’avant trois semaines monsieur Berryer est fou ou cataleptique.

 Quoi ! mon ministre de la marine ?

 Lui-même, sire ; il y a des signes qui ne trompent jamais. Hier, j’ai vu monsieur Berryer à la chapelle ; il était assis sur une de ces petites chaises où l’on pose ordinairement les pieds. Les genoux lui touchaient le menton, ce qui le rendait la risée de messieurs les gardes du corps.

» Je suis entré chez le ministre au sortir de la messe ; là, j’ai été témoin de plusieurs autres traits d’absence d’esprit et j’ai vu que monsieur Berryer avait les yeux égarés.

» Son secrétaire lui ayant adressé une observation fort juste, il lui répondit d’un ton emphatique :

 Taisez-vous, plume ! une plume est faite pour écrire et non pour parler.

Quinze jours après cet entretien, MM. de Séchelles et Berryer avaient donné des marques authentiques de démence ; le dernier avait même déraisonné en plein conseil et il fallut lui interdire l’accès de la chambre des délibérations.

Quant à l’employé aux cuisines, son tour ne vint qu’au bout de deux mois, mais il n’en vint pas moins.

Dès lors, Quesnay fut souvent consulté au sujet de nombreuses personnes pour lesquelles on redoutait la folie, et il sut toujours distinguer celles qui devaient être atteintes de celles qui, au contraire, devaient demeurer l’esprit sain, malgré certains travers dont elles se trouvaient affligées.

Quesnay n’était pas seulement un savant. S’il eût vécu à Sparte ou à Athènes, la Grèce lui eût certainement décerné le nom de « Sage ».

Citons de lui un mot qui le prouvera.

Le dauphin, père de Louis XVI, s’étant plaint devant lui des embarras de la royauté, il avoua, lui, ne pas être du même avis.

 Et que feriez-vous donc si vous étiez roi ? lui demanda le prince.

 Monseigneur, je ne ferais rien.

 Bah ! Qui gouvernerait alors ?

 Les lois ! répondit Quesnay avec ampleur.

Tel était l’homme qui venait d’entrer. Il avait alors soixante-dix ans mais il était encore vif et alerte comme s’il eût été en pleine jeunesse.

À sa vue l’espoir de Philippe s’envola. Il savait qu’on ne le dérangeait pas pour des niaiseries et par suite en concluait que la maladie de la favorite était réellement sérieuse.

Quesnay traversa rapidement la pièce, adressa un salut au duc avec lequel il avait des relations et, sans faire attention aux deux empiriques qu’il avait reconnus au premier coup d’œil, pénétra chez la Pompadour.

Cabalus et Raphaëli se disposaient à le suivre pour l’assister, disaient-ils, de leurs conseils, lorsqu’il les arrêta d’un geste brusque sur le pas de la porte, qu’il leur ferma ainsi sans façon sur le nez, en intimant l’ordre à un valet de ne les laisser entrer sous aucun prétexte.

Philippe prit alors le parti d’attendre sa sortie afin de se renseigner exactement près de lui et de savoir, bien qu’à présent il en doutât fort, s’il lui restait quelque chance d’approcher la marquise.

Pendant ce temps, César et Ange, n’ayant rien de mieux à faire, recommencèrent à se quereller de plus belle sur le synochus et la phlegmasie.

Une demi-heure après le docteur Quesnay réapparaissait.

Il avait l’air soucieux et l’expression de sa physionomie était peu rassurante.

Philippe l’aborda.

 Docteur, lui dit-il, – je désirerais avoir un court entretien avec madame de Pompadour. Est-elle assez malade pour ne pas me recevoir, ne fût-ce qu’un instant ?

 Très malade, mon cher duc, répondit Quesnay, – et je ne vous cèlerai pas que je suis dans une vive inquiétude à son endroit.

 Vraiment ! En ce cas, il m’est absolument impossible de la voir ?

 Oh ! absolument. D’ailleurs, elle ne comprendrait pas ce que vous lui diriez, attendu qu’elle est en proie à un violent délire, qui, je le crains, va aller toujours croissant. Je n’ai même pas pu l’interroger sur la cause de son mal, lequel j’en suis sûr, a dû survenir à la suite d’une grande commotion morale.

 Quel malheur, exclama Philippe, en voyant échouer son projet.

Quesnay, supposant que son exclamation se rapportait à l’état de la favorite, le considéra avec étonnement. Il ignorait qu’il portât tant d’intérêt à celle-ci.

 Allons, adieu docteur, dit le duc ; – mais vous plairait-il de me faire prévenir dès qu’il se produira un mieux dans la situation de la marquise ? Vous me rendriez service.

 Très volontiers… s’il s’en produit un, toutefois.

 Naturellement.

Philippe partit.

Comme Quesnay allait faire de même, Cabalus et Raphaëli, sans cesser de se disputer, s’approchèrent de lui.

 N’est-ce pas, cher confrère, que c’est du synochus imputris que souffre la marquise ? cria le premier. – Croyez-vous que ce mangeur de son me soutient que…

 Dites donc à ce triple imbécile, éminent collègue, que c’est d’une phlegmasie du plexus cérébro-spinal qu’est atteinte cette dame et non de son synochus dans lequel il est enfoncé jusqu’au cou, coupa le second avec sa voix de fausset suraigu.

Quesnay jeta sur les deux personnages qui osaient le traiter de confrère, l’autre de collègue, un regard de pitié, puis leur répondit froidement :

 Je vois, messieurs, que vous êtes d’une égale ignorance, ce que je savais du reste. Dans le cas de madame de Pompadour il n’y a ni fièvre putride ni inflammation de plexus cérébral, il y a fièvre nerveuse compliquée d’ataxie.

» Si vous aviez la plus légère notion de l’art que vous professez vous vous en seriez aperçu sans peine ; les symptômes sont assez évidents.

Ayant dit, il partit à son tour laissant Cabalus et Raphaëli tout penauds.

Mais comme les sots ne veulent jamais convenir de leur sottise, aussitôt qu’il eut disparu ils haussèrent les épaules, puis dédaigneusement, prononcèrent :

 Et on vante le savoir de cet… individu !

 C’est là ce qu’on appelle un puits de science !

En même temps ils éclatèrent, avec un parfait ensemble, d’un rire narquois à l’adresse de Quesnay ; hilarité qui aurait duré un bon moment si un laquais, envoyé par mesdames du Hausset et de Mirepoix, occupées à soigner leur amie, n’était venu les prier de s’en aller immédiatement, le bruit qu’ils faisaient depuis plus d’une demi-heure fatiguant beaucoup la marquise.

Cette manière un peu sans gêne de les congédier n’était guère de leur goût ; cependant comme le laquais montrait des velléités de les pousser lui-même dehors s’ils ne se pressaient pas de quitter la place, ils se décidèrent à sortir de bon gré, non sans protester, par exemple, contre le peu d’égards qu’on avait pour leurs illustres personnes.

Mais à peine eurent-ils passé la porte, qu’oubliant la blessure faite à leur amour-propre ils retombèrent dans leur sempiternelle discussion et s’invectivèrent avec plus d’ardeur que jamais.

28. Résultat inespéré d’une chevaleresque intervention

Philippe de Lagardère était désespéré de ce qui arrivait.

Ainsi, la délivrance des jeunes filles, aussi bien que celle des prisonniers du Châtelet était ajournée à une semaine au moins.

Pour Henri et Romuald, son idée de voir M. de Sartine, afin que les choses restassent dans le statu quo, le rendait, il est vrai, assez tranquille sur leur sort, quoi qu’il connût le zèle d’administrateur-courtisan que déployait le comte d’Alby.

Mais pour Blanche et Louise son inquiétude était grande, et il sentait gronder en lui une sourde colère en songeant qu’elles avaient encore huit jours à demeurer rue Saint-Médéric.

Ah ! Si ce n’eût été le scandale qui en eût évidemment résulté, il n’aurait pas hésité une seconde à aller les en enlever de vive force.

Seulement, en agissant de la sorte, c’était faire connaître cette histoire à tout le monde. Et qui sait alors les propos qu’on aurait tenus sur sa fille et sur Louise ?…

 Non, non, pas cela, se disait-il ; – il vaut encore mieux attendre.

Sous l’empire de ces tristes pensées, il avait repris le chemin de Paris et suivait la grande route au petit pas de son cheval, car il n’était pas pressé de revenir annoncer à Olympe le résultat négatif de sa double démarche, lorsque retentit derrière lui le bruit d’une voiture qui s’approchait à grande vitesse.

Il se retourna et vit un carrosse sans armoiries conduit par un cocher à livrée dépourvue également de tout signe distinctif.

Les vantaux aux trois quarts baissés ne permettaient pas que les regards plongeassent à l’intérieur.

Le véhicule roulait avec rapidité.

Il arriva à sa hauteur.

Comme il allait le dépasser, un bras blanc et délicat apparut soudain dans l’espace laissé vide sous le vantail placé de son côté et s’agita vivement, semblant vouloir attirer son attention.

Au même moment il perçut deux cris presque simultanés poussés par des voix féminines.

 Oh ! oh ! pensa-t-il, tandis que son naturel chevaleresque prenait l’éveil, – voilà qui ressemble joliment à un rapt. Encore, sans doute, quelque abominable fantaisie de grand seigneur. Mais verdieu ! il ne sera pas dit que j’aurai laissé s’accomplir ce crime, si crime il y a, sans avoir tout fait pour m’y opposer.

Pendant qu’il se murmurait ces paroles, le carrosse avait pris de l’avance et se trouvait déjà éloigné de lui d’une cinquantaine de toises.

Le beau petit bras qui en sortait redoublait ses mouvements et paraissait l’appeler désespérément.

Il piqua sa monture, et en un temps de galop rejoignit la voiture.

 Arrête ! cria-t-il au cocher ; – je veux savoir quelles sont les personnes qui occupent ce carrosse et où tu les conduis ?

Pour toute réponse, l’automédon allongea à ses bêtes un maître coup de fouet dont le résultat fut de leur faire prendre une allure furieuse.

 Croix du Christ ! reprit Philippe – veux-tu arrêter et me répondre, maraud, ou je vais te corriger d’importance ?

Le valet eut un sourire insolent, et, toujours muet, cingla derechef son attelage.

 Mort de ma vie ! jura le duc outré de se voir nargué par un tel drôle. – Tu vas être châtié, faquin !

Alors, profitant d’un moment où la lanière de cuir arrivait à sa portée, il s’en saisit brusquement, la tira à lui et se rendant possesseur du fouet, il en appliqua une volée de coups au cocher qui se mit incontinent à jeter des hurlements de détresse ; puis, pour se soustraire à cette vigoureuse et méritée correction, finit par sauter de son siège à terre où il roula dans la poussière.

Pendant ce temps, les chevaux, sur la croupe desquels étaient tombés quelques-uns des coups, avaient encore accéléré leur galop et semblaient vouloir s’emporter.

Philippe vit le danger.

Rapidement il se porta à la tête des bêtes, s’empara de la bride de l’un d’eux près du mors et, retenant sa monture, opéra de toutes ses forces une traction en arrière.

Peu s’en fallut que cet acte audacieux ne lui fît vider les étriers, car le cheval ainsi maintenu chercha d’abord à se dégager de son étreinte par de puissantes secousses du collier ; mais la main du duc était de fer et la bride s’y trouvait serrée comme dans un étau.

L’animal, comprenant probablement alors que tous ses efforts seraient vains, n’essaya plus de lutter et se décida bientôt à s’arrêter, obligeant son compagnon à la même obéissance.

Devenu ainsi maître de l’attelage, le duc le conduisit sur le bord de la route, l’attacha solidement à un des arbres qui la bordaient, puis courut à une des portières de la voiture dont il voulut lever le vantail.

Mais celui-ci devait être à ressort, car il ne put y parvenir.

Il était en train de se demander comment il allait pouvoir se présenter aux personnes qu’il masquait, quand le même bras qui était déjà sorti reparut une seconde fois, en même temps qu’une voix disait :

 Père, cher père, c’est moi, Blanche, qui suis là avec Louise, Ouvre-nous… ouvre-nous vite…

 Quoi ! s’écria le duc éperdu de joie et croyant rêver, – c’est toi Blanche… toi et Louise qui êtes dans ce carrosse ?

 Oui, oui, c’est nous…

Le bonheur que Philippe ressentit de cette rencontre inattendue, alors qu’il désespérait de voir son enfant avant plusieurs jours fut si intense qu’il en resta d’abord comme suffoqué et sans forces quelques instants.

Néanmoins, reprenant promptement le dessus, il se mit en devoir de faire descendre les jeunes filles, impatient qu’il était de les presser contre son cœur.

À sa grande surprise il remarqua seulement que les portières n’avaient pas de bouton qui servit à les ouvrir et qu’il n’y existait qu’un petit trou rond ayant l’apparence de l’entrée d’une serrure.

 Vous êtes donc enfermées à clef ? demanda-t-il aux jeunes filles.

 Oui, répondirent-elles – et c’est le cocher qui a la clef dans sa poche.

Philippe chercha des yeux l’automédon.

Il le découvrit au loin, occupé à se frictionner alternativement les bras et les jambes qui avaient eu, il faut croire, à souffrir quelque peu de leur brusque contact avec le sol.

Il lui fit signe de s’approcher.

Mais le faquin, qui ignorait ses intentions et craignait sans doute une nouvelle correction, se garda bien de lui obéir.

Voyant cela, Philippe, dédaignant de courir après lui, résolut de se passer de clef et, s’armant de son épée, en frappa violemment la portière à l’endroit du petit trou dans l’intention de faire sauter la serrure.

Bientôt, sous ses chocs répétés, une plaquette de fer se détacha et le mécanisme de celle-ci apparut à découvert.

Il eut tôt fait de le briser et de dégager le pêne de sa gâche.

La portière s’ouvrant alors d’elle-même, les jeunes filles bondirent au dehors et tombèrent dans les bras de Philippe.

Durant dix minutes ce fut de part et d’autre un échange de tendres caresses et de paroles entrecoupées de larmes de joie.

 Oh ! père, père, si tu savais, dit Blanche à un moment en cachant son front rouge de honte dans la poitrine du duc.

 Je sais tout, ma chérie, repartit ce dernier. – Rentré de ce matin à Paris, j’ai appris dès mon retour votre enlèvement du couvent, et c’était pour vous délivrer que j’étais allé à Versailles d’où, n’ayant pu voir le roi ni… une autre personne disposant de votre liberté, je revenais tristement quand le hasard vous a mises sur mon chemin.

 Et nous a permis de t’apercevoir à travers le jour du vantail, ajouta Blanche.

 Oui, ce qui est bien heureux, car je ne me doutais guère que vous fussiez là. Mais ne parlons plus de cela ; c’est un mauvais rêve que vous avez fait toutes les deux et qu’il vous faut oublier entièrement. Ainsi, faites comme si vous sortiez d’un cauchemar et chassez de votre esprit jusqu’au moindre détail susceptible de vous le rappeler.

Lorsque l’émotion de chacun se fut un peu calmée, Philippe songea à regagner la capitale.

Malheureusement, le trajet était, vu les circonstances, difficile à effectuer.

Il ne pouvait, en effet, prendre décemment Blanche et Louise en croupe derrière lui.

Quant à se servir du carrosse d’où il les avait tirées, il aurait préféré faire plutôt dix fois la route à pied.

Il lui semblait, avec ses allures louches, conserver quelque chose de l’opprobre attaché au Parc-aux-Cerfs.

 Au fait, où vous conduisait-on ? demanda-t-il.

 On nous ramenait, paraît-il, chez les sœurs Augustines, répondit Blanche.

 À Picpus ?

 Oui, c’est du moins ce qu’on nous a dit.

 Que diantre signifie tout cela ? fit le duc ; – je m’y perds réellement. Au surplus peu m’importe ; l’essentiel est que vous soyez avec moi.

 Voyons, maintenant, ajouta-t-il, – avisons à nous procurer une voiture.

Comme il ne lui était guère possible de quitter les deux enfants pour se mettre à la recherche d’un véhicule, il pensa à charger le cocher de cette corvée.

À cet effet, il fit, derechef, signe à celui-ci de s’approcher, en ayant l’idée, pour le rassurer sur ses intentions, de lui montrer une bourse suffisamment garnie.

Cela lui réussit à merveille.

Devant cette démonstration pacifique et généreuse, l’automédon n’hésita plus à s’avancer.

 Tiens, lui dit le duc, quand il fut à distance convenable – cet or est à toi si tu cours à l’instant chercher un carrosse de louage à Versailles. Il servira par la même occasion à compenser les coups de fouet que tu as reçus et que tu aurais pu t’épargner si tu m’avais obéi, c’est-à-dire si tu t’étais arrêté sans me braver en poussant ton attelage.

 Monseigneur, répliqua le valet sur un ton contrit – j’avais ordre formel de me rendre tout d’une traite au couvent des chanoinesses de Picpus et de ne faire halte nulle part, pour quelque raison que ce soit. Voilà pourquoi j’essayais de vous échapper.

 Bien vrai, c’est là que tu allais ?

 Je vous le jure, monseigneur. Je devais y déposer ces nobles demoiselles et je serai sévèrement puni pour ne pas avoir exécuté cet ordre, quoiqu’il n’y ait pas de ma faute.

 Non, tu ne seras pas puni, puisque si tu allais à Picpus c’était pour me remettre entre les mains ces deux jeunes filles. En t’arrêtant je n’ai donc fait que prévenir les désirs des personnes qui t’envoyaient.

Le cocher secoua la tête avec incrédulité.

 On m’avait dit, reprit-il – que c’était entre les mains de la supérieure du couvent que j’avais à les laisser.

Le duc, est-il besoin de le dire, ne ressemblait en rien à l’idée que l’automédon pouvait se faire d’une abbesse. Pourtant il osa lui certifier :

 Eh bien mon garçon, c’est comme si elles y étaient.

Puis voulant couper court à cette conversation :

 Allons, va nous quérir un carrosse quelque part, lui commanda-t-il – nous t’attendons ici… et dépêche-toi surtout ; cette bourse deviendra ta propriété à ton retour.

 Oh ! je ne serai pas long, monseigneur ; nous sommes à deux pas de Versailles et il y a une remise à l’entrée du faubourg.

Aussitôt le cocher s’éloigna en courant, stimulé par la récompense qui lui était promise.

Au bout d’un quart d’heure, il revenait avec un véhicule à peu près passable, sur le siège duquel était à ses côtés un autre cocher, car il avait, lui, à s’occuper de son carrosse et ne pouvait s’offrir pour conduire.

Blanche et Louise ayant alors pris place dans la nouvelle voiture et Philippe s’étant aussi remis en selle, on s’achemina rapidement vers Paris, ce dernier galopant à la hauteur d’une portière, afin de ne pas perdre de vue les deux enfants, avec lesquelles il échangeait de fréquents et gais sourires.

Un peu plus d’une heure après, mademoiselle de Nevers était dans les bras de sa mère, à demi folle de bonheur, et Louise dans ceux de Marine qui faisait des efforts surhumains pour maîtriser ses transports et ne pas révéler à la jeune fille ce qu’elles étaient l’une à l’autre.

29. Colère et terreur du roi

Ne troublons pas ces tendres épanchements et revenons maintenant au moment où, la veille au soir, Louis XV, au sortir de la lutte qu’il avait eu à soutenir avec d’Ayen contre Henri et Romuald, était entré dans le petit pavillon du Parc-aux-Cerfs.

Lorsqu’il eut donné l’ordre de conduire les jeunes gens à la Bastille, il se rappela qu’il était venu rue Saint-Médéric dans le but d’obtenir des explications au sujet de la scène qui avait eu lieu chez madame de Coislin.

Camille étant la personne la plus à même de lui fournir ces explications, il ordonna qu’on l’amenât en sa présence.

Mais il apprit que la pauvre enfant venait de se mettre au lit dans un état inquiétant.

L’émotion qu’elle avait éprouvée à la soirée lui avait causé une telle révolution que, vu sa grossesse avancée, il en était résulté dans tout son organisme de très graves perturbations, dont les suites étaient fort à craindre.

Malgré son égoïsme et son indifférence habituels, cette nouvelle fit une vive impression sur le roi.

Il ne s’attendait pas à ce que la sévérité qu’il avait montrée envers cette pauvre victime l’affectât à ce point, et il regrettait sincèrement, maintenant, d’avoir été si dur à son égard.

Pour racheter sa cruauté il se fit conduire près d’elle, dans l’intention de la consoler par quelques douces paroles ; mais la jeune fille était si abattue de corps et d’esprit qu’elle demeura complètement insensible à tout ce qu’il put lui dire.

Elle ne parut même pas s’apercevoir qu’il était là.

Reconnaissant alors l’inutilité de sa démarche, le monarque regagna le petit pavillon où étaient restés madame de Pompadour et le duc d’Ayen. Il était tout attristé d’avoir vu Camille ainsi.

Mais, afin de décharger un peu sa conscience et de pas assumer sur lui seul la responsabilité de ce qui pourrait survenir, il se dit que cela ne serait pas arrivé si on avait assez surveillé la jeune fille pour qu’il ne lui fût pas possible de s’évader.

 Qu’on appelle madame Bertrand ! ordonna-t-il dès qu’il se retrouva auprès de la favorite et de son familier. – Nous voulons connaître par elle la raison de cette négligence envers sa pensionnaire.

La Bertrand se présenta. La vieille coquine était peu rassurée. Elle se doutait bien que ce n’était pas pour lui adresser des compliments que le roi la faisait mander.

Interrogée par celui-ci sur son manque de surveillance envers Camille, surtout après les ordres qui lui avaient été donnés le matin même d’épier constamment ses faits et gestes, elle ne sut trop que répondre.

Ne voulant pas relater l’entretien assez troublé que Blanche avait eu avec Henri et Romuald, non plus que la scène qui en avait été la conséquence, ce qui, elle le sentait, eût encore ajouté au mécontentement de son maître, elle s’embarrassa dans des explications confuses, parla des occupations multiples qui lui incombaient au Parc-aux-Cerfs, et, finalement, ne dit rien qui satisfît le monarque.

 Madame Bertrand, coupa tout à coup Louis XV, dont la mauvaise humeur n’avait fait que s’accroître en écoutant ce verbiage inutile – dans tout ce que nous venons d’entendre il nous est difficile de découvrir un motif suffisant pour excuser votre négligence. En conséquence nous allons nous voir forcé de vous retirer la direction de l’établissement.

 Oh ! vous ne ferez pas cela, seigneur Kzinski ! s’écria la vieille femme effrayée de cette décision, car la place lui convenait on ne peut mieux sous tous les rapports. – Non, vous ne me chasserez pas d’ici où je vous ai rendu tant de bons services. Si j’ai manqué de vigilance une fois, une seule, je n’en manquerai pas une seconde, je vous le jure. Vrai, je suis pardonnable ; toute la journée, j’ai eu sur les bras cette petite demoiselle de Nevers et…

Mais elle s’interrompit net, et se mordit la langue, le nom de famille de Blanche lui ayant échappé involontairement.

 Hein ! s’exclama Louis XV dont les sourcils se rapprochèrent et qui oublia aussitôt Camille. – Quel nom avez-vous prononcé ?

Madame de Pompadour lança à la Bertrand un regard furieux. La vieille femme venait de commettre une sottise bien autrement grande que d’avoir laissé fuir sa première pensionnaire.

En l’état où étaient les choses, ce n’était certes pas le moment de faire au monarque une pareille confidence.

 Nous demandons de qui vous parlez, madame Bertrand ? reprit le roi avec autorité. – Répondez : à quelle personne donnez-vous ce nom de Nevers ?

« L’abbesse du couvent d’amour » demeura muette et les yeux fixés sur le plancher. Elle se sentait perdue.

 Vous ne voulez pas répondre ? tonna Louis. – Alors, ajouta-t-il en se tournant vers la favorite, – c’est à vous, madame, que nous poserons la question. Qui est cette demoiselle de Nevers à laquelle il est fait allusion ?

Cotillon II prit une attitude semblable à celle de la Bertrand.

Elle aussi voyait venir l’orage et voulait se donner le temps de trouver un moyen pour le conjurer.

En présence du mutisme des deux femmes, le roi poursuivit, s’adressant toujours à la Pompadour :

 Nous ne pensons pas qu’il s’agisse de la fille du duc de Lagardère-Nevers, n’est-ce pas, madame ?

La voix du monarque était lente et grave ; on sentait qu’il faisait tout son possible pour paraître calme, alors qu’une effrayante colère grondait en lui.

Craignant qu’une plus longue retenue de sa part n’exaspérât davantage son royal amant, la favorite se décida à braver la tempête.

 Sire, dit-elle sur un ton compassé, en cherchant ses paroles, – je dois avouer que… c’est d’elle au contraire qu’il s’agit… mais permettez-moi d’expliquer comment.

Elle ne put continuer. Louis XV venait de se lever, le regard enflammé, le front plissé, oubliant que lui-même avait refusé de connaître le nom de Blanche lorsqu’elle avait voulu le lui apprendre.

 Qu’avez-vous fait, madame ? cria-t-il d’une voix de tonnerre. – Vous avez osé nous livrer cette enfant, la fille d’un de nos meilleurs gentilshommes ! C’est une abomination, madame, vous entendez : un horrible crime que vous avez commis là… et pour lequel nous vous infligerons un châtiment exemplaire,… oui, exemplaire !…

 De grâce, Louis, écoutez-moi… essaya de dire la favorite qui, en habile comédienne, parvint à faire monter des larmes à ses yeux.

 Non, madame, non, nous ne vous écouterons point. Tout ce que vous pourriez alléguer ne vous disculperait pas… Oh ! une de Nevers au Parc-aux-Cerfs !

» Nous voilà, de par vous, dans une jolie situation vis-à-vis du duc, son père ! situation de laquelle il nous est impossible de sortir sans honte ! Que lui répondrons-nous, quand il nous demandera compte de notre conduite envers sa fille ? Puis, avec un cynisme inconscient :

 N’aviez-vous pas mille autres personnes à nous présenter à la place de celle-là ? Ah ! tenez, madame, votre forfait dépasse toutes les bornes.

Et s’excitant à mesure qu’il parlait, Louis XV continua à couvrir madame de Pompadour de ses imprécations qui allaient toujours crescendo. Celle-ci avait eu assez souvent à supporter des scènes de colère de sa part, mais jamais montées à un tel degré d’intensité.

Elle en était véritablement effrayée.

 Sire, sire ! plaça-t-elle pendant un moment où le roi reprenait haleine, – j’ai eu tort, j’en conviens… pardonnez-moi… le mal peut encore être réparé.

 Réparé ! ricana le monarque ; – avez-vous le front de vous moquer de nous ?… Non, madame, le mal ne saurait être réparé attendu que le séjour de mademoiselle de Nevers dans cette maison, honnie de tous nos sujets, peut être, pour elle et pour ses parents, la cause des plus grands malheurs. La seule façon d’atténuer en partie votre inconsciente infamie – car la raison vous avait certainement abandonnée – est de faire reconduire cette enfant, à l’instant, où vous l’avez enlevée, ce à quoi nous exigeons qu’il soit procédé sans délai.

 Ce sera fait, sire, repartit la favorite toute tremblante et pleurant réellement cette fois.

 Quant à vous, madame, éclata Louis XV, en venant se planter droit et courroucé devant celle qui menait, depuis si longtemps, le royaume à son gré, – quant à vous, nous ne voulons plus vous voir… nous ne voulons plus que vous paraissiez nulle part où nous serons. Vous n’êtes plus rien. Nous allons vous assigner une résidence éloignée où vous vous retirerez et resterez jusqu’à la fin de vos jours.

 Oh ! sire ! gémit madame de Pompadour, – ai-je donc encouru à ce point votre ressentiment ?

 Belle question, madame ! votre action est révoltante et ne mérite aucun pardon. Vous devriez même vous considérer comme très heureuse que nous nous contentions de vous bannir à jamais de notre présence.

 Louis… Louis !… implora la pauvre Cotillon II qui se refusait à croire à tant de rigueur, – je vous en conjure, ayez pitié ! Songez à quelle existence vous me condamnez désormais… c’est une mort anticipée… Que vais-je devenir loin de vous ?

 Ce que vous voudrez, termina-t-il, implacable ; – cela nous est indifférent. Ainsi donc, madame, dès demain vous recevrez nos ordres et quitterez Paris… Que Dieu vous garde !…

Et sur un grand geste qu’il fit vers sa maîtresse, comme s’il eût voulu tout de suite la chasser loin de lui, il sortit précipitamment, suivi du duc d’Ayen, resté personnage muet dans cette scène, puis, au lieu de rentrer à Trianon, se fit conduire directement au château.

Une fois seule, la marquise de Pompadour tomba accablée sur un siège. Elle était si anéantie qu’elle ne pensa même pas à s’en prendre à la Bertrand, cause de tout le mal, et qui, profitant de son abattement, s’esquiva prudemment. Quand mesdames du Hausset et de Mirepoix, demeurées jusque-là près de Camille pour lui donner des soins, vinrent la rejoindre, elles la trouvèrent dans une complète prostration, et ce ne fut qu’avec une peine infinie qu’elles réussirent à lui faire rendre compte de ce qui s’était passé entre elle et le roi.

Toutes deux s’efforcèrent alors de la consoler.

 Bah ! dit madame de Mirepoix, – vous êtes vraiment trop bonne, ma chère, de vous révolutionner pour si peu. Vous savez bien pourtant comment est Louis. Pour un rien, il fulmine, il s’emporte, parle de vous envoyer au gibet ou de vous faire rouer vif, puis, sa colère éteinte, ne se souvient même plus de ce qu’il a dit.

 Oui… je sais, répondit d’une voix faible la Pompadour, – mais aujourd’hui ce n’était pas comme à l’ordinaire… Oh ! non, j’ai bien vu qu’il était sérieusement offensé et que sa décision envers moi était irrévocable.

 Allons donc, ma mie, ajouta de son côté madame du Hausset, – rappelez-vous qu’à plusieurs reprises déjà il vous a fait de semblables menaces, et que ces menaces n’ont jamais été exécutées. Mal disposé sans doute par l’incident du bal, l’agression de tout à l’heure, et aussi par l’ennui d’avoir vu Camille malade, il n’attendait qu’une occasion pour exhaler sa bile, et c’est vous qui la lui avez fournie. Voilà tout.

La favorite ne semblait voir la chose sous un aspect aussi anodin.

 Je ne sais pas pourquoi, reprit-elle, – mais une voix secrète me dit que c’est fini, bien fini entre Louis et moi.

 Voix trompeuse, ma bonne. Laissez passer une nuit sur cette affaire, et demain il n’y paraîtra plus. Maintenant, si vous voulez nous écouter, vous allez venir prendre du repos. Il est tard et, après les fatigues de la soirée, vous devez avoir besoin de sommeil.

 Mais j’ai promis au roi de renvoyer tout de suite mademoiselle de Nevers à Picpus… Je voudrais au moins donner des ordres en conséquence.

 Avez-vous réellement cette intention ?

 Oh ! oui, oui, c’est l’unique chance que j’aie de me faire pardonner de Louis ; je profiterai de la circonstance pour me débarrasser de son amie, la créature de la Coislin. Il ne manquerait plus qu’elle restât là, pendant que mademoiselle de Nevers serait partie !

 En cela, vous aurez raison. Si l’une s’en va, l’autre doit partir également. Toutefois, leur départ à toutes deux peut être retardé jusqu’à demain matin. L’heure est trop avancée maintenant pour les expédier au couvent. En arrivant à Trianon, nous préviendrons maître Lebel de faire le nécessaire à cet effet, et elles quitteront le Parc-aux-Cerfs à leur réveil.

 Vous me l’assurez ?

 Absolument, ma chère… Ah ! que n’avez-vous écouté nos conseils ! Nous avions prévu, vous devez vous en souvenir, des complications dangereuses, avec une fille de ce rang.

Madame de Pompadour se laissa alors emmener par les deux dames qui la reconduisirent chez elle, et la firent se coucher, afin qu’elle trouvât dans le sommeil l’oubli de son chagrin. Malheureusement la colère du roi devait avoir pour elle des suites aussi funestes que pour Camille, plus funestes même comme on le verra.

Après une nuit d’insomnie, elle fut prise au matin d’une si forte fièvre, que ses amies, qui avaient tenu à la veiller tour à tour, durent envoyer promptement chercher un médecin.

C’est de l’exécution de cet ordre que résulta la venue près d’elle de César Cabalus et d’Ange Raphaëli.

Le valet chargé de la commission, se disant, en effet, que deux guérisseurs valaient mieux qu’un, courut tout droit chez l’un et chez l’autre de nos augures, qui demeuraient à Versailles porte à porte, et les dépêcha vers Trianon où ils arrivèrent presque ensemble.

Mais à peine au chevet de la marquise, ils commencèrent à se disputer avec tant d’acharnement sur les symptômes différents qu’ils affirmaient découvrir chacun dans le « sujet » soumis à leur examen, celui-ci avec son microscope, celui-là avec sa lancette, que mesdames du Hausset et de Mirepoix les invitèrent à aller se mettre d’accord dans une chambre voisine – celle où Philippe les avait rencontrés – et en attendant, firent mander François Quesnay qu’elles savaient devoir être au château. Le reste nous est connu.

Un peu avant que ceci ne se passât chez la Pompadour, Louis XV qui, lui aussi, avait eu une nuit très agitée, en songeant à tous les événements auxquels il avait été mêlé depuis la veille, et en se demandant, notamment, de quelle façon il allait pallier près du duc la vilaine action de sa maîtresse – car s’il avait été amené à se douter que Blanche était une personne de qualité, jamais il ne fût venu à soupçonner qu’elle pût être la fille de Philippe, pour qui il avait une estime toute particulière, – Louis XV, disons-nous, au moment où, las de se retourner sur sa couche, se disposait à se faire habiller, reçut une missive que venait d’apporter un diacre de la part de l’archevêque de Paris.

 Que diable nous veut encore M. de Beaumont ? murmura-t-il en faisant sauter sans trop d’empressement le scel épiscopal qui fermait la missive, certain d’avance que ce n’était point des louanges que lui adressait le prélat, lequel ne lui écrivait guère que pour l’accabler de reproches sur ses dérèglements.

Il sut bientôt à quoi s’en tenir.

Comme il le pensait, c’était une nouvelle mercuriale de l’archevêque et qui, cette fois, dépassait en virulence toutes les précédentes.

Dès les premières lignes, il fit une affreuse grimace. Jamais jusqu’alors M. de Beaumont, qui, d’ordinaire pourtant, ne mâchait pas ses mots, ne s’était servi de termes aussi énergiques pour flétrir le relâchement de ses mœurs.

Mais ce fut bien autre chose lorsqu’il arriva au cœur de l’épître.

Après une longue énumération de ses fautes contre lesquelles il s’élevait avec véhémence, l’archevêque poursuivait ainsi :

 

 « … Enfin, madame la supérieure des chanoinesses Augustines de Picpus et une sainte fille du nom de sœur Véronique, faisant partie de la Congrégation, viennent de m’apprendre que, pour couronner dignement sa vie de débauches, pour combler la mesure déjà si pleine de ses ignominies, Votre Majesté a fait violer leur couvent et soustraire à ses voûtes sacrées deux jeunes pensionnaires qui s’y trouvaient abritées, puis qu’elle a séquestré ces enfants dans un lieu innommable afin de les faire servir à ses honteux plaisirs… »

 

 Mais ce n’est pas moi !… ce n’est pas moi !… s’écria Louis XV à haute voix, comme s’il eût été en présence de son accusateur, – c’est la marquise… c’est elle seule qui a tout fait… D’abord il n’y en a qu’une et non deux. De quel autre veut-il donc parler ?

On sait en effet qu’il ignorait que Louise eût été enlevée par madame de Coislin et eût accompagné Blanche, rue Saint-Médéric.

Il reprit sa lecture.

 

« Ce crime, sire, poursuivait Monsieur de Paris, – surpasse en horreur tous les autres, car, en le commettant, vous avez outragé le Seigneur notre Dieu dans sa demeure même.

» Attendez-vous donc à voir avant peu sa main vengeresse s’abattre sur vous et vous faire expier cruellement cet horrible sacrilège.

» Toutefois, sire, il est un moyen de vous racheter à ses yeux, sinon entièrement, du moins en partie : c’est de renvoyer immédiatement vos victimes dans le saint asile d’où elles ont été arrachées par la force. Cela vous comptera toujours près du Roi des rois et pourra peut-être atténuer son trop juste courroux… »

 

 Ah ! ça, décidément, il y en a donc deux ? se demanda le monarque. – Je ne comprends pas… Je n’ai cependant vu que mademoiselle de Nevers qui, à l’heure actuelle, doit avoir réintégré le couvent, à moins qu’on n’ait retardé jusqu’à ce matin son départ de la rue Saint-Médéric, ce qui est très possible.

» Qu’on fasse venir maître Lebel, commanda-t-il. Et à part :

 Il doit savoir ce qu’il en est lui ?

Puis il acheva la lettre.

 

« … Si vous vous refusiez à cette réparation, sire, ajoutait l’archevêque en terminant, – si, possédé du démon, vous vous obstiniez à retenir ces infortunées dans l’antre infâme où elles sont enfermées par vos ordres alors, oh ! alors, il n’y aurait pas de châtiment assez grand pour vous.

» Moi, le premier, obéissant aux préceptes du souverain Maître, dont je suis l’indigne serviteur avant d’être votre sujet, j’appellerais sur votre tête toutes les foudres de l’Église : je solliciterais de Notre Saint-Père le Pape l’excommunication majeure, qui fera de vous un réprouvé et un maudit ; enfin, je me placerais sans cesse devant vos pas pour vous montrer du doigt, comme on montre un pestiféré, et éloigner de vous tous ceux qui voudraient vous approcher, de peur que votre contact ne les contamine à jamais !…

» Que Votre Majesté sainement réfléchisse. D’un côté est la rédemption ; de l’autre, l’éternelle perdition !

» Vale.

» CHRISTOPHE DE BEAUMONT,
» Archevêque de Paris. »

 

De nos jours, le ton de cette lettre eût certainement provoqué le sourire. Mais nous sommes au milieu du dix-huitième siècle et le clergé était alors assez puissant pour faire avec fruit de si hautes menaces.

Aussi Louis XV en fut-il profondément remué.

Car, nous l’avons déjà dit, en dehors de ses débordements, il était pieux et redoutait beaucoup « les foudres de l’Église », pour employer l’expression du prélat. Pendant qu’il était encore en proie à l’émotion que lui avaient causée les dernières lignes de la missive, quoique par l’ordre qu’il avait intimé à la favorite de renvoyer Blanche, il se fût « en partie racheté », maître Lebel se présenta.

Il venait d’arriver au château après avoir, suivant les instructions que mesdames du Hausset et de Mirepoix n’avaient pas oublié de lui donner, préparé le départ de Blanche et Louise pour Picpus.

Le roi lui ayant demandé à quel propos on lui parlait de deux jeunes filles, alors qu’à sa connaissance une seule avait été amenée rue Saint-Médéric, il lui expliqua comment mademoiselle Moutier s’y était trouvée avec elle, ajoutant que toutes les deux, du reste, allaient quitter le Parc-aux-Cerfs dans une demi-heure.

 Bien, très bien, approuva-t-il, – comme cela nous serons en règle. Ainsi c’est madame de Coislin qui avait fait enlever cette demoiselle Moutier ?

 Oui, sire.

 Dans quel but ?

 Je ne sais, répondit le valet de chambre.

 Nous le lui demanderons.

 Cela sera impossible à Votre Majesté.

 Et pourquoi ?

 Parce qu’elle est morte.

 Hein ! Madame de Coislin est morte ?

 Oui, sire. La nouvelle vient d’en être apportée à Versailles. On l’a trouvée ce matin dans sa chambre étendue sur un canapé, le crâne fendu. On croit à un accident. Une fenêtre de son oratoire situé au deuxième étage, était en réparations, et on suppose qu’elle en sera tombée par mégarde.

 Vous disiez pourtant qu’on l’a trouvée dans sa chambre ?

 Sans doute que, ne s’étant pas tuée sur le coup, elle aura eu la force de remonter chez elle pour mourir.

Le roi était douloureusement affecté.

Puis, à l’idée que cette belle jeune femme qu’il avait vue la veille encore si brillante, si exubérante de vie, n’était plus maintenant qu’un cadavre, il éprouvait une sorte de terreur superstitieuse.

N’était-ce pas Dieu qui avait voulu ainsi la punir de l’enlèvement de l’amie de Blanche du couvent de Picpus.

Et si cela était, la favorite n’allait-elle pas aussi ressentir les effets de la colère céleste ? car son crime était absolument semblable à celui de la châtelaine de Chèvreloup.

 Madame de Pompadour est-elle à Trianon ? demanda-t-il, non sans une certaine appréhension, comme s’il eût craint qu’elle eût eu déjà à subir le courroux divin.

 Oui, sire ; seulement elle est très malade, dit-on.

 Très malade ? Mais elle se portait à merveille hier soir.

 Il paraît que ça lui a pris il n’y a guère qu’une heure… On vient d’envoyer chercher un médecin.

 Serait-elle donc en danger ? questionna le monarque anxieux.

 Je ne voudrais pas effrayer Votre Majesté, cependant je ne puis lui cacher qu’on est fort inquiet sur son compte.

Cette fois, Louis XV ne douta plus que ce ne fût la justice du maître de toutes choses qui se manifestât de la sorte… Les deux premières coupables étaient frappées presque en même temps par elle.

Son tour, à lui, allait-il donc venir ?

Alors, l’esprit encore plein des véhémentes objurgations de M. de Beaumont, et craignant que Dieu ne l’épargnât pas davantage, il résolut, afin de le désarmer, de s’imposer une rigoureuse pénitence.

 Lebel, dit-il à son valet de chambre, – vous allez, en notre nom, prier Sa Majesté la reine de vouloir bien nous céder une partie de ses appartements. Notre volonté est de nous retirer près d’elle pour une semaine.

C’était ce qu’il appelait « s’imposer une rigoureuse pénitence ».

En réalité, la pénitence était pour cette pauvre Marie Leczinska qui, pendant tout le temps que durait l’accès de repentir de son époux, était obligée d’écouter, en forme de confession, les histoires peu édifiantes qu’il lui racontait.

Mais elle était si bonne qu’elle se résignait volontiers à cette désagréable corvée, et se trouvait même heureuse de la subir puisqu’elle lui procurait sa présence.

Une fois son lever terminé, Louis XV se rendit donc chez la reine, après avoir, comme de coutume, défendu expressément qu’on vint l’y déranger, sous quelque prétexte que ce fût.

Et voilà pourquoi le duc de Nevers n’avait pu solliciter de lui la grâce de son fils et de M. de Dizons.

Nous allons voir maintenant de quelle façon les deux fougueux jeunes gens supportaient leur captivité.

FIN DU PARC-AUX-CERFS


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Décembre 2018

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[1] Voir le Fils de Lagardère, paru chez P. Ollendorff [Il existe également une édition numérique ELG].

[2] Certains tire-laines qui opéraient sur le Pont-Neuf étaient munis d’un lacet ou d’une cordelette, qu’ils jetaient au cou de leurs victimes pour les étrangler, quand celles-ci faisaient mine de vouloir se défendre ou d’appeler le guet.