Paul Féval fils

Les Jumeaux de Nevers
Volume II

LA REINE COTILLON

Les suites de Lagardère
Volume VIII

(1895)

Ebooks libres et gratuits

 

 


Table des matières

 

1. Le Grand-Châtelet 4

2. Procureur et greffier. 21

3. La pierre mobile. 37

4. Un bouquin de cinquante mille livres. 59

5. Chez les morts. 79

6. L’odyssée de Joson. 101

7. La cassette. 118

8. Chez le roi 136

9. Le mystère du Grand-Châtelet 150

10. Un chevalier de la Régence. 160

11. La nouvelle favorite. 174

12. Le vautrait 192

13. Les Canadiens. 216

14. Une rencontre mouvementée. 237

15. La reconnaissance. 256

16. Le cordelier. 270

17. En attendant le petit lever du roi 281

18. Le « coup de foudre ». 295

19. Où la sagesse de Romuald triomphe. 308

20. Le pari de Fronsac. 318

21. Où Joson Miroux se venge enfin d’Alcide Rigobert 331

22. Les remords de Joson. 347

23. Les habitants de « Castel-Morne ». 358

24. Le château de Fontainebleau. 375

25. Le petit souper. 387

26. Les deux cris. 403

27. Une sottise de la Guimard. 412

28. L’honneur des Lagardère. 429

À propos de cette édition électronique. 444

 

1. Le Grand-Châtelet

Le Grand-Châtelet, où avaient été conduits le vicomte Romuald de Dizons et le marquis Henri de Lagardère-Nevers, faute de place à la Bastille et à Vincennes, comme nous l’avons appris par les explications fournies au duc et à la duchesse par M. de Posen, le Grand-Châtelet était une des plus anciennes prisons de Paris.

Quelques historiens font remonter son origine jusqu’à Jules César ; comme preuve ils invoquent une inscription latine gravée sur une arcade : Titutum Cæsaris, qu’on pouvait encore voir en 1540 ; d’autres lui donnent pour fondateur Julien l’Apostat ; d’autres encore prétendent que c’est seulement sous Philippe-Auguste qu’on commença la construction de cette forteresse pour servir de point d’appui et de chef-lieu général à l’enceinte de murailles dont avait été entourée la capitale.

Sans nous arrêter à cette différente version et sans discuter les preuves que chaque auteur s’est efforcé de rassembler à l’appui de ses hypothèses, nous dirons que le Grand-Châtelet était de construction romaine.

Le fait a été reconnu lorsque, au commencement de ce siècle, en 1802, on fit abattre ce formidable édifice.

Les immenses fouilles qui y furent pratiquées firent en effet découvrir un grand nombre de médailles du temps de Julien, de Septime-Sévère et des Antonins.

Dans un mur qui se prolongeait sur le quai de la Mégisserie, on trouva aussi une quantité d’armes de toute sorte, remontant à la domination romaine dans les Gaules.

Enfin, la taille même des pierres, la cohésion des assises, la solidité du ciment employé pour relier entre elles ces masses énormes de matériaux, achèvent de donner la certitude que les Romains furent les architectes et les constructeurs de ce château fort qui avait exactement la figure d’un parallélogramme régulier.

Il s’élevait à l’endroit même qui a nom aujourd’hui « Place du Châtelet » et où l’on voit la colonne triomphale élevée à la gloire de la Grande Armée.

Dès le douzième siècle, le Grand-Châtelet fut érigé en prison d’État.

Les bâtiments destinés à recevoir les captifs se divisèrent d’abord en neuf parties qui étaient : le Berceau, le Paradis, la Grièche, la Gourdaine, le Puits ou la Fosse, les Chaînes, la Boucherie et les Oubliettes.

Au quinzième siècle on ajouta six divisions nouvelles auxquelles on donna les noms de Beauvoir, Lamotte, la Salle, Beauvais, Barbarie et Gloriette.

La Fosse, à proprement parler, n’était pas une prison, ni même un cachot : c’était plutôt une citerne.

Elle avait la forme d’un cône renversé très étroit à son sommet ; si bien que les prisonniers qu’on y descendait au moyen d’une poulie, par une ouverture pratiquée à la voûte du souterrain, ne pouvaient se tenir ni debout ni couchés, et, de plus, avaient les pieds dans l’eau.

Les Oubliettes s’appelaient aussi Cachot de fin d’aise.

L’air en était si infect que la lumière d’une chandelle s’y éteignait dès qu’on tentait de l’y introduire.

Ce cachot était destiné aux criminels que leur naissance, leur fortune ou leur position sociale sauvaient de l’échafaud.

En 1377, un certain Honoré Paulard, bourgeois de Paris, empoisonna son père, sa mère, ses deux sœurs et trois autres personnes de sa famille.

Ce crime, dont une avarice et une cupidité excessives étaient la cause, fut immédiatement dénoncé au prévôt de Paris, et le coupable fut arrêté et transféré au Châtelet.

Le procès s’instruisit.

Mais Honoré Paulard était allié aux plus respectables familles de la bourgeoisie de Paris : une de ses sœurs avait épousé Paton de la Tournette, un des écuyers du roi : on jugea à propos d’éteindre l’affaire et de faire disparaître le criminel pour épargner à une famille honorable des débats scandaleux.

Honoré Paulard fut descendu dans les oubliettes et un mois après il avait cessé d’exister.

Le comte de Rochefort raconte aussi dans ses mémoires une histoire assez singulière à propos de cet in pace.

Nous allons en faire le récit à sa place, afin de pouvoir en retrancher certains faits qui ne se rapportent que d’une façon éloignée au sujet principal et n’offriraient par là qu’un intérêt secondaire.

Un soir de décembre de l’année 1642, Gaston, duc d’Orléans, eut, après une débauche, l’idée d’aller avec ses compagnons ordinaires de plaisir s’embusquer sur le Pont-Neuf pour y détrousser les passants.

C’était alors, paraît-il, un passe-temps fort à la mode chez les grands seigneurs.

Il y avait déjà une heure que ces messieurs faisaient concurrence aux tire-laines, dévalisant sans vergogne les malheureux Parisiens que leur mauvaise étoile conduisait de leur côté, quand survint le guet.

Une bataille s’ensuivit entre les gentilshommes et les soldats de la milice.

Gaston d’Orléans réussit à fuir, mais le comte d’Harcourt, le chevalier des Rieux, ainsi que le narrateur de cette histoire, furent faits prisonniers et, malgré leur haute situation, écroués au Châtelet, où on les descendit dans les cachots du troisième étage souterrain, de crainte que, aidés d’amis puissants, ils ne parvinssent à s’évader.

Ce ne fut même qu’après plusieurs jours de sollicitations qu’ils obtinrent de garder une lampe allumée dans le caveau qu’ils occupaient en commun et où ne pénétraient quelques rayons de lumière que pendant deux heures environ de la journée.

— Mes amis, dit, après huit jours de séquestration, le comte de Rochefort à ses compagnons, – le temps ne commence-t-il pas à vous durer comme à moi et seriez-vous hommes à essayer de sortir de ces oubliettes ?

— Parbleu ! est-il besoin de le demander ? répondirent ceux-ci. – Mais comment ?

— Écoutez, reprit le comte. – Ce matin, en pesant fortement sur cet anneau de fer que vous voyez là dans le mur, et auquel ont dû être attachés des centaines de pauvres diables, j’ai constaté que la pierre à laquelle il était scellé se détachait presque entièrement.

— Sus donc à la besogne, dit d’Harcourt.

Les trois gentilshommes se mirent alors à l’œuvre et firent si bien que, quoiqu’ils n’eussent d’autres instruments qu’un anneau de fer brisé et les barres de bois de leur lit, le soir même ils étaient parvenus à établir une communication entre leur chambre et le lieu qui en était voisin.

Mais de sourds gémissements, sortant de ce lieu, leur firent connaître qu’ils n’avaient fait que percer le mur qui séparait deux cachots.

— Qui est là ? demandèrent-ils aussitôt à travers la brèche.

— Moi, Mauléry, le notaire, condamné depuis deux ans à cet horrible supplice.

Ce nom de Mauléry leur remit en mémoire une étrange affaire dont tout Paris s’était occupé, il y avait deux ans environ.

Mauléry, qui venait alors d’acheter sa charge, comptait parmi sa clientèle la riche famille d’Ollerieux.

Le comte d’Ollerieux, l’aîné de cette famille, avait une fille d’une rare beauté que, pour des raisons de convenance, il voulut bien, lorsqu’elle atteignît seulement sa seizième année, marier au baron de Chastigny, âgé de près de soixante ans.

La jeune personne, selon l’usage du temps, était la seule que l’on n’eût pas consultée pour conclure cette alliance, et elle venait de voir pour la première fois le mari qu’on lui destinait lorsque Mauléry, que le comte avait fait appeler, arriva à l’hôtel d’Ollerieux pour dresser le contrat.

Mauléry était jeune, ardent, bien fait de sa personne.

À l’aspect de la noble et belle fiancée dont les joues pâlies et les yeux encore humides de larmes annonçaient la douleur, presque l’effroi, il se sentit ému jusqu’au fond du cœur.

Profitant du mouvement et d’une sorte de confusion produite dans l’hôtel par l’arrivée des parents et des amis, il s’approcha de la jeune Éléonore d’Ollerieux, assez pour pouvoir lui parler à voix basse sans crainte d’être remarqué ni entendu.

— On veut vous sacrifier, lui dit-il, – mais j’ai résolu de vous sauver à tout prix.

Bien qu’elle ne comprît pas trop comment le notaire, appelé pour dresser le contrat qui l’effrayait si fort, pouvait la sauver, ces paroles jetèrent dans son cœur un rayon d’espoir, et d’un regard où se peignait toute sa reconnaissance, elle remercia Mauléry.

Deux heures après, toutes les formalités préliminaires du mariage étaient terminées.

Éléonore qui, pour se soustraire à de perfides sollicitations et cacher les larmes qu’elle avait eu grand’peine à contenir jusqu’alors, avait prétexté une indisposition, se dirigeait enfin vers son appartement, lorsqu’arrivée sur le palier elle y trouva Mauléry qui l’y attendait et lui renouvela avec plus d’énergie encore ses offres de dévouement.

Il y avait dans l’attitude, dans l’accent de Mauléry tant de douceur et de sincérité, que la jeune fiancée se sentit entraînée à se confier à sa promesse ; puis c’était le seul moyen d’échapper au sort qui la menaçait.

Éléonore se rendit et moins d’une heure s’était écoulée quand, après avoir suivi une route détournée pour éviter d’être aperçue, elle entrait chez le notaire Mauléry, d’où elle devait partir le soir même pour gagner, sous sa conduite, la ville de Sens en Bourgogne où demeurait sa mère.

Mais, ce soir-là, un obstacle insurmontable empêcha le jeune notaire de pouvoir partir.

Il en fut de même le lendemain et les jours suivants.

Cependant la disparition de mademoiselle d’Ollerieux avait produit la plus vive sensation.

Pendant huit jours on ne parla que de l’étrangeté de ce fait.

Le comte, blessé à la fois dans ses calculs et dans son orgueil, avait mis sur pied une multitude de gens pour rechercher la trace de la fugitive.

Le lieutenant de police avait donné les ordres les plus étendus et les plus précis pour que tous les lieux où elle eût pu trouver une retraite fussent fouillés.

Des instructions avaient été expédiées aux intendants de provinces et aux frontières ; et, cependant, le temps s’écoulait sans qu’on recueillît aucun renseignement, aucun indice, lorsqu’un clerc de la basoche dit un jour tout haut, au Châtelet, qu’il était certain d’avoir vu de ses yeux, le matin même, entre quatre et cinq heures, au moment où le soleil commençait à peine à se montrer, car on était en été, mademoiselle d’Ollerieux dans le jardin de la maison du notaire Mauléry, située vers le milieu de la rue de la Harpe, proche de l’ancien palais de la reine Blanche.

Ces imprudentes paroles furent répétées quelques instants après au jeune notaire qui s’empressa de quitter la Grand’Chambre où l’avait appelé une affaire et courut en toute hâte vers sa maison.

À son arrivée, il la trouva cernée et envahie par une troupe d’archers qui, déjà, en avaient enlevé mademoiselle d’Ollerieux et qui s’emparèrent incontinent de sa personne.

On instruisit son procès de façon assez sommaire, son crime étant amplement constaté.

Heureusement ses collègues intervinrent et réussirent à faire commuer sa peine en une détention perpétuelle dans les oubliettes.

Telle était l’histoire que venaient de se rappeler les trois gentilshommes.

Depuis longtemps, dans Paris, Mauléry passait pour n’être plus de ce monde ; et, de fait, c’était miracle qu’il vécût encore, un homme de force moyenne ne résistant jamais plus de trois mois à une semblable séquestration.

Mais il était, lui, d’une si robuste constitution, qu’il avait pu continuer à vivre jusque-là, en dépit de l’air méphitique qui l’environnait.

Nos gentilshommes élargirent aussitôt la brèche qu’ils avaient faite et, munis de leur petite lampe, s’y coulèrent en rampant.

Bientôt ils arrivèrent près du notaire.

Le pauvre diable était dans un état lamentable. Maigre et décharné comme un squelette, il paraissait tout prêt à rendre l’âme.

Les survenants ranimèrent son courage et firent briller à ses yeux un espoir de liberté.

— Oh libre ! murmura-t-il en tressaillant de joie, – si cela était possible !

— Pourquoi non ? répliqua des Rieux qui ne doutait de rien. – Nous avons bien éventré ce mur ; ce ne sera pas plus difficile de trouer celui-là.

— Et demain, peut-être, nous respirerons le grand air, à quelques lieues de la capitale, ajouta Rochefort qui déjà se voyait courant sur les routes pour gagner la frontière.

— Ne nous amusons pas à bavarder, recommanda d’Harcourt. Si on nous surprenait, tout serait perdu.

Les jeunes gens se remirent sans plus tarder à la besogne et attaquèrent une des parois du cachot de Mauléry.

Celui-ci, stimulé par leur ardeur, sembla retrouver quelque énergie tout au fond de l’immense dépérissement qui l’avait réduit à l’état de fantôme et voulut se joindre à eux pour les seconder.

Mais, comme ils commençaient à ouvrir une seconde brèche, tout à coup, d’une profonde excavation qu’ils venaient de mettre à jour, s’échappa une énorme quantité de pièces d’or, d’argent et de bronze, qui roulèrent à leurs pieds avec un tintement joyeux.

Stupéfaits, ils ramassèrent quelques-unes de ces pièces, et, à la clarté de leur luminaire, constatèrent qu’elles faisaient partie d’une collection de médailles antiques du plus haut intérêt.

C’est du moins ce qu’affirma Mauléry, assez versé dans le numismatique pour pouvoir leur assigner une origine fort ancienne.

— Tout cela est très joli, dit des Rieux avec mauvaise humeur, car son caractère impatient ne s’accommodait guère du temps perdu par ses compagnons à considérer le trésor ; – mais à quoi diable peut bien nous être utile, dans la position où nous sommes, cet amas de richesses, vénérables de par l’âge que leur assigne Mauléry ?

— Si seulement nous pouvions en forger une bonne pioche ? observa Rochefort, moins cupide que pressé de prendre un peu d’air.

— Monseigneur, intervint Mauléry qui était décidément de ressource et dont le visage s’illuminait à mesure qu’il poursuivait l’examen des pièces, – ces médailles converties en pioche seraient loin de nous être aussi utiles que dans l’état où elles sont, attendu que, grâce à elles, je me fais fort d’obtenir, avant quarante-huit heures, notre liberté à tous quatre.

— Bah ! Vous voulez rire ? dit Rochefort.

— Ou plaisanter sans agrément ? ajouta des Rieux en se mordillant les moustaches.

— Je parle très sérieusement, messeigneurs, repartit le notaire. – Laissez-moi agir à ma guise ; et vous verrez si je m’engage témérairement. Pour le moment, remettons ce trésor où il était, replaçons ces pierres exactement dans leurs alvéoles pour qu’on ne s’aperçoive pas de notre tentative, et regagnez promptement votre cachot.

Mauléry paraissait si sûr de son affaire que les gentilshommes n’hésitèrent pas à se conformer à son désir.

Lorsque, peu de temps après, le guichetier lui apporta le misérable morceau de pain noir qui, depuis deux ans, était sa seule nourriture, il dit à cet homme en se soulevant sur sa couche fétide :

— Allez prévenir la compagnie des notaires qu’étant sur le point de mourir, j’ai de très importantes révélations à lui faire. Vous serez largement récompensé de votre peine.

Le guichetier fit la commission et Mauléry, ayant été extrait des oubliettes, fût amené devant ses collègues, réunis en séance extraordinaire pour l’entendre.

— Je connais, leur dit-il, – un endroit où est caché un trésor d’une valeur inestimable. Cet endroit, je suis prêt à vous l’indiquer, mais à une condition : c’est que vous me ferez rendre à la liberté, ainsi que trois autres personnes que je désignerai.

— Avant, ou après l’indication ? demanda naïvement ou peut-être facétieusement un des membres de l’assemblée.

— Après, cela va de soi ; m’abandonnant dès maintenant à toute la rigueur des lois si mon assertion n’est pas de la plus scrupuleuse exactitude, répondit Mauléry.

Le marché fut conclu.

Aussitôt, alors, il livra le secret de la cachette d’où on s’empressa d’aller retirer les médailles qui, effectivement, furent reconnues très précieuses.

Le jour même, les portes du Châtelet s’ouvraient pour les quatre détenus.

L’histoire du comte de Rochefort se termine ici. Elle a pourtant une suite ; s’il n’en parle pas, c’est qu’il l’a probablement ignorée.

La voici :

Le baron de Chastigny, vivement froissé du dédain que lui avait montré mademoiselle d’Ollerieux, avait rompu net ses projets de mariage avec elle, ce qui lui avait permis de rester fille et d’attendre comme telle sa majorité.

Or, six ans après la sortie de Mauléry de son cachot, le hasard ayant rapproché les deux jeunes gens, ils renouèrent leur petit roman d’amour, si malencontreusement interrompu autrefois, et, mademoiselle d’Ollerieux, devenue entièrement libre de sa personne, épousa celui auquel elle devait de ne pas avoir été odieusement sacrifiée.

Nous aimons à croire qu’ils vécurent longtemps et eurent beaucoup d’enfants.

Si, comme on s’en doute, l’intérieur du Grand-Châtelet avait un aspect sombre et lugubre, l’extérieur n’était guère plus agréable à voir.

Ses épaisses murailles, hautes de quatre-vingts pieds, étaient percées, à des distances inégales, par de hideuses meurtrières toutes bardées, grillées et croisées de barreaux de fer.

Quand, le soir, ces yeux effroyables de la lourde forteresse s’éclairaient de quelques lueurs misérables, on eût dit des larmes de flammes jetées sur de vastes draps noirs.

Dans les créneaux se montraient les museaux de bronze de canons, de mortiers, de coulevrines et autres engins de guerre analogues, qui semblaient toujours prêts à tonner et à vomir des nuées de projectiles. Des herses formidables, de profonds mâchicoulis, ainsi que de nombreux chevaux de frise placés aux endroits les plus susceptibles d’être attaqués si une guerre survenait, achevaient de donner à ce massif édifice l’apparence d’un monstre gigantesque veillant aux portes de la capitale.

En 1684, Louis XIV fit raser une partie du Grand-Châtelet et remplaça les bâtiments abattus par des constructions nouvelles, mais qui ne changèrent rien à l’ensemble général du monument, lequel continua à conserver sa mine rébarbative.

(Qu’on nous pardonne d’entrer dans les détails funèbres qui vont suivre : ils sont nécessaires à l’intelligence de notre récit.)

Dans cette démolition, un singulier réduit avait été épargné.

C’était une sorte de cachot qui jadis avait servi de basse geôle et qu’au siècle de Voltaire – et non avant – on avait transformé en un lieu destiné à recevoir les corps des noyés et des personnes assassinées dans les rues de Paris.

Ce lieu, sorte de fosse, avait reçu le nom de morgue, en raison de l’étroit guichet qui ventilait et éclairait ce trou profond autant qu’obscur, guichet par lequel le public venait dévisager – bien inutilement, du reste – les cadavres entassés pêle-mêle, pour voir s’il ne reconnaîtrait pas quelque parent ou ami.

Le vieux mot français « morguer » signifiait en effet : inspecter, examiner fixement.

Il est vrai qu’on fait aussi dériver ce terme du languedocien : morga (museau) et de l’anglais : muky (éteint, sombre) ; mais nous nous en tenons à l’étymologie française.

Un homme était attaché à l’endroit pour procéder à la réception et à l’enlèvement des corps.

Il portait le titre de « gardien-juré du caveau de montre et confrontage », remplacé depuis longtemps par celui de « commis-greffier ».

L’entrée de ce dépôt mortuaire donnait directement sur la berge de la Seine.

Quand une personne avait reconnu un corps, ce qui était rare, étant donné la presque impossibilité de percer, du dehors, l’ombre de ce tombeau, il ne lui était pas nécessaire de pénétrer dans le Châtelet pour faire sa déclaration.

Elle n’avait qu’à faire résonner le marteau contre l’huis d’une petite porte placée à peu de distance de l’unique ouverture pratiquée dans la muraille, pour permettre aux passants de « morguer » les défunts exposés ; aussitôt le greffier ouvrait cette porte et faisait entrer par là à l’intérieur.

En autorisant l’établissement de ce trou infect et complètement inutile, le pouvoir avait épuisé pour longtemps sa bonne volonté. Les dernières années de Louis XIV s’écoulèrent sans y apporter d’amélioration ; il en fut de même de la Régence, des règnes de Louis XV et de Louis XVI, de la Révolution, de la Constituante, du Directoire et du Consulat.

En 1804 enfin, sous l’Empire, une ordonnance de police déplaça la Morgue pour la mettre entre le pont Saint-Michel et le Petit-Pont.

Cette ordonnance était ainsi conçue :

 

« Article premier. – À compter du 1er fructidor prochain, la basse geôle du ci-devant Châtelet de Paris sera et demeurera supprimée ;

« Art. 2. – À compter du même jour, les cadavres retirés de la rivière ou trouvés ailleurs, dans le ressort de la préfecture de police, et qui n’auraient pas été réclamés, seront transportés et déposés dans la nouvelle Morgue, établie sur la place du Marché-Neuf, quartier de la Cité. Ils y resteront exposés pendant trois jours, à moins qu’ils n’aient été réclamés dans un moindre délai. Ils ne pourront être inhumés sans un ordre du préfet de police. »

 

On sait maintenant que la Morgue se trouve derrière le jardin qui est au chevet de Notre-Dame.

Sous le rapport judiciaire, le Châtelet n’avait pas une moindre importance que sous le rapport monumental.

C’était la juridiction ordinaire de la ville, prévôté et vicomté de Paris.

La justice s’y rendait au nom du prévôt de Paris, dont les arrêts étaient sans appel.

Cette juridiction se composait d’un parc civil, d’un présidial et des chambres de police civile et criminelle.

Dans les cérémonies politiques et extraordinaires elle marchait après la cour des Monnaies.

Voici l’ordre de cette marche dont le cérémonial est à peu près inconnu de nos jours :

 

Le chevalier du guet avec ses sergents et ses archers ;

Le lieutenant criminel de robe courte, avec ses lieutenants, ses exempts et ses archers ;

Le lieutenant de l’île (dont les pouvoirs ne s’étendaient pas au-delà de l’île du Palais) ;

Les sergents à verge (nommés vergers), tenant à la main un bâton d’azur semé de fleurs de lis d’or ;

Les notaires, en bonnets carrés et robes de drap ;

Les sergents à la douzaine (ils n’étaient jamais plus de douze), en hoquetons de drap blanc et tanné ;

Les huissiers audienciers, en robe et bonnet ;

Le greffier en chef, en robe de camelot noir doublé de velours ;

Le lieutenant civil ;

Le lieutenant criminel ;

Le lieutenant particulier ;

Le lieutenant de police ; ces quatre derniers en robe rouge.

Les conseillers, les avocats, les substituts, les procureurs, tous en robe noire ; et, enfin, pour fermer le cortège, les sergents à cheval, avec un guidon, accompagnés du clerc de leur communauté tenant un bâton fleurdelisé.

 

Ces messieurs du Châtelet étaient très heureux lorsqu’ils trouvaient l’occasion de se faire voir ainsi réunis aux Parisiens.

Cela montrait leur force et leur puissance et ils semblaient dire à ceux qui les regardaient passer :

— Prenez garde de ne jamais tomber entre nos mains. Nous sommes en nombre pour vous juger et vous ne vous en tireriez pas à bon compte.

Ce qui était, du reste, absolument vrai. Si on avait le malheur d’être pris dans leurs griffes, on ne s’en échappait guère, fût-on de la plus complète innocence, sans y laisser toujours quelque chose, soit de sa réputation, soit de son argent, quand ce n’était pas des deux à la fois.

2. Procureur et greffier

Bien que partis de la rue Saint-Médéric à minuit environ, Henri et Romuald ne furent écroués au Châtelet qu’à près de six heures du matin ; et cela par suite du temps qu’on avait perdu à les conduire d’abord à la Bastille, puis de là à Vincennes.

Profitant de ce retard apporté à leur emprisonnement, l’officier de garde au Parc-aux-Cerfs qui, pour plus de sûreté, avait tenu à les accompagner lui-même, s’était pendant le trajet efforcé à nouveau de tirer d’eux quelques éclaircissements sur le mobile qui les avait poussés à commettre leur forfait ; mais comme auparavant, ils lui avaient opposé un silence absolu qu’aucune insistance n’avait pu leur faire rompre.

Ce mutisme obstiné de leur part avait une raison d’être. La fièvre les ayant abandonnés au moment même où ils avaient été entourés et désarmés par les soldats, et le sang-froid leur étant revenu, ils s’étaient rendu compte de la situation critique dans laquelle leur généreuse ardeur venait de les faire tomber.

Si leur entreprise avait réussi, tout allait bien : ils s’enfuyaient avec les jeunes filles et nul ne savait qui ils étaient ni pourquoi ils avaient agi de la sorte. Ou du moins il leur était permis de penser que lorsqu’on l’aurait su, les choses se seraient suffisamment arrangées pour qu’ils n’eussent plus rien à redouter.

Or, par une fatalité sans précédent, le vicomte de Dizons, dont toute action était mûrement calculée, s’était départi de sa prudence réfléchie en cette aventure particulièrement téméraire et n’avait pas prévu la défaite.

Leur entreprise ayant échoué, Romuald se reconquit de suite et, se penchant à l’oreille de son ami encore tout bouillant de fureur, eut le temps de lui murmurer avant d’être séparé de lui par les gardes :

— Pas un mot, Henri ! ne révélez ni votre nom ni le motif de notre agression !

— Et pourquoi donc ne me nommerais-je pas, ami ?

— Orgueilleux ! avait répondu le vicomte en souriant malgré leur commune détresse. – Parce qu’une telle révélation aurait un immense retentissement, dont les conséquences rejailliraient fatalement sur Blanche et sur Louise en atteignant plus que jamais leur réputation. Or c’est ce que vous et moi nous voulons éviter à tout prix, n’est-ce pas ?

La gravité de cette recommandation avait été, paraît-il, comprise par le marquis, car il est des instants critiques où les plus écervelés peuvent emprunter l’esprit retors de certains diplomates.

Aussi, peu de temps après, en quelques mots rapides qu’ils avaient pu échanger à voix basse durant leur courte station au poste, nos deux jeunes gens s’étaient-ils communiqué leurs réflexions et avaient-ils pris d’un commun accord la résolution de laisser sans réponse toutes les questions qui leur seraient posées à ce sujet, se résignant, afin de supporter seuls les suites de leur action, à passer pour ce qu’on voudrait bien les prendre.

De là, leur mutisme.

Aussitôt que l’officier les eut remis aux mains du gardien en chef au Châtelet, auquel il les recommanda tout particulièrement en lui faisant part de « l’horrible crime » dont ils s’étaient « souillés », celui-ci les fit conduire devant le procureur « au criminel » pour qu’il fût procédé sans retard à leur interrogatoire.

Le procureur, un ancien basochien, du nom d’Eusèbe Papelard, était un petit vieux à figure assez bonasse, d’esprit étroit, mais qui cherchait à se donner des allures finaudes et rusées en se vantant partout de rendre limpides comme de l’eau de roche les affaires les plus obscures.

Quand les deux prisonniers pénétrèrent dans son cabinet où il venait d’arriver avec son greffier, il jeta sur eux un regard investigateur et, bien que sa perspicacité fût très relative, n’eut pas de peine, lui non plus, à les reconnaître pour des gentilshommes.

Après un moment de silence pendant lequel il continua à les examiner d’un œil qui voulait être profond, il dit à son scribe, personnage qui semblait doué d’une rare dose de niaiserie :

— Hilaire Cornudet, maître faquin, mon cher enfant, je vais interroger ces messieurs – il avait une certaine déférence pour la noblesse ; – préparez-vous à inscrire leurs réponses.

Hilaire Cornudet n’accorda aucune attention à l’insulte et à la caresse dont la recommandation de son patron avait été assaisonnée.

Il était accoutumé à ses façons.

— Je suis prêt, monsieur le procureur, répondit-il, en trempant sa plume dans l’écritoire et en traçant, pour l’essayer, quelques déliés sur une feuille de papier.

— Bien, alors commençons. En premier lieu, messieurs, déclinez-nous votre nom, vos prénoms, votre âge et votre qualité…

» Attention, Hilaire, graine de potence, mon digne subordonné ; ne vous trompez point dans l’orthographe des noms et prénoms, ni dans le chiffre des âges.

— N’ayez crainte, monsieur le procureur, ma plume est toute neuve.

Henri et Romuald demeurèrent bouche close.

— Eh bien, messieurs, ne m’avez-vous pas entendu ? demanda Eusèbe Papelard.

Les jeunes gens firent signe que si.

— Et vous ne voulez point répondre ?

Les jeunes gens firent signe que non.

— Ah ! ah ! reprit le magistrat, – je vois ce que c’est : vous ne tenez pas à ce qu’on sache qui vous êtes. Bien, bien, je comprends cela ; dans la position où vous vous trouvez, il est assez naturel que vous cherchiez à cacher votre identité. Mais ceci ne nous importe guère ; nous finirons toujours par le savoir, soyez-en sûrs.

Puis au greffier :

— Le gardien-chef a-t-il donné les numéros des prévenus, démon satané, je veux dire mon ami très cher ?

— Oui, monsieur le procureur.

— Quels sont-ils ?

— Trente-six pour celui-ci, répondit le scribe, en désignant Henri, – et trente-sept pour celui-là, ajouta-t-il en montrant Romuald.

— Bon, cela nous suffit pour le moment. Passons donc outre et venons-en aux autres questions.

» Hilaire, attention, insupportable nigaud, mon digne aide et zélé compagnon… ne portez pas au trente-sept ce que répondra le trente-six, et au trente-six ce que répondra le trente-sept.

— Soyez tranquille, monsieur le procureur, j’ai mis exprès le trente-six à ma gauche et le trente-sept à ma droite.

— Bien. Alors, à vous d’abord, monsieur, reprit le singulier magistrat en s’adressant au marquis. – Vous êtes accusé d’avoir, hier soir, entre onze heures et minuit, rue Saint-Médéric, à Versailles, attaqué, le fer à la main, le roi et un de ses amis, le duc d’Ayen, dans le but de leur ôter la vie à tous deux. C’est ce dont fait foi le rapport de l’officier des gardes qui ont été assez heureux pour empêcher cet abominable attentat, rapport établi d’après le dire des dignes soldats, témoins de l’agression… Reconnaissez-vous le fait ?

Henri se contenta de hausser les épaules.

— Vous le reconnaissez ? Parfait ! dit le procureur qui, dans ce mouvement, voulut voir une affirmation. – Ceci n’est donc déjà plus un point à discuter…

» Écrivez, Hilaire, vilain cancre, je veux dire travailleur infatigable ; écrivez que le 36 reconnaît…

» À présent, à vous, monsieur, continua-t-il en parlant au vicomte.

» Vous êtes accusé d’avoir, hier également, à la même heure et au même endroit que ci-dessus, attaqué les mêmes personnes dans un but semblable. Reconnaissez-vous aussi le fait ?

Romuald, pour toute réponse, imita Henri.

— De mieux en mieux, approuva Eusèbe Papelard. – Hilaire, infernale vengeance, mon dévoué bras droit, consignez que les accusés ne font aucune difficulté de reconnaître le crime qui leur est imputé…

» Maintenant, dites-nous l’un et l’autre ce qui vous a porté à commettre cet attentat.

— Monsieur, se décida à prononcer Romuald, – nous vous prévenons que quoi que vous fassiez pour obtenir de nous des renseignements sur ce que vous appelez notre attentat, vos efforts resteront vains. Nous sommes fermement résolus à ne rien révéler des motifs qui nous ont fait agir.

Hilaire Cornudet releva les yeux pour le regarder avec stupeur, tandis que le procureur répliquait en se tapotant le front :

— Ah ! ah ! voilà qui est net, au moins. Mais votre résolution ne me déplaît pas ; je n’en aurai que plus de mérite à éclaircir cette affaire, et Dieu sait que mon esprit investigateur est à la hauteur d’une pareille entreprise.

Puis, prenant un temps, les yeux rivés sur le visage des deux amis :

— Savez-vous ce que je fais, messieurs, leur demanda-t-il, – lorsque je me trouve en face d’accusés tels que vous, c’est-à-dire rebelles à tout interrogatoire ? Eh bien, demandez à ce grand bêta d’Hilaire, mon très supportable protégé… Je procède par inductions et arrive ainsi à savoir ce qu’on refuse de m’apprendre, aussi exactement que si l’on me faisait les aveux les plus complets.

» Vous en doutez, peut-être ? Je vais vous le prouver.

Il parut se recueillir un instant et reprit :

— D’abord, en dépit de vos costumes de brigands des Abruzzes, je distingue, grâce à mon inéluctable facilité de pénétration, que vous n’êtes point des roturiers de basse extraction, ce qui m’amène tout naturellement à induire que n’étant pas des gens de peu, vous devez, a fortiori, être des gentilshommes. C’est clair !

» Or, étant des gentilshommes, j’en infère également que si vous avez assailli Sa Majesté et monsieur le duc d’Ayen, ce n’est assurément pas pour les détrousser à l’instar de simples coupeurs de bourses. D’autant plus que ces derniers n’ont guère l’habitude de se servir d’une épée pour exercer leur répugnant métier. En général, à moins d’exceptions rares, ils n’emploient jamais qu’un couteau bien affilé et de petite dimension, afin de pouvoir le dissimuler facilement… Dans les Abruzzes, d’où vos costumes semblent venir directement, il est vrai que les détrousseurs de grands chemins se servent aussi de pistolets à gueule évasée.

» Ceci est encore très clair, vous l’admettrez ?

Et il sembla solliciter une approbation de la part des jeunes gens.

Mais ceux-ci restèrent impassibles ; ce que voyant, il continua :

— Maintenant, à quel mobile avez-vous obéi en essayant de commettre ce régicide ? car, évidemment, votre attaque était dirigée contre le roi seul et, si vous avez combattu le duc, c’est que le hasard l’avait fait se trouver avec lui…

» Ce mobile, je vais arriver à le connaître par le même moyen.

» Raisonnons, Hilaire, mauvais gratte-papier, mon disciple chéri… ou plutôt, laissez-moi raisonner…

» On n’attente à la vie d’un monarque que dans deux cas : l’un, que j’appellerai le cas de « cause politique », l’autre, le cas de « vengeance ».

» Votre attentat rentre-t-il dans le premier cas ? Non certes. À l’âge où vous êtes, on ne s’occupe guère de politique. C’est donc dans le cas de vengeance qu’il faut le classer.

» Mais quelle raison aviez-vous de vous venger du souverain ?

» Cherchons !

Sur ce mot, Eusèbe Papelard se renversa sur son fauteuil, croisa ses mains sur son abdomen et, levant les yeux au plafond, parut se plonger dans une profonde méditation.

Pour suivre l’exemple de son patron, Hilaire Cornudet crut devoir prendre une attitude identiquement semblable.

Cinq minutes s’écoulèrent.

Soudain, le magistrat fit un soubresaut, revint à sa position première et s’écria, en dardant sur son greffier un regard d’aigle :

— J’ai trouvé ! Hilaire ! indigne avorton, mon meilleur compagnon ! j’ai trouvé !

Henri et Romuald ne purent s’empêcher de tressaillir. Ce ridicule personnage, avec son système « d’inductions », aurait-il réellement découvert la vérité ?

— J’ai trouvé ! reprit le procureur, – et voici, indubitablement, ce qui a armé votre bras. Je sais que par le traité du 10 février 1763, dont la clause principale a été la cession, à l’Angleterre, du Canada, du Cap-Breton, du Mississipi, de la Grenade, de la Dominique, du Sénégal et de presque toutes les colonies françaises de l’Inde, je sais, dis-je, que par ce traité, Louis XV s’est attiré le mécontentement de nombre de familles nobles françaises qui, ayant, les unes, une partie, les autres, tout leur patrimoine dans ces contrées lointaines, ont vu de la sorte, les premières, leur fortune fort amoindrie, les secondes, totalement perdue.

» Ne seriez-vous point les rejetons d’une de ces familles, et n’auriez-vous pas voulu punir le roi de ce que les vôtres considèrent comme une spoliation ?

» Cela m’en a tout l’air.

Henri et Romuald, qui avaient été rassurés dès le début de cette exposition, échangèrent un sourire en entendant la conclusion qu’en tirait Eusèbe Papelard.

C’était bien là l’idée d’un procureur : qu’on pouvait tuer quelqu’un pour raisons d’intérêt.

— Ah ! voyez que j’ai deviné ! s’écria le magistrat pour qui, comme le haussement d’épaules des jeunes gens, ce sourire fut une affirmation à ce qu’il venait d’émettre ; – c’est cela, n’est-ce pas ? C’est bien cela ?…

Ceux-ci n’eurent garde de le détromper. L’erreur où il était les servait trop bien pour ne pas l’y laisser.

— Ergo, continua Eusèbe Papelard, – l’affaire, quant au mobile du crime, est maintenant d’une parfaite limpidité. Il ne reste plus qu’à connaître votre nom.

» Si vous le voulez, remettons ceci à un autre moment. Avant de vous soumettre à un nouvel interrogatoire, j’ai besoin de consulter l’état énumérant les noms de toutes les familles qui possédaient des propriétés dans les territoires coloniaux que je viens d’énoncer. Sur ce, Hilaire, canaille finie, je veux dire aimable garçon, allez chercher le geôlier du « Palais », où, vu leur qualité, ces messieurs ont droit de séjour.

Le « Palais », ainsi appelé par dérision, était le bâtiment réservé aux gentilshommes ; ce bâtiment n’était autre que l’ancienne salle des gardes, dont on avait bouché les fenêtres, et qui avait été divisée en cellules par de nombreuses et épaisses cloisons.

Le greffier s’absenta quelques minutes et reparut bientôt accompagné d’un grand gaillard aux traits grossiers et d’une laideur repoussante.

À sa ceinture pendait, insigne de ses fonctions, un trousseau d’énormes clefs qui, à chacun de ses mouvements, se heurtaient violemment et produisaient un bruit sinistre qu’on ne pouvait entendre sans frissonner.

Ce cerbère portait le nom de Schlick, nom qui indiquait assez sa nationalité.

C’était, en effet, un ancien sergent du Royal-Allemand, auquel on avait donné cette place en raison de sa rudesse et de sa complète insensibilité pour les maux du prochain.

Le fait est qu’il était plus roide qu’une barre de fer et plus difficile à apitoyer qu’un pavé.

Une chose, cependant, parvenait à l’humaniser un peu : c’était l’argent.

Quand on faisait luire à ses yeux une pièce de métal à l’effigie de Sa Majesté Louis quinzième, ses traits se contractaient en une grimace d’aise qui les rendait encore plus horribles, mais témoignaient du plaisir qu’il ressentait.

Plus la pièce avait de valeur, plus sa grimace s’accentuait, et plus, par conséquent, il devenait laid.

Ce qui portait souvent ceux qui lui accordaient quelque gratification à le faire se retourner, en la recevant, afin de ne pas voir son masque déjà si vilain s’enlaidir encore davantage.

À sa vue, Henri et Romuald éprouvèrent un sentiment de répulsion. Jamais, jusqu’alors, il ne leur avait été donné de voir un être humain d’un aspect aussi répugnant.

— Schlick, lui dit Eusèbe Papelard – monstre abject, mon joli geôlier, vous allez conduire ces prévenus au « Palais ». Ils ont les cellules trente-six et trente-sept.

— Bien, monsieur le procureur, répondit Schlick. – À quel tarif sont-ils ?

— Ah ! c’est juste, j’oubliais. Hilaire, infâme sacripant ! mais, je me répète, et c’est par amitié, mon mignon, montrez-leur la pancarte ; ils désigneront eux-mêmes le tarif auquel ils veulent être.

Le greffier décrocha un petit carré de carton appendu au mur, sur lequel était collée une feuille imprimée, et le mit sous les yeux des jeunes gens qui lurent ce qui suit :

 

« Les prisonniers sont tenus de payer, par journée de vingt-quatre heures, un droit de gîte ou de geôlage dont le tarif est ainsi fixé, en vertu de l’ordonnance du 9 mai 1425 :

« Un marquis, quinze livres ;

« Un comte, dix livres ;

« Un chevalier banneret ou un écuyer, vingt sols ;

« Un simple noble, cinq sols ;

« Un lombard, vingt-deux deniers ;

« Un juif, onze sols,

« Et les autres prisonniers, huit deniers.

« En outre, tous, indistinctement, doivent, par semaine, quatre deniers, pour le lit, et deux pour la place qu’ils occupent. »

 

Lorsqu’ils eurent fini de lire, les jeunes gens restèrent silencieux. Ils n’avaient pas un sol sur eux. Les quelques louis dont ils s’étaient munis la veille, lors de leur départ pour Versailles, leur avaient été enlevés par les soldats du poste qui se les étaient partagés.

Rarement les prisonniers du « Palais » faisaient leur entrée au Châtelet en pareil état de pénurie.

Ils étaient toujours possesseurs de valeurs quelconques, argent, papiers ou bijoux, qui leur permettaient d’abord de payer « la bienvenue » à la nombreuse clique des gens de service et sous-ordres de tous genres employés dans l’endroit, à commencer par Schlick, dont il fallait toujours largement « graisser la patte » pour la rendre moins rude ; et, ensuite, à se procurer un certain bien-être durant le temps de leur captivité.

Si, par hasard, ils n’avaient rien en entrant, ils s’empressaient de faire venir des fonds du dehors, en s’adressant soit à leur famille, soit à leurs amis.

— Eh bien ! fit le procureur, voyant que les jeunes gens ne parlaient point, – à quel tarif désirez-vous être ?

— À celui auquel il vous plaira de nous mettre, répondit Romuald, qui avait consulté Henri d’un rapide coup d’œil.

— Ah ! vous nous laissez le choix ?

— Entièrement, repartit le marquis, – vu que n’ayant pas le moindre écu sur nous et ne sachant point comment acquitter notre dépense, nous ne nous reconnaissons aucunement le droit d’indiquer ce tarif.

— Je comprends ; pour garder votre incognito, vous ne voulez pas, vos poches étant veuves de numéraire, faire appel à la bourse des vôtres, non plus qu’à celles de vos amis ?

— Vous l’avez dit.

— Bien, bien, cela nous est égal. La caisse du Châtelet n’en perdra pas un denier. Quand on connaîtra votre famille, on lui fera rembourser les frais résultant de votre séjour ici.

Puis, à Hilaire Cornudet :

— Hilaire, misérable dort-debout, je veux dire diligent subordonné, mettez les prévenus au tarif de… de… voyons, ne soyons pas trop exigeant… de vingt sols chacun ; c’est celui de chevalier ou d’écuyer. Vous l’êtes bien, au moins, l’un ou l’autre, je suppose ?

— Hé ! monsieur, nous sommes ce que vous voudrez, repartit Henri avec humeur. – Tarifez-nous à vingt sols ou à cinq, nous nous en soucions peu ; mais, finissons-en, et puisque notre présence ne vous est plus nécessaire, faites-nous conduire aux cellules qui nous sont destinées.

— Tiens, tiens, vous avez le sang bouillant, mon jeune gentilhomme ? Voilà qui me porte à induire que vous êtes du Midi… Vous en êtes, hein ?

Le marquis, de plus en plus agacé par la sottise d’Eusèbe Papelard, allait faire quelque réponse acerbe à cette stupide demande, quand le procureur, voyant un éclair de colère briller dans ses yeux, ajouta :

— Là, là, calmez-vous, on va vous satisfaire. Mais je suis bien aise de ce que vous venez de me révéler ; cela me servira à établir plus facilement votre identité… ainsi que celle de votre compagnon, du reste, car évidemment vous êtes proches parents, peut-être frères, même. Il y a entre vous comme une vague ressemblance, un air de famille qui me le donnerait à croire… Enfin, nous verrons.

Puis au geôlier :

— Schlick, malpropre gredin, serviteur incomparable, vous pouvez maintenant emmener ces messieurs ; ils sont libres… libres de vous suivre, bien entendu.

Schlick avança vers les jeunes gens une extrémité velue, large et puissante comme celle d’un troglodyte et fit mine de la poser sur l’épaule d’Henri, qui était le plus près de lui, pour marquer par là sa prise de possession des prisonniers dont désormais il avait la garde.

Mais, à ce moment, et afin d’éviter la souillure d’un pareil contact, le marquis se recula vivement en portant d’un geste machinal la main à son côté gauche, pour y chercher son épée qu’il croyait y être encore.

— Ah ! ah ! vous voulez faire le méchant, mon beau damoiseau ? gloussa l’immonde porte-clefs qui comprit l’intention du jeune homme. – C’est bon, on vous matera et ce ne sera pas long, vous pouvez y compter. Avant deux jours je me charge de vous rendre aussi doux qu’un agneau, foi de Schlick.

Le misérable voyant qu’il n’avait rien à attendre en fait de bénéfices de ses nouveaux hôtes, ne se gênait pas pour les traiter de la plus grossière façon, se promettant en outre de leur faire payer par toutes sortes de rigueurs la perte qu’ils lui causaient.

C’est ainsi que toujours, d’ailleurs, il en agissait avec ceux qui se trouvaient dans le même cas.

Aux insolentes paroles qu’il venait de prononcer, Henri blêmit de fureur et, obéissant à son caractère emporté, il allait se jeter sur le drôle pour appliquer sur sa vilaine face une maîtresse paire de soufflets, au risque de ce qui aurait pu s’en suivre, lorsque Romuald le retint à temps.

— Méprisez ces injures, ami, lui dit-il à voix contenue ; elles viennent de trop bas pour vous atteindre.

Ces mots rendirent aussitôt le marquis à lui-même.

— C’est juste, répondit-il sur le même ton et en se calmant soudain.

— Cet homme est une brute ; j’allais lui faire trop d’honneur.

— Allons, pas d’histoires à l’oreille, coupa Schlick en venant se placer entre eux deux… et en marche.

Sur ce, il poussa rudement dehors Henri et Romuald qui, résignés, supportèrent sans mot dire cette brutalité.

3. La pierre mobile

Les cellules trente-six et trente-sept qu’on leur avait assignées, étaient situées à une assez grande distance du cabinet du procureur.

Avant d’y arriver, ils durent parcourir nombre de corridors qui, par leurs tours et détours compliqués, formaient un véritable dédale.

Cela avait été agencé de la sorte, sans doute dans le but d’empêcher ou, du moins de rendre fort difficile toute évasion. Car il fallait avoir une connaissance approfondie des lieux pour se reconnaître dans cet inextricable réseau.

Le geôlier, qui marchait devant eux, leur montrait le chemin, faisant sonner, à chacun de ses pas, son formidable trousseau de clefs, dont le bruit se répercutait au loin, et s’amplifiait des mille échos que renvoyaient les murs des couloirs.

Enfin ils s’arrêtèrent en face de deux portes massives placées l’une près de l’autre et sur le bois desquelles se détachaient, en chiffres hauts de six pouces, les numéros 36 et 37.

Schlick les ouvrit à grand fracas. Elles donnaient accès dans deux petits locaux de dimensions exiguës comme longueur et comme largeur, mais très élevés de plafond.

— Voilà vos cages, mes jolis oiseaux, dit le geôlier ; – vous pouvez, si le cœur vous en dit, y chanter tout à votre aise. Pas de crainte de gêner vos voisins, vous n’en avez pas… ou, du moins, ceux que vous avez ici en dessous ont l’oreille trop dure pour vous entendre, ajouta-t-il avec un rire sinistre et en frappant le sol du pied. – Allons, vite, entrez !

Sans chercher à comprendre à quels voisins Schlick faisait allusion, Henri et Romuald voulurent, avant de se quitter, se serrer une dernière fois la main.

Mais celui-ci leur arrêta brusquement le bras.

— Les effusions sont inutiles, reprit-il en continuant à grimacer son rire, – et les adieux n’ont pas de raison d’être, car c’est comme si vous étiez ensemble ; il n’y a qu’une petite cloison d’un pied d’épaisseur qui vous sépare.

Les jeunes gens, dédaignant de répondre à cette nouvelle grossièreté, se contentèrent alors d’échanger un regard pour s’exhorter mutuellement au courage, et aussitôt pénétrèrent dans les cellules où, un instant après, ils étaient enfermés à triples verrous.

La première chose qu’ils firent, dès qu’ils eurent entendu Schlick s’éloigner, fut d’examiner l’endroit où ils se trouvaient, et dont, tout d’abord, ils constatèrent la quasi nudité.

Un lit, une petite table et un escabeau en composaient seuls l’ameublement.

Le lit, qui méritait plutôt le nom de grabat, était formé de deux tréteaux boiteux soutenant trois mauvaises planches sur lesquelles s’étalait une paillasse à demi éventrée, qu’un long usage avait rendue aussi plate et aussi dure que celles-ci.

Il n’y avait pas de draps. Un carré de laine juste assez grand pour envelopper la moitié du corps les remplaçait et servait en même temps de couverture.

Chaque cellule recevait le jour par une baie étroite garnie de forts barreaux de fer barbelés à chaud en dents de flèches et croisés en grille, à travers lesquels ne filtrait qu’une clarté douteuse qui ajoutait encore à la misère du lieu.

Henri et Romuald, chacun de leur côté, se sentirent pénétrés d’un profond sentiment de tristesse.

Si, au moins, ils avaient pu s’entretenir ensemble, se communiquer leur mutuelle oppression, c’eût été pour eux un mutuel soulagement.

Malheureusement, ils n’en voyaient pas le moyen : car, ainsi que l’avait dit Schlick, une épaisse cloison séparait les deux cellules.

À tout hasard Romuald la sonda à coups d’escabeau. Elle était entièrement pleine, comme il put s’en assurer par le son mat qu’elle rendit sous les heurts violents qu’il lui appliqua. De plus il constata qu’elle était construite en larges pierres se soudant exactement les unes aux autres sans laisser entre leurs joints le moindre interstice.

Toutefois, voulant essayer si malgré cela sa voix ne parviendrait pas jusqu’au marquis, il mit ses lèvres le plus près possible des pierres et cria de toute la force de ses poumons :

— M’entendez-vous, Henri ?

Ses propres paroles revinrent à lui, assourdies, et l’enveloppèrent comme s’il eût crié au fond d’une tombe.

Cependant, un autre son lui arriva en forme de réponse, mais si faible, si léger qu’on l’eût dit venir d’une lieue de distance. D’ailleurs il ne put distinguer aucune parole, ce qui lui fit juger que son ami n’avait pas dû comprendre sa demande et avait simplement perçu un bruit de voix comme lui-même venait d’en deviner un.

Cette expérience permit du moins à Romuald de constater que ce n’était pas de cette manière qu’ils pourraient utilement se mettre en communication.

De son côté, Henri qui, lui aussi, n’avait ouï qu’un vague écho à travers la cloison et était animé du même désir de trouver le moyen de converser avec le vicomte, se faisait une réflexion à peu près semblable.

Pour l’instant, tous deux se bornèrent à cette tentative. Fatigués l’un et l’autre de la nuit blanche qu’ils avaient passée, ils prirent le parti de se reposer et, presque simultanément, comme s’ils se fussent consultés, ils se jetèrent sur leur grabat, où, malgré les soucis qui les assiégeaient, leur jeunesse aidant, le sommeil ne tarda pas à venir les visiter.

À midi, ils furent réveillés en sursaut par la venue de Schlick qui leur apportait leur déjeuner.

Maigre et peu appétissante pitance s’il en fut.

Une lichette de bœuf bouilli rempli de cendre, quelques légumes plus secs que du bois et un morceau de pain de trois jours gros comme la moitié du poing en composaient la partie solide.

Quant à la partie liquide, elle était représentée par environ un septier d’eau d’une pureté sujette à caution, contenue dans une petite cruche de grès aux bords tout ébréchés et luisants de graisse.

— Voilà votre pâture, dit à chacun d’eux le vilain homme toujours gouaillant. – Si vous aimez la bonne chère vous n’aurez pas à vous plaindre, car vos vingt sols ne vous donnent droit, par jour, qu’à un seul festin de ce genre ; mais je suis bon diable et y mettrai du mien, s’il le faut, pour vous faire faire deux fois pareille ripaille.

Le sacripant mentait effrontément comme bien on devine, car ils avaient droit, tout au contraire, à une nourriture saine et relativement copieuse ; mais il s’était arrangé avec le chargé des vivres pour ne leur fournir que des aliments de rebut et en quantité dérisoire.

Le dégoût que leur inspiraient ceux que Schlick venait de déposer devant eux empêcha d’abord nos deux jeunes gens d’y toucher.

Cependant les réclamations impérieuses et réitérées de leur estomac, qui fonctionnait à vide depuis la veille au soir, ayant fini par vaincre leur répugnance, ils se décidèrent à les attaquer.

Du reste, puisqu’ils ne devaient pas en avoir d’autres durant leur captivité, il fallait bien qu’ils s’y habituassent.

La lutte fut vive entre les affamés et leurs aliments, car ces derniers étaient bien faits pour se défendre ; pourtant force resta aux assaillants.

Aussitôt qu’il eut terminé son laborieux et pénible repas, Henri se rejeta sur son lit où il reprit son somme.

S’étant plus dépensé en énergie que le vicomte, il était plus fatigué et avait besoin de réparer ses forces davantage.

M. de Dizons, lui, demeura éveillé. Le repos qu’il venait de prendre avait suffi pour le remettre dans son état normal.

Afin de s’occuper, il eut l’idée de voir où donnait la baie.

Celle-ci, placée à une assez grande hauteur, était percée de bas en haut, à la façon des soupiraux de cave, dans l’épaisseur de la maçonnerie et formait une ouverture d’à peu près deux pieds de large sur quatre de long.

Pour y atteindre, Romuald approcha la table du mur, mit l’escabeau dessus et se hissa au sommet de cet échafaudage.

De la sorte, il dépassait de toute la tête le niveau de la paroi inférieure de l’ouverture.

Alors, à travers les barreaux qui la fermaient extérieurement, il aperçut au loin et dans une direction légèrement oblique, les tourelles en poivrières de l’Hôtel-Dieu.

— Tiens ! pensa-t-il – nous sommes du côté de la Seine. Ma foi, je ne m’en doutais guère. Après toutes les marches et contre-marches que nous avons faites pour venir ici, j’ignorais complètement où nous étions… – Pouah ! ajouta-t-il au bout de quelques instants en aspirant l’air qui lui arrivait du dehors – quelle singulière odeur avons-nous là ?… Vrai Dieu ! on jurerait que ça sent le cimetière !

En effet, par bouffées, lui venaient des émanations nauséabondes semblables à celles qui s’échappent des corps morts ayant déjà subi un commencement de décomposition.

— C’est étrange, reprit-il, – d’où cela peut-il provenir ? Il n’y a pourtant pas que je sache de nécropole à proximité ?

Puis, réfléchissant :

— J’y suis ; c’est certainement quelque charogne de cheval ou de chien qui, après avoir été charriée par le fleuve, est venue s’échouer en face du Châtelet. Quelle peste !… Il y a de quoi vous asphyxier et c’est grand dommage que les échevins fassent si peu de cas de la santé publique.

Dans sa situation précaire, le brave jeune homme trouvait encore le temps de faire des raisonnements philanthropiques.

Cependant, sa santé à lui étant personnellement en jeu, il se pinça fortement les narines afin de garantir son odorat contre les émanations putrides.

Pour se maintenir dans la position élevée où il était et afin d’atténuer son poids sur le branlant échafaudage improvisé, il s’était appuyé des deux avant-bras sur le bord de la paroi, que recouvrait une couche épaisse de poussière.

Or, en faisant le geste que nous venons d’indiquer, il remarqua, à la place où reposait le bras qu’il avait soulevé – laquelle place était maintenant comme balayée, les souillures s’étant collées à la manche de son pourpoint – il remarqua, disons-nous, plusieurs lignes tracées en creux dans la pierre et qui paraissaient former un dessin régulier, dont une partie restait cachée sous ce qui restait de la poussière.

Curieux de savoir ce que cela pouvait être – la moindre distraction prenant des proportions importantes dans une cellule de prisonnier – il acheva d’essuyer la paroi avec sa manche et dégagea entièrement le dessin qu’il se mit à considérer attentivement.

C’était un quadrilatère, séparé par un trait médian qui le sectionnait en deux carrés semblables plus longs que larges.

Dans chacun de ces carrés étaient incrustées d’autres petites figures géométriques.

Romuald reconnut promptement le plan de sa cellule et de celle d’Henri, avec l’indication sommaire des objets qui s’y trouvaient.

Il lui eût été, d’ailleurs, difficile de se tromper, les chiffres 36 et 37, écrits au bas de l’un et l’autre carré, désignant suffisamment ce qu’ils représentaient.

— Qui donc a fait ce plan ? se demanda-t-il. – Sans doute quelque détenu, pour tuer le temps.

Au moment où il se faisait cette réponse, ses yeux tombèrent sur un point gros comme un grain de millet placé à un angle du numéro 36.

— Tiens que signifie ce point ? fit-il intrigué. – Je ne vois rien, dans ma cellule, qui puisse être désigné par lui.

Puis s’orientant :

— Voyons, il se trouve à gauche, sur la cloison qui me sépare du 37 et dans la partie opposée à la porte…

— Là, par conséquent, termina-t-il en étendant la main vers un coin de la muraille.

Il suivit la direction de sa main et s’aperçut qu’elle indiquait l’angle le plus obscur de la cellule.

Cette constatation fit soudain naître en lui un soupçon.

Il avait souvent entendu raconter que les prisonniers étaient très adroits pour se créer, en dépit de la surveillance des geôliers, une foule de petites cachettes dont eux seuls connaissaient l’existence.

Qui sait si ce point n’était pas l’indication d’une de ces cachettes ? Il n’y avait rien de surprenant à cela, et le tracé du plan lui était alors tout expliqué.

Un des précédents occupants du numéro 36 était probablement parvenu à se procurer divers objets prohibés par les règlements et, pour qu’ils ne lui fussent pas enlevés, les dissimulait dans un endroit secret.

Puis, un peu avant sa libération, prévoyant que peut-être il serait de nouveau incarcéré là et qu’il aurait encore besoin de cet endroit, ou même par simple intérêt pour celui qui viendrait le remplacer, les prisonniers devant avoir entre eux une affiliation secrète mais normale, il en avait indiqué de la sorte l’emplacement.

Ce n’était qu’une supposition, mais le fait était très admissible.

Et Romuald se disait que s’il avait pensé juste il ne dédaignerait pas de se servir lui-même de la cachette en question.

Voulant s’assurer tout de suite de la chose, il descendit de son échafaudage et, s’approchant de l’angle de la cloison, il se mit d’abord à la palper avec soin, espérant y découvrir quelque indice révélateur.

Ce fut en pure perte ; sa main ne rencontra rien d’anormal.

Alors, il reprit l’escabeau et recommença ses sondages ; cette fois doucement et par petits coups.

Il s’attendait à ce qu’une sonorité quelconque vînt lui déceler la présence d’un vide, d’une cavité plus ou moins grande.

Mais la muraille sonnait toujours le plein n’importe où il la frappait.

Soudain, à un dernier coup qu’il donna dans le bas, près du sol, il lui sembla que l’escabeau, comme s’il s’était produit un amortissement dans le choc, n’avait pas eu un renvoi aussi sec et aussi rapide qu’auparavant.

Étonné, il frappa de nouveau à la même place et un fait identique eut lieu. Le bois du siège paraissait s’enfoncer dans le mur.

Vivement il se baissa pour reconnaître la cause de cette singularité et, ayant tâté celui-ci, découvrit qu’une des pierres avait subi un léger recul et n’était plus sur l’alignement des autres.

— Que veut dire ceci ? fit-il, de plus en plus surpris. – Serait-ce là ce que je cherche ? Cela se pourrait bien, car il est probable que cette pierre n’est pas mobile sans quelque raison…

» Mais poussons l’expérience plus loin et voyons ce que cela va nous amener.

Sur ce, il continua de heurter le bloc calcaire qu’il fit, peu à peu, disparaître dans le fond de son alvéole et dont bientôt même il le chassa complètement, pour le faire sortir de l’autre côté, dans la cellule du marquis.

Le jeune homme lança alors une exclamation de joie.

L’ouverture résultant de l’absence de la pierre était assez large pour servir de passage d’une cellule à l’autre à des personnes de sa corpulence et de celle d’Henri.

Il est vrai que ce passage n’était pas des plus commodes et qu’il fallait s’y introduire à la manière des renards dans leurs terriers.

Mais ce léger inconvénient était largement compensé par les avantages qu’on pouvait en retirer.

Sans perdre une seconde, Romuald voulut en user.

Il engagea sa tête dans le trou, acheva de repousser la pierre qui obstruait encore l’orifice opposé et, s’aidant des mains et des pieds, il parvint facilement à franchir ce boyau.

Quand il se releva, il était dans la cellule n° 37 et derrière le chevet du lit du marquis, dont le repos n’avait nullement été interrompu par le travail qu’il venait d’accomplir.

Bien qu’impatient de lui parler et aussi de lui montrer sa découverte, il n’eut pourtant pas le courage de le réveiller et préféra attendre qu’il rouvrît les yeux de lui-même.

Ce ne fut qu’au bout d’une heure qu’Henri sortit de son sommeil.

En apercevant Romuald près de lui, il crût rêver. Mais celui-ci, l’ayant fait lever, le mena devant l’ouverture et lui expliqua comment le hasard l’avait conduit à trouver ce moyen de communication.

— Voilà encore un de vos tours, mon cher ami, dit Henri ; – vous êtes réellement, je ne saurais trop le répéter, d’une rare sagacité. Je n’aurais jamais été capable, moi, de me douter, en voyant le plan de nos cellules, qu’un point placé dans l’angle de l’une d’elles voulût indiquer quelque endroit secret.

— Bah ! vous dites cela pour me flatter, renvoya Romuald, – je suis sûr que l’idée vous en serait venue aussi bien qu’à moi. Quoi qu’il en soit, que ce passage ait été découvert par l’un ou par l’autre, il n’en existe pas moins, et grâce à lui nous pourrons être ensemble tout le temps qu’il nous plaira.

— Et c’est là le principal ; car, pour mon compte, il m’en coûtait beaucoup d’être séparé de vous, Romuald, prononça affectueusement Henri.

— J’allais vous dire exactement la même chose, repartit M. de Dizons, avec non moins d’effusion.

À ces mots les deux amis se tendirent la main qu’ils se serrèrent vigoureusement à plusieurs reprises.

Schlick n’était pas là pour leur arrêter encore le bras.

Maintenant qu’ils pouvaient se parler sans témoins, ils songèrent tout de suite à s’entretenir de Blanche et de Louise.

Quel était leur sort actuellement ?

Le duc de Nevers ayant dû revenir à Paris le matin même et être averti par cet étrange personnage déguisé en magicien qu’ils avaient rencontré à Chèvreloup, avait-il fait les démarches nécessaires à leur mise en liberté immédiate ?

Sans qu’ils sussent pourquoi, à cette question qu’ils se posaient l’un à l’autre, ils étaient portés à répondre affirmativement.

Après mûre réflexion, ils n’éprouveraient plus, en effet, qu’une inquiétude relative au sujet des deux jeunes filles et ils en auguraient que c’était sans doute parce qu’elles devaient se trouver en sécurité à l’heure présente.

Mais alors, s’il en était ainsi, raison de plus pour qu’ils gardassent l’incognito.

Cette malheureuse affaire du Parc-aux-Cerfs étant à présent terminée, ils se disaient que s’ils avaient la maladresse de révéler qui ils étaient et le but de leur agression contre le roi, leurs aveux la raviveraient et la rendraient publique.

Quant au châtiment qui les attendait, eh bien ! ils étaient hommes à le supporter courageusement, quel qu’il fût.

Toutefois, en prenant cette résolution, il ne leur venait pas à la pensée que leur vie fût menacée.

En réalité, ils n’avaient pas attenté aux jours du souverain. Ils avaient simplement essayé de lui enlever par la force deux enfants qu’il cherchait à déshonorer.

De là à vouloir le tuer il y avait de la marge.

Aussi, en élevant au maximum la peine qui pouvait leur être infligée, ne voyaient-ils en perspective que le bannissement ou la prison perpétuels.

Et cela leur semblait déjà excessif. Car pour Romuald, c’était à jamais la perte de Louise, sa douce fiancée, qu’il aimait d’un amour si profond ; et, pour Henri, celle de sa famille à laquelle il portait une affection des plus tendres.

Ils en venaient donc, sans pour cela se repentir nullement de ce qu’ils avaient fait, à reconnaître, néanmoins, qu’ils auraient pu agir plus adroitement.

Enfin, il était trop tard pour avoir des regrets. Ils n’avaient plus qu’à se résigner à leur sort.

Toute la journée les deux jeunes gens demeurèrent ensemble.

Vers six heures, qu’ils entendirent sonner à la grosse horloge du Châtelet, Romuald crut prudent de regagner sa cellule.

Il repassa donc par le trou et Henri repoussa la pierre dans son encadrement où elle s’ajustait si parfaitement qu’il n’existait pas le plus petit jour entre elle et ses voisines.

Il avait certes fallu à celui qui l’avait ainsi disjointe un temps infini et une grande habileté pour parvenir à exécuter ce travail avec une telle perfection ; car à moins de savoir qu’elle était mobile, il eût été absolument impossible à l’œil le plus exercé de s’en apercevoir.

Le malheureux qui avait accompli cette œuvre de patience avait dû y passer des jours et des nuits, et user de mille précautions pour ne pas ébrécher les fines arêtes du bloc dont la pureté n’était en rien altérée.

Le difficile évidemment ne lui avait pas été d’enlever le ciment des bords, mais bien celui du milieu, auquel il n’avait pu atteindre qu’avec un instrument d’une délicatesse extrême et pourtant d’une puissance assez grande pour le mordre et le désagréger ; instrument que, sans doute, il avait dû se forger lui-même.

Henri et Romuald étaient dans l’admiration d’un pareil tour de force.

Il n’y avait pas dix minutes que le vicomte était revenu dans sa cellule, que Schlick se montrait apportant le « dîner » qui se composait exactement du même menu que le « déjeuner ».

Au grand plaisir des jeunes gens, il ne fit qu’entrer et sortir, sans leur adresser la parole.

Aussitôt seuls la même idée leur vint : celle de prendre leur repas ensemble.

Cette fois, ce fut au tour du marquis de se rendre chez Romuald.

Ainsi réunis, il leur sembla que leurs aliments étaient moins rebutants, leur prison moins misérable.

Comme ils n’avaient plus à redouter d’être dérangés par Schlick, ils ne se quittèrent que fort tard dans la soirée.

Henri voulait même rester toute la nuit avec Romuald, mais celui-ci lui fit observer que c’était dangereux, le geôlier pouvant survenir le lendemain sans qu’ils eussent eu le temps de se séparer.

Le jeune homme comprit la justesse de cette observation et rentra chez lui.

Tous deux comptaient, au matin, avoir à comparaître de nouveau devant le procureur ; comparution qu’ils appréhendaient fort, car ils craignaient que, malgré sa lourde bêtise, Eusèbe Papelard ne réussît à la fin par découvrir leur identité, ce qui eût été, pensaient-ils, un grand malheur pour eux.

Toute la matinée ils furent donc dans l’attente anxieuse d’être mandés au cabinet de ce dernier.

Mais les heures passèrent sans qu’on vînt les chercher pour les y mener.

Comme la veille, Schlick parut à midi.

Bien qu’il en coûtât à Romuald d’entrer en conversation avec le personnage, il voulut néanmoins s’informer près de lui du moment où ils seraient appelés près du magistrat.

— À quelle heure devons-nous être conduits devant le procureur ? demanda-t-il.

— Pourquoi faire ? répliqua Schlick.

— Parbleu ! ce n’est pas pour avoir le plaisir de le contempler, non plus que maître Hilaire Cornudet. Nous avons eu suffisamment cet avantage hier.

— Ce serait pourtant la seule raison qui pût, maintenant, vous mettre en leur présence.

— Ah ! ma foi, tant mieux ; nous aimons autant cela. Qu’on fasse de nous ce que l’on voudra mais qu’on ne nous interroge plus, c’est tout ce que nous désirons, attendu qu’on n’apprendra jamais rien de notre bouche.

— Qu’est-ce qu’on pourrait apprendre de plus que ce que vous avez avoué ?

— Ce que nous avons avoué ? répéta Romuald étonné.

— Certainement. D’après ce que m’a confié Hilaire, vous avez reconnu avoir voulu occire Sa Majesté, et cela dans le but de venger les vôtres de la perte de leur fortune survenue à la suite d’un traité d’État ; on n’a pas besoin d’en savoir davantage pour instruire votre procès. Quant à votre nom, on trouvera bien le moyen de vous le faire dire le moment venu.

— Nous avons reconnu cela ?

— Dia vohl ! Vous le savez aussi bien que moi.

Romuald se souvint, qu’en effet, leur silence de la veille, dans le cabinet du procureur, avait été interprété par celui-ci comme une acceptation de ses ridicules allégations.

Diantre ! ils n’avaient pas songé tout d’abord aux conséquences de cet aveu tacite, et leur affaire prenait fort mauvaise tournure ; car, alors, ils étaient bel et bien considérés comme régicides.

Le jour précédent, en se disant que, puisqu’ils n’avaient pas eu l’intention de tuer le roi, leur vie n’était pas en jeu, ils oubliaient qu’eux seuls le savaient et que leur action avait, au contraire, toutes les apparences d’une tentative d’assassinat sur la personne de ce dernier ; ce qui, dès lors, n’impliquait plus le bannissement ou la prison perpétuels, mais la mort.

Et quelle mort ! Une mort ignominieuse entre toutes.

Le vicomte n’ignorait point l’horrible châtiment réservé à ceux qui attentaient à l’existence d’un souverain : c’était une suite de supplices plus effroyables les uns que les autres et dont l’idée seule lui faisait passer un frisson d’angoisse dans tout le corps.

Toutefois cela lui semblait tellement monstrueux qu’Henri et lui eussent à subir ce châtiment, qu’il se refusait à y croire.

Pensant que le geôlier était instruit de la peine qui leur serait infligée, il lui demanda, non sans une légère altération dans la voix :

— Et que va-t-on faire de nous en ce cas ?

— Vous vous en doutez bien un peu, je suppose ? ricana Schlick d’un mauvais air.

— Peut-être, mais pas d’une façon précise. Aussi serions-nous bien aises de le savoir exactement.

— Si cela peut vous être agréable, je vais vous renseigner. On vous conduira tous les deux en place de Grève.

— En place de Grève !

— Hé ! c’est là où on envoie d’habitude les régicides.

Régicides ! Ainsi, c’était vrai, ils passaient pour tels.

Et impossible de se disculper, sans révéler la vérité, ce à quoi ils ne consentiraient jamais !

Quelle affreuse situation !

— Pour peu que vous teniez à avoir quelques détails sur la cérémonie, ajouta Schlick dont les lèvres s’entrouvrirent en un rire de bestiale férocité, – je puis vous en fournir.

Romuald fit de la main un geste de dénégation.

Mais le geôlier, quoiqu’il eût parfaitement saisi le sens de ce geste, parut se méprendre et reprit :

— Ah ! c’est compliqué, allez. Il y en a un tas d’affaires et de manigances de toute sorte ! Ça n’en finit plus. D’abord, avant de partir pour la place – je ne sais si monsieur le procureur vous en a touché un mot – il y a l’application de la question…

— Hein ! exclama Romuald en sursautant ; – on nous appliquera la question ?

— Verdame ! je crois bien, c’est réglementaire ! Pour vous, ce sera sans doute celle des brodequins. On vous mettra de chaque côté des jambes deux belles planches de chêne qu’on serrera fortement à l’aide de solides courroies, de manière à ce qu’elles ne puissent pas s’écarter, puis on enfoncera entre elles et vos genoux de jolis petits coins de bois qui, poussés à coups de maillet, entreront là comme dans du beurre ; et cela jusqu’à ce que vous vous pâmiez de plaisir, car il paraît que plus il y a de coins, plus on éprouve de bonheur, et qu’à la fin on est si heureux qu’on en perd connaissance… C’est comme qui dirait une pâmoison à force de jouissance.

— Assez ! intima le vicomte devenu tout pâle.

— Comment, assez ? s’écria Schlick avec une stupeur bien jouée et tandis que ses traits se contractaient en une expression cruelle ; – mais ce n’est que le commencement. Attendez donc que je vous dise le reste. Après avoir subi la question, on vous fera faire une petite promenade d’agrément ; à pied si vous pouvez marcher ; dans un tombereau, si les coins vous ont mis par trop de satisfaction dans les jambes. Ayant un beau cierge de six livres entre les mains, comme si vous alliez à la procession, vous serez conduits en chemise à travers tout Paris devant le portail de Notre-Dame pour y faire amende honorable à genoux et la face contre terre… Hein ! en voilà-t’y des agréments !

— Assez ! vous dis-je, cria de nouveau Romuald, à qui cette horrible description causait une véritable souffrance.

— Eh ! laissez-moi donc achever, rhingot ! puisque vous m’avez fait commencer. Cette promenade terminée, on vous mènera aussitôt à la place de Grève pour y être écartelés.

» Mais je dois vous prévenir que vous ne le serez pas tout de suite. Auparavant, le bonhomme Samson, le bourreau, un bon vivant, dont le métier est agréable, vous pincera délicatement le gras des jambes, des bras, les mamelles, avec des tenailles rougies au feu, pendant qu’un de ses aides vous versera du plomb fondu dans les oreilles, sur les paupières et dans la bouche, histoire de vous rendre l’ouïe plus fine, la vue plus nette et la voix plus claire.

» Quand ceci sera fait, ce qui demandera une petite demi-heure environ, viendra seulement l’écartèlement.

» On attellera quatre chevaux à vos quatre membres et on fouettera les bêtes pour qu’elles en emportent chacune un.

» Hé ! hé ! c’est là le plus beau de l’opération.

» Si vous avez du muscle, vous pourrez résister un bon bout de temps avant de vous séparer de vos bras et de vos jambes, et mériter par là les applaudissements de la foule.

» Tenez, il y a sept ans, Damiens, en pareille occasion, a ramené trois fois les chevaux à lui, ce qui lui a valu une ovation de la multitude.

» Mais c’était un gaillard, une sorte d’hercule. Je ne sais si vous autres serez de force à en faire autant.

Le jeune homme frémissait d’horreur en entendant ces terrifiants détails.

Était-ce donc là ce qui les attendait ?

Le nom de Damiens, que venait de jeter Schlick, lui rappelait le supplice sans nom de ce malheureux, dont plusieurs fois il avait lu le récit.

C’était bien tel que le décrivait le geôlier.

Et leur crime, en apparence, était le même que le sien ; avec cette différence, il est vrai, qu’il avait, lui, blessé le roi.

Mais, aux yeux de la justice, l’intention étant réputée pour le fait, leur action était identiquement semblable à celle du fanatique misérable.

Schlick semblait éprouver un plaisir féroce à voir l’angoisse dans laquelle était Romuald ; angoisse qu’il se promettait bien de faire partager au marquis en lui racontant la même chose.

Sa vile nature le portait, pour se venger de ce qu’il ne retirait aucun avantage pécuniaire de la présence des jeunes gens au Châtelet, à les faire souffrir d’avance par l’énumération minutieuse des tortures auxquelles, selon lui, ils devaient être soumis.

Content de son œuvre, il s’en alla, laissant le vicomte aux plus tristes pensées.

Comme il était d’abord entré chez Henri avant de venir chez Romuald, il remit au soir ou au lendemain de faire connaître au marquis ce qu’il venait d’apprendre à ce dernier.

Le coquin avait dit vrai, en affirmant au vicomte que ni lui ni Henri n’auraient plus à comparaître devant Eusèbe Papelard ; mais ce n’était pas pour le motif qu’il lui avait donné.

C’était pour une tout autre raison.

Ainsi qu’il l’avait projeté, Philippe de Lagardère-Nevers était allé trouver M. de Sartine, le lieutenant général de police qui puisait, dit-on, sa finesse proverbiale dans un nombre incalculable de riches tabatières, et l’avait mis au courant de l’affaire qui avait amené l’incarcération des deux jeunes gens, en le priant d’inviter ces messieurs du Châtelet à ne pas entamer de procédure contre elle.

M. de Sartine avait très volontiers accédé à cette prière et s’était aussitôt rendu près de M. Alexandre de Ségur, qui était alors prévôt de Paris, lequel, de son côté, avait promis fort obligeamment de faire suspendre, jusqu’à ce que le roi fût redevenu visible, l’instruction commencée au sujet des deux prisonniers.

D’où un ordre envoyé à Eusèbe Papelard de ne plus avoir désormais à interroger ceux-ci.

Ordre qui, Schlick en ayant eu connaissance par l’intermédiaire d’Hilaire Cornudet, avait fait supposer au cerbère que leur affaire était assez claire maintenant pour qu’il ne fût plus besoin de chercher à l’éclaircir davantage.

Ajoutons que M. de Ségur ignorait la façon dont le vicomte et le marquis étaient traités par lui, sans quoi il va sans dire qu’il y eût remédié incontinent.

4. Un bouquin de cinquante mille livres

À peine Romuald de Dizons se retrouvait-il seul dans sa cellule que le marquis, poussant la pierre mobile, franchit le passage et entra chez son ami.

Il paraissait, lui aussi, sous l’empire d’une poignante émotion.

— Eh bien ! Romuald, fit-il avec un rire nerveux, – nous savons à présent à quoi nous en tenir. Je crois que l’exécrable tortionnaire à la garde duquel nous sommes ne s’est pas fait faute de détailler par le menu les supplices qui nous attendent.

— Quoi ! vous avez entendu ce qu’il a dit ?

— Tout ! Les interstices qui règnent autour de cette pierre à laquelle j’avais collé mon oreille ne m’ont laissé perdre aucun mot de votre entretien avec lui.

— Alors, cela m’épargne l’ennui de vous le répéter. Mais, voyons, Henri puisque vous êtes aussi instruit que moi que décidons-nous ? Êtes-vous disposé à subir cette mort horrible ?

— Vous ne le pensez pas, Romuald. Pour y échapper je me briserai plutôt la tête contre ce mur.

— Moi de même. D’autant que si nous allions en place de Grève on saurait forcément qui nous sommes ; notre silence n’aurait servi de rien, et le scandale que nous voulons éviter aurait alors un bien plus grand retentissement. Puis ce serait aussi la honte qui en rejaillirait de votre côté sur votre famille ; du mien, sur le digne vieillard qui m’a élevé et que je considère comme un père.

— Vous dites vrai, Romuald.

— Donc à tout prix il faut nous soustraire à cette mort, plus encore à cause de l’ignominie qui rejaillirait infailliblement sur ceux que nous aimons et respectons, qu’à cause de l’atrocité des tortures.

— À tout prix, répéta le marquis, – à tout prix il le faut, ou par le suicide… ou autrement.

Malgré l’extrême gravité de leur situation un sourire erra sur les lèvres du vicomte tandis qu’il reprenait :

— Je ne vous cache pas, mon ami, que j’aimerais mieux que ce fût autrement.

— Ma franchise m’oblige à vous faire un aveu semblable, Romuald, seulement, comment nous y prendre ?

— Moi, je ne vois qu’un moyen : c’est de nous évader.

— J’y pensais : de nous évader et de quitter la France. Car, bien entendu, nous ne pourrons retourner chez nous où nous serions forcés de demeurer constamment séquestrés, de crainte d’être reconnus et arrêtés de nouveau ; et où, même malgré cette séquestration continue, nous finirions certainement par retomber un jour ou l’autre entre les mains de la justice.

— Ce n’est malheureusement que trop vrai, mon pauvre ami. Avec un monarque vindicatif et timoré comme l’est Louis XV, nous ne serions pas en sûreté même cachés au plus profond de notre demeure ; non plus que dans toute l’étendue du royaume où, après notre évasion nous serions traqués comme des bêtes fauves par tous les limiers de la police.

— Tandis qu’à l’étranger nous pourrons nous dissimuler aisément et attendre des jours meilleurs. Au reste, puisque nous avions en perspective un bannissement à longue durée, nous nous figurerons qu’on nous l’a infligé.

» Puis qui sait ce que le temps amènera ? Louis XV peut disparaître et notre soi-disant attentat être oublié, ou du moins, ne pas présenter autant de gravité qu’aujourd’hui. Peut-être même, son successeur, enclin à la clémence, consentirait-il à nous faire grâce.

» Évidemment, ce ne sont là que des éventualités ; toutefois, il est bon de les prévoir.

— Oui, cela est assurément possible. Donc évadons-nous.

— Évadons-nous, approuva le vicomte. – Mais le moyen à employer pour cela ?

— Le moyen n’est pas difficile, ami.

— Vous le connaissez ?

— Parbleu ! reprit Henri avec une assurance pleine de candeur, – rien de plus simple, ce me semble. Ce soir, quand Schlick reviendra, nous nous jetterons sur lui, le garrotterons, et après l’avoir bâillonné, nous nous en irons tranquillement.

— Vous allez promptement en besogne, Henri, dit le vicomte avec un sourire.

Le jeune marquis le regarda avec surprise.

— Dame, fit-il, – je crois que c’est ainsi qu’il faut agir.

Et de fait, il ne lui était pas possible de penser qu’on pût opérer autrement, car, malgré leur défaite du Parc-aux-Cerfs, il se croyait toujours sûr de lui-même dès qu’il s’agissait de se battre.

Le vicomte reprit au bout d’un instant :

— Vous ne songez pas, je le vois, à ce que cette façon de procéder offre de peu pratique et d’aléatoire. D’abord, si nous sommes robustes, Schlick paraît, de son côté, disposer d’une force peu commune et est certes à même, quoique nous soyons deux contre lui, de nous résister assez de temps pour permettre qu’on vienne à son secours. Ensuite, il est armé.

— Armé ? Je n’ai pas remarqué…

— Et son formidable trousseau de clefs, le comptez-vous pour rien ? Un seul coup sur notre tête de cette lourde masse de fer suffirait pour nous assommer sans que nous eussions seulement le temps de dire : ouf !

— Diable ! c’est vrai, pensa tout haut le marquis qui n’abandonnait pourtant pas son idée. – En ce cas, il serait nécessaire, au préalable, de s’emparer de ce trousseau. C’est nous, alors, qui serions armés.

— Il n’est pas sûr que nous y parviendrions. Mais j’admets que nous y ayons réussi ; que nous ayons même, comme vous le dites, garrotté et bâillonné notre homme, il s’en faudrait encore que nous fussions libres.

— Bah !

— Voyons, raisonnez. Une fois hors de nos cellules où sommes-nous ? Dans ce dédale de corridors que nous avons dû suivre pour venir jusqu’ici et dont il nous serait impossible, aussi bien à vous qu’à moi, de trouver l’issue.

— Allons donc, nous finirons bien par en sortir.

— Vous croyez ? J’en doute. Néanmoins faisons comme si nous en étions sortis, où tombons-nous ensuite ?

— Comment où nous tombons ? Sur le chemin de la liberté pardieu !

— Vraiment, Henri, s’écria le vicomte, – votre confiance est à toute épreuve et si le précepte évangélique est juste, votre foi intrépide doit vous être un sûr garant de salut… mais revenons à la réalité : Non, mon ami, nous ne tombons pas du tout sur le chemin de la liberté après avoir franchi le dédale des couloirs, attendu que nous sommes toujours dans le Châtelet. Or, rappelez-vous que les murs ont soixante pieds de haut et que nous n’avons pas d’ailes pour nous aider à les franchir. Quant aux poternes, elles sont gardées par des sentinelles vigilantes qui ne se gêneraient point pour tirer sur nous comme sur de simples lapins, si nous essayions de les passer.

» Je ne vous parle pas naturellement de la grande porte que, probablement, le guichetier refuserait de nous ouvrir s’il nous prenait la fantaisie d’aller lui demander cette faveur.

» Je ne vois donc point à quoi cela nous aurait servi de nous être rendus maîtres de Schlick.

— J’avoue, mon cher Romuald, que je ne songeais point à tous ces obstacles, dit le marquis déconcerté. – Mais alors, que faire ?

Machinalement, les yeux du jeune homme se portèrent sur les barreaux croisés en grille qui fermaient la baie.

— Si nous descellions cette grille ? proposa-t-il.

— Mon cher Henri, répliqua Romuald de ce ton calme et posé d’un professeur qui continue une leçon, – pour desceller une grille comme celle-là, même ayant à notre disposition les outils nécessaires, il faudrait nous livrer à un travail de géant ; car auparavant, nous serions obligés de désagréger les pierres dans lesquelles ses tenons sont fortement engagés. Ensuite, le bruit que nous ferions attirerait sur nous l’attention et dévoilerait notre projet tout comme si nous le faisions connaître de vive voix.

» À tout prendre, il vaudrait mieux scier les barreaux. Malheureusement, nous n’avons pas non plus d’instruments ad hoc à notre disposition.

— Encore une fois, que faire alors ?

— Cherchons !

Le jeune Lagardère se martela le front à coups de poing. Dans les circonstances difficiles, il était homme d’action, mais ses conseils valaient rarement la peine qu’on les prît en considération.

— Allons voir dans ma cellule, reprit-il après un silence. – De ce côté la chose nous paraîtra peut-être plus aisée.

— C’est douteux, rétorqua Romuald. – Car votre cellule ressemble exactement à la mienne… Cependant, allons-y tout de même ; en pareil cas nous ne devons rien négliger.

Comme les deux jeunes gens s’approchaient du trou pour se rendre dans le numéro trente-sept, le pied du vicomte heurta assez rudement la pierre mobile qui en était proche et la rejeta à une bonne coudée de là.

Cette facilité à se déplacer que présentait un bloc d’une telle dimension surprit le vicomte.

Il avait déjà remarqué, du reste, en poussant la pierre dans son alvéole, qu’elle ne semblait pas avoir un poids en rapport avec sa grosseur.

Cela fit soudain naître en son esprit le soupçon que sa masse ne devait pas être pleine.

Le marquis s’était déjà baissé pour se faufiler dans le passage.

Il l’arrêta.

— Attendez, Henri, fit-il. – Je voudrais, avant d’aller chez vous, examiner cette pierre avec soin.

Henri se releva.

— Dans quel but ? demanda-t-il étonné.

Romuald le lui dit.

— Ah ! vous pensez qu’elle est creuse ?

— Elle m’en a tout l’air.

— Tiens, si cela était, ce serait curieux, car nous nous trouverions alors en présence de ce que les prisonniers appellent, je crois, une « cache ».

— Précisément. Et ne serait-ce que pour la singularité du fait, il me plairait assez de découvrir un pareil endroit.

— À moi aussi ; cela ne manquerait certes pas d’intérêt.

La pierre étant dans le coin le plus obscur de la cellule, les jeunes gens durent, pour pouvoir la soumettre à un examen attentif, l’amener dans une partie beaucoup moins sombre.

En lui faisant faire le trajet jusqu’à cette partie du local, ils remarquèrent encore sa légèreté relative, ce qui les confirma dans l’idée qu’il y existait un vide.

Dès qu’elle fut en bonne place, ils se penchèrent sur elle, et commencèrent à l’inspecter attentivement sur les cinq faces qui s’offraient à eux ; mais ils n’y virent rien d’anormal : les plans en étaient absolument lisses et intacts.

— Regardons dessous, dit Henri.

— Oui, c’est probablement là qu’est la « cache », répliqua Romuald.

Ils retournèrent alors le bloc.

Cette fois, ils n’eurent pas à chercher longtemps.

Immédiatement, ils aperçurent dans son milieu un évidement de quatre à cinq pouces de diamètre, dont l’orifice était bouché par un amas de matières de la nature desquelles ils ne se rendirent pas compte sur-le-champ.

— Voilà notre affaire ! exclama Romuald.

Mais qu’est-ce cela ? ajouta-t-il en portant sa main sur le bouchon de matières.

Puis, après avoir tâté :

— Tiens, on dirait de l’étoffe imprégnée de terre ou de plâtre.

— Retirons donc vite cette espèce de couvercle, dit Henri ; – je suis impatient de voir ce qu’il y a dessous.

C’était plus facile à dire qu’à faire, car le bouchon semblait tenir fortement.

Cependant, au bout de quelques instants d’efforts, ils parvinrent à l’enlever.

C’étaient en effet des morceaux d’étoffe qui avaient d’abord été fortement serrés ensemble au moyen de petits cordons, puis recouverts ensuite d’une sorte de mortier pour leur donner plus de consistance et les faire adhérer aux parois de la pierre.

Ceci constaté, le vicomte plongea sa main dans le trou et en ramena un petit livre à couverture de parchemin.

À cette vue, les jeunes gens éprouvèrent un véritable désappointement.

Ils espéraient certes faire quelque trouvaille autrement sérieuse.

Sur quoi comptaient-ils au juste ? Ils n’en savaient rien, mais, à coup sûr, un livre était la dernière des choses qu’ils eussent pensé découvrir là.

— Quelle drôle d’idée a eue le possesseur de ce bouquin de l’enfouir dans cette cachette comme un objet précieux ! Contiendrait-il par hasard la recette de faire de l’or ? questionna Henri en raillant.

— Ma foi non, répondit Romuald qui venait d’ouvrir le livre ; – il s’en faut de beaucoup, même, attendu que c’est un traité sur la grâce efficace qui a pour titre Augustinus et est l’œuvre d’un certain Corneille Jansénius.

— Eh bien ! s’écria le jeune marquis, donnant libre carrière à son dépit, – je répète que voilà une bizarre et stupide fantaisie de cacher si secrètement quelques feuillets de papier sans valeur et desquels je ne donnerais pas un denier.

— Mon cher Henri, ne dénigrons pas tant ce petit livre. S’il n’a, en effet, aucune valeur au point de vue monétaire, il en a une grande au point de vue intellectuel et surtout à celui de la célébrité que son auteur s’est acquise jadis dans le monde.

— Ah ! qu’est-ce donc que ce Jansénius ? – demanda le marquis dont l’érudition n’était pas des plus étendues.

— Si je ne craignais pas de faire le pédant, reprit le vicomte, – je vous dirais que Corneille Jansénius, ancien évêque d’Ypres, était l’ennemi juré des Jésuites qu’il combattit dans plusieurs écrits et notamment dans celui-ci, avec une force d’arguments extraordinaire, si bien qu’il eut pour lui tous ceux qui n’aimaient pas les disciples de Loyola.

» Il fut le premier qui osât ainsi les attaquer de face ; mais les Jésuites étant les plus forts, le persécutèrent, lui et ses partisans, avec un acharnement sans pareil, firent brûler en place publique toutes les éditions qu’ils purent trouver de son Augustinus, et obtinrent même, sous raison d’hérésie, que nombre de ses adeptes fussent voués au dernier supplice.

» Vous voyez que ce petit livre, par tout ce dont il a été cause, n’est pas si fort à dédaigner que vous le croyiez.

— J’en conviens, puisqu’il a eu une telle importance ; mais je n’en suis pas moins toujours à me demander pourquoi on l’a mis là.

— Peut-être parce que, comme je viens de vous le dire, la plupart des éditions ayant été détruites par le feu, notre prédécesseur en ce lieu aura voulu, janséniste convaincu lui-même, en conserver un exemplaire pour les générations futures, laissant au hasard le soin de le remettre au jour.

— Au fait, c’est possible. Seulement, comme nous avons mieux à faire, je pense, qu’à jouer le rôle du hasard, replaçons-le où il était et occupons-nous de notre affaire.

Romuald continuait d’examiner le livre avec attention.

— Tiens, fit-il à un moment, – il y a de l’écriture manuscrite à l’intérieur de la couverture de dessous ; mais c’est tellement effacé qu’on ne distingue plus les lettres. Regardez donc, Henri.

Le marquis prit le livre et examina à son tour.

— En effet, dit-il, – il est impossible de lire le moindre mot de ce grimoire.

» Voyons donc, cependant, si, en nous mettant plus près de la clarté, nous n’arriverions pas à déchiffrer ce que c’est.

Le vicomte construisit, comme la veille, un échafaudage avec la table et l’escabeau et, s’étant juché sur ce dernier, il mit le livre dans le cadre de la baie, de manière que le jour frappât directement l’endroit où était l’écriture.

Alors les caractères lui apparurent plus distincts et après quelques tâtonnements, il parvint à lire ce qui suit :

 

« Que celui qui découvrira ce livre, s’il recouvre sa liberté, se rende au sortir de cette cellule à l’intersection des routes de Bondy et de Paris. Qu’il creuse profondément au pied de la croix qui s’élève là et il trouvera une cassette dans laquelle il y a cinquante mille livres en or.

» Dépouillés, mon frère et moi, par les Jésuites qui nous ont fait enfermer ici comme hérétiques, nous avions pu cependant soustraire cette somme à leur rapacité et la cacher en ce lieu, dans l’espoir de la reprendre une fois redevenus libres.

» Mais hier soir nous avons été informés que nous allions être aujourd’hui conduits à l’échafaud.

» N’ayant aucun parent et ne voulant point que ces cinquante mille livres soient à jamais perdues, nous indiquons sur ce livre que nous allons placer dans une cachette, le lieu où elles sont, en priant Dieu de les faire tomber un jour entre des mains qui les emploient à un bon usage.

» Jean et François SÉGUIN, bourgeois de Paris.

» Ce 17 de novembre 1703. »

 

Le vicomte avait lu à haute voix.

Dès qu’il eut fini, il sauta sur le sol.

— Eh bien ! Romuald, dit Henri avec finesse, – vous qui m’affirmiez à l’instant que ce livre n’avait aucune valeur monétaire ! Il me semble qu’il en a une très suffisante, au contraire.

— Je dois à présent le reconnaître, répondit Romuald en souriant.

— Cinquante mille livres, peste ! c’est un joli cadeau que ces braves gens nous font là.

— Assurément, et cela nous arrive d’autant mieux que, obligés, si nous parvenons à nous évader, de nous éloigner au plus vite de Paris, sans avoir le temps d’emprunter la moindre somme à qui que ce soit, nous nous serions trouvés dans une situation fort embarrassante, pécuniairement parlant, vu qu’on ne peut guère aller loin les poches vides… ce à quoi nous n’avions pas songé tout d’abord.

— Ma foi non, cela ne m’était pas venu à l’idée et je constate comme vous que cet argent, ou mieux, cet or, nous tombe à merveille.

— Seulement, Henri, pour que la prière de ces malheureux frères soit exaucée, nous nous efforcerons d’en employer la plus grande partie à faire le bien, ne gardant pour nous que ce dont nous aurons besoin.

— Je m’associe de tout cœur à cette bonne pensée, Romuald. D’ailleurs, c’est vous qui, en qualité d’aîné, demeurerez maître de sa destination.

— Mon cher Henri, nous en serons maîtres également tous les deux, attendu qu’il va de soi que nous ne ferons jamais rien sans nous consulter l’un l’autre…

» Mais, ajouta le vicomte avec un nouveau sourire, – nous sommes là à former des projets, comme si nous l’avions déjà en notre possession. Il me semble qu’avant que cela soit, nous avons encore pas mal de choses à accomplir.

— C’est juste ; continuons donc d’abord à chercher un moyen de sortir d’ici et, comme nous en avons convenu, passons dans ma cellule.

— Passons.

Une seconde après, les jeunes gens se trouvaient dans le numéro 37.

Romuald avait dit vrai : il ressemblait identiquement au 36.

La seule différence qui y existât était que le sol, carrelé dans les deux cellules, était plus abîmé dans celle d’Henri.

Les carreaux y manquaient en plus grand nombre et les trous produits par leur absence, étant sans doute plus anciens, étaient d’une grande profondeur.

Certains même laissaient apparaître la charpente et les lattes soutenant le plafond du local situé au-dessous.

Les jeunes gens ne furent pas longtemps avant de reconnaître qu’elle n’offrait pas plus de facilités d’évasion que sa voisine.

À moins qu’ils ne se changeassent en sylphes ou en lutins pour passer à travers les barreaux de la baie ou les ais de la porte, il leur paraissait totalement impossible de fuir inaperçus.

Toute l’après-midi, ils mirent leur esprit à contribution pour tâcher d’en faire jaillir une idée pratique.

Mais aucune ne leur vint.

À l’heure du dîner Romuald étant rentré chez lui, Schlick, ainsi qu’il se l’était promis, ne manqua pas de saisir le premier prétexte venu pour recommencer avec Henri l’énumération des supplices qui, disait-il, les attendaient à bref délai l’un et l’autre.

Comme il l’avait fait pour Romuald, le coquin s’étendit avec un plaisir cruel sur les détails que comportaient ces tortures, agrémentant son débit de railleries grossières qui en rendaient la relation encore plus horrible.

Bien que le jeune homme eut déjà entendu pareille chose le matin, cela ne lui en causa pas moins de nouveau une angoisse extrême.

Il en fut de même pour Romuald, qui, à son tour, l’oreille collée à la pierre mobile, ne perdit pas une syllabe des paroles du geôlier.

Ils n’en eurent, naturellement, qu’un désir plus grand de s’évader.

Schlick parti, M. de Dizons vint retrouver le marquis.

Avec une nouvelle ardeur ils reprirent leurs recherches ; mais hélas ! toujours sans plus de succès.

Henri, lui, n’était pas à court d’expédients, le digne enfant.

Seulement ceux qu’il proposait étaient plus fantastiques les uns que les autres ; ce que, du reste, le vicomte parvenait à lui démontrer sans peine.

La nuit se fit sans qu’ils eussent réussi à combiner un plan exécutable.

— Mille tonnerres ! finit par s’écrier le marquis désespéré. – Je vous demande bien pardon de ce juron, Romuald, mais en serons-nous donc réellement réduits au suicide ?

— J’en arrive à le craindre, répliqua le vicomte.

— Eh bien, s’il en est ainsi, repartit Henri avec exaltation, – autant en terminer tout de suite. Je vais monter sur la table et de là me jeter la tête la première sur ces carreaux qui seront, je pense, assez compatissants pour me briser le crâne.

En même temps, il frappa le sol d’un vigoureux coup de talon comme s’il eût voulu en essayer la résistance.

Mais ne s’étant pas aperçu qu’il se trouvait à côté d’un des trous dont nous avons parlé, son pied, au lieu de rencontrer le carrelage, pénétra dans cette sorte de fondrière où il disparut jusqu’à la cheville, brisant le treillis de lattes qui servait à maintenir la couche de mortier dans laquelle s’encastraient les carreaux.

Un nuage de poussière s’éleva dans la cellule.

— Mordieu ! jura Henri avec quelque stupéfaction, – un peu plus je me cassais la jambe. Mourir d’un coup, soit : mais non en détail. Romuald, aidez-moi donc à sortir de là ; ma botte est prise entre les lattes et s’y trouve enserrée comme entre les mâchoires d’un étau.

Le vicomte n’avait pu s’empêcher de sourire en voyant la mine déconfite de son compagnon après cet exploit ; il s’empressa néanmoins de venir à son secours et, après quelques efforts, réussit à lui dégager le pied de la chausse-trape qu’il avait lui-même ouverte.

La fondrière était maintenant devenue gouffre : elle avait près d’une demi-coudée de profondeur.

Soudain l’odorat de M. de Dizons fut péniblement affecté par cette odeur nauséabonde qu’il avait déjà sentie le jour précédent, quand il cherchait à voir au dehors et qui, à présent, semblait s’échapper du trou.

— Ah ! çà, fit-il, – voilà qui est singulier. Ne sentez-vous pas, Henri, quelle pestilence monte de cet endroit ?

— Eh si, répondit le marquis ; – j’étais justement en train de me demander d’où nous venait ce surcroît de désagrément. Quelle infection ! Qu’est-ce qui peut donc la causer ? Y aurait-il quelque bête morte en décomposition là-dedans ? Je vais me dépêcher de reboucher cette cavité ; cela empeste par trop.

— Non, non, n’en faites rien, dit précipitamment Romuald, – ce ne doit pas être ce que vous pensez. Déjà, hier, en regardant à travers les barreaux de ma cellule, semblables miasmes venant de l’extérieur étaient arrivés jusqu’à mes narines et j’avais cru, moi, qu’ils provenaient d’un cadavre d’animal échoué sur les bords de la Seine. Mais il est presque certain que je me trompais hier, comme vous devez vous tromper aujourd’hui.

Puis après un instant de réflexion :

— Au-dessus de quel local pouvons-nous bien être ? demanda-t-il. – Je tiendrais fort à le savoir.

— Pourquoi ?

— Parce que ces exhalaisons paraissent provenir d’au-dessous de nous.

— Vous croyez ?

— Oui, j’en suis, maintenant, presque convaincu. Essayons donc de voir ce qui les produit.

» Comment faire pour cela ?

— En creusant ce trou que je viens de vous empêcher de reboucher, jusqu’à ce que, s’il est possible, nous en percions le fond.

— Tiens, c’est une idée… À tout prendre cela nous procurera toujours quelques minutes de distraction.

Les jeunes gens se mirent incontinent au travail.

Ils retirèrent de la cavité les lattes brisées, les gravats, les débris de carreaux qui l’emplissaient à moitié et ne tardèrent pas à atteindre la couche de plâtre qui formait le plafond du local inférieur.

— Attention, à présent, dit Romuald. – Tâchons de ne faire qu’une toute petite ouverture, de quoi seulement laisser passer notre regard.

— Bien entendu, approuva Henri. – Toutefois, je songe à une chose : c’est que, eu égard à l’obscurité qui doit régner là, nous ne verrons sans doute rien.

— Peut-être ! fit le vicomte qui semblait avoir une arrière-pensée.

— Ah ! vous supposeriez que c’est éclairé ?

— Cela ne m’étonnerait point.

— Mais alors, s’il y a de la lumière, il y a probablement du monde ; et s’il y a du monde, on va s’apercevoir de ce que nous faisons, ce qui ne sera pas pour avancer notre affaire.

— Quel bavard vous faites, mon cher Henri, répliqua Romuald avec un sourire énigmatique. – Pour cette fois, vous avez peut-être deviné juste ; il ne serait pas impossible qu’il y eût du monde ; néanmoins nous n’avons pas à nous préoccuper de cette éventualité, attendu que le monde qui pourrait être là n’est pas fait pour nous gêner.

» Voyons, ajouta-t-il, – trouons vite ce plafond… Tenez, permettez-moi de procéder à cette besogne délicate, car vous avez le sang si vif que vous pourriez ne pas vous y prendre avec toutes les précautions désirables.

» Préparez-moi seulement, avec un peu de poussière imbibée d’eau, une boulette grosse comme une noix, de manière à former une espèce de mastic. Je vais en avoir besoin dans un moment.

Ce disant, et pendant que le marquis exécutait son ordre, le vicomte s’empara d’un morceau de carreau et gratta légèrement la couche de plâtre sur une surface de la grandeur d’un écu environ.

Puis, lorsqu’il eut passablement aminci cette surface il y appliqua doucement la boulette que venait de pétrir Henri, de façon à l’y faire adhérer, et, d’une petite secousse, qu’il donna de bas en haut, la fit se détacher net.

Aussitôt, une bouffée d’odeur fétide s’échappa de l’ouverture ainsi produite, en même temps qu’au travers s’apercevait une faible lueur d’apparence sépulcrale.

— Pouah ! s’écria le marquis en se pinçant le nez ; – mais c’est un charnier que cet étage inférieur.

Sans prendre garde à l’exclamation de son ami et quoique son odorat, tout aussi délicat que le sien, fût atrocement affecté par les émanations, bravement, Romuald enfonça sa tête dans la cavité et mit un œil à ce judas d’un nouveau genre.

— Je m’en doutais ! lança-t-il après un moment d’observation et en se relevant d’un bond. – Oh ! le voilà, enfin, ce moyen de fuir que nous avons vainement cherché toute la journée… le voilà !

5. Chez les morts

Pendant une grande minute, le jeune Lagardère resta à regarder son ami, paraissant ne pas comprendre.

— Hein ! quoi ? demanda-t-il enfin. – Vous avez découvert le moyen de fuir ?

— Oui… regardez vous-même, répliqua le vicomte.

Faisant taire sa répugnance, le marquis, à son tour, se pencha sur le trou.

Mais il n’eut pas plutôt jeté un regard en bas qu’il se redressa livide et les yeux hagards.

— Dieu ! exclama-t-il, – qu’est-ce que cela veut dire ? Vous moquez-vous de moi, Romuald ? Je viens de voir quatre cadavres étendus sur des dalles !

— En effet, il y en a quatre.

— Puis, au-dessus d’eux, une longue corde qui pend.

— La corde de la cloche.

— Et dans le fond, une petite lumière d’un éclat lugubre.

— La veilleuse !

— Mais quel est donc cet endroit ? questionna Henri en frissonnant.

— Comment, vous ne devinez pas ?

— Non.

— Eh ! parbleu, c’est le caveau des expositions funèbres ; autrement dit : la Morgue.

— Ah ! c’est cela la Morgue ?

— Oui, vous ne la connaissiez donc point ?

— Nullement. J’ignorais même qu’elle fut dans le Châtelet.

— Moi, je le savais, y étant allé plusieurs fois par curiosité.

— Quel horrible lieu ! La vue en donne des nausées.

— Je conviens qu’il est loin d’être agréable à voir ; cependant, nous devons, nous, le considérer avec des yeux ravis.

— Oh ! peut-on parler ainsi !

— Certes, puisqu’il est pour nous l’antichambre de la liberté.

— Hein ! comment cela ?

— Je viens de vous dire que j’avais enfin trouvé le moyen de nous évader.

— Quoi ! ce serait par là ?

— Tout simplement. La porte en donne directement sur la berge de la Seine et il nous suffira d’ouvrir cette porte pour être libres. Là, par exemple, est la dernière difficulté à vaincre ; je ne sais encore de quelle façon nous y parviendrons.

— Quelle horreur ! fit Henri ; – approcher ces cadavres, les frôler, même… cela me cause une profonde répulsion.

— À moi aussi, mais je me domine. D’ailleurs nous n’avons pas à hésiter ; c’est notre seul espoir de salut.

— Au fait, vous avez raison comme toujours, Romuald, dit le marquis d’un ton résolu. – J’ai l’air d’une femmelette, avec mon dégoût hors de propos. Je veux vaincre mes répugnances comme j’ai déjà soumis les révoltes de mes nerfs olfactifs…

» Quand nous décidons-nous à tenter l’aventure ?

— Je crois qu’il est peut-être un peu tôt. Dix heures seulement viennent de sonner. Il vaudrait mieux attendre encore au moins une heure.

— Eh bien ! attendons. Mais quelle bonne inspiration vous avez eue là, mon ami, de vouloir vous assurer de l’endroit au-dessus duquel nous étions ? Est-ce que vous en aviez déjà soupçon ?

— J’ai commencé à m’en douter lorsque, tout à l’heure, vous avez défoncé le sol d’un coup de talon et que nous avons senti cette puanteur.

» Je me suis souvenu immédiatement, comme je vous l’ai dit, d’en avoir déjà été incommodé hier quand je me trouvais à hauteur de la baie et, en même temps, il m’est revenu certaines paroles prononcées par Schlick un peu avant de nous faire entrer dans nos cellules.

— Quelles paroles ?

— Vous rappelez-vous qu’il a dit, pour nous narguer : « – Voilà votre cage, mes jolis oiseaux : vous pourrez, si le cœur vous en dit, y chanter tout à votre aise sans crainte de gêner les voisins, vous n’en avez pas pour le moment… ou, du moins, ceux que vous avez ici dessous ont l’oreille trop dure pour vous entendre. »

— Ah ! oui, en effet, je me souviens.

— Tout cela m’a donné à supposer qu’il était fort possible que nous fussions au-dessus de la Morgue. C’est pourquoi j’ai voulu éclaircir mon doute sans tarder.

» Je vois que j’ai bien fait.

— Allons, repartit Henri, – il est dit que vous aurez toujours sur moi l’avantage du raisonnement et de la sagacité.

Puis, l’inactivité lui pesant, maintenant que leur fuite était à peu près sûre, il ajouta :

— Dites donc, si, pour passer l’heure en question, nous commencions, dès à présent, à préparer notre passage à travers ce plafond ?

— Nous le pouvons ; mais ayons l’oreille au guet, pour éviter une surprise de Schlick, et veillons bien aussi à ne laisser tomber en bas aucun débris. Si le gardien, le « morgueur », ainsi qu’on l’appelle, n’était pas encore endormi, ou s’il dormait mal, il se pourrait que cela le fît venir dans le local, et, alors, nous serions pris.

— Comment ! le gardien est là, même la nuit ?

— Certainement.

— Tiens, pourquoi faire ? Est-ce pour empêcher les morts de prendre la fuite ?

— Non, Henri, et vous avez tort de parler légèrement des défunts. Si le gardien reste la nuit, c’est pour être tout prêt à porter secours à ceux qui ressuscitent.

Le regard du marquis peignit la plus profonde stupeur.

— Vous dites ? interrogea-t-il.

— Je dis qu’il peut arriver qu’un pauvre diable, envoyé à la Morgue sur la simple recommandation d’un ignorant, comme le sont nos barbiers-étuvistes, et parce qu’il a été ramassé sur la voie publique en état de syncope simulant la cessation de l’existence, revienne à lui après un temps plus ou moins long. Or, comme il ne choisirait pas son moment pour cela, si c’était la nuit que lui prenait cette fantaisie et qu’il n’y eût personne là pour lui donner des soins immédiats, il pourrait bien alors trépasser pour tout de bon.

— Ah ! je comprends. Mais quand un individu rentre de la sorte dans la vie, il risque fort, pour peu que le gardien dorme profondément, d’être privé de ces soins, car je pense que celui-ci ne couche pas dans la salle mortuaire.

— Vous pensez juste, il a une logette à côté. Aussi a-t-on placé dans cette salle, éclairée dès la tombée du jour par une lampe-veilleuse, une grosse cloche à son retentissant, dont le ressuscité n’a qu’à tirer la corde pour réveiller le morgueur, fût-il plongé dans le plus lourd sommeil, corde qui, vous venez de le voir, pend au-dessus des dalles où sont exposés les corps.

— Diantre ! quelle singulière figure doit faire le malheureux à qui pareille chose arrive ?

— Il doit être, en effet, assez désagréablement surpris ; et j’ai entendu dire à mon tuteur, M. de Gabrian, que le fait, quoique rare, se présentait cependant.

— Pourvu qu’il ne se produise pas pendant que nous serons là. Si peu timoré que je sois, j’aimerais peu à me trouver en tête à tête avec un revenant de l’autre monde.

— Espérons qu’il ne se présentera pas, mon cher Henri, ce serait vraiment jouer de malheur.

Tout en causant, les deux jeunes gens s’occupaient à agrandir l’orifice supérieur de la cavité, travail qui ne leur demandait pas beaucoup de mal.

Les carreaux s’enlevaient d’eux-mêmes et les lattes se brisaient facilement.

Cette cavité était située entre deux grosses poutres transversales qui la limitaient de chaque côté dans le sens de la longueur.

Bientôt nos prisonniers l’eurent rendue suffisamment large pour pouvoir y passer sans peine.

Quand ils l’eurent, en outre, assez creusée pour n’avoir plus devant eux que la mince couche de plâtre qui formait le plafond proprement dit, ils s’arrêtèrent.

L’opération qui leur restait à faire était de si peu d’importance qu’ils ne voulaient y procéder qu’au dernier moment, c’est-à-dire quand onze heures sonneraient.

Il s’en fallait encore d’un quart d’heure environ.

Anxieux, ils comptèrent les minutes, les secondes.

Enfin, le beffroi de Notre-Dame ouvrit la marche. Onze coups résonnèrent dans le silence de la nuit qui s’anima ensuite des sonneries de la Sainte-Chapelle et des autres horloges dont s’enorgueillissait la Cité.

— Allons dit Romuald – c’est l’instant ! que Dieu nous soit en aide, nous sommes entre ses mains.

— Allons, répéta résolument Henri, – et comme vous le dites, que le maître de toutes choses nous accorde sa protection… nous en avons besoin.

Alors, sans perdre de temps, ils enlevèrent la couche de plâtre qui formait le fond de la cavité et en rejetèrent les morceaux dans la cellule.

Puis, ce dernier obstacle disparu, ils se préparèrent à opérer leur descente.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, Henri, reprit le vicomte, – je vais passer le premier.

— Je n’en vois aucun, répondit le marquis.

— En ce cas, j’ouvre la marche.

C’était par un sentiment de générosité que Romuald tenait à précéder son ami. Il voulait, aussitôt en bas, inspecter rapidement l’endroit afin de s’assurer que nul danger n’y existait et s’il s’en présentait un, le conjurer avant que celui-ci ne descendît.

— J’y songe, Romuald, observa Henri comme le vicomte s’engageait dans l’ouverture – si, au lieu de faire un saut d’une pareille hauteur, nous attachions un de nos manteaux à une de ces poutres pour, ensuite, nous laisser glisser le long, cela ne serait-il pas préférable, car, ainsi la distance serait au moins diminuée de moitié.

— Il est vrai et j’y avais songé comme vous. Mais l’ennui est que ledit manteau serait perdu, attendu que nous ne pourrions point le dénouer.

— Eh bien ! il n’y aurait pas grand mal.

— Mon ami, nous ne saurions, ni vous ni moi sacrifier ce vêtement ; il nous sera par trop nécessaire pour cacher le bizarre costume de brigand italien dont nous sommes affublés.

— Nous en changerons, je présume.

— À coup sûr ; toutefois, comme cela ne peut avoir lieu que demain et qu’il fera jour dans trois heures, nous ne manquerions pas, l’un de nous étant ainsi découvert, d’attirer dès l’aube l’attention des personnes que nous rencontrerions et, par suite, de compromettre grandement notre sécurité.

— À votre guise ; ce que j’en disais était pour faciliter notre descente.

— Oh ! elle n’offre pas de grandes difficultés, vous allez voir.

Sur ces mots, Romuald se glissa dans l’ouverture, se retenant des deux mains à une des poutres transversales.

Au bout d’un instant, il se trouvait suspendu dans le vide, les pieds distants du sol d’une toise à peu près.

Il resta deux secondes ainsi, puis, soudain, lâchant la poutre, vint tomber légèrement à terre, sans que sa chute eût produit d’autre bruit qu’un son sourd à peine distinct.

Le local où il venait de prendre pied avait un aspect vraiment terrifiant et la mort s’y présentait sous son jour le plus sinistre.

Il y avait six dalles destinées à recevoir les cadavres.

Ces dalles étaient en forme de lits de camp, c’est-à-dire un peu inclinées, le côté levé, où se plaçait la tête, faisant face au guichet par lequel regardait le public.

Elles étaient exhaussées de terre de deux coudées environ, au moyen d’un bâti en maçonnerie.

Quatre d’entre elles se trouvaient occupées pour le moment.

Les cadavres, le marquis l’avait constaté, étaient complètement nus.

Dans le fond et vis-à-vis de chacun d’eux se voyaient, accrochés à des patères, les vêtements dont ils étaient revêtus lorsqu’on les avait apportés à la Morgue.

Deux des morts étaient des noyés.

Un tout jeune homme, une toute jeune fille : peut-être des amoureux qui s’étaient unis dans la mort, ne pouvant s’unir dans la vie.

Malgré leur jeunesse, visible seulement par ce qui restait intact de leur visage, ils étaient horribles à voir.

Ayant sans doute longtemps séjourné sous l’eau, ils ressemblaient à des outres et leurs chairs déjà putréfiées, verdâtres, s’en allaient en lambeaux.

C’était de ces deux corps que venaient les miasmes putrides.

Un troisième avait été écrasé par une voiture et, de sa poitrine défoncée par le véhicule, saillaient les côtes brisées qui avaient crevé la peau en maints endroits.

Le quatrième, ou le dernier, faisait contraste avec ses voisins.

C’était un gros et fort garçon tout jeune, vingt-deux à vingt-trois ans au plus, aux cheveux blond filasse très longs, qui s’éparpillaient autour de ses épaules et dont le corps, admirablement musclé, ne portait nulle trace de blessure.

À la tête seule existait, au haut du front, une plaie contuse de petite dimension et qui, par son apparence bénigne, faisait douter qu’elle eût put amener la mort.

Derrière ce cadavre pendait un habillement complet de paysan breton.

Romuald embrassa tout cela d’un coup d’œil rapide et, ne voyant rien de suspect, il fit signe à Henri de venir le rejoindre.

— Mais, lui dit-il à voix basse, – ayez bien soin de ne pas toucher la corde de la cloche avec vos jambes ; elle est ici tout près et j’ai failli, moi, l’atteindre par mégarde.

Henri allait élever la voix pour promettre de profiter de la recommandation et, à son tour, se préparait à s’engager dans le trou, quand, tout à coup, il blêmit affreusement et se rejeta brusquement en arrière, prêtant l’oreille du côté de la porte de sa cellule.

— Allons, Henri, reprit le vicomte, – à votre tour, et méfiez-vous de la cloche.

— Chut ! pas un mot ! lui fut-il répondu d’une voix si angoissée que Romuald, se doutant que quelque chose se passait en haut, alors qu’il ne pouvait plus être d’aucun secours à son ami, sentit son sang se glacer dans ses veines.

Dans la cellule, la pâleur d’Henri augmentait. Ce qui l’avait fait se rejeter en arrière et écouter, c’était un bruit de pas qui avait résonné dans le couloir.

Livré à lui-même et n’ayant plus pour le soutenir le calme imperturbable et réfléchi du vicomte, le jeune homme se sentait devenir fou.

Il comprenait que si l’infâme geôlier, entrant chez lui, découvrait le trou, c’en était fait à la fois de leur liberté, de leur vie et de l’honneur de tous ceux qui leur étaient chers.

Les pas approchaient.

Il fallait aviser.

Désespéré, voyant rouge, tout d’abord, le pauvre garçon ne songea qu’à la violence comme moyen de salut.

Saisissant son lourd escabeau et le brandissant au-dessus de sa tête, il alla se poster derrière la porte, en pensant :

— Au premier pas qu’il fera ici je lui briserai le crâne d’un coup unique !

Mais, dans ces situations extrêmes, les minutes semblent des siècles et le cerveau le plus paresseux peut travailler, en une seconde, autant qu’en une année.

C’est ce qui arriva à Henri.

Le sang-froid lui étant revenu soudain, au moment même où Schlick, arrivé tout contre sa porte, agitait son énorme trousseau pour y choisir la clef ; il abandonna l’escabeau, courut à la pierre mobile qu’il renfonça dans son alvéole, puis, étendant son manteau sur le tas de gravats, il se coucha en travers du trou et attendit, le cœur palpitant.

De cette façon, toute trace de leur récent travail était dissimulée.

La porte s’ouvrit.

— Si le coquin approche, se dit Henri, – je l’étrangle ! je me sens plus fort que dix hommes !

— Hé ! hé ! prononça Schlick d’une voix avinée en passant son énorme tête par l’entre-bâillement de la porte, – on fait dodo sur la dure, à ce que je vois. Bonne idée !

Et il referma le lourd battant en ajoutant :

— Voyons voir si le camarade du numéro 36 agit de même !

D’un bond, le jeune marquis fut sur ses pieds. Il voulut crier pour arrêter le geôlier, car si celui-ci entrait chez son ami et ne le trouvait pas, tout était perdu : il donnait l’alarme au château.

Sa gorge se refusa à laisser passer aucune parole ; littéralement il étranglait de colère.

Ah ! qu’il regretta alors d’avoir abandonné sa première idée d’assommer Schlick sur le coup.

Dieu, pourtant, était avec les prisonniers et ce n’était pas en vain qu’ils lui avaient demandé son aide.

Ce qui avait poussé l’Allemand à venir si tard était une pensée d’ivrogne. Sa tête n’était pas bien solide à cette heure, et il avait à peine refermé la cellule d’Henri qu’oubliant ce qu’il venait de dire, il reprit le chemin déjà parcouru par lui, sans se soucier d’aller voir si Romuald couchait, lui aussi, sur la dure.

Henri de Lagardère le comprit enfin, et dans sa joie, il se laissa glisser par le trou, sans prendre aucune précaution, apparaissant aux yeux de son ami qui, on le comprend, était dans une profonde anxiété.

Malheureusement, au moment où entièrement passé le marquis s’apprêtait à se laisser choir, une de ses mains quitta la poutre plutôt qu’il n’aurait voulu et, dans l’effort instinctif qu’il tenta pour la ressaisir, ses pieds allèrent donner contre la corde qui, mise en mouvement, fit résonner la cloche.

Puis, presque au même instant, il tomba comme une masse, en tournoyant.

Romuald n’eut que le temps d’ouvrir les bras pour le recevoir, sans quoi il se fût grièvement blessé dans sa chute.

— Grand Dieu ! qu’avez-vous fait et que s’est-il passé ? s’écria sourdement le vicomte. – Nous sommes perdus… le gardien va venir… Oh ! quelle fatalité !

— Ah ! oui c’en est une !… gémit le marquis désespéré ; – mais quoi qu’il puisse nous advenir, le plus grand danger est passé !

— Cachons-nous là, reprit M. de Dizons en désignant un large carré d’ombre formé par le bâti en maçonnerie qui soutenait la dalle où était étendu le paysan breton. – Si quelquefois le « morgueur » n’avait pas entendu !

Ils se blottirent vivement derrière le bâti, la sueur de l’angoisse au front.

Tout à coup, ils perçurent un léger bruit au-dessus de leur tête et, levant les yeux, virent – spectacle terrifiant qui les secoua de la nuque au talon – le torse du Breton se soulever lentement pour arriver peu à peu à la position verticale, pendant que les bras se tendaient en arrière, cherchant à prendre un point d’appui.

Ils retinrent un cri d’épouvante, demeurant comme médusés par ce qu’ils voyaient et ne pouvant détacher leurs prunelles de ce corps nu, dont la blancheur se profilait d’une façon fantastique dans la demi-obscurité du lieu.

Ils savaient pourtant, puisque Romuald en avait parlé quelques minutes auparavant, que le fait dont ils étaient témoins se produisait parfois.

Néanmoins l’un et l’autre s’attendaient si peu à assister à un de ces réveils macabres qu’ils en étaient effroyablement bouleversés et sentaient leurs artères battre à tout rompre.

Ils en arrivaient, même, à ne plus avoir la notion exacte de leur situation.

Le Breton, dressé maintenant sur son séant, jetait autour de lui des regards hébétés et sans lueur. Si la matière s’était reprise à vivre, l’esprit continuait à rester plongé dans les ténèbres du néant.

Soudain, un nouveau bruit retentit du côté de la logette où se tenait le gardien, laquelle se trouvait à l’autre extrémité du caveau.

Les jeunes gens comprirent que c’était le morgueur qui se disposait à entrer.

Il avait été évidemment réveillé par le son de la cloche et venait voir quel était celui de ses silencieux et paisibles locataires qui se permettait de troubler son sommeil.

L’imminence du danger rendit le sang-froid à Romuald.

De ses doigts nerveux, il saisit brusquement à la nuque le cadavre récalcitrant et rabattit sur la dalle le torse du Breton, qui, inconscient, n’opposa aucune résistance et retomba dans une complète immobilité.

À ce moment le gardien-juré ouvrait la porte et pénétrait dans la salle.

Le père Balthazar, comme on l’appelait, était un bonhomme d’une soixantaine d’années, mais encore vert et vigoureux.

Il fallait, d’ailleurs, qu’il fût pourvu d’une certaine force physique, étant chargé, outre ses fonctions de gardien, de transporter les cadavres du dehors au dedans et de les déposer sur les dalles.

Depuis plus de vingt ans qu’il était là, il avait déjà été réveillé quatre ou cinq fois dans de pareilles conditions.

Par suite, ne paraissait-il pas très surpris de ce qui arrivait.

— Qui a sonné la cloche ? demanda-t-il dès qu’il fut entré.

Cette question, posée sur un ton jovial, était quelque peu téméraire, car il devait bien supposer qu’il n’y avait pas plusieurs ressuscités.

L’éclat de sa voix fit tressaillir le Breton dont les jambes et les bras remuèrent quelque peu.

Le gardien remarqua ces mouvements.

— Ah ! c’est vous, mon garçon ? dit-il en s’avançant vers le paysan. – Eh bien, ça ne m’étonne guère ; il me semblait bien aussi que vous n’aviez pas radicalement passé l’arme à gauche, quand on vous a apporté ici. Allons, on va vous faire sortir tout de suite de cette chambre à coucher… Ne vous effrayez pas.

En prononçant ces derniers mots, il était parvenu près du Breton et s’apprêtait à lui adresser de nouveau la parole, pour achever de le rassurer, quand, rapides comme l’éclair, Henri et Romuald surgirent de derrière la dalle et bondirent sur lui.

Le père Balthazar, surpris de cette attaque imprévue et ne se rendant pas compte comment il se faisait que deux hommes pleins de vie se trouvassent dans ce lieu où, sauf à de rares exceptions, comme celle qui se présentait, n’entraient jamais que des morts, oublia d’abord de se défendre.

Cependant, revenant bientôt de sa stupeur, il chercha à se dégager des bras qui l’étreignaient et se mit à secouer rudement ses agresseurs.

Mais ceux-ci étaient doués d’une grande vigueur, que décuplait encore la pensée du péril qu’ils couraient : car, s’ils laissaient échapper leur homme, c’en était fait d’eux.

Ce fut alors une lutte acharnée de part et d’autre.

Et c’était quelque chose d’effrayant de voir ces trois êtres s’étreindre furieusement dans cet asile du dernier repos, heurtant, au cours de leurs brusques évolutions, les extrémités des cadavres qui, à la lueur tremblotante de la veilleuse, semblaient prendre un air de vie et ricaner de leurs yeux glauques.

Pour empêcher le père Balthazar d’appeler à l’aide, Romuald lui avait, dès le début du combat, enfoncé dans la bouche un pan de son manteau, qu’il lui maintenait avec force sur les lèvres.

Cette poire d’angoisse suffoquait à demi le vieillard dont la face commençait à bleuir :

Voyant cela, le vicomte lui dit :

— Ne nous résistez pas davantage et laissez-nous agir à notre guise, je vous ôte ce bâillon. Nous ne voulons vous faire aucun mal ; nous cherchons simplement à nous évader du Châtelet où nous avons été injustement emprisonnés. Nous promettez-vous d’être muet ?

Le bonhomme eut un instant d’hésitation ; puis, finalement, ne se sentant pas le plus fort, il fit un signe d’acquiescement.

À l’instant le bâillon lui fut retiré.

— Maintenant, ajouta Romuald, – nous allons vous lier, vous garrotter et vous laisser ici dans cette salle, à moins que vous ne nous promettiez encore de ne pas entraver notre fuite. Y consentez-vous ?

Le père Balthazar demeurait indécis.

Il réfléchissait à la singulière proposition qui lui était faite.

C’était un homme habitué à faire rigoureusement son devoir et il se demandait s’il n’y manquait pas en se rendant complice de cette évasion.

Toutefois, finissant par se dire que, quoi qu’il pût faire, il lui était impossible de s’y opposer, car s’il restait aux prisonniers, il est vrai, à ouvrir la porte donnant accès au dehors la clef en était accrochée dans sa logette et par conséquent facile à trouver, il pensa que le parti le plus sage à prendre pour lui était encore de céder.

Puis, la figure sympathique des jeunes gens lui plaisait et leur air franc et loyal faisait naître en lui la conviction que réellement ils n’étaient pas des criminels.

Il se prêtait donc plutôt à une bonne action qu’à une mauvaise.

— J’y consens, se décida-t-il à répondre. – Après tout, je suis chargé de garder les morts et non les vivants.

» Seulement, c’est moi qui tiens à être lié, garrotté, ficelé même comme un vrai paquet, pour faire croire que c’est contre mon gré que vous vous êtes enfuis.

— Nous ne demandons pas mieux, mon brave homme, répondit Romuald. – Car nous serions désolés que vous eussiez à subir une punition à cause de nous.

— Eh bien ! dépêchez-vous, alors ; le gardien-chef a l’habitude de faire une ronde dans la cour à peu près à cette heure et si, par hasard, comme cela lui arrive quelque fois, il entrait ici, vous n’auriez pas aussi beau jeu avec lui qu’avec moi.

— Ça ne va pas être long, répliquèrent les jeunes gens.

Ils prirent les vêtements de l’homme écrasé, les autres étant par trop souillés, et, en un tour de main, ils eurent converti le « morgueur » en un véritable ballot.

— Bon, fit celui-ci, quand la chose fut terminée. – Maintenant vous allez me placer dans un coin pour que je puisse m’appuyer la tête contre le mur et faire un somme jusqu’à demain.

— Faut-il vous mettre un bâillon ? demanda Henri ; – nous le laisserions assez lâche pour que vous puissiez respirer sans peine.

— Non, c’est inutile ; je dirai que j’ai perdu connaissance en me battant avec vous et suis resté ainsi jusqu’au matin.

Henri et Romuald portèrent alors le vieillard dans un angle de la salle et le disposèrent de façon à ce qu’il n’y fût pas trop mal à l’aise.

— Mon pauvre homme, dit Romuald, – nous regrettons beaucoup, croyez-le, d’être obligés de vous faire passer une aussi mauvaise nuit ; mais si, un jour, il nous est donné de vous récompenser de votre complaisance à faciliter notre fuite, nous vous donnons notre parole que nous n’y manquerons pas.

— Bon, bon, ne parlons pas de ça. Plus je vous regarde, plus je suis sûr que vous n’êtes pas des criminels et que, par conséquent, en ne cherchant point à vous barrer la route, je suis loin de commettre une faute : ça me suffit comme récompense.

— N’importe, nous vous répétons que…

— Ne perdez pas votre temps, jeunes gens, et partez vite… La clef de la porte est pendue dans ma logette… Ah ! crédié ! s’écria tout à coup le père Balthazar, – et le ressuscité ?… On ne peut le laisser là ; puis il lui faut des soins, sans doute ?…

— Fichtre ! c’est juste, dit le vicomte ; – nous l’avions oublié, ce malheureux. Qu’allons-nous en faire ?

— Avant tout, conseilla le vieillard, – frictionnez-le ferme pour rétablir la circulation du sang et donnez-lui ensuite un coup de vin ; il y en a chez moi dans une bouteille. Après quoi, si ça va bien, vous l’emmènerez et lui trouverez un gîte n’importe où. Au jour, il saura certainement se débrouiller tout seul.

Quoiqu’il en résultât un retard dangereux dans leur départ, les deux amis ne pouvaient se refuser à cet acte d’humanité.

Se conformant donc aux conseils du gardien, ils s’approchèrent du Breton qui, redressé sur son séant, considérait ce qui se passait devant lui avec le même regard stupide qu’auparavant.

Il était facile de voir que son cerveau ne s’était pas remis encore à fonctionner.

Henri lui prit un bras, Romuald l’autre, et tous deux s’apprêtèrent à lui appliquer une vigoureuse friction sur chacun de ses membres.

Mais le gars ne comprenant pas ce qu’on lui voulait, ou plutôt croyant probablement que les jeunes gens avaient de mauvaises intentions à son égard, poussa un grognement sourd et, sans efforts apparents, rien qu’en raidissant ses muscles, les rejeta brusquement l’un et l’autre à trois pas en arrière.

— Ben vrai ! fit le père Balthazar émerveillé ; – m’est avis que le gars n’a pas besoin qu’on lui remette le sang en mouvement. Il m’a tout l’air de l’avoir assez comme ça. Alors, puisqu’il est si gaillard, vous n’avez plus qu’à le faire habiller et filer avec lui.

— Bigre ! dit Henri, – je le crois aussi qu’il n’a pas le sang engourdi. Nous n’avons pas plus pesé pour lui que des fétus de paille. Quelle vigueur !

— C’est un jeune hercule ! ajouta Romuald, riant presque de cet incident inattendu. – Ma foi, pour un personnage qui revient de l’autre monde, il a encore passablement de vie dans le corps. Mais finissons-en vite, autrement nous ne partirons jamais.

Et le vicomte alla décrocher le costume du Breton qu’il apporta à ce dernier.

— Habillez-vous, mon garçon, lui dit-il ; – nous allons vous emmener hors d’ici. Personne ne veut vous faire de mal, sachez-le.

À la vue de ses effets, le gars parut encore plus ahuri, semblant se demander pourquoi il ne les avait pas sur lui.

Il se regarda et, se voyant nu, ce dont il ne s’était pas aperçu jusque-là, s’empressa de se vêtir.

Pendant ce temps, Henri avait été chercher la clé de la porte de sortie et avait à demi ouvert celle-ci.

— Adieu, brave homme, dirent le marquis et le vicomte au morgueur avant de s’en aller ; – nous nous souviendrons de ce que vous avez fait pour nous.

— Allez, mes enfants, répondit le père Balthazar. – Si je me suis trompé sur votre compte, tant pis pour moi ; mais, je ne le pense pas.

— Et vous avez raison, répliqua Romuald.

Puis, il ajouta, s’adressant au Breton qui, vêtu à présent, restait immobile, semblable à une statue :

— Venez avec nous !

Le rustaud demeura un moment indécis, parcourant la salle mortuaire d’un regard où commençait à percer une lueur d’intelligence, et, soudain, comme effrayé de ce qu’il voyait, se hâta de bondir vers la porte, rejoignant les deux amis qui, avec lui, franchirent enfin le seuil de l’horrible lieu.

Ils étaient libres.

6. L’odyssée de Joson

Ce fut avec une véritable volupté que les jeunes gens respirèrent la brise fraîche de la nuit, dont leurs poumons s’emplissaient avidement.

Il leur semblait qu’eux aussi revenaient à la vie, et une griserie, comme un vertige, les prenait.

Ils n’étaient pourtant restés que deux jours emprisonnés ; mais l’air de la liberté a un parfum si pénétrant, une action si puissante sur ceux qui en ont été privés, ne fût-ce que pendant quelques heures, qu’il les enivre comme le vin le plus capiteux.

De son côté, le Breton achevait de renaître sous l’influence des bienfaisants effluves qui l’enveloppaient.

Nous l’avons dit, c’était un individu de taille moyenne, mais râblé en diable et charpenté à la façon d’Hercule, comme le sont en général les gars de la basse Armorique. Il n’avait pas plus de vingt à vingt-deux ans.

À voir son encolure de jeune taureau, la large carrure de ses épaules, ainsi que ses membres musculeux qui faisaient craquer l’étoffe qui les recouvrait, on n’avait nulle peine à croire qu’il devait être en possession d’une vigueur peu commune.

Vigueur dont il avait, du reste, donné une preuve, en repoussant, comme de faibles enfants, le marquis et le vicomte, lorsque ceux-ci, animés des meilleures intentions, se disposaient à le frictionner.

Mais si son corps avait été ainsi avantagé par la nature, ce n’avait pu être sans doute qu’au détriment de son esprit, car le pauvre garçon paraissait rien moins que doué sous le rapport de l’intellect.

Ses traits, en effet, dont l’ensemble était cependant assez régulier, exprimaient la plus parfaite et la plus profonde niaiserie.

Toutefois, un air de bonté native répandue sur eux venait ôter à cette expression ce qu’elle aurait pu avoir de déplaisant, et rendait sa physionomie plutôt sympathique.

Sa toison rousse, broussailleuse et révoltée, était si bas plantée sur son front largement bombé, qu’elle se confondait presque avec ses sourcils épais.

On dit que c’est là une preuve certaine de lourde bêtise ; nous nous garderions bien d’affirmer d’une façon générale la complète justesse de cette assertion, mais pour notre Joson, tout au moins, on ne pouvait nier qu’elle ne fût absolument vraie.

Henri et Romuald, après s’être laissés aller quelques instants à l’ivresse de se sentir libres, pensèrent à s’éloigner.

Le voisinage du Châtelet, malgré l’heure avancée de la nuit et la solitude qui régnait aux alentours, leur offrait par trop de danger pour qu’ils y demeurassent davantage.

Ils se trouvaient alors sur la berge de la Seine dont ils distinguaient les flots sombres à moins de vingt pas devant eux.

Ayant besoin de se concerter sur ce qu’ils allaient faire du Breton, et sur ce qu’ils allaient faire eux-mêmes, ils prirent le parti de suivre le bord du fleuve, où ils n’avaient aucune crainte d’être surpris par le guet, les nombreuses patrouilles qui sillonnaient l’intérieur de Paris, du coucher au lever du soleil, ne s’aventurant jamais, ils le savaient, dans ces parages déserts.

Ils se mirent donc en marche rapidement, après avoir invité le gars à les accompagner ; invitation à laquelle celui-ci se rendit volontiers, leur emboîtant le pas d’une allure machinale qu’il régla exactement sur la leur.

Pour plus de sûreté, au lieu de suivre la descente du courant, ce qui les eût ramenés vers le centre de la capitale, ils le remontèrent, afin de s’éloigner le plus possible de toute la partie habitée.

Aux environs de l’endroit où fut creusé depuis le port de l’Arsenal, c’est-à-dire dès qu’ils se virent à une bonne distance du Châtelet, ils firent halte pour pouvoir causer à leur aise.

— Mon ami, dit Romuald au rustaud qui s’était arrêté comme eux, – nous allons être obligés de vous abandonner ; mais, eu égard à ce qui vous est arrivé, nous ne voudrions pas que ce fût ainsi à la belle étoile et au beau milieu de la nuit…

» Où habitez-vous ?

Le gars prit un temps avant de parler, puis, de cet accent traînard et un peu rude qu’ont tous les descendants des Celtes que le frottement des villes n’a pas encore entièrement civilisés, il répondit :

— Pour vrai, je n’ le savons mi.

— Comment, vous ne savez pas où vous demeurez ? reprit le vicomte étonné.

— Non fait ! ni brin, ni peu, ni point ! riposta le Breton sur un ton désolé.

— Vous n’avez pas de logis ? Au fait, cela se peut, car vous me paraissez fraîchement débarqué à Paris. Depuis quand y êtes-vous ?

— Ma Doué ! s’pérez voir que j’ numère.

Et le gars, tendant en avant une de ses énormes mains, en ouvrit un à un les doigts avec l’autre, en commençant par le pouce pour aller jusqu’au dernier.

— V’là qu’est bon ! Ah ! dame, ma foi, oui ! exclama-t-il, lorsqu’il fut arrivé à son petit doigt.

— Cinq jours ? demanda Romuald, qui semblait comprendre ce singulier calcul.

— Y m’ paraît ben, sans en avoir la vraie sûr’té d’assurance. C’est p’t’être pus, c’est p’t’être moins, sans mentir !

— Mais, depuis cinq jours, vous n’êtes pas resté sans abri ? Voyons, où avez-vous couché hier ?

— Ah ! morgué de morgué ! J’ voudrais ben l’ savoir, s’écria le Breton avec une fureur soudaine. – J’seriomm’ aise d’ trouver les gueusards qui s’ sont si tant gaussés d’ moi, et j’ leux y frotterais rudement les côtes. Pour vrai, y z’en gard’raient les marques pendant quéque temps.

— Il y a des personnes qui se sont moquées de vous ?

— Ah ! que oui, donc !

— Et comment cela ?

— Saquerdienne ! Pisque vous voulez l’ savoir, j’ vas vous conter, narrer la chose. Coutez voir un brin. D’abord, faut que j’ vous dise que je m’ nomme Joson Miroux, né naquis d’ Quimperlé, qu’est près Quimper.

À ce nom, les jeunes gens eurent un mouvement de surprise ; il leur semblait qu’il ne leur était pas inconnu, mais ils ne se rappelaient pas à quel propos, ni quand ils l’avaient entendu prononcer.

— Lors, pour lors, reprit le gars, – l’ mois d’avant c’t’ici, voyant qu’ ma pauv’ mère s’était laissée péri d’âge et d’ maladie et que j’ restais seul dedans l’ pays où qu’ je n’ trouvais point à m’occuper du tout point, j’ fis mon ballot, et sur les conseils qué m’avait baillés un p’tit avant d’ trépasser, j’ partis pour Paris à l’intention d’ m’accointer d’avec son frère, en place et en mesure d’ me caser quéque part.

» Dès l’ pied en la grand’ville, j’ me mis en quête d’ ce frère, qu’était m’oncle sûrement, et j’ ballai dret d’vant moi en d’mandant à tout un chacun ben honnêtement :

» — Connaissez-vous m’oncle Tanguy, un ancien militaire d’ l’armée, né naquis d’ Quimperlé près Quimper ?

— Tanguy ! exclamèrent ensemble cette fois Henri et Romuald, dans l’esprit desquels le jour commençait à se faire relativement à la personnalité du Breton, attendu qu’ils savaient que ce nom était celui du vieux jardinier de Picpus.

— Oui, Yvonnec Tanguy, l’ frère à sa sœur Monique, ma pauv’ maman d’ mère, compléta le gars qui ne remarqua pas l’étonnement de ses auditeurs.

Puis, continuant :

— Y avait déjà des heures que j’arpentais les rues d’ la grand’ville, sans qu’ quiconque eût pu m’indiquer où qu’y s’trouvait quand, à la fin des fins, j’ tombe sur un cadet qui m’ demande :

» — Quoi qu’il est vot’ oncle ?

» — Dame ! je n’ le savons ni peu ni beaucoup, que lui réponds.

» — Qué qu’y fait ?

» — J’en ignore pareillement de même, saquerdienne !

» — Eh ! ben, qu’y r’prend, – s’peut que j’ le connaisse c’brave-là. J’fréquente un particulier qui porte c’nom, mais j’ sais pas si c’est vot’ oncle. V’nez voir, j’ vas vous m’ner devers d’ lui.

» Là-dessus y m’ conduit dans une maison ousque j’ trouve un vieux qui m’ dit :

» — Gars, pisque t’es Joson Miroux, j’ suis ton tonton Yvonnec Tanguy, d’ Quimperlé près Quimper et l’ frère d’ ta pauv’ mère, ma sœur Monique. Donc, brassons-nous dru, mon n’veu, c’est une vraie chance d’ nous rencontrer, sans mentir !

» Faut dire que j’ n’avais jamais vu m’oncle qu’avait quitté l’ pays avant que j’ sois tant seulement de c’ monde et qu’ la conséquence en était qu’ je n’ le connaissais mi, en rien, nullement.

» Dré donc, nous nous accolons ferme tous les deux, par sentiment, pendant un bout d’ temps, puis v’là qu’ le cadet qui m’avait m’né propose d’ fêter notre accointance en f’sant ripaille.

» L’ vieux dit qu’y veut bien, moi j’ dis qu’ ça m’ va aussi, vu qu’ j’avais la panse à vide d’puis l’ jour ença et l’ gosier pus sec qu’ du bois d’avoir ballé toute la matinée ; et, la chose convenue comme ça, l’ cadet descend vitement quérir du boire et du manger.

» Ah ! morguié de morguié ! c’est point pour m’ vanter, non fait, mais c’ qui m’est entré d’ cidrette là-dedans en moins d’un tour d’ cadran n’ pourrait sûrement point tenir dans un muid.

Et le gars, pour indiquer ce qu’il entendait par « là-dedans » s’appliqua sur la poitrine une si rude tape qu’elle en résonna comme un tambour.

— Faut core dire, poursuivit-il tandis qu’un gros rire épanouissait sa large face au souvenir du liquide englouti, – faut core dire, qu’ n’ayant jamais bu qu’ du cidre doux d’ par chez nous jusqu’à c’t’ heure, la tête m’avait tourné sitôt la première pinte du rude d’ par ici qu’ j’avais avalé, et qu’ nous étions point tant seulement au mi-temps d’ la fête qu’ j’étais j’a tout aussi chaud d’ boire que l’ sonneur d’ Quimperlé un jour d’ fête gardée.

» Ça n’empêchait point les autres d’ remplir toujours ma verrée et de m’ faire boire et r’boire.

» Si tellement qu’à la fin j’ m’affalai comme un plomb sous la table où j’ m’endormis du coup.

» À partir de c’temps-là, jusqu’à hier matin, je n’ sais plus au juste c’qui s’est passé.

» Y m’ semble ben qu’ je m’ suis réveillé deux ou trois fois et qu’ chaque fois on m’a core r’fait boire, mais c’est tout ; l’ reste est quasiment dans un brouillard où je n’ vois rien de rien.

— Et depuis hier matin, que vous est-il advenu, demanda Henri.

— Ah trédié ! c’est là l’ pus beau d’ l’aventure, v’z’ allez voir.

» Un peu avant les midi comme j’tais core couché après la ribotte d’ la veille, v’là qu’ j’entends dan une chambre à côté d’ la mienne, l’ failli cadet qu’était en train d’ dire au vieux :

» — Nous pouvons par à présent, maintenant, rendre la liberté au gars. Mon affaire est dans l’ sac et il est inutile de l’ garder plus longtemps ici.

» — Bon, qu’ répond l’ vieux. – J’ m’en vais m’ dépétrer du lourdaud pour qu’y se r’mette à la r’cherche d’ son tonton Yvonnec Tanguy ; du vrai c’te fois.

» — V’là ses effets, que r’prend l’ cadet ; – vous lui placerez su son lit afin qu’y n’ se doute pas qu’ je m’en ai servi.

» Tout d’ suite, adonc, j’ compris qu’on s’était gaussé d’ moi et que l’ vieux n’était pas pus m’ noncle qu’y n’était l’ rouè.

» Ah dame ! pensez un coup si j’tais vexé et colère.

» Puis, qué qu’y z’avaient fait avec mes braies et mon vestaquin ?

» Ça m’ fâchait joliment aussi, qu’ l’un d’eux s’ soit pouillé d’avéc mes hardes.

» Un moment par après, l’ cadet étant parti, l’ vieux s’en vient dedans ma chambre.

» — Mon gars, qui m’ dit disant, – je n’ai pu l’ temps d’ préparer l’ déjeuner à matin, z’allons aller casser une croûte dans un cabaret. Habille-toi vite et descends. J’ t’espère en bas.

» Bon, que j’ pense, – c’est ça, y veut, comme c’est convenu avec l’autre, s’débarrasser d’ moi au sortir du cabaret. Mais ça m’est égal ; pisque c’est pas m’ noncle Tanguy j’ tiens pas à d’meurer avec lui. Seulement, avant d’ le quitter, et pour lui apprendre à m’avoir fait c’te frime, avec une douzaine d’ coups d’ pen-bas dans l’ gras d’ ses mollets, j’ lui ferai danser sauter une vraie Jabadao dont y s’souviendra quéque temps.

» Adonc j’ m’habille dare et nous v’là partis tous les deux à travers Paris.

» Nous marchons longtemps, si longtemps qui m’ semblait qu’ je r’tournais chez nous.

» Et puis nous allions d’un temps à gauche, d’un temps à droite, virant par-ci, virant par-là, pareillement de même à des girouettes quand souffle l’ norouè.

» J’attendais toujours qu’ nous arrivions au cabaret, quand, dans une rue, v’là qu’ nous nous butons à un paquet d’ monde qui nous coupait l’ passage.

» Nous piquons dans l’ tas pour voir c’ qu’il y avait et nous guignons à terre un pauv’ cheval qu’était su l’ flanc en train d’ passer.

» Comme c’n’était guère réjouissant à r’garder, au bout d’un p’tit, j’ veux m’ensauver d’ là et longer l’ bras pour tirer l’ bonhomme par la manche ; mais saquerdienne ! l’ vieux n’y était pus. J’ le cherche partout… pas moyen d’ le r’trouver.

» Lors j’ comprends qu’ c’est par exprès qu’y s’est parti d’avec moi ; l’ tour était joué… y m’avait perdu dans Paris… pardié ! c’est sûr !

» Morguié de morguié ! ça n’ me plaisait quasiment point qu’ la chose eût tourné de c’te sorte.

» J’en étais du même coup pour mon déjeuner et pour la danse du pays d’Quimper que j’ comptais lui apprendre pour adieu.

» Ma doué ! j’tais diot tout de même et j’ n’avais pus qu’à m’ consoler de c’te farce.

» J’avais ben idée de r’tourner à la maison d’où que j’ sortais pour tâcher d’ pincer l’ vieux malin quand y rentrerait… et l’ failli aussi p’t’ être.

» Par malheur ayant brousse à hue et à dia, y n’ me restai point souvenance du ch’min qu’ j’avais suivi pour venir jusqu’à l’endroit où que j’étais et, avec tous les tours qu’y m’avait fait faire j’aurais pu virer des jours et des jours avant d’ le r’connaître.

» Adonc, m’ disant ça j’ me r’mets à continuer tout dret ma route sans savoir où j’allais, quand d’à coup, à un tournant, j’ me toque contre un quidam dans qui que j’ dévisage l’ cadet.

» Trédié ! c’était d’ la chance, pas vrai ?

» Je n’ fais ni ci ni ça.

» — Ah ! gueux d’ gueux, que j’ lui dis en l’agrippant au col, pisque j’ te tiens, tu vas payer pour deux.

» Et j’ lève mon pen-bas afin d’y cogner d’sus.

» Las ! j’ n’avais pas core achevé terminé l’ dernier mot qu’y m’ glisse des doigts comme une anguille.

» Ma doué ! j’ m’élance, plié en deux, pour y pointer ma tête dedans la poitrine.

» Ah dame ! pour sûr et pour vrai, l’ failli cadet était esprité et vif. Y s’ range et m’ laisse passer, de quoi que j’ vas bouquer si ferme et si dré devers une borne que j’ tombe près d’ trépasser.

» De c’ moment j’ n’ai pu ru ni la vu ni l’ sens et n’ sais point pourquoi j’ me suis trouvé tout à l’heure dans c’te sorte de puant charnier, plaqué tout nu sur une pierre froide, avec autour de moi des gens qu’auraient mieux fait d’être terrés en terre.

Puis, terminant, le gars ajouta :

— Vous savez à c’te heure, en vérité vraie, sans mentir, la chose qui m’est arrivée.

» Aussi donc, que j’ vous dis, j’ voudrais ben qu’on m’ conduise à la maison des deux gueusards qui m’ont fait c’te gausserie. J’te leur ferais danser sauter la Jabadao dur ferme et longtemps, foi de Joson Miroux qu’est mon nom.

Les jeunes gens eurent beaucoup de peine à faire comprendre au Breton qu’ils ne pouvaient savoir où habitaient ses mystificateurs et qu’il était préférable de remettre à plus tard sa vengeance. Après ce qu’il venait de leur confier, ils n’avaient plus aucun doute sur l’identité du pauvre garçon.

C’était lui qui, inconsciemment, avait fourni au ravisseur de Blanche le moyen de s’introduire dans le couvent des sœurs Augustines.

Ils se rappelaient très bien, maintenant, que le coquin, en racontant à l’hôtellerie de la Cloche-Fendue la manière dont il s’y était pris pour enlever la jeune fille, avait parlé de sa rencontre avec un paysan breton du nom de Joson Miroux, se disant le neveu du père Tanguy, et du stratagème qu’il avait employé afin de se faire passer pour ce dernier près du vieux jardinier des dames Augustines.

Ils s’expliquaient également comment le gars avait été porté à la Morgue.

Étant resté en état d’ivresse plusieurs jours de suite et se trouvant, en conséquence, avoir déjà le sang au cerveau, le heurt violent de sa tête contre la borne où il avait été se jeter avait amené une sorte de congestion cérébrale, qui avait pu faire croire à sa mort, et, eu égard à sa qualité d’inconnu dans la capitale, motivé son transport au dépôt mortuaire.

— Alors, mon ami, vous êtes sans domicile à Paris ? lui demanda le vicomte.

— Dame, m’sieu, y m’ semble ben qu’oui.

— Et sans personne qui s’intéresse à vous ? ajouta le marquis.

— Dame, non, m’sieu. Y n’y avait qu’ mon tonton Yvonnec qu’aurait pu avoir un tantinet d’attache pour moi, mais pisque je n’ sais point où le quéri, c’est comme si j’ tais seul.

Henri et Romuald réfléchirent.

Il leur était facile d’indiquer à Joson où résidait son parent. Toutefois ils se demandaient s’ils devaient le faire.

Ils avaient appris de la bouche de sœur Philippine, l’abbesse, que le père Tanguy, à la suite de sa lutte avec l’agent de maître Lebel, avait éprouvé une telle commotion que sa raison en avait été fortement atteinte et qu’il en était tombé dans un état de quasi imbécillité.

Or, était-ce bien charitable de leur part de lui envoyer Joson qui après toutes les tribulations dont il venait d’être victime, pourrait être douloureusement affecté de voir ainsi son oncle, surtout lorsqu’il apprendrait qu’il était la cause – indirecte il est vrai – du malheur qui frappait le vieillard ?

D’autant plus que celui-ci lui étant totalement étranger, ce ne lui était pas une grande perte de ne point le retrouver.

Ces pensées, qui venaient simultanément à l’esprit des jeunes gens et que malgré l’obscurité ils se lisaient mutuellement dans les yeux, les faisaient donc hésiter à renseigner Joson au sujet de celui qu’il cherchait.

Soudain, le vicomte attira le marquis un peu à l’écart.

— J’ai une idée, Henri, lui dit-il. – Si nous gardions ce garçon près de nous ?

— C’est ce que j’allais justement vous proposer, Romuald.

— Le voudra-t-il, par exemple ?

— Demandons-le-lui. N’ayant plus personne sur terre, il consentira peut-être volontiers à nous suivre.

— Essayons.

Ils se rapprochèrent du Breton.

— Mon ami, dit le vicomte auquel Henri laissa le soin de négocier l’affaire, – voulez-vous nous dire ce que vous comptez faire maintenant ?

— À c’t’heure présente d’à présent, pour vrai, m’sieu, je n’ le sais ni brin, ni point !

— Non seulement à l’heure actuelle, mais demain et les jours suivants ? insista M. de Dizons.

— Quant à c’qui est de d’main, j’ me r’mettrai à baller dans Paris pour voir si j’ peux dénicher qué’que part m’ noncle Tanguy, sans rien d’mander à quiconque, c’te fois, afin qu’on n’ me fasse point core d’ misères comme celle-là. Puis, si à la vesprée je n’ l’ai point trouvé, lors, j’ piquerai dret d’vant au vouloir du bon Dieu, parce que j’ crois ben qui n’y a pas l’air qui me faut emmi la grand’ville.

— Je crains fort pour vous, mon ami, répliqua le vicomte, – que demain vous ne soyez pas plus heureux dans la recherche de votre oncle que vous ne l’avez été jusqu’à présent.

— Las ! ça s’pourrait ben.

— C’est même sûr, croyez-moi, appuya Romuald. – Or, comme vous venez de dire que votre intention est de quitter Paris pour aller au hasard, droit devant vous, et sans savoir ce que vous deviendrez, voulez-vous que nous vous offrions un emploi qui, précisément, vous éloignera de la capitale ?

— Tredié ! j’ crois ben. Seulement j’ vous ai déjà prév’nu qu’ je n’ savais rien faire, ou quasiment. Ma pauv’ mère m’ disait toujours qu’ j’étais mi assez dégourdi pour apprendre un métier… et y m’ semble, oui, qu’elle avait raison.

— Oh ! l’emploi que nous vous proposons est certainement à votre portée.

— Dame, m’sieu, si vous en avez l’assurance, moi, ça m’ va bellement et j’ peux qu’ vous dire grand merci. Mais quand c’est-y qu’ vous m’ baillez c’te place.

— Tout de suite.

— Ah ! fit le gars un peu surpris. – Et pour lors donc, où qu’est not’ maître qui m’embauche ?

— Votre maître, c’est nous deux.

— Quien ! deux d’à coup ! exclama Joson avec un gros rire. – Qué bonne veine ! moi qu’ai jamais pu en trouver, même la moitié d’un, jusqu’au jour d’aujourd’hui… Et quoi que j’ai à faire, à c’t’heure, pour vot’ service ?

— Nous suivre, tout simplement.

— Morguié ! si ce n’est qu’ça, c’est pas ardu pour sûr, et j’ suis tout d’ même assez malin pour n’ point m’embrouiller dans la chose. Lors, comme ça, c’est dit et redit, vous m’ prenez en gage ?

— C’est entièrement convenu.

— Sapeurgouenne ! topez là pour la bonne entente ! reprit le Breton en tendant à Henri et à Romuald sa puissante dextre. – C’est comme si l’ cloarec d’ par chez nous y avait mis sa patte.

Les jeunes gens laissèrent tomber leurs mains fines et nerveuses dans la sienne, où elles tinrent facilement toutes les deux.

Mais aussitôt, ils étouffèrent un cri de douleur.

Joson, croyant que plus il serrerait mieux serait scellé l’accord qui venait d’être conclu, avait, sans y penser, à demi broyé les doigts de ses « patrons ».

— Vive Dieu ! mon garçon, dit Henri en faisant jouer les articulations de ses phalanges pour s’assurer qu’elles étaient intactes, – il est malheureux pour vous que votre intellect ne soit pas en rapport avec vos muscles : vous seriez un homme peu ordinaire.

— J’ai t’y donc pressé un tantinet trop dur, not’ maître ? demanda le gars surpris. – Faites excuse, pour lors ; je n’y ai mis nulle malice… j’ n’en suis point capable.

— Nous vous en donnons acte, mon ami, repartit Romuald en souriant de cet aveu si franc, – et nous ne vous en voulons aucunement.

Puis, s’adressant au marquis à voix basse :

— À présent, Henri, parlons de nos projets ; que faisons-nous ?

— Avant tout, selon moi, répondit le jeune homme sur le même ton, – nous devrions profiter de ce qui nous reste de nuit pour aller à Bondy, voir si la cassette dont fait mention le livre que vous avez découvert dans la pierre mobile n’a pas été, par hasard, retirée de l’endroit indiqué.

— C’est ce à quoi je pensais… et je ne sais pourquoi, mais j’ai la conviction qu’elle doit y être encore.

— Tant mieux. En vérité cet argent ne saurait venir plus à propos, car je me demande comment sans lui, nous ferions pour gagner la frontière, dénués de tout comme nous le sommes.

— Le fait est que nous aurions mille difficultés à vaincre ; d’autant qu’il faut que nous soyons à l’autre bout de la France avant vingt-quatre heures ; autrement nous serions à coup sûr rejoints par les sbires que, dès notre évasion connue, on ne manquera pas de lancer sur nos traces.

— Cela, nous pouvons y compter.

— Alors, en route pour Bondy. Il y a deux lieues d’ici là ; c’est à peine une heure et demie de marche.

— En route, répéta Henri.

Et à Joson :

— Suivez-nous, mon garçon, ou plutôt suis-nous ; car, si ça ne te fait rien, dorénavant nous te tutoierons. Vu les relations que nous devons avoir ensemble, maintenant, ça nous sera plus commode pour te parler.

— À vot’ vouloir, not’ maître ! répliqua le Breton sur un ton satisfait et en emboîtant le pas aux deux jeunes gens.

7. La cassette

Vingt-cinq minutes après, les deux amis, ayant le Breton sur leurs talons, arrivaient à la barrière de la Courtille, située à l’extrémité du faubourg du Temple, qui s’arrêtait alors à la hauteur de la ligne sur laquelle a été percé le canal de Saint-Martin.

À l’époque où se passent les faits que nous racontons, Paris, qui n’était pas encore enserré dans ce fameux mur d’enceinte, dont la construction, commencée vingt ans plus tard, causa tant de déplaisir aux Parisiens qu’à plusieurs reprises ils en abattirent les fondations, Paris, disons-nous, ne s’en trouvait pas moins limité par soixante barrières, placées à la tête et à l’entrée des faubourgs.

Ces barrières servaient soi-disant à percevoir l’impôt sur les objets de toute nature entrant dans la capitale ; en réalité, elles n’étaient que le prétexte d’un honteux trafic entre les commis de gabelle et les marchands, qui s’entendaient ensemble pour frustrer le fisc le plus qu’ils pouvaient.

Ce fut pour réprimer cet abus qu’on prit le parti d’emprisonner la ville dans une vaste ceinture de pierre qui devait permettre une perception régulière de l’impôt. On sait que ce mur n’est tombé qu’en 1860, alors que les limites de Paris furent reculées jusqu’aux fortifications.

Ayant atteint l’endroit dont nous venons de parler, Henri et Romuald s’arrêtèrent.

Maintenant qu’ils étaient sur le point de quitter Paris, sans savoir quand ils y reviendraient ; qu’ils se voyaient près de s’éloigner pour bien longtemps sans doute, l’un de sa famille qu’il adorait, de sa sœur surtout, sa jumelle, pour laquelle il avait un attachement sans bornes ; l’autre de sa fiancée, de celle qu’il considérait comme devant devenir un jour la compagne de sa vie et qu’il aimait d’un amour si profond, ils se sentaient envahis tous deux par une poignante et douloureuse angoisse.

Et ils jetaient des regards humides sur ce grand Paris qu’ils apercevaient à leurs pieds comme un monstre gigantesque endormi, et où ils laissaient toutes leurs joies, tout leur bonheur !

Le cœur cruellement étreint, ils s’efforçaient de reconnaître parmi cette multitude d’édifices noyés dans l’obscurité, et semblant ne former qu’un seul bloc, Henri, l’hôtel de Nevers où reposaient les siens, Romuald, le couvent de Picpus où était Louise Moutier.

Car, plus encore à présent qu’auparavant, ils avaient la ferme conviction que les jeunes filles ne se trouvaient plus au Parc-aux-Cerfs.

À mesure que leur pensée évoquait les êtres aimés qu’ils se préparaient à abandonner, une faiblesse les prenait.

Allaient-ils donc partir ainsi, lorsqu’ils n’avaient qu’à franchir une distance insignifiante pour être près d’eux ?

Cela leur paraissait impossible.

D’un mouvement plus fort que leur volonté, ils firent quelques pas en avant pour redescendre dans la ville.

Mais soudain les paroles de Schlick leur revinrent en mémoire et un spectre affreux leur apparut : celui de la place de Grève avec son échafaud.

Aussitôt, ils demeurèrent immobiles, comme cloués au sol.

Dans une sorte d’hallucination, ils se voyaient déjà étendus sur les tréteaux d’infamie, le bourreau leur faisait subir les tortures énumérées par le geôlier, leur broyant les os, déchiquetant leurs chairs pantelantes de ses instruments horribles.

Puis la foule hurlante autour d’eux, vociférant, les accablant d’imprécations, se repaissant de leurs souffrances de damnés.

Cette vision ne dura qu’une seconde, mais elle fut si lucide qu’ils en poussèrent un cri d’horreur.

Alors, se jetant dans les bras l’un de l’autre, ils s’étreignirent longuement, convulsivement presque.

Ce fut Romuald qui, le premier, parvint à chasser cette image et à reprendre sa présence d’esprit.

— Allons, mon ami, soyons hommes, dit-il à Henri ; – puisque ce sacrifice est absolument nécessaire, accomplissons-le courageusement.

— Oui ! répondit le marquis, revenant lui aussi à la réalité ; – domptons cette faiblesse indigne de nous. Le devoir nous ordonne de partir, pour nous sauver, pour sauver les nôtres ; eh bien ! n’hésitons pas davantage.

Enveloppant alors la ville d’un long et rapide regard dans lequel ils mirent toute leur âme, ils firent une brusque volte-face et reprirent leur marche en avant, Joson, bien entendu, ne les quittant toujours pas d’une semelle.

Ils accélérèrent le pas, pressés à présent de s’éloigner, de mettre entre eux et Paris la plus grande distance possible.

Trois quarts d’heure leur suffirent pour gagner les Lilas et gravir les hauteurs de Romainville, un autre pour traverser le village, un autre encore pour dévaler la côte de Noisy-le-Sec ; puis en quelques minutes ils coupèrent le chemin de Villemonble et atteignirent la route de Bondy qui s’embranchait à angle droit avec celle de Paris à Meaux.

Ainsi que l’avaient indiqué les frères Seguin dans l’Augustinus, une croix s’élevait à l’intersection des deux voies. C’était une de ces vieilles croix en pierre comme on en rencontre encore quelquefois, mais de plus en plus rarement, sur les anciennes routes de France, et dont certaines datent des premiers siècles de notre ère.

Tout était désert autour des jeunes gens. À part cinq ou six petites propriétés closes de murs ou de palissades, qu’ils apercevaient disséminées de-ci de-là dans la plaine, et appartenant sans doute à quelques bourgeois aisés de la capitale qui venaient y passer les loisirs de l’été, ce n’étaient que champs ou terrains incultes sur une grande étendue.

En face de la croix et de l’autre côté de la route était une sorte d’enclos dont le périmètre se trouvait délimité par une haie vive de peu de hauteur.

Dans le milieu de cet enclos se voyait une sorte de monticule, au sommet duquel se dressait un poteau portant à son extrémité une large tablette carrée ayant l’aspect d’un écriteau.

Il était un peu plus de deux heures du matin et le jour commençait à poindre.

Graduellement, sous la clarté naissante, les objets et les choses se dépouillaient de leur voile d’ombre, prenaient des contours arrêtés et devenaient faciles à reconnaître.

Henri et Romuald constatèrent alors que le renflement de terrain qui se trouvait dans l’enclos n’était composé que des débris d’une maison qui avait dû jadis s’élever à cette place et qu’on avait démolie de fond en comble.

Il y avait, assurément, de longues années que ces décombres étaient entassés là, car leur masse, de leur base au faîte, était recouverte d’une épaisse couche d’humus où poussaient en toute liberté les herbes folles et les plantes parasites.

Sur la tablette fixée en haut du poteau, les jeunes gens distinguèrent une inscription tracée en rouge.

Comme ils ne pouvaient la lire d’où ils étaient, par suite du peu d’apparence des caractères à demi effacés par le temps, ils enjambèrent la haie et, s’approchant du monticule, virent qu’elle était ainsi conçue :

 

Ces débris sont ceux de la demeure

de Jean et François Seguin,

Bourgeois de Paris,

Hérétiques et apostats,

Condamnés à perdre la vie.

Ainsi sera fait de ceux qui,

Comme eux,

Commettront le crime d’hérésie et d’apostasie.

 

— Tiens ! fit Henri. – c’était ici qu’habitaient les frères Seguin ?

— Il paraît, répliqua Romuald, – mais ce n’était à coup sûr pour eux qu’une habitation de plaisance semblable à celles que nous voyons aux alentours. Leur résidence principale devait être à Paris. Toutefois ceci nous explique maintenant pourquoi ils ont caché là ces cinquante mille livres.

Ils les possédaient sans doute dans cette maison et sachant, d’après l’accusation qui pesait sur eux, qu’elle ne manquerait pas d’être abattue, s’ils étaient condamnés, – car la ou les demeures des hérétiques s’ils en avaient plusieurs, étaient toujours détruites et leurs autres biens confisqués au profit de l’Église, – ils les ont, avant leur arrestation, précipitamment enfouies au pied de cette croix, pour que leurs persécuteurs ne pussent s’en emparer, comme ils avaient déjà probablement fait du reste de leur fortune.

— Eh ! quoi, de pareilles choses existaient encore il y a soixante ans ?

— Hélas ! oui. Les dissensions religieuses, qui s’étaient un peu apaisées pendant les premières années du règne de Louis XIV, avaient repris plus tard avec une force nouvelle et engendré des persécutions dignes du moyen-âge.

— Mais ce fameux Roi-Soleil, qu’on disait si puissant, ne pouvait donc pas empêcher ces persécutions ?

— Lui ! Il en était au contraire le promoteur et c’est là une tache ineffaçable dans sa vie si remplie de grandes et nobles actions. Sa seule excuse est qu’il était alors dominé par une femme à la volonté de laquelle il ne savait pas résister.

— Vous voulez parler, je présume, de madame de Maintenon ? questionna Henri.

— Précisément.

— Je me souviens, en effet, que mon précepteur m’a dit souvent que l’ex-veuve Scarron était parvenue à subjuguer entièrement le grand roi.

— Ce n’est malheureusement que trop réel ; et cette femme a été, par les conseils qu’elle donna à Louis XIV et que celui-ci suivit de point en point, plus funeste à la France que ne l’aura jamais été la Pompadour.

» C’est à elle que sont dues les poursuites cruelles exercées contre les Jansénistes, dont nous voyons un exemple dans la personne des infortunés Seguin ; puis aussi celles contre les réformés, que chassa de notre sol la révocation de l’édit de Nantes prononcée à son instigation.

» Le pire de ses actions fut assurément d’avoir été l’incitatrice de ces honteuses et sanglantes persécutions qui prirent le nom de dragonnades.

» C’est à elle encore qu’il faut imputer toutes les fautes commises par le monarque dans la politique extérieure et qui nous aliéna l’amitié de la plupart des grandes puissances.

— La vieille coquine ! exclama Henri.

— Ma foi, c’est bien là l’épithète qui lui convient et que certainement par la suite on lui appliquera plus souvent que son véritable nom.

» Mais, si vous m’en croyez, ajouta Romuald, – ne perdons pas notre temps à remonter ainsi vers le passé et songeons plutôt au présent.

— Certes, c’est beaucoup plus utile ; occupons-nous donc vite de la cassette.

— Au fait, comment diable allons-nous nous y prendre pour arriver jusqu’à elle ? Nous n’avons aucun outil.

— Diantre ! c’est vrai, repartit le vicomte. – Ni l’un ni l’autre n’avons songé à cela.

Ils jetèrent les yeux de tous côtés pour essayer de découvrir quelque objet qui pût remplir l’office d’un instrument de terrassier.

Après avoir vainement cherché dans l’enclos ils se disposaient à aller voir au delà, lorsque le marquis dit à Romuald en lui montrant les décombres :

— Mais, est-ce que parmi ces débris nous ne pourrions pas trouver ce dont nous avons besoin ?

— Eh ! c’est très possible, répliqua M. de Dizons ; – je n’y pensais point.

Joson, pendant les dix minutes qui venaient de s’écouler, n’avait pas quitté le pied de la croix.

En bon Breton qu’il était et suivant la coutume de son pays où chaque fois qu’on rencontre le symbole du christianisme, on est tenu de faire ses dévotions, le gars s’acquittait consciencieusement de ce devoir.

Romuald pensant que, vu sa force herculéenne, il pourrait leur être d’un grand secours dans les recherches auxquelles ils allaient se livrer, l’appela pour qu’il vînt les rejoindre.

Il accourut aussitôt.

Quand les jeunes gens lui eurent dit ce qu’ils se préparaient à faire, il répliqua, se grattant la tête :

— Sapeurgouenne, nos maîtres, j’ comprends tout d’ même, da !… C’est-y pas quéque chose pour creuser l’ sol, qu’ vous quérez ?

— Oui, à peu près.

— Spérez un brin, j’ vas piquer dans c’tas ; y a p’t’être ben c’ qui faut ; sans point mentir.

Tous les trois commencèrent alors à chercher parmi les débris quelque morceau de fer ou de bois dur dont ils pussent se servir pour fouiller le sol.

Il va de soi que le bois et le métal étaient en abondance dans cet amoncellement de matériaux qui représentait une maison entière ; mais les fragments qu’ils en trouvaient ne répondaient pas à leurs désirs.

En voyant que leurs recherches n’aboutissaient point, une inquiétude les prenait.

Le soleil était près de se lever et il leur semblait apercevoir déjà du mouvement dans Bondy dont ils étaient peu éloignés.

Si par malheur, ils attiraient l’attention des habitants, c’en était fait de leurs espérances : ils étaient obligés d’abandonner la cassette.

— Hé ! la ! no m’sieurs, s’écria tout à coup Joson, – j’ cré ben que v’là l’affaire ; r’gardez voir, si c’t’ un effet d’ vot’ bonté.

En même temps il montrait aux deux amis une porte-grille qu’il venait de dégager de dessous plusieurs gros blocs de pierre qui, en la couvrant complètement, l’avaient préservée de la rouille, sinon en entier, du moins en bonne partie.

— Une grille ! fit Romuald ; – comment veux-tu que nous puissions l’employer à faire un trou ! Il faudrait être Milon de Crotone pour mouvoir un pareil instrument.

— Oh ! oh ! oh ! glapit le gars en se tenant les côtes afin de rire à son aise ; – un million pour s’servir de c’t’ herse ? N’en faut pas tant, non ! Sans point mentir, qu’est péché ! Dà, je n’ dis pas d’ manier la chose comme ça d’ensemble, non fait ! Mai y a moyen d’en usager par autrement.

— De quelle façon, donc ?

— Ah ! dame, en en grippant une d’ ces barres pointues.

— Oui, ainsi ce serait parfait. Seulement le difficile, pour ne pas dire l’impossible, est de détacher un de ces barreaux.

À cette répartie, Joson se permit encore de rire.

— Point ! point ! murmura-t-il. – Mirez-voir.

Jusqu’au tiers de sa hauteur, la grille, qui avait dû servir de porte d’entrée à un jardin entourant l’habitation, était formée d’une plaque de fer pleine d’où partaient les barreaux, qui étaient maintenus, un peu avant leur extrémité supérieure, par une traverse également en fer, forée dans son milieu pour les laisser passer et au-dessus de laquelle ils se terminaient en pointe.

Le Breton la hala entièrement hors des décombres, l’étendit à plat sur le sol ; puis se campant, les jambes écartées, un pied posé sur la plaque de tôle, l’autre sur la traverse du haut, il saisit à deux mains l’un des barreaux et raidit ses muscles en opérant une puissante traction.

Henri et Romuald, spectateurs émerveillés de ce tour de force, purent voir alors le barreau venir lentement à lui en se cintrant, sortir peu à peu de l’alvéole qui lui avait été ménagée dans la traverse, puis s’en dégager brusquement.

— Là, fit Joson, – v’là d’jà qu’est fait d’un bout. À c’te heure n’y a pus qu’à l’ casser d’ l’autre.

Disant cela, il dressa la grille verticalement et imprima à la tige de fer un mouvement de va-et-vient d’une telle amplitude que soudain elle se rompit net au niveau de la partie pleine.

Il ne restait plus qu’à la remettre droite. Joson la prit par les deux extrémités, en appuya le cintre sur une de ses cuisses et, faisant comme s’il eût voulu redresser un bâton, lui rendit promptement sa première forme.

Au profond ébahissement des deux jeunes gentilshommes, le gros gars ne paraissait nullement fatigué par cet exploit.

— Vrai Dieu ! mon ami, dit Romuald, – il ne ferait pas bon d’avoir maille à partir avec toi, à ce que je vois. Aussi essaierons-nous de vivre toujours en bonne intelligence tous les trois… Mais dis-moi, puisque la rupture de ce barreau t’a coûté si peu de peine, ne pourrais-tu pas en détacher deux autres de la même manière. Nous en aurions ainsi chacun un.

— Si ben, not’ maître… s’pérez core… Mais faut mi jurer l’ nom du bon Dieu : c’est péché damné, pour sûr et pour vrai !

Ayant fait cette très louable recommandation, Joson se remit au travail et quelques instants après, il avait arraché de la grille deux nouvelles tiges de fer qu’il redressa avec autant de facilité que la première.

— Très bien, dit le marquis. – Maintenant, à la besogne ! Je suis impatient d’en avoir fini.

— Je ne le suis pas moins que vous, Henri, renvoya le vicomte, – car nous devrions déjà être loin à l’heure présente.

Ils prirent chacun un des barreaux et, laissant le troisième au gars, ils se rendirent au pied de la croix.

Avant de se mettre à creuser, Romuald jugea qu’il était nécessaire de donner à leur compagnon une explication quelconque au sujet de ce qu’ils allaient faire.

— Mon ami, lui dit-il, – il y a plusieurs années, nos parents, sur le point de partir en voyage, ont caché là, sous terre, une cassette dans laquelle il y a beaucoup d’argent. C’est cette cassette que nous venons chercher.

— Ah ! fit Joson, – c’est quasiment pareil de même à chez nous.

» Y a des quelqu’uns qui comme ça avant d’ quitter leu pays, font des caches au pied des arbres, dans les bois, pour y loger leu magot. Quéquefois y l’ retrouvent en rev’nant, mais quéquefois aussi, dà, y n’ le r’trouvent point. Y en a d’ plus esprités qui l’ont jà déniché.

— Espérons que nous allons retrouver… le nôtre, répliqua le vicomte qui, à ces paroles, fut pris, ainsi qu’Henri, de la crainte subite que l’or sur lequel ils comptaient tant pourrait bien avoir disparu depuis longtemps.

Cette pensée leur servit de stimulant et ce fut pleins d’ardeur qu’ils attaquèrent le sol, qui, bientôt, sous leurs efforts continus et surtout sous ceux du gars qui, à lui seul, besognait plus qu’eux deux ensemble, ne tarda pas à se creuser profondément.

Leurs instruments étaient cependant des plus rudimentaires ; mais heureusement, la première couche de terre une fois enlevée, le reste n’offrit qu’une très faible résistance.

D’un coup de sa pique le Breton en détachait des mottes deux fois grosses comme sa tête.

En une demi-heure, ils arrivèrent de la sorte à faire un trou d’environ trois pieds de profondeur sur une largeur égale.

C’était Joson qui était chargé du déblayage. Avec ses deux mains larges comme des pelles il rejetait la terre au dehors et la tassait sur les bords.

Ils allaient continuer à creuser plus avant, quand, tout à coup, la pointe du barreau d’Henri rencontra, presque au niveau du fond, un obstacle sur lequel elle glissa et qui rendit un son strident.

Les deux amis eurent un tressaillement de joie.

Ce ne pouvait être évidemment que la cassette.

Vivement ils fouillèrent à la place où était l’obstacle et bientôt mirent à jour un petit coffret en acier d’à peu près dix pouces carrés de surface sur une épaisseur de cinq ou six.

Ce coffret, hermétiquement fermé, ne présentait aucune trace de serrure.

Il était pourvu d’une poignée placée au centre de sa partie supérieure.

Quelques lambeaux d’une forte toile enduite de vernis pour lui ôter sa perméabilité, et qui avait dû lui servir d’enveloppe, y attenaient encore.

Grâce à cette toile, il n’avait pas eu trop à souffrir de son séjour prolongé dans ce lieu humide.

En effet, c’est à peine si une légère couche d’oxyde le recouvrait.

Pendant que, sur leur ordre, Joson remblayait le trou au plus vite, ils s’éloignèrent un peu et examinèrent la cassette.

Elle était très lourde et, quand ils la remuaient, il se produisait, en dedans, un déplacement sensible de son contenu, accompagné d’un tintement métallique.

— Voilà une nouvelle difficulté qui surgit, dit Henri ; – d’après ce que je constate, c’est-à-dire d’après la façon dont il est fermé, nous allons être obligés de briser ce coffret.

— Le fait est que je ne vois guère de quelle manière nous allons pouvoir l’ouvrir, riposta Romuald. – Puisqu’il n’y a pas de serrure, très certainement il doit y avoir un secret ; mais comment le trouver ?

— Oui, comment ? Sans la moindre indication cela me paraît impossible. Si encore nous avions du loisir nous réussirions peut-être à le découvrir ; malheureusement le temps nous manque, car il serait bon, je crois, de nous munir tout de suite de quelque argent.

— C’est même absolument nécessaire, ne serait-ce que pour nous acheter dès ce matin, des vêtements destinés à remplacer nos costumes de carnaval.

— Mais, émit Henri, – regardons donc sur l’Augustinus, si les frères Seguin n’y auraient pas fait une mention à ce sujet.

Les deux amis consultèrent attentivement le petit livre que le vicomte avait eu soin d’emporter avec lui, moins parce qu’il était l’acte authentique de leurs droits à l’héritage des suppliciés, que parce qu’ils pouvaient espérer y découvrir de nouveaux renseignements.

Pour cette fois, le livre de Jansénius resta muet et ne leur montra rien qui pût les éclairer sur ce qu’ils cherchaient.

— Eh bien ! aux grands maux les grands remèdes, reprit le marquis ; – brisons le contenant pour avoir le contenu. Trois ou quatre coups de barre bien appliqués sur cette cassette par Joson, en viendront sûrement à bout.

— C’est ce à quoi il va falloir nous résoudre, répliqua Romuald. – Toutefois c’est bien regrettable, car cela va nous forcer à prendre sur nous tout cet or, au lieu de le laisser là-dedans, ce qui eût été beaucoup moins gênant pour le transporter.

En faisant cette réflexion, M. de Dizons passait ses mains sur les diverses faces du coffret dans l’espoir d’y reconnaître l’indice d’un ressort caché.

Au cours de cette investigation ses doigts vinrent à rencontrer une petite saillie comme une ampoule, placée exactement sous la poignée.

À tout hasard, il y opéra une pression.

Instantanément, un léger claquement se fit entendre à l’intérieur du coffret et une solution de continuité se produisit dans tout le pourtour ; en même temps que la partie supérieure, formant couvercle, se soulevait un peu d’un côté.

— Voilà qui est fait ! s’écria Henri joyeux ; – votre ingéniosité habituelle, nous a encore servis cette fois-ci, mon cher Romuald.

Sans répondre à ce compliment, le vicomte leva promptement le couvercle.

Alors, apparut aux yeux éblouis des deux amis, une masse d’or rutilante, d’où s’échappaient de fauves rayonnements qui se croisaient en faisceaux au-dessus de la cassette et semblaient un poudroiement d’atomes lumineux.

Cette masse n’était composée que de doubles louis à l’effigie de Louis XIV.

— Et il y a là cinquante mille livres ? questionna le marquis, surpris qu’une aussi forte somme tînt dans un si petit espace.

— Cela est probable, répondit Romuald. – Remarquez que ce sont des doubles louis, et que chacune de ces pièces représente à elle seule quarante-huit livres.

— C’est juste. Je songe qu’en définitive, il n’en faut pas plus d’un millier pour former ce chiffre.

— Si, un peu plus, rectifia le vicomte. – Mille ne feraient, bien entendu, que quarante-huit mille livres ; il en faut donc davantage.

Puis après un calcul mental rapide :

— Exactement mille quarante-deux, en négligeant un excédent de seize livres, ajouta-t-il.

— En effet, dit Henri, – j’oubliais deux mille livres.

— Rien que cela, reprit Romuald en riant. – On voit bien, mon ami, que vous êtes un grand seigneur et n’avez pas l’habitude de compter. Mais, à présent, puisque nous n’avons plus rien à faire ici, n’y restons pas plus longtemps. Voilà déjà des paysans qui vont aux champs et il est inutile de les mettre au courant de notre découverte.

» Nous allons prendre chacun sur nous une quarantaine de louis comme argent de poche, confier la cassette à Joson qui en sera institué le gardien et nous diriger tout de suite sur Saint-Denis où nous trouverons, je pense, à nous habiller convenablement.

— Et peut-être aussi à acheter des chevaux ?

Les jeunes gens firent comme ils venaient de dire et, après avoir garni leurs poches de chacun près de deux mille livres, refermèrent le coffret.

Joson avait fini de reboucher le trou et s’occupait consciencieusement à piétiner la terre pour la tasser et la ramener à son niveau primitif.

Tout à sa besogne, il n’avait prêté nulle attention au colloque de « ses patrons » qui, d’ailleurs, avaient parlé assez bas pour qu’aucune de leurs paroles ne lui parvînt.

— Joson, mon garçon, lui dit le vicomte en lui remettant la cassette, – c’est toi que nous chargeons de garder ce coffret, dans lequel il y a beaucoup d’argent. Tâche de ne pas le perdre ni de te le laisser prendre, sans quoi nous ne saurions plus que devenir.

— J’comprends, not’ maître, vous n’ seriez pus hardis pour aller r’trouver les bons vieux ?

— Quels bons vieux ? – interrogea Henri sans comprendre.

— Il entend parler de nos parents, expliqua tout bas le vicomte.

Et tout haut :

— C’est cela même, mon ami.

— N’ayez peur ni crainte, m’sieu, reprit le Breton. – Je n’ laisserai quiconque l’ guigner d’ trop près. Quant à c’qu’est de l’ perdre, mi-Jésus ! faudrait d’avant qu’ les bras m’ chutent.

— Bien, nous avons pleine confiance en ta vigilance.

Le coffret pesait de trente à trente-cinq livres ; c’était une plume pour notre Quimperlois qui, dédaignant de se servir de la poignée où du reste deux de ses doigts eussent eu de la peine à entrer, la plaça sous un de ses bras, comme il eut fait d’un simple portefeuille.

Henri et Romuald prirent alors la direction de Saint-Denis qui était à deux lieues de là.

8. Chez le roi

Le soleil montait maintenant à l’horizon et inondait la campagne de lumière.

Tout renaissait à la vie et, sous les chauds et vivifiants rayons de l’astre étincelant, s’élevait de la terre une buée transparente qui ondulait en larges nappes à sa surface, ainsi que des voiles légers qu’eût agités une invisible main.

Malgré la préoccupation de leur esprit, les deux fugitifs admiraient ce merveilleux et sublime spectacle, et ils en éprouvaient à le contempler un bien-être indéfinissable. Cela leur rafraîchissait l’âme et le corps.

Aussi marchaient-ils d’un pas vif et alerte qui les faisait avancer rapidement.

La route qu’ils suivaient commençait à être fréquentée, et à mesure qu’ils approchaient de Saint-Denis ils y remarquaient une animation des plus grandes.

À une demi-lieue de la ville ils rejoignirent nombre de voitures de maraîchers et de commerçants de toute sorte qui s’y rendaient.

— Je gage que c’est jour de marché ? dit Romuald.

— J’en ai peur, répliqua Henri.

— Peur ! pourquoi ?

— Parce qu’il va y avoir foule, et que, accoutrés comme nous le sommes, nous allons être l’objet d’une curiosité générale.

— Au contraire, mon ami, à mon avis, nous serons beaucoup moins observés que s’il y avait peu de monde. Puis cela a pour nous un grand avantage. Comme les jours de marché les commerçants de l’endroit ouvrent assurément leurs boutiques plus tôt qu’à l’ordinaire, nous allons être à même de faire nos emplettes.

— Croyez-vous que nous ayons cette chance, Romuald ?

— C’est certain.

— À quelle heure commence le marché ?

— À six heures, sans doute, comme les marchés de province ; et il en est cinq. Ça ne nous fait donc qu’une heure à attendre.

— Nous pourrions en profiter pour nous restaurer ; j’avoue que je meurs de faim. Mon estomac qui, depuis deux jours, n’a reçu que la mince pitance de la prison, réclame énergiquement une nourriture plus substantielle.

— Le mien aussi, pardieu ! renvoya le vicomte, – et comme vous en avez eu l’idée, nous allons profiter du temps que nous avons devant nous avant de pouvoir acheter ce qui nous est nécessaire pour nous réconforter quelque peu. Si les boutiques et les magasins ne sont pas encore ouverts, les cabarets le sont déjà pour sûr, et au premier que nous rencontrerons, nous nous installerons, sans plus de façons.

Afin de ne pas rester au milieu de tous les véhicules qui embarrassaient leur marche, les trois compagnons abandonnèrent la route et coupèrent en biais dans les champs, se dirigeant vers une autre entrée de la ville.

Sur leur chemin, ils croisèrent le cours d’un petit ruisseau dont le filet d’argent courait à travers la plaine en capricieux méandres.

Ils s’arrêtèrent un instant sur ses bords et s’y plongèrent à plusieurs reprises le visage et les mains, qui, après les travaux qu’ils avaient accomplis, tant pour mener à bien leur évasion, que pour découvrir la cassette, avaient un besoin urgent d’être mis en contact avec l’eau.

Joson fit comme eux, baignant surtout son front meurtri, dont la plaie lui causait d’assez vives souffrances.

Cette plaie, on le sait, était de petite dimension, mais à voir sa nuance d’un pourpre sombre et violacé, on ne pouvait douter, comme l’avait dit le Breton, qu’elle ne fût le résultat d’un heurt des plus violents ; et il avait fallu vraiment que son pariétal eût la dureté du fer pour avoir pu y résister.

Le gars était heureux aussi, s’étant gorgé de vin pendant cinq jours de suite, et se sentant la poitrine en feu, de pouvoir se désaltérer à cette source fraîche et limpide qu’il semblait vouloir tarir, tellement il en aspirait les ondes à longs traits.

Les jeunes gens ayant terminé leurs ablutions et Joson ayant fini par apaiser sa soif, tous trois continuèrent d’avancer vers Saint-Denis où ils ne tardèrent pas à pénétrer par une rue déjà pleine de mouvement et d’activité.

Ils n’y avaient pas fait trente pas, qu’ils aperçurent un cabaret qui venait d’ouvrir, et où les « pratiques » commençaient à affluer.

Ils y entrèrent avec Joson et demandèrent à manger.

On leur servit du lard froid, des raves, du fromage et une miche de gros pain.

Ce n’étaient pas là des mets d’une rare succulence, néanmoins Henri et Romuald qui, durant quarante-huit heures, avaient été condamnés aux aliments rebutants que leur réservait Schlick au Châtelet, leur trouvèrent une saveur exquise, et y firent largement honneur.

Joson également. Le gars se rattrapa du long jeûne qu’il venait de subir, car s’il avait beaucoup bu depuis son arrivée à Paris, il ne s’était guère sustenté.

Aussi mangea-t-il comme un ogre, et le cabaretier dut-il lui rapporter trois fois de copieuses portions.

Le repas achevé et la dépense payée, les deux amis se mirent en quête d’un fripier.

En ayant avisé un sur la place du marché, ils remplacèrent leurs costumes de brigands des Abruzzes par des vêtements ordinaires très simples qui les faisaient ressembler à des fils de petits bourgeois.

C’était ce qu’ils voulaient. Ils ne tenaient point, on le pense, à ce qu’on pût soupçonner leur qualité.

Une heure après, montés sur trois chevaux vigoureux qu’ils étaient parvenus à se procurer dans le pays, nos deux amis et Joson quittaient Saint-Denis par la route d’Épinay.

Il s’en fallait que le gars fût un parfait cavalier ; mais il serrait si fort les flancs de sa bête entre ses cuisses nerveuses qu’il semblait ne faire qu’un avec elle et que nulle puissance humaine n’eût pu le désarçonner.

Il est bon d’ajouter que c’était au détriment des forces de sa monture qui soufflait effroyablement, peu accoutumée qu’elle était à se sentir les reins captifs dans un étau.

La précieuse cassette avait été solidement attachée à l’avant de la selle du Breton afin qu’il ne la perdît pas de vue un seul instant.

Maintenant, abandonnons un moment les fugitifs et revenons voir ce qui se passe à Paris.

 

Le matin de ce jour, une lugubre nouvelle se répandit dans la capitale.

Madame de Pompadour venait de mourir dans la nuit, vers trois heures du matin.

Malgré toutes les ressources de son art, le docteur Quesnay était resté impuissant devant le mal implacable qui la terrassait et la mort l’avait prise avec une rapidité foudroyante.

Jusqu’à la veille au soir, on avait caché à Louis XV l’état de sa maîtresse.

Quand il l’apprit de la bouche de la reine, qui en avait été elle-même informée par madame du Hausset, il accourut promptement près d’elle, et resta à son chevet jusqu’au dernier moment, lui prodiguant toutes les attentions, toutes les consolations de nature à atténuer l’approche de l’instant fatal.

Les historiens disent qu’elle mourut avec un sang-froid extraordinaire.

Par un singulier retour vers les choses pieuses, la Pompadour, dont la vie avait été un tissu d’actions impies, ne voulut pas partir sans les secours de la religion.

Elle demanda un prêtre. Ce fut le curé de la Madeleine, sa paroisse à Paris, qu’elle désira voir. On alla le chercher.

Lorsqu’il eut rempli son saint ministère et se disposa à se retirer, elle lui dit :

— Attendez-moi, monsieur le curé, nous nous en irons ensemble.

Peu après elle expira.

Au moment même où elle allait rendre l’âme, Louis XV, entraîné par les ducs de Richelieu et d’Ayen, passa dans une chambre voisine et se mit à verser des larmes.

Ce n’était pas sans une réelle affliction qu’il se voyait pour toujours séparé de celle avec laquelle il avait vécu pendant dix-neuf ans et qui avait su prendre un si grand empire sur lui.

Aussi la pleurait-il sincèrement. Non qu’il eut pour elle une grande affection, mais cette disparition rompait une si longue habitude que ses larmes pouvaient être attribuées plutôt à du dépit qu’à du désespoir.

Quesnay, dont la présence à Trianon était devenue désormais inutile, était, de son côté, rentré au château.

Se souvenant que le duc de Lagardère-Nevers avait paru vivement s’intéresser à l’état de la marquise, et ignorant le motif de cet intérêt, il crut faire acte de courtoisie en lui dépêchant sur le champ un de ses serviteurs porteur d’un mot de sa main qui contenait ces lignes :

 

« Mon cher duc,

» Il y a deux jours vous m’avez prié de vous avertir dès qu’il se produirait une amélioration dans la situation de madame la marquise de Pompadour.

» Eu égard aux atroces souffrances qu’elle endurait, il vient de s’en produire une, celle que d’ailleurs je prévoyais et vous avais fait prévoir.

» Depuis une heure la marquise n’est plus.

» Le roi, qui a passé à son chevet la plus grande partie de la nuit, semble fort affligé.

» Votre dévoué,
» FRANÇOIS QUESNAY. »

 

Le duc reçut ce mot à cinq heures du matin.

La seule chose qu’il y vit d’intéressant pour lui, c’est que Louis XV avait rompu sa retraite et était abordable, c’est-à-dire pouvait accorder la grâce d’Henri et de Romuald.

Il ne prit que le temps de se vêtir et de faire seller un cheval, puis courut à Versailles.

Pensant que si le monarque avait assisté aux derniers moments de la favorite il devait encore se trouver à Trianon, il s’y rendit directement.

À sa grande satisfaction il apprit qu’il ne se trompait pas.

Louis XV, après avoir congédié les ducs d’Ayen et de Richelieu, était demeuré seul, le reste de la nuit, assis dans un fauteuil et plongé dans ses souvenirs.

Philippe se fit annoncer près de lui.

Il était à peine six heures et demie.

Le roi fut singulièrement surpris de cette visite.

Que lui voulait le duc à pareille heure et dans l’endroit où il se trouvait ?

Soudain, il se souvint de l’aveu que, deux jours auparavant, lui avait fait madame de Pompadour touchant l’identité de Blanche.

Il se rappela aussi que la jeune fille l’avait informé du séjour de son père en Lorraine, ce qui, même, lui avait servi à inventer la fable de l’exil de celui-ci.

Alors, oubliant qu’il était resté invisible depuis l’avant-veille, il crut que le duc, de retour à Paris pendant la nuit et mis au courant de l’aventure arrivée à son enfant, n’avait pas voulu perdre un instant pour venir lui en demander réparation.

Mais il se dit que M. de Nevers choisissait bien mal son moment ; car, pour qu’il vînt le relancer jusqu’à Trianon, il fallait qu’il eût appris ce qui l’y faisait s’y trouver.

Néanmoins, voulant racheter en partie ses torts… et ceux de la défunte, envers lui, il consentit à le recevoir.

Quittant la pièce où il se tenait, comme étant trop proche de celle où reposait le corps de la marquise, il gagna un salon éloigné et donna l’ordre de faire entrer le duc.

Philippe fut introduit.

— Monsieur de Nevers, lui dit aussitôt Louis XV tout à son idée et désireux d’en finir promptement – je pense savoir qui me vaut l’honneur de votre visite si matin et en ce lieu. Mais croyez que je ne suis pour rien dans le fâcheux événement dont mademoiselle de Nevers a été victime et qu’au contraire je le déplore très sincèrement.

— On m’a assuré en effet, Sire, repartit le duc, – que c’est à votre insu que ma fille a été conduite et enfermée dans une… certaine… petite maison de Versailles. On m’a affirmé, en outre, que vous ignoriez qui elle était et que, dès que vous l’avez su, vous avez donné des ordres pour qu’elle fût ramenée sans délai à l’endroit d’où elle avait été enlevée.

» Disons que ce dernier renseignement n’avait été rapporté à Philippe que la veille par M. Hélouin qui, ayant eu connaissance de la scène au cours de laquelle la Bertrand avait laissé échapper le nom de famille de Blanche, était venu incontinent lui en faire part.

» Et le duc avait été d’autant plus disposé à ajouter foi à ce récit qu’il s’était trouvé pour ainsi dire confirmé d’avance par les réponses du cocher conduisant le carrosse fermé dans lequel il avait trouvé Blanche et son amie.

M. de Lagardère-Nevers poursuivit avec dignité :

— Ceci, Sire, puisque vous me permettez de m’ouvrir sur cette question, a été un grand soulagement pour moi, car il m’en eût coûté, je vous le jure, d’être placé dans cette alternative cruelle de renier mon amour et mes devoirs de père, de fouler aux pieds l’honneur de ma maison ou de haïr et de mépriser mon souverain.

Cette hardiesse de langage fit froncer les sourcils à Louis XV et faillit amener sur ses lèvres une réplique hautaine. Toutefois il demeura muet, admirant, sans se l’avouer, l’orgueilleuse attitude de ce gentilhomme dont il avait été sur le point de souiller le blason ; il reconnaissait sans doute, lui-même, que s’il avait déshonoré sa fille, M. de Nevers eût été en droit d’avoir pour lui de semblables sentiments.

— Mais, Sire, continua le duc en baissant le ton, – ce n’est point pour vous parler de ce qui est arrivé à mademoiselle de Nevers que je me suis permis devenir ainsi déranger Votre Majesté. Je désirerais l’entretenir d’une autre affaire qui, quoique toute différente de celle-là, s’y rattache cependant directement.

— Ah ! fit le roi avec étonnement. – De quelle autre affaire s’agit-il donc ?

— Il s’agit, Sire, de l’agression à laquelle se sont livrés, rue Saint-Médéric, avant-hier soir, deux jeunes gens…

— Qui nous ont attaqués l’épée à la main ? acheva le roi.

— Oui, Sire ?

— Les connaîtriez-vous par hasard ?

— Fort bien, et c’est pour cela que je suis venu près de Votre Majesté afin de solliciter leur grâce.

— Comment, leur grâce ? exclama Louis. – Ah ! mais, monsieur, voilà qui demande réflexion. Quoique je sois tout disposé à compenser, dans la plus large mesure, la désagréable… méprise commise au sujet de mademoiselle votre fille, je ne saurais, cependant, pour aussi lié que vous soyez avec ces deux singuliers personnages, ce que d’ailleurs j’ai grand’peine à m’expliquer, vous accorder ainsi leur grâce de but en blanc.

— Je crois, Sire, qu’il vous est impossible de me la refuser.

À cette audacieuse assertion, le roi sursauta.

— Vraiment, dit-il, – et pourquoi ?… Au fait, si vous les connaissez, qui sont-ils donc ? Personnellement, je n’ai rien compris à leur brutale attaque et ma magnanimité répugnant à voir en eux des fanatiques du genre de Damiens, je voulais simplement les considérer comme des fous d’espèce tant soit peu dangereuse.

— Ils l’étaient en effet à ce moment, mais c’était la folie de l’honneur qui les possédait.

— Que dites-vous ?

— Je dis, Sire, que l’un voulait soustraire sa sœur ; l’autre sa fiancée au sort infâme qui les attendait.

Et en quelques mots, le duc fit connaître au roi comment, ainsi que Blanche, Louise Moutier avait été arrachée au couvent de la rue Picpus pour être conduite au château de Chèvreloup.

Louis le savait de reste, en ayant été instruit par la virulente missive de Mgr de Beaumont, et par les explications de Lebel. Mais ce dont il ne se doutait guère, c’était de l’identité des deux jeunes gens et du motif qui les avait fait agir. Aussi s’écria-t-il avec l’accent de la franchise :

— Quoi, l’un de nos deux adversaires serait…

— Mon fils même, répliqua le duc, – le marquis Henri de Lagardère-Nevers qui, revenu à Paris un peu avant moi, avait appris l’enlèvement de sa sœur.

— Malpeste !… Dieu, alors, s’est montré clément pour d’Ayen et pour moi, car je crois savoir qu’il a l’épée terriblement preste et adroite, monsieur le marquis, votre fils… Et l’autre ?…

— L’autre est… le votre, Sire !

— Hein ! exclama Louis XV qui crut avoir mal entendu.

— Que votre Majesté se donne la peine de lire ceci, reprit Philippe qui, pour se conformer entièrement aux recommandations du baron de Posen, tendit au roi la lettre de mademoiselle de Richemont.

Louis prit l’épître et la lut rapidement.

— Dieu ! fit-il, dès qu’il l’eut achevée, – c’est l’enfant de cette malheureuse Adèle ?

— Lui-même, Sire.

— Adèle !… répéta le roi à mi-voix et comme en a parte. – Pauvre fille, oui, je me souviens d’elle… Bien qu’elle n’ait fait que passer dans ma vie, elle y a pourtant laissé une trace qui n’est pas encore effacée, comme un parfum délicat dont mon cœur est toujours embaumé.

Et, par la pensée, il sembla se reporter à vingt ans de là, à l’époque de sa liaison avec l’infortunée qu’il avait si cruellement abandonnée.

Philippe respecta sa méditation.

Au bout de quelques minutes, Louis revint à la réalité et prononça d’une voix légèrement troublée :

— Vous avez raison, monsieur de Nevers, il nous est impossible de vous refuser cette grâce. Elle vous est accordée.

Puis, avec anxiété et se parlant à lui-même :

— Mon Dieu ! contre qui ai-je eu à me défendre dans la lutte qui a eu lieu rue Saint-Médéric ! Le ciel, pour me punir, aurait-il permis cette atroce lutte d’un fils croisant l’épée contre son père ?

Le duc vit une telle angoisse sur la physionomie du monarque qu’il n’osa pas lui dire la vérité et préféra le laisser dans le doute.

— Sire, répondit-il, – on n’a pu éclaircir ce point et il est à présumer que les jeunes gens n’en savent rien eux-mêmes.

— Tant mieux, repartit Louis un peu soulagé, – cela me permet de supposer que Dieu n’a pas voulu qu’une chose aussi abominable se produisît… Allez donc vite faire relaxer les prisonniers.

Et le roi, s’étant fait apporter du papier et de l’encre, écrivit de sa propre main l’ordre de mise en liberté d’Henri et de Romuald.

— Merci, Sire, dit Philippe qui se disposa à partir.

Mais Louis le retenant :

— Un mot, monsieur de Nevers : ce jeune homme sait-il… qui est son père ?

— Jusqu’à présent, non, sire, il ne le sait pas ; pourtant, si vous le désirez, je peux le lui apprendre.

Le roi eut un moment d’hésitation, puis répondit :

— Non, c’est inutile ; il vaut mieux qu’il continue à l’ignorer. S’il le savait, ce serait aussi gênant pour lui que pour moi.

C’était exactement ce qu’il avait dit autrefois à mademoiselle de Richemont.

Philippe eut peine à réprimer un sourire de pitié. L’orgueil du monarque l’avait emporté sur les bons sentiments de l’homme.

9. Le mystère du Grand-Châtelet

Le duc revint à Paris tout d’une haleine et courut au Châtelet.

Il fut reçu sur-le-champ par le prévôt, M. de Ségur, auquel il remit l’ordre du roi.

— Monsieur le duc, lui dit le prévôt, – je suis d’autant plus heureux de recevoir cet ordre que je viens d’apprendre seulement ce matin que votre fils et son ami avaient été placés dans les deux plus mauvaises cellules de la partie du Châtelet réservée aux gentilshommes et sous la surveillance d’un geôlier méchant et cruel.

Ce gredin que, d’ailleurs, je vais révoquer à l’instant même, se plaît en effet, vient-on de m’apprendre également, à jouer toutes sortes de mauvais tours à ses prisonniers, pour peu que ceux-ci ne lui aient pas octroyé quelque gratification à leur entrée, ou promis quelque bonne aubaine à leur sortie.

Si donc votre fils et son ami n’ont fait ni l’un ni l’autre, il est fort à craindre qu’ils aient eu à souffrir de sa méchanceté, et j’allais me renseigner à ce sujet quand vous êtes arrivé.

— Le misérable ! exclama Philippe. – Vous pensez que, dans le cas dont vous parlez, il aurait été assez lâche pour ajouter, par des vexations inutiles, à la détresse de ces deux enfants ?

— J’en ai malheureusement la crainte. Au surplus, puisque vous êtes là, monsieur le duc, nous allons nous-mêmes aller les délivrer et savoir de leur propre bouche comment ils ont été traités.

M. de Ségur et Philippe se rendirent alors « au palais » où, personne n’étant prévenu de leur arrivée, ils surprirent Schlick en tête à tête avec une demi-pinte d’eau-de-vie de marc, dont il devait déjà avoir absorbé une bonne mesure, à en juger par les plaques de couperose qui marbraient sur ses joues le peu de place laissé libre par sa barbe inculte, et le clignotement continu de ses petits yeux chafouins qu’il avait grand mal à tenir ouverts.

En reconnaissant son chef suprême, qu’il ne voyait que dans de rares occasions, le Teuton se leva du siège où il était assis à la mode allemande, – le broc de marc entre ses jambes, afin que, quand il ne buvait pas, il pût néanmoins respirer les émanations du liquide corrosif, – et se calant de son mieux pour garder la position verticale, il attendit que le prévôt lui adressât la parole.

— Coquin, lui dit M. de Ségur, – c’est à l’aide de cette affreuse boisson que tu entretiens ta méchanceté, n’est-ce pas ? J’ai appris tout à l’heure comment tu te comportais envers les malheureux qui oubliaient d’être généreux avec toi ; mais tu seras puni en conséquence, sois-en sûr.

— Je ne sais pas ce que monsieur le prévôt veut dire, balbutia Schlick d’une voix pâteuse ; – je suis très bon avec tout le monde, étant doux par nature.

— Oui, quand on te paie, sinon tu es mauvais en diable. Conduis-nous aux cellules 36 et 37 ; nous allons savoir par ceux qui les occupent s’ils ont eu à se plaindre de toi.

— Aux cellules 36 et 37, répéta le geôlier qui blêmit en pensant que les deux prisonniers n’avaient pas à faire son éloge.

— Ah ! tu pâlis, reprit M. de Ségur. – Cela me démontre suffisamment que tu n’es pas sans reproche à leur égard. Allons, fais ce que je te dis, nous te suivons.

— J’ai peut-être été un peu dur envers eux, se décida à avouer Schlick, croyant par cet aveu atténuer sa cruauté vis-à-vis d’Henri et de Romuald ; – mais ce sont des régicides et vous comprenez qu’avec des gens comme ceux-là…

— Des régicides ! que veux-tu dire, drôle ? s’écria le duc surpris et outré d’entendre le coquin qualifier ainsi Henri et Romuald.

— Dame ! puisqu’ils ont voulu occire le roi, dans un guet-apens, pour venger les leurs d’avoir été ruinés par le traité de 1763, répliqua Schlick, tenant à montrer qu’il connaissait le crime imputé aux jeunes gens.

Philippe crut que le geôlier perdait le peu de raison qui lui restait.

Mais M. de Ségur, à qui était venu le rapport d’Eusèbe Papelard, lui expliqua ce que signifiaient les paroles de ce dernier.

Le duc haussa les épaules ; il eût ri volontiers si la situation s’y fût prêtée.

Le prévôt ayant réitéré à Schlick l’ordre de les conduire à l’endroit indiqué, celui-ci se mit en marche, précédant son chef et M. de Nevers.

Parvenus devant le numéro 36, le Teuton en ouvrit la porte, laissa ceux-ci y pénétrer et, allant au 37, se prépara à l’ouvrir également.

— Ah ! çà, gredin, qu’as-tu fait de ton prisonnier ? lui cria à ce moment M. de Ségur qui, dès le premier pas qu’il avait fait à l’intérieur de la cellule avec le duc, s’était aperçu qu’elle était vide.

Schlick accourut aussitôt, ne comprenant pas ce que voulait dire le prévôt, et entra à son tour dans le 36.

— Je te demande ce qu’est devenu l’occupant de ce local ? reprit le prévôt en fixant le geôlier d’un regard scrutateur.

Ce dernier qui, lui aussi, venait de reconnaître l’absence de Romuald, paraissait stupéfié.

— Der teufel ! jura-t-il tout à coup à moitié dégrisé, – il s’est sauvé !

— Sauvé ? Et comment ? Cette porte n’a pas été fracturée, les barreaux de cette baie sont intacts ; par où aurait-il pu fuir ?

— Je ne sais pas, monsieur le prévôt, gémit Schlick en prenant à pleines mains sa broussailleuse et fauve tignasse ; – c’est le diable qui s’en est mêlé pour sûr. Hier soir, quand je lui ai apporté son dîner, il était encore là, bien tranquille, et je ne comprends point qu’il ait pu s’en aller comme ça sans passer par la porte ou par la baie.

— Cet imbécile doit évidemment se tromper de cellule, émit M. de Nevers.

— Non, riposta le prévôt, qui parcourait le local et fouillait tous les recoins du regard. – nous sommes bien à celle où devait être l’ami de votre fils, et cette disparition est vraiment inexplicable, car rien n’a été dérangé ici, rien !

— Henri est alors à côté ? interrogea Philippe que ce mystère n’impressionnait pas autant que les deux autres, car l’égoïsme paternel le faisait d’abord songer à son fils.

— Oui, à moins, toutefois, qu’il n’ait fait comme son voisin ; c’est ce que nous allons savoir tout de suite.

Puis à Schlick :

— Ouvre promptement le 37, lui ordonna-t-il.

Le Teuton obéit, mais non promptement ; il y mit plutôt une certaine lenteur, appréhendant, comme le disait M. de Ségur, que son second prisonnier n’eût suivi l’exemple du premier.

À peine l’huis avait-il tourné sur ses gonds qu’un cri de surprise jaillit de la poitrine des trois hommes.

Une odeur méphitique venait de leur affecter l’odorat en même temps qu’ils apercevaient le trou qui crevait le milieu du sol de la cellule et par lequel le marquis et le vicomte étaient descendus dans le caveau des expositions funèbres.

M. de Nevers et le prévôt coururent à ce trou et se penchèrent au-dessus.

Des gémissements accompagnés de paroles péniblement articulées montaient d’en bas.

En entendant ces plaintes, Philippe eut soudain un soupçon terrible.

Il pensa que Schlick, dont il connaissait maintenant la cruauté, avait peut-être jeté les jeunes gens dans un cul-de-basse-fosse pour les faire souffrir davantage, et joué la comédie, en semblant étonné de ne plus voir Romuald, comme il la jouait encore maintenant à la vue de l’ouverture béante.

La lenteur mise par le coquin à ouvrir la porte le confirma dans cette pensée.

Alors, lui sautant à la gorge et la lui serrant à l’étrangler :

— Chien ! lui cria-t-il, – c’est toi qui as fait disparaître tes deux prisonniers. Tu as trouvé qu’ils étaient trop bien ici et les as relégués dans quelque horrible cachot. C’est cela, hein ? Avoue-le, misérable ?

C’est en vain que Schlick cherchait à vouloir parler pour se disculper de cette accusation. Les doigts de fer qui lui comprimaient le col et lui entraient dans les chairs ne lui permettaient pas d’émettre le moindre son. Il commençait même déjà à bleuir et à râler quand M. de Ségur dit au duc :

— Arrêtez, monsieur de Nevers ; quoi qu’il ait pu faire à nos jeunes gens, cet homme n’est pas coupable de ce dont vous l’accusez. Je vois ce qu’il en est.

Le prévôt qui, un instant, avait eu, lui aussi, la même idée que le duc, venait en effet de se rendre compte de ce qui avait dû se passer.

Philippe lâcha le geôlier. Il était temps, le misérable était à demi asphyxié.

— Qu’est-ce donc, alors ? demanda M. de Nevers au prévôt.

— La chose du monde la plus simple, répondit M. de Ségur : – votre fils et M. de Dizons se sont tout bonnement évadés.

— Évadés ! exclama Philippe.

— Mon Dieu, oui, ni plus ni moins : j’en ai la preuve certaine. Cette salle qui est au-dessous est celle de la morgue, et c’est par là qu’ils ont fui. La façon dont ils s’y sont pris est même assez ingénieuse. Après avoir troué le sol, comme nous le voyons, ils ont sauté en bas, provoqué la venue du gardien en faisant du bruit et, après s’en être rendus maîtres, lui ont dérobé la clé de la porte de sortie. Ça n’a pas été plus difficile que cela.

— Vous croyez ?

— J’en suis persuadé, et les gémissements que nous entendons sont assurément ceux du « morgueur » qu’ils ont lié et laissé là afin qu’il ne puisse donner l’alarme. Au reste, nous allons nous transporter près du pauvre diable pour lui faire raconter la chose.

— Mais comment M. de Dizons a-t-il pu rejoindre Henri ? demanda Philippe.

— Ah ! cela, par exemple, c’est jusqu’à présent incompréhensible.

» Il faudra que je fasse examiner avec soin la cloison qui sépare ces deux cellules ; peut-être saurons-nous ainsi le mot de cette énigme.

Le duc et le prévôt, sans plus s’occuper de Schlick qui se frictionnait énergiquement le cou pour remettre son larynx en état, descendirent donc au dépôt mortuaire et y trouvèrent naturellement, et suivant les prévisions de M. de Ségur, le père Balthazar solidement garrotté.

Malgré sa position incommode et sa peu moelleuse couche, le brave homme n’avait fait qu’un somme depuis le départ des deux amis et ne s’était réveillé qu’en percevant des pas et des voix au-dessus de sa tête.

Alors il avait aussitôt poussé des plaintes pour attirer l’attention sur lui.

Délivré de ses liens et interrogé sur la façon dont avait eu lieu l’évasion des prisonniers, il raconta, bien entendu, qu’il avait lutté de toutes ses forces contre ceux-ci et fait l’impossible pour leur barrer le passage, mais que n’ayant pu y parvenir, il avait dû les laisser fuir après avoir été mis par eux dans l’impuissance d’aller prévenir les autorités du Châtelet.

Il eut soin, toutefois, de ne souffler mot de la résurrection de Joson ; cela l’eût entraîné à en dire plus qu’il ne voulait.

Étant, d’ailleurs, seul chargé de l’entrée et de la sortie des cadavres, il n’avait là-dessus aucun compte à rendre à personne.

Le duc et le prévôt, n’ayant nulle raison de suspecter la sincérité de son récit, y ajoutèrent la foi la plus complète.

On sait, au surplus, qu’à peu de chose près, c’était l’exacte vérité.

— Ma foi, mon cher monsieur de Nevers, dit le prévôt au duc en sortant de la morgue avec lui, – vous êtes arrivé trop tard. Le Châtelet est réputé pour bien garder les prisonniers qu’on lui confie, mais vos jeunes gens sont de vrais diables à ce que je vois, car ils ont trouvé le moyen de s’envoler avant qu’on vint ouvrir la porte de leur cage… et je ne serais point surpris, même, que se croyant inconnus, puisqu’ils ont refusé de parler, ils soient tout bonnement retournés chez eux.

— Vous devez vous tromper, monsieur de Ségur, repartit Philippe sur le visage duquel se peignait une cruelle anxiété. – Vous devez vous tromper… quant à Henri, du moins, car à six heures, ce matin, il n’était pas encore rentré à l’hôtel, et pourtant il n’y a que quelques pas d’ici au Marais.

— En ce cas, ils ont sans doute été demander asile à un ami.

— Fasse Dieu que vous disiez vrai, répliqua de nouveau le duc qui malgré sa force d’âme ne pouvait dissimuler son inquiétude sur le sort des deux jeunes gens.

Et ayant pris congé du prévôt il regagna rapidement sa demeure.

Il avait une vague espérance que son fils y était peut-être revenu pendant son absence.

Nous savons, nous, qu’il n’en était rien et le malheureux père ne le sut que trop tôt aussi.

Il envoya alors chez M. de Gabrian. Romuald n’y avait pas non plus reparu et, nous le savons encore, n’avait pu y reparaître.

M. Hélouin, avisé sur-le-champ de l’événement, se mit incontinent en campagne pour découvrir la retraite des deux fugitifs, mais cette fois, en dépit de toute son habileté de policier, ses efforts restèrent vains.

Il se rendit chez tous les amis d’Henri et de Romuald, fouilla lui-même Paris dans tous les coins et recoins, fit explorer les routes et les chemins jusqu’à une assez grande distance de la capitale, tout fut inutile ; les deux jeunes gens ne purent être retrouvés.

Le jour même où, de guerre lasse, il abandonna ses recherches, qui avaient duré une semaine entière, le marquis, le vicomte et Joson s’embarquaient à Toulon sur un navire en partance pour l’Amérique.

Après mûre délibération, les deux pauvres enfants, ayant toujours devant eux l’image de la place de Grève et pensant qu’ils ne s’éloigneraient jamais trop de leur pays, avaient résolu de quitter l’Europe et d’aller vers les contrées lointaines du nouveau monde où certainement, se disaient-ils, personne ne songerait à les poursuivre.

10. Un chevalier de la Régence

Il nous faut maintenant franchir d’un bond un assez long espace de temps et arriver ainsi au milieu de l’année 1768.

Madame de Pompadour avait été bien vite oubliée par Louis XV et s’il s’était montré quelque peu ému au moment de sa mort, cette émotion n’avait eu qu’une durée des plus éphémères, puisque le jour même de son enterrement, comme il pleuvait, il s’était laissé aller à dire en souriant : « La marquise n’aura pas beau temps pour son voyage. »

De tout ce qui avait appartenu à cette favorite, il n’avait rien gardé : pas une relique, pas un souvenir.

Il s’était même décidé à reléguer dans un petit cabinet, où il n’entrait jamais, un joli buste qui datait du temps où la dame était dans tout l’éclat de sa beauté et sur le socle duquel avait été écrit, le jour de son inhumation, le sixain suivant :

 

Ci-gît d’Étioles-Pompadour,

Qui charmait la ville et la cour,

Femme infidèle et maîtresse accomplie ;

L’hymen et l’amour n’ont pas tort :

Le premier de pleurer sa vie,

Le second de pleurer sa mort.

 

Jusqu’à ses meubles qu’il avait fait vendre et qui, achetés par le roi de Prusse, avaient été transportés à Berlin dans douze immenses chariots.

« Ce sont là mes dépouilles opimes, disait plaisamment Frédéric en recevant des chandeliers d’or massif, des lustres de cristal de roche, des écrans ornés de pierres précieuses. – Tout cela est le prix du zèle que cette beauté mettait à me lâcher des bataillons français qui, heureusement, étaient commandés par des chefs de son choix. Je pourrais dire de ces belles choses ce que maître Perrin Dandin disait des rubans de son fils :

« Chacun de ces objets me coûte une bataille. »

Et le monarque allemand rangeait en riant ses dépouilles opimes dans ses jolis appartements de Potsdam.

Le corps de la puissante marquise, une fois enfermé, selon son vœu, dans les caves de la chapelle des Capucines de la place Vendôme, les saintes filles qui y dormaient leur dernier sommeil purent s’étonner de ce voisinage, comme naguère après les funérailles de mademoiselle d’Étioles et selon le mot de la princesse de Talmond, « les ossements de La Trémoille avaient été surpris de sentir près d’eux les arêtes des Poisson ».

Louis XV avait encore été frappé par d’autres deuils qui le touchaient beaucoup plus près que celui de madame de Pompadour.

Son fils aîné, le dauphin, avait succombé l’année suivante.

Ce malheureux prince, qui n’avait pas trente-sept ans, était l’antithèse vivante de son père. De mœurs douces et austères, il n’avait jamais voulu se mêler aux intrigues de la cour et s’était confiné dans l’étude des sciences.

Il envisagea froidement sa fin et conserva sa connaissance jusqu’au dernier instant.

Le moment où il expirerait devait être celui du départ de la cour de Versailles, et chacun, sachant qu’il ne passerait pas la journée, faisait déjà ses préparatifs de voyage. Or, le moribond voyait de son lit des valets charger des malles et des paquets sur des voitures prêtes à se diriger sur Paris.

« Mon cher Labreuille, dit-il alors à son médecin à la vue de tout ce mouvement, – il faut que je me dépêche de mourir, car j’impatiente trop de monde. »

Et, en effet, l’infortuné se dépêcha si bien qu’il trépassa avant la nuit.

Ce deuil fut bientôt suivi d’un autre.

Deux mois après, le roi Stanislas, père de la reine, mourait à son tour des suites d’un accident.

Un matin qu’il était seul dans sa chambre, il voulut regarder l’heure à une montre suspendue au-dessus de la cheminée.

Étant très myope, il dut pour cela s’approcher fort près de l’âtre dans lequel flambaient plusieurs grosses bûches.

Tout à coup, le feu prit à sa robe de chambre ; empressé de l’éteindre, il se baissa pour saisir la partie qui brûlait, mais il perdit l’équilibre et tomba dans la cheminée, son côté gauche portant sur un chenet.

La douleur fut telle qu’il ne put se relever et demeura dans cette position.

Un garde du corps de faction à la porte, le voyant ainsi, eut un moment l’idée de venir à son secours ; malheureusement il se souvint que la consigne l’empêchait d’entrer chez le roi sans y être mandé et se contenta d’appeler au secours.

Des serviteurs accoururent alors, tirèrent leur maître du brasier, puis allèrent promptement chercher un médecin.

Hélas ! il était trop tard. Stanislas, victime des règles de l’étiquette, ne survécut que peu de temps à ses horribles brûlures et à la blessure qu’il s’était faite au côté.

« Je vais rejoindre mon cher dauphin, dit l’illustre Polonais avant de fermer les yeux pour toujours et en parlant de son petit-fils. – Nos destinées se sont ressemblé ; ce n’est que dans l’éternité que nous jouirons en paix d’une couronne. »

Enfin, vinrent encore, au mois de mars de la même année, la mort de madame la dauphine, Marie-Josèphe de Saxe, qui n’avait jamais pu se consoler de la perte de son mari ; puis aussi, au mois de juin suivant, celle de la reine, cette malheureuse Marie Leczinska dont la vie n’avait été qu’un long martyre et qui s’éteignit doucement, n’ayant que des paroles de pardon pour celui qu’elle était en droit de considérer comme son bourreau, nous voulons dire son indigne époux.

Tous ces deuils que nous avons relatés exprès auraient dû, ce semble, influer sur l’humeur de Louis XV et jeter au moins quelque tristesse dans son âme.

Mais point. Son immuable sérénité n’en avait été nullement altérée ; il les avait supportés avec le plus grand calme et la plus parfaite indifférence.

La série de ses conquêtes galantes ne s’en était point non plus trouvée interrompue ; car si le Parc-aux-Cerfs avait cessé d’exister avec madame de Pompadour, un de ses agents principaux, le valet de chambre Lebel, avait continué à mettre en sa présence une foule d’attrayantes beautés qui s’étaient chargées de lui faire oublier la disparition de son harem.

Toutefois la place de première favorite était toujours restée vacante et, le temps, s’écoulant, on en venait à penser que Louis, âgé maintenant de cinquante-neuf ans, ne songeait plus à donner une remplaçante à la marquise, lorsque, soudain, on apprit dans Paris que le monarque était subitement tombé amoureux fou d’une jeune fille qui comptait à peine vingt-deux printemps et dont la beauté était réellement merveilleuse.

À cette époque vivait à Paris un certain comte Jean du Barry, chevalier d’industrie qui se procurait des ressources en donnant à jouer.

Ce personnage, pour attirer des dupes dans son tripot, avait avec lui une demoiselle qui, en raison de ses traits angéliques, avait été surnommée « l’Ange ».

L’odyssée de « l’Ange » était des plus curieuses.

Elle s’appelait de son véritable nom Jeanne Bécu, et était fille d’un certain Gomard et d’une couturière.

Par un étrange hasard, elle était née à Vaucouleurs, tout près de Domrémy, lieu de naissance de Jeanne d’Arc, à laquelle elle devait si peu ressembler.

Dès l’âge de douze ans, elle fut placée par son parrain, sous le nom de mademoiselle Beauvarnier, dans une pension bourgeoise de la rue des Lions-Saint-Paul.

De là, elle passa au couvent Sainte-Anne, où on lui apprit à broder et à dessiner, deux arts dans lesquels elle avait acquis, paraît-il, une assez grande habileté.

Ensuite, quand elle atteignit ses seize ans, sous le nom de mademoiselle Rançon, nom du mari de sa mère, son beau-père par conséquent, on la mit en apprentissage chez un sieur Labille, colporteur de modes de la rue Saint-Honoré, qui dirigeait son commerce à la mode de Cythère.

Ce fut à partir de ce moment qu’elle commença à faire sensation par sa beauté et à conquérir tous les cœurs, depuis le plus humble jusqu’au plus élevé.

Peu cruelle envers qui lui dépeignait sa passion, elle lui faisait volontiers l’aumône de ses charmes.

Son premier amant fut, dit-on, le cuisinier du comte d’Aubuisson, un nommé Nicolas Maton, qui, depuis qu’il l’avait vue, gâtait toutes ses sauces.

Ce qu’ayant appris, Jeanne, par charité et pour ne pas faire perdre sa place au pauvre garçon, répondit volontiers à son amour.

Elle eut ensuite un ex-sergent aux gardes du nom de Lavaudière, avec lequel elle vécut quelque temps et qui la battait comme plâtre pour la moindre des choses ; traitement qui semblait fort lui plaire, car elle adorait le soudard.

Puis ensuite encore, elle eut successivement un fermier général, un capitaine de mousquetaires et quatre ou cinq ducs ou marquis.

C’est au moment où elle venait de quitter un de ces derniers qu’elle fit la rencontre du vieux chevalier de Laragonnais-Percy, joueur effréné, qui, client habituel du tripot tenu par le comte du Barry et quelque peu son associé, vit tout de suite le parti qu’on pouvait tirer de cette séraphique et complaisante beauté et l’amena au salon de jeu, dont elle devait être le meilleur gluau.

Ce chevalier de Laragonnais n’avait pas toujours été un compagnon du vice, et la passion du jeu lui était venue d’une assez singulière façon.

Quarante-huit ans plus tôt, quelques mois avant la sinistre aventure du comte de Horn qui fut décapité en Grève pour avoir assassiné un traitant de la rue de Venise, il y avait un autre cabaret également sale, également encombré, qui faisait l’angle des rues Aubry-le-Boucher et des Cinq-Diamants, juste en face de l’ouverture de la rue Quincampoix.

Ce cabaret était à l’enseigne du Grand-Saint-Merry.

C’était le bon temps de M. Law, et la fièvre de l’agio arrivait alors à son comble.

Les fortunes se faisaient et se défaisaient avec une rapidité qui tenait du miracle.

Grands et petits jouaient comme des furieux, et les vaincus de la lutte se vengeaient en colportant d’innocentes chansons sur le parpaillot d’Écosse qui s’était converti à la religion catholique pour drainer tout l’argent de la France.

Ce bon M. Law, en homme pratique, laissait chanter et jetait dans la circulation douze cent millions de billets de banque en plus de la somme portée sur son privilège.

À cette même époque vivait, non loin du couvent des Filles-Dieu, un riche traitant du nom de Varabère, qui avait une fille unique de la plus grande beauté.

Ce bonhomme radotait parfois, mais c’était très sérieusement qu’il se promettait de donner sa fille à celui qui viendrait aligner sur sa table un million de livres tournois.

La belle Varabère – ainsi nommait-on la jolie fille – avait à peine dix-huit ans et sortait du couvent.

Comment s’y était-elle prise pour avoir déjà accordé son cœur à un jeune cavalier, nous ne saurions le dire ; mais en ce temps-là les vierges étaient expertes en l’art de donner des rendez-vous.

L’élu n’était autre que le chevalier de Laragonnais-Percy, cadet de Gascogne qui n’avait guère que son blason pour toute fortune.

À l’insu du financier, les jeunes gens se rencontraient fréquemment et se lamentaient, l’avarice trop connue de Varabère leur laissant peu d’espoir.

À l’un de ces rendez-vous, le cadet de Gascogne, plus triste et plus désespéré que jamais, émit cette opinion :

— Un million !… Sais-tu, Fanette, – le petit nom de la jeune fille était Fanette, – que je vendrais mon âme au diable, moi, pour un million !

— Oh ! tais-toi, et ne blasphème pas ! s’écria-t-elle en lui mettant sa belle main blanche sur les lèvres.

— Un million ! reprit le chevalier, où donc trouverai-je un million ?

— Hélas ! tu ne le trouveras pas, mon pauvre Percy, soupira la sensible Varabère.

— Je ne le trouverai point, dis-tu !… Alors je suis donc condamné à n’être jamais ton mari, Fanette ?… Et si un autre l’apportait, ce million, car il y a des gens qui en ont, et que ton père te dise : Je veux…

— Je pleurerais, Percy.

— Eh oui ! tu pleurerais, dit rageusement Laragonnais.

— Je supplierais… je me jetterais aux genoux de mon père…

— Parbleu !… Et ton père te rira au nez… ou bien se fâchera… tu combattras, car tu es bonne et tu m’aimes… mais, ton père est le plus fort, et quand tu auras résisté quelques jours, tu seras lasse…

— Oh non ! dit-elle en poussant un gros soupir.

Le chevalier avait espéré une plus énergique protestation.

— Tiens, reprit-il après un court silence, – je deviendrai fou !… Tous les jours je traverse la rue Quincampoix pour venir de mon petit logement à ton rendez-vous… Là, c’est une féerie, vois-tu, un rêve éveillé, quelque chose qui brise la raison et tourne la tête : de l’or, des billets, sur les pavés, sur les bornes, dans le ruisseau, partout !… C’est là qu’il y a des millions, Fanette, c’est là qu’on pourrait trouver de quoi contenter ton père…

— Pauvre ami, murmura la jeune fille ; – on perd plus souvent qu’on ne gagne ; j’ai entendu parler de cela.

— Perdre ! exclama-t-il, – qu’importe ! Pourvu qu’on gagne une fois, une seule !… Tiens, pas plus tard qu’hier, le comte de Talhouët, un cadet breton sans sou ni maille, a vendu sa cape et gagné cinq cent mille écus !…

— Est-ce vrai, cela ?

— Douterais-tu ?

— Non, Percy. Et qu’as-tu à vendre, toi ?

Le pauvre garçon jeta un regard triste sur son pourpoint usé jusqu’à la corde, et qui s’était surtout flétri dans ses courses amoureuses, sous le brouillard des nuits.

Fanette vit le geste ; c’était un bon petit cœur.

— Écoute, dit-elle d’une voix tremblante d’émotion et tandis que ses yeux brillaient dans l’ombre, – peut-être que tu gagneras comme le comte de Talhouët… Tiens !

Elle détachait ses pendants d’oreille.

— Tiens ! tiens !

Elle ôtait ses bracelets d’or et le collier enrichi de perles, caché sous sa mante.

— Tiens ! tiens !

Elle dégrafait la boucle de sa ceinture, sa broche, sa montre…

— Quand l’heure du rendez-vous a sonné, reprit-elle, – je revenais du bal… C’est Dieu qui nous vient en aide en permettant que j’aie encore sur moi tous ces bijoux… Prends-les, mon Percy ; vends-les… et sauve-nous !

Le chevalier hésitait.

— Prends !… mais prends donc ! répéta-t-elle tremblante d’impatience et en frappant le sol d’un petit pied coléreux.

L’aube blanchissait les hautes toitures du couvent des Filles-Dieu, car leurs rencontres avaient lieu, de nuit, sous les grands arbres qui entouraient l’enclos des saintes âmes.

Le chant de l’alouette donne toujours une nouvelle vigueur à la passion de Juliette.

La belle Varabère enlaça de ses deux bras nus le cou du Gascon et murmura, des larmes plein les yeux :

— Tu ne m’aimes donc pas, méchant ?

— Oh ! mignonne ; moi, ne pas t’aimer !

— Prends ! reprit-elle. – et nous serons heureux ! Il y a dans mon cœur une voix qui me le crie !

— Puisses-tu dire vrai, Fanette !

— Dépêche-toi, Percy ; le jour vient… Faut-il donc te dire que si je ne suis pas à toi, je mourrai.

Le chevalier l’enleva dans ses bras, et la mutine enfant en profita pour glisser sournoisement les bijoux dans le pourpoint de celui qu’elle aimait.

— Cependant, fit-il toujours triste malgré lui ; – si je perds ?

— Perdre ! s’écria-t-elle en lui fermant la bouche d’un ardent baiser ; – allons donc, c’est impossible !… Et puis, tu ne sais pas, si Dieu nous abandonne, tu viendras, et, si tu veux, nous mourrons ensemble !…

Le chevalier de Laragonnais-Percy lâcha prise et se retrouva tout à coup seul avec les bijoux sous le revers de son pourpoint… La belle Varabère s’était enfuie.

Il n’eut qu’à descendre la rue pour se trouver dans cette étroite et longue rue Quincampoix où chaque chambre de chaque maison était un tripot ; où l’on jouait de nuit, où l’on jouait de jour, et sans aucun arrêt.

Il n’eut pas même besoin de vendre les bijoux de son amante, car tout se jouait en nature.

En pleine rue on voyait des gens se dépouiller de leur pourpoint et jouer la veste après le pourpoint.

Le régent Philippe d’Orléans, qui était un homme de caractère peu morose, regrettait même que sa police interdit de jouer les culottes.

D’un saut, Percy arriva tout au fond de ce gouffre où le fiévreux démon du jeu s’agitait dans toute sa frénésie.

Il n’avait pas la moindre idée de l’agio et ouvrait l’oreille aux nouvelles les plus invraisemblables qui circulaient : Le régent avait été assassiné ; M. Law venait d’être emprisonné par ordre du Parlement ; le jeune Louis XV se mourait… Et les deux couleurs dictaient leurs fabuleux arrêts ; l’or ruisselait ; les billets volaient.

Certes, ce n’étaient pas de ces savants chiffons qui défient le talent du faussaire, non, mais de simples carrés de papier blanc, où la banque du Mississippi promettait de payer telle somme au porteur. Le tout était timbré à sec aux armes du roi.

Car, de tous temps, les régents folâtres opèrent sous le couvert du roi.

Le chevalier joua le collier de Fanette contre un papier et gagna le papier qui était de mille livres.

Il passa là dedans sa journée entière, entre de belles filles qui jouaient serré, de très grands seigneurs et de simples laquais.

À la brune il avait sept cent mille livres en portefeuille, sept cent mille livres en Labastides ou billets de banque qu’on désignait ainsi du nom du sieur de La Bastide qui les signait pour Durevest, contrôleur général.

Laragonnais était ivre. Cette journée lui apparaissait comme un rêve délirant. Il touchait à la richesse et n’y croyait pas.

À la nuit, ayant encore gagné deux cent mille livres, il sortit de la rue Quincampoix la tête haute, la poitrine élargie, les jambes légèrement chancelantes, comme un homme qui porte une fortune trop lourde. Regardant les passants avec une souveraine pitié il remonta la rue Saint-Denis, et, au coin de la rue des Filles-Dieu, entra dans un cabaret pour écrire un petit billet à sa belle.

« À sept heures, écrivit-il, j’ai neuf cent mille francs ; à neuf heures j’aurai le million ; et à demain nos fiançailles. »

En signant, il imita, ma foi, le paraphe du sieur La Bastide, tant les chiffons de la banque remplissaient son cerveau.

Cela fait il tourna le couvent, alla sous le balcon sur lequel attendait la belle Varabère et lui lança le billet en criant :

— À demain.

Tandis que la jeune fille manquait de s’évanouir de joie, lui allait accomplir sa promesse, et, à neuf heures, il avait le million gagné.

11. La nouvelle favorite

Ivre de joie, le chapeau sur l’oreille, le poing sur la hanche, trois fois plus fier qu’Artaban, le chevalier Laragonnais-Percy, sortant du tripot, entra au cabaret de Saint-Merry et commanda à souper d’une voix retentissante.

À son entrée dans ce lieu mal famé, deux gentilshommes de mauvaise mine qui semblaient attendre et avaient auprès d’eux des portefeuilles bien bourrés eurent comme un tressaillement joyeux.

— En voilà un qui a fait rafle, dit l’un.

— Bonne tête, répliqua l’autre, – pas de malice ! Il est trop content aussi, ce garçon.

— Nous allons lui faire passer ça, hein, Pinelli ?

— Je te crois Dandigo… Garçon, des cartes !

Et s’inclinant vers la table où mangeait notre Gascon, le premier des deux drôles vêtus en gentilshommes ajouta :

— Pardon si je m’adresse à vous sans façon, mon gentilhomme, mais nous sommes de vieilles connaissances…

— Vous devez vous méprendre… commença le chevalier.

— Me méprendre ? que non pas. Le comte Pinelli connaît son monde et aussi le marquis Dandigo que voici… Or, quand deux joueurs gagnent sur la même veine…

— Ah ! vous avez gagné sur la même veine que moi ? interrogea Laragonnais.

Pinelli se contenta de frapper sur son gros portefeuille.

— Eh bien, je vous en félicite, reprit le chevalier ; – elle était bonne !

— Je me suis retiré en faisant cinq cent mille ! prononça Dandigo entre haut et bas.

— Juste la moitié moins que moi ! cria triomphalement Percy en lampant un cornet de champagne.

Car c’est dans ces bouges de la Régence que naquit l’inexplicable vogue de ce vin frelaté.

On venait d’apporter les cartes.

Les deux Italiens se mirent à jouer, sans interrompre la conversation engagée avec l’heureux gagnant qui dévorait toujours.

Dandigo jouait le rôle de niais et parlait peu.

— Allons, le gourmandait rudement son compagnon ; – tenez vos cartes, marquis !… Vous ne saurez jamais distinguer un trèfle d’un pique… Tenez, vous avez un brelan et vous ne vous en doutez même pas ! C’est pitié de gagner contre un joueur aussi maladroit !

Le chevalier venait de terminer son souper. Il se leva, s’approcha de la table et, pendant quelques minutes, regarda jouer les deux amis.

— Pardieu ! s’écria-t-il enfin, – vous n’avez pas bonne grâce à vous moquer de votre tenant, comte !

— Comment ça ? demanda Pinelli en levant le nez.

— Vous ne jouez pas beaucoup mieux que lui.

— À la bonne heure ! s’écria Dandigo triomphant, pendant que le faux comte prenait un air vexé.

C’étaient, au demeurant, deux parfaits comédiens.

— Si vous voulez, reprit le chevalier en riant, – je vais vous donner une petite leçon.

On accepta sans empressement, n’intéressant la partie que par un simple écu.

Pinelli perdit et s’échauffa. Il joua un louis, dix louis, et perdit encore, comme si le diable s’en mêlait.

— Vive Dieu ! s’écria-t-il avec colère, – que mon portefeuille y passe !

Et il joua mille louis sur un coup.

Mais, à partir de ce moment, la chance tourna et, vers quatre heures du matin, notre Gascon n’avait plus un seul billet de banque. Le million s’en était allé ainsi qu’il était venu.

Comme il sortait, chancelant, la tête perdue, les yeux pleins de sang, le garçon l’arrêta pour lui demander son souper. Il donna, pour payer, un des bracelets de la belle Varabère et s’enfuit.

Lui parti, Pinelli et Dandigo se regardèrent.

— Maintenant, dit le second qui n’avait plus l’air si niais, – jetons nos faux billets au feu et faisons une affaire sérieuse.

Les deux portefeuilles bien fourrés étaient remplis de vieux papiers. C’était la mode et les gens indigents se procuraient alors cette sorte d’accessoire, comme on se procure aujourd’hui les avantages corporels qui manquent.

— Soit, riposta Pinelli ; – partageons !

Mais Dandigo mit sa large main sur les dépouilles du chevalier et prononça :

— Non pas ! J’ai toujours eu envie d’avoir un million à moi tout seul.

— C’est comme moi, parbleu ! s’écria son compère qui avait compris.

Tous deux atteignirent sous leurs chemises de longs stylets napolitains et les plantèrent dans le bois de la table.

— Combien à la fois ? demanda Pinelli.

— Tout !… Et celui qui trichera !…

 

Cinq heures sonnaient à l’horloge du couvent des Filles-Dieu, quand la porte de l’hôtel du riche traitant Varabère s’ouvrit, livrant passage à la belle Fanette qui regarda autour d’elle d’un air effrayé. Mais sous cet effroi de jeune fille on devinait de la joie. Elle s’élança légère et s’engagea sous les arbres qui bordaient l’enclos du couvent.

— Percy ! appela-t-elle tout bas.

On ne répondit point.

— Maintenant qu’il est riche, songea l’enfant – serait-il infidèle ?… Jamais il n’a manqué l’heure !

Elle frissonna, eut honte et appela de nouveau :

— Percy ! Percy !

Il faisait bien noir. Pourquoi le chevalier ne répondait-il pas ?

Elle voulut s’asseoir et appuya sa main contre terre. Mais sa main rencontra une chose inerte et tiède qui lui arracha un cri d’horreur.

C’était un visage humain.

Un pressentiment terrible serra le cœur de Fanette qui s’agenouilla près du corps. Or ce corps était celui du pauvre Laragonnais-Percy qui était venu au lieu du rendez-vous pour se donner de son épée au travers du corps.

Fanette tomba près de lui, demi-morte, et mit la main sur le cœur de son amant.

Ce cœur battait encore… mais si peu.

— Percy ! Percy ! murmura-t-elle en sanglotant, – Dieu me permettra de mourir près de toi !

Les premiers rayons du jour filtraient à travers les branches. Près de la main toute pâle du jeune Gascon, Fanette aperçut un carré de papier où quelque chose était écrit.

Elle l’approcha de ses yeux baignés de larmes et lut :

« Adieu, mignonne, deux misérables m’ont volé mon portefeuille dans lequel était un million… Sois heureuse. »

— Heureuse ! répéta-t-elle en se tordant les mains.

Et involontairement, elle pensait :

— Il avait un million… un million dans son portefeuille ! C’était le consentement de mon père, c’était le bonheur !… Pauvre Percy !

Comme elle désespérait ainsi, un bruit de pas précipités se fit entendre derrière elle, sous le couvert.

Elle ne se retourna pas, car, que lui importait ?

Les pas se rapprochaient ; un grincement de fer se fit et un homme vint rouler tout près d’elle avec un grand coup de couteau dans la gorge. Dans la main crispée de cet homme était un portefeuille.

— J’ai toujours eu envie d’avoir un million à moi tout seul ! gronda une voix avinée derrière les arbres.

Ce mot, ce chiffre semblait être le nœud fatal de toute cette sanglante comédie.

Dandigo, qui venait de parler et qui était ivre, s’avança dans le crépuscule sans voir Fanette.

Pinelli, lui, qui avait le coup de couteau dans la gorge, ne bougeait plus.

— Tu m’as gagné le million aux cartes, reprit Dandigo en riant ; – mais je te l’ai regagné au couteau.

Comme il se baissait vers Pinelli pour prendre le portefeuille, le faux comte se redressa comme si un ressort d’acier se fût détendu en lui et, par deux fois, plongea son stylet jusqu’au manche dans le cœur de Dandigo. Puis il retomba.

Tous deux étaient morts et couchés en croix l’un sur l’autre.

Le portefeuille gisait à terre.

Horrifiée, perdant la voix, la jeune fille avait assisté à ce drame sans pouvoir proférer un cri ; mais soudain, elle retrouva ses forces et bondit sur le portefeuille, dans lequel elle avait reconnu celui de son amant…

Bien soigné dans la maison du riche financier, le chevalier revint à la vie et épousa la belle Varabère.

Contre toute attente, ce mariage ne fut pas heureux, car, malgré la façon désengageante dont Laragonnais-Percy avait fait l’école du jeu, il n’en avait pas moins appris à jouer, ce qui lui permit de vider, sans grande secousse et assez rapidement, l’escarcelle du beau-père.

Voilà pourquoi nous le retrouvons, près d’un demi-siècle après cette aventure, veuf, minable, dégradé et plus joueur que jamais, dans le tripot du comte du Barry dont il était, hélas ! l’obligé reconnaissant.

Revenons maintenant à la fille Bécu, appelée Rançon et surnommée mademoiselle d’Ange.

Cet « ange », d’une catégorie subalterne, comprit fort bien ce que le chevalier gascon et le comte du Barry attendaient d’elle et présida aux soirées de jeu dans le tripot.

C’est là que Dumouriez la vit en 1764. La même année, le duc de Lauzun la suivit à la sortie du bal de l’Opéra.

Un jour qu’on avait parlé d’elle devant maître Lebel en vantant son extraordinaire beauté, il eut l’idée d’aller faire un tour chez le comte.

Il reconnut qu’on n’avait pas exagéré les attraits de Jeanne et résolut de la présenter à son maître dans le plus bref délai possible, fondant sur cette présentation les plus grandes espérances.

Ayant obtenu, moyennant finances, que du Barry la lui confiât, il l’emmena un matin à Versailles et la fit assister au lever du roi.

Le monarque fut ébloui ; il crut voir une apparition céleste.

Le soir même elle devenait sa maîtresse et, à partir de ce jour, il lui marquait un si grand empressement qu’on ne douta pas qu’avant peu elle fût élevée à la dignité de favorite.

Déjà tout le monde la nommait Cotillon III.

Néanmoins l’étrangeté de cette faveur soudaine accordée à une personne qui s’était livrée au commerce galant faisait jeter les hauts cris dans les salons.

Jamais encore le roi n’avait été chercher si bas ses conquêtes et on était outré d’un pareil choix.

Seul, l’abbé de Cerutti, un philosophe à la manière d’Anacréon, osa prendre la défense de Jeanne Bécu.

— Eh ! bon Dieu, disait-il, – pourquoi tant se récrier sur l’élévation d’un si gentil objet ? N’était-elle pas conduite par deux aveugles-nés : la fortune et l’amour ? Après tout, il y avait plus de distance de la femme d’un poète contrefait à la hauteur de Louis XIV que d’une fille de Vénus à la bonhomie de Louis XV.

Cette comparaison était loin d’être juste ; madame de Maintenon, elle, avait au moins été honnête toute sa vie.

Il est vrai que l’éclatante beauté de mademoiselle Beauvarnier ou Vauvernier ou encore Vaubernier, suivant divers historiens, rachetait bien des choses.

Voici un de ses portraits fait par une dame de l’époque à qui nous l’empruntons :

« Qu’on se représente une figure de l’Albane, animée par le coup de baguette d’une fée, qui aurait fait circuler soudain la vie sous le beau idéal des traits nés du pinceau de ce grand peintre, sous la couche légère des couleurs de sa palette.

» Tout chez mademoiselle Vauvernier peut servir de modèle : nulle part l’artiste ne trouverait une chevelure plus belle, de nuance plus heureuse ; nulle part il ne rencontrerait des yeux aussi vifs, un teint aussi fin, aussi éclatant de blancheur et d’incarnat. Il y a des séductions sur cette charmante physionomie jusque dans un contraste choquant, lorsque deux coussins de corail, s’écartant pour donner issue à des paroles plus que vulgaires, préoccupent l’oreille en faveur d’un double chapelet de perles que supportent deux bandes de pourpre.

» Et vous, successeurs de Praxitèle, de Phidias, qui avez promené vos regards sur les formes de mille beautés mercenaires, avez-vous rencontré autant de perfections combinées par la création ?

» Non ; pour copier une gorge aussi ferme, aussi bien placée, il vous a fallu voiler un cou défectueux, ou bien un torse grossièrement sculpté ; pour imiter ces colonnes de vivant albâtre, vous avez dû détourner avec dégoût vos yeux de charmes flétris qu’ici la corruption n’a pu faner ; pour retrouver ailleurs cette jambe contournée par les grâces et que termine un pied d’enfant, votre enthousiasme a dû plus d’une fois triompher de l’horreur qu’inspiraient, dans une région plus élevée, des muscles distendus par la débauche.

» Chez Jeanne Bécu, seule peut-être, la nature resta victorieuse du vice ; là seulement elle conserva tous les trésors d’une organisation privilégiée, qu’on retrouve encore dans ce bras, rival du bras poétique de Cléopâtre, dans cette petite main que dépareraient les pierreries. »

Pour qu’une femme ait fait un tel portrait d’une autre femme, il fallait que le modèle en fût réellement digne de tous points ; ce qui était, du reste, et ce que tout le monde s’accordait à reconnaître.

Quand, peu après, Louis XV eut, pour ainsi dire, officiellement intronisé mademoiselle Vaubernier, on songea à lui donner un état civil présentable, et, pour cela, on ne trouva rien de mieux que de la marier.

Ce furent le vieux maréchal de Richelieu et le duc d’Aiguillon, son fils cadet, qui se chargèrent de la pourvoir d’un époux.

Il était nécessaire, cela va de soi, que ce mari eût un nom et un titre, afin de cacher sous l’un et l’autre l’origine roturière de la favorite.

Richelieu et d’Aiguillon se mirent donc incontinent en campagne, faisant leurs offres à quiconque leur paraissait susceptible de devenir le chaperon désiré.

Mais la malechance était pour eux, sans doute, car, malgré les brillants avantages qu’ils faisaient miroiter aux yeux de ceux auxquels ils s’adressaient, aucun d’eux ne consentait à couvrir de son nom cette souillure.

Nos deux chercheurs commençaient à désespérer et à ne savoir à quel saint se vouer ; ils n’osaient même plus se montrer au roi qui, impatient d’introduire sa nouvelle idole à la cour, marquait de l’humeur de voir qu’ils n’aboutissaient point dans leurs négociations, lorsque d’Aiguillon eut une inspiration.

— Sommes-nous assez simples, mon père, dit-il à Richelieu, – de faire tant de pas et de démarches inutiles pour découvrir le personnage en question, quand nous l’avons là sous la main ?

— Bah ! et où donc ? demanda le maréchal.

— Parbleu ! dans le comte du Barry, chez qui était Jeanne. Il est vieux, laid et de réputation douteuse, mais il n’en possède pas moins les qualités requises, c’est-à-dire un nom et un titre… ce qui est l’essentiel.

— Vous avez là, ma foi, une excellente idée, mon fils, repartit Richelieu, – je ne songeais point du tout à l’individu.

D’Aiguillon et le maréchal allèrent alors chez le comte du Barry et lui exposèrent le but de leur visite.

— Ce serait avec le plus grand plaisir, messieurs, répondit le comte, – que je convolerais avec la chère enfant, malheureusement il y a un petit inconvénient.

— Lequel ? Votre âge, peut-être ? Si ce n’est que cela, n’en parlons pas ; vous savez bien que vous ne serez qu’un mari in partibus.

— Non, ce n’est point de mon âge qu’il s’agit.

— Serait-ce de… votre physique ? Ceci est la moindre des choses et la mariée passera facilement par là-dessus.

Il faut dire que du Barry n’était pas seulement laid, mais, encore, était repoussant.

Une humeur âcre qu’il avait dans le corps, lui étant remontée aux yeux, s’écoulait en un suintement continuel de ses conjonctives. De plus, pour calmer les souffrances que lui causait son mal, il avait constamment deux pommes cuites appliquées sur les paupières, lesquelles pommes se trouvaient maintenues en place par un bandeau qui lui traversait le front et venait se nouer derrière sa tête, ce qui donnait à son visage un aspect à la fois burlesque et hideux.

— Non, répliqua-t-il de nouveau en esquissant une grimace qui voulait être un rire narquois ; – non, il ne s’agit pas non plus de mon physique, sur la disgrâce duquel, d’ailleurs, la belle a déjà passé.

À cette dernière insinuation, le père et le fils réprimèrent un mouvement de dégoût, mais de plus en plus intrigués et ne comprenant point ce qui pouvait empêcher le vilain personnage d’accepter leur proposition, sachant bien qu’il était dépourvu de tout scrupule, ils lui demandèrent :

— De quoi donc s’agit-il, en ce cas ?

— Il s’agit de ma femme.

— Hein ! vous êtes marié ?

— Hélas ! oui ; il y a quelque vingt ans bientôt.

— Ah ! diable ! fit Richelieu, – en effet, c’est un léger inconvénient.

— Et où est-elle, votre femme ? questionna d’Aiguillon.

— Cela, je n’en sais rien, attendu qu’il y a beau jour que nous avons rompu ensemble.

— Mais elle est peut-être morte, alors ?

— Morte ! oh ! non ; elle est même bien vivante.

— Comment le savez-vous ?

— Comment ? Parce que de temps à autre je reçois un poulet d’elle, que m’apporte un grand escogriffe, son amant, poulet par lequel elle me demande de l’argent sous menace de revenir avec moi ; ce qui, bien entendu, ne me fait pas hésiter une seconde à lui en donner. Et il n’y a pas huit jours que j’ai reçu la visite du quidam… J’ai oublié de m’enquérir d’où il venait. Vous voyez bien, messieurs, qu’il m’est impossible de contracter l’union que vous me faites l’honneur de me proposer. Croyez que j’en suis profondément affligé.

— Nous n’en doutons pas, et puisqu’il en est ainsi, mon cher comte, nous n’avons qu’à nous retirer, dit Richelieu. – Au revoir.

Le maréchal et son fils se disposaient à partir, lorsque du Barry les retint.

— Mais j’y pense, reprit-il, – il se pourrait que j’eusse dans mon entourage celui que vous cherchez. Tenez, j’ai sous la main un gentillâtre gascon, le chevalier Laragonnais-Percy qui n’est pas un inconnu pour la belle ; mais il n’est pas de première jeunesse.

— L’âge importe peu, déclara Richelieu.

— C’est vrai, approuva d’Aiguillon. – Pourtant, gentillâtre et vieillot, c’est bien médiocre.

— Attendez ! reprit vivement le comte en se frappant le front juste entre les deux pommes cuites de ses yeux. – Attendez, j’ai mieux, bien mieux, en la personne d’un mien frère, qui, lui, n’a pas fait la sottise d’aliéner sa liberté.

— Ah ! Et que fait-il, votre frère ?

— Il est officier.

— Où, à Paris ?

— Non, dans un régiment en garnison à Toulouse.

— Et vous croyez qu’il acceptera la… combinaison ?

— Oh ! parfaitement… nous ne faisons qu’un tous les deux.

— Eh bien ! écrivez lui de venir, ou mieux, allez le chercher vous-même, conseillèrent le père et le fils.

— Je préfère lui écrire ; moi, vous comprenez, je ne puis quitter mon établissement, dit du Barry en faisant allusion à son tripot.

— Comme il vous plaira, mais faites en sorte qu’il soit ici dans huit jours au plus tard.

— Il y sera, je vous le promets.

En effet, la semaine suivante, arrivait dans la capitale un officier au régiment de Gascogne qui n’était autre que Guillaume du Barry, frère puîné de l’ex-protecteur de Jeanne Bécu, et comte comme son aîné.

Mis au courant par son frère de ce qu’on attendait de lui, et comprenant sans peine qu’il ferait là une excellente affaire, l’estimable personnage ne se fit nullement prier pour couvrir de son nom et de son titre la roture populacière de la gente passion du roi.

Le mariage de ces deux intéressants époux eut lieu à la paroisse Saint-Laurent.

Le contrat avait été signé quelques jours auparavant chez le comte Jean du Barry qui avait pleuré de joie, moitié de voir sa protégée en si belle position, et moitié de voir cette haute sultane entrer dans sa famille.

Aussitôt après la bénédiction nuptiale, la comtesse du Barry alla s’installer à Versailles, où désormais elle avait droit de séjour, pendant que son mari, les poches bondées d’or, retournait tranquillement à Toulouse jouir en paix d’une fortune si honnêtement gagnée.

Malgré ce changement d’état civil, Jeanne Bécu n’en fut pas mieux vue de chacun.

Et la cour, où elle commençait à se montrer, aussi bien que le peuple qu’elle reniait maintenant, la nargua à outrance et la chansonna sur tous les tons.

Une chanson intitulée : la Belle Bourbonnaise, qui avait été inspirée peu avant par la chute d’une courtisane célèbre, lui fut appliquée et chantée jusque sous ses fenêtres.

Cette chanson, assez fade, en somme, et dont le piquant résidait tout entier dans les sous-entendus que chacun croyait y deviner, était sur toutes les lèvres, et elle ne pouvait faire un pas au dehors sans que quelques fredons lui en parvinssent aux oreilles.

Cela, on le conçoit, la mettait en belle rage, et la rendait même malade ; mais, quoi qu’elle fit, elle était impuissante à fermer la bouche des chanteurs qui semblaient ainsi la braver ouvertement.

Un autre sujet d’humiliation pour elle était aussi, lorsqu’elle parlait en société, de voir une expression ironique se peindre sur tous les visages. Ses allures libres, son vocabulaire de poissarde étaient, en effet, un sujet de raillerie pour tout le monde.

Richelieu et son fils s’efforçaient, en vain, de corriger ces défauts en lui donnant des leçons de maintien et de langage ; c’était peine perdue pour eux.

Le naturel, chez elle, reparaissait toujours.

Puis, il s’en fallait qu’elle eût l’esprit délié.

Inapte à toutes les affaires, quelles qu’elles fussent, elle n’était pour Louis XV qu’un objet de plaisir, et pas autre chose.

Néanmoins, comme une favorite doit toujours être à la tête d’un parti, ou plutôt d’une coterie, les ennemis du premier ministre de Choiseul réussirent à la mettre de leur côté.

D’Aiguillon, un des adversaires les plus acharnés de cet homme d’État éminent, parvint même à le lui faire prendre en haine.

Cela lui fut d’autant plus facile qu’au temps où elle n’était encore que l’« Ange », elle avait essayé d’attirer dans ses lacs M. de Choiseul qui, loin de s’y laisser prendre, l’avait, dit-on, menacée de la faire enfermer comme vierge folle.

Le ressentiment qu’elle avait gardé de cet affront, qu’on lui rappelait sans cesse avec intention, n’avait donc pas tardé à se changer en une véritable inimitié. À ce point même qu’elle en était arrivée à ne pouvoir voir quelqu’un qui ressemblât au premier ministre.

Voici une anecdote à ce sujet :

Un matin, elle fit venir son cuisinier dont les traits rappelaient ceux de M. de Choiseul.

— Vous ne faites plus partie de ma maison, lui dit-elle.

— Et pourquoi ? lui demanda le Vatel surpris ; – mes ragoûts ont-ils décliné ?

— Non, ils sont toujours excellents.

— Aurais-je adopté trop légèrement les chapons à la Marlborough ou les nouveaux vol-au-vent à la Beaujon ?

— Eh ! non, vous dis-je.

— Alors, ce sont donc les coulis à la Guimard qui déplaisent à madame la comtesse ? Je suis prêt à les changer.

— Ce n’est pas cela qu’il faudrait changer pour me plaire.

— Que madame la comtesse parle, je ne tiens à rien de ce qui peut lui être désagréable.

— En ce cas, changez donc votre visage.

— Ah ! pour cela, je ne saurais promettre…

— De m’obéir, et moi je ne puis vous garder avec cette figure-là.

— Cependant ma figure est absolument étrangère aux sauces que je compose pour madame.

— Ne répliquez pas. Nous avons bien assez d’un Choiseul à la cour, je n’en veux pas un second dans ma cuisine !

Et le pauvre homme, victime d’une fatale ressemblance, dut aller chercher une place ailleurs.

Dans la soirée, madame du Barry raconta l’aventure à Louis XV, devant plusieurs personnes, et comme celui-ci s’en divertissait beaucoup, elle ajouta :

— J’ai renvoyé mon Choiseul, quand renvoyez-vous le vôtre ?

À cette demande, le monarque reprit soudain son sérieux.

Il appréciait fort Choiseul, travailleur infatigable qui le déchargeait complètement du souci des affaires, et n’avait nulle envie de se passer de ses services.

La comtesse, ce soir-là n’insista pas davantage.

Au coup d’œil que lui lança son royal amant, elle comprit qu’il y aurait danger pour elle à vouloir obtenir sur-le-champ le départ du premier ministre. Voilà pourtant à quoi tenaient alors les destinées de la France : aux caprices d’une fille de bas étage que le hasard avait élevée au pouvoir.

12. Le vautrait

Depuis trois mois que la du Barry dirigeait la cour, les mœurs de celle-ci, déjà si libres, s’étaient encore relâchées.

Les instincts de courtisane de la favorite ayant repris le dessus, elle s’y laissait aller sans la moindre retenue et avec un cynisme qui étonnait jusqu’à Richelieu, lequel cependant était blasé en fait de dévergondages, pour aussi éhontés qu’ils fussent.

Mais Versailles lui paraissant trop près de Paris – de ce Paris dont elle se savait si peu aimée – c’était au château de Fontainebleau qu’elle allait se livrer à ses orgies, qui eussent fait pâlir celles de la Régence.

Et les murs de cette somptueuse demeure où saint Louis s’était retiré souvent pour se reposer du fracas du monde, retentissaient de chants et de propos obscènes durant des nuits entières.

Louis XV, lui donnant liberté complète, elle en usait largement pour rendre ces orgies aussi fréquentes que possible.

À la tête de ses familiers, était naturellement Richelieu, qui lui avait composé un noyau d’intimes parmi lesquels se trouvaient ses deux fils, le duc de Fronsac et le duc d’Aiguillon.

D’Aiguillon, lui, s’il consentait à assister aux soupers de la favorite, c’était plutôt par politique que par goût.

La du Barry n’était dans ses mains qu’un instrument dont il voulait se servir pour faire aboutir ses projets ambitieux.

Mais il en était tout autrement de Fronsac, son aîné, qui avait hérité des vices de son père et dont la débauche était le véritable élément.

Il surpassait même celui-ci en libertinage et en arrivait parfois jusqu’au crime pour assouvir ses passions.

Un jour, ses avances et son or ayant été repoussés par la fille d’un marchand drapier de Paris qui lui avait plu, il alla effrontément chez ce dernier en plein midi pour la lui enlever sans plus de cérémonies.

Mais le négociant, s’étant vaillamment défendu, parvint à le repousser et à le chasser hors de sa boutique, puis ordonna à sa femme d’aller enfermer l’enfant à triples verrous dans le lieu le plus secret de leur logement.

— Il vous faudra brûler ma maison pour l’avoir, dit-il à Fronsac qui se retirait tout penaud de se voir aussi rudement éconduit.

— Eh bien, on la brûlera ! répondit le libertin.

Le père crut que c’était là une menace dictée par la colère et ne prit aucune précaution pour préserver sa demeure.

Il eut tort, car Fronsac tint parole.

Le soir même, plusieurs de ses valets allèrent mettre le feu à la maison du drapier qui faillit périr, lui, toute sa famille et nombre d’autres personnes.

Par surcroît de malheur et grâce au désordre causé par l’incendie, les valets parvinrent à s’emparer de la jeune fille, qui fut emportée par eux à demi-morte de peur, jetée dans une voiture et conduite à l’hôtel de leur maître.

Le poète Gilbert, indigné d’une aussi noire action, la flétrit en termes énergiques dans une pièce de vers qu’il composa dès le lendemain et qui courut aussitôt tout Paris.

Voici cette poésie, au début de laquelle il fait allusion à un rapt également perpétré par Fronsac quelque temps auparavant :

 

La fille d’un bourgeois a frappé sa grandeur,

Il jette le mouchoir à sa jeune pudeur !

Volez, et que cet or, de mes feux interprète,

Coure avec ces bijoux, marchander sa défaite ;

Qu’on la séduise. Il dit : ses eunuques discrets,

Philosophes abbés, philosophes valets,

Intriguent, sèment l’or, trompent les yeux d’un père

Elle cède, on l’enlève ; en vain gémit sa mère.

Échue à l’Opéra par un rapt solennel,

Sa honte la dérobe au pouvoir paternel.

Cependant une vierge aussi sage que belle,

Un jour à ce sultan se montra plus rebelle,

Tout l’art des corrupteurs, auprès d’elle assidus,

Avait pour le servir fait des crimes perdus.

Pour son plaisir d’un soir que tout Paris périsse !

Voilà que dans la nuit de ses fureurs complice,

Tandis que la beauté victime de son choix,

Goûte un chaste sommeil sous la garde des lois,

Il arme d’un flambeau ses mains incendiaires :

Il court, il livre au feu les toits héréditaires

Qui la voyaient braver son amour oppresseur,

Et l’emporte mourante en son char ravisseur.

Obscur on l’eût flétri d’une mort légitime ;

Il est puissant, les lois ont ignoré son crime !

 

Gilbert disait vrai, le crime de Fronsac resta impuni.

Son seul châtiment fut une réprimande que lui adressa son père ; réprimande qui lui déplut d’ailleurs beaucoup et qu’il n’accepta pas sans protester.

Puis, comme le maréchal lui représentait que la virulente satire du poète allait faire connaître son méfait à tout le monde, il répondit :

— Eh, mon Dieu ! que m’importent les vers de ce cuistre ? Au reste, n’en a-t-on pas fait sur vous, mon père, et non moins satiriques ? Témoin certain couplet qui courait les rues quand vous étiez avec la Maupin et que vous engagiez pour elle votre plaque du Saint-Esprit. Il ne manque pas de piquant, le couplet.

Et ce fils respectueux se mit à chantonner sur un air connu :

 

Judas vendit Jésus-Christ

Et s’en pendit de rage.

Richelieu, plus fin que lui,

N’a mis que le Saint-Esprit

En gage, en gage, en gage.

 

— Monsieur, se contenta de répondre le maréchal, – j’ai ri le premier de cette spirituelle moquerie et je pouvais en rire ; je n’avais pas risqué, moi, de brûler tout un quartier et de rôtir mes semblables pour satisfaire un caprice amoureux.

Telle fut la conclusion de cette affaire qui eût mené à l’échafaud tout autre que Fronsac.

Avec ses goûts libertins, le jeune duc était donc un hôte assidu des petits soupers de Fontainebleau.

Il en était même l’âme, car la du Barry, en présence de ses aptitudes spéciales pour les pimenter chaque fois par de nouvelles inventions, lui en confiait l’entière direction.

Nous avons dit que Louis XV donnait à la favorite liberté absolue de faire ce que bon lui semblait.

À cela il y avait une raison.

Le monarque vieillissait ; il approchait à grands pas de la soixantaine et si, les premiers jours qu’il avait connu Jeanne Bécu, il s’était abandonné sans frein à toute l’ardeur de son penchant pour elle, il avait dû reconnaître bientôt qu’il n’avait plus trente ans, ni même quarante.

— Sire, lui avait dit un jour le docteur Quesnay, – vous faites trop le jeune homme ; il vous en cuira avant qu’il soit longtemps.

— Vous croyez, monsieur le Penseur, avait répliqué Louis effrayé.

— Certes ; voyez ce qu’est devenu le poète Gentil-Bernard pour n’avoir pas su se modérer.

— Gentil-Bernard, l’auteur de l’Art d’aimer ?

— Oui, sire, lui-même.

— Et qu’est-il devenu ?

— Il est tombé dans l’imbécillité, il y a huit jours, pour avoir voulu faire le galantin avec une jeune personne.

— Vraiment ?

— Je vous l’assure, sire.

— Mais il est très vieux, lui !

— Il a juste un an de plus que Votre Majesté.

Cette conversation avait jeté le roi dans une sombre mélancolie… et il s’en était trouvé tant soit peu refroidi à l’égard de la favorite.

De là cette liberté qu’il lui accordait.

Pour refaire sa santé ébranlée et passer le temps qu’il ne pouvait plus consacrer aux amours, le monarque s’était alors adonné à la chasse.

Il avait été autrefois un fervent disciple de saint Hubert et c’était avec une ardeur quasi juvénile qu’il s’était remis à courir les bois et les plaines au son des cors et des aboiements des meutes lancées à la poursuite de quelque cerf ou de quelque ragot.

Le jour où nous reprenons le fil de notre récit, Louis devait précisément aller forcer un sanglier dont la bauge avait été relevée la veille, dans la forêt de Rambouillet.

Il était sept heures du matin et la grande cour du château de Versailles présentait la plus vive animation.

Une foule de dames et de gentilshommes, celles-là en élégant costume d’amazone, avec le coquet petit chapeau à la garde-française posé crânement sur leurs brunes ou blondes chevelures ; ceux-ci en brillant uniforme de chasse, sanglé aux reins par le large ceinturon de cuir jaune réglementaire auquel était accrochée une courte épée, presque un couteau, pour servir la bête en cas de besoin, allaient et venaient dans la cour, échangeaient mille joyeux propos et se réjouissaient d’avance du plaisir qu’ils allaient se donner.

On n’attendait plus que l’arrivée de Louis XV pour partir.

Il n’y avait pas de voitures ; toutes les dames étaient montées, ou du moins devaient l’être, car les valets rangés en haie au fond de la cour tenaient les chevaux par la bride, prêts à les amener dès qu’on leur en donnerait l’ordre.

La favorite n’assistait jamais à ces parties.

Sa liberté étant encore plus grande pendant l’absence de son amant, qui, en pareille occasion, durait quelquefois deux ou trois jours, elle trouvait toujours un prétexte pour demeurer à Versailles… ce qui lui permettait d’aller tout à son aise à Fontainebleau, avec Fronsac et consorts, lesquels, de leur côté, faisaient en sorte d’esquiver la chasse royale.

À sept heures un quart, le monarque parut et monta aussitôt à cheval.

Chacun l’imita et la nombreuse compagnie sortit du château, précédée, selon l’usage, des veneurs, des piqueurs et des gardes forestiers de la couronne. Ces derniers, entièrement habillés de drap vert avec passepoil orange sur les coutures des chausses, de la soubreveste et de la casaque.

En dépit de ses cinquante-neuf ans passés, Louis XV était encore un excellent cavalier.

Dès qu’on fut hors de la ville, il enleva au galop le pur sang qu’il montait et, suivi avec peine par la brillante escorte de ses plaisirs, fila à fond de train sur la route de Trappes et du Mesnil-Saint-Denis.

À cette époque, la forêt de Rambouillet n’était pas encore réduite par les coupes à la petite portion que nous voyons aujourd’hui. Elle encastrait littéralement la ville de ce nom et prenait à Rochefort-en-Yvelines pour ne se terminer qu’au bois des Longues-Mares, près de Montfort-l’Amaury.

On était au milieu d’octobre et la matinée s’annonçait magnifique.

En moins de trois heures et après n’avoir fait que deux courtes haltes, on atteignit Vieille-Église et la lisière de la forêt.

Quelques valets de limier, partis dans la nuit pour faire le bois et surveiller la bête qui, selon la coutume des siens, s’était rembuchée à la pointe du jour dans son fort, y attendaient les chasseurs, et de nombreux palefreniers tenaient des chevaux en laisse.

Le capitaine du vautrait, autrement dit le chef des chasses au sanglier, alla s’entendre avec les valets pour savoir exactement sur quel point devait être dirigée la meute, puis revint faire son rapport au commandant des équipages qui, lui-même, après quelques mots échangés, se rapprocha du roi.

— Eh bien, lui demanda Louis, en mettant pied à terre, – à quelle bête avons-nous affaire, décidément, monsieur d’Yauville ?

— À un tiers-an, sire, répondit l’expert veneur.

— Ah ! diantre, il nous donnera sans doute du fil à retordre, le mâtin.

— C’est à craindre, sire, car M. de la Branche vient de me dire que ses laissées sont hautes et ses boutis profonds, ce qui indique un animal redoutable.

— Il faudra en ce cas éloigner les dames. Vous préviendrez les gardes d’avoir à veiller à leur sûreté ; n’est-ce pas, d’Yauville ?

— Oui, sire.

— Et où est sa bauge ?

— À une demi-lieue d’ici, près de la mare à la Bique.

— Bon, nous connaissons l’endroit, ayant déjà chassé par là. En marche, alors.

Et ayant enfourché une monture fraîche, ainsi que toute sa suite, la cavalcade entra en forêt.

On fut bientôt à l’endroit indiqué par le veneur.

Les dames, prévenues qu’il y aurait du danger pour elles à trop s’approcher, étaient restées assez loin en arrière, un léger frisson leur courant à fleur de peau.

Louis XV, les princes et les seigneurs s’étaient arrêtés à trente pas de la bauge.

Sur un signe qu’il fit, on alla frapper aux brisées, puis, la meute ayant été découplée, les piqueurs foulèrent l’enceinte pour mettre le tiers-an sur pied.

Presque à l’instant la bête sortit, le poil hérissé ; ses petits yeux sanglants jetant des flammes, et ses boutoirs s’entre-choquant violemment contre ses grés (dents).

Elle avait un aspect terrible et, à coup sûr, ne se laisserait pas tomber aisément.

Les chiens voulurent s’élancer, mais les valets les retinrent sous le fouet.

Avant de les lâcher, on désirait se rendre compte du jeu du tiers-an.

Celui-ci n’avait que deux partis à prendre : ou tenir tête à la meute, en demeurant acculé à sa bauge, ou brûler la politesse aux chasseurs et se lancer à travers la forêt.

On préférait qu’il prît ce dernier parti, la chasse devant naturellement en être plus mouvementée.

Deux minutes s’écoulèrent sans que la bête se décidât.

Tout à coup, deux chiens de tête, rompant la ligne, firent un bond en avant.

— Ici, Rouflo !… Ici, Bas-Rouges, cria un valet en faisant siffler sa lanière au-dessus d’eux.

Mais il n’avait pas achevé que le tiers-an – ainsi nomme-t-on les sangliers âgés de trois ans – était déjà sur Rouflo, – un superbe et vigoureux ardennais – qu’il décousait d’un coup de boutoir et jetait à dix pas derrière lui ; puis, épargnant Bas-Rouges qui, pourtant, cherchait à le coiffer, il pivotait brusquement, et partait de flanc avec la rapidité de la foudre.

Un cri de joie sortit de toutes les poitrines : la bête fuyait.

Instantanément les valets abaissèrent leurs fouets et lâchèrent la meute qui s’enleva avec un merveilleux ensemble en donnant de la voix à pleine gorge.

— Hou !… hou !… perce là-haut !… hou !… hou !… perce, mes beaux !… criaient les veneurs pour animer encore les chiens.

Toute la compagnie s’ébranla et suivit, les trompes sonnant fanfare.

Le tiers-an avait soudain pris une avance considérable, car rien ne l’arrêtait, lui.

Suivant l’habitude de ses semblables il allait en droite ligne, trouant les haies les plus épaisses, les plus épineuses et les plus solidement entrelacées, avec autant de facilité que si elles eussent été de simples cerceaux de papier.

Les chiens, eux, avaient au contraire à opérer de nombreux détours et, parfois, perdaient beaucoup de temps à tourner un obstacle qu’ils ne pouvaient franchir.

Néanmoins ils conservaient la piste et ne faisaient pas un défaut.

C’était merveille que de voir l’ardeur des chasseurs. Lancés à toutes brides, ils suivaient en peloton, ayant le roi en tête.

Louis XV semblait rajeuni de vingt ans.

Nous venons de le dire, c’était un cavalier hors ligne et il maniait avec la plus parfaite aisance sa merveilleuse monture que sa haute allure rendait plus rapide que le vent.

Les dames s’étaient maintenant rapprochées et galopaient aussi en troupe derrière les gentilshommes.

L’animation de la course, l’émotion qu’elles éprouvaient, ajoutaient encore à leur beauté et leur donnaient l’aspect de véritables Dianes chasseresses, le costume mythologique à part, bien entendu.

On courut ainsi une heure toujours sous bois, sans qu’il eût été possible de gagner le tiers-an de vitesse.

Enfin, on déboucha en plaine.

— Vloo ! Vloo ! se mirent à hurler les piqueurs en embouchant leurs trompes.

C’est l’expression consacrée qui remplace le « taïaut » lorsqu’on voit le sanglier par corps.

La bête, en effet, était à deux cents toises en avant, avec les chiens à demi-distance.

Là, n’ayant plus d’obstacles devant elle, la meute allait pouvoir l’atteindre en moins d’un quart d’heure.

En effet, au bout de dix minutes, elle était déjà sur ses derrières et commençait à lui souffler au poil.

Soudain, sans qu’on pût prévoir cette manœuvre de sa part, le tiers-an fit un crochet à angle droit, éventra, sans s’arrêter, deux limiers qui cherchaient à le déborder, puis, peu à peu, coupa en biais et rentra bientôt en forêt à un quart de lieue de là.

Les chiens, surpris, avaient eu un moment d’indécision avant de continuer la poursuite, ce qui avait permis à la bête de reprendre une partie de son avance.

Il était rare qu’un tiers-an se comportât de la sorte. Mais il est probable que celui-ci avait compris que c’en était fait de lui tout de suite s’il restait en plaine, et, voulant lutter jusqu’au bout, avait regagné le couvert, où sa défense était naturellement plus facile.

La chasse reprit alors de plus belle.

Une heure encore, le sanglier mena bon train, puis n’en pouvant plus, finit par se résoudre à faire tête à la meute, acculé qu’il était contre une roche qui l’empêchait d’être tourné.

Aussitôt on sonna l’hallali et on attendit le roi pour servir la bête.

En quelques secondes, Louis fut arrivé avec sa suite, et tout le monde, même les dames qui, toutefois, demeurèrent au deuxième plan, se forma en demi-cercle autour de la roche pour assister à la fin du tiers-an.

Cinq ou six chiens essayèrent alors de le coiffer ; mais d’une seule secousse de sa tête formidable il s’en débarrassa et les envoya au loin ; trois d’entre eux étaient décousus et avaient les entrailles pendantes.

Un souffle puissant accompagné d’un sourd grondement s’exhalait de la poitrine haletante du fauve, faisant pâlir d’effroi les belles amazones et reculer la meute.

D’autres ardennais, qui l’attaquèrent, subirent le même sort que les premiers et le sol était déjà tout rouge de sang sous les pieds de l’animal.

— Allons, il faut en finir, dit le monarque ; – c’est moi qui veux le tirer. Qu’on m’apporte un mousquet.

— Sire ! fit le duc d’Ayen qui était près de lui, – prenez garde ! Vous n’ignorez pas que, lorsqu’il est manqué, le sanglier se jette toujours sur son agresseur.

— Douteriez-vous de mon coup d’œil, duc, repartit Louis avec une certaine suffisance, car il était très bon tireur et en montrait quelque vanité.

— Non, sire ; mais aussi adroit que vous soyez, il se peut cependant que votre balle ne fasse que le blesser, et alors…

— Bah ! bah ! c’est ce que nous allons voir.

M. d’Yauville vint remettre un mousquet tout chargé entre les mains du roi et murmura à son oreille :

— Sire, l’animal n’est pas encore sur ses fins ; prenez garde !

Mais comme le souverain, haussant les épaules, immobilisait sa monture et se disposait à ajuster le tiers-an, un des gentilshommes placés au premier rang du cercle s’approcha de lui.

— Sire, dit-il, – voudriez-vous me faire la grâce de me laisser servir la bête au couteau ?

Louis, qui élevait déjà son arme pour viser, l’abaissa, et se retourna vers son interlocuteur qu’il reconnut pour être le comte de Courtrai, nouvellement arrivé à la cour.

C’était un jeune homme de vingt à vingt-deux ans, d’une charmante figure.

— Que me demandez-vous là, monsieur de Courtrai ? repartit le monarque ; – vous voulez servir la bête au couteau ?

— Oui, sire, si vous le permettez.

— J’en suis fâché, monsieur, mais je ne le permettrai point, déclara le roi. – Ne voyez-vous donc pas ce qu’elle est et à quel terrible adversaire vous auriez affaire ?

— Au contraire, sire, je le vois très bien… et c’est précisément pour cela, ajouta-t-il en baissant la voix, – que je sollicite cette faveur de Votre Majesté.

— Non, comte, encore une fois non, je me le reprocherais toute ma vie ; ce serait vous vouer à une mort certaine.

— C’est une prière que je vous adresse, sire, renouvela le jeune comte, paraissant désolé du refus qui lui était opposé.

— Mais pourquoi tenez-vous donc tant à accomplir cet acte téméraire ? Rien ne vous y oblige pourtant ! s’écria le monarque surpris d’une telle insistance.

À cette question, le visage du gentilhomme se couvrit d’une légère rougeur et, tout troublé, il hésita avant de répondre.

Profitant de son silence, le duc d’Ayen glissa alors quelques mots à l’oreille du roi.

— Ah ! très bien ! très bien ! je comprends maintenant, exclama ce dernier en souriant finement et en regardant le jeune homme d’une façon significative. – Vous voulez lui montrer votre bravoure ?

La rougeur du comte s’accentua.

— Eh bien, soit ! se décida à dire Louis XV après un instant de réflexion, je vous donne licence de faire selon votre désir, quoique cette permission soit une grande imprudence de ma part ; mais, enfin, puisque vous croyez que votre bonheur en dépend…

— Oh ! merci, sire, mille fois merci ! s’écria le jeune homme, dont les traits s’irradièrent.

— Seulement, faites bien attention, lui recommanda le roi : – c’est au défaut de l’épaule que vous devez enfoncer le fer, juste à la partie faible de l’armure, parce qu’ailleurs vous ne feriez que blesser la bête dont le cuir est terriblement résistant, et vous vous mettriez alors dans une très fâcheuse position.

— Je suivrai votre conseil, sire, repartit M. de Courtrai qui avait déjà mis pied à terre, impatient qu’il était de courir sus au redoutable fauve.

Pour comprendre pourquoi le comte de Courtrai avait tant à cœur d’accomplir le haut fait en question, il faut savoir que peu après son entrée à la cour, il était tombé éperdument amoureux d’une jeune personne du nom de mademoiselle de Liermont, fille d’un ancien écuyer de la reine.

Cette demoiselle, belle à ravir et douée de nombreuses qualités morales, avait un travers malheureux : elle était romanesque au possible.

Le hasard ayant mis à sa portée, alors qu’elle était toute jeune, quelques romans de chevalerie, elle s’était, à leur lecture, entièrement faussé l’esprit, et, à l’exemple de don Quichotte, ne rêvait plus que paladins et héros.

Aussi assurait-elle que son cœur n’appartiendrait jamais qu’à un Cid, à un Amadis de Gaule ou à quelque autre personnage de ce genre.

C’est ce qu’elle avait fait entendre à M. de Courtrai, lorsque celui-ci avait osé lui parler de son amour, et ce dont le pauvre gentilhomme avait été désespéré.

Ce n’était point que le courage lui manquât, et il eût été tout disposé à combattre seul contre dix mille Maures, comme le fameux Rodrigue Diaz de Bivar, ou à courir les routes, armé de pied en cap, pour « redresser les torts et protéger les belles », à l’instar de l’illustre chevalier du Lion ; mais, hélas ! le temps n’était plus à de tels exploits, et il ne savait que faire pour devenir un héros.

Or, en voyant le roi prêt à abattre le sanglier d’un coup de feu, une idée lui était venue.

Pourquoi ne le combattrait-il pas, lui, le couteau à la main, ainsi que le faisaient les Nemrods d’autrefois et que certains le faisaient encore quand ils se sentaient assez braves et assez forts pour tenter l’aventure ?

Car si la coutume, maintenant, voulait qu’à l’hallali, on tuât la bête à distance, il arrivait, cependant, que d’audacieux chasseurs ne craignaient pas de l’attaquer avec le fer et, souvent sortaient vainqueurs de la lutte.

M. de Courtrai pensait que cette action, pour n’atteindre point à la hauteur inconcevable de celles des héros de l’Arioste, n’en était pas moins héroïque et contribuerait peut-être à lui gagner le cœur de mademoiselle de Liermont.

D’autant mieux que la jeune fille était là, parmi les amazones, et serait par conséquent témoin du combat.

Sans hésiter, il était donc allé demander au roi l’autorisation de mettre son dessein à exécution.

Nous venons de voir comment Louis XV, après la lui avoir d’abord refusée en raison du péril qu’offrait l’entreprise, avait fini par la lui accorder, une rapide confidence de d’Ayen l’ayant mis au courant de l’amour du comte pour mademoiselle de Liermont et des idées bizarres de celle-ci.

Aussitôt qu’il eût confié son cheval à un valet, M. de Courtrai tira son couteau de chasse et, pénétrant dans l’espace laissé libre entre les chasseurs et le sanglier, s’avança hardiment vers ce dernier.

Les chiens ne cessaient de jeter de furieux aboiements, mais aucun d’eux ne se hasardait plus près du fauve, le sort de leurs camarades leur donnant sans doute à réfléchir.

Le jeune homme écarta la meute et se plaça à trois pas devant le tiers-an, la poignée de son arme solidement assujettie dans sa main droite.

La présence d’un de ses ennemis si près de lui parut redoubler la fureur de l’animal, qui se mit à marteler violemment le sol de ses quatre pieds et à faire « sonner » ses grès avec un bruit retentissant.

M. de Courtrai était un peu pâle, mais sa physionomie n’exprimait nullement la crainte.

L’homme et la bête demeurèrent de la sorte quelques secondes, se mesurant des yeux et prêts à fondre l’un sur l’autre.

Louis XV, à toute éventualité, avait conservé son mousquet ; il avait même fait signe à d’Ayen de sortir un pistolet de ses fontes pour l’aider à défendre le comte dans le cas où cela serait nécessaire.

Un grand silence s’était fait et on eût entendu une feuille d’arbre remuer.

Les dames, on le conçoit, étaient en proie à une violente émotion.

L’une d’elles surtout, mademoiselle de Liermont, parvenait difficilement à maîtriser son agitation.

Néanmoins, et cela par un sentiment bien féminin, si toute sa personne présentait l’image du plus grand trouble, sur son visage se lisait la satisfaction intime qu’elle éprouvait de voir que, pour lui plaire, un homme n’hésitait pas à risquer sa vie d’une façon aussi téméraire. Car elle avait deviné sans peine la raison qui avait guidé le comte dans sa résolution.

Tout à coup, le jeune homme ayant fait encore un pas en avant, le sanglier s’élança, labourant la terre molle de ses « traces » impatientes, et le chargea avec une impétuosité inouïe.

C’était ce qu’attendait M. de Courtrai. Avec une liberté d’esprit rare dans un pareil moment, il fit un léger saut de biais et, à l’instant où le fauve, emporté en ligne droite par son élan, allait le dépasser, il bondit sur lui et, de toute la vigueur de son bras, le frappa d’un coup de son arme au défaut de l’épaule, comme le lui avait recommandé le roi.

Malheureusement, malgré toute l’attention qu’il avait mise à bien l’atteindre à cet endroit, son couteau porta à faux, et, au lieu de disparaître en entier dans le corps de la bête, ne fit qu’entamer légèrement son cuir épais sans même y pénétrer.

Il n’y a, en effet, à l’épaule du sanglier qu’un espace large comme une pièce de cinq francs où le fer puisse être introduit. Ailleurs l’animal est invulnérable ou à peu près, « l’armure » ou cuir qui recouvre son épaule étant à l’épreuve des couteaux qui s’y émoussent et des balles qui s’y aplatissent.

Or, l’arme du comte n’ayant pas touché exactement au défaut de « l’armure », la pointe avait glissé sur celle-ci et simplement éraflé la peau le long des côtes.

Cependant, pour presque insignifiante que fut la blessure du tiers-an, elle arrêta net sa course et le fit revenir brusquement sur son adversaire.

M. de Courtrai, que ce résultat négatif avait quelque peu désorienté, n’eut pas le temps, cette fois, d’esquiver l’attaque et, culbuté par l’animal furieux, roula sur le sol avec lui.

À cette vue toutes les dames poussèrent des cris d’épouvante ; quelques-unes même se trouvèrent mal.

D’un mouvement instinctif, Louis XV et d’Ayen, le commandant des équipages et le capitaine du vautrait, ainsi que plusieurs autres chasseurs, du reste, qui, par précaution avaient également mis le pistolet au poing, ajustèrent sur le champ le tiers-an, mais d’un même accord, ils se retinrent de faire feu de peur d’atteindre aussi le comte.

L’infortuné jeune homme semblait donc perdu. Tombé la face vers le ciel, il avait sur lui le sanglier qui l’écrasait de son poids, le foulait furieusement et cherchait à lui labourer le corps à coups de boutoir.

Nous disons « cherchait » parce qu’il en était momentanément empêché.

Un bonheur inespéré avait permis au comte de saisir l’animal par ceux-ci et, le péril décuplant ses forces, semblable à Hercule domptant le sanglier d’Érymanthe, il réussissait à maintenir ainsi prisonnière la hure du monstre.

Mais cette situation ne pouvait évidemment se prolonger longtemps, le malheureux jeune homme n’ayant pas les muscles d’acier qui firent la réputation du fils d’Alcmène. Déjà, on voyait mollir ses bras raidis et l’on prévoyait que d’une seconde à l’autre il allait être obligé de rendre la liberté à la terrible bête ; seconde qui devait être pour lui celle de la mort.

Si, encore, la tête du fauve avait été tournée du côté des chasseurs, on aurait pu essayer de le tirer, malgré la crainte qu’on avait d’envoyer une balle au comte ; malheureusement c’était son arrière-train qu’il présentait et, dans cette partie charnue de son individu, les projectiles n’auraient pas eu grand effet.

C’était donc risquer inutilement l’existence du jeune homme.

Quant à exciter les chiens contre lui, il n’y fallait pas songer, M. d’Yauville, s’étant chargé de faire comprendre au maître que, dans le cas bien improbable où ils se prêteraient à cette attaque à bas bruit et sans le secours des trompes, ils ne feraient qu’accroître la rage du fauve en enlevant à M. de Courtrai sa dernière chance de salut.

M. de Labranche, consulté aussi, avait même été plus loin dans ses pronostics funestes, émettant l’avis que la meute, une fois dans le sang, pourrait bien dévorer l’homme en même temps que le fauve.

Par suite, ne savait-on à quoi se résoudre et chacun se désespérait de l’impuissance où il était.

Cinq ou six gentilshommes, cependant, ne pouvant assister de sang-froid à un tel spectacle, se préparaient à aller tenter de dégager le comte, quoi qu’il pût leur en arriver, car ils ne se dissimulaient pas qu’ils s’exposaient à attirer sur eux la fureur du sanglier, lorsqu’une jeune fille, les traits bouleversés, mais qu’un dévouement sublime illuminait, traversa d’un trait le rang des chasseurs, pénétra dans l’enceinte où avait lieu la lutte entre l’homme et la bête et bondissant jusqu’à celle-ci chercha à la repousser de dessus M. de Courtrai.

C’était mademoiselle de Liermont.

En voyant le danger qu’à cause d’elle courait le jeune homme, elle avait soudain été prise d’un désir irrésistible de voler à son aide et, sans se rendre compte de la folie de sa tentative, s’était aussitôt élancée en avant.

Cela avait été fait si rapidement que personne n’avait pu la retenir ni s’opposer à son passage.

En présence de cet acte insensé et qui donnait à supposer que la jeune fille avait perdu l’esprit, tous les chasseurs, sans exception, se précipitèrent à son secours.

Mais avant qu’on ne fût arrivé jusqu’à elle, on vit tout à coup le fauve, qui venait enfin de faire lâcher prise au comte, se retourner de son côté et la charger à son tour.

C’en était fait d’elle inévitablement si, à la vue de M. de Courtrai délivré de son ennemi, et sans paraître se préoccuper de ce dernier, elle ne s’était jetée à genoux près de lui, dans un élan irréfléchi, qui décelait toute la passion qu’elle ressentait maintenant pour le jeune homme.

Ce mouvement lui sauva la vie.

Le sanglier ne fit qu’effleurer sa robe, sans l’atteindre, et au lieu de revenir sur elle comme il l’avait fait pour le comte, profita du désarroi qui régnait dans l’assemblée pour prendre de nouveau la fuite et disparaître dans les fourrés voisins.

Cette scène avait duré à peine deux minutes.

Pour le moment, les gentilshommes ne songèrent pas à reprendre la poursuite de la bête, mademoiselle de Liermont et M. de Courtrai accaparant toute leur attention.

Le comte heureusement n’avait pas eu trop à souffrir du combat qu’il venait de soutenir.

Ayant pu éviter les coups de boutoir, il en était quitte pour quelques meurtrissures que lui avaient faites les pieds du tiers-an à la poitrine et aux jambes. Et ces meurtrissures étaient même de si peu d’importance qu’il lui fut aisé de se relever sans l’aide de personne.

Quant à mademoiselle de Liermont, elle semblait sortir d’un rêve.

Maintenant que la cause qui l’avait fait agir n’existait plus, sa surexcitation tombait et sa conduite lui apparaissait dans toute son étrangeté.

Aussi à mesure qu’elle revenait au sentiment de la réalité, était-elle envahie par une sorte de honte qui lui faisait courber la tête, ainsi qu’une coupable.

Comme les deux jeunes gens se tenaient l’un devant l’autre, ne sachant ni que dire ni que faire, Louis XV s’avança vers eux et s’adressant à la jeune fille :

— Mademoiselle, lui dit-il, – vous vouliez, nous a-t-on dit, n’épouser qu’un héros ; eh bien ! il nous semble que monsieur le comte vient de donner la preuve indubitable qu’il en est un. Ne le croyez-vous pas aussi ? Pour notre part, nous aimons à penser et désirons vivement que tant de bravoure ne reste pas sans récompense : c’est vous dire qu’il nous sera agréable de pouvoir vous nommer bientôt madame la comtesse de Courtrai.

Mademoiselle de Liermont, trop émue pour parler, ne put répondre au roi que par un regard, mais ce regard disait clairement que son espoir ne serait pas déçu.

Le monarque en comprit si bien la signification qu’il prit la main de la jeune fille et la mit incontinent dans celle du comte qui, de nouveau, faillit choir à terre, terrassé cette fois par le bonheur.

Puisque mademoiselle de Liermont avait l’imagination romanesque, être mariée d’aussi étrange façon ne devait certainement pas lui déplaire.

Rarement, on l’avouera, une union s’était faite dans de semblables conditions, et avec moins de banalité.

13. Les Canadiens

— Allons, messieurs, dit alors Louis XV aux gentilshommes, en voyant que les deux jeunes gens paraissaient parfaitement s’entendre, – à présent reprenons notre chasse. C’est la deuxième fois que cette maudite bête nous échappe et il est temps, à mon avis, d’en finir avec elle.

À ces mots, la compagnie se reforma et, laissant M. de Courtrai et mademoiselle de Liermont à leurs amours, sous la garde de quelques dames amies de cette dernière, tout le monde se relança sur la piste du sanglier.

Les veneurs, eux, étaient déjà repartis et, au loin, résonnaient les cors qui sonnaient fanfare.

Le monarque avait hâte de les rejoindre.

Il était piqué au jeu et voulait mener rondement la poursuite.

Un quart d’heure après, ayant de beaucoup distancé le gros des chasseurs dont les chevaux n’avaient pas les qualités du sien, il se trouvait seul avec M. d’Yauville, le commandant des équipages.

— Eh bien ! lui dit-il, – je vois que vous ne vous êtes pas trompé, monsieur : ce tiers-an est un fier matois et il nous montre bien qu’il n’était pas sur ses fins tout à l’heure.

Il parlait encore quand les trompes se mirent à sonner un hourvari.

— Qu’est-ce donc, exclama le roi, – un défaut ?

— Oui, Sire, répondit M. d’Yauville, – le brigand s’est forlongé et nos meilleurs limiers ayant été décousus, les autres n’ont pas eu assez de flair pour suivre la « voie chaude ».

En effet, on voyait la meute, le nez à fleur de sol, courir de droite et de gauche, sans direction déterminée.

— Rapproche, Mirault !

— Rapproche, Finot !

— Rapproche Noirot ! criaient les veneurs chaque fois que les chiens semblaient avoir retrouvé la piste.

— Mort Dieu ? voilà qui est trop fort ! jura le roi. – C’est donc un animal endiablé que ce tiers-an. Comment, il va y avoir tantôt trois heures qu’il nous tient en haleine.

— Je suis tenté de le croire, sire, répondit le commandant des équipages ; – en tout cas, c’est un animal peu ordinaire. Voyez ses « brisées » ; il y a peu de sangliers qui en fassent de pareilles.

Et M. d’Yauville montra au monarque une haie d’épines très épaisse, au milieu de laquelle était un trou large de deux pieds, qui paraissait avoir été fait par le passage d’un formidable boulet de canon.

— Diantre ! repartit Louis XV, – je n’en ai jamais vu en effet d’aussi franches, et c’est miracle que M. de Courtrai ait pu maintenir une telle bête par les boutoirs.

— Moi, cela ne m’étonne point, répliqua d’Ayen qui, en surmenant sa monture, venait d’arriver juste à temps pour entendre le dernier propos du roi ; – le comte avait pour lui le dieu d’amour qui le rendait invincible.

— Ma foi, c’est à présumer, renvoya le monarque, en souriant, – car, entre nous, il l’a échappée belle.

— Ah ! exclama en ce moment le commandant des équipages, – on dirait que le défaut est relevé. Tenez, Sire, voici les chiens qui repartent.

C’était vrai, la meute s’était réunie en peloton et recommençait à filer sous bois.

— Suivons-les, fit Louis XV, qui, joignant l’action à la parole, enleva son cheval et partit au galop.

Tous les gentilshommes qui rejoignaient en ce moment l’imitèrent.

Soudain, à moins d’un quart de lieue, la meute ralentit graduellement son allure, puis bientôt finit par s’arrêter, ayant encore perdu la piste.

Seul, un des chiens de tête, un magnifique lévrier sibérien, continua à pousser en avant à une allure vertigineuse.

Le roi, qui allait faire halte, crut que le lévrier était plus en nez que ses compagnons et prit le parti de le suivre sans s’inquiéter de savoir s’il était accompagné ou non, oubli qui, ainsi qu’on le verra plus loin, eut pour lui des conséquences inattendues.

Mais il avait fort à faire. Le sibérien, avec ses pattes fines aux ressorts d’acier, filait comme une flèche.

Cependant, grâce à son pur sang, il parvenait à le tenir en vue.

Ce qui le surprenait, par exemple, c’était de ne pas le voir chercher la trace et courir la tête haute, comme s’il eût chassé à plume.

— Que diable fait-il là ? se demandait le roi intrigué, – supposerait-il par hasard que le tiers-an s’est réfugié dans un arbre ? Par ma foi, voilà qui paraît plaisant !

Le sibérien qui, il est probable, ne s’occupait guère de ce que pouvait penser de lui le monarque, ne changeait rien à sa façon de courir, si ce n’est qu’il accélérait encore sa vitesse.

Chien et cavalier dévorèrent ainsi plus d’une lieue.

Brusquement le lévrier tourna sur sa gauche, traversa un taillis de bouleaux, puis d’un saut prodigieux alla tomber presque au milieu d’un étang qui dissimulait sa nappe limpide sous une prodigieuse profusion de nénuphars et autres plantes aquatiques.

Le roi eut tout juste le temps de tirer sur la bride de sa monture pour ne pas aller à son tour faire un plongeon au sein de l’onde.

Le pur sang avait déjà le poitrail engagé dans les herbes qui bordaient l’étang.

Pendant qu’il regagnait la terre ferme, le chien se mettait à nager tranquillement en pleine eau sans chercher à atteindre le bord opposé.

Il avait même l’air de goûter un très vif plaisir à cet exercice nautique, allant et venant de-ci de-là, comme s’il faisait une partie de baignade, et ne paraissant pas plus se soucier du tiers-an que d’un cent de noix.

Le roi était stupéfait.

Eh ! quoi ! c’était pour en arriver là qu’il s’était essoufflé à cette course au clocher ?

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Car c’était bien une course au clocher ; il venait de reconnaître l’étang du Clos-Renard, situé un peu à l’ouest de Saint-Léger-en-Yvelines, et s’étonnait d’avoir pu franchir comme un trait et sans s’en douter Pommeraye et le bois de Villeport.

Il se retourna pour voir si quelques-uns des chasseurs n’étaient pas à proximité ; peut-être pourraient-ils lui donner l’explication de cette bizarre excentricité du chien.

Mais il se vit seul, absolument seul, et, aussi loin que sa vue put porter, il ne distingua nulle trace d’être humain.

— Corps-diable ! fit-il, – je n’ai plus pensé que j’étais supérieurement monté et que je devais nécessairement semer tout mon monde en route. Avec leurs bêtes de demi-sang, les seigneurs de ma suite se seront sans doute arrêtés à mi-chemin. Rejoignons-les donc vite, car ils ne doivent pas savoir ce que je suis devenu.

Il revint alors sur ses pas, comprenant un peu tard que le sibérien était un simple fantaisiste qui l’avait dérouté.

Louis XV se trompait en croyant avoir devancé son monde ; aucun des chasseurs ne l’avait suivi à la suite du sibérien.

La raison en était que, s’il ne connaissait pas le lévrier, lui, ceux-ci savaient à quoi s’en tenir sur son compte. Ils n’ignoraient point que le chien, nouvellement incorporé dans le vautrait, n’avait pas encore l’habitude de la chasse et se permettait à tout instant des incartades plus ou moins singulières.

L’une d’elles, celle à laquelle il se livrait le plus souvent, était, vu le don qu’il possédait de sentir l’eau même à une distance très éloignée, de piquer droit vers l’endroit où il s’en trouvait et de prendre un bain qui durait parfois fort longtemps.

Aussi, dès qu’on le voyait se détacher de la meute pour fuir, le nez au vent et la tête vers les nuages, ne doutait-on pas un moment de ce qu’il allait faire.

Il avait senti quelque étang ou quelque ruisseau au loin et courait s’y plonger.

On ne s’en préoccupait donc pas davantage et on attendait patiemment qu’il revînt prendre sa place parmi les autres.

Ce chien, du reste, comme nous venons de le dire, n’était pas encore dressé, et si on s’en servait, c’était plutôt pour entraîner ses camarades par son extraordinaire vélocité que pour relever une piste.

Par suite, lorsqu’on avait vu Louis XV s’élancer derrière lui, personne n’avait-il bougé.

On s’était dit que le monarque, eu égard aux allures du sibérien, ne serait pas long à s’apercevoir de sa méprise et laisserait la bête faire ce que bon lui semblerait.

D’Ayen, cependant, avait bien essayé de le rattraper pour lui expliquer la chose, mais le roi avait eu, en quelques secondes, une si grande avance, qu’il avait dû promptement lâcher pied.

Louis XV reprit donc le chemin qu’il venait de parcourir, ou du moins crut-il le reprendre.

Au bout de vingt minutes, il lui sembla qu’il n’était pas dans la bonne direction.

Quelque rapide qu’eût été sa course, il se rappelait parfaitement avoir traversé plusieurs clairières, tandis que, depuis qu’il s’était remis en route, il avait marché continuellement sous le couvert.

Évidemment il s’était fourvoyé.

Alors, de crainte de s’égarer complètement, il se décida à rétrograder et à revenir à son point de départ.

Il espérait ainsi pouvoir se reconnaître.

Mais vainement chercha-t-il l’étang du Clos-Renard, il lui fut impossible de le retrouver.

Il poussa en avant, en arrière, à droite, à gauche, tout fut inutile : la masse liquide avait disparu.

— Oh ! oh ! se dit-il assez contrarié de se voir dans un pareil isolement, – me voilà dans une situation peu agréable. Sur quels indices me guider pour rejoindre la chasse ? Je ne sais nullement où je suis en cette partie de la forêt.

Il réfléchit un moment, puis ajouta :

— Ma foi, au petit bonheur ; je vais aller droit devant moi. Peut-être le hasard me servira-t-il mieux que mes recherches et mettra-t-il sur ma route quelque paysan bûcheron pour me tirer d’affaire.

Sur ce, il lâcha la bride sur le cou de son cheval et s’abandonna à l’instinct de l’animal.

C’était, à coup sûr, le meilleur parti qu’il avait à prendre.

Malheureusement, le pur sang, en traversant un espace où des arbres avaient été récemment abattus, s’enfonça sous la couronne un fort éclat de bois, qui lui pénétra profondément entre corne et chair, et lui interdit sur-le-champ tout mouvement.

Louis XV s’empressa de quitter la selle pour essayer d’enlever l’éclat. Mais il ne put y parvenir, quelque effort qu’il fît. Il ne réussit qu’à faire jeter au noble animal des hennissements de douleur.

La pauvre bête souffrait tellement qu’elle en tenait son pied levé et n’osait plus le poser à terre.

C’était là le comble de la malechance, car, outre qu’il était égaré en plein bois, il se trouvait désormais sans monture.

De plus, n’étant pas assez cruel pour abandonner le pur sang, il se voyait obligé de s’en constituer le gardien.

Il fit alors appel à toute sa philosophie et ayant fait coucher l’animal blessé, s’assit près de lui, s’en remettant à saint Hubert, son patron momentané, pour le tirer de cette mauvaise passe.

Quoiqu’il fût au plus épais du bois, il comptait bien que la compagnie, ne le voyant pas reparaître, se mettrait à sa recherche et arriverait à un moment quelconque à le découvrir où il était.

Ce n’était donc qu’une question de temps, rien de plus.

Un quart d’heure passa de la sorte.

Soudain, un grand bruit se produisit sur sa gauche et un fourré, semblant inextricable, s’ouvrit, sous une poussée irrésistible, pour livrer passage au sanglier qu’il n’attendait certes plus, et qui, lancé comme un projectile, arriva sur lui en droite ligne.

Le fauve était couvert d’écume et de limon et de sa gueule s’échappait une bave sanguinolente qui maculait le sol de larges plaques rougeâtres.

Le roi fut si fort effrayé de cette apparition inopinée du tiers-an, alors qu’il le supposait bien loin de là, qu’il en demeura cloué sur place, ne pensant même pas à se mettre en défense.

Cependant l’instinct de la conservation finissant par dominer sa stupeur, il courut à ses fontes afin de s’emparer de ses pistolets, jugeant que son couteau de chasse ne serait pas une arme suffisante dans la circonstance.

Mais son trouble était tel qu’il ne pouvait réussir à en saisir la crosse.

L’animal n’était plus qu’à dix pas de lui.

Encore trois secondes et il allait l’atteindre.

Déjà, dans une vision rapide, Louis XV se voyait étendu, sanglant, à terre, la bête lui fouillant le corps à coups de boutoir.

Bien qu’il fût brave, cette mort horrible l’épouvantait et lui faisait dresser les cheveux sur la tête.

Pour ne pas la voir venir, il ferma les yeux.

Tout à coup, au moment où le sanglier allait le culbuter, deux coups de feu presque simultanés retentirent à peu de distance, et le fauve, rejeté hors de la ligne qu’il suivait, passa à côté du roi sans le toucher.

Louis XV, aussi surpris de s’être vu épargné par la redoutable bête que des deux détonations qui venaient de se faire entendre, releva ses paupières qu’il croyait avoir closes pour toujours et aperçut, à soixante ou à soixante-cinq toises de lui, mais arrivant au grand galop de leurs chevaux, trois cavaliers vêtus assez étrangement.

Ils portaient une veste et des culottes de peau tannée et étaient coiffés d’un large bonnet de fourrure enfoncé jusqu’aux sourcils.

Pour chaussures, ils avaient des espèces de brodequins de cuir rouge, sur lesquels retombaient des guêtres, également en cuir et de même nuance, qui leur prenaient toute la partie inférieure de la jambe.

Deux d’entre eux, ceux qui avaient tiré, étaient armés de rifles, carabines au long canon d’acier bruni d’où la fumée sortait encore ; à la hanche gauche de l’un et de l’autre pendait aussi une épée à coquille d’argent oxydé ; le troisième, lui, n’avait pour arme qu’un couteau enfermé dans une gaine retenue à sa ceinture par une chaînette d’acier.

Ce dernier, d’ailleurs, se distinguait de ses compagnons en ce que ses vêtements, quoique semblables aux leurs, paraissaient être d’une coupe plus commune. À la vérité, leur propriétaire seul était cause de cette différence, tant sa gaucherie naturelle contrastait avec la noble aisance des deux autres.

Un coup d’œil suffit au roi pour distinguer tout cela, mais il ne prit pas le loisir d’en voir davantage, préférant reporter son attention sur le sanglier.

Il fallait que les cavaliers fussent des tireurs de première force. En effet, malgré la distance, et bien qu’ils eussent épaulé sans ralentir leur allure, la bête avait été touchée par les deux coups de feu : l’un des projectiles l’avait atteint au bas du poitrail, l’autre lui avait cassé un boutoir et enlevé un morceau de la lèvre inférieure.

Toutefois, aucune de ces blessures n’était mortelle ; elles avaient simplement eu pour effet de rompre son élan et de lui faire faire un saut oblique, saut auquel le monarque devait son salut.

Maintenant l’animal restait immobile et se trouvait placé à égale distance du roi et des inconnus qui, en cavaliers consommés, venaient d’arrêter leurs montures presque sur place.

Le tiers-an semblait étourdi et indécis sur ce qu’il allait faire, mais sa stupeur ne devait pas être de longue durée ; on pouvait le pressentir aux grognements sourds qu’il commençait à pousser.

Les trois nouveaux arrivants mirent prestement pied à terre, et les deux qui étaient munis de rifles, voulant cette fois le tirer à bout portant, pour être sûrs de ne pas le manquer encore, s’avancèrent résolument vers le fauve en rechargeant leurs armes, pendant que leur compagnon, avec lequel ils venaient d’échanger vivement quelques mots, faisait un circuit de façon à tourner le tiers-an et à se rapprocher de Louis XV.

Le sanglier observa d’abord ces dispositions hostiles sans bouger ; mais soudain, comme s’il eût deviné les intentions de ses agresseurs, il fit un brusque tour sur lui-même et reprit à fond de train la direction première, c’est-à-dire revint vers le monarque qui, de nouveau, se trouva en un danger imminent.

À ce moment, l’homme au couteau était encore à six pas du roi.

Calculant alors qu’il n’aurait pas le temps de le joindre pour le défendre contre cette seconde attaque, en deux bonds prodigieux il franchit l’espace qui le séparait de la voie suivie par le sanglier.

Emporté dans sa charge furieuse, l’animal arriva devant lui et allait le dépasser quand, se pliant brusquement et se retenant de son bras droit au pied d’un jeune chêne, l’homme le saisit par une patte.

La secousse fut si terrible que le baliveau se brisa au ras du sol, que le fauve roula dans la poussière et que les os du courageux hercule craquèrent.

Alors sans laisser à son prisonnier le temps de se reconnaître, avec une force digne de Samson, d’une torsion puissante il le retourna d’un seul coup sur le dos, et lui enfonça au même instant son couteau dans la gorge où il l’y fit disparaître jusqu’au manche.

Un énorme jet de sang s’éleva aussitôt en l’air, et le fauve presque décapité se raidit dans une suprême convulsion qui fut son dernier signe d’existence.

— Bravo, Joson ! Bravo ! s’écrièrent ensemble les deux autres étrangers.

— Vous êtes ben honnêtes, nos maîtres, répliqua simplement en guise de remerciement le héros de ce fabuleux trait de vigueur et d’audace.

Après cette réponse qui rappelle au lecteur la singulière façon de parler d’une de ses anciennes connaissances, avons-nous besoin d’ajouter que le vainqueur du tiers-an était bien Joson Miroux ? Le gars breton, en effet, à la suite de ses maîtres, – les deux autres étrangers : le marquis Henri de Lagardère-Nevers et le vicomte Romuald de Dizons, qui s’étaient volontairement exilés, – venait de rentrer en France après une absence de cinq ans.

— Corbleu ! fit à son tour le roi qui était dans l’admiration de ce qu’il venait de voir, – voilà, mon garçon, un exploit qu’Hercule n’eût pas désavoué, car ce sanglier, s’il n’était peut-être point aussi terrible que celui d’Érymanthe, n’en était pas moins fort dangereux, et je te félicite pour la manière dont tu l’as occis.

Joson ne connaissait ni le fils d’Alcmène ni le monstre d’Arcadie auxquels Louis XV faisait allusion : il ne put donc apprécier tout ce qu’avait de flatteur pour lui cette comparaison.

Seulement, voulant répondre au compliment qui la terminait, il repartit en ôtant civilement son bonnet :

— À vot’ service, m’sieu ; la chose n’était pas ben ardue, sans mentir qu’est péché, et si l’occasion se r’présente, d’avec l’agrément d’ nos maîtres, j’ pourrai core vous prêter m’ n’aide un brin !

— Merci, mon garçon, dit le roi, que la naïveté et surtout le souhait du Breton firent sourire, – mais je ne tiens pas à faire une nouvelle expérience de ta force et de ton courage dans une circonstance semblable.

Henri et Romuald avaient achevé de s’avancer ; ils ne furent pas peu étonnés de reconnaître le roi dans ce personnage perdu au milieu des bois. Promptement, ils se découvrirent, et restant à quelque distance du monarque, attendirent par déférence qu’il leur adressât le premier la parole.

Malgré leur étrange et exotique costume, Louis XV vit tout de suite qu’il avait devant lui des gens de qualité.

— Messieurs, leur dit-il, – je vous rends mille grâces d’être survenus si à propos pour me sauver la vie. Puis-je savoir à qui je suis redevable d’un tel service ?

— Sire, répondit Romuald en s’inclinant, – les désirs de Votre Majesté sont des ordres. Nous nous nommons, mon ami, le marquis de Saint-Laurent et moi le vicomte de Montréal.

— Vous me connaissez ? fit Louis XV surpris de s’entendre donner son titre par ceux qu’il prenait pour des étrangers, car rien sur lui, si ce n’étaient la richesse de ses habits et quelques particularités connues seulement de son entourage, ne décelait sa haute qualité.

— Oui, sire, répliqua Henri, – attendu qu’il y a quelques années, lors d’un voyage que nous fîmes en France, nous avons habité Paris et avons eu l’occasion de vous voir en des circonstances… qui ont gravé d’une façon ineffaçable votre image en notre cœur.

— Ah ! Lesquelles donc ? Vous êtes sans doute venus à la Cour ?

Henri allait peut-être laisser échapper une parole imprudente, lorsque Romuald s’empressa de répondre :

— N’en déplaise à Votre Majesté, nous n’avons jamais eu cet honneur. Mais mon ami veut parler de cérémonies publiques auxquelles vous avez assisté, ce qui nous a permis de vous apercevoir à plusieurs reprises.

— Je comprends. Et vous n’êtes pas Français alors ?

— Pardon, sire, très français, au contraire.

— Il me semblait, d’après ce que vous disiez, que vous étiez étrangers.

— Nous le sommes, en effet, mais Français néanmoins.

— Comment cela ?

— Nous sommes Canadiens.

— Ah ! bon, je m’explique à présent ce costume et la facilité que vous avez à parler notre langue… Eh bien ! monsieur de Montréal et monsieur de Saint-Laurent, ajouta le monarque avec beaucoup d’amabilité, – je serai fort aise de causer avec vous du Canada, cette seconde France si lointaine ; j’en serai d’autant plus charmé qu’il ne me parvient sur lui que de rares et évasifs renseignements.

— Sire, murmura Romuald avec fermeté et une pointe de tristesse, – la Nouvelle-France a perdu son nom. Elle n’est plus notre colonie depuis cinq ans.

— Ah ! c’est vrai, j’oubliais, murmura naïvement Louis XV.

— Cependant, poursuivit le vicomte, – malgré le traité signé par Votre Majesté et malgré l’Anglais, le cœur des fidèles Canadiens est resté le même et nous sommes d’autant plus heureux du désir que vous venez d’exprimer, sire, que notre présence en France n’avait précisément d’autre but que de venir vous entretenir des affaires de notre pays dont, hélas ! – pardonnez-nous de nous exprimer ainsi – vous ignorez probablement la première partie.

— Parbleu ! cela ne m’étonnerait point. Mais que se passe-t-il donc là-bas ? Vous ne paraissez pas être porteurs de bonnes nouvelles ?

— Ce sujet, sire, ne saurait faire l’objet d’une conversation de quelques instants et, si vous le permettez, nous oserons solliciter de vous une audience pour en parler avec tout le soin et l’étendue qu’il comporte.

— Messieurs, cette audience vous est accordée d’avance et vous n’aurez qu’à vous présenter à Versailles pour être aussitôt reçus par nous.

— Sire, nous vous en sommes profondément reconnaissants.

— Et maintenant, messieurs, un dernier service. Je me suis égaré dans cette forêt et ai laissé loin de moi une compagnie assez nombreuse avec laquelle je chassais. Ne l’auriez-vous point rencontrée sur votre chemin et ne pourriez-vous me guider vers elle ?

— Vous êtes jusqu’à ce moment, sire, la seule personne que nous ayons rencontrée dans ce bois et cela, même, par le plus grand des hasards, car nous allions passer sans vous voir si votre cheval, en poussant un hennissement, ne nous eût révélé votre présence.

C’est alors que, vous apercevant, nous nous disposions à nous diriger vers vous, quand nous vîmes ce sanglier vous charger à outrance. Nous n’eûmes que le temps de glisser une balle dans le canon de notre rifle et de faire feu, au jugé pour ainsi dire ; d’où vient que nous n’avons fait que blesser la bête, au lieu de la tuer.

— C’en a été assez, toutefois, pour que je ne fusse pas culbuté et éventré par elle et, de nouveau, je vous rends grâces de votre miraculeuse intervention dont, croyez-le, je saurai me souvenir.

— Ce garçon a plus mérité que nous de la reconnaissance de Votre Majesté, dit Romuald en désignant Joson.

— Plus, non, mais autant, je l’avoue, et je saurai l’en récompenser.

Puis tirant sa bourse et se tournant vers le Breton, le roi ajouta :

— En attendant que je puisse faire mieux, mon ami, voici toujours un faible acompte sur la dette que j’ai contractée envers toi. Le reste viendra plus tard.

Mais loin de s’avancer pour saisir la bourse qui lui était présentée, Joson fit un pas en arrière, en même temps qu’il devenait rouge comme une pivoine.

— Eh bien ! dit Louis XV étonné de le voir si peu empressé à accepter son cadeau, – qui t’empêche de prendre cet or ?

— M’sieu le rouè, puisque vous l’êtes, à c’ qui paraît, répartit le gars avec une certaine dignité et une franchise de langage qu’excusait son manque complet d’éducation, – vous m’ faites offense en voulant m’ payer d’ l’affaire. Si j’ai eu la chance d’ saigner c’te bête avant que n’ait pu vous bouter, y faut m’ laisser d’entier l’ plaisir que j’en ai et n’ point me l’ moindrir en m’ baillant des écus. Pour vrai, là, c’est pas ben.

— Tudieu ! exclama le monarque qui ne songea pas un instant à s’offenser de la liberté de cette réplique, – voilà un désintéressement rare et je t’en fais tous mes compliments, mon garçon. Refuser l’or du roi de France n’est pas chose commune et je n’hésite pas à dire que tu es le seul, jusqu’à présent, à qui ce soit arrivé.

Puis aux deux jeunes gens, en remettant sa bourse dans son habit.

— Messieurs, recevez mes félicitations pour avoir à votre service un si brave cœur. Il serait à souhaiter que beaucoup de gentilshommes que je connais eussent sa noblesse de caractère.

Henri et Romuald s’inclinèrent.

À ce moment le son de plusieurs cors se fit entendre au loin, se rapprochant graduellement de l’endroit où était le roi.

Bientôt, même, on put apercevoir, à une grande distance encore, il est vrai, des chasseurs qui, disposés en ligne de battue, s’avançaient vivement.

— Enfin, s’écria Louis XV, – voici mes compagnons ; avant peu ils vont être ici. Puisque le hasard nous a réunis, messieurs, voulez-vous me faire le plaisir de rester avec eux ? Vous seriez mes hôtes jusqu’à la fin de la journée.

À cette proposition, Henri et Romuald échangèrent un regard embarrassé.

— Sire, répondit le vicomte après un instant de silence, – c’est avec un bien vif regret que nous nous voyons obligés de décliner le grand honneur que vous daignez nous faire ; mais ayant marché toute la nuit ainsi qu’une partie de la matinée, nous sommes brisés de fatigue et aspirons à prendre du repos dès notre arrivée à Paris. Permettez-nous donc de continuer notre voyage sans délai.

— J’aurais été très heureux, messieurs de pouvoir vous garder, jusqu’au soir en ma compagnie. Néanmoins, en présence des raisons que vous faites valoir pour refuser mon offre, je n’aurai pas la cruauté d’insister davantage. D’ailleurs, il est convenu que nous ne devons pas être longtemps sans nous voir. Souvenez-vous que je vous attends au premier jour à Versailles.

— Nous n’aurons garde de l’oublier, sire, attendu que, comme nous l’avons fait connaître à Votre Majesté, nous sommes venus exprès en France pour la mettre au courant de ce qui se passe au Canada.

— C’est juste. À bientôt donc, messieurs.

— À bientôt, sire.

Et les deux jeunes gens, suivis de Joson, se remirent sur-le-champ en selle, puis s’éloignèrent précipitamment.

Comme ils venaient de disparaître, les chasseurs aperçurent le roi qui se dirigeait de leur côté et accoururent vers lui.

D’Ayen était à leur tête.

— Ah ! sire, s’écria-t-il avec une émotion non feinte, car il avait pour Louis XV une réelle affection, – dans quelles angoisses vous nous avez mis. Voici une heure que nous battons le bois en tous sens, en proie à une mortelle inquiétude et nous demandant ce que vous pouviez être devenu.

— Ma foi, mon cher d’Ayen, répliqua Louis, – il s’en est fallu de bien peu que vous ne me retrouviez qu’à l’état de cadavre.

— Grand Dieu ! sire, que nous apprenez-vous là ? fit le duc effrayé.

— Venez, et vous allez voir que ce que je dis est la pure vérité, repartit le monarque en entraînant d’Ayen et les autres gentilshommes vers l’endroit où gisait le sanglier égorgé.

— Eh ! quoi ! exclama le duc en apercevant celui-ci, – vous avez forcé et abattu seul le tiers-an ?

» Ah ! Sire, ajouta-t-il en se préparant à couvrir le souverain d’éloges, – voilà qui est bien digne de Votre Majesté et qui montre de quel courage elle est…

Mais Louis XV, l’interrompant :

— Arrêtez ! d’Ayen, lui dit-il ; – je ne mérite en rien les louanges que vous vous disposez à me décerner. Je n’ai ni forcé ni abattu l’animal ; c’est lui, au contraire, qui pendant que j’étais stationnaire près de mon cheval blessé, m’a chargé avec furie au moment où je m’y attendais le moins et a failli me culbuter comme M. de Courtrai avant que j’aie pu me mettre en défense.

— C’est pourtant vous qui l’avez tué, sire ?

— Nullement.

Et le monarque raconta ce qui venait de se passer.

Tous les chasseurs félicitèrent Louis XV d’avoir échappé à un si grand danger, puis s’extasièrent sur la façon dont Joson avait « servi » le sanglier. Aucun d’eux ne se sentait la force d’exécuter une semblable prouesse.

— Nous regrettons fort, dit d’Ayen, – que le marquis de Saint-Laurent et le vicomte de Montréal n’aient pas cru devoir demeurer avec nous ; nous n’aurions jamais pu assez les remercier de nous avoir conservé Votre Majesté. Mais puisqu’ils doivent venir à Versailles, nous les retrouverons et ils ne perdront rien pour attendre.

La chasse était terminée.

Une nouvelle monture fut donnée à Louis XV, – la sienne, bien qu’on fût parvenu à la débarrasser de l’éclat de bois, souffrant encore trop pour le porter – et l’on rejoignit le gros de la compagnie, où l’aventure arrivée au souverain fut, comme on le pense, l’objet de maints commentaires.

Inutile de dire que les deux gentilshommes canadiens tinrent une grande place parmi ces commentaires ; et tout le monde, les dames surtout, déplora beaucoup leur départ.

D’après les dehors flatteurs sous lesquels Louis XV les avait présentés, elles eussent été charmées de faire connaissance avec eux.

Toutefois elles se consolèrent en apprenant qu’elles auraient probablement occasion de les voir lors de leur visite au roi.

14. Une rencontre mouvementée

Quand Henri et Romuald s’étaient embarqués pour l’Amérique, ils n’avaient pas de projets bien arrêtés.

Ils voulaient uniquement mettre entre eux et la France la plus grande distance possible.

Aussi, toujours suivis de Joson, avaient-ils pris place sur le premier navire en partance pour le nouveau monde et qui se trouvait faire voile pour Terre-Neuve.

Arrivés à destination au bout de deux mois de navigation – car, alors, il fallait tout autant de temps pour accomplir ce trajet qu’on fait aujourd’hui en moins de douze jours – arrivés là, disons-nous, ils commencèrent seulement à réfléchir au genre de vie qu’ils allaient mener dorénavant.

La grande île américaine n’offrait guère de ressources à des Européens. Sauf à l’époque où avaient lieu les grandes pêches sur ses côtes elle était, le reste de l’année, pour ainsi dire déserte.

Après n’avoir pas tardé à reconnaître que ce n’était point là qu’ils devaient se fixer ils se décidèrent à passer sur le continent dont ils n’étaient séparés que par le détroit de Belle-Île.

Ils s’embarquèrent à la pointe de Quirpont sur un lourd caboteur du golfe, franchirent le canal du Labrador et remontèrent le Saint-Laurent jusqu’à l’embouchure de la rivière Saint-John, sur les bords de laquelle était une petite ville, port d’attache du caboteur. Là, ils débarquèrent. Ils se trouvaient alors dans le Bas-Canada, à soixante-quinze lieues environ de Québec.

Henri et Romuald résolurent de gagner cette ville en suivant, par crainte de s’égarer, les bords verdoyants du grand fleuve.

Mais, à mesure qu’ils approchaient de la ville fondée par Jacques Cartier et qui doit son nom, dit-on, à l’exclamation : quel bec ! exclamation par laquelle les premiers Français qui le virent, saluèrent le promontoire en forme de pointe sur lequel est construite la cité, nos deux jeunes gens remarquaient partout une effervescence, une surexcitation extraordinaires.

Ils s’informèrent et apprirent que cet état de troubles était le résultat du traité de février 1763, lequel en cédant notre colonie aux Anglais, avait naturellement placé sous la domination britannique toute la population française qui y résidait.

Or, nos nationaux, qui avaient si vaillamment défendu le sol canadien contre l’envahisseur, ne voulaient pas se soumettre à cette domination et faisaient, au contraire, tout ce qui était en leur pouvoir pour s’y soustraire.

De là, des luttes perpétuelles entre eux et les fils d’Albion, qui amenaient souvent de part et d’autre des sanglantes représailles.

Le cœur est transporté d’enthousiasme au récit de la guerre héroïque que soutinrent contre les Anglais les Canadiens de la Nouvelle-France.

C’était en 1759. Une flotte portant 10 000 hommes de débarquement et 18 000 d’équipage venait d’être dirigée sur Québec, sous les ordres du général Wolf. Le général Amberst longeait le lac George à la tête de 12 000 hommes ; puis les généraux Prideaux et William Johnston, ayant 12 000 miliciens sous leurs ordres, remontaient le lac Ontario vers Montréal.

L’Angleterre mettait donc en mouvement cette force formidable de 52 000 hommes pour réduire un pays n’ayant que 5 000 soldats de garnison et à peine 15 000 hommes en état de porter les armes.

Il est vrai que ces troupes étaient sous les ordres du marquis de Montcalm, un héros !

Il s’ensuivit une sanglante guerre où Montcalm trouva la mort.

MM. de Vaudreuil et de Lévis s’acharnèrent à garder à la mère-patrie cette terre généreuse, de laquelle celle-ci se souciait si médiocrement et à la tête des régiments français décimés, ils tinrent encore longtemps la campagne…

On comprendra de quel poids devait peser à ces géants la domination britannique.

Il faut convenir que Louis XV avait été bien mal inspiré en signant ce fameux traité.

Le Canada nous appartenait depuis près de deux cents ans et sa conquête avait coûté assez de sang français pour que les nôtres crussent avoir le droit de le posséder en propre.

D’ailleurs, fait à noter, les sauvages eux-mêmes étaient pour nous et refusaient d’accueillir leurs nouveaux maîtres.

Cependant, ces derniers se trouvant en nombre, on était obligé de se plier à leur gouvernement, à moins de se retirer dans les terres où il devenait plus facile d’échapper à celui-ci.

Ceux qui craignaient de voir leurs richesses passer aux mains des « ennemis », tel était le nom que l’on donnait aux Anglais, émigrèrent aux Antilles.

Mais beaucoup préférèrent perdre leur fortune que de quitter le sol qui les avait vus naître et luttèrent de toutes leurs forces pour conserver leur indépendance.

Ils voulaient rester Français, malgré la France.

C’est grâce à eux que, en dépit de l’oppression de la Grande-Bretagne et après cent quarante ans écoulés, il y a encore là-bas un noyau de Canadiens qui parlent notre langue, pratiquent notre religion et suivent nos traditions nationales.

Henri et Romuald furent grandement affligés en constatant un pareil état de choses, et ils furent pris d’une immense pitié pour leurs infortunés compatriotes.

Quelques milliers de ces braves s’étaient réfugiés à Ottawa, territoire situé aux environs de Montréal, où ils se défendaient de leur mieux contre les Anglais qui s’efforçaient de les dompter et de les astreindre à leurs mœurs et coutumes.

Les deux amis se mirent avec eux et leur prêtèrent un secours utile, les encourageant et leur faisant espérer que leur situation ne manquerait pas de changer un jour.

— Assurément, leur disaient-ils ; – on ignore en France ce qui se passe ici et les maux qui vous accablent, sans quoi, le roi, nous en sommes convaincus, prendrait des mesures énergiques pour faire cesser les tribulations et les vexations de toute sorte dont vous êtes victimes.

Qui sait, même, s’il ne réussirait pas à rompre ce traité qui vous a causé tant de préjudice et enlevé à notre nation une de ses plus belles colonies ?

Ces paroles consolatrices réchauffaient le cœur des Canadiens et les faisaient persévérer dans leur idée de demeurer Français.

Seulement, de quelle façon informer Louis XV de tout cela ?

Les rapports qu’on lui avait envoyés à ce sujet, ou avaient été interceptés par les Anglais, ou s’étaient perdus en route, ou même, s’ils lui étaient parvenus, avaient été lus par ses ministres d’un œil indifférent.

Il aurait fallu que quelques-uns de ces malheureux se dévouassent pour aller trouver le roi et lui faire de vive voix le récit des souffrances qu’ils enduraient.

Mais aucun d’eux n’osait entreprendre un pareil voyage.

Quant à Henri et à Romuald, cela leur était totalement impossible, – pour le moment, du moins, – vu les raisons qui les avaient forcés à s’expatrier.

Près de cinq ans s’écoulèrent de la sorte sans qu’une amélioration survînt dans la triste situation des Canadiens.

Enfin, un jour, les deux jeunes gens, après s’être longuement consultés l’un l’autre, prirent le parti de se rendre en France, pour exposer au roi les griefs de leurs amis et tâcher d’obtenir de lui qu’il les prît sous sa sauvegarde.

Ils pensaient, maintenant, que leur personne avait subi un assez grand changement physique pour qu’on ne les reconnût pas et qu’ils pussent sans crainte se donner la qualité d’étrangers.

Cette résolution fut accueillie avec enthousiasme par les Canadiens qui voyaient en eux leurs sauveurs.

L’instant du départ arrivé, ceux-ci leur dirent :

— Nous mettons tout notre espoir en vous. Que le souverain jette sur nous un œil pitoyable, et ne nous laisse pas dans une semblable misère.

» Faites-lui bien comprendre que nous sommes Français, que nous voulons continuer à l’être et que ce n’est pas un trait de plume qui peut arracher de notre cœur l’amour que nous avons pour la mère-patrie.

Les jeunes gens s’engagèrent par serment à faire tout ce qui dépendait d’eux pour amener le roi à les protéger contre les Anglais, ajoutant qu’ils considéraient leur mission comme sacrée et ne se livreraient à aucune autre occupation avant de l’avoir accomplie.

En effet, aussitôt qu’ils eurent débarqué en France, ils s’acheminèrent en toute hâte vers Paris.

Ils avaient convenu de s’appeler : Henri, le marquis de Saint-Laurent, du nom d’un des plus grands fleuves du Canada, et Romuald, le vicomte de Montréal, du nom de la ville où passe ce fleuve et qu’ils avaient habitée à plusieurs reprises.

Ils ne se trompaient point en se croyant méconnaissables.

De deux adolescents qu’ils étaient cinq ans auparavant, ils étaient devenus deux hommes faits, à haute et fière mine.

Puis, au lieu de ces nuances blanches et roses qui s’épanouissaient jadis sur leur visage, ils avaient maintenant un teint chaud et bronzé qui les faisait ressembler à de véritables « bushmen ou coureurs des bois » dont, au surplus, ils portaient presque le costume.

Il eût donc été bien difficile de découvrir en eux les deux ex-prisonniers du Grand-Châtelet.

Joson lui-même n’était plus le Joson d’autrefois. Il avait également subi l’influence du climat américain et ses bonnes grosses joues rouges comme des pommes à cidre s’étaient transformées en se couvrant d’une forte couche de bistre.

Jusqu’à ses longs cheveux jaunes qui avaient pris un ton moins filasse et avaient des velléités de passer pour châtains.

Il s’en fallait que les deux amis fussent à présent aussi riches qu’au départ.

De leurs cinquante mille livres en or des frères Seguin, ils ne possédaient plus que peu de chose.

À part ce qu’ils avaient dû dépenser pour eux, ce qui ne formait qu’une somme relativement modique, le reste leur avait servi à faire du bien à ceux de leurs compagnons qui se trouvaient dans le dénuement, exauçant ainsi le vœu des deux Jansénistes qui, on s’en souvient, avaient souhaité que leur trésor tombât entre des mains qui sussent en faire bon usage.

Mais dépourvus de besoins comme ils l’étaient, le peu qu’ils en avaient gardé devait suffire largement à leur existence jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus à se procurer de nouveaux subsides ; ce à quoi ils allaient s’employer pendant leur séjour à Paris.

Marchant à grandes étapes et ne se reposant que juste le temps de récupérer leurs forces, ils n’avaient mis que six jours pour venir de Saint-Nazaire, leur lieu d’atterrissage, à Condé, où ils étaient arrivés au matin et qu’ils avaient quitté vers onze heures pour gagner Paris par Saint-Léger-en-Yvelines, Essarts-le-Roi, le Mesnil, Trappes et Versailles.

Nous avons vu par quel heureux hasard, en traversant le Clos-Renard, ils étaient survenus si opportunément pour sauver le roi de la fureur du sanglier.

La bonne aubaine qu’ils avaient eue là leur faisait bien augurer du résultat de leur ambassade.

Sans qu’ils songeassent, cela va de soi, à se targuer de cette action pour obtenir du monarque ce qu’ils désiraient, ils pensaient néanmoins que celui-ci les écouterait avec plus de bienveillance et d’attention que s’ils s’étaient présentés à lui comme deux inconnus.

On pourrait s’étonner que, désirant entrer aussi avant que possible dans les bonnes grâces de Louis XV, ils eussent refusé la gracieuse invitation qu’il leur avait faite de demeurer le reste de la journée en sa compagnie.

À cela il y avait une raison majeure, dans laquelle la fatigue qu’ils avaient alléguée n’était pour rien.

Cette raison était d’arriver à Paris, pour savoir ce qui s’y était passé pendant leur absence et d’avoir des nouvelles de ceux qu’ils y avaient laissés. Car, vu l’existence qu’ils avaient menée au Canada, ils en étaient restés complètement privés, ce dont ils avaient grandement souffert chacun : Henri ne cessant de songer au duc et à la duchesse de Nevers, ainsi qu’à sa chère petite Blanche ; Romuald à celle qu’il aimait d’amour, Louise Moutier, cette si douce enfant dont il avait dû se séparer, alors que, de par l’assentiment de l’abbesse de Picpus, elle était devenue sa fiancée.

Après avoir pris congé du roi, ils s’étaient donc éloignés rapidement afin de ne pas être en butte à la curiosité des chasseurs et d’éviter de leur part une foule de questions plus ou moins oiseuses qui les eussent retardés encore.

Ils allaient un peu à l’aventure, sur de simples indications qu’on leur avait données à leur dernière étape.

Ils attendaient, pour s’orienter, d’être sortis de la forêt.

Au bout d’une demi-heure de marche ils aboutirent à un petit sentier qui paraissait se diriger vers l’orée de cette dernière.

Ils le suivirent pour reposer leurs montures qui commençaient à être lasses de marcher en plein bois.

Ils pensaient y être aussi isolés que sous le couvert.

Mais, soudain, à un tournant, ils aperçurent devant eux, à une courte distance, deux piétons qui, bras dessus, bras dessous, cheminaient paisiblement, venant de leur côté.

C’étaient deux vieillards : l’un grand et sec, l’autre de taille moyenne et légèrement obèse.

Une longue rouillarde qui pendait à leur flanc et dont l’extrémité du fourreau éraflait le sol, indiquait au premier coup d’œil qu’ils étaient gens d’épée.

À l’aspect des trois cavaliers, ils redressèrent vivement leur échine que courbait l’âge et prirent une attitude martiale.

On voyait qu’ils voulaient paraître encore gaillards et déguiser les outrages que les années avaient infligés à leur personne.

Tout de suite, dès qu’ils furent à même de distinguer leurs traits, Henri et Romuald tressaillirent.

Parbleu, ils ne pouvaient pas s’y tromper, ils reconnaissaient parfaitement ces deux piétons bien qu’ils ne les eussent pas vus depuis cinq ans… et deux noms leur vinrent aux lèvres en même temps :

— Cocardasse ! Passepoil ! firent-ils presque simultanément à mi-voix.

La rencontre était bizarre.

Que diable faisaient-ils seuls ainsi tous les deux dans la forêt de Rambouillet ?

Le Gascon et le Normand, car c’était bien eux, arrivés à hauteur des cavaliers allaient se ranger pour leur faire place, tout en examinant leur costume qui semblait les intriguer, quand Henri et Romuald, après s’être parlé bas un instant, mirent leurs chevaux en travers du sentier et crièrent ensemble :

— On ne passe pas !

— Pécaïré ! Qu’est-ce ? fit Cocardasse qui non moins que Passepoil fut stupéfait de cette singulière manœuvre qu’il ne s’expliquait pas. – Vous nous barrez la route ?

— Tout simplement, répondit Henri.

— Mais que veut dire ? reprit le Gascon qui déjà fronçait les sourcils. – Si c’est une farce que vous nous faites là, jeunes gensses, nous vous prévenons que mon pétit prévôt et moi ne sommes point d’humeur à la supporter. Or donc, cessez la vitement, sinon, Verdiou ! Pétronille elle se chargera de vous mettre hors du chemin.

— C’est ce que je voudrais bien voir ! lança Henri d’un air de bravade et en ayant toutes les peines du monde à garder son sérieux.

— Capédédiou ! jura le vieux maître d’armes, – vous osez défier Cocardasse junior ! Hé donc ! on va rire !… Pied à terre, pitchoun, pied à terre rondement. Vous allez faire un brin causette avec la jolie fille que voilà, ajouta-t-il en tirant sa rouillarde qu’il montra complaisamment au marquis.

— Pardon, messieurs, dit à ce moment Passepoil en ôtant poliment son chapeau, – c’est une affaire que vous nous cherchez, n’est-ce pas ?

— Mon Dieu oui, répliqua Romuald.

— À quel propos ? Nous ne nous connaissons ni les uns les autres.

— C’est vrai, repartit le vicomte – seulement, mon ami et moi, qui sommes étrangers comme vous pouvez le constater et venons de débarquer en France, avons juré de croiser le fer avec les deux premiers traîneurs de rapières que nous aurions l’avantage de rencontrer, afin de juger de la méthode française dont on nous a fait de grands éloges. Or, il se fait que c’est vous qui êtes ces deux premiers-là. Vous comprenez donc que nous ne pouvons vous laisser passer sans nous mesurer avec vous.

— Ventre de biche ! répliqua Passepoil, – cette raison en vaut une autre et je suis, dès lors, tout entier à votre service…

Quand vous voudrez, mon jeune maître, continua-t-il en se mettant en garde.

Cocardasse et Henri avaient déjà croisé le fer.

Si les jeunes gens se permettaient cette plaisanterie envers les deux prévôts, c’est que maintenant ils n’étaient plus si pressés d’atteindre la capitale.

Ils pensaient bien que ceux-ci seraient en mesure de leur fournir tous les renseignements qu’ils désiraient avoir sur les êtres aimés dont ils étaient depuis si longtemps éloignés ; d’autant plus que c’était à eux qu’ils comptaient s’adresser une fois à Paris.

Toutefois, ils avaient provoqué cet incident pour savoir jusqu’à quel point ils pouvaient faire fonds sur le changement qui s’était opéré en eux.

Si les deux maîtres d’armes ne les devinaient point en les voyant d’aussi près, eux qui les avaient fréquentés intimement autrefois, car le vicomte avait également été un assidu de la salle d’escrime située au chevet du Petit-Châtelet, si, disons-nous, ils passaient pour étrangers vis-à-vis d’eux, ils n’avaient plus à craindre d’être reconnus par qui que ce fût.

Sans avoir un jeu aussi brillant que le marquis, M. de Dizons n’en était pas moins une excellente lame.

Par suite, ne courait-il aucun danger en tenant tête à Passepoil.

Les deux couples s’étaient mis à ferrailler à quelques pas l’un de l’autre, tandis que Joson, qui n’était pas dans le secret de « ses patrons », ouvrait des yeux comme des lucarnes à la vue de ce combat inattendu.

Il s’était reculé à quatre ou cinq toises de là, avec les montures.

Ce n’était pas qu’il eût peur, non certes ; la façon dont il avait tué le sanglier en témoignait suffisamment ; mais l’épée n’avait jamais été son affaire.

Pour se battre contre ses semblables, lui n’employait jamais que le bâton, les poings ou la tête, avec lesquels il obtenait, le cas échéant, des résultats merveilleux.

Ces dards luisants et acérés le déroutaient.

— Bon pour les bêtes, le fer, disait-il, – mais non pour les chrétiens.

Et comme il ignorait la cause de ce combat et ne croyait point les jeunes gens capables d’avoir entamé la querelle, il pensait encore :

— C’t’y permis d’ s’entrelarder de même, mon Dieu donc ! qué malheur ! sans mentir.

Cocardasse, afin d’être plus à l’aise, avait jeté bas son chapeau et ragaillardi de se voir la rapière au poing en face d’un « béjaune » auquel il se promettait de tailler quelques croupières, fanfaronnait avec une verve endiablée.

— Pécaïre ! jeunes gensses, gouaillait-il, – pour une chance, c’en est une vraie que vous avez eue là de nous accointer, le pétit et moi, à l’effet de vous faire juger de la méthode française. Nous allons vous en servir quelques passes dont vous nous ferez compliment, ver !

Puis à Passepoil :

— Amable ! ma caillou, soigne gentiment ton pitchoun ; en douceur, tu sais, en douceur, comme je fais pour le mien… Une tirette de rouget de ci, de là, pas autre, hein ?

Henri, voulant s’amuser un instant à ses dépens, faisait semblant de n’être que d’une force médiocre, et se laissait même parfois effleurer par son fer, dont cinq ou six marques légères s’apercevaient déjà sur sa veste ; ce qui réjouissait fort le vieux prévôt, ou plutôt, paraissait fort le réjouir car, à part lui, il était assez étonné de voir que sa pointe se trouvait toujours arrêtée au moment où elle allait pénétrer dans le vêtement de son adversaire.

Mais, plus gascon que jamais, l’âge ayant encore accru son gasconisme – qu’on nous permette ce néologisme, – il pensait, par la gaieté qu’il montrait, faire croire à ce dernier que ce résultat le satisfaisait pleinement.

Ce n’étaient point là, cependant, les « tirettes de rouget » dont il parlait.

Comme il venait une seconde fois d’égratigner la veste du marquis, il s’exclama victorieusement :

— Té ! encore une touche, jeune homme ; et bien placée, celle-là : juste au bréchet. Hein ! tout de même, si l’on voulait être méchant et enfoncer un tantinet.

— Si l’on pouvait, rectifia Henri doucement.

— Ver ! il se gausse, le mignoun ! Dites un peu, aimable jouvenceau, avez-vous, le hasard faisant, ouï parler de Cocardasse… Cocardasse junior ?

— Jamais.

— Jamais ? Té ! mon bon, c’est que vous venez de l’autre bout de la terre sûrement ?

— À peu près.

— En cé cas, ça ne m’étonne plus, parce qu’il n’y a que là où il n’est point connu… et encore ! Pour lors, apprenez, pitchoun, que Cocardasse junior, malgré les septante et cinq ans qu’il compte à l’heure sonnante, il n’a point son pareil pour manier la brette, que ce soit en France, à l’étranger… ou même ailleurs.

— Ah bah !

— Eh donc ! c’est comme je vous le dis, gente garçonnet. Est-ce vrai, Amable ?

— Absolument vrai, mon illustre ami, répondit Passepoil, – absolument vrai ; nous n’avons nos pareils nulle part.

— Le pétit en fait l’aveu. Voyez que je ne vous fais point une menterie, reprit le Gascon, qui sembla ne pas remarquer le pluriel dont s’était servi son compère. – Or donc, vivadiou ! sachez que ce Cocardasse, le premier maître en faits d’armes du monde, celui qui n’a jamais pu être touché par quiconque, soit en salle, soit sur le terrain, où il s’est aligné des fois et des fois, il est en ce moment devant vous, en personne même.

Disant cela le vieillard cambra son torse et releva la tête dans un mouvement plein d’orgueil, s’attendant évidemment à ce que son adversaire demeurât pétrifié d’admiration.

Mais, à son extrême surprise, celui-ci ne parut nullement ébloui de se trouver en présence d’un personnage tel que lui et se contenta de répondre :

— Cela est un grand honneur pour moi, mons Cocardasse. Ainsi, vous n’avez jamais été touché par personne ?

— Jamais, capédédious ! et c’est pourquoi je disais que vous vous gaussiez en soutenant que ma pointe ne pouvait aller plus loin que votre habit, car si oncques ne me touche, Pétronille touche tout le monde, elle.

— Mon bon ami, il ne faut pas faire notre réputation plus grande qu’elle n’est réellement, intervint Passepoil qui tenait, décidément, à parler pour deux. – Tu sais bien qu’il y a – et pas très loin d’ici – quelqu’un de plus fort que nous.

— Eh ! oui, le sais, Amable, mais ce quelqu’un-là ne compte pas, vu que, lorsqu’il a le fer en main, ce n’est plus un homme : c’est un éclair, un éblouissement, un tonnerre qui éclate et vous foudroie avant seulement qu’on ait eu le temps de dire : gracias !

— Ça, c’est la vérité. On dirait un tourbillon, une trombe qui fond sur vous, et vous enveloppe, repartit Amable.

— Et vous nommez ce maître des maîtres ? demanda Henri d’une voix émue.

Cocardasse rompit d’un pas et répondit en saluant de sa lame :

— Le sergent Belle-Épée !

Jamais il n’avait pu appeler Philippe autrement.

— Le duc de Lagardère-Nevers, prononça de son côté Passepoil avec respect et en imitant le double mouvement de son compagnon.

— Alors, lui est invincible ? questionna encore le marquis.

— Oh ! oui, répliqua le Normand. – Il n’y avait qu’un seul homme – un seul, vous entendez – qui pût supporter le choc de sa lame et, parfois, même, remporter la victoire… Malheureusement !…

Amable laissa sa phrase en suspens et poussa un gros soupir, auquel fit écho le Gascon.

— Malheureusement quoi ? interrogea le marquis.

Les deux vieux prévôts gardèrent le silence, mais leur physionomie prit une expression douloureuse.

Le marquis n’insista pas, et reprit :

— Pour être invincible comme il l’était, le duc de Nevers avait sans doute un coup particulier ?

— Ver ! je vous crois ; et un joli, même.

— Lequel donc ?

— Lequel ? Té, au fait, vais vous le montrer. Ne le décoche pas à sa manière, pour sûr, sans quoi serais aussi fort que lui. Toutefois, vous allez en avoir bellement idée.

» Gardez-vous bien, jeune homme, ajouta le Gascon ; – jusqu’à ce temps n’avons fait que muser et finasser de l’espadon, mais maintenant ça va être sérieux. La courante va commencer et si vous me trouvez la parade à cette botte, ne veux plus m’appeler Cocardasse de mon nom.

— Et si je trouvais la riposte ?

— La riposte ? mordioux ! exclama le vieux prévôt qui crut avoir mal entendu. – Pitchoun, vous mériteriez que je vous fasse payer cher votre prétention outrecuidante. Sachez qu’il n’y a que deux hommes sur terre qui la connaissent cette riposte.

— Et ces deux hommes sont ?

— Belle-Épée… et l’autre dont nous parlions tout à l’heure.

— Ah ! eh bien ! voyons un peu ce coup si curieux ?

Comme l’avait dit Cocardasse, jusqu’alors Henri et lui n’avaient fait qu’escarmoucher, tout en tenant la conversation que nous venons de rapporter ; mais, à partir de ce moment, le combat prit une autre tournure.

Le Gascon commença à faire quelques passes habiles dans l’intention de déconcerter le marquis, tandis que celui-ci, cessant de feindre, se mettait à jouer serré.

— Attention ! cria soudain Cocardasse, qui, croyant l’instant venu de lancer sa fameuse botte, en ennemi généreux, prévenait son adversaire. – Attention ! voilà le coup… y êtes-vous ?

— J’y suis, répondit le marquis.

— Ver ! exclama le vieux maître avec émotion et en rompant ; – as-tu entendu, Amable ? Me semble que le jeune homme il vient de prononcer ces mots comme notre Petit-Parisien !

Puis, revenant sur son adversaire avec la rapidité de la foudre, il cria !

— Hé donc, parez pour lors… Une, deusse…

— Et trois !… acheva Henri qui, d’un lié plus prompt que la pensée, enveloppa la rapière du vieux prévôt, la rejeta avec une force irrésistible à un pied hors de la ligne où elle était et, se fendant à fond, alla lui planter sa pointe juste entre les deux sourcils, où elle ne lui fit, inutile de le dire, qu’une piqûre insignifiante.

15. La reconnaissance

Le mouvement avait été exécuté avec une telle promptitude et une telle adresse que notre Gascon n’avait pas eu le temps de voir l’éclair fulgurant de l’acier qu’il était déjà touché.

Alors, de même que vingt-trois ans auparavant, sur la route de Dendermonde, et dans des circonstances identiques, il pivota sur ses talons, tout étourdi, avec mille étincelles devant les yeux.

Cette fois, par exemple, sa stupéfaction fut si profonde qu’au lieu de lâcher, comme il l’avait fait jadis, dans les dites circonstances, une kyrielle ininterrompue de jurons, il demeura muet, semblant frappé de la foudre.

Passepoil s’en était arrêté net, non moins abasourdi que son digne ami, et sans songer à parer un coup de tierce que venait de lui octroyer M. de Dizons, lequel coup faillit le traverser d’outre en outre.

La plaisanterie avait pris fin et pendant les dix minutes qu’avait duré la lutte, aucun des deux prévôts n’avait eu le moindre soupçon de l’identité des jeunes gens.

Ces derniers n’en demandaient pas davantage.

Au bout d’un instant, Cocardasse revint à sa position première et se prit à considérer le marquis comme s’il eût eu devant lui un être surnaturel ; ce que faisait pareillement Passepoil depuis un moment, déjà.

Henri et Romuald à présent, la pointe de leur épée en terre, souriaient aux vieux maîtres d’armes, attendant qu’ils revinssent de leur étonnement et se décidassent à les reconnaître.

Mais ceux-ci ne paraissaient pas prêts de sortir de la stupeur où ils étaient plongés.

Évidemment, dans ce qui venait de se passer, il y avait quelque chose qui perturbait leur entendement.

Voyant cela, Henri se décida à brusquer le dénouement de la situation.

— Eh bien ! maître Cocardasse, dit-il au Gascon, – n’affirmiez-vous pas que deux hommes seulement connaissaient la riposte à votre coup secret, qu’on appelle, si je ne me trompe, « la botte de Nevers ? »

— Oui, deux… deux seulement… balbutia le vieillard encore mal remis de son émotion.

— Mais, alors, si l’un de ces deux hommes est le duc Philippe de Lagardère-Nevers, je suis donc l’autre, moi ?… Et si je le suis, cet autre, vous devez me connaître, je pense ?

— Ah ! sandiéous ! s’écria tout à coup Cocardasse, qui sembla galvanisé. – Eh ! quoi, c’est vous le pétit… mon pétit Henri qui êtes là, devant nous ?

— Allons donc, vous y avez mis le temps, pardieu, oui, c’est moi Henri de Lagardère…

— Miladious de miladious ! est-ce possible ? Sûrement je rêve… oui, sûrement… fit le vieillard qui doutait de ses sens.

— Bonne Vierge ! exclama à son tour Passepoil. – Moi aussi, certainement, moi aussi…

— Eh ! non, vous ne rêvez ni l’un ni l’autre, mes bons maîtres, reprit le marquis. – C’est bien M. de Dizons et moi qui sommes là en face de vous. Examinez-nous avec attention et, quoique nous ayons beaucoup changé depuis notre départ, je suis sûr que pourtant vous n’en finirez pas moins par nous reconnaître.

Et les jeunes gens vinrent se placer tout près des deux maîtres qui, à la fin, durent se convaincre qu’ils se trouvaient réellement en présence des deux ex-prisonniers du Châtelet.

Alors, les pauvres vieux, qui avaient pour Henri une affection quasi paternelle, se mirent à pleurer de joie et l’embrassèrent à plusieurs reprises ; caresses que celui-ci leur rendit avec effusion.

M. de Dizons, lui, n’avait point droit aux mêmes marques de tendresse ; néanmoins, Cocardasse et Passepoil ne se firent pas faute de lui témoigner tout le plaisir qu’ils avaient à le revoir.

Quand, enfin, les épanchements se furent un peu calmés de part et d’autre, on passa au chapitre des interrogations.

— Mon père, ma mère, Blanche, que deviennent-ils ? demanda tout d’abord Henri.

— Se portent bien, répondit le Gascon ; – mais, les pauvres ! ils ont eu le cœur fendu lorsqu’ils ont appris votre fuite.

— J’aurais cru, au contraire, qu’ils nous auraient approuvés.

— Approuvés ! dit Passepoil ; – et comment le pouvaient-ils, puisque le matin même qui a suivi la nuit où vous vous êtes sauvés, monsieur le duc votre père apportait au prévôt votre grâce signée de la propre main du roi.

— Notre grâce ! firent ensemble Henri et Romuald stupéfaits.

— Eh ! oui, à tous les deux, avec ordre de vous mettre en liberté sur-le-champ.

— Dieu ! si nous avions su ! s’écria le marquis ; – nous qui nous sommes enfuis pour ne pas aller en place de Grève et laisser planer l’obscurité sur l’affaire de la rue Saint-Médéric.

— C’est bien ce dont se sont doutés monsieur le duc et madame la duchesse quand ils ont connu les propos que vous avait tenus votre geôlier, repartit Amable ; – car le gredin a dû avouer de quelle façon il vous avait traités et comment il s’était amusé à vous torturer en vous faisant croire que vous alliez subir le supplice réservé aux régicides.

— Le misérable ! dit le vicomte, – il aurait mérité une correction exemplaire.

— Té ! il l’a reçue, la racaille !… répliqua Cocardasse. – Sitôt que le prévôt l’a eu jeté dehors le Châtelet comme malpropre, l’avons cherché, Amable et moi, et après l’avoir déniché de dans un cabaret, en train d’ingurgiter un broc de marc, sommes tombés sur lui à coups de bottes et de ceinturons…

— Auxquels nous avions oublié d’ôter la boucle, remarqua Passepoil.

— Sûrement que nous avions oublié. Ah ! verdiou ! Fallait l’ouïr chanter le couquin ! Quelle musique ! Demi-heure durant lui avons tanné la basane de la sorte et mieux que corroyeur n’eût pu faire, vous prie de le croire.

— Ensuite de quoi nous l’avons quitté en lui promettant une séance pareille, chaque fois que nous nous trouverions en face de sa vilaine figure.

— Malheureusement, n’avons pu tenir notre promesse. Paraît que le cuir lui brûlait tellement, après cette petite exécution, que, pour se soulager, il en a avalé d’affilée quatre ou cinq pintes de marc qui l’ont mis roide sur le flanc. Il a fallu le porter à la voirie avant la fin de la journée.

— Ma foi, le chenapan ne méritait guère mieux, conclut Henri.

» Mais, demanda-t-il de nouveau, – mes parents continuent-ils à habiter Paris ?

— Non, monsieur le marquis, répondit Passepoil. – Monsieur et madame la duchesse se sont retirés dans une propriété qu’ils ont achetée aux environs de Fontainebleau. Ils n’avaient plus aucun goût pour le séjour de la capitale qui leur rappelait de trop tristes événements. Ils seraient bien allés résider en Lorraine dans leur château, mais les troubles qui existent actuellement là-bas ne le leur ont pas permis.

— Et mademoiselle Moutier, interrogea à son tour M. de Dizons, – pouvez-vous me donner de ses nouvelles ?

En posant cette question qui lui brûlait les lèvres depuis un instant, le jeune homme fut pris d’une vive émotion.

Qu’allait-on lui apprendre sur Louise ?

L’abbesse de Picpus n’aurait-elle pas, en son absence et ne sachant ce qu’il était devenu, uni sa pupille à quelque autre prétendant ?

Celle-ci, d’ailleurs, ne se serait-elle pas elle-même lassée de l’attendre ?

Cette double hypothèse n’avait rien d’impossible.

Mais il fut bien vite rassuré.

— Mademoiselle Moutier est toujours au couvent de Picpus, lui fit savoir Passepoil. – Assez fréquemment elle va passer quelques semaines près de mademoiselle Blanche ; elle y est même en ce moment. De sorte que vous pourrez la voir en accompagnant M. le marquis à Fontainebleau, où il vous est facile d’arriver ce soir.

Ces derniers mots du prévôt rappelèrent soudain aux jeunes gens dans quel but ils étaient revenus en France et le serment qu’ils avaient fait de ne pas disposer de leur temps avant d’avoir obtenu de Louis XV la promesse de protéger leurs compagnons du Canada.

Or, s’ils se rendaient à Fontainebleau dès à présent, leur mission en serait nécessairement retardée d’un jour ou deux, peut-être de plus, même. C’est ce qu’ils ne voulaient point, quel que fût leur ardent désir de se trouver auprès des êtres qui leur étaient chers.

Ils expliquèrent alors leurs projets aux deux vieillards, en leur faisant connaître quelle avait été leur vie depuis leur départ de Paris et la tâche qu’ils s’étaient imposée.

— L’idée est généreuse, dit Cocardasse, – mais cela il n’empêche point d’allonger le pied jusque chez votre auteur, monsieur Henri.

— Si, repartit le marquis, – attendu que quoi que nous fissions, nous y serions certainement retenus plus longtemps que nous ne le voudrions, moi surtout.

— Pour lors, c’est donc nous qui allons lui annoncer la bonne nouvelle, ainsi qu’à dame Olympe.

— Non pas, ni vous ni d’autres ; car si mon père, ce dont je suis assuré, se rendait volontiers à la raison qui nous dicte notre conduite, ma mère, elle, eu égard à l’épreuve que subit son amour maternel depuis cinq ans, se froisserait sans doute de ce qu’elle prendrait pour une négligence de ma part.

— Té ! il y a un moyen : ne le disons qu’à votre père.

— Qui à coup sûr n’aurait pas assez d’empire sur lui-même pour cacher sa joie à la duchesse, laquelle ne tarderait pas, de la sorte, à apprendre également notre retour ; ce qui serait tout comme si vous l’en aviez informée en personne.

» Il est donc préférable, voyez-vous, mes vieux amis, de le leur laisser ignorer aussi bien à l’un qu’à l’autre, jusqu’à ce que nous en ayons terminé avec le roi au sujet des affaires du Canada.

— Sera-ce long ?

— Nous voulons nous présenter au monarque demain. Ce n’est donc guère qu’un retard de vingt-quatre heures dans notre arrivée à Fontainebleau… à moins qu’il ne se produise des complications inattendues, ce qui est peu probable.

— En ce cas, comme il vous plaira, messieurs, dit Passepoil. – Ah ! ventre de biche ! ajouta-t-il avec regret, – nous aurions été cependant bien heureux de la commission.

— Je le comprends, mes amis, mais je vous le répète, c’est impossible. Nous vous demandons, même, de nous garder entièrement le secret et de ne faire part à qui que ce soit de notre rencontre. Nous le promettez-vous ?

— Ver ! faut bien, puisque vous le voulez, répliqua Cocardasse.

— À qui que ce soit, vous entendez ?

— N’ayez crainte, monsieur le marquis, assura le Normand, – nous vous jurons que personne ne le saura.

— Bien, nous savons que nous pouvons compter sur votre parole. Nous allons donc nous séparer pour aller chacun de notre côté et, aussitôt le dos tourné, c’est convenu, nous ne nous connaissons plus jusqu’à nouvel ordre.

— Parfaitement convenu. Et où vous rendez-vous de ce pas ? interrogea Passepoil.

— À Versailles, afin d’être demain au lever du roi et de pouvoir causer avec lui avant qu’il ne soit pris par les affaires de l’État…

» Mais au fait, vous-mêmes, où donc alliez-vous par-là ? il me semble que vous êtes bien loin du Petit-Châtelet.

— Oui, un peu loin. Que voulez-vous, c’est dame Mathurine qui a jugé bon de l’envoyer à distance.

— L’envoyer ! Qui ?

— Le pétit, pardiou !

— Le petit ! quel petit ? du diable si je sais de quoi vous parlez !

— C’est vrai, fit Passepoil, – nous oubliions de vous dire que Boniface a un rejeton.

— Par exemple ! Boniface a fait souche ?

— Eh oui : pécaïre ! Amable et moi sommes grands-pères à présent.

— Pas possible ! Il est marié ?

— Hélas ! soupira le Normand, – je lui avais pourtant donné de bons conseils.

— Comment, à près de cinquante ans ? Il est donc fou ?

— J’en ai peur, monsieur le marquis.

— Té, cinquante ans, c’est le moment où l’on commence à connaître l’amour, émit Cocardasse. – Moi, ça ne m’est venu qu’à cet âge… et ça me dure encore.

— Et quand a-t-il fait cette…

— Bêtise ? acheva Amable. – Il y aura tantôt deux ans.

— Ma foi, voilà une surprise à laquelle je ne m’attendais guère.

— Ni moi non plus, ajouta M. de Dizons. – C’est d’autant plus singulier que je me souviens, lorsque j’allais à sa salle, l’avoir souvent entendu dire que le mariage n’était pas de son goût et qu’il resterait toujours célibataire.

— Oui, il n’avait pas encore perdu la tête, alors, et j’espérais qu’il continuerait à demeurer dans ces bonnes dispositions. Mais, un jour, sa mère lui a amené une jeunesse, une payse, et lui a dit : « Voilà une femme pour toi, mon gars ; tu vas me faire le plaisir de l’épouser et te dépêcher sans barguigner. » Et il l’a épousée.

— Bah ! comme cela, tout de go ?

— Las oui.

— Elle était, ou plutôt, elle est donc bien belle ?

— Oh non, bonne Vierge ! au contraire. Elle a le nez camus, les yeux bigles et une jambe plus courte que l’autre.

— De fait, elle ne ressemble guère à dame Mathurine, glissa Cocardasse. – Elle, vivadious ! c’est la Vénus sortant de l’onde humide.

— Ouais ! une Vénus de soixante-huit ans ! exclama le Normand avec aigreur.

— L’âge n’y fait rien, ingrat !

— Et l’ampleur, mon noble ami ? Mathurine pèse bien deux cents !

— Bagasse ! pétit, son amour il n’en a que plus de poids !

— Mais enfin, pourquoi Boniface a-t-il épousé un pareil laideron ? questionna de nouveau Henri.

— Pourquoi ? D’abord parce que sa mère l’a voulu, ensuite parce que ce laideron avait les poches pleines d’écus. Alors, vous comprenez, ça l’a décidé.

— Ah bien, en ce cas, ça ne m’étonne plus.

— Au moins, est-il heureux dans son ménage ?

Passepoil secoua la tête, puis répondit :

— Pas plus que moi, le pauvre fieu. Sa femme prend exemple sur la mienne et commence à taper ferme.

— Si elle a la main aussi douce que dame Mathurine, il est dans le ciel, le couquinasse ! émit le Gascon avec componction.

— Ces petits tracas matrimoniaux n’ont cependant pas empêché la venue d’un poupon, dit le vicomte. – Et l’enfant est en nourrice par ici ?

— Il est à la ferme des Basses-Masures, sous le bois de Villeport, et nous nous y rendions quand vous nous avez rencontrés. Tous les mois, nous faisons, mon illustre ami et moi, une petite excursion semblable. C’est toujours ça de gagné sur le temps que nous sommes obligés de passer à la maison.

— Ça de perdu, tu veux dire, Amable.

— Eh bien ! reprit Henri, – dès que nous serons libres, nous irons rendre visite à M. et Mme Boniface. Nous serons bien aises de faire connaissance avec celle-ci. Sur ce quittons-nous…

» Ah ! j’y songe, ajouta-t-il, – nous ne vous avons pas présenté un excellent garçon à qui nous sommes redevables de bien des choses.

Puis, au Breton qui était resté immobile à la même place, ne comprenant plus rien du tout à ce qu’il voyait, c’est-à-dire à cette entente si cordiale après le combat qui venait d’avoir lieu :

— Joson, lui cria-t-il, – approche un peu dire bonjour à ces messieurs.

Le gars descendit de cheval et s’avança.

— C’est un Canadien ? demanda naïvement Cocardasse.

— Un Canadien de Quimperlé, en Bretagne, repartit en riant M. de Dizons. – Nous n’avons pas le temps de vous raconter son histoire à présent mais vous la connaîtrez bientôt et vous verrez qu’elle n’est pas banale.

— Vous pouvez lui serrer la main sans crainte, dit Henri aux deux prévôts ; – c’est celle d’un brave et loyal ami.

— Topez là, garçon, firent d’un même mouvement les deux vieillards en tendant chacun leur dextre à Joson qui y laissa tomber la sienne en disant :

— Vous êtes ben honnêtes, m’sieurs. Si vous êtes en bon accord avec nos maîtres, vous l’ serez pareillement d’ même avec moi, parce que voyez-vous, faudrait pas tant seulement leu toucher un cheveu, dà. Et tout à l’heure, quand vous étiez en train d’ vous bouter d’avec eux, y s’en est fallu d’ peu que j’ vous fasse un mauvais parti : c’est vérité vraie !

— Vraiment ! dit Passepoil. – Tu joues donc aussi de la pointe, toi ?

— Non, répondit le marquis, – il n’a jamais su tenir la poignée d’une épée, lui. Mais il n’a pas besoin de cela pour savoir se défendre : sa force lui suffit. Il vous prend un homme par le col et la ceinture et vous le casse sur son genou comme une latte.

— Té ! c’est donc un hercule ?

— Tout simplement, répliqua Henri. – Voulez-vous qu’il vous donne un échantillon de sa vigueur ?… Tiens, Joson, tu vois ce baliveau qui se trouve à dix pas de nous dans le milieu du sentier ? Il nous gêne pour passer ; enlève-le donc.

— J’y vas, not’ maître.

L’arbre que désignait le marquis était un jeune ormeau au tronc gros comme le bas de la jambe et à la ramure déjà forte.

Joson se dirigea vers lui et, quand il fut auprès, courba son corps râblé, l’entoura de ses bras presque à la base puis se redressa lentement.

On vit alors peu à peu les racines de l’ormeau émerger de terre, ramenant avec elles une lourde masse d’humus.

Comme plusieurs d’entre elles s’étaient étendues à une assez grande distance et retenaient encore l’arbre au sol, le Breton donna une brusque secousse qui les brisa net et dégagea entièrement celui-ci.

Après quoi notre gars fit retomber la masse d’humus dans le trou qui venait de se former, puis jeter l’ormeau au loin dans les taillis.

Cette opération ne lui avait pas coûté plus de peine qu’il eût eu à arracher une simple rave.

— V’là qu’est fait, dit-il, en revenant vers les quatre hommes. – De c’te façon nous pourrons passer à l’aise.

— Sandiéous ! pitchoun, lança Cocardasse, émerveillé ainsi que Passepoil de cette vigueur vraiment herculéenne, – avec les petits moyens que vous possédez il est malheureux que vous ne connaissiez pas le maniement de la brette. Quelle lame vous feriez, bondiou !

Le Normand demanda :

— Comment voudrais-tu qu’il se servît d’une brette, mon digne ami ? Elle pèserait moins qu’une plume dans sa main. Ce serait une hallebarde qu’il lui faudrait.

— Oui, plutôt, repartit M. de Dizons, – et, même serait-ce encore un peu léger.

— Voyons, dit Henri – maintenant, il faut décidément nous séparer. Nous avons hâte d’être arrivés à Versailles pour prendre du repos et nous préparer ensuite à notre entrevue de demain avec le roi.

» Donc, au revoir, mes vieux amis, et à bientôt.

» Surtout, nous vous le recommandons une dernière fois, silence absolu sur notre rencontre.

— Soyez tranquille, monsieur le marquis, assura Amable, – c’est comme si nous avions un bâillon.

Là-dessus, les trois voyageurs serrèrent cordialement la main aux deux prévôts et les quittèrent.

16. Le cordelier

Henri et Romuald, n’ayant plus de raisons à présent pour aller à Paris, puisqu’ils avaient appris par Cocardasse ce qu’ils désiraient savoir, s’étaient, ainsi qu’on l’a vu, résolus à s’arrêter à Versailles.

Ils firent leur entrée dans la ville royale vers le milieu de la journée, et, commençant à être réellement fatigués, cherchèrent aussitôt un gîte.

Comme ils erraient de rue en rue, de carrefour en carrefour, ne sachant trop où prendre pied, ils finirent par se trouver à l’extrémité d’une grande avenue, sur un des côtés de laquelle se voyait une hôtellerie, dont l’enseigne attira immédiatement leurs regards.

Cette hôtellerie était celle de La Cloche Fendue, dont nous avons parlé précédemment.

— Tiens ! exclama le marquis, – l’endroit où nous nous sommes battus, il y a cinq ans, avec cette bande de vauriens conduite par le misérable qui avait enlevé Blanche. Vous souvenez-vous, Romuald ?

— Certes, je me souviens.

— Si nous nous y installions ?

— Je ne vois pas ce qui nous en empêcherait.

— Installons-nous-y, alors.

Les jeunes gens s’avancèrent vers la porte et frappèrent.

L’hôtelier parut presque à l’instant.

Henri et Romuald le reconnurent tout de suite.

C’était Gérôme Pichard.

Lui, ne les reconnut point. Du reste, après l’épreuve qu’ils avaient faite avec les deux vieux maîtres d’armes, ils étaient assurés d’être pris désormais pour des étrangers.

— L’ami, dit monsieur de Dizons au bonhomme, nous voudrions loger chez vous un jour ou deux ; est-ce possible ?

— Très possible, messieurs, répondit celui-ci, – j’ai tout ce qu’il faut pour vous recevoir.

— Eh bien ! nous sommes vos hôtes. Faites soigner nos chevaux qui sont harassés, servez-nous un repas quelconque et conduisez-nous ensuite à nos chambres.

— Bien, messieurs.

— Ayez soin de nous mettre tous les trois à côté l’un de l’autre, recommanda Henri ; – nous désirons avoir ce garçon près de nous.

Et de la main, il désigna Joson.

— Je vais vous donner trois chambres contiguës, répliqua Gérôme ; – seulement je serais obligé, messieurs, à celui d’entre vous qui occupera celle du milieu, de ne pas faire trop de bruit, attendu que juste au-dessus est une malheureuse femme qui est en train de trépasser.

— Ah ! vous avez quelqu’un de malade ici ? demanda le vicomte.

— De malade n’est pas tout à fait le mot, vu que les coups de couteau ne peuvent guère passer pour une maladie.

— Comment, les coups de couteau ! La personne en question a été assassinée ?

— Oui, et celui qui l’a frappée n’y a pas été de main morte ; ses blessures sont horribles.

— Sait-on qui a commis ce crime ?

— Non, pas encore ! Cette femme a été trouvée ce matin devant ma porte, étendue dans une mare de sang et complètement privée de sentiment. C’est un gentilhomme, monsieur le baron de Posen, que plusieurs fois j’ai eu l’honneur de voir s’arrêter chez moi, qui, passant par là de très bonne heure, l’a aperçue et l’a transportée ici.

— Et elle n’a pas repris connaissance depuis ?

— Si, il y a deux heures, elle est revenue à elle ; monsieur le baron a alors essayé de l’interroger au sujet de ce qui lui était arrivé et lui a demandé, notamment, si elle connaissait son assassin ; mais elle s’est absolument refusée à parler.

— Voilà qui est étrange, remarqua le marquis.

— C’est en effet assez bizarre, ajouta Romuald. – Et ce monsieur de Posen est sans doute près d’elle en ce moment ?

— Non ; sur sa demande, il vient d’aller lui chercher un confesseur. Elle se sent perdue, paraît-il, et tient à ne pas mourir sans les secours de la religion.

» Mais, messieurs, continua l’hôtelier, – permettez-moi de ne pas appuyer davantage sur cette affaire dont le récit n’a rien de bien agréable pour vous et veuillez vous donner la peine d’entrer.

Les deux jeunes gens pénétrèrent alors dans l’hôtellerie et allèrent prendre place à une table placée près d’une fenêtre donnant sur le dehors pendant que Joson allait conduire les montures à l’écurie.

Ils étaient là depuis dix minutes environ, attendant qu’on leur servît de quoi se restaurer, quand entrèrent à leur tour, dans l’établissement, un vieux gentilhomme accompagné d’un moine cordelier dont la tête était recouverte par son capuce.

Le vieux gentilhomme avait une physionomie fine et expressive, qu’éclairaient deux yeux perçants, abrités sous des sourcils touffus qui les cachaient à demi.

Dès les premiers pas dans la salle de l’hôtellerie, il aperçut les deux jeunes gens qu’il enveloppa aussitôt d’un regard investigateur.

Soudain, après les avoir dévisagés un instant, un éclair s’alluma dans ses prunelles et une expression d’extrême surprise se peignit sur ses traits.

Mais les deux amis s’étant pris à le considérer de leur côté, il éteignit vivement la flamme de ses prunelles et rendit à sa physionomie son aspect habituel.

Suivi du cordelier, dont on ne distinguait que le bas du visage, le haut étant masqué par le capuce, il traversa vivement la salle commune, et, ayant gagné un petit escalier situé au fond de la pièce, en gravit les degrés avec lui.

Au bout d’un moment le vieux gentilhomme redescendait seul et venait s’installer à une table voisine de celle où étaient Henri et Romuald.

À cet instant, rentrait Gérôme Pichard apportant une majestueuse omelette aux flancs dorés et au fumet des plus appétissants, qu’il déposa devant les jeunes gens.

— Voici toujours de quoi commencer, messieurs, dit l’hôtelier. – Je viens de mettre à la broche un râble de lièvre qui fera suite à ce plat. Si cela ne vous suffisait point, j’ai en réserve un pâté de venaison qui compléterait parfaitement votre repas.

— Ma foi, mon brave homme, repartit Henri, – il est probable que le pâté ne sera pas de trop, car la longue route que nous avons faite dans la matinée nous a donné un appétit de tous les diables.

Joson fit son entrée sur ces mots.

— Les bêtes sont torchonnées, nos maîtres, dit-il – et on leu sert leu picotin.

— Eh bien ! mets-toi là, Joson, et fais comme nous ; ton estomac doit être aussi vide que le nôtre !

— Pour ça, trétou, c’est la vérité vraie, j’ons un trou là-dedans qu’on dirait quasiment un puits.

En même temps il s’appliqua un si rude coup de poing sur la poitrine qu’elle en sonna comme un tambour.

Puis, sans se faire prier davantage, il s’assit auprès de ses « patrons » et se mit en devoir de combler le puits en question.

Les deux amis et le Breton ne mentaient point en disant qu’ils étaient affamés.

Les plats qu’on leur apportait ne faisaient que paraître et disparaître comme par enchantement.

Joson semblait avoir de la peine à se rassasier. Il ne mangeait pas, il dévorait ; et, à un moment, l’hôtelier en vint à craindre que son garde-manger ne fût pas suffisamment pourvu.

Pendant que tous trois se trouvaient ainsi occupés, le vieux gentilhomme qui, disons-le tout de suite, était M. Hélouin alias le baron de Posen, continuait, sans en avoir l’air, à examiner avec soin Henri et Romuald.

Quand Gérôme Pichard eut fini de servir ceux-ci, il alla à lui.

— Je demande pardon à monsieur le baron de ne pas m’être encore enquis de ce qu’il désirait, mais jusqu’à présent j’ai été tellement pris par ces messieurs…

— J’ai vu, maître Gérôme, répondit M. Hélouin. – D’ailleurs, il n’y a aucun mal, puisque je n’ai besoin de rien. Je reste ici simplement pour attendre le révérend père cordelier que je viens de conduire près de cette femme là-haut et qui doit entendre sa confession.

— Elle est toujours dans un état aussi désespéré ? demanda l’hôtelier.

— Toujours : elle baisse à vue d’œil.

— C’est tout de même bien singulier, cette affaire, monsieur le baron.

— Oui, comme vous le dites, c’est assez singulier, quoique pour moi…

Mais M. Hélouin n’acheva pas sa pensée.

— Et les autorités, ont-elles été prévenues ? questionna de nouveau Gérôme Pichard.

— Non, pas encore, je ne les préviendrai qu’après le départ du confesseur… Précisément le voici.

En effet, le moine descendait l’escalier.

Une fois dans la salle, il chercha des yeux le baron et, l’ayant aperçu, alla s’asseoir près de lui.

— Eh bien ! lui demanda M. Hélouin à voix basse, – a-t-elle fait connaître le nom de son meurtrier ?

— Oui, répondit le cordelier sur le même ton.

— Sous le sceau de la confession ?

— Non. Elle voulait d’abord qu’il en fût ainsi, mais, sur mes instances, elle m’a autorisé à le révéler, de même que le motif qui avait poussé le misérable à l’assassiner.

— Alors, vous pouvez m’instruire à ce sujet ?

— Certainement. Cette malheureuse est bien la personne que vous aviez crû reconnaître, malgré les affreuses blessures qu’elle a à la face et qui la défigurent à moitié.

— Ah ! Je ne me trompais pas : c’est bien Thérèse Vignon, la nécromancienne du Pont-au-Double ?

— Elle-même. Cette malheureuse, dis-je, m’a d’abord avoué les nombreux forfaits qu’elle a commis dans sa petite maison du bord de l’eau – ceci, par exemple, pour être gardé par le confesseur – puis elle en est venue ensuite au crime dont elle a été victime. Son assassin n’est autre que cet Alcide Rigobert qui a perpétré autrefois, avec elle, le double rapt du couvent de Picpus.

— J’en avais soupçon, repartit M. Hélouin.

— Voici ce qui se serait passé, reprit le cordelier. – Vous savez, sans doute, que tous deux avaient été amants jadis et s’étaient quittés ; elle, pour exercer plus librement sa profession de tireuse de cartes ; lui, pour entrer au service de maître Lebel, ce pourvoyeur d’odalisques du harem royal, à l’époque où le Parc-aux-Cerfs existait.

— Je sais cela, en effet.

— Vous savez probablement aussi, qu’une fois ce lieu infâme disparu, Rigobert, se trouvant sans emploi, s’était remis avec son ancienne maîtresse.

— Oui, oui, je le sais aussi. Je sais même que, ayant horreur du travail, sous quelque forme qu’il se présentât, il vivait bel et bien à ses crochets.

— C’est ce qu’elle m’a dit, ajoutant qu’il ne manquait jamais la rouer de coups quand elle lui refusait de l’argent. D’où une vie intolérable pour elle et à laquelle elle n’osait se soustraire, de crainte que par vengeance il ne révélât des choses qu’elle avait le plus grand intérêt à cacher, ce dont il l’avait menacée à plusieurs reprises si, un jour, il lui prenait fantaisie de lui couper les vivres.

» Cependant à la fin, ne pouvant plus supporter davantage une semblable existence, elle s’était résolue à se débarrasser de lui, coûte que coûte.

» À force de chercher comment elle y parviendrait, elle finit par découvrir que, peu après leur seconde liaison, le gredin avait été mêlé à une affaire ténébreuse, celle de la disparition du jeune comte de B… qui, si vous vous en souvenez, fit tant de bruit, il y a cinq ans.

— Je m’en souviens parfaitement, répondit M. Hélouin, – je m’en suis même occupé pour mon propre compte, mais n’ai pu arriver à en percer le mystère.

— Eh bien ! la Vignon a été plus habile que vous. À la suite d’une enquête minutieuse, elle est parvenue à acquérir la certitude que Rigobert était l’auteur de cette disparition. Il paraît que sur les ordres d’un proche parent du jeune homme, qui voulait se défaire de lui afin de s’emparer de sa fortune, il avait attiré celui-ci dans un lieu écarté à proximité des bords de la Seine, et après l’avoir étranglé l’avait jeté à l’eau.

» Dès lors elle tenait le moyen de rompre la chaîne qui la liait à lui.

» Il s’agissait tout simplement d’aller le dénoncer à la police et de le faire arrêter.

» Seulement, c’est-à-dire pour l’empêcher de faire les révélations dont il l’avait menacée, car elle-même avait fort à redouter que la justice s’immisçât dans ses affaires, il fallait qu’il ignorât que cette délation vînt d’elle.

» Elle était loin de se douter, quoique pourtant elle l’en sût capable, qu’au cas où il l’apprendrait, il en viendrait jusqu’au meurtre avec elle.

» Ayant achevé, ces jours-ci, de réunir toutes les preuves nécessaires à établir d’une façon indiscutable la culpabilité de son amant, elle profita, cette nuit, de ce qu’il était absent du logis, pour prendre la route de Versailles, où elle savait être momentanément M. de Sartines, afin de remettre ces preuves entre les mains de M. le lieutenant-général de police.

» Malheureusement, – elle ne sait expliquer comment la chose a pu se faire – le coquin a eu vent de sa démarche et s’est élancé à sa poursuite.

» Elle suppose qu’elle aura oublié chez elle quelqu’une des pièces accusatrices et que Rigobert, étant rentré peu après son départ, aura trouvé cette pièce.

» Quoiqu’il en soit, comme elle passait ce matin, au petit jour, devant l’hôtellerie où nous sommes, elle entendit tout à coup derrière elle des pas précipités et, s’étant retournée, aperçut son amant qui courait sur elle un couteau à la main.

» Elle voulut chercher son salut dans la fuite, mais elle n’en eut pas le temps et bientôt tombait frappée de nombreux coups de l’arme que portait le misérable, lequel s’emparait ensuite des documents qu’elle détenait et disparaissait aussitôt.

» Voilà, monsieur le baron, le récit que vient de faire cette femme.

— Bien, approuva le policier amateur, – je n’ai plus qu’à aller faire ma déclaration ; quant à l’assassin on saura le retrouver, tant pour lui faire expier ce crime que celui du comte de B…

» Mais, dites-moi, la Vignon vous a-t-elle reconnu ?

— Non, et je n’ai pas jugé utile de lui dire qui j’étais.

— Vous avez bien fait. Personne ne doit savoir que le révérend père Eusèbe a été autrefois le chevalier Zéno.

— À présent, ajouta M. Hélouin sur un ton plus élevé, – je vais aller voir où en est la moribonde.

— Ce n’est pas la peine, monsieur le baron, dit Gérôme Pichard qui venait de s’approcher et avait entendu les dernières paroles de M. Hélouin, – la pauvre femme est morte. J’étais monté là-haut pendant que vous causiez et suis arrivé pour recevoir son dernier soupir.

— Ah ! c’est fini ? En ce cas nous n’avons plus rien à faire ici. Partons, mon révérend.

Le cordelier et le baron quittèrent alors l’hôtellerie de la Cloche-Fendue, non sans que celui-ci eût encore jeté sur les jeunes gens toujours attablés un nouveau regard inquisiteur ; après quoi il murmura :

— Allons, je ne me trompe pas : ce sont bien eux.

Henri et Romuald avaient été trop occupés à se restaurer pour remarquer l’attention profonde dont ils avaient été l’objet de la part du baron de Posen.

Dès qu’ils eurent terminé leur repas, ils se firent conduire chacun à leur chambre respective et se livrèrent à un repos bien gagné.

Joson, cela va de soi, suivit leur exemple.

17. En attendant le petit lever du roi

Le lendemain de ce jour, l’antichambre du roi était remplie, comme d’habitude, d’une foule de seigneurs de tout âge et de tout rang qui, en bons courtisans à l’échine souple et toujours prête à se courber venaient faire leur cour quotidienne au monarque.

Louis XV, fatigué du vautrait épiquement mené la veille, s’était couché de bonne heure et n’était pas encore levé, quoique la matinée fût déjà assez avancée.

Parmi ceux qui attendaient d’être introduits près de lui, se tenaient, assis dans la partie la moins apparente de l’antichambre, Henri et Romuald, qui venaient seulement d’arriver.

Le costume de peau tannée des jeunes gens scandalisait fort les courtisans qui se demandaient quels étaient ces deux personnages qui avaient la hardiesse déplacée de se montrer en ce lieu revêtus d’un tel accoutrement.

Eux, qui portaient des habits de soie et de velours, garnis de broderies d’or et de riches dentelles, s’indignaient de l’audace des deux amis à se présenter de la sorte.

Et les regards dédaigneux qu’ils leur jetaient, montraient assez le peu de considération qu’ils leur accordaient.

Henri et Romuald ne se préoccupaient guère de l’effet qu’ils produisaient sur tous ces fantoches.

Ils ne songeaient qu’à la mission dont ils s’étaient chargés, et en attendant d’être en présence du roi, repassaient dans leur esprit ce qu’ils avaient à lui dire.

Ils étaient, même, si complètement étrangers à tout ce qui les entourait, qu’ils ne remarquaient pas qu’à mesure que le temps s’écoulait, ils devenaient le point de mire de tous les yeux et que les lèvres s’entr’ouvraient sous un sourire ironique à leur adresse.

Jusqu’aux huissiers et aux valets qui, eux aussi, semblaient professer à leur égard un profond dédain.

Mais, bientôt, on ne se borna plus à les examiner en silence. Des murmures s’élevèrent et des protestations se firent entendre.

Évidemment, c’était par erreur qu’ils se trouvaient là. Ils avaient dû pénétrer par ruse, car on ne les aurait pas laissés passer.

Le petit marquis de Bar-Latour, un fat et un sot de la plus belle eau, semblait, plus que tout autre, exaspéré d’être en promiscuité avec eux.

— Que diantre sont venus faire ici ces olibrius ? demanda-t-il à un de ses voisins, le jeune comte de Charmont, qui était aussi sot et aussi fat que lui.

— Ma foi, je serais bien aise de le savoir, répondit celui-ci ; – ça m’a tout l’air de marchands de bestiaux.

— C’en est assurément… Ne remarquez-vous pas qu’ils ont sur eux la peau de leurs bêtes.

— Ce qui m’étonne, par exemple, c’est qu’ils portent l’épée.

— Ça, une épée ! reprit le petit de Bar-Latour ; – allons donc !… C’est un aiguillon, à moins que ce ne soit un lardoir.

— Tiens, au fait, cela se pourrait bien. Mais alors, marquis, je ne vois pas qu’il puisse être très agréable pour nous d’être en contact avec de pareils rustres ?

— Moi non plus, et j’ai grande envie d’aller les inviter à nous débarrasser de leurs personnes.

— Parbleu ! vous n’avez pas à vous gêner. Du reste, si vous n’y allez pas, c’est moi qui vais y aller.

— Inutile ; je me charge de l’exécution de ces drôles.

À ces mots, le marquis de Bar-Latour s’avança vers Henri et Romuald qui étaient toujours absorbés dans leurs pensées et de plus en plus détachés des choses extérieures.

Le dialogue entre les deux fats avait été entendu de tout le monde et chacun était désireux de voir comment les « rustres » allaient prendre l’invitation du jeune courtisan.

Ce dernier, s’étant approché des deux amis, frappa sur l’épaule d’Henri.

— Un mot, mon garçon, lui dit-il, d’un ton qu’il s’efforça de rendre aussi impertinent que possible.

— Hein ! fit le frère de Blanche, en sortant aussitôt de sa rêverie.

Puis, comprenant l’offense qui venait de lui être faite :

— Que signifient ce ton et cette façon de me parler, exclama-t-il rouge de colère et en se dressant fièrement devant son interlocuteur.

Romuald, à son tour, venait de dresser l’oreille. Il n’avait pas entendu l’inconvenante interpellation du jeune fat, mais comprenait à la virulente réplique de son ami qu’une insolence venait de lui être adressée.

Le petit de Bar-Latour, un peu interdit de l’attitude hautaine des deux étrangers, ne sut d’abord que répondre.

Cependant, reprenant bien vite son aplomb, il repartit gouailleusement, par crainte de prêter lui-même au sarcasme :

— Dieu me pardonne, l’ami, ne me va-t-il pas falloir choisir mes termes pour vous adresser la parole ? Ce ton et cette façon de parler sont ceux qu’il me plaît de prendre vis-à-vis de vous… et je ne crois pas que d’autres puissent vous convenir.

À cette nouvelle insulte, M. de Nevers, ne se retenant plus, leva la main pour souffleter l’insolent marquis.

Par bonheur – car cela eût causé un scandale énorme dans l’antichambre royale – Romuald lui arrêta le bras avant qu’il eût achevé ce geste ; mais il ajouta tout haut :

— Dédaignez les grossièretés de ce personnage, Henri ; il ne mérite même pas la correction que vous voulez lui infliger.

— C’est vrai, vous avez raison, Romuald, approuva M. de Nevers en se dominant ; – ma main n’a que faire de se souiller en prenant contact avec le visage d’un malotru.

Ce fut au tour du jeune fat à devenir écarlate de fureur.

— Comment ! qu’osent dire ces faquins ? cria-t-il d’une voix étranglée par la rage. – Me traiter ainsi, moi, le marquis de Bar-Latour !…

— Cela est en effet réellement trop fort, renchérit le comte de Charmont. Il faut faire jeter ces marauds à la porte, sans plus de formalités. Des gens vêtus de peaux de bêtes qui se permettent d’insulter des gentilshommes.

— Monsieur, renvoya froidement Romuald, – vos paroles nous démontrent que vous êtes non moins sot que celui pour qui vous prenez fait et cause, mais la constatation de votre infériorité d’esprit nous afflige plutôt qu’elle ne nous irrite. Sachez, puisque, je le vois maintenant, ce sont nos vêtements qui vous offusquent, sachez que nous sommes tout aussi gentilshommes que vous, si ce n’est plus, et souvenez-vous, une autre fois, qu’il ne faut jamais juger sur les apparences.

— Et ajoutez, Romuald, acheva Henri – que si cette leçon de politesse ne suffit pas à ces messieurs, il ne tient qu’à eux d’en recevoir une autre.

En même temps il toucha d’une façon significative la poignée de son épée.

— Soit, allons, fit M. de Charmont – nous allons bien voir si ce que vous dites là est vrai. Venez-vous, Bar-Latour ?

— Certes, je viens, répondit ce dernier, – je tiens autant que vous à voir si ces mécréants…

— Assez, monsieur, interrompit rudement Henri, – nous consentons à nous servir avec vous de la pointe de notre épée… ne nous forcez pas à en employer le pommeau, ainsi qu’on le fait pour les gens de bas étage.

Cette réplique et surtout le ton dont elle était lancée, imposa silence au petit marquis qui, dès lors, crut prudent de se tenir coi.

La scène qui venait de se passer avait modifié du tout au tout l’opinion des assistants sur les deux amis.

Un peu moins dépourvus d’esprit que M. de Charmont et M. de Bar-Latour, ils n’avaient pas tardé à s’apercevoir qu’ils s’étaient trompés à l’égard de ceux-ci et, maintenant, étaient plutôt pour eux.

Nul d’entre les seigneurs présents, d’ailleurs, n’ignorait que la noblesse des insulteurs n’était pas de bien vieille date, le père de chacun d’eux étant d’anciens intendants devenus riches aux dépens de leurs maîtres et dont les titres avaient été achetés à beaux deniers comptants.

Les quatre jeunes gens descendirent dans le parc, suivis de plusieurs personnes curieuses de voir l’issue de cette querelle et qui, du reste, devaient servir de témoins.

On chercha un bosquet isolé et, quand on en eut trouvé un où l’on fut sûr de ne pas être dérangé, les deux couples se disposèrent au combat.

Henri avait en face de lui M. de Bar-Latour et Romuald M. de Charmont.

Les fers se croisèrent.

Les deux fats étaient de force médiocre en escrime, ce que reconnurent promptement leurs adversaires.

Mais trop généreux pour profiter de l’avantage qu’ils avaient sur eux, Henri et Romuald se résolurent à ne leur infliger qu’une légère punition, tout en voulant que cette punition fût en rapport avec la sottise dont ils avaient fait preuve.

Un coup d’œil qu’ils se lancèrent leur suffit pour se deviner.

À la troisième passe, l’épée du petit de Bar-Latour, violemment arrachée de sa main par un lié rapide et superbe, allait frapper la paroi du bosquet situé derrière lui.

Une seconde après, l’arme de M. de Charmont prenait la même direction.

Les deux sots demeurèrent tout penauds de se voir ainsi désarmés.

M. de Nevers et M. de Dizons, avec beaucoup de courtoisie leur firent signe d’aller ramasser leurs armes ; ce qu’ils se décidèrent à faire pour revenir ensuite se remettre en garde.

Mais ils y étaient à peine que, de nouveau, avec un ensemble surprenant, ils se retrouvèrent les mains vides, leurs fers ayant exactement suivi le même chemin qu’auparavant.

Pour le coup, la galerie se permit quelques applaudissements.

Irrités, et commençant à comprendre que l’intention des deux étrangers étaient de les ridiculiser, MM. de Bar-Latour et de Charmont coururent à leurs épées, et s’étant replacés devant ceux-ci, les attaquèrent avec furie.

Malheureusement, la colère qui les dominait leur ôtait le peu de moyens qu’ils possédaient et ils commettaient encore plus de fautes que dans les engagements précédents.

Une troisième, une quatrième fois, leurs armes volèrent par-dessus leur tête, quoique leurs doigts en serrassent rageusement la poignée.

C’était une défaite honteuse pour eux et ils ne savaient plus quelle contenance tenir, d’autant mieux que tous les assistants, mis en gaieté par leurs nombreuses défaites, ne se gênaient pas pour railler.

Ils eussent de beaucoup préféré recevoir une blessure, même grave, que de se voir épargnés de la sorte.

Voyant que cette dernière fois, ils ne songeaient pas à aller reprendre leurs épées, M. de Dizons leur dit avec une froide politesse :

— Messieurs, nous vous attendons.

— Monsieur, repartit le petit de Bar-Latour, blême de fureur, – il ne nous plaît pas, pour aujourd’hui, de continuer ce combat, où vous vous conduisez comme des…

— Prenez garde, monsieur, coupa Henri avec autant de rudesse que précédemment, – si vous nous faisiez oublier que vous êtes des gentilshommes, vous pourriez recevoir une leçon autrement sévère que celle que nous venons de vous donner… et ce ne serait même plus du pommeau de notre épée que nous nous servirions : j’aperçois des cannes aux mains des personnes présentes…

— Venez, Bar-Latour, dit en ce moment M. de Charmont, – il est inutile de nous faire insulter davantage par ces personnages.

— Vous avez raison, partez, partez vite, approuva M. de Dizons ; – pour aussi patients que nous soyons, nous ne sommes pas d’humeur, cependant, à supporter plus longtemps vos insolences et, comme le dit mon ami, nous saurions au besoin les faire cesser en secouant vos habits peut-être un peu plus fort qu’il ne vous conviendrait.

Les deux fats eussent bien voulu répliquer par quelque nouvelle grossièreté, mais les regards d’Henri et de Romuald étaient si expressifs, qu’ils prirent le parti de s’éloigner sans mot dire, on dévorant leur affront.

Les jeunes gens remontèrent alors à l’antichambre royale, accompagnés des assistants dans l’esprit desquels ils avaient grandi de cent coudées.

À l’instant où ils se préparaient à reprendre la place qu’ils occupaient primitivement, la porte des appartements du roi s’ouvrit, et un huissier audiencier parut sur le seuil.

Chacun s’empressa pour entrer ; mais l’huissier, barrant le passage prononça d’une voix forte :

— Sa Majesté fait demander si messieurs le vicomte de Montréal et le marquis de Saint-Laurent ne seraient pas présents. Elle désirerait les recevoir avant toute autre personne.

— Nous voici, firent Henri et Romuald en s’avançant.

— En ce cas, veuillez me suivre, messieurs, dit le fonctionnaire, – je vais vous conduire près de Sa Majesté.

Les deux amis entrèrent et la porte fut refermée sur le nez des courtisans ébahis de la faveur insigne qui était faite à ceux-ci, car il était rare que, sauf les princes du sang, les ministres ou ses familiers, le monarque reçût à son lever quelqu’un en particulier.

Aussi plus d’un se promit-il de s’insinuer dans leurs bonnes grâces, afin d’en tirer quelque avantage ou quelque profit.

Et ceux qui formaient ce dessein avaient naturellement été les premiers à les dédaigner et à se railler d’eux.

 

Un peu avant que M. de Nevers et M. de Dizons ne fussent introduits près de Louis XV, ce dernier avait avec lui la favorite qui, de bon matin, était venue voir s’il se ressentait de ses émotions de la veille.

Madame du Barry avait appris, dès le retour de la chasse, l’aventure arrivée au roi et, au lieu d’aller souper à Fontainebleau, comme elle en avait d’abord eu l’idée, elle était restée au château pour faire acte de sollicitude envers son amant et lui montrer combien elle était affectée du péril qu’il avait couru.

Elle lui avait même fait comprendre, par quelques coups d’œil langoureux, qu’elle ne demandait pas mieux que de lui accorder une intimité plus grande à titre de compensation. Mais Louis, qui se souvenait des conseils de son médecin, avait paru ne rien voir et, l’heure du repas venu, s’était confiné chez lui, après avoir souhaité cérémonieusement le bonsoir à la sirène, ce qui, disons-le, n’avait pas énormément affligé celle-ci.

Toutefois, au matin, elle avait cru devoir venir s’enquérir de la façon dont il avait passé la nuit, et s’était fait raconter, pour la dixième fois peut-être, l’histoire du sanglier.

Amie du merveilleux, comme toutes les femmes du reste, elle regrettait fort qu’il n’eût pas su retenir ses deux sauveurs que, dans son imagination, elle se représentait semblables à des êtres surnaturels, à de véritables héros de roman.

Aussi, fut-elle heureuse lorsque, le roi s’étant levé, elle l’entendit ordonner à l’huissier audiencier de service de s’informer s’ils étaient là tous les deux et, dans le cas de l’affirmative, de les introduire près de lui sur-le-champ.

Mais sa joie se changea bientôt en désappointement.

— Ma chère Jeanne, lui dit Louis, dès que l’huissier fut parti pour exécuter l’ordre qui venait de lui être donné, – je suis obligé de vous prier de me laisser seul pendant l’entrevue que je vais avoir avec ces deux étrangers.

— Eh quoi ! sire, vous me renvoyez ! fit-elle navrée. – Oh ! ce n’est pas bien, moi qui aurais eu tant de plaisir à les voir.

Elle mit tant de chaleur à prononcer ces paroles que le monarque la regarda un peu étonné.

— Pour les remercier, comme ils le méritent, d’avoir su vous conserver à ma tendresse, ajouta-t-elle vivement en remarquant la surprise du roi.

— Ce désir me touche beaucoup, repartit ce dernier ; – malheureusement je ne puis y déférer, attendu que nous avons à parler ensemble d’affaires sérieuses qui doivent demeurer entre nous.

— Qu’est-ce que cela fait ? Vous savez bien, Louis, que je suis la discrétion même.

— Je ne dis pas non, répondit le roi, tout en ne semblant pas entièrement convaincu de la véracité de cette assertion. – Mais si je le sais, moi, eux l’ignorent, et votre présence pourrait les empêcher de me faire connaître tout ce qu’il est nécessaire que je sache.

— Vous le leur direz.

— Ils ne me croiraient peut-être pas et, sans en rien faire paraître, me cèleraient par suite les choses que j’ai le plus d’intérêt à apprendre. Vous voyez donc bien, Jeanne, qu’il ne vous est pas possible d’assister à cette entrevue.

— Vous êtes cruel, sire.

— Je suis raisonnable.

— Si je vous en priais bien fort, cependant ?

— Je vous prierais bien fort également de vous retirer.

La du Barry comprit qu’elle se heurtait à une volonté inflexible, et se décida à quitter le roi.

Mais ce départ qui lui était imposé ne fit que redoubler son envie de voir les deux Canadiens.

Par l’escalier secret qui montait à son appartement et le mettait en communication avec celui du roi, elle rentra chez elle, dit quelques mots à Morin, le plus fidèle de ses domestiques, puis, gagnant le parc, alla s’installer sous un berceau, tout entouré de plantes grimpantes, qui, quoique la saison fût avancée, avaient gardé leur feuillage presque en entier et transformaient ce réduit en un délicieux boudoir de verdure.

Elle avait fait en sorte que personne ne la suivît et se trouvait seule en l’endroit.

Nous ne rapporterons pas la conversation des deux amis et de Louis XV, qui dura près de trois quarts d’heure et roula sur les faits que nous avons relatés plus haut, en parlant du Canada et de la situation qui y était faite à nos compatriotes depuis la cession de cette colonie à la Grande-Bretagne.

Nous dirons seulement que les jeunes gens plaidèrent avec tant de chaleur la cause de leurs anciens compagnons d’Amérique, dont le seul crime était de vouloir rester Français en dépit de la domination anglaise, que le monarque, profondément ému d’un tel état de choses, leur donna l’assurance formelle de faire tout ce qui dépendrait de lui pour y remédier.

Henri et Romuald prirent donc congé de Louis XV le front radieux et le cœur plein de joie ; car l’accent de sincérité qu’ils avaient senti vibrer dans les paroles de ce dernier, ne leur permettait point de douter qu’il ne fît comme il le disait.

Ajoutons, pour en terminer avec cette question du Canada, sur laquelle nous n’aurons plus à revenir, que le roi tint parole.

Malgré l’opposition qu’il rencontra chez ses ministres, même chez le grand politique Choiseul qui, mal instruit ainsi que ses collègues de nos affaires d’outre-mer, déclarait inopportun de s’en occuper davantage, malgré cette opposition, disons-nous, il fit parvenir un message au cabinet de Saint-James par lequel il l’invitait, sous peine de mesures coercitives qu’à son regret il se verrait obligé d’employer, à faire cesser les tribulations et les vexations dont étaient victimes les sujets français dans notre ancienne colonie.

Message dont les conséquences furent des plus heureuses pour nos nationaux qui, bientôt, sur des ordres venus d’Angleterre, eurent la liberté d’agir à leur guise et d’observer les usages et les coutumes de la mère-patrie sans avoir à subir de nouvelles persécutions.

18. Le « coup de foudre »

Comme les deux amis, au sortir des grands appartements, venaient de traverser l’antichambre royale et se préparaient à quitter le château, ils se virent accostés par un domestique à riche livrée de couleur galante qui, après les avoir examinés un instant attentivement, comme pour bien s’assurer qu’il ne se trompait pas, leur dit en s’inclinant devant eux avec toute la servilité que comportait son emploi :

— Messeigneurs, ma maîtresse m’envoie vous prier de vouloir bien lui accorder quelques moments d’entretien.

Henri et Romuald se regardèrent étonnés.

Ils ne connaissaient aucune dame à la Cour et ne voyaient pas celle qui pouvait avoir à leur parler.

Seuls peut-être à Versailles, nos deux amis étaient capables de se poser une question à cet égard, car la livrée que portait Morin – leur interlocuteur – était connue à l’égale de celle du roi.

— Tu dois commettre une erreur, mon ami, lui dit Henri, – tu nous prends certainement pour d’autres personnes.

— Faites excuse, messeigneurs, repartit le valet. – Je ne crois pas me tromper. Vous êtes bien les deux gentilshommes qui arrivez du Canada ?

— Oui, en effet.

— Alors c’est bien à vous que ma maîtresse m’a dit de faire cette commission.

— Voilà qui est singulier, observa Romuald. – Et qui est-elle, ta maîtresse ?

— Madame la comtesse du Barry.

— Madame du Barry ! exclamèrent ensemble les jeunes gens surpris au possible.

— Elle-même, mes gentilshommes.

— Elle désire nous entretenir ? ajouta Henri.

L’honnête Morin répondit affirmativement.

De nouveau le marquis et le vicomte se jetèrent un regard d’étonnement.

Ils se demandaient ce que cela signifiait et à quel propos la favorite, que ni l’un ni l’autre n’avait encore vue, désirait avoir un entretien avec eux.

En même temps, ils se rappelaient les étranges choses qu’ils avaient entendu dire sur elle à leur arrivée en France.

Car l’histoire de l’ex-demoiselle Vaubernier, ayant été colportée jusque dans les provinces les plus reculées, il n’y avait pas un village, voire un hameau, où elle ne fût connue.

Or, dès qu’ils s’étaient enquis de ce qui se passait à la cour, cette histoire leur avait été racontée avec un luxe de détails qui les avait complètement édifiés sur la moralité de la dame. Tout cela leur revenait en mémoire maintenant et les faisait hésiter à se rendre au désir que manifestait celle-ci.

Ils ne trouvaient rien de bien séduisant à entrer en relations avec une ancienne fille galante, malgré le rang élevé où le hasard l’avait fait monter.

Toutefois, il leur vint une crainte : celle de se mettre mal avec elle, en déclinant l’honneur qu’elle leur faisait, et, par suite, d’avoir à supporter le poids de son ressentiment, dont un des premiers effets eût été, sans doute, de détourner le roi des bonnes dispositions où il était relativement au Canada.

Ils n’ignoraient pas la versatilité du caractère de Louis, et pensaient qu’il ne serait peut-être pas bien difficile à la nouvelle reine cotillon de le faire changer d’idée si elle voulait s’en donner la peine.

Cette crainte, qu’ils se communiquèrent à voix basse, finit par les décider à ne point se refuser à l’entrevue qu’elle tenait à avoir avec eux.

Le domestique, les voyant se consulter, s’était éloigné discrètement et attendait.

Ils allèrent à lui :

— C’est bien, nous te suivons, dit Romuald, – conduis-nous près de ta maîtresse.

Morin se mit en marche.

Les jeunes gens le suivirent à quelque distance, de façon à pouvoir s’entretenir sans être entendus. Ils croyaient qu’il allait les mener dans les appartements de la favorite ; mais ils ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’ils se trompaient.

Il leur faisait prendre le chemin qu’une heure auparavant ils avaient suivi pour descendre au jardin avec le petit de Bar-Latour et M. de Charmont.

— Tiens, fit Henri, – c’est donc en plein air que madame du Barry a l’intention de nous entretenir ?

— Il paraît… probablement, de peur de se compromettre, répliqua Romuald en souriant malignement.

— Cela se pourrait, renvoya le marquis avec un sourire semblable.

— Eh bien ! j’aime autant qu’il en soit aussi ; comme il est à présumer qu’il y aura du monde près d’elle, nous ne serons pas tenus à une conversation intime, ce qui eût été quelque peu embarrassant pour nous.

— Je suis de votre avis, Henri.

— Mais j’y pense, demanda M. de Nevers ; – sommes-nous toujours Canadiens ?

— Certes. Ayant été reçus à ce titre par le roi, nous ne pouvons décemment changer de peau ainsi sans motif. D’ailleurs, si nous avons à dépouiller notre qualité d’étrangers, c’est à Fontainebleau que nous devons le faire, dans la demeure de vos parents et, non ici où nous sommes totalement inconnus.

— C’est juste.

Ils se trouvaient dans le parc.

Le domestique, les précédant toujours, les conduisit au berceau où était madame du Barry.

Arrivé devant l’entrée, il s’effaça pour les laisser passer, puis se retira.

Henri et Romuald pénétrèrent sous le dôme verdoyant.

La matinée était tiède et un doux soleil brillait au ciel à peine voilé par quelques vapeurs légères.

L’éclat du dehors rendant l’intérieur du berceau un peu sombre, les deux amis n’y aperçurent d’abord qu’une forme vague assise au fond sur un banc semi-circulaire.

Mais la forme s’étant levée, et avancée vers eux, ils distinguèrent alors une taille fine et svelte, aux proportions harmonieuses, en même temps que leur apparaissait le plus joli, le plus adorable visage qu’ils eussent jamais vu.

— Pardonnez-moi, messieurs, de m’être permis de vous accaparer ainsi quelques instants, dit la belle comtesse en montrant toutes les perles de sa bouche dans un sourire d’enfant ; – mais ayant appris l’éminent service que vous avez rendu hier à Sa Majesté, je n’ai pu résister au désir de vous en remercier personnellement et de vous dire combien j’y suis sensible.

Elle avait parlé de cette voix aux intonations cristallines dont la nature l’avait douée et qui n’était pas chez elle la moindre de ses séductions.

Henri et Romuald, éblouis, subjugués par sa merveilleuse beauté, oublièrent de répondre, occupés qu’ils étaient, sans s’en douter, à en admirer un à un les charmants détails.

La du Barry était trop savante en l’art de plaire et trop accoutumée à semblables succès pour ne pas s’apercevoir immédiatement de l’effet qu’elle produisait sur les deux jeunes gens ; et elle en ressentit une si vive satisfaction que ses traits s’éclairèrent d’une expression de triomphe qui ajouta encore à leur grâce.

Voyant qu’ils continuaient à rester muets, elle reprit :

— Seriez-vous assez aimables, messieurs, pour me tenir un instant compagnie ? J’aurais grand plaisir à entendre raconter par vous-mêmes comment l’événement a eu lieu.

Romuald fut le premier à sortir de son extase.

— Madame, répliqua-t-il, encore sous le charme et ne se souvenant plus de ce qu’avait été celle qui lui parlait, – nous sommes entièrement à votre disposition, trop heureux de la demande que vous voulez bien nous faire.

— Eh bien ! venez vous asseoir près de moi sur ce banc ; vous, monsieur… ?

— Le vicomte de Montréal.

— Monsieur le vicomte de Montréal à ma droite, et vous, monsieur… ?

— Le marquis de Saint-Laurent, répondit Romuald pour Henri, qui semblait toujours planer au-dessus des choses terrestres.

— Monsieur le marquis de Saint-Laurent à ma gauche.

Et la belle comtesse sourit divinement en ajoutant de façon mutine :

— Côté du cœur !

Ce disant, elle mena nos deux amis au banc, où elle s’assit en les plaçant à ses côtés dans l’ordre qu’elle venait d’indiquer.

Quand tous les trois furent installés, le silence régna d’abord parmi eux.

En se voyant entre ces deux beaux enfants, qui étaient bien tels qu’elle se les était imaginés, c’est-à-dire à la physionomie mâle et fière, madame du Barry commençait à éprouver un léger embarras et perdait peu à peu de sa hardiesse habituelle.

Il y avait surtout les yeux d’Henri, qui, fixés tout grands sur elle, lui causaient une émotion contre laquelle elle cherchait vainement à se défendre.

Sans s’en rendre compte, en effet, le jeune homme la couvrait de regards d’une si puissante acuité qu’elle croyait en sentir les effluves sur son visage, qui en recevait comme l’impression d’une caresse.

Toutefois, ne voulant pas laisser voir son trouble, elle fit un effort pour se ressaisir et s’empressa d’entamer la conversation.

— À présent, dit-elle d’un ton enjoué, – je vous écoute, messieurs. Contez-moi cette terrible histoire, car il paraît que ç’a été effrayant !

— Oh ! effrayant, repartit Romuald, qui était seul en mesure de parler, – le terme, madame, est un peu exagéré. Néanmoins il est incontestable que le roi a couru un assez grand danger.

— Et vous aussi, naturellement.

— Nous ? Mais non, madame.

— Comment non ? Sa Majesté m’a dit pourtant que sans vous, c’en était fait d’elle ; que vous vous étiez avancés courageusement contre l’affreuse bête, exposant par là votre vie pour sauver la sienne.

— Sa Majesté, madame, nous a fait jouer, je le vois, un rôle beaucoup plus important et plus périlleux qu’il n’a été en réalité. Nous ne pouvons nier que notre intervention ne lui ait été très utile, cependant ce n’est pas nous, quoi qu’en puisse souffrir notre amour-propre, qui avons montré le plus de courage.

» Vous allez, du reste, en juger par le récit exact que je vais vous faire de ce qui s’est passé, depuis notre arrivée sur les lieux jusqu’à l’instant de la mort du sanglier.

Et M. de Dizons narra tout au long l’événement de la veille, en faisant ressortir loyalement et généreusement la part qu’y avait prise Joson, dont le secours, on le sait, avait été bien plus efficace que le leur.

— Vous voyez, madame, dit-il en terminant, – que notre action est loin d’être aussi méritoire que vous le pensiez.

— Ce n’est pas mon avis, messieurs, répliqua la favorite dont le beau sein, découvert, selon la mode de la cour, s’était plus d’une fois soulevé pendant le récit, comme pour démontrer l’émotion qu’elle en ressentait, – ce n’est pas mon avis, et n’eussiez-vous fait que ce que vous dites, car modestes comme tous les vrais héros, – les épithètes sonores ne lui coûtaient rien, – je suis sûre que vous ne m’avouez pas tout…

— Je vous jure, madame…

— Laissez-moi finir : n’eussiez-vous fait que cela, dis-je, que c’eût été déjà digne des plus grands éloges et, de nouveau, je vous en adresse mes très sincères compliments.

— En vérité, vous êtes trop bonne.

— Point ; je ne suis que juste. Mais, maintenant, pour changer de thème, puisque celui-ci est épuisé, serait-il indiscret de vous demander si nous aurons le plaisir de vous voir quelquefois à la cour ?

— Notre franchise, madame, nous oblige à vous répondre négativement.

— Ah ! Et pourquoi donc ?

— Parce que nous y serions aussi dépaysés que si nous nous trouvions dans une contrée inconnue et ne saurions qu’y devenir.

Au surplus, ajouta M. de Dizons voyant qu’Henri restait toujours muet, et pour empêcher que madame du Barry n’insistât sur ce sujet, – nous ne sommes en France que pour peu de jours et avons tant de choses à faire avant notre départ qu’il ne nous restera pas un instant de loisir.

— Comment, pas seulement quelques heures devant vous pour prendre un peu l’air de Versailles ? Ce n’est pas possible !

— Malheureusement si.

— Je n’en crois rien et suis convaincue qu’avec un peu de bonne volonté, il vous serait facile de trouver de temps à autre un moment pour pousser jusqu’ici.

» D’ailleurs, poursuivit la ravissante sirène, dont un sourire malicieux éclaira le visage, – je vais m’en informer près de votre ami. Nous allons bien voir s’il ratifie votre dire.

Se tournant alors vers Henri dont les yeux n’avaient pas cessé une seconde de l’envelopper et dont la contemplation semblait tourner au fétichisme, elle lui posa la question.

Le jeune homme tressaillit et agita les lèvres, mais n’articula aucun son.

— Que dites-vous ? fit la favorite en approchant, comme pour mieux entendre, sa jolie tête de celle de M. de Nevers, au point de lui frôler les joues de ses cheveux.

Celui-ci sembla faire un effort sur lui-même, puis murmura d’une voix profonde où vibrait toute son âme :

— Je dis que vous êtes bien belle, madame.

À cette réponse inattendue et qui éclata comme un coup de foudre, Romuald fit un bond vers son ami, cherchant à lui comprimer les lèvres.

D’un mouvement d’automate, le jeune marquis le repoussa rudement, peut-être même sans le voir et sans comprendre son projet, tant il était sous le charme. La favorite, elle, s’était reculée vivement, pendant que ses joues naturellement roses s’empourpraient sous un flot de sang qui venait d’y monter.

L’accent avec lequel le frère de Blanche s’était exprimé lui avait pénétré jusqu’au cœur et le lui avait remué délicieusement.

Jamais, encore, on ne lui avait ainsi parlé.

Depuis qu’elle était femme, elle avait eu, cependant, à entendre nombre de déclarations d’amour, mais aucune ne lui avait procuré une pareille sensation.

Car elle ne pouvait s’y méprendre : c’était bel et bien une déclaration que contenaient les paroles pourtant si simples du jeune homme.

Non, jamais, à tous les dithyrambes passionnés qui lui avaient été débités jusqu’alors, elle n’avait éprouvé le doux émoi où venaient de la jeter ces quelques mots jetés à son oreille.

Elle en fut un moment éperdue et, inconsciemment, lança à Henri un regard où se lisait le trouble auquel elle était en proie.

Ce dernier en reçut comme un choc et devint tout pâle.

— Oh ! oui, vous êtes belle, madame, répéta-t-il de la même voix chaude et profonde ; – belle entre toutes les belles… belle comme ces visions séraphiques qui passent dans les rêves et laissent après elle une trace lumineuse !…

En écoutant ce nouvel aveu, madame du Barry eut peine à se contenir ; ses yeux se voilèrent de langueur, et son sein se prit à palpiter avec force, montrant de ravissants et neigeux contours.

Henri, attiré comme par un aimant, s’était, à son insu, rapproché de la favorite et, maintenant, son souffle brûlant se confondait presque avec l’haleine de celle-ci.

Tous deux en éprouvaient une volupté étrange qui leur faisait oublier la situation présente et les isolait totalement du reste du monde.

Une minute s’écoula de la sorte.

Romuald, on doit le penser, après le brusque mouvement de son ami, était resté assez embarrassé de sa personne, n’osant plus intervenir.

En outre, il était grandement attristé.

Tout comme Henri, à la vue de l’extraordinaire beauté de la favorite, il n’avait pu s’empêcher d’en subir le charme captivant.

Mais, peu à peu, son admiration se modérait et il en venait à se ressaisir entièrement, n’éprouvant plus qu’agréable distraction à considérer cette si rare réunion de grâces sous laquelle il apercevait maintenant l’âme de la courtisane.

Tandis qu’il n’en était pas de même pour son ami.

Il constatait, au contraire, que lui était de plus en plus hypnotisé, comme on dirait aujourd’hui, et semblait pris, pour madame du Barry, d’une de ces soudaines et impérieuses passions qui éclatent, ainsi qu’un coup de foudre, dans les cœurs que nul souffle d’amour n’a encore effleuré.

Car il n’ignorait point qu’Henri n’avait jamais aimé.

Parti de France presque enfant, le jeune homme avait été beaucoup trop occupé par mille choses diverses pour avoir eu le temps de se laisser entraîner à une inclination quelconque.

Et Romuald se demandait avec épouvante s’il allait donner les prémices de son cœur à cette femme qui en était si complètement indigne.

D’autant plus qu’il savait que le premier amour, même quand il s’adresse mal, est celui dont on ne perd jamais le souvenir, et qu’il en reste toujours une trace, un vestige que rien ne peut effacer.

Puis, non seulement cela, mais où le mènerait cette malheureuse passion ?

À être le rival du roi !

Situation grosse de conséquences imprévues et à laquelle il n’osait songer sans frémir.

19. Où la sagesse de Romuald triomphe

Cette scène intime, qui se jouait entre M. de Nevers et la favorite, causait donc une véritable affliction au vicomte de Dizons, et il aurait bien voulu y mettre un terme.

Ne sachant comment s’y prendre pour cela, sans manquer aux lois de la politesse envers l’un et l’autre des acteurs, il allait se décider, ne trouvant pas mieux, à émettre, en aparté, la première phrase venue, assez haut, néanmoins, pour qu’elle parvînt aux oreilles de ceux-ci et les tirât du rêve où ils étaient, lorsque soudain, madame du Barry, reprenant enfin possession d’elle-même, calma l’agitation de son sein, rendit à ses yeux leur éclat accoutumé et laissa échapper un rire perlé dont les ondes allèrent se perdre au loin en cascades légères.

Puis, donnant un petit coup d’éventail sur le bras de M. de Nevers, que ce rire venait de faire redescendre instantanément du ciel sur la terre, elle lui dit, toujours riant :

— Eh ! oui, monsieur, je suis belle, c’est connu, archi-connu. Il y a du reste des années que je l’entends dire et redire sur tous les tons et de toutes les façons ; mais est-ce une raison pour ne pas répondre à ma question ?

La transition de l’état semi extatique où se trouvait Henri à la froide réalité avait été trop brusque pour qu’il eût pu reconquérir sur-le-champ toute sa lucidité d’esprit.

D’ailleurs, déjà dans les nuages quand la favorite l’avait interrogé, il n’avait pas perçu un traître mot de la question qu’elle lui avait faite, et ne savait nullement de quoi il s’agissait.

— Vous m’avez demandé quelque chose, madame ? fit-il d’un air étonné, et en cherchant à dissiper les dernières brumes qui obscurcissaient encore son cerveau.

— Par exemple, voilà qui est trop fort ! exclama la du Barry, qui feignit à merveille la surprise. Mais à quoi songiez-vous donc, tout à l’heure, monsieur, lorsque je vous ai parlé ?

— À vous, rien qu’à vous ! fut sur le point de répondre le jeune homme.

Heureusement, il ne fit que le penser, ce qui n’empêcha point la belle sirène de le comprendre aussi bien que s’il l’eût prononcé à haute voix.

Romuald voulut alors guider la réponse de son ami en lui faisant connaître la sienne.

— Mon cher Henri, commença-t-il, – madame la comtesse m’a demandé, à moi, il y a un instant, si nous avions l’intention…

— Vous n’avez pas la parole, vous, monsieur de Montréal, interrompit madame du Barry d’un air d’autorité mutine ; – vous m’avez répondu, c’est à présent au tour de monsieur de Saint-Laurent.

Et elle renouvela au marquis la question qu’elle lui avait précédemment posée, en le regardant bien dans les yeux.

— Madame, repartit M. de Nevers avec un peu d’hésitation, et, sans s’en douter, répétant à peu de chose près ce qu’avait dit le vicomte, – madame, nous ne sommes guère gens de cour et craindrions de ne pas y faire une figure convenable… Le manque d’habitude… l’ignorance des usages… seraient pour nous une gêne continuelle qu’il vaut mieux, je crois, nous épargner.

Il était aisé de voir que le pauvre garçon ne donnait ces motifs qu’à regret, et qu’au contraire il eût préféré faire une réponse affirmative, puisque la cour était le séjour de celle qui venait de lui prendre son cœur.

Seulement, depuis longtemps, il avait été convenu entre Romuald et lui qu’ils ne paraîtraient à Versailles que pour accomplir leur mission près du roi, et cela fait, n’y remettre jamais les pieds.

Par suite, n’osait-il, devant M. de Dizons, revenir ex abrupto sur cette convention, en révélant le fond de sa pensée.

La du Barry devina parfaitement le désir du jeune homme, malgré le sens ambigu de ses paroles.

— Voyons, dit-elle, – il est inadmissible que tous deux ne fassiez pas au moins quelques apparitions parmi nous, où vous ne pouvez être que les bienvenus.

» Vous alléguez le manque d’habitude, l’ignorance des usages ; sincèrement, ce n’est pas sérieux.

» Des gentilshommes, étrangers comme vous l’êtes, et surtout arrivant d’où vous arrivez, n’ont pas besoin d’être rompus à ces usages, à la façon de nos beaux messieurs les talons rouges, qui y ont été accoutumés dès leur plus tendre enfance. Cela, même, permettez-moi de le dire, vous messiérait plutôt et jurerait avec vos allures franches et décidées.

» Quant au défaut de temps dont parlait M. de Montréal, poursuivit-elle en se tournant vers Romuald – vous ne parviendrez pas à m’y faire croire, et l’on trouverait certainement très singulier que vous eussiez séjourné à Paris sans avoir voulu connaître la cour de France, où vous n’aviez qu’à vous présenter pour y être reçus selon votre rang et votre titre.

— Madame, répliqua M. de Dizons fermement résolu à ne pas céder, – encore une fois nous regrettons infiniment de ne pouvoir faire comme vous dites, mais, je vous le répète, nous n’avons que quelques jours devant nous et…

— Raison de plus, coupa la favorite, – pour vous dépêcher de paraître à Versailles afin de profiter plus tôt de tous les plaisirs, de tous les enchantements qu’on y rencontre à chaque pas et dont, je suis sûre, vous emporterez un souvenir qui ne vous quittera jamais.

— Mais nous n’y connaissons âme qui vive, madame, objecta le vicomte dépité de cette insistance. – Songez combien notre contenance serait embarrassée, au milieu de tout ce monde où nous nous verrions perdus, pour ainsi dire ; où nous sentant totalement inconnus, nous serions gauches et empruntés à en être peut-être ridicules.

— Allons donc, messieurs, reprit madame du Barry de plus en plus engageante et gracieuse. – vous plaisantez, je suppose ; vous n’aurez qu’à être vous-mêmes et je vous réponds que vous ne serez ni gauches ni empruntés.

— Si, au moins, nous avions été mis en relations avec quelques personnes de la cour, passe encore ; nous pourrions essayer de nous y risquer, car nous serions alors en compagnie, émit Romuald qui était à bout de faux fuyants et ne savait plus que dire.

— Eh ! mais, attendez donc, fit la jeune femme, qui soudain parut réfléchir, – il me vient une idée… et une idée qui, je le crois, n’est pas mauvaise du tout.

» Oui, c’est cela, continua-t-elle comme si ce qu’elle méditait s’ordonnait dans son esprit à mesure qu’elle y pensait, – il y aura là plusieurs gentilshommes des mieux accrédités à Versailles et il vous sera facile de vous lier avec eux.

— Que voulez-vous dire, madame ? questionna le vicomte pris d’une vague inquiétude.

— Vous allez le savoir. Vous venez de me confier, n’est-ce pas, que si vous aviez été mis en relations avec quelques personnes d’ici, vous consentiriez à vous présenter à la cour ?

— Oui, en effet, répondit presque timidement le jeune homme, pressentant un piège d’où il aurait grand mal à se tirer.

— Eh bien ! rien n’est plus simple que de vous y mettre. Je vais, aujourd’hui même, vous faire faire intimement connaissance avec quelques-unes de ces personnes, parmi lesquelles le cadet des Conti, M. de la Marche, un prince du sang, s’il vous plaît, le duc de Brissac, M. de Tresmes, et d’autres encore dont le patronage vous sera d’une grande utilité.

— Permettez, madame, j’entendais par là, non des relations officielles, mais de celles qui ont lieu en dehors de toute étiquette et créent entre ceux qui les forment une certaine familiarité.

— Bravo ! s’écria la belle comtesse en frappant l’une contre l’autre ses petites mains, – c’est bien comme cela que je l’entends moi-même.

— Ah ! fit Romuald, intrigué et se mordant les lèvres.

— Écoutez-moi l’un et l’autre. Assez fréquemment, pour me soustraire à la vie guindée et compassée de Versailles, je vais souper au château de Fontainebleau avec un petit groupe d’amis et d’amies. Là, faisant foin de toute gêne et de toute contrainte, nous passons des moments délicieux à nous divertir de mille manières… Sans manquer, cela va de soi, aux règles de la bienséance et du bon ton.

Madame du Barry crut nécessaire d’ajouter ces derniers mots en remarquant l’étonnement qui se peignait dans les yeux de ses auditeurs.

Elle continua :

— Or, ayant l’intention d’aller précisément ce soir au dit château avec mes commensaux ordinaires, je vous invite à venir m’y rejoindre tous les deux. Vous serez en bonne société, je vous l’assure, et n’aurez pas à vous repentir d’être venus.

» Le lieu où nous serons, et l’absence totale de tout cérémonial, me laisseront la latitude de vous mettre en rapports familiers avec trois ou quatre jeunes seigneurs d’humeur charmante, qui se feront une obligation de vous servir de chaperons à la cour.

» Ainsi vous n’aurez plus à craindre d’y être inconnus, comme vous le disiez.

» Est-ce convenu ?

— Hélas, madame, repartit M. de Dizons, – nous sommes vraiment désolés de ne pouvoir accepter votre si gracieuse invitation, mais il se trouve justement que notre soirée est prise d’un bout à l’autre.

— Ah ! vous avouerez que c’est jouer de malheur ! exclama la favorite avec un commencement d’impatience.

Puis avec un sourire destiné à atténuer le doute qu’elle allait émettre :

— Est-ce bien vrai, au moins ? demanda-t-elle.

— Je vous le jure, madame, répondit Romuald qui, on le sait, pouvait faire ce serment en toute conscience, puisque Henri et lui se promettaient de partir dans la journée pour se rendre chez le duc de Nevers, où, naturellement, ils auraient autre chose à faire que de songer à aller souper avec madame du Barry.

— S’il en est réellement ainsi, je me ferais scrupule d’insister davantage, dit celle-ci, non sans montrer une légère contrariété de ce contre-temps. – Cependant j’aurais eu grand plaisir à vous avoir avec moi : c’était là une excellente occasion qui s’offrait de vous créer d’agréables liaisons.

Et elle appuya sur ces derniers mots en jetant un regard éloquent à Henri qui, toujours silencieux et en partie retombé sous le charme, continuait à s’enivrer à la coupe d’amour où il venait de tremper ses lèvres.

— Enfin, ajouta la sirène, – puisque c’est impossible, n’en parlons plus ; nous souperons sans vous.

Il y eut un moment d’arrêt dans la conversation.

Le front de madame du Barry s’était creusé d’un pli imperceptible entre les deux sourcils.

— Ainsi, messieurs, reprit-elle, – d’après ce que vous venez de me dire, une fois hors d’ici, ce sera pour toujours… nous ne nous reverrons plus ?

— C’est malheureusement probable, madame, répondit Romuald ; – mais, ajouta-t-il galamment, – nous n’oublierons jamais les trop courts instants que nous venons de passer en votre aimable compagnie.

— Oh ! jamais ! laissa échapper Henri avec chaleur.

— Moi non plus, je puis vous l’assurer, renvoya-t-elle vivement.

Puis, se levant pour indiquer que l’entretien était terminé :

— Adieu donc, messieurs, fit-elle, – je ne veux pas vous retenir davantage ; j’ai peut-être déjà trop abusé de votre temps qui, paraît-il, vous est si précieux.

Elle avait dit cela d’un ton où perçait une certaine amertume.

— Vous êtes cruelle, madame, répliqua Henri, dont les yeux chargés de tristesse disaient clairement qu’il aurait volontiers passé la journée à ses côtés.

Elle leur tendit à chacun une de ses petites mains fines et potelées.

M. de Dizons ne fit qu’effleurer de ses lèvres celle qui lui était dévolue.

Quant au marquis, il appliqua fiévreusement les siennes sur ces doigts menus et délicats qui lui étaient abandonnés, et qu’il lui sembla sentir se presser contre sa bouche comme pour en solliciter les caresses.

Un long moment il resta ainsi, s’enivrant jusqu’au délire à ce si doux contact pendant que tout son être frémissait d’une divine allégresse.

Cependant, les meilleures choses devant avoir un terme aussi bien que les autres, il dut se décider à rendre la liberté à la main de la comtesse.

Romuald, qui n’attendait que cela pour se retirer, s’empressa de faire aussitôt à celle-ci un salut cérémonieux, qu’imita machinalement Henri, sans trop savoir ce qu’il faisait.

Après quoi, les deux jeunes gens s’éloignèrent, le vicomte d’un pas vif et dégagé, M. de Nevers d’une allure plus lente et comme à regret.

— Allons, mon ami, dit M. de Dizons en remarquant la marche hésitante du pauvre amoureux, – un peu de hâte ; tout à l’heure, vous le savez, il va nous falloir partir pour la demeure de monsieur votre père.

— Ah ! c’est vrai, répliqua le marquis, qui paraissait avoir totalement oublié ce départ. – Le duc réside maintenant aux environs de Fontainebleau, nous ont dit, je crois, Cocardasse et Passepoil.

— Oui.

— Loin du château ? questionna le jeune homme.

— Ma foi, je n’en sais pas plus que vous là-dessus, avoua Romuald, surpris par cette question, – mais que nous importe ?

— En effet, cela nous est indifférent, dit Henri d’un ton qui indiquait au contraire combien la chose avait d’intérêt pour lui, car il songeait que dans la soirée la favorite serait précisément au dit château.

— Je pense, même, continua le vicomte, – qu’il nous est nécessaire de passer par Paris pour nous informer, près de nos vieux amis, du lieu où est exactement située cette demeure, renseignement que nous avons négligé de leur demander quand nous les avons rencontrés.

» Dépêchons-nous donc si nous voulons y arriver dans la journée.

— Oui, dépêchons-nous, approuva Henri, dont la marche, mystère inconcevable, sembla plutôt se ralentir, tant il éprouvait de peine à quitter le parc de Versailles, où il laissait la plus grande partie de lui-même.

Ce que voyant, Romuald passa son bras sous le sien et l’entraîna rapidement.

20. Le pari de Fronsac

Dès qu’elle se retrouva seule, madame du Barry retomba toute songeuse sur le banc.

— Ne plus le revoir ! murmura-t-elle. – Jamais !… Jamais !…

Elle répéta ces mots à plusieurs reprises, avec, chaque fois, une angoisse croissante.

Puis soudain :

— Oh ! non, non, c’est impossible ! exclama-t-elle sourdement. – Je le reverrai, j’en suis sûre… quelque chose me le dit, et avant qu’il soit longtemps même. Où et comment ? Je l’ignore, mais j’en ai la ferme conviction…

» Car il m’aime, je n’en puis douter…

» Tout en lui me révélait son amour… me le criait presque…

» Et moi aussi, je l’aime, je l’aime, comme jamais je n’ai encore aimé… de toute la puissance de mon âme… de toute la tendresse de mon cœur !

» Ai-je aimé d’ailleurs, jusqu’à présent ? Non. Les quelques affections passagères que j’ai éprouvées sont plutôt du domaine de la fantaisie que de la passion vraie. Je le reconnais d’autant mieux, maintenant, par ce que je ressens pour lui… C’est une suave ivresse qui me pénètre, m’agite doucement et ne ressemble en rien à celle qui me poussait à ces transports où mes sens seuls prenaient part.

» Oh ! oui, c’est là… ce doit être là le véritable et sincère amour !…

Et elle s’absorba dans une troublante méditation, se laissant aller à l’enchantement que lui procurait le souvenir d’Henri, dont elle voyait l’image aussi distinctement que s’il eût été encore assis auprès d’elle.

— Comme il est beau ! reprit-elle en se retraçant cette image à jamais gravée dans son esprit. – Son ami est bien, certainement, mais il n’a pas cet air altier, cette flamme dans le regard, qui lui donnent une physionomie si expressive… si pleine de charme…

La du Barry parlait là en femme amoureuse, car Romuald, en tant que beauté masculine ne le cédait en rien à Henri.

Toutefois il est juste de dire que ce dernier était peut-être plus fait pour captiver un cœur féminin.

La lueur ardente de ses grands yeux irisés, toujours fixés hardiment devant eux, ses traits aux contours un peu brusques et franchement arrêtés, ce sang généreux qui colorait chaudement son épiderme et dénotait un tempérament de feu, tout l’ensemble de sa personne, enfin, où apparaissaient l’énergie et la volonté, devaient, en effet, plaire davantage aux femmes que la figure un peu triste et les manières calmes et réfléchies du vicomte.

— Oh ! oui, je le reverrai… fit-elle encore, – dussé-je aller à lui s’il ne venait pas à moi. Je ne peux me faire à l’idée que nous sommes séparés à jamais.

Elle avait proféré ces mots avec force, comme pour bien se persuader de ce qu’elle disait.

— Ni moi non plus, lança tout à coup une voix railleuse, en même temps qu’un nouveau personnage pénétrait sous le berceau et s’avançait familièrement vers elle.

Madame du Barry sursauta violemment.

Devant elle était le duc de Fronsac, le fils aîné du maréchal de Richelieu, dont nous avons fait plus haut une courte biographie.

Elle avait été, jusque-là, si absorbée dans ses pensées qu’elle n’avait pas remarqué que, depuis un instant, le jeune libertin se tenait sur le seuil de la tonnelle et l’observait, un sourire ironique sur les lèvres.

— Ni moi non plus, je ne puis me faire à cette idée, reprit-il. – Pourquoi en définitive, seriez-vous à jamais séparés et n’iriez-vous pas à lui s’il ne vient pas à vous ?

Le ton léger avec lequel parlait de Fronsac à la favorite n’a rien qui puisse étonner.

En dehors des cérémonies officielles, où on devait, par égard pour le roi, lui montrer un certain respect et se servir envers elle d’un langage réservé, tous les familiers de la comtesse, en effet, lui parlaient de même lorsqu’ils se rencontraient en particulier.

C’était elle, d’ailleurs, qui les avait autorisés à en user ainsi, afin d’être, de son côté, plus à l’aise avec eux.

Aux paroles du duc qui étaient exactement les siennes, elle demeura d’abord interdite et décontenancée. Elle ne savait pas avoir pensé tout haut.

Mais se reprenant promptement et paraissant, cette fois, quelque peu froissée de son libre parler :

— Pardon, mon cher duc, lui répliqua-t-elle d’un petit ton sec, – de quoi vous mêlez-vous, je vous prie ?

— Moi ? mais de rien, comtesse, absolument de rien, affirma le talon rouge. – Je ne faisais simplement qu’abonder dans votre sens.

— Vous étiez donc là à m’épier ?

— Madame, vous m’offensez, repartit de Fronsac avec une feinte indignation. – Vous épier ! Et pourquoi, juste ciel ? Suis-je amoureux de vous ? non, hélas ! Vous me l’avez défendu et, pour ne pas vous déplaire, j’ai dû, bien qu’il m’en coûtât beaucoup, me conformer à cet ordre. Je n’ai, en conséquence, nullement le droit de chercher à m’emparer de vos secrets.

— Mes secrets ? je n’en ai pas, monsieur de Fronsac, sachez-le… du moins pas de ceux que vous paraissez sous-entendre.

— Bah ! vraiment ?

— Non, vous dis-je.

— Même pas un… un petit, tout petit ?

— Eh ! non, encore une fois, fit-elle avec une sorte de colère.

— Allons, belle dame, ne vous excitez pas ainsi, repartit le duc ; du moment que vous me l’affirmez je veux le croire, car autrement ce serait un crime de lèse-galanterie.

Et à mi-voix, d’un air confidentiel :

— Cela ne fait rien, comtesse, il doit être bien heureux, le gaillard !

— Hein ! exclama madame du Barry ; – de qui voulez-vous parler ?

— De celui auquel vous devez aller s’il ne vient pas à vous.

— Prenez garde, monsieur de Fronsac, menaça la favorite, les dents serrées et les yeux pleins d’éclairs, – vous allez me fâcher pour tout de bon… et il pourrait vous en cuire.

De fait, elle était outrée de voir le libertin exercer sa verve railleuse aux dépens de son amour.

— Oh ! oh ! madame, renvoya ce dernier, cessant de plaisanter, – si c’est aussi sérieux que cela, je ne dis plus rien ; je serais désolé de mériter votre courroux et, surtout, de vous causer le moindre chagrin. Je ne faisais que badiner, croyant en avoir la latitude, mais puisque, je le vois, mon badinage est hors de mise, je vous prie de l’excuser et de le considérer comme non avenu.

Il avait compris, en effet, à l’éclair fulgurant dont avaient brûlé soudain les prunelles de la comtesse, que le sujet était épineux et qu’il aurait tort de le traiter légèrement plus longtemps.

Toutefois, il était fort intrigué.

Depuis que la du Barry faisait les délices du roi et trônait à la cour, il lui avait connu bien des passions ; mais ces passions n’avaient jamais été que de simples caprices, que, loin de cacher, elle avait été la première à avouer. Tandis que, maintenant, il paraissait en être tout autrement.

À la façon dont elle se défendait d’avoir un nouvel amour au cœur, il était en droit de penser que cet amour ne devait nullement ressembler aux précédents, et il se demandait qui pouvait bien en être l’objet, car il ne voyait personne dans son entourage qui fût à même de le lui inspirer.

— C’est sans doute quelque hobereau de province, récemment arrivé à la cour et non encore sorti de l’ombre, pensa-t-il. – Ce ne peut être que cela, évidemment. En ce cas nous finirons bien par le connaître… Palsambleu ! la chère dame a des goûts singuliers !

— Monsieur le duc, reprit la favorite qui s’était radoucie en entendant de Fronsac, – je sais que vous n’avez pas eu l’intention de me blesser et, par suite, vous pardonné-je très volontiers vos propos indiscrets. Seulement, si vous voulez que nous redevenions tout à fait bons amis, il faut me faire une promesse ?

— Laquelle donc, madame ?

— C’est de me jurer de garder pour vous… pour vous seul, les paroles qui me sont échappées tout à l’heure. Il est inutile de vous expliquer ce qui m’a amené à les prononcer, mais j’ai des raisons majeures pour qu’elles restent entre nous.

— Je vous en fais le serment, comtesse. Foi de gentilhomme, je n’en ouvrirai la bouche à qui que ce soit.

— Bien, cela me suffit, dit madame du Barry. – À présent, ajouta-t-elle, – parlons d’autre chose et apprenez-moi ce qui fait que vous êtes venu me relancer jusqu’ici où je m’étais isolée pour recevoir… pour rêver à mon aise, se reprit-elle vivement et en rougissant malgré elle.

De Fronsac parut ne pas remarquer ce lapsus linguæ et répondit :

— Si bien isolée, même, que depuis une demi-heure je suis à votre recherche, vous demandant à tous les échos ; et sans le hasard qui m’a conduit à ce berceau, il est probable que je ne fusse jamais parvenu à vous découvrir.

— Qu’avez-vous donc à me dire de si intéressant ? car je ne pense pas que ce soit simplement pour me souhaiter le bonjour, que vous vous êtes mis ainsi en peine de moi.

— Le motif serait cependant suffisant, belle dame ; mais j’aime autant être franc et vous avouer qu’en effet ce n’est pas pour cela.

— Voyons, qu’est-ce alors ?

— Voilà. Vous souvenez-vous, comtesse, de la soirée que nous avons passée à Fontainebleau, il y a aujourd’hui quinze jours ?

— Oui, je m’en souviens.

— Vous souvenez-vous également de la fin de cette soirée ?

— Dame, répliqua la favorite en riant, – la fin de cette soirée ressemblait beaucoup, si je ne me trompe, à la fin des soirées précédentes et de celles qui ont eu lieu depuis, c’est-à-dire que vous et vos compagnons étiez quelque peu gris.

— C’est vrai ; mais ce n’est pas de cela que je veux parler. Ne vous rappelez-vous point qu’elle a été marquée par un incident particulier ?

— Un incident particulier ? Ma foi, la mémoire me fait défaut à ce sujet.

— Comment, vous avez oublié le pari qui a été tenu contre moi par le prince de Guéménée ?

— Ah ! attendez donc, ça me revient en effet. Vous vous êtes fait fort, je crois, après une longue discussion avec le prince qui, en vrai sceptique, niait qu’on pût rencontrer une seule jeune fille, belle, vertueuse et candide, vous vous êtes fait fort, dis-je, pour battre en brèche son parti pris d’incroyant en la vertu, d’amener parmi nous deux belles innocentes, et cela de leur plein gré, sans employer la moindre violence et sans que leur candeur en soit effarouchée.

— Vous y êtes. Et le prince me soutenant que je m’avançais témérairement, je lui ai gagé mille louis le contraire, ce qu’il a accepté.

— Oui, je me souviens encore.

— Eh bien ! apprenez, belle dame, que je suis sur le point d’avoir gagné mon pari.

— Quoi ! vous auriez donné suite à cette folie ? s’écria madame du Barry.

— Certes.

— Mais j’ai cru qu’il ne s’agissait là que d’un de ces propos qu’on tient après boire et auxquels on ne songe plus une fois revenu à la saine raison.

— Pas du tout ; la gageure a été renouvelée le lendemain entre nous deux, M. de Guéménée et moi, et alors que nous étions parfaitement de sang-froid l’un et l’autre.

— Quelle extravagance !

— Eh ! comtesse, il faut bien rompre un peu la monotonie de nos réunions.

— C’est là une singulière façon…

— Mais il me semble que la chose ne manquera pas de piquant ! Vous représentez-vous ces deux vierges pudiques en compagnie de la Guimard, de la Duthé, de la Grandi, de la Deschamps, que nous avons l’habitude d’inviter à nos petits soupers, ainsi que plusieurs autres nymphes ejusdem farinæ… je veux dire aussi rouées qu’elles, s’empressa de traduire le fils de Richelieu, se souvenant fort à propos que son interlocutrice avait passé la majeure partie de son temps à étudier des matières moins arides que le latin.

Il aurait pu ajouter : « et en votre compagnie », attendu que Jeanne Bécu ne valait guère mieux que les demoiselles en question, dont le métier avoué cachait l’état beaucoup plus lucratif de courtisane ou d’impure, ainsi qu’on le disait alors.

— Au fait, l’idée est originale, approuva celle-ci avec un sourire cynique, reprise qu’elle venait d’être par ses mauvais instincts, qui n’étaient jamais sollicités en vain, – et je vois d’ici les événements bizarres auxquels peut donner lieu cet étrange voisinage.

— N’est-ce pas que ce sera curieux ?

— À coup sûr. Et quelles sont ces jeunes filles ?

— Permettez-moi de ne vous en rien dire ; vous n’aurez que plus de surprise à les voir.

— Des filles de pauvres petits bourgeois, sans doute ?

— Non pas, loin de là.

— Comment, des personnes de qualité ?

— Oui. Mais ne m’interrogez pas davantage sur elles, je me verrais forcé de ne point vous répondre.

— Dites donc, Fronsac, n’allez pas vous mettre une vilaine affaire sur les bras, au moins ?

— Quelle idée, s’écria le jeune libertin en éclatant de rire, – et comment voulez-vous qu’on puisse nous accuser de quoi que ce soit, puisque ces aimables enfants viendront d’elles-mêmes, sans qu’il leur soit fait aucune violence, ainsi qu’il a été stipulé dans le pari ?

— Bien sûr ?

— Je vous en donne ma parole. Au reste, s’il en était autrement, je perdrais mon pari, ce qui me gênerait fort, vu que, mes finances étant en baisse, il me faudrait emprunter l’enjeu à monsieur le maréchal, mon respecté père ; d’où résulterait pour moi un de ces sermons en trois points, comme il lui arrive de m’en gratifier chaque fois que j’ai recours à sa bourse et qui me font toujours l’effet d’une affreuse médecine à avaler.

— Je ne m’explique guère cependant la venue de bon gré de ces jeunes filles, pensa tout haut la belle comtesse qui était songeuse, – à moins toutefois qu’on n’emploie la ruse.

— Quant à cela, je ne dis pas non.

— Et vous affirmez qu’on ne pourra nous accuser en rien !… Mais c’est encore pis, malheureux, c’est ce qu’on appelle un guet-apens.

— Oh ! quel gros mot belle dame. Dites une petite tromperie tout au plus.

— Réfléchissez, de Fronsac : je crains que nous ayons plus à perdre qu’à gagner à l’exécution de votre projet.

— Moi, j’ai toujours à y gagner vingt-quatre mille livres, renvoya le jeune talon rouge en se dandinant.

— Je ne plaisante pas, duc.

— Ni moi, croyez-le bien.

— Et comment vous y prendrez-vous ?

— Ah ! ceci est une tentative de corruption, comtesse ! Je vous ai dit que là était mon secret, et je ne puis vous le livrer. Sachez seulement qu’à l’heure présente, toutes mes mesures sont prises pour assurer la réussite complète de mon projet.

— Mais ces personnes verront tout de suite avec qui elles sont et, bien entendu, s’enfuiront aussitôt.

— Que non pas… Nous ferons en sorte de les illusionner quelque temps afin de les garder un peu avec nous.

» Dans ce but, nous donnerons le mot à la Guimard et à ses pareilles, pour qu’elles se tiennent convenablement pendant une heure environ, après quoi elles seront libres de reprendre leurs manières habituelles… Et c’est en ce moment, vous devez vous en douter, que la situation commence à devenir intéressante.

— C’est possible. Seulement je me demande comment se terminera cette aventure.

— Moi aussi, et l’ignorance où je suis là-dessus n’est pas ce qui lui donne le moins de saveur à mes yeux. À présent, comtesse, il me reste à connaître le jour où vous avez l’intention de vous rendre à Fontainebleau. J’ai besoin d’être exactement renseigné sur ce point, afin de procéder aux dernières dispositions qui doivent me faire gagner mon pari.

— Je voulais y aller aujourd’hui, mais je ne sais trop si je le dois.

— Pourquoi n’iriez-vous pas ?

— Parce que…

Elle n’acheva pas sa pensée et se mit à réfléchir.

Puis, au bout de quelques secondes :

— Au fait, si, reprit-elle, – j’irai.

— Vous me l’assurez ?

— Je vous l’assure.

— Bien ; en ce cas, je vais sur l’heure faire ce qu’il faut pour mener mon affaire à bonne fin.

— Ce serait donc ce soir que nous verrions vos deux ingénues ?

— Mais oui, ce soir même.

— Et vous persistez à ne pas vouloir m’apprendre qui elles sont ?

— Je persiste.

— Pouvez-vous me dire, du moins, si elles paraissent quelquefois à la cour ?

— Je ne vois aucun inconvénient à vous apprendre qu’elles n’y viennent jamais. D’ailleurs, elles n’habitent pas Paris. Sur ce, je me sauve, comtesse, car je n’ai pas un instant à perdre… Ah ! encore un mot : il est bien entendu que nous aurons nos convives ordinaires, tant hommes que femmes ?

— Naturellement. J’enverrai tantôt Zamor chez ces dames du corps de ballet.

Zamor était un petit nègre au service de madame du Barry et que, en raison de son facies quelque peu simiesque, elle appelait son singe.

— C’est cela ; et qu’elles ne manquent pas, surtout, recommanda de Fronsac ; – leur présence, cela va de soi, étant absolument nécessaire.

— Soyez sans crainte ; moi, de mon côté, je préviendrai notre monde d’ici.

Nous verrons plus loin quelles étaient les personnes qu’elle voulait désigner par là.

— Convenu, fit le duc. – Au revoir donc, comtesse, et à ce soir.

De Fronsac parti, la favorite quitta le berceau, et bientôt, fut entourée par une foule de dames et de gentilshommes qui, après avoir assisté au lever du roi, venaient de descendre dans le parc…

Mais, pour la première fois peut-être, elle oublia de répondre aux flatteries et aux compliments qui lui étaient adressés et, prétextant un léger malaise, remonta s’enfermer chez elle.

Elle voulait être seule pour causer encore avec son cœur.

21. Où Joson Miroux se venge enfin d’Alcide Rigobert

Au moment où elle mettait le pied hors du réduit de verdure, un homme qui, pendant tout le temps qu’avait duré sa conversation avec les deux jeunes gens et avec M. de Fronsac, était resté caché derrière un massif de rhododendrons, situés à quelques pas de là, s’éloignait à son tour et prenait la direction de la sortie du jardin.

Cet homme était M. Hélouin, baron de Posen.

Depuis la veille où il les avait reconnus, il n’avait cessé d’épier Henri et Romuald, afin de bien s’assurer qu’il ne s’abusait pas sur leur identité.

Il en avait déjà la quasi-certitude ; néanmoins, il tenait à ce qu’il ne subsistât en lui aucun doute à ce sujet.

En conséquence, sans qu’ils s’en aperçussent, il ne les avait pas perdus de vue un instant, aussi bien le jour précédent que celui-là même, guettant attentivement leurs pas et leurs démarches pour essayer de saisir chez eux de nouveaux indices de reconnaissance qui achevassent de le convaincre complètement.

C’est ainsi que deux heures auparavant, et tout en restant à distance, il était venu avec eux au château, où, après leur entrée dans les appartements du monarque, il était demeuré dans le parc à les attendre.

Et c’est encore ainsi, qu’au sortir de l’antichambre royale, les ayant vus, amenés par Morin, pénétrer sous le berceau où était madame du Barry, il était allé se dissimuler derrière le massif de rhododendrons, d’où il pouvait entendre aisément ce qui allait se dire au cours de cette entrevue.

Disons que celle-ci lui avait laissé une très mauvaise impression. La façon dont s’était exprimé M. de Nevers lui avait décelé sa passion subite pour la favorite et plus encore que Romuald, il en avait été choqué et fort affligé.

— Le pauvre enfant, s’était-il dit, après le départ des deux jeunes gens, – faut-il donc que son retour en France soit marqué par un pareil malheur ? Car il n’est pas douteux qu’il ne retire de cet amour que peines et chagrins.

» Un Lagardère-Nevers aimer une courtisane !

» Quelle douleur pour le duc et la duchesse, s’ils viennent à être instruits de ce penchant funeste !

» Je n’ose y songer et en serais presque à souhaiter de m’être trompé sur sa personnalité.

» Malheureusement, je suis de plus en plus certain que c’est lui, bien lui, ainsi que son ami, M. de Dizons.

Ayant fait ces tristes réflexions, et voyant Henri et Romuald déjà assez loin, M. de Posen se disposait à abandonner sa cachette pour les suivre de nouveau, lorsque l’arrivée de Fronsac l’avait fait rester en place.

Il avait pressenti que sa présence était encore nécessaire et que, dans ce second entretien, il allait être question de choses qu’il avait le plus grand intérêt à connaître.

Aussi avait-il prêté une attention soutenue à la conversation du duc et de la favorite.

Sa préoccupation au sujet d’Henri l’ayant empêché d’entendre la phrase émise par la belle comtesse à l’instant où se présentait de Fronsac, il n’avait d’abord attaché qu’une médiocre importance au badinage du célèbre roué et au commencement de colère de Cotillon III, dont le sens de l’un et de l’autre lui échappait.

Mais, quand le duc en était venu à l’histoire de son pari avec le prince de Guéménée, notre policier amateur avait écouté de toutes ses oreilles, retenant son souffle afin de ne pas perdre un mot de ce qui se disait.

Et, à mesure que le jeune débauché parlait, il se sentait envahi par une angoisse dont il ne pouvait se défendre.

Quelles étaient ces deux jeunes filles, pures et candides, qu’il se faisait fort d’amener à Fontainebleau, au milieu de ces femmes tarées et de ces hommes corrompus ?

Oh ! comme il eût payé cher pour savoir leur nom, que le misérable s’obstinait à ne point vouloir révéler !

Enfin, de Fronsac et la du Barry s’étant quittés, il s’en allait maintenant, pris d’un affreux soupçon qui, peu à peu, s’implantait dans son esprit et le mettait à la torture.

— Si c’étaient… celles que je suppose ? pensait-il. – Mais non, c’est impossible, et je suis fou de me mettre en tête pareille idée ; comment le gredin, même par ruse, parviendrait-il à les attirer dans un tel lieu ?

» Cependant il a spécifié : deux personnes de qualité… et n’habitant pas Paris…

» De qualité, il n’y en a qu’une, il est vrai ; toutefois, il a bien pu croire, en raison de leur intimité, qu’elles l’étaient toutes les deux… Et dire que je n’ai, et ne puis avoir, aucune certitude à cet égard !…

» Que faire ?

» Dois-je, sur une simple conjecture, aller troubler la quiétude d’une famille, la mettre en garde contre une machination qui n’est peut-être pas dirigée contre elle ? Ce serait bien imprudent de ma part…

» Pourtant, cette pensée qui me poursuit… qui me hante avec tant de force !…

» Encore une fois, que faire ?

L’anxiété du baron était si grande en méditant ainsi, que de grosses gouttes de sueur perlaient à son front et tombaient en pluie sur son habit sans qu’il s’en aperçût.

Soudain, ses traits contractés se détendirent, et il eut un mouvement de joie.

— Mais j’y pense, se dit-il, – pourquoi, à tout hasard, n’enverrais-je pas le marquis et le vicomte à cette réunion qui doit avoir lieu aujourd’hui à Fontainebleau et où ils ont refusé d’aller ? Si je me trompe dans mes prévisions, ils en seront quittes pour quelques heures passées en mauvaise compagnie ; sinon, ils seront là, eux, au moins, pour défendre les malheureuses enfants… qui, certes, ne pourront avoir de meilleurs défenseurs.

» Parbleu ! je n’ai pas à hésiter une seconde, et je vais sans retard aviser à ce qu’ils soient présents là-bas ce soir… L’ennui, par exemple, est que M. de Nevers se retrouvera avec la du Barry.

» Bah ! ajouta-t-il, – au surplus il se peut que ce soit plutôt un bien pour lui : et je ne serais point surpris qu’en voyant la dame sous son véritable jour, où, évidemment elle se montrera au cours de cette orgie, son amour n’en soit tué du coup. Donc, de toute manière, mon idée est excellente.

Cet aparté ayant conduit M. de Posen hors du parc, il prit incontinent le chemin de l’hôtellerie de la Cloche-Fendue où il croyait Henri et Romuald rentrés.

Il voulait, sans se révéler à eux, leur faire savoir qu’ils avaient le plus grand intérêt à assister à la soirée du château de Fontainebleau et, en conséquence, qu’ils n’eussent pas à y manquer.

 

Le marquis et le vicomte avaient, eux, quitté le jardin vingt bonnes minutes auparavant.

L’intention de M. de Dizons était de revenir au plus vite avec Henri à leur logis, d’y prendre Joson qu’ils y avaient laissé ; puis, tous les trois, de partir sans délai pour la demeure du duc de Nevers, sur la situation de laquelle ils avaient d’abord, comme on le sait, à se renseigner exactement auprès de Passepoil et de Cocardasse.

Le vicomte était impatient de voir son ami au milieu de sa famille, dont il pensait que la joie et les caresses feraient une heureuse diversion à son fatal amour.

Mais dans son empressement à vouloir regagner la maison de Gérôme Pichard, il prit une rue pour une autre, et, ne s’apercevant pas sur-le-champ de son erreur, dévia totalement de sa route.

Il est superflu d’ajouter que le marquis s’était encore moins aperçu que lui de cette méprise.

Perdu dans ses rêves et l’image de la ravissante comtesse toujours devant les yeux, il se serait laissé conduire aux antipodes sans le remarquer en rien.

Romuald fut donc très étonné de se trouver tout à coup près d’une grande place qui lui était entièrement inconnue et ne lui rappelait nullement les abords de l’établissement de leur hôte.

À l’extrémité de cette place, et en face de lui, s’élevait un vaste édifice, composé de trois corps de bâtiment formant les trois côtés d’un carré entre lesquels était une cour spacieuse.

C’était une caserne, comme il lui fut facile de le reconnaître aux soldats qu’il voyait aller et venir dans la cour, et qui, pour le moment, était occupée par un régiment de gardes-françaises dont il distinguait parfaitement l’uniforme malgré l’éloignement.

Sur chacun des flancs de l’édifice se dressaient quelques baraques d’histrions qu’on avait autorisés à s’installer là, à demeure, toute l’année, pour permettre aux fils de Mars de se récréer à bon marché, et aussi pour les empêcher, dans la limite du possible, d’aller passer au cabaret le temps où le service ne les réclamait pas.

Afin de ne pas se faire tort mutuellement et par un touchant accord qu’il serait bien mal aisé de rencontrer aujourd’hui chez les baladins ambulants, les « directeurs » de ces théâtres forains s’étaient entendus pour ne donner spectacle que l’un après l’autre ; de sorte qu’il n’y avait jamais deux de ceux-ci qui fussent ouverts à la fois.

Au moment où le vicomte et le marquis arrivaient sur la place, l’un d’eux, alors en représentation, était entouré de nombreux curieux, tant militaires que civils, ces derniers ne s’amusant pas moins que les soldats aux grosses farces qui se jouaient là.

Pour l’instant, on n’en était encore qu’à la parade, destinée à amorcer le public.

Mais il faut croire que cette parade, exécutée par trois personnages de la troupe, était fort intéressante, car elle avait fait le vide à cent toises à la ronde et, par suite, rendu les alentours absolument déserts.

Si bien que le jeune homme qui, se voyant perdu, cherchait à proximité quelqu’un à qui il pût demander son chemin, dut se résigner, pour cela, à aller jusqu’à la foule des curieux, entraînant toujours Henri de plus en plus semblable à un automate.

En approchant de la baraque, ses yeux se portèrent plus particulièrement sur un des bateleurs qui, le visage tout enfariné, se livrait à des grimaces et à des contorsions grotesques, dont l’assemblée paraissait beaucoup se divertir.

Dès qu’il l’eût envisagé quelques secondes, ses regards ne le quittèrent plus.

Quoique ses traits n’apparussent pas distinctement sous la couche de farine qui les recouvrait, Romuald croyait néanmoins les reconnaître pour les avoir déjà vus quelque part.

Cependant, il n’aurait su dire où, ni dans quelles circonstances.

C’était un souvenir confus, indécis, flottant dans son esprit sans forme déterminée.

Quand il fut plus près et qu’il put examiner le pitre à son aise, cette vague ressemblance s’accentua encore.

— Il est certain, se disait-il, – que le visage de ce burlesque ne m’est pas inconnu ; seulement, à quelle époque et en quel lieu l’ai-je eu devant les yeux ? Voilà ce que je ne saurais me rappeler.

Et ce problème l’intéressant énormément, sans qu’il en pût comprendre la raison, il se creusait la mémoire pour tâcher d’y trouver quelque point de repère qui le mît sur la voie.

Cette recherche l’absorbait tellement, qu’il ne songeait plus à demander le renseignement dont il avait besoin.

Pendant ce temps la parade continuait.

Le thème de la bouffonnerie dont on régalait les badauds n’avait, comme on peut le supposer, rien de bien fin ni de bien délicat.

C’était une pantomime.

Le pitre à la face blanchie simulait un malade en proie à de violentes coliques.

Deux médecins dans le genre de ceux mis à la mode par les diafoirus de Molière étaient à ses côtés.

L’un lui offrait une bouteille sur laquelle était écrit le mot « rhubarbe », l’autre lui présentait l’instrument cher à M. Purgon.

Le malade faisait de grotesques contorsions pour indiquer qu’il ne voulait ni de rhubarbe ni… du reste, du reste surtout.

Alors chacun des médecins lui vantait son remède, dont il expliquait les effets merveilleux à l’aide de gestes et de démonstrations comiques.

Mais comme il refusait toujours et énergiquement leurs soins, ils devenaient soudain furieux et tentaient de lui administrer de force leur dictame.

De là entre eux trois une lutte burlesque qui était la scène capitale de cette farce au gros sel, dont les spectateurs riaient aux larmes ; ce qui, on en conviendra, n’indiquait pas chez eux un goût des plus relevés.

La parade se prolongea de la sorte encore cinq à six minutes ; puis, enfin, le directeur de la baraque, jugeant que « le monde » était suffisamment préparé, donna l’ordre de la cesser.

Instantanément les trois mimes gardèrent l’immobilité, et le patron, prenant son porte-voix, se disposa à faire une annonce alléchante.

— M’sieurs et dames, commença-t-il, – le spectacle que nous venons de vous donner n’est qu’un faible échantillon de l’habileté de nos artisses. Pour apprécier leur véritable talent, ce n’est pas ici qu’il…

Mais il n’avait pas fini d’articuler ce dernier mot qu’un violent tumulte se produisait parmi les assistants et qu’un homme, renversant tout sur son passage, faisait une trouée à travers la foule, parvenait au bas de l’escalier qui accédait à la plate-forme, le gravissait en deux enjambées et, sautant sur le pitre aux coliques, l’empoignait à la gorge.

Cela s’était passé si rapidement que celui-ci n’avait pas eu le temps d’esquiver l’attaque de l’inconnu… lequel était tout bonnement notre ami Joson.

Le Breton, inquiet de voir que ses maîtres tardaient à revenir, s’était décidé à aller à leur rencontre.

Malheureusement, malgré les indications que lui avait données Gérôme Pichard sur la route à suivre pour se rendre au château, où il savait que ses « patrons » devaient être, il s’était, tout comme Romuald, perdu dans Versailles et, par un singulier hasard, ayant abouti, lui aussi, à la place où se trouvaient les baraques, s’était arrêté, pour se distraire un instant, à regarder la parade.

Immédiatement, de même encore que M. de Dizons, son attention avait été attirée par la physionomie du pitre enfariné, qui lui paraissait ressembler étrangement à celle d’un certain quidam dont, cinq ans auparavant, il avait eu fort à se plaindre, et contre lequel il avait gardé un profond ressentiment.

Toutefois, vu les grimaces que faisait l’histrion, et aussi son masque blafard, qui dénaturaient l’expression de son visage, il n’osait affirmer que ce fût son individu.

Voulant être sûr de son fait, il gagna un des côtés de la baraque où il se dissimula, et, tassant autant que possible sa large carrure, cherchant à se faire petit, de façon à ne pas être remarqué du personnage, le gros gars se mit à le considérer avec le plus grand soin.

C’est parce qu’il s’était caché de cette façon que Romuald ne l’avait point découvert dans la foule, et que lui-même n’avait pas aperçu les deux amis.

Tant que le pitre continua à grimacer, il demeura dans le doute à son endroit. Mais aussitôt la parade terminée, ses traits revenant au repos, il eut la certitude qu’il ne s’abusait pas et avait devant lui le coquin qui, jadis, sous le prétexte de le conduire chez son oncle Tanguy, l’avait emmené il ne savait où, pour le faire griser par un complice cinq jours durant et, en outre, avait failli causer sa mort, en le faisant aller se jeter la tête contre une borne, où il se fut inévitablement brisée, si elle n’avait été fabriquée au pays d’Armor.

Résolu, alors, à ne pas laisser échapper l’occasion de se venger du gredin, Joson avait bondi de la manière qu’on vient de voir jusqu’à l’enfariné qui, malgré son costume, l’avait parfaitement reconnu.

— Ah ! malerdoué, jura-t-il, dès qu’il eut saisi Alcide Rigobert, – car on se doute que c’était lui, et nous saurons bientôt comment il se trouvait là. – Ah ! malerdoué, j’ te tiens ben à c’t’ heure, l’ cadet, et j’ te vas bailler d’à présent maintenant c’ qui t’est dû d’puis qu’ t’a fauté envers l’ fils à m’ mère !… Sapergouenne ! vilain blanchi d’ riz, tu n’ me fil’ras point des mains à c’ moment comme la fois où qu’ tu m’as fait bouter l’ front d’après une pierre. Ah ! nenni non, sans point mentir, cadet. Et, hagne donc !… hagne donc !… hagne donc !… empoche ça d’abord lambin, pas malin, failli-chien d’ vaurien !…

À chacun des « hagne donc » qu’il lançait d’une voix retentissante, la large et pesante main du Breton s’abattait avec un bruit de fléau sur le chenapan qui poussait des cris de douleur et appelait au secours.

Mais le personnel de la baraque, muet d’étonnement, et ne comprenant rien à ce qui se passait, ne songeait pas à intervenir pour le défendre.

D’ailleurs, on sentait qu’il n’eût pas fait bon de chercher à le secourir ; la puissante carrure de Joson permettant de supposer que celui-ci ne se le serait pas laissé facilement arracher des mains.

Quant à la foule elle se bornait à regarder curieusement la nouvelle parade qu’on lui servait, et qui ne semblait pas moins l’intéresser que la précédente, quoiqu’elle fût d’un tout autre genre.

Rigobert commençait à être dans un pitoyable état.

Tourné et retourné en tous sens par Joson qui ne cessait de le frapper à tour de bras, il n’avait plus la force de se tenir debout, et serait infailliblement tombé si le Breton ne l’eût retenu.

Cependant, malgré l’avalanche de coups qu’il recevait et qui le meurtrissaient affreusement, son esprit restait lucide ; et il ne se dissimulait point quelles terribles conséquences pouvait avoir pour lui ce qui arrivait.

En effet, à la suite de cette scène, Joson serait naturellement interrogé sur le mobile de son agression, et les explications qu’il fournirait, aussi bien que l’enquête à laquelle elles donneraient lieu sur lui, ne manqueraient pas de le faire reconnaître.

Or, c’était précisément ce qu’il redoutait.

Depuis la veille, où il avait assassiné Thérèse Vignon, il se cachait soigneusement.

Son crime, il est vrai, n’avait pas eu de témoins ; toutefois, vu ses relations avec la tireuse de cartes, il se doutait bien qu’il serait recherché à ce sujet par la police, dont, pour une foule de raisons, il avait fort à craindre les investigations.

Au lieu de rentrer à Paris, il était donc resté à Versailles, et pour mieux se dérober aux yeux de lynx des agents de M. de Sartines, avait eu l’idée, se rappelant son ancien métier de comédien, d’aller voir s’il ne pourrait pas se faire engager dans une des troupes ambulantes installées sur la place où était la caserne.

Il espérait que sous des vêtements de pitre et la figure barbouillée de farine, il déjouerait plus aisément les recherches des limiers qui allaient être lancés à ses trousses.

Le hasard ayant fait que, justement, le directeur d’une des baraques se trouvât avoir besoin d’un artisse pour compléter sa troupe, il avait été embauché sur-le-champ.

Dès lors, ignorant les révélations de sa victime à frère Eusèbe, révélations qui, on s’en souvient, avaient été rapportées par celui-ci au baron de Posen, il avait cru pouvoir être absolument tranquille.

Il était à cent lieues de prévoir la venue inopinée de Joson Miroux ; car, ne l’ayant pas revu depuis cinq ans, il était en droit de se croire bel et bien débarrassé de lui.

Aussi, en pensant que, par sa faute, son crime allait probablement être découvert, il était pris d’une fureur sans nom contre le Breton !

À tout prix donc, il fallait l’empêcher de parler.

Mais comment ?

Ah ! s’il avait eu une arme sur lui, celle avec laquelle il avait tué la Vignon et qui, par malheur, était restée dans ses habits de ville, dont il avait dû se défaire pour endosser son costume d’histrion, comme il n’eût pas hésité à s’en servir avec le Breton.

Un bon coup dans le flanc, là, à gauche, du côté du cœur et c’était fini : son homme était muet pour toujours.

Et cette fois, on n’eût pu l’accuser d’un assassinat.

N’était-il pas en état de légitime défense ?

Il oubliait que, en admettant qu’on ne le condamnât pas pour ce nouveau meurtre, il aurait eu, néanmoins, à en répondre devant la justice qui, évidemment, serait parvenue sans peine à savoir qui il était.

Son raisonnement manquait donc de la plus élémentaire logique ; mais il ne s’en rendait pas compte. Peut-on penser à tout pour aussi rusé que l’on soit ?

Pendant que ces idées lui traversaient la cervelle, ses yeux vinrent à tomber sur une large gaine de cuir qui pendait à la ceinture de Joson et d’où sortait un épais manche de corne.

— Un couteau ! fit-il en lui-même, – car c’en doit être un… Oh ! si je réussissais à m’en emparer.

Il ne se trompait pas : c’était bien de son couteau que Joson était muni, de ce couteau qui faisait pour ainsi dire partie intégrante de son costume d’aventurier et dont il s’était si habilement servi la veille dans la forêt de Rambouillet pour tuer le sanglier et sauver le roi.

Tout à coup, comme le Quimperlois venait de lui administrer une dernière taloche non moins lourde que les précédentes et s’apprêtait à le lâcher, jugeant que la correction avait été suffisante, Rigobert allongea vivement le bras vers la gaine de cuir, saisit le manche de corne et tirant l’arme au clair, réunit toute l’énergie qui lui restait pour en porter un coup à son ennemi en cherchant à l’atteindre au cœur.

Par bonheur, à ce moment même, Joson le repoussait loin de lui, de sorte que le couteau qui, sans cela, eût pénétré profondément dans ses chairs, ne fit que trouer ses vêtements et lui déchirer seulement la peau.

Mais malgré le peu d’importance de cette blessure, elle exaspéra le Breton qui, ne se possédant plus et voyant rouge, rattrapa Rigobert et, avant qu’il n’eût pu se servir une seconde fois de son arme, lui asséna sur la tête un coup de son formidable poing, dont un bœuf eût été assommé.

— Ah ! racaille ! cria-t-il en même temps, – tu veux donc m’ saigner comme goret ? Je n’ mens point ! saquerdienne ! l’ cadet, v’là j’espère qui t’empêchera de r’nouv’ler.

Assurément, cela eût été difficile au gredin.

Le crâne défoncé, le sang lui sortant à flots par le nez et par la bouche, il venait de s’effondrer sur les planches, où il se débattait dans les dernières convulsions de l’agonie.

Alors, ce fut un tumulte indescriptible dans la foule.

Les assistants s’élancèrent sur la plate-forme de la baraque, les uns entourant Joson, les autres Rigobert.

Il faut dire que le sentiment général était hostile au Quimperlois.

Pourquoi, se demandait-on, était-il venu assaillir le pitre qui ne lui faisait rien ?

Celui-ci avait eu raison de se défendre, en définitive, et lui avait eu tort de le tuer.

Joson, sa colère maintenant passée, demeurait stupide devant le cadavre de l’ex-comédien et ne tentait même pas de se dégager des bras qui l’enserraient pour l’empêcher de se sauver s’il en avait eu envie.

Mais il n’y songeait nullement.

Il était bien trop ahuri pour cela ; car ce n’était pas volontairement qu’il avait ôté la vie au chenapan, il voulait simplement l’étourdir. Le malheur est qu’il ne s’était pas souvenu de sa force.

22. Les remords de Joson

Soudain les personnes qui maintenaient le Breton furent brusquement écartées et Henri et Romuald qui, à leur tour, étaient parvenus sur la plate-forme, vinrent se placer près de lui.

— Laissez ce garçon ! intima rudement Henri qui, momentanément, ne pensait plus à la du Barry.

— Il faut l’arrêter ! lui répliqua-t-on. – Il a commis un meurtre sur un homme inoffensif.

— Nous ne soutenons pas qu’il ait bien fait de tuer cet individu, renvoya Romuald ; – mais il n’en avait pas l’intention, nous pouvons le certifier.

» D’ailleurs si vous saviez qui est ce personnage, vous ne lui donneriez pas tant de regrets.

Le vicomte, en effet, voyant Joson sauter sur le pitre avait deviné tout de suite, le gros gars n’ayant qu’une seule inimitié au fond du cœur, que c’était le coquin qui l’avait berné jadis ; en même temps, il l’avait aussi reconnu pour l’homme qui, un jour, à l’hôtellerie de la Cloche-Fendue s’était vanté devant une bande d’ivrognes d’avoir enlevé mademoiselle de Nevers du couvent de Picpus.

— Eh bien ! dites-nous qui il est, demandèrent quelques curieux.

— Je vais vous le dire, moi, répondit un nouveau venu qui s’était approché du corps de Rigobert et avait examiné ses traits avec une grande attention. – Il est le meurtrier de la femme qu’on a trouvée hier matin assassinée devant la maison de l’hôtelier Gérôme Pichard.

Quoique à cette époque, il n’y eût pas, ainsi qu’aujourd’hui, des journaux qui transportassent en quelques heures les faits récents d’un bout d’une ville à l’autre, la nouvelle de l’assassinat de la nécromancienne s’était, néanmoins, promptement répandue dans tout Versailles, où elle avait été l’objet de nombreux commentaires.

Car la victime n’étant pas de l’endroit et le vol n’ayant pas guidé la main du criminel sous les coups duquel elle était tombée – le vol d’argent, du moins, puisqu’on avait retrouvé sur elle sa bourse contenant une somme assez forte – ce meurtre présentait un côté mystérieux qui avait excité au plus haut point la curiosité générale.

Et c’était vainement qu’on avait cherché à savoir : primo quelle était cette femme ; secundo qui était son assassin ; tertio dans quel but celui-ci l’avait tuée.

On n’avait rien pu découvrir.

Aussi les paroles du survenant causèrent-elles une vive émotion parmi les assistants.

Le mystère commençait à s’éclaircir.

— Ah ! c’est lui ! exclamèrent plusieurs spectateurs en se mettant alors à considérer le cadavre avec une surprise mélangée d’un vague effroi, qui peut-être aussi était du dégoût.

— Oui, c’est lui, répondit l’inconnu.

— Et comment le savez-vous ? lui demandèrent d’autres curieux, paraissant avoir peine à admettre que le joyeux pitre qui venait de les faire rire d’une façon si désopilante pût être l’auteur d’un pareil attentat.

— Je le sais, repartit l’interpellé – parce que la femme, avant de mourir, l’a désigné comme étant son assassin. Je suis agent de police et je le recherchais depuis hier, sur l’ordre de mes chefs auxquels une personne restée près de la malheureuse jusqu’à ses derniers moments est venue le dénoncer en donnant son signalement exact.

— Mais êtes-vous bien sûr, monsieur, que ce signalement se rapporte à mon artisse ? questionna à son tour le directeur de la baraque, dont la mine allongée indiquait l’ennui qu’il ressentait du scandale qui avait lieu chez lui.

— Très sûr, répliqua l’agent. Les traits du misérable m’ont été minutieusement décrits et ce sont absolument ceux de cet individu.

» On m’avait même indiqué cette marque particulière qu’il a à la bouche et que ne permet aucun doute sur son identité.

Disant cela, il fit remarquer au directeur une cicatrice ancienne, qui prenait un peu au-dessus des lèvres, les traversait, en les scindant d’un sillon blanchâtre, et venait aboutir à la base de la cloison nasale.

C’était le souvenir laissé à Rigobert par la bouteille de bourgogne que M. de Nevers lui avait lancée jadis à la tête, on se rappelle dans quelles circonstances.

— Mais il y a encore d’autres preuves que je ne me trompe point, reprit le policier, – et j’espère pouvoir vous les fournir tout de suite.

» Veuillez, je vous prie, me faire donner les vêtements que cet homme portait avant de s’affubler de ceux-ci. J’ai presque la certitude d’y trouver certains papiers qu’il a volés à la femme après l’avoir assassinée.

Le directeur alla chercher les vêtements demandés et les apporta au personnage qui s’était donné comme appartenant à la police.

Celui-ci les explora aussitôt et commença par en retirer un couteau de grande dimension qui était fermé.

— Ah ! ah ! fit-il assez haut pour être entendu des curieux qui formaient toujours le cercle, – voilà une découverte à laquelle je ne m’attendais pas, et je ne serais point étonné que cette arme fût celle dont le misérable s’est servi pour perpétrer son forfait.

Il ouvrit le couteau.

La lame en était nette et brillante, mais près du manche et dans la rainure, où elle retombait, on distinguait des traces de matière brune qui adhérait au métal.

L’agent gratta un peu de cette matière avec l’ongle et l’écrasa ensuite dans sa main.

— C’est bien en effet l’instrument du crime, dit-il après un instant d’examen. – Je m’y connais et certifie que ceci est du sang humain desséché.

Sur ce, il mit le couteau en lieu sûr, puis fouilla de nouveau dans les vêtements, d’où, bientôt, il retirait d’une poche à double fond une enveloppe volumineuse sur laquelle se lisait la suscription suivante :

« Pour remettre à monsieur le lieutenant général de police. – Affaire du comte de B… »

— Que vous disais-je ? s’écria l’agent triomphant. – Pensez-vous encore que je me trompe ?

» C’est pour devenir possesseur de ces papiers qui l’inculpaient gravement dans une affaire de meurtre, vieille déjà de plusieurs années, que le coquin a assassiné celle qui les détenait, et dont l’intention était de les porter à M. de Sartines.

Tout le monde, y compris le directeur, était maintenant convaincu, et il se faisait dans la foule un revirement en faveur de Joson.

On ne lui en voulait point d’avoir assommé Rigobert.

Il n’avait pas été criminel… il avait été justicier !

— Messieurs, dit le policier à Henri et à Romuald qui, ainsi que le Breton, étaient demeurés impassibles pendant qu’il procédait à ces investigations, – puisque vous répondez de votre serviteur, je vous serais obligé de me donner vos noms.

» Quoique la liberté de ce garçon ne soit nullement menacée, il est cependant utile que la justice vous connaisse afin de pouvoir, le cas échéant, vous demander des explications au sujet de ce qui vient de se passer.

Henri et Romuald obtempérèrent volontiers à cette injonction, en donnant leurs noms de Canadiens, bien entendu, puis, les assistants leur livrant passage sans difficulté, ils quittèrent la baraque avec le Quimperlois et reprirent le chemin de l’hôtellerie de la Cloche-Fendue, qu’ils eurent auparavant la précaution de se faire indiquer soigneusement.

— Ma foi, Joson, dit Romuald, quand ils furent en marche, – voilà un gaillard qui doit te savoir gré de l’avoir expédié si rapidement. Il est à présumer que la cravate de chanvre, qui l’attendait d’un jour à l’autre aurait été moins prompte à l’envoyer rejoindre maître Satan, son digne patron, et lui eût causé un peu plus d’angoisse.

— Par vérité, not’ maître, repartit le Breton en se tirant les cheveux – j’ n’avais point vraiment l’idée d’ l’occire, car c’est péché, ma foi oui, d’ tuer un quelqu’un ! J’voulais seul’ment lui bailler une « chiquode » à la douce, comme qui dirait pour y ôter l’envie d’ jouer du couteau, v’là tout.

— Seulement ta « chiquode » au lieu de n’être qu’à « la douce » a été non moins rude qu’un bon coup de massue, mon gars, observa Henri. – Mais bah ! après tout, comme disait le vicomte, tu n’as fait que rendre service au chenapan qui n’aura pas ainsi à passer par les mains du bourreau. Tout est donc pour le mieux et tu n’as à avoir aucun remords à ce sujet.

Joson continuait à se tirer les cheveux en désespéré, ne paraissant pas être tout à fait de cet avis.

— C’n’est point bien, non fait, se disait-il en marchant derrière les deux amis. – Tuer un quelqu’un c’est péché damné ! Faudra que j’ quère un m’sieur prêtre pour m’ confesser.

Dix minutes après, les trois jeunes gens arrivaient à la maison de Gérôme Pichard.

Romuald et Henri montèrent incontinent à leur chambre, afin de s’apprêter à partir pour la demeure du duc de Nevers, pendant que Joson dont, nous l’avons dit, la blessure était moins grave que son état d’esprit, allait à l’écurie seller les montures ; car ce n’était pas dans cet endroit qu’il pouvait espérer rencontrer un prêtre.

Le vicomte pressait son ami le plus qu’il lui était possible.

Il le voyait déjà retombé dans ses rêves amoureux et craignait que, sous un motif quelconque, il cherchât à retarder leur départ.

Comme le jeune homme se disposait à ouvrir sa porte, il aperçut un petit papier roulé qui obstruait le trou de la serrure.

— Tiens ! fit-il, – qu’est-ce que c’est que cela ?

Il prit le papier et le déroula.

Il contenait quelques mots écrits au crayon, qu’il essaya de déchiffrer, mais, se trouvant dans un corridor un peu sombre, il ne put y parvenir et dut pénétrer chez lui pour en prendre connaissance.

À peine y eut-il jeté les yeux qu’il poussa une exclamation de surprise qui fit aussitôt accourir le marquis.

— Qu’y a-t-il donc ? interrogea ce dernier.

— Voyez, lui dit Romuald en lui présentant le papier.

Henri lut alors ce qui suit :

 

« Monsieur le marquis Henri de Lagardère-Nevers et monsieur le vicomte Romuald de Dizons devront sans faute assister ce soir au souper donné par madame la comtesse du Barry au château de Fontainebleau. S’ils manquaient de s’y rendre, leur absence serait certainement cause de malheurs irréparables.

» Signé : L’ASTROLOGUE DU BAL
DE
CHÈVRELOUP. »

 

Les deux jeunes gens étaient stupéfiés.

— Que veut dire ceci ? demanda Henri.

— Je n’y comprends rien, répondit Romuald, – et en suis à croire que je rêve.

— C’est comme moi. Pourtant ce billet n’est pas un mythe et l’ordre qu’il contient, vu celui de qui il émane, ne doit pas nous être donné à la légère. En effet, je me souviens parfaitement, et vous aussi, sans doute, du mystérieux inconnu, déguisé en astrologue, que nous avons rencontré à ce bal de Chèvreloup, et qui nous a si bien devinés sous notre masque en nous révélant des choses que nous croyions être seuls à savoir.

— Oui, assurément, je m’en souviens. Il était fort bien renseigné sur nos affaires, quelque secrètes qu’elles fussent.

— Comme il paraît l’être encore à présent, attendu qu’il vient de nous reconnaître de nouveau et semble on ne peut plus au courant de ce qui nous concerne.

— Le fait est qu’il est bien étrange que, n’étant ici que depuis hier, il soit déjà informé de notre retour et, surtout, ait pu percer notre incognito. Il faut vraiment que cet homme dispose de quelque puissance occulte. D’autant plus que sa présence près de nous ne nous a été signalée par aucun indice.

— Oui, cela est fort mystérieux et tient presque du prodige.

» Mais, j’y pense, maître Pichard a dû le voir monter pour placer ce papier, lequel, évidemment, n’est pas venu là tout seul ; et, peut-être, d’après ce que nous dira notre hôte, réussirons-nous à découvrir qui il est.

— La chose n’est guère possible, car je me rappelle que, au bal dont il s’agit, il nous a dit que nous ne le connaissions pas.

» Cependant, essayons toujours. Il se peut qu’il ait employé une ruse pour nous dérouter.

L’hôtelier fut appelé et interrogé.

Mais il certifia aux jeunes gens que, depuis leur sortie de chez lui, personne n’était allé du côté des logements, sauf un vieux gentilhomme, le baron de Posen, qui, se chargeant par humanité des obsèques de la défunte, qu’on devait enterrer dans l’après-midi, avait été dans la chambre mortuaire pour s’occuper des derniers apprêts.

Henri et Romuald ne furent donc pas plus avancés qu’auparavant et, pour un peu, auraient cru à une intervention surnaturelle.

Ce baron de Posen, qu’ils avaient vu la veille avec le père cordelier, ne leur semblait nullement, en effet, être le personnage en question qu’ils se figuraient avoir un aspect tout particulier.

— Alors, que décidons-nous ? demanda Henri quand Gérôme Pichard fut redescendu.

— Ma foi, répondit Romuald après avoir réfléchi, et bien qu’il appréhendât fort de revoir le marquis en compagnie de la favorite, – ma foi, je crois que nous devons obéir à cet ordre, – car c’en est un.

» Ainsi que vous le disiez, il ne nous est assurément pas donné sans raison majeure ; et quoique je n’aie aucune idée des malheurs irréparables dont parle celui qui nous l’a fait parvenir, nous serions coupables, s’ils sont réellement sur le point de nous atteindre, de ne pas essayer de les conjurer en allant au souper de madame du Barry. D’autant mieux que, sans fausse honte, nous n’avons eu guère à nous louer d’avoir suivi notre propre inspiration la première fois où ce mystérieux personnage s’est permis de nous donner un conseil.

— C’est aussi mon avis, répliqua Henri. – Une voix intérieure me dit que si nous nous en dispensions, nous aurions à nous en repentir toute notre vie… Nous irons donc.

— Nous irons. L’ennui est que cela renvoie à demain notre visite au duc de Nevers, observa Romuald avec un soupir. – Si nous la faisions aujourd’hui, nous ne saurions quel prétexte fournir pour nous absenter dans la soirée.

— Oui, c’est vrai ; mais, heureusement, ce n’est qu’un jour de perdu, repartit Henri, aiguillonné par une joie secrète à la pensée qu’il allait se trouver de nouveau près de son idole, et cette fois dans une quasi-intimité.

À ce moment Joson, semblant marcher avec peine, vint annoncer que les chevaux étaient sellés.

— Desselle-les, mon ami, lui dit le vicomte, – nous ne partons que dans deux heures.

» Mais qu’as-tu ? Ta blessure te fait-elle donc tant souffrir ?

— C’est d’ l’âme que j’ suis failli, perdu, démoli, répliqua le gars en geignant ; – ça vous rend une gente ben en douleur de s’savoir sous l’ faix d’un péché mortel !… Faudrait que j’ quère un monsieur prêtre pour m’ le r’tirer !

Les deux amis connaissaient trop leur Quimperlois pour essayer d’atténuer son désespoir par de bonnes paroles ; ils le savaient trop chatouilleux aussi pour se permettre d’en rire ; c’est pourquoi l’un et l’autre lui donnèrent la permission de courir à l’église la plus proche, afin d’y trouver un médecin des consciences.

23. Les habitants de « Castel-Morne »

Un peu avant d’arriver au village de Fontainebleau, – Fontainebleau n’avait pas encore droit au nom de ville, – et à une courte distance de la route, se voyait une assez vaste propriété composée d’une maison d’habitation – genre château – que précédait un grand jardin.

C’était la demeure du duc Philippe de Lagardère-Nevers et de sa femme la duchesse Olympe qui, depuis la disparition de leur fils chéri, avaient pris Paris en aversion et n’avaient pas tardé à l’abandonner, ne se sentant plus la force d’y vivre.

Qu’avaient-ils besoin de montrer leur douleur aux indifférents et d’être encore astreints aux conventions de la société ?

Là, dans cette retraite éloignée, au moins pouvaient-ils se livrer sans contrainte à leur profonde affliction, et n’avaient-ils pas à subir les tracas du monde, qui sont une véritable souffrance pour les cœurs meurtris comme était le leur.

Continuellement plongés dans une noire tristesse, ils vivaient entièrement seuls, ne recevant âme qui vive et ne sortant jamais.

Le deuil habitait leur âme et ne leur faisait plus voir les choses, même les plus riantes, que sous un jour lugubre.

Tout, autour d’eux, se ressentait de ce sombre état de leur esprit.

La maison, malgré l’élégance de son architecture et la riante forme de ses girouettes dorées, avait, avec ses fenêtres et ses portes constamment closes, un aspect morne et désolé.

Le jardin lui-même, laissé sans soins, n’était pas loin de ressembler à une forêt vierge en miniature.

Les ronces et les épines en avaient envahi la plus grande partie et chassé les fleurs, étouffé les arbustes.

Au milieu des allées, que presque jamais ne foulait le pied d’un promeneur, le sable avait disparu sous le chiendent et l’herbe folle, qui y croissaient drus et touffus avec la vigueur des plantes libres.

Aucune animation ne régnait dans le lieu, aucun bruit ne s’y faisait entendre, et, rarement, on en apercevait les habitants.

Les gens des alentours lui ayant entendu donner le nom de Castel-Morne, par un jeune seigneur de passage, ne le désignaient plus que sous ce vocable, devinant que c’était un synonyme de tristesse.

Il avait bien vieilli, le pauvre Philippe, et de légères mèches grisonnantes mettaient des tons clairs dans sa belle chevelure noire.

Comme la misère, la douleur hâte beaucoup le travail du temps.

Est-ce à dire que l’œil fulgurant du fier Belle-Épée fût incapable désormais de lancer un terrible éclair ? Certes non ! Lagardère était toujours aussi fort, aussi grand de caractère. Tout autre à sa place eût peut-être succombé ; car est-il un supplice comparable à celui d’un père aimant et noblement orgueilleux qui, après avoir fondé un brillant avenir sur son fils, voit s’éteindre en lui tout l’espoir de sa race ?

Au milieu de leur incurable chagrin, Philippe et Olympe avaient cependant une consolation.

C’était leur fille Blanche, à présent une grande et belle personne de vingt-deux ans qui, exilée avec eux dans cette Thébaïde y jetait le rayonnement de sa jeunesse et en atténuait la désolation.

Grâce à elle, le duc et la duchesse trouvaient encore quelque goût à la vie qui, sans cela, leur eût été à charge.

Grâce à elle aussi, les infortunés conservaient, quoique bien faible, l’espérance de revoir un jour leur fils.

Quand Blanche voyait son père et sa mère en proie à un de ces accès d’abattement qui leur étaient coutumiers, et pendant lesquels ils en venaient à croire à la mort du disparu, elle relevait leur courage en leur faisant entendre des paroles d’espoir.

— Il reviendra, vous dis-je, j’en ai la ferme conviction. Je sens, moi, qu’il n’est pas mort, et qu’au contraire il est plein de vie et de force. Son existence est la mienne, et le lien invisible qui nous attache l’un à l’autre en qualité de jumeaux n’est pas encore brisé, sans quoi mon cœur, au lieu de garder son calme et sa sérénité, en serait éperdu, horriblement déchiré.

— Mais comment alors expliquer cette absence prolongée ? demandait Olympe à travers ses larmes. – Depuis cinq longues années, pas un signe de vie de sa part ; rien qui nous indique, même vaguement, qu’il est toujours de ce monde !

— C’est que les circonstances l’auront empêché de nous faire parvenir de ses nouvelles, répliquait Blanche dont la confiance était inébranlable.

— En ce cas, où peut-il être ? Dans quelle contrée perdue s’est-il réfugié ? car nous l’avons fait chercher partout, aussi bien en France que dans les pays étrangers.

— Les recherches auront été mal faites.

— Et son ami, M. de Dizons, qui, lui non plus, n’a pas reparu ?

— Parce qu’il est resté près d’Henri. Tous deux sont certainement ensemble. Rassurez-vous donc, cher père et chère mère ; encore une fois je vous dis qu’il nous reviendra.

Cette assurance où était Blanche du retour de son frère parvenait à calmer les angoisses des deux époux, mais pour quelque temps seulement ; et, malgré eux, ils retombaient bientôt dans une mortelle inquiétude.

On pense que la jeune fille ne songeait jamais à prendre la moindre distraction, à se livrer au moindre plaisir.

La douleur constante de ses parents lui en ôtait tout désir.

Parfois, cependant, il lui arrivait d’avoir des jours moins tristes. C’était quand Louise Moutier, son amie, presque sa sœur, venait passer un mois ou deux près d’elle.

Louise aussi était devenue une adorable jeune fille, dont les années avaient achevé de compléter la beauté qui, bien que d’une nature toute différente de celle de Blanche, l’égalait cependant en éclat.

Et rien n’était plus gracieux que de voir les deux enfants à côté l’une de l’autre, celle-ci avec sa chevelure noire aux reflets bleuâtres dont les opulentes torsades couronnaient magnifiquement son front ; celle-là avec ses tresses blondes, dorées comme des épis mûrs, qui encadraient son doux visage et semblaient l’auréoler.

Certes, un Pâris moderne eût été fort embarrassé pour décerner à l’une d’elles la palme du charme et de la grâce, car toutes deux la méritaient au même degré.

Quand elles étaient ensemble, Blanche et Louise passaient une partie de leur temps à se promener dans le jardin.

Là, dans les allées solitaires, où nulle oreille indiscrète ne pouvait les écouter, elles s’entretenaient longuement des chers absents.

Les larmes de mademoiselle Moutier coulaient souvent en parlant de Romuald, dont la fuite soudaine, au moment où elle allait être à lui pour toujours, lui avait porté un coup terrible.

Et Blanche avait grand’peine à la consoler et à lui faire entrer, à elle aussi, un peu d’espoir dans le cœur en l’assurant fermement du retour de son fiancé.

Comme la duchesse pour Henri, Louise ne comprenait point qu’on n’eût jamais entendu parler de lui depuis son départ.

— Où est-il ? Que devient-il ? Pourquoi, s’il vit encore, garde-t-il ainsi un silence absolu ? gémissait-elle.

Puis un affreux doute la prenait.

— S’il ne m’aimait plus ? s’écriait-elle avec effroi. – Ô ! j’en mourrais !

— Folle, lui répondait Blanche, – il t’aime plus que jamais et cette absence que nous ne pouvons nous expliquer, mais dont nous connaîtrons un jour la raison, n’aura fait que rendre plus fort encore son amour pour toi.

Les jeunes filles avaient pris l’habitude, au cours de chaque promenade, de venir s’asseoir quelques instants sur un banc placé près de la grille d’entrée, pour se distraire en regardant la campagne d’alentour.

Mais, depuis trois ou quatre mois, elles avaient dû renoncer à ce plaisir.

Les environs, jusque-là déserts, s’étaient, à certains jours, tout à coup animés.

De brillantes troupes de jeunes seigneurs se rendant au château de Fontainebleau avaient passé non loin de l’habitation et plusieurs de ceux-ci s’en étaient approchés, attirés par leur vue.

Quelques-uns, même, plus hardis que les autres, avaient essayé d’entrer en conversation avec elles, ce qui, naturellement, les avait fait chaque fois s’enfuir au plus vite.

Parmi ces indiscrets, l’un d’eux s’était fait un jour remarquer par son air de suffisance et la liberté de son langage.

C’était Fronsac.

Le libertin avait été séduit tout de suite par la merveilleuse beauté des deux amies et, aussi fat qu’insolent avec les femmes, s’était mis aussitôt à leur lancer quelques compliments de boudoir qui avaient fait froncer les noirs sourcils de Blanche et allumé un éclair dans ses yeux, pendant que Louise, plus timide, baissait la tête, toute confuse.

Comme deux ou trois fois encore, le jeune duc s’était permis de renouveler ses visites près de la grille et de leur tenir des propos semblables, elles s’étaient décidées, pour ne plus avoir à les entendre, à abandonner leur station accoutumée sur le banc et à rester assez loin dans le jardin.

Cela n’avait pas fait l’affaire de Fronsac qui, piqué de se voir mal accueilli, s’était promis « d’apprivoiser », comme il disait, ces deux petites sauvagesses.

Changeant alors de tactique, il avait mis de côté ses airs vainqueurs, s’était donné un maintien humble et modeste, puis avait essayé, sous ce déguisement, de faire revenir les jeunes filles près de la grille où il comptait, maintenant, leur adresser des paroles tendres et langoureuses, au lieu de celles un peu trop cavalières qu’il leur avait tenues tout d’abord.

Mais cette nouvelle attitude n’avait pas eu plus de succès que la première.

Blanche et Louise ne s’étaient point laissé prendre un seul instant à la ruse du roué et avaient répondu à ses avances par la plus profonde indifférence.

Une fois, même, qu’il avait cru devoir se livrer à une mimique expressive – et ridicule – par laquelle il voulait témoigner de la pureté de ses intentions, elles n’avaient pu se retenir de lui éclater de rire au nez – à distance, cela va de soi – avec un ensemble merveilleux ; ce dont il s’était trouvé mortellement offensé.

— Par Vénus ! mes belles, s’était-il dit alors en se retirant sans tenter de feindre davantage, – je jure que vous me paierez cher votre mépris. Ah ! vous vous moquez ainsi de Fronsac ! Eh bien ! je vous prouverai – et avant peu – qu’on ne s’en moque pas impunément.

Et, la rage dans le cœur, le libertin avait aussitôt cherché par quel moyen il lui serait possible de se venger du dédain des deux jeunes filles.

C’était bas et vil, mais nous savons que le fils de Richelieu, d’une nature foncièrement mauvaise, ne pouvait se targuer d’aimable loyauté.

Longtemps, il s’était creusé la cervelle, pour tâcher de trouver le moyen qu’il désirait, – hélas ! sans pouvoir y parvenir – quand, une quinzaine auparavant, à la fin d’un des petits soupers de la du Barry, l’ivresse stimulant ses instincts pervers, il lui était poussé tout à coup une idée infernale.

Cette idée était, à l’aide d’un stratagème, d’attirer les deux enfants au château de Fontainebleau, un soir d’orgie, puis, afin que leur âme fût à jamais souillée, de les mettre en promiscuité avec les convives habituels de ces sortes de saturnales et les femmes de mœurs équivoques qui avaient coutume d’y assister.

— Mordieu ! avait-il pensé, – voilà qui sera peu banal. Deux colombes aux blanches ailes parmi nous ! Quel piment pour nos palais blasés !

Et immédiatement, voulant faire d’une pierre deux coups, c’est-à-dire tout en se vengeant, tirer un profit pécuniaire de sa vengeance, il avait contracté avec le prince de Guéménée, lequel l’avait tenu volontiers, le pari que nous connaissons ; pari qui, ainsi qu’il l’avait dit à la favorite, avait été renouvelé le lendemain entre eux deux, de sang-froid, de façon que ni l’un ni l’autre, le moment venu de payer l’enjeu, ne pussent alléguer, pour se soustraire à ce payement, l’état d’ébriété dans lequel ils se trouvaient lorsqu’ils s’étaient engagés mutuellement.

Dès lors, Fronsac n’avait pas perdu une seconde pour faire les démarches qui devaient assurer la réussite de sa méchante action.

Et comme il ne manquait pas à Paris de ces agences interlopes qui, moyennant finances, se chargeaient de fournir les renseignements les plus secrets sur les familles ou sur les particuliers, il avait bientôt appris ce qu’étaient Blanche et Louise, et que l’une pleurait un frère, l’autre un fiancé disparus depuis cinq ans sans qu’on eût jamais pu savoir ce que tous deux étaient devenus.

— Parbleu ! c’est tout ce dont j’ai besoin, s’était-il écrié joyeux. – Je vais simplement leur annoncer le retour des absents en leur faisant croire qu’elles seules doivent en être instruites.

Une seconde enquête lui ayant fait connaître les prénoms du marquis et du vicomte, il se trouva avoir en main tout ce qu’il fallait pour abuser ses victimes.

Certain, alors, de ne point échouer dans son entreprise, il était allé s’informer près de la du Barry du jour où devait avoir lieu le prochain petit souper à Fontainebleau, ne voulant qu’au dernier moment seulement faire usage de sa ruse envers mademoiselle de Nevers et Louise Moutier, afin qu’elles n’eussent pas le temps de l’éventer.

Nous avons vu que la favorite s’était décidée à donner le soir même une agape à ses familiers, ce qui avait obligé de Fronsac à partir sur-le-champ, pour exécuter le plan qu’il avait conçu.

Vers quatre heures de l’après-midi de ce jour, Blanche et Louise faisaient leur promenade ordinaire dans le jardin de Castel-Morne, lorsqu’elles virent s’arrêter, devant la grille, un individu vêtu du costume de postillon qui, les ayant aperçues, passa ostensiblement son bras à travers les barreaux, et laissa tomber, bien en évidence, une lettre sur le sol, puis repartit aussitôt.

Les jeunes filles, étonnées de cette singulière manœuvre, songèrent d’abord à aller prévenir un domestique pour qu’il vînt voir ce que cela signifiait.

Toutefois, réfléchissant que c’était tout bonnement là sans doute le fait d’un personnage mal appris chargé d’apporter une missive au duc de Nevers, elles s’approchèrent pour ramasser la lettre.

Mais comme Louise venait de s’en emparer, elles constatèrent avec une extrême surprise, d’après la suscription, que c’était à elles-mêmes qu’elle était adressée.

L’enveloppe portait, en effet, ces mots :

« Pour mesdemoiselles Blanche de Lagardère-Nevers et Louise Moutier. »

Et entre parenthèses :

« Pour elles seules. »

La première pensée qui leur vint à l’esprit fut qu’elle émanait de l’insolent inconnu, dont elles avaient eu à supporter les propos déplacés, – bien qu’il n’eût pas reparu depuis plus d’un mois, – et elles furent sur le point de la déchirer.

Qui donc, si ce n’était lui, avait l’audace de leur écrire ?

Elles ne connaissaient, ni ne voyaient jamais personne.

Cependant, comme ce n’était qu’une présomption et que, filles d’Ève avant tout, elles se sentaient prises d’une insurmontable curiosité devant cette enveloppe fermée pleine de mystère, elles se résolurent à l’ouvrir.

— Bah ! dit Blanche en brisant le cachet, – si aux premières lignes nous reconnaissons que c’est inlisable, il sera toujours temps de mettre l’épître en morceaux.

Cependant, dès qu’elles eurent commencé la lecture de la lettre, elles la continuèrent jusqu’au bout avec un intérêt qui croissait à chaque mot, et en proie à la plus violente émotion.

Voici quel était son contenu :

 

« Chère Blanche, chère Louise,

» Après cinq ans d’absence à l’étranger, nous sommes enfin de retour en France, et actuellement en résidence au château de Fontainebleau, c’est-à-dire tout près de vous.

» Malheureusement, des circonstances indépendantes de notre volonté nous obligent, si ce n’est à vous deux, à ne révéler notre présence à qui que ce soit, pas même au duc et à la duchesse de Nevers.

» Nous disons « si ce n’est à vous deux, » parce que seules vous pouvez nous aider à sortir d’une situation très difficile dans laquelle nous ont mis les dites circonstances.

» Comme il serait beaucoup trop long de vous expliquer par écrit en quoi votre secours nous est nécessaire, nous vous attendons, seules toutes deux, ce soir, au château – où des personnes sûres nous ont donné momentanément l’hospitalité, – afin de vous apprendre ce que vous avez à faire pour nous tirer de la situation en question.

» Nous vous raconterons, en même temps, ce qu’il nous est advenu, durant ces cinq longues années, et pourquoi vous n’avez jamais eu de nos nouvelles.

» Venez donc nous voir ce soir sans faute, – sans faute, vous entendez, – autrement il en résulterait pour nous les événements les plus fâcheux.

» Vous n’aurez qu’à vous trouver, vers huit heures et demie ou neuf heures au plus tard, à la petite grille de la Tour du Donjon ; quelqu’un sera là pour vous guider près de nous.

» Surtout, nous vous le répétons, pas un mot de ceci au duc ni à la duchesse qui, s’ils en avaient connaissance, voudraient sûrement venir nous retrouver tout de suite et ne feraient, par là, qu’aggraver notre situation déjà si critique.

» Signé : Ton frère affectueux,
» H
ENRI DE NEVERS.
 

» Votre fiancé qui vous aime plus que jamais,
» R
OMUALD DE DIZONS.

 

» P.-S. – Nous vous envoyons cette lettre par un homme de confiance qui, pour ne pas attirer l’attention des gens de votre demeure, portera le costume des postillons de la diligence faisant le service entre Paris et Montargis. Il lui est enjoint de paraître et disparaître sans même vous parler. Ne soyez donc point surprises de la façon dont il vous la remettra. »

 

Cette missive bizarre, et quelque peu incohérente, jeta d’abord les jeunes filles dans un étonnement semblable à celui qu’avaient éprouvé le marquis et le vicomte à la lecture du billet de « l’astrologue du bal de Chèvreloup ».

Mais elles en sortirent bientôt pour se livrer à l’allégresse que leur causait le retour inespéré des deux jeunes gens, qu’elles crurent fermement être les auteurs de l’épître.

Rien, en effet, ne pouvait leur en faire douter.

Blanche ne connaissait guère l’écriture de son frère, qui s’était toujours plutôt servi de l’épée que de la plume, et Louise n’avait jamais vu celle de M. de Dizons.

Elles ne savaient donc même pas lequel des deux avait rempli l’office d’écrivain.

— J’en étais sûre, moi, qu’ils reviendraient un jour ! s’écria mademoiselle de Nevers en exultant. – J’en avais l’entière certitude.

» Que te disais-je, Louise, de ne pas désespérer ?

» Douteras-tu encore de mes pressentiments ?

— Non, oh ! non ! répondit mademoiselle Moutier, prête à pleurer de bonheur. – Ton cœur est d’une essence plus fine que le mien, je le vois. Moi, je n’avais pas ta foi, et je me croyais pour la vie séparée de Romuald.

— Dans quelle joie vont être mon père et ma mère ! reprit Blanche. – Quelle va être leur ivresse de serrer Henri dans leurs bras !

Puis, se rappelant les termes de la lettre :

— Mais que signifie ce qu’ils nous disent : ce secours que seules nous pouvons leur apporter pour les tirer du pas difficile où ils sont. Je n’y comprends absolument rien.

— Ni moi ; je ne vois pas du tout ce dont il peut être question.

— Et ce silence qu’ils nous recommandent de garder envers le duc et la duchesse.

— Puis le rendez-vous qu’ils nous donnent pour ce soir au château de Fontainebleau… sans penser que nous ne pourrons pas nous y rendre.

— Que dis-tu, Louise ? ne pas nous y rendre !

— Comment, tu voudrais y aller ?

— Certes.

— Tu n’y songes pas, Blanche. Nous hasarder ainsi au dehors, seules toutes deux, à la nuit.

— Puisque, précisément, c’est nous seules qu’ils veulent voir d’abord.

— Mais c’est de la folie ! fit mademoiselle Moutier que l’effroi gagnait déjà.

— Folie ou non, déclara la fougueuse jeune fille, nous ne devons pas y manquer. Sans savoir en quoi nous sommes à même de leur être utiles, du moment qu’ils nous mandent d’une façon aussi pressante, en ayant soin de spécifier que si nous ne venions pas, de notre absence résulterait pour eux les événements les plus fâcheux, nous n’avons pas à hésiter un seul instant à aller les rejoindre.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit Louise, – je n’en aurai jamais le courage, quoique cependant j’aie grande envie de revoir Romuald.

— Allons donc, qu’avons-nous à craindre ? le soir, les chemins sont déserts, et nous n’avons pas à redouter d’y faire la moindre rencontre.

— Qui sait ? Si le hasard allait nous mettre en face de cet inconnu qui est venu nous importuner à la grille pendant plusieurs jours de suite, que deviendrions-nous ?

— Ma chère Louise, cet inconnu est certainement un homme de plaisir et j’ajouterai : malheureusement un gentilhomme. – Or, sache que les gentilshommes comme celui-là ont autre chose à faire que de courir les routes la nuit. Il paraît que ces messieurs passent leurs soirées à se livrer à des distractions, à des divertissements plus ou moins convenables, mais chez eux ou chez les autres et non au grand air ; d’où il suit que ta crainte n’est nullement fondée.

» D’ailleurs, quoi qu’il en soit, je te répète que nous ne saurions nous dispenser de nous rendre à l’appel d’Henri et de Romuald.

» Donc nous irons ce soir au château de Fontainebleau qui, au surplus, est peu éloigné de notre maison et dont je connais le chemin pour l’avoir été visiter trois ou quatre fois depuis que nous sommes ici, en compagnie du vieux Florent.

— Et quel prétexte donnerons-nous au duc et à la duchesse pour nous absenter ? demanda mademoiselle Moutier, qui entassait exprès objections sur objections.

— Je compte bien qu’ils n’en sauront rien.

— Alors, je ne vois pas comment nous y parviendrons.

— Enfant ! fit mademoiselle de Nevers en prenant un air de grande sœur. – Ils nous disent d’être là, vers huit heures et demie ou neuf heures au plus tard, n’est-ce pas ? Eh bien ! aussitôt après le souper qui commence à sept heures et finit à huit heures environ, nous alléguerons un peu de fatigue produite par la promenade d’aujourd’hui et, au lieu d’aller nous reposer, nous ne ferons que passer par notre chambre pour prendre une mante, puis nous descendrons au jardin d’où nous sortirons par la petite porte du jardinier dont la clef reste toujours intérieurement à la serrure.

» Est-ce dit ?

— Allons, oui, c’est dit, puisque tu le veux, répondit Louise avec un soupir, combattue qu’elle était par le désir de se trouver auprès de Romuald et la peur de cette sortie nocturne.

— En ce cas, entendu, conclut Blanche. – À présent nous allons rester dehors un peu plus longtemps que d’habitude, pour que notre allégation ait quelque apparence de vérité.

Comme toujours, la nature aventureuse de la fille de Lagardère venait d’avoir facilement raison des objections pleines de sagesse formulées par son amie ; c’est ce qui explique la promptitude avec laquelle cette détermination, peut-être grosse de conséquences, venait d’être prise par les deux jeunes filles.

24. Le château de Fontainebleau

Le château de Fontainebleau est un des plus beaux, des plus vastes et des plus historiques de France.

Il est difficile de fixer l’époque de sa fondation qui remonte à une date très lointaine. Tout ce qu’on sait, c’est que, vers le milieu du douzième siècle, il existait à Fontainebleau une maison royale, mais de fort peu d’importance.

Ce fut sous le règne de Louis VII, qui, en 1169, adjoignit à cette maison une chapelle dédiée à saint Saturnin, que commença la véritable édification du château qui, peu à peu, prit une extension considérable et devint le séjour préféré de plusieurs rois.

Philippe-Auguste, après la bataille de Bouvines, quitta Paris pour venir y résider. Louis IX, comme nous l’avons dit plus haut, s’y retira souvent pour méditer, avant d’aller mourir de la peste à Tunis pendant la dernière croisade qu’il entreprit. Il donna la chapelle à l’ordre des religieux Mathurins avec les terrains qui l’entouraient ; cadeau royal s’il en fût.

Philippe IV y naquit et y mourut après l’avoir presque toujours habité.

Charles V y passa aussi beaucoup de temps et y fonda une bibliothèque.

Charles VI essaya d’y demeurer ; mais, déjà travaillé par la folie, il eut peur de la solitude qui régnait aux alentours et, une nuit, s’en sauva avec les quelques personnes qui composaient encore son entourage.

Jusqu’au seizième siècle, le château, malgré les diverses modifications qu’y avaient apportées à tour de rôle les hôtes illustres que nous venons de nommer, conserva toutes ses constructions primitives.

Mais François Ier, homme de goût et grand ami des arts, trouvant que celles-ci déparaient les autres parties de l’édifice, se résolut à les faire abattre et, en même temps, à embellir et à agrandir le tout.

Il chargea un architecte parisien, très renommé alors, Gilles Le Breton, de substituer de nouvelles constructions aux anciennes et d’étendre, le plus possible, le périmètre du château.

Gilles s’était adjoint deux confrères, non moins habiles que lui, Pierre Chambiges et Pierre Girard, dit Castoret, se mit aussitôt à l’œuvre avec eux et, en quelques années, transforma complètement le vieux manoir féodal, qui prit l’aspect que nous lui voyons de nos jours.

Tout le monde fut content de cette transformation, sauf les religieux Mathurins auxquels on avait dû reprendre les terrains qu’ils avaient reçus jadis de saint Louis, et qui crièrent à la spoliation, menaçant même le roi de porter l’affaire en cour de Rome… si on ne les indemnisait pas.

On les indemnisa et ils se tinrent cois.

Cette magnifique résidence, dont nous pouvons nous glorifier à juste titre, est une réunion, ou, comme on l’a dit, un rendez-vous de châteaux.

Il y en a six qui enclosent cinq cours principales, et qui sont, ou contigus, ou réunis par des galeries.

Groupés fort irrégulièrement, mais non sans harmonie, ils forment un ensemble imposant et remarquable.

La cour du « Cheval-Blanc », la plus grande, est ainsi nommée d’une statue équestre qui s’y trouvait autrefois.

Depuis l’abdication de Napoléon Ier, elle est aussi appelée « cour des Adieux ».

Elle sert de cour d’entrée et est fermée par une superbe grille de cent quatre mètres de longueur. Sa forme est régulière, mais elle est entourée par trois corps de bâtiments de hauteur et de style différents. La façade du fond est la plus belle ; au centre se trouve un grand escalier en fer à cheval et d’un effet grandiose.

La cour de « la Fontaine », du nom d’une fontaine qui la décore, est sur trois côtés, bordée de bâtiments symétriques ; le quatrième côté s’ouvre sur les jardins.

Les appartements qui donnent sur cette cour ont servi de logement à Charles-Quint, lors de son passage en France dans le courant de l’année 1539.

La cour ovale ou « cour du Donjon » est longue et étroite. Les bâtiments qui l’enclosent sont les plus anciens du château. C’est là que saint Louis logeait quand il venait à Fontainebleau.

Cette cour est en partie bordée d’une galerie supportée par des colonnes d’un grès très rare et dont on ne connaît pas la provenance.

Une de ses portes était jadis couverte de dorures et d’ornements en cuivre et, pour cette raison, était appelée « porte Dorée », nom qu’elle a conservé.

L’autre porte, dite « Dauphine », est une grande arche construite à l’occasion de la naissance de Louis XIII.

La cour des « Cuisines » indique par son nom l’usage des trois bâtiments qui la forment ; ils furent construits en 1609. Le corps du milieu est décoré d’une fontaine à trois mascarons en bronze et qu’on nomme la fantaisie des trois visages.

La cour de l’« Orangerie » est entourée de bâtiments qui servaient de serre aux nombreux orangers qu’on y cultivait à grands frais.

Enfin la cour « des Princes », la plus petite de toutes, est celle où Christine, reine de Suède, jouait à la balle avec ses femmes, lors de son séjour au château, pendant lequel elle fit assassiner son grand-écuyer Monaldeschi qui, assurait-elle, pour justifier cet assassinat, avait eu l’audace de se vanter d’être son amant.

Nous n’avons à parler des jardins que pour mémoire.

Ils sont au nombre de trois : le parterre, le jardin anglais où se trouvait jadis la « Fontaine-Bleau » qui donna son nom au château primitif, et le jardin de l’Étang où l’on va encore voir les fameuses carpes cerclées d’or – à en croire la légende.

Il paraît que ce jardin, planté sur un terrain sec, est affreusement stérile.

On raconte qu’un jour le bon roi Henri, s’y promenant avec d’Épernon, et ne trouvant dans le parterre que des fleurs malingres, s’en plaignit au jardinier-chef.

— Sire, répondit cet homme – je ne puis rien faire venir dans ce maudit terrain.

— Ah ! bah ! s’exclama le Béarnais qui ajouta en regardant malicieusement d’Épernon : – sèmes-y des Gascons, mon brave, ils poussent partout !

Les appartements du château sont magnifiquement meublés et décorés.

C’est d’abord « la chambre à coucher de la reine », avec un plafond Louis XIII. Puis, la « galerie de Diane » ornée de peintures mythologiques.

On y voit l’épée et la cotte de mailles du célèbre comte Monaldeschi qui fut tué dans la « salle des Cerfs » située au-dessus.

Viennent ensuite successivement : les appartements des chasses de Louis XV, ayant des tableaux de Vanloo, Oudry et Desportes ; le « Salon des tapisseries », décoré par des Gobelins, des Flandre, des cuivres de Gouthière ; le « salon François Ier » dans lequel est un médaillon peint à fresque, attribué au Primatice, la « salle Saint-Louis », la « salle des Gardes », le « salon Louis XIII », où ce roi est né en 1601 et où sont des peintures d’Ambroise Dubois ; le « salon Louis XV », avec une Diane de Poitiers, en chasseresse, du Primatice ; la « salle des Fêtes » construite par François Ier, la plus belle et la plus vaste galerie qu’ait laissée la Renaissance.

Nous en passons, et non des moins riches, tels que « les anciens appartements des reines-mères », telle aussi « la salle du Trône » dont le lustre n’a, seul, pas coûté moins de 50.000 francs, pour en arriver à « l’escalier du roi » dans les voussures duquel sont des médaillons contenant des portraits de rois de France.

Dans le haut, cet escalier communique d’un côté à l’ancienne chambre de la duchesse d’Étampes que décorent les fresques d’un peintre courtisan représentant François Ier en Alexandre ; et de l’autre aux « appartements de madame de Maintenon », qui comportent de vastes pièces meublées de Boulle et de laque de Chine.

C’est dans ces derniers que madame du Barry avait l’habitude de donner ses petits soupers auprès desquels, nous l’avons dit, auraient, pâli les orgies de la Régence.

De hauts personnages et des dames titrées qui, tout d’abord, avaient reculé devant la galanterie plébéienne de la favorite, n’avaient pas tardé à briguer l’honneur d’être admis aux fêtes nocturnes de Fontainebleau, où le langage riche de figures empruntées aux corps de garde était le dialecte consacré.

Ce lâche abandon de toute dignité avait obligé beaucoup d’illustres beautés à refaire leur éducation.

D’ailleurs, dans le ton donné par la sultane, il était entendu qu’une femme à la mode ne devait absolument rien cacher des merveilles dont elle avait été pourvue par le Créateur pour le plaisir des yeux.

La jolie comtesse, il faut bien le dire, était la première à pratiquer ce système charitable, non seulement aux saturnales de Fontainebleau, mais même ailleurs.

Une aventure qui lui était récemment arrivée et que nous trouvons dans la chronique légère de l’époque, va faire comprendre ce que nous voulons dire par ces derniers mots.

François Doyen, le célèbre peintre du miracle des Ardents, étant entré un jour dans la chambre de la favorite, alors que celle-ci était au bain, la baigneuse, dont les charmes étaient imparfaitement voilés par l’eau laiteuse, retint l’artiste et se mit à parler de l’état du temps.

— Il y a quelques jours, dit-elle, à un moment, – j’étais comme aujourd’hui à prendre mon bain, quand je fus si fort effrayée d’un coup de tonnerre que, sans songer dans quel… négligé je me trouvais, je sortis de ma baignoire, traversai tout mon appartement et m’allai cacher dans une pièce du fond…

» Mais que faites-vous donc, Doyen, ajouta-t-elle, surprise de voir l’artiste s’éloigner d’elle, pour s’approcher de la croisée.

— Madame la comtesse, répliqua celui-ci, – je regarde si le temps n’est pas à l’orage ; cela ferait un beau coup d’œil pour un peintre.

— Surtout pour un peintre homme d’esprit, reprit la favorite avec vivacité.

Et d’un mouvement rapide, elle se dressa debout et se replongea aussitôt, ayant découvert, l’espace d’une seconde, tous les trésors que la nature lui avait prodigués.

— Adieu, madame la comtesse ; je vous quitte ! s’écria Doyen hors de lui. – Un orage… un orage se forme et je dois craindre celui-là.

Mais comme le peintre était un homme superbe, la belle pécheresse lui ordonna de rester.

Il resta et l’orage fut calmé.

Malgré cette facilité révoltante, qui était comme un retour invincible à son premier état, Cotillon III était devenue une grande puissance et, nous le répétons, les plus hauts personnages sollicitaient avec instance la faveur d’assister à ses petits soupers.

Outre Richelieu et ses deux fils, de Fronsac et d’Aiguillon, ses commensaux ordinaires étaient les princes de Soubise et de Guéménée, les ducs de Chartres, de Durfort et de Brissac, puis La Marche, cadet des Conti-Lauzun, d’Havré, de Luxembourg, lord d’Aigremont, l’auteur-acteur Oudinot, fourvoyé dans cette noble pléiade, et enfin le petit de Tresmes, qui s’intitulait plaisamment le sapajou de madame la comtesse.

Mesdames de Château-Renaud, d’Aiguillon et de l’Hôpital prenaient aussi leur part de ces orgies ainsi que la déjà mûre – très mûre même – maréchale de Mirepoix, qui avait été la complaisante de madame de Pompadour et s’était empressée de reporter sur l’astre nouveau toute sa honteuse servilité.

Les fêtes nocturnes de Fontainebleau, est-il besoin de le dire, eussent été peu plaisantes sans la compagnie obligée de quelques nymphes de l’Opéra.

Parmi ces dernières, les plus célèbres étaient mesdemoiselles Guimard, Rosalie Duthé, Sophie Arnould, Grandi et Deschamps, dont nous avons déjà parlé.

La première, surnommée par ses camarades le Squelette des Grâces, était laide, maigre et noire, mais étonnamment libre de propos et d’allure, ce qui la faisait, paraît-il, particulièrement apprécier de M. de Soubise.

La blonde Duthé, elle, quoique atteignant à peine sa dix-huitième année, était déjà passée maîtresse en l’art de séduire, puisqu’on l’avait jugée apte à servir d’éducatrice au jeune duc de Chartres.

Quant à Sophie Arnould, c’était une fille spirituelle et piquante. Il nous suffira de rapporter un de ses mots pour donner un échantillon de son esprit.

Rencontrant un jour un médecin qui, en costume de chasse et portant un fusil sous le bras, allait voir un malade, elle lui lança :

— Eh ! docteur, vous avez donc peur de le manquer ?

 

Ce soir-là, la favorite avait son monde au grand complet.

Tous ces messieurs et toutes ces dames avaient été convoqués dans la journée, avec recommandation expresse d’assister à la réunion, au cours de laquelle devait avoir lieu l’arrivée des deux « innocentes » que de Fronsac avait parié d’y faire venir.

Comme d’ordinaire, l’assemblée était divisée en deux fractions.

L’une était composée de la du Barry, de mesdames de Château-Renaud, d’Aiguillon et de l’Hôpital, ayant pour cavaliers le vieux de Richelieu, ses deux fils et l’auteur-acteur Oudinot.

L’autre, des demoiselles de l’Opéra, auxquelles tenaient compagnie le reste des messieurs.

Comme d’ordinaire aussi, chacune des fractions soupait à part, mais les salles de festin étaient contiguës et la porte qui les faisait communiquer ensemble devait demeurer constamment ouverte.

Cette concession, la dernière faite à l’étiquette, avait été réclamée par les nobles dames ci-dessus nommées afin qu’elles ne se trouvassent pas en voisinage immédiat avec les belles impures, nom générique qui désignait alors les demoiselles de mœurs courtoises.

Concession, d’ailleurs, qui n’était généralement que temporaire, car il était rare que, vers le milieu de l’orgie, alors que les yeux commençaient à devenir brillants et les pommettes à se roser sous l’action des vins généreux dont on avait déjà absorbé force rasades, les deux fractions ne vinssent pas à se réunir fraternellement, soit dans un salon soit dans l’autre.

Huit heures venaient de sonner.

Le petit souper, commencé seulement depuis quelques instants, en était encore à sa période de calme.

Les dames, outrageusement décolletées, y compris la maréchale de Mirepoix, dont les épaules et la gorge jadis de marbre, n’étaient plus aujourd’hui que marbrées, avaient rehaussé l’éclat de leur teint par du fard et des mouches.

Les mouches jouaient, à cette époque, un grand rôle dans la beauté des femmes, et c’était à qui, parmi elles, s’en parerait de la façon la plus avantageuse.

Elles leur avaient donné des noms, suivant l’endroit du visage où elles étaient placées.

Au coin de l’œil, la mouche s’appelait passionnée ; au milieu du front, majestueuse ; sur le pli que forme la bouche en riant, enjouée ; au milieu de la joue, galante ; au coin de la bouche, baiseuse ; sur le nez, effrontée ; sur les lèvres, coquette ; sur un bouton à dissimuler, recéleuse, etc., etc.

La maréchale avait, dit-on, souvent plusieurs de ces dernières, et, sûrement, devait en avoir quelques-unes ce jour-là, car trois ou quatre, des sept ou huit qui ponctuaient son visage, paraissaient faire une légère saillie sur l’épiderme.

Madame du Barry, elle, n’en avait que deux : une au coin de l’œil gauche, la « passionnée », et l’autre au milieu de la joue droite, la « galante ».

Cela lui seyait à ravir et pouvait, au besoin, passer pour un double emblème.

Elle n’avait aussi que très peu de fard, sa merveilleuse carnation défiant l’éclat si traître des lumières qui, on le sait, accentue les moindres tares de la peau.

Quant aux nymphes de l’Opéra, elles s’en étaient mises à profusion, notamment la Guimard qui, si elle n’avait pas à cacher des boutons comme madame de Mirepoix, avait néanmoins à dissimuler un commencement de couperose, produit par l’abus du champagne et des liqueurs spiritueuses.

Donc, ces dames et ces messieurs étaient encore relativement convenables, se laissant aller, pour le moment, au plaisir de savourer les mets délicats qui leur étaient servis.

Le vieux maréchal, surtout, un gourmet émérite s’il en fût, ne perdait pas un coup de dent ; et à voir le rictus de sensualité qui crispait ses lèvres, à l’apparition de chaque nouveau plat, on devinait la jouissance intime qu’il éprouvait à déguster cette chère exquise.

Madame de Mirepoix était sa digne émule.

De même que lui, elle était une fine bouche et prisait grandement les délices de la table auxquelles, parfois, elle s’abandonnait avec excès.

La poésie de l’amour n’ayant plus d’attrait pour elle, elle la remplaçait volontiers par celle de la… gourmandise, si tant est, quoiqu’en dise Brillat-Savarin, qu’on puisse trouver de la poésie dans une chose aussi matérielle.

25. Le petit souper

Le troisième service venait d’être terminé, et le maître d’hôtel, s’apprêtait à apporter le suivant, lorsque Morin, le domestique de confiance de la favorite, vint lui annoncer, à mi-voix, que les deux gentilshommes avec lesquels elle s’était entretenue le matin à Versailles étaient au château, se présentant à titre d’invités au souper.

À cette nouvelle, madame du Barry se leva d’un bond.

— Que dites-vous, Morin ? fit-elle tout émue et à voix basse ; – le marquis de Saint-Laurent et le vicomte de Montréal seraient ici ?

— Oui, madame la comtesse.

— Mais ce n’est pas possible, d’après ce qu’ils m’ont dit… Vous ne vous trompez pas, au moins ?

— Cela me serait difficile, madame la comtesse, repartit Morin. – D’abord, ils se sont nommés ; ensuite, je les ai reconnus sur-le-champ à leurs costumes de peaux de bêtes pour les seigneurs étrangers que vous m’avez chargé, ce matin, de vous amener sous la charmille du parc de Versailles.

La favorite sembla réfléchir un instant, puis reprit :

— Faites-les entrer, vite, vite, alors. Ou plutôt, non, je vais à leur rencontre. Où sont-ils ?

— Je les ai introduits momentanément dans une antichambre, la première qui se trouve à l’extrémité des appartements. N’ayant pas reçu d’instructions à leur sujet, je ne voulais pas les amener ici avant d’en avoir référé à madame la comtesse.

— Bon, bon, il n’y a pas de mal, Morin ; j’aime même mieux qu’il en soit ainsi…

» Mais il est inutile que vous m’accompagniez, continua madame du Barry s’adressant toujours au domestique qui se disposait à la précéder ; – je sais où est cette antichambre et n’ai pas besoin de guide pour m’y rendre.

» Allez plutôt fermer la porte de communication des deux salons, et tenez-vous auprès pour empêcher qu’on ne l’ouvre de l’autre côté sans ma permission.

— Je suis aux ordres de madame la comtesse, répondit Morin en obéissant à cette injonction, pendant que la favorite s’éclipsait, au grand étonnement des convives qui n’avaient pu entendre le rapide colloque échangé entre elle et le valet, et ne comprenaient rien à cette disparition subite.

— Que se passe-t-il donc ? questionna de Fronsac.

— Diable ! exclama Richelieu, avec une inquiétude comique, – le rôti viendrait-il à manquer ?

— Ou bien les crèmes auraient-elles tourné ? émit madame de Mirepoix en minaudant à faire frémir.

— Ce n’est pas cela, je pense, qui nous ferait enfermer et garder à vue, s’écria encore de Fronsac, en remarquant la faction que le domestique venait de prendre devant l’huis, après l’avoir clos.

— Tiens, c’est vrai, repartit le maréchal, qui fit la même constatation que son fils. – Ah ça ! Morin, que fais-tu là devant ces battants, et pourquoi ta maîtresse nous a-t-elle quittés de la sorte ? demanda-t-il à ce dernier.

— Pour aller recevoir deux nouveaux invités, monsieur le maréchal, répondit le fidèle valet qui, ne sachant à quelle intention madame du Barry lui avait fait fermer la porte de communication, ne put satisfaire qu’à la seconde partie de la question de Richelieu.

— Hein ! deux nouveaux invités ? exclama d’Aiguillon sur un ton de méchante humeur. – Par quel hasard ? Nous sommes au complet, ce me semble.

D’Aiguillon n’aimait pas les nouvelles figures.

Sans cesse occupé à comploter contre le premier ministre Choiseul, dont il était l’ennemi acharné, et qu’il cherchait à renverser du pouvoir pour y monter à sa place, il appréhendait toujours que quelque intrus ne vînt se jeter à la traverse de ses projets.

Rappelons qu’il n’assistait aux petits soupers que dans un but intéressé : celui, comme il disait, de « soigner » sa politique, en profitant des moments d’abandon que procurait l’intimité de ces réunions, pour parler sans contrainte à la favorite, et essayer de lui faire adopter ses vues.

Ce à quoi il avait déjà presque réussi, puisque, nous le savons, quelque temps auparavant, celle-ci avait demandé au roi le renvoi de Choiseul, après avoir remercié elle-même son cuisinier, qui avait le malheur de ressembler à celui-ci.

Or, s’il savait n’avoir rien à redouter quant à ses plans, des personnes qui se réunissaient habituellement à Fontainebleau, lesquelles n’aimaient pas non plus le premier ministre, il ignorait pour qui étaient les deux étrangers dont on venait d’annoncer l’arrivée et se demandait s’il n’allait pas lui falloir se mettre en garde contre eux.

Il était donc dans une certaine inquiétude en attendant leur venue.

Bientôt madame du Barry reparut, ayant avec elle Henri et Romuald.

Elle était allée les chercher en personne, de crainte qu’on ne les fit passer par le salon des danseuses, dont la tenue un peu trop libre eût pu les choquer, et après leur avoir dit simplement : « Venez », elle les avait conduits, en leur faisant faire un détour, jusqu’à la porte de derrière du second salon par laquelle elle venait d’entrer avec eux.

— Mesdames et messieurs, dit-elle cérémonieusement, – je vous présente deux convives inattendus : M. le marquis de Saint-Laurent et M. le vicomte de Montréal.

Puis aux deux jeunes gens, en désignant tour à tour les différentes personnes groupées près de la table :

— Messieurs, mesdames de Château-Renaud, de Mirepoix, d’Aiguillon et de l’Hôpital, M. le maréchal de Richelieu et ses deux fils, les ducs de Fronsac et d’Aiguillon, ainsi qu’un de nos acteurs en renom, M. Oudinot, auteur en outre de pièces de théâtre fort goûtées.

Henri et Romuald saluèrent les nobles assistants qui, tout en leur rendant leur salut, fixaient sur eux des yeux étonnés et examinaient avec curiosité leur étrange accoutrement.

La présentation faite, madame du Barry, qui avait précédemment près d’elle Oudinot, dont les spirituelles saillies la divertissaient toujours, pria l’acteur de se reculer un peu et fit asseoir Henri à ses côtés, indiquant en même temps à Romuald une place en face d’elle, à la gauche de madame de l’Hôpital, laquelle se trouvant la dernière de la salle et n’ayant pour tout cavalier que le maréchal, ne fut nullement fâchée de ce voisinage.

Ce n’est pas que Richelieu oubliât d’être galant avec elle.

Le vieux roué, bien au contraire, lui tenait mille propos aimables ; mais il avait le tort de compter quatorze lustres et de se répéter souvent, ce qui, à la fin, devenait monotone.

C’était donc une bonne aubaine pour madame de l’Hôpital d’avoir Romuald pour voisin. D’abord il était jeune, lui, jeune et beau, même ; ensuite il devait savoir dire d’autres choses que le maréchal et d’une façon plus aimable.

Aussi, à partir de ce moment, ne prêta-t-elle qu’une attention distraite aux madrigaux surannés que Richelieu lui débitait la bouche demi-pleine et garda-t-elle ses meilleures grâces pour M. de Dizons.

Quand on eut suffisamment examiné les deux jeunes gens, les regards allèrent à la favorite et semblèrent lui demander le mot de cette surprise à laquelle personne n’était préparé.

La comtesse comprit.

— Mes amis, dit-elle, – je vous dois une explication pour ne pas vous avoir annoncé la venue de ces messieurs, gentilshommes canadiens tout fraîchement débarqués en France.

» La voici :

» M. le marquis et M. le vicomte, invités par moi, dans la matinée, à venir prendre part au souper que je donnais ce soir ici, s’y étaient refusés malgré mes instances, leur soirée devant être, paraît-il, entièrement prise. N’ayant donc pas à compter sur leur présence, je m’étais abstenue de vous parler d’eux.

» … Dis-je vrai, messieurs ? ajouta-t-elle en s’adressant à Henri et à Romuald.

— Absolument vrai, madame, repartit le vicomte. – Tout nous faisait supposer, en effet, qu’il nous serait impossible de venir ; mais, dans la journée, ayant appris que, contre notre attente, nous étions complètement libres jusqu’à demain, nous nous sommes empressés de répondre à votre gracieuse invitation.

— Et vous avez bien fait. J’en suis, quant à moi, on ne peut plus heureuse, je vous l’assure.

Cette locution, qui eût été banale dans la bouche de toute autre personne qu’elle, avait une signification particulière dans la sienne.

D’autant plus qu’en la prononçant la du Barry l’appuya d’un regard éloquent à l’adresse d’Henri.

— Madame, s’empressa de répliquer M. de Nevers qui s’était senti pénétré par la flamme de ce regard – notre bonheur n’est pas moins grand que le vôtre, croyez-le, et nous en sommes à bénir l’événement fortuit qui nous a donné le plaisir de pouvoir vous consacrer cette soirée.

Lui aussi, disant cela, lança à la comtesse un coup d’œil expressif, où brillait la joie intense qu’il éprouvait de se retrouver avec elle.

— Alors, tout est pour le mieux, renvoya la favorite en dissimulant mal la douce émotion dont elle était saisie.

Et voulant mettre un terme au commencement de contrainte qu’avait fait naître parmi les convives le presque retour à l’étiquette nécessité par la présentation des nouveaux arrivants, elle ajouta gaiement :

— À présent, messieurs, commencez à souper ; nous, nous allons continuer.

— Oui, continuons, approuva Richelieu qui, rassuré sur le rôti, se reprit, de plus belle, à faire fonctionner sa fourchette.

Pour ne pas mentir, nous devons dire que, de leur côté, les deux jeunes gens attaquèrent vigoureusement les plats qui leur furent apportés.

Ils venaient de faire quatorze lieues à cheval d’une seule traite et avaient un appétit de tous les diables.

À leur âge, quelque graves que soient les soucis qu’on puisse avoir, l’estomac a des besoins tyranniques qu’il faut satisfaire.

D’ailleurs, ils ne voyaient rien autour d’eux qui fût de nature à amener les malheurs irréparables dont avait parlé « l’astrologue du bal de Chèvreloup ».

Ils étaient au milieu de gens fort aimables, ne pensant qu’à jouir du plaisir de festoyer ensemble et n’ayant évidemment aucune raison de leur nuire.

Ces gens, il est vrai, étaient de moralité douteuse et avaient nombre d’actions répréhensibles sur la conscience ; mais comme ils ne les connaissaient point autrement et ne les connaîtraient jamais sans doute davantage, cela leur était à peu près indifférent.

Insensiblement, donc, ils se laissèrent aller au bien-être du moment, montrant par leurs manières et leur façon de s’exprimer que quoique « à demi sauvages », ils n’en étaient pas moins d’excellente compagnie.

Et au bout d’une demi-heure, ils s’étaient si bien familiarisés avec la situation présente qu’ils ne se rappelaient plus que vaguement pourquoi ils étaient venus au souper.

Une causerie générale s’était établie et, mis tous deux sur la sellette, ils étaient harcelés de questions touchant le Canada et la vie qu’on menait dans les pays d’outre-mer.

D’Aiguillon, soupçonnant qu’il devait avoir plutôt affaire à des alliés qu’à des ennemis, voulut en profiter pour lancer une violente diatribe contre Choiseul, des conseils duquel, affirmait-il, le roi s’était inspiré pour signer le fatal traité de 1763.

Mais comme les joyeux soupeurs n’étaient guère en train de faire de la politique, dès les premiers mots, le frère de Fronsac fut invité à se taire ou à parler de choses plus intéressantes.

C’était Romuald qui, bien plus qu’Henri, tenait le dé de la conversation.

Le marquis était beaucoup trop occupé de madame du Barry pour avoir son entière liberté d’esprit.

Depuis qu’il était là, il ne voyait plus qu’elle et se sentait retomber graduellement dans une extase semblable à celle qu’il avait éprouvée le matin sous le berceau.

Peu à peu, même, il subissait une étrange illusion.

Il lui semblait que, sauf la comtesse, tout ce qui l’entourait, êtres et choses, s’éloignait de lui, se fondait comme dans un brouillard et devenait si confus qu’il ne pouvait plus rien distinguer de précis.

Par contre, les gracieux contours du corps de la jeune femme lui paraissaient plus nettement accusés, son visage plus resplendissant d’idéale beauté.

Elle se détachait à ses côtés avec une intensité de lumière surprenante.

Il chercha à se soustraire à cette bizarre hallucination, mais ce fut en vain : elle ne fit que s’accentuer davantage.

Alors il songea combien il lui serait doux que cette fiction devînt une réalité ; qu’il se trouvât vraiment seul avec elle pour oser lui faire l’aveu de cet amour insensé qu’elle avait fait naître en lui et qui, désormais, devait remplir sa vie.

Oh ! que n’eût-il pas donné pour qu’un génie bienfaisant les isolât soudain du reste du monde, les entourât d’un nuage impénétrable à tout regard !

— Eh bien ! monsieur de Saint-Laurent, vous ne dites plus rien ? lui demanda madame du Barry, surprise de voir que son voisin gardait le silence et remarquant qu’il avait les yeux perdus dans le vague.

— Veuillez m’excuser, madame, répondit-il, revenant à lui-même ; – je rêvais tout éveillé.

— Bah ! et à quoi donc ?

— À quoi ? À une chose… impossible.

— Et laquelle, s’il vous plaît ?

— Oh ! permettez-moi de vous la taire ; c’est une telle folie !…

— Raison de plus pour m’en faire part ; j’aime beaucoup les folies, moi.

— Non, non, madame, n’insistez pas… je ne puis parler.

— Au contraire, j’insisterai, car vous piquez ma curiosité. Voyons, je vous écoute.

Mais Henri faisant de la tête un signe négatif :

— Inutile, madame, répliqua-t-il avec une douloureuse fatigue ; – ce serait me perdre près de vous pour toujours.

— Par exemple ! Vous perdre près de moi pour une confidence que vous me feriez ? Je ne comprends point comment vous pouvez penser cela, mon cher marquis. Allons, parlez ; je suis impatiente de vous entendre.

— Je vous en prie, madame, ne me tentez pas, dit le jeune homme d’un ton suppliant ; – le mal serait sans remède et je n’aurais plus qu’à vous fuir sur-le-champ.

En même temps ses yeux plongèrent dans ceux de la favorite qui, comme les siens, brillaient de passion contenue.

Et du heurt de leurs regards résulta un choc dont ils furent secoués l’un et l’autre.

— Ah ! si du moins nous étions seuls ! prononça Henri sourdement, – peut-être oserais-je…

» Mais, au fait, ne le sommes-nous pas ? ajouta-t-il, repris soudain par son hallucination. – Je ne vois plus ni n’entends plus rien… Hormis vous, tout a disparu pour moi.

— Nous le sommes, en effet, repartit madame du Barry en avançant vivement vers eux une vaste corbeille de fleurs en forme de demi-cercle, qui garnissait l’extrémité de la table, et en la disposant de façon à ce qu’ils fussent entièrement masqués par elle.

Pour le coup, Henri se crut réellement isolé avec la favorite ; la corbeille élevait un véritable rempart entre eux et leurs compagnons.

— Maintenant, osez… intima madame du Barry avec un sourire engageant. – Voyons, à quelle chose impossible rêviez-vous ?

— À celle qui vient d’arriver, dit le marquis d’une voix troublée et en se penchant vers elle ; – c’est-à-dire à être, comme je le suis à présent, en tête à tête avec vous, pour…

Il s’arrêta. Sur le point de laisser échapper le secret de son cœur, il hésitait de nouveau.

— Pour ?… répéta sa charmante voisine qui, penchée vers lui et le sein palpitant, paraissait s’attendre à l’aveu arrêté sur les lèvres du jeune homme et s’en réjouissait d’avance.

— Pour vous dire que… que… Oh ! je ne pourrai jamais !… gémit-il avec une sorte de colère. – Madame ! madame ! Ne voyez-vous donc pas que c’est au-dessus de mes forces ?

— Si, je le vois, repartit la comtesse délicieusement émue ; – et je vois aussi qu’il me faut vous aider, sans quoi vous ne parviendrez jamais à m’apprendre… ce que je sais déjà.

— Dieu ! vous sauriez ?…

— Que vous m’aimez ! Comment ne le saurais-je pas ? Il m’eût fallu être aveugle pour ne point m’en apercevoir ce matin, pendant notre entretien à Versailles.

— Et vous ne me repoussez pas… ne me regardez pas d’un œil courroucé ?

Au lieu de répondre, elle l’enveloppa d’un regard si passionné qu’il fut une révélation pour lui.

Il en demeura un moment comme frappé de la foudre, se refusant à croire à son bonheur.

— Oh ! madame ! balbutia-t-il enfin, haletant sous l’ivresse qui le dominait, – ma vie entière ne saurait payer un tel instant. Quoi ! vous m’aimeriez aussi ?

— Oui, je vous aime, répondit-elle ; – moi, j’ai le courage de vous le dire sans détours.

— Oh ! oui, dites-le moi… répétez-le encore que je sois bien sûr de ne pas être le jouet d’un rêve.

Elle lui murmura de nouveau le mot charmant qui le transportait, de manière à le convaincre pleinement qu’il n’était pas sous l’empire d’un songe.

Alors, impuissant à se maîtriser, il saisit la main de la comtesse et, la portant fiévreusement à ses lèvres, la couvrit de baisers brûlants dont le bruit léger s’envola par-dessus la corbeille de fleurs et parvint jusqu’aux oreilles des convives.

Ceux-ci, déjà très intrigués de la conversation intime engagée entre madame du Barry et le jeune homme, derrière la guirlande fleurie, surent tout de suite à quoi s’en tenir en percevant ce bruit non équivoque, auquel il leur était impossible de se méprendre.

Ils se regardèrent d’un air d’intelligence.

— Tiens, tiens, se dit de Fronsac, – je sais maintenant à qui s’appliquaient les paroles que j’ai entendues ce matin prononcer à la comtesse.

» Le voilà, parbleu ! celui dont elle ne pouvait se croire séparée à jamais.

L’acteur Oudinot, qui était le plus près du marquis et de la favorite, se leva tout doucement et se dirigea vers la porte.

Madame de Château-Renaud, sa voisine, en fit bientôt autant, suivie peu après par mesdames de Mirepoix et d’Aiguillon, le mari, de cette dernière et Fronsac.

Il ne restait plus que madame de l’Hôpital, Romuald et le vieux duc de Richelieu.

Ce dernier, dont les digestions étaient assez pénibles, subissait déjà un commencement d’assoupissement et, renversé sur le dossier de son siège, les yeux mi-clos, ne remarquait rien de ce qui se passait.

Madame de l’Hôpital, qui avait grand plaisir à causer avec Romuald, cherchait à prolonger l’entretien et hésitait à faire comme les autres.

Cependant, devant cette fuite générale, commandée par la discrétion, elle ne pensa pas devoir rester davantage et se leva à son tour.

— Ne venez-vous pas aussi, monsieur de Montréal ? demanda-t-elle au vicomte ; – je crois qu’il serait bon de laisser votre ami faire sans témoins ses confidences à la comtesse.

— Permettez-moi de demeurer un instant encore, repartit Romuald. – Je désirerais, avant de vous rejoindre, dire quelques mots au marquis.

— Ah ! bien, alors je vous laisse.

Puis en minaudant :

— Ne tardez pas trop surtout… J’aime beaucoup à vous entendre parler du Canada.

Et elle s’en alla.

Les premiers qui s’étaient retirés avaient été sans doute commettre des indiscrétions à la table des nymphes de l’Opéra, car mesdemoiselles Duthé et Guimard, se poussant et riant sournoisement, surgirent soudain dans la salle du petit souper, au grand étonnement de Romuald.

En passant près du vieux maréchal, elles lui glissèrent quelques paroles dans l’oreille.

Richelieu, sortant aussitôt du béat repos des estomacs en travail, se leva et, plaçant sa tête chenue entre les visages rieurs et animés de curiosité des deux impures, il jeta un coup d’œil derrière la corbeille.

— Ah ! parfaitement, parfaitement, fit-il en souriant de façon entendue ; – c’est de leur âge… il ne faut pas les gêner, ces enfants. Eh ! eh ! j’étais comme cela jadis… il y a longtemps.

— Oh ! oui, bien longtemps ! approuvèrent les demoiselles assez bas pour ne pas être entendues de lui.

Sur ce le duc partit à son tour, entraînant les indiscrètes.

Personne n’était surpris de ce qui arrivait. On était habitué aux fugues amoureuses de madame du Barry et l’on trouvait tout naturel qu’elle éprouvât un soudain penchant pour M. de Saint-Laurent, qui était vraiment fait pour séduire.

On ne voyait même rien d’extraordinaire à ce qu’elle le montrât ouvertement.

La familiarité qui régnait aux petits soupers autorisait ce sans-façon.

Romuald, lui, avait bien éprouvé quelque surprise à la vue des deux nymphes de l’Opéra qui venaient de surgir et de disparaître en une envolée de rire, mais, dans sa préoccupation, il avait confondu ces demoiselles avec deux des dames du petit souper et ne s’était pas offusqué de leur présence.

Tous les convives, sauf Romuald, étaient donc passés dans le second salon afin de ne pas troubler les épanchements des deux amants.

Morin, lui-même, avait jugé convenable de monter sa faction de l’autre côté de la porte.

M. de Dizons avait un motif pour ne pas abandonner son ami, mais non celui qu’il avait indiqué à madame de l’Hôpital.

Il tenait à être là pour surveiller Henri et empêcher qu’il n’en vînt à commettre quelque folie qui le liât pour toujours à la comtesse.

Toutefois, ne voulant pas rendre sa surveillance ostensible, il quitta la table, alla ouvrir une fenêtre et, voyant qu’elle était à balcon, s’installa sur celui-ci.

Ainsi placé, il pouvait voir son ami et la favorite sans être vu d’eux.

Il était tout assombri par le spectacle qu’il avait sous les yeux et, comme le matin, se demandait anxieusement quelles seraient, pour le marquis, les suites de cet amour.

26. Les deux cris

— C’est donc vrai, bien vrai, reprit Henri quand il eut appliqué ses lèvres encore un bon moment sur la main de la comtesse, – il m’est donné cette immense joie d’être aimé de vous ? Mais qu’ai-je donc fait pour cela ?

— Il vous a suffi de m’apparaître, répondit la favorite avec un doux sourire. – N’est-ce donc pas assez ? Oui, dès l’instant où je vous ai vu, j’ai senti que mon cœur vous appartenait désormais, quand même j’eusse voulu m’en défendre.

— C’est comme moi, alors. À peine mes yeux se furent-ils reposés sur votre adorable visage que j’ai compris que vous étiez maîtresse de ma vie… que dorénavant je n’existerais plus que par vous et que vous pourriez à votre gré disposer de mes jours.

» Je n’avais plus une pensée dont vous ne fussiez l’inspiratrice, comme si votre volonté se fût emparée de la mienne. Et, depuis ce matin, il ne s’est pas écoulé une seconde sans que je vous visse devant moi aussi distinctement que si vous y eussiez été réellement.

— Et moi, Henri, la journée entière j’ai murmuré votre nom, que j’avais entendu prononcer par votre ami, cherchant à m’illusionner et à croire que vous étiez encore à mes côtés.

— Oh ! que n’ai-je su le vôtre ! Comme il m’eût paru doux à répéter sans cesse !

— Je m’appelle Jeanne, dit la comtesse.

— Jeanne ! fit le marquis, comme se rappelant soudain. – Ah ! c’est vrai ; je m’en souviens maintenant.

» Lorsque nous sommes entrés en France, le vicomte et moi, on nous l’a appris en nous racontant votre histoire.

— Dieu ! exclama madame du Barry en regardant le jeune homme avec angoisse, – on vous a parlé de mon passé, Henri ?

Il murmura d’une voix de plus en plus douce :

— Oui, Jeanne, on m’a dit ce que vous aviez été autrefois.

» Mais que m’importe ? ajouta-t-il en s’animant ; – mon amour ne vous réhabilite-t-il pas à mes yeux ?

» Qu’ai-je besoin de m’occuper du passé qui, d’ailleurs, me montre que vous avez été plutôt une victime de la fatalité qu’une coupable !

» Je ne veux plus y songer… je veux même en bannir jusqu’au moindre souvenir…

» Je ne sais qu’une chose : c’est que quoi que vous ayez été, quoi que vous soyez, je vous aime de toutes mes forces, de toute la puissance de mon âme, et que mon être entier est à vous, rien qu’à vous, jusqu’à mon dernier instant.

— Oh ! Henri !… Henri ! s’écria la belle comtesse d’un accent où vibrait une infinie gratitude, – ma tendresse pour vous s’accroît encore s’il est possible par ce que vous venez de me dire.

» Comment pourrai-je assez vous aimer pour reconnaître ce généreux oubli ?

— N’est-ce donc pas moi, au contraire, qui ne saurai jamais m’acquitter envers vous pour le suprême bonheur que vous daignez me donner ? Car vous ne pouvez savoir quels lumineux horizons m’apparaissent maintenant.

» Ai-je vécu avant de vous connaître ? Je n’en sais rien.

» Ce n’est que de ce matin seulement que je crois exister.

» Tout avant de vous avoir vue était ténèbres et chaos pour moi. L’amour, ce sentiment divin que vous m’avez révélé, ne m’avait pas encore ouvert les yeux à la vie dans laquelle je marchais comme si j’eusse été frappé de cécité.

» Tandis qu’à présent se déroule sous mes pas une route radieuse dont je n’aperçois pas la fin et que je vais parcourir dans un perpétuel enchantement.

» Vous voyez donc bien, madame, vous voyez donc bien, Jeanne, que c’est encore moi qui vous suis redevable de beaucoup…

» Mais est-ce que mes paroles vous affligent ? s’interrompit tout à coup le marquis en remarquant que le visage de madame du Barry se couvrait d’un nuage de tristesse.

En effet, les traits de la jeune femme venaient de prendre soudain, un aspect profondément mélancolique.

Son ancienne existence à laquelle, jusqu’alors, elle n’avait jamais songé, se dressait devant elle comme un remords et la remplissait de confusion.

— Oh ! non, cher Henri, répliqua-t-elle, – loin de m’affliger vos paroles me sont plus douces à entendre que la plus pure harmonie et me pénètrent comme une musique céleste.

» Seulement, continua-t-elle avec effort et douloureusement, – si vous consentez à oublier mon passé, moi je ne le puis… et à mesure que vous me dépeignez votre amour, à mesure que mon cœur est de plus en plus attiré vers le vôtre, je me sens gagner par la honte… par le désespoir.

— Que dites-vous, Jeanne ?

— Oui, par le désespoir d’avoir été la misérable créature que vous savez… cette femme si bas tombée que chacun pouvait l’acheter pour peu qu’il eût de l’or dans sa bourse.

— De grâce, Jeanne, supplia M. de Nevers que ces souvenirs torturaient, – ne parlez pas ainsi. Encore une fois ne rappelons pas à notre mémoire ces jours de malheur. Qu’ils soient pour toujours rayés de votre vie et que jamais entre nous il n’y soit fait la moindre allusion.

» Pourquoi regarder en arrière, quand l’avenir s’ouvre devant nous si riant et si plein de promesses ?

— Ah ! infamie ! reprit la comtesse en s’exaltant et sans tenir compte de ce que venait de lui dire Henri ; – quelles souillures mon âme n’a-t-elle pas eu à subir ! J’en ai le dégoût aux lèvres rien que d’y penser.

» Le voile qui me cachait mon ignominie se déchire en cet instant pour me la laisser voir dans toute sa répugnante réalité…

» Et j’ai honte !… j’ai honte !… j’ai honte !… fit-elle trois fois avec une énergie croissante en se mettant les mains sur la figure.

— Jeanne ! Jeanne ! taisez-vous ! supplia le jeune homme en enlaçant la taille flexible de sa charmante voisine. – Vous souffrez et me faites souffrir cruellement.

— Et que suis-je encore aujourd’hui ? poursuivit celle-ci dont l’exaltation ne faisait qu’augmenter. – Une favorite… la maîtresse d’un roi, d’un vieillard qui m’a achetée plus cher que les autres et auquel je sers de jouet, d’amusement !

» Dieu ! quelle misère !

Puis, avec amertume :

— Et j’ose aimer !… J’ose me croire digne de votre affection ! Non, non, Henri, c’est votre mépris que je mérite… votre mépris seul. Allez offrir votre cœur à quelque pure et sainte jeune fille qui puisse l’accepter sans rougir, et laissez-moi à mon opprobre.

» L’ex-courtisane Jeanne Vaubernier n’a pas droit à un amour tel que le vôtre.

» Fuyez-moi donc, éloignez-vous vite d’ici avant que ma honte n’ait rejailli sur vous et ne vous ait marqué d’une flétrissure indélébile.

Et, comme inconsciente de ce qu’elle faisait, elle chercha à se dégager de l’étreinte du marquis et à le repousser loin d’elle.

— Vous fuir, Jeanne ! m’éloigner de vous ! repartit celui-ci en enroulant avec plus de force son bras autour de la taille de la comtesse. – Autant me dire de fermer à jamais les yeux à la lumière du soleil.

» D’ailleurs, lors même que je vous obéirais, à quoi cela me servirait-il ? Croyez-vous, parce que mon corps serait loin de vous, que mon cœur, ne serait pas toujours près du vôtre ? Ce serait donc un martyre inutile que vous m’imposeriez là.

» Non, Jeanne, n’essayez pas de rompre la chaîne qui nous lie, cela vous serait impossible.

» Je vous répète que je ne veux pas savoir ce que vous avez été… ni ce que vous êtes. Je veux seulement vous aimer et être aimé de vous ; le reste ne m’importe pas plus qu’un grain de poussière.

Pendant qu’il parlait, les traits de la comtesse s’irradiaient comme illuminés d’un feu intérieur, et dans ses regards, pleins d’une ineffable tendresse, se lisait une résolution sublime.

— Eh bien, soit ! Henri, répliqua-t-elle avec une sorte de véhémence, – mettons notre amour au-dessus des considérations humaines. Ne faisons nulle attention à l’opinion du monde… de ce monde trop égoïste et trop superficiel pour nous comprendre.

» Mais, puisqu’il en est ainsi, je veux lutter de générosité avec vous.

» Dès ce moment je ne suis plus celle qu’on appelle avec envie et dédain « la plus brillante des impures de France » ; je foule aux pieds cette vaine gloire qui m’entoure, ces vains honneurs qu’une foule adulatrice me décerne chaque jour, et descends avec joie de ce rang si jalousé où m’a élevée le caprice d’un roi.

» Je vous appartiens désormais sans restriction, Henri, et n’aurai plus à l’avenir d’autre maître que vous. Faites de moi ce qu’il vous plaira ; j’accepte d’avance les arrêts de votre volonté, quels qu’ils soient, pourvu que vous me permettiez de ne vous quitter jamais !…

L’amour fait de ces coups prodigieux qui déroutent l’esprit des psychologues.

Jusqu’à cette heure, l’ex-mademoiselle l’Ange, vraie fille du hasard, n’avait jamais senti parler son cœur et n’avait été entre les bras de ses successifs et nombreux amants qu’un de ces instruments passifs dont on peut impunément jouer sans rien faire vibrer en eux.

Mais elle se réveillait femme à présent, et le nouveau sentiment qui l’assaillait était si puissant que la pudeur, encore inconnue d’elle, se présentait en même temps pour lui montrer – telle Ève après la faute – à quel état de dégradation elle était descendue…

Et, dans son emportement passionné, comprenant qu’elle ne saurait trop faire preuve d’abnégation pour racheter sa vie souillée, elle était pleinement disposée à renoncer aux honneurs, aux grandeurs et à la richesse, pour se donner, en partie régénérée par l’amour, au premier homme qui venait de faire battre son cœur.

— Quoi ! Jeanne, ai-je bien entendu ? s’écria le marquis éperdu de bonheur et ne pouvant croire aux déclamations chaleureuses de la belle jeune femme. – Vous consentiriez à un tel sacrifice ?

Elle répliqua, les yeux alanguis et mouillés :

— Oui, oui, Henri… et sans le moindre regret, même. Que me font à présent toutes ces futilités ? Peuvent-elles entrer un instant en comparaison avec votre amour ?

» Puis, ajouta-t-elle en baissant la voix et en cachant sa jolie tête dans la poitrine du jeune homme, – crois-tu donc, Henri, que je pourrais être à un autre, maintenant ?

— Jeanne, Jeanne, murmura celui-ci délirant de passion, – ce n’est plus de l’amour que j’ai pour toi, c’est de l’adoration…

» Ainsi tu ne seras qu’à moi… rien qu’à moi ? Oh ! quelle félicité suprême !

Et ne se connaissant plus, éperdu, grisé, fou, il chercha les lèvres de la favorite sur lesquelles il appliqua les siennes tout défaillant d’ivresse et de volupté.

 

C’était le moment qu’attendait Romuald pour paraître et mettre fin, de n’importe quelle façon, au joli duo que chantaient les deux amants.

Déjà il venait de reprendre pied dans le salon, au grand étonnement de ces derniers, qui ne se doutaient nullement qu’il fût si près d’eux, lorsque deux cris perçants poussés par des voix féminines partirent de la pièce voisine, où, en même temps, se produisit un certain tumulte.

Le vicomte resta cloué sur place, brusquement envahi par une poignante angoisse, pendant que le marquis, tiré soudain de son rêve, se dressait tout d’un bloc, saisi, lui aussi, d’une cruelle appréhension.

Sans savoir pourquoi, tous deux avaient le cœur violemment serré.

Quant à madame du Barry, qui avait totalement oublié le pari fait par Fronsac avec M. le prince de Guéménée, elle fronçait ses jolis sourcils, se demandant ce que signifiaient ces deux cris et qui avait pu les pousser.

Quelques secondes passèrent.

Tout à coup un bruit de pas précipités se fit entendre dans le premier salon, attenant à celui où se trouvaient nos trois personnages, comme si on s’y fût livré à une course rapide, et presque aussitôt retentit un appel désespéré, au milieu duquel les jeunes gens distinguèrent leur noms.

— À nous, Henri !… À nous, Romuald !… ou nous sommes perdues !… criait-on d’un accent déchirant.

Le marquis et le vicomte furent secoués de la tête aux pieds.

Ils venaient de reconnaître, cette fois, les voix de Blanche et de Louise.

Mais il leur paraissait tellement invraisemblable qu’elles fussent là l’une et l’autre qu’ils crurent d’abord être victimes d’une erreur de leurs sens.

Ils furent promptement détrompés.

De nouveau le même appel fut lancé, et cette fois si distinctement que tout doute disparut de leur esprit.

Alors, sans balancer davantage, ils coururent à leurs épées que, pour souper, ils avaient déposées dans un angle de la pièce, bondirent en avant et, ouvrant la porte de communication, s’élancèrent dans le premier salon.

27. Une sottise de la Guimard

Avant de décrire la scène qui va suivre, il nous faut revenir un peu en arrière.

Mademoiselle de Lagardère-Nevers et Louise Moutier, ayant fait comme il avait été convenu entre elles, c’est-à-dire, étant sorties de Castel-Morne immédiatement après le repas du soir, sans éveiller les soupçons du duc et de la duchesse, se dirigèrent rapidement vers le château de Fontainebleau.

La nuit était suffisamment claire pour qu’elles n’eussent aucune crainte de s’égarer.

Comme elle l’avait dit du reste, Blanche connaissait le chemin et marchait sans hésitation, entraînant vivement sa compagne toujours apeurée.

Au bout de vingt minutes elles atteignirent le château dont la masse colossale saillait devant elles, sombre et imposante.

Nous disons « sombre » parce que, du côté où elles arrivaient, nulle lumière ne brillait à l’intérieur des appartements, la réunion des invités de madame du Barry ayant lieu dans la partie opposée.

Bien que courageuse et hardie, Blanche éprouvait néanmoins quelque inquiétude sur la façon dont elles allaient pénétrer dans cette immense demeure.

Il est vrai qu’on les avait prévenues que quelqu’un les attendrait à l’entrée de la cour du Donjon pour les y introduire ; mais ne sachant pas exactement où était située cette cour, la fille du duc craignait qu’elles n’eussent à errer assez longtemps avant de la découvrir et que la personne qui devait leur servir de guide, ne les voyant pas paraître, ne se lassât de les attendre, ce qui les eût mises dans le plus grand embarras.

Comme elle essayait de prendre des points de repère, afin de savoir de quel côté diriger utilement ses recherches, une ombre se détacha de la muraille et s’avança vers elles.

C’était un domestique, ainsi qu’elles le reconnurent bientôt à la livrée qu’il portait.

— Êtes-vous, mesdemoiselles, les deux nobles jeunes filles qui habitez la maison connue sous le nom de Castel-Morne ? leur demanda le personnage dès qu’il les eût approchées.

— Oui, répondit Blanche de sa voix décidée ; – et vous, êtes-vous le guide qui devez nous conduire près des deux gentilshommes qui nous attendent ici ?

— Oui, répliqua le domestique à son tour, – je suis ce guide et avais été placé en faction ici afin de vous attendre.

— Alors, veuillez nous précéder, commanda mademoiselle de Nevers, – nous vous suivons.

Celui qui venait de se présenter était un certain Landry, au service de Fronsac.

Ce serviteur aussi roué que son maître et menant, s’il est possible, une vie non moins déplorable, était de grande utilité au jeune duc qui, ayant pleine confiance en son savoir-faire, l’avait aposté en ce lieu pour guetter la venue des deux amies, lesquelles, sans s’en douter, s’étaient justement trouvées devant la cour du Donjon.

Sur l’ordre donné par Blanche, Landry se mit incontinent en marche suivi de celle-ci et de Louise.

Après leur avoir fait traverser les appartements du château presque en entier, il parvint avec elles à une petite pièce où il les laissa, en leur disant qu’il allait venir les rechercher dans un instant.

Puis, de même que Morin était allé prévenir la du Barry de l’arrivée d’Henri et de Romuald, il courut aviser le duc de Fronsac de celle de Blanche et de Louise.

C’était précisément le moment où le libertin venait de passer, avec le reste des convives, du second salon dans celui des danseuses.

À l’annonce que vint lui faire Landry, il éprouva tout à la fois une joie cynique et une satisfaction cupide.

— Enfin ! murmura-t-il, – je vais donc, du même coup, gagner mon pari et me venger des affronts que j’ai reçus de ces péronnelles.

Et bas au valet :

— Dans cinq minutes seulement, lui dit-il, – tu feras entrer celles que tu viens d’amener… dans cinq minutes, tu m’entends bien ?

Ces dames du ballet commençaient à être fort animées.

La Guimard était même quelque peu en état d’ébriété.

Ses yeux émerillonnés, son visage empourpré, ses cheveux défaits et pendant sur ses épaules en longues mèches éplorées, dénotaient d’une façon indéniable que, depuis la petite excursion qu’elle avait été faire dans l’autre salon en compagnie de la Duthé, elle avait fréquemment rempli et vidé son verre.

L’ivresse la rendant loquace, elle lançait à droite et à gauche des propos qui eussent fait rougir un régiment de mousquetaires, mais dont tout le monde riait à gorge déployée, comme s’ils eussent été spirituels et charmants, et que le vieux Richelieu approuvait en branlant la tête, d’une façon compassée, tout en lorgnant amoureusement les fines chevilles de mademoiselle Grandi qui, pour être plus commodément, s’était étendue sur un canapé.

Mesdames de Mirepoix, de Château-Renaud et de l’Hôpital partageaient l’hilarité générale.

Dès que Landry se fut retiré pour remplir sa commission, Fronsac apprit à l’aimable société que les deux jeunes filles qu’il avait parié de faire venir au souper étaient sur le point de se présenter et demanda, en conséquence, si on ne voulait pas les faire fuir sur-le-champ, que chacun consentît à reprendre, au moins durant quelques instants, un maintien convenable.

Cette nouvelle fut accueillie par tout le monde avec un sentiment de joie mauvaise.

À l’idée que deux pauvres enfants, à l’âme pure et sans tache, allaient se trouver dans un pareil milieu, on se réjouissait d’avance et les esprits étaient envahis par une curiosité malsaine.

Tout de suite, on accéda au désir de Fronsac.

Les messieurs se redressèrent sur leurs sièges, où leur aplomb n’était pas d’une entière rectitude, reboutonnèrent leurs habits qu’ils avaient ouverts pour être plus à l’aise, pendant que les dames du corps de ballet remontaient les dentelles de leurs corsages, que des froissements familiers avaient fait descendre un peu trop bas.

— Parfait ! fit le jeune duc, en voyant les uns et les autres ainsi rajustés. – Comme cela, ça peut aller. Que mademoiselle Guimard veuille bien, en outre, ne dire que des choses possibles à entendre et tout sera pour le mieux.

— Dites donc, vous, riposta aigrement la rivale de Vestris, – croyez-vous qu’on ne sait pas se tenir quand on veut ?

— Eh ! si, je le crois, repartit de Fronsac ; – avec un peu d’effort vous y arriverez très bien… et c’est cet effort que je vous prie de faire actuellement, ma chère demoiselle.

La Guimard, loin de saisir l’ironie de la réplique, la prit au contraire pour un compliment.

— N’ayez pas peur, dit-elle, – je parlerai comme un enfant de chœur ; vos agneaux de candeur croiront que je sors du couvent.

— C’est tout ce que je vous demande. D’ailleurs ce n’est qu’une contrainte momentanée, car vous pourrez bientôt rendre la liberté à votre langue et vous laisser aller de nouveau à ce doux abandon dont je viens de vous tirer.

— Ah ! nous ne serons pas obligées d’être figées tout le temps que vos innocentes seront là ?

— Non certes ; il est même nécessaire que vous repreniez votre naturel avant qu’elles ne partent, permission qui vous sera donnée quand je réapparaîtrai.

— Vous vous en allez donc ?

— Curieuse ! dit le roué en lui donnant une petite tape amicale sur la joue ; – certes oui, je m’éclipse, mais pour un moment seulement, des causes particulières m’obligeant à ne pas me montrer à ces jeunes personnes dès leur entrée ici. Cependant, ne voulant rien perdre du coup d’œil, je ne tarderai pas à revenir.

Ainsi, mesdames, de la tenue jusqu’à mon retour.

Puis, bas à l’acteur Oudinot :

— Mon cher Oudinot, seriez-vous assez aimable pour recevoir nos jeunes visiteuses ? Ce sont de timides tourterelles. Elles seront évidemment un peu désorientées de se trouver parmi nous et auront besoin d’être rassurées par quelques paroles de bon accueil. S’il vous plaisait de les leur adresser, j’en serais très heureux, d’autant plus que vous seul possédez les aptitudes convenables à ce genre de métier.

— Volontiers, repartit l’acteur, sans deviner la raillerie contenue dans les derniers mots ; – cela est même loin de m’être désagréable.

» Est-ce tout ce que vous désirez de moi ?

— Non, il y a encore autre chose. Ce serait de leur dire, en aparté aussi, et avant qu’elles ne vous questionnent à ce sujet, que ceux qui les ont mandées au château ne sont pas présents pour l’instant dans ce salon, mais qu’ils vont arriver dans quelques minutes.

L’auteur-acteur se frappa le front comme pour y graver cette phrase et dit :

— Bien, je n’y manquerai pas.

Faudra-t-il les prévenir, en outre, que vous même allez revenir ? ajouta-t-il d’un ton qui sentait son courtisan.

— Non, non, pas cela par exemple, exclama Fronsac. – Au reste, elles ne me connaissent pas… de nom, du moins, et il est probable qu’elles ne sauraient pas de qui vous voulez parlez.

» Annoncez-leur simplement ce que je viens de vous dire.

— C’est entendu.

— Bon, alors merci d’avance pour ce petit service.

Sur ce le duc de Fronsac sortit précipitamment par une porte latérale.

Il était temps. À peine venait-il de disparaître, que Landry introduisait Blanche et Louise dans le salon.

Les deux jeunes filles, qui ne s’attendaient pas à rencontrer si nombreuse société demeurèrent tout interdites sur le seuil, considérant les convives avec des yeux étrangement surpris.

Leur premier soin fut de rechercher Henri et Romuald parmi ceux-ci.

Ne les y voyant pas, elles se troublèrent et, instinctivement, firent un pas de recul avec l’intention évidente de s’en aller.

Mais Oudinot s’était déjà levé et s’avançait au-devant d’elles.

— Entrez donc, mesdemoiselles, leur dit-il de son air le plus affable et avec cette belle assurance de l’homme habitué à répéter les phrases toutes faites. – Vous étiez attendues avec impatience par ces dames et ces messieurs qui avaient grand désir de vous voir.

Et, aussitôt, se conformant aux instructions de Fronsac, il ajouta, mezza voce :

— Ceux qui vous ont mandées au château ne sont pas présents pour l’instant dans ce salon, mais ils vont arriver dans quelques minutes.

Ces mots rendirent un peu d’assurance aux deux échappées de Castel-Morne qui, quoique fortement intimidées, se laissèrent néanmoins conduire par l’acteur jusqu’à un canapé où il les fit asseoir en prenant place à leurs côtés afin de les entretenir, si besoin était, dans l’espoir qu’il venait de leur donner.

Cela formait un singulier contraste de voir ces deux pures enfants au milieu de cette assemblée de personnages sur le front desquels était imprimé, d’une façon caractéristique, le honteux stigmate de la débauche.

Elles semblaient, à s’y méprendre, deux anges entourés de démons.

Les assistants les regardaient avec une curiosité admirative et les femmes elles-mêmes ne pouvaient s’empêcher de rendre hommage à leur grâce ingénue, non, toutefois, sans jalouser leur merveilleuse beauté.

— Ma foi, dit M. de Guéménée à M. de Soubise, son voisin, – je ne regrette pas les vingt mille livres que Fronsac me fait perdre. Ces petites sont réellement ravissantes et paraissent être de la plus parfaite innocence. Comment diable a-t-il pu les attirer ici ?

— Le fait est qu’elles sont exquises toutes les deux, répondit M. de Soubise, – et, avec cela, ont très grand air. Ce ne sont certes pas des filles du commun.

— Assurément non. Le visage de la brune, surtout, a une noblesse peu ordinaire, qui dénote une origine hautement aristocratique.

— Qui peuvent-elles être ? Il est singulier que jolies comme elles sont, – car il n’y a pas à dire, elles sont adorables, – et appartenant, j’en jurerais, à notre monde, au moins celle dont vous parlez, nous ne les connaissions pas même de vue.

La Guimard ne pouvait garder longtemps la contrainte imposée.

— Hé là, mon prince, intervint-elle tout à coup d’un ton pincé et en s’adressant à M. de Soubise, qui était alors son protecteur en titre, – modérez votre enthousiasme, je vous prie, sans quoi je me fâche.

— Bah ! et pourquoi, ma chère beauté ?

— Pourquoi ? Ah ! ça ! croyez-vous donc qu’il me soit agréable de vous entendre vanter les charmes de ces demoiselles ?

— Ah ! ah ! de la jalousie ! fit M. de Soubise dont l’abdomen eut un balancement provoqué par son rire. – Eh bien ! vous avez grand tort, ma divine, ajouta-t-il avec une pointe de raillerie, – attendu que les « charmes de ces demoiselles », – pour me servir de vos termes, – sont tellement différents des vôtres, qu’il ne peut être établi le moindre rapport entre eux.

— Plaisantez-vous, prince ? demanda la pétulante danseuse d’un accent où perçait la colère.

— Dieu m’en garde, repartit M. de Soubise, – je parle très sérieusement.

L’esprit n’était pas la qualité dominante de la Guimard qui, dans ses jours de franchise, avouait l’avoir tout entier dans les jambes ; aussi, calmée par cette réponse dont le sens lui échappa, elle déclara posément, en personne satisfaite de sa victoire :

— Que m’importe, après tout ! Je n’ai rien à envier ; le nombre de mes adorateurs est déjà trop grand.

— Eh ! s’écria la spirituelle Sophie Arnould, révoltée de sa bêtise : – il vous est facile de les éloigner, ma bien bonne, vous n’avez qu’à parler !

La Guimard, on s’en doute, n’était pas femme à comprendre le piquant de cette repartie ; cependant, sa langue ayant peine à tenir en place, elle reprit, parlant toujours des nouvelles venues :

— Mais est-ce qu’elles vont rester longtemps là-bas avec Oudinot ?… Une idée ! Si nous les invitions à venir nous tenir compagnie ?

— Invitez-les, si bon vous semble ; cependant rappelez-vous ce qu’a recommandé Fronsac, conseilla M. de Soubise.

— Oui, oui… de la tenue. Soyez sans crainte, j’en aurai.

Ce disant, la maigre danseuse quitta la table et marcha vers le canapé où étaient Blanche et Louise.

Les pauvres filles trouvaient qu’Henri et Romuald ne se pressaient guère de venir et commençaient à être prises d’inquiétude en songeant combien il était extraordinaire que, obligés de se cacher, ainsi qu’ils le disaient dans leur lettre, ils se fussent décidés à les recevoir au milieu de tout ce monde.

Et quel monde ! Car si mesdames de Mirepoix, de Château-Renaud, d’Aiguillon et de l’Hôpital, réunies en un groupe à part, leur inspiraient une certaine confiance, il n’en était pas de même des ballerines qui, malgré leurs efforts pour paraître à peu près convenables, se trahissaient souvent par des expressions ou des gestes trop libres.

La Guimard se dirigea donc vers elles.

Mais autant à jeun elle pouvait, pour la légèreté, rivaliser avec un sylphe et faire croire parfois qu’elle avait des ailes, autant, après un repas copieux et largement arrosé, – tel que celui d’où elle sortait, – elle avait une démarche lourde, traînante, comme si elle eût eu plusieurs livres de plomb dans ses chaussures.

Aussi n’avançait-elle que lentement et décrivant une trajectoire qui s’écartait assez souvent de la ligne droite.

Néanmoins, elle finit par arriver près des jeunes filles qui avaient remarqué ce singulier louvoiement sans heureusement en comprendre la cause, mais en se demandant pourquoi cette dame allait ainsi tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, au lieu de suivre son droit chemin.

— Mesdemoiselles, leur dit-elle d’une voix un peu grasse, – voulez-vous nous faire le plaisir de venir prendre place à la table avec nous ? Vous y serez certainement mieux que sur ce canapé où vous avez l’air d’être en pénitence.

— Merci, madame, répondit Blanche, prenant sans le savoir, son petit air hautain, – nous préférons rester ici.

» Du reste, si les personnes que nous attendons ne viennent pas dans quelques instants, comme monsieur nous l’a fait espérer, ajouta-t-elle en montrant Oudinot, – nous allons nous retirer.

— Tiens ! vous attendez quelqu’un ?

— Mais oui, madame, l’ignoriez-vous donc ?

Oudinot, comprenant que la danseuse, surnommée « le squelette des grâces », allait commettre quelque irréparable sottise, essaya une mimique expressive pour l’arrêter.

Malheureusement celle-ci ne le vit pas, ou ne le comprit pas, car elle répliqua : – Si je l’ignorais ? je crois bien… en voici la première nouvelle. Qui donc attendez-vous, s’il vous plaît ?

— J’attends mon frère, madame, dit Blanche fièrement.

— Et moi mon fiancé, ajouta Louise en rougissant.

La Guimard regarda les jeunes filles avec des yeux gros d’étonnement.

— Votre frère !… votre fiancé !… répéta-t-elle stupéfaite. – Ils vous ont donné rendez-vous ici ?

— Oui, madame, ici même.

— Par exemple ! exclama la ballerine en éclatant de rire ; – pour une bonne histoire, en voilà une bien bonne !

Puis, son naturel familier reprenant le dessus, elle ajouta, feignant une grande commisération :

— Le frère… le fiancé… c’est très touchant ! En vérité, qu’est-ce que vous me racontez là, mes belles petites ?

Ces paroles inconvenantes remplirent de stupeur tous les assistants, qui n’osèrent intervenir, et produisirent sur les jeunes filles l’effet d’une décharge électrique.

— Dieu ! se serait-on joué de nous ? s’écria Blanche en se levant toute droite avec Louise, et trop stupéfaite pour songer à s’offusquer de la vulgaire familiarité que se permettait la danseuse à leur égard.

— Ça m’en a tout l’air, mes doux anges. Je devine, maintenant voyez-vous, c’est une farce de Fronsac ; il n’en fait jamais d’autres.

— Quoi ! reprit mademoiselle de Lagardère-Nevers avec une furent concentrée, – on nous aurait abusées de la sorte. Oh ! ce serait indigne.

Puis comme à elle-même :

— Non, cela ne se peut ; j’ai le pressentiment qu’Henri et M. de Dizons ne sont pas loin de nous. D’ailleurs, dans quel but, nous aurait-on ainsi trompées ?

— Vous dites ? questionna la Guimard qui n’avait pas bien saisi ces derniers mots.

— Où sommes-nous donc, en cet endroit, madame ? demanda Blanche au lieu de répondre.

— Mais, comme vous pouvez le voir, mes chéries, dans un salon où des dames et des messieurs achèvent de souper joyeusement.

» Allons, venez avec nous.

» Puisque vous voulez partir, deux doigts de marasquin vous serviront de viatique. Et prenant les jeunes filles chacune par un bras, elle tenta de les attirer vers la table.

— Laissez-nous, madame, dit impérieusement Blanche en se dégageant et en dégageant Louise qui, paralysée par l’angoisse, n’avait pas, comme son amie, la force de se défendre. – Laissez-nous ; nous ne voulons pas aller nous asseoir avec vous.

Le ton hautain et quelque peu méprisant dont furent prononcées ces paroles par mademoiselle de Nevers froissa la danseuse qui répliqua aussitôt :

— Et pour quelle raison refusez-vous, mes petites ? Pensez-vous donc que les dames du corps de ballet ne vous valent pas ?

— Les dames du corps du ballet ! répéta la fille de Philippe, éclairée soudain sur la condition sociale de son interlocutrice et sur celle de ses compagnes.

— Tout simplement, mes belles… et de l’Opéra, encore !

— Oh ! Dieu ! est-il possible ! exclama mademoiselle de Nevers en se reculant de la Guimard avec dégoût ; – des filles d’Opéra !…

» Viens, Louise, partons vite ; nous ne pouvons rester un instant de plus ici. On nous a tendu un piège odieux. En même temps, elle chercha à gagner la porte avec mademoiselle Moutier.

Mais les termes « filles d’Opéra » avaient eu le don de piquer au vif, ces dames aux pieds légers, qui aussitôt se levèrent toutes ensemble, – sauf la petite Arnould trop occupée près du jeune duc de Chartres, – et vinrent barrer le passage aux deux enfants.

— Filles d’Opéra ! leur cria la Duthé furieuse. – Quelle est cette façon de parler de nous ? Faut-il vous apprendre la politesse, mesdemoiselles ?

— Ces mijaurées ! ajouta la Grandi. – Ne dirait-on pas qu’elles sont plus que nous ? Ça n’a même pas un diamant sur soi.

— Et c’est habillé avec de la laine… sans un brin de velours ni de dentelles ! renchérit la Deschamps.

— Après tout, ce sont peut-être des princesses déguisées, reprit la Duthé avec une raillerie méchante.

— Eh bien ! proposa la Guimard, enchantée d’être enfin secondée, – si ce sont des princesses déguisées, elles doivent savoir danser. Toutes les princesses dansent, c’est connu. Faisons-leur faire un pas de deux.

— Oui, oui, c’est cela, un pas de deux, reprirent-elles en chœur. – Allons, en avant, mes colombes !

Et les misérables créatures, s’emparant de Blanche et de Louise, essayèrent de les entraîner dans une ronde qu’elles commencèrent autour d’elles.

Celles-ci poussèrent alors chacune un cri perçant – le double cri qui avait d’abord été entendu par M. de Nevers et M. de Dizons, – et s’efforcèrent de sortir du cercle des danseuses.

Pendant qu’elles y cherchaient un passage, Fronsac reparut soudain dans le salon.

— Eh ! Eh ! fit-il avec un rire sardonique en constatant ce qui se passait, – on ne m’a donc pas attendu pour commencer la fête ?

À sa vue, et en le reconnaissant pour le personnage qui les avait importunées avec tant de persistance à la grille de Castel-Morne, les jeunes filles comprirent qu’elles étaient tombées dans un guet-apens.

Cette fois, éperdues, affolées, n’ayant plus qu’une pensée : fuir la présence de leur lâche persécuteur, elles se jetèrent résolument – Blanche en avant – au travers de la barrière humaine qui les enserrait et, étant parvenues à la franchir, s’élancèrent vers la porte.

Mais les ballerines, les voyant leur échapper, se mirent à leur poursuite pour tenter de les rattraper et de recommencer avec elles ce qu’elles appelaient un pas de deux.

D’où il s’ensuivit entre les unes et les autres une course précipitée dont Fronsac se réjouissait fort. Cela le payait du dédain que lui avaient montré les deux amies.

Empressons-nous d’ajouter que le libertin était seul à se divertir de ce spectacle. Les convives restés à table, aussi bien les dames que les messieurs, trouvaient que la plaisanterie dépassait les bornes permises et tournait à la cruauté.

M. de Soubise et M. de Guéménée, en qualité de doyens de l’assemblée, voulant même la faire cesser sur-le-champ, se levaient déjà pour aller au secours de Blanche et de Louise, quand ces dernières, se voyant sur le point d’être rejointes par les danseuses, et remarquant en outre la joie mauvaise qui brillait dans les yeux de Fronsac, appelèrent désespérément Henri et Romuald à leur aide, sans penser que, d’après ce qu’on leur avait dit, ni l’un ni l’autre ne pouvaient être là.

Mais elles avaient obéi à un secret instinct et les noms des deux jeunes gens leur étaient venus aux lèvres avant qu’elles eussent eu le temps de réfléchir.

On a vu quel avait été le résultat de cet appel.

28. L’honneur des Lagardère

L’apparition de M. de Nevers et de M. de Dizons sur le seuil du salon avait frappé tout le monde de stupeur et immobilisé chacun dans la position où il était, comme si une fée eût, d’un coup de baguette, brusquement arrêté le mouvement général. Ce qui permit à Henri et à Romuald d’embrasser d’un seul regard la scène qui avait lieu et dont ils n’eurent pas de peine à se rendre compte.

Alors, bondissant dans la pièce, les prunelles allumées d’une fureur terrible, en une seconde ils parvinrent jusqu’aux jeunes filles qui, défaillantes, mais le cœur dilaté par une indicible allégresse, tombèrent dans leurs bras où elles se blottirent avec force.

— Blanche ! toi… toi ici avec Louise !… s’écria Henri. – Comment cela se fait-il ?… Je ne comprends pas… Puis, quelles sont ces personnes… ces femmes qui vous poursuivaient ?

— Un piège… c’est un piège dans lequel on nous a attirées… je te dirai plus tard… Partons… partons d’abord.

— Partir ! oh ! pas avant de savoir qui a été assez infâme…

— Qui, dis-tu ? Tiens, c’est lui… c’est cet homme que tu vois là-bas, repartit mademoiselle de Nevers dont les yeux lançaient des flammes.

En même temps elle désignait Fronsac que la stupéfaction semblait avoir pétrifié.

— C’est ce misérable !

— Oui, il nous a écrit une lettre signée de vos deux noms… et par laquelle vous nous donniez rendez-vous ici, où vous étiez soi-disant obligés de vous cacher… C’est une vengeance de sa part parce que nous l’avons dédaigné.

— Le lâche ! vous faire venir à une orgie… vous mettre en promiscuité avec des filles perdues !… Je frémis en songeant à ce qu’il vous serait advenu si par un hasard providentiel nous n’avions pas été ici.

— Ah çà ! messieurs les Canadiens, prononça à ce moment de Fronsac un peu revenu de son étonnement. – voudriez-vous nous dire de quoi vous vous mêlez ?

» À quel titre intervenez-vous dans le divertissement que nous jugeons bon de nous donner ? Savez-vous que cela ne nous convient guère ?

La distance où il était du frère et de la sœur l’avait empêché d’entendre les quelques phrases rapides échangées entre eux.

Mais à l’instant même où Henri, blême de fureur, allait foudroyer l’audacieux en lui lançant, comme un cartel, son véritable nom, une porte s’ouvrit derrière le groupe qu’il formait avec sa sœur, Romuald et Louise, et deux nouveaux personnages apparurent, deux vieillards.

Les survenants étaient vêtus en gens d’épée, mais la coupe de leur costume, pour le moins singulière, eût déjà semblé vieille au temps de la Régence et, maintenant, ils faisaient tache au milieu de tous ces seigneurs et belles dames, aux vêtements chamarrés d’or, de broderies et de dentelles ; néanmoins, ils portaient haut, redressaient, avec une certaine fierté, leur taille voûtée par l’âge et, la main gauche appuyée à la coquille d’acier de leur rapière géante, ils regardaient bien en face les gentilshommes assemblés.

À les voir ainsi campés, on devinait qu’ils étaient presque disposés à prendre pour de l’admiration la surprise que venait de provoquer leur apparition.

Quand le premier moment de stupeur fut passé, et avant qu’Henri n’eût pu ouvrir la bouche pour répliquer à Fronsac, le plus grand des deux arrivants, posant sans façon sa main droite sur l’épaule du jeune marquis, prononça d’une voix tonnante :

— As pas pur ! pétit ! sommes là, Amable et moi, pour répondre comme l’eût fait votre grand-père, le Petit Parisien, notre seul, notre unique amour !… Est-ce vrai, ma caillou ?

— C’est vrai, mon noble ami, répondit l’autre vieillard, qui n’était autre que le Normand Amable Passepoil, comme le premier était le Gascon Cocardasse junior.

— Vous ?… firent ensemble les deux jeunes gens en se retournant. – Mais comment êtes-vous ici ?

— Pécaïre ! riposta le Gascon frisant sa moustache et baissant le ton pour ne pas être entendu de l’assemblée. – Le baron de Posen, mon ami, il nous a dit comme ça, en venant à la salle de Boniface : « Mes bons, Henri et Romuald, mesdemoiselles Blanche et Louise, sont en danger au château de Fontainebleau… Allez-y ! Ils auront peut-être besoin de prévôts d’armes comme vous !… » Et lors, sommes venus !

— Le baron de Posen ! répétèrent les deux amis sans comprendre. – Quel est ce personnage ?

— C’est monsieur Hélouin, murmura Passepoil qui se figurait, par l’énoncé de ce nom, apporter la lumière dans l’esprit des jeunes gens.

Le moment, d’ailleurs, eût été mal choisi pour entrer dans de plus amples explications.

— Messieurs !… voulut intervenir le vieux maréchal.

— Eh donc ! interrompit avec rudesse Cocardasse, coupant ainsi la parole à Richelieu que cet intermède agaçait trop visiblement ; – le pétit il a dit : « C’est vrai ! »

Puis, haussant le ton, au point de donner à sa voix le trépidant éclat du cor, Cocardasse ajouta en se tournant vers Fronsac :

— Vous demandez, monsieur le duc, à quel titre interviennent ces jeunes gensses dans votre divertissement ?… capédédious ! – son regard désigna Henri – me semble que celui-ci intervient au titre du marquis de Lagardère-Nevers !

— Et celui-là, ventre-de-biche ! glapit Passepoil avec non moins de véhémence, en montrant Romuald, – au titre de vicomte de Dizons !

La surprise générale était parvenue au plus haut degré et ne pouvait plus grandir.

— Quoi, vous seriez ?… put enfin articuler le plus jeune des fils de Richelieu, après un silence pénible pour tous.

— Le frère de mademoiselle de Nevers que voici, oui ! déclara Henri toujours dominé par la colère.

— Le fiancé de mademoiselle Moutier, également présente, oui ! ajouta sévèrement Romuald.

Fronsac faillit tomber à la renverse.

Il s’était pris dans ses propres lacs.

Ceux qu’il croyait disparus pour toujours et dont il avait cru pouvoir faire servir sans crainte les noms à l’exécution de son plan machiavélique, réapparaissaient comme par enchantement pour le confondre.

Il avait appelé les morts et les morts se présentaient !

— Monsieur de Fronsac, lança Henri d’une voix encore plus éclatante que celle de Cocardasse, – je vous crache mon mépris à la face… vous reconnais pour traître et félon et vous provoque à un duel sans merci. Je vous attendrai demain, à quelque heure et en quelque lieu qu’il vous plaira.

— Bien, Henri ! approuva Romuald d’un ton qui ne le cédait point, en menace à celui de son ami – et s’il se faisait que vous ne sortissiez pas vainqueur de cette lutte, ce qui, Dieu aidant, est peu probable je serai là pour prendre votre place.

Fronsac pâlit sous cette insulte qui vint le cingler en plein visage comme un coup de cravache.

Être traité ainsi, lui, le fils du maréchal de Richelieu ! Et devant qui, encore ? Devant tous ses amis, devant des dames près desquelles il croyait jouir d’un prestige sans égal !

La rage au cœur et d’autant plus furieux qu’il se sentait dans l’impossibilité de justifier son infamie de quelque façon que ce fût, il répliqua les dents serrées en sifflant sa haine :

— Marquis de Lagardère-Nevers, j’accepte ce cartel. Mais ce n’est pas demain qu’il faut nous battre, c’est aujourd’hui… à l’instant même… L’un de nous deux ne doit pas sortir vivant d’ici.

— Ah ! vous voulez être châtié sur-le-champ, monsieur ? repartit Henri avec un profond dédain. – Soit, à votre gré. Armez-vous !

Fronsac fit appeler Landry qui accourut.

— Mon épée ! lui commanda-t-il.

— Blanche, dit le marquis à sa sœur, – va m’attendre avec Louise dans une pièce voisine, sous la garde de Cocardasse et de Passepoil. Avant peu, Romuald et moi irons vous retrouver.

La jeune fille n’essaya pas de détourner son frère du combat qu’il allait engager avec le jeune duc.

Elle comprenait qu’un outrage tel que celui qu’elle avait subi ne pouvait se laver que dans le sang. Mais elle fut prise d’une poignante angoisse.

— Oh ! Henri, s’écria-t-elle en se serrant contre lui, – si j’allais te perdre après t’avoir si miraculeusement retrouvé !

— Ne crains rien, ma chérie, murmura le jeune homme ; – le bon droit est pour nous et je triompherai sûrement. Va, te dis-je, et aie pleine confiance.

Et pour que Blanche ne lui donnât pas de nouvelles marques de son appréhension, qui eussent pu lui ôter une partie de son sang-froid, dont il avait tant besoin, il s’empressa de la remettre aux mains de Cocardasse et de Passepoil à qui Romuald avait déjà amené Louise.

Les deux vieux prévôts eussent bien voulu assister au duel, mais constitués les gardiens des jeunes filles, ils durent se résigner à s’éloigner avec elles.

Landry rentra avec l’épée de son maître.

Il ne fut pas nécessaire d’inviter les dames à se retirer.

Quand elles virent briller les deux fers, qui, sous l’éclat des lumières, semblaient deux dards de feu, elles s’enfuirent comme des biches effarouchées.

Les hommes, eux, se groupèrent autour des deux combattants.

Tous faisaient triste figure.

À l’idée que cette soirée commencée dans les rires et la joie allait se terminer par une sanglante tragédie, ils éprouvaient un violent malaise moral.

M. de Guéménée n’était pas le moins affecté, car il ne se dissimulait point, qu’ayant tenu le pari de Fronsac, la responsabilité du drame prêt à se jouer lui incombait pour une bonne partie.

Et il eût donné volontiers dix fois la valeur de l’enjeu pour avoir gagné au lieu d’avoir perdu.

Le vieux maréchal, lui, dépité d’avoir eu la parole coupée par le Gascon, avait été s’enfoncer dans un fauteuil où il s’était profondément endormi, avant de connaître l’issue de la dispute.

On crut charitable de ne pas le réveiller.

Quant à d’Aiguillon, il demeurait impassible.

Quoique ce fût son frère qui allait se battre, il trouvait peu convenable qu’un homme comme lui, visant à la haute diplomatie, montrât la moindre émotion.

 

Le marquis et le jeune duc tombèrent en garde.

Fronsac avait sur les lèvres un sourire cruel.

La jeunesse d’Henri, dont il était l’aîné d’une dizaine d’années, lui faisait penser qu’il le vaincrait facilement.

Il était, d’ailleurs, de première force aux armes et rencontrait rarement son maître.

Il ignorait, bien entendu, que M. de Nevers fût encore plus habile que lui, et avait bien souvent traité de fable la merveilleuse adresse qu’on accordait à tous ceux qui portaient le nom de Lagardère.

Sûr de lui-même, il n’était pas fâché de pouvoir bientôt détruire cette stupide légende.

Les fers s’engagèrent.

Tout de suite Fronsac vit à quel redoutable adversaire il avait affaire et son sourire disparut.

Diantre ! il aurait plus de mal qu’il ne le croyait pour remporter la victoire… s’il la remportait.

De son côté, Henri s’aperçut qu’il n’aurait pas trop de toute sa science pour lui tenir tête. Il fit donc appel à ses plus fines ruses et à ses passes les plus subtiles.

Cinq minutes durant – cinq siècles pour les assistants – la lutte demeura sans résultat.

Fronsac, les yeux injectés, le front ruisselant de sueur, multipliait ses coups avec une impétuosité croissante, cherchant à pénétrer au travers du réseau de fer dont se couvrait le marquis.

Henri, au contraire, toujours aussi maître de lui, ne montrait aucune fatigue et, sans se presser, attendait l’instant propice pour lancer la fameuse botte… égide de sa famille… la botte de Nevers !

Les spectateurs étaient haletants et tellement absorbés par les péripéties du combat, qu’ils ne remarquaient pas madame du Barry, qui venait de s’arrêter sur le seuil du salon.

La jeune femme, plus pâle qu’une morte, se retenait aux battants de la porte pour ne pas tomber.

Ses regards ne quittaient pas M. de Nevers et tout son corps était agité d’un tremblement continu qui dénotait chez elle une émotion portée à l’extrême.

Une anxiété terrible se lisait sur sa physionomie.

Tout à coup, elle poussa un cri strident, lamentable, qui retentit dans la pièce et alla rebondir contre les murs en échos sinistres et prolongés.

Elle venait de voir Fronsac se fendre à fond sur Henri en lançant une exclamation de triomphe.

Alors, croyant déjà apercevoir le jeune homme étendu à terre, inanimé, et prise d’un désir de vengeance sans nom, elle bondit de la porte jusqu’au lieu du combat, prête à sauter à la gorge du meurtrier de celui qu’elle aimait, et à lui déchirer les chairs de ses ongles.

Mais quand elle arriva… c’était Fronsac qui gisait sanglant sur le sol, le haut du corps traversé de part en part.

Henri avait employé une feinte.

Se découvrant exprès, pour donner le change à son adversaire, pensant bien que celui-ci mettrait à profit cette faute simulée – ce en quoi il ne s’était pas trompé – il avait saisi le moment où il se fendait pour écarter son arme d’un fouetté vigoureux et lui porter, avec la rapidité de la foudre, la pointe de la sienne entre les deux sourcils.

Et c’en était fait du libertin, si le cri de la favorite n’était venu, par la surprise qu’il lui causa, détourner un instant son attention, et lui faire abaisser machinalement son fer, qui, par suite, ne toucha ce dernier qu’à la partie supérieure de la poitrine.

Ivre de rage, et sans se soucier de ce qu’on penserait de sa conduite, la favorite voulut s’élancer dans les bras d’Henri ; mais elle n’avait pas encore fait un mouvement que Blanche, qui venait de s’échapper des mains de Cocardasse et de Passepoil, passait devant elle comme une flèche, et courait se suspendre au cou de son frère dont elle couvrait le visage de baisers convulsifs.

Madame du Barry se sentit froid au cœur, et eut l’intuition soudaine que cette amitié fraternelle allait se mettre à la traverse de son amour.

Au bout d’un moment, et pendant que tout le monde était penché sur de Fronsac pour connaître la gravité de son état, Henri se dégagea doucement des étreintes de la jeune fille, puis, allant à la comtesse, lui dit, en s’efforçant d’affermir sa voix qui tremblait :

— Adieu, madame ; je vous quitte pour toujours… jamais plus nous ne nous reverrons !…

— Oh ! Henri ! que dites-vous ?… Que dis-tu ?… fit madame du Barry dont les traits redevinrent plus blancs que ses dentelles… – ne plus nous revoir jamais !… c’est impossible !… Songe donc à notre amour !… à cet amour qui nous lie éternellement l’un à l’autre !…

— Je n’ai plus le droit d’aimer, madame ! repartit tristement M. de Nevers. – Deux fois en cinq ans, parce que je n’étais pas là pour la protéger, ma sœur a été victime d’un odieux attentat… Je me dois désormais tout entier à elle… à l’honneur du nom de Lagardère !… Adieu, madame… adieu !…

— Henri !… Henri !… gémit la favorite, en cherchant à retenir le jeune homme, – je t’en conjure, ne m’abandonne pas… Sans toi, je ne puis exister… Que veux-tu que je devienne si je ne te vois plus ?

» Non, reste, reste avec moi… Notre amour est au-dessus de tout… tu l’as dit toi-même !

— Adieu, madame !… se borna à répéter Henri en faisant un violent effort pour demeurer calme, car il sentait son cœur saigner affreusement sous la contrainte qu’il lui imposait et comprenait enfin que, pour un Nevers, cet amour impérieux, cet amour avoué serait un crime puisqu’il combattait sa raison.

Alors, retournant vers Blanche, il alla avec elle retrouver les deux vieux maîtres d’armes, près desquels était déjà Romuald aux côtés de Louise.

Un quart d’heure après, tous avaient quitté le château de Fontainebleau, et prenaient le chemin de Castel-Morne.

En voyant disparaître M. de Nevers, la comtesse s’était écroulée à terre comme foudroyée.

 

*

 

Nous ne décrirons pas l’immense joie du duc Philippe et de la duchesse Olympe, en serrant leur fils contre leur cœur si longtemps éprouvé. On la devinera sans peine.

Pendant plusieurs semaines, leur demeure fut en fête et le nom de Castel-Morne n’eut plus aucune raison de lui être appliqué.

Au cours des longues soirées passées en famille, les aventures des deux jeunes gens furent un sujet intarissable de conversation et chacun les félicita chaudement de s’être joints à nos compatriotes du Canada pour résister à la domination anglaise.

Philippe éprouvait un contentement bien compréhensible de retrouver en ce fils l’espoir de sa race, l’homme d’honneur qu’il avait élevé dans la voie du devoir.

Bien entendu, il ignorait l’état de son cœur.

Il ignorait également tout ce qui avait trait à la soirée passée au château de Fontainebleau.

Il ne le sut jamais, les quatre jeunes gens et les deux vieux maîtres d’armes étant tombés d’accord pour garder à ce sujet un silence absolu, car, connaissant le caractère ombrageux et emporté de l’ex-sergent Belle-Épée, ils eussent craint, en le lui apprenant, de le voir exterminer tous ceux qui portaient le nom de Richelieu.

Un matin, le duc et la duchesse reçurent un mot de l’abbesse de Picpus leur annonçant le prochain mariage de Romuald et de Louise.

Dans ce mot, sœur Philippine disait qu’une entrevue venait d’avoir lieu entre elle, M. de Dizons et un cordelier qui, en religion, portait le nom de « frère Eusèbe », entrevue au cours de laquelle tout avait été avoué à Romuald.

Cette même dépêche expliquait ce qu’avait été jadis « frère Eusèbe » alias le chevalier Zéno, redevenu honnête et repentant à la suite de la mort tragique de la marquise de Coislin.

L’union de Louise et de Romuald fut en effet consacrée solennellement à quelque temps de là, et ce fut le cordelier qui obtint la faveur de bénir les deux époux.

Sœur Philippine, abbesse de Picpus, et sœur Véronique, assistaient à la cérémonie. L’une avait oublié son nom de Marine Moutier, l’autre son nom de Bathilde de Wendel.

La première laissait couler de douces larmes, se rappelant combien étaient amères celles que vingt-deux ans auparavant elle avait versées lors du mariage de Philippe et d’Olympe.

Louise ignora toujours la faute de sa mère et M. de Dizons ne sut à qui il devait le jour qu’après la mort de Louis XV qui arriva cinq ans plus tard.

Il n’eut pas le courage de lui en vouloir.

Jamais Henri, fidèle à l’adieu qu’il lui avait fait, ne revit madame du Barry, mais il souffrit constamment de la funeste passion qui couvait en lui et le consumait lentement.

Grâce à une intuition bien féminine, qui prenait sa source dans la parité d’idées existant entre son frère et elle, dans l’affinité de leurs sentiments communs, Blanche avait surpris cette passion qui, d’ailleurs, lui avait été révélée en partie par les gestes expressifs et suppliants de la favorite à l’instant où Henri se séparait d’elle à la suite du duel de ce dernier avec Fronsac ; et, avec une touchante délicatesse de cœur, elle cherchait, en redoublant de tendresse envers lui, à atténuer, dans la mesure du possible, les souffrances qu’un souvenir persistant avivait sans cesse.

Cocardasse et Passepoil, eux, en raison de leur âge et de leur expérience, furent nommés arbitres-conseils de la corporation des maîtres d’armes.

C’était à leur savoir qu’on soumettait les questions litigeuses en matière d’escrime.

Mais ils avaient une si singulière façon de s’entendre et parvenaient si rarement à se mettre d’accord que dame Mathurine, qui avait pris l’habitude d’assister à leurs débats, s’irritant de leur lenteur, tranchait généralement le différend par quelques rudes taloches généreusement distribuées à l’un et à l’autre et principalement à Cocardasse, toujours heureux de pareilles « caresses » venant de son idole.

Est-il besoin de dire que Fronsac guérit de sa blessure si bien méritée ? Les mauvais ont l’âme chevillée au corps.

Joson Miroux, notre hercule breton, désolé de voir ses anciens maîtres se séparer, refusa de se donner à l’un plus qu’à l’autre et s’accorda une vie à part, pleine de douceurs, en se faisant héberger tantôt chez M. de Nevers, tantôt chez M. de Dizons.

Ayant hérité du bonhomme Tanguy, son oncle, qui lui avait laissé un bas de laine assez bien gonflé, le brave Quimperlois était devenu un tantinet avare et trouvait bon de garder son magot sans en rien distraire.

Ajoutons encore que M. Hélouin, ou le baron de Posen, devint un des meilleurs amis d’Henri et de Romuald, quand ceux-ci connurent le rôle important qu’il avait joué près d’eux sous le costume et le nom de « l’astrologue du château de Chèvreloup ».

Quant à la comtesse du Barry, elle se lança plus que jamais dans les fêtes et les plaisirs.

Cela était chez elle comme une rage, un délire, et elle semblait possédée de la folie des extravagances.

Mais si on avait pu lire au fond de son âme, on eût été effrayé de voir l’ulcère qui la rongeait.

Se sachant sevrée pour toujours de l’amour d’Henri, de cet amour qui, pendant un instant, lui avait fait entrevoir le paradis, sa vie n’était plus qu’un enfer, dont elle masquait, les tourments par cette existence effrénée.

Aussi, quand vingt-quatre ans plus tard, – traînée sur la place de la Révolution par le peuple en fureur qui voulait abattre en elle la maîtresse d’un Capet, – elle monta sur l’échafaud et livra sa tête au fatal couperet, un nom s’échappa de ses lèvres, jadis si souvent honorées des baisers royaux… et ce nom fut celui d’Henri.

FIN DES JUMEAUX DE NEVERS


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Décembre 2018

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