Paul Féval

BEAU DÉMON

1850

Prologue

I

Spolette est située à quelques lieues des Apennins et de l’Abruzze ultérieure ; c’est une vieille et noble ville. Une branche de la Nera, petite rivière qui prend sa source dans la montagne, l’égaye par le riant aspect de ses rives ombreuses, et lui donne cette fraîcheur si nécessaire dans les climats du Midi.

Vers le milieu du XVIIe siècle, époque de guerres, de conspirations et d’aventures galantes, Spolette avait un tout autre aspect qu’aujourd’hui. À certains jours elle s’emplissait de soldats et de condottieri, ces partisans qui rappelaient les bandes noires et blanches des Médicis et des Suffolk. D’autres fois, les baladins, les grands seigneurs, les artistes affluaient dans la ville quand le comte feudataire, homme d’âge mûr et de caractère sombre et fantasque, se sentait, par hasard, des velléités de joyeuse humeur, et donnait des fêtes à sa petite cour.

Le comte était un Vitelli de la branche napolitaine, et les Vitelli étaient en ce temps-là de puissants seigneurs. Ils tenaient de près aux princes de Mantoue et cousinaient avec les Moncade d’Avalos à qui Urbain Vitelli avait disputé le marquisat de Peschiera. On sait que les Avalos tinrent deux fois en ce siècle la vice-royauté de Naples.

Ercole Vitelli, comte de Spolette, s’intitulait dans ses actes publics prince de Monteleone et seigneur d’Ascoli : c’était un des plus riches seigneurs de l’Italie.

S’il habitait l’Ombrie, loin de ses vingt châteaux des Abruzzes et de ses terres opulentes du pays de Naples, c’est qu’une haine de famille le poursuivait sans relâche depuis des années et ne lui laissait point de repos.

Andrea Vitelli, son cousin, était, disait-on, dans la montagne et commandait une forte bande. Andrea Vitelli avait juré vendetta contre le comte Hercule.

Or, en ce temps de troubles, les vengeances particulières avaient beau jeu.

À l’époque où commence notre récit, c’était vers la fin d’une journée de printemps, en 1640 ; la jolie ville de Spolette jouissait par hasard d’un de ces jours de repos absolu où il n’était question pour elle ni de fête, ni de guerre. Peut-être était-ce un de ces moments de calme qui précèdent les orages, car on avait entendu vaguement parler d’une conspiration ourdie par le moine Campanella, le grand artiste en conspirations de l’Italie du XVIIe siècle.

Des bandes considérables de brigands des montagnes, enrégimentés sous les ordres d’un chef célèbre nommé Demonio, avaient traversé le pays, mais on ne savait point pour quel motif ces bandes libres étaient venues établir leur camp dans les gorges des Apennins les plus rapprochées de Spolette. Il n’était pas rare, en ces jours de désordres, d’exactions et de violences de tout genre, de voir ces bandits, dont la position sociale et politique était à peu près celle des corsaires à lettres de marque de l’empire, combattre tantôt pour, tantôt contre le gouvernement : aujourd’hui au service de quelque vice-roi ou commandant de place, demain à la solde d’un feudataire, toujours pour celui qui les payait le mieux.

Ces bandes se recrutaient sur tous les degrés de l’échelle sociale. Il y avait, dans les camps volants de la montagne, des condamnés à mort, des échappés de prison, des gentilshommes revenus de l’exil ; il y avait des grands seigneurs ruinés ou mécontents.

C’était la fleur des tripots, la crème des salles d’armes ; c’était aussi l’élite des braves gens qui ne pouvaient s’accoutumer au service des galères.

Telle de ces hordes errantes était un beau jour soudoyée et choyée par l’État : le lendemain, on pendait ses chefs et on traquait ses soldats.

Les hasards de la guerre !…

Ce jour-là Spolette était plongée dans le calme le plus complet, à tel point qu’il n’y avait pas une âme à l’endroit le plus fréquenté de la ville. C’était une sorte de carrefour formant une petite place où aboutissaient trois rues presque droites : circonstance assez rare dans un temps où les limites des propriétés ne s’assujettissaient guère à l’alignement.

L’heure du souper venait de sonner ; cette cause et bien d’autres qui demanderaient de longues explications sur les vagues terreurs du peuple, à la veille de ces crises politiques dont lui seul, en définitive, est toujours victime, retenaient les habitants de Spolette au logis.

Huit heures venaient de sonner à l’église Notre-Dame du Secours.

À l’une des maisons de la place, une jalousie s’agita légèrement. Un tout petit objet rebondit sur les sculptures en ronde bosse de la façade et vint toucher le pavé en rendant un son métallique.

De très bons yeux, ouverts avec attention, eussent distingué peut-être une main blanche à travers les planchettes de la jalousie.

Le tout petit objet était une clef.

Un beau jeune homme de vingt à vingt-deux ans, aux longs cheveux bouclés, sortit de l’angle d’un palais voisin, saisit la clef et la baisa passionnément.

Puis il introduisit la clef dans la serrure d’une porte basse et disparut.

À ce moment et presque en même temps, du fond de ces rues étroites dont nous avons parlé, trois personnages se montrèrent.

Ils marchaient à peu près du même pas, en se balançant d’une hanche à l’autre, à la manière des élégants du temps. Ils arrivèrent à peu près ensemble au rond-point du carrefour.

C’étaient trois gentilshommes de belle mine et magnifiquement vêtus. On pouvait même remarquer dans leur mise une recherche d’élégance trop exquise pour qu’elle ne fût point intentionnée, car, en aucun temps, excepté pour les cérémonies publiques, les gens de grandes manières n’ont eu pour coutume d’étaler leurs plus riches vêtements dans la rue. Il n’y a que des bourgeois et des parvenus pour commettre de pareils solécismes contre le bon goût.

Les trois gentilshommes, absorbés sans doute par de graves pensées, semblaient ne rien voir et ne rien entendre de ce qui se passait autour d’eux. Aucun ne s’aperçut d’abord de la présence de ses voisins. Il faisait nuit noire, ceci soit dit à leur excuse, et le temps où la civilisation inventa les réverbères n’était pas encore venu. Nos trois seigneurs marchèrent en ligne directe vers la maison à la jalousie fermée. Ils s’arrêtèrent à égale distance les uns des autres, vis-à-vis de la fenêtre d’où la clef était tombée.

La maison qui captivait si profondément leur attention était à coup sûr digne de l’admiration d’un artiste. C’était un petit palais italien à toit plat. La façade, chargée de sculptures dont le portail du château de Gaillon pourrait donner une idée, était en outre ornée d’un large balcon soutenu par des chimères. Leurs têtes monstrueuses sortaient çà et là d’un ravissant fouillis de feuillages, de fleurs et d’animaux. Quelques plantes vivaces croissaient dans les moulures et formaient comme un bouquet de fleurs tressé dans la chevelure d’une coquette. Cela donnait à cette gracieuse habitation ce négligé plein de charme qui sied aussi bien aux belles choses qu’aux belles créatures.

Une jalousie verte, soigneusement fermée, tombait sur le balcon.

La plupart des palais de l’Italie, au commencement du XVIIe siècle, étaient défigurés par des ouvrages de fortification que nécessitaient les mœurs du temps, de sorte que cette maison toute jolie, qui s’offrait à l’œil du passant sans son escorte de murailles crénelées, avait un caractère particulier. Il semblait que devant ce riant asile le fléau de la guerre et les dévastations dussent s’arrêter, et que pour se faire respecter, cette habitation n’eût besoin que de son charme, comme ces vierges dont la beauté parfaite impose à la débauche elle-même.

Nos trois gentilshommes n’étaient point à coup sûr des artistes, car ils ne paraissaient guère sensibles aux grâces architecturales du petit palais et n’avaient d’yeux que pour la jalousie qui tombait sur le balcon. Quelque charmant mystère se cachait sans doute derrière l’impitoyable fenêtre.

La curiosité des trois personnages eut bientôt son explication. Tout à coup, la jalousie se leva jusqu’à la hauteur de la balustrade du balcon, et une tête charmante, une de ces têtes de femme dont Giorgione a su rendre les tons d’or bruni, apparut entre les arabesques en fer du balcon.

La belle créature fut sans doute effarouchée en voyant sous sa fenêtre une si nombreuse compagnie, car elle laissa aussitôt retomber la jalousie.

Les trois gentilshommes, désappointés, tournèrent à demi sur le talon, à la manière des gens à qui l’on ferme la porte au nez, au moment même où ils s’attendent à bon accueil.

Cette circonstance fit qu’ils s’aperçurent enfin ; et comme ils étaient gens de connaissance, ils laissèrent échapper une exclamation de surprise en se voyant tous trois sous la même fenêtre en si galant équipage.

— Eh ! mais, dit l’un d’eux, c’est le seigneur Pasquale Contarini, si je ne me trompe !

— Comment se portent le cher cavalier Tiberio Fanferluizzi et le seigneur Capitan ? s’écria Pasquale Contarini.

— À merveille, répondit Fanferluizzi.

— Admirablement, dit Capitan. Et vous, seigneur Pasquale ?

— Pas mal, pas mal… Mais je veux que le diable m’emporte, messieurs, si je ne trouve pas la rencontre merveilleuse !

— C’est très original !

— Très divertissant ! ajouta Capitan, qui essaya de rire et ne réussit qu’à faire une désagréable grimace.

Le fait est que ces trois gentilshommes se fussent peut-être rencontrés en toute autre circonstance et en tout autre lieu avec beaucoup de satisfaction.

Cela ne les empêchait point de s’envoyer mutuellement, in petto, à tous les diables.

Le seigneur Pasquale Contarini était un cavalier de trente-cinq à trente-six ans, tant soit peu avarié par un culte trop assidu à Vénus et à Bacchus. Quoiqu’il eût perdu la fleur et le duvet de la jeunesse, il était de bonne mine encore, et le dieu des pampres avait coloré son nez d’un si aimable vermillon, que toute sa figure en semblait illuminée. Ce nez donnait au visage du seigneur Pasquale Contarini une verve, un brio, un entrain tout à fait hors ligne.

Le cavalier Tiberio Fanferluizzi ne jouissait pas du même avantage, mais il possédait des cheveux roux et frisés qui imprimaient à sa physionomie un faux air d’Apollon dont il s’enorgueillissait à juste titre. Rien de plus gracieux et de plus magnifique que la personne de Fanferluizzi. Il était couvert de nœuds, d’aiguillettes et de dentelles depuis les souliers jusqu’au menton ; les modes les plus récentes d’Espagne, de France et d’Italie, se confondaient dans ses ajustements de couleur tendre, dont s’exhalait une odeur combinée de civette, d’ambre et de tubéreuse, qui saisissait tout d’abord l’odorat et le cœur. Toute sa personne était si suave, que son épée elle-même avait plutôt l’air d’un bijou que d’une arme.

Telle n’était pas certes la rapière du seigneur Capitan ; cette rapière-là faisait trembler rien qu’à voir sa poignée à grillages plus compliqués que les barreaux d’une prison. Rien qu’à mesurer sa longueur, rien qu’à entendre le bruit de ferraille qu’elle rendait quand le seigneur Capitan marchait majestueusement au milieu du pavé, bien des gens se fussent évanouis de frayeur. Ce n’était point l’or, les diamants et la soie qui brillaient sur la personne de Capitan, mais le buffle, le cuir et le fer. Il est vrai que pour la circonstance il avait jugé à propos de tempérer la sévérité ordinaire de son costume par quelques agréments inusités qui ressemblaient à des guirlandes de roses sur la porte d’un cachot. Le seigneur Capitan avait en outre des moustaches terribles dont, à Spolette, on faisait peur aux petits enfants méchants, et qui les empêchaient de dormir pendant une semaine. Capitan occupait un poste de confiance auprès du comte Ercole Vitelli ; Pasquale Contarini était fils d’un marchand de Venise, exilé par le secret conseil ; Tiberio Fanferluizzi possédait une douzaine de châteaux et faisait des sonnets à la lune.

Tels étaient les trois personnages que le hasard venait de réunir à la même heure sous la fenêtre de la Lucrezia Mammone, une des plus célèbres dames de l’Italie du XVIIe siècle, si fertile en Aspasies célèbres. La Lucrezia avait été, disait-on, la maîtresse du comte Hercule Vitelli, ce qui lui donnait un prix plus grand encore auprès des élégants de seconde main comme Pasquale et le seigneur Fanferluizzi.

Après avoir échangé les quelques mots que nous venons de rapporter plus haut, les trois gentilshommes se saluèrent à la manière des gens qui prennent congé les uns des autres avec l’intention de suivre chacun son chemin.

Ils firent effectivement quelques pas, puis ils revinrent à la même place et se saluèrent de nouveau en faisant encore mine de s’éloigner.

Un mauvais génie, sans doute, quelque fée malicieuse se jouait d’eux, car ils revinrent une troisième fois au même lieu. Cette fois Pasquale Contarini fronça le sourcil, Tiberio Fanferluizzi frappa légèrement du pied et Capitan tordit sa moustache.

Après un court moment d’hésitation, Tiberio Fanferluizzi s’approcha de Pasquale Contarini et lui dit à l’oreille d’un air d’étonnement :

— Ne savez-vous donc point, seigneur Pasquale, qu’il y a ce soir un souper de gentilshommes et de plaisantes filles chez le tavernier Salvator ?… Des vins exquis ! Vous savez si le drôle a une cave bien montée ! Hâtez-vous donc, car votre place est réservée, et jamais joyeuse partie n’a commencé sans vous !

— Cher seigneur Tiberio, répondit Pasquale Contarini, faites-moi, de grâce, l’honneur de m’y remplacer. À coup sûr les convives ne perdront pas au change. Hâtez-vous, de peur qu’on ne commence avant que vous soyez arrivé.

Fanferluizzi tourna le dos à Contarini et se gratta l’oreille. Ce dernier réfléchit un moment, et s’approchant de Capitan :

— Seigneur Capitan, dit-il, ignorez-vous donc le duel de Jacopo Maffei et de ce brave Santa-Fiore ?

— Non pas, répliqua Capitan, je sais cela depuis plus longtemps que vous, seigneur Contarini. Quand il y a une affaire d’honneur dans le pays de Spolette, j’en suis toujours le premier informé.

— Alors, reprit Contarini, vous ne pouvez ignorer que ce duel a lieu à cette heure même au bord de la Nera… Ne seriez-vous point l’un des deux témoins, par hasard ?

Capitan se mordit la lèvre, mais il eut bientôt repris contenance et répondit avec sang-froid :

— S’il vous plaît avoir des nouvelles de l’affaire dont vous parlez, seigneur Contarini, je puis vous en fournir de toutes fraîches. La rencontre a eu lieu vers sept heures de relevée, aux flambeaux, corps du Christ ! avec des lames qui n’entreraient point dans ce fourreau de page que vous portez à la ceinture… Jacopo Maffei, votre compère, a eu la tête fendue jusqu’aux dents, que Dieu vous garde !

Pasquale Contarini tourna le dos à Capitan et se pinça le nez.

Capitan, voyant Fanferluizzi qui s’approchait de lui comme pour lui parler, le devança.

— Seigneur Fanferluizzi, lui dit-il au tuyau de l’oreille, il y a fête ce soir au palais de notre seigneur le comte Ercole Vitelli.

— Je sais cela.

— Savez-vous aussi que la noble Marie d’Amalfi doit y être ?

— Que m’importe cela ? demanda le beau Fanferluizzi en glissant ses longs doigts dans les boucles de ses cheveux rouges.

— Seigneur Tiberio, reprit Capitan d’un air plus mystérieux encore, les dames me sont plus cruelles qu’à vous, et je n’ai point ce don merveilleux que vous avez de les prendre dans les doux lacs d’amour… mais si elles dédaignent mes soupirs, elles me prennent volontiers pour confident.

— Pauvre ami ! murmura Tiberio.

— Oui… c’est un rôle dont vous ne voudriez pas et dont je me contente… Tant il y a que la noble Marie m’a confié, en pleurant, qu’elle maigrissait et se mourait pour l’amour de Votre Seigneurie.

— Holà ! dit Fanferluizzi ; voyez le grand mal !… il y en a bien d’autres.

— Ayez pitié, mon bon compagnon ! reprit encore Capitan, Maria d’Amalfi est belle.

— Assez.

— Je dis très belle… Elle a vingt ans…

— Vingt-deux ans.

— Mordieu !… Est-ce un démenti, seigneur Tiberio ?

— Au ciel ne plaise !… Mettons vingt ans… Je m’en bats l’œil, seigneur Capitan.

— Et moi, je dis que vous avez un cœur de roche : par le sang du Rédempteur !… Marie vous attend ce soir chez le comte.

— C’est bien ! dit froidement Tiberio.

— N’y allez-vous point ?

— Peut-être… En tous cas, il n’est pas l’heure. Les girandoles ne sont pas encore allumées au palais du noble Ercole Vitelli… Voyez !

Ce disant, Tiberio désigna du geste un grand édifice qui s’élevait au bout de la principale rue, et dont les murailles ne montraient en effet aucune lumière.

Capitan se tira la moustache et ne répliqua point.

Cependant, au bout de quelques minutes, la jalousie se leva de nouveau, et la tête charmante de Lucrezia Mammone parut une seconde fois au balcon. La belle créature sembla peu satisfaite de voir encore les trois gentilshommes debout à la même place, car elle fit la moue, et sa petite main laissa pour la seconde fois retomber la jalousie.

Les trois gentilshommes se regardèrent comme la première fois, mais sans prendre la peine de dissimuler leur mauvaise humeur.

— C’est une mystification ! murmura Contarini.

— Une impertinence !… ajouta Fanferluizzi.

— Afin que tout cela ne finisse pas mal entre nous, car je vois, messieurs, que personne ne veut quitter la place ; je propose un moyen.

— Lequel ?

— Tirons au sort.

— Au diable le moyen ! s’écrièrent Fanferluizzi et Contarini.

Tandis que la conversation prenait cette tournure menaçante et que la situation se compliquait, un quatrième personnage, monté sur un cheval noir et enveloppé d’un grand manteau brun, arrivait par la rue du milieu. Comme ce nouveau venu avait d’excellents yeux, il ne lui fut pas difficile d’apercevoir, au moment où la jalousie se levait, la charmante figure de la Lucrezia Mammone. Son visage s’en éclaira sous son feutre d’un de ces rayons de joie peu vertueux dont s’allument les yeux des galants à la vue d’une jolie femme.

Il éperonna son cheval et sauta à terre, en arrivant à l’angle de la place.

Dès qu’il eut attaché sa monture par la bride à l’anneau de fer scellé, pour cet usage, à tous les coins de rues, il se dirigea d’un pas rapide vers le palais.

— Il paraît qu’il y a nombreuse compagnie ici, dit-il en arrivant.

Le nouveau venu ne fut pas reçu par les trois gentilshommes avec beaucoup de cordialité. Fanferluizzi et Contarini lui tournèrent les talons, tandis que le seigneur Capitan, la main gauche sur la garde de sa rapière, la droite au croc de la moustache, calculait du regard combien de pieds et de pouces l’inconnu pouvait bien avoir depuis la semelle de ses bottes de voyage jusqu’au plumet noir de son feutre.

L’inconnu ne paraissait pas d’humeur à se fâcher, car il sourit.

C’était un grand jeune homme d’environ vingt-cinq ans. Il était beau, bien fait et d’une maigreur robuste, annonçant des muscles d’acier. Le soleil avait bronzé son teint, déjà naturellement brun. Il portait une moustache noire légèrement retroussée ; et quand il souriait, on voyait, entre ses lèvres d’un corail bruni, apparaître des dents d’une blancheur éclatante. Son regard était vif et ferme ; son visage annonçait la franchise, l’orgueil et l’audace. À ce premier aspect, on pouvait bien le prendre pour un de ces coureurs d’aventures qui sont toujours prêts à risquer leur vie pour un instant de plaisir, et dont l’audace ne recule devant aucun péril.

En voyant les trois gentilshommes lui tourner le dos, l’inconnu s’imagina tout bonnement qu’ils allaient quitter la place. De fait, il était habitué à voir chacun lui céder le pas. Mais, dès qu’il vit qu’on ne bougeait point, il s’étonna franchement, comme un homme à qui toute résistance semble miracle.

— Il paraît, messieurs, dit-il avec moquerie, que nous sommes décidés à faire ici sentinelle ? Vous plaît-il, pour abréger le temps, d’entamer un petit bout de conversation ? Il est d’usage, par exemple, en pareil cas, de se raconter fort au long par quel hasard singulier on se trouve réunis au même lieu…

Nos trois galants ne semblaient point prendre la plaisanterie en bonne part.

L’inconnu poursuivit en gardant son accent railleur :

— De mon côté, l’histoire ne sera pas longue. Ce matin une affaire m’amenait à Spolette ; j’ai aperçu dans une rue déserte une femme… qui a passé comme un rêve charmant… Je l’ai suivie, me promettant de revenir ce soir… À ces promesses on ne manque jamais, vous savez… Le soir est venu… Me voici… et je viens d’apercevoir mon beau rêve derrière cette jalousie.

— Monsieur, interrompit Pasquale Contarini en se retournant brusquement, nous ne sommes pas en train de rire, et vous nous obligeriez infiniment s’il vous plaisait d’aller rêver ailleurs.

— Il y a des gens qui paraissent ignorer les premières notions de la civilité, ajouta Fanferluizzi en se retournant à son tour.

Capitan se contenta de tousser de sa plus grosse voix et de tourmenter sa moustache en roulant des yeux épouvantables.

— Oh ! oh ! fit l’inconnu, le prend-on ainsi ?… Eh bien ! j’aime cette manière de poser la question. Nous sommes quatre ; dégainons deux contre deux, cela mènera grand train la besogne.

Cette proposition ne fut pas accueillie avec l’enthousiasme qu’elle méritait. Pasquale Contarini et le seigneur Fanferluizzi se tournèrent vers Capitan comme pour lui demander son avis. Celui-ci avait pris une attitude martiale convenable pour la circonstance, mais l’impatience du combat sans doute le rendait plus pâle qu’un mort.

— Dégainons ! dégainons ! dit-il en faisant sonner machinalement sa formidable rapière.

Il accompagna ces mots d’un regard terrible à l’adresse de l’inconnu, qui ne parut aucunement s’en émouvoir.

— Ma foi ! dit Contarini, un coup d’épée est chose assez insignifiante, mais…

— Mais, interrompit Tiberio, pour une femme…

— Et quelle femme ! ajouta Contarini.

— La Lucrezia Mammone ! prononça Fanferluizzi avec dédain.

Ce nom parut produire sur l’inconnu un effet extraordinaire. Il tressaillit, ses lèvres devinrent blêmes…

— Cette femme… qui demeure là…, prononça-t-il d’une voix changée et qui n’avait plus aucun accent de raillerie, cette femme est la Lucrezia Mammone ?

— Sans doute, répliquèrent à la fois Tiberio et Pasquale. Après ?

L’étranger jeta son manteau sur le pavé et montra subitement sa taille svelte et robuste. Il dégaina.

— Il ne s’agit plus de se battre deux contre deux, dit-il d’un ton bref et impérieux, car si cette femme est Lucrezia, comme vous le dites, moi seul ai le droit de rester ici et d’entrer dans cette demeure. Or donc, mes gentilshommes, décampez ou défendez-vous !

Capitan recula de vingt ou trente pas.

Les deux autres semblaient vouloir parlementer encore.

Mais la prunelle de l’inconnu lança un éclair, et la pointe de son épée toucha le jabot de dentelles de Contarini.

Quand celui-ci sentit l’acier de la rapière lui piquer la peau, il dégaina d’un temps et chargea bravement son adversaire.

La partie était douteuse, et Pasquale commençait à perdre du terrain. L’inconnu avait une grande rapière à garde de jais qu’il maniait avec une admirable aisance, et n’attendait qu’une occasion convenable pour la loger dans le corps de Contarini. Celui-ci, forcé de battre en retraite, rompait en parant.

Tiberio Fanferluizzi ne voulut pas que son compagnon succombât pour si peu. Il tira du fourreau son joujou damasquiné et poussa des bottes assez vives à l’inconnu.

Capitan regardait de loin. Capitan tordait sa moustache. Capitan frappait des appels et tirait à demi sa redoutable épée, mais c’était tout. Il restait prudemment à distance.

En un moment où l’inconnu, poussé par ses deux adversaires, se trouva obligé de sauter de côté pour reprendre la main, Capitan eut une véritable envie de se mêler à l’affaire ; mais il vit bientôt que l’inconnu, malgré l’attaque de Fanferluizzi, soutenait assez vertement la lutte ; alors il changea soudain de sentiment et se prit à crier de toute sa voix :

— Messeigneurs, je vous prie de recevoir ma déclaration. Capitan ne commettra jamais cette action infâme et honteuse de dégainer lui troisième contre un seul adversaire.

Cependant l’inconnu, malgré sa vigueur et son adresse, ne pouvait bien longtemps soutenir une lutte aussi inégale : il rompait à son tour et allait se trouver acculé à la muraille, quand la porte de la Lucrezia Mammone s’ouvrit tout à coup. Il en sortit un tout jeune homme d’une figure charmante, dont les cheveux blonds retombaient en longues boucles sur son pourpoint de velours.

À la porte, une douce voix lui dit :

— Adieu, mon Angelo, nous nous retrouverons ce soir au palais du comte Vitelli.

La porte se referma.

Angelo était ce bel enfant que nous avons vu naguère ramasser la clef et entrer chez la Mammone.

Il ne fut pas plutôt sur la place, qu’il vit la lutte engagée.

Une généreuse indignation lui fit monter le sang au visage. Sans mot dire, il tira l’épée et prit à partie le brillant Tiberio Fanferluizzi, dont les nœuds, les rubans et dentelles se trouvèrent assez mal de ce nouvel assaut.

La face du combat changea aussitôt. L’inconnu débarrassé d’un adversaire reprit bientôt son avantage, et le jeune blondin donna si bien à travailler au joujou de Tiberio Fanferluizzi, que ce gentilhomme en oublia toutes les règles de l’escrime et fit des âneries qui lui auraient valu les verges dans toutes les salles d’armes d’Italie.

Pasquale et Tiberio soutinrent la lutte un moment encore, puis, voyant que décidément l’avantage n’était pas de leur côté, ils prirent la fuite en laissant quelques gouttes de leur sang sur le pavé.

Le formidable Capitan avait disparu depuis longtemps.

Le combat terminé, l’inconnu se tourna vers le jeune homme et le remercia cordialement de son assistance.

— Il n’y a pas de quoi, monsieur, répondit Angelo en remettant son épée dans le fourreau, c’est à charge de revanche.

Il fit de la main un salut gracieux comme sa personne, et s’éloigna avant que l’inconnu eût songé à lui demander son nom.

L’inconnu le suivit un moment des yeux, puis rengainant sa rapière et ramassant son manteau qu’il jeta sur son épaule, il heurta rudement à la porte de Lucrezia.

La porte s’ouvrit. L’inconnu écarta sans façon le serviteur qui se présenta pour lui répondre, et entra.

II

Capitan

Dans ce grand palais qu’on apercevait au bout de la rue, et qui bientôt allait s’éclairer pour une fête, le comte Ercole Vitelli et la femme qui veillait sur ses deux enfants, deux filles encore au berceau, étaient réunis et s’entretenaient.

Le comte était un homme de quarante ans, au visage dur et fatigué. La femme, qui avait pour nom Mercedès, était une manière de duègne, gardant un reste de beauté sur ses traits flétris avant l’âge.

Ils étaient tous deux dans la chambre à coucher du comte.

— Comment sont les enfants ? demanda celui-ci.

— Fiamma est fort belle, répondit la duègne ; mais Régina souffre.

— Fiamma est ma fille chérie, murmura le comte, Fiamma est mon héritière… Que Dieu lui donne une vie heureuse !

— Dieu lui donnera une vie heureuse, monseigneur, murmura la duègne qui ne put retenir un profond soupir.

Le comte la regarda.

— Tu as quelque chose ? dit-il.

Et comme la duègne tardait à répondre, il ajouta d’un ton rude et bref, sous lequel se cachait une menace :

— Parle !… Je veux savoir !

La duègne se prit à trembler.

— Oh ! seigneur, seigneur, dit-elle, le passé est terrible, et j’ai fait ce que j’ai pu pour oublier.

— Toujours tes folles craintes !

— Mes craintes, seigneur, pouvaient être folles hier… Aujourd’hui, Dieu sait que j’ai mes raisons de trembler.

— Explique-toi.

— Je l’ai vu.

— Qui ?

— Lui… Celui dont le père et la mère…

— Andrea ?

La duègne eut un frisson.

— Demonio ! prononça-t-elle d’une voix épuisée.

Le comte avait pâli.

— C’est donc bien lui qui est Demonio ! murmura-t-il. Tu lui as parlé ?

— Oui.

— Que lui as-tu dit ?

— Tout.

Le comte fit un mouvement de furieuse colère.

— Misérable ! commença-l-il.

— Seigneur, interrompit la duègne, ayez pitié de moi ! Il est fort, et je suis faible. Il m’a menacée de me tuer…

— Et quand on te menace, murmura le comte comme en parlant à lui-même, tu cèdes toujours !

— Vous vous souvenez, seigneur, répliqua la duègne avec amertume, autrefois vous m’avez menacée aussi, et j’ai cédé pour mon malheur éternel !

— Silence ! interrompit le comte. Tu lui as dit que la Lucrezia Mammone…

— Je lui ai tout dit, seigneur, tout ce qui s’est passé depuis dix ans, et quant à ce qui s’est passé avant ce temps-là, Andrea le savait.

Le comte réfléchit un instant.

— Va-t’en ! dit-il ensuite, et que Capitan vienne ici sur-le-champ !

La duègne sortit, et Capitan parut presque aussitôt. Il entra en saluant et en souriant.

— Monseigneur veut savoir le résultat de ma tournée ? dit-il ; j’ai fait le guet à la porte de la signora… voici ce que j’ai vu… Tiberio Fanferluizzi et Pasquale Contarini gobant le marmot comme de coutume sous le balcon de la charmante… Mais le petit Angelo est plus fin que cela… il entre, lui… Du diable s’il n’a pas la clef de la petite porte par où mon illustre maître (il s’inclina respectueusement) a seul le droit de s’introduire.

Le comte semblait ne pas avoir écouté.

— Il ne s’agit pas d’affaires d’amour ou de jalousie, dit-il en fronçant le sourcil ; un grave danger menace ma maison.

— N’avez-vous pas de bonnes épées à votre service ? voulut dire Capitan.

— Tais-toi ! interrompit le comte, il est ici.

— De qui parle monseigneur ?

— De lui… de l’homme dont je craignais tant le retour…

— Notre cousin disparu ?…

— Oui.

— Andrea Vitelli ?

— Andrea Vitelli.

— Diable ! diable !… fit Capitan ; et comment savez-vous ?…

— Vous disiez tous : Chimère ! chimère !… C’était la vérité, pourtant… Andrea Vitelli c’est autre que le chef de la montagne, qu’on appelle Demonio.

— Diable ! diable ! fit encore Capitan.

— Mercedès m’a tout dit, reprit le comte.

— Et comment Mercedès elle-même a-t-elle pu savoir ?…

— Mercedès servait dans la maison de la comtesse sa mère… Il s’est introduit dans ma propre demeure, Dieu sait comme… Il est allé trouver Mercedès que son aspect a rendue folle… Elle a tout dit…

— Tout, monseigneur ?… et il paraît qu’il y en a long !

Le comte Émile soupira et ne répondit point.

— Ah ! dame ! voyez-vous bien, reprit le vaillant, ceux qu’on ne tue pas bel et bien reviennent toujours… Savez-vous où le trouver ?

— C’est pour le savoir que je t’ai fait venir… Un beau cavalier… vingt-cinq ans, grand feutre à plume noire, pourpoint noir, manteau noir…

— Et rapière longue de deux aunes, à garde de jais…

— Est-ce que tu saurais ?…

— J’ai vu.

Le comte fit signe à Capitan de s’asseoir auprès de lui.

— Tu es la perle des serviteurs, dit-il, veux-tu gagner cent ducats d’or d’un seul coup ?

— Je n’ai pas besoin de cent ducats d’or, répliqua le brave, pour accomplir la volonté de mon noble maître.

— Écoute… Il ne faut pas que notre cousin Andrea Vitelli sorte de Spolette.

— Bien !

— Et il faut que la chose ait lieu décemment, sans bruit… Tu m’entends ?

— Parfaitement, monseigneur.

— Te charges-tu de l’affaire ?

— À mes risques et périls…

Capitan se leva, salua et sortit pour aller querir ses estafiers, car la besogne acceptée était difficile.

Capitan ne se dissimula point les dangers. Néanmoins, en se mettant cinquante contre un, le vaillant garçon espérait en sortir à son honneur.

III

La petite place où s’est passée la première scène de ce récit resta longtemps déserte.

Les lumières s’éteignirent aux façades des maisons, et cependant les fenêtres du comte Ercole Vitelli ne s’illuminaient point encore pour la fête.

On n’entendait que les murmures lointains des tavernes où Capitan recrutait en ce moment son armée, et le bruit sourd de la Nera, coulant à vingt pas de la maison gothique, entre ses deux quais aux parapets de marbre.

La Nera, qui faisait le tour de l’hôtel pour en traverser les jardins ombreux, était en cet endroit large et profonde. De temps en temps un batelier passait en chantant dans sa barque. Puis le silence se faisait de nouveau.

La porte de l’hôtel gothique avait donné passage à notre inconnu, qui était entré tout droit chez la maîtresse du logis : une très jeune femme, adorablement belle et parée déjà pour la fête.

La Lucrezia avait des perles dans ses grands cheveux qui faisaient comme un cadre de jais à son visage pâle. Sa taille s’emprisonnait, sa taille souple et riche, dans une basquine de satin à la mode napolitaine.

Quoiqu’elle eût acquis un développement que les femmes n’obtiennent en France que vers l’âge de vingt-cinq ans, la Lucrezia Mammone avait à peine dix-sept ans, et c’était quelque chose de ravissant que cette beauté accomplie qui possédait encore tous les charmes de l’adolescence.

Elle regardait l’inconnu qui la tenait par la main ; elle le regardait avec de grands yeux où il y avait de l’étonnement et de l’effroi.

L’inconnu avait nom Andrea Vitelli. Depuis une minute, il était assis sur un sofa auprès de la Lucrèce.

— Regardez-moi encore, disait-il.

— Je vous regarde, seigneur, répondait la belle fille, mais je ne vous reconnais point.

Et comme l’œil noir et perçant de Vitelli restait cloué sur elle, ses yeux se baissèrent ; elle reprit d’une voix timide :

— Je ne sais pas ce que j’éprouve auprès de vous, seigneur… Ceux qui entrent ainsi chez moi, je les fais chasser par mes gens… et vous, je vous écoute… et je vous obéis.

— Regardez-moi, Lucrèce, dit encore l’inconnu.

— Je vous regarde… Je ne vous ai jamais vu avant ce jour.

Andrea lui serra la main si fortement que la jeune femme poussa un cri léger.

— Je suis votre frère, madame ! dit-il alors d’une voix profonde et contenue.

— Mon frère !… s’écria Lucrèce stupéfaite.

— Silence ! fit Andrea. Vos serviteurs sont-ils à vous ?

— C’est le comte qui les a placés près de moi.

— Silence !… alors, car j’ai bien des choses à vous dire, Lucrèce, des choses que vos oreilles seules doivent entendre. Est-il ici un lieu où nous puissions être à l’abri des espions ?

Lucrezia se leva.

— Venez ! dit-elle.

Elle prit la main d’Andrea, et de son autre main blanche et modelée comme celles des femmes de l’Albanie, elle écarta les riches draperies qui recouvraient la porte. Puis elle l’entraîna d’un pas rapide et lui fit traverser une longue enfilade d’appartements.

C’était partout une richesse gracieuse, les somptuosités de l’art italien.

Le visage d’Andrea Vitelli avait tout à fait perdu son caractère d’insouciance, et à mesure que les richesses de la Lucrezia Mammone se déroulaient devant lui comme une galerie de chefs-d’œuvre et d’objets précieux, son front s’assombrissait davantage.

La Lucrezia ouvrit enfin une porte vitrée donnant sur le péristyle d’un large perron de marbre blanc qui menait au jardin.

Ce jardin était simple et harmonieux ; on y voyait de grands arbres autour d’une vaste pièce de gazon que traversait la rivière de Spolette. Nous l’avons déjà nommée : c’est une branche de la Nera.

La Lucrezia conduisit Andrea.

— Asseyez-vous, lui dit-elle en lui montrant un banc de gazon ; ici, personne autre que moi ne vous écoutera.

Andrea s’assit et resta un instant silencieux.

Puis, comme il rêvait, la Lucrezia lui passa doucement son bras autour du cou.

— Mon frère !… murmura-t-elle (et sa voix tremblait d’émotion), comme je vais vous aimer !…

Andrea tressaillit et la repoussa froidement.

— Moi, je vous ai toujours aimée, ma sœur ! répondit-il.

— Pourquoi me repousser ?

— C’est que j’ai bien des choses à vous dire, Lucrèce ! répliqua Vitelli, dont la voix était grave et profonde.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la pauvre jeune fille, j’ai au fond de l’âme de la joie et de l’angoisse !… c’est comme s’il y avait sur moi un grand bonheur et un grand malheur !

— C’est qu’il y a sur vous un grand bonheur et un grand malheur, Lucrèce ! prononça lentement l’étranger. Écoutez-moi… Après quinze ans d’exil, durant lesquels j’ai pensé à vous chaque jour, et chaque jour prié pour vous, je revenais fort et puissant dans cette ville d’où l’on m’avait chassé nu et faible !… Je ne savais pas si vous étiez morte ou si vous étiez vivante !… Et il me fallait le savoir, Lucrèce, car, en ce monde, avec mon fils qui est un enfant, je n’ai plus que vous à aimer…

— Ah ! dit la jeune femme, dont une joie étrange illumina le regard, vous avez un fils ?

— Écoutez-moi, madame !… interrompit encore l’étranger, je me nomme Andrea Vitelli, prince de Monteleone, seigneur souverain d’Ascoli… et vous êtes la comtesse Lucrezia Vitelli.

— Se peut-il ?…

— Et l’on dit que la Lucrezia Mammone a perdu son honneur ?

— Oh ! fit la pauvre femme en un sanglot.

— Est-ce vrai, ma sœur ? demanda Andrea.

Lucrèce hésita, puis elle répondit en courbant la tête :

— C’est vrai !

— On parle de la Lucrezia Mammone, reprit Andrea avec tristesse, dans toutes les villes de l’Italie. On vante sa grâce sans rivale… on vante sa beauté souveraine… que sais-je ? ma sœur !… On en parle à tel point que le nom de notre père sera flétri depuis Naples jusqu’à Venise.

Lucrèce avait sa tête entre ses mains.

— Le nom de notre père !… murmura-t-elle, le nom de Vitelli !… un nom plus noble que le nom d’un roi !… Oh ! vous aviez raison, mon frère : il y avait près de moi bien du malheur et bien du bonheur !

— Ce matin, quand je suis arrivé à Spolette où je venais vous chercher, poursuivit Andrea, vous êtes la première personne que j’aie vue, et cela par hasard… Vous passiez en litière sur le cours… Je vous ai suivie, parce que je vous trouvais belle et que la solitude de ma vie m’a jeté dans les folles aventures… J’ignorais votre nom… Ce soir je suis revenu sous vos balcons et j’ai trouvé trois cavaliers à votre porte.

Lucrèce se redressa, et un rayon d’orgueil éclaira son regard.

— Des fanfarons ou des menteurs, s’écria-t-elle, s’ils se sont targués seulement d’un sourire.

— Ils ont prononcé votre nom en riant, dit Andrea, et j’ai tiré mon épée…

— Oh !… merci ! merci ! mon frère.

— Pendant que je me battais, un homme est sorti de chez vous.

— Un noble cœur, celui-là ! interrompit Lucrèce qui baissa les yeux. Il me respecte et je l’aime… Mais comment avez-vous su que la Lucrezia Mammone était votre sœur ?

— Il y a au palais du comte Ercole une femme qui servait autrefois notre mère… Mercedès…

— Mercedès ! répéta Lucrèce.

— Je l’ai interrogée… Elle m’a tout dit… Et maintenant, Lucrèce, il faut que vous sachiez l’histoire de notre famille.

— Je la sais, mon frère… Ercole et François Vitelli étaient cousins… Le vieux prince de Monteleone les aimait d’une tendresse égale… Mais François mourut trop tôt, et le comte Ercole hérita de biens immenses.

— François mourut assassiné ! interrompit Andrea.

— Notre père ! dit Lucrèce dont la voix tremblait.

— Notre père !… ils ont menti, ceux qui disent que le vieux prince de Monteleone aimait les deux cousins d’une tendresse égale… Vous étiez trop jeune pour comprendre cela, Lucrèce, mais moi, je me souviens… Écoutez :

« Après la mort de notre sainte et bonne mère, la comtesse Pia Vitelli, le prince de Monteleone fit appeler mon père pour lui apprendre que sa volonté était de le faire son héritier.

« Le prince habitait Spolette et ce palais où demeure maintenant le comte Ercole Vitelli.

« Nous vînmes tous, mon père, vous et moi, ma sœur, et encore un pauvre parent que mon père hébergeait par bienfaisance.

« Ce pauvre parent est aujourd’hui comte Vitelli, prince de Monteleone et seigneur souverain d’Ascoli. »

— Le comte Hercule !… commença Lucrèce.

— C’était lui… Mercedès nous suivait également.

— Mercedès ne m’a jamais parlé de tout cela, dit la jeune femme.

— Mercedès avait intérêt à vous cacher bien des choses, ma sœur ; mais, soyez tranquille, vous saurez tout.

« Nous arrivâmes à Spolette… Le prince nous fit grand accueil et reçut comme il faut, pour l’amour de mon père, le pauvre parent Hercule, qui était doux, souple, savant, utile, entendu aux affaires, et le plus dévoué cousin qui fût au monde. »

Andrea prononça ces dernières paroles avec amertume.

— Nous vivions tranquillement à Spolette, reprit-il, quand notre père éprouva les premiers symptômes d’un mal étrange qui lui dévorait la poitrine et les entrailles. Hercule le soigna avec un dévouement qui touchait le cœur de tous ceux qui en étaient témoins. Il passait les nuits auprès de celui qu’il appelait son bienfaiteur. Il ne souffrait pas que des mercenaires le suppléassent dans son œuvre dévouée. Il préparait les tisanes lui-même, et les administrait de sa main. Ce n’était qu’en faveur de la signora Mercedès, devenue femme de charge de la maison, qu’il consentait à se dessaisir quelquefois de cet emploi.

« Cependant mon père allait s’affaiblissant de jour en jour, tandis que le vieux prince de Monteleone s’inclinait vers le tombeau.

« Je vous l’ai dit, Lucrèce, vous étiez trop jeune alors pour avoir gardé de cette époque une impression ou un souvenir : mais moi je voyais, j’entendais tout. Il semblait qu’un génie implacable eût jeté ses noires influences sur la maison des Vitelli. Les serviteurs, plongés dans une tristesse morne, accomplissaient leurs devoirs en silence. On ne parlait qu’à voix basse dans le palais. Pour moi, j’errais de chambre en chambre, cherchant toujours à pénétrer chez notre père, mais invariablement j’étais arrêté sur le seuil, ou par Hercule qui me disait d’un ton froid :

« — Éloignez-vous, Andrea, l’air qu’on respire auprès des malades est dangereux pour les enfants.

« Ou par Mercedès :

« — N’entrez pas, disait-elle ; il dort.

« De sorte que ne voyant jamais notre père, je ne pouvais juger des progrès du mal qui le dévorait.

« Cela durait depuis longtemps, bien longtemps… quand une certaine nuit je fus éveillé en sursaut par un grand bruit. Je couchais dans une chambre voisine de celle où souffrait notre père. J’eus peur ; mais le sommeil est si fort dans l’enfance, que je ne savais si c’était un rêve, ou si j’étais éveillé tout à fait.

« Je me levai pourtant, moitié dormant, moitié veillant, et l’idée me vint de soulever une draperie épaisse qui recouvrait une porte depuis longtemps condamnée…

« Je mis l’œil au trou de la serrure…

« Ma sœur, je vis un spectacle navrant et terrible… »

Andrea passa la main sur son front où coulaient des gouttes de sueur.

Lucrèce tremblait.

Andrea reprit :

— La chambre était vaste et faiblement éclairée par une lampe de nuit. Je vis pourtant que depuis bien longtemps on n’avait pas pris la peine de nettoyer cet appartement qui avait un aspect de lugubre abandon. Les meubles en désordre traînaient épars à travers la chambre.

« Au milieu se trouvait un lit affaissé dont les draps et les couvertures pendaient jusqu’à terre. Sur ce lit y avait un homme effrayant à voir.

« C’était notre père !

« Ses cheveux et sa barbe avaient crû durant la maladie. Il était d’une pâleur et d’une maigreur affreuses. Ses yeux énormes et creux étaient fixés vers le ciel du lit et ne changeaient jamais de direction. Je l’aurais cru mort si je n’avais vu sa poitrine se soulever et s’affaisser par l’effort d’une respiration pénible.

« Au chevet du lit se tenait Ercole Vitelli ; au pied, Mercedès. Tous deux étaient pâles et d’un calme qui me parut terrible. Leurs yeux se fixaient souvent sur notre père. De temps en temps Ercole approchait une coupe de ses lèvres en disant :

« — Bois, mon cousin, bois encore !

» Le malade buvait machinalement, puis il disait :

« — Assez !… cela me brûle !

« Mercedès me semblait frissonner en écoutant cette voix ; Hercule souriait.

« J’entendis une fois Mercedès qui disait :

« — Dieu n’aura point pitié de nous au jour du jugement !

« Hercule répondit :

« — Dieu fera ce qu’il voudra : moi, je fais ce que je veux… Il faut que je sois prince et que cet homme meure !

« Notre père tourna vers lui ses grands yeux ternes et dit :

— Qui parle de mort ici ?

« Ils ne lui répondirent point et posèrent, en se regardant, un doigt sur leur bouche.

« Tout à coup, le bruit que j’avais entendu redoubla, la maison s’emplit de fracas, et plusieurs voix crièrent assez fort pour que mon père l’entendît :

« — Le vieux prince de Monteleone est mort !

« À ces mots, quel ne fut pas l’effroi de Mercedès et d’Ercole, quand ils virent notre père se lever tout d’une pièce en disant :

« — Que Dieu ait l’âme de mon noble parent et ami, le prince souverain de Monteleone ! Monsieur mon cousin Ercole Vitelli, veuillez me donner mon meilleur pourpoint de velours… Quoique je ne me sente pas bien fort, il faut que je monte à cheval et que j’aille prendre l’investiture de la principauté ! car j’ai un fils, monsieur mon cousin Ercole !

« Il se leva pâle et maigre comme un spectre. Alors les deux criminels, saisis d’effroi, furent sur le point de prendre la fuite ; mais Mercedès trouva du courage dans l’excès même du péril… Elle ferma la porte au verrou et dit à Hercule :

« — Il faut en finir !

« — Mon pourpoint ! mon pourpoint et mon épée ! répétait notre père.

« Comme il voulait s’avancer vers la porte, Hercule étendit le poing et le repoussa sur le lit d’un coup dans l’estomac. Le coup résonna sur cette poitrine creuse, et notre père tomba à la renverse en criant d’une voix vibrante :

« — Traître !

« Je voulais crier, moi aussi, mais depuis le commencement de cette scène j’avais comme une main de plomb sur la bouche…

« Mercedès, à la voix de son maître, sentit fléchir ses genoux.

« Ce fut Ercole qui répéta :

« — Il faut en finir !

« Il se prit à ramper derrière le lit, saisit un oreiller et l’appliqua violemment sur le visage du malade. Je vis les jambes de la victime s’agiter convulsivement, se tordre, puis retomber.

« Il se fit un silence qui dura près de dix minutes. Ce silence me parut long. Je crus un moment que par une vengeance divine Mercedès et Hercule, frappés d’immobilité, ne pourraient plus remuer leurs bras homicides.

« Cela eut une fin pourtant. Mercedès ôta l’oreiller et osa regarder ce visage. Notre père ne respirait plus !

« — C’est fait ! dit-elle à Hercule, te voilà prince !

« La lampe s’éteignit en crépitant, et avec elle je crus voir s’éteindre l’espoir des Vitelli…

« Le jour commençait à poindre, et à la lueur douteuse du crépuscule du matin, je vis Hercule et Mercedès, noirs comme deux démons, s’agiter dans l’ombre autour du cadavre. Ils le replacèrent sur le lit, et ouvrant la porte de la chambre, ils poussèrent des cris et des gémissements qui attirèrent tous les gens de la maison.

« Pour moi, je voyais cela comme un rêve.

« Quand je voulus me relever, je tombai sans mouvement sur le carreau… »

Andrea se tut.

La Lucrezia releva sa tête, qu’elle avait tenue jusqu’alors dans ses mains. Terrifiée par ce récit, elle montra son visage pâle comme la mort et dit :

— Ce n’est pas là le dernier crime du comte Ercole.

— Je n’ai pas fini encore, répondit Andrea.

Et il reprit d’une voix ferme :

— Je m’éveillai dans un château voisin des Apennins. Vous étiez avec moi, ma sœur, et je me souviens que me trouvant seul avec vous dans le jardin, je vous serrai dans mes bras et vous inondai de mes larmes.

« Dès le lendemain, comme si le fait eût été concerté entre Hercule et les bandes libres des Abruzzes, une centaine de brigands vinrent fondre sur le château.

« Ils ne tuèrent personne, mais ils m’emmenèrent prisonnier.

« Pour ce service, Hercule dut leur compter une bonne somme.

« J’avais douze ans : je commençais à être dangereux.

« Mes nouveaux maîtres et moi, nous arrivâmes en deux heures dans les montagnes. Là, nous nous arrêtâmes, et nos ravisseurs se mirent à causer ensemble à voix basse.

« — Au surplus, dit le chef, ce serait dommage d’ôter la vie à cet enfant ; il est robuste et bien fait : gardons-le avec nous ; ce sera un bon compagnon.

« Je compris que je venais d’échapper au sort de mon père, et je remerciai Dieu de m’avoir conservé la vie pour punir un jour son assassin.

« Je fus emmené au camp des gens de la montagne et je vécus parmi eux.

« Que vous dirai-je de plus, ma sœur ? Je grandis parmi ces hommes, je devins habile dans le maniement des armes, intrépide dans le danger.

« Je me disais toujours :

« — Quand j’aurai sous mes ordres cent bonnes épées, je reviendrai à Spolette et je protégerai ma sœur.

« Car cette pensée était là en moi avant même la pensée de la vengeance.

« Aujourd’hui je suis puissant ; j’ai mille épées sous mes ordres ; je suis Demonio, le chef de la montagne. »

— Demonio ! répéta Lucrèce, le brave, le fort, le terrible !…

Andrea eut un mouvement d’orgueil.

— On m’a pris tout ce que m’avait donné la naissance, dit-il ; j’ai reconquis un pouvoir plus grand que celui de mon père… Demonio fait trembler dix provinces…

« Mais qu’importe cela ? se reprit-il ; nous parlons de vous, ma sœur… Je suis revenu du fond des Calabres… J’ai mis ma troupe sous la solde et sous la protection de l’Espagne… tout cela pour me rapprocher de vous… tout cela pour vous protéger… Puisqu’il n’est plus temps de vous protéger, ma sœur, dites-moi comme il faut que je vous venge ?

— Vous m’entendrez et vous me jugerez, répondit Lucrèce ; vous me direz s’il faut vivre ou mourir !…

Elle releva sa belle tête empreinte d’un caractère nouveau. Ce n’était plus la jeune fille insouciante comme une nymphe de Moschus, c’était une fille noble dont le visage aux lignes sérieuses appartenait plutôt aux types austères de l’art chrétien. Lucrezia ne mentait pas à son sang ; un mot, un nom lui avaient rendu sa primitive et originelle fierté.

Andrea la contempla un moment avec une tendresse passionnée.

C’était une scène pleine de grandeur et de sévérité. Le régime ancien, l’idée fondamentale de ce vieux monde si beau que nous voyons chanceler et périr, étaient là tout entiers.

Le frère suffisait pour juger la sœur, et la sœur était prête pour le sacrifice. Comme l’Iphigénie antique, obéissant aux destins, elle était préparée à sceller de son sang le grand principe : « Noblesse oblige, » cette devise qui enveloppe la chevalerie morte comme un drapeau d’honneur.

La nature elle-même semblait faire à cette scène un cadre digne d’elle. La lune qui s’élevait à l’horizon blanchissait la cime des grands arbres dont les ombres majestueuses traversaient la prairie et s’étendaient jusqu’aux murailles du palais. Au bout du jardin, les eaux de la Nera étincelantes de mille feux coulaient calmes et silencieuses entre les roseaux de la rive.

Au loin, à travers les arbres, on apercevait une aile du palais des Vitelli, dont les fenêtres s’éclairaient l’une après l’autre. L’heure de la fête approchait.

La Lucrezia prit la parole et dit :

— C’est un triste récit que celui de ma vie, mon frère ; mais je vous dois la vérité. Écoutez à votre tour, et jugez-moi !

« Du plus loin que je me souvienne, j’étais dans ce château dont vous me parliez tout à l’heure, au pied des Apennins.

« La femme qui me servait de mère était cette Mercedès dont le crime… Mais alors je croyais qu’elle m’aimait, et je l’aimais.

« J’étais heureuse. Je courais tout le jour dans le beau parc, et le soir j’entendais conter les merveilleuses histoires de la montagne.

« La première fois que je vis le comte Hercule, j’avais quatorze ans. Il me trouva belle, et depuis ce jour ma vie changea.

« Il vint des musiciens au château ; on me fit chanter et danser ; on me couvrit de riches habits, et j’eus des diamants comme une princesse.

« J’étais jeune et folle : cela me plaisait.

« Un jour le comte Ercole vint au château avec un prêtre, et me demanda si je voulais être sa femme… »

Andrea fit un mouvement de surprise.

Lucrèce poursuivit :

— Ma première idée fut de refuser, car déjà j’avais vu Angelo chasser dans la montagne ; mais Mercedès, en qui j’avais confiance, me dit : « Il le faut ! »

« Et j’obéis.

« On tendit la chapelle, et le comte me donna son anneau devant le tabernacle de Dieu… »

— Mais, s’écria Andrea, qui se contenait à grand’peine depuis quelques instants, Ercole était marié !

— Je l’ai su depuis, mon frère, répliqua Lucrèce ; c’était une indigne comédie où l’on se jouait de la majesté du Ciel et de la confiance d’une pauvre fille… Pendant un mois, je me crus la femme du comte Hercule. Au bout de ce temps, j’appris qu’il y avait une autre comtesse Vitelli à Spolette, une femme dont les droits étaient reconnus à la face du monde, tandis que les miens s’ensevelissaient dans les ténèbres lointaines du vieux château des Abruzzes.

« Ce fut un coup terrible, mais mon orgueil seul fut frappé, et cependant je ne me croyais encore que la fille d’un pauvre laboureur de la plaine.

« Je n’aimais pas celui que j’appelais mon mari ; quand je sus sa trahison infâme, je le méprisai, je le détestai.

« Deux fois seulement il avait franchi le seuil de ma chambre. La troisième fois !… »

Lucrezia hésita et s’interrompit.

– Mon frère, reprit-elle avec effort, je ne vous cache rien… Vous me direz s’il faut vivre ou mourir… Je suis prête et n’appellerai point de votre sentence.

« Hélas ! je me vengeais, comme les fous, sur moi-même… Un soir, le comte trouva en travers de ma porte l’épée d’un condottiere de la montagne.

« J’avais voulu rendre outrage pour outrage. La blessure porta. Le comte m’aimait.

« Moi, j’étais la maîtresse de cet homme que j’avais appelé près de moi dans ma colère. J’étais, un an après, mère d’une fille. »

— Ah !… dit Andrea, qui écoutait pensif et sombre, vous avez une fille ?

— L’enfant de la colère aveugle et du hasard, mon frère, répliqua Lucrezia ; un pauvre ange qui eût été en ce monde ma seule joie, mon seul espoir, si je ne vous eusse point rencontré !… Maintenant, mon frère, ma vie n’est plus à moi… vous rendrez mon arrêt et vous aurez pitié de ma fille.

« Ma fille ! se reprit-elle d’un accent plein de passion… qu’elle soit belle et sainte ! et pour toutes les souffrances éprouvées, sa pauvre mère n’aura que des actions de grâces aux pieds de Dieu ! »

— Moi, j’ai un fils, murmura Vitelli comme en se parlant à lui-même.

Lucrèce l’entendit et joignit les mains.

— Ma fille sera heureuse ! dit-elle en attachant sur son frère un regard suppliant.

— Poursuivez votre récit, ma sœur, dit Andrea.

— Ercole Vitelli m’aimait toujours, reprit-elle ; il m’aimait de plus en plus… Moi qui me croyais seule sur la terre, j’acceptais la honte qui me met le rouge au front depuis une heure… Je revins à Spolette… J’avais besoin d’étourdir ma conscience sans doute, car je me jetai avec une sorte d’ivresse dans le tourbillon des fêtes et des plaisirs. Je passais pour la maîtresse du comte… Je le dominais si bien que ma fille eut son berceau dans le palais, auprès du berceau de la fille légitime de Vitelli.

Elle se tourna vers le palais, dont la façade illuminée brillait à travers les branches.

— Voyez, dit-elle en étendant le bras, voyez, parmi ces fenêtres vivement éclairées, cette fenêtre qui rend une lueur pâle… c’est là qu’est le berceau de ma fille.

« Je ne sais pas si je la reverrai, mon frère, car je suis prête… Quand j’aurai fini, vous n’aurez pas besoin de me condamner… Je comprendrai votre silence.

« Depuis un an que je suis à Spolette, personne, entendez-vous ? personne n’a attiré mon attention.

« Jusqu’à ce jour, il faut bien le dire, je n’ai rien fait pour empêcher la calomnie… L’amour du comte, c’est ma puissance, et la jalousie augmentait son amour…

— Oh ! fit Andrea qui fronça le sourcil ; madame, si je suis votre juge, défendez-vous mieux que cela !

Lucrezia leva sur lui un regard assuré.

— Que je me défende !… dit-elle avec un sourire amer ; ne sais-je pas bien que je suis perdue ?… Je suis la reine des festins et de la danse… Comme vous le disiez tout à l’heure, on sait mon nom déshonoré dans toutes les villes de l’Italie… Je suis la Lucrezia Mammone. Et demain, si je vis, je veux être Lucrezia Vitelli, entendez-vous, mon frère ?

Andrea garda le silence.

— Faut-il mourir ?… demanda la jeune fille à voix basse et d’un ton ferme.

Andrea était plus pâle qu’un mort.

— Ma sœur !… ma sœur !… murmura-t-il en hésitant… Peut-être est-il un coin de l’Italie…

— Vous voulez que je me cache ?… interrompit Lucrèce ; moi, je ne veux pas me cacher… Faut-il mourir ?…

Et comme Andrea ne répliquait point encore, elle ajouta en montrant d’un geste froid le bassin formé par la Nera au milieu de la pièce de gazon :

— L’eau est profonde.

Les rayons de la lune glissaient mystérieusement entre les feuilles, et tombaient sur le bassin tranquille.

— Monseigneur, reprit Lucrezia d’une voix lente qui vibrait harmonieuse et triste comme un chant funèbre, je suis fière… Je ne peux pas faire honte à ceux que j’aime… L’eau est profonde et la mort facile…

Andrea pressa son front entre ses mains. Lucrèce se leva.

— Un baiser, mon frère ? dit-elle ; le premier… et le dernier !…

Andrea l’attira sur son cœur et la baisa passionnément. Lucrèce se dégagea.

— Répondez-moi maintenant, dit-elle, répondez-moi sans faiblesse… Puis-je vivre sans que le nom de Vitelli soit déshonoré ?

Un sanglot souleva la poitrine d’Andrea, mais il garda le silence.

Lucrèce se prit à sourire. On la vit glisser blanche et légère aux rayons de la lune, puis elle s’arrêta sur la rive.

Andrea était tombé sur ses genoux.

— Mon frère, dit de loin la jeune femme, soyez le père de ma fille et vengez-moi… Adieu !

Elle leva les bras vers le ciel.

Son corps se pencha, le nom d’Angelo vint sur ses lèvres.

La lune dansa dans les flots agités du bassin.

Puis l’eau reprit sa course silencieuse et calme entre les rives désertes.

Mais une barque cachée sous un bouquet de grands saules quitta le bord au bout de quelques secondes.

Dans la barque il n’y avait qu’un homme qui faisait force de rames vers le bassin.

La lune se voila derrière un nuage ; son dernier rayon avait éclairé, dans la barque, la blonde chevelure du jeune cavalier Angelo…

Andrea Balbi, le rude condottiere que ses amis et ses ennemis avaient nommé Demonio, pleurait et priait devant la croix de son épée plantée en terre.

. . . . . . . . . . .

Au bout de quelques secondes, Andrea se releva et arracha son épée.

Il se tourna vers le palais du comte Hercule.

— Là…, murmura-t-il ; sa fille est là !… c’est la mort peut-être… mais elle est bien morte, elle !

Ses jambes chancelaient sous le poids de son corps.

Il luttait contre son angoisse, soutenu par ce sauvage orgueil du gentilhomme qui ne pactisait avec aucun sentiment et se roidissait, comme le stoïcisme antique ; pouvant rompre et mourir, mais ne sachant point céder.

Andrea traversa d’un pas chancelant le jardin et les bosquets ; à mesure qu’il marchait, la force lui revenait.

Au bout de quelques instants, il se trouva au pied du palais Vitelli.

La rive était déserte.

Il s’orienta pour chercher cette fenêtre moins éclairée que les autres, que sa sœur lui avait montrée de loin.

Dès qu’il l’eut trouvée, il planta son poignard entre deux pierres et commença d’escalader, l’épée aux dents, la haute muraille.

Pendant cela, des ombres se mouvaient aux angles des maisons voisines. La rue, tout à l’heure abandonnée, s’emplit de personnages qui s’avançaient à pas de loup et sans bruit.

Au moment où Andrea atteignait le balcon, l’un de ces mystérieux personnages souleva le coin de son grand feutre, et l’on aurait pu reconnaître la face moqueuse de Capitan, l’homme de confiance du comte Hercule.

Il se tourna vers ses compagnons, et leur faisant un signe muet d’intelligence :

— D’ordinaire, dit-il d’une voix railleuse, on n’a pas besoin de grimper si haut pour se jeter dans la gueule du loup.

IV

Les deux enfants

C’était une chambre éclairée seulement par la lueur vacillante et pâle d’une lampe de nuit.

Deux berceaux entourés de langes de soie étaient côte à côte.

De vastes rideaux drapaient leurs plis amples et forts devant une fenêtre haute dont l’embrasure aurait pu servir d’alcôve.

Auprès des deux enfants, Mercedès, la duègne, à demi endormie, marmottait la fin de ses patenôtres.

La lumière de la lampe donnait en plein sur le visage des enfants et semblait leur faire ainsi une douce auréole. C’étaient deux petites filles : elles étaient charmantes dans leur souriant sommeil.

Mercedès s’interrompit au milieu de ses patenôtres et eut un tressaillement.

— Oh !… fit-elle d’une voix qui tremblait ; j’ai cru entendre…

Elle s’interrompit et fit le signe de la croix.

— Pauvre malheureuse que je suis ! reprit-elle, j’ai peur… toujours peur… Mes souvenirs m’épouvantent… et mon sommeil est plein de songes terribles.

Elle regarda l’horloge à balancier qui pendait à la muraille.

— Neuf heures ! murmura-t-elle, comme j’attendrai longtemps avant de voir le jour !… Mon Dieu ! reviendra-t-il ? Faudra-t-il que j’aperçoive encore ce visage pâle qui ressemble au visage du mort ?… Andrea !… Andrea !… François Vitelli, prince de Monteleone !…

Elle frissonna de la tête aux pieds.

— Comme il souffrit longtemps !… reprit-elle ; comme ses yeux étaient grands et creux !… Comme sa voix était changée quand il nous dit : « Mon pourpoint… Je veux monter à cheval… » Un corps mort qui monte à cheval !… ajouta-t-elle avec un rire d’égarement.

Puis elle continua un peu plus bas :

— Et lui… Andrea… le jeune homme… Tout le passé a surgi en moi à sa vue… La chambre close… le lit poudreux… le vieillard livide… et l’oreiller ! Oh ! l’oreiller !…

Elle se couvrit le visage de ses mains. Les deux enfants souriaient et sommeillaient.

Un bruit se fit du côté de la fenêtre. La duègne tressaillit une seconde fois et plus violemment.

— Cette fois, murmura-t-elle, je ne me suis pas trompée… J’ai entendu…

Puis, se reprenant et tâchant de sourire :

— Je suis folle !… dit-elle ; c’est le vent… Que craindre, d’ailleurs, en ce palais si bien gardé et qui s’illumine pour une fête ?…

Comme elle achevait ces mots, un des carreaux de la fenêtre, brisé tout à coup, tomba en dedans avec fracas, et on entendit le son d’une botte éperonnée qui venait de s’appuyer sur le plancher de la chambre.

La duègne se leva toute droite.

Les draperies qui masquaient l’embrasure glissèrent sur leurs tringles, et la figure d’Andrea parut entre les plis de la soie.

La duègne poussa un cri et tomba comme morte.

Andrea ne prit pas garde à la terreur de la vieille, et marcha résolument vers le berceau.

Mais au moment où il étendait la main, il s’arrêta et pâlit.

Il venait chercher une enfant, et il se trouvait en face de deux enfants.

Laquelle était la fille de sa sœur ?

Il les regarda tour à tour ; toutes deux étaient également belles avec le sourire paisible de leur sommeil.

Il secoua la duègne pour l’interroger : c’était une masse inanimée.

— Laquelle ?… murmurait-il, laquelle ?…

Et il restait indécis devant le double berceau.

Une dernière fois, il secoua rudement Mercedès, qui ne donna point signe de vie.

— Eh bien ! murmura-t-il, à cela ne tienne !… Je les enlèverai toutes les deux.

En effet, il saisit les deux enfants dans leurs langes et les enveloppa doucement dans les plis de son manteau.

Puis il se dirigea vers le balcon pour s’en aller comme il était venu. Mais quand il écarta de nouveau la lourde draperie, il vit que le balcon était occupé par des hommes armés.

Il tira son épée et s’élança vers la porte.

La porte s’ouvrit et laissa voir une troupe d’estafiers, l’épée nue. Capitan était, comme tout brave chef, à l’arrière.

La voix du comte Hercule se fit entendre.

— Saisissez-le ! disait le vieux comte, saisissez-le mort ou vif !

— À mort ! à mort ! criait Capitan, plus franc que son maître.

Andrea s’était acculé à la muraille.

Il fit d’abord mine de se défendre ; mais, comme si une idée lumineuse eût subitement éclairé son esprit, il parut se raviser tout à coup : il découvrit alors le visage des deux enfants, et levant son épée au-dessus de leurs têtes :

— Hercule Vitelli, dit-il froidement, arrière, toi et tes hommes, ou tu n’as plus de fille !

Cette menace tomba comme un coup de foudre sur le cœur du vieux comte, qui chancela.

— Ma fille ! s’écria-t-il d’une voix étouffée. Écartez-vous !… écartez-vous !… laissez-le passer !…

Il était pâle, et ses cheveux se dressaient sur son crâne.

Les soldats de Capitan s’écartèrent, et Andrea passa la tête haute.

Avant de franchir le seuil du palais, il se retourna.

— Ercole Vitelli, dit-il d’une voix claire et vibrante, ma sœur est morte, nous nous reverrons quelque jour !

Il gagna la rue et arriva bientôt au carrefour, où il trouva son cheval encore attaché à l’anneau scellé dans le mur. Le cheval hennissait d’impatience ; Andrea le détacha, sauta en selle chargé de son double fardeau, et sortit au galop de Spolette en prenant la route des montagnes.

Première partie

I

La femme noire

Les bandits des Abruzzes n’étaient point à proprement parler des voleurs de grand chemin ; ainsi que nous l’avons dit au prologue de ce récit, ces hommes hors la loi jouaient un rôle politique dans les révolutions de l’Italie et vivaient à la solde des partis qui les employaient. La lutte terminée, ils se retiraient dans les montagnes, où ils avaient construit de formidables forteresses.

C’est précisément dans l’un de ces forts inaccessibles, bâtis comme des nids d’oiseaux de proie au sommet des plus hautes montagnes, que nous conduirons le lecteur.

Quinze ans se sont écoulés depuis le jour où Andrea Balbi est sorti de Spolette en emportant les deux enfants du comte Hercule.

Depuis ce temps, Andrea Balbi a livré bien des combats aux soldats d’Autriche et d’Espagne. Il a erré dans les montagnes et subi les chances diverses de la guerre. Son renom s’est accru, et trois mille hommes marchent maintenant sous ses ordres.

C’était en 1655, peu de temps après la mort de Masaniello. L’Italie jouissait de ce calme inquiet qui suit ordinairement les révolutions comprimées. Les troupes régulières avaient regagné leur casernement. Les bandes libres étaient rentrées au plus profond des montagnes.

La petite armée de bandits et de soldats de fortune à laquelle commandait Andrea Vitelli avait planté ses tentes dans la partie des Apennins la plus voisine de Spolette. C’était un plateau d’un grand quart de lieue de circonférence qui couronnait une montagne élevée, mais d’une pente assez douce.

Les flancs de la montagne étaient coupés de forêts, de ruisseaux torrentiels et d’anfractuosités profondes, sortes de vallées où l’on trouvait, à des hauteurs considérables, l’air tiède et la riante végétation de la plaine.

Au milieu du plateau s’élevait une forteresse récemment bâtie par l’ordre d’Andrea Vitelli. Elle était assez spacieuse pour tenir une garnison considérable, et ses remparts, d’une épaisseur dont les constructions modernes ne sauraient donner une idée, défiaient aisément l’artillerie imparfaite du temps.

Du haut de ces remparts inaccessibles, l’œil embrassait une immense étendue de pays. En bas, il plongeait dans des gouffres d’une effrayante profondeur qui environnaient la montagne. En haut, il pouvait suivre les pitons bleuâtres de la chaîne, qui se découpaient dans le ciel comme les tentes alignées d’un camp de géants.

C’était là qu’Andrea Balbi avait planté son drapeau et bâti son foyer.

Un nombreux détachement occupait toujours l’intérieur du fort et en faisait le service militaire. Le reste de la petite armée, et particulièrement les pâtres et les chasseurs, avaient bâti leurs tentes et leurs chaumières autour de la forteresse, sur le plan propice du plateau, offrant ainsi, sans le savoir, à l’œil de l’observateur, l’organisation primitive de la société féodale.

La plupart de ces hommes avaient avec eux des femmes et des enfants qui donnaient à ce camp de bandits l’aspect d’un village populeux, bruyant, où régnaient la joie et l’abondance.

C’était à qui chanterait le plus haut en fourbissant ses armes au soleil ou en se livrant aux soins domestiques du logis. Hommes, femmes et enfants portaient des vêtements de couleur éclatante en harmonie avec l’humeur de leurs possesseurs.

Une activité incessante régnait dans ce camp. C’était une allée et venue perpétuelle. Les uns partaient pour une ronde, les autres en revenaient. Ceux-ci se préparaient pour la chasse, ceux-là se mettaient en campagne pour rassembler les troupeaux de la bande et même ceux d’autrui.

Çà et là brûlaient de larges feux de sapin, et au-dessus des braises ardentes rôtissaient de gros quartiers de bœuf ou des pièces de gibier.

On voyait, parmi les chemins sinueux qui serpentaient le long de la montagne, marcher de petits détachements le mousquet sur l’épaule.

Plus bas, sur les gradins inférieurs de la montagne, ou sur les pentes les plus douces, paissaient des troupeaux de bœufs, de moutons et de chevaux, gardés par quelque bandit immobile, drapé dans son manteau et indolemment appuyé sur sa carabine.

Le soleil était levé depuis une heure et promettait une journée magnifique. La brise des montagnes n’avait pas encore chassé le brouillard grisâtre qui dormait au fond des gorges, estompant les plans inférieurs du paysage. C’était une charmante matinée.

Les sentinelles, perchées au sommet des remparts crénelés de la forteresse, semblaient elles-mêmes s’oublier dans une rêveuse contemplation, tant le spectacle de ces montagnes, que Salvator venait de reproduire si magnifiquement dans ses dramatiques paysages, avait un puissant attrait.

Tout à coup les pas d’un cheval retentirent sur les planches du pont-levis, et une jeune fille sortit au galop de la forteresse. Elle avait environ dix-sept ans.

C’était une belle créature, fière de sa pose, hardie dans ses mouvements : une amazone comme vous en rêvez quelqu’une dans les montagnes d’Écosse ou d’Italie.

Son visage régulier et charmant avait une expression résolue et mutine. Elle domptait son petit cheval noir des montagnes avec l’aplomb d’un cavalier accompli.

Sa mise était assez en harmonie avec l’expression de ses traits ; elle portait le plus crânement du monde, sur une chevelure noire et ondée comme les chevelures du Titien, un petit feutre gris orné d’une simple plume de héron fichée dans la ganse.

Une veste de velours noir à boutons d’argent serrait sa taille nerveuse et fine.

Elle avait à la ceinture un joli poignard à manche de bronze et une paire de pistolets garnis d’argent, véritables bijoux d’arquebuserie.

La jeune amazone traversa le camp au galop. Sur son passage, hommes, femmes, enfants, interrompaient leur besogne ou leurs jeux pour la saluer gaiement.

— La donna ! disait-on de toutes parts, la donna nostra Régina !

Chacun la regardait bondir sur son cheval avec un sentiment de plaisir et de curiosité.

Quant à Régina, elle répondait cavalièrement aux saluts qu’on lui adressait, les provoquait même et paraissait franchement flattée de l’admiration qu’elle excitait.

Régina disparut bientôt dans un chemin creux qui se nouait au plateau et serpentait comme une couleuvre sur les flancs abrupts de la montagne. On entendit encore durant quelques instants les fers du cheval sur les cailloux du chemin, puis le bruit diminua et s’éteignit comme un rêve.

Un quart d’heure après, une seconde jeune fille sortit de la forteresse. Quoiqu’elle ressemblât un peu à la première, il y avait entre elles une différence marquée. Cette différence venait encore plus du caractère que des traits.

Toutes deux étaient brunes, toutes deux atteignaient à peine leur dix-septième année, toutes deux avaient cette taille fine et svelte qui plaît tant aux imaginations poétiques.

Mais autant la première trahissait dans ses allures et l’expression de son visage un caractère hardi, fier, orgueilleux, résolu, presque viril, autant la seconde montrait, par ses gestes simples, sa démarche un peu timide, une nature remplie de bonté, de grâce et de douceur féminines.

On la nommait Alma.

Elle n’avait ni le cheval fringant ni le costume éclatant de Régina. Elle marchait à pas lents, simplement vêtue d’une robe blanche nouée à la taille par un ruban bleu pâle.

Sur son chemin se pressaient surtout les femmes, les enfants et les vieillards. Il va sans dire que ces derniers étaient peu nombreux, car il était rare que les gens de la montagne ne trouvassent pas la mort avant d’avoir atteint les dernières limites de l’âge.

Alma répondait aux saluts et aux bienveillantes questions de tous ces gens avec une douceur infinie. Elle s’informait de la santé de tous, consolait les malades et secourait les affligés. Tout le long du chemin la jolie aumônière d’acier bruni qui pendait à sa ceinture s’ouvrait. Jamais une main tendue vers elle ne se refermait vide.

À ceux qui ne demandaient rien, elle donnait son beau sourire, radieux et pur comme celui d’une madone.

— Quelle nouvelle ? disait-elle en passant.

— Ah ! signora, répondait-on, car c’était la nouvelle du jour, nous vivons dans un temps bien étrange !… Il y a eu des châteaux brûlés cette nuit dans le pays de Spolette, et les gens de la montagne n’y sont pour rien.

— Sait-on ?…

Vieillards, femmes, enfants, branlaient la tête avec mystère, et, pour toute réponse, prononçaient un nom :

— Bel Demonio !…

De qui parlait-on sous cette bizarre dénomination ?

Autrefois, Andrea Balbi avait porté le nom de guerre de Demonio, mais ce n’était point de lui qu’il s’agissait.

Nul ne savait.

Bel Demonio, héros fantastique des légendes de la montagne, échappait à toute description comme à toute définition.

C’était un être hardi, cruel, puissant, beau comme une vierge, disaient les uns, noir comme Satan, disaient les autres.

Il marchait la nuit, à la tête de douze Sarrasins d’Afrique, au corps d’ébène, enveloppé dans de grands linceuls blancs.

Son château était Dieu sait où, et le diable…

Alma passait.

Elle atteignit enfin l’extrémité du camp et prit le chemin par où Régina avait disparu trois quarts d’heure auparavant.

Elle suivit assez longtemps le chemin battu par les hommes, les chevaux et les troupeaux. Arrivée au tiers de la montagne, elle prit à gauche une sorte de route naturelle tapissée d’herbe menue qui se nouait au chemin frayé, et descendit dans une de ces anfractuosités qui forment en quelque sorte des vallées aériennes et donnent à certaines montagnes des Apennins un caractère si pittoresque.

Alma descendit dans cette retraite verdoyante parsemée d’arbustes élégants et de buissons bizarrement découpés. Il y régnait un air tiède et frais à la fois, à cause du vent de la montagne.

La jeune fille s’arrêta dans un endroit où quelques roches recouvertes de mousse formaient une espèce de monticule irrégulier. De cet amas de rochers jetés les uns sur les autres, dans un pêle-mêle qui eût fait l’admiration d’un peintre, jaillissait une source vire.

L’eau s’était creusé un lit à travers les arbres, les buissons et les pierres, et formait une nappe de sept à huit pieds de largeur qui allait se rétrécissant. À l’extrémité, resserrée entre des pierres qui lui formaient une sorte de conduit, elle tombait d’une roche arrondie comme la gueule d’une cruche et se précipitait en cascades blanches d’écume vers les régions inférieures de la montagne.

À côté de la source se trouvait une pierre taillée naturellement en carré long qui pouvait servir de banc ; Alma s’y assit et contempla un moment le paysage riant et borné ; puis, après avoir cueilli quelques fleurs, elle tira de son sein une broderie, dont ses doigts délicats conduisirent les fils de soie et d’or.

Avant de commencer, elle regarda autour d’elle avec une sorte de mystère.

La broderie figurait déjà trois lettres sur un fond de velours écarlate :

Un M, un A et un R :

MAR…

À peine avait-elle mis en mouvement son aiguille, que les piétinements voisins d’un cheval lui firent lever la tête et renfermer dans son sein la broderie commencée.

Elle vit Régina qui venait d’entrer dans le vallon et faisait danser son cheval sur l’herbe, au risque de l’abattre.

Régina sauta lestement à terre, laissa le cheval paître sur l’herbe entre les rochers, et courut embrasser Alma.

— Ah ! le beau bouquet ! dit-elle en regardant les fleurs.

— C’est pour toi que je l’ai fait, répondit Alma.

Régina prit le bouquet avec joie ; puis, au bout de quelques minutes, elle se mit à le tourmenter. Elle arracha une fleur, puis une autre, et les jeta dans la source pour les voir emporter par le courant. Elle en mit une autre à son chapeau, une autre à son corsage, une autre à l’oreillette de son cheval, et lui donna le reste à manger.

— Mon pauvre bouquet ! dit Alma.

— Ah ! mon Dieu, c’est vrai ! s’écria Régina.

Toutes deux se mirent à rire aux éclats, mais au fond du cœur Alma avait comme une vague souffrance.

Ce n’était peut-être pas pour Régina qu’elle avait cueilli les pauvres jolies fleurs…

— Tu n’as pas rencontré Mario ? demanda l’amazone avec une feinte indifférence.

— Non, répondit Alma : il n’était pas au fort quand je suis partie.

— Je lui avais pourtant dit hier soir que j’irais sans doute faire une promenade à cheval dans la montagne.

Alma rougit.

— Il ne faut pas lui en vouloir, dit-elle, notre oncle Andrea l’aura envoyé relever les sentinelles.

— Bien !… bien ! murmura l’amazone ; tu l’excuses toujours.

Alma rougit davantage ; puis elle reprit comme pour détourner l’entretien :

— Sais-tu la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ? demanda Régina.

— Bel Demonio est descendu cette nuit dans la plaine.

— Ah !…

— Et l’on voit du haut des tours deux châteaux dont les ruines fument.

— Ah !… fit encore l’amazone.

Un incarnat plus vif colorait sa joue.

— Qui donc est ce Bel Demonio ?… prononça tout bas Alma.

— Mario, peut-être…, répondit Régina, qui tourna la tête en souriant.

— Mario ! répéta Alma vivement, Mario !… C’est impossible, ma sœur… Mario est brave… mais il est généreux et bon.

L’amazone se mordit la lèvre et fouetta le gazon de sa cravache mignonne.

— Ce Bel Demonio fait la guerre, dit-elle. Voilà tout… Un soldat n’est pas tendre comme une femmelette… Mais je suis folle de raisonner sur cette fable… Bel Demonio est un mythe, un rêve, un fantôme…

— Tout le monde parle de lui.

— Tout le monde ! dit Régina d’un accent moqueur ; tout le monde l’a vu descendre au galop les sentiers de la montagne avec ses douze Sarrasins noirs, habillés de blanc… Tout le monde !… Il glisse comme un tourbillon aux lueurs pâles de la lune… Tout le monde ! Mais qui le reconnaîtrait à la lumière du soleil ?… Écoute, Alma, poursuivit l’amazone en prenant place sur la pierre moussue auprès de sa compagne, je parie, moi, que Bel Demonio n’est pas si méchant qu’on le dit… Quand un château brûle, quand une villa est mise à rançon, c’est Bel Demonio… toujours Bel Demonio… Je crois que tous les coquins de l’Abruzze ultérieure lui font hommage de leurs méfaits…

— Dieu le veuille pour le salut de son âme ! dit Alma.

— Pauvre chère sœur !… poursuivit l’amazone dont la voix avait un petit accent de pitié protectrice ; tu as dix-sept ans comme moi, et tu ne t’occupes encore de rien sinon de contes d’enfants… Les jeunes filles ont d’autres soucis, ma sœur ! les jeunes filles des villes ; à Naples, à Florence, à Spolette même, si tu savais comme il y a de belles fêtes… si tu savais comme la musique enivre, comme les lumières éblouissent !…

— On dirait que tu le sais, toi, Régina, interrompit Alma en souriant.

Ce fut au tour de l’amazone de rougir.

— Moi !… s’écria-t-elle. Hélas ! je suis comme une petite sauvage qui n’a rien vu… mais j’écoute ceux qui savent… et je rêve…

— Ah ! tu rêves ?…

— Et mes rêves sont délicieux !… Quand je cours, toute seule, sur mon cheval d’Afrique, ce qu’on m’a raconté, je le mets en action. Je pars, la nuit, parée et brillante… Spolette m’ouvre ses portes… J’entre dans le palais des Santa-Fiore ou des Vitelli… Que de lumières !… que de diamants ! Les belles fleurs !… les gracieuses femmes !… et comme ces cavaliers, petite sœur, portent bien leur velours et leurs dentelles !… Le plus beau, le plus noble vient à moi et me demande ma main pour un menuet napolitain… Je baisse les yeux… j’ai du rouge au front… le rouge du plaisir, ma sœur !… Je danse… je danse… et tout autour de moi j’entends des voix de femmes jalouses et des voix d’hommes enthousiastes qui disent : « Elle est belle !… elle est belle !… elle est belle !… »

Alma regarda sa compagne d’un air sournois et malin.

— « Elle est belle ! » reprit encore Régina qui s’animait en parlant et dont le grand œil noir brûlait. Oh !… Et je glisse dans cette atmosphère tiède, toute chargée de parfums… Je souris, heureuse, enivrée… Je suis la reine du bal !… L’encens brûle et les voix disent toujours : « Elle est belle !… elle est belle !… elle est belle !… »

— C’est vrai, sœur, dit Alma, tu es bien belle !

— Ils sont là qui m’admirent, poursuivait Régina, qui se laissait emporter comme en un songe ; moi je me laisse adorer un instant, puis je m’évanouis, semblable à une vision… Mon cheval m’attend à la porte de la ville. Au galop ! au galop !… L’air froid des gorges est bon après ces ardeurs de la fête… Le vent glacé de la nuit tombe sur mon front brûlant comme un bandeau mystérieux. Au galop ! au galop ! Suis-je seule ? Quel est ce bruit ?… Un cavalier me rejoint… Il est jeune, il est beau… Un visage pâle et fier comme celui de Mario… Il prend ma main… il m’aime !…

Alma éclata de rire.

— Quoi ! dit-elle, tes rêves sont si longs que cela, ma sœur ?

Régina tressaillit comme une personne qui s’éveille.

Elle voulut répondre, mais sa bouche resta ouverte, et ses yeux se fixèrent sur une femme qui était debout, immobile, à quelques cents pas de là, sur la dent d’un rocher.

Cette femme semblait de son côté contempler curieusement les deux jeunes filles.

Elle était grande, mais sa tête s’inclinait sur son épaule avec une sorte de fatigue ; de longs cheveux noirs, parmi lesquels couraient quelques fils d’argent, tombaient autour de ses joues amaigries ; ses yeux étaient grands et profondément caves.

La vue de cette femme paraissait produire sur Régina une impression pénible : Alma ne la voyait pas.

L’inconnue, cependant, ne bougeait point ; elle était vêtue d’une façon étrange comme sa personne elle-même. Sur sa robe de couleur grise, un manteau, dont le temps et les intempéries de l’air avaient complétement effacé la nuance, se drapait. Son chapeau rond était dans le même cas, de telle sorte que, debout et immobile comme elle était sur la pointe du roc, cette femme semblait se confondre avec les brumes grisâtres qui servaient de fond au tableau.

Cette femme était belle encore, malgré les ravages que les années, la misère ou quelque grande douleur avaient opérés parmi ses traits. De loin, son attitude affaissée lui donnait les apparences de la vieillesse, mais à la considérer attentivement et de plus près, on voyait qu’elle ne devait pas avoir plus de trente-cinq à trente-six ans.

Ses grands yeux noirs enfoncés dans leurs orbites avaient une expression de profonde tristesse. Il en était de même de sa bouche abaissée par la douleur et de toutes les lignes de son visage.

L’inconnue contemplait donc les deux jeunes filles. Ses yeux attendris allaient de l’une à l’autre. Une sorte de doute et de perplexité flottait dans l’expression de sa figure. Mais chaque fois que son regard plein d’amour s’arrêtait sur Régina, il y restait plus longtemps attaché. On eût dit alors que l’âme de la pauvre femme allait quitter son enveloppe, et s’élancer vers la jeune fille.

Alma continuait de rire. Régina lui saisit tout à coup le bras et le serra fortement.

— La femme noire ! murmura-t-elle.

On devinait dans l’accent de sa voix comme une superstitieuse terreur.

Alma tourna les yeux vers le rocher, mais loin d’être épouvantée comme sa sœur à l’aspect de l’inconnue, elle ne sentit qu’un généreux mouvement de compassion.

— Est-ce que tu as peur de cette pauvre femme ? demanda-t-elle.

— Je n’ai jamais peur, répondit sèchement Régina.

Puis, se reprenant, elle ajouta d’un ton qui démentait ses paroles :

— Mais… je ne sais… cette créature bizarre se rencontre trop souvent sur mon chemin !… Je ne l’aime pas.

— Vois donc comme elle te regarde avec bonté !

— Cette bonté me déplaît ; ce n’est pas la première fois que je la rencontre. Je l’ai vue souvent bien loin d’ici, et chaque fois que je l’ai rencontrée, ses yeux m’ont suivie avec une telle persistance…

Elle s’interrompit.

— Eh bien ! oui, reprit-elle en frappant du pied, j’ai peur de cette femme !

— Elle a beaucoup souffert, dit Alma, cela se voit.

— Écoute, répliqua Régina à voix basse. Un des hommes de la bande d’Andrea Vitelli, natif de Spolette, prétend reconnaître cette femme ; il assure l’avoir vue jadis, jeune, belle et riche ; mais en calculant les années, il dit que sa tête s’y perd… C’est peut-être une sorcière qui prend tantôt la forme d’une jeune fille, tantôt celle d’une vieille femme.

— Folle !… c’est plutôt quelque pauvre malheureuse vivant d’aumônes…

— C’est possible, dit sèchement Régina, mais elle nous regarde… elle nous regarde… Si elle nous jetait un sort !…

— Comment, toi si brave ?…

L’amazone se leva brusquement.

— Viens ! dit-elle.

— Pas avant d’avoir fait l’aumône à cette pauvre créature, répondit Alma qui se leva à son tour.

Régina la regarda avec étonnement.

— Quoi ! dit-elle, tu oserais ?…

Elle était vaillante comme un homme contre le danger physique, mais le péril surnaturel l’épouvantait.

Chez Alma c’était tout le contraire.

Alma se prit à sourire.

— Oh ! insista l’amazone, n’y va pas ! n’y va pas !… Il t’arriverait malheur…

— S’il m’arrive malheur, répondit doucement Alma, je n’aurai pas la cruauté de l’attribuer à cette pauvre femme.

Malgré les prières et les conjurations de Régina, elle se dirigea d’un pas tranquille vers le rocher où se tenait debout, dans une attitude mélancolique, la femme aux vêtements noirs.

II

Mario Vitelli

Alma, au grand effroi de sa compagne, gravit le rocher et s’approcha de la femme noire. On appelait ainsi déjà dans le village la pauvre femme, qui rôdait depuis une ou deux semaines autour des tentes du camp Vitelli. Cette dernière vit approcher la jeune fille avec une joie évidente : un sourire étrange éclaira son visage.

Alma prit dans son aumônière une pièce d’argent, et la présenta à l’inconnue.

— Tenez, pauvre femme ! lui dit-elle avec un rayon de joie pure sur le front.

La femme noire prit la pièce d’argent, mais en même temps elle retint dans sa main la main de la jeune fille, et la regarda longtemps avec une expression d’amour mêlé de doute et d’anxiété. Alma fut d’abord un peu effrayée ; mais le regard de la pauvre femme était si doux qu’il la rassura et lui causa même une émotion singulière, dont elle s’étonnait au fond du cœur.

Les lèvres de la femme noire remuaient lentement, et Alma crut l’entendre prononcer ces paroles, qui, pour elle, n’avaient point de sens :

— Laquelle ? mon Dieu ! laquelle des deux ?…

Au bout de quelques secondes, elle porta la main d’Alma à ses lèvres, la baisa et dit :

— Merci, mon bel ange ! je garderai cette pièce de monnaie comme un cher souvenir de vous.

Puis elle lâcha la main de la jeune fille, qui rejoignit sa compagne en courant.

— Que t’a-t-elle donc dit ? s’écria Régina quand Alma fut revenue.

— Elle m’a remerciée de mon offrande.

— Mais elle t’a pris la main, et je crois qu’elle l’a touchée de ses lèvres.

— Elle m’a baisé la main par bonté de cœur.

Régina s’éloigna instinctivement.

— Un maléfice est bien vite jeté, murmura-t-elle ; quant à moi, que Mario vienne ou ne vienne pas, je ne l’attends plus. Vois donc !… elle me regarde encore !…

— Va, dit Alma ; moi, je reste.

Régina jeta sur elle un coup d’œil vif et perçant.

— Ah !… dit-elle, tu restes ?

Elle demeura un instant pensive.

— Tu restes, répéta-t-elle, comme si un soupçon eût alors traversé son esprit. Non !… non !… cela est impossible !… nous allons bien voir !

Puis se tournant aussitôt vers son cheval :

— Fuoco ! dit-elle d’une voix sèche et claire…

Le petit cheval vint en hennissant et en trottant sur l’herbe.

— Monte en croupe ! dit alors Régina à sa sœur.

Mais Alma la regardait effrayée.

— Monte ! répéta l’amazone, dont l’accent devenait impérieux, malgré le sourire enjoué qu’elle gardait à la lèvre.

— Je n’ose pas, répondit la pauvre Alma sérieusement épouvantée.

— Quand on n’a pas peur des sorcières, on peut bien monter à cheval, dit l’amazone d’un air moqueur.

Et elle saisit au même instant Alma entre ses bras, l’enleva de terre avec une vigueur qu’on n’aurait assurément pas soupçonnée chez elle, et la posa sur la croupe du cheval. Alma tremblait ; Régina sauta en selle et fouetta son cheval qui partit au galop.

Alma, ne pouvant plus descendre, noua ses deux bras à la taille de Régina, qui riait aux éclats et stimulait le cheval de la cravache et du talon pour le faire redoubler de vitesse.

— Oh ! Nina, dit Alma en donnant à sa compagne son plus doux nom, arrête ! arrête !… je t’en supplie !

— Je veux te mener ainsi jusqu’au fort, répondit l’amazone.

Pendant ce temps la femme noire, debout sur la pointe du rocher, suivait des yeux cette scène folâtre qui pouvait finir par une catastrophe.

Et machinalement elle murmurait, comme on répète ces refrains qui tyrannisent la mémoire :

— Laquelle des deux ? mon Dieu !… laquelle ?…

Quand le cheval eut emporté les deux jeunes filles hors du petit vallon que nous avons décrit, et qu’elles eurent disparu dans le chemin frayé qui s’enroulait aux flancs de la montagne, la femme noire se mit à genoux sur le rocher et pria.

Cependant le petit cheval, excité par les coups de l’amazone et les cris de frayeur d’Alma, galopait ventre à terre. Régina voulut enfin modérer son ardeur, mais elle s’aperçut qu’il n’obéissait plus au mors… Il avait pris l’extrême lisière du chemin et galopait, rapide comme un tourbillon.

L’abîme était là, béant, à un demi-pied des deux jeunes filles : Régina pâlit.

Alma ferma les yeux et recommanda son âme à Dieu.

Le cheval allait toujours.

À ce moment, un grand jeune homme d’une vingtaine d’années parut à l’angle du chemin. Il marchait indolemment, le mousquet sur l’épaule, en chantant un air des montagnes.

À l’aspect du danger que couraient les deux jeunes filles, il poussa un cri, jeta son mousquet de côté, et se posta sur l’extrême bord du chemin pour attendre le passage du cheval.

L’animal se détourna un peu, mais pas assez vite pour que le jeune homme ne pût le saisir à la gourmette d’une main ferme et hardie. Il courut encore quelques pas, forçant ainsi son dompteur à courir avec lui ; mais il s’arrêta bientôt, subjugué par cette volonté plus forte que la sienne.

— Ah ! Mario ! s’écria la pauvre Alma, vous nous avez sauvé la vie !

Il n’avait pas eu encore un regard pour Régina.

Mario la prit doucement dans ses bras, et la porta sur un tertre couvert d’herbes au bord du chemin.

Régina suivait d’un regard étrange cette scène où la tendresse de Mario pour Alma se peignait dans tous ses gestes, dans les accents de sa voix, dans sa physionomie et son attitude, à son insu même et malgré lui.

Elle souffrait.

— Et vous, Régina ? dit enfin Mario.

— Moi ? répliqua l’amazone avec amertume ; songe-t-on à moi, cousin Mario ?… Moi, je n’ai pas peur ; moi, je trouve mauvais qu’on prenne la peine d’arrêter mon cheval.

— Ah !… fit le jeune homme étonné.

— Ne dirait-on pas, s’écria Régina en colère, que j’ai besoin d’aide pour conduire Fuoco sur le bord d’un torrent ?… Vous êtes un maladroit, monsieur mon cousin Mario Vitelli… Les cris ridicules de cette petite vous ont fait manquer aux égards que vous me devez !…

— Ah ! fit encore Mario, qui salua.

Puis prenant la main de Régina et la baisant, il ajouta gaiement :

— Surtout ne me demandez pas raison, cousine, car vous êtes plutôt un vaillant petit homme qu’une demoiselle.

Quoique Mario Vitelli eût prononcé ces mots avec l’accent d’une véritable cordialité, l’amazone en fut piquée. Pour dissimuler son dépit, elle éperonna son cheval et le malmena comme le cavalier le plus endurci, ne s’inquiétant ni de l’écume qui blanchissait sa gourmette, ni de la sueur qui ruisselait sur tout son corps.

Cependant Mario avait ramassé son mousquet ; il le jeta sur son épaule gauche, et offrit le bras droit à Alma, qui s’y appuya d’un air de joie affectueuse.

Mario affecta d’abord de mettre Régina en tiers dans la conversation, mais Régina boudait et se tenait à l’écart. Mario finit par la laisser aux prises avec Fuoco, qui entrait en méchante humeur, et se donna tout entier à Alma.

Régina les suivait l’air inquiet et soucieux.

Nous avons oublié de dire que Mario Vitelli était un beau cavalier de haute taille et d’une carrure remarquable par sa force et son élégance. Il avait une petite moustache noire, à demi relevée à la manière du temps, qui estompait le dessus de sa lèvre comme l’ombre d’un tableau flamand. C’était une physionomie franche, joyeuse, délibérée. Il marchait ordinairement avec l’indolente insouciance, l’air de flânerie particuliers à la jeunesse et à la force. Mais en ce moment cette vague désinvolture avait complétement disparu, tant avaient sur lui de pouvoir le contact, la vue et la conversation d’Alma.

Plusieurs fois, durant la route, Régina se pencha doucement, allongeant la tête entre les deux oreilles de Fuoco, afin de saisir quelque mot de cet intime chuchotement ; mais toujours le sabot du cheval, sondant contre les cailloux, couvrait la voix d’Alma et de Mario. Régina était pâle et ses lèvres tremblaient.

Une circonstance nouvelle vint encore augmenter sa sourde fureur. Durant cette conversation qu’elle ne pouvait entendre, il y eut un moment où les profils d’Alma et de Mario se découpèrent nettement ; leurs regards se rencontrèrent et se reposèrent un moment l’un sur l’autre, comme deux amis qui se passent la main autour du cou et s’appuient épaule contre épaule.

Régina, courbée sur la crinière de son cheval, saisit au passage cet enlacement de l’âme. Elle se redressa brusquement, comme si un scorpion l’eût blessée au talon.

— Oh ! fit-elle en elle-même, ils s’aiment !

Et le cœur lui manqua, pauvre fille ! car cette course fantastique, au sortir des fêtes de Spolette, cette course à deux dans la montagne, la nuit, ce n’était pas un rêve !

Sans mot dire, elle sangla trois ou quatre coups de cravache à son cheval, d’une main si nerveuse et si puissante, que l’animal fatigué bondit en avant, et, quoique le chemin montât, il prit un galop de plaine.

Mario et Alma se retournèrent, mais Régina était déjà loin. Elle disparut bientôt, laissant derrière elle les deux jeunes gens inquiets et surpris.

Chemin faisant, l’amazone, courbée sur son cheval, les lèvres serrées, les yeux fixes, répétait tout bas :

— Ils s’aiment ! ils s’aiment !… Et moi qui jamais jusqu’à ce jour n’avais rien soupçonné !… Oh ! Alma ! Alma !

Il y avait dans l’éclair de ses yeux et dans l’accent saccadé de sa voix de furieuses menaces de vengeance.

Elle arriva bientôt au sommet de la montagne ; mais au lieu de traverser le camp, elle fit le tour du plateau et rentra dans le fort par une porte de derrière. Dès qu’elle eut mis pied à terre et jeté la bride de son cheval à un palefrenier, elle gagna les habitations, et entra dans une espèce de salle d’armes située au rez-de-chaussée. Andrea Vitelli recevait en ce moment les chefs subalternes qui venaient plusieurs fois le jour prendre ses ordres ou lui donner le résultat des rondes et des explorations dans les montagnes.

Andrea était assis dans un grand fauteuil de chêne sculpté à côté d’une table où l’on voyait la configuration en relief de la chaîne des Apennins et des pays environnants. Ses yeux étaient fixés sur un point voisin de Spolette sur lequel il avait piqué un stylet en guise d’épingle.

Quand Régina entra, Andrea Vitelli releva son front soucieux.

Ce n’était plus le jeune homme railleur, insouciant et hardi, que nous avons vu au début de ce récit. Quinze ans de plus l’avaient changé ; il venait d’atteindre sa quarantième année. Ses cheveux noirs commençaient à grisonner aux tempes. Il avait toujours cette maigreur vigoureuse et ce teint bronzé que lui avaient donnés de bonne heure la vie active des partisans et l’air vif des montagnes, mais des rides nombreuses se pressaient sur son front. Ses sourcils plus épais donnaient une dureté particulière à son regard, naturellement hardi, et que l’habitude du commandement rendait fixe et fier.

Andrea Vitelli releva la tête d’un air distrait, et fit à la jeune fille un petit signe affectueux. Il reprit ensuite sa première attitude.

Régina s’approcha d’abord de cinq ou six grands chiens des Abruzzes qui dormaient pêle-mêle sur une natte au soleil, et les caressa. Elle gagna ensuite la table et se mit à considérer la carte, puis elle se rapprocha insensiblement d’Andrea, se glissa tout près de lui et finit par s’appuyer d’un air câlin sur son épaule en disant :

— Qu’est-ce que vous faites donc là, cher seigneur ?

— Tu le vois bien, j’étudie, répondit Andrea.

— Tiens, qu’est-ce que c’est donc que cet endroit sur lequel vous avez piqué ce stylet ?

— C’est un château voisin de Spolette, répondit-il en fronçant ses grands sourcils.

— Un château appartenant au comte Hercule ?

— Oui.

— Je croyais que, grâce à vous, cher oncle et seigneur, le comte Hercule n’avait plus de châteaux.

— C’est le dernier, dit Andrea d’une voix sourde. Mais que viens-tu faire ici ? Pourquoi n’es-tu pas avec Alma ?

— Oh ! dit-elle, je n’ai pas voulu les déranger…

— Déranger qui ?

— Alma et mon noble cousin Mario.

— Que faisaient-ils ?

— Ils marchaient ensemble, côte à côte, bras dessus, bras dessous, et se parlaient si bas que je ne pouvais les entendre.

— Ah ! fit Andrea, qui dressa l’oreille.

— Et puis, reprit Régina, ils se regardaient d’un air si doux… mais si doux !… Adieu, cher oncle et seigneur !

Elle s’enfuit avec la légèreté de la guêpe qui laisse l’aiguillon dans la plaie. Elle n’ignorait pas qu’Alma ne pouvait devenir la femme de Mario du consentement d’Andrea. En effet, quoique Régina ne connût point le secret de sa naissance, elle savait vaguement que le nom de nièce donné par Andrea Vitelli à Alma n’était qu’un jeu ou une caresse. Elle seule, Régina Vitelli, était la vraie nièce du chef, la fille de cette chère et malheureuse sœur, morte à la fleur de l’âge quinze ans auparavant.

Elle ignorait le nom de son père.

Mais elle savait encore qu’Alma Vitelli, bien qu’on l’aimât pour son angélique beauté, bien qu’elle-même, Régina, l’appelât sa sœur, était en réalité la fille du comte Ercole Vitelli, le mortel ennemi d’Andrea.

Régina ne s’inquiétait pas de savoir comment elle était venue dans la montagne. Elle savait qu’Alma avait été enlevée à son père dès l’âge le plus tendre, sans doute avec des idées de cruelle vengeance ; mais jamais Andrea n’avait eu le courage de la sacrifier. Elle était si douce, si bonne, si affectueuse, que le chef s’y était insensiblement attaché, et l’avait élevée avec le même soin que Régina.

Plusieurs fois Andrea avait pris la résolution de renvoyer cette pauvre enfant à son père ; mais tel était le charme qu’elle exerçait sur la maison, qu’il aurait craint en l’éloignant d’éloigner son bon ange.

Néanmoins de cette tolérance à donner Alma pour épouse à Mario, il y avait un abîme. Andréa n’eût jamais consenti à marier son propre fils avec la fille de l’homme qu’il exécrait le plus au monde et qu’il avait de si légitimes sujets de haïr.

Régina, comme on le voit, n’était pas seulement un hardi cavalier, elle avait aussi quelques dispositions pour l’art diplomatique. C’était un coup adroitement porté, que de faire partager à Andrea le soupçon qui venait de naître en elle.

Elle avait réussi le mieux du monde : Andrea se doutait déjà peut-être de cet amour naissant. Il fut d’autant mieux disposé à accueillir des révélations nouvelles.

Quand Régina fut sortie, il se mit à marcher de long en large avec impatience, chassant d’un coup de pied les chiens qui se trouvaient sur son passage.

— Il faut qu’elle parte ! murmura-t-il. Cette enfant prend ici sur chacun un tel empire que je ne suis plus maître moi-même… Je crois que je suis le plus faible de tous… Je l’aime…

Il frappa du pied avec impatience, puis sa figure se couvrit de tristesse.

— Ma sœur !… ma sœur !… prononça-t-il à voix basse, ta mort ne m’a pas laissé le droit de pardonner… Je t’ai promis vengeance… et l’on tient ces promesses faites aux gens aimés qui vont mourir… Mais tant que cette enfant est ici, je sens qu’une puissance inconnue enchaîne mon bras et amollit mes résolutions. Il faut qu’elle parte !

Au moment où Andrea Vitelli achevait de prendre cette résolution, un chef subalterne des postes avancés entra, encore couvert de la poussière du chemin.

— Que veux-tu, Cosimo ? dit Andrea.

— Seigneur, répondit le chef, nous avons arrêté à deux lieues d’ici une vieille femme voyageant sur sa mule ; elle désire vous parler.

— Me parler ?…

— Oui, elle déclare se nommer Mercedès.

— Mercedès ! s’écria Andrea. Encore cette misérable créature qui vient pour la seconde foi défier ma justice !…

— Qu’en faut-il faire ? dit Cosimo.

— Amène-la, répondit Andrea Balbi.

Et il croisa les bras sur sa poitrine et attendit.

III

Le guide

La duègne Mercedès ne venait point de Spolette. Elle avait quitté le matin même un magnifique château situé non loin de Narcia, village voisin des montagnes. Ce château, dont nous aurons occasion de parler plus tard, était le dernier des domaines du vieux prince de Monteleone, hérités par Hercule Vitelli. C’est sur le point de la carte figurant ce château qu’Andrea Vitelli avait piqué un stylet en guise d’épingle.

Mercedès était partie le matin de ce domaine. Elle était montée sur une mule et n’avait pour tout bagage qu’un large parasol de couleur sombre destiné à la garantir du soleil.

Un paysan qu’elle avait décidé à prix d’or à venir avec elle pour lui servir de guide l’accompagnait monté sur un âne de très petite espèce. Mais au lieu de marcher en avant ainsi que le font en général les guides, il trottait prudemment à une cinquantaine de pas en arrière et se contentait d’indiquer le chemin en criant de toute sa force :

— Allez tout droit ! – Prenez à droite ! Prenez à gauche !

Ce brave avait nom Cocomero et jouissait d’une considération distinguée au bourg de Narcia, où sa femme Giovane lui avait donné tant et plus d’enfants.

Mais bientôt le chemin frayé devint un sentier qui à son tour se perdit dans l’herbe, les bruyères ou les rochers. On approchait des montagnes, et déjà les premiers mamelons barraient la route aux voyageurs, les tertres devenaient des monticules, les monticules des collines aux flancs abrupts. Tantôt il fallait traverser des eaux torrentielles, tantôt se frayer un chemin à travers les genêts et les sapins. D’autres fois on apercevait, entre deux échappées d’arbres ou de rochers, des gorges d’une effrayante profondeur ou des pans de montagne d’une hauteur immense.

Le prudent Cocomero n’avançait plus qu’avec peine, et quoiqu’il fît une chaleur extrême, ses dents claquaient comme s’il eût gelé à dix degrés.

À chaque incertitude touchant la direction à suivre, Mercedès était obligée d’arrêter sa mule et de crier pour demander une indication.

Alors, elle entendait la voix affaiblie de Cocomero qui répondait en sanglotant :

— Allez à droite !

Ou bien :

— Prenez à gauche !

La frayeur du pauvre diable devint si forte qu’il déclara ne plus savoir le chemin et ne pas vouloir faire un pas de plus. Mercedès s’imagina, pour le forcer à continuer sa route, de lui promettre une copieuse volée de coups à son retour ; mais cette menace ne produisant aucun effet et ne suffisant pas à réveiller le courage du malheureux guide, Mercedès fut obligée de lui promettre dix piastres s’il voulait la conduire jusqu’au premier poste des bandes libres.

Cocomero aimait les piastres. La cupidité fit ce que la crainte des coups de bâton n’avait pu faire. Le guide se décida en rechignant à la conduire jusqu’à un endroit d’où il lui serait facile de gagner seule le poste avancé.

On se remit en route. Mercedès était loin de partager les craintes de son compagnon, quoiqu’elle ne fût pas complétement rassurée sur les suites de son expédition.

Ce n’était pas la première fois qu’elle pénétrait dans ces terribles montagnes. Elle y était venue déjà quatorze ans auparavant redemander à Andrea la fille du comte Hercule. Elle avait offert des trésors ; Andrea, mesurant le désespoir de son ennemi à la grandeur de ses offres, ne s’était point laissé fléchir. Alors Mercedès, comme le Parthe qui tue en fuyant, avait laissé au cœur d’Andrea une erreur qui devait devenir la source de bien des larmes. Penchée sur les deux berceaux, elle avait prodigué ses caresses à la fille de la Lucrezia Mammone, laissant ainsi croire à Andrea que cette enfant qu’on nommait Alma était la fille légitime du comte de Spolette.

Ceci était convenu d’ailleurs avec Hercule, qui aimait passionnément sa fille.

Hercule avait dit :

— S’il ne veut pas me la rendre, qu’elle soit heureuse, au moins, et qu’elle ait la meilleure place dans la maison de mon ennemi…

Ce calcul devait parfaitement réussir.

L’erreur était établie.

Les années s’écoulèrent sans que rien vînt dissiper cette erreur ; Régina fut élevée comme la nièce d’Andrea, tandis qu’Alma, dont elle tenait la place, passa pour la fille de l’ennemi, et ne dut qu’à son âme angélique la neutralité qu’Andrea observa d’abord à son égard.

À la longue, cette bonté charmante et gracieuse de la belle jeune fille avait fait sur le cœur du chef une impression de plus en plus marquée. Il avait fini par l’aimer presque autant que la brillante Régina, qu’il croyait la fille de sa sœur.

La duègne, nous l’avons dit, connaissait déjà les montagnes, mais Cocomero les connaissait aussi, et il savait qu’elles étaient pleines de dangers pour les paysans. Plusieurs hommes de son village, qui s’étaient aventurés dans les Apennins, avaient si bien disparu que leurs femmes n’avaient jamais ouï reparler d’eux. Comme ils n’étaient pas revenus, on les regardait pour morts, sans pouvoir décider qui les avait mis à mal, des brigands ou des loups.

Cocomero n’avait nulle vocation pour ce misérable sort.

Il marchait le plus loin possible de sa cliente et jetait parfois en arrière, vers la douce plaine peuplée d’animaux et de laboureurs, des regards de regret. Mais la plaine finit par disparaître complètement. On était au milieu des gorges tortueuses. Partout la solitude amère étalait ses sauvages magnificences. On ne voyait plus que rochers entassés, abîmes noirs et profonds, hauts sapins, ronces, cailloux, bruyères et torrents. Des oiseaux de proie volaient parfois d’une roche à l’autre et jetaient, dans le silence du désert, leurs cris rauques, pareils aux glapissements des renards et aux miaulements des chats sauvages.

La mule et l’âne semblaient aussi n’avancer qu’à regret ; l’âne, en particulier, faisait entendre de tristes braiments, que l’écho des rochers répétait avec des intonations railleuses, et qui devaient faire dresser l’oreille des loups dans les noires forêts de sapins.

On arriva enfin au sommet d’une petite éminence où Cocomero s’arrêta tout net, en déclarant qu’il ne ferait point un seul pas de plus, quand bien même Mercedès lui donnerait assez d’or pour acheter tout le comté. En conséquence il engagea la duègne à recommander son âme à Dieu, lui dit de suivre tout droit, toujours tout droit, lui souhaita un bon voyage et tourna bride en talonnant furieusement son baudet.

L’animal prit le galop, mais il n’avait pas fait dix pas dans sa direction nouvelle, que six canons de mousquet, qui brillaient comme de l’argent au soleil, s’abaissèrent horizontalement sur une roche qui barrait le chemin et se dirigèrent avec un merveilleux ensemble sur la poitrine du paysan.

L’âne s’arrêta net, et l’infortuné Cocomero, ouvrant la bouche et écartant les bras, resta aussi immobile sur son âne que la femme de Loth, lorsqu’elle fut changée en statue de sel.

Mentalement il demandait secours à son saint patron Francesco, Luigi ou Bartholomeo ; mais les saints de la plaine ne valent rien sur la montagne. Enfin, retrouvant la parole :

— Grâce ! seigneurs bandits ! s’écria-t-il en joignant les mains et en essayant même de se mettre à genoux sur son âne.

Les hommes se levèrent. Ils étaient six, plus un chef. Le chef se nommait Cosimo, il avait à son feutre une plume d’une hauteur extraordinaire, un grand nez et une rapière d’une longueur plus démesurée encore.

— Que vient faire ici cet espion ? dit-il.

— Espion, moi, seigneur ! s’écria Cocomero qui se sentait la corde au cou ; santa Maria ! quelle erreur ! demandez plutôt à cette révérende dame.

Mercedès, au lieu de fuir, s’était approchée : les bandits virent bien à son air calme qu’elle n’était pas venue aux montagnes sans intention.

— Femme, dit Cosimo, que veux-tu ? Et pourquoi es-tu montée jusqu’ici ?

— Je suis venue pour voir ton chef Andrea Vitelli, répondit-elle d’une voix ferme.

— C’est bien, grommela Cosimo ; si c’est une ruse, ma commère, tu n’échapperas pas, car nous te conduirons nous-mêmes !

— Marchons, dit-elle, je vous attends !

— Et moi, seigneur bandit, s’écria Cocomero, et moi, ne me laisserez-vous pas en aller ? Je n’ai plus rien à faire ici, je vous assure ; j’ai rempli une mission, permettez-moi de vous souhaiter un bon voyage, et d’aller en bas prier la madone pour Vos Seigneuries.

— Allons ! descends ! commanda lestement Cosimo en poussant le paysan à bas de son âne.

— Comment, vous me prenez mon âne ? s’écria Cocomero désolé. Mon pauvre âne ! Si vous saviez, seigneur bandit, comme j’aime mon âne !… Ô mon âne ! mon cher âne ! et avec quoi donc vais-je retourner à mon village ?…

Cocomero s’arrachait les cheveux.

Un bandit s’approcha de lui et lui lia tranquillement les poignets. Ce bandit, méchant et farceur, attacha l’autre bout de la corde à la queue de l’âne.

— Grand Dieu ! s’écria le malheureux Cocomero, je vois bien que je suis perdu ! Oh ! laissez-moi ! laissez-moi, seigneurs brigands ! Ah ! ma femme et mes enfants ! Que dira Giovane, ma chère femme ?

— Sois tranquille, répondit un des brigands qui se nommait Torvocchiale ; est-elle gentille, ta femme ?

— Ah ! seigneur, belle comme la madone de Notre-Dame de Marcia !

— Eh bien ! alors tu peux te rassurer, elle ne manquera pas de consolateurs.

Cocomero trouva la plaisanterie pitoyable, mais il n’en dit point son avis au féroce Torvocchiale.

Cependant Cosimo enfourcha imperturbablement l’âne, sans s’inquiéter de l’effet prodigieux que produisaient ses longues jambes, dont l’extrémité touchait presque jusqu’à terre ; puis, éperonnant sa monture, il dit :

— En route !

L’âne se prit à trotter, forçant Cocomero, beaucoup moins bien partagé que Cosimo sous le rapport des jambes, à trotter aussi. Le malheureux se demandait chemin faisant s’il serait jamais Dieu possible que sa chère femme Giovane se laissât consoler par quelque voisin. Son imagination passait alors en revue tous les coqs du village, et finalement il en arrivait à s’avouer qu’il n’y en avait pas un qui le valût, lui, Cocomero, tant au physique qu’au moral.

L’escorte marchait bon train, et en moins de deux heures elle arriva au fort.

Là, notre Cocomero fut détaché de l’âne et poussé à l’écurie, où il devait augmenter le nombre des valets chargés des gros ouvrages du fort, après avoir reçu des bandits, qui se promenaient fièrement dans le préau, une vingtaine de coups de pied au derrière.

Pendant ce temps, Cosimo était allé avertir Andrea de l’arrivée de Mercedès.

IV

Le départ

Mercedès fut introduite dans le cabinet des armes d’Andrea Vitelli. Un rayon de soleil traversant cette salle frappait sur des trophées de chasse et de guerre. Le cuivre et le fer étincelaient dans l’ombre et se renvoyaient des reflets sévères.

La duègne trembla en entrant.

Andrea la regarda fixement.

En revoyant, après quatorze ans, cette créature contre laquelle il avait depuis l’enfance de si légitimes sujets de haine, il sentit bouillir son sang, et le rouge lui monta au front.

— Que viens-tu faire ici ? dit-il d’une voix qui fit trembler la duègne.

Les lèvres de Mercedès devinrent blêmes. Elle ressemblait à ces visages étranges qui se découpent sur les fonds noirs de l’école espagnole.

La parole lui manqua.

Elle leva enfin les yeux sur Andrea, ce qu’elle n’avait point encore osé faire, et fut étonnée du peu de changements que le temps avait produits sur sa personne. Il paraissait encore souple et vigoureux comme un jeune homme. On voyait seulement à ses tempes quelques mèches grisonnantes, et son teint s’était recouvert d’un bronze plus foncé.

— Je suis le maître ici ! dit encore Andrea.

— Je le sais, répliqua Mercedès d’une voix altérée.

— Voici la seconde fois que tu viens me défier jusque dans ces montagnes, reprit Andrea.

— C’est vrai, répondit la duègne.

Puis elle ajouta en tremblant :

— Hélas ! seigneur, pardonnez-moi ! je ne viens pas ici de mon plein gré ; j’obéis…

— Eh bien ! dis donc le motif qui t’amène.

— Je viens de la part du prince Hercule de Monteleone.

À ce nom le visage d’Andrea Vitelli devint si menaçant, que Mercedès n’osa point continuer.

Andrea passa la main sur son front.

— Continue ! dit-il.

— Le prince est vieux, reprit Mercedès en hésitant ; il est faible et épuisé. Il ne peut plus porter le poids de ses malheurs… Il vous demande grâce, seigneur Andrea. Ah ! si vous le voyiez maintenant ! c’est un pauvre malheureux, malgré ses titres et sa fortune… Songez à sa femme morte !… Morte, la pauvre femme, morte de chagrin d’avoir perdu sa fille enlevée par vous !

— La Lucrezia Mammone est morte aussi ! dit Andrea d’une voix sourde.

La duègne se tut.

— Parle, dit Andrea, je veux t’entendre jusqu’au bout.

— Le prince a tout perdu par vous, reprit-elle, tout !… jusqu’à son courage… Il sait bien que vous avez une puissance au-dessus de la puissance des hommes… il sait bien que les portes de fer et les murailles de granit ne peuvent point arrêter votre marche. Ne vous a-t-il pas vu, vous et votre fantôme, muet, railleur, appuyé sur votre épée nue, jusque derrière les draperies de son alcôve ?

Andréa se prit à sourire.

— Le prince demande grâce, poursuivit la duègne. Oh ! si vous saviez ! C’est plus de souffrance qu’un homme n’en peut porter !… Ses châteaux incendiés, ses moissons ravagées, l’herbe qui croît dans la cour de son palais, l’insulte qui l’atteint en public, la désertion de ses amis, n’est-ce pas trop, seigneur ?

— Ce n’est pas assez ! dit Andrea froidement.

La duègne couvrit son visage de ses mains, et Andrea reprit :

— Tu ne me dis pas dans quel but tu es venue ?

— Ah ! seigneur ! seigneur ! s’écria Mercedès en joignant les mains, ne refusez pas !… C’est le dernier espoir d’un vieillard ! Il demande que vous lui rendiez sa fille.

— Sa fille !… interrompit Andrea, qui sembla réfléchir.

La duègne crut sa cause perdue, et voulut tenter un dernier effort.

— Il payerait cette faveur au prix de la moitié de ce qui lui reste, dit-elle.

Andrea redressa sa haute taille et secoua la tête avec dédain.

— Je ne veux rien de cet homme ! dit-il.

— Hélas ! fit la duègne devinant un refus.

Mais Andrea l’interrompit.

— Je consens à lui rendre sa fille, prononça-t-il du même ton froid et sévère.

Mercedès faillit tomber à la renverse, tant elle eut d’étonnement et de joie.

— Tu vas lui ramener son enfant, poursuivit Andrea, mais tu lui diras en même temps que tout n’est pas fini entre nous.

La duègne perdit son sourire.

— Entre lui et moi, c’est jusqu’à la mort ! acheva le chef.

La tête pâle de Mercedès s’inclina sous cette nouvelle menace. Elle n’avait rien à répondre ; ses lèvres remuèrent sans produire aucun son.

Andrea s’était levé et avait donné ordre à un serviteur de lui amener Alma.

La jeune fille entra toute joyeuse ; mais elle vit Mercedès, et le visage de cette femme lui inspira un secret effroi.

Andrea tourmentait le manche de son poignard ; il lui en coûtait de dire à la pauvre Alma qu’elle devait abandonner la montagne.

Alma était la joie et la douceur de cette rude maison ; Alma était l’enfant chérie, la suave consolation, la tendresse.

Jusqu’à cette heure, le chef n’avait peut-être jamais su combien il aimait Alma. Mais maintenant il sentait brusquement son cœur : il l’aimait comme la plus aimée des filles.

Mais Régina, son orgueil, sa vraie fille !

Il fallait que Régina fût heureuse.

Et la présence d’Alma pouvait changer ce bonheur en désespoir.

Car Régina aimait Mario, et Mario n’avait plus de regards que pour Alma.

Andrea fit un effort.

— Mon enfant, dit-il d’une voix changée, vous allez nous quitter…

— Vous quitter !… s’écria la jeune fille en pâlissant.

Andrea mit son visage dans sa main ; il ne savait que répondre.

Alma attendait une explication.

Pendant ce temps, Mercedès avait attentivement considéré la jeune fille.

— Ce n’est pas elle ! murmurait-elle ; c’est la fille de la morte !… Comment faire ?…

L’humeur sombre d’Andrea n’était pas de nature à l’encourager. Mais l’idée de ramener au prince Hercule une autre jeune fille que la sienne, lui donna le courage de la nécessité.

Tandis qu’Andrea fuyait les regards interrogateurs d’Alma, Mercedès s’approcha de lui.

— Seigneur, balbutia-t-elle, seigneur Andrea, êtes-vous sûr que ce soit la fille d’Ercole Vitelli ?

Andrea laissa tomber sur elle son œil fixe et froid.

— C’est toi-même qui me l’as dit il y a quatorze ans, répondit-il.

Le mensonge était vieux de quatorze ans : il portait ses fruits.

Mercedès, prise à son propre piège, demeura interdite : sa ruse retombait sur elle-même. Elle se voyait dans l’impossibilité de détromper Andrea, pour l’avoir trop bien trompé autrefois. Il eût été parfaitement inutile de contredire la supercherie par un aveu ; Andrea n’aurait pas manqué de prendre l’aveu pour un nouveau mensonge.

La terreur que lui inspirait Andrea, plus que tout autre motif, l’empêchait de parler.

Il ne lui restait plus qu’à tirer le meilleur parti possible de la situation, en emmenant Alma, puisqu’elle ne pouvait emmener Régina, la fille du prince de Monteleone.

C’était à tout le moins un otage.

Mercedès baissa donc la tête.

Andrea avait repris son attitude méditative et attristée.

La pauvre Alma, pâle et les larmes aux yeux, attendait toujours qu’Andrea lui expliquât cette résolution qui allait changer si brusquement son existence, et la séparer de tout ce qu’elle chérissait au monde.

Le chef releva enfin la tête.

— Mon enfant, répéta-t-il, vous allez nous quitter, il le faut ; vous n’ignorez point d’ailleurs que vous êtes la fille du prince de Monteleone.

— On me l’avait dit, murmura la jeune fille.

— C’est la vérité, ma pauvre enfant !

— Ah ! dit Alma, qui laissa éclater ses sanglots, je n’ai point d’autre père que vous !

Le chef était ému jusqu’au fond du cœur.

— Enfant, murmura-t-il, tu es ma fille, en effet, car j’ai pour toi le cœur d’un père… mais je n’ai pas le droit de vous refuser à votre famille qui vous redemande…

Alma le regarda fixement comme si elle eût compris que c’était là un prétexte.

— Il fallait me rendre il y a quatorze ans, dit-elle tandis que ses pleurs coulaient avec abondance. Je ne me serais pas accoutumée à vivre ici, à vous voir sans cesse… à vous aimer !…

Elle s’arrêta, suffoquée par ses larmes.

Andrea sentit profondément la justesse de ce reproche, et quoique ce fût un homme depuis longtemps endurci contre les faiblesses de toute nature, il ne put combattre l’attendrissement qui le gagnait.

Il prit Alma par la taille et la baisa au front avec une sorte de passion.

— Mon enfant, dit-il en comprimant son émotion, c’est un devoir rigoureux que j’accomplis. Je me souviendrai toujours de vous, nous vous aimerons malgré l’absence, mais il faut partir…

Il s’interrompit.

Les années de l’enfance d’Alma passèrent devant ses yeux qui ne connaissaient plus les larmes ; c’était comme le bienfaisant génie de la joie domestique qu’il éloignait de son toit attristé.

Il le sentait ; pourtant il reprit en affermissant sa voix :

— Alma, avant même l’arrivée de cette femme, votre départ était chose résolue.

Mercedès dressa vivement l’oreille ; c’était un mystère nouveau, mais la duègne ne pouvait connaître ni deviner ce qui était sous les paroles d’Andrea.

Alma brisée ne pouvait plus que pleurer et pleurer encore.

— Au moins, murmura-t-elle, envoyez chercher ma sœur, que je lui fasse mes adieux !

Andrea fit appeler Régina, mais il fut impossible de la trouver.

Afin de laisser Andrea sous l’impression plus vive de ce qu’elle lui avait dit, elle avait, aussitôt son retour, emmené Mario faire une promenade aux environs du fort.

Ce fut pour Alma un surcroît d’affliction : elle aimait Régina comme une sœur.

Malgré ce qui s’était passé dans la matinée, son âme, ignorant la rancune, se serrait à la pensée de partir sans donner le baiser d’adieu à la compagne de sa jeunesse.

— Tous les malheurs m’accablent à la fois ! murmura-t-elle.

Andrea, impatient d’abréger cette scène douloureuse, fit appeler Cosimo et lui dit :

— Tu conduiras ces deux donne sous bonne escorte jusqu’à la plaine.

— Je suis prêt, dit Cosimo.

— Allons, ma fille, reprit le chef, adieu !

Alma prit la main d’Andrea et la baisa en la mouillant de larmes. Puis, rouge et confuse, elle lui dit d’une voix étouffée par les sanglots :

— Vous ferez mes adieux à Régina !…

— Je les ferai, répondit Andrea.

— Et mes adieux aussi à Mario.

Andrea ne répondit point cette fois, il se tourna vers Mercedès.

— Maintenant, prononça-t-il d’un accent qui la fit tressaillir, dis à ton maître qu’il prépare son courage… Cette enfant que j’aimais était son bouclier ; c’est maintenant seulement que la vengeance va commencer !

Mercedès courba en deux sa longue taille et ne répondit point.

— Venez, ma fille, dit-elle en prenant la main d’Alma.

Les pieds de celle-ci semblaient ne pouvoir se détacher du sol.

Mais Mercedès approcha sa bouche de l’oreille d’Alma et lui dit bien doucement :

— Votre père vous attend et vous aime.

Alma tressaillit.

Une fibre inconnue vibra au dedans d’elle-même.

Elle eut presque un sourire.

Elle suivit la duègne, et toutes deux sortirent accompagnées de Cosimo.

Andrea sentit son cœur se briser en voyant Alma s’éloigner ; c’était comme si une portion de lui-même se fût détachée de son être. Il se hâta de fermer la porte afin de cacher sa douleur.

Les hommes de l’escorte attendaient dans le préau.

Un incident grotesque vint mêler le rire à cette scène de larmes.

Le guide de Mercedès, le pauvre Cocomero, apparut soudain monté sur son âne. Cosimo, s’étant imaginé qu’Andrea le comprenait dans le nombre des personnes qui devaient être reconduites jusqu’à la plaine, lui avait restitué son âne et sa liberté.

Cocomero, ivre de joie, se démenait comme un possédé sur son baudet, faisant retentir l’air de cris joyeux.

— E viva la libertà ! s’écriait-il ; on ne dira pas que j’ai vendu mon âne pour boire ! E viva, e viva la libertà ! je vais revoir ma chère femme avant qu’aucun voisin ait pu la consoler ! E viva la libertà ! seigneurs bandits !

L’âne, partageant la joie de son maître, fit entendre un formidable braiment dont résonnèrent en même temps tous les échos de la forteresse.

Mercedès monta sur sa mule et prit Alma en croupe.

L’escorte, composée de six hommes et de Cosimo, jeta le mousquet sur l’épaule gauche et se mit en route.

On traversa le camp. Alma pleurait toujours.

Les gens de la montagne n’eurent pas plutôt appris qu’Alma allait les quitter, que ce fut dans tout le camp un concert de plaintes et de lamentations. Les femmes, les vieillards et les enfants l’accompagnèrent jusqu’à l’extrémité du plateau. Les uns baisaient ses mains, les autres le bas de sa robe, d’autres même ses charmants petits pieds. Sans l’escorte, ces bonnes gens eussent mis la duègne en pièces et ramené Alma en triomphe.

En arrivant au bout du plateau, ils firent entendre un long adieu mêlé de larmes. Ils suivirent ensuite la jeune fille des yeux dans les détours de la montagne, agitant leurs mouchoirs, leurs bonnets et leurs bâtons, jusqu’à ce qu’ils l’eussent perdue de vue.

L’affection de ces pauvres gens fut un soulagement à la douleur d’Alma. Ses pleurs cessèrent de couler ; les yeux fixes, la bouche entr’ouverte, elle se laissa aller aux balancements de la mule, n’ayant plus en quelque sorte conscience de ce qu’elle ressentait.

Comme elle se donnait ainsi à l’inerte rêverie des cœurs lassés de souffrir, ses yeux furent frappés tout à coup par une apparition lointaine, une sorte de rêve, une silhouette bizarre qui courait et sautait sur les dents du roc et se découpait en noir sur l’azur brillant du ciel de la montagne.

Alma regarda mieux et reconnut ce personnage étrange qu’elle appelait comme tout le monde la femme noire.

La femme noire semblait suivre avec soin la marche de l’escorte. Son attitude n’avait plus ce vague et cette indécision qui la caractérisaient le matin auprès de la fontaine. Elle prenait évidemment un intérêt direct à la marche de l’escorte, puisqu’elle la suivait en se maintenant toujours à la même distance, malgré les difficultés du terrain abrupt et coupé par les torrents.

Plusieurs fois Alma, qui, pour se reposer un moment du trot fatigant de la mule, avait mis pied à terre, crut voir la femme noire se pencher vers les traces empreintes dans le sable.

Cette particularité n’échappa point aux gens du plateau, qui rentrèrent en disant :

— Que lui veut la sorcière ?… Hélas ! hélas ! nous ne serons plus là pour la protéger contre le mal !

. . . . . . . . . . .

Deux heures après le départ d’Alma, Andrea était encore dans son cabinet des armes ; ses deux coudes s’appuyaient sur la table et sa tête était entre ses mains.

Il songeait à l’enfant qui n’était plus là… Et son esprit, remontant la pente de ses souvenirs, retrouvait d’autres douleurs plus anciennes et plus vives…

— Pauvre Lucrezia !… morte à vingt ans !… disait-il avec amertume.

Et sa tête s’appuyait péniblement sur ses deux mains.

La porte du cabinet s’ouvrit sans bruit.

Régina, légère comme un oiseau, entra sur la pointe des pieds.

Le chef ne la voyait pas.

Elle n’osa pas le tirer de sa rêverie.

Une seconde fois la porte s’ouvrit, mais violemment, à ce coup, et toute grande.

Mario parut sur le seuil.

Il était pâle et s’appuyait au canon brillant de sa carabine de chasse.

Ses doigts crispés semblaient vouloir entrer dans l’acier.

— Mon père, prononça-t-il d’une voix stridente et pénible, est-il vrai qu’Alma ne soit plus parmi nous ?…

— C’est vrai ! répliqua Andrea.

Régina, qui s’était glissée derrière un trophée dont l’ombre la cachait, eut un sourire étrange.

— Elle a quitté la montagne ! reprit Mario dont les lèvres tremblaient. Et cela par votre ordre ?

— Par mon ordre, répéta le chef en relevant son front hautain.

La crosse de la carabine de Mario heurta violemment le sol, et les trophées rendirent un son métallique. Les prunelles du jeune homme brûlaient.

— Par le nom de Dieu ! dit-il, si vous n’étiez pas mon père…

— Eh bien ?… fit Andréa.

L’écume vint à la bouche de Mario, qui, dans sa rage folle, ferma le poing d’un air menaçant.

Andrea Vitelli arma un des riches pistolets qui dormaient toujours sur sa table.

Mario souleva sa carabine. Cela ne dépassait pas ce qui était possible dans les mœurs sauvages de la montagne. Régina regardait curieusement. Son cœur ne battait pas.

— Va-t’en ! dit Andrea, qui brisa son pistolet contre les carreaux de marbre.

Mario laissa retomber son arme et sortit en faisant un geste de menace.

Régina, tapie dans un coin chargé d’ombre, fronça le sourcil et se dit :

— Comme il l’aimait !

Puis le sourire revint à sa lèvre pâlie :

— Je suis belle aussi, pensa-t-elle ; maintenant qu’elle est partie, il m’aimera !

V

Fausse joie

À deux lieues des Apennins, du côté de Narcia, on voit une belle et large vallée.

Quelques marécages dont les eaux dorment vers le milieu de ce vaste bassin donnent de la transparence au paysage.

C’est surtout au soleil couchant, que ces eaux stagnantes répandent sur la nature je ne sais quelle splendeur mêlée de mystère.

Quiconque a visité les grottes basaltiques des îles du Nord et parcouru leurs colonnades infinies où courent en se brisant les vagues furieuses, quiconque a visité les cavernes tapissées de stalactites de la Belgique ou de l’Allemagne, devinera tout d’un coup le principe des mythologies grecques, scandinaves, égyptiennes.

Ce principe lui apparaîtra comme une révélation soudaine.

Contemplez au contraire les grands marécages assoupis au fond d’une vallée à l’heure où le soleil couchant enflamme leurs eaux dormantes qui étincellent encore, tandis qu’autour d’elles tout se fait ombre et ténèbres, et vous aurez l’explication de la mythologie des bonnes gens : la féerie des villages.

La vallée de Fonte-Rigghi empruntait à la nappe changeante de ses eaux ce caractère mystérieux et imposant dont nous parlions tout à l’heure.

Un immense château gothique s’élevait à l’une des extrémités de cette vallée, et ajoutait encore à l’aspect sombre et majestueux de sa physionomie.

Au déclin du jour, quand les tourelles noires, trouées de meurtrières, se détachaient avec rudesse sur les nuages sanglants de l’horizon, la vallée chargée d’ombres prenait un aspect si fantastique et si bizarre, que les voyageurs ne s’y aventuraient qu’avec crainte.

Il y avait une incroyable tristesse dans ce mirage monotone où venait se peindre la colossale figure du château.

La superstition des gens de la vallée plaçait bien des fantômes derrière ces lugubres murailles et le long des lacs aux rivages désolés.

On sentait là comme un vent de malheur.

Ce château était le dernier domaine du comte de Spolette, Ercole Vitelli, le seul que la vengeance de ses ennemis lui eût laissé.

C’était une forte place occupant une excellente situation sur le point le plus élevé du pays environnant. Ses murailles étaient inexpugnables, et, dans ce siècle de classiques forteresses, on citait proverbialement la profondeur énorme de ses fossés.

C’était là qu’Ercole Vitelli, accablé d’ennuis, de chagrins, de fatigues et de terreurs sans cesse renaissantes, chassé de toutes ses terres par son impitoyable ennemi, troublé à Spolette même jusque dans son propre palais, s’était réfugié comme en un asile où du moins il était à l’abri de toute surprise.

Ce château portait le nom du bourg voisin, Narcia, qui depuis est devenu une ville.

Le jour comme la nuit, le pont-levis du château était levé ; nul n’y pénétrait sans qu’on sût bien son nom, sa demeure et le but de sa visite. Malgré toutes ces précautions, le prince Hercule osait à peine fermer les yeux. Il passait les nuits sans sommeil et n’osait toucher à un seul mets avant que l’officier de bouche ne l’eût deux fois dégusté en sa présence.

On menait une triste vie au château de Narcia. On n’y voyait que des soldats et des serviteurs. La cour du comte avait fui.

Tout ce qui possédait quelque fortune préférait la liberté à cette existence de reclus, en compagnie d’un prince vieilli par les chagrins, brisé par la terreur.

Le nombre des gentilshommes restés fidèles au vieux comte de Spolette n’était pas considérable. On en comptait trois, et tous trois étaient si besogneux que leur dévouement n’avait pas besoin d’explication. On les nommait Capitan, Tiberio Fanferluizzi et Pasquale Contarini.

Nous les avons vus agir au début de cette histoire sur la place de Spolette. Capitan était alors chef des bravi d’Ercole ; Tiberio Fanferluizzi et Pasquale Contarini avaient alors des chaînes d’or sur leurs pourpoints de velours : les chaînes d’or s’étaient fondues chez les usuriers juifs du domaine de Saint-Pierre.

Hormis ces trois gentilshommes, le comte de Spolette n’avait pas d’autre compagnie que celle de Mercedès. La duègne semblait liée à l’existence d’Ercole par une mystérieuse solidarité qui avait longtemps fait le sujet des conversations du comté.

Depuis plusieurs années une main inconnue avait levé un coin du voile qui couvrait ce mystère, et des bruits sinistres avaient fait place aux interprétations malignes auxquelles cette étrange liaison avait jadis donné lieu.

On parlait tout bas de crime, de crime infâme et lâche.

L’horreur publique s’attachait au nom d’Ercole Vitelli.

Et cela augmentait le vide qui se faisait autour de lui, et cela doublait la tristesse navrante de sa vie.

Pendant longtemps il avait eu près de lui sa femme, Bianca Orsini, douce et digne créature dont le dévouement le soutenait.

Mais Bianca était morte de peur.

Par une sombre soirée d’hiver, la veille des Rois, elle était seule dans la chapelle du château ; une pierre se leva au fond du chœur où nulle lampe ne veillait.

Un spectre se dressa : le vieux prince de Monteleone, disaient les uns ; la Lucrezia Mammone, disaient les autres ; car cet homme et cette femme étaient les victimes de son mari.

Bianca tomba à la renverse et ne se releva plus. L’affaire du spectre était peut-être un mensonge ; ce qui était vrai, c’est qu’on l’avait trouvée morte sur les froides dalles de la chapelle.

Il est inutile de dire que les terreurs et les chagrins secrets qui ravageaient l’âme d’Ercole Vitelli avaient singulièrement altéré sa santé.

Sa fille enlevée, sa femme morte de frayeur, ses domaines ravagés avaient produit sur son tempérament un effet funeste. Quoiqu’il n’atteignît pas encore sa soixantième année, on lui en eût donné quatre-vingts. Sa tête penchait sur sa poitrine, et son crâne nu, autour duquel flottaient encore quelques mèches de cheveux blancs, n’avait rien de cette expression vénérable qu’on salue au front des vieillards.

Son visage était couvert de rides ; il marchait appuyé sur un bâton, et presque plié en deux. Un trait caractéristique de cette sénilité précoce se révélait dans le renflement des épaules, qui donnait au comte Ercole l’apparence d’un homme qui craindrait de voir crouler sur sa tête le toit de sa maison menacée.

On conçoit, d’après tout ce que nous venons de dire, que la démarche de Mercedès était pour le comte de Spolette un fait d’une importance capitale. En effet, de la réponse d’Andrea Vitelli allait dépendre pour Ercole le malheur ou la consolation des dernières années de sa vie.

Il passa la plus grande partie du jour dans la chambre haute d’une des tourelles du château. De là, promenant ses regards éteints sur le paysage, il attendait avec une anxiété de condamné le retour de Mercedès.

Les heures de la journée avaient tombé une à une ; le front d’Ercole commençait à se charger de désespoir, lorsqu’il aperçut, non loin du château, une femme montée sur une mule, qui se dirigeait vers le pont-levis.

C’était Mercedès.

Une jeune fille vêtue de blanc se tenait en croupe sur la mule derrière la duègne.

Le comte jeta un cri de joie.

Andrea lui rendait son enfant, Andrea acceptait donc la transaction que Mercedès lui avait proposée.

Il descendit aussi vite que son âge et sa faiblesse le lui permettaient.

Mercedès et Alma entrèrent.

— Ma fille ! s’écria le vieillard en pressant Alma contre son sein ; ma pauvre enfant que j’ai tant pleurée !

Alma se laissa embrasser par le vieillard ; mais, quoiqu’elle fût bien persuadée qu’elle était en présence de son père, elle ne sentit pas en elle ces mouvements de tendresse filiale qu’elle aurait voulu éprouver.

Alma était d’une bonté angélique ; l’air de souffrance répandu sur toute la personne de ce vieillard, son émotion, la touchèrent, et quelques larmes tombèrent de ses yeux.

Cependant le vieux prince, après avoir cédé au premier mouvement d’effusion, recula d’un pas et se mit à considérer attentivement la jeune fille.

Une expression de doute et d’anxiété venait peu à peu sur son visage, et remplaçait le rayon de joie qui l’avait tout à coup rajeuni de vingt ans…

— Elle ne ressemble pas à sa mère ! murmura-t-il d’abord.

Puis il ajouta en jetant un regard effrayé sur la duègne :

— Elle ressemble… oh !… elle ressemble…

— À la Lucrezia Mammone, prononça lentement Mercedès.

En même temps, elle se retira jusqu’à l’autre bout de la salle, laissant à l’écart la pauvre Alma, étonnée de cet accueil. Ercole suivit la duègne en chancelant.

— Ce n’est pas ma fille, dit-il d’une voix brève et brisée.

— C’est la fille de Lucrèce.

— Ah ! fit le comte. Et pourquoi ?… pourquoi ?

Ses yeux ranimés lançaient des éclairs.

— Monseigneur, dit la duègne qui tremblait, j’ai fait tout ce que je pouvais pour vous obéir ; nous sommes victimes de nos propres tromperies ; Andrea croit que votre Régina est sa nièce, et qu’Alma est votre fille… Dieu nous poursuit, monseigneur !…

— Dieu !… Dieu !… grommela le vieillard ; c’est toi qui es cause de cela, misérable femme !…

— Si j’ai trompé autrefois Andrea, ce fut par votre ordre.

— Il fallait le détromper !…

— Il n’a pas voulu me croire… Quand on sème le mensonge, on récolte l’erreur.

— Fatalité ! fatalité ! fit le vieillard en secouant sa tête qui s’inclinait vers le sol.

— Ne devais-je point ramener cette jeune fille ? reprit Mercedès timidement.

— Tu as bien fait, répliqua le vieillard en fixant ses regards sur le front d’Alma, qui se tenait toujours debout, les yeux baissés, n’entendant pas un mot de cette conversation à voix basse.

Une expression d’astuce cauteleuse vint à la lèvre du vieillard.

— Tu as bien fait de m’amener cette jeune fille, répéta-t-il ; puisque Andrea ne veut pas me rendre mon enfant, j’aurai du moins entre mes mains la fille de sa sœur. C’est un otage… et s’il ne cesse point ses attaques contre moi, je saurai comment me venger.

Il reprit à voix haute et en se forçant à sourire :

— Soyez la bienvenue, ma fille, et bénissez la Providence qui vous ramène enfin dans votre famille. Votre présence va rendre le bonheur à cette maison désolée. Dans l’espoir de votre arrivée, nous avons donné des ordres afin de fêter votre retour… Venez.

Il lui prit la main et la conduisit dans un vaste salon où quelques gentilshommes, mêlés aux officiers du fort, causaient et se promenaient.

Parmi ces gentilshommes et ces gens d’armes, le lecteur retrouvera ses trois anciennes connaissances : Tiberio Fanferluizzi, Capitan et Pasquale Contarini.

Les années avaient fait en eux peu de changements. Tiberio Fanferluizzi avait conservé toutes les grâces de sa personne. Ses cheveux, du plus beau rouge, frisaient comme par le passé ; il exhalait des parfums non moins suaves, et vous n’auriez pas compté un nœud ou une aiguillette de moins depuis ses souliers jusqu’à sa fraise.

Seulement, tout cela était un peu fané, à cause du vide de la bourse et de la dureté des temps.

Capitan avait l’air plus formidable encore que le jour où il assistait au duel d’Andrea. Quant au nez de Pasquale Contarini, il avait passé du rouge au violet ; à cela près, ce gentilhomme était toujours le même, et l’on aurait même pu dire que loin de perdre en bonne mine par ce surcroît de ton, il en avait reçu un nouvel éclat. Son visage en était tout réjoui.

L’entrée d’Alma éveilla dans le salon un murmure d’admiration. Le comte présenta celle qu’il nommait sa fille, et reçut les félicitations de toute la compagnie.

Le sévère Capitan lui-même, qui, en temps ordinaire, ne faisait pas grande attention au beau sexe, jura par une demi-douzaine de diables et de saints, que la fille du prince était belle et blanche comme une cuirasse fraîchement fourbie.

Pasquale Contarini lui trouva la grâce d’un flacon de Saint-Genèze dont le col s’élance gracieux comme le pistil d’une fleur et répand des flots de rubis.

Quant au seigneur Tiberio Fanferluizzi, il faillit tomber en pâmoison et chercha pour la circonstance à se rappeler quelques-uns de ses meilleurs sonnets à la lune. Il gratta longtemps ses cheveux roux, donna sa mémoire à Satan, et jura qu’il composerait le soir même un sonnet nouveau comme Pétrarque n’en avait jamais fait.

Après avoir essuyé une foule de compliments à la mode de ce siècle, où le phébus et l’emphase croissaient en pleine terre, après avoir été comparée à Vénus sortant du sein de l’onde, à Diane, à la lune, aux étoiles, au soleil, Alma fut conduite au réfectoire, où fumait un repas splendide éclairé par cent candélabres d’argent.

Le comte avait enfoui à Narcia tout ce qui lui restait de splendeur.

Loin de causer de la joie à la jeune fille, cette magnificence la ramenait à de tristes comparaisons entre sa vie nouvelle et sa vie passée. Elle se rappelait les simples repas de la montagne entre Mario, Régina et Andrea Vitelli.

Mario, qu’elle aimait sans se le dire, Régina, sa sœur chérie, Andrea, le chef superbe et bon dans sa fierté qu’elle avait si longtemps respecté comme un père.

Elle aspirait après le moment où l’on sortirait de table et où il lui serait permis de se retirer dans la chambre qui lui était destinée, et de se livrer seule à ses réflexions. Mais on buvait beaucoup au château d’Ercole, où l’on n’avait guère d’autre distraction que les plaisirs de la table.

Le repas se prolongea donc, et la conversation s’anima. On parla des événements récents de la contrée.

— Messieurs, dit un officier du fort, j’ai, moi, une nouvelle à vous apprendre. La semaine dernière, en revenant la nuit de Spolette, j’ai rencontré, ou plutôt j’ai aperçu de loin dans la plaine Bel Demonio et ses douze Mores du pays d’Afrique.

— Bel Demonio ! s’écria-t-on à la ronde ; fables que tout cela !

L’officier tordit sa moustache.

— Corps de Dieu ! s’écria-t-il, je vous dis que je l’ai vu !

— Voyons !… voyons ! seigneur officier, dirent les plus curieux. Nous vous croyons… Contez-nous un peu cette histoire.

Alma ouvrait de grands yeux. Elle était bien étonnée d’entendre parler de Bel Demonio au château d’Ercole, comme elle en avait entendu parler dans la montagne.

Le front du prince s’était rembruni ; un sentiment de vague terreur changea sa physionomie.

— Par le sang du Christ ! s’écria Capitan dont la langue commençait à s’épaissir, je voudrais bien le rencontrer un soir au clair de la lune, ce Bel Demonio, et mesurer avec lui la longueur de nos épées.

La conversation, s’étant engagée sur le terrain des fanfaronnades, ne devait pas entre soldats s’arrêter de sitôt.

Les jurons et les rodomontades se croisaient d’un bout à l’autre de la table.

En même temps, Bel Demonio revenait sans cesse sur le tapis. Nul ne pouvait dire au juste ce qu’était ce fantastique personnage, beau comme une vierge, fort comme un diable, à ce que disait une ballade de la montagne.

Nul ne pouvait se vanter de l’avoir vu, là, bien en face ; mais chacun avait son anecdote : des châteaux brûlés, des portes de fer brisées comme par enchantement, des apparitions bizarres qui donnaient à cet être étrange un aspect tout à fait surnaturel.

Et l’on buvait toujours.

Le comte seul laissait désormais son verre vide, et semblait retombé au plus profond de ses sombres réflexions.

Cependant Mercedès, comprenant bien qu’Alma ne pouvait rester plus longtemps au milieu de cette cohue, habituée à prolonger ses libations jusque très avant dans la nuit, prit la jeune fille par la main et la conduisit dans la chambre qu’on avait préparée pour la recevoir.

Après lui avoir offert ses soins, qu’Alma refusa, elle lui souhaita la bonne nuit et se retira.

La chambre d’Alma était située au premier étage, dans la tourelle de l’ouest du château d’Ercole. Elle était meublée richement, mais avec une élégance un peu surannée, qui n’était pas de nature à porter la gaieté dans l’âme d’une jeune fille.

Une fenêtre à épaisse embrasure éclairait cette chambre ornée de draperies antiques, chefs-d’œuvre des Flandres.

Alma ne se sentit pas rassurée. Elle visita la ferrure de sa porte et poussa deux énormes verrous qui la garnissaient en dedans.

Alors, un peu plus courageuse, elle tira les rideaux et ouvrit la fenêtre. Il faisait un clair de lune magnifique, et la vallée, baignée dans cette lumière mélancolique, se déroulait tout entière.

Au dehors, tout était silence et calme, tandis qu’au dedans les rauques échos de l’orgie arrivaient parfois jusqu’aux oreilles de la jeune fille.

Alma s’appuya sur le balcon.

Elle contemplait cet admirable spectacle.

Tantôt ses yeux cherchaient les cimes des Apennins où elle avait laissé tout ce qui lui était cher ; tantôt ils erraient dans le voisinage, comparant tristement ces lieux étrangers avec ceux dont sa mémoire lui reproduisait si bien les contours connus et la couleur aimée.

Au pied de la tourelle s’étendait un fossé tapissé d’herbes et de ronces ; au milieu de la douve dormait une eau paisible, embarrassée de roseaux, de nénufars et d’iris jaunes.

La lune plongeait dans ce fouillis de verdure et d’eau où quelque oiseau de marais, sautant pour poursuivre une proie, brisait le calme miroir et faisait danser durant une minute les rayons pâles de la lune.

Plus loin, on voyait le rempart revêtu d’herbe courte ; une sentinelle dormait debout, appuyée sur son mousquet.

Plus loin encore, des champs, des vallées, le grand marais muet et mystique…

Tout cela, au premier abord, semblait désert autant que silencieux, mais en promenant son regard autour d’elle, Alma fut témoin d’un spectacle qui n’aurait pas dû échapper aux yeux de la sentinelle.

Une ombre avait gravi le rempart extérieur et contemplait attentivement le château, comme si elle avait voulu en étudier la configuration et les ouvrages.

Cette forme immobile et indécise semblait couverte de vêtements sombres et se tenait dans une attitude pleine de tristesse.

Alma regardait, regardait… Et plus ses yeux se fatiguaient à mieux voir, plus elle croyait reconnaître, avec un étonnement inexprimable, cette apparition qui l’avait surprise au bord de la fontaine la veille, lors de sa dernière entrevue avec Régina.

C’était bien la créature que, dans le pays, on appelait la femme noire.

Alma se demanda quel intérêt étrange poussait cette pauvre femme à la suivre en tous lieux, et par quelle singulière attraction elle s’attachait ainsi à ses pas.

À cette question il n’y avait point de réponse possible.

Mais la présence de cette pauvre femme, loin de causer de nouvelles craintes à la jeune fille, lui rendit un peu de bien-être. Au milieu de son abandon, quelqu’un s’intéressait donc à elle.

Elle n’était plus seule.

Quelqu’un veillait sur elle.

Quelqu’un de bien faible, sans doute ; mais bien faible aussi est le brin d’herbe qui sauve parfois le malheureux emporté par le courant.

Alma prit un mouchoir et l’agita. La pauvre femme l’aperçut aussitôt, et, la reconnaissant sans doute, elle tendit les bras en avant et lui envoya mille baisers.

La jeune fille lui répondit par un gracieux signe de tête ; puis lui montrant le soldat, elle lui fit comprendre qu’il était prudent de s’éloigner. La pauvre femme restait toujours.

Alma eut peur pour elle et ferma sa fenêtre.

Ce fut alors seulement que la femme noire, obéissant à regret, descendit lentement la pente des glacis.

Le visage collé aux vitres, Alma suivit longtemps des yeux la femme inconnue.

Quand elle ne la vit plus, elle laissa retomber les rideaux, et se mit à genoux pour faire sa prière.

Sait-on la logique mystérieuse qui lie les pensées des jeunes filles ?

La présence de l’inconnue lui parlait de la montagne.

Quand Alma s’endormit, l’image de Mario Vitelli, gracieuse et souriante, vint s’asseoir à son chevet.

VI

Marina

Malgré les émotions de la journée, Alma dormit d’un profond sommeil.

Quand elle s’éveilla fort tard dans la matinée, le soleil glissant entre les rideaux dorait les tentures flamandes qui recouvraient les murailles.

Elle suivit un moment des yeux ces chasses fantastiques où l’on voit le plus souvent un cerf portant une croix entre les cornes et saint Hubert prosterné, et la fameuse biche qui depuis des siècles fuit sans que la meute ardente lancée à sa poursuite puisse jamais l’atteindre…

Alma sauta hors du lit et courut à la fenêtre. Elle vit la vallée, toute blonde des rayons du soleil et dégagée des brumes de la nuit, se dérouler comme un de ces panoramas faits à plaisir que l’on montre à prix d’argent.

Les cimes bleuâtres des Apennins apparaissaient au bout de cette vallée charmante où l’œil se reposait avec calme. La pauvre Alma soupira à la vue des montagnes…

L’air vif et mordant des Abruzzes lui plaisait mieux que les tièdes brises de la vallée.

Et puis là-bas étaient Mario, Andrea, Régina, tous ceux qui l’avaient aimée…

Elle fit sa prière demi-nue, et courut se blottir un moment encore dans son lit pour mieux se recueillir, en songeant à ceux qui étaient absents.

Quelques coups légèrement frappés à la porte l’arrachèrent à cette rêverie.

— Qui est là ? dit-elle.

— Moi, mademoiselle !

— Qui, vous ?

— Marina.

La voix était douce et jeune ; Alma se leva, entrebâilla la porte, et tout à fait rassurée, quoiqu’elle ne connût point Marina, elle la laissa entrer.

En effet, Marina n’aurait fait peur à personne. C’était une paysanne de quinze à seize ans, brune comme du jais et rouge comme une cerise. Marina avait des yeux charmants, véritables bluets éclos à fleur de tête.

Marina venait aider Alma à sa toilette.

Elle s’acquitta fort adroitement de ses fonctions de camériste. Par tout pays, les femmes ont cette science infuse.

Alma, charmée d’avoir pour femme de chambre une aussi jolie créature, fit bon accueil à Marina, dont la langue n’était pas difficile à délier, et qui se mit à bavarder sans relâche.

Loin de l’empêcher de parler, Alma l’encouragea par ses questions. Elle apprit ainsi quelques détails sur l’intérieur du château et les mœurs de ses habitants.

On y menait une vie fort triste.

Les habitants étaient, pour la plupart, des soldats dont la matinée se passait dans les soins de l’écurie et des armes.

Ces hommes consacraient presque tout le reste de la journée à boire et à remuer des dés crasseux sur une table de la salle des gardes.

D’autres s’exerçaient dans le préau, soit au maniement du sabre, soit à celui de la pique ou au tir du mousqueton.

Et souvent ces luttes courtoises entre gens d’un naturel déjà querelleur et animés par le vin finissaient par des combats sérieux.

Quant au comte, c’était un vieillard d’un caractère bizarre.

Il passait presque toute la journée enfermé dans son cabinet, livré à des réflexions amères dont nul ne connaissait la cause.

Avant le dîner, il faisait le tour des remparts du fort, examinant d’un œil inquiet la campagne et les monts lointains.

Il réunissait ensuite à sa table ses officiers et quelques gentilshommes qui passaient plus des trois quarts de leur vie au château, les uns par vanité, les autres par nécessité.

Jamais, par exemple, le seigneur Tiberio Fanferluizzi n’aurait pu se résigner à vivre dans l’intimité de gentilshommes de second ordre. Ce n’était pas trop pour lui que la société de son bon ami Hercule, prince héréditaire de Monteleone.

Quant à Pasquale Contarini, la cave et la cuisine du château avaient à ses yeux des mérites à nuls autres pareils, et pour être mieux à même d’en apprécier les mérites et les avantages, il avait fini par prendre domicile dans une confortable chambre du donjon de l’est.

Il s’y trouvait bien et négligeait la fortune et les aventures pour les positifs agréments de l’amitié du comte. Son cheval lui-même, logé et grassement hébergé d’avoine dans les écuries du château, semblait ne point mépriser cette longue hospitalité.

La langue légère de Marina n’épargna point le seigneur Capitan ; lui aussi avait pris domicile au fort. À la vérité, c’était un homme précieux dans une habitation isolée, exposée aux tentatives des gens de la montagne.

Capitan connaissait la manœuvre mieux que pas un ; il en usait, il en abusait, au point que les soldats le donnaient à tous les diables et n’eussent pas manqué de le mettre à la porte, sans la protection du comte.

Le bruit de sa grande rapière, qui sonnait toujours aux murailles ou dans les escaliers, était une douce musique pour les oreilles du vieillard, et portait le calme dans son cœur.

Il comptait avant tout sur la vigilance de Capitan pour garder sa vie menacée.

Après avoir bu le coup du matin, les trois gentilshommes dont nous venons de parler, Tiberio Fanferluizzi, Pasquale Contarini et mons Capitan montaient gaiement à cheval et s’en allaient le plus souvent courir les cabarets de Spolette et des campagnes voisines, mais il était bien rare que l’heure du dîner ne les ramenât pas ponctuellement au château.

Le reste de la soirée se passait à boire, à jouer ou à causer.

C’est alors que Capitan, choisissant l’heure propice, racontait des prouesses à faire dresser les cheveux sur la tête !… prouesses assez problématiques, et dont lui seul pouvait affirmer la réalité.

— Et c’est là tout ce que l’on fait ici ? dit Alma.

— Autrefois, reprit Marina, on chassait ; mais depuis une rencontre singulière que le comte a faite un soir en revenant de la forêt, on ne chasse plus. Les chiens sont gros et gras, et voilà six mois qu’ils n’ont pas quitté le chenil. Le valet des chiens lui-même a un ventre de Hollandais !…

— Quelle rencontre a donc faite le comte ?

— Oh ! une chose étrange dont on parle dans tout le pays. Il a rencontré Bel Demonio monté sur son cheval d’Afrique et suivi de ses douze cavaliers mores en manteaux blancs.

— Toujours ce Bel Demonio ! dit Alma qui devint pensive. Et qu’a-t-il fait au seigneur comte ? demanda-t-elle tout haut.

— Bien fin qui saurait le dire au juste, mademoiselle… On prétend que Bel Demonio le lança à trois pas de son cheval d’un coup de cimeterre ; d’autres disent qu’il saisit le comte par les cheveux et le traîna un mille durant dans l’herbe des clairières… D’autres disent encore qu’il a parlé au vieux seigneur… trois mots dans l’oreille… trois mots qui l’ont laissé muet et pâle comme les statues de marbre du palais de Spolette.

La toilette était achevée. Alma suivit Marina qui la conduisit au réfectoire.

Le comte la reçut affectueusement, et la baisa au front. Alma crut remarquer dans les yeux du vieillard une tendresse plus réelle que celle qu’il lui avait témoignée la veille.

Le fait est qu’Alma répandait autour d’elle un charme si profond et si véritablement irrésistible, que le vieillard le subissait à son insu. Lorsqu’il la vit entrer fraîche et souriante comme une matinée de printemps, il oublia qu’il gardait cette jeune fille comme un otage et au besoin un instrument de vengeance.

Le vieux fort, avec ses murailles épaisses et sombres, lui semblait moins sombre et moins triste depuis qu’Alma y était entrée. La présence de cette enfant faisait sur son cœur l’effet d’une rosée rafraîchissante sur la terre aride.

Quant à la jeune fille, elle ne sentait pas d’autre sympathie pour le comte que celle qu’inspire un vieillard accablé de maux et de tristesse, et intérieurement elle se reprochait sa froideur pour celui qu’elle prenait pour son père.

Au déjeuner elle s’efforça de se montrer aimable et affectueuse envers le vieillard, et les grâces naïves qu’elle déploya achevèrent de lui gagner le cœur de ce dernier.

Après le repas, Ercole prit Alma par la main :

— Venez, ma fille, lui dit-il, je vais vous montrer le château ; vous verrez que vous serez mieux ici que dans ces montagnes arides où un fatal malentendu vous a retenue jusqu’à ce jour.

Il lui fit parcourir les remparts et la conduisit dans un étroit jardin serré entre les hautes murailles des casernes, des écuries et de l’habitation. Ces murs étaient tapissés de lierres centenaires dont la sombre verdure répandait aux alentours une teinte de tristesse. Quelques arbres maladifs poussaient çà et là, pâles et souffrants, comme de pauvres prisonniers privés d’air et de soleil.

L’herbe croissait décolorée à l’ombre de ces tristes arbres ; rien enfin dans cette sorte de jardin ne venait doucement reposer le cœur ou les yeux. Tout cela était morne et désolé, et ressemblait bien plutôt à un cimetière.

Lorsque le vieil Hercule de Monteleone se promenait au déclin du jour, la tête basse et les pieds chancelants, à travers cette nature souffrante, on eût dit un moribond qui allait de lui-même cherchant sa tombe.

Il fit asseoir Alma sur un petit banc rustique, et considérant en silence ce visage qui lui rappelait la Lucrezia Mammone, il poussa un soupir.

Ercole n’était pas de ces vieillards qui peuvent regarder dans le passé et sourire ; toute chose lui rappelait un souvenir amer ou sombre qu’il cherchait vainement à combattre. Ses souvenirs étaient ses plus cruels ennemis, et, malheureusement pour Ercole, on ne tue pas le souvenir !…

— Au moins, pensa-t-il, si j’avais auprès de moi ma fille, ma véritable fille ! Et dire que quelques lieues seulement la séparent de moi, que je pourrais revivre dans cette jeune et pure existence, et que la force de l’aller redemander moi-même les armes à la main à cet Andréa me manque ! Oh ! c’est mourir vingt fois !

Et le malheureux vieillard pâlissait d’impuissance et de rage, et le remords de son sanglant passé déchirait son cœur.

— Vous souffrez, mon père ? dit Alma en s’approchant doucement de lui.

— Non, non, dit Ercole, je pensais à vous, mon enfant, et mon cœur saignait en songeant à la triste existence que vous avez dû mener parmi les gens de la montagne…

— Je n’étais point triste, répondit Alma, car tout le monde était pour moi plein de bonté.

— Mais vous étiez seule ; aucune jeune personne de votre âge…

— Pardon, mon père, j’avais une sœur…

— Une sœur ?

— Oui, Régina, la nièce d’Andrea… Nous nous donnions le nom de sœur, et nous nous aimions ; le temps s’écoulait sans ennui, et jamais, je vous le dis, jamais le moindre nuage ne vint troubler la sérénité de nos jours…

— Je conçois, reprit le vieillard en dissimulant le plaisir qu’il éprouvait à parler de sa fille. Mais votre cousine Régina, la traitait-on avec autant de soins et de bonté que vous-même ?

— Oh ! fit Alma avec un sourire céleste, Régina est l’enfant gâtée de la maison. Le chef Andrea Vitelli l’aime autant et peut-être plus que son fils Mario…

— Il est bien heureux ! murmura le vieillard. De sorte qu’elle est si charmante que tout le monde l’aime ? reprit-il à haute voix.

— Tout le monde lui obéit, dit Alma, et en vérité il le faut bien, car, toute charmante qu’elle est, elle porte à sa ceinture deux pistolets dont elle ferait bon usage contre celui qui la maltraiterait : c’est un vrai démon !

— En vérité ?…

— Il faut qu’on lui obéisse au moindre geste, au premier mot !…

— La bonne plaisanterie ! s’écria le vieillard, qui, pour la première fois peut-être depuis vingt ans, se mit à rire de bon cœur.

— Si elle était ici, dit Alma, vous lui obéiriez comme tout le monde.

— Je n’ai pas de peine à le croire.

— Les chevaux, les chiens, les armes, voilà toute sa vie !

— Les chevaux, dis-tu ? Elle monte donc à cheval ?

— Tout le jour, et les plus fougueux encore.

— Mais il peut y avoir du danger pour une femme… un accident est bien vite arrivé. On la fait surveiller, au moins…

— Elle va toujours seule. D’ailleurs elle ne souffrirait pas qu’on la suivît ; elle pourrait penser que l’on veut attenter à son indépendance, dont elle est très fière.

— Pauvre jeune fille ! fit le vieillard avec un sourire attendri ; je ne sais pourquoi je m’intéresse à elle… Et tu dis qu’elle s’appelle… ?

— Régina.

— Et elle est jolie ?

— La beauté d’un ange et d’un démon.

— Tu es charmante, dit le vieillard en la baisant au front.

— Seulement, ajouta la jeune fille avec un fin sourire sur les lèvres et un regard plein de malice, seulement Régina avait quelque chose qui me faisait peur…

— Peur !…

— Oui, vraiment…

— Et quoi donc ?…

— Ses yeux…

— Je ne te comprends pas…

— Oh ! quand la colère grondait dans le cœur ordinairement si bon de Régina, son regard prenait une telle expression de menace farouche, qu’en vérité, malgré l’amitié que nous nous étions vouée réciproquement, il m’arrivait quelquefois de trembler instinctivement.

— Voyez-vous cela !… fit le vieillard en frappant des mains comme eût pu le faire un enfant…

— Moi d’abord, ajouta Alma, je faisais toutes ses volontés.

— Tu es une bonne fille ! s’écria le vieux comte.

Il lui prit la tête à deux mains et lui baisa deux ou trois fois les cheveux avec un attendrissement profond.

— Écoute-moi, reprit-il, si tu veux être agréable à ton vieux père, tu le peux.

— J’y suis toute disposée, dit Alma ; parlez, mon père.

— Eh bien ! tu viendras tous les jours, comme aujourd’hui, t’asseoir près de moi, et nous causerons ici quelques heures comme nous venons de le faire… Ta conversation est charmante comme toi, et tu ne saurais croire combien cela me distrait, surtout quand tu me parles de cette petite fille, à laquelle, je ne sais pourquoi, je sens que je m’intéresse.

— De grand cœur, mon père, répondit Alma. J’aime tant à parler de Régina, que ce sera pour moi une douce tâche que de causer d’elle avec vous tous les jours.

Et en parlant ainsi, Alma se disposait à se lever, mais le vieillard la retint…

Cette conversation lui avait réjoui le cœur comme un rayon du soleil… Son regard attendri s’oubliait à contempler le front si pur d’Alma, et cherchait à évoquer, d’après les indications de la jeune fille, l’image aimée de sa fille, de cette charmante Régina dont on venait de lui tracer le portrait.

Toutefois un dernier nuage était encore sur le front du vieillard, une dernière hésitation pesait sur son cœur.

Il tendit la main à Alma, et la fit asseoir près de lui.

— Un mot encore, dit-il en tremblant ; tu n’ignores pas, sans doute, que le chef Andrea n’est pas son père ?

— Je le sais.

— Et Régina, le sait-elle aussi ?

— Oui, mon père.

— Dans vos conversations intimes, ne t’a-t-elle jamais parlé du désir de voir un jour sa famille, son père ?…

La voix du vieillard tremblait en articulant ces mots.

Alma réfléchissait.

— Cherche bien dans ta mémoire, mon enfant, ajouta le vieillard.

Et le regard ardent, il suivait avec anxiété les divers sentiments qui agitaient Alma.

— Elle ne m’en a jamais parlé, répondit enfin cette dernière.

Le vieillard poussa un long soupir, et sa tête, qui s’était un moment relevée, retomba de nouveau sur sa poitrine. Son front se chargea de rides, un pli amer descendit des deux coins de sa bouche, et il s’éloigna d’un pas chancelant.

— Appuyez-vous sur moi, mon père, dit Alma.

— Non, répondit-il en la repoussant doucement, je veux être seul… seul… laisse-moi…

Alma rentra dans sa chambre, où elle n’eut d’autre ressource pour tromper sa tristesse et son ennui que de faire venir Marina, dont le bavardage et la gentillesse parvinrent un moment à lui faire oublier ses chagrins.

Rentré dans son cabinet, Ercole se jeta dans un fauteuil et mit sa tête dans sa main.

— Que faire de cette enfant ? murmura-t-il ; un instrument de vengeance ? Elle est si douce, si bonne ! elle aime tant ma fille ! Ah ! jamais je ne pourrai m’y résoudre !

Il resta longtemps dans la même attitude, roulant mille projets dans sa pensée, et ne pouvant se résoudre à en adopter aucun.

Une heure s’était écoulée ; il releva le front, roula son fauteuil près du bureau et écrivit une lettre qui portait pour suscription : « Au marquis de Santa-Fiore, en son palais, à Spolette. »

La lettre contenait une invitation à une grande chasse pour le surlendemain.

La lettre fut remise à un valet qui monta à cheval et partit sur-le-champ.

En ce moment, Alma songeait à Mario.

Deuxième partie

I

La chasse au sanglier

Le surlendemain, le château d’Ercole prit un aspect inaccoutumé. Dès le point du jour, le préau s’emplit de monde, et les fanfares des sonneurs de trompe réveillèrent les vieux échos du fort.

Les veneurs avaient revêtu leurs plus beaux habits ; les chevaux, richement caparaçonnés, piaffaient d’impatience au milieu de la cour. Les chiens, peu accoutumés à pareille fête, aboyaient, le cou tendu sur leur laisse.

Le valtratto, ou équipage pour courre la bête noire, était composé d’une meute de chiens courants et d’une vingtaine de lévriers d’attache, grands, forts, bien traversés, remarquables par la largeur de la tête et des reins, par la grosseur et le feu des yeux.

C’était un gai spectacle que cette cohue d’hommes, de chevaux et de chiens rassemblés sur la pelouse du préau, à l’ombre de grands arbres dont le soleil levant dorait les cimes.

Tout à coup les trompes sonnèrent le boute-selle : le comte Hercule venait de paraître à côté du marquis de Santa-Fiore, arrivé depuis la veille au soir.

Le marquis était un gentilhomme de grande mine. Quoiqu’il eût au moins quarante ans, son visage noble, calme, aux lignes pures et correctes, présentait ce type de distinction et d’élégance qu’on trouve encore aujourd’hui chez les fils dégénérés des anciennes races italiennes. Il était bien fait de sa personne, et montait son cheval en cavalier accompli.

Une litière richement ornée suivait les deux cavaliers. Sur les coussins de la litière était assise une jeune fille qui paraissait ne prendre aucune part au plaisir de la chasse : c’était Alma. Elle abandonnait sa jolie tête aux ondulations de la litière ; son front, pensif et triste, était penché sur son épaule. Elle regardait d’un œil indifférent le beau marquis de Santa-Fiore ; elle songeait à Mario.

Mercedès, assise à côté d’Alma, égrenait son chapelet selon la coutume des duègnes espagnoles, qui se servent de leur chapelet comme les Françaises de leur éventail.

Quant au marquis de Santa-Fiore, il s’occupait surtout des équipages. Chasser noir était pour lui un plaisir sans égal : il y déployait une habileté que nul n’eût jamais songé à lui contester.

Les gentilshommes curieux l’entouraient à l’envi ; ils s’extasiaient sur ses observations pleines de justesse et d’une expérience longuement éprouvée. On faisait cercle autour de lui, et le marquis paraissait fier de cette admiration qu’il était d’ailleurs habitué à exciter.

Chacun prend sa gloire où il la trouve.

Enfin on sonna le départ à pleine trompe.

Le pont-levis s’abaissa, et la troupe entière se mit en marche.

— Monsieur mon hôte, dit Santa-Fiore au comte Hercule, vous avez un vautrait largement entretenu ; seulement vos chiens sont trop gras.

— Je suis bien vieux, M. le marquis, répondit Ercole, et bien accablé de soucis, mais il ne tiendra qu’à vous que ces meutes aient meilleure mine ; vous me ferez honneur et plaisir en venant souvent chasser chez moi.

— J’accepte de grand cœur, M. le comte, reprit Santa-Fiore, car je vous avoue que j’aime beaucoup à chasser noir, et nous n’avons pas une vraie compagnie sur mes terres. C’est un hasard quand mes limiers dépistent quelque ragot ou quelque marcassin, mais il y a des années que je n’ai vu le moindre sanglier.

Pendant cette conversation, la troupe descendait dans la belle vallée semée de bois et de marécages dont nous avons déjà plusieurs fois ébauché le dessin.

Il y avait bien longtemps qu’une aussi joyeuse compagnie n’était sortie du château d’Ercole. Tout le monde était de belle humeur, et notamment les gentilshommes de la suite, parmi lesquels on distinguait nos trois vieilles connaissances, Pasquale Contarini, Capitan, et Tiberio Fanferluizzi, qui à eux seuls faisaient plus de bruit que le reste de la troupe.

Pasquale, le nez rouge et resplendissant comme le soleil levant, donnait à sa gourde de longues et fréquentes accolades, en jurant corps de Bacchus qu’il est prudent en chasse de se prémunir contre l’air du matin.

Tiberio Fanferluizzi, paré d’un ravissant costume de chasse, déclamait un sonnet à Diane, qui est, comme chacun sait, la déesse des chasseurs.

Capitan racontait, quoique personne ne l’écoutât, comment il avait terrassé, tué, massacré à lui seul et sans chiens un sanglier de la plus large encolure.

Ces conversations, émaillées de vives réparties, jetaient un peu de gaieté parmi la troupe.

Cependant, à mesure qu’elle pénétrait dans les profondeurs de la vallée, le chemin devenait plus difficile. Les limiers, le cou tendu sur leur laisse, flairaient le sol avec avidité. Les chevaux hennissaient et rongeaient le mors.

La troupe chevauchait au milieu d’un paysage agreste, par un beau soleil du matin.

L’air était frais et parfumé ; on ne pouvait choisir un meilleur temps de chasse.

— Je crois, monsieur mon hôte, dit le marquis de Santa-Fiore, que voici un endroit propice. Il serait temps de mettre le limier en quête.

— Je m’en rapporte à votre sagesse, répondit le comte, qui voyait avec une secrète satisfaction l’animation du marquis. Ordonnez en maître.

Le marquis ne demandait pas mieux. Il mit pied à terre et trouva bientôt dans l’herbe et sur la terre humide certaines traces qui attirèrent toute son attention. Il mit un genou en terre et prit connaissance du pied.

— Voyez, messieurs, dit-il aux veneurs qui l’entouraient, c’est bien le pied d’un mâle. Les pinces sont grosses et les traces serrées. Si c’était une laie, les quatre pieds seraient ouverts, la sole et le talon plus larges.

Plus loin le marquis montra, dans une rangée de buissons qui fermaient la clairière, des marques nommées boutis, à l’aide desquelles un chasseur exercé peut donner la mesure exacte en longueur et en largeur de la hure du sanglier.

On découpla aussitôt les chiens, et le limier fut lancé sur la piste.

Alors la troupe entière prit une marche beaucoup plus rapide dans la direction de la forêt.

Ils traversèrent d’abord une sorte de clairière semée de buissons et d’arbustes et arrivèrent en peu d’instants aux premières futaies, sentinelles avancées des bois. À droite s’ouvrait la forêt profonde, accidentée de ravins et de collines, toute pleine d’ombre, de silence et de mystère ; à gauche, à travers un bouquet d’arbres, on apercevait l’eau bleue des marécages et leurs rives mélancoliques.

La trace du sanglier se dirigeait de ce côté ; la troupe des chasseurs s’y précipita comme un tourbillon ; mais cette course devait aboutir à un désappointement.

En effet, les chiens, l’œil en feu, la langue pendante, s’arrêtèrent au bord de l’eau.

— Je gage, s’écria le marquis de Santa-Fiore, que nous trouverons la souille et rien de plus !

Il montra un instant après, du bout de son fouet de chasse, entre les roseaux, sur la terre bourbeuse des rives du marécage, la marque du ventre du sanglier, qu’en termes de vénerie on nomme souille.

À en juger par la souille, c’était un sanglier de la plus grande taille.

— Vous voyez, messieurs, dit le marquis. Mais puisque nous ne le trouvons pas au marais, nous irons le chercher dans sa bauge !

On se remit en quête de la voie du sanglier. Elle se dirigeait vers la forêt. Le limier, chien à gros poil et courageux, s’élança hardiment ; meute, chevaux et chasseurs se mirent sur ses pas.

Tout à coup le marquis, le premier en avant, se dressa sur ses étriers et poussa ce cri bien connu des veneurs :

— Volle-ci, là !

On vit en effet une masse noire bondir dans les buissons avec une agilité surprenante.

— Volle-ci allé fuyant ! cria le marquis dont les yeux étincelaient.

Le sanglier prit en effet la fuite et se précipita impétueusement vers la forêt.

Alors tous les veneurs se mirent à crier à pleins poumons :

— S’en va, chiens ! s’en va ! hou ! hou ! chiens ! hou ! hou !

La troupe s’élança dans la forêt, au galop des chevaux, sans s’inquiéter des obstacles et des dangers sérieux d’une telle course.

Cependant la litière d’Alma ne put suivre ; les hommes qui la portaient étaient déjà hors d’haleine. Ils essayèrent de prendre le pas de course, mais les obstacles, facilement surmontés par les cavaliers, devenaient presque insurmontables pour des piétons chargés d’une lourde machine.

Alma ne se souciait pas beaucoup de voir tuer un pauvre animal, et son cœur était d’ailleurs trop sérieusement bon pour ne point compatir à la fatigue des hommes qui portaient sa litière. Elle leur ordonna de s’arrêter et de suivre la chasse si bon leur semblait, en attendant qu’il fût temps de rentrer au château.

Les porteurs ne se firent pas deux fois répéter cet ordre. Ils posèrent la litière, et, la curiosité l’emportant sur la fatigue, ils s’efforcèrent de rejoindre la chasse.

Alma resta donc seule avec Mercedès sur la lisière de la forêt entre les premiers arbres et les marais.

Par un sentiment d’antipathie qu’elle ne pouvait s’expliquer, elle évitait la compagnie de la duègne et trouvait toujours moyen, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, de l’éloigner ou de la fuir. Elle la laissa s’asseoir au pied d’un chêne et continuer en paix d’égrener son chapelet.

Des iris jaunes, des nénufars blancs et des myosotis croissaient sur les bords des marais au milieu d’autres fleurs superbes et délicates. Quelques-unes étaient remarquables par leur aspect singulier, leurs parfums étranges, toutes par cette grâce vive et sauvage qui distingue la fleur aquatique.

Alma sentit son cœur se dilater à la vue de cette belle et riche nature, et sans songer davantage à la chasse qui venait de s’éloigner, elle suivit doucement les rives parfumées en pensant à ceux qu’elle avait quittés !

Et tout en marchant, elle cueillait une à une les fleurs blanches, roses et bleues qui venaient se grouper en bouquet charmant dans sa main.

Alma était bien triste ; elle n’avait jamais ambitionné la fortune ou la grandeur ; elle était heureuse au milieu des montagnes où elle avait passé son enfance ; cette destinée modeste et simple convenait à son caractère tendre et soumis, et pour elle, qui n’avait jamais rien rêvé au-delà du regard et de l’amour de Mario, c’était une triste perspective que l’éternelle compagnie du marquis de Santa-Fiore et du comte Hercule.

Alma songeait à toutes ces choses, et elle soupirait.

Tout à coup un bruit se fit à ses côtés ; elle se retourna vivement, et après quelques secondes d’attention, elle aperçut à deux pas d’elle, et au-dessus des pointes vertes des plantes marécageuses, briller le feu de deux regards ardents.

D’abord la jeune fille eut peur, mais elle surmonta facilement le premier mouvement de terreur d’enfant, et reconnut la pauvre femme qui l’avait suivie dans son exil, et qui deux ou trois jours auparavant lui envoyait des baisers du haut des bastions extérieurs du fort.

Vue ainsi au milieu des roseaux et des nénufars, on eût pris volontiers la mendiante pour quelque fée des marais.

Alma courut à elle, mais lorsque la pauvre femme allait se lever toute rayonnante de joie et d’espoir, ses yeux rencontrèrent tout à coup au loin le pâle et maigre profil de Mercedès.

À l’aspect de la duègne, la femme noire tressaillit. Une expression de terreur indicible se répandit sur ses traits : elle recula en étendant les bras.

— Oh ! cette femme ! cette femme ! s’écria-t-elle en fronçant le sourcil.

— Vous tremblez ? dit Alma.

— Ne restons pas ici !… reprit l’inconnue ; il faut que je vous parle, mais la présence de cette femme me glace de crainte !

— Je vous suis, dit Alma.

La mendiante quitta alors le bord du marais, et se glissant de buisson en buisson, comme si elle eût craint que Mercedès ne l’aperçût, elle gagna le bois, se retournant de temps en temps pour voir si Alma ne l’abandonnait point.

Mais la jeune fille la suivait en souriant.

Sans savoir pourquoi, Alma se sentait attirée par une douce et irrésistible sympathie vers cette pauvre femme, qui paraissait tant l’aimer. Dans son exil, c’était le seul visage qu’elle pût regarder sans crainte, le seul cœur dans lequel elle se sentît disposée à verser tout ce que le sien contenait de tristesse et d’amertume.

Aussi Alma suivait en souriant.

À chaque pas le bruit des veneurs allait se perdant au loin ; on n’entendait plus que le tressaillement des feuilles au contact du vent, ou les riches vocalises des oiseaux heureux et libres. Le fourré devenait plus épais : on devait être fort loin de toute habitation humaine ; il pouvait peut-être y avoir du danger à s’aventurer de la sorte, seule et sans escorte…

Mais Alma ne pensait à rien… La pauvre femme l’appelait, et elle suivait en souriant.

Enfin la vieille femme s’arrêta, et Alma en fit autant.

L’endroit qu’elles venaient d’atteindre formait une sorte de petite retraite de quelques pieds carrés où pénétraient comme une pluie d’or les beaux rayons du soleil. Ce vert réduit était entouré de buissons élevés mêlés de haute futaie. Un arbre s’élevait parmi les buissons, c’était un chêne-nain dont le tronc rabougri se terminait à hauteur d’homme par une grosse tête d’où s’échappaient, comme une luxuriante chevelure, de vigoureux rameaux.

Au pied de cet arbre une mousse épaisse simulait un siège doux et commode : la pauvre femme y fit asseoir Alma, la forçant avec une autorité pleine de tendresse à s’adosser contre l’arbre.

Alma se laissa faire et semblait même se complaire dans cette sorte de soumission affectueuse avec laquelle elle accueillait les moindres désirs de la mendiante.

Cette dernière la regarda un moment avec un plaisir ineffable, comme si pour la première fois elle sentait bien que la jeune fille était en sa possession et que dans cette solitude nul ne pouvait venir troubler son bonheur.

Une idée toute d’amour et de grâce lui vint à l’esprit. Elle cueillit la ciguë, arracha un liseron de lierre, et, entrelaçant la fleur délicate au lierre noueux, elle en fit une couronne qu’elle posa sur les beaux cheveux d’Alma.

Elle s’agenouilla ensuite, et, la contemplant un moment avec une muette adoration :

— Oh ! vous êtes belle ! s’écria-t-elle en joignant les mains.

Alma était vraiment charmante ainsi. La ciguë avec ses fleurs d’un rose tendre, son feuillage pâle et dentelé, se mariait au lierre brun avec une grâce bizarre qui donnait à la physionomie d’Alma un caractère idéal et poétique dont l’imagination la plus simple eût été frappée.

Sans s’expliquer pourquoi Alma se sentait vivement émue des témoignages d’affection que lui donnait la pauvre femme. Cette émotion l’embarrassait ; elle chercha à en détourner le cours en rompant le silence.

— Y a-t-il longtemps, demanda-t-elle en rougissant légèrement, que vous êtes allée dans la montagne ?

— J’en viens, répondit la vieille femme, je suis toujours errante maintenant, et je vais alternativement de la montagne à la plaine et de la plaine à la montagne. Oh ! je demande à Dieu qu’il soutienne mes forces !

— Pauvre femme ! dit Alma d’une voix pleine de tendre compassion ; mais qui peut donc vous forcer à courir ainsi le pays ?…

— Une fatalité ! répondit l’inconnue dont le front s’assombrit tout à coup.

Alma sentit son cœur se serrer, et elle eut presque peur : mais cette femme venait de lui dire qu’elle était allée dans la montagne, et la curiosité lui donna du courage.

— Et qu’avez-vous vu dans la montagne ? demanda-t-elle avec anxiété ; Régina sans doute, n’est-ce pas ?… Ah ! si elle éprouve pour moi la même amitié que je ressens pour elle, elle a dû bien pleurer depuis mon départ.

— J’ai vu Régina, répondit la mendiante en remuant la tête. Elle allait, sur son petit cheval noir, à travers les sentiers de la montagne, et aucun nuage n’attristait son front.

— Toujours folle ! objecta Alma en souriant avec bonté ; c’est elle qui donne la vie et l’animation à la montagne ; ce serait un séjour bien triste, si elle cessait de l’habiter. Régina est la joie de mon oncle ; le jour où elle manquerait, Andrea mourrait…

— Andrea est bien sombre depuis votre départ…, interrompit la femme noire.

— Croyez-vous ?

— Je l’ai vu.

— Pauvre oncle !

— Il se tenait debout sur le sommet du plateau qui domine la vallée… le front baissé, les bras croisés sur la poitrine… Andrea a, dit-on, bien changé depuis que vous n’êtes plus là.

— Est-ce possible ?

— Il est maintenant d’une dureté extrême envers sa troupe… Il rudoie tout le monde ; chacun tremble à son approche.

— Pauvre oncle !… fit Alma en devenant rêveuse.

Ces paroles de la vieille femme la reportaient tout à coup vers cette époque de sa vie où libre, heureuse, elle avait senti se développer et grandir les plus chers sentiments de son cœur. Maintenant elle se rappelait avec amertume ces jours enfuis pour toujours, et elle envisageait avec une terreur instinctive d’enfant l’avenir qui lui était réservé, et qu’un voile sombre lui cachait encore.

Enfin elle releva la tête, et regarda doucement la vieille femme : une timide rougeur colorait ses joues et son sein se soulevait avec effort.

— Il y a encore au château, dit-elle, une personne que je n’ai pas vue depuis mon départ : savez-vous ce qu’est devenu mon cousin Mario ?

— Oh ! c’est à faire pitié, répondit la femme noire ; il est d’une tristesse dont rien n’approche. On le rencontre la tête baissée par les chemins, marchant à pas lents. Il lui reste à peine le courage de porter son mousquet. Souvent il va s’asseoir auprès de la petite fontaine où vous alliez souvent vous asseoir avec lui, et où je vous ai rencontrés quelquefois ensemble… Pauvre enfant, ce souvenir vous attriste et vous fait pleurer !…

En effet, des larmes à la fois amères et douces coulaient le long des joues d’Alma ; les paroles de la pauvre femme lui révélaient l’amour de Mario, et son cœur était en même temps tout triste et tout réjoui.

— Vous pleurez, mon enfant ! reprit la pauvre femme. Oh ! vous l’aimez donc ?…

— Moi ! dit Alma troublée.

— Vous l’aimez ! articula-t-elle en hochant la tête. Oh ! je connais cela, mon enfant… Pourquoi rougir d’un sentiment si pur et qui fait votre seul espoir ?… Aimez, aimez sans crainte, l’amour vient de Dieu, et c’est un sentiment noble et saint… Avant que la chasse ne rentre, voulez-vous, Alma, que je vous raconte une belle histoire d’amour ? C’est une consolation, pour ceux qui aiment, d’entendre raconter les souffrances des autres.

— Une histoire d’amour ? dit Alma en souriant à travers ses larmes.

— Une belle histoire, digne des anciens temps de la chevalerie, quoiqu’elle se soit passée il y a bien peu d’années.

— Oh ! je vous écoute, dit Alma. Asseyez-vous près de moi. Le soleil n’est pas encore au milieu du ciel, nous avons de longues heures.

La pauvre femme attendit à peine cette invitation. Elle s’assit aux pieds d’Alma et commença ainsi :

II

Histoire d’amour

— Plaise à Dieu, ma bonne demoiselle, dit la pauvre femme, que vous ne souffriez jamais les maux que la Providence a infligés à la malheureuse héroïne de ce récit ! Elle n’était pas, comme vous, belle et pure ; elle n’avait aucune des qualités charmantes qui attirent vers vous le cœur et le regard, mais elle était bonne et douce comme vous, et comme vous, mon enfant, elle avait dans son cœur le germe divin de toutes les vertus. À quinze ans elle était seule, sans appui, sans famille… et perdue au milieu d’un monde qu’elle ne connaissait pas. À seize ans, elle était la maîtresse d’un puissant seigneur… Une année, une seule année, avait suffi pour consommer son déshonneur, et donner au nom qu’elle portait la plus humiliante des célébrités.

— Et quel était son nom ? demanda Alma avec intérêt.

— Ce nom est maintenant oublié parmi les hommes, répondit la vieille femme, et pourtant il a été bien célèbre ; je vous le répète, et peut-être l’avez-vous entendu prononcer dans votre enfance : elle s’appelait la Lucrezia Mammone.

La femme noire ne prononça ce nom qu’avec un sentiment d’amertume qui n’échappa point à Alma.

Mais cette dernière chercha en vain dans sa mémoire, et secouant sa jolie tête :

— Je ne connais pas ce nom, répondit-elle en regardant doucement son interlocutrice.

— Vous étiez trop jeune, reprit l’inconnue, pour le connaître.

— C’est égal, dit Alma, continuez, je vous prie.

— La Lucrezia, poursuivit-elle, n’avait jamais en réalité connu l’amour : l’amour est un sentiment céleste qui ne peut prendre racine que dans un cœur pur, et la Lucrezia, jusqu’alors du moins, avait laissé son cœur ouvert sans défiance à toutes les réalités dissolues de la vie des courtisanes. Ce n’était pas cependant une créature perdue, et l’existence qu’elle menait ne l’avait pas encore complétement corrompue !…

« Un jour, parmi les jeunes seigneurs qui l’entouraient et lui faisaient une cour assidue, elle distingua un tout jeune homme nommé Beppo. Celui-là ne l’abordait point avec cette insolente familiarité que prennent ordinairement les grands seigneurs auprès des pauvres créatures que le malheur a jetées dans la voie mauvaise. Il s’observait auprès d’elle, ne franchissant jamais les bornes étroites de la réserve la plus sévère, et l’entourait enfin de respect et de vénération comme si la Lucrezia Mammone eût été sa femme ou sa sœur.

« Dire à quel point la pauvre créature fut touchée de cette conduite serait impossible. Il y avait, dans cette attitude tendre et respectueuse de Beppo, tant d’amour chaste et d’adoration sainte, que la Lucrezia se sentit comme régénérée, et que son cœur se prit à rêver une existence nouvelle, sous l’inspiration de ce sentiment nouveau ; Beppo l’aimait, elle l’aima aussi. Elle connut les joies de l’amour pur, et cet amour l’aurait sans doute sauvée de l’infamie, si une grande catastrophe n’était venue alors bouleverser son existence.

« Un jour, c’était vers le coucher du soleil, un inconnu entra dans la maison de Lucrezia et lui dit :

« — Je suis votre frère.

« Cet homme était un aventurier hors la loi ; un grand cœur d’ailleurs, une âme trempée comme l’acier. Il révéla à la Lucrezia éperdue un secret… terrible, celui de sa naissance. La Lucrezia, la malheureuse créature au nom infâme, la fille perdue, appartenait à l’une des plus nobles familles de l’Italie. Hélas ! il était trop tard pour recommencer la vie, et lorsque la Lucrezia lui demanda en tremblant : « Mon frère, faut-il vivre ou mourir ? » son frère ne répondit rien. Il pleurait cependant, mais son cœur demeura inflexible, et il n’eut pas une seule parole de regret ou de douleur !…

« Alors la Lucrezia l’embrassa en sanglotant, lui dit un suprême et dernier adieu, et lui recommandant une pauvre enfant qui lui était née durant sa vie dissolue, elle s’enfuit, sans oser regarder en arrière. Au bout du jardin où avait eu lieu cet entretien, passait une rivière ; la Lucrezia donna une pensée à sa fille, une autre à Dieu, et courut se précipiter dans cette eau qui l’engloutit !… »

— Pauvre femme ! dit Alma en soupirant.

— N’est-ce pas, reprit l’inconnue comme soulagée par cette parole de compassion qui accueillait son récit, n’est-ce pas qu’il était dur de quitter la vie à dix-sept ans, au moment même où un amour pur et chaste allait la purifier ?

— Voilà une triste histoire, murmura la jeune fille.

— Oh ! ce n’est pas tout ! dit l’inconnue.

— Elle ne mourut donc point ?

— Quelqu’un la sauva.

— Beppo ? je gage.

— Beppo, en effet.

— Je m’en doutais ! s’écria Alma en frappant dans ses petites mains avec une joie naïve et douce.

L’inconnue sourit, et ce sourire donna un moment à son visage blême une grâce infinie. Elle prit les mains d’Alma et les lui baisa.

— Oui, dit-elle, c’était lui ! Il la déposa sur la rive et la rappela à la vie. Quand la Lucrezia revint à elle, elle aperçut à ses pieds, les mains jointes et priant Dieu, la pâle physionomie de celui qu’elle aimait.

« — Vous vouliez donc mourir ? dit Beppo d’un air de doux reproche.

« — Il le fallait ! répondit la Lucrezia.

« — Mourir sans moi ! poursuivit Beppo ; vous ne m’aimez donc pas ?

« La Lucrezia fondit en larmes : elle n’avait plus ni force ni courage. Les tortures qu’elle avait éprouvées étaient encore présentes à sa mémoire ; elles n’avaient pas ébranlé sa raison ; mais, au moindre choc, à la moindre pensée, tous ses nerfs tressaillaient, et un tremblement convulsif s’emparait de ses membres.

« Une crainte terrible l’agitait. Elle tremblait de rencontrer son frère, cet homme qui pour l’honneur d’un grand nom lui avait en quelque sorte commandé de mourir. Elle avait vu la mort de trop près pour ne pas frémir à la pensée que son frère pourrait lui ordonner une seconde fois de quitter ce monde.

« Beppo la conduisit alors dans une hôtellerie située hors de la ville. »

— Quelle était cette ville ? interrompit Alma.

— Spolette…, répondit la vieille femme. Beppo ignorait les motifs de cette tentative de suicide, mais il ne voulait point paraître indiscret dans un pareil moment. Il fit préparer une chambre pour la Lucrezia, et il en choisit une pour lui-même ; il ne voulait pas perdre de vue cette femme qu’il aimait de toute la force de son âme, et qu’il venait d’arracher si miraculeusement à la mort !

« Le lendemain au point du jour, son premier soin fut de s’informer de la Lucrezia ; mais lorsqu’il envoya l’hôtesse à la chambre qu’elle occupait, on s’aperçut qu’elle était vide. La Lucrezia était partie depuis plus de deux heures.

« Beppo fut au désespoir. Il prit des informations. La Lucrezia avait pris la route de Rome. Il jeta l’or à pleines mains et courut les grandes routes, mais inutilement. Il la suivit ainsi à travers l’Italie durant plusieurs mois. Elle se cachait avec tant de soin qu’il ne pouvait la rejoindre.

« Il l’atteignit enfin à Naples dans une maison de la rue de Tolède.

« — Oh ! maintenant, s’écria-t-il, je ne vous quitte plus !

« — Pardonnez-moi, Beppo ! lui dit la Lucrezia en lui tendant la main. Je ne voulais point vous associer à une existence à jamais perdue ; c’est un grand malheur que vous m’ayez rencontrée ; c’en est un plus grand que vous ne m’ayez point laissée mourir, mais je ne me sens plus maintenant la force de vous quitter.

« À dater de ce jour, ils vécurent sous le même toit… comme un frère et une sœur… Ce furent les seuls instants de bonheur que la Lucrezia goûta en ce monde, bonheur triste et austère et qui dura bien peu !…

« À son tour elle suivit Beppo. Ce dernier avait un commandement dans les armées d’Espagne, et les hasards de la guerre le poussèrent de Naples jusque dans le sud de l’Italie. La Lucrezia le suivit à travers la Basilicate et les Calabres.

« C’était une rude existence, sans cesse agitée, toujours suspendue à des craintes éternellement renaissantes. La Lucrezia supportait toutes les fatigues avec un courage héroïque, qu’elle puisait dans le regard et dans l’amour de Beppo.

« Chaque semaine, cependant, amenait un nouveau combat, et nul n’eût pu dire quand l’Italie serait rendue au calme et à la paix.

« D’ailleurs, Beppo à tout instant courait de graves dangers, et le sort, jusqu’alors si favorable, pouvait lui devenir contraire.

« C’est ce qui arriva.

« Un jour on rapporta Beppo pâle, couvert de sang, profondément blessé à la poitrine.

« Au milieu des hasards de la vie aventureuse qu’elle menait, la Lucrezia n’avait jamais pensé que son Beppo pût être blessé, elle n’avait jamais pensé qu’il pût mourir.

« C’était le seul lien qui la retînt à la vie, son seul bonheur, sa seule joie : comment croire que Dieu lui enlèverait cette suprême consolation ? C’eût été tenter le suicide…

« Aussi, quand Beppo fut couché sur son lit de souffrance, elle ne permit à personne de l’approcher et de lui donner des soins. Durant trois mois elle veilla nuit et jour à son chevet. Elle avait entrepris contre la mort une de ces luttes acharnées dans lesquelles il faut vaincre ou périr. L’amour et la mort entraient en champ clos : l’amour fut le plus fort… »

— Quel bonheur ! dit Alma toute joyeuse.

— Ne vous hâtez point de vous réjouir !…

— Qu’arriva-t-il donc ? s’écria la jeune fille.

— La blessure de Beppo se ferma, mais il ne reprit point ses forces. Il marchait en chancelant comme un vieillard ; bientôt il ne put même plus faire le tour de sa chambre appuyé sur le bras de la Lucrezia. Il s’alita de nouveau et, peu à peu, de jour en jour, la malheureuse créature vit l’existence se retirer lentement de cet homme qu’elle aimait par-dessus tout.

« Beppo ne disait rien, mais il se sentait mourir, et de temps en temps ses regards s’attachaient avec une étrange fixité sur la Lucrezia. On eût dit que, comprenant bien qu’il allait se séparer d’elle pour toujours, il eût voulu emporter du moins son image aimée dans l’autre monde.

« La Lucrezia eut cette douleur inexprimable de voir s’éteindre de jour en jour cette organisation si jeune et si vivace. Quand vous aurez l’expérience de la vie, mon enfant, quand vous saurez ce que c’est qu’un amour pur pour une pauvre créature avilie, qui de cet amour même attend sa rédemption, vous comprendrez ce que la malheureuse dut souffrir.

« Beppo vivant sous le même toit qu’elle, l’aimant de toute son âme, ne l’eût pas entourée de plus de respect au milieu d’une famille vénérable. À peine osaient-ils tous deux se donner la main… Lucrezia avait tant de besoin d’estime qu’elle ne pouvait même pas accorder ce qu’une jeune fille pure aurait pu accorder à son fiancé, et Beppo, comprenant cette sainte pudeur, la respecta comme il eût respecté une chaste et pure enfant.

« Cependant la fin de cette lente agonie était proche.

« Un soir, à la lueur vacillante d’une lampe à demi éteinte, la Lucrezia, agenouillée derrière une draperie, priait à mains jointes pour le moribond.

« Quand la prière fut finie, elle se leva et s’approcha du lit. La prière avait subitement calmé ses craintes et endormi ses terribles appréhensions ; mais lorsqu’elle fut arrivée au pied du lit, qu’elle vit son amant étendu pâle et sans mouvement, une soudaine terreur s’empara d’elle, un frisson glacé courut sous ses cheveux, et elle poussa un cri étouffé.

« Il lui sembla que Beppo n’avait plus un souffle ni un regard !

« Elle courut effarée à la lampe, la saisit d’une main tremblante et revint l’œil hagard la placer auprès de Beppo !

« Mais ce dernier n’avait pas bougé !…

« Elle posa la main sur ses lèvres. Il ne respirait plus !…

« Elle toucha son cœur : il n’avait plus de battements !

« Elle l’appela par son nom à diverses reprises, et Beppo ne répondit pas !

« Il était mort !…

« Alors sans proférer un cri, sans pousser un gémissement, elle se laissa tomber à genoux auprès de son amant, et pria…

« Puis, comme si elle eût tout à coup puisé dans son désespoir même la force et l’énergie qui lui avaient manqué jusqu’alors, elle se leva avec une certaine solennité, se pencha un moment sur le lit, et, tremblante comme une vierge qui vient d’entrer dans la chambre nuptiale :

« — Ô Beppo ! dit-elle d’une voix grave, toi vivant, jamais un baiser de ma bouche n’a effleuré tes lèvres ! La mort réunit ce que la vie avait séparé ! Ô mon Beppo ! mon fiancé, mon époux, reçois donc ce baiser suprême, et que Dieu bénisse notre union !

« En parlant ainsi, elle se pencha vers le cadavre et unit ses lèvres aux lèvres blêmes et froides de Beppo… C’était sa première nuit d’amour ! »

Quand la vieille femme eut fini, elle regarda Alma qui sanglotait.

— Bonne Alma ! lui dit-elle en souriant à travers ses larmes, merci de votre compassion ! La Lucrezia en était digne, croyez-le bien.

— Et que devint-elle ? demanda la jeune fille en essuyant ses larmes.

— Beppo repose dans un petit cimetière au fond des Calabres, à l’ombre d’un laurier-rose, sur le penchant d’une colline qui regarde la mer.

— Mais la Lucrezia ?

— Oh ! la Lucrezia, c’est une triste histoire encore : quand la pauvre femme eut perdu son amant, elle se rappela qu’elle avait un enfant, et elle revint au pays qu’elle avait quitté pour suivre Beppo. Elle erra de pays en pays, revenant chaque année pleurer sur la tombe de Beppo ; souvent même elle s’approcha de Spolette et traversa les Abruzzes ; mais la crainte de son frère l’empêcha toujours de séjourner longtemps dans le pays, quoique le sentiment de la maternité, qui s’était réveillé impérieux dans son cœur, l’y ramenât sans cesse.

— Oh ! pourquoi n’ai-je pas connu cette femme ? reprit Alma ; j’aurais pleuré avec elle, car elle a été bien malheureuse, et je sens que je l’aurais aimée !

La femme noire écoutait ces paroles d’Alma avec un ravissement impossible à décrire ; ses lèvres s’étaient entr’ouvertes, elle tendait à demi les bras vers la jeune fille. Aux derniers mots d’Alma, elle se laissa tomber à ses pieds, et embrassant ses genoux :

— Aimez-moi donc, ange céleste ! s’écria-t-elle avec un élan d’amour et de passion, car je suis la Lucrezia !

— Pauvre femme ! murmura la jeune fille en l’attirant sur son cœur.

Elles se tinrent un moment embrassées, pleurant et ne pouvant plus parler.

— Mais vous aviez une fille ? demanda Alma en se dégageant doucement des étreintes de la vieille femme.

— Oh ! une enfant douce et charmante, et qui aurait votre âge aujourd’hui, répondit la Lucrezia… Mais où est-elle maintenant ? Mon cœur la reconnaîtrait-il quand je la rencontrerais ? Oh ! que Dieu m’éclaire, et puissé-je ne pas me tromper !

— Vous l’avez donc revue ?

— Oui.

— Il y a longtemps ?

— Quelques semaines seulement.

— Eh bien ! fit Alma avec un geste charmant et naïf, vous me l’amènerez, n’est-ce pas ? Je veux la voir, la connaître, et si vous avez bien confiance en moi, si vous m’aimez réellement, vous la laisserez au château. J’y suis seule et bien triste… Elle sera plus qu’une compagne : il y a si longtemps que je désire une sœur !

La Lucrezia, émue et tremblante, l’écoutait parler sans songer à lui répondre ; mais au moment où Alma allait continuer, un grand bruit de chevaux, de chiens et de trompes de chasse, se fit entendre.

— La chasse ! dit la Lucrezia effrayée.

Elle jeta aussitôt sur Alma un regard plein de tristesse et de regret, et le bruit se rapprochant de plus en plus, elle s’enfuit, se cachant de buisson en buisson.

Alma se leva à son tour, regagna la rive des marais, où elle retrouva Mercedès qui la cherchait pleine d’inquiétude.

Sur ces entrefaites la chasse déboucha du bois.

On entendait de loin la voix du marquis de Santa-Fiore qui criait :

— Hou vori !

Ce qui voulait dire que le sanglier tournait.

En effet, le sanglier sortit tout à coup des buissons, l’œil en feu, le poil hérissé et grognant.

Il voulut se jeter dans l’eau, mais les chiens le devancèrent.

La meute passa ardente, furieuse, la langue rouge, l’œil injecté.

Quatre vieux chiens courants, le cou armé de colliers à grelots, se jetèrent aux flancs du sanglier, l’attaquant hardiment et évitant ses coups avec beaucoup d’adresse.

Les cavaliers sortirent du bois, le marquis de Santa-Fiore en tête.

— Lâchez deux lévriers ! dit-il, il est temps de coiffer la bête !

Un valet de chiens qui tenait des lévriers en laisse en lâcha deux des plus forts, qui d’un bond s’élancèrent à la tête du sanglier et le saisirent chacun par une oreille.

C’est ce que l’on appelle coiffer le sanglier.

L’animal ainsi pris ne peut plus fuir.

Le marquis de Santa-Fiore sauta aussitôt à bas de son cheval, tira une courte épée de chasse qu’il avait au côté et s’approcha du sanglier.

Il prit le poil, appuya la lame sur sa main gauche pour la conduire et la tenir ferme et ne point blesser les lévriers, et piqua la bête à quatre doigts au-dessous de l’épaule gauche.

L’animal tomba roide mort.

C’était, sans contredit, un exploit digne du meilleur chasseur de la contrée, et tous les veneurs applaudirent à outrance.

Le marquis de Santa-Fiore avait exécuté cette difficile opération avec un sang-froid remarquable, une élégance parfaite.

Alma détourna son visage de cette scène sanglante, et regagna sa litière.

La troupe se remit en ordre après avoir mis le sanglier sur des branches d’arbre en guise de civière, et l’on regagna le château au bruit des fanfares et des chansons des veneurs.

Un repas splendide attendait l’hôte du prince. On mangea et l’on but comme savent le faire des gens de bonne santé qui viennent de passer la journée en chasse.

Au dessert cependant le vieil Ercole, qui ne perdait point de vue son but, mit la conversation sur le mariage. Poussé par son hôte, le marquis déclara nonchalamment qu’il songeait depuis quelque temps à se marier, qu’il voulait un héritier, et ne tenait ni à la fortune, ni à l’amour, pourvu que la demoiselle fût belle, sage et de haute naissance.

Ercole insinua qu’il serait flatté d’avoir pour gendre un homme comme le marquis ; celui-ci répondit sur le même ton qu’il trouvait Alma ravissante. On voit que l’affaire était en bonne voie, et que rien ne s’opposait plus à ce qu’elle réussît.

Jusque bien avant dans la nuit, on sabla les vieux vins des caves du château d’Ercole.

III

Bel Demonio

Tandis que le prince Hercule et le marquis de Santa-Fiore vidaient les coupes et causaient mariage, la nuit était venue.

On ne voyait au ciel ni lune, ni étoiles ; un crêpe funèbre couvrait le ciel tout entier et s’étendait au-dessus de la vallée comme le dôme d’un catafalque mortuaire.

C’était une nuit noire et profonde, nuit sinistre pareille à celle pendant laquelle Macbeth assassina le roi son hôte et ses deux écuyers.

Les sentinelles debout sur les bastions veillaient appuyées sur leur mousquet.

Et l’on n’entendait au milieu du silence solennel de toute chose que les qui-vive monotones qu’elles se renvoyaient à de rares intervalles.

Au château, à part les quelques cris que l’orgie jetait de temps à autre, tout semblait profondément endormi !… Les soldats et les palefreniers se livraient aux douceurs du repos… Les chiens et les veneurs subalternes, harassés de fatigue, cherchaient à réparer, le mieux possible, les forces qu’ils avaient perdues dans la journée. Mais c’était surtout dans les montagnes que la nuit prenait un caractère plein de tristesse et d’horreur.

Du fond des gorges profondes on entendait hurler le loup féroce des Apennins, dont la voix rauque se mêlait au grondement des torrents.

Le butor sifflait dans les marais, et s’envolait avec effroi quand passait près de lui quelque renard poursuivi.

Dans l’air tourbillonnaient des essaims sinistres de chouettes et de hiboux.

Et le vent, mêlant sa grande voix sombre et triste à ce concert de cris étranges, passait sur la vallée, emportant, dans son tourbillon, la poussière des chemins et les feuilles sèches des bois !…

Une nuit terrible pour le voyageur égaré !…

Mais il est des hommes pétris d’un véritable airain qui ne craignent ni les blessures, ni la mort, ni la dent des loups, ni le stylet des brigands.

À deux lieues environ du plateau où était établi le camp d’hommes libres commandés par Andrea Vitelli, au sommet des montagnes les plus inaccessibles s’élevait une villa mystérieuse ; la villa avait un aspect particulier qui l’eût fait prendre bien plus volontiers pour un mausolée que pour une habitation humaine. Portes et fenêtres étaient toujours fermées ; on eût dit que la mort avait passé par là !… Le propriétaire de ce château n’osait peut-être pas l’habiter. Il y a des propriétés qui deviennent ainsi mauvaises suivant le temps et les circonstances.

Celle dont nous parlons passait pour inhabitée, ou, si vous aimez mieux, elle passait pour n’être hantée que par les chauves-souris ou les malins esprits !…

Dans un pays superstitieux comme l’Italie, cette dernière considération n’était pas sans valeur, et elle avait suffi à elle seule pour faire respecter la villa bien mieux que ne l’eût fait une troupe de soldats du roi.

Les honnêtes gens et les bandits ont en effet cela de commun, qu’ils craignent plus le diable que Dieu !…

Durant cette nuit, la villa détachait sur le fond noir du ciel sa muette et pâle silhouette ; comme à l’ordinaire, les portes et les fenêtres en étaient hermétiquement fermées, mais plus qu’à l’ordinaire peut-être elle avait, cette nuit, un aspect sombre et fatal.

Aucune lumière ne brillait à l’intérieur.

La villa semblait plongée dans un abandon complet et n’avait que quelques sapins dépouillés de leurs feuilles, lesquels se dressaient immobiles comme ces arbustes frêles et souffreteux que l’on plante autour des tombeaux !…

Tout à coup…

Ah ! si Cocomero ou quelque autre paysan de la vallée, ou un preux paladin comme le seigneur Capitan, ou encore un homme sans foi, ni loi, ni peur, ni conscience, comme le Cosimo ou tout autre brave de la troupe d’Andrea Vitelli eût passé par là en ce moment, il eût reculé de deux pas, il se fût hâté de se signer le visage. Mais ni Cocomero, ni Cosimo, ni même le valeureux Capitan, ne se promenait là à cette heure de nuit, et aucun obstacle ne vint s’opposer à ce qui allait se passer.

Tout à coup, disons-nous, une des fenêtres s’ouvrit au premier étage de la villa mystérieuse, comme un œil indiscret qui s’éveille, et, dans le cadre formé par la fenêtre ouverte, une tête noire entourée d’un turban asiatique se pencha curieusement au-dehors.

Puis, quand la tête noire eût jeté un coup d’œil sur la campagne silencieuse et déserte, elle se retira lentement, et la fenêtre se referma.

Un moment après la grille de la villa grinçait sur ses gonds, et un jeune cavalier vêtu de noir, portant un masque de velours et monté sur un petit cheval arabe, sortait en caracolant et s’élançait en avant.

Douze cavaliers le suivirent de près, douze cavaliers noirs, la tête ceinte d’un large turban, les flancs armés d’un long cimeterre damasquiné.

Ces douze cavaliers étaient nés sur la côte méridionale d’Afrique ; ils étaient beaux, grands, souples et robustes, et montaient leurs chevaux fougueux avec une adresse et une agilité qui tenaient du miracle…

Dès que le jeune homme les vit à ses côtés, il secoua la tête d’un air glorieux, moitié enfant, moitié femme, et, montrant la campagne qui s’étendait devant eux, il piqua ses éperons dans les flancs de son petit cheval et partit au galop.

Les douze cavaliers partirent en même temps, et la grille se referma derrière eux, sans qu’aucune main humaine l’eût poussée et comme si elle eût obéi à un ressort invisible !…

Cependant la petite troupe passait comme le vent à travers les sentiers étroits et rapides de la montagne.

Les douze cavaliers n’avaient point proféré une parole. Les crinières de leurs chevaux volaient au souffle vif du vent, et leurs longs burnous blancs flottaient autour d’eux comme un pâle tourbillon !

Les chevaux ne couraient pas, ils dévoraient l’espace ; malgré l’obscurité profonde de la nuit, l’absence complète de chemin tracé, malgré les rochers et les fondrières, ils allaient comme le vent.

— En avant ! en avant ! criait de temps en temps le jeune chef.

Et à sa voix chevaux et cavaliers, animés d’une ardeur surhumaine, semblaient puiser de nouvelles forces. Ils franchissaient ravins et montagnes, bruyères et forêts, marais et torrents.

Où allaient-ils ainsi, au milieu de la nuit, silencieux comme des spectres, rapides comme des génies de l’autre monde ?…

Vers quel but mystérieux les emportait cette course désordonnée ?… Quel désir, quelle ardeur les animaient ? À quels combats, à quelle curée couraient-ils ?…

Les douze cavaliers ne proféraient pas une parole, et à travers le bruit sec et régulier du galop des treize chevaux, on entendait seulement de temps en temps la voix frêle et délicate du chef qui les poussait en avant.

Cependant, à mesure qu’ils pénétraient dans les gorges plus profondes, les loups, attirés à la piste des chevaux, se précipitaient à leur poursuite ; mais les cavaliers allaient toujours, et à mesure qu’ils traversaient des ravins nouveaux, d’autres bandes de loups se joignaient aux premiers et exécutaient une sarabande acharnée autour d’eux.

Bientôt les loups se trouvèrent en nombre considérable, affamés et terribles. Leurs yeux brillaient dans l’ombre, leur langue altérée pendait hors de leur gueule, leurs queues hérissées battaient leurs flancs creux, et déjà ils poussaient de joyeux hurlements, comme s’ils eussent été certains de leur proie.

Cependant, les douze cavaliers ne s’en inquiétaient guère, et leur chef, les cheveux flottants au vent humide de la nuit, continuait de les guider, et répétait de sa voix enfantine :

— En avant ! en avant !

Seulement, lorsqu’un loup trop hardi s’élançait pour saisir son cheval aux naseaux, il tirait rapidement son cimeterre et faisait voler d’un bras souple et vigoureux la tête hideuse de l’animal.

Ainsi faisait chaque cavalier lorsqu’il était nécessaire de défendre sa monture.

Bientôt, cependant, rochers, torrents, sapins et marécages, pitons et ravins disparurent : les pieds des chevaux touchaient à la plaine.

Les loups, arrêtés aux dernières limites des montagnes, les accompagnèrent longtemps encore de leurs longs hurlements. Puis on n’entendit plus que les pas des chevaux sur la terre sonore, et la voix du jeune chef.

Ils venaient d’arriver sous les murs du château du prince Hercule. Là, le jeune chef ralentit la course de son cheval, et se mit à exécuter sur le bord des fossés des caracolades que le plus intrépide écuyer n’eût peut-être osé tenter en plein jour.

En ce moment, Alma rentrait dans sa chambre et venait de s’accouder à sa fenêtre. Peut-être songeait-elle à la pauvre femme qui lui avait conté une histoire d’amour, peut-être à Mario ?… Son âme était encore émue, et s’ouvrait aux douces impressions qu’avait fait naître en elle la Lucrezia Mammone.

La Lucrezia lui avait raconté une histoire d’amour, et cette histoire l’avait tout à coup éclairée sur ce qui se passait dans son propre cœur.

Elle aimait Mario, elle l’aimait avec le fol abandon d’un premier amour, et cependant ils étaient séparés, séparés à tout jamais !

Alma ferma les yeux et posa la main sur son cœur qui battait violemment.

Quand elle releva la tête, elle vit au loin, dans l’ombre, les douze cavaliers aux manteaux blancs, qui se tenaient debout sur le monticule qui dominait le château.

D’abord elle se crut le jouet d’une hallucination de la nuit ; les fantômes n’existaient que dans son imagination, elle allait les voir disparaître dans un moment… mais les cavaliers entouraient leur jeune chef, et déjà un certain mouvement commençait à régner dans le château.

— Sainte Vierge !… que va-t-il arriver ? s’écria Alma, prise d’une terreur indicible.

Elle souffla aussitôt sa lumière et se blottit sous les courtines.

La sentinelle du bastion avait bien aperçu la petite troupe, mais loin de mettre le mousquet à l’épaule et de donner l’alerte en criant : « Qui vive ? » elle laissa retomber lourdement la crosse à terre, fit le signe de la croix, invoqua son patron et murmura :

— Bel Demonio !

— En avant ! dit alors le jeune chef d’une voix railleuse.

Les chevaux allongèrent les jambes et le cou et dévorèrent de nouveau l’espace.

Bientôt on vit sortir des ombres épaisses de la nuit les blanches murailles et les lumières scintillantes d’une ville entière ; les clochers se dressèrent dans le ciel, et au milieu du silence, on entendit comme des rumeurs confuses, le bruit d’une ville qui s’amuse.

C’était Spolette.

Les cavaliers s’arrêtèrent à l’entrée de la ville sous le porche d’une maison isolée, et tout disparut.

. . . . . . . . . . .

Une demi-heure après, une litière somptueuse portée par quatre hommes sortit de la maison et prit la direction du théâtre de Spolette.

Et sur leur passage, la foule s’écartait avec une sorte d’admiration mêlée de respect, et chacun disait tout haut :

— Place à la comtesse Orsini !…

Ce nom produisit dans les rues de Spolette un effet véritablement magique, et lorsque la porte de la litière s’ouvrit, un grand concours de gentilshommes élégants l’entourait à l’envi, et tous s’inclinèrent avec empressement devant la jeune femme qui en sortit, vêtue avec une magnificence toute royale !

La jeune princesse accueillit avec une grâce charmante les hommages dont elle était saluée, et elle gagna sa loge, escortée de murmures pleins de louanges et d’applaudissements admiratifs ; on eût dit d’ailleurs qu’elle était habituée à de semblables démonstrations, car, à part les quelques sourires officiels qu’elle échangea avec certains seigneurs, aucune satisfaction bien vive ne se peignit sur son visage.

Elle n’avait certainement pas eu besoin qu’on lui eût dit qu’elle était belle pour qu’elle le sût !…

La comtesse Orsini était en effet remarquablement belle ; ses beaux cheveux noirs, aux reflets de soie, tombaient à profusion sur ses rondes épaules d’une blancheur de marbre. Elle avait l’œil vif et plein d’éclairs rapides, et la blonde lumière des lustres, glissant sur la peau brune de ses joues, lui donnait une animation, un éclat qui révélaient indiscrètement ce qu’une pareille organisation pouvait promettre de voluptés !…

La comtesse Orsini avait dix-sept ans à peine, et pourtant elle allait seule en public. On ne lui connaissait ni père, ni mère, ni mari, ni parent d’aucune sorte ; mais nul n’était tenté de profiter de cet isolement réel ou apparent, car on devinait en elle une fermeté de caractère qui suffisait à contenir ses adorateurs dans les bornes étroites d’une admiration respectueuse.

Dans la conversation, la comtesse était à la fois railleuse, mordante et spirituelle. Une galanterie de mauvais goût aurait eu peu de succès auprès d’elle. Elle avait toujours sur les lèvres quelqu’un de ces mots aigus comme une flèche, qui percent sans pitié les fats et les impertinents.

Cette humeur satirique tenait à la belle comtesse lieu de chaperon vénérable, de mari jaloux et de frère à grosses moustaches.

Dès ses premières apparitions à Spolette, quelques jeunes fous s’étaient aventurés jusqu’à inonder sa loge de bouquets et de billets doux, mais aucun ne se vanta de l’accueil fait à ces démonstrations amoureuses. Certains propos piquants recueillis de la jolie bouche de la comtesse Orsini couraient à ce sujet, mais ceux des galants gentilshommes qui en avaient fourni le sujet niaient sur l’honneur que ces propos pussent aucunement leur être adressés.

Il n’en avait pas fallu davantage pour tenir à distance le reste de la bande, et désormais la comtesse pouvait courir le monde toute seule avec autant de sécurité que si elle avait eu pour escorte une famille entière de puritains anglais.

Malgré son extrême jeunesse et les hommages muets dont elle était entourée, la comtesse Orsini restait insensible. Elle n’avait encore distingué personne parmi la brillante jeunesse de Spolette, et sa conduite ne prêtait pas au plus léger soupçon… À la vérité, nul ne connaissait sa vie intime. Elle ne recevait point et ne visitait point. Ses gens ne quittaient jamais son hôtel situé hors de la ville. Ses porteurs étaient muets comme la tombe ; on pouvait les mener au cabaret et les enivrer du meilleur vin de la contrée, les questionner à satiété, ils ne soufflaient mot. Ces braves gens étaient d’une discrétion à toute épreuve : ils avaient la langue coupée.

Les douairières de Spolette en étaient réduites aux suppositions les plus fantastiques.

Quelle que fût d’ailleurs l’imagination féconde des bonnes dames, elle n’atteignait point à la réalité, car la prétendue comtesse Orsini n’était autre que la nièce supposée d’Andrea Vitelli, Régina elle-même.

Depuis deux ans, elle venait ainsi seule, et à l’insu d’Andrea et de tous les gens du fort, jouir des fêtes et des spectacles de Spolette.

Quelquefois un jeune cavalier masqué l’accompagnait et rentrait avec elle au fort, mais il ne se montrait point au théâtre ou dans les lieux publics. Son rôle était celui d’un frère complaisant qui obéit aux caprices d’une sœur trop aimée.

Au moment où Régina entra dans la salle, le premier acte venait de finir. Dans toutes les loges la conversation était engagée, et dans presque toutes le sujet de causeries le même.

On chuchotait sur le compte du mystérieux Bel Demonio, ce brigand fantastique qui parcourait le pays, incendiant les châteaux du prince et dévalisant ses domaines sans que personne connût le motif de sa haine, sans que jamais on eût aperçu son visage ni deviné le lieu de sa retraite.

Mais c’était surtout dans la loge de Régina que les nouvelles les plus singulières couraient sur ce mystérieux personnage.

— Quelle nouvelle à Spolette, messieurs ? avait demandé la jeune fille.

Et on lui répondait que Bel Demonio avait reparu dans les environs, qu’on l’avait vu, qu’il était haut de six pieds, qu’il portait une longue barbe, et que ses yeux lançaient des flammes ni plus ni moins qu’un démon !…

Régina riait de toutes ces terreurs, renchérissait sur toutes ces extravagances, et proclamait bien haut son désir de voir ce Bel Demonio dont tout le monde parlait, et que nul encore ne pouvait affirmer avoir rencontré.

Et c’était vraiment merveille de voir avec quelle grâce infinie, quel laisser-aller touchant elle parlait de toutes ces choses, sans que la moindre émotion vînt se trahir sur son beau visage.

La belle jeune fille ne demandait pas à Spolette d’autres triomphes que ceux-là : être trouvée belle et pouvoir effrayer les jeunes et les vieilles femmes avec ce nom terrible de Bel Demonio !…

Quand le spectacle fut fini, Régina remonta dans sa litière, qui reprit le chemin du faubourg de Spolette. Chaise et porteurs disparurent bientôt sous le porche d’où ils étaient sortis.

Et quand une heure du matin sonna au beffroi de la ville, le jeune cavalier masqué, suivi de ses douze Mores en manteaux blancs, sortit pour la seconde fois de la maison du faubourg.

— En avant ! cria la voix enfantine.

La troupe entière prit aussitôt le galop, traversa tout d’une traite le pays de plaine et disparut enfin comme un tourbillon dans les profondeurs des montagnes. C’était Régina !…

Bel Demonio, le terrible bandit qui incendiait les châteaux du vieux prince Hercule, qui continuait avec acharnement l’œuvre de destruction commencée par Andrea, qui faisait trembler toute la province, c’était Régina !…

Régina, la sœur d’Alma, l’amante de Mario !…

Que s’était-il passé dans le cœur de cette femme, pour qu’elle fût devenue ainsi un des plus redoutables adversaires d’Ercole ? Quelle pente fatale l’avait entraînée vers cette existence mystérieuse ? quel sentiment inexplicable l’y retenait, malgré l’étrangeté d’une telle situation pour une jeune fille ?

Régina était une de ces organisations puissantes comme on en rencontre beaucoup sur la terre d’Italie, également aptes à tous les rôles, et qui cherchent résolument la satisfaction complète des besoins dont la nature a mis le germe dans leur cœur.

Bien souvent la renommée avait apporté dans la forteresse d’Andrea le bruit des fêtes splendides que la noblesse italienne donnait à Spolette ; on y parlait des bals, des spectacles, des femmes aux brunes épaules, des beaux cavaliers aux longs yeux noirs, et sans savoir pourquoi d’abord, Régina avait senti son cœur tressaillir instinctivement.

Tous ces récits étaient si enivrants pour une jeune imagination de dix-sept ans ! Un désir insensé s’était emparé d’elle, et un soir, elle s’était appuyée sur le bras de Mario et était partie !

Ce jour-là elle n’alla point, il est vrai, jusqu’à Spolette ; elle s’arrêta à quelques centaines de pas de la ville, et là, au milieu du silence calme et harmonieux de la nuit, elle avait écouté et elle avait vu !…

Elle avait écouté ces murmures confus de fêtes que la brise du soir lui apportait ; elle avait vu ces mille lumières qui étincelaient dans l’ombre, et derrière les voiles transparents de la nuit elle avait deviné…

Son cœur battait dans sa jeune poitrine ; des cris d’admiration, de désir, d’enthousiasme, se pressaient sur ses lèvres émues, et elle avait laissé échapper son secret devant Mario.

Elle voulait voir de plus près, elle voulait entendre, elle voulait toucher du doigt toutes ces réalités merveilleuses qu’un voile jaloux lui cachait encore…

Et puis Régina aimait Mario, et Mario n’avait alors aucune raison de lui refuser la satisfaction de l’un de ses caprices.

Elle alla à Spolette.

Elle but avec une sorte d’enivrement fébrile à la coupe des plaisirs de ce monde frivole ; elle savoura à longs traits cette liqueur empoisonnée que verse la louange dans le cœur des jeunes femmes ; elle oublia tout, un moment, pour s’abandonner ardente, folle, avide, au tourbillon vainqueur qui l’emportait vers les joies inconnues.

Ce qui plaisait surtout à Régina, cependant, il faut bien le dire, ce n’était point précisément la réalité même qu’elle allait chercher dans les demeures princières de Spolette ; ce n’était point d’être trouvée belle, de se l’entendre dire, de deviner et de sentir sa beauté dans les regards jaloux des autres femmes.

C’était bien plutôt ce voyage rapide à l’aller, lent et mélancolique au retour, qu’elle faisait souvent en compagnie de Mario.

Au retour surtout !…

Quand les dernières notes des concerts harmonieux vibraient encore à son oreille enchantée, quand son cœur débordait encore des émotions dont le bal l’avait rempli, Régina était heureuse de se retrouver seule, en compagnie de son cousin, au milieu de la campagne endormie ; seule avec ses pensées et son cœur troublés !…

La lune montait douce et voilée au firmament ; tout était calme et silence ; on n’entendait çà et là que le cri isolé de quelque oiseau des nuits ou le murmure harmonieusement monotone des ruisseaux dans les prairies prochaines…

Souvent Régina et Mario se laissaient tranquillement aller au pas de leur monture, sans songer à dire une simple parole : tous deux pensifs, tous deux émus…

Régina rêvait à toute chose : au bal, à la nuit, à Mario peut-être…

Mario pensait à la forteresse d’Andrea, à ceux qui l’habitaient, à Alma, sans doute !…

Chose étrange ! Cependant, après avoir joui pendant quelques jours du spectacle des splendeurs qu’elle avait tant désirées, Régina sentit qu’il lui manquait encore quelque chose, et que sa vie était aussi vide, aussi monotone qu’auparavant !…

Elle en chercha longtemps la cause, et elle finit par la trouver !…

Un soir, elle revenait de Spolette… Il y avait déjà une heure qu’elle chevauchait à côté de Mario, et aucune parole n’avait encore été échangée entre elle et Mario !…

Le regard de la jeune fille s’oubliait à contempler la campagne, dont les contours indécis se dessinaient vaguement au loin, à la pâle clarté de la lune.

Régina était bien sincèrement émue !…

Et ce qui lui inspirait cette émotion, ce n’était point assurément le souvenir du bal ou des louanges qu’elle y avait recueillies ; ce n’était pas davantage le doux et poétique spectacle que lui offrait la campagne en ce moment : c’était la belle et mélancolique figure de son compagnon, dont la silhouette se dessinait à ses côtés.

Mario ! la pensée de tous ses jours, le rêve de toutes ses nuits !…

Mario, jeune, ardent, enthousiaste, dont depuis quelques mois le visage avait pris une certaine teinte rêveuse qui ajoutait encore à sa beauté grave et triste !

Mario, dont le seul regard la troublait, dont une seule parole lui jetait de singulières émotions !…

Régina ralentit le pas de son cheval et se rapprocha de son beau cousin ; puis se penchant vers lui avec un doux air de tête qui révélait bien toute l’amoureuse inquiétude de son cœur :

— Mario, lui dit-elle d’une voix que mille sentiments divers faisaient trembler, vous êtes triste, ce soir !

— Moi ? répondit brusquement Mario comme réveillé en sursaut et en jetant à Régina un regard étonné.

— Vous êtes triste ! poursuivit la jeune fille, et j’ignore la cause de votre tristesse ; Mario, vous manquez de confiance en moi, et c’est bien mal !

Mario fit un signe de tête négatif, qu’il accompagna d’un geste d’indolence rêveuse.

— Je ne manque point de confiance en vous, Régina, répondit-il en reprenant son assurance et son sang-froid ; à de certaines heures seulement, comme à l’instant, je me laisse emporter par de douces rêveries, et j’oublie quelquefois que je ne suis point seul… Mais rassurez-vous, ma cousine, il n’y a dans mon cœur aucun secret que j’aie intérêt à cacher, et je n’ai aucun motif, aucun prétexte pour avoir défiance de vous.

Région sourit avec quelque amertume et arrêta son cheval.

— Vous me permettrez, mon beau cousin, répliqua-t-elle, de ne pas croire un mot de ce que vous dites… Ce n’est pas la première fois que j’ai lieu de remarquer votre taciturnité, ce n’est pas la première fois qu’elle m’étonne, et, je dirai plus, qu’elle me blesse. Mais après tout, ajouta-t-elle en reprenant son chemin, je suis assurément bien bonne de m’occuper de semblables choses, et vous êtes bien libre, mon beau cousin, de rêver à qui vous plaît !…

Et elle enfonça ses éperons d’argent dans les flancs de Fuoco, et prit rapidement les devants.

Pour ce jour, la conversation en était restée là, mais Régina ne se tint pas pour battue ; il lui importait trop de connaître ce secret que Mario lui cachait, pour ne pas mettre tout en jeu afin de le découvrir.

Régina aimait Mario avec cette plénitude de sentiment qu’elle apportait dans tout ce qu’elle entreprenait.

Jusqu’alors elle n’avait pas pensé que Mario pût aimer une autre femme qu’elle ; elle pensait au moins que, préoccupé de ses devoirs de soldat dans la forteresse d’Andrea, il n’avait laissé aucune affection se développer dans son cœur !…

Cependant l’attitude qu’avait prise son cousin depuis quelques mois lui avait, à plusieurs reprises, inspiré de sérieuses inquiétudes.

D’où lui venaient cette tristesse, cette inquiétude, cette taciturnité ? Elle ne connaissait à Mario aucun sujet de préoccupation étrangère, et cherchait vainement ce qui pouvait le changer à ce point.

Un moment elle crut qu’elle était la cause de ce changement, et cette pensée lui fut douce ; mais Mario était pour elle comme par le passé, et rien dans sa conduite ne témoignait d’un chagrin ou d’une jalousie quelconque.

Régina commença à avoir réellement peur, et comme elle allait toujours droit au but qu’elle s’était assigné, elle résolut de déchirer le voile de ses propres mains, et de mettre Mario en demeure de s’expliquer franchement et sans détours.

— Mario, dit-elle un soir à son cousin, un moment avant de rentrer à la forteresse, il y a quelques jours que je veux vous parler, et je suis bien aise d’en trouver l’occasion.

Mario s’était arrêté à cette brusque interpellation ; il ne savait quel sentiment agitait Régina ; mais un soupçon rapide comme l’éclair traversa sa pensée.

— Êtes-vous franc ? ajouta Régina d’une voix ferme et d’un ton qui n’admettait aucune hésitation.

— Voilà une singulière question, essaya de répondre Mario, et je crois qu’il n’y a qu’une femme qui puisse l’adresser de cette façon à un homme.

— Ce n’est point précisément cela non plus que j’ai voulu vous demander, repartit Régina avec une légère impatience ; je désire savoir seulement, mon cousin, si vous aurez assez de franchise pour répondre sans ambiguïté à la demande que je vais vous faire.

— Et pourquoi pas ? fit Mario.

— Ah ! il y a peut-être des raisons, répliqua Régina ; que sait-on ? Il y a des secrets que l’on cache, il y en a que l’on confie à certaines personnes. Or il est certain pour moi, Mario, que, dans ce moment, votre tristesse n’a d’autre cause qu’un secret que vous cachez, et je me demande pourquoi vous avez tant tardé à me le confier, à moi qui suis plus que votre cousine, qui suis encore votre amie ?

Mario resta quelque temps sans répondre ; puis enfin il releva la tête et osa affronter le regard de Régina.

— Ma chère cousine, répondit-il d’une voix calme et absolument sans émotion, il est possible que vous ayez deviné, il est possible que vous vous soyez trompée. Si, cachant un secret, je ne vous l’ai point confié, c’est que ce secret est à moi, et qu’apparemment je désire que nul ne le connaisse parmi les personnes qui me sont chères à plus d’un titre. Ne croyez pas, toutefois, Régina, que si j’agis ainsi, ce soit par un sentiment mauvais, et le jour où je pourrais vous dire ce secret, si tant est que c’en soit un, je le ferais avec une confiance qui a toujours été dans mon cœur !…

Après avoir ainsi parlé, Mario salua Régina et rentra à la forteresse.

Rien dans ces paroles ne pouvait certainement fixer les incertitudes de Régina, mais cependant elle y puisa cette conviction que Mario aimait, et que l’objet de cet amour n’était point elle.

De là à penser que ce pouvait bien être Alma, il n’y avait qu’un pas, et quinze jours après Régina avait acquis toutes les preuves nécessaires pour asseoir sa conviction.

Dire ce qui se passa alors dans son cœur serait impossible…

Il se fit en elle un déchirement affreux, et elle éprouva comme un accès de suprême désespoir.

Alma devint l’objet de sa haine furieuse, aveugle, et elle ne vécut plus que pour se venger.

Cela ne lui fut pas difficile.

Elle apprit peu après qu’Alma, recueillie fort jeune à la forteresse, était la fille d’un ennemi abhorré d’Andrea, et dès ce moment elle n’eut qu’un but, qu’un désir : faire au père d’Alma ce qu’elle n’osait encore faire à sa fille !…

D’ailleurs, la vie pleine d’imprévu, de mystères, qu’elle s’ouvrait de la sorte, convenait admirablement à sa nature aventureuse ; elle saisit avec empressement ce prétexte, et devint en peu de temps ce Bel Demonio dont la province de Spolette redoutait si fort le voisinage.

IV

Le mauvais ange

Le soleil était levé depuis une heure quand Régina traversa le camp d’Andrea et rentra à la forteresse.

— Notre demoiselle est bien matinale, disaient les gens du camp ; elle s’est levée aujourd’hui avant le soleil.

Régina descendit de cheval dans le préau. Elle portait son costume habituel, feutre gris et casaque de velours noir à boutons d’argent, et son visage d’une pâleur mate et reposé ne trahissait aucune fatigue.

Elle jeta la bride de Fuoco à un palefrenier, et se dirigea vers les appartements.

— C’est singulier ! pensait le palefrenier en étrillant le petit cheval noir qui était couvert de sueur et d’écume, chaque fois que notre demoiselle fait sa promenade du matin, Fuoco est dans cet état ; on dirait qu’il vient de faire vingt lieues sans s’arrêter. Si Fuoco n’avait pas sa petite écurie pour lui tout seul, je serais curieux de voir à quelle heure elle part… C’est une fière femme ! Elle n’a besoin de personne pour seller son cheval et lui tenir la bride pendant qu’elle monte !

Tandis que l’honnête palefrenier se livrait ainsi à ses réflexions, Régina avait gagné l’habitation du chef. Mais avant d’arriver à ce dernier, elle s’était trouvée face à face avec Mario.

Depuis quelques jours, Mario avait bien changé : ce n’était plus ce jeune homme robuste, joyeux et insouciant, qui s’en allait indolemment par les chemins, le feutre sur l’oreille, le mousquet sur l’épaule, en sifflant un air des montagnes. Ce n’était plus Mario le chasseur, qui aimait mieux tuer un chevreuil ou des perdrix rouges pour ses cousines que de monter une garde dans les postes avancés, et préférait se battre contre dix hommes à se déranger de son chemin.

Mario maintenant était pâle, sombre, concentré. Il marchait la tête basse, le feutre sur les yeux. Il faisait son service avec une ponctualité qu’on ne lui connaissait pas.

Dès le matin, il partait du fort et ne rentrait que le soir après le soleil couché, évitant avec soin la présence de son père et la rencontre de Régina.

Que faisait-il ainsi toute la journée, pendant que l’on s’inquiétait souvent de son absence à la forteresse ? La Lucrezia l’avait dit à Alma : Mario allait s’asseoir dans cet endroit solitaire de la montagne où il s’était si souvent assis auprès de la jeune fille ; là, le front penché, le regard vague, l’attitude pensive et mélancolique, il repassait dans son souvenir tous ces jours aimés qu’il avait vécu auprès d’Alma, et bien des fois le soleil disparaissait derrière les hauteurs de l’horizon, qu’il n’avait pas encore songé à regagner la forteresse.

Mario avait bien changé depuis quelques jours.

En le voyant ainsi pâle et triste, Régina s’arrêta un moment et se mordit les lèvres de dépit.

Un sourire amer éclaira son visage, et elle le salua à haute voix et avec affectation.

— Bonjour, cousin Mario ! dit-elle en s’inclinant avec un respect exagéré.

Mario fit semblant de ne point voir et de ne point entendre, et passa. Mais Régina lui saisit le bras, et le serrant avec une vigueur nerveuse et fébrile :

— Cousin Mario, bonjour ! répéta-t-elle avec un accent mordant et impératif.

— Ah ! pardon, cousine ! dit Mario en se retournant brusquement et sans chercher à cacher sa contrariété, pardon, mais je ne vous voyais pas !…

— J’estime, cousin Mario, répliqua Régina, que si vous ne voyez pas, c’est qu’il est entre vous et moi un autre visage que vous voyez trop !…

— Que voulez-vous dire ? fit Mario un peu troublé.

— Vraiment ! la fille de notre ami a-t-elle donc emporté avec son cœur et sa raison la sincérité du cousin Mario ?

— Mon Dieu ! cousine, repartit Mario impatienté, que vous importent et mon cœur, et ma raison, et ma sincérité… Je m’étonne que vous preniez tant de souci de moi, Régina, quand cette nuit même vous receviez les hommages empressés de toute la gentilhommerie de Spolette. Ne revenez-vous point d’une de vos excursions habituelles ?

— En effet ! répondit Régina.

— Ce n’est pas le cousin Mario que vous y alliez chercher sans doute ?…

— Non, Mario, vous avez raison ; mais il fut un temps, et je me le rappelle encore, moi, si vous l’avez déjà oublié ; il fut un temps où vous étiez heureux, vous le disiez du moins, de me servir de cavalier et de me protéger au besoin contre les attaques dont j’aurais pu être l’objet… Alors, Mario, vous écoutiez mes confidences, vous paraissiez m’aimer, et moi, qui avais mis en vous toute ma confiance, je ne vous cachais rien des secrets de mon âme. Mario, ce temps est bien loin de nous maintenant.

Ces paroles avaient été dites d’un ton qui émut Mario ; il regarda Régina, et, frappé de l’animation inusitée de son visage, il fit un doux geste de la main et se rapprocha d’elle.

— Vous êtes injuste, Régina, lui dit-il vivement et avec une pitié sincère, je vous aime et vous aimerai toujours comme un frère ; jamais vos secrets ne seront trahis par moi, croyez-le bien ; mais quant à vous protéger, c’est aujourd’hui, Dieu merci ! une superfluité, et vous n’avez besoin de la protection de personne. Vous êtes un homme, Régina, un homme trempé comme l’acier, et plus redoutable, certes, que le plus intrépide bandit de la troupe de mon père.

Régina réprima un vif mouvement de dépit, et conserva encore assez d’empire sur elle-même pour sourire à Mario et le remercier.

Sans s’en douter, ce dernier venait de blesser profondément le cœur de sa cousine. Régina eût, sans contredit, préféré en ce moment le dédain de Mario à cette affection fraternelle qu’il lui offrait, et c’était lui faire une cruelle injure que de lui rappeler la virilité qu’elle avait déployée dans certaine circonstance, à cette heure surtout où elle eût si ardemment désiré être femme aux yeux de son cousin.

Toutefois, elle ne voulut point paraître en concevoir trop d’humiliation ; elle releva hardiment le front sous cette atteinte mortelle, et jetant sur Mario un regard plein d’ardeurs et de colères contenues :

— Soit ! mon cousin, lui dit-elle, voulez-vous faire cause commune avec nos ennemis ? Vous êtes libre ; mais c’est une guerre que vous allumez, et vous ne trouverez pas mauvais que pour cette guerre je cherche un auxiliaire dans mon oncle Andrea Vitelli !…

Et en parlant ainsi, Régina salua ironiquement son cousin, et poursuivit son chemin, laissant ce dernier ne sachant pas trop ce qu’il devait craindre d’une pareille menace…

Cependant Régina se dirigea du côté des appartements du chef, et bientôt après elle entrait chez Andrea.

Andrea était encore au lit, et dans cet état qui tient le milieu entre la veille et le sommeil. Les nécessités impérieuses de son métier le tenaient sur pied une partie de la nuit ; ce n’était que le matin qu’il pouvait se livrer au repos !

Régina s’approcha du lit à petits pas sur la pointe du pied ; quand elle fut arrivée au chevet d’Andrea, elle se baissa doucement et déposa un baiser sur son front.

Il n’en fallait pas davantage pour réveiller Andrea. Il se leva en sursaut, comme un homme qui craint une attaque soudaine, et ouvrit les yeux…

Quand il aperçut Régina à ses côtés, l’expression de méfiance qui s’était répandue sur ses traits disparut tout à coup, et il essaya un sourire.

— Déjà levée ? dit-il alors d’un ton de doux reproche, et en baisant le beau front pur de sa nièce ; tu es bien matinale aujourd’hui, mon enfant ; est-ce qu’il y aurait quelque chose de nouveau au château ?

— Il n’y a rien de nouveau au château, répondit Régina, sinon que je ne dors pas, et que d’ici longtemps je ne pourrai dormir…

— Tu souffres donc, mon enfant ? s’écria Andrea avec l’accent d’une sollicitude paternelle.

— Oui ! mon oncle.

— Et qui te fait souffrir ?… Parle.

— Je n’oserai jamais…

— Doutes-tu de mon cœur, mon enfant, quand je donnerais tout ce que j’ai au monde pour payer ton bonheur ?

— Je ne doute pas de vous, mon oncle, mais Mario…

— Ne me parle point de Mario, interrompit Andrea. Mario n’est plus mon fils.

— Oh ! pardonnez-lui un mouvement d’emportement. C’est Alma, la fille de notre ennemi commun, qui a causé tout le mal.

— En effet, murmura le chef dont le front se couvrit de rides, j’ai commis une grande faute !

— Hélas ! soupira Régina, Mario aime Alma.

— Qu’importe ? il y a entre eux un abîme infranchissable.

— Mais moi, mon oncle ?…

— Eh bien ?

— Moi… j’aime Mario…

Un éclair de joie passa sur le front d’Andrea Vitelli à ces paroles, et il regarda avec enivrement la jeune fille, qui avait caché son visage dans ses deux mains…

— Tu l’aimes ! s’écria-t-il. Tu aimes Mario ! Est-ce possible ? Ah ! le vœu de ma pauvre sœur sera donc réalisé, et je pourrai remplir le plus cher de ses désirs ! Pauvre Régina… tu l’aimes ! et tu n’osais le dire !… Oh ! sois tranquille sur l’avenir, mon enfant, je veux ton bonheur et le sien, et je te le jure, tu l’épouseras.

Et comme Régina l’écoutait avec ravissement sans répondre :

— Pauvre enfant, lui dit-il en lui prenant les mains avec affection, pourquoi pleurer ainsi ? Cet amour sera ma plus douce consolation, comme il était déjà le plus saint espoir de ma vieillesse. Tu aimes Mario : eh bien ! Mario sera à toi.

Régina avait au plus haut degré le talent de la dissimulation, et pendant qu’une joie profonde entrait dans son cœur aux paroles de son oncle, son visage ne trahit aucune émotion, et ses yeux seuls étincelèrent d’un éclat qui jeta un moment sur sa physionomie un reflet étrange.

Puis elle secoua tristement la tête.

— Vous oubliez, dit-elle alors, que Mario ne m’aime pas ! La fille de notre ennemi a laissé ici son influence secrète. Pendant de longues années elle a paralysé votre haine… Avec le temps on oublie bien des serments… Et grâce à sa fille, le vieil Ercole est encore très puissant aujourd’hui.

— Cela est vrai, murmura le chef.

Et Andrea devint pensif.

— Et sans cet inconnu, poursuivit Régina, sans ce Bel Demonio qui semble envoyé par la justice divine pour se charger de votre vengeance, Hercule, le traître, le spoliateur, jouirait encore de tous ses biens. Qui donc arrête votre bras, mon oncle ? Est-ce l’affection que vous éprouvez pour la fille ? Est-ce la crainte que vous inspire le père ?…

Ces paroles, prononcées par toute autre que Régina, auraient soulevé une tempête dans le cœur d’Andrea ; mais Régina était la fille bien-aimée du chef ; il pâlit, et ne répondit pas.

Régina se pencha sur lui au point que son haleine embaumée passait comme une tiède brise de printemps sur son visage.

— Oncle Andrea, dit-elle d’une voix basse et animée, si j’étais à votre place, si j’étais comme vous un homme, un homme de guerre, brave, sans peur, je vous le dis, oncle Andrea, cela ne se passerait pas ainsi !…

— Vraiment ! interrompit le chef en souriant, et comme s’il eût voulu se soustraire à cette influence magnétique qui s’emparait de lui.

Cette haleine suave et virginale, ce corps souple qui se penchait sur sa poitrine, cette voix de femme qui murmurait à son oreille, tout cela contribuait à exercer sur l’esprit d’Andrea une sorte de fascination contre laquelle il se trouvait impuissant à lutter.

Régina le remarqua, et elle voulut consommer sa victoire : elle avança la tête par un mouvement plein de grâce, de telle sorte que ses cheveux doux et soyeux caressèrent le front de son oncle.

Andrea lui jeta le bras autour de la taille et attacha ses regards sur ses yeux noirs et profonds qui le magnétisaient.

— Ah ! si j’avais comme vous une cuirasse et une épée, reprit la jeune fille d’une voix stridente qui allait au cœur, si j’avais l’audace et l’infatigable ardeur du guerrier, je voudrais que cet Hercule maudît, avant de mourir, le jour où sa mère l’a conçu ! Est-ce donc pour une petite fille, oncle Andrea, que vous oubliez si vite les outrages que vous avez subis ? Non, il ne sera pas dit que la vengeance se sera fait attendre, et si vous y renoncez, vous, mon oncle, vous Andrea Vitelli, moi j’irai au comte Hercule, je le poursuivrai avec acharnement, et je ne me reposerai pas tant qu’il restera une pierre de son dernier palais !

Andrea la regardait avec un plaisir mêlé d’admiration. Il oubliait sa main dans les longs flots de sa longue chevelure et murmurait de temps en temps comme malgré lui :

— Beau démon !

— En avant ! en avant ! répondait Régina d’une voix claire et enfantine, pareille à celle qui avait retenti la nuit dans la montagne.

— Cela te ferait donc bien plaisir ? dit enfin Andrea, en se dressant à moitié sur son séant.

— Oui, mon oncle.

— Tu es jalouse, ma pauvre enfant !

— Jalouse de votre honneur, mon bon oncle.

Un éclair jaillit à ces paroles de l’œil du bandit… Il appela Cosimo, et Cosimo entra.

— Or çà, qu’on fourbisse les armes, s’écria-t-il d’une voix de stentor à son second étonné ; que les hommes et les chevaux soient tenus en bon état. Nous reprendrons demain notre ancien métier.

— Enfin ! enfin !… dit Régina en s’échappant avec une joie fauve dans le cœur.

V

Le mouchoir

Alma fut si épouvantée de l’apparition de Bel Demonio sur les remparts du château, qu’elle résolut dès le lendemain de faire coucher Marina dans sa chambre.

Le jeune cavalier masqué et ses douze écuyers en manteaux blancs ne sortaient plus de son imagination. Et telle est l’influence de l’imagination, que la timide enfant croyait à chaque instant voir quelque spectre se dresser devant elle. Le vieux château d’Ercole avec ses hautes murailles, ses fossés profonds et ses oiseaux de nuit logés dans les meurtrières, lui causait une vague terreur dont elle ne se rendait pas bien compte, mais contre laquelle la formidable garnison du fort ne suffisait pas à la défendre.

Le lendemain soir, Marina, enchantée de cet emménagement, établit donc un petit lit dans un coin de la chambre. Elle était charmée de se trouver en compagnie d’Alma, la seule jeune fille de son âge qui fût dans le fort. Malgré la distance des conditions, elle se sentait attirée vers Alma par ce besoin d’affection naturel aux jeunes filles.

La toilette de nuit achevée, la maîtresse et la soubrette se couchèrent ; mais il va sans dire qu’au lieu de dormir on causa. Marina surtout était intarissable : elle connaissait sur le bout de ses doigts le château et ses environs, elle savait toutes les histoires de la plaine et de la montagne, et c’était pour elle un véritable plaisir que de faire part à sa jeune maîtresse de toutes les observations dont elle avait orné sa mémoire.

Bercée par cette petite voix frêle et douce, Alma commençait à sentir le sommeil peser sur ses paupières fatiguées, lorsqu’un bruit lointain, produit par une trompe de chasse, vint la tirer de ce premier assoupissement.

— Entends-tu ? dit-elle à Marina en se levant à demi et en prêtant l’oreille.

— J’entends parfaitement, mademoiselle, répondit Marina, et je vous avoue que ce cor de chasse à pareille heure me jette dans un grand étonnement. Autrefois il y avait bien dans le pays le vieux chasseur Roland de Montecavallo, un seigneur de grande mine qui chassait comme un démon ; mais le vieux Roland est mort, et d’ailleurs la nuit il n’est pas dans la coutume des veneurs de courre le noir ou la bête de…

— Tais-toi ! tais-toi !… interrompit Alma ; tu m’empêches d’entendre.

Force fut à Marina de se taire et d’écouter comme sa maîtresse.

Le cor sonnait une fanfare plus monotone que brillante, et les sons plaintifs de l’instrument mouraient dans le silence de la nuit, comme la voix d’un amoureux sous la fenêtre de sa maîtresse.

— Ce n’est pas gai, dit Marina.

— Tais-toi ! tais-toi ! répéta Alma en prêtant l’oreille.

Les deux jeunes filles firent de nouveau silence, et cette fois il leur fut facile de s’apercevoir que les sons du cor de chasse se rapprochaient sensiblement.

— Faut-il regarder ?… dit Alma attentive et curieuse.

— Regarder !… s’écria Marina ; mademoiselle n’y songe pas !… Si nous allions voir encore cet affreux Bel Demonio !

Alma était émue et pensive… Le son de ce cor à cette heure de nuit lui donnait de douces rêveries ; d’ailleurs ce n’était pas la première fois que cet air des montagnes frappait ses oreilles. Il lui rappelait de bien doux instants.

Elle rougit dans l’ombre, soupira et se leva timidement.

— Ma foi, dit Marina en l’imitant, j’ai envie de voir aussi.

— Non, reste ! s’écria involontairement Alma, reste ; s’il y a quelque chose, je te le dirai.

Marina appartenait à cette espèce de femmes auxquelles il suffit de défendre une chose pour qu’elles fassent cette chose.

Marina obéit cependant, mais à contrecœur.

Pendant ce temps, Alma avait écarté les rideaux et elle regardait.

Cette fois la nuit était belle et limpide comme le sont presque toujours les nuits italiennes. La lune et les étoiles brillaient sur l’azur du ciel comme de larges paillettes d’or et d’argent sur un manteau de velours. Les brises tièdes des nuits d’été passaient sur la vallée et éveillaient de doux murmures dans les bouquets d’arbres. Le rossignol chantait ses amours. La lune semblait être descendue au sein des marécages, comme en ces temps mythologiques où Phébé, déesse du croissant, descendait du ciel et venait se baigner, suivie de ses nymphes, parmi les claires fontaines, avant de s’en aller seule, par une voie détournée, au plus profond des bois, trouver le pâtre Endymion.

C’était une de ces nuits splendides dont parle Salvator dans ses admirables Canzone, durant lesquelles la Catarina et la blanche Leonora, bercées dans leurs felouques sur le golfe de Naples, éveillaient aux chants de leurs voix les échos sonores du Pausilippe, ou devisaient d’amour avec les cardinaux païens d’Urbain VIII.

La sentinelle elle-même subissait la langoureuse influence de cette belle nuit. Elle avait jeté son mousquet à ses côtés, et dormait étendue sur le gazon du bastion, rêvant sans doute à quelque brune paysanne du Frioul.

La vallée était déserte. D’abord Alma ne distingua aucune silhouette humaine, et elle eut beau prêter l’oreille, elle n’entendit même plus les sons mélancoliques du cor de chasse.

Toutefois, elle ne se laissa pas décourager par ce premier désappointement, et bien lui en prit ; car après quelques minutes d’attente, et sur le bastion même où la sentinelle se livrait aux douceurs du repos, elle vit un homme ramper dans la direction du corps de logis qu’elle habitait.

Cet homme regarda alors autour de lui d’un air inquiet. Puis ne voyant rien sans doute qui pût l’arrêter ou lui faire obstacle, il fit quelques pas en avant, croisa les bras et se mit à inspecter attentivement les abords du vieux château d’Hercule.

La lune éclairait en plein le visage de l’inconnu. Il était à une très faible distance de la fenêtre d’Alma, et la jeune fille curieuse, poussée sans doute par un divin instinct, se pencha avidement pour examiner ses traits.

Tout à coup elle pâlit, se rejeta vivement en arrière, et poussa un cri.

— Ciel ! s’écria Marina en sautant hors du lit, qu’avez-vous, mademoiselle ?

— Rien, rien, dit Alma confuse et embarrassée ; recouche-toi, mon enfant, ce n’est rien…

— Oh ! je veux savoir ce qui a fait peur à mademoiselle…

— Ce n’est rien, te dis-je, rien ; va te remettre au lit, mon enfant, je veux un moment ouvrir la fenêtre… La nuit est belle, j’ai besoin d’air.

Elle fut forcée de prendre Marina par la main, de la reconduire à sa couchette. La petite fille obéit encore, mais elle se promit bien d’y revenir.

Alma revint aussitôt à la fenêtre et l’ouvrit.

Sans doute ce bruit attira l’attention de l’inconnu, car à peine eut-il aperçu Alma à sa fenêtre, qu’à son tour il poussa un cri de joie.

Aussitôt il mesura la profondeur du fossé de la forteresse et se mit en devoir de descendre. La pente était rapide, l’herbe courte et la terre humide.

Il descendit en s’aidant de son poignard, mais arrivé au bout du talus, il trouva un mur d’une vingtaine de pieds dans un tel état de dégradation qu’il menaçait de s’ébouler. L’inconnu risquait de se briser les membres, mais rien ne l’arrêtait. Enfin il toucha le sol sans encombre.

Alma le suivait des yeux avec une anxiété croissante, reportant de temps en temps ses regards sur la sentinelle qui continuait de dormir en rêvant à une foule de paysannes brunes et blondes.

L’inconnu marcha rapidement et entra sans hésiter dans la portion marécageuse du fossé. Il avait de l’eau jusqu’à la ceinture, et ses pieds enfonçaient profondément dans la bourbe ; mais il triompha de cet obstacle comme il avait triomphé des autres, et quand il fut arrivé à la rive opposée, il courut tout joyeux sous les fenêtres de la jeune fille.

— Alma ! s’écria-t-il.

— Mario ! fit-elle avec une émotion impossible à comprimer.

— Ah ! pour le coup, s’écria Marina en sautant de son lit à la fenêtre d’un seul bond, j’ai entendu parler, j’en suis sûre.

Elle se pencha vers le fossé avant qu’Alma eût pu l’en empêcher.

— Un homme ! s’écria-t-elle.

— Oh ! tais-toi, tais-toi ! fit Alma en joignant les mains. Oh ! tais-toi, je t’en supplie ! c’est mon cousin Mario… Oh ! tais-toi ; si la sentinelle s’éveillait, elle le tuerait !

— Soyez tranquille, mademoiselle ! s’écria Marina dont les yeux brillaient comme deux étoiles et en prenant une gravité comique ; du moment que c’est votre cousin Mario… et que vous l’aimez…

— Mais je n’ai pas dit cela, interrompit Alma, rouge et tremblante à la fois. C’est mon cousin, je l’aime… c’est-à-dire que je ne l’aime…

— Ce n’est pas moi qui voudrais faire de la peine à deux personnes qui s’aiment, poursuivit Marina, heureuse du rôle de confidente qu’elle prévoyait devoir jouer ; et si mademoiselle veut me le permettre, je me placerai à la porte, de peur qu’il ne prenne envie à la vieille Mercedès de venir nous épier.

— Non, Marina, non, dit Alma, la porte est fermée, nous n’avons rien à craindre de ce côté ; d’ailleurs, mon cousin va se retirer ; ainsi, regagne ton lit, mon enfant, et laisse-moi l’engager à s’éloigner.

Marina regagna tristement son lit ; au fond de son cœur, elle était heureuse, sans savoir pourquoi.

Un amoureux !… cela fait rêver les jeunes filles !…

Pendant que Marina regagnait son lit, Alma s’était remise à la fenêtre.

— Alma ! Alma ! que je suis heureux de vous voir ! s’écria Mario dès qu’il la vit reparaître ; ah ! depuis votre départ, j’ai été bien triste, si vous saviez !…

— Je suis heureuse aussi, Mario, répondit la jeune fille en rougissant, heureuse de vous revoir, maintenant que nous voilà séparés à jamais. Mais laissez-moi vous dire, mon ami, que vous avez commis, en venant ici, une grave imprudence qui pourrait vous perdre !… Et ce n’est pas pour moi que je parle ainsi, Mario ; que m’importe ce que l’on pensera de moi ? mais pour vous, mon ami ; songez-y, la sentinelle pourrait s’éveiller, et moi, je ne pourrais pas vous sauver !…

— Que vous êtes bonne de songer à moi ! dit Mario.

— Hélas ! répliqua Alma, votre pensée a toujours été dans mon cœur, cousin Mario ; c’est plus que je ne devrais dire ; mais pourquoi mon cœur mentirait-il ? Non ! je vous le dirai, Mario, sans crainte comme sans honte : depuis mon départ, j’ai bien souvent pensé à vous ; mais il faut être prudent, mon ami, et ne point provoquer de nouveaux malheurs…

Mais Mario n’écoutait pas ; il élevait vers Alma ses deux mains suppliantes, et ne prenait aucun souci de la sentinelle et des dangers dont lui parlait la jeune fille.

— Tant que vous étiez dans la montagne, interrompit-il, je n’ai pas su combien je vous aimais : dès que vous fûtes partie, je compris seulement ce qui se passait dans mon cœur, et aujourd’hui je sais que je vous aime, que je ne pourrais vivre sans vous.

— Pourquoi parler ainsi, Mario ? Vous le savez, et je vous l’ai dit, un abîme nous sépare maintenant, et Dieu seul sait quand cet abîme sera comblé. Tenez, ne tentez pas le sort davantage ; je frémis rien qu’à la pensée qu’une catastrophe peut arriver… Mario ! Mario ! éloignez-vous…

— Oui, vous avez raison, reprit Mario, tout est contre nous, et un abîme nous sépare ; vous avez raison, nous ne pourrons jamais être l’un à l’autre… et cependant, Alma, dites-moi donc pourquoi, malgré cette certitude qui est en moi, malgré les obstacles, malgré le sort contraire, dites-moi pourquoi je me sens, à l’heure qu’il est, plein de force et d’espoir !… Oh ! non, Alma, non, Dieu ne peut pas vouloir nous séparer : une puissance plus forte que celle des hommes nous sauvera, et c’est notre amour qui nous en inspirera les moyens !

Alma secoua tristement la tête et jeta un regard inquiet sur le bastion.

La sentinelle dormait toujours.

La pauvre enfant aurait bien voulu demander à Mario des nouvelles de Régina et d’Andrea, mais elle avait peur, et n’osait prolonger l’entretien.

Pendant ce temps, Marina, les yeux ouverts, l’oreille tendue, faisait des efforts inouïs pour entendre ce qu’ils se disaient.

— Eh bien ! Dieu nous entende et exauce nos saintes prières, Mario, reprit Alma après un moment de silence, et je vous le dis, le jour où le ciel bénira notre union sera le plus beau jour de ma vie !… Mais partez, mon ami, ne restez pas un instant de plus dans cette demeure ennemie, et quand vous retournerez à la montagne, dites bien à votre père que je ne l’oublierai jamais ; à Régina, que je l’aimerai toujours…

— Oh ! ne me parlez pas de Régina, répondit Mario. C’est un monstre et non une femme. Jusqu’aujourd’hui j’ai gardé le secret, mais un jour vous saurez tout.

— Que voulez-vous dire ? demanda Alma, pour qui ces paroles étaient une énigme impénétrable.

— Ne m’interrogez pas aujourd’hui, cousine, répliqua Mario. Laissez-moi vous répéter que je vous aime.

— Mario, interrompit Alma, vous avez raison, je ne vous interrogerai point ; j’oublie que chaque instant peut amener une épouvantable catastrophe… Si vous m’aimez, Mario, cher Mario, partez, je vous en conjure !

— Soit ! dit enfin le jeune homme, je veux bien m’éloigner, mais en partant, Alma, mon Alma bien-aimée, laissez-moi du moins emporter un souvenir de vous qui soit comme un gage éternellement vivant de votre amour !

Alma hésita un moment, puis, se penchant doucement à la fenêtre et regardant encore une fois si personne ne veillait, si nul ne pouvait la voir, elle laissa tomber le mouchoir qu’elle tenait à la main.

— Je n’ai pas d’autre souvenir que celui-là, dit-elle avec un sourire qui le combla de bonheur, il a séché bien des larmes ; en vous rappelant ma douleur, il vous dira mon amour !…

— Merci ! merci ! s’écria Mario en le baisant mille fois. Avec ce talisman sur mon cœur, je ne crains rien au monde.

— Partez maintenant ! dit encore Alma.

— Je pars ; mais je reviendrai dans trois jours à pareille heure.

— Jamais !…

— Dans trois jours ! répéta encore Mario en s’éloignant pour ne pas donner à Alma le temps d’exprimer un refus.

Alma le suivit des yeux avec une anxiété profonde.

Il traversa non sans peine le marécage. Arrivé sur l’autre bord, il se retourna et prononça à demi-voix ce doux et mélancolique mot italien :

— Addio !

Il grimpa ensuite à la muraille, rampa sur le talus et gagna le bastion.

Là, il fit encore un signe d’adieu à la jeune fille qui le suivait toujours du regard, et s’enfonça à grands pas dans la vallée.

Alma sentit sa poitrine soulagée d’un poids énorme.

Elle referma la fenêtre en soupirant, et revint s’asseoir triste et pensive à côté de son lit.

— Il est donc parti ? s’écria Marina.

— Oui, répondit Alma.

— Et quand reviendra-t-il ?

— Dans trois jours, peut-être… mais sois discrète, mon enfant, car si l’on savait ce qui s’est passé ce soir, il pourrait en résulter de grands malheurs !

— Oh ! mademoiselle peut être bien tranquille, repartit Marina, j’aimerais mieux qu’on me coupât la langue ! Moi révéler une chose d’amour ! j’aimerais mieux…

— Dors ! dors ! interrompit Alma en se mettant au lit.

Marina dormit peu, et Alma pas beaucoup plus ; elle songeait à Mario, elle songeait aussi aux étranges paroles qu’il avait dites relativement à Régina, et ne comprenait rien à ce mystère.

— Régina un monstre ! pensait-elle.

Elle s’endormit enfin et rêva durant le reste de la nuit au cavalier masqué suivi de ses écuyers mores aux manteaux blancs.

Dans son rêve, le masque du jeune cavalier tombait, et il lui semblait voir le visage de Régina.

Elle poussa un cri et s’éveilla.

— Eh bien ! dit Marina qui n’avait pas la moindre envie de dormir, je gage que mademoiselle rêvait de son cousin !

VI

La taillade

Le lendemain, le château d’Ercole avait un air de fête inaccoutumé.

Le matin un courrier, arrivé de Spolette avec des lettres du marquis de Santa-Fiore, était venu, sans s’en douter, répandre la joie dans cette maison.

La lettre annonçait au prince Ercole Vitelli que le marquis de Santa-Fiore demandait officiellement la main d’Alma.

Le marquis parlait en outre de fiançailles prochaines, désirant ardemment, disait-il, que son mariage eût lieu le plus prochainement possible.

Suivait un post-scriptum où le marquis donnait au prince des conseils pleins de sollicitude pour sa meute, afin qu’elle fût entretenue en bon état et propre à chasser noir sous très peu de temps.

Cette lettre, on le pense, combla de joie le vieux Ercole ; il y trouvait la réalisation d’une de ses plus chères espérances. Du même coup il rétablissait la fortune de sa maison, et s’assurait une protection puissante contre les attaques de son ennemi.

Dès qu’Alma descendit, il la fit donc venir dans son cabinet :

— Mon enfant, dit-il le sourire sur les lèvres, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer.

— Laquelle, mon père ? demanda Alma étonnée.

— À peine m’êtes-vous rendue, que j’ai pensé à assurer votre bonheur.

— Mon bonheur !…

— Votre avenir, du moins… j’ai songé à un mariage…

— Me marier ! fit Alma en pâlissant.

Puis, faisant un effort sur elle-même pour vaincre sa timidité :

— Me marier ! ajouta-t-elle en remuant doucement la tête ; je crois, mon père, que vous avez bien mal compris ce qui pouvait me rendre heureuse, car jusqu’aujourd’hui jamais cette pensée ne m’est venue…

Le vieil Ercole fronça le sourcil.

— Ainsi, reprit-il sans s’émouvoir, vous repoussez ma proposition, sans même savoir celui que je vous destine pour époux ? Apprendrai-je, au moins, par quel motif vous est dictée cette résolution ?…

— Mais je n’en ai point… balbutia Alma en rougissant.

— Alors, je ne vous comprends pas, poursuivit le vieillard d’un ton sec et bref.

Et comme Alma ne répondait pas, il ajouta :

— Le marquis de Santa-Fiore m’a demandé votre main, et aujourd’hui même je la lui ai accordée.

— Mon père ! mon père ! dit Alma en se laissant tomber à genoux, épargnez-moi !… Je ne connais pas le marquis de Santa-Fiore ; je ne l’ai vu qu’une seule fois, je ne puis l’aimer… Mon père ! mon père ! épargnez-moi !…

Le comte Ercole ne s’attendait pas à cette résistance, et il en conçut un cruel dépit. Un moment pourtant il fut sur le point de prendre son rôle de père au sérieux. De grosses larmes coulaient le long des joues d’Alma. Il se sentit ému ; mais ce ne fut qu’un éclair, et il reprit aussitôt son attitude première.

— Bah ! se dit-il ; après tout, c’est la fille de Lucrezia Mammone…

Et se tournant vers Alma, il reprit, mais cette fois d’un ton qui n’admettait aucune réplique :

— Écoutez, mon enfant, vous n’êtes dans cette demeure que depuis fort peu de jours, et vous ignorez encore nos habitudes et nos allures. Cependant, vous auriez dû remarquer déjà que, lorsque le comte Ercole ordonne, les fronts et les volontés se courbent devant sa parole… Je vous répète donc, Alma, que le marquis de Santa-Fiore m’a fait demander votre main, que je la lui accorde, et que je désire que vous vous apprêtiez à devenir sa femme…

Alma n’eut pas la force de répondre, elle se retira dans sa chambre et fondit en larmes !…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Marina en la trouvant en pleurs, qu’a donc mademoiselle ?

— Va, mon enfant, laisse-moi seule, dit Alma.

— Mais puisqu’il viendra dans trois jours, objecta la petite fille qui ne comprenait plus rien à ce qui se passait.

— Hélas ! hélas ! pensa la pauvre Alma, quand il reviendra, qu’aurai-je à lui apprendre ?

Et elle retomba accablée sur une chaise, la tête dans les mains, le cœur plein de tristesse et de larmes !…

Cependant le vieil Ercole ne s’était pas depuis longtemps senti de si joyeuse humeur. Il fit distribuer aux soldats du fort double ration de vin.

Le soir, le fort entier semblait changé en une immense taverne, et de la cave au grenier tout semblait chanter et rire.

Une table somptueuse avait été dressée dans la plus belle salle du château ; le vin généreux des caves d’Ercole pétillait dans les coupes ciselées.

Le vieux comte faisait les honneurs de sa table avec un entrain qu’on ne lui avait jamais vu, et qui semblait le rajeunir.

L’espoir de cette puissante alliance avait un instant éloigné de son cœur la crainte qui l’accablait.

Les officiers de la garnison buvaient beaucoup et riaient fort.

Il y avait des moments où les murailles retentissaient d’un bruit tel que la voûte vibrait comme si elle eût été sur le point de s’écrouler.

Capitan, Pasquale Contarini et Sa gracieuse Seigneurie Tiberio Fanferluizzi n’avaient jamais été plus éblouissants de verve et de toilette.

Capitan avait mis dès le matin sa moustache en papillotes et fourbi sa panoplie de telle sorte qu’un guerrier du poëte chevaleresque Arioste n’eût été qu’un petit soldat de fortune à côté de lui.

Tiberio avait bu, beaucoup bu, trop bu, peut-être… Il récitait des vers dans le goût de Pétrarque, disait-il, et répandait des larmes dans son verre. Les nœuds et les rosettes émaillaient agréablement son pourpoint de velours ; c’étaient l’élégance et la poésie sentimentale noyées dans le vin et passées à l’état de rêve germanique : un sujet pour Hoffman.

Comme l’abbé Voisenon, le signor Pasquale Contarini, ce gentilhomme né entre le surjet et le piqué, ne disait mot de peur de répandre. Mais en revanche, son nez parlait le plus éloquent langage d’ivrogne qu’on puisse imaginer, et lançait dans l’ombre de furieux éclairs que nous ne pouvons mieux comparer qu’à ceux d’un rubis qui s’enflamme au moindre rayon de lumière.

— Oui, messieurs mes hôtes, disait le vieux prince, le château d’Ercole va devenir une joyeuse demeure. Et nous reprendrons, s’il plaît à Dieu, l’autorité légitime que notre rang nous confère sur la province. Nous verrons bien si ces vexations continueront lorsque la maison de Santa-Fiore aura uni ses intérêts à la maison feudataire des Vitelli.

— Messeigneurs ! s’écria tout à coup le sentimental Tiberio Fanferluizzi, je porte un toast à la lune ! Oui, à la lune, déesse des amours !…

En achevant ces mots, l’honorable seigneur Tiberio Fanferluizzi vacilla sur ses jambes, répandit le contenu de son verre sur sa fraise, retomba sur son siège et fondit en larmes.

— Par mes ancêtres ! s’écria Contarini, voilà une bonne plaisanterie !

— Au diable ! dit Capitan, j’aimerais mieux un toast au vaillant Achille ou à Léonidas, l’homme des Thermopyles.

Contarini but un grand coup en signe de satisfaction.

Capitan tordit ses crocs et donna un coup de poing sur la table.

— Au noble marquis de Santa-Fiore ! s’écria le vieux duc en se levant.

Tous les convives imitèrent le geste et répétèrent les paroles du maître.

Les verres s’emplirent et se vidèrent.

Il était alors près de minuit ; les lampes commençaient à lancer des rayons moins vifs et à s’entourer d’une auréole rougeâtre. La vaste salle du festin semblait plus grande encore, car l’ombre qui s’amassait dans les angles dissimulait ses contours et lui prêtait un air de mystère.

Au milieu de cette chambre immense et chargée d’ombre se dressait la table blanche souillée de taches vineuses et jonchée de débris ; autour oscillaient les étranges physionomies des buveurs !…

Les unes, pâles et blêmes comme des spectres, cherchaient en vain à rappeler leur raison qui s’égarait : d’autres, rouges et animées, semaient à profusion les étincelantes folies de l’ivresse.

Les valets fatigués dormaient dans les coins ; on en rencontrait jusque sur les banquettes de l’antichambre.

Les convives qui pouvaient encore parler se faisaient mille confidences joyeuses ou tristes, sérieuses ou gaies, selon la nature de leur ivresse.

Tiberio venait de laisser échapper qu’il n’avait jamais écrit un seul des sonnets qu’il récitait à tout propos.

Pasquale Contarini parlait de ses nobles ancêtres et citait, parmi eux, son grand-père le savetier et son père le tailleur.

Le seigneur Capitan racontait à son voisin comment il avait éprouvé une terrible peur un soir qu’il était seul et que la femme de charge était venue frapper à la porte de sa chambre pour lui demander s’il n’avait point entendu crier au voleur dans la maison.

D’autres racontaient de cruelles vengeances, des combats déloyaux, des perfidies, des crimes… Ô humanité !

Ercole seul gardait ses secrets ; il est des secrets si terribles que l’ivresse elle-même, l’indiscrète ivresse ne les livre point.

D’ailleurs Ercole n’était pas ivre. L’homme qui a commis des actions monstrueuses, des crimes qui dépassent les crimes ordinaires, se tient en garde contre lui-même ; pendant la veille comme pendant le sommeil, à jeun et après boire, il est en faction devant son secret.

Et s’il voulait boire pour oublier, s’il voulait s’enivrer, il ne le pourrait point : l’ivresse, l’oubli, ce terrible breuvage qu’implorait Manfred, fuirait de sa coupe et ne voudrait point franchir le seuil de ses lèvres.

Ercole n’était pas ivre, mais le vin ardent de l’Italie avait échauffé son vieux sang. Il s’entrevoyait un peu de sécurité dans l’avenir, une halte avant la mort dans ce voyage de la vie qu’il avait parcouru à travers les abîmes. Il se sentait par miracle jeune, joyeux et fort. Il se leva et dit :

— Messieurs, je me crois désormais un homme heureux et libre.

— Tête et ventre ! je voudrais bien voir, monseigneur, s’écria Capitan, que quelqu’un osât attenter à votre liberté !

— Diane aux cornes d’argent…, commença Fanferluizzi.

— Le chant des bouteilles est plus doux cent fois que le murmure des ruisseaux…, ajouta Contarini d’une voix glapissante.

— Taisez-vous donc, païens ! reprit Capitan, et laissez parler monseigneur !…

Il se fit un mouvement de silence, et l’on entendit ronfler la plupart des convives.

— Nous verrons bien, reprit le vieillard en s’exaltant, si je serai toujours le jouet de mes ennemis !

— Nous verrons bien ! fit Capitan.

— Qu’il vienne maintenant cet Andrea, qu’il vienne donc dans ce château plein de braves soldats et entouré de fortes murailles ! poursuivit le vieillard.

— À la bonne heure, monseigneur ! dit Capitan, voilà qui est bravement parlé ! Ah ! la bonne plaisanterie ! Comment voulez-vous qu’il ose se montrer, cet Andrea, quand moi, Capitan, vainqueur des Turcs, je suis ici.

— Andrea, Andrea ! dit le prince Hercule, arrivé au paroxysme de l’exaltation et avec l’expression d’une haine sauvage, Andrea !… je te hais et je te défie !

À peine le comte Ercole avait-il achevé ces paroles, que la porte de la salle s’ouvrit avec un bruit formidable, et qu’Andrea Vitelli, l’épée nue à la main, le visage pâle, l’œil étincelant, parut sur le seuil.

— Ercole, dit-il d’une voix sonore et vibrante, tu m’as défié, me voici !

Capitan avait profité de cette occasion pour se laisser choir sous la table.

Les autres convives s’étaient réveillés, et, ils regardaient leur chef avec des yeux atones et stupides.

Ercole, lui, semblait cloué à sa place. La stupeur, l’effroi, l’empêchaient de fuir. Sa langue, glacée dans son palais, ne lui permettait pas d’appeler.

En trois pas Andrea arriva à lui.

— Ercole ! lui dit-il de la même voix éclatante et ferme, nous avons un compte terrible à régler ensemble !… Nous nous reverrons… Tes amis sont lâches comme toi. Tu m’appelais, et tous ceux-là qui devaient te défendre te regardent maintenant ivres ou épouvantés. Ercole, tu ne défieras plus Andrea Vitelli ! Souviens-toi de lui !…

Et en parlant ainsi, Andrea leva son épée avec un geste terrible, et fit au vieillard une croix au milieu du visage.

Ercole poussa un cri affreux.

Tous les convives se levèrent à moitié, l’épée à la main, la bouche entr’ouverte.

Ercole s’affaissa sur ses jambes affaiblies par l’âge, et secouant son visage hideux et sanglant :

— À moi ! à moi ! mes gardes ! cria-t-il, au secours !

— Me voilà ! fit Capitan en sortant de dessous la table.

Capitan avait vu Andrea s’éloigner, et cette circonstance n’avait pas peu contribué à ranimer son courage.

Il courut aux casernes et cria :

— Aux armes !

Malheureusement les soldats, plongés dans le sommeil, s’éveillèrent lentement.

On fit cependant une ronde dans le château en visitant attentivement les fossés.

Mais lorsqu’on arriva au pont-levis, on s’aperçut que la herse était baissée. Le concierge avait pris la fuite.

VII

L’embuscade

La blessure d’Ercole n’était pas grave, mais elle devait le défigurer à jamais. Tout l’art des chirurgiens ne pouvait faire disparaître cette croix fatale qui attestait l’impuissance du prince feudataire de la province de Spolette contre un ennemi hors la loi.

Ercole se tordait sur son lit de douleur, poussant des cris de rage, maudissant ceux qui l’entouraient, se maudissant lui-même et appelant à son aide toutes les puissances de l’enfer.

Mercedès le soignait seule. Les maladies du vieux comte étaient les plus redoutables épreuves que l’ange des colères célestes eût jamais infligées à la vieille suivante !…

Dans ces circonstances, Ercole devenait tout à coup dur, cruel, implacable envers sa complice.

— Tu es cause de tous mes malheurs ! disait-il souvent : c’est toi qui m’as excité au crime ! c’est toi que le ciel devrait punir !…

— Hélas ! hélas ! seigneur, répondait-elle, agenouillée au chevet du lit, hélas ! je n’ai fait que vous obéir !

— C’est toi qui as tenu l’oreiller !

— Mais vous avez versé le poison !…

— Tu l’as fait boire, toi !…

— Par terreur ! vous m’auriez tuée si j’avais refusé !…

— Oh ! malheur ! malheur !

Et le vieil Ercole se tordait plein de colère et de rage impuissantes, pendant que la duègne épouvantée priait le ciel de la prendre en pitié.

C’étaient de lugubres scènes, dont la plume ne saurait rendre toute l’horreur. À de certaines heures, le vieux comte et sa complice n’osaient se regarder en face. C’était plus que du remords, c’était comme un avant-goût des tortures affreuses de l’enfer.

Cependant les soldats faisaient bonne garde au dehors.

On avait doublé les postes.

La garde du pont-levis était confiée à l’un des officiers du fort. Sur son ordre seul, la herse devait se lever ou s’abaisser.

Ces précautions militaires alarmaient singulièrement Alma, qui voyait venir avec terreur le jour que Mario avait fixé pour sa seconde visite.

Le troisième jour, elle monta de très bonne heure dans sa chambre.

Marina la suivit. La soubrette n’avait pas sa gaieté ordinaire. Elle parlait peu. Un pli s’était formé sur son joli front de quinze ans.

Marina aussi avait ses motifs d’inquiétude ; mais ils étaient, sans doute, d’une nature particulière, car elle ne jugea pas à propos de les communiquer à sa maîtresse.

Elle s’assit au bord de sa couchette, le menton dans la main, la tête inclinée en avant.

Le jour venait de tomber. Les premières ombres de la nuit descendaient sur la vallée de Narcia, et semblaient la voiler au regard, comme ces gazes à demi transparentes derrière lesquelles les jeunes filles de l’Italie cachent leur radieux et pur visage !

Les rossignols chantaient ; les moucherons formaient encore dans l’air des rondes et des quadrilles fantastiques.

Une cloche lointaine sonnait harmonieusement au fond de la vallée.

Alma s’agenouilla et pria.

— Sainte Vierge, dit-elle, et toi divin Jésus, envoyez dans la vallée quelque bon ange qui guide les pas de Mario, l’égare jusqu’au jour et le ramène au logis ! Moi j’ai peur dans ce manoir plein de soldats.

Alma n’avait pas allumé sa lampe. Assise auprès de sa fenêtre ouverte, elle suivait avec anxiété, le regard errant et inquiet, les dégradations de la lumière et les envahissements de la nuit.

La lune se leva blanche, tremblante à l’horizon, toute pareille à une nymphe qui sort nue et frémissante du cristal des fontaines.

La lune, qui fait divaguer les poëtes, aboyer les chiens et crier les enfants, la lune, confidente des amoureux, apparut mystérieuse entre deux sapins noirs sur le versant d’une montagne.

Pour la première fois de sa vie, Alma maudit cet astre charmant, et invoqua la nuit sans étoiles.

— Ô nuit ! pensait-elle, laisse dans ton écrin, pour cette fois seulement, tes diamants de planètes, tes étoiles d’opale et tous ces précieux joyaux d’or et d’argent dont tu te plais à orner ton front. Mario va venir, et Mario a besoin d’ombre et de mystère !…

Mais la nuit fut inexorable.

Neuf heures venaient de sonner à l’horloge du château, et aussitôt après, il se fit un mouvement sur les remparts. Les chefs de poste envoyaient relever les sentinelles.

Il n’y avait là rien que de très ordinaire ; Alma le savait bien, et pourtant elle ne put se défendre d’un certain sentiment de crainte dont elle ne se rendit pas compte.

Pourquoi le cœur tremble-t-il à de certaines heures de nuit ? D’où viennent les pressentiments qui assiègent la pensée ? Les jeunes filles le savent-elles jamais ?… Elles rêvent ou chantent, pleurent ou rient, comme les oiseaux des bois : tantôt parce que le soleil tombe en pluie d’or à travers les branches des buissons embaumés, tantôt parce que la brise soupire harmonieusement en passant sur la cime des arbres.

Alma était ainsi !…

La peur dénaturait toute chose à ses yeux.

Avant de quitter son poste, la sentinelle échangeait à voix basse quelques mots avec le soldat qui venait la relever.

Ce fait normal lui parut étrange.

Il lui sembla aussi que les sentinelles causaient ensemble bien plus longtemps qu’il ne faut pour échanger le mot d’ordre.

Toutes ces observations, qui ne reposaient en réalité sur rien, l’inquiétèrent au dernier point, et elle se retourna impatiemment vers Marina, qui, contre son habitude, ne babillait point.

— Qu’as-tu donc, Marina ? lui dit-elle, tu ne me parles pas ce soir.

— J’écoute, mademoiselle, répondit la soubrette. Il me semble toujours entendre le cor de chasse dans le lointain.

— Il n’est pas encore l’heure, objecta Alma en tressaillant.

— Neuf heures viennent de sonner : mais je ne sais pourquoi le temps me paraît aujourd’hui d’une longueur insupportable.

— J’ai bien peur, reprit Alma ; depuis le terrible événement de l’autre nuit, tout le monde est sur ses gardes au château.

— Les soldats ont chargé leurs mousquets.

— J’aimerais bien mieux que Mario ne vint pas.

— Et moi aussi, dit Marina en soupirant. Les deux jeunes filles cessèrent de parler. Elles écoutèrent un moment dans le plus morne silence. La vallée était silencieuse. Aucun bruit, aucun signal ne parvint à leurs oreilles.

— Si au moins la sentinelle s’endormait comme l’autre fois ! reprit Alma.

— Oh ! oui, je le voudrais bien ! répondit Marina.

— Mais les ordres doivent être fort sévères depuis trois jours, je le crains.

À la grande surprise des deux jeunes filles, elles achevaient à peine de parler, que la sentinelle du bastion posa son mousquet contre un arbre, et s’étendit sur l’herbe, comme avait fait trois jours auparavant son camarade, qui rêvait aux paysannes du Frioul.

En peu d’instants le soldat parut profondément endormi.

— Dieu a pitié de nous ! dit Alma en joignant les mains par un geste de naïve et douce ferveur.

— Nous sommes sauvées !… s’écria Marina.

Et comme si elle n’avait attendu que cet incident pour parler, elle redevint tout à coup ce qu’elle était trois jours auparavant, c’est-à-dire bavarde, curieuse, intarissable !…

Alma elle-même, toute préoccupée qu’elle était, ne put s’empêcher de le lui faire remarquer.

— Tu es singulière ce soir ! dit-elle avec un pâle sourire ; tout à l’heure tu parlais à peine, et maintenant tu ne t’arrêtes plus !…

— Depuis que ce soldat s’est endormi, répondit Marina avec un peu d’embarras, il me semble que j’ai un grand poids de moins sur la poitrine.

— Tu avais donc des craintes comme moi ?…

— Oh ! oui ; les préparatifs des soldats m’avaient épouvantée ; mais, maintenant, je ne crains plus rien.

— C’est égal, dit Alma en secouant sa jolie tête, je donnerais beaucoup encore pour que Mario ne vînt pas…

— Écoutez ! écoutez ! interrompit tout à coup Marina en se dressant de toute sa hauteur.

Et si Alma avait pu la voir en ce moment, elle eût été frappée de l’altération profonde et subite de ses traits.

Mais Alma n’avait ni le temps ni la pensée de l’observer. Elle venait d’entendre, en effet, le son d’un cor que se renvoyaient les échos sonores de la vallée.

C’était ce même air des montagnes plein de mélancolie et d’originalité agreste qu’affectionnait Mario.

— C’est lui ! dit Alma.

Les deux jeunes filles écoutèrent encore, et la trompe répéta ses fanfares.

— Ô mon Dieu, protégez-le ! murmura Alma.

Elle se mit à genoux et pria.

Marina, agenouillée au bord de sa couchette, priait aussi.

C’était chose étrange et rare à coup sûr que ces deux jeunes filles priant Dieu à l’heure d’un rendez-vous d’amour.

La prière fut ardente, et Marina y mit pour sa part une ferveur qui surprit de nouveau Alma.

Une fanfare plus rapprochée, qui éclata et vibra longtemps dans le silence de la nuit, les avertit que Mario n’était pas loin.

Alma tremblait : comme par un effet de répercussion sympathique, chaque note lui arrachait un soupir ou un gémissement, et des larmes amères coulaient silencieusement le long de ses joues.

Elle avait peur.

La sentinelle était à cent pas, et elle pouvait entendre !… Cependant, quoique les notes du cor eussent fait résonner les échos du voisinage, la sentinelle ne s’éveilla point. Elle ne donna pas le plus léger signe d’attention et ne leva pas même la tête de dessus son oreiller de gazon, comme cela aurait pu arriver.

— Tout va bien ! murmura Marina qui, plus pâle et plus anxieuse qu’Alma, épiait avec avidité la sentinelle endormie.

Et, en effet, tout allait bien, car les dernières notes du cor vibraient encore dans l’air, que Mario parut sur le bastion.

Sa personne élégante, éclairée diagonalement par la lune, se détachait sur le front ombreux du paysage.

Il agita son feutre en l’air et s’avança sur le bord du bastion. C’était le moment critique.

Alma se pencha vivement à la fenêtre et lui fit signe de ne point avancer et de fuir. Mais Mario lui montra en souriant la sentinelle, qui dormait toujours, et secoua la tête.

Puis il fit quelques pas, sans prendre davantage de souci des gestes d’Alma, qui devenaient suppliants, et arriva en un instant sur la pente rapide du talus.

Marina ne disait rien, mais elle se tenait à la fenêtre, immobile et pâle comme la statue de la Terreur.

Ses yeux ne quittèrent point la sentinelle endormie.

— Imprudent ! murmura Alma en voyant que Mario avançait toujours.

En effet, ce dernier venait d’atteindre le mur. Il planta son poignard entre deux pierres, en saisit vigoureusement le manche, et chercha des pieds un appui dans les dégradations de la muraille.

Cette construction était, nous l’avons dit, depuis longtemps dégradée par le temps. Il fallait peu de chose pour provoquer un éboulement.

Mario était donc imprudent de choisir cet endroit pour descendre, et l’événement le lui prouva : car au moment où il posait le pied dans une des excavations du mur, quelques pierres s’en détachèrent et allèrent rouler sur le sol avec grand bruit. Quelques-unes roulèrent même jusque dans l’eau du fossé et s’y engloutirent avec fracas.

— Ciel ! fit Alma en croisant ses deux bras sur son sein, il est perdu !

— Santa Maria ! s’écria Marina.

Mais contre toute attente la sentinelle ne bougea point et resta ensevelie dans son sommeil de plomb.

Mario, un moment suspendu au-dessus du fossé, conserva sa présence d’esprit ; il chercha un nouvel appui, l’éprouva avant de s’y abandonner et descendit enfin sans nouvel encombre.

— Ah ! dit Alma en levant les mains au ciel, il faut que Dieu soit pour lui !…

Cependant Mario traversait le fossé comme la première fois et marchait dans l’eau jusqu’à la ceinture.

Il arriva bientôt sur la berge et s’approcha de la fenêtre.

— Me voici, cousine, dit-il.

Mais Alma n’avait pas eu le temps de répondre, que Marina poussa un cri perçant.

Elle venait de voir la sentinelle se lever brusquement, et non comme eût pu le faire un homme endormi qui se réveille.

— Fuyez ! s’écria-t-elle en se penchant vers Mario.

— Fuyez ! fuyez ! répéta Alma sans comprendre encore la gravité du danger.

Mario ne pouvait voir la sentinelle. Il hésita.

— Mais fuyez donc ! répéta Marina plus pâle qu’une morte.

Mario regarda autour de lui, et cette fois il comprit, à l’angoisse des deux jeunes filles, qu’un danger sérieux le menaçait. Cependant nulle émotion ne se trahit sur son visage ; ce n’était pas la première fois qu’il s’exposait à de semblables dangers, et il savait comment on y fait face.

Il saisit donc son poignard et se jeta rapidement dans le fossé. Mais sa précipitation même lui nuisit. Ses jambes s’embarrassèrent dans les roseaux et les nénufars, et il se trouva subitement arrêté…

— Mon Dieu ! fit la pauvre Alma, il n’avance point !…

Marina était, pour sa part, aussi inquiète et aussi embarrassée que sa maîtresse.

Debout à côté de cette dernière, et sans proférer une seule parole, elle suivait des yeux tous les mouvements de la sentinelle.

Elle la vit se baisser, ramasser son mousquet et le décharger en l’air.

La pauvre Marina tomba à genoux pendant qu’Alma poussait un cri et radiait son visage dans ses mains.

Mario pâlit. Il venait de comprendre qu’il était perdu.

Par un dernier effort, cependant, il atteignit la rive, mais au même instant il vit de tous côtés des soldats accourus au signal, qui le couchaient en joue.

— Rendez-vous ! cria un officier.

Mario réfléchit un moment, et regarda d’un œil calme les mousquets dirigés sur lui.

À la seconde sommation, il jeta son poignard avec un geste plein d’amertume et de dédain.

Les soldats n’en attendaient vraisemblablement pas davantage, car ils se ruèrent aussitôt sur Mario, et se mirent en devoir de l’entraîner.

Toutefois, avant de tomber en leurs mains, ce dernier avait eu le temps de se retourner vers Alma, qui, tremblante, effarée, regardait avec épouvante ce qui allait se passer.

— Ne me plaignez pas trop, dit Mario à voix basse, ne me plaignez pas trop, Alma, car maintenant nous serons au moins l’un près de l’autre !…

Alma demeura longtemps ainsi, plongée dans une muette et affreuse douleur, ne pouvant ni pleurer ni parler : mais quand elle eut vu Mario, entraîné par les soldats d’Ercole, disparaître à ses yeux, quand enfin elle revint à elle, elle passa convulsivement sa main sur son front et aperçut à ses pieds la petite Marina à demi privée de sentiment.

Alma était souverainement bonne, et elle trouva en ce moment assez de force dans son cœur pour oublier sa propre douleur, et ne songer qu’à calmer celle qui paraissait être le partage de la petite soubrette.

Alma chercha à interroger Marina, mais elle ne put en obtenir que des paroles sans suite, et qui n’avaient absolument aucun sens.

Elle se coucha.

Le désespoir et l’inquiétude la tinrent longtemps éveillée ; cependant elle s’endormit enfin d’un sommeil long et agité de rêves horribles.

La nuit, un cauchemar la réveilla.

Elle entendit Marina qui s’agitait dans son lit. L’enfant étouffait des sanglots en mordant ses lèvres.

Alma fit semblant de ne rien entendre, mais cette douleur à la fois si vraie et si excessive la fit longtemps réfléchir.

Une pareille douleur de la part d’une personne étrangère à Mario devait avoir certainement une cause extraordinaire.

VIII

L’évasion

Presque tous les jours, lorsque le soleil disparaissait derrière les Apennins, Alma sortait du fort et faisait une promenade à pied pendant une heure environ.

Le plus souvent, Mercedès ou Marina l’accompagnait ; mais lorsqu’elle ne devait point dépasser le chemin de ronde tracé le long des boulevards extérieurs, elle sortait seule.

Depuis l’emprisonnement de Mario, Alma n’avait point quitté sa chambre ; elle n’éprouvait plus aucun désir !…

Cependant, le séjour du château lui paraissait si triste, depuis qu’elle savait que l’on y retenait Mario prisonnier, que vers la fin du second jour elle descendit dans le préau et sortit seule du fort.

C’est Dieu sans doute qui lui avait inspiré cette pensée ; car elle avait à peine fait une centaine de pas sous les arbres du chemin de ronde, qu’une femme passa comme une ombre entre les buissons des bas-côtés de la route, et vint directement à elle.

C’était la Lucrezia Mammone !

— Oh ! je suis bien heureuse de vous revoir ! s’écria la Lucrezia en l’apercevant ; voilà deux jours que je vous cherche, deux jours que je passe à errer autour du château, dans l’espoir de vous rencontrer.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda vivement Alma.

— Il y a, répondit la Lucrezia, que si mon cœur ne me trompe, un grand danger vous menace…

— Moi ?… fit Alma en secouant tristement la tête ; c’est Mario que vous voulez dire, sans doute ?

— Je sais que Mario est prisonnier, répliqua Lucrezia ; mais ce n’est pas de lui qu’il s’agit en ce moment… Régina !…

— Est-ce qu’il lui serait arrivé malheur ?

— Oh ! non ! répondit la Lucrezia ; mais Régina n’est pas ce que vous pensez !…

— Expliquez-vous !…

— Et bien ! mon enfant, Régina, votre cousine, celle que vous aimez, et que vous avez pris l’habitude d’appeler votre sœur, n’est autre que ce brigand fantastique qui épouvante le pays du retentissement de ses crimes !…

— Bel Demonio !… balbutia Alma en pâlissant.

— Lui-même !

— C’est impossible !

— C’est vrai !…

— Oh ! mais comment le savez-vous ? car ma tête s’y perd !

— Écoutez… Dernièrement, en revenant de la montagne, j’ai rencontré douze cavaliers vêtus de blanc… À leur tête s’avançait un jeune homme masqué qui paraissait être leur chef : c’étaient Bel Demonio et son escorte. Tout à coup, le cheval de ce dernier se cabra : il saisit le manche de son poignard et frappa rudement la tête de l’animal… Dans cette espèce de lutte, un des cordons de son masque se détacha… La lune éclaira en plein son visage, et je reconnus Régina…

Alma joignit les mains, et, secouant mélancoliquement la tête :

— Oh ! je l’aimais tant !… murmura-telle d’une voix émue.

— Et moi, dit Lucrezia, moi aussi je l’aimais ; mais pas autant que vous, pauvre enfant.

Elle lui prit les mains et les lui serra avec effusion.

— Mais ce n’est pas tout, poursuivit-elle, je l’ai revue un soir à Spolette, sous le nom de la comtesse Orsini. Elle sortait du théâtre ; Mario l’attendait… Il monta dans sa litière, et ils revinrent ensemble à la montagne. Voilà ce que j’avais à vous dire. Et maintenant, croyez-moi, il ne faut plus que vous aimiez Mario.

— Mario l’aime donc ? dit Alma devenue pensive.

— Peut-être, répondit la Lucrezia ; en tout cas, elle aime Mario… et c’est là le plus grand danger qui puisse vous menacer, car cette Régina ne connaît point d’obstacle, voyez-vous !… Elle briserait tout pour satisfaire sa volonté… et si vous deveniez un obstacle pour elle, elle vous ferait tuer, n’en doutez pas, pour arriver à son but.

— Me faire tuer ! s’écria Alma interdite.

— N’oubliez pas que Régina, c’est Bel Demonio…

— Oh ! mon Dieu ! fit Alma, ce que j’entends n’est-il pas un rêve, et ne vais-je pas bientôt me réveiller ?…

— Promettez-moi une chose, reprit bientôt après la Lucrezia.

— Laquelle ? demanda la jeune fille.

— Promettez-moi de ne plus aimer Mario.

— Ne plus l’aimer, moi !

— Faites au moins qu’il ne vous aime plus.

— J’essayerai.

— Songez qu’il y va de votre vie.

— Dites de mon bonheur, plutôt, répondit Alma en cachant sa tête dans ses mains.

La nuit commençait à tomber ; une patrouille parut au bout du chemin de ronde.

— Adieu ! dit Lucrezia en embrassant les mains d’Alma, et n’oubliez pas ce que je viens de vous dire.

— Ne vous reverrai-je donc plus ?

— Vous me reverrez bientôt, s’il plaît à Dieu… mais voici la ronde, et il ne faut pas que l’on me voie avec vous : à bientôt !

— À bientôt ! répondit tristement Alma.

La Lucrezia se glissa entre les arbres et disparut.

Ces confidences avaient produit une vive impression sur Alma.

Elle rentra au château triste, pensive, soucieuse. Les désillusions de la vie commençaient de bien bonne heure pour elle.

D’ailleurs, malgré les révélations de la Lucrezia, elle ne pouvait ainsi arracher de son cœur son affection pour Régina. Les amitiés d’enfance s’effacent si difficilement ! Et Mario ! comment croire qu’il l’avait trompée jusque-là ? comment renoncer à l’espoir que son amour avait mis en son cœur.

C’était impossible.

Elle monta à sa chambre et s’y enferma.

À peine avait-elle poussé le verrou qu’elle entendit frapper à la porte.

Elle écouta ; on pleurait : c’était Marina.

— Que me voulez-vous ? dit Alma.

— Oh ! mademoiselle, par pitié… ouvrez-moi ! s’écria Marina d’un ton suppliant.

Alma lui fit observer qu’elle n’avait pas besoin de sa présence, et qu’elle désirait être seule ; mais Marina insista avec tant de larmes et de sanglots, qu’elle ne se sentit pas la force de la repousser davantage.

Elle ouvrit.

Marina était affreusement pâle ; ses cheveux tombaient en désordre le long de ses joues, ses regards avaient une fixité étrange. Dès que la porte fut ouverte, elle se précipita aux genoux d’Alma.

— Oh ! mademoiselle, s’écria-t-elle en pleurant et en embrassant les genoux de la jeune fille, mademoiselle, pardonnez-moi !…

— Qu’y a-t-il donc ? fit Alma toute surprise.

— Il y a, répondit Marina, que je ne puis plus vivre ainsi, et qu’il faut que je meure, si vous ne me pardonnez pas.

— Et que te pardonnerais-je ?

— Oh ! je m’étais bien promis de garder le secret cependant, mais c’est ma langue, ma maudite langue qui a causé tous mes malheurs.

— Explique-toi !…

— Eh bien ! reprit Marina après un moment de silence, l’autre jour j’ai parlé ; vous m’aviez recommandé de ne point dire la visite de votre cousin Mario, et je l’ai racontée : c’est moi, j’en suis sûre, c’est moi qui ai donné l’éveil à la garde du château !…

— Malheureuse enfant ! dit Alma en s’éloignant instinctivement.

— Oh ! laissez-moi mourir, poursuivit Marina, mais ne m’accablez pas de reproches !

La pauvre enfant sanglotait de si bon cœur qu’Alma ne put tenir plus longtemps contre un désespoir aussi sincère.

— Relève-toi, lui dit-elle avec affection, relève-toi et ne pleure pas ainsi ; d’ailleurs le mal est fait maintenant, et ton désespoir, quelque grand qu’il fût, ne pourrait pas le réparer !… Je te pardonne.

— Oh ! merci ! s’écria Marina, merci !… mais je ne veux accepter votre pardon que lorsque j’aurai sauvé votre cousin Mario.

— Le sauver ? répéta lentement Alma.

Et une pensée amère pesa un moment sur son cœur.

— Le sauver ! se dit-elle, pour le rendre à l’amour de Régina !… Oh ! jamais !

Mais cette pensée ne pouvait être qu’un fugitif éclair dans son cœur si bon et si dévoué.

— Eh bien ! soit, reprit-elle presque aussitôt, soit, je le sauverai, je le rendrai à Régina… Et moi, moi, je me sacrifierai… j’épouserai le marquis de Santa-Fiore.

Son cœur déborda ; elle fondit en larmes. Marina, désespérée, cherchait à l’apaiser en lui répétant sans cesse :

— Je le sauverai, je vous assure que je le sauverai !

— Mais quel moyen encore ? murmura la pauvre Alma.

— Oh ! ne vous en inquiétez pas !

— Mais enfin ?…

— Je vais vous le dire, répondit Marina avec un embarras visible. Mademoiselle doit savoir d’abord que le caporal Mustaccio est amoureux de moi… que pour moi il se ferait pendre… et qu’en lui disant un mot je l’enverrais au bout du monde… Eh bien ! si mademoiselle y consent, je puis d’ici à après-demain soir prendre des mesures pour faire échapper le cousin de mademoiselle.

— Dieu m’éprouve cruellement ! pensa la triste Alma.

Elle étouffa un soupir, essuya les dernières traces de ses larmes, et tournant vers Marina un visage calme et presque souriant :

— C’est bien, dit-elle, nous le sauverons !

— Oh ! quel bonheur ! s’écria Marina en sautant de joie.

— Mais cette fois, objecta Alma, défie-toi de ta langue.

— Oh ! je jure que je la couperais si elle me trahissait encore, répondit la soubrette d’un petit air de triomphe qui fit un instant rayonner son charmant visage.

Puis elle monta à sa petite chambre et fit une ravissante toilette de paysanne italienne.

Le soir, en se couchant, elle dit à Alma :

— Tout va bien, mademoiselle, le caporal Mustaccio a complétement perdu la tête. Il ne dormira pas de la nuit. Je lui ai dit que je ne le trouvais pas aussi laid qu’à l’ordinaire.

Marina comptait voir le caporal dès le lendemain et l’amener à trahir ses devoirs ; mais le sort se plut ce jour-là à protéger Mustaccio, qui fut continuellement de service à l’extérieur du fort pendant plusieurs jours.

La pauvre Marina se désespérait de ce contretemps, et Alma ne dissimulait plus ses inquiétudes.

D’ailleurs, Ercole commençait à se guérir, et il était à craindre qu’une fois rétabli, il ne voulût se donner le plaisir d’une atroce vengeance en faisant massacrer le fils de son ennemi mortel.

Pendant ce temps, le marquis de Santa-Fiore vint deux fois visiter son futur beau-père et arrêter les préliminaires de l’alliance qu’il allait contracter.

Le jour des fiançailles fut fixé au dimanche suivant. Ercole devait revenir à sa résidence de Spolette, où la fête aurait lieu. Une parente du marquis viendrait faire les honneurs du palais, car il était encore impossible au vieux prince de paraître en public.

Il ne restait plus que deux jours avant le départ.

Alma ne dormait plus, et Marina recommençait à pleurer, lorsque, enfin, le caporal Mustaccio, qui ne se doutait certainement pas de l’intérêt que l’on prenait à sa personne, vint mettre fin à cette anxiété en revenant au fort.

Marina dressa de nouveau ses batteries, et elle commença par faire croire au pauvre Mustaccio que les larmes dont on voyait encore les traces sur son visage n’avaient d’autre cause que son absence prolongée.

Il n’en fallait pas davantage pour faire perdre la tête à Mustaccio.

Heureux de l’intérêt que lui portait la jolie soubrette, il s’empressa de lui apprendre que désormais il ne quitterait pas le château, car le seigneur Capitan, dont il avait la confiance, venait de lui remettre la garde du prisonnier.

Marina sauta de joie à cette nouvelle et permit au caporal de prendre un baiser sur sa joue.

Une explication s’ensuivit, et comme le caporal entreprenant pressait vivement la jeune fille, celle-ci promit sa main sous condition. Il est inutile de dire laquelle ; et le lecteur peut nous croire quand nous lui affirmerons que Marina payait fort cher la liberté de Mario.

— Ah ! mademoiselle, dit-elle avec un soupir quand elle revit Alma, quand je pense que je vais devenir la femme d’un Mustaccio !

— La vie n’est que sacrifices, dit Alma tristement.

La soubrette fit une laide grimace ; mais elle avait promis de sauver Mario, et elle voulait tenir sa promesse, quoi qu’il dût lui en coûter !…

Le lendemain matin. Marina descendit un moment, et remonta aussitôt.

— Mustaccio a plus d’imagination que je ne croyais, dit-elle. Il a combiné son plan ; ce soir il nous remettra un vieil uniforme de soldat et nous conduira au cachot du prisonnier. Aussitôt que le cousin de mademoiselle aura mis le manteau et le casque, Mustaccio fera une patrouille à l’extérieur et mettra M. Mario en faction sur le bastion, vis-à-vis des fenêtres de mademoiselle, afin qu’elle puisse le voir partir.

— Chère enfant, dit Alma, tu as bien réparé ta faute !

— Oui, répondit Marina ; mais je voudrais bien ne pas être la femme du caporal.

Le soir venu, Marina apporta le paquet et la clef du cachot. Elle s’était en même temps pourvue d’une lanterne sourde.

Les deux jeunes filles attendirent que tout le monde fût couché dans le fort, et quand onze heures sonnèrent, elles se disposèrent à partir.

Marina prit la lampe, ouvrit doucement la porte et marcha la première, montrant le chemin à sa maîtresse.

Toutes deux étaient profondément émues et marchaient sur la pointe du pied.

Elles descendirent l’escalier de la tourelle.

Arrivée au rez-de-chaussée, Marina ouvrit une porte basse et descendit quatre marches.

Elles traversèrent une sorte de corridor humide au bout duquel elles aperçurent, à la lueur d’une lampe accrochée au mur, Mustaccio qui charmait les ennuis de sa faction en causant avec une bouteille de liqueur des Îles qu’il avait rencontrée à l’office.

Mustaccio cacha sa bouteille, et saluant militairement :

— Hâtez-vous, mademoiselle, dit-il à Alma, vous n’avez pas de temps à perdre, car dans un quart d’heure la patrouille doit faire sa ronde.

Il tira en même temps le verrou et ouvrit la porte du cachot. Alma prit la lanterne des mains de Marina, que le caporal retenait par la manche, et entra.

Depuis qu’il avait été jeté dans ce cachot, Mario n’avait pas éprouvé un seul moment de crainte. La vie, sans l’espoir d’obtenir un jour Alma, lui paraissait une triste perspective, et la mort lui semblait encore préférable à une existence passée à regretter éternellement un amour perdu ! En outre, Mario savait qu’il se trouvait sous le même toit que la fille d’Ercole ; Alma lui avait dit qu’elle l’aimait ; il espérait bien que la jeune fille trouverait dans son amour, ou du moins dans le souvenir de leur amitié, assez de courage pour tenter de le sauver.

Quand Alma entra, Mario dormait donc profondément, et il rêvait que sa belle cousine lui jetait encore son mouchoir comme un talisman contre les dangers à venir.

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant, il s’éveilla en sursaut, et se trouva en face de la jeune fille.

— Est-ce un rêve ? s’écria-t-il en passant rapidement sa main sur son front ; vous, Alma, vous ici !…

— C’est bien moi, Mario, répondit Alma d’un ton triste, moi qui viens vous rendre la liberté.

— La liberté ! fit Mario ; est-ce possible ?

— J’étais la cause… innocente de votre captivité, j’ai voulu réparer le mal que j’avais causé malgré moi, et vous rendre à ceux qui vous aiment… et que vous aimez.

Elle prononça ces derniers mots avec une sorte d’amertume que Mario ne saisit point d’abord.

— Oh ! vous êtes un ange, Alma ! s’écria-t-il.

— Hâtez-vous, mon cousin, reprit Alma ; jetez ce manteau sur vos épaules et posez ce casque sur votre tête ; l’homme qui doit vous conduire hors d’ici vous attend.

— Mon Dieu ! n’aurais-je pas même le temps, chère Alma, de vous dire combien je vous suis reconnaissant, combien je vous aime ?

— Ne parlons plus de cela, cousin Mario… Le temps presse ; vous ne voudriez pas que je fusse victime de ma démarche ?

— Oh ! non, dit Mario en jetant le manteau sur ses épaules.

Au même moment Marina frappait à la porte.

— Vous entendez ? dit Alma.

— Je suis prêt, répondit Mario en saisissant vivement les mains tremblantes de la jeune fille ; Alma, ce que vous faites aujourd’hui nous lie plus que jamais, songez-y ; je pars, mais c’est pour venir bientôt vous arracher de ces murs maudits, et quand je reviendrai, vous n’aurez oublié, n’est-ce pas, ni votre amour ni le mien ?

Et en parlant ainsi il porta les mains d’Alma à ses lèvres.

Mais Alma recula d’un pas, et dégageant doucement ses mains de l’étreinte passionnée de son amant :

— Mario, lui dit-elle d’une voix grave et lente, de cruelles révélations m’ont été faites depuis que je ne vous ai vu… Vous êtes libre. Retournez à la montagne où vous attendent d’autres amours ; moi, demain, je serai fiancée au marquis de Santa-Fiore !…

Mario poussa un cri étouffé à cette nouvelle inattendue.

Mais déjà le caporal Mustaccio frappait à la porte à coups redoublés. Un seul moment de retard pouvait tout perdre ou tout compromettre.

— Partez ! partez ! dit Alma.

Et avant que Mario eût recouvré sa présence d’esprit, la porte du cachot s’ouvrit : Alma et Marina s’esquivèrent, et il se trouva seul vis-à-vis du caporal Mustaccio, qui lui mit un vieux mousquet entre les mains en lui disant :

— Suivez-moi !

Mario se laissa conduire machinalement, sachant à peine s’il veillait ou s’il était le jouet de quelque horrible hallucination.

Cependant, Alma et Marina avaient gagné leur chambre.

Quoique la fille supposée d’Ercole fût mortellement triste, elle ouvrit sa fenêtre et attendit, dans une indicible anxiété, l’exécution des promesses du caporal Mustaccio.

Peu d’instants après, elle vit une patrouille passer sur le bastion et relever la sentinelle.

Le nouveau factionnaire se tint un moment immobile, et quand la patrouille se fut éloignée, il jeta sur l’herbe son casque, son mousquet et son manteau, contempla un instant d’un œil plein d’amertume le vieux château d’Ercole, et prit sa course à travers la vallée.

— Merci, mon Dieu ! dit Alma en tombant à genoux.

Mario était sauvé !

Quant au caporal Mustaccio, pour en finir de suite avec lui, nous dirons que le lendemain matin, en passant dans le préau, il reçut de Marina un avis charitable qui changea notablement ses intentions. La camériste l’avertit que son manteau, son casque et son mousquet laissés sur l’herbe par le prisonnier avaient été trouvés et reconnus, et lui laissa tirer lui-même la conclusion de ce fait.

Le caporal Mustaccio, en homme de bon sens, calcula qu’avec cette double chance d’être marié et d’être pendu, il valait mieux fuir afin d’éviter l’un et l’autre.

Il prit galamment un baiser sur le cou de Marina, qui se laissa faire, trop heureuse d’en être quitte à si bon marché, et quitta le fort, résolu à gagner la montagne et à prendre du service dans la première bande libre qu’il rencontrerait.

Quand elle le vit s’éloigner avec cette admirable agilité, Marina joignit les mains, poussa un profond soupir de satisfaction, et remercia le ciel de l’avoir délivrée d’un si grand malheur.

IX

Les fiançailles

En apprenant la fuite de son prisonnier, la rage du vieil Ercole ne connut plus de bornes. Il se repentait amèrement de n’avoir pas fait égorger le fils de son ennemi ; mais il était trop tard, et Mario était déjà loin !

Cependant il restait Alma, et à de certains moments, la pensée de se venger sur elle traversait son cerveau et l’enivrait ; mais là son intérêt était en lutte avec sa haine, et la douceur de la pauvre enfant désarmait son bras.

Après ces accès de rage impuissante, il retomba dans ses terreurs premières, et ne voyant plus d’autre salut pour lui que l’alliance de sa fille présumée avec la puissante maison de Santa-Fiore, il partit le lendemain pour Spolette, laissant dans le dernier de ses domaines une forte garnison.

Le lendemain soir, veille des fiançailles du marquis de Santa-Fiore et de la fille du vieux comte Ercole, un bal magnifique donné dans les galeries du palais du comte devait réunir toute la noblesse de Spolette. Il semblait que la petite capitale du comté venait de s’éveiller tout à coup, et qu’une fée bienfaisante l’avait touchée de sa baguette féerique. Spolette ressemblait ce soir-là à un palais enchanté.

Le bal s’ouvrit à dix heures. La parente du marquis de Santa-Fiore en fit les honneurs avec beaucoup de noblesse et de grâce.

Quant au marquis, les bals et les fêtes avaient moins d’attrait pour lui qu’une chasse au noir, mais il trouva tant de charmes dans la personne de sa fiancée que pour la première fois de sa vie il ne s’ennuya pas.

Il n’en était pas de même de la pauvre Alma. Pâle, les yeux battus, elle se sentait isolée au milieu de cette foule d’indifférents, comme le naufragé au milieu de l’Océan immense. Une tristesse mortelle s’était emparée d’elle. La suave harmonie du bal et les fraîches brises de la nuit glissaient sur son cœur et sur son front sans les pénétrer ; victime résignée d’avance, elle ne cherchait plus même à lutter contre le sort qui l’accablait.

Les bruits de la fête arrivaient à ses oreilles comme un murmure confus qu’elle ne comprenait plus, et le mouvement du bal ne pouvait même pas distraire sa pensée.

Tout à coup deux visages bien connus qui traversèrent la foule glissèrent devant ses yeux. C’était Mario qui passait, donnant le bras à Régina. Un coup de poignard n’eût pas fait plus de mal à la pauvre enfant. Régina semblait radieuse : tout le monde se pressait à ses côtés, la saluant au passage du nom de comtesse Orsini.

— Il faut avouer, cousine, disait tout bas Mario, que vous me faites commettre une action d’une rare imprudence. M’amener dans le palais même de l’homme qui deux jours auparavant me tenait prisonnier !

— Avez-vous peur, cousin Mario ? dit Régina avec un accent railleur.

— Je n’ai peur de rien, répondit-il, de rien… du moins dans l’ordre des choses naturelles, mais vous me faites l’effet de ces divinités qui attiraient les chevaliers par la grâce de leurs sourires dans des embûches où ils trouvaient la mort…

— À moins qu’ils ne fissent soumission, interrompit Régina en souriant amèrement.

— Et alors la belle fée les changeait en bêtes.

— Quand vous parlez de moi, monsieur mon cousin, reprit Régina, vous n’avez jamais que de mauvaises pensées.

Mario ne répondit point, il venait d’apercevoir Alma.

Son visage devint affreusement pâle.

— Qu’avez-vous donc ? dit Régina.

Au lieu de répondre, Mario dégagea vivement son bras et se perdit dans la foule.

Puis, après un détour exécuté à dessein pour tromper la surveillance de Régina, il s’approcha d’Alma. L’enfant baissa les yeux et trembla.

— C’est donc bien vrai, Alma, que vous ne m’aimez plus ? dit Mario d’une voix émue.

Alma ne répondit point ; mais comme Mario répétait sa question :

— Est-ce donc à vous, balbutia-t-elle avec effort, de m’adresser pareille question ?

— Oh ! chère Alma, dit Mario, je n’ai jamais un seul instant cessé de vous aimer !

— Il est trop tard ! répondit Alma en secouant la tête. Il ne faut plus parler du passé… Voyez, c’est la fête de mes fiançailles ! Tout est fini entre nous…

En achevant ces mots, Alma détourna la tête et donna sa main au marquis de Santa-Fiore qui venait la chercher.

Mario resta cloué à la même place, les yeux fixés sur le sol, la bouche entr’ouverte… Était-ce de la colère, du désespoir, de la crainte ? C’était de l’amour. Mario aimait Alma de toute la puissance de son âme, et il comprenait que chaque instant creusait davantage encore l’abîme qui les séparait !…

En ce moment, il sentit une petite main qui lui pressait le bras.

Il se retourna. C’était Régina.

Elle passa de nouveau son bras sous celui de son cousin, et, sans mot dire, elle lui fit traverser la galerie et les salons.

Après bien des efforts, elle parvint à sortir de la foule. Une porte de jardin se trouvait ouverte, elle y entraîna Mario.

La nuit était noire… Le cœur de Mario battait vivement dans sa poitrine, et il se demandait ce que Régina pouvait lui vouloir et pourquoi elle avait recours à ce mystère !

Mais Régina ne disait mot, elle marchait vite, et entraînait son cousin comme si elle eût voulu lui ôter le temps de la réflexion ; enfin elle s’arrêta.

Elle fit asseoir son cousin sur un banc de gazon, et s’assit à ses côtés. Un moment encore il se fit entre eux un si profond silence qu’ils entendirent le vent apporter les bruits mourants de la fête.

Mario sentit le bras de Régina trembler sous le sien.

— Régina, dit-il enfin d’une voix qu’il essayait de rendre ferme, pourquoi m’avez-vous amené ici ?

Régina poussa un soupir et ne répondit pas.

Sans s’expliquer ce qui se passait dans son cœur, Mario se sentait embarrassé.

— Rentrons ! dit-il tout à coup en faisant un mouvement pour se lever.

— Non, restez ! fit Régina, il faut absolument que je vous parle, puisque vous ne devinez pas ou que vous feignez de ne point deviner. Mieux vaut que cette explication ait lieu tout de suite, et vous qui me connaissez, Mario, vous devez comprendre ce qu’il m’a fallu de luttes et de combats avec ma fierté pour descendre à ce degré d’humiliation, que c’est moi qui sollicite de vous cet entretien comme une grâce !…

L’embarras de Mario croissait à chaque parole ; il savait bien quel était le but de cet entretien, et, dans la situation de son cœur, une pareille explication était pleine d’embarras.

Cependant la voix de Régina avait perdu ce caractère impérieux qui lui était habituel. Elle ne commandait plus, elle suppliait.

— Mario, reprit-elle bientôt en laissant sa tête se pencher mollement sur l’épaule du fils d’Andrea, Mario, il est donc bien vrai que tu ne veux pas m’aimer ?

Et comme Mario ne répondait pas :

— Mario ! poursuivit-elle d’un ton passionné, moi, je t’aime, vois-tu ? J’ai longtemps contenu les transports de cette passion insensée qui gonflait ma poitrine, mais j’ai trop souffert, et maintenant je n’ai plus ni la force ni la volonté de souffrir ainsi. Mario ! Mario ! je t’aime !

Et en parlant de la sorte, Régina approchait ses lèvres de Mario et serrait tendrement ses deux mains dans les siennes. Régina était jeune, jolie… Un instant Mario sentit son cœur battre et un frisson parcourut tout son être.

— Oh ! aime-moi, disait encore Régina, un peu d’amour pour moi, Mario !… Je suis à tes genoux… Pour obtenir ton amour, j’ai dédaigné tous ceux qui sont venus à moi… Ce n’est pas d’aujourd’hui que je t’aime, ingrat ! Tu sais depuis combien d’années mon cœur brûle en secret pour toi… Oh ! réponds, réponds, Mario, m’aimes-tu ?…

Ces paroles incohérentes et passionnées plongeaient Mario dans un trouble inexprimable. Il aurait voulu arrêter sa cousine sur cette pente dangereuse, car il sentait bien que plus il la laisserait parler, plus il deviendrait difficile de répondre avec sincérité : mais sa langue resta clouée à son palais.

— Tu ne réponds pas ? reprit-elle en s’approchant davantage de Mario.

Mais le sentiment mauvais qui avait un instant troublé le cœur de Mario était déjà bien loin ; la fraîcheur du soir calma son sang, et il se dégagea doucement des étreintes de la jeune fille.

— Régina, dit-il alors avec une gravité solennelle et triste, Régina, écoutez-moi…

— Oh ! tu ne m’aimes donc pas ?… répondit Régina en retombant accablée.

Mario réprima un vif mouvement d’impatience, la releva et la fit asseoir à ses côtés.

— Régina, lui dit-il, écoutez-moi, je vous en supplie.

Mais Régina l’écoutait à peine ; avant qu’il eût parlé, elle devinait déjà ce qu’il allait dire.

— Parle, répondit-elle enfin ; parle, tu vois bien que je n’ai plus de force ; ce n’est point Bel Demonio qui est ici, ni la comtesse Orsini, ni même la Régina des montagnes… c’est une pauvre fille qui aime et qui pleure.

Ces paroles furent dites avec un tel accent de tristesse, que Mario lui-même en fut ému. Les larmes lui vinrent aux yeux.

Il se fit un moment de silence. Les faibles gémissements du vent qui courait parmi les feuilles ajoutaient encore à la tristesse de cette scène.

— Je veux vous parler franchement, Régina, et c’est pour cela que je réclame de vous un peu de calme et de raison, reprit Mario en cherchant à donner à son attitude quelque chose de solennel et de grave. Un amour pareil au vôtre ne saurait se payer par une affection ordinaire, et, je vous l’avouerai, je ne me sens pas dans l’âme cette puissante énergie, ces transports sublimes qui seuls pourraient répondre à une passion aussi profonde. Si aujourd’hui je me laissais persuader, que de reproches ne m’adresseriez-vous pas un jour ! Quel serait votre désenchantement au réveil des songes ! Non ! Régina je vous aime, moi, je vous aime avec toute la sincérité d’un cœur loyal et droit, et je tiens trop, croyez-le bien, à votre affection, pour m’exposer à la perdre en entretenant dans votre esprit cette erreur d’un jour !

À mesure que Mario parlait, les larmes de Régina se séchaient sur ses joues ; insensiblement son regard s’allumait d’une flamme nouvelle, et sa tête, naguère reposée sur la poitrine du jeune homme, venait de se redresser altière et froide !…

Un sourire empreint d’une extrême amertume effleura ses lèvres, et elle se leva droite et fière.

— Assez, Mario ! dit-elle, assez !… N’ajoutez pas encore le mensonge à l’insulte.

— Que voulez-vous dire ? demanda Mario étonné.

— Je veux dire, répondit Régina avec un dépit mal déguisé, je veux dire qu’au lieu de repousser dédaigneusement l’amour que je vous offre, il eût été digne d’un cœur loyal et droit d’avouer votre amour pour Alma !

— Alma !… fit Mario.

— Ah ! poursuivit la jeune fille, l’amour d’Alma n’est point extravagant et ridicule comme le mien, n’est-ce pas ? et vous n’aurez pas besoin, pour y répondre, d’une puissante énergie et de transports sublimes ?

— Ai-je dit cela ? objecta Mario.

— Vous avez dit plus que cela, car vous l’aimez !…

— Et quand cela serait ? fit le fils d’Andrea poussé à bout.

— Vous l’avouez donc ?…

— Eh bien ! oui, je l’aime ! répliqua Mario avec énergie. Et puisqu’il faut vous le dire, mon cœur est trop plein d’elle pour qu’un autre amour puisse y trouver place !

Régina l’avait écouté les dents serrées.

— C’est bien ! dit-elle d’une voix sourde, c’est bien ! mais si vous la voyez ce soir, dites à Alma, Mario, que vous venez de prononcer son arrêt de mort.

En achevant ces mots, Régina jeta un petit éclat de rire et s’enfuit.

Mario voulut la suivre ; mais déjà elle avait disparu entre les arbres.

Il entra dans les salons du palais, et ne put la retrouver. La foule avait considérablement diminué ; il était fort tard, et chacun se retirait. Mario, inquiet, désespéré, n’ayant même pu voir Alma pour la prévenir du danger qu’elle courait, dut se retirer comme les autres.

X

L’incendie

La nuit était déjà fort avancée. On ne voyait pas une étoile au ciel ; les places et les rues de Spolette étaient plongées dans une obscurité profonde.

De temps en temps passait encore par quelque rue déserte un gentilhomme précédé de laquais armés de torches ; puis, le gentilhomme passé, la rue retombait dans l’ombre et le silence.

La fête venait de finir au palais Vitelli. Les lustres brillaient encore aux fenêtres, et des portes ouvertes à deux battants sortaient quelques-uns de ces retardataires qui ne quittent volontiers le bal ou le jeu qu’au moment où le jour vient faire pâlir les bougies.

Les fenêtres du palais projetaient sur la place envahie par les ténèbres quelques lueurs douteuses.

Les falots plantés aux deux côtés de la cour d’honneur s’éteignaient par degrés, et ressemblaient, dans la nuit, à des points rouges semés dans un but plus fantastique qu’utile.

À quelques pas de la cour d’honneur, une pauvre femme se tenait accroupie dans l’angle d’une muraille, indifférente à tout ce qui se passait à ses côtés ; elle contemplait le palais, et de grosses larmes tombaient de ses yeux.

— Toutes deux sont là ! murmurait-elle, toutes deux jeunes, belles, éblouissantes… Mais laquelle ? laquelle ? Ô mon Dieu ! faites que ce soit Alma !

Elle n’acheva point.

Une litière venait de sortir du palais à la lueur des flambeaux : la pauvre femme avait reconnu Régina, ou la comtesse Orsini, ou bien encore ce terrible personnage dont on ne prononçait le nom que tout bas : Bel Demonio !

Le cortège passa comme un sillon de lumière à travers la place obscure et disparut à l’angle d’une rue.

La pauvre femme soupira.

— Toujours cette Régina ! dit-elle. Je ne sais pourquoi je craignais qu’une catastrophe ne tombât cette nuit même sur ce que j’ai de plus cher.

La Lucrezia Mammone, car c’était elle qui parlait ainsi, mit sa tête dans ses deux mains.

— Il y a seize ans, pensait-elle, moi aussi j’étais jeune, belle, fêtée. Moi aussi je croyais au bonheur en ce monde tout rempli de misères !… Ah ! si du moins je pouvais revivre dans ma fille !

Elle demeura longtemps, la tête plongée dans ses deux mains, songeant au passé si triste, à l’avenir plus triste encore.

Tout à coup un bruit de pas qui froissaient le pavé de la place lui fit lever la tête.

Et elle aperçut dans l’ombre douze hommes au visage noir, et qui, vêtus de manteaux blancs, se dirigeaient vers le palais Vitelli.

Régina marchait à côté d’eux.

La Lucrezia la reconnut presque aussitôt.

Les douze hommes et la jeune fille s’arrêtèrent tout près de l’entrée du palais, à quelques pas de la Lucrezia ; mais la nuit était si sombre qu’ils ne la voyaient point.

Régina sembla les compter des yeux.

— Vous m’êtes toujours dévoués ? leur dit-elle alors de cette voix stridente qui vibrait si bien dans la montagne.

— Jusqu’à la mort ! semblèrent dire les douze esclaves.

— C’est bien, l’heure de me le prouver encore une fois est venue, poursuivit la jeune fille, dont le regard lança un éclair fauve.

— Que faut-il faire ? firent-ils.

— Écoutez-moi. Il y a dans ce palais trois personnes que je hais : Ercole Vitelli, la duègne Mercedès et la fiancée du marquis de Santa-Fiore… Il faut que ces trois personnes meurent !

Les douze Mores inclinèrent la tête en signe d’assentiment.

— Trois d’entre vous, poursuivit Régina, vont se poster d’un côté de cette porte du château, trois de l’autre… moi je vais entrer ; une jeune fille sortira avant la fin de la nuit, vous la laisserez passer… ce sera moi. Mais si une seconde jeune fille tentait ensuite de sortir, tuez-la sans pitié, car celle-là, c’est mon ennemie.

— Au lever du soleil elle n’existera plus, firent les esclaves.

Et aussitôt six Mores allèrent se poster à l’entrée de la cour d’honneur. Trois d’entre eux se cachèrent derrière le pilier de droite, les trois autres derrière celui de gauche.

L’entrée était large, trop large peut-être pour bien distinguer les traits d’un visage, mais pas assez pour ne pas reconnaître l’âge d’une personne qui aurait passé en prenant le milieu du pavé.

Quand les six Mores eurent pris position, Régina se tourna vers le reste de sa troupe.

— Quant à vous, leur dit-elle, cette nuit doit couronner l’œuvre de destruction que nous avons entreprise ensemble. Avant une heure, vous mettrez le feu au dernier château du vieil Ercole… Je veux que demain au coucher du soleil il ne reste plus une seule pierre de ce royal édifice. Allez !

Et sur un geste impérieux de Régina, les esclaves s’éloignèrent, en prenant chacun une direction différente.

Cependant la Lucrezia épouvantée n’osait respirer.

— Est-ce un mauvais ange envoyé de Dieu pour punir Ercole et Mercedès de leurs crimes ? murmura-t-elle. Mais non, Dieu n’envelopperait point dans ce châtiment Alma, cette pure enfant qui trouverait grâce devant le crime lui-même !

Quand Régina se vit seule, elle jeta autour d’elle un regard implacable et orgueilleux.

— Maintenant, dit-elle, que la destinée s’accomplisse !

Et elle se dirigea d’un pas ferme vers le palais.

Au moment où elle franchissait le seuil, la Lucrezia Mammone accroupie dans l’angle de la muraille se leva.

— Un grand crime se prépare, dit-elle, l’une des deux victimes est ma fille… Allons ! Dieu m’éclairera peut-être.

Et elle ajouta avec la même voix que Régina :

— Il faut que la destinée s’accomplisse !

Elle entra à son tour dans le palais. Pendant ce temps, Régina avait gagné les galeries.

Les lampes brûlaient encore çà et là, et les meubles étaient restés dans le désordre de la soirée. On voyait à terre des bouquets demi-fanés ; il régnait dans les salles désertes comme un dernier parfum de la fête.

Çà et là des laquais dormaient étendus sur des sofas. Nul ne s’avisa de s’éveiller pour s’opposer au passage de Régina.

Longtemps elle erra au hasard, d’appartements en appartements, dans ce vaste palais. Pareille au démon de la vengeance, elle allait pâle, les dents serrées, l’œil fauve, cherchant en vain sa proie de tous côtés.

Elle arriva enfin dans un petit salon qui semblait n’avoir point d’issue ; elle en ouvrit la porte avec précaution, et allongea la tête comme le serpent qui se glisse entre deux branches.

Elle aperçut une petite chambre tendue de bleu et éclairée par une lampe d’albâtre. Alma, assise sur une ottomane, les yeux à demi fermes, les bras alanguis par le sommeil, Alma faisait sa toilette de nuit, et jouait nonchalamment avec les flots épais de son opulente chevelure.

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant, Alma se retourna vivement et poussa un léger cri :

— Régina ! s’écria-t-elle avec une surprise mêlée d’une joie réelle.

Et sans attendre davantage, elle lui tendit doucement les bras.

Régina hésita un moment, mais ces deux yeux bleus, ces bras si blancs, cette douceur ineffable qui désarmait tout ce qui l’approchait, furent encore une fois tout-puissants sur la fille d’Ercole.

Elle sentit sa haine s’apaiser.

Ses yeux ardents s’adoucirent, et vaincue par ce touchant appel plein de candeur et d’innocence, elle courut se jeter dans ses bras.

Toutes deux s’embrassèrent comme au bon temps de leur enfance, avec franchise et sans arrière-pensée.

— Oh ! j’étais sûre que tu viendrais ! dit Alma après un moment de silence.

La joie, l’enivrement éclataient dans le regard de la pauvre enfant ; elle était si naïve et si pure, que le soupçon ne pouvait pénétrer dans son cœur. Elle parla à Régina de leur passé dans la montagne, de Vitelli, d’Ercole, de Mario lui-même ; elle lui rappela les beaux jours qu’elles avaient passés ensemble, et ne s’arrêta que lorsque la fatigue alourdit ses yeux, et qu’elle sentit le sommeil engourdir ses membres.

Il était fort tard. Régina, brisée de lassitude, pouvait à peine articuler les mots.

Peu à peu, insensiblement les mots qui tombaient de leurs lèvres devinrent plus rares. Leurs yeux se fermèrent, brillantes étoiles cachées sous les vapeurs du sommeil.

Alma posa sa belle tête fatiguée sur l’épaule de sa sœur, et elles s’endormirent bientôt toutes deux d’un sommeil plein d’oubli.

Elles sommeillaient paisiblement sous les chastes rayons de la lampe d’albâtre, dans les bras l’une de l’autre, comme le soir terrible où Andrea pénétra dans leur chambre, et ne sachant laquelle choisir, les emporta toutes deux. Par un de ces hasards providentiels, une circonstance bizarre vint tout à coup rendre la situation identique.

La Lucrezia Mammone, après avoir vainement erré dans ce palais endormi, comme le palais d’un conte de fées, arriva enfin à la chambre d’Alma.

Elle entra doucement et vit les deux jeunes filles endormies. Elle put à peine en croire ses yeux après les paroles qu’elle avait entendu proférer par Régina.

Elle s’arrêta sur le seuil, pâle, indécise, interdite, se demandant si elle n’était pas le jouet de quelque fatale hallucination.

En ce moment, cependant, on commençait à entendre au dehors les premiers bruits sourds et menaçants de l’incendie, et déjà les flammes qui grimpaient aux murs extérieurs projetaient sur l’édifice la lueur sinistre de leurs rouges éclairs.

La pauvre mère demeura un moment immobile, contemplant avec une perplexité impossible à décrire le groupe charmant des deux jeunes filles.

— Je n’en puis sauver qu’une ! inspirez-moi donc, ô mon Dieu ! dites-moi laquelle est ma fille !

Les instants étaient précieux ; les cris grondaient au loin, l’incendie gagnait peu à peu du terrain.

La Lucrezia courut à la fenêtre : elle vit les flammes de l’incendie se tordre aux angles du palais, grimper jusqu’au toit et monter vers le ciel.

— Laquelle ? mon Dieu, laquelle ? s’écria-t-elle en revenant accablée se placer en face des deux enfants.

Un moment le bruit de sa voix éveilla Régina ; elle entr’ouvrit les yeux, et voyant la pauvre femme debout devant l’ottomane, elle se retourna en murmurant d’un ton de répulsion :

— La Lucrezia Mammone ?…

Puis elle se rendormit ; mais sa tête, en retombant alourdie par le sommeil, frappa le sein d’Alma, qui ouvrit les yeux à son tour.

— La Lucrezia Mammone ! s’écria-t-elle en apercevant cette dernière.

Et elle lui tendit en même temps deux bras si caressants que la pauvre femme, éclairée tout à coup par son instinct de mère, se précipita vers Alma.

— C’est elle ! c’est elle ! fit-elle en la saisissant dans ses bras.

Elle l’enleva de l’ottomane ; Alma, encore à moitié endormie, se laissa faire comme un enfant.

Le sentiment puissant de la maternité avait tout à coup développé le courage de la Lucrezia ; elle sentit une force surnaturelle circuler dans ses membres, et elle emporta sa fille en courant à travers les galeries et sans regarder en arrière. Régina, vaincue par la fatigue et mille émotions diverses, ne s’était pas même réveillée.

Tout en courant, la Lucrezia couvrait de temps en temps le front de sa fille de baisers enthousiastes.

— Fuyons ! fuyons ! disait-elle.

— Je vous aurai dû deux fois la vie ! s’écria la pauvre Alma en mettant le pied sur le seuil du palais.

Les deux femmes traversèrent la cour d’honneur.

C’était un moment terrible pour la Lucrezia. Son cœur ne battait plus.

Mais les hommes noirs de Bel Demonio ne se montrèrent pas ; ils restèrent cachés derrière les piliers. Ils avaient ordre de laisser passer la première jeune fille.

— Sauvée ! ma fille est sauvée ! s’écria la Lucrezia en tombant à genoux sur le pavé de la place.

Elle saisit sa fille et l’embrassa cette fois avec un bonheur pur de tout mélange.

Cependant l’incendie faisait des progrès inouïs, et le palais n’apparaissait déjà plus aux regards qu’à travers un éclatant rideau de flamme, de cendre et de fumée !… Les poutres craquaient sous l’action dévorante du feu, et le rocher sur lequel s’asseyait le palais s’éclairait d’une longue lueur sanglante !

Quand Régina s’éveilla, qu’elle remarqua les progrès de l’incendie et qu’elle se vit seule au milieu de l’appartement, elle jeta un cri terrible.

— Alma ! s’écria-t-elle en cherchant de tous côtés sa victime.

Personne ne répondit.

Elle courut à la fenêtre : l’incendie enveloppait le château.

Elle devint affreusement pâle.

Tout à coup des cris terribles retentirent dans une chambre voisine, la porte s’ouvrit violemment, un vieillard et une femme se jetèrent dans la chambre où se trouvait Régina.

Les flammes les poursuivaient en sifflant comme des serpents furieux.

Le vieillard avait un visage terrifié, et se soutenait à peine sur ses genoux tremblants.

La vieille femme était livide de terreur.

C’étaient Ercole Vitelli et Mercedès.

— Régina ! s’écria le vieillard en entrant, ma fille ! en quel moment te retrouvé-je !

— Je suis Bel Demonio, ton ennemi ! répondit Régina.

— Tu es ma fille, ma fille !…

— C’est moi qui t’ai ruiné !…

— Je n’avais plus que toi au monde !

— C’est moi qui ai mis le feu à ton palais… Je ne suis point ta fille, et je te hais comme un ennemi !

— Dieu se venge ! dit Mercedès.

— Fuyons ! répéta le vieillard qui sentait les flammes l’envelopper d’un cercle infranchissable.

— C’est l’enfer qui commence ! ajouta Mercedès.

— Tu m’as aidé à commettre le meurtre, vociféra le vieillard, tu es une infâme !

— Que Dieu ait pitié de nous !

— Ah ! fit Régina, vous êtes des assassins ! Mourez donc en expiation de vos crimes !…

Les flammes se rapprochaient.

Régina courut à la fenêtre, l’ouvrit violemment et s’élança dans la cour.

À peine eut-elle touché la terre, que le plafond de la chambre s’écroula avec un épouvantable bruit et ensevelit dans le foyer de l’incendie Mercedès et le vieux comte.

Les flammes montèrent au ciel avec des craquements étranges.

Régina, saisie de terreur, se releva et se mit à courir vers l’issue de la cour.

La nuit touchait à sa fin. Déjà les premiers rayons de l’aurore se mêlaient à la clarté de l’incendie.

Régina vit de loin, au milieu de la place, un groupe plein d’amour et de bonheur, qui, les yeux levés au ciel, semblait remercier Dieu.

Ce groupe se composait d’Alma, de Mario, de la Lucrezia Mammone et d’Andrea Vitelli.

Un cri de rage s’échappa de sa poitrine.

La fureur et l’effroi accélérèrent sa course. Déjà même elle touchait au seuil de la cour, quand six hommes noirs, en manteaux blancs, débusquant tout à coup comme des spectres de derrière les piliers, fondirent sur elle le cimeterre au poing.

— Arrêtez ! s’écria-t-elle, je suis Bel Demonio !…

Mais avant qu’elle eût achevé, elle tombait frappée à la fois par les six redoutables Mores.

 

FIN

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Juillet 2017

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