Paul Féval

 

 

 

LA BANDE CADET

 

 

 

LES HABITS NOIRS

Tome VIII

 

 

 

L'Événement, 20 octobre 1874 – 4 janvier 1875

Paris, E. Dentu, 1875

 

 

 

 

 

 

 

Table des matières

 

Prologue  Le salon aux quatre fenêtres. 6

I  La rue Culture. 7

II  Entrez, madame. 17

III  Angèle. 22

IV  Le parrain d’Angèle. 27

V  Deux feuilles de papier. 33

VI  La momie. 41

Première partie  Une évasion et un contrat. 48

I  Le convoi du pauvre. 49

II  Le marbrier. 56

III  Mademoiselle Clotilde. 63

IV  Vis-à-vis de la Force. 69

V  Rideaux verts. 75

VI  M. Larsonneur. 80

VII  Le « Fera-t-il jour demain ? ». 85

VIII  Le coup de merlin.. 91

IX  Lirette. 96

X  Le docteur Lenoir. 102

XI  Georges et Albert. 108

XII  La main gantée. 114

XIII  Le scapulaire. 120

XIV  Histoire des Habits Noirs. 126

XV  Le colonel 131

XVI  Adèle Jaffret. 137

XVII  Rue de Bondy. 143

XVIII  Salon Jaffret. 149

XIX  Les derniers Fitz-Roy. 233

XX  Contrat de mariage. 241

XXI  La cavatine des millions. 250

XXII  Tête-à-tête. 260

Deuxième partie  Clément-le-Manchot. 269

I  La nuit du 5 janvier. 270

II  Mademoiselle de Clare. 279

III  Fin du tête-à-tête. 288

IV  Transfiguration.. 298

V  Les intrigues d’Échalot. 305

VI  Heure indue. 312

VII  Victoire d’Échalot. 320

VIII  Bêtes féroces en colère. 329

IX  Robe de taffetas. 338

X  Interrogatoire de Lirette. 346

XI  Un rapport de Pistolet. 355

XII  Payer la loi 364

XIII  Oremus. 372

XIV  La onzième dalle. 380

XV  Discorde au camp. 388

XVI  Fifty thousand. 397

XVII  Un acte de mariage, deux actes de naissance. 407

XVIII  Où elle allait….. 416

XIX  Là ! 422

XX  La chambre d’Albert. 427

XXI  Georges. 436

XXII  Sacrifice. 445

XXIII  Chanson d’amour. 455

XXIV  La route de la rivière. 463

XXV  Ville gagnée. 473

XXVI  Choisir ! 482

XXVII  Ombres chinoises. 491

XXVIII  Le droit de mourir. 501

XXIX  Le sac. 511

XXX  Le dénouement. 519

À propos de cette édition électronique. 525

 

 

Le cycle des Habits Noirs comprend huit volumes :

 

* Les Habits Noirs

 

* Cœur d’Acier

 

* La rue de Jérusalem

 

* L’arme invisible

 

* Maman Léo

 

* L’avaleur de sabres

 

* Les compagnons du trésor

 

* La bande Cadet

 

Prologue

Le salon aux quatre fenêtres

 

I

La rue Culture

 

Un soir d’hiver de l’année 1840, par un froid noir et mouillé, un pauvre homme entra au poste de la rue Culture-Sainte-Catherine. C’était une bonne figure naïve et un peu étonnée. Il portait un costume bourgeois très râpé, avec un tablier de garçon pharmacien, dont la grande poche bâillait sur son estomac. Dans cette poche, il y avait un paquet assez volumineux, ficelé dans du papier d’emballage.

 

Il demanda la permission de se chauffer au poêle ; ce qui lui fut volontiers accordé. Le jour s’en allait tombant au-dehors, et dans l’intérieur du corps de garde la nuit était tout à fait venue. On n’avait pas encore allumé le quinquet.

 

Quand le pauvre homme s’en alla, personne ne s’aperçut qu’il n’y avait plus de paquet dans la poche de son grand tablier.

 

À quelques pas du corps de garde s’élevait une maison d’assez grand aspect et fermée sur le devant par un mur. On l’appelait l’hôtel Fitz-Roy. Le dernier duc de Clare (celui qui portait le titre de prince de Souzay) l’avait habité un temps avec la princesse sa femme. On disait qu’ils étaient séparés maintenant.

 

Et la maison restait déserte, au point que, depuis le décès d’un vieux concierge, qui était resté là comme un chien dans sa niche après le départ des maîtres, on n’avait pas vu une seule fois la porte cochère rouler sur ses gonds.

 

Du haut en bas de l’hôtel, hiver comme été, les contrevents fermés masquaient les croisées, ce qui mettait le quartier en mauvaise humeur. Les marchands d’alentour disaient, non sans raison :

 

– C’est comme si on avait dans la rue un monument du Père-Lachaise. Qu’ils vendent ou qu’ils louent ! Il y a de quoi mettre là-dedans douze ménages de rentiers ou une fabrique de bronzes, qui ferait aller le commerce.

 

Ce fut dans une allée étroite et sombre, située vis-à-vis de l’hôtel Fitz-Roy, que se réfugia l’homme au paquet en sortant du corps de garde. Peut-être était-ce tout uniment pour se mettre à l’abri, car la pluie tombait. Nous devons dire pourtant que, dans cette espèce de guérite, il avait plutôt l’air d’un factionnaire qui fait le guet.

 

Ajoutons qu’il n’était pas seul. Dans une autre allée, également obscure, qui s’ouvrait au-delà de l’hôtel Fitz-Roy, un autre individu se garait aussi de la pluie. Il avait, celui-là, un cigare à paille entre les lèvres, un vieux chapeau gris pelé posé de travers sur des cheveux plats, d’un jaune déteint, et une redingote de forme « élégante » qui ne valait guère mieux qu’un haillon. Cela se voyait aux lueurs d’un réverbère que le vent balançait juste au-dessus de lui.

 

Cela ne se vit pas longtemps. Aussitôt que l’homme du corps de garde et lui eurent échangé de loin un signe, ils s’enfoncèrent l’un et l’autre dans la nuit de leurs guérites.

 

Au bout d’un quart d’heure environ, un parapluie tout ruisselant tourna l’angle de la rue Saint-Antoine. Il protégeait, tant bien que mal, un homme d’aspect modeste et déjà âgé, qui tenait par la main une toute petite fille.

 

Le chapeau gris siffla et dit entre haut et bas :

 

– Échalot !

 

L’autre répondit par un coup de sifflet pareil et grommela :

 

– On y est, Amédée, fidèle au poste jusqu’à la mort ! L’homme au parapluie et la petite fille, passant devant le corps de garde, s’éclairèrent un instant à la lueur du quinquet. L’enfant était tout en noir comme son père. Elle se pressait contre lui en trottinant et babillait en riant, malgré le froid qui rougissait ses joues.

 

Échalot, notre homme au paquet, la regardait d’un air bon enfant.

 

– Quand Saladin aura cet âge-là, dit-il, vous verrez qu’il sera encore plus mignon !… Tiens ! on ne voit plus Amédée. Méfiance ! c’est bien le papa Morand avec sa petite Tilde.

 

Il se rejeta dans l’ombre vivement.

 

Le vieux et sa fillette arrivaient en face de la porte cochère de l’hôtel. Ils s’arrêtèrent.

 

Alors eut lieu une chose qui avait presque la valeur d’un événement, et qui, certes, eût attiré sur leur seuil tous les boutiquiers du quartier, en dépit même du mauvais temps, s’ils en avaient eu connaissance.

 

Mais personne ne bougea, parce que personne ne savait.

 

Papa Morand, comme Échalot l’appelait, donna le parapluie à tenir à sa petite en disant :

 

– Soyez sage, mademoiselle Tilde, et ne vous mouillez pas.

 

En même temps, il tira de sa poche deux grosses clefs, dont l’une fut aussitôt introduite dans la maîtresse serrure de la porte cochère. Ce n’était pas le tout ; Échalot, qui regardait avec une curiosité avide, pensa judicieusement :

 

– Ça a dû rouiller rude depuis le temps !

 

Et, en effet, la main tremblante du vieux avait beau s’efforcer, le pêne résistait.

 

– Faudra l’accoucheur ! pensait déjà Échalot. Voyons ! fourre quelque chose dans la boucle, papa !

 

Comme s’il eût suivi cette suggestion muette, le vieux passa la seconde clef en travers dans la garde de la première, et, s’en servant comme d’un levier, appuya à deux mains. Le pêne sauta.

 

– Bravo ! fit Échalot. Au loquet !

 

Morand tâtait déjà le trou du « cordon » avec sa seconde clef. Ce ne fut, cette fois, ni long, ni difficile. La lourde porte roula en gémissant sur ses gonds rouillés, montrant une large ouverture, silencieuse et sombre comme le seuil du néant.

 

– Viens vite, dit-il à la fillette, nous n’avons que le temps. Mais au lieu d’obéir, la petite fille recula épouvantée.

 

– Je ne veux pas ! balbutia-t-elle, j’ai peur.

 

– Peur de quoi, sottinette ?

 

– Est-ce que je sais ? Des revenants.

 

– Dame ! fit Échalot, l’endroit est bon pour ça.

 

Et il frissonna un peu pour son propre compte avant d’ajouter :

 

– Quoique c’est des bêtises. Les morts n’ont ni pied ni patte pour se promener.

 

Avec une impatience sénile, Morand saisit le bras de la fillette, qui cria. Il la poussa en avant.

 

– Veux-tu bien te taire ! ordonna-t-il.

 

– On ne nous a même pas vus ! murmura-t-il en essuyant son front qui ruisselait de sueur sous la pluie glacée.

 

En cela, nous savons qu’il se trompait. À peine la porte de l’hôtel s’était-elle refermée que l’homme au chapeau gris s’élança hors de sa cachette. C’était, dans toute la force du terme, un gaillard de mauvaise mine, suant la misère prétentieuse, le vice fanfaron et la hideuse élégance du dandy crotté jusqu’à l’échine. En ce genre, Paris renferme des trésors ; c’est au plus profond de ses boues que grouille le pur type de don Juan, laid, dépenaillé, mais toujours vainqueur.

 

Échalot vint à la rencontre de son collègue et lui tendit la main avec cordialité :

 

– Ça va-t-il un peu, Amédée, depuis trois jours qu’on ne t’a vu ? Similor (c’était le nom de famille d’Amédée) lui donna le doigt.

 

Il avait des gants !

 

– Tu l’as reconnu, c’est bien lui ? demanda-t-il.

 

– Parbleu ! répondit Échalot. D’ailleurs, il est déjà venu ce matin avant le jour, avec un bois de lit, des matelas et deux paniers, du vin et de la mangeaille… Mais tu ne t’informes seulement pas de Saladin ?

 

Similor haussa les épaules.

 

– Je t’en ai confié les soins matériels, répliqua-t-il, tu es bon pour ça. Moi, je m’occupe de son avenir. Quand il aura l’âge d’une éducation libérale, je m’en charge.

 

– Sais-tu où je l’ai mis ?

 

– Ça m’est égal…

 

– Tu n’as pas le cœur d’un père, Amédée, interrompit Échalot avec reproche, pour ton fils naturel, dont je ne suis, moi, que la nourrice et l’adoptif. Je l’ai mis dans le giron du gouvernement, ici près… et qu’au lieu de fumer des havanes à tuyau, tu pourrais bien contribuer pour un sou à son lait. Je n’ai pas de fortune, tu le sais bien.

 

– Voilà ! dit brusquement Similor, marque la nourriture, on te soldera plus tard. Je ne peux pas m’habituer aux détails du ménage. Et parlons affaires : tu es de planton, ici, jusqu’à nouvel ordre.

 

– Dis-moi au moins de quoi il retourne, supplia Échalot ; est-ce que c’est vraiment les Habits Noirs ?…

 

La main de Similor s’appuya sur sa bouche comme un bâillon.

 

– Malheureux ! s’écria-t-il, en pleine rue ! des mystères comme ça !

 

– Ça m’a échappé, balbutia Échalot.

 

– On te pardonne pour une fois, dit Similor, mais de la prudence ! Il mit trois points d’exclamation après ce mot et poursuivit :

 

– Moi, je vas jusqu’à l’estaminet de l’Épi-Scié dire à M. Tupinier que le vieux et la petite sont arrivés. Il tient à moi à cause de ma capacité, quoique ça le taquine de me voir réussir mieux que lui auprès des dames.

 

– On chercherait longtemps, dit Échalot avec une admiration tendre et profonde, un quelqu’un doué de tous tes divers avantages. Si tu avais seulement une idée de sensibilité pour moi, ton meilleur ami, et pour ton fils que j’allaite…

 

Échalot était long quand il parlait des choses du cœur. Le bel Amédée le coupa tout net d’une tape sur l’épaule et conclut :

 

– Reste donc ici, bonhomme, et dès que la voiture se montrera, pique une course jusqu’à L’Épi-Scié. Tu demanderas…

 

– M. Tupinier, parbleu !

 

– Du tout ! Tu demanderas moi, Amédée Similor, dont l’importance grandit tous les jours. Tu sais ? Quand ça ne sera plus possible de nous entre-tutoyer, on te fera signe.

 

Il tourna le dos et s’éloigna dans la direction du boulevard. Échalot, resté seul, le suivit des yeux jusqu’au détour de la rue.

 

– Pour le truc de s’habiller toujours comme un flamboyant, dit-il en secouant la tête avec mélancolie, ça y est ; pour le bagout aussi, et l’imagination déréglée, et la couleur des cheveux à la mode, et l’effronterie auprès du sexe, et tout ce qui fait mon envie pareillement : il a les succès d’Adonis dans l’antiquité ! Mais pour avoir de ce qui bat sous le gilet, un brin de cœur, quoi jamais ! Il ignore les entraînements de la nature dans le foyer domestique. On dit que c’est nécessaire pour gravir plus à son aise l’échelle de l’ambition et des bénéfices. Tant pis, alors ! moi, j’aime mieux ignorer les jouissances de l’amour-propre que de les acheter au prix de mon âme sensible ! Je vas toujours allaiter Saladin.

 

Il rentra au corps de garde et retrouva son paquet de papier ficelé dans le coin où il l’avait laissé. Il le prit et l’ouvrit par le haut comme on fait pour les cornets de poivre. Aussitôt quelque chose remua et cria dans le papier.

 

– Tais ton bec, Saladin, petite drogue ! dit Échalot avec les tendres inflexions d’une mère, ce n’est pas le moment de rager quand on t’apporte la goutte !

 

Il tira en même temps une cornue en verre de la grande poche de son tablier, et une énorme bouche d’enfant sortant du paquet en saisit le goulot pour boire avidement.

 

C’était Saladin, fils naturel de Similor et adoptif d’Échalot.

 

Les gens du corps de garde s’approchèrent et firent cercle.

 

Dans la cour de l’hôtel Fitz-Roy, le papa Morand essayait de faire entendre raison à la petite fille qui pleurait, saisie par une de ces terreurs d’enfant que rien ne peut calmer, sinon le grand jour. Ce qui l’entourait n’avait en soi rien de particulièrement effrayant : c’était une cour, herbue comme une prairie, ayant à droite la loge du concierge, à gauche, les écuries, et, au fond, l’hôtel, où l’on montait par un perron dont les marches disparaissaient sous de hautes touffes de plantes desséchées.

 

Le vieux entra dans la loge et tâtonna longtemps, étourdi qu’il était par les cris de sa petite. Il trouva enfin par terre, auprès de la cheminée, une lanterne, et, tout aussitôt, frottant une allumette chimique, il éclaira l’intérieur de la loge, où pas un seul meuble ne restait.

 

L’enfant se tut, mais resta serrée contre lui, promenant à la ronde son regard curieux et farouche.

 

– Tu vois bien qu’il n’y a pas de revenants, dit le vieillard en essayant de sourire.

 

Mais l’enfant répondit :

 

– Puisque je les ai vus tous pendant qu’il faisait noir !

 

Tenant d’une main son parapluie, car l’averse glacée redoublait, et de l’autre la lanterne, le vieux sortit de la loge et traversa la cour. La petite Tilde suivait en le tenant par le pan de sa redingote, mais elle trébuchait à chaque pas parce que l’herbe avait déchaussé les pavés. Ils arrivèrent au perron dont les marches disjointes tremblaient, et ils montèrent à travers la forêt des plantes sèches. Le vieux avait maintenant un gros trousseau de clefs à sa ceinture.

 

Il ouvrit la porte qui donnait sur le perron et entra dans le vestibule humide et froid où il n’y avait rien, sinon un objet qui arracha à l’enfant un cri de terreur.

 

C’était le squelette d’un lévrier de la grande espèce, disséqué par le temps comme aurait pu faire le plus habile préparateur, et couché sur les dalles noires et blanches à quelques pas du seuil.

 

– C’est certain que j’aurais dû ranger César, grommela le vieillard entre ses dents.

 

Il ferma le parapluie, déposa la lanterne et traîna la carcasse du chien dans un angle du vestibule en ajoutant :

 

– Ne faites pas la méchante, mademoiselle Tilde, César ne vous mordra pas si vous êtes sage. C’était une bonne et belle bête quand il était en vie. Il avait mangé une fois un des bouvreuils de ce coquin de Jaffret, je parie que c’est lui qui l’aura laissé enfermer dans le temps… Ah ! il en a passé du temps, depuis ce soir-là !

 

Il reprit la lanterne et monta l’escalier. Sa figure, éclairée maintenant, semblait moins vieille que sa tournure. Elle exprimait la douceur, l’entêtement et une certaine faiblesse d’esprit.

 

La petite Tilde montait derrière lui toute frissonnante. Elle ne disait plus rien, mais son minois intelligent trahissait avec énergie les sentiments d’effroi confus que lui inspirait cette maison morte.

 

Ici, en effet, tout était mort, et le squelette du noble ami des anciens maîtres, le chien César, couché en travers du seuil, pouvait servir d’enseigne aux désolations de la demeure abandonnée.

 

L’enfant et son conducteur traversèrent plusieurs chambres vides dont les tapisseries tombaient en lambeaux ; rien n’y restait, pas même un siège. Les pas marquaient dans une poussière épaisse, et, malgré l’abri des contrevents clos, le vent du dehors entrait par les vitres brisées. Aucun obstacle ne s’était présenté depuis le vestibule. Toutes les portes étaient ouvertes.

 

Dans la quatrième pièce du premier étage, M. Morand s’arrêta enfin devant une porte fermée, et, pendant qu’il cherchait une clef dans le trousseau, il dit à la petite :

 

– Ici, vous n’aurez plus peur, mademoiselle Tilde. Vous aurez un bon feu pour vous réchauffer et un gâteau si vous me faites une risette.

 

Il poussa la porte. Nous devons avouer que la lueur de la lanterne éclaira faiblement une pièce qui ne ressemblait en rien à celles qu’on venait de traverser. C’était une vaste salle, percée de quatre fenêtres au-devant desquelles tombaient des draperies sombres, mais belles. Des sièges de forme très ancienne s’alignaient autour des murailles recouvertes de magnifiques boiseries où pendaient de grands cadres aux dorures foncées. Au-dessus des portraits qu’on distinguait à peine, à tel point que les rayons de la lanterne étaient submergés par la nuit, des écussons se penchaient, allumant quelques étincelles aux sculptures de leurs cartouches.

 

Au fond, le bon feu annoncé, qui avait dû brûler plantureusement, il est vrai, mais dont les tisons consumés allaient s’éteignant sous les cendres, couvait dans une haute et large cheminée de marbre sculpté, supportant un miroir de Venise entouré d’une bordure monumentale.

 

Parmi toutes ces choses, grandes comme les souvenirs d’autrefois, deux objets modernes, mesquins mais propres, étonnaient le regard. C’était d’abord un lit d’acajou tout battant neuf et qui semblait sortir d’un magasin à bon marché de la rue de Cléry ; c’était ensuite un maigrelet guéridon, du même acajou plaqué, de la même provenance archibourgeoise, supportant un plateau à thé, une volaille froide, des gâteaux, une carafe et plusieurs bouteilles.

 

La figure de M. Morand devint plus grave, s’il est possible, quand il franchit le seuil de cette pièce. Il se découvrit d’un geste involontaire : on eût dit qu’il entrait dans une église.

 

– Est-ce beau, Tilde, ma coquinette ? demanda-t-il.

 

L’enfant ouvrait de grands yeux curieux mais fâchés. Certes, elle ne trouvait là rien de beau, sinon l’acajou luisant du lit et de la tablette. Elle ne regardait pas même les gâteaux.

 

M. Morand l’enleva dans ses bras et la mit dans un fauteuil énorme, où elle disparut comme une mauviette qu’on servirait sur un de ces grands plats d’argent, mesurés par l’appétit de nos pères à la taille des boucliers chevaleresques. M. Morand roula le fauteuil contre un guéridon, sucra un verre de vin, rapprocha les gâteaux et dit :

 

– Fais la dînette, si tu veux ; moi, je vais travailler.

 

Et, retroussant ses manches, il se mit aussitôt, en effet, à besogner avec une activité extraordinaire. D’abord, il empila des bûches dans le foyer où le feu rallumé flamba. Ensuite, saisissant un balai, il nettoya vigoureusement le parquet, avant d’épousseter les meubles à tour de bras. La sueur découlait de son front, mais il ne s’en apercevait pas. Il parlait tout seul, disant :

 

– Ça m’a fait plaisir de revoir les émaux de Clare ! L’enfant ne sait pas ce que veut dire ce soleil d’or qui rayonne sur champ d’azur… Elle est ici chez elle entourée de ses aïeux. Mais, j’ai presque honte de regarder mes aïeux et mes aïeules… Ah ! ah ! les descendants des rois ne valent pas cher à l’heure qu’il est !

 

Il eut un rire amer, et, soulevant le matelas, il déploya pour faire le lit une vigueur qu’on n’eût jamais devinée, à voir son pauvre corps exténué.

 

– Fitz-Roy ! Fitz-Roy ! grondait-il d’une voix entrecoupée par ses efforts ; fils de roi ! fils de roi ! c’est mon nom, c’est le sien. Et pourquoi aurait-elle peur dans la maison de ses pères ? J’ai cherché une place de concierge pour lui donner du pain, et je ne l’ai pas trouvée. Fils de roi ! Fitz-Roy ! Nous étions bien riches et bien puissants !

 

Il alluma les bougies des candélabres et celles du lustre, faisant ainsi surgir les personnages des tapisseries, ressuscitant les grands seigneurs qui s’appuyaient dans les cadres sur la garde de leurs épées, et les belles dames souriantes dont la main tenait une rose ou un éventail. Tout s’animait à ce jour nouveau. Le brocart des meubles étincelait et le soleil d’or, répété à satiété dans les armoiries, semblait secouer sa chevelure de rayons. La magnifique pendule fut remontée et mise à l’heure qu’il était à la pauvre montre d’argent de Morand : huit heures.

 

Quand il eut achevé, il promena son regard tout autour de la chambre en tamponnant son crâne baigné de sueur et dit :

 

– C’est comme autrefois, M. le duc peut venir !

 

Puis, se tournant vers l’enfant qu’il avait oubliée et voyant qu’elle n’avait pas même touché au vin sucré ni aux gâteaux, il vint vers elle avec colère.

 

– Pourquoi ne manges-tu pas, petite bête ? lui demanda-t-il durement. Dans les yeux effarouchés de Tilde une larme vint :

 

– Puisqu’on a froid dans les os, ici, dit-elle : viens-nous-en chez nous, j’aime mieux notre grenier…

 

En ce moment, au corps de garde de la rue Culture, Échalot retirait le goulot ébréché de la cornue du « bec » de Saladin rassasié, et répondait avec bonté aux hommes du poste qui l’interrogeaient curieusement.

 

– C’est vrai, disait-il, qu’en laissant mon paquet à l’hasard d’un établissement militaire, j’aurais dû prévenir le caporal qu’on ne s’assît pas dessus, pouvant le blesser puisqu’il est en vie…

 

– Éveillé comme une souris, le vilain môme ! interrompit le caporal. En a-t-il une caverne !

 

Échalot referma le haut du paquet dont le papier était percé de petits trous et y mit deux épingles.

 

– Les trous, dit-il, c’est pour la faculté de la respiration. Tel que vous le voyez, ce pierrot-là sera marquis, ou prince, c’est sa destinée et il en a tous les papiers, conservés dans un lieu mystérieux par suite du malheur de ses ancêtres. Les personnes intéressées à persécuter sa jeunesse m’ont offert ma fortune pour verser trois gouttes de mort-aux-rats dans son lait, mais plutôt mourir…

 

Le militaire est romanesque, on ouvrait des yeux tout ronds autour de lui. Cependant le caporal demanda :

 

– Qu’est-ce que vous faites de votre état, vous, l’homme ? Vous avez comme ça un air qui ne me paraît pas conforme.

 

Échalot répondit, en remettant son paquet fermé dans sa grande poche :

 

– Outre l’allaitage de Saladin et l’amitié de Similor, qui est avec moi comme Oreste et Pylade, je m’adonne à l’intrigue sans jamais manquer à l’honneur !

 

Il avait l’air à la fois modeste et fier en prononçant ces paroles remarquables. Les hommes du poste s’entre-regardèrent et le caporal se toqua le front en disant tout bas :

 

– Ça me fait l’effet qu’il ne l’a pas inventé !

 

Les autres éclatèrent de rire. Échalot avait compris. Sa physionomie étonnée et naïve exprima la plus vive indignation. Il allait répondre du haut de sa dignité offensée, quand un bruit de roues se fit entendre au-dehors.

 

Aussitôt, il s’élança vers le seuil.

 

– La voix du devoir m’appelle, dit-il, je ne vous en veux pas : l’énigme de ma conduite est au-dessus de votre portée. À vous revoir ; si je repasse dans le quartier, j’entrerai vous dire un petit bonjour, rapport à Saladin, qui aime votre température.

 

Quand il fut sorti, toutes les voix demandèrent en chœur :

 

– Qu’est-ce que c’est que cet oiseau-là ?

 

Le caporal répondit avec un bienveillant dédain :

 

– Sûr qu’il n’a pas l’extérieur d’un assassin du gouvernement ! Le bruit de roues venait d’une grande berline de voyage marchant au pas de quatre chevaux. Elle s’arrêta devant l’hôtel Fitz-Roy et le cocher cria :

 

– Porte, s’il vous plaît !

 

Échalot avait déjà repris sa faction dans l’allée d’en face.

 

Les deux battants de la porte cochère s’ouvrirent. La berline fut introduite dans la cour où le papa Morand se tenait avec sa lanterne.

 

Un domestique à livrée sombre descendit du siège, et deux autres, habillés pareillement, quittèrent la berline, d’où l’on retira, non sans peine, un malade qui était aussi pâle qu’un mort. À ce malade, le vieux Morand dit en s’inclinant avec respect :

 

– Monsieur le duc, je vous salue, soyez le bienvenu dans votre maison.

 

Le malade répondit par un signe de tête à peine perceptible.

 

Les trois domestiques, auxquels se joignit Morand, placèrent le matelas du malade sur une civière, et on lui fit ainsi monter le perron.

 

La petite Tilde suivait, portant la lanterne.

 

II

Entrez, madame

 

Le cocher, pendant cela, refermait la grande porte.

 

Ce fut seulement alors qu’Échalot montra sa figure effarée à l’ouverture de sa guérite. Un instant, il resta bouche béante à regarder la porte close, puis il dit :

 

– J’ai tout vu par suite de mon habileté, mais ce que ça signifie, je n’en sais rien. Vois-tu, Saladin, c’est des mystères et problèmes que le traître de l’Ambigu n’y connaîtrait goutte ! On croit savoir, pas vrai, qu’Amédée est l’auteur de tes jours avec Ida, que ma passion a toujours respectée de son vivant : ah bien ! ça n’empêche que ton père légitime est peut-être parmi ces gens-là, et que tu as droit à son héritage plein d’opulence. Y a de l’argent au fond de tous les mystères, quoiqu’on y trouve parfois la mort, quand on n’a pas la manière de s’en servir. Viens faire notre rapport ; à L’Épi-Scié, tu verras jouer la poule.

 

En prononçant ces derniers mots, Échalot, qui méprisait les éclaboussures, pataugeait déjà à pleine course dans la direction de la place Royale.

 

La rue Culture était déserte sous la pluie glacée. Les boutiques, d’aspect modeste et à peine éclairées, montraient à travers leurs vitres la salle de vente où nul client ne s’attardait, les demoiselles engourdies au comptoir et tout au fond, dans le trou de famille, les patrons pelotonnés autour du maigre foyer.

 

Il paraît qu’on fait fortune au Marais comme ailleurs, dans le commerce, mais on n’en a pas l’air.

 

On y est curieux outre mesure et dans la proportion même de l’ennui silencieux qui semble planer sur cette ville grise qui est, dans Paris, à cent lieues de Paris, si quelque moniteur secourable eût entrouvert chaque porte et glissé la nouvelle du mystérieux événement : la visite nocturne faite par quelques vivants à la maison morte, ni le froid ni la pluie n’auraient empêché tous les seuils de se peupler comme en un jour de révolution. Du fond des allées obscures, une fourmilière humaine eût jailli à bas bruit, singulière foule qui sent le moisi et le renfermé, cohue bavarde, mais timide, qui met une sourdine à ses clameurs et ne semble pas chez soi au grand air.

 

J’ai vu cela parfois quand le canon parle dans Paris pour une fête ou pour une bataille, quand l’heure est annoncée où l’on aperçoit la queue de la comète, quand le premier vent d’une « affaire Tropmann » éveille des frémissements terribles et joyeux dans ces profondeurs où Le Petit Journal lui-même est trop cher… Aucun quartier n’est si abondamment habité que ce Marais désert. J’ai vu toutes les fenêtres de tous les étages s’entrouvrir à la fois, montrant des collections non décrites, des choses, des hommes, des femmes si absolument invraisemblables que le Tour du Monde n’oserait en donner la gravure.

 

En tout cela tranquille, discret, rangé, un peu cauteleux même, comme si une loi d’acier, forçant la décence et proscrivant le bruit, pesait spécialement sur cette contrée qui dort entre les cris de la place de la Bastille, les violons du pays des écoles et l’éternelle farandole des boulevards.

 

Le bien vient en dormant, dit le proverbe, mais encore faut-il s’éveiller pour le prendre. Je ne sais pas de comète à queue, ni d’émeute, ni d’affaire Tropmann qui fussent capables d’intéresser la rue Culture à l’égal de l’énigme posée depuis des années : l’abandon de cette grande maison qui, par tous les jours de l’année, du matin jusqu’au soir, jetait son défi à la curiosité publique.

 

Eh bien ! le mot de la charade venait de passer dans la rue en berline à quatre chevaux, et personne ne s’en doutait ! La porte incessamment fermée (combien de regards la guettaient d’ordinaire !) s’était ouverte, et nul ne le savait. Le corps de garde inutile n’avait pas envoyé ses hommes avec des clairons pour annoncer la grande nouvelle. La berline à quatre chevaux était entrée ; les deux battants de la lourde porte étaient retombés sur l’énigme, et, le froid aidant, la pluie, la somnolente paresse des soirs d’hiver, pas un ni pas une, dans la rue Culture, ne savait que le bonheur était là : charade, énigme, rébus, drame noir comme ceux de la Porte-Saint-Martin, et auxquels on aurait pu assister gratis !

 

Quand sonnèrent les neuf heures au clocher de l’église Saint-Paul, un mouvement se fit. Les dernières boutiques boulonnèrent leurs clôtures. La pluie tombait toujours, monotone et froide, mais qui eût dénoncé la présence du drame, derrière ce mur noir au-delà duquel l’hôtel Fitz-Roy sommeillait, comme tous les autres soirs de la vie, à l’abri de ses contrevents barricadés ?…

 

Dans le grand salon aux quatre fenêtres, le malade de la berline était couché sur le lit d’acajou, placé, sans carrée ni rideaux, à droite de la cheminée. Auprès de lui, sur la table de nuit, était une cassette ouverte et vide.

 

On avait éteint le lustre, sur son ordre sans doute, et un vieux paravent se dressait entre la lumière des candélabres et son regard.

 

Son visage, couvert de pâleur, restait ainsi dans l’ombre.

 

Il était jeune encore ; ses cheveux noirs abondants et bouclés, épars sur l’oreiller, faisaient un cadre à sa figure presque livide, aux traits réguliers et fiers, mais dont la maigreur éveillait l’idée d’une fin prochaine.

 

Il y avait surtout cette ligne inquiète et désolée qui abaisse les coins de la bouche en allongeant la lèvre supérieure. Les yeux, cependant, restaient calmes dans leurs orbites agrandies.

 

Ce mourant, car aucun autre mot ne pouvait le mieux désigner, s’appelait William-Henry Fitz-Roy Stuart de Clare, prince de Souzay. Il n’avait pas plus de trente ans. Depuis quelques mois seulement, il était duc de Clare par la mort du général pair de France du même nom, et chef de cette noble maison, devenue française après la déchéance du roi Jacques Stuart, dont le premier Fitz-Roy était, dit-on, le fils naturel.

 

Il y avait une demi-heure environ que M. le duc de Clare avait été apporté sur son matelas, à travers les chambres ravagées. Depuis lors, il n’avait pas bougé, couché qu’il était là sur le dos, les yeux ouverts et fixes.

 

Les valets à la livrée sombre s’étaient retirés.

 

Il ne restait dans le salon que M. Morand et Tilde, qui s’était cachée, curieuse, mais tremblante, dans un pli de draperie le plus loin possible du lit d’agonie.

 

La pendule sonna. Une étincelle s’alluma dans les prunelles mornes du malade, pendant qu’il comptait les coups frappés par le timbre au nombre de neuf.

 

– C’est l’heure, dit-il d’une voix creuse et dont le son fit tressaillir la petite fille dans son coin et Morand dans son fauteuil.

 

C’était la première parole que M. le duc de Clare, prince de Souzay eût prononcée.

 

Il ajouta :

 

– Elle va venir.

 

Morand se leva et se rapprocha du lit, auprès duquel il se tint désormais debout, dans une attitude triste et soumise.

 

M. le duc tourna vers lui son regard qui était bienveillant et doux.

 

– Mon cousin, dit-il, j’ai beaucoup souffert, c’est vrai, puisque j’en vais mourir, mais cela ne m’excuse point de vous avoir oublié.

 

– Prince, répondit Morand qui baisa une de ses mains pâles avec un respect mêlé de tendresse, vous ne me devez rien et je ne me plains pas.

 

– Si fait, Stuart, vous êtes mon parent et vous n’êtes pas riche. Vous m’aimiez quand j’étais enfant…

 

– Et je vous aime encore, prince, du meilleur de mon cœur !

 

– Je le crois, je l’espère… N’avez-vous pas une fille, Morand ? La petite Tilde s’entortilla dans le rideau pendant que son père répondait :

 

– Grâce à Dieu, si fait, prince. L’enfant est tout ce qui me reste en ce monde.

 

Les paupières lourdes du malade retombèrent. Sa pensée avait tourné.

 

– Elle sera riche, murmura-t-il comme par manière d’acquit. Elle est Stuart de Clare comme moi, je veux qu’elle soit riche.

 

Puis il ajouta, en élevant la voix :

 

– Moi aussi, j’ai un fils !

 

– Assurément, mon cousin… commença Morand.

 

Mais le malade l’interrompit d’un geste douloureux, et prononça si bas qu’on eut peine à l’entendre :

 

– Ai-je un fils ?… Il y eut un silence.

 

Le malade avait fermé tout à fait les yeux et sa respiration râlait sourdement dans sa poitrine.

 

Au bout d’un instant, il répéta :

 

– Ai-je un fils ? Puis il demanda :

 

– Morand, mon cousin, combien de minutes la pendule marque-t-elle après neuf heures ?

 

Morand fit le tour du paravent, regarda et répondit :

 

– Cinq minutes.

 

– Elle est en retard, dit le malade, et je me sens bien faible.

 

– Voulez-vous prendre un doigt de vin, prince ?

 

– Non…

 

Ses lèvres continuèrent de remuer lentement, mais sans produire aucun son. Morand crut comprendre qu’il demandait un médecin.

 

– Nous en avons un qui demeure près d’ici, dit-il, un savant et un saint ; je ne l’ai jamais vu, mais tout le monde sait le nom du Dr Abel Lenoir.

 

Ce nom produisit sur le malade un effet extraordinaire. Il se leva tout d’une pièce comme si une décharge d’électricité l’eût dressé sur son séant et son visage blême prit une expression si effrayante que Tilde se colla au mur en poussant un cri de terreur.

 

– Pardonnez-moi, balbutia Morand, je n’ai pas voulu…

 

– Ai-je un fils ? prononça pour la troisième fois le mourant qui se laissa retomber sur son oreiller.

 

Au bout d’un instant, il demanda encore :

 

– Combien de minutes après neuf heures ?

 

– Huit, répondit Morand.

 

– Avez-vous pris soin de tenir ouverte la porte qui est au bout du jardin ?

 

– Oui, prince. J’ai obéi en cela comme en tout ce qu’ordonnait votre lettre.

 

– Huit minutes, dit tout bas le malade, et je lui avais écrit : « Je me meurs… »

 

Il s’interrompit et sembla tendre l’oreille.

 

– Écoutez ! fit-il.

 

Le papa Morand écouta, mais il n’entendit rien.

 

– C’est que vous n’êtes pas pour mourir, dit M. de Clare avec son morne sourire. Allez, mais non pas dans la chambre voisine. Soyez au rez-de-chaussée ; je ne veux pas qu’on entende ce qui sera dit ici.

 

– Cependant, objecta Morand, si vous aviez besoin…

 

Le gland d’un cordon de sonnette pendait au coin de la cheminée. M. de Clare montra qu’il pouvait l’atteindre en étendant le bras.

 

Morand sortit, et Tilde, délivrée, se précipita sur ses pas.

 

Dès que M. le duc fut seul, il recommença à prêter l’oreille, et bien qu’aucun bruit appréciable ne se fît, il éleva la voix pour dire :

 

– Entrez, madame !

 

Et tout aussitôt s’ouvrit la porte qui faisait face à celle par où Morand était sorti.

 

III

Angèle

 

Une femme parut sur le seuil, et s’y arrêta pour jeter un regard dans le salon. Elle était grande et admirablement gracieuse dans sa taille dont une robe noire dessinait les contours. Un voile épais de dentelle noire retombait sur son visage, et pourtant je ne sais quel rayonnement de jeunesse et de beauté traversa l’atmosphère lugubre du salon.

 

Vénus ne se déguise pas, a dit le poète latin : incessu patuit dea ; un mouvement la trahit, un geste la dévoile. Ainsi en est-il de tous les chefs-d’œuvre de Dieu. Cachez une rose et son parfum la dénoncera.

 

Mais dans le vers de Virgile, Vénus marche, et c’est à son allure divine qu’elle est reconnue : celle-ci, la femme arrêtée au seuil, ne bougeait pas ; le charme étrange dont je viens de parler s’épandait de son immobilité même.

 

– Angèle ! murmura le malade dont l’œil eut une lueur ardente, pendant que ses pauvres joues pâles reprenaient une nuance de vie, approchez-vous de moi. Je vous remercie d’être venue.

 

Elle traversa aussitôt la chambre d’un pas rapide, mais silencieux. La panthère, cette créature charmante et terrible, marche sur des coussinets de velours. Le malade tremblait comme l’enfant qui a désiré violemment et qui voit tout à coup surgir son souhait accompli.

 

Elle s’arrêta à deux pas du chevet de son mari (car cette femme était Mme la princesse de Souzay, duchesse de Clare depuis la mort du général), à la place même où Morand était naguère.

 

Elle n’avait pas encore parlé, mais tout en elle disait la profonde émotion qui la poignait.

 

– Angèle ! répéta le malade comme s’il eût éprouvé à prononcer ce nom une volupté mortelle qui l’exaltait et le brisait à la fois, approchez-vous.

 

Elle obéit.

 

– Donnez-moi votre main.

 

Elle obéit encore, mais quand le malade voulut porter cette main à ses lèvres, elle la retira, disant tout bas :

 

– Ne faites pas cela, monsieur le duc !

 

Il répondit, et son accent était plein de prières :

 

– Ne voyez-vous pas que je vais mourir ?

 

L’étoffe de la robe et le voile eurent un frémissement.

 

– Je voudrais, dit-elle, de sa voix grave et harmonieuse comme un chant, prolonger votre vie au prix de la mienne !

 

Un sourire incrédule erra sur les lèvres de M. de Clare, qui murmura :

 

– Vous serez libre après ma mort. Elle baissa la tête et ne répliqua point.

 

– Que je vous voie encore une fois ! dit-il. Aussitôt, elle leva son voile.

 

Ce fut comme un éblouissement dans cette chambre de deuil : un front de jeune fille, tout radieux de noble candeur sous la richesse d’une adorable chevelure blonde, de cette nuance qui brûle et rafraîchit la bouche dans le baiser ; un regard de femme, doux et tranchant comme le fil de ces lames damasquinées où l’acier mat étincelle d’or, un nez droit, ailé délicatement, une bouche sérieuse où se devinaient les enchantements du sourire, un cou flexible aux lignes caressantes, et sur tout cela le charme éclatant, qui ne se définit pas, le charme de l’épanouissement accompli, mais tout jeune, prodiguant le trésor de ses premiers parfums.

 

Son âge ? L’aîné de ses fils avait douze ans, mais il y a un miracle de jeunesse dans la parfaite beauté. Et celle-ci était « belle à la folie » comme avait dit M. le prince de Souzay, qui n’était pas encore duc de Clare, en la voyant pour la première fois.

 

Belle de toutes les beautés, régulière et piquante, pleine en même temps de tendresses et de fiertés, rieuse et digne, hautaine avec des souplesses imprévues ; elle avait tout, jusqu’à la gentillesse qui semblait si fort au-dessous d’elle.

 

Quand elle releva son voile, deux larmes suspendues à ses longs cils roulèrent sur la pâleur veloutée de ses joues.

 

Le duc laissa échapper un gémissement. La joie douloureuse qu’il éprouva était trop forte pour lui. Il ferma ses paupières éblouies.

 

– Vous êtes plus belle que mes souvenirs de bonheur ! dit-il, parlant pour lui-même avec la voix de l’extase. Je me suis reproché souvent de vous avoir aimée ; qui donc aurait pu ne pas vous aimer ?…

 

« Mais vous avez souffert, vous aussi, Angèle ? s’interrompit-il en la contemplant de nouveau.

 

– Oui, dit-elle, je souffre, c’est vrai.

 

– Cela vous serait-il un soulagement si je vous pardonnais avant de mourir ?

 

D’un mouvement rapide comme l’éclair elle se pencha et mit un baiser sur sa main. Il en eut un choc dont la violence l’épuisa, et il pleura à son tour, balbutiant :

 

– Si vous aviez eu confiance en moi, comme nous aurions été heureux !

 

Elle se redressa, son émotion n’existait plus.

 

– Jamais, prononça-t-elle froidement, je ne vous ai trompé, monsieur le duc. Si j’accepte votre pardon avec reconnaissance, c’est que j’ai été votre malheur, mais cela, en dehors de ma volonté et malgré moi.

 

Pour la seconde fois, le malade ferma les yeux. Au bout d’un instant, il demanda :

 

– Mon fils est-il vivant ?

 

– Oui, dit-elle.

 

– Et le vôtre ?

 

– Oui.

 

C’était le même mot, mais l’accent était si différent que M. de Clare retomba tout au fond de sa mortelle tristesse. Il dit :

 

– Je pourvoirai au sort de votre fils, madame.

 

– Je ne vous ai rien demandé, répondit-elle.

 

– C’est vrai, vous êtes fière pour lui. Celui-là, vous l’aimez, mais l’autre… Mon fils est condamné. Il n’a jamais eu de père, et il n’aura pas de mère, Angèle ! Angèle ! Je vous hais et je vous maudis !

 

Angèle ne pleurait plus, mais sa belle tête pensive s’inclinait.

 

– Prince, dit-elle, vous ne savez rien de moi. Votre fils est mon fils, Dieu m’est témoin que je veux remplir mes devoirs de mère. Je suis ici pour cela. Vous vous trompez en croyant me haïr, et vous n’avez pas le droit de me maudire.

 

Sa voix parlait de haut, mais avec des inflexions d’une douceur angélique. Tout à coup, ses genoux fléchirent d’un brusque mouvement et le malade étonné la vit prosternée à son chevet. Il voulut protester, elle lui ferma la bouche d’une main amie, qu’il baisa malgré lui passionnément.

 

– William, reprit-elle, ce n’est plus pour implorer votre pardon, c’est pour vous accorder le mien ; c’est aussi pour que vous m’entendiez de plus près et que votre regard voie mieux au-dedans de mon âme. J’étais la fiancée d’un homme qui m’aimait ardemment ; et que je croyais aimer ; j’étais sa femme devant Dieu, et c’est envers lui que je suis criminelle, car nous avions un fils. L’homme dont je parle, et dont autrefois il vous peinait d’entendre prononcer le nom…

 

– Abel Lenoir ! interrompit M. de Clare avec amertume.

 

– Abel Lenoir, poursuivit-elle, ne reculait pas devant notre union, au contraire. Quelque chose en lui est plus grand que son amour, c’est le devoir…

 

– Vous l’aimiez, celui-là !

 

– Plût à Dieu que je l’eusse aimé comme il méritait d’être aimé ! Je suis femme. Peut-être la noblesse, la sainteté plutôt de ce cœur où jamais n’entra une pensée égoïste ou mauvaise, était-elle par trop au-dessus de moi…

 

– Qui donc aimiez-vous, alors ? interrompit M. de Clare.

 

– Mon fils, répondit-elle en baissant les yeux, le petit enfant qui était dans son berceau entre nous deux…

 

– Et vous avez abandonné son père ! s’écria le duc.

 

Il s’était relevé sur le coude ; l’indignation rendait une force à sa voix.

 

Angèle courba la tête dans sa douleur humiliée. En elle, la sincérité du repentir s’imposait comme une évidence. Elle était si merveilleusement belle ainsi que le duc se renversa en arrière, vaincu par une angoisse d’amour.

 

– Oui, dit-elle, répétant la parole déjà prononcée : envers lui, je fus criminelle, et lui, mais lui seulement aurait le droit de me maudire…

 

– Qu’importe ? Je le hais. L’avez-vous revu ?

 

– Jamais, et ce n’est pas de lui que je viens vous entretenir, mais de vous. J’en appelle à vos souvenirs, William. Vous étiez beau, brillant, vous aviez cette couronne de passions et de folies qui nous attire, dit-on, nous autres femmes ; vous étiez noble presque autant qu’un roi, et riche à réaliser les souhaits des contes de fées. Quand notre mauvais sort nous plaça en face l’un de l’autre, quel accueil reçûtes-vous !

 

M. de Clare garda le silence.

 

– Avez-vous oublié, continua Angèle, que bien des fois, ah ! plus de cent fois, je vous ai dit : il y a un secret qui me sépare de vous !…

 

– Je croyais que c’était un prétexte, balbutia le duc, j’avais si grande terreur de n’être pas aimé !

 

– Vous étiez aimé, William, comment pourrai-je vous dire cela ? aimé d’une autre tendresse, mais plus vivement peut-être qu’Abel. J’étais bien enfant : avais-je seize ans révolus ? Vous m’apparaissiez comme un soleil ; mais à travers vos rayons, je voyais au moins des taches. Toutes les curiosités de mon âge et toutes les frayeurs aussi étaient éveillées par vous en moi. Cependant, et c’est ici qu’il faut m’écouter, je n’aurais jamais consenti à devenir votre femme sans les conseils du marquis…

 

– Votre père, dit M. de Clare avec une nuance de mépris.

 

– Oh !… fit Angèle en se redressant de son haut. Il y avait dans sa voix de l’horreur et du dégoût.

 

– M. le marquis de Tupinier n’est-il pas votre père ?

 

– Non, grâce au ciel ! cette honte, cette douleur me sont au moins épargnées.

 

– Alors, comment ai-je pu le croire si longtemps ?

 

Les paroles se pressaient sur les lèvres d’Angèle, on voyait bien qu’elle était sûre de vaincre pourvu qu’il lui fût permis de plaider ; mais depuis quelques minutes, son regard, attaché à celui du malade, suivait avec inquiétude le progrès visible de sa faiblesse.

 

– Monsieur le duc, demanda-t-elle, ne voulez-vous point prendre un instant de repos ? La fatigue vous accable.

 

– Parlez, répondit M. de Clare, dont la voix sèche et sourde allait s’éteignant ; si je n’ai plus beaucoup de temps, ne le dépensez pas au moins en subterfuges.

 

Angèle sembla se recueillir et dit :

 

– Je parlerai, vous saurez enfin ce qui me regarde, mais j’abrégerai, je vous en préviens, parce que je ne suis pas venue ici pour moi.

 

– Voulez-vous dire que vous êtes venue pour moi ?

 

– Je ne mentirai pas, monsieur le duc, vous êtes mon mari, et malgré vos torts, je garde pour vous une respectueuse affection. Mais je suis venue surtout pour mon fils, pour celui de mes fils qui vous appartient et qui, à ce titre, doit être, après vous, le prince de Souzay et le duc de Clare.

 

IV

Le parrain d’Angèle

 

– Vous ne m’avez jamais parlé que d’amour, reprit Angèle, jusqu’au jour où j’ai consenti à vous suivre en Écosse, où nous fûmes mariés malgré la volonté de votre famille. Consultez votre mémoire ; en ce temps-là, chaque fois que j’essayais d’entamer une explication, vous me fermiez la bouche parce qu’il vous semblait que je voulais opposer des prétextes à l’accomplissement de vos désirs. J’appelais M. le marquis de Tupinier mon parrain parce que je suis, en effet, sa filleule. Il vous a dit peut-être qu’il était mon père…

 

– Il me l’a dit, affirma le malade.

 

– Je devine dans quel but. Vous lui avez compté des sommes importantes…

 

– Passez ! cet homme est un misérable.

 

– Bien plus misérable encore que vous ne pouvez le croire. Ce fut chez lui qu’on me conduisit quand je sortis de pension, où j’avais appris la mort de mon père et de ma mère ; je venais d’atteindre ma dixième année ; depuis lors, je n’ai pas connu d’autre famille que lui. Ce fut Abel qui me sauva de ses premières tentatives, et, sans le marquis, je serais la femme d’Abel…

 

– Et heureuse, interrompit le duc avec une ironique amertume.

 

– Peut-être… Le marquis détestait deux fois Abel, qui était pauvre et bon, et brave. Abel lui faisait peur, et on ne pouvait rien tirer de lui. Vous, il vous haïssait aussi, mais vous étiez riche, et sa cupidité vous choisit.

 

« Vous savez de quelle race nous sommes. Le marquis était entré dans le monde par la bonne porte, il avait une fortune honorable et un nom sans tache, il était apparenté noblement : vous vous faisiez honneur d’être notre cousin, monsieur le duc.

 

« À l’époque de notre mariage, rien ne restait de tout cela qu’une apparence à laquelle peu de gens se trompaient, et j’ai cru souvent que votre erreur à vous était volontaire. Le marquis était tombé très bas ; il a descendu encore quelques degrés depuis ce temps-là et sa chute sera plus profonde encore. Ne me demandez pas quel vice l’a précipité, il les a tous et le crime ne l’arrêterait pas : dans la boue de cette âme, il y a du sang.

 

« Pour la réalisation de ses projets, et il en avait de plusieurs sortes, il avait dû me témoigner dès mon enfance une extrême bonté. J’avoue que j’avais été heureuse de quitter le couvent pour sa maison, je l’aimais bien, il me gâtait. Son indignation quand il découvrit le pauvre roman de ma jeunesse fit beaucoup d’impression sur moi. Il eut l’adresse d’éloigner Abel au moyen d’une fausse lettre de moi, où j’étais censée le congédier en lui reprochant d’avoir abusé de mon ignorance, et, profitant aussitôt de ce départ, il accusa son absence de trahison.

 

« Quand je vous vis pour la première fois, je me croyais abandonnée. Et je ne peux pas vous dire quelle reconnaissance je gardais à mon parrain, à mon tuteur, à l’homme enfin qui me tenait lieu de père, pour sa mansuétude et sa tendre indulgence. Cela me donna confiance en lui. Il me dit : « Ta réhabilitation est désormais l’affaire de ma vie. Si tu suis exactement mes conseils, ton passé est mort, je te mettrai à même de faire le bonheur d’un honnête homme, et ton fils sera heureux. »

 

« Ah ! je ne m’en défends pas, ce grand, ce fougueux amour que je lisais dans vos yeux m’attira comme un charme. Je fus entraînée vers vous par la violence même de votre passion. Et puis, pourquoi ne pas le dire : j’eus envie d’être princesse. Le brillant de votre existence me séduisit irrésistiblement…

 

« Et un soir que le marquis rentra ivre, je fus obligée de me protéger moi-même… Sa maison, dès lors, me fit horreur, et je vis dans la vôtre un refuge.

 

« Aussitôt, cependant, que le marquis se fut dévoilé à moi, je cessai de croire à ses conseils, et le besoin me prit de vous ouvrir mon cœur ; mais il avait tendu autour de vous ses filets comme autour de moi ; il vous avait fait peur de tout retard, de toute explication. Et moi aussi, j’avais peur maintenant, car si vous me manquiez, désormais, je retombais en sa puissance.

 

« Nous fûmes mariés par le prêtre écossais, et mon parrain, le lendemain de la noce, réclama de moi impudemment le prix de son entreprise…

 

« Vous frémissez, William, le prix était double. Je le vois encore au moment où il me dit, sans perdre son insolent sourire :

 

« – Il me faut les deux clefs : celle de ta chambre et celle de sa caisse, sans cela, gare à toi, ma petite princesse d’amour !… »

 

« Je vins à vous, je vous dis tout, il était trop tard. Vous saviez mon histoire…

 

« – C’était lui, qui me l’avait dite ! murmura le duc, et je n’y croyais pas !

 

Son visage décomposé trahissait en ce moment une souffrance intolérable. Sur son front, qui avait des teintes plombées, la sueur froide ruisselait.

 

Angèle se pencha, et son mouchoir essuya cette sueur, qui parlait de mort plus haut que tous les autres symptômes.

 

Le duc retint le mouchoir à deux mains ; il en aspira le parfum avec une avidité qui faisait frayeur et compassion.

 

– Je mourrai en t’aimant ! balbutia-t-il. Puis, cherchant sa respiration, qui le fuyait :

 

– Si tu m’avais aimé, Angèle, toi, mon rêve et mes délices ! toi, la folie de mes sens et de mon âme, Angèle ! Angèle ! mon cœur, mon ivresse ! Ah ! si tu m’avais seulement aimé !

 

Elle pâlit, parce qu’elle pensa :

 

– Il va mourir.

 

Et elle poursuivit, de ce ton doux et froid qu’elle avait au commencement de l’entrevue :

 

– Vous me demandiez alors ce que je ne pouvais pas donner, vous fûtes impitoyable…

 

– Pour moi-même encore plus que pour vous, madame, acheva le duc, qui sembla s’éveiller d’un songe. Je quittai la maison que j’avais choisie pour en faire mon paradis, et je me plongeai, à corps perdu, dans l’infernale orgie où j’ai enfin trouvé la mort. Il a fallu du temps pour accomplir ce suicide…

 

– Vous étiez si jeune ! soupira Angèle, dont la voix tremblait à son insu, et si fort… et si beau !

 

Le malade joignit les mains et dit avec un accent de prière :

 

– Alors, répondez-moi, je vous en supplie, comme si j’étais agenouillé à vos pieds ; c’est le vœu d’un cœur qui va cesser de battre, et qui ne battait que pour vous, madame ! Répondez-moi, vous qui ne m’avez jamais menti, je le proclame à ce dernier moment : pourquoi n’avez-vous pas pu m’aimer ?

 

À cette question, Angèle se troubla. Une nuance rose vint à sa joue.

 

– Pourquoi ? répéta-t-elle.

 

– Soyez franche comme toujours, dit le malade, qui la dévorait du regard.

 

Et c’était chose terrible à voir que la flamme concentrée dans les yeux de ce visage morne, comme la dernière étincelle se réfugie plus brillante à l’extrémité de la mèche qui va s’éteindre.

 

– Eh bien ! dit Angèle à voix basse, jamais je ne m’étais adressé à moi-même cette question, voilà pourquoi j’hésite. J’interroge ma conscience pour vous dire la vérité vraie, puisque vous souhaitez l’entendre. Je n’ai pas aimé Abel plus que vous, je l’affirme, peut-être l’ai-je aimé moins que vous.

 

– Qui donc avez-vous aimé ! s’écria le duc, tout vibrant de fièvre, qui ?

 

Elle n’hésita pas, cette fois, et répondit :

 

– Personne.

 

Et, en vérité, il y avait dans la miraculeuse beauté de cette femme quelque chose d’intact et de froid qui appuyait son dire et répétait : « Personne ! »

 

– Vous ne me croyez pas, reprit-elle en laissant glisser autour de sa belle bouche un demi-sourire tout plein de mélancolie, je ne regarde pas souvent du côté de mon passé, qui est si triste. Je n’ai aimé (de la façon que vous entendez) ni mon bon Abel, qui laisse dans ma pensée un doux, un exquis souvenir, ni vous, qui aviez surpris pourtant mon imagination comme un prince des contes de fées ; Abel était mon ami, et vous, avant de me délaisser, deux fois mère que j’étais, vous viviez en esclave, prosterné à mes genoux.

 

– Et depuis lors ?

 

Le sourire d’Angèle eut d’orgueilleux rayons.

 

– J’avais mon fils, dit-elle.

 

– Lequel ? demanda le duc.

 

– J’avais mes deux enfants, rectifia Angèle avec un peu de confusion.

 

– Lequel ? répéta M. de Clare, dont les yeux demi-clos la couvraient d’un regard intense. Duquel parliez-vous quand vous avez dit : « J’avais mon fils. »

 

Elle prit son parti vaillamment, et répondit, après un silence :

 

– Je parlais de celui qui n’est qu’à moi et qui n’a que moi, de mon aîné, de mon premier…

 

Elle s’interrompit tout à coup pour ajouter :

 

– Et tenez ! voilà mon secret. Je n’ai pas pu vous le dire il n’y a qu’une minute, parce que je ne le connaissais pas moi-même : je ne pouvais aimer que mon maître. Cet enfant commande, j’obéis ; voilà pourquoi je l’adore !

 

Les sourcils du malade se froncèrent, et il sembla faire un grand effort pour murmurer cette question :

 

– Et l’autre lui obéit aussi ?

 

– Ils s’aiment, répliqua Angèle : ils seront de bons frères.

 

M. le duc de Clare, qui semblait calme depuis quelques instants, s’agita et fit effort pour se retourner sur sa couche.

 

– Vous n’aimez qu’un de vos fils, madame, prononça-t-il d’un ton profondément courroucé, vous êtes une mauvaise mère !

 

– Et cependant, répondit-elle presque humblement, je suis ici pour l’autre, pour celui que, selon vous, je n’aime pas, et qui n’a pas besoin qu’on l’aime, car il a tout ce que l’autre n’a pas : un grand nom, une grande fortune ; il sera heureux en cette vie, et glorieux, si son père ne l’abandonne pas en mourant comme mon mari vivant m’a rejetée loin de lui. J’étais coupable, moi, à tout le moins de mon silence ; monsieur le duc, votre fils est innocent.

 

Elle ne voyait plus le visage du malade, tourné maintenant vers la ruelle du lit. Comme il ne répliquait point, elle poursuivit :

 

– Je ne demande rien pour moi, je n’accepterais rien pour l’autre.

 

Je viens réclamer pour votre fils son titre et sa fortune. Si vous ne m’avez pas bassement abusée, je suis votre femme légitime. Je viens chercher mon acte de mariage, dressé selon la coutume écossaise, et l’acte de naissance de votre enfant : les avez-vous ?

 

– Je les ai, répondit le malade.

 

– Donnez-les-moi.

 

Cette fois, M. de Clare garda le silence.

 

– Donnez-les-moi, répéta Angèle, si vous ne voulez pas que l’enfant soit comme la mère, sans ressources et sans nom !

 

Un spasme secoua le corps du malade qui appela faiblement :

 

– Morand ! mon cousin Morand !

 

Il ajouta, en essayant vainement de se relever sur le coude :

 

– C’est fini ! je me meurs…

 

– William ! dit Angèle épouvantée, avez-vous une potion ? Que voulez-vous ?

 

Son regard cherchait autour de la chambre.

 

De la poitrine du mourant sortit ce gémissement qui est arraché par tout effort désespéré. Il se retourna si brusquement qu’Angèle fut obligée de le retenir pour l’empêcher de tomber hors du lit.

 

Il la repoussa avec une sorte d’horreur.

 

– Je souffre l’enfer ! cria-t-il en cet éclat de voix strident que sonne parfois l’agonie. Morand ! Tardenois ! Larsonneur ! Jaffret ! à moi ! chassez cette femme !… Vous, ne me touchez pas ! Vous me déchirez et vous me brûlez !… Je n’ai jamais vu mon fils ! je ne sais pas si j’ai un fils… où est-il ?

 

– Je l’ai caché…

 

– Pour le dépouiller peut-être…

 

– William ! William !…

 

– Mon fils !… où est mon fils ? Un médecin ! Je meurs !…

 

– Je vais chercher l’enfant ! s’écria Angèle en courant comme une folle vers la porte. Un médecin ! un médecin !

 

Le duc de Clare était retombé immobile et muet.

 

Angèle ouvrit violemment la porte par où elle était entrée quelques instants auparavant et se heurta contre un homme qui semblait là aux écoutes.

 

– Le marquis ! fit-elle en reculant comme si on l’eût frappée au visage : mon parrain !

 

– Chérie, dit l’homme avec le mauvais sourire des coquins qui ont toute honte bue, voilà le médecin ! je me suis fait docteur sur mes vieux jours, vois un peu comme ça se rencontre !

 

Et, la prenant à bras-le-corps, il planta sur ses lèvres un retentissant baiser.

 

V

Deux feuilles de papier

 

C’était un homme déjà vieux, de taille moyenne, très maigre, vêtu en bon bourgeois et portant lunettes sur un long nez tranchant. Sa figure, d’une laideur remarquable, avait cette forme aquiline que beaucoup de gens prennent pour un signe de race ; mais quelque chose de cynique et de repoussant était dans le regard de ses yeux ronds comme ceux d’un vautour. Il était chauve, de cette façon particulière et assez rare qui ne laisse pas même autour du crâne la couronne de cheveux ressortant sous le chapeau : cela augmentait sa ressemblance avec les oiseaux de proie.

 

Nous savons son nom pour l’avoir entendu prononcer plus d’une fois dans les précédents chapitres ; il s’appelait M. le marquis de Tupinier et n’en avait pas l’air, malgré son nez de gentilhomme.

 

Non seulement il emprunta, comme nous l’avons dit, cet indécent baiser à la bouche charmante de Mme la duchesse de Clare, mais encore il l’entraîna sur un mouvement de valse très bien exécuté, en dehors de la porte qu’il referma.

 

– Ma belle bichette, dit-il d’un ton de bonne humeur, tu as bien fait de venir, peste ! C’est l’instant, c’est le moment, mais je te ferai observer que tu aurais dû m’avertir. On n’aime donc plus son parrain ? Et encore tu avais mis le verrou à la porte du jardin. J’ai été obligé de passer par-dessus le mur et de monter par la fenêtre… à mon âge !

 

Son doigt désigna un carreau, largement tranché au diamant de vitrier, et dont l’ouverture laissait entrer un courant d’air glacial.

 

Angèle restait devant lui stupéfaite et comme hébétée.

 

– Tu voudrais bien savoir qui a averti parrain, hé, trésor ? reprit-il en ricanant. Détail. On a sa police. Parlons du petit, qui vaut maintenant son pesant d’or. Je ne l’ai jamais perdu de vue, ce gamin-là, il est mignon tout plein. As-tu ta voiture ?

 

– Oui, répondit machinalement Angèle.

 

– C’est bien, partons ! Il y a loin d’ici chez le marbrier du boulevard extérieur.

 

– Est-ce que vous voudriez venir avec moi ?

 

– Parbleu ! je ne te quitte plus, chérie.

 

– Mais… fit la duchesse.

 

Le marquis l’interrompit, disant :

 

– C’est vrai ! tu ne perds pas la carte, toi ! il pourrait « claquer » pendant notre absence et alors… Mais tout ne serait pas noyé, tu sais ? J’ai mes moyens à moi : voilà du temps que j’étudie l’affaire.

 

– Comment appeler du secours ? pensa tout haut Angèle.

 

– Oui, comment ? Tu es dans tes petits souliers, toi ! La première partie ne t’a pas réussi, et tu ne veux pas qu’il s’en aille avant la seconde manche… J’étais là et je vous écoutais, tu sais ? Tu m’as arrangé comme il faut, mais je n’ai pas de rancune. Quant à ton bout de rôle, tu l’as mal joué, très mal ! Il fait bon tenir la dragée haute aux gens qui se portent bien, mais les agonisants, on les bichonne, on les caresse…

 

– Je ne peux pourtant pas, dit encore la duchesse, aller dans l’antichambre chercher les valets…

 

– Non ! ils te demanderaient d’où tu sors. Ils sont là trois ou quatre parmi lesquels j’ai reconnu le vertueux Tardenois, le bon Jaffret des oiseaux, Larsonneur…

 

Angèle fit un pas vers la porte du salon. Elle perdait la tête. Le marquis l’arrêta.

 

– Pas besoin, dit-il, si c’est pour sonner. Nous ne sommes pas ici dans une maison garnie où chacun a sa sonnette. Celle-ci vaut l’autre, tu vas voir.

 

Il s’était approché de la cheminée et tira par deux fois le cordon.

 

– En route ! reprit-il, je suis sûr que Tardenois et le vieux Morand montent déjà le grand escalier quatre à quatre. Viens !

 

Angèle se laissa prendre le bras. L’instant d’après, une odeur d’eau-de-vie et de pipe empesta l’intérieur du coupé qui avait amené Mme la duchesse. Le marquis portait partout ces parfums avec lui. Le cheval allongeait déjà en remontant la rue Saint-Antoine pour gagner le boulevard. On avait dit au cocher :

 

– Au cimetière Montmartre !

 

Angèle était pelotonnée dans l’angle de la voiture et se taisait, mais le marquis causait pour deux.

 

– D’avoir mis, disait-il, le petit duc en apprentissage chez le marbrier pendant que tu gardais l’autre avec toi, je ne t’en blâme pas, c’est un bon état et les mamans ont comme ça des préférences, mais pourquoi n’as-tu pas amené franchement le fils d’Abel à M. de Clare en lui disant : « Voilà le duc », il n’y aurait vu que du feu. Moi, je croyais que c’était là ton idée.

 

Elle laissa tomber sa tête entre ses mains.

 

– Je m’attendais à ça, vrai, reprit le marquis, et je n’aurais rien dit ; pourvu que j’aie ma part, ce n’est pas moi qui te gênerai ! C’était indiqué par la situation, puisque M. de Clare ne connaît ni l’un ni l’autre…

 

Un sanglot souleva la poitrine de la duchesse Angèle qui luttait contre son angoisse. On voyait bien qu’elle n’espérait pas de pitié.

 

– J’aime mes deux enfants, murmura-t-elle, je suis seule et sans conseils ; si j’ai caché l’un d’eux…

 

Le marquis l’interrompit par un bruyant éclat de rire.

 

– Tiens ! tiens ! fit-il, c’était donc pour le cacher ! Et peut-être à cause de moi, hé, bébelle ! Pauvre amour ! Tu n’es pas de force contre parrain !

 

Il reprit après un silence :

 

– Et si tu n’allais plus trouver ton petit duc au magasin, chérie ? As-tu songé à cela ?…

 

Au moment où la sonnette avait retenti dans l’antichambre de l’hôtel Fitz-Roy, Tardenois, Jaffret et les autres domestiques de M. le duc de Clare bivouaquaient autour d’un grand feu, allumé dans la cheminée. M. Morand se tenait à l’écart, et Tilde dormait dans un coin, couverte par le manteau du cocher.

 

M. Morand se leva et dit :

 

– Mes amis, M. le duc a défendu que personne entrât dans sa chambre, excepté moi. Je vous prie cependant de monter et de vous tenir à portée. Ce qui se passe ici, je ne le sais pas plus que vous, et je crains pour cette nuit un grand malheur.

 

Il se dirigea vivement vers l’escalier, les autres le suivirent. Il entra seul dans le salon aux quatre fenêtres et ressortit presque aussitôt tout tremblant et disant :

 

– Un médecin ! sur-le-champ ! à tout prix ! Tardenois s’élança au-dehors.

 

– Venez et aidez-moi, reprit M. Morand, à ceux qui restaient. Le lit de M. le duc était vide, et lui-même, étendu la face contre le plancher, semblait mort. Il y avait, contre la muraille, une malle qu’on avait déchargée de la berline et apportée en même temps que M. le duc, sur son ordre exprès. C’était en essayant d’atteindre cette malle, pour l’ouvrir, que le malade avait perdu connaissance. Cela sautait aux yeux ; il en tenait encore la clef à la main, et son bras droit, étendu, s’allongeait jusque sous la serrure.

 

Il fut soulevé de nouveau à bras et porté sur son lit, sans donner signe de vie. La pendule, remontée naguère par Morand, marquait dix heures moins le quart.

 

Au bout de vingt minutes environ, Tardenois revint et dit :

 

– J’ai trouvé un docteur.

 

Et il s’effaça pour donner passage au médecin.

 

C’était un homme de grave tournure, mais jeune et remarquablement beau de visage. Il y a, dit-on, dans la règle des quakers, un article qui ordonne de regarder franc, quoi qu’il advienne. C’est une bonne loi et tout à l’honneur des quakers. Tel était le regard calme et doux que ce jeune médecin promena sur les assistants en traversant la chambre.

 

Il s’approcha du lit. Le malade et lui semblaient avoir le même âge.

 

Le jeune docteur examina son nouveau client selon l’art, très attentivement, mais très rapidement aussi et en homme sûr de sa pratique.

 

– Il n’est pas mort, dit-il, mais ses heures sont désormais comptées.

 

– Recouvrera-t-il sa connaissance ? demanda M. Morand.

 

– Je le crois. Versez de l’eau dans un verre.

 

Le jeune docteur avait tiré de sa poche une boîte recouverte en chagrin noir, un peu plus grande qu’une tabatière, et sur laquelle on pouvait lire cette sentence latine, gravée en lettres d’or :

 

Simila similibus curantur.

 

Il l’ouvrit et y choisit, parmi beaucoup d’autres, un très petit flacon de cristal, dont il enleva le bouchon microscopique. On regardait curieusement à l’entour ; les agissements des médecins qui pratiquent la méthode de Samuel Hahnemann étaient alors beaucoup moins populaires qu’aujourd’hui.

 

Pendant que les globules transparents tombaient un à un dans le verre d’eau pure, Tardenois disait tout bas :

 

– Tous les médecins du quartier partis ! C’est la Providence qui m’a fait mettre la main sur celui-là. Il est sorti du poste, ici près, où il avait remis sur pied une pauvre malheureuse, tombée de froid ou de faim, et je l’ai pris à la volée.

 

Le docteur, après avoir remué son mélange, qui restait clair comme de l’eau de roche, déposa le verre sur la table de nuit, et pressa légèrement les tempes du malade à l’aide des doigts étendus de sa main droite. Par-dessus le V très évasé, produit par cette pose de ses doigts, il souffla froid au centre du front.

 

Puis, ayant soulevé la couverture, il appliqua sa main gauche à plat sur l’épigastre.

 

Au bout de quelques minutes, la poitrine de M. le duc se dégonfla en un long souffle que tout le monde put entendre.

 

Le jeune docteur, alors, puisa au verre une pleine cuillerée d’eau, et la fit couler dans la bouche entrouverte du malade, qui rouvrit, presque aussitôt après, les yeux.

 

– Où est-elle ? demanda-t-il d’une voix qui semblait venir de l’autre monde.

 

– De qui parle-t-il ? interrogea le médecin.

 

Et, comme personne ne lui répondait, il se pencha au-dessus du malade pour répéter sa question :

 

– De qui parlez-vous ?

 

Point de réponse encore. Les yeux du malade s’étaient refermés. Le médecin prit son chapeau pour se retirer.

 

– De quart d’heure en quart d’heure, vous donnerez une cuillerée, dit-il.

 

– Et c’est tout ? demanda Tardenois.

 

– C’est tout.

 

– Mais si on avait besoin de vous ?

 

– On n’aura pas besoin de moi.

 

– Cependant… insista M. Morand.

 

Le médecin, qui était déjà près du seuil, s’arrêta et atteignit son portefeuille, d’où il retira une carte. Il la mit entre les mains de Morand, et sortit. La carte portait : Docteur Abel Lenoir.

 

Ceux qui étaient là se regardèrent. Personne n’avait jamais vu l’homme, le nom était connu de tous.

 

– Est-il parti ? demanda le malade d’une voix à peine intelligible. Sur la réponse affirmative qui lui fut faite, il rouvrit les yeux sans trop d’efforts, et, voyant tout ce monde autour de lui, il parut en éprouver de la colère. Sa main se souleva comme pour désigner la porte.

 

– Monsieur le duc veut que nous sortions ? traduisit Tardenois. Un mouvement de tête répondit : Oui.

 

– Et personne ne doit rester avec monsieur le duc, pas même moi ? insista le valet favori.

 

Le malade parvint à articuler :

 

– Non, rien que mon cousin Morand.

 

Aussitôt les domestiques se retirèrent, et la figure hâve du mourant exprima un contentement. Il fit signe à Morand de s’approcher :

 

– Je veux boire, dit-il.

 

Morand s’empressa d’emplir la cuiller, mais le malade la repoussa, et dit :

 

– Du vin.

 

– Ne craignez-vous pas… ? commença Morand, effrayé.

 

– Je ne crains plus rien : du vin !

 

Le cousin pauvre n’osa pas désobéir. Il s’approcha du guéridon, déboucha une bouteille et versa un doigt de vin au fond d’un verre. Le malade était parvenu à se soulever sur le coude, tremblant de la tête aux pieds. Il regardait le verre : il dit :

 

– Encore !

 

Morand versa de nouveau quelques gouttes.

 

– Encore ! répéta le malade frémissant de fièvre et d’impatience. Morand emplit cette fois le verre jusqu’à moitié et l’apporta, disant :

 

– C’est pour vous obéir, mon cousin.

 

Le duc saisit le breuvage avidement. Il en répandit une partie avant de le pouvoir porter à sa bouche, car sa misérable main était secouée à faire pitié ; mais le verre sonna enfin contre les dents, qui le mordaient convulsivement, et il but.

 

– Ah ! fit-il, épuisé, en lâchant le verre qui roula sur la pente des couvertures et vint se briser contre le parquet.

 

Il ajouta, un instant après :

 

– C’est du feu qui est dans ma gorge.

 

Puis une nuance rouge monta brusquement à ses joues, et il se dressa tout à fait, demandant :

 

– As-tu fait prévenir mon respectable ami, le colonel Bozzo ?

 

– Oui.

 

– Doit-il venir ?

 

– Il l’a promis.

 

– Peut-être est-il venu pendant que j’étais évanoui ?

 

– Non, je vous l’affirme, il n’est pas encore venu.

 

– Ouvre la malle.

 

Morand avait justement à la main la clef qu’il avait arrachée tout à l’heure aux doigts raidis de son noble parent. Il s’agenouilla devant la malle et en fit jouer la serrure. La malle était pleine d’habits pliés avec soin.

 

– Ôte tout cela, dit le malade dont la voix se raffermissait, et qui se tenait droit sur son séant. J’aurais pu faire la chose moi-même, je suis fort maintenant. Voyons ! dépêche ! mets tout cela en tas, tu sais bien que je ne m’en servirai plus.

 

La malle fut vidée en un clin d’œil. Tout au fond, il y avait une couche de papiers.

 

– Apporte ! ordonna le malade.

 

Morand fit des papiers une seule brassée et les déposa sur le lit. Aussitôt, la face rouge, les yeux creusés de fièvre, le duc se mit à les feuilleter avec une activité enragée. Sa main était ferme ; sa parole ne chevrotait plus.

 

Il jeta hors du lit les premiers papiers consultés en disant :

 

– Brûle !

 

Et Morand, les prenant sur le parquet à mesure, les portait au foyer où ils étaient rapidement consumés. C’étaient des lettres pour la majeure partie. M. le duc en baisa quelques-unes au passage, mais il disait toujours :

 

– Brûle ! brûle !

 

Et Morand brûlait.

 

Au train dont la besogne marchait, il ne fallut que peu de minutes pour achever le triage. Le monceau de papiers avait disparu. Il en restait seulement deux feuilles jaunies, ayant tournure d’actes publics.

 

M. le duc dit :

 

– Ceci est le nom de mon fils, si j’ai un fils, ceci est sa vie et sa fortune. Écoutez-moi bien, mon cousin Stuart : je n’ai connu en toute mon existence qu’un homme, un seul, en qui j’aie eu confiance absolue. Jurez-moi que si je viens à mourir ou à perdre connaissance avant l’arrivée de cet homme, vous lui remettrez ces deux pièces fidèlement.

 

– Le nom de cet homme ? demanda Morand.

 

– Colonel Bozzo-Corona.

 

Morand étendit sa main droite et dit :

 

– Je jure que je remettrai fidèlement ces deux pièces au colonel Bozzo-Corona.

 

VI

La momie

 

Le feu, activé un instant par la combustion des papiers, s’était ralenti, et couvait sous leurs cendres. Le silencieux Marais endormait ses derniers murmures, et c’est à peine si, à de longs intervalles, on entendait encore le bruit lointain d’une voiture roulant sur le pavé de la rue Saint-Antoine.

 

Le malade avait fait comme le feu. L’animation passagère, qui était rentrée en lui, allait tombant, et, néanmoins, il était bien loin encore de cette prostration, sous laquelle nous l’avons vu accablé naguère.

 

– Merci, dit-il au vieux Morand, je sais que je puis compter sur vous, mon cousin. Le colonel Bozzo connaît mes dernières volontés et la mission que je lui confie. Il fera quelque chose pour vous ; je veux que vous et votre fille vous viviez désormais dans l’aisance… À boire, s’il vous plaît !

 

Mais avant même que Morand eût obéi, sa pensée tourna, et il dit :

 

– Non, à quoi bon ? J’ai fait tout ce que je voulais faire. À quoi me servirait désormais d’être fort ?

 

Il avait pris la cassette sur la table de nuit.

 

– Mon cousin Stuart, fit-il tout à coup, regardez-moi bien et parlez franc : ai-je l’air d’un homme qui va mourir ? Le bonhomme hésita un instant, puis répondit :

 

– Quand le médecin est venu, je vous croyais mort ; mais sa potion a fait un miracle. Si vous vouliez suivre son ordonnance et prendre une cuillerée tous les quarts d’heure, qui sait ce qui arriverait ?

 

– Ce n’est pas sa potion, c’est le vin ! s’écria le duc ; tu n’es qu’un vieux fou, tais-toi !

 

Puis avec une soudaine violence :

 

– Elle ne ment jamais ! Elle dit tout ! Je ne sais pas si c’est droiture ou effronterie. Je la hais terriblement, mais je l’aime comme jamais femme ne fut aimée. Je n’aurais pas dû lui laisser mon fils… J’ai été fou, l’as-tu ouï dire ? Et si j’avais su ! Elle méprise ceux qui adorent à genoux ; j’ai été trop bon, il fallait commander : elle voulait un maître !

 

Les deux pièces qu’il avait préservées étaient dans la cassette. Il la referma, et répéta :

 

– Un maître ! Le fils de cet homme est son maître ! Elle a obéi à tous ses caprices, elle l’a empoisonné de caresses, il est devenu son tyran et son idole, alors, elle l’aime ! Elle l’aime follement… me comprends-tu ?

 

– Non, répliqua Morand ; mais trop parler vous épuise.

 

– Je te dis que j’ai été trop bon ! s’écria le duc, en proie à une extravagante colère. Du vin ! donnez-moi du vin ! je veux avoir la force d’un homme pendant une heure encore !… Et qu’elle vienne ! je serai son maître ! je la briserai, elle m’aimera !

 

Sa main, qui était reprise de soubresauts convulsifs, désigna impérieusement la bouteille entamée sur le guéridon. Sa face était marbrée de rouge et de livide.

 

Morand, effrayé, essaya de résister ; mais le malade balbutia, en joignant ses mains :

 

– C’est la vie, misérable, que je te demande ! veux-tu donc m’assassiner !

 

Morand courut vers la table ; il tremblait comme la feuille, en versant le vin, et M. de Clare disait :

 

– Un plein verre ! un plein verre ! j’ai soif de force ! j’ai soif de haine ! ne devines-tu pas ? Elle mettra son fils à la place de mon fils. Qui donc connaît ces deux enfants ? Qui donc découvrira la supercherie ? Et mon fils sera un malheureux ! Et le fils de l’autre sera duc de Clare ! Ah ! par la mordieu, je ne veux pas ! Un plein verre, mon cousin ! Un plein verre !

 

Morand l’apportait, le plein verre, et à deux mains, car la frayeur le secouait de la tête aux pieds.

 

À deux mains aussi M. le duc prit le verre.

 

On entendit, encore une fois, ce bruit de crécelle du cristal, soubresautant et craquant contre les dents convulsivement serrées.

 

M. de Clare but tout et resta l’œil grand ouvert, la bouche béante, immobile dans sa stupeur pétrifiée.

 

Cela dura la moitié d’une minute, comme l’autre fois.

 

Puis les tons verdâtres de sa joue s’enflammèrent et ses yeux dilatés démesurément flambèrent.

 

– Voilà la force ! dit-il, je vais être son maître ! Va-t’en ! Il rejeta ses couvertures et plaça dessous la cassette.

 

– Tu vois si je pense à tout, reprit-il avec un vaniteux sourire. Elle ne découvrira pas cela. Je vais la tromper. Va-t’en. Elle est dans le jardin, elle accourt, je suis le maître ! Va-t’en !

 

Il saisit le verre et le brandit. Morand n’eut que le temps de s’enfuir ; le verre, lancé à tour de bras, vint s’écraser contre la porte.

 

Presque au même instant, l’autre porte s’ouvrit et donna passage à Angèle échevelée. Sa toilette était en désordre, les traits de son visage décomposaient leurs lignes si pures. Elle avait peine à se soutenir. En la voyant, M. de Clare poussa un cri de triomphe.

 

– Approche ! dit-il durement, je ne t’implorerai plus ; c’est à moi de commander, à toi d’aimer !

 

Elle traversa le salon en chancelant ; elle n’avait ni compris ni même entendu. Elle vint tomber au pied du lit, disant avec effort, d’une voix qui faisait pitié :

 

– Ils m’ont volé mon fils ! Votre fils, William ! C’est cet homme, ce monstre, c’est le marquis !

 

À son tour, M. de Clare n’avait ni entendu, ni compris, sans doute, car son visage ne donna aucun signe d’émotion, et il répliqua :

 

– Je ne croyais pas qu’on pût te voir plus belle. Tu as bien fait de dénouer tes cheveux. Approche et donne-moi un baiser, tu me le dois, tu es ma femme !

 

– Mon fils, je vous dis que mon fils est perdu ! s’écria la duchesse, en tendant vers lui ses bras. Il vaut de l’or, ce sont les propres paroles de cet homme. Je l’avais caché, vous dites que je ne l’aime pas… Regardez-moi et voyez ce que je souffre !…

 

– Belle ! belle ! jamais tu n’as été si belle ! C’est dans tes bras que je veux mourir !

 

Disant cela, le duc fit un effort pour sortir de son lit. Elle s’élança pour le retenir, et il l’entoura de ses bras, qui grelottaient la terrible fièvre de la dernière heure.

 

– Il ne faut pas mourir, criait-elle, essayant d’échapper au sinistre baiser qui cherchait ses lèvres ; il faut ressusciter, William, et je vous aimerai ! Vous êtes riche, vous êtes puissant. Vous pouvez mettre sur pied tous ceux qui savent chercher, tous ceux qui peuvent trouver. Oh ! William ! mon mari, écoutez-moi et rendez-moi mon fils !

 

Quelque chose du sens de ces paroles entrait dans la cervelle ivre du mourant.

 

Car M. le duc de Clare était bien un mourant à cette heure, malgré la force factice qui le galvanisait, et qui allait l’abandonner pour jamais.

 

– Ton fils, dit-il, poursuivant de sa bouche qui blêmissait la bouche contractée d’Angèle, notre fils, le petit prince de Souzay, le duc de Clare !

 

Il sera entre nous deux. Vois, je ne prie plus, j’ordonne, je suis ton maître. Aime-moi !

 

– Le retrouveras-tu ? demanda-t-elle, étouffant sous sa passion de mère l’horreur que lui inspirait le vivant cadavre.

 

Et ses lèvres se laissèrent atteindre.

 

Elle poussa un cri étranglé et recula. Quelque chose de froid l’avait touchée, et, tout d’un coup, le corps de son mari avait pesé sur elle comme un fardeau inerte.

 

Dès qu’il ne fut plus soutenu, M. le duc de Clare s’affaissa, la tête pendante en dehors du lit. Il était mort.

 

Au moment où la duchesse affolée se redressait pour appeler du secours, elle vit la porte par où elle était entrée grande ouverte, et, au pied du lit, M. le marquis de Tupinier qui venait d’entrer sans être entendu.

 

– F, i, n, i, n, i, dit-il, fini ! Et gaiement, ma foi ! Le brave garçon s’en est allé dans un baiser, c’est anacréontique.

 

La duchesse fit un mouvement pour s’élancer vers la porte qui donnait sur le grand escalier.

 

Mais les jarrets de Tupinier fléchirent. D’un bond de tigre ou d’acrobate, il atteignit Angèle dont il saisit les deux poignets.

 

– Pas de ça, Lirette ! dit-il. L’enfant est d’or, c’est vrai, mais à la condition d’avoir les deux petits papiers que vous êtes venue chercher ici, et que je veux, moi, puisque c’est moi qui ai l’enfant.

 

– Vous ne niez donc pas ! s’écria Angèle exaspérée.

 

– À quoi bon, filleule de mon cœur ?

 

Et, contrefaisant l’accent qu’elle avait tout à l’heure, en parlant à M. de Clare, il répéta :

 

– « C’est cet homme, c’est ce monstre… » Eh bien oui, chérie, c’est parrain qui a fait le coup. À de certains moments difficiles, parrain a été aussi marbrier ; de temps en temps, il peut avoir besoin d’un apprenti. Notre petit Clément est gentil à croquer… hé ! hé ! Bébelle, le duc est mort, vive le duc ! Si vous êtes sage, vous aurez part au gâteau.

 

Elle fit un brusque effort qui la dégagea presque de son étreinte, et appela :

 

– À moi, Tardenois !

 

Mais elle n’eut pas le temps de redoubler. Employant toute sa vigueur comme s’il eût lutté contre un homme, le marquis la terrassa brutalement, sans lui lâcher les mains, et appuya son front chauve contre sa bouche, avec tant de violence qu’elle poussa un gémissement de détresse.

 

– C’est un bâillon tout comme un autre, dit-il avec son haïssable sang-froid, mais, comme j’ai besoin de mes deux mains, on va t’en mettre un vrai, chérie. Tu es forte, sais-tu, mais parrain est plus fort que toi !

 

Elle était forte, en effet. Ce fut une vraie bataille où le marquis dut employer toute sa remarquable vigueur et toute son adresse de bandit. Plusieurs fois, il frappa sans pitié ni ménagement. Une des mains d’Angèle, que le hasard de la lutte avait dégagée, saigna. La bête féroce l’avait mordue.

 

Enfin, elle resta immobile et vaincue, les deux mains liées, la bouche étouffée par la cravate solidement nouée de Tupinier.

 

– Maintenant, dit-il, en poussant les verrous de la porte principale, tu seras sage comme une image, et nous allons chercher de quoi faire un duc.

 

Ce ne fut pas long ; après avoir constaté le vide de la malle et fureté un peu partout, le marquis découvrit les profils de la cassette sous les couvertures ; il s’en empara aussitôt et l’ouvrit.

 

Une véritable fringale de joie le saisit à la vue des deux actes.

 

– Victoire ! s’écria-t-il, le talent est enfin récompensé !

 

Il entoura la cassette de ses bras amoureusement arrondis. Entre l’homme mort et la femme garrottée, il commença un tour de valse. Il ne se possédait plus ; il avait l’ivresse des gens qui ont gagné le gros lot.

 

Mais tout d’un coup il s’arrêta, et ses jarrets flageolèrent comme s’il eût reçu un coup de massue au sommet du crâne.

 

– Tiens, tiens, tiens, tiens, avait dit derrière lui une toute petite voix cassée, voici mon camarade Cadet-l’Amour !

 

Le marquis ne se retourna même pas ; il n’avait pas besoin de voir pour savoir.

 

Sur le pas de la seconde porte, celle par où Angèle et Tupinier lui-même étaient successivement entrés, une créature étrange se tenait debout, appuyée des deux mains aux chambranles. C’était un vieil homme qui semblait avoir dépassé les limites les plus fantastiques de l’âge. Il était tout ridé comme une pomme sèche, tout racorni, parcheminé plus qu’une momie, et si maigre que ses os semblaient près de percer sa douillette. Avec cela, il vous avait un air vénérablement gouailleur, qui annonçait un excellent caractère.

 

– Entrez, Samuel, mon cher docteur, dit-il en parlant à une seconde personne qu’on ne voyait point encore. Je crois que vos soins sont désormais inutiles, mais vous constaterez le décès.

 

Un homme de quarante ans à peu près, d’aspect austère et grave, le rejoignit sur cette invitation.

 

– Eh ! l’Amour ! continua la vivante momie, ton cas n’est pas bon, du tout, du tout, du tout : l’article 37 de nos statuts punit de mort les frères du premier et du second degré qui travaillent en dehors de l’association. Mets la cassette sur la table de nuit, et sonne : il faut que tout se passe dans les règles.

 

Le marquis obéit sans mot dire, il était littéralement anéanti.

 

Avant l’arrivée des domestiques, M. de Clare fut replacé bien proprement entre ses draps, la tête sur l’oreiller. On débarrassa Angèle de ses liens ; elle était évanouie.

 

– Bonjour, Morand, comment va la fillette ? demanda la momie, quand ceux de l’antichambre arrivèrent ; bonjour, Tardenois ; bonjour, Jaffret ; M. le duc est mort bien tranquillement, dans les bras du cher marquis, et Mme la duchesse s’est trouvée mal. C’était un joli ménage.

 

Morand s’approcha du mort et le baisa au front. Tardenois pleurait, Morand dit :

 

– Je porte témoignage que le dernier vœu de mon malheureux cousin était de voir le colonel Bozzo avant de mourir.

 

– C’est moi qui ai porté le message de mon maître au colonel, appuya Tardenois.

 

La momie s’essuya les yeux.

 

– Et j’accomplis, poursuivit Morand, la dernière volonté du duc de Clare en remettant au colonel Bozzo cette cassette… Prenez, colonel.

 

La momie, qui était un colonel, prit le coffret et le fit disparaître sous sa douillette, en disant :

 

– Mes amis, c’est pour obéir à l’ordre de celui qui n’est plus. Vous êtes témoins : l’objet sera toujours à la disposition de la justice ; c’est le testament, sans doute. Maintenant, je vous charge du nécessaire ; il faut un prêtre, bien entendu. Je laisse ici le Dr Samuel pour les constatations et les soins à donner à Mme la duchesse. M. le marquis va m’accompagner ; bonne nuit.

 

– À vos ordres, répondit M. de Tupinier, en lui offrant son bras.

 

Un quart d’heure après, cet homme respectable, le seul en qui M. de Clare eût confiance ici-bas, le colonel Bozzo-Corona, était dans sa voiture fermée avec M. le marquis de Tupinier.

 

– Eh ! Cadet-l’Amour ! dit-il après un silence, dors-tu, bonhomme ?

 

– Je n’ai garde, répondit le marquis.

 

– À quoi penses-tu ?

 

– Vous venez de me condamner à mort, maître.

 

– J’ai la cassette, nous sommes seuls, je ne vaux pas mieux qu’une mouche, et tu es l’assassin le plus féroce que je connaisse, moi qui connais beaucoup d’assassins : pourquoi ne m’étrangles-tu pas, Cadet ?

 

Les mains du marquis se crispèrent, mais il répondit :

 

– À quoi bon ? Que peut-on contre le diable ?

 

La momie eut un petit rire sec. Après un autre silence :

 

– Si je te pardonnais, Cadet, serais-tu mon serviteur ?

 

– Je serais mieux que cela.

 

– Mon esclave ?

 

– Votre chien, maître !

 

– Tope, Cadet ! j’ai besoin d’un chien, et je te pardonne.

 

Première partie

Une évasion et un contrat

 

I

Le convoi du pauvre

 

En 1853, on mettait déjà la pioche dans les constructions qui entouraient la prison de la Force, destinée elle-même à disparaître bientôt. Il ne restait, sur l’emplacement actuel de la rue Malher, vers l’endroit où elle débouche dans la rue Saint-Antoine, en face du portail de Saint-Paul, qu’une belle vieille maison, dont la principale entrée était rue Culture-Sainte-Catherine.

 

Cette maison avait beaucoup de noms, y compris le vrai qui était l’hôtel Fitz-Roy. Les voisins l’appelaient plus volontiers la Maison-aux-Oiseaux.

 

Paris ne change plus beaucoup depuis la guerre ; mais ceux qui ont plus de vingt ans se souviennent de ces années poudreuses où quatre cent mille maçons entretenaient le nuage de plâtre dans tous les arrondissements à la fois. Les boulevards surgissaient à la baguette ; on demandait son chemin dans Paris comme en forêt : la transformation fut si soudaine et si complète, en ce temps-là, qu’il nous arrive encore aujourd’hui de chercher naïvement, à leur place d’hier, des choses qui étaient contemporaines de nous, mais qui sont bien plus mortes que les ruines laissées par Charlemagne ou Julien l’Apostat.

 

La belle vieille maison regardait la prison de la Force par-dessus les démolitions. Elle méritait assurément le grand prix de tranquillité parmi toutes les demeures paisibles qui dorment dans ce quartier du Marais. On n’y entendait jamais aucun bruit, sauf des ramages d’oiseaux, parce que le bon M. Jaffret qui l’habitait était le protecteur et le bienfaiteur de tous les moineaux de Paris. Deux fois par jour, le quartier attendri venait le voir distribuer ses aumônes à la population des pierrots, qui tourbillonnait comme un essaim énorme au-dessus de sa terrasse.

 

Cela prouve, dit-on, un excellent cœur mais, pour ma part, je préfère ceux qui, quand ils ont du pain de trop, le donnent aux hommes.

 

M. Jaffret avait en outre quantité de cages à toutes ses fenêtres, et dans son salon, une volière qui occupait ses meilleurs loisirs.

 

Il vivait seul avec sa femme et sa nièce – ou sa pupille –, on ne savait pas au juste.

 

Sa femme, beaucoup plus âgée que lui, chassait les oiseaux mendiants quand il n’était pas là : on l’accusait même de leur tendre des pièges, car on en trouvait parfois d’étranglés sur le trottoir, au-dessous de la terrasse.

 

Sa pupille, qui était toute jeune et charmante, ne sortait guère que pour aller à l’église, ce qui ne l’empêchait pas d’être un sujet de conversation pour les voisins. On l’appelait la belle Tilde, parce que ce nom de Tilde passait souvent entre les persiennes fermées, prononcé par la douce voix de papa Jaffret ou par l’aigre fausset de « sa dame ».

 

Du reste, les époux Jaffret eux-mêmes n’étaient pas sans donner ample pâture aux bavardages environnants. Autour de Saint-Paul, beaucoup de gens se demandaient ce qu’ils pouvaient bien faire dans cette vaste maison avec leur nièce et deux domestiques seulement : une cuisinière qui servait de bonne et un valet de chambre.

 

La cuisinière ne causait jamais chez les fournisseurs ; le valet de chambre, homme de cinquante ans, aurait pu passer pour un rentier quand il allait, le soir, lire Le Constitutionnel à son petit café de la place Royale. Il s’appelait Laurent. Au café, on ne l’avait jamais entendu prononcer que deux phrases : « Monsieur, j’ai l’honneur de retenir la gazette après vous », et quand on lui tendait le journal : « Monsieur, j’ai l’honneur de vous remercier. »

 

Au Marais, c’est un peu la province, je ne sais pas même si les cancans du Marais ne sont pas d’espèce plus vivace et plus foisonnante que ceux de Romorantin. Les Jaffret étaient très riches, on disait cela, mais on disait aussi tout le contraire ; ils passaient à la fois pour d’excellentes gens et pour de vilaines gens. La maison qu’ils habitaient depuis longtemps déjà avait appartenu aux Fitz-Roy de Clare ; elle dépendait de la succession Bozzo.

 

Nous n’avons pas à parler ici du colonel Bozzo-Corona, l’illustre philanthrope de la rue Thérèse, si respecté pendant sa vie, mais dont un récent procès avait mis la mémoire sur la sellette. On ne savait pas alors (et le sait-on mieux aujourd’hui ?) si le colonel Bozzo était un saint calomnié ou si vraiment, abrité derrière son auréole, il avait commandé pendant près d’un siècle la terrible armée d’assassins « distingués » connue sous ce nom : Les Habits noirs[1].

 

Du temps du colonel Bozzo, cette maison restait le plus souvent abandonnée aux soins d’un vieil homme, appelé Morand, qui passait pour être un parent éloigné et ruiné de la puissante famille de Clare. Il vivait seul avec une petite fille très jolie, nommée Clotilde, et qu’il battait misérablement.

 

Une fois, que les voisins ameutés lui reprochaient sa barbarie, le vieil homme répondit : « Elle ne veut pas apprendre sa prière. » Et jamais, sur ce même sujet, on n’eut d’autre réponse de lui que celle-ci : « Je veux qu’elle apprenne sa prière. »

 

Deux ou trois fois par an, à des époques qui n’étaient pas périodiques, le logis désert s’animait. On voyait arriver des équipages vers le soir, et Morand, le fanatique professeur de prières, venait recevoir son monde au portail.

 

En ces occasions, jamais la petite fille ne paraissait.

 

Sur chaque voiture qui entrait la porte de la cour se refermait aussitôt ; ceux qui avaient pu glisser un coup d’œil prétendaient que ces mystérieux visiteurs étaient toujours les mêmes : cinq ou six messieurs très élégants, deux belles dames, un vieux, vieux bonhomme, qui se soutenait à peine et qui avait l’air d’un mort mal ressuscité.

 

Les quatre fenêtres du grand salon s’éclairaient alors derrière leurs persiennes closes. Ordinairement, tout restait calme ; quelquefois, cependant, un bruit de querelle s’élevait, dominé par la voix du vieillard, tremblante, mais aiguë.

 

Vers minuit, jamais plus tard, Morand rouvrait le portail, les visiteurs s’en allaient, le salon éteignait ses lumières et l’antique logis se rendormait dans son silence.

 

Plusieurs habitants du quartier furent appelés en justice lors du procès des Habits Noirs pour témoigner de ce fait, et comme ils ne reconnurent aucun des accusés, on en conclut avec juste raison que les seuls goujats de la ténébreuse armée s’étaient laissé prendre, tandis que les chefs s’envolaient.

 

Chacun sait bien que c’est la règle.

 

Après la mort du colonel, dont Paris tout entier suivit les restes mortels au Père-Lachaise, on ne vit plus ni Morand ni la petite fille, et ce fut alors que les Jaffret vinrent habiter la maison ; mais voici une chose singulière : depuis la prise de possession des Jaffret qui avaient loué ou acheté l’hôtel, nul n’en savait rien, les conciliabules du soir continuèrent dans le grand salon, deux ou trois fois par an, à des époques indéterminées. Seulement, ce n’étaient plus les mêmes gens qui venaient.

 

Autre détail que j’allais omettre. Avant de partir avec la petite fille, Morand, qui ne mettait jamais les pieds à l’église, quoiqu’il enseignât le latin des prières à tour de bras, se rendit chez M. le curé de Saint-Paul avec qui il eut une assez longue conférence. Au retour, il emmena la petite jusqu’à la porte du presbytère et la lui montra, disant : « Souviens-toi bien, c’est là que demeure le prêtre à qui tu réciteras Voremus. »

 

Ceci fut entendu et vu ; il y avait certainement là-dessous une histoire.

 

Mais ce n’est pas tout, vous allez voir, au bout de deux ou trois ans, Tilde reparut, grandie et embellie ; ce fut Mme Jaffret qui l’amena. En trois ans, un enfant de cet âge peut changer beaucoup, c’est certain. Tilde avait tellement changé que les voisins ne voulurent point la reconnaître, malgré les assurances de Mme Jaffret qui, du reste, ne la battait point et l’appelait : « Mon cœur » par les fenêtres ouvertes.

 

J’aime mieux vous dire tout de suite la légende qui courait au sujet du mystérieux retour de Tilde, en vous laissant le droit de n’y point croire plus qu’on ne fait d’ordinaire aux légendes. Comment elle était arrivée de la plaine Saint-Denis au Marais, cette légende, avec ses détails bizarres, ma science ne va pas jusqu’à éclaircir ce point obscur. Voici pourtant un fait : rue Payenne, il y avait un cabaret borgne tenu par un ancien cocher de fiacre, le nommé Lapierre. La légende était sortie de ce trou, au moins pour les trois quarts de son texte.

 

J’ajoute que le bon Jaffret avait été un des meilleurs habitués du café du Commerce, place Royale, du temps qu’il vivait en garçon, et qu’il n’y allait plus, depuis que Mme Jaffret était revenue pour faire le bonheur de sa maison.

 

Quand on a été au café du Commerce et qu’on n’y va plus, les cancans viennent s’asseoir d’eux-mêmes autour de la table qu’on avait coutume d’occuper, et là-bas, la conversation de cinquante ou soixante familles honorables vit exclusivement sur les cancans du café du Commerce.

 

La légende venait peut-être du café du Commerce. Je vous la donne, la légende, pour ce qu’elle vaut et comme on la contait aux alentours de l’église Saint-Paul. La voici :

 

Un matin d’hiver, sur le chemin qui mène de la Chapelle-Saint-Denis à Saint-Ouen en passant devant le cimetière de Clignancourt, le corbillard de misère allait, traîné par son cheval mourant, et portant un cercueil tout nu.

 

Vous connaissez l’admirable estampe : Le Convoi du pauvre, c’était bien cela. Dans ces terrains hideux qui ne sont ni ville ni campagne, sur la terre sale, parsemée d’îlots blanchâtres, là où la neige n’avait pas encore fondu, la petite charrette noire, voûtée comme une malle, roulait lentement et tristement, environnée par un immense abandon.

 

Le chien même n’était pas là, le chien de l’image qui suit, la tête basse, et qui fait si profondément pitié.

 

Au lieu du chien, c’était une fillette maigre, toute petite, à peine vêtue, mais si jolie avec sa figure rouge de froid, sous ses grands cheveux révoltés !

 

Elle suivait toute seule, comme le chien de l’image, la tête basse aussi, le corps grelottant, mais elle ne pleurait pas.

 

Le cimetière était neuf, on achevait le mur de clôture ; cependant, il y avait déjà un marbrier, établi sur la route, dans une masure, et de l’autre côté du chemin une masure en construction annonçait que la concurrence allait naître. Devant le logis du marbrier, dont l’enseigne portait le nom de Cadet, un beau petit gars de dix ans jouait avec des débris de couronnes. Il regarda passer le corbillard, jamais il n’en avait vu de si pauvre, et cela le fit rire, car les enfants pauvres rient aisément de la pauvreté.

 

– En voilà une qui est drôle tout plein, dit-il en voyant la fillette dont les cheveux emmêlés tombaient au-devant de son visage : c’est comme s’il n’y aurait pas de figure sous sa grande tignasse. Elle fait froid avec sa jupe d’indienne, ah ! malheur !

 

Mais il cessa de jouer, et de rire aussi, et, malgré lui, son regard suivit le corbillard, cette pauvre chose noire que la distance rapetissait déjà. Et sans savoir pourquoi, il devenait grave.

 

– Fainéant, voilà votre déjeuner, dit une voix essoufflée et sourde à l’intérieur de la masure ; à l’école, et vite, allons ! ou gare les coups ! Papa Cadet n’est pas loin !

 

Le garçonnet prit son panier et partit dans la direction de Montmartre ; son école était à la porte des Poissonniers. Au coude du sentier, il se retourna pour voir encore ce point noir qui marchait, et il soupira disant :

 

– Pauvre petiote !

 

Ce ne fut pas long, au cimetière. On mit la bière de sapin dans le trou avec une prière et une pelletée de terre par-dessus, puis le prêtre et la charrette s’en allèrent. Je ne sais pourquoi la fillette s’était cachée derrière une tombe. Quand il n’y eut plus personne, elle revint et s’assit les pieds pendants au bord de la fosse.

 

C’est là que le garçonnet de l’école la retrouva, la tête tombée dans sa poitrine et les mains croisées sur ses genoux. On aurait pu croire qu’elle dormait, sans le frisson qui agitait son pauvre petit corps. Le garçonnet n’osait pas s’approcher d’elle.

 

Il la regardait de tous ses grands yeux mouillés.

 

Au bout d’un moment, il ôta sa casquette comme s’il eût été dans une église. Mais pourquoi était-il là et non pas à l’école ?

 

On ne sait. Un peu après, il vint tout doucement s’agenouiller près de l’enfant qui se redressa avec surprise, mais sans effroi, pour le regarder à travers ses cheveux.

 

– Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il à voix basse : moi, je suis Clément de chez le marbrier.

 

– Moi, je suis Tilde, répondit l’enfant.

 

– Était-ce ton père, celui qu’on a apporté ?

 

– C’était papa Morand.

 

– L’aimais-tu bien ?

 

– Je ne sais pas.

 

– Tu attends quelqu’un ici ?

 

– Non.

 

– Alors, que fais-tu là ?

 

– Rien.

 

Elle rejeta d’un seul coup tous ses cheveux derrière sa tête et ajouta :

 

– Puisque je n’ai plus nulle part où aller.

 

Les yeux de Clément le brûlèrent et se mouillèrent.

 

– Tiens, dit Tilde, tu pleures, toi, moi pas, et pourtant j’ai grand froid et grand faim.

 

– Veux-tu manger mon déjeuner ? s’écria Clément, qui ouvrit précipitamment son panier.

 

Tilde ne répondit pas, mais elle mordit à belles dents la tartine qu’on lui offrait. Il y avait comme un sourire qui venait sur sa pauvre figure souffrante. Elle était jolie à faire pitié.

 

De la voir manger de si bon cœur Clément se sentait tout joyeux, et il souriait aussi.

 

Elle reprit, la bouche pleine :

 

– Papa Morand n’était pas méchant. S’il me battait, c’était pour que j’apprenne la prière.

 

– Il te battait ! s’écria Clément indigné.

 

– Puisque je ne pouvais pas l’apprendre dans les commencements, répondit l’enfant, mais j’ai fini par la savoir tout entière et très bien. On ne te bat donc pas, toi ?

 

– Ah ! Mais si ! Mais, moi, je suis un homme. Quelle prière ?

 

– Veux-tu que je te la dise ?

 

Elle cessa de manger, et avec une volubilité singulière, elle enfila un chapelet de mots latins qui commençait par oremus et se terminait par amen ; Clément dit :

 

– Je suis du catéchisme. Ce n’est ni le pater, ni l’ave, ni le credo, ni rien du tout, ta prière.

 

Tilde sourit tout à fait, à la manière de ceux qui tiennent un grand secret et qui ne veulent pas le dire. Elle se remit à manger.

 

– Puisque c’est ma prière à moi, répliqua-t-elle. Je dois la répéter au moins deux fois tous les jours, crainte de l’oublier…

 

Elle s’interrompit pour demander d’un ton soupçonneux :

 

– Sais-tu le latin, toi ?

 

– Pas encore, repartit Clément.

 

– C’est égal, j’ai eu tort de te la dire, et je ne le ferai plus. On me tuerait, si on savait… Il faut attendre mes quinze ans. Alors, j’irai chez le prêtre. Je sais la rue, c’est tout contre l’église.

 

– Quelle rue ? demanda Clément, qui écoutait tout cela comme un conte de fées, et quelle église ?

 

Tilde eut un mouvement de tête mutin, qui ramena tous ses cheveux sur ses yeux.

 

– C’est bon, dit-elle, j’ai assez regardé la porte, et je la connais bien. Je réciterai la prière au prêtre, qui trouvera dedans tout ce qu’il faut, et je serai princesse. Ne va pas bavarder !

 

II

Le marbrier

 

Clément resta un instant abasourdi par ce dernier mot : « princesse ». Le fait est que ce mot sonnait singulièrement dans la bouche de ce pauvre petit être, qui grelottait sous ses haillons ; aussi, Clément, qui était un gamin de sens vif et décidé, eut-il bientôt honte de sa crédulité.

 

– C’est des bêtises ! dit-il tout à coup, le vieux s’est moqué de toi. Viens-nous-en à la maison : papa Cadet est à tous les diables, et, si maman Cadet ne veut pas de toi, nous nous en irons ensemble tous deux.

 

Il s’était levé, Tilde le toisait du regard.

 

– Tu es fort, toi, dit-elle, je t’aime bien. Ces gens-là, dont tu parles, est-ce ton père et ta mère ?

 

Clément haussa les épaules.

 

– Tu n’as pas l’air de les aimer ?

 

– La mère, si, un peu, répondit Clément.

 

– Tu m’as dit qu’ils te battaient aussi ? Clément devint tout rouge, et ses yeux brillèrent.

 

Puis il haussa de nouveau les épaules, et répliqua d’un air fanfaron :

 

– La mère est trop malade, et le père se cache, de peur des gendarmes. Évidemment, Clément trouvait cela tout simple. Il n’en fut pas de même pour la fillette, qui fit la moue et dit :

 

– Alors, c’est du mauvais monde, allons-nous-en tout de suite, on se mariera quand on sera grand, nous deux, si tu veux.

 

Ne trouvez-vous pas que c’était sage ? Seulement, l’exécution de ce plan si simple fut entravée par l’entrée en scène d’un nouveau personnage.

 

Au moment où Clément et Tilde sortaient bras dessus, bras dessous du cimetière, la tête haute, un fiacre montait le chemin. À la portière, une vieille figure pâlotte se montrait, emmitouflée dans un large tricot bleu à la couleur passée.

 

C’était un homme d’une soixantaine d’années, aux joues bouffies et flasques, avec des yeux fuyants, dont le bleu était encore plus déteint que celui de son cache-nez. Il tremblait de froid, mais néanmoins il avait ôté le gant de sa main droite pour jeter des mies de pain aux petits oiseaux.

 

– Tiens ! dit Clément, en voilà un qui va trouver nez de pois chez nous ! Papa l’appelle toujours vieille baudruche, celui-là !

 

Tilde regarda à son tour, et balbutia :

 

– M. Jaffret, le vieux des moineaux ! c’est lui qui nous a mis à la porte de chez nous, je suis perdue !

 

Clément regarda M. Jaffret de travers, et dit :

 

– On peut toujours s’en sauver.

 

Mais il n’était déjà plus temps. Le bon Jaffret avait aperçu la fillette, à qui il envoya un baiser.

 

– Je viens te chercher, mignonne, dit-il. Puis, s’adressant à Clément :

 

– Et toi, mon gentil garçon, va-t’en prévenir ton excellent père que je désire lui parler.

 

À une fenêtre de la maison du marbrier, une femme se pencha, qui avait l’apparence exténuée.

 

– Bonjour, ma chère madame Cadet, dit Jaffret, vous voilà bien mieux que la dernière fois ; vous savez, je vous trouve fraîche comme une rose. Ce que c’est que de nous ! Le pauvre père Morand, avec qui je causais encore la semaine passée… Vous avez vu passer son convoi, pas vrai ? pas de première classe, c’est sûr. Nous allons élever cette enfant-là. Le bien qu’on fait n’appauvrit jamais, madame Cadet… Peut-on dire bonjour à votre homme ?

 

La malheureuse femme répondit à travers une quinte de toux qui sonnait le cercueil.

 

– Mon mari est à la campagne.

 

Le bon Jaffret, malgré cette réponse, ouvrit la portière et descendit. Il avait trois paletots l’un sur l’autre et des bottes fourrées. Il dit à la fillette, qui grelottait :

 

– Entre à la maison, mon trésor, avec ton petit camarade. On va t’acheter de bons vêtements, tu n’auras plus ni froid ni faim jamais.

 

Les enfants obéirent.

 

La maison n’était autre chose qu’une espèce de hangar, tout ouvert au rez-de-chaussée, mais ayant un premier étage, auquel on montait par un escalier tournant. Les chambres basses étaient encombrées de matériaux, parmi lesquels se trouvait une tombe achevée.

 

Elle était de grande taille, et, ainsi posée entre quatre murs, elle semblait énorme.

 

L’inscription, qui brillait en lettres d’or toutes neuves sur le marbre noir disait :

 

Ci-gît le PÈRE DE TOUS les malheureux,

Michel Bozzo-Corona,

né en 1739, mort en 184-1.

Il fit le bien pendant plus d’un siècle.

 

Il n’y avait aucun ouvrier, ni dans la maison ni au-dehors. La malade, toujours toussant et menaçant chute à chaque marche, entreprit de descendre l’escalier.

 

– J’allais monter ! ne vous dérangez pas ! s’écria Jaffret, qui se précipita à sa rencontre.

 

Au moment où il la rejoignait, elle lui dit tout bas :

 

– Il est absent. On l’a prévenu de la rue de Jérusalem… Les vieilles histoires se réveillent, méfiance !

 

Un coup de sifflet très faible se fit entendre. Au milieu de la solitude qui régnait au-dedans et au-dehors, nul n’aurait su dire d’où partait ce bruit.

 

– Est-ce que la petite fille est avec vous ? demanda la marbrière, que le coup de sifflet avait fait tressaillir.

 

Sur la réponse affirmative de Jaffret, elle dit :

 

– Enfants, allez jouer dans le jardin. J’ai à causer d’affaires.

 

Et, dès que la méchante porte qui menait à ce qu’elle appelait le jardin fut refermée :

 

– Il paraît qu’il veut vous voir, reprit-elle. C’est vous qu’il appelle. Venez.

 

– Où donc est son cabinet ? demanda le bon Jaffret, qui regarda tout autour de lui.

 

Mme Cadet descendit les dernières marches et alla droit au tombeau. De sa clef, qu’elle tenait à la main, elle frappa le marbre.

 

– Pas tant de façon ! dit une voix : qu’il entre, l’imbécile !

 

Mme Cadet appuya aussitôt ses deux mains maigres et faibles sur la table antérieure et centrale du tombeau, qui céda, montrant un trou béant.

 

Dans le noir de ce trou, on put distinguer un homme demi-couché sur un tas de paille, et qui fumait sa pipe d’un air grondeur.

 

C’était une figure glabre, osseuse et violemment aquiline, éclairée par deux yeux d’oiseau de proie.

 

– Voilà ! dit cet homme, dont la voix enrouée, mais étrangement aiguë, ressemblait à celle d’une vieille femme, je suis bloqué, mon vieux marchand de serins, et hébété, et malade par-dessus le marché, et, d’un moment à l’autre, la bourgeoise peut « claquer » dans une quinte de poitrinaire. Trouves-tu ça drôle, toi ? Moi, pas.

 

La bourgeoise, comme si elle eût voulu souligner l’énergie de ce mot « claquer », appuya ses mains contre sa poitrine et rendit un râle.

 

– Que vous est-il donc arrivé, mon pauvre l’Amour ? demanda Jaffret, qui tremblotait de tous ses membres sous ses trois paletots, et ce n’était pas de froid.

 

– Il m’est arrivé, répondit Cadet, que je ne finirai pas la boîte du colonel qui était pourtant de la jolie ouvrage. J’étais bien tranquille ici, la Marguerite est venue l’autre soir avec le Dr Samuel qui avait un paquet sous le bras. Sans savoir de quoi il s’agissait, j’ai commencé par dire : « Nisquette ! je ne veux pas me mettre dans l’embarras ! » Mais le Samuel a défait son paquet et j’ai vu une soutane, ça m’a fait rire. Tu sais, moi, j’aime les bonnes farces, on ne se refait pas.

 

Il eut un accès de gaieté véritablement sinistre.

 

– Ces choses-là, dit la phtisique, ça porte toujours malheur.

 

– N’y a pas gai comme les marbriers ! répliqua l’Amour. Eh ! houp ! et zim ! on est tous folichons comme des colibris dans les pompes funèbres. Il s’agissait donc de confesser M. Morand, qui était pour avaler sa langue dans son taudis de la rue Marcadet.

 

Ça m’a souri, d’autant que le Morand en savait long ; j’ai toujours eu cette idée-là. Le colonel n’a dit son secret à personne, c’est sûr, mais il fallait bien qu’il lâche un bouton de temps en temps, pas vrai ? Et il avait une manière de se faire servir par les honnêtes gens. Morand avait été si longtemps son chien de garde là-bas, rue Culture ! Je me disais : « Si Morand ne sait pas plus qu’un autre où est le grand saint-frusquin du bonhomme (et peut-être qu’il le sait), du moins je donnerais mon cou à couper qu’on ne le gratterait pas longtemps avant d’apprendre le chemin de l’armoire qui renferme la cassette… tu sais, celle où étaient les deux papiers. Et ces chiffons-là valent cher, hein ? père aux moineaux, pour ceux qui connaissent la manière de s’en servir ?

 

Jaffret approuva du bonnet.

 

Le marbrier reprit :

 

– Sans compter qu’il y avait dix à parier contre un que M. Morand, qui était un ancien gentilhomme et qui rouait de coups sa petiote fillette pour lui apprendre des patenôtres en latin, ne voudrait pas sauter le fossé sans confession. J’ai donc passé la soutane et le rabat aussi, mimi ; il paraît que j’étais superbe en curé, hé ! la bourgeoise ?… Mais elle ne répondra pas, tu sais, elle a un fond de bigotage à la cagot… et, alors, me voilà parti !… Quant à être bien logé, le Morand, non, mais en fait de remèdes, il avait tout ce qu’il faut, et un médecin d’attache assis au pied de son lit. Devine qui ! le Dr Abel Lenoir !…

 

Le bon Jaffret ne jurait jamais ; cependant, le nom du Dr Lenoir lui arracha un « sac à papier » énergiquement calibré.

 

– J’ai manqué être démonté du coup, continua l’Amour, mais heureusement qu’on en a vu bien d’autres. J’ai donc fait mon état comme si de rien n’était, et le médecin n’y a vu que du feu, j’en suis sûr ; mais il paraît que le Morand était un dur à cuire, au fond, car il m’a envoyé paître en grand quand je lui ai parlé de confession, et, le plus drôle, c’est que, dans son agonie, il n’avait qu’un refrain, toujours le même… Vous savez, la petiote, comment s’appelait-elle ? enfin, sa fillette…

 

– Tilde, dit Jaffret.

 

– Tilde, c’est ça… Eh bien ! il lui disait comme on défile un chapelet : « N’oublie pas ta prière, n’oublie pas ta prière, n’oublie pas ta prière… »

 

Il faudra causer avec cette gamine-là, pas vrai ?

 

– Elle est ici, dit encore Jaffret. C’est justement pour la chercher que je suis venu.

 

L’Amour sauta sur sa paille.

 

– De la part de toi ? demanda-t-il.

 

– Non, de la part de la comtesse Marguerite.

 

– N’empêche, dit Mme Cadet, que ce Morand qui n’a pas voulu se confesser à toi t’a bien sûr reconnu, mon pauvre homme, et ce Dr Lenoir aussi, car c’est le lendemain matin que les agents sont tombés chez nous.

 

L’Amour cligna de l’œil à l’adresse de Jaffret.

 

– On ne dit pas tout à la bourgeoise, grommela-t-il. On a attendu le Dr Lenoir en sortant pour lui faire un bout de conduite. Je promets bien que depuis cette nuit-là, il n’a dénoncé personne !

 

Son geste ne put laisser aucun doute sur la signification exacte de cette phrase.

 

– C’est donc ça, reprit paisiblement Jaffret, que la petiote est venue toute seule au cimetière ?

 

– C’est ça ! répondit laconiquement le marbrier : le docteur ne pouvait pas venir !

 

Puis, s’adressant à sa femme :

 

– La petiote, ici ! tout de suite !

 

L’enfant arriva au bout de quelques instants.

 

– Je vas te donner une pièce de dix sous toute neuve, lui dit l’Amour d’un ton caressant, si tu veux me réciter ta prière. Allons ! sois bien sage !

 

Tilde arrivait, rouge de plaisir, car elle s’était bien amusée avec Clément dans le jardin. Aux premiers mots du marbrier, ses yeux rieurs s’éteignirent.

 

Elle répondit pourtant :

 

– Puisque je n’ai jamais pu l’apprendre, la prière ! Est-ce que vous allez me battre comme papa Morand, vous ?

 

Et il fut impossible de lui arracher autre chose.

 

– Femme, dit l’Amour, qui était en colère, emmène tout ça et va voir en haut si j’y suis. Je reste avec l’ami Jaffret. Qu’on ferme la porte.

 

L’ami Jaffret ne semblait pas enchanté de son sort, mais il resta.

 

Au bout d’une heure environ, il remonta dans son fiacre, mais tout seul, et reprit le chemin de Paris. Tilde resta chez le marbrier avec son ami Clément, qui lui avait demandé déjà dix fois : « Pourquoi n’as-tu pas voulu dire la prière à papa Cadet ? Il ne sait pas le latin. »

 

Ce soir-là, pour la première fois, place Royale, au café du Commerce, le bon Jaffret, qu’on croyait veuf ou garçon, parla de sa femme, et annonça qu’elle allait réintégrer le domicile conjugal.

 

Il ne paraissait pas enthousiasmé par l’idée de ce retour.

 

Le lendemain, une perquisition à fond fut opérée par la police dans les ateliers du marbrier Cadet. Le tombeau lui-même fut fouillé et le terrain sondé. On ne trouva personne, sinon la malade, qui toussait sur son grabat, dans la chambre du premier étage.

 

Papa Cadet, la petite Tilde et Clément lui-même avaient disparu.

 

Avec les agents se trouvait un homme jeune encore, dont le beau visage était très pâle, et qui semblait souffrir d’une blessure récente.

 

La vue de cet homme sembla causer à la malade une profonde émotion, mêlée de repentir et de terreur. Ce fut elle qui prononça son nom : elle l’appela le Dr Abel Lenoir.

 

Après les recherches inutiles, le Dr Lenoir prit à part le chef des agents et lui promit une récompense considérable, au cas où, par ses soins, l’asile nouveau des deux enfants serait découvert.

 

Mais personne ne gagna la récompense. Toutes les recherches furent inutiles.

 

Telle était la légende.

 

III

Mademoiselle Clotilde

 

Il y avait dans cette légende une chose qui excitait très vivement la curiosité, parce qu’elle semblait recouvrir un mystère impénétrable.

 

Nous voulons parler, bien entendu, de cette prière latine, enseignée à force de coups par un père païen.

 

Tout le reste pouvait paraître vague et ressemblait au commun des aventures qui vont et viennent dans les bas-fonds de Paris.

 

Mais cette prière devait contenir assurément le mot d’une énigme. D’autant qu’il y avait des souvenirs plus lointains encore, et plus vagues.

 

On n’avait pas oublié le temps où la grande maison était vide, ni l’étrange histoire de cette matinée d’hiver, qui avait vu un convoi mortuaire (celui du prince de Souzay, duc de Clare) sortir inopinément de l’hôtel Fitz-Roy, où ni portes ni fenêtres ne s’étaient ouvertes depuis plus de dix ans.

 

Aussi les rares habitants du quartier, qui avaient approché par hasard mademoiselle Clotilde, s’étaient tenus à quatre pour ne point lui demander tout bas : « Et la prière, l’avez-vous oubliée ? »

 

Car mademoiselle Clotilde, nous l’avons dit déjà, était revenue dans la grande vieille maison, habitée autrefois par le père Morand et sa fillette.

 

Ce retour ne s’était pas effectué tout de suite après l’histoire du marbrier.

 

Deux ans pour le moins, peut-être trois, s’étaient écoulés entre la mort du père Morand et le jour où Mme Jaffret, solennellement restaurée dans ses droits d’épouse et régnant de nouveau despotiquement sur Michelle, la cuisinière, sur Laurent, le valet de chambre (qui ne l’avaient jamais vue) et surtout sur le doux Jaffret, avait ramené en voiture à l’hôtel Fitz-Roy une belle fille, grande et forte qui paraissait être dans sa dixième année.

 

On se rappelait Tilde dans le quartier, sous l’espèce d’une pauvre enfant bien gentille, mais frêle et farouche. Quand on la vit revenir si brave et promettant d’être si belle, quelques-uns la reconnurent au premier coup d’œil, les autres doutèrent.

 

Était-ce bien la Tilde qu’on entendait pleurer autrefois à travers les jalousies baissées ? La Tilde du cimetière et de la légende ?

 

On ne la battait plus, bien entendu. Elle chantait comme un loriot du matin au soir.

 

Mme Jaffret (Adèle, comme on l’appelait rue Culture un peu par raillerie, ce petit nom faisant contraste avec la redoutable mine qu’elle avait) lui faisait mille caresses, et le bon Jaffret l’aimait mieux que ses petits oiseaux.

 

Ce n’étaient pas des bigots, ces Jaffret ; mais ils allaient à la messe, et M. le curé de Saint-Paul, un respectable prêtre, venait chez eux de temps en temps. Il témoignait surtout beaucoup d’affection à mademoiselle Clotilde, et, quand elle approcha de sa seizième année, elle crut s’apercevoir que M. le curé cherchait l’occasion de l’entretenir en particulier.

 

Un jour, c’était justement la fête de ses seize ans, M. le curé lui apporta un beau chapelet.

 

Pour le lui donner, il l’embrassa, et, en l’embrassant, il lui adressa tout bas cette question que tant de gens grillaient de faire :

 

– Parions, dit-il avec une gaieté un peu affectée, que vous avez oublié la prière ?

 

– Quelle prière ? demanda mademoiselle Clotilde.

 

– Est-ce que vous ne vous souvenez plus de papa Morand ? insista le prêtre, qui baissa la voix et l’examina d’un retard attentif.

 

– Ah ! mais, si fait ! répondit la jeune fille sans hésiter.

 

Un peu de rouge, cependant, vint à sa joue en répondant cela.

 

– Eh bien, chère fille, reprit le curé, je vous parle de la prière que M. Morand vous enseignait.

 

– La prière aux tapes ? dit Clotilde qui éclata de rire ; je m’en souviens parfaitement.

 

– Bien vrai ?

 

– Sur le bout du doigt.

 

Le visage du curé trahissait une singulière émotion.

 

– Ma fille, dit-il en prenant un ton grave, je vous prie de me la réciter, mais de manière à ce que moi seul puisse l’entendre.

 

Tilde s’exécuta de fort bonne grâce et enfila couramment le Pater noster.

 

Le curé trouva le Pater très bien récité, mais il ne lui reparla jamais du vieux Morand.

 

En 1853, mademoiselle Clotilde avait dix-huit ans et il fut question de son mariage. Avez-vous deviné que ces mystérieuses réunions qui avaient lieu de temps en temps dans le grand salon aux quatre fenêtres, c’était le conseil de famille de mademoiselle Clotilde ? Quant aux membres des anciens conciliabules du temps de Morand, ceux où l’on voyait arriver dans leurs équipages, le vieillard centenaire, les beaux messieurs empressés autour de lui et les deux dames qui ressemblaient à des duchesses, vous en penserez ce que vous voudrez.

 

Les séances de ce conseil de famille s’étaient du reste éloignées peu à peu à mesure que mademoiselle Clotilde prenait l’âge d’une femme et autour des Jaffret, un cercle plus nombreux, mais composé de gens connus et même respectables s’était insensiblement formé. Il y avait le Dr Samuel, si répandu dans le faubourg Saint-Germain, maître Souëf (Isid.), le notaire des grandes fortunes, le comte de Comayrol qui, malgré son titre, protégeait l’industrie ; il y avait quelques dames, entre autres la belle comtesse Marguerite du Bréhut de Clare, un abbé et aussi M. Buin, le directeur de la prison de la Force, un des hommes les plus honnêtes et les plus estimés du Marais.

 

Certes, ce n’étaient ni Michelle la cuisinière ni Laurent le valet de chambre qui avaient annoncé le mariage de mademoiselle Clotilde aux environs et pourtant tout le monde s’en occupait, depuis le jour même, on peut le dire, où il en avait été question pour la première fois. On n’est pas plus mauvais là-bas qu’ailleurs, mais entre l’Hôtel de Ville et la colonne de Juillet, deux ou trois cents jeunes personnes avaient le cœur gros au sujet de ce mariage, et leurs mamans n’étaient pas contentes.

 

Il y avait au moins six mois de cela : le bruit s’était répandu que M. le comte de Comayrol et maître Souëf (Isid.) avaient péché un très gros poisson pour la pupille des Jaffret. Quand on a un notaire dans sa manche et un gentilhomme d’affaires, ces coups de filet ne sont pas rares. Toutes les demoiselles essayèrent bien d’espérer que c’était un comique du pays des Pourceaugnac, mais le prince vint faire sa première visite. Je vous défie de nier le soleil.

 

C’était un prince : un vrai !

 

Et par-dessus le marché, ce vrai prince était charmant : un peu grave, mais grand air tout à fait.

 

Il ne venait ni de Russie, ni de Valachie, ni d’aucun autre endroit où les princes se peuvent ramasser à pleins paniers : il appartenait à la maison de Clare, et s’appelait, en pur français, le prince Georges de Souzay. Vingt-cinq ans et je ne sais combien de cent mille livres de rentes.

 

Il y eut des maladies de faites parmi les demoiselles à marier.

 

Trois mois se passèrent. Un éblouissement glissa dans les pénombres du Marais ; c’était la corbeille virginale de mademoiselle Clotilde, dont on commençait à causer.

 

Vous avez tous entendu causer corbeilles. C’est vif comme une plaie, ce sujet d’entretien. Ce qu’on y met, ce qu’on en retire ! La nomenclature chère et horrible de toutes ces choses qui sont pour une autre ! les évaluations, les exagérations, les rabais ! Car il y a des jalousies qui maigrissent les corbeilles et d’autres qui les enflent.

 

Et un autre murmure se fit, qui semblait sortir de la corbeille même. Autour du joli front de mademoiselle Clotilde, une auréole s’éclaira. Ce qui rendait si invraisemblable son mariage avec le prince, c’était l’humble condition de la famille Jaffret. Eh bien ! pas du tout ! le pauvre nom de Jaffret n’était pour rien dans l’affaire, et il se trouvait que mademoiselle Clotilde allait sortir de son nuage, comme les héritières reconnues au dénouement des drames de la Porte-Saint-Martin. Il se trouva qu’elle était la fille… Mais n’allons pas trop vite.

 

Tout à coup, cependant, on ne vit plus le prince. Cela arrive, vous savez, ils s’en vont parfois comme ils viennent. Trois mois d’absence ! Un vent d’espoir courut, puis s’enfla ; on crut que le prince était parti pour toujours, mais un matin, il y eut consternation générale ; la corbeille était chez les Jaffret.

 

Et quelle corbeille ! On trouva un mot pour la caractériser, c’était insolent !

 

En ce monde, cependant, il est rare que les plus amères douleurs n’aient pas derrière elles quelque petite consolation. La consolation de la corbeille fut un cancan qui rôda, timide d’abord, puis tout à coup bien portant. On avait vu mademoiselle Clotilde sortir de l’hôtel toute seule, le soir, non pas une fois seulement, mais à quatre ou cinq reprises pour le moins. Non pas par la porte cochère, mais par la petite porte du jardin qui donnait sur les démolitions.

 

Un fiacre l’attendait au coin de la Force. Où allait-elle ? Et surtout comment rentrait-elle ? Car ceux qui la voyaient ainsi sortir ne l’avaient jamais vue rentrer…

 

À ces questions, jusqu’à présent, personne n’avait répondu.

 

Par un après-midi du mois d’avril, il y avait petite réunion intime dans le salon des Jaffret, où la corbeille était exposée, mais fermée et couverte d’un voile de mousseline. Jaffret faisait de la tapisserie auprès d’une belle cage-pagode, où une demi-douzaine de bouvreuils et lui échangeaient de douces agaceries. Il faudrait la plume d’un poète pour dire à quel point ses yeux bleus un peu fatigués, son front fuyant, dégarni selon une ligne étroite, depuis le front jusqu’à sa nuque, et ses joues grassouillettes, mais tombantes, exprimaient la mansuétude et la simplicité du cœur. Il parlait peu, mais il sifflait volontiers quelque petit compliment à ses bouvreuils, surtout à Manette et à Jules, qu’il affectionnait tendrement.

 

Il avait pauvre mine dans ses vêtements, quoiqu’il fût habillé de neuf. Il appelait sa femme Adèle, et la tutoyait, mais avec déférence.

 

Je ne sais pourquoi la vue de ce cher bonhomme inspirait quelque défiance aux gens ; les pinsons lui mangeaient pourtant dans la bouche.

 

Comme âge, on ne savait trop ce qu’en dire.

 

Adèle ne le tutoyait pas.

 

Cette Adèle était une physionomie beaucoup plus tranchée, et jamais lunettes d’or, rondes, larges, fortement cerclées n’allèrent mieux à un nez vigoureux et recourbé avec hardiesse. Elle était grande, maigre, noire de peau, grise de poil ; ai-je dit qu’elle assassinait les oiseaux ?

 

On aurait juré parfois qu’elle sentait la pipe, quoiqu’on ne la vît point fumer. Ne vous étonnez pas trop : elle avait bien de temps en temps une robuste odeur d’eau-de-vie, et jamais on ne la voyait boire. Fi donc !

 

Son âge apparent était de soixante-cinq à soixante-dix ans. Elle s’habillait un peu en tapageuse, et, sur ses cheveux poivre et sel, une fausse natte en soie noire s’attachait.

 

Quoi que vous puissiez penser, c’était un heureux ménage, et, dans une heure d’épanchement, le bon Jaffret avait dit à M. Isid. Souëf : « Depuis que nous sommes mariés, Adèle en est encore à lever la main sur moi ! »

 

M. Souëf (Isid.) en crut ce qu’il voulait.

 

Les fleurs viennent partout, j’en ai vu jusque dans les décombres, et qui éblouissaient, mademoiselle Clotilde était la beauté même, la beauté souriante et vaillante. Vous savez ce que les peintres, les duchesses et les palefreniers appellent « la race » ou encore « le sang ». Clotilde avait la race au degré suprême ; elle était pur-sang de la tête aux pieds, quoique personne au monde ne sût au juste d’où elle sortait.

 

Excepté, bien entendu, les Jaffret, qui avaient dû produire, à l’occasion du mariage projeté, toutes les pièces nécessaires parfaitement en règle.

 

Mais chose singulière, le nom de famille de mademoiselle Clotilde n’avait point transpiré au-dehors, même après la production de ces pièces. On continuait de l’appeler la belle Tilde ou encore la nièce Jaffret, quoique, derrière cette façon de parler familière et presque malveillante il y eût déjà, nous l’avons dit, une frayeur et une douleur.

 

C’était en raillant, il est vrai, mais en frémissant aussi, que les gazetiers du Marais allaient radotant que mademoiselle Clotilde appartenait à une famille illustre, dispersée par une de ces tragédies qui enfièvrent une fois tous les dix ans la curiosité parisienne – qu’elle avait droit, cette même Tilde, à une fortune des contes de fées, dont elle était séparée par le plus mystérieux de tous les romans d’aventures –, et que ce brillant jeune homme, M. le prince Georges de Souzay, ne serait pas venu chercher femme à pareille distance de l’Opéra, dans les profondeurs du quartier Saint-Paul, s’il n’avait su d’avance que la vieille maison des Jaffret cachait le billet gagnant d’une richissime loterie !

 

Nous allions oublier un dernier membre de la famille, grand et gros chien chargé d’années, qui répondait au nom de Bibi C’était une bête désagréable et qui n’aimait personne ; mais depuis que les démolitions avaient ouvert les derrières de l’hôtel, on le lâchait la nuit dans les jardins, et il était de bonne garde.

 

IV

Vis-à-vis de la Force

 

Il était bien caché ce billet de loterie fantastique que le prince Georges de Souzay venait chercher de si loin, et le salon du bon Jaffret (ce n’était pas le fameux salon à quatre fenêtres) ne parlait absolument pas de millions. Malgré la corbeille dont la fraîche enveloppe éteignait davantage, par le contraste, les couleurs fatiguées des fauteuils, il ne parlait même pas beaucoup de fiançailles.

 

À la vue de ce petit comité si tranquille, et dont l’entretien roulait sur des sujets si étrangers au mariage, personne n’aurait assurément deviné que mademoiselle Clotilde attendait son fiancé de minute en minute, après une absence qui n’avait pas duré moins de trois mois : et que le contrat allait être signé ce soir même.

 

Elle était trop paisiblement gaie, la chère enfant, pour qu’il fût permis de penser qu’on la mariait contre son gré ; mais l’absence complète de toute émotion prouvait, d’un autre côté, que son beau petit cœur n’était point bouleversé par les fièvres de l’attente.

 

Je vous défie bien de rêver une plus jolie créature, et plus belle, plus gracieusement accotée à l’angle d’un plus vilain canapé !

 

C’était une rieuse, on le voyait à cette fleur entrouverte qui était sa bouche, et qui laissait deviner un plein écrin de perles. Elle avait un trésor de cheveux noirs ondés, lourds à la main, doux à l’œil, auxquels la lumière arrachait des reflets d’or bruni. Je ne sais quelle mélancolie d’enfant jouait dans son sourire, comme pour rappeler qu’il y avait une âme sous l’insouciance de ce calme. L’âme brillait mieux encore et pensait aussi dans l’émeraude foncée de ses grands yeux presque noirs, ombragés de cils magnifiques.

 

Sa joue restait veloutée comme celle d’une fillette, et les lignes charmantes de son cou gardaient ces flexibilités de cygne que fait onduler si bien la pétulance du premier âge ; mais son buste harmonieux était déjà d’une jeune femme, de même que l’assurance de sa pose et les hardiesses tranquilles de son regard.

 

On a de la peine quelquefois à dompter ces vaillantes ; mais d’autres fois, avec quelle joie elles se font esclaves !

 

Mademoiselle Clotilde n’avait pas encore résisté ; jamais non plus elle n’avait été domptée.

 

Dans les familles que nous connaissons vous et moi, n’est-ce pas, que de tendresses autour d’une pareille enfant ! payées par combien de caresses ! Ce n’était pas tout à fait ainsi chez les Jaffret, dont l’affection mutuelle était sans doute si bien entendue, une fois pour toutes, qu’ils ne l’exprimaient jamais. Le bon Jaffret avait d’ailleurs ses oiseaux et Adèle ses affaires, qui n’étaient pas sans avoir une certaine importance, quoique nous n’en ayons pas encore parlé.

 

Tous les matins et tous les soirs, Clotilde donnait son front à leur baiser ; le reste du temps, ils vivaient ensemble comme les meubles d’une même chambre, éternellement voisins et ne se querellant jamais.

 

Pourquoi aurait-on parlé de mariage ? C’était chose archiconvenue. Pourquoi retour ? L’heure où devait arriver le prince était fixée, personne n’avait ni inquiétude ni hâte. Tant que l’absence de Georges avait duré, il avait écrit deux fois par semaine, régulièrement, et on lui avait répondu de même : cela suffisait à tout le monde.

 

Sur son canapé, Clotilde lisait justement une des lettres du prince qui était datée de Londres et qui disait : « À jeudi soir, huit heures. » C’était aujourd’hui jeudi. Clotilde replia la lettre et bâilla ; puis elle prit une lorgnette-jumelle qui reposait auprès d’elle sur le canapé, et regarda par la fenêtre ouverte le poudreux paysage des démolitions, adossé aux bâtiments de la Force.

 

– D’où vous êtes, dit en ce moment M. Buin, le directeur de la prison, qui était en train de conter la nouvelle du jour, vous pouvez apercevoir sa croisée.

 

– La croisée de qui ? demanda Clotilde. M. Buin la menaça du doigt en riant.

 

– Vous ne m’avez pas écouté, mademoiselle, s’écria-t-il, je vous y prends ! Vous avez autre chose à penser, un jour comme celui-ci ! Je parle de notre condamné dont la cellule fait le coin tout en haut du bâtiment neuf, dans le repli de la cour de la Dette. Voyez-vous sa fenêtre ? c’est la seule qui ait des rideaux.

 

La jeune fille braqua sa lorgnette sur la partie désignée de la prison qui lui faisait face en effet, et se mit à chercher dans l’entassement des corps de logis.

 

– Des rideaux verts ? dit-elle.

 

– En soie, s’il vous plaît ! Voyez-vous le prisonnier ?

 

– Non. Sa fenêtre est dans l’ombre du grand mur… attendez ! Est-ce qu’on laisse entrer des dames ?

 

– Des dames ! s’écria le directeur, qui sauta sur ses pieds.

 

– Non, fit Clotilde, c’est le rideau qui flottait.

 

– Ki ki ki rrrrriki huick, huick ! chanta le bon Jaffret pour ses bouvreuils.

 

– Monsieur le comte, dit Adèle à Comayrol, puisque ce fainéant de notaire est en retard, commençons à nous deux, voulez-vous ? Je n’aime pas rester à ne rien faire.

 

Le comte de Comayrol avait dû être très beau garçon, et ramenait encore sur ce front haut et fuyant, apanage des hommes à bonnes fortunes démissionnaires, des mèches de cheveux teints qui faisaient illusion par les temps calmes, mais le moindre vent leur était funeste. Il venait du Midi, dont il avait gardé l’accent intact, et mimait furieusement tout ce qu’il disait : à tel point qu’il faisait le geste de briser sa canne sur son genou quand il parlait de casser une croûte, et que pour exprimer l’idée d’un jeune homme qui embrasse une carrière, il baisait amoureusement le bout de ses doigts ; voilà pourquoi on ne peut jamais lutter contre les orateurs de Tarascon !

 

– À vos ordres, belle dame, répondit-il, est-ce le double-six, ce soir, ou la dame de carreau ?

 

Pour figurer le domino, il piqua douze fois le creux de sa main avec une grande énergie ; l’idée de la dame de carreau fut exprimée en battant violemment un jeu de cartes imaginaire. Nous ne donnons pas ce gentilhomme pour la plus fine fleur du faubourg Saint-Germain, mais il avait ses mérites.

 

Cependant M. Buin, en proie à une certaine agitation, s’était rapproché de Clotilde et avait pris la jumelle. Il perdit du temps à la mettre à son point. Quand il regarda enfin cette fameuse fenêtre où flottaient les deux rideaux verts, ce fut avec une extrême attention, mais il ne vit rien.

 

– Et le pauvre homme qui demeure là est condamné ? demanda Clotilde.

 

– À vingt ans de travaux forcés, répondit M. Buin : audience aujourd’hui, c’est tout chaud.

 

– C’est donc un bien grand scélérat ?

 

– La chose jugée, vous savez… Mais moi, je croyais qu’il aurait été acquitté.

 

– Il faut des exemples, dit Adèle, qui remuait bruyamment les dominos. On est trop mou aux assises.

 

– C’est égal, fit observer Jaffret, le jury ! quelle responsabilité ! Moi, si j’étais obligé d’envoyer un homme à la mort !…

 

Il eut un petit frisson, mais il ajouta pour les bouvreuils :

 

– Huick, huick, huicki ! Rrrriki huick !

 

– À moi la pose ! cria Mme Jaffret : du six ! Et tout bas, elle reprit rapidement :

 

– Nous ne sommes plus seuls à chercher la petite drôlesse, vous savez ?

 

– Moi, répliqua Comayrol également à voix basse, je démolirais la maison tout de suite !

 

– Et s’il n’y a rien dedans ! repartit Adèle avec aigreur. D’ailleurs, pensez-vous que les autres ne viendraient pas voir de quoi il retourne ! Nous mourrons pauvres à la porte d’un trésor !… Domino !… Ce sera bien fait !

 

– Ah çà ! demanda M. Buin, en prenant place sur le canapé auprès de Clotilde, nous ne pensons donc pas un peu à cet absent qui va revenir, nous ?

 

– Si fait, répliqua la jeune fille. Est-il jeune, le condamné ?

 

– Mais oui, trente ans ! je pense.

 

– Est-il beau ?

 

– Non, il n’a qu’un bras, d’abord. Ensuite, il est défiguré par une cicatrice qui prend tout son œil droit avec une portion de son front et de sa joue… Mais vous n’avez donc rien entendu de ce que je disais tout à l’heure !

 

– Il paraît, fit Clotilde. Excusez-moi, je pensais peut-être à ce qui me regarde.

 

– Et vous avez de quoi penser, chère enfant ! Quel saut vous allez faire ! Du fond d’une cave au plein soleil ! C’est comme si on me donnait à moi, vieux geôlier, la surintendance des théâtres… Eh bien ! il s’agit tout simplement de la cause célèbre dont s’entretient tout Paris : de la bande Cadet et de son chef, le fameux Manchot…

 

– Clément-le-Manchot, murmura la jeune fille.

 

– Juste.

 

– C’est lui, le condamné ?

 

– Il le nie. Il a des papiers à un autre nom, mais deux témoins l’ont reconnu… Je racontais donc tout à l’heure que ; pendant trois mois que l’instruction a duré, Clément Cadet ou Pierre Tardenois, comme il veut s’appeler, a été supérieurement traité chez nous. Il a de belles connaissances. Des recommandations venues de très haut m’autorisaient à faire pour lui tout ce qui se peut faire dans une prison. Et, comme il a des ressources, il menait, en vérité, sauf la liberté d’aller et de venir, une vie couleur de rose. Rien ne lui manquait… Mais voilà que tout est fini, il sera transféré demain…

 

– D’ici demain, interrompit le bon Jaffret, il aurait le temps de vous jouer quelque tour… huick, huick !

 

– Ah ! mais oui, fit Adèle ; cinq partout… comptons ! Quand ils sont une fois condamnés, ça devient des diables, ces enragés-là !

 

M. Buin sourit. Vous ai-je dit que c’était une belle et bonne physionomie de fonctionnaire : beaucoup plus gentilhomme assurément que M. le comte de Comayrol ?

 

– Malheureusement pour le pauvre garçon, répondit-il, j’ai eu le temps d’apprendre mon métier. Sans qu’il s’en doute, il est déjà muré ; j’ai établi la grande surveillance, et son homme de chambre doit être changé à cette heure… Tenez ! je l’ai mis entre les mains d’un gaillard que vous connaissez bien et qui ne plaisante pas : Larsonneur.

 

– Solide ! dit Comayrol : à la bonne heure.

 

Adèle et lui échangèrent un regard. Le bon Jaffret tournait ses pouces. Il répéta :

 

– Larsonneur ! solide !… kikirrriki… ah ! mais oui ! solide ! kuick !

 

– J’en étais là, poursuivit M. Buin en revenant à Clotilde, je disais justement que les journaux allaient faire grande vente ce soir, quand je vous ai montré la fenêtre du condamné, mais je n’avais pas encore expliqué pourquoi. Voici l’explication… Mais vous êtes bien jeune pour avoir entendu parler des Habits Noirs, vous, ma fille ?

 

– Ah ! qu’ils m’ont fait trembler, ceux-là ! s’écria Clotilde, quand j’étais petite ! Il y avait une histoire : un mendiant qui abordait un grand seigneur, et qui lui touchait le dedans de la main en disant : « Fera-t-il jour demain ?… »

 

– Le fameux Fera-t-il jour demain ? s’écria M. Buin.

 

– Et alors, continua Clotilde, le grand seigneur répondait : « Oui, si c’est la volonté du Père, à minuit comme à midi. » Et le grand seigneur descendait de son équipage pour suivre le mendiant… Je ne sais plus où par exemple… dans un endroit où il n’y avait qu’un fauteuil pour s’asseoir. Le mendiant y prenait place, le grand seigneur restait debout, disant : « Que voulez-vous de moi, maître ? » Ce que le mendiant voulait, c’était la mort d’une femme, et cette femme, le grand seigneur l’aimait justement d’amour… Et il fallait obéir !

 

– Des bêtises ! grommela Jaffret. Adèle et Comayrol jouaient en silence.

 

– Vous, mon bon ami, dit le directeur, vous n’avez jamais cru aux Habits Noirs, mais voilà ! il y a un million de Parisiens qui ne sont pas de votre avis, et le ministère public a laissé entendre que la bande Cadet n’était qu’une section de cette grande armée du mal qui a effrayé tour à tour les capitales de l’Europe !

 

– Des bêtises ! répéta Jaffret : ça inquiète le commerce ces choses-là !

 

– Moi, je crois aux Habits Noirs, dit Comayrol, qui était pâle.

 

– Parbleu ! appuya Mme Jaffret, dont les vieilles mains, rudes comme celles d’un homme, tremblaient un peu en remuant les dominos.

 

En ce moment, une psalmodie criarde monta du dehors ; des marchands de « canards », qui débouchaient par la rue Saint-Antoine, s’engageaient entre la prison et les démolitions, criant à pleines voix enrouées :

 

– Achetez ce qui vient de paraître : Horrible assassinat du cinq janvier, rue de la Victoire ; cinq accusés, deux victimes ! La bande Cadet, renaissance des Habits Noirs ; condamnation de Clément, dit le Manchot ; tous les détails, avec portraits d’après nature, un sou !

 

– Théodore, commanda Mme Jaffret à son mari, allez m’acheter cela.

 

Jaffret n’eut même pas le temps de se lever. La porte s’ouvrit, et maître Souëf (Isid.), successeur de son père, passa le seuil tenant sous le bras sa serviette de notaire, une des plus respectables qui fût à Paris. Il était propre, agréable à voir, et tout confit en solennelle aménité. Dans sa main gauche, il agitait un chiffon de papier mal imprimé.

 

– Ne vous dérangez pas, dit-il, voilà le texte et les gravures : le portrait de Clément-le-Manchot et le portrait du papa Cadet, le vrai chef de la bande.

 

– Il est mort celui-là, dit Adèle en riant bruyamment.

 

– Non pas, répliqua maître Souëf. C’est imprimé là-dedans : il a pris du service dans les Habits Noirs et se promène à travers Paris, déguisé en vieille comtesse. Est-ce comique ? Moi, je le trouve, et je m’y connais !

 

V

Rideaux verts

 

Bien des gens doivent voir encore, par le souvenir, la prison de la Force, telle qu’elle apparut un jour aux regards des Parisiens, quand on éventra l’îlot situé entre les rues Pavée et Culture-Sainte-Catherine, dans la rue Saint-Antoine, vis-à-vis de Saint-Paul. Personne, excepté les repris de justice, ne connaissait bien cet étrange paquet de constructions, formé par les hôtels de la Force et de Brienne, auxquels les besoins administratifs avaient ajouté tant de rallonges. C’était énorme ; c’était surtout aménagé en dépit de tout bon sens architectural. Un profane, perdu dans cet espace de cinq cents toises carrées, y aurait pu faire deux lieues sans jamais trouver ce qu’il cherchait.

 

Pendant les réparations de la cour du Palais de Justice, les deux corps de logis encadrant, à l’ouest et au sud, le préau dit la cour de la Dette, remplacèrent un instant la Conciergerie et servirent de prison préventive aux accusés traduits devant le jury. Il y avait là de fort sombres cabanons ; il y avait aussi aux étages supérieurs, des cellules assez bien aérées, objet d’envie pour les malheureux hôtes des cachots.

 

Une surtout, la « chambre sans corbeille », autrement dite la « chambre au baron », jouissait d’une réputation légendaire.

 

Au beau milieu de cet enfer de la Force, cette chambre était le paradis.

 

Nous l’avons aperçue déjà du salon Jaffret, à travers la jumelle de mademoiselle Clotilde : c’était celle dont la fenêtre, par une exception unique, était ornée de rideaux verts, et, certes, il fallait que cet officier supérieur de la bande Cadet, Pierre Tardenois ou Clément-le-Manchot, comme il vous plaira de l’appeler, eût des protecteurs d’une certaine importance pour avoir obtenu semblable faveur.

 

L’absence de corbeille (on nomme ainsi l’auvent renversé qui empêche les prisonniers de communiquer avec le dehors) s’expliquait par la position exceptionnelle de la fenêtre, masquée de partout, excepté dans une ligne étroite que les démolitions avaient ouverte, juste en face du petit salon des Jaffret ; mais les rideaux, cela pouvait passer pour un luxe insolent !

 

C’était une cellule étroite, mais profonde, qui avait bien cinq mètres sur deux ; on pouvait presque s’y promener, et, par une coulée que le hasard laissait entre les maisons, la vue, bornée partout, pouvait s’échapper jusqu’à l’horizon, pour contempler un coin large comme la main des hauteurs de Villejuif, une véritable fente par où la pensée fuyait, rêvant la campagne ouverte, les arbres et la liberté.

 

L’ameublement ne pouvait point passer pour somptueux, assurément ; mais en le comparant à celui des autres cellules, vous l’auriez trouvé presque confortable. Il y avait une couchette bien garnie, une table, une petite commode et un fauteuil, un vrai fauteuil, dans lequel le prisonnier entendit, en même temps que les Jaffret, les vendeurs de canards tournant l’angle de la rue Saint-Antoine.

 

Avez-vous remarqué que c’est là une industrie morte ? Depuis la guerre, je crois être bien sûr de n’avoir plus jamais entendu ces pauvres gens qui criaient avec un zèle de sauvage : « Voilà ce qui vient de paraître. »

 

Les renseignements que M. le directeur nous a donnés sur le prisonnier étaient exacts, quant à son âge et à l’infirmité qui ne lui laissait qu’un bras ; mais, dans ce signalement, un mot dépassait peut-être le but : Clément n’était pas laid, malgré l’énorme cicatrice qui brisait la régularité de ses traits, malgré les cheveux incultes et la barbe épaisse qui couvraient les trois quarts de son visage. C’était une tête énergique, toujours pensive, souvent railleuse, et que parfois le sourire éclairait de douceurs inattendues. Il n’agissait qu’avec sa main gauche, dont il faisait tout ce qu’il voulait ; son bras droit, ou du moins ce qui en restait, rentrait sous sa jaquette, dont la manche droite était vide.

 

De corps, il était bien fait, grand, et semblait remarquablement agile. Dans sa chambre, il marchait beaucoup et faisait même de la gymnastique, au dire des surveillants du couloir. Le reste du temps, il lisait ou écrivait. On lui apportait les journaux et des livres. Le directeur lui-même pensait bien que toutes ses lettres ne passaient pas par les bureaux.

 

Au moment où la voix des crieurs montait vers lui pour la première fois, le jour allait s’éteignant. Clément était assis dans son fauteuil, auprès de la table qui soutenait les restes de son dîner, mangé d’assez bon appétit, et les épreuves du compte rendu de la séance de la cour d’assises où il avait été condamné ce matin même.

 

L’article était impartial et plutôt dur. Il émanait de l’un des principaux journaux judiciaires de Paris, qui devait le publier le lendemain.

 

Clément en avait terminé la lecture. Ce qu’il lisait maintenant, tout en fumant une cigarette, c’était ce même chiffon de papier déplorablement imprimé, que nous venons de voir entre les mains de maître Isidore Souëf, à son entrée chez les Jaffret.

 

Auprès de Clément, un employé de la prison en costume se tenait debout : un homme d’environ quarante ans, d’apparence débonnaire, mais touché par le vice, et dont les yeux rougis exprimaient en ce moment un âpre désir. Il avait le grade de surveillant et se nommait Noël.

 

– Alors, dit-il après un silence pendant lequel son impatience était visible, ça vous amuse ces bamboches-là ?

 

– J’ai toujours aimé lire ce qu’on disait de moi, répondit le prisonnier avec une indifférence qui n’avait rien d’affecté. Noël tourna la tête et sifflota entre ses dents.

 

– J’ai fait de mon mieux avec vous, reprit-il, pourquoi n’avez-vous pas confiance en moi ? Vingt mille francs, c’est une bagatelle pour vous ; je ne vous demande que vingt misérables mille francs, de quoi m’amuser pendant deux ans, bien comme il faut, à trente ou quarante francs par jour, et après ça la fin du monde !

 

– Je n’ai pas vingt mille francs, dit Clément, voilà tout.

 

– Vous avez une plume, de l’encre et du papier, riposta Noël dont la voix était pleine de supplication et de colère. Deux ans de noces, ce n’est pas trop demander. Signez-moi un bon sur les neveux de Schwartz et Nazel, rue de Provence. À quoi bon nier maintenant, puisque la farce est jouée ? Vous mangez au grand râtelier du Fera-t-il jour demain, c’est dans l’arrêt.

 

Le prisonnier eut un geste de fatigue.

 

– Il y a aussi dans l’arrêt, dit-il, que je suis de la bande Cadet et que je m’appelle Clément. Je n’ai jamais entendu tant parler des Habits Noirs qu’à l’audience. Allez-vous-en, mon brave, je n’ai plus besoin de rien.

 

Noël, le gardien, frappa du pied violemment.

 

– C’est drôle, s’écria-t-il que vous avez comme ça défiance de moi ! Qui a bu boira, vous savez bien ! Je n’ai pas travaillé dans la haute comme vous, Manchot, c’est vrai, mais on fait ce qu’on peut, et je ne suis pas novice non plus. Ça vous irait-il de me présenter aux Maîtres ? Je ne demande pas mieux que de m’enrôler, quand je vous aurai donné de l’air.

 

Cette fois Clément ne répondit pas.

 

– Faites bien attention que le temps brûle ! reprit Noël, qui se rapprocha. Vous jouez de votre dernière minute. En ce moment-ci, avec de l’adresse, du toupet, un coup de rasoir et mon uniforme, vous pourriez encore prendre la clef du boulevard ; mais dans un quart d’heure il ne sera plus temps. M. Buin a réglé le nouveau service : il connaît sa responsabilité. Louis et Bouret sont commandés pour la galerie, et c’est Larsonneur qui aura soin de vous.

 

Clément eut un imperceptible tressaillement, et ses yeux se baissèrent.

 

– Ça vous pique, ce nom-là ! insista aussitôt Noël, qui plaidait la cause de ses deux ans de noces et festins avec une passion croissante. Vous le connaissez, cet oiseau-là ! avec lui, rien à frire ni à bouillir ! Vous serez transporté à Mazas sous bâche, comme un colis, et une fois à Mazas, bonsoir les voisins !

 

Le prisonnier se leva et gagna la fenêtre.

 

La nuit était tombée. L’hôtel Fitz-Roy, qui faisait face de l’autre côté des démolitions, montrait sa façade toute noire, mais, au moment même, une fenêtre s’y éclaira.

 

Un domestique entrait dans le salon de Jaffret avec une lampe.

 

– Laurent ! murmura le Manchot qui eut presque un sourire : c’est Laurent !

 

Et aussitôt après :

 

– Clotilde !… pauvre chérie ! Et le directeur auprès d’elle ! Laurent, le valet qui ressemblait à un rentier, posa la lampe sur la table de jeu entre le comte de Comayrol et Mme Jaffret, dont le profil d’oiseau de proie fut éclairé vivement. Le prisonnier pirouetta sur ses talons, comme si cette vue l’eût blessé, et se trouva nez à nez avec le gardien Noël, qui s’était glissé derrière lui.

 

– Encore vous ! dit-il moitié riant moitié irrité.

 

La voix de Noël eut des inflexions véritablement suppliantes.

 

– Ça n’a pas de bon sens, monsieur Clément, dit-il, de vous refuser de l’air à vous-même ! Mettez seulement ma défroque, vous savez la prison par cœur, je garantis que vous arriverez tout droit à la Vieille-Dette ; une fois là, vous prenez à gauche comme si vous alliez à mon logement. On refait le mur de l’Égyptienne, vous vous terrez dans les déblais. Les rondes ? allons donc ! vous savez ce qu’elles valent ! Vous arrivez à Sainte-Anne ; le hangar où les maçons mettent leurs échelles est au coin du préau. Elles ont leurs chaînes, mais ça ne vous gêne pas les cadenas, et si vous n’avez pas de passe-partout sur vous, voilà le mien…

 

Il tendait en même temps un outil de valeur, emmanché d’étoupe ficelée. Clément le prit et l’examina, au grand contentement de Noël, qui acheva :

 

– Un mur à passer, et vous êtes dans les démolitions de la nouvelle rue !

 

Mais le prisonnier lui rendit sa tige de fer recourbée en disant doucement :

 

– Mon pauvre garçon, je ne sais pas du tout comment on manœuvre cet instrument-là.

 

Il y avait dans ses paroles un tel accent de vérité que l’employé stupéfait recula d’un pas.

 

– Ah çà ! ah çà ! grommela-t-il, est-ce qu’on serait vraiment un petit saint Lesurque ?

 

Clément tira sa montre et la consulta.

 

– Je vais me coucher, dit-il, bonne nuit.

 

Puis il ajouta, à part lui, en se dépouillant de sa jaquette :

 

– Larsonneur est en retard. Désormais, je ne pourrai plus être au rendez-vous.

 

Comme il achevait, il tendit l’oreille vivement. Un bruit de pas sonnait dans le corridor.

 

VI

M. Larsonneur

 

Noël, le surveillant disciple d’Épicure, qui s’était donné pour but dans la vie de jouir à trente francs par jour pendant deux ans et de « claquer après », entendit le bruit de pas dans le corridor en même temps que le prisonnier lui-même.

 

– Affaire manquée, dit-il, c’est Larsonneur ! Emballé !

 

Et, changeant aussitôt de contenance, il se rapprocha de la porte, dans la posture du soldat sans armes.

 

Mais cela ne l’empêchait pas de causer rapidement et à voix basse, car il en avait gros sur le cœur.

 

– Je risquais bon, disait-il, car j’étais obligé de rester ici à votre place, puisque vous emportiez mes habits, mais je comptais me faire des bleus, me bâillonner et même m’évanouir pour crier au secours d’une voix faible quand vous auriez eu le temps de glisser dehors. Va bien, ce ne sera pas encore de cette fois-ci que je mettrai Clémentine et Mme Roufat dans leurs meubles. Ah ! je ne suis pas hypocrite, d’abord, il n’y aurait pas plus gredin que moi, si j’avais les moyens. Va te faire fiche ! Jamais de bonheur aux cartes ! Ça se trouve que je tombe sur un imbécile au lieu d’un lapin n° 1, et qui ne sait pas ce que c’est qu’un monseigneur !

 

Il tenait toujours son outil à la main et regardait le prisonnier avec un mépris mêlé de rancune. Celui-ci avait les yeux baissés et prêtait l’oreille. Dans le couloir, de l’autre côté de la porte, on causait.

 

– Vous n’aurez pas fait faction longtemps, mes fils, disait une forte voix, parlant avec autorité. On va lever l’écrou, j’ai les menottes.

 

– C’est bien fait, dit Noël : Mazas ! Reconnaissez-vous l’organe de Larsonneur ?

 

Il ajouta :

 

– Vous savez, Manchot, ma poule, comme vous pourriez avoir l’idée, de vous faire bien venir en me calomniant, on va prendre les devants. Pas bête, moi !

 

Une autre voix reprit du dehors :

 

– M. Noël est avec lui depuis tantôt, et nous n’avons pas quitté d’ici : ah ! il était joliment gardé… Est-ce qu’on va l’emmener tout de suite ?

 

– Le temps de river ses manchettes et de le conduire au greffe.

 

– Mais le directeur ?

 

– Fait ! On a son papier. Il est de noce ici près, le directeur. C’était la voix de Larsonneur qui avait parlé la dernière. Une clef tourna dans la serrure.

 

Un des surveillants de faction ajouta :

 

– Ça va le changer rude à Mazas, car il se gobergeait dans du coton ici, vous allez voir !

 

– Pas de pistole à Mazas : à l’attache ! un Habit-Noir ! Noël se frotta les mains méchamment.

 

– Attrape ! gronda-t-il. Réglé ! vous entendez ?

 

– Est-ce que vous croyez ça, vous, monsieur Larsonneur, demanda-t-on encore au-dehors, qu’il est des Habits Noirs ?

 

– Parbleu ! fut-il répondu. Et la porte s’ouvrit.

 

Ils furent trois à entrer : M. Larsonneur et deux employés qui l’accompagnaient. Les deux surveillants de garde restèrent dans le corridor.

 

– Faisons vite, dit M. Larsonneur, en passant le seuil, voilà déjà un bon quart d’heure que la patache et l’escorte sont en bas. Bonjour, monsieur Noël, aidez-moi à mettre les menottes, si c’est un effet de votre complaisance.

 

– Je veux bien, répondit Noël avec une gravité tout officielle, mais je demande la permission de fournir un renseignement pour le rapport. Partout où cet homme sera transféré, il devra être l’objet d’une surveillance exceptionnelle. Jusqu’à présent, je n’avais jamais eu à me plaindre de lui ; mais aujourd’hui… d’abord, voilà ce que j’ai trouvé sur lui !

 

Il tendit le monseigneur, qui fut pris par un des employés, lequel dit, en l’examinant :

 

– L’objet a du service.

 

Le prisonnier restait immobile et silencieux.

 

– D’autre part, poursuivit Noël, je ne sais pas si c’est en biens-fonds ou en valeurs qu’il est riche, mais il m’a offert un mandat de 20 000 francs sur les neveux de Schwartz et Nazel…

 

– Impudent coquin ! voulut interrompre le prisonnier.

 

– La paix ! fit Larsonneur durement. Allez, monsieur Noël, j’écoute.

 

– À cette fin, acheva celui-ci, que je lui aurais communiqué mes effets du gouvernement pour se pousser du large et rejoindre ses complices en ville. Ah ! il connaît son état, celui-là !

 

Clément ne renouvela point sa protestation.

 

– Aux manchettes ! ordonna Larsonneur. Mention de votre conduite et de vos dires sera au rapport, monsieur Noël. Vous vous êtes conduit en homme fidèle et intelligent !

 

Pendant qu’il parlait ainsi, il jeta un regard rapide au prisonnier, qui baissa aussitôt les yeux.

 

C’était, ce Larsonneur, un personnage évidemment beaucoup plus considérable que ses compagnons. Il était bas sur jambes et très robuste, avec une figure fortement caractérisée, qui semblait faite pour dénoncer un audacieux mélange de sang-froid et de bonne humeur, mais qui, en ce moment, était grave jusqu’à la dureté.

 

On le devinait geôlier, sous son costume de bourgeois sans gêne, comme on lit la profession du militaire ou du prêtre sur les habits étrangers qu’ils ont empruntés par hasard.

 

M. Buin l’avait sans doute mis à l’épreuve, car il lui témoignait une entière confiance.

 

Quand ce Larsonneur remit les menottes à Noël, celui-ci dit, d’un air aimable :

 

– Faites excuse, on n’en a besoin que d’une pour le moment, le malfaiteur ne pouvant gesticuler qu’avec un bras.

 

Tous les surveillants rirent en dedans et en dehors de la porte. L’un d’eux prêta sa ceinture, et la main gauche de Clément fut, par ce moyen, assujettie solidement à ses reins.

 

Pendant l’opération, Larsonneur affecta de se tenir à l’écart. Depuis son entrée, il n’avait échangé, avec le prisonnier, ni un signe ni même un regard. La seule parole qu’il lui eût adressée était l’ordre de se taire.

 

– Monsieur Noël, dit-il, pendant que nous serons au greffe de la geôle pour enregistrer l’ordre de transfert et lever l’écrou, dressez l’inventaire des objets appartenant au prisonnier ; Louis et Bouret affirmeront votre procès-verbal. Nous autres, en marche !

 

Le prisonnier jeta un dernier regard autour de lui, comme s’il eût voulu dire adieu à ce paradis de la Force, puis il suivit les deux gardiens, qui étaient entrés avec Larsonneur ; celui-ci formait l’arrière-garde.

 

Au moment où le prisonnier s’engageait dans la galerie, le vent de la porte ouverte lui apporta encore, mais venant de bien loin, l’écho rauque de ces voix qui criaient sa condamnation.

 

Il fallait passer devant le cabinet du directeur pour arriver à la geôle. Larsonneur fit arrêter le cortège, et entra dans les bureaux d’administration, où il resta deux ou trois minutes à causer de l’événement du jour. Les commis vinrent sur le pas de la porte pour jeter un coup d’œil au Manchot, et il fut convenu, à l’unanimité, que jamais assassin n’avait porté son crime mieux ni plus lisiblement écrit sur son visage.

 

De l’administration à la geôle, Larsonneur aborda plusieurs employés. Le fait d’une translation de prisonnier, opérée à cette heure, n’était pas ordinaire. L’escorte s’était trouvée en retard, et Larsonneur racontait qu’il avait dû monter chez les Jaffret pour prendre l’avis de M. Buin, qui, ne voulant à aucun prix garder la responsabilité du condamné, avait ordonné de passer outre.

 

Certes, le moment était tranquille, et le voyage d’une prison à l’autre, dans une bonne voiture entourée de gendarmes, ne présentait aucune espèce de danger ; là n’était pas la raison de s’étonner.

 

C’était bien plutôt l’absence même de M. Buin, le directeur, en une circonstance pareille : absence d’autant plus inexplicable de la part d’un fonctionnaire si minutieux dans l’accomplissement de ses devoirs que M. Buin, au su de tout le monde, était dans le quartier, presque dans la même rue, en un mot à deux pas.

 

Larsonneur ne prenait pas de gants pour se plaindre, et comme on lui objectait la confiance vraiment exceptionnelle prouvée par cette conduite, il répondait avec mauvaise humeur : « Confiance tant que vous voudrez, ça n’ajoute rien du tout à ma paye de la fin du mois. »

 

Tout homme est porté du premier coup à contredire l’assertion quelconque de tout autre homme. Ceci est vrai, surtout entre gens de bureau. Les employés de la prison oubliaient l’incident pour ne penser qu’aux « embarras » faits par leur camarade, tout gonflé des bonnes grâces du patron. Ils se disaient, en haussant les épaules : « C’est un poseur ! Si M. Buin revenait par hasard, vous verriez tomber sa crête ! »

 

Les braves gens ne croyaient pas deviner si juste !

 

Ce fut seulement en sortant de la geôle, après l’écrou levé, que Larsonneur donna, pour la première fois, signe de vie à son prisonnier. On traversait le dernier couloir avant la cour des Poules, où s’ouvrait la grand-porte donnant sur la rue Pavée.

 

Ce passage était désert.

 

Larsonneur s’approcha rapidement de Clément, qui sentit un choc à sa main, assujettie derrière ses reins.

 

Clément entendit qu’on lui disait en même temps :

 

– Ne bougez pas le bras et continuez de marcher.

 

Puis, encore, au moment où l’on débouchait dans la cour :

 

– Passez sous la voiture au moment où les crieurs aboieront en avant des chevaux ; une fois là, laissez-vous faire… et puis ressortez de l’autre côté vivement. Si le gendarme y est, piquez son cheval à l’endroit de l’éperon, voilà mon couteau. Tâchez de bien prendre le ton pour crier, et ne vous étonnez de rien en chemin : tout le long de votre route, il fera jour.

 

On entra dans la cour des Poules, et certes, à la place du prisonnier, les paroles de ce Larsonneur eussent excité votre surprise, car il faisait nuit, au contraire, nuit close.

 

À travers la porte, fermée, un grand murmure venait de la rue. Dans ce murmure passaient les voix des vendeurs d’imprimés qui criaient ici comme de l’autre côté de la prison où nous les entendions tout à l’heure :

 

– Condamnation de Clément-le-Manchot, la bande Cadet, renaissance des Habits Noirs !

 

VII

Le « Fera-t-il jour demain ? »

 

L’ancienne cour d’honneur de l’hôtel des Nompar de Caumont, ducs de la Force, qui s’allièrent jadis à la maison de France dans la personne du duc de Lauzun, s’appelait alors, comme nous l’avons dit, tout bonnement la cour des Poules. L’hôtel de Carnavalet, où Mme de Sévigné demeurait, à cent pas de là et qui compta les épithètes étonnées de la charmante marquise à l’annonce du mariage de Mademoiselle, a vu sans manifester aucune surprise cette décadence du vieux palais, transformé en prison, puis disparu.

 

La cour des Poules était défoncée de bout en bout et encombrée de pavés entassés qu’on allait remettre en place. Aussi la voiture administrative, qui n’avait pu entrer, stationnait dans la rue, entourée par les gendarmes à cheval.

 

La rue n’était pas large, la voiture attendait déjà depuis longtemps.

 

À quiconque n’est pas tout à fait un étranger dans Paris, nous n’avons pas besoin de dire que cette seule circonstance aurait suffi pour ameuter les badauds ; mais il y avait encore autre chose. Le hasard voulait que les crieurs de : « Voilà ce qui vient de paraître » eussent battu tout à l’entour le rappel des curiosités populaires, et il n’y avait point de héros sur la terre qui fût illustre pour le moment à l’égal de l’assassin, Clément-le-Manchot, dont le nom sonnait comme une fanfare.

 

Si les hurleurs d’imprimés avaient pu ajouter à leur programme cette simple mention : « Il est permis de voir gratis Clément-le-Manchot à la grand-porte de la Force », il y aurait eu en un clin d’œil dix mille personnes dans la rue Pavée.

 

En l’état, et malgré l’absence de cette formalité, cent cinquante à deux cents badauds grouillaient autour de la voiture, refoulés par trois ou quatre sergents de ville, mais revenant sans cesse et dévorant des yeux les battants fermés du portail.

 

Dans la cohue, on entendait de ces choses absurdes que la poésie parisienne enfante incessamment, et qui font vivre un quart de notre population dans un rêve perpétuel.

 

– Une marquise, oui, monsieur Martin, une vraie marquise, venait le voir, l’effrontée, dans son équipage !

 

– Madame Piou, ça ne vous va pas de hausser les épaules ! On vous dit cinquante francs par jour qu’il payait au directeur pour une chambre à tapis, qui a l’eau de Seine dans la prison !

 

– Et son dîner, un louis par tête, sans le vin.

 

– Deux sous, mes derniers ! proposait un heureux négociant en canards, qui n’avait plus qu’une demi-douzaine de chiffons.

 

Mais d’autres arrivaient les mains pleines, et l’on achetait toujours.

 

– C’est des bonnes places que d’être à la tête d’une prison, voyez-vous ! Regardez l’histoire de la Bastille !

 

– Vous ne devinez pas pourquoi on le fait partir ? Par sa fenêtre, il causait politique avec des bandits, cachés dans les démolitions : tous les soirs.

 

– Ça n’est pas l’habitude, madame Piou, certainement, de les déménager à la chandelle, mais l’association de malfaiteurs, connue sous ce nom : les Habits Noirs, dispose de vingt-huit à trente mille adhérents dans la capitale…

 

– As-tu fini, mon oncle ! coupa un gamin : les Habits Noirs, n’y en a pas !

 

– Méchante drogue, puisque le Manchot en est un !… Alors, on profite, comme ça, des ténèbres de la nuit pour écouler M. Clément à la douce…

 

– Vous l’appelez monsieur, vous !

 

– Dame ! cinquante francs de chambre par vingt-quatre heures donnent quinze cents francs tous les mois : c’est un loyer… et il y a de la ligne avec des chasseurs de Vincennes dans toutes les maisons, ici autour, cachés.

 

Il se fit tout à coup un grand murmure. On disait : le voilà ! le voilà !

 

À ce cri : le voilà ! tout le monde se tut. C’était le lever du rideau.

 

La lourde porte tourna sur ses gonds, laissant voir dans la cour des torches allumées. La foule resserra son cercle, et Mme Piou pensa, plus tard, que c’était juste à ce moment qu’on lui avait volé sa tabatière : les Habits Noirs, bien entendu.

 

On vit d’abord le guichetier, précédant un groupe imposant de gens de la prison, qui se séparèrent en deux escouades et firent haie, en dehors, à droite et à gauche du seuil.

 

Le silence s’établit comme par enchantement.

 

On entend toujours la souris courir au théâtre quand la grande entrée, si longtemps attendue, va se faire.

 

Les deux employés qui avaient accompagné M. Larsonneur parurent, puis le condamné, au visage de qui les torches envoyaient des lueurs obliques.

 

– Rude mâle tout de même ! on lui a laissé son chapeau de soie, excusez ! ah ! la faveur !

 

– En a-t-il, de la barbe ! Et il est bien mis, ma parole !

 

– Voyez son moignon !

 

– C’est l’origine, expliqua obligeamment M. Martin, pourquoi il porte le surnom de Manchot dans le peuple, comme qui dirait pour signifier qu’il n’a qu’un bras…

 

– Es-tu sûr, Aristide ? demanda une hirondelle de trottoir.

 

– Vous faites erreur, madame ; j’ai le double avantage de me nommer Adolphe, et de ne pas vous connaître.

 

– Ah ! le gredin ! quelle physionomie ! Son bras gauche lui colle au dos, regardez !

 

– Il sue le sang, ma chère, ça fait trembler de le voir !

 

– Et de l’œil, sais-tu, monsieur Bonnamy ?

 

Le condamné franchissait la porte. Les gendarmes, immobiles à leur poste, ressemblaient à des statues équestres. Le marchepied de la voiture était abattu d’avance, et, par la portière, on apercevait deux figures de gardiens qui attendaient.

 

– En voilà des précautions ! Il ne s’envolera pas !

 

– Pour un seul homme, encore !

 

– Et qui n’a qu’une patte, maman !

 

– Attention tous ! commanda Larsonneur, qui venait le dernier. Faites reculer le monde !

 

Je ne sais pas si cet ordre était nécessaire, mais il eut un singulier résultat. Une véritable bousculade s’opéra, non plus de l’autre côté du pavé, où était le gros de la foule, mais sur le trottoir même qui longeait la prison. Des disputes, dont nul ne pouvait deviner les motifs, s’établirent, ce fut un concert d’injures et de récriminations.

 

La pesée, qui avait lieu de droite et de gauche à la fois, rompit la haie des gardiens.

 

– Arrière ! ordonna Larsonneur avec colère. Tapez ! je tiens le prisonnier. Ferme !

 

– Ma chère, gémit Mme Piou, les sergents de ville tirent leurs épées !

 

– C’est bête de se fourrer dans des bagarres pareilles.

 

– Je donnerais dix sous pour être chez moi !

 

– Ne poussez pas, malhonnête !

 

– Sauve qui peut ! Les gendarmes vont charger !

 

On voulait fuir, c’est vrai, mais on voulait voir aussi. En un instant, tout fut confusion autour des gendarmes, toujours immobiles et gardant la plus belle tenue.

 

Au milieu du remue-ménage, une voix claire s’éleva, vers la tête des chevaux, criant :

 

– Achetez ce qui vient de paraître ! L’assassinat de la rue de la Victoire, cinq accusés, dont quatre contumaces, deux victimes, la bande Cadet, les Habits Noirs, le Manchot, un sou !…

 

C’était un pauvre diable en blouse, qui fut interrompu par une demi-douzaine de bourrades, et s’enfuit, en poussant de comiques lamentations, jusque sous les pieds des chevaux.

 

Pendant cette bagarre, personne ne s’était aperçu que le prisonnier venait de plonger, disparaissant sous la caisse même de la voiture. Larsonneur était toujours au-devant de la portière ouverte, tenant quelqu’un à bras-le-corps.

 

Sous la caisse, le pauvre diable de crieur arriva en même temps que le condamné qui « se laissa faire », selon la recommandation qu’il avait reçue.

 

On lui passa une blouse par-dessus ses habits, en un tour de main, et on le coiffa d’une vieille casquette à visière tombante.

 

Puis on lui passa au cou une courroie à laquelle pendait une boîte en sapin pleine d’imprimés tout frais sortis de la presse.

 

– Et allez ! lui fut-il dit, bonne chance ! Il alla.

 

Il sortit de dessous la caisse par le côté opposé, tout contre le cheval du gendarme qui flanquait la portière placée en dehors.

 

Quoique le gendarme n’eût pas bougé son talon, le cheval éperonné au ventre, fit un bond en avant au milieu des clameurs de la foule écrasée.

 

Clément était déjà en pleine cohue.

 

– Mande bien pardon, dit-il en perçant son chemin, ma boîte vous gêne, mais faut bien gagner son pain, pas vrai ?

 

– Quand le prolétaire est respectueux, répondit M. Martin, on ne lui en veut pas de son défaut d’aisance. Passez, mon ami.

 

Clément remercia. Une voix lui glissa à l’oreille.

 

– Place Royale, il fait jour.

 

– Ils ne partent pas, tout de même, grondait-on dans la foule. Comme c’est mal arrangé ! Que font-ils donc ? C’est nous qui les payons, ces propres-à-rien-là !

 

– Le Manchot est-il dans le fourgon ? Je ne le vois plus.

 

– Il était là… Tiens ! on dirait qu’ils le cherchent… mais écoutez ! Entre la voiture et la prison, il y avait une agitation croissante et des bourdonnements où ces mots perçaient :

 

– Le condamné, où est le condamné ?

 

– M. Larsonneur le tenait… Je l’ai vu !

 

Une nouvelle poussée tordit la foule dans la direction de la rue Saint-Antoine. Un homme était là, qui fendait violemment son chemin sur le trottoir.

 

L’effort qu’il faisait était grand, et il tamponnait la sueur de son front à deux mains.

 

Il disait :

 

– Laissez-moi passer, je vous en prie ! qu’y a-t-il ? Un malheur est-il arrivé ? c’est moi qui suis M. Buin, le directeur de la prison.

 

Ce nom fut répété par cent bouches et on fit place.

 

Trois ou quatre employés s’élancèrent en même temps pour rejoindre M. Buin et lui parler tout bas.

 

Ce fut lui qui révéla à voix haute le secret de la situation en laissant échapper ce cri de sa première stupeur :

 

– Évadé ! le condamné ! miséricorde ! ce n’est pas possible ! Pour le coup, ce fut une fête complète.

 

Les battus eux-mêmes ne regrettaient plus leurs meurtrissures, et les écrasés se consolaient. Non pas qu’on fût satisfait de l’évasion du prisonnier pour le fait lui-même, mais on avait assisté à l’événement, on pourrait le raconter, blâmer les badauds, ces éternels complices de toute bagarre, critiquer l’administration incapable, frotter d’importance les gardiens’, les sergents de ville et les gendarmes : piétiner enfin tout le monde.

 

C’est le bonheur !

 

– Évadé ! évadé ! évadé ! Et ils sont là deux douzaines d’idiots !

 

– Et comment évadé ! Avez-vous vu quelque chose ?

 

– Du feu, madame ! Disparu dans les dessous ! Escamoté…

 

– Partez muscade !

 

– Ah ! comme ces coquins-là sont adroits, maintenant !

 

M. Buin qui arrivait devant la grand-porte demanda d’un accent désespéré :

 

– Mais pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ? On savait où j’étais. J’avais laissé l’ordre qu’on me vînt chercher si par hasard on envoyait l’escorte.

 

Il lui fut répondu par les employés :

 

– M. Larsonneur est allé lui-même vous prévenir ; il est resté plus de dix minutes avec vous chez M. Jaffret, et il a rapporté l’ordre…

 

L’employé n’acheva pas. M. Buin s’était redressé de son haut.

 

– Où est Larsonneur ? s’écria-t-il, qu’on me l’amène !

 

Les gens de la prison se comptèrent, pendant que le malheureux directeur poursuivait :

 

– Je ne l’ai pas vu ! je n’ai pas donné l’ordre ! c’était un coup monté !

 

Et bien monté, même.

 

Larsonneur, aussi, en effet, venait de disparaître sans que personne pût dire où il avait passé.

 

VIII

Le coup de merlin

 

Bien entendu, on fit le nécessaire. Ce Larsonneur, dont, en un instant, le nom était devenu célèbre, fut recherché avec autant de soin que le condamné lui-même. La foule donna des renseignements excellents sur l’un et sur l’autre : M. Martin avait vu un homme, qui n’était pas du quartier, prendre la taille d’une jeune demoiselle pour le mauvais motif. Mme Piou, qui venait de constater le vol de sa tabatière, fut encore plus explicite, disant :

 

– J’y tenais, rapport à l’amitié dont elle était un vif souvenir, mais c’était celle de buis. Je ne suis pas assez faible pour apporter une boîte d’argent dans des circonstances pareilles !

 

Les autres éclairèrent la situation d’une façon analogue.

 

Personne ne resta court : chacun avait vu quelque chose ou quelqu’un. Le Manchot et Larsonneur avaient passé partout, séparés ou réunis, allant à droite ou à gauche, dérangeant tous les hommes, attaquant toutes les dames ; mais allez donc mettre la main au collet des gens ! Et qui se serait douté d’une chose semblable ?

 

Les gendarmes seuls n’avaient rien vu, à l’exception de celui qui veillait à la portière de gauche, et qui dit d’une voix lente au bout de cinq minutes :

 

– Insensiblement, c’était peut-être l’animal qui est sorti de dessous la caisse à l’inopiné, sans murmurer gare, avec sa boutique de marchand de canards sur le ventre. Il a dû incommoder Robert en passant, c’est mon cheval que je parle de lui sous ce nom, car, quoique paisible, Robert a manqué me jeter cul par-dessus tête, sauf la politesse à la société.

 

– Nous l’avons vu ! nous l’avons vu ! blouse déchirée ! vieille casquette tombante ! Un sale voyou, quoi ! et pas de linge !

 

Ceci fut une clameur.

 

– Même je lui ai parlé avec bonté ! fit M. Martin. Je le regrette.

 

– Et il n’avait qu’un bras, c’est positif.

 

– Par quoi, conclut le gendarme, qu’il était peut-être le Manchot dénommé, sans néanmoins que je le signe au rapport, comme de juste.

 

Limiers et employés étaient déjà lancés dans toutes les directions, pendant que l’homme du parquet expliquait à M. Buin qu’on avait avancé d’un jour le transfert du condamné, à cause d’un avis de la préfecture, qui craignait une tentative d’évasion, favorisée par le dehors, cette nuit même.

 

– On ne sait pas si ce sont les Habits Noirs ou d’autres, ajouta le chef de l’expédition, mais les bureaux sont en éveil. On flaire une manigance de tous les diables, et la bande Cadet n’a pas dit son dernier mot. M. Larsonneur s’était chargé de vous apprendre tout cela tantôt, et aussi que vous aviez un loup dans votre bergerie.

 

– Larsonneur ! soupira le pauvre M. Buin, ce scélérat de Larsonneur ! Moi qui lui aurais confié la clef de mon secrétaire !

 

La foule diminuait peu : la neige fond, la pluie sèche, la foule colle. Quelques-uns pourtant s’étaient mis en campagne pour prendre part aux émotions de la poursuite, mais le plus grand nombre restait et d’autres venaient.

 

Au bout d’un quart d’heure la force armée déboucha par la rue des Francs-Bourgeois et par la rue Saint-Antoine à la fois ; en même temps, une escouade entière de sergents de ville arriva au pas redoublé.

 

C’était une soirée unique, et M. Martin avoua qu’il n’eût pas donné sa place pour un fauteuil à l’Ambigu.

 

À dix heures, il y avait encore du monde, quoique la voiture administrative, escortée de ses gendarmes, fût partie depuis longtemps. On ne criait plus la condamnation de Clément-le-Manchot, mais, vers neuf heures et demie, un fait s’était produit qui avait considérablement réjoui le troupeau des curieux.

 

Quelques gamins porteurs d’imprimés, aussitôt pourchassés par les sergents de ville, s’étaient montrés au coin de la rue Saint-Antoine et avaient crié :

 

– Achetez ce qui vient de paraître : puissance des Habits Noirs ! évasion miraculeuse du Manchot de la bande Cadet, au moment où il montait en voiture, entouré de gardiens et de gendarmes. Comme quoi il a filé en vendant son propre arrêt de condamnation. Tous les détails, un sou !

 

Revenons cependant en arrière et reprenons le prisonnier au moment où il quittait le gros de la cohue pour se diriger vers la place Royale, où il faisait jour selon l’avis mystérieux murmuré à son oreille. Les premiers cris annonçant l’évasion se firent entendre, comme il arrivait devant l’hôtel Lamoignon, qui fait l’angle des rues Pavée et Neuve-Sainte-Catherine.

 

Instinctivement, il voulut accélérer sa marche.

 

– Doucement ! dit une jeune ouvrière qui passait près de lui. Ne criez pas, car le truc est éventé, proposez votre marchandise tout bas, comme si vous n’en pouviez plus.

 

Elle ajouta tout haut :

 

– Donnez-m’en pour un sou, de chiffon, l’homme.

 

Le bruit redoublait du côté de la prison, et le pas des premiers émissaires détachés se faisait entendre.

 

– Tournez vite ! fit l’ouvrière. Il fait jour dans la première allée à droite.

 

Le prisonnier tourna. La rue Neuve-Sainte-Catherine était déserte. Il courut tout d’un temps jusqu’au bout des murs de l’hôtel Lamoignon et bien lui en prit, car au moment où il se jetait dans la première allée, quatre ou cinq gardiens atteignirent le carrefour en criant : « Au voleur ! arrêtez l’assassin ! »

 

À la croix des quatre rues, ils s’arrêtèrent un instant, puis se séparèrent. Deux d’entre eux passèrent à pleine course devant la porte de l’allée.

 

Puis d’autres vinrent, en même temps que les gens attirés par le bruit arrivaient de tous côtés.

 

Dans l’allée, qui était noire comme un four, le prisonnier s’était senti arracher sa boîte et sa casquette, puis revêtir, par-dessus ses habits et sa blouse d’un troisième déguisement, dont il ne soupçonna point d’abord la nature. C’était ample et cela flottait. La coiffure avait un appendice qui lui chatouillait le visage.

 

– En avant ! dit l’inconnu qui lui avait servi de valet de chambre, nous sommes des bons, maintenant !

 

Les gens qui se pressaient dans la rue, criant, courant, s’interrogeant, faisant du zèle, virent sortir de l’allée un vieux monsieur et une grande femme en noir, voilée.

 

– Un bon trou ! dit quelqu’un : si on regardait là-dedans ?

 

Il y en eut qui se précipitèrent dans l’allée pendant que d’autres demandaient :

 

– Monsieur et madame, vous n’auriez pas rencontré le coquin ? Le vieux monsieur répondit poliment :

 

– Quelqu’un montait pendant que nous descendions, mais l’escalier n’est pas éclairé au gaz chez nous.

 

Il offrit son bras à la dame et tous deux marchèrent bien posément vers la place Royale.

 

On les avait déjà perdus de vue quand les premiers échos de la révélation du gendarme, importante, mais tardive, arrivèrent.

 

– Blouse sale, vieille casquette, boîte à canards.

 

Justement les investigateurs de l’allée ressortaient. L’un tenait la boutique d’imprimés, l’autre la sordide casquette à visière tombante.

 

– C’est le vieux monsieur, peut-être !

 

– Ou la dame en noir… ah ! le coquin a du talent !

 

Et on se précipita sur les traces du respectable couple.

 

Mais au moment où la chasse arrivait place Royale, un fiacre, qui galopait d’une vitesse tout à fait inusitée, se lançait dans la rue du Pas-de-la-Mule.

 

– Arrêtez ! arrêtez !

 

– Il n’est pas dedans, repartit un autre groupe de chasseurs qui revenaient bredouilles.

 

On s’expliqua. Les employés de la prison racontèrent qu’ils étaient justement en train de visiter ce fiacre, stationnant le long des arcades, quand les gens à qui il appartenait par légitime location y avaient réclamé place.

 

– Nous pouvons bien répondre qu’il n’y avait personne dedans, dirent-ils, on a regardé jusque sous les banquettes, et quant à ceux qui sont montés, un vieux monsieur et une dame en noir…

 

Il y eut un cri : « Ce sont eux ! » Et la course recommença, mais le fiacre avait eu le temps de gagner le boulevard où les fiacres nagent comme les poissons dans la rivière : uniformes et innombrables.

 

La chasse fut poursuivie, néanmoins, dans ces conditions impossibles. Noël, l’ambitieux à trente francs par jour, était taillé en cerf ; il tenait la tête, et, courant sur la chaussée même, il dardait son regard de basilic dans toutes les voitures qu’il dépassait.

 

Son zèle était doublé par sa rancune ; il cherchait son rival Larsonneur, avec plus de passion que le condamné lui-même.

 

À la hauteur des Filles-du-Calvaire, un fiacre attira son attention, non point par aucun trait particulier, mais tout simplement parce qu’il filait plus vite que les autres. Noël commençait à souffler, il se dit :

 

– Avant de donner ma démission, j’inspecterai encore celui-là !

 

Et, serrant les coudes au corps, il prit un élan nouveau.

 

Ce diable de fiacre était vraiment bien attelé et bien mené ; aussi M. Noël ne le gagna sérieusement qu’au boulevard du Temple, en face de cette foire si joyeuse et si curieuse qui groupait encore alors les théâtres populaires, que ce fâcheux cimetière industriel, les Magasins-Réunis, allait bientôt remplacer. Tous les lampions dramatiques étaient allumés, éclairant ces tableaux alléchants où la curiosité publique avait à choisir entre la femme étranglée, le château incendié, l’homme qui dévore son bras au fond du cercueil, le navire qui s’engloutit dans les ondes et les pauvres petits enfants, toujours orphelins, précipités à tour de bras du haut d’un rocher plein de cavernes.

 

Le grand art du mélodrame se portait mieux qu’à présent.

 

On peut jeter un regard de côté aux paysages qu’on aime sans s’attarder pour cela. M. Noël, viveur surnuméraire, large appétit qui jamais n’avait été rassasié, adorait le théâtre de la Gaieté presque autant que le restaurant Bonvalet ou le bal du Grand-Vainqueur. Il lorgna en passant, avec gourmandise, le tableau qui représentait un monstre rouge, dévorant la fille unique du vieux marquis de Montalban !

 

Le fiacre, à cet instant, n’était plus qu’à dix pas.

 

– Vous faut-il une contremarque pas chère pour voir Mélingue, bourgeois ? demanda une voix gouailleuse, à sa droite et un peu derrière lui.

 

Il se retourna à demi, un pas sonore retentit à sa gauche, et il tomba tout de son long sur le pavé, la tête noyée au fond de son chapeau.

 

Parmi les personnes compétentes, on distingue deux degrés dans cette méthode d’aborder les gens par le dos : le simple « renfoncement » et le « coup de merlin ».

 

Ce que M. Noël avait reçu était entre deux.

 

Au moment où son chapeau l’aveuglait, il avait vu l’ombre de deux larges épaules, et il balbutia en tombant le nom de Larsonneur.

 

Quand on le releva tout étourdi, nous n’avons pas besoin de dire qu’il n’y avait plus là ni marchand de contremarques, ni assommeur, et que c’étaient d’autres fiacres qui passaient sur la chaussée.

 

IX

Lirette

 

Le fameux fiacre roulait maintenant sur le boulevard Montmartre. Le cocher n’était plus seul sur son siège. Il y avait auprès de lui un bon garçon, à tournure de commissionnaire, qui portait un sac de voyage et une valise.

 

Le cheval, qui n’avait point beaucoup d’apparence, allongeait pourtant bravement.

 

Dans l’intérieur, vous n’eussiez plus trouvé ni le vieux monsieur, ni la femme en noir de la place Royale. Et, néanmoins, ce pauvre M. Noël ne s’était pas trompé, c’était bien le bon fiacre, le vrai : Clément-le-Manchot y travaillait de tout son cœur.

 

Il paraissait fort calme, pour un homme qui vient de passer à travers une si chaude aventure. Sa défroque de femme était encore auprès de lui sur le coussin avec un waterproof ayant la vraie odeur de Londres, une casquette plus anglaise que Wellington et un nécessaire de toilette tout ouvert.

 

M. Noël et aussi le brave directeur de la Force l’auraient encore reconnu à ce moment, grâce à la cicatrice qui le marquait si terriblement ; mais il leur aurait fallu se hâter, car l’ex-prisonnier changeait à vue d’œil.

 

Ce n’était pas seulement l’effet miraculeux produit par le grand air de la liberté qui le transformait ainsi : je vous l’ai dit, il travaillait.

 

Il était seul dans le fiacre et il n’avait qu’une main ; il fallait s’ingénier. Le miroir du nécessaire était posé sur la banquette de devant et incliné selon l’angle voulu pour bien mirer notre homme, agenouillé.

 

Auprès du miroir il y avait un paquet de ouate, du linge, une brosse, un peigne, une boîte de cristal ronde contenant une matière blanche, onctueuse, semblable à du cold-cream et un petit flacon de métal.

 

Le prétendu cold-cream exhalait une violente odeur de préparation chimique.

 

On y voit ou à peu près, la nuit, au-dedans des voitures, sur le boulevard. Clément avait rabattu les deux stores du fiacre, afin d’être éclairé par-devant seulement.

 

À l’aide d’un tampon de ouate, il avait enduit de crème toute la partie de son visage attaquée par la cicatrice, c’est-à-dire le front, l’œil gauche tout entier et une portion de la joue gauche.

 

Il en était là de son opération au moment où nous entrons dans le fiacre. L’émulsion qui, dans la boîte de cristal semblait être d’une blancheur lactée, prenait sur la peau des tons d’un bleu livide.

 

Clément se mit à rire tout à coup.

 

– Ça pique ! dit-il. Du diable, si je sais quand je m’éveillerai de ce rêve-là ! J’ai la moitié de Paris à mes ordres, à ce qu’il paraît, et des gaillards qui savent leur état ! Si on m’expliquait seulement un bout de la comédie ! J’ai eu deux mois et demi de congé, là-bas dans le paradis de M. Buin. Ça commençait à me sembler un peu long, mais j’ai idée que, pour la besogne, je vais rattraper le temps perdu !… Et honnête homme avec cela !

 

Son rire sonnait franchement.

 

Et pendant qu’il parlait ainsi avec lui-même, sa main ne restait pas oisive. Il avait pris le peigne d’abord, puis la brosse, et l’épaisse toison qui s’embrouillait sur sa tête allait se démêlant avec rapidité. Quand la brosse eut succédé au peigne, tout ce désordre qui devait être factice, avait disparu pour faire place à de belles boucles admirablement soyeuses.

 

– À la barbe ! reprit-il ; elle a juste soixante-dix-huit jours ; je l’avais faite la veille de mon arrestation. Quelle histoire ! Miséricorde ! On ne peut pas se raser ici, avec ces cahots ; je me couperais le cou et ce n’est pas le moment. Auparavant, il faut au moins que je sache au juste si je suis amoureux oui ou non !

 

Vous eussiez parié pour oui, car il eut un gros soupir bien naïf.

 

Et le peigne d’aller, et la brosse aussi, et la barbe de briller soyeuse et douce comme les cheveux.

 

Il y avait là vraiment tous les accessoires d’un splendide visage de jeune premier, et sans la cicatrice…

 

– Il ne me va pas trop mal, ce collier, pensa Clément, c’est dommage de l’abattre. Voyons maintenant quel miracle va accomplir le baume de ce sorcier de docteur, qui me mord comme un demi-cent de fourmis. Je suis sûr que, sous l’onguent, ma peau est rouge comme une tomate !

 

Il prit un tampon de ouate sèche, et le passa légèrement sur toute l’étendue de la cicatrice, qui s’en allait à mesure, avec l’onguent, comme ces figures de mathématiques que l’éponge efface sur le tableau noir des examens.

 

– C’était bon teint, pourtant, murmurait-il dans sa surprise mêlée d’admiration, je me lavais dessus à grande eau tous les jours : Il n’y aura même pas besoin d’une seconde couche… Ah ! ce docteur !…

 

Sans être rouge comme une tomate, l’emplacement où était naguère la cicatrice gardait un « feu » très vif. Clément déboucha le flacon de métal, versa quelques gouttes de son contenu sur un linge et tamponna son feu.

 

Puis il ne s’en occupa plus. Sa foi était complète.

 

Nous devons avouer que le regard qu’il accorda à son miroir, après besogne achevée, était celui d’un très beau garçon absolument satisfait.

 

Désormais, vous ne lui auriez pas donné vingt-cinq ans.

 

Le miroir fut remis dans le nécessaire, ainsi que les flacons, brosses, etc. La robe noire, le chapeau de femme et le voile disparurent dans le coffre de la voiture.

 

Clément revêtit le waterproof, qu’il boutonna, passa le nécessaire à son cou et coiffa la casquette.

 

Il était temps, le fiacre s’arrêtait rue Pigalle devant un mur étroit, bâti entre deux grandes maisons de rapport et percé d’une porte cochère très modeste qui occupait les trois quarts de sa longueur. C’était tout à fait dans le haut de la rue, où les boutiques sont rares.

 

Le cocher demanda : « La porte, s’il vous plaît ! »

 

Une ombre parut s’éveiller sur une des bornes qui flanquaient l’entrée. C’était une fillette, déjà grande, habillée comme les ouvrières, mais qui avait en elle quelque chose de singulier, j’allais dire d’élégant sous la pauvreté de sa mise.

 

Cela se trouve parfois dans les métiers qui touchent à l’art, même par les côtés misérables ou ridicules.

 

Ainsi, parmi cent pauvres comédiennes de la foire, qui sont grotesques précisément parce qu’elles se croient artistes, vous rencontrez tout à coup un embryon d’étoile ayant déjà des rayons pour qui sait les deviner au travers de son nuage.

 

Cette petite fille sonna, disant au cocher d’une voix qui tremblait un peu :

 

– Ah ! la maison est bien trop loin pour qu’on vous entende crier ! Puis elle gagna d’un seul bond la voiture et mit à la portière son visage brun, pâle, encadré de cheveux mutins. Le regard qu’elle darda à l’intérieur flamboyait.

 

– Bonsoir, dit-elle.

 

– Lirette ! s’écria le prisonnier avec un mouvement de surprise qui n’était pas exempt de colère, que fais-tu là et que veux-tu ?

 

La fillette ne répondit pas.

 

Le prisonnier reprit d’un ton plus doux :

 

– Mais comme te voilà grandie, en trois mois, petite Lirette ! Je te défends de courir toute seule à ces heures désormais.

 

Le regard de l’enfant se voila, elle pleurait.

 

– Nous ne demeurons pas bien loin, répliqua-t-elle. La baraque est à la barrière, là-haut sur la place Clichy, et je vous défie bien de m’empêcher de courir, quand j’espère vous voir.

 

Elle saisit la main du jeune homme et la porta brusquement à ses lèvres.

 

– Tenez, dit-elle, voilà votre bouquet de violettes. Il est tout frais, et il sent bon. J’ai été jusqu’au Palais-Royal pour l’avoir : la marchande me les donne depuis que je n’ai plus d’argent. Trois mois ! je suis venue tous les soirs pendant près de trois mois, et j’étais grondée pour rien puisque je ne vous voyais pas. Je parie que vous n’avez pas pensé à moi, vous, pendant tout ce temps-là ; ne mentez pas !

 

Clément se mit à rire.

 

– Je te dois quatre-vingt-dix bouquets de violettes, alors, dit-il, en lui tendant un louis. Prends ceci en acompte.

 

Elle repoussa la pièce d’or d’un geste mignon et caressant, mais elle baisa pour la seconde fois la main qui se retirait.

 

– C’est bon ! murmura-t-elle, vous n’avez pas pensé à moi. Est-ce vrai que vous allez vous marier ?

 

– Pourquoi ne veux-tu plus de mon argent, petit démon ? demanda Clément au lieu de répondre.

 

– Parce que vous me devez plus, bien plus que cela, dit Lirette, qui devint sérieuse. Nous avons Cora, une grande Noire, à la baraque. Elle tire la bonne aventure, la vraie. Voilà qu’on ouvre votre porte, je ne veux pas qu’ils me voient, vous auriez honte. Ne riez pas, j’ai bien des choses à vous dire, et j’ai mes dix-sept ans ! Je reviendrai. Je ne veux plus de votre argent, parce que… c’est la grande Noire… Ça m’est bien égal si vous vous moquez de moi, j’aurai mon tour, Cora l’a dit… parce que vous m’aimerez, donc ! vous verrez !

 

Sa joue s’était empourprée et ses prunelles éclataient comme une paire de diamants.

 

Elle s’enfuit, soufflant vers Clément, avec une coquetterie enfantine, une poignée de baisers déposés dans le creux de sa main.

 

L’homme à tournure de commissionnaire était descendu sur le trottoir avec la valise et le sac. Un valet sortit en même temps par la porte, parcimonieusement entrebâillée. C’était un vieillard à cheveux blancs ; il avait une livrée noire. Ce fut lui qui ouvrit la portière.

 

– Monsieur a-t-il fait un bon voyage ? demanda-t-il d’un ton froid et respectueux.

 

– Très bon ; payez le cocher et le commissionnaire, Tardenois. Le vieux valet obéit, et ils entrèrent.

 

Aussitôt que la porte fut refermée, le vieillard déposa les bagages sur le sable et ouvrit ses bras.

 

Clément s’y précipita.

 

L’étreinte fut longue, mais silencieuse.

 

Quand elle prit fin, le vieillard laissa Clément reprendre les bagages, et ils se dirigèrent ensemble vers la maison, située tout au bout d’une profonde allée. La façade de l’hôtel ne montrait aucune lueur.

 

Au moment où ils approchaient, le sac et la valise changèrent encore une fois de main.

 

– Je suis venu seul à votre rencontre, dit le vieillard en chargeant le fardeau sur ses épaules, parce que je ne pouvais pas me douter qu’on avait poussé si loin la mise en scène de cette comédie. Il est bon qu’on croie à ce voyage d’Angleterre.

 

– Et vous ne savez rien encore ! répliqua le jeune homme. Cette comédie et sa mise en scène ont mis sur pied une troupe entière d’acteurs et de comparses ; quand je vous aurai tout dit ; vous resterez confondu !

 

Il hésita avant d’ajouter :

 

– Vous ne me parlez pas de… de ma mère ?

 

– Madame la duchesse n’est pas malade, répondit le vieux serviteur.

 

– Et Albert ?

 

– Ah ! fit le vieil homme en secouant la tête, celui-là, je le vois trop souvent pour bien juger. Ceux qui ne le voient pas tous les jours disent qu’il change comme pour mourir, et Mme la duchesse est plus pâle que lui.

 

– Parlaient-ils de moi quelquefois ? demanda encore Clément, qui courbait la tête.

 

Le bonhomme ne répondit pas.

 

Clément essaya de sourire en murmurant :

 

– Est-ce qu’il n’y a plus ici que toi pour m’aimer, pauvre bon Tardenois ? Tu sais que là-bas j’étais ton Pierre, à la prison ?

 

De nouveau, le vieux valet le pressa contre son cœur, et dit, employant pour la première fois un nom qui n’était ni Clément ni Pierre :

 

– Georges, mon cher enfant, vous avez donné votre liberté, et vous allez jouer votre vie, mais votre dévouement ne sauvera pas celui qui doit mourir.

 

– Savoir ? dit le jeune homme en relevant la tête. Pour la maladie, nous avons le docteur, à qui les miracles ne coûtent rien, et, pour le reste, je n’ai qu’un bras c’est vrai, mais il est bon, et nous verrons bien !

 

X

Le docteur Lenoir

 

L’avenue étroite et longue, bordée de tilleuls assez hauts, mais frêles et manquant de sève, collés qu’ils étaient aux deux propriétés voisines, ne laissait voir que la portion centrale de la maison qu’elle desservait.

 

C’était un hôtel de moyenne grandeur et que, de loin, on aurait pu croire solitaire.

 

Ce fut seulement quand nos deux compagnons débouchèrent dans le jardin qu’ils purent voir la totalité de la façade, dont l’aile droite avait trois fenêtres éclairées : deux au rez-de-chaussée, une au premier étage.

 

Dans le quartier, on s’occupait peu de cette maison mélancolique et paisible, habitée par une veuve, Mme de Souzay, son fils unique et leurs serviteurs. La dame était jeune encore, mais vivait fort retirée et portait le deuil. On ne la connaissait pas autrement.

 

Un peu plus d’un an auparavant, le célèbre professeur hahnemannien, le Dr Abel Lenoir, était venu visiter les appartements pour une famille voyageant à l’étranger ; il avait loué au nom de cette famille, et, par une soirée d’automne, on avait vu arriver en même temps les voitures de déménagement et la chaise de poste qui amenait les nouveaux locataires.

 

Il y avait d’abord la veuve, qui devait toucher à la quarantaine, puisqu’elle avait un fils de vingt-quatre ans, mais dont la beauté parut éblouissante à ceux qui purent l’entrevoir sous son voile sévèrement baissé ; il y avait ensuite le fils, M. Georges de Souzay : un beau jeune homme un peu languissant et qui semblait relever de maladie, puis, le secrétaire de celui-ci, M. Albert, charmant garçon, dont la gaieté juvénile et communicative éclairait toute cette tristesse.

 

Il y avait enfin la femme de chambre de madame, qui avait nom Rose Lequiel, une manière d’intendant, appelé M. Larsonneur, et Jean Tardenois, ce valet à cheveux blancs que nous venons de présenter au lecteur.

 

C’était tout.

 

On avait gagé les autres domestiques après l’arrivée.

 

Le Dr Abel Lenoir était venu lui-même procéder à l’installation. Depuis lors, il faisait de fréquentes visites. Nous dirions presque qu’il était de la famille si son dévouement n’eût affecté toujours les formes les plus rigoureuses du respect.

 

Et pourtant (ceci était au dire des domestiques nouveaux, car certes ni Rose Lequiel, ni M. Larsonneur, ni Tardenois ne se seraient permis pareil bavardage) on l’avait entendu parler haut plus d’une fois.

 

En ces occasions, on aurait juré qu’il commandait.

 

Il est ainsi des maisons où un étranger règne tout au fond du secret de la famille.

 

On recevait très peu chez Mme de Souzay, qui, dans les premiers temps, ne porta aucun titre, non plus que M. Georges, son fils ; mais le ménage était déjà monté noblement. Les écuries et la remise avaient ce qu’il fallait. Là-haut, vers ces sommets du Paris artiste, on est moins provincial qu’au Marais ; est-on moins curieux ?

 

Les deux grandes maisons qui flanquaient l’avenue, en étouffant les tilleuls, parlaient quelquefois du petit hôtel triste et se demandaient qui étaient ces gens-là.

 

Nul ne savait leurs ressources.

 

La maison de droite avait l’honneur de loger un agréé retiré, celle de gauche jouissait d’un cabinet d’affaires. Ici et là, on avait cherché à savoir, mais la cuisinière des Souzay avait avoué sa complète ignorance chez le boulanger, depuis longtemps.

 

Une chose assurément fort étrange, c’est qu’il n’était jamais question à l’hôtel ni de rentes ni de fermages.

 

Et point de dettes. Jamais ombre de gêne !

 

Le Dr Albert Lenoir ?… Vous supposez bien qu’on ne vous avait pas attendus pour lui attribuer ce miracle.

 

Eh bien ! c’était une erreur. Le Dr Lenoir envoyait sa note tous les six mois à l’hôtel de Souzay, et sa note était religieusement soldée comme les autres.

 

Quoi qu’il en soit, grâce aux soins du Dr Lenoir, le jeune M. de Souzay reprenait vie et force à vue d’œil. Dans les premiers mois, on lui avait vu le bras droit en écharpe ; mais, au bout d’une demi-année, l’écharpe disparut, quoiqu’il continuât de conduire son cabriolet de la main gauche.

 

C’était de la main droite, et d’un geste tout gracieux, qu’il portait maintenant son cigare à ses lèvres.

 

La première fois qu’il était sorti avec ses deux bras libres, le Dr Lenoir l’accompagnait comme si c’eût été un essai ou une expérience.

 

Et, en rentrant, l’excellent professeur semblait tout fier.

 

Le docteur était alors dans tout l’éclat de sa réputation. Sa belle figure, que Paris a si bien connue, ne portait pas plus de quarante ans, quoique des fils d’argent assez nombreux vinssent à se montrer depuis du temps déjà dans les masses bouclées de sa chevelure.

 

On avait dit de lui, dans sa jeunesse, qu’il ressemblait à un héros de roman sentimental. C’est rare chez les médecins ; le hasard, dieu d’une gaieté folle, prend à tâche de réserver ces physionomies quasi angéliques pour les officiers ministériels.

 

À présent, le Dr Lenoir était bien mûr pour rester ange et notre siècle n’aime pas assez les saints pour que je risque ce mot en parlant de l’homme le plus aimable que j’aie rencontré ici-bas : j’aurais peur de lui faire du tort auprès des dames. Il était un peu trop beau, pour un docteur, voilà tout ce que je puis concéder ; mais comme il avait beaucoup souffert et combattu davantage, ce qui restait des candeurs exquises de sa jeunesse avait pris ce hâle viril qui bronze et glorifie tout soldat.

 

Le monde l’aimait, sauf les mortels ennemis qui lui faisaient dans l’ombre une guerre sauvage. On ne lui connaissait point d’amis, dans l’acception vulgaire du sujet.

 

Il vivait seul, faisant le bien sans faste, servant fidèlement la science, mais entouré toujours d’un certain mystère parce qu’une large portion de sa vie appartenait à une œuvre dont nul n’avait le secret.

 

Beaucoup, dans son innombrable clientèle, faite de grands seigneurs et d’indigents, auraient souri si quelqu’un eût parlé ainsi en leur présence du Dr Abel Lenoir.

 

On passe souvent sans les voir à côté des choses et des hommes héroïques, parce que ces choses ont la modestie de la grandeur, et parce que ces hommes gardent le silence tout naturellement.

 

Ce sont les petits actes qui font d’énormes tapages, et quand vous entendez une voix criarde aspergeant de ses hâbleries l’univers émerveillé, abaissez vos regards et cherchez bien, vous découvrirez un petit homme qui hurle par le soupirail de sa cave.

 

Quelques-uns se souvenaient de bruits étranges qui avaient couru autrefois sur le Dr Lenoir : un drame plein de terreur, une lutte violente menée avec des vaillances chevaleresques contre une association de malfaiteurs d’autant plus redoutable que les gens dont le métier est d’être sages niaient jusqu’à son existence. Un grand amour dans un doux cœur, un courage de lion dans une main sans armes, et la colossale église du crime ébranlée par le prodigieux effort d’une seule vertu !

 

On avait dit – vaguement – que le docteur Abel était l’ami, peut-être même le serviteur de ce jeune magistrat, M. Remy d’Arx, qui avait perdu la vie et presque l’honneur pour avoir essayé de mettre les Habits Noirs sous la main de la justice.

 

Mais ils étaient rares déjà ceux qui auraient pu rappeler les détails de cette lugubre histoire[2] où un homme de large intelligence et de superbe volonté était mort à la peine, misérablement écrasé sous le poids de nos prétendues sagesses administratives, mort accusé de folie par des aveugles et des sourds, tandis que le crime savant, sauvegardé par l’imbécillité brevetée, continuait en paix son terrible commerce.

 

En haut comme en bas de l’échelle judiciaire et policière, on avait répondu à Remy d’Arx : « Les Habits Noirs n’existent pas ! »

 

Et si après la mort de ce martyr de la routine quelques-uns étaient tombés parmi les chefs de la ténébreuse association, c’est qu’un autre fou avait encore agi en dehors des bourreaux et des greffes, un fou qui risquait sa vie deux fois, comme Remy d’Arx lui-même, traqué en même temps par ceux qui attaquent la société et par ceux qui ont sans nul doute la bonne intention de la défendre.

 

Ce fou, c’était le Dr Lenoir.

 

Mais la bataille s’était livrée sans témoins. Ce qui en avait transpiré allait déjà vers l’oubli, et ceux qui auraient pu se souvenir ne voulaient déjà plus croire. Le docteur Abel faisait du reste de son mieux pour épaissir le voile qui couvrait le roman de son passé.

 

Quand on faisait allusion, par hasard, aux Habits Noirs, il était le premier à sourire, disant de sa voix grave et vibrante :

 

– Est-ce que vous en êtes encore à croire à tout cela ? La cour a jugé : Il n’y a jamais eu d’Habits Noirs.

 

Mon Dieu, non ; à l’exception des cinq ou six malheureux qu’on avait vus une fois porter ce nom en cour d’assises, toute cette absurde épopée du colonel Bozzo-Corona, le Père-à-tous, et de ses bandits, n’était qu’un tissu de fables.

 

Pour revenir à l’hôtel de Souzay, tranquille et muet au fond de sa solitude un peu triste, une intimité véritable régnait entre Georges, le jeune maître de la maison, et M. Albert, son secrétaire, qui mangeait à la table de Mme de Souzay.

 

Albert, nous l’avons dit, semblait être, au commencement, la gaieté même de la maison, tandis que Georges avait alors un aspect maladif et triste.

 

Dès ce temps-là, chose inexplicable, la belle veuve laissait volontiers la société de son fils mélancolique pour celle du secrétaire heureux et bien portant.

 

Mais les choses n’avaient pas tardé à changer en ce qui concernait la santé et le caractère respectifs des deux jeunes gens.

 

Georges s’était rétabli entre les mains du Dr Lenoir, et, en même temps que ses forces, il avait recouvré toute la joyeuse humeur de son âge. Au contraire, Albert, attaqué tout à coup par un mal inconnu et sans cesse grandissant, était devenu morose, taciturne, malheureux.

 

Et il paraît que ce n’était pas sa gaieté seule qui attirait naguère la sympathie de Mme de Souzay, car elle s’attachait à lui de plus en plus depuis qu’il était devenu triste.

 

Dans les rares promenades qu’elle faisait en voiture, Albert était constamment son compagnon, et elle passait de longues heures chaque jour à lui donner ces soins assidus qui sont le cher devoir des mères.

 

Georges n’en témoignait aucune jalousie, et redoublait d’affection pour celui qui portait auprès de lui le titre de secrétaire sans en remplir assurément les fonctions.

 

Georges sortait beaucoup : sa mère ne lui demandait aucun compte de sa conduite ; mais dès qu’Albert, de qui son jeune maître ne réclamait nul service, venait à s’absenter, Mme de Souzay devenait inquiète, et c’étaient, au retour, de minutieuses enquêtes mêlées parfois de reproches.

 

Le cordon bleu de l’hôtel s’appelait Mme Mayer et tourmentait l’anse du panier comme beaucoup de Prussiennes. En parlant de ces petites scènes d’intérieur chez le boucher, français, mais pareillement voleur, elle prononça une fois, en l’appliquant à Mme de Souzay, le mot jalousie, pris dans son sens le plus brutal.

 

– Et ça ne serait déjà pas si étonnant, ajouta-t-elle. Dans les maisons, les secrétaires, faut que ça gagne sa vie, pas vrai, et madame est fièrement conservée ! Alors, un grand bébé comme monsieur Georges, vous comprenez, ça la vieillit et elle ne l’aime pas, tandis que l’autre, ça la reverdit, et elle ne peut pas lui en vouloir pour ça, hein ? J’ai entendu une fois le docteur qui disait à monsieur Georges comme ça : « Courage, vous en verrez la fin ! » Vous comprenez, il n’est pas heureux, ce jeune homme-là, et il compte que le secrétaire avalera sa langue, dame !

 

Avec l’accent de Breslau, d’où Mme Mayer était native, ces choses ont encore plus de saveur.

 

Un soir, trois mois avant l’époque où commence notre histoire, c’était le 5 janvier 1853, Albert, le secrétaire, rentra fort tard.

 

Il était pâle comme un mort.

 

Mme de Souzay et le Dr Lenoir passèrent toute la nuit à son chevet avec le vieux valet Tardenois.

 

Quant au jeune monsieur Georges, il ne rentra pas du tout, et l’on apprit qu’il était parti pour un grand voyage.

 

Ce fut le lendemain de ce jour que Clément-le-Manchot entra à la prison de la Force comme accusé de complicité dans le meurtre des deux vieilles demoiselles Fitz-Roy de Clare, assassinées nuitamment au numéro 67 de la rue de la Victoire.

 

XI

Georges et Albert

 

Pendant plusieurs semaines, Albert, le secrétaire, fut entre la vie et la mort. On ne laissait entrer dans sa chambre, à part Mme de Souzay et le Dr Lenoir, que Tardenois et Rose Lequiel, la femme de chambre, toujours habillée de deuil comme sa maîtresse.

 

Une fois que Mme Mayer avait pu arriver jusqu’à la porte du malade, sous prétexte d’apporter un bouillon, elle l’entendit qui grondait d’une voix rauque : « Je l’ai tué ! je l’ai tué ! C’est moi qui le tue ! »

 

Mme Mayer raconta cela chez le pâtissier, et elle ajouta :

 

– Qui donc a-t-il tué, ce garnement-là ? Notre jeune monsieur, bien sûr, dont on n’entend pas plus parler que s’il était en Australie !

 

Ce ne sont pas nos cordons bleus français qui causeraient de l’Australie ; mais là-bas, elles savent toutes, même les marmitonnes, la géographie des lieux où l’on peut gratter de l’argent pour le rapporter en Allemagne.

 

Mme Mayer se trompait, cependant ; on parlait de Georges bien plus qu’elle ne le croyait.

 

Parfois, dans ses entretiens avec le docteur Abel, Mme de Souzay avait des retours passionnés vers Georges, et le docteur s’en étonnait presque, car il y avait là une énigme de famille dont il possédait le mot.

 

Étant donné la connaissance de ce secret, la conduite de la belle veuve devenait non seulement explicable, mais toute naturelle.

 

Outre le docteur, il y avait, pour être au fait de ce mystère, le vieux Tardenois et Rose Lequiel qui, devant les autres domestiques, traitaient Albert comme on en use avec un simple secrétaire, c’est-à-dire assez lestement, mais qui, dans le particulier, l’entouraient d’affectueux respects.

 

Un jour, chez le fruitier, Mme Mayer apporta d’importantes nouvelles.

 

– On se fait du mal, dit-elle, pour des choses qui n’en valent pas la peine du tout. Notre monsieur Georges est tout uniment en voyage à l’étranger, par conséquent, ce n’est pas lui que cet Albert a tué ; mais on ne m’ôterait pas de l’idée qu’il y a des drôles de manigances dans la cabane ! Madame roucoule avec le secrétaire, et le docteur roucoule avec madame. Ça fait peur ! Moi, j’aime la France à cause de ça, personne ne se gêne. On n’a pas même besoin de se cacher derrière les portes pour en voir de toutes les couleurs. La Rose Lequiel, toujours habillée comme la femelle d’un croque-mort, et ce vieux Rodrigue de Tardenois doivent en savoir de jolies ! Mâtin !

 

Notez qu’elle prononçait : « Zé fieux Rôtrique té Darténois toit en zâfoir té chôlies ! » Mais j’aimerais mieux me pendre que de chercher le comique au fond de cet odieux patois allemand.

 

Ce fut chez le fumiste que Mme Mayer eut le plus de succès.

 

– Vous verrez que, dans cette baraque-là, dit-elle, ça finira par un pétard ! Voilà un fait divers ! On se plaignait de ce que nous n’avons ni banquier ni notaire, excepté le docteur qui apporte les rentes dans son mouchoir de poche, eh bien ! il en est venu des notaires ! et des avoués ! Nous avons hérité, devinez de qui ! C’est la bande Cadet qui fait nos affaires ! Paraît que madame était la nièce ou la cousine ou n’importe quoi de même des deux vieilles demoiselles de la rue de la Victoire, de sorte que Clément-le-Manchot a travaillé pour la maison. Et ce n’est pas tout ! nous nous tenons bien tranquilles dans notre trou, mais si nous voulions, nous en ferions de la poussière ! Pas l’embarras ! nous sommes comtes, nous sommes marquis, nous sommes princes, ducs et tout ! Il y en avait, des titres dans les papiers de l’avoué ! Je les ai retournés, vous savez ? N’empêche que c’est drôle ; moi, j’ai idée que nous serons mis une fois ou l’autre sur le journal et que ça ne sera pas pour des prunes !

 

Au bout d’un mois, Albert put quitter le lit, mais il n’était plus que l’ombre de lui-même, et sa tristesse semblait mortelle.

 

Un mot encore avant de reprendre notre récit.

 

Quelques semaines après le départ de Georges pour ce fameux voyage qui intriguait si fort Mme Mayer, le Dr Abel Lenoir sortait de l’hôtel vers dix heures du soir, quand il aperçut une ombre de femme assise sur la borne à gauche de la porte cochère, la même borne d’où s’était détachée la petite Lirette, lors de l’arrivée du fiacre qui amenait notre échappé de la Force.

 

Ce Dr Lenoir connaissait beaucoup de monde, et peut-être qu’il avait des raisons de se croire épié.

 

Son premier regard donna un nom à l’ombre qu’il saisit rudement par le bras.

 

– Que fais-tu là, Lirette ? demanda-t-il avec sévérité. L’enfant, c’était bien elle, qui s’était endormie à ce poste qui semblait être le sien, s’éveilla en sursaut. Son premier mouvement fut la frayeur.

 

– Est-ce papa Échalot qui t’a mise en faction ? interrogea encore le docteur. Dis-lui de ma part qu’il joue gros jeu, s’il retombe dans ses anciens péchés.

 

– Oh ! non, fit Lirette, ce n’est pas papa Échalot.

 

– Alors, que fais-tu là ? T’aurait-il chassée ?

 

La petite courba la tête, et ses grands cheveux voilèrent son front.

 

– Non, dit-elle encore, il ne m’a pas chassée, mais il me chassera.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que j’aime quelqu’un, et c’est trop tôt.

 

Ceci fut prononcé si bas que le docteur eut peine à l’entendre. Il lâcha le bras de l’enfant pour écarter ses cheveux.

 

– Toi ! dit-il, petite Lirette ! Déjà !

 

Elle sauta sur ses pieds et se dressa de toute sa hauteur.

 

– Oh ! fit-elle, il y a déjà du temps !

 

Elle était si étrangement jolie aux reflets du réverbère lointain qui caressaient la pâleur de son visage en arrachant des étincelles à ses yeux mouillés, que le docteur la regarda comme s’il ne l’eût jamais vue.

 

– Et qui aimes-tu, Lirette ? reprit-il en baissant la voix malgré lui.

 

Cette fois, elle ne répondit pas, mais elle murmura bientôt après :

 

– Vous qui êtes si bon, ne refusez pas de m’apprendre où il est. On avait dit qu’il était mort…

 

– Georges ! s’écria le docteur au comble de l’étonnement.

 

Elle saisit sa main qu’elle porta jusqu’à ses lèvres en balbutiant :

 

– Ne vous moquez pas de moi et répondez.

 

Le docteur restait souriant à la regarder. Sur sa belle et douce figure il y avait comme une rêverie, qui semblait remonter bien loin vers le passé.

 

– J’irai te voir, Lirette, dit-il enfin, je veux savoir comment cela t’est venu. Je ne guéris pas seulement les fluxions et les fièvres…

 

– Oh ! moi, interrompit l’enfant, je ne veux pas être guérie… Où est-il ?

 

– Il fait un grand voyage.

 

– Se porte-t-il bien ?

 

– De corps, oui.

 

– Et de cœur ?

 

– Je ne sais.

 

– Reviendra-t-il bientôt ?

 

– Je l’espère.

 

– Que Dieu vous récompense, merci !

 

D’un mouvement rapide comme l’éclair, elle se dressa sur la pointe des pieds, et le docteur eut le front effleuré d’un baiser…

 

Aussitôt qu’on eut connaissance à l’hôtel de l’arrivée du jeune maître de la maison, les domestiques s’agitèrent et, sous prétexte de zèle, vinrent inspecter la situation. L’un s’empara du sac de nuit, l’autre de la valise ; Mme Mayer n’avait rien à porter, mais c’était la plus occupée parce qu’il lui fallait son contingent de reportage pour le boulanger, le boucher, le fruitier, le pâtissier et le fumiste.

 

Georges passa rapidement au milieu des valets, placé qu’il était tout contre le vieux Tardenois comme s’il lui eût donné le bras droit.

 

Il monta le perron central qui n’était pas éclairé et entra par la porte du vestibule.

 

Mme Mayer dit quand il fut passé :

 

– On dirait qu’il fait la contrebande ! Toujours des cachotteries ! Qu’est-ce qu’il escamote sous son bras ?

 

Au salon, Mme de Souzay attendait, toute seule. Georges voulut lui baiser la main ; elle ne le permit pas et l’embrassa à plusieurs reprises, en disant :

 

– Pauvre cher enfant ! combien vous avez souffert !

 

Elle avait les yeux pleins de larmes, mais je ne sais comment rendre ceci ; c’était de l’émotion froide, presque de la pitié. Aussitôt assis, Georges dit à Tardenois :

 

– Il faut qu’on attelle sur-le-champ.

 

– Comment ! déjà ! s’écria Mme de Souzay. Georges répondit :

 

– Je suis en retard, on nous attend.

 

Puis, comme le vieux valet s’éloignait pour obéir, il ajouta :

 

– Ma mère, est-ce que je n’embrasserai pas Albert ? Mme de Souzay rougit en répondant :

 

– Il repose.

 

Elle avait les yeux baissés. Sa pâle et fière beauté eût tenté l’inspiration d’un poète, mais le trouble inexplicable, qui gênait la loyauté si hautaine de son regard, aurait en même temps défié le coup d’œil d’un observateur émérite.

 

Georges demanda encore :

 

– Le docteur a-t-il dit quelque chose pour moi ?

 

– Il a dit, répliqua Mme de Souzay, sans relever les yeux, que vous deviez vous hâter, et que, sous aucun prétexte, il ne fallait manquer le rendez-vous de ce soir.

 

Georges se leva aussitôt, disant :

 

– Vous voyez bien, madame, je ne m’appartiens pas. La belle veuve lui tendit la main et prononça tout bas :

 

– Georges, vous n’irez pas seul. Il demanda :

 

– Qui donc m’accompagnera, ma mère ?

 

– Moi… J’y suis déterminée, je le veux !

 

– Est-ce le docteur qui a réglé cela ainsi ?

 

– Non, mais je sais, je sens que c’est mon devoir.

 

– Madame la duchesse, dit Georges, je suis ici le fils aîné, le chef de la famille par conséquent. S’il fallait exprimer ma volonté, je le ferais. Mon désir est d’aller seul.

 

Elle l’attira sur son cœur, et dit :

 

– Cher, cher enfant ! comment me sera-t-il possible de m’acquitter jamais envers vous !

 

Georges devint très pâle et baissa les yeux à son tour.

 

– Madame, dit-il avec effort, ceci n’est pas bien parler : vous ne me devez rien, et moi, je vous dois tout.

 

Tardenois rentrait en ce moment, Georges lui fit signe de le suivre, salua respectueusement celle qu’il appelait sa mère et sortit.

 

Mme de Souzay laissa tomber sa tête entre ses mains.

 

À peine la porte par où Georges avait disparu s’était-elle refermée, qu’une autre porte s’ouvrit, donnant passage à une tête de jeune homme souffrante et amaigrie.

 

Celui-là était Albert, le secrétaire, dont nous avons déjà tant parlé. Il promena son regard tout autour de la chambre, et voyant que Mme de Souzay était seule, il entra.

 

D’un pas lent, qui était muet sur le tapis, il vint jusqu’à elle et, tout essoufflé des quelques pas qu’il venait de faire, il s’assit à ses pieds.

 

– Mère ! ô mère ! dit-elle, tu ne penses qu’à moi, et c’est lui qui va risquer sa vie !

 

Elle lui jeta ses deux bras autour du cou, et ses larmes jaillirent en abondance, bien différentes de celles qui coulaient de ses yeux naguère en présence de Georges.

 

– C’est vrai, dit-elle, c’est trop vrai ! et Dieu me punira ; jamais je n’ai pensé qu’à toi !

 

Elle sourit, parce que les baisers d’Albert essuyaient ses pleurs.

 

– Pourquoi, demanda-t-il doucement, ne veux-tu pas au moins que je l’embrasse ? Il le souhaitait, mère, et je l’aime bien.

 

Elle prit du temps avant de répondre. Les sanglots étranglaient sa voix.

 

– Je ne peux pas vous voir ensemble, balbutia-t-elle à la fin, en le pressant passionnément contre sa poitrine. Albert, mon pauvre enfant, il est ce que tu étais il y a un an, plein de vie, d’audace, de force, et toi…

 

– Et moi, je me meurs, interrompit Albert. Ah ! tu ne sais pas, tu ne sais pas à quel point il est plus heureux que moi, et de quel prix je payerais le danger qu’il va courir !

 

XII

La main gantée

 

Les événements de cette soirée avaient marché très vite, il n’était pas encore neuf heures du soir quand la voiture attelée vint attendre Georges au bas du perron.

 

– J’aurais parié un franc qu’il allait sortir dès ce soir, s’écria Mme Mayer, quand le cheval battit du pied le sable de l’allée. En voilà un qui ne perd pas de temps à embrasser sa maman ! Moi j’aime ces garçons-là qui vont dépenser dehors le sang qu’ils ont de trop dans les veines : ça fait rouler l’argent et l’amour !

 

Elle entrouvrit la porte de l’office pour guetter le départ de son jeune maître, mais elle eut le temps de s’impatienter : la toilette de Georges était loin d’être achevée.

 

Au moment où Mme Mayer commençait sa faction, notre échappé de la Force venait de se mettre entre les mains de Tardenois. Ce n’était pas pour que ce dernier remplît à proprement parler les fonctions ordinaires d’un valet de chambre, car Georges avait abattu lui-même toute sa barbe en un tour de main, ne gardant que sa fine moustache coquettement retroussée ; il s’était ensuite rasé de près et coiffé avec la même prestesse, après quoi, il avait fait disparaître les derniers et imperceptibles vestiges de la cicatrice.

 

Il n’avait pas menti tout à l’heure en disant que le bras qui lui restait était bon.

 

C’était une chambre élégante, mais sans luxe. On y voyait le portrait de Mme de Souzay, celui d’Albert et une troisième toile, représentant un homme jeune et beau, portant le costume d’officier général.

 

– Je suis sûr que tu venais ici quelquefois pendant mon absence, Jean, dit Georges qui achevait de disposer sa coiffure.

 

– J’y venais souvent, répondit le vieillard.

 

– Et Albert ?

 

– Il y est venu une fois, et Mme la duchesse l’a grondé.

 

– Pourquoi ?

 

– Elle a eu raison : il est sorti d’ici plus malade. M. le duc a bon cœur.

 

– Aide-moi, maintenant, dit Georges, et faisons vite !… Oui, certes, il a bon cœur. J’en suis sûr.

 

Tardenois avait disposé d’avance les diverses pièces d’un costume habillé. Auprès de lui, sur un guéridon était une boîte assez grande et de forme oblongue qui fermait à clef.

 

Il l’ouvrit.

 

Elle contenait une main gantée qui sortait d’une manche de chemise, munie de sa manchette : le tout n’avait pas tout à fait la longueur d’un avant-bras ordinaire.

 

Georges était maintenant complètement dépouillé du côté droit ; il se tenait près de son lit dont le rideau, ramené à dessein, tombait au-devant de son épaule. C’était, en vérité, une noble créature. Sa poitrine, son cou, celui de ses bras qui se pouvait voir, tout avait une beauté sculpturale.

 

Tardenois prit dans la boîte l’objet que nous avons décrit, et qui rendit un bruit métallique. Les doigts de la main gantée pendirent. À l’autre bout de l’avant-bras factice, il y avait des ferrures et des courroies. Tardenois dit :

 

– Le docteur l’a encore perfectionné, vous allez voir. Il dit que c’est un chef-d’œuvre.

 

Ses deux mains disparurent avec l’objet sous le rideau pendant que lui-même passait derrière son jeune maître, qui pâlit au bout d’un instant, et appuya fortement son mouchoir sur sa bouche pour étouffer un cri.

 

On entendit encore ce grincement de métal.

 

– Dites si je vous blesse ! fit Tardenois, dont la voix tremblait.

 

– Plus maintenant, c’est fini, répliqua Georges, aux joues de qui les couleurs remontaient.

 

Le vieux valet resta une minute encore derrière le rideau, et cria presque gaiement :

 

– Fait !

 

En même temps, il passa par-dessus la tête de Georges une fine chemise de batiste, et rejeta le rideau. La glace de la toilette qui faisait face renvoya un torse d’Apollon en déshabillé.

 

Georges se mit à rire.

 

– Je n’étais plus habitué, murmura-t-il, j’ai cru que j’allais pleurer comme un petit enfant. Dépêchons.

 

Les doigts de la main gantée ne pendaient plus et semblaient vivre.

 

– Tâtez un peu voir, fit Tardenois, en bouclant le pantalon sur la chemise bien tirée.

 

La main gauche de Georges toucha sa droite, et il eut comme un mouvement de frayeur.

 

– Elle n’est plus en fer ! murmura-t-il.

 

– C’est pour si quelqu’un vous donnait une poignée de main, malgré vous, repartit Tardenois. Vous l’avez dit : le docteur est sorcier ; c’est une main vivante.

 

Le reste de la toilette fut fait en trois minutes, et ce fut de la main droite que Georges prit son chapeau, au moment de sortir.

 

Sur le seuil, il s’arrêta et parut hésiter à faire une question.

 

– Savez-vous, demanda-t-il enfin à voix basse, si Albert est retourné rue de la Victoire ?

 

– Il n’est sorti qu’une fois, répondit le vieillard. C’était un mois ou cinq semaines après la terrible soirée. Il était mieux, un peu. Quand il revint, on aurait dit qu’il n’avait plus une goutte de sang dans les veines. Nous crûmes qu’il allait mourir entre nos bras.

 

– Avait-il revu cette femme ?

 

Comme Tardenois allait répliquer, Georges tressaillit, Une voix profonde et voilée venait de parler derrière lui, elle avait dit :

 

– Je ne l’ai jamais revue, et je ne la reverrai jamais ! Georges se retourna, Albert était à deux pas de lui.

 

La porte communiquant avec les appartements intérieurs, et par où il venait d’entrer restait ouverte.

 

Georges eut besoin de toute sa force pour ne pas laisser paraître son angoisse. C’était un fantôme qu’il avait devant les yeux.

 

– Albert, s’écria-t-il, que je suis heureux de vous voir !

 

– Tu mens, répondit le pâle jeune homme en essayant de sourire. Comment serais-tu content de me voir tel que je suis, puisque tu m’aimes ?

 

Georges chercha une parole pour protester, et n’en trouva point.

 

– Embrasse-moi, dit Albert. J’étais plus fort que toi, il y a un an, te souviens-tu ?

 

Georges le serra contre sa poitrine.

 

– Tu pleures, reprit celui qu’on appelait le secrétaire. Tous ceux qui m’embrassent pleurent. Il n’y a que moi qui ne pleure pas.

 

Il se dégagea de l’étreinte de Georges avec une sorte de brusquerie. Tardenois tournait la tête pour cacher ses larmes.

 

– Georges, reprit Albert, c’est toi qui combats, mais c’est moi qui meurs. Tu es fort, tant mieux, et comme je te trouve plus beau chaque fois que je te revois ! Quand elle n’aura plus que toi, je t’en prie, Georges, aime bien ma mère !

 

Georges l’écoutait d’un visage navré.

 

– Au nom du ciel, monsieur le duc, s’écria-t-il, ne me parlez pas ainsi ! J’ai besoin de mon courage.

 

– C’est vrai, dit amèrement Albert, toi, tu sers à quelque chose. Va donc, et sauve ceux qui peuvent être sauvés. J’étais venu pour te dire de quoi je meurs, mais j’ai entendu tes dernières paroles, tu sais tout ce que j’aurais pu te dire. Adieu.

 

Il reprit d’un pas pénible le chemin de la porte qui lui avait donné entrée. Georges voulut le suivre, mais Albert l’arrêta d’un geste de maître et sortit sans ajouter une parole.

 

L’instant d’après, Mme Mayer, récompensée de sa patience, voyait enfin « son jeune monsieur » monter dans la voiture découverte qui l’attendait au bas du perron.

 

« C’est tout de même un joli cœur, pensa-t-elle, et il porte fameusement bien l’habit de rôti ! Si ça n’était pas une petitesse de s’attacher aux maîtres, surtout quand ils sont français, je ne lui souhaiterais pas malchance, moi, à cet amoureux-là ! »

 

La voiture partit au grand trot. Tardenois avait dit au cocher en prenant place sur le siège :

 

– Rue Culture-Sainte-Catherine, n° 5. Bon train !

 

Georges, comme on le voit, avait fait beaucoup de chemin pour revenir à peu près à son point de départ. Il était dix heures moins le quart quand il passa devant l’horloge éclairée de Saint-Paul, et un regard jeté dans la rue Pavée lui montra les groupes de curieux obstinés stationnant fidèlement aux abords de la Force, dont la grand-porte, refermée, ne laissait plus passer aucun bruit.

 

Tous les gens qui s’occupaient, ce soir, de la récente évasion de Clément-le-Manchot, n’étaient pas, du reste, rue Pavée.

 

Chez les Jaffret, où les témoins du contrat de mariage de mademoiselle Clotilde étaient maintenant rassemblés en cérémonie, il ne manquait au salon que le fiancé lui-même, Mme Jaffret et M. Buin, dont l’assistance déplorait de bon cœur la mésaventure.

 

L’absence du malheureux directeur n’était que trop excusée. Celle du fiancé s’expliquait moins, et maître Isidore Souëf, qui avait par état la religion de l’exactitude, s’était déjà permis de consulter sa montre plusieurs fois ostensiblement.

 

Quant à Mme Jaffret, on était venu tout simplement l’avertir que quelqu’un demandait à lui parler.

 

Ceci arrivait souvent.

 

Adèle ne se gênait jamais pour planter là ses hôtes.

 

Une singularité de la maison Jaffret, c’est que le mari avait un cabinet qui était occupé par la dame.

 

Elle s’entendait en affaires et les aimait : le bon Jaffret, entraîné par l’innocente affection qu’il portait aux petits oiseaux, donnait volontiers sa démission de chef de la communauté en faveur de la forte Adèle.

 

Ce fut dans ce cabinet qu’on introduisit le quelqu’un qui était venu demander Mme Jaffret, et Adèle vint l’y rejoindre au bout d’un instant, plus ridée et plus vieille qu’à l’ordinaire, dans la magnifique toilette d’apparat qu’elle avait endossée pour la signature des conventions matrimoniales.

 

Ses cheveux gris étaient coiffés « par le perruquier » avec beaucoup de soin, et elle portait un éventail.

 

Nous connaissons celui qui attendait sous le nom de M. Noël ; mais Adèle, en entrant, le salua d’un autre nom :

 

– Ah ! c’est vous, mon Piquepuce, dit-elle de sa voix aigre et méchante, vous avez fait de la bonne besogne, aujourd’hui ! Venez-vous chercher votre récompense ?

 

– J’ai travaillé juste comme on m’avait dit de travailler, répondit M. Noël d’un ton bourru, je veux être payé comme on m’a promis que je serais payé. Ce n’est pas ma faute si la mécanique était mauvaise.

 

Adèle le regardait de travers, il continua :

 

– Tout ce qu’on m’a commandé de faire, je l’ai fait, à preuve que je viens de mettre le feu sous le hangar pour brûler l’échelle des maçons qui, sans ça, aurait cassé le cou d’un malheureux demain matin, et, alors, on aurait bien vu qu’elle était sciée d’avance en deux endroits. Le prisonnier devait s’évader par le mur de la Vieille-Dette, qui donne sur les démolitions, et je vous signe mon billet que le principal trait de scie étant donné à plus de vingt pieds du pavé, il ne se serait pas relevé, le Manchot !

 

Adèle haussa les épaules et grommela :

 

– Vantard et maladroit ! Il fallait d’abord le déterminer à se servir de ton échelle, imbécile !

 

M. Noël était assis dans le propre fauteuil du bon Jaffret. Il prit dans sa poche son sac à tabac et se mit à bourrer une pipe, noircie par l’usage, qu’il tenait à la main depuis le commencement de l’entretien.

 

Il regardait Adèle en face et n’avait pas l’air trop entamé par ses reproches.

 

– Merci de vos compliments, madame Jaffret, dit-il. Vous savez, ils vous reviennent en plein, je n’en veux pas. J’ai dit au Manchot : « Puisque vous voilà condamné, qu’est-ce que vous avez à perdre ? Moi, j’ai la fringale de me plonger au fond de tous les plaisirs de Paris, les danses, la débauche, la bonne chère et autres, mais je n’en ai pas les moyens pécuniaires. Donnez-moi les fonds pour vivre dans l’ivresse pendant deux ans seulement, avant mon suicide final, et je vous fournis de l’air, toc ! »

 

Loin de se formaliser, Adèle sourit et ses narines se gonflèrent.

 

M. Noël avait allumé sa pipe.

 

– Deux ans ! répéta-t-elle. Au fait et au prendre ! combien lui as-tu demandé d’argent, Piquepuce, ma bonne ?

 

– Vingt mille, parbleu ! répondit le fumeur. Ça ne fait pas trente francs par jour, et je n’ai pas les goûts de la racaille.

 

Adèle étouffa un juron qui dut scandaliser sa robe de satin noir. Elle était sérieusement irritée, mais ses doigts, qui la démangeaient, se tendirent malgré elle vers M. Noël.

 

– Je t’avais dit quinze cents, malheureux ! s’écria-t-elle. Vingt mille ! ça n’a pas le sens commun.

 

Entre ses doigts frémissants, M. Noël mit le court tuyau de sa pipe, que les vieilles lèvres de Mme Jaffret engloutirent aussitôt avec une sensualité gourmande.

 

– C’est pour mes rages de dents, dit-elle, moitié fâchée encore, mais déjà grimaçant un sourire caverneux : ça les soulage. Mon Piquepuce, ta pipe est bonne, mais tu as eu tort et tu le payeras tout de même.

 

XIII

Le scapulaire

 

Mme Jaffret aspira voluptueusement une douzaine de bouffées, et dit, en rendant la pipe avec un regret évident :

 

– C’est gala, ce soir, pas de bêtise ! On me flairerait.

 

– Le fait est, répliqua M. Noël, que, pour une ancienne de votre sexe, cette odeur-là ne fait pas bien dans le mouchoir ; mais on pardonne tout aux jolies femmes, c’est le proverbe. Parlons raison, voulez-vous, Maillotte ? Ce n’est pas moi qui payerai, c’est vous. Je ne dis pas que vous manquez de talent, vous autres femmes, et la reine Victoria gouverne bien l’Angleterre ; mais n’empêche que c’est étonnant de voir un jupon dans le fauteuil du colonel. On en cause, et pas mal, à l’estaminet de L’Épi-Scié, là-bas. Les affaires ne vont guère, et on rappelle le temps où il faisait jour des trois et quatre fois par semaine… grand jour !

 

– C’était trop souvent, mon fils, interrompit Adèle : Tant va la cruche à l’eau… Tu sais le reste. Quand j’ai montré le nez pour la première fois hors de mon trou et que je vous ai fait pstt ! vous vous êtes couchés à plat ventre. Vous n’en saviez pas long, et l’association était à cent pieds sous terre, hein ?

 

– Ça, c’est vrai ; mais voilà trois ans qu’elle est remontée, et on n’a fait encore qu’une opération.

 

– Donne ta pipe. La justice était en éveil, la police avait le diable au corps. C’est bon tout de même, nom de nom, mais la Marguerite va me dépister dès la porte quand je rentrerai. J’ai beau lui dire que ça me réussit pour mes rages de dents…

 

– Ah ! ah ! fit M. Noël : la Marguerite ! On en cause aussi de celle-là, on se dit : Puisque les grands sont morts, le colonel, Toulonnais-l’Amitié, le docteur en droit, le comte Corona, et les autres, pourquoi la Marguerite, qui était l’élève de Toulonnais, et la chérie du colonel, n’a-t-elle pas pris le Scapulaire ?

 

Ce dernier mot, le Scapulaire, fut prononcé du même ton que si M. Noël eût dit « le sceptre », et, par le fait, c’était bien cela, comme nous pourrons le voir. Adèle rendit la pipe avec mauvaise humeur et répliqua :

 

– Elle n’a pas le Scapulaire, parce que je l’ai dans ma poche, ma vieille. Sais-tu seulement ce que c’est que le Scapulaire ? Sais-tu ce que c’était que le colonel, ce fétiche, par lequel vous jurerez jusqu’à la fin du monde et qui s’est moqué de vous pendant quatre-vingts ans sonnés ? Et de moi aussi, c’est certain ! et de lui-même pareillement, car dans le cimetière où il est maintenant, il n’a pas pu emporter le trésor des anciens Habits Noirs, le monceau d’or qui ne tiendrait pas dans les caves de la Banque de France !

 

Les yeux de la vieille femme brûlaient sous les touffes de ses sourcils gris et l’on eût dit que cet éclat allumait une lueur entre les paupières de M. Noël.

 

Il baissa la voix pour demander :

 

– Est-ce vrai que le Scapulaire contient le secret du grand Trésor ? Adèle fut un instant avant de répondre, puis, arrachant pour la troisième fois de sa bouche la pipe de son compagnon, elle dit :

 

– Mon Piquepuce, écoute voir : vous êtes tous des brutes, et on gouverne les brutes avec des momeries. Si tu avais reçu de l’éducation, tu saurais cela. Quand on veut fonder un peuple, on dit aux vagabonds comme toi : « Je suis le possesseur d’un grand mystère, ma nourrice était une louve », ou bien : « Je vais dans la forêt toutes les nuits causer avec la nymphe Égérie. » Eh bien ! ce fut un peuple que les Habits Noirs, et même un grand peuple, ma parole, qui se répandait comme les juifs, sur toutes les contrées de l’univers. Le colonel Bozzo les amena un jour d’Italie où ils s’appelaient les Veste Nere, et faisaient partie de la Camorra Seconde dont Fra Diavolo lui-même, qui avait été mal pendu par les Français, en 1799, pendant la campagne de Naples, était le chef. Il y a cinquante ans de cela, mais je m’en souviens, ce qui ne me rajeunit pas… Si je te redemande ta pipe, ne me la donne plus dans mon intérêt. Ça t’amuse-t-il mon histoire ?

 

– Dame, fit M. Noël, j’attends. Peut-être que vous allez reparler du Trésor.

 

– Vieil enfant ! tu aimerais mieux des contes à dormir debout ! Ah ! tu as raison de regretter le colonel, il en avait toujours de pleins paniers ! Quand je le vis pour la première fois, il se donnait cent ans, et il a vécu un demi-siècle après… et une nuit que je pénétrai dans sa chambre à coucher pour lui dire que la police rôdait autour de son hôtel, rue Thérèse, je trouvai son lit vide, et un beau jeune homme bouclant ses cheveux noirs devant une glace…

 

– Les cheveux du colonel ? interrompit Noël ébahi.

 

– Les cheveux du beau jeune homme, qui était le colonel.

 

– Et comment expliquez-vous cela ?

 

– Je n’explique pas, mon Piquepuce, je suis une vieille femme et je bavarde. Si tu racontais mon histoire à l’estaminet de L’Épi-Scié, penses-tu qu’ils te croiraient ?

 

– Non, pour sûr !

 

– Tu vois donc bien que je ne cours pas grand risque. Et pourtant, c’est vrai comme cette lampe nous éclaire ! Regarde mon cou, ici entre deux rides, c’est la marque de son stylet, car il voulut me tuer, cette nuit-là, parce que je l’avais vu.

 

– C’était donc un déguisement, sa prétendue vieillesse ?

 

– Je n’en sais rien. Le Dr Samuel disait qu’il était le diable.

 

– Alors, murmura M. Noël, ceux qui prétendent qu’il n’est pas mort peuvent bien ne point se tromper.

 

– Je ne sais pas. J’étais une des trois femmes déguisées en religieuses qui veillèrent son agonie pour tâcher de surprendre le secret du Trésor. Je l’ai vu mourir, je le jure, vu de mes yeux, et sa tombe est au Père-Lachaise ; mais si quelqu’un me disait que c’est lui qui fait avorter l’une après l’autre toutes nos combinaisons, je le croirais.

 

Il y eut un silence. M. Noël secoua les cendres de sa pipe. On entendait dans le salon voisin le bruit monotone et paisible de la conversation.

 

Mme Jaffret reprit :

 

– Ils sont là qui attendent, et celui qu’on attend ne vient pas. Peut-être le colonel l’a-t-il arrêté en chemin. Où en étais-je ? Pour fonder son peuple, le colonel prit la vieille méthode et il fit bien : il s’entoura de mystères et de fables, dans lesquels il y avait du vrai pourtant, car j’ai pénétré (il y a longtemps !) dans les caves du couvent de la Merci que l’association possédait en Corse, au pays de Sartène, et j’ai vu là un monceau de richesses qui eût acheté un royaume.

 

– Et où sont-elles passées, ces richesses ? demanda M. Noël, dont l’émotion altérait la voix.

 

Adèle haussa les épaules :

 

– Où sont les diamants, les rubis, l’or, les billets, les bank-notes, les titres qui emplissaient la cachette de la rue Thérèse[3] ? Je continue et je te parle franc, car nous n’avons plus besoin de mystère, nous, pour vous tenir : il y a au-dessus de nous tous un mystère qui plane malgré nous, un prestige : le Trésor du colonel Bozzo. Ça suffit. Nous gardons les anciens mots de passe, Fera-t-il jour demain ? et le reste, mais le Scapulaire que ce vieux démon a fait luire aux yeux de votre superstition pendant un si grand nombre d’années, le fameux Scapulaire de la Merci, contenant le secret des Habits Noirs, le mot mystique, la grande formule et la clef d’or, il ne renferme rien, il n’a jamais rien renfermé, sinon la suprême raillerie du Maître : une parole écrite en vingt langues diverses, mais n’ayant qu’un seul sens : néant. Tiens, le voilà, le Scapulaire de la Merci, regarde !

 

Mme Jaffret jeta sur le bureau un cordon de soie muni de deux médaillons qui sonnèrent en touchant le bois. Noël s’en saisit avidement et ouvrit les deux médaillons tour à tour. Ils étaient vides, ou plutôt ils ne contenaient chacun qu’une lamelle d’ivoire taillée en rond, et les deux étaient pareilles, portant inscrits en lettres rouges les mots courts et caractéristiques qui signifient rien dans toutes les langues du globe.

 

– Je ne sais que le français, dit M. Noël en refermant les médaillons. Pourquoi m’avez-vous montré cela ?

 

– Pour que tu ne regrettes pas trop le passé, ami Piquepuce ; pour que tu saches les motifs de notre apparente inaction et que tu les redises, en expliquant les raisons qui m’ont assise, moi, selon ta propre expression, à la place du Père-à-tous, quand il existe encore des maîtres de l’ancien temps : Samuel et Marguerite, et aussi Comayrol, qui était jadis au-dessus de nous. Comprends bien cela : nous n’avons plus qu’une affaire : le Trésor, et, seule au monde, je possède un moyen de mettre l’association sur la trace du Trésor.

 

– Est-ce que les fiançailles d’aujourd’hui ont trait au Trésor ? demanda Noël.

 

Adèle l’interrompit d’un geste affirmatif.

 

– Et l’évasion ?

 

– Aussi ; tout a trait au Trésor. Rien n’a trait qu’au Trésor. Et maintenant, bonsoir, bonhomme. Voilà mon mystère à moi ; ce prestige-là en vaut bien un autre, pas vrai, et vous me suivrez comme des caniches ! Va te coucher.

 

Elle se leva et battit sa robe à coups d’éventail, en femme qui va faire une grande entrée. Noël n’avait point répondu à son bonsoir. Il la rappela au moment où elle allait passer le seuil.

 

– Excusez, Maillotte, dit-il, je voudrais savoir encore quelque chose.

 

– Dis vite, alors, et appelle-moi Mme Jaffret.

 

– Est-ce que M. Larsonneur en mange ?

 

– Nom d’un tonnerre ! repartit Adèle, qui lâcha le bouton de la porte, tu sais pourtant bien que je n’aime pas votre argot ! Demande-moi tout bonnement, dans le langage des gens comme il faut, si ce monsieur est de chez nous. Avec votre patois de coquins, vous battez le rappel des inspecteurs et des sergents de ville. Comment dis-tu le nom ?

 

– Larsonneur.

 

– Connais pas.

 

– Alors, restez s’il vous plaît, patronne, nous n’avons pas fini, nous deux.

 

Il y avait dans son accent quelque chose de si grave que Mme Jaffret revint sur ses pas aussitôt.

 

– Cause, fit-elle, on t’écoute.

 

– Si vous ne voulez plus de notre patois, dit Noël, il y en a d’autres qui le ramassent, et si M. Larsonneur ne mange pas avec nous, il est à table avec ces autres-là. Toc !

 

– Explique-toi, mon brave.

 

– Eh bien ! reprit M. Noël, je prenais ce Larsonneur pour l’âme damnée de M. Buin… il n’est pas avec vous, non plus, celui-là, hé ?

 

– Ah ! mais non ! répliqua Adèle en riant, il nous faut bien quelques honnêtes gens au salon.

 

– Ce Larsonneur était le chien couchant du directeur et l’épouvantail de tous les gens de la prison…

 

– Et c’est lui qui t’a coupé le prisonnier sous le pied ? interrompit Mme Jaffret.

 

– Vous le saviez ?

 

– Non, mais je le devine.

 

– Vous devinez bien, c’est ce Larsonneur qui a fait l’évasion par la grand-porte, entre les jambes des gendarmes. Vous pensez que je n’étais pas en humeur de le caresser, je me suis donc mis à sa poursuite bien plus encore qu’à celle du condamné. Je fouillais la cohue, quand j’ai entendu qu’on disait : « Place Royale, il fait jour ! » J’en ai sauté, parce que j’ai pensé tout de suite que c’était une de vos manigances, et je n’osais plus ni avancer ni reculer, crainte de me trouver en travers de vous. Sans ça, le condamné n’aurait pas été loin, mais je me disais : « Si je mets les pieds dans le plat, la Maillotte est capable de me faire du chagrin. »

 

– Pour ça, tu avais raison, dit Adèle, et je t’en ferai si tu oublies de m’appeler Mme Jaffret. Est-ce tout ce que tu avais à m’apprendre ?

 

M. Noël était évidemment désappointé par le peu d’effet que produisaient ses révélations.

 

– Si ça vous est égal, gronda-t-il entre ses dents, tant mieux ! Moi, je croyais que de savoir qu’il y a dans Paris une autre maison de commerce qui se sert de vos trucs et de vos marques de fabrique…

 

– Et pas moyen de l’attaquer en contrefaçon, hé, Piquepuce ? interrompit la vieille en riant. Oui, tu devais croire que j’allais tomber pâmée… Mais la Belle-Jardinière a des tas de succursales, tu sais bien, mon garçon…

 

– Comment ! s’écria M. Noël, non sans admiration, c’est vous qui aviez monté le coup du vieux monsieur et de la dame en noir ?

 

Maman Jaffret cligna de l’œil d’un air aimable.

 

– J’en ai monté bien d’autres, mon pauvre bonhomme ! dit-elle. Allumes-en une avant de t’en aller, il n’y a pas de pipe que j’aime comme la tienne, et je vais te donner ton numéro pour passer demain à la caisse. Attends voir que je sache si le marié est arrivé.

 

Elle entrouvrit la porte qui donnait dans le salon et demanda :

 

– Eh bien ? et le prince Charmant ?

 

XIV

Histoire des Habits Noirs

 

Au temps de leur grandeur, les Habits Noirs étaient régis par la loi salique comme l’ancien royaume de France, et même il y avait quelque chose d’égyptien dans leur gouvernement, car, de l’un et de l’autre côté des Alpes, en France, comme en Italie, c’était toujours un Pharaon qui, pendant plus d’un siècle et demi, les avait conduits à la guerre du brigandage, tantôt dans les gorges de l’Apennin, tantôt dans les rues de Paris. Le Pharaon s’appelait le colonel Bozzo-Corona, et ce fameux roi de la nuit avait duré, lui tout seul, autant qu’Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV réunis.

 

Il est vrai que la légende laissait entendre que le roi des Habits Noirs, le Père-à-tous (il Padre d’ogni) comme on l’appelait, était une espèce de phénix, renaissant de sa propre mort, et que sa vieillesse plus que séculaire devait s’obstiner jusqu’aux dernières heures du monde.

 

Beaucoup de soldats, dans la sombre milice dont nous racontons ici la décadence encore redoutable, croyaient fermement à l’immortalité du colonel. Les plus sceptiques pensaient que ce Brama des coquins, chrysalide monstrueuse, subissait dans quelque trou une période d’engourdissement, et qu’on le verrait surgir, encore une fois, tout d’un coup, comme un diable jaillit d’une tabatière, plus rusé, plus féroce et plus centenaire que jamais.

 

Quoi qu’il en soit de cette superstition, qui est fréquente dans l’histoire où elle rôde autour des tombeaux de presque tous les grands hommes, nous venons de voir que le sceptre du colonel était, au moins momentanément, tombé en quenouille.

 

La femme de cet humble et bon Jaffret, vieille, hideuse, ayant entre ses dents noires un trou creusé par le frottement des tuyaux de pipe était reine à la place du bandit romanesque et brillant que la légende italienne adore sous le nom de Michel Bozzo ou Pozzo, et qui s’appelle Fra Diavolo au panthéon de l’Opéra-Comique.

 

Misère de nous ! Quand elles tombent si bas, les grandes institutions feraient mieux de mourir.

 

Mais il y a plusieurs manières d’être reine : la manière russe de Catherine la Grande, et la manière anglaise de ces dignes dames que les parlements du Royaume-Uni entourent de respect et de tendresse, à la condition de ne jamais rien faire de ce qu’elles veulent.

 

Adèle Ier, épouse Jaffret, régnait comme elle pouvait : d’une troisième manière, qui consistait à payer comptant chaque jour ses vingt-quatre heures d’autorité, à force de ruse et d’audace.

 

Son droit, à elle, n’était ni celui qui vient par héritage, ni celui que donne l’élection.

 

Elle s’était insinuée, puis imposée en réunissant les débris épars du Fera-t-il jour demain ?, en leur apportant une raison de s’efforcer et de vivre. C’était une reine tâcheronne qui travaillait à ses pièces.

 

On nous comprendrait désormais mal, si nous ne donnions ici au lecteur, en quelques lignes, le résumé de l’histoire des Habits Noirs.

 

Nous laisserons de côté, bien entendu, les détails, pour ne toucher qu’aux grands traits de la légende.

 

Au commencement de ce siècle, vers les dernières années de l’Empire, le colonel Bozzo-Corona, chef de la Camorra Seconde, qui avait si longtemps désolé l’Italie du Sud et la Sicile, fut obligé de passer la mer, après avoir livré plusieurs batailles rangées aux troupes du roi Murat. Ce ne fut pas une déroute, mais bien une retraite en bon ordre, et l’état-major entier de la Camorra put se réfugier dans l’île de Corse avec le trésor de la bande, évalué déjà à des sommes fabuleuses.

 

Avant de quitter l’Italie, le conseil des Maîtres s’était réuni, la nuit dans les ruines du temple de Pœstum, pendant que l’armée encore nombreuse des bandits bivouaquait autour des colonnades.

 

Le colonel Bozzo était là avec sa fille, la belle Francesca Policeni, qui commandait l’escadron des guides de Catane.

 

Les uns disent que Fra Diavolo portait déjà la couronne de cheveux blancs qui coiffait encore un demi-siècle après la tête vénérable du Père-à-tous ; les autres prétendent que c’était alors un héroïque soldat, donnant au vent des nuits les longues boucles de sa chevelure noire comme le jais.

 

Toujours est-il qu’il s’assit dans l’enceinte du temple, sur un fût de colonne brisée, comme Charlemagne au milieu de ses douze pairs.

 

Pour plafond, il y avait le ciel d’Italie suspendant des milliers d’étoiles aux profondeurs de son azur ; le croissant énorme se couchait derrière les perspectives lucaniennes, à l’horizon du pays des roses, et, par les entredeux des piliers doriques, on voyait les ombres des soldats sommeillant ou buvant autour de leurs feux.

 

– Mes fils chéris, dit le colonel, entouré d’un respectueux silence, nous voilà au bout de notre rouleau. Ce grand bellâtre de maréchal des logis qu’on appelle le roi Murat n’en a pas pour deux ans, c’est certain ; mais nous n’en avons pas, nous, pour deux semaines. Nous sommes acculés entre la mer et les monts. C’est à vous de savoir si vous voulez passer la mer ou gagner la montagne.

 

– La montagne ! fut-il répondu tout d’une voix.

 

Fra Diavolo fit un geste caressant.

 

C’était un ténor, comme vous avez pu vous en convaincre à la salle Favart. Quand il voulait, il parlait plus doux que miel.

 

– La montagne, répéta-t-il, je ne demande pas mieux, mes amis bien-aimés. Je fais toujours tout ce que vous voulez. Seulement, permettez-moi de vous rappeler que vous êtes très riches…

 

Il fut interrompu par un long et joyeux murmure où s’étouffait le cri de dévouement et d’admiration : Eviva ! Padre d’agni ! (Vive notre Père-à-tous !)

 

– Merci, mes colombes, merci, reprit le colonel. J’espère que votre vœu sera exaucé et que je vivrai encore longtemps. Vous savez bien que je ne meurs pas souvent… Étant très riches, je ne vois pas l’intérêt que nous aurions, vous et moi, à nous enfouir comme des taupes dans quelque trou de l’Apennin où il n’y a ni théâtre, ni corso, ni salon de conversation. Si je pouvais vous offrir Naples, Rome, ou même Florence, je parlerais différemment ; mais dans ces gorges diaboliques, ô mes petits enfants chéris, comment diable dépenserez-vous votre magnifique fortune ?

 

Un des Maîtres ouvrit l’avis suivant :

 

– Partageons, dit-il, et que chacun aille où il voudra.

 

On prétend que ce Maître-là fut retrouvé le lendemain matin couché parmi les fleurs. Un accident lui avait coupé la gorge. Le colonel, cependant, lui répondit :

 

– Mon fils préféré, tu parles d’or aujourd’hui comme toujours ; mais le destin s’oppose à ce que ton conseil soit suivi, du moins pour le moment. Il y a, Dieu merci, beaucoup d’or et d’argent monnayés dans nos caisses, mais le principal de notre fortune se compose d’objets sacrés, empruntés aux monastères et même aux cathédrales. À elle toute seule, la très sainte basilique de Saint-Pierre de Rome nous a fourni plus de cinquante mille ducats. Penses-tu qu’il serait facile de réaliser tout d’un coup dix ou douze millions de pareilles valeurs en Italie ?

 

On n’entendit que le chiffre et le vieux temple de Jupiter retentit d’un long cri d’ivresse.

 

Douze millions !

 

– En conséquence de cette crainte, reprit le colonel qui se frottait les mains tout doucement, je me suis permis de prendre ce qu’on appelle des mesures conservatoires. Nos caisses nous ont précédés au-delà de la mer… Ne craignez rien, je réponds de leur contenu intact, sur mon propre crédit.

 

– Où sont-elles ? demanda-t-on de toutes parts.

 

Le colonel envoya des baisers à la ronde, mais il garda le silence.

 

Et je pense qu’il n’est déjà plus besoin de vous expliquer le secret qui fit de cet homme extraordinaire, pendant un si grand nombre d’années, le plus invulnérable et le mieux obéi des souverains.

 

Dès cette époque, il valait douze ou quinze millions pour ses sujets.

 

Plus tard, il eût été difficile, sinon impossible, de calculer les sommes folles représentées par sa vie. Cela conserve.

 

Il continua :

 

– Nous allons suivre, en partie, du moins, l’avis ouvert par le plus cher de mes fils (celui qui ne devait pas s’éveiller le lendemain). C’est ici que nous devons nous séparer. Liberté complète, chacun agira à sa fantaisie ; seulement, tout le monde est prévenu que le rendez-vous général est en Corse, à trente jours de délai, dans la campagne de Sartène, au couvent des bons Pères de la Merci, qui nous recevront comme des anges. J’ai sommeil, mes bien-aimés, allons nous reposer.

 

Le lendemain, deux régiments de l’armée napolitaine, qui traquaient la Camorra Seconde depuis un mois, firent leur jonction aux ruines de Pœstum, où il n’y avait plus personne, sauf le « fils chéri » du colonel Bozzo, qui avait la gorge ouverte.

 

Les autres Veste Nere étaient rentrés sous terre.

 

À un mois de là, jour pour jour, dans la campagne de Sartène, les cloches de l’ancien couvent des Pères de la Merci, abandonné depuis nombre d’années, se mirent à tinter vers la tombée de la nuit, et quand l’obscurité fut tout à fait venue, les paysans d’alentour purent voir avec étonnement que les vitraux de l’antique chapelle s’illuminaient.

 

Quelques bons pères avaient été vus quinze jours auparavant allant et venant le long des quatre lieues qui séparaient le monastère de la ville. On savait vaguement un bruit qui courait, disant que le couvent, occupé de nouveau, allait répandre l’aisance sur toute la contrée.

 

Aussi la joie remplaça bientôt la surprise ; avant la fin de la soirée, tout le monde connut l’arrivée des bons pères, et les passants se découvrirent en écoutant les chants, sans doute pieux, que laissaient sourdre les fenêtres closes de la chapelle.

 

De la piété de ces chants je ne pourrais pas répondre, pour ma part, car une grande table était dressée dans la nef et les officiers de l’ancien état-major des Vestes Noires fêtaient là en famille l’heure de la réunion après un mois d’absence. Le festin était présidé par le Père-à-tous, dont la vénérable et douce gaieté se communiquait aux convives.

 

Le couvent de la Merci occupait une étendue de terrain considérable. Ses cryptes et ses caves pouvaient passer pour de véritables souterrains. Les soldats avaient où festoyer comme les chefs.

 

Cette nuit-là même, après le repas, il y eut conseil des Maîtres dans la crypte creusée et bâtie sous la chapelle. Nous ne citerons aucun nom parmi ces Maîtres, qui ne touchent en rien à notre présent récit. Bien d’autres avaient vécu depuis leur décès, car si le Père-à-tous était immortel, ses lieutenants s’usaient très vite : il avait une terrible manière de les convertir quand ils n’étaient pas de son avis.

 

À ce premier conseil tenu dans les souterrains de la Merci, le colonel Bozzo, après s’être félicité de voir encore une fois autour de lui ses chers et fidèles compagnons, déclara qu’il était prêt à faire le partage du Trésor entre tous les membres de l’association.

 

Il paraîtrait qu’on ne s’attendait pas beaucoup parmi des Maîtres à un dénouement si prompt et si loyal, car la joie fut immense et les voûtes de l’église souterraine faillirent crouler sous les applaudissements.

 

Nous devons ajouter que cet accès d’allégresse fut de courte durée.

 

Au plus fort des acclamations, on vit le Père-à-tous déplier un parchemin jauni qui était la charte d’association, signée par les membres fondateurs de la Camorra Seconde. Les figures aussitôt s’allongèrent.

 

– Part égale pour tous ! dit le colonel, voilà notre loi, le dernier de nos hommes a autant de droits que vous et moi.

 

– Vous étiez douze et vous étiez Maîtres, quand vous avez réglé cela, dit un des chefs.

 

– Nous sommes toujours douze Maîtres : seulement, nous commandons à un peu plus de quatre cents soldats, et d’après nos statuts, le Père-à-tous hérite de ses chers enfants qui sont morts.

 

Il déplia deux autres pancartes dont la première contenait quatre cents noms, tandis que la seconde, interminable liste, portait le compte de tous ses « pauvres enfants » décédés. Le nombre des morts était pour le moins double de celui des vivants.

 

De longues qu’elles étaient, les figures devinrent énormes.

 

XV

Le colonel

 

Le colonel Bozzo promenait à la ronde son regard souriant et bénin. Il tenait les morts de la main droite et de la gauche les vivants.

 

– Vous plaît-il d’examiner ces listes, mes mignons ? demanda-t-il. Les bons comptes font les bons amis.

 

Personne ne répondit parmi l’assistance consternée.

 

– Non ? reprit le Père-à-tous, vous avez confiance en moi, comme de jolis enfants que vous êtes ! C’est très bien. Alors, faisons un peu d’arithmétique. Je suppose que nous avons douze millions liquides, c’est un joli tas de monnaie, n’est-il pas vrai ? À douze cents parts, cela fait juste dix mille francs pour chacun.

 

Il y eut de gros jurons autour de la table du conseil.

 

– Si je me suis trompé, dit le colonel avec douceur, permis à vous de recommencer le calcul. Ne vous gênez pas avec moi.

 

Nul ne s’avisa d’accepter la proposition. Le colonel poursuivit :

 

– Quatre cents parts pour les vivants, cela donne quatre millions ; à peu près le double pour nos morts, huit millions qui complètent les douze. Plût à Dieu qu’il me fût possible de rendre la vie à ces chers bien-aimés en renonçant à mes droits, mais comme cela ne se peut pas, je me tiens à la lettre du traité, et je prends ma part.

 

Chez les membres du conseil, la peur combattait la colère. Personne ne protesta.

 

– À la bonne heure ! fit le colonel, qui les regardait toujours en souriant, nous prenons bien les choses, et nous avons raison, car nous ne sommes pas les plus forts : cette égalité qui vous gêne, vous qui êtes douze, fera plaisir aux autres qui sont quatre cents… Voulez-vous un moyen de sortir de là ?

 

Il s’était redressé d’un brusque mouvement, et toute sa personne avait soudain changé d’aspect. Son œil fixe et profond pesa comme une fascination sur ceux qui l’entouraient pendant qu’il reprenait de nouveau :

 

– Vous ne me connaissez pas encore. Tant pis pour ceux qui auront défiance de moi ! Voulez-vous ma part, je vous la donne : non pas pour que chacun des soldats dont je suis le général, des enfants dont je suis le père, ait 20 000 francs au lieu de 10 ou même 30 000 francs, ou même le double. Ce n’est pas la fortune, cela, et je veux que vous soyez riches, riches comme il faut l’être pour avoir à profusion et à toujours tous les biens de la vie. Vous entendez ? nous parlons à bouche et à cœur ouverts ; assez riches pour commander aux hommes et pour choisir entre les femmes, assez pour jeter l’or à toutes les passions, assez pour que les prodigalités les plus folles ne trouvent jamais le fond de votre bourse inépuisable !

 

Beaucoup de regards brûlèrent, allumés par une avide crédulité, mais il y en eut trois qui dirent :

 

– Nous demandons nos 10 000 francs et notre liberté.

 

– Sortez, répondit froidement le colonel, vous n’êtes plus d’entre nous. Demain vous aurez votre liberté et votre argent.

 

Il quitta la table et ouvrit lui-même la porte par où les trois Maîtres devaient se retirer. Avant de la refermer sur eux, il dit entre haut et bas à quelqu’un qui était dehors :

 

– Il fait nuit, mes enfants, éclairez !

 

Et le lourd battant retomba, étouffant de son bruit trois plaintes qui n’eurent point d’écho.

 

Il n’y avait rien sur la table, ni vins, ni liqueurs.

 

Pour porter l’ivresse au cerveau de ceux qu’il voulait ivres, cet homme n’avait besoin que de l’étrange éloquence qui coulait à flots ardents de ses lèvres, si froides d’ordinaire, à l’heure où c’était sa volonté de séduire.

 

Il leur dit ce que Fernand Cortés peut-être et François Pizarre avaient dit aux aventuriers espagnols pour les entraîner vers l’Eldorado inconnu, ce que les bardes du Nord, bien longtemps auparavant, avaient chanté aux blonds guerriers qui ravirent la moitié de la France et toute l’Angleterre, et, auparavant encore, ce que les chefs barbares criaient aux hordes de l’Orient, précipitées sur l’ancien monde, ce poème éternel, ce cantique, auquel nul ne résiste : l’hymne de l’or, du vin et de la volupté.

 

Connaissait-il donc Paris, ce sauvage bandit de l’Apennin ?

 

Mais, Attila connaissait-il l’Europe ?

 

Non, ils devinent, ils partent, ils arrivent comme l’eau des montagnes devine l’océan immense et s’y précipite, le long des fleuves, s’il y a place, sinon, par-dessus les choses et par-dessus les hommes.

 

Le sauvage, du haut de sa ruse, avait deviné les mystères de la civilisation et ses excès ; il leur dit, à ces grossiers croisés qui écoutaient, l’œil et le cœur en feu, sa prédication endiablée, il leur dit les merveilles de cette mine d’or, la plus riche de l’univers entier, les prestiges de cette féerie, les débauches de ce mauvais lieu ; Paris, le faîte de la gloire et le fond de la honte !

 

L’Italie leur était fermée désormais, il leur montra ces autres Apennins aux nuits plus sombres, aux jours plus étincelants, où, au lieu de tenir l’affût pendant des semaines pour attendre le passage d’une maigre caravane anglaise, les bandits affolés ne savent quelle occasion entendre, ni quel pillage choisir.

 

De l’argent à monceaux, du plaisir à satiété, et la fatigue supprimée, et le danger anéanti !

 

C’était la bataille sans armes, où l’adresse remplace la force, et où la main gantée porte paresseusement une badine au lieu du lourd tromblon des bandits antédiluviens.

 

Ce soir-là, fut fondée la frérie des Habits Noirs.

 

Et, quand le colonel leva la séance, les trois places laissées vides par les Maîtres déserteurs étaient remplies. Il y avait un médecin de Paris, un docteur en droit de Paris, et une jolie femme de Paris.

 

Un seul de ceux-là restait vivant à l’époque où se passe notre récit : le médecin Samuel, qui attendait en ce moment même au salon de la maison Jaffret l’arrivée du fiancé de mademoiselle Clotilde. Tous les autres avaient disparu tour à tour, les Italiens comme les Français, et la plupart très vite, car le colonel Bozzo faisait une abondante consommation de lieutenants.

 

S’il avait supprimé le danger venant du dehors, il avait gardé intacte sa bonne habitude d’épurer lestement son conseil, dont les membres ne vivaient jamais vieux.

 

Du moins, avant de mourir, étaient-ils devenus riches, tous ces soldats du mal ? Leur avait-on tenu les miraculeuses promesses de la première nuit ?

 

Oui et non.

 

Plusieurs d’entre eux avaient mené très grande vie ; mais le fameux partage n’était jamais venu.

 

L’ancienne Camorra, quittant les solitudes de la Grande Grèce pour envahir les sentiers encombrés de notre civilisation, s’était transformée du haut en bas ; ses rangs élargis avaient fait d’elle une armée : la plus puissante peut-être des armées de malfaiteurs qui aient effrayé l’Europe moderne.

 

Elle avait englobé, cette armée, parmi ceux qui sont hors la loi, tous les puissants et tous les faibles ; les généraux ne lui manquaient pas plus que les soldats, et le gouvernement occulte dont le colonel restait le chef suprême possédait ses diplomates, ses légistes, ses grands capitaines.

 

Il eut un jour, pour ministre des Finances, un de ces hommes qui prêtent des milliards aux rois.

 

Y a-t-il une fonction d’État qui soit au-dessus de celle dont le signe, but de toutes les ambitions, est le tant désirable et sacré portefeuille ?

 

Oui, c’est celle dont le signe est la hache.

 

Du moins, dans le vieux monde, le premier de tous les droits attachés à la souveraine puissance était le droit d’avoir un bourreau. Point de couronne sans ce rouge fleuron.

 

Le roi des Habits Noirs avait bourreau.

 

À l’issue de ces assemblées sombres où il faisait jour à minuit, pour employer la terrible langue des Veste Nere, longtemps après que l’aurore s’était levée, il faisait nuit tout à coup sous le clair soleil. Une voix qui mettait le frisson dans toutes les veines annonçait cela.

 

Et alors le géant au visage sinistre, Coyatier, dit le Marchef, dont les voleurs et les assassins eux-mêmes ne voulaient pas toucher la main, paraissait au milieu du cercle des Maîtres : douze visages masqués de noir.

 

Et une autre voix s’élevait, prononçant ces paroles symboliques :

 

– L’arbre est sain, il a une branche desséchée.

 

– Coupez la branche ! ordonnait la première voix.

 

Le Marchef ne frappait jamais d’un seul coup.

 

Derrière Agamemnon, roi d’Argos et de Mycènes, Homère a rangé tout un bataillon de héros immortels ; derrière le Père-à-tous, il y avait aussi Achille, et plus de deux Ajax, et Diomède, et même le sage Ulysse, représenté par le fameux docteur en droit qui trouva la règle fondamentale de l’association : « Toujours payer la loi. »

 

C’est-à-dire : « Donner aux tribunaux un coupable pour chaque crime commis. »

 

Grâce à cette invention d’un infernal génie, non seulement la confrérie restait à l’abri des vengeances publiques, mais encore elle faisait disparaître légalement ses ennemis. Chacun de ses coups frappait deux victimes à la fois : celui qu’on livrait pieds et poings liés à la justice, accablé d’avance sous le poids des preuves savamment préparées.

 

Je me souviens bien que j’eus un sourire la première fois qu’il fut question devant moi de ce mécanisme si simple et si puissant.

 

Il m’était expliqué pourtant par un jurisconsulte éminent, qui a laissé de profonds souvenirs au palais.

 

C’était à l’époque où le procès dit « des Habits Noirs » éveilla si passionnément la curiosité publique. Le jurisconsulte dont je parle me dit : « Nous ne saurons rien, parce que les gens qui sont aujourd’hui devant la cour d’assises ne savent rien. Ce sont les goujats de l’armée ; je penche même à croire qu’ils n’appartiennent pas du tout à la redoutable confrérie dont les chefs, à moins d’un hasard favorable, nous donneront le change éternellement. »

 

On ne sut rien en effet, sinon que le chef de la bande arrêtée était un vulgaire voleur ; ses soldats ni lui n’avaient rien de commun avec ceux qui, protégés par leur système de compensation, menèrent leur criminelle industrie, tour à tour, en France sous le nom d’Habits Noirs ; en Angleterre sous le nom de Black Coats ; en Italie sous celui de Compagnons du Silence ; en Allemagne enfin où ils portaient le nom de Francs-Rosecroix, pendant près d’un demi-siècle, sans que les tribunaux de ces divers pays pussent les inquiéter une seule fois sérieusement.

 

Depuis lors, j’ai donné beaucoup de temps et d’efforts à l’étude d’une série de faits qui surexcitaient jusqu’à la fièvre mon désir de connaître à la fin le grand mot de cette étrange énigme. Je n’ai à ma disposition, pour communiquer avec le public, que la forme du roman qui, par elle-même, excite la défiance. Assurément, les personnes, dites sérieuses, ne doivent aucune espèce d’égards aux romans ; mais il y a des personnes qui sont intelligentes avant même d’être sérieuses, et j’ai trouvé parmi celles-là des encouragements inattendus.

 

Mais première affirmation (elle date de loin) relative aux docteurs ès crimes, tenant boutique de moyens propres à fausser les instructions et à produire l’erreur judiciaire, avait été provoquée par des renseignements pris au palais même et à la préfecture de police. Beaucoup l’ont dédaignée et même raillée, mais un récent procès a prouvé qu’il ne fallait pas trop hausser les épaules à la pensée qu’un ensemble de présomptions arrivant à la plus complète vraisemblance peut être fabriqué de toutes pièces comme on imite une signature ou comme on falsifie un bilan.

 

Le hasard a eu bon dos jusqu’ici, et je ne nie pas que ses jeux suffisent souvent à égarer notre pauvre justice humaine ; mais il faut faire aussi la part du criminel talent, de l’industrie diabolique et de la science de malfaire qui, luttant de progrès avec les autres sciences, arrivent de nos jours à de prodigieux résultats.

 

En ces matières, j’ai étudié longtemps, je ne sais pas tout, je puis apprendre encore.

 

Sous la Restauration et sous le règne de Louis-Philippe, il y avait une inquiétude, une terreur même, malgré le scepticisme étrange de l’administration. Vers l’année 1843, lors de l’affaire du banquier J. -B. Schwartz, il fut dit publiquement que le bras droit du Maître des Habits Noirs, M. Lecoq de la Perrière (Toulonnais-l’Amitié), n’était autre que le fameux Vidocq lui-même qui avait un pied dans les bureaux de la rue de Jérusalem.

 

La chose certaine c’est que, durant cette longue période, le nombre des crimes dont on parlait tout bas, et qui n’arrivaient pas devant la cour d’assises, dépassa toute croyance. Jamais non plus ne furent plus fréquents ces étonnements incrédules qui courent dans le public à la suite de tant de verdicts, et le prodigieux succès populaire du drame qui mettait en scène le martyre de Lesurque (Le Courrier de Lyon) fut comme un symptôme de l’opinion.

 

Cependant, aucun soupçon ne s’égara jusqu’à l’illustre bienfaiteur de l’humanité, l’apôtre de la rue Thérèse, le colonel Bozzo, qui prodiguait les millions pour soudoyer son armée, tout en élargissant sa réputation de philanthrope ; Lecoq menait un train de prince ; le faux duc de Bourbon, le comte Corona, la comtesse Marguerite marchaient à la tête de la haute vie parisienne ; et, à la fin de chaque année, le Père-à-tous, réglé, probe, exact comme un comptable de la Banque de France, dressait son inventaire et faisait miroiter aux yeux des associés le chiffre toujours grossissant du Trésor.

 

XVI

Adèle Jaffret

 

Il atteignit avec le temps, ce chiffre du fonds social, à des proportions vraiment fantastiques, et, à mesure qu’il grossissait, représentant une montagne d’or, le désir de partager grandissait aussi dans la pensée des associés. Beaucoup en moururent, car le colonel, avec le temps, n’avait pas perdu la bonne habitude de mettre en terre ceux qui lui faisaient de l’opposition. Rien de plus doucement paternel que son autorité ; il n’avait jamais que des paroles caressantes pour « ses bons petits enfants » ; seulement, le terrible Marchef avait souvent de la besogne.

 

Il y avait eu nombre de révoltes dans lesquelles ces hommes forts, intelligents, féroces, que nulle pitié n’aurait pu arrêter, avaient été joués sous jambe par ce vieillard fantôme, presque diaphane à force de maigreur et que la plus faible des femmes eût terrassé en le touchant seulement du petit doigt.

 

Le colonel garda pendant de longues années cette vie qui n’avait plus que le souffle et qui ressemblait à une perpétuelle agonie, mais qui, dans sa faiblesse, concentrait une si grande somme de puissance que, jusqu’à la dernière minute, aucune force humaine ne sut lui résister.

 

Il mourut enfin ; mais sa volonté obstinée resta vivante. Ceux qu’il avait opprimés et enchaînés sous sa loi par l’espoir de l’immense proie à partager ne furent point ses héritiers, et, dans la nuit de sa tombe, il continua de les railler impitoyablement, comme il l’avait fait au jour de la vie.

 

Il avait emporté le Trésor dans l’autre monde !

 

Après sa mort, l’association frappée s’engourdit un instant dans le découragement. Le lien mystérieux se rompit : la tête manquait à ce monstre. Pendant plusieurs années, les Maîtres qui survivaient séparèrent leurs efforts, dirigés pourtant vers un but unique : la découverte du Trésor ; et l’armée sans chefs se débanda.

 

Mais la faim, qui fait sortir le loup du bois, rassembla bientôt quelques débris de la frérie désemparée. Il y avait une organisation toute faite sur laquelle le premier venu pouvait mettre la main. Un jour, la forêt de Paris tressaillit joyeusement jusqu’au fond de ses ombres. Une bonne nouvelle courait de hallier en hallier : le Fera-t-il jour demain ressuscitait de son mortel sommeil.

 

Ce n’étaient plus les Habits Noirs. Il faut un sang nouveau pour rajeunir les institutions vieillies. C’était la bande Cadet qui naissait.

 

Il est dans ces pays ténébreux qui sont l’antipode de nos resplendissants boulevards, dans cette barbarie qui est l’envers de notre civilisation, des gloires que nous ne connaissons pas ou du moins dont nous ne soupçonnons pas l’étonnant prestige.

 

Les coquins que les débats judiciaires, trompetés par l’émulation des journaux, font célèbres pour nous, ne sont parfois que des doublures sur le grand théâtre du crime.

 

Ils se sont laissé prendre d’abord : mauvaise note. Ceux qui ne se laissent pas prendre valent évidemment mieux.

 

Le plus souvent, on peut les ranger dans la catégorie des solitaires comme Tropmann, ou bien, comme Lacenaire, dans le rang des excentriques, opérant à l’aide d’un petit nombre de complices. Ils aiment le bruit, les débats leur en donnent et ils s’en vont contents. Ne les prenez pas pour des héros sérieux.

 

Ou tout au moins tarifez-les comme vous feriez, s’il s’agissait du commerce des nouveautés, pour tel petit marchand famélique, mis en face de ces écrasantes entreprises : les magasins du Bon-Marché ou du Louvre.

 

Il y avait quelque part dans le sous-sol parisien, mais nul ne savait où (surtout la police), un solide gaillard, condamné à mort cinq fois par contumace et qui se portait bien.

 

Voilà un homme !

 

Celui-là n’avait jamais donné des lambeaux de sa biographie aux reporters. Il se cachait avec une adresse qui tenait de la sorcellerie et vivait en bon bourgeois, disait-on, avec ses cinq condamnations dans sa poche. Il avait « servi » sous le colonel.

 

Celui-là était vraiment célèbre en Sauvagie, le mystérieux pays, situé à cent pieds sous les caves, où rampe le public d’élite capable d’apprécier à sa juste valeur la réputation d’un assassin.

 

Les tours légendaires qu’il avait joués à la justice lui donnaient le droit de rire en haussant les épaules quand on parlait des héros imbéciles dont la vogue se fait par la Gazette des Tribunaux.

 

– On ne parlera jamais de moi, disait-il, pas si bête !

 

Personne ne savait au juste son âge, car il y avait des années qu’il vivait entouré d’un mystère impénétrable, dévoilant son existence seulement par le mal qu’il faisait.

 

Dans les mers du Nord, on dit que la baleine peut vivre longtemps sous l’eau, mais qu’il lui faut enfin remonter à la surface pour respirer. Alors, sur le dos énorme de l’océan, une tache d’écume apparaît au loin et les harponneurs se hâtent. Quand une tache rouge apparaissait dans la mer de Paris, la justice et la police forçaient de rames.

 

Mais la baleine est partie souvent quand les harponneurs arrivent. Quand la police et la justice arrivaient, l’une pressant l’autre, Cadet-l’Amour avait toujours fait le plongeon.

 

C’était la moitié de son nom : il s’appelait Tupinier, dit Cadet-l’Amour a cause de ses succès auprès des dames. Il était laid, méchant, poltron homme contre homme, mais d’une bravoure fabuleuse sur le champ de bataille du crime. Malgré son âge, on le disait capable d’en remontrer à Auriol pour l’agilité.

 

Pour la finesse, il valait feu Talleyrand.

 

Tel était l’homme dont le nom populaire servait de raison sociale au Fera-t-il jour demain essayant de renaître de ses cendres. Bandit de bas lieu, soldat d’action, ayant mis toujours lui-même « la main à la pâte », il commandait aux anciens Maîtres dont quelques-uns étaient assis aux premiers gradins de l’échelle.

 

Il s’était imposé en promettant deux choses : trouver le Trésor de la Merci, faire un choix parmi les affaires entamées du vivant du colonel, et suivre les bonnes en travaillant au jour le jour pour faire vivre l’association.

 

Et l’association vivait.

 

Mais le mystère, qui autrefois entourait le Père-à-tous n’était rien auprès des précautions infinies que prenait Tupinier, dit Cadet-l’Amour. Ses commandements partaient d’un nuage. On ne l’avait jamais vu. Les uns disaient qu’il transmettait ses instructions à Adèle Jaffret, mais comment ? Les autres, allant plus loin encore, prétendaient que l’association se parait du nom célèbre de Cadet, comme certaines bandes industrielles achètent, dit-on, le titre de duc, le nom d’un général, d’un ancien ministre ou sénateur, pour illustrer leur conseil de surveillance.

 

Tupinier, selon ces derniers, était bien trop madré pour se fourrer dans une pareille galère.

 

Quoi qu’il en fût, par délégation ou autrement, cette vieille femme aux allures singulières, Adèle Jaffret, avait tous les dehors de l’autorité aussi bien dans son ménage que dans le conseil, et les membres de la frérie restaurée ne connaissaient pas d’autre commandement que le sien.

 

On doit penser, en considérant ses grandeurs nouvelles, que la vieille Adèle, femme d’un simple comparse dans la lugubre comédie du passé, ne devait pas être à son aise sur ce trône, occupé jadis par le colonel Bozzo.

 

Elle s’y tenait pourtant, mais ce n’était pas sans peine, et, certes, son autorité ne ressemblait point à celle de l’ancien Père-à-tous.

 

Ce n’était pas non plus la première venue ; une femme de capacité ordinaire, je dirais aussi bien un homme, eût perdu la tête cent fois pour une au milieu des complications qui l’entouraient. Elle connaissait les affaires et la vie beaucoup mieux qu’on n’aurait pu l’attendre de la compagne du bon Jaffret. Il y avait même en elle, à de certaines heures, comme un souvenir de grandes manières oubliées et de natives distinctions qui contrastaient singulièrement avec ses habitudes actuelles.

 

Mais, nonobstant cela, en apparence du moins, elle régnait plutôt par l’adresse que par la force ; son rôle était la lutte constante, même vis-à-vis des subalternes comme M. Noël dont elle n’acceptait les renseignements qu’à la condition de paraître mieux informée que lui : preuve de faiblesse.

 

Nous les avons laissés ensemble tous les deux dans le cabinet de M. Jaffret, M. Noël allumant sa pipe, Adèle entrouvrant la porte du salon pour demander :

 

– Eh bien ! et notre prince charmant ?

 

Il lui fut répondu par maître Isidore Souëf en personne et d’un ton de mauvaise humeur très accentué :

 

– J’ose dire que la conduite du futur époux laisse à désirer au point de vue des convenances. Il est en retard de trente-cinq minutes.

 

– Alors, repartit Adèle bonnement, je peux achever mes petites affaires. Vous me préviendrez quand on aura besoin de moi.

 

Et elle referma la porte. En revenant à son fauteuil, elle dit avec le plus grand calme :

 

– Maître Souëf est comme le directeur de la prison, il nous embaume de son odeur de bon bourgeois. Nous en avons d’autres.

 

Personne assurément n’eût deviné l’émotion que lui avaient causée les dernières paroles de Noël dénonçant une contre-association qui semblait vouloir la combattre avec ses propres armes. Elle fuma de nouveau, mais en se jouant et modérément. M. Noël lui dit :

 

– Ça n’a pas l’air de vous inquiéter, le retard du prince Charmant ?

 

– Mon fils, répliqua-t-elle, c’est arrangé comme une machine à tricoter les bas. Si tu as occasion, regardes-en une de près et vois fonctionner tous les petits affiquets qui la composent. Ceux qui ont inventé la chose étaient des gens d’esprit, mais, nous autres, nous n’avons plus qu’à toucher la manivelle et à regarder marcher. Je savais que le prince serait en retard, comme je sais pourquoi le prince est en retard. L’affaire est jolie, et je t’en signe mon billet, elle est joliment menée… Dis, bonhomme, tu me plais, veux-tu passer ton examen pour une bonne place qui est vacante ? On est de vieux amis, toi et moi, mon Piquepuce, et tu peux faire mieux que d’être toujours un simple pousse-caillou au régiment des taupes, farceur !

 

– Quelle place et quel examen ? demanda M. Noël ; faudrait-il quitter la prison ?

 

– Au contraire, tu aurais l’emploi de ce M. Larsonneur qui t’a escamoté Clément-le-Manchot. Tu sais, ne te fais pas de mal : il y avait quelqu’un qui ne voulait pas que tu réussisses.

 

– Vous ?

 

– Non.

 

– Il y a donc quelqu’un au-dessus de vous ?

 

– Savoir ! prononça la vieille avec emphase. Ne sois jamais trop curieux avec moi, ça ne te porterait pas bonne chance… Y es-tu ?

 

– Tout de même. Examinez.

 

– Eh bien ! vide ton sac au sujet de ceux qui t’ont soufflé les deux ans de noces et festins que tu comptais te payer avec les vingt mille francs du condamné. N’oublie rien, c’est pour voir si tu en sais aussi long que nous.

 

– Bon. Alors, tout était sens dessus dessous dans la cour, et le directeur s’arrachait les cheveux en pleurant qu’il était déshonoré…

 

– Passe !

 

– J’ai cru d’abord que tout le monde de la voiture et aussi les gendarmes en étaient, tant ça me semblait drôle que le Manchot se fût évanoui comme ça. Un des gendarmes me conta la chose de la boîte d’imprimés. C’est connu, mais pas bête. Du reste, ça n’a pas servi beaucoup, tant les trucs étaient bien graissés et nombreux. Il y en avait un tous les dix pas, et je suis sûr qu’entre la rue Pavée et la place Royale, ils étaient plus de cinquante figurants qui travaillaient pour le nouveau Fera-t-il jour demain… ou l’ancien, puisque vous dites que c’est la même chose. La femme avec un voile était le condamné, comme de juste, et le vieux monsieur était Larsonneur, ou bien… tiens, cette idée ! Toc ! ça m’est venu tout raide ! C’était peut-être vous !

 

Maman Jaffret tressaillit si violemment que M. Noël resta tout interdit à la regarder.

 

– Est-ce que mes pieds sont dans le plat ? murmura-t-il d’un air moitié craintif, moitié content, en examinant Adèle Jaffret du coin de l’œil.

 

– Animal ! répliqua la vieille qui était déjà remise de son trouble et qui s’efforçait à rire, tu m’amuses avec tes bêtises. Comment veux-tu qu’on me prenne pour un homme, moi !…

 

– Dame…, commença M. Noël.

 

Mais il s’interrompit brusquement et ajouta :

 

– Au fait, c’est juste, ça ne se peut pas, rapport à vos deux grains de beauté qui sont de taille !

 

Malgré la maigreur musculeuse de son cou, la vieille avait en effet, sous la soie de son corsage, une paire de contours formidables.

 

– Vas-tu me manquer de respect, maintenant ! gronda-t-elle avec une colère comique. J’ai tort de me familiariser avec toi, mon Piquepuce, tu n’es pas quelqu’un de comme il faut.

 

Il y avait dans ses mains, quoi qu’elle fît, un imperceptible tremblement, mais son visage était tranquille. M. Noël l’examinait du coin de l’œil, il dit :

 

– Faut croire que c’était M. Larsonneur tout de même. D’ailleurs, vous allez bien voir que le gredin a du talent. Attention, voilà l’histoire :

 

XVII

Rue de Bondy

 

Ce n’était pas un conscrit que ce Noël, et le nom de Piquepuce, que lui donnait de temps en temps Adèle, avait sa célébrité à l’estaminet de L’Épi-Scié. Il avait fort bien remarqué l’émotion subite de la patronne au moment où, battant les buissons au hasard, il risquait l’hypothèse que le vieux monsieur, principal complice de l’évasion, et Adèle elle-même pouvaient bien être une seule et même personne.

 

Il s’était dit dans la logique de son métier :

 

– Elle aura fait un mauvais coup en vieux monsieur, puisqu’elle ne veut pas qu’on la voie dans ce rôle-là.

 

Mais il avait servi assez longtemps sous les ordres de Toulonnais-l’Amitié, qui était Vidocq ou son ombre, pour ne pas connaître le danger de trop savoir, et d’ailleurs il prenait son « examen » fort au sérieux.

 

En ceci, du moins, Mme Jaffret avait réussi à le tromper.

 

Il raconta donc dramatiquement, et en homme qui a conscience d’avoir accompli un beau trait, sa course à la poursuite du fiacre le long du boulevard. Il ajouta même quelques incidents propres à relever l’intérêt de l’aventure.

 

– Dire que je ne courais pas un peu après ce méchant drôle de Larsonneur, confessa-t-il, ce serait mentir, mais enfin, l’idée de vous être agréable y était aussi, parole ! Du Pas-de-la-Mule à La Galiote il y a une jolie trotte, pas vrai, quand on va d’un train à rattraper les citadines, eh bien ! en passant devant L’Épi-Scié, j’étais aussi frais qu’au départ.

 

« Voilà que tout d’un coup, un peu avant le petit Lazary, j’aperçois un sapin qui file en tigre, et allonge presque aussi vite que moi. Bon ! pas besoin qu’on me donne du coude dans les côtes pour m’avertir ; je vois que j’ai mon affaire, mais en même temps, j’ouvre l’oreille et j’entends qu’on galope derrière moi, et que ce n’est pas des quadrupèdes ! Je force de vapeur. Juste devant la Gaieté où l’on jouait la Citerne de l’Estrapade, plusieurs marchands de contremarques m’accostent et me demandent si je veux pleurer pour cinq sous. Ah ! la chose était bien montée ! Si c’est vous, patron, mes compliments !

 

« Le fiacre était si près que j’aurais pu m’accrocher à ses ressorts par-derrière. J’envoie promener mes voyous qui, au lieu de me lâcher, m’entourent. Je discerne le cas, j’en passe trois à la jambe, et aussitôt qu’ils sont par terre, je pique un élan…

 

« Mais je vous dis que c’était organisé à la papa.

 

« – Bêta ! qu’on me crie dans l’oreille, tu ne vois donc pas qu’il fait jour ! »

 

« Trois grands gaillards, peut-être quatre, étaient sortis de dessous les pavés, et v’lan ! je m’y couche, moi sur le pavé, avec un coup de merlin qui enfonce mon chapeau jusqu’aux épaules…

 

« Pour bien donné, il était bien donné ! parole !…

 

Sauf un peu d’exagération et la mise en scène de huit ou dix assaillants au lieu de deux, nous n’aurons que des éloges pour l’exactitude du récit de M. Noël. Mme Jaffret l’écoutait avec une placidité qui n’était pas exempte de moquerie, mais, sous cette indifférence affectée, elle ne perdait pas une syllabe.

 

– Ça vous est égal à vous, reprit M. Noël, moi pas : c’est un chapeau de perdu. Je me suis relevé comme j’ai pu. J’en connais qui auraient été se coucher, mais je ne suis pas de cette étoffe-là. On jouait la poule à L’Épi-Scié ; c’était tentant, nix ! moi, quand j’ai quelque chose dans la tête… J’ai laissé mon chapeau pour compte dans le ruisseau, j’ai rabattu et mêlé mes cheveux et j’ai plié ma redingote sous mon bras.

 

« Rien que ça, voyez-vous, me déguise mieux qu’un costume de Turc, parce qu’on est habitué à me voir tiré à quatre épingles.

 

« Je me disais : le fiacre est à tous les diables, mais en flânant devant les théâtres, je pourrais bien repincer mes marchands de contremarques.

 

– Eh bien ? fit maman Jaffret qui bâilla largement. Abrège un peu voir, tu m’ennuies.

 

– Eh bien ! ça n’a pas manqué, répondit M. Noël. Voilà qui va vous réveiller : sous le Théâtre Historique, j’ai avisé un gaillard à épaules carrées qui ne portait pas bien sa blouse et qui causait avec un galopin de ma connaissance. Ils riaient, les sans-cœur ! L’un était M. Larsonneur en propre original, l’autre Clampin, dit Pistolet…

 

– L’ancien moucheron de l’inspecteur Badoit ! interrompit Adèle.

 

– Juste ! ça vous repince, patronne ? Il s’était glissé à L’Épi-Scié dans le temps mais il n’ose plus y venir.

 

– Et tu as entendu quelque chose de leur conversation ?

 

– Pas seulement un traître mot. Quand ceux-là causent en plein air, ils ont des yeux tout autour de la tête, et je n’avais garde de m’approcher.

 

– Eh bien, alors… ? commença Adèle.

 

– Attendez donc ! J’ai tourné, je me suis mis derrière le monde… je vous dirais bien que j’ai cru entendre une fois votre nom…

 

– Mon nom ? Mme Jaffret ?

 

– Non, l’autre, la Maillotte… Mais je craindrais de me tromper.

 

– J’ai idée que tu aurais raison, mon Piquepuce, fit la vieille qui le regarda fixement.

 

Sous l’éclat de ces yeux ronds comme ceux d’un hibou, Noël ne se troubla point.

 

– Vous savez, dit-il, j’y vas de bon jeu. Si je voulais broder, j’aurais de la marge, car vous n’iriez pas demander ce qu’il en est à Pistolet ou à M. Larsonneur…

 

– Est-tu sûr de cela ? prononça froidement Adèle.

 

– En tout cas, allez-y, ça m’est égal… Au bout de quelques minutes, ils se sont mis à circuler, je les ai suivis. Ils ont passé derrière le Château-d’Eau pour prendre la rue de Bondy et sont entrés dans le grand hôtel qui est en face de l’Ambigu. J’ai couru à la porte cochère et j’ai entendu ceci sous la voûte : « C’est lui qui paye… »

 

– Lui, qui ?

 

– Et qui paye quoi, pas vrai ? Je n’en sais rien, mais je n’ai pas tout à fait fini, vous devinerez sans doute mieux que moi. Ils disparurent sous la voûte à droite par une porte qui me sembla donner entrée dans l’appartement du rez-de-chaussée. J’allai tout de suite à la fenêtre, sur la rue. Elle était éclairée faiblement derrière des persiennes closes, et les châssis restaient ouverts, car j’entendis presque aussitôt après une voix qui disait distinctement : « Faites entrer… »

 

Adèle avait beau faire, c’était plus que de la curiosité qui flambait maintenant dans son regard.

 

– Ça commence à vous amuser ? demanda M. Noël. C’est malheureux que mon rouleau est presque au bout. Les autres entrèrent. Je reconnus très bien leurs voix quand ils dirent : « Comment que ça va, monsieur Mora ? »

 

– M. Mora ! répéta Adèle, c’est la personne du rez-de-chaussée ?

 

– Je ne sais pas. La personne du rez-de-chaussée ne disait rien ou causait très bas, car je n’ai pu saisir une seule de ses paroles. M. Larsonneur a dit : « C’est fait ! » On a compté de l’argent, puis M. Larsonneur toujours a repris : « Il paraît que le petit est sur la piste du marbrier. »

 

Adèle s’agita dans son fauteuil. Elle était très pâle et gronda d’une voix changée :

 

– Que veux-tu qu’on fasse de toutes ces bêtises-là ?

 

– Moi ? ce qu’il vous plaira, répondit M. Noël. On peut couper le reste, si vous voulez. D’ailleurs, nous sommes tout au bout. J’entendis la personne de l’intérieur parler pour la première et la dernière fois. Elle dit d’une petite voix doucette : « Fermez voir la fenêtre, je crains les courants d’air… »

 

– Le docteur Abel a une forte voix ! murmura étourdiment Mme Jaffret.

 

– Ah ! ah ! fit Noël en riant, ce n’était pas le docteur. Je savais d’avance que le docteur Abel Lenoir demeure dans cette maison-là, puisque c’est moi qui vous l’ai appris, mais son appartement est au premier étage sur le jardin.

 

– Alors, la petite voix est à ce M. Mora ?

 

– Attendez ! J’oublierais ce détail : au moment où la fenêtre se refermait, je suis sûr d’avoir entendu le nom de la rue où nous sommes et le numéro de votre maison.

 

– Qui parlait ?

 

– L’ancien moucheron de la préfecture : celui que M. Larsonneur appelle « le petit » et qui est « sur la trace du marbrier… » ; je ne pourrais rien certifier parce que le bruit de la fenêtre est venu au travers, mais je crois avoir entendu encore un autre nom…

 

– Lequel ?

 

– Cadet-l’Amour.

 

Mme Jaffret ne broncha pas, cette fois, et haussa franchement les épaules :

 

– Cadet-l’Amour est loin, dit-elle, s’il court toujours !

 

M. Noël fut un peu désappointé. Il avait compté sur un effet.

 

– La plus belle fille du monde, commença-t-il, ne peut pourtant donner que ce qu’elle a !…

 

– Et tu n’as pas grand-chose, monsieur Piquepuce, dit la vieille sèchement. À qui la petite voix ?

 

– Peut-on dire ce qu’on pense ?

 

– Pourquoi pas’?

 

– Eh bien ! il y avait autrefois une petite voix qui ressemblait à celle-là, prononça tout bas M. Noël, et qui s’entendait pourtant de bien loin. Elle faisait peur, c’est certain, mais comme tous ceux qui l’écoutaient s’étaient donnés depuis longtemps au diable…

 

– Assez ! interrompit Adèle, qui riait maintenant sans affectation. Tu te ferais refuser à ton examen, rien qu’avec cette bourde-là. Bonhomme, les morts ne reviennent pas : c’est la seule chose certaine en ce monde. J’étais à l’enterrement du colonel, et je l’ai vu mettre en terre… Va te coucher. On n’est pas mécontent de toi. Tiens, voilà dix louis pour avoir manqué l’évasion du Manchot, bonne nuit.

 

M. Noël sortit la tête basse. En descendant l’escalier, il pensait : « Je ne sais pas si la vieille diablesse mène tout, ni quel jeu elle joue. J’ai l’idée parfois qu’elle a le colonel dans son armoire et la police dans sa poche ! »

 

Aussitôt après son départ, Mme Jaffret se mit à arpenter le cabinet à grands pas. Sur sa figure de vieil oiseau de proie, il y avait de la moquerie, mais aussi de l’embarras. Elle ouvrit un placard, situé à gauche de la cheminée, derrière le bureau et qui était plein de papiers respectables. Elle y prit une bouteille et un verre à madère, qu’elle emplit consciencieusement jusqu’au bord.

 

Elle l’avala d’un de ces traits courts et puissants que les amateurs expriment par ce verbe « siffler ». C’était de l’eau-de-vie.

 

Les gens les plus communs peuvent siffler leur petit verre, mais il faut être quelqu’un pour siffler un verre à madère aussi proprement.

 

– Ça s’arrangera, ça s’arrangera, dit-elle en refermant son armoire, pourvu qu’ils ne voient pas que je n’y connais goutte ! J’ai mon trou comme les anguilles, et si les choses se gâtent, je m’y fourre, bonsoir ! Allons voir les gens de la noce.

 

Elle reprit son éventail, fit bouffer les plis de sa robe et ouvrit pour la seconde fois la porte du salon où se tenait « la famille ».

 

Ce n’était pas celui où nous avons pénétré déjà quelques heures auparavant et par les fenêtres duquel on voyait la prison de la Force au-delà des démolitions.

 

La pièce où nous entrons était plus vaste et la vétusté du mobilier y prenait un aspect de grandeur.

 

Ce quartier du Marais dont les hôtels découronnés appartiennent maintenant à l’industrie, renferme encore des trésors en fait de « bibelots ».

 

Les meubles du salon où nous entrons et qui avait quatre fenêtres, n’étaient pas des bibelots. Le propre du bibelot est d’avoir été vendu et acheté. Ici, les fauteuils vénérables recouverts de très belles tapisseries fanées, les tentures, les tableaux et les cuivres étaient chez eux. Ils avaient vécu et vieilli là.

 

Cette pièce, dans la maison Jaffret, ressemblait à une chapelle où on aurait mis des reliques.

 

La pendule surtout, représentant un écu surélevé et supporté par deux sauvages armés de massues qui flanquaient le cadran émaillé rouge et or, était une œuvre de haut goût et de grande valeur. L’écusson portait « écartelé au premier et quatrième d’Angleterre, au second d’Écosse, au troisième d’Irlande, chaque quartier barré par la brisure de bâtardise – qui est Fitz-Roy – et sur le tout, en cœur, d’azur au soleil rayonnant d’or qui est Clare. »

 

Les deux devises de la couronne d’Angleterre couraient, l’une au-dessus, l’une au-dessous du grand écu : « Dieu et mon droit » « Honni soit qui mal y pense ». Autour de l’écusson central s’enroulait la devise particulière des Fitz-Roy de Clare : « Claros ante claros ».

 

Ces armoiries, répétées partout étaient sculptées au-dessus des portes et brodées au dossier des fauteuils.

 

XVIII

Salon Jaffret

 

Et en vérité, la grave assemblée au milieu de laquelle s’introduisait Mme Jaffret, portant haut dans sa robe de moire et, maniant résolument son large éventail, ne jurait pas trop avec ces fiertés héraldiques. Le blason des bâtards du dernier roi catholique de l’Angleterre n’avait pas à se voiler devant la réunion moitié noble, moitié bourgeoise qu’il présidait.

 

Il n’y avait là-dedans que le maître du logis, le pauvre bon Jaffret des petits oiseaux, pour avoir l’air d’un intrus.

 

Les autres faisaient bien. Tout le monde connaît la belle tenue du notaire, pris en général ; il est meuble meublant au sein des chaumières comme dans les palais, même quand l’âge ou quelque joli trait de dévouement n’a pas encore fait fleurir à sa boutonnière la rose de l’honneur.

 

Or, maître Souëf (Isid.) était décoré abondamment. On eût taillé un nœud de cravate dans l’ampleur de son ruban rouge. De plus il possédait une physionomie qui mariait avec un rare bonheur l’innocence de l’enfant de chœur à la mystérieuse majesté qu’on prête aux pontifes de la religion druidique. Ses cheveux blancs auraient honoré Charlemagne dont la tombe se voit à Aix-la-Chapelle, son linge éblouissait jusqu’à la fascination ; bref, tout en lui (même le coton qu’il avait dans les oreilles) imposait à la fois l’amour et le respect.

 

Or, remarquez que de tels notaires ne sont pas rares. Parmi nos confrères il en est qui ont insulté parfois le notariat. Je les désavoue du haut du culte attendri que j’ai voué à ces fonctions lucratives, dont le nom est synonyme de décence, de propreté, de discrétion, et qui ne mènent plus jamais au bagne, quoi qu’en dise la calomnie.

 

Le bagne a d’ailleurs été supprimé.

 

J’ai placé maître Souëf le premier parce qu’il était le plus beau, mais les autres hôtes du salon Jaffret avaient aussi leur valeur. Le Dr Samuel était là : sévère élégance, laideur puissante et transfigurée par le succès. Il atteignait alors à l’apogée de la vogue qui mit à ses pieds pendant dix ans le troupeau des malades nobles et millionnaires.

 

Nul n’avait, nul n’a jamais eu le secret des dissipations étranges qui engloutissaient les gains énormes de cet homme. Il vivait en stoïcien, il touchait par an les émoluments de quatre ministres, la Bourse ne connut jamais de joueur plus heureux que lui, et il courait après dix écus comme un clerc d’huissier.

 

Auprès de lui était une des reines de la grande vie parisienne, sa cliente et son amie, Mme la comtesse Marguerite du Bréhut de Clare, dont nous avons déjà plusieurs fois prononcé le nom.

 

Il faudrait un volume pour raconter, même en abrégé, le prodigieux roman qui fut l’histoire de celle-là[4]. Nous dirons seulement qu’à la suite d’aventures où sa vaillance et son génie l’avaient servie bien plus encore que le hasard, partie d’un niveau inférieur à la pauvreté même, elle s’était élevée lentement, laborieusement, frayant sa route d’un bras vigoureux, mais impitoyable, monnayant son esprit charmant et sa beauté sans rivale jusqu’au jour où elle était entrée par la bonne porte, dans cette maison quasi royale de Clare en épousant le Breton Joulou du Bréhut.

 

Son ambition n’était pas encore assouvie.

 

Assise plus haut, elle voyait plus de choses, et tout ce qu’elle voyait, elle le voulait.

 

Elle tenait le haut bout dans ce salon où les nobles souvenirs abondaient, mais où l’élément bourgeois avait aussi sa place, comme elle l’eût tenu dans le plus fier hôtel de la rue de Varennes. Celle-là était grande dame par grâce supérieure, comme on est poète en dépit de tout, quand Dieu le veut. Incessu patuit dea, disait déjà Virgile, qui ne soupçonnait pourtant pas encore le faubourg Saint-Germain.

 

Pourquoi nier le charme puissant des déesses ? Vous avez tous vu dans ces orgueilleux équipages, dont les chevaux dansent la pavane le long de la rue du Bac, des duchesses qui auraient gagné cent pour cent à changer de tournure avec leur cuisinière, et vous vous êtes dit : « La race n’est qu’un mot. »

 

Ce n’est pas vrai. Le mot recouvre une chose splendide, mais rare.

 

Certes, je connais aussi bien que vous la femme d’un duc qui est vilaine depuis la plante de ses pieds plats jusqu’à la racine de ses rudes cheveux ; elle ne sait ni marcher ni parler ni sourire, sa voix est commune, son ton désolant et la façon blasphématoire dont elle porte la toilette des jolies fait songer à ces farces de Londres où la grosse gaieté anglaise affuble de soie et de velours la femelle du sanglier domestique.

 

Je ne dis pas non, mais voyez auprès d’elle : voici quelque chose de digne et de riant, une de ces fiertés françaises, si hautes et si gaies qu’on en a le cœur épanoui. J’ignore le titre qu’elle porte celle-là : moi je la nommerais la reine. Tout le monde l’adore, même ceux qui ne savent pas pourquoi. Elle impose, elle charme, elle attire ; elle a tous les parfums qui sont de la femme et un autre qui n’appartient qu’aux dieux : l’ambroisie.

 

C’est la Race.

 

Pas plus que vous je ne saurais définir cet effluve subtil mais je vais vous en dire un des plus curieux caractères que j’ai découverts en cherchant bien :

 

Celles-là n’ont pas besoin d’oser.

 

Et quoi qu’elles osent pourtant, si folle que soit leur audace, nul ne s’étonne.

 

Et l’on se demande, ah ! c’est là que j’ai deviné le divin talisman ! Quoi qu’elles osent, on se demande comment elles n’osent pas encore davantage !…

 

Marguerite, comtesse de Clare, était de ces élues qui ne sauraient jamais trop oser. Sa généalogie ? Je ne tiens point cet article-là, et nous ne parlons pas chevaux. C’est au faubourg Saint-Germain que j’ai rencontré la Race dans toute sa fleur ; je dis cela, je ne dis pas autre chose, et je suis même forcé d’avouer que je n’ai pas eu vent de la présence d’aucun ancêtre de Marguerite à la croisade.

 

Elle avait tout ce qu’on prête si facilement aux vraies grandes dames ; l’abandon décent, le naturel que nul art ne remplace, la simplicité, mère de toute gloire, elle était belle à faire extravaguer les poètes, elle était jeune, même auprès de l’opulente jeunesse de mademoiselle Clotilde, qui s’asseyait en grande toilette à son côté !

 

Et qui était belle aussi, mais autrement, et qui portait avec une grâce un peu farouche ses brillants atours de fiancée.

 

Elle avait, cette Clotilde, sous la profusion de ses cheveux brun doré, un front exquis et des yeux largement ombrés dont le regard éclatait de franchise. Ses paupières, en ce moment, étaient à demi baissées, montrant la longueur recourbée et soyeuse de ses cils.

 

Autour de ses lèvres, plus fraîches qu’une fleur, jouait un sourire étonné : étonné peut-être de se contraindre.

 

C’étaient deux beautés vaillantes. Marguerite avait fait ses preuves, Clotilde ne devait pas attendre longtemps désormais l’occasion de combattre.

 

Elles causaient ensemble à l’instant où Mme Jaffret, sortant du cabinet de son mari, rentra dans le salon, ou plutôt la comtesse Marguerite parlait tout bas et très vivement à Clotilde, qui écoutait avec toutes les marques d’une profonde attention.

 

Pendant cela, le reste de l’assemblée, composée de gens fort respectables d’apparence, et dont quelques-uns même, femmes et hommes, devaient occuper assurément dans le monde des positions distinguées, entourait M. le comte de Comayrol, expliquant l’absence forcée de M. Buin et racontant avec détails l’audacieuse évasion qui avait eu lieu ce soir même.

 

Maître Souëf, assis tout seul auprès de la table où le contrat attendait depuis si longtemps, consultait de deux en deux minutes une superbe montre qu’il portait les jours d’accordailles pour encourager les cadeaux, et manifestait avec gravité l’excès de son mécontentement.

 

Adèle vint droit à lui et lui dit avec un peu de sécheresse :

 

– Les causes du retard me sont connues, mon cher monsieur, ne vous impatientez pas.

 

Maître Souëf rougit comme un homme qui se nourrit de décorum et qu’on prend en flagrant délit d’inconvenance.

 

– Ce n’est pas pour moi, balbutia-t-il, mais je me mettais à la place de la famille…

 

Adèle avait déjà fait un crochet pour aborder le groupe dont M. de Comayrol était le centre.

 

– Ce pauvre cher Buin ! dit-elle, un si brave homme ! Et toujours à son poste ! Figurez-vous qu’il était chez nous lors de l’événement ! Et justement, il nous racontait que le condamné avait des protections bien étonnantes.

 

– Dans l’administration ?

 

– Ou même plus haut, peut-être ?…

 

– Mon Dieu ! un peu partout.

 

– Je viens de causer avec un employé de la prison, et c’est ce qui vous fera excuser mon absence. Buin est tout à fait un ami de la maison ; sans les circonstances qui nous rassemblent ici, M. Jaffret serait certainement chez lui à l’heure qu’il est pour le consoler et lui offrir ses services.

 

– Ça ne fait pas de doute, appuya le bon Jaffret, d’un air timide et cherchant à lire la pensée de sa femme dans ses yeux.

 

Adèle poursuivit :

 

– L’employé me racontait… On ne sait pas jusqu’où va l’adresse des coquins ! Il y avait plus de cent personnes autour de la porte, dix employés, quatre gendarmes et le reste ; eh bien, on a déguisé le drôle au milieu de tout cela, et il a passé à travers la foule en criant sa propre condamnation.

 

– Ça, c’est joli, dit Comayrol.

 

Maître Souëf, qui voulait se réhabiliter à tout prix, fit un pas vers le groupe et répliqua :

 

– Voilà comme nous sommes, nous autres Français ! Il s’agit d’un meurtrier qui échappe à la justice, et nous disons : « C’est joli ! »

 

Adèle lui envoya un geste d’énergique approbation et quitta le groupe pour aller vers la comtesse Marguerite. En chemin, le Dr Samuel, qui se tenait à l’écart et feuilletait un album, l’arrêta par la manche.

 

– Tout va bien, lui dit Adèle, je suis contente.

 

Le Dr Samuel reprit son occupation et Adèle joignit la comtesse, à l’oreille de qui elle répéta :

 

– Tout va bien, ma toute belle, je suis contente.

 

Mme la comtesse de Clare l’interrogea d’un regard perçant, qu’Adèle soutint bravement en disant :

 

– Je tiens tous les fils de nos marionnettes. Rien ne m’échappe. Vous verrez bientôt !

 

Puis, s’asseyant sur un coin de chaise, elle ajouta :

 

– Avez-vous déjà parlé à la chère enfant ?

 

– Oui, certes, répondit Marguerite qui passa un de ses bras autour du cou de Clotilde et l’attira vers son baiser : ce n’est pas d’aujourd’hui que nous nous aimons, nous deux, n’est-ce pas, ma belle chérie ?

 

Clotilde souriait doucement.

 

– Qui ne vous aimerait ? murmura-t-elle.

 

– Cependant, reprit la comtesse Marguerite, je ne lui ai pas encore tout dit. Je veux être bien sûre avant de prononcer le grand mot.

 

– Sûre de quoi ? demanda Clotilde, dont les beaux yeux interrogèrent avec une curiosité sereine.

 

Marguerite sourit et répondit par cette autre question :

 

– Savez-vous que j’aurais l’âge d’être votre mère, mon enfant ?

 

– Oh ! fit Adèle, il n’y a que vous pour vous permettre de pareilles coquetteries. Vous avez l’âge d’être belle, chère comtesse.

 

– La plus belle ! ajouta Clotilde avec une franche admiration. Adèle lui caressa la joue d’un geste d’aïeule et murmura :

 

– Est-ce que nous n’avons pas un petit peu d’inquiétude, nous ?

 

– Non, repartit Clotilde qui jouait avec une paire de magnifiques pendants d’oreilles en diamants montés à l’antique dont l’écrin ouvert était sur ses genoux : c’était le cadeau de noces de la comtesse.

 

– Pourtant, reprit Mme Jaffret, ce retard… Ce serait bien un peu le cas d’être inquiète, à moins que vous ne sachiez…

 

– C’est cela ! interrompit Clotilde en souriant : je sais qu’il viendra !

 

XIX

Les derniers Fitz-Roy

 

Bien en prit à Mme Jaffret de tourner le dos au lustre et d’avoir son visage en pleine ombre, car elle ne put retenir une très visible grimace à cette réponse de la jeune fille.

 

Quant à la comtesse Marguerite, le beau et calme sourire qui jouait autour de sa bouche semblait taillé dans le marbre. D’un regard rapide comme l’éclair, elle cloua la parole sur les lèvres d’Adèle et demanda en baisant le front de Clotilde :

 

– Est-ce notre petit cœur qui nous l’a dit ?

 

Un peu de rougeur monta aux joues de la belle jeune fille.

 

– Tiens ! fit-elle en riant tout à coup, et son rire la faisait plus charmante, j’avais lu dans bien des livres que le cœur parlait, mais je ne savais pas encore que c’était vrai !

 

– Alors, insista Adèle, vous n’avez aucune raison particulière ?… Un regard peut piquer comme la pointe d’un couteau, car, sous celui de la comtesse, Mme Jaffret laissa échapper un grognement douloureux et se tut.

 

À ce moment, la porte du salon s’ouvrit, et M. Laurent, en livrée neuve, annonça :

 

– M. le prince Georges de Souzay !

 

Au nom du prince, jeté ainsi au milieu des conversations, il y eut un vif mouvement dans le salon. Plusieurs, parmi les personnes présentes, ne connaissaient pas le nouvel arrivant. Mme Jaffret marcha à sa rencontre et reçut ses premières excuses avec une véritable dignité, adoucie par la plus cordiale indulgence.

 

Je répète ici que cette vieille Adèle, derrière sa laideur originale, n’était pas sans posséder un certain vernis. Elle avait dû certainement voir au temps jadis un autre monde que celui de ce pauvre bon Jaffret.

 

– Le retard, fit observer maître Souëf (Isid.), mentant majestueusement à ses opinions de tout à l’heure, outre qu’il ne comporte pas un écart de plus de quarante-deux minutes, est d’autant plus excusable au retour d’un voyage que les chemins de fer, malgré une supériorité incontestable au point de vue de la rapidité…

 

Personne n’est sans avoir remarqué que les phrases de notaires sont généralement coupées par quelque favorable accident. À quelles proportions atteindraient-elles si on les laissait aller jusqu’au bout ?

 

Mme Jaffret écarta son mari, qui lui barrait maladroitement le passage, et prit le bras du prince pour le conduire à la comtesse Marguerite, qui s’était levée en tenant Clotilde par la main.

 

Le prince donnait le bras gauche, parce que cela s’était trouvé ainsi, comme l’expliqua maître Souëf après avoir fait observer que ce n’était pas la coutume. De la main droite, le prince tenait son chapeau.

 

L’effet produit par lui dans le salon fut absolument flatteur et quand ce pauvre excellent M. Buin arriva, presque sur ses talons, ne voulant pas, malgré sa déconvenue, refuser cette preuve d’affection à ses amis et voisins, il put entendre le murmure bienveillant qui se prolongeait après l’entrée de M. de Souzay.

 

– Je vous prie en grâce, dit M. Buin, mettant ses deux mains devant ses oreilles, pas un mot de cette abominable affaire ! Toutes les mesures possibles ont été prises et bien prises. Si on me parle de l’accident, je mords !

 

Mademoiselle Clotilde accueillit son fiancé par un cérémonieux salut, qui n’était pas dans sa façon d’être habituelle. Le prince lui dit, après avoir rendu ses devoirs à la comtesse, aimable et charmante comme toujours :

 

– Mademoiselle, c’est à vous que je dois adresser mes excuses, avant même de les faire accepter à Mme la comtesse de Clare, Mme la princesse de Souzay, ma mère, avait l’intention de m’accompagner…

 

– En vérité ! s’écria Adèle.

 

Marguerite prit les deux mains de Clotilde entre les siennes et ne dissimula point sa joie.

 

– Avez-vous entendu docteur ? demanda-t-elle.

 

– J’ai entendu, répondit M. Samuel qui se rapprocha aussitôt. C’était, à ce qu’il paraît, un événement d’importance que la simple intention, manifestée par Mme de Souzay, d’accompagner son fils chez les Jaffret. Georges poursuivit :

 

– J’ai attendu jusqu’au dernier moment. Mme la princesse m’a chargé de vous dire, et je vous répète ses propres expressions, que l’état douloureux de sa santé l’avait seul empêchée d’accomplir aujourd’hui une démarche qu’elle regarde bien plus encore comme un plaisir que comme un devoir.

 

Adèle releva ses lunettes pour s’essuyer les yeux.

 

– Jaffret ! appela-t-elle, maître Souëf, Comayrol ! au fait tout le monde, puisque tout le monde ici aime et respecte la noble famille à laquelle mon dévouement est acquis depuis tant d’années, venez tous et apprenez une nouvelle qui va vous combler de joie. La réconciliation est un fait accompli entre les deux branches de la maison de Clare ! Oui ! j’ai vu cela avant de mourir !

 

C’était bien la touchante émotion de ces vieilles gens attachées aux grandes races et qui ressentent avec plus d’énergie que la famille elle-même le contrecoup de ses bonheurs et de ses malheurs. Nous verrons à quel point le bon Jaffret et sa femme avaient le droit d’aimer tout ce qui portait le nom de Clare !

 

L’aspect du salon offrait un exemple de plus, à l’appui de la vérité que nous venons d’exprimer ; car entre tous les visages, ceux de Georges et de Clotilde étaient de beaucoup les plus calmes. Il y eut un murmure attendri qui fit le tour de l’assemblée, et maître Souëf appuya sa manche sur la couverture du contrat, comme pour y étancher une larme tombée.

 

– Voici une bonne nouvelle et une bonne parole, prince, dit le Dr Samuel.

 

Et pendant que le doux Jaffret se frottait les mains de cet air un peu étonné qui était sa physionomie, la comtesse Marguerite ajouta :

 

– Prince, je prends pour moi, dans la mesure qui convient, l’aimable intention de ma respectée cousine, Mme la princesse de Souzay. Ce n’est pas ici un mariage ordinaire ; il se fait sous des auspices pleins de promesses, et je suis bien heureuse d’y avoir contribué pour ma faible part.

 

Elle tendit sa main à Georges, qui la prit et la baisa. Entre les paupières demi-closes de la fiancée un regard glissa : regard intense, et tout imprégné d’une ardente curiosité.

 

Que cherchait ce regard, le plus vif assurément et le plus perçant aussi que nous ayons encore vu jaillir des beaux yeux de mademoiselle Clotilde ? La réponse à cette question va sembler peut-être puérile. Ce regard, à en juger par son double éclair, était destiné seulement à interroger les deux mains de Georges.

 

La droite tenait toujours son chapeau. Ce fut la gauche qui servit à Georges pour élever les doigts charmants de Marguerite jusqu’à ses lèvres.

 

Clotilde baissa les yeux dès qu’elle eut vu cela, Marguerite et Adèle avaient échangé un coup d’œil.

 

Et Georges continua son tour de salon, mais flanqué maintenant d’un côté par le Dr Samuel, de l’autre par M. le comte de Comayrol. Adèle était restée auprès de Marguerite, à qui elle dit tout bas :

 

– Ils jouent serré, méfiance ! Allez-vous mettre les points sur les i avec la petite ?

 

Elle s’était, paraît-il, approchée trop près, car la comtesse porta son mouchoir à ses narines.

 

– Ma parole ! fit Adèle sérieusement molestée, on dirait que nous ne nous sommes pas connues place de l’École-de-Médecine ! Le tabac et l’eau-de-vie ne vous faisaient pas éternuer dans ce temps-là ! Ma parole ! ce sont des fumigations, je vous dis ! Et une larme de cognac sur du coton pour mes rages de dents. La belle affaire !

 

Elle s’en alla furieuse et prit place en cérémonie auprès de maître Souëf.

 

– Ma mignonne, dit Marguerite, aussitôt qu’Adèle fut partie, votre instinct, j’en suis bien certaine, vous avait appris que vous n’apparteniez pas à ces braves gens. Au temps où nous sommes, le fossé profond qui séparait les castes est à peu près comblé ; nous pouvons sans inconvenance aucune nous asseoir ici et même fêter le jour le plus solennel de votre vie dans la maison de M. et Mme Jaffret, d’autant que cette maison est pleine de souvenirs de vos aïeux. Mais rien ne peut défaire ce que Dieu a fait : ce sont des petits-bourgeois et vous êtes de la grande noblesse. Êtes-vous contente d’être noble, Clotilde ?

 

– Je suis contente, répondit la jeune fille, de n’être pas par ma naissance au-dessous de l’homme que je vais épouser.

 

– Me direz-vous enfin si vous l’aimez, chère enfant ?

 

– Il me plaît… je suis contente aussi d’être votre parente, madame. Marguerite l’embrassa ; jamais femme n’avait su mieux qu’elle glisser un regard perçant à travers un sourire. Tout ce qu’il y avait en elle de ruse féline et d’implacable diplomatie était dans ce regard qui vous eût semblé bon comme celui d’une mère. Elle pensait :

 

« Qu’y a-t-il tout au fond de cette créature ? »

 

Rien, peut-être. Et pourtant, Marguerite avait peur, parce qu’elle se souvenait de ses dix-huit ans à elle.

 

« Il me semble, pensait-elle encore, qu’à cet âge-là j’aurais joué sous jambe une femme aussi forte que moi ! »

 

Elle entendait : « aussi forte que je le suis moi-même à l’âge de… » Mais elle ne se disait jamais son âge.

 

– Beaucoup de choses peuvent tenir en peu de mots, chérie, reprit-elle. En cinq minutes, nous avons le temps de mettre les points sur les i, comme parle notre excellente Adèle. Je viens de vous en dire assez pour que vous me compreniez désormais à demi-mot. Nous sommes, vous, moi, Mme la duchesse, et Georges de Souzay, les derniers de Clare, et je m’étonne un peu de la tranquillité que vous gardez en écoutant ce grand nom, qui est le vôtre.

 

– Je m’en étonne aussi, répliqua Clotilde, un peu. Il est possible que je n’aie pas encore en moi tout ce qu’il faut pour apprécier un tel honneur et un tel bonheur.

 

Les sourcils de Marguerite eurent un froncement léger.

 

– Peut-être, dit-elle pourtant, et à tout prendre, ce ne serait pas surprenant. Vous êtes, depuis votre enfance, dans une position si différente de celle qui vous est due ! C’est cette position même que je tiens à vous expliquer brièvement. Notre famille, depuis un quart de siècle environ, semble avoir été poursuivie par une fatalité singulière. Les gens sages ne croient pas à la fatalité. Ceux d’entre nous qui étaient pauvres (excepté pourtant votre père) ont survécu, donc il est permis de penser que la fortune immense de la maison de Clare était une proie autour de laquelle s’acharnaient de mystérieux ennemis. Ces ennemis, grâce aux divisions intestines qui ont désolé notre famille, sont victorieux à ce point que les derniers représentants du nom vivent dans une médiocrité relative et reculent devant la bataille judiciaire qu’il faudrait gagner pour être remis en possession de leur héritage. Il y a des pièces importantes qui manquent, car on s’est attaqué non seulement à nos existences, mais encore à nos droits…

 

– Qui ? demanda Clotilde.

 

– Si madame la comtesse veut bien le permettre, dit en ce moment maître Souëf, nous allons procéder à la lecture du contrat, M. le comte de Comayrol ayant procuration pour représenter la branche de Souzay. J’ai l’honneur de réclamer le silence.

 

XX

Contrat de mariage

 

Toutes les conversations particulières cessèrent aussitôt, chacun prenant place pour écouter.

 

– Cher monsieur, dit la comtesse Marguerite, en s’adressant au superbe notaire, veuillez bien m’excuser, je vous demande une minute encore, rien qu’une minute.

 

Et, se retournant vers Clotilde, elle reprit tout bas :

 

– Ce sont des choses qu’on ne peut laisser en suspens. Vous demandez qui sont nos ennemis, ma chère enfant ! Question bien naturelle, et à laquelle pourtant il n’est pas aisé de répondre, surtout en quelques mots. Je vais essayer, pourtant. Une association redoutable à laquelle étaient affiliés, dit-on, des gens appartenant aux plus hautes classes de notre société, a vécu dans l’ombre en plein XIXe siècle au milieu de Paris…

 

– Je sais, interrompit Clotilde, comme on fait pour couper court à un sujet rebattu : les Habits Noirs ?

 

La comtesse prit un air étonné.

 

– Vous auriez entendu parler ?… commença-t-elle.

 

– Oh ! fit Clotilde, j’en sais long sur tout cela. L’ancien domestique de mon oncle Jaffret, le pauvre Échalot, les connaissait tous, et il donnait leurs noms aux oiseaux de la volière… à ceux qui étaient méchants. Il y avait le colonel, Toulonnais-l’Amitié, Trois-Pattes, Corona, Fanchette, Marguerite de Bourgogne qui était si belle : j’ai cru longtemps que c’était vous… sauf tout le respect que je vous dois, madame… quand j’étais petite. Un franc sourire éclaira la figure de la comtesse, qui dit :

 

– Chère folle ! Les enfants jouent avec tout. Elle ajouta d’une voix grave et triste :

 

– Je suis la veuve d’un homme que les Habits Noirs ont tué, et moi-même, frappée deux fois, je n’ai dû la vie qu’à un miracle… Demandez à notre bien cher Samuel.

 

– Je ne lui demanderai jamais rien, répliqua vivement la jeune fille.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce qu’il me fait peur.

 

Maître Souëf (Isid.) toussa en matière d’avertissement.

 

– On s’impatiente, ma chérie, dit Marguerite avec précipitation. Nous reprendrons cet entretien, car il me reste encore bien des choses à vous apprendre. Sachez pourtant que votre père était un Fitz-Roy de Clare au même titre que le général, duc lui-même quoiqu’il fût pauvre et quoiqu’il vécût dans une humble situation. Etienne Morand était le cousin germain du chef de la maison et l’oncle à la mode de Bretagne du comte, mon mari. Ce fut lui qui trouva la règle de conduite, suivie dès lors par nous à votre égard en présence des accidents si nombreux et si cruels qui répandaient le deuil dans la maison de Clare… Vous doutez-vous seulement des pertes qui frappèrent votre famille, chère enfant bien-aimée ? Le duc de Clare (pair de France) fut assassiné, le général aussi, et aussi la duchesse, sa femme, et aussi la princesse d’Eppstein, sa fille, et encore notre tante la religieuse : je vous parle de longtemps ; mais plus récemment, mon mari, et le prince de Souzay qui était duc de Clare depuis un mois à peine, et le pauvre Morand lui-même, et ces deux saintes filles, les demoiselles Fitz-Roy, chez qui vous alliez jouer dans votre enfance, chez qui vous étiez, m’a-t-on dit, le jour même de la catastrophe…

 

Clotilde avait pâli.

 

L’écrin qui contenait les magnifiques boucles d’oreilles en diamants tremblait dans sa main.

 

– Oui, murmura-t-elle, j’étais là ! Je m’en souviendrai toute ma vie.

 

– En présence de cette épidémie de meurtres, continua Marguerite, en baissant la voix, de ce massacre plutôt, contre lequel la justice n’a jamais rien pu, ni pour prévenir le crime ni pour le venger, nous avions dissimulé votre nom et caché votre vie. Vous voyez que j’abrège. Et si nous nous sommes déterminés enfin à lever le voile, à l’occasion de ce mariage qui relie la famille en un seul faisceau, et qui vous donne un vaillant protecteur, c’est que le procès et la condamnation de ce misérable, l’assassin des demoiselles Fitz-Roy…

 

– Et son évasion ?… interrompit Clotilde.

 

– Un grand malheur ! repartit la comtesse avec un mouvement de dépit aussitôt réprimé, mais qui ne se pouvait prévoir hier. D’ailleurs, le réveil de la justice n’en est pas moins un fait acquis, et nous n’avions pas besoin de cette fuite pour connaître la puissance de nos ennemis. Vous serez bien gardée, chère fille, n’ayez aucune crainte…

 

Elle s’interrompit pour ajouter à haute voix :

 

– Monsieur Souëf, nous sommes tout à vous.

 

Et pendant que le notaire satisfait déroulait son cahier :

 

– Avez-vous bien compris, Clotilde ?

 

– Oui, ma cousine, répondit la jeune fille, et je vous remercie.

 

Maître Isid. Souëf s’éclaircit la gorge par un hem ! hem ! sonore, et commença aussitôt de cette voix, vraiment unique dans le notariat, dont on a dit qu’elle donnerait du charme à une dot, au-dessous même de cent mille francs, et qui lit les contrats comme Duprez chantait La Juive :

 

« – Par-devant maître Souëf, Isidore-Madeleine-Xavier, et son collègue notaires à Paris, soussignés,

 

« Ont comparu :

 

« Georges-William-Henri Fitz-Roy Stuart de Clare, prince de Souzay, propriétaire, demeurant en son hôtel, à Paris, rue Pigalle, no…,

 

« Fils de William-Henri Fitz-Roy Stuart de Clare et de Souzay, duc de Clare, pair de France, et de dame Françoise-Jeanne-Angèle Tupinier de Baugé, demeurant à Paris, rue Pigalle, même n°, M. le duc de Clare étant décédé.

 

« Ledit prince de Souzay stipulant pour lui et en son nom personnel, d’une part,

 

« Et demoiselle Clotilde-Marie-Elisabeth Morand Stuart de Clare,

 

« Fille mineure, émancipée par délibération du conseil de famille et déclaration de M. le juge de paix, en date du 23 janvier 1853.

 

« D’Etienne-Nicolas Morand Stuart de Clare et de Marie-Clotilde-Julie Gordon de Wangham, les deux étant décédés,

 

« Demeurant rue Culture-Sainte-Catherine, no…, chez M. Jean-Baptiste Jaffret, rentier, son ancien tuteur et présent curateur, et l’épouse d’icelui,

 

« Stipulant pour elle et en son nom personnel d’autre part,

 

« Lesquels, dans la vue du mariage projeté entre eux et dont la célébration doit avoir lieu incessamment à la mairie du 9e arrondissement de Paris, ont arrêté ainsi qu’il suit les clauses et conditions civiles de leur union… »

 

Ici, maître Souëf fait toujours une pause pour recueillir et savourer le murmure approbateur qui ne manque pas de récompenser tant l’excellence de son organe que la parfaite justesse de son débit. Il en a eu de ces ovations dans sa brillante et longue carrière !

 

Deux hem ! hem ! et il reprit, parlant au-dessus de sa minute abaissée :

 

– Les obstacles tout transitoires, les conditions, si mieux on aime, auxquelles est subordonnée la célébration du mariage étant connues et acceptées par les deux parties contractantes, acceptées aussi et connues par l’ancien conseil de famille, le curateur et l’assistance entière, je n’ai dû ni mentionner ce fait qui aura disparu lors de la cérémonie ni fixer l’époque de la célébration.

 

– Très bien ! dit Adèle.

 

Ce mot fut répété à l’unanimité, et maître Souëf poursuivit : « – Article premier : il y aura entre les futurs époux communauté de biens et conquêts meubles et immeubles, conformément aux dispositions du Code Napoléon, sauf les modifications ci-après :

 

« Article deuxième : ils ne seront pas tenus des dettes l’un de l’autre antérieures à leur mariage, et s’il en existe, elles seront acquittées par celui d’entre eux qui les aura contractées, ou du chef de qui elles proviendront, sans que l’autre époux ni la communauté en puissent être aucunement tenus… »

 

– Je n’aime pas cela, dit la comtesse Marguerite. Nous restaurons ici une des plus grandes maisons de l’Europe : pas de mesquineries !

 

– Pas de mesquineries ! appuya aussitôt Adèle.

 

– Confiance des deux côtés ! ajouta Comayrol, connu pour ses opinions chevaleresques.

 

Et tout le monde répéta en chœur :

 

– Confiance ! confiance !

 

Maître Souëf eut un sourire quelque peu méprisant.

 

– Les affaires, dit-il, sont les affaires. Moi, je m’en lave les mains ! Maître Souëf ayant parlé de se laver les mains, M. de Comayrol fit aussitôt le geste approprié à la circonstance, et le splendide notaire continua :

 

« – Article troisième : Les biens que le futur époux déclare apporter en mariage et dont il a été donné connaissance à la future épouse qui le reconnaît, sont… »

 

Ici, maître Souëf s’interrompit encore et agita non sans grâce le mouchoir blanc qu’il tenait à la main.

 

– Les deux familles ayant désiré, dit-il, que la situation spéciale où se trouvent les nouveaux époux, situation du reste commune à l’un et à l’autre, ne fût point mentionnée dans le contrat, puisqu’elle est essentiellement transitoire, je dois, dans l’intérêt de ma dignité professionnelle, l’exprimer du moins de vive voix.

 

– Très bien ! approuva Mme Jaffret. Allez, mais faites vite.

 

– Il est bien entendu, reprit le notaire, que tout le monde ici connaît les circonstances du second mariage de M. le duc de Clare, qui épousa Angèle Tupinier de Baugé en Écosse, selon les lois et formalités du pays…

 

– Eh ! oui, c’est entendu ! fit Adèle.

 

– C’est parce que tout le monde connaît ce fait, ajouta Marguerite, que je ne vois pas l’utilité…

 

– Permettez ! insista maître Souëf ; notre profession est un sacerdoce ! Je m’abstiens généralement de prononcer ce mot, qui a été à l’origine de beaucoup de plaisanteries assez plates, mais il souligne mes droits et mes devoirs. Le mariage écossais de M. le duc, père du futur époux, validé subséquemment en France, ne soulève pas l’ombre d’une difficulté, mais aggrave, par juxtaposition en quelque sorte, le fait de la perte ou de la destruction de l’acte de naissance dudit futur époux qui, rapproché de la position tout analogue où se trouve malheureusement notre chère Clotilde…

 

– Je demande la parole ! s’écria Comayrol. Je ne puis laisser la question se présenter ainsi. Lors des émeutes de 1831 à l’archevêché, toutes les pièces relatives à l’état civil du prince Georges furent en effet détruites ou soustraites : car la duchesse même les avait déposées pour la validation du mariage religieux ; mais un acte de notoriété fut dressé à l’instant même et ne l’eût-il pas été, nous pouvons réunir ici, parmi ceux à qui je parle, y compris l’honorable M. Buin et maître Souëf lui-même, les éléments d’une seconde déclaration…

 

– Très bien ! dit Mme Jaffret de l’autre bout du salon. C’est clair ! Le prince, d’un côté, Clotilde de l’autre étaient muets.

 

La comtesse Marguerite ajouta :

 

– D’ailleurs, nous n’avons nullement abandonné l’espoir de retrouver ces actes de naissance. Il est à la connaissance de tous que celui de notre Clotilde est resté entre les mains de son père jusqu’à sa mort.

 

Maître Souëf était radieux.

 

– Voilà la profession ! dit-il. Aucun doute n’existe en moi. Je sais que nous avons ici les héritiers de la plus grande fortune territoriale qui soit peut-être en France à l’heure qu’il est, et vous ne voudriez pas que je prisse les précautions élémentaires qui ne manquent à aucun contrat bourgeois, stipulant des apports de mille écus et des dots de quinze cents francs !

 

Il respira avec bruit comme fait généralement l’acteur qui raconte la mort d’Hippolyte au Théâtre-Français, et reprit :

 

– Je vous remercie de vos dires qui établissent au moins la situation dans toute sa franchise, tant de la part des deux conjoints que de la part des témoins, de la famille, et de ma part à moi, instrument nécessaire et privilégié du bonheur dans le ménage…

 

Cela étant bien compris, parce que je l’ai exprimé ou fait exprimer nettement, j’achève l’article troisième :

 

« –… Les biens du futur époux sont :

 

« 1er La fortune personnelle de Mme la duchesse douairière de Clare, princesse de Souzay, sa mère, évaluée à 80 000 livres de rentes, sur lequel revenu, ladite princesse constitue un apport de 25 000 francs, annuellement payables, selon l’acte qui a été passé en mon étude et dont la minute est ci-jointe ;

 

« 2e Ses droits actuels et liquides, mais subordonnés à la production des titres, à la succession de M. le duc de Clare, son père, évalués en biens meubles et immeubles à la somme de quatre millions cinq cent mille francs ;

 

« 3e Ses droits actuels et liquides, mais, etc., comme ci-dessus, à la succession du général duc de Clare, son oncle, évalués en biens meubles et immeubles à la somme de trois millions huit cent mille francs.

 

« 4e Ses droits actuels et liquides, etc., à la succession de Mme la princesse d’Eppstein, duchesse de Clare, sa sœur de père, évaluée en biens meubles et immeubles à la somme de deux millions deux cent mille francs.

 

« 5e Ses droits actuels et liquides… »

 

XXI

La cavatine des millions

 

Il est diverses manières de savourer les grandes émotions de l’art, soit qu’il s’agisse d’une tirade sublime de Corneille, dite par Rachel, ou d’un motif divin de Rossini, chanté par Alboni.

 

Les uns font silence comme s’ils étaient changés en marbre, les autres vibrent dans toutes les parties de leur être et produisent à leur insu, les femmes surtout, ces sonorités profondes : soupirs, murmures, plaintes diffuses et subtiles qui sont comme la voix des admirations.

 

C’est la parole muette, le grand cri supprimé de la passion.

 

On l’entend comme une houle immense, mais discrète, qui vous enveloppe et vous submerge sans qu’aucun bruit distinct raye l’atmosphère qui se tait, mais qui gronde, imprégnée d’indéfinissables échos.

 

C’était ainsi dans le salon de Jaffret, qui tressaillait du haut en bas, mystérieusement touché dans toutes ses cordes invisibles par le frôlement de l’archet d’or. Il y avait un souffle de religieux émoi qui gonflait toutes les poitrines. Je ne sais pas ce qu’Orphée disait aux pierres, on prétend qu’il leur parlait d’amour, mais c’est bon pour les pierres ; je sais qu’aux hommes et aux femmes la voix authentique de maître Souëf, chantant le cantique des millions, donne toujours un frémissement voluptueux.

 

Et pour les autres choses qui sont entraînantes aussi, et belles à leur manière, l’amour déjà cité, l’honneur, la religion, il faut les séductions de la forme.

 

Il faut Pétrarque à l’amour des âmes, Shakespeare aux enchantements du jeune bonheur ; l’honneur ne se dresse bien à toute sa taille que dans le vers géant de Corneille ; Dieu enfin, Dieu lui-même n’éclate avec tous ses éblouissements redoutables qu’au choc de l’énorme parole de Bossuet ou au cri surhumain de Lacordaire.

 

Mais l’or ! Rien ne le grandit, rien ne le rehausse ; c’est lui qui est parce qu’il est : Dieu de tous ceux qui n’ont plus de Dieu ! Et ici, je vous parle si vrai (ô mes frères !) que l’or des poètes vous n’y croyez pas, il vous fait sourire, ce n’est pas là votre or. Le bon or, le seul qui ait le titre et qui sonne, donnant aux enfants des cruautés d’homme et rendant le frisson ardent de l’adolescence au sang qui s’attarde dans la veine des vieillards, c’est l’or bête, l’or lourd et grossier servi tout cru, sans fleurs ni style, dans la prose plate des agents de change et des notaires !

 

Si vous voulez qu’il brille, allumant tout son incendie et répandant tous ses vertiges, ne lui élevez pas un temple, il n’y serait pas chez lui ; ne le mettez même plus à la cave où il se plaisait autrefois, roulant et ruisselant sous l’œil affolé de l’avare.

 

Non : quatre cloisons, un treillage derrière lequel on voit les choses qui sont des hommes puisqu’elles ont des redingotes, une caisse de fer et des papiers tachés de chiffres, voilà le domicile de l’or moderne, son mobilier et les mites qu’il engendre dans sa boutique ou dans son étude…

 

Au contrat, il y avait encore quatre ou cinq numéros enflant l’apport du « futur époux ». Maître Souëf les détailla pieusement, l’assistance les écouta en proie à des effarements attendris. Adèle essuyait à chaque instant ses lunettes que la fièvre de sa dévotion couvrait d’une buée.

 

Elle allait répétant sans savoir qu’elle parlait :

 

– Très bien ! très bien ! ah ! je n’ai jamais rien entendu de si beau !

 

Et le bon Jaffret se frottait les mains en extase, chantant rrriqui huick tout au fond de son doux cœur.

 

Le Dr Samuel s’était mis dans un coin, il songeait. La comtesse Marguerite était très pâle et ses paupières demi-baissées cachaient mal l’éclair de ses yeux.

 

Maître Souëf reprit, après un silence qui avait ponctué le dernier chiffre, et pendant lequel il avait joui en artiste de l’effet produit par son grand air :

 

« – Article quatrième : La future épouse apporte en mariage et se constitue en dot :

 

« 1e Personnellement, ses effets mobiliers, linge, hardes et bijoux.

 

« 2e Du fait de ses parents et amis ci-après dénommés, une rente de 25 000 francs que s’engagent à payer solidairement par quartiers Mme la comtesse Joulou du Bréhut de Clare, née Marguerite Sadoulas, M. Jaffret (Jean-Baptiste), rentier, M. le comte de Comayrol (Stanislas-Auguste) et M. Samuel-Meyer, sujet prussien, docteur-médecin des facultés de Paris et d’Iéna, soussignés.

 

« 3e Ses droits actuels et liquides, mais subordonnés à la production des titres à la succession de feu son père, M. Morand Fitz-Roy Stuart (Etienne-Nicolas) et à celle de feu sa mère Marie Gordon de Wangham, évaluées ensemble à la somme de (mémoire).

 

« 4e Ses droits actuels et liquides, etc., aux successions de demoiselle Désirée-Mathilde Fitz-Roy Stuart de Clare et de demoiselle Mathilde-Émilie Fitz-Roy Stuart de Clare, décédées en leur hôtel de la rue de la Victoire, le 5 janvier dernier, lesdites successions évaluées ensemble à la somme de un million trois cent trente mille francs, biens, immeubles et valeurs.

 

« 5e Ses droits actuels et liquides, etc., à la succession de dame Louise-Sophie-Mathilde Schwartz, née Fitz-Roy Stuart de Rothsay, en son vivant veuve et légataire universelle de M. Antoine-Jean Schwartz, associé de la maison de banque baron J. -B. Schwartz et Co, ladite succession évaluée, biens meubles et immeubles, à la somme de cinq millions quatre cent soixante mille francs… »

 

Arrêtons-nous.

 

Au total, les apports réunis dépassaient de beaucoup vingt millions.

 

Le reste du contrat présentait peu d’intérêt, il ressemblait à tous les autres, et, malgré la valeur que le talent de maître Souëf prêtait aux phrases consacrées, la fin de sa lecture fut couverte par les conversations.

 

On signa en cérémonie, puis l’entretien devint immédiatement général.

 

C’étaient, en vérité, de bien bons amis de cette noble maison de Clare, ceux qui se trouvaient là réunis aujourd’hui, car on n’entendait de toutes parts que joyeuses félicitations. Maître Souëf allait de groupe en groupe, quêtant les compliments qui lui étaient libéralement accordés.

 

– J’ai voulu, disait-il, que ce contrat fût mon chef-d’œuvre. Je l’ai voulu : ai-je réussi ? c’est aux deux familles de répondre. Dans ma carrière si laborieuse et si bien remplie, je ne crois pas qu’on pût trouver un autre exemple de si importants apports réunis dans les circonstances si délicates. Enfin, je crois en être venu à mon honneur. Le gain matériel ici est bien peu de chose, et, d’ailleurs, je puis dire que je suis au-dessus de ces détails. Ma véritable récompense, je la trouverai dans la satisfaction des deux familles.

 

M. Buin était allé s’asseoir auprès de Georges.

 

Malgré l’énergie avec laquelle le malheureux directeur avait défendu qu’on lui parlât de sa mésaventure, il ne tarissait pas sur ce sujet ; et le prince Georges, chose qui assurément aurait pu sembler singulière, l’écoutait avec une attention soutenue.

 

Un groupe d’auditeurs curieux se forma autour d’eux. M. Buin, vieux et très habile fonctionnaire, à l’aide des renseignements recueillis de tous côtés dans la soirée, avait reconstruit si parfaitement l’histoire de l’évasion qu’aucun détail n’y manquait.

 

Bien entendu, il exagérait un peu, comme c’était son intérêt, la perfection, l’abondance des moyens employés et surtout l’importance des forces mises en œuvre.

 

Selon lui, dans cette diabolique soirée, le quartier tout entier avait été au pouvoir d’une puissante et mystérieuse occupation.

 

– Moi, disait-il, je n’ai pas l’esprit romanesque, et, dans notre état, on ne se monte guère l’imagination, mais les faits sont les faits. Ce Clément était protégé par des personnes considérables. Je ne les accuse pas, mais je m’étonne et j’en ai bien le droit. Qui peut-il être ? Voudriez-vous me faire croire que, pour ouvrir les portes de la Force à un vulgaire assassin, on a mis en ligne une armée capable de prendre le donjon de Vincennes ?

 

– Le fait est, dit Samuel, qu’il y a là une énigme. Adèle perça le groupe et ajouta :

 

– C’est évident ! Pauvre ami, je vous ai annoncé que nous causerions. J’ai des détails. Notre glacier demeure auprès du Gymnase. L’employé qui accompagnait les rafraîchissements, car on va vous offrir une petite collation bien gentille… toute simple, bien entendu : ce n’est pas nous qui sommes les millionnaires… L’employé du glacier m’a fait savoir que la mécanique s’étendait tout le long du boulevard jusqu’au Château-d’Eau. Et je vous signale un des vôtres, chez M. Buin, le seul qui ait poussé sa pointe hors du quartier. Celui-là est un bon !

 

« Au moment où il allait atteindre le fiacre, le fiacre dont vous venez de parler et qui emportait le condamné, il a été entouré, battu, renversé par une véritable émeute. Mon glacier est de ceux qui ont aidé à le relever tout meurtri. On lui a demandé son nom et je vous le donne : c’est un de vos gardiens, M. Noël. Mettez-le sur vos tablettes.

 

– Où cela s’est-il passé ? demanda M. Buin.

 

– Entre La Galiote et le faubourg du Temple.

 

– À un kilomètre et demi de chez nous ! fit observer le malheureux directeur, les bras en tombent ! Et le parquet ne veut pas croire !

 

– Avez-vous remarqué, voulut dire maître Souëf, l’article 7, relatif aux reprises de la future épouse, en cas de mort du conjoint ?…

 

Mais M. Buin l’interrompit impétueusement et s’écria, abusant un peu des heures qu’on a pour maudire ses juges :

 

– Est-ce qu’ils se figurent que je tiens à leur boutique ? J’ai pendu ma décision à la porte de mon cabinet, ils n’auront même pas besoin d’entrer pour la prendre. Ah ! vous ne connaissez ni l’administration, ni le palais, ni le train-train des routines suivi par les dindons empaillés ! Malgré l’heure qu’il était, j’ai vu tout le monde au parquet et à la préfecture. On m’a ri au nez quand j’ai parlé d’une grande organisation de malfaiteurs. « Les Habits Noirs, n’est-ce pas, m’a dit un petit substitut qui n’a pas fait toutes ses dents, mais qui est plus vieux qu’Hérode, nous la connaissons celle-là, elle n’est plus bonne du tout, du tout ! Et d’ailleurs, s’il y avait vraiment une association de trente à quarante mille messieurs comme il faut, parmi lesquels on compte des marquis, des millionnaires et des chefs de division, nous n’aurions plus qu’à nous en mettre, hé, monsieur Louban ? » M. Louban, qui est l’homme le plus fin de Paris (officiel !) et chef de service rue de Jérusalem, a répondu en haussant les épaules : « Moi, je cherche un Habit-Noir depuis vingt-cinq ans pour le disséquer et le décrire dans le Journal des savants, jamais je n’en ai rencontre pied ni aile, et notez que nos inspecteurs s’amusent entre eux à se demander s’il fera jour demain. C’est plus rance que de l’huile à quinquet et bête comme l’histoire de Peau d’âne. Non, non, non, il n’y a pas besoin de cinquante mille hommes et d’un caporal pour faire glisser les prisonniers entre les doigts des directeurs de prisons. » Insolent gredin ! Et blâmer encore ceux qui font de l’opposition au gouvernement ! Ce bon M. Buin était écarlate, et les yeux lui sortaient de la tête.

 

– Si, au contraire, insinua paître Souëf, c’est la future épouse qui décède la première…

 

Mais le contrat était à mille lieues.

 

– Moi, d’abord, je mettrais ma main au feu, s’écria Adèle, qu’il y a des Habits Noirs et que Clément-le-Manchot est leur chef !

 

– Veut-on nous faire place ? demanda la comtesse Marguerite, qui arrivait au bras de Comayrol.

 

Elle ajouta en souriant, pendant que le groupe s’ouvrait :

 

– N’ayez pas peur, nous ne sommes pas des Habits Noirs. C’était fort gai, et cela fit beaucoup rire.

 

– Belle dame, dit le pauvre M. Buin, je vous prie de m’excuser, si j’ai apporté ici une préoccupation…

 

– Bien naturelle, interrompit Marguerite, et à laquelle nous prenons part, je vous l’assure. Vous êtes tout excusé, bon ami, mais il n’en est pas de même de M. le prince de Souzay, qui n’est ni directeur de prison, ni prisonnier évadé, j’aime à le croire, et qui nous abandonne de la façon la plus inexcusable.

 

Georges rougit et se leva vivement.

 

– Comte, je vous remercie, reprit Marguerite en quittant le bras de Comayrol ; vous avez votre liberté.

 

Georges présenta aussitôt le sien.

 

– Est-ce que vous êtes très timide, mon cousin ? demanda Marguerite.

 

– Encore plus que je ne pourrais le dire, ma belle cousine, répondit Georges.

 

– Alors, ce n’est ni éloignement ni indifférence ?

 

– Pour Mlle de Clare ?… Non certes.

 

– Vous me feriez plaisir en me disant que vous l’aimez et que votre vœu est de la faire bien heureuse.

 

– Ma cousine, je vous l’affirme de tout mon cœur.

 

Ils arrivaient auprès de mademoiselle Clotilde, qui était plus rose qu’une fleur et dont le regard demi-baissé n’exprimait pas trop de rancune.

 

La place de Marguerite restait vide à côté d’elle, Georges s’y assit, mais non pas de lui-même ; Marguerite avait lâché son bras en lui indiquant du doigt le fauteuil.

 

– Prince, dit-elle gaiement, je vous préviens que notre chérie est plus brave que vous.

 

En ce moment, Laurent, le domestique qui ressemblait à un rentier, ouvrit la porte et annonça que la collation était servie.

 

– Messieurs, la main aux dames ! ordonna Adèle. Il y eut un grand mouvement dans les groupes.

 

– Est-ce que vous avez bien faim, mon cousin ? demanda Marguerite, dont le regard était comme un joyeux défi.

 

– Je n’ai pas faim du tout, répondit Georges.

 

– À la bonne heure… et vous, mignonne ?

 

– Ni moi non plus, répliqua mademoiselle Clotilde ; mais vous feriez mieux de dire tout de suite à M. de Souzay que c’est moi qui l’ai envoyé chercher. Je ne veux pas me marier avant d’avoir causé avec mon mari.

 

– Vous voyez, prince, murmura la comtesse toujours souriante. Vous allez être interrogé, tenez-vous bien !

 

XXII

Tête-à-tête

 

Nous savons que le prince Georges de Souzay était dans toute la force du terme un charmant cavalier. Peut-être le lecteur est-il tenté de juger qu’en ce moment sa situation tournait un peu au comique.

 

Pour notre part, nous n’y voyons point de mal.

 

Il balbutia je ne sais quel compliment, et la comtesse reprit :

 

– Il est d’usage dans un jour comme aujourd’hui et même auparavant, mais les circonstances ne s’y sont pas prêtées, que les deux fiancés puissent faire échange de leurs pensées. Du reste, il n’est pas trop tard : contrat n’est pas mariage. On ne peut dire que vous soyez étrangers l’un à l’autre puisque, pendant la recherche du prince, personne ici n’a jamais gêné la complète liberté de vos entretiens, mais vous n’en avez pas beaucoup profité. Causez. Entre tous les actes que nous accomplissons en notre vie, le mariage est le plus grave, et les millions ne remplacent pas le bonheur.

 

Sa voix trembla sur ces dernières paroles, qui furent dites avec un profond sentiment de mélancolie.

 

Elle embrassa Clotilde, donna la main à Georges et sortit en disant :

 

– Je reviendrai vous chercher pour que vous ne soyez pas déconcertés en rentrant au salon.

 

Georges et Clotilde étaient seuls.

 

Un instant ils restèrent l’un auprès de l’autre sans se parler et sans se regarder.

 

Après le départ de Marguerite, derrière la porte refermée du salon, ils avaient pu entendre le bruit d’une seconde porte qui pareillement se fermait.

 

Au bout de quelques secondes, mademoiselle Clotilde mit un doigt sur sa bouche et prononça très bas :

 

– Elle est peut-être encore là. Je vais bien voir !

 

Ce disant, elle se leva brusquement et gagna d’un saut de gazelle la porte en appelant :

 

– Marguerite ! ma tante Marguerite !

 

Elle ouvrit et n’appela plus. La seconde chambre était vide.

 

À cette vue, la physionomie de mademoiselle Clotilde changea, et le bon, le pétulant sourire de son âge éclata tout à coup dans ses yeux.

 

Georges souriait aussi.

 

– Qu’allais-tu lui dire ? demanda-t-il.

 

Vous avez bien lu : M. le prince de Souzay, malgré sa timidité que vous trouvâtes ridicule, tutoyait Mlle de Clare intrépidement.

 

– J’allais lui dire, répondit celle-ci sans paraître chagrinée, ni même étonnée, de rester près de nous, et que nous causerions tout aussi bien devant elle. Nous n’avons rien à cacher…

 

– Menteuse ! s’écria Georges en riant.

 

Elle ferma la porte avec soin. Quand elle se retourna, Georges était sur ses talons.

 

– Veux-tu que je t’embrasse ? dit-il.

 

Ce fut elle qui lui jeta ses deux bras autour du cou en répondant :

 

– Bien vite et rien qu’une fois ! Je suis sûre qu’ils nous épient.

 

– S’ils nous épient, répondit Georges, qui la dévorait déjà de baisers, une fois est aussi dangereuse que cent.

 

Elle se dégagea de son étreinte et reprit sa place en lui faisant signe de l’imiter.

 

– Je les connais, dit-elle tout bas, et je connais la maison. Ce n’est pas ici (elle montrait la porte par où Marguerite était sortie) qu’ils viendront écouter. Tiens-toi bien droit, mon pauvre Clément, et joue ton rôle.

 

– Quel rôle ? demanda Georges, qui la regarda avec étonnement.

 

– Ne me fais pas rire, dit-elle, il faut absolument que nous soyons sérieux… à moins que tu n’aies l’idée de me persuader à moi aussi que tu es M. le prince de Souzay.

 

– Je ne sais plus trop moi-même… commença Georges. Elle l’interrompit, et toucha son bras droit en disant :

 

– Voici pourtant qui est bien à Clément !

 

– Oui, chérie… et cela rappelle à Clément qu’il doit la vie à sa Tilde bien-aimée.

 

– Des bêtises ! fit Mlle de Clare avec le pur accent des fillettes de Paris.

 

Puis elle reprit :

 

– Si ça t’amuse d’être prince, je poserai en princesse. Nous n’en serons que mieux dans nos personnages… Éloigne-toi un peu, et sois plus déconcerté puisque tu fais celui qui est timide… J’en ai long à te raconter ; mais convenons d’abord d’une chose : si on nous interrompt avant que j’aie fini, tu me retrouveras une demi-heure après ton départ… Voyons ! où ça ? Tiens ! un bon endroit : au coin de la rue des Minimes.

 

La surprise de Georges devenait stupéfaction.

 

– Toi ! s’écria-t-il, sortir la nuit…

 

– On s’habitue, répliqua-t-elle, je n’ai plus peur de rien… Ne te penche pas comme cela de mon côté, c’est trop hardi.

 

Elle se tenait raide et sévère en parlant ainsi. Je ne sais comment dire que la joyeuse honnêteté d’un bon cœur soulevait le masque d’emprunt qu’elle retenait à deux mains sur son charmant visage, et que l’espièglerie des enfants pétillait dans ses yeux, ni surtout, car c’est vraiment prêter trop de choses à la physionomie la plus expressive du monde, ni surtout, qu’à travers tant de vaillantes gaietés, un sentiment combattu de mélancolie perçait soudain parfois, jetant comme un voile triste sur les rayonnements de cette chère jeunesse.

 

Georges baissa les yeux, elle sourit disant :

 

– Oui, oui, je vois bien que tu me trouves plus jolie qu’autrefois, mais je ne sais pas du tout si tu m’aimes.

 

Et comme il voulut protester :

 

– Est-ce bien convenu, demanda-t-elle tout bas, pour le coin de la rue des Minimes ?

 

Et tout de suite après, changeant de ton :

 

– Ah çà ! pourquoi ne me disais-tu jamais bonjour ? Georges ne comprenait pas.

 

– Là-bas, vis-à-vis, expliqua-t-elle, à la prison de la Force où tu avais de si beaux rideaux verts.

 

– Comment, s’écria le jeune homme au comble de la surprise, tu m’avais reconnu ?

 

– Veux-tu bien te taire !… Et ne nous tutoyons plus, s’il vous plaît. Dès la première fois que je vous ai vu, monsieur le prince, malgré votre cicatrice et le reste, je me suis dit : Voilà un brigand que j’ai déjà rencontré quelque part. Les fenêtres du petit salon donnent juste en face des rideaux verts, et le bon M. Buin me parlait de vous tant que je voulais. J’avais ma lorgnette de théâtre, elle est excellente et je me cachais derrière les persiennes à demi fermées… et ce pauvre cher bras qui m’a tant fait pleurer autrefois, comment ne l’aurais-je pas reconnu ?

 

– Bonne ! bonne ! Clotilde ! interrompit le prince, je t’en prie, embrasse-moi !

 

Mademoiselle Clotilde fut inflexible et refusa le baiser imploré.

 

– La paix ! dit-elle en riant, il n’est plus temps… Ce n’est pas que j’espère beaucoup les tromper, ni surtout longtemps, mais on n’a pas besoin de six semaines pour prendre la clef des champs. Votre Altesse en sait quelque chose. Jouons serré, s’il vous plaît. Je vous donne ma parole d’honneur qu’ils sont là, quelque part, dans la muraille, au plafond ou sous le parquet. Soyez meilleur comédien ici que dans votre cellule.

 

– Moi qui me croyais si parfaitement déguisé ! murmura Georges avec quelque dépit.

 

– Pour les autres, ce n’était pas trop mal, puisque le pauvre M. Buin, qui vous avait rendu visite hier, vient de causer avec vous, ce soir, et n’y a vu que du feu mais pour moi, Clément est toujours Clément, pas de déguisement qui tienne !

 

– Et les Jaffret ?

 

– La haine est un peu comme l’amour. Les Jaffret ont été seulement un peu plus de temps à le reconnaître. Et puis, ma tante Marguerite a de si bons yeux !… Mais à propos, tu as eu t’air étonné quand je t’ai parlé de la rue des Minimes. Ah ! écoute, c’est vrai que j’ai couru toute seule la nuit dans Paris…

 

– Toute seule ! Et pour quoi faire ?

 

– Ne fallait-il pas avertir le Dr Abel Lenoir ?… C’est qu’il y a loin d’ici jusqu’à la rue de Bondy !

 

– Et tu allais ainsi, à pied ?…

 

– Oui, la première fois, mais rien qu’une fois. Après, le docteur m’envoyait une voiture et il me ramenait à Saint-Paul, d’où je revenais avec Michelle, après la messe du matin.

 

– Tu as confiance en elle ?

 

– Pas trop, mais je n’avais pas le choix, sais-tu, et tu étais condamné à mort.

 

– Comment !

 

– Tout simplement. Il y avait eu grand conseil dans le cabinet de mon oncle Jaffret. Ma tante Adèle… Mais, il faudrait d’abord te raconter ce qui se passa rue de la Victoire, la nuit du 5 janvier… Je parie que tu n’en sais pas le premier mot…

 

Elle s’interrompit. Sa voix avait un tremblement, et le sang s’était retiré de ses joues.

 

– Non, dit Georges, je n’en sais rien de rien !

 

– Jamais nous n’aurons le temps, reprit-elle, je les sens autour de nous. Faites-moi un compliment, mais sans élever la voix beaucoup.

 

– J’ai mis en vous, Clotilde, dit aussitôt le prince, les plus chers espoirs de ma vie…

 

– Méchant ! si c’était vrai seulement ! fit-elle.

 

– Et tout ce qu’un homme peut faire pour rendre heureuse une femme bien-aimée…

 

– Assez, va : moi je te réponds : j’ai peine à vous exprimer, prince, des sentiments que je ne définis pas bien moi-même. J’ai interrogé mon cœur, il m’a répondu…

 

« Et le reste comme tu voudras, chéri, ajouta-t-elle en baissant la voix jusqu’au murmure. Gourme-toi. Elle joua timidement de l’éventail et reprit :

 

– À nos moutons ! qui sont malheureusement des loups. Nous sommes ici dans un coupe-gorge plus noir que ceux de la forêt de Bondy.

 

– Je le sais, dit Georges en saluant, comme si on lui eût dit une chose charmante.

 

Il se baissa en même temps pour baiser une main qu’on ne réussit pas à retirer.

 

– Es-tu assez gentil ! murmura-t-elle. Pour arriver jusqu’à toi, il faudra qu’ils me coupent en morceaux… Donc, dans le cabinet de mon oncle, le conseil de famille, comme ils s’appellent entre eux quelquefois, réforma d’avance l’arrêt de la cour d’assises qui ne devait te donner que les galères à perpétuité : tu fus condamné à mort. Mme Jaffret combina une comédie d’évasion où le rôle principal était confié à un employé de la prison, nommé M. Noël…

 

– Alors, interrompit Georges, c’était de toi, la lettre ! Et comme Mlle de Clare ne répondait pas, il continua :

 

– La lettre où l’on me disait que les deux montants de l’échelle avaient chacun son trait de scie à trente pieds au-dessus du sol…

 

– Parbleu ! fit-elle comme un petit homme. Puis elle ajouta d’un air consterné :

 

– Tu n’avais donc pas pensé que c’était moi ?

 

– Dame ! comment voulais-tu que je devine ?

 

Une larme vint aux cils de Mlle de Clare pendant qu’elle murmurait :

 

– Oh ! le méchant qui n’aime pas sa petite sœur ! Moi, je te devine toujours, même quand ce n’est pas toi !

 

Deuxième partie

Clément-le-Manchot

 

I

La nuit du 5 janvier

 

Autour de Georges et de Clotilde, dans ce vaste salon où la lumière du lustre et celle des lampes s’absorbaient dans les tentures sombres, arrachant çà et là une étincelle à l’or terni des portraits de famille et aux émaux des vieux écussons, régnait un silence profond.

 

Aucun bruit ne venait de cette autre salle où nous vîmes pour la première fois les intimes de la maison Jaffret réunis autour de la corbeille, et où la collation avait lieu à cette heure même, ni du cabinet de travail servant aux « affaires » de maman Jaffret.

 

C’était ce côté surtout que surveillait l’oreille de mademoiselle Clotilde ; je dis l’oreille et non pas l’œil, car la jeune fille s’était arrangée de manière à masquer deux fois, pour tout regard venant de là, son visage et celui de Georges.

 

Une fois par la position qu’ils avaient prise, le dos tourné à la porte du cabinet suspect, une autre fois par la plus belle et la plus grande de toutes les volières du bon Jaffret, qui se trouvait entre eux et la porte.

 

Elle représentait un temple indien, cette superbe volière, et aucun amateur d’oiseaux n’aurait pu la voir sans la désirer.

 

Sa place ordinaire était au centre du salon. Mais pour la cérémonie de la lecture du contrat, on avait dû la rouler à l’écart, et elle occupait maintenant le coin entre la dernière fenêtre et la porte du cabinet.

 

Du haut en bas, elle était recouverte d’un fourreau d’étoffe, à l’abri duquel les chers captifs du bon Jaffret avaient écouté le chef-d’œuvre de maître Isidore Souëf, sans donner aucune marque d’approbation, ni de blâme.

 

Nous devons dire pourtant qu’au moment où mademoiselle Clotilde s’était élancée sur les pas de la comtesse Marguerite pour se bien assurer que la chambre voisine était vide, un bruit sourd, une sorte d’effervescence s’était produite dans la nuit de la cage monumentale.

 

Ce bruit n’avait point échappé à Clotilde.

 

En revenant de son expédition au-dehors, elle avait continué sa battue, éprouvant d’abord la porte du cabinet de travail qui se trouva très bien fermée et faisant ensuite le tour de la volière, assez grande pour dissimuler derrière sa masse, non seulement un, mais plusieurs observateurs.

 

Une autruche en bas âge l’avait habitée autrefois, et Jaffret la pleurait encore.

 

La cachette était si bonne, en vérité, que Mlle de Clare fut étonnée de n’y trouver personne.

 

Mais, par le fait, elle put s’assurer que les trois fauteuils masqués derrière la cage étaient vides, et je crois même qu’elle poussa la précaution jusqu’à regarder dessous.

 

Clotilde ne reprit sa place qu’après avoir tâté de la main tout le tour de la volière et interrogé chaque pli de l’étoffe qui la recouvrait.

 

Ses inquiétudes, nous le savons, ne s’étaient pas endormies pour cela. Elle se sentait épiée d’en haut, d’en bas, de côté, enfin de quelque part ; mais du moins, elle était bien certaine que sa physionomie seule et celle de Georges pouvaient trahir le sens de leur entretien, poursuivi à voix basse.

 

De là le soin qu’elle mettait à monter sa naïve comédie, et, en dépit de tout, la médiocre confiance que lui inspirait son effort.

 

– Non, reprit-elle, riant à travers ses larmes, tu ne m’aimes pas comme je t’aime, Clément, il y a longtemps que je le crains.

 

– Mais si, je t’aime et de tout mon cœur, chérie…

 

– Ce n’est pas assez !

 

– Que dis-tu ?

 

– Ah ! je t’aime bien plus que de tout mon cœur.

 

– Tu es folle !

 

– Justement ! Et je te voudrais fou, toi aussi. Veux-tu que je te dise, quelque jour, tu en aimeras une autre comme je t’aime, moi, tu perdras la tête… et peut-être que c’est déjà fait !

 

Elle plongeait son regard au fond du sien si ardemment qu’il fut attiré vers elle comme si deux bras puissants eussent courbé sa taille tout à coup.

 

Le baiser pendait sur ses lèvres, Clotilde ferma les yeux et pâlit.

 

Mais elle n’attendit pas que le baiser tombât ; elle se rejeta en arrière.

 

– Tiens-toi droit, dit-elle avec un regret stoïque. J’essaye de t’aimer un peu moins, mais je ne peux pas. Tu es toujours pour moi le pauvre petit martyr qui avait été mutilé par un tigre à face humaine et que j’emportai tout sanglant dans mes bras…, car je t’ai porté, mon Clément, toute enfant que j’étais, je t’ai porté, tu étais presque un jeune homme déjà, et je ne te trouvais pas lourd. D’où me venait cette force ?… Écoute ! il y a quelque chose entre nous, quelque chose de malheureux et de douloureux. Te souviens-tu ? La première fois que tu vins à moi, tu fis appel à des souvenirs qui ne m’appartenaient pas, Tu me prenais pour la Tilde du cimetière, la pauvre petite enfant qui avait froid et faim auprès d’une tombe, Et moi, esclave déjà, je répondais oui à tout ce que tu me disais. J’avais peur de t’éclairer. Je pensais, il me dira : « Ah ! ce n’est donc pas toi la Tilde que je réchauffai, à qui je donnai mon pain ! » Et je te voyais te détourner de moi, car je le sais bien, va, c’est elle que tu cherches…

 

– Et ne sais-tu pas aussi pourquoi je la cherche, interrompit Georges avec reproche.

 

– Si fait, répondit Clotilde qui songeait, c’est vrai, je le sais, tu es devenu comme moi-même un instrument dans la main d’autrui ; mais, à la différence de moi, tu aimes tes maîtres… Tu vins une fois, de la part de ces gens-là, et c’est alors que je t’avouai la vérité ; tu vins fouiller tout au fond de ma mémoire. Tu me parlas d’une prière latine qu’on avait fait entrer de force dans mon souvenir quand j’étais toute petite…

 

– Et tu me répondis, murmura Georges tout pensif aussi : « D’autres que toi me l’ont déjà demandée, cette prière, mais je ne la sais pas, je ne l’ai jamais sue. » Et alors, tu me racontas la pauvre histoire de ton passé. On t’avait prise dans une ferme dont les maîtres n’étaient même pas tes parents ; Mme Jaffret t’avait dit : « Je suis votre tante, vous êtes l’héritière d’une grande fortune : ne sachez rien de plus et restez obscure pour échapper aux méchants qui vous ont faite orpheline… »

 

– Je la croyais, en ce temps-là, dit Clotilde, les enfants sont crédules ; je le croirais peut-être encore sans toi et sans ce pauvre Échalot, qui parlait dès qu’un verre de vin lui chatouillait la cervelle…

 

Elle s’interrompit brusquement et eut un geste de colère contre elle-même.

 

– Mais bon Dieu ! dit-elle, de quoi vais-je m’occuper ? Voilà bien des minutes perdues qui étaient précieuses. Trois mois bientôt se sont écoulés depuis la soirée du 5 janvier. Tu sais qu’au moment du meurtre j’étais seule, seule avec un homme dans la maison des demoiselles Fitz-Roy. Tu étais là, puisque tu as été arrêté. Étais-tu là pour moi ?

 

– Non, répondit Georges, qui baissa les yeux.

 

– Et après trois mois, ta première pensée n’est pas d’exiger une explication au sujet de la présence de cet homme auprès de celle que tu prétends aimer !

 

Il y avait dans son regard une tristesse profonde qui la faisait mille fois plus belle.

 

– Tiens ! ajouta-t-elle avec colère et découragement, tu n’es même pas jaloux de moi !

 

Et, avant que Georges pût répondre, elle s’écria dans l’amertume de son cœur :

 

– Ah ! celui-là m’aimait ! Il m’aimait à genoux ! jusqu’à en mourir ! Et que je voudrais l’aimer, moi aussi ! L’explication que vous ne me demandez pas, Clément, la voici : C’est un jeu bien étrange qui se joue autour de l’héritage de Clare. D’un côté, des gens honnêtes, du moins, je le pense, puisque vous êtes avec eux ; de l’autre, des bandits. Un motif très puissant empêche sans doute les gens honnêtes dont je parle de s’adresser aux tribunaux, et j’avoue que cela me donne un peu de défiance contre eux. Ils cachent leur nom quand ils tombent entre les mains de la loi, par hasard ; ils se laissent condamner plutôt que de parler franc et tête levée ; s’ils s’évadent…

 

– Tu ne parles pas comme tu penses, ma pauvre bonne Tilde, murmura Georges avec douceur. Tu cherches à te venger de moi…

 

– Oh ! c’est vrai ! c’est vrai ! s’écria-t-elle : je cherche à me venger… Je te fais pitié, n’est-ce pas ! Et comme tu as raison de me plaindre, puisque tu ne peux pas m’aimer !

 

– Mais je t’aime !

 

– Tu mens ! par bonté de cœur. Il n’y a rien au monde de si bon, de si noble que toi… Mais laisse-moi achever : les honnêtes gens et les bandits, assis en face les uns des autres des deux côtés du tapis vert, connaissent mutuellement leurs cartes ; ils jouent à jeu découvert comme au whist quand il y a un mort. Et ils essayent de tricher tout de même ! Pendant qu’on vous recevait ici, il y a trois mois, comme mon fiancé, vous, le faux prince de Souzay, on attirait rue de la Victoire le vrai duc de Clare…

 

– Albert !

 

– Albert, qui me disait : « Je meurs de mon amour pour vous ! » Georges courba la tête.

 

Si Clotilde avait su ce qui se passait dans le cœur de son fiancé, elle eût donné tout son sang pour retenir sa dernière parole. Georges demanda :

 

– Était-ce pour le même but qu’on attirait Albert là-bas ? Était-ce pour un mariage ?

 

– Non, répondit Clotilde. Ai-je besoin d’ajouter que j’ai compris cela plus tard seulement : il y avait guet-apens… Vous frémissez ? Et pourtant, vous connaissez bien les gens qui avaient arrangé cette sanglante comédie. Si leur plan avait réussi, ce soir même où nous sommes, votre cadavre eût été trouvé demain sur le pavé d’une des cours de la Force…

 

« Je continue :

 

« Le duc Albert venait de me quitter. Non seulement je lui avais enlevé tout espoir, mais aussi je l’avais mis en garde contre les dangers qui l’entouraient ! Quand il voulut descendre l’escalier, il perdit du temps à ouvrir la porte de derrière, qu’il avait trouvée ouverte lors de son arrivée et qui était maintenant fermée. Ce n’était certes point par hasard. Je voulus l’aider. La porte de ma chambre, qui me séparait de lui depuis un instant seulement, se trouvait également fermée, et seulement aussi depuis un instant, de sorte que je l’entendais sans pouvoir le rejoindre.

 

« Une chambre me séparait de l’appartement des demoiselles Fitz-Roy, que j’appelais mes tantes et que j’aimais tendrement.

 

« Il me sembla distinguer un bruit, un cri plaintif, et reconnaître la voix de l’aînée, ma tante Mathilde.

 

« Je pénétrai dans la pièce voisine qui donnait par une porte vitrée sur la chambre à coucher de ma tante Mathilde. On ne criait plus, c’était déjà fini.

 

« La première figure que je vis au travers des carreaux fut celle d’une servante qui était à la maison depuis quinze jours à peine.

 

« Quelqu’un lui comptait de l’argent sur le guéridon de la chambre à coucher, éclairé par la lampe de nuit qui pendait au plafond. Je ne me doutais pas encore qu’il y avait eu un meurtre dans la maison, et, pourtant, une angoisse horrible me tenait.

 

« La personne qui comptait l’argent était dans l’ombre. Une voix enrouée appela je ne sais d’où : « Eh ! l’Amour ! » et la personne qui comptait l’argent releva la tête.

 

« Je crus rêver : c’était le visage de ma tante Jaffret…

 

– Ah !… fit Georges, qui écoutait la poitrine serrée et retenant son souffle.

 

– Je faillis tomber à la renverse, reprit Clotilde, car en ce moment même j’apercevais ma tante Mathilde jetée en travers sur son propre lit et dont la tête pendait si bas que ses cheveux blancs balayaient le plancher. J’aurais voulu crier que je n’aurais pas pu. L’idée me venait que j’étais en proie au plus effrayant de tous les cauchemars.

 

« Deux hommes entrèrent, en ce moment, par la porte du fond qui donnait sur la chambre de la cadette des demoiselles Fitz-Roy. « Ils portaient un autre corps qu’ils jetèrent au pied du lit.

 

« Quoique la tête de ce second cadavre fût entamée d’un large coup de hache, le bon vieux sourire de ma tante Émilie restait encore autour des lèvres.

 

« Un des deux porteurs n’avait qu’un bras. Sa face hideuse et stupide ricanait. C’était lui qui avait crié : « Eh ! l’Amour ! » Les autres l’appelaient Clément-le-Manchot. Ils étaient cinq en tout, y compris la servante qui recevait sans doute le prix du sang.

 

« Quand celle-ci eut recompté son argent, Mme Jaffret lui caressa le menton d’un geste égrillard, et la servante la repoussa, disant : « As-tu fini, vieux Rodrigue ? »

 

« Et je m’aperçus seulement alors que ma tante Jaffret n’avait plus ses habits de femme.

 

« Elle portait une longue redingote d’ouvrier endimanché, avec un foulard, noué autour du cou, et son crâne complètement dénudé n’avait plus une seule mèche de cheveux gris.

 

« – Le cœur n’a pas vieilli, coquinette, dit-elle ou plutôt, dit-il, car je crois bien que c’est un homme. Qu’est-ce que tu vas faire de tout cet argent-là ? Si tu veux le placer chez moi, je vaux mieux que la Caisse d’épargne ! »

 

II

Mademoiselle de Clare

 

– Ce qui surtout me faisait douter du témoignage de mes sens, poursuivit Clotilde, c’était le calme extraordinaire qui entourait cette scène de mort.

 

« Tout le monde était tranquille auprès de ces deux débris humains dont l’un répandait encore des flots de sang par sa hideuse blessure.

 

« On causait paisiblement du travail accompli et de ce qui restait encore à faire comme s’il se fût agi de la chose la plus simple.

 

« Le programme avait été réglé d’avance point par point. « Les gens qui étaient là n’avaient ni inquiétude ni hâte.

 

« Au début, j’avais été frappée par ce nom, Clément, qui est le tien et qui était porté par un homme privé comme toi de son bras droit, mais l’aspect repoussant du misérable avait rejeté si loin toute idée de comparaison que je ne m’occupai même pas de cette singulière similitude.

 

« – C’est le moment de prendre l’air, dit cet homme qu’on appelait le Manchot, après avoir consulté la pendule. Le commissaire va être averti dans trois minutes, juste !

 

« – Quatre, rectifia tante Adèle qui regarda sa montre. La pendule avance. Où est M. le duc ? »

 

« Je compris qu’il s’agissait d’Albert. Le Manchot répondit :

 

« – Entre les deux portes. On lui ouvrira, quand il en sera temps, pour qu’il rencontre les agents dans la petite cour de service.

 

« – Et la bichette ? »

 

« C’était moi dont on parlait.

 

« Le Manchot lâcha un juron.

 

« – Je n’ai plus pensé à celle-là, dit-il ; est-ce que j’avais oublié de mettre le verrou ? »

 

« Il creva la porte vitrée d’un coup de pied et bondit dans la pièce d’où j’avais tout vu.

 

« Mais je n’y étais déjà plus.

 

« Aux derniers mots prononcés, j’avais tout deviné : Albert, retenu dans le piège, était destiné à porter le poids du crime devant la justice.

 

« Pour employer leur langage, c’était lui qui devait payer la loi.

 

« La pensée que j’eus de tenter un dernier effort pour le prévenir ou le dégager me sauva, car si le Manchot m’eût trouvée derrière la porte vitrée, je ne serais pas ici pour vous raconter l’histoire de cette terrible nuit.

 

« Au contraire, le Manchot me trouva juste à l’endroit où, selon lui, je devais être.

 

« Quand il entra dans la chambre, j’essayais d’ouvrir la porte qui me séparait d’Albert.

 

« – Il y a eu du dégât un petit peu, me dit-il sans se creuser la tête pour trouver une explication, des voleurs, quoi, Paris est plein d’assassins, maintenant. En route, jeunesse ! »

 

« Il me saisit par le bras ; mais, avant de me pousser dans la chambre d’où je sortais, il demanda à haute voix :

 

« – Est-ce vidé, la boîte ? »

 

« Personne ne répondit.

 

« Il me fit traverser les deux chambres en courant, et, au cri d’horreur qui m’échappa en passant auprès des deux cadavres, il grommela :

 

« – Oui, oui ! c’est malheureux, mais ça arrive, et les deux vieilles béguines ont monté tout droit en paradis. »

 

« Nous descendions déjà l’escalier. Les voisins ne se doutaient encore de rien, la maison dormait.

 

« Au premier étage seulement, je commençai à entendre des bruits confus qui venaient de la rue, et le Manchot me dit encore :

 

« – C’est bête de commettre des mauvaises actions, on n’échappe jamais à l’œil vigilant de l’Être suprême et de la rousse. Voilà bien sûr les braves messieurs de la police qui arrivent et ça se pourrait que nous verrions dans la cour l’arrestation de l’individu sanguinaire qui a fait la fin des pauvres vieilles demoiselles. »

 

« Il était alors onze heures du soir environ.

 

« La fille du concierge jouait des études de piano dans l’arrière-loge.

 

« Au moment où nous arrivions dans la cour, plusieurs hommes montaient en courant l’allée qui mène à la rue de la Victoire.

 

« Une voiture y était engagée. Les hommes la dépassèrent. Une grande rumeur s’éleva en même temps de l’intérieur de la maison, et le concierge sortit effaré du couloir communiquant à la cour de derrière.

 

« – Misère de Dieu ! criait-il, un meurtre dans ma maison ! On va avoir des désagréments. Ils tiennent déjà l’assassin. Tais ton piano, toi, mademoiselle Arthémise ! À la garde ! au feu ! une porte si tranquille ! »

 

« Il ne s’occupait pas du tout des mortes.

 

« Mais comme sa femme accourait sur le pas de la loge, il ajouta :

 

« – C’est les deux vieilles millionnaires du second. N’y a rien de plus dangereux pour les maisons que d’avoir des femmes seules qui passent pour cacher tout l’or du monde dans leur paillasse. J’avais prédit ça. »

 

« Je ne saurais dire comment la cour s’était remplie en un clin d’œil. À la portière ouverte de la voiture arrêtée maintenant devant la loge, je vis les lunettes de tante Adèle, qui avait ses cheveux gris frisés et son grand chapeau à plumes.

 

« Elle demanda d’un air inquiet :

 

« – Qu’y a-t-il donc, mes amis ? Est-ce qu’il s’est passé quelque chose ? »

 

« Par l’autre portière qui s’ouvrit aussi je fus lancée dans la voiture et le Manchot disparut.

 

« Dans la voiture, je me trouvai entre le bon Jaffret et la comtesse Marguerite qui demandaient également d’un air étonné :

 

« – Qu’est-ce que c’est que tout cela ?

 

– L’assassin ! l’assassin ! » crièrent ensemble cinquante voix, car la cour regorgeait.

 

« Malgré M. Jaffret qui me tenait à bras le corps, je m’élançai à la portière. Je voyais déjà par la pensée la pâle figure d’Albert au milieu des hommes de police qui le tenaient garrotté comme un criminel, et je rassemblai mes forces pour crier : « Il est innocent ! » au risque de tout ce qui pouvait advenir.

 

« Mais les voix de la foule ajoutèrent avant que j’eusse parlé :

 

« – C’est le Manchot ! Clément-le-Manchot ! Il n’en est pas à son coup d’essai, celui-là ! »

 

« Je fus presque joyeuse.

 

« La police avait donc tombé juste cette fois.

 

« Je me retournai vers tante Adèle, pensant la trouver terrifiée, mais je me trompais : il y avait un méchant sourire derrière son inquiétude affectée, elle disait à pleine voix :

 

« – Il a la tête d’un redoutable coquin, ce malheureux ! Mais qui donc a-t-on assassiné ? »

 

« Sur ma conscience, en l’entendant parler ainsi, le doute me venait. Je ne pouvais plus croire à ce que j’avais vu de mes yeux tout à l’heure.

 

« Un grand mouvement se fit derrière la voiture, et un éblouissement passa devant mes yeux.

 

« C’était le meurtrier, conduit ou plutôt porté par une demi-douzaine d’agents qui le rudoyaient.

 

« Une véritable cohue suivait en le couvrant d’injures, et, dans cette foule, je reconnus la servante qui criait plus haut que les autres, en se frottant les yeux avec son mouchoir.

 

« En la fouillant, on eût trouvé le prix du sang dans sa poche.

 

« Je ne vous ai pas revu depuis lors, prince, m’expliquerez-vous cela ? Ce n’était pas Albert, il est vrai, que les agents tenaient prisonnier, mais ce n’était pas non plus le hideux compagnon de ma fuite.

 

« Par quel mystère étiez-vous là, vous, à la place de l’un ou de l’autre, car c’était bien vous, n’est-ce pas ?

 

« Vous, déguisé en ouvrier et n’ayant plus ce bras, miracle de l’art, qui dissimule si complètement votre malheur ? Je vous en prie, répondez.

 

– C’était moi, dit Georges après un silence : je le nierais que vous ne me croiriez pas.

 

– Certes, je ne pourrais vous croire… mais les motifs de votre présence en ce lieu ?…

 

Georges avait les yeux baissés ; il ne répondit pas. Clotilde attendait. Son sein battait avec violence. Plusieurs fois, pendant que durait le silence, son charmant visage changea de couleur.

 

Il était bien manifeste que cette grande émotion ne se rapportait point aux tragiques souvenirs qu’elle venait d’évoquer. Il n’y avait qu’une pensée pour faire vibrer ainsi son cœur.

 

– Tu ne m’aimes pas ! tu ne m’aimes pas ! dit-elle, et sa voix avait des larmes, tandis que ses yeux secs interrogeaient ardemment le regard de son fiancé.

 

Georges lui prit la main et la porta a ses lèvres.

 

– Je te jure que je t’aime ! dit-il.

 

Ils avaient oublié cette pauvre comédie qu’ils jouaient naguère de si bonne foi pour tromper la surveillance des espions invisibles. Clotilde surtout avait tout oublié. Elle s’écria en appuyant la main de Georges contre son cœur :

 

– Moi, je t’aime tant ! Qu’ai-je besoin de ta réponse ? Est-ce que je ne sais pas tout ? Est-ce que je ne lis pas au-dedans de toi aussi bien et mieux que toi-même ? Tu étais là-bas comme tu es ici pour obéir à cette volonté qui sera éternellement entre nous ! Tu ne m’appartiens pas ! Je ne viens qu’après ta mère !

 

Elle était si belle et tant d’amour s’exhalait de sa beauté que Georges ferma les yeux et pâlit. Son cœur lui faisait mal.

 

– Je te jure que je t’aime ! répéta-t-il d’une voix que la passion faisait trembler maintenant, la vraie passion. Je n’ai jamais aimé que toi, jamais je n’aimerai que toi !

 

Elle bondit vers lui, et leurs lèvres se touchèrent, mais ce fut rapide comme l’éclair.

 

Quand elle retomba sur son siège, un voile de farouche tristesse était au-devant de son regard.

 

– Tu mens, dit-elle à voix basse, ou du moins tu te trompes, Clément, mon pauvre Clément, car tu es bien trop noble pour abuser volontairement ta petite sœur. Tu es esclave, on se sert de toi sans mesure ni pitié…

 

– Ne parle pas contre ma mère, murmura Georges d’un accent qui implorait, mais où se montrait déjà une nuance de sévérité.

 

– Oh ! comme je l’adorerais ! s’écria Clotilde ardemment, si je ne la sentais contre moi ! y aurait-il au monde un amour comparable à celui dont j’entourerais notre mère !

 

– Mais c’est de la folie, dit Georges, qui détourna les yeux, si ma mère était contre toi, serais-je ici de son contentement ?

 

– Tu es ici, répliqua la jeune fille, parce que Mme la duchesse de Clare te place au-devant de son fils chéri comme un vivant bouclier.

 

Georges était très pâle, il dit :

 

– Tais-toi, je t’en prie !

 

– Tu es ici, continua Clotilde, parce que ici est le danger. Elle a entamé une lutte redoutable, Mme la duchesse, mais elle est là-bas, dans son hôtel avec le duc Albert de Clare, pendant que tu restes nuit et jour, toi, sur le champ de bataille. Elle ne sait pas même comme je le sais, moi, que tu n’as rien à craindre ce soir.

 

Georges ne put retenir un mouvement de surprise. Clotilde continua :

 

– Ce matin, tu étais condamné, mais le vent a tourné, ils ont besoin de toi, ils se sont faits, ce soir, les complices de la fuite. Oserais-tu dire que Mme la duchesse de Clare savait cela quand elle t’a laissé partir ?…

 

– Elle voulait me retenir, balbutia Georges : sur mon honneur, c’est la vérité ! Elle voulait même venir avec moi…

 

Aux lèvres de Clotilde il y avait un sourire plein d’amertume.

 

– Écoute, dit-elle, tout à l’heure, tu m’as juré que tu m’aimais, veux-tu que je sois ta femme ?

 

– Mais, répondit Georges, qui essaya de sourire, n’est-ce pas convenu ?

 

– N’essaye pas d’éluder ma question ! fit-elle presque durement. Tu sais bien ce que signifient mes paroles. Je suis seule au monde, toi aussi. Tu es jeune et fort, je suis brave. Loin d’ici, loin de ces luttes ténébreuses où nous n’avons toi ni moi aucun intérêt véritable, nous pouvons vivre heureux, tranquilles et fonder la famille qui ne manque pas plus aux pauvres gens qu’aux grands seigneurs. Tu es un faux prince de Souzay, comme je suis, moi, une fausse héritière de Clare. Ne nie pas, ce serait indigne de toi. Brisons ce double mensonge. Partons cette nuit même. Où tu voudras m’emmener, j’irai. Je m’offre à toi, veux-tu me prendre ?

III

Fin du tête-à-tête

 

Clotilde avait pris les deux mains de Georges et le regardait dans les yeux.

 

– Tu l’as dit tout à l’heure, murmura-t-il, je suis incapable de te tromper. Tu viens d’exprimer le vœu le plus cher de toute ma vie, tu as donné un corps à mon rêve. Vivre avec toi, tout à toi, ce serait le bonheur…

 

– Eh bien ! fit Clotilde, qui frappa du pied.

 

– Je ne veux pas… Je ne peux pas abandonner ma mère… La jeune fille dégagea ses mains et dit avec dureté :

 

– Tu n’as pas de mère !

 

Georges recula comme si on l’eût frappé au visage, et Clotilde s’arrêta, effrayée.

 

– Je t’ai fâché, dit-elle, déjà repentante.

 

– Non, répliqua Georges ; le tort vient de moi ; j’ai manqué de confiance en toi, je ne t’ai pas dit la vérité, la voici : je suis bien réellement le fils de Mme la duchesse de Clare…

 

– Et Albert, alors ?…

 

– De notre secret, murmura Georges, ne me demande que la portion qui est à moi.

 

Le regard de la jeune fille exprimait un étonnement profond.

 

– Et elle t’envoie ici ? balbutia-t-elle, toi, son fils ?

 

– Ce n’est pas Mme la duchesse de Clare qui m’a envoyé ici ; j’y suis peut-être contre sa volonté.

 

Il y eut un silence, après lequel Clotilde reprit :

 

– Clément, je te crois, je te croirai toujours. Je respecte et j’aime désormais du plus profond de mon cœur celle qui est ta mère. J’espérais t’entraîner avec moi vers le bonheur ; je n’ai pas pu, je reste avec toi dans le malheur. Ton combat est le mien. Mais il faut que tu saches où tu vas, Clément ; il faut que tu saches où tu conduis celle à qui tu viens de dire : « Je t’aime. » Je le sais, moi, je vais te le dire.

 

Elle se recueillit un instant.

 

Ils étaient graves tous deux, et si quelqu’un les épiait maintenant du regard sans pouvoir écouter leurs paroles, c’était bien, selon les apparences, le froid entretien de deux fiancés qui se tâtent prudemment avant la lutte définitive du ménage.

 

– Tu connais, reprit la jeune fille, d’un ton de résignation glacée, les gens chez qui nous sommes. Avant même d’avoir entendu les révélations que je viens de te faire, tu les connaissais peut-être aussi bien que moi.

 

« Ce sont des malfaiteurs résolus, qui opèrent à l’abri d’un mécanisme dont l’efficacité est pour eux éprouvée, non pas une fois, mais cent fois.

 

« Ils méprisent les combinaisons subtiles et vont droit leur chemin dans une voie qui ne tourne pas.

 

« La naïveté des moyens est pour eux le comble de la science.

 

« Ils tuent tous uniment, sans précaution, presque sans mystère, sûrs qu’ils sont d’égarer la poursuite après le meurtre commis, et j’entendais encore hier, car ma vie n’est qu’un long espionnage, le Dr Samuel railler les malhabiles qui se servent du poison pour augmenter leurs chances d’impunité.

 

« Le poison laisse des traces un peu moins voyantes que le couteau, c’est vrai ; mais qu’importe la trace laissée si elle égare certainement la vengeance de la loi sur une fausse piste ? Les demoiselles Fitz-Roy ont été frappées à coup de hache, voilà des traces, j’espère !

 

« Et les assassins vivent en paix cependant ; pourquoi ?

 

« Parce que c’est toi qui as été condamné.

 

« Écoute maintenant le programme de notre mariage :

 

« On l’a dressé, ce programme, avec autant de soin que le contrat de maître Souëf, signé par M. Buin et d’autres gens hautement honnêtes que la diplomatie des coquins a su englober dans une complicité involontaire, la meilleure de leurs sécurités.

 

« C’est grossier, c’est enfantin, comme combinaison : c’est absolument certain comme résultat.

 

« Et quant à l’authenticité du plan, je puis la garantir, car l’exposé en est encore dans mes oreilles.

 

« Depuis la mort de mes tantes Fitz-Roy, nous sommes, toi et moi, les derniers de Clare…

 

– Avec mon frère Albert, à tout le moins, interrompit Georges, et Mme la duchesse !

 

Clotilde sourit avec pitié.

 

– Pour la réussite du plan, répliqua-t-elle, il suffit que la duchesse et Albert meurent avant nous : c’est la moindre des choses.

 

De la tête aux pieds, Georges fut secoué par un frisson.

 

– La peur que tu es incapable de ressentir pour toi-même, dit la jeune fille, tu l’éprouves pour eux. C’est bien, tu es un grand cœur… Mais si tu les aimes de toute ton âme, que peut-il rester pour moi ?

 

– S’ils quittaient Paris, la France, pensa tout haut le prince Georges, au lieu de répondre ; s’ils allaient loin, bien loin…

 

– Peut-on aller plus loin que l’Australie ? repartit Clotilde. André Maynotte[5] et la veuve de J. -B. Schwartz avaient été en Australie, d’où leurs actes mortuaires sont revenus. Le mari de la princesse d’Eppstein[6], celui qui porta en dernier lieu le nom de duc de Clare, s’était caché au plus profond de Paris, dans l’atelier de cet obscur barbouilleur Cœur d’Acier, qui fabriquait les enseignes pour les baraques de la foire ; quand il eut épousé sa noble et malheureuse cousine, ils partirent, car ils savaient leur sort, eux aussi. Ils allèrent tant que la terre et la mer purent les porter.

 

« Ces deux-là seraient encore tout jeunes.

 

« Et pourtant tu as vu leurs noms dans le contrat parmi ceux dont nous sommes appelés, toi et moi, à recueillir les héritages. Ils sont morts.

 

« Paris n’a pas de retraite assez noire, et le vaste univers est trop petit, Clément, mon pauvre Clément, tu auras beau les entraîner au bout du monde : quand ceux dont je te parle ont condamné, il faut mourir.

 

La tête de Georges découragé pendait sur sa poitrine.

 

– Mais je n’ai pas fini, poursuivit Mlle de Clare, de tirer l’horoscope de notre union. Ne crois pas que je parle au hasard, je suis malheureusement trop bon prophète.

 

« Je te disais tout à l’heure : « Le vent a tourné, ils ont besoin de nous. »

 

« C’est l’exacte vérité.

 

« Que nos droits soient authentiques, ou qu’il y ait eu, comme je le crois, manœuvres frauduleuses, nous réunissons sur nos têtes la totalité des biens de Clare. Nous sommes sacrés : l’héritier unique de cette immense fortune doit naître de nous et ne peut naître que de nous.

 

« Quand l’enfant sera né…

 

– J’entends bien, dit Georges, qui ne put s’empêcher de sourire ; fille ou garçon, peu importe…

 

– Peu importe, répéta Clotilde, fille ou garçon.

 

Elle souriait aussi, mais non point à la manière incrédule du prince. Son sourire était celui des vaillants qui se résignent.

 

– On nous fera disparaître ? continua Georges ; est-ce cela que tu veux dire ?

 

La charmante tête de Clotilde s’inclina en signe d’affirmation.

 

– Et ces grands inventeurs, demanda Georges, n’ont rien su trouver de plus adroit que cela ?

 

– À quoi bon ? répliqua Clotilde. Le mieux est l’ennemi du bien. L’adresse n’est pas la subtilité, mais bien la science d’atteindre le but à coup sûr. J’ai ouï traiter cette question une fois très sérieusement par le Dr Samuel qui réfutait Marguerite. Elle a de l’imagination, celle-là, et le docteur lui en faisait reproche. Il lui citait l’exemple du théâtre où les idées nouvelles ne réussissent jamais.

 

« Elle riait, mais il tenait bon.

 

« Il mettait en avant M. Scribe et sa sentence : « Faites toujours ce qui a été fait. »

 

« Quelque chose de plus ingénieux que cela, pour parler comme toi, ne le vaudrait pas, parce que cela est un moyen éprouvé qui a déjà servi ; et qui a déjà réussi.

 

« Notre famille et les Habits Noirs ont leurs annales où l’on peut puiser comme dans l’Histoire universelle.

 

« Quand nous serons morts, l’honnête M. Jaffret sera nommé tuteur de l’enfant, absolument comme la comtesse Marguerite de Clare ou plutôt le comte du Bréhut, son mari, fut nommé tuteur de la princesse d’Eppstein, et, pendant vingt ans, l’association aura un demi-million de revenus. Commences-tu à croire et à comprendre ?

 

– Je ne puis penser… voulut objecter Georges.

 

– Crois ou ne crois pas, interrompit la jeune fille, peu importe. C’est établi clairement, nettement, c’est réglé à l’unanimité du conseil. Personne au monde n’y peut rien désormais, cela doit être et cela sera.

 

– Mais alors, demanda Georges dont le scepticisme tomba tout d’un coup devant la rigueur de ces affirmations, que faire ?

 

Elle se redressa. Une flamme héroïque brûla dans ses grands yeux. Jamais Georges ne l’avait vue si splendidement belle.

 

– Si j’étais aimée… dit-elle.

 

Mais elle s’interrompit aussitôt et reprit :

 

– C’est mal et je désavoue cette parole. Même sans être aimée, je suis prête à tout entreprendre pour sauver toi et ceux qui te sont chers…

 

– Mais tu es aimée, Clotilde, ma chérie ! s’écria Georges, cette fois avec l’accent de la véritable passion. Pourquoi es-tu injuste envers moi ? Ne vois-tu pas que je succombe sous le fardeau de mes responsabilités et de mes inquiétudes ? Dis ce qui peut être tenté, et dis-le vite !

 

Elle lui tendit la main.

 

– C’est moi qui ai tort, peut-être, dit-elle doucement avec un sourire triste ; d’ailleurs, pourquoi fuir ? J’ai plaidé contre moi-même tout à l’heure en prouvant que, vis-à-vis de ces démons, la fuite est inutile. Veux-tu combattre, puisque fuir ne vaut rien ?

 

– Oh ! oui, s’écria Georges ; combattre bravement et jusqu’à la mort !

 

– Elle n’est pas loin peut-être… Mais tu as raison ! mieux vaut combattre.

 

– Ordonne, j’obéirai ; quand je devrais me tuer tout seul contre cette cohue d’assassins…

 

– Non, interrompit Clotilde qui était redevenue pensive, nous ne serons pas seuls. Il est un homme au cœur courageux, à la volonté indomptable…

 

– Le Dr Abel Lenoir…

 

Elle mit un doigt sur sa bouche, d’un geste si impérieux que le regard effrayé de Georges fit malgré lui le tour de la chambre.

 

Tout était tranquille dans le vaste salon qui, à part le son de leurs voix contenues, ne parlait que de solitude et de silence.

 

– Approche-toi, murmura-t-elle.

 

Et si bas qu’il eut peine à l’entendre, elle ajouta :

 

– Demain, je sortirai pour aller à la messe. Sais-tu où il demeure ?

 

– Oui.

 

– À huit heures du matin, rends-toi chez lui, tu m’y trouveras.

 

– Et le rendez-vous de la rue des Minimes ?

 

– Nous parlions trop haut. D’autres que nous y seront exacts… Écoute encore, nous avons des hommes et des armes. Ce n’est pas Fontenoy, ici. Nous tirerons les premiers.

 

– Je suis prêt, interrompit Georges. À demain, huit heures.

 

Un bruit se fit dans la chambre voisine et ils s’éloignèrent aussitôt l’un de l’autre à distance convenable.

 

Au seuil de la porte ouverte, la beauté souriante de la comtesse Marguerite se montra.

 

– Eh bien ! chers enfants, dit-elle, vous plaignez-vous qu’on vous ait laissés trop longtemps ensemble ?

 

– Y a-t-il vraiment longtemps que nous sommes ensemble ? demanda Georges au hasard.

 

Clotilde baissait les yeux et ne disait rien.

 

Marguerite, qui donnait le bras au bon Jaffret, murmura :

 

– C’est qu’ils sont en scène comme de vieux comédiens ! Elle ajouta :

 

– Tout le monde vous désire et je n’ai pu tarder davantage. Il faut bien que vous assistiez à l’ouverture de la corbeille.

 

Derrière Mme la comtesse de Clare venaient M. Buin, M. de Comayrol et quelques dames. C’était bien la joyeuse expédition des « gens de la noce » qui arrivent émoustillés par je ne sais quel vent de gaillardise espiègle, pour troubler, en plaisantant, la première entrevue des amoureux.

 

La présence de ces nouveaux venus, si tranquilles et si gais, éclaira en quelque sorte le vieux salon et en chassa les souffles lugubres que nous y laissions pénétrer tout à l’heure.

 

Les vraisemblances de notre vie de tous les jours y reprenaient le dessus, et même après avoir entendu les confidences de Clotilde, peut-être que vous eussiez secoué le tourbillon des idées noires en faisant appel franchement à ce qu’on appelle « la raison » pour exorciser le démon de ces cauchemars absurdes et impossibles…

 

IV

Transfiguration

 

La comtesse Marguerite, quand elle voulait, avait un sourire qui chassait si loin les sombres pensées ! Elle demanda le bras de Georges ; M. de Comayrol offrit le sien à Clotilde, et l’on se dirigea en procession vers le salon où attendait la corbeille, splendide dessert de la collation.

 

Resté seul et libre, le bon Jaffret s’était approché de la volière qui renfermait ses amours. La mort prématurée de sa petite autruche lui avait occasionné dans le temps une grave maladie. Il fit le tour de la cage et ne put s’empêcher de dire un mot d’amitié à ses enfants, qu’il supposait pourtant bien endormis.

 

Ainsi font les jeunes mères dont la folie charmante babille autour du sommeil qui sourit dans le berceau adoré. Jaffret dit :

 

– Huick, huick, rrrriki huick.

 

– Huick ! fut-il répondu sous la couverture qui protégeait la volière. Jaffret eut un haut-le-corps et devint tout blême.

 

– Il y en a un d’éveillé, grommela-t-il, voilà qui est drôle, à cette heure-ci !

 

Dans sa sollicitude attendrie, il allait peut-être soulever un coin du voile ; mais Marguerite, qui marchait la dernière et franchissait le seuil en ce moment, se retourna pour l’appeler.

 

– Allons, bon ami, dit-elle, votre place est là-bas ; c’est vous qui êtes le vrai père des noces.

 

Jaffret, toujours obéissant, emboîta aussitôt le pas.

 

Et le salon aux quatre fenêtres resta désert.

 

Pendant un instant, la solitude la plus complète y régna au milieu du plus parfait silence.

 

Mais tout à coup un bruit s’éveilla sous la couverture de la cage, ce même bruit fait de petits battements d’ailes et de petits cris, que nous entendions au commencement de l’entrevue des deux fiancés.

 

On eût dit une émeute microscopique à l’intérieur de la volière.

 

La première fois, ce bruit avait en quelque sorte essayé de naître et s’était étouffé de lui-même au bout d’un instant.

 

Cette fois, au contraire, il persista et s’enfla jusqu’à prendre les proportions d’une guerre civile allumée à l’improviste parmi ce petit peuple ailé.

 

On voltigeait désespérément sous les couvertures, les huick, huick croisaient en tous sens les rrriki. Si le bon Jaffret avait entendu cela, l’angoisse serait entrée dans son cœur paternel.

 

L’explication, cependant, ne se fit pas attendre.

 

La couverture eut un brusque mouvement d’oscillation ; un renflement s’y produisit pendant que les fils de fer de la cage grinçaient, puis le voile soulevé en grand montra le mot de l’énigme sous la forme d’Adèle Jaffret qui, l’œil renfrogné, le nez coiffé de travers par ses lunettes prêtes à tomber, sortit impétueusement de la volière même par l’ancienne porte de la jeune autruche décédée.

 

Elle était rouge comme une tomate, elle, si pâle d’ordinaire, et ses yeux enfoncés lui sortaient de la tête.

 

– Sacré tonnerre ! dit-elle, voilà des bêtes qui sentent mauvais ! J’ai cru que j’allais étouffer là-dessous. Idiot de Jaffret ! On était bien là pour écouter, mais pour respirer, non !

 

Elle tira de sa poche une bouteille clissée de taille absolument respectable, et lui donna un long baiser qui répandait dans l’atmosphère du salon une bonne odeur d’eau-de-vie.

 

– Ces amoureux-là, grommela-t-elle, ne vivront pas si vieux que Mathusalem ! Je n’ai pas tout entendu, mais j’ai attrapé par-ci par-là de bonnes choses. On sera trois au tête-à-tête de la rue des Minimes. Ce qui me manque, c’est la partie de la conversation relative au Dr Lenoir. J’ai eu beau tendre l’oreille, rien ! C’est égal, celui-là prend des proportions inquiétantes. Il faudra le calmer.

 

Un écho des acclamations soulevées autour de la corbeille arriva jusqu’à elle.

 

– La petite en tient pour son Manchot, pensa-t-elle. Bien gentille, cette gamine-là ! Et du chien ! Si j’avais quinze ans de moins, ou même vingt-cinq… Tutu ! malgré l’âge qu’on a, on chanterait encore rrriki huick tout comme un autre ; et sans mon travail de tête… Mais le jeune monsieur est froid comme de la tisane frappée ! On dirait qu’il est empaillé de partout, et qu’il n’a de vivant que son bras postiche. Beau garçon, du reste ! ça m’amuse de voir comme Angèle le met en avant pour couvrir son Albert. Celle-là, son compte est bon avec moi : je veux la voir pleurer du sang… du sang !

 

Elle passa sur ses lèvres sa langue gourmande et ajouta :

 

– C’est drôle, le tempérament ! Tu en tiens encore pour celle-là, sais-tu, marquis.

 

Quelque chose de triste vint sur son visage ridé. Elle se planta devant une des grandes glaces et se regarda de la tête aux pieds avec une expression à la fois grotesque et terrible en grommelant :

 

– Tu as sauté, marquis, sauté, sauté ! Marquis Ange de Tupinier de Baugé, amoureux de trente-six mille coquines, et qui voulait encore, par-dessus le marché, ta belle nièce, ta belle filleule, Vénus sortant de l’onde, sacré tonnerre ! Angèle, que tu as faite duchesse, et qui s’est moquée de toi ! C’est pour elle que tu as tué la première fois, marquis ! marquis, elle ne t’avait pas chargé de cela, mais tu avais déjà le diable au corps… tu aurais mieux fait d’étrangler l’autre… le satané Dr Lenoir ! Tout le fil que tu as à retordre vient de celui-là, marquis ; mais, patience ! son tour arrivera… Angèle n’a jamais pu te souffrir. Tu étais trop vieux, marquis, et pas un brin de poil sur la figure ! Elles n’aiment pas ça… Sacré tonnerre ! ma barbe était en dedans ! Elle s’envoya à elle-même un baiser dans la glace.

 

– Farceur ! fit-elle d’un ton caressant, volage comme la mouche à miel, et le dard ! Sans le couteau, tu aurais été un parfait chérubin comme le pieux Énée ou le Dr Lenoir, mais bah ! les dames n’en veulent pas, de ces anges-là ; ce qu’il faut, c’est le tempérament. Tu en as, et à part la chose d’adorer le sexe, pas une habitude : ni jeu ni boisson… Une goutte de temps en temps pour l’imagination, une pipe… tu vivrais avec douze cents francs d’appointements, marquis, ma pauvre vieille !

 

Son regard clignotant derrière ses lunettes peignait une complaisance heureuse et un amour de soi sans bornes. C’était avec un plaisir évident et profondément savouré qu’elle poursuivait son examen de conscience.

 

– Mon bijou, reprit-elle, si on écrit jamais ta biographie, ça intéressera les diverses classes de la société, princesses et couturières. En as-tu joué des rôles pour sauver ce cou qui manque un peu de rondeur, c’est vrai, mais qui tient solidement aux épaules ! Tu as été la Maillotte, la reine des échappées de Saint-Lazare ; tu as été bedeau, cocher, directeur de commandites, maçon, marbrier, limonadier et membre du bureau de bienfaisance ; tu as fait de la banque à la bourse et à la foire, des mariages, des éducations, de la gymnastique… et pas trop de bêtises, non !… Quelques-unes pourtant : le mariage d’Angèle avec le duc, prince de Souzay (pauvre brave homme !), le bras cassé de Clément… je le croyais fils d’Abel Lenoir, figurez-vous, et je voulais jouer à Angèle ce tour d’espièglerie. Il y a des moments où j’ai idée qu’il m’en cuira. Angèle ! Chaque fois que je m’occupe de celle-là pour la servir ou pour lui nuire, je suis mordue ; mais c’est plus fort que moi, il faut que je m’occupe d’elle toujours : je crois qu’elle est ma destinée !

 

Tout en parlant, car Adèle Jaffret ne pensait pas seulement toutes ces choses, elle les disait bel et bien, riant aux côtés gaillards de ses souvenirs et maugréant au reste, elle avait quitté la glace pour se rapprocher de la porte du cabinet. Elle l’ouvrit, et, à peine entrée, elle dégrafa sa belle robe de soie un peu froissée par son séjour dans la volière.

 

– Pas besoin de femmes de chambre, moi ! dit-elle.

 

Et, en effet, elle s’y prenait avec beaucoup d’adresse et de prestesse.

 

Sa robe tombée, elle apparut en jupon court sous lequel se montraient les deux jambes d’un pantalon d’homme, relevées jusqu’au genou. D’un seul tour de main, elle abattit sa coiffure de respectables cheveux gris ornés d’un bonnet à fleurs.

 

Nous accolions tout à l’heure l’un à l’autre ces deux adjectifs : grotesque et terrible. Il en faudrait ici deux autres du même genre, mais plus forts. La vue de ce crâne absolument chauve et montueux, surmontant un déshabillé de femme d’où sortaient par en bas deux jambes osseuses, maigres, énergiquement masculines, prêtait à la fois à rire et à trembler.

 

Adèle les caressa, ces longs jarrets, l’un après l’autre, et se campa en coq.

 

– Tenue du chevalier de Faublas ! dit-elle ; don Juan français ! Richelieu moderne ! qui prend le temps de séduire sa petite Lirette, tout en portant à bout de bras une montagne d’affaires… et directeur, avec ça, d’une entreprise d’intérêt général !

 

Il ou elle éclata de rire en s’approchant du bureau pour y prendre une pipe courte et noire, encore mieux réussie que celle de M. Noël, autrement dit Piquepuce. La pipe fut bourrée selon l’art, avec le coup de pouce par-dessus, et allumée.

 

Puis le jupon tomba à son tour, et nous ne pouvons plus parler d’Adèle Jaffret qu’au passé, comme de la chrysalide d’où venait de jaillir l’affreux papillon, Cadet-l’Amour, dans tout l’éclat de sa laideur épique.

 

Il chaussa ses bottes et revêtit une longue lévite, au côté gauche de laquelle, dans la doublure, était une gaine de cuir où il glissa un couteau tout ouvert. Son crâne dénudé disparut sous un chapeau mou coiffé de travers. Il saisit un gros rotin qu’il fit tournoyer autour de sa tête et revint vers la glace, devant laquelle il se campa le poing sur la hanche, déclamant comme un acteur qui parle en public :

 

– Cadet-l’Amour, rôle de Fra Diavolo ! coqueluche de l’autre sexe, supérieur aux difficultés les plus compliquées, met les camarades dans sa poche et va-t-en ville ! Enfoncé le colonel !

 

Il s’envoya un dernier baiser et sortit d’un pas vainqueur par la porte qui avait donné passage à M. Noël.

 

V

Les intrigues d’Échalot

 

Eugène Sue fit un jour la plus hardie de toutes les excursions connues à travers les souterrains de Paris. Bien des gens purent croire qu’il avait mesuré, et même exagéré les profondeurs de l’abîme comme ce puissant trouveur, Jules Verne, quand il nous mène, à l’ombre des forêts de champignons, jusqu’au noyau de la terre, ou qu’il voyage, sans parapluie, à trois mille brasses au-dessous du niveau de la mer.

 

Ceux qui crurent cela se trompaient. Une imagination comme celle d’Eugène Sue lui-même aurait beau se tendre et s’allonger, jamais elle ne saurait atteindre le fond de notre civilisation ou de notre barbarie.

 

Un seul phénomène paraît démontré, un seul fait certain, et ici, c’est encore la fantaisie de Jules Verne qui a raison. Quand on creuse un puits sous Paris et qu’on y descend, la lanterne à la main, l’horreur espérée est tout aussitôt vaincue par le grotesque : plus de grands chênes aux ombrages menaçants, rien que des champignons pour faire le paysage.

 

En suivant cet ordre d’idées, par exemple, le voyageur n’est jamais à bout de découvertes et de surprises, surtout dans ces prodigieuses pénombres, où grouillent les gens et les choses de l’art déclassé. Ce n’est pas le peuple, entendons-nous bien, qui végète là-bas, ni même une partie du peuple ; c’est un peuple à part composé d’homoncules semblables à celui qui jaillit un soir du fourneau du Dr Faust. Seulement, le Dr Faust n’est pas de chez nous, et les chimistes qui ont créé nos hommes cryptogames font leur cuisine dans les caves théâtrales.

 

Ils n’ont jamais été, ces créateurs, dans leurs mixtures, beaucoup au-delà du thé de Mme Gibou ; leurs fils, qui caricaturent nos héroïsmes et nos bassesses au fond de l’égout, participent d’eux, et forment cette étrange catégorie des charlatans forains, troupeau plus ignorant, plus superstitieux, plus « gobeur » que la cohue même qui le contemple.

 

Nos faubourgs commencent à se moquer du mélodrame ; la foire y croit encore, et au milieu du déniaisement universel, la famille de Bilboquet vit d’illusions mangées aux vers. Elle cherche « le secret », elle attend « le trésor » ; pour elle, il semble qu’une lessive de comique effréné, mais plaintif, déteigne sur tout et ne laisse rien de vrai à la surface du globe.

 

S’il y avait un poète assez audacieux pour montrer au public dans sa réalité invraisemblable ce monde, ce pauvre monde des douleurs cocasses et des hallucinations hébétées, notre siècle aurait son épopée immortelle, au moins en ce qui concerne le ruisseau.

 

Et je vous l’affirme, tant nous connaissons peu et mal ce qui est tout près de nous, notre siècle croirait qu’on lui parle de la lune !

 

Échalot était un artiste au cœur plein de poésies chevaleresques ; Similor, son ami, également artiste, mais moins loyal, joignait à tous les défauts d’un bon « traître » le goût de l’argent qu’on emprunte aux dames. Échalot lui-même s’était avoué depuis longtemps que son Pylade ne jouissait pas d’un noble caractère.

 

Échalot n’avait pas fait fortune depuis cette soirée où nous le vîmes, à la fois nourrice et sentinelle, guetter la porte cochère de l’hôtel Fitz-Roy et allaiter le jeune Saladin au corps de garde de la rue Culture-Sainte-Catherine.

 

Probe, laborieux, délicat, sentimental, adonné à l’intrigue sans savoir ce que c’est, fidèle à l’honneur qu’il définissait vaguement et dans des termes inconnus aux moralistes. Échalot ne vivait pas bien, mais il vivait d’art, jaloux de son indépendance et vendant du poil à gratter.

 

Similor, père naturel de Saladin, ne s’était pas bien conduit avec Échalot ; il avait même essayé de l’étrangler, un soir (« au mépris de l’amitié ! » disait Échalot) pour quatre pièces de cent sous qui se trouvaient ensemble dans la caisse étonnée. Saladin lui-même avait mal tourné, malgré les excellents principes à lui inculqués dès le berceau. Comme famille, il ne restait à Échalot que cette petite coureuse de nuit, Lirette, connue du Dr Abel Lenoir, et qui apportait des bouquets de violettes au prince Georges de Souzay.

 

Il sera beaucoup parlé de Lirette dans la suite de ce récit.

 

Échalot était, après Dieu, maître du plus pauvre parmi les « établissements » composant l’humble foire qui se tenait alors sur la place Clichy, dont on achevait les aménagements. Onze heures venaient de sonner au restaurant du Père-Lathuile, le seul temple qui fût aux environs. La baraque plus que modeste d’Échalot était fermée, et la nuit empêchait de voir son « tableau » abondamment endommagé, et représentant une robuste déesse couchée sur le dos au moment précis où Hercule, fils de Jupiter et d’Alcmène brandissait sa massue pour lui casser un pavé sur le nombril.

 

Auprès de la barque se trouvait la maison chariot, de forme antédiluvienne, et presque complètement désemparée, qui avait dû faire bien des fois son tour de France. Elle était timbrée d’un large écusson ovale portant cette mention : « Spectacle Échalot de Paris, élévations, suspensions, physique, électricité, combats et mystères, offerts aux habitants de cette ville, avec permission spéciale des autorités. »

 

La place était déserte déjà depuis du temps. Un vent âpre secouait les arbres dépouillés des boulevards extérieurs. C’est à peine si quelques passants se voyaient à de longs intervalles, hâtant leur marche et rasant les maisons.

 

Les baraques de la foire dormaient : l’hiver, on n’essaye même pas d’attirer « le monde » après la nuit tombée. La seule lumière qui se montrât dans le campement forain brillait à l’intérieur de la voiture-Échalot par les fentes d’un volet peint en écarlate et lamentablement fendillé.

 

Dans une cabine ayant trois fois la contenance d’un cercueil, Échalot veillait, pensif et assis sur un tambour d’harmonie. Il était vêtu d’un lambeau qui restait du costume de magicien, porté jadis avec gloire par feu son maître, M. Samayoux, magnétiseur de toutes les diverses cours étrangères. Auprès de lui était une soucoupe, humide encore de gloria et dans laquelle trempait une spatule, réduite au métier de petite cuiller.

 

Au plafond, dans un filet tendu, se voyaient la tête embaumée d’un guillotiné, le parapluie de Mme Samayoux et sa guitare. Un caniche empaillé sommeillait sous la table.

 

Les cheveux d’Échalot grisonnaient, quoiqu’il ne portât pas plus de quarante ans. Il tenait à la main un graisseux portefeuille et réfléchissait laborieusement. L’expression de sa pauvre bonne figure reculait les bornes de la naïveté.

 

– Quant à ça, dit-il avec découragement, le travail de cabinet m’incommode, à la longue, de fatiguer mon cerveau délabré par les malheurs d’une carrière, que si j’en écrivais mes mémoires, l’univers ne voudrait pas y ajouter foi, c’est sûr.

 

Il s’arrêta après cette redoutable phrase et poussa un soupir de bœuf.

 

Mais il reprit aussitôt pendant que deux larmes venaient au coin de ses yeux :

 

– Affligé, rapport au sentiment que je nourrissais pour elle, dans Léocadie, veuve de M. Samayoux, dont je ne peux pas regarder encore son parapluie sans m’arracher des pleurs, trahi par l’amitié qu’est le premier bien de la vie par Similor qui m’a lâché, emportant mes économies, refroidi de mes illusions et chimères au sujet de Saladin, je ne vois plus à mon horizon couvert de sombres nuages que la banqueroute dont tout jusqu’à mes nippes sera vendu à la porte un de ces quatre matins par le gouvernement !

 

Il poussa un second soupir, mais plus gros et accompagné d’un maître coup de poing qu’il s’appliqua au milieu du front.

 

– Reste Lirette, dit-il, c’est vrai, et le secret impénétrable ! Je connais le truc de profiter des circonstances d’un mystère qu’on peut avec elles s’introduire dans le sein d’une famille titrée et la faire chanter loyalement, le père d’un côté, la mère de l’autre et l’enfant pareillement à part, sans manquer à l’honneur, puisqu’on vend ce qu’on sait, pas vrai, à ceux qu’ont besoin de l’acheter pour en faire leur bonheur. Sans doute, mais je n’ai pas encore sondé le fond du mystère, et où prendre l’adresse de la famille ?

 

Il serra sa tête dans ses mains, qui n’étaient pas propres, et de sa poitrine sortit un véritable mugissement.

 

– Bon, bon, bon ! poursuivit-il comme s’il eût répondu à la suggestion d’un Méphistophélès invisible, on sait ça aussi bien que vous. Lirette arrive à l’âge des ris, des grâces, des amours, et la ceinture de Vénus, hein ? y a de l’argent au fond de ça ? Connu, M. Tupinier est un vieux criminel qu’en a glissé déjà deux mots sans avoir l’air, et le négociant de la rue d’Amsterdam… Je sais bien qu’au fond, ça n’attaque pas l’honneur, pourvu qu’on place à la caisse d’épargne, ils disent tous ça ; mais les préjugés, ça tient dur. J’ai des préjugés, moi, sans que ça paraisse… et puis allez donc proposer des choses de même à mademoiselle Lirette ! moi, d’abord, je ne me vois pas dans ce rôle-là.

 

Il ne se doutait guère, le pauvre diable, qu’en prononçant ces paroles, son humble physionomie s’était éclairée d’un rayon de belle fierté. Ils ne connaissent ni le bien ni le mal, ni rien !

 

Un instant, il resta silencieux et perdu dans l’incohérence de sa méditation, puis il ouvrit son portefeuille souillé pour en retirer un chiffon, couvert d’informes caractères.

 

– Le secret est là ! murmura-t-il. Heureusement que je sais écrire pas mal, ayant été apprenti pharmacien. Seulement, ça me paraît que c’est du latin, et je n’ai pas poussé mon éducation jusque-là : j’essaye toujours de lire comme la petite le disait : « Orémusse, petrat sube ondessimat… »

 

Il s’interrompit brusquement et remit avec prestesse le chiffon dans le portefeuille. On venait de frapper à la porte de la baraque.

 

– Qui peut venir à cette heure ! pensa Échalot stupéfait. Va-t’en voir si j’ouvrirai !

 

Au-dehors, on frappa de nouveau, et une voix mielleuse dit à la plus large fente du volet :

 

– Ne fais pas semblant de dormir, ma vieille ; ouvre, tu verras qu’il fait jour.

 

– Cadet-l’Amour ! balbutia Échalot qui devint pâle.

 

VI

Heure indue

 

Échalot n’ouvrit pas encore ; il vint jusqu’à la petite porte qui fermait sa cabine sur le dehors et parlementa.

 

– Ça va bien, M. Tupinier ? demanda-t-il. Si vous logez avec votre sœur, Mme Jaffret, là-bas, rue Culture, au Marais, vous avez de la route, et il se fait tard.

 

– Tu ne m’as donc pas entendu ? répondit-on du dehors ; on te dit il fait jour !

 

– Pas de danger, à l’heure qu’il est ! Vous plaisantez, monsieur Tupinier.

 

Puis, se reprenant, et avec un orgueil d’enfant :

 

– C’est vrai que, dans le temps, on comprenait votre jargon assez couramment comme ça. Je ne nie pas que j’aie été mélangé avec les Habits Noirs dans des intrigues que je n’y entendais goutte, sans jamais manquer à l’honneur ! J’ai fréquenté les plus huppés de L’Épi-Scié dans l’intimité familière, et M. Piquepuce me tapait toujours dans le dos en disant : « Si ce n’était pas fait, c’est sûr que tu l’inventerais. » C’était la poudre qu’il entendait…

 

– Ah ! çà ! nigaud, est-ce que tu vas me laisser dehors ! s’écria Tupinier. Il fait un froid de loup !

 

– Mais, poursuivit paisiblement Échalot, l’âge des passions n’y est plus, et ma fréquentation avec Mme Samayoux m’a fait savoir sur vous des choses incompatibles ; alors, je m’en prive, ayant mis Similor lui-même à la porte pour improbité. Bien des choses chez vous, l’Amour !

 

Tupinier gronda un juron et n’insista pas. Échalot écouta et crut entendre son pas qui sonnait sur la terre gelée.

 

– On va conséquemment se mettre à la niche, pensa-t-il, avec l’espoir que l’Être suprême me récompensera une fois ou l’autre d’avoir repoussé un coquin pareil qui venait peut-être m’offrir mon aisance et la fin de tous mes malheurs, moyennant que je retombe dans l’inconduite. Ce serait bête de la part de la Providence de me laisser dans l’embarras, je ne peux pas croire ça d’elle.

 

Il y avait au fond de la cabine une manière d’armoire.

 

Échalot en fit jouer la coulisse qui glissa en grinçant et montra une couchette étroite, garnie d’un matelas sans draps, mais sur lequel se voyait une magnifique couverture grise à bordures rouges.

 

Il dit encore :

 

– Cadet-l’Amour doit être déjà vers la place Saint-Georges, à moins qu’il n’ait passé sa mauvaise humeur chez le liquoriste. Similor dit qu’il est Mme Jaffret et qu’il a le secret du Trésor caché sous son aisselle : des millions de milliasses qu’on en bâtirait avec une maison tout entière en argent… Mais Pistolet prétend bien que le colonel n’est pas mort et qu’il n’y a rien qu’un squelette de lévrier dans la belle tombe qui est au Père-Lachaise… Et que le Trésor est en Amérique au fond d’un lac… Et que le vieux Morand avait passé je ne sais plus combien de nuits avec le colonel à maçonner une cachette pour le Trésor (mais alors, il ne serait pas en Amérique) et pour les papiers de la famille de Clare… Et qu’il battait sa fille pour lui apprendre un bout de latin qu’il avait l’air d’une prière et qui était… Eh ! là-bas !… Ah ! nom de nom, quelle idée !

 

La voix d’Échalot tremblait.

 

Pendant qu’il parlait ainsi, tout son pauvre être s’était transfiguré.

 

Il y avait des rayons autour de son visage ; ses yeux brûlaient.

 

Il se laissa tomber de son haut à genoux au pied de sa couchette, et, levant vers le ciel ses mains jointes ardemment, il s’écria, en baisant son portefeuille crasseux avec passion :

 

– C’est peut-être le latin qui est là-dedans ! Ô souverain architecte de l’univers, faites ça pour moi ! Si je trouve le trésor d’un millier de millions, je me plongerai bien un petit peu dans les délices de la Chaussée-d’Antin et du Palais-Royal, rapport à ta vache enragée que j’en ai trop mangé, n’ayant jamais dîné chez Véfour ni à la Maison-d’Or ; mais aussi, j’élèverai des estropiés, je bâtirai des églises et je distribuerai des soupes à la halle que chaque pauvre de Paris aura en outre le sou de poche, et la poule au pot pour les ménages infortunés ! Ô bon Dieu ! cher bon Dieu ! qu’est-ce que ça vous fait ? S’il vous en faut de reste pour vos religieuses, béquillards et maisons d’éducation, je me contenterai de cent millions, et promesse de fonder un hôpital.

 

Il s’arrêta pour respirer, puis reprit avec une ferveur croissante :

 

– Sacré nom de nom, de nom ! que j’en ai envie de coucher dans de la batiste et velours tout soie, entouré de dames qui attend son tour, et répandant, quoique ça, des bienfaits sans nombre sur toute la surface de l’hémisphère ! Voilà du temps que je nourris mon quine à la loterie. J’ai placé sur Lirette…

 

– Et moi aussi, bonhomme ! interrompit la voix de Tupinier qui venait encore du dehors.

 

Mais les paroles qui suivirent furent prononcées en dedans de la cabine, car un bruit sec s’était fait dans la serrure, et le pauvre Échalot stupéfait avait à peine eu le temps de se mettre sur ses jambes que le nez crochu de Cadet-l’Amour, coiffé de ses lunettes, se montrait sur le seuil.

 

– Le ciel a exaucé ta prière, ma vieille, dit-il en entrant. Attends voir que je retire mon clou de ta serrure… Voilà ! je suis venu tout exprès pour te causer de Lirette.

 

C’était, quand il voulait, un gai compagnon que cet ancien marquis.

 

Il avait l’air tout content du bon tour qu’il venait de jouer et traversa d’un pas guilleret la distance qui le séparait de la table.

 

– Monsieur Tupinier, dit Échalot, je vous demande bien pardon de ne pas vous avoir ouvert, mais j’allais me mettre au lit, et si vous avez quelque chose à me dire, faites vite. J’ai sommeil.

 

Ces paroles furent prononcées avec une certaine fermeté. Cadet-l’Amour déboutonna sa grande redingote et prit sous les revers une bouteille pleine qu’il posa sur la table.

 

– Tu fourniras bien les verres, bonhomme, dit-il, au lieu de répondre.

 

Et, tirant hors de l’armoire le matelas maigre qu’il roula en boudin, il se fit un siège.

 

– Ta petite dort ? demanda-t-il.

 

– Il y a longtemps, oui.

 

– Donne les verres.

 

– Je n’ai pas soif, dit Échalot.

 

– Alors, à ta santé !

 

Cadet-l’Amour déboucha la bouteille et but à même un large coup.

 

– Un froid de loup dehors, ce soir, reprit-il, je crois que je te l’ai déjà dit : ça fait du bien d’avaler une gorgée. Assieds-toi. Tu aimes mieux rester debout ? à ta fantaisie. Où il y a de la gêne, pas d’agrément !

 

L’eau-de-vie débouchée répandait ses effluves dans l’étroite chambrette. Les narines d’Échalot se gonflèrent. Cadet-l’Amour poursuivit :

 

– Tu sais que la bande Cadet, c’est des histoires. Je ne dis pas que je n’ai pas fait quelques petites affaires par-ci par-là, du temps du colonel, qui m’avait mis la corde au cou comme à tant d’autres et à qui personne n’a jamais osé désobéir, mais depuis que le vieux démon a avalé sa langue, on a tiré une barre. Plus rien, sinon la liquidation qui se fait honnêtement entre Mme Jaffret, Samuel, Marguerite et moi.

 

– Vous ne devez pas avoir de disputes, monsieur Tupinier, dit Échalot, surtout avec Mme Jaffret ?

 

Il alla prendre deux verres sur une planche et les déposa auprès de la bouteille.

 

– Farceur ! grommela Cadet-l’Amour d’un air bon enfant ; tu as de l’esprit comme quatre, sous ton air bonasse… Il faut te dire que je suis ici un peu par hasard. J’étais sorti pour un petit rendez-vous bien gentil là-bas, rue des Minimes. Les femmes, moi, d’abord, je ne connais que ça. L’âge n’y fait rien, je suis encore vert.

 

– C’est que c’est vrai, tout de même, fit Échalot, qui prit son verre plein et trinqua poliment.

 

– Un mari jaloux, continua Cadet-l’Amour, il n’évitera pas son sort, mais ce soir, il est cause que je suis resté dans la rue. Alors, j’ai donc voulu utiliser ma soirée. Ça t’irait-il de gagner un billet de mille ?

 

– Quand payé ? demanda Échalot.

 

L’Amour plongea la main dans la poche de sa houppelande et en retira un magnifique billet de banque, qu’il plaça tout ouvert sur la table. Échalot ferma les yeux.

 

– La destinée, murmura-t-il par-dessus un gémissement étouffé, a confié à mes soins désintéressés l’orpheline sans père ni mère. Si c’est pour acheter son innocence, zut !

 

L’Amour le regarda d’un air profondément étonné.

 

– J’ai été bête de ne pas apporter des pièces de cent sous, dit-il. Il y en a deux cents là-dedans, tu sais ?

 

Nous ne voudrions pas affirmer que l’observation de l’ancien marquis fût tout à fait dépourvue de vérité, Échalot répondit avec noblesse :

 

– Monsieur Tupinier, vous mettriez de l’or sur de l’argent et des rubis encore par-dessus et par-dessus encore des diamants, que ça n’irait pas à la cheville de mes bonnes mœurs ! Laissez-moi tranquille, je n’ai pas besoin de votre argent !

 

Cadet-l’Amour ne s’était peut-être pas attendu à cette belle défense.

 

– J’allais doubler, répliqua-t-il, mais puisque c’est comme ça, rien de fait ! J’avais cru entendre pourtant, à travers la porte, que tu te plaignais amèrement de ton sort, et autrefois tu ne dédaignais pas l’intrigue…

 

– Je m’y plonge habituellement ! s’écria le pauvre hère, à qui l’héroïsme de son sacrifice mettait des larmes plein les yeux ; c’est mon élément, l’intrigue, monsieur Tupinier, quoique ça ne m’a pas encore réussi, depuis vingt ans que j’en essaye ! L’intrigue, bon ! présent pour l’intrigue ! Mais avec honneur, ou plutôt mourir ! Ôtez votre billet, je n’aime pas voir ces choses-là.

 

L’Amour, qui s’était levé, se rassit et se mit à rire.

 

– Voilà ce que c’est, dit-il en remplissant de nouveau les verres, que de ne pas s’expliquer bien comme il faut. Tu as cru, je parie, qu’il s’agissait de la bagatelle ? J’en use, c’est vrai… À ta santé, ma poule.

 

– À la vôtre, monsieur Tupinier, vous êtes bien honnête.

 

– Mais, poursuivit l’Amour, j’en cueille tant que j’en veux de ces fleurs. Si l’on m’a surnommé l’Amour, ce n’est pas pour des prunes. Malgré ma maturité, je suis entouré d’occasions agréables en jeunes demoiselles, comtesses, marquises, actrices des premiers théâtres… et plus huppé encore ! Tu ne m’as pas compris du tout, du tout. C’est une affaire montée que je te propose ; de la haute comédie, de l’intrigue à triple nœud…

 

– J’en suis ! s’écria Échalot.

 

Ses yeux brillaient, non seulement par l’effet de l’eau-de-vie, mais surtout parce que ce mot magique : l’intrigue remuait en lui toutes les fibres de son étrange vocation.

 

Il ajouta :

 

– Si vous voulez être gentil tout plein, vous m’exposerez l’opération en bref ; Dieu merci, je saisis les choses à demi-mot, et si c’est une vraie intrigue astucieuse et scélérate, mais pas canaille, vous verrez comme on en joue dans mon département !

 

L’Amour versa encore et reprit, mettant son style naturellement coloré tout à fait au niveau de celui d’Échalot :

 

– C’est la chose de produire une illusion d’optique pour profiter adroitement de circonstances embrouillées par le mystère dans l’occasion de diverses successions opulentes qu’on veut recueillir au moyen d’une supercherie de longueur… Quand tu ne comprendras pas, tu le diras, mon fils.

 

– Allez toujours ! s’écria Échalot, dont les yeux flambaient et qui se trémoussait d’aise, je ne saisis pas encore, mais tant plus c’est tortueux dans ses ténèbres, si je n’y perds pas mon honneur, tant plus ça me va à la nature de mon caractère ! Ils trinquèrent.

 

L’Amour lui donna une tape sur l’oreille et reprit :

 

– Farceur ! c’est bien parce que je connaissais ta capacité que je suis venu à toi. Attention ! voilà l’affaire.

VII

Victoire d’Échalot

 

La pièce se joue, dit Cadet-l’Amour, appuyant ses deux coudes sur la table, entre deux familles nobiliaires de l’ancienne cour de nos rois légitimes…

 

– Est-ce qu’il y a de la politique ? demanda Échalot avec défiance.

 

– Non. C’est tout civil et tu n’es pas entièrement étranger à la chose, puisque c’est toi qui vins me prévenir là-bas à l’estaminet de L’Épi-Scié, le soir où le dernier duc de Clare se laissa mourir à l’hôtel de la rue Culture.

 

– J’avais mis Saladin au poste, dit Échalot. Similor voulait tout garder sur vos cinq francs que vous donnâtes pour la faction et la course, mais j’exigeai quarante sous pour le lait du mioche qui ne m’en a pas récompensé par sa conduite ultérieure. C’est vieux, cette histoire-là, monsieur Tupinier.

 

– Douze ans, ni plus ni moins. Le duc avait un fils qui est tout naturellement le duc de Clare, à présent. D’un autre côté, le vieux Morand… Te souviens-tu de celui-là ?

 

– Ah ! mais oui ! fit Échalot, qui baissa les yeux parce qu’il songea au latin de la prière.

 

L’Amour le regardait en dessous.

 

– Ce Morand, continua-t-il, ne valait guère mieux qu’un mendiant quand il est mort, mais il se trouve que sa fillette est maintenant presque aussi riche que le petit duc. Tu comprends qu’on s’intéressait à ces enfants-là !…

 

– Je comprends… oui.

 

– À la santé de ta Lirette !

 

– Volontiers… Allez de l’avant, monsieur Tupinier.

 

– Voilà donc que nous étions comme ça une compagnie de gens sérieux pour exploiter l’affaire… Et ça me fait rire, quand je pense à tout ce qu’on a raconté de la bande Cadet…

 

– Dame ! grommela Échalot, qui laissa son verre à demi vide, la catastrophe des deux vieilles demoiselles de la rue de la Victoire venait joliment bien pour votre société, dites donc ?

 

– La loi a été payée ! riposta l’Amour, et ce n’est pas notre faute si le directeur de la Force a laissé glisser le criminel.

 

– Clément-le-Manchot aurait pris de l’air ! s’écria Échalot.

 

– Ce soir, oui, sur les neuf heures. Où en étais-je ? À notre commandite, composée de M. Samuel, de Mme la comtesse de Clare, du comte de Comayrol…

 

– Connus, tous ceux-là ! Et maman Jaffret présidait ?…

 

Je ne sais pas si c’était l’eau-de-vie, mais cet Échalot vous avait un air vainqueur.

 

Cadet-l’Amour, au contraire, baissait le ton, et son regard peignait une vague inquiétude.

 

Il emplit les verres et but. Échalot repoussa le sien.

 

– Pour ma santé, expliqua-t-il. Allez toujours.

 

– Le reste va de soi, reprit l’Amour, cachant de son mieux sa mauvaise humeur ; nous avions un jeune duc très bien fabriqué et une petite Clotilde de Clare premier choix : tout allait donc sur des roulettes…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! Ils étaient du monde où les plus belles choses…

 

– Les auriez-vous… perdus ? demanda Échalot, qui fronça le sourcil.

 

– Pas encore, répondit Cadet-l’Amour, mais nous avons découvert en eux des qualités… des défauts… Enfin, bref, il en faut d’autres. Voilà ! Échalot se gratta l’oreille.

 

– Et vous avez songé comme ça à ma petite Lirette ? dit-il après un silence.

 

– Qu’en penses-tu ?

 

– Pas bête, vous, monsieur Tupinier ?

 

Il était un peu gris. Son œil clignotant avait des éclairs de finesse. Cadet-l’Amour fronça le sourcil à son tour et demanda durement :

 

– Veux-tu ou ne veux-tu pas, bonhomme ? Je ne te touche pas même un mot de ta discrétion, car, avant d’entrer, je t’ai dit : Il fait jour, et si tu prononçais une parole…

 

– Bon, bon, fit Échalot, pas de danger ! y a du temps qu’on est plus muet qu’un poisson…

 

– Veux-tu ou ne veux-tu pas ? répéta l’Amour.

 

– Ça dépend des conditions, monsieur Tupinier. Si vous vous emportez, d’abord, je n’en suis plus. Qu’est-ce que vous offrez !

 

– Pour la petite, hôtel, diamants, voitures, livrée…

 

– J’entends pour moi, interrompit Échalot.

 

– Pour toi, la position de père adoptif d’une princesse…

 

– J’entends au comptant, dans le creux de la main. Cadet-l’Amour ne connaissait pas le bonhomme sous cet aspect. Il hésita.

 

– Tu sais si nous sommes justes, dit-il enfin : ça t’irait-il deux mille quatre cents francs de rentes ?

 

– Bonté du ciel ! deux cents francs par mois : plus de six francs par jour !

 

– Ça t’irait ?

 

– Un peu, monsieur Tupinier… quoique j’aimerais mieux davantage. Et que me demandez-vous en échange ?… Non, merci, je ne bois plus. Parlez net, s’il vous plaît.

 

La figure ravagée de Cadet-l’Amour était toute rouge. Ce nouvel Échalot qu’il ne connaissait pas l’irritait et lui donnait de l’inquiétude.

 

– Voilà, répondit-il pourtant : j’ai ma voiture au coin de la rue Fontaine. Tu réveilles l’enfant, je l’emmène, je la décrasse ; elle est confiée à ma respectable sœur, Mme Jaffret, qui l’aimera comme la prunelle de ses yeux, et finalement nous la marions à son cousin, le jeune duc de Clare. Pas plus malin que ça, bonhomme, ça te va-t-il ?

 

Échalot se leva et repoussa du pied le tambour qui lui servait de siège.

 

– Monsieur Tupinier, dit-il en riant bonnement, avez-vous un million sur vous ?

 

– Sacré tonnerre ! imbécile… commença l’Amour qui se leva aussi, violet de colère.

 

– Du calme ! interrompit Échalot noblement, on ne fait pas les affaires avec des gros mots. Quand même vous auriez le million susmentionné, vous n’emmèneriez pas Lirette à cette heure de nuit qui n’est pas convenable pour une jeune personne de naissance, seule dans une voiture fermée avec un polisson âgé…

 

L’Amour ferma les poings.

 

Échalot prit la pose attribuée à Thémistocle dans sa discussion célèbre avec Eurybiade.

 

– Que ça vous plaise ou non, monsieur Tupinier, dit-il, c’est mon idée.

 

Et comme l’Amour fit un mouvement, Échalot ajouta :

 

– Au cas où vous taperiez, je vous préviens que je vous casserais comme une assiette !

 

Il y avait de la fureur dans le désappointement de Cadet-l’Amour. Échalot le regardait avec un calme rempli de bienveillance. Il ajouta :

 

– Vous saurez, pour votre gouverne, que j’ai été modèle d’atelier pour les biceps, et que je donne dans mon établissement des assauts de boxe française, dont la réputation a attiré M. Vigneron avec des sénateurs et députés en masse de toutes les opinions les plus opposées. La mention d’un million, plus ou moins, n’est pas inconséquente. Je demande le temps de la réflexion pour en fixer le taux exact, après quoi, si on s’entend nous deux, je conduirai moi-même la jeune personne à son nouveau domicile dont on m’en fournira un reçu sur timbre… Ah ! mais ! quoique pauvre et honnête, on possède aussi la teinture des affaires et leur triture. À l’avantage, monsieur Tupinier !

 

Ayant ainsi parlé distinctement et avec importance, Échalot s’inclina comme il avait vu plusieurs « seigneurs » le faire au théâtre Montmartre, puis il ouvrit la porte d’une façon toute significative.

 

Cadet-l’Amour avait plongé la main sous sa houppelande et saisi le manche de ce long couteau engainé dans la doublure.

 

Le sang lui bordait les yeux.

 

Mais prenant, comme on dit, sa colère à deux mains, il s’élança dehors en grondant un blasphème.

 

Échalot lui dit sur le seuil :

 

– On vous reverra demain, je n’ai pas d’inquiétude là-dessus. Vous savez bien que vous ne trouveriez pas dans d’autres boutiques la marchandise qui est dans ma maison.

 

Cadet-l’Amour, qui était déjà loin, se retourna pour montrer le poing, mais Échalot avait refermé la porte.

 

En marchant, Cadet-l’Amour chancelait. Il était bien plus ivre encore de fureur que d’eau-de-vie. De rauques jurons s’étranglaient dans sa gorge.

 

– Il y a des jours comme cela ! grondait-il, et des nuits ! Que le diable les grille, sacrr… ! J’en larderai ! j’en hacherai ! Personne rue des Minimes, au rendez-vous ! Et les idiots qui se mettent à me marcher sur la tête, maintenant ! Et les autres de la bande qui me tiennent, qui me serrent, qui m’étouffent, disant : « Tant pis pour toi si tu ne réussis pas, on te coupe ! » Mais, avant d’être mangé, je mangerai ! Avant d’être coupé, je couperai, je trancherai, je piquerai ! Il me faut quelqu’un à mordre, d’abord !

 

Il arrivait au coin de la rue Fontaine, où sa voiture, comme il l’avait dit, l’attendait.

 

Le cocher dormait sous son carrick. Il l’éveilla d’un violent coup de rotin, et comme l’autre se rebiffait :

 

– Marche droit, lui dit-il, les ordonnances de police te défendent de dormir sur ton siège. J’ai le bras long tu sais ! Conduis-moi rue Vieille-du-Temple, n°…, et brûle le pavé ou gare à toi !… Et, si tu n’es pas content, descends, on va te payer une tripotée !

 

Le cocher n’était pas en appétit de bataille ; il rassembla ses rênes, et Tupinier enjamba le marchepied. La portière fut refermée si brutalement que le carreau sauta en miettes.

 

– Et par le froid qu’il fait ! gronda Tupinier, qui écumait. Jamais de chance ! J’aurai le rhume. Aussi, ça ne tient pas, ces vieux meubles ! Sacré tonnerre ! le Manchot va me le payer !

 

Cette idée parut le consoler un peu. Il s’enfonça dans le coin du coupé et resta immobile, grondant sourdement par intervalles.

 

La voiture s’arrêta une demi-heure après devant une maison à six étages, de piètre apparence, située non loin de l’Imprimerie nationale. En mettant pied à terre, Tupinier dit au cocher :

 

– Mon camarade, j’étais de mauvaise humeur parce que ma blonde avait faussé la consigne. Votre pourboire s’en ressentira.

 

Quelques passants allaient et venaient encore dans ce populeux quartier. Il n’était pas minuit sonné.

 

Tupinier entra dans une étroite allée qui n’avait pas de concierge. Il monta cinq étages quatre à quatre avec une vigueur de jarret qu’on n’aurait pas attendue de son âge.

 

Au sixième, l’escalier grimpait à pic et il y avait encore au-dessus une manière d’échelle, que Tupinier gravit dans la plus complète obscurité.

 

L’échelle menait à un petit grenier dont la porte, figurant un trapèze, s’ouvrait sous les ardoises même du toit. Tupinier lança un coup de pied dans cette porte, qui s’ouvrit. Avant d’entrer, il frotta une allumette chimique, dont la lueur éclaira la malpropreté d’un galetas, au fond duquel un homme dormait dans un sac bourré de paille.

 

Auprès de lui étaient deux bouteilles, dont l’une portait dans son goulot une chandelle de suif. Tupinier l’alluma, et la hideuse misère du lieu apparut dans toute son horreur.

 

Il n’y avait rien là, sinon des souillures, ni chaises, ni table, pas même la planchette où le pauvre met son morceau de pain, pas même le clou servant à suspendre ses haillons.

 

Sur le carreau, qu’on ne voyait point, tant la couche de poussière était épaisse, les pas de l’homme qui habitait ce bouge avaient laissé leurs empreintes dans toutes les directions, comme le passage des bêtes fauves marque mille traces sur la terre humide en forêt.

 

Le malheureux était jusqu’au cou dans son sac, dont la coulisse n’était pourtant pas nouée, ce que le lecteur comprendra quand il saura que nous sommes en présence de cet autre « Clément-le-Manchot », mentionné dans le récit de mademoiselle Clotilde, et qui avait joué un rôle sinistre lors de l’assassinat du 5 janvier, rue de la Victoire.

 

On ne voyait point son visage, caché par les masses crépues de ses cheveux.

 

Il ronflait bruyamment.

 

Tupinier s’approcha de lui à pas de loup, et, prenant les deux bouts du cordon destinés à fermer le sac, il y fit un nœud solide.

 

Quand il se redressa, un rire féroce montrait toutes ses dents.

 

VIII

Bêtes féroces en colère

 

Il y a presque toujours un côté enfantin dans la méchanceté humaine. Cadet-l’Amour, ce redoutable assassin qui, depuis quarante ans, vivait de sang, allait passer sa colère en faisant une niche au misérable garrotté dans son sac et qui ne pouvait plus se défendre : une niche de tigre.

 

Et cette pensée, évidemment, le délectait par avance.

 

La malice satisfaite mettait des rayons autour de son crâne, chenu comme la tête d’un vautour ; Il s’était débarrassé de son chapeau mou et retroussait ses manches sans se presser en disant :

 

– La rage vient toute seule aux chiens, je veux voir si c’est comme ça pour les hommes.

 

– Eh ! Manchot ! ajouta-t-il tout haut, tu rêves de fricotage à la barrière, gourmand ! Tu gagnes gros, pourtant, mais tu manges tout. On t’avait défendu de revenir ici, puisque la police connaît le trou.

 

L’autre continua de ronfler, mais il s’agita péniblement.

 

Il faisait si froid dans le grenier que toute la partie de lui-même qui n’était pas abritée par la paille et le sac ressemblait à une engelure.

 

– Eh ! Manchot ! répéta l’Amour, m’entends-tu ?

 

Et comme le malheureux ne s’éveillait pas encore, il le frappa d’un coup de talon au sommet du crâne.

 

Cela sonna comme un choc de maillet battant un bloc de bois.

 

Le Manchot soubresauta comme s’il eût compté, d’un seul bond, se trouver sur ses pieds, mais son mouvement, contrarié en tous sens par le sac, le rejeta pesamment sur le carreau.

 

C’était une bête féroce aussi, et s’il avait eu la liberté de ses membres, Tupinier, en ce premier moment, aurait payé cher son espièglerie ; mais le Manchot, impuissant et vaincu d’avance, ne put que pousser un cri de colère étonnée. Il prononça en grondant le nom de Tupinier et ajouta :

 

– Pourquoi m’avez-vous frappé, vous ?

 

– Parce que tu fais des cancans sur moi à L’Épi-Scié, fanfan, répondit l’Amour qui riait toujours de sa gaieté de chacal. Tu dis à tout le monde que j’ai cassé ton bras par tigrerie, et ça nuit à ma considération dans Paris. Tu as reçu deux cents francs pour ton bras, qui ne les valait pas, et tu sais bien que l’opération a été faite dans un bon motif. Il fallait bien te rendre susceptible d’échapper à la loi après la chose de la rue de la Victoire. C’est à cause de ton bras qu’on a pu mettre un autre manchot à ta place en prison, est-ce vrai, ça ? Tu ne seras jamais qu’un ingrat ! Et pourquoi es-tu encore ici ? Tu sais bien que tu devais loger ailleurs, puisque ce démon de Pistolet a fait un rapport !

 

Clément ne répondit pas. Il avait fait d’abord un effort terrible pour retirer son bras du sac. N’ayant pas réussi, il restait immobile.

 

– Et encore, poursuivit l’Amour, qui s’animait en parlant et dont la voix aiguë arrivait à exprimer une sincère indignation, j’avais eu la délicatesse de te choisir gaucher à cette fin que tu puisses travailler tout de même après ta guérison, pour laquelle j’ai payé cinquante écus au chirurgien. Et tu clabaudes contre papa, sans-cœur que tu es ! Et tu lui désobéis, méchant sujet !

 

Clément resta muet et ne bougea pas ; mais son œil farouche eut un éclair.

 

– Demande pardon, reprit l’Amour, au lieu d’avoir de mauvaises pensées. Je vois au travers de toi : tu m’étranglerais si tu pouvais, coquin dénaturé !

 

Il atteignit son mouchoir, qu’il plia avec soin en cravate sur son genou.

 

Le Manchot, qui devinait, poussa coup sur coup deux grands cris, mais le troisième s’étouffa sous la pleine poignée de poussière que Cadet-l’Amour lui forçait dans la bouche en nouant le bâillon par-dessus.

 

Deux doigts de sa main droite saignaient. Dans l’opération, il avait été mordu.

 

Les yeux du Manchot s’injectèrent, et pendant un instant il s’efforça furieusement, comme la mouche que la toile d’araignée enveloppe de toute part. On voyait son corps tressaillir sous la toile et tous les muscles de sa face travaillaient.

 

– Ne te gêne pas, reprit l’Amour, je conçois que tu ne voies pas la vie en rose, pour le moment, mais nous n’avons pas fini, fin ! C’est bête de parler à L’Épi-Scié, parce qu’on me rapporte tout. Tu as encore dit que tu irais au parquet nous dénoncer… imbécile ! Tu sais pourtant bien qu’il y a un collier, pris tout juste à la mesure de ton cou… Et tu as dit encore que tu me planterais ton couteau dans le ventre la prochaine fois que je te commanderais pour « régler » quelqu’un ou quelqu’une… maladroit ! Est-ce que tu n’as pas un petit bout de corde ici ?

 

Son regard fit le tour du galetas.

 

– Tu bois trop, dit-il, tu bois tout ! A-t-on idée d’un endroit où il n’y a pas même un bout de corde ?

 

Il déboutonna sa houppelande pour prendre la bouteille clissée, dont il renversa le goulot dans sa bouche, après avoir toutefois déclaré :

 

– C’est idiot de trop boire !

 

Puis il dégaina brusquement le long couteau, domicilié dans la doublure de sa lévite.

 

Le Manchot, qui n’avait plus bougé depuis quelques instants, se retourna la joue contre terre pour ne point voir le coup qui allait le tuer.

 

Cadet-l’Amour lui piqua légèrement la nuque.

 

– On te dit que ce n’est pas fini, murmura-t-il, c’est une ficelle que je veux pour mon expérience de la rage. Bouge pas !

 

Le cordon du sac, noué de court, avait deux grands bouts qui pendaient. L’Amour les trancha tous les deux et les réunit en une sorte de fouet qu’il attacha à l’extrémité de son rotin, disant :

 

– Eh ! Clément ! tu n’as pas de patience pour un sou. Regarde-moi ça, on va s’amuser, maintenant, nous deux.

 

En même temps, il cingla un petit coup sec qui blessa l’œil droit du Manchot. Celui-ci grogna sous son bâillon ; l’Amour redoubla. Il ne frappait pas fort et expliquait son plan bonnement.

 

– J’ai vu des chevaux, racontait-il, qu’une seule mouche rendait fous. Je n’ai pas eu bonne chance ce soir, comprends-tu, vieille, il fallait que j’aie un peu d’agrément : moi, j’aime ça, que veux-tu ! Ah ! tu clabaudes, bibi ! Ah ! tu ne veux plus faire ton état ! Il y en a pourtant de la besogne en train ! M. le prince de Souzay, cette belle petite chérie de Clotilde, ce bêta d’Échalot… fais signe si tu demandes grâce.

 

Tout en parlant, il avait continué de fouetter la figure du Manchot qui avait gardé d’abord une immobilité stoïque, mais qui commençait à se tordre dans son sac.

 

Le cou du malheureux gonflait ses vertèbres comme des cordes, et le sang lui montait dans les yeux.

 

– Tu es un entêté ! reprit l’Amour, si je me fâche, gare à toi. On commence tranquillement, on finit par mousser, c’est dans la nature… Si tu demandes grâce, fais signe !

 

Le fouet claquait maintenant en labourant les joues excoriées, les deux yeux n’étaient plus qu’une plaie où un regard brûlait.

 

L’Amour frappait de plus fort en plus fort, une sorte de volupté ivre et féroce pâlissait la grimace de ses traits. Ses paupières rouges sous son front blême s’enflaient comme les pendeloques qui sont au cou des dindons.

 

Il suait à ruisseaux, il ôta sa houppelande.

 

Ce qu’on voyait du Manchot n’était plus qu’une masse violacée où les cheveux collaient à du sang mais le regard brûlait toujours là-dedans.

 

– Fais signe ! fais signe ! radotait l’Amour avec folie sans plus savoir ce qu’il disait. Tant que tu n’auras pas fait signe, j’irai !

 

Ils écumaient tous deux, l’un noir, par-dessus son bâillon, l’autre livide, et le regard du patient, ce terrible regard qui flambait dans le sang ne se baissait pas.

 

L’Amour saisit le rotin à deux mains ; il dansait frénétiquement sur ses maigres jambes, il se mit à assommer, grondant :

 

– La rage ! je vois ça dans ses yeux, il a la rage ! Et moi aussi, la rage ! La rage ! Nous sommes enragés tous les deux !

 

Le gourdin se brisa. L’Amour sauta sur le sac, qu’il piétina. Le Manchot frétillait horriblement, et rien ne peut figurer les hurlements étranglés que le bâillon renfonçait dans sa gorge. Le bâillon se détacha enfin, mais Clément ne pouvait plus crier.

 

Et Cadet-l’Amour tomba épuisé, la face tout contre celle de sa victime, dont les mâchoires s’ouvrirent convulsivement pour le mordre. Les deux langues vibraient, gourmandes de rouge : l’Amour riait et Clément pleurait des larmes écarlates.

 

Ils restèrent ainsi du temps, comme deux hyènes à demi mortes qui voudraient se dévorer.

 

Puis l’Amour se souleva sur ses mains, fasciné par ce regard entêté qui lui faisait peur : le regard de la haine immortelle.

 

– Je t’en ai trop fait, grommela-t-il, un petit peu trop. On s’échauffe, quoi ! Tu me tuerais… attends voir !

 

Lentement il parvint à monter sur le sac et s’y tint à califourchon. Le grand couteau brilla de nouveau dans sa main qui tremblait.

 

Le Manchot ne bougeait plus.

 

Rien ne vivait en lui que ce terrible regard…

 

L’Amour tâta la toile et palpa le corps au travers. Il choisit avec soin la place favorable, puis le couteau, violemment appuyé, disparut, manche et tout.

 

Le regard de Clément persista, mais sa tête se renversa dans la boue, faite de poussière et de sang.

 

L’Amour essuya minutieusement la lame de son outil à la toile du sac, et dit en remettant sa houppelande :

 

– Il tenait dur !

 

Ce fut tout. On entendit bientôt son pas pénible qui se perdait dans l’escalier.

 

Quand le dernier écho de ce pas s’éteignit, un autre bruit très faible se fit du côté de la porte. Quelqu’un montait à l’échelle doucement.

 

Une tête blonde et frisée se montra bientôt sur le seuil.

 

Le Manchot se redressa tout roide sur son séant, et la tête blonde recula, tant le spectacle était hideux.

 

C’était un jeune homme vêtu en ouvrier, à l’œil vif, à la figure intelligente et hardie.

 

Malgré sa taille frêle, il semblait fort et surtout agile.

 

Revenant sur son premier mouvement, il traversa le galetas en deux enjambées et demanda :

 

– Qui vous a mis en cet état, Manchot ?

 

L’autre ne pouvait pas répondre. Il montra la bouteille à demi vide que la lutte avait roulée, mais sans la briser.

 

Le jeune homme, entrouvrant les lèvres convulsivement serrées du supplicié, y introduisit le goulot. Clément but avec avidité, puis il dit d’une voix rude, mais forte encore :

 

– Merci bien, monsieur Pistolet. Vous entendiez donc de chez vous ?

 

– Je n’ai pas entendu assez vite, à ce qu’il paraît, mon pauvre garçon. Dans quel état vous voilà !

 

– Détachez-moi, si c’est un effet de votre bonté, pour voir ce qu’il m’a fait avec son couteau.

 

Le jeune homme dénoua les cordons. Clément sortit son bras gauche du sac et dit avec un râle de haine :

 

– Si j’avais eu ça dehors !…

 

En même temps, il fit effort pour repousser la toile et découvrir sa poitrine ; mais son corps, endolori de partout, refusa de se mouvoir, il fallut trancher le sac.

 

Au côté gauche de la poitrine, il y avait une large plaie, ou plutôt une énorme écorchure qui glissait en dehors des côtes.

 

– Il avait visé au cœur ! prononça tout bas Clément.

 

– Qui ? demanda le jeune homme.

 

Clément se mit à rire, et c’était effrayant à voir le rire de cette figure pelée à vif qui ressemblait à un énorme ulcère.

 

– Je vous dirai tout, monsieur Pistolet, répondit cette fois le Manchot, quoiqu’ils disent que vous êtes un mouchard. C’est un quelqu’un qui a une botte de noms : Tupinier, le marbrier, la Maillotte, le marquis, Cadet-l’Amour, Mme Jaffret… et qui sait l’autre qu’il portera demain ? Mais ce sera son dernier nom celui-là ! Il a voulu me donner la rage et il n’a pas manqué son coup. Pour le moment, j’ai idée de lui manger le cœur, tout uniment, mais je n’ai pas encore eu le temps de chercher : on trouvera mieux que ça, et je m’en charge !

 

IX

Robe de taffetas

 

Échalot, resté seul dans sa cabine, après le départ de Cadet-l’Amour, semblait avoir grandi de plusieurs pouces. Il plongea sa main gauche dans la poche percée de sa robe de chambre en guenilles et planta l’autre sur sa hanche.

 

– Tableau ! dit-il. Je représente la fermentation de mes pensées diverses à l’intérieur de mon intelligence, au moment où je vois le mystère casser sa coque et grandir à la hauteur des arbres les plus beaux de la forêt vierge qu’ils abritent sous leur ombrage ! J’aimerais mieux posséder le secret d’une famille tranquille et retirée dans son ancien manoir à la campagne, au lieu d’être mélangé tout à coup dans les suites d’une grande machine à décors, comme le vieux Francesco au troisième acte du Faux Ermite de l’Etna. C’est dangereux, quoique avantageux ! Et ça devrait engager la jeunesse par mon exemple à la bonne conduite et tranquillité, puisque, à la longue, me voilà qui vas profiter d’un tas de canailleries sans avoir jamais manqué à l’honneur !

 

Il fit quelques pas dans sa cage étroite, le jarret tendu et la tête haute, puis le triomphant éclat de son front se couvrit d’un nuage.

 

– Quant à connaître bien au juste le secret, reprit-il, ça n’y est pas encore, mais la démarche de M. Tupinier, surajoutée à mes calculs, y jette un demi-jour qui fait que dame ! c’est sûr que je n’y vois encore goutte… Et pourtant, ça saute aux yeux, qu’il y a une conjoncture particulière dans la circonstance… ah ! nom d’un cœur ! si j’avais reçu les premiers éléments d’une meilleure éducation première…

 

Il tapa violemment sur son portefeuille gras et déplia de nouveau le fameux papier qui entretenait, dans son imagination romanesque, et cela depuis tant d’années, tout un monde d’espérances.

 

Il lut :

 

– Pétrat sube ondessimat… Pétrat, c’est bien sûr le nom de l’individu… Quel individu ? Faudrait la subtilité de Similor pour s’en rendre compte… Est-ce de l’italien ou du chinois ? Nantan-ket ! comme disait le bas-breton dans Le Spectre de Concarneau où Laferrière jouait si mignonnement le noyé… sube ? dame ! vas-y voir ! ondessimat… ou bien Onde et Simat, l’homme et la femme ? cherche ! Fili hitaire… on dirait presque du français, ça !… Siam… les jumeaux en venaient… Regomme domusse hantait Jeanne Huam… ça se comprend, que diable ! ils s’aimaient, ces deux-là. Kuhéritez… La succession de Clare, parbleu ! « héritez ! » Moi, je ne demande pas mieux, d’abord ! mais la manière… Ah ! nom de nom. ! c’est pas l’embarras, j’en ai mal à la tête ! Savoir s’il faut se mettre au lit ou réveiller la petite pour tenir conseil ensemble nous deux. Ça la regarde encore plus que moi, puisqu’elle est l’enfant ravie par les bohémiens dans la montagne. Je vais toujours l’appeler.

 

Il mit la main au bouton d’une porte située en face de la sortie, et qui donnait sur un trou encore plus exigu que sa chambre à coucher.

 

La voiture d’Échalot n’était pas grande, il est vrai, mais ces maisons roulantes sont généralement aménagées avec une remarquable intelligence. Ce second trou était l’ancienne retraite de l’ingrat Saladin. Échalot, sensible par nature, ne put retenir un monologue.

 

– Enfant prodigue et fugitif, soupira-t-il, quand la porte fut ouverte, voilà donc l’air que tu respirais dedans à l’époque de ton innocence ! La Providence se charge elle-même de te punir des crasses que tu m’as faites sans discontinuer, depuis le temps où je te donnais le sein avec ma cornue, plus commode même qu’un vrai biberon de chez le bandagiste. C’est à la veille de ma fortune faite, Saladin, avec laquelle je vais me retirer dans l’aisance, que tu as eu l’inconsistance de m’abandonner… comme c’est bête de ta part !

 

Il s’arrêta et poussa une exclamation d’étonnement.

 

Après le trou de Saladin, c’était la chambre de Lirette qui, dans la pensée d’Échalot, devait être endormie depuis longtemps, car elle était rentrée à dix heures (Dieu savait d’où), et minuit avait sonné déjà au restaurant du Père-Lathuile.

 

Pourtant, par les fentes de la porte, une vive lumière se montrait.

 

Il ne faut pas que le lecteur s’étonne si, après avoir utilisé les fentes du volet en faveur des curiosités de Cadet-l’Amour, nous nous servons maintenant des fentes de la porte de Lirette. Chez Échalot, les fentes abondaient partout, à ce point qu’on eût dit une maison à claire-voie.

 

Échalot, mécontent, pensa :

 

– Elle s’abîme la vue à lire des ouvrages d’imagination de Paul de Kock, Atala, Les Mousquetaires, et autres. Le spectacle, je comprends ça, mais les livres, n’en faut pas, ça occupe !

 

Et il colla son œil à la plus large des fissures, par laquelle on aurait aisément passé le doigt. Ici, autre et plus grand étonnement.

 

– C’est comme dans Peau-d’Âne ! balbutia Échalot, qui resta bouche béante à regarder.

 

Lirette était assise auprès de sa petite table à ouvrage sur laquelle brûlait une lampe poussée à son maximum de lumière.

 

Le sommeil l’avait surprise pendant qu’elle ajustait le nœud élégant d’une ceinture de taffetas noir, selon le modèle d’une gravure de mode placée devant elle.

 

Ceci n’était rien encore.

 

Les fées du travail sont rares dans ces pauvres baraques où la paresse « artiste » règne d’ordinaire despotiquement, mais il s’en trouve, néanmoins, et je pourrais citer une des plus vénérables maisons de modes de Paris qui fait exécuter ses « délicatesses » par une danseuse de corde émérite.

 

Le surprenant, ici, c’était la toilette même qu’Échalot voyait pour la première fois sur le dos de sa pupille et pensionnaire.

 

Une robe de taffetas noir adorablement troussée, avec un corsage qui semblait en vérité sortir tout battant neuf des ateliers de Wortz-le-Conquérant.

 

C’était simple, mais charmant et cela paraissait d’une richesse folle dans le cadre d’un si misérable réduit.

 

Et si vous saviez comme Lirette était jolie là-dessous ! Elle avait passé un peigne mouillé dans ses cheveux noirs, et cela lui faisait une coiffure enchantée. Sa tête pâle aux traits hardis mais exquis, se renversait dans ces boucles si belles et si douces qui brillaient comme si on les eût parsemées de jais. Le sommeil l’avait surprise au moment où elle piquait son aiguille, un sommeil souriant qui disait le rêve de l’enfant, étonnée de naître femme.

 

Peut-être Échalot n’était-il pas le meilleur juge possible des merveilleuses séductions offertes par ce tableau. Il se gratta pourtant le nez d’un air connaisseur et pensa tout haut :

 

– Où diable a-t-elle péché cette pelure-là ? C’est mignon tout plein, quoique un tantinet de brimborions verts et rouges ne feraient pas mal là-dedans, histoire de régayer la nuance agréablement qu’est trop sombre.

 

Sa main se leva pour ouvrir, mais une réflexion le retint.

 

Ayant gratté suffisamment son nez, il passa à l’oreille, et se demanda franchement :

 

– Aurait-elle manqué à l’honneur !

 

Entendait-il ce grand mot comme don Diègue et Rodrigue ?

 

Et encore, on ne sait pas bien comment ces deux rodomonts espagnols l’entendaient en espagnol. Notre grand Corneille a singulièrement nettoyé la poésie du vieux Guilhem de Castro, père du Cid.

 

Toujours est-il qu’en prononçant ces remarquables paroles, Échalot semblait bien scandalisé jusqu’à un certain point, mais son sourire était tout gaillard par-dessous.

 

Il était de son siècle.

 

Il appartenait, sans le savoir, à cette philosophie moderne qui voit toutes choses avec un miséricordieux sang-froid et grâce à laquelle les tuyaux de poêle des théâtres adultérophiles gagnent presque autant d’argent que les cheminées à vapeur.

 

Échalot aussi aurait pu éditer des systèmes de morale à la portée des belles habituées du Gymnase, mais il manquait d’orthographe.

 

Au bruit de la porte qu’il ouvrait, Lirette s’éveilla en sursaut.

 

Sa première impression à la vue d’Échalot fut un émoi confus. Elle se mit à rire comme on cherche une contenance, puis, son regard étant tombé sur sa robe de taffetas, elle rougit.

 

– Comme ça, dit Échalot, prenant, l’air froid et fin d’un juge d’instruction, tu as changé de peau, fillette ?

 

Elle devint plus rose et ses sourcils eurent un léger froncement.

 

– Chérie, tu me planterais là à la régalade ! C’est pas toi qui te gênerais pour ça !

 

« Liberté ! libertas ! reprit Échalot. Les femmes ce n’est pas des esclaves enchaînées par les anciennes mœurs et coutumes de la féodalité, mais n’empêche que de courir comme ça loin de mon regard, après la nuit tombée, ça devait avoir des conséquences analogues : je l’avais pronostiqué.

 

– Quelles conséquences ? demanda Lirette, qui releva sa jolie tête hautaine.

 

– Robes de soie, pardié ! repartit Échalot sans sévérité aucune, ceintures à bouts, corsages ruches, à la suite de quoi, peut-être, dentelles, pierres précieuses avec bijoux d’or et d’argent.

 

La fillette frappa du pied, et une larme de colère jaillit de ses yeux.

 

– M’avez-vous crue capable de cela, bon ami, dit-elle. C’est ici qu’était la sévérité.

 

Échalot baissa les yeux devant son regard et balbutia.

 

– Pour de l’offense, il n’y en a pas, petite, tu me remplaces momentanément toutes mes autres affections, et avec ton caractère, je sais bien que si je ne te surveille pas, tu me quitteras.

 

– Jamais je ne vous quitterai, dit Lirette, mais je ne veux pas être calomniée, même par vous.

 

Elle parlait un français net et droit, comme les ouvriers qui parlent français : chose moins rare qu’on ne le pense. Ce n’était pas la langue prétentieuse et maladroite des beaux diseurs du petit commerce : c’était encore moins l’idiome fantastique des lettrés de la foire dont Échalot faisait un si éloquent usage, c’était… Mon Dieu oui, c’était une voix juste qu’elle avait, ou un don, si vous voulez. Je le répète : elle parlait droit.

 

Cela vient tout seul à ceux, à celles surtout qui savent écouter et lire. En sa vie, Lirette avait eu occasion de causer avec d’autres gens que ceux de la foire. Nous en connaissons au moins deux, le prince Georges de Souzay et le Dr Abel Lenoir.

 

Il y avait une troisième personne sur qui Lirette avait pu prendre exemple : une amie, celle-là. Autrefois, la baraque d’Échalot était place de la Bastille. Échalot, en ce temps, allait voir parfois le bon Jaffret dont il avait soigné les oiseaux, et il amenait Lirette.

 

Mademoiselle Clotilde accourait alors, et c’étaient des parties de cache-cache à travers les grands corridors de l’hôtel Fitz-Roy, où Lirette semblait parfois se reconnaître mieux que mademoiselle Clotilde elle-même.

 

– La calomnie, reprit Échalot sentencieusement, est l’arme des traîtres et mauvais sujets de l’Ambigu joués par M. Chilly ; ça ne me connaît pas. Je retire mes expressions puisqu’elles ont l’air de t’inconvenienter, mais n’empêche que l’heure des explications a sonné. En veux-tu ?

 

– Je suis prête à répondre si vous m’interrogez.

 

– Bon ! alors, en bref, où vas-tu le soir ?

 

– À mes affaires.

 

– Bon. Est-ce les affaires du secret mystérieux de ta naissance, ou des rendez-vous romanesques, simplement d’amour ?

 

– Les deux, interrompit Lirette, j’aime et je veux être riche, parce que celui que j’aime est un prince.

 

X

Interrogatoire de Lirette

 

Échalot était précisément l’homme qu’il fallait pour trouver toute simple une pareille déclaration.

 

Il n’avait jamais vu de prince ; mais les princes grouillaient dans les féeries de son imagination, et il répéta pour la troisième fois :

 

– Bon ! Un prince, je conçois ça. Ce qui ne m’irait pas du tout à ma manière de voir, c’est si tu avais buté contre le premier venu du commerce ou même artiste pour faire connaissance avec. Quant à moi, privativement, je n’ai pas d’orgueilleuse fierté, étant jusqu’ici du peuple, quoique je pourrais aussi me découvrir une naissance. Il n’est jamais trop tard, et ma mère (sa voix trembla) décéderait plus contente, j’en suis sûr, si elle me pressait contre son cœur avant de mourir !

 

Il s’essuya les yeux et reprit :

 

– Ton prince t’aime-t-il ?

 

– Non, pas encore, répondit Lirette tristement.

 

– Et il te flanque de la soie ?

 

– Non, ce n’est pas lui.

 

– Qui donc, alors ? Un bourgeois sérieux ?

 

Ils étaient assis en face l’un de l’autre. Lirette avait repris sa chaise, Échalot s’était mis sur le pied du petit lit. Elle n’avait plus le moindre trouble, et son brave examinateur questionnait avec une débonnaire tranquillité.

 

– Je vous aime comme vous êtes, papa Échalot dit-elle ; mais vous, vous ne savez pas qui je suis.

 

Il bondit, car il se méprit au sens de ces paroles, et il s’écria :

 

– Et toi, le saurais-tu, coquinette ? As-tu découvert ?…

 

– Je sais, répondit-elle, que je suis une honnête fille, voilà ! La fièvre d’Échalot tomba à plat.

 

– Ça, dit-il, c’est bien mignon de ta part. Tu as raison… quoique d’entendre une jeunesse qui dit tout cru : « J’aime », ça n’annonce pas de la conduite.

 

– Ah ! s’écria Lirette, je voudrais le dire à l’univers entier ! Je l’aime ! Je l’aime ! Je l’aime !

 

– Excusez ! ça coûterait en lettres de faire-part ! Mais je suis fait pour comprendre l’amour, ayant éprouvé sa cuisson et ses délices, il n’y a pas encore bien longtemps. La passion est la principale fleur de notre existence… Veux-tu parler affaires, un petit peu, bobonne ! Je te propose de prodiguer en ta faveur toute mon expérience et capacité. C’est bon de dire : « Je veux être riche », mais les voies et moyens… Voyons ! Dévide ton petit chapelet.

 

– J’ai droit à une grande fortune, prononça tout bas Lirette.

 

– Mon idée y a toujours été conforme, approuva Échalot chaudement. Va, chacun de nous ici-bas est entouré de circonstances. Une voix intérieure me dit que je peux à chaque instant découvrir le secret de mes parents personnels avec des rentes et biens-fonds considérables, soit négociants, soit seigneurs de la cour dans le faubourg Saint-Germain. Seulement, y a les sarcasmes de la destinée : si tu attends aussi longtemps que moi… dame !

 

– Je n’attendrai pas, murmura Lirette, qui parlait comme malgré elle, et dont le sourire avait d’étranges gravités.

 

Échalot la regardait curieusement.

 

– Tu t’auras fait tirer les cartes ? s’écria-t-il. Elle secoua la tête ; il poursuivit :

 

– Tu auras parlé avec la somnambule lucide ?…

 

– Non, interrompit la jeune fille, je ne crois pas à tout cela.

 

– À qui crois-tu donc ?

 

– À Dieu… et à moi, fit Lirette.

 

– Alors, t’as rêvé, crottin d’âne !

 

Ceci fut une explosion. Les yeux d’Échalot étaient ouverts tout ronds et son nez lui-même avait pâli. Le rire de Lirette montra toutes ses belles dents perlées.

 

– C’est vrai que j’ai essayé bien souvent autrefois, dit-elle.

 

– N’y a pas meilleur signe, d’abord ! déclara Échalot.

 

– Possible, mais ce n’est pas encore cela.

 

– Tant pis !

 

– J’ai tout uniment l’idée que je suis princesse…

 

– Comment ! toi aussi ! Mais les idées, ça ne suffit pas.

 

– Quand je dis princesse, j’entends fille de parents nobles et riches.

 

– Riches, surtout !

 

– Il y a en moi des souvenirs…

 

– Une dame, suggéra aussitôt Échalot, avec des tire-bouchons à l’anglaise, qui se penchait au-dessus de ton berceau…

 

– Non.

 

– Un grand salon triste et noir, tenture en étoffe rouge, tout soie, mais vieille, vieille, et des franges d’or…

 

– Peut-être… Et puis quelqu’un me l’a dit.

 

– Ah !… fit Échalot que l’émotion dramatique tenait décidément à la gorge : quelqu’un ! comme c’est ça ! Et ce n’est ni la batteuse de cartes ni la lucide ? Nom de nom ! il n’y a pourtant pas d’ermite de la montagne par ici ! Ne me fais pas languir, gaminette ! J’ai aussi à te dévoiler des particularités de la plus haute importance.

 

– Eh bien ! dit Lirette, j’ai vu le jeune homme de la rue Vieille-du-Temple, le Furet, comme vous l’appelez… celui qui sait tout.

 

– Pistolet ! s’écria Échalot : un joli mouchard ! Il a du talent.

 

– Il a plus que du talent ! c’est comme une sorcellerie !

 

– Et tu as été jusque chez lui, là-bas ?

 

– Oui, la seconde fois… mais c’était lui qui était venu d’abord.

 

– S’il est venu, dit Échalot, c’est qu’il a senti qu’il y avait du tabac. Je t’avais pourtant défendu d’ouvrir la porte…

 

– Il est entré par la fenêtre.

 

– En plein jour ?

 

– En pleine nuit, plutôt.

 

– Par exemple ! Et tu l’as reçu !

 

– Je dormais. J’ai entendu qu’on me disait : « Bonjour, Tilde ! »

 

– Tilde… il te prenait donc pour mademoiselle Clotilde, la nièce aux Jaffret ?

 

– Je ne sais pas, je me suis crue folle ! Il faisait tout noir. Ce nom-là me faisait l’effet comme si je n’avais jamais été appelée autrement. J’ai demandé : « Qui est là ? », la voix m’a répondu : « C’est moi, ton papa Morand. » Alors, j’ai sauté hors de mon lit en criant, car je n’étais pas encore bien éveillée : « Oh ! papa Morand ! papa Morand, j’ai fait un rêve qui a duré si longtemps, et où vous étiez mort. »

 

Échalot ne respirait plus, tant sa curiosité était excitée violemment. Lirette reprit :

 

– Je cherchais mon papa Morand dans la nuit pour l’embrasser, car l’idée ne me revenait pas qu’il m’avait bien battue, le pauvre homme ; quand la voix a changé tout à coup, disant : « Voilà tout ce que je voulais savoir. N’ayez pas peur, ma jolie fille, je ne suis ni un voleur, ni un amoureux, je viens vous apporter votre fortune et vous me payerez une commission raisonnable pour ma peine. » J’entendis en même temps qu’on frottait une allumette, et, tout de suite après, ma lampe éclaira un gentil garçon, qui portait sous son bras un paquet avec la marque des magasins du Louvre…

 

– C’est lui qui t’a donné la soie ? s’écria Échalot émerveillé. Pistolet !

 

– C’est lui.

 

– Ah ! nom de nom ! Et il ne t’a pas commis d’inconvenance ?

 

– Moi, répondit Lirette, je l’ai embrassé quand j’ai vu la robe… dame ! je n’en avais jamais eu !

 

– C’est la nature, fit Échalot.

 

– Et c’est alors qu’il m’a dit : « Vous êtes un vrai petit amour et vous ferez une mignonne duchesse. »

 

Échalot tâta l’étoffe de la robe en connaisseur.

 

– Il s’en est mis sur l’œil pour plus de cinquante écus, dit-il, faut qu’il croie dur à l’affaire. Et après ?

 

– Après, il m’a dit de couper la robe dare-dare sur une image de journal qu’il avait apportée.

 

– C’est qu’il pense à tout, ce pierrot-là… va toujours.

 

– Et il s’est mis à me raconter mon enfance… Quoi ! J’aurais dit que c’était ma mémoire qui causait. Où il a déterré toutes ces choses, je n’en sais rien : ce qui est sûr, c’est que, moi, je les avais oubliées.

 

– Et on n’a pas voulu de lui à douze cents francs dans les bureaux, rue de Jérusalem ! dit Échalot, ni de moi non plus. C’est des finauds, je n’avance pas le contraire ; mais la jalousie ! Ils ont privé le gouvernement de moi et de Pistolet, voilà… va toujours.

 

– Ce serait long, s’il fallait tout vous dire. Je choisis l’important. Il m’a rappelée qu’après l’enterrement de papa Morand… Mon Dieu ! que j’eus froid, ce matin-là ! J’étais toute petite… On m’emmena dans la grande maison du Marais, bien malgré moi, car je voulais rester avec le petit Clément de chez le marbrier qui m’avait donné son déjeuner à manger… et que je m’en sauvai de chez les Jaffret encore pour retourner avec Clément. Mais il n’y avait plus personne chez le marbrier… Et comme votre baraque était à la foire du Landit, entre La Chapelle et Saint-Denis, il se trouva que je vins pleurer à votre porte…

 

– Et tu étais déjà bien gentille, gaminette.

 

– Vous eûtes pitié de moi…

 

– Je te pris, et ce ne fut pas ma plus mauvaise affaire…

 

– Bon père Échalot, je suis avec vous depuis ce temps-là.

 

– C’est tout ?

 

– Oh ! que non ! Vous parlez souvent de la main de la destinée. Voilà quelque chose de frappant ; celui que j’aime, le prince…

 

– Je parie que c’est le petit de chez le marbrier ! s’écria Échalot tout haletant d’intérêt. Dire que chacun trouve son mystère, et que le mien de ma naissance reste impénétrable !

 

– Juste, dit Lirette, c’était mon petit Clément, vous avez deviné. Et vous pensez bien que, pourtant, je ne l’avais pas reconnu. Je le vis une fois, l’an dernier, qui passait à cheval sur la place, je l’aimai, et puis voilà tout… Mais attendez, papa : vous savez bien, mademoiselle Clotilde, de la rue Culture, si bonne et si jolie ?

 

– Presque aussi jolie que toi !

 

– Mais meilleure… Eh bien ! elle est chez eux à ma place.

 

– Chez qui ?

 

– Chez les Jaffret.

 

– À ta place ?

 

– Oui, ils la prirent tout au fond de la campagne, et quand ils l’amenèrent au bout de deux ou trois ans à Paris, ils dirent : « Voyez comme notre Tilde a changé et grandi ! » Je crois bien ! Elle a deux ans de plus que moi !

 

– Mais quand le diable y serait, cette Tilde-là, grommela Échalot, ne pouvait pas leur dire la prière…

 

Lirette lui saisit les deux mains et le regarda dans les yeux.

 

– C’est donc bien vrai ! s’écria-t-elle ; vous m’avez entendue la réciter autrefois ! Et vous avez le papier dont M. Pistolet m’a parlé ! Le papier où est ma prière !

 

XI

Un rapport de Pistolet

 

Échalot roulait de gros yeux stupéfaits.

 

– Ta prière ! répéta-t-il : je jure ma parole sacrée que je n’en ai jamais soufflé mot à personne, excepté… Mais n’importe ! comment cet oiseau-là a-t-il pu deviner la chose du papier ?

 

– Je vous l’ai dit, prononça Tilde avec solennité : il sait tout… tout !

 

– Et ils l’ont refusé à la rue de Jérusalem ! comme c’est ça !

 

– Laissez-moi finir, maintenant, reprit la jeune fille, car nous aurons à travailler cette nuit, nous deux… Le jour venait, M. Pistolet a été obligé de s’en aller, mais il m’a dit de venir chez lui et j’y ai été.

 

« Si vous saviez combien il a de petits papiers dans ses boîtes de carton où mon histoire est, et la vôtre aussi, et celle de tout le monde.

 

« Il dit qu’avec cela, un jour ou l’autre, il mettra la rue de Jérusalem tout entière dans sa poche : j’entends l’administration, et qu’alors il la nettoiera au couteau comme on gratte la crasse qui est autour des moules, et que la nuit de Paris sera éclairée autrement que par les réverbères dont la lueur ne peut pas pénétrer au fond des caves.

 

« Ah ! il dit encore bien d’autres choses ! Il tient les Habits Noirs, la bande Cadet, les Compagnons du Trésor et le reste… mais tout cela ne nous regarde pas… Excepté deux rapports pourtant qu’il m’a donnés parce qu’ils concernent le prince Georges, mon ami…

 

– Comment ! fit Échalot : le prince Georges de Souzay ! celui qui va se marier avec mademoiselle Clotilde ! C’est ton prince, à toi aussi !

 

Lirette secoua la tête d’un air mutin et dit :

 

– Jamais il ne se fera, le mariage ! M. Pistolet ne veut pas ! Et moi donc ! Je ne veux pas non plus ! J’aime bien mademoiselle Clotilde, mais… Ah ! j’en mourrais, papa Échalot. J’ai raconté à M. Pistolet tout ce qui s’est passé entre mon Georges et moi…

 

– Que s’est-il donc passé, fifille ?

 

– Tous les soirs je lui portais un bouquet de violettes…

 

– Gratis ?

 

– Hélas non ! il me le payait ; mais c’est égal, M. Pistolet, qui sait tout m’a dit : « C’est vous qu’il aime. » Et il m’a dit encore… Ah ! est-ce que je sais tout ce qu’il m’a dit ! Georges n’a plus qu’un bras ; jamais je ne m’en étais aperçu.

 

– Et tu l’aimes tout de même, un manchot ?

 

– Je l’aime davantage… et puis, il n’est peut-être pas prince…

 

– Qui ça ? Pistolet ?

 

– Eh ! non ! Georges.

 

– Alors, nom de nom ! Un manchot, qui n’est pas même prince…

 

– Je l’aimerai mille fois plus ! J’aurais consenti à lui tout devoir, mais ce serait un si grand bonheur que de lui donner tout !

 

– Attends ! dit Échalot.

 

Il se recueillit un instant, puis il ajouta :

 

– Compris, le sentiment et sa délicatesse ! C’est Mme Doche qui dit ça à Mélingue dans Les Orphelins de l’Abîme ; même que Mélingue se rebiffe drôlement…

 

– Mais Georges ne se rebiffera pas ! J’ai bien accepté son déjeuner au cimetière… et il m’aimera tant !

 

Tant en parlant, elle avait pris dans la poche de son tablier deux papiers qu’elle déplia.

 

– Voici les deux rapports de M. Pistolet, dit-elle. Je lis d’abord celui qui a été rédigé en dernier lieu parce qu’il relate des événements plus anciens. Écoutez cela.

 

Il était plus d’une heure après minuit, et le bon Échalot avait les yeux gros de sommeil ; mais il rapprocha son siège bravement.

 

Lirette lut :

 

« – Rapport n° 22, adressé à Mlle Clotilde de Clare, (Lirette, de l’établissement Échalot, place Clichy) par J. Clampin, dit Pistolet, ancien auxiliaire de l’inspecteur Badoit.

 

« Je n’ai encore acquis aucune certitude au sujet des deux jeunes gens qui habitent l’hôtel de Souzay. Tous les deux sont fils de Mme la duchesse, mais lequel des deux est l’héritier de Clare ? Il y en a un, en effet, qui est né avant le mariage. Tenez le fait pour certain : j’ai les preuves à l’appui.

 

« Mme la duchesse semble avoir pris à tâche de faire planer une incertitude sur l’état civil de ses deux enfants. Mariée en Écosse, devenue mère à l’étranger, elle se sépara de son mari plusieurs années avant la mort de ce dernier, qui lui refusa à l’heure suprême son acte de mariage, et l’acte de naissance de Georges, duc de Clare.

 

« Après 1830, lors de l’incendie de l’Archevêché, Mme la duchesse fit néanmoins courir le bruit que ses papiers de famille, déposés pour être régularisés, au point de vue des prescriptions ecclésiastiques, avaient été brûlés.

 

« Ce qui était mensonge.

 

« Dans la maison de Mme la duchesse, il y en a un double courant d’opinion.

 

« Georges passe pour être le jeune duc ; mais Albert, qui passe pour n’être que son secrétaire, accepte les respects de Georges dans l’intimité. C’est Albert qui a eu de tout temps le monopole des caresses maternelles (ce qui ne prouverait pas du tout qu’il fût le fils légitime) ; son frère l’appelle M. le duc.

 

« Parmi les domestiques, Tardenois, Larsonneur et tous ceux qui sont dans le secret de famille appellent aussi Albert « M. le duc. » Ma croyance personnelle est que Mme la duchesse Angèle de Clare a joué un jeu très serré, auquel nul ne connaît rien, sinon elle-même. C’est donc elle-même que je compte interroger à l’heure voulue, qui ne tardera pas à sonner.

 

« Le but du présent rapport est d’apprendre à Mlle de Clare (Lirette), avec laquelle j’ai passé un contrat pour prestation de bons offices et fourniture de renseignements, comment le prince Georges fut privé de son bras droit par le chef de la bande Cadet… »

 

– Si je m’endors, interrompit ici Échalot, pince-moi jusqu’au sang, gaminette ! De ne pas savoir tout ça, j’aimerais mieux qu’on me prendrait six francs dans mon sac !

 

Lirette poursuivit :

 

« – M. le marquis de Tupinier, dit Cadet-l’Amour, s’était emparé (vers 1842) de Georges, placé en apprentissage par sa mère chez un marbrier du cimetière Montmartre. Le fait de ce rapt prouverait encore en faveur de l’état civil du prince Georges, mais Cadet-l’Amour pouvait être mal ou insuffisamment renseigné : j’ai d’autres indices.

 

« Depuis la mort du colonel (est-il réellement mort ?), les Habits Noirs sont presque aussi mal dirigés que la police elle-même…

 

– Ah ! fit Échalot, pour rancunier, le petit, ça y est !

 

« – Si l’administration, continua Lirette, voulait tendre ou laisser tendre la moindre trappe, tous ces bandits dont elle nie l’existence iraient s’y prendre d’eux-mêmes à la queue leu leu. Ils n’ont gardé qu’une force, c’est le talent supérieur qu’ils déploient pour payer la loi. Il sera parlé plus amplement de cette force dans un autre rapport.

 

« Cadet-l’Amour se cachait en même temps lui-même sous l’espèce d’un pauvre marbrier, établi dans les terrains vagues qui entouraient le nouveau cimetière de Clignancourt. Traqué par la justice, il emmena le jeune Georges en province dans le château du Bréhut, qui est la propriété de la comtesse Marguerite de Clare. Ce doit être en Bretagne.

 

« Là, Georges, ou plutôt Clément, car on l’appelait ainsi, se trouva le compagnon d’étude et de jeux de la jeune fille (j’ignore son vrai nom) qu’on faisait passer, dès lors, pour Clotilde de Clare, en remplacement de la vraie Clotilde de Clare, qui s’était sauvée.

 

« C’était et c’est encore une charmante créature, aussi bonne que belle. Je penche à croire qu’elle avait toujours porté ce prénom de Clotilde, et qu’on l’avait choisie un peu pour cela.

 

« Les deux enfants s’aimaient bien, quoique Clément parlait souvent d’une autre Tilde qu’il n’avait vue qu’une fois, mais dont il se souvenait toujours.

 

« Cadet-l’Amour est un tigre à face humaine qui se délecte à faire le mal. Il a la vocation du tourmenteur.

 

« Une fois, pour je ne sais quelle peccadille, il avait enfermé le jeune Clément dans sa chambrette ; et celui-ci, enfant agile et hardi, était parvenu à s’enfuir par sa fenêtre pour aller jouer avec sa petite amie Clotilde. Sans faire semblant de rien, Cadet-l’Amour avait observé la manière dont Clément s’y était pris pour descendre au jardin. Il le remit aux arrêts pour le lendemain et pendant la nuit qui suivit on aurait pu entendre quelqu’un travailler sous la fenêtre du jeune prisonnier. Nul ne remarqua cela.

 

« Vers le soir du lendemain, Clément, qui était resté en repos toute la journée, vit Clotilde dans le jardin et voulut descendre de nouveau près d’elle comme la veille.

 

« C’était facile : une grande vigne en espalier se collait à la muraille comme une échelle.

 

« À quelques pieds de terre se trouvait un crampon qui avait servi, la veille, à Clément, pour appuyer sa main. Quand il voulut le saisir de nouveau sous les feuilles qui le cachaient, il poussa un grand cri de détresse.

 

« Cadet-l’Amour avait établi là un mécanisme de piège à renard, dont les dents traversaient le poignet de Clément. C’était à cela qu’il avait travaillé le soir de la veille.

 

« Deux personnes vinrent à l’appel de Clément : mademoiselle Tilde d’abord ; mais elle s’arrêta épouvantée à la vue de Cadet-l’Amour qui, au lieu de secourir le blessé, se mit à le battre, frappant de préférence sur son bras captif avec un échalas qu’il avait, en disant : « Cela t’apprendra ! »

 

« Clément ne poussa pas un cri. Une rage folle l’avait pris ; il appuyait son bras avec violence sur le rebord coupant du piège, essayant ainsi de se dégager à tout risque pour bondir sur son bourreau qui battait toujours.

 

« Clément réussit à se dégager.

 

« Mais sa main, arrachée, resta prise entre les dents d’acier, et quand il voulut s’élancer, il tomba évanoui.

 

« Cadet-l’Amour le poussa du pied avant de s’éloigner.

 

« Clotilde vint. Elle enveloppa de son mieux le pauvre bras déchiré, et tout enfant qu’elle était, elle parvint à porter Clément jusqu’à la porte du jardin où deux hommes attendaient.

 

« On verra pourquoi ces deux hommes étaient là dans les rapports marqués 7 et 11, concernant, savoir : le premier Tardenois, l’autre le Dr Abel Lenoir, le rapport marqué n° 5 et consacré à Angèle, duchesse de Clare, dira les efforts qu’elle avait faits pour retrouver son fils… »

 

– As-tu ces trois rapports-là ? demanda Échalot : me voilà éveillé pour huit jours, tu sais ?

 

– Je n’ai que le rapport n° 1, répondit Lirette qui était pâle comme une morte. Se peut-il que Dieu laisse vivre un tigre pareil !

 

– Et encore, ajouta Échalot en fermant les poings, que l’Éternel lui a communiqué la capacité de se dissimuler dans Paris sous des déguisements divers, et tous impénétrables, sans discontinuer ses crimes et délits que l’administration n’y voit que du feu. Il était encore ici n’y a pas une heure et je causais avec lui bien tranquillement.

 

– Ici ! répéta la jeune fille, et vous, papa Échalot, qui êtes un honnête homme, brave et fort, vous ne vous êtes pas jeté sur lui ! Vous n’avez pas appelé les voisins, la garde !…

 

– Ne te monte pas ! interrompit le bonhomme, non sans quelque embarras. Tu vas comprendre. D’abord, de dénoncer comme ça le monde, c’est manquer à l’honneur ! À moins qu’on en soit de la préfecture, attaché et rétribué fixement ; or, j’y en ai été écarté, au contraire, comme ayant trop de moyens. En second lieu, un chacun a ses petites particularités intimes, qui l’empêchent de s’approcher de trop près du gouvernement. En troisième, quoique innocent, je le jure, j’ai été compliqué, malgré ma probité, dans des intrigues importantes de premier ordre ; j’ai joué la poule à L’Épi-Scié… et si la bande Cadet, à sa prochaine histoire, me prenait pour payer la loi… Dame !

 

Lirette déplia le second papier vivement.

 

– Ces mots sont là-dedans, dit-elle : Épi-Scié, payer la loi…

 

– Est-ce vrai ! s’écria Échalot. Alors, lis vite, gaminette ! N’ayant jamais été à proximité de rien d’immoral dans ton innocence, tu es peut-être destinée par la Providence à jouer le rôle de celle qui est le doigt de Dieu tout à la fin du dernier acte. D’ailleurs, ça m’amuse… Lis vite.

 

XII

Payer la loi

 

Lirette commença aussitôt sa seconde lecture.

 

« – Rapport n° 1, présenté à monsieur (le nom était biffé avec soin) par Joseph Clampin, dit Pistolet, ancien auxiliaire particulier de l’inspecteur Badoit, rue Vieille-du-Temple, n°… à Paris.

 

« (Note pour mademoiselle Clotilde (Lirette). Ceci est mon début et je ne maniais pas encore la plume avec facilité. J’ai rédigé ce rapport trois semaines environ avant le crime de la rue de la Victoire. Comme je suis sûr de vaincre un jour les mauvaises volontés et de parvenir à des postes avantageux dans l’administration, je ne nomme personne parmi ceux qui m’ont repoussé : devant être plus tard leur collègue ou leur supérieur.)

 

« Monsieur le (titre raturé), je prends la liberté de vous adresser les renseignements suivants comme spécimen de mon savoir-faire ; avec l’expression respectueuse de mon envie d’obtenir une place d’inspecteur auxiliaire dans votre honoré service.

 

« Le 10 décembre 1852, au matin, j’appris par un moyen à moi particulier qu’une réunion de la bande Cadet devait avoir lieu le soir même à l’estaminet de L’Épi-Scié, sis rue des Fossés-du-Temple, avec entrée sur le boulevard, au lieu-dit La Galiote.

 

« Je n’ai pas à vous apprendre que depuis longtemps le bruit public désigne ce repaire comme un des principaux rendez-vous des malfaiteurs subalternes soudoyés par les Habits Noirs…

 

– Repaire ! grommela Échalot : c’est un joli établissement ! Cinq billards ! Excusez !

 

Lirette continuait :

 

« – J’avais fait de longue main, et dans un but que je n’ai pas besoin de vous expliquer, la connaissance de la vieille dame de comptoir qui porte ce sobriquet : la reine Lampion.

 

« Elle passe pour avoir été dans sa jeunesse la concubine d’un homme que mon ancien patron, M. Badoit, inspecteur éclairé pendant bien des années, sur votre ordre exprès : M. Lecoq de la Périère, dit Toulonnais-l’Amitié. Grâce à elle, ma figure est connue autour des billards.

 

« Je peux entrer et sortir sans exciter le soupçon.

 

« C’est dans la première salle de billard à droite en entrant que les débris de l’association des Habits Noirs se rassemblent ordinairement : Je dis les débris, car, depuis la mort du Père-à-tous, l’armée du Fera-t-il jour demain ? semble aller à la débandade, et c’est à peine si on parle encore argot de temps en temps à L’Épi-Scié.

 

« Ce soir-là, cependant, il y avait au billard une animation extraordinaire, et je reconnus bon nombre des anciens habitués parmi les joueurs de poule, entre autres le voleur Cocotte, son ami Piquepuce que j’avais complètement perdu de vue, Saladin, un coquin à peine sorti de l’enfance…

 

– Ah ! la drogue ! gémit Échalot ; mon propre nourrisson ! se faire signaler, dans un rapport !

 

« Similor, son père, la fille Nez-d’Argent, sa maîtresse…

 

– Si jeune ! soupira Échalot, aller déjà avec des femmes de quarante-deux ans ! et infirmes de leur principal trait du visage !

 

« –… Et enfin, Clément-le-Manchot, misérable brute qui semble avoir remplacé l’ancien tueur du colonel, le fameux Coyatier, dit le Marchef. La présence de ce Clément valait à elle seule tous les autres symptômes. Évidemment mes renseignements étaient exacts : il y avait une affaire sous jeu.

 

« Le difficile c’était de savoir quelle affaire.

 

« Selon ma coutume, je m’assis auprès du comptoir et je payai un panaché-cassis à la reine Lampion, toujours sensible a ces politesses, mais quand vient le soir, elle est lourde, maintenant, et n’ouvre plus la bouche que pour avaler.

 

« Je sus par elle pourtant qu’il y avait des personnes huppées au premier étage dans l’ancien « confessionnal » du colonel, ce réduit où vous fûtes si près de capturer le Père-à-tous le soir du pillage de la caisse J.-B. Schwartz. Cinq personnes étaient là.

 

« – Je ne suis pas bien sûre que tu « en manges », petit, me dit la reine Lampion dans un moment lucide. On ne sait plus à qui on parle maintenant, et d’ailleurs, si tu n’en manges pas c’est tant mieux pour toi, car c’est des vilains ragoûts qu’on fait dans cette cuisine-là.

 

« Et sa tête tomba sur sa poitrine. Elle ronflait.

 

« Je me mêlai aux groupes qui causaient gaiement. C’était une renaissance comme ils disent : de la hausse à leur bourse, mais personne ne semblait savoir au juste de quoi il s’agissait.

 

« Le but principal de ce rapport, Monsieur le (titre raturé), est, tout en vous mettant sur la trace d’un crime projeté, de vous bien éclairer sur l’importance d’un des trucs de la bande Cadet, qui lui a été légué par les Habits Noirs : la chose de payer la loi, c’est l’expression même dont ils se servent. Je ne puis malheureusement vous dire ni le nom des victimes menacées (elles sont deux et ce sont des femmes), ni le lieu où le crime doit être commis. Je sais seulement que c’est un ancien hôtel, occupé maintenant par plusieurs locataires et précédé par une grande cour plantée d’arbres.

 

« Il m’est permis de vous certifier cela parce que cette disposition des lieux a été signalée devant moi très clairement pour la mise en scène qui suivra le meurtre, mise en scène destinée à faire tomber en vos mains l’innocent qui devra payer pour le coupable…

 

« Permettez-moi ici d’insister sur ce genre de crime à deux tranchants, qui frappe à droite et à gauche, par l’assassinat d’abord, ensuite par la répression même.

 

« C’est, à proprement parler, la fabrication du moyen propre à créer l’erreur judiciaire.

 

« Non seulement il y a assassinat, non seulement les coupables échappent à la justice, mais encore un tiers, un homme qu’on a intérêt à supprimer tombe dans la trappe. Ai-je à faire ressortir le bénéfice double et triple de cette diabolique opération ?

 

« Je ne prétends pas que le fait soit arrivé ; on le dit, mais ayant le désir d’entrer le plus tôt possible dans l’administration, mon jugement est tout porté en sa faveur.

 

« Mon humble rôle est seulement d’appeler votre attention sur une possibilité dangereuse, et j’espère qu’on ne m’en voudra pas pour cela.

 

« C’est, du reste, de ce côté que se portent tous les soins de la bande Cadet. Elle sait qu’au moyen de son procédé, il existe pour elle une véritable assurance contre les suites du crime et elle déploie pour la fabrication du prétendu coupable une très grande habileté. Je donne un exemple : c’est la bande Cadet elle-même qui a coupé le bras droit du misérable appelé Clément-le-Manchot. Il y a dix-huit mois de cela. Son bras lui fut acheté de gré à gré.

 

« Pourquoi ? parce que l’homme choisi d’avance pour payer la loi dans l’affaire dont j’ai l’honneur de vous entretenir n’a qu’un bras.

 

« Celui-là est jeune, un appât amoureux qu’ils ont peut-être tendu, l’attire dans la maison du meurtre. Entre eux ils l’appellent « le petit duc ».

 

« Et j’ai cru comprendre qu’il est l’héritier des deux femmes condamnées à mourir ; c’est encore un de leurs trucs, ils jouent tant qu’ils peuvent de la maxime romaine : « Celui-là est présumé coupable à qui le crime profite. »

 

« Le « petit duc » sera arrêté un quart d’heure après le meurtre commis, dans la cour plantée d’arbres, au moment où il sortira du logis de sa maîtresse.

 

« Je me résume : affaire montée à terme ; l’indication du lieu manque, les noms des victimes ne me sont pas connus. Date du coup, 5 janvier, motif de la fixation inconnu encore, Mais voici du moins des jalons précis : nom de l’instrument, Clément-le-Manchot ; adresse, rue Vieille-du-Temple, n°… (il couche dans un grenier de la maison que j’habite).

 

« Noms des chefs de la bande Cadet présents au « confessionnal » ce soir-là :

 

« Adèle Jaffret, Dr Samuel, Marguerite, Comayrol, Jaffret.

 

« C’est plus qu’il n’en faut pour couper l’affaire en herbe. »

 

Un second papier était attaché au premier par une épingle.

 

Il disait :

 

« – Annexe au rapport n° 1. Pas de réponse. Sur informations prises, aucune trace de l’envoi ne fut retrouvée. M. le (titre raturé) affirma qu’il n’avait rien reçu et je ne fus pas nommé auxiliaire.

 

« N’ayant pas renoncé le moins du monde à mon idée d’entrer dans l’administration, je tiens pour vrai que mon rapport n’a pas été lu.

 

« Et néanmoins, depuis lors, les chefs de la bande Cadet n’ont jamais reparu à l’estaminet de L’Épi-Scié, et Clément-le-Manchot ne couche plus que par hasard dans son grenier, quand il n’a pas de quoi dormir à la corde.

 

« Il y a eu pendant trois mois, à la prison de la Force un Clément-le-Manchot, qui n’était pas le mien, accusé du meurtre des demoiselles Fitz-Roy, lequel fut bien commis le 5 janvier, rue de la Victoire, dans un ancien hôtel avec cour plantée d’arbres, comme cela était spécifié dans mon travail.

 

« Si quelqu’un demande pourquoi je n’ai pas parlé depuis mon rapport, je répondrai que j’avais peut-être mes raisons pour cela. La bande Cadet est un gibier blessé qui va maintenant au hasard ; moi, je la suis comme un chien, le nez par terre. On verra bien ce qu’il en adviendra. »

 

Lirette se tut.

 

Échalot demanda :

 

– Est-ce tout ?

 

– C’est tout ce qu’il y a d’écrit, répondit la fillette. Échalot eut un bâillement à se démonter la mâchoire.

 

– Dans mon habitude que j’ai de l’intrigue, dit-il, je ne trouve pas ce rapport-là fort comme le Pérou. Pistolet n’est pas un assez gros poisson pour jouer le rôle de la Providence dans un ouvrage à spectacle en dix tableaux. Je lui raconterai, quand il voudra, l’histoire de M. Remy d’Arx, qui était riche et savant, et magistrat, fils de magistrat, et qui aurait dû compter sur l’administration, celui-là ! Il voulut aussi, pour son malheur, lutter contre les Habits Noirs…

 

– M. Pistolet, interrompit Lirette, a fait un rapport sur M. Remy d’Arx. Je l’ai lu et j’ai bien pleuré.

 

– Adressé à qui, ce rapport ? à la préfecture ?

 

– Oh ! non… à M. Abel Lenoir.

 

– Bigre ! fit Échalot : il n’a donc pas renoncé, le docteur ! Encore un qui a été mordu !

 

Lirette reprit avec une certaine emphase :

 

– M. Pistolet est un plus gros poisson que vous ne croyez, mon père. S’il n’a pu empêcher ni l’arrestation ni la condamnation d’un innocent, du moins lui a-t-il rendu la liberté. Hier au soir, pour l’évasion du prétendu Clément-le-Manchot, il avait plus de soixante agents autour de la Force.

 

Échalot enfla ses joues.

 

– J’avais pourtant bien promis de ne plus me mixturer dans tout ça ! murmura-t-il. Est-ce que je vas m’y replonger ! Je savais que le Manchot de la Force était aux champs ; mais soixante agents ! bigre, bigre !… Et le Dr Lenoir à leur tête !

 

– C’est pour aller chez lui, ma belle robe, expliqua Lirette, et M. Pistolet va venir voir si elle me va bien.

 

– À quelle heure ?

 

– Il devrait être ici depuis minuit…

 

Une petite voix faible et cassée entra dans la cabine comme un souffle de vent. Ni Échalot, ni Lirette n’auraient su dire d’où elle partait.

 

– À minuit comme à midi, prononça-t-elle distinctement, il fait jour, si c’est la volonté du Père…

 

XIII

Oremus

 

Une pâleur terreuse avait envahi le visage d’Échalot au son de cette petite voix. Tout était gris sur sa pauvre face, jusqu’aux rubis de son nez. Ses dents claquaient dans sa bouche.

 

Il essaye de se lever, mais ses jambes flageolantes plièrent sous le poids de son corps.

 

Lirette le regardait bouche béante, plus effrayée peut-être de l’effroi de son père que du fait bizarre qui venait d’avoir lieu.

 

– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda-t-elle. Qui a parlé ?

 

– On ne sait pas, balbutia Échalot. Les morts ne reviennent pourtant pas…

 

– Tu mens, bonhomme, interrompit la petite voix, qui était doucette et de bonne humeur. Il y a des morts qui reviennent et tu sais bien le nom de celui qui a parlé.

 

Échalot essaya un signe de croix. Trois coups légers furent frappés au panneau qui servait de croisée. Une toux sèche et creuse se fit entendre en même temps au-dehors.

 

– Faut-il ouvrir ? demanda encore Lirette, qui était la vaillance même, et dont l’effroi comportait une bonne dose de curiosité.

 

Échalot dit, frissonnant de la tête aux pieds :

 

– Père, si c’est une couple de messes dont vous avez besoin qu’on vous paye à la sacristie des Batignolles, pour la tranquillité de votre âme aux enfers ou aux Champs-Élysées, je ne suis pas fortuné, mais c’est égal…

 

– Ouvre, imbécile ! interrompit la petite voix avec un peu de colère. Je suis le dernier propriétaire de l’hôtel Fitz-Roy, rue Culture ; c’est à moi que le cher duc confia la cassette en mourant, et c’est moi qui confiai, à mon tour, les papiers au vieux Morand qui était un peu mon domestique : je veux voir celle qui va être bientôt la duchesse de Clare.

 

Échalot s’appuya des deux mains aux épaules de Lirette, et tourna le taquet qui tenait le volet.

 

Il se rejeta en arrière dès que la croisée fut ouverte.

 

La jeune fille, au contraire, s’élança et mit tout son buste dehors pour mieux regarder.

 

Elle ne vit rien, sinon la place déserte, tour à tour sombre et vaguement éclairée par la lune au-devant de laquelle les nuages se hâtaient, poussés par le vent d’hiver.

 

– Qui est là ? dit-elle étonnée ; où êtes-vous, vous qui avez parlé ? Il y eut un bruit comme si deux mains de bois eussent applaudi doucement.

 

– Bien, gentillette ! murmura-t-on au-dehors.

 

L’heure sonnait au restaurant Lathuile. La voix de l’invisible ajouta :

 

– S’il devait venir à minuit, cela fait trois heures de retard… Échalot !

 

– Maître ?

 

– Referme, bonhomme, et lis ton papier à la petite dix fois, vingt fois s’il le faut. Au lever du jour, qu’elle sache la prière par cœur. Si Pistolet ne vient pas, un autre viendra.

 

On toussa pour la seconde fois, petitement et tout sec.

 

– Ça ne se peut pas, pensa Échalot, qu’un mort soit enrhumé ! Lirette se pencha davantage et regarda de tous ses yeux. Par hasard, la lune dégagée éclairait brillamment la place, depuis les baraques jusqu’au boulevard extérieur. Partout c’était la solitude et c’était le silence.

 

– Bonsoir, dit la petite voix au moment où se refermait la fenêtre ; travaillez vite et bien : on s’intéresse à vous, mes enfants.

 

L’instant d’après, Échalot et Lirette, assis devant le papier déplié, étudiaient leur leçon en conscience. Échalot lisait son grimoire, Lirette essayait de répéter selon ses souvenirs qui allaient s’éveillant.

 

– Petrat sube onde et Simat, ânonnait Échalot ; fili hi taire… je n’ai vu le colonel que deux fois, et la seconde c’était à son enterrement, mais je jurerais bien que c’est lui… siam, regomme hantait…

 

– S’il était arrivé malheur à M. Pistolet ! murmurait Lirette… Oremus. Petra sub undecima, filii tertiam… Croyez-vous donc que ce soit le colonel ? Le voilà encore qui tousse, tenez !

 

– J’en suis sûr !… et que, s’il voulait, il m’apprendrait ma naissance ! Tu verras dans toutes les pièces les plus intéressantes que l’homme peut faire des pactes avec Satan… Regomme hantait Jeanne Huam, qu’héritait…

 

– Regum ante januam quaerite… C’est moi qui voudrais bien le voir celui qui tousse !… Et savoir qu’il n’est pas arrivé malheur à ce pauvre M. Pistolet.

 

Nous vous épargnerons le reste de l’oraison latine que Lirette retrouvait presque sans effort dans les calembours orthographiques d’Échalot. Marie Stuart, la belle et infortunée reine qui était un peu la grande tante de notre Lirette, parlait, dit-on, latin comme un Polonais, et quand elle vint à Paris toute petite, l’histoire rapporte que, montée sur un tabouret, elle soutint plusieurs thèses dans la langue de Cicéron devant la Cour et les docteurs.

 

Maintenant, ce n’est plus l’habitude parmi nos dames qui n’en sont pas moins charmantes pour cela.

 

Quand Lirette eut achevé de reconstruire sa prière, telle que papa Morand la lui avait apprise si laborieusement autrefois, elle battit des mains, mais elle avait les yeux pleins de larmes. Tous les pauvres souvenirs de son enfance lui emplissaient le cœur.

 

– Il me semble que je le vois encore, papa Morand, dans notre mansarde de la rue Marcadet, dit-elle, si maigre, si malade, tremblant de froid, exténué de besoin. Il m’aimait bien à sa manière, et c’est maintenant que je comprends comme je l’aimais bien, moi aussi. Quelques minutes avant de fermer les yeux pour toujours, il me disait encore : « Souviens-toi bien de ta leçon, fillette. Dans ce grand Paris je ne connais personne à qui je puisse te confier. Je te confie à toi-même. J’enfouis dans ta mémoire le secret qui te fera noble et riche. Attends tes quinze ans, à quinze ans on peut fuir et se défendre… Je ne veux pas qu’il en soit de toi comme de moi, Clotilde Stuart, moi, né dans un palais et qui finis dans un bouge, moi qui meurs de misère auprès d’un monceau d’or…

 

Échalot dessina un grand geste et murmura :

 

– C’est vrai que le papa Morand finit comme ça ! C’est l’image de ma propre situation jusqu’à ce que mon mystère soit percé : j’entends celui de ma naissance !

 

Il ajouta :

 

– Mais à quoi qu’elle sert, ta patenôtre, gaminette, puisque nous n’en avons pas le mot français de sa charade en latin ?

 

Les yeux mouillés de Lirette souriaient.

 

– Tout me revient, dit-elle. Ô Georges ! Georges ! j’ai peur de mourir avant d’agenouiller ma fortune à tes pieds, car me voilà riche ! je connais la rue, je sais où est la porte, derrière l’église, j’irai trouver le prêtre… Mais il est encore là !

 

Cet article : il ne se rapportait point au prêtre que le papa Morand avait désigné à sa fille dans ses suprêmes recommandations.

 

Une quatrième quinte de la petite toux sèche que nous connaissons bien se faisait entendre sous le volet, au-dehors ; elle se termina par un hem ! hem ! plus aigu que le rhume d’un enfant de chœur, et la voix doucette dit, comme si elle eût parlé dans la cabine même :

 

– L’idée de la prière n’appartenait pas au papa Morand, il était trop bête pour ça, le brave homme !… Me voilà bien, moi, si j’ai gagné une bronchite ! au lieu de rester tranquillement au Père-Lachaise !

 

Lirette fit un pas vers le volet.

 

– Je meurs de peur, dit-elle, mais je veux voir ! Échalot la saisit à bras-le-corps, murmurant :

 

– Ne faut pas jouer avec celui-là, jamais ! Au-dehors, il y eut un rire essoufflé et la voix dit :

 

– Que verrais-tu, coquinette ? un peu de brouillard, un peu de fumée… Tu as bien récité ta leçon et je suis content de toi ; mais il y a beau temps que ton curé de Saint-Paul est mon voisin au cimetière. Ne te désole pas, j’ai fait mes humanités, moi aussi, j’ai eu le prix d’excellence au collège, sous le joli roi Louis XV, du temps de Mme de Pompadour. Écoute et prends des notes, si tu as un crayon : je vais te traduire la chose au pied levé.

 

Et, presque aussitôt après, la petite voix distincte, perça le panneau, récitant :

 

« Oremus, sous la onzième pierre devant la troisième porte de la maison du Fils-des-Rois (l’hôtel Fitz-Roy) cherchez et vous trouverez, selon la parole de Notre-Seigneur, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, amen.

 

Pendant que ces derniers mots étaient prononcés, un pas précipité sonna sur la terre durcie par la gelée.

 

– Voilà ! fit la petite voix, vous me remercierez une autre fois… Puis, d’un peu plus loin, mais toujours distincte, elle ajouta :

 

– Il paraît que l’ami Pistolet a passé encore une fois à travers les mailles de leur nasse !

 

Échalot eut beau faire, il ne put empêcher Lirette de tourner le taquet et d’entrouvrir le volet pour regarder au-dehors.

 

– Il est tout seul ! dit-elle.

 

– Qui ? demanda Échalot, curieux, mais tremblant.

 

– M. Pistolet, répondit Lirette. Le bruit de pas avait cessé.

 

Échalot s’approcha aussi de la croisée et jeta au-dehors un regard rapide et effrayé.

 

– C’est vrai qu’on n’en voit qu’un, dit-il, mais tu sais bien qu’ils sont deux, puisqu’ils causent.

 

Pistolet se tenait debout, à douze ou quinze pas de la baraque.

 

Il avait le dos tourné.

 

Dans cette position, quoique Pistolet ne fût ni haut, ni large, on pouvait croire que son interlocuteur restait caché derrière lui.

 

Ils s’entretenaient vivement et à voix basse.

 

Quelques mots et même des lambeaux de phrase arrivaient jusqu’à Lirette, qui écoutait avidement.

 

Elle entendit les noms de Clément-le-Manchot et de Cadet-l’Amour. C’était Pistolet qui parlait. Il disait, sauf les paroles perdues :

 

– Rassemblés à l’hôtel… désarroi complet… ne veulent plus de Cadet-l’Amour… couper la branche…

 

Échalot entendit et frissonna. Pistolet continuait :

 

– Clément-le-Manchot assassiné, pis que cela : écorché vif…

 

Puis une sorte de récit, dont les paroles n’arrivaient pas jusqu’à la fenêtre, étranglées qu’elles semblaient être dans la gorge du narrateur.

 

La voix doucette dit :

 

– Pour le coup, ça devait être drôle ! Je vois d’ici M. le marquis de Tupinier dans le grenier de la bête brute. C’est moi qui l’ai dégrossi, ce Cadet-l’Amour ! Il va bien !

 

Et il y eut un petit rire aigre qui grinça comme un trait de scie.

 

En ce moment, un énorme nuage couleur d’encre passait sur la lune. La place était plongée dans une obscurité complète, car on vivait encore sous ce régime de sage économie qui éteignait le gaz à minuit entre le septième et le vingtième jour de la lune dans certains quartiers déshérités.

 

Dans la nuit profonde, le pas de Pistolet se remit à sonner sur le sol durci, et l’on frappa rondement à la porte de la maison roulante.

 

Au loin, ce pas jeune et viril semblait avoir un écho timide, et les yeux de Lirette, interrogeant les ténèbres, distinguèrent vaguement quelque chose de noir, de long, de fluet qui glissait la rue Fontaine avec une rapidité fantastique.

 

XIV

La onzième dalle

 

Ce qui glissait ainsi vers la rue Fontaine était un homme, ou du moins une forme humaine de longueur virile, mais extraordinairement mince, enveloppée dans une douillette noire, boutonnée du haut en bas comme une soutane.

 

Cette forme marchait avec une vitesse singulière, quoique son pas fût inégal et tout chancelant.

 

C’est à peine si le choc de ses chaussures contre le pavé produisait un bruit appréciable.

 

Et tout en courant, car cela courait, cela se mit à chantonner en chevrotant et en toussotant la musique du Fra Diavolo de M. Auber :

 

Voyez sur cette roche

Ce brave à l’œil fier et hardi !

Son mousquet est auprès de lui,

C’est son meilleur ami…

 

Il y eut sur le mot « ami » une roulade pleine à la fois de crânerie et de décrépitude. La forme humaine passait sous un réverbère.

 

Elle se redressa.

 

La lumière glissa sur son visage en lame de couteau, pauvre ivoire jauni, coiffé sur l’oreille, à la crâne, d’un bonnet de soie noire.

 

Dirai-je que c’était un vieillard ? La langue n’a pas d’autre mot, mais ici le mot reste absolument au-dessous de l’idée.

 

Entre le propriétaire de cet étrange visage et un vieillard, il y avait la même différence qu’entre le robuste jeune homme et l’enfant emmailloté dans ses langes.

 

Figurez-vous deux yeux creux brillant au milieu d’un paquet d’ossements qui remuaient et se choquaient sous l’enveloppe d’un parchemin racorni.

 

Et c’était tout guilleret, cette vieille chose.

 

Au coin de la première voie qui traverse la rue Fontaine, un coupé de maître stationnait avec ses deux lanternes d’argent poli.

 

Le cocher descendit précipitamment de son siège, dès qu’il aperçut notre fantôme, et ouvrit la portière. Le fantôme alla droit à lui, affectant de se carrer sous sa douillette.

 

– Ah ! ah ! Giovan-Battista, dit-il en grossissant le filet tremblotant de sa voix, tu as reconnu ton maître, hé ? je n’ai pas changé. Moi, je te trouve un peu vieilli depuis le temps. Je vous enterrerai tous, mes pauvres enfants, tous, tous, ah ! mais oui ! tous !

 

Il mit le poing sur la hanche.

 

– Quel âge as-tu, Battista ? reprit-il ; moi, je cours sur cent trente, et je n’ai pas encore renoncé à plaire, quoiqu’on me fasse un enterrement de première classe de temps en temps. Dans cinquante ans d’ici, les vers t’auront mangé, Battista, et tu vois que je t’accorde une belle vieillesse. Regarde-moi ! que veux-tu que les vers mangent ? Ils mourraient de faim chez moi !…

 

Le vieux se mit à rire tout seul et reprit :

 

– Battista, je vais voir Marguerite, qui m’a fait poignarder à deux reprises, et je vais voir M. le médecin Samuel, qui m’a empoisonné trois fois. Brûle le pavé, caro mio, je suis pressé. Tu m’arrêteras rue Saint-Antoine, devant l’église Saint-Paul, Nous connaissons ce quartier-là, Battista ?

 

Il monta le marchepied sans aide et se jeta au fond du coupé où ce qui remplissait sa douillette produisit le bruit d’un sac d’osselets.

 

Battista, superbe maraud d’Italie, reprit place sur son siège, et le coupé roula vers le boulevard.

 

Il était un peu plus de quatre heures de nuit quand le cheval fumant, s’arrêta devant la grille de Saint-Paul.

 

Giovan-Battista descendit et ouvrit la portière.

 

– Padre d’ogni, dit-il, nous sommes arrivés. Fait-il jour ?

 

Le fantôme s’était assoupi dans son coin ; il s’éveilla et s’étira, produisant encore ce bruit de billes qu’on secoue dans un sac. Il dit à Battista qui attendait :

 

– Je n’ai plus besoin de toi, mon fils, retourne à la maison et dors tranquille.

 

Il s’assit sur les marches de l’église, jusqu’à ce que le coupé se fût éloigné, puis, au lieu de prendre la rue Culture, il s’engagea dans les démolitions qui encombraient les derrières de l’hôtel Fitz-Roy, dont le jardin se trouvait coupé en biais par le tracé de la rue Mahler.

 

Parvenu au pied de la clôture en planches qui remplaçait l’ancien mur, il regarda tout autour de lui avec attention. Rien de suspect ne se montrant, il recula d’une douzaine de pas, prit son élan comme Auriol quand il va sauter par-dessus les baïonnettes, et, d’un bond véritablement prodigieux, il atteignit le sommet du mur de planches, derrière lequel il disparut.

 

Au-delà du mur, c’était le jardin de l’hôtel, abandonné et négligé.

 

Le fantôme avait déjà pénétré sous les massifs où il causait de bonne amitié avec un énorme chien de garde, sur lequel, bien certainement, les Jaffret comptaient beaucoup plus, pour défendre leur propriété, que sur le mur de planches.

 

– Tu me reconnais, toi aussi, gros Bibi, disait le fantôme ; je t’enterrerai comme les autres, mon ange. Laisse passer ce maître, il a de l’ouvrage !

 

Le chien remua la queue et s’écarta docilement.

 

Toutes les fenêtres de l’arrière-façade étaient noires, excepté deux ; celles du salon qui faisaient face à la prison de la Force ; le salon de la corbeille et de la collation.

 

C’était par l’une de ces fenêtres que, dans l’après-midi du jour précédent, mademoiselle Clotilde, guidée par les indications de M. Buin, avait braqué sa jumelle sur les fameux rideaux verts du faux Clément-le-Manchot.

 

Le fantôme s’arrêta pour regarder ces deux fenêtres.

 

Il était de bonne humeur.

 

– Marguerite a de l’esprit gros comme elle, pensa-t-il ; Samuel aurait remué la science du haut en bas s’il avait voulu ; Cadet-l’Amour est un des plus étonnants gredins que j’aie rencontrés en ma vie, ils ont Comayrol, Jaffret et d’autres… et une arme par là-dessous ! Et ils ne font rien de bien parce qu’ils n’ont plus papa ! le bon petit Père-à-tous qui a emporté dans l’autre monde le talent, la bonne chance et la caisse de la confrérie… Ah ! la caisse surtout ! Viens, si tu veux, Bibi.

 

Il riait tout doucement, marchant de nouveau vers la maison.

 

L’énorme chien le suivait, la queue entre les jambes.

 

On entendait un murmure de voix qui tombait du petit salon. À part cela, l’hôtel Fitz-Roy dormait des caves aux mansardes.

 

La grande porte donnant sur le jardin était fermée à clef ; le fantôme toucha la serrure, et la porte s’ouvrit comme par magie.

 

Le chien remua la queue et poussa un gémissement de tendresse.

 

– Tu trouves le tour bien joué, Bibi, hé ? reprit le fantôme. Et voilà pourtant des années qu’on est retiré du commerce, après fortune faite… J’ai idée que tu as percé à jour tes nouveaux maîtres, vieux démon ? Tu as le droit de mépriser ces gens-là, toi, le chien du colonel !

 

Ce dernier mot fut prononcé avec une singulière emphase, et Bibi sembla se rengorger sous sa fourrure hérissée.

 

Le fantôme traversa les vestibules dont les lampes suspendues allaient s’éteignant ; il ouvrit la porte donnant sur le perron sans plus d’efforts qu’il n’en avait dépensé pour la première.

 

Sa main adroite, munie d’un instrument qui était peut-être fée, ne produisait aucun bruit.

 

Le chien descendit avec lui les marches du perron, et ils tournèrent à gauche dans la cour. On dormait dans la loge du concierge ; au-dehors, la rue Culture-Sainte-Catherine était plongée dans un silence profond. Le réverbère du portail restait allumé.

 

Le vieillard, toujours suivi par le chien qui rampait sur ses talons, longea la façade jusqu’à la dernière porte latérale, située juste vis-à-vis de la conciergerie et dont la plinthe portait le n° III, en chiffres romains.

 

C’était l’entrée particulière du logis occupé autrefois par le papa Morand Stuart, quand il était gardien de l’hôtel.

 

– Voilà déjà du temps que cela est passé, dit le fantôme en se retournant vers le chien. Ton grand-père était lévrier d’Écosse, Bibi, et tu es presque un terre-neuve : allez donc parler maintenant de race et de noblesse : Fini, fini, mon ami ! Tu sais ? Ils sont tous morts et moi aussi, mais les autres restent dans leurs boîtes. Comptons les pierres, au lieu de bavarder.

 

Il se plaça au seuil même de la porte, marquée n° III. De cet endroit à la loge du concierge, il y avait, dans le pavé de la cour, un passage en ligne directe, formé de petites dalles de granit. Le fantôme compta onze de ces dalles.

 

Il y eut en ce moment une fenêtre du second étage dont le rideau se souleva. La lune, sortant d’un nuage, éclaira vaguement une figure blanche collée aux carreaux. Le fantôme n’était plus seul.

 

À la onzième dalle il s’arrêta.

 

– C’est ici, Bibi, dit-il : Petra sub undecima. Peut-être que tu ne sais pas le latin… Attention ! c’est toi qui me gardes ; veille au grain, et si quelqu’un se montre avant que j’aie fini, étrangle !

 

Bibi ouvrit son énorme gueule et montra la double rangée de ses dents de loup. Le vieillard eut son rire sec qui ressemblait au bruit d’une crécelle d’ivoire.

 

– C’est drôle, grommela-t-il, les bons comédiens ! il m’est aussi impossible de ne pas jouer mon rôle que de ne pas respirer !

 

Il se pencha au-dessus de la dalle, régulièrement plane et dont les jointures ne présentaient aucune prise apparente. Il la souleva néanmoins comme il eût ramassé un caillou.

 

Sous la dalle c’était un trou carré qui allait s’élargissant. Il n’était pas profond ; on y pouvait voir un très petit coffret, renforcé de fer.

 

Le vieillard écarta Bibi qui venait voir et lui reprocha sa curiosité. Il ouvrit la cassette, qui contenait une poignée de papiers à l’aspect soyeux.

 

– C’est beaucoup trop volumineux ! dit-il d’un air mécontent. Si la banque d’Angleterre avait voulu me faire tirer une seule bank-note de 80 millions (j’offrais de supporter les frais de la planche), tout tiendrait dans le boîtier de ma montre en cuivre.

 

Sous les chiffons, le coffret contenait encore trois papiers pliés en carré long, qui avaient tournure d’actes publics. Le vieillard les prit, les rejeta au fond du trou et fit disparaître le coffret sous les plis de sa douillette.

 

Après quoi, il replaça la dalle avec soin.

 

– Bibi, pensa-t-il tout haut, non sans une nuance de mélancolie, je ne donnerais pas vingt-cinq centimes de la bande Cadet, mon garçon. Nous pourrions la sauver, hé ! vieille bête ?… D’abord, nous pourrions tout ce que nous voudrions mais, à quoi bon ? J’ai idée de m’amuser à autre chose désormais.

 

D’un coup de talon il s’assura que la dalle était bien d’aplomb et se dirigea vers le perron en disant :

 

– Viens avec moi, Bibi, tu vas voir quelque chose de drôle.

 

Au moment où il repassait le seuil, la porte marquée n° III s’ouvrit doucement, et Clotilde se glissa dans la cour.

 

Elle resta d’abord immobile, écoutant et regardant.

 

Puis elle marcha droit à la onzième dalle, et à son tour elle la souleva.

 

Le fantôme ne se doutait peut-être pas de cela, mais cependant, qui sait ?…

 

La lampe du vestibule brûlait encore sur sa colonne, il la prit et monta lestement les marches du grand escalier.

 

XV

Discorde au camp

 

Au premier étage de l’hôtel Fitz-Roy, dans le petit salon où la corbeille de noces était encore exposée sous son voile de mousseline brodée, tout ce qui restait du conseil suprême des Habits Noirs était réuni sous la présidence d’Adèle Jaffret, qui venait de rentrer après sa nocturne excursion (rôle de Cadet-l’Amour).

 

La discorde était au camp.

 

Adèle, ou, si mieux vous l’aimez, M. le marquis de Tupinier, comme tous les pouvoirs exécutifs, avait à subir les reproches de son parlement.

 

Il faut réussir quand on gouverne. Samuel et Marguerite ne parlaient de rien moins que de « couper la branche », mesure analogue à celle dont usaient les sultans, mécontents de leurs grands vizirs. C’est dans les tragédies.

 

– Marquis, disait cette belle Marguerite, vous nous avez fait accroire que vous aviez l’intime confiance du colonel ! vous étiez sur la trace du grand secret, vous saviez où trouver la formule mystérieuse indiquant le lieu précis où il faut fouiller la terre pour découvrir le Trésor.

 

– Et vous nous avez trompés, poursuivait Samuel, vous n’étiez comme nous tous qu’un instrument aveugle entre les mains du Père ; vous nous avez conduits au hasard, tantôt ordonnant des meurtres inutiles, tantôt combinant des plans extravagants qui ne devaient pas, qui ne pouvaient pas aboutir. Depuis cinq ans, nous perdons notre temps et nous usons nos forces à préparer cette mauvaise comédie d’un mariage entre les deux derniers héritiers de Clare… Et voilà que, dans cette union, la fiancée n’est pas une de Clare, et que le fiancé n’est qu’un fils naturel de votre nièce Angèle Tupinier !… Prenez garde à vous !

 

– Je tiens les ficelles, voulut objecter Adèle, car tous les « discours-ministre » se ressemblent ; les choses vont admirablement bien. Rien ne m’étonne dans les événements, c’est moi qui les mène. Le Manchot nous trahissait, je l’ai réglé, ce soir. Je viens de voir la fillette du vieux Morand, la vraie Tilde, le secret est sous notre main. Quant à nos fiancés, le jeu était bien plus dangereux encore que vous ne croyez, car Georges de Clare (je persiste à penser qu’il est le duc) nous a percés à jour, et notre Clotilde, celle d’ici, lui appartient corps et âme. J’étais là, entre eux, hier au soir (dans la volière, est-ce adroit !) pendant qu’ils vidaient leur sac. Quel besoin avons-nous d’eux ?… Place nette ! voilà le véritable plan. Si nous avons les actes demain, nous choisirons celui et celle qui en doivent profiter, et quand les actes manquent, eh bien ! sacré tonnerre, au pis-aller, on les fabrique !

 

Marguerite et Samuel échangèrent un regard.

 

– Est-ce là tout ce que vous avez à nous proposer, marquis ? demanda le docteur. Autant dire que nous sommes perdus… perdus par vous !

 

Marguerite et lui se levèrent en même temps, armés tous les deux, et une arme n’était pas à dédaigner dans la main de Marguerite. Elle avait fait ses preuves. Mais Adèle était déjà debout, et ses doigts osseux serraient le manche de ce long couteau qui avait poignardé le Manchot dans son grenier.

 

En deux bonds, Adèle s’abrita derrière la table.

 

En passant, elle avait renversé la lampe qui se brisa contre le plancher et s’éteignit.

 

– Il fait nuit, pas vrai ? cria-t-elle, mais c’est moi qui l’ai faite. Je suis le maître ! Vous voilà quatre contre moi, c’est bon ! à qui le tour ? On va couper quatre branches au lieu d’une !

 

Elle se rua sur le Dr Samuel qui recula ; mais au moment où elle allait frapper, une lueur pâle éclaira tout à coup les ténèbres comme si la lampe se fût sourdement rallumée.

 

En même temps, la porte qui faisait face à l’entrée principale s’ouvrit lentement.

 

Le bras d’Adèle tomba, pendant que ses quatre adversaires laissaient échapper le même cri de stupeur :

 

– Le colonel Bozzo !

 

Cette étrange créature, que nous avons appelée le fantôme, était debout au-devant de la porte, refermée à demi, et tenait encore à la main la lampe du vestibule.

 

Le colonel Bozzo, puisqu’on lui donnait ce nom glorieux et terrible dans l’histoire du banditisme parisien, avait « soigné son entrée » comme on dit au théâtre. Sa pose était gaillardement comique ; il avait relevé son bonnet de soie noire de travers.

 

Il se dressait maigre et long dans sa douillette, sous laquelle le coffret dessinait une petite bosse carrée.

 

– Bonjour, bonjour, bonjour, mes amis chéris, dit-il de sa voix doucette, plus flûtée encore qu’à l’ordinaire. Tu as gardé de beaux restes, Marguerite, ma perle ! Samuel, mon fils, tu n’es pas plus joli qu’autrefois. Va bien, Comayrol ? Jaffret, comment se portent tes oiseaux ?… Tiens ça, marquis, et débarrasse-moi de ma lampe.

 

Adèle obéit.

 

– Petite parole mignonne ! reprit le colonel comme nous disions du temps du Directoire exécutif, ça me fait plaisir de vous revoir, mes enfants… Avance un fauteuil, Marguerite. Ce n’est pas qu’il y ait bien loin d’ici le Père-Lachaise, mais on s’engourdit les jambes, là-bas, hé, hé, hé, hé ! J’ai toujours de temps en temps le mot pour rire, vous voyez, c’est mon caractère.

 

Marguerite obéit à son tour, et, avant de s’asseoir, le colonel la baisa galamment sur les deux joues.

 

Aucun des cinq n’avait encore prononcé une parole. Ils semblaient positivement stupéfiés.

 

Le colonel s’étala commodément dans son fauteuil, et se mit à tourner ses pouces en regardant tour à tour avec une compassion un peu méprisante chacun des membres de la piteuse assemblée.

 

– Voilà donc ce qui reste des Habits Noirs ! dit-il après un silence. Voilà mes élèves et mes successeurs ! C’est ça la bande Cadet ! Eh bien ! eh bien ! mes pauvres bijoux, vous aviez essayé plus d’une fois de m’envoyer, avant l’heure, là où je suis maintenant. Je vous avais bien dit que vous me regretteriez.

 

– Père, dit Marguerite, et son accent suppliait, êtes-vous venu pour nous sauver ?

 

– Un petit peu, un petit peu, mon amour… pour cela et encore pour autre chose…

 

– Est-ce que vous allez vous remettre à notre tête ?

 

– Ah ! mais non ! Je me trouve très bien comme je suis. On a des préjugés contre l’autre monde…

 

– Ne raillez pas, Maître, fit Samuel, à quoi bon ?

 

– Toi, docteur, repartit le fantôme en le menaçant du doigt ; tu es un sceptique, je sais bien cela. Tous les médecins sont des païens. Je ne raille pas du tout. Je suis mort, mort, mort, très mort !… Seulement, à cause de ma bonne conduite, le gardien du cimetière me donne une nuit de sortie de temps en temps… Mais parlons de vous, fanfans, mes minutes sont comptées et j’ai à vous dire des choses d’une certaine importance : vous supposez bien que je ne me serais pas dérangé sans cela… Vous êtes tordus, mes pauvres bébés, mais là, tordus ! J’ai causé hier soir avec quelqu’un de la préfecture : on disserte là-bas sur votre méthode de payer la loi comme si c’était médaillé à l’exposition. Peut-être n’y croit-on pas encore tout à fait, car il n’y a pas d’yeux si bien crevés que ceux des clairvoyants, payés pour être microscopes ; mais la rue de Jérusalem rajeunit son personnel tout doucement. Parole d’honneur ! j’y ai vu un chef de bureau qui n’a pas de besicles ! Vous êtes tordus, tordus, tordus ! On vous lorgne : il faut jouer votre va-tout, non pas demain, mais aujourd’hui.

 

– Vous nous aurez dénoncés ! gronda Adèle.

 

– Toi, marquis, riposta le colonel sans se fâcher, tu ne valais pas le Marchef, mais enfin, tu faisais encore un tueur assez propre. Pourquoi diable as-tu changé le vilain bonhomme que tu étais en horrible vieille femme ? Marguerite, à la bonne heure, voilà un général d’armée ! seulement elle a peur depuis qu’elle a gagné un vrai titre de comtesse au loto ! Samuel encore, passe, quoiqu’il ait toujours été trop prudent ; mais toi, Tupinier, hyène enragée, tu fais le mal pour le mal, ce qui est le comble de la bêtise, tu te mets en colère, tu te venges !… Ne réplique pas ! je sais ton histoire de cette nuit avec le pauvre Manchot…

 

– Il trahissait… voulut dire Adèle.

 

– Tais-toi ! tu as fait ripaille de sang, chacal ! Chien ivre, cuve ta curée ! Ta pendule est-elle juste ? Cinq heures de nuit ! Dépêchons ! Nous n’avons que le temps.

 

Le vieux se campa commodément dans son fauteuil et reprit d’un ton tranchant :

 

– Vous avez gâté la comédie, pauvres hères que vous êtes ; passez franchement au mélodrame : vous vous entre-mangerez au dénouement, si vous voulez. La fille de papa Morand vous échappe, quoique Tupinier n’ait pas menti tout à l’heure en disant qu’il l’a vue, cette nuit. Vous ne pouvez rien contre elle : peut-être que je la protège. Reste l’héritier de M. le duc de Clare qui vint mourir dans cette maison même il y a onze ans et qui me confia ses papiers de famille comme au seul honnête homme qu’il eût connu en ce monde, hé hé hé ! Voilà un homme de goût et de bon sens ! Cet héritier-là vaut un demi-million de revenus, c’est encore un assez joli denier, dites donc. Il faut qu’aujourd’hui même ce joli garçon-là soit réglé !

 

– Il y a deux jeunes gens à l’hôtel de Souzay, objecta Marguerite, duquel parlez-vous ?

 

Adèle haussa les épaules.

 

– De peur de se tromper… commença-t-elle avec son hideux sourire. Mais le colonel l’interrompit et dit :

 

– Attention ! il faut choisir, absolument ! on ne vous en donne qu’un sur deux.

 

– Lequel ? demanda encore Marguerite.

 

– Le légitime. L’autre est sous ma protection.

 

– Mais comment savoir lequel est le légitime ?…

 

– Ah ! povera ! interrompit le fantôme, as-tu vieilli tant que cela ? Ne sais-tu plus voir à travers les yeux d’une mère, placée entre ses deux fils, lequel est l’enfant de son amour ?

 

Il jeta un coup d’œil à la pendule et, sans attendre la réponse, il ajouta :

 

– Ne m’interrompez plus. Le Manchot a parlé, et il a trouvé, cette fois, des oreilles pour l’entendre. La police est en éveil. Si vous m’en croyez, vous aurez quitté cet hôtel avant le jour, et demain soir vous serez de l’autre côté de la frontière. Premier point.

 

Seconde question : Je suppose que vous ne serez pas embarrassés pour trouver un jeune gars de vingt-cinq ans pour porter le nom de Clare. Aujourd’hui même, l’acte de naissance de ce garçon-là sera à l’hôtel de Souzay. Attendez le soir, si vous voulez (mais alors, cachez-vous bien d’ici-là !), mettez sur pied la bande, cernez l’hôtel de la rue Pigalle, vous n’avez plus rien à ménager, envoyez le petit duc auprès de son père défunt, et vous emporterez au bas mot quatre cent mille livres de rentes dans votre chaise de poste, voilà.

 

Il se leva.

 

Autour de lui tous les regards étaient sombres.

 

Marguerite dit :

 

– Nous n’emporterons qu’un procès. Père, vous gagneriez peut-être cette partie, vous à qui rien n’a jamais résisté ; mais nous…

 

– Allons donc ! fit le colonel qui semblait plus gaillard au milieu de l’abattement général, c’est simple comme bonjour. Quand le petit duc que vous allez fabriquer reviendra de l’étranger avec ses papiers, tout ira sur des roulettes… Est-ce que cette jolie duchesse Angèle est toujours appétissante ? Eh ! marquis ! quel bouton de rose autrefois ! Elle ne pouvait pas te souffrir, pauvre Amour !

 

Adèle fronça le sourcil.

 

Le fantôme se campa sur la hanche d’un air vainqueur et poursuivit avec un geste d’adorable fatuité.

 

– On a été jeune très longtemps, je parle de moi, et ce pauvre Dr Abel Lenoir n’y voyait que du feu. Marquis, toi, tu en étais pour tes frais. Ah ! je me souviens toujours avec plaisir de cette chère Angèle, quels yeux ! et j’ai des raisons absolument particulières pour m’intéresser à celui de ses fils qui… Enfin, c’est entendu ; je vous défends de toucher à ce jeune homme-là. Vous n’avez droit qu’au vrai duc… La pendule va-t-elle bien ?

 

L’aiguille marchait vers six heures.

 

Les membres de la bande Cadet n’avaient pas échangé entre eux une parole, mais leurs regards causaient terriblement.

 

– Vous nous quittez déjà, Père ? demanda Marguerite.

 

– Chez nous, là-bas, dans ce quartier du Père-Lachaise, répondit le colonel en ricanant, on ne rentre jamais après l’aube.

 

Marguerite reprit :

 

– Vous nous quittez sans nous apporter d’autre secours que ce conseil dérisoire, vous qui êtes si riche !

 

– Si riche de notre argent à nous ! ajouta le Dr Samuel dont les dents grinçaient.

 

Et Adèle Jaffret gronda :

 

– Nous pourrions nous retirer bien tranquilles, si nous avions seulement la dixième partie de ce que vous nous devez, colonel Bozzo !

 

Pendant que ces choses étaient dites, le bon Jaffret, d’un côté, Comayrol, de l’autre, sans remuer les pieds d’une façon appréciable, exécutaient fort adroitement une sorte de mouvement tournant.

 

Le cercle s’était déplacé ainsi peu à peu en sourdine, et le colonel était aux trois quarts enveloppé quand il répondit enfin :

 

– Le fait est que je suis assez à mon aise ; mais là-bas, mes pauvres enfants, si vous saviez comme tout est cher !… hors de prix, ma parole !

 

Il y eut dans le cercle un frémissement de muette colère.

 

Le bon Jaffret gagna encore quelques pouces à droite, Comayrol autant à gauche.

 

Derrière le colonel, il ne restait plus bien juste que la largeur de la porte entrebâillée.

 

XVI

Fifty thousand

 

Le colonel, grêle et frêle comme une latte sous sa douillette, gardait son sourire de spectre bon enfant au travers duquel passaient des éclairs de malice. Il avait déjà promené deux ou trois fois son regard moqueur sur le cercle de ses « amis chéris », qui allait se rétrécissant autour de lui.

 

Pas une ombre d’inquiétude ne rembrunissait sa physionomie, et pourtant les membres de la bande Cadet comprenaient, tous et chacun, que le colonel s’attendait à une attaque.

 

Marguerite et Samuel surtout, qui l’avaient vu si souvent dans le danger, passer en quelque sorte au travers de la mort comme un démon qu’il était, serraient leur jeu et prétendaient ne frapper qu’à coup sûr.

 

– Qu’est-ce qu’il vous en coûterait, murmura Marguerite, de nous rendre seulement notre pauvre part ! La moitié… le quart !

 

– Comme tu y vas, toi, mignonne ! s’écria gaiement le fantôme. J’étais venu précisément ici cette nuit pour chercher le Trésor…

 

Tous les visages pâlirent.

 

– Ici ! balbutia Marguerite.

 

Et Adèle ajouta d’une voix étouffée :

 

– Chez nous !

 

– Oui, oui, oui, oui, mes bons enfants, répondit le colonel, ici, chez vous, et si le marquis, Adèle, qui n’a jamais fait que des âneries, n’avait pas laissé échapper la petite fille du papa Morand, la vraie Tilde, vous l’auriez découvert depuis longtemps, le Trésor, rien qu’en écoutant sa prière du soir.

 

Il frappa sur le coffret à travers sa houppelande.

 

Un cri, un seul, sortit à la fois de toutes les gorges oppressées.

 

– Il est là ! Adèle ajouta :

 

– Sur vous !

 

Comme s’il eût voulu ajouter à la folle imprudence de sa provocation, le colonel déboutonna sa douillette et prit le coffret dans sa main.

 

Jaffret d’un côté, Comayrol de l’autre, passaient en ce moment et se rejoignaient derrière lui.

 

Il était cerné.

 

– Tiens, tiens ! fit-il en parcourant curieusement de l’œil les regards enflammés et les faces livides qui l’entouraient, ça vous fait de l’effet !

 

La même pensée vint à tous en face de ce calme imperturbable.

 

– Vous mentez, dit Marguerite, cette cassette exiguë ne peut contenir la centième partie du Trésor !

 

– Tu crois ça, toi ? riposta le colonel, eh bien ! regarde ! Il ouvrit en même temps le coffret.

 

– Il y a une soixantaine de mille francs, tout au plus, déclara aussitôt Adèle dont le premier regard avait supputé le nombre des chiffons.

 

Le fantôme en prit un, le déplia et le présenta tourné vers Marguerite en disant :

 

– Toi, fille, tu sais l’anglais.

 

Marguerite eut comme un éblouissement. Elle lut et balbutia :

 

– Fifty thousand… pounds ! Cinquante mille livres sterling ! Un million ! et il y en a plus de soixante comme cela !

 

– Vingt de plus, repartit le colonel, dont le petit rire sec grinça dans le silence. Oui, oui, oui, oui ! Quatre-vingts, tout juste, quatre-vingts jolis petits millions !

 

L’énoncé de ce chiffre inouï fit en quelque sorte explosion.

 

Le reste fut rapide comme l’éclair.

 

Un rauquement sortit de chaque poitrine. Cinq couteaux brillèrent à la fois. Celui d’Adèle, lancé le premier avec une sauvage violence, et visant au cœur, ne rencontra que le vide, parce que le colonel avait sauté de côté.

 

Les autres sonnèrent contre le fer du coffret, manœuvré très habilement pour la parade.

 

– Bibi ! appela tout bas le colonel, ici, vieux. Et il ajouta :

 

– Étrangle !

 

La porte s’ouvrit violemment. Jaffret et Comayrol tombèrent, et Adèle Jaffret roula sur le sol, renversée par le premier choc de l’énorme chien qui la prit à la gorge.

 

Le colonel n’était plus là.

 

Dans le noir de la pièce voisine, la voix doucette dit :

 

– On a toujours besoin des économies de papa, c’est dans la nature, je ne vous en veux pas, mes enfants. L’affaire de l’hôtel de Souzay tient, croyez-moi, faites-la, elle est bonne, mais souvenez-vous bien : qu’on ne touche pas un cheveu de mon ancienne Angèle, ni du cher enfant qui… N’insistons pas : j’ai été jeune, hé, marquis ?… Lâche-le, Bibi, bon chien, il a de l’ouvrage aujourd’hui. Moi, je vais à dodo. Merci, Bibi, veux-tu venir avec moi ?

 

Le chien, qui avait lâché Adèle à demi étranglée, bondit au-dehors.

 

– Eh ! marquis, j’oubliais ! dit encore la petite voix qui semblait lointaine, méfie-toi du Manchot !

 

On entendit un aboiement joyeux et le bruit d’une porte qui se refermait en bas, puis le silence se fit.

 

Dans le salon, les cinq Maîtres de la bande Cadet restaient vaincus et découragés.

 

Le jour n’était pas encore près de paraître ; mais la ville éveillée envoyait déjà tous ses bruits, et les lourdes voitures ébranlaient le pavé de la rue Saint-Antoine.

 

Marguerite et Samuel étaient debout, Comayrol n’avait pu encore se relever, le bon Jaffret gémissait dans un fauteuil, et Adèle, assise sur le tapis, lotionnait son cou meurtri avec l’eau-de-vie de sa bouteille clissée.

 

Le sentiment qui semblait dominer parmi eux tous, c’était une superstitieuse terreur.

 

Non pas le moins du monde cette épouvante qui naît des choses surnaturelles.

 

À l’exception du bon Jaffret, qui était un cœur simple et susceptible de poésie, ils auraient tous sauté à pieds joints par-dessus cela.

 

Ce qui les terrassait, c’était cette autre superstition tout humaine, celle des joueurs, des bandits, des malades, qui est simplement la conscience d’une écrasante infériorité.

 

– Il est jeune, dit Marguerite, cela saute aux yeux !

 

– Il est fort ! ajouta Samuel ; son choc m’a repoussé jusqu’à l’autre bout de la chambre ; ce n’est pas lui !

 

– C’est lui ! répliqua Adèle, le chien lui a obéi. Le bon Jaffret fournit ici un détail :

 

– C’est dans ses poches, dit-il, que sont les osselets qui craquent. Et Comayrol appuya piteusement :

 

– Sous son bonnet de soie noire il y a des cheveux d’Absalon ! Nouveau silence.

 

La maison s’éveillait. Le pas des domestiques allait et venait dans les corridors. Sur un signe de Marguerite, le bon Jaffret poussa les verrous aux portes.

 

– Qu’allons-nous faire, à présent ? demanda-t-il. Personne ne répondit.

 

– Nous étions cinq contre un ! reprit Marguerite avec colère.

 

– Nous aurions été vingt… commença le docteur. Marguerite l’interrompit.

 

– C’est un hasard diabolique, il est vrai, mais enfin, rien ne prouve que le Trésor fut précisément caché ici, et sans le chien maudit, nous aurions maintenant la cassette.

 

Samuel secoua la tête d’un air consterné.

 

– Irez-vous la chercher au Père-Lachaise, la cassette ? demanda aigrement Comayrol.

 

– Si je savais l’y trouver !… répliqua Marguerite.

 

Elle avait redressé la belle hauteur de sa taille. Les autres semblaient retrouver courage en la regardant. Samuel dit :

 

– Comtesse, il y a longtemps que tu n’as mis la main à la pâte. Tu es si vraiment une grande dame que tu avais fait de nous des fainéants. Nous voilà bien bas, mais tu as bonne mine de bataille ce matin, Marguerite. Si tu nous disais : « En avant ! » je crois que nous marcherions encore une fois derrière toi.

 

– Et demain, la frontière, dit Adèle, ça me va. Seulement, je ne veux plus mener votre coquine de barque. Taillez-moi de la besogne, je taperai. Mes ancêtres étaient des chevaliers et non pas des diplomates. J’ai raccourci leur épée pour en faire un couteau, voilà tout ! Marguerite semblait rêver.

 

– Comédien admirable, fit-elle comme si elle eût pensé tout haut, enfant quinteux, exploitant l’absurde et l’impossible, comme l’épicier du coin vend ses pruneaux, régulièrement, sagement, ce démon, qui n’est qu’un petit-bourgeois sous sa montagne de crimes, a récolté des millions là où tous autres vivent et meurent de misère. Nous avons participé à sa prospérité ; nous sommes tombés dès que sa main a cessé de nous soutenir. Cela prouve que le commerce n’est pas bon pour nous, puisque la banqueroute approche.

 

– Comtesse, renoncez-vous ? demanda Samuel. Au lieu de répondre, elle poursuivit :

 

– Il a menti ; il ment toujours. On ne connaît au monde que trois bank-notes de la Banque d’Angleterre portant ce chiffre : fifty thousand, qui forme un million en souverains d’or ; la planche en a été brisée en présence du Conseil du royal exchange dès que la reine, le prince Albert et le directeur chef ont eu chacun le sien. Comment le colonel a pu s’en procurer un seul, je l’ignore, mais il est certain qu’il n’en a pas plein son coffret. Peu importe : à la mort de son petit-fils, il avait déjà cinquante millions.

 

– C’est-à-dire : « Nous avions » déjà cinquante millions ! rectifia Samuel. Et quoi d’étonnant ? On dit que le Rothschild d’Allemagne a sept milliards, et c’est le moins riche.

 

– Quel petit-fils ? demanda Adèle.

 

– Celui de la légende italienne, répliqua Marguerite, celui qui est tué ou qui tue selon la loi mystérieuse de la maison de Bozzo, celui qui dit à son père en le frappant : Je venge ton père et à qui le père répond en mourant : Ton fils me vengera… Celui, enfin, l’éternel assassin, le parricide immortel qui, depuis deux siècles, s’est appelé le Maître du Silence, Beldemonio, Frère-Diable, le colonel Bozzo, que sais-je ? vivant de sa propre mort, régénéré par elle, et dont nous disions à l’heure même : « Il est jeune, il est fort ! »

 

Quand Marguerite se tut, nul ne parla. Au bout d’une minute seulement, le Dr Samuel reprit :

 

– Que ce soit fable ou vérité, nous connaissons tous cette histoire. Mais que nous importe à l’heure présente, qui est peut-être la dernière pour nous ? Revenons à la question et tranchons-la !

 

– C’est la question ! dit Adèle, dont les yeux ronds brillaient derrière ses lunettes. Marguerite a trouvé le joint : qu’elle commande, j’obéirai.

 

Et comme tous les regards l’interrogeaient, Marguerite répéta :

 

– C’est la question, il n’y en a pas deux. Sais-tu où prendre le cavalier Mora, toi, Cadet-l’Amour ?

 

– Rue de Bondy, répondit Adèle, maison du docteur Abel, au rez-de-chaussée.

 

– Que tout le monde écoute, alors ! Marguerite se recueillit un instant et reprit :

 

– Toutes les instructions du Père doivent être suivies à la lettre, toutes : qu’elles soient sincères ou perfidement calculées. Il faut cela pour lui inspirer confiance, et il faut qu’il ait confiance. Dans une demi-heure nous aurons quitté cette maison pour n’y plus rentrer…

 

– Causez toujours, interrompit Jaffret, je vais emballer mes oiseaux.

 

Et il se précipita dehors tête première.

 

– Tout ce que la bande a de gens valides, reprit Marguerite, doit être mis sur pied. L’Amour, consens-tu à tenir le couteau pour cette fois ?

 

– C’est mon état, répondit Adèle, et vous serez contents de moi… Mais qui payera la loi ?

 

Marguerite haussa les épaules.

 

– Faillite à la loi ! dit-elle. Après ceci, la fin du monde ! Nous sommes cinquante fois millionnaires ou morts !… Aujourd’hui, le quartier général sera chez moi, à mon pied-à-terre de la rive droite, rue de La Rochefoucauld ; mon hôtel est abandonné comme toutes vos demeures. Dans la journée, visite à Mme la duchesse : je me charge de savoir par ses paroles ou de lire sur son visage lequel de ses fils est véritablement aimé. Celui-là nous l’épargnerons, c’est le bâtard ; l’autre…

 

– Compris ! dit Adèle ; Et après ?

 

– Nous quittons Paris en toute hâte, pour obéir au Père jusqu’au bout… et il en est instruit aussitôt, car il nous espionne de près : Pistolet travaille pour lui.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! il s’endort tranquille, ce soir, puisqu’il croit que nous roulons vers la frontière… et à minuit, son logis est cerné à son tour, sa porte forcée, nous entrons dans la chambre où il dort…

 

– Bravo ! fit-on en explosion.

 

– Et quand l’Amour lui serrera la gorge, jeune ou vieux, si grand comédien qu’il soit, je vous jure bien qu’il dira où est notre argent !

 

XVII

Un acte de mariage, deux actes de
naissance

 

Nous savons que mademoiselle Clotilde, la pupille des Jaffret, était une brave fillette au cœur excellent, pleine d’esprit, de gentillesse et de dévouement ; mais il ne vous a jamais été dit qu’elle fût une jeune demoiselle rompue aux exigences de l’étiquette mondaine.

 

L’hôtel Fitz-Roy, habité par ce prodigieux ménage, M. et Mme Jaffret, ne valait peut-être pas, au point de vue de l’éducation et des belles manières, le couvent des Oiseaux.

 

Clotilde avait un grand amour dans le cœur ; cela aiguise les instincts et développe l’intelligence, mais cela ne porte pas à observer très strictement les petites conventions mondaines.

 

Clotilde avait deviné autour de l’homme qu’elle aimait des dangers de plus d’une sorte.

 

Ces dangers, elle essayait de les conjurer à sa manière.

 

Comme, dans sa croyance, Georges n’était pas plus le prince de Souzay qu’elle n’était elle-même Mlle de Clare, son rêve, c’eût été de fuir loin de ces intrigues, qu’elle jugeait dangereuses et coupables.

 

Pour elle, la caverne avait dénoncé les brigands.

 

Elle avait deux sortes d’ennemis ; les Jaffret, Marguerite, Samuel, Comayrol, etc., d’un côté, qui la tenaient garrottée au beau milieu de cette intrigue ; de l’autre, Mme la duchesse de Clare, cette mère qui, ayant deux fils, mettait l’un à l’abri de l’autre, donnant au premier l’amour, la richesse, le nom, tout ce qui est désirable en ce monde, et réservant au second tout ce qui est travail, péril ou misère.

 

Clotilde avait trouvé aide et conseil auprès du Dr Abel Lenoir ; mais le docteur n’avait levé pour elle aucun voile.

 

Peut-être ne savait-il pas ; plus probablement il ne pouvait pas révéler un secret qui n’était pas à lui.

 

Au milieu de cette nuit dont les douze heures contiennent notre drame presque tout entier, nous l’eussions trouvée seule dans sa chambre située au second étage de l’hôtel Fitz-Roy. Elle n’avait pas fermé l’œil, elle ne s’était pas même mise au lit.

 

Seulement elle avait changé de robe.

 

Elle portait, au lieu de sa toilette de fiancée, le costume qui servait à ses excursions nocturnes.

 

On eût dit un petit soldat prêt pour l’appel de la bataille.

 

Quand tous les invités s’étaient retirés, Clotilde avait vu à de certains signes bien connus d’elle que les membres du conseil de famille (lisez les membres de la bande Cadet) étaient restés pour délibérer.

 

Il était tard déjà. Georges n’avait rejoint la voiture où l’attendait fidèlement Tardenois qu’à plus de deux heures du matin.

 

Clotilde avait essayé d’abord de se glisser aux écoutes, et ce n’eût pas été la première fois ; mais toutes les portes du salon de la corbeille, où se tenait le conciliabule, étaient fermées et un vent de découragement semblait peser sur la délibération.

 

Ils parlaient peu de l’autre côté des draperies et ils parlaient bas.

 

C’est à peine si la voix d’Adèle, aigre comme le cri d’un épervier, lançait de temps en temps quelques notes acariâtres à travers les clôtures.

 

De guerre lasse, Clotilde gagna sa chambre. Elle était gaie de nature et brave. Peut-être, au souvenir de son entretien avec Georges, eut-elle un rêve de souriant amour, mais la mélancolie la prit trop vite, et au moment où nous passons le seuil de son frais réduit, elle songeait tristement, assise sur le pied de son lit.

 

Le temps passait sans qu’elle se rendît compte de la durée de sa rêverie.

 

L’heure sonna à l’horloge de Saint-Paul ; Clotilde n’avait pas compté les coups.

 

Elle consulta sa pendule qui venait de s’arrêter.

 

Voulant au moins savoir si le jour approchait, elle vint à la croisée dont elle souleva les rideaux.

 

Le ciel était encore tout sombre et n’avait d’autres lueurs que celles de la lune courant sous les nuages ; mais dans la cour, que le réverbère éclairait, Clotilde aperçut quelqu’un d’éveillé.

 

Ce n’était pas un voleur, car le gros chien qui, toutes les nuits, faisant patrouille du côté des démolitions, rôdait sur le pavé bien tranquillement, mais ce n’était ni le concierge, ni aucun des domestiques de la maison ; Clotilde vit cela d’un coup d’œil.

 

Qui était-ce ?

 

Et à quelle besogne se livrait ce nocturne ouvrier qui travaillait sans lanterne si longtemps avant le lever du jour ?

 

Au service de sa curiosité, Clotilde avait des yeux de dix-huit ans. Elle ne reconnut pas l’ouvrier puisqu’elle ne l’avait jamais vu, mais, à force de regarder, elle distingua la nature de sa besogne. On soulevait une dalle parmi celles qui composaient le « chemin » menant de la porte latérale à la conciergerie.

 

Clotilde vit le trou béant ; elle vit aussi l’ouvrier se pencher au-dessus de l’ouverture et en retirer un objet, qu’il cacha sous ses vêtements.

 

Le chien accroupi ressemblait à un témoin juré.

 

Clotilde vit encore qu’on rejeta sous la dalle quelque chose qui lui parut être des papiers.

 

Sa curiosité était violemment excitée et pourtant elle ne prodigua pas beaucoup d’efforts pour résoudre mentalement le problème parce que, dès ce premier instant, elle était déterminée à en aller chercher elle-même la solution à tout risque.

 

Ce qu’elle craignait ou espérait, assurément elle n’aurait point su vous le dire.

 

Le danger l’entourait, la fièvre la tenait, elle était habituée à ne pas redouter la nuit.

 

Avant même que notre fantôme eût replacé la dalle, Clotilde descendait à bas bruit l’escalier de service communiquant avec là : porte n° III ; elle s’était munie à tout hasard du crochet mignon qui lui servait à boutonner ses bottines : pauvre levier, mais qui devait lui suffire.

 

Il n’y avait plus personne dans la cour quand elle ouvrit la porte n° III. Elle suivit le chemin des dalles ; mais comment reconnaître celle qu’on avait levée ?

 

Elle n’avait pas le secret du nombre onze, et, dans la profondeur de la cour, on aurait pu compter au moins une centaine de ces petites pierres carrées.

 

Clotilde n’eut même pas le temps d’être embarrassée.

 

Une marque humide et ronde tachait le chemin à sept ou huit pas de la porte : c’était là que le gros chien de garde, tout mouillé, s’était accroupi au bord de l’excavation.

 

Clotilde s’agenouilla et tenta la dalle voisine de l’endroit mouillé. Nous ne voulons point dire qu’elle la souleva avec la même aisance que ce sorcier de colonel, mais enfin, elle la souleva, sans autre aide que son crochet mignon.

 

Elle prit au fond du trou les trois papiers.

 

L’instant d’après elle rentrait dans sa chambre, essoufflée et le cœur battant.

 

Auriez-vous eu des scrupules a sa place ?

 

Clotilde n’en eut pas.

 

Elle déplia le premier papier dès qu’elle fut à portée de sa lampe et lut l’en-tête d’un acte de mariage, célébré à Briars (Selkirk), Écosse, entre William-Georges-Henry Fitz-Roy Stuart de Clare de Souzay et demoiselle Françoise-Jeanne-Angèle de Tupinier de Beaugé, le 4 août 1828.

 

Je ne sais comment vous dire cela, mais ce ne fut pas l’étonnement qui domina sur la physionomie si mobile et si expressive de la jeune fille.

 

Son front charmant s’assombrit pendant qu’elle lisait le nom de Mme la duchesse, et ces paroles tombèrent de ses lèvres :

 

– J’ai tort, je ne devrais pas détester sa mère !

 

Elle jeta l’acte sur son lit. La réflexion, ou peut-être la colère, creusait une ride entre ses deux sourcils.

 

Le second papier qu’elle ouvrit était l’acte de naissance d’Albert-William-Henry Stuart Fitz-Roy de Clare, fils du duc William et d’Angèle, né à Glasgow, le 30 mai 1829.

 

– Albert ! murmura-t-elle. Ce n’est pas Georges qui est le duc ! Tant mieux ! Oh ! tant mieux ! Je l’avais bien deviné !

 

Autour de sa bouche le sourire était revenu. Il ne restait plus qu’un papier, Clotilde le déplia. Mais aussitôt qu’elle en eut commencé la lecture, une grande émotion la saisit.

 

– Clotilde ! pensa-t-elle tout haut. Clotilde de Clare ! Ce soir, c’était moi ! J’ai signé ce nom au contrat. Elle essaya de rire, mais elle ne put et murmura :

 

– À l’heure où nous sommes, est-ce encore moi ?

 

Ce troisième papier était aussi un acte de naissance, celui de Clotilde-Marie-Élisabeth Morand Stuart Fitz-Roy de Clare, fille de Etienne-Nicolas Morand Stuart Fitz-Roy et de Marie-Clotilde Gordon de Wanghan, née à Paris, le 20 juin 1837…

 

– Je dois avoir au moins un an de plus que cela, et peut-être deux, pensa encore Clotilde. Ce n’est pas moi… ce ne peut pas être moi !

 

À l’acte même un petit carré de papier à lettres était attaché avec une épingle : Clotilde eut de la peine à en déchiffrer l’écriture qui tremblait. Il disait :

 

« Ma fillette bien-aimée, nous avons été bien pauvres ensemble. J’ai eu faim souvent pour te garder le dernier morceau de pain : te souviens-tu de moi, ton pauvre vieux père ?

 

« As-tu assez pleuré, pauvre chérie ! Je te frappais, moi qui t’aimais tant ! Tu vois bien maintenant que j’avais raison. Je sentais que j’allais m’en aller et te laisser toute seule. Je voulais te marquer en dedans d’un signe qui fût en toi mais non pas sur toi, car tu étais entourée d’ennemis… Si tu lis jamais cela, Tilde, ma petite fille, et Dieu sait que je l’espère, c’est que tu n’as pas oublié la prière qui t’indiquait où tu retrouverais ton nom. Pardonne-moi de t’avoir battue. »

 

Clotilde avait des larmes plein les yeux, quoique rien de cela ne se rapportât à elle.

 

Un instant, elle resta prise par une émotion invincible et souriant parmi ses larmes, puis elle se redressa brusquement :

 

– Ce n’est pas moi ! dit-elle encore. Que m’importent ces choses ? Moi, je n’ai ni passé ni souvenirs. Le vieux curé de Saint-Paul me l’a demandée une fois, cette prière ; jamais je ne l’ai sue. Ce n’est pas moi… Mais, alors, qui est-ce ?

 

Cette question n’eut point de réponse. Un nom vint jusqu’aux lèvres de mademoiselle Clotilde, mais elle ne le prononça pas, et ses belles épaules eurent un mouvement dédaigneux, peut-être même ennemi.

 

– Une fois, murmura-t-elle pourtant après un silence, elle vint ici avec son père Échalot et elle me dit : « Moi aussi, on m’appelait Tilde autrefois… »

 

Tout à coup elle se mit sur ses pieds. On commençait à entendre au loin les bruits confus de la grand-ville qui, bien avant le jour, se frotte les yeux en murmurant.

 

Clotilde avait l’air décidé, maintenant.

 

– Quoi qu’il arrive, dit-elle, ceci est un dépôt et je le garderai. Mon pauvre Clément n’y est pas plus intéressé que moi, puisqu’il est prince seulement par la grâce de cette femme qui le jette en proie à tous les dangers… sa mère, comme il l’appelle ! Et il l’aime mieux que moi… Et quelque chose me dit qu’une autre est encore mieux aimée… Ah ! je ne vivrai pas vieille !

 

Elle voulut opposer son vaillant sourire à ses larmes, mais les larmes noyèrent le sourire.

 

– Moi, reprit-elle, je suis l’amie d’enfance, celle qu’on craint de blesser. Il me trouve jolie avec cela, et il est bon… Mais, après tout, personne ne m’a dit que j’eusse une rivale, pourquoi en suis-je sûre ? Et pourquoi y a-t-il en moi cette certitude d’être vaincue !… J’entends encore la voix de cette petite : « On m’appelait Tilde autrefois… »

 

Elle essuya ses yeux, son regard fit le tour de la chambre pendant qu’elle serrait les trois actes dans son sein.

 

– Allons ! dit-elle, ma résolution était prise dès hier au soir ; je ne devais pas rester un jour de plus dans cette maison… à plus forte raison maintenant que je porte sur moi la destinée de sa mère, de son frère… et de l’autre !

 

Elle couvrit son visage de ses mains, balbutiant parmi ses sanglots :

 

– Mon Dieu ! je suis peut-être folle ! Il est mon fiancé ! Hier, lui qui n’a jamais su proférer un mensonge, hier au soir, il était à mes genoux et il me disait : « Je t’aime ! » Mon Dieu, pourquoi suis-je désespérée ?…

 

XVIII

Où elle allait…

 

C’était un souvenir aussi vieux que celui de Clément lui-même, car pour mademoiselle Clotilde le prince Georges de Souzay était toujours Clément, le pauvre enfant esclave qu’elle avait protégé.

 

Dès la première fois que Clotilde l’avait vu, Clément lui avait parlé de cette autre petite Tilde du cimetière, si drôle et si gentille, pendant qu’elle récitait sa prière qui n’était ni le Pater noster, ni le Credo, ni le Confiteor.

 

Ce n’était pas tout d’un coup que mademoiselle Clotilde avait pris la détermination de quitter la maison Jaffret où s’étaient écoulés les jours de son enfance. On ne l’y avait point maltraitée.

 

Comme elle était instrument, ceux qui comptaient se servir d’elle la maniaient avec précaution.

 

Et, en définitive, les espérances de la bande Cadet étaient fort loin d’être extravagantes en ce qui concernait la découverte des titres de la maison de Clare, puisque, pendant plusieurs années, en allant et venant dans la cour de l’hôtel Fitz-Roy, ils avaient foulé la pierre qui recouvrait ces actes.

 

Étant donné l’espèce de possession d’état qui militait en faveur de mademoiselle Clotilde, l’acte de naissance écossais eût suffi assurément à la faire reconnaître devant les tribunaux.

 

Seulement, mademoiselle Clotilde, honnête et digne enfant, n’avait jamais été complice.

 

Il nous est arrivé de dire en riant qu’elle n’avait pas été élevée aux Oiseaux ; sans rien préjuger contre l’excellente éducation qu’on doit recevoir dans ce couvent célèbre, il est certain que ses plus angéliques petites demoiselles ne peuvent avoir le cœur plus droit ni la conscience plus nette que la pupille de ces coquins de Jaffret, et je pense que vous ne lui en voudrez pas pour cela.

 

Elle était ce que Dieu l’avait faite : une noble fille, en dépit de tout.

 

Tant qu’elle avait promené un regard curieux et soupçonneux autour d’elle, ses répugnances avaient plié devant une vague pensée de devoir.

 

Ce qui l’entourait, en somme, c’était « sa famille ».

 

Et d’ailleurs, où trouver ailleurs un refuge ?

 

Mais la mesure était comble ; elle avait vu, elle avait compris.

 

Sa volonté ne s’était pas exprimée nettement lors de son entrevue avec son fiancé, parce qu’un grand amour la tenait domptée ; mais le conseil porté par sa nuit avait été : « Il faut partir. »

 

Et, à l’heure où nous sommes, la nouvelle responsabilité qui pesait sur elle rendait sa décision irrévocable.

 

Désormais, quand même celui qu’elle aimait de toutes les forces de son âme, quand même Georges lui eût dit de rester, elle n’aurait pas obéi.

 

Elle savait comment quitter l’hôtel sans être aperçue.

 

Elle sortit, ignorant que tous les autres habitants de la maison allaient faire comme elle et qu’avant le jour il ne resterait plus personne dans l’ancienne demeure des Fitz-Roy.

 

C’était à peu près l’heure où le colonel Bozzo prenait si rudement congé de la bande Cadet dans le petit salon. Clotilde gagna le dehors par les jardins. La première messe de Saint-Paul sonnait, elle s’y rendit tout droit, cherchant d’instinct asile et conseil auprès de Dieu.

 

Tant que dura l’office, elle resta absorbée dans sa méditation, qui était à la fois un travail et une ardente prière. Après la messe on aurait pu la voir encore longtemps agenouillée. Puis, tout d’un coup, elle traversa l’église et gagna la sortie à pas précipités.

 

Le jour venait. Les passants commençaient à être moins rares. Clotilde se mit à marcher d’un pas ferme vers la rue Pavée.

 

Le conseil imploré, Dieu le lui avait-il envoyé ?

 

Elle avait deux amis, deux hommes d’honneur, en qui sa confiance était grande.

 

L’un deux était M. Buin, le directeur de la prison, qui lui avait toujours témoigné l’affection d’un père.

 

C’est chez lui qu’elle allait.

 

De loin, elle trouvait la chose si simple et si naturelle ! De près, ce fut autre chose. Quand elle eut tourné l’angle de la rue Pavée, sa marche se ralentit à son insu.

 

Elle hésitait déjà. Que lui dire ? M. Buin appartenait à l’administration ; il était sous le coup d’un malheur administratif. Parmi le monceau de choses que Clotilde savait et qui l’étouffaient, plusieurs, beaucoup se rapportaient directement ou non à l’évasion de la veille, et le captif délivré était Clément : le prince Georges !

 

Comment toucher à ce sujet brûlant ? Comment l’omettre ? Et même en dehors de cela, que révéler et que dissimuler ?

 

La sincérité est une.

 

Dès qu’il faut choisir entre les éléments qui composent la vérité, quel guide prendre ?

 

En passant devant la grande porte de la prison, Clotilde regarda le marteau, mais elle n’osa pas le soulever.

 

Elle continua sa route.

 

Son autre ami, c’était le Dr Abel Lenoir.

 

Plus qu’un ami, déjà, celui-là, un confident.

 

Toute la bravoure de Clotilde revint pendant qu’elle montait à la place Royale pour gagner le boulevard.

 

Le docteur Abel était précisément le confesseur qu’il fallait ; il aimait Georges, il témoignait à la mère de Georges un dévouement absolu ; mieux que personne au monde peut-être, il pouvait se reconnaître dans ce dédale des affaires de la maison de Clare, et par-dessus tout il était l’ennemi-né, le grand ennemi des Habits Noirs.

 

Oh ! pour cela, toute sa vie répondait de sa haine !

 

Clotilde avait donné rendez-vous à Georges chez le docteur Abel ; donc elle n’avait pas attendu ce moment pour compter sur lui.

 

Dans tout Paris elle n’aurait pu trouver un asile meilleur ni un plus sûr asile, et cependant, elle n’abandonna pas le boulevard pour prendre la rue de Bondy où était le logis du docteur. Elle suivit son chemin tout droit, le long des théâtres, toujours pensive et de plus en plus combattue.

 

À la porte Saint-Martin, elle monta dans un fiacre en disant au cocher :

 

– Rue Pigalle.

 

– Quel numéro ? demanda le cocher.

 

– Allez toujours, je vous arrêterai.

 

Le prince Georges de Souzay demeurait rue Pigalle.

 

Clotilde allait-elle le trouver lui ou sa mère ?

 

Mais non, elle passa devant l’hôtel de Souzay comme devant les deux autres portes. Elle allait plus loin : où allait-elle ?

 

Quelque chose l’attirait, voilà ce qui est certain. C’était une route, une seule, toujours la même, qu’elle suivait depuis l’église Saint-Paul.

 

Et si quelqu’un lui eût demandé de prononcer un nom qui désignât le but de cette route, jusqu’au dernier moment, peut-être aurait-elle pu répondre avec vérité : « Je ne sais pas. »

 

Elle arrêta et paya son fiacre au haut de la rue Pigalle et redescendit à pied le boulevard vers la place Clichy. Comme elle tournait l’angle qui fait face au cimetière, elle aperçut les baraques de la foire et resta immobile.

 

– Est-ce possible, se dit-elle ; est-ce que vraiment je vais là ?

 

XIX

Là !

 

Là, c’était la maison roulante du pauvre Échalot, que nous avons quittée au moment où Pistolet arrivait en retard au rendez-vous de cette nuit. Mademoiselle Clotilde était de bonne foi quand elle se demandait, tout le long du chemin, si elle entrerait chez le directeur de la prison, d’abord, puis chez le docteur Abel et peut-être que l’idée lui était venue en effet de soulever le marteau de l’hôtel de Souzay ; mais qui ne s’est ainsi trompé soi-même aux heures de grand trouble ?

 

En sortant de Saint-Paul, et même avant d’y entrer, Clotilde était déjà en route pour chercher, pour trouver Lirette.

 

Lirette était le poids même qui lui oppressait le cœur.

 

Elle tremblait. Les premiers rayons du blanc soleil d’hiver éclairaient le campement forain encore endormi. On ne voyait personne à l’entour.

 

Par-derrière, c’était ce désordre souillé, cette confusion, ce tohu-bohu d’objets malpropres et impossibles qui accompagne partout les nomades de la foire.

 

– L’artiste n’y regarde pas de si près ! vous dira la femme-colosse démissionnaire ou l’hercule ramolli qui mange sa soupe dans une cuvette cassée.

 

Ces étables d’Augias forment la coulisse du chimérique théâtre dont chaque soir le parterre, à en croire le sarcasme de l’affiche, est bourré de souverains étrangers.

 

Parmi tous ces palais de sapin, ornés de magnificences à la colle, le plus minable était sans contredit « l’établissement » d’Échalot.

 

Clotilde l’avait reconnu du premier coup d’œil, et pourtant, elle restait immobile. Nous parlions de palais : au seuil de n’importe quel palais, Clotilde aurait été moins timide.

 

Ici, elle avait peur.

 

Peur de voir et de savoir.

 

Elle regardait de loin ces minces murailles au-delà desquelles était peut-être son destin.

 

Derrière ces pauvres planches, les choses étaient comme nous les avons laissées ; seulement Échalot ronflait ivre de rêves et de grandeurs. Dans la petite cabine du bout, Pistolet était seul avec Lirette.

 

Il n’entre pas dans notre plan de peindre ici en pied ce personnage singulier et à coup sûr remarquable, qui prit un jour d’assaut le meilleur fauteuil de la rue de Jérusalem et mena la police après l’avoir battue. Sa place est marquée d’avance dans l’épisode qui racontera en grand la dernière et mortelle bataille livrée par le Dr Abel Lenoir au colonel Bozzo.

 

Nous dirons seulement qu’à l’époque où nous sommes, Clampin, dit Pistolet, futur maître de la sécurité publique, avait encore un peu le bec jaune du gamin de Paris, quoiqu’il eût déjà mené fort loin de sérieuses études. Il lisait par en bas le livre de nos civilisations. Bien des gens pensent que c’est là le vrai livre, peut-être le seul livre.

 

Et aussi que c’est le vrai sens à choisir pour en déchiffrer les lignes, si on veut apprendre à connaître les hommes, c’est-à-dire à les gouverner. Clampin, dit Pistolet, quoiqu’on lui refusât une place de douze cents francs, avait vaguement l’idée de s’éveiller un jour ministre.

 

Ne souriez pas : les paris restent ouverts.

 

C’était un beau petit homme aux cheveux frisés, au front rayonnant comme celui de saint Jean-Baptiste. On voyait bien qu’il porterait l’habit supérieurement quand il voudrait : l’habit qui gêne tant de riches et nobles entournures !

 

– Voilà donc ce qui est bien convenu, dit-il à mademoiselle Lirette, qui l’écoutait comme un oracle. Vous savez désormais tout ce que vous avez à savoir. Soyez chez le docteur Abel à huit heures, et reposez-vous sur moi pour le reste.

 

– Et la onzième pierre ? demanda Lirette. Pistolet se leva et ses épaules remuèrent.

 

– Ces choses-là, dit-il, on n’en cause pas tout haut dans une maison à jour comme un panier. Vous avez causé, vous avez eu tort. Le trou doit être vide depuis beau temps ! C’est égal, j’ai besoin à l’hôtel Fitz-Roy et je vais soulever la dalle pour l’acquit de ma conscience… Vous êtes à croquer, vous savez, avec ma robe ? Quand vous serez princesse, vous me ferez cadeau d’une montre : ça manque à mon mobilier.

 

Il sauta sur la place sans toucher les degrés du perron de bois et détala comme un cerf.

 

Au haut des marches, les yeux de Lirette qui le suivaient exprimaient une respectueuse admiration, comme s’il se fût agi d’un protecteur mûr et plein d’expérience ; mais le regard de la jolie fille changea tout à coup en s’arrêtant sur une femme immobile et pâle presque autant qu’une morte, qui s’appuyait à l’angle de la baraque voisine.

 

– Clotilde ! murmura Lirette, qui ne voulait point croire d’abord au témoignage de ses yeux, est-ce possible ! Mademoiselle Clotilde ! Mlle de Clare ne bougea pas. Lirette hésitait, mais il lui sembla que Clotilde chancelait. Elle s’élança juste à temps pour l’empêcher de tomber à la renverse.

 

– Est-ce que vous veniez me voir, Clotilde ? demanda-t-elle. Dans la prunelle assombrie de Mlle de Clare il y avait de l’égarement ! Au lieu de répondre, elle dit :

 

– Pourquoi es-tu habillée en dame maintenant ?

 

Lirette rougit mais ce fut de plaisir. Je ne sais quoi de victorieux était en elle. Mlle de Clare dit encore, et sa pauvre voix défaillait :

 

– Mène-moi chez toi.

 

Lirette obéit aussitôt. Elle était forte. Clotilde qui s’aidait à peine fut portée plutôt que conduite jusqu’au petit réduit où la robe de soie avait été cousue.

 

– Vous brûlez la fièvre ! dit Lirette.

 

Mlle de Clare essaya de s’asseoir sur le lit, mais sa tête lourde emporta son corps, elle s’affaissa en balbutiant :

 

– Ah ! comme elle est belle ainsi ! J’ai eu tort de venir : je ne doute plus. C’est elle qu’il aime ! Et c’est elle… Ah ! oui ! j’ai son sort dans ma main !

 

Ses yeux se fermèrent pendant qu’elle touchait involontairement les papiers qui étaient dans son sein.

 

Lirette l’arrangea sur son petit lit comme un enfant. Elle la baisa au front longuement. Ses yeux avaient des larmes de pitié, mais tout autour de son radieux visage la beauté éclatait comme une gloire.

 

Elle courut éveiller Échalot ; en le secouant, elle disait :

 

– Il m’aime ! c’est elle qui l’avoue ! Georges ! oh ! Georges !

 

– Ah çà ! ah çà ! faisait le brave homme. Vas-tu me laisser tranquille, toi ! à moins que ça ne soit pour ma naissance qu’on en aurait enfin découvert le secret !

 

– Père, dit Lirette, levez-vous et venez ! Elle l’entraîna dans sa chambre et reprit :

 

– Je suis obligée de me rendre chez le docteur Abel, et voici la seule créature humaine (en dehors de vous) qui ait été bonne pour moi. Veillez sur elle, je vous la confie. Elle est ma rivale, mais je l’aime comme la prunelle de mes yeux !

 

XX

La chambre d’Albert

 

Vers cette même heure, il ne faisait pas encore jour, rue Pigalle, dans le petit hôtel de Souzay qui dormait, silencieux, tout au fond de son étroite avenue.

 

C’est seulement une heure plus tard que Mme Meyer (de Prusse) avait coutume de se mettre en campagne, chaque matin, pour porter des nouvelles de ses maîtres aux fournisseurs.

 

Georges était seul dans sa chambre et dormait d’un sommeil agité. Je ne sais quoi l’éveilla, un rêve peut-être, et il se leva sur son séant pour regarder tout autour de lui.

 

Impossible de voir une plus franche, une plus charmante figure d’amoureux, et quand le regard, détaché de son visage, tombait jusqu’à son bras, on éprouvait un serrement de cœur.

 

– Ah ! bon ! fit-il en riant, je ne suis plus dans mon paradis de la Force ! Pauvre M. Buin ! Je ne sais pas encore bien pourquoi tant de cache-cache et tant de mystères, mais j’épouse ma belle petite Clotilde, à ce qu’il paraît, pour tout de bon, et ma foi, je trouve le pis-aller délicieux ! Est-elle assez jolie ! Et comme elle m’aime !

 

Il jeta le bras gauche en arrière, sans regarder, pour prendre quelque chose sur sa table de nuit, et ses doigts rencontrèrent des fleurs fanées.

 

Sa figure changea comme si on eût éteint brusquement le rayon qui éclairait son sourire.

 

Il retira sa main vivement : les violettes, pourtant, n’ont pas d’épines.

 

– Comme elle a embelli ! murmura-t-il, pendant que le nuage descendait plus sombre sur son front.

 

Évidemment, ce n’était plus de Clotilde qu’il parlait. Il reprit tout pensif :

 

– Comme elle a grandi ! C’est une jeune fille aussi ! Et j’avais beau faire ! Le regard de ses grands yeux sauvages et doux m’éblouissait, pendant que Clotilde me parlait d’amour. Clotilde ! ma bonne, ma vaillante Clotilde ! Je veux l’aimer ! Sur ma foi, je le veux !

 

Ah ! certes, il disait vrai ; mais sa main retourna à la table de nuit et prit le bouquet de violettes.

 

– Et tout cela, gronda-t-il avec colère, parce que je lui ai envoyé un baiser, à cette petite, un soir qu’elle dansait sur la corde. Avait-elle quinze ans ? J’eus tort, on n’envoie pas de baisers… Elle me le rendit, ah ! devant tout le monde ! Quelle honte, mais comme j’étais heureux !

 

Il respira les fleurs et ferma les yeux comme pour mieux en savourer le parfum.

 

– Pour un peu, moi, d’abord, reprit-il, je serais sentimental comme un demi-cent de troubadours… Mais ce baiser ne lui donne pas de droits sur moi, que diable !… Et depuis ce soir-là, pendant des mois, pendant plus d’une année, elle m’a suivi ! C’était mon ombre ! Je crois, Dieu me pardonne, qu’elle m’aurait porté son bouquet de violettes au bout du monde : c’est de la persécution ! Entrez…

 

Il baisa encore une fois le bouquet avant de le glisser dans son sein. La porte s’ouvrit. Tardenois venait dire que Mme la duchesse désirait voir Georges sur-le-champ. Le vieux valet n’avait pas achevé que Georges était déjà hors du lit.

 

– Et Albert ? demanda-t-il.

 

Tardenois secoua la tête tristement et répondit :

 

– Mme la duchesse n’a pas permis qu’on le vît ce matin. C’est toujours comme cela, quand M. le duc est plus malade.

 

Georges était déjà prêt. Tardenois marcha devant lui, traversa le corridor, ouvrit une porte et répéta :

 

– M. le duc.

 

La veille encore, on ne donnait à Georges que le titre de prince.

 

Y avait-il donc deux ducs, à présent ?

 

C’était une grande pièce dont les deux croisées avaient leurs persiennes closes. Au fond, une large alcôve laissait retomber ses rideaux qui cachaient le lit.

 

On n’a pas besoin de savoir pour dire : il y a ici un malade ; la souffrance a ses effluves comme le plaisir épand son parfum.

 

Mme la duchesse de Clare, pâle, triste, mais toujours belle, malgré la fatigue d’une nuit sans sommeil, était assise au coin de la haute cheminée, où couvait un feu doux. Auprès d’elle, sur un guéridon, restaient la lampe éteinte et le livre des prières qui avaient servi à sa veillée.

 

Georges s’approcha d’elle vivement et voulut lui baiser la main, mais elle lui jeta ses deux bras autour du cou et l’embrassa à deux ou trois reprises, penché qu’il était au-dessus d’elle, au front d’abord, puis avec une sorte d’emportement douloureux à la place où le bras droit aurait dû continuer l’épaule.

 

– Tout ce que tu as souffert en ta vie, dit-elle, vient de moi !

 

– Est-ce qu’Albert est plus mal, ma mère ? demanda Georges.

 

– Non, répliqua-t-elle, Albert ne peut pas être plus mal sans mourir. Tu l’as vu hier au soir ?

 

– Je l’ai vu.

 

– L’aurais-tu reconnu ?

 

– Ma mère, dit Georges à voix basse, pendant que son regard allait vers le lit, on croit parfois les malades endormis et ils écoutent. Prenez garde.

 

Angèle secoua la tête lentement.

 

– Ce matin, il ne nous écoute pas, dit-elle. Ai-je su jamais résister à sa fantaisie ? Il a voulu sortir…

 

– Dans l’état où il est ! s’écria Georges. Mais puisque nous sommes seuls, je vous en prie, ma mère, dites-moi quelle est sa maladie.

 

– Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ? murmura Angèle au lieu de répondre.

 

– Après vous, je n’aime rien davantage au monde.

 

– Pas même ta fiancée ?

 

Georges rougit. Mme de Clare reprit, tandis qu’un peu de sang revenait aussi à ses joues :

 

– Mais ce n’est pas pour te parler de notre cher malade que je t’ai appelé aujourd’hui. Nous causons bien rarement, nous deux, Georges. Quand une mère voit un de ses fils dépérir… mourir… Figure-toi que je l’ai cru empoisonné… Et je médisais : c’est le châtiment de Dieu… Te souviens-tu comme il était joyeux et fort, et fou, l’année dernière à époque pareille ? Il me semble entendre encore le rire éclatant qui annonçait de loin sa présence…

 

Deux larmes roulaient sur sa joue. Elle s’interrompit dans un sanglot, et Georges murmura :

 

– Vous avez dit, empoisonné…

 

– Je suis une extravagante ! Le docteur dit que je perds la tête. Si l’un de vous devait être en butte aux tentatives des assassins…

 

Elle s’arrêta, et Georges acheva dans l’élan de son cœur.

 

– Grâce à Dieu, ce serait moi !

 

La main froide d’Angèle s’appuya contre son front.

 

– Tu m’entends, dit-elle, avec une sorte d’impatience, je ne veux pas que nous parlions de lui aujourd’hui. Lui ! toujours lui ! jamais rien que lui ! il y a des moments où je le prendrais en haine…

 

Elle frappait du pied, parce que Georges souriait en la regardant.

 

– Tu ne me crois pas ! s’écria-t-elle. Eh bien ! c’est pourtant la vérité vraie. Que de fois je me suis vue sur le point de le haïr !

 

Elle arrêta d’un geste dur la protestation qui pendait aux lèvres de Georges, et reprit avec une volubilité soudaine :

 

– Il me résistait ! Tout enfant, il était mon maître. Dans cette maison y a-t-il jamais eu autre chose que sa volonté ?

 

– Il avait droit… glissa Georges, qui voulait de bonne foi calmer ce grand courroux.

 

– Droit ! répéta Mme de Clare avec une expression si étrange que Georges resta bouche béante à la regarder.

 

Elle baissa les yeux et poursuivit pendant qu’une rougeur fugitive passait sur ses joues :

 

– Tandis que toi, tu m’obéissais, Georges, mon fils, mon cher fils, toujours, quoi qu’il pût en coûter à tes caprices d’enfant ! Tu devançais mes ordres, tu cherchais à deviner mes désirs, tu m’aimais…

 

– Oh ! lui aussi, ma mère !

 

– Je ne sais ! Les tyrans n’aiment personne. Je te dis que je ne veux pas parler de lui ! Jamais il ne m’a quittée ; toi, tu as été éloigné, exilé…

 

– C’était dans mon intérêt…

 

– C’était… oui, tu dis vrai, j’avais peur pour toi…

 

Elle s’arrêta encore une fois. Il y avait un trouble poignant au fond de sa conscience.

 

Autrefois, au lit de mort du duc William, elle avait pu lui dire : « Jamais je ne vous ai menti ! »

 

Aurait-elle pu dire encore, à l’heure où nous sommes, qu’elle était pure de tout mensonge ?

 

L’histoire de cette belle Angèle Tupinier de Beaugé sera courte.

 

Quelque temps après la mort de son mari, la duchesse Angèle, repoussée jusqu’alors par la maison de Clare qui contestait la validité de son union, avait été accueillie par la noble et malheureuse princesse d’Eppstein[7] (Nita de Clare), tante du dernier duc, grâce à l’entremise du Dr Abel Lenoir.

 

Puissamment riche et plus généreuse qu’une reine, la princesse d’Eppstein avait reconnu ou plutôt constitué le douaire qu’Angèle ne pouvait réclamer en l’absence de tout acte établissant son mariage.

 

Le Dr Abel Lenoir avait placé auprès d’elle alors les deux plus fidèles valets de son mari : Tardenois et Larsonneur.

 

En entrant dans la maison, ces valets et le docteur lui-même (car il était resté éloigné d’Angèle pendant un long espace de temps) avaient trouvé deux enfants dont l’un était assurément l’héritier de Clare.

 

Mais lequel ?

 

Angèle n’avait pas encore menti. Le prince Georges, qu’on appelait alors Clément et qui venait de rentrer à la maison paternelle, privé d’un bras au château du Bréhut, en Bretagne, était pour le monde « le duc ». L’autre, Albert, n’était rien, sinon pour le docteur Abel qui souvent l’embrassait à la dérobée.

 

Mais, pendant que le docteur combattait les suites de l’infernal supplice infligé au pauvre enfant par cette bête féroce de Tupinier, un travail se fit dans l’opinion de la maison.

 

On peut mentir autrement que par la parole.

 

Le docteur savait que, au jour de sa naissance, le premier né d’Angèle, son fils à lui, Abel, avait reçu le nom de Clément.

 

Par suite des circonstances, pendant la vie et après la mort du duc William, les deux enfants étaient toujours restés aux soins d’Angèle et d’Angèle seule.

 

Tardenois, de son côté, savait que le petit duc, né à Glasgow portait le nom d’Albert.

 

Il y avait donc eu échange de noms.

 

Était-ce Angèle qui avait opéré cet échange ?

 

Quant à ce troisième nom : Georges, il n’y avait aucun mystère, au moins en ce qui concerne les gens de la maison.

 

Il avait été choisi par le docteur lui-même quand notre pauvre Clément, à peine guéri et muni de ce bras factice qui faisait illusion, entra de nouveau en campagne comme prétendant à la main de Clotilde de Clare.

 

Garder le nom de Clément chez Adèle Jaffret eût été par trop téméraire, et je crois bien que, même en laissant ce nom à l’hôtel de Souzay, Georges n’espérait point tromper Cadet-l’Amour déguisé en vieille femme.

 

Ils s’étaient vus tous les deux trop longtemps et de trop près pour cela.

 

Mais le propre de cet étrange carnaval auquel nous assistons était précisément la transparence de tous les travestissements.

 

Les deux partis se battaient entre eux cartes sur table, ne cachant leur jeu qu’au-dehors, savoir : les gens de la bande Cadet parce qu’ils fuyaient la justice et la police, les soldats du Dr Lenoir parce qu’ils ne voulaient ni de l’une ni de l’autre.

 

Nous racontons, nous ne jugeons pas.

 

Pour ce qui regarde le brouillard amoncelé à plaisir autour de l’état civil des deux jeunes gens, Georges et Albert, si quelqu’un se plaint, tant mieux, car, alors c’est que nous aurons rendu la situation avec une exactitude absolue.

 

Personne, en effet, ne savait, pas plus dans la maison qu’ailleurs : ni Tardenois, ni Larsonneur, ni le docteur Abel qui hésitait maintenant entre Albert et Georges dans son amour de père, ni Georges ni Albert eux-mêmes, personne, excepté la duchesse Angèle, ne savait la vérité.

 

XXI

Georges

 

Au cas où le lecteur intelligent et sage regarderait le Dr Abel Lenoir comme un maniaque parce qu’il ne voulait ni de la police ni de la justice, nous n’y verrions, pour notre part aucune espèce d’inconvénient.

 

Le fait est que nous ne recommandons nullement sa manière de procéder qui est coûteuse, laborieuse et surtout dangereuse.

 

En principe, le moindre officier de paix vaut tous les docteurs Abel Lenoir du monde.

 

Quand on voudra et tant qu’on voudra, nous chanterons les louanges, méritées si glorieusement par l’administration française. L’Europe entière nous envie nos bureaux, c’est convenu, mais quand l’idée me vient que je pourrais avoir affaire à eux, j’ai un peu la chair de poule.

 

Le Dr Abel Lenoir avait eu affaire à eux, voilà tout.

 

Nous reprenons notre récit.

 

Le dernier mot de la duchesse Angèle, assise en face de Georges dans la chambre à coucher d’Albert absent, avait été celui-ci.

 

– Tu as raison, mon fils, j’avais peur pour toi.

 

Elle faisait allusion au premier exil de Georges, caché par elle chez le marbrier du cimetière Montmartre, et enlevé par Cadet-l’Amour la nuit même où décéda M. de Clare, en son hôtel de la rue Culture.

 

– Tu as raison, répéta-t-elle, certes, ce fut dans ton intérêt que je t’éloignai de moi ; mais pourtant quelle différence ! Albert resta près de sa mère, et, pendant que tu souffrais loin de moi, quelle débauche de caresses autour de cet enfant qui n’a jamais obéi qu’à la tyrannie de son propre caprice ! Et te voilà fort, toi mon fils ! Et il se meurt. C’est la punition !

 

– La punition de quoi ? demanda Georges.

 

Une parole voulut jaillir hors des lèvres d’Angèle, mais elle la retint.

 

– Ouvre la fenêtre, dit-elle, ma tête brûle.

 

Les persiennes repoussées montrèrent un jardin assez vaste entouré par un rang de vieux arbres, au-delà desquels on voyait les derrières de la rue de La Rochefoucauld : de grands murs qui, pour la plupart n’avaient pas de fenêtres.

 

Un lieu plus retiré se fût difficilement trouvé dans Paris.

 

Aussitôt que la croisée fut ouverte, l’air du matin entra comme un flux vivifiant dans la chambre.

 

– Donne-moi des nouvelles de ta nuit, reprit la duchesse, as-tu réussi ?

 

– Le contrat de mariage est signé, sauf réserve, pour les actes qui manquent, répondit Georges.

 

– Je ne te parle pas de cela… mais d’abord, as-tu été reconnu ?

 

– Puisque j’ai reconnu Tupinier, il a dû faire de même pour moi, ma mère… De quoi donc me parliez-vous, je vous prie ?

 

– S’il t’a reconnu, je ne veux plus que tu t’exposes. Tout cela est fini, bien fini… Je te parlais du véritable but de cette comédie où le docteur ne t’aurait pas embarqué s’il m’avait cru. Il s’agissait de cette étrange histoire : l’Oremus, au moyen duquel on doit retrouver les papiers du vieux Morand Stuart, dernier dépositaire de mon acte de mariage et de ton acte de naissance.

 

– Le mien ? demanda Georges bonnement. Mon acte de naissance, à moi ? Ne faites-vous point erreur, ma mère ?

 

Mme de Clare ne répondit pas.

 

Elle était redevenue pâle, et plus troublée qu’au début de l’entrevue.

 

– Eh bien ! ma mère, continua Georges, qui vit cela et se garda d’insister, notre belle petite Clotilde ne sait pas le premier mot de l’Oremus… Vous verrez comme vous l’aimerez, quand elle sera ici !

 

– Oui ! prononça Mme de Clare entre ses dents serrées, il faudra bien que je l’aime… quand elle sera ici !

 

– Que dites-vous, ma mère ?

 

– Rien ! fit Angèle avec une inexplicable colère. Continue : elle n’a pas voulu te réciter la prière ?

 

– Ce n’est pas cela. Elle veut tout ce que je veux, mais il y a erreur. Erreur et tromperie. En face de moi, les Jaffret ont mis une jeune fille qui n’est pas plus la fille de Morand Stuart que je ne suis, moi, le fils du prince de Souzay, duc de Clare.

 

Mme de Clare balbutia comme malgré elle.

 

– Qu’en sais-tu ?

 

– Sur mon honneur, pas le premier mot ! s’écria Georges en riant : du moins en ce qui me regarde, moi personnellement, mais vous me le direz peut-être à la fin. Voulez-vous que ce soit aujourd’hui ? Voyons ! qui suis-je, ma mère ?

 

Mme la duchesse de Clare ne s’attendait pas a cette question. Il lui semblait que Georges ne devait jamais lui demander compte de rien.

 

Elle détourna les yeux, murmurant avec un visible embarras :

 

– Je ne parlais pas de toi, bon ami, en faisant cette question :

 

« Qu’en sais-tu ? » je voulais dire : que sais-tu si cette jeune Clotilde n’est pas la fille de Morand Stuard ?

 

– Ah ! répondit Georges, qui rougit à son tour, cela, c’est différent, je le sais, ou au moins, je crois le savoir.

 

Il hésita, puis reprit :

 

– Je ne vous parle pas volontiers du temps où j’étais en Bretagne, ma mère ; l’histoire serait longue et triste à vous raconter… !

 

Mme de Clare l’interrompit une seconde fois. Elle paraissait suivre une idée depuis le commencement de l’entretien : une idée qui l’occupait sans cesse et qu’elle n’exprimait jamais.

 

– Si la jeune fille n’est pas ce que nous pensions, dit-elle, raison de plus pour que cette comédie ait une fin : elle a trop duré.

 

– Ma mère, répliqua Georges, vous n’appeliez pas cela une comédie, il y a trois mois. Clotilde et moi, nous nous aimons.

 

Peut-être que Mme de Clare n’avait pas entendu. Ce fut du moins comme si Georges n’eût rien dit, car elle reprit d’un ton de parfaite indifférence :

 

– Mon cher enfant, vous n’irez plus à l’hôtel Fitz-Roy. Georges la regarda d’un air étonné et dit :

 

– Avez-vous bien réfléchi à ce que vous me demandez, madame ? Au point où en sont les choses, pensez-vous qu’il soit honorable et même possible de se conduire ainsi ? Je dois beaucoup à Clotilde : sans elle, je dormirais là-bas dans le petit cimetière de Bretagne. Elle m’aime…

 

– Et toi ? prononça tout bas Angèle, dont les sourcils étaient froncés violemment, l’aimes-tu ?

 

– Je viens de vous le dire, ma mère, mais vous ne m’avez pas écouté.

 

Elle voulut se lever, elle retomba brisée.

 

Il y avait sur son visage un profond désespoir.

 

– Ah ! fit-elle, tu l’aimes ! nous sommes donc condamnés ! Puis, en un cri déchirant :

 

– C’est toi qui l’auras tué, toi, toi ! Tu lui as pris son pauvre bonheur ! Tout pour toi, rien pour lui ! Qu’a-t-il fait à Dieu pour être ainsi misérable ! Ah ! il n’avait plus rien, rien qu’un peu de sang au fond de ses veines : te voilà revenu, il te la faut cette goutte de sang… il te la faut ! Ne dis pas non ! Tu l’as vu pourtant… Et tu le sais bien, ne va pas mentir ! Tu sais bien qu’il meurt d’amour pour elle !

 

Georges n’eut que le temps de se précipiter pour la soutenir. Elle chancela, et s’affaissa foudroyée.

 

Dans son épouvante, il voulut appeler, mais brisée qu’elle était et livide plus qu’une morte, elle gardait sa connaissance…

 

– Non, non, fit-elle, reste avec moi, je ne veux que toi, ne vois-tu pas que j’ai parlé follement ! Je suis si malheureuse ! Écoute ! Est-ce que tu as pu douter de mon cœur où tu tiens la première place… la place qui t’est due ! Oh ! Georges ! mon Georges ! tu es bon, tu nous aimes, tu vas avoir pitié de nous !

 

Elle mit ses lèvres froides sur le front de Georges agenouillé auprès d’elle, et poursuivit de sa voix noyée par les larmes :

 

– Tu es le maître, ici. Je ne sais pas si Dieu me pardonnera ; mais toi, mon fils, ô mon fils, ne me repousse pas ! Nous n’avons rien, Albert et moi. Tout est à toi, tout, puisque c’est toi qui est le duc de Clare !

 

– Ma mère ! au nom du ciel ! balbutiait Georges qui la tenait pressée contre sa poitrine, pourquoi me parlez-vous ainsi ? Je ne vous crois pas… Est-ce qu’il m’est possible de vous croire !

 

– Tu doutes, Georges ! merci, mon fils… mais je dis vrai, je te le jure ! Et Albert n’est pas complice ! Seigneur, mon Dieu ! c’est moi qu’il fallait frapper ! Pourquoi m’avez-vous mis dans le cœur cette folie ? Je vivais par lui, il était mon âme… Écoutez-moi, monsieur de Clare, écoute-moi, mon enfant, mon cher enfant, sais-tu que j’étais bien à plaindre entre vos deux berceaux… Je ne voulais pas, non, sur mon espoir en la miséricorde de Dieu ! monsieur le duc, je ne voulais pas vous voler votre nom, vos titres, votre fortune, non, non !… Mais, misérable que je suis, que voulais-je donc alors ?…

 

Elle se rejeta si violemment en arrière qu’elle échappa à l’étreinte de Georges en criant avec angoisse :

 

– Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! je suis une créature perdue ! Albert va mourir, voilà tout ce que je sais ! et je ne peux pas le sauver, même au prix de ma conscience !

 

Elle s’arrêta.

 

Georges se taisait.

 

Quand elle reprit, sa voix expirait entre ses lèvres.

 

– Georges, dit-elle, mon fils, que puis-je espérer de vous ? Je vous aime, ah ! le mal que je vous ai fait, je l’ai expié par des larmes de sang ; mais lui, est-ce qu’il y a des mots pour dire la démence de mon adoration ! Lui ! Albert ! mon orgueil, mon esclavage ! déteste-moi, enfant, je le veux bien, méprise-moi, je l’ai mérité, mais sauve-le ! Ah ! je t’en prie, rends-moi mon fils ! rends-moi mon cœur !

 

Elle se laissa glisser à genoux avant que Georges, toujours agenouillé, pût l’en empêcher, et il y avait quelque chose de poignant dans l’extravagance de ce groupe : la mère et le fils prosternés en face l’un de l’autre.

 

Georges pleurait comme un enfant.

 

Il souleva sa mère, et tout en la replaçant dans son fauteuil, il dévorait son visage de baisers, disant :

 

– Mais je savais bien tout cela ! Et il y a longtemps ! Et je l’aime presque autant que tu peux l’aimer ; seulement, c’est à cause de toi, c’est à travers toi ! parce que… Sais-tu, ma mère, je t’aime comme tu l’aimes !

 

Elle le regardait avec une admiration étonnée. Il se mit à rire en continuant :

 

– Mon nom, mes titres, ma fortune, tout cela peut être à moi ; mais n’est-ce pas lui qui est beau, noble, fier ?…

 

– Non, oh non ! interrompit Angèle entrant dans cette discussion à la fois puérile et passionnée, c’est toi, c’est bien toi qui es bon, et beau, et généreux ! digne de ton nom, de ta richesse…

 

Georges dit :

 

– Si c’est à moi, tout cela, je puis le donner…

 

– Non ! Du moins, nous ne pouvons pas le recevoir, nous.

 

Il s’assit auprès d’elle, et sa voix s’imprégna de caresses pour dire :

 

– Mère, tout le monde croit que c’est lui ; moi-même, ah ! je mentais, tout à l’heure, je ne savais rien. Il y a cinq minutes, j’aurais juré que c’était lui… Et si j’osais te le dire, je ne suis pas encore bien sûr…

 

Angèle l’arrêta d’un geste.

 

– Je vous remercie encore, mon fils, dit-elle, mais il ne s’agit pas de cela. Vous êtes prodigue, c’est dans la bonne foi de votre grand cœur que vous nous offrez, comme si c’était une chose indifférente, le magnifique état qui vous appartient. Nous n’en avons plus besoin, hélas ! ce qui est pour nous en question, c’est la vie… Et il y a des choses qui ne se peuvent céder.

 

– Je ne connais rien au monde que je ne puisse vous donner, ma mère.

 

Elle lui prit la main, et, par un mouvement rapide, elle l’appuya contre ses lèvres.

 

– Que faites-vous ! s’écria-t-il, je suis donc tout à fait un étranger pour vous, puisque vous m’implorez ! Elle l’entoura de ses bras qui frémissaient.

 

– Il y a des choses qu’on ne donne pas ! répéta-t-elle : tu m’as dit qu’elle t’aimait…

 

Georges baissa la tête.

 

Mme de Clare, qui le dévorait du regard, murmura :

 

– Tu vois bien que c’est impossible ! Un silence se fit.

 

Puis la voix tremblante de Georges murmura :

 

– Celles qui aiment bien, devinent. Elle avait peur de vous, ma mère, et cette nuit, je lui ai dit ces propres paroles : « Dieu veuille que je n’aie jamais à choisir entre ma mère et toi ! »

 

XXII

Sacrifice

 

Un peu de temps s’était écoulé. Mme la duchesse de Clare et son fils restaient assis à côté l’un de l’autre, et la tête d’Angèle s’appuyait contre l’épaule de Georges.

 

Elle écoutait battre ce pauvre brave cœur.

 

– Je ne la connais pas, disait-elle ; je la haïssais parce que je savais qu’elle était l’appât, le même appât, tendu à chacun de vous deux. Tu m’apprends qu’elle était l’esclave, je lui pardonne, tu me dis qu’elle t’a sauvé la vie là-bas au château de Bretagne, je la bénis. Elle est belle, n’est-ce pas ? Oui, puisque Albert l’a choisie… Mon Georges ! pauvre cher enfant ! jamais on n’a demandé pareil sacrifice à personne…

 

– Peut-être que vous vous trompez, ma mère, sur la nature du sacrifice, dit Georges qui était froid maintenant, et sur son étendue aussi. Je croyais aimer Clotilde, je le crois encore ; mais il est certain que je n’ai jamais beaucoup interrogé le fond de mon cœur.

 

– N’essaye pas de diminuer ma reconnaissance ! s’écria Angèle. Une pensée douloureuse plissait le beau front de Georges.

 

– J’ai peur de regarder au-dedans de moi ! murmura-t-il. La duchesse poursuivit :

 

– Albert n’était pas comme toi ; il avait émietté sa jeunesse en folies et je le croyais du moins à l’abri de ce mal qui s’attaque à ceux qui ont trop de cœur : la fièvre d’amour. Figure-toi, elle tomba sur lui comme la foudre. Le piège dont tu fus victime avait été dressé pour lui rue de la Victoire, chez les demoiselles Fitz-Roy, et sans toi, sans ton dévouement fraternel, c’est lui qui aurait été arrêté après le meurtre. Cette jeune fille, cette Clotilde le repoussa parce qu’elle t’aimait, et, en quelques semaines, nous vîmes Albert changer à ce point qu’on se demandait : « Est-ce lui ? » Te souviens-tu comme il était brillant, bruyant, joyeux, fort, acharné à dépenser, à prodiguer plutôt le trop-plein de sa vie ?… Ce terrible mal d’amour le terrassa et le brisa. Morne, silencieux, découragé, bientôt il ne fut plus que l’ombre de lui-même. Je te l’ai dit : je crus qu’on me l’avait empoisonné. Le docteur Abel, qui a fait des miracles auprès de toi, n’a rien pu quand il s’est agi de lui, et pourtant… Elle s’arrêta comme si elle eût craint d’en avoir trop dit.

 

– Et pourtant le docteur a pour Albert la tendresse d’un père, acheva Georges avec simplicité.

 

– Pour vous deux, oui ! dit la duchesse vivement. C’était vrai. Georges demanda :

 

– Mais pourquoi avoir laissé les choses aller si longtemps et si loin, ma mère ?

 

– C’est cette nuit seulement que j’ai eu le douloureux secret d’Albert, repartit Angèle. Auparavant, je m’en doutais, mais cette nuit, il m’a dit : « C’est aujourd’hui le contrat, n’est-ce pas ? Je sens qu’ils sont là-bas à signer ma mort. » Et il a ajouté : « Quand je suis entré dans la chambre de Georges, ce soir, j’avais sur moi un couteau… »

 

– Oh ! fit Georges avec horreur. Angèle se couvrit le visage à deux mains.

 

– J’ai eu tort de dire cela, balbutia-t-elle ; c’était pour lui, le couteau… je le crois, j’en suis sûre !

 

– Pauvre, pauvre frère ! s’écria Georges, dont les larmes jaillirent. Vous avez eu raison de parler, madame : cela me permet de sonder jusqu’au fond sa torture… et, au lieu de me frapper, il a été bon pour moi, affectueux, tendre comme toujours.

 

Il regarda tout à coup Mme de Clare en face.

 

– Je donnerais ma vie pour moins que cela, dit-il presque gaiement.

 

Puis, voyant l’effroi qui naissait dans les yeux de sa mère :

 

– Non, non, reprit-il, c’est mal parler. Je n’ai pas voulu vous causer un chagrin…

 

– Ce serait le premier ! s’écria Angèle dans un élan de sincère tendresse. Jure-moi…

 

– Ah ! de bon cœur ! interrompit Georges. Seulement, mon embarras est cruel. Pendant que vous me prenez pour un héros, j’ai presque des remords. Il faut que vous sachiez cela : avant qu’il fût question du mariage…

 

La duchesse l’interrompit à son tour et ce fut une explosion :

 

– Est-ce que tu aimerais une autre femme ? demanda-t-elle. Georges fronça le sourcil et répondit à voix basse :

 

– Si cela était, madame, je tâcherais d’arracher cet amour de mon cœur. Je ne sais pas si je suis un de Clare, mais sur ma foi, je suis certain d’être un galant homme, et je ne me servirais pas de mon dévouement, envers Albert et vous, comme d’un prétexte pour retirer ma parole à la chère, à la noble enfant qui avait eu confiance en moi. J’ai mal agi en parlant de vous donner ma vie : on ne dit pas ces choses-là ; on ne les fait pas non plus à cause du deuil qu’elles laissent après elles ; mais rien au monde ne peut m’empêcher, ma mère, de vous donner mon bonheur !

 

Cela fut dit simplement et il effleura d’un baiser les doigts d’Angèle, qui peut-être ne comprenait pas tout ce qu’il y avait d’exquise chevalerie dans ses paroles.

 

En ce moment on entendit le bruit discret d’une voiture roulant sur le sable de l’allée.

 

– Voici Albert ! dit la duchesse, et j’ai encore tant de choses à te dire ! Certes, si elle n’avait pas compris, le temps était passé de faire effort pour deviner la charade.

 

Albert était là ! Il n’y avait plus qu’Albert !

 

– C’est bien convenu, reprit-elle avec précipitation, tu te retires, mon Georges bien-aimé, tu renonces à elle, tu fais un miracle en rappelant ton frère à la vie, mais… les paroles ne me viennent pas… Comment te dire cela ? ta générosité ne peut pas faire que le pauvre enfant soit aimé…

 

Elle regarda Georges avec des yeux qui achevaient son inquiète prière.

 

Georges, lui, comprenait tout de suite, dès qu’on s’adressait à son cœur.

 

Il garda un instant le silence, puis il pensa tout haut :

 

– Peut-être. C’est un pauvre bon petit cœur que Clotilde. Je ferai ce que je pourrai.

 

– C’est que, dit encore Angèle, il ne faudrait pas qu’il se doutât…

 

– Bien entendu ! dit Georges avec un triste sourire, je vous prie de vous en fier à moi, madame, je tâcherai d’y mettre quelque adresse… Et qui sait si mon frère ne va pas condamner mon infidélité ?

 

Une petite porte située à gauche de l’alcôve s’ouvrit et Albert parut. Il était si pâle que Mme de Clare ne put retenir un cri de détresse.

 

Georges s’était levé.

 

À sa vue, Albert recula comme s’il eût reçu un choc.

 

– Tu ne seras pas jaloux de moi, je pense, dit-il amèrement quand je t’aurai avoué que je viens de l’hôtel Fitz-Roy : je voulais voir Clotilde une fois encore. Tu devines pourquoi ? Je parie que notre mère t’aura confessé ma misérable manie. Fais bien attention à ceci : tout ce que je te demande c’est de ne pas m’insulter de ta pitié. Il se laissa choir sur un fauteuil auprès de la porte.

 

– N’est-il pas trop tard ? se demandait la malheureuse mère. La mort le tient déjà.

 

Georges alla vers son frère, la main tendue.

 

– Reste où tu es, lui dit Albert durement ne t’approche pas de moi.

 

Puis il reprit :

 

– J’ai été bon, je ne le suis plus, je souffre trop. Pourquoi ferais-je encore semblant d’aimer ceux que je hais et par qui je meurs !

 

Après avoir cherché péniblement son haleine, Albert reprit :

 

– Pardon, ma mère, si je vous cause un chagrin, mais il faut que je vous parle !

 

Il se tourna vers Georges et fixa sur lui son regard farouche en disant :

 

– Toi, monsieur le duc, tu as le beau rôle, ici comme partout, ici comme toujours. J’ai cru un instant qu’on me donnait ce titre pour détourner sur moi certains dangers qui te menaçaient… je ne sais pas lesquels… Tout est louche et ambigu dans cette maison, où j’ai été si malheureux en rendant notre mère si misérable.

 

– Toi ! mon enfant chéri ! s’écria Angèle.

 

– Oui, vous m’avez aimé profondément, madame, ah ! vous m’avez bien trop aimé, et vous allez me dire que j’étais votre bonheur… alors votre bonheur est mort… dites-lui adieu, croyez-moi.

 

Il chercha encore son souffle pendant qu’Angèle éclatait en sanglots, puis il reprit en s’adressant à Georges :

 

– Mon frère, je suis aussi faible d’esprit que de corps. J’ai menti : je ne peux pas vous haïr, ce serait trop horrible… Vous allez peut-être me donner le mot de l’énigme. Quelque chose de singulier se passe à l’hôtel Fitz-Roy, ce matin. Je ne suis pas comme vous, moi ; il m’est défendu d’entrer, je fais mes visites de bien loin, dans la rue. Il y a derrière la prison un endroit d’où l’on aperçoit les croisées de Clotilde, et je regarde par la portière, pendant que le cocher ricane en se moquant de moi. Aujourd’hui pourtant il a gardé son sérieux : il voyait bien que c’était la dernière fois…

 

– Albert ! supplia Angèle : ne parle pas ainsi !

 

– Je ne sais pas du tout ce qui se passe chez les Jaffret, dit Georges, j’ai quitté hier l’hôtel aux environs de minuit…

 

– Ce matin, reprit Albert, la maison est déserte. On a vu mademoiselle Clotilde sortir avant le jour.

 

– Je sais où est Mlle de Clare, interrompit Georges doucement.

 

– Ah ! fit Albert.

 

– Et je vais la rejoindre de ce pas, ajouta Georges. Je dois vous faire savoir, mon frère, que, par suite d’événements… de difficultés de famille, mon mariage avec Mlle de Clare est rompu…

 

– Rompu ! répéta Albert comme un écho. Angèle le dévorait des yeux. Georges acheva :

 

– Ce qui me rend ma liberté pour d’autres engagements, pris avant qu’il fût question de cette union. Je suis content d’avoir recouvré ma liberté… Au revoir, Albert.

 

Cette fois, ce dernier lui tendit la main. Une nuance rosée venait de monter à sa joue.

 

– Si vous aviez quelque différend avec la famille de Mlle de Clare, dit-il pourtant, vous me pardonneriez de n’être point de votre côté. Je vous en préviens, mon frère. Je suis content aussi ; mais si vous avez mal agi en cette affaire, Mlle de Clare aura en moi un défenseur.

 

Il se ranimait à vue d’œil.

 

Georges lui secoua la main en souriant et vint prendre congé de sa mère, qui lui dit :

 

– Il semble que la vie revienne en lui. Que Dieu te récompense, mon fils et mon sauveur ! Achève bien ce que tu as si bien commencé.

 

Elle lui donna un baiser, un bon baiser qui était encore pour Albert.

 

Georges sourit.

 

Il y a des gens (il n’y en a pas beaucoup) qui se dévouent si naturellement et d’un élan si spontané qu’il leur arrive d’englober parfois dans leurs largesses une part du bien d’autrui. Sans cet excès, le monde les regarderait volontiers comme des imbéciles ; avec cet excès, ils sont dangereux.

 

Georges n’était pas encore arrivé au bout de l’avenue conduisant à la rue Pigalle que déjà la pensée de Clotilde rentrait de force dans son cœur.

 

Tant qu’il était resté sous le charme de sa mère, dont la volonté le pénétrait comme une fascination, il n’avait vu que sa propre souffrance à lui, et il était si bien habitué à se donner tout entier à sa mère !

 

Mais Clotilde !

 

Ce fut un cri dans sa conscience.

 

Ce franc sourire d’enfant, si gai, si tendre, le sourire de celle qui avait consolé autrefois ses jours de malheur, passa tout à coup devant ses yeux.

 

Il l’avait quittée quelques heures auparavant en lui disant : « Je t’aime », et toutes les paroles échangées dans cet entretien d’amour lui revenaient comme des reproches.

 

Elle les avait mendiés, ces mots, elle les avait conquis en quelque sorte à force d’amour charmant ; ils étaient à elle, et voilà que lui, Georges, allait reprendre ce qu’il avait donné et baigner de larmes ce sourire !

 

Elle était au rendez-vous déjà peut-être, chez le docteur Abel, elle l’attendait, heureuse, car elle avait si grande confiance en lui !

 

Que lui dire ?

 

Comment lui imposer un devoir qui n’était pas à elle ? De quel droit exiger d’elle un sacrifice que rien ne lui commandait ?

 

Quand Georges arriva rue de Bondy, devant le logis du Dr Abel Lenoir, tout était confusion dans sa pensée. Il ne savait plus, on pourrait presque dire qu’il ne voulait plus.

 

– Vous ne verrez pas monsieur ce matin, lui dit le vieux valet du docteur. Il y en a eu des allées et des venues depuis hier au soir ! M. Pistolet sort d’ici, vous savez, ce gentil garçon qui a un museau de fouine et des yeux de furet : il avait un air… Je m’y connais ! L’anguille est sous la roche.

 

– Et… demanda Georges, quelqu’un n’est pas venu… pour moi ?

 

– Je suis bête ! s’écria le bonhomme. Ce quelqu’un-là est une quelqu’une, dites donc ! Elle vous attend au salon.

 

XXIII

Chanson d’amour

 

Le vieux valet précéda Georges vers le salon.

 

– Quant à ça, dit-il, pour qu’on s’aperçoive de votre bras maintenant, faudrait y mettre une étiquette comme quoi il n’est pas de chair et d’os. Et dire qu’un homme comme M. Lenoir s’occupe de ci et de ça, au lieu de faire de la médecine ! Il ne conspire pas contre le gouvernement, pour sûr, mais il en vient ici tous les jours, de ces figures, il en vient du matin jusqu’au soir ! Savoir quel commerce il fait avec tous ces gens-là ! Vos domestiques en sont, vous savez, du moins, M. Larsonneur et M. Tardenois, deux personnes comme il faut, quant à ça ! M. Larsonneur est venu hier soir, devinez pourquoi, pour dire que Clément-le-Manchot s’était évadé de la prison de la Force. Qu’est-ce que ça fait à monsieur ?… Mais soyez tranquille, nous ne sommes pourtant pas de la bande Cadet !

 

Il eut un bon rire content et s’arrêta devant la porte du salon.

 

Georges n’écoutait guère, comme on peut le croire.

 

Il congédia le brave homme en le remerciant et mit la main sur le bouton de la porte.

 

« Je donnerais un an de ma vie, pensait-il, pour fuir cette entrevue ! Je ne sais pas comment mon cœur est fait : j’avais peur de ne pas l’aimer, et maintenant, il n’y a qu’elle en moi… je vais me jeter à ses genoux, m’humilier, la supplier ! Elle disait hier soir : « Combien je voudrais aimer Albert !… » je ne pourrai pourtant pas me fâcher s’il lui échappe quelque chose contre ma mère. »

 

Il poussa la porte et entra comme un baigneur qui prend son eau tout d’un coup.

 

Une jeune fille se leva en lançant un petit cri caressant.

 

Elle vint à lui les bras ouverts, souriante comme la jeunesse avec un rayon du soleil matinal qui jouait dans les belles boucles de ses cheveux.

 

Ce n’était pas Clotilde.

 

– Lirette ! balbutia Georges que l’étonnement fit reculer.

 

Elle avait la fameuse robe de taffetas noir.

 

Vous dire comme elle était jolie ne se peut.

 

Il en est qui naissent princesses, et il semblait que cette petite abandonnée, dont l’enfance et la jeunesse avaient traversé tant de misère, se fût déguisée en fillette de la bourgeoisie avec cette soie qui la touchait pour la première fois, mais qui était au-dessous d’elle.

 

Georges resta tout interdit à la regarder.

 

Elle n’était pas grande dame, cette Lirette, oh ! non, ni même grande pensionnaire ; il n’y avait en elle rien d’appris ni de convenu ; mais cette chose adorable dont le nom fait sourire maintenant parce que Mme Gibou la met dans son thé avec la cannelle, et la moutarde, cette chose noble entre toutes et lamentablement déshonorée : la distinction, rayonnait autour de son front comme une auréole.

 

Elle avait une douceur si fière et tant de bravoure dans sa timidité ! Son regard ingénu brillait de tant de finesse, et tant d’esprit couvait sous ses candeurs !

 

Et dans les flexibilités de sa taille, épanouie à demi, la grâce abondait si prodigue !

 

C’était une brunette aux cheveux chatoyants, teintés de fauves reflets ; ses yeux d’un bleu obscur nageaient dans le pur cristal de cette larme qui est la virginité, et la double fleur de ses lèvres, quand elles s’ouvraient pour sourire, montrait des perles d’ivoire plein la bouche, ce joyeux écrin du baiser.

 

Elle vint à lui, je l’ai dit, vaillante et toute préparée à oser, maintenant qu’elle était Mlle de Clare ; mais elle s’arrêta, étonnée de trembler bien plus fort qu’au temps où elle apportait son petit bouquet de violettes.

 

Lui, Georges, notre pauvre paladin enfant, frappé de la voir si merveilleusement belle, défendait son cœur héroïquement. Il savait bien qu’il aimait, il ne se doutait pas qu’il aimait, à la folie. La passion entrait en lui comme un flux et le domptait.

 

Ils restèrent tous les deux immobiles et muets.

 

Et Georges dit, après un long silence, avec des larmes dans la voix.

 

– Je venais chercher Clotilde, ma fiancée.

 

Ne souriez pas ! Ce mot était grand comme celui du chevalier d’Assas. Et encore, autour de la poitrine du chevalier d’Assas, il n’y avait que des pointes de baïonnettes !

 

Lirette répondit de sa voix qui pénétrait le cœur comme une harmonie :

 

– C’est moi qui suis Clotilde, la Clotilde de Clément. Vous m’avez donné de votre pain au bord de la fosse où dormait mon père. Nous sommes fiancés depuis ce jour-là.

 

Et ils pleurèrent tous deux.

 

Les scènes d’amour ne sont pas ainsi, je le sais bien. Je dis ce qui était. Il y avait là-dedans plus d’amour ardent, naïf, exquis, plus de flamme et plus de frissons que dans toutes les scènes du monde.

 

Ah ! ce n’était pas une scène. Les scènes ne sont que de pâles traductions.

 

Mais Georges luttait, parce qu’il ne voulait pas être heureux. Il dit, comme si toutes ces choses ne devaient pas être de l’hébreu pour la jeune fille.

 

– J’ai promis de céder Clotilde à mon frère Albert qui se meurt, mais je lui avais promis à elle aussi de l’aimer et je ne profiterai pas de son malheur. Je vivrai, je mourrai seul, je le jure.

 

L’hébreu ? Elles le comprennent. Les pleurs de Lirette souriaient.

 

– Si vous ne voulez pas de moi, répondit-elle, moi aussi, je vivrai, je mourrai seule, car pour moi, sur la terre, il n’y a que vous. Je vivrai en vous, je mourrai pour vous.

 

Il écoutait, vibrant dans tout son être. C’était l’amour enchanté des contes du premier âge. Quand il voulut fuir, il n’était plus temps. Elle avait dit :

 

– Moi aussi, je l’aime… Quand elle était au-dessus de moi, elle a été bonne pour moi, je veux bien être sa sœur. Si elle est condamnée à souffrir, pourquoi ne serions-nous pas deux à la consoler vous et moi ?

 

Georges se laissa aller sur le divan. Sa tête tournait comme dans l’ivresse. Lirette se mit sur un tabouret à ses pieds.

 

Et leurs regards qui s’attiraient se plongèrent l’un en l’autre.

 

Georges n’osait parler. Lirette disait comme en rêve :

 

– Je suis née ce jour-là. Je m’en souviens, de ce jour, comme s’il était tout seul dans mon passé. Petite que j’étais, je vous aimais comme je vous aime à présent et comme je vous aimerai toujours. Quand on nous sépara, mon cœur s’en alla avec vous. Ce qui restait de moi vous cherchait. Pour moi ; vivre, c’était cela : penser à vous…

 

– Moi, balbutia Georges, je ne peux pas t’aimer ! Oh ! non, ce serait lâche d’être si heureux, si heureux !… Pense donc ! puisque je vais dire à Clotilde : « Tu es condamnée ! » il faut au moins que j’ajoute : « Je serai condamné comme toi ! »

 

– C’est moi qui suis Clotilde, dit pour la seconde fois Lirette.

 

Et elle ajouta :

 

– C’est moi qui vous aime !

 

Puis sans lui laisser le temps de répondre, elle reprit :

 

– Je vous voyais grand dans ces choses de l’enfance. Notre rencontre au cimetière était pour moi comme un poème énorme et qui durait longtemps, longtemps. Cette part de votre déjeuner, c’était un grand bienfait qui me sauvait la vie. Et je crois bien encore qu’il en fut ainsi. Je ne grelottai plus quand vous fûtes auprès de moi… Mais par exemple, c’est vous qui me fîtes oublier la prière…

 

– Ah ! murmura Georges, c’est vrai ! La prière… Mais que m’importe cela, maintenant !

 

– Ce n’était plus en latin, reprit encore Lirette, que je voulais parler à Dieu, il me fallait lui dire des choses que je pusse comprendre. Quand je m’enfuis de chez le marbrier, je croyais vous trouver encore au cimetière. Je cherchai bien longtemps, et comme je pleurais !… Le soir, dans la baraque du pauvre homme qui me recueillit, au lieu de mon Oremus je dis en joignant mes petites mains : « Clément, Clément, je veux Clément, mon Dieu ! qu’il soit bien heureux et bien joyeux. Délivrez-le de tout mal. Faites que je le retrouve et que je lui donne aussi quelque jour de mon pain… avec toute mon âme ! »

 

Il écoutait ces paroles qui l’enveloppaient comme une musique. Sa pensée flottait.

 

Il la contemplait, à chaque instant plus belle. Elle triomphait, mais tout bas, et il restait juste assez de ses larmes pour diamanter son sourire.

 

– Est-ce que Dieu, dit-elle, voilant les sonorités de sa voix sous des douceurs infinies, n’exauce pas toujours la prière des petits enfants ? Vous m’aimerez, Georges, vous approcherez votre cœur de mes lèvres comme Clément fit autrefois de son pain. J’attendrai… j’attends… Ah ! tu vois bien que tu m’aimes !

 

Ceci fut un cri d’extase.

 

La tête de Georges s’était penchée sur sa poitrine, attirée par l’appel mystérieux. Ce n’était pas Lirette qui avait été chercher son baiser. Leurs bouches s’étaient rencontrées en un long soupir de bonheur…

 

Elle était reine, et Georges, vaincu, écoutait sa loi en s’enivrant des parfums de son souffle, tout imprégné de la fraîcheur qui brûle.

 

– Il y a des gens, disait Lirette d’un beau petit air sage, qui pensent pour nous et qui ont rédigé nos actions. La journée d’aujourd’hui verra la fin d’une lutte étrange et peut-être sanglante. Celui chez qui nous sommes ici, le Dr Abel Lenoir, travaille pour nous. C’est par son ordre que je suis habillée en demoiselle, et c’est par sa volonté que nous avons été réunis. J’ai retrouvé les paroles de la prière : à l’heure qu’il est, on a dû fouiller jusqu’au fond de la cachette… Connais-tu M. Pistolet ?

 

– Oui, répondit Georges en souriant : c’est un des hommes du docteur.

 

– As-tu confiance dans le docteur ?

 

– Bien plus qu’en moi-même.

 

– Alors, viens avec moi, je vais te mener près de celle que tu appelles Clotilde…

 

– Clotilde ! s’écria Georges : au fait, pourquoi n’est-elle pas venue ? Où est-elle ?

 

– Chez moi.

 

– Chez toi ? Mlle de Clare !

 

– C’est moi qui suis Mlle de Clare, prononça Lirette en se redressant.

 

Puis elle ajouta :

 

– La pauvre maison d’Échalot n’est pas, en effet, une retraite convenable pour la fiancée de ton frère. Nous allons la conduire à l’hôtel de Souzay.

 

– Nous… répéta Georges.

 

– Ne faut-il pas bien, répliqua Lirette, que tu me mènes à ta mère ?

 

Et, comme Georges hésitait, elle acheva :

 

– Quand nous arriverons à l’hôtel de Souzay, Mme la duchesse aura les papiers de sa maison avec l’acte qui me donne droit au nom que nous porterons tous les deux, mon beau cousin de Clare.

 

XXIV

La route de la rivière

 

Les choses ne devaient point se passer tout à fait selon le programme ainsi réglé par mademoiselle Lirette.

 

Échalot avait coutume de trouver son déjeuner servi à son réveil : une soupe où vous auriez péché des oignons quand même le dernier oignon eût disparu de l’univers.

 

Mais aujourd’hui, en l’absence de Lirette, personne ne s’était occupé de la soupe.

 

Échalot, fidèle au poste confié, avait lutté longtemps contre son appétit, mais enfin, cédant à la fringale, il s’était éloigné, comme il le dit plus tard, « un tout petit moment » pour s’offrir une choucroute-saucisse de dix sous, à la Renaissance-de-Ramponneau dans l’avenue.

 

C’est la renommée. Échalot était un grand estomac, que les excès de bonne chère n’avaient pas blasé. Il aimait la choucroute. Il en demanda une seconde, puis une troisième et, malgré toute la diligence qu’il mit à engloutir cette triple provende, quand il revint à la baraque, la chambrette de sa fille d’adoption était vide.

 

En son absence, Clotilde avait ouvert les yeux.

 

La fièvre la tenait.

 

Stupéfaite à la vue des objets qui l’entouraient et qu’elle ne connaissait point, elle se regarda elle-même, couchée qu’elle était, tout habillée sur ce petit lit. Un vague souvenir lui revint, mais quand elle voulut le débrouiller, un chaos plus inextricable se fit en elle.

 

Rien ne s’éclaira dans sa pensée. Au contraire ce fut une nuit soudaine et complète, au fond de laquelle était le désespoir.

 

Elle se leva ; elle sortit de la maison roulante sans même regarder autour d’elle. Il y avait du monde maintenant sur la place, et la population de la foire remarqua cette fille pâle qui marchait droit et posément comme si elle eût été sûre de son chemin.

 

Son chemin ?

 

Avait-elle un chemin ?

 

On dit qu’à ces heures funestes le choix du hasard est presque toujours une malédiction.

 

Elle prit le premier chemin venu.

 

C’est une longue route que celle qui mène à la Seine en suivant tout droit l’avenue de Clichy, puis le chemin de Saint-Ouen. Clotilde, dans des circonstances ordinaires, aurait eu de la peine peut-être à la parcourir à pied.

 

Aujourd’hui, elle alla, portant sa fièvre, elle alla, marchant avec peine et lenteur, mais ne s’arrêtant jamais.

 

Elle alla pendant des heures et des heures.

 

Elle ne voyait rien de ce qui était sur la route. Son découragement l’entourait comme un mur de ténèbres.

 

À une grande lieue de la place Clichy, devant la grille de ce château où le roi Louis XVIII philosophait l’amitié égrillarde avec Mme du Cayla, le chemin tourne à droite.

 

Clotilde ne savait pas qu’en prenant par les champs, elle arriverait plus vite à la rivière, mais elle prit par les champs, quoique nulle route n’y fût encore tracée.

 

Ceux qui la rencontraient ne devinaient point sa fatigue. Son pas était ferme quoique lent. Elle portait la tête haute. Sa figure morne ne disait rien. Elle était belle comme les statues.

 

Au bas du parc, la Seine coulait dans la campagne blanche de givre.

 

L’été, l’île de Saint-Ouen, long bouquet et verdure (la guerre n’avait pas encore coupé les magnifiques peupliers) est un des rendez-vous les plus chers à la joie populaire, on y danse abondamment, on y chante à tue-tête, on y aime, mais autrement qu’au château du Cayla ; tous les plaisirs de la vie parisienne sont réunis dans ces jardins de l’Armide sans façon.

 

L’hiver, c’est une solitude.

 

Clotilde descendit jusqu’à la berge déserte et glacée. Elle ne sentait pas le froid. Elle s’assit par terre au bord de l’eau et appuya sa tête contre ses genoux relevés.

 

Il y avait un bateau, un seul, et dans le bateau, un pauvre homme qui pêchait pour apporter le pain du soir à ses enfants.

 

Les gens de la rivière connaissent bien cette posture des désespérées. L’homme du bateau cria :

 

– Ma pauvre belle, il fait trop froid, rentrez chez vous.

 

Clotilde ne l’entendit pas.

 

Et peut-être qu’elle ne pensait pas encore à mourir.

 

Cela lui vint tout d’un coup. Elle regarda l’eau et son front s’éclaira. L’idée de refuge naissait. Elle se leva. L’homme du bateau cria encore :

 

– Vous savez, l’enfant, je vas être obligé de démarrer pour vous repêcher et les petits pleurent après leur soupe.

 

Elle s’arrêta. Entendit-elle ? Mon Dieu non.

 

Seulement, sa main qui étreignait son cœur avait rencontré les papiers de l’hôtel Fitz-Roy.

 

– Ce n’est pas à moi, dit-elle ; avant de m’en aller, je dois rendre cela.

 

Et elle tourna le dos à la rivière, remontant le champ comme elle l’avait descendu, lentement, la tête droite, semblable à une statue qui marche.

 

Et la longue route fut reprise en sens contraire sans hâte ni fatigue. Des heures encore passèrent.

 

Le jour s’en allait baissant, quand Clotilde atteignit de nouveau la place Clichy, pleine de bruit et de foule. Les saltimbanques annonçaient leur dernière représentation.

 

Il n’y avait qu’une baraque abandonnée, c’était celle d’Échalot.

 

Clotilde ne vit rien de tout cela. Elle tourna vers le boulevard sans regarder ni à droite ni à gauche et monta du côté du cimetière.

 

Elle savait où elle allait.

 

Le boulevard fut suivi par elle jusqu’à l’angle de la rue Pigalle qu’elle tourna pour la descendre jusqu’à la hauteur de l’hôtel de Souzay.

 

Là, elle s’arrêta.

 

Contre l’habitude constante, la porte cochère du logis de Mme la duchesse de Clare était ouverte.

 

Clotilde n’entra point.

 

Elle s’assit sur la borne où nous vîmes Lirette pour la première fois, et quiconque l’eût regardée en ce moment aurait vu le terrible effort qu’elle tentait pour éclairer sa pensée.

 

– C’est ici, murmura-t-elle.

 

Sa main chercha son cœur et froissa les papiers qui étaient sous sa robe. Elle dit encore :

 

– Ce n’est pas à moi… Ce n’est pas à moi !

 

Puis, en se levant tout d’une pièce :

 

– Clément ! mon ami chéri ! C’est le nom, c’est la fortune de Clément ! Le bonheur lui viendra par moi…

 

En prononçant ce nom, sa voix était douce comme un chant.

 

Elle franchit le seuil et suivit la longue avenue bordée d’arbres. Sur son passage quelqu’un se cacha entre l’un des troncs et le mur. C’était peine perdue ; ne se fût-on point caché, Clotilde n’aurait rien vu.

 

Un instant, elle fit halte au-devant de la maison qui semblait déserte.

 

Mais le jardin ne l’était pas.

 

L’arrivée de Clotilde y produisit un mouvement, et plusieurs ombres glissèrent derrière les massifs de lilas défeuillés.

 

– Ils sont là tous les deux, dit-elle, en regardant la maison ; celui que j’aime, celle que je hais.

 

Quoique l’obscurité fût à peu près complète (il pouvait être six heures du soir), aucune lumière ne brillait à la façade de l’hôtel qui regardait la rue.

 

Rien n’était éclairé non plus au rez-de-chaussée, soit dans les cuisines, soit à l’office.

 

Une autre que Clotilde aurait remarqué sans doute la physionomie singulière que ces ténèbres et cette solitude prêtaient à la maison.

 

Elle n’avait garde de remarquer quoi que ce fût, et des symptômes beaucoup plus apparents lui auraient échappé de même.

 

Elle entra par la grande porte du milieu, et traversant le vestibule où il n’y avait personne, elle monta l’escalier principal.

 

Au premier étage, elle trouva une porte entrebâillée qu’elle poussa.

 

C’était une chambre assez vaste, meublée avec un luxe délicat : une chambre de femme.

 

La premier mouvement de Clotilde fut de reculer, car une lueur instinctive se faisait dans la nuit de son intelligence : elle sentait là son ennemie, la mère de celui qu’elle aimait tant, celle qui par trois fois en Bretagne, rue de la Victoire et à l’hôtel Fitz-Roy avait joué la vie du prince Georges pour sauvegarder un autre fils, un fils adoré, celui-là.

 

– Mauvaise mère ! dit-elle.

 

Mais aux derniers rayons du soir, elle aperçut un prie-Dieu auprès de la fenêtre, à la tête du lit. Elle s’en approcha et s’y agenouilla.

 

Puis, à peine prosternée, comme si un ressort se fût détendu au-dedans d’elle, tout à coup, elle s’affaissa sans même pousser un cri.

 

Elle ne souffrait plus.

 

Si la crise qui terrassait ainsi la pauvre Clotilde au moment où elle venait accomplir son dernier devoir eût tardé une minute encore, elle aurait entendu son nom prononcé dans la chambre voisine au milieu d’une discussion soudainement élevée.

 

Son nom et le nom de celui qu’elle aimait.

 

Mais, avant d’entamer le récit des événements étranges qui eurent lieu cette nuit à l’hôtel de Souzay, si calme, d’ordinaire, dans sa tristesse, nous reviendrons un instant sur nos pas, résumant en peu de mots l’histoire de la journée, nécessaire à l’intelligence du dernier acte de notre drame.

 

Le Dr Abel Lenoir, lors de sa visite quotidienne, avait trouvé Albert sensiblement mieux et la duchesse à demi folle de joie.

 

Nous savons que le docteur était autre chose qu’un médecin dans la maison de Mme de Clare. On lui eût laissé croire volontiers, néanmoins que ce miraculeux résultat était dû à ses bons soins, s’il n’avait exigé une explication.

 

En la lui donnant, Angèle appuya surtout sur ce fait que Georges était un heureux martyr. Son sacrifice ressemblait à une délivrance.

 

Ce fut chez Mme de Clare que Pistolet vint trouver le docteur après son expédition à l’hôtel Fitz-Roy.

 

Pistolet s’était mis en campagne en quittant Lirette, ce matin. Toute la nuit précédente, le docteur avait eu ses gens à lui autour de la maison Jaffret, non seulement pour éclairer autant que possible les faits et gestes de la bande, mais surtout pour veiller à la sûreté du prince Georges en cas de besoin.

 

Pistolet était le chef de cette police particulière.

 

Il venait au rapport.

 

Son résumé clair et court donna d’abord la physionomie à peu près exacte de ce qui s’était passé après la soirée des fiançailles.

 

Les maîtres ne s’étaient pas couchés, on avait vu le « fantôme » pénétrer dans le jardin par le mur de planches, on avait surpris la sortie de mademoiselle Clotilde avant le jour.

 

Mais l’important se trouvait dans la récolte personnelle de Pistolet, qui était arrivé, rue Culture, au moment même où le déménagement de l’hôtel s’opérait. Les agents avaient vu commencer ce déménagement.

 

Les Jaffret semblaient, en vérité, quitter leur demeure sans espoir de retour.

 

Et certes, c’était là une idée bizarre, le lendemain de la signature d’un contrat, à la veille d’une noce.

 

Le mot de l’énigme semblait être dans le fait de la visite du fantôme dont le récit ne sembla causer aucune surprise au Dr Abel Lenoir, lequel dit seulement :

 

– Je savais que mon voisin Mora n’avait pas couché cette nuit chez lui, rue de Bondy.

 

Cependant, le mot de l’énigme pouvait être aussi dans l’histoire de la onzième dalle deux fois soulevée.

 

Le docteur était au fait par avance de tout ce qui concernait le vieux Morand Stuart et son Oremus.

 

Il écouta cette partie du rapport de Pistolet avec une extrême attention.

 

– Du moment que Mora avait entendu la conversation d’Échalot et de Lirette, acheva Pistolet, vous devinez que je n’espérais plus beaucoup trouver les papiers sous la dalle. Néanmoins, pour ne rien négliger, j’ai pénétré dans la cour de l’hôtel, j’ai compté les pierres, j’ai soulevé la onzième…

 

– Eh bien ? fit le docteur.

 

– Il y avait une cachette, une très belle cachette ; mais elle était vide.

 

– As-tu interrogé le concierge ?

 

– Naturellement. Il n’a rien vu, pas même nos agents, et de ce que peuvent être devenus les maîtres de l’hôtel il ne sait rien.

 

Le docteur réfléchit un instant, puis il dit :

 

– Mora les a prévenus. Ils sont cachés quelque part dans Paris. C’est la crise. Ils ont leur proie, ils doivent chercher déjà les moyens d’escompter leur victoire. Mets sur pied tout ce que nous avons d’hommes. Tu entends bien, tout ! Prends Tardenois, Larsonneur, prends jusqu’à mon vieux valet Guillaume, et fais une battue à fond. Il nous faut ces actes, je les veux !

 

XXV

Ville gagnée

 

Pistolet s’était dirigé vers la porte, mais il revint. Il avait oublié de mentionner la scène sauvage de la rue Vieille-du-Temple : l’assassinat de Clément-le-Manchot par Cadet-l’Amour.

 

– Ce malheureux peut-il nous servir ? demanda le docteur.

 

– Je ne l’ai pas revu depuis cette nuit, répondit Pistolet ; mais s’il doit s’en relever jamais, il ne bougera de plus d’un mois, j’en réponds !

 

– Va donc et mène rondement la chasse ! tu cours après ta fortune. Pistolet sortit.

 

Il emmena Tardenois, Larsonneur et les autres valets.

 

Voilà pourquoi nous avons vu Clotilde entrer dans la maison sans trouver à qui parler.

 

L’office était vide et la cuisine aussi, parce que Mme Meyer (de Prusse) avait pris campos après avoir donné vacances aux servantes.

 

Pourquoi ? Comment ? Il faut bien enfin le dire : parce que l’ennemi était dans la maison même.

 

Non pas les compatriotes de Mme Meyer, mais la bande Cadet.

 

En plein jour, dans Paris tranquille, au milieu d’un quartier populeux, à l’insu des passants de la rue et des voisins habitant les demeures d’alentour, une maison avait été prise d’assaut et restait au pouvoir de l’envahisseur.

 

Il faut raconter en détail cet événement qui semble au premier aspect invraisemblable comme une féerie et qui s’accomplit le plus simplement du monde, prélude d’événements plus extraordinaires encore.

 

Il pouvait être dix heures du matin quand Pistolet, sur l’ordre du Dr Lenoir, emmena Tardenois, Larsonneur et les autres pour les lancer sur la piste des Habits Noirs.

 

Une heure après, arrivèrent Georges et Lirette, qui n’avaient plus trouvé Clotilde dans la baraque d’Échalot.

 

Pour la première fois depuis bien des années, il y eut dans la maison d’Angèle une scène de bonheur, une scène de famille.

 

On n’avait encore, en somme, aucune raison de s’inquiéter pour Clotilde, et Lirette apportait en entrant ici de tels motifs d’espoir qu’on la reçut comme une providence.

 

Elle était le salut d’Albert puisqu’elle brisait le lien qui attachait Georges à Clotilde ; elle était aussi la promesse d’une ère nouvelle au point de vue de la fortune et de la sécurité légale, puisque, vivant témoignage, elle pouvait certifier l’existence des actes qui constataient l’état civil de la duchesse et de son fils.

 

C’était une autre existence qui commençait. Angèle, ramenée au bien par l’espoir, ne voulait plus ni subterfuges ni ambages ; elle aimait ses deux fils, elle chérissait déjà cette ravissante créature qui allait être sa fille, elle attendait l’autre… Ah ! celle-là, comme elle allait l’adorer ! La femme d’Albert !

 

Celui-ci dormait, visité par de beaux rêves.

 

Le docteur venait de sortir, en annonçant qu’il reviendrait.

 

Vers deux heures après midi, Rose Lequiel, la femme de chambre, faisant le service de Tardenois absent, ouvrit la porte d’une pièce, voisine de la chambre à coucher d’Angèle, et où celle-ci se tenait avec Lirette et Georges.

 

Rose Lequiel annonça Mme la comtesse Marguerite de Clare et M. le comte de Comayrol.

 

Il y avait des années que Marguerite et Angèle ne s’étaient vues. Rivales de beauté autrefois, elles n’avaient jamais éprouvé l’une pour l’autre une bien vive sympathie. Angèle fut étonnée. Elle ne connaissait pas M. de Comayrol.

 

– Faites entrer au salon, dit-elle. Mais Marguerite était déjà sur le seuil.

 

– Sans cérémonie, n’est-ce pas, dit-elle, tout à fait ? Entrez, comte. Ma bonne et chère cousine nous excusera.

 

Angèle s’était levée.

 

Mme la comtesse vint à elle d’un pas délibéré en ajoutant :

 

– Vous voyez, nous sommes en costume de voyage… Bonjour, prince… Chère duchesse, Georges nous a fait connaître hier l’aimable intention que vous aviez eue de venir à l’hôtel Fitz-Roy pour signer au contrat.

 

– En effet, je le voulais, dit Angèle, qui pensa tout d’un coup à Albert.

 

Pour maintenir le projet de mariage en changeant d’épouseur, il fallait gagner les bonnes grâces de Marguerite.

 

Elle tendit sa main la première.

 

Marguerite la secoua cordialement. Vous eussiez dit en vérité les deux meilleures amies du monde.

 

Marguerite reprit :

 

– C’est vous qui nous teniez rigueur, cousine. Nous avons considéré cette bonne parole comme un premier pas, et vous voyez notre empressement à risquer le second. Malgré les très grosses affaires qui sont tombées sur nous aujourd’hui, j’ai dit à la famille : « Je ne partirai pas sans voir Angèle… » Permettez-moi de vous présenter M. le comte de Comayrol, un des témoins de notre Clotilde.

 

M. le comte de Comayrol salua. Il était botté et harnaché comme pour faire le tour d’Europe. On s’assit. Lirette se tenait à l’écart, effrayée sans savoir pourquoi. Georges n’essayait même pas de dissimuler son malaise. Était-ce l’heure de l’explication ?

 

Mais toute cette glace fut brisée du premier coup. Marguerite rapprocha son fauteuil de celui d’Angèle.

 

– Il y a quelque petite chose, lui dit-elle à voix basse, et vous vous en doutez bien. Vous aviez donné pouvoir à maître Souëf, et certes, nous n’en demandions pas davantage ; mais ce contrat est provisoire dans l’idée de maître Souëf lui-même, et le mariage n’ira pas tout seul. Est-ce que vous ne causeriez pas volontiers un instant en tête à tête avec moi, ma belle cousine ?

 

– Très volontiers, au contraire, répondit Angèle vivement, j’ai moi-même à vous parler d’une certaine circonstance…

 

– J’en étais sûre ! s’écria Marguerite en riant bonnement. Comme on a tort de ne pas se voir et s’entendre !… Georges, mon cher enfant, pardonnez-moi si je dispose de vous, il faut que vous emmeniez M. de Comayrol pendant dix minutes, ainsi que cette charmante demoiselle… Elle est de la famille ?

 

Lirette s’était levée. Ce fut elle qui répondit :

 

– Oui, madame, je suis de la famille.

 

Son regard heurta celui de Marguerite, qui sourit, puis tourna la tête.

 

– Georges, dit Angèle, vous mènerez M. le comte au salon.

 

– Non, oh ! non, fit Marguerite dont le sourire prit une singulière expression ; au salon, il y a déjà quelqu’un.

 

– Quelqu’un ! répéta la duchesse étonnée ; qui donc ? Au lieu de répondre ! Marguerite demanda :

 

– Est-ce que le petit salon ne donne pas sur le jardin ?

 

– Si fait, mais…

 

– Vous ne comprenez rien à tout cela, n’est-ce pas ? interrompit la comtesse en lui adressant un signe d’intelligence. Faites comme si vous compreniez, vous allez avoir le mot de l’énigme… Allez, Georges, au petit salon… Vous saurez tout et vous me remercierez.

 

M. de Comayrol offrit galamment son bras à Lirette.

 

Sur un coup d’œil d’Angèle, Georges les accompagna.

 

Tout le monde souriait encore, mais autour de la situation, il y avait déjà une mortelle inquiétude.

 

Aussitôt que la porte fut refermée, la physionomie de Marguerite changea.

 

– Maintenant, dit-elle, mademoiselle Tupinier, à bas les masques, s’il vous plaît ! Nous ne pouvons pas nous souffrir, vous et moi, parce que nous sommes du même métier et que nous nous faisons concurrence…

 

– Madame !… voulut interrompre la duchesse, plus stupéfaite encore qu’indignée.

 

– Mais, en définitive, poursuivit Marguerite, il n’y a pas entre nous une de ces haines implacables qui font courir comme un fourmillement l’envie d’étrangler jusqu’au bout des doigts. Moi, je suis assez bonne fille, au fond, jouons donc cartes sur table. Je suis une voleuse, ma cousine, commandant à des voleurs.

 

– Oh !… fit Angèle, qui essaya de se lever.

 

– Et vous le saviez très bien, continua Marguerite, ce qui ne vous a pas empêchée d’envoyer votre fils à l’hôtel de Fitz-Roy avec de beaux bouquets, ma foi, pour demander la main de notre pupille. Je suis de la bande Cadet ou plutôt : Je suis la bande Cadet ! Vous le saviez si parfaitement que vous aviez fondé la bande Abel Lenoir pour nous combattre. C’est un homme de talent que ce docteur, mais son idée n’a pas le sens commun. Au XIXe siècle, ma chère, le plus naïf des commissaires de police vaut tous les francs-juges de l’univers. Ce n’est pas à cause de vous que nous jouons notre va-tout aujourd’hui, avant de quitter Paris et peut-être la France, c’est parce qu’on nous a avertis, cette nuit, que le commissaire de police allait se mêler de nos affaires. Rien que pour cela.

 

Elle s’arrêta. Son regard couvrait Angèle, qui s’était remise et qui réfléchissait.

 

Il y avait autour de cette scène, entamée si bizarrement, un silence plein de repos. Le soleil d’hiver, qui allait baissant, dessinait sur le tapis en deux larges raies lumineuses les broderies de la mousseline qui recouvrait les glaces des croisées. On n’entendait rien, sinon ce murmure lointain de Paris, si rassurant et si doux à l’oreille, quoi qu’on dise.

 

Comment craindre les choses de la forêt de Bondy quand on entend ce beau Paris causer, rouler carrosse et rire ?…

 

– Je sais à quoi vous pensez, madame la duchesse, reprit Marguerite, car ce nom de Tupinier ne doit pas vous plaire, et je veux revenir à mes habitudes de bonne compagnie qui sont chez moi une seconde… ou une troisième nature. Ce mot de commissaire de police vous a émoustillée. Celui du quartier demeure à trois portes de chez vous, vous croyez cela… Eh bien, non ! il est à l’autre bout du monde. Entre lui et vous, il y a moi : la bande Cadet !

 

Angèle garda le silence. Marguerite reprit encore.

 

– Et je vous prie de remarquer combien nos bandits sont sages. Ils emplissent votre maison, et vous n’entendez aucun bruit…

 

– Ils emplissent ma maison ! répéta la duchesse sans savoir qu’elle parlait.

 

– Toute la partie de votre maison qui regarde l’avenue, oui, expliqua complaisamment Marguerite, et cela s’est fait tout seul, aussitôt après le départ du Dr Lenoir. Vous aviez pris soin vous-même d’éloigner vos valets. Restaient bien vos servantes, mais Mlle Rose Lequiel est venue lui dire « de votre part » qu’elles pouvaient prendre la permission de dix heures aujourd’hui.

 

– Rose ! fit Angèle. De ma part !

 

– Hélas ! ma chère, elle vous est dévouée comme les nourrices de la comédie, mais elle a quarante-cinq ans, l’âge des passions conservées en boîtes, et nous avons un don Juan du nom de Similor qui ravage ces vieux cœurs dans la perfection… Nous sommes entrés bien tranquillement. Notre quartier général est au salon, et vous comprenez maintenant pourquoi je vous ai priée de n’y point envoyer votre cher fils, ce qui eût été dangereux pour lui. Entre vous et la ville les communications sont coupées, quoique votre porte cochère là-bas reste ouverte, car je veux bien vous dire que cette belle petite Clotilde, la fiancée de votre fils, ne fait pas partie de notre association. Elle nous a faussé compagnie ce matin, et j’ai quelques raisons de croire que cette porte ouverte sera pour elle comme le collet qui prend les alouettes. Nous avons besoin d’elle et nous l’aurons. Du côté du jardin, au contraire, ah ! vous êtes libre comme l’air !…

 

Elle se leva et vint ouvrir une des croisées.

 

– Seulement, ajouta-t-elle, c’est un jardin de prison que vous avez là. Il n’y a qu’une seule fenêtre là-bas, derrière les arbres… Et en vérité, j’y vois quelqu’un !

 

La duchesse se leva vivement et ouvrit la bouche pour appeler à l’aide. Marguerite riait.

 

– Regardez bien auparavant, dit-elle.

 

– Jaffret ! murmura Angèle en reculant.

 

– Le bon Jaffret ! appuya Marguerite avec onction. Et il a apporté ses bouvreuils !

 

Jaffret donnait, en effet, la becquée à ses favoris, et, à travers l’espace, sa voix exercée se fit entendre, chantant :

 

– Huick ! huick !… rrriki ! huick !

 

– Bonjour, filleule ! dit une autre voix sous la croisée même. Menons les choses rondement, ma mignonne, le chemin de fer n’attend pas, et dehors il fait un froid de loup !

 

Dans l’allée, Angèle avait reconnu Cadet-l’Amour qui se promenait en fumant sa pipe. Elle retomba brisée sur son fauteuil et murmura :

 

– Madame, que voulez-vous de moi ?

 

XXVI

Choisir !

 

Quand la fenêtre fut refermée, le jour avait baissé considérablement dans le boudoir, où Marguerite et Angèle étaient réunies.

 

Le soleil n’entrait plus, caché qu’il était par les tentures. Le silence continuait de régner au-dedans comme au-dehors.

 

– Ce que nous voulons de vous ? répéta Marguerite, en reprenant son siège, c’est difficile à dire, ma cousine, et délicat. On m’a choisie pour porter la parole, parce que les femmes, entre elles, ne reculent devant aucune vérité, si dure qu’elle soit ; mais voilà pourtant que j’hésite.

 

Elle s’arrêta, en effet, et sembla se recueillir.

 

La duchesse attendait, le cœur serré par une indicible terreur.

 

– Madame, reprit Marguerite, qui devenait grave malgré elle, vous nous avez trompés, ou du moins, nous soupçonnons que vous avez voulu nous tromper. Vous avez deux fils. Lequel est le préféré, nous l’ignorons. Soit que vous ayez lancé le bâtard pour servir d’égide à son frère légitime… on dit cela parmi vos propres serviteurs… Soit que vous ayez voulu, au contraire, profitant de la nuit qui entoure le passé des deux jeunes gens, donner au fils naturel les droits du jeune duc…

 

– Je vous jure, madame… interrompit Angèle.

 

Mais Marguerite l’interrompit à son tour et dit avec une sorte de solennité :

 

– J’ai pitié de vous, ne vous engagez pas, vous pourriez amèrement regretter vos paroles. Je vous préviens, et c’est un service cela, que vous allez avoir à faire un choix entre vos deux enfants : un choix… mortel !

 

La poitrine de la duchesse rendit un grand gémissement.

 

– Nous ne sommes pas seulement des voleurs comme je vous l’ai dit, reprit Marguerite, nous sommes des assassins. La maison de Clare, dont nous portons toutes les deux le nom, est cruellement payée pour le savoir. L’homme qui vient de vous nommer sa filleule, et qui en a le droit, est ici pour tuer un de vos fils.

 

Angèle, les yeux horriblement ouverts, les mains crispées sur les bras de son fauteuil, écoutait comme on fait un épouvantable rêve.

 

Elle ne croyait pas.

 

Et pourtant, il fallait croire, car le visage de Marguerite se contractait, tiraillé par un tic douloureux.

 

Marguerite avait trop présumé de la dureté de son cœur, Marguerite elle-même !

 

L’horrible et cynique franchise qu’elle s’était imposée l’épouvantait.

 

Elle était à la torture, et sans l’énormité de l’enjeu, qui était au bout de la partie engagée, peut-être eût-elle reculé…

 

Rendons-nous bien compte de la situation : l’enjeu, ce n’était pas la fortune de Clare.

 

En suivant la route que tenait Marguerite il y avait loin et beaucoup de détours pour arriver jusqu’à la fortune de Clare qui pouvait, de mille manières, s’échapper en chemin.

 

L’enjeu, le véritable enjeu, celui qui valait toute l’angoisse de tous les crimes et encore plus, au gré de Marguerite, c’était le coffre du colonel : cette poignée de chiffons dont l’un criait : « Je représente cinquante mille guinées ! »

 

Elle savait où il était ce coffret renfermant soixante ou quatre-vingts millions.

 

Elle savait qu’au rez-de-chaussée de la maison habitée par le Dr Lenoir, rue de Bondy, un homme, jeune ou vieux, qu’importait cela ! veillait tout seul sur ce trésor.

 

Cet homme en valait cent, c’est vrai, il était la quintessence de l’habileté dans le mal, tous ceux qui s’étaient attaqués à lui étaient morts ; mais un coup de couteau bien planté dans le cœur tue les sorciers comme les naïfs… Et pour récompenser l’audace de ce coup, il y avait la montagne d’or !

 

Ici, à l’hôtel de Souzay, ce n’était que la comédie, destinée à endormir la vigilance de cet homme. Lui-même en avait fourni le plan railleur et impossible, et lui-même, c’était chose certaine, étant donné son caractère, en surveillait l’exécution, ici ou là, de loin ou de près, ricanant d’aise en quelque coin comme un dilettante dans sa loge.

 

Il fallait que la pièce fût jouée sérieusement et furieusement, jusqu’à la lie de son absurde férocité ; il fallait que la bande Cadet prît sa volée vers la frontière, les griffes pleines de sang, pour revenir à bas bruit… et encore !

 

Savez-vous ce qu’il faisait, le fantôme, à l’heure où ses « bons chéris » essayaient de lui donner le change à l’hôtel de Souzay ?

 

Un homme de quarante ans environ, bien nourri comme doit l’être un philanthrope, montait le raide escalier du logis de Pistolet, rue Vieille-du-Temple. C’était là, nous nous en souvenons, que Clément-le-Manchot avait trouvé un asile, la nuit précédente, en sortant des mains de Cadet-l’Amour.

 

Clément-le-Manchot dormait sur un matelas.

 

Le docteur Abel était venu le voir dans la journée. L’influence de son traitement se faisait déjà sentir.

 

Le philanthrope entra sans éveiller le blessé et resta bien cinq minutes à regarder curieusement l’effroyable état où Cadet-l’Amour l’avait mis.

 

Puis il lui secoua le bras doucement.

 

– Manchot, dit-il, éveille-toi, mon garçon… Comme te voilà fait !

 

– Qui m’appelle ? gronda le malheureux.

 

– Tu ne me reconnais seulement pas ! J’étais venu te dire une chose : si tu avais pu te soutenir sur tes jambes, l’occasion était belle. Ce soir Cadet travaille rue Pigalle, à l’hôtel de Souzay… mais tu ne vaux plus rien.

 

– Est-ce vous, monsieur Mora ? demanda Clément, je ne vous vois pas.

 

– Tu n’es pas capable, mon pauvre gars, dit l’autre, il t’a trop malmené ! je te laisse la goutte, tâche de te rendormir… C’est à la nuit, vers huit heures, que Cadet-l’Amour travaillera rue Pigalle… Bonsoir.

 

Et il partit.

 

En tâtant auprès de lui, Clément trouva une bouteille d’eau-de-vie.

 

Le philanthrope était déjà au bas de l’escalier.

 

Revenons à l’hôtel de Souzay.

 

Nous n’avons pas oublié que le colonel avait défendu qu’on touchât un cheveu de la tête du bâtard, et nous savons que Marguerite avait combiné d’avance le piège qui devait être tendu à la misérable mère.

 

Elle était femme, sinon mère, elle-même ; elle devinait que tout l’amour de la mère se concentrait sur le fils déshérité, sur le vaincu.

 

Dans cette épreuve, qui ressemblait de loin au jugement de Salomon, elle était déterminée à frapper celui qu’Angèle désignerait comme étant le fils légitime, bien certaine ainsi de ne se point tromper, puisqu’elle comptait sur le mensonge de l’amour.

 

– Madame, dit-elle, cherchant à ressaisir, sinon le calme, du moins la clarté de sa pensée, si vous avez sujet de nous mépriser et de nous craindre comme des criminels que nous sommes, il nous est permis à nous d’avoir défiance de vous. Votre vie n’est pas irréprochable.

 

– C’est vrai, balbutia Angèle qui éclata en sanglots, c’est vrai, j’ai péché ; mais se peut-il qu’un châtiment si atroce me soit réservé !

 

– Nous ne prétendons en aucune façon punir, répliqua Marguerite, mais bien prendre nos sûretés. Nous savons que les papiers de Clare sont en votre pouvoir…

 

– Quels papiers ?

 

– Votre acte de mariage, l’acte de naissance de la fille de Morand Stuart.

 

– C’est une erreur ! s’écria la duchesse. Vous allez commettre un crime inutile ; je vous jure qu’on vous a trompés !

 

– Je ne vous en veux pas pour ce mensonge, répliqua Marguerite ; à votre place j’agirais comme vous.

 

Ce n’était pas un mensonge ; mais le renseignement fourni par le fantôme quand il avait désigné l’hôtel de Souzay comme le lieu où les papiers contenus dans la cachette devaient être retrouvés, n’était pas non plus contraire à la vérité.

 

Il n’y avait ici qu’une erreur de temps. La pauvre Clotilde marchait en ce moment sur la route de Saint-Ouen pour apporter précisément les trois pièces désignées à l’hôtel de Souzay, où elle allait arriver dans quelques minutes.

 

Marguerite avait repris toute sa froideur. Elle continua :

 

– Raisonnons comme si vous aviez ces actes, nous ne pouvons mutuellement nous tromper. Il y a un héritier de Clare-Souzay, qui épouse l’unique héritière de l’autre branche de Clare. Ce couple est notre bien à vous et à nous. On ne refuse pas de vous admettre au partage. Voulez-vous être de la bande Cadet, madame la duchesse ? Angèle ne répondit que par un geste d’horreur.

 

– Vous ne voulez pas ? poursuivit Marguerite, vous avez raison, cela ne détournerait pas de vous le calice d’amertume. Nous sommes à l’extrémité d’une pente fatale. Si je pouvais vous dire ce que vaut pour nous la partie qui se joue ici et qui vous paraît encore plus extravagante que barbare…

 

Son œil lança ce grand éclair des fiévreux de l’or, car elle voyait en un mirage le coffret, toutes ses bank-notes, et l’ivresse jaune lui montait au cerveau violemment.

 

– Cela vaut… reprit-elle d’une voix subitement altérée ; mais, vous ne me croiriez pas ! ce sont des richesses auxquelles on ne peut croire ! Et, d’ailleurs, qu’importe ? L’arrêt est prononcé, prononcé par vous qui avez été trop habile. Un de ces deux jeunes gens est de trop, parce que, tant qu’il y en aura deux, nous aurons peur de vous qui avez fait vos preuves d’astuce et de tricherie, mentant partout, mentant toujours, mentant jusqu’au lit de mort de votre mari. C’est le nom d’Albert que porte l’acte de naissance du fils de William de Clare, et l’enfant dont vous aviez fait un marbrier, pour le mieux cacher, s’appelait Clément ! et celui que vous nous avez envoyé à l’hôtel Fitz-Roy a nom Georges ! et dans sa prison… Ah ! nous n’aurions pas besoin du poignard si nous savions où frapper ! Il nous suffirait de nous effacer pour laisser agir la justice… Et, dans sa prison, disais-je, il avait des papiers au nom de Pierre Tardenois !… D’un autre côté, celui qui passe ici pour le secrétaire du jeune duc s’appelle Albert ! C’est le chaos. Vous avez trop bien brouillé les cartes, madame, on n’y voit plus dans la nuit que vous avez faite… Nous vous condamnons à faire la lumière, à dire vous-même et tout haut : « Voici le duc de Clare, et voilà le bâtard ! »

 

Angèle se laissa tomber à genoux.

 

Elle essayait de parler et ne pouvait. Toute l’angoisse que peut endurer une créature humaine sans mourir était sur son visage.

 

– Madame, madame ! balbutia-t-elle enfin, ayez pitié de moi, je les aime tous les deux !

 

Elle disait cela comme les pauvres petits qui demandent grâce. Marguerite détourna les yeux.

 

– Madame… répétait Angèle qui se traînait sur ses genoux, je suis en votre pouvoir. Je ne veux plus de la fortune ! Les titres, j’y renonce ! Nous irons hors de France, loin, bien loin… si loin que nous ne nous gênerons plus. Madame ! oh ! madame, vous n’avez pas mesuré ma torture. Je vous en supplie…

 

– Il faut choisir, prononça tout bas Marguerite.

 

– Écoutez-moi ! reprit la duchesse dont la voix changea, et nous devons l’avouer, une lueur cauteleuse s’alluma dans sa prunelle, car, même à cette heure navrée, sa partialité maternelle n’était pas morte, écoutez-moi, je ne vous tromperai plus. Je vous donnerai le vrai de Clare, celui dont le nom est dans l’acte de naissance, le duc Albert, cette fois, pour épouser votre Clotilde… Mais laissez vivre mon autre enfant.

 

– Non ! dit Marguerite.

 

Angèle bondit sur ses pieds. Tout son sang rougit son visage. Elle se rua sur Marguerite qui la reçut de pied ferme. Un instant leurs deux visages terribles et superbes se touchèrent presque. Leurs yeux se brûlaient. Vous eussiez dit deux tigresses qui vont s’entre-dévorer.

 

– C’est moi qui vais te tuer ! râla Angèle, j’ai la force, je le sais ; j’en suis sûre, j’ai la rage… Ah ! prends garde !

 

Au lieu de reculer, Marguerite avança la tête.

 

Leurs bouches se touchaient presque, comme pour un baiser. Et Marguerite dit avec un rire convulsif :

 

– Folle ! tu parles de tes enfants ! oh ! folle ! folle ! moi, je me bats pour quatre-vingts millions !

 

Elle se dégagea d’un seul effort, irrésistible et froid comme l’or lui-même, et gagna la porte. Sur le seuil elle se retourna pour ajouter :

 

– Ici, dans un quart d’heure, celui qui doit mourir ! Je le veux, il le faut ! Sinon, ils mourront tous les deux !

 

Angèle se laissa tomber comme une morte.

 

XXVII

Ombres chinoises

 

Il n’y avait aucune exagération dans ce que Marguerite avait dit tout à l’heure à Angèle.

 

Le conseil donné par le colonel, la nuit dernière, lors de son invasion à l’hôtel Fitz-Roy, avait été suivi à la lettre, et ce soir, toute la bande Cadet était sur pied.

 

Si bien déchue que fût la frérie des Habits Noirs, quelque chose restait de sa redoutable organisation. L’espace de temps compris entre six heures du matin et midi avait suffi pour lever le ban et l’arrière-ban des joueurs de poule de L’Épi-Scié, et pendant qu’une garnison suffisante occupait à bas bruit l’hôtel de Souzay qui, du dehors, avait l’air de la maison la plus tranquille du monde, Pique puce (M. Noël), Cocotte et d’autres habiles contre-chassaient les valets de Mme de Clare pour les retenir loin de l’hôtel.

 

Tant que les gens de service ne revenaient pas, il n’y avait absolument rien à craindre pour les envahisseurs de l’hôtel.

 

La duchesse, en effet, ne voyait personne, sauf le Dr Abel Lenoir, et l’ordre était donné, aux sentinelles de la bande Cadet, de laisser entrer le Dr Lenoir, s’il se présentait.

 

Pareille consigne existait pour Pistolet.

 

Pareille pour mademoiselle Clotilde.

 

Quant aux autres visites qui auraient pu venir par hasard, Amédée Similor, traître à l’amitié d’Échalot et séducteur de la vieille Rose Lequiel, avait revêtu la grande livrée de Clare.

 

Il se tenait quelque part au rez-de-chaussée, jouant à merveille son rôle de valet, et tout prêt à répondre que les maîtres de la maison étaient absents.

 

Au grand salon donnant sur l’avenue, se trouvaient une demi-douzaine de braves, sous la présidence du Dr Samuel ; nous avons vu Cadet-l’Amour au jardin fumant sa pipe, et la seule fenêtre du voisinage donnant sur les derrières de l’hôtel était occupée par le bon Jaffret, qui avait pris, avec ses bouvreuils, possession du pied-à-terre de Marguerite, rue de La Rochefoucauld.

 

C’était le quartier général. Tous les Maîtres de la bande Cadet ayant abandonné leurs logis aujourd’hui même (et ce n’était pas trop tôt), on avait choisi ce lieu pour se réunir en cas de besoin et délibérer.

 

D’après ces dispositions, toute la partie de l’hôtel de Souzay qui regardait les jardins était libre ; l’autre moitié, celle qui avait ses croisées sur l’avenue menant à la rue Pigalle, était en rigoureux état de siège.

 

Quant aux habitants mêmes de l’hôtel, nous savons où était Mme la duchesse ; Albert, couché tout habillé sur son lit, dormait d’un bon sommeil, suite d’une crise favorable, provoquée par l’explication de ce matin, et ne se doutait de rien. Depuis que les Habits Noirs étaient entrés dans la maison, il ne s’était produit aucun bruit qui pût l’éveiller.

 

Le prince Georges, Lirette et M. le comte de Comayrol étaient réunis au petit salon où l’entretien allait comme il pouvait.

 

Il n’y avait personne dans la chambre de Georges, ni dans celle d’Angèle, où Clotilde, guidée par le hasard, ne devait pas tarder à entrer.

 

Il faisait nuit déjà quand elle arriva. Personne ne mit obstacle à son passage, et ce fut à l’aventure qu’elle poussa la première porte qui se présenta entrouverte devant elle.

 

Quelques instants après Clotilde, le Dr Abel Lenoir franchit le seuil de la porte cochère.

 

Il était inquiet, on n’avait retrouvé la trace d’aucun des membres de la bande Cadet, et Pistolet venait de lui apprendre que, dans la journée, des descentes de police avaient eu lieu simultanément à l’hôtel Fitz-Roy, chez la comtesse Marguerite de Clare et chez le Dr Samuel.

 

On le laissa pénétrer comme Clotilde jusque dans la maison ; mais plus clairvoyant que la pauvre jeune fille, il ne put manquer de « sentir », dès les premiers pas, qu’il y avait là quelque chose d’anormal et d’extraordinaire.

 

Il entra néanmoins, monta l’escalier du premier étage et se dirigea, selon son habitude, vers la chambre de la duchesse. Au moment d’y pénétrer, il entendit que l’on causait dans le boudoir. C’était la fin de l’entretien d’Angèle et de Marguerite.

 

Quelques instants après encore, une troisième personne arriva par la rue Pigalle.

 

C’était un homme qui marchait avec beaucoup de peine, et dont on ne pouvait voir le visage, caché sous deux bandes de toiles croisées.

 

Celui-ci n’étant pas signalé à la consigne, deux sentinelles dissimulées derrière les arbres, sortirent de leur abri et l’abordèrent.

 

– Ce n’est pas la rue ici, l’ami, dit l’une d’elles, reprenez la porte.

 

Mais l’autre, l’interrompit, disant :

 

– Tu ne reconnais donc pas, le Manchot ! Et dans quel état !

 

Les deux hommes reculèrent d’un même mouvement.

 

L’un deux, qui était presque un enfant, mit pourtant de la gloriole à vaincre cette répugnance instinctive et se rapprocha.

 

– On va donc rire cette nuit, Clément ? demanda-t-il, faisant allusion au sinistre métier du malheureux ; j’ai idée qu’ils t’attendent… Ne fais pas le fier : c’est moi, Saladin, le petit de Similor.

 

Il se rengorgea en prononçant ce nom illustre. Le Manchot l’écarta et passa sans répondre.

 

– C’est bon ! fit Saladin en regagnant son arbre ; paraît que ce qu’on dit est vrai. L’Amour t’a arrangé, et tu n’es pas de bonne humeur. Si tu ne veux pas attraper une autre danse, ne te promène pas dans le jardin !

 

Parvenu au bout de l’avenue, le Manchot, au lieu de s’introduire dans la maison, tourna sur la gauche pour gagner le passage qui menait au jardin. Il se glissa derrière les massifs et guetta, collé au tronc d’un tilleul.

 

Rien ne bougeait autour de lui, mais bientôt le vent du soir apporta jusqu’à lui une odeur de pipe.

 

Il gonfla ses narines et flaira cette odeur, comme les gens qui s’y connaissent goûtent une gorgée de vin chez le marchand.

 

– C’est ça, dit-il, je reconnaîtrais sa pipe entre mille !

 

Et il se tint coi, blotti par terre, malgré la gelée.

 

Ceux-là même qui auraient passé tout près de lui n’auraient pas soupçonné sa présence.

 

Marguerite, cependant, avait rejoint Comayrol, Georges et Lirette au petit salon.

 

– Nous nous sommes entendues, Mme la duchesse et moi, dit-elle, c’est une bonne et belle réconciliation. Pardon, si je vous laisse encore. Je vais bientôt revenir et ne vous quitterai plus.

 

Elle descendit le grand escalier et sortit par la grande porte.

 

Prenant alors le chemin suivi par Clément-le-Manchot tout à l’heure, elle se rendit au jardin.

 

– L’Amour, appela-t-elle avec précaution.

 

– Sacré tonnerre ! gronda une voix enrouée tout auprès d’elle, voilà un bête de froid ! je me suis enrhumé comme un bœuf.

 

– Avez-vous l’échelle ?

 

– Il n’en manque pas d’échelles, on répare l’entrée, ici à droite… Est-ce que ça va finir aujourd’hui ou demain, cette affaire-là ?

 

– Encore dix minutes.

 

Elle examina la façade et s’orienta. Les fenêtres du boudoir où avait eu lieu sa conversation avec Angèle restaient éclairées. Marguerite les désigna du doigt et dit :

 

– Dressez l’échelle-là.

 

– Et après ?

 

– La fenêtre de gauche est restée entrouverte ; celle où vous avez vu Angèle tout à l’heure…

 

– Est-ce que c’est Angèle qu’on va régler ?

 

– Non !… ce sera un malade ou celui qui n’a qu’un bras. Vous savez bien, l’un ou l’autre : il ne faut qu’un coup.

 

– Un bon !… Et après ?

 

– La clef des champs, et à minuit, rue de Bondy, au rez-de-chaussée : le coffret !

 

Cadet-l’Amour eut un grognement joyeux.

 

Derrière son arbre, le Manchot tendait l’oreille.

 

Dans le boudoir où elle était restée seule, Angèle, en rouvrant les yeux, vit quelqu’un agenouillé auprès d’elle.

 

– Abel ! c’est Dieu qui vous envoie ! fit-elle, en joignant les mains. Puisque vous voilà, nous sommes peut-être sauvés ! Il se passe ici quelque chose de si terrible…

 

– Je sais ce qui se passe, interrompit le docteur d’une voix grave et triste. Nous ne sommes pas sauvés. J’ai pu entrer, mais je ne sais pas si je pourrai sortir…

 

– C’est donc bien vrai que nous sommes prisonniers !

 

– Exactement vrai… Madame, je vais faire de mon mieux pour trouver une issue, mais le temps presse, et en mon absence, qui sait ?…

 

– Vous avez donc entendu ! gémit-elle, je n’ai pas rêvé !

 

– Tout, oui, j’ai tout entendu, et tout est réel parce que vos sauvages ennemis sont capables de tout !

 

– Que faire, mon Dieu ! Marguerite va revenir… Combien de temps ai-je été évanouie ?

 

– Cinq minutes.

 

Elle répétait en se tordant les bras :

 

– Elle ne m’avait donné qu’un quart d’heure ! Que faire ! que faire !

 

– Quoi qu’il arrive, prononça le docteur avec autorité, il faut que le fils de votre mari soit sauvé, madame.

 

Sa voix, en disant cela, ordonnait, mais tremblait.

 

– Faut-il donc, s’écria Angèle révoltée, que votre fils à vous, meure ?

 

Le docteur se redressa.

 

Sur son visage on pouvait lire l’angoisse poignante qui lui torturait le cœur.

 

– Madame, répéta-t-il pourtant, et sa voix ne tremblait plus, ceci est ma volonté. Quoi qu’il arrive, je vous le demande, et au besoin, je vous l’ordonne, il faut que le fils de votre mari soit sauvé ! C’est le devoir.

 

Angèle saisit sa main étendue et la baisa.

 

– Si vous aviez ordonné autrefois… dit-elle. Mais je vous obéirai : vous êtes mon maître et je vous aime ! Je jure que le fils du duc de Clare vivra !

 

Abel la releva serrée contre sa poitrine ; il y eut entre eux une rapide étreinte, puis le docteur sortit.

 

Derrière lui, Angèle sortit aussi. Le corridor était désert : elle courut, laissant tomber des paroles entrecoupées jusqu’à la chambre d’Albert.

 

Avant d’ouvrir la porte, elle prêta l’oreille.

 

Le docteur avait pu fuir peut-être, car, du côté du vestibule on n’entendait aucun bruit.

 

Au contraire, dans le corridor, qu’Angèle venait de suivre en quittant le boudoir et sur lequel donnait aussi sa propre chambre, à elle, un pas léger sonnait, du moins Angèle se figura cela : un pas de femme. Angèle regarda, essayant de percer l’obscurité, mais elle ne vit rien.

 

Elle poussa la porte et entra chez le mieux aimé de ses fils.

 

Albert dormait et il rêvait. Le nom de Clotilde expira entre ses lèvres.

 

Un sanglot déchira la poitrine d’Angèle qui pensa :

 

– Ce n’est pas à moi qu’il songe et c’est pour un autre que je meurs ! Elle s’arracha de ce chevet adoré, disant encore :

 

– Si je l’éveillais, tout serait perdu ! Il ne voudrait pas…

 

Elle écouta de nouveau parce que ce léger bruit, entendu dans le corridor, restait autour de son oreille.

 

Mais les minutes étaient comptées.

 

Angèle prit la veilleuse qui était sur la table de nuit et traversa la chambre pour gagner une baie ouverte, au-devant de laquelle tombait seulement une draperie.

 

C’était la garde-robe où étaient les vêtements d’Albert.

 

Angèle souleva la draperie, et, aussitôt entrée, elle déposa la lampe pour faire choix d’un costume d’homme complet dont elle rangea les pièces méthodiquement, comme on fait avant de s’habiller ; elle se hâtait tant qu’elle pouvait, mais ses mains frissonnantes trahissaient son empressement.

 

Au moment où elle dégrafait sa robe, ce bruit qui la poursuivait, ce bruit de pas, vint encore à son oreille, et, cette fois, il partait de la chambre même d’Albert.

 

Au seuil de la garde-robe il y avait une femme debout, entre les draperies : une jeune fille admirablement belle, mais plus pâle encore qu’Albert lui-même, échevelée et portant dans son regard le morne symptôme de la folie.

 

D’une main, cette jeune fille tenait à poignée les masses prodigieuses de sa chevelure, de l’autre, elle maniait une paire de ciseaux, qui, courant et grinçant à travers la splendeur des boucles blondes, couvraient le plancher d’une moisson de soie et d’or.

 

Mme la duchesse de Clare n’avait jamais vu Clotilde, mais elle la devina du premier coup d’œil, car, dans sa stupeur, ce fut le nom de Clotilde qui lui vint aux lèvres.

 

XXVIII

Le droit de mourir

 

La jeune fille fit un pas vers Mme de Clare. La dernière boucle de ses cheveux était tombée, elle jeta les ciseaux et dit :

 

– Oui, c’est moi qu’on appelait Clotilde. J’aime un de vos fils et l’autre m’aime ; mais, vous, je vous hais.

 

– Silence, au nom de Dieu ! balbutia la duchesse ; vous allez l’éveiller.

 

Clotilde continua de marcher. Son pas silencieux et léger effleurait à peine le parquet, et pourtant il y avait dans ses mouvements cette raideur, cette grandeur tragique qui accompagne si souvent la perte de la raison.

 

Elle mit ses mains sur les épaules de Mme de Clare, qui subissait en sa présence une étrange impression d’effroi, et la regarda longuement avec une attention intense.

 

La petite lampe de cristal, posée sur un meuble, les éclairait d’en bas comme ferait, au théâtre, le feu diminué de la rampe.

 

Elles étaient belles toutes les deux diversement, mais je ne sais quelle condamnation implacable pesait sur leurs fronts.

 

Clotilde, avec ses cheveux coupés dont l’absence découvrait ses tempes et accusait plus rudement le désordre de sa pensée, avait l’air hardi des adolescentes et nulle trace de ses chères gaietés d’autrefois ne survivait dans les lignes de marbre qui sculptaient la fière correction de sa beauté.

 

Angèle faisait compassion ; elle semblait, en vérité, plus belle à mesure que l’épouvante et la douleur l’écrasaient davantage.

 

Mais ce charme exquis de la délicieuse duchesse, qui eût conjuré peut-être le courroux d’un homme, ici, ne servait à rien.

 

Entre femmes, on ne se tient pas compte de cela, au contraire, et le regard de cette farouche enfant de dix-huit ans ne trahissait assurément aucune pitié.

 

– Ce n’est pas ma faute si j’ai entendu, dit-elle, je suis entrée au hasard dans la chambre où vous couchez, là-bas, à l’autre bout de la galerie. J’ai perdu le souvenir de beaucoup de choses, et la tête me fait mal quand j’y veux penser ; mais il y a d’autres choses où je vois très clair…

 

– Et pourquoi me haïssez-vous, pauvre enfant ? demanda Angèle.

 

– Je ne veux pas être interrogée, répliqua Clotilde durement ; laissez-moi dire. J’étais bien lasse, j’avais fait beaucoup de chemin… Ah ! la triste route ! et je me laissais aller à dormir. Était-ce un sommeil ? tout se mourait en moi. Vous étiez dans la chambre voisine avec la comtesse Marguerite de Clare, que je connais bien et qui est une méchante femme comme vous. Et je suis devenue méchante, moi aussi, peut-être, car il me plaisait d’écouter vos sanglots. Marguerite vous torturait, je trouvais cela juste…

 

– Mais que vous ai-je fait ? s’écria Angèle. Le regard de Clotilde brûla.

 

– Trois fois, répliqua-t-elle, trois fois, vous, sa mère qu’il aime tant, vous l’avez exposé à mourir ! Voilà ce que vous m’avez fait !

 

La tête de Mme la duchesse de Clare se courba.

 

– Je vais lui payer ma dette, dit-elle, je suis ici pour cela.

 

– Vous vous trompez, repartit Clotilde, vous ne lui payerez pas votre dette : je ne veux pas que vous mouriez pour lui.

 

Angèle se redressa :

 

– Vous ne voulez pas ! répéta-t-elle.

 

– Non, prononça tout bas Clotilde, je ne veux pas, mauvaise mère, mauvaise femme ! J’ai demeuré dans la maison où vous vîntes au lit de mort de votre mari pour tromper son agonie et le tuer dans un baiser.

 

– Sur mon salut !… commença Angèle.

 

– Ah ! interrompit Clotilde sans émotion apparente et de sa voix qui restait glacée, vous jurâtes aussi cette nuit-là. N’essayez pas de mentir avec moi. Je vous connais, et j’étais là tout à l’heure séparée de vous par une mince cloison, quand la comtesse Marguerite vous a quittée. Votre première pensée (votre vraie pensée, celle qui est à vous) a été de livrer Georges, le duc de Clare, à la place de cet Albert, le fils de votre faute. Osez me regarder en face et me dire : « Vous mentez ! »

 

Angèle baissa les yeux, tandis que sa poitrine rendait un gémissement.

 

– C’est un autre que vous, poursuivit Clotilde, un autre qui vous a dit : « Il faut que le fils de votre mari soit sauvé, je le veux ! »

 

Angèle garda le silence.

 

– Alors, continua encore Clotilde, cœur d’esclave, âme vile, tyran de ceux qui sont agenouillés, mais prosternée devant tout maître qui ordonne, vous avez répondu : « Le fils du duc de Clare vivra. »

 

« Et cette idée du sacrifice vous est venue sur le tard, à la dernière heure. Vous n’êtes pas digne de ce rôle, madame ; ce rôle est à moi, je le prends, je le garde !

 

Elle écarta Angèle d’un geste puissant, mais tranquille, et dépouillant sa robe, elle mit la main sur les vêtements d’homme.

 

Il y avait de l’admiration dans le regard désolé de la duchesse.

 

– Je ne veux pas, murmura-t-elle. Vous savez qu’Albert vous aime ! Je ne peux pas vous laisser mourir. C’est moi qui suis condamnée !

 

Clotilde, qui s’habillait, eut un sourire d’amer dédain :

 

– Vous appelez cela « être condamnée », dit-elle. Moi je me sens choisie, désignée par la bonté de Dieu !

 

– Cela ne sera pas !… s’écria la duchesse, secouée par un emportement soudain ; à la fin, de quel droit m’outragez-vous ? Moi aussi, je veux ! et moi seule ai le droit de vouloir…

 

Elle se tut.

 

Clotilde avait mis un doigt sur ses lèvres et disait à son tour :

 

– Silence ! vous allez l’éveiller !

 

Elle avait ce sourire triomphant des simples qui ont trouvé l’argument sans réplique.

 

Et, abandonnant sa toilette commencée, elle se rapprocha d’Angèle dont elle prit les deux poignets qu’elle serra froidement, mais avec tant de force que l’autre fléchit les genoux.

 

À l’aide du propre mouchoir d’Angèle qui résistait, mais en vain, elle lui lia les bras solidement.

 

Et, tout en travaillant, sans élever la voix, elle disait :

 

– Vous avez deux enfants dont l’un, mon Georges bien-aimé, mon Clément d’autrefois, est M. le duc de Clare. Je sais cela, maintenant que vous me l’avez appris à travers la cloison. Hier, je croyais encore le contraire, parce que vos mensonges m’avaient abusée. Celui-là est un cœur héroïque, ah ! n’est-ce pas, madame ? Vous connaissez aussi bien que moi sa chère et belle âme… Votre Albert est-il un lâche ? Non. Eh bien ! tous les deux, l’un comme l’autre, s’ils pouvaient se douter de ce qui se passe, réclameraient le danger qui leur appartient, qui appartient surtout à celui que le docteur Abel ne vous a pas ordonné de sauver. Croyez-moi donc, ne faites pas de bruit, si vous voulez garder votre Albert !

 

Cela était si vrai qu’Angèle implora, au lieu de combattre désormais.

 

– Je vous en prie, dit-elle, je vous en prie, ayez pitié de moi ! C’est un supplice sans nom que je souffre !…

 

Ses jambes étaient liées maintenant comme ses bras.

 

Clotilde acheva de passer les habits d’homme.

 

Avec ses cheveux courts et une fois sa haute taille redressée, elle faisait illusion.

 

– Madame, dit-elle à Angèle, qui râlait à l’endroit même où elle était tombée, j’ai espoir que le docteur Abel a pu quitter la maison, car nul bruit de lutte n’est venu jusqu’à moi. À présent que j’ai conquis ce grand bonheur de mourir pour celui que j’aime, je ne vous en veux plus : soyez pardonnée…

 

– Mais vous n’êtes pas folle, malheureuse, admirable enfant ! s’écria Angèle.

 

– Je suis heureuse ! répondit Clotilde avec un splendide sourire.

 

Tout le cœur d’Angèle s’élançait hors de sa poitrine.

 

Clotilde lui souriait doucement. Puis, se penchant au-dessus de la duchesse, qui essayait de tendre ses bras :

 

– Vous qui restez, dit-elle, faites ce que je ne pourrai plus faire. Il me restait une tâche à accomplir, je vous la confie. Voici d’abord qui est à vous : votre acte de mariage…

 

– Quoi ! s’écria Angèle, c’est par vous ! C’est vous !…

 

– Voici, continua Clotilde, l’acte de naissance de Clément, le prince Georges, l’héritier légitime et unique. Promettez-moi…

 

– Oh ! s’écria Angèle, sur tout ce que j’ai au monde de plus cher et de plus sacré, je jure…

 

– Cette fois, je vous crois… Et voici enfin de quoi rendre un nom et une fortune à celle qui fut ma pauvre petite amie, Lirette, qui est maintenant ma rivale victorieuse, à Clotilde de Clare dont j’ai usurpé la place à mon insu et par qui je meurs. Prenez tout et gagnez votre pardon, madame.

 

– Chère fille ! balbutia Angèle étouffée par ses sanglots, grand cœur ! Oh ! si tu pouvais voir en moi comme je t’aime ! Reste… Écoute ! je t’en prie ! ne meurs pas ! c’est me tuer cent fois et dans une horrible torture !

 

Elle sentit les lèvres de Clotilde effleurer son front ; elle entendit en un murmure :

 

– Vous avez dit : ma fille… J’avais fait ce rêve, en effet. Oubliez mes dures paroles… Adieu, ma mère !

 

La tête d’Angèle, privée de sentiment, heurta contre le bois du parquet.

 

Mais le temps pressait.

 

Clotilde légère, le front haut, drapée dans le manteau d’Albert qui cachait à demi son visage, traversait, déjà sur la pointe du pied la chambre du jeune malade, endormi toujours.

 

Cette scène avait duré quelques minutes à peine, et l’instant du mortel rendez-vous, assigné par Marguerite, n’était dépassé que de bien peu.

 

Le corridor restait désert et silencieux comme nous l’avons laissé.

 

Clotilde retrouva son chemin, guidée par la lumière de la lampe qui continuait de brûler dans le boudoir où avait eu lieu l’entretien d’Angèle et de Marguerite.

 

La porte était ouverte à demi…

 

Clotilde entra vivement, jouant jusqu’au bout le rôle de celui qu’on aurait attiré dans un piège.

 

Cadet-l’Amour était caché dans l’ombre de la porte, en dedans. Il attendait là, depuis longtemps, et commençait à s’impatienter.

 

On lui avait dit de frapper sans laisser au jeune homme qui allait entrer le temps de se retourner.

 

Il frappa au cœur par-derrière, et frappa un de ces coups savants qui avaient fondé sa renommée. Le prétendu jeune homme tomba en avant, la face contre terre, sans même pousser un cri.

 

À cet instant, des bruits se firent dans la maison et aussi au-dehors.

 

On entendit des pas courir de tous côtés tumultueusement ; des voix dirent :

 

– Sauve qui peut !

 

– La police arrive !

 

Aussi la bande Cadet, capitaines et soldats, se lança dans les jardins comme une volée d’étourneaux : tous étaient là, Marguerite, Samuel, Comayrol, et Piquepuce, et Cocotte, et le flamboyant Similor, tous, tous, jusqu’au jeune Saladin qui avait poussé le premier cri d’alarme dans l’avenue.

 

Il n’y avait pas moyen de songer à prendre la fuite par l’avenue où couraient déjà les agents, conduits par le Dr Lenoir, et que suivaient Tardenois, Larsonneur et Pistolet.

 

Mais ce n’était pas pour rien que le bon Jaffret faisait faction rue de La Rochefoucauld.

 

On avait prévu le cas d’une défaite.

 

Les communications étaient ouvertes entre le pied-à-terre de Marguerite et les jardins de l’hôtel de Souzay.

 

Une échelle se dressait contre le grand mur à tout événement.

 

L’état-major passa d’abord, puis l’armée suivit, et l’échelle fut retirée de l’autre côté du mur.

 

Tout le monde était parti, sauf le général en chef.

 

Cadet-l’Amour, en effet, au premier bruit annonçant le danger, et sans plus s’occuper de sa victime, s’était précipité vers la fenêtre du boudoir, dont il avait enjambé l’appui lestement. Ce genre d’exercice le connaissait, et il était bien sûr, en se laissant glisser le long des montants, d’arriver un des premiers au grand mur.

 

Seulement, dès qu’il eut lâché l’appui de la fenêtre, un juron s’étrangla dans sa gorge, et il essaya, mais en vain, de remonter.

 

Il sentait l’échelle se balancer sous le poids de son corps.

 

– Pas de farce ! cria-t-il, déjà inquiet et tout mouillé de sueur froide. Les agents arrivent… Qui est là, en bas ?

 

– C’est moi, marquis, répondit une voix moqueuse. Le bandit frissonna jusque dans la moelle de ses os.

 

– Qui, toi ? balbutia-t-il entre ses dents qui craquaient.

 

La voix moqueuse répondit :

 

– Moi, Clément-le-Manchot, et j’ai apporté le sac où j’étais lié quand tu m’as « arrangé » cette nuit.

 

XXIX

Le sac

 

Cadet-l’Amour n’avait pas menti, on entendait les hommes de police dans l’escalier et dans les corridors.

 

La maison était en leur pouvoir.

 

Pourtant, à ce nom de Clément-le-Manchot, Cadet-l’Amour n’hésita pas. Les agents, les sergents de ville, la prison, le bagne, la guillotine, tout cela lui faisait moins peur que Clément-le-Manchot.

 

– Sacré tonnerre ! gronda-t-il, je me suis trop égayé avec lui, l’autre nuit ! Et encore, je l’ai piqué de travers, nom de nom, de nom d’imbécile !

 

La figure horriblement lacérée de Clément lui sauta aux yeux comme un vertige, et le sang de ses veines se figea. Sa gorge avait déjà le rauquement de la bête aux abois.

 

Il fit effort de nouveau pour remonter à tout risque, malgré le bruit de pas et de voix qu’il entendait dans le boudoir même, malgré le cadavre accusateur qui l’attendait en haut, criant le flagrant délit.

 

Mais il n’eut pas le temps, la voix d’en bas, qui s’étranglait aussi, mais dans un spasme joyeux, dit :

 

– Ah ! mais non, maman, non, non, non ! c’est moi qui veux te manger, je ne te laisse pas aux autres !

 

Et l’échelle, violemment tirée de côté, glissa contre le mur, pendant que la voix ajoutait :

 

– Saute, marquis !

 

On se ruait du corridor dans le boudoir où le premier cri fut poussé à la vue du corps de Clotilde étendu la face contre terre, et qui fut pris, comme de raison, pour celui d’un jeune homme assassiné.

 

Cadet-l’Amour avait eu le soin d’attirer la fenêtre en franchissant le balcon ; sans cela, tout le monde s’y fût précipité et l’on aurait vu ce qui se passait en bas. Cette précaution donna une demi-minute au Manchot pour accomplir sa besogne, et il en profita.

 

Cadet-l’Amour était tombé comme une masse, sur le côté droit, sans autre bruit qu’un gémissement sourd, couvert par le choc de son corps contre la terre dure et glacée.

 

Il faisait un froid rigoureux.

 

La jambe du bandit fut broyée, et l’échelle, en versant sur lui, cassa son bras droit au ras de l’épaule…

 

Le supplice du talion commençait.

 

Sur le coup, Cadet-l’Amour perdit connaissance. Le Manchot se jeta sur lui avec un voluptueux grognement : c’était sa proie.

 

Sans s’inquiéter de ce qui se passait au premier étage, où les bruits de toute sorte grandissaient, il dégagea son ancien patron de l’échelle et le traîna d’un temps jusqu’au massif le plus voisin derrière lequel il disparut avec lui.

 

Là, il s’arrêta pour regarder à travers les branches.

 

La fenêtre du boudoir s’ouvrait, donnant passage à ceux d’en haut qui se penchaient au balcon. En même temps, d’autres agents arrivaient tout courant dans le jardin en tournant le coin de la maison.

 

D’en haut et d’en bas à la fois, on signala l’échelle renversée.

 

– Viens-t’en nous deux, Adèle, dit tout bas le Manchot, on ne pourrait pas s’amuser ici à son aise, v’là les gêneurs !

 

Et il recommença à traîner son fardeau vivant, mais inerte, bien doucement. Il connaissait les êtres. Cadet-l’Amour, ce soir, en montant à l’échelle, l’avait débarrassé de la seule surveillance qui l’inquiétât. Il avait eu plus d’une demi-heure pour explorer le jardin en tous sens.

 

Il ne se pressait pas, évitant surtout de faire du bruit, et d’ailleurs le grand mouvement qui avait lieu sous la fenêtre le servait.

 

On réparait le perron donnant sur le parterre. L’hôtel avait là une brèche entourée de matériaux qui égara les premières recherches.

 

Au contraire, le Manchot, lui, ne s’égarait pas ; il savait parfaitement où il allait.

 

L’hôtel de Souzay était une vieille maison, qui avait dû exister longtemps avant les bâtiments de rapport qui l’entouraient maintenant de toute part. Il y avait à l’autre bout du jardin, non loin de l’endroit par où la bande Cadet avait pris sa volée, une porte percée dans le grand mur. Sans doute, elle avait servi autrefois d’issue pour gagner la campagne : personne n’ignore qu’au commencement de ce siècle, le quartier de La Rochefoucauld n’était qu’un groupe de villas.

 

Depuis bien des années, la porte ne servait plus. Elle restait seulement comme le signe d’une « servitude » établie en faveur de l’hôtel de Souzay, qui avait droit de passage sur la rue de La Rochefoucauld.

 

Le Manchot était de ceux qui n’entrent jamais nulle part, et pour cause, sans s’inquiéter du moyen d’en sortir. Non seulement il avait découvert la porte, mais encore, il l’avait ouverte : muni qu’il était, comme toujours, de son « indispensable », ce bienfaisant crochet que les voleurs, dans leur respectueuse gratitude, appellent un monseigneur comme s’ils parlaient d’un évêque.

 

Au-delà, il avait trouvé une petite cour isolée où il n’y avait rien, sinon une pompe-fontaine, emmaillotée de paille pour en préserver l’eau contre la rigueur de la saison.

 

C’était précisément là que le Manchot se rendait.

 

La fatigue et le froid avaient exaspéré sa fièvre ; la bise cuisait comme un feu les chairs dénudées de sa misérable figure ; la plaie, de son côté, le mordait cruellement, et ses yeux sanglants le poignaient comme si on y eût retourné deux couteaux. Il était faible, son souffle haletait.

 

Il avait grand-peine à se tenir sur ses jambes chancelantes.

 

Mais il allait.

 

Mais il traînait son haquet animé bravement et joyeusement. Il lui parlait, il avait envie de le caresser.

 

– Fais pas semblant d’être morte, Adèle, lui disait-il d’un ton sincèrement amical. C’est des bêtises. Tu sais bien qu’on n’a pas fini de rire ensemble. Après ça, j’aime autant que tu n’aies pas momentanément la jouissance de tes facultés, parce que tu crierais comme un geai, et ceux de la préfecture ont beau être innocents, nous serions ramassés… Vieux bijou, tu pèses lourd !

 

Quand ils entrèrent dans la petite cour, le jardin s’emplissait déjà de pas et d’appels. On y était en pleine chasse.

 

Le premier soin du Manchot, avant même de souffler, fut de fermer la porte en conscience, après quoi, il força des petits cailloux dans la serrure.

 

– Ça y est, Adèle, dit-il ensuite, ancienne drogue, on ne t’en veut pas, tu sais… Écoute ! les voilà ! ils brûlent… J’ai de la chance que tu ne peux pas hurler !

 

On entendit, en effet, de l’autre côté du mur, des voix qui disaient !

 

– Une porte !

 

– Oui, mais condamnée.

 

– Si c’est Cadet-l’Amour, je vous dis que nous ne l’aurons pas, il est bien trop malin !

 

Et les voix s’éloignèrent. Le Manchot riait de tout son cœur.

 

– Quant à ça, reprit-il, l’ouvrage était proprement fait ; ils n’ont pas vu seulement que la serrure a été touchée, et, comme il gèle à pierre fendre, tu n’as pas laissé de trace, Adèle, vieux coucou ! Ah ! oui, tu étais une maligne bête, mais c’est fini, biribi !

 

Il eut un soupir de bien-être en ajoutant :

 

– À présent, nous voilà tranquilles. On va y aller posément, comme des petits agneaux. As-tu ta bouteille ?

 

Sa main plongea dans la poche du bandit, et il en retira le flacon clisse qu’il baisa longuement, après l’avoir débouché.

 

– Brrr ! fit-il, on avait besoin de réchauffer son intérieur. Quelle Berezina, papa ! as-tu ton canif ?

 

Le canif, c’était l’énorme couteau que l’Amour portait dans la doublure de cuir de sa houppelande.

 

Il l’avait, encore tout humide du sang de son dernier meurtre.

 

Le Manchot en éprouva la pointe et détacha une manière de ceinture qui tenait à son flanc par une corde. Il l’avait dit tout à l’heure au bas de l’échelle : « Et j’ai apporté mon sac. » C’était le sac.

 

Le talion se dessinait. Mais ce diable de Manchot n’était pas un plagiaire. Il avait trouvé autre chose que le fouet pour payer la dette de son supplice.

 

Au préalable, Cadet-l’Amour, privé de sentiment, fut mis dans le sac.

 

Cela l’éveilla à moitié et il se prit à gémir tout bas, aux élancements de ses membres brisés.

 

– Attends voir, madame Jaffret, lui disait Clément, j’essaye pourtant bien de ne pas te faire mal… Failli chien ! le froid qu’il fait ! Ah ! ça va marcher, j’en réponds !

 

Il noua les cordons du sac autour du cou de Cadet qui gronda plus fort, puis il le traîna sous la pompe.

 

– Eh ! l’enflé ! demanda-t-il, rêves-tu de noce à la barrière ? Ça a l’air que tu me boudes !

 

Le malheureux ne répondit pas.

 

– Faut pourtant que tu t’éveilles, ma poule. Voyons voir d’où tu es chatouilleux de ton corps ?

 

À travers la toile du sac, il promena la pointe du grand couteau le long des côtes de Cadet, qui tressaillait faiblement à chaque piqûre, mais comme cela n’allait pas assez vite à son gré, Clément ouvrit la bouche du patient avec le manche du couteau et lui entonna un tiers de la bouteille clissée.

 

Cadet, pour le coup, essaya de se lever, et tout son corps s’agita dans le sac avec violence.

 

– Comme moi ! s’écria le Manchot en se tordant de rire, j’étais tout pareil ! je me reconnais ! Ah ! satané farceur ! l’autre nuit, c’était toi qui t’amusais !… Attention ! voyons voir si la paille a empêché l’eau de geler.

 

Il saisit le levier de la pompe et le mania à tour de bras. Une gerbe jaillit et inonda le sac.

 

– Est-ce que tu m’entends, bonhomme ? demanda Clément. Ça va prendre, tu sais ? à la minute, comme un fromage de chez le glacier !

 

Cela prit, et avec une effrayante rapidité. Le sac devint dur comme un cercueil. Là-dedans, Cadet se plaignait tout bas.

 

– Ça va trop vite maintenant, dit le Manchot ; une goutte, ma tante, sans façon ?

 

Le manche du couteau joua et le reste de la bouteille clissée coula dans la gorge du misérable, qui piteusement geignait et pleurait.

 

– Et un bain, à présent, maman, pour épaissir ta couche ! La pompe travailla.

 

– C’est pour mon bras, disait le Manchot qui s’exaltait petit à petit, tu vas mourir en bouteille, marquis ! Es-tu repris ? À la pompe, alors ! C’est pour mes joues, mon front, mes yeux ! Eh ! patron ! ne vous en allez pas encore, j’ai duré plus longtemps que cela, moi, cette nuit ! Coquin de sort ! j’ai gaspillé l’eau-de-vie… Encore une douche pour le coup de couteau de la fin !

 

Cadet-l’Amour ne râlait plus.

 

Le froid était si intense que le sac était devenu bloc de glace.

 

Le Manchot, ivre de bestiale fureur, le dressa contre la muraille et essaya de le briser à coups de pied. N’y pouvant réussir, il le recoucha, et, prenant son élan, il fit un saut en hauteur, pour retomber de tout son poids, les deux talons réunis, sur la bière de glace qui creva avec un épouvantable bruit.

 

La poitrine écrasée de l’autre bête féroce rendit un horrible soupir.

 

Par le trou, d’où il retira ses deux jambes, le Manchot lança vingt coups de coutelas inutiles, puis il se vautra par terre et s’endormit, ivre mort de vengeance.

 

XXX

Le dénouement

 

Telle fut la fin du sanguinaire scélérat qui avait donné son nom à la bande Cadet.

 

On retrouva le lendemain, dans l’arrière-cour de la rue de La Rochefoucauld, cette chose hideuse que le Manchot y avait laissée : le corps d’un vieillard chauve, noué dans un sac qui était un bloc de glace.

 

Le concierge déclara que, dans la soirée, un homme dont le visage était enveloppé de linges et qui semblait marcher avec peine avait demandé le cordon bien avant minuit.

 

C’était Clément-le-Manchot qui avait cuvé sa débauche de tigre et qui allait se coucher.

 

Il nous resterait à dire ici ce que les autres chefs de la bande, la comtesse Marguerite, Samuel, Comayrol et le bon Jaffret firent cette nuit au rez-de-chaussée de la, maison du Dr Lenoir, rue de Bondy, chez ce mystérieux personnage, M. Mora, que nous avons laissé dans l’ombre de parti pris et que Cadet-l’Amour disait être le colonel Bozzo, ancien Père-à-tous des Habits Noirs, enterré au Père-Lachaise depuis des années, mais cela ne regarde pas la bande Cadet.

 

La bande Cadet mourut avec son parrain, ce soir-là même.

 

C’est le prologue d’un autre drame, absolument distinct de celui-ci.

 

Le dénouement de notre présente histoire eut lieu à l’hôtel de Souzay même, dans le boudoir où les deux dames de Clare, Marguerite et Angèle, avaient eu leur entrevue.

 

C’était au moment où les agents fouillaient les massifs, à la recherche de l’assassin, et alors que le Manchot traînait encore son sinistre haquet sur la terre gelée avant de crocheter la porte du bout. Les événements, qui vous ont semblé peut-être lents sous notre plume, avaient marché vite, au contraire ; neuf heures n’étaient pas sonnées.

 

Dans le boudoir, le docteur Abel se penchait au-dessus du prétendu jeune homme assassiné dont il venait de reconnaître le sexe.

 

On avait retourné Clotilde, qui était maintenant étendue sur le tapis, la face en l’air.

 

Le docteur avait défendu, tant il la trouvait mal, qu’on la soulevât pour la porter sur un lit.

 

Auprès d’elle, Lirette et le prince Georges étaient agenouillés.

 

Le commissaire verbalisait dans la chambre de Mme la duchesse, dont la porte restait ouverte. Par l’autre porte, celle qui donnait sur le corridor, Albert entra, soutenu d’un côté par sa mère, de l’autre par Tardenois.

 

C’était le bruit de l’invasion qui l’avait éveillé. Il s’était levé tout seul et avait détaché lui-même les liens d’Angèle, revenue à la vie.

 

De ce qui s’était passé, il savait seulement ce qu’avaient pu lui apprendre les paroles entrecoupées de sanglots qui échappaient à la détresse de sa mère ; il ne se doutait de rien, à vrai dire, car la maison était tranquille quand il s’était endormi et des choses semblables ne se devinent pas.

 

Et pourtant, un pressentiment mortel lui opprimait le cœur.

 

Il ne pouvait ignorer, du moins, la ténébreuse bataille où sa famille était engagée ; il savait, et nous l’avons vu s’en indigner, que la poitrine de son frère avait été mise plusieurs fois entre lui et le danger.

 

Désormais, d’un mot il allait tout comprendre.

 

Et d’avance Angèle subissait les tourments de l’enfer.

 

À l’instant où la mère et le fils franchissaient le seuil, le docteur disait :

 

– Le cœur bat encore, il reste un souffle, mais il n’y a plus d’espoir.

 

– Qui donc a été frappé ? demanda Albert. Mon frère ? Est-ce mon frère qu’on a tué pour moi ?

 

Le silence lui répondit.

 

Il sentait sa mère chanceler au lieu de le soutenir.

 

La lumière de la lampe, démasquée par le mouvement du docteur qui se relevait, tomba sur le visage de Clotilde.

 

Albert ne la reconnut pas tout d’abord, car elle avait l’air d’un enfant avec ses cheveux coupés et ses habits d’homme.

 

Elle était merveilleusement belle sous sa pâleur de marbre.

 

Le pauvre vaillant sourire de défi qui restait autour de ses lèvres faisait admiration et pitié.

 

Albert se pencha en avant, la bouche et les yeux grands ouverts.

 

– Est-ce que ma raison est perdue ? dit-il.

 

Puis il prononça le nom de Clotilde et son corps fut pris d’un tremblement qui secoua le vieux Tardenois de la tête aux pieds.

 

– Abel ! appela Mme de Clare, au secours !

 

Et comme le docteur restait incliné au-dessus de la mourante, elle ajouta :

 

– Abel ! Abel ! ton fils se meurt !

 

– Elle va parler, dit le docteur, qui guettait le réveil de Clotilde.

 

Il se leva et vint vers Albert, qu’il prit aux mains de Tardenois pour l’entourer de ses bras. La duchesse s’était affaissée, mourante, sur un siège.

 

– C’est elle qui l’a tuée, n’est-ce pas ? demanda Albert en montrant du doigt la duchesse, qu’elle soit maudite !

 

Le docteur le baisa sur le front.

 

– Dieu te pardonnera cette parole et ta cruauté, dit-il, car tu t’en vas bien jeune, et tu as beaucoup souffert, mais n’accuse pas ta mère : son crime fut de n’aimer que toi !

 

Une voix faible fut entendue dans le profond silence. Elle disait aussi :

 

– N’accusez pas votre mère qui voulait mourir pour vous ! C’était la blessée qui parlait.

 

Elle rouvrit les yeux, et son premier regard se baissa parce qu’il avait rencontré les larmes de Lirette, mais elle dit, comme si elle eût voulu excuser ce mouvement.

 

– Petite amie, vous êtes maintenant une riche et noble demoiselle. C’est moi qui vous apporte votre héritage et j’en ai bien de la joie.

 

– Oh ! Clotilde chérie ! balbutia Lirette, vivez seulement pour que nous vous aimions tous à genoux !…

 

– Mon pauvre Clément, interrompit la mourante en prenant la main de Georges, c’est moi aussi qui t’apporte ta fortune et ton nom. J’ai été dure avec ta mère, mais je lui ai demandé pardon… Pourquoi pleures-tu ? Dieu est bon : qu’aurais-je fait sur la terre puisque vous vous aimez ?…

 

Elle souriait, le sourire des enfants et des anges. Sa tête s’était légèrement soulevée. Elle attira les mains réunies de Georges et de Lirette jusque sur son cœur et dit encore :

 

– Soyez bien heureux !

 

Sa tête retomba sur le tapis d’un mouvement doux et lent.

 

Elle était morte.

 

– Adieu, ma mère, dit Albert, je vais à elle.

 

Et il n’y eut plus rien que le cri déchirant d’Angèle, qui tomba foudroyée sur le corps de son fils adoré. Ce fut près d’elle que le docteur Abel s’agenouilla.

 

– Enfants, dit-il à Georges et à Lirette, celle-ci est la vraie condamnée, car elle vivra…

 

 

 

 

 


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Novembre 2007

 

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[1] Certains personnages de mes précédents romans passeront dans ce récit, mais il forme un drame isolé et parfaitement tranché qui n’exige aucunement, pour être compris, la lecture des diverses séries publiées sous ce titre générique, Les Habits Noirs, et qui sont : Les Habits Noirs, Cœur d’Acier, La Rue de Jérusalem, l’Arme invisible, Maman Léo, L’Avaleur de sabres, les Compagnons du Trésor.

[2] Voir Les Habits Noirs et L’Arme invisible.

[3] Voir Les Compagnons du Trésor.

[4] Voir Les Habits Noirs, premier tome de la série.

[5] Voir Les Habits Noirs, premier tome de la série.

[6] Voir Les Habits Noirs, premier tome de la série.

[7] Voir Les Habits Noirs, premier tome de la série.