Paul Féval

JEAN DIABLE

TOME I

(1862)

 

 

 

Table des matières

PROLOGUE  UNE NUIT À LONDRES. 3

I  L’art de découvrir les coupables et le livre des aventures surprenantes de Jean Diable le Quaker. 4

II  Robinson et Turner, ou les deux brasseurs fidèles. 17

III  La biographie du Quaker. 26

IV  Le triple passe-port. 33

LE CHÂTEAU DE BELCAMP. 41

I  Le char à bancs. 42

II  Le pont du moulin. 49

III  L’arrivée. 53

IV  Histoire de madame la marquise de Belcamp. 59

V  Morte martyre. 66

VI  Heureux père. 76

VII  Nuit occupée. 88

VIII  La belle irlandaise. 100

IX  Mémento. 115

X  Les lettres blanches. 133

XI  Les chevaliers de la délivrance. 146

XII  Ordre d’aimer. 160

XIII  Dîner de Frances. 172

XIV  Dîner australien. 183

XV  La prédiction. 198

XVI  Les rosen-kreuz. 210

XVII  Le rendez-vous. 224

XVIII  La patache. 233

XIX  Au gourmand du jour. 245

XX  Pendant qu’on chante Joconde. 256

XXI  L’impossible. 267

À propos de cette édition électronique. 287

 

PROLOGUE

UNE NUIT À LONDRES


I

L’art de découvrir les coupables et le livre des aventures surprenantes de Jean Diable le Quaker.


Le quatorzième jour de mars de l’année 1817, Gregory Temple, intendant supérieur au bureau central de Scotland-Yard s’asseyait devant sa longue table de chêne noir et tenait son front entre ses mains, plongé qu’il était sans doute tout au fond de ces savants calculs déductionnistes qui ont rendu son nom si célèbre dans les fastes de la police londonnienne, et qui font encore de lui à l’heure présente le miroir le plus parfait du détectif sans peur et sans reproche : La table, dont le bois disparaissait, d’ordinaire sous la multitude des papiers épars, était aujourd’hui presque nette, et il était aise de faire le compte des objets qu’elle supportait.

Il y avait devant Gregory Temple un dossier assez volumineux, dont l’enveloppe ou chemise portait ces mots : Assassinat de Constance Bartolozzi, 3 février 1817 ; à sa gauche était un mouchoir de toile fine, avec une lettre ouverte ; le mouchoir était taché de deux ou trois gouttes de sang et marqué R. T. ; la lettre était signée des mêmes initiales. À droite enfin, une demi-douzaine de feuilles-épreuves d’imprimerie, corrigées et chargées de renvois, s’étalaient.

Gregory Temple, était alors dans tout l’éclat de sa gloire de limier, si vaillamment gagnée. Il pouvait avoir de cinquante à cinquante-cinq ans. C’était un homme petit, maigre, mais vigoureux, malgré son apparence chétif, et doué d’une activité physique extraordinaire. Pour le visage, il se glorifiait volontiers d’une ressemblance éloignée avec le buste de Walpole, l’ancien. Le développement de son front, où commençait à grisonner une épaisse chevelure blonde, était très-considérable ; ses pommettes saillaient brusquement, selon le type écossais sous ses tempes déprimées, et le bas de son visage s’allongeait en fuseau.

En ce moment, au travers de ses doigts secs, disjoints convulsivement, vous eussiez pu voir l’étrange vivacité de ses yeux grands ouverts, dont le globe proéminent avait où loger, si l’on s’en rapporte au système de Gall, la plus vaste de toutes les mémoires.

Ses yeux se fixaient avec une singulière intensité de regard sur le papier gris et grossier où le nom de Constance Bartolozzi était tracé en larges caractères : il y avait là un effort de volonté puissant, redoutable, désespéré ; cet homme livrait dans le champ des conjectures une terrible bataille, car sa respiration haletait dans sa gorge et des gouttes de sueur roulaient lentement sur la pâleur de ses joues.

Il faisait nuit déjà. La chambre, basse d’étage, mais spacieuse, n’avait pour l’éclairer que la lampe posée sur la table.

À travers la toile gommée de l’abat-jour vert, la lumière filtrait, jetant de vagues reflets aux casiers qui, du haut en bas, tapissaient les quatre murailles, et aux petits carreaux verdâtres des croisées, derrière lesquels se montrait un fort grillage de fer. Dans chaque case il y avait un carton. Gregory Temple, selon l’opinion commune, gardait dans cette sombre bibliothèque la clef de toutes les énigmes criminelles passées, présentes et futures. C’était là le grand livre noir des trois royaumes ; plus d’un noble lord y avait, disait-on, son article aussi bien que le plus abandonné des voleurs de Saint-Gilles, et l’on accusait Georges, prince de Galles, régent du royaume et héritier de la couronne, d’avoir été chercher au fond de cet arsenal des armes pour les scandaleuses batailles trois fois livrées à Caroline de Brunswick, sa femme.

Il y avait plus d’une heure que le célèbre intendant de police était ainsi immobile et silencieux, l’œil fixé sur le nom de la morte.

Ses deux mains glissèrent enfin sur son front, comme pour chasser le nuage lourd qui aveuglait sa pensée, et ses yeux éblouis se fermèrent.

Constance Bartolozzi, murmura-t-il lentement, prima donna du théâtre de la Princesse. Quarante ans… on croit à l’éternelle jeunesse de ces comédiennes… Morte dans son lit la nuit du 3 au 4 février, tuée par un de ces coups qui deviennent de jour en jour moins rares… par un de ces coups qui font peur au moins timide et que, le premier, j’ai appelés coups de chirurgie… parce qu’ils donnent la mort sûrement, vite et sans laisser de traces… comme si la science elle-même, en ces âges maudits, devait prêter son aide au crime !

Ses doigts crispés s’étendirent comme malgré lui et couvrirent le nom inscrit sur l’enveloppe du dossier.

– C’est la première fois, prononça-t-il entre ses dents serrées, la première fois que ma méthode est en défaut. J’ai un bandeau sur les yeux. C’est la nuit qui m’entoure. Je sens que cela me rendra fou.

Il s’interrompit, et sa main balaya les cheveux gris épars sur ses tempes.

– Est-ce la première fois ?… se demanda-t-il plus bas, tandis que son regard faisait le tour des casiers et s’arrêtait sur un carton portant cette enseigne :

Assassinat du général O’Brien. – Jean Diable. – Prague, 1813.

On frappa un coup unique et distinct à la porte du bureau.

– Entrez, Richard ! s’écria M. Temple vivement.

Mais à peine eut-il prononcé ce nom de Richard que son front se couvrit d’un nuage plus sombre. Il se reprit et dit sèchement :

– Entrez, James !

La porte roula sur ses gonds. Un jeune homme se montra, dont la taille haute et admirablement proportionnée dessina ses contours nets sur la muraille blanche du corridor. Il portait avec une décente et rigoureuse élégance le costume du vrai gentleman : habit, gilet et pantalon noirs, cravate blanche, nouée selon l’art de Brummel, qui était alors le lion. Son visage, que l’abat-jour laissait dans l’ombre, semblait juvénile, régulier et d’une remarquable douceur.

Gregory Temple darda vers lui son regard perçant et demanda, faisant de vains efforts pour dissimuler la fièvre de son impatience :

– Quoi de nouveau, James ? Êtes-vous sur les traces de Richard Thompson ?

– Non, monsieur, répondit le nouveau venu d’un ton respectueux et calme.

Vous connaissez quelqu’une de ces voix harmonieuses et mâles qui rappellent en un registre plus grave le contralto de la femme. Il suffit de les entendre une fois pour ne les oublier jamais. La voix de notre jeune homme était ainsi.

– Voilà, qui est inexplicable ! s’écria M. Temple avec agitation. La terre s’est-elle entr’ouverte pour le cacher ? James Davy, j’ai grande confiance, en vous, malgré votre jeunesse : la fuite de Richard n’est-elle pas à vos yeux une présomption terrible contre lui ?

– Je cherche, monsieur, répliqua froidement James Davy, qui fit seulement alors quelques pas à l’intérieur du bureau. Il y a ici des difficultés d’un ordre particulier. Selon moi, Richard Thompson est un honnête homme, jusqu’à preuve contraire.

– Jusqu’à preuve contraire… répéta l’intendant.

– Je le sais engagé dans une affaire d’amour, poursuivit James. Avec qui ? je l’ignore. Il a été votre secrétaire et votre ami, ce qu’il doit savoir est énorme, car on ne peut vous approcher sans s’instruire…

Le poing fermé de M. Temple heurta contre la table.

– J’aimerais mieux croire qu’il est mort, pensa-t-il tout haut.

– Certes, monsieur, repartit James ; mais vous n’avez pas le choix. J’ai poussé moi-même une pointe jusqu’à la maison de Fanny Thompson, sa mère, dans le comté de Surrey. C’est une joyeuse demeure, toute pleine de comédiens et de comédiennes : Fanny songe à rentrer au théâtre de la Princesse, où la Bartolozzi laisse un grand vide.

Le crayon de M. Temple traça quelques mots sur un carré de papier déjà chargé de notes qui était sous sa main.

– Fanny Thompson, continua Davy toujours calme, adore son fils Richard. Si Richard était mort, j’aurais trouvé la maison en deuil.

– Est-il vrai, demanda l’intendant qui venait de consulter ses notes, qu’on élève un tout petit enfant dans la demeure de Fanny Thompson ?

– Cela est vrai, monsieur, et l’enfant se nomme Richard, comme votre ancien secrétaire.

M. Temple lui fit signe de fermer la porte et d’approcher.

– Je vous remercie, James, dit-il, vous faites ce que vous pouvez… Puisque vous vous êtes occupé de Richard, vous n’avez rien à me dire sans doute de cette fille qui était demoiselle de compagnie chez la Bartolozzi, Sarah O’Neil…

– Sarah O’Neil sera ici dans quelques instants, monsieur, interrompit Davy.

– Ici ! s’écria M. Temple en tressaillant. Où l’a-t-on trouvée, James ?

– Dans un garni de Lambeth, déguisée en homme.

– Qui me l’a dépistée ?

– Moi, monsieur.

– Et par quel moyen ?

– En suivant exactement, servilement, si j’ose le dire, la série des calculs de probabilités indiqués dans votre livre.

Gregory Temple jeta un coup-d’œil mélancolique aux feuilles-épreuves qui étaient sur sa table. Il prit la main de Davy et la serra.

– Vous êtes très-pâle, lui dit le jeune homme affectueusement.

– Hier au soir, répondit M. Temple, le lord-chef juge a parlé de moi en plein conseil ; sa seigneurie a dit : L’intendant supérieur de la police centrale baisse, baisse. Et ce matin, j’ai failli me faire sauter la cervelle d’un coup de pistolet.

– Vous !… Gregory Temple !… l’homme fort !…

– Pour m’arrêter, poursuivit lentement l’intendant, il a fallu la pensée de cette pauvre belle Suzanne… Si je n’avais pas une fille… un ange, plutôt !…

– Et que vous importe la parole d’un vieillard ? s’écria Davy.

– Je baisse ! murmura M. Temple avec découragement ; je baisse !…

– Votre intelligence ne fut jamais plus lucide.

– Je baisse ! Sa seigneurie a mis un nom en avant… celui de mon successeur éventuel.

– Ce nom ?

– Richard Thompson.

– C’est de la démence, monsieur ! dit James Davy. On a dû vous tromper !

L’intendant secoua la tête.

– Du trois février au quatorze mars, prononça-t-il tout bas, il y a trente-huit jours. C’est bien long ! Trente-huit jours de recherches vaines pour Gregory Temple… Sa seigneurie a raison, je baisse.

– James, reprit-il froidement, je vous ai deviné. Vous serez dans l’avenir une des lumières de notre corps… Mais vous avez reçu mes dernières leçons, mon fils, et, je vous le dis, ma carrière est achevée.

Le jeune homme s’assit près de lui, comme si leur mutuelle tristesse eût autorisé cette familiarité. Son visage se trouva ainsi sous l’abat-jour et dans le champ de clarté. Ses traits sortirent tout à coup de l’ombre : malgré l’ampleur mâle des contours, il était beau comme une femme.

– Sarah O’Neil est en bas, cria une voix dans le corridor.

– Qu’elle soit introduite, répondit M. Temple qui sembla sortir d’un sommeil.

Il enleva lestement l’abat-jour, et posa la lampe derrière lui afin de mettre son regard dans le noir et de laisser en lumière la figure de celle qui allait entrer.

C’était une Irlandaise de dix-huit à vingt ans, grande et gracieuse de taille. M. Temple fut d’abord frappé de sa beauté, qui, malgré la bizarrerie de son costume, était réellement éblouissante.

Le regard de l’Irlandaise croisa celui de James Davy, et un fugitif éclair s’alluma dans le jais de sa prunelle. Ce pouvait être du ressentiment. James Davy était immobile comme une statue. Les deux hommes de police qui amenaient Sarah sortirent sur un geste de l’intendant.

Sarah était tête nue. Par-dessus ses habits d’homme, elle portait une de ces vastes mantes rouges qui drapent si noblement la riche stature des filles du Connaught. Ces mantes viennent souvent se ternir et s’user à Londres dans les boues de la paroisse de Saint-Gilles, l’enfer des Irlandais.

Sarah baissait maintenant les yeux sous le regard profond de l’intendant. Il n’y avait néanmoins sur son beau front, couronné de magnifiques cheveux noirs, ni terreur, ni trouble, et l’on eût dit parfois qu’un sourire voulait naître autour de ses lèvres épanouies.

Après deux ou trois minutes de silencieux examen, Gregory Temple dit :

– Vous avez servi madame Constance Bartolozzi en qualité de femme de chambre ?

– Je lui lisais ses rôles, milord, répondit Sarah, et je couchais dans sa chambre parce qu’elle avait peur la nuit.

– De qui avait-elle peur ?

– Des gens qui venaient chez elle le jour.

– Les compagnons de la Délivrance ?

– Je pense qu’on les appelait comme cela.

– Connaissez-vous Richard Thompson ?

– Je l’ai vu chez nous avec sa mère.

– Souvent ?

– Deux fois.

– Jamais seul ?

– Jamais.

Gregory Temple croisa ses mains sur ses genoux et se reprit à considérer Sarah en silence.

– Nous ne saurons rien de cette fille, murmura-t-il avec accablement ; qu’elle sorte !

– Maître, dit James Davy d’un ton de respectueuse modestie, permettez-vous que je l’interroge à mon tour ?

La jeune fille baissa les yeux et ses sourcils se froncèrent.

L’intendant fit un signe de consentement découragé.

James reprit :

– Sarah, pourquoi vous êtes-vous cachée après le meurtre de Constance Bartolozzi ?

– J’ai eu peur, répliqua la belle fille. On met les gens d’Irlande facilement en prison.

– Cependant, à l’heure qu’il est, vous répondez avec assurance.

– On prend son parti, milord… D’ailleurs, je ne veux pas mentir ici ; mon innocence était par trop aisée à prouver : ce n’était pas de la justice surtout que j’avais peur.

– Qui donc vous faisait trembler ?

– Le Quaker.

En prononçant ce mot, la voix de Sarah baissa comme malgré elle.

L’intendant fit un mouvement.

– Maître, demanda James Davy, vous plaît-il de continuer l’interrogatoire ?

– Allez, James, allez ! repartit Gregory Temple, dont la voix était légèrement émue. Vous êtes un garçon remarquable.

Le jeune homme se recueillit un instant.

– Sarah, poursuivit-il, qui désignez-vous par ces mots, le Quaker ?

La belle Irlandaise le regarda étonnée.

– Celui que tout le monde nomme ainsi, répondit-elle.

– Est-ce Jean Diable ?

– Certes… Jean Diable est l’homme qu’on appelle le Quaker ?

– Pourquoi aviez-vous peur du Quaker ?

Sarah hésita, puis répondit avec une répugnance visible.

– Parce que je l’ai vu tuer Constance Bartolozzi.

James Davy s’arrêta et se tourna vers M. Temple.

Celui-ci ne parla point. Il s’accouda sur la table. La lueur de la lampe qui le frappait par derrière mettait comme une auréole à son vaste front, où frémissaient ses cheveux gris.

Ses yeux étincelaient dans l’ombre, et son regard enveloppait la belle fille comme un réseau.

– Que Dieu vous punisse, milords, murmura l’Irlandaise avec une timidité subite, si j’ai à me repentir d’avoir dit ici la vérité !

– Vous êtes libre et vous resterez libre, s’écria l’intendant, j’y engage mon honneur !

Il leva en même temps la main et ajouta :

– Soyez sans crainte, vous êtes sous la protection de la loi.

Sarah prit le temps de rassembler ses souvenirs et parla ainsi :

– La signora dormait profondément. Il pouvait être deux heures du matin. J’étais couchée sur le cadre et je fus éveillée en sursaut par un bruit léger. À la lueur de la veilleuse, je vis sortir du cabinet de toilette un homme que je reconnus du premier coup-d’œil pour le prince Alexis, qui avait passé la soirée à la maison, et je crus rêver, car je l’avais moi-même reconduit au dehors.

– Le prince Alexis répéta M. Temple, un des affiliés qui se rassemblait chez votre maîtresse ?

– Non… La soirée s’était passée à jouer le whist.

– Un faux nom, alors… Jean Diable peut-être.

– Oui… Jean Diable… le Quaker… mais j’ignorais alors que ce fût le Quaker. Il vint, d’un pas qui ne sonnait point sur le parquet, jusqu’au lit de la signora… je crus que c’était pour voler, car la signora avait sur sa table de nuit sa boîte en or, enrichie de diamants, présent de la princesse de Galles, et ses pendants d’oreilles aussi en diamants. Mais le Quaker ne toucha ni à la boîte d’or, ni aux pendants d’oreilles. Il mit sa main gauche sous la tête de la signora et sa main droite à sa gorge. La signora poussa un soupir faible, mais elle ne bougea pas. Le Quaker s’essuya le doigt avec son mouchoir, parce que l’épingle de la chemisette l’avait piqué… Je m’étais levée sur le coude au premier moment, et depuis lors je ne pouvais ni bouger ni parler. Quand le Quaker, en se retournant, me vit ainsi, bouche béante à le regarder, il mit un doigt sur ses lèvres ; puis il me salua de la main, comme il avait coutume de faire, et rentra dans le cabinet de toilette. Par où put-il sortir de la maison ? Dieu seul le sait, car toutes les portes étaient fermées.

J’allai vers la signora dès que je pus me lever. Je ne me doutais pas encore du malheur. Je voulus l’éveiller ; elle était morte, – morte en dormant. Sur le tapis, il y avait ce mouchoir que voici près de vous… Je le reconnais… les gouttelettes brunes sont du sang de Jean Diable.

– Et vous êtes bien sûre, demanda l’intendant, que ce faux prince Alexis ne ressemblait point au fils de la comédienne Fanny Thompson ?

– Bien sûre, milord.

– Le mouchoir est pourtant marqué R. T…, Richard Thompson.

– Je n’ai rien à dire là-dessus.

– Il y a dix mille personnes à Londres, murmura Davy, dont les initiales forment cet assemblage : R. T., et les gens comme le Quaker se servent de mouchoirs volés.

M. Temple prit la lettre ouverte qui était à côté du mouchoir.

– Vous souvenez-vous d’avoir lu ceci à votre maîtresse ? interrogea-t-il encore.

– Oui, répondit Sarah, R. T. veut bien dire au bas de ce billet, Richard Thompson. Le jeune homme annonçait sa visite pour le soir, et il vint en effet, je m’en souviens, demander terme pour une rente que Fanny Thompson, sa mère, payait à la signora.

M. Temple écrivit quelques notes au crayon sur son papier de notes.

– Et que fîtes-vous après le meurtre, Sarah ? demanda James.

– Je m’enfuis.

– Et pourquoi ne fîtes-vous pas votre déclaration à la justice ?

– Le Quaker avait mis son doigt sur sa bouche.

– Mais maintenant vous parlez…

– Maintenant je ne crains plus rien.

– Pourquoi !

– Parce que le Quaker m’a permis de parler.

James Davy ouvrait la bouche pour interroger encore ; l’intendant la lui ferma d’un geste et se leva.

– Sarah O’Neil, dit-il sévèrement, nous sommes ici bien près de Newgate. Dans une heure, vous pouvez être couchée sous le pressoir et crier miséricorde avec un poids de deux mille livres sur la poitrine… Je vous défends de m’interrompre !… Vous n’êtes pas accusée, ma fille, et l’on ne vous veut point de mal ; mais l’intérêt de la justice est là, et sachez que je donnerais à l’instant même, moi qui vous parle, la moitié de mon sang pour connaître la vérité. Vous avez revu celui que vous appelez Jean Diable, puisqu’il a, selon vous, arraché le bâillon que vous aviez sur la bouche. Si vous voulez me dire où est présentement le Quaker, je vous compterai cent guinées ; si vous ne voulez pas (quoi qu’en ordonnent tous les ans le roi et son parlement, la torture[1] n’est pas encore abolie en Angleterre, Dieu me damne) ! Sarah O’Neil, si vous ne voulez pas, malheur à vous !

Son regard pesa sur la belle Irlandaise qui devint très-pâle. Il se rassit cependant, et ses yeux changèrent de direction l’espace d’une seconde. Juste à ce moment, il y eût un choc rapide entre les prunelles de Sarah et celles de James Davy dont les paupières se baissèrent ensuite discrètement.

Sarah recouvra aussitôt tout son calme.

– Milord, dit-elle le plus simplement du monde, chacun sait bien que Gregory Temple est un homme juste et clairvoyant : je n’irai pas sous le pressoir de Newgate, cela est certain, mais je n’aurai pas non plus les cent livres, parce que le Quaker m’a permis de parler au moment où il s’embarquait sous le pont de Londres. Le vent soufflait du nord-ouest, milord, beau temps pour descendre la Tamise, et il y a vingt-quatre heures de cela. Le Quaker est loin désormais, si le paquebot n’a pas fait naufrage.

L’intendant resta pendant quelque temps pensif.

Il remit sa lampe en place, la recoiffa de l’abat-jour et tourna le dos.

– Puis-je me retirer ? demanda Sarah.

– Pas avant de nous avoir fourni, à tout le moins, le signalement de ce misérable ! s’écria James Davy en soldat qui veut brûler sa dernière cartouche.

M. Temple s’était renversé sur son siège. Il ne daigna pas donner signe de vie. Sarah répondit de bonne grâce :

– Vos Honneurs savent tout aussi bien, et mieux que moi, que le Quaker a tout un magasin de visages. Je l’ai vu deux fois en ma vie, et, s’il ne m’avait pas dit la seconde fois : « Me voici, » j’aurais vécu tout un siècle près de lui sans le reconnaître. La nuit du meurtre, c’était un homme de trente ans, frais et blanc, avec des cheveux blonds qui frisaient en boucles légères sur son crâne. Il avait à peu près la taille de M. Temple, un pouce de plus peut-être, les yeux bleus, des favoris châtains, le nez mince et aquilin, la bouche plus rose que celle d’une lady… Quand il m’a abordée hier, au bout de Thames-street, c’était un gros gaillard d’une quarantaine d’années avec des poils gris dans sa barbe et une tournure…

– Sortez ! ordonna l’intendant avec fatigue.

Il la suivit pourtant du regard jusqu’à la porte. Ses sourcils étaient froncés violemment.

Avant qu’elle eût quitté le corridor, il toucha un bouton de cuivre qui sortait de la muraille à portée de sa main, et une sonnette tinta au dehors ; une figure jaune se montra aussitôt à un petit guichet qui s’ouvrit à l’angle même de la table.

– Une femme descend l’escalier, M. Forster.

– Sarah O’Neil, monsieur.

– C’est cela… Qu’elle ait deux ombres, la nuit comme le jour !

La figure jaune s’inclina en signe d’obéissance et disparut. Nous jugeons superflu d’expliquer ce que veut dire le mot ombre dans la grammaire de la police anglaise.

M. Temple approcha de lui le dossier et se prit à le feuilleter d’un air distrait.

– Je baisse ! murmura-t-il ; sa seigneurie, le lord-chef juge, a un regard d’aigle !

Puis il ajouta si bas que Davy lui-même ne put l’entendre.

– Cette belle fille est notre dernière chance.

L’intendant de police resta un instant pensif, puis il reprit brusquement :

– Que pensez-vous de tout ceci, James ?

– La déposition de cette Sarah O’Neil… commença Davy.

Gregory Temple haussa les épaules et sa bouche crispée essaya un sourire.

– Misère ! s’écria-t-il. Cette Sarah n’est qu’un instrument. Nous avons de l’eau trouble à cent pieds au-dessus de la tête !

– Une fois, Davy, figurez-vous, poursuivit-il avec plus de calme, il m’est arrivé de voir une pauvre vieille devenir aveugle instantanément. C’est une chose fort triste, mais aussi très-curieuse. Pensez-vous qu’elle s’écria : « Je n’y vois plus ! non ; elle dit tout bonnement : « Dieu nous protège ! voilà le soleil qui s’éteint !… » Je suis ainsi, mon camarade ; je tâche de me raidir, mais le fait est là. Ce n’est pas le soleil qui s’éteint, c’est moi qui deviens aveugle.

Il repoussa le dossier d’une main, tandis que son autre poing frappait son front. Le regard intelligent et doux du jeune homme était toujours sur lui.

– Que cette fille parle vrai ou qu’elle mente, continua l’intendant d’un ton d’amer dédain, cela devrait nous importer peu. Le mensonge aide à l’instruction d’un procès criminel autant et plus que la vérité ; vous êtes assez fort déjà pour savoir cela. Je me suis vu, dans l’affaire Munro et Tornhill, marcher d’un pas sûr, d’un pas rapide, au milieu de soixante faux témoins. Je viens de lire dans ce dossier trois signalements de Jean Diable qui se contredisent entre eux et qui contredisent le signalement donné par Sarah… Je deviens aveugle, Davy, et je nie le soleil : J’ai la conviction profonde, absolue, inflexible, que Jean Diable n’existe pas !

Son regard se releva sur James, qui l’écoutait attentif et tranquille.

Quand il détourna les yeux de nouveau, James refoula un soupir, symptôme d’un invincible effort, et un léger mouvement agita les muscles de sa lèvre.

– Sarah n’a rien vu, reprit Gregory Temple dont l’accent s’affermissait à mesure qu’il entrait plus avant dans son travail mental ; j’affirmerais sur mon salut éternel qu’elle n’a rien vu ! Si bas que je sois tombé, je sais encore distinguer un rôle appris d’une déposition sincère… Aurions-nous l’assassin si nous tenions l’homme qui lui a soufflé ce rôle ? Y a-t-il un assassin ? Examinons. Nous ne possédons aucun élément certain, sinon la mort subite d’une femme, dans sa propre chambre, dans son propre lit, derrière des portes closes qui ne gardent aucune trace d’effraction. Le corps de la morte ne montre aucun signe de violence, sinon une marque, à peine perceptible, vers le nœud de la gorge, marque semblable à la meurtrissure que laisserait la pression d’un pouce. Trois docteurs de Royal-Collège sont venus examiner la chose en grande cérémonie. Le premier a dit : « C’est le busc ; » et il a fait un long discours contre les corsets ; le second a répondu : « C’est la naissance d’une tumeur cancéreuse et mon honorable confrère n’a pas le sens commun ; » le troisième s’est écrié : « Mes honorables confrères sont deux ânes bâtés : c’est un effort, un accident observé déjà maintes fois chez les chanteurs des deux sexes. » L’autopsie a révélé la rupture d’un vaisseau, et quand j’ai dit, moi qui suis aussi chirurgien, – car il faut tout connaître pour être intendant supérieur de la police, – quand j’ai dit : « Gentlemen, une pression opérée à cette place, de telle et telle façon, par la main d’un homme de l’art, a dû occasionner la mort instantanée, » nos trois docteurs se sont écriés : « Que vous disais-je ? » C’était leur opinion à ces savants praticiens, seulement ils avaient négligé de l’exprimer… Et, je vous prie, les témoignages des autres domestiques de Constance Bartolozzi concordent-ils avec celui de cette Sarah ? Non. Et qui a jeté, là-dedans le nom de Jean Diable ou du Quaker, comme vous voudrez l’appeler ? Personne et tout le monde. Il n’y a qu’un fait incontestable, voyez-vous, Davy, c’est que je baisse !

– De par Dieu ! continua-t-il avec un éclair de fureur dans les yeux, j’ai bouleversé leurs imbéciles routines ! J’étais fort, à ce qu’il paraît, puisque j’ai pu broyer sous mon talon les pauvres traquenards qui se rouillaient ici depuis le déluge dans le grenier de la police ! J’ai créé la machine détective ! j’ai inventé un instrument simple, logique et solide : cela ne vaut-il pas bien la peine qu’on m’étrangle ?

– J’ai pensé plus d’une fois, maître, dit le jeune homme en se rapprochant, qu’il pourrait bien n’y avoir en tout ceci qu’une conspiration dirigée contre vous.

La prunelle de l’intendant s’éteignit soudain, et son regard prit une expression de défiance.

– Ah ! fit-il avec un sourire froid, vous avez songé à cela ?… Eh bien ! vous vous êtes trompé, monsieur. Jean Diable est un fantôme, mais il y a un meurtrier ; et c’est derrière le fantôme de Jean Diable que le meurtrier se cache. Et savez-vous où je trouverai le vrai nom de ce meurtrier déguisé en fantôme ? Je vais vous le dire, si vous ne le devinez pas. Je le trouverai dans le grand tableau qui est sous le vestibule et qui contient tous les noms des employés de la police de Londres.

– Quoi ! s’écria Davy, vous penseriez ?…

M. Temple, l’enveloppa d’un regard rapide.

– Votre étonnement n’est pas naturel, dit-il.

– Aussi a-t-il pris fin déjà, répondit le jeune homme paisiblement. J’avais oublié Richard Thompson.

Le front de M. Temple retomba lourdement entre ses mains.

– Richard ! murmura-t-il. Avez-vous bien compris, James, la nature et la portée de mes soupçons contre ce malheureux jeune homme ? Je l’aimais tant que j’ai pris de l’affection pour vous, nouveau venu, rien qu’en vous écoutant le défendre ; mais voici vingt-sept ans que j’ai passé pour la première fois le seuil de ce bureau où nous sommes ; je n’ai jamais vu le terrain se dérober ainsi sous mes pas… si fait… une fois… mais le crime était lointain, et je me croyais aveuglé par la tendresse même que je portais à la victime… Il y avait comme ici une mystérieuse association : les rose-croix d’Allemagne… et, comme les chevaliers de la Délivrance dans l’affaire actuelle, ils me semblaient ne se montrer que pour donner le change. Chose singulière, le même nom, ce nom de Jean Diable, fut aussi jeté…

Il haussa les épaules et garda un instant le silence. Puis il reprit d’une voix plus ferme :

– De même que j’ai apporté un levier inconnu dans la recherche, il faut qu’il y ait ici une formule nouvelle dans l’effort même du criminel. Quand on employa le canon pour faire le siége des citadelles, les citadelles abaissèrent leurs murailles et en cachèrent les parapets derrière les plans inclinés d’un glacis, opposant la terre inerte à la force qui triturait le dur granit. Il n’y a qu’escrime en ce monde ; mais ce n’est pas le premier venu qui trouve la riposte à la botte savante, combinée par un maître en fait d’armes. Il faut savoir. Celui qui me résiste en ce moment est le Vauban qui joue avec mon artillerie, et le Saint-Georges qui raille mon épée. Non-seulement il sait mon attaque ; mais j’ignore la série de ses parades invisibles. Tout est étrange désormais autour de moi, et pareil à un rêve fiévreux ! Tantôt les témoins me semblent avoir inventé le crime inutile et douteux, tantôt le nom de la morte me poursuit comme une malédiction. Et rien ! rien autour de ma main qui s’efforce et de mon regard qui cherche ! Un instant je suis resté confondu devant ce miracle, comme les sorciers de Pharaon étonnés en face d’une baguette plus puissante que la leur. Puis j’ai réfléchi, reconnaissant mes propres armes. J’ai bien vu que la forteresse enterrait ses remparts derrière un glacis et que mes boulets perdus frappaient le néant. Mon système est une clef qui ouvre les serrures : on dérobe la serrure, à quoi me sert la clef ? Mais l’adresse même de l’œuvre trahit l’ouvrier, et je m’écrie, sur de mon fait, comme si j’avais déjà le doigt sur l’épaule de l’assassin : Tu as pris ton arme dans mon arsenal ; tu as tourné au mal ce que j’avais forgé pour le bien ; je te reconnais, tu es mon élève !

Il s’était redressé. Son œil aigu et clair semblait pénétrer au travers du voile. Les narines gonflées disaient toute la passion qui était en lui, et les rides creusées dans le large développement de son front menaçaient. Il y avait en cet homme une incroyable puissance de concentration, unie à ce redoutable esprit d’analyse qui travaille l’obstacle patiemment et surement, comme la lime use l’acier. Les joues de James Davy avaient tourné pâles, sans doute par l’émotion qu’il ressentait en mesurant pour la première fois l’effort de cet athlète dans la lutte.

– Maître, murmura-t-il vous aviez d’autres élèves que Richard Thompson…

Je ne parle plus de Richard Thompson, répliqua brusquement M. Temple ; tous ceux qui m’ont approché subiront l’épreuve !

– Vous avez d’autres élèves, continua doucement Davy, que ceux qui vous ont approché recevant directement vos leçons précieuses.

– Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda l’intendant avec impatience.

Le doigt blanc et délié du jeune homme toucha une de ces épreuves d’imprimerie qui s’éparpillaient sur le bureau.

– Maître, ajouta-t-il d’une voix plus assurée, votre livre est un dangereux chef-d’œuvre !

La feuille d’impression portait en gros caractères : Édition à bon marché. – L’ART DE DÉCOUVRIR LES COUPABLES, par Gregory Temple.

– Croyez-moi, acheva James Davy respectueusement, mais nettement, il ne faut pas que la police montre sa clef, sans quoi le crime change de serrure.

Gregory Temple resta muet. Le rouge lui monta au front, puis fut remplacé par une mortelle pâleur. Ses mains frémirent par l’effort qu’il fit pour se dompter lui-même. Une larme vint à sa paupière baissée. Il prit les feuilles d’impression et les déchira l’une après l’autre. Il était facile de voir que ceci était une condamnation sans appel.

En ce Moment, et comme la dernière feuille lacérée grinçait, un grand fracas se fit au dehors, dans Scotland-Yard, qui s’emplit de huées et d’éclats de rire. Une voix enrouée, dominant le tumulte, s’éleva bientôt du milieu de la place et proclama, selon cette formule anglaise qui remplace notre fameux voilà ce qui vient de paraître ! le dernier né de la presse à un sou.

– Grande attraction ! hurlait la voix enrouée. C’est encore tout mouillé ! Personne ne l’a lu ! Achetez un auteur très-distingué qui se vend pour un sou ! Le livre des Aventures surprenantes de Jean Diable le Quaker, avec le portrait en pied de l’auteur, celui de la célèbre et infortunée Constance Bartolozzi, et celui de Gregory Temple, l’intendant de police…

La fin de ce discours fut couverte par une nouvelle bordée de rires ; de clameurs et de sifflets.

– Mon père m’avait fait riche, prononça péniblement M. Temple entre ses dents serrées. J’ai travaillé ici jour et nuit pendant vingt-sept ans et je suis pauvre. Je viens d’anéantir à tout jamais mon livre, qui était la fortune de ma fille, parce que vous avez dit vrai, jeune homme : la publication de ce livre était un péché d’orgueil et un dangereux défi. Me voilà vieux, le lord-chef juge m’insulte, le peuple me berne, le roi me chassera demain. C’est la loi commune, James Davy ; je ne me plains pas, au contraire, il me plaît de boire la lie même du calice… Je vous prie, allez m’acheter ce pamphlet qui se vend sous la fenêtre pour un sou.

– Maître… balbutia le jeune homme.

– Je vous l’ordonne, Monsieur !

Davy s’inclina et sortit. L’intendant s’était levé ; il attendit, debout au milieu de la chambre. Quand le jeune homme revint, Gregory Temple, droit et raide, lui prit des mains la brochure encore humide des embrassements de la presse. Il l’ouvrit. À la première page était une de ces estampes grossières et lugubres où la caricature anglaise n’imite que les défauts de William Hogarth, son père. L’estampe représentait une bascule au centre de laquelle était une bière ouverte contenant un cadavre de femme étiqueté : « Constance Bartolozzi. » Sur le haut bout de la planche, Jean Diable le Quaker, joyeux luron, reconnaissable à son grand chapeau, se prélassait, distribuant des exemplaires de sa brochure ; au bas bout s’accroupissait l’intendant de police, frappant de ressemblance et muni des cent yeux d’Argus sur lesquels il y avait des emplâtres. De chaque bouche sortait la légende qui est le gros sel obligé de toute caricature destinée à réjouir John Bull. La Bartolozzi disait : J’attends ; Jean Diable criait : Je monte, et Gregory Temple répondait : je baisse.

L’intendant regarda cette estampe pendant plusieurs minutes sans parler. Il vint ensuite se rasseoir à son bureau, prit une large feuille de papier, et écrivit ce qui suit d’une main solide :

« Au très-honorable Francis Taylor, marquis d’Headfort, comte Bective de Bective-Castle, vicomte Headfort, baron Headfort, baron Kenlis, dans le peenage d’Irlande lord-chef-justice du Royaume-Uni, etc., etc., etc.

« Milord,

» J’ai l’honneur de résigner entre les mains de votre seigneurie mes pouvoirs d’intendant supérieur de la police, au bureau central de Scotland-Yard. Et que Dieu sauve le roi !

» GREGORY TEMPLE. »

Cette lettre fut pliée et adressée, après quoi l’intendant mit ses papiers privés dans son grand portefeuille, et tendit la main à Davy en disant :

– James, je ne reviendrai jamais ici ; mais, avant de partir, j’ai pris soin de votre avancement ; vous recevrez, sous quelques jours au plus tard, et peut-être dès demain, votre brevet de commissaire-adjoint : vous l’avez mérité.

– Merci, maître, dit le jeune homme en lui prenant les mains d’un air tendrement affectueux ; vous êtes généreux et bon jusqu’au bout. De loin comme de près, je serai votre serviteur dévoué.

M. Temple, qui était déjà sur le seuil, s’arrêta.

– Je prends acte de votre promesse, James, prononça-t-il gravement. Ma vie tout entière va être désormais un duel contre l’audacieux bandit qui se cache sous le nom de Jean Diable. Aidez-moi à savoir trois choses : Quels furent les ennemis de Constance Bartolozzi, quels sont ceux que gênait sa vie, quels sont ceux qui ont profité de sa mort.

James Davy répliqua :

– Maître, je vous y aiderai de tout mon pouvoir.

Gregory Temple passa le seuil, et la porte se referma sur lui. James écouta le bruit de ses pas qui allait s’éloignant, et, quand le dernier écho s’en perdit dans le corridor, un sourire vint à ses lèvres. Sans prononcer une parole, il poussa le verrou et retourna vers la table, où il prit la lampe. Il fit alors le tour des casiers, éclairant l’étiquette de chaque carton ; il en choisit deux qu’il mit sous son bras. Le premier avait pour marque Assassinat du général O’Brien ; Jean-Diable. – Prague, 1813. Le second portait ces deux noms : Hélène Brown. – Tom Brown. Les pièces contenues dans les cartons furent placées sur la table où elles formèrent un monceau.

James Davy roula le fauteuil de M. Temple devant la cheminée, et s’y installa à portée de la table, où il pouvait prendre les pièces en allongeant le bras. Vous eussiez dit, à le voir, un homme d’ordre qui fait paisiblement un choix parmi ses papiers, mettant à part ceux qui ont de l’importance et jetant au feu les inutiles.

Le monceau, qui diminua rapidement, ne contenait pas sans doute beaucoup de papiers bons à garder. La presque totalité des pièces flamba ; deux seulement allèrent dans le portefeuille de James Davy. La dernière feuille balança bientôt ses cendres blanches au-dessus du coke ardent.

James Davy se leva, replaça les deux cartons vides dans leurs cases, et, choisissant un cigare dans sa boîte, il prit pour l’allumer la lettre signée R. T. qui était sur le bureau avec le mouchoir de batiste taché de sang et marqué aux mêmes initiales. Mais il se ravisa et replaça la lettre parmi les autres pièces du dossier, en pensant tout haut :

– Cela peut me servir encore…

Il mit ses gants et promena un regard attentif autour du bureau, comme s’il se fut demandé : Est-ce bien tout. C’était tout. Il pesa sur le bouton de cuivre qui mettait en mouvement la figure jaune.

– M. Forster, ordonna-t-il dès que la figure jaune parut à son guichet, cette lettre au lord-chef-justice, sur-le-champ, je vous prie… Et qu’on m’apporte une médaille de constable.

M. Forster prit la démission de l’intendant d’une main, et de l’autre présenta sa propre médaille à notre jeune homme, qui la passa à son cou, sous ses habits, et sortit en sifflant un air d’opéra français.

II

Robinson et Turner, ou les deux brasseurs fidèles.


Il était un peu plus de huit heures du soir. Alaster Grant, le maître du salon d’huîtres de Bank-Corner, était assis devant une de ces confortables cheminées londonniennes, gaies comme un sépulcre, et dont le foyer, posé à trois pieds du sol, brûle la figure en laissant geler les pieds. Maître Grant était un honnête compagnon, taillé en bouledogue, qui, le jour, ne faisait rien et n’en pensait pas davantage ; le soir, il aimait à se reposer de ce double travail.

Un jeune gentleman, à la toilette irréprochable, au visage noble, doux et discret, fut introduit près de lui, et lui dit sans préambule :

– Maître Grant, vous êtes libre, comme tout sujet du roi, de recevoir dans votre maison qui bon vous semble, et de débiter vos denrées au mieux de vos intérêts ; seulement le bureau central, de son côté, est libre de vous appliquer la loi commune qui ferme tous cafés, tavernes et débits de liqueurs de minuit à six heures du matin.

– C’est l’heure de ma recette, répondit le marchand de poissons.

Les salons d’huîtres (oysters rooms) sont en effet des établissements spéciaux, et très-spécialement anglais, où l’on sert, toute la nuit durant, des coquillages, des homards, du port-wine et du sherry. Celui de maître Grant avait la vogue ; une fois les théâtres fermés, il ne désemplissait pas jusqu’au jour. Il avait d’excellents habitués, des estomacs entraînés qui pouvaient travailler six heures de suite et ne se fâcher qu’au moment où la dernière bouchée restait au bas du gosier.

Le jeune gentleman entr’ouvrit son frac élégant et montra une médaille de constable qui pendait à son cou.

– Je suis James Davy, du bureau de Scotland-Yard, ajouta-t-il.

La rouge figure de maître Grant demeura impassible. Il demanda tranquillement :

– Que me reproche-t-on au bureau de police ?

– De louer vos boîtes à des espions de l’étranger, répondit notre fashionnable. Il y a des rapports contre vous.

– Dieu me damne ! s’écria Grant en riant lourdement, je loue mes boîtes à qui les paye, et je me moque des espions de l’étranger… Que me demande-t-on ?

– De me prendre en qualité de garçon pour ce soir.

– Pour que vous fassiez votre métier chez moi ?

– Précisément.

Maître Grant le regarda de travers.

S’il y avait une arrestation dans mon établissement… commença-t-il.

– Je vous engage ma parole, interrompit James, qu’il n’y aura pas d’arrestation.

La figure du marchand de poisson se rasséréna aussitôt, et il appela :

– Saunder !

Un petit Écossais portant un tablier de toile écrue et une vaste serviette vint à l’ordre.

– Saunder, dit maître Grant, ce gentleman que voici est gagé en qualité de premier garçon. Donne-lui l’uniforme, et qu’il entre en fonctions tout de suite, s’il veut.

Il se retourna vers sa grille rougie par le coke incandescent. James Davy, l’instant d’après, avait, lui aussi, un tablier de toile écrue et une serviette.

Les Anglais ne paraissent pas apprécier le charme de la solitude complète, mais ils n’aiment pas non plus la gaieté des repas pris en commun. Vous chercheriez en vain chez eux nos cabinets particuliers et ces grandes salles où l’air circule librement, où les écots divers se coudoient en toute fraternité, où la joie communicative passe de table en table, formant à la longue un concert d’assourdissantes allégresses. Ils ont trouvé un moyen terme. Autour de leurs salons s’aligne une double rangée de grands cercueils, assez semblables aux confessionnaux qui se collent aux murailles des églises. Le nom vaut la chose, car l’Anglais a le courage de ses manies et s’inquiète rarement de gazer leur sinistre laideur. On appelle ces lieux de plaisir tout uniment des boîtes (boxes).

Ne soyons pas intolérants et laissons l’Anglais se divertir à sa manière.

Dans une de ces boîtes destinées aux consommateurs, deux gentlemen d’un certain âge et de tournures véritablement respectables étaient attablés devant douze douzaines de ces huîtres rondes comme des boules que nos voisins prennent, dit-on, la peine de chaponner pour leur prêter cette forme sphérique. Deux cruches de port-wine flanquaient le grand plat de métal blanc qui supportait la montagne de mollusques. Deux poivrières à compartiments, contenant quatre sortes de sauces diaboliques à bases de kari et de poivre rouge accompagnaient les cruches. Il n’y avait point de nappe sur la table de bois jaune, et les couteaux à bouts rectangulaires remplaçaient les fourchettes.

Les deux messieurs d’un certain âge étaient en grand deuil, et il y avait dans l’ensemble de leur aspect beaucoup de mélancolie ; mais ils dévoraient leurs huîtres grasses d’un loyal appétit, et le porto, sombre comme de l’or bruni diminuait rapidement dans leurs cruches.

L’un était gros, coiffé de cheveux poudrés avec une petite queue frétillant sur ses larges épaules, et ressemblait un peu aux portraits du roi Louis XVIII ; l’autre, plus grand et d’un embonpoint plus ordinaire, portait une naïve perruque dont les oreilles jaunâtres et frisottantes retombaient sur ses joues roses, comme une coiffure de poupée. En mangeant, ils s’entre-souriaient avec une confiance amicale, et chaque fois qu’ils buvaient, ils échangeaient un bienveillant salut. Impossible de voir deux plus belles santés que celles de ces honnêtes gentlemen ; impossible aussi de rencontrer deux physionomies plus candides.

Mais voyez combien il est dangereux de juger les gens sur l’apparence ! Ces deux hommes d’un certain âge, à la mine si douce, étaient les deux espions de l’étranger. Du moins, James Davy, le nouveau garçon, s’arrêta-t-il devant leur boîte après avoir glissé un regard dans toutes les autres. Il éloigna les servantes de la maison, et fit sentinelle derrière la cloison à hauteur d’homme qui laissait passer les paroles des imprudents conspirateurs.

– Voilà, mon bon cousin Turner, disait en ce moment le gros gentleman à la chevelure poudrée, dès que j’ai vu le malheureux récit dans les feuilles publiques, j’ai pris la poste et le paquebot.

– Je suis accouru de même, mon cher cousin Robinson, répondit le gentleman maigre à la chevelure naïvement frisottante ; je voulais au moins déposer sur sa tombe une larme sincère et quelques couronnes d’immortelles.

– Tel était aussi mon but, Turner. Hélas ! quand je songe, que dans cette boîte où nous sommes… les huîtres sont toujours bien bonnes chez maître Grant… et veuillez vous rappeler à quel point la pauvre Constance les aimait !

Un double soupir se fit entendre, puis Turner répliqua :

– La pauvre Constance aimait aussi le port-wine, bien qu’elle préférât le sherry… Se peut-il qu’un événement si cruel et si imprévu nous l’ait enlevée à la fleur de son âge ! Je bois à votre santé, monsieur Robinson.

– J’ai l’honneur de vous remercier, et à la vôtre de tout mon cœur, monsieur Turner.

À bien considérer ces deux gentlemen si courtois et si doux, il y avait dans leurs costumes et aussi dans leurs manières quelque chose d’étranger ; la petite queue du gros Robinson et les ailes de pigeon du grave Turner sentaient le continent ; James Davy n’avait pas dû s’y tromper. Jusqu’à présent, il est vrai, leurs discours ne semblaient pas faits pour bouleverser la paix européenne. Mais veuillez prendre patience et attendre la fin.

M. Turner tira de la poche de son vaste frac, dont la nuance était noisette, une tabatière ronde, ornée d’un portrait de femme. Le gros Robinson leva les yeux au ciel, après avoir regardé cette miniature, qui représentait une fort belle personne habillée à la turque et coiffée d’un volumineux turban.

– Je possède l’original sur mon porte-cigare, dit-il.

Turner eut un orgueilleux sourire et répliqua en frappant sur sa boîte :

– L’original, le voici !

– Rayez cela de vos papiers ! s’écria Robinson très-vivement.

Mais il s’interrompit et son regard suppliant arrêta la riposte sur les lèvres de Turner.

– Que son image soit entre nous, prononça-t-il avec onction, et apaise tout dissentiment frivole ! vous souvient-il que c’était son costume dans la Révolte au sérail ?

– Si je m’en souviens ! comme elle disait son grand air, mon cousin Robinson !

– Et son duo badin, mon cousin Turner !

– Et son ariette !

– Et le récitatif avant le trio !

Ils se turent, parce qu’ils avaient le cœur trop plein, et chacun d’eux avala une douzaine d’huîtres en silence.

– Savez-vous qu’elle avait quarante ans sonnés, mon ami ? reprit Robinson, qui noya le premier l’angoisse de son âme dans un verre de porto.

– Eh ! eh ! répondit Turner, j’eus l’avantage de faire sa connaissance au théâtre de Lyon en 1799, vers l’automne… voilà dix-huit années de cela… Elle avait déjà toutes ses dents.

– Moi, en 1798, au théâtre de Bruxelles… voilà juste dix-neuf ans… Elle marchait déjà toute seule… mais elle ne vieillissait pas, voyez-vous, c’est certain ; elle avait la ceinture de Vénus !

– Les jeux, les ris, les grâces…

– Et les amours !… Turner, je bois à votre santé !

– Robinson, j’ai le plaisir de vous remercier, et de tout mon cœur à la vôtre !

Ils burent, et leurs deux mains se cherchèrent au travers de la table, par-dessus le plat de métal blanc, où il ne restait plus que des coquilles.

– Garçon ! appela languissamment M. Turner.

James Davy était à son poste derrière la cloison. Il parut aussitôt à l’ouverture de la boîte. M. Robinson demanda avec tristesse :

– Notre poisson, s’il vous plaît ?

Davy, leste et empressé, comme s’il n’eût fait autre métier de sa vie, s’éloigna et revint avec un plateau supportant le thé, un saumon bouilli, lardé de jambon et d’anchois, des tranches d’esturgeon sur un lit de crevettes hachées, et deux brochettes de poissons-mouches ou lançons à la poivrade. Les deux espions de l’étranger attaquèrent d’abord le court bouillon avec un appétit égal. Ce n’était pas encore l’heure des secrets d’État, sans doute, car le gros Robinson reprit en versant un tiers d’eau-de-vie dans son thé :

– Le bon sens dit qu’il ne peut plus être question de rivalité entre nous, mon digne ami et parent. La chère créature est restée une vingtaine d’années en suspens, cela se conçoit j’affirme pour ma part que je n’en veux pas à sa mémoire, et je repousse l’idée qu’elle au voulu un seul instant nous tromper.

– Je le crois bien ! s’écria M. Turner avec chaleur et la bouche pleine, ce serait insulter à cette tombe qui vient à peine de se fermer !… Il faut le temps de choisir, n’est-ce pas ?

– Certes, surtout quand le choix est de si grande importance.

– Elle voyait en nous deux gentlemen du même âge, d’égale fortune ou à peu près, et de semblable honorabilité. J’aurais hésité à sa place, moi qui vous parle.

– Moi aussi, par Dieu !

– D’autant plus que c’était une femme prudente.

– Oh ! oui… et clairvoyante !

– Et discrète !

– Et sachant le monde !

– Robinson, mon digne ami et cousin, s’écria M. Turner d’une voix que l’émotion faisait chevroter, j’éprouve à épancher ainsi mon cœur dans votre sein une amertume mélangée de volupté !

– Pourquoi répugnerais-je à vous faire le même aveu, mon bon cousin et ancien camarade ? Nous avons été associés autrefois dans le commerce ; la destinée nous associa depuis dans une affaire de sentiment…, ne nous cachons rien mutuellement, voulez-vous ? Vidons jusqu’au fond la coupe des confidences.

– Soit, je suis prêt ; interrogez.

– Eh bien ! demanda Robinson, je ne serais pas fâché de savoir à quelle époque la pauvre Constance vous promit d’être madame Turner.

– Au mois de mai 1809… Cher souvenir !

– Moi, dit Robinson en soupirant, ce fut au mois de mai 1808 qu’elle consentit à devenir ma femme.

– Toujours le mois de mai ! prononça Turner avec sensibilité. C’est l’époque favorable pour ces aimables transactions. Le printemps…

– Le réveil de la nature…

– La saison des violettes nouvelles et des premières roses ! Ils donnèrent trêve en même temps au saumon bouilli, et atteignirent leurs portefeuilles d’un commun mouvement.

Déjà la boîte à cigares de Robinson était sur la table, à côté de la tabatière de Turner : toutes deux ornées du même portrait souriant et coiffé à la sultane. Bientôt les deux carnets se touchèrent, et nos deux cousins en retirèrent à la fois deux papiers satinés du même grain, de la même nuance, et semblables de format exactement.

James Davy glissait en ce moment un regard à travers une fente de la cloison. Sa bouche, belle et pure comme les lèvres d’une femme, eut un sourire moqueur.

– « Je promets, » lut à haute voix le gros qui avait peine à réprimer son émotion, « de donner ma main, dès que je quitterai le théâtre, à M. William Robinson, brasseur à Lyon (France), à qui appartient déjà mon cœur. »

– « Je promets, » épela le grand d’une voix tremblante, « de donner ma main, dès que je quitterai le théâtre, à M. Franck Turner, brasseur à Bruxelles (Pays-Bas), à qui mon cœur appartient déjà. »

Et tous les deux à la fois déchiffrèrent la signature :

« CONSTANCE BARTOLOZZI »

Chacun d’eux essuya une larme furtive et sincère.

Puis ils se regardèrent tous deux d’un air un peu troublé. Chacun d’eux avait peur de rencontrer un sourire sur la lèvre rivale.

– Cousin, reprit timidement le brasseur de Lyon, savez-vous une chose ? En de pareilles circonstances, des Français se battraient bel et bien.

– Des Brabançons s’étrangleraient de tout leur cœur, cousin, repartit le brasseur de Bruxelles.

– Entre nous deux, au contraire, qui sommes des Anglais…

– De vrais Anglais, morbleu !

– Des gentlemen, Dieu me damne !

– Que je meure ! des Saxons de la vieille roche, Robinson !

– Ceci est un lien de plus entre nous, n’est-ce pas, Turner ?

Turner ne fit ni une ni deux. Pour répondre dignement à cet appel chevaleresque, il se leva, tourna autour de la table, pressa Robinson sur sa poitrine, et prononça solennellement :

– Un lien fort comme l’acier !

Ils restèrent un instant ainsi, se tenant d’une main et l’autre sur le cœur. Ils formaient tableau. Puis ils reprirent leurs places.

– Je veux tout vous dire, s’écria Robinson qui mit dans son assiette un solide filet de saumon ; je ne veux rien garder de mon secret. En échange de cette chère promesse, je lui envoyai dans le temps, sous pli, mon testament olographe, où je la faisais, bien entendu, ma légataire universelle.

– Bien entendu, répéta Turner ; ayant jugé convenable d’agir pareillement, je ne puis qu’approuver votre conduite.

Davy ne regardait plus par la fente. Il s’était redressé. Ses bras étaient croisés sur sa poitrine. Il écoutait attentivement mais froidement.

Robinson et Turner se reprirent à dévorer, les yeux baissés et comme si chacun d’eux évitait désormais le regard de son complice. Un observateur eût deviné que le sac aux aveux n’était pas vide encore, et que le gros de la confidence restait à faire.

– Ma foi ! dit tout à coup Robinson qui était décidément le plus explicite, vous en penserez ce que vous voudrez, mais Constance m’avait donné à entendre que nos relations… me comprenez-vous ?… n’avaient pas été infécondes… et qu’un charmant enfant…

– Un blond chérubin !… soupira Turner.

– Attendait, poursuivit le gros, le jour de nos noces pour m’appeler son père.

– Juste le style de la déclaration pleine de décence, mais précise, qu’elle me fit ! murmura le grand.

– De sorte que… acheva Robinson, – je pense que vous comprenez… mon testament s’étendit à ce tendre rejeton…

– Comme le mien, c’est clair… Je bois à votre prospérité, mon cousin !

– Mon cousin, à la vôtre !

– Mais voyez donc un peu, reprit Turner d’un ton pénétré, que de points de ressemblance entre nous… Fils des deux sœurs !…

– Brasseurs tous deux !

– Tous deux millionnaires, Dieu merci !

– Admirateurs de la même femme…

– Traités de la même façon…

– De la même façon honorable, M. Turner !

– Oh ! certes, monsieur Robinson !… Du fond de l’âme, c’est mon avis… honorable pour tous les trois !… Puis veufs en même temps…

– Des mêmes amours…

– Et pères-collègues, si je puis m’exprimer ainsi…

– De la même frêle créature… Turner, un Français raillerait…

– Un Belge aurait le cœur de rire… Moi, je dis : Nous ne sommes pas des cousins, nous sommes des frères !

– Des frères jumeaux, c’est mon opinion formelle.

– Si vous le permettez, Robinson, désormais je vous appellerai William tout court.

– Et moi, Frank tout simplement, c’est convenu… Mais, dites-moi… ces détails son pleins de saveur… à quel moment de l’année veniez-vous la voir ?

– Toujours au mois de mai, mon bon William… J’avais la première quinzaine… Et vous ?

– Également au mois de mai, digne, Frank… Elle me donnait la seconde quinzaine.

Ils trinquèrent.

– Que dirait un Français, ami Franck ? demanda Robinson en regardant son partner au travers de son verre.

– Ami William, que répondrait un Belge ?

– Le Français ne respecte rien, déclama le gros ; le Français ferait cette observation déplacée qu’il reste, dans l’an vingt-deux autres quinzaines.

Turner haussa les épaules avec dédain, disant :

– Et le Belge ne manquerait pas d’ajouter, chose stupide, qu’à ce compte-là nous pouvions avoir vingt-deux rivaux pour les onze mois de surplus… mais Dieu me damne ! nous sommes des Anglais !

– De loyaux anglais !

– Que le ciel confonde les Pays-Bas !

– Que le diable emporte la France !

– Et vive la joyeuse Angleterre !

– La joyeuse Angleterre pour toujours !

Cette affaire étant réglée et le saumon laissant voir sa grande arête parfaitement disséquée, M. Turner demanda à M. Robinson, qui voulut bien l’accorder, la permission de lui servir une rouelle d’esturgeon.

– Du haut des cieux, dit-il en remuant le hachis de crevettes saupoudré de kari, la pauvre Constance nous contemple très-vraisemblablement.

– Qu’elle soit donc contente de moi ! s’écria Robinson ; je vais faire un-sacrifice à sa mémoire… Turner ! ajouta-t-il se posant avec noblesse, prenez acte de ma solennelle déclaration : je vous cède la totalité de l’enfant.

Turner retira sa main comme s’il eût reçu un coup de martinet, et la cuiller tomba dans le hachis.

– Pensez-vous, mon frère, dit-il, que je veuille être en reste de grandeur d’âme avec vous !… Vous ne me connaissez pas !

– Si fait, si fait, interrompit Robinson en riant ; je vous comprends et je vous approuve comme toujours. Tout pour la pauvre Constance, n’est-ce pas ? Mais quant au rejeton, ma foi ! il est entendu qu’on n’en parlera plus ! Nous le coupons net !… Mais alors, Franck, vous voilà, sans héritier ?

– Vous de même, William, je suppose ?

– J’ai quelque quatre millions amassés honnêtement, Franck.

– Je possède un peu davantage ; au taux où sont les rentes, William, cela va à cinq millions.

– Neuf millions ! supputa, James Davy toujours à son poste.

– Diable ! fit Robinson. Et réfléchissez-vous à une chose ? C’est que si nous mourions demain, par hasard, il se présenterait deux cas : ou les testaments sortiraient leur effet, et alors le rejeton que nous venons de couper d’un commun accord deviendrait huit ou dix fois millionnaire ; ou nous aurions annulé les testaments, et alors vos millions et les miens iraient tout droit au fils de cette créature qui nous exila autrefois de Londres en déshonorant notre maison.

Au fils d’Hélène Brown, murmura Turner d’une voix subitement altérée ; à ce scélérat de Tom Brown.

Il ajouta :

– On dit que la mère est morte à Sydney, par le fouet…

– Moi, j’affirme que le fils mourra sur l’échafaud, à Tyburn ! acheva Robinson.

James Davy appuyé maintenant contre la paroi extérieure de la boîte, écoutait, impassible comme une statue. Au nom d’Hélène Brown seulement, tout son corps eut un tressaillement court, et ses paupières abaissées firent un voile à l’éclair de ses yeux.

– Garçon ! cria Turner.

– Gentlemen ?

– Une langouste au gingembre pour cure-dents, et une cruche du vieux sherry que vous me servîtes ici l’année dernière au mois de mai.

– Et du thé, garçon, ajouta Robinson, et de l’eau-de-vie de France, et de la vivacité !

Davy traversa le salon comme une flèche, car il se doutait bien que le moment important de l’entretien approchait ; mais il eut beau se hâter, quand il revint la conversation avait fait du chemin.

Nos deux amis avaient les coudes sur la table et semblaient enfoncés bien plus avant dans leurs mutuelles confidences.

– Si la pauvre Constance avait vécu, disait Robinson avec sentiment, jamais je n’aurais songé à cela, j’en fais ici le serment solennel.

– Je vous en offre autant, répliqua Turner ; il a fallu, je le jure, cette perte irréparable…

– C’est le mot ! irréparable… mais, écoutez donc ! est-il défendu de songer à la vieillesse qui vient ?

– Non certes !

– Un souvenir, si tendre qu’il soit, n’est pas une compagnie dans les longues soirées d’hiver.

– Assurément !… Il faut quelqu’un au coin du feu.

– Je ne puis dire, soupira le gros, que j’espère la remplacer jamais…

– Oh ! jamais ! interrompit le grand.

– Mais enfin… poursuivit Robinson, qui prit sa boîte à cigares et la glissa dans sa poche comme s’il eût craint ce portrait turc, témoin muet de son apostasie, mais enfin… voilà !

– Voilà ! répéta Turner, qui fit disparaître également sa tabatière d’un geste furtif et plein de remords.

Puis il demanda entre haut et bas :

– Quel âge a la vôtre ?… la mienne est un peu trop jeune peut-être… dans les dix-huit ans… mais sensée, figurez-vous ! et de l’expérience… un ange !

– La mienne n’a que seize ans, avoua le gros Robinson en rougissant comme une fillette, mais vous lui en donneriez trente, au bas mot, pour la prudence.

– Et vous êtes engagé ?

– À peu près… d’honneur, comme on dit. Et vous ?

– Tout à fait… avec dédit. Je l’épouse à mon retour.

– Morbleu ! s’écria Robinson, vous êtes ce que j’appelle un bon vivant, cousin Franck, et vous avez trouvé la vraie manière de placer vos millions ! Je vous demande formellement la permission de boire à la santé de madame Turner.

– À la condition expresse que je vide mon verre à la santé de madame Robinson, de par tous les diables !

– Bravo ! Je compte quitter Lyon, après cela.

– Je laisserai Bruxelles.

– Pour revenir à Londres, j’espère ?

– Naturellement… ces dames feront une paire d’amies.

– Et quelquefois, murmura Robinson la larme à l’œil, nous les mènerons sur la tombe de la pauvre Constance…

– Nous leur apprendrons, balbutia Turner, qui fondait en eau, à aimer celle qui… celle que… du haut de l’empyrée…

– Des pots de réséda… des guirlandes de fleurs…

– Et un petit dîner sur l’herbe !

Ils étaient ivres et eurent grand’peine à se lever.

– À ces dames ! toutes les trois ! s’écria Robinson en vidant le fond de la cruche dans les verres.

– Et que ce misérable Tom Brown, notre neveu, soit pendu ! ajouta Turner qui voulut sortir par la fenêtre.

Depuis quelques minutes la pâle figure de James Davy s’animait de l’autre côté de la cloison, et un sourire de satisfaction naissait autour de ses lèvres. Était-il venu là pour savoir précisément que William Robinson et Franck Turner allaient se marier ?

Quand les deux fidèles brasseurs quittèrent enfin la table où s’était achevé leur festin homérique, Davy les reconduisit chancelans jusqu’à la porte de la rue.

Puis il rentra dans le parloir, où maître Grant continuait de rôtir sa face apoplectique.

– Les espions de l’étranger sont partis, dit-il.

– Ont-ils payé ? demanda maître Grant.

Davy jeta quatre souverains sur la table, et ajouta gravement :

– Nous avons sauvé ce soir la maison de Hanovre et la succession protestante.

– Je suis écossais et anabaptiste, répondit maître Grant, qui empocha sans remords l’argent des ennemis. Je me moque de tout cela comme d’une guigne.

III

La biographie du Quaker.


Il existait derrière Covent-Garden, au milieu de cet inextricable labyrinthe, en partie détruit aujourd’hui, et qui se nommait Storegate, une ruelle étroite, longue et tortueuse, qui n’avait point de nom officiel, mais que les misérables habitants du quartier appelaient Low-Lane (l’allée du bas). On voyait au centre de cette ruelle, et à l’endroit le plus large, un assez grand bâtiment, dont la façade consistait en un mur non achevé, qui s’arrêtait brusquement à moitié du second étage, et qui, dit-on, avait été construit pour le premier établissement du fameux maître d’école Joseph Lancaster, père de l’enseignement mutuel.

Il n’y avait jamais eu de maçonné que la devanture, abandonnée avant d’avoir servi, et que la noire haleine de Londres achevait déjà de teindre en suie.

À la porte de cette ruine toute neuve se balançait une petite enseigne, emmanchée à une tige de fer et portant ces mots : Will Sharper’s spirit shop. On peut dire sans exagérer aucunement que cette enseigne était à cent lieues de tout pays civilisé. Londres, au commencement de ce siècle, avait des profondeurs si étranges et de si incroyables barbaries qu’on est tenté de se demander si notre Paris du moyen âge lui-même est jamais descendu jusque-là. Certaines portions de la Cité, Saint Gilles Spital-Fields et les limbes honteuses qui sont devenues le riche quartier des docks défiaient réellement toute description ; il y avait des centaines de rues barrées à la police ; à midi, les jours de brouillard, on étouffait les passants derrière la Tour, et, dans cette ruelle où nous sommes, à quelques cinquante toises du théâtre où notre Talma joua Shakspeare, il fallait la pluie du ciel pour laver le ruisseau sanglant.

Londres ne connaissait pas alors cette humble providence de la rue, le surveillant qu’on nomme spécialement le policeman ; il n’y avait que des sergents, des watchmen et des constables ; jamais encore homme de police n’avait montré sa baleine plombée en vue du bouge épique où nous allons entrer, et dont j’ai lu de mes yeux, en 1815, l’étiquette effrontée Will Scharper’s spirit shop.

En français cela se devrait traduire : Cabaret de Guillaume Filou.

Au devant de la façade, de l’autre côté de la ruelle, il y avait des masures démolies qui servaient de dortoirs à des centaines de rôdeurs. Un seul coup de filet, donné à propos en ce lieu impur, eût encombré Newgate de fond en comble. Les deux maisons situées à droite et à gauche des masures démolies abritaient une industrie pareille et qui ne se peut point nommer. Elles se faisaient concurrence à main armée. Du soir au matin, c’étaient là-dedans et au dehors des mêlées sauvages et une interminable orgie. Deux échoppes de pawnbrokers, courtiers affamés de prêts sur gages, se collaient aux murailles souillées et ne s’arrêtaient qu’à la peau même de l’homme dans leur pillage usuraire.

Le cabaret que précédait ce vestibule d’infamie était vaste presque autant qu’une église ; mais cette large étendue elle-même présentait un aspect hideux, à cause du plafond en planches de sapin qui s’élevait à peine à six pouces au-dessus de la tête des consommateurs. Une demi-douzaine de lampes fumeuses, placées, les unes sur des barriques servant de tables, les autres à terre, mettaient dans les ténèbres des lueurs vagues et roussâtres. Une véritable fourmilière humaine grouillait sur le sol, jonché de paille humide et de débris : des hommes, des femmes, des enfants ; beaucoup de femmes et beaucoup d’enfants.

La façade seule, nous l’avons dit, était en maçonnerie, branlante et lézardée ; le reste avait l’apparence d’un mauvais hangar, bâti à la diable sur un terrain non nivelé. Il y avait des trous considérables dans le sol, au fond desquels des sociétés particulières étaient établies commodément à jouer aux cartes. Ç’avait dû être un jardin autrefois, car de maigres troncs d’arbres, sciés à deux pieds de terre, restaient enracinés et tenaient lieu d’escabelles.

À droite de la porte d’entrée, dont le seuil était à trois marches au-dessous des fanges de la ruelle, quatre barriques vides supportaient un plancher de sapin, servant de comptoir et entouré d’une palissade de bois brut, comme on en voit en plein champ. Sur le comptoir se mêlaient en un désordre calculé les brocs, les bouteilles, les cruches et même des petits barils contenant les spiritueux en faveur parmi le peuple de Londres. Le rack, le porter irlandais, le whiskey d’Écosse et le gin, le lugubre et mémorable gin, boisson notoirement empoisonnée, et qui tue juste trois fois plus vite que les autres liqueurs fortes. C’est la préférée, là-bas. – Nous avons l’absinthe chez nous.

Dans les cabarets où le gin est le maître, on ne veut, d’ordinaire, ni porter, ni ale, ni vin ; mais au Sharper, on vendait de tout. Jenny Paddock, la veuve de Jean Diable, vous eût fourni au besoin du johannisberg dans un verre cassé, et du lacrymacristi dans une écuelle. Jenny Paddock était une Écossaise de cinq pieds six pouces, forte encore et charpentée comme un homme, mais hâve, tremblante et les yeux brûlés à vif. Elle se tenait derrière le comptoir, car la royauté du cabaret Scharper’s était tombée en quenouille. Deux laids coquins et deux fillettes de quatorze ans exécutaient ses ordres souverains. Sous le comptoir même, entre les quatre tonneaux, un petit juif, au museau aiguisé, servait de chaufferette à Jenny Paddock et vendait du tabac de contrebande.

Ce petit juif avait alors douze ans. Il était économe et savait déjà bien des choses utiles. Jehovah ayant béni son commerce, il est devenu, en grandissant, usurier et honnête homme.

Vis-à-vis du comptoir, à gauche de la porte d’entrée, un parc de quarante pieds carrés, entouré, de lattes fichées dans la boue, contenait des tables et des tabourets. C’était le parloir, expressément réservé aux gentlemen et aux ladies de la haute société, aux enflés, pour employer le terme technique. On entrait dans ce parloir moyennant un penny par couple, quand on était assez orgueilleux pour payer si cher une pure satisfaction d’amour-propre.

De l’entrée jusqu’au fond, qui disparaissait dans un épais nuage de fumée, il y avait bien une soixantaine de pas. À moitié route, on trouvait le salon, enceinte privilégiée comme le parloir et barricadée de même. Au salon, il y avait des boîtes comme chez maître Grant, mais les boîtes du Scharper’s, chancelantes et horriblement vermoulues, n’abritaient jamais d’espions de l’étranger. On était anglais là-dedans, depuis le chapeau sans bords jusqu’aux souliers sans semelle, en passant par le frac noir sans manches. Hurrah ! pour les vainqueurs qui abreuvent les dames !

La bague ou enceinte de boxe était en face du salon et entretenue dans un état relatif de propreté. Il y avait aux pieux qui soutenaient la corde circulaire des ardoises suspendues pour inscrire les paris.

Au delà de la bague et du salon, le plafond se relevait brusquement, en même temps que le terrain montait, figurant une sorte d’amphithéâtre.

Amphithéâtre est le mot. Il ne faut pas s’y tromper : nous sommes ici dans un lieu illustre et qui a laissé son nom dans les archives de la basse vie, à Londres. Pendant plus de vingt ans, deux fois par semaine, le lundi et le vendredi, sauf absence pour cause d’emprisonnement, Thomas Paddock, surnommé Jean Diable (John Devil), donna là des leçons publiques d’escroquerie raisonnée. La police, qui sait tout, savait parfaitement cela ; mais Low-Lane était un asile inviolable, et ce ne fut jamais sous les planches enfumées du Sharper’s que Thomas Paddock tomba dans le trébuchet.

Thomas Paddock ou Jean Diable avait une réputation de premier ordre. Ce professeur étrange remplaçait dans Low-Lane, avec un succès de vogue, l’autre professeur, Joseph Lancaster, assez simple pour n’enseigner que de bonnes choses, et qui, bien entendu, n’avait pas réussi. La joyeuse Angleterre tient beaucoup plus qu’on ne croit à sa renommée d’excentricité ; elle ressemble un peu à ces malheureux enfants qui se damnent à faire croire qu’ils sont des débauchés.

John Bull sera séduit du premier coup et de parti pris par tout homme qui marchera sur la tête. Ce n’étaient pas seulement des voleurs en herbe qui assistaient aux cours de Thomas Paddock ; ces cours, en définitive, étaient la réponse au livre de l’intendant Gregory Temple qui enseignait l’art de découvrir les coupables, et l’on peut se demander si l’originalité de Gregory Temple n’était pas plus dangereuse encore que l’originalité de Jean Diable.

Ils n’étaient infaillibles ni l’un ni l’autre : nous avons vu la chute de Gregory Temple ; de son côté, Jean Diable, premier du nom, se laissa mener un matin à Tyburn, où était encore la potence, et n’eut garde d’en revenir. Le cabaret de Low-Lane, tenu par sa veuve inconsolable, porta le grand deuil pendant toute une nuit ; le gin coula par torrents et coucha ivres morts dans la boue tous les convives de l’orgie funéraire. Puis, comme la mort d’un homme ne peut tuer une institution. Thomas Paddock eut un successeur dans sa chaire de philosophie, et quand un malfaiteur, élevé par son génie au-dessus du niveau, accomplit quelque grande série d’exploits et prit des proportions légendaires, l’admiration des vulgaires coquins lui décerna ce glorieux sobriquet de Jean Diable.

Vers onze heures avant minuit, ce soir-là, le Sharper’s était plein comme ces étuis de fer-blanc où nos pêcheurs à la ligne emprisonnent les vivants appâts qui attirent les goujons de Seine dans la poêle.

D’un bout à l’autre de l’immense salle, on voyait, vautrés sur la paille ou dans la fange, des groupes, la plupart immobiles, cuvant la lourde ivresse du gin. Dans le parloir, quelques chevaliers d’industrie de bas ordre, un peu moins misérables que le commun de cette tourbe abrutie, faisaient les grands seigneurs avec des coureuses de nuit.

La plupart de celles-ci, chose horrible à dire, et qui est une des plus profondes malédictions du vice anglais, n’avaient pas atteint encore la taille de la femme, et, sous ce masque uniforme que le gin colle aux visages de toutes ses victimes, on voyait poindre parfois la naïveté du sourire de l’enfant.

La fumée des pipes, rabattue par le plafond trop bas, mettait dans l’air un nuage tellement opaque que le regard le plus perçant n’aurait pu pénétrer à dix pas de l’entrée ; on percevait seulement des mouvements confus et de vagues lumières au travers de ces suffocantes vapeurs. Le bruit n’était pas, à beaucoup près, aussi intense que nous pourrions le supposer d’après les habitudes de nos tabagies françaises ; c’était un murmure grave et sourd, avec des cliquetis d’étain et de cuivre. Parmi ce vaste grognement, un blasphème s’élevait tout à coup, ou une menace ou un démenti de jeu. Il y avait des femmes ivres solitaires qui chantaient je ne sais quoi de monotone et de lugubre ; d’autres râlaient la toux du gin.

En somme, pour nous qui savons les refrains de nos joies populaires, cette bizarre boutique des plaisirs londonniens eût ressemblé à une salle d’hospice où la surveillance relâchée aurait laissé l’orgie se glisser parmi les mourants. C’était le Temple obscène de l’agonie en goguette.

Il y avait pourtant des gens bien portants : témoins Noll Green, le boxeur de Southwark, Dick, de Lochaber, le buveur d’ale, qui gagnait sa vie à pomper d’un trait un seau de bière dans Trafalgar square : deux audacieux bandits, à part leurs industries avouées. Dirk et Noll revenaient de loin, tous les deux ayant été déportés à la Nouvelle-Galles du Sud, d’où ils avaient réussi à s’échapper en compagnie du fils de la fameuse Hélène Brown, morte à Sydney, sous le fouet. Noll avait la taille d’un Hercule ; on pariait sept contre un pour lui à la salle de boxe de White-Chapel ; Dick, moins haut et moins large, possédait un estomac élastique : propriété précieuse et qui eût fait sa fortune, s’il avait eu de la conduite.

Il n’y avait pas en effet un seul badaud dans tout Londres qui ne payât volontiers son penny pour voir Dick enfler à vue d’œil, en buvant un seau de bière sans reprendre haleine.

Noll et Dick avaient été condamnés autrefois pour meurtre, et la police les serrait de près. Dick était regardé comme plus habile et plus dangereux que Noll, qui, malgré sa force athlétique, n’osait s’attaquer à lui.

Ils étaient à la même table dans le parloir, et buvaient du punch avec un enfant de quinze à seize ans, dont l’œil clignotant et la face ridée contrastaient avec leur robuste apparence de santé. L’enfant avait une physionomie singulièrement intelligente, hardie et rusée à la fois. Il tenait à la main la brochure à la mode : le Livre des aventures surprenantes de Jean Diable le Quaker. Il se nommait Ned Knob.

Les habitués du Sharper’s avaient fait une grande consommation de ce canard, comme notre langage populaire appellerait la biographie de Jean Diable.

La majeure partie de l’assemblée ne savait point lire ; on avait acheté la brochure uniquement pour l’estampe qui faisait fureur. L’estampe était déjà collée de toutes parts aux cloisons et jusque sur la tête de Jenny Paddock, la grande Écossaise qui régnait au comptoir. Ceux qui avaient quelque légère teinture des belles lettres épelaient péniblement le texte dans leurs coins, mais le petit Ned Knob, qui était un ancien clerc de sollicitor, chassé pour vol, – un véritable savant, celui-là, – lisait à haute et intelligible voix les passages les plus intéressants pour l’édification du boxeur et de l’avaleur de bière.

Tout autour de la balustrade du parloir, les curieux s’ameutaient pour l’écouter.

« … Satan vint une fois dans la paroisse de Saint-Gilles, » lisait le petit clerc de sa voix aigre et cassée, « pour voir à emporter quelque bonne misère dans son enfer ; car l’enfer ne vaut pas Saint-Gilles. Satan trouva une Irlandaise ivre, mais affamée, parce qu’elle buvait depuis une semaine sans manger. Elle était commodément assise dans un tas de boue, et rongeait la mâchoire d’un chien mort de la rage. Satan la trouva si belle qu’il lui fit la cour en se bouchant le nez. Voilà comme quoi Jean Diable naquit neuf mois après, dans un tonneau de gin vide, avec trente-deux dents de loup dans la bouche et un chapeau de quaker sur la tête.

» À trois mois, il vola la pipe de sa nourrice, qui était de l’île de Man, et qui avait, au lieu de lait, de l’eau-de-vie de pommes de terre ; à quatre mois, il mit le feu à la maison de la Société de tempérance ; à six mois, il monta sur un âne pour se rendre à l’Université d’Oxford, où il fut reçu à bras ouverts pour l’amour de sa monture, qui cousinait avec tous les docteurs.

» À un an, il vendit le recteur pour un schelling et six pence à la foire de Cambridge, et le roi voulut le voir.

» Il vint à Saint-James sur son âne. Le prince de Galles lui demanda :

» Petiot, qu’y a-t-il de plus grand dans les trois royaumes ?

» – C’est le bonnet de nuit de Votre Altesse Royale, répondit Jean Diable.

» Le prince de Galles était curieux. Il désira savoir pourquoi il n’y avait rien de si grand que son bonnet de nuit en Angleterre, en Écosse et en Irlande ; mais le roi dit : Chut ! et les princesses firent semblant de rougir.

» Jean Diable salua Sa Majesté et lui demanda à son tour :

» – Gracieux souverain, savez-vous ce qui coûte le moins cher et ce qui rapporte le plus ?

» – C’est l’Irlande, répondit le roi du premier coup.

» – C’est le Bengale ! s’écria le prince royal.

» – C’est l’impôt sur le gin ! ajouta la princesse Caroline, qui riait encore en songeant au bonnet de son auguste époux.

» – Jean Diable haussa les épaules et dit : Les chiens ne voudraient pas de vos langues… C’est le papier dont on fait les faux billets de la banque d’Angleterre.

» Le roi, voyant qu’il avait tant d’esprit et de modestie, lui pocha l’œil droit d’un coup de poing, et le nomma tourne-broche au château de Windsor, avec droit d’usage dans les caves et titre de baronnet écossais. Le roi, comme vous voyez, était un généreux prince : aussi est-il devenu fou.

» À l’âge de deux ans, Jean Diable eut enfin la taille d’entrer dans la garde à cheval. La princesse Caroline, le voyant si beau soldat, lui dépêcha son doreur, afin de l’encadrer. Il fut convenu que Jean aurait table servie, dix-huit chambres de plain-pied et cent mille livres sterling pour sa toilette ; mais le prince de Galles, époux de la princesse, sortit d’une armoire où il était caché avec plusieurs témoins à cinq schellings la pièce, deux avocats, un sollicitor, un huissier, et un juge assisté de son greffier. Il fallut aller à la cour des plaids communs, et Jean Diable aurait été condamné à l’amende, comme tant d’autres, si son extrait de baptême n’eût prouvé sa tendre jeunesse.

« Quand on vit qu’il passait en justice par-dessus le marché, malgré ses six pieds sans semelles, toutes les dames de la cour lui envoyèrent leurs doreurs avec des cadres. Il aurait pu, en ce temps-là, faire sa fortune et devenir archevêque de Cantorbéry ; mais l’expérience est le fruit des années. Il se mit en tête d’être secrétaire d’État, et grimpa sur le dôme de Saint-Paul pour voir un peu d’où venait le vent de la politique. Quand il fut en haut, il s’aperçut qu’il avait oublié ses lunettes ; le bedeau lui prêta celles du grand Newton, qui est enterré quelque part aux environs, et Jean Diable vit deux innombrables armées, dont les soldats, de si loin et de si haut, avaient l’air de fourmis dans la poussière. L’une de ces armées, conduite par Fox et Canning, s’appelait les whigs ; l’autre, commandée par Castlereagh et Wellington, se nommait les tories. Jean Diable ayant reconnu le régent qui caressait les whigs, en conclut naturellement que ce loyal prince avait l’intention de favoriser les tories, et il descendait quatre à quatre pour s’offrir à Wellington, lorsqu’il rencontra Satan, son vénéré père, qui se promenait bras dessus bras dessous avec le doyen dans le chœur de la cathédrale. Satan l’arrêta par l’oreille, et lui fit cadeau d’un chapeau de quaker tout neuf, en disant :

» – Te voilà qui as quatre ans, il est l’heure de savoir la fin des choses. Tout ce qui reluit n’est pas or, et bien mal acquis ne profite point. Le sol des cours est glissant ; la félicité ne se trouve pas dans les palais : d’autre part, on est mal logé dans les chaumières. Fais-toi membre de la confrérie des voleurs de Londres, si tu veux garder ton innocence.

» C’est plus facile à dire qu’à exécuter. Le premier venu peut avoir un diplôme de docteur, mais il faut passer des examens pour être reçu compagnon de la grande famille. Jean Diable passa sept ans à l’école de Thomas Paddock, bien que, dès le premier jour, il eût volé son déjeuner, son dîner et son souper dans la poche de son maître. Quand il fut question de passer sa thèse, il eut pour examinateurs Jack Sheppard, Robin Lewis et Jérémie Drummer ; le président était Thomas Paddock lui-même. On lui donna deux heures pour voler la sonnette d’argent du speaker de la Chambre des communes. Au bout d’une heure et vingt minutes, il revint portant sur sa tête la table même de l’orateur et la sonnette dessus. Les quatre examinateurs le pressèrent sur leur sein, après quoi Jérémie cherchant son mouchoir dans sa poche trouva la blague à tabac de Jack Sheppard, qui poussa un cri en retirant de son gousset la montre de Robin Lewis, lequel était détenteur de la bourse de Thomas Paddock, qui avait à son tour le foulard de Jérémie. On porta Jean Diable en triomphe pendant trois nuits dans Finch-Lane, et le conseil supérieur fit frapper une médaille pour garder la mémoire de ce bon tour.

John Devil avait quatorze ans quand l’idée lui vint de faire un voyage sur mer. Il s’embarqua pour la Nouvelle-Galle du Sud en qualité de convict ; il avait payé son passage en donnant trois coups de marteau sur la tête d’un alderman qui en mourut. Comme il se déplaisait à fond de cale, il coupa ses menottes avec un cheveu trempé dans du vinaigre, et endoctrina si bel et si bien ses compagnons, que l’équipage fut mis aux fers, tandis que les passagers gouvernaient le navire. Jean Diable fut capitaine, comme de raison, et le vaisseau prit terre au port Jackson, où l’ancien commandant, ses officiers et ses matelots passèrent pour des assassins et furent employés aux travaux de la cale. Pendant cela, Jean Diable et ses compagnons menèrent joyeuse vie, fêtés partout comme s’ils eussent été des officiers de l’amirauté.

» C’est une jolie place que celle du gouverneur de la colonie. Jean Diable avait d’abord songé à la prendre pour lui, car il faut faire une fin tôt ou tard ; mais il devint amoureux de la belle Écossaise, sa maîtresse, qui coûtait là-bas les yeux de la tête au roi, parce que le gouverneur, l’attorney général, les shérifs, les juges, les délégués, les contrôleurs, les commissaires et les surnuméraires se l’arrachaient ; il n’y avait qu’elle dans toute la colonie qui fût au-dessous de cinquante ans.

» Enlever une femme de Sydney, c’est bien une autre affaire que d’emporter sur sa tête le bureau de l’orateur de la Chambre des communes ! Les dames sont si rares là-bas qu’on les garde comme des bêtes curieuses de notre Jardin zoologique.

Jean Diable mit la belle Écossaise dans un ballot de laine et l’embarqua ; il avait le mal du pays. En route, il lut pour la première fois le sublime ouvrage de Gregory Temple, intendant de police, qui est comme le manuel du praticien et que l’on aurait dû intituler : L’Art de voler sans être jamais découvert, car il met des écriteaux sur les trappes creusées et des lampions tout autour des filets tendus. Jean Diable atteignait sa vingtième année quand il toucha terre à Plimouth ; il vint à Londres avec la belle Écossaise, qui était maintenant lady Jean Diable, et se livra tout entier au commerce libre. Thomas Paddock avait dit en mourant : Mon successeur est le Quaker (car Jean Diable portait toujours le grand chapeau que Satan, son père, lui avait donné dans le chœur de Saint-Paul). Il ne démentit point l’horoscope de Thomas, et fit faire à la science des progrès incontestables. »

Ici se trouvait le récit des principaux exploits de Jean Diable le Quaker, récit entremêlé de vérités et de fables, où, parmi des méfaits sanglants et trop réels, le chroniqueur avait placé quantité d’absurdes fanfaronnades. Le cercle s’était grossi autour de la balustrade, et le parloir lui-même s’était peu à peu rempli. De tous les coins du bouge, des auditeurs étaient venus. On voyait tout autour du petit clerc, des yeux grands ouverts et des bouches béantes. Pour donner une idée du succès obtenu par Ned Knob, lecteur de ce poème si entraînant, nous dirons que, à un certain moment, Jenny Paddock, la grande Écossaise de cinq pieds six pouces, désertant son comptoir, franchit la balustrade, enleva le clerc de son siège, et l’assit sur ses genoux pour écouter mieux. Dick et Noll étaient tout fiers d’être les compagnons de ce petit Ned Knob.

« Une nuit, » reprit le lecteur, « voilà de ceci un mois et quelques jours, miss Suzanne, la jolie fille de Gregory Temple, venait de lui porter sa bière cuite dans son lit… »

– Écoutez ! écoutez ! fit-on à la ronde comme en plein parlement.

Et d’autres ajoutèrent :

– C’est l’histoire de la comédienne qui commence.

– L’histoire de Constance Bartolozzi !

« Car Suzanne Temple est jolie comme un amour, » poursuivit Ned, « et l’intendant de police a coutume d’avaler chaque soir une demi-pinte d’ale cuite avant de s’endormir.

Les portes de la maison étaient bien fermées avec des serrures de sûreté ; les barres tenaient à leurs crampons, et l’intendant, qui est homme de précaution, avait levé les herses dans l’intérieur des cheminées et regardé, sous les lits.

» Entrez donc chez un gentleman doué de tant de prudence !

» Il pouvait être deux heures après minuit quand Gregory Temple vit tout à coup paraître au chevet de son lit un personnage de haute taille, vêtu de noir et portant sur la tête un chapeau de quaker. Vous devinez qui était ce personnage ; Gregory Temple n’est pas plus maladroit que vous ; il reconnut Jean Diable sans l’avoir jamais vu.

» – Par où êtes-vous entré chez moi ? s’écria-t-il en saisissant le pistolet chargé qui était sur sa table de nuit.

» Soit que l’étranger trouvât la question indiscrète, soit tout autre motif, il ne juge pas à propos de répondre. Gregory Temple a du sang-froid. Voyant un sourire sous les bords rabattus du grand chapeau, il visa au cœur et pressa la détente.

Le pistolet fit feu comme un briquet jette une étincelle vaine en frappant le caillou : l’amorce et la charge avaient été enlevées.

» L’intendant de police voulut sauter hors de son lit, une main de fer le contint.

» – Gregory Temple, lui dit l’étranger, je suis le fils d’une femme que vous avez tuée, et j’ai promis à ma mère de la venger !… »

– Écoutez ! écoutez ! répéta l’assemblée frémissante, pendant que Ned. Knob, le lecteur, reprenait haleine.

IV

Le triple passe-port.


Avant de reprendre sa lecture, le petit clerc de sollicitor promena son regard effronté sur la cohue curieuse et avide qui l’entourait.

– Tas de brutes, dit-il en mordant un rouleau de tabac qui gonfla sa joue creuse, n’allez-vous pas croire que Jean Diable tua l’intendant de police ? Ceci est passé depuis cinq semaines, et Gregory Temple vit encore !

– Va, petit ! ordonnèrent à la fois le boxeur et l’avaleur de bière, continue.

« … Et j’ai promis à ma mère de la venger.

» L’intendant voulut se débattre, mais la main de l’étranger était un étau.

» – Il me serait facile de vous étrangler, continua ce dernier sans s’émouvoir ; vous êtes parfaitement convaincu de cela, je le vois à vos yeux effarés, mais ce n’est pas ainsi que je veux en finir avec vous, M. Temple ; je veux vous tuer dans votre orgueil. Vous avez la réputation d’être le roi des détectifs, un limier à l’œil perçant, à l’oreille subtile, au flair infaillible ; c’est là votre honneur, vous y tenez plus qu’à la vie…

M. Temple, je vais me divertir à ce jeu de prouver à Londres et à l’Angleterre que vous êtes un charlatan d’habileté : que votre flair est obtus, votre oreille sourde, votre œil aveugle…

« – Je vous en défie ! s’écria, l’intendant de police en qui la vanité fut plus forte que la terreur.

» L’étranger, qui souriait toujours, répondit :

» – Le défi est accepté d’avance. Je suis Jean Diable le Quaker. Ce soir, entre onze heures et minuit, j’ai tué la signora Constance Bartolozzi, prima donna du théâtre de la Princesse. J’ai laissé sur sa table de nuit sa boîte d’or enrichie de diamants et ses pendants d’oreilles aussi en diamants, pour vous bien prouver que l’intérêt n’est pour rien dans mon fait. Le coup est à votre adresse : je suis fâché que la pauvre dame en ait souffert, mais je l’ai choisie parce qu’elle était en vue et que ce meurtre fera du bruit ; d’ailleurs nous sommes tous mortels… Vous trouverez la marque de mon pouce à sa gorge, une lettre de moi dans son portefeuille, et mon propre mouchoir taché de sang sur le tapis : ce sont des points que je vous rends au début de la partie, et la galerie, notre juge, saura en temps et lieu que je vous les ai rendus… Maintenant, Gregory Temple, célèbre détectif, grand calculateur de probabilités, illustre déductionniste, mettez-vous à l’œuvre : je vous donne quarante jours pour vous faire sauter la cervelle !

» La vision s’en alla comme elle était venue. Le lendemain matin, après une nuit pleine de fiévreux cauchemars, l’intendant supérieur fut réveillé par le commissaire de Mary-le-Bone qui venait déposer son rapport sur le meurtre de Constance Bartolozzi.

» Nous sommes au trente-huitième jour. Gregory Temple travaille du matin au soir et du soir au matin, il fouille, il flaire, il patauge, il calcule avec un acharnement sauvage, il remue des montagnes de déductions et de probabilités, – et l’assassin de la signora se promène tranquillement dans Londres ; – Gregory Temple achève sa trentième édition de l’Art de découvrir les coupables, mais il ne découvre rien. Le lord-chef-juge a déjà dit en plein conseil : Il baisse (voir l’estampe) ! la Bartolozzi attend (voir l’estampe) et Jean Diable se fait du bon sang (voir l’estampe).

» Tel est l’état de la question, aujourd’hui 14 mars 1817. L’auteur de cet important écrit, qui est peut-être Jean Diable lui-même, propose de parier cent guinées contre six pence que Gregory Temple deviendra fou s’il ne meurt pas enragé. »

Cette conclusion fut accueillie par des applaudissements et des rires forcenés.

– Il baisse ! criait-on de toutes parts en consultant l’estampe.

– Et la comédienne attend, voyez !

– Et Jean Diable se goberge au haut de sa planche !

Le petit Ned Knob réfléchissait en buvant un verre de gin qu’il avait certes bien gagné.

Deux coups de sifflet aigus qui venaient du dehors passèrent soudain au travers du tumulte. Dick, l’avaleur d’ale, et Noll, le boxeur, sautèrent sur leurs pieds d’un mouvement commun. Aux turbulents murmures qui naguère emplissaient la salle, un silence glacial succéda.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Ned, qui se leva à son tour. Du diable s’il n’y a pas quelque anguille sous roche !

Dick et Noll se regardaient d’un air indécis. Il n’y avait pas dans tout le cabaret un œil qui ne fût fixé sur eux avec curiosité.

Dans le silence, deux autres coups de sifflet semblables, mais qui avaient quelque chose de plus impérieux, retentirent de nouveau.

Le boxeur et l’avaleur de bière écartèrent à grands coups de coude la foule qui les entourait, et se frayèrent un chemin vers la porte. Avant de franchir le seuil, Dick se retourna et dit :

– Si quelqu’un s’avise de nous suivre…

– Je l’assomme ! acheva Noll.

Les yeux gris et perçants de Ned Knob brillèrent sous ses cheveux ébouriffés. La porte retomba sur les deux convicts. L’apathie un instant galvanisée de cette cohue abrutie reprit bientôt le dessus. Chacun retourna à ses occupations ; les groupes se reformèrent ; la paille mouillée eut encore une fois son troupeau de sybarites en guenilles, vautrés comme des pourceaux ; les jeux de cartes recommencèrent au fond des puits ; la fontaine empoisonnée versa le gin, et les pipes noirâtres brûlèrent. Personne ne songeait évidemment à braver les menaces de Noll et de Dick.

Ned Knob, cependant, s’était approché du comptoir. Jenny Paddock, la grande Écossaise, détournait de lui ses regards. Il lui pinça le bras et lui demanda en se guindant sur la pointe de ses pieds :

– Est-ce lui ?

– Lui, qui ? gronda la cabaretière d’un ton bourru.

– Le Quaker ?

Elle haussa les épaules et répondit :

– Allez-y voir !

Ned Knob fit un mouvement vers la porte, mais il n’osa pas sortir. Ses joues étaient toutes pâles, et l’épouvante faisait trembler ses lèvres. Certes, il y avait en lui un autre mobile que la curiosité, car le combat entre ses terreurs et sa passion de savoir mettait de la sueur à ses tempes.

Tout à coup son parti sembla pris ; il se glissa silencieusement au travers de la foule, tournant autour des puits et enjambant les créatures entassées pêle-mêle sur le sol. Tout au fond du cabaret, il y avait un trou oblong, formé par l’enlèvement d’une planche, et qui servait à ventiler d’autant l’infection de ce cloaque. Personne autre que le petit clerc n’aurait pu passer par ce trou. Il y introduisit d’abord sa tête de force, puis le corps suivit, laissant des lambeaux d’étoffe aux ais mal équarris.

Aussitôt que Ned Knob fut dehors, il prit sa course, étouffant de son mieux le bruit de ses pas, et fit rapidement le tour des parois extérieures de la baraque. Il gagna ainsi la ruelle et se trouva au milieu des masures démolies qui servaient de dortoir précisément à la plupart des hôtes du cabaret. Les locataires étant aux prises avec le gin de l’autre côté de la rue, il n’y avait encore personne dans le dortoir. Ned se glissa comme un chat parmi les décombres. Il s’arrêtait de temps en temps pour écouter. Un bruit de voix qui semblait sortir de terre parvint enfin jusqu’à lui.

– La cave !… murmura-t-il.

Au lieu de suivre son chemin, il revint sur ses pas, et se trouva bientôt sur la marge même de la ruelle, devant un pan de muraille, le seul qui restât debout. Au bas de ce mur, il y avait un petit soupirail grillé. Ned se coucha résolûment dans la boue et mit sa tête au ras du sol, tout contre le soupirail. Les premiers mots qu’il saisit lui apprirent qu’il arrivait trop tard et qu’il perdait à tout le moins une partie, explicative de l’entretien.

C’était une voix très-douce qui parlait, une voix si douce que, malgré les mâtes sonorités de certaines inflexions, Ned la prit pour une voix de femme. Il aiguisa son regard et tacha de percer l’obscurité ; mais, quoique la voûte du cellier fût à moitié désemparée, il ne vit rien.

– J’ai pensé à vous parce que vous êtes des vieilles-mains, disait la voix si remarquablement harmonieuse.

Le petit-clerc se recula ; il lui semblait qu’en étendant le bras, il aurait pu toucher celui qui parlait. Il pensa :

– Où donc ai-je entendu cette voix ?

Cependant le boxeur et le buveur d’ale ne répondaient point.

L’inconnu poursuivit.

– Mes camarades, j’ai de la besogne ce soir, et je trouve que, pour des vieilles-mains, vous êtes bien longtemps à choisir entre votre fortune et la potence !

– Il les a menacés, se dit Ned Knob ; il faut être un rude compagnon pour menacer Noll Green et Dick, de Lochaber !

– S’il s’agissait de travailler ensemble, gronda en ce moment l’avaleur de bière, mais Noll ici, moi là…

– Comment sera-t-on payé ? demanda le boxeur.

– Cent livres à chacun, comptant, à l’instant même. Quatre cents livres à Paris, une fois la besogne faite !

– À Paris ! répéta le petit clerc.

Puis il ajouta en lui-même.

– Mille livres ! Que peut-on payer mille livres à ceux-là qui mettraient le feu à Londres pour dix guinées ?

– C’est que, voyez-vous, maître, dit Noll avec répugnance, j’ai déjà essayé de partir. Ce misérable coquin de Temple a des hommes sur les paquebots maintenant…

– J’ai failli tomber dans le guêpier ! s’écria Dick ; il a toute une meute qui rôde autour du pont de Londres… Impossible de s’embarquer !

– Nous nous moquons du pont de Londres, mes camarades, répliqua l’étranger, et nous n’avons que faire des paquebots. J’ai une jolie barque là-bas, sous Blackfriars…

– Pour traverser la manche ? se récrièrent à la fois les deux bandits.

– N’avons-nous pas fait mieux que cela une fois en notre vie, là-bas, à Sydney ?… Mais ce n’est pas pour traverser la Manche, c’est pour descendre la Tamise avec le jusant, tout doucement et sans vous gêner jusqu’à la pointe d’Exmouth, sous Greenwich. Il y a là un sloop smogleur qui fait le voyage pour le point d’Angleterre et pour la coutellerie. Votre passage est payé, toi, Noll, jusqu’à Andresolle, de l’autre côté de Calais, toi, Dick, jusqu’à l’anse d’Alikerque, au sud d’Ostende… et voici les passe-ports pris à l’ambassade de France et à la légation des Pays-Bas.

– Peste ! peste ! se disait Ned, j’espère que voici une affaire dans les règles !

Il entendit qu’on battait le briquet près de lui. Une allumette soufrée toucha l’amadou et s’enflamma. À cette lueur soudaine, Ned entrevit ses deux amis avec un troisième personnage vêtu de noir et dont le visage disparaissait entièrement, pour lui qui regardait d’en haut, sous les larges bords de son chapeau de quaker.

Dick tenait à la main un paquet d’allumettes. L’étranger avait entre ses doigts effilés et blancs deux passe-ports qu’il était en train de déplier.

– Les signalements, reprit-il, sont faits de manière à ganter tout le monde ; voici votre feuille de route, Noll, et je puis jurer que vous n’en avez jamais eu de si bonne… Vous êtes comte là-dessus, mon garçon, et vous comprenez qu’il faudra vous habiller et vivre en conséquence… Comte de Belcamp, m’entendez-vous ?

– Comte de Belcamp, répéta le boxeur comme font les enfants pour se mettre une leçon dans la tête.

Ned tressaillit à ce nom et ses yeux de chat brillèrent.

– Le mari d’Hélène Brown s’appelait le marquis de Belcamp ! pensa-t-il. À l’étude, nous avions ce dossier-là !

– Comte Henri de Belcamp, répéta le quaker d’une voix distincte et lente, fils d’émigré français, élevé en Angleterre… répétez !

Noll obéit.

– Répétez aussi, Dick !

– Comment ! la même chose ? s’écria l’avaleur de bière étonné, tandis que le Quaker lui tendait le second passe-port. Est-ce que Noll et moi nous serons le même homme !

– La même chose, répondit l’étranger tranquillement ; vous serez le même homme.

Et en effet, à la lueur renouvelée de Ned Knob put lire à la fois sur les deux passe-ports : comte Henri de Belcamp.

Le boxeur et l’avaleur de bière répétèrent ensemble et laborieusement :

– Comte Henri de Belcamp, fils d’émigré français.

Et tous deux ajoutèrent avec un gros rire :

– C’est drôle !

– Je promets bien que je verrai clair dans tout cela, se dit le petit clerc qui avait la fièvre.

Il colla sa tête aux barreaux du soupirail.

– Et après ? interrogea le quaker.

– Le bateau à Blackfriars, répondit Noll.

– Le smogleur à Exmouth, au-delà de Greenwich, ajouta Dick.

– Moi, à Andresolle.

– Moi, dans l’anse d’Alikerque.

– De là, reprit le boxeur, nous partons… moi, pour…

– Assez ! interrompit le Quaker ; je suis bien certain que vous n’oublierez pas le reste.

C’était le reste précisément que le petit clerc aurait voulu savoir.

La dernière allumette s’éteignit. Ned entendit que l’on maniait des pièces d’or.

– Pas ce soir, je pense, maître Tom ! se récria le boxeur.

– Tom, répéta Ned ; Tom Brown !

Puis, comme si un trait de lumière l’eût frappé :

– Je savais bien que j’avais entendu cette voix-là… Il ne me, reste qu’à voir le visage.

– Laissez-nous au moins rentrer au Sharper’s pour cinq minutes, reprenait en ce moment l’avaleur de bière, le temps de dire un mot à Ned Knob… On a des femmes !

– En route ! répéta impérieusement le Quaker.

Ned n’eut que le temps de se jeter dans les décombres. Nos trois compagnons sortirent du cellier par le fond et passèrent devant lui pour gagner la ruelle. L’étranger, plus grand et plus svelte, enveloppé dans un manteau noir dont le collet rejoignait les bords de son chapeau, marchait entre Dick et Noll. La nuit était sombre, Ned ne put voir sa figure.

Ils prirent à droite du Sharper’s et descendirent tous les trois vers la Tamise, au travers du réseau de petites rues qui faisaient de ce vieux quartier une véritable forêt noire.

Ned, quittant sa cachette avec précaution, les suivit à vingt ou trente pas de distance.

Pendant la route, nos trois compagnons échangèrent à peine quelques paroles à voix basse. Au moment où ils atteignaient le rivage, dans Blackfriars, au bout d’une allée étroite et sombre, Ned, qui les serrait de plus près en se glissant le long des murs, put saisir quelques mots.

– À quoi bon une lettre, puisque nous ne savons pas lire ? demandait Noll.

– La lettre ne contiendra rien, répliqua, le Quaker, rien que du papier blanc ; mais elle parlera d’elle-même. Quand vous la recevrez, cela voudra dire : entre dix heures et minuit ce soir !

– Et jusque-là ?

– Bien vivre et attendre.

Le Quaker, prenant les devants, suivit un instant la grève, encombrée d’embarcations de toute sorte, depuis la lourde et monumentale gabarre jusqu’au squiff léger qui rase l’eau sans laisser de sillage, construit qu’il est pour porter sa cargaison de joyeux promeneurs aux pelouses de Richmond.

L’homme au large chapeau descendit bientôt un des noirs escaliers qui vont à l’eau et ouvrit un cadenas fixant à sa chaîne une élégante embarcation de pêche, pourvue de ses avirons.

La mer se retirait. Noll et Dick montèrent dans la barque.

– Le comte, Henri de Belcamp ! dirent-ils encore une fois tous les deux.

– Et ne bougez pas tant que vous n’aurez pas reçu la lettre blanche.

– Entendu. À bientôt !

– À Paris, au lieu désigné, répliqua le quaker en leur envoyant un signe d’adieu : bon voyage !

La barque glissait déjà sous les amarres pour gagner le chenal. Le Quaker remonta tranquillement les degrés. Ned essaya de l’envelopper d’un regard, en ce moment où il se présentait en face, mais les rives de la Tamise ne brillent pas comme celles de la Seine, et il y avait toujours d’ailleurs le grand chapeau et le manteau.

– Quand je devrais te suivre jusqu’en enfer, se dit Ned furieux, je verrai ton visage !

Le Quaker, au lieu de rentrer dans la ruelle, tourna vers le pont. À l’angle du débarcadère, il y avait un élégant tilbury qui stationnait, gardé par un jeune homme très-pâle et d’apparence mélancolique. Le Quaker sauta sur la banquette, et le cheval ardent fit feu des quatre pieds, laissant au bas de la berge le petit clerc abasourdi.

– Richard, dit celui que nous appelons le Quaker, au pâle jeune homme qui tenait les rênes, le séjour de Londres est désormais dangereux pour vous.

Les rênes tremblèrent dans les mains du jeune homme, qui répondit :

– Avez-vous donc appris quelque chose de nouveau, James ?

– J’ai travaillé pour vous tout le jour, Richard Thompson, et Dieu m’est témoin que je vous crois innocent, malgré les apparences qui vous accablent.

– Oh ! soyez béni, et que le ciel vous récompense, ami généreux !

– Mais tout est contre vous, mon pauvre Thompson ; il ne manque rien dans les papiers de la Bartolozzi, sinon la reconnaissance constatant la dette de Fanny Thompson, votre mère… Ceci est capital ! il faut fuir.

– Sans revoir Suzanne ! balbutia le jeune homme dont la tête s’inclina sur sa poitrine, tandis que ses mains abandonnaient les rênes.

– Soyez homme, Richard ! dit le Quaker, qui prit les rênes et arrêta la voiture à l’entrée d’une maison de modeste apparence, située à l’entrée du Strand, et sur la porte de laquelle était une plaque de cuivre portant ces mots : Office de M. Wood ; – nous sommes de la même taille et du même âge ; nos cheveux et notre barbe ont la même couleur ; vous savez que ma bourse est à vous : je vous donnerai mes propres papiers, s’il le faut… Et comptez sur moi pour votre enfant !

Richard Thompson l’embrassa, les larmes aux yeux, et souleva le marteau de cette porte où était la plaque de cuivre.

Un coup de fouet enleva le cheval ; le tilbury bondit de nouveau sur le pavé, tournant Charing-Cross et enfilant Piccadilly. Au-delà de Hyde-Park-Corner, entre les hôpitaux et Cadogan-Square, une maison toute neuve s’élevait, surmontée de cet appendice pyramidal, aussi commun aujourd’hui qu’il était rare en ce temps : une cheminée à vapeur. La maison était grande et d’apparence opulente ; elle devait abriter quelque large industrie. Au fronton, sous un cadran éclairé, le nom du maître brillait en lettres d’or : BERCY BALCOMB ET Cie.

Le Quaker sauta sur le trottoir. À Londres, chaque visiteur dit sa qualité d’avance par l’accent qu’il donne à son coup de marteau ; il y a une gamme que, sans l’avoir apprise, tout le monde sait et qui descend, par ton et demi-ton, du fulgurant appel de Sa Grâce, milord duc, jusqu’au caressant grattage de la pauvre chose (poor thing) qui vient demander six pence. Le coup de marteau du Quaker fut clair, net, impérieux.

La porte s’ouvrit aussitôt. Le Quaker fut introduit dans un cabinet de travail, vaste comme un salon, où plusieurs tables étaient couvertes de dessins et de plans. Sur le bureau qui occupait le centre du cabinet, plusieurs lettres adressées à Percy-Balcomb et Cie étaient encore cachetées et attendaient le coup-d’œil du maître.

Le Quaker en déchira les enveloppes. Il donna un coup d’œil à chaque lettre et sonna. Un gentleman parut au seuil d’une porte latérale.

– Quoi de nouveau, Perkins ? demanda le Quaker.

– Rien de bon, milord… Les ingénieurs sont contre ma machine de huit cents chevaux, et disent que c’est aussi impossible à construire que la tour de Babel !

– Êtes-vous sûr de vous, Perkins ?

– Oui, milord.

– Alors, laissez dire les ingénieurs, et choisissez seulement les meilleurs ouvriers de Londres.

– Les ingénieurs demandent si votre seigneurie compte équiper une flotte de guerre…

Le Quaker eut un grave sourire.

– Avez-vous des nouvelles de la côte d’Afrique ? interrogea-t-il.

– Oui, milord… Les choses marchent à peu près en rivière de Couango, mais il faut que les bois soient apportés de l’intérieur, et les noirs sont un fâcheux voisinage. Un navire du port d’une frégate de premier rang, tel que votre seigneurie a eu la fantaisie de le commander, aurait coûté juste moitié moins sur chantier américain.

– Et la réponse de Mobile ?

– Très-précise, celle-là ! Les Yankees ne se font jamais prier pour gagner de l’argent ! Nous avons les devis, par livres, sous et deniers pour tout l’armement, depuis les canons de 48 jusqu’aux haches d’abordage… Les trois bricks sont sur chantier… Vous aurez quatre millions à payer au mois de juin, milord.

– Nous serons en mesure, Perkins.

– Et quatre autres millions au mois de juillet, si vous faites l’affaire au Couango.

– J’ai fait l’affaire, Perkins, et je payerai.

Le gentleman s’inclina.

– Milord, reprit-il, il nous faudrait trois mille cinq cents livres à l’escompte, cette semaine.

Le Quaker rouvrit une des lettres éparses sur la table, et en retira des effets de commerce qu’il examina.

– Voici trente-huit mille florins autrichiens sur MM. de Rothschild, dit-il.

– De Prague ? murmura Perkins. Avec l’argent que vous avez eu de Prague depuis douze mois, vous auriez gagné un million sterling à construire des machines de 100 et 150 pour le commerce !

Le Quaker se leva et tendit la main au gentleman.

– Nous venons de loin, Perkins, dit-il ; nous allons plus loin encore. Ce n’est pas pour gagner un million sterling que la maison Percy-Balcomb a été fondée…

 

À une heure de là environ, James Davy, portant ce costume élégant et décent que nous lui avons vu au bureau de police, montait les escaliers sourds et recouverts d’un moelleux tapis du grand hôtel de Buckingham, dans Grosvenor-square. Un valet en livrée l’attendait à la porte du principal appartement du premier étage.

Le maître de l’hôtel, en rigoureuse toilette de bal, le suivait, tenant sous le bras un registre relié en velours rouge.

– Monsieur le comte voudra bien accepter mes excuses, dit-il en français ; je serais particulièrement honoré d’avoir son nom sur mon album… Dieu merci ! l’Angleterre est un pays libre… mais ce Gregory Temple, l’intendant supérieur de police, s’embarrasse peu de la constitution… et l’on exige les passe-ports des voyageurs venant de l’étranger, depuis cette malheureuse affaire de la signora Bartolozzi.

James Davy tira aussitôt son portefeuille et tendit au maître de l’hôtel son passe-port, chargé de cachets de chancellerie. Pendant que l’autre dépliait le papier, il prit la plume et écrivit sur le registre :

« Comte Henri de Belcamp. »

– Comte Henri de Belcamp ! lut tout haut et respectueusement en tête du passe-port le maître de l’hôtel. Je rends grâce à votre seigneurie.

Il salua et se retira après que sa seigneurie lui eut ordonné de faire servir le souper chez madame la comtesse de Belcamp.

Sa seigneurie traversa ensuite le salon et entra dans la magnifique chambre à coucher de madame la comtesse. Au fond de l’alcôve, parmi les flots de dentelles qui bouillonnaient autour de l’oreiller, apparaissait et souriait dans le cadre de ses admirables cheveux noirs la tête charmante de Sarah O’Neil, la belle Irlandaise.

LE CHÂTEAU DE BELCAMP

I

Le char à bancs.


Nous avons passé le détroit, laissant au loin Londres et ses lugubres folies. Ce n’est pas la poussière de ses souliers que l’on secoue en quittant la capitale anglaise : vingt mille balais et trois cents mécaniques remuent incessamment ses fanges sans pouvoir la nettoyer jamais. Du reste, grâce à l’heureuse importation du macadam, Paris connaît depuis quelques années cette splendeur de la boue qui semblait inhérente aux bords de la Tamise ; nos boulevards, ensevelis sous leur honteux enduit, reviennent à l’état de fossé qui fut leur enfance et défendent victorieusement, malgré l’armée impuissante des balayeurs, le Paris de Notre-Dame, de la Bourse et des Tuileries contre cet autre Paris qui est à dix pas, – mais à cent lieues, – sur la rive opposée du grand fleuve jaunie.

Au moment où se renoue notre histoire, nous ne sommes pas plus à Paris qu’à Londres, et c’est un riant paysage des bords de l’Oise, à trois heures de patache de l’Opéra, qu’éclaire pour nous le joyeux soleil des premiers jours de mai. Nous demandons la permission de ne point dire le vrai nom de cette tranquille contrée, qui fut le théâtre d’un drame violent. Si quelques-uns des personnages de ce drame sont morts, d’autres, Dieu merci ! restent pleins de vie, et les défunts eux-mêmes subsistent dans leurs familles honorées et respectables.

Il était huit heures du matin. Un cavalier, vêtu d’un élégant costume de chasse sur lequel se drapait un manteau léger, pressait le pas d’une jolie jument anglaise sur la route de Paris à l’Isle-Adam. Le cavalier semblait tout jeune : des cheveux blonds bouclés encadraient sa figure charmante, et les mouvements du cheval faisaient ressortir la souplesse de sa taille gracieuse. Au premier aspect, on lui aurait donné vingt-deux ans à peine, mais son regard calme et profond portait davantage.

L’air était frais ; le vent matinier souillait dans les branches encore dépouillées des arbres de haute venue et d’essence forestière, tandis qu’il agitait le long des haies les guirlandes de ronces, déjà feuillues, et qu’il secouait en neige sous les pommiers arrondis, les corolles fanées, espérance du pressoir. Le ciel n’avait pas un nuage à sa coupole d’azur ; mais là-bas, dans les vallées grises qui faisaient autour des collines de bizarres et capricieux circuits, une brume blanchâtre, transparente et légère comme ce voile derrière lequel sourit et rougit la jeune mariée, courait devant la brise, changeant de place et de niveau à chaque instant, baignant, découvrant et submergeant de nouveau les plans inférieurs du paysage. Parfois, quand la rafale soufflait plus profondément, quelque brillante prairie montrait tout à coup son tapis d’émeraude ou quelque étang les rides de sa nappe argentée. Tout est séduisant, vous le savez bien, dans ce paradis des bords de l’Oise où abondent à la fois les belles roches, l’herbe paisible, l’eau qui écume ou qui dort, les vieux châteaux, orgueil du paysage, et les douces forêts, refuge de la pensée.

À deux lieues de Saint-Leu-Taverny, et non loin d’un village qu’il nous faut baptiser Miremont pour les besoins de notre discrétion, la route qui court en forêt arrive à une patte d’oie, composée de six chemins de chasse, sans compter la grande voie principale. Il y a bien un poteau au centre de cette étoile, mais, selon la coutume des poteaux indicateurs, celui-ci n’indique absolument rien. Notre jeune étranger fit le tour du poteau, essayant, mais en vain, de déchiffrer les inscriptions effacées par le temps et par la pluie. Deux noms seulement subsistaient encore : Paris et l’Isle-Adam.

– Ce doit être à droite, pensa-t-il, et en inclinant vers le nord-est ; mais voici deux chemins qui suivent cette direction, et, vu l’angle qu’ils font, chacun d’eux peut me conduire où je ne veux point aller. Attendons.

Il lâcha la bride à sa monture, et le noble animal, au lieu de brouter, quoique l’herbe fût drue sur la marge de la route, garda la tête haute, signe certain de son irréprochable éducation. Il y avait à parier que l’épreuve imposée à la patience du voyageur ne serait pas longue, car il avait dépassé nombre de charrettes et de piétons sur la route, mais il n’eut même pas besoin d’attendre le roulier dont la voiture, vêtue de toile et cerclée comme un énorme tonneau, apparaissait au sommet de la montée. Un bruit de roues auquel se mêlaient des babillages gais et des éclats de rire se fit entendre sous-bois, à gauche de la route, et, l’instant d’après, un char à bancs, portant trois jeunes filles, déboucha dans la patte d’oie qu’il traversa comme un tourbillon. Le voyageur s’était découvert et ouvrait la bouche pour parler : il n’eût pas le temps ; trois charmants visages souriants le saluèrent, répondant à son geste, et le char à bancs, emporté par un fort cheval à tous crins disparut dans une des routes de chasse au galop.

D’autres pas de chevaux sonnèrent sous-bois et d’autres éclats de rire. Cette fois, c’étaient trois jeunes gens qui arrivaient, poussant et malmenant de pauvres chevaux de ferme, couverts de sueur, rétifs et n’en pouvant plus.

– Holà ! monsieur, s’écria l’un d’eux, dès qu’il aperçut notre voyageur, par où sont-elles passées ?

C’était un grand garçon à l’air éveillé, qui gardait dans son aspect quelque chose de militaire. On ne peut pas dire que ce fût une vieille moustache, car c’est tout au plus s’il avait vingt-cinq ans, mais nous sommes habitués, depuis la fin du siècle dernier, à voir ainsi beaucoup de jeunes carrières brisées. Chaque révolution, comme chaque restauration, a ses vaincus et ses victimes. Notre beau gaillard était une victime, bien qu’il n’en eût pas l’air. Il avait appartenu à la vieille armée en qualité de sous-lieutenant, et méritait autant que bien d’autres le surnom de brigand de la Loire. Pour le présent, il étudiait le droit. Il se nommait Robert Surrisy.

Les deux autres suivaient, clopin-clopant, séparés par un intervalle de quelques pas. Le premier des deux était un fort beau jeune homme, à la physionomie intelligente et fière, qui portait sur son visage régulier autant de mélancolie que Robert avait de gaieté sous les boucles de ses noirs cheveux. C’était, du reste, avec Robert un vivant et parfait contraste, Robert Surrisy semblait avoir toute la hardiesse et toute l’insouciance, laissant la méditation et la timidité à son ami Laurent Herbet ; car ils étaient amis intimes, enthousiastes, inséparables. Laurent étudiait la médecine.

Le troisième cavalier, monté sur un bidet qui ressemblait à un âne, était tout simplement Férandeau, élève de Louis David, peintre d’histoire, à qui l’injustice des hommes avait jusqu’à présent refusé le grand prix de Rome. Il travaillait peu, mais c’était un artiste de bonne foi, qui croyait à son talent malgré l’unanimité des opinions contraires. Il n’était précisément ni beau ni bien fait, cependant son aspect produisait une impression agréable, à cause de l’inaltérable bonne humeur qui trônait sur son front. Le regard de ses yeux clairs et souriants, séparés par un nez africain trop large pour être appelé simplement un pied de marmite, la grimace, joyeuse de sa vaste bouche, pourvue de dents vigoureusement saines, ses cheveux incolores, mais épais, tenus systématiquement à l’état de forêt vierge, l’habit qu’il portait enfin, vêtement dont le nom change suivant les époques, mais qui est particulier aux peintres d’histoire acharnés à ne pas réussir, tout en lui et hors de lui avait une couleur homogène de sans-façon et de franchise, mais aussi de myopie intellectuelle. Faisandeau ne voyait pas plus loin que le bout de son nez, qui était large, mais court.

C’était tout, au moment où le char à bancs chargé de fillettes disparaissait sous bois, mais pendant que nous décrivions nos trois amis, un quatrième personnage gagnait au pied et débouchait à son tour sur la patte d’oie. Si le bidet de Férandeau ressemblait à un âne, l’âne de Briquet était une véritable chèvre. Briquet s’appelait aussi Bricole, et encore Trompe-d’Eustache.

C’étaient trois noms de guerre ; celui de famille manquait. On l’avait trouvé, âgé d’une heure, dans un coin d’atelier, après le départ d’un modèle, et il n’en était ni plus fier ni plus gêné. Étant né, comme il est dit, dans un atelier, et l’atelier étant situé rue de l’Ouest, en face du Luxembourg, il était incontestablement Parisien ; ce titre suffisait à sa gloire. Il ne cachait à personne qu’il n’aurait pu supporter sans mourir de chagrin et de honte une origine départementale. Briquet, surnommé Bricole ou Trompe-d’Eustache, avait l’honneur d’être valet de chambre de Laurent et de Robert, en même temps qu’il servait de rapin à Férandeau, dont il était toute l’école. Dans les cas extrêmes, il faisait en outre la cuisine de l’association. C’était un petit bonhomme chétif, mais coriace, paresseux comme un lézard et capable des coups de collier les plus héroïques, très-poltron, mais hardi comme un démon quand il avait le diable au corps, plus sobre qu’un chameau du désert aux heures de famine et connu pour dévorer un gigot tout entier, jusqu’à l’os, après dîner, si quelqu’un lui en faisait la politesse : en somme, un drôle de singe et une créature dévouée.

À la question de Robert, notre jeune voyageur au cheval anglais répondit en montrant la route de chasse que le char à bancs avait enfilée.

– Service pour service, mon cher monsieur, ajouta-t-il avec rondeur et courtoisie. Je suis étranger dans ce pays, et je voudrais savoir la route qui mène au château de Belcamp.

Robert, qui avait déjà la tête de son bidet hors de la patte d’oie, serra le mors et tourna bride. Les autres s’arrêtèrent en même temps, et tous considérèrent le voyageur avec une soudaine curiosité. Si l’on en croit l’adage allemand qui dit : Mauvaise conscience craint les regards, le jeune étranger devait avoir une conscience bien bonne et bien pure, car tous ces regards tournés vers lui amenèrent seulement un paisible sourire autour de ses lèvres. Robert et Laurent rougirent en même temps, et le premier s’écria :

– Monsieur, pardonnez-nous si nous avons tardé à vous répondre. C’est une idée qui nous est venue à tous en même temps… Du moins, je pense que mes camarades ont eu la même idée que moi. Notre respectable ami, M. le marquis de Belcamp, attend son fils… Ce n’est pas une question que nous vous adressons, monsieur, et quant à la route pour aller de la Croix-Moraine où nous sommes à Miremont, c’est celle-là même que vous venez de nous montrer.

Le jeune voyageur se découvrit pour la seconde fois.

– Je suis heureux, messieurs, dit-il d’une voix tout particulièrement remarquable par sa douceur sonore et par son harmonie, de trouver, dès mon premier pas sur cette terre qui fut le berceau de mes aïeux, trois amis de mon bien-aimé père.

– Vous êtes le comte Henri de Belcamp ! s’écria Robert, dont les yeux brillèrent d’un singulier éclat.

Laurent avait déjà la main du jeune voyageur entre les siennes.

– Tiens ! tiens ! dit Férandeau ; comme ça se trouve ! si votre jument fait des petits, vous savez, j’en demande un, et je ferai votre académie pour la peine.

– Ici, monsieur le comte, ajouta Robert qui lui prit la main à son tour pour la serrer affectueusement, vous auriez beau chercher, vous ne sauriez trouver une seule créature humaine qui ne soit dévouée corps et âme au brave marquis de Belcamp !

– Je vous remercie, monsieur, prononça le jeune comte avec émotion. Je connais le noble cœur de mon père ; mais je craignais, après une si longue absence, car son exil a duré vingt-quatre ans et je suis né en Angleterre… je craignais, dis-je, que les dissidences politiques…

– Je me battrai demain pour Napoléon si l’on veut ! l’interrompit Robert en riant ; on peut dire cela ici, où il ne passe personne, et devant vous qui avez sur le visage la loyauté de votre père… Vous savez que M. le marquis est prêt toujours et partout à mourir pour son roi… Eh bien ! je crois qu’il faudrait le diable en personne pour tourner la pointe de mon épée contre quiconque a une goutte du sang de Belcamp dans les veines… Demandez-lui s’il n’épargnerait pas, lui aussi, son brigand, comme il m’appelle… Mais, nos charmants oiseaux ont eu le temps de s’envoler désormais, et nous ne les atteindrons plus. Monsieur le comte, voulez-vous que nous vous fassions la conduite ?

– J’accepte de grand cœur, messieurs.

Briquet avait mis pied à terre et gravait son nom sur le poteau avec un couteau de cinq sous que lui avaient donné ses économies. Férandeau tournait autour du cheval anglais, examinant le cavalier après avoir détaillé la monture.

– Beau linge ! murmura-t-il ; s’il apporte des piastres au vieux, ça ne l’incommodera pas !

La cavalcade se remit en route.

– Messieurs, dit le comte Henri avec son bienveillant sourire et sa voix qui vraiment allait au cœur, parlez-moi, je vous prie, de mon bon père. Je reviens de plus loin encore que vous ne croyez ; je reviens du bout du monde à vrai dire, et je compte sur vous pour me mettre au fait de ce pays que je vais aimer désormais.

– Ça n’est pas Paris… ni le Pérou ! grommela Briquet, enjambant son petit âne.

– M. le marquis, répliqua Robert, qui était l’orateur, est revenu ici voilà trois ans, comme vous le savez. En arrivant, il a voulu faire tant de bien tout d’un coup que ses affaires se sont un peu dérangées. Mais à qui songerait la Providence si elle oubliait des hommes tels que lui ? Je ne comprends pas très-bien les affaires, sans cela je vous expliquerais… La terre a augmenté de valeur ; il a vendu des coupes fort avantageusement : bref, vous serez, un jour venant, un héritier… Cela vous est égal ? Tant mieux, ma foi ! si vous avez fait fortune aux Indes ; je voudrais que tout fût bonheur et sourires autour de votre bon père !… Puisque nous sommes en avant, je veux bien vous dire, monsieur le comte, qu’il a été fort inquiet de vous.

Robert montait le moins mauvais des trois chevaux de ferme. L’étranger et lui avaient gagné du terrain sans parti pris, et Laurent, le docteur en herbe, avec l’artiste Férandeau, marchait à cinquante pas de distance, précédant Briquet, qui formait l’arrière-garde à cinquante autres pas.

– Il est intrigant, ce Robert ! disait Férandeau. Ce soir, il sera à tu et à toi avec ce héros de roman qui nous arrive des antipodes… Un beau mâle, tout de même, et dont le manteau a de crânes plis.

– Il ressemble à son père, répondit Laurent qui était tout rêveur. C’est une chose étrange : moi qui aime tant son père, je ne me sens pas attiré vers lui.

– Question de sentiments, vieux !… Il est des nœuds secrets, il est des sympathies !… Moi, j’accepterais volontiers de lui des curiosités sans valeur, telles que casse-têtes iroquois, poignards malais ou allumettes chinoises… J’ai eu une fois quatre paquets de cigares pour un éventail patagon… À part les présents dont il me comblera, ce jeune homme m’inspire cet intérêt calme qu’on exprime dans les salons en disant : Je m’en bats l’œil !

– Tu es ainsi pour tout, et tu es bien heureux ! murmura Laurent ; moi, je ne suis pas payé pour voir la vie en rose. J’ai hâte d’être à Paris. Robert m’inquiète, Robert a un secret…

– De comédie, parbleu ! l’interrompit l’artiste. Il aime Jeanne.

– Ce n’est pas cela… Robert se cachait de moi, même à Londres !

– Pas possible !

– Robert a été deux fois à Paris…

– Sans t’en demander permission ! Voyez-vous ça !… J’en ferais bien autant si j’avais des économies !

– La vieille Madeleine, sa mère, est pauvre, et Robert n’a pas d’économies, pensa tout haut Laurent Herbet.

– Mon Dieu ! oui, disait en ce moment Robert, je vous ai cherché à Londres. Nous étions là, Laurent et moi, pour une affaire très-malheureuse et très-extraordinaire, dont vous avez peut-être ouï parler ; le meurtre de madame Bartolozzi…

En prononçant ce nom, il tourna vers son compagnon son regard franc et droit, mais singulièrement pénétrant.

Le cheval du comte Henri fit une courbette comme si le mors eût brusquement tressailli entre ses mâchoires, mais la contenance du cavalier resta impassible et ce fut d’un ton froid qu’il répondit :

– En effet, on s’entretenait de ce tragique événement lors de mon passage en Angleterre.

– Vous êtes destiné à connaître toutes nos histoires, monsieur le comte, reprit Robert. Je n’ai pas toujours été un vieil étudiant en droit, et ma première vocation ne m’entraînait pas vers les cinq codes… M. le marquis est notre conseiller et n’ignore rien de petites affaires : il vous dira comment Laurent Herbet, ce cher garçon que voici derrière nous, était intéressé, aussi bien que sa jeune sœur Jeanne, dans cette sanglante aventure. Moi, je l’ai accompagné seulement comme ayant bon poignet et bonne tête en cas de malheur. On nous avait fait un monstre de Londres, et votre bon père eut l’obligeance de nous adresser au fameux Gregory Temple, l’intendant supérieur de police, avec qui, durant l’émigration, il avait eu des relations étroites. Nous tombions mal ; ce pauvre M. Temple était bien tout entier à l’affaire Bartolozzi, mais à un autre point de vue que le nôtre, et son esprit chancelait déjà devant la solution impossible de cette énigme… Vous savez qu’il est devenu fou ?

– J’ai eu l’honneur de connaître moi-même ce magistrat très-éminent, dit le jeune comte, en qui examen attentif eût découvert peut-être un certain malade victorieusement combattu, mais je ne l’ai pas vu depuis sa démission et j’ignorais son malheur.

– Vous le connaissiez ! s’écria Robert étonné. Il nous a répondu, quand nous lui avons communiqué les inquiétudes de M. le marquis à votre endroit, qu’il ignorait jusqu’à votre existence !

Du bout de son doigt ganté, le comte toucha son front en souriant ; mais ce geste pleinement significatif ne fut pas sa seule explication.

– Cher monsieur, ajouta-t-il, vous aussi vous êtes destiné à connaître probablement ma biographie. Elle est simple au fond, mais entourée de détails qui peuvent sembler romanesque. Il fut un temps où j’avais entre les mains des intérêts qui n’étaient pas ceux du gouvernement de l’Angleterre.

Robert ne le regarda point cette fois. L’expression de sa physionomie changea et une question vint jusqu’à sa lèvre, mais il la refoula et dit d’un ton léger :

– Connaissez-vous aussi Suzanne Temple, la fille de l’intendant ? Elle était dans le char à bancs tout à l’heure…

Le comte Henri répondit avec calme :

– Je n’ai jamais eu l’honneur d’être présenté à miss Temple.

Puis il ajouta, de ce ton d’intérêt courtois qui recouvre en général dans le monde la plus parfaite indifférence :

– Miss Temple habite le Pays ?

– Miss Temple habite le château de Belcamp, répondit Robert.

– Et son père ? demanda le jeune comte, dont la lèvre eut un imperceptible tremblement.

– Son père est Dieu sait où : tantôt à Londres, tantôt à Paris. Sa folie n’est pas de celles qui nécessitent la séquestration. Il s’efforce, il s’agite, il cherche…

– Il vient du moins parfois visiter sa fille au château ?

– Jamais.

L’agitation de l’âme est difficile à cacher, surtout dans le tête-à-tête intime et immobile qui a lieu sous un toit. En plein air et dès que le corps est en mouvement, la physionomie a mille prétextes de jouer. D’un coin à l’autre d’une cheminée, Robert Surrisy aurait peut-être deviné le trouble de son compagnon, malgré l’admirable empire que celui-ci gardait sur lui-même. Ce jeune et franc soldat avait l’air d’un garçon clairvoyant et curieux. Sans doute il ne vit rien ici ; du moins s’excusa-t-il auprès d’Henri pour avoir entamé ce sujet d’entretien qui n’avait point trait directement à M. le marquis de Belcamp.

– Holà ! cria de loin Férandeau, vous allez passer le point de vue !

Le comte Henri serra la bride aussitôt. Toute trace de préoccupation avait disparu de son visage, et ce fut avec un clair regard de satisfaction qu’il contempla le riant panorama étendu sous ses pieds.

La route de chasse traversait une bruyère formant l’extrémité orientale du plateau le plus élevé du pays, qui a reçu le nom de Petite-Suisse, et qui mérite mieux que cela. La Petite-Suisse, c’est évidemment le décor d’opéra-comique, le triomphe de la cascade, du chalet dont le toit est fixé par des pavés et de Ketly, la chanteuse à roulades, partagée entre le naïf amour de Wilhem et les rudes adorations de Max, qui se donneront rendez-vous, – sous la voûte sombre, – pour vider leur querelle à l’heure du ranz des vaches.

Je ne sais rien de plus offensant que cette nature caricaturée et vilipendée à plaisir : les Suisses sont braves et fils de Guillaume Tell. Ils marcheront un jour sur Paris pour incendier l’Opéra-Comique.

Il n’y avait pas là un seul chalet, non, je le jure ! pas une seule Ketly non plus, car toutes les filles s’y appelaient honnêtement Fanchon, Monique Madeleine. La forêt, ouverte en éventail, montrait les trois quarts de l’horizon par deux larges échappées. Nous nous occuperons seulement du paysage, qui courait vers le nord et l’est, parce que l’autre est étranger aux scènes de notre drame et que la question d’utilité est l’unique excuse d’une description en notre siècle de fer.

La route descendait, tortueuse et vingt fois cachée derrière des buissons de bouleaux, de châtaigniers et de chênes, la pente abrupte du plateau, qui semblait se précipiter tout à coup dans la vallée. À droite et à gauche, c’était une bruyère, étendue comme un tapis troué, rose et fauve sur une terre couleur de cendres. Les deux ailes de l’éventail qui formaient le cadre du tableau étaient de chaque côté, des futaies d’énormes hêtres qu’une coupe récente avait dégagées selon deux lignes droites et symétriques.

Au second plan, c’était tout de suite de l’Oise, dont un bras, étroit et bordé de saussaies, sortait d’un moulin pour entrer dans l’étang, tandis que le courant principal, s’attardant au milieu des prairies, brillait dans les moissons de glaïeuls.

Le pont était vis-à-vis de la route, un vieux pont de pierre, auquel la maison d’un meunier se collait avec son toit de chaume, herbu comme un pré, avec sa roue noire et mouillé qui incessamment criait les deux notes de sa mélancolique chanson.

Au-delà du pont, le déversoir, chantant aussi, lançait ses tourbillons d’écume.

La vallée se séparait en deux comme un fleuve qui va ménager une île au milieu de son cours. Au centre, et en face du belvédère où nous sommes, d’une colline merveilleusement accidentée s’élevait, montrant tour à tour sur ses versans, échelonnés comme les marches d’un calvaire de verdure, ses bosquets coupés de cultures, ses taillis où de ronds baliveaux dressaient leurs perruques touffues, ses roches dont le front chauve perçait la bruyère, et, tout au sommet, sur la lande rase, son moulin à vent sans ailes ni toiture, qui semblait la dernière tourelle d’un antique manoir détruit.

La lande descendait en pente douce vers le nord jusqu’à une noble futaie de chênes plantée en quinconce et qui couvrait un large plateau situé à mi-côte. La futaie se présentait de face, ouvrant deux larges bras, au centre desquels, précédé par une avenue à dix rangs d’ormes séculaires, un château du temps de Henri IV s’élevait. La partie nord du plateau où s’asseyait ce manoir était soutenue en terrasse et dominait toute la contrée. Sous la terrasse, un gracieux village, gardé par son clocher carré à flèche longue et bleue, étageait ses maisons dont les dernières se cachaient tout au fond du val.

L’Oise coulait gaie et jolie dans les prés où les grands bœufs allaient lentement, éparpillés et fiers de leur solitude, parmi les troupeaux de moutons que les chiens inquiets houspillaient et tassaient. Au lointain, on voyait de larges étangs et d’autres forêts encore, tandis que, sur le coteau qui faisait face à la colline, au-delà de la rivière, un parc moderne, dominé par un petit château neuf, dessinait ses groupes de grands arbres et ses massifs ménagés à l’anglaise sur le velours de ses pelouses bien peignées.

À l’heure où nous écrivons, ce lieu est encore un paradis, quoique le goût parisien y ait bâti déjà çà et là quelques-unes de ces villas délicieuses qui font, dans le paysage, exactement l’effet de mouches dans du lait, – en sens contraire, bien entendu : fades et blanchâtres qu’elles sont, parmi les riches tons de la verdure.

Robert, au bout de quelques minutes de silence, étendit la main et montra le château vieux, dont le toit ; humide encore de rosée, brillait au soleil.

– Monsieur le comte, dit-il, voici la maison de votre père.

II

Le pont du moulin.


Le comte Henri de Belcamp avait d’abord contemplé d’un œil charmé ce paysage qui est l’orgueil des environs de Paris, si fertiles en point de vue gracieux et en pittoresques campagnes. Son regard se perdit tour à tour dans les deux vallons jumeaux, et revint à la riante colline où Robert Surrisy, avec une sorte de bienveillante emphase ; désignait à son admiration et à son amour la maison paternelle.

Il salua la maison paternelle d’un sourire, mais Robert, qui l’examinait en ce moment, chercha en vain l’émotion sur son visage. Laurent et Férandeau venaient d’arriver. Laurent avait entendu les dernières paroles de Robert : Voici la maison de votre père. Les préventions instinctives qu’il avait contre le jeune comte s’augmentèrent, car il ne vit que froideur dans ses yeux distraits.

– Celui-là n’a pas de cœur ! pensa-t-il.

– Voilà un crâne effet, là-bas, dit Férandeau en arrêtant sa bête qui fit planer ses longues oreilles comme des ailes et se mit à brouter bruyamment l’herbe de la clairière ; il y a un Claude Lorrain à faire avec le fond qui est de l’autre côté, une heure avant le coucher du soleil… Voyez la route qui grimpe en serpentant du moulin au château… S’il n’était pas indigne d’un des principaux élèves de David d’abandonner l’académie pour peindre des arbres et des vieux murs…

– Mais du diable si elles ne vont pas se casser le cou ! continua-t-il en une exclamation d’effroi.

À mi-montée et au tournant du sentier qui côtoyait étroitement le plus joli précipice du monde, le char à bancs portant les trois jeunes filles gravissait la route du château et, de loin, semblait, en vérité, pendre au-dessus de l’abîme.

– C’est Jeanne qui conduit, répliqua Robert, il n’y a rien à craindre.

– D’ici le danger paraît imminent, fit observer le jeune comte.

– C’est Jeanne qui conduit, répéta l’ancien sous-lieutenant avec calme.

Puis, se tournant vers Laurent, qui n’avait pas l’air aussi complétement rassuré que lui :

– Les folles n’en ont pas eu le démenti ! murmura-t-il en riant.

– Tu n’aurais pas dû quitter le char à bancs, répliqua Laurent.

– Comte, s’écria Robert, je vous fais juge ! J’étais avec trois démons là-dedans. La sœur de frère Tranquille que voici (il montrait Laurent) est juste trois fois plus lutin que les deux autres, et selon toutes probabilités vous êtes destiné à subir, comme nous tous, les caprices et les diableries de mademoiselle Jeanine. Laurent, Férandeau et Briquet montaient les trois chevaux. À la grande côte, à un quart de lieue de Pontoise, nous avons trouvé, le petit âne de la Mignot qui errait dans le bois. Jeanne m’a dit : N’avez-vous pas honte de charger ainsi notre pauvre Cabri ?… Cabri, c’est le gris-pommelé du char à bancs… J’ai mis pied à terre, et Bricole a pris l’âne pour le ramener à la Mignot… Il était convenu que je marcherais en tête de l’attelage, mais tout cela n’était qu’une conspiration. Ces demoiselles voulaient aller seules, ou plutôt mademoiselle Jeanne voulait conduire… Et le fait est qu’elle a un joli talent ! Je n’avais pas encore le pied à l’étrier qu’elles ont crié toutes les trois : Hop ! Cabri ! On était au haut de la montée de Moraine ; Cabri est comme elles : il ne demande que plaies et bosses ; il a pris son galop de lièvre… elles ont passé près de vous, n’est-ce pas ? vous savez comme il va !… Nous avons essayé de les poursuivre. La fin de l’histoire, c’est qu’elles courent encore, voyez plutôt !

Sa main étendue désignait le char à bancs, qui gardait son trot gaillard malgré la raideur de la pente. Au soleil on distinguait aisément les toilettes des trois jeunes filles : deux robes claires et une robe noire.

– Le fait est, dit le comte, que Cabri, pour le peu que j’ai pu voir de lui, vaut mieux que vos trois bucéphales… Mais le danger est passé ; en route !

Le char à bancs disparaissait derrière une belle roche moussue et couronnée de charmes difformes dont les troncs gris et vigoureux tranchaient sur la verdure d’un champ de blé. Henri et l’ancien sous-lieutenant commencèrent à descendre de compagnie, tandis que Laurent et Férandeau restaient en contemplation devant Briquet gravant son nom sur un hêtre.

C’était là passion de Briquet : il s’inscrivait partout afin d’être célèbre. Ce nom de Briquet ne lui appartenait par aucun titre authentique, et à supposer qu’il fût la propriété de quelque puissante famille, il aurait gravé le nom de Bricole. Au cas où le nom de Bricole eût désigné à son tour quelque race féodale et jalouse, Trompe-d’Eustache lui restait, mais quelle honte !

– Savez-vous bien, reprit Robert en soutenant son cheval à la force du poignet dans la descente rapide, que toute cette histoire vous regarde, monsieur le comte ? C’est pour vous que nous sommes allés à Pontoise aujourd’hui de si grand matin.

– Pour moi ! répéta Henri étonné.

– Pour votre père, du moins, et c’est tout un, je suppose. Sa fête est dans quelques jours…

– Saint Honoré, c’est juste !

– Le 16 de ce mois… Voilà longtemps que vous ne la lui avez souhaitée !

– Bien longtemps, en effet, murmura le jeune voyageur.

– Vous allez prendre votre revanche. Nous autres, nous la lui souhaitons tous les ans, et tout le monde se met en quatre pour faire de son mieux. Or, mademoiselle Jeanne, qui est sa favorite, s’est mise en tête, cette année, qu’il fallait lui tirer un feu d’artifice, sur l’esplanade, devant le château. L’idée a eu un succès fou, comme tout ce que propose mademoiselle Jeanne… et voilà le troisième voyage que nous faisons à Pontoise, notre capitale, pour y acheter les munitions et engins nécessaires à la réalisation de l’idée de mademoiselle Jeanne. Le char à bancs que vous avez vu passer est plein de fusées, de soleils, de pétards et de serpenteaux, comme un caisson d’artillerie. Il y a même une poudre nouvelle que l’artificier nomme du fulminate de mercure, et qui produit, dit-on, les effets les plus curieux.

– L’usage n’en est pas sans danger, dit le comte. En Angleterre, où l’on se sert déjà de cette préparation pour amorcer les fusils de chasse, les plus minutieuses précautions sont prises.

– La nôtre est bien enveloppée dans du papier… Mais, tenez ! voici le char à bancs qui s’arrête là-haut, sous la plate-forme… Suzanne et Germaine mettent pied à terre… ce sont deux belles et chères enfants… mademoiselle Jeanne va redescendre la côte toute seule et traverser de nouveau le pont pour déposer nos emplettes de ce matin au magasin d’artifices, qui est chez le garde du château neuf, là-bas, sur la gauche. Tenez ! on le voit bien d’ici le château neuf. C’est une gracieuse maison. Il est venu ces jours derniers un homme d’affaires de Paris pour la visiter, car elle est à louer… Il a parlé d’une dame anglaise… Tant mieux ! plus on est de voisins, plus on danse… et mademoiselle Jeanne aime beaucoup danser… M. le comte, si vous avez de bons yeux, vous pouvez voir que mademoiselle Jeanne est plus jolie encore que ses compagnes.

Ils étaient juste à mi-côte, et venaient de s’arrêter sur une étroite marge où la route tournant autour d’une roche, semblait comme le balcon d’une tourelle flamande au-dessus du cours de l’Oise. On voyait de là, au travers des branches dépouillées d’un grand hêtre, la colline que nous avons décrite, et les adieux des jeunes filles faisaient tableau à quelques centaines de pas.

– Vous l’appelez mademoiselle Jeanne Herbet ? demanda le comte de Belcamp.

– Vous avez retenu son nom, répondit l’ancien sous-lieutenant avec une naïve gratitude ; elle est meilleure encore que jolie ; et si Dieu doit à quelqu’un le bonheur ici-bas comme là-haut, c’est à elle.

Robert passa le premier, comme s’il eût voulu cacher l’émotion qui disait trop haut le secret de son cœur. Henri jeta vers les jeunes filles un dernier regard, indifférent et froid.

– Vous m’avez dit, prononça-t-il du bout des lèvres, une chose qui a excité jusqu’à un certain point ma curiosité…

– J’ai vu cela, interrompit Robert. L’affaire de madame Bartolozzi, n’est-ce pas ? Vous vous demandez quel rapport peut exister entre ces deux enfants, Jeanne et Laurent, et la célèbre cantatrice italienne dont la carrière s’est terminée si malheureusement. Je ne le dirais pas au premier venu, mais votre bon père est notre confesseur… À Londres, comme à Paris, les noms italiens font beaucoup pour le succès des chanteuses… Madame Bartolozzi était née dans ce village que vous voyez sous le château ; elle s’appelait tout uniment Constance Herbet.

Si nos deux compagnons eussent été sur la même ligne, Robert n’aurait pu manquer, cette fois, de remarquer l’étrange expression qui assombrit tout à coup la physionomie du jeune comte. Mais la route était étroite : il n’y avait place que pour un cheval. Henri, qui marchait le second, fit sur lui-même un violent effort.

– Je comprends, dit-il d’une voix qu’il parvint à rendre calme. Madame Bartolozzi était leur parente.

– Oui… leur parente… prononça tout bas l’ancien sous-lieutenant ; et même mieux que cela…

– Leur mère ?…

– Jeanne n’en sait rien, se hâta de dire Robert. Constance Herbet comptait revenir ici, après sa retraite du théâtre, et vivre honnêtement de ses rentes…

La tête du comte Henri s’inclina sur sa poitrine ; des plis profonds se creusèrent à son front.

En ce moment une détonation grêle, sèche et cassante retentit au travers des arbres qui cachaient plus complétement, à mesure que la descente se faisait, l’autre bord de l’Oise. Une plainte suivit la détonation venant du même côté. En même temps un grand cri, un cri d’angoisse terrible qui sortait de la poitrine d’un homme, tomba de l’esplanade où naguère tous nos cavaliers étaient réunis.

Puis encore on put entendre ces sifflements rapides, confus, entremêlés d’explosions courtes et sans vibrations qui accompagnent le tir d’un feu d’artifice.

À tour de bras, Robert fouetta d’une gaule qu’il tenait à la main les oreilles de son cheval. La douleur fit bondir la pauvre bête, qui prit un galop cahotant et désespéré. Henri siffla doucement, sa jument partit aussitôt comme un trait.

Il y a des cascades d’événements si rapides que la plume n’en peut rendre la prestigieuse soudaineté. Il ne fallut pas dix secondes pour accomplir ce que nous aurons peine, moi à tracer en une heure, vous à lire en deux minutes.

Les cris et les détonations continuaient. Laurent, qui voyait tout du belvédère, disait d’une voix lamentable.

– Ma sœur ! ma sœur ! à l’aide ! au nom de Dieu !

Robert et Henri arrivèrent en même temps au coude où la route, s’élargissant tout à coup, descendait en pente douce au pont qu’elle enfilait, pour joindre le chemin qui gravissait la rampe opposée. Un spectacle terrifiant s’offrit à leurs yeux.

C’étaient bien les artifices contenus dans le char qui brûlaient comme ils l’avaient deviné l’un et l’autre, mais il y avait de plus la rage du cheval, affolé par le bruit, la chaleur et la fumée. Cabri descendait la rampe par bonds convulsifs, les yeux en flamme, les naseaux grands ouverts, la crinière hérissée.

Il y avait encore l’incendie qui se communiquait avec une épouvantable rapidité aux vêtements de la jeune fille.

Elle était penchée sur le garde-main, étonnée et livide, mais conservant quelque chose de son intrépidité native et tenant toujours les rênes avec fermeté. Sa robe de deuil fumait et flambait déjà par le bas. Sa merveilleuse beauté ressortait étrangement sur ce fond terrible, fait de flammes tourmentées, d’éclairs, de gerbes étincelantes et de vapeurs qui tourbillonnaient furieusement.

À chaque bout du pont, qui avait juste en largeur la voie d’une charrette ordinaire, il y avait deux grosses bornes, ou plutôt deux quartiers de roche non taillés. Là était la mort la plus prochaine : Jeanne allait être broyée en pièces avant d’être brûlée ou noyée.

La poitrine de Robert laissa échapper un râle rauque. Il se leva debout sur ses étriers, et le sang jaillit des oreilles de son cheval.

– Hop ! hop ! hop ! fit par trois fois le comte Henri presque à voix basse.

La jument s’allongea, creusant ses reins souples et mettant son ventre au niveau de l’herbe. Vous avez vu, les jours où l’orage menace, une hirondelle raser le sol…

Robert était encore au milieu de la route, que le comte Henri avait déjà franchi le pont. Il arrêta court sa jument d’un seul mot, et sauta sur l’herbe à droite de la voie. On ne l’avait pas même vu toucher les fontes de sa selle. Cependant, au moment où son pied prenait terre, le char à banc arriva, lancé comme une pierre qui tomberait du haut d’une montagne. Un éclair s’alluma dans la main du jeune comte et un coup de feu retentit. Cabri, terrassé, s’affaissa, le museau contre la borne, dans une mare de sang. Henri jeta son arme, saisit à bras-le-corps Jeanne, qui semblait un paquet de flammes, et se précipita avec elle sous le déversoir, dans les tourbillons de l’eau écumante.

III

L’arrivée.


Robert et Laurent étaient déjà penchés sur le parapet du pont, épiant l’écume d’un œil avide, pour savoir où plonger. En ces instants, chaque seconde dure une heure, mais il est certain que le comte Henri et Jeanne restèrent sous l’eau plus longtemps qu’il n’est habituel en pareil cas. Il y a une loi qui régit le retour des corps immergés à la surface ; les mouvements du nageur hâtent ce retour, mais ne le produisent point. Pour le retarder, il faut un obstacle matériel, un surcroît de poids ou un effort du plongeur en sens contraire.

Il n’était donné qu’à l’œil de Dieu de pénétrer le mystère de ce retard.

Jeanne et son sauveur reparurent enfin, mais loin du pont, car ils avaient dû céder à la force du courant. Jeanne avait perdu connaissance ; Henri, soutenant désormais sa tête hors de l’eau, nageait vigoureusement vers la rive.

Pour les rejoindre par terre, le chemin le plus court était de tourner le moulin et de suivre le petit bras jusqu’à l’endroit où il retrouvait le courant qui s’absorbait dans l’étang. Là il y avait un tertre d’alluvion, planté de saules. Le jeune comte étendit Jeanne sur l’herbe ; elle était demi-nue, car la flamme avait consumé le bas de sa robe de deuil, les bouffans de ses manchettes, et jusqu’au voile qui flottait derrière son chapeau de paille : elle ressemblait ainsi à une pauvre morte. Henri était seul avec elle ; les branchages épais des saules faisaient une barrière aux regards ; pendant un instant, ici comme au fond de l’eau, Henri n’avait qu’à compter qu’avec cet œil d’en haut, incessamment ouvert, qui sonde le repli le plus secret de notre conscience…

Ce sont là d’étranges paroles ; d’ordinaire, on les prononce seulement quand un crime est proche.

Et cet homme, au contraire, venait de sauver trois fois cette femme : du roc, du feu, de l’eau.

C’est que, pendant un instant, les traits d’Henri présentèrent un aspect plus étrange encore que nos paroles. Pendant un instant, alors que les pas de ceux qui accouraient s’étouffaient encore au lointain, la physionomie du comte Henri, implacable et sombre, eût été effrayante à voir. Il était à genoux auprès de Jeanne inanimée, sa main gauche soutenait sa nuque ; le pouce de sa main droite touchait ce point précis de la gorge où Constance Bartolozzi, morte, avait gardé cette meurtrissure légère au sujet de laquelle les trois chirurgiens de Royal-Collège n’avaient point été d’accord.

Et le comte Henri avait, lui, cette posture que Sarah O’Neil prêtait au faux prince Alexis Orloff, penché sur le sommeil de la Bartolozzi, la nuit du meurtre.

Les pas s’approchaient ; mais combien de temps avait-il fallu à Jean Diable pour faire de cette femme qui dormait dans son lit une morte ?

Jeanne aussi était endormie, plus qu’endormie…

Le comte Henri écoutait les pas qui venaient, et son sourire de marbre semblait dire : J’ai le temps ; une seconde suffit à l’accomplissement de mon œuvre.

Elle avait dix-sept ans. Le tourbillon de la chute avait emporté sa coiffure. Ses cheveux noirs prodigues ruisselaient de ses tempes à ses épaules et de ses épaules sur l’herbe ; ses longues paupières s’entrouvraient, frangées de cils soyeux ; l’ovale de son visage avait de merveilleuses délicatesses ; et l’on devinait comme cette bouche d’enfant savait délicieusement sourire.

Les lignes pures de son corps, brisées par son deuil qui n’était plus qu’un lambeau, dessinaient la grâce chaste et juvénile de leurs contours ; elle avait ses deux blanches mains croisées sur sa poitrine.

Elle était belle comme une sainte et belle aussi comme l’amour.

Le comte Henri quitta lentement cette posture que l’assassin avait la nuit du 3 février au chevet de la victime. Les muscles de son visage se détendirent. Sa main droite écarta et lissa les cheveux qui voilaient la douceur de ce front, et il dit en lui-même :

– Si elle m’aimait !…

Les feuillages des saules s’agitèrent. Jeanne ouvrait en ce moment ses grands yeux, que le comte Henri avait devinés noirs, et qui étaient bleus comme l’azur profond d’un ciel d’été.

Robert et Laurent s’élancèrent hors des buissons au moment où Jeanne murmurait, en relevant sur le jeune homme son regard languissant, mais souriant déjà :

– C’est vous qui m’avez sauvée… merci !

Laurent la souleva dans ses bras, tandis que Robert lui baisait les deux mains en pleurant.

– Monsieur de Belcamp, dit Laurent, je n’ai qu’elle au monde ; tout mon sang est à vous !

– Belcamp ! répéta Jeanne qui avait refermé ses yeux trop faibles.

Robert la quitta pour se jeter au cou de son sauveur qu’il étreignit passionnément contre sa poitrine.

– Comte Henri, balbutia-t-il parmi les sanglots de sa joie, je n’ai pas encore le droit de dire comme je l’aime… mais si jamais vous avez besoin, je ne dis pas d’une main, je ne dis pas d’une bourse, mais je dis d’un cœur, comprenez cela, parlez seulement et vous verrez ce que vaut la parole d’un soldat !

– Comte Henri !… balbutia encore Jeanne, qui semblait endormie dans son sourire…

 

Il y avait un remue-ménage terrible dans la cuisine de M. le marquis de Belcamp. La veille au soir, des malles étaient arrivées au château, portant l’adresse du comte Henri, dont on avait bien entendu parler vaguement, mais que personne ne connaissait. D’ordinaire, quand un homme dans la position de M. le marquis est veuf et qu’il a un fils unique qui voyage, on voit quelque part chez lui, et plutôt deux fois qu’une, les portraits de la morte et de l’absent. Ici, rien. Aucune image ne parlait de feu Mme la marquise, ni de l’héritier ; leurs noms venaient souvent, il est vrai, dans l’entretien du soir et aux veillées, mais ils étaient ramenés toujours par l’attrait même du mystère.

On était bien obligé de s’avouer en fin de compte que nul ne savait rien sur la défunte, rien non plus sur le fils de la maison.

Chose étrange, il faut bien le dire, étrange d’autant plus que, sous tout autre aspect, la vie du vieux gentilhomme, claire et limpide comme une eau de roche, ne présentait pas l’ombre d’une énigme.

Le mystère, du reste, s’il y avait mystère dans l’acception ordinaire du mot, n’était point de ceux qu’on entretient à grand effort ; il venait tout simplement de ce fait qu’une solution de continuité existait dans la vie de M. le marquis. Son entourage de Londres restait inconnu à son entourage de France. De l’émigration il n’avait ramené au château de ses pères qu’un seul valet de chambre anglais, un vieillard doux et taciturne qui s’était éteint paisiblement quelques mois après avoir passé le détroit. Pour le restant de sa maison, M. le marquis, laissant là-bas l’exil tout entier, avait cédé au désir bien naturel de prendre pour serviteurs les enfants de ceux qui avaient servi ses aïeux.

William, le vieux valet de chambre anglais, avait joui de son vivant, dans le pays, d’une popularité médiocre ; son abord froid et son accent étranger tenaient la familiarité à distance ; mais, maintenant qu’il était mort, on le regrettait sincèrement, parce que, comme le disait très-bien Mme Étienne, cordon bleu du château de Belcamp, un jour ou l’autre il aurait pu parler.

– Or, ajoutait-elle, c’est titillant de ne pas savoir au clair et au net toutes les mésaventures d’un maître si plein de bonté et d’intolérance.

Mme Étienne était de Pontoise, où elle avait servi pendant quinze ans avec fidélité la veuve d’un médecin qui continuait sournoisement le commerce de son époux. Instruite à l’école de cette dame illustre, Mme Étienne avait un style plein d’élégance et de recherche qui trahissait habituellement sa pensée.

Cela lui était égal, pourvu qu’il lui fût permis de placer dans son discours une très-grande quantité de mots dont elle ignorait la signification. C’était une ancienne blonde, grosse et fraîche. Elle faisait bien la cuisine, et si quelquefois elle gâtait son dîner, c’était son manque d’inattention, comme elle le disait elle-même avec franchise.

Elle avait pour aides immédiats Julot, natif de Miremont, qui commençait à se former au service, et Anille, jolie fillette de l’Isle-Adam, qui regardait Paris de loin comme les Hébreux rêvaient la terre promise. N’oubliez jamais qu’il n’y avait point de chemins de fer à cette époque, et que le voyage n’était pas entré dans nos mœurs.

Anille et Julot se détestaient et comptaient bien s’entr’épouser quelque jour, s’ils ne trouvaient mieux l’un et l’autre.

La maison se composait en outre d’un rustique valet de chambre qui avait nom Pierre, de Fanchette, la chambrière de miss Suzanne Temple ; du jardinier, qui était en même temps cocher, et de Briquet, dit Bricole ou Trompe-d’Eustache, lequel avait son couvert à la cuisine du château, parce que le Prieuré encombré lui refusait un asile.

Le Prieuré était une modeste habitation, voisine du château neuf et située de l’autre côté de l’Oise ; elle appartenait à Mme Touchard, née Herbet, tante de notre jeune ami Laurent et de la jolie Jeanne sa sœur. Robert Surrisy, l’ancien officier de la grande armée devenu étudiant en droit, y passait la moitié de ses journées, et Férandeau, principal élève de David, y recevait en ce moment l’hospitalité. Madeleine, mère de Robert habitait une petite maison isolée au bord de l’Oise.

Il y avait remue-ménage à la cuisine parce qu’on venait de voir arriver, monté, ma foi ! sur une fière bête, au dire du jardinier-cocher, celui-là même qui était depuis trois ans le point de mire de la curiosité générale, le comte Henri, – le jeune monsieur, – un peu pâle, sans chapeau et trempé comme une soupe, malgré le beau soleil, mais gaillard, en définitive, et prêt à contenter chacun d’un sourire.

Nous ne savons aucun événement au monde, pas même un tremblement de terre ou la nouvelle d’une révolution survenue à Pontoise, qui eût pu mettre plus d’animation dans la cuisine de ce bon château de Belcamp. Mme Étienne s’agitait, fanfaronne et parlant déjà de montrer au nouveau venu ce qu’était la cuisine nationale ; Anille, éperdue, allait et venait, cassant bien çà et là quelques écuelles, mais ne réussissant à rien autre chose ; Julot racontait de travers l’histoire du feu d’artifice qu’il tenait de Briquet, son ennemi ; Fanchette et le jardinier-cocher rectifiaient à leur manière : on ne s’entendait pas.

– Voyons voir ! s’écria Mme Étienne qui avait une voix de quos egos, quand elle voulait ; vous savez impertinemment que ça me titille d’entendre mener du fracas dans ma cuisine. Selon mon idée, c’est aussitôt fait d’arrêter un cheval par la bride que de lui tirer comme ça des coups de pistolet au vol, et Cabri était, une bête de trente pistoles comme un liard, mais M. le comte a fait pour le mieux, n’est-ce pas vrai ? et pour être un jeune homme de jolie figure, ça ne fait pas l’ombre d’un doute… Il ressemble incompatiblement à monsieur le marquis.

– Faut qu’il ait des toilettes, celui-là, pour emplir cinq malles ! fit observer Anille.

– Pour ce qui est de ça, répliqua Mme Étienne, en donnant le tour à une casserole, le frère de mon ancienne dame voguait aussi sur les mers à l’étranger, et il rapportait toujours ses malles pleines d’histoires naturelles qui tiennent plus de place que les effets de corps et linge… M. Briquet, ne soyez pas toujours comme ça un embarras sur mon passage !

Mme Étienne n’aimait pas Briquet, parce qu’il écrivait son nom sur les murailles de la cuisine avec du charbon. Ce vice, qui semble insignifiant au premier aspect peut nuire beaucoup à l’avenir d’un jeune homme. Briquet méprisait Mme Étienne, parce qu’elle n’était que de Pontoise.

Briquet revenait du Prieuré, où tout le monde chantait les louanges du jeune comte. Férandeau, dans son enthousiasme, avait promis de faire son portrait.

– Celui-là, dit Madame Étienne, est ce qu’on appelle ostensiblement un oiseux. Mon ancienne dame avait un cousin qui était peintre aussi, mais au moins il gagnait gros à faire des enseignes et autres… Rangez-vous, monsieur Briquet !

– C’est moi qui voudrais que quelqu’un me ferait mon portrait en peinture ! murmura la petite Anille.

– Toi ! riposta le galant Julot. Tu n’es point de moitié assez belle pour ça !

Anille leva son balai ; Julot se mit en garde avec une escabelle ; il y aurait eu bataille si Madame Étienne ne se fût interposée, défendant à grands cris de mener du fracas.

Un coup de sonnette retentit à l’intérieur du château.

– Va voir, Julot ! commanda Madame Étienne, car Pierre est après le jeune monsieur, qui se change de bas en haut, rapport à l’événement qu’il a eu de se submerger… Plus vite que ça !

Julot ôta ses sabots et courut pieds nus vers le salon. Quand il revint, il dit :

– C’est tout de même drôle. Les maîtres, ça attend que ça soit sec pour s’embrasser. M. le marquis est là dans le salon, tout blême comme s’il sortait de maladie. « Va dire à M. le comte que je suis prêt à le recevoir, » qu’il m’a fait…

– Mon ancienne dame avait un oncle qui ne tutoyait pas sa femme, fit observer Madame Étienne. C’est, comme l’on dit, les étiquettes du grand ton, parmi les personnes de distinction des hautes classes de la société choisie. Apprends-çà !

Elle agita son poêlon d’un air noble, heureuse et fière qu’elle était d’avoir prononcé couramment cette série de termes d’élite.

Julot avait raison, cependant. M. le marquis de Belcamp était seul dans son salon, et aussi pâle qu’un malade qui sort de son lit. Seulement, sa grande taille se dressait dans toute sa hauteur, et son regard, qui d’habitude était miséricordieux et doux, avait une expression d’austère sévérité.

Quand il eut donné ordre à Julot de prévenir son fils, il resta un instant immobile et les yeux baissés. Les trois fenêtres du salon, donnant sur la campagne et voyant à revers le paysage que nous avons décrit, étaient ouvertes. Le marquis les ferma l’une après l’autre d’un air pensif et avec lenteur.

Puis son regard triste fit le tour des portraits de famille qui pendaient aux lambris.

Un peu de rouge vint animer la pâleur de ses joues, et il baissa les yeux de nouveau.

Ç’avait dû être dans sa jeunesse un cavalier de toute beauté. Il portait soixante ans, et c’était assurément un noble vieillard, à la physionomie pleine de mansuétude et de fierté. Sa taille était de deux pouces plus élevée que celle du comte, son fils, et son front, plus large, se couronnait de légers cheveux blancs. À part cela, il y avait entre eux deux une assez grande ressemblance. On reconnaissait dans le vieillard la coupe aquiline et hardie des traits du jeune homme, et surtout cette douceur presque féminine du sourire, qui n’excluait en rien les mâles éclairs du regard. La couleur des cheveux avait dû cependant être différente chez le père et le fils, car le fils était blond, et, sous les cheveux blancs du père, ses sourcils minces, dessinés d’un coup de pinceau net et franc, restaient noirs comme le jais.

Il s’arrêta un instant auprès de la dernière fenêtre fermée. Sa pensée, qui se peignait lisible sur son front, était triste ; sa main droite, comme si elle agissait machinalement, se glissa sous le revers de sa veste de chasse et ressortit tenant un médaillon assez large à double boîte d’or émaillé. Il l’ouvrit. Le médaillon contenait une miniature représentant une femme toute jeune et d’une très-grande beauté, vêtue en déesse de la fable, comme ce fut l’affreux goût d’une certaine époque, en Angleterre surtout, et dont le front avait pour couronne une de ces admirables chevelures blondes tirant sur le roux fauve dont la nuance semble particulière à la race saxonne.

M. le marquis de Belcamp regarda la miniature avec mélancolie ; sa paupière trembla comme si une larme eût voulu jaillir de ses yeux.

– Hélène !… murmura-t-il sans savoir peut-être qu’il parlait.

Il cacha vivement le médaillon parce que la porte cria sur ses gonds.

Ceux-là se trompaient qui croyaient que le portrait de feu Madame la marquise de Belcamp n’était pas au château.

– Monsieur le comte ! annonça Pierre, le valet de chambre, qui s’effaça pour laisser passer son jeune maître.

Notre voyageur entra la tête haute et le visage gravement souriant. Il marcha vers son père avec empressement, mais sans lui tendre les mains. Arrivé à quelques pas du vieillard, et quand Pierre eut refermé la porte derrière lui, il s’arrêta, salua respectueusement et dit.

– M. le marquis, je ne réclamerai la bienvenue paternelle et le baiser qui m’est dû qu’après avoir prouvé à mon père, – mon seul juge, – que je suis fait pour porter son nom et que je suis digne de sa tendresse.

Le vieillard resta un instant silencieux. Son cœur gonflé tenait toute sa poitrine et lui ôtait le souffle.

– C’est sa voix : pensait-il, sa voix que je n’ai jamais pu entendre sans tressaillir jusqu’au fond de mon âme ! Ce sont ses yeux aussi ; c’est elle tout entière, le rêve de ma jeunesse, l’amour implacable de mon âge mûr ! Elle ! ma joie, mon tourment, mon orgueil et ma honte ! elle, mes remords ; elle, ma tristesse, elle, la fleur amère et chérie de mes souvenirs !…

– Mon père ne veut-il pas m’entendre ? demanda le jeune comte, dont la voix si remarquablement harmonieuse sembla chercher des accents plus mélancoliques et plus doux.

Le vieillard fit un suprême effort pour maîtriser son émotion profonde et répondit :

– Parlez, monsieur le comte, je vous écoute.

IV

Histoire de madame la marquise de Belcamp.


Il y avait à Londres, en l’année 1786, une riche maison de brasseurs, vieille comme le commerce de la bière et célèbre pour l’excellence de ses produits. La raison sociale de cette maison, qui brillait sur des pancartes rouges aux vitres de toutes les tavernes de la métropole, était Brown, Turner, Robinson et Cie. Nicolas Brown, principal associé et gérant de la brasserie, qui occupait dans Pimlico un emplacement de trois acres d’étendue, était seul marié, et n’avait qu’une fille qu’il destinait dans sa pensée à l’un ou l’autre de ses deux associés et cousins William Robinson et Franck Turner. Ceux-ci avaient en effet l’âge d’être ses gendres, et se disputaient loyalement les affections de la jolie Hélène, lorsque Nicolas Brown vint à mourir.

Hélène avait seize ans. Elle était belle à faire sensation dans un salon, et son éducation avait été celle des plus riches héritières de l’aristocratie. Le vieux Nicolas Brown, qui était veuf et qui n’avait que sa fille à aimer, s’était fait dès longtemps son esclave. Elle n’avait jamais le temps de former un désir.

Certaines natures, ou très-vigoureuses ou tout à fait neutres, peuvent résister à cet empoisonnement lent des faiblesses paternelles : d’autres, en plus grand nombre, gardent de ce fait un germe mortel qui met à se développer plus ou moins de temps, mais qui finit par éclater toujours.

En Hélène, le germe était mûr à la mort de son père. Elle pleura ; puis, cherchant à s’étourdir, elle se livra aux mains d’une grande dame ruinée qui se fit fort d’ouvrir pour elle les portes infranchissables des salons aristocratiques. La loi anglaise ne permettant point que les associés d’un mineur aient sa tutelle. Turner et Robinson furent naturellement écartés, et la garde de l’héritière tomba aux mains d’un sollicitor trop adroit et trop habile qui avait fait les affaires du défunt.

Lady Edgeton, la grande dame ruinée, et M. Wood, l’homme d’affaires émérite, se trouvèrent être de vieilles connaissances. Sous cette surface austère qui est le déguisement de la vie anglaise, l’immoralité a d’étranges profondeurs. Les écrivains de la Grande-Bretagne eux-mêmes, malgré l’entêtement du préjugé national, font à cet égard de repoussants aveux. Nous n’avons point dessein de les suivre dans cette voie, et il nous suffira de dire que la France, beaucoup moins pudibonde en apparence et toute prête à rire des hypocrites exagérations et des tartufferies du can’t britannique, fermerait les yeux avec dégoût en découvrant ce qu’il y a sous le voile. Nous n’apprendrons rien à personne en constatant le fait qui servit de premier champ de bataille au terrible talent de William Hogart, à savoir que la gangrène de ces mœurs s’attaque principalement aux jeunes filles.

Hélène Brown, lancée dans un monde nouveau ; et systématiquement séparée des amis qui auraient pu la préserver par leurs conseils, tomba en proie à ce lord Croquemitaine qui est partout dans les récits de Smollett, de Goldsmith et même, du prudent Richardson. Ce lord est très-généralement un aigre-fin. Non-seulement Hélène fut perdue, mais, elle fut ruinée, et comme il était dans sa nature de ne point s’arrêter à mi-chemin, après avoir été victime de ces bandits, elle arma résolûment sa jeunesse et sa beauté en corsaire, jurant qu’elle ne mourrait pas sur la paille comme toutes ces pâles héroïnes de l’éternel roman des dépravations anglaises.

Elle tint parole et mourut sur un lit plus dur.

En 1788, elle eut avec la justice son premier démêlé. Elle fut condamnée pour vol de diamants chez la duchesse de Devonshire, dont le fils adolescent lui avait imprudemment ouvert les portes de la maison. L’affaire fit un tel bruit que Turner et Robinson ne purent se résoudre à garder le nom déshonoré de Brown sur leur enseigne sociale. La maison de Pimlico fut dissoudre, et les deux associés, partageant l’actif considérable, quittèrent l’Angleterre, où il y avait désormais une tache à leur blason commercial.

Turner alla s’établir à Lyon, Robinson à Bruxelles, et tous les deux arrivèrent en peu de temps à augmenter considérablement leur fortune.

Hélène Brown fut graciée comme mineure ayant agi sans discernement. Le recours en grâce fut porté au roi par Sa Grâce la duchesse de Devonshire elle-même, qui avait été touchée de sa jeunesse et de sa merveilleuse beauté. Après, l’avoir fait sortir de prison, la duchesse la prit chez elle, et, par un de ces revirements si communs à Londres, Hélène devint tout à coup lionne dans le monde le plus exclusif, qui soit ici-bas, et étoile dans le plus inaccessible des firmaments. La reine la protégea, il fut de bon ton de la proclamer victime, et de maudire à grands cris la dureté prétendue des anciens associés de son père.

Ces marchands, en effet, n’avaient-ils pas eu la cruauté de compromettre leur fortune et de s’expatrier pour ne plus entendre parler d’elle !

Cela dura quelques mois, et, pendant que cela durait, le malheur voulut que vint à Londres le dernier des chevaliers français, un héros, compagnon de Lafayette, M. le marquis de Belcamp, colonel démissionnaire du premier régiment qui marcha sur Paris au 11 juillet, après la chute de Necker.

Le marquis vit Hélène Brown et l’aima éperdument. Il était encore un des beaux cavaliers du temps, bien qu’il eût dépassé les bornes de la jeunesse. La duchesse de Devonshire, dont l’enthousiasme était probablement à son déclin, et qui peut-être même se lassait déjà du roman de sa générosité, favorisa sa recherche. Hélène consentit. Elle fut mariée avec pompe et comme si elle eût été la pupille de toute la noblesse anglaise. La duchesse dit avec amertume, car elle était jalouse de l’idole qu’elle avait offerte au culte désœuvré de sa caste : Qu’aurait-on pu faire de plus pour ma pauvre fille ?

Hélène ne manquait ni d’adresse ni de volonté. Pendant son séjour à l’hôtel de sa protectrice, elle s’était renfermée dans une modestie charmante et dans une parfaite décence. Le monde était pour elle très-franchement et tout prêt à voir dans son aventure, autour de laquelle restait un nuage, une fatalité peut-être, peut-être une calomnie. Un démon ne redevient pas ange, et cette douce jeune femme était un ange avec sa beauté qui rappelait les vierges de Reynolds copiées sur Raphaël, et sa voix, sa douce voix, pénétrante comme un parfum qui vibrait jusqu’au fond des cœurs.

On trouvait désormais que la duchesse était froide, et volontiers l’eût-on accusée de caprice dans tous les salons de la haute vie. Un enfant vint dès la première année du mariage, un chérubin qui rayonnait comme l’amour aux bras de sa mère et qu’il fallait admirer, même dans ce pays des beaux enfants où sir Thomas Lawrence a trouvé les modèles de ses souriantes familles. On sait quelle emphase l’Anglaise épouse et mère met dans l’accomplissement de ses devoirs ; Hélène fut remarquée parmi toutes les femmes et parmi toutes les mères. Ce fut comme une réputation de sainteté mondaine ; elle fut couronnée au salon de conversation de Brighton, elle fut canonisée à Almack. Il n’y avait point dans l’univers entier d’homme aussi heureux que M. le marquis de Belcamp.

Un jour, M. le marquis cessa de recevoir les revenus de ses terres de France. On l’avait placé tout naturellement dans la catégorie des émigrés, et son domaine était sous le séquestre. Il ne lui restait pour toute fortune qu’une somme placée à la banque d’Angleterre. Il se croyait si sûr de sa femme qu’il ne prit même pas de précautions oratoires pour lui proposer de renoncer au monde. C’était durant la saison, en 1793. Hélène fut charmante de résignation ; elle ne versa pas une larme : que lui fallait-il en dehors de son intérieur où étaient tous ses amours ? Elle demanda seulement à finir la saison, pour se retirer sans bruit et avec tous les honneurs de la guerre.

À quelques jours de là, un certain Charles Coock, dont le marquis n’avait jamais entendu parler, mourut dans le Northumberland, et cet ancien sollicitor, M. Wood, qui avait eu la tutelle de la marquise quand elle était miss Brown, se présenta avec un testament par lequel le défunt l’instituait sa légataire universelle. L’aisance rentrant ainsi dans la maison, il ne fut plus question de quitter le monde. M. Charles Coock, le parent inconnu, laissait trois mille livres (75,000 fr.) de revenus.

Hélène cependant, à dater de ce moment, sembla triste et préoccupée par intervalles ; en d’autres instants, elle avait des gaietés subites et qui semblaient exagérées. Elle devint dévote, et sortit souvent seule pour aller aux églises ; son zèle franchit d’autres limites : elle entra dans une société de tempérance pour la moralisation des classes pauvres, et il arriva parfois que son élégante toilette dégagea un parfum de tabac et de gin. Ces victimes que l’on veut arracher au vice, il faut bien les aller chercher dans leur propre atmosphère.

La marquise de Breadalbane, une des amies et protectrices d’Hélène, ayant donné un rout splendide à la fin de la saison, il y eut dans ses salons des diamants volés pour une somme très-considérable, et le lendemain Hélène reçut le premier terme de ses rentes du Northumberland.

Il y a des révélations qui se font peu à peu, chaque jour dissipant un petit coin du nuage ; il y en a d’autres qui éclatent comme un coup de tonnerre. Un soir Hélène rentra ivre. – Si quelqu’un était tenté de crier ici à l’invraisemblance, qu’il prenne la peine de lire vingt pages de n’importe quelle biographie du prince de Galles, qui fut Georges IV. Ce n’étaient pas seulement les filles de brasseurs devenues marquises qui rentraient ivres à la maison. L’Angleterre, réfléchissez à cela, cache ses hontes avec le même soin que nous mettons à faire parade des nôtres. Avons-nous fait assez de bruit de cette pauvre régence, effrontée commère après tout, mais plus fanfaronne encore que vicieuse ! Londres vous l’eût mise en cave d’abord, quitte à murer ensuite les soupiraux. Au bout de cent ans, Londres aurait parlé des austérités auxquelles la régence se livrait pieusement dans cette cellule !

M. de Belcamp pensa, au premier moment, qu’il était le jouet d’un mauvais rêve. Il n’en voulut point croire ses yeux. Le témoignage des sens lui-même ne vaut contre l’impossible. Il demanda une explication et l’obtint trop complète ; le bonnet de la marquise passa par-dessus les moulins ; cette bouche rose et charmante vomit de grossiers blasphèmes. La boue de la Cité se cachait sous cette peau de satin. Le fils des croisés, le compagnon de Lafayette avait épousé UNE VOLEUSE aguerrie désormais à toutes les ignominies !

M. de Belcamp tomba dangereusement malade et fut conduit jusqu’aux portes du tombeau. Quand il s’éveilla de son long et terrible délire, sa femme avait quitté la maison, emmenant avec elle son fils ; le logis était vide. Madame la marquise, jouant de son reste, avait commis plusieurs vols hardis pour faire ses adieux à l’aristocratie, puis elle s’était lancée tête première dans cet abîme de fange où la police plonge parfois à ses risques et périls, mais qui, la plupart du temps, à Londres, est un asile insondable.

De cette époque datèrent les premières relations entre M. de Belcamp et Gregory Temple, alors simple détectif au bureau de Scotland-Yard. Quelle que soit votre opinion ou la mienne sur le métier de Gregory Temple, il était, lui personnellement, doux, sérieux, loyal et bon. C’était en outre ce que les Anglais appellent « un vrai gentleman, » titre qui ne traduit pas du tout notre mot gentilhomme, mais qui comporte certaines fiertés et une somme d’honorables délicatesses. Gregory Temple, dans la position affreuse ou se trouvait M. de Belcamp, étranger et poursuivi tout au fond de son malheur par des inquiétudes personnelles, lui fut d’un inappréciable secours. Grâce à lui, le marquis put à tout le moins séparer son honneur de la honte de sa femme et garder sa position intacte.

Gregory Temple fit en outre tous ses efforts pour retrouver le fils de M. le marquis. Il ne put réussir. La fin du dernier siècle fut l’ère épique de la grande association des voleurs de Londres, qui étaient littéralement les maîtres d’un bon tiers de la ville, et qui, protégés par des coutumes barbares, narguaient hardiment l’autorité derrière les murailles de leur citadelle féodale. La marquise était au fin fond de ces ténèbres ; elle avait, bien entendu, changé de nom. Il n’est pas besoin d’aller en Angleterre pour voir des chutes analogues, et cette prodigieuse dépravation non-seulement du cœur, mais du goût, qui permet de vivre encore dans un cloaque quand, on a respiré l’air pur des nobles élégances, ne peut même pas être considérée comme une exception. Nous avons tous vu des météores brillants s’éteindre avec volupté dans le ruisseau, qui était pour eux la patrie.

En 1805, une femme du nom d’Hélène Brown, faisant partie de la bande de Jean Diable, qui était alors Thomas Paddock, fut saisie et condamnée à la déportation perpétuelle. Gregory Temple était intendant ; il ne fut pas étranger à ce fait que la justice se contenta de ce nom d’Hélène Brown ; la lieutenante de Thomas Paddock l’avait du reste rendu illustre dans Inner-Temple et dans Saint-Gilles ; ce nom brillait comme celui de Jack Sheppard.

Le jour même de la condamnation, un garçon de onze ou douze ans, joli et modeste comme une fille, vint demander M. le marquis de Belcamp à son hôtel, et lui remit une lettre. La lettre était ainsi conçue :

« Monsieur,

» On garde rancune souvent à ceux qu’on a offensés ; moi, je n’ai qu’un remords en ce monde, c’est de vous avoir fait du mal. Vous êtes un noble cœur, et vous eussiez mérité une bonne femme, s’il en est ici-bas. Je ne vous demande point un pardon que vous ne pouvez pas m’accorder en conscience, et dont je ne saurais que faire dans la passe où je suis ; mais je vous envoie Henri, notre fils, que j’ai gardé digne de vous. C’est le petit coin de mon âme par où entreront en moi quelque jour le repentir et la miséricorde de Dieu. Pour lui, j’ai respecté votre nom que j’aurais pu traîner derrière moi dans ma honte. L’enfant est pur, élevez-le bien, et ne lui apprenez jamais à mépriser sa mère.

» HÉLÈNE BROWN. »

Cet homme, bon jusqu’à la faiblesse, comme il était brave et fort jusqu’à l’héroïsme, eut les larmes aux yeux en lisant cette étrange épître. Hélène avait tort quand elle disait que celui-là ne pouvait pas pardonner. Nul ne sait jusqu’où de tels cœurs peuvent descendre, – ou monter, – sur la pente des miséricordieuses folies !

M. de Belcamp ouvrit ses bras à l’enfant et le tint serré contre son sein pendant plusieurs minutes. L’enfant ne manifesta pas d’autre sentiment que la surprise : soit par suite d’une délicatesse assurément fort extraordinaire, soit par tout autre motif, Hélène lui avait dit seulement qu’elle l’envoyait chez un protecteur. Ce fut le marquis lui-même qui lui dit : Je suis ton père.

L’enfant montra alors du respect et de la tendresse.

Il ressemblait à Hélène par les cheveux, par les yeux surtout et par la voix : on aurait cru entendre la parole si vibrante et si douce d’Hélène ; mais c’était un Belcamp par la coupe du visage et par le dessin aquilin de tous les traits.

La première fois que le marquis l’appela Henri, il ne répondit point, et le marquis lui demanda :

– Mon fils, portiez-vous donc un autre, nom ?

L’enfant hésita, rougit et dit enfin :

– Non, milord, on m’appelait Henri.

– Henri Brown ?

– Henri Brown, oui milord.

– Qui est ce jeune garçon nommé Tom Brown dans le procès de votre mère ? demanda encore M. de Belcamp.

– Milord, je ne connais pas le procès de ma mère, répliqua l’enfant avec simplicité.

Le marquis, continuant de s’informer, apprit que Henri avait été élevé dans une école de Southwark, où sa mère venait le voir, et d’où il sortait seulement une fois par semaine. Le maître de l’école de Southwark confirma pleinement le témoignage de l’enfant. Hélène Brown, au fond de sa chute, avait donc conservé ce qu’il fallait de conscience pour sauvegarder cette jeune âme.

Le malheur rend mystérieux ; ceux qui souffrent essayent sans cesse de tromper les regards qui veulent sonder la plaie de leur cœur. M. de Belcamp ne fit point part de cet événement aux très-rares amis qui passaient encore à de longs intervalles le seuil triste de sa maison. Gregory Temple lui-même ne vit point l’enfant, qui fut placé à l’université d’Édimbourg, dès que ses études se trouvèrent suffisamment avancées. Il n’y eut point cependant de feinte : à l’université, Henri porta son nom de Belcamp. Son intelligence, précoce et déjà cultivée, se développa rapidement dans cet illustre milieu. Il fut bientôt un des plus remarquables élèves du professeur Dugald-Stewart, fils des doctrines de Reid, où Jouffroy, M. Cousin et les éclectiques ont puisé de nombreux principes qu’ils ont un peu gâtés en se les appropriant. En 1810, Henri de Belcamp, âgé de dix-sept ans, soutint sa thèse de licence sur la méthode d’investigation appliquée aux sciences métaphysiques, et obtint un véritable triomphe.

Vers cette époque, le régent de l’université écrivit au marquis qu’une femme, jeune encore et très-belle, était venue plusieurs fois demander son fils. Elle se faisait appeler lady Rowley. Le marquis consulta Gregory Temple, son oracle, et celui-ci lui apprit qu’Hélène Brown, évadée et coupable d’innombrables méfaits depuis son évasion, avait porté, à Londres même, ce nom de lady Rowley. À la suite de cette entrevue, le marquis monta en chaise de poste et partit pour Édimbourg.

Pendant le voyage, il avait de tristes pressentiments. Il se reprochait de n’avoir pas gardé près de lui cet enfant qui était son seul avenir. En arrivant, il trouva la ville d’Édimbourg émue par un vol audacieux qui avait été commis chez le lord lieutenant. Lady Rowley avait disparu, et le jeune comte Henri de Belcamp n’était plus à l’université.

À son retour à Londres, une lettre d’Henri attendait le marquis. Il faut se rendre compte de ceci, que le jeune homme était censé ignorer l’infamie de sa mère. Il écrivait au marquis, avouant avec franchise que celle-ci lui avait fourni les moyens de satisfaire l’envie passionnée qu’il avait de visiter le continent. La lettre était datée de Calais.

Depuis cette époque, c’est-à-dire dans un intervalle de sept ans, M. de Belcamp n’avait jamais revu son fils. Celui-ci, pendant les premières années, lui écrivait assez fréquemment ; ses lettres étaient, en vérité, des modèles de style filial ; elles indiquaient un esprit précis, subtil, ardent à connaître ; elles ne demandaient jamais d’argent.

Une seule fois, lorsque son père, parvenant à le saisir au vol pour ainsi dire, lui eut appris dans une lettre qu’en honneur et en conscience il n’était pas permis de se servir de l’argent fourni par sa mère, il répondit en réclamant une faible somme destinée à solder ses dépenses d’hôtel, à Vienne, où il était.

« J’ai mis dans le tronc des pauvres à la cathédrale, » ajoutait-il, « ce qui me restait de l’argent de ma mère. Quant à l’avenir, je suis en ce pays d’Allemagne qui raffole de toutes les philosophies, et j’ai les leçons de mon maître Dugald-Stewart. »

Certes, une pareille correspondance ne devait pas déplaire au cœur d’un père. On est aussi chevalier par la parole ou par la plume qui, de nos jours et avant que la dernière heure de ce siècle ait sonné, laissera, dans la rouille du fourreau l’épée gothique et inutile. Mais en même temps que ces lettres parlaient d’espoir et d’honneur, il y avait des menaces étranges qui planaient autour du marquis de Belcamp et s’acharnaient à troubler sa tranquillité.

Il était double, en quelque sorte, ce fier jeune homme qui cherchait au loin les aventures de l’intelligence. Le fils d’Hélène Brown, – Tom Brown, celui-là, – non pas le cadet d’Henri, mais son Sosie, car il avait le même âge, et les exploits d’Hélène, faisant sa vie aussi notoire que celle d’une actrice ou d’une reine, il était historiquement connu qu’elle n’avait jamais été mère qu’une fois, – le fils d’Hélène Brown, disons-nous, était à Londres, suivant avec éclat les traditions de sa mère, déjà célèbre lui-même dans le monde des voleurs, et trompant comme en se jouant les poursuites de Gregory Temple, parvenu au maréchalat dans sa carrière depuis que le lord chef-juge l’avait nommé intendant supérieur.

Il y avait des gens qui appelaient déjà ce Tom Brown Jean Diable.

Quant à Hélène elle-même, elle soutenait avec une vaillance extraordinaire sa bataille contre la société. Elle répondait par de nouveaux vols audacieux et presque fantastiques aux mandats lancés contre elle ; sergents et constables perdaient leur peine à la poursuivre. Ce fut seulement deux mois après la chute de l’empereur et alors que M. le marquis de Belcamp était déjà de retour en France, qu’Hélène et son fils Tom Brown, arrêtés dans une orgie, en plein quartier noble, dans un salon d’huîtres d’Oxford street, furent conduits à Newgate et de là dirigés sur la Nouvelle-Galles du Sud : Hélène évitant la corde en considération de son sexe, et Tom par le bénéfice de son âge.

Au premier retentissement de cette affaire dans les journaux, le marquis écrivit à Gregory Temple ; mais le brave intendant, terrassé par une maladie inconnue que les médecins nommaient le choléra asiatique ou choléra-morbus, était entre la vie et la mort. Quand commença pour lui la convalescence, Hélène et Tom étaient déjà, en route pour Sydney : il ne vit ni la mère ni le fils.

Il y avait du temps que M. de Belcamp n’avait reçu de nouvelles du comte Henri, son fils ; la correspondance de ce dernier allait se ralentissant, et ce fait n’ajoutait pas peu aux doutes et aux épouvantes du malheureux père. La dernière lettre, écrite de Varsovie, avait cinq mois de date. M. de Belcamp était presque déterminé à tenter le voyage de Pologne, lorsqu’il reçut à point une missive, datée de Londres, qui rendait son départ inutile.

« Mon père, disait la lettre qui abordait la question avec franchise, au lieu de vous trouver à Londres, comme c’était mon espoir, j’apprends, à la porte de votre maison vide, que le dernier malheur est tombé sur moi, sinon sur vous. La mère que Dieu m’a donnée est entre les mains de la justice et fait voile vers cette terre d’Australie dont on raconte tant d’horreurs.

» Auprès de vous, dont le cœur est si noble et si grand, je ne crois pas qu’il soit besoin de prendre des précautions oratoires pour avouer qu’on garde quand même, au fond de l’âme, une invincible tendresse à celle dont on reçut le jour. J’aime encore ma mère, et cependant ce n’est pas pour ma mère surtout que je vais entreprendre un long et dur voyage.

» C’est pour vous, mon père, pour vous que je regarde comme un juste, et à qui je veux épargner une suprême douleur. Hélène Brown, en partant, a proféré des menaces. S’attendait-elle à une intervention de votre part ou de la part de l’intendant supérieur de police qu’elle sait votre ami ? Je l’ignore, mais votre nom a été prononcé, et vous savez qu’elle emporte avec elle un moyen de révision infaillible, puisque c’est Hélène Brown qui a été, condamnée, et que ma mère s’appelle légalement madame la marquise de Belcamp… »

Une heure après cette lettre reçue, M. le marquis de Belcamp était en route pour Londres. À Londres, il ne trouva aucune trace du comte Henri. Il apprit, seulement que, trois jours auparavant, Hélène et son fils Tom Brown étaient partis pour l’Australie sur un vaisseau de l’État.

M. le marquis de Belcamp n’avait pas de confident. Il renferma en lui-même le doute poignant qui naissait de ces coïncidences. Pour un autre, nous serions prêts à substituer le mot certitude au mot doute ; mais nous avons affaire à un de ces cœurs d’élite qui croient au mal seulement à la dernière extrémité. Il revint en France, nourrissant un reste d’espoir que chaque jour désormais devait miner en lui.

Dans l’espace de trois ans, deux nouvelles arrivèrent dans sa solitude, par le canal de Gregory Temple : la mort d’Hélène, l’évasion de Tom Brown, qui avait combattu et tué de sa main trois gardiens avant de franchir l’enceinte du pénitencier de Port-Jackson. On avait signalé le retour de ce Tom Brown, qui était désormais, au dire de l’intendant, le bandit le plus redoutable de trois royaumes.

Les choses étaient ainsi lorsque, après ces trois années de silence, M. le marquis de Belcamp reçut une lettre, datée de Londres encore, et qui lui annonça purement et simplement l’arrivée de son fils. Depuis trois semaines à peu près la solitude du vieillard était partagée ; il avait donné, asile à Suzanne Temple, dont le père, poursuivi par une idée fixe et sombre, semblait menacé de folie. M. le comte Henri de Belcamp suivit de près sa lettre. Le récit que nous venons de faire mettra le lecteur à même de comprendre l’étrange gravité de l’explication qui allait avoir lieu entre le père et le fils.

V

Morte martyre.


Ils étaient là, en face l’un de l’autre, dans cette salle qu’entouraient les portraits des aïeux. Ce n’était pas, les Belcamp, une de ces races qui entrent dans l’histoire en poussant de la nuque la porte des antichambres ou en soulevant d’une main adultère et lâche le rideau déshonoré de l’alcôve conjugale. Il en fut assez de la sorte, et la légende infâme de la courtisanerie française serait aussi longue et aussi touffue que l’épopée même des gloires de la France.

Depuis Honoré II de Belcamp, qui coucha son cadavre comme un rempart au-devant de Louis IX à Damiette, jusqu’au lieutenant général Henri Belcamp, père du marquis actuel et tué à Rosbach l’année même de sa naissance, il n’y avait eu dans la famille que de simples et loyaux soldats, pas un seul gentilhomme de la chambre. Versailles les connaissait peu, mais on savait bien leur nom à la frontière.

Ils avaient l’un et l’autre, le père et le fils, le visage de ce caractère. Ils étaient beaux de la même beauté ; sous les cheveux blonds du jeune homme on retrouvait cette même douceur fière qui était la physionomie du vieillard sous sa chevelure de neige.

Un rayon de soleil, passant à travers les carreaux des hautes fenêtres, allait se jouant dans les broderies passées de l’antique tenture, et mettant çà et là un feu à l’angle doré d’un cadre. Rien n’était neuf ici, et tout parlait du temps passé. Il régnait dans cette vaste salle, sombre malgré le sourire du soleil, un silence qui allait jusqu’au recueillement. Au dehors, c’était le même calme sur la pelouse solitaire, bordée par les pierres grises du saut de loup. Si quelque bruit venait, c’était la voix rustique et lointaine du bétail de la ferme, – quelque chant de pastour, là-bas dans la prairie, – la plainte patiente du moulin et le murmure du vent dans les arbres géants de l’avenue.

Le marquis tournait le dos à la fenêtre et sa figure restait dans l’ombre ; la noble tête du jeune homme, au contraire, était en pleine lumière. Ils se regardaient en face et tous deux restaient debout.

– Mon père, dit le comte Henri dont la voix baissa comme malgré lui en entamant cette solennelle entrevue, voilà sept ans que j’ai quitté l’université d’Édimbourg, vous désobéissant pour la première, et dernière fois. Deux ans après, vous m’apprîtes qu’il ne fallait pas acheter du pain avec l’argent que me donnait ma mère. Deux ans après encore, au moment où je revenais à vous, un devoir traversa ma route. Mon voyage de la Nouvelle-Galles du Sud a duré plus de trois ans. Je ne vous parlerai aujourd’hui que de ce voyage, qui a laissé en moi un souvenir triste et consolant à la fois. J’ai eu le dernier soupir de ma mère, morte en chrétienne et réconciliée avec Dieu.

Ces mots tremblèrent dans la bouche du vieillard :

– Morte en chrétienne !…

– Mon père, reprit le jeune comte, j’ai cru longtemps qu’il y avait entre vous et ma mère une de ces séparations provenant d’un défaut de sympathie. Elle avait élevé mon enfance si religieuse et si pure que je n’eusse jamais, de moi-même, deviné la vérité. Je vous dois un aveu : jusqu’au jour où votre correspondance a éveillé en moi un soupçon, je tenais dans mon cœur le parti de ma mère.

– Cela est naturel, mon fils, dit le marquis. Malheur aux enfants qui prennent le parti du plus fort !

– J’étais venu à vous la première fois, poursuivit le comte Henri, parce que ma mère me l’avait ordonné. J’ignorais pourquoi elle m’exilait loin d’elle ; je me disais : Mon père est riche, ma mère est pauvre. Cela me semblait injuste. Il me sembla cruel, plus tard, que ma mère fût obligée de changer de nom pour me venir voir à l’université d’Édimbourg… Je sais maintenant que tel n’était point le motif de ses déguisements… Ce fut avec elle que je partis pour la France en quittant l’université. Nous passâmes ensemble un mois, le temps le plus court et le plus heureux de ma vie. Elle ne me montra d’elle-même en effet que les caresses de son cœur et les grâces de son esprit.

Un profond soupir souleva la poitrine du vieux gentilhomme. Henri jeta sur lui à la dérobée un regard attendri et murmura :

– Vous l’avez bien aimée !

Puis il continua, voyant que les paupières du vieillard frémissaient :

– Soyez remercié, mon père !… ce fut à Londres seulement, lors de mon retour, que je connus toute l’étendue de notre malheur. La ville retentissait du nom de ma mère, qui venait d’être condamnée à la peine des criminels, après un procès rempli de scandale. Mes études et mes voyages m’avaient fait de nombreux amis, mais je ne connaissais dans Londres qu’un seul homme à qui je pusse parler de ma mère. Cet homme était un ancien sollicitor qui avait eu sa tutelle autrefois, et qui, j’ai des raisons pour le supposer, n’avait pas été étranger à sa chute. J’allai trouver M. Wood, malgré une certaine répugnance que me laissaient mes souvenirs d’enfant ; il me dit :

« Elle reviendra ; j’attends son pouvoir pour introduire la demande en révision ; il y a un vice de procédure : madame la marquise de Belcamp est là-bas, et c’est Hélène Brown qu’ils ont condamnée. »

Il ajouta en se frottant les mains :

« C’est un tour à jouer à ce vieux Gregory Temple qui, avant de se coucher sur son lit, – puisse-t-il y rendre son âme au diable ! – avait tendu le piége où la pauvre Hélène est tombée. C’est un tour à jouer aussi à ce Français, le marquis de Belcamp… Si Hélène avait eu le temps, l’affaire serait déjà commencée, mais ils l’ont fait partir avant son tour, et la main du marquis est là-dedans. »

Mon père, je vous écrivis cette lettre, la dernière que vous avez reçue de moi, et je m’embarquai sur le Tonnant, qui faisait voile pour la Nouvelle-Galles du Sud. La traversée dura fort longtemps. Nous primes terre à Sidney et je fus un an avant de me trouver en présence de ma mère. Je ne sais pas quel sera l’avenir de cette contrée, qui semble un bloc de matières hétérogènes pétri au milieu de notre création terrestre, mais j’affirme que le présent est hideux et honteux.

Il y a huit cents lieues du cap York jusqu’au cap Wilson, et nul ne connaît la largeur de la colonie en tirant du rivage vers l’ouest, où les montagnes Bleues ne sont pas une frontière.

L’Angleterre a pris sur la carte du monde, à vue de pays et sans tracer une limite précise, cette immense étendue pour en faire une prison ; elle a rejeté les noirs à l’intérieur où le sol aride et infécond ne nourrit ni ne désaltère l’homme. Partout où il y a une goutte d’eau, un fusil anglais la garde, afin que les anciens maîtres du pays ne viennent point la voler. Il faut que cette eau, refusée à l’homme, abreuve les bestiaux, les chevaux et les moutons de l’Angleterre. Sans eau, toutes ces bêtes qui valent de l’argent mourraient. On trouve des noirs morts de soif sur le sable, mais ces noirs sont des hommes libres, qui par conséquent ne valent rien.

Ils se vengent en assassinant les blancs quand ils peuvent, à l’aide de leurs longs épieux, piquants comme des aiguilles. Les anglais disent que ce sont des bêtes féroces ; ils les chassent à courre bel et bien en cette qualité. Ainsi marche la civilisation. Je me trompe : le dernier gouverneur de Port-Jackson a fait imprimer des Bibles en un langage mixte que ni les blancs ni les noirs ne comprennent, et il a enrôlé ou plutôt ameuté un millier de naturels qui font la chasse aux convicts échappés, afin de les dévorer quand ils les trouvent. Ils ne rapportent que la chevelure et sont payés sur la présentation de cette pièce, à bureau ouvert.

Les femmes[2] ne sont point transportées, sauf de rares exceptions qui semblent réglées par l’arbitraire. Cette énorme étendue de pays manque de femmes, et sans nul doute cette condition particulière augmente la sombre férocité des populations. Les colons, dont le nombre va incessamment en augmentant, sont très-souvent des célibataires aventureux qui viennent tenter un coup de fortune. Il y a néanmoins des pères de famille, mais comme les stations des squatters (on appelle ainsi les fermes et les fermiers) sont disséminées à de larges distances, suivant le cours des rivières, leurs filles et leurs femmes sont perdues pour la société des villes. Nul ne vient là pour y rester. Chacun se hâte d’élever, de tondre ou de tuer ses moutons pour retourner en Europe et vivre en gentleman. Un jupon est une curiosité dans les rues de Sidney, et c’est à Sidney qu’il y a le plus de femmes en Australie.

Pendant mon séjour, il m’est arrivé d’assister au débarquement d’une cargaison de femmes à Port-Jackson. Dans la colonie australienne, il est sévèrement défendu d’acheter de la chair humaine, de frapper et de blasphémer. On vendit toutes ces malheureuses au milieu d’une tempête de jurons et de horions, à la face du soleil, sur le môle même, où le sang ruisselait.

Mon père, je ne dis pas cela pour que vous sachiez les curiosités de la Nouvelle-Hollande ; je vous dis cela parce qu’Hélène Brown, ma mère, était encore belle et qu’elle est morte martyre…

Il s’arrêta pâle et les yeux baissés. Sous les cheveux blancs du marquis des gouttes de sueur froide perlèrent.

Que dire et quel nom donner à ce sentiment qui lui torturait l’âme ? Son fils avait l’âge d’homme. Pendant plus de vingt ans, cette Hélène Brown, qui avait marié la honte à son honneur, s’était vautrée dans l’infamie et dans le crime. Pourquoi frémissait-il dans toutes les fibres de son être, comme s’il se fût agi d’une de ces nobles femmes dont les portraits souriaient autour des lambris ; comme s’il eût été question d’une Belcamp pure et sans tache, tombée par malheur aux mains ivres d’un troupeau de bandits ?

C’était une morte. La mort réhabilite. Est-ce assez ? non pour le commun des hommes, oui pour l’exception. Le marquis de Belcamp était l’exception ; il avait un de ces cœurs qui aiment, qui se dévouent et qui pardonnent par la loi même de leur nature, comme la lumière luit et comme la vie respire.

– Hélène Brown était encore belle, reprit le jeune comte avec lenteur, très-belle. Le but principal de mon voyage étant de sauvegarder l’honneur de votre nom, j’avais laissé votre nom à Londres et je m’appelais ici Henri Brown. Je venais hautement chercher ma mère.

À Sidney, et dès l’heure du débarquement, je connus le premier chapitre d’une lamentable histoire. Le shérif du comté, et le surveillant du port s’étaient disputé la possession d’Hélène Brown. Il y avait en un duel. Hélène avait demandé la protection du juge de la couronne contre ses deux persécuteurs, puis l’aide du commodore Bank contre le juge de la couronne.

Et tous, le shérif, le surveillant, le juge et le commodore étaient autour d’elle comme ces monstres obscènes qui sortaient de la mer pour dévorer Andromède. On riait en me racontant cela. Ce sont les mœurs. J’eus envie d’armer mes pistolets et de courir la ville pour tuer ces quatre chiens enragés, mais j’avais ma mission et je renfermai ma colère dans mon cœur.

Il m’appartient de défendre ma mère contre le monde entier, monsieur, mais non pas contre vous. En face de vous, je me courbe et j’avoue en gémissant la profondeur de sa chute. Mais il est certain qu’Hélène Brown, tombée si bas et de si haut, se relevait au fond même de sa misère et de son malheur. Ceux qui n’ont plus l’égide de l’honneur acceptent ordinairement l’infamie comme leur lot ; ma mère pouvait acheter le bien-être, rien qu’en restant à son propre niveau ; ma mère se redressa et refusa, au risque même de sa vie. Je l’ai appelée martyre : Marie Madeleine aussi, qui est une sainte, avait laissé les lambeaux de sa robe nuptiale à toutes les ronces du chemin…

– Enfant, ne plaide pas ! l’interrompit le marquis de Belcamp, les yeux humides et la voix altérée ; ta cause est gagnée d’avance, et il y avait longtemps que j’avais pardonné. Si j’avais su que Hélène se repentait, écoute-moi bien pour me bien connaître, j’aurais été là-bas chercher ma femme, comme Orphée alla chercher la sienne aux enfers. Je l’aurais rachetée avec mon argent ou avec mon sang ; je l’aurais ramenée par la main, ici, dans cette maison, et j’aurais forcé tous ces portraits qui nous entourent à la regarder, réhabilitée deux fois, par sa pénitence et par son pardon.

Le jeune comte lui prit les deux mains, et les pressa contre ses lèvres en murmurant :

– Elle vous entend et je vous remercie !

– Hélène Brown, poursuivit-il, raffermissant de force les accents de sa voix qui défaillait, fut frappée pour la première fois, à Sydney, pour avoir fléchi sous un fardeau. Elle essaya de se tuer ; on lui mit les menottes et elle fut conduite à Paramatta pour mettre fin aux indécentes querelles fomentées par sa présence dans la capitale. À Parramatta, ce fut une autre meute de chacals qui aboya autour d’elle. Un noble jeune homme, père de famille et maître d’une station sur la Macquarie, la réclama par compassion, afin de la soustraire aux traitements ignominieux qui l’attendaient. Ses troupeaux furent volés par les noirs et sa maison incendiée. Le shérif de Paramatta prit Hélène en qualité de femme de charge et pour des raisons qu’il serait odieux de répéter, – toujours les mêmes, quand il s’agit d’une femme dans ce pays où les hommes sont devenus bêtes féroces. – Hélène, accusée de tentative d’assassinat, fut conduite, la corde au cou, à bord du bâtiment qui passe à l’île de Norfolk les convicts récalcitrants.

L’île de Norfolk, c’est l’enfer ; on n’y parle aux condamnés que le couteau à la main ou le pistolet au poing. Il n’y a là que des tigres enchaînés, tenus en laisse par des démons.

Hélène était à l’île de Norfolk lorsque je débarquai en Australie. Pour connaître ce fait si simple, je fus obligé de faire trois cents lieues et de perdre trois mois. On m’envoya de ville en ville, de station en station, et ce fut seulement à Bathurst, dans l’intérieur, que je connus par hasard, le sort de ma mère.

Norfolk est une île murée. On n’admet dans ce Tophet que les damnés et les démons tourmenteurs. Malgré tous mes efforts, je ne pus obtenir la permission d’aller y visiter ma mère. Je gagnai deux noirs et un convict libre par licence.

Nous construisîmes dans une crique déserte de la petite rivière de Castelreagh une barque, faite avec le bois de ces myrtacées géants qui couvrent les collines de sable salé. Un jeune sapin nous servit de mât ; des nattes cousues ensemble furent nos voiles. Une nuit, nous descendîmes le Castelreagh à l’aide de nos avirons, et nous entrâmes bravement dans le grand Océan équinoxial. La brise soufflait de l’ouest ; au jour, nous ne voyions plus la terre que comme un brouillard, tandis que les îlots sans noms qui parsèment cette mer nous apparaissaient au vent. La troisième nuit, nous prîmes de l’eau et des vivres à Muhlleton, qui est à moitié chemin de Norfolk.

Le sixième jour, à cinq heures du soir, nous signalâmes les roches grisâtres de l’île. Perkins, mon convict, y aborda cette nuit-là même à la nage, et parvint à savoir, au péril de sa vie, dans lequel des trois parcs ou camps Hélène était renfermée. Dès qu’il fut de retour à bord, nous nous éloignâmes des côtes et nous passâmes le jour suivant hors de vue. Au coucher du soleil, nous mîmes le cap sur la terre, malgré un vent du nord-ouest qui nous rejetait au large, et nous parvînmes, à l’aide de nos avirons, à ranger la pointe sud de l’île.

Le camp, avec sa petite forteresse en troncs d’arbres, n’était pas à plus de trois cents toises de l’anse où notre barque fut laissée, sur un quartier de roc qui servait d’ancre, à la garde de Dieu.

Il nous fallait toutes nos forces. Perkins et moi, nous avions chacun un fusil double et une paire de pistolets ; les noirs étaient armés de haches anglaises, pour entamer au besoin les palissades, et de longs poignards malais, dont l’usage était malheureusement moins incertain. Il y avait une sentinelle européenne à la barrière du fort ; les deux nègres se coulèrent comme des serpents dans le sable, et la sentinelle tomba poignardée sans pousser un seul cri. Perkins, qui savait comme se gardent ces citadelles, avait apporté deux paquets de viande fraîche, au moyen desquels deux énormes mâtins, hauts sur jambes et maigres comme des loups, furent affriandés. Perkins les saisit par la langue, au nœud de la gorge, et leur perça le cœur.

Il s’agissait désormais de trouver le dortoir où ma mère pouvait être cachée. Comme nous rampions pour traverser la première cour, j’aperçus, aux lueurs faibles de la lune cachée sous les nuages, une forme immobile et indistincte au centre même du préau. Je m’approchai : c’était un tronc de gommier planté en terre et servant de pilori. À deux pieds du sol régnait à l’entour une petite plate-forme en planches sur laquelle une créature humaine était attachée. Je m’approchai encore ; une main de fer me serrait le cœur ; je distinguai les formes d’une femme couverte de lambeaux et attachée au tronc par quatre cordes dont l’une lui prenait le cou, l’autre les deux poignets qu’elle ramenait en arrière, la troisième la ceinture, la quatrième les chevilles des pieds. Un dernier pas me porta si près de cette femme que j’aurais pu la toucher de la main, mais mon bras était paralysé le long de mon flanc.

Avant même d’avoir vu, je savais que c’était ma mère.

Dans l’enfer de Norfolk, comme aux purgatoires du continent australien, elle avait trouvé cette meute, toujours cette terrible meute de sauvages soupirants, chiens furieux, habillés de rouge ou de noir, se montrant les dents l’un à l’autre et aboyant leur amour, le fouet ou le poignard à la main. Ma mère avait subi, la veille au matin, le supplice ignoble du fouet, pour cause de « rébellion ! » Depuis la veille au matin, elle était là, exposée comme les pendus restaient aux gibets des potences féodales. Je la crus morte, mais elle dormait.

Elle dormait, harassée de fatigue et de douleur. Au premier attouchement de mes mains, qui touchaient avec horreur les cicatrices humides encore de ses épaules nues, elle tressaillit et voulut combattre. Depuis six mois, chacun de ses réveils était une lutte hideuse. Ses liens la retenaient ; je posai mon mouchoir sur sa bouche pour étouffer son cri, et je lui dis à l’oreille : « C’est moi, ma mère, je viens vous sauver. »

Elle murmura, je m’en souviendrai toute ma vie avec un pauvre sourire découragé ; « Encore ce rêve qui me poursuit ! »

Dans son sommeil, elle voyait bien souvent son fils qui venait à sa délivrance.

En moins de temps qu’il n’en faut à cette heure pour vous le raconter, mon père, Hélène fut débarrassée de ses liens ; Perkins et moi, nous la plaçâmes entre nous deux pour soutenir ses pas chancelants. Pendant que nous regagnions ainsi la barque, nous perdîmes de vue les deux nègres, qui nous rejoignirent au rivage. Nous levâmes l’ancre, le vent était pour nous : déjà nous nous éloignions rapidement et l’alarme n’était pas encore dans l’île. Ma mère avait mes deux mains sur ses lèvres ; je l’entendais qui parlait à Dieu au travers de ses pleurs…

Tout à coup une flamme épaisse et rouge apparut comme un large phare derrière nous. La même idée nous vint à tous les trois : c’était le fort qui brûlait. Les noirs n’avaient échappé qu’une minute à notre surveillance, une minute suffit à ces virtuoses de l’incendie. Si quelque doute avait pu nous rester, deux coups de canon qui retentirent dans la nuit, et bientôt après l’explosion de la poudrière, auraient achevé de nous convaincre. Les nègres, couchés à fond de cale, sautèrent sur leurs pieds au bruit de la détonation, et contemplèrent leur œuvre avec un muet sourire. C’était pour nous un grand malheur, qui devait légitimer toutes les colères et attirer sur nos pas des poursuites implacables.

Nous fîmes voile pour la Nouvelle-Zélande, afin de tromper les premières chasses. Nous n’avions point de compas. Perkins gouvernait à l’aide du soleil et de ma montre. À dater du second jour, le temps devint sombre ; nous allâmes plus de cent heures à l’aventure ; au bout de ce temps, nous eûmes faim et soif, et, le matin du neuvième jour, nous cherchâmes avidement une terre à l’horizon. Perkins se croyait par le travers du cap Otou, qui est la pointe la plus septentrionale de la Nouvelle-Zélande ; l’aube se leva, nous montrant un îlot rocheux à notre gauche sous le vent, et au vent un schooner de guerre qui faisait route directement sur nous.

Les avirons furent bordés, nous forçâmes de rames pour aider à la brise qui mollissait, et nous pûmes cacher notre embarcation dans les roches avant d’être aperçus. Le schooner passa ; nous eûmes de l’eau de pluie dans le creux des roches et des kanguroos à foison pour apaiser notre faim. Ma mère souffrait de ses blessures, mais nul d’entre nous ne l’entendit jamais se plaindre.

Nous étions, sans nous en douter, sur un de ces écueils qui sont au sud de l’île Howe, et par conséquent tout près des côtes de l’Australie que nous voulions éviter. Après deux autres jours de tâtonnements, le vent fraîchit, sauta à l’est, et nous jeta sur la côte, au point le plus fréquenté, entre Port-Jackson et Newcastle. Nous parvînmes cependant à prendre terre deux heures après la tombée de la nuit, et nous nous enfonçâmes dans les plaines de sable qui précèdent la prairie de myrtacées nains, le bush (buisson), pour employer le mot colonial, dont l’immense nappe s’étend sur des milliers de lieues carrées. À une heure de la mer, le bush prend l’apparence d’un champ de thé, où chaque arbuste atteindrait une hauteur moyenne de trois pieds. Nous fîmes halte sous ce couvert lilliputien.

Les deux noirs se rendirent à Newcastle, et Perkins marcha vers Sydney pour tenter de trouver notre passage sur quelque navire marchand faisant voile vers l’Europe. Nous ne revîmes jamais les noirs. Perkins revint à cheval, conduisant deux autres chevaux par la bride. Il nous fit mettre en selle et partir au galop. Il avait acheté une boussole à la station voisine, non plus pour voyager sur mer, mais pour nous diriger dans les immensités du bush. On avait reçu des nouvelles de Norfolk à Port-Jackson ; nos têtes étaient à prix ; la police à cheval battait déjà la côte à notre intention.

Le plan de Perkins, si l’on peut donner le nom de plan à une entreprise aussi désespérée, était de gagner les montagnes, de les franchir et d’atteindre la rivière Macquarie pour tenter une percée à l’intérieur. Il avait des idées très-inexactes sur l’épaisseur du continent, et pensait qu’il n’était pas impossible de gagner la terre de Van-Diémen à travers le désert. Cette nuit-là nous fîmes pour le moins quinze lieues dans le bush.

Au jour, nous vîmes, – moi du moins pour la première fois, – cette prodigieuse scène de désolation qui est la physionomie uniforme et terrible de la terre australienne. C’était le bush à perte de vue ; de tous côtés, un océan immobile, une mer de verdure grisâtre et terne avec quelques îlots formés par les montagnes de sable. Aussi loin que le regard pouvait se porter, il n’y avait pas un point saillant pour rompre la mortelle monotonie de cet aspect. Les collines semblaient au loin des vagues gelées tout à coup par une mystérieuse malédiction. L’œil cherchait involontairement le vaisseau pétrifié qui devait habiter la paralysie de ces espaces.

Pas un mouvement, pas une brèche à la ligne implacable de cet horizon, pas un quadrupède, pas un oiseau, pas un reptile ! Nos chevaux étaient las. Le vent du matin se levait en même temps que le soleil, dont le disque avait comme un voile livide.

Les sables salés chargeaient déjà la brise de cette poussière impalpable qui aveugle en quelques jours les voyageurs perdus dans ces steppes homicides. Nous laissâmes nos montures brouter en paix les jeunes polisses du taillis, et nous nous étendîmes sous les myrtes, où la fatigue nous donna bientôt le sommeil.

Ce vent qui brûlait nos paupières avait du moins un avantage. En quelques heures ce vent peut combler les traces profondes que le pas des chevaux laisse dans le sable. Il faut le flair des chiens dressés à la chasse des bush-rangers (rôdeurs de buissons), comme on appelle les convicts évadés pour découvrir une piste sous cette poussière tamisée, et très-souvent, si le vent est fort, les chiens eux-mêmes restent en défaut.

Mais les noirs, bien supérieurs aux chiens, séparent la poussière du sable avec le poil d’une queue d’opossum, comme un antiquaire habile trouve souvent les finesses d’un bas-relief sous l’empâtement du plâtre grossier, et il n’est pas rare de les voir balayer ainsi une piste de plusieurs lieues. Sans les chiens et les noirs, le bush serait pour les fugitifs un asile inviolable.

Nous fîmes dix lieues la seconde nuit. Depuis quarante-huit heures, nous n’avions pas vu une goutte d’eau, mais Perkins connaissait les secrets de ces solitudes. Il mit à nu, ce matin, les racines d’une sorte de myrte herbacé, dont les pousses sont sèches comme de la bruyère, dont elles ont aussi l’odeur âcre et chaude. Les racines, au contraire, obèses, gonflées de suc, et comparables à des salsifis, présentent une consistance spongieuse ; leur tissu renferme de l’eau. C’est le suprême effort de la nature dans ces climats inhospitaliers. Ailleurs, le règne végétal prodigue le pain et le vin ; ici on est forcé de dire Dieu est grand ; pourquoi ? parce que voici une plante étrange qui, semblable à l’estomac du dromadaire africain, garde, durant des semaines, l’eau de la dernière pluie, et donne à votre lèvre desséchée, au milieu de ces solitudes où l’air lui-même, tout chargé de sel, irrite la soif jusqu’à la fièvre, juste ce qu’il faut pour ne point mourir enragé.

La quatrième nuit, nos chevaux épuisés se couchèrent. Perkins poignarda le moins maigre, et nous fîmes un bon repas ; après quoi, nous reprîmes notre route à pied. Notre voyage avait duré une semaine, lorsque le bush changea peu à peu d’aspect. Il y avait quelques brins de gazon entre les buissons, qui, eux-mêmes, atteignaient une plus grande hauteur. Les mallyroots, ces racines providentielles qui donnent de l’eau, devenaient plus rares et plus sèches ; quelques sapins se montraient ça et là, et, au lointain, une ligne noire annonçait la présence des gommiers.

– Nous approchons d’une rivière, disait Perkins.

Et ma pauvre mère reprenait courage.

Mais le voisinage d’une rivière nous apportait encore plus de dangers que de secours. C’est toujours le long des rivières que les squatters bâtissent leurs stations ; parce que là seulement les moutons trouvent de l’herbe. Le long des rivières aussi s’échelonnent les postes de police à cheval, avec leurs chenils et leurs étables à nègres.

Un soir de dimanche, après neuf jours de marche, nous entrâmes dans un quartier où le bush ressemblait à un taillis de fraîche coupe où l’on eût laissé croître depuis des siècles d’énormes baliveaux. C’étaient des gommiers, ces autres myrtacées, les plus hauts arbres du globe, qui atteignent une taille de deux cent vingt à deux cent trente pieds, pendant que leurs frères nains rampent à une coudée au-dessus du sol. Sous bois, il y avait des groupes de pins et d’acacias qui rappelaient vaguement les bouquets ménagés dans nos parcs d’Angleterre. Nous vîmes de la fumée au travers des arbres, et le vent nous apporta une odeur de bétail. Nous étions auprès d’une station.

Nous attendîmes la nuit. Perkins se faisait fort de nous procurer ici des chevaux frais et de la nourriture. Il partit une heure après le coucher du soleil. Nous entendîmes au loin des chiens aboyer, puis un coup de feu. Perkins ne revint pas.

Il y avait deux jours que nous n’avions rien mangé. Depuis le même espace de temps, les racines, de moins en moins humides, nous refusaient la goutte d’eau miraculeuse. Le coup de feu me frappa comme s’il eût traversé mon propre cœur. Perkins était notre joie et notre vie.

Nous ne pouvions pas songer à prendre la fuite. Ma mère était réduite à un état de faiblesse extrême, et, depuis du temps déjà, il lui fallait notre double appui pour marcher.

– Conduis-moi auprès de ce grand arbre, Henri, me dit-elle.

J’obéis. Elle s’assit, adossée au tronc d’un gommier, et ferma les yeux.

– J’ai bon espoir que tu pourras te sauver quand tu seras seul… murmura-t-elle.

Et comme mes lèvres s’entr’ouvraient pour laisser tomber une parole de reproche, elle ajouta d’un ton calme et doux :

– Henri, mon enfant bien-aimé, c’est ici que je vais mourir.

Cette pensée-là ne m’était pas venue, mon père ! C’était une pauvre femme qui n’avait point eu de parents pour sauvegarder sa jeunesse. Dans les fautes de sa vie, quelle part la miséricorde de Dieu a-t-elle faite au malheur ! La Providence, qui a mis cette larme dans la racine d’une plante aride, au milieu des sables salés, la Providence a mis dans le cœur d’un enfant une source d’amour que rien ne peut tarir… rien ! j’aimais ma mère comme si j’eusse été le fils d’une sainte !…

Il s’interrompit, couvrant son visage de ses mains qui tremblaient. M. le marquis de Belcamp s’était laissé choir dans un fauteuil. Sa tête triste penchait sur sa poitrine.

– Non, reprit le comte Henri tout à coup, elle avait beau être faible et brisée, cette pensée-là, ne m’était pas venue ! La mort nous entourait de tous côtés, et le cadavre de Perkins devait être là-bas quelque part aux abords de la station voisine. La faim nous apportait la mort, la soif aussi, aussi la fièvre de la fatigue. C’était la mort que les hurlements de ces chiens féroces ; le cri rauque des noirs dans les bois, c’était la mort encore. Eh bien ! je n’avais pas songé à la mort, – pour ma mère, du moins.

Je n’y crus pas. Je repoussai le mot et l’idée, comme on fait pour une suggestion du délire. Cela me sembla impossible.

C’était vrai. Aux premières lueurs du jour, je pus voir ce pâle visage où la vie n’était déjà, plus qu’un reflet fugitif et incertain. Elle avait son beau sourire autour de ses lèvres décolorées. Elle me dit : Mon fils, récite-moi ma prière.

Ses mains se joignirent sur sa poitrine et ses yeux agrandis se fermèrent. Je voyais sa bouche qui remuait avec lenteur, comme si elle eût répété après moi les paroles de l’oraison.

Ma voix avait peine à sortir de ma gorge.

– Mon Dieu ! dit-elle quand j’eus achevé, je ne me confesserai pas à mon fils, de peur de souiller sa pensée. Je me confesse à vous en moi-même, à vous qui avez dit : « Ma miséricorde est au-dessus de leur perversité !… »

Elle resta un instant recueillie au fond de sa conscience.

Il faisait grand vent. Le sable volait de toutes parts. Autour de nous, nos traces récentes étaient déjà recouvertes. Le gommier au pied duquel nous étions tous deux croissait, comme il arrive souvent, dans une sorte de bassin de forme arrondie dont le bord se couvrait de buissons plus épais.

Sous bois, j’entendais les aboiements des chiens en quête, et la terre tremblait parfois sous le galop des chevaux. Soit que Perkins eût échappé, soit qu’il fût mort déjà, on courait la chasse dans le bush, et, sans le vent protecteur, les limiers auraient déjà bondi à l’intérieur de notre asile.

– Il est un autre maître que j’ai offensé, reprit ma mère après un long silence. Vous avez raison de pleurer sur moi, Henri, mon pauvre enfant, car il manque à ma mort le pardon de celui qui fut la victime de ma vie. Je lui ai rendu le mal pour le bien, et pourtant, je le jure sur cette foi qui renaît dans mon âme et qui est la fleur de mon agonie, je n’ai jamais eu ici-bas qu’un profond respect et qu’un amour sincère. Au sein même de ma folie, l’image de mon mari venait me chercher. Que de fois n’ai-je pas été sur le point de me traîner à ses genoux !

– Henri, continua-t-elle, tandis qu’un éclair d’enthousiasme ranimait pour un instant son regard mourant, l’heure, presse, ne discutez pas ma volonté. Je veux que vous m’aidiez à me relever.

J’obéis machinalement, et surtout pour l’empêcher d’élever la voix, car les bruits de chasse se rapprochaient et les chiens hurlaient maintenant sous le vent.

Je la pris dans mes bras. Elle n’avait plus que le souffle. Dès qu’elle fut debout, elle se laissa glisser prosternée et murmura :

– Lâchez-moi.

Alors elle joignit ses mains, qu’elle étendit vers moi.

– Comte de Belcamp, me dit-elle, vous êtes le fils et l’héritier de celui que j’ai si cruellement offensé. Sa querelle est la vôtre, car je vous ai outragé dans votre père. Je me suis agenouillée devant vous, et je tends vers vous mes mains jointes pour vous prier et pour vous supplier. Comte Henri de Belcamp, au nom de votre père, pardonnez-moi et bénissez-moi !…

Un sanglot déchira la poitrine du vieux marquis.

– Mon père, poursuivit le jeune homme, dont la voix se brisait dans sa gorge, en votre nom, je bénis et je pardonnai…

– Et tu fis bien, enfant ! s’écria le vieillard ; que n’étais-je là pour pardonner et bénir à ta place ?

Henri se jeta dans ses bras, et ce fut la poitrine à demi cachée dans son sein, qu’il acheva parmi ses larmes :

– Que Dieu vous récompense, mon père ! et qu’elle vous entende, celle qui mourut là-bas avec votre nom sur ses lèvres… Elle mourut sans se relever, comme il convenait à la pécheresse repentante. Elle mourut les mains jointes ; elle mourut agenouillée.

VI

Heureux père.


Le père et le fils restèrent longtemps dans les bras l’un de l’autre. Le fils sentait battre sur sa poitrine ce cœur loyal et doux qui était tout amour. Vous eussiez vu leurs larmes se confondre, et, certes, il était impossible de penser que les larmes de tous deux ne fussent pas également sincères.

Peu importait, en vérité, le reste de l’histoire. Cependant, comme ceci était une explication, le comte Henri raconta comme quoi le maître de la station était précisément ce jeune fermier qui avait voulu jadis prendre chez lui sa mère, comme quoi Hélène Brown fut enterrée chrétiennement, et comme quoi le généreux squatter facilita son embarquement, à lui, Henri, pour l’Angleterre.

– Voilà, mon père, reprit-il, quel a été l’emploi de ces années, pendant lesquelles vous n’avez point entendu parler de moi. Je rapporte un deuil à l’homme miséricordieux et bon, mais au chef de famille, mais au fils de ceux-là dont les austères portraits nous regardent, je rapporte une sécurité d’honneur et une solennelle garantie. Le nom de Belcamp est sorti pur de toutes ces épreuves. Les tribunaux anglais ne l’ont point entendu retentir ; il n’est pas écrit sur un seul registre infâme, et, là-bas, on ne l’a point gravé sur cette pauvre tombe…

– Henri, dit le marquis après un long silence, je crois en vous et je vais vous le prouver. C’est pour moi, ou plutôt pour nous deux, puisque nous sommes une seule et même famille, que vous avez fait ce long et dur voyage ; c’est également pour moi que vous avez pris à cette occasion le nom de Brown… Ce nom de Brown, Henri, vous ne l’aviez point porté auparavant ?

– Je l’avais porté jusqu’au jour où je me suis présenté chez vous, il y a quinze ans, mon père.

– Et depuis, jamais ?

– Jamais.

– J’hésite à vous poser une autre question, mon fils, reprit le vieillard avec un embarras visible.

– N’hésitez pas à me demander, mon père, pas plus que je n’hésiterai moi-même à répondre.

– Il y a une étrange coïncidence. J’ai souvent entendu parler, à Londres, d’un fils d’Hélène Brown, mais on ne le nommait jamais Henri Brown.

– Tom Brown ! s’écria le jeune comte.

– Précisément, répéta le marquis, tom Brown.

– Mon père, prononça Henri de ce ton net et franc qui allait si bien à son noble visage, il y a deux phases bien distinctes dans la vie d’Hélène Brown : le temps du crime, le temps de l’expiation. Au temps même du crime, elle a respecté votre nom, et c’est la preuve, assurément, qu’il restait un coin honnête au fond de son cœur. Mais, autour d’elle, les misérables qui l’avaient perdue n’éprouvaient point les mêmes scrupules.

Tom Brown était un épouvantail destiné à vous tenir en respect sans cesse, une machine de guerre dirigée uniquement contre vous. Je ne connais pas ce Tom Brown ; ce n’est peut-être pas un faux nom, car il y a autant de Brown que de pavés dans la ville de Londres. Ce qui est faux et controuvé, c’est la qualité de fils d’Hélène : il est évident qu’on avait fait de ce Tom Brown un fantôme de ma propre personnalité. Lui-même peut-être, car c’est, dit-on, un bandit précoce et d’une singulière intelligence, s’appuyait sur cette position de fils d’un lord (ces mots sont au procès que j’ai suivi de mon côté avec grande attention dans le temps) pour faire des dupes ou pour épouvanter les bas officiers de la police.

Ce Tom Brown, insista le vieillard, partit pour Sydney sur le même bâtiment que sa prétendue mère.

– Je me souviens de cela parfaitement.

– Entendîtes-vous parler de lui en Australie ?

– Souvent.

– Ne s’est-il pas évadé ?

– Si fait, de la façon la plus adroite et la plus audacieuse.

– Et sait-on ce qu’il est devenu ?

– Il est devenu le roi des malfaiteurs londonniens. Il a tué la Bartolozzi et rendu fou l’intendant Gregory Temple. Il s’appelle Jean Diable le Quaker.

– Et n’avons-nous rien à redouter de lui ?

– Non, puisqu’il est dans le mensonge. Hélène seule était dans la vérité. Tout est fini avec Hélène.

Le vieux marquis resta un instant pensif, puis il se leva brusquement et comme s’il eût secoué une pensée importune.

– Henri, mon garçon, dit-il en changeant soudain de ton, c’est votre héritage. Vous êtes brave, vous êtes fort, vous avez la jeunesse ; vous êtes, dit-on, savant comme les livres et vous connaissez le monde ; de par Dieu ! si l’on vous attaque, vous vous défendrez !

Il pressa rondement la main du jeune comte et le regarda en face avec bonne humeur.

– En conséquence, nous ne pouvons pas rester jusqu’à la fin des temps au haut de ces échasses, reprit-il en souriant.

M. le comte de Belcamp, nous avons dit et fait ce que nous devions tous les deux. Je suis content de vous et de moi, mais, en somme, avec notre vieux manoir et ses quelques milliers d’écus de rentes, il ne nous est pas permis de trancher du prince. Notre nom est sauf, Dieu soit béni !… Mais passons le seuil de ce salon, Henri, mon cher enfant, et dès que tous ces fiers croisés qui sont là ne pourront plus me voir, je te montrerai que je suis tout uniment un pauvre vieil homme, trop faible et n’ayant pas même su garder rancune à son propre malheur.

Il traversa le salon et sortit le premier. Le jeune comte, en le suivant, glissa vers la glace où il voyait son visage un regard de défiance. Évidemment, ce changement de manières lui présentait une énigme à deviner.

Mais le marquis avait à peine franchi le seuil qu’il se retourna, la main plongée sous le revers de sa veste de chasse.

Il en retira le médaillon que nous connaissons et Henri vit le portrait de sa mère.

Henri éprouva une sorte de confusion, tant ceci dépassait ce qu’il avait attendu. Il baisa la main qui tenait le médaillon et murmura d’un ton pénétré :

– Vous serez remercié, mon père, autrement que par des paroles.

– Je t’aimerai bien, Henri, reprit le vieillard. Ne me remercie pas, aime moi. Si tu savais comme j’ai besoin de tendresse !… Viens voir ta ferme et tes champs, garçon. Nous ne sommes pas de bien grands seigneurs, va !

Il était réellement honteux de ne pas assez donner. Nous sommes tous comédiens, et ces excellents cœurs ont aussi leurs innocentes supercheries. En ce moment, M. le marquis se faisait bourgeois à plaisir et cherchait ce que bien des gens appellent des expressions communes, non-seulement pour tomber de moins haut à l’affaire du médaillon conservé, mais aussi pour excuser la modicité de son domaine. Il passa son bras sous celui d’Henri, qui était plus véritablement ému qu’à l’heure même de la solennelle explication. En descendant le perron, Henri s’arrêta comme si le merveilleux panorama offert par les vallées de l’Oise l’eût frappé pour la première fois.

– Certes, certes, murmura le marquis avec un sourire un peu contraint, voilà un plaisir que tu pourras prendre en toute abondance, Belcamp. Le proverbe dit : la vue ne coûte rien.

– Holà ! Pierre ! madame Étienne et les autres ! appela-t-il en faisant quelques pas vers les fenêtres ouvertes de la cuisine.

Tout aussitôt, le petit Julot, bousculant Anille pour passer le premier, se précipita, dans la cour le bonnet à la main ; Anille suivit, en lui rendant sa bourrade par derrière ; puis ce fut Fanchette, la femme de chambre ; Pierre, le chambellan ; François, le cocher-jardinier ; madame Étienne, enfin, la fonctionnaire la plus considérable de ce petit empire. Ils attendaient tous ce moment, car ils se placèrent en bon ordre devant la porte de la cuisine, les hommes le chapeau à la main, les femmes les mains dans la poche du tablier. Madame Étienne avait promis formellement que M. le marquis ferait un discours.

– Mes enfants, dit le vieillard, voici le comte de Belcamp, votre maître.

Henri ajouta d’un air affable et souriant :

– Bonjour, mes amis, bonjour.

Ce fut tout.

Briquet, qui était resté à la fenêtre, dont il avait déjà entamé la pierre pour y graver la première lettre de son nom, déclara qu’on aurait bien pu donner un peu la pièce. Les autres, sans mépriser l’idée d’une gratification, revinrent désappointés surtout par le manque d’ampleur de la cérémonie.

– Chez mon ancienne dame, dit madame Étienne en reprenant son poêlon, quand le jeune homme revint, l’oncle Gruel, qui était vicaire à Saint-Brice, parla aux domestiques pendant plus d’un quart d’heure avec l’éloquence de l’âme.

– Est-il mignon garçon, au moins, notre M. Henri ! soupira Anille, qui eut de Julot un coup de poing dans le dos.

– Faut voir ceux de Paris ! dit Briquet.

– Sont-ils faits comme vous, monsieur Trompe-d’Eustache ? demanda Fanchette, une jolie fille à moitié délurée.

Le Parisien répondit avec une modestie pleine d’orgueil :

– Il y a plus fort, et je n’ai pas la toilette.

– Mademoiselle Fanchette, ajouta-t-il, vous n’avez pas assez d’éducation pour dire des objets scientifiques comme mon sobriquet de Trompe-d’Eustache. Quand vous voudrez, je vous en expliquerai les conséquences dans le tête-à-tête. Briquet est mon état civil, Bricole est mon petit nom pour l’intimité…

– Et Trompe-d’Eustache est comme qui dirait Bobèche ou Galimafré, l’interrompit rudement madame Étienne, qui venait d’apercevoir la pierre fraîchement égratignée de la fenêtre. Vous êtes titillant, et vous ne servez qu’à faire des dégâts qui dégradent ma cuisine ; c’est à cause de vous que je n’ai pas eu la politesse d’engager M. le comte à entrer ici dedans pour y passer l’inspection de l’œil du maître.

– Voilà, tout ce qui nous reste de vassaux, disait en ce moment le vieillard en ouvrant la petite porte ménagée à droite de la grille ; il y a, mon pauvre ami, six domestiques en tout et pour tout au château Belcamp !

– N’est-ce pas assez, mon père ? demanda Henri.

– Pour moi, si fait… Mais depuis que vos malles sont arrivées Henri, je suis ambitieux. Votre grand-père était lieutenant général des armées du roi, et, avant de partir pour Londres, je cousinais étroitement dans quatre maisons ducales. Auriez-vous de la répugnance à servir le roi, monsieur le comte ?

– Je vous soumettrai mes projets et ma vocation, mon père ; votre avis me déterminera. Il y a d’immenses fortunes à faire en Australie.

– Le commerce !… murmura le vieillard qui fronça le sourcil et rougit ; je ne me souviens pas que jamais un Belcamp se soit exposé à faire faillite… Voici notre ferme.

– Ce sont des fermes aussi qu’ils ont en Australie, fit observer le jeune comte avec douceur. Tout est commerce en ce monde, et Rohan, le plus grand nom de France, a fait une fois banqueroute.

– Voici notre ferme, répéta le vieillard qui souriait déjà.

C’était une magnifique métairie adossée au mur même, du petit parc et dont les terres, admirablement cultivées, descendaient jusqu’à l’eau.

– Elle rapporte, quitte d’impôts, dit le marquis, dix-huit mille livres de rentes. En dehors de cela, nous n’avons pas un écu, monsieur le comte, et il faut entretenir le château. Le mur du parc m’a coûté cinquante louis l’année dernière… Écoute, garçon, tu as raison de me consulter, parce que tu ne trouveras jamais de meilleur ami que moi… mais quand je fais le dédaigneux, ne prends pas garde… Au temps où j’avais ton âge, ma mère possédait tout le pays que tu vois au delà de l’Oise jusqu’à l’Isle-Adam. C’est moi qui t’ai ruiné en désobéissant au roi sans prendre le parti du peuple. J’étais au roi comme je suis encore au roi, mais mon épée se brisa dans ma main quand il lui fallut tourner sa pointe contre des Français. Ma mère me dit que j’étais une femme ; elle eut raison : il faut être tout l’un ou tout l’autre ; il n’y a pas de milieu entre le dévouement et la révolte. Je ne vaux rien, et c’est avec justice que je fus brisé comme mon épée. Garçon, si tu le veux, je vais vendre ta ferme et je te donnerai l’argent pour gagner des millions en Australie.

– Comme vous y allez, mon père ! s’écria Henri en serrant le bras qu’il tenait contre son cœur.

– Parbleu ! répliqua vivement le marquis, je n’en serai pas pour cela beaucoup plus petit gentilhomme ! Nos quatre cousins qui sont ducs sont venus me voir une fois chacun, avec leurs duchesses, ma foi ! Je ne sais pas comment ils s’y sont pris, mais ils n’ont rien perdu de leurs terres et de leurs châteaux. Ils m’ont dit tous les quatre, et leurs duchesses aussi : « Cousin, c’était le cas de faire un bon mariage… » sous-entendu : puisque vous n’aviez plus le sou…

– Tenez, Henri ! s’interrompit-il en montrant du doigt, au détour du sentier, une maison de gracieuse apparence, jetée à mi-côte, parmi des bouquets d’arbres ; voici le Prieuré où demeure cette chère enfant que vous avez sauvée ce matin.

– Mlle Jeanne ! dit Henri ; une charmante personne.

– Et meilleure qu’elle n’est charmante… un peu plus loin, sur la gauche, c’est la chaumière de mon brigand, Robert Surrisy.

– Un nom de noblesse ?

– Nous ne sommes pas les seuls à cacher notre histoire, murmura le vieux marquis, et la noblesse est rare à Miremont… La vieille Madeleine dit pourtant que ses ancêtres étaient des gentilshommes. C’est une pauvre femme qui travaille de ses mains pour vivre, et qui…

– Fais du commerce, Henri ! continua-t-il brusquement ; fais du commerce, parbleu ! et n’écoute pas un vieux fou !… Sais-tu comment se nomment mes amis, à part le fils de Madeleine ? Ce sont les Herbet, les Bernard, les Chaumeron, mes deux adjoints Morin et Potel, – car je suis maire de mon endroit… – et encore deux ou trois familles de marchands retirés… Mes fiertés me font rire !… Et que viendraient faire les quatre ducs et leurs duchesses au milieu de ces bonnes gens ?… Ces bonnes gens m’aiment et je les aime… Voilà ce qui me fait peur, garçon, c’est que tu aies compté trouver ici l’héritier des grandeurs de nos aïeux.

Cela lui faisait peur, en effet, car sa parole était tour à tour trop humble ou trop amère.

– Je suis venu chercher mon père, répondit Henri simplement.

Son regard se fixait malgré lui sur cette maison modeste et jolie dont le toit bleu se montrait à demi derrière les arbres.

– Ces Herbet sont-ils riches ? demanda-t-il.

– La tante, Mme Touchard, à quelques petites rentes, répondit le marquis ; mais les deux enfants sont à sa charge, maintenant que la mère est morte.

– Mme Bartolozzi n’a-t-elle rien laissé à ses enfants ?

Le marquis se retourna, étonné.

– D’où savez-vous ?… commença-t-il.

– Je viens de Londres, interrompit Henri, et d’ailleurs j’ai causé ce matin avec ce jeune homme, M. Robert Surrisy.

– Une noble et loyale créature ! Sa mère a été bien malheureuse, et j’ai pour eux une véritable affection… Pour votre gouverne, on croit dans le pays que Constance Herbet était mariée en Angleterre… Robert et Laurent ont été là-bas pour voir un peu les affaires, mais la Bartolozzi n’a laissé que des dettes.

– Elles en sont toutes là ! conclut Henri d’un ton de parfaite indifférence.

Dix-huit mille livres de rentes d’un seul tenant, joignant un parc de cent et quelques arpens, commandé par un château de bon style, en bon état, ne formaient point, au commencement de la Restauration, un domaine si humble que M. le marquis de Belcamp voulait bien le dire. Les grandes fortunes territoriales n’étaient pas encore reconstituées et les grandes fortunes industrielles n’étaient pas faites. C’était l’ambition qui le faisait parler ainsi, et son ambition née d’hier était pour son fils. Il avait frayeur déjà de faire trop peu pour celui qui allait être le bonheur de sa vie.

Henri était à cent lieues de partager ces pensées. Il y avait sur ses lèvres plusieurs questions qui se pressaient et qu’il ne laissait point échapper, parce qu’il possédait sur lui-même un empire absolu. Ces questions n’avaient point trait à la fortune de son père. Le comte Henri jouait plus gros jeu que cela.

Au déjeuner de midi, qui s’appelait en ce temps le dîner, Henri fut présenté à une douce et belle jeune fille, Suzanne Temple. Suzanne était comme la pupille du marquis depuis la maladie de son père. Elle remercia Henri tout d’abord de lui avoir conservé Jeanne, sa plus chère amie ; puis, quand le jeune comte lui répondit ces quelques paroles, lieu commun que la modestie de convention oppose à toute louange, elle eut un tressaillement au premier son de sa voix. Il la regardait en souriant ; elle baissa les yeux et pâlit. Pendant le repas, elle fit effort pour être gaie. Le marquis, tout entier à sa joie, arrangeait sa vie nouvelle et voulait tout le monde heureux.

Après le repas, cavaliers, carrioles et piétons commencèrent à défiler par la grille grande ouverte. Dans les campagnes, certaines nouvelles se propagent avec une singulière rapidité. Le pays tout entier savait déjà l’arrivée d’Henri et chacun voulait voir.

Un couple antique traversa le premier la cour : un mari solennel en sa marche, une grosse dame embarrassée dans de trop belles choses : tous deux portant écrits quelque part, sur leur personne, en lisibles caractères, ces mots que nulle lessive ne peut effacer : retirés du commerce.

– Ce sont les Morin, du Reposoir, dit le marquis, de bonnes gens.

Il ajouta, en serrant furtivement la main de son fils :

– Tous tant qu’ils sont ils m’ont témoigné de l’affection… Ce n’est pas votre monde, Henri ; mais soyez aimable pour l’amour de moi… Cette exhibition, comme nous disions à Londres, est une somme de complaisance une fois payée…

– Ah çà ! mon père, répliqua Henri joyeusement, si vous n’étiez pas la bonté même, je croirais que vous vous moquez de moi. Je n’arrive pas de la cour, et peut-être, en face de vos quatre ducs, assistés de leurs duchesses, ferais-je une assez triste figure…

– Toi garçon ! s’écria le marquis naïvement ; au milieu de vingt ducs, tu aurais l’air d’un roi !… Ah ! par exemple ! reprit-il en allant vers la fenêtre, en voici deux qui t’intéresseront, les jumeaux Bondon de la Perrière. Viens voir cela, Henri ! À la foire, ce serait deux sous ; ici, rien.

Le jeune comte, pour obéir, passa devant Suzanne Temple, qui venait de se lever de table. Le marquis avait le dos tourné. Henri prit la main de Suzanne, l’effleura de ses lèvres, et prononça très-bas :

– Mademoiselle, je suis votre ami ; vous n’avez rien à craindre de moi.

– C’est donc bien vous ! murmura Suzanne dont les joues blanches se couvrirent d’une épaisse rougeur.

– Eh bien ! fit le marquis, tu vas perdre le coup d’œil !

Henri mit un doigt sur sa bouche, et rejoignit son père. Deux bons gaillards d’une quarantaine d’années, têtes carrément plantées sur des cous courts, nez solidement épatés, fortes lèvres, sourcils épais et joints, épaules énormes, allaient lourdement et d’un pas égal, séparés par une petite femme maigrotte et jaunette dont la robe de soie relevée montrait une jambe d’oiseau aquatique. Elle frétillait entre les deux Hercules symétriques et parfaitement pareils qui la flanquaient à droite et à gauche ; elle les grondait tous deux, elle leur souriait à tous deux, et pourtant elle n’avait parmi eux qu’un seul mari, car la loi est formelle, et Florian Bondon de la Perrière, – le Bondon de gauche, comme on l’appelait généralement, – portait au bras une faveur lilas, pour éviter tout adultère par imprudence.

C’est une touchante histoire que celle de ces deux blonds amours dont la ressemblance trompe l’œil même de leur mère et qui se peuvent seulement distinguer l’un de l’autre par des rubans de couleur différente, de telle sorte que, si une main espiègle opère un échange entre les rubans, l’amour maternel, ce sens exquis et divin, va tomber lui-même en défaut.

Célestin Bondon et Florian Bondon avaient été dans leur enfance les héros de ce poème gracieux. Ils s’en souvenaient avec plaisir, et Mme Célestin aimait à raconter longuement les nombreuses méprises de sa belle-mère. C’étaient les deux frères siamois, sauf le lien gênant et prodigieux qui mettait ces derniers à la chaîne. Célestin avait alors la couleur rose, et le tendre lilas était réserve à Florian, qui, en outre, prenait toujours sa gauche. La mère Bondon avait une méthode : quand elle se trompait, elle fouettait des deux mains et à toutes couleurs, en conséquence de quoi elle intéressait les deux petits à éviter les méprises.

En grandissant, Célestin et Florian, les deux agneaux de cette bergerie, devinrent des béliers très-forts et assez laids. Célestin resta honnête, mais Florian eut des passions et fit une reprise à son profit de ce drame déloyal des Ménechmes. Célestin fut obligé, malgré la faveur rose, de payer plusieurs fois ses dettes, et reçut même, dit l’histoire, quelques avertissements sévères donnés à l’aide du bâton par des époux inquiets. Il se maria ; les plaisans du pays appelèrent sa femme Mme Jumeaux. Il y eut même des anecdotes terribles, car Férandeau, élève de David, s’avisa un jour, sur le tard, d’attacher la faveur lilas au bras de l’époux, ce qui enlevait tout signe prohibitif au célibataire. On parla longtemps de cette promenade au clair de la lune, mais Mme Célestin ne s’en plaignit jamais, et les deux Bondon de la Perrière offrirent toujours à la contrée le spectacle d’une parfaite union.

Outre sa position d’époux, Célestin était membre du conseil municipal ; Florian tenait sa gauche et commandait la garde nationale en qualité de sergent. Mlle Chaumeron, l’aînée de la grande famille Chaumeron, lui faisait la cour, mais Mme Célestin ne voulait pas de femme dans son ménage.

Le Bondon de droite, le Bondon de gauche et Mme Célestin avaient un sobriquet générique. L’élève de David ayant comparé ce trio remarquable à deux chandeliers colosses, flanquant un diminutif de pendule, on les désignait tous les trois ainsi : La garniture Bondon.

Ils étaient treize à table tous les jours dans la famille Chaumeron, et jamais dans l’année il n’y mourut personne. On ne recevait au château de Belcamp que le père, la mère et Mlle Chaumeron l’aînée. Les autres étaient seulement pour les fêtes champêtres sur l’herbe.

M. Potel, le second adjoint, homme savant, moyen propriétaire, aspirant en secret à une sous-préfecture, avait carriole, et son cheval rouge piaffait en ce moment dans la cour. Son titre principal était d’avoir prouvé dans une brochure que Miremont (Mons mirabilis), était une cité plus ancienne que Paris. C’était un beau campagnard, veuf et père d’une de nos trois jeunes filles du char à bancs, Mlle Germaine Potel, une rieuse et une moqueuse, dont les grands yeux noirs se mouillaient dès qu’on parlait d’une bonne action faite ou à faire, une maîtresse espiègle qui ne songeait qu’à jouer quand elle ne travaillait pas pour ses pauvres, un lutin de seize ans, plus vive, plus folle, plus étourdie que son âge lui-même et qui était la seule amie de la belle Jeanne avant l’arrivée de miss Temple au manoir.

Nous ne citerons plus qu’une seule famille, composée de Mme Besnard, la mère, veuve de l’ancien intendant de Belcamp, avant la révolution, et de M. Besnard, le fils, beau de campagne et don Juan rustique.

M. de Belcamp entra au salon, donnant le bras à son fils que tout ce monde venait voir comme une bête curieuse. Le ménage Morin, premier adjoint et première adjointe, le ménage Chaumeron, avec mademoiselle, et Mme Célestin entre ses deux Bondon avaient déjà été introduits par Pierre.

– Monsieur le maire, dit Morin, car pour un premier adjoint ce titre efface complétement celui de marquis, madame et moi nous avons voulu dans cette circonstance solennelle vous offrir nos félicitations sincères et motivées par l’heureux événement qui nous rassemble ici : je fais allusion au retour de M. le comte de Belcamp, votre fils.

Ceci fut prononcé de la voix ferme et claire qui fait valoir les harangues municipales.

Madame Morin ajouta :

– Bien des pardons… bien des pardons…

C’était une adjointe timide et poursuivie par le souvenir du comptoir. Elle passait pour méchante.

– À vous, Célestin ! murmura Mme Bondon.

Célestin fit un geste du bras droit, et tout aussitôt le bras droit de Florian se mut comme si une ficelle eût comnuniqué de l’un à l’autre de ces membres jumeaux. Les deux frères dirent ensemble et de la même voix :

– Monsieur le marquis, je suis venu avec mon frère.

– Et ma femme… ajouta Célestin seul.

– Pour vous faire bien tous mes compliments, achevèrent-ils ensemble.

Les deux bras retombèrent. Mme Bondon partagea entre Célestin et Florian un regard hautement approbateur.

– Ma foi ! dit le père Chaumeron, qui était l’homme gai du pays, à la bonne franquette, moi, le cœur sur la main, vous savez ! les allusions, je m’en moque, les compliments, ça ne me connaît pas. Nous aimerons le fils comme le père, voilà ! Tout rond, papa Chaumeron ! allez !

– Quel joli blond ! glissa mademoiselle à l’oreille de sa mère.

– Sois bien mignonne et ne prends pas de tabac ! répliqua la mère ; je crois qu’il te remarque.

À Miremont, quand on disait mademoiselle, tout court, il s’agissait de l’aînée des Chaumeron. C’était une de ces filles majeures qui ont eu pour dot la beauté du diable, et qui l’ont perdue depuis quelque temps.

Le comte Henri fut charmant. Vous eussiez dit un candidat à la députation, tant il mit de bonhomie et de grâce à payer sa bienvenue. Le marquis était reconnaissant et presque attendri en voyant ce pauvre jeune homme prodiguer, pour l’amour de lui, tant de cordiales avances à un si pauvre monde. Quant à la société miremontaise, elle fut littéralement enthousiasmée. Morin avait eu trois paroles bien dites pour son célèbre discours, Mme Célestin, entre ses deux cariatides, avait été gratifiée d’un sourire ; les doigts du père Chaumeron restaient broyés d’une poignée de main dans son genre, mais supérieure, et le cœur de mademoiselle battait encore cinq minutes après le salut tout particulièrement aimable qu’elle avait obtenu.

La jolie Germaine n’eut qu’un regard, mais ses beaux yeux noirs se baissèrent tandis qu’un rose plus vif veloutait ses joues. Elle se pencha à l’oreille de miss Suzanne assise auprès d’elle et lui dit :

– Comme Jeanne devait avoir peur dans ses bras !

Jeanne venait justement d’être mise sur le tapis, ainsi que Laurent, son frère. Ils étaient à double titre aujourd’hui le cancan du pays. Chacun dit son mot à leur égard. Mme Morin, surnommée Bien-des-Pardons mit de côté sa timidité pour glisser qu’ils n’auraient bientôt plus ni feu ni lieu. Mme Célestin précisa le fait en ajoutant que la veuve Touchard, leur tante, était sur le point de les mettre à la porte : à l’appui de quoi les deux Bondon de Siam dessinèrent le même geste et eurent le même sourire.

– J’ai mon franc-parler, moi, gronda le père Chaumeron. La pension qui leur venait on ne sait d’où ne viendra plus, et la veuve est près de ses pièces ! Ah bigre !

– Ils iront chez Madeleine, insinua mademoiselle d’un ton aigre-doux. M. Robert ne les laissera pas manquer, pour sûr !

– Parbleu ! s’écria le fils Besnard, misère et compagnie, la Surrizy n’a pas le sou !

Entre toutes les massues, la plus lourde est la pitié provinciale. Partout ailleurs que chez M. le marquis, dont on savait les sympathies, la commisération générale eût pris des formes encore plus offensantes.

– Jeanne a de bons amis, dit cependant Germaine, plus jolie dans son indignation.

– Allons la voir ! conclut le marquis en se levant. J’ai hâte d’avoir de ses nouvelles au Prieuré.

Le comte Henri n’avait rien dit. Il s’approcha de Suzanne, qui semblait être sous le coup d’un malaise étrange, et lui offrit son bras. Suzanne tressaillit et donna sa main qui tremblait.

– Venez avec nous, Germaine ! supplia-t-elle.

Germaine avait peur du nouveau venu, qu’elle trouvait beau comme un astre, mais elle était curieuse, et les jeunes filles aiment la peur. Le comte Henri, Suzanne et Germaine formèrent un groupe au milieu de la caravane, qui franchit la grille pour prendre le sentier menant au bord de l’eau. Les autres gravitant autour de ce centre se dispersèrent le long de la route, devisant tous sur le même sujet, et chantant les diverses parties d’un chœur enthousiaste qui célébrait les louanges d’Henri. Une seule voix était contre cette unanimité : elle appartenait à M. Besnard fils, lovelace en titre de la commune.

On s’arrêta devant le pont, à la place même où avait eu lieu l’événement. Le comte Henri eut la bonté de faire un récit détaillé de l’aventure, récit d’autant plus intéressant qu’on avait le terrain sous les yeux. Les gens du moulin étaient venus sur le pas de leur porte et témoignaient du bonnet, fournissant parfois d’énergiques et courtes explications.

Quand on se remit en marche M. Besnard fils gronda entre ses dents :

– Voilà, une belle affaire ! vingt-cinq brasses !

Mais cette parole jalouse resta sans écho. Dix voix au contraire entonnaient derechef le cantique d’admiration, et Mlle Chaumeron l’aînée disait à sa mère :

– Cette petite Jeanne a encore eu la chance !

Il n’y avait place que pour deux en passant le pont. Germaine obligé de marcher derrière, laissa Suzanne et Henri en tête-à-tête. Elle vit Henri se pencher le temps de dire un seul mot. Quand elle reprit sa place, Suzanne était pâle comme une morte.

On aperçut bientôt Jeanne, un peu changée, mais souriante, qui venait au-devant de la caravane, appuyée au bras de Laurent, son frère. Le vieux marquis l’embrassa de tout son cœur. Il l’aimait mieux depuis qu’elle devait la vie à Henri. Mme veuve Touchard, la tante, vint remercier le sauveur de sa nièce, mais ces grâces furent loin de ressembler à celles que Robert et Laurent avaient rendues dans le bouquet de saules, et Mme Touchant termina en disant sèchement :

– Ma nièce avait peut-être besoin d’une petite leçon pour son imprudence.

Le comte Henri vit que la jeune fille changeait de couleur et que ses paupières frémissaient.

Les yeux de Jeanne se ranimèrent au son de cette voix. La veuve Touchard reprit :

– Elle n’a pas même dit un grand merci à M. le comte !

– C’est vrai, murmura Jeanne, si bas que ses voisins eux-mêmes eurent peine à l’entendre, – et pourtant je ne suis pas ingrate !

Dans nos habitudes d’effusion française, ces mots ne disaient pas assez, mais ils dirent trop pour Laurent, qui regarda sa sœur avec étonnement et inquiétude.

– C’est une lourde charge que vous avez là, ma pauvre Mme Touchard, dit mademoiselle à la tante.

La tante était une femme raide et pincée qui haussa les épaules en répondant :

– Ça ne peut pas durer, vous sentez bien… sans l’accident, je leur aurais lâché le compliment dès aujourd’hui.

Dix secondes après, la société tout entière savait la réponse de la tante. Laurent et Jeanne étaient décidément condamnés.

Robert serrait en ce moment la main du comte Henri, qui salua Jeanne en disant :

– Voulez-vous me permettre de tâter votre pouls, mademoiselle ?

– Est-ce que vous êtes docteur-médecin, Henri ? demanda le marquis gaiement.

– Médecin, je n’oserais le dire, mon père, répliqua le jeune comte sur le même ton, mais docteur, oui, par diplôme de la faculté de Tubingen… Pour le cas particulier où se trouve Mlle Jeanne, j’ai en outre l’expérience de ma vie de sauvage…

Tout en parlant, il avait pris le bras de la jeune fille, que le contact de sa main fit pâlir.

– Elle a peur, elle aussi ! pensait Germaine.

On faisait cercle et chacun regardait avec curiosité. Mademoiselle et le fils de Besnard échangèrent une œillade méchante.

– Auriez-vous confiance en moi, Mlle Jeanne ? demanda encore Henri avec un sourire plus doux.

– Oui, fut-il répondu tout bas.

– Alors, je vous, donnerai ce qu’il faut pour calmer votre fièvre et enlever le poids qui oppresse votre poitrine.

– C’est vrai, murmura Jeanne, j’ai comme un poids sur le cœur.

Henri rendit à Robert cette pauvre main tremblante et ordonna que la malade fût mise au lit sur le champ, puis, faisant un pas vers la tante :

– Cela ne sera rien, madame, dit-il en appuyant sur chaque mot, si votre nièce n’éprouve pendant quelques jours ni inquiétudes ni chagrins d’aucune sorte.

– On ne peut pas répondre… répliqua la veuve presque brutalement.

– Si fait, madame ! interrompit Henri en haïssant la voix, mais avec sévérité ; quand vous m’aurez entendu, vous répondrez de tout !

Il ajouta en la dominant du regard :

– J’ai à vous parler d’affaires, madame.

Robert, Laurent et Jeanne regagnaient lentement la maison avec Germaine et miss Temple. La veuve restait bouche béante à regarder Henri. Le cercle, étonné, n’avait entendu que ces derniers mots, parler d’affaires.

– Seriez-vous aussi avocat, monsieur le comte ? s’écria le marquis dont la surprise égalait pour le moins celle de tous.

Henri lui fit de loin un signe de tête souriant.

– Licencié d’Iéna, mon père, répliqua-t-il d’un ton léger, et docteur ès-lois de l’université de Cambridge.

En même temps, il prit le bras de la veuve et la conduisit à l’écart. La scène avait ceci de particulier qu’elle s’agençait et se développait inattendue pour tout le monde ; personne n’était dans le secret de l’acteur principal. Tous les regards suivaient le couple qui allait s’éloignant. Il y avait un contraste singulier entre la noble tournure du jeune cavalier et la grosse taille disgracieuse de la veuve. M. Potel, second adjoint et homme d’ordre, qui aimait à se rendre compte des choses, consulta sa montre ; l’entrevue, selon lui, dura juste une minute et demie. La veuve, quand elle revint, semblait transfigurée : la méchante expression de son visage avait complètement disparu.

Sur la galante figure de M. le comte, il n’y avait rien, au contraire, sinon un sourire légèrement moqueur. Il se dirigea vers la maison, pour achever sans doute son office médical.

Le don Juan Besnard s’était approché de Mlle Chaumeron pour trouver à qui parler. Ils furent unanimes tous les deux à déclarer qu’il y avait du louche en cette affaire.

– Entrez, mesdames et messieurs, dit la veuve Touchard avec un empressement tout aimable ; je ne sais où j’avais la tête de vous laisser ainsi dehors. C’était l’inquiétude. Dieu merci ! les enfants de ma sœur sont toute ma famille, je n’aime qu’eux ici-bas ; et quand j’ai vu revenir ce matin ma chère petite Jeanne… Ah ! seigneur Dieu ! les sueurs m’en percent, rien que d’y penser !

– Mademoiselle Jeanne n’a plus besoin désormais que de solitude et de silence, ma bonne dame, répliqua le comte Henri, qui descendait le perron avec Suzanne et Germaine.

Nous allons tous prendre congé de vous ; mais auparavant, au nom de ceux qui ont le droit de veiller sur vos pupilles, ma chère madame Touchard, je vous félicite et je vous remercie.

Il y eut dans le cercle une longue rumeur d’étonnement, qui continuait encore au moment où chacun atteignait le bord de l’eau. Là, chevaux, carrioles et char à bancs s’étaient réunis comme les fourgons qui suivent une armée. Jamais énigme pareille n’avait été proposée aux sphinx de la société miremontaise !

C’était un miracle, ni plus ni moins. La tante avait été touchée par une baguette magique. Les gens à pied et à cheval, ceux en char à bancs et ceux en carriole furent tous du même avis : c’était un miracle !

– Garçon, dit le marquis en remontant le sentier tournant qui conduisait au château, il faudra me mettre au fait de tes autres talents, car j’avais l’air de revenir de Pontoise, moi… n’est-ce pas Suzanne ?

– Monsieur le comte de Belcamp sait bien des choses ! murmura la jeune fille qui essaya de sourire.

– Et que diable as-tu dit à cette louve pour la changer en agneau ? reprit le vieillard, voilant sa curiosité réelle et très-vive sous le ton de la plaisanterie.

– Mon père, répondit Henri plus gaiement encore, sur mes sept années d’absence, je ne vous ai encore tenu compte que de trois ans. Je vous dois le reste et j’acquitterai ma dette au jour le jour. Vous pourrez voir que je n’ai pas absolument perdu mon temps dans mes voyages. Je suis ambitieux, je vous l’ai dit. S’il suffisait comme autrefois, pour faire sa trouée dans la vie, de s’habiller avec du fer et de donner de bons coups de hache ou de lance, je tâcherais de choisir la meilleure lance, la meilleure hache et la meilleure armure ; après quoi j’endurcirais mes muscles à les porter. Mais ce n’est plus cela ; j’ai donc pris d’autres armes.

Le vieillard lui passa son bras droit autour du cou et marcha ainsi appuyé sur son épaule.

– Fils, dit-il d’une voix douce où tremblait une inexprimable tendresse, je crois bien que tu es au-dessus de nous. J’en ai beaucoup d’orgueil, mais aussi bien de la peine. Tu t’es mis à la portée de ces bonnes gens et à la mienne, je t’en remercie… Mais quelque jour la gloire et la fortune viendront te prendre ici, et je resterai seul encore une fois. Si tu dois nous quitter encore, fils, tu aurais mieux fait de ne pas revenir.

Après le souper, quand le jeune comte et Suzanne se furent retirés dans leurs appartements, le marquis prit à pas lents le chemin de sa chambre. Il renvoya Pierre, qui l’empêchait de causer avec lui-même. Il se mit au lit, mais sa joie était comme une fièvre qui chasse le sommeil. Quand il s’endormit enfin, il vit en songe une petite femme douce et belle entourée de petits enfants qui ressemblaient à son Henri bien-aimé.

VII

Nuit occupée.


Il y avait un feu de souches dans la grande cheminée afin de chasser l’humidité qui séjourne dans les appartements vides. La lune oblique projetait en losanges l’ombre quadrillée des châssis sur la longue draperie des rideaux tout blancs, sortant de l’armoire et qui gardaient encore leurs plis. La nuit était calme au dehors, où l’on n’entendait d’autres bruits que la bise chantant sa gamme chromatique dans les branches, et le moulin avare qui empiétait sur l’heure du sommeil.

Le comte Henri était assis devant un secrétaire dont la tablette soutenait son portefeuille ouvert, ses pistolets et plusieurs lettres décachetées. La lumière de la lampe tombait d’aplomb sur sa belle tête, toute jeune mais admirablement réfléchie, qui s’appuyait contre sa main. Ses doigts délicats, mais fermes dans leur modelé, se perdaient à demi sous les boucles blondes et courtes de ses cheveux. Il avait les yeux baissés, et la ligne qui descendait de son front à ses cils, selon la courbe de sa longue paupière, était d’une exquise pureté. Son front vaste pensait amplement ; la volonté renflait les parois de son crâne, et peut-être que, vers ces oreilles harmonieuses qui semblaient sculptées dans le marbre blanc, sous la douceur de ces boucles soyeuses, un adepte de la science phrénologique eût deviné ces collines jumelles où Gall a placé les conjecturales promesses de la gloire militaire, – et la menace du meurtre.

Tout le monde n’est pas élève de Gall et tous les élèves de Gall ne sont pas parfaitement d’accord entre eux. Le commun des mortels, au lieu de chercher ces monticules problématiques, aurait arrêté son regard sur les délicatesses presque féminines de ces tempes, sur l’attache à la fois élégante et vigoureuse de ce cou, et surtout sur ces lèvres, si nettement découpées où jouait en ce moment le sourire pensif.

– Qu’a fait aujourd’hui le vieux Gregory ? murmura-t-il, tandis que son sourire s’égayait. De combien de pas a-t-il avancé sur la trace ?…

– Et moi-même, reprit-il, quel est le bilan de cette journée où devait se jouer une maîtresse partie ? Ai-je gagné ou perdu ? faut-il marquer ou démarquer des points ?

Il prit une feuille de papier blanc et trempa sa plume dans l’encre.

– Mon pauvre diable de maître, poursuivit-il, était un homme intelligent et savant, après tout. Son malheur, c’est qu’il a rencontré plus savant et plus intelligent que lui… l’affaire Thompson est un trait de génie ! je crois que sans cette voie où j’ai lancé sa meute, le vieux Gregory, en dépit même de ses propres calculs, que je lui ai opposés chiffres pour chiffres, serait resté dans la droite piste.

Il sépara la feuille blanche en deux par un long trait vertical. À droite, il écrivit rapidement ces trois mots : Jeanne, Suzanne, Mme Touchard ; à gauche, un seul : Belcamp.

Et il médita, comme si en lui-même il eût laborieusement dégagé l’x d’une mystérieuse équation.

– Multiplier les obstacles en se réfugiant sans cesse plus avant dans l’impossible, prononça-t-il lentement, telle est la loi posée par Gregory Temple lui-même. Est-elle rigoureusement certaine ? je ne sais et peu m’importe. J’ai accepté la bataille dans ce cercle, je dois y concentrer mes manœuvres… Si j’étais vaincu par hasard, si quelque fou furieux, – car il faudrait l’être, – venait me dire : Tu as assassiné, j’opposerais la sincérité philosophique, mathématique, absolue de ma table d’alibis à cette accusation déloyale ou extravagante ; si j’étais vaincu encore dans l’arrière-lutte de l’accusé contre la justice… on en a vu des exemples… ma foi, je me suis souvent demandé pourquoi, là-bas, à Séville, le taureau attend toujours dans l’arène l’épée du matador. J’avais envie, je m’en souviens, de crier au taureau : Éventre ou fuis ! Je suivrais le conseil, et d’un saut je trouverais la liberté en dehors de l’arène.

Sa main caressa son front doucement.

– Multiplier les obstacles en se réfugiant sans cesse plus avant dans l’impossible, prononça-t-il une seconde fois, comme si de cette parole une lumière eût dû jaillir ; formule ingénieuse, mais puérile comme toute formule. Chaque fois que ces Archimèdes prennent le mors aux dents et crient : j’ai trouvé ! le diable s’amuse. Qu’est-ce que l’impossible humainement parlant ? c’est ce que les faiseurs de théorèmes appellent l’absurde. Tout le Système de Gregory repose sur une série de démonstrations par l’absurde. Êtes-vous accusé d’avoir trop parlé ? Prouvez que vous êtes muet ; d’avoir mordu ? ouvrez la bouche et montrez que vous n’avez pas de dents. Si le crime a laissé l’empreinte de son pied sanglant sur un parquet, faites-vous porter là, et que l’on voie vos deux jambes de bois. Comment condamner le muet pour une parole, le sourd pour avoir écouté à la porte, l’aveugle pour avoir visé un but, l’absent enfin, car c’est dans l’alibi que se résume la théorie, comment condamner l’absent pour un fait qui a exigé la présence réelle ?…

– Si j’étais juge, continua-t-il, et que dix témoins dignes de foi vinssent me dire : « Cet homme a tué, je l’ai vu, » je douterais : – mais je ne douterais pas davantage si cet homme répondait par la bouche de dix autres témoins ; « Je n’ai pas tué parce que je n’ai ni poignard, ni main, ni bras, ni épaule. » La certitude est comme l’impossibilité. Le témoignage des sens lui-même ne peut créer cet absolu qui n’existe pas. Il faut être un hardi compère pour s’asseoir sur un siége de juge !

Tout en parlant il avait écrit à la colonne de gauche, et sous le nom de Belcamp, deux autres noms : Laurent et Jeanne, de sorte que le tableau était figuré ainsi :

 

Marquis de Belcamp.

Jeanne.

Laurent.

Suzanne.

Jeanne.

Mme Touchard.

 

J’ai gagné ceci, reprit-il ; j’ai perdu cela… J’ai gagné mon père, et c’était le plus difficile, car les circonstances se réunissaient contre moi. J’ai gagné, ce qui a pour moi une valeur incomparable, la connaissance exacte des deux derniers obstacles qui sont entre moi et mon but. Je savais que Constance Bartolozzi avait des héritiers : je les cherchais : ils sont là !

Son doigt pointait les noms de Laurent et de Jeanne.

– J’ai gagné beaucoup, poursuivit-il ; j’ai beaucoup perdu aussi, soit par ma volonté et comme on sacrifie des pièces au jeu d’échecs, soit par le hasard que les meilleures combinaisons ne peuvent neutraliser tout à fait. Pouvais-je m’attendre à trouver ici Suzanne, la fille de Gregory Temple !… Mauvaise carte, celle-là, si l’on ne met pas à la placer une adresse suprême !… Mais gros atout, pardieu ! si l’on parvient à la jouer à propos… Viendra-t-elle ?

Ses sourcils, froncés légèrement, se détendirent, et un sourire triste vint à sa lèvre, tandis qu’il murmurait :

– Pauvre Suzanne ! je l’ai vue autrefois rayonner la jeunesse et le bonheur… je l’ai vue si joyeuse et si belle que son aspect seul égayait le cœur comme un soleil de printemps. À présent, ses paupières tombent languissamment et comme un voile habitué à cacher des larmes… Si elle ne m’avait pas rencontré sur sa route…

Il soupira et resta un instant silencieux.

– Marche ! marche ! murmura-t-il ; ce n’est pas au Juif-Errant seulement que la fatalité dit cela. Elle dit cela à tout esclave d’une pensée tyrannique et plus grande que l’homme… Suzanne est une arme dirigée contre moi… Si je ne peux la détourner, je la brise ! c’est la loi.

– À celle-ci, continua-t-il encore en arrêtant son regard sur le nom de Mme Touchard, j’ai donné, une part de mon secret. Elle le livrera en temps et lieu, je le sais, et peut-être eût-il mieux valu rester pour tout le monde, en France, complétement étranger à l’affaire Bartolozzi… Mais le vieux Temple, d’accord avec le docteur Jean Diable, enseigne qu’il faut prendre la difficulté par les cornes… JE NE PEUX PAS ÊTRE COUPABLE, voilà le principe. Dois-je me conduire comme ceux qui craignent leur conscience ? L’imprudence n’est que pour le criminel. J’ai bien fait. Arrivons à ma belle Jeanne !

Depuis quelques secondes, sa plume esquissait avec une facilité singulière et une remarquable vigueur d’exécution la silhouette d’une jeune fille qui avait les yeux fermés et la tête renversée dans les belles masses de ses cheveux. Un maître eût signé cette gracieuse fantaisie, et quiconque avait vu Jeanne Herbet, ne fût-ce qu’une fois, l’aurait reconnue du premier coup d’œil.

– Jeanne ! répéta-t-il de sa voix douce et sonore comme un chant. Ce nom est-il donc si charmant ? Pourquoi va-t-il éveiller un écho au fond de mon cœur ?… Sa mort valait neuf millions : je l’ai sauvée deux fois en une journée… Est-ce calcul ?… c’est calcul. Laurent et Jeanne sont devant moi comme un double écran qui arrêtera le regard de Gregory Temple… Je suis loin, bien loin dans l’impossible, et cependant je multiplie encore les obstacles derrière moi…

L’esquisse se modelait sous sa main habile. C’était bien Jeanne, évanouie, au moment précis où le premier souffle avait entr’ouvert ses lèvres décolorées. L’Oise coulait au bord de la prairie et le bouquet de saules était là.

– Si elle m’aimait… pensa-t-il tout haut ; si tous ces millions m’arrivaient comme une dot… si l’œil imbécile du monde voyait en moi le héros de ce drame banal : les noces du gentilhomme ruiné avec l’opulente bâtarde ?…

Il se mit à rire et biffa en trois coups de plume le croquis adorable.

– Elle est cent fois plus belle que cela ! dit-il, mille fois ! Je crois que je l’aimerais malgré moi, si ma volonté n’était pas de l’aimer. J’ai fait, depuis que je suis au monde, tout ce que j’ai voulu. Je veux en moi un amour incomparable pour avoir un incomparable bonheur. Je veux aimer comme j’ai combattu, à outrance !… Elle sera ma création si j’ai détruit… Elle aura tout ce qui se peut déposer aux pieds d’une idole, et ne saura pas même que je suis l’enchanteur, dont la baguette a changé sa misère en fortune.

La feuille de papier pliée toucha le sommet du verre de la lampe et s’enflamma. Le comte Henri riait toujours ; mais il n’y avait point de sarcasme dans son rire, qui était comme l’expression joyeuse, et mâle d’un triomphe anticipé. Il ajouta, pendant que la flamme atteignait le nom et les traits de Jeanne :

– Est-ce assez de la faire comtesse ?… Il y a encore des royaumes à fonder… Et, partant d’où je partirai, j’aurai moins de chemin à faire pour fonder un royaume que je n’en ai fait de mon cachot de Norfolk jusqu’ici ! Qu’on raille si l’on veut, moi, je m’enivre sans gin : je serai roi pour qu’elle soit reine !

La cendre du papier brûlé s’envola, chassée par son souffle, puis l’expression de sa physionomie changea tout à coup. Il semblait guetter un bruit lointain qui n’était ni la voix du moulin ni la plainte de la brise nocturne. Il venait d’un pays où l’ouïe acquiert des sensibilités étranges. Par cette nuit calme et dans cette maison endormie, une autre oreille que la sienne n’aurait perçu que le silence.

– Elle a fermé sa fenêtre, murmura-t-il, elle n’était pas couchée.

Il disposa devant lui un cahier de papier à lettre, et sa plume, munie d’encre, resta suspendue, comme il arrive parfois à ceux qui ne savent comment entamer une épître. Mais tel n’était point son cas. Il écoutait.

Un son lointain et perceptible à peine résonna dans le corridor. Le comte Henri n’écouta plus. Il eut un sourire froid, et dit :

– C’est sa porte… elle vient.

Sa plume en même temps courut sur le papier, traçant ces mots d’une écriture halée :

« Cher maître,

» Richard Thompson est à Paris sous un faux nom. Rien autre de nouveau.

» JAMES DAVY. »

Il choisit dans son portefeuille une enveloppe timbrée d’avance à la marque postale de Londres, mais timbrée de manière à ce que l’empreinte fruste et confuse semblât effacée par accident et ne laissât point lire la date. C’était un véritable chef-d’œuvre de gravure. La lettre fut mise dans l’enveloppe, qui reçut la suscription suivante :

« À Gregory Temple. esq., rue Dauphine, 19, à Paris. »

Quand la plume du comte Henri s’arrêta, il écouta encore. Un pas léger, mais distinct, se faisait entendre dans le corridor. Il ferma son portefeuille après y avoir mis la lettre, puis il baissa l’abat-jour de sa lampe, et s’étendit, les yeux fermés, la tête appuyée sur le dossier de son fauteuil.

On frappa doucement à la porte. Le comte Henri ne bougea pas. On frappa une seconde fois, puis une troisième : toujours même silence et même immobilité. La clef cria dans la serrure comme si une main timide et faible eût hésité à la tourner, puis la porte roula sur ses gonds avec lenteur. Suzanne parut sur le seuil dans le costume qu’elle portait à la promenade ; elle n’avait quitté que son chapeau de paille, et les belles boucles de ses cheveux blonds tombaient éparses sur sa robe montante et boutonnée à l’anglaise.

Elle était si douloureusement émue qu’elle ne vit point le comte Henri auprès du secrétaire. Ses yeux égarés firent à plusieurs reprises le tour de la chambre, qui lui semblait vide. Elle promena sa main sur son front, dont la mate blancheur avait des tons plombés. On devinait, dans la détresse de son regard, l’effort qu’elle faisait pour recueillir sa pensée.

Quand elle découvrit enfin le jeune comte endormi, un rouge vif remplaça le blême de ses joues. Elle referma la porte derrière elle, et marcha tout d’un temps vers le secrétaire ; elle releva l’abat-jour de la lampe, de manière à en porter la lueur directement sur les traits du dormeur.

Elle l’examina longuement.

La figure d’Henri exprimait un calme profond. Autour de ses lèvres il gardait ce franc et bon sourire qui était le charme de sa physionomie.

Les yeux de Suzanne se détournèrent de lui et passèrent en revue les objets supportés par la tablette du secrétaire. Elle eut un mouvement en apercevant les pistolets, et s’empara de l’un d’eux.

Aucun muscle ne broncha sur le visage du comte, mais le son double et sec du pistolet qu’on armait lui fit ouvrir les yeux nonchalamment.

– Était-ce pour moi, miss Suzanne ? demanda-t-il avec calme.

– Non, répondit la jeune fille en baissant les yeux.

– Je me doutais de cela : vous êtes un doux et digne cœur. Je sais plus d’une femme, j’entends plus d’une femme chrétienne, à qui un malheur comme le vôtre inspirerait en effet des idées de suicide… Je ne dormais pas, miss Suzanne, et je ne vous aurais pas laissé prendre cette arme si elle eût été chargée.

Suzanne déposa le pistolet sur la tablette.

– C’est celui dont je me suis servi pour arrêter le cheval de Jeanne, poursuivit Henri.

– Vous m’attendiez ? murmura Suzanne.

– Une mère vient toujours, répondit le jeune comte à voix basse, vers celui qui lui parlera de son enfant.

Miss Temple cacha sa tête entre ses mains. Il sembla qu’elle voulait parler, mais les mots s’arrêtèrent dans sa gorge.

– La nuit où j’assistai Richard était sombre, dit Henri, et je m’étais mis à l’ombre d’un pilier dans cette chapelle qu’éclairait une seule lampe. Comment m’avez-vous reconnu, Suzanne ?

– Vos traits m’étaient étrangers, répondit miss Temple, mais j’avais entendu votre voix.

Henri eut un sourire.

– Ma voix ! dit-il ; c’est juste. Aucun déguisement ne me serait bon, et je suis bien heureux de n’avoir rien à cacher.

– N’avez-vous réellement rien à cacher, James Davy ? prononça tout bas Suzanne ; j’ai entendu votre voix deux fois.

– Mistress Thompson, répliqua le jeune comte sans amertume ni provocation, mais avec une fermeté froide, je vous ai fait du bien : n’essayez jamais de me faire du mal !

À ce nom de mistress Thompson, un sanglot souleva la poitrine de Suzanne. Le comte Henri poursuivit d’un accent plus doux :

– Nous sommes seuls, madame, et je ne dis votre secret qu’à vous-même… Quant à ce nom de James Davy, votre propre expérience vous apprend qu’il est de ces cas où une honnête femme peut être forcée de jeter un voile sur sa vie. Ainsi en est-il pour un homme d’honneur… Moi, j’ai repris le nom de mon père ; je souhaite sincèrement que vous puissiez porter bientôt le nom de votre mari.

– Mon mari ! mon mari ! répéta Suzanne, qui se laissa choir sur un siège en découvrant son visage baigné de larmes ; mon père !… mon pauvre petit enfant !

Le comte prit sa main froide qu’il réchauffa entre les siennes.

– Pourquoi m’avez-vous menacé, Suzanne ? murmura-t-il.

– Moi menacer ! dit-elle au plus profond de son accablement. Est-ce que je puis menacer ? Est-ce que je puis implorer ? Est-ce qu’il y a en moi une seule pensée raisonnable ou saine ? Richard Thompson me dit, un jour qu’il partait pour un voyage : « James Davy aura soin de l’enfant… » et, dans sa dernière lettre, il me disait encore « Tu verras James Davy qui te parlera de l’enfant. » Mon père prononçait souvent aussi ce nom de James Davy, et un matin je crus entendre dans sa chambre à coucher la voix de l’inconnu qui avait été le témoin de notre mariage… J’eus peur parce que mon père était déjà l’ennemi de Richard Thompson. C’est l’attaché James Davy, répondit-on à mes questions. J’ai vu arriver au château de Belcamp le fils du maître, un gentilhomme, un comte, et je n’ai pas pensé d’abord que celui-là pût être James Davy, l’attaché de police ; mais votre voix m’a fait tressaillir jusqu’au fond de mes entrailles… Je suis venue, moi femme et Anglaise, au milieu de la nuit dans la chambre d’un homme ! Je ne doutais pas que vous n’eussiez à me parler de ceux qui me sont chers, puisque vous avez prononcé le nom de mon mari deux fois dans cette journée… Mais je suis entourée de dangers, mais c’était en James Davy et non point en M. le comte de Belcamp que Richard m’avait dit d’avoir confiance ; j’ai cherché à savoir, ne m’en punissez pas !

Henri réfléchissait, tout en écoutant cette explication, confuse pour tout autre peut-être, mais pour lui surabondamment claire. Cette femme que tout à l’heure il mettait dans la colonne du passif, en établissant le bilan de sa situation, changeait de place et venait grossir l’actif par le seul fait de l’arme qu’elle avait contre lui. L’arme, c’était le cas de guerre qui manque aux puissants États pour conquérir le voisin roitelet. L’explication fournie la faisait innocente, mais n’ôtait rien au danger ; elle n’avait pas volontairement menacé, non, mais quoi de plus terrible qu’une menace involontaire ? C’est ainsi que menacent les canons chargés qu’il faut détruire ou tourner contre l’ennemi. Suzanne était la fille de Gregory Temple : c’était entre Gregory Temple et James Davy que semblait engagé ce duel étrange et mortel, prélude d’une plus haute bataille. Suzanne ne savait pas tout, mais elle en savait précisément assez pour introduire l’ennemi au château de Belcamp, centre d’opérations et pivot de manœuvres. Il fallait que Suzanne fût brisée ou qu’elle devînt un instrument entre les mains du jeune comte.

Il la regarda d’un air plus triste. Elle était bien loin de suivre sa pensée, car elle s’écria dans un transport d’impatience et de douleur :

– Mais vous ne savez donc rien, puisque vous ne m’avez encore rien dit ?

– J’admire la fatalité qui poursuit certaines existences, répliqua Henri gravement. Je venais en effet vous parler de ceux qui vous sont chers, et, pour ne point prolonger une torture inutile, je vous dis tout de suite que Richard est libre encore, et que l’enfant a été confié à des mains sûres.

– Mon amour chéri ! balbutia Suzanne en levant ses mains jointes vers le ciel ; oh ! que le saint nom de Dieu soit béni !

Puis elle ajouta, essuyant ses larmes et plus avide de savoir :

– Après, monsieur le comte, après ?

Henri se leva brusquement et comme s’il eût essayé de dompter une émotion. Il fit deux ou trois fois le tour de la chambre.

– Madame, demanda-t-il en s’arrêtant tout à coup devant Suzanne effrayée, car elle rapportait toutes choses à ses craintes et à ses espoirs maternels, pensez-vous que le comte de Belcamp ait pris ce faux nom et ce déguisement abject pour un motif frivole !

Ses yeux brillaient et ses lèvres tremblaient. Suzanne le regarda bouche béante.

– Je n’ai point réfléchi à cela, murmura-t-elle.

– Et cela vous importe peu, n’est-ce pas ? continua Henri, qui eut un sourire plein de compassion. La souffrance et l’amour ne voient qu’eux-mêmes. Vous aimez et vous souffrez : vous avez deux fois le droit d’être égoïste… Il est d’autres intérêts, madame, que l’homme place plus haut encore dans sa raison, sinon dans son cœur. Le secret de ces nobles efforts n’est pas à moi ; je puis vous dire seulement qu’ils appartiendront un jour à l’histoire des peuples.

– Hélas ! commença la pauvre jeune femme, je ne vous demande pas vos secrets…

– Plût à Dieu que, malgré vous, vous n’en eussiez point surpris une part, Suzanne ! interrompit le comte Henri, dont la voix devenait de plus en plus grave. Noyée que vous êtes au fond de vos inquiétudes personnelles, vous ne pouvez pas ignorer cependant que les grandes idées de l’avenir s’agitent sourdement sous l’apathie apparente des nations enchaînées… Que je sois un chef ou un soldat dans l’armée qui marche à cette mystérieuse croisade, ceci ne vous regarde point ; j’y ai dévoué toute la vigueur de mon corps et toute la passion de mon cœur, voilà ce qu’il vous importe de savoir… Écoutez-moi bien, Suzanne, car votre vie même est dans mes paroles : votre vie, par celle de l’enfant adoré qui est votre âme… Écoutez-moi : si mon père était devant moi dans la route implacable qu’il me faut suivre, je l’écarterais ; si la femme, que j’aime barrait mon chemin, je la briserais ; si mon ombre me faisait obstacle, j’anéantirais l’homme pour détruire l’ombre !

Suzanne ne comprenait pas encore, mais il y avait en elle une mortelle épouvante.

– Ce que j’ai fait, poursuivit le jeune comte, est entre ma conscience et Dieu. Henri de Belcamp n’a pas à rougir des actes de James Davy, et ces jours d’humble héroïsme où mon blason s’est voilé sous la médaille détestée des chasseurs d’hommes compteront double dans mes souvenirs comme une campagne en pays ennemi… La police n’est pas dirigée seulement contre les malfaiteurs ; si je trompais votre père, ce n’était pas en faveur du crime…

– Vous trompiez mon père ! répéta Suzanne.

– Je pourrais vous répondre ces simples paroles, répliqua le jeune comte : J’étais sous les ordres de votre père qui poursuivait Richard Thompson, et Richard Thompson trouvait chez moi une retraite. N’était-ce pas déjà trahir ?… Mais, reprit-il en relevant sa tête belle et fière, je trahissais encore autrement. J’étais à Londres l’espion de la grande armée dont les invincibles bataillons attendent l’heure de vaincre ou de mourir.

– Et pourquoi m’apprenez-vous cela, à moi ? demanda Suzanne à voix basse. N’eût-il pas suffi du premier aveu ?

– Je vous apprends cela parce que je vais mettre sur votre bouche un bâillon cruel, madame, répliqua le jeune comte lentement, – et que j’ai besoin de vous montrer la nécessité qui force ma main… Vous seule savez que le comte Henri s’appelait James Davy à Londres…

– Et vous penseriez que je puis vous vendre ! s’écria Suzanne, vous, le sauveur de mon mari !

– Vous êtes la fille de Gregory Temple, prononça Henri, qui détourna d’elle son regard ; vous êtes la femme de Richard Thompson. Il se passera ici bientôt des choses tellement étranges que mon secret jaillirait hors de vous malgré vous… vous ne pouvez pas mesurer, et je ne sais pas bien moi-même les malheurs incalculables qui pourraient en résulter… Madame, j’étais ici pour vous dire : Thompson est sauvé et vous allez revoir votre enfant… Mes paroles seront autres, car vous me faites peur et j’ai besoin d’otages… Voici mes paroles, madame : comme la vie de Richard Thompson dépend de moi, Richard Thompson n’est pas encore sauvé, et comme votre enfant est à ma garde, vous ne reverrez pas votre enfant.

Le souffle s’arrêta dans la poitrine de Suzanne. Elle se laissa glisser à deux genoux. Henri continua.

– Je réponds d’eux sur ma parole de gentilhomme, tant que vous répondrez de vous-même.

– Richard… le petit… murmura Suzanne, mon enfant bien-aimé… où est-il ? Par pitié, où est-il ?

– En France.

– Et Thompson ?

– À Paris.

– Qu’exigez-vous de moi ?

– Le silence, d’abord, le silence absolu, envers tous.

– Je me tairai, comme si j’étais morte… Qu’exigez-vous encore ?

– Votre aide.

– En quoi ?

– En tout.

– Vous aurez mon aide en tout et contre tous.

Il la releva et tint ses mains pressées entre les siennes.

– Suzanne, lui dit-il, je respecte votre vieux père, j’aime votre mari, et votre enfant est le premier enfant que j’aie tenu dans mes bras. Soyez sans crainte tant que vous serez fidèle.

Il y avait dans sa voix quelque chose qui allait à l’âme. Suzanne eut un sourire parmi ses pleurs.

– Vous l’avez caressé, reprit-elle, depuis peu ?

– Hier, répondit Henri.

Avant qu’il pût s’en défendre, elle mit ses lèvres sur sa main avec une ardeur folle.

– Cette main qui l’a touché ! balbutia-t-elle, riant et sanglotant ; a-t-il bien grandi ? est-il beau ? commence-t-il à appeler sa mère ?

– Il est beau, répliqua Henri complaisamment ; il vous ressemble, Suzanne ; il a bien grandi ; il appelle distinctement sa mère…

– Mais, reprit-t-il en changeant de ton, mes nuits ne sont pas à moi plus que mes jours, et il faut nous séparer, madame.

– Encore un mot, supplia la jeune mère ; est-il loin d’ici ? attendrai-je longtemps avant de le voir ?

– Il est à Paris, répondit le comte, et avant qu’il soit un mois tout peut être fini.

– Un mois ! murmura Suzanne en se dirigeant vers la porte ; un siècle !…

Henri la reconduisit jusqu’au seuil. Son regard où il y avait de l’admiration et de la pitié la suivit dans le corridor. Quand l’ombre penchée de la jeune femme disparut dans le noir, il referma la porte, cette fois à double tour.

Ses tempes avaient de la sueur.

Il s’assit à son secrétaire et traça d’une main rapide deux longues pages d’écriture très serrée. Il plia la feuille de papier en forme de lettre et mit pour adresse : « À lady Frances Elphinstone. »

– Demain… pensa-t-il tout haut.

Il consulta sa montre, qui marquait minuit et demi.

– Marche !… marche !… murmura-t-il, sans savoir peut-être qu’il parlait.

La fenêtre fut ouverte. Sa chambre formait l’extrémité orientale du rez-de-chaussée. Il appela doucement le chien de garde, qui était libre dans la cour d’honneur, et qui vint tortueusement à sa voix, frottant son ventre contre l’herbe : il lui jeta un morceau de pain qu’il avait emporté de table au souper.

Puis il mit son chapeau de voyage sur sa tête, et ceignit ses reins étroitement. Il regarda ses pistolets, mais il ne les prit point, disant :

– Nous ne sommes pas ici dans le bush !

L’instant d’après, il était dans la cour, caressant le chien qui bondissait à ses côtés. Il se rendit droit au saut de loup. La lune éclairait. Il examina le terrain, recula d’une vingtaine de pas, prit un élan roide, comme balle et franchit l’énorme fossé d’un seul bond. Le chien n’osa pas sauter.

Il y a un pas que les Américains appellent voleur. C’est celui de l’Indien peau-rouge sur le sentier de la guerre ; c’est aussi celui de l’Arabe, dès qu’il n’a pas entre les jambes son rapide coursier. Les tirailleurs africains l’ont appris depuis lors à nos soldats. Ce n’est pas encore la course, mais ce n’est plus déjà la marche de pied ferme : le jarret n’est pas tendu, le talon ne touche pas terre, et les deux jambes, ne posant jamais à la fois, gardent leur élan comme dans la course. C’est l’amble humaine ; avec cette allure, l’Arabe suit une voiture publique et l’Indien peut faire ses trente lieues dans un jour.

Le comte Henri prit ce pas, dès qu’il eut dépassé l’esplanade de gazon qui régnait en dehors du saut de loup ; il s’engagea dans le sentier tournant dont la pente conduisait au moulin, franchit le pont, longea la cabane endormie du meunier et choisit, entre plusieurs voies qui se présentaient à lui de l’autre côté de l’Oise, la route de chasse par où il était arrivé dans la matinée.

Son pas leste et léger n’éveilla même pas le dogue du moulin, qui l’entendit en rêve et poussa un hurlement sourd. Le comte Henri monta la route de chasse sans ralentir son allure et parvint en quelques minutes au belvédère d’où Robert Surrisy, l’ancien sous-lieutenant de la grande armée, lui avait montré le château de Belcamp. Il s’arrêta et regarda derrière lui. Le paysage sortait confusément de l’ombre aux rayons de la lune ; tout était silence et repos ; dans ce large tableau, dont le cadre de noires futaies bordait la double vallée et ses trois collines, on n’apercevait que deux lumières : l’une venait du château, l’autre brillait dans la direction du Prieuré. Henri regarda un instant cette dernière d’un air pensif, puis il reprit sa marche au travers de la forêt.

Il eut bientôt atteint l’étoile où le char-à-bancs chargé de rieuses jeunes filles avait passé devant lui au galop. Il s’arrêta encore à l’endroit où Robert, précédant ses compagnons, l’avait rejoint pour lui enseigner courtoisement la route qui allait de la Croix-Moraine à Miremont.

Au pied du poteau indicateur, auquel rien ne manquait sinon les inscriptions, on voyait une sorte de masse grise, informe et immobile. Le comte Henri s’en approcha. C’était un être humain couché en rond comme une chenille et dormant d’un profond sommeil.

– Holà ! Billy ! dit le comte en le poussant du pied.

Billy se détendit comme un ressort et sauta sur ses jambes en répondant :

– Voilà, milord !

Billy avait quatre pieds de haut, mais il était taillé en hercule nain. Ses courtes jambes et ses bras musculeux auraient pu servir de modèle pour dessiner un diminutif d’athlète. Il avait la culotte collante et le gilet long du groom londonnien, costume qui était alors plus rare en France et moins connu qu’aujourd’hui, où tout heureux possesseur d’une bique et d’une brouette se donne le luxe d’un vivant saucisson sachant gronder : Yes, sir, du fond de la gorge, et étriller les rosses en Anglais.

On voyait bien que Billy n’était pas un faux groom, né dans la rue Saint-Martin ou en Picardie. Il avait la figure rouge-sang et les longues oreilles de la race.

– Tu dormais, Billy ? reprit Henri.

– Non, milord.

– Où est ton cheval ?

– Ici, milord.

Il montrait du doigt le couvert à gauche.

– Que fait milady ? demanda encore le comte.

– Milord, elle danse, répondit Billy.

Henri se prit à rire.

– Billy, mon garçon, dit-il en prenant deux plis dans son portefeuille, cette lettre à milady, cette autre, rue Dauphine, n° 19, dans la boîte, et ne t’amuse pas en route !… Demain matin, quand vous arriverez, tu arrêteras le cocher à cette place où nous sommes, et tu le feras tourner sur la droite, ici.

Son doigt tendu montrait la route de chasse conduisant à Miremont.

– Oui, milord, repartit Billy.

– Mes compliments à milady, et à cheval, Billy !

– Bien, milord.

L’instant d’après le groom montait la côte au galop et disparaissait dans le noir.

Le comte Henri n’avait pas achevé sa promenade, car au lieu de tourner vers le château, il reprit son pas d’amble et suivit de loin Billy sur la route de Paris.

Il marcha ainsi jusqu’à deux ou trois cents toises de la lisière de la forêt, et tourna vers l’ouest dans un bas chemin, défoncé par les charrettes, qui traversait des coupes récemment exploitées.

Il était alors à plus de deux lieues du château. Le clocher du village voisin, traversé par la grande route, sonna la demie après une heure.

À droite du bas chemin et au delà des coupes, dans un fond rocheux où croissaient parmi les fougères des chênes difformes et de maigres bouleaux, une cabane de bûcheron s’élevait.

À cette heure de nuit et malgré la lumière de la lune, quiconque n’eût point connu d’avance la position exacte de cette masure aurait assurément passé sans l’apercevoir, car elle était adossée contre un roc dont elle avait la couleur, et son toit de chaume aux arêtes indécises se confondait avec les accidents du terrain environnant.

Le comte Henri quitta le bas chemin sans hésiter, et prit le petit sentier qui conduisait aux roches. Une cour de dix pieds carrés, encombrée de débris, précédait la cabane. Le comte prit un morceau de bois et heurta aux ais vermoulus de la porte. Rien ne bougea à l’intérieur. Le comte redoubla et put entendre les cris plaintifs qui accompagnent le réveil d’un enfant.

En même temps une voix d’homme demanda d’un accent grondeur :

– Est-ce qu’il y a tant de maisons dans la clairière pour vous tromper de porte, ivrogne !

– Je ne me trompe pas de porte, Pierre Louchet, répondit Henri ; ouvrez, j’ai à vous parler.

– Oh ! oh ! grommela le bûcheron, qui changea de ton, dites voir votre nom, qu’on sache à qui parler.

– Richard Thompson.

– Bien ! bien ! monsieur Richard, fit l’homme, qu’on entendit sauter en bas de son lit et chausser ses gros sabots ; du diable si ces Angliches ne font pas tout à l’envers !… Est-ce que c’est une heure, ça ?… Et la marmaille va se rendormir toute seule, peut-être ?… Croyez ça et buvez de l’eau !

Les gros sabots sonnèrent sourdement sur la terre battue, la barre de bois vert grinça, et la porte roula en criant sur la rouille de ses gonds.

– Votre serviteur tout de même, M. Richard, dit un vieil homme à barbe grise, qui montra sa bonne figure aux rayons de la lune ; j’oublie toujours votre autre nom, qui est anglais, mais il n’y a pas d’offense… Vous voilà donc par nos pays cette nuit ?

– J’ai laissé ma voiture là-haut, sur la grande route, répondit Henri. Je retourne à Paris… L’enfant se porte bien ?

L’enfant geignait dans son berceau, repris qu’il était déjà par le sommeil.

– Assez… Il a bonne voix : écoutez !… Quoiqu’il serait mieux dorloté si ma défunte y était encore…, mais la fille vient lui faire la bouillie trois fois le jour… et moi, j’aime les garçailles !

– Je vous ai choisi sur la mine, vieux Pierre… Quelqu’un est-il venu ?

– Oui, oui, à propos de ça !… le jeune homme, vous savez… Il a pleuré comme un enfant, c’te fois-ci !

– A-t-il dit quelque chose ?

– Il l’a mangé de l’embrasser, quoi !… C’est-il son oncle ?… Et il marmottait, disant : Richard mon petit Richard, toi, tu vas revoir ta mère… Paraît que vous avez donné au marmot le même nom que vous… Il disait encore : Je m’en vais bien loin… bien loin… je ne te verrai plus… Et il fondait en eau, quoi, que je me suis mis à pleurer avec lui… La mère n’est pas de ces pays-ci non plus, hein ?

– Vous la verrez demain, vieux Pierre, répondit Henri qui rêvait.

– La mère ? s’écria le bûcheron. Eh bien ! vrai ! ça me ferait plaisir.

– Elle viendra dans la matinée vous reprendre son enfant.

Le bûcheron resta silencieux. Son visage honnête et franc prit une expression de tristesse. On n’entendait plus rien dans la cabane, l’enfant s’était paisiblement rendormi.

– Allons ! dit le vieil homme qui poussa un gros soupir, on s’attache vite à ces petites créatures-là… Moi, je m’y étais habitué, quoi, et ça m’amusait de le bercer pour l’endormir… Mais c’est tant mieux si sa mère vient le chercher ; sa mère lui vaudra encore mieux que moi, pour sûr !… Comment s’appelle-t-elle, car il faut savoir, pas vrai ?…

– Sans doute… La dame qui viendra, et qui est sa mère, se nomme lady Frances Elphinstone.

– Lady… va t-en-z’y voir ! J’aimerais autant rapprendre tout mon catéchisme ! C’est-il drôle, les noms qu’ils vont chercher, là-bas, en Angleterre !

– Savez-vous lire, mon ami Pierre ? demanda Henri.

– Non pas moi, mais ma fille.

– Sera-t-elle là ?

– Si je veux… Elle sert à la ferme, pas loin d’ici.

– Donnez-moi du papier et allumez la chandelle.

– La chandelle, ça se peut, M. Richard, répondit le bûcheron, mais du papier… J’emporte toujours l’assiette avec moi quand je vas acheter du fromage.

Après cet hommage solennel rendu à l’utilité, du papier, le vieux Pierre Louchet prit dans un trou du mur, derrière l’huis, un morceau de craie blanche, et le tendit au visiteur en disant :

– Écrivez voir le nom sur la porte, monsieur Richard, la fille le lira, si elle peut, quand elle viendra.

Au clair de lune, sur les planches mal jointes, Henri traça en gros caractères : Lady Frances Elphinstone, puis il remit la craie au bûcheron avec une pièce d’or.

– Cela n’empêchera pas la mère de vous payer, vieux Pierre, dit-il en prenant congé ; bonne nuit et merci !

– C’est toujours vingt sous de gagnés ! pensa le bûcheron, qui referma sa porte.

Avant de se remettre au lit, il frotta pourtant sa grosse barbe hérissée contre la joue de l’enfant et grommela :

– Je marierai la fille rien que pour avoir un chérubin comme ça.

Henri regagnait la grande route d’un pas plus lent. Il était près de quatre heures du matin quand il atteignit l’esplanade du château après une promenade nonchalante et pensive. Il vint jusqu’au bord du saut de loup, siffla Sultan, le grand chien de garde, lui parla pour se faire reconnaître, et lui jeta encore un morceau de pain. Puis, prenant son élan, il vint tomber d’un léger bond auprès de l’animal, qui lui lécha les mains comme s’il eût reconnu son maître en agilité et en audace.

Quelques minutes après, la lumière était éteinte derrière les carreaux de la fenêtre du jeune comte, qui dormait paisiblement dans son lit.

VIII

La belle irlandaise.


Billy, l’hercule de quatre pieds, était le groom de lady Frances Elphinstone, jeune veuve de la haute vie anglaise. La haute vie (high life) est là-bas ce que nous appelons ici l’aristocratie, mais en beaucoup plus beau. Le grand monde anglais est en effet une citadelle dont aucune médiocrité (au dire toutefois de ce même grand monde et des écrivains parfois très-médiocres qui chantent ses gloires) ne peut jamais forcer la porte. Il n’y a dans ce sanctuaire, auprès duquel notre faubourg Saint-Germain peut passer pour une guinguette, que des lords admirablement distingués, que des ladies merveilleusement raffinées, auxquels se joignent, par la grâce du sénat féminin qui patronne les grandes élections d’Almack, quelque sportman héroïque, quelque chanteur en renom, quelque avocat dont la poche est pleine de foudres, quelque poëte byronien, favori de la mode pour un jour, quelque novateur dans l’art de mettre les cravates, quelque splendide estomac capable de contenir cinquante douzaines d’huîtres ou même quelque médecin, porteur discret de la panacée universelle, dont, sur la mémoire de ses aïeux, il n’a juré de ne point abuser.

Un seigneur de la haute vie n’a que deux bras d’ordinaire, et rarement il marche avec plus de deux jambes. Il dîne plusieurs fois chaque jour, il est vrai, mais son estomac s’en plaint. Dans la rue, il daigne respirer le même air que son tailleur, jusqu’à présent. Je ne répondrais pas cependant que la libre Angleterre n’inventât pas quelque jour une atmosphère propre et plus décente à l’usage de la haute vie. Il est choquant pour certains poumons privilégiés, choquant et humiliant de reprendre l’air que le public a déjà respiré.

À Londres, ne l’oubliez jamais, ce mot public est une injure.

Milords et miladies de la haute vie sont peu nombreux en Angleterre ; à l’étranger, ils pullulent. C’est le contraire de ce qui arrive chez nous, où tout le monde est un peu vicomte par le fait de sa propre fantaisie, et peut trancher du petit seigneur à sa volonté. Là-bas, la manie du sas est si invétérée ; là-bas, on a si grand besoin de trier, de catégoriser et d’exclure, que les danseurs et les danseuses de ce glorieux bal d’Almack, déjà nommé, sont choisis au scrutin. Il faut faire ses preuves pour être admis à ce pique-nique, point de mire de toutes les imbéciles vanités du monde élégant, comme il fallait faire ses preuves au temps jadis pour être chevalier de Malte ou chanoinesse d’un chapitre noble.

Et John Bull, avec cette poutre dans son œil apoplectique, se moque abondamment et pesamment de toute aristocratie qui n’a pas le pied sur sa propre poitrine.

Lady Frances Elphinstone était de la haute vie, voilà le fait ; elle le disait, et nous n’avons point qualité pour aller aux preuves. Elle avait sa maison suffisamment montée, et occupait à Paris un appartement meublé d’un prix considérable. Sa conduite était irréprochable ; elle recevait peu, et, en définitive, rien ne ressemble à une simple mortelle comme une princesse de la haute vie voyageant incognito.

Dans le quartier qu’elle avait choisi, aux abords des Tuileries, on connaît les Anglais. La distinction anglaise existe ; elle offre même çà et là des types d’exquise perfection. Rarement possède-t-elle le charme de nos élégances françaises, mais la correction de ses lignes peut atteindre à la splendeur, quand sa réserve ne devient pas pruderie, quand sa fière tenue ne se change pas en roideur. Il y a un axiome : « Rien n’est beau comme une belle Anglaise. On peut ajouter : Rien n’est noble comme une Anglaise noble qui échappe aux gros préjugés, aux travers un peu ridicules, aux faiblesses comiques de sa race.

L’Anglaise pur sang, quand elle est réussie, réalise ce beau rêve de la reine que font toujours les enfants et les poëtes. Elle a des hauteurs de statue et des douceurs qui sont du trône.

Lady Frances, nous sommes forcés de l’avouer, n’était pas du tout cela. Il ne fallait point chercher son éclat dans les sérénités blondes, ni dans le calme attiédi des symétries britanniques. Elle était brune, forte et vivante comme les filles de ces rivages féeriques où l’Irlande oppose ses digues de basalte à la furie des tempêtes de l’Ouest. Dans ce pays du Connaught aux horizons étranges, qui ressemble à la Norwège, parfois, parfois à l’Italie ; sur ces côtes où le tourment des flots a creusé les plus belles grottes du monde ; derrière l’abri des prodigieuses colonnades attribuées par la superstition populaire à l’effort d’une dynastie de géants ; le long de ces grèves étincelantes, – fleur de la terre et perle de la mer, comme dit le proverbe celtique ; – au bord de ces lacs enchantés où se mirent, poèmes silencieux, les ruines et les forêts ; sur ces douces pentes de la montagne où le soleil se joue dans les bruyères bleues, aux parfums d’incendie ; là-bas enfin, là-bas, dans l’île d’émeraude où les derniers Gaëls parlent le langage de l’antique Erin, tout au bout de l’Irlande la verte et la joyeuse, la misère, la famine, l’oppression et tous les vices qui en découlent n’ont pas encore achevé de tuer la plus magnifique race d’hommes dont puisse se glorifier la terre.

Leur généalogie est comme un chant de la lyre homérique qu’accompagneraient les accords de la harpe d’Ossian. Les belles filles d’Ionie vinrent un jour avec les marchands de Milet, la rivale de Tyr ; elles épousèrent les géants, fils de la mer, Neil, Brien, Connor et Diarmid, dont la tête s’élevait au-dessus des grandes vagues, aux marées de septembre. De ces noces vint Erynn, fille d’Aspasie la Milésienne, exilée du pays de lumière, et du géant des brouillards hiberniens, qui avait ses pieds au fond de la mer et sa tête dans les nuages du ciel.

O’Neil, O’Brien, O’Connor, Mac-Diarmid furent les enfants d’Erynn et furent les rois des quatre peuples de l’Irlande. Après tant de siècles et après tant de malheurs, vous retrouvez là-bas ces noms en foule, comme les fragments d’une roche immense éparpillés sur le sol.

Ce n’est pas le clan écossais, image de la famille, et qui, malgré la patience inouïe des persécutions, protège encore contre Londres la liberté des montagnes highlandaises ; c’est la dispersion terrible qui suit l’éclat de la mine ou le coup de la foudre. Les membres, ici, ne savent plus le corps : O’Brien ne connaît pas O’Brien ; O’Connor, pour une pièce de cuivre, combattra O’Connor. L’abâtardissement moral est complet ; de la roche haute et large il ne reste que des cailloux, et le noble édifice écroulé n’est plus qu’un amas de vils décombres.

Et pourtant ; au sommet de ces prodigieuses colonnes de porphyre noir qui sont les tuyaux de l’Orgue des Géants ou sur le pavé octogone de cette mosaïque de basalte qui se projette à une lieue au large pour mériter son nom de Chaussée du Géant, – les géants sont partout encore, vous le voyez, – il m’est arrivé de m’arrêter stupéfait devant quelque jeune mendiant qui ressemblait, malgré l’injure de ses haillons, aux Grecs de l’Iliade ; il m’est arrivé plus souvent encore d’accouder mes deux bras sur le talus du sentier pour contempler, descendant les pentes du Mamturk ou suivant les sentiers verts qui longent le lac Corrib, une fille aux jambes nues et à la chevelure tressée, une Minerve de Phidias, une Athénienne détachée d’un bas-relief du Parthénon, grande, correcte, hardie, portant fièrement sur l’épaule gauche sa cruche au profil d’amphore, tandis que sa mante, dessinant des plis sobres, flottait derrière elle au vent de sa marche.

Mais, hélas ! le jeune homme d’Homère est voleur encore plus que mendiant, et vendra son faux témoignage à qui le voudra pour une pièce de six pence ; mais, hélas ! l’Athénienne de Phidias, à part sa beauté, n’a gardé qu’un seul trait de ressemblance avec Aspasie.

Lady Frances Elphinstone était précisément cette fleur magnifique qui s’épanouit là-bas parmi les ruines et balance l’orgueil de sa corolle au-dessus des malédictions de la misère. À quiconque a pu les admirer, ces merveilleuses fleurs, la pensée est venue de les placer par le rêve au milieu des élégances de Londres ou de Paris, de mettre sur leur front si pur la couronne de noblesse, de glisser dans leur chevelure le sourire lacté des perles ou le flamboyant regard des diamants, de jeter enfin sur leurs épaules harmonieuses le manteau de notre luxe, qui trop souvent se déshonore en touchant de si plates laideurs !

Ce rêve réalisé, c’était lady Frances Elphinstone, et tout ce que le rêve conçu promet, lady Frances le tenait. Dans l’Irlandaise de race, il n’y a rien d’anglais, absolument rien. On conçoit la haine qui sépare les deux familles par leur seule dissemblance. On a dit souvent que l’Irlandais se rapprochait du Français ; l’assertion n’a une apparence de vérité que si l’on prend l’Anglais pour point de comparaison : l’Irlandais est plus près du Français que de l’Anglais, qui a cette gloire ou ce malheur d’être seul de son espèce en tout l’univers. Lady Frances était belle comme une Grecque, comme une Italienne, comme une Française même, à la rigueur ; mais il y avait en elle une richesse de sang qui excluait au premier coup d’œil la provenance saxonne. Son accent et son nom seuls la faisaient Anglaise pour les Parisiens.

Son accent était sincère ; son nom mentait. Nous avons rencontré déjà deux fois dans ce récit lady Frances Elphinstone à l’hôtel de Grosvenor-Square, où elle s’appelait madame la comtesse ; au bureau de police de Scotland-Yard, où elle avait nom Sarah O’Neil.

Nous avons entendu parler d’elle une troisième fois, dans la biographie fantastique de Jean Diable, où elle était désignée sous le nom de la Belle Irlandaise.

Nous sommes ici en face d’une singulière nature, beaucoup plus inconnue à nos lecteurs que les excentricités banales du caractère anglais. Nous ne savons guère l’Irlande que par l’Angleterre, et certes nous regarderions comme souverainement injuste de prendre nos renseignements sur la Pologne dans la littérature russe. Il y a des peuples sacrifiés fatalement : l’Irlande, ce joyau de la création, excite peu de sympathie, et nul ne veut plus lire le poëme terrible de ses douleurs.

Lady Frances n’avait pas encore vingt ans ; elle était dans le plein épanouissement de sa luxuriante jeunesse. Ses yeux noirs promettaient plus que son cœur n’aurait pu tenir peut-être : une passion indomptable et ardente. Il y avait de charmantes témérités dans son regard, souvent timide et pudique aussi ; car nous ne savons pas encore son histoire, et la maîtresse de Jean-Diable n’avait rien de commun avec les damnées de l’enfer londonnien. Le charme de son sourire était dans sa finesse naïve, qui le faisait ressembler au sourire d’un enfant. À ne lui donner qu’un coup d’œil, on eût jugé, par les profils hardis de sa tête et le dessin solide de ses traits, qu’il y avait en elle une grande intelligence unie à une vigoureuse volonté ; telle en effet sa nature avait dû être dans son germe ; grande en tous sens opulente et choisie. Mais il y a la décadence des races qui se fait sentir d’une manière tout autre que la décadence propre à chaque individu.

En Irlande, où cette décadence est profonde et universelle, l’effet toxique, s’il est permis de s’exprimer ainsi, l’empoisonnement lent et mortel, se traduit par une diminution de gravité spécifique dans la condition morale des individus ; l’enveloppe n’a plus son contenu normal ; il y a défaillance et appauvrissement de tout le système. Peignons la chose d’un mot énergique et douloureux : l’Irlandais a beaucoup de la frivolité du nègre.

Chose singulière l’Américain, cet Anglais et demi, qu’il soit du Nord ou du Sud, esclavagiste ou abolitionniste, déteste l’Irlandais comme il hait le nègre. L’Américain a reconnu dans l’irlandais le nègre blanc. Il l’abhorre d’instinct, par suite de cette aversion pour le malheur qui est le signe distinctif de la race saxonne.

À Londres, la plus cruelle insulte qu’on puisse infliger à un homme c’est de l’appeler pauvre.

Cette ravissante jeune femme, lady Frances, était blanche. Les qualités que Dieu avait mises en elle existaient : aucun vice personnel ne les avait étouffées. À un moment, donné, peut-être, elles devaient faire explosion et déchirer la mystérieuse enveloppe qui les tenait emprisonnées : mais, à cette heure où sa beauté corporelle avait acquis toute sa perfection, son intelligence et son cœur s’attardaient dans les limbes de d’enfance. À beaucoup d’égards, c’était encore une fillette, variable à tout vent, sans défense contre tout caprice. Elle était dominée et conquise. Elle obéissait, jouant avec une adresse infinie le rôle que son maître lui soufflait. Elle aimait à sa manière ; elle était dévouée ou plutôt esclave, puisque nous avons déjà dit le mot. Savait-elle le secret de son propre avenir ? non. S’en inquiétait-elle ? en aucune sorte ; elle allait dans la vie comme un brillant papillon voltige dans l’air. Toute fantaisie qui l’appelait la détournait de sa route sans effort comme sans remords. Elle était rieuse ; elle avait des désirs de grande dame et des envies de grisette. Paris l’enchantait, bien qu’elle l’eût regardé seulement au travers de sa fenêtre ; elle rêvait nuit et jour des enchantemens de Paris. Qu’avait-elle à faire autre chose ? Son maître pensait pour elle.

Il n’y avait rien d’équivoque dans sa maison, qui se composait d’une femme de chambre presbytérienne et raide comme un bâton, de deux couturières-lingères, d’un valet de pied, d’un cocher et de Billy.

Nous rétrogradons de quelques heures. C’était vers cinq heures après midi, ce même jour où le comte Henri de Belcamp avait fait sa rentrée sous le toit paternel. Lady Frances, en charmante toilette de ville, dînait en tête-à-tête avec un jeune homme doux et triste qui s’échappait parfois néanmoins à partager sa communicative gaieté. Prudence, la fille de chambre presbytérienne, servait, grave, discrète, lente, traînant ses pieds larges, chaussés de grands souliers, mais ne parvenant pas, malgré l’austérité affectée de son visage de corbeau, à mettre en deuil cette jolie petite salle à manger, éclairée par la présence de milady. Milady dînait à la française, sans thé, sans lavure de café, sans jambon, sans pommes de terre bouillies. Elle trempait de temps en temps ses lèvres roses dans un verre de champagne.

– Richard, dit-elle, si vous n’aviez pas été obligé de partir, vous auriez été mon cavalier à Paris, puisque me voilà seule. Vous m’auriez conduite à l’opéra… Quand on songe que je n’ai pas encore été à l’Opéra !

– Est-il possible ! murmura le jeune homme en souriant.

Prudence toussa.

– Je vous scandalise, ma bonne fille, lui dit lady Frances en lui tendant son assiette ; en revanche, vous êtes témoin, Prudence, que je n’ai pas manqué une seule fois d’aller à Saint-Roch.

– J’ai ma religion comme milady a la sienne, répondit Prudence, semblable à une poupée de bois qui parlerait tout à coup ; grâce au Seigneur, je suis tolérante… mais j’aimerais autant l’Opéra que Saint-Roch.

– Nous sommes donc du même avis une fois par hasard, Prudence, dit la jeune femme en montrant toutes ses belles dents en un sourire. Servez le dessert et allez prendre votre repas, ma fille.

– Vous êtes triste, Thompson, reprit lady Frances, dès que Prudence eut passé le seuil. Avez-vous des nouvelles de Suzanne Temple ?

– J’ai sujet d’être triste, Frances, répondit le jeune homme. Tout m’accable, et je vais repartir pour Londres, plus désespéré que jamais. J’ai acquis la certitude aujourd’hui que ma Suzanne est venue avec son père ; mais qu’elle n’a jamais franchi le seuil du domicile qu’il occupe à Paris… L’a-t-il mise dans quelque couvent ?… Il y a des heures où j’ai peur qu’elle ne soit morte.

– Quelle folie ! s’écria milady.

– Où peut-elle être ?… Si le vieux Temple a découvert notre secret ?…

– Il adore sa fille, et c’est un galant homme.

– Oui… un galant homme… répéta Thompson, qui rougit et baissa les yeux, un homme d’honneur… d’honneur implacable !…

– D’où lui sont venus ses premiers soupçons contre vous ? demanda Frances.

– Il y a des circonstances fatales, murmura le jeune homme avec accablement. Dès le premier pas, M. Temple s’est trouvé en face de ma mère et de moi… Ma mère avait eu le jour même du meurtre, une scène violente avec Constance Bartolozzi… et moi j’avais menacé, car la dureté de cette femme nous réduisait au désespoir… quand James Davy vint à moi et me dit : « Constance Bartolozzi est morte assassinée, » j’eus le vertige… oui… comme si les paroles de malédiction qui étaient sorties de ma bouche avaient pu la tuer !… Et quand Davy me dit encore : On n’a rien soustrait, ni papiers ni valeurs ; il ne manque rien, sauf l’obligation souscrite par votre mère, » j’eus froid jusque dans la moelle de mes os… Quelques heures auparavant, ma mère avait tenu cette obligation dans sa main… Un voile tomba sur mes yeux… je devins fou, puisque je vis ma mère coupable… Au lieu d’aller droit à M. Temple, je me cachai ce soir-là, et ce fut ma perte…

– Où vous cachâtes-vous, Thompson ?

– Dans la maison de James Davy, pendant le voyage que vous fîtes…

Et c’était James qui vous avait conseillé de vous cacher ?

– James avait, peur pour moi… Il avait vu mon trouble… J’ai été trois ans le secrétaire de M. Temple ; je sais comme il procède et quel pouvoir ont sur lui certaines coïncidences… James alla jusqu’à me demander si j’étais le coupable !… Si M. Temple m’eut interrogé sur le moment, j’aurais couché à Newgate.

– Mais le lendemain ?… dit Frances.

– Le lendemain, j’appris que M. Temple avait feuilleté mes papiers et que ses agens s’étaient rendus chez ma mère. Londres entier parlait de ce meurtre. Davy me dit : Vous êtes perdu !

– Ah ! fit la jeune femme, Davy vous dit cela ! Et cependant, reprit-elle comme en se parlant à elle-même, James Davy n’est pas votre ennemi, je sais cela…

– Mon ennemi ! se récria Thompson étonné.

– Il m’a fait témoigner devant M. Temple, dans Scotland-Yard, continua Frances qui rêvait, et c’était pour détourner de vous les soupçons. J’ai menti ce jour-là, Richard ; la nuit du meurtre, j’étais absente, et pourtant j’ai affirmé que j’avais vu… Mais ce Gregory Temple est un homme extraordinaire… il voit au travers du mensonge !

– C’était James Davy qui vous avait placée chez la Bartolozzi ? demanda Tompson.

– Oui, répondit la jeune femme.

– Pour savoir si elle gardait fidèlement le secret des réunions qui avaient lieu chez elle ?

Frances garda le silence, puis elle dit :

– Vis-à-vis d’un homme tel que Gregory Temple, essayer la ruse est folie. Vous avez été fou deux fois : la première en cachant votre mariage, la seconde, en prenant la fuite après le meurtre… D’autres paroles vinrent jusqu’à ses lèvres, mais elle les refoula et but gaillardement un verre de champagne. Vous eussiez dit en ce moment qu’un regard étranger était fixé sur elle et dominait sa volonté.

– Il y a des moments, dit-elle tout à coup, où je suis lasse, bien lasse, d’aller à tâtons parmi ces mystères… si j’étais un homme comme vous, Thompson, je briserais ma chaîne et j’irais à la grâce de Dieu !

– Faites-vous allusion à James ? demanda Tompson étonné ; nous savons qu’il est mêlé à de grands intérêts politiques…

– Le savons-nous ?… prononça tout bas mylady.

Richard la regarda avec reproche.

– Certes, certes, murmura-t-elle en laissant échapper un soupir, – il combat… il s’efforce…

– Frances, interrompit Thomson d’un ton pénétré et presque sévère, James Davy est un cœur d’or !

– Vous avez vu votre enfant aujourd’hui ? demanda brusquement la jeune femme, détournant l’entretien.

– Pour la dernière fois… murmura Thompson, dont la paupière se baissa.

Frances promena le regard de ses grands yeux noirs sur les traits nobles et doux de son jeune compagnon. C’était un visage intelligent, mais timide, où le malheur avait déjà mis sa marque.

– Vous êtes brave, Richard, prononça tout bas Frances, vous êtes brave… mais vous n’avez pas de fermeté… Ne parlons plus de tout cela… Voulez-vous me conduire au bal du Colisée ?

Richard crut avoir mal entendu. Elle essaya de rire aux éclats.

– Au bal ! répéta Thompson, je pars demain, Frances, sans avoir vu ma femme, et je laisse mon enfant derrière moi… pensez-vous que je puisse me divertir au bal ?

– Nous retrouverons votre femme, et nous veillerons sur votre enfant, dit Frances affectant un ton léger. Quand on est triste, il faut secouer sa peine… J’ai un très grand désir d’aller à ce bal.

– Un bal public, je pense ? demanda Richard.

– Oui… un bal où l’on paye son entrée.

– Et croyez-vous que votre place soit en ce lieu, Frances ?

Elle acheva son verre de champagne et dit d’un accent mutin :

– Pourquoi n’aurais-je pas mes secrets, moi aussi ? Je suis peut-être de quelque grande conspiration…

– James absent…, murmura Richard, vous au bal !

– Oh ! répliqua-t-elle en souriant avec tristesse, James ne s’inquiète pas de moi.

Puis elle ajouta résolûment :

– Richard, si vous ne voulez pas m’y conduire, j’irai seule.

Le jour baissait : Prudence rentra avec des flambeaux. Nos deux convives gardèrent, le silence, tant qu’elle fût présente.

Frances, reprit Richard Thompson quand Prudence fut partie, vous espérez vous rencontrer avec quelqu’un à ce bal ?

Je l’espère… vaguement, répliqua la jeune femme, dont les joues eurent une rougeur subite.

– Y êtes-vous donc allée déjà ?

– Jamais.

– Est-ce un rendez-vous ?

Pour le coup, milady frappa du pied et tendit son verre à champagne.

– Vous êtes fou ! Richard, dit-elle. Versez !

Mais bientôt elle ajouta en baissant la voix :

– Quand même j’aurais un rendez-vous ?… James ne vous a pas tout dit, Richard… James, est un grand personnage…

– Je m’en doutais ! s’écria l’ancien secrétaire de Gregory Temple.

Milady acheva :

– Jamais je ne serai la femme de James Davy.

– Je ne vous demande pas le vrai nom de notre ami… commença Richard.

– Moi, je ne suis qu’une pauvre fille, interrompit Frances, quoique j’aie du sang de roi dans les veines… mais il y a des races condamnées qui descendent… qui descendent toujours, jusqu’à ce que le fond de l’abîme seul puisse arrêter leur décadence… Allez-vous me conduire au bal Richard ?

– Si je savais…

– Vous allez savoir tout ce que je sais moi-même : Dans les derniers temps, le conseil supérieur des chevaliers de la Délivrance se réunissait chez Constance Bartolozzi. J’ignore le fond de ces mystères, et j’ai cru longtemps qu’il s’agissait de soustraire l’Irlande au joug des Anglais… mais il y a encore autre chose… Ce que je peux dire avec certitude, c’est que la Bartolozzi avait peur, et que son intention était de quitter Londres, ou de faire une révélation… Parfois avez-vous entendu prononcer un nom inconnu qui vous au fait battre le cœur, Thompson ?

– Oui, répondit Richard, celui de Suzanne.

– Ils comptaient un soir leur armée, poursuivit lady Frances, dans le salon de la Bartolozzi…

– Et vous y étiez ?

J’y étais… ne m’interrompez pas : il y a des choses que je ne peux pas vous expliquer… J’écoutais avec indifférence et ennui la liste des conspirateurs, lorsqu’un compagnon de France dit : Robert Surrisy, sous-lieutenant de la grande armée, brave et fort comme un lion…

Ses longues paupières se fermèrent à demi, tandis que sa prunelle se noyait dans la rêverie. Elle ne parlait plus. Il y avait à la fois sur son délicieux visage le charme de la jeune fille et l’attrait de la femme. C’était encore la fleur et c’était déjà le fruit. L’ignorance n’était plus là, mais quelque chose de semblable au beau rayonnement de l’innocence filtrait au travers de ses longs cils abaissés.

– Après ? demanda Richard.

– Mon cœur battit, répliqua Frances. Ce fut tout.

– Cela ne me dit pas…

– Attendez !… Je suis partie seule de Londres ; James m’avait précédée en France. En montant sur le paquebot, à London Bridge, je remarquai deux jeunes gens, tous deux beaux et nobles de visage : l’un triste et vêtu de deuil, l’autre portant sur ses traits cette gaieté résolue qui appartient aux Français, et que j’aime, moi, Richard, par haine de l’Anglais froid et lourd qui a tué ma patrie et ma race. Nos regards se croisèrent. Je riais, et Prudence grondait, lorsque, en me penchant sur le plat-bord pour voir l’eau troublée de la Tamise, mon carnet de velours que je tenais à la main m’échappa ; un mouvement se fit à mes côtés, une main gantée toucha le plat-bord, et le cri de ma surprise résonnait encore que l’eau bouillonna sous le choc d’un homme qui plongeait. L’instant d’après, le beau jeune homme, celui qui avait l’air si brave et si gai, me rapportait mon carnet en souriant.

– Cela se dessine, murmura Thompson, qui sourit, lui aussi, malgré sa tristesse. J’ai lu plus d’un roman qui ne commençait pas autrement que cela.

Il vida d’un trait son verre plein de champagne.

– Taisez-vous ! dit milady, qui le menaça de son doigt charmant, et buvez en effet, Thompson ; je veux que vous ayez une bonne soirée avant de partir… Je passai dans ma cabine les premières heures de la traversée. Quand j’entrai enfin au salon, six ou huit jeunes gens étaient attablés devant un déjeuner à la française, et les détonations du champagne se mêlaient au cliquetis des verres. Au milieu de la troupe joyeuse, je reconnus mon héros de roman, puisque vous avez parlé roman, le libérateur de mon carnet de velours. Il me semble voir encore sa figure vivante et pétillante comme la mousse de son verre, parmi les pesantes physionomies qui l’entouraient.

Il parlait et portait un toast.

– Messieurs, disait-il, j’aime les Anglais parce qu’ils sont libres. Il faut bien vivre et mourir pour quelque chose : je vivrai, je mourrai pour la liberté. Ces hasards du voyage qui rassemblent les hommes font parfois des amitiés solides. Nous sommes inconnus les uns aux autres, échangeons nos noms avant de boire à l’avenir qui nous réunira peut-être. Je suis Français, j’ai été soldat sous l’empereur, je suis étudiant, et, quoi qu’il arrive, je nargue la mélancolie. Mon nom veut dire sourire, selon la traduction de mes professeurs de collége : je m’appelle Robert Surrisy…

– J’ai oublié les autres noms, Richard, reprit lady Frances, pour ne me rappeler que le nom qui veut dire sourire…

– Et vous l’avez revu, demanda Thompson, ce beau jeune homme ?

– Je voudrais le revoir, répondit la jeune femme.

– Lui parler ?

– Non… seulement reposer mon regard sur la joyeuse vaillance de ce front, admirer les franches hardiesses de cette prunelle… En quittant le paquebot, je me souviens qu’il dit à ses nouveaux amis : Messieurs les Anglais, nous nous reverrons au Colisée !…

– Allons donc au Colisée ! s’écria Thompson en se levant. Ce que femme veut, Dieu le veut, et il sera temps demain de reprendre le fardeau de mes mélancolies.

Lady Frances sauta de joie. Elle sonna Prudence, demanda son écharpe et son chapeau, ordonna d’atteler, et n’eût patience que lors qu’elle fut assise à côté de Richard sur les coussins de la calèche. Prudence, qui avait mis son châle et son grand chapeau de paille pour accompagner sa maîtresse, fut repoussée avec perte. Billy, au lieu de monter derrière la voiture, se présenta à la portière et rappela qu’il avait à exécuter les ordres de M. le comte cette nuit.

– Bien ! très bien ! s’écria la jeune femme ; allez où vous voudrez, Billy, et bon voyage !

– Ne faut-il rien dire à M. le comte de la part de milady ? demanda Billy.

– Mes complimens… Allez, Sam !

Le cocher fouetta les chevaux.

Lady Frances, se ravisant, mit sa tête espiègle à la portière et cria :

– Billy ! dites-lui que je vais danser !

L’équipage, au lieu de se diriger vers le faubourg du Roule, où était situé l’établissement du Colisée, bal, théâtre et foire permanente, destiné à détrôner les gloires impériales de l’ancien Tivoli, s’enfonça dans la vieille ville et ne s’arrêta qu’à la porte des grandes messageries. Richard Thompson descendit, afin d’arrêter sa place dans la diligence qui partait le lendemain matin pour Calais. Une mesure récente obligeait tout voyageur à signer la feuille et à exhiber son passe-port. Richard n’avait point de passe-port ; mais il fournit un congé du foreign-office, au nom de James Davy, commissaire adjoint du bureau central, et signa ce même nom sur le registre.

En remontant dans la voiture, il trouva lady Frances très pâle et toute tremblante. Richard l’interrogea, mais elle ne voulut pas s’expliquer. À moitié route seulement, elle demanda tout à coup :

– Que pourrait vous faire Gregory Temple s’il découvrait votre présence à Paris ?

– Gregory Temple est parti hier pour Londres, répondit Richard, James me l’a dit.

– Alors, murmura Frances, je me suis trompée.

Comme ils approchaient du Colisée, dont le brillant portail projetait au loin l’éclat de son illumination, la jeune femme reprit brusquement :

– Il faut pourtant que je vous dise : j’avais fermé les yeux en vous attendant là-bas, un bruit léger m’a fait relever la paupière ; je pensais que c’était vous qui reveniez déjà… Il y avait une figure encadrée dans la portière de la voiture. Je n’ai vu Gregory Temple qu’une seule fois, il m’a semblé le reconnaître, quoiqu’il soit bien changé…

– Dans quelques heures je serai loin de Paris, répliqua Thompson.

Puis il ajouta d’un air pensif :

– Chaque fois que Davy parle, il faut croire. Celui-là est un prophète fidèle… Il m’avait recommandé de ne point sortir avec vous.

– Moi, il m’avait dit au contraire… commença vivement Frances.

Mais elle pâlit encore et s’arrêta comme effrayée.

Richard attendit un instant qu’elle achevât.

– J’ai confiance, murmura-t-il. James Davy m’a donné jusqu’à son nom ! Il a fait plus : il a pris le mien pour protéger ma femme et mon enfant…

Puis il ajouta d’une voix sombre :

– Sur le nom de Dieu, je suis innocent ! Ma vie n’est plus à moi. Le malheur serait pour celui qui veut faire de ma femme une veuve et de mon fils un orphelin !

La voiture s’arrêtait au bout de la longue file des équipages rangés devant le Colisée, vaste enclos occupant la majeure partie de l’ancien jardin Beaujon et contenant diverses constructions analogues à celles qui font de notre Pré-Catelan actuel l’image exacte du paradis, selon la foi des dames gaies et des jeunes messieurs endimanchés. Paris n’invente rien. À certaines époques périodiques, il recule ses joies en même temps que son mur d’enceinte, et s’écrie invariablement : Miracle ! miracle !

Le Colisée était un miracle parce qu’il remplaçait Tivoli, et que ses montagnes russes étaient un peu plus hautes ; parce qu’il avait des drapeaux flottans et des hampes dorées à neuf, parce qu’on y voyait des marionnettes de bois et des marionnettes de chair, parce qu’on y prenait de très bonnes glaces et qu’un sorcier, habitant les profondeurs d’une caverne en briques, y disait la bonne aventure pour quinze sous.

Dans cent ans, Paris, ayant atteint sa taille virile, enverra son mur d’enceinte à Melun et bâtira son miracle au beau milieu de la forêt de Fontainebleau. Il dira : « Voyez les rochers que j’ai faits et les chênes de neuf cents ans que j’ai plantés en mottes ! J’ai ici près un palais qui n’est pas mal pour une chose bâtie avec d’autres matériaux que mes planches et mon plâtre. J’ai l’orchestre de Musard XIV, le ballon transatlantique, et jusqu’à des vipères, animaux naturels ! »

En ce temps-là, il y aura sur l’emplacement du Pré-Catelan un quartier déjà démodé et si vieux, si vieux, que le préfet de la Seine en aura honte et lui passera son boulevard au travers du corps.

Le Colisée était tout jeune. Sa vogue, qui devait durer si peu, s’annonçait splendide. Il faut bien avouer que les mœurs parisiennes ont changé depuis lors, et que le grand monde s’est éloigné totalement de ces réjouissances à prix fixe. Aux premières années de la Restauration, le grand monde allait à Tivoli, à Marbeuf, au Colisée, comme il patronna plus tard le Ranelagh, descendu si bas, comme il se mêla un instant au carnaval dans nos rues et fit la fortune européenne des bals de l’Opéra.

Le grand monde, devenu vieux, s’est fait ermite ; le petit monde seul, toujours en train comme le savetier de la fable, fait le diable pour s’amuser et jette son obole dans les « troncs pour l’entretien des paradis de Paris. »

Le premier son de l’orchestre fit bondir le cœur de lady Frances. C’était une enfant, une enfant frivole, mais ardente au plaisir. Elle n’eut pas plutôt franchi le seuil de ces enchantemens, que l’atmosphère de la fête la saisit et l’enivra. Richard lui-même ne fut pas à l’abri de cette fièvre. Il était Anglais, et Paris rend les Anglais fous. Ce mouvement, ce bruit, ces rires, ces parfums, cette harmonie, ce pêle-mêle de fleurs et de femmes l’étourdit comme sa compagne. Pendant une heure, ils furent à cent lieues de leur vie réelle. Quelles que fussent leurs préoccupations, et chacun d’eux avait les siennes, ils oublièrent tout, sauf la pensée intime et obstinée qui était pour l’un et pour l’autre la vie même du cœur. En souriant aux jeunes cavaliers qui la saluaient, Frances songeait à Robert Surrisy ; en promenant son regard charmé sur cet essaim brillant de jolies femmes, Richard cherchait Suzanne.

Mais d’inquiétudes ou de craintes, nulle, trace désormais. Au fond, et malgré le poids grave de sa destinée, Richard était presque aussi enfant que Frances. Il se laissait conduire. Elle voulait tout voir et tout essayer. Ils arrivèrent, en suivant le flot bruyant et tumultueux comme une mer, jusqu’à une enceinte octogone qui tenait à peu près le centre du jardin. C’était là que se pressait le plus fort de la foule, autour d’une sorte de monument de forme bizarre, composé, de deux Temples chinois très élevés, mais de hauteur inégale, reliés entre eux par une arcade renversée, dont la courbe large figurait une vallée entre deux montagnes.

C’étaient des montages en effet, les montagnes russes, la « folie du jour » pour employer l’expression à la mode. Je sais des duchesses d’un âge respectable qui m’ont confessé leur désir passionné – lointain déjà, hélas ! – de risquer une descente aux montagnes russes. On ne comprend plus les choses qui coûtent un sou à la foire ; la montagne russe, avilie, ressemble à ces dissipateurs devenus chiffonniers. Rien n’est laid comme les ruines de la mode, cette chose qui vit exclusivement de jeunesse. En ce temps-là, pour perdre haleine et gagner le vertige sur ces pentes prestigieuses, telle femme noble, vertueuse et distinguée, sauta par la fenêtre du domicile conjugal.

Au moment où Richard et Frances arrivaient devant cette vallée suspendue, dont les pentes se cachaient derrière un manteau d’arabesques capricieuses et de violentes dorures, un cri d’enthousiasme s’éleva dans la foule, tandis que toute une flottille de traîneaux, lancés du Temple supérieur avec une indescriptible fougue, descendit comme un tourbillon, glissa au fond de la courbe, et, remontant par son propre élan, aborda gracieusement la plate-forme du Temple inférieur. La vapeur nous a blasés sur les spectacles de miraculeuse vitesse. Les chemins de fer n’étaient pas encore inventés. La foule restait là bouche béante, agitée de longues ondulations, et rendant des murmures. Puis d’autres convois passaient, passaient incessamment, emportant les rires des joyeuses et des braves, les cris sauvages des épouvantées, les contorsions comiques des profès de ce jeu et les pâleurs malades des novices.

Frances entraîna son cavalier, et, toute rouge déjà de sa puérile envie, elle s’écria :

– Je veux essayer !

Ils montèrent le frêle escalier qui conduisait au Temple du départ et qui fléchissait sous le poids des voyageurs pour rire. Sur le palier qui précédait la plate-forme, c’était une cohue à ne se voir ni s’entendre. Lady Frances, impatiente d’arriver au traîneau qui devait la faire si heureuse, poussait comme les autres enfants et riait de tout son cœur des petits incidents de la mêlée. Richard mit enfin la main sur un traîneau à deux places, orné de fioritures si audacieuses qu’il aurait pu servir de palanquin au Grand-Mogol. Frances, triomphante, allait y monter lorsqu’elle entendit une voix qui prononça distinctement derrière elle ce nom :

– Sarah O’Neil…

Elle se retourna comme si un serpent l’eût mordue au talon. Son regard aigu perça dans tous les sens la foule qui l’entourait. Elle ne vit rien que des figures inconnues qui riaient de son trouble et l’attribuaient à la frayeur.

– Descendez, si vous n’osez pas ! lui cria-t-on. Donnez votre place et descendez !

Sa main crispée serra le bras de Richard, qui se retourna à son tour et fut effrayé de sa pâleur.

– Vous aurait-on insultée ? demanda-t-il vivement.

– Non, répondit Frances.

Puis elle ajouta eu baissant la voix jusqu’au murmure :

– Vous n’avez donc pas entendu ?

– Entendu quoi ?

Au lieu de répondre, Frances eut un éclair dans les yeux, et son doigt tremblant désigna le devant de la plate-forme, où le premier rang des traîneaux restait en équilibre au moment de partir. L’œil de Richard suivit ce geste, et un cri s’étouffa dans sa poitrine.

– Suzanne ! appela-t-il comme malgré lui.

– Rober !… murmura Frances.

Il y avait dans le traîneau un jeune homme et une jeune femme qui disparurent à cet instant, précipités sur la pente rapide.

– Il faut les suivre, dit Frances qui fit un mouvement pour revenir sur ses pas.

Richard la saisit entre ses bras et l’assit sur le coussin de cuir du traîneau, au milieu d’un rire général provoqué par la pensée que la jeune étrangère se mourait de peur.

– Poussez ! ordonna-t-il en mettant une pièce d’argent dans la main de l’employé chargé de régler les départs, poussez sur le champ !

Il ajouta, comme le traîneau prenait son élan :

– C’est ici le plus court chemin !

Frances vit les lumières qui couraient à droite et à gauche avec une extravagante vélocité ; il lui sembla que son cœur manquait dans sa poitrine ; un vent court et sifflant lui coupa la respiration ; elle ferma les yeux pour ne point mesurer l’abîme où elle tombait. Telle est exactement la volupté procurée par une glissade en traîneau sur les montagnes russes.

Cela dura la dixième partie d’une minute, après quoi il y eut un choc doux et le mouvement s’arrêta. Richard sauta hors du traîneau, et s’élança vers la porte de sortie sans attendre sa compagne ; mais la foule était grande ici comme partout. Il put seulement apercevoir, tout en bas de l’escalier, le chapeau bleu de la jeune femme qu’il avait prise pour Suzanne Temple.

– L’avez-vous vu ? demanda Frances quand il revint ; il a un habit vert à boutons d’or…

– Je sais maintenant comment elle est habillée, répondit Richard. Nous les trouverons, fallût-il fouiller tout le jardin !

Ils fouillèrent tout le jardin. La mode était aux habits verts boutonnés d’or et aux chapeaux bleus. Ils trouvèrent beaucoup de ces chapeaux et de ces habits. Après deux grandes heures de recherche infructueuse, Frances s’assit épuisée sur un banc de gazon au fond d’un bosquet de lilas.

– C’était bien lui ! dit-elle tristement.

Et Richard consterné ajouta :

– Je jurerais que c’était elle !

Un habit vert et un chapeau bleu tournèrent en ce moment l’angle du massif.

– Les voici ! s’écria Frances.

Richard se leva défaillant. C’était bien le jeune couple du traîneau. La lueur d’un réverbère frappa en plein leurs visages comme ils passaient. Richard poussa un long soupir de soulagement, tandis que Frances éclatait de rire. Ce n’était pas Robert Surrisy et ce n’était pas Suzanne Temple.

Mais le rire de lady Frances s’étouffa en un cri de terreur, tandis que Richard, qui venait de se rasseoir, demeurait sans voix. Ils étaient trois maintenant sur le banc. Il y avait entre eux deux un petit vieillard maigre et blême qui tenait son chapeau entre ses jambes, montrant les mèches révoltées de ses cheveux gris. Il prit un mouchoir au fond de son chapeau et le passa sur son front lentement, à trois ou quatre reprises. Il ne parlait point. Ses yeux, où brillait une sombre clarté, allaient de Richard à Frances tour à tour.

Richard et Frances étaient muets.

Après un long silence, le vieillard murmura :

– Sarah O’Neil…

Puis il eut un sourire doux en frottant du bout des doigts ses deux mains lune contre l’autre.

– Avez-vous ouï parlé de Gregory Temple qui se vantait de prendre les voleurs ? demanda-t-il tout bas.

Et comme on ne lui répondait point, il ajouta, en courbant sa tête grise sur sa poitrine :

– Il y a un grand secret… Le vieux Temple avait un secrétaire qui s’appelait Richard Thomson… Il l’aimait comme un fils… On a rencontré Richard Thomson avec Sarah. O’Neil… Dieu voit tout : justice se fera…

Il appuya sa main sèche et tremblante sur l’épaule de Richard, afin de se lever. Quand il fut debout, il regarda tout autour de lui d’un air craintif. La folie se peint dans la contenance d’un homme, dans ses gestes et dans sa démarche tout aussi bien que dans ses yeux. On pouvait dire à coup sûr que cet homme était fou, des pieds à la tête fou !

Il remit son mouchoir dans son chapeau et se glissa d’un pas cauteleux jusqu’au massif de lilas, dont il écarta les branches. Il disparut presque en rampant derrière les jeunes pousses déjà feuillues.

– Il dit vrai, murmura Thompson qui avait les larmes aux yeux : il m’a traité longtemps comme son fils, et moi je l’aimais comme s’il eût été mon père…

– Sa folie est de chercher, pensa tout haut Frances, chercher toujours. Il mourra en cherchant.

Les murmures de la fête allaient s’affaiblissant au loin, et l’on n’entendait plus que par intervalles le tonnerre de la montagne russe. Le gaz, qui rend aujourd’hui nos moindres réunions populaires plus brillantes que les salons de Versailles au temps fastueux de Louis XIV, le gaz ne s’épuise jamais.

Autrefois, l’huile tarissait dans les quinquets, annonçant à l’avance l’heure de la retraite. Quand lady Frances Elphinstone et son cavalier traversèrent de nouveau les allées, le jour baissait tout à l’entour, et l’on voyait bien que le soleil de ces joies allait se coucher. Ils ne parlaient plus : chacun d’eux s’entretenait avec sa pensée.

– Thompson, dit tout à coup lady Frances, vous êtes malheureux et vous êtes bon ; j’ai pour vous l’affection d’une sœur ; répondez-moi sincèrement : quel lien vous attache à James Davy ?

L’ancien secrétaire de Gregory Temple s’arrêta étonné.

– Ignorez-vous donc tout ce qu’il a fait pour moi, murmura-t-il ; – l’histoire de mon mariage secret ? l’aide qu’il m’a prêtée lors de la naissance de mon petit Richard ? C’est par lui que j’ai su les premiers soupçons de l’intendant de police, c’est par lui que j’ai pu fuir, et c’est lui qui a veillé sur mon fils en mon absence… J’ai dans mon portefeuille sa propre passe, et si je suis ici, c’est qu’il m’a prêté jusqu’à son propre nom, car mon signalement a été donné à tous les ports d’embarquement… Je ne ressemble pas à James, mais l’âge, la couleur des cheveux et des yeux, le teint, la forme du visage se rapportent ; la taille aussi à peu de chose près… C’est avec son argent que je retourne en Angleterre.

– Et pourquoi retournez-vous en Angleterre, Richard ? interrompit Frances.

– Parce que la passe de James est timbrée pour dix jours seulement, et que dans quarante-huit heures il faut qu’elle soit visée au bureau de Scotland-Yard.

– Que ferez-vous là-bas ?

– J’ai ma mère.

– N’y aurait-il pas pour vous plus de sûreté en France ?

– Ce n’est pas l’avis de James… commença Richard.

– Et vous avez une mission de James à remplir à Londres, interrompit Frances.

Elle ajouta en baissant la voix :

– Vous êtes comme moi, Richard, vous lui obéissez…

Thompson garda le silence.

– Et comme moi, dit encore la jeune femme, vous ne connaissez rien de ses secrets.

Les yeux de Thompson se relevèrent sur elle.

– Pourquoi me parlez-vous ainsi, Frances ? demanda-t-il avec une nuance de sévérité dans la voix. Vous défiez-vous de James Davy et n’êtes-vous pas son amie ?

Lady Elphinstone ouvrit la bouche comme si une vive réplique se fut pressée sur sa lèvre, mais sa paupière se baissa tandis que le rouge lui montait au visage.

– Richard, dit-elle d’un accent étrange où il y avait l’effort d’une grande résignation ; James Davy a fait pour moi plus encore qu’il n’a fait pour vous. Je lui dois ma liberté, ma vie peut-être… Je lui dois tout. Je resterai fidèle, dévouée, j’obéirai jusqu’au bout. Mais pourquoi le cacher ? Il m’arrive d’avoir frayeur de la nuit où je marche. Un instant, j’ai espéré, que vous mettriez une lueur dans cette nuit… Partons, Richard, je me suis trompée ; vous en savez moins long que moi… et nous mourrons tous, tant que nous sommes, les esclaves et les instruments de cet homme sans avoir deviné son secret.

Elle se dirigea d’un pas rapide vers la porte de sortie où les employés impatients hâtaient l’écoulement de la cohue. Richard éveilla le cocher Sam, qui dormait sur son siège, et fit monter sa compagne en voiture. Avant de rendre la bride à ses chevaux qui piaffaient et saluaient, Sam allongea à tour de bras une demi-douzaine de vigoureux coups de fouet qui sonnèrent sur la caisse de la calèche, ses coups de fouet étaient adressés à la sellette, place ordinaire de notre ami Bill.

– Vous voyez bien le cocher de ces deux chevaux blancs ? dit-il sans qu’on l’interrogeât et en montrant de la main un équipage qui roulait vers les Champs-Élysées, – deux belles bêtes pour des français !… Eh bien ! il venait derrière nous, et il s’est moqué de moi parce que j’ai apporté un vieux singe depuis les messageries jusqu’ici.

– Un vieux singe ! répéta Richard pendant que Frances mettait la tête à la portière.

– Je ne suis pas un cab, n’est-ce pas ? poursuivit Sam indigné, pour voiturer les pauvres. Qu’il remonte, et je vais l’arranger !…

– Tenez, plutôt ! reprit-il avec un redoublement de colère et en pointant du bout de son fouet une pauvre silhouette de vieillard, grêle et courbée, qui fuyait d’un pas tremblotant et cherchait à se perdre dans le flot des piétons ; – le voilà, mon vieux singe ! il rôdait ici autour… Il comptait s’en aller comme il est venu !

L’équipage s’ébranla. Thompson et Frances se regardaient en silence. Ils avaient reconnu tous les deux l’ancien intendant supérieur de la police de Londres. Au bout de quelques instants, Thompson murmura :

– Les fous ont des ruses bizarres…

Frances dit, comme en se parlant à elle-même :

– S’il n’était pas fou !

Thompson tressaillit.

Frances reprit :

– Vous connaissez Paris mieux que moi. Savez-vous un lieu qui soit bien loin d’ici ?

– Le point extrême est la barrière du Trône, répondit Richard.

Lady Frances baissa la glace pour dire à Sam :

– J’ai besoin à la barrière du Trône ; poussez vos chevaux.

– À une heure du matin qu’il est !… commença le cocher.

– Poussez vos chevaux ! répéta péremptoirement la jeune femme qui referma la glace.

IX

Mémento.


Le petit vieillard maigre, frêle et courbé en deux, – Gregory Temple, puisque nous l’avons amplement reconnu, – marcha d’abord mêlé à la foule des piétons, se dissimulant le mieux qu’il pouvait derrière les couples qui revenaient gaiement de la fête et jetant à l’occasion un regard de chat vers la calèche, que l’encombrement et le mauvais état du chemin : empêchaient de prendre son essor.

Il vit parfaitement la glace se baisser et le cocher se retourner pour écouter l’ordre de ses maîtres.

Il fit alors un mouvement instinctif pour se rapprocher de l’équipage, mais à cet instant Sam, mécontent de l’ordre reçu et voulant passer sa colère sur quelque chose, sangla deux énormes coups de fouet dirigés contre la place vide de Billy.

Le vieillard s’enfonça davantage dans la foule, trottinant et voûtant son échine. Malgré son pas tremblant, il dépassait tous les jeunes couples, entre lesquels il se coulait comme une anguille.

La calèche, quittant les terrains vagues où sont maintenant percées les magnifiques rues du quartier Beaujon, toucha le pavé du faubourg du Roule. Sam, aussitôt, mit ses chevaux au grand trot. Le petit vieillard, resté en arrière, se redressa en soufflant dans ses joues creuses avec colère ; sa proie lui échappait. Il affermit ses jambes tremblantes, et prit le pas de course avec une vigueur et une agilité qu’on n’eut jamais soupçonnées en lui. Après une centaine de pas, il ôta son chapeau, qu’il mit résolûment sous son bras, noua sa cravate autour de ses reins et se lança à toutes jambes, non sans laisser échapper quelques sourdes plaintes. Chose incroyable pour quiconque l’eût vu tout à l’heure sur le banc de gazon entre lady Frances et Richard, il ne perdit pas un pouce de terrain sur l’attelage de Sam jusqu’à la place de la Madeleine.

Arrivé là, il croisa un fiacre qui revenait à vide. Il l’arrêta d’un cri, ouvrit convulsivement la portière, et tomba étouffé sur les coussins.

– La calèche ! cria-t-il en un effort désespéré, dix francs ! un louis ! ce que tu voudras, si tu ne perds pas de vue la calèche !

Il mordit son mouchoir pour arrêter en passant l’air extérieur qui déchirait ses poumons.

Le cocher prit son fouet par le petit bout et lança le gros dans les oreilles de ses rosses, qui bondirent. La calèche était déjà à la hauteur de la rue Caumartin.

Gregory Temple saisit à poignée le drap humide et gras des coussins. Ses nerfs, violemment surmenés, étaient dans une agitation terrible. Ses yeux, qui naguère éteignaient leurs prunelles dans une apathie morne et somnolente, brûlaient comme une paire de charbons incandescens. Il s’était accoté dans l’encoignure du fiacre, immobile et tout droit. Son regard, qui passait sous le coude du cocher, enfilait la route. Son regard chercha et trouva la calèche au lointain. À dater de ce moment-là, vous eussiez dit un chien en arrêt dont l’œil est fixe comme un bronze et dont la paupière ne cligne pas. Cette solidité du regard avait quelque chose d’effrayant, comparée aux tressaillements de cette pauvre charpente et à la blême maigreur de ce visage.

– S’il n’était pas fou ?… avait dit Frances.

Évidemment cet homme avait joué un rôle dans le jardin du Colisée. Il s’était donné une apparence ; il avait pris un déguisement exagérant sa propre faiblesse et chargeant sa propre décrépitude.

Mais il était vieux, faible et caduc dans la réalité, car l’effort de sa course le laissait brisé. Quelques pas de plus et peut-être fût-il mort sur le pavé, disloqué comme une mécanique usée dont on a forcé les ressorts.

Comme l’avait dit Thompson, les fous ont des ruses bizarres.

Les fous peuvent jouer la comédie. On en a vu qui feignaient la folie, c’est-à-dire qui déguisaient les symptômes de leur maladie sous des symptômes autres.

Il y a dans la folie d’innombrables degrés ; tout degré inférieur peut simuler le degré supérieur, et il arrive des cas où la réciproque elle-même est vraie.

Le regard de Gregory Temple était fou. Gregory Temple était un de ces fous qui jouent la folie. Il avait feint tout à l’heure l’imbécilité, tandis que son mal était la fixité de l’idée.

Les deux chevaux du fiacre, harassés par une pleine journée de travail, n’en pouvaient plus ; ils allaient par soubresauts épileptiques sur cette chaussée du boulevard à peine pavée et remplie de fondrières, tombant, se relevant pour tomber encore, mais ils allaient. L’ancien intendant de police voyait toujours la calèche au-devant de lui. Sa poitrine rendait un grognement joyeux chaque fois que le cocher, d’un coup de son assommoir, donnait du cœur à ses malheureuses bêtes.

Devant le passage des Panoramas, qu’on venait de bâtir, le boulevard, plus mal entretenu qu’un bas chemin de campagne, arrêta le trot des fringants chevaux de lady Frances. Ils prirent le pas, et les deux rosses soufflèrent, Gregory Temple essuya son front avec son mouchoir, et détendit ses membres, qui jusqu’alors s’étaient roidis comme s’il eût subi une crise de catalepsie. Il prit une prise de tabac dans une vaste boîte dont le couvercle en ivoire portait incrustés en lettres noires le mot mémento, la date 3 février 1817, et le nom de Constance Bartolozzi…

Pour la première fois depuis qu’il était dans le fiacre, ses lèvres remuèrent. Il prononça tout bas :

– Où vont-ils ?

La porte Montmartre fut dépassée, puis les portes Saint-Denis et Saint-Martin. Au delà du Temple, le boulevard n’était plus qu’une grande route courant au travers des masures. La calèche avait repris le trot. L’ancien intendant de police posa son doigt sur son front.

– Ils tournent pour me dépister, pensa-t-il.

Un des chevaux tomba devant la rue Saint-Sébastien. On perdit du temps à le relever, et, malgré les coups de massue du cocher, qui aurait assassiné deux douzaines de chevaux pour vingt francs, il fut impossible de regagner un pouce de terrain. L’autre cheval, pris d’émulation, se mit à plat ventre devant la place Royale. Gregory Temple ouvrit la portière, sauta dans la poudre épaisse, jeta un louis au cocher, et reprit ses jambes à son cou.

Comme il arrivait place de la Bastille, la calèche disparaissait derrière l’angle du faubourg Saint-Antoine. Il traversa la place tout haletant déjà. Ce n’était pas le courage qui lui manquait, mais il avait trop présumé de ses forces.

– Si James Davy était avec moi !… murmura-t-il.

À l’angle du faubourg, on ne voyait plus la calèche.

Gregory se laissa aller sur une borne. Son mouchoir, qu’il approcha de sa bouche, se rougit de sang.

Il restait là immobile et comme mort ; mais il n’avait pas perdu tout espoir. Le propre de l’état mental qu’il subissait est de changer instantanément le soupçon en certitude. La plupart des maniaques sont prophètes. Leur idée fixe est comme un télescope au-devant de leurs yeux. Dans une direction donnée, ils voient plus loin que les autres.

Gregory se disait :

– Ils vont revenir !

Et il restait. Comme le calcul était sa seconde nature, il avait choisi jusqu’à sa borne pour tomber. Sa borne était précisément à l’angle des rues de la Roquette et du Faubourg.

Quand on prend un parti comme disent les chasseurs, et qu’on cherche à dérouter une poursuite, l’A, B, C, est de ne pas choisir deux fois le même chemin. Les fugitifs avaient monté vers la barrière du Trône ; ils devaient revenir par la rue de la Roquette ou la rue de Charenton, couper la place de la Bastille, et rentrer dans l’intérieur de la ville par la rue Saint-Antoine. Gregory Temple était sûr de cela.

Il guettait à la fois la rue de Charenton et la rue de la Roquette, rassemblant son haleine et ses forces pour fournir une dernière carrière au besoin. La sueur découlait de son front ; sa poitrine et ses reins le brûlaient ; il s’assit avec délices sur la terre humide, appuyant son dos contre le froid de la pierre.

Ses yeux se fermèrent volontairement, car il voulait résoudre ce problème de prendre la masse la plus grande possible de repos dans un temps donné. Ses oreilles restaient au guet ; il se disait ardemment : Je veille…

Et la fatigue, l’enlaçant de ses liens invisibles et muets, engourdissait déjà ses membres sinon sa pensée. Il raisonnait. Ce n’était plus une présomption de culpabilité qui pesait sur Richard, son ancien secrétaire ; sa liaison avec Sarah O’Neil jetait sur toute l’affaire une lueur semblable à l’évidence.

Autrefois, Gregory Temple avait laissé la liberté à cette Sarah O’Neil, précisément pour arriver au but qu’il atteignait maintenant. Elle devait tôt ou tard, infailliblement, le mettre sur la piste, si les bases mêmes de sa science n’étaient pas un mensonge.

Et les bases de sa science n’étaient-elles pas aussi solides que la vérité mathématique elle-même ?

Il pensait, la main sur la plus cruelle blessure qu’il eût reçue en sa vie :

– JE NE BAISSE PAS !

Il était dans l’orgueil de la victoire algébrique. Un pas encore, et l’effort de son intelligence allait allumer un flambeau dans ces ténèbres. Il se disait : Je suis seul et je suis plus puissant qu’aux jours où j’avais mon armée !

Il guettait, il veillait, général et soldat à la fois…

Mais il resta contre la borne quand le triomphe de son calcul réalisé aurait dû le mettre d’un bond sur ses pieds. Tout arrivait comme il l’avait prévu : un bruit de roues se fit au loin, non pas dans la rue du Faubourg, mais derrière le grand coude de la rue de la Roquette. C’était bien la calèche des fugitifs. Elle passa au trot de ses deux beaux chevaux. Gregory Temple l’entendit, car il s’agita en murmurant des paroles confuses.

Mais ce fut en rêve qu’il l’entendit. C’était en rêve qu’il se disait désormais : Je veille…

Il dormait, la tête penchée sur sa poitrine. Le sommeil, jouant avec sa pensée, l’avait surpris. Qui d’entre nous n’a été victime de cette bizarre tromperie et n’a poursuivi dans le pays des songes la chimère de la méditation ?

Gregory Temple dormait, quoique son cerveau insatiable continuât l’effort de la veille. Gregory travaillait en dormant.

La calèche traversa la place de la Bastille et prit la rue Saint-Antoine. Aux environs du Palais-Royal, elle s’arrêta. Richard mit pied à terre, et lady Frances lui tendit la main en disant : Bon voyage !

Il était deux heures du Matin quand lady Frances Elphinstone rentra à son hôtel de la place Vendôme.

Il était beaucoup plus tard, et le jour se faisait déjà clair, quand Gregory Temple, au bras d’un bon paysan de la banlieue qui l’avait relevé transi au coin de sa borne, arrivait devant le n° 19 de la rue Dauphine. C’était, ce n° 19, un ancien pignon sur la rue, n’ayant que trois fenêtres de façade. En revanche, l’allée étroite et sombre qui conduisait dans la cour, avait bien trente pas de longueur. La cour était un puits, habité par un portier de la primitive école, qui était devenu boiteux, manchot et sourd, rien qu’à vivre dans la case en planches bâtie au fond du puits. C’était sa loge ; il avait essayé à diverses reprises d’y élever des chiens, mais tous étaient morts. Ses enfants vivaient : une fille borgne et un fils qui sautillait à l’aide d’une béquille. Des quatre côtés de la cour, la maison s’élevait à la hauteur de six étages ; la cour avait bien douze pieds de long et douze pieds de large, y compris l’emplacement de la loge. Quand on regardait le ciel tout en haut de ce boyau, on avait le vertige.

Le portier du n° 19 s’appelait le père Fortuné. Il y avait plus de dix ans que sa femme n’avait mis le pied hors de la loge où elle engraissait, perdue qu’elle était de rhumatismes. Le rhumatisme engraisse. Elle faisait la cuisine pour un essaim d’étudiants nichés aux différents étages. Bijou, la fille borgne, portait les plats ; Coquinet, le fils à la béquille, faisait les commissions avec une extraordinaire célérité. Le père Fortuné avait beaucoup d’argent et prêtait sur gages.

Les loyers n’étaient pas chers, au n° 19, et la cuisine de maman Fortuné avait une réputation méritée. Il arrivait rarement qu’une chambre restât vacante plus de vingt-quatre heures, et bien souvent il y avait des candidats locataires qui s’inscrivaient d’avance. Le père Fortuné prenait dix sous à ceux qui faisaient queue ainsi pour entrer dans son Éden.

Ces maisons-là s’en vont. Il n’y a plus de portiers, et déjà quelques concierges inscrivent au frontispice de leur repaire : Conservateur.

Le bonhomme de la banlieue refusa énergiquement la pièce blanche que lui offrait Gregory Temple, et finit par la mettre dans sa poche avec plaisir en disant :

– Ça ne vaut pas la peine. On boit un coup de trop, pas vrai ? Si j’avais autant d’écus de six livres qu’on m’a ramassé de fois comme ça sur la route de Vincennes…

– Quand donc laisserez-vous monter pour qu’on fasse votre chambre, monsieur Gregory ? demanda le père Fortuné comme son locataire passait devant la loge.

– Mes lettres ! dit brusquement le vieillard au lieu de répondre.

On lui donna un assez volumineux paquet qui composait sa correspondance.

– Personne n’est venu ? demanda-t-il.

– Pas plus aujourd’hui que les autres jours, monsieur Gregory, répliqua le père Fortuné qui avait tourné vers lui sa moins mauvaise oreille : Depuis que vous avez la chambre du troisième, sur le derrière, vous n’avez pas reçu un chat, qui n’est qu’un chat !

Le vieillard passa son chemin et monta l’escalier.

Le portier se tourna vers sa femme podagre, dont l’effrayante rotondité emplissait tout le fond de la loge.

– Les Anglais, dit-il en hochant sa tête chauve et sèche comme un parchemin jauni, – ça n’est pas fait comme tout le monde.

– Ses pièces d’or gagnent huit sous chez le bijoutier, répondit madame Fortuné.

En montant l’escalier, Gregory Temple examinait ses lettres.

Il en choisit une qui portait le timbre de la poste de Londres à demi effacé.

– James Davy, murmura-t-il ; il ne m’avait pas mandé que Thompson avait quitté Londres !

Ces mots constituaient un reproche. Il ouvrit la lettre, et, au premier coup d’œil qu’il y jeta, son front s’éclaircit.

– À la bonne heure ! s’écria-t-il ; je peux compter sur celui-là, qui ne m’a jamais trompé.

La lettre ne contenait que ces trois lignes :

« Cher maître,

» Richard Thompson est à Paris sous un faux nom. Rien autre de nouveau.

« JAMES DAVY. »

L’ancien intendant de police introduisit sa clef dans la serrure de sa chambre et l’ouvrit avec un empressement presque joyeux.

On aurait pu entendre, dès qu’il fut entré, la clef, remise en sens contraire, fermer de nouveau la porte à double tour.

À aucune heure du jour ni de la nuit, vous n’eussiez pu trouver cette porte autrement que fermée à double tour, soit au dedans, soit au dehors, et Bijou, l’héritière borgne du père Fortuné, aurait pu vous dire par expérience qu’il était impossible de glisser le moindre regard au travers de la serrure.

Soit que le locataire fût présent, soit qu’il fût absent, sa chambre était rigoureusement murée : jamais personne n’y entrait, même pour lui porter sa nourriture.

Bijou était curieuse, et l’œil qu’elle avait perçait comme une alène. Bijou s’était postée plus d’une fois de l’autre côté de la cour, à quelque fenêtre du troisième étage, espérant saisir un joint, un interstice, une fente par où plonger son regard inquisiteur, mais, derrière les rideaux toujours rabattus du locataire, il y avait comme un rempart opaque. On apercevait bien une faible lueur quand il passait la nuit dans sa chambre, mais on ne voyait point la lampe ou la bougie qui produisait cette lueur.

Le jour de son arrivée, il avait fait venir un menuisier avec des planches. Pendant plusieurs heures, le menuisier avait scié, raboté et cogné. Le lendemain, le locataire avait apporté sous sa houppelande un seau de couleur noire à l’huile, d’où sortait une brosse de peintre en bâtiments. Trois semaines s’étaient écoulées depuis lors : Bijou séchait sur pied. Ordinairement il ne lui fallait pas vingt-quatre heures pour connaître ses locataires sur le bout du doigt. Bijou, pour se venger, avait surnommé celui-ci la Taupe. Elle le détestait ; elle le soupçonnait de fabriquer de la fausse monnaie ou de se livrer à tout autre métier punissable.

La Taupe était cependant un pensionnaire généreux. Il payait son loyer par semaine, selon l’habitude de la ruche, et donnait chaque fois cinq francs pour le service. Or, on ne le servait absolument pas. Il apportait lui-même, sous sa houppelande, tous les objets nécessaires à son existence, et dans la maison personne ne pouvait se vanter d’avoir jamais rien fait pour lui. C’était précisément ce que lui reprochait Bijou : une fois, elle avait voulu faire du zèle et lui monter sa correspondance ; au travers de la porte close, l’Anglais lui avait crié rudement de le laisser en paix.

Il recevait un grand nombre de lettres, et le père Fortuné, imitant en ceci beaucoup d’avoués, beaucoup de notaires, et beaucoup de banquiers, marquait un tiers en sus des ports, pour erreurs ou omissions. Cela n’empêchait pas le mystérieux locataire d’ajouter une gratification à la somme réclamée. Comme profits, la Taupe valait toute la maison, mais Bijou restait implacable : outre son argent elle voulait son secret.

Il avait un secret, cet Anglais qui ne mangeait point la cuisine de la mère Fortuné et qui se rapportait du pain dans ses poches ; il avait un secret, ce vieil homme qui faisait son lit lui-même et qui mettait un tampon dans le trou de sa serrure, un grand secret, peut-être un secret abominable ! Que cachait-il dans sa chambre dont il avait fait une citadelle ? Était-ce vivant ou bien était-ce un trésor ?

C’était peut-être vivant, car Bijou, rôdant autour de la porte, avait entendu bien souvent qu’on parlait. Parfois elle avait cru distinguer deux voix. Par où l’Anglais avait-il introduit l’autre ?

Et qu’en faisait-il ? Ce devait être une femme ou un enfant volé, ou peut-être un cousin qu’il avait séquestré et qu’il tenait dans les fers, comme c’est l’usage au théâtre de l’Ambigu-Comique.

Une nuit que la chambre située à l’étage inférieur était momentanément vide, Bijou s’y était installée. Vers minuit, elle alla réveiller son père, qui monta avec elle ; puis ce fut le frère Coquinet qui arriva sur sa béquille. On entendait un pas doux et furtif, évidemment un pas de femme, à moins que ce ne fût un pas d’enfant, qui allait et venait dans la chambre de la Taupe.

C’était si curieux qu’on descendit quérir madame Fortuné. Celle-ci tenta un grand effort et voulut sortir, mais, depuis longtemps, la porte de la loge était devenue trop étroite pour elle. Vous avez vu ce miracle du melon d’eau que l’on sème dans un globe de verre et qui grossit jusqu’à remplir le globe dont l’étroit goulot provoque sans cesse cette question des naïfs : Comment le melon pu entrer là ? même histoire pour maman Fortuné ; don Juan lui-même, ce voleur de femmes, n’aurait pu la ravir au domicile conjugal qu’en démolissant la loge.

La famille Fortuné, cette nuit-là, écouta jusqu’au lever de l’aurore le pas discret et doux qui marchait dans la chambre de l’Anglais.

Le plus habituellement, l’Anglais sortait le matin vers huit heures et emportait sa clef. Il était remarquablement propre sur sa personne, et sa toilette invariable se composait d’un vêtement noir complet avec bas de soie et souliers à boucles. Sur le tout se drapait une ample houppelande de couleur brune, dont les poches béantes, quand il rentrait, étaient toujours pleines de provisions.

Depuis son arrivée à Paris, il avait fait deux absences de quatre jours chacune. Par contre, il était resté une fois quatre jours entiers sans sortir de sa chambre. Pendant ces quatre jours, Bijou n’avait rien entendu derrière la porte. Elle avait flairé le vent qui sortait des fentes, espérant que le suicide accompli se révélerait par l’odeur du cadavre. De toute la dernière nuit elle ne dormit pas, rêvant du serrurier qui viendrait ouvrir la porte avec son crochet et montrerait le mort au milieu des mystères de cette chambre. La fièvre curieuse peut aller jusqu’à ces férocités.

Mais le lendemain matin, la Taupe, – la damnée Taupe ! – parut dans le corridor avec son habit noir bien brossé sous sa grande houppelande. Le bon œil de Bijou en pleura.

Que n’eût-elle pas donné pour faire comme nous et entrer ce matin derrière Gregory Temple, occupé à tourner deux fois la clef dans sa serrure ?

La chambre de l’Anglais, comme on l’appelait dans toute la maison, était située au bout du corridor du troisième étage et portait le n° 21 ; il y avait sept chambres à chaque étage. C’était une pièce assez vaste, bien qu’elle n’eût qu’une seule fenêtre donnant sur la cour. L’ameublement consistait en une couchette de bois peint en blanc, trois chaises pareilles et un secrétaire de style empire en noyer neuf. Il y avait en outre une petite commode, et, sur la cheminée, une pendule maigrotte entre deux vases de porcelaine dédorée. Les murailles étaient couvertes d’un papier jaunâtre lavé et décollé par l’humidité.

Sous la Restauration, les logis d’étudiants n’étaient pas plus somptueux que cela, et depuis lors, en ces matières, le luxe n’a pas fait de très-grands progrès. Elle est si robuste, cette splendide gaieté de la jeunesse, qu’elle peut résister aux tristesses que suent les murailles de ces froids taudis. On vit là-dedans, on rit et l’on aime ; c’est la maison des vingt ans. On ne sait pas si elle est pauvre et glacée ; l’espoir enfant la meuble en palais et revêt ses lambris ternes d’un manteau de soleil.

C’est la maison de la santé fanfaronne et prodigue qui dépense avec folie son inépuisable trésor. Là-dedans, la chrysalide humaine, qui dormait engourdie sous la glace du collége, se réchauffe au vent de la liberté ; ne voyez-vous pas poindre ses ailes ? Là-dedans, la plante, inféconde parce qu’on l’avait mise en cave, boutonne déjà au premier souffle de l’air du ciel, et l’on voit bien qu’elle aura des fleurs.

C’est la maison où l’adolescent naît homme, au milieu d’une fête bruyante et charmante ; c’est le temple des sourires et des chansons, le grenier mystérieux du poëte, le premier rêve du chapeau lilas ou de la robe blanche, le pauvre rosier sur la fenêtre, que sais-je ? toute la misère adorée que le luxe en pleurs doit regretter plus tard ; la lune de miel de l’enfant amoureux qui célèbre ses noces avec la vie.

Qu’importe l’enveloppe, alors ? Quelle magnificence extérieure ajouterait aux étonnements de l’âme qui s’éveille ? Que voudriez-vous donner à ces riches ? La jeunesse est d’or !

Mais chassez la jeunesse tout à coup hors de ce nid qu’elle meuble et qu’elle décore ; rompez l’enchantement ; courbez cette tête blanche sur cette poitrine creusée ; faites qu’il ne reste du sourire que la ride, son squelette, et de l’espoir que le regret, son cadavre…

Chaque chose ici-bas a son cadre et sa place. Au soldat qui se retire las et blessé peut-être des combats de la vie, il ne faut plus rien des austérités qu’égaya la chanson du conscrit. La bataille suppose la conquête. Partez nus, enfants joyeux, c’est la loi des forts, mais ne revenez pas sans le manteau qui réchauffera votre vieillesse !

C’est lugubre un vieillard dans ces cellules meublées de rêves et d’espoirs, parce que le vieillard n’a plus ni espoirs ni rêves.

Mais ce n’était pas seulement à cause de cela que vous auriez eu froid dans les veines en passant le seuil de la chambre de l’Anglais. L’épouvante et la compassion produites par le contact de la folie, châtiment mystérieux et redouté entre tous, vous eussent serré énergiquement le cœur. C’était ici le logis d’un fou ; l’idée de démence vous saisissait en entrant, comme si le maniaque lui-même, bondissant et riant, eût sauté à votre gorge.

Le lit était au milieu de la pièce. Sur les planches peintes en blanc qui en formaient le pied, on voyait écrite en couleur noire cette date : 3 février 1817. Cette date était répétée au plafond immédiatement au-dessus de l’oreiller. À droite et à gauche, sur le papier jaune de la tapisserie, cette date encore, se lisait, tracée en gros caractères.

Sur la glace de la cheminée, une large bande portait : 3 février 1817. Chaque tiroir de la commode, placée vis-à-vis, répondait 3 février 1817. 3 février 1817 était écrit sur la tablette du secrétaire. Des lettres et des chiffres énormes, tracés à la craie sur un tableau noir dressé devant la fenêtre, criaient, comme une grande voix qui domine un murmure 3 FÉVRIER 1817.

Partout où parlait cette date qui emplissait la chambre comme l’idée fixe elle-même emplit et fatigue la cervelle malade, il y avait au-dessus le mot mémento, et au-dessous les noms CONSTANCE BARTOLOZZI.

C’était là ce qu’on voyait d’abord, mais l’œil passe tout naturellement de l’ensemble général au détail. Après avoir perçu la forme de l’arbre, vous cherchez l’agencement des grandes branches, puis de la branche vous détachez le rameau, puis du rameau la feuille, et dans la feuille encore vous poursuivez la trame délicate des nervures. Ici se présentait une gradation pareille, et le prodigieux travail de l’idée fixe, semblable à la sève de l’arbre, se divisait, s’amincissait, allant du grand au petit pour produire une sorte de réseau menaçant dont chaque maille, faite des mêmes mots et des mêmes chiffres, vous enveloppait, vous opprimait, refoulait le souffle dans votre poitrine, et pesait sur votre crane de tout le poids d’une calotte plombée.

Ils étaient là, ces chiffres et ces mots, partout, partout ! Ils étaient gravés sur le bois de la petite table, tracés sur le plat des livres et sur toutes les planches du parquet ; les divers ustensiles les portaient comme des étiquettes ; ils reconstruisaient, en caractères déliés et subtils comme des fils d’araignée, les dessins lavés du papier de tapisserie ; sur la porte ils saillaient violemment, et, – nous avons parlé des nervures de la feuille, – dans le plein des grandes lettres et des grands chiffres, les mêmes lettres et les mêmes chiffres, égratignés à la pointe du couteau, murmuraient, radotage effrayant, le même mot, la même date, le même nom !

MÉMENTO. – 3 FÉVRIER 1817. – CONSTANCE BARTOLOZZI.

Il fallait que ce fou eût une tête de bronze pour supporter, sans tomber dans le marasme ou s’exalter jusqu’au furieux délire, la terrible pression de ce mot, de cette date, de ce nom, qui l’entouraient comme une atmosphère, qui lui donnaient dans l’oreille le même son de cloche toujours, toujours, qui fatiguaient son œil du même aspect, qui ne permettaient pas à son esprit éperdu de se reposer jamais dans une autre pensée. Nul moyen de les fuir ; il retrouvait partout l’ordre impérieux de ne pas oublier. L’impitoyable mémento s’acharnait à sa pensée, comme les pointes d’acier du cilice aux reins du pénitent. C’était un supplice sans trêve, une prison morale qui brûlait comme les plombs de Venise, un vautour qui dévorait, non pas le cœur, mais la pulpe même du cerveau mis à nu !

Inévitables, implacables, elles étaient là ces paroles, à droite, à gauche, devant, derrière, au-dessus, au-dessous, toujours, partout, noires sur blanc, blanches sur noires, sombres dans le clair, claires dans le sombre, visibles, lisibles, parlant tout haut et tout bas à la fois, frappant incessamment et patiemment la même meurtrissure, patiemment et incessamment rouvrant la même plaie.

N’était-ce pas un fou celui qui s’était infligé à lui-même cet inutile et cet incroyable raffinement de torture ?

Ce fou passa le seuil de son enfer avec un sourire aux lèvres ; pendant qu’il tournait la clef dans sa serrure pour s’enfermer, sa poitrine rendit un grand soupir de soulagement. Il se laissa choir plutôt qu’il ne s’assit au pied de son lit, car il était littéralement épuisé, mais ce ne fut pas sans promener tout autour de lui, sur ces objets amis et sur ces murailles qui lui parlaient la langue même de sa fièvre, un regard de caressante et profonde affection.

Un peintre jeune, enthousiaste et heureux par la conscience de sa force, ne jette pas, après une longue absence, un regard plus tendre aux toiles ébauchées de son atelier ; un père ne regarde pas avec plus de passion l’enfant grandi qui fête son arrivée. Gregory Temple était là chez lui. Il s’était fait une maison de sa pensée. Cette tyrannie de l’idée fixe qui nous repousse et qui nous épouvante, il la respirait par choix, il s’y replongeait avec une sorte de volupté recueillie.

Était-ce bien un fou ? Son regard était calme, son front lumineux, son sourire à la fois solide et paisible… Ou bien la folie, dans son centre, et quand elle ne se heurte pas contre la raison étrangère, est-elle l’équivalent de la raison ?

Qui définira le mot raison et le mot folie ?

Et chacun d’entre nous n’a-t-il pas rencontré en sa vie quelque larron du feu sacré, trop près du ciel, trop loin de la terre, interdit, – j’entends légalement et par-devant les tribunaux, – à la requête d’une couvée d’idiots qui sont des sages ?

Où s’arrête ceci ? où commence cela ? Qui est le juge ? L’homme de six pieds de haut n’est-il pas difforme pour le nain ? Et que faut-il pour que Polichinelle remplace Apollon ? un conclave de bossus.

Gregory Temple savoura pendant quelques instants le délice du repos après une longue fatigue. Il avait déposé son paquet de lettres auprès de lui sur le lit. Ses deux mains, un peu sèches, mais blanches, régulières et affectant cette forme déliée qui, selon les experts, est un signe d’esprit chercheur et subtil, se frottèrent doucement l’une contre l’autre. Il ne parla point.

Au bout de cinq minutes, il se leva et prit dans un placard du pain, du vin et un plat contenant de la viande froide. Il mit le tout sur la tablette de sa cheminée. Il fit son repas debout, mangeant modérément, mais de bon appétit. – Supposez un fou allemand à la place de ce fou anglais, il eût vécu de l’air du temps ; mais, chez le Saxon, l’esprit lui-même se nourrit de rosbif.

Quand Gregory Temple eut achevé sa réfection, il emplit son verre aux trois quarts, l’éleva comme s’il eût porté une mystique santé, et l’avala d’un trait. Après quoi il remit toutes choses en place et revint vers son lit où il s’assit de nouveau.

Il demeura pensif et silencieux pendant au moins une demi-heure. Le travail de sa pensée se lisait en quelque sorte sur ses traits mobiles et souverainement expressifs. Il combinait et il calculait. De temps en temps son sourire, ou même un mouvement de tête approbatif, annonçait le résultat satisfaisant de son labeur mental.

Quand il se leva, ce fut pour prendre sur la cheminée un morceau de craie blanche et se tourner vers ce grand tableau noir dressé en face de la fenêtre. Ce tableau, dont nous n’avons encore parlé qu’en passant, était assurément la partie la plus intéressante du mobilier de l’Anglais. C’était ce tableau qui faisait écran au bon œil de Bijou, quand elle se postait aux croisées de l’autre côté de la cour, et c’était pour le fabriquer que le menuisier avait scié, raboté et cogné lors de l’arrivée de Gregory dans la maison. Gregory l’avait peint lui-même en noir, et la couleur avait séché pendant sa première absence de quatre jours.

Le tableau portait à son sommet, comme nous l’avons dit, le mot, la date et le nom qui partout dans cette chambre étaient reproduits. Sous cet en-tête, placé là comme un titre au frontispice d’un livre, quatre barres verticales étaient tracées, divisant la totalité de la surface en cinq colonnes de contenance égale.

La première colonne portait pour titre : Gregory Temple.

La seconde était intitulée : Ses ennemis.

La troisième : Ceux qu’elle gênait.

La quatrième : Ceux qui ont profité de sa mort.

La cinquième : L’impossible.

La seconde, la troisième et la quatrième colonnes étaient réunies par une accolade horizontale, indiquant qu’elles se rapportaient toutes les trois directement à Constance Bartolozzi. La première et la cinquième, isolées toutes les deux, se faisaient pendant.

Chaque colonne contenait un certain nombre de notes écrites à la craie, les unes en chiffres, les autres en caractères ordinaires et en langue anglaise. Sous l’écriture on apercevait des traces de craie très-nombreuses qui prouvaient qu’on avait effacé, rechargé pour effacer encore, et que la rédaction actuelle de cette étrange pancarte était le résultat d’un travail souvent amendé. Tel que ce tableau se présentait maintenant, les cinq colonnes étaient closes aux deux tiers de la hauteur totale par une barre transversale. Au-dessous se trouvaient trois compartiments jumeaux dont l’un portait ce titre : Contre-épreuve, et dont les autres ouvraient des comptes à ces deux paires d’initiales : R. T.-S. O.

Si, par miracle, le bon œil de Bijou l’héritière avait pu percer les obstacles et darder enfin un regard à l’intérieur de cette chambre, sa curiosité eût éprouvé ici un amer désappointement. Ce tableau, en effet, chargé de hiéroglyphes eût été pour elle une énigme bien autrement ténébreuse que la conduite même de l’Anglais. Et notez que, pour sortir de là, il ne suffisait plus de dire : C’est la chambre d’un fou. En admettant même la folie, quelque chose restait, quelque chose de provoquant et de tenace qui s’attachait à la pensée et l’excitait comme le défi d’une terrible charade.

L’idée de crime naissait en dehors même de toute compréhension. Ce nom de Constance Bartolozzi sous le mot mémento, que suivait la date partout répétée, ne pouvait être qu’un nom de victime. Il n’y avait choix qu’entre deux suppositions : l’Anglais était l’assassin ou le vengeur.

Le tableau, qui va bientôt être pour le lecteur une page claire et nette comme le bilan bien établi d’une opération commerciale, était la mise en œuvre du premier chapitre de l’Art de découvrir les coupables, et résumait une portion de la méthode Gregory Temple. Dans l’ensemble, sa théorie de l’impossible n’était représentée que par une seule colonne parce que, dans la persuasion où il était qu’on tournait contre lui sa propre science, il espérait peu de cette dernière clef, si puissante d’ordinaire et qui lui avait servi tant de fois victorieusement.

Par le fait, la cinquième colonne, titrée L’impossible, était vide et vierge. Aucun mot n’y était écrit, aucun mot n’y avait été même effacé.

La première colonne, Gregory Temple, avait trois subdivisions ainsi titrées : 1° Les ingrats, 2° Les ennemis et les jaloux, 3° Les héritiers. C’était la reproduction du système appliqué à la Bartolozzi elle-même.

Sous le titre : Les héritiers, il y avait : « R. T., mon obligé, depuis l’enfance, – mon secrétaire, – mon élève, – histoire éternelle du serpent qu’on a réchauffé dans sein. »

Sous la rubrique : Les ennemis et les jaloux : « R. T. me devait trop ; – écrasé par ma supériorité, détestait son rôle subalterne ; – intelligence médiocre, ne comprenait pas tout son maître, et raillait ce qu’il ne comprenait pas.

Les héritiers : « R. T. croyait avoir la survivance de ma charge ; – devenu ambitieux par amour et sans doute pour s’élever jusqu’à la femme qu’il aime, s’était vanté d’être mon successeur. »

Une accolade horizontale placée sous ces trois subdivisions les réunissait, précédant ce corollaire.

» Le crime a été un défi porté à mon infaillibilité, une attaque à ma renommée, un moyen de m’abattre ; preuves : publicité donnée au mot du chef-juge, IL BAISSE ! et brochure intitulée : La vie et les aventures de Jean Diable le Quaker, tirée à quatre-vingt mille exemplaires, pamphlet purement dirigé contre moi. »

Au-dessous encore, il y avait : « Nota : R. T. est incapable d’avoir rédigé la brochure, mais, dans les lettres anglaises, comme certains génies obtus roulent sur l’or, il y a beaucoup de gens d’esprit qui meurent de faim : l’esprit de la brochure a pu coûter trois ou quatre guinées. »

Nous passons au principal du tableau, aux trois colonnes, réunies au centre sous le signe sinistre :

Mémento. – 3 février 1817. – Constance Bartolozzi.

La première colonne : Ses ennemis, portait : « Fanny T., mère de R. T., cantatrice comme elle au théâtre de la Princesse ; – talent médiocre, – reléguée au second rang après avoir occupé le premier ; – a pris rancune et tristesse ; – désordre dissipation, grands besoins. – Une partie des appointements de R. T. passait là ; – obligations contractées (Fanny T., devait plus de mille livres à Constance. – Enquête au théâtre : Fanny T., montait des cabales contre son ennemie… »

Il y avait en outre une liste de noms assez considérable contenant presque tous les camarades de la Bartolozzi. Ceci n’est point dirigé contre les gens de théâtre, qui sont en effet déplorablement jaloux les uns des autres, mais qui ne le sont pas beaucoup plus que les avocats, les médecins, les hommes de lettres, les millionnaires et les chiffonniers. L’arbre qu’on appelle la confraternité produit cette fleur.

2° Ceux qu’Elle gênait. « Obligeante, mais femme d’affaires, la Bartolozzi touchait les intérêts des prêts qu’elle faisait à ses camarades. Fanny T… lui payait soixante livres par an. – Fanny T… disait souvent que si Constance quittait le théâtre, elle y reprendrait aussitôt sa place. – R. T., fou de sa mère, épousant sa querelle, insulta la Bartolozzi dans la rue (étant ivre) au mois de mars 1815. – L’homme d’affaires de la Bartolozzi vint, décembre 1816, jusque dans le bureau de R. T., à Scotland-Yard, toucher un chèque de 30 livres qu’il avait souscrit pour sa mère.

« Tom Brown, fils d’Hélène Brown (comtesse de Belcamp), héritier de ses deux oncles, M. Robinson et M. Turner, tous deux puissamment riches et tous deux ayant fait testament en faveur de la Bartolozzi. – Fait de première importance à la décharge de R. T. »

Ces derniers mots étaient amplement soulignés.

Puis il y avait encore une liste de noms.

Puis cette note :

« La Bartolozzi recevait chez elle les compagnons ou chevaliers de la Délivrance. Possédait-elle de dangereux secrets ? Simple question.

3° Ceux qui ont profité de sa mort : « PERSONNE actuellement et positivement ; l’assassin n’a rien volé. S. O. n’a pris que ses gages. Les valeurs ont servi à payer les dettes de la défunte.

« 1° Indirectement, Fanny T., et par suite R. T., déchargés tous deux des intérêts annuels, ainsi que de la dette principale, car on n’a point trouvé l’obligation souscrite dans les papiers de la morte…

» 2° Éventuellement, Tom Brown (je note ceci à la décharge de R. T., car je voudrais le trouver innocent, au total de cette balance où son débit est si cruellement chargé), ce Tom Brown, quoique très-jeune encore, est un scélérat endurci et de première habileté ; évadé de Sydney avec une audace exceptionnelle, plusieurs fois meurtrier, rentré en Angleterre selon toute apparence, mais non encore signalé officiellement. Par le fait du décès de la Bartolozzi, Tom Brown devient l’héritier naturel de Frank Turner et de William Robinson.

» Nota. Le paragraphe qui le regarde dans la brochure de Jean Diable est à considérer, quoique, selon l’apparence, ce soit l’amorce d’une fausse piste ou pure fanfaronnade.

» 3° Ultérieurement, si les testaments de Robinson et de Turner ne sont point révoqués (ce qui semble peu probable), le fils et la fille naturels de la morte, commune de Miremont, département de Seine-et-Oise, chez la veuve Bouchard, au Prieuré ;

» 4° Enfin, Turner et Robinson eux-mêmes, ou l’un d’eux, – simple conjecture. – Poids fatiguant d’une ancienne promesses de mariage qui leur pesaient, – à suivre. »

C’était toute la partie supérieure du tableau, la colonne de l’impossible restant vierge jusqu’à ce moment. Nous passons à la partie inférieure ainsi intitulée : « R. T. – Contre-épreuve – S. O. »

« R. T. – Pour moi, ingrat, ennemi et jaloux, héritier, pour la B., ennemi par lui et par sa mère. Le premier de ceux qu’elle gênait, le seul, avec sa mère, qui profite actuellement du crime. »

« Contre-épreuve. – Fuite de R. T., maladresse (il est maladroit). Objets de prix laissés sur la table de nuit de la victime, maladresse de la part d’un homme qui n’est pas voleur de profession ; il est maladroit et n’est pas voleur de profession. »

« Même fait : Adresse de la part de Tom Brown qui est voleur de profession (il est adroit).

« Mouchoir sanglant, marque R. T., lettre signée des mêmes initiales : moyen grossier, mais qui rentre dans les données de mon livre, tout aussi bien que la création de ce fantôme Jean Diable. (R. T. savait mon livre par cœur).

« Alibi, voyage et visite à sa mère dans le comté de Surrey, à quelques lieues de Londres ; impossibilité enfantine, essai naïf de ma méthode tout à fait à la portée de R. T.

« Nota. – Il est prouvé par témoins que R. T. et Fanny T. ont vu Constance Bartolozzi chez elle, le jour qui a précédé le meurtre.

» Enfant mystérieusement élevé chez la mère, preuve de l’intrigue amoureuse du fils : aiguillon pour l’ambition.

» Gêne vis-à-vis de moi, depuis longtemps déjà, émotions sans cause, envie et terreur de s’épancher, préoccupations, absences, éloignement absolu du travail !… »

Gregory Temple faisait comme nous en ce moment, il relisait chacun de ces paragraphes, mais c’était avec une attention extrême et passionnée, car ces phrases décousues étaient pour lui comme les mailles d’un immense filet où sa proie devait tomber tôt ou tard. Il avait là le squelette d’un travail de plusieurs semaines, travail ardu, mille fois corrigé, plein d’amendements et d’éliminations.

La clef manquait encore à cette voûte patiemment arc-boutée, mais Gregory Temple en taillait la pierre solide.

Dans cette voie, frayée par les études de toute sa vie, il allait d’un pas ferme, comme l’Indien qui a mis sur sa peau de cuivre la peinture guerrière suit le long des sentiers de la forêt la piste mystérieuse et invincible de l’ennemi déjà, condamné.

– Il y a une chose étrange, murmura-t-il en lui-même pendant que son regard pensif restait fixé sur la phrase qu’il venait de lire. – Ce fut à peu près vers le temps où James Davy entra au bureau de Scotland-Yard. Suzanne aussi changea vers cette époque… Pauvre Suzanne ! une enfant si franchement joyeuse !… Mais les jeunes filles ont parfois de ces transformations, à l’âge où l’enfant devient femme… Suzanne ! le bonheur de mon cœur ! mon dernier sourire ! l’image de sa mère bénie !…

Un instant il resta, comme accablé sous le poids de son rêve. Son regard brûlant s’adoucit et devint humide ; sa tête se pencha.

Mais l’instant fut court. Dans cette chambre, il eût fallu être aveugle pour rêver longtemps. Cette voix des murailles qui parlait aux yeux avait un cri constant.

Et c’était lui, lui-même, l’homme qui ne voulait jamais s’arrêter dans sa route, qui leur avait donné cette voix.

Mémento ! 3 février 1817, Constance Bartolozzi !

– À l’œuvre ! murmura-t-il en tressaillant. Quand tu auras atteint ton but, tu redeviendras père !

Le dernier paragraphe contenu dans cette colonne intitulée contre-épreuve avait une signification accablante. Il était ainsi conçu :

« Absence de traces, selon mon système que j’ai si péniblement appris à R. T. ; protection du lord-chef-juge, qui s’est traduite jusque dans l’insolence de ce mot : Gregory Temple baisse ! COUP CHIRURGICAL, blessure ayant occasionné la mort par une lésion interne et sans laisser de marques extérieures. R. T. a été aide chirurgien à bord du brick de l’État le Neptune. »

Le doigt du vieillard pointa cette ligne, tandis que l’effort de sa pensée se trahissait par un léger froncement de sourcils.

Sous la rubrique S. O., il y avait ces lignes : « N’a rien vu, déposition mensongère, agit sous la pression d’un maître inconnu, – hameçon jeté à la traîne. – Ses rapports intimes avec celui-ci ne prouveraient rien ; une simple parole, un seul regard échangé avec celui-là prouverait tout… Si jamais j’acquiers la certitude que R. T. et S. O. se connaissent, j’ai le mot de l’énigme, et l’affaire Bartolozzi est un fleuron de plus à ma couronne ! »

Tandis que Gregory Temple lisait ces mots, un sourire de triomphe naissait autour de ses lèvres ; ses yeux brillaient et la pâleur de ses joues se teintait de rouge.

– Cela est vrai, dit-il, en redressant sa taille courbée, cela est rigoureusement vrai… Non, non, milord-chef-juge, je ne baisse pas ! j’en fournirai bientôt les preuves à votre seigneurie ! Non, non, Gregory Temple n’est pas un fou dont la cervelle s’est desséchée à calculer des nombres impossibles. Gregory Temple est un inventeur, milord, tout comme Galilée ou Newton ! Votre seigneurie a daigné le railler bien souvent, disant que sa méthode avait pour résultat unique de forcer les malfaiteurs à prendre leurs degrés à Oxford ou à Cambridge… et qu’il faudrait désormais, pour faire un larron sortable, avoir passé ses examens de docteur en philosophie, en droit et en médecine… Vous êtes un noble idiot, milord ! j’aurai l’honneur de vous le dire en face avant de mourir. N’est-ce donc rien, s’il plaît à votre seigneurie, que ce résultat unique ?… Unique en effet, sur mon âme ! Si vous pouviez dire vrai, quel chancelier de l’échiquier oserait se vanter d’avoir accompli un exploit pareil ? Quoi, j’aurai ajouté aux barrières que la loi oppose aux criminels tous les obstacles qui sont entre l’honnête homme et la fortune, et ceci sera compté pour rien ! J’aurai rendu le moindre-méfait, en dehors du cri de la conscience et de la main de la justice, aussi difficile que la plus glorieuse action et vous raillerez ! J’aurai dressé sur la route de l’infamie, par-dessus les obstacles connus, tous les obstacles qui barrent le chemin de la vertu et vous sourirez sous l’épaisseur de votre perruque poudrée !… Milord, le raisonnement suivant est-il au-dessus ou au-dessous de votre illustre intelligence ?

Pourquoi la parabole chrétienne sème-t-elle de fleurs le grand chemin de l’enfer, tandis que l’étroit sentier du paradis est encombré d’épines ? N’est-ce pas que tout le monde irait au ciel si la route en était commode, et que personne n’irait en enfer si les avenues n’en étaient si doucement faciles ? Ne pouvant embellir la route du ciel, je défonce celle de l’enfer, et je vous demande, milord, si le résultat n’est pas le même ? Et rentrant dans les réalités, parce que cela convient avec un homme sérieux comme votre seigneurie, je demande encore : Pensez-vous que les études faites dans un but mauvais n’aient pas néanmoins une bonne influence ? pensez-vous que le malheureux parti des ténèbres pour aller au mal ne puisse tourner à moitié route quand lui vient le bienfait des lumières ?

Qu’est-ce que la conversion, sinon le jour, vainqueur de la nuit ?… Et je vous le demande enfin ; pensez-vous que, parvenu au sommet, cet homme, armé désormais pour le combat loyal, que cet homme, dis-je, revêtu maintenant des insignes qui ouvrent toutes les portes de gloire et d’honneur, va justement choisir la basse voûte qui redescend vers nos fanges sociales ? Il se peut que le fait arrive, car la perversité a ses prodigieuses exceptions comme la vaillance et comme le génie ; mais pensez-vous que le fait arrive normal et fréquent ? Moi, je vous dis non ! Et, quant à l’exception, si elle se présente, nous nous chargeons de lui faire subir un suprême examen qui n’est pas dans le programme d’Oxford… nous qui baissons, milord, nous qui sommes un pauvre lunatique, nous qui avons passé le détroit pour ne point aller à Bedlam !

Ses narines étaient vigoureusement gonflées ; il avait dix années de moins sur les épaules, et son œil fier provoquait le lord-chef-justice absent.

Il s’approcha du tableau et tint sa craie suspendue à la hauteur de la ligne qui était ainsi figurée :

R. T. – Contre-épreuve. – S. O.

Remplissant les vides qui suivaient les initiales, il compléta d’abord les deux noms de baptême et les deux noms de famille : Richard Thomson, Sarah, O’Neil.

Puis, traçant du nom de Sarah O’Neil à celui de Richard Thompson deux lignes diagonales qui se rencontrèrent sous la colonne contre-épreuve, il écrivit au point de jonction en gros caractères :

« Clef de voûte : surpris tous deux ensemble au Colisée de Paris le 8 mai 1817 ! »

Puis Gregory Temple jeta la craie et croisa ses bras sur sa poitrine soulevée. Pendant un instant l’enthousiasme du triomphe illumina tout son être et son front eut un intime rayonnement. Mais bientôt on eût pu entendre le choc vif et anxieux de son pied sur le tapis. Les rides étaient revenues à ses tempes et la pâleur à ses joues.

Chaque fois qu’il passait devant le tableau, il y jetait un regard rapide, qui peu à peu se fit soupçonneux. Il doutait : c’est le mal de ceux qui savent.

Aucun motif n’avait surgi pour faire naître ce doute ; aucun fait nouveau ne s’était produit, sinon le travail mental incessant qui martelait cette infatigable cervelle. La série des raisonnements, naguère si limpide et si nette, se troublait ; une brume montait parmi la lumière. Ce qui tout à l’heure éblouissait Gregory Temple comme le soleil de l’évidence elle-même, s’éloignait maintenant dans une œuvre confuse.

– Cela est, cependant, s’écria-t-il en s’arrêtant devant le tableau avec une soudaine colère. Il ne me fallait plus que cette lueur, et je l’ai fait jaillir ! Que me manque-t-il désormais pour être sûr ? et que vient faire le doute aveugle au milieu de ma conviction, fondée sur la logique elle-même ?

Mais le doute est un adversaire muet, qui ne prend pas la peine de répondre aux arguments, et dont le silence puissant bat en brèche jusqu’à la certitude.

– Je doute ! murmura Gregory Temple, dont la tête s’inclina de nouveau. Est-ce la tendresse que j’ai eue pour ce jeune homme ?… Oh ! certes, je l’aimais !… Je l’avais mis de moitié dans mes rêves d’avenir… Et parfois j’ai cru que ma pauvre Suzanne… Oh ! certes, certes, il y a eu la rancune d’un grand espoir brisé… et la tristesse de Suzanne a doublé ma colère… Je les avais vus tous les deux s’aimer d’abord comme un frère et une sœur… me suis-je assez repenti d’avoir dit une fois : Ma fille n’épousera pas le fils d’une comédienne !… N’est-ce pas là qu’a commencé le mal ?… Mais tout cela devrait fortifier ma certitude, et je doute !… Est-ce l’absence de preuves matérielles ? Je n’ai pas besoin de preuves matérielles. Je ne suis pas juge : d’autres auront à l’absoudre ou à le condamner. Je n’ai plus d’affection pour lui. Qu’importe l’absence de preuves matérielles quand la chaîne de la déduction a tous ses anneaux, quand le calcul des probabilités a tous ses éléments ? Je doute… je deviens vieux… Ma foi en moi-même faiblit, et, tout à l’heure, je vais donner raison au chef-juge, car, si je doute, je baisse !

Il tourna le dos au tableau et regagna le pied de sa couchette, où il s’assit. Les heures avaient marché ; le soleil, haut déjà dans sa course, pénétrait dans l’étroite cour et glissait un rayon jusque dans le réduit de l’ancien intendant. Les lettres et les chiffres tracés sur la muraille ressortaient avec une netteté nouvelle, jetant leur éternel souvenez-vous ! La tête de Gregory Temple brûlait : il était à cet instant où le cerveau lassé repousse de toute sa force la méditation odieuse. Il ferma les yeux pour fuir, ne fût-ce qu’une minute, l’impitoyable obsession de ce cri silencieux qu’il entendait par la vue, mais, au travers de ses paupières closes, il voyait toujours le mot, la date, le nom qui étaient écrits dans sa pensée bien plus lisiblement encore que sur les murailles. Dans les ténèbres où il se réfugiait, lettres et chiffres lui apparaissaient grands comme des fantômes, et ses deux mains convulsives s’accrochèrent avec détresse à son front mouillé.

– Jean Diable ! murmura-t-il après quelques secondes de véritable torture, ce nom-là me poursuit. Ce n’est pas de mon propre mouvement que j’ai été hier soir aux messageries ; un billet d’une main inconnue m’a dit : Va aux messageries. Qui m’a écrit cela ? Pourquoi ? Est-ce un piége ? Richard Thompson est innocent… Je ne sais rien !…

– Jean Diable ! Jean Diable ! continua-t-il par un éclat de voix ; quelqu’un est sous ce masque et derrière ce mensonge ! Qui ? Vais-je mourir fou avant d’étrangler mon bourreau ?

Il sauta sur ses pieds dans un de ces transports de colère qui n’arrivent à toute leur démence qu’au fond de la solitude, quand l’homme n’a personne qui le sépare de lui-même et que la dent de sa passion n’a rien à mordre, sinon sa propre substance. On ne les décrit pas, ces scènes redoutables que nul ne voit à moins qu’on n’en ait été l’acteur unique et que l’insensé qui a rugi dans son cabanon ne prenne un jour la plume pour tracer les mémoires de son délire. C’est l’horrible drame que le monde ne connaît que par son dénoûment, qui est si souvent le suicide ; c’est la lutte hideuse de l’abandonné contre le démon Désespoir ; c’est l’épilepsie de l’âme.

Il y eut du sang aux ongles de Gregory Temple qu’il ne sentait pas et qui déchiraient ses tempes. Sous la convulsion de ses sourcils, son œil ardent et sombre jetait au ciel un absurde défi. Tous ses membres frémissaient ; ses cheveux gris dressés tremblaient, une ligne d’écume frangeait ses lèvres crispées. Ses poings fermés, qui n’avaient plus de rides et qui montraient leurs pauvres tendons grêles, décharnés, blancs, tirés comme des chanterelles qui vont se rompre, frappèrent tour à tour son visage, et ses joues insensibles rendirent un bruit flasque. Il gronda par trois fois ce nom qui sonnait comme un vain fracas dans le vide douloureux de son cerveau :

– Jean Diable ! Jean Diable ! Jean Diable !

Puis il s’écria :

– Il me le faut ! Mon sang à qui me le livrera ! Plus que mon sang, le pain de ma fille ! le dernier champ de l’héritage de ma mère ! Je vais mettre sa tête à prix !…

– Et d’ailleurs, reprit-il en marchant à grands pas, suis-je si bas descendu ? Le prince de Galles, régent d’Angleterre, m’a-t-il payé sa dette ? N’ai-je plus mon armée ? Ne suis-je pas mille fois plus fort dans cette ombre où je me cache ? J’irai à Windsor ; je dirai au prince Georges…

Il s’arrêta tout à coup, et l’éclat de sa voix ranimée s’éteignit en un rire sarcastique.

– Je baisse ! prononça-t-il tout bas en s’affaissant sur sa couchette, dont le bois vermoulu cria sous le poids de son corps. Ils sont tous ligués contre moi. Autour de ma vue, il y a désormais un rempart. Et moi-même, complice de leur perfidie, je me laisse prendre aux appâts qu’ils me jettent, je crois aux fantômes qu’ils évoquent, je lèche ma proie pour leur ombre, je cherche Jean Diable, le mannequin dressé par eux sur ma route, quand mon calcul rigoureux et infaillible a trouvé déjà le vrai coupable… Richard Thompson rirait bien s’il pouvait entrer avec le vent par les fentes de la fenêtre…

– Ce serait trop de hâte pour celui-là ! reprit-il avec une froideur soudaine, car la crise était achevée ; j’ai sa tête sous ma main et sa vie est à moi !… Jean Diable a tué, je le veux bien, mais alors Jean Diable se nomme Richard Thompson, et la corde qui pendra Richard tordra le cou de Jean Diable !

Il saisit d’un geste brusque le paquet de lettres qui était auprès de lui sur son lit. La lettre de James Davy tomba la première sous ses yeux et il eut un sourire satisfait.

– Celui-là ne me trahira pas, murmura-t-il ; mon choix est fait. C’est à lui que je vais confier ma pensée tout entière… Lui à Londres, moi à Paris, moi au départ, lui à l’arrivée. Nous verrons comment Jean Diable, puisque Jean Diable il y a, se tirera d’affaire cette fois !

Sa figure était de nouveau éclairée, et il avait même aux lèvres un ironique sourire qui chez lui indiquait le triomphe. Il s’assit devant la table où étaient ses papiers et trempa sa plume dans l’encre. Il écrivit.

» À James Davy, esq., commissaire adjoint au bureau central de Scotland-Yard, Londres.

» Mon bien cher ami… »

Sa plume qui courait s’arrêta tout uniment, sans doute parce qu’il cherchait son mot ou sa phrase. Pendant qu’il cherchait, – ou que son cerveau, qui résolvait ce problème du mouvement perpétuel, suivait déjà peut-être le fil d’une autre pensée, son regard tomba par hasard sur l’enveloppe de la lettre signée James Davy.

Pendant plus d’une minute, il la regarda sans la voir, de cet œil aveugle et fixe qui se perd dans le vide. Sa plume restait suspendue au-dessus du papier.

Au bout d’une minute, sa paupière tressaillit, comme il arrive quand la distraction interrompue rend à la prunelle la faculté de voir.

Son œil était précisément arrêté sur le timbre de la poste de Londres.

Une autre minute s’écoula, Gregory Temple ne bougeait pas.

Une autre minute encore, Gregory Temple rougit légèrement, et ses lèvres eurent un imperceptible froncement. Il déposa sa plume sur la table ; il ferma les yeux, tandis que le rouge, sur ses joues, faisait place à une pâleur plus mate.

Quand il rouvrit les yeux, ce fut pour examiner attentivement et de près l’enveloppe qu’il tenait à la main. Il restait silencieux, mais un monde de pensées était sur son front.

C’était toujours le timbre qui fixait son attention. Il prit dans un tiroir une loupe qu’il essuya avec soin ; il examina le timbre à l’aide de cette loupe.

Il était muet encore, mais son émotion se trahissait dans les mouvements nerveux de sa main.

Sous la table, il y avait une corbeille contenant un monceau de lettres, arrangées par paquets. Gregory Temple chercha et choisit un paquet de quatre ou cinq lettres que retenait ensemble une ficelle, il dénoua la ficelle d’une main maladroite et tremblante ; les lettres furent étalées sur la table. Elles étaient toutes timbrées de Londres, et leurs timbres portaient ce caractère fruste, si commun aux cachets de poste, souvent frottés et maculés, soit par la main des facteurs, soit par les cahots du voyage.

Gregory Temple, armé de sa loupe, fit subir à chaque timbre tour à tour un minutieux examen. Ils étaient tous semblables, et, par un singulier hasard, les accidents qui avaient pu les effacer en partie ou les maculer avaient produit un résultat identique : sur aucun d’eux la date n’était lisible.

Gregory Temple déposa la loupe auprès de sa plume. Ses yeux se baissèrent.

Il resta un instant si parfaitement immobile qu’on aurait pu le prendre pour une statue.

Puis il se leva et marcha d’un pas roide vers son tableau.

Il prit sa craie.

Il hésita. La pâleur de sa joue avait des tons livides, et les muscles de sa bouche se contractaient. Il hésita longtemps.

À la fin, cependant, la craie s’approcha lentement de cette colonne vierge et toute noire, – la cinquième, – au haut de laquelle était inscrit ce titre bizarre : L’IMPOSSIBLE.

D’une main saccadée, Gregory Temple y traça ces mots : « James Davy, faux timbres de la poste de Londres. »

Puis encore il revint à sa table et acheva, comme si de rien n’eût été, la lettre commencée pour ce même James Davy. Seulement il en écrivit une autre encore, et celle-ci fut adressée à M. Robert Surrisy, à Miremont, par l’Isle-Adam, département de Seine-et-Oise.

X

Les lettres blanches.


– Si milady s’était couchée moins tard, dit Prudence, la grave et roide camériste, elle aurait eu un réveil plus agréable. Dieu merci ! moi je me lève toujours d’un cœur content, parce que, en tournant mon regard vers la journée de la veille, je n’y vois aucune offense ni en pensée, ni en parole, ni en action, contre la loi du Seigneur.

Elle tenait à pleines mains la riche et brillante chevelure de Lady Elphinstone, dont les beaux yeux un peu battus annonçaient la fatigue et la privation de sommeil. Lady Frances avait eu seulement quelques heures de repos, Prudence l’avait éveillée au milieu de son premier rêve pour lui remettre la missive apportée par Billy, qui, nous l’avons vu, avait glissé fidèlement aussi dans la boîte du n° 19 de la rue Dauphine la lettre adressée à Gregory Temple.

Autant cette dernière qui portait le timbre de Londres était laconique et simple, autant le message destiné à Frances était long et chargé de détails. Ce n’était pas une lettre, c’étaient des instructions diplomatiques, ou plutôt tout un rôle dont la mise en scène était d’avance notée avec un soin tout particulier. Frances avait lu cette lettre en bâillant, mais non point à la légère. Frances, la noble et charmante Frances, bien qu’elle appartint à ce congrès de reines qui s’appelle à Londres la haute vie, obéissait ponctuellement et rigoureusement au comte Henri de Belcamp.

L’amour produit parfois ces esclavages, et nous ne donnons point le fait pour merveilleux.

Pendant que Prudence, la bonne fille, dont le parfum presbytérien vous eût navré à portée de pistolet, nattait et roulait son abondante chevelure, lady Frances bâillait de tout son cœur, ce qui avait motivé la harangue de la camériste. Autour d’elles, tout était mouvement et désordre. On faisait les malles pour un départ, et la confusion du déménagement imprévu envahissait la toilette de milady.

– Sam m’a chargée de dire à milady, reprit Prudence, qu’on a été obligé de louer des chevaux de poste, non-seulement pour le fourgon, mais aussi pour la calèche. Dieu sait le métier qu’ont fait les nôtres cette nuit !

Lady Frances eut un sourire.

– Et cette maison de campagne où nous allons, continua Prudence, est-elle au goût de milady ?

– Entièrement, répondit Frances qui bâilla.

– Quel jour milady a-t-elle donc été la visiter ?

– Je ne m’en souviens plus, ma bonne.

– À propos de bonne, reprit-elle plus gaiement, auriez-vous du goût pour soigner un enfant, Prudence ?

La curiosité paralysa tout net les doigts de Prudence, qui suspendit son travail pour demander :

– Un enfant ?… quel enfant ?

– Quel enfant ? répéta Frances du bout des lèvres ; mon fils, le très-honorable Édouard, vicomte Elphinstone, je pense.

Prudence resta bouche béante à la regarder.

– Je n’ai jamais entendu parler de cela ! murmura-t-elle.

– Il fallait mettre dans votre marché, ma bonne, répliqua Frances toujours souriant, qu’outre vos gages de cinquante guinées par an vous auriez droit de connaître à fond mon histoire.

Prudence se remit aussitôt à l’ouvrage.

– Je serai dévouée au fils de milady comme à Sa Seigneurie elle-même, dit-elle froidement. Sa Seigneurie étant veuve peut bien avoir un enfant.

– Et vous voyez que j’use de la permission, Prudence.

– Mais où est-il, ce cher petit ? demanda la camériste de son accent le plus glacé.

– Sur notre route… nous le prendrons en passant.

– Et quel âge a-t-il ?

Un observateur qui eut examiné à ce moment les jolis traits de milady eût pensé : Voici une jeune mère qui n’est pas bien sûre de l’âge de son fils…

Mais la presbytérienne, occupée à nouer le chignon de Frances, ne pouvait voir son visage, et Frances répondit :

– Mon petit Édouard est né bien peu de temps avant le décès de milord… Mais, je vous prie, ma fille, hâtez-vous. Il faut que nous nous mettions en route de bonne heure.

– À combien de lieues est le château ?

– Je n’en sais rien, hâtez-vous !

Cette réponse était de la vérité pure, mais de la façon dont elle fut faite, Prudence put la regarder comme une façon de rompre l’entretien. Elle se tut, pinçant ses lèvres pâles et continuant sa besogne d’un air piqué.

Une demi-heure après, lady Frances Elphinstone et sa maison quittaient l’hôtel de la place Vendôme. Milady en galante toilette de voyage, Prudence habillée de gris et coiffée du chapeau de paille montèrent dans la calèche, tandis que Lisbeth, une des couturières-lingères, prenait place sur le siége à côté du cocher : ceci par ordre exprès de milady, qui réglait tout ce matin comme un général d’armée. Billy monta sur la banquette de derrière.

La seconde couturière le valet de pied et le cuisinier s’embarquèrent dans le fourgon, chargé de bagages et conduit par un postillon.

À peine assise sur les coussins de la calèche, lady Frances s’enfonça dans son coin et déplia la lettre que Billy lui avait apportée pour la relire et l’étudier attentivement. Le regard oblique de Prudence n’en put déchiffrer un seul mot.

L’attelage de poste était vigoureux. En moins de deux heures on fut en forêt. Sam, selon l’ordre de sa maîtresse, demandait en passant le nom de tous les villages.

Lady Frances avait toujours à la main sa lettre ouverte. Un paysan, interrogé, prononça enfin le nom du village de*** ; lady Frances donna l’ordre de poursuivre la route au pas, et surveilla plus attentivement le côté gauche du chemin. À un demi-quart de lieue du village, elle fit arrêter la calèche, tandis que le fourgon continuait de marcher au pas ; elle mit pied à terre ; au grand mécontentement de Prudence, ce fut Lisbeth, la couturière, qui fut chargée de l’accompagner, ainsi que Billy. Nous dirons que ce choix n’appartenait point à lady Frances, et qu’il était indiqué dans la lettre : ni Billy ni Lisbeth ne savaient un mot de français.

Milady, Billy et Lisbeth prirent à pied un sentier d’exploitation, labouré de profondes ornières et qui courait vers l’ouest en traversant des coupes récentes. Le sous-bois, formé de châtaigniers et de chênes, repoussait sur la terre de bruyère, grise et recouverte de fleurs rosées, tandis que çà et là le sol, éventré plus profondément par l’extraction d’une forte souche, montrait l’ocre éclatant et sablonneux de ses entrailles.

À quelques centaines de pas de la route, le sentier descendait brusquement dans une coulée où l’exploitation n’avait pas encore pénétré. C’était ici un sol rocheux et moussu, où la fougère étalait ses longues palmes parmi les troncs blancs des bouleaux. Lady Frances s’arrêta pour regarder tout autour d’elle et sembla s’étonner de ne rien découvrir. La lettre fut de nouveau consultée.

– Il doit y avoir une cabane ici près, Billy, dit la jeune femme.

Billy se mit en quête aussitôt. Avant qu’une minute se fût écoulée, il avait découvert le sentier qui conduisait à la loge de Pierre Louchet, le bûcheron, dont le toit plein d’herbes et les murailles grises tranchaient à peine sur le ton neutre et sombre des terrains environnants. Lady Frances, en approchant, vit la porte close.

La coulée était solitaire ; on entendait à de grandes distances le bruit de la hache, qui porte si loin en forêt ; une chèvre brune, perchée les quatre pieds réunis à l’extrême sommet de la roche qui dominait la maisonnette, allongea son menton barbu et rendit un bêlement grêle. Une bonne tête de paysan se montrait à l’unique carreau de l’œil-de-bœuf percé à droite de la porte. Billy n’eut pas besoin de frapper.

– C’est comme un chien, c’te Cocotte ! dit Pierre Louchet en ouvrant sa porte ; elle est de garde… Serviteur, madame et la compagnie. Je me lève tard, parce que le mioche, sauf respect, a fait la vie toute la nuit… Êtes-vous la maman et c’est-il vous qui venez me le prendre ?

– Oui, mon brave ami, répondit la jeune femme ; j’ai grande hâte de voir ce cher enfant.

– M’est avis qu’il vous ressemble ! murmura Pierre Louchet en regardant milady avec admiration. Vous faites un joli brin de dame, sans vous offenser, et lui, c’est un Jésus !… Venez voir ça !

Il se rangea de côté pour livrer passage à Frances, qui entra dans la loge. Entre la vieille armoire couleur d’encre et l’œil-de-bœuf était le lit de Pierre : une paillasse, des lambeaux de toile bise et une couverture de soldat ; mais l’enfant avait un bon petit matelas dans un panier et des draps d’une blancheur éclatante. Il était blanc lui-même et frais comme une rose dans son sommeil.

Lady Frances se pencha sur lui et le baisa.

– C’est gaillard, reprit Pierre ; ça crie, ça court déjà, ça parlera bientôt, rapport à ce qu’on lui fait la bouillie avec le lait de Cocotte… et les chèvres, ça donne un lait comme du vif-argent.

– Je voudrais bien l’emporter sans l’éveiller, dit la jeune femme.

– L’emporter ! se récria Pierre ; vous ne l’avez encore embrassé qu’une fois !… Mais, j’y pense, il y a un mot d’ordre : dites votre nom, sans vous commander.

– Lady Frances Elphinstone.

Pierre Louchet se gratta l’oreille.

– C’est bien quelque chose comme cela, pour sûr, grommela-t-il ; mais allez donc vous retrouver là-dedans ?… Avec ça que notre fille est en campagne ce matin pour ses maîtres, et qu’elle ne peut pas me dire ce qu’il a marqué derrière la porte… J’ai ouï conter qu’il y a comme ça des belles dames qui volent des enfants…

Milady s’était retournée vers le seuil pour appeler Lisbeth. Pierre Louchet frappa tout à coup ses mains l’une contre l’autre, comme on fait pour saluer un trait de lumière.

– C’est ça ! s’écria-t-il ; vous savez aussi bien lire que notre fille, vous, c’est sûr !… Voyons voir comment vous direz les mots d’écrit qui sont derrière la porte.

Il prit sans façon milady par le bras, et l’entraîna jusqu’au battant, qu’il ferma en disant :

– Qu’y a-t-il dans l’écriture ?

– « Lady Frances Elphinstone, » répliqua la jeune femme lisant les mots tracés à la craie par le comte Henri, la nuit précédente ; mon nom, précisément.

Le bûcheron revint vers le panier où dormait l’enfant.

– Notre fille m’en donnera un autre, murmura-t-il pendant qu’une grosse larme coulait dans les sillons de sa joue.

Il tendit le panier à Lisbeth, qui venait d’entrer, et il demanda :

– Me l’emmenez-vous bien loin ?

– En Angleterre, répliqua milady.

– Bonsoir, petiot ! prononça Pierre Louchet d’une voix tremblante. Qui est-ce qui me réveillera la nuit maintenant pour me faire endêver ?

Frances déposa trois louis sur la table.

– En vous remerciant, mon brave ami, dit-elle.

Quand elle fut partie, Pierre Louchet s’assit sur le seuil, la tête entre ses deux mains.

– Elle ne l’a embrassé qu’une fois ! pensa-t-il tout haut.

Puis il se leva pour aller voir la place vide où avait été le panier. La loge lui semblait grande comme un désert.

La chèvre héla sur son rocher : Pierre Louchet se mit à pleurer à chaudes larmes. Il saisit sa hache, ferma sa loge et s’enfonça dans la forêt en marchant à grands pas.

– Rien qu’une fois ! pensait-il ; sa mère ! Elle ne l’a embrassé rien qu’une fois !

La calèche avait rattrapé le fourgon et tous deux allaient de conserve, au grand trot. Prudence regardait l’enfant, qui dormait dans son panier, puis lady Frances, qui rêvait sans trop s’occuper de son héritier unique. Peut-être Prudence n’était-elle point du même avis que Pierre Louchet, et ne trouvait-elle pas une bien grande ressemblance entre la mère et le fils, mais du moins la camériste presbytérienne et le bon bûcheron étaient-il d’accord sur un point : à savoir que la jeune mère se montrait singulièrement sobre de caresses.

Billy cria stop en arrivant au poteau de la Croix-Moraine, et fit tourner la calèche par la route de chasse conduisant à Miremont. C’est à peine si lady Frances jeta un coup d’œil distrait au splendide point de vue qu’on apercevait de l’esplanade. Le sommeil de ce bel enfant qu’on allait instruire à l’appeler ma mère éveillait en elle un monde de pensées mélancoliques ; peut-être songeait-elle avec une jalousie jusqu’alors inconnue aux heureuses dont la vie se passe en ce paradis des tendresses conjugales sanctifié par l’amour maternel…

– Est-ce à droite ou à gauche du moulin qu’on tourne ? demanda Sam au bas de la montée, ou bien faut-il passer le pont ?

Lady Frances, éveillée en sursaut, jeta un coup d’œil à sa lettre. Prudence eut son sourire aigrelet.

– À gauche ! cria milady.

Et comme si elle se fut souvenue tout à coup qu’elle était mère, elle prit le panier des mains de Lisbeth et déposa sur le front de l’enfant un souriant baiser.

La calèche suivait maintenant la route large et bien sablée qui borde le cours de l’Oise. À une cinquantaine de pas du moulin, non loin de ce bouquet de saules où le comte Henri avait pris terre avec Jeanne évanouie dans ses bras, un vieillard et un jeune homme se promenaient lentement. Au bruit des roues, ils se retournèrent en même temps.

– Monsieur le comte ! dit Prudence.

– Oh ! oh ! s’écriait en ce moment le marquis de Belcamp, qui était l’autre promeneur, je parie que voici notre nouvelle voisine, l’Anglaise qui a loué le château neuf… Ce pourrait bien être une personne de ma connaissance, puisqu’elle vient de Londres.

Henri dirigea vers la calèche un regard indifférent.

– Une jolie femme, ma foi ! reprit le vieillard en saluant courtoisement.

– Est-ce qu’il ne va pas nous reconnaitre ? grommela Prudence. Milady veut-elle bien me dire la consigne ?

– La consigne, ma bonne, répliqua Frances qui lui fit baisser les yeux sous son regard, est de ne jamais essayer l’impertinence avec moi !

Elle s’inclina en même temps avec grâce pour rendre le salut au marquis.

– Eh ! mais, dit Henri qui traversa vivement la route, c’est lady Frances Elphinstone !… Quel charmant hasard ?…

Il vint jusqu’à la portière, le chapeau à la main. Quelques compliments furent échangés, puis la calèche poursuivit sa route, tandis que le comte Henri rejoignait son père.

– Alors, dit Prudence entre haut et bas : on se connaît… mais pas beaucoup…

– Je vous donne pleine permission, ma bonne fille, interrompit milady sèchement, de publier par tout le pays le mal que vous savez de moi. Je céderais même volontiers, tant j’ai l’âme secourable, à l’envie que vous avez de connaître mes secrets, si j’avais des secrets. Ici, comme à Paris, M. le comte de Belcamp, ancien ami de mon mari, sera pour moi une ressource et une compagnie… ce qu’il était à Londres… ce qu’il sera partout où une heureuse chance me fera le rencontrer.

– C’est bien la locataire du château neuf ? demanda le vieux marquis à son fils.

– Comme vous savez tout dans vos campagnes ! répondit Henri en riant. Notre ami Robert m’avait déjà parlé de cela hier, mais je ne m’attendais pas à trouver dans la nouvelle venue une des plus charmantes et des plus honorables étoiles de la haute vie… Lady Frances a eu de magnifiques succès, deux ans de suite, jusqu’à la mort de son mari.

– Ah ! ah ! elle est veuve ?

– Depuis un an.

– Alors ses succès ont pris date pendant ton voyage ?

– Précisément… Elle portait le grand deuil quand je lui fus présenté, à mon retour. C’est une jeune femme d’une véritable distinction, qui vit sans éclat depuis la mort du vicomte, et qui élève son enfant comme une bonne mère de famille.

– Vicomtesse, dit le marquis, peste !… les vicomtes anglais sont une autre paire de manches que les nôtres !… mais je n’ai point connu de vicomte Elphinstone à la chambre des lords. Il y avait le baron Elphinstone d’Elphinstone, gouverneur de Madras. J’ai connu aussi, en dehors de la pairie, le colonel sir Howard Elphinstone de Sowerby, créé baronnet en 1815… et les Elphinstone, branche des comtes de Stair.

– Feu Mortimer Elphinstone, vicomte d’Elphinstone dans le pecrage d’Écosse, répliqua Henri d’un ton net, en homme qui peut parler titres et généalogie avec tout le poids convenable, n’a jamais siégé au parlement. C’était le troisième frère du baron John Elphinstone d’Elphinstone, gouverneur de Madras, que vous avez cité, et qui porte maintenant le titre de comte Tresham. Sa Seigneurie servait aussi la compagnie des Indes en qualité de résident à Mysore. Après sa mort, arrivée à Londres en 1816, sa pairie…

– À la bonne heure ! à la bonne heure, interrompit le vieux marquis en riant. Tu sais cela sur le bout du doigt, comme tu sais tout le reste, garçon. Je suis le père d’une encyclopédie !… Vertudieu ! doctor in law, docteur en médecine, docteur ès-lettres, généalogiste comme feu mon ami d’Hozier !… Tout à l’heure, tu raisonnais agriculture mieux qu’un livre… La chose certaine, mon enfant chéri, se reprit-il, tandis qu’un nuage descendait sur son front, c’est que je n’espère pas te garder dans ce pauvre pays… Ce n’est point pour rester dans nos campagnes ignorantes que tu as creusé tant de sciences ?

– Vous me voyez au travers de votre tendresse, mon père, répondit le jeune comte. Nous arrivons à un temps où chacun saura beaucoup et creusera peu. Je ne demanderais rien au ciel s’il m’était donné de partager toujours votre vie bienfaisante et tranquille.

Le vieillard étouffa un soupir et regarda son fils à la dérobée.

– Tu as un secret ? murmura-t-il.

Puis, avant que Henri eût le temps de répondre, il fit un effort soudain pour revenir à la gaie bonhomie de sa nature il s’écria :

– Comte, vous nous avez tourné la tête à tous. Je prends mes précautions et je vous dis : Ne vous fâchez jamais de mes empressements, de mes inquiétudes, de mes jalousies. Je suis près de vous comme une mère qui devient importune à force de tendresse.

– Mon père ! s’écria le jeune homme qui prit sa main pour l’attirer contre son cœur, si vous saviez comme j’ai besoin d’être aimé !

Un instant ils marchèrent l’un près de l’autre en silence. Le vieillard attendait, mais Henri ne parla plus.

– Allons, dit le marquis répondant à sa propre pensée, c’est que peut-être tu n’as pas de secret, fils ! et je ne suis qu’un vieux lunatique… Tiens, voici les bagages de ton étoile ! ajouta-t-il en montrant le fourgon qui suivait à son tour la route du bord de l’eau. Penses-tu que ce bel astre voudra bien condescendre à éclairer notre petit monde ?

– Je vous ai dit qu’elle était la distinction même, mon père ; cela implique, à mon sens, la simplicité et la bonté.

– Et puis Belcamp vaut bien Elphinstone, que diable ! Nous allions en terre sainte bien avant qu’il y eût des gouverneurs de Madras, de Mysore ou de Bombay, je préfère Jérusalem à Calcutta… Et toi ?

– Bonjour, Bob ! cria le jeune comte au cuisinier milady, qui trônait, écarlate et trapu, sur la banquette du fourgon. Avez-vous déjà votre opinion faite sur nos sauces de France ?

– Triste, milord, triste, répondit Bob sans toucher à son chapeau. J’ai mangé du tortue-soupe à Paris. On est fier d’être Anglais, milord !

Le fourgon marchait. Bob garda sa pose de triomphateur et ne se retourna pas pour voir l’effet de ses paroles.

– En voici un, mon père, dit Henri, qui préfère Calcutta à Jérusalem.

– J’ai vécu vingt ans en Angleterre, garçon… Je te parle de toi et non pas de ces hommes de viande.

Henri avait les yeux baissés.

– M’aimeriez-vous encore, mon père, murmura-t-il, si tout ce que vous croyez, je le niais… Si je combattais tout ce que vous défendez… Si l’objet de votre dévouement était l’objet de ma haine… et si j’avais en main la hache qui doit briser vos idoles ?

Le vieillard répondit sans hésiter :

– Je ne veux pas savoir, fils, si tu parles sérieusement ou si tu railles. Attends seulement que je sois mort…

Puis il ajouta, pressant Henri contre son cœur avec un élan d’inexprimable tendresse :

– Souviens-toi de cette parole que je vais prononcer : elle ne m’échappe pas, j’ai toute ma raison et j’ai tout mon honneur : Je t’aurais aimé coupable !

– Et m’auriez-vous puni, mon père ?

Le marquis se redressa et mit sa main sur l’épaule d’Henri.

– Comte, dit-il avec lenteur, vous étudiez aussi votre père ? Soyez docteur en cette faculté comme en toutes les autres, et connaissez-moi d’un seul coup : je vous aurais puni de mort.

– Mon père, reprit Henri, c’est une noble science que celle d’un cœur comme le vôtre. Vous n’eussiez été ni de votre nom, ni de votre foi, si vous aviez parlé autrement… Mais, continua-t-il d’un accent étrange, sérieux et badin à la fois, plein de douceur sereine et aussi d’indomptable orgueil, d’un accent qui disait bien plus que les paroles elles-mêmes et dont nulle délicatesse de langage ne saurait rendre la nuance précise ; – mais, puisque vous êtes si bon et en même temps si fort, puisque, chose rare, vous sauriez, sans cesser d’aimer, rendre la justice de Brutus, ne me demandez jamais mon secret, car moi aussi je puis avoir ma conscience inflexible, ma foi plus chère que ma vie, mon honneur qui consisterait à mourir, comme le vôtre à frapper !

– Ne peux-tu faire, comme je l’ai dit, mon fils, murmura le vieillard, attendre jusqu’à ma mort ?

– Non, mon père.

– Sois donc libre. Je suis sans crainte, car il n’y a qu’un honneur, qu’une foi et qu’une conscience.

Ils marchaient lentement vers le Prieuré. Henri venait de conquérir, au prix de quelques mystérieuses paroles calculées avec une justesse admirable, il est vrai, la position de l’homme qui a un secret, un secret avoué et respectable : ceci, à tout le moins, vis-à-vis de son père. Il était arrivé la veille, avec cette tâche lourde de faire luire le soleil au milieu de la nuit et d’expliquer l’énigme de toute une vie sur laquelle, pesaient de terribles soupçons. Il était sorti en se jouant de cette épreuve. Son front hautain ne s’était pas une seule fois courbé ; dans la balance et en face même des chevaleresques loyautés du vieillard, sa loyauté avait fait victorieusement contre poids. Maintenant et sitôt après cette première victoire, il venait demander le bénéfice qu’on accorde seulement – qu’on n’accorde pas toujours – à la longue confiance, à l’honneur éprouvé, à l’infaillibilité du cœur, pourrait-on presque dire : le privilège d’avoir un secret.

De toutes les concessions qui se peuvent faire dans la vie à l’amitié, à l’amour, au dévouement, celle-ci est incomparablement la plus large, et en aucun cas, même vis-à-vis de la sainteté ou de l’héroïsme, le mot exorbitant n’est trop fort pour la caractériser.

Il est de magnifiques exemples qui prouvent que l’honneur peut ainsi se confier à l’honneur. On les cite : ils sont rares.

Il en est d’autres dans l’histoire des peuples et dans la légende mondaine, et ceux-là sont innombrables, d’autres qui crient : prenez garde ! ne tentez pas la faiblesse de l’homme !

C’est ici, qu’il nous soit permis d’appuyer sur ce fait, l’absence complète de tout contrôle et de toute barrière, le talisman qui rend invisible, l’armure qui rend invulnérable. Il est un personnage dans le théâtre de Régnard à qui le premier venu peut mettre le pied sur la tête en lui disant : c’est votre léthargie ! Pas de réponse possible à ce mot magique. Ici, tout au contraire, l’homme qui a un secret et qui a conquis le droit d’agir en vertu de telles obligations ignorées possède un mot cabalistique capable de fermer la bouche, à l’univers entier. Quoi qu’il fasse, c’est un secret qui est le mobile de son action. Quoi qu’il dise, il a l’excuse de son secret.

– Après tout, dit le vieux marquis, faisant contre fortune bon cœur, j’ai déjà une intelligence dans le camp des amis de l’empereur. Mon brigand, Robert Surrisy, est une des meilleures âmes que je connaisse…

– Je n’ai pas dit que je fusse dans le camp des amis de l’empereur, interrompit Henri. Je n’ai rien dit, et qui sait s’il y a là-dedans de quoi mettre un nuage sur la gaieté de votre excellent cœur, mon père ? Prenez-moi comme je suis, et ne vous égarez pas dans cette forêt des conjectures où l’on va toujours plus loin qu’il ne faut. Vous avez dit vrai : il n’y a qu’un honneur, qu’une foi, qu’une science ; et moi je n’ai pas menti quand je vous ai affirmé hier que j’étais digne de vous appartenir.

– Je me souviens maintenant, murmura le vieillard, que tu ne me fis point de réponse hier quand je te demandai si tu voulais servir le roi.

– Votre épée avait mon âge, mon père, quand elle rentra d’elle-même au fourreau pour ne point se rougir du sang des vainqueurs de la Bastille.

– S’agit-il donc encore d’une lutte entre le peuple et le roi ? s’écria le marquis effrayé.

Le jeune comte répondit à son regard anxieux par un calme et franc sourire.

– Il s’agit, répliqua-t-il, de donner une consultation médicale à l’héroïne du plus bizarre roman que jamais imagination fantasque ait pu inventer.

– As-tu donc déjà d’autres clientes que Jeanne ?

– Je parle de mademoiselle Jeanne, mon père.

– Et tu accoles le mot roman au nom de notre pauvre fleur des champs ?

– Charmante fleur et roman curieux !… comique et dramatique à la fois !… dont le dénouement éventuel est la fortune.

– Que me dis-tu là, Henri ? s’écria le vieux marquis.

– Une fortune, continua tranquillement le comte, deux fortunes… quatre millions d’un côté, cinq millions de l’autre.

– Ah çà ! tu rêves !…

– Souvent, mais pas à cette heure. Vous ne m’avez pas demandé, mon père, à l’aide de quel charme j’ai changé si subitement l’humeur de madame Touchant, la tante de mademoiselle Jeanne ?

– Est-ce qu’on ose t’interroger, toi l’homme des grands mystères ! répondit le vieillard moitié sérieux, moitié railleur. On a toujours peur de tomber sur quelque terrible secret.

– Je vous prie de ne vous gêner jamais avec moi, mon père, dit Henri dont le ton devenait de plus en plus gai. Quand vos questions m’embarrasseront, je vous demanderai tout simplement et tout franchement la permission de n’y point répondre. En attendant, voulez-vous savoir le roman de la jolie Jeanne ?

– La Bartolozzi a laissé peut-être plus qu’on ne croit ?

– Quelques bijoux, quelques créances sur des camarades, un peu d’argent comptant et beaucoup de dettes… Mais on n’hérite pas seulement de sa mère…

– Connaîtrait-on le père ?

– Je vous ai annoncé de la bizarrerie. Il y a quatre ans passés, vers le commencement de l’année 1813, j’étudiais à l’université catholique de Munich la médecine, les sciences et aussi la théologie. L’Allemagne est un pays naïf et solennel qui a conscience de sa propre lourdeur et qui veut bouger pour se convaincre lui-même qu’il n’est pas en léthargie. Toute chose s’enfle et toute parole s’allonge de l’autre côté du Rhin où se parle la langue la plus riche en fait de pédantisme qui soit au monde. Sur cinq hommes, vous trouvez là quatre docteurs ; sur dix maisons, vous comptez un odéon, une académie, un musée, une bibliothèque, une glyptothèque, une pinacothèque, un institut polytechnique, un athénée et un prytanée ; les dames y font des poëmes grecs, les enfants y composent des tragédies : tout y sue le lexique et le pensum, tout, jusqu’à la chanson des orgies, qui se chante en latin de cuisine !

Là, tout positif a honte de lui-même et est guindé jusqu’au superlatif. Une fête devient un festival. Il y a des festivals pour tout : pour la musique, pour la poésie, pour le vin blanc, pour les choux, pour les pipes et pour la bière.

Ce fut au grand festival de la bière, réuni à l’odéon de Munich, que commença le roman de mademoiselle Jeanne… Vous riez ? mademoiselle Jeanne n’a jamais quitté Miremont ? Cependant, je parle sérieusement : sa fortune, ou plutôt ses deux fortunes étaient là-bas et je les y rencontrai, sous l’espèce du premier grand prix de faro et du premier grand prix de bière française : un brasseur de Bruxelles et un brasseur de Lyon, deux Anglais dont les noms ne peuvent pas vous être étrangers, mon père.

– Je ne me souviens pas d’avoir jamais connu de brasseurs, dit le vieillard.

– Eux vous connaissaient bien. L’un s’appelait Franck Turner, l’autre William Robinson.

– Les associés de M. Brown ?

– Les deux cousins de ma mère, qui s’étaient expatriés après l’affaire de la duchesse de Devonshire… Il y avait à ce festival, destiné à mettre en lumière définitive la préexcellence du bock bier national, des jurés choisis dans toutes les classes : j’étais juré pour l’université de Munich. Le brasseur de Lyon et le brasseur de Bruxelles purent lire mon nom dans le tableau du jury exposé à l’entrée de la grand’salle. J’eus leur visite, et ils m’appelèrent mon cousin. C’étaient deux braves Anglais, doux et courtois ; j’étais leur juge ; ils me parlèrent de leurs millions ; qui, si leur célibat se prolongeait indéfiniment, pourraient devenir un jour mon héritage. Après les prix distribués, la question d’héritage fut mise de côté, mais ils voulurent bien me continuer leur confiance, et je pus savoir que chacun d’eux était dans une situation pareille : M. Turner et M. Robinson avaient chacun un enfant naturel, que l’un et l’autre comptaient légitimer par mariage subséquent. Il y avait à ces deux mariages des obstacles dont la nature ne me fut point alors connue, mais qui devaient disparaître avec le temps.

M. Robinson et M. Turner une fois partis de Munich, vous pouvez croire que leurs affaires de cœur ne tinrent pas une bien grande place dans ma pensée. Je quittai moi-même l’Allemagne peu de temps après pour regagner Londres et je dus entreprendre mon voyage d’Australie. En Australie, je fis la connaissance d’un gentleman fort éminent et qui me fut d’un grand secours dans l’accomplissement de mon œuvre ; sir Paulus Mac-Allan, commissaire général de police à Sydney. C’est lui qui depuis a remplacé M. Temple au bureau de Scotland-Yard, en qualité d’intendant supérieur. J’ai la prétention de tout examiner par moi-même et la passion peut être folle de tout savoir. Le livre de M. Temple, qui semble faire de la police une science ou plutôt un ensemble de sciences, une grande mathématique, acculant le criminel au fond d’un terrier dont toutes les issues sont logiquement fermées, peut avoir sa portion d’utopies et de rêves, mais il ouvre un horizon : il établit en quelque sorte le champ clos où la société doit désormais attirer et provoquer le crime ; il met en lumière la lice et sonne hautement la trompette du tournoi. Je ferais peut-être un pitoyable sergent, mais, grâce à sir Paulus, je puis dire que je possède nettement et complétement le mécanisme de la détection anglaise : autre doctorat qu’il faut joindre au paquet de mes diplômes. J’ai mon but en vous parlant de ceci, mon père. Vous pourriez vous trouver en face de gens qui ont vu le comte de Belcamp, votre fils, assis à la table du secrétaire, dans le cabinet particulier du chef de la police de Londres…

Pendant que je suivais le cours de cette nouvelle faculté, le second chapitre du roman de notre jolie Jeanne se déroula sous mes yeux. Les deux grands prix de Munich, M. William Robinson et M. Franck Turner, vinrent tous les deux, vêtus de deuil et les larmes aux yeux, demander des renseignements et des détails sur le meurtre de Constance Bartolozzi, qui privait chacun d’eux d’une fiancée. La Bartolozzi, en effet, leur avait promis mariage à l’un et à l’autre. Ils attendaient pieusement depuis nombre d’années, Robinson à Bruxelles, Turner à Lyon, qu’elle se retirât du théâtre pour leur donner un intérieur tout fait, une famille toute complétée : la femme et l’enfant à la fois.

Chacun d’eux, bien entendu, se croyait père. Cela est si vrai que leurs deux testaments, déposés chez le notaire Daws, Regent street, n° 4, instituent, en termes précis et à peu de chose près pareils, la Bartolozzi, légataire universelle, et après elle sa fille. Tel est le talisman dont je me suis servi auprès de madame Touchard.

Pauvre Jeanne !… murmura le marquis, dont la délicatesse était énergiquement blessée par le parfum de bas lieu que dégageait cette anecdote.

– Mon Dieu, père, dit Henri, tout dépend de la manière de raconter. Vous ririez de cela au théâtre.

– Certes, certes… et je ne suis pas plus collet-monté qu’il ne faut, garçon… quoique je veuille mourir si je conçois tes goûts de police ! Mais ma petite Jeanne a le cœur si noble et si pur ! Dieu me préserve de rien dire contre cette malheureuse femme qui fut sa mère…

– C’était une comédienne, prononça le jeune comte d’un ton de froid mépris.

– J’ai connu des comédiennes qui avaient de belles âmes… répliqua le vieillard.

– Mais je voudrais bien avoir une chose, continua-t-il. Dans ton voyage d’exploration au pays de la police, ne t’es-tu point rencontré avec mon vieil ami Temple lui-même ?

– Ceci fait partie de mon secret, père, répondit Henri sans baisser son regard limpide et sans perdre son sourire. Je puis vous dire seulement que Gregory Temple ne connaît ni Henri Brown, ni Henri de Belcamp.

– Aurais-tu un troisième nom ? s’écria le vieillard.

Le sourire du jeune Comte s’effaça par degrés, et une expression de mélancolie vint à son visage.

– Ce que j’aime le mieux ici-bas, c’est mon père, prononça-t-il lentement, quoique j’aie vu, depuis mon retour en France et pour la première fois, une jeune fille dont le regard d’ange a fait vibrer une corde muette au fond de mon cœur. Le plus beau jour de ma vie sera celui où je dirai à mon père, en lui montrant mon âme toute nue : Voilà quel était mon secret.

Le marquis lui tendit la main en disant :

– Je n’aurai pas plus confiance en toi ce jour-là qu’aujourd’hui !

– Aujourd’hui…, répéta Henri dont un soupir douloureux souleva la poitrine ; mais demain…

– Mon père, reprit-il, la tête haute et chassant de force la pensée qui semblait l’obséder, demain est encore sous le voile, et à chaque jour suffit sa peine. Entrons au Prieuré où j’ai besoin deux fois.

Ils passèrent le seuil de la tranquille et gracieuse maison. La veuve Touchard vint les recevoir, et le marquis put l’entendre qui disait à Henri d’un ton confidentiel :

– J’ai préparé les actes de naissance.

– Et mon brigand ? et Laurent ? et Férandeau ? demanda le marquis ; car je vois à votre regard, ma chère, dame, que vous allez nous donner de bonnes nouvelles de notre belle petite malade.

– Jeanne a passé une excellente nuit, répondit la veuve ; mais comme il lui faut encore du repos, j’ai renvoyé ces messieurs, qui font ici, toute la sainte journée, un tapage infernal… Vous pouvez entrer, ma nièce est levée.

Jeanne était en effet bien pâle encore, et les yeux alanguis par la fièvre, assise sur un divan, au salon. Quand le jeune comte parut, un rouge vif monta à ses joues. Elle essaya de sourire au vieillard, mais sa bouche charmante eut une contraction, comme si elle essayait de retenir ses larmes. Henry lui tâta le pouls, montre à la main, et dit :

– Nous sommes mieux… Ne vous sentez-vous plus ce poids sur le cœur, mademoiselle Jeanne ?

– Si fait, répondit-elle, toujours.

– Jusqu’à ce soir, ordonna Henri, deux cuillerées…

– Et la diète, je pense ? interrompit la veuve.

– Mademoiselle Jeanne peut manger à son appétit. Le reste du médicament sera jeté… la fièvre ne reparaîtra pas cette nuit.

– Eh bien ! Jeanne, s’écria Mme Touchard, toi qui voulais tant remercier M. le comte !

Deux larmes tremblèrent aux paupières de la jeune fille, brillantées par le sourire timide qui entrouvrait ses lèvres pâlies. Elle était ainsi adorablement belle.

– Diète de paroles ! s’écria, Henri gaiement. Puis il ajouta :

– Ma bonne dame, je suis à vous.

La veuve prit la main qu’il lui offrait, et tous deux quittèrent le salon. Le marquis les suivit des yeux. Quand il se retourna, vers sa jeune compagne, les deux larmes, détachées roulaient avec lenteur sur les joues de Jeanne !

– Ah çà ! fillette, s’écria-t-il, je vous ai vue plus malade que cela et vous ne pleuriez pas… Nous avons quelque chose de nouveau.

Jeanne secoua la tête en baissant les yeux.

– Mon brigand de Robert a-t-il fait des siennes ?… continua M. de Belcamp.

Un sanglot, un véritable sanglot, souleva la poitrine de Jeanne.

Le vieillard s’assit auprès d’elle sur le divan, pour l’examiner plus attentivement.

– Il y a bien longtemps, murmura-t-il, que je ne sais plus lire dans les yeux des jeunes filles… Mais, tout récemment, j’ai vu quelque chose de semblable : il y avait à Londres une enfant rieuse et joyeuse, pour qui la vie n’était qu’une longue suite de souhaits accomplis, et qui allait, ignorant toute peine, rendant aux oiseaux leurs chansons, donnant aux caresses de la brise les boucles espiègles de ses grands cheveux blonds. La dix-huitième année a passé : la voici pâle et sérieuse, rêvant quand on lui parle, et souvent, bien souvent, se détournant pour cacher une larme qui roule dans ses pauvres yeux agrandis… Si Robert Surrisy était capable…

– Robert est un loyal et digne cœur, interrompit Jeanne.

– Et vous pleurez, fillette ? votre tante…

– Depuis hier, ma tante me traite comme si elle était ma mère.

– Et vous pleurez ?

Jeanne releva sur lui ses beaux yeux mouillés.

– M. le comte, murmura-t-elle, a promis qu’il ôterait ce poids que j’ai sur le cœur.

Mme Touchard rentrait au bras d’Henri, qui prit aussitôt son chapeau, disant à Jeanne pour expliquer ce brusque congé :

– Je vous enlève mon père, mademoiselle Jeanne. Encore un jour de solitude, et demain vous ne saurez plus si vous avez souffert.

La veuve alla près de sa nièce et l’embrassa, tendrement.

– Si nous avions perdu ce trésor-là ! murmura-t-elle.

– Henri, dit le marquis après un silence et comme ils suivaient de nouveau leur chemin au bord de l’Oise, pourquoi m’avez-vous parlé d’un seul enfant pour ces deux pères, puisque nous avons ici le frère et la sœur, Laurent et Jeanne ?

– Parce que mes deux grands prix de bière ne m’ont pas fait leurs confidences à demi, répondit le jeune comte. Je les ai quittés là-bas en leur promettant à l’un et à l’autre de chercher de m’informer… Et certes j’étais bien loin de penser que ma recherche serait si vite et si complétement fructueuse… Chargé de cette mission, je devais avoir des renseignemens précis : ils me les ont fournis. La première rencontre de l’un avec la Bartolozzi date du mois de mai 1798… Pour l’autre, c’est plus tard encore, en 1799… Avant même d’avoir vu les actes de naissance que Mme Touchard vient de me mettre sous les yeux, j’étais bien sûr que Jeanne toute seule était dans ces limites d’âge.

– Et puis-je vous demander ce que vous allez faire, Henri ?

– Écrire sur le champ à M. Turner et à M. Robinson.

– Qui fera le choix ?

– La nature peut-être, peut-être le caprice… mon rôle cesse avec mon devoir rempli.

En rentrant au château, le comte Henri ordonna que son cheval fût sellé et tout prêt à huit heures du soir. Le marquis écouta cet ordre et n’osa point interroger.

À la fin du dîner, le comte Henri dit à Suzanne Temple :

– Demain matin, je vous apporterai des nouvelles de votre enfant.

Il rentra chez lui et écrivit deux lettres, l’une adressée à Turner, brasseur, à Lyon, l’autre à Robinson, brasseur à Bruxelles.

Puis il glissa deux feuilles de papier blanc dans deux autres enveloppes ; sur l’une de ces enveloppes il écrivit, déguisant sa main avec une habileté extraordinaire : À monsieur le comte Henri de Belcamp, poste restante à Bruxelles : sur l’autre, à monsieur le comte Henri de Belcamp, poste restante, à Lyon.

Il donna les deux premières lettres à Pierre, le valet de chambre, avec ordre de les déposer à la poste de l’île-Adam.

Il mit les deux autres, celles qui contenaient les papiers blancs, dans son portefeuille. Sa belle jument l’attendait à la porte de l’écurie. Il sauta en selle et descendit au grand trot le chemin du moulin.

XI

Les chevaliers de la délivrance.


À peine le comte Henri et sa jument anglaise avaient-ils disparu à l’angle du sentier, qu’une étonnante mécanique, traînée par deux chevaux valétudinaires, déboucha sur l’esplanade. Cela ressemblait à l’un de ces fiacres datant des premiers jours de l’institution, et qui ont émerveillé notre enfance.

La partie supérieure, en forme de pâté, avait au centre un renflement percé d’un trou, qui peut-être avait servi de gaine à la racine de laiton du noir panache des pompes funèbres. Les portières avaient cette carrure que les estampes de la Morale en action prêtent aux fenêtres du carrosse où Ravaillac assassina Henri IV.

Les marchepieds avaient été posés avant l’invention des charnières, car ils descendaient à quadruple étage, hauts et larges comme deux perrons. Ce monument s’arrêta devant la grille du château ; le cocher, habillé en paysan, mit pied à terre, tandis que les deux chevaux, tristes et découragés, toussaient.

– Bien des pardons, madame Étienne, bien des pardons, dit une voix flûtée, mais poussive, à la puissante cuisinière qui daignait ouvrir la grille elle-même.

– Toute seule, madame l’adjointe ! s’écria, le cordon bleu. M. Morin monte la côte à pied, bien sûr.

– Non, madame Étienne, non, répondit la grosse compagne de M. Morin du Reposoir, premier adjoint de Miremont. Bien des pardons ! Loiseau, prenez garde à mon pied, qui prend facilement des entorses… M. Morin ne viendra pas… et il faut que je parle à M. le maire.

La cuisinière hésita.

– Si ça vous avait suffi de Mlle Suzanne, dit-elle, je l’aurais préféré davantage, rapport à ce que M. le marquis a fait dire après le dîner qu’il avait à travailler… ça signifie qu’il veut dormir et que les visites lui sont incohérentes et titillantes, pour le moment.

– Bien des pardons, ma bonne madame Etienne, interrompit la première adjointe avec quelque hauteur mais il s’agit des affaires de l’État !

Mme Étienne releva son tablier et offrit son bras, sur lequel la grosse adjointe s’appuya avec reconnaissance, tout en acceptant aussi celui de Loiseau. On arriva ainsi au perron ; pendant qu’on le montait, non sans peine, le vieux marquis montra à la porte ouverte du vestibule son bienveillant sourire.

– Avons-nous donc quelque nouvelle, chère madame ? demanda-t-il.

– Ah ! monsieur le maire, répliqua l’adjointe essoufflée, il a fallu des circonstances aussi graves… Voilà vingt-deux ans que je n’étais sortie sans M. Morin !… Bien des pardons… Éloignez-vous, Loiseau, et ne faites pas boire trop froid les chevaux… Monsieur le marquis, accordez-moi une entrevue secrète.

Sur un signe de son maître, Mme Étienne regagna sa cuisine, où elle dit à ses subordonnés :

– Paraîtrait qu’y a la guerre avec l’Angleterre, et que M. le comte va être adjoint à la place de M. Morin.

– Où donc qu’il est parti comme ça, ce soir, M. Henri ? demanda la petite Anille.

– Bête ! fit Julot, ça ne te regarde point.

– Moi, je vas chercher une place, dit Fanchette, la fille de chambre ; ça m’écœure de servir une personne comme Mlle Suzanne, qu’a toujours les yeux rouges de pleurer et qu’on n’en sait pas seulement le pourquoi.

Une tête ébouriffée parut à la fenêtre et Briquet cria :

– Bonaparte s’est échappé de l’île d’Elbe :

Tout le monde tressaillit. Briquet, enchanté, éclata de rire.

– Vous ne saviez pas encore çà depuis trois ans ? reprit-il. À Paris, on vous donnerait de l’herbe !

– N’empêche que vous êtes un polisson, vous, monsieur Trompe-d’Eustache ! dit sévèrement la cuisinière.

Puis elle conclut.

– Quand j’étais chez mon ancienne dame, y en a eu des événemens politiques du Directoire et des trois consuls… Je m’y connais mieux que l’insouciance de la jeunesse… Il y a, comme on dit, de l’anguille de Melun sous roche… Mais tout ça n’impose pas qu’il faut toujours des maîtres pour payer les gages du domestique périodiquement.

Au salon, l’adjointe tomba sur une bergère en criant :

– Bien des pardons ! je ne suis qu’une femme… Et, pendant que j’y pense, j’ai rencontré le facteur rural en passant au moulin. Il est venu à la portière et m’a dit : « Bien le bonjour, Mme Morin du Reposoir la santé ? Vous montez jusqu’au château ?… J’entends le château de Belcamp, car nous avons du monde au château neuf… la femme d’un lord d’Angleterre… Si c’était un effet, vous m’épargneriez celui de grimper la côte…

Elle mit deux lettres sur la table.

– On rend service autant que l’on peut, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle, quoiqu’un facteur n’a pas le droit de donner comme ça ses lettres… mais une personne en place… Il y a donc que mon pauvre Saturnin est sur le flanc, malade d’un avis anonyme qu’il a reçu que les ennemis de la tranquillité publique étaient à Miremont…

– Les ennemis de la tranquillité publique ! répéta le marquis en souriant.

– Oui, M. le maire, et du roi ! avec conciliabule établi dans les champs… et tous les brigands de la Loire aux environs, déguisés en laboureurs paisibles.

Les yeux de M. de Belcamp tombèrent en ce moment sur les lettres que la grosse dame venait de déposer sur la table. L’une d’elles portait le timbre du commissariat de police de Pontoise, l’autre, le timbre de la préfecture de Versailles. La vue de ces deux cachets fit sur lui beaucoup plus d’impression que les paroles de la bonne adjointe. Il déchira l’enveloppe de la première sans demander permission, ce qui était contre toutes ses habitudes de courtoisie. À peine en eut-il parcouru trois lignes, qu’il secoua violemment le cordon de la sonnette.

L’adjointe se mit à trembler de tout son corps.

– Bien des pardons ! balbutia-t-elle sans savoir qu’elle parlait, bien des pardons… Y a-t-il du danger ?

– Qu’on m’aille chercher le garde champêtre ! ordonna le marquis à Pierre, qui venait à son appel ; le garde champêtre et M. Florian Bondon… tout de suite.

– La force armée tout entière ! murmura l’adjointe en tirant de sa poche une petite bouteille clissée, devenue dans l’usage un flacon de sels. Je ne suis qu’une femme, monsieur le maire… Craignez-vous un débarquement immédiat ?

Le marquis déchirait l’enveloppe de la missive préfectorale.

– Madame et bonne voisine, dit-il en souriant et après avoir achevé sa lecture, – Il paraît que nous avons un club à Miremont… L’administration est en émoi… Je ne puis partager tout à fait ses craintes, car, une fois Miremont au pouvoir des insurgés, il resterait quelque petite chose à faire pour achever la révolution… mais enfin je vais faire mon devoir et prendre toutes les mesures nécessaires… L’armée miremontaise va être mise sur le pied de guerre : nous avons le garde champêtre et huit gardes nationaux, palsambleu ! tous très-mal armés… leur courage ne fait pas l’ombre d’un doute pour moi, et c’est juste ce qu’il faut pour combattre le danger qui nous menace… Retournez près de votre mari, ma bonne dame, en le remerciant de ma part, et dites-lui qu’il prenne d’abord une bonne nuit, afin d’être leste et dispos en cas de bataille prochaine.

L’adjointe ne pouvait pas désobéir à son maire. Elle se leva tremblante et murmurant : Bien des pardons ! d’une voix pleine de larmes.

– Je ne suis qu’une femme, dit-elle en arrivant au seuil ; si j’attendais la force armée, elle pourrait m’escorter jusqu’au domicile conjugal.

Le marquis lui donna sa parole d’honneur qu’elle avait le temps de gagner Miremont avant la révolution.

Le garde champêtre comparut peu de temps après, ainsi que la garniture Bondon : la maigrotte et ses deux gros ; car cette trinité formait un tout compacte et inséparable ; appeler l’un, c’était s’exposer aux autres. Blondeau, le garde, avait un fusil en état et formait très-manifestement l’élite de l’armée miremontaise. Mme Célestin, remplaçant ses Bondon, répondit de la garde nationale et promit une grande revue pour le lendemain matin, qui était un dimanche. Il suffit parfois d’une de ces imposantes démonstrations pour décourager le mauvais vouloir qui s’agite dans l’ombre.

En sortant du château, Blondeau se rendit au cabaret, où tout en buvant sa chopine et fumant sa pipe, il avoua qu’il donnerait bien dix sous pour voir revenir l’autre.

Quant au dévouement Bondon, Mme Célestin, malgré ses engagemens solennels, tourna casaque en chemin à la cause de l’autel et du trône.

– Des hommes dans votre position n’ont pas d’autre devoir que de se conserver à leur famille, dit-elle aux Siamois attendris. Je n’ai que vous deux.

Le vieux marquis, ce soir-là, se retourna plus d’une fois dans son lit avant de s’endormir.

– La commune n’est ni longue ni large, pensait-il. Puisque maître Henri a pris la peine de faire seller son beau cheval, le rendez-vous n’est pas si près de nous que cela.

Ce n’était pas la lettre du préfet de Versailles qui le préoccupait, ni celle du commissaire de police de Pontoise. Pour les craintes dont ces deux dépêches administratives étaient l’expression, M. de Belcamp avait peut-être plus de mépris qu’il ne fallait. Une seule idée remplissait sa cervelle ; quel pouvait être le secret d’Henri ?

Les deux lettres administratives signalaient la présence dans le pays d’un personnage mystérieux, sorte d’ambassadeur des sociétés secrètes qui fonctionnaient déjà en Italie, en Angleterre et en Allemagne. En cette année 1817, l’opposition naissait ; les diverses fractions de cette armée, qui devaient former des partis distincts après la victoire, se réunissaient alors sous le drapeau du bonapartisme ! le but présumé de toute conspiration était le rappel de l’empereur.

Était-ce Henri, ce conjuré qu’on signalait ? Et Henri avait-il choisi justement pour champ de bataille le paisible village où son père représentait le gouvernement menacé ?

M. de Belcamp, lassé de chercher le sommeil, avait rallumé sa lampe et songeait, écoutant attentivement les bruits du dehors. Sur sa belle et douce figure appuyée contre sa main, en pleine lumière, vous eussiez vu de la tristesse, mais point de courroux.

– Ils ont pour talismans, murmurait-il, tandis que son regard voilé se perdait dans le vague, les deux mots qui sonnent le plus haut à l’imagination et au cœur après le nom de Dieu ; ils parlent à la fois de gloire et de liberté… Ils ont l’homme pour personnifier la gloire, le héros géant des modernes épopées… Pour la liberté, il suffit du mot. Et cet enfant passionné, ardent, qui a bu la science nouvelle avec folie, qui s’est enivré de sa lutte contre l’inconnu, qui cherche ; sans peur et sans reproche jusqu’ici, à soulever le couvercle de la boîte de Pandore, cet enfant que j’admire en sa force et que j’adore en sa douce beauté, – cet enfant, mon fils, mon trésor sans prix, mon espoir unique dans la vie, – de quel droit lui dirais-je : Tu n’iras pas où t’emporte ton attrait ! Toi, né d’aujourd’hui, tu te passionneras pour hier ! La sagesse est de regarder derrière soi ; je te défends l’avenir, qui est mensonge ! J’ordonne que tu sois vieux, parce que je ne suis plus jeune…

Son sourire s’imprégna d’une nuance d’amertume.

– De quel droit ? répéta-t-il. Je n’en connais qu’un : le droit du plus fort. L’emploierais-je, si je l’avais ?… Et l’a-t-on jamais, ce droit, contre une tête et contre un cœur comme le cœur et la tête du comte Henri de Belcamp ?

À plusieurs reprises déjà, il avait cru entendre comme un bruit de chevaux, au loin, dans la campagne. La nuit était calme et les dernières voix du soir allaient se taisant. Le moulin lui-même endormait sa plainte monotone.

– Quand on attend, pensait le vieillard, tout bruit change d’aspect. Voilà dix fois que j’entends le pas du cheval d’Henri sur le cailloutis du pont…

– Je ne me trompe pas, cette fois ! reprit-il en se mettant sur son séant : le chien du meunier est éveillé…

La brise nocturne apporta en effet un aboiement irrité, auquel répondit le grognement sourd de Sultan, qui rôdait, libre, dans la cour du château.

Mais ce fut tout, et le marquis guetta en vain le choc plus voisin du sabot sur le terrain pierreux qui faisait le sommet de la montée.

Pendant qu’il guettait, un sourire presque joyeux et presque malicieux aussi éclaira les nobles traits de son visage.

– Il y a un droit qui est toujours le plus fort, murmura-t-il, le droit du cœur. Il nous faudrait l’amour pour enchaîner ce beau lion qui m’effraye par sa douceur même et par sa tranquillité. Suzanne est belle, mais elle a déjà pleuré… Jeanne ! une chère enchanteresse qui, pour la première fois aujourd’hui, ne m’a pas laissé voir tout au fond de son cœur… Robert, mon pauvre brigand, en mourrait d’ailleurs ; il n’y faut pas songer… Il y a Germaine, tout un bouquet de grâces, de gaieté et de parfums. Je regrette Jeanne… Si je pouvais dire à Henri : Choisis entre Jeanne et Germaine…

– Ah ! reprit-il avec un gros soupir, autrefois, j’aurais eu toutes les fleurs de Versailles et de Trianon ! Ces fiers tribuns se laissent prendre volontiers aux sourires des princesses, car, dans tout conspirateur, il y a du chevalier errant… Mais nous n’avons pas de princesses à Miremont !

Il ferma les yeux : le sommeil venait. À tout prendre, Germaine et Jeanne valaient bien des princesses. Le mâtin du moulin n’aboyait plus et sultan dormait. La tête du vieux marquis tomba sur l’oreiller, tandis que les noms de Germaine et de Jeanne mouraient entre ses lèvres.

 

Ce n’était pas le cheval du comte Henri qui avait troublé, ce soir-là, le silence de la vallée de l’Oise. Le marquis avait deviné juste : Henri était loin ; et pourtant le marquis s’était trompé, car il ne fallait pas même aller jusqu’aux limites de la commune. – qui n’était ni large ni longue, – pour trouver le but où devait s’arrêter la course nocturne du jeune comte.

Quant aux bruits entendus à cette heure de veille où bien souvent le rêve prend la place de la réalité, le marquis de Belcamp n’avait pas fait erreur. Il y avait eu plus d’un voyageur sur la route du bord de l’eau, si déserte d’habitude après la nuit tombée. Des pas de chevaux avaient sonné sur le cailloutis du pont, et le chien du moulin avait hurlé flairant avec défiance et colère l’étranger qui passait.

Dans diverses directions, la poussière des sentiers de la forêt avait tourbillonné sous le galop. Des cavaliers solitaires avaient glissé le long des routes de chasse. Il y avait cette nuit un étrange mouvement dans la campagne, et le chien du moulin n’était pas seul à hurler.

Henri galopait aussi, mais ce fut d’abord en sens contraire des mystérieux cavaliers. En sortant du château par l’esplanade, il descendit à loisir le chemin tournant, et remonta de même la route de chasse conduisant au belvédère de la forêt. La nuit n’était pas encore tout à fait tombée. Arrivé au poteau de la Croix-Moraine, sur la route de l’Isle-Adam, il tourna vers Paris et parla doucement à son cheval, qui prit le galop. Moins de deux heures après, il franchissait la barrière de la Chapelle et descendait le faubourg.

C’était un voyage de sept à huit lieues, et ce voyage avait un but qui pourra sembler bien frivole. Henri mit pied à terre devant le bureau de poste le plus voisin qu’il s’était fait enseigner. Il déposa dans le trou une de ces lettres dont les enveloppes contenaient du papier blanc et qui étaient adressées : l’une au comte de Belcamp, à Lyon, l’autre au comte de Belcamp, à Bruxelles. Puis il sauta de nouveau en selle et remonta le faubourg, sans donner à son cheval le temps de souffler.

Il ressortit de Paris et ne fit qu’un temps de galop jusqu’à Saint-Denis, où il mit pied à terre encore pour déposer sa seconde lettre dans la boîte de poste de la mairie.

Très positivement, c’était dans l’unique but d’accomplir ce soin qu’il mettait ainsi une quinzaine de lieues dans les jambes de son beau cheval.

De Saint-Denis jusqu’au poteau de la Croix-Moraine, le vaillant animal courut grand train sans changer une seule fois son allure vive et facile. L’éperon ne toucha pas ses flancs. Henri lui disait de temps en temps quelques mots en caressant son encolure ruisselante. Il fallut descendre au pas le sentier escarpé qui rejoignait le belvédère au pont, mais, dans la vallée, Henri murmura hop ! et la noble créature bondit comme au sortir de l’écurie.

Henri ne franchit point le pont. Au lieu de se diriger vers la maison de son père, il suivait maintenant la route du bord de l’eau. Le château neuf fut dépassé, aussi le Prieuré, dont toutes les fenêtres étaient noires. À un demi-quart de lieue du Prieuré, sur la lisière même des bois qui s’en vont rejoindre l’Isle-Adam, et juste en face du parc de Belcamp dont les derniers arbres baignaient leurs racines dans l’eau, sur l’autre bord, une lumière brillait parmi des bouquets de sureau déjà feuillus.

Henri se jeta dans le taillis, où il s’arrêta au bout d’une centaine de pas, sauta sur le gazon, déplia une large couverture roulée derrière sa selle, et en revêtit les flancs fumans de son cheval, dont il attacha solidement la bride à une branche de chêne.

Cela fait, il s’enveloppa de son manteau, après avoir déroulé sa cravate noire qu’il jeta en manière de voile sur son visage, maintenue qu’elle était autour de ses tempes par la pression de son chapeau.

Il était une heure du matin. La lumière brillait dans une maison de très humble apparence située à quelques centaines de pas des bords de l’Oise, et à demi-cachée déjà dans les derniers arbres de la forêt. Au-devant, il y avait un petit jardin avec une bordure de sureaux. C’était la demeure de Madeleine Surrisy, mère de Robert, l’ancien sous-lieutenant de l’armée impériale.

Depuis dix heures du soir, quatre hommes, armés jusqu’aux dents, étaient cachés, deux dans les sureaux, deux dans le taillis, et faisaient sentinelle aux quatre aires du vent ; un cinquième, armé aussi, se tenait debout, en dehors, devant la porte de la maison.

La maison de Madeleine Surrisy était le but où tendaient, partis de points bien divers, les mystérieux voyageurs qui cette nuit avaient sillonné les campagnes voisines. Ils étaient arrivés tous séparément et tous à cheval, excepté un vieillard portant la soutanelle des prêtres romains, dont la voiture s’était arrêtée non loin du poteau de la Croix-Moraine, sur le chemin de Paris à l’Isle-Adam, et qui avait fait le reste de la route en chaise à porteurs.

À part ce vieillard, tous les cavaliers avaient le costume bourgeois sous un ample manteau.

Onze heures de nuit sonnaient au petit clocher de Miremont, quand le premier cavalier arriva au pont du moulin. Il avait son itinéraire tracé jusqu’à cet endroit sans doute, et non pas au-delà, car il arrêta son cheval à une centaine de pas du déversoir et juste en face du bouquet de saules où le comte Henri avait abordé, la veille, avec Jeanne évanouie dans ses bras. Le cavalier, sans mettre pied à terre, prononça à haute voix ces deux mots :

– À l’avantage !

Une ombre se dressa aux côtés de son cheval. L’ombre avait le costume des paysans de la contrée, mais sous son chapeau rabattu, on voyait les coins d’une paire de moustaches longues et touffues.

– Que cherchez-vous, bon cousin ? demanda-t-il.

– Je cherche le chemin de la fontaine.

Le paysan tendit sa main que le voyageur toucha. Le contact dura plus longtemps qu’une poignée de main ordinaire. Quand les signaux prescrits furent échangés, le paysan recula d’un pas et fit le salut militaire.

– Mon général, dit-il à voix basse, je n’avais pas besoin de toutes ces simagrées-là pour vous reconnaître. Je suis le sergent-major Foucaut et je servais dans votre brigade à Wagram.

– Il y faisait chaud, camarade, répondit le cavalier.

Puis il ajouta en lui donnant sa main de nouveau :

– Sergent Foucaut, la vieille armée n’est pas morte et le bon temps reviendra… En avant, marche !

Le paysan obéit et prit au pas accéléré la route du Prieuré, qu’il dépassa. À quelque distance de la lisière du bois, il dit à son tour en s’arrêtant :

– À l’avantage !

Une voix répondit derrière les sureaux.

– Il n’y a pas de loups dans la forêt.

Puis la même voix ajouta :

– Bon cousin, que venez-vous chercher à la fontaine ?

Le paysan avait passé derrière le cavalier, qui répliqua en italien, car la plupart de ces formules venaient d’Italie.

– Fede, speranza e carita (la foi, l’espérance et la charité).

– Entrez, dit la voix, c’est ici la fontaine.

Le cavalier mit pied à terre. Deux hommes prirent son cheval, tandis qu’un troisième le conduisait vers la maison par la main.

Devant la porte de la maison était ce personnage armé dont nous avons parlé. Le cavalier et lui se touchèrent les mains, puis le gardien de la porte présenta aux rayons de la lune une moitié de carte à jouer capricieusement découpée. Dans les dentelures de celle-ci, le cavalier plaça une autre moitié de carte, et le tout forma un as de cœur complet.

Le garde se découvrit et passa le seuil le premier.

– Général, dit-il, soyez le bienvenu dans la maison de ma mère.

– Ah ! ah ! s’écria le cavalier dont la lampe éclairait maintenant le visage martial et fier ; le lieutenant Surrisy !

Il jeta ses deux bras autour du cou de Robert et ajouta :

– Jeune homme et vieux soldat !

Les yeux de Robert se remplirent de larmes.

Au dehors, on entendit :

– À l’avantage !

Puis la réponse :

– Il n’y a pas de loups dans la forêt.

C’était un nouvel arrivant, un autre bon cousin, puisque tel fut le titre que les chevaliers de la Délivrance se donnèrent dans toute l’Europe. Plus tard, les efforts du carbonarisme devaient rendre cette dénomination historique.

Il y eut un changement dans la réception des derniers, venus. Le cavalier que le sergent Foucaut et Robert appelaient général prit l’office d’examinateur, et ce fut lui qui remplit désormais la cérémonie de la confrontation des cartes.

La maison de la veuve Surrisy était étroite à l’intérieur, comme son humble aspect l’annonçait du dehors. L’ameublement y restait tel quel, et aucun préparatif n’avait été fait pour rehausser la solennité de cette réunion. L’assemblée se tenait dans la salle basse, qui était à la fois la cuisine, le réfectoire et la chambre à coucher de la veuve.

Les assistants avaient pour sièges les deux bancs qui accompagnaient la table longue. Un restant de tisons se consumait dans l’âtre noir et profond, l’alcôve étageait ses deux rangs de lits drapés de serge ; le pain était sur la planche, et la pauvre faïence derrière les barreaux du dressoir. Une pendule à poids grondait dans sa cage de cerisier brillant.

Quand cette pendule sonna minuit, ils étaient neuf autour de la table trois têtes blanches, quatre hommes dans la force de l’âge et deux jeunes gens. Sur les neuf, cinq avaient cette tournure militaire que le costume civil exagère quand il veut la déguiser ; trois étaient des bourgeois ; il y avait un seul ecclésiastique. Parmi les cinq militaires, on comptait deux vieillards et trois hommes d’âge viril. Les deux jeunes gens appartenaient tous deux à l’autre catégorie.

Le doyen d’âge semblait être le prêtre. Des cheveux blancs rares et longs encadraient la pâleur de ses joues amaigries. Sur sa soutanelle noire et toute simple était passé le cordon rouge des grands-croix de la Légion-d’honneur.

Les autres n’avaient rien dans leurs habits qui pût les distinguer, mais cinq d’entre eux portaient en évidence, comme le prêtre, deux, des cordons de grand officier, et trois, des sautoirs de commandeur. À la rigueur, il n’eût pas été besoin de ces signes pour dire que, dans cette pauvre cabane, il y avait une assemblée de hauts personnages réunis dans un but solennel. Autour de cette table grossière, les visages parlaient, tous calmes et graves, quelques-uns animés d’un enthousiasme contenu, mais profond, quelques autres, portant le sceau de cette résignation au devoir, sentiment plus solide, plus indomptable, plus redoutable surtout que l’élan des vulgaires vaillances.

Tout le monde, en France, tout le monde partout faudrait-il dire pour être juste, a le courage du soldat : partout aussi, et même en France, l’autre courage est rare.

Il y avait là quatre généraux, dont l’un avait commandé en chef les armées, gouverné en qualité de ministre et mérité un titre ducal, un amiral, un secrétaire d’État, un sénateur, deux princes et un archevêque.

L’archevêque seul était un étranger.

Ce fut lui pourtant qui parla le premier, ouvrant la séance et faisant office de président.

– Messeigneurs, dit-il avec un accent italien très-prononcé, veuillez être debout pendant que je vais prier le Très-Haut qu’il fasse descendre son Esprit saint au milieu de notre assemblée.

Tous se levèrent, et le prêtre récita le Veni, sancte Spiritus.

– Messeigneurs, reprit-il en se rasseyant, après avoir fait le signe de la croix, plusieurs d’entre nous étaient, avant ce soir, inconnus les uns aux autres, par le visage du moins, car tous, excepté moi, possèdent la renommée que la postérité change en gloire. Pour la première fois, en ce pays de France que Napoléon empereur mit avec l’aide de Dieu à la tête des nations de l’Europe et du monde, nous réunissons le conseil suprême de la Délivrance.

» Nous pourrions, et cela suffirait, tenir nos pouvoirs de notre patriotisme et de notre conscience, mais ils nous viennent de plus haut encore. Sur la porte de notre maison est inscrite la devise divine, catéchisme entier en trois paroles : Foi, espérance, charité. À tous ceux qui viendront puiser l’eau de notre fontaine symbolique, nous pouvons dire : Que la paix soit avec vous, car notre œuvre n’est point la guerre, et nous n’empiétons pas sur les desseins de Dieu !

» Sans préjudice des projets personnels de chacun de nous, le conseil suprême est réuni dans le but unique et défini étroitement d’arriver à la délivrance d’un illustre captif dont les chaînes odieuses sont une insulte à la religion, à la civilisation et au droit des gens. Briser les fers de l’empereur et mettre fin à de lâches tortures, tel est le problème à résoudre. Nous n’avons à traiter aucune autre question. À Napoléon seul il appartiendra de choisir ultérieurement, dans sa liberté, la route qui doit le conduire à ses destinées.

Une silencieuse approbation suivit ces paroles.

Le général B…, qui, plus tard, devait trouver la mort en franchissant les bornes de ce pacifique programme, demanda :

– Qui nous convoque ?

– L’empereur, répondit le prêtre.

Et le général duc de *** ajouta :

– L’Angleterre, Hudson-Lowe, la France, la honte de nos ennemis et l’honneur de notre patrie !

– Par quelle voie s’est manifesté l’appel de l’empereur ? interrogea le sénateur comte de ***.

Le cri des bons cousins de la forêt se fit entendre au dehors. Cette fois il était prononcé par une voix de femme. La plupart des membres de l’assemblée prêtèrent l’oreille avec étonnement. Seul, le prêtre ne parut point surpris.

– Messeigneurs, dit-il, le bras de Dieu est assez long pour atteindre cet écueil perdu dans l’immensité des mers. La haine de l’Anglais a creusé autour de la prison où souffre l’auguste martyr un fossé prodigieux, large comme la moitié de la terre et profond comme l’enfer ; mais l’arche aussi était perdue au milieu de l’incommensurable solitude des eaux ; cependant la colombe alla et revint, apportant le message d’espérance… Chacun de vous connaît de nom et chérit le noble chirurgien irlandais qui fut le premier consolateur du géant tombé à bord du Bellérophon

– O’Meara ! s’écria-t-on ; Barry-Édouard O’Meara !…

Cinq coups espacés d’une façon particulière furent frappés à la porte. Le prêtre se leva, fit le tour de la table et se tint debout au-devant du seuil.

– Que venez-vous chercher à la fontaine ? demanda-t-il au travers de l’huis.

– Fede, speranza e carita ! fut-il répondu.

Le prêtre ouvrit la porte, disant :

– Entrez, c’est ici la fontaine.

Une femme voilée parut sur le seuil. Le prêtre lui toucha la main et lui présenta une moitié de carte que l’inconnue compléta. Puis il dit :

– Au nom de celui qui voit le fond de nos cœurs, Françoise O’Meara, soyez la bienvenue !

Un murmure courut autour de la table, et tous les assistants quittèrent leurs siéges. L’étrangère vint jusqu’au milieu de la chambre ; le prêtre la conduisait par la main.

– Tous les visages ici sont découverts, lui dit-il.

L’étrangère rejeta son voile en arrière. C’était une jeune fille que l’émotion faisait très-pâle, mais dont chacun dut admirer la noble beauté. Elle resta un instant silencieuse, regardant tour à tour avec respect chacun de ceux qui l’entouraient. Personne parmi eux n’aurait su mettre sur ce front pur et charmant les noms que nous avons prononcés déjà bien souvent : Sarah O’Neil ou lady Frances Elphinstone, et qui, pas plus peut-être que celui de Françoise O’Meara, n’appartenaient à la belle Irlandaise.

Elle tira de son sein une longue lettre qu’elle déplia en disant :

– Ranimez le feu.

Le général B… rapprocha les tisons et se mit à genoux pour souffler la braise à demi éteinte. Lady Frances tendit la lettre ouverte au prêtre, et ajouta :

– La correspondance de mon frère est visitée sévèrement. Sir Hudson-Lowe ne laisserait pas passer un mot qui eût trait à l’Empereur. En outre, les lettres m’arrivent décachetées et maculées, après avoir passé par cent mains. Cela ne suffit pas encore au gouvernement de la libre Angleterre… Pour venir jusqu’ici, j’ai dû fuir comme une criminelle ; le nom de mon frère m’arrêtait à chaque pas, et attirait autour de moi des essaims de surveillants. Je suis en France sous un faux nom, messieurs.

Le général B… se releva. Les tisons flambaient.

Lady Frances tira de sa poche un flacon rempli d’une liqueur incolore.

– Sous les paroles insignifiantes de ces quatre longues pages, reprit-elle, il y a un cri d’agonie. Versez quelques gouttes de ceci au centre de la première page, monseigneur, et faites sécher ensuite à la flamme.

Le prêtre obéit et sa main tremblait. Quand il eut mouillé le papier, il l’approcha du feu et se pencha avidement pour guetter l’accomplissement du miracle.

À peine la feuille humide commença-t-elle à s’échauffer en dégageant une subtile odeur de préparation chimique, qu’au travers de l’écriture fine du docteur quelques traits larges et puissants apparurent, rouge vif sous l’encre noire.

– L’écriture de l’empereur ! murmura le prêtre d’une voix étouffée.

Il mit la main sur sa poitrine haletante.

Tout le monde était debout, et vous eussiez entendu un enfant respirer parmi le silence solennel.

– Il n’y a que trois mots, reprit le vieillard qui défaillait.

Il récita lentement plutôt qu’il ne lut car ses yeux étaient aveuglés par les larmes :

« ILS ME TUENT ! »

Puis il porta le papier à ses lèvres.

Puis encore le papier passa de main en main, et chaque bouche le baisa religieusement, tandis que chaque paupière y laissait tomber une larme.

L’écriture allait cependant s’effaçant, et quand la lettre revint à lady Frances, les trois mots tracés par l’empereur avaient complètement disparu.

Un silence profond régnait dans la chambre basse de Madeleine Surrisy. L’Europe entière avait alors connaissance des traitements indignes que l’Angleterre infligeait à l’ennemi vaincu qu’elle avait appelé à elle comme un hôte pour l’assassiner lentement et à coups d’épingles dans les misères d’une prison déloyale. Malgré les précautions du geôlier sur qui pèse une si déplorable gloire, on recevait des lettres de Longwood, et la correspondance des officiers anglais eux-mêmes était pleine de tristes révélations. Le féroce traitement infligé au comte de Las-Cases pour quelques plaintes mesurées soulevait tous les cœurs, et la barbarie même des vainqueurs faisait naître l’unanimité des compassions autour de cette grandeur déchue.

– Qu’allons-nous faire, messieurs ? demanda, le premier le général B…, les poings fermés et les dents serrées.

– À supposer que nous eussions des soldats, répondit le sénateur comte *** avec découragement, il faudrait leur donner des ailes.

– Ayons seulement des soldats ! reprit B… brusquement ; jetons bas celui-ci ; proclamons celui-là en disant qu’il s’est échappé de son rocher et qu’il fait voile pour l’Europe. Ce qui est faux aujourd’hui sera vrai demain, et c’est avec la flotte de la France que nous irons chercher Napoléon à Sainte-Hélène !

Personne ne soutint ni ne combattit cette opinion. Le prêtre dit :

– Nous sommes ici pour délivrer un captif et non pas pour proclamer un empereur.

– Et nous sommes trop vieux, ajouta le major-général F… pour passer notre temps à ouïr des contes de fées.

– Alors, parlez ! s’écria B… qu’allons-nous faire ?

Et comme on ne répondait pas assez vite, il bondit sur son banc en ajoutant :

– Rien ? Feindrez-vous de n’avoir pas entendu ce cri de détresse ? Resterez-vous les bras croisés ? Attendrez-vous l’article du Moniteur qui est rédigé d’avance et qui dira dans quelques années, dans quelques mois peut-être, comme s’il s’agissait du premier venu : « Napoléon Bonaparte est mort à Sainte-Hélène, à la suite d’une longue maladie… » Longue en effet, messieurs, et cruelle ! Je n’ai pas, à bien réfléchir, les mêmes raisons que vous pour m’émouvoir. Mon vrai maître à moi, le dieu dont je me suis fait l’apôtre, ne s’appelle pas Napoléon, mais Liberté ! Ce n’est pas la liberté qui est enchaînée là-bas, ce n’est qu’un empereur… Si j’ai la fièvre, vous devriez avoir le transport.

– Général, répliqua l’ancien ministre, duc de ***, personne ici n’a mérité vos reproches. Notre réunion même, qui a coûté tant de peines et qui brave tant de dangers, prouve assez que nul dévouement parmi nous n’a besoin d’être éperonné. Parlons avec calme avant d’agir avec audace et fermeté, parce que le transport ni la fièvre ne valent rien et ne produisent rien. L’oreille de l’empereur, souvenons-nous de cela, écoute, notre délibération qui est suprême en plus d’un sens, car chacun de nous est venu de loin et va s’en retourner au loin. Les défiances de l’autorité sont désormais éveillées : Qui sait l’heure, et le jour où nous pourrons nous rencontrer de nouveau ? Que l’écho de notre parole soit au moins une consolation et un espoir pour celui qui est en exil et dont l’œil d’aigle voit encore la France au travers de l’immensité ; que la sœur du noble O’Meara, rédigeant le mystérieux procès-verbal de notre assemblée, n’ait pas à dire au moins : La discorde est dans le camp des désespérés !

Le général B… lui tendit la main avec émotion, au milieu d’un murmure qui était un applaudissement.

Le mot de ralliement fut encore entendu au dehors et plusieurs s’écrièrent :

– Ne sommes-nous pas au complet ?

Françoise O’Meara laissa retomber son voile et demanda :

– Milords, lequel d’entre vous est le commodore James Davy ?

Tous se regardèrent avec surprise. Une heure de nuit sonna à la pendule à poids, dont le balancier bruyant battait le pouls du temps dans sa caisse sonore.

Au dehors la sentinelle disait :

– Que cherchez-vous, bon cousin ?

Une voix mâle et vibrante répondit en anglais :

– I seek for the fountain. (Je cherche la fontaine).

– Si aucun d’entre vous ne s’appelle James Davy, reprit la sœur d’O’Meara, ouvrez à celui qui vient.

– On ne parle que français ici ! répliquait cependant avec rudesse la sentinelle du dehors ; qui êtes-vous et que voulez-vous ?

Les voiles noirs tombèrent sur tous les visages.

Le prêtre dit d’un accent troublé :

– Messeigneurs, le grand maître est à la nomination de l’empereur…

– Nos existences sont en jeu… murmura le sénateur comte ***.

– Il suffirait d’un traître… ajouta le major général F…

Mais le général B… repartit en souriant :

– C’est justement parce que nous avons mis nos existences sur table qu’il faut les jouer… et je me charge du traître.

Vous êtes mon prisonnier ! s’écria au dehors la voix éclatante de Robert Surrisy.

– Votre main ! prononça impérieusement l’autre voix en français. Et presque aussitôt après elle ajouta :

– Frappez les cinq coups !

C’était maintenant, à l’intérieur, un grand silence. Aux cinq coups frappés, le prêtre alla vers la porte et prononça la question sacramentelle :

– Bon cousin, que venez-vous chercher à la fontaine ?

La voix répondit, reprenant l’idiome anglais et mettant à accentuer chaque mot une singulière emphase :

– La foi, l’espérance, la charité.

– De quelle forêt êtes-vous ?

– De la forêt d’Irlande.

Premier, second, troisième ou quatrième ?

– Cinquième et unique.

Un long murmure courut dans l’assemblée, et le prêtre ouvrit la porte en disant :

– Entrez, maître ; c’est ici la fontaine.

En même temps le prêtre arracha le voile qui couvrait la fatigue et la pâleur de son visage.

Tous l’imitèrent autour de la table, où chacun se tenait désormais debout, le visage tourné vers la porte.

Le nouvel arrivant, seul, gardait au milieu de ces figures découvertes son voile noir, qui tombait du front à la poitrine. Nous le connaissons de trop pour décrire une fois de plus les fiertés de son port et la noblesse de sa nature. Son regard fit le tour de la table avec lenteur. Il prit le temps d’examiner attentivement chaque membre de l’assemblée.

– Milords, prononça-t-il ensuite d’un ton respectueux et ferme, je vous cache un front obscur et vous me montrez des visages illustres. J’ai traversé la mer pour vous dire : Dieu soit avec nous ! j’ai les moyens de rendre votre empereur à la liberté ; comme j’avais traversé la mer pour dire à votre empereur lui-même : Sire, que Dieu m’aide et je sauverai Votre Majesté !

– Vous avez vu l’empereur !

– Ce cri jaillit à la fois de toutes les bouches.

Puis il y eut un silence. Le doute remplaçait déjà l’enthousiasme dans l’expression de certaines physionomies. L’amiral baron *** dit à voix basse :

– Tous ceux qui connaissent l’île de Saint-Hélène regardent comme impossible de pénétrer jusqu’au prisonnier de Longwood.

– C’est le prisonnier de Longwood, répliqua le nouveau venu, qui a rayé de votre dictionnaire français ce même mot : Impossible ! La voie que j’aie prise pour pénétrer jusqu’à l’empereur est mon secret, comme sont aussi mon secret plusieurs des moyens que j’emploie pour accomplir ma promesse. Ma vie est un secret ; mon œuvre est un secret.

J’ai voulu être maître de cette association où tant de membres sont au-dessus de moi, pour avoir le droit de garder mon secret. Et comme il n’y avait au monde qu’une sanction capable de forcer des gens tels que vous à suivre les yeux bandés une route inconnue, je suis allé au péril de mes jours chercher cette sanction et je l’ai eue.

Il marcha vers lady Frances, et lui dit en anglais, après l’avoir saluée :

– Vous êtes Françoise O’Meara ?

– Oui, milord, répondit la jeune femme, et je vous attendais.

– Pour me remettre un message ?

– Le voici, milord. Je vous le donnerai si vous me montrez par un signe que vous êtes le commodore James Davy.

L’étranger écarta son manteau et tendit son bras gauche, indiquant de la main droite le parement de son frac noir. Le fil de soie qui formait la piqûre avait un nœud d’arrêt double et que des doigts délicats pouvaient aisément saisir.

– Je vous prie de retirer ce fil, dit l’étranger.

Lady Frances pinça le nœud, et la piqûre entière s’effila. Un papier mince et soyeux était entre les deux étoffes.

– Lisez, dit encore l’étranger.

Lady Fronces lut, s’inclina, et tira de son sein une bonbonnière écossaise qu’elle lui remit. L’étranger l’ouvrit et rompit le couvercle, dont le double fond renfermait un papier semblable au premier.

L’étranger tendit les deux papiers au prêtre, qui en prit connaissance et les passa à son voisin après les avoir baisés. Les deux papiers firent ainsi tout le tour de la table. Puis le prêtre, ayant consulté du regard les assistants dont chacun s’inclina en signe d’assentiment, dit :

– Que la volonté de l’empereur soit faite !

– Commodore Davy, ajouta-t-il en marchant vers celui-ci, mettez un genou en terre…

L’étranger obéit.

– Commodore James Davy, reprit le vieillard avec une lenteur solennelle, au nom de Dieu et par l’Empereur, je vous fais chevalier, – officier, – commandeur, – grand officier, – grand croix de la Légion d’honneur.

Il avait pris à la main son propre cordon, qu’il passa autour du cou de l’étranger, en prononçant ses dernières paroles.

Il lui donna l’accolade, puis il le releva par la main, et le conduisit à la place centrale que lui-même occupait naguère.

Et il dit encore :

– Commodore James Davy, grand croix de l’ordre impérial de la Légion d’honneur et grand maître des chevaliers de la Délivrance, prenez ici la présidence du conseil suprême, qui vous appartient de droit. Dites-nous de vos projets ce qu’il faut que nous en sachions ; tracez-nous notre tâche dans cette œuvre commune et pacifique nous sommes prêts à vous entendre et prêts à vous obéir.

XII

Ordre d’aimer.


Il était environ trois heures du matin. Il y eut autour de la maison de Madeleine Surrisy un bruit confus de voix et de pas. À l’intérieur, les lumières étaient éteintes. La lune se cachait derrière la pente boisée des collines qui remontent vers Pontoise. De tous côtés, on parlait tout bas dans l’ombre et des chevaux invisibles piétinaient. Le commodore et Françoise O’Meara avaient disparu des premiers dans des directions opposées, et tous deux à cheval. Rien ne troubla les adieux échangés à la hâte. Il y avait chez tous une sorte d’enthousiasme contenu, et le général B… embrassa Robert sur les deux joues avant de monter à cheval en lui disant :

– Du diable si nous vous donnerons le temps de devenir un avocat, Surrisy ! Je veux que votre épaulette ait sa jumelle pour le printemps prochain… Ne m’interrogez pas, lieutenant ! C’est de la sorcellerie ; nous allons escamoter Sainte-Hélène comme une muscade !

Il piqua des deux en agitant son chapeau.

Une demi-heure après, tout était silence et solitude le long des bords de l’Oise.

Au poteau de la Croix-Meraine, sur la route de Paris à l’Isle-Adam, le vieux prêtre, le général duc de *** et l’amiral baron *** s’arrêtèrent, le premier au moment de remonter dans sa voiture qui l’attendait à quelques pas de là, les deux autres sur le point de continuer leur voyage en se tournant le dos.

– Amiral, dit le duc, vous êtes seul véritablement compétent en cette affaire. Quel est votre avis ?

– Général, répondit le glorieux marin d’un air pensif, la vapeur ne nous a pas encore dit tout son secret. Nous autres, vieux matelots, nous n’aimons pas cette innovation qui bouleverse notre art de fond en comble. Sur dix marins de mon âge, neuf diraient de cet homme : C’est un fou… Moi, étant donnée la vapeur et ses applications, je m’étonne seulement que l’idée de cet homme ait tardé si longtemps à naître… Mais il en est ainsi de toute chose simple et grande…

– Alors vous avez confiance ? s’écria le prêtre.

– Confiance ? répéta l’amiral qui sembla hésiter.

Puis il ajouta :

– Il faut être marin pour voir les obstacles… Si le commodore James Davy dispose des sommes énormes dont il parle, et qu’il ait des agents sûrs à la côte, de Guinée, au Cap, à New-Orléans, ma foi ! messieurs, écoutez, c’est un rêve si brillant qu’on le fait volontiers éveillé. Je suis prêt, pour ma part, à servir l’entreprise de tout mon pouvoir.

Ils s’embrassèrent et se séparèrent.

Vers le même instant à peu près, lady Frances et le Comte Henri de Belcamp marchaient au pas de leurs chevaux dans un des sentiers sablés qui sillonnent le petit parc du château neuf. La nuit était remarquablement calme et douce ; aucun bruit ne montait de la vallée, sinon le murmure lointain et continu de la chute, au déversoir du moulin.

– Non, vous n’êtes pas mon esclave, Sarah, disait le comte Henri de cette voix gravement mélodieuse qui allait si aisément au cœur : je vous ai choisie pour marcher près de moi dans ce chemin difficile ; je vous ai choisie parce que je vous aimais et parce que je voyais en vous, Irlandaise, l’ennemie de tout ce que je hais. Ne vous ai-je pas toujours respectée comme une sœur chérie, Sarah ?

– Vous m’aviez dit un jour que je serais votre femme, murmura lady Frances d’un accent étrange, où perçait le reproche et non point le regret.

La vue morale du comte Henri était trop perçante pour que cette nuance pût lui échapper.

– En ce temps-là, répondit-il, je croyais que vous m’aimeriez d’amour.

– Et n’ai-je pas fait comme si j’étais à vous tout entière, Henri ?

Les deux chevaux allaient d’un pas égal et côte à côte. Le jeune comte passa son bras autour de la taille de Frances et l’attira doucement vers lui pour mettre un baiser à son front.

– Bien avant vous, j’ai lu au fond de votre propre cœur.

Elle tressaillit, plutôt à la voix d’Henri qu’au contact de ses lèvres. Ses yeux essayèrent de percer les ténèbres pour lire ce qu’il y avait d’écrit sur le visage de son compagnon. Henri souriait. Elle demanda tout bas :

– Qu’avez-vous pu lire dans mon cœur ?

Henri hésita avant de répondre.

– Jamais je n’ai entendu votre voix trembler ainsi, Sarah, dit-il enfin avec une expression changée. Le cœur est un livre où s’ajoute chaque jour une page nouvelle. Je me suis arrêté à la page d’hier, et je vois qu’aujourd’hui d’autres feuillets sont écrits… Je comprends maintenant vos craintes et vos scrupules qui m’étonnaient tout à l’heure parce qu’ils étaient nouveaux pour moi. Je les traitais d’enfantillages parce que je ne devinais pas leur source, mais à présent je vois qu’ils valent la peine d’être calmés… J’avais lu dans votre cœur, Sarah, quand vous croyiez être toute à moi, la tendresse d’une sœur et non point la passion de l’amante.

– Tendresse de sœur qui allait jusqu’à mourir pour vous, Henri !… prononça tout bas lady Frances.

– Et qui toujours ira jusque-là, je le suppose, répliqua le jeune comte d’un ton où naissait la sévérité, à moins que notre pacte ne soit ouvertement et loyalement rompu.

Frances lui tendit la main.

– J’ai besoin d’un maître, dit-elle en arrêtant brusquement son cheval.

À son tour, Henri la regarda au travers des ténèbres.

Elle ajouta :

– Quand je vous parlais d’esclavage, ce n’était ni une plainte ni un reproche. J’ai peur de la liberté.

– Depuis combien de temps aimez-vous, Sarah ? demanda le jeune comte presque gaiement.

– Vous ai-je dit que j’aimais, Henri ?… moi-même je ne sais pas si j’aime.

– Moi, je le sais, belle et bonne petite sœur. Il y a entre nous une bizarre et fatale sympathie : vous devez aimer, puisque j’aime.

– Ah ! murmura Frances, qui n’essaya même pas de cacher sa tristesse, vous aimez ?

– Et vous en éprouvez je ne sais quel sentiment de mélancolie ?… Il me semble à moi de même que cet inconnu entre si longtemps après moi dans votre pensée me prend mon bien et une part de ma joie. Nos âmes sont sœurs, enfant chérie, et nous ne nous séparerons, croyez-moi, que pour mourir !

Il baisa la main de Frances et la lui rendit. Les deux chevaux reprirent leur marche lente, quittant la prairie et entrant sous la haute voûte de la futaie de chênes.

– Non, vous n’avez rien à craindre, reprit le jeune comte après un silence, cependant je ne vous en veux point pour cette frayeur qui naguère était si opposée à votre nature. Vous marchez sur mes pas, enthousiaste et confiante. Mon but, dont vous ne pouvez qu’entrevoir la lumineuse splendeur, vous appelait dans la nuit, et vous ne demandiez pas d’autre appui que la main amie de votre guide. Maintenant, vous en savez plus long…

– Et j’admire davantage ! interrompit-elle.

– Mais vous croyez moins, Sarah… Pourquoi votre foi serait-elle plus robuste que la mienne, à moi qui souvent suis obligé d’étouffer la-voix de ma raison, criant et demandant : Est-ce un rêve ?

– Ce n’est pas de votre pouvoir que je doute, Henri… murmura la jeune femme.

– Que Dieu vous pardonne, si vous avez douté de mon vouloir !

– J’ai exécuté vos ordres au sujet de Richard Thompson, prononça-t-elle si bas qu’Henri eut peine à l’entendre.

– Et vous avez vu que j’entraînais Richard dans le piége, dit le jeune comte dont la voix faiblit aussi tandis que son front s’inclinait sur sa poitrine. Richard, lui qui m’aime et qui croit en moi !… Et vous avez eu dans vos bras un pauvre petit enfant dont les cris appellent son père et sa mère !…

Il y avait dans son accent une profonde et douloureuse émotion.

– Dites-moi seulement, balbutia lady Frances qui avait les larmes aux yeux, dites-moi que la femme de Richard Thompson ne sera pas une veuve… dites-moi que cette pauvre douce créature… c’était la première fois que j’avais un enfant dans mes bras, Henri… dites-moi que ce cher petit être ne sera pas un orphelin !

– Sarah ! Sarah ! murmura le comte Henri avec lenteur, tandis que sa belle tête fière et douce se redressait lentement dans l’ombre, quiconque met un voile sur son visage accepte d’avance le soupçon, et ce n’est pas la moindre part du sacrifice. J’avais, Dieu merci, soupesé ma croix avant de la charger sur mes épaules… mais jusqu’ici vous m’aviez aidé à la porter…

– Et je vous aiderai encore, Henri ! Je ne suis qu’une femme, je vous supplie d’avoir pitié de moi : Richard Thompson ne payera pas de sa vie la confiance qu’il a eue en vous…

– Qu’ai-je donc fait, Sarah O’Neil ? s’écria Henri avec une amertume si hautaine que la jeune femme abandonna la bride de son cheval pour joindre ses deux mains et les tendre vers lui, qu’ai-je donc fait depuis cette première heure où vous m’avez rencontré sur votre chemin comme une providence, jusqu’à cette nuit où vous brisez mon cœur sous l’outrage de votre ingratitude, qu’ai-je donc fait pour mériter un soupçon de lâcheté !

Lady Frances garda un morne silence. Le jeune comte l’entendit sangloter, et reprit d’une voix plus douce :

– Vous aimez, Sarah. J’ai perdu dans votre cœur déjà tout ce qu’un autre y a gagné. J’aime aussi… du moins j’ai senti en moi ce frémissement attendu que ma jeunesse si terriblement occupée ne connaissait encore, due par l’espoir et le rêve. J’aime, et ma tendresse pour vous n’a point diminué cependant… J’entends que vous pleurez ; je suis homme et vous êtes femme ; je vous accorde votre pardon avant que vous m’ayez demandé grâce… Aussi bien, Sarah, je vous dis, moi aussi. Pitié, ma sœur ! j’ai besoin de vous ; le sentier est trop dur pour y marcher complétement seul. Vous avez été longtemps une moitié de ma force et de ma confiance. Je vous en prie, Sarah, ne m’abandonnez pas !

Elle lui jeta ses deux bras autour du cou et il la serra contre son cœur ; tandis que les deux chevaux immobiles attendaient.

– Jamais, Henri, jamais ! s’écria-t-elle parmi ses larmes. Je suis à vous, toute à vous ! Si vous me défendiez d’aimer, j’obéirais, au risque de me déchirer le cœur !

Ils se tinrent un instant embrassés. Et que fallait-il pour tuer dans ce cœur l’amour naissant et l’emplir d’une autre passion plus ardente, plus vive, plus profonde qui souvent avait déjà demandé à naître ? Il ne fallait que la volonté de ce dominateur.

L’autre amour n’était encore qu’un tiède rayon ou qu’une lueur romanesque, caressant le seuil d’un cœur enfant. Et ce cœur était resté enfant malgré lui-même peut-être.

À son choix. Henri de Belcamp pouvait à cette heure ouvrir ou fermer la porte au rayon, à la lueur.

Mais une fois entrée l’étincelle, il y avait de quoi brûler dans ce cœur !

Henri avait son entraînement ailleurs, ou bien son destin l’emportait selon la ligne inflexible de sa route tracée. Il ne voulut pas. Et c’était la dernière heure.

– Ma petite sœur chérie, dit-il en la remettant en selle d’un effort de son bras vigoureux, nous sommes deux fous. Je ne demandais pas assez tout à l’heure, vous voulez trop m’accorder maintenant. Écoutez-moi bien, car il ne faut pas que ma souffrance et vos larmes soient perdues… Par mon fait, une menace de mort est suspendue sur la tête de Richard Thompson. Je l’ai attiré dans un piège. Chaque pas qu’il fait est réglé par ma volonté, dont hier vous fûtes la complice. J’irai plus loin encore dans cette voie, parce qu’il m’est impossible de m’arrêter sans renier mon œuvre tout entière, et que la mort seule, vous savez bien cela, est capable de me barrer la route. Richard Thompson sera emprisonné à ma place, jugé à ma place, condamné à ma place…

– Condamné !… répéta Sarah tremblante.

– Condamné, fût-ce à l’aide de mon propre témoignage !… mais sa femme ne sera pas veuve, son enfant ne sera pas orphelin, je vous en donne ma parole ! Que rien ne vous empêche de sourire à ce pauvre berceau, Sarah ; aimez bien l’enfant, caressez-le bien, apprenez-lui, si vous voulez, les noms de son père et de sa mère, auxquels bientôt il sera rendu.

– M’avez-vous bien pardonné, Henri ? murmura lady Frances, qui souriait dans ses larmes.

– Oui et non, petite sœur : Oui, car je vais vous donner votre tâche ; non, car je vous inflige pour châtiment une explication, la première qui ait lieu entre nous, Sarah !… Le rôle que vous avez joué cette nuit et qui vous a mise si avant dans mon secret ne vous expose à aucun danger. Vous ne vous rencontrerez jamais avec les personnes que vous avez vues. Si le fait arrivait, ce ne pourrait être qu’après le gain de notre grande partie, et alors le rôle que vous avez joué serait votre fortune et votre honneur. Ceux que vous avez vus sont venus de loin, tous, sans exception, et le lieu de notre assemblée a été choisi exprès pour cela. Les uns sont des proscrits, les autres de hauts personnages qui risquent leur fortune et leur vie à ce jeu des conspirations, et n’ont par conséquent qu’une pensée, se cacher. Ils sont maintenant en route pour le Nord et pour le Midi ; quelques-uns même vont franchir la frontière. Ici vous êtes exposée tout au plus à rencontrer quelques soldats de cette armée dont les chefs seuls ont vu votre visage. Françoise O’Meara est retournée en Angleterre ; il n’y a plus ici que lady Elphinstone, qui va être la reine de beauté et la lionne, qui va vivre enfin et sourire, et satisfaire pleinement son goût pour les plaisirs. Je ne lui demande pas même, à lady Frances Elphinstone, le nom de l’heureux mortel qui a su attirer ses regards ; si lady Frances voulait me dire ce nom, je refuserais de l’entendre, parce que les soupçons qu’elle m’a témoignés au sujet de Richard…

– Henri ! murmura la jeune femme d’un ton suppliant.

– C’est la dernière fois que je fais allusion à ceci, Sarah, mais j’ajoute une parole sérieuse. L’homme que vous aimez peut être jaloux plus tard de mon influence sur vous. La nature d’une liaison comme la nôtre ne se devine pas et ne se comprend pas. Quel qu’il soit, il me combattra comme un ennemi invisible. Il se pourrait qu’il entravât ma route et alors… je ne veux pas savoir son nom.

Lady Frances était devenue rêveuse à ces derniers mots.

– Et ma tâche ? demanda-t-elle à voix basse.

– Rôle de grande coquette, cette fois, répondit le jeune comte en riant. Nous quittons les sombres sentiers du drame pour aborder la comédie : un parterre tout semé de fleurs… Il y a ici un beau fiancé dont il faut rompre les accordailles.

Je me charge de la jeune fille ; quelques sourires de lady Frances rendront le jeune homme ivre et fou…

– La jeune fille… dit Frances ; Henri est-ce celle que vous aimez ?

– C’est celle que j’aimerai, Sarah.

– Et le jeune homme ?

– Demain… ou plutôt aujourd’hui, car la journée est déjà vieille de quatre heures, je vous montrerai votre conquête au sortir de la grand’messe.

Ils étaient devant le château neuf, dont la blanche façade se dessinait vaguement aux premières lueurs du crépuscule du matin. Lady Frances essaya de sourire, Henri lui baisa la main en disant : À bientôt, et mit son cheval au trot pour descendre l’allée qui conduisait à la rivière.

Frances le suivit d’un regard pensif jusqu’à ce que sa forme confuse se perdît dans l’obscurité.

Elle éveilla Sam et lui donna son cheval, puis, au lieu de rentrer dans l’appartement qu’elle s’était choisi, elle se glissa dans la chambre de la couturière. Lisbeth, constituée bonne d’enfant. Lisbeth dormait. Frances s’assit en silence auprès du berceau. Elle y resta longtemps à contempler le sommeil du petit Richard, calme et riant comme un bel ange.

– Aimer ! aimer ! murmura-t-elle… voir naître cette chère fleur du bonheur… être le Saint-Esprit de cette Trinité ! s’appeler tous les trois du même nom, respirer le même souffle, vivre d’une seule et même vie !

Elle se pencha. Les longs cils de sa paupière laissèrent tomber une larme sur le front du petit enfant. Puis elle se retira lentement et la tête inclinée.

 

C’était dimanche, un dimanche de mai. Dès quatre heures, le soleil jouant parmi les nuages roses dorait les cimes des coteaux dont la brume légère adoucissait les contours. Les oiseaux chantaient énergiquement leur réveil, et le clocher de la petite église mettait en branle avec gaieté son maigre carillon. Nul vestige des événements de la nuit ne restait dans ces paisibles campagnes.

Vous eussiez cherché en vain une trace du passage de ces hommes, mystérieux évocateurs d’un grand et terrible passé, qui avaient agité dans les ténèbres ces dés redoutables à l’aide desquels se jouent les destinées des nations. L’humble maison de Madeleine Surrisy, tranquille et sereine, mirait les saules de son pré dans l’Oise, que nul souffle de vent n’agitait ; sur l’autre rive, le parc de Belcamp étageait ses belles futaies jusqu’à cet honnête château du temps de Henri IV, clément et honnête et demi-bourgeois comme le Bourbon à barbe grise, et qui certes ne parlait ni de féodales insolences ni d’oppressives brutalités. Le moulin chômait, fêtant le repos dominical, et tout blanc au milieu de ses vertes pelouses, le château neuf, partageant avec le vieux manoir la royauté du paysage, disait la conquête des temps et les droits acceptés des nouvelles aristocraties : premier pas vers ces époques désirées où les chaumières atteindront des prix insensés parce qu’il n’y aura plus que des palais.

La route du bord de l’eau où tant de pas séditieux avaient laissé leur empreinte n’était pas comme ces sentiers de l’Amérique du Nord, bavards et traitres, qui ne surent jamais garder le secret d’une piste. Nous sommes trop civilisés, et il y a trop de traces sur nos routes pour que l’art de lire les pas dans la poussière ou dans la boue soit encore cultivé chez nous. Nos limiers ont d’autres finesses. Personne, pas même Blondeau, le garde champêtre, subtil amateur pourtant, n’aurait pu suivre à la trace Robert Surrisy, Laurent Herbet et Férandeau, peintre et artiste, – trois conspirateurs, – montant du bord de l’Oise au Prieuré, où ils avaient passé le restant de la nuit dans leurs lits ; et si Briquet, incorrigible, n’eût pas commis l’imprudence de graver son nom sur la muraille même de la maisonnette, toute la police de France et de Navarre aurait perdu son latin à savoir si oui ou non cet enfant naturel des gaietés parisiennes avait monté la garde avec son bâton autour des maîtres de la Délivrance.

Il avait eu, comme tant d’autres, ce Briquet, un père prodigue, du moins il est permis de le supposer : car ce père, qui n’était peut-être pas un méchant homme, eût su, à l’aide d’une sage économie, acheter quelques rentes, il n’aurait pas été obligé d’abandonner la mère et l’enfant. La mère, de son côté, avait des qualités de poseuse, mais peu de tenue, et l’on doit savoir gré à Briquet, dont l’éducation fut totalement négligée, d’avoir appris à graver son nom sans avoir jamais été au collège. Qui peut dire quels sommets Briquet aurait escaladés s’il avait eu l’occasion d’apprendre les belles-lettres ou la comptabilité ?

À cinq heures, la première messe eut lieu comme à l’ordinaire. À six heures, Blondeau, garde champêtre, déjà nommé, vint réveiller M. le maire pour lui dire que sa surveillance active n’avait rien découvert de louche, cette nuit, sur le territoire de la commune. Blondeau avait dormi dans son lit comme un juste. On n’est pas un loup pour courir la prétentaine au clair de la lune parce que M. le préfet a eu un mauvais rêve de conspirateurs. Blondeau donne aux gouvernements pour six cents francs de zèle, bonne mesure, et ne sort après la brune tombée que pour tirer un lièvre à l’affût. Que les préfets se promènent, M. le maire a les pieds chauds. Les rhumes de cerveau sont faits pour les gendarmes.

À sept heures, sur la place de la mairie, madame Célestin, en robe de grand’messe et flanquée de ses deux Bondon, passa la revue de la garde nationale miremontaise. Il était difficile de trouver neuf plus beaux soldats. Quand Florian Bondon, comme c’était son devoir, eût fait, tout en gardant sa gauche, quelques commandements militaires répétés à demi-voix par le Bondon de droite, madame Célestin prit la parole pour adresser à cette milice dévouée les félicitations de la France. Nos conjurés n’avaient qu’à se bien tenir !

À huit heures, la garniture Bondon vint faire son rapport à M. le maire. Le rapport témoigna du solide et excellent esprit de la commune. Il fut fait par madame Célestin.

À neuf heures, madame Étienne servit le déjeuner et vint se plaindre elle-même de n’avoir pas encore eu de compliments, bien qu’elle se fût dépassée depuis l’arrivée de M. le comte. Henri gagna son cœur d’un seul coup eu lui disant qu’il n’avait jamais mangé de meilleure cuisine. Henri était ce matin-là d’une humeur charmante et d’une gaieté singulièrement communicative ; ses regards et certaines allusions à un sujet bien cher forcèrent la pauvre Suzanne elle-même à sourire.

Quant au marquis, ses inquiétudes nocturnes ne tinrent pas une minute contre la joyeuse disposition de son fils bien-aimé. Il avait d’ailleurs son idée, et plusieurs fois pendant le repas, il ramena le nom de Germaine. Henri offrit son bras à Suzanne pour la conduire à la voiture, qui attendait tout attelée dans la cour : c’était le moment de partir pour la grand’messe. En descendant le perron, il eut le temps de dire à Suzanne, qui le remercia d’un regard humide :

– Il vous ressemble, il est charmant ; je l’ai embrassé pour vous, et pour vous je lui ai dit : À bientôt.

– À bientôt ! répéta la pauvre jeune mère.

Tout souriait ce matin. Les domestiques, endimanchés, descendaient la montée en se bourrant de coups de poing dans le dos. Anille avait sa coiffe un peu déchirée et Julot un bon noir sur l’œil. Briquet, voltairien, méprisait le culte, mais fréquentait l’église à cause d’un pilier dont la pierre molle portait déjà les quatre premières lettres de son nom.

Il n’avait pas de toilette spéciale pour le jour du Seigneur, ce Briquet, mais sa casquette était remplacée par un vieux chapeau qu’il brossait le samedi soir avec du cirage. Mme Étienne, au contraire, brillait comme un soleil sous la dépouille opime de son ancienne dame : bonnet de valenciennes robe de mérinos et châle boiteux. Elle grasseyait quand elle avait ce costume, et ne mettait plus de bornes à la solennité de son style.

– Tout ça s’est évanoui en fumée, disait-elle en mesurant son pas processionnel. N’y a pas de risque inconséquent qu’on attaque la commune, dont les opinions politiques sont pour le trône et l’autel de la patrie. On ferait jusqu’à l’Isle-Adam pour trouver un bonapartiste, excepté M. Trompe-d’Eustache, des faubourgs de Paris !

– Si on n’avait pas juré sous serment de garder les secrets… commença Briquet.

– Quels secrets, M. Bricole ? demanda Fanchette.

– Je sollicite un tête-à-tête pour vous expliquer ça, répondit Briquet à voix basse. Le Parisien connaît le langage du cœur.

Sur la place de l’Église se trouvaient réunis tous les prodigieux véhicules dont nous avons ébauché déjà la description, depuis le coffre carré où les Bondons tenaient trois de front jusqu’au char funèbre du ménage Morin du Reposoir, en passant par la tapissière pouvant empiler treize Chaumeron, le char à bancs du père de la jolie Germaine et cinq ou six charrettes d’architecture plus ou moins originale. Le Don Juan Besnard avait une petite chose qu’il appelait un tilbury et que Mademoiselle aînée préconisait comme un type d’élégance. Jusqu’à ce jour, le paragon des équipages miremontais avait été la solide et bonne berline du vieux marquis, mais aujourd’hui une élégante calèche, attelée de deux fringans chevaux qui écumaient et piaffaient devant la porte de la mairie, attirait tous les regards. Le village entier, au lieu d’entrer à la messe, se groupait autour de cette calèche, dont le cocher, qui ne savait pas un mot de français, fixait sur la foule un regard apathique et endormi.

Madame Étienne, en arrivant, vint regarder le cocher et dit avec mépris :

– C’est des Angliches !

– Il y en a assez à Paris ! ajouta Briquet. Ça ne vaut pas cher.

Les succès trop voisins s’entrenuisent. Il y avait à Miremont trois succès, dont un seul, dans des circonstances ordinaires, eût mis le feu à la commune. C’était d’abord notre belle Jeanne qui reparaissait pour la première fois depuis son accident au pont du Moulin, et à qui la veuve Touchard prodiguait des attentions toutes maternelles. C’était ensuite le comte, la coqueluche du pays, c’était enfin cette riche étrangère que personne n’avait encore vue et dont tout le monde défigurait déjà le nom.

Il y a deux façons de se représenter une riche Anglaise. Ou bien c’est quelque chose de rond, d’obèse, de rouge, de bleu, d’informe, de monstrueux, fagotté bizarrement dans des falbalas burlesques ; ou bien c’est autre chose de long, de maigre, de noir, d’osseux, monté sur de longues jambes qui font gauchement de grands pas sautillans, sous un manteau à carreaux extravagans, surmonté d’un chapeau de paille ridicule, avec un voile vert qui amuse le vent.

Ne sortez pas de là. Les Anglaises riches qui seraient faites autrement n’auraient aucune authenticité.

L’axiome est surtout qu’une Anglaise riche n’est jamais jeune.

Le succès de lady Frances Elphinstone effaça tous les autres et fut prodigieux. La société miremontaise, en entrant dans l’église et en voyant cette adorable jeune femme, vêtue avec une suprême simplicité, modestement, pieusement agenouillée au coin d’un banc, faillit perdre le respect dû au lieu saint. Les paysans, qui l’avaient déjà dévisagée au moment où elle descendait de voiture, étaient loin de lui accorder la même importance qu’à ses chevaux. Mais madame Morin du Reposoir, première adjointe ; madame Célestin, du conseil municipal ; Besnard, séducteur : toutes les petites Chaumeron, commandées par Mademoiselle ; M. et madame Chaumeron eux-mêmes, et le savant Potel, l’autre adjoint, et sa fille Germaine, qui était plus fraiche ce matin qu’un bouton de rose, et les Bondon, semblables à deux épreuves de la même caricature, et Férandeau enfin, qui dans ce monde un peu bourgeois représentait la grande pensée des arts, tous et toutes prirent l’eau bénite avec distraction et se disputèrent les places où l’on était bien pour voir cette ravissante étrangère.

Il y avait des bancs officiels, rangés derrière celui de M. le marquis. L’aménagement de ces bancs avait été sur le point naguère d’occasionner une guerre civile. Madame Morin du Reposoir, adjointe douce pourtant, et surnommée Bien-des-Pardons, à cause de sa politesse, avait à cette occasion adressé des paroles très vives à madame Besnard, mère de Don Juan et à madame Célestin. Eh bien ! ces bancs étaient désertés ! madame Morin s’agenouilla auprès du garde champêtre, qui était déjà gris pour célébrer son dimanche, et madame Célestin, serrant le mors, arrêta son attelage de Bondon sous la chaire. Mademoiselle et le frétillant troupeau des petites Chaumeron, toutes maigres, toutes aigres, toutes jetant des regards effrayés à la bonne mère qui les guidait d’une main pleine de verges dans la vie, s’éparpillèrent autour de lady Frances avec une curiosité sauvage. Le bedeau, nous sommes forcé de le dire, se retourna trois fois en allumant les cierges, et M. le curé lui-même, bon et digne prêtre qu’il était, eut une légère distraction au seuil de la sacristie.

Aux bancs bourgeois, c’est-à-dire seigneuriaux, il n’y avait que les deux MM. de Belcamp avec Suzanne, la belle petite Germaine aux côtés de son père, et Jeanne Herbet avec la tante Touchard et Laurent. Elle était encore toute pâle, notre jolie Jeanne, mais elle avait traversé la nef d’un bon pas, appuyée au bras de son frère et elle avait pu dire à Germaine dans un baiser :

– Il m’a guérie.

Robert n’était pas là, lui qu’on était sûr de voir partout où se montrait le sourire de Jeanne, mais Robert n’était pas non plus parmi l’essaim des curieux. Vous eussiez pu remarquer, au moment même où la sonnette tintait pour l’entrée du prêtre, un mouvement vers le bas de la nef parmi les paysans groupés près de la porte. Il y avait là de bons gars, quelques métayers, et aussi quelques faces basanées aux cheveux ras, à la forte moustache, conservée en dépit de tous les bons conseils. Chaque paroisse, en ces années, avait ainsi son contingent belliqueux, et le soldat laboureur fut un type vrai.

Le mouvement se faisait parmi ceux-là pour livrer un passage ami et respectueux à un couple qui entrait : fier et beau jeune homme portant moustaches aussi et gardant sous ses habits bourgeois une élégance militaire, une belle vieille femme vêtue de noir, en paysanne, mais avec une certaine recherche sévère, haute de taille, à la figure calme, triste et fière sous son capuchon villageois, fière surtout, sans doute, du cher et noble enfant qui n’avait pas honte d’elle et qui l’amenait ici par la main entourée de soins et d’amour. C’était Robert Surrisy et sa mère Madeleine. Honorer sa mère dans quelque position qu’elle soit est certes la vertu la plus simple du monde. Chose singulière et qui semblerait indiquer que ce culte si naturel, – si nécessaire, – rencontre souvent des apostats, nous sommes toujours attendris à la vue d’un couple ainsi fait ; un élégant jeune homme chérissant publiquement la pauvre bonne femme qui est sa mère.

Ce n’est pas notre faute si la lâche sottise de quelques vanités, gonflées aux dépens du cœur étique, a fait de ce paiement d’une dette stricte quelque chose qui ressemble à de l’héroïsme.

Deux paires de moustaches qui avaient échangé avec Robert un signe de tête et un sourire valant tous les attouchements maçonniques, firent une belle place sur un banc, vers le milieu de la nef. La mère et le fils s’agenouillèrent côte à côte.

La messe commença.

Voir est une bonne chose : il y a quelque chose d’incomparablement meilleur, c’est être vu. Les membres de la société miremontaise groupés derrière lady Frances commencèrent à sentir l’aiguillon de ce dernier appétit. Mademoiselle, qui avait un certain chapeau vert à ruches, tout neuf, fait avec une vieille robe retournée et auquel toute la famille avait travaillé, éprouva le désir légitime d’humilier l’Anglaise qui n’avait pas la moindre ruche à son chapeau. Madame Célestin, de son côté, fut mordue par la fantaisie de montrer son châle de noces à l’Anglaise : un châle mémorable qui avait gardé deux ans son étiquette, afin que, loyalement, chacun en pût voir le prix. Mademoiselle dit à sa mère :

– Nous nous donnons ici en spectacle. Il serait convenable de reprendre nos places.

Madame Chaumeron avait peut-être quelque chose à montrer. Elle poussa le papa Chaumeron, homme franc et tout rond, qui ouvrit aussitôt la marche. Toutes les petites Chaumeron s’élancèrent à la fois sur ses pas, heureuses de faire tumulte. La garniture Bondon suivit, puis madame Morin du Reposoir, demandant bien des pardons à tous les pieds qu’elle écrasait en passant. À l’Évangile, toute la société miremontaise, propre et bien tenue, posait devant l’Anglaise, dont chacun de ses membres nourrissait le secret espoir de fixer exclusivement l’attention.

L’Anglaise priait. Je ne vais point jusqu’à dire qu’elle ne vit pas la société miremontaise, mais son admiration fut exempte de trouble. Le chapeau de Mademoiselle n’excita point son envie ; elle ne jalousa pas le châle de noces de madame Célestin des Bondon.

Si son regard distrait quitta une fois ou deux son livre de messe, ce ne fut pas pour détailler les splendeurs de toutes ces toilettes démodées. Une ou deux fois, disons-nous, son œil fit rapidement la revue des bancs qui étaient entre elle et le chœur. Elle semblait chercher et ne point trouver.

Cette nuit même, au seuil de la maison mystérieuse où elle avait pénétré sous le nom de Françoise O’Meara, lady Elphinstone avait eu une vision. Elle avait cru reconnaître en celui qui prononçait la formule mystique le beau jeune homme dont l’image la poursuivait depuis le pont de Londres, ce téméraire et gai cavalier, cause de son escapade au Colysée, ce fou qui avait pris un bain de Tamise par une froide matinée d’avril tout exprès pour opérer le sauvetage de son carnet mignon, ce héros de roman dont le nom voulait dire sourire.

Mais elle croyait le voir partout !…

En sortant de la chaumière, son regard avide avait fait la revue de tous ces visages qui se cachaient à demi dans l’ombre. Nul visage ne ressemblait à celui de Robert Surrisy. Ici encore, à l’église où elle était entrée peut-être avec un vague espoir, néant !

La messe s’acheva, et Frances, après une courte action de grâces, se dirigea, toute seule, vers la porte de la paroisse. Tout près du seuil, au travers de la cohue villageoise, elle aperçut une vieille paysanne pendue au bras d’un élégant cavalier ; son cœur battit, mais la foule s’épaissit entre eux – et lady Frances, déjà, s’était trompée si souvent !

À la porte, le comte Henri de Belcamp vint lui offrir de l’eau bénite, et lui présenta son bras pour regagner sa voiture. Avant que Sam, réveillé, eût fouetté ses chevaux, lady Frances put saluer gracieusement toute la société miremontaise, formée par sections sur la place de la paroisse.

Aussitôt après son départ, les diverses sections se rapprochèrent, possédées du même immense besoin de médire.

– Ce n’est que ça ! s’écria Mademoiselle avec dédain.

– Elle n’est pas déjà si bien mise ! ajouta madame Célestin.

– Mauvais genre ! dit madame Besnard, qui avait exactement l’air d’une marchande de pommes en toilette de gala.

– Bien des pardons, fit l’adjointe Morin, je suis de votre avis : l’air effronté…

– Et fièrement usée ! acheva la mère, de toutes les Chaumeron.

– Par exemple ! s’écria Germaine, qui arrivait avec Laurent et Jeanne, si celle-là, n’est pas belle comme un ange !

– Certes, dit Jeanne, dont la joue pâle eut une nuance rosée pendant qu’elle rendait le salut du comte Henri, elle est admirablement belle !

– Et sa mise, reprit Germaine qui s’échauffait aisément, est ravissante de goût, de distinction, de…

– Enfin, c’est une perfection ! interrompit Mademoiselle.

– Ma foi ! dit ce lovelace de Besnard, je la trouve assez jolie fille, moi !

– Je la trouve… commencèrent à la fois les deux Bondon.

Mais madame Célestin avait acquis par une habitude assidue la faculté de pincer aussi bien de la main droite que de la main gauche. Aucun des deux Bondon n’acheva, parce que les doigts aigus de leur ménagère entraient dans le gras de leurs bras, des deux côtés, avec une égale énergie.

– Eh bien ! mesdames, demanda le marquis en s’approchant, le hasard ne pouvait pas mieux nous servir, j’espère, et vous avez là une charmante voisine !

– Bien des pardons, murmura aussitôt l’adjointe, je suis de l’avis de M. le maire.

– Elle a quelque chose qui plait, reprit madame Célestin.

– Un je ne sais quoi, comme on dit, ajouta Mademoiselle.

– Quoi donc ? conclut le franc Chaumeron ; je ne mâche pas mes mots, moi ; M. le maire l’a dit : elle est charmante !

Il fut convenu séance tenante, vu l’unanimité qui régnait inopinément parmi les membres de la bonne société miremontaise, qu’on ne tiendrait pas à la rigueur de l’étiquette vis-à-vis d’une personne si accomplie. L’usage, par tous pays, est que la première visite soit faite par le nouveau venu, mais le comte Henri, en qui chacun avait une aveugle confiance, ayant expliqué un peu ce que c’était que la haute vie anglaise, à laquelle appartenait lady Frances Elphinstone, ce fut à qui donnerait sa voix pour que tout Miremont en corps allât présenter son respect à la noble étrangère.

Le comte Henri fut dépêché en ambassade pour annoncer à milady cette importante nouvelle, après quoi tous les membres de la société, les uns à pied, les autres en carrosse, prirent la route du château neuf. Robert Surrisy, qui venait de reconduire sa bonne mère à la maison, rencontra la caravane sur le bord de l’eau et s’y joignit.

Le château neuf, jolie maison moderne, avait au-devant de sa façade une de ces rotondes obèses, si chères aux amateurs du style Pompadour. Cela fait à l’intérieur de jolis salons, et à l’extérieur une loupe que tout passant éprouve le désir d’extirper. Au-dessus de la rotonde était une belle et large terrasse qui dominait toute la vallée, montrant aux faunes de la forêt sa bordure de nymphes en stuc, amours du propriétaire. Pour épouser une terrasse semblable, Mademoiselle eût vendu son âme avec plaisir.

Lady Frances Elphinstone et le comte Henri montèrent sur cette terrasse pour jouir du coup d’œil. Nous ne parlons pas ici du paysage, mais bien de l’aspect imposant offert par toute la société d’une commune rurale, marchant en corps avec des habits propres et des intentions honorables. Au moment où ils s’accoudaient sur le balcon, entre deux immortelles dont l’une dansait, un peu prise de vin, et dont l’autre jouait de la double flûte avec son nez, la queue de la caravane entrait sous les chênes de l’avenue.

– Si miss Temple voyait dit Frances, continuant, une conversation commencée.

– Elle ne le connaît pas, répondit Henri. Elle ne l’a pas vu depuis le jour même de sa naissance.

– Pauvre mère ! murmura la jeune femme.

– Attention ! s’écria le comte. Voici l’avant-garde qui va se montrer. Regardez bien, Sarah, et vous serez forcée de convenir que je vous ai choisi un beau cavalier.

Frances était toute pensive.

– Se faire aimer ! murmura-t-elle ; et si j’étais punie dans celui que j’aime ?…

Henri n’entendit pas ou feignit de ne pas entendre. Miremont sortait de l’avenue et arrivait à pied à la grille : on avait laissé les véhicules au bas de la côte.

– Voici mon père, dit Henri.

– Je le reconnais, je l’ai vu deux fois déjà : c’est un noble vieillard.

– Voyez-vous le couple qui le suit, Sarah ?

Lady Frances ne répondit pas. Ses joues étaient blanches comme de l’albâtre ; tout son sang avait reflué vers son cœur.

Le couple qui suivait M. de Belcamp était composé de Robert Surrisy et de Jeanne. L’âme de lady Frances était dans ses yeux.

Le jeune comte ne la voyait point, occupé qu’il était à saluer ceux qui venaient.

– Vous avez vu ? demanda-t-il enfin.

Frances passa ses deux mains sur son front comme on fait au sortir d’un sommeil. Jeanne et Robert, qui lui donnait le bras, étaient entrés au salon.

– J’ai vu ! balbutia-t-elle.

Puis elle ajouta d’une voix changée :

– Comme elle est belle ! et comme elle doit être aimée !

– Qui donc ? demanda Henri qui se retourna vers elle avec étonnement.

Le rouge revint aux joues de Frances comme un flux.

– Suis-je assez belle, moi ? murmura-t-elle en baissant les yeux.

– Il n’y a rien au monde de si beau que vous, répliqua Henri qui la contemplait avec une vive et profonde admiration.

Il disait vrai : à ce moment où sa beauté prenait une âme, il y avait en elle un charme presque surnaturel. Elle releva sur lui ses grands yeux humides d’une émotion qu’il ne comprenait pas ou que peut-être il attribuait à des regrets, dirigés vers leur propre passé à tous les deux. De ces prunelles qui brûlaient sous ses larmes, un éclair jaillit, large comme un éblouissement.

– Je ferai donc selon votre volonté, Henri, prononça-t-elle du fond d’un recueillement étrange, et, s’il dépend de moi je jure que celui-là m’aimera !

XIII

Dîner de Frances.


Ce fut un enchantement, et en vérité il y avait de quoi rendre Miremont fou, depuis M. le maire, sa fête, jusqu’à ses quatre larges pattes : l’attelage Bondon. Jamais la société ne s’était trouvée à pareille fête. L’arrivée du comte Henri était déjà une aubaine inespérée ; la venue de lady France Elphinstone, vicomtesse de la haute vie, comblait la mesure. Miremont se sentait devenir une capitale ; il avait la fièvre chaude ; l’adjointe Morin, déjà vaste par nature, gonfla à vue d’œil et demanda tant de pardons que son mari, ordinairement patient, lui imposa silence ; M. de Chaumeron, franc-parleur, proposa pour une institution de bains de mer au pont du Moulin.

L’Histoire naturelle de Buffon nous apprend que tout en bas du règne animal, dont le sommet est l’homme, il y a l’éponge : les deux Bondon étaient des madrépores, et cette maigre échine, madame Célestin, à l’instar du colosse de Rhodes, avait un pied sur chacun d’eux.

Dans sa justice elle blâma le bondon de gauche pour avoir trop parlé, et le Bondon de droite pour avoir gardé le silence.

On avait, bien entendu, laissé toutes les jeunes Chaumeron à la porte. Elles firent leur métier en arrachant les tulipes des plates-bandes, les cadettes par besoin pur de nuire, les aînées avec discernement et dans le but d’apporter les oignons à leur papa, qui était un fort horticulteur.

Lady Frances gagna du même coup tous les cœurs. Qu’elle appartînt ou non à la haute vie, peu nous importe, et nous ne craignons pas d’affirmer que ce n’était pas la première venue parmi les patronnes d’Almack qui aurait obtenu le même succès qu’elle à Miremont. La jolie Suzanne n’était pas, il est vrai, une Vicomtesse, mais elle était jolie, bonne et spirituelle ; cependant, son séjour au château avait passé presque inaperçu. Pour séduire, chez nous, le charme de pure origine anglaise ne vaut rien. Nous sommes trop en dehors. L’enchanteresse irlandaise, à la bonne heure !

Celle-là nous ressemble. Elle a, quand elle veut, nos élégances et nos pétulances ; elle s’échauffe au frottement, elle étincelle, elle pétille.

Lady Frances avait laissé sa mélancolie sur la terrasse. Quand elle entra dans le salon, chacun fut frappé de sa douce gaieté, de sa simplicité affable et de sa bienveillante noblesse. Le vieux marquis de Belcamp qui, certes, possédait en matière de bon goût tout ce qui manquait à ses honnêtes administrés, resta littéralement ébloui. Cette jeune femme si merveilleusement belle et à la fois si jolie, ce qui est rare, lui semblait être la grâce personnifiée, l’esprit, la bonté, la franchise, l’incarnation même de tout ce qui séduit et de tout ce qui entraîne.

En conscience, il n’était pas nécessaire de chercher bien loin pour réaliser le rêve qu’il avait fait la nuit précédente. Il voulait enchaîner Henri par l’amour ; celle-là, était l’amour même.

Une chose qui lui plut entre autres, souverainement, ce fut la conduite de milady envers Jeanne, sa protégée. Milady fût d’une exquise prévenance avec tout le monde, mais avec Jeanne, elle alla jusqu’à la tendresse. Il y avait un prétexte : l’accident terrible dont Jeanne avait failli devenir la victime. Lady Frances traversa son salon et se rendit auprès de Jeanne, assise entre Robert et Laurent. Elle prit les deux mains de Jeanne, étonnée et presque confuse ; elle lui dit de ces choses caressantes ou polies, selon l’accent qu’on y met, et son accent fut une caresse. Pendant qu’elle parlait, son regard souriant glissa jusqu’à rencontrer le regard de Robert, et Robert n’aurait point su dire pourquoi son cœur battit si violemment dans sa poitrine.

– J’ai remercié M. le comte, dit Frances en quittant Jeanne, qu’elle embrassa au front comme une enfant, et je lui ai dit, je ne sais pourquoi : Il me semble que vous m’avez conservé une chère petit sœur.

Mais il y eut un moment triomphal, ce fut celui où lady Frances, sur la première ouverture du marquis de Belcamp, accepta, sans façon aucune et avec l’empressement le plus adorable (ce fut l’expression de M. Morin du Reposoir, premier adjoint, l’offre de partager le dîner du dimanche. Tous les dimanches, en effet, le marquis recevait à sa table la société miremontaise. On avait pu espérer milady pour le dimanche suivant ; mais aujourd’hui ! une invitation à brûle-pourpoint ! Le mot du premier adjoint (M. Morin du Reposoir) n’était en vérité, pas trop fort. Adorable ! adorable !

Aussi Mademoiselle enrageait du meilleur de son cœur, et disait à l’oreille de madame Besnard que c’était se jeter à la tête des gens ; madame Célestin eût donné une semaine à prendre sur l’existence de chaque Bondon pour pouvoir mordre un peu à son aise, et Bien-des-Pardons elle-même avouait à madame Chaumeron, qu’un sans-gêne pareil frisait de bien près l’effronterie ; ceci tout bas. Tout haut, ces quatre dignes personnes applaudissaient de bien bon cœur.

On descendit la côte en corps, et lady Frances prit place dans la berline du marquis. Certes, les courtisans de Louis XIV se disputaient bien ardemment l’honneur de monter dans les carrosses du roi, mais jamais faveur capricieuse, accordée indûment à quelque nouveau venu par le soleil de Marly n’excita autant de sourdes jalousies. Ce qui augmentait la rage de ces dames, c’était la lâcheté de ces messieurs. Tous ces messieurs étaient du parti de l’effrontée.

Les jeunes Chaumeron furent dirigées en troupe vers la maison paternelle. Depuis des années, on leur promettait que, si elles étaient bien sages, elles dîneraient au château ; mais elles n’étaient jamais bien sages. Les jeunes Chaumeron n’aimaient pas le dimanche parce que, en l’absence du père, de la mère et de Mademoiselle, la cuisine n’allumait jamais ses fourneaux. Et encore, pendant leur réfection trop frugale, avaient-elles le rêve de toutes les bonnes choses qui couvraient abondamment la table du château.

Les Chaumeron étaient pillards de nature. Le père, outre son franc-parler, avait des poches larges et profondes où il entassait des morceaux de sucre, des fragments de nougat, des biscuits, des gâteaux et même de la croûte de pâté. Madame et Mademoiselle faisaient aussi ce qu’elles pouvaient. Tout cela était emporté pour les enfants qui n’y touchaient pas beaucoup. Les poches vidées formaient le dessert de la semaine.

L’aînée de ces jeunes Chaumeron surnuméraires ne comptait pas moins de dix-sept ans, bien qu’elle fût toujours habillée en bébé. Don Juan Besnard la regardait déjà, malgré les grandes et maigres jambes qui sortaient de ses robes trop courtes. Les autres, partant de là, descendaient selon une proportion régulière, et la plus jeune avait sept ans. Férandeau avait dessiné un fronton pour temple grec qui se composait de deux familles Chaumeron, accolées par le grand bout.

Briquet donnait un coup de main au château le dimanche pour mettre le couvert, aussi son nom était-il gravé en trois endroits sous la table. Aujourd’hui, tout fut en l’air : Pierre, Julot, Anille, Fanchette, et même le jardinier-cocher aidèrent à régler la belle symétrie d’un couvert qui devait réunir le jeune monsieur et une milady d’Angleterre. Madame Etienne souffrait cruellement, croyez-le bien, de voir M. le Marquis entouré d’un si petit monde. Chez son ancienne dame, qui n’était pourtant qu’une médecine, on voyait meilleure compagnie, et c’est à peine si elle avait le cœur de gronder Briquet pour les gorges chaudes que celui-ci faisait des élégances miremontaises.

– C’est l’effet de son inclémence, disait-elle en parlant de son maître, et qu’il ne se corrigera jamais d’être bon comme du gâteau. En outre du surplus qu’il est maire du gouvernement et compulsé à représenter à cause de quoi, vis-à-vis de tous les bourgeois indigènes dans sa commune.

Aujourd’hui elle était fière. Tous les meurt-de-faim de Miremont pouvaient venir, et même les trois fainéants de chez la Touchard, il y avait au moins des bouches respectables. Madame Étienne avait vu la calèche de l’Anglaise devant l’église : à la bonne heure ! Et tout le monde savait déjà qu’elle avait un cuisinier mâle ! Il s’agissait de se dépasser. La cuisine de madame Etienne avait l’air d’un champ de bataille ; la moitié de la basse-cour prise d’assaut et ravagée était là.

Le tournebroche monumental, qui se remontait à l’aide d’un cabestan, déroulait bruyamment son câble ; l’immense marmite chantait à la crémaillère, les casseroles étincelantes gazouillaient sur les fourneaux. Julot et Anille, assis au milieu d’un monceau de plumes, se disputaient et se battaient. On ne voyait partout que volailles piquées, bardées, dépecées ; le hachoir retentissait ; le beurre frit grinçait, et sous cette température sénégambienne, au sein de ce carnage, parmi ce beau désordre, madame Étienne combattait, échevelée mais calme, écarlate mais recueillie. Elle avait dit : « Faut que ce soit un dîner immémorial ! » elle n’en voulait pas avoir le démenti.

Aussi ce fut un beau spectacle quand vingt et quelques convives, y compris M. le curé, et le vieux maître d’école, prirent place autour de la grande table fléchissant sous sa charge. Lady Frances s’assit comme de raison à la droite de M. le marquis. Le comte Henri fit comme madame Étienne, il se surpassa, et son entrain gagna tous les membres de la société. Le repas fut d’une gaieté folle, malgré une indisposition subite mais habituelle de Bien-des-Pardons. Cette adjointe, chargée d’embonpoint, avait en effet la coutume d’attaquer la nourriture avec une telle voracité, qu’elle se trouvait incommodée vers les deux tiers du repas, après quoi elle reprenait sa fourchette pour gagner loyalement son indigestion du lundi.

La garniture Bondon ne se séparait pas : Madame Célestin trônait toujours entre ses deux coraux et se livrait avec eux à un innocent commerce. Elle aimait les champignons, la peau du poulet, les olives et autres douceurs : pendant tout le dîner le Bondon de gauche et le Bondon de droite épluchaient leurs assiettes pour mettre sur la sienne diverses chatteries. Ils mangeaient, du reste, bien mieux encore que l’adjointe, mais ils n’étaient jamais incommodés.

Pour l’appétit, il n’y avait au-dessus des Bondon que les Chaumeron. Les Chaumeron, le père, la mère et Mademoiselle arrivaient à la vertu du gouffre : ils engloutissaient. Vous eussiez étouffé douze hommes dans la force de l’âge avec ce qu’ils fourraient dans leurs estomacs et dans leurs poches. Férandeau leur accordait la faculté attribuée au pélican, dont l’œsophage est la mangeoire de sa famille. Il avait fait une esquisse à la manière antique, où les dix petites Chaumeron fouillaient d’un museau avide ce râtelier donné par la nature.

Le marquis, tout en admirant l’étincelant esprit de sa voisine de droite, qui soutenait avec le comte placé vis-à-vis d’elle, un feu roulant de réparties vives et fines, bataille à laquelle Robert prenait part en tirailleur – n’oubliait pas sa voisine de gauche, qui était notre belle Jeanne. Jeanne mangeait peu et semblait sous le coup d’une impression étrange. Parfois un voile de mélancolie descendait sur la charmante délicatesse de ses traits, parfois sa gaieté naturelle la reprenait comme un accès, et l’on entendait ce doux rire si joyeux, familier ici à toutes les oreilles. Sa pâleur des derniers jours était remplacée par un éclatant vermillon ; ses grands yeux bleus éclataient et languissaient tour à tour.

Ils étaient deux à chercher son regard : Robert et le comte Henri.

Son regard évitait l’un et l’autre.

Germaine, au contraire, à qui Laurent parlait tout bas, n’avait pas assez de ses deux oreilles pour écouter le comte Henri, pas assez de ses deux yeux rieurs, mais naïfs, pour le contempler. Quand, par hasard, elle revenait à Laurent, c’était pour répondre à quelque question mise sur le tapis par Henri. Et quand Laurent, impatienté, lui dit enfin :

– Vous l’aimez donc bien, Germaine !

– Oh ! certes non ! répondit-elle. Il est trop beau trop hardi, trop moqueur.

– Mais il ne se moque de personne…

– C’est égal… Il me ferait plutôt peur.

Laurent soupira ; il y avait de quoi.

À la dernière entrée, le marquis sonna et dit :

– Madame Étienne !

La puissante cuisinière attendait cet appel ; le tablier relevé coquettement, les cheveux repoussés sous sa coiffe bien blanche, les mains propres et le sourire orgueilleux aux lèvres, elle attendait derrière la porte de la salle à manger, après avoir confié le rôti – sur leurs têtes ! – à Julot et à Anille.

C’est une vieille coutume française, et plus d’un parmi nous a pu la voir encore en vigueur dans quelque famille attachée aux usages d’autrefois. Cet usage-là n’indiquait point la défiance comme l’essai préalable du vin et des mets : c’était un bon souvenir de la vie patriarcale.

Le marquis servit une pleine assiette, tandis que le comte versait un plein verre de vin.

– Madame Étienne, dit le marquis au cordon-bleu qui l’écoutait la tête haute et le regard franc, tout le monde ici est content de vous. Goûtez de votre cuisine et buvez à notre santé.

Madame Étienne prit d’une main le verre, de l’autre l’assiette. Sa joue eut fait honte à un plat de tomates. Elle était émue. Elle fit la révérence à la ronde, et sa voix trembla un peu pendant qu’elle répondait :

– En vous remerciant, M. le marquis et M. le comte. Quand on a des maîtres comme il faut, pas vrai, de même que vous qu’êtes la crème et l’écume du bon monde, on fait ce qu’on peut pour être intolérable !

Cela dit, elle fit une seconde révérence et sortit d’un pas fier.

Les Chaumeron suivirent d’un œil jaloux le verre et l’assiette. Avec des poches doublées de ferblanc, les personnes qui emportent pourraient voiturer à la maison des viandes dans leur jus et même du vin.

Au dessert, on porta des santés : celle de Jeanne d’abord, celle de lady Frances ensuite, puis celle de toutes les dames.

Férandeau chanta des couplets, Mademoiselle dit une romance intitulée Rosita ou le brigand calabrais, puis la garniture Bondon se leva tout ensemble pour déclamer la scène d’Iphigénie entre Achille et Agamemnon. Ceci dépassa les bornes du comique et atteignit à la splendeur. Le Bondon de droite était Agamemnon, Achille était le Bondon de gauche. Ils se trompaient souvent, et, quand ils se trompaient, madame Célestin les reprenait avec douceur et fermeté.

Ce fut le bouquet ; on quitta la table pour aller prendre le café au salon de verdure. Le comte Henri, bien qu’il eût l’avantage de la position, ne disputa point à Robert le bras de Jeanne et offrit le sien à miss Temple, comme d’habitude. M. de Belcamp s’était emparé de lady Frances. Il avait aujourd’hui quinze ans de moins.

– J’ai reçu ce matin une lettre de mon père, dit Suzanne à Henri pendant qu’ils descendaient le perron. Il viendra me visiter à son retour de Londres.

– Ah !… fit le jeune comte d’un ton léger, Gregory Temple est à Londres ? Quand est-il parti ?

– Hier au soir.

– Et quand doit-il revenir ?

– Je l’ignore.

Henri lui lâcha le bras, parce qu’on arrivait au salon de verdure.

– Madame, prononça-t-il d’un ton très-bas et qui mit du froid dans les veines de Suzanne, vous avez fait sagement de me prévenir et je vous en remercie. Il se peut que, lors du retour de M. Temple, j’aie la possibilité de me trouver face à face avec lui sans danger pour l’un ou pour l’autre. Le contraire est possible aussi : cela dépend des circonstances. En conséquence, suivant les circonstances, votre rôle en tout ceci sera sujet à changer. Je vous donnerai mes instructions.

Il salua et s’éloigna.

Le vieux marquis avait escorté lady Frances Elphinstone jusqu’à la table rustique où le café était servi. Henri saisit adroitement l’occasion de se glisser entre eux et dit à la jeune femme :

– Il faut que je parle seul à Jeanne.

Frances l’interrogea d’un regard surpris.

– Et il faut que vous ayez un tête-à-tête avec Robert, ajouta Henri.

Le rouge monta aux joues de Frances, qui murmura :

– Comment faire ?

– Dites à mon père que je raconte supérieurement les histoires… Et quand je me serai fait de toutes ces bonnes gens un auditoire… Faut-il vous apprendre que vous êtes femme et délicieusement belle ?

– Non… murmura Frances, je sais cela maintenant.

Puis, acceptant une tasse des mains du marquis, elle désigna du doigt Henri, qui s’éloignait.

– Mon cher voisin, dit-elle, je parie que vous ne connaissez pas tous les talents de M. le comte votre fils ?

– Chante-t-il, belle dame ? s’écria le vieillard. Joue-t-il de quelque instrument ? Nous avons ici un violon et un clavecin du temps de Jean-Jacques, au son desquels nous dansons tous les dimanches. Nous avons même une guitare…

– Il n’a pas besoin de tout cela !… À Londres, il a fait les délices de la saison dernière… Dites-lui seulement de nous conter une histoire.

– Henri ! appela le marquis à pleine voix, en s’éloignant un peu de la table.

Tous les regards le suivirent. Les Chaumeron profitèrent de cette circonstance favorable pour faire leur provision de sucre. Nul ne peut se flatter de connaître à fond le cœur des mères : madame Chaumeron avait plus d’un kilogramme de comestibles dans ses poches. Parmi ces denrées, il y avait un casse-noisette pour Mimi, sa petite dernière.

La pauvre enfant avait depuis longtemps envie d’un casse-noisette. M. Chaumeron eût blâmé cela. C’était un homme sévère, et qui ne prenait jamais de couverts d’argent nulle part.

– Henri, continua le marquis, milady m’apprend que vous avez fait courir tout Londres, ce printemps…

– Avec quoi donc, bon Dieu ! cher père ?

– Jouez la modestie… avec vos histoires…

– Savez-vous des histoires de revenants, M. le comte ? s’écria Mademoiselle ; moi, j’en sais une où l’intendant se déguise en diable pour acheter le château meilleur marché.

– Bien des pardons ! murmura l’adjointe, ces histoires-là sont de méchants contes et me font mal à l’estomac après mon manger. Je ne suis qu’une femme…

– Une histoire de voleurs ! opina la jolie Germaine.

– Savez-vous celle de Cartouche ? demanda madame Célestin.

Et les deux Bondon à la fois :

– Il était fils d’un marchand de vin de la Courtille.

Les langues étaient déliées. Lady Frances reprit :

– Les histoires de M. le comte, personne ne les sait. Elles viennent comme lui de l’autre bout du monde…

– Voyons, fils !

– Je suis prêt, mon père… Je voudrais savoir seulement si vous voulez rire…

– Rire ne ferait pas mal après dîner, remarqua sagement le curé.

– Quelques douces larmes… commença madame Chaumeron.

– Faites-nous peur, M. le comte, supplia Germaine.

Le séducteur Besnard dit à sa mère, après avoir pris toutefois deux tasses de café :

– Ce garçon est assommant : il n’y en a que pour lui ; je vais flâner.

– Ma foi, mesdames, reprit Henri, je ferai du moins preuve de bonne volonté… Justement, pendant que j’étais assis à cette table autour de laquelle tant d’esprit et tant de bon goût se réunissaient à tant de jeunesse et de beauté, je songeais malgré moi que là-bas, en Australie, j’avais fait souvent des repas bien différents… Je partis de Londres, voici bientôt trois ans, avec l’intention de faire un peu le tour du monde. Notre navire fit une voie d’eau considérable par le travers de l’île de Sainte-Hélène, où nous relâchâmes.

– Vous avez-vu Sainte-Hélène !… s’écria-t-on de toutes parts.

– Deux fois, mesdames, répondit Henri.

– Mais Bonaparte n’y était pas encore ?

– La première fois, non… La seconde fois, l’empereur habitait déjà son pauvre ermitage de Longwood.

– Et l’avez-vous vu, Henri ? demanda le marquis.

– Oui, mon père.

M. le comte Henri de Belcamp prononçait rarement des paroles inutiles. Son regard rapide s’assura que celles-ci n’avaient pas été perdues, puisque Robert Surrisy, Laurent Herbet et Férandeau l’écoutaient tous les trois. Il continua comme si de rien n’eût été :

– Cette première fois, Sainte-Hélène appartenait encore à la Compagnie des Indes. J’y arrivai fort souffrant, et je fus soigné dans la maison de sir Edmund Balcomb, négociant anglais, qui plus tard prêta cette demeure même à Napoléon, pendant qu’on installait la résidence de Longwood. La famille de ce négociant était dans la douleur : notre navire, apportant des nouvelles de Londres, apprenait à la malheureuse mère que Percy-Balcomb, son fils, jeune homme de haute espérance, condamné pour crime en Angleterre, avait été déporté à la Nouvelle-Galles du Sud.

J’avais des affaires à la Nouvelle-Galles du Sud, et la reconnaissance me fit promettre à ces braves gens que je ferais tout au monde pour voir leur fils et améliorer sa position. Nous mîmes à la voile et nous primes terre à Port-Jackson après une longue et difficile traversée.

Personne d’entre vous n’ignore, mesdames, que la Nouvelle-Galles du Sud est la partie de la Nouvelle-Hollande ou Australie, colonisée par les Anglais, qui envoient là leurs convicts ou condamnés. Ce n’est pas précisément un paradis. L’administration anglaise fait ce qu’elle peut pour engluer des colons dans les divers États de l’Europe ; elle paye des annonces dans les journaux comme ces pharmaciens qui inventent des pâtes contre le rhume ; elle imprime des livres qui représentent le sol et le climat de ce lointain pays sous les couleurs les plus riantes ; mais, en somme, il ne m’est jamais arrivé de rencontrer un colon australien qui fût content de son sort.

En revanche, les anciens habitants du pays – les noirs – sont chassés à courre dans les bois, comme s’ils étaient des bêtes féroces, sous prétexte qu’ils rôdent sur la terre de leurs aïeux et qu’ils volent ça et là un mouton parmi les immenses troupeaux qui vivent de leurs propres herbages.

Restent les convicts qui sont traités avec une certaine humanité, selon la théorie, mais qui, dans la pratique, subissent la loi du plus déplorable arbitraire. Je pense que mon histoire ne vous paraît pas gaie jusqu’ici, mais il faut à tout récit une exposition, et mon exposition est faite.

Par une journée torride du commencement de l’automne, je fus introduit, vers midi, dans la maison d’été de sir Alexandre Turkey, directeur du pénitencier de Newcastle. J’avais des lettres de recommandation, chose indispensable dans tout pays qui tient à l’Angleterre. En Australie, comme à Londres, un homme qui n’a pas été présenté est en tout semblable à un Irlandais ou à un chien. Le directeur me reçut bien, parce que mes lettres de crédit étaient bonnes, et je lui demandai des nouvelles du jeune Percy-Balcomb qui était dans ses ateliers.

– Ah ! ah ! me dit-il. Très-bien. Percy-Balcomb, parbleu ! un gaillard qui se prétend innocent et qui finira mal ! J’aimerais mieux, voyez-vous, monsieur, une douzaine de francs coquins à tous crins qu’un seul de ces pâles scélérats que vous adorez en Europe et qui sont les héros de vos absurdes tragédies bourgeoises ; me comprenez-vous ? Je préférerais cent meurtriers à un criminel innocent.

– Si cependant la justice avait été trompée… insinuai-je.

Mon directeur haussa gravement les épaules et me demanda si je m’intéressais très-personnellement à ce Percy-Balcomb, condamné par le jury pour avoir, étant caissier dans la maison d’un de ses oncles, soustrait à différentes reprises des sommes considérables. Sur ma réponse affirmative, il prit son grand chapeau de paille et sortit en me priant de le suivre.

C’était un parfait gentleman. Il m’ouvrit sa boîte à cigares et me demanda les noms des gagnans aux dernières courses d’Epsom. Le pénitencier, situé à une demi-lieue de Newcastle, rejoint la câblerie du gouvernement, qui elle-même touche au petit isthme donnant passage à la presqu’île Morris. Celle-ci est une motte de terre oblongue sur laquelle ne croît ni un arbre ni un brin d’herbe ; on y a construit une petite forteresse qui est le dépôt provisoire des récalcitrans.

En traversant l’isthme, mon directeur me fit remarquer deux barrières et deux corps de garde, plus deux lignes de niches à dogues. Il y avait deux garnisons humaines et deux garnisons de chiens pour garder cette langue de sable. La forteresse était située au centre de la presqu’île. Tout autour, le long des grèves, il y avait des guérites et des niches. Le chien, là-bas, est le meilleur ami de l’homme, quand l’homme est geôlier. Tous ces chiens viennent d’Angleterre, pays libre. Ils sont précieux surtout pour la chasse au nègre.

Nous entrâmes dans le fort, qui me parut très-bien entendu, formé qu’il était d’un double logis, abondamment protégé par quatre corps de garde et deux enceintes de remparts en troncs de gommiers. Je demandai à mon directeur pourquoi tout ce luxe de précautions ; il me répondit :

– Les coquins s’échappent tout de même !

Puis il demanda le condamné Percy-Balcomb à un caporal noir qui se promenait dans la courtine, en chemise et jambes nues. Sa chemise, il est vrai, avait sur chacune de ses manches déchirées un large galon de laine, et le caporal portait en outre un bonnet de police. On amena Percy-Balcomb, un beau jeune homme à la figure intelligente et fière, dont le front portait l’empreinte d’un terrible désespoir. J’ai lu dans les livres anglais des diatribes furibondes contre les boulets que traînent nos forçats. Je ne défends pas ces boulets, mais Percy-Balcomb avait des menottes d’acier autour de ses poignets bleuis et son cou était passé dans un carcan. Mon opinion est que les diatribes anglaises sont et seront toujours de mauvaises plaisanteries.

Le directeur me donna fort galamment la permission de parler seul au condamné pendant cinq minutes, montre à la main. Je dis à Percy-Balcomb que je venais de la part de sa mère. Ses yeux se remplirent de larmes. Je lui demandai si je pouvais faire quelque chose pour lui. Il haussa les épaules comme pour accompagner une réponse négative et découragée ; mais en contradiction avec ce mouvement, il me répondit : « Sur le nom de Dieu, je suis innocent, et je préfère la mort aux tortures qui me sont infligées. Si vous êtes l’ami de mon père et de ma mère, je vous prie de tenir un cheval prêt, toute la nuit, dans les buissons, à la pointe sud de la corderie. »

– Cela sera fait, répondis-je tout bas.

Et tout haut j’ajoutai, pour le directeur qui déjà se rapprochait :

– Du courage et de la patience !

Je lui touchai la main et je le quittai.

– Je parie qu’il vous a parlé de son innocence ! s’écria le directeur en passant son bras sous le mien. Un bon garçon vous aurait demandé une livre de tabac et une bouteille de rhum… Je ne peux pas souffrir ces fadasses victimes… Voulez-vous voir l’endroit où John Smith a été forcé par nos chiens ? ce sont de bonnes bêtes.

– Forcé veut-il dire dévoré ? demandai-je.

– Pas tout à fait… Les noirs ont sauvé la carcasse… Ah ! ah ! John Smith était un solide gaillard ou que Dieu me damne ! Il était au cachot pour avoir juré… Connaissez-vous un peu les vieilles-mains de Londres ?

J’avouai mon ignorance.

– Tant pis ! cela vous aurait diverti de savoir que John Smith était le gendre et successeur du fameux Thomas Paddock, du Sharper’s, et qu’il portait, comme lui, le nom de Jean Diable. Cela sera mis dans les journaux d’Europe, et quelque autre vieille-main prendra le nom de Jean Diable… Voilà !

Ce dernier mot était pour m’indiquer un endroit où le sable avait été remué récemment. C’était la tombe de Jean Diable.

– Il avait réussi à passer les corps de garde et les deux enceintes, reprit mon directeur. Il ne lui restait plus guère qu’à se procurer des ailes pour gagner la côte ou franchir la chaussée, lorsqu’il est tombé dans les chiens, Naïu-Dweru, le caporal en chemise, dont nous venons d’admirer la tenue, lui a cassé la tête au moment où ses deux bras et ses deux jambes étaient dévorés… Pauvre John ! Au moins celui-là ne nous assommait pas avec son innocence !

Telle fut l’oraison funèbre de John Smith, vieille-main ou condamné récidiviste, et l’un des porteurs de ce fameux surnom de Jean Diable, si célèbre dans les prisons de Londres.

En revenant, j’examinai avec beaucoup plus d’attention les minutieuses et formidables défenses qui entouraient le dépôt de la presqu’île Morris. C’était la première fois que je voyais Percy, et tous les condamnés sont sujets à jurer de leur innocence. Je ne saurais pas dire pourquoi j’avais confiance en lui, confiance absolue. Il me semblait impossible que ce noble visage pût appartenir à un malfaiteur. Ce sentiment avait sa première origine peut-être dans l’amicale gratitude que je gardais aux Balcomb de Sainte-Hélène ; mais il était déjà plus vif et plus profond que cette gratitude même. Percy occupait ma pensée tout entière ; je me serais volontiers dévoué pour lui. Ce n’est pas trop dire : je l’aimais comme un frère.

Je suis fait ainsi : mon cœur n’attend pas.

Et cependant j’étais presque au regret d’avoir promis mon aide au pauvre Percy, car une tentative d’évasion était ici la mort inévitable.

Mon directeur, enchanté de l’intérêt nouveau que j’accordais à ses barrières, à ses chiens et à ses soldats, m’expliqua complaisamment l’excellence de ce système dont il était l’inventeur. Les chiens lui avaient déjà mangé trois vieilles-mains et n’en avaient que meilleur appétit.

– À moins d’un ballon, conclut-il, mes pensionnaires sont cloués !

Il me quitta pour s’occuper d’un départ de récalcitrants qui devait avoir lieu pour l’île de Norfolk le lendemain, et dans lequel était compris mon pauvre Percy-Balcomb.

Dès neuf heures, ce soir-là, je partis de Newcastle. J’avais acheté, non pas un cheval, mais deux excellents et fort chevaux. Je m’enfonçai dans la campagne en tournant le dos à la corderie. Puis, quand je fus dans cette savane solitaire, plantée de myrtes nains qu’ils appellent là-bas le buisson du thé (teabush), je fis un coude brusque et je me rapprochai du but de mon excursion nocturne. J’étais à mon poste dix heures sonnant, à deux cents pas de la pointe sud de l’enclos de la corderie et à égale distance du rivage. Un petit bois d’acacias me cachait ainsi que mes deux chevaux. J’étais résigné à une longue attente, car nous étions encore loin de l’heure propice à une tentative d’évasion. Dans la nuit noire, je voyais briller les lumières de la presqu’île Morris, et j’entendais même, aux instants où le vent portait, les rires sauvages des soldats noirs mêlés aux aboiements des chiens.

Je les avais vus, ces grands chiens maigres et systématiquement affamés. Il me semblait les apercevoir encore et compter leurs côtes efflanquées. Ces loups allaient-ils, cette nuit souper de chair humaine ?

Le ciel s’était chargé de nuages sombres. Une brise lourde et chaude rabattait du sud-est. Vers onze heures, le premier grand éclair déchira l’horizon. Les lumières étaient déjà moins nombreuses dans la presqu’île.

À minuit, il n’y avait plus de lumières. Chiens et hommes se taisaient. Une pluie torrentielle et brusque comme une douche, perça le clair feuillage des acacias et me baigna en un clin d’œil. En même temps, les ténèbres s’embrasèrent et la foudre éclata dans tout le ciel à la fois. Ce fut un long bruit dont l’écho dura plusieurs secondes. Le silence ne revint pas, car, aussitôt que le roulement du tonnerre s’étouffa, au lointain, des cris d’hommes, des hurlements de dogues, un appel au clairon et plusieurs coups de feu retentirent dans la direction de la presqu’île. Je ne vis pas les coups de feu ; la pluie m’enveloppait comme une nappe.

Il me prit une envie folle de m’élancer au secours de cet être qui était seul contre tant et de si affreux périls. J’aurais cédé à ce désir qui m’entrainait avec une irrésistible violence si l’idée du devoir ne m’eût retenu. J’avais un poste à garder et une promesse à tenir. Au bout de quelques minutes, les fracas lointains qui venaient de la presqu’île allèrent s’étouffant et furent dominés par les bruits plus voisins de la tempête. La mer s’était soulevée instantanément et brisait avec fureur. Ce n’était plus une averse, c’était une trombe qui fondait sur nous.

Le fort semblait être maintenant entre moi et les hurlements de la meute. La chasse continuait sur la pointe de la presqu’île la plus éloignée du rivage. Percy n’avait pas encore succombé.

Une demi-heure se passa. Oh ! combien le silence qui vint fut plus terrible que le fracas lui-même. J’aurais donné de mon sang pour entendre un cri d’homme, un aboiement de chien, un coup de feu, même !

Ce silence, c’était la fin. Les chasseurs cessent de pousser la meute, et les chiens ne donnent plus quand le gibier est mort. Mes deux mains se crispaient sur ma poitrine et comprimaient les battements de mon cœur.

Tout à coup des pas de chevaux sonnèrent sourdement sur le sable. Une troupe de cavaliers passa comme un tourbillon le long des acacias en se dirigeant vers la grève, et j’entendis :

– Il a tué le caporal… il est à l’eau !… Il y a vingt-cinq livres pour qui mettra la main dessus !

La généreuse Angleterre a gardé cette bonne méthode de mettre les têtes à prix.

L’instant d’après, il y avait une ligne noire le long du rivage. L’instant d’après encore, tout un troupeau de chiens, arrivant de l’isthme, se ruait au bord de l’eau.

Je sautai en selle, car, du moment que les dogues étaient en l’air, j’étais, moi aussi, menacé. Je piquai des deux, cherchant à éclaircir l’idée instinctive qui naissait en moi. Il fallait faire à tout prix la place libre à l’endroit du rendez-vous.

Je sortis du bois, tenant un de mes chevaux par la bride et je galopai en droite ligne vers le sud.

Le cordon de soldats ne s’étendait pas au-delà de cinq cents pas. Je l’eus bientôt débordé. Mettant pied à terre alors, j’attachai mes chevaux aux branches d’un buisson, et je descendis en courant vers le rivage. J’avais à ma ceinture les quatre pistolets des deux selles. Je les pris à la main ; j’entrai dans l’eau en faisant un grand bruit, et tout aussitôt je vis la ligne noire s’agiter à cinquante pas de moi. Je fis feu de mes quatre pistolets tour à tour, comme si coups pour coups eussent été rendus. La ligne se rompit de tous côtés ; une minute ne s’était pas écoulée que la foule s’agitait au lieu même ou j’avais déchargé mes armes, appelant les chiens pour prendre la piste.

J’étais déjà à cheval, galopant vers mon bois d’acacias.

J’avais joué sur une chance si faible qu’elle doit paraitre absurde à tout homme de sang-froid. Toute cette manœuvre était calculée pour donner à Percy le loisir d’aborder. Pour que ma ruse fût suivie de succès, il fallait que, par cette mer affreuse, Percy eût pu fournir une forte lieue à la nage, et qu’il fût là précisément à la minute, prêt à profiter d’une diversion qui ne pouvait pas se prolonger. S’il tardait les chiens avaient déjà ma piste ; le temps qui nous restait se comptait par secondes.

Je passai entre le bois d’acacias et le rivage où il n’y avait plus personne, et je criai de toute la force de mes poumons. Les précautions me semblaient désormais inutiles. Je criai Percy ! Percy-Balcomb !

– Chut ! murmura tout près de moi une voix basse et calme.

Je me retournai. Il y avait quelqu’un en selle sur mon second cheval.

– Est-ce vous, Percy ? demandai-je, paralysé par la surprise.

– C’est moi, et que Dieu vous récompense !

D’instinct mes bras s’ouvrirent. Il me pressa contre son cœur, et un instant, à cette heure où les instants étaient sans prix, nous restâmes étroitement embrassés.

– Adieu ! me dit-il en tressaillant aux premiers aboiements de la meute.

Je répondis :

– Partons !

Et les deux chevaux, lancés aussitôt à fond de train, firent craquer les branches des myrtes.

Ainsi, je me faisais, de ma propre volonté, proscrit pour suivre ce proscrit. Quel motif ? je ne sais ; il y a des heures d’entraînement étrange ; l’idée ne me vint même pas qu’il en pût être autrement. J’avais le cœur plein de joie, et j’allais à ces dangers inconnus comme à une fête…

Le comte Henri s’arrêta pour reprendre haleine. Autour de sa bouche si franche et si jeune il y avait un sourire rêveur. Mais sous les cils de sa paupière à demi baissée son regard rapide glissa. Il vit lady Frances qui se perdait au détour du sentier descendant vers le parc. Son cavalier était Robert Surrisy.

XIV

Dîner australien.


Le salon de verdure présentait en ce moment un curieux spectacle. Les auditeurs restaient immobiles à la place même qu’ils avaient prise au début du récit. Personne n’avait bougé, à l’exception de Robert et de lady Frances, dont l’absence passait complètement inaperçue.

Les trois quarts de l’intérêt d’un récit, nous n’avons pas besoin de le dire, sont dans la personnalité même du conteur. Certaines natures bien douées savent prêter un charme suprême à la moindre narration ; nous connaissons tous quelque sorcier de la parole, ayant le don d’émouvoir ou d’étonner, d’attrister ou de faire rire par le seul effet de sa volonté, tirant son drame de lui-même, changeant sa mise en scène d’un regard, rassérénant tout son ciel d’un sourire, maître de son auditoire comme il le serait d’un clavier d’où peuvent jaillir tour à tour la passion, les gaietés et les larmes.

Le comte Henri était un de ces heureux, et le fait qu’il était lui-même le héros de l’aventure racontée ajoutait plus qu’on ne peut le dire à la saveur de son récit. C’était lui qui passionnait l’auditoire parce que le drame vivait en lui.

Toutes les femmes écoutaient, profondément attentives, toutes, y compris même Bien-des-Pardons, qui cependant souffrait des générosités imprudentes dont elle avait comblé son estomac. Madame Besnard, madame Célestin, madame Touchard, madame et mademoiselle Chaumeron étaient tout oreilles. Germaine palissait de plaisir ; Jeanne regardait le conteur, bouche béante, et rougissait parfois en détournant les yeux.

Parmi les hommes, le marquis, aussi enfant que Jeanne ou que Germaine, laissait voir la même avidité naïve. Il admirait et il aimait de tout son cœur. Férandeau s’amusait, mais il ravivait de temps en temps son plaisir à l’aide de quelques petits verres, pris à de bons moments et en manière de ponctuation. Laurent était comme étonné ; il y avait du dépit et de la défiance dans les regards qu’il jetait tour à tour sur Germaine, puis sur Jeanne. MM. Morin du Reposoir et Potel, adjoints, digéraient éveillés ; les deux Bondon dormaient en digérant.

Quand le comte Henri se tut, tout le monde respira bruyamment. Puis il y eut silence. Dans le silence on entendit les ronflements mâles et jumeaux du Bondon époux et du Bondon célibataire. Rien d’étonnant que le sommeil du premier fût tranquille : toujours il avait été vertueux ; mais le second !… il est permis de croire que les désordres de sa jeunesse étaient désormais pardonnés.

– Ah çà, fils, murmura le vieux marquis, un jour ou l’autre, tu me raconteras toute ton histoire, n’est-ce pas ?

– Quand-vous voudrez, mon père.

Le Bondon de gauche dit en rêve :

– 33 ! les deux bossus !

Et le Bondon de droite :

– 11 ! les jambes à mon oncle !

Ils étaient tous les deux amateurs du jeu de l’oie et des plaisanteries ingénieuses qui s’en suivent. Le loto leur était également bien cher. Mais cette fois leurs rêves eurent une fin douloureuse ; les doigts de madame Célestin pincèrent de l’un et l’autre côté : les deux coraux connaissaient ce châtiment ; ils ouvrirent quatre gros yeux sans se plaindre, et tournèrent leurs pouces avec résignation.

Le jeune comte reprit :

Pendant trois mortelles heures, nous entendîmes la meute derrière nous ; le pas de nos chevaux s’étouffait sur le sable inondé par l’averse, de sorte que nous pouvions prêter l’oreille tout en courant. Nous avions sur nos talons une douzaine de soldats de la police blanche et tout un essaim de noirs. L’orage, loin de diminuer, allait en augmentant, et parfois, à la lueur de ces gigantesques éclairs des cieux voisins du tropique, l’horizon tout entier sautait à nos yeux.

Nous allions droit à l’ouest pour sortir des fourrés bas qui gênaient notre marche et gagner les futaies de gommiers. En l’absence des étoiles, nous étions guidés seulement par le vent qui au moment de notre départ soufflait plein sud ; nous le gardions sur notre joue gauche, exposés ainsi à revenir sur nos pas peut-être, pour peu qu’il arrivât un changement de courant dans l’air. Nous n’avions pas encore échangé une parole ; nous sentions nos chevaux solides et ardents entre nos jambes ; nous avions la certitude de gagner du terrain, lentement, mais sûrement. Au bout des trois premières heures, nous atteignîmes un espace complètement découvert, et l’ouragan perça une trouée parmi les nuages. Nous pûmes voir un instant le firmament, et cela suffit pour nous confirmer dans notre route. Nos bons chevaux prirent d’eux-mêmes le galop de course sur ce terrain favorable, et quand nous nous arrêtâmes, après avoir soutenu cette allure pendant trois quarts d’heure environ, tout était silence autour de nous.

Nous fîmes halte : La pluie avait cessé. Nos chevaux burent l’eau des mares et broutèrent l’herbe mouillée. Percy me demanda :

– Est-ce que vous avez aussi des raisons de fuir ?

Sur ma réponse négative, il m’engagea chaudement à retourner à Newcastle pendant qu’il en était temps encore.

– En repassant à Sainte-Hélène, répliquai-je, je veux dire à votre bonne mère que je vous ai embarqué pour l’Europe.

– Qu’ont-ils donc fait pour vous ?… murmura-t-il.

Ce n’était pas le moment de s’attendrir. Je me souviens que je répondis :

– Du bouillon et de la tisane… en route !

Nous rechargeâmes nos pistolets chemin faisant, et chemin faisant, aussi nous soupâmes, car il y avait des provisions dans les valises. Nos chevaux, remis à une allure modérée, ne commencèrent à donner signe de fatigue qu’au petit jour. Le crépuscule nous montrait justement des cultures ou du moins des essais de culture, sur les rives d’un petit étang où se miraient d’assez vastes constructions. C’était une station de squatter ou colon sédentaire. Je fis sauter d’un coup de pied le pêne hors de la serrure de l’écurie, et, en présence du palefrenier épouvanté, j’opérai un troc entre nos deux vaillantes bêtes et les deux meilleurs chevaux du squatter. Le squatter y gagna moitié, mais nous eûmes des montures fraîches et nous fîmes plus de quinze lieux ce jour-là.

Vous ai-je dit comment nous étions ensemble, Percy et moi ? Nous avions à peu près le même âge. Il nous était arrivé dès le matin de ce premier jour de chanter comme des bienheureux et à tue-tête en traversant les mornes solitudes de sable salé. Le pâle jeune homme de la presqu’île avait en vérité changé de physionomie, et sir Alexandre Turkey, directeur du pénitencier, ne l’aurait point aisément reconnu. Il était gai comme moi, car en ce temps j’étais la gaieté même ; comme moi il avait beaucoup voyagé ; nous ne doutions de rien ni l’un ni l’autre, et nous regardions en face d’un œil souriant les dangers de ne voyage impossible. Je ne sais pas si nous eussions voulu être nulle part ailleurs que là où nous étions. Nous nous regardions comme des touristes en caravane voyageant pour leur plaisir, et, par-dessus le marché, nous allions découvrir l’intérieur de l’Australie.

Il y avait là d’immenses étendues de pays inconnu, destinées peut-être à s’appeler un jour la terre de Belcamp ou la Balcombie.

Remarquez-vous que nos noms aussi se ressemblaient un peu. Ils avaient le même squelette, si les grammairiens ont raison de dire que les consonnes sont la charpente osseuse des mots.

Le vrai, c’est que nous nous aimions comme deux frères qui ne se sont jamais quittés. J’étais sûr de l’innocence de Percy bien avant qu’il ne m’eût raconté son histoire. L’étonnante fréquence des erreurs judiciaires chez nos voisins a ce bon côté que tout condamné y garde en quelque sorte le bénéfice du doute ; mais ce n’était pas là que j’allais chercher mes raisons en faveur de Percy. Je voyais son cœur, je croyais à la noble beauté de cette âme bien plus qu’au discernement d’un tribunal quel qu’il fût. Le crime, si habile comédien qu’on le suppose, laisse parfois tomber son masque, montrant alors la tache providentielle, la cicatrice, la ride tout au moins, signe mystérieux mais certain écrit par la main de Dieu, et disant prenez garde. Percy n’avait point de masque.

Un criminel peut être effronté, un criminel peut rire à la face de sa conscience et brayer le remords dans les gaietés factices de l’orgie, un criminel ne peut pas être gai avec calme, gai de cette joie intime qui naît au réveil même et qui fait sourire l’œil encore chargé de sommeil. Percy était gai, Percy avait un réveil joyeux comme les enfants. Je souhaite la conscience de Percy à ses juges.

À l’heure où je vous parle, Percy est libre et réhabilité, et puissant plus qu’on ne l’est ordinairement à son âge ; Percy est à la tête d’une des plus seigneuriales maisons de commerce qui soient à Londres, et les jurés qui l’ont condamné ne lui viennent plus à la cheville. Cela prouve peu, mais vous le verrez bientôt, mesdames, et vous conviendrez avec moi qu’au fond même d’une prison ce franc sourire de chevalier parlait déjà plus haut que la réhabilitation elle-même.

– Nous le verrons, fils ? interrompit ici le marquis.

– Il sait que je suis revenu près de vous, répondit Henri, et sa dernière lettre me disait : « Je prendrai une semaine de vacances tout exprès pour aller embrasser votre père… » Et peut-être m’en voudrez-vous, ajouta Henri en souriant, pour avoir vanté l’heureux et honnête caractère de sa physionomie, car nous nous ressemblons tous les deux… non pas d’une façon romanesque et de manière à être pris l’un pour l’autre, mais assez pour étonner les personnes qui nous connaissent peu, quand on nous voit séparément !… Si Balcomb avait les cheveux blonds ou que j’eusse comme lui les cheveux châtains, la parité serait presque complète, et nous pourrions rivaliser avec les messieurs Bondon de la Perrière.

Il salua madame Célestin, qui, profondément flattée, sourit et caressa du regard les deux pendants dont elle était le centre.

– Est-il marié ? demanda Mademoiselle.

Mais cette question, faite dans un bon motif, ne fut pas entendue.

– Pendant huit jours, reprit le jeune comte, nous allâmes à l’ouest en directe ligne. Nous ne rencontrions pas tous les soirs une station pour y prendre nos relais ; mais Percy avait désormais foi en son étoile. « Il y a des veines dans la vie, disait-il. Dès que je vous ai vu là-bas, j’ai pensé : le bonheur commence. Rien ne nous arrêtera, je m’en porte garant. Nous tomberions dans un gouffre sans fond que nous en sortirions par les antipodes ! »

En effet, le hasard semblait nous guider par main ; s’il y avait une maison, dans ces solitudes, nous y arrivions tout droit et le maître nous disait « Qui vous a enseigné la route ? »

Le neuvième jour, nous trouvâmes chez un squatter du Rhode-Stream, à quatre-vingts lieues de Newcastle, un journal de Sydney qui promettait cent guinées pour la tête de Percy.

Cela nous étonna. Qui donc avait pu faire plus grande diligence que nous ? Le Rhode-Stream est un petit affluent de la rivière Macquarie. Notre squatter nous dit que le journal avait été apporté par une tribu de noirs errants qui avaient ensuite descendu Macquarie. Nous prîmes notre repas à sa table, et nous acceptâmes son hospitalité pour la nuit, afin de laisser aux noirs le temps de s’éloigner. Nous échangeâmes nos chevaux contre les deux meilleurs de son écurie, moyennant dix guinées de retour, et nous partîmes.

Ces deux chevaux-là devaient fournir une terrible carrière !

Nous avions à choisir entre deux voies : couper l’Australie dans toute sa largeur, du sud-est au nord-ouest, pour gagner le port Keats en traversant les terres inconnues ; ou rabattre au contraire vers le sud en évitant la ville de Bathurst, traverser la rivière Macquarie, et atteindre le Lachlan qui devait nous mettre dans la rivière Murray et nous conduire à Adelaïde. Nous nous arrêtâmes à ce dernier parti, et nous commençâmes notre voyage avec nos valises complétement ravitaillées, le cœur léger, la chanson aux lèvres. Nous pensions que la tribu errante devait être loin déjà derrière nous. Dès ce premier jour, cependant, nous vîmes au loin, dans le bush, des colonnes de fumée, blanches sur le ciel plombé. Nous poussâmes nos montures ; ces tribus vont à pied ; nous devions les gagner de vitesse. Il en fut ainsi en effet : nous traversâmes la Macquarie à quinze ou vingt lieues de Bathurst sans être, inquiétés, et nous ne vîmes pas l’ombre d’un noir ; mais tous les matins à notre réveil, nous pouvions apercevoir au loin derrière nous cette fumée qui semblait nous poursuivre.

Il devenait évident pour nous que les noirs étaient sur notre piste. Nous avions nos pistolets et des munitions en abondance. Tant que nos chevaux pouvaient nous porter, la bataille était soutenable et la victoire possible.

Mais nous devinions bien que ces coquins de nègres attendaient précisément l’heure où nos chevaux ne pourraient plus nous porter.

Celui de Percy tomba, le cinquième jour après notre départ de la station du Rhode-Stream. Nous avions traversé, depuis quarante-huit heures, un espace de trente lieues sans rencontrer un brin d’herbe. Percy monta en croupe derrière moi avec sa valise, et ma brave bête marcha encore deux jours sous ce double fardeau. Nous l’ensablâmes quand à son tour elle tomba, et nous continuâmes notre route chargés de nos valises. Nous pensions être près du Lachlan, où déjà bon nombre de stations s’établissaient.

Le lendemain, vers le soir, comme nous nous arrêtions, accablés de fatigue et aussi de faim à la lisière d’un bouquet de pins, je me retournai par hasard et je vis des points noirs qui se montraient dans la plaine de sable. Je les montrai du doigt à Percy, qui me dit en riant :

– C’est notre veille d’Austerlitz ! Nous nous battrons demain. Cherchons un bon lit pour dormi.

Il restait une demi-heure du jour environ : Nous savions que nous n’avions aucun risque à courir pour la nuit, attendu qu’on ne peut suivre une piste après le soleil couché : Au lointain, vers le Sud, nous apercevions une ligne noire qui nous annonçait les gommiers et par conséquent le voisinage de l’eau.

Nous attendîmes la brune, et, malgré notre fatigue, rechargeant nos valises, nous prîmes notre course vers la futaie. Deux heures après nous étions sous une voûte trois fois haute comme celle de la plus haute cathédrale. Nous nous arrêtâmes au pied d’un gommier géant dont le tronc lisse et brillant n’aurait pu être embrassé par six hommes.

– Si nous étions une fois sur la tête de ce monstre, me dit Percy, nous pourrions soutenir un siège contre tous les noirs de l’Australie !

Je sortis de ma valise une paire de gants d’acier, munis de leurs griffes, et une paire d’ergots avec leurs courroies. J’avais acheté ces objets à Sydney dès mon arrivée ; par l’idée que j’avais de tenter une excursion à l’intérieur. Je bouclai mes éperons d’abord, puis je me gantai ; trois minutes après j’étais à cheval sur la première branche, à quatre-vingt-dix pieds de terre. Je laissai tomber mes engins sur le sable, et Percy me rejoignit.

À l’endroit où les maîtresses branches du gommier sortaient du tronc, il y avait des aisselles profondes, assez larges pour coucher un homme tout de son long en travers. Nous soupâmes hélas ! du reste de nos provisions ; et nous nous endormîmes paisiblement sur des matelas faits de nos manteaux.

Le lendemain, à notre réveil, dans le large cercle où l’ombrage de notre gommier étouffait la végétation, nous vîmes grouiller une foule noire. Il faisait grand jour. La tribu avait suivi nos traces. Ils étaient au moins deux cents hommes, femmes et enfants. Ils avaient une vingtaine de chiens pelés, maigres, malades, mais plus hauts sur jambes que des loups, et dont l’aspect indiquait une terrible férocité.

Les noirs nous aperçurent au moment où nous nous penchions sur nos balcons pour les examiner avec curiosité : ils se mirent à parler tous à la fois et ceux qui avaient des arcs nous visèrent ; une flèche vint se nicher à quelques pouces au-dessus de ma tête. Mais le danger n’était pas grand : dès que nous le voulions, la saillie de nos branches nous protégeait. D’ailleurs nous étions encore à plus de quarante pieds du sommet de l’arbre, dont le faite nous offrait un abri assuré.

Mon premier soin, en débarquant à Port-Jackson, avait été d’étudier la langue indigène. Je comprenais parfaitement tout ce que nos noirs disaient. Ils venaient de loin ils avaient traversé les montagnes Bleues à notre intention ; ils parlaient d’argent et disaient ce mot en anglais (money). C’étaient des sauvages en train de se civiliser, puisqu’ils comprenaient déjà qu’il est bon de vendre pour une poignée de livres sterling le sang de deux créatures humaines. Ils se promettaient de revenir à Sydney avec nos têtes, et d’acheter pour cent livres de brandy.

Nos têtes, mesdames, qui vous semblent probablement fort compromises, n’étaient pas cependant si faciles à couper que cela. Il y avait bien le blocus, qui par tous pays est une chose terrible contre une garnison dépourvue de vivres ; mais ici les assiégeans étaient menacés aussi de la famine, et nous avions nos armes à feu.

– Je vois là à peu près trente gaillards, me dit Percy après avoir fait le compte des combattants de la tribu. Combien y a-t-il de coups dans les poires à poudre ?

– Le double, répondis-je, plus une quinzaine de cartouches qui sont au fond de ma valise.

– C’est deux fois et demi plus qu’il n’en faut, murmura Percy ; êtes-vous bon tireur, Henri ?

Les noirs avaient allumé leur feu et dansaient tout à l’entour, fêtant par avance le brandy qui devait nous coûter si cher.

Outre les trente guerriers, la tribu se composait d’une vingtaine de vieillards, de cinquante ou soixante enfants, d’une quarantaine de femmes jeunes et vieilles, et d’une classe d’individus toute spéciale à l’Australie, que les Anglais appellent des cripples ou infirmes. Ces infirmes sont des malheureux qui ont un ou plusieurs membres horriblement décharnés et desséchés, tandis que le restant de leur corps peut garder un état de santé parfaite. D’autres, au contraire, portent sur leurs jambes maigres des torses monstrueux et des bras dont le développement atteint des proportions fort extraordinaires. Les médecins anglais n’ont pas encore reconnu la nature de ces deux affections, que les noirs, aussi savants qu’eux, attribuent à la vengeance des esprits de l’air.

Les infirmes jouissent en général dans leurs tribus de cette influence que certaines contrées primitives de l’Europe accordent aux fous et aux idiots, ces autres victimes d’un châtiment surnaturel.

Je répondis à Percy que je croyais être sûr de mon coup, malgré le désavantage de notre position, car le tir selon la ligne verticale est le plus malaisé de tous.

– Eh bien ! Henri, me dit-il avec un sourire forcé, auriez-vous le courage de coucher tous ces pauvres diables au pied de l’arbre !

– Ma foi ! Répliquai-je, je comprends votre pensée et j’admire votre humanité, Balcomb, mais j’ai autre chose à faire ici-bas que de vendre ma peau pour acheter de l’eau-de-vie à ces brutes… je consens à attendre la faim qui fait sortir le loup du bois ; mais ils ne m’auront pas sur cet arbre, je vous le promets !

– Au diable votre arbre ! s’écria mon compagnon avec colère. S’il s’agissait de se battre corps à corps, comme des hommes, je ne ferais pas de sensiblerie.

Des coups de hache qui retentissaient contre le tronc lui coupèrent la parole. Le bois du gommier est dur et très-résistant. Nous crûmes d’abord qu’ils essayaient d’abattre l’arbre, entreprise qui eût demandé plus d’une semaine. Mais ils prenaient seulement de larges pièces d’écorce pour former les toits de leurs tentes. Ce travail dura une heure environ, après quoi leur camp fut établi. Un feu était allumé devant chaque hangar ou tente. L’heure du repas venait ; leur cuisine commença.

Il n’est pas au monde de contrée où la terre soit plus avare de productions comestibles. À part les kanguroos, qui vont diminuant sans cesse, les chiens sauvages ou dingoes, les écureuils, les opossums, quelques espèces de singes, les perroquets et de rares oiseaux d’eau les forêts sans fin de la Nouvelle-Hollande n’ont pas de gibier : le sol ingrat, couvert partout de myrtacées, grands, moyens et petits, ne donne naissance à aucun légume sauvage ; les buissons produisent des baies qui sont du bois, les arbres eux-mêmes, cette splendide générosité de Dieu, les arbres ont des fruits qui sont des pierres !

Cependant notre espoir de voir nos assiégeants pris par la famine fut cruellement trompé. Chaque feu, réduit à l’état de foyer ardent, fut couvert de larges et belles tranches de viande qui semblaient coupées dans un animal de grande taille. Le fumet de ces grillades montait jusqu’à nous et n’était pas sans aiguillonner notre appétit naissant. Les coquins avaient déterré mon cheval, et tous ces bifteks qui chantaient, frémissants sur les charbons, étaient ma propriété.

Il y avait un infirme immédiatement au-dessous de moi. Sa tente se composait d’une femme à cheveux hérissés et de trois enfants qui rampaient comme des lézards autour de lui. Ses bras, affectés d’enflure, étaient gros comme des tuyaux de poêle, et ses jambes étiques ressemblaient à deux fléaux. Il avait avec cela une belle tête régulière et un admirable torse d’athlète. Cet homme avait pour sa part cinq morceaux de mon cheval, qu’il mangea de bon appétit, jetant brutalement les os à sa femme et à ses enfants, qui les rongeaient pour les rejeter ensuite aux chiens maigres, dont les yeux sanglants dévoraient les foyers pétillants sous la graisse.

C’était ainsi dans tous les hangars. L’homme mangeait tout ; il donnait le reste à sa famille, qui octroyait le surplus aux bêtes.

Le repas du reste ne se composait pas seulement de viande de cheval ; on y joignait le produit de la chasse, qui consistait en deux dingoes réduits à l’état de squelette, une douzaine de perroquets, un panier de petits batraciens semblables à nos crapauds, plusieurs jattes de vers de terre tout vivants, des couleuvres, des scorpions et un chapelet de magnifiques araignées. Ces dernières friandises étaient mangées crues, et même vivantes, car nous pûmes voir les longs vers de terre se tordre dans les bouches comme autant de macaronis animés. Les femmes n’avaient point de tout cela. Notre voisin l’infirme, gastronome de première force, avala voluptueusement, pour son dessert, toute une brochette de grosses chenilles velues. Sa femme le regardait avec des yeux de louve, morte de faim.

Après le repas, on dansa encore, puis l’on se battit. Il y eut un combat acharné surtout entre deux invalides, pour une bouchée de mon cheval. L’un d’eux, un cripple, je me souviens de ce détail horrible et burlesque, eut la jambe cassée comme un bâton de bois sec. Le morceau tomba et fut aussitôt dévoré par les chiens affamés.

Les drôles ne s’occupaient pas du tout de nous, et semblaient comprendre parfaitement qu’il ne s’agissait que d’attendre. Vers deux heures après midi, ils nous envoyèrent une volée de flèches, et s’étendirent les pieds au feu pour faire un somme.

Percy me dit : « J’ai faim et je vais aller à la chasse. »

Il monta. Je le suivis de branche en branche, désireux de connaître au moins l’étendue de notre domaine. En arrivant au sommet de l’arbre, qui faisait plate-forme au-dessus de ses voisins, car le hasard nous avait placés sur le doyen de la forêt, un spectacle inattendu s’offrit à nos yeux. Nous étions tout au plus à quatre cents pas du Lachlan, dont le lit, grossi par les pluies, roulait impétueusement ses eaux noirâtres. La futaie coulait le long des bords, épaisse d’un demi-mille tout au plus. À un mille vers le sud, le Lachlan faisait un coude brusque et se perdait derrière une colline. À droite de ce coude, le bois avait été éclairci de main d’homme, et l’on apercevait d’assez vastes constructions, dont les nombreuses cheminées fumaient.

Une demi-heure de plus la veille, et nous aurions été sauvés !

Sauvés des noirs, du moins, car les habitants de cette station auraient peut-être trouvé bon, eux aussi, de gagner la récompense de cent livres.

Pendant que je regardais cette demeure dont nous étions à la fois si près et si loin, un coup de pistolet tiré presque dans mon oreille faillit me faire dégringoler du haut en bas de l’arbre. Un cri de triomphe poussé par Percy suivit le coup de pistolet, tandis qu’une clameur diabolique s’élevait du camp réveillé en sursaut.

Percy venait de tuer au gîte, dans le trou d’une grosse branche, un oppossum de la plus grande espèce, qui devait peser presque autant qu’un lièvre. Le bois mort ne manquait pas autour de nous. L’oppossum fut dépecé à l’aide de mon couteau de chasse, et l’instant d’après il rôtissait devant un bon feu, allumé dans l’aisselle d’une branche verte. C’était à notre tour de dîner, ce que nous fîmes d’un vaillant appétit. Après quoi nous nous mîmes au balcon pour fumer notre cigare.

Il y avait un terrible remue-ménage au pied de l’arbre, que la hache attaquait de tous côtés. Les noirs essayaient d’entailler le tronc pour former une sorte d’échelle et tenter sans doute l’escalade. Au milieu du désordre on tenait conseil, et notre voisin, l’infirme mangeur de chenilles, criait à tue-tête que si on nous laissait languir nous perdrions tout notre beurre.

Les noirs d’Austrasie appellent beurre la graisse humaine, principalement celle qui entoure les reins. Ils ne sont pas anthropophages, du moins le plus grand nombre, mais ils se servent de ce beurre pour oindre et frictionner leur corps, dans la croyance où ils sont que toute la vigueur du mort passera en eux par cette pratique et doublera leur propre force.

L’escalade fut tentée ce soir-là même. Une douzaine d’hommes essayèrent de monter tous à la fois, embrassant l’arbre à l’aide de cordes et portant leurs longs épieux entre les dents ; mais nous n’eûmes pas même besoin de nos pistolets pour repousser cette naïve attaque : deux perches de bois vert nous servirent de lances, et nous fîmes descendre les assaillants plus vite qu’ils n’étaient montés. Je crois que si nous avions cassé une demi-douzaine de têtes, les autres se seraient retirés ; mais ces misérables créatures nous inspiraient un dégoût mêlé de pitié. Pour ma part, je visai vingt fois sans pouvoir me résoudre à presser la détente de mon pistolet.

Nous avions du temps devant nous. Les pluies récentes avaient laissé de l’eau dans tous les trous de notre gommier, et la moitié de l’oppossum nous restait pour le lendemain. La nuit venait ; nous étions sur le point de reprendre nos lits de la veille, lorsqu’une odeur particulière attira notre attention : l’odeur du bois vert qui brûlait. Je me penchai ; je vis que les noirs employaient une tactique nouvelle, et redoutable celle-là. Ils avaient amoncelé du bois sec autour du tronc, ils essayaient évidemment d’incendier notre asile. Pour certains arbres résineux, c’eût été l’affaire de quelques heures ; pour d’autres, comme le chêne de nos pays, cela aurait demandé plusieurs jours, étant donnée l’énorme grosseur du tronc. Le gommier peut être placé entre ces deux essences ; à mon estime nous en avions pour vingt-quatre heures.

L’hésitation n’était plus permise : il fallait empêcher à tout prix l’alimentation du brasier. Nous tirâmes en même temps, Balcomb et moi, et deux noirs, touchés au sommet du crâne, s’affaissèrent comme si la foudre les eût frappés. Les autres disparurent en un clin d’œil, et, du fond de l’ombre, dans le bois, le cri de mort, lugubre et long comme une voix de bête féroce, retentit pendant plus d’une heure. Au bout de ce temps, les femmes des deux morts vinrent chercher les cadavres, qu’elles traînèrent par les cheveux en hurlant ; puis l’hymne de deuil recommença.

Mais le brasier ne s’éteignit point, les petits enfants venaient y jeter des brassées de bois mort. Nous ne pouvions pas faire feu sur les petits enfants.

Vers minuit, je pus voir en me penchant que l’écorce de l’arbre était à peine entamée, mais il y avait à l’intérieur du tronc un travail menaçant et sourd. Nous entendions en quelque sorte le géant du règne végétal se plaindre au-dedans de ses entrailles, tordre ses fibres desséchées et suer son agonie.

J’ai dit le mot : La branche où j’étais devint moite et gluante ; le tronc rendait de grosses gouttes de gomme semblables à des pleurs. Il y avait de longs soupirs qui sortaient des fissures, et les lambeaux d’écorce gémissaient en se détachant.

Un peu avant le lever du jour, il y eut un craquement à la racine même, et nous sentîmes nos couches qui frémissaient.

Je criai dans le langage des noirs :

– Je vais tuer les enfants s’ils approchent.

Les petits s’enfuirent : les hommes voulurent les forcer à reprendre leur besogne, les femmes défendirent les enfants. Nous vîmes des corps de femmes couchés sur le sable quand l’aube se leva. Vers midi, le tronc prit feu sérieusement, l’écorce flamba. Nous mangeâmes le reste de notre oppossum, puis nous tînmes conseil. Il n’y avait que deux alternatives : se laisser griller comme des côtelettes ou tenter un carnage général.

Nous regardions nos pistolets d’un air sombre, et déjà nos mains crispées en serraient les crosses, lorsque tout à coup je vis l’œil de Percy-Balcomb qui brillait. Je suivis la direction de son regard, qui se fixait sur une maîtresse branche dont la projection presque horizontale avait la longueur d’un de nos plus hauts peupliers d’Europe. Sur la branche, il y avait un opossum, la femelle de celui que nous avions tué la veille, sans doute.

– Nous n’aurons pas le temps de manger celui-ci, Balcomb ! dis-je en riant du bout des lèvres.

Il mit son doigt sur sa bouche.

Mon rire s’en alla, et j’eus le frisson parce que déjà je comprenais sa pensée. Nous restâmes tous deux parfaitement immobiles.

L’opossum savait qu’il n’avait rien à craindre de ceux qui étaient en bas, à cent vingt pieds de lui. Dès qu’il nous vit sans mouvement, il se glissa le long de la branche, gracieux et léger comme un oiseau. De la branche il passa au tronc, dont il atteignit le sommet en un élan. Nous voyons sa queue ondulante, pendant que son museau disparaissait dans le trou qui était son nid. Nous entendîmes un petit cri, puis le charmant animal redescendit, vif et inquiet cette fois. Il fit le tour du tronc, il regarda en haut, en bas, il poussa son cri plaintif et plus doux, puis encore il reprit sa branche, nous montrant le chemin du salut, à nous qui lui avions tué son ami !

J’ai dit : j’eus le frisson. L’espoir perdu qui renait contre toute attente fait frissonner comme la terreur. Elle était bien étroite et bien difficile la route que nous montrait l’opossum, et, certes, en fait de voie praticable, on ne peut conclure de l’écureuil à l’homme ; cependant nous suivîmes tous les deux avec une attention avide la retraite du petit quadrupède, et quand il sauta, du bout de la branche dans le gommier voisin, à cinquante pieds du tronc, nous échangeâmes un regard.

C’était tout un plan d’évasion qui surgissait. Il y avait peut-être cent contre un à parier contre la réussite de ce plan, mais nous n’étions pas à cela près.

Il fallait attendre la nuit. À dater de ce moment jusqu’au soir notre arbre subit les différentes phases de l’incendie. La plupart de ses racines éclatèrent, rendant un bruit semblable à la détonation d’un mousquet ; le tronc se fendit à plusieurs reprises et à diverses hauteurs. Il restait ferme encore sur sa base, mais il devait être mort déjà, et les feuillages flétris pendaient autour de nous. Nous ne pouvions plus voir sa base amincie au-dessus de laquelle l’endroit où l’action du feu s’était arrêtée formait comme un bourrelet circulaire ; nous étions néanmoins certains que l’incendie faisait des progrès rapides, car les noirs ne prenaient plus la peine d’alimenter le foyer. Le tronc devait brûler de lui-même et comme un tison profondément pénétré. Les noirs, rangés en cercle, montraient leurs visages attentifs aux rouges reflets du brasier. Ils attendaient la catastrophe. Évidemment ils l’espéraient prochaine.

À la brune, les infirmes, les femmes et les enfants se retirèrent sous un autre arbre, emportant leurs ustensiles. Les tentes furent abattues et replantées à quelque distance. La nuit commençait à être noire. Un pétillement se fit, et nous vîmes sortir du tronc une énorme gerbe d’étincelles au choc d’une bûche que l’un des noirs venait de lancer. Un cri de joie monta jusqu’à nous, et nos ennemis, hommes, femmes, enfants, réconciliés par l’approche de la fête, se mirent à danser une ronde infernale autour du foyer.

C’était le moment. Nous échangeâmes en silence une poignée de main, et nous resserrâmes nos ceintures, où nos pistolets chargés étaient passés. Chacun de nous prit un gant à griffes et un brodequin à ergots. Nous avions eu le temps pendant les dernières heures du jour, de graver dans notre mémoire la forme de la branche qui devait nous servir de pont : j’en aurais pu dire, pour ma part, toutes les courbes et tous les nœuds, depuis sa sortie du tronc jusqu’au moment où elle allait se perdre parmi les branches de l’autre gommier. Une seule chose restait impossible à calculer, c’était le degré de force que pouvait avoir ce pont, soutenu d’un seul côté, à quarante ou cinquante pieds de son attache.

Supporterait-il le poids d’un homme ? Telle était la question que le passage de l’opossum ne pouvait nullement résoudre. Le fait certain, c’est qu’on ne pouvait sans folie le charger du poids de deux hommes. Je montai seul sur la branche. Il faisait maintenant une obscurité complète, et les lueurs du foyer, masquées par le renflement du tronc, ne venaient point jusqu’à nous. Je me glissai doucement le long de la branche, qui durant l’espace d’une trentaine de pieds resta inflexible sous mon poids. J’avançais avec des précautions infinies ; les noirs n’avaient nul soupçon de ce qui se passait au-dessus d’eux.

À quarante pieds du tronc, je sentis la branche s’incliner. Un pas de plus, et je me trouvai dans le rayon de lumière du foyer. C’était quelque chose d’effrayant à voir. L’arbre était maintenant creusé circulairement, et son tronc miné se relevait en une voûte qui brûlait rouge comme une fournaise. Les noirs lançaient de loin des morceaux de bois sec qui prenaient feu aussitôt et flambaient dans cet ardent brasier.

Un pas encore, la branche frémit, dégageant ses rameaux enchevêtrés dans les rameaux supérieurs. Cela fit peu de bruit, parce que les feuillages étaient flétris mais non pas encore secs. J’étais à environ six pieds, en ligne horizontale, d’une assez grosse branche appartenant à l’arbre voisin ; en ligne verticale, la distance était de douze à quinze pieds. J’hésitai, car le diamètre du pont tremblant qui me soutenait diminuait dans une progression rapide ; j’aurais pu déjà l’entourer de mes deux bras. D’autre part, tenter un saut ou même un mouvement brusque, c’eût été éveiller à coup sûr l’attention de toute la tribu. Je continuai de ramper. La branche, flexible et solide, s’abaissa, graduellement, diminuant la distance dans les deux sens, et je pus mettre le pied sur l’arbre voisin sans qu’un seul noir eût levé la tête.

Le signal était convenu entre Balcomb et moi : j’imitai le cri faible et plaintif de l’opossum, et je me glissai aussitôt après jusqu’au tronc du second arbre. J’étais ainsi à une quarantaine de pas des derniers noirs, et le gros de la bande se trouvait éloigné du triple, parce que le nouveau camp s’élevait dans une direction diamétralement opposée.

Au cri de l’opossum, aucun noir n’avait tourné la tête de mon côté, mais plusieurs étaient restés immobiles et droits comme des statues d’ébène. Ils attendaient que le cri se renouvelât. Personne n’ignore la subtilité exquise des sens de l’homme à l’état sauvage ; je ne me faisais pas illusion, l’attention de nos ennemis était éveillée, et la tâche de Balcomb devenait bien autrement difficile que la mienne.

Au bout de cinq minutes, mon oreille perçut le bruit presque insaisissable que mon compagnon d’aventures faisait en rampant sur la branche. Ceux d’entre les noirs qui s’étaient mis en arrêt comme des chiens flairant un gibier ne tournèrent pas plus la tête de son côté qu’ils ne l’avaient fait du mien. Il me sembla voir seulement leurs grandes oreilles se dresser sous leurs chevelures hérissées. L’infirme, dont la tente était la plus voisine de notre gommier avant l’incendie, prononça tout bas quelques mots que je ne pus entendre. Dix guerriers s’élancèrent vers le camp, où ils prirent leurs épieux et leurs massues. Je les vis disparaître sous bois dans une direction oblique. S’étaient-ils trompés sur la nature du bruit ? Allaient-ils pousser une reconnaissance au loin ? La ligne qu’ils suivaient les éloignait de moi au lieu de les en rapprocher.

Après leur départ, le camp reprit son aspect accoutumé : les hommes vautrés autour du feu, les femmes occupées sous les tentes, les chiens rôdant çà, et là. Les chiens, selon moi, étaient nos plus dangereux ennemis.

La branche qui m’avait servi de pont s’inclina peu à peu. Je sentis trembler celle où j’étais et je vis bientôt une forme sombre glisser vers moi en rampant.

– Il y en a une dizaine de partis pour je ne sais où, me dit Balcomb qui m’arrivait sain et sauf. C’est autant de moins, profitons du moment.

Je lançai un dernier regard au camp. En apparence, tout y était calme. S’il se fût agi d’Européens, j’aurais gagé volontiers pour la réussite de notre projet hasardeux. Mais s’agissait de sauvages d’Australie, plus fins limiers que leurs chiens affamés eux-mêmes. Et l’immobilité de ce coquin d’infirme, notre ancien voisin, avec ses jambes étiques et ses bras d’éléphant, avait pour moi quelque chose de menaçant.

Il n’était pas l’heure d’hésiter. Nous bouclâmes nos ergots nous gantâmes un gant chacun, prenant nos couteaux dans l’autre main pour nous en servir comme d’un troisième point d’appui, et nous entamâmes résolûment la portion la plus difficile de notre œuvre. Quoique beaucoup moins gros que notre premier gommier, celui où nous étions maintenant avait encore le tronc assez large pour nous faire écran à tous deux, et nous pûmes opérer notre descente de conserve. L’opération, par elle-même, était d’une incroyable difficulté. D’ordinaire, en effet, on enfonce d’un coup sec la griffe du gant et l’ergot du brodequin : cela nous était défendu ; nous devions faire mordre l’acier par une pression lente, qui nécessitait des efforts épuisants, et, en outre, comme un de nos pieds restait désarmé, notre corps menaçait de tourner à chaque mouvement. Nous ne gardions, en vérité, l’équilibre que par un miracle de volonté. Tout allait bien, cependant ; nous avions fait plus de la moitié du chemin quand Balcomb me dit :

– Qu’y a-t-il donc sur le sable, au-desssous de nous, Henri ? J’abaissai mon regard et je vis des objets sombres que j’aurais pris pour des pierres, des mamelons de mousse ou des mottes de terre, s’il y avait eu à cent lieues à la ronde une pierre, un brin de mousse ou un atome de terre. J’eus froid jusque dans la moelle de mes os, et si jamais en ma vie j’ai ressenti pleinement l’angoisse de l’épouvante, c’est à cet instant. Ces masses sombres étaient les dix noirs qui avaient fait un détour sous bois et qui nous attendaient.

– Ce sont des buissons, répondis-je pourtant. Allons toujours.

Il est des instants où la certitude même de la mort est préférable au prolongement du supplice. L’idée de remonter ne me vint pas.

Qu’eussions-nous gagné d’ailleurs en remontant ? Dans nos forêts les plus solitaires, gagner du temps peut-être un bien, il y a toujours à espérer un secours. – Mais là, malgré la proximité d’une station européenne, le sable qui était au-dessous de nous n’avait sans doute jamais gardé l’empreinte d’un pied chaussé. L’herbe manquait ; les colons n’avaient que faire ici.

Nous eussions gagné deux autres nuits et une autre journée de martyre, car les noirs auraient recommencé l’épreuve du feu et le miracle de l’opossum ne se serait pas renouvelé pour apaiser la révolte de nos estomacs aux abois.

Il fallait jouer le tout pour le tout et mener à fin cette partie désespérée. Je pris l’avance sur Balcomb. Arrivé à vingt pieds du sol, je me tins ferme avec ma main gauche qui avait le gant d’acier, je plantai mon couteau de manière à soutenir mon genou et je pris à ma ceinture un de mes pistolets que j’armais avec mes dents. Au bruit, Balcomb s’arrêta.

– Tenez-vous ferme, Percy ! lui criai-je à pleine voix tandis que, je visais de mon mieux une des masses noires ; soyez prêt à sauter.

Je fis feu. Au même instant, je me sentis piqué à l’épaule, à la cuisse et aux reins. Tout autour de moi, des épieux tremblaient, enfoncés dans l’écorce du gommier.

Le noir que j’avais visé bondit sur lui-même et retomba à plat ventre. Ma balle lui avait touché le cœur. Les autres, comme c’est leur constante coutume, – et j’avais compté là dessus, – avaient déjà disparu derrière les troncs voisins. Les sauvages australiens, comme la plupart des peaux rouges de l’Amérique du Nord, abandonnent le terrain dès qu’il y a mort d’homme de leur côté. La bataille est pour eux une surprise.

Nous atteignîmes le sol presque en même temps, Balcomb et moi. Je ne sentais pas mes blessures en ce moment, et ma joie d’avoir un terrain ferme sous mes pieds était si grande, que je pensais disperser nos ennemis comme une volée de mouettes. On ne voyait plus une âme autour du feu : hommes, femmes, enfants, infirmes, avaient disparu comme par enchantement. Je m’assis pour déboucler mon brodequin qui gênait ma marche ; Balcomb en fit autant. J’eus le temps de recharger mon pistolet. Balcomb passa son gant d’acier à sa main gauche et nous prîmes position contre l’arbre.

Le cri de mort retentit à cent cinquante pas de nous, sous le couvert. Au moment où les hommes entonnaient cette sorte de mélopée monotone qui est leur chant d’adieu, une flèche se ficha dans l’écorce du gommier entre mon bras droit et ma hanche.

– Les voilà ! me dit en même temps Balcomb qui veillait dans la direction opposée.

Ils venaient, en effet ; une nuée de projectiles les précédait ; ils venaient de tous côtés à la fois, tenant en laisse avec des cordes d’écorce leurs chiens, qu’ils battaient pour leur donner la rage. Le choc aurait dû dix fois nous écraser ; mais, je le répète, il y a chez ces pauvres êtres une timidité qui dépasse leur férocité même. Les chiens ! voilà des ennemis ! Les chiens furent lâchés à dix pas de nous, tandis que les noirs balançaient leurs épieux et brandissaient leurs courtes massues. Sans nos gants d’acier, les chiens nous auraient vaincus, je le crois ; mais nous étions des hommes avec des griffes de lion. Nous fûmes blessés, nous fûmes mordus, je sentis plus d’une fois sur ma bouche l’haleine fétide de ces horribles animaux. Mais nous leur arrachions la langue avec nos ongles de fer ou bien nous les poignardions de la main droite, pendant que notre gauche enfonçait ses griffes dans leur gorge. Nous tuâmes cinq chiens et quatre hommes à cet assaut. Les quatre hommes tombèrent à distance sous les balles de nos pistolets. Je reçus deux épieux dans la poitrine.

Nous rechargeâmes à la hâte, Percy était moins grièvement blessé que moi. Je perdais beaucoup de sang et je sentais venir la faiblesse. En bourrant mon second pistolet, j’eus un éblouissement.

– Pauvre ami, dis-je à Balcomb, je sens que je vais vous abandonner.

Il me regarda. Nous étions dans l’ombre par l’apport à l’incendie. Cependant il me dut voir bien pâle, car ses deux bras tombèrent.

– Je donnerais le reste de mon sang pour un peu d’eau murmurai-je.

Les longs cris funèbres percèrent le silence de la nuit. Ils venaient de loin, cette fois. Nos pistolets avaient répandu la terreur parmi les noirs.

Un grand éclat se fit, une immense splendeur, pourrais-je dire, car je crus que c’était le suprême éblouissement de la mort. La voûte entière de la forêt s’éclaira sur nos têtes, nous montrant dans leurs moindres détails les branches, puissantes nervures qui soutenaient les mille délicatesses des grands arceaux de feuillages ; les troncs sortirent de l’ombre, colonnade droite et haute : je ne sais si ce fut la soudaineté de la sensation ou si mon regard avait déjà perdu la faculté de mesurer les objets, mais les espaces environnants me semblèrent vastes comme un incommensurable horizon, et cette sombre coupole de verdure, illuminée tout à coup, comme si un soleil se fût glissé sous son ombrage, me parut plus haute que le ciel même.

Cela dura peu. Un formidable craquement déchira le silence et la terre trembla sous le poids de notre gommier géant qui tombait. Nous fûmes en un instant entourés de débris, car l’arbre, avait versé de notre côté. Cela nous faisait à droite et à gauche une sorte d’abri ; il n’y avait de libre que le terrain situé en face de nous, qui avait été protégé par le tronc auquel nous restions adossé.

La nuit était déjà revenue plus noire. Pendant que la lueur brillait, j’avais embrassé d’un rapide regard tout le terrain environnant et je n’avais aperçu ni noirs ni chiens. Je m’assis sur le sable. Balcomb essaya de bander mes plaies ; j’avais cinq blessures.

Nous eûmes environ un quart d’heure de répit. Ce temps d’arrêt ne me rendit point ma force parce que je perdais toujours une grande quantité de sang. Je me souviens que ma soif ardente ne me laissait pas la faculté de penser. Je n’avais qu’un rêve : un des noirs, remarquable par sa chevelure dont la plantation descendait sur sa poitrine, sur ses épaules, et sur son dos, formant une sorte de camail barbu, portait en bandouillière une corde qui soutenait une bouteille. Je voyais sans cesse cette bouteille et je la désirais avec folie. Nous l’avions surnommé le lion, à cause de cette crinière. Quand les cris plus voisins nous annoncèrent le retour de l’assaut, je parvins à me dresser sur mes jambes qui tremblaient, et je dis à Balcomb :

– Je vais tuer le lion, pour boire à sa bouteille.

Les chiens, piqués à coups d’épieux, se ruèrent sur nous. Je n’eus pas le temps de décharger mes pistolets ; je fus renversé du premier choc et je sentis les horribles bêtes qui commençaient à me dévorer. Les deux pistolets de Balcomb firent feu à mon intention et me débarrassèrent, laissant deux cadavres de dogues en travers sur mon corps. Il prit un de mes pistolets dans ma main, l’autre à ma ceinture. Je n’avais pas perdu connaissance. J’entendis encore deux coups de feu et Balcomb me dit :

– Tenez, Henri, buvez !

Il avait tué le lion. Je portai la bouteille à mes lèvres avidement : c’était de l’eau-de-vie ; j’en bus un large trait et je me levai saisi par le transport. J’eus pendant trois ou quatre minutes une force prodigieuse. Avec mon gant d’une main et mon couteau de l’autre, je fis une mare de sang autour de moi, – puis tout à coup je vis rouge. – Une massue tourbillonna au-dessus de mon crâne : elle me semblait en feu ; elle décrivait positivement pour moi un cercle d’étincelles. Je n’avais ni crainte ni espoir : mon insensibilité morale était parfaite.

Étais-je fou ? J’entendis, parmi le bruit de la mêlée, – car il y avait encore une mêlée et Balcomb me défendait comme un démon, – j’entendis des pas de chevaux, des bruits de voix. On parlait anglais. Il y eut une décharge de mousquets… L’homme à la massue perdit l’équilibre et m’étouffa de son poids…

Ici le comte Henri s’interrompit comme malgré lui et tendit la main au vieux marquis qui s’était rapproché.

– Mon père, murmura-t-il, en ce moment seulement je pensais à vous, et j’eus sur les yeux un voile de larmes.

Le vieillard jeta ses deux bras autour de son cou et le baisa comme une mère.

– S’ils t’avaient tué, fils ! murmura-t-il.

Autour d’eux il y avait un silence profond.

– Dites donc vite ! s’écria Germaine, dont les grands yeux humides lançaient leurs étincelles au travers de ses longs cils.

– J’ai peu de choses à ajouter, reprit le jeune comte, sinon que la conscience de ma folie s’empara de moi de plus en plus ; j’étais indigné de mourir fou. Je me disais : mon père est un Français et un soldat ! moi, la peur m’a fait perdre la raison…

Et je ne me souvenais pas cependant d’avoir eu peur.

Mais que croire ? Une ombre passa devant mes paupières demi-closes. Cela pouvait-il exister ailleurs que dans un songe ? L’ombre était une adorable jeune fille dont la lueur des torches me montrait le doux et compatissant sourire…

Des torches ? une jeune fille ?

Voici le dernier vestige que je trouve au fond de ma mémoire : j’avais les yeux fermés ; deux bras tremblants me soulevèrent, tandis qu’une voix, la voix de Balcomb, m’appelait par mon nom. Je rouvris les yeux ; les lèvres de Percy étaient sur mon front, et j’entendis qu’il disait :

– Il respire encore !

À qui disait-il cela ?

Je perdis connaissance. Je ne devais plus revoir Balcomb en Australie…

 

… Le soleil passait à travers la mousseline des Indes de mes rideaux. Les perroquets et les oiseaux siffleurs causaient dans les grandes touffes de lilas qui couvraient les carreaux de ma fenêtre entr’ouverte. Une brise fraiche et tout imprégnée de parfums éventait mon front brûlant.

J’avais comme une vague conscience d’être en ce lieu déjà depuis des jours.

C’était une chambre assez vaste, meublée avec une certaine élégance austère et dont les meubles en érable blanc respiraient surtout la propreté allemande. La fenêtre donnait sur un grand jardin dont les jeunes arbres semblaient des enfants auprès du rideau de gommiers géans qui obscurcissait l’horizon. La roue d’un moulin chantait au dehors, et au lointain j’entendais beugler les bestiaux.

Était-ce mon rêve qui s’acharnait à submerger ma pensée ?

Je n’étais pas mort, car je souffrais. La blessure de ma poitrine avait des élancements ardents. J’y portais la main et je sentis une douleur à l’épaule. Cette douleur me fit faire un mouvement qui éveilla une cuisson dans mes reins. Tous mes souvenirs s’éveillèrent à la fois.

La bataille !… Comment n’étais-je pas mort au milieu de ces chiens dévorants et de ces bêtes humaines plus féroces que les dogues enragés ?

J’avançai le bras pour prendre une sonnette qui était près de moi sur la table de nuit. Je n’en eus pas le temps. Du sein d’un nuage, – j’exprime cela comme je le sentis, – du sein d’un nuage de mousseline blanche, un sourire délicieux sortit, comme ce rayon de soleil qui ouvre tout à coup les flancs d’une brume d’automne, et une voix douce qui fit vibrer mon cœur comme un luth me dit :

– Ne bougez pas… Je suis ici pour vous servir.

XV

La prédiction.


Les dernières paroles du comte Henri de Belcamp avaient produit sur l’assemblée une impression étrange. Le vieux marquis souriait en auditeur expert qui devine une romanesque aventure, le gros du cercle, hommes et femmes, rapprochait ses siéges et redoublait d’attention ; la jolie Germaine était émue et rougissante, Jeanne avait les yeux baissés et une pâleur mortelle couvrait ses joues.

On eût dit que l’émotion trop forte lui étreignait le cœur et qu’elle était sur le point de se trouver mal.

Le regard du comte Henri se tourna vers elle. Il fit une pause encore.

– Eh bien ! dit M. de Belcamp, qui était cette apparition angélique ?

– Oh ! monsieur le comte, supplia Germaine, ne nous faites pas languir.

Henri lui adressa un sourire et reprit d’un accent rêveur :

– C’est pour ce qui va suivre, mesdames, que j’ai entamé cette histoire, à voyage plus ou moins curieux au travers du désert australien, et cette vulgaire bataille de deux hommes bien armés contre un essaim de sauvages tout nus, ne m’aurait point paru digne de fixer votre attention…

– Peste !… fit le marquis ; c’est donc bien intéressant ce qui va suivre !

– Je me réserve de demander à monsieur le comte, remarqua ici M. Morin du Reposoir, qui était un amateur de chasse, à quelle espèce appartiennent proprement les chiens de ces barbares.

– Bien des pardons ! l’interrompit sévèrement la première adjointe. Fidèle, vous nous coupez le fil de cette intéressante narration !

– Il y a un tableau à faire, dit Férandeau, avec les deux hommes qui descendent pendant que ces coquins les attendent en bas.

– L’histoire ! L’histoire ! ordonna Germaine, pétulante comme la curiosité.

Jeanne appuyait sa tête charmante contre sa main.

– Je n’avais jamais entendu la voix de cette jeune fille, poursuivit le comte fleuri, et cependant j’eus cette sensation douce et consolante qu’on éprouve après la longue absence en reconnaissant une voix chère. La jeune fille était assise dans une bergère à quelques pas de mon lit et placée de telle sorte que le jour, entrant par la fenêtre, laissait le plein de son visage dans l’ombre et brillantait, au contraire, les lignes admirablement pures de son profil perdu. C’était à cause de cette position sans doute que je ne l’avais pas tout d’abord aperçue, car mes yeux étaient faibles et restaient éblouis en s’ouvrant pour la première fois sur le grand jour d’une matinée de soleil. Je les refermai pour abriter mon regard blessé dans la nuit et je revis ces profils angéliques au travers de mes paupières closes.

– Balcomb ?… demandai-je : est-il mort ?

– M. Percy-Balcomb, me répondit une douce voix, s’est embarqué hier sur un navire hollandais et fait voile maintenant vers les États-Unis d’Amérique.

– C’est vous qui l’avez sauvé, miss ?

– C’est mon père… Mais il ne vous est pas encore permis de parler… Mon père est médecin, et il a bien recommandé le calme. Pour vous épargner la fatigue de m’interroger, je vais vous dire tout ce que vous pouvez avoir envie de savoir…

Elle s’était levée. Sa taille était plus gracieuse encore que son visage. Elle rejeta ce flot de mousseline qui naguère était autour d’elle comme un nuage. C’était tout uniment le voile qui l’avait protégée, cette nuit, contre la fraicheur : elle m’avait veillé. Une fois débarrassée de cette draperie légère, elle m’apparut ce qu’elle était, une simple fille de l’Allemagne, ce pays où s’est écoulée la meilleure et la plus heureuse part de ma jeunesse.

– Vous êtes donc aussi bonne que belle… murmurai-je en allemand.

Elle rougit de plaisir.

– Oui, oui, dit-elle en souriant, nous avons beau apprendre l’anglais, on nous reconnait toujours à notre accent de la forêt de Thuringe… Nous causerons en allemand plus tard… Vos blessures ne sont pas dangereuses en elles-mêmes ; mais les noirs trempent la pointe de leurs épieux dans le suc de je ne sais qu’elle plante qui gonfle et enflamme les chairs, sans cela, vous seriez déjà guéri… Vous êtes dans la maison du docteur Schwartz de Saalfeld, qui s’est ruiné là-bas à bâtir un hôpital et qui est venu ici refaire sa fortune. Je suis sa fille ; j’ai dix-sept ans et j’ai nom Georgelle… J’ai un fiancé, qui viendra bientôt nous rejoindre, qui est de votre âge et qui vous ressemble… Mon père a cru que c’était vous… Maintenant, je vais vous apprendre comment il se fait que vous ayez eu du secours dans cette solitude où vous deviez mourir. Et ce sera tout : vous reposerez après cela… Depuis le matin, nous apercevions une grande colonne de fumée dans le bois, vers le nord-ouest. Nos bergers et nos gardiens de huttes ont tous dit que c’étaient les noirs. Mon père ne veut pas que l’on inquiète les noirs, qui sont, à son sens, les maîtres légitimes du pays… Cependant, vers la brune, le conducteur de notre gros bétail nous fit savoir qu’il avait entendu un coup de feu sous bois, vers le grand coude de la rivière. Il y a des malheureux qui sont plus à craindre que les noirs, ce sont les bushrangers, comme ils appellent ici les convicts évadés. Mon père décida qu’une reconnaissance serait poussée jusqu’au coude de la rivière. Je montai à cheval comme les autres, car je ne quitte jamais mon père, et nous partîmes à la nuit close. En approchant des hauts bois, nous crûmes entendre un coup de feu au lointain. Le vent qui nous frappait au visage apportait une odeur d’incendie. Nous avions cinq hommes bien armés ; mon père ordonna de presser le pas. Au coude de la rivière, le vent nous apporta des bruits vagues, puis quatre coups de feu distinctement espacés. Nous prîmes le galop : nous étions alors sous le haut bois, et rien ne gênait notre marche. Seulement, les bruits, cessèrent tout à coup complétement ; nous perdîmes du temps à chercher notre direction, et par malheur nous passâmes la rivière. Nous étions sur l’autre bord quand une lueur soudaine illumina la forêt à mille pas de nous tout au plus, et presque aussitôt après un bruit de luttes nous arriva. Il fallut retourner au gué. Mon père et son intendant, avec deux domestiques, mirent leurs chevaux au galop et firent une décharge qui dispersa les noirs, dont l’habitude est de ne jamais soutenir une attaque. Vous étiez, évanoui au pied de l’arbre, et votre ami Balcomb pleurait, disant que vous étiez mort… Voilà, ce matin, le dix-septième jour depuis votre arrivée dans notre maison ; vous avez eu la fièvre d’empoisonnement… M. Balcomb n’a voulu partir qu’après avoir reçu de mon père l’assurance que vous étiez sauvé… Il y a de cela quatre jours : vous n’avez plus ni fièvre, ni délire, ni rien qu’une faiblesse extrême et capable de vous tuer à la moindre imprudence… Dormez maintenant et soyez sage.

Elle s’éloigna de mon lit et s’assit auprès de la fenêtre avec un livre.

L’effort que j’avais fait pour suivre son récit me laissait épuisé. Je n’éprouvais point le désir d’interroger. À vrai dire, je ne me sentais aucun besoin ni aucune souffrance. Je ne saurais exprimer le crépuscule troublé de ma pensée. Je comprenais, mais l’événement auquel je devais mon salut m’apparaissait dans une brume confuse, et je cherchais à y retrouver surtout mes propres souvenirs qui essayaient de renaître. Cette tête de jeune fille que j’avais vue penchée au-dessus de mon agonie.

C’était bien, Georgelle… Et comment dire les subtilités de l’esprit à ces heures où précisément l’esprit engourdi et trop faibles s’effarouche du moindre travail ?

J’avais une idée fixe ; elle m’avait dit : j’ai un fiancé qui vous ressemble…

Cela me frappait de façon à mettre tout le reste dans l’ombre.

Cela me frappait parce que, moi aussi, j’avais une fiancée qui lui ressemblait…

Personne ne me connaît ici, pas même mon bien-aimé père. Il faut que je m’explique moi-même comme une énigme vivante et parlante, qui dirait son propre moi. Ma jeunesse aventureuse et studieuse avait eu quelques folles intrigues peut-être, jamais d’amour.

Et il y avait en moi un ardent, un immense besoin d’amour.

Quelle était donc cette fiancée que j’avais à mon insu, et qui ressemblait à Georgelle ?

Quel nom donner à ce souvenir menteur qui s’abusait lui-même et qui trouvait dans le passé un de ces mirages qui appartiennent d’ordinaire exclusivement à l’avenir ?

Je n’avais pas de fiancée. Je n’avais rencontré en ma vie aucune femme qui m’eût inspiré la pensée d’une tendresse sans fin et d’une indissoluble union. Comment Georgelle pouvait-elle être le reflet d’une lueur qui ne s’était pas allumée ? L’écho d’un son que je n’avais pas entendu ?

Je vous supplie de me suivre dans l’histoire de ce sentiment bizarre et charmant qui sera, je le sens bien, l’histoire de toute ma vie ; et dont la naissance eut lieu sur ce lit d’agonie, dans les ténèbres mêmes de ma pensée et dans l’inertie de mon cœur. Dieu me parlait, je vous l’affirme ; il y avait là quelque chose qui n’était pas seulement incompréhensible, mais qui était surnaturel.

Car ce n’était pas une folie de fiévreux : j’étais calme ; ce n’était pas un retour de mon délire : au travers de ces espaces voilés où nageait ma pauvre intelligence, je suivais ma route tranquillement et je souriais avec un plaisir recueilli au mensonge de ma mémoire.

J’avais une fiancée qui ressemblait à Georgelle, comme Georgelle avait un fiancé qui me ressemblait. Sans cela, Georgelle et moi nous nous serions aimés.

C’était le sort : Nous étions séparés par un double amour ; barrière infranchissable, mais transparente comme serait un rempart de cristal, nos cœurs étaient tout près de se toucher, et il y avait entre eux un abîme.

Moi, qui aurais eu peine, en ce moment, à suivre la conversation d’un enfant, j’errais d’un esprit sûr et sans fatigue dans le labyrinthe de ces subtilités. Je comprenais mon roman incompréhensible ; je me disais : voici l’étrange mystère de la fraternité des âmes ; ma fiancée et moi, elle et son fiancé, nous ne sommes qu’un seul couple…

– Et qu’arriva-t-il, fils ? demanda le vieux marquis non sans quelque impatience.

– Oh ! je vous en prie, laissez dire ! murmura la douce voix de Jeanne.

Elle était blanche et belle comme un lis. À la racine de ses cheveux, tout autour de son front, et jusqu’à ses tempes, il y avait des perles de sueur.

– Laissez dire, laissez dire ! répéta Germaine enthousiaste ; moi, je comprends très-bien tout cela !

– J’aimais mieux les sauvages, murmura Férandeau.

– Vieux ! ajouta-t-il en s’adressant à Laurent, viens-tu faire une partie de billard ?

Laurent le repoussa d’un geste brusque.

– Il n’arriva rien, mon père, répondit le comte Henri qui semblait en proie à une émotion extraordinaire, – car un rêve n’est rien ; selon l’opinion commune… et cependant c’est à ce rêve que je dois d’avoir revu ma patrie et d’être en ce moment près de vous.

Je m’endormis sans perdre la perception des objets qui m’entouraient, ou plutôt le songe que j’eus me rendit la perception distincte de ces mêmes objets. C’était en quelque sorte la réalité même. J’étais couché sur mon lit, j’avais la tête tournée vers la fenêtre, et je voyais les feuilles qui tremblaient à la brise ; jetant aux rideaux leurs petites ombres mobiles. Je respirais le parfum des fleurs. Georgelle lisait.

Georgelle avait les cheveux noirs. Je n’ai rencontré encore qu’un seul visage de femme qui eût la même douceur sereine et le même charme, naïf reflet de la jeunesse angélique. Ses yeux étaient noirs aussi et baignés dans ces belles langueurs de la virginité. Elle déposa son livre et me regarda dans l’âme. Je me levai et j’allai me mettre à ses genoux.

– Est-ce qu’elle est morte ? lui demandai-je.

Je parlais de celle qui lui ressemblait. Elle secoua sa tête rêveuse et souriante.

– Pourquoi l’ai-je oubliée ? demandai-je encore.

Ses lèvres ne remuèrent point, et cependant j’entendis sa voix qui me disait :

– Elle n’est pas née encore pour vous.

– Alors, qu’y a-t-il en moi, Georgelle ?

– Il y a la mémoire de l’avenir…

Ces mots avaient pour moi une signification aussi précise et aussi simple que les paroles de la conversation usuelle.

J’acceptais ce non sens et je me disais : C’est vrai, je me souviens de l’avenir.

– Et lui ? murmurai-je.

– Jamais je ne l’ai vu, me répondit-elle avec son sourire tout imprégné de ferme certitude ; mais je l’attends. Il viendra à moi comme vous devez aller à elle.

Elle ferma son livre. Ses deux mains s’appuyèrent sur mes épaules, tandis que mes deux coudes étaient sur ses genoux. Nous nous regardions dans l’âme.

– Je le vois, me dit-elle enfin, d’une voix si basse que j’eus peine à l’entendre ; je le vois au travers de vous.

Je ne répondis pas, mais c’est que tout mon être s’engourdissait dans un charme inexprimable. Moi aussi, je la voyais – l’autre, ma fiancée, – en elle et au travers d’elle : la même beauté plus transparente et parée de je ne sais quel attrait supérieur… Mon image, reflétée dans les mêmes yeux qui n’étaient plus noirs, mais teints de l’azur du ciel… le même sourire qui semblait, murmurer mon nom dans un baiser…

Il y avait un homme assis près de mon lit à mon réveil, et Georgelle n’était plus dans ma chambre. L’homme était un Allemand d’un âge mûr, à la physionomie douce, intelligente et respectable. Un air de famille très-prononcé me dit que c’était le père de Georgelle. Quand j’ouvris les yeux ; il me tâta le pouls.

– Allons, allons, me dit-il, tout va bien. Vous êtes revenu de loin, mon cher hôte, et je m’avançais beaucoup quand j’ai affirmé à votre ami Balcomb que vous étiez hors de danger… Le poison de ces malheureux nègres n’est pas bien violent, mais vous l’aviez absorbé par cinq blessures… Vous pouvez manger un peu si vous vous sentez de l’appétit… et je vous permets de causer avec ma pauvre Georgelle.

Ce dernier mot fut prononce de cet accent triste et tendre qui, dans la bouche d’un père, fait l’aveu d’une crainte mortelle ou d’une profonde douleur.

Mon regard l’interrogeait. Il baissa les yeux et reprit tout bas :

– Vous a-t-elle parlé de son fiancé ?…

– Oui, répondis-je.

Et je n’ajoutai rien, parce que je voyais une larme trembler au bord de sa paupière.

– Mon cher hôte, reprit-il en affermissant sa voix, sur tout autre sujet c’est une intelligence vive et limpide, un esprit précis, un bon sens exquis.

Il s’arrêta. Puis ses lèvres tremblèrent pendant qu’il ajoutait :

– Devinez-vous ?

– Se pourrait-il ?… murmurai-je, car je devinais en effet.

– Au point de vue du monde, continua M. Schwartz, ce n’est pas tout à fait la folie, car il suffirait d’accepter le fait comme réel et de faire croire aux étrangers, par exemple, que nous attendons d’Allemagne un jeune homme qui est le fiancé de ma fille pour qu’il fût impossible au regard le plus perçant de pénétrer le secret de sa maladie, mais au point de vue médical nul doute n’est permis : c’est un cas d’aliénation mentale.

Il y eut dans mes veines une sensation de froid et mon cerveau me fit mal.

– La folie n’est pas une affection contagieuse… pensai-je tout haut.

– Vous a-t-elle dit aussi que vous ressembliez à son fiancé ! me demanda M. Schwartz avec hésitation.

Je n’aurais pas su définir le regard qu’il jeta sur moi en me faisant cette question.

– Elle m’a dit cela, en effet, répondis-je.

Un mot vint jusqu’à ses lèvres, mais il détourna les yeux et resta muet.

– Quand vous connaîtrez mieux ce cœur d’élite, poursuivit-il après un silence, quand vous aurez apprécié l’exquise loyauté de cette âme…

Il s’arrêta encore.

– Je n’ai qu’elle, monsieur, reprit-il brusquement ; j’ai perdu sa mère… J’adorais sa mère… Si je connaissais un homme qui possédât le pouvoir de la guérir, je donnerais tout à cet homme, ma fortune et mon sang.

Un bruit léger se fit à la porte, Georgelle rentra ; elle avait l’air heureux ; elle était tout émue.

– Je viens de recevoir des nouvelles, dit-elle en se jetant au cou de son père.

M. Schwartz la pressa contre son cœur et lui demanda doucement :

– Quelles nouvelles, mon enfant chérie ?

– Il est débarqué à Sydney, répondit Georgelle ; nous ne tarderons pas à le voir.

Le pauvre père détourna la tête et leva les yeux au ciel.

Je restai seul. Pendant que M. Schwartz me parlait, j’avais eu peur ; un doute aigu s’était glissé en moi. Je m’étais fait cette question au-dedans de moi-même : Ne suis-je pas fou, moi aussi ?

Chez moi, les symptômes éprouvés dataient de quelques heures seulement, mais ils étaient les mêmes. Ma situation mentale ressemblait exactement à celle de cette pauvre et charmante Georgelle.

Entre toutes les punitions de Dieu, la folie est, selon moi, la plus cruelle. Je me réfugiai en frémissant dans l’espoir que mes symptômes, à moi, appartenaient à mon état de santé, au trouble survivant à ma fièvre, à ma convalescence à peine commencée. Je torturai mon esprit à trouver des différences entre moi et Georgelle ; mais plus je faisais d’efforts et mieux j’arrivais à un résultat d’assimilation complète. Georgelle était folle, parce qu’elle avait créé dans son imagination un être, – un fiancé, – qui me ressemblait : comment pouvais-je n’être pas fou, puisque je me créais également un être – une fiancée, qui ressemblait à Georgelle ?

Chose singulière, à mesure que ma raison, car j’avais ma raison, quoi que vous puissiez penser, à mesure, dis-je, que ma raison affermissait en moi ces conséquences logiques, et par suite me renvoyait devant le tribunal de ma conscience sous accusation de folie, je devenais plus calme, ma terreur s’apaisait. Je m’étonnai bientôt d’avoir eu peur.

Il y a une autre manière de trancher ces questions. Je la saisis avidement, et je pense que tous les fous doivent la saisir de même. Qu’y a-t-il entre le fou et le sage, dans l’opinion du fou, sinon l’abus de la raison du plus fort ? Le fou se croit sage et croit par conséquent fous les gens qui le taxent de folie. Je me dis, prenant un moyen terme qui absolvait l’un sans condamner l’autre : M. Schwartz se trompe : il ne comprend pas sa fille.

Conclusion naturelle : Je ne suis pas fou, puisque Georgelle n’est pas folle.

Et je me replongeai avec d’incomparables délices tout au fond de mon rêve. J’en fis un poëme ardent et brillant. J’élevai un temple à mon idole et je l’adorai sur un autel.

Je ne l’appelais pas Georgelle ; je ne lui donnais pas de nom.

Georgelle vint, accompagnant le valet qui m’apportait mon léger repas. Quand nous fûmes seuls, je lui dis :

– J’ai rêvé de vous.

– Je le sais, me répondit-elle. Je m’étais endormie sur mon livre, parce que voilà plusieurs nuits que je passe près de vous sans sommeil. Vous êtes venu vous agenouiller près de moi, et vous l’avez vue : moi, je le voyais…

Je restai stupéfait.

– Et qui vous a donné les nouvelles dont vous avez parlé à votre père ? demandai-je.

– La prière… Quand je prie bien, je le vois.

J’eus toute cette nuit un sommeil paisible et véritablement réparateur. Le lendemain matin, M. Schwartz vint me visiter, et me dit :

– Sur dix-sept nuits, Georgelle en a passé onze près de vous… Elle croit aimer en vous son fantôme : qu’importe la façon dont on aime ?… Je pense que vous pourriez la guérir en l’épousant.

Comme je ne répondais pas, il ajouta :

– Ma famille est honorable ; je suis docteur-médecin ; dans deux ans je serai un homme riche ; je lui donnerai tout et je ne garderai pour moi que mon diplôme.

– M. Schwartz, lui répondis-je, vous m’avez sauvé la vie et j’ai pour votre fille une affection toute fraternelle. Consultez-la : quoi qu’elle décide, je suis prêt.

Il m’embrassa et je l’entendis murmurer :

– Votre ami Balcomb m’avait dit ce que vous aviez fait pour lui… sans cela je n’aurais pas osé…

Il ajouta :

– Soyez généreux jusqu’au bout. C’est vous seul qui pouvez l’obtenir d’elle-même.

J’obéis. Quelques minutes après, serrant la main de Georgelle entre les miennes, je lui demandai si elle voulait être ma femme. Elle me regarda d’un air stupéfait et me retira sa main. Puis, souriant tout à coup et me donnant son front à baiser :

– Mon père me croit folle… murmura-t-elle. Je comprends tout et je vous remercie : vous êtes meilleur que moi.

À dater de ce moment, elle eut pour moi les libres caresses d’une sœur.

M. Schwartz écouta en pleurant le récit que je lui fis de cette scène. Il me quitta désespéré. Ces agitations étaient trop violentes pour ma faiblesse. Vers le milieu de cette nuit, j’eus un accès de fièvre à la suite duquel je m’assoupis. Je vis Georgette au chevet de mon lit. Elle me disait :

– Regardez du côté de la France.

De tous les pays de l’Europe, la France est celui que j’ai vu le moins, peut-être, car les années laborieuses et joyeuses de ma jeunesse se sont écoulées en Écosse, en Allemagne, en Italie ; et cependant je n’ai pu entendre le nom de la France sans avoir une émotion dans le cœur. Je regardai du côté de la France, pour répéter l’expression de ma pauvre Georgelle. Je vis une rivière tranquille coulant dans une riante vallée et baignant des prairies qui bordaient comme une frange un paradis de moissons, de parterres et d’ombrages. Il y avait un château qui dominait la vallée. Je vis un vieillard, et c’était vous, mon bien-aimé père ; vous teniez Georgelle par la main. Georgelle m’appelait en souriant ; votre regard me la montrait et me disait : Viens chez nous, ton bonheur est avec nous.

– Eh bien, fils ! s’écria le vieux marquis en essayant de rire, car il était surpris cette fois et presque honteux de son émotion, – ces nuages où tu nous promènes valent mieux qu’ils n’en ont l’air en définitive… Nous te chercherons ta Georgelle…

– Était-ce donc Georgelle ?… murmura Germaine.

Jeanne n’aurait pas osé faire cette question, elle qui était bien plus brave que Germaine ; mais elle retint son souffle pour écouter mieux la réponse.

Le comte Henri avait les yeux baissés. Il répliqua lentement après un silence :

– Non, ce n’était pas Georgelle.

– Mesdames, s’interrompit-il en changeant de ton brusquement, je restai trois semaines encore chez le docteur Schwartz. Quelques jours avant mon départ, j’eus fantaisie de revoir le lieu où Balcomb et moi nous avions été si près de trouver un tombeau. Pour la première fois le docteur me permettait de monter à cheval ; il voulut m’accompagner, Georgelle fut de la partie. Nous nous assîmes sur le tronc géant du gommier, couché tout de son long sur le sable. Il y avait tout alentour des ossements déjà blanchis. Au moment où j’achevais l’histoire de notre captivité aérienne, montrant du doigt la branche même dont l’épaule m’avait servi de lit, Georgelle me toucha le bras et me dit :

– Le voilà !

M. Schwartz serra mon autre bras avec un sourire triste.

– Le voilà ! répéta Georgelle en se levant. Il entre à la maison. Venez le recevoir, mon père.

Il fallut lui obéir, car elle venait de sauter en selle et son sein battait violemment.

À moitié, route, nous rencontrâmes un valet qui s’écria dès qu’il nous aperçut :

– Il y a un étranger !

Le docteur Schwartz me regarda stupéfait.

Nous rentrâmes ; un voyageur attendait au parloir. M. Schwartz resta immobile sur le seuil. Le voyageur avait mon âge, ma taille, mes traits… Georgelle alla vers lui et le conduisit vers son père en le tenant par la main. Il n’y avait aucun mystérieux concert entre eux, je l’affirme, car l’étonnement de l’étranger égalait et dépassait le nôtre.

– Vous ne me connaissez pas meinherr, dit-il. Je viens d’Allemagne, et je suis votre cousin. Mon père, Léopold Reibar, de Leipzig, est mort ruiné. En mourant, il m’a dit d’aller vers vous. Je suis fort et courageux. Faites que je vive chez vous de mon travail.

Georgelle se jeta au cou de son père, et lui dit dans un baiser :

– Je ne suis pas folle, je n’ai jamais été folle. Répondez-lui : Vous êtes le bien-venu ; rien de plus, rien de moins. Il faut qu’il soit ici comme Jacob chez Laban, et qu’il gagne sa femme… comme votre femme vous gagnera, Henri, ajouta-t-elle en m’enveloppant d’un radieux sourire.

Le comte Henri se tut. Robert, qui venait de se glisser parmi les auditeurs parla bas à l’oreille de Laurent et celui-ci se leva pour le suivre à l’écart. Germaine et Jeanne se trouvèrent ainsi l’une près de l’autre ; leurs regards se rencontrèrent puis se baissèrent : Germaine était toute rose et Jeanne pâlissait.

Lady Frances était assise au dernier rang et à demi cachée, par une touffe de lilas.

Férandeau frappa des deux mains les épaules dodues des deux Bondon en criant :

– Qui fait une partie en vingt-quatre ?

Les deux Bondon, éveillés en sursaut, promenèrent à la ronde leurs gros yeux ébahis.

– Voyons, fils, dit le marquis en riant, j’aime beaucoup ta demoiselle allemande et même son cousin de Leipzig, voilà un dénoûment : Ils sont mariés, ces deux-là… mais toi ?… Au risque de commettre une grande indiscrétion, je te demande, au nom de ces dames, laquelle d’entre elles va être obligée de te gagner ?…

Car, ajouta-t-il en s’inclinant à la ronde, la prophétie du rêve est positive. C’est moi qui ai dû présenter à mon fils sa mystique fiancée… Or, toutes les dames que j’ai présentées à M. le comte se trouvent ici réunies : ma bonne Suzanne, ma jolie Jeanne, mon lutin de Germaine, Mlle Chaumeron… Les autres sont pourvues.

– Excepté lady Frances Elphinstone, objecta Férandeau.

Le marquis se leva en sursaut et s’écria.

– Se peut-il que nous ayons négligé si longtemps la reine de notre réunion !… où donc étiez-vous, belle dame ?

Il offrit son bras galamment à Frances, en ajoutant :

– Messieurs de l’orchestre, à vos instruments, s’il vous plait, milady daigne m’accorder sa main pour la première contredanse.

Selon sa constante habitude depuis qu’il était au château, Henri fut le cavalier de Suzanne Temple ; ils quittèrent les premiers le salon de verdure pour prendre la belle allée de tilleuls qui remontait vers la maison.

– Miss Temple, demanda Henri, n’avez-vous rien remarqué dans mon récit ?

– Est-ce un roman ? murmura Suzanne.

– C’est une histoire, mais qui contient, comme toutes les histoires, une certaine somme de roman… Je l’ai racontée pour vous, miss Temple.

– Pour moi ! répéta Suzanne étonnée.

– Vous ne savez, madame, ni tout ce que vous me devez déjà, ni tout ce que vous me devrez dans l’avenir, prononça tout bas le jeune comte au moment où Pierre ouvrait devant lui à deux battants les portes du salon. Richard Thompson aura bientôt besoin d’un asile peut-être… mon père et tous ceux qui sont ici attendent désormais un hôte qui s’appellera Percy-Balcomb, et dont vous auriez pu reconnaître le portrait.

– Richard n’a jamais été condamné comme ce Percy-Balcoal ! dit Suzanne.

– Mon histoire est une prédiction plus encore qu’un récit, miss Temple, répondit Henri doucement. Je peux beaucoup, mais pas assez cependant pour prévenir les erreurs de la justice humaine.

Il salua. Frances et le marquis de Belcamp venaient d’entrer. On pouvait voir par la fenêtre les différents groupes traversant la pelouse. Le regard perçant et rapide d’Henri distingua à l’entrée des bosquets Robert et Laurent qui causaient à l’écart. Robert semblait parler avec chaleur à Laurent, qui l’écoutait pâle, la tête baissée et les sourcils froncés. Le comte Henri eut un sourire.

À Miremont tout le monde dansait, y compris Bien-des-Pardons et la tante Touchard. Les deux Bondon avaient appris péniblement une phrase tout entière au sujet de la danse. Tous les dimanches, ils s’écriaient ensemble au moment où l’orchestre préludait :

– La danse était connue des anciens comme un exercice agréable et salutaire…

L’orchestre se composait du clavecin, contemporain de la jeunesse de Mozart, et d’un violon. Le clavecin était malade d’une extinction de voix, mais le violon vous avait un son qui suffisait pour deux. Les hommes du violon étaient Férandeau, qui jouait tout ce qu’on voulait ; Bondon de gauche, lequel s’était mis dans les doigts et dans la tête, à coups de marteau, une chose qu’il appelait son quadrille, et Don Juan Besnard, prétentieux balourd, capable de tout, même de pizzicater comme Paganini.

Le clavecin était dévolu autrefois à Mme Célestin toute seule ; mais l’arrivée de Suzanne, qui était réellement musicienne, l’avait rejetée dans l’ombre. Férandeau, près de Suzanne, se comportait comme il faut. Il y avait autour de miss Temple comme un cercle magique qui arrêtait les hardiesses de l’élève de David. Dès que miss Temple était en jeu, Férandeau devenait doux comme un agneau. Il avait l’instinct artistique très-réellement développé, et, sauf la peinture d’histoire qu’il comprenait drôlement, il eût pu faire toutes sortes de choses ; sa voix était bonne et très-juste : Suzanne aimait l’entendre chanter.

La garniture Bondon avait trois façons d’opérer : quand elle faisait orchestre, Mme Célestin, assise au clavecin, avait d’un côté Florian avec son violon, de l’autre côté le Bondon époux qui battait à faux la mesure. Quand la garniture dansait, Mme Célestin se partageait en deux parties égales : l’été appartenait à Bondon de droite, la poule à Bondon de gauche, la pastourelle encore à Bondon légitime, le chassé-croisé à Bondon bagatelle. Enfin, quand madame Célestin, prenant un grand parti, valsait avec Don Juan Besnard, ses deux Bondon mélancoliques s’asseyaient des deux côtés de sa chaise vide et veillaient, chacun avec fidélité, sur une moitié de son mouchoir de poche.

Férandeau et Suzanne étaient à l’orchestre. Robert entrait avec Laurent, et tous deux allaient vers le coin souriant où Jeanne était assise entre Germaine et la tante. Les invitations se faisaient. M. Potel avait obtenu la main de Bien-des-Pardons. Don Juan Besnard, revenu au bercail, sollicitait celle de Mademoiselle. Tandis que les deux Bondon faisaient faction, autour de leur commun trésor.

– Docteur ! s’écria le vieux marquis à son fils, qui s’appuyait rêveur au marbre de la haute cheminée, une consultation, s’il vous plaît ? Milady veut notre belle petite Jeanne pour son vis-à-vis ; Jeanne peut-elle danser ?

– Nous sommes déjà bien fatiguée… commença la tante.

– Une seule contredanse, pour ne pas refuser milady, interrompit Henri, et je la danserai avec mademoiselle Jeanne.

Il prit la main tremblante et froide de la jeune fille. Robert et Laurent échangèrent un regard. Germaine ne voulut pas danser.

Violon et clavecin attaquèrent le quadrille. Pendant les trois premières figures, Robert et Laurent, postés dans une embrasure, épièrent en vain la physionomie et la contenance d’Henri. C’est à peine s’il échangeait quelques paroles avec Jeanne, dont il dirigeait et soutenait le pas avec une sollicitude sérieuse.

À la fin de la troisième figure, le comte Henri dit à voix basse :

– Celle à qui j’ai donné le nom de Georgelle s’appelait Jeanne comme vous.

La main de Jeanne, qui s’était réchauffée dans la sienne, devint froide comme du marbre.

Au commencement de la quatrième figure, le comte Henri ajouta :

– Je n’ai pas dit tout mon rêve.

Elle leva sur lui son regard ; il murmura :

– Dans mon rêve, je sauvais du feu et de l’eau celle que je dois aimer toute ma vie…

Elle était si pâle qu’il tendit les bras pour la soutenir, – mais elle souriait.

En la ramenant à sa place, il ne prononça plus une parole, et, tout de suite après, il alla s’asseoir auprès de lady Elphinstone.

– Êtes-vous contente de moi ? lui demanda-t-elle.

– Vous êtes une enchanteresse, répondit le jeune comte dont les regards restaient fixés sur Jeanne malgré lui. Vous aime-t-il déjà ?

– Jugez-en : dans quatre jours il doit m’enlever.

– Vous enlever ? répéta Henri qui ne put s’empêcher de sourire.

Lady Frances montra toutes ses belles dents blanches, en lui rendant son sourire le plus joyeux.

– Peut-il me laisser ici, dit-elle, puisqu’il retourne à Paris étudier le droit ?

– C’est juste, répliqua le jeune comte. Et vous plaira-t-il de le suivre ?

– Me faites-vous cette question-là sérieusement, Henri ?

– Ce qui intéresse ma meilleure amie sera toujours sérieux pour moi, Sarah.

Elle hésitait et ne souriait plus.

– Eh bien ! dit-elle après un silence, j’ai quitté Paris par obéissance et contre mon gré : je serai heureuse de retourner à Paris.

– Parce que notre rêve est à Paris ?…

– Peut-être.

– Donc, ma belle et chère Sarah, puisque tel est votre caprice, outre votre château aux champs, vous aurez votre hôtel à la ville… et il se peut que vous me serviez bientôt à la ville comme aux champs.

Frances était radieuse.

– Faites-moi vis-à-vis, dit-elle, je danse avec M. Surrisy.

Henri alla présenter sa main à Germaine, qui abandonna sa place aussitôt pour le suivre.

Personne, dans ce paisible salon du marquis de Belcamp, ne devinait le drame étrange et terrible qui allait posant çà et là les fils de sa trame comme l’araignée qui s’efforce en silence et semble d’abord fixer ses attaches au hasard.

Au milieu de cette atmosphère bourgeoise, parmi tous ces petits ridicules campagnards, sur cette mer Morte que pouvaient à peine soulever naguère les microscopiques passions du village, un vent planait, économisant son haleine et gonflant déjà ses poumons pour souffler la tempête mortelle.

À la fin de la contredanse, Mme Célestin résuma ce qui paraissait être la situation en disant :

– Les deux petites ont la tête tournée !

– Dieu merci, répliqua Mademoiselle, il y a encore à Miremont des personnes qui savent se tenir !

Le Bondon de gauche osa lui pincer la taille par derrière, dans le plus grand secret, mais l’autre aiguille du cadran sympathique, le Bondon de droite, fut obligé de faire un geste pareil, et sa main pinça le vide. Mme Célestin, rassemblant son troupeau d’un regard sévère, haussa les épaules et conclut :

– Il y a celles qui sont jolies et celles qui ne le sont pas.

Elle avait de la réputation pour les reparties, mais la légende ne dit point que Miremont ait été colonisé jamais par les Athéniens.

– Vous êtes une malhonnête, madame, s’écria l’aînée des Chaumeron qui se hérissa.

– Vous êtes une effrontée, mademoiselle ! riposta Mme Célestin entre ses deux coraux effrayés.

– J’ai mon franc-parler, tonnait en ce moment la voix orageuse du père Chaumeron, je ne mâche pas mes mots : M. le marquis, on ne s’est jamais tant amusé chez vous qu’aujourd’hui ! Attrape !

Robert venait d’entraîner Laurent au dehors. Ils étaient tous deux sur la pelouse. Il faisait nuit.

– Germaine est comme Jeanne, disait Laurent qui bégayait de colère, si tu ne veux pas me servir de témoin, je prendrai Férandeau.

Robert lui saisit les deux mains qu’il pressa avec force.

– Tu ne te battras pas avec cet homme ! prononça-t-il entre ses dents serrées.

– Est-ce toi qui m’en empêchera ? s’écria Laurent.

– Oui, répliqua Robert froidement, ce sera moi, quand même il faudrait pour cela…

Il s’arrêta et pâlit à son tour.

– Quand même il faudrait pour cela !… répéta le frère de Jeanne.

– Il a sauvé la vie de ta sœur… prononça lentement Robert.

– Nous en eussions fait autant que lui !

– Il est le fils du marquis de Belcamp…

– Que m’importe cela !

– Écoute, frère ! car nous sommes frères, non-seulement par l’amitié, non-seulement par mon amour pour ta sœur, mais encore par la destinée qui nous fit les enfants du même malheur. Nous n’avons ni l’un ni l’autre le nom d’un père à porter… ta mère est morte assassinée, mon père a péri par le poignard… Frère ! mon frère ! répéta-t-il par deux fois en attirant Laurent contre sa poitrine et en l’y tenant serré malgré lui, tu me mets au défi d’achever ma pensée ; j’achève donc et je te dis : Quand même il faudrait, pour t’empêcher de te battre avec le comte Henri de Belcamp, user de violence, je le ferais ; sur cette route-là, entre toi et lui, tu me trouverais l’épée à la main !

XVI

Les rosen-kreuz.


Il était neuf heures du soir. Le marquis de Belcamp remontait la colline au bras de Suzanne Temple, après avoir reconduit ses hôtes jusqu’au pont du Moulin.

– Je ne vous demande pas votre secret, ma bonne chérie, disait-il d’un ton paternel, mais il faut que votre maladie de tristesse soit bien profonde pour résister à ce bon vent de joie qui souffle sur le pays depuis quelques jours… depuis l’arrivée de notre Henri, parbleu ! pourquoi ne pas le dire ?… Henri est charmant avec vous : Un instant j’ai cru… mais je suis bien obligé de vous faire un aveu, ma jolie Suzanne : si j’avais quelque quarante ans de moins et que je fusse femme, ce garçon-là m’affolerait !

– Vous êtes un heureux père, murmura Suzanne avec un sourire mélancolique et doux.

– Et cette lady Frances !… Elle n’a pas le même accent que vous, Suzanne… Avez-vous remarqué sa tenue à l’église ? L’idée ne vous est-elle pas venue que lady Frances et Henri formeraient le plus beau couple qu’il soit possible de voir !

– Non, répondit miss Temple, je n’ai pas songé à cela.

– Et à notre petite Jeanne, Suzanne ?… avez-vous songé ?

– Qu’elle soit bien heureuse, celle-là ! prononça tout bas la jeune Anglaise, car c’est une angélique enfant.

– Certes, certes !… Mais ce ne serait pas un si triste lot dans la vie que d’épouser le comte Henri de Belcamp… Le coq anoblit la poule, vous savez ? Il y a Robert, me direz-vous ? Ne pouvait-il s’adresser à Germaine ! Oui, mais Laurent, que diable ! Nous avons une demi-douzaine de petites Chaumeron qui grandissent, sans parler de Mademoiselle aînée, qui a terminé sa crue depuis longtemps… La chose capitale, c’est qu’Henri doit trouver ici sa femme ; je l’ai mis dans ma tête, et je n’ai que ce moyen de lui couper les ailes.

Lady Frances a un adorable petit enfant, dit Suzanne avec une sorte de timidité.

– C’est étonnant comme vous remarquez les enfants, bonne chérie. Vous seriez une admirable jeune, mère… Je n’ai pas vu l’enfant, milady, mais tout ce qu’elle a est adorable ?… Ce n’est pas sans peine que je renonce à elle pour Henri, croyez-le bien. L’âge y est : a-t-elle vingt ans ? Et les convenances ? Cette famille Elphinstone est particulièrement considérée… Mais une veuve… avec un enfant… Tenez, je crois que vous avez raison : Germaine est un bijou de petite fille, mais Jeanne ferait une comtesse un million de fois plus comtesse que toutes les comtesses du faubourg Saint-Germain… Est-ce que, vous avez découvert quelque chose ?… Les femmes ont un microscope dans l’œil…

– L’histoire de Georgelle… commença, Suzanne.

Le marquis lui lâcha le bras et joignit ses mains avec admiration.

– Était-ce amené ! s’écria-t-il. Quelle imagination ! quel esprit ! quel cœur ! Il doit y avoir là-dedans du vrai, du faux, de l’invention, de la réalité, de tout enfin… Qu’est-ce que c’est, Pierre ?

Ils étaient sur l’esplanade et le valet de chambre les abordait le chapeau à la main.

– Il y a quelqu’un dans la chambre de M. le marquis dit-il.

– Quelqu’un ? Qui donc ?

– La mère de M. Robert… elle est là déjà depuis un bon moment… avant que le monde ne s’en aille. Elle n’a pas voulu entrer au salon, et elle a dit que M. le marquis l’attendait. Alors, je l’ai mise dans la chambre.

Le marquis avait pris tout à coup un air soucieux.

– Tu as bien fait, Pierre… j’avais oublié…

– Bonne chérie, ajouta-t-il en prenant la main de Suzanne pour la porter à ses lèvres, un sommeil tranquille et un doux rêve je vous souhaite.

La main de Suzanne se ferma sur la sienne et le retint au moment où il allait se retirer.

Encore un mot, dit-elle ; je suis inquiète de mon père.

– Je vous promets que nous irons à Paris cette semaine, ma fille, et, malgré la défense de ce bon ami, nous prendrons d’assaut sa retraite… Good night, dear child of mine !

Le vieux marquis monta d’un pas précipité l’escalier qui conduisait à son appartement.

– Eh bien ! Madeleine, ma vieille amie, s’écria-t-il en poussant la porte de sa chambre, qu’y a-t-il de nouveau, et que venez-vous chercher si tard ?

La mère de Robert, celle qu’on appelait dans le pays madame Surrisy, était agenouillée et priait, les deux mains appuyées sur un siége. À la voix de M. de Belcamp, elle se redressa sans hâte et se mit sur ses pieds. Elle portait le costume des paysannes, et cependant, il y avait dans sa mise quelque chose qui n’était point rustique, mais bien plutôt claustral. En ce moment, le capuchon qui, d’ordinaire, couvrait son visage et lui donnait l’air d’une nonne, était relevé.

On voyait sur son front haut et large les masses encore épaisses de ses cheveux gris. Elle paraissait avoir cinquante ans, mais la souffrance avait laissé sur ses traits des marques profondes. On voyait bien pourtant qu’elle avait dû être belle.

Dans les lignes de son visage, il y avait de la régularité et de la fierté, mais le feu de sa prunelle était éteint et son regard n’avait plus d’autre expression qu’une résignation morne.

– Vieille amie en effet, Armand, murmura-t-elle.

Puis, se reprenant avec un sourire où il y avait à la fois de l’amertume et de la douceur :

– Je serais venue plus tôt, M. le marquis de Belcamp, ajouta-t-elle, si ce n’eût pas été aujourd’hui dimanche et si je n’avais pas craint de troubler votre plaisir.

– Ai-je jamais, refusé de vous recevoir, Madeleine ?

– Non, jamais. Vous avez été, bon pour nous, Armand ; c’est grâce à vous que je peux donner du pain au fils du général qui croit vivre du petit avoir de sa pauvre vieille mère… Sa pauvre vieille mère n’a rien à lui donner : ni le pain du jour ni l’oreiller de la nuit… Tout est à vous, monsieur de Belcamp ; nous respirons votre air et nous mangeons votre argent… Cependant vous ne nous devez rien…

Elle s’interrompit et ajouta à voix basse :

– À moins que vous ne nous deviez bien plus que cela…

Le marquis lui prit la main, une main rude et ridée, car la mère de Robert travaillait depuis le matin jusqu’au soir.

D’ordinaire, quand une femme comme Madeleine parle ainsi à un homme comme M. le marquis de Belcamp, on peut lire la menace dans l’œil de la femme, la haine ou la crainte dans le regard de l’homme.

Mais il n’y avait rien de tout cela. Madeleine était sincère dans sa gratitude, malgré le parfum d’amertume qui se dégageait de ses paroles. Le noble et beau visage du marquis n’exprimait qu’un intérêt tendre et mêlé de compassion.

– Je ferai davantage, Madeleine, si vous le voulez, dit-il avec douceur. Je n’ai point oublié les jours d’autrefois, et j’aime votre fils Robert de tout mon cœur.

La paysanne rougit et baissa les yeux.

– Tant qu’il a eu son épée, dit-elle comme pour répondre à un reproche qui certes ne lui était point adressé, nous n’avons reçu l’aumône de personne.

Puis elle reprit en élevant là voix :

– Non, non monsieur de Belcamp, vous faites-assez pour nous… Si vous faisiez plus, si peu que ce fût, ce serait trop, car l’enfant se demanderait d’où nous vient cette aisance… Il a beau ignorer le prix de l’argent, il sait bien, je pense, quelles peuvent être les économies d’une servante… Je suis venu vers vous pour quelque chose de plus important que cela… Ce sera peut-être une longue histoire, Armand. Avez-vous le loisir de m’entendre ?

– S’il en peut résulter un bien pour vous, ma bonne Madeleine, nous avons la nuit devant nous.

– Il en peut résulter un bien, car vous me donnerez votre avis et peut-être votre aide… Mais avant de commencer, je vous demande le secret sur votre parole de gentilhomme.

– Peste ! c’est donc bien grave, Madeleine, dit le marquis en souriant.

Il avança deux fauteuils.

– C’est grave, répondit la paysanne en prenant le siège que le marquis lui offrait, tandis que lui-même s’asseyait dans l’autre. Je ne parlerais pas si je n’avais votre promesse formelle.

– Soit, Madeleine. Vous m’avez gardé, vous, bénévolement et sans promesse, plus d’un douloureux secret. Ce que vous allez me dire restera entre nous, je vous en donne ma parole d’honneur.

– Monsieur le marquis, je vous en remercie.

La voix de Madeleine était ferme il y avait, si l’on peut dire ainsi, une sorte d’emphase dans la simplicité même de ses paroles.

Elle se recueillit un instant, puis, relevant les yeux avec lenteur sur M. de Belcamp :

– Je suis votre ancienne amie, commença-t-elle, mais une amie si humble que je dois vous rendre graces, Armand, d’employer encore ce mot, qui est un souvenir de votre jeunesse et de mon enfance. Vous m’avez dit souvent que les Surrisy avaient vécu en gentilshommes autrefois, il y a bien longtemps. Je crois que certaines races sont condamnées, et j’ai peur pour mon fils, qui sera sans doute comme moi le perpétuel vaincu des batailles de la vie. À vingt ans, il a vu déjà sa carrière brisée. Ce n’est là cependant ni son premier, ni son plus grand malheur.

Il est joyeux pourtant, il marche dans l’existence la tête haute et le regard fixé vers l’avenir. Quand Parfois il me surprend à pleurer, il chante et il me dit : Mère, notre nom veut dire sourire…

Le bonheur éclaire et le malheur est comme la nuit ; de là vient cette circonstance étrange entre gens qui se sont côtoyés mutuellement toute leur vie. Je vous connais et vous ne me connaissez pas. Vos malheurs eux-mêmes, et ils sont grands, vous laissent toujours tellement au-dessus de moi, que je vous voyais sans cesse, tandis que pour vous je restais perdue constamment dans mon ombre. Vous savez quelques faits de mon histoire, mais vous ignorez toute l’histoire de mon cœur… Quand je quittai ce pays pour la première fois, quand je vous rejoignis à Londres en 1790, mon espoir était d’être votre femme…

– Ah bah ! fit le vieux marquis, cette bonne Madeleine !

– J’avais pris au sérieux, continua la paysanne sans sourire, les vagues promesses faites à l’enfant quelques années auparavant. J’avais de l’ambition et peut-être de l’amour. Cependant mes illusions moururent vite. Je n’eus point de jalousie contre cette jeune femme si belle qui devint la marquise de Belcamp, et longtemps je fis de mon mieux pour la protéger contre elle-même.

– Cela est vrai, Madeleine, interrompit le marquis avec émotion ; et jamais depuis lors, jamais, quoique vous ayez vu tout ce que je sais par ouï-dire, quoique vous fussiez le miséricordieux témoin de ces saturnales qui, après tant d’années, me semblent être un rêve, jamais une dénonciation vis-à-vis de moi, jamais une trahison vis-à-vis du monde !

– Pendant que j’étais chez vous, Armand, dame de compagnie ou servante, reprit Madeleine, je fus distinguée par un noble Irlandais :

– Le général ! s’écria M. de Belcamp. Etes-vous venue me raconter des choses que je sais aussi bien que vous, ma bonne ?

– Je vous ai dit en débutant que vous ne saviez rien, monsieur le marquis, et il faut de toute nécessité qu’aujourd’hui vous connaissiez ma vie page par page. Quand je fus forcée de quitter votre maison parce que j’allais devenir mère, j’étais légitimement mariée depuis six mois… Cela vous étonne ? Vous voyez bien que ma narration n’est pas inutile.

– Mais alors pourquoi Robert ne porte-t-il pas le nom de son père ?

– Parce qu’il n’en a pas le droit.

– Et comment peut-il n’en pas avoir le droit si sa mère était légitimement mariée ?

Un Peu de sueur perla sous les cheveux blancs de Madeleine.

– Maurice O’Brien n’était alors ni général ni riche, reprit la paysanne. Il voulut tenir notre mariage secret pour ne pas nuire à son avancement. Je poussai l’obéissance jusqu’à accepter les apparences de la honte, même vis-à-vis de ceux que j’aimais. Pour vous comme pour tous, Armand, je fus une fille-mère… Je me souviens que j’avais sur moi, toujours sur moi, mon acte de mariage, et que je le pressai contre mon cœur quand je sentais le rouge me monter au visage.

O’Brien partit pour l’Allemagne, où l’empereur d’Autriche lui offrait une position avantageuse, et nous laissa à Londres en m’assurant que je le rejoindrais bien tôt. Je vivais seul avec mon petit Robert ; les lettres d’O’Brien apportaient la joie dans notre solitude ; ces lettres parlaient toujours de réunion dans un prochain avenir.

J’avais pris pour m’aider, pendant une maladie que j’avais faite, la femme d’un Irlandais qui avait suivi la fortune de Maurice. Elle ne savait pas lire. Elle me remit un jour une lettre de son mari pour que je lui en fisse la lecture. C’était pendant la guerre d’Italie ; le mari de Peggy, après avoir parlé batailles et aventures de campagne, arrivait à Maurice et lui donnait le titre de colonel. J’ignorais qu’il eût obtenu ce grade.

J’appelai mon petit Robert, qui jouait en bas, pour lui annoncer la bonne nouvelle, mais, le temps de monter l’escalier, il trouva sa mère évanouie. J’avais continué la lettre. La lettre disait, chaque mot est gravé dans ma mémoire : « Dans un mois nous prendrons nos quartiers d’hiver au delà de l’Izonso, en redescendant vers Trieste. Nous sommes là en pays de cocagne. Le colonel a trouvé une comtesse autrichienne qui est riche comme une mine d’or. Nous serons de la noce. »

Je n’attendis pas au lendemain pour partir. Ce jour-là même, je pris place dans la diligence de Plymouth, où plusieurs navires étaient en charge pour Venise, au dire des journaux. Un mois après j’étais à Trieste, malgré les vents contraires et les croiseurs français.

Qui sait ce qui fût arrivé si j’avais pu emmener mon fils ? O’Brien était bon ; mais j’avais eu bien de la peine déjà à rassembler le prix de mon passage.

Vous vous trompez, Armand, si vous croyez connaître le vrai de mon entrevue avec le père mon enfant. Ce fût une de ces scènes qui ne se devinent point. J’allai le chercher jusqu’au château de la comtesse de Loëve, à six lieues de Trieste.

Il devait se marier le surlendemain. Sa fiancée était une femme de vingt-trois ans, Henriette Boehm, veuve du comte de Loëve, très-belle et la plus riche propriétaire d’Allemagne après les princes de Liechstenstein.

Maurice resta foudroyé à ma vue. Je lui apparus comme le spectre de sa conscience qu’il croyait avoir tuée. C’était un soldat de fer, cependant il se laissa choir sur un siége comme une femme. Je vis tout son corps trembler, je vis la sueur inonder ses tempes. Je ne lui disais rien. Il me prit les deux mains et il pleura.

Ma première parole fut celle-ci :

– Notre petit Robert a bien grandi…

Il alla vers son secrétaire et l’ouvrit. Mon cœur se serra, parce que je crus qu’il allait me proposer de l’argent. Mais je ne devinais pas juste. Il prit un pistolet et en appuya le canon contre son front. L’amorce ne brûla pas. J’eus le temps de me traîner jusqu’à lui sur mes jambes chancelantes, avant qu’il eût armé son second pistolet. Je m’attachai à ses deux bras. Il jeta sur moi un regard fou.

– Vous êtes ma femme, prononça-t-il d’une voix saccadée ; je vous aime… oui, je vous aime… et j’aime notre enfant… Mais je suis ambitieux… j’ai fait un rêve éblouissant…, je n’ai que trente ans… Aussitôt après mon mariage, l’archiduc Charles me fera général : c’est promis… dans dix ans je serai feld-maréchal… Vous êtes le réveil de ce songe et je me tue !

Il fit effort pour se dégager de mon étreinte.

Je l’aimais ; je l’ai aimé toute ma vie. Je suis ici près de vous, Monsieur de Belcamp, parce que j’adore encore son souvenir.

J’avais sur moi, – toujours, – mon pauvre acte de mariage : je le pris et je le déchirai.

Il tomba à mes genoux.

– Promettez-moi que vous vivrez, Madeleine ! s’écria-t-il.

– Les mères n’ont pas le droit de mourir, répondis-je.

Je revins à Londres ; il se maria ; il fut général ; il l’eût été sans cela. J’élevai mon Robert de mon mieux ! L’argent de son père m’eut fait horreur. Pour payer son éducation je fus servante.

Quand mon fils eût l’âge d’être soldat, je revins habiter ce pays, longtemps avant vous monsieur de Belcamp. Le 16 mars 1812, un homme franchit le seuil de ma maison et demanda Mme Surrisy. Je le reconnus du premier coup d’œil, mais lui non. Mes cheveux avaient blanchi dans la nuit qui suivit ma visite au château de Loëve : j’ai été vieille à vingt-cinq ans. L’homme était le général O’Brien. Quand je lui eus dit : C’est moi, il ferma la porte et me tint longtemps serrée dans ses bras.

– Madeleine, me dit-il, j’ai risqué ma liberté pour entrer en France et venir jusqu’à vous. Le monde aurait pour vous peut-être des jugements aussi sévères que pour moi-même, car vous n’aviez pas le droit de me sacrifier le nom de votre fils. J’ai commis un crime et vous en avez été la complice. Je vous aime pour cela, Madeleine, et je vous admire. Vous êtes pour moi le dévouement même qui ferme les yeux de la conscience ; vous êtes la seule femme que je puisse aimer ; vous êtes ma femme et la mère de mon fils. Je suis veuf, je viens vous rendre ce que je vous avais pris : mon nom, mon titre et ma fortune.

Il m’enleva, moi, la pauvre vieille aux cheveux blancs, dont les larmes avaient si profondément creusé le visage !

Lui était jeune encore, je le trouvais brillant et beau.

Henriette Boehm, en mourant, lui avait laissé une grande part de son immense fortune.

Il avait raison, M. de Belcamp : le monde nous aurait enveloppés tous les deux dans le même jugement sévère. Au fond de ma conscience, je ne me trouvais pas digne d’être ainsi récompensée. J’acceptai pour mon fils, mais en acceptant je gardai un doute et une terreur.

Mon Robert avait fait la campagne de Russie. Il était prisonnier de guerre à Breslau. Le général voulut qu’il fût du mariage, dont la célébration aurait eu lieu, sans cette circonstance, aussitôt après notre arrivée, en Allemagne.

Nous attendîmes Robert à Prague, qui devait désormais être notre résidence. Tous les biens qu’Henriette Boehm, comtesse de Loëve, avait laissés au général étaient situés en Bohème. Votre brigand, comme vous appelez mon pauvre Robert, a été un instant l’héritier d’un revenu qui excédait deux millions de florins.

L’université de Prague était alors une des plus turbulentes de l’Allemagne. En 1810, les étudiants avaient tenu une assemblée armée sur la Moldau pour recevoir les députés, des affiliés de Milan, et le général O’Brien qui commandait alors au Hradschin, les avait chargés à la tête d’un régiment de Croates. Il était au ban de la mystérieuse société des rosen-kreuz qui avait prononcé sur son nom le serment de vengeance éternelle.

Trois comtes Boehm étudiaient à l’Université de Prague. Leur famille avait attaqué le testament fait par la comtesse de Loëve en faveur du général et venait de perdre son procès.

La veille du jour où mon fils devait arriver de Breslau, la veille aussi du jour fixé pour notre mariage solennel qui devait être célébré à la chapelle du Burg, avec la permission de l’empereur, le général Maurice O’Brien fut trouvé mort dans son lit.

Robert Surrisy, qui arrivait, joyeux et heureux, trouva sa mère en larmes auprès du cercueil de son père…

Madeleine s’arrêta, et le vieux marquis de Belcamp, qui l’écoutait attentivement, murmura :

– Voilà une étrange, histoire !

– Avez-vous entendu parler en Angleterre, demanda tout à coup la paysanne, d’un malfaiteur appelé Jean Diable ?

– Souvent, répondit le vieillard ; mais ce bandit fut exécuté à Tiburn bien avant l’époque dont vous parlez.

– Il était là, cependant, poursuivit Madeleine, ou du moins il y avait là quelqu’un qui prenait le nom Jean Diable et qui venait de Londres. Dans le procès criminel qui fut entamé, la maîtresse de l’un des comtes Boehm déclara que, étant venue avant l’heure accoutumée pour faire une espièglerie à son amant, elle s’était cachée dans un cabinet de toilette, d’où elle avait entendu un jeune homme, presque un enfant, nommé Georges Palmer, demander deux cent cinquante mille florins aux comtes, pour prix d’un service rendu. Dans la discussion, le jeune homme avait dit : C’est acheter bien bon marché un revenu de cinq millions, argent de France. Un des comtes ayant soulevé la question de savoir si la main qui devait agir était sûre, le jeune homme répondit : Jean Diable.

– Et ce fut Jean Diable qui assassina ? demanda le marquis.

– Ceci est resté un mystère. Georges Palmer ne fut pas retrouvé. La jeune fille fut emprisonnée pour faux témoignage, et les trois comtes furent acquittés.

– De quelle arme se servit-on pour commettre l’assassinat ?

– On ne se servit d’aucune arme. Le corps ne portait d’autre trace qu’une très-légère meurtrissure à la gorge… Les juges décidèrent que le général avait succombé à une attaque d’apoplexie.

– Et tel n’est pas votre avis ?

– Et je suis sûre du contraire… Je suis sûre d’avoir entendu trois fois la voix de l’assassin : une fois la veille du meurtre, une fois la nuit du meurtre, une fois dans la nuit d’hier, samedi à dimanche, qui est aujourd’hui.

– La nuit dernière ! s’écria le marquis en se levant à demi.

– La première fois, c’était à la porte de l’église Saint-Veit, de Prague, en sortant du salut. Il y avait derrière moi des jeunes gens portant le costume d’étudiants de l’université. L’un d’eux dit : « Décidez-vous, dans quarante-huit heures le mariage sera célébré ; il sera trop tard… » Je me retournai, non point parce que j’attachais à ces paroles un sens prophétique ou menaçant, mais d’abord parce que la voix douce, sonore et virile à la fois me frappa, ensuite parce que toute fiancée, même en cheveux blancs, prend intérêt à ces mots : mariage prochain. Il faisait nuit noire.

Le groupe des jeunes gens se présenta à moi comme une masse vivante où je ne distinguai aucun visage. La seconde fois, c’était le lendemain, à une heure après minuit. Ma chambre et celle du général étaient séparées seulement par un cabinet où couchait un ancien sous-officier hongrois, qui était son valet favori. Je commençais à m’endormir, lorsque j’entendis parler. Les mots qui frappaient mon oreille entrèrent dans mon rêve, et je vis mon mari entouré d’assassins qui lui disaient ; « À toi, Maurice O’Brien, les rose-croix de Prague ! » C’était une seule voix, en réalité, qui disait cela ; la voix du parvis de Saint-Veit.

Ce rêve ne m’éveilla pas. Je ne sortis de mon sommeil qu’au cri des gens de la maison qui avaient trouvé le général déjà froid entre ses draps. L’ancien sous-officier était ivre et plongé dans un engourdissement profond. Il n’y avait nulle trace d’effraction aux portes ni aux fenêtres. – Sur la table de nuit du mort était un parchemin déplié avec les mots textuels que la voix avait prononcés : « À toi ! Maurice O’Brien, les rosen-kreuz de Prague. » Ces mots étaient tracés au charbon, au-dessous d’une vignette grossièrement dessinée, représentant une rose et une croix.

La troisième fois… J’ai votre parole, marquis de Belcamp, et je vous apprends sans hésiter que le conseil suprême des chevaliers de la Délivrance s’est réuni dans ma maison, cette nuit.

– Comment ! s’écria le marquis de Belcamp qui bondit sur son siége ; ce diable de Robert…

– Je ne vous parle pas de Robert, Armand, interrompit Madeleine avec ce calme hautain qui, à de certains moments et en dépit du costume, faisait d’elle une grande dame ; je vous répète seulement que ma maison a été choisie pour lieu de rendez-vous, et que des personnages de bien grande importance s’y sont rencontrés.

– Vous avez entendu leurs complots, Madeleine ?

– Il serait inutile de me questionner à ce sujet, Armand. Je ne sais rien, sinon que de certaines associations secrètes sont, à leur point de départ, nobles et grandes comme la chevalerie, calmes comme la religion, vaillantes comme l’amour de la patrie ou la passion de la liberté. Mais tout mystère fait la nuit, et toute nuit appelle les malfaiteurs. Le crime se glisse parfois à la faveur de ces ténèbres. Ce ne fut pas la vengeance politique qui tua Maurice O’Brien, ce fut la cupidité. Le coup mortel fut marchandé.

Les étudiants de Bohème n’auraient pas eu deux cent cinquante mille florins à donner à l’assassin. Les chevaliers rose-croix n’auraient pas ajouté le vol au meurtre et dérobé dans la chambre même du mort le contrat de mariage portant une donation en faveur de Robert, reconnu fils légitime ; ni les uns ni les autres enfin n’auraient fait disparaitre une pauvre enfant qui n’avait pas quinze ans, et qui fut enlevée à la maison de tutelle impériale et royale de Reichstadt, où elle achevait son éducation, Sarah, O’Brien ; comtesse Loëve, fille unique et unique héritière de feu Henriette Boehm, ma noble et opulente rivale… Ce ne sont pas les rosen-kreuz qui ont hérité de nos biens de Bohème ; les rosen-kreuz ne sont pas entrés en possession des immenses domaines qui étaient le patrimoine de la jeune comtesse Sarah, dans le Tyrol, à Vienne, dans le cercle de Goritz et en Istrie : de quoi rendre riches vingt familles princières !… Si les rosen-kreuz avaient de pareils trésors, ils pourraient lever des armées et livrer des batailles rangées à l’empereur d’Autriche !… Non ! il y a eu meurtre, rapt et vol ; les meurtriers, les ravisseurs, les voleurs ont glissé le triple crime sous le manteau aventureux de ces chevaliers errants qui vont de nuit à la conquête de mondes nouveaux. Ceux-là, n’existant pas pour la loi, sont comme le mort civil que l’on peut accuser, outrager et tuer sans défense.

J’ai reçu cette nuit dans ma maison neuf dévouements héroïques et une âme de bandit, car c’est dans ma maison, cette nuit, que j’ai entendu pour la troisième fois la voix de l’assassin du général.

– Alors, demanda M. de Belcamp, ces conspirateurs que vous nommez les chevaliers de la Délivrance tiennent aux rosen-kreuz d’Allemagne ?

– Il se peut, répondit Madeleine. Certaines idées n’ont point de patrie : elles enveloppent le monde entier comme un réseau.

– Partagez-vous ces idées ?

– Je suis une veuve et une mère. D’un côté, il y a le souvenir de mon bien-aimé Maurice qui les combattait ; de l’autre, la pensée de mon fils qui veut mourir pour elles.

– Et que voulez-vous de moi, puisque vous avez surpris mon serment et que vous m’imposez le silence ?

– Vous êtes riche et je suis pauvre ; vous êtes puissant et je suis faible. Le serment que je vous ai arraché était inutile : ne le regrettez pas : vous n’avez jamais trahi… et à l’heure où je vous parle ceux qui sont venus chez moi sont depuis longtemps hors de votre atteinte… Je vous dirai tout ce que je sais pour que vous puissiez m’aider à retrouver le meurtrier de Maurice O’Brien… Si j’en savais plus long, peut-être n’aurais-je pas, besoin de vous.

– Et d’abord voilà ce qui s’est passé : Avant-hier, à cinq heures du soir, un homme que je ne connais pas est venu trouver Robert et lui a touché la main. Mon fils m’a fait signe de sortir. L’homme et lui, sont restés un quart d’heure ensemble, après quoi l’homme est remonté à cheval. Robert m’a dit : « Mère, il faut coucher cette nuit dans mon lit ; j’ai besoin de la chambre du bas. »

Les mères savent tout, même quand on ne leur fait pas d’aveux. Je devinais bien pourquoi Robert avait besoin de ma chambre. Déjà plusieurs fois quelques bonnes gens de ce pays-ci et des environs, – des vieux soldats et des jeunes fous, – s’étaient réunis là pour parler du passé et de l’avenir… Et cela me chagrinait, Armand, non pas seulement à cause du danger qui accompagne toujours ces réunions, mais parce que la pauvre maison que nous habitons est à vous, et que vous pourriez me dire ; Est-ce pour cela que moi, fidèle ami du roi je vous ai donné un abri, Madeleine ?

– Je vous dirais cela, en effet, ma vieille amie, prononça doucement le marquis, si ceux-là n’étaient pas si faibles et le roi si fort.

Un mot vint aux lèvres de Madeleine, mais elle baissa les yeux en silence.

Puis elle reprit :

J’ai laissé faire, à cause de ce pauvre orgueil qui me pousse à cacher ma misère. Pour dire à mon fils : Ne fais pas cela, il faudrait lui dire aussi : Nous devons à l’aumône le toit qui est sur nos têtes… À neuf heures, je montai à la chambre d’en haut, croyant qu’il s’agissait d’une réunion comme toutes les autres. Mais, avant de me coucher dans le lit de Robert, je mis par hasard la tête à la lucarne et je vis briller au bord de l’eau le canon d’un fusil.

– Ils sont armés déjà ! s’écria M. de Belcamp.

– Sur ma foi de chrétienne, Armand, il n’y a point sujet de vous alarmer. Il s’agit d’un projet lointain… étrange… et qui peut aboutir à des résultats incalculables… Mais parmi les fidèles de cette mystérieuse Église, nul ne songe à employer la force… ici, en France… Vous saurez tout à l’heure pourquoi il y avait des fusils dehors, cette nuit… À ce moment, j’ignorais tout encore et j’eus peur, parce que je voyais des hommes armés postés derrière les sureaux de notre jardin et des ombres qui se mouvaient sur la lisière de la forêt.

L’inquiétude me tint debout. Un peu avant minuit, un pas de cheval sonna sur le chemin du bord de l’eau ; il y eut des paroles échangées à la porte de notre maison qui s’ouvrit. J’avais reconnu la voix de Robert. Dix minutes après, autre bruit, autre arrivée et pour parler pareil. Huit cavaliers se présentèrent ainsi, plus un vieillard que l’on portait en chaise. Le dixième arrivant fut une femme. Il était alors plus de minuit. Chose qui me parut singulière, Robert et les hommes armés restaient toujours au dehors.

Entre minuit et une heure du matin, un pas de cheval encore. C’était le onzième arrivant et le dernier. Il parla en anglais, et j’eus de la glace dans les veines : j’entendais la voix du parvis de Saint-Veit, à Prague, et la voix de la chambre à coucher du général ; la voix qui avait dit : « Dans quarante-huit heures le mariage sera célébré, il sera trop tard, » parole qui avait sans doute tué les dernières hésitations chez ceux qui marchandaient encore ; la voix qui avait prononcé quelques heures après ces paroles calculées pour donner le change : « À toi, Maurice O’Brien, les rosen-kreuz de Prague. »

– Pouvez-vous être bien sûre après si longtemps ? interrompit le vieux marquis.

– Dans mille ans ! s’écria Madeleine avec une énergie extraordinaire ; dans mille ans, si l’existence humaine pouvait aller jusque-là, j’engagerais tout l’espoir de mon salut sur un seul mot prononcé par cet homme !… Cette voix, pour peu qu’on l’ait entendue une fois, reste dans l’oreille et dans la mémoire comme un trait gravé sur le plus dur métal. Je vous l’ai dit, elle ne ressemble pas aux autres ; je distinguerais son timbre dans la foule innombrable qui se pressera au jugement dernier, et je dirais à Dieu, si Dieu ne savait tout : « La conscience de celui-là est rouge de sang ! »

Elle s’arrêta, puis elle reprit d’un accent rêveur :

– Une voix plus douce que le chant d’une femme et si mâle en même temps qu’elle semble une vibration d’acier… Je suis sûre que cet homme est grand dans son crime même… Je le hais ! oh ! je le hais !… mais je le crains et je n’oserais pas mettre mon Robert en face de lui…

Mon premier mouvement, dès que le son de cette voix frappa mon oreille, fut de m’élancer hors de la chambre et de crier au secours. Il me fallut employer toute ma force pour me contenir. J’avais perdu conscience du lieu où j’étais et des circonstances qui m’entouraient. Mes souvenirs violemment évoqués ressuscitaient le passé. J’étais tout à coup transportée dans cette maison monumentale de la vieille ville, à Prague ; tout près de moi, je rêvais la chambre où Maurice étouffait son dernier soupir sous la pression d’une main criminelle. Il me semblait que mes cris allaient éveiller les valets et surprendre l’assassin en flagrant délit.

Mais que dire ? Et qui étaient ces gens que j’allais appeler au secours ? Il y avait là des armes. J’en devinais encore le reflet perdu dans les ténèbres. Ils jurent, ceux-là, comme les autres, la mort du traître sur la croix et sur le poignard.

Quelle trahison plus haute, plus manifeste, plus mortelle que celle de l’initié qui fait de sa maison l’asile des mystères, et qui laisse une voie par où l’œil du profane peut pénétrer sous son toit ?

Le traître accusé, convaincu, puni, tout cela dans la même minute, c’eût été Robert, mon pauvre enfant.

Et quand même j’aurais pu m’introduire impunément dans ce cénacle, je le répète, que dire ? O’Brien était bien vraiment l’ennemi terrible et toujours prêt de ces affiliations. Toute sa carrière militaire, en Italie comme en Allemagne, avait combattu le dieu adoré de ces temples. Quelle voix, parmi ceux-là, se serait élevée contre le meurtre d’O’Brien, alors même que mon affirmation eût été une preuve ?

Je n’avais pas de preuve. Les tribunaux eux-mêmes, les tribunaux gagés par celui que servait Maurice O’Brien avaient déclaré le crime chimérique et donné au meurtrier ce nom : apoplexie !…

Vous connaissez cette maison qui est à vous, Armand ; vous savez que la chambre de mon Robert communique avec la salle basse par une échelle fixe qui descend dans l’alcôve même. Je n’avais pas envie de dérober le secret de ces hommes. Leur secret m’importe peu, et je me suis hâtée de l’oublier dès que je l’ai su ; mais celui-là qui n’était pour moi qu’une voix, le trafiquant de sang humain qui avait vendu la vie de son semblable deux cent cinquante mille florins, il fallait que je le visse enfin face à face.

Il y a d’autres tribunaux que ceux de ces francs-juges, et la justice de Dieu attend parfois l’effort de l’homme. Je voulais le voir, l’assassin, pour connaître au moins ses traits comme je connais sa voix, – pour connaître son nom, peut-être, – pour avoir les moyens de le poursuivre désormais partout, fut-ce au bout du monde, et partout le combattre.

J’ouvris sans bruit la trappe, qui se referma au-dessus de l’échelle, et je descendis.

Les rideaux de serge de l’alcôve étaient fermés. Je me glissai à plat ventre sur le lit, et je mis mon œil à l’étroit interstice que laissaient entre elles les deux pièces de serge.

Ils étaient tous autour de la table sur laquelle la lampe brûlait.

J’étais, moi, à quatre pas de la table.

Je les vis, je les vis tous, excepté cet homme. Satan le protège !

– Il vous tournait le dos ? demanda le marquis vivement, car il tremblait cette fièvre contagieuse que rayonne la passion.

– J’aurais attendu, dit Madeleine ; un mouvement à tout le moins m’eût montré son profil, la couleur de ses cheveux, quelque chose, enfin, quelque signe, – mais rien… Il y avait là neuf visages découverts ; la femme avait un voile épais de dentelle, et l’assassin portait un carré de soie noire sur sa figure.

– Alors c’était le chef ! s’écria M. de Belcamp.

– Oui, répliqua la paysanne, c’était le chef.

– Un militaire ?

– Un marin anglais.

– Anglais !… de quel grade ?

– Commodore.

– Impossible ! murmura le vieillard. C’est là un titre des plus importants, et qui correspond à celui de nos contre-amiraux.

– Quoi qu’il fût le chef, prononça lentement Madeleine, il était le moins haut titré de tous les assistants.

M. de Belcamp fit un geste de surprise.

– Il y avait là des généraux, poursuivit la paysanne, un amiral, un ancien ministre, un sénateur, des princes, un cardinal-archevêque…

Le marquis se leva et arpenta la chambre à grands pas.

– Déjà ! pensa-t-il tout bas ; déjà !

Puis il ajouta, en s’arrêtant devant Madeleine :

– Pouvez-vous me nommer ces personnages ?

– Non, répondit la paysanne, je ne le dois pas.

– Le chef, du moins ?…

– Oui pour celui-là, car je compte sur vous… ils l’appelaient le commodore Davy.

– Davy ! répéta M. de Belcamp ; – il y a en Angleterre des Davie… des Davys mais Davy !… le commodore, Davy !… Enfin n’importe ; achevez Madeleine.

– J’ai fini, répliqua la paysanne, et je n’ai même pas besoin de vous expliquer désormais pourquoi il y avait des gens armés au dehors. Nous verrons peut-être des combattants : ce n’étaient encore que des sentinelles… maintenant, M. le marquis, vous savez tout ce qu’il m’est permis de vous apprendre : voulez-vous me conseiller et m’aider ?

– Je le veux de tout mon cœur, ma bonne Madeleine, répondit le vieillard qui reprit son siége. Avez-vous un dessein formé ?

– Retrouver cet homme, le démasquer, le punir…

Elle s’arrêta. M. de Belcamp avait les yeux fixés sur elle.

– Est-ce tout, Madeleine ? demanda-t-il.

Elle se redressa sous son regard et répondit :

– Non, ce n’est pas tout, Armand… Ce nom de Surrisy peut signifier encore sourire. J’ai parfois rêvé la fortune pour mon pauvre et joyeux enfant.

– Rêver est le mot ! murmura M. de Belcamp.

– Aussi je l’emploie… Mais qui sait ? Il est rare que ces hommes se défassent d’une arme tant qu’elle peut servir : ce n’est pas Georges Palmer ou ce Davy qui est le véritable assassin de Maurice… Les comtes Boehm ont volé deux héritages…

– O’Brien était un homme instruit, pensa tout haut M. de Belcamp ; l’acte soustrait devait être en due forme… et il se peut à la rigueur que ce Davy l’ait gardé comme une clef qui doit éternellement ouvrir la caisse des comtes Boehm… Les moyens les plus simples sont les meilleurs ; je suis en fort bons termes avec le préfet de police…

Madeleine secoua la tête.

– Ceci est impossible, dit-elle. Mon fils a juré, je dois tenir son serment.

– Qui veut la fin, cependant… commença le marquis. Il s’arrêta pour réfléchir.

– Vous comprenez, poursuivit-il ; cet homme possède de telles ressources, qu’il faut aller tout de suite aux grands partis… Préférez-vous la police anglaise ?

– Aucune police, répondit Madeleine avec fermeté.

M. de Belcamp ouvrait la bouche pour se déclarer impuissant, quand une idée lui traversa l’esprit tout à coup.

– De par tous les diables ! s’écria-t-il, nous avons notre homme ! un ami de ce pauvre O’Brien ! Je suis sûr qu’il m’a parlé de cette affaire-là autrefois !… Tous les avantages de la police et rien qui puisse éveiller vos répugnances… À l’heure qu’il est, celui-là en sait peut-être déjà plus long que vous-même ?… Vous avez entendu parler de Gregory Temple ?

– Au temps où il pouvait tout, répliqua Madeleine, il a eu cette affaire entre les mains. Vos souvenirs ne vous trompent pas. Je fis le voyage de Londres, et Gregory Temple me dit, sur la seule description du cadavre : « C’est un Anglais qui a porté le coup. Je connais cette meurtrissure et la main qui l’a faite. Jean Diable a passé par là. Silence absolu et revenez dans huit jours. » Huit jours s’écoulèrent, puis des semaines, puis un mois… puis des années… Gregory Temple finit par me renvoyer avec ces paroles : « Ou Jean Diable n’existe pas ou c’est véritablement le démon ! » Maintenant on dit qu’il est devenu fou. Ce qu’il n’a pu faire quand il avait sa raison et qu’il était à la tête de la première police du monde…

Elle s’arrêta, parce que le vieux marquis la regardait en souriant.

Pendant qu’elle parlait, il avait ouvert son secrétaire et disposé ce qu’il faut pour écrire. Sa plume allait déjà sur le papier.

– Je n’ose pas me vanter de connaître parfaitement mon vieil ami Temple, dit-il tout en écrivant, mais si dans tout l’univers il y a quelqu’un pour le connaître un petit peu, c’est moi… Je n’ai jamais deviné en ma vie aucun rébus ni aucune charade, et c’est peut-être pour cela précisément que j’aime tant cet esprit subtil jouant avec la difficulté et nageant dans un océan de calculs, où je perds plante, moi, à deux pas de la grève… Il me fait l’effet d’une araignée filant incessamment sa toile, et voilà vingt-cinq ans que je m’amuse à regarder cela… J’ai honte de l’avouer, mais les problèmes de police m’intéressent au plus haut degré… Je suis resté enfant, à Londres, Gregory était pour moi le conteur inépuisable, le conteur en action qui chaque jour m’étonnait par quelque nouvelle merveille… Quand il s’est publiquement déclaré vaincu dans sa lutte contre l’assassin de la Bartolozzi, que celui-là soit ou non Jean Diable, que Jean Diable existe ou que ce ne soit qu’un nom recouvrant les méfaits collectifs d’une armée de bandits, je me suis dit : l’assassin n’a qu’à se bien tenir ! Quand ma jolie Suzanne est arrivée un jour en larmes et m’a donné à comprendre au travers de ses sanglots que son père tombait sous le coup d’une idée fixe, j’ai songé malgré moi à cette ruse des bons chats qui feignent le sommeil pour attirer les souris à portée de leurs griffes. Gregory Temple ne m’a pas confié son secret, mais il m’a écrit trois lignes, disant : « Si vous avez quelque chose à m’apprendre ou quelque chose à me demander, je ne suis pas encore mort. Gregory Temple doit être aux prises avec un effort implacable et terrible. Je n’oserais pas et je ne voudrais pas jeter un obstacle sur sa route en détournant sa pensée de son but, mais ici nous entrons dans sa pensée même. Après tout, ce Jean Diable n’est peut-être pas un être fantastique. Nous ramenons Gregory, ce roi des limiers, à une piste qu’il avait peut-être perdue ; nous lui fournissons l’étincelle qui peut-être va éclairer toute sa route… De par Dieu ! Madeleine, je n’ai pas de mérite à vous servir ici : je hais ce sanguinaire coquin de Jean Diable, qui a fait ma petite Jeanne orpheline. J’ai pris parti dans cette guerre à mort que lui livre le vieux Temple, et, tout marquis de Belcamp que je suis, si jamais ce monstre vient à portée de ma main, je le saisirai au collet comme un gendarme.

Il reprit sa plume qu’il avait déposée, et acheva sa lettre en quelques lignes. Il en tira lui-même une copie, puis, glissant chaque pli dans une enveloppe, il adressa l’une rue Dauphine, à Paris, et l’autre, Leicester square, à Londres, toutes deux au nom de Gregory Temple, esq.

– Si quelque chose peut être fait, dit-il en remettant les deux lettres à Madeleine, celui-ci le fera… Soit qu’il vienne au château sur cette appel, soit qu’il vous donne rendez-vous, tenez-vous prête.

La paysanne se leva.

– Et ne me dites-vous rien de mon fils avant de partir, bonne femme ? s’écria M. de Belcamp avec une vivacité de jeune homme. Vertubleu ! avant son arrivée, votre Robert était le coq du-pays : vous voilà jalouse, Madeleine !

– J’ai vu M. le comte à la grand’messe, répliqua la paysanne en souriant. Il est comme vous étiez à son âge, Armand…

– C’est menti, bonne femme ; je n’ai jamais été si beau que cela de moitié ! il ressemble à sa mère, à qui Dieu avait donné le visage d’un ange.

– Il est comme vous étiez à son âge, répéta Madeleine d’une voix ferme. Je ne lui veux pas d’autre ressemblance, et, pour le respecter comme je le dois, j’ai besoin d’oublier qu’il est le fils de cette femme.

– Elle est morte, vieille Madeleine, murmura le marquis.

La paysanne prononça très bas, mais distinctement :

– Dieu veuille que d’elle tout soit mort, et que le fils n’hérite que de son père !

Les sourcils de M. de Belcamp se froncèrent malgré lui.

– Il est arrivé chez nous comme un bon génie, reprit Madeleine, et mon Robert m’a fait battre le cœur en me racontant son histoire du pont du moulin. C’est vous, cela, Belcamp ! Je vous dis que je ne veux pas regarder au delà, et que je ne veux rien voir en lui, sinon son père, dont il a le nom et sans doute le cœur.

L’enfant est au-dessus de nous tous, Madeleine, murmura le vieillard. Quelque chose me promet qu’il sera la joie de mes vieux jours et la gloire de mon nom… Et je lui pardonne, à elle, que Dieu a reçue dans sa miséricorde, surtout parce que je lui dois mon Henri, mon trésor chéri et mon dernier amour !

En sortant du château, Madeleine Surrisy descendit vitement la côte, car la malle-poste passait de nuit à Saint-Leu, et il lui fallait aller jusque-là pour jeter ses lettres dans la boîte. Elle voulait ne point perdre une heure et tenir autant que possible son fils à l’écart de cette affaire. Comme elle arrivait au bord de l’eau, elle vit deux ombres qui se glissaient derrière les saules : un homme et une femme. La nuit se faisait très sombre ; cependant Madeleine eût affirmé que les deux ombres ne portaient point le costume villageois.

Elle appela doucement :

– Robert !

Personne ne répondit.

– Holà ! Robert ! répéta-t-elle en élevant la voix et d’un accent d’autorité, car elle portait en tout la mâle résolution de sa nature, et ne laissait jamais une besogne à demi faite.

– Holà ! répondit-on de l’autre côté de l’eau, vers la maison du meunier, qu’y a-t-il, mère ?

Madeleine s’arrêta étonnée. Ce n’était pas de ce côté-là qu’elle attendait la réplique de son fils.

– Qui donc est l’autre ? se demanda-t-elle.

Ce n’était point Laurent, car Laurent traversait le pont à grands pas avec l’ancien lieutenant, qui demanda de loin d’un air inquiet :

– Vous est-il arrivé quelque chose, ma mère ?

XVII

Le rendez-vous.


Qui donc était l’autre ?

Madeleine jeta un regard soupçonneux vers les saules.

– Dieu merci, répondit-elle à la question de Robert, il faut faire du chemin quand on a besoin de son fils !… On pourra bientôt vendre ton lit si tu passes tes nuitées à la belle étoile… Bonsoir, monsieur Herbet ; vous n’avez pas tenu votre sœur si tard dehors, j’espère ?

– Il y a longtemps que Jeanne est couchée, répliqua Laurent.

Madeleine prêta l’oreille à un bruit que les deux autres n’entendaient point.

– Tout va donc bien, dit-elle en élevant la voix, car ce n’est point l’heure de courir pour une jeune fille… Robert, je te cherchais ; j’ai deux lettres qui doivent partir par la poste de cette nuit.

– Donnez, mère.

– Non, je veux porter moi-même.

Robert la regarda étonné.

– Alors, partons, dit-il, je suis prêt à vous accompagner.

Laurent et lui échangèrent une poignée de main. L’instant d’après, les abords du pont étaient silencieux et solitaires.

Ce silence fut bientôt rompu par un bruit léger. Le jeune feuillage des saules s’agita, tandis que des pas s’étouffaient dans l’herbe. Les deux ombres que Madeleine Surrisy avait aperçues naguère sortirent du buisson et remontèrent lentement la prairie. Madeleine ne s’était point trompée : il y avait un homme avec une femme, et ce n’était pas un couple villageois.

– Ils sont partis, murmura une voix grave, mais si douce qu’un écouteur, au premier instant, n’aurait point su dire si c’était l’homme ou la femme qui parlait.

Mais une autre voix plus faible, et dont les tremblantes inflexions ne pouvaient vibrer que dans un gosier de jeune fille, répondit :

– Rentrons, je vous en supplie. Je ne sais pourquoi je suis venue. Depuis trois jours, j’agis comme en un rêve. Ma frayeur même me dit que je fais mal en restant avec vous. Je vous en prie, rentrons, monsieur le comte.

Les lèvres d’Henri effleurèrent la main de sa compagne, qui s’arrêta défaillante.

– Jeanne, ma belle Jeanne chérie, prononça-t-il tout bas, et sa parole était comme un chant, – bien-aimée promesse que Dieu me fit si loin de mon pays, espoir et sourire de mon exil ! Jeanne, ma fiancée céleste ! vous êtes venue parce que déjà vous obéissez à celui qui sera votre guide et votre appui jusqu’à son dernier soupir ; vous êtes venue parce qu’il y a entre nous un lien qui n’est pas d’hier, et que nos destinées s’unissaient là-haut bien avant que nos âmes ne se fussent rencontrées sur cette terre… Jeanne, ne tremblez pas quand vous êtes auprès de moi, car vous n’y seriez pas, vous, l’enfant si pure et saintement candide, si ce n’était votre place ; n’abrégez pas des instants qui sont pour vous comme pour moi l’aurore du bonheur, car vous m’aimez, Jeanne ; la voix qui descendait du ciel n’a pu mentir, et si je ne presse pas ce charmant aveu qui fera déborder la joie de mon cœur, c’est que votre cœur lui-même m’a dit tout bas : Dès le premier instant je me suis élancée, vers vous comme si nos âmes s’étaient reconnues, je croyais aimer avant de vous avoir vu et je me trompais, Henri, car c’est votre vue même qui m’a enseigné, l’existence, l’espoir et les douces larmes d’amour.

– Mon cœur ne m’a pas dit tout cela, murmura Jeanne qui ne tremblait plus et qui souriait. Il vous parle mieux qu’à moi-même.

– M’a-t-il trompé ?

– Je ne sais… dit-elle.

Puis elle s’arrêta, frémissante. Les impressions se succédaient en elle avec une maladive rapidité.

– Depuis que vous êtes arrivé, reprit-elle en baissant la voix encore, – je souffre.

– Faut-il partir ?

– Non : il me semble que je ne pourrais plus me passer de cette souffrance.

Il attira sa main contre son cœur.

– Le votre ne bat pas comme le mien, dit-elle.

– Il nage dans son allégresse, Jeanne. Je suis plus calme et plus heureux que vous, parce que j’ai rejeté loin de moi pour cet instant le meilleur de ma vie peut-être, tout ce qui n’est pas vous-même ; parce que je m’assieds libre et franc de tous soins à ce festin de joie ; demain amènera sa peine ; demain, je m’éveillerai de ce délicieux songe, et je regarderai en face l’œuvre que j’ai choisie sans mesurer ma force. Aujourd’hui, mon amour célèbre sa fête gardée. Je me repose, moi qui d’ordinaire n’ai point la paix du septième jour… non, vous avez raison, mon cœur ne bat pas, il emplit ma poitrine… Tout à l’heure vous disiez : Pourquoi suis-je venue ? c’est la question qui flotte incessamment dans ma pensée et qui l’engourdit comme ferait la langueur de l’ivresse : Pourquoi est-elle venue ? Il n’y a qu’une réponse : chaque fibre de mon être la murmure : Elle t’aime ! elle t’aime !… Oh ! je vous le dis, le pouls de la félicité suprême est tranquille, et le cœur qui bat trop vite n’a pas franchi encore le seuil du paradis d’aimer.

– Pourtant, mon pauvre cœur me fait mal et je vous aime ! soupira Jeanne malgré elle.

Aussitôt qu’elle eut prononcé ce mot, elle fit effort pour retirer son bras. Dans la douce lutte, Henri sentit sur ses mains des larmes qui tombaient brûlantes : Ses lèvres touchèrent le front de Jeanne, qui devint froide. Il fut obligé de la soutenir.

– Rentrons, dit-elle encore, rentrons, je vous en prie !

C’était dans l’avenue de vieux chênes qui descendait de l’esplanade au bord de l’eau, mirant ses derniers arbres dans l’Oise, en face de la pauvre maison des Surrisy. Cette nuit de printemps avait des tranquillités si profondes que le bruit de l’eau caressant la rive semblait un cantique lointain. On entendait la brise passer lentement dans la cime des arbres. C’étaient de longs soupirs, faibles et suaves comme l’haleine qui monte des lèvres du cher enfant à l’oreille vigilante de la mère.

Il y avait un arbre vieillard, déraciné par les folles tempêtes d’avril, qui gisait dans la mousse, gardant encore tous ses rameaux. Henri déposa Jeanne sur ce siége, et s’agenouilla devant elle. Il était de ceux que Dieu seul connaît, et dont nul regard humain n’a jamais sondé le cœur. Ce qu’il y avait dans cette âme, grande assurément et puissante autant que peut l’être l’âme d’une créature mortelle, personne ne le savait. Celui-là n’avait pas de confident et vous eussiez pris sa vie peut-être sans lui arracher son secret. Mais, quel qu’il fût, bon ou mauvais génie, la passion jeune, ardente, sincère, brûlait en ce moment dans ses yeux. C’était l’amour, le véritable amour qui est l’enthousiasme et l’efflorescence du cœur. De même que le pinceau le plus divin ne peut donner aux figures groupées sur la toile ce mystérieux complément, ce rien sublime qu’on nomme la vie, de même le comédien, fût-il l’incarnation du génie, ne peut rendre d’une manière parfaite ce sentiment magistral, cette maladie providentielle et reine, ce miraculeux élan de l’âme vers la fécondité du bonheur. Lovelace veut réchauffer les apparences de son caprice attiédi, don Juan peut farder de chevalerie la sauvage brutalité de son désir ; mais il n’est permis à l’un ni à l’autre de jouer l’amour, le grand, le bel amour, qui a son visage et son langage, sa valeur et son titre, comme l’homme et comme l’or. L’homme peut se déguiser, il est vrai, et la fausse monnaie circule : aussi don Juan est-il souvent vainqueur et Lovelace triomphant ; mais c’est qu’il y a des aveugles volontaires, en quantité, partout, dans ce bas monde, et des victimes complices.

Celui-là n’était don Juan ni Lovelace : celui-là aimait et croyait ; celui-là possédait, à l’heure où nous sommes, indépendamment de son passé, de son avenir, de lui-même pourrait-on dire, tant est grande et vraie la parole du poëte qui accorde à l’amour le don d’éternelle virginité, celui-là possédait ce qu’il faut de jeunesse, de foi naïve et d’ardente certitude pour ceindre la robe nuptiale et pour entonner le cantique des cantiques.

La nuit n’avait point de lune, mais du firmament, où pas un nuage n’errait, les étoiles regardaient, et tous les diamants de ces mystérieuses prunelles, groupés en parures distinctes dans le profond azur, laissaient sourire et tomber cette lumière invisible comme la rosée : qui vient de partout à la fois et qui, pour l’œil habitué déjà aux ténèbres, dessine mieux qu’un rayon la forme des objets prochains. Jeanne inclinait son doux visage, pâle, mais radieux dans cette claire obscurité ; Henri avait les mains jointes ; le silence parlait en eux ; leurs regards se croisaient et ne se quittaient plus, réunissant leurs âmes en un long et muet baiser.

Ils étaient beaux comme la jeunesse elle-même et comme le premier épanouissement de l’amour. Tout ce poëme délicieux de la transfusion des cœurs souriait dans les langueurs de leurs sourires. Les boucles amollies de la chevelure de Jeanne tombaient comme un voile opulent jusqu’au seuil chaste que les battements de son sein agitaient : il ne fallait qu’une respiration de la brise endormie pour les porter jusqu’aux lèvres d’Henri. Henri semblait prier, recueilli dans sa contemplation, et adorer l’idole. Oh ! ils étaient beaux comme ces prémices de l’extase qui doivent former plus tard le lointain lumineux des souvenirs et parler encore de jeunesse au cœur engourdi par le froid des années.

– Je voudrais connaître cette Georgelle, dit tout à coup Jeanne, qui tressaillit au son de sa propre voix.

– Je vous appelais ainsi avant de savoir votre nom, Jeanne, répliqua le jeune comte. Il y a si longtemps déjà que toutes mes pensées sont à vous… Quand je vous voyais venir, à l’appel de mes yeux fermés, le soir, vous étiez pour moi l’autre Georgelle, la divine création dont la vraie Georgelle était l’ombre charmante ou le reflet.

– Et vous l’auriez aimée, la vraie Georgelle, sans ce rêve étrange ?…

– Je vous aurais cherchée en elle… Tout au fond de mon être, Jeanne, votre pensée existait à l’état latent, témoin la joie que j’éprouvai en reconnaissant Georgelle… Mais, pour parler de ces choses, il faut donner aux mots une signification qu’ils n’ont point, et à quoi bon tenter l’explication de ces subtilités inexplicables ?…

– Ce sera mon bonheur de toujours errer dans ce champ de l’infini, qui est à nous, murmura Jeanne, puisque nos âmes s’y sont rencontrées. Vous me l’avez ouvert, il ne faut plus me le fermer… Je comprends cela, moi, Henri, et quand je me replie sur moi-même il me semble que moi aussi je n’ai jamais cessé de vous attendre… Ils me disaient tous que j’aimais Robert Surrisy, et certes, si vous n’étiez pas venu, j’aurais consenti sans répugnance à le prendre pour mon mari, car il est bon et doux : j’ai pour lui l’affection d’une sœur ; mais je crois bien me souvenir que j’étais parfois pensive au milieu de mes gaietés d’enfant…

– Car, s’interrompit-elle soudain, j’étais gaie avant d’être heureuse, Henri. Pourquoi mon bonheur m’a-t-il rendue triste ?

– Vous redeviendrez gaie, ma Jeanne chérie. Toute transformation ici-bas est une souffrance : C’est du fond d’une maladie que la chrysalide triste s’élance joyeux et brillant papillon.

– Et qu’avez-vous pensé, reprit la jeune fille, avide de rentrer dans ces espaces aériens qui étaient comme la patrie de son amour, – quand vous avez vu se réaliser votre rêve tout comme celui de Georgelle ?… Étiez-vous impatient déjà ?… aviez-vous de la crainte ?

– J’étais impatient, Jeanne, je n’avais pas de crainte. Au moment où je me suis élancé à votre secours, je ne vous avais pas encore reconnue ; mais lorsque je vous contemplai inanimée, dans mes bras, sur le rivage, derrière les saules, j’eus un élan vers Dieu, suivi d’une mortelle défaillance. Vous étiez ma Georgelle, mais si merveilleusement supérieure et plus belle ! je pensai : Va-t-elle mourir ! Mes yeux furent brûlés par des larmes. Je vous soutenais, froide et si pâle que vous ne serez pas autrement quand Dieu laissera votre corps charmant ici-bas pour ravir votre esprit dans la maison de ses anges ; je guettais votre souffle qui tardait à renaître. J’ai peur de vous dire ce qu’alors je pensais, Jeanne.

– Oh ! dites ! dites !

– Je pensais… et mon délire faisait de ce souhait impie une fervente prière… je pensais : Si elle ne doit pas m’aimer, qu’elle meure !

Jeanne mit ses deux mains sur les épaules d’Henri et son sourire eut des caresses célestes.

– Ce n’était pas un souhait impie, murmura-t-elle, je suis contente que vous l’ayez formé.

Henri, toujours agenouille, s’accouda au trou du vieux chêne ; sa tête blonde avait ainsi pour oreiller la robe de deuil.

– J’avais deviné des yeux noirs sous vos sourcils d’ébène, reprit-il. Votre paupière se souleva lentement ; l’azur de votre prunelle me pénétra comme une espérance. Je sentis votre amour avant vous-même, et je ne demandai plus rien à Dieu, sinon le pouvoir de vous donner sur la terre tout le bonheur qui vous est promis dans le ciel.

– Aimez-moi bien, dit Jeanne, et votre prière est exaucée.

Il y eut encore un silence plus éloquent que la parole. Les doigts effilés et blancs de Jeanne jouaient à son insu dans les beaux cheveux d’Henri.

– Comtesse de Belcamp !… pensa-t-elle tout haut.

Henri sentit sa main qui devenait froide. Il releva la tête et vit qu’elle avait des larmes plein les yeux.

– Vous pleurez, Jeanne ?

– Si tout cela n’était qu’un songe ! murmura-t-elle.

– Pourquoi me parlez-vous ainsi ?

– Comtesse de Belcamp ! répéta la jeune fille avec, une solennité enfantine.

Puis elle ajouta, en baissant la tête :

– Non, non, je n’aurais pas dû venir : il y a des choses qui sont impossibles !

Elle évita les yeux du comte qui la regardait en souriant et poursuivit d’une voix changée :

– Monsieur le comte, il faut que vous sachiez mon histoire…

– Je sais votre histoire, Jeanne, interrompit Henri.

Elle le regarda ; cette fois, son étonnement allait jusqu’à l’incrédulité.

– Est-ce que votre vision vous avait dit… commença-t-elle.

– Non, répondit le jeune comte avec un sourire protecteur et plus doux ; les visions parlent peu et ne s’occupent point de généalogies. Mais il y a autre chose entre nous que la vision, et notre destinée a croisé sur plus d’un point notre route dans la vie… Vous ne connaissez rien de moi, sinon les apparences… moi, je vous le répète, je sais votre histoire : ce que vous en savez vous-même et ce que vous en ignorez.

– Par votre père ?…

– J’ai instruit mon père au sujet de ce qui vous regarde.

– Par ma tante ?…

– J’ai appris à votre tante ce qu’elle ne savait pas.

– Par ma mère ?…, prononça Jeanne si bas qu’Henri eut peine à l’entendre.

Celui-ci hésita un instant. Quand il répondit enfin, sa voix trahit une profonde émotion.

– Jeanne, dit-il, vous serez en ce moment la seule… vous me comprenez bien : je dis le seul être à qui je laisserai voir tout le fond de mon cœur… J’ai des amis et j’ai mon père, mais mon secret, ma bien-aimée Jeanne, ne sera que pour vous… D’autres penseraient à ma place peut-être que ce secret est de nature à ne point toucher le cœur d’une femme… moi je ferai l’éducation de votre cœur ; je ne l’élèverai point : il est au niveau de tout ce qui est noble… mais je lui apprendrai ce que savaient tous les cœurs de femme, au temps de la chevalerie ; il battra, ce cher cœur, le pouls même de mes haines généreuses et de mes ardentes ambitions.

– Vous haïssez, vous, Henri !

– Aucun homme : une nation !

– Et vous êtes ambitieux ?

– Comme celui qui vint de Dieu pour délivrer le monde.

Les yeux de Jeanne étincelèrent dans la nuit, car c’est l’âme des jeunes filles qui comprend ou qui croit comprendre ces grandes témérités que nous appelons des folies.

Tout audacieux esprit jaillissant hors du niveau de l’humanité a son ombre vivante, écho et refuge de sa pensée, toujours une femme.

Jeanne joignit ses deux belles petites mains et dit comme on prie :

– Henri, que j’aimerais à mourir avec vous !

– C’est vivre qu’il faut, Jeanne, s’écria le jeune comte ; vivre pour vaincre. Vous serez la trempe de mon épée, tant que durera le combat ; après la victoire, vous serez la douce couronne de mon triomphe.

– Henri ! Henri ! s’écria la jeune fille en levant vers le ciel ses yeux qui rayonnaient d’enthousiasme, se peut-il que j’aie été choisie pour cela ?… Je ne sais pas quelle est votre œuvre… ai-je besoin de le savoir ?… je crois en vous comme en Dieu même, et je vous suivrais les yeux bandés, quand même les passans de la route crieraient à mon oreille : Détourne-toi, ceci est le chemin de l’enfer !

Le jeune comte l’attira, jusqu’à ce que son front penché touchât sa lèvre. Il y mit un baiser.

– Fasse le ciel, murmura-t-il avec une nuance de mélancolie, qu’il en soit toujours ainsi ! Mais, revenons à vous, Jeanne ; j’ai connu, en effet, votre mère, chez qui se réunissaient à Londres les soldats d’une armée qui ne marche pas à mon but, mais dont le passage me fraiera une partie du chemin. Ce sont des voies redoutables où tout pas en arrière est puni de mort. La justice humaine ne soulèvera jamais le voile qui recouvre ce meurtre.

– Et vous, Henri, prononça Jeanne d’une voix altérée, pourriez-vous le soulever ?

– Il est des liens qui ne se peuvent pas rompre, Jeanne, répondit Henri avec calme. Si je pouvais soulever ce voile, je ne serais pas à vos genoux, car il n’est pas permis à une fille de renier la mémoire de sa mère, et celui qui a fait un serment comme le nôtre n’a pas le droit d’écouter son cœur : mon ignorance me sauve.

– Si vous saviez le nom de l’assassin, vous ne pourriez pas le dire ? s’écria Jeanne.

– Dieu qui veut notre union a permis que je l’ignorasse, répondit seulement Henri.

Jeanne se couvrit le visage de ses mains.

– Telle est la loi dont je suis deux fois l’esclave, poursuivit le jeune comte, dont la voix grave et douce eut un douloureux accent, ou plutôt telles sont les deux lois semblables auxquelles je dois aveuglément obéir : la loi de l’association qui a condamné votre mère, et ma loi à moi, portée par moi-même et pour moi seul ; loi suprême, celle-là, car de son accomplissement dépend mon œuvre qui vaut mille fois ma vie !

Jeanne pleurait tout bas.

– Devant cette loi, poursuivit encore Henri, qui semblait s’imposer le devoir d’appuyer sur chaque mot et de souligner chaque parole, nous n’avons ni frères, ni sœurs, ni père, ni mère, ni nièce, ni femme, ni amante. La loi est tout.

– Terrible loi ! murmura Jeanne. Qu’y a-t-il donc de si grand en ce monde pour motiver un semblable pacte ?

– Deux immensités : l’amour et la haine.

– Ni sœur… ni mère… ni femme ! prononça la jeune fille lentement ; vous auriez pu être l’instrument qui m’a fait orpheline ?

– Cela, était possible.

– Même si vous m’aviez connue déjà ?… même si vous m’aviez aimée !

– J’aurais eu à choisir entre l’obéissance et la mort.

– En choisissant la mort, vous m’auriez tuée ! sanglota Jeanne.

– Tout à l’heure, répliqua Henri d’une voix ferme, vous disiez : Que j’aimerais à mourir avec vous ?

– En combattant, c’est vrai, quoique je ne sois qu’une pauvre enfant ! s’écria Jeanne ; oui, dans l’ardeur de la lutte, dans l’enthousiasme de l’assaut.

– Jeanne, interrompit Henri, le martyre a son ardeur et son enthousiasme aussi : le martyre est encore un combat.

La jeune fille laissa tomber son front sur sa poitrine et balbutia en un soupir découragé :

– Oh ! pourquoi m’avez-vous sauvée !

Et comme Henri essayait de prendre ses mains, elle le repoussa violemment.

– Vous qui demandiez à Dieu, s’écria-t-elle avec toute l’énergie du désespoir, le pouvoir de me donner sur la terre tout le bonheur qui est réservé aux anges dans le ciel ; vous qui avez prononcé ces propres paroles, car je me souviens des vôtres si vous pouvez citer les miennes, Henri, Henri, n’avez-vous donc rien à m’apporter, sinon le choix entre le parricide et le suicide !

Le jeune comte se leva et croisa ses bras sur sa poitrine. Sa belle tête se redressa hautaine. Sa voix métallique et vibrante eut des accents que Jeanne n’avait jamais entendus.

– Nous sommes des amis d’hier, dit-il. Loin d’être époux, nous n’avons pas encore échangé l’accord des fiançailles. Eh bien ! je sens à l’angoisse de mon cœur que le simple renoncement à ce bien dont je ne suis pas encore possesseur sera pour moi déchirant et cruel comme le divorce de l’agonisant avec la vie. Ce n’est point le hasard qui a conduit notre entretien sur le terrain où nous sommes. Ces sujets ont été volontairement abordés par moi. Il vous fallait un éclaircissement, et j’avais besoin d’une épreuve. J’ai mis souvent le bandeau sur les yeux de celui qui demandait à entrer dans le sanctuaire… mais vous étiez celle que j’avais choisie entre toutes pour être le soutien de ma vertu et le flambeau de mon âme ; je vous prenais comme le cordial divin qui devait rehausser mon courage abattu et rallumer aux heures mauvaises le feu sacré dans mon cœur. Vous étiez pour moi au-dessus des autres créatures puisque je me donnais à vous en échange de vous-même. Je ne pouvais pas vous introduire dans le temple autrement que le front nu et les yeux grands ouverts. Je l’ai fait, j’ai bien fait. Dussé-je emporter d’ici mon espérance morte et mon rêve évanoui, dussé-je quitter cette place avec des larmes dans le cœur et mettre en deuil à cause de vous le restant de ma vie, j’ai bien fait, puisque j’ai fait mon devoir.

Ne m’interrompez pas, Jeanne, car ce sont ici de suprêmes paroles. Entre nous deux, il n’y a pas place pour ces escarmouches vaines qui tuent le temps des amants vulgaires. Il ne me faut pas une part de vous : je ne veux de vous que vous-même tout entière. Quand j’aurai fini, vous me direz : « Je suis la comtesse de Belcamp, ou bien, pauvre bel ange, vous me donnerez votre main à baiser, et nous nous séparerons pour toujours…

Je suis ce que je vous ai dit. Je n’ai pas assez dit. Je suis plus haut encore ou plus bas. J’ai fait trop petite la part des dangers qui m’enveloppent comme le suaire – d’où Lazare pourtant ressuscita ! Je suis dix fois proscrit, vingt fois peut-être : je ne compte plus. Toutes les polices de l’Europe me cherchent ; tous les tribunaux de l’Europe m’ont condamné. Pour moi, chaque pouce de terre peut recouvrir un piége ; sur ma main, toute main amie peut se fermer comme une menotte d’acier. Vous avez vu vos villageois armés entourer en criant un chien mordu de la rage, c’est moi. Je n’ai d’asile qu’en moi-même. Lorsque je cherche un point de comparaison dans les récits des historiens et dans les fictions des poëtes, je n’en trouve pas, car on laissait Marius errer en paix dans les ruines de Carthage, et Satan, révolté contre la foudre, a l’enfer.

Ceci peut vous sembler grand et séduire votre imagination de femme ; il me faut la vérité nue : descendons ! À l’archange déchu il reste une étincelle de sa splendeur éteinte dans le tonnerre. Il est quelque chose de plus repoussant que l’enfer, c’est la boue noire de honte et rougie de sang. J’ai tant d’ennemis, que je marche soutenu par l’effort imprudent de leur haine. Le coup de l’un me repousse sur l’autre dans la mêlée, et la cohue aveugle ne sait pas me faire un trou pour tomber.

– Mais demain, vous qui aviez pudeur de votre naissance, quelqu’un vous dira en me montrant au doigt : Celui-ci a épousé les millions de celle-là peur redorer la misère de son écusson… Ne m’interrompez pas : je vous ai dit que je savais mieux que vous votre histoire : vous êtes riche et je suis pauvre, je vous l’affirme : acceptez le fait pour vrai… Un autre vous criera : son écusson ment, son titre n’est pas à lui : c’est le fils d’une voleuse de Londres !… un autre encore : c’est un voleur lui-même… un autre : c’est un assassin !… et pour comble, au milieu d’une fête peut-être, peut-être au sortir de l’église où fumeront encore les cierges de nos noces, une noire armée se présentera, dont le chef viendra me mettre la main sur l’épaule en disant : Je vous arrête au nom du roi !

Écoutez bien ! je vous arrête, non pas parce que tel drapeau a flotté sur telle tour, non pas parce qu’un traître a vendu tel complot hardi, mais parce qu’il y a eu ici une caisse ouverte avec de fausses clefs, ou là un malheureux trouvé mort entre ses draps sanglants ! Je vous arrête, non pas vous, Bryan de Glencoe, qui jetâtes le gant à Georges II sur son trône, non pas vous-Mandrin ou Cadoudal, non pas même vous, fanatiques en délire, Jacques Clément, Ravaillac ou Damiens, mais vous, Mandrin, mais vous, Cartouche, mais vous, Poulailler, Jean Diable ou Jack Sheppard ! Vous égorgeur, bandit, vous faussaire !…

Le comte Henri de Belcamp s’arrêta pour essuyer la sueur qui coulait de son front, Jeanne l’écoutait haletante. Elle ouvrit la bouche ; il lui imposa silence d’un geste impérieux.

– J’ai dit vrai, poursuivit-il, tandis que l’éclat de sa voix redescendait jusqu’au murmure ; il n’y a là ni l’emphase frivole du dépit amoureux, ni l’amère exagération du désespoir. J’ai dit vrai minutieusement et scrupuleusement. Ces choses pouvaient arriver hier, comme elles peuvent encore arriver demain. Et cependant je suis venu vers une enfant heureuse dans sa paisible médiocrité ; sa gaieté d’ange était la joie des alentours ; elle avait un ami, presque un fiancé, brave, honnête et bon, non pas autant qu’elle est sainte et belle, mais assez pour lui donner ce vulgaire bonheur qui est notre meilleur lot ici-bas. Dieu me garde de railler ! Ce bonheur-là se nomme la paix de l’âme. Je suis venu, la jeune fille est infidèle à son fiancé ; le voisinage écoute et regarde en vain, il ne l’entend plus chanter, il ne la voit plus sourire, elle sait maintenant pleurer. Pourquoi suis-je venu ? que m’avait-elle fait ? de quelle vengeance ai-je été en ceci l’impitoyable ministre ?… Oh ! je suis venu parce que je suis jeune et que mon cœur n’a rien perdu des suaves virginités qui se font si rares en ce monde ! Je suis venu parce qu’il y a une force au-dessus de nous, qu’on la nomme Dieu ou qu’on la nomme l’amour ! Je suis venu parce que cette force inconnue m’a conduit par la main à travers les haines des hommes et les tempêtes de la mer. Je suis venu parce que j’aime !… Je suis bien bas, j’ai dû le confesser dans mon humilité ; mais, dans mon orgueil, j’ajoute aussi : je suis bien haut ! C’est mon talon qui touche à cette fange où mes ennemis resteront écrasés ; ma tête se dresse au-dessus des nuées ; mon œil regarde le soleil face à face… J’ai fait trembler des rois, j’ai fait tressaillir des peuples… Pour tous les mépris qui s’entassent autour de moi, j’ai des monceaux de gloires… Derrière mon échafaud, il y a mon char triomphal… Je combats : je ne suis pas vaincu, puisque j’existe ; je lutte seul contre tous ; je me sens grandir dans ma nuit et dans ma solitude ; rien ne m’arrête, je me ris des batailles perdues et je m’enivre de mes victoires… et je marche sans cesse, sans cesse, montant chaque jour un échelon… Demain, j’aurai l’échafaud sous mes pieds… ma tête dépassera le niveau des trônes… L’Europe, en un grand cri, proclamera mon nom…

Jeanne, ma couronne était assez large pour deux têtes ; Jeanne, mon amour chéri, ce terrible secret qu’on ne dit qu’à soi-même, je l’aurais mis à l’abri dans votre sein et je n’aurais pas été parjure, car vous auriez été moi, le meilleur de moi, ma joie, ma force, ma conscience. Jeanne, il est en moi des trésors de tendresse que j’aurais voulu verser en vous ; Jeanne, pour celui qui est seul, l’heure des faiblesses peut être mortelle : je voulais m’appuyer sur vous… Vous étiez digne de moi ; je me croyais seul digne de vous… Je vous aurais donné tout : mes douleurs et mes joies ; je vous aurais pris tout, vos larmes comme vos sourires. Jeanne, j’avais bâti pour nous deux des châteaux dans le ciel. De même que ma tâche est d’un géant, mon amour est d’un demi-Dieu. Je vous aimais… je vous aime, comme jamais femme n’a pu souhaiter d’être aimée sur la terre… Je ne puis aimer que vous ; sans vous ma vie sera désormais un veuvage… Jeanne, moi je n’ai même pas le refuge de mourir, j’appartiens à mon œuvre et je vous aurais donnée à mon œuvre : vous ne pouvez me condamner qu’au deuil de toute ma vie… Jeanne, j’achève et mon cœur se brise… Selon votre arrêt, je vais me relever invincible… ou reprendre ma route, inébranlable, résigné, mais triste : plus faible parce que j’ai espéré et parce que j’aime, plus seul !

Il fléchit de nouveau les genoux.

Pendant un instant, on n’entendit que ces deux voix de la nuit : l’eau parlant tout bas au rivage, les arbres murmurant sous les caresses de la brise.

Puis la poitrine de Jeanne rendit un long soupir.

Puis encore elle jeta ses deux bras autour du cou d’Henri et cacha sa tête dans son sein. Elle dit, comme si elle eût parlé au cœur même de son amant, qu’elle sentait palpiter sous ses lèvres :

– Je veux vivre et mourir avec vous !

XVIII

La patache.


Il était neuf heures du matin, et c’était trois jours après ce dimanche où lady Frances Elphinstone avait fait son entrée dans la société miremontaise. La patache de l’Isle-Adam redescendait vers Paris, à vide et seulement pour n’en avoir pas le démenti. Des chemins de fer ont donné au monde un appétit de locomotion qui n’existait pas du tout en 1817. Le long de l’éternel treillage qui borde nos voies ferrées, chacun a pu remarquer un très-grand nombre de vieillards mélancoliques qui regardent passer la vapeur. Ce sont tous d’anciens conducteurs de pataches en retraite ou des directeurs de petites messageries rentrés dans la vie privée. Ils se disent, en suivant d’un œil jaloux le nuage de fumée qui emporte tant et tant de voyageurs impatients : On finissait tout de même par arriver autrefois !…

Maintenant on commence par là.

Le conducteur de l’Isle-Adam avait fermé les rideaux de sa caisse pour dissimuler sa misère. Il venait au trot maladif de deux pauvres bêtes aussi tristes que lui, et de temps en temps, mettant à ses lèvres sèches en l’absence de tout pourboire, son cornet qu’il aurait embrassé de bien meilleure grâce si c’eut été seulement un honnête verre de vin violet, il envoyait sa fanfare morose aux échos de la forêt.

C’était un victorieux pourtant, ce conducteur. L’hiver dernier, il avait tué la concurrence, ce monstre qui suçait le sang des anciens messagers. La concurrence était morte dans son bureau sans feu ; on avait vendu aux enchères publiques ses quatre chevaux fantômes et ses deux carrioles vermoulues. Mais la grande messagerie agonisait à son tour : ainsi va le monde !

Le dieu défunt qui présidait à ces lugubres entreprises réservait cependant aujourd’hui à notre conducteur une aubaine inespérée. Tandis qu’il scrutait au loin la route solitaire, cherchant d’un œil découragé ce merle blanc, le voyageur pour Paris, une société nombreuse et choisie se réunissait au carrefour de la Croix-Moraine, qui était comme la station de Miremont. Autour du poteau sans inscription qui marquait le milieu de l’étoile, il y avait un bourrelet de terre où l’herbe croissait. Sur ce banc reposaient en assez grande quantité des sacs de nuit, des paniers et des paquets appartenant à la garniture Bondon, à Madame Morin du reposoir, première adjointe, et à la famille Chaumeron. Ceux-ci accompagnaient leurs bagages, tous en costumes d’aventures, et porteurs de cette physionomie spéciale que l’on prend pour les parties de plaisir. En ces circonstances le temps est généralement pluvieux. Tous les parapluies étaient ouverts. Il y en avait un de coton bleu, ce qui peut servir à déterminer le degré de civilisation atteint. Le parapluie de coton bleu était porté par Cécile Chaumeron, la seconde, longue fille sacrifiée qui commençait à dresser des barricades pour conquérir sa place au soleil. Mademoiselle l’opprimait encore : elle avait un parapluie de filoselle verte.

Papa Chaumeron se gaudissait sous un kiosque portatif, véritable monument de famille, qui était en belle soie de couleur rose et datait du Directoire. Bien-des-Pardons abritait sa toilette de voyage sous un meuble olive à fortes baleines de fer, dont la poignée représentait la tête du prince Eugène. Elle s’en servait quand elle était dans le commerce. Madame Célestin n’avait point de parapluie : placée entre ses deux jumeaux armés d’ustensiles pareils, elle se trouvait doublement protégée, et comme abondance de biens nuit, elle recevait la gouttière de droite et la gouttière de gauche sur son vieux petit chapeau de crêpe, grimaçant et pointu comme sa propre figure.

Mademoiselle en était encore à se demander pourquoi les Bondon avaient uni leurs destinées à celle de cette taupe, comme elle l’appelait méchamment. Elle n’eût point dédaigné la position sociale de Madame Célestin.

– Beleuil est en retard, dit le papa Chaumeron en tirant de son gousset une montre large comme un parapluie. Il est neuf heures sonnées, attrape !

Tous atteignirent leur montre, excepté la seconde Chaumeron, qui attendait encore la sienne. Elle n’avait que dix-huit ans : il ne faut pas se hâter de blaser les enfants sur les jouissances de la vie.

Il est rare qu’on puisse réunir l’unanimité parmi des montres de campagne. À une demi heure près, les montres miremontaises se trouvèrent pourtant d’accord. On déclara neuf heures sonnées et Beleuil en retard.

– Il est capable d’avoir eu un accident ! fit observer Madame Célestin ; je n’ai pas de chance !… Célestin, tenez donc mieux le parapluie !

Les deux Bondon obéirent à la fois, car il n’y avait jamais de commandement pour un. Les deux parapluies rapprochés énergiquement, rebondirent et secouèrent une averse sur le châle.

– Bien des pardons ! dit l’adjointe, vous ne m’avez pas demandé mon avis, mais si vous n’aviez qu’un cavalier, vous n’auriez qu’un parapluie et vous seriez dessous.

– Si vous croyez que tout est rose dans ma position !… repartit aigrement Madame Célestin.

– Ah çà ! s’écria Chaumeron, j’ai mon franc-parler, moi ; je vais laver la tête de ce Beleuil… Onze minutes de retard ?

– Et s’il n’allait pas avoir de place encore ! dit Mademoiselle.

– Ça en est capable ! soupira la reine Bondon ; nous n’avons pas de chance à la maison.

On vit bien que les deux madrépores allaient parler, car ils agitèrent à la fois leurs gros bras courts. Ils dirent à la fois en effet :

– Nous n’en avons pas à la maison.

– Bah ! fit Cécile, la voiture de l’Isle-Adam revient toujours à vide.

– Le besoin de parler pour ne rien dire, s’écria Mademoiselle ; quand il y a des voyageurs, elle ne revient pas à vide.

– Bien des pardons ! remarqua l’adjointe. C’est juste.

– Voilà ! reprit Cécile en riant sous cape. Ceux qui ont leurs équipages pour aller jusqu’à Paris sont bien heureux ?

Tout le monde la regarda de travers, et le père Chaumeron, qui ne mâchait jamais ses mots, lui dit :

– Toi, tu vas te taire ! Veux-tu ton compte ? ah ! mais !…

– Il me semble, mademoiselle, ajouta sèchement Bien-des-Pardons, que j’ai ma voiture tout comme M. le maire et l’Anglaise.

– Et moi tout comme vous ! dit Madame Célestin.

– Et nous !… s’écria Mademoiselle.

– Ça mettrait trois jours pour aller à Paris, riposta Cécile en s’éloignant de son père, lequel avait parfois la main aussi franche que la langue ; au moins, M. le marquis et milady ont des chevaux qui ne sont pas de bois.

Hélas ! hélas ! Miremont, cette Arcadie ! si des regards pouvaient percer, la seconde des Chaumeron aurait été lardée !

– Papa ! s’écria Mademoiselle dis-lui qu’une autre fois elle restera à la maison !

– En tous cas, gronda Bien-des-Pardons, M. Morin du Reposoir a une situation…

– Et il n’est pas le seul ! interrompit Madame Célestin. – Il y en a qui aiment mieux mettre de côté que de jeter leur argent par la fenêtre.

– Et je préfère être ici, ajouta Mademoiselle, que dans des équipages qui ne sont pas à moi, comme miss Suzanne et Mademoiselle Jeanne, et Mademoiselle Germaine…

– Avec une étrangère ! enchérit la suzeraine des Bondon.

– Qu’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam ! acheva l’adjointe, offrant par mégarde sa tabatière à Mademoiselle, qui s’y plongea jusqu’au coude.

– Dix-huit minutes de retard ! tonna Chaumeron. Excusez !

– Des jeunes filles, reprit Madame Célestin, avec une Anglaise… qui a un enfant !… et pas de mari, en définitive !

– Avez-vous remarqué hier, demanda Cécile, comme miss Suzanne caressait le petit enfant ?

– La paix ! fit le papa ; vous êtes trop jeune pour parler de cela !

– Il n’empêche ! glissa l’adjointe, gros serpent qui n’en mordait que mieux sous son apparence humble et placide ; bien des pardons ! je dis cela sans malice… Il n’empêche que je n’aime pas les jeunes demoiselles tristes, distraites, qui ne savent jamais de quoi l’on parle à table, et qui se jettent sur les petits enfants comme un pauvre sur du bon pain.

Ceci eut un succès formidable.

– Tapé ! s’écria Chaumeron avec son gros rire ; ventre de biche ! j’ai mon franc-parler, mais pas tant que cela !

Madame Célestin essaya de rougir ; Mademoiselle baissa les yeux ; les deux Bondon, voyant que Chaumeron riait, partirent comme deux ressorts, et les grands yeux étonnés de Cécile firent le tour du cercle pour deviner la cause de cette gaieté qu’elle ne comprenait point.

– Je ne sais pas pourquoi vous riez, continua la perfide adjointe. Vous pensez bien que je respecte la maison de M. le maire… Et certes, son fils est un joli garçon qui raconte bien les histoires, mais, bien des pardons !… sans parler des affaires politiques qui s’embrouillent, – et Madame Célestin pourrait vous dire si on a passé la revue de la garde nationale pour des prunes, – ça ne m’étonnerait pas beaucoup si les trois fainéants étaient mêlés à tout cela… Bien des pardons !… sans aller chercher midi à quatorze heures, il y a des choses qui sont trop drôles… La Touchard dorlote sa nièce depuis que M. le comte lui a parlé tout bas ; Jeanne Herbet ne rit plus depuis qu’on la caresse… et vous savez qu’elle a de qui tenir, à ce qu’on dit !… Milady a causé sous bois deux heures durant avec le brigand, dimanche dernier, pendant que M. le comte nous faisait dormir debout… Mademoiselle Germaine, dont je ne voudrais pas dire du mal, puisqu’elle est la fille d’un collègue, mangeait M. le comte des yeux… là ! j’en avais de la peine pour elle… Et Laurent Herbet avait bonne envie de sauter à la figure de M. le comte… Ma foi, bien des pardons ! s’il y a anguille sous roche, nous la verrons frétiller.

Les trois fainéants étaient Robert Surrisy, Laurent Herbet et Férandeau, élève de David.

– Il y en a une sous roche ! s’écria Chaumeron ; et une grosse… saperlotte ! Vingt-cinq minutes de retard !

La pluie allait bien. Il y avait, au revers de la côte qui montait vers l’Isle-Adam, un cabaret où Beleuil s’était arrêté pour noyer ses tristesses dans un demi-litre de vin de Sannois, le premier cru de France après Suresnes.

L’impatience aigrit les meilleurs esprits. La portion de la société miremontaise qui entourait le poteau commençait à perdre décidément cette douce aménité que procure, dit-on, la paisible vie des champs. Chacun cherchait quelque chose ou quelqu’un à mordre. On maudissait le ciel et la terre, on se demandait pourquoi, en définitive, tout Miremont était hors de chez soi et en route pour Paris.

– Ce sont des servitudes, cela ! disait Madame Célestin inondée, et c’est la dernière fois que je viens… Les petits cadeaux entretiennent l’amitié, mais M. le maire ne nous en fait jamais, et, chaque année, il faut se déranger pour aller chercher de quoi lui souhaiter sa fête…

– Le voyage compris, appuya Chaumeron, cela ne laisse pas d’être coûteux…

– Bien des pardons !… M. le maire ne nous donne jamais rien, lui… et, l’an passé, j’en ai eu pour quatorze livres dix sous.

– Et vous pouvez être bien sûres, ajouta Cécile impitoyablement, que les cadeaux de milady et de M. le comte vont, cette année, tout écraser.

– Si nous rentrions chez nous ! s’écria Madame Célestin ; voyons, monsieur Chaumeron, vous qui avez votre franc-parler ?

Les deux coraux échangèrent un regard de détresse. Ils aimaient Paris. Pourquoi ? c’était leur secret. Ils eussent végété tout aussi commodément à cent pieds sous terre, mais ils aimaient Paris. Quel enchanteur que ce Paris ! Orphée ne faisait danser que les pierres.

Quant à M. Chaumeron, il était à cet âge grisâtre et légèrement apoplectique où les pères de famille de province adorent la pensée d’un petit voyage dans la capitale. Jetons un voile pieux sur les naïves scélératesses de nos oncles.

D’un autre côté, Mademoiselle et Cécile, qui ne tenaient point les cordons de la bourse, se faisaient une fête de cette journée. Il y avait promesse d’Opéra-Comique. L’adjointe elle-même, libre de son adjoint, n’aurait pas renoncé sans peine à ces quelques heures de veuvage.

– Victoire ! s’écria Chaumeron, au lieu de répondre à l’insidieuse ouverture de Madame Célestin. Voilà Beleuil ! Atout.

Sa main velue montrait, tout en haut de la côte, dans un rayon de soleil perçant les nuées, la patache de Beleuil, qui semblait ainsi environnée d’une gloire. Les deux Bondon se levèrent d’eux-mêmes et agitèrent leurs parapluies. Madame Morin dit à Mademoiselle, en montrant la mine refrognée de Madame Bondon :

– Il faut être juste… bien des pardons !… les voyages ne sont pas agréables quand on est la bergère d’un pareil troupeau.

– M. Florian est bel homme ! riposta aigrement l’aînée des Chaumeron.

– C’est celui de gauche ? demanda l’adjointe. Bien des pardons ! elle ne le laissera jamais vous épouser, ma mignonne.

– Il y a trois personnes sur l’impériale, annonça Chaumeron. L’intérieur doit être plein comme l’œuf ! Ah ! bigre !

– Bonjour, monsieur Chaumeron ! bonjour, madame Morin du Reposoir ! bonjour madame et messieurs Bondon ! cria de loin une voix joyeuse, en même temps que trois chapeaux s’agitaient en l’air. – Montez, mesdames ! montez, messieurs ! montez, mesdemoiselles !

– Les trois fainéants ! gronda la grosse adjointe ; ils vont nous gêner pour faire notre marché !

Beleuil, en voyant la manne que Dieu lui envoyait, avait détaché deux généreux coup de fouet à ses rosses. M. Chaumeron l’attendait au milieu de la route, sa large montre à la main.

– Trente et une minutes de retard, mon garçon, dit-il d’une voix sévère. En arrivant à Paris, nous allons signer une plainte et l’adresser au directeur de votre administration.

– Est-ce que tu as une administration, Beleuil ? demanda Férandeau.

Le conducteur venait de mettre pied à terre.

– Combien par place ? interrogea Madame Célestin.

– Toujours la même chose : deux francs cinquante et le pourboire.

– Et pour trois places ?

– Trois fois deux francs cinquante et trois pourboires, répondit Férandeau.

Il y eut du rouge sous le jaune des joues de Madame Célestin.

– Ce sera deux francs pour moi, dit l’adjointe ; vous savez…

– Moitié pour les enfants et les Militaires ! murmura l’élève de David.

Chaumeron, parlementant à son-tour :

– Beleuil, quatre francs pour moi et mon aînée : la petite par-dessus le marché… Enlevez !

– Par-dessus le marché ! répéta le conducteur indigné ; elle est grande comme une perche.

– Cinq francs pour moi et mes deux messieurs ? proposa Madame Célestin.

– Je suis la femme de l’adjoint : deux francs pour moi toute seule ; vous gagnerez sur le poids de mes bagages.

– Quatre francs pour mon aînée et moi, dix sous pour la petite ! adjugé !

Et du haut de l’impériale Férandeau, d’un ton solennel :

– Montez, messieurs ! montez, mesdames ! montez, mesdemoiselles !

La physionomie de Robert et celle de Laurent indiquaient de sérieuses préoccupations. Cependant ils ne pouvaient s’empêcher de sourire.

Incidemment, Madame Célestin fit remarquer combien la chance lui était toujours contraire : la pluie cessait juste au moment où elle allait être à couvert. Beleuil voulait son compte, le misérable ! L’adjointe ouvrit l’avis de couper à travers bois et de rejoindre la route de Pontoise, où la diligence passait à dix heures. Férandeau dit à Beleuil ; Méfiance ! ils en sont capables !

Enfin, après une discussion longue, horrible, honteuse, où furent employées tour à tour les menaces et les prières, où l’on mit en usage tout ce qui peut effrayer ou attendrir, Beleuil ouvrit sa caisse pour y entasser les messieurs, les dames, les demoiselles, les parapluies, les sacs de nuit et les paquets de la société miremontaise. On était content, on avait obtenu une diminution de vingt-cinq sous sur la masse ; on voyait désormais l’avenir en rose ; on se promettait de dîner chez des connaissances, de coucher chez des amis. Les frais devaient se réduire aux billets d’Opéra-Comique (moins chers chez les marchandes de gants), à la gratification du chandelier et à l’achat de la petite surprise pour la fête du marquis.

La garniture Bondon occupait tout un côté de la caisse ; on ne voyait pas les joints. En face, le père Chaumeron essayait de se ménager une place entre l’aînée et Madame Morin du Reposoir, dont le transport valait réellement bien plus de deux francs cinquante. Au milieu, c’étaient les parapluies mouillés, les sacs de nuit et la seconde Chaumeron. Florian avait bien offert de la prendre sur ses genoux, mais cette proposition n’avait eu d’autres suites qu’un coup d’ongle de Madame Célestin.

Sur l’impériale, Férandeau, peintre d’histoire, fumait sa pipe au beau soleil, qui décidément avait balayé les nuées dans le seul but de narguer Madame Bondon. Depuis quelques jours, Férandeau était malade de gaieté rentrée et de mauvaises plaisanteries qui ne pouvaient pas aboutir. Jusqu’à ce moment, il y avait eu entre les trois fainéants, sauf la différence des caractères, un commun vouloir de s’amuser et de prendre la vie comme elle venait, toujours du bon côté.

Ce n’était pas, tant s’en fallait, des mauvais sujets ; mais cependant nous devons avouer que les circonstances les ont présentés aux lecteurs sous un aspect idyllique et champêtre qui n’était pas tout à fait leur véritable physionomie.

L’étudiant en vacances n’est pas du tout l’étudiant à Paris. Il y a toujours au pays quelque Jeanne ou quelque Germaine pour dompter momentanément ces féroces amis de la pipe et du punch.

L’artiste n’est pas tout à fait ainsi, surtout quand sa destinée l’a fait élève de David, en dépit de la muse qui préside à la peinture académique. Il y a plus d’endurcissement chez l’artiste qui ne sut jamais, comme Alcibiade, changer à tout propos la température de ses mœurs. Généralement, il prend son carnaval au sérieux et se fait de son déguisement une seconde nature. Si l’on m’objecte que je confonds ici l’artiste avec le rapin, je répondrai par le défi de me trouver un artiste où il n’y ait pas quelque peu de rapin.

Tout artiste a été rapin ; c’est la loi. Tout papillon a été chenille.

L’étudiant, c’est tout le monde, en définitive. C’est votre futur notaire, votre médecin discret, rivé à sa cravate blanche et n’osant plus porter sa barbe de peur qu’on ne le prenne pour un mâle ; c’est votre avocat ne plaidant qu’à la condition du dossier garni, c’est le juge vertueux, quoique prétende la médisance publique, et qui certes a laissé sous les bancs de l’école sa dernière fredaine ; c’est le député de votre arrondissement, le préfet de votre département, ou même son Excellence M. le ministre. En un mot, c’est l’homme de nos sociétés dans la généralité la plus large et la plus banale. Il sera de toute nécessité marié, père de famille, Soumis à toutes nos convenances, esclave de toutes nos hypocrisies.

L’artiste, non. Étant accordé que la grandeur est une chaîne. Celui-là reste libre, si grand que voilà puissiez le rêver. Cette liberté au milieu de nos servitudes a du beau et du laid, comme toute chose en ce monde. Certaines gens trouvent même que le laid domine énormément le beau, parce qu’il y a quelques artistes dans le nombre qui ne s’appellent ni Mozart ni Michel-Ange.

Au pays, l’artiste se fait un malin plaisir de trancher comme une mouche dans du lait. Il pose avec un indicible bonheur, fier de son génie dont la preuve est dans son chapeau. Il mystifie, si personne ne prend la peine de le mystifier ; et chose plus étrange, il est sujet à prendre Germaine ou Jeanne pour ces bonnes filles, protectrices des arts et des études, qui émaillent certains quartiers de Paris, comme les fleurs fanées d’un parterre. Quand il ne commet pas cette méprise au sujet de Jeanne ou de Germaine, la thèse change : il a peur d’elles positivement. Aussi, quoi qu’en dise le vaudeville, la bête la plus menteuse qu’ait annoncée l’Apocalypse, les jeunes filles n’aiment pas les artistes.

S’il s’agit de Paris, je fais exception, bien entendu, en faveur de la poupée douceâtre qui a une réputation de quartier sur le piano. Cette poupée, d’ailleurs, n’est ni libre ni artiste.

Férandeau, très honnête garçon et possesseur d’un talent qu’il ignorait lui-même, venait à Miremont pour se faire des joues. Il l’avouait. Il n’était amoureux de personne. Les Bondon, les Morin du Reposoir, les Chaumeron et don Juan Besnard le divertissaient au plus haut point. Il avait un certain album destiné aux gladiateurs nus, à Romulus ; à Tatius ; aux Sabines, aux trois Horaces, condamnés à tendre leurs bras noueux depuis vingt et quelques siècles pour jurer toujours le trépas de leurs cousins et amis les Curiaces. Le soir, en rentrant au Prieuré, où Madame Touchard ne le voyait point d’un bon œil, il déposait sur son album les diverses figures de la société miremontaise dans des attitudes variées. Il faisait ainsi à tâtons son premier pas vers la renommée, car cet excellent Férandeau, qui s’obstinait à peindre déplorablement l’histoire romaine et l’Illiade, devait un jour se servir du crayon comme Beaumarchais de plume, et trouver la vraie voie de la comédie caricaturée.

Mais il lui fallait ses amis Robert et Laurent ; il s’était fait villageois pour ne les point quitter, pour les suivre, il s’était fait conspirateur ! Il avait besoin de ses amis qui comprenaient son argot d’atelier et qui lui fournissaient la réplique : deux petits saints à la campagne, mais deux fous à Paris, et qui eussent même splendidement cette belle vie d’étudiants, n’eût été le manque habituel de fonds ! Robert était un luron du quartier latin, et Laurent vous cassait un faquin à la Chaumière, sur son genou comme une paille. Voilà des exploits ! Voilà des joyeusetés ! Que diable ! il fallait bien quelque chose chez Laurent et Robert pour motiver le dévouement de Férandeau.

Depuis quelques jours ? depuis l’arrivée romanesque du jeune comte Henri de Belcamp ; une transformation soudaine et complète s’était opérée chez Robert et chez Laurent. Les deux amis de Férandeau lui manquaient à la fois : il ne les comprenait plus, ses meilleures plaisanteries tombaient à terre sans écho ; Laurent et Robert échangeaient à chaque instant des confidences dont il n’avait point sa part. Il était seul de son bord, et il sentait qu’un mystère l’entourait.

– Or donc ; dit Férandeau en secouant les cendres de sa pipe et non sans une sorte de solennité quand le contingent miremontais se fut entassé dans l’intérieur, l’amitié est un don des dieux immortels, mais ça m’ennuie de faire tout seul les frais de la conversation. Vous n’avez ri qu’à moitié en écoutant ce que j’ai dit de drôle, et je n’ai pas dit le quart de ce qui m’est venu à l’esprit ; parce que à nous trois, nous portons le diable en terre. Si vous avez des misères, je demande à les partager ; si vous avez des secrets, dites-moi franchement que je vous gêne ; s’il y a quelque chose à faire, donnez-moi ma besogne.

Robert lui tendit la main. Laurent répliqua rudement :

– Tu n’y peux rien, Férandeau. Robert court après cette étrangère, lady Frances Elphinstone… Jeanne et Germaine sont folles… Je voudrais donner un coup d’épée à quelqu’un : je ne sais pas si c’est à Robert ou au comte Henri de Belcamp.

– À Robert ! répéta Férandeau stupéfait, un coup d’épée…

– Parce que sa sœur ne m’aime plus, dit Robert avec un sourire triste ; et parce que je ne peux lui fournir à l’instant même le mot d’une énigme que je n’ai pas encore devinée.

Le regard ébahi de Férandeau allait de l’un à l’autre.

– En êtes-vous là, mes pauvres enfants ! murmura-t-il ; et moi qui me plaignais ! J’ai un soupçon, c’est que votre querelle est stupide… Ne vous fâchez pas : il y a des querelles stupides qui sont éminemment respectables… Alors, Laurent tu as soif du sang de Robert ?

– Imbécile ! murmura le frère de Jeanne, qui eut un sourire.

– Très-bien ! s’écria Férandeau, épanche-toi !… tu dois souffrir, puisque c’est toi qui as tort.

Laurent et Robert se regardaient, Laurent prit les deux mains de Robert.

– Donne-moi ta parole d’honneur que tu aimes toujours Jeanne ! dit-il brusquement.

– Tant que j’aurai un souffle de vie, je l’aimerai, répondit l’ancien sous-lieutenant ; je te le jure.

Laurent se jeta dans ses bras et murmura :

– Il a fallu ce Férandeau pour dire le mot.

Il riait, mais il avait des larmes dans les yeux.

– Quel mot ? demanda l’artiste. Stupide ? c’est plus beau que le qu’il mourût !

Laurent murmura :

– M’as-tu pardonné ?

– Continuez cette scène attendrissante pendant que je vais rallumer ma pipe, conseilla Férandeau.

– À condition que tu me laisseras suivre ma route comme je l’entends, répondit Robert. Tu n’as à te mêler ni de moi ni de toi-même… Ton tôle… à tous deux, est de vous tenir prêts pour le moment où l’on aura besoin de vous.

– Présent ! dit Férandeau ; j’aime les rôles où l’on ne dépense pas son intelligence. Mais permettez une motion : quand on se réconcilie, le dîner est d’usage général ; ceci semble remonter aux origines mêmes des sociétés. Nous possédons de quoi dîner au Veau-qui-tette, si nous nous privions de l’Opéra-Comique. Je propose de supprimer le théâtre Feydeau, fade chose ou chacun de nous a déjà entendu un nombre suffisant de fois le Calife de Bagdad ou Ma tante Aurore ; ledit théâtre sera remplacé par un cabinet particulier où nous célébrerons ; le verre en main, l’heureuse circonstance…

– Holà ! lieutenant ! cria une rude voix sur le bas-côté droit de la route…

Robert se retourna vivement, et Férandeau regarda d’un air courroucé le malencontreux interrupteur. C’était un paysan qui cheminait sous le soleil, le bâton à la main et le havresac au dos.

On était à quelques centaines de pas du village de ***, dont le clocher s’apercevait au travers des arbres, derrière un coude de la route. La patache venait de dépasser le chemin qui entrait dans les aménagements et conduisait à la cabane de Pierre Louchet. Le paysan qui s’en allait vers Paris, accoutré comme pour un voyage, était Pierre Louchet lui-même.

– Où vas-tu, comme cela, caporal ? demanda Robert.

– À Londres, répondit le paysan.

– Et tu n’as rien à me dire ?

– Si fait, lieutenant, j’aurais été jusqu’à Miremont, si je ne vous avais pas reconnu sur la voiture.

– Arrêtez ! ordonna Robert au conducteur.

– Est-ce dit, demanda Férandeau, pour le repas de corps au Veau-qui-tette ?

Robert avait déjà le pied sur les degrés de fer.

– Fais souffler tes chevaux au village, Beleuil ; dit-il ; je vais courir.

– Si je ne vous rejoins pas, ajouta-t-il à ses deux compagnons, ce soir, à huit heures, passage Feydeau, devant l’entrée dit théâtre.

Sans attendre la réponse, il sauta sur la route et aborda le paysan.

– Toujours des mystères ! murmura Laurent, tandis que la voiture se remettait en mouvement.

L’espoir d’un festin au Veau-qui-tette me paraît évanoui, repartit mélancoliquement Férandeau.

– Et que diable vas-tu faire à Londres, Pierre ? demandait en ce moment Surrizy.

– Je ne sais pas, lieutenant, répondit le paysan ; c’est par ordre.

– Par ordre de qui ?

– Ah ! ah ! de qui ?… un nom anglais… c’est le tout de s’en souvenir… on… on… ton… son…

– Thompson, peut-être ?…

– Oui… peut-être Thompson… ou un autre… mais ça ne fait rien. Il donne de drôles de pourboires… et il doit demeurer là-bas de vos côtés, bien sûr !

– En as-tu long à me dire ? demanda Surrizy, qui jeta un regard vers la voiture déjà perdue dans un nuage de poussière.

– Assez, répondit le bûcheron, si vous avez le temps de m’écouter.

– Pourquoi n’es-tu pas venu à Miremont ?

– Ça fait partie de l’histoire… Voilà déjà près d’une semaine que je devais partir pour Londres avec un paquet à remettre à un gentilhomme de ce pays-là… J’ai le nom dans mon sac… Et j’avais donc remonté un matin pour vous dire deux mots de tout ce qui m’est arrivé… et vous demander aussi si ça s’est bien passé l’autre nuit à la fontaine…

– Bien, très-bien !

– Bon !… Le vieil uniforme est dans la lavande, rapport aux vers ; nous le secouerons bien quelque soir pour l’empêcher de piquer… J’avais donc remonté, et, comme j’arrivais à la Croix-Moraine, j’ai rencontré le… ton… son… l’Anglais, quoi, un beau blond ! Il m’a dit : Pourquoi n’es-tu pas parti ? Tu n’as rien à faire ici. Marche droit : on te soupçonne d’être un espion !

– Toi, Pierre Louchet ?

– Je lui dis ça : Moi ! un espion !… Ah ! mais !… Faut vous ajouter que j’avais des idées de ci et de ça, rapport à l’histoire de l’enfant et des vingt sous de pourboire en or…

– Quel enfant ? interrompit Robert.

– C’est juste, vous ne savez pas… Il m’a mis sa main sur l’épaule de la façon que vous connaissez…

– Comment ! s’écria l’ancien lieutenant, il est des nôtres ?

– Un peu… et des hauts… vous allez voir… M’ayant donc mis la main, il a fait tout bas : « Tu sais comme on arrange les traîtres ?… Si tu n’es pas parti demain, gare à toi ! »

C’était donc avant hier. Je n’ai pas couché à la maison. Ce matin j’allais envoyer la fille à Miremont pour vous faire signe, quand j’ai vu passer la dame, dans une belle calèche, qui m’avait dit : Je pars pour l’Angleterre avec l’enfant, et que je la croyais loin, oui !…

– Mais quelle dame ?

– Ah ! ah ! fit Pierre, c’est juste, vous ne savez pas… mais si ça vous est égal, mon lieutenant, nous allons entrer sous-bois, crainte de rencontre… Voyez-vous, il y a du louche là-dedans par boisseaux… et la fille n’a que moi jusqu’à tant qu’elle aura un mari pour soutien.

Robert Surrisy connaissait probablement son Pierre Louchet ; car il n’essaya point de rectifier son mode d’information. Il suivit l’honnête bûcheron sous-bois et lui dit seulement :

– Continue !

– Du louche par charretées, quoi !… Et savez-vous avec qui la belle dame était dans la calèche ?… Avec la demoiselle du château de Belcamp, avec Jeanne Herbet et la petite de M. Potel, l’adjoint…

C’est bien, dit Robert, continue.

– Voilà !… l’instant d’après, le blond a passé à son tour sur un cheval… oh ! pour ça, une bête de mille écus, haut la main !… Quand il a eu passé, je me suis dit : je vas jeter un coup de pied jusqu’à Miremont et raconter la chose au lieutenant, avant de m’embarquer… mais tout le monde est en rente, aujourd’hui. Je vous ai entr’aperçu sur l’impériale… Où en étais-je ?

– Tu n’as pas encore commencé, mon pauvre Pierre.

– C’est juste… Prenons donc la chose par le commencement… Voyez-vous, ça doit être l’enfant d’un grand personnage que j’ai allaité avec ma chèvre… et si le roi de Rome n’était pas déjà grandet…

Il s’arrêta court et parut faire un effort suprême pour débrouiller l’écheveau de ses idées.

– C’était donc il y a trois semaines à peu près, une nuit de la fin d’avril. J’avais reconduit ma fillette chez ses maîtres et je venais de me coucher, quand j’entendis frapper à la porte de ma loge, et qu’on criait : À l’avantage !… C’est bon. Je fis la réponse et j’allumai ma chandelle. C’était le blond dont vous avez dit le nom… Ton… Son… Il avait un beau petit garçon dans des langes blancs comme du lait. Il me toucha l’épaule comme un maître et me dit : C’est sevré, mais il faudra une femme pour soigner ça. Où est votre fille ?… Savoir qui lui avait dit le chemin de mon trou et que j’avais une fille ? Je répondis : Ma fille est en service, mais c’est moi qui l’ai élevée toute petite après la perte de ma défunte femme, et je connais cette partie-là. Il me conta ce qu’il voulut pour la mère et me donna la pièce pour boire, que je mis dans la tirelire où est la dot de ma fillette. Il part, je soigne l’enfant ; un amour d’agneau qui ne faisait que me rire et qui se plaisait dans son panier comme si ça avait été un berceau de diamant. Je lui faisais de la bouillie avec le lait de la chèvre qu’éveille les enfants et les rend vif-argent… C’est bon. Deux jours après, un matin on sonne à ma porte à coups de poing : À l’avantage ! – Bon cousin, que demandez-vous ?… – Pierre Louchet, bûcheron. – C’est moi. – Je viens voir l’enfant.

Ce n’était plus le même. Bien couvert aussi, celui-là, et bel homme, mais l’air triste. Il alla au berceau et prit mon petit enfant dans ses bras… Je dis mon petit enfant, parce que, moi, je ne suis pas long à m’attacher ; c’est fait tout de suite. Dès que ça m’a souri, c’est fini… L’autre n’avait pas la figure méchante, au moins, mais celui-là se cache pour pleurer, et je le vis qui dorlotait le petiot en le mangeant de baisers. Ça vous fait l’effet que c’était le père, pas vrai ? L’idée m’en vint ; mais pas du tout. Le père était l’autre… et je ne sais pas si je l’ai vu embraser une seule fois la pauvre petite créature, ce qui s’appelle de bon cœur. Voilà donc qui va bien : ça dura une dizaine de jours ; ils venaient tantôt l’un, tantôt l’autre, jamais ensemble, Celui qui chérissait si bien l’enfant n’était pas riche ; il ne donnait jamais rien, l’autre me lâchait à chaque fois son pourboire, qui allait dans ma tirelire : j’aimais mieux celui qui ne donnait pas, un caprice !… ça va bien.

La dernière fois qu’il vint, – celui qui ne donnait pas, pleurait à chaudes larmes. Il s’assit auprès du berceau, et tira de dessous sa chemise un petit portrait cerclé d’or qu’il se mit à regarder tout en pleurant. Il le mit sur la bouche de l’enfant qui l’embrassa du mieux qu’il put, la pauvre caressante créature… Je lui dis : Montrez voir. Il me laissa regarder : le plus joli brin de demoiselle qu’on puisse voir, quoi ! Est-ce la mère ? que je fis. Il mit ses deux mains sur ses yeux… Cette fois, il me donna deux écus de cinq francs en me disant : Je ne reviendrai plus… Moi je pensais : D’un seul coup, il en a déboursé autant que l’autre en une demi-douzaine de fois… Mais j’étais loin de compte. L’autre a fait six visites en tout, et quand j’ai cassé ma tirelire, par une idée que j’avais, j’ai trouvé six louis d’or anglais qui vaut cent cinquante francs en France comme un sou… et trois louis de vingt francs que j’ai eus de la dame, ça fait une dot de trois cents francs pour Madeleine, compris les deux écus et une quatre-vingtaine de francs que j’avais amassés liard à liard.

Vous voyez que ça va bien… L’autre ne revint plus qu’une fois : quand je dis l’autre, c’est le premier, le beau blond, le père enfin. Il arriva comme toujours au milieu de la nuit, et me dit que la mère me reprendrait son enfant le lendemain. Ça me donna un coup ; j’étais attaché à ça comme un grand-papa… et la fillette l’aimait aussi, fallait voir !… Voilà donc que le lendemain, en plein jour par exemple, une belle dame, avec un petit bout de laquais, haut comme ça, et une payse anglaise qui avait l’air d’une bonne personne : « Pierre Louchet ? – C’est moi ! – Je viens chercher mon enfant. – Ça vous est permis… » mais, comme bien vous pensez, lieutenant, nous ne sommes pas d’hier. J’avais pris mes précautions, et comme c’te belle dame avait aussi un diable de nom anglais…

– Lady Frances Elphinstone ? interrompit ici Robert.

– Ça en a l’air… mais quant à savoir au juste, tous ces noms anglais se ressemblent, et il faudra monter jusqu’à la loge, où celui de la dame est couché par écrit tout au long… J’en étais à vous dire que le petit n’avait pas maigri chez moi, non il était gras, il était joli, et il frétillait rapport au lait de chèvre… Bon ! La mère ne le regarda pas beaucoup et ne l’embrassa qu’une pauvre malheureuse fois : est-ce louche ?… Et pourtant elle ne paraît pas méchante… Fallut pas moins lui donner la petite créature : j’en aurais pleuré !

Quand elle fut partie, je restai tout seul à penser. Je n’étais pas fier. La chèvre vint rôder pour chercher l’enfant. Je la rebourrai, la pauvre bête ! J’avais une idée ; la belle dame ne ressemblait pas du tout au petit portrait cerclé d’or.

Ce fut le surlendemain que le blond vint encore me chanter À l’avantage et me donner l’ordre de partir. Le mardi, pour vous voir à Miremont, et je rencontrai mon blond… Mais, avant de le rencontrer, j’avais vu quelque chose de drôle : mon petiot, que je croyais à Londres… Il était dans le bois, à droite de la Croix-Moraine, et la calèche qui vient de passer attendait dans la route de chasse. L’enfant se roulait sur l’herbe, gardé par la payse anglaise… Et la demoiselle qui demeure au château de Belcamp était avec eux… Celle-là me sauta à la vue, comme on dit. Je restai tout pantois à la regarder… C’te demoiselle-là est le petit portrait cerclé d’or, j’en lèverais la main ! seulement un peu plus pâle et les yeux plus tristes… mais elle mangeait l’enfant à force de l’embrasser, quoi ! À la bonne heure ! C’était comme l’autre, celui qui n’est pas le père. Je dis que c’est louche.

Louche ou non, voilà comme ça s’est passé. Je me suis dit : le lieutenant m’a donné un mot d’ordre l’autre jour que si je voyais n’importe quoi dans les environs d’alentour, au bois ou sur la route, je fasse mon rapport : obéissance ! Le soldat n’a pas besoin de pénétrer les secrets de la manœuvre. J’ai donc tenu à vous communiquer ma déposition sincère et véritable.

Robert Surrisy ne répondit pas tout de suite. Il semblait perdu dans un labyrinthe de réflexions.

– Tu as bien fait, Pierre, mon ami, dit-il enfin, et je te remercie.

– Pas de quoi… ça peut-il vous servir, lieutenant ?

– Peut-être… murmura Robert, qui retombait dans sa rêverie.

– Allons, tant mieux… Quoique ça, vous avez, comme on dit, la physionomie de ne pas y voir plus clair que moi…

– À ta loge, Pierre ! interrompit l’ancien lieutenant.

Le bûcheron se mit en marche aussitôt. Robert l’accompagna en silence. Au bout de quelques pas, sa tête inclinée se redressa, et il secoua brusquement ses cheveux.

– Du diable si c’est notre métier, cela, caporal ! s’écria-t-il. Il faut de meilleures lunettes que les nôtres pour voir là-dedans !

Pierre Louchet ouvrit la porte de sa loge et ils entrèrent tous deux. L’ancien lieutenant fut obligé d’habituer ses yeux à l’obscurité pour déchiffrer les caractères tracés au revers du battant. Après avoir lu, il trempa un chiffon dans une terrine pleine d’eau, et fit disparaître avec soin jusqu’à la dernière trace du nom de Frances Elphinstone. Le bûcheron le regarda faire avec surprise, mais il ne se permit aucune observation.

– À qui est adressée la lettre qu’on vous a confiée ? demanda Robert Surrisy.

Pierre déboucla aussitôt son havresac et déroula un petit paquet de toile dans lequel était une lettre dont la suscription portait : À J.-H. Wood, esq., Strand, 4, Londres. Robert prit note de ce nom et de son adresse sur son carnet.

– Et maintenant, demanda le bûcheron, que faut-il faire ?

– Obéir, répondit Robert. L’ordre t’est venu selon le rite, mon homme, et tu n’as pas à le discuter. Celui qui te l’a donné est au-dessus de moi. Va ton chemin, et, de tout ce que tu m’as dit, pas un mot à qui que ce soit au monde !

XIX

Au gourmand du jour.


Dès six heures du soir, des figures miremontaises s’étaient montrées dans le passage Feydeau, boyau sombre et fourchu qui, partant de la rue des Filles-Saint-Thomas, aboutissait d’un côté à la rue Feydeau, de l’autre à la rue des Colonnes. Depuis 1817, l’aspect de ce quartier a complètement changé. Le prolongement de la rue Vivienne a fait disparaître ces vieux repaires de chansonniers et de vaudevillistes, – amis de la gaieté, – comme on disait franchement en ces jours où la cote des fonds publics n’était pas le seul intérêt de tous et la seule littérature nationale. C’est à peine si quelque vétéran de coulisse pourrait vous parler-encore de ces vieilles gloires, le café Chéron et le restaurant de la mère Camus. Sous la Restauration, le café Chéron était un bureau d’esprit comme autrefois le café Procope ; quant à l’établissement de la mère Camus, les provinciaux le préféraient à Véfour, à cause des parts plus fortes et des prix plus modiques. C’était une renommée. Le reste du passage était occupé par des librairies scabreuses, des modistes enfumées, des marchandes de gants célèbres par leur bon caractère, une bouquetière, un costumier, un débit de tabac et un magasin de briquets phosphoriques.

Tout cela était uniformément gris, poudreux et de mauvaise mine. Paris n’est pas encore entièrement exempt des boutiques où l’on étale des choses que personne n’achète et que le marchand lui-même n’a pas l’intention de vendre, parce que son commerce est ailleurs, mais il faut avouer que ces mystérieux trafics ont flori surtout sous la Restauration, où le Palais-Royal tout entier avait des montres pleines de prétextes et des étalages à surprises.

Les modistes souriaient à la fortune derrière une demi-douzaine de vieux chapeaux dont n’aurait pas voulu Mademoiselle ; la bouquetière secouait effrontément ses violettes au nez des passants, en montrant deux rangées de dents savoyardes qui semblaient émaillées de neige ; les marchandes de gants, moins hardies, se bornaient à chercher du doigt le bout de leur nez, signe maçonnique connu dans l’univers entier ; le costumier avait des cabinets ; le débitant de tabac tenait un bureau de mariages mythologiques ; le marchand de briquets phosphoriques, enfin, avait du crédit au théâtre et se chargeait, moyennant un léger témoignage de gratitude, d’obtenir des audiences auprès des princesses avec ou sans roulades.

On ne croirait pas cela : il faut à ces industries de vieux trous comme aux oiseaux de nuit. Le moindre rayon de soleil les met en fuite. L’espèce ne s’en perd jamais tout à fait, mais chaque démolition en écrase des quantités énormes. Quand le grand air pénètrera dans le dernier passage méphitique, quand la lumière inondera la dernière galerie borgne et séchera l’humidité caverneuse du dernier péristyle, la vertu régnera décidément sur le monde assaini, et les Anglais, errant comme des ombres, demanderont en vain à nos oncles en deuil où est désormais le quartier des amusettes.

Tous les marchands du passage vendaient des billets de théâtre. Voilà un commerce ! Madame Morin du Reposoir, flanquée d’une autre grosse dame qui avait repris sa maison, acheta les siens chez le libraire. Les Chaumeron faillirent se battre avec l’homme des briquets phosphoriques, et la garniture Bondon, par l’organe de madame Célestin, marchanda son coupon chez le costumier. Cela prit une heure. Il y eut des efforts terribles de part et d’autre pour deux sous. Le vocabulaire du passage Feydeau était alors célèbre dans toute l’Europe, mais Miremont remplaçait l’éloquence par la bravoure et la richesse du langage par l’héroïque ténacité. Miremont fut vainqueur et aborda triomphalement le péristyle du théâtre avec les billets qu’il avait conquis.

On jouait Joconde, l’amour de Pontoise. M. Étienne était alors le plus grand poëte du passage Feydeau. Martin, Ellevion et madame Gavaudan chantaient ; il y avait foule, mais on peut dire que Miremont contribuait dans une proportion considérable aux succès de ces excellents artistes : Miremont, ce soir, remplissait la salle Feydeau. Depuis les premières loges jusqu’au cintre, Miremont trônait en grande toilette. Les deux Bondon avaient des gants.

Celui de gauche portait en outre au bras une faveur bleue toute neuve, car c’est surtout en des jours de fête qu’il faut mettre un lampion au bord de l’abîme.

Les paquets, les paniers et les sacs de nuit, que nous avons vus entassés au pied du poteau de la Croix-Moraine, étaient pleins de robes du dimanche, de rubans encore frais le soir, de fausse valencienne, et de ces chers velours de coton qu’on se met en ferronnière sur le front quand on a le goût des choses originales et qu’on vient de loin.

Miremont faisait de l’effet ; Miremont était sous les armes ; Paris devait bien le voir !

Aux premières, il y avait une loge qui souriait comme une corbeille de fleurs, la loge de lady Frances Elphinstone, qui contenait Suzanne, Jeanne et Germaine. Suzanne avait voulu prendre place sur le derrière, de sorte que le devant était éclairé par ces trois délicieuses figures : Frances, Jeanne et Germaine : Frances, heureuse comme tous les enfants adorateurs de Paris quand on leur donne une caresse de leur idole, et Jeanne, belle comme le recueillement du bonheur, Jeanne qui aimait, Jeanne qui était aimée, Jeanne qui sentait derrière elle le regard ému du comte Henri.

Henri était là, en effet, sur le même rang que Suzanne. Il y avait de plus l’adjoint Potel, porte-respect.

L’adjointe Morin du Reposoir ne s’attendait pas à cela. Elle avait acheté coûte que coûte des secondes galeries pour être au moins la première après la loge de milady.

Aux troisièmes galeries, la garniture Bondon s’étalait : Madame Célestin veillait sévèrement sur Florian, qui se trouvait avoir une voisine. Avec son caractère léger, ce Florian apportait bien des soucis dans le ménage de madame Célestin.

Au quatrième étage, Chaumeron et ses deux filles. Il avait gagné son procès ; la grande Cécile ne payait que demi-place.

Au cinquième, Briquet, le couteau à la main, et gravant sournoisement son nom sur la balustrade.

Elle avait cinq étages eu effet cette salle Feydeau, déjà condamnée deux fois par les architectes à cause de sa hauteur démesurée, mais deux fois rouverte par la spéculation et qui ne devait tomber qu’en 1830.

Robert Surrisy, Laurent et Férandeau étaient aux stalles d’orchestre.

Robert s’était placé tout au bout du rang contre les baignoires, de façon à surveiller la loge de milady sans tourner la tête.

Il faudrait une page entière pour faire l’histoire des œillades, des signes d’intelligence, des saluts, des grimaces aimables, échangés entre les différents membres de la société miremontaise. Les Chaumeron étaient bien un peu contrariés d’être plus haut que les Bondon, et madame Célestin pestait grandement de voir l’adjointe au-dessous d’elle, mais ils devinaient mutuellement leurs chagrins, et cela les consolait.

Briquet n’avait pas de chagrin. Férandeau méprisait l’opéra-comique et regrettait le Veau-qui-tette.

Nous n’avons rien à dire du spectacle, car notre drame se passe en dehors de la salle. Vers la fin du premier acte, Henri se pencha à l’oreille de lady Frances et lui dit, de manière à être entendu par tous ceux qui étaient dans la loge :

– Je vois là-bas lord Seyton. Il faut que je lui parle.

Jeanne se retourna. Henri lui adressa un sourire et ajouta :

– Je reviens à l’instant.

Il quitta la loge. Robert se glissa sans affectation le long des baignoires et sortit de l’orchestre par la porte qui faisait face à la loge. Jeanne chercha à deviner dans la salle l’homme qui s’appelait lord Seyton.

Dans le corridor, Robert se mit à courir. Cette diligence n’était pas superflue, car au moment où il arrivait sous le péristyle du théâtre, M. le comte Henri de Belcamp se perdait déjà dans les profondeurs de la galerie Feydeau. Il était seul et lord Seyton ne l’attendait point à la sortie du passage.

Robert, qui prit sa course résolûment et à toutes jambes, le vit monter dans un fiacre, seul toujours, au coin de la rue des Colonnes.

Le fiacre partit au trot de ses deux rosses et tourna l’angle de la rue de Richelieu : Robert n’eut pas de peine à le suivre. Le fiacre descendit la rue de Richelieu et s’arrêta devant le passage Mulot, non loin de l’angle de la rue Traversière, où la fontaine Molière fut érigée depuis ; Robert se glissa dans l’enfoncement d’une porte. M. de Belcamp mit pied à terre, dit quelques paroles au cocher, et, sans regarder à droite ni à gauche, s’engagea dans le passage descendant à la rue Montpensier.

Robert quitta aussitôt son abri.

– Êtes-vous retenu, l’ami ? demanda-t-il en passant à côté du fiacre.

– Oui, bourgeois, oui, répondit le cocher, et payé d’avance, rapport à l’endroit qui est connu.

Robert franchit l’escalier quatre à quatre, traversa la rue Montpensier, l’allée tournante du café Hollandais et la galerie de pierre, qu’il éclaira d’un coup d’œil perçant. Le comte Henri marchait déjà dans le jardin, d’un pas rapide, il est vrai, mais d’un air libre, et qui, certes, ne trahissait point l’inquiétude d’être suivi.

Le jardin était encore tout disposé en labyrinthes et tout plein de ces petits massifs, dissimulant ces cabinets de verdure, qui faisaient du Palais-Royal la guinguette la plus renommée de l’univers. Henri passa sans s’arrêter et sans se retourner une seule fois au milieu de la foule affairée au plaisir. Robert, qui le suivait maintenant de près à la faveur de la cohue brillante et rieuse, le surveillait attentivement.

Henri ne cherchait évidemment personne ici. Il passait.

Il prit à droite du bassin dont le jet d’eau, nouvellement restauré, dessinait en tombant et d’une manière très-distincte une rose, disaient les uns, une étoile de la Légion d’honneur, disaient les autres. L’étoile et la rose, également célèbres en province et à l’étranger, avaient leurs partisans respectifs. Les deux choses ne se ressemblaient point dans la nature, mais en fait de jets d’eau, c’est la foi qui sauve. Il y eut des duels pour trancher la question, et l’on parle d’un habitué du café Valois, qui mourut sans peur et sans reproche en criant : Et pourtant c’était une rose !

Le comte Henri, perçant les groupes d’élégants et les troupeaux de femmes pompeusement déshabillées, arriva jusqu’à cette autre gloire : le canon du Palais-Royal. À chaque instant Robert s’attendait à quelque mystérieuse rencontre, et il serrait de près son homme, bien qu’il se tînt à couvert. Mais le comte Henri, sur son passage, n’échangea ni une parole ni un regard.

Il suivait son chemin. Où allait-il ? Avait-il quitté la loge au beau milieu d’un acte pour faire cette inutile promenade ?

À la hauteur du canon, il changea de direction brusquement. Au lieu de poursuivre vers le palais, il remonta le jardin en pressant le pas, et Robert fut deux ou trois fois sur le point de le perdre. Il l’aurait perdu même, si tout à coup il n’avait cru s’apercevoir qu’il n’était pas seul sur la piste de M. de Belcamp. Depuis qu’ils étaient dans les massifs, à plusieurs reprises, un petit homme d’aspect bizarre l’avait poussé ou frôlé pour se glisser dans la foule. Au premier abord, Robert l’avait pris pour un enfant, à cause de sa taille et de l’exiguïté de ses membres ; mais la lumière ayant frappé le visage du petit homme, éclaira une face de singe, jaunie, usée, ridée, avec des yeux qui clignottaient, blessés par la clarté. Ce petit homme portait un costume noir, habit, veste et culotte de bal, rongé aux coutures, et particulièrement sale ; son chapeau noir était pelé, déformé, graisseux ; il avait des souliers énormes qui lui donnaient la tournure du petit Poucet, chaussé des bottes de sept lieues.

Notre misère française n’est pas faite ainsi. Pour quiconque n’était pas étranger à la vie anglaise, ce petit homme sentait son Londres à plein nez. On rencontre à chaque pas dans les boues de la Tamise ces toilettes fashionables arrivées à l’état de loques, et cent fois plus hideuses que les véritables haillons.

Or, le fils de Madeleine Surrisy connaissait Londres bien mieux qu’il ne lui a plu de nous le dire.

Ce fut la tournure anglaise du petit homme qui attira son attention. Ses manœuvres ne lui laissèrent bientôt plus de doute : le petit homme en voulait aussi au comte Henri. Pour se tenir toujours sur les talons du comte Henri, qui ne lui avait pas même accordé un regard, le petit homme perçait la foule en droite ligne comme un chien qui passe entre les jambes et jouait des coudes avec une énergie toute britannique.

Au bout du jardin, en face de la maison de jeu du n° 113, Robert cessa tout à coup de voir le comte. Pour perdre son homme dans une cohue, il suffit d’hésiter pendant une seconde dans la direction à suivre. Robert en était là lorsqu’il vit le sordide chapeau noir glisser sa forme pelée entre deux épaules blanches comme du lait, rebondissant sous des voiles de mariées. Les deux dames, à chacune desquelles appartenait une de ces épaules, entonnèrent une antienne d’injures à l’adresse du petit homme, qui ne s’en inquiétait point, quoique ces outrages fussent choisis au meilleur endroit du vocabulaire de la halle. Robert piqua droit au chapeau qui lui servait de phare, et saisit le profil du comte Henri au moment où celui-ci, traversant la galerie de pierre, disparaissait dans l’allée du n° 113.

Le petit homme se précipita dans cette allée et Robert après lui.

Henri ne monta point l’escalier de la maison de jeu ; il prit la rue de Valois qu’il descendit jusqu’au passage Radziwill, un peu moins repoussant alors qu’aujourd’hui, mais déjà, l’une des hontes de ce quartier, qui comptait les hontes par centaines.

Au bout du passage Radzivvill, dans la rue des Bons-Enfants, une voiture stationnait, le comte y monta. La voiture s’ébranlait au moment où le petit homme sortait du passage. Au moment où Robert débouchait à son tour, la voiture tournait déjà le corps de garde de la Banque.

Les chevaux semblaient vigoureux. Robert n’eut pas même l’idée de lutter contre eux de vitesse ; il chercha des yeux un fiacre et n’en trouva point. Il s’arrêta au coin de la rue de la Vrillière, où la voiture du comte Henri courait maintenant au grand trot.

Il vit ceci : le petit homme noir ne s’était point découragé comme lui. Dès que le corps de garde fut passé, le petit homme prit son élan avec une agilité qu’on n’aurait point attendu de sa misérable apparence. En quelques bonds il eut atteint la voiture : une heureuse et audacieuse cabriole le porta sur le siége de derrière où il se tint accroché comme un singe.

La voiture disparut au lointain.

Robert rentra au Palais-Royal et se fit servir une bavaroise à l’une des tables cachées dans les massifs. De cette table, au travers des maigres feuillages, on avait vue sur l’allée du café Hollandais, par où le comte Henri devait regagner le passage Hulot au-devant duquel l’attendait son fiacre.

Henri, cependant, était nonchalamment étendu sur les coussins de sa voiture. Il alluma un cigare ; sa main blanche et modelée avec une exquise délicatesse était ferme. – Vous eussiez pu remarquer néanmoins, lorsque l’allumette embrasée éclaira son visage, un cercle plus sombre autour de ses yeux.

Ses joues, son front et ses lèvres étaient très-pâles.

La voiture fournit une longue course. Elle s’arrêta devant la porte cochère d’une grande maison de la rue Meslay. Henri, en descendant, jeta un coup d’œil au siège de derrière qui était vide.

Mais il y avait un petit homme à la porte de la maison, et ce fut le petit homme qui souleva le marteau. Quand le cordon fut tiré, le petit homme toucha humblement son vieux chapeau et s’effaça. Le comte entra sans s’inquiéter du petit homme qui entra derrière lui.

Le comte alla droit au concierge. Le petit homme resta caché sous la voûte.

– M. Warren ? demanda Henri en passant sa tête dans le vasistas de la loge.

– Connais pas.

– Comment !… n’est-ce pas ici le n° 24 ?

– Si fait… mais nous n’avons pas ce monsieur… Comment dites-vous ?

– Warren… William Warren.

– Un Anglais ?

– Précisément.

– Que fait-il, de son état ?

– La commission sur Londres et les États-Unis.

– Connais pas.

Henri sortit une lettre de sa poche et en lut la suscription à voix haute :

– M. W. Waren, 24, rue de Bondy…

Le concierge haussa les épaules et tira le cordon.

– Sortie par le boulevard et la rue en face, dit-il.

Henri remercia, et prit la porte opposée à celle par où il était entré. Il se trouva ainsi sur le boulevard Saint-Martin. À peine avait-il refermé la porte, qu’une voix grêle et entachée d’un fort accent anglais cria sous la voûte :

– Le cordon, s’il vous plait !

Quelques secondes après, le petit homme noir marchait à son tour sur le boulevard, derrière le comte Henri.

Celui-ci n’alla point voir si M. W. Warren, commissionnaire pour Londres et les États-Unis, demeurait bien au n° 24 de la rue de Bondy. Il n’en voulait qu’aux voitures, ce soir, et ses précautions pour dérouter toute poursuite possible étaient tellement surabondantes, qu’il allait dans cette voie sans hésitation ni inquiétude. Sa trace, coupée à chaque instant, ne pouvait être reconnue. Il était sûr de son fait, d’autant que ce blond et charmant cavalier, le comte Henri de Belcamp, était resté tout entier dans sa calèche couverte de la rue Meslay. Il portait maintenant une chevelure noire et des favoris épais de la même couleur. Le déguisement était si parfait qu’il aurait pu passer impunément devant son père.

Ce ne pouvait pas être pour un motif de peu d’importance que le comte Henri s’astreignait à cette mascarade et à ces inexplicables détours ; ce ne pouvait pas être non plus une préoccupation de la vie ordinaire qui estompait le tour de ses yeux et palissait sa lèvre.

Et néanmoins son pas restait calme ; il avait la tête haute.

Celui-là était de ceux qui peuvent dompter jusqu’aux battements de leur cœur.

Il monta en fiacre sur la place du Château-d’Eau-Saint-Martin et se fit conduire à la barrière Saint-Denis, où il descendit. Il longea en courant le boulevard extérieur et prit, à la barrière Poissonnière, place dans un coucou qui revenait vers le centre. Tout cela était combiné d’avance, car, à la hauteur du Conservatoire, il quitta le coucou pour se jeter dans une calèche qui évidemment l’attendait et qui partit au galop, le conduisant d’un temps jusqu’à ces latitudes joyeuses où l’ancien Tivoli ouvrait ses jardins sur la rue Saint-Lazare, au bout de la Chaussée-d’Antin.

Ce quartier allait se bâtissant déjà, mais présentait encore un aspect de banlieue. Du côté de l’emplacement actuel de la gare de Rouen, là, où s’ouvrent ces rues si bien alignées et si tristes, qui empruntent leurs noms à toutes les capitales de l’Europe, il n’y avait que des masures, quelques villas entourées de jardins et d’immenses terrains vagues. Autour de Tivoli, qui, malgré sa décadence, gardait une physionomie excellente, c’était un monde de guinguettes échelonnées comme une gamme, depuis le traiteur bourgeois jusqu’au spéculateur hardi nourrissant à ses risques et périls les repris de justice amis de la villégiature. On voyait là tout ce qu’on voit encore, hélas ! un peu plus loin, et qui semble contenter les aspirations de certains Parisiens vers la nature : des groupes de ces marronniers malades, empoisonnés par la poussière et des berceaux de ces affreux acacias dont les fleurs et les feuilles sentent l’eau-de-vie saturée de fumée de tabac.

Le cocher du comte Henri arrêta ses chevaux fumants non loin de l’entrée actuelle de la salle Sainte-Cécile. Le comte s’enfonça aussitôt dans une ruelle qui remontait parallèlement à la rue de Clichy, le long de l’enclos même de Tivoli.

Vous avez vu la folie de l’étalon libre, s’évertuant par vaux et par chemins pour chasser le taon collé sous sa crinière. Il va, il vient, il galope, il rue ; ses crins et sa queue fouettent à la fois ; il se lance au travers des taillis ; il plonge et fait bouillonner l’étang ; il hennit, frémissant et droit sur ses jambes d’acier ; il se roule dans l’herbe ou sur les sables ; le vent arrache des flocons d’écume à sa bouche et la sueur fait des rigoles noires à ses flancs irrités.

Mais la mouche s’inquiète-t-elle de tout cela ? Elle pompe son contingent de sang. Quand l’étalon tombe épuisé, la mouche voyage paisiblement dans les rides de son cuir. Les efforts du noble animal n’ont rien fait ; il a emporté partout avec lui son ennemi microscopique. Si la mouche s’en va, c’est qu’elle n’a plus soif.

À vingt pas derrière le comte Henri, le petit homme noir se coula dans la ruelle.

 

Il nous faut reculer à peu près d’une heure, car les randonnées du comte Henri s’étaient faites avec une rapidité singulière. À ce moment où il était encore assis dans la loge de lady Frances Elphinstone, auprès de l’adjoint Potel, deux couples s’arrêtèrent à la porte d’une maison bien connue aux alentours de Tivoli et portant pour enseigne un gros homme habillé comme le roi Louis XVIII, et entouré de tout ce qui se peut manger : viandes, poissons, volailles, gibier, légumes, pâtés, tartes, fruits et confitures. Au Gourmand du jour, disait la légende.

Sur les vitres de la salle basse, au travers desquelles on voyait des rideaux de cotonnade blanche et rouge, quadrillée en damier, deux pancartes étaient collées. La première représentait le convoi mortuaire du Crédit, tué par les mauvais payeurs ; la seconde montrait une table surabondamment servie, près de laquelle souriait un cuisinier, disant au public : Aujourd’hui pas cher, demain gratis.

Les deux couples étaient ainsi : deux gaillards de mauvaise mine, taillés en Hercule tous les deux, et deux pauvres filles habillées d’oripeaux, – luxe et misère, – qui portaient sur toute leur personne l’énergique stigmate de leur malheur. Elles étaient belles, mais de loin seulement et comme les fleurs d’un bouquet qu’on va jeter au fumier. Elles avaient l’une et l’autre des écharpes toutes neuves sur leurs robes fanées, cadeaux de la veille ou du jour même, des chapeaux éclatants, de mauvais souliers, et des bijoux trop gros pour être en or. Leurs cavaliers au contraire étaient vêtus du drap le plus fin et munis de beau linge ; leurs gros pieds bosselaient le maroquin verni de leurs bottes, vierges de toute éclaboussure, et l’on voyait, entre le parement de leurs habits et leurs gants, des interstices couleur sang de bœuf : c’était leur peau.

Ils ne ressemblaient, à vrai dire, ni à des ouvriers endimanchés, ni à des marins égarés jusqu’à Paris et pressés de faire sauter leur décompte ; mais, malgré la véritable élégance de leurs costumes, ils ressemblaient à cela, néanmoins, plutôt encore qu’à des messieurs.

– Vous aller hors ! dit l’un d’eux en quittant le bras de sa compagne ; nous entrer dans, ici, miss Joséphine.

– Await… ajouta l’autre attendre… wait a little, yonder, miss Célina…

– Et dire que c’est des Français ! s’écria Joséphine en joignant les mains.

– Et des comtes ! ajouta Céline.

– Yes, my dear child !… Français… émigrés… parents morts… ’tis so !… pauvres émigrés, nous deux !… avoir ôblié le langue.

– ’Tis so ! répéta l’autre en levant ses gros yeux au ciel pauvres petits émigrés ! ôblié le french language !

Les deux donzelles éclatèrent de rire. Noll Green, le boxeur de Southwarck, fronça le sourcil, et Dick de Lochaber, l’avaleur de bière, ferma les poings d’un air menaçant. Ils étaient à Paris depuis le matin, et Dieu sait l’infernale omelette de bouteilles cassées qui cuisaient déjà dans leurs estomacs.

– Parle-leur donc, Joséphine, toi qui sais l’anglais ! s’écria Célina, ils vont nous battre.

– Chouchoux à nous ! dit aussitôt Joséphine, sweethcars of ours, nous allons, we go…, attendre vous au bal là-bas… wait for you… pendant que vous ferez your little business… do you love, me rogne ?

Dick l’enleva de terre pour l’embrasser avec transport.

– Qu’as-tu dit ? demanda Célina.

– J’ai dit : m’aimes-tu, coquin ?

– Comment prononces-tu cela ?

– Half a guinea for drinking your health, you sharpers !

Célina écorcha la phrase de son mieux. Elle eut un coup de poing et deux pièces de six livres. Après quoi elles reprirent leur volée, avec promesse qu’on les rejoindrait dès que les affaires seraient finies.

Noll et Dick entrèrent au Gourmand du jour et demandèrent un cabinet où l’on pût causer tranquillement. Ils savaient tous deux le nom des choses qui se mangent et des choses qui se boivent ; ils se firent servir un ample souper.

– Venir, here… ici, un gentleman, ce soir, dit Noll au garçon.

– Pour vous demander ? Bien, bien, on comprend son anglais !

– Here… répéta Dick.

– Le faire entrer ? Très-bien… Sonnez, si vous avez besoin.

Dick et Noll s’assirent et commencèrent par se donner une fraternelle poignée de main au travers de la table. Ils n’avaient point pâti depuis leur départ de Londres. Leur mine était superbe, et chacun d’eux avait engraissé, de plusieurs livres. Cependant, sur leurs visages grossiers et rudes, que les libations de la journée avaient teint déjà en rouge foncé, il y avait une certaine expression d’inquiétude et de malaise. Un gamin de Paris nous eût ainsi dépeint leur état moral : ils n’étaient pas crânes.

Ils se regardèrent un instant en silence.

Noll décoiffa une bouteille de bordeaux et poussa un profond soupir. Dick répondit par un soupir pareil en tendant son verre.

– Nous n’avons pas eu le temps de causer, vieux Green, dit-il. Les heures glissent dans ce Paris…

– L’argent aussi ! l’interrompit Noll.

– Bah ! fit l’avaleur de bière, Tom Brown va nous en apporter de l’argent… S’il n’y avait que cela…

Le boxeur engloutit d’un trait le contenu de son verre plein jusqu’aux bords et répéta :

– Oui… oui… s’il n’y avait que cela ! Je donnerais bien quelque chose, vieille-main, pour être assis dans le parloir du sharper’s, quand même nous n’aurions qu’un pot de bière au lieu de ce damné clairet… Qu’as-tu fait du passe-port ?

– J’ai allumé ma pipe avec, dès ce matin… Et toi ?

– Moi, j’ai jeté le mien dans la rivière par tous petits morceaux… mais cela ne nous met pas de l’autre côté du détroit, non !

– Non ; il aurait fallu partir par la diligence de ce matin.

– Sans l’argent ?

– Tom Brown avait calculé cela… Il nous tient.

Le boxeur pinça du bout des doigts le bouchon d’une seconde bouteille et le fit sauter sans efforts.

– La vie bonne à Bruxelles, reprit-il avec mélancolie.

– À Lyon aussi, pardieu ! s’écria l’avaleur de bière. On aurait travaillé là pour son propre compte tout tranquillement. J’avais déjà fait de bonnes connaissances, moi, quand cette diable de lettre est arrivée.

– La lettre blanche ! grommela Noll qui eut comme un nuage de pâleur sur l’écarlate foncée de sa face.

– Elle arriva à midi… C’était pour onze heures de soir… mauvaise journée !

Le verre de Noll choqua ses dents quand il voulut boire.

Dick le regarda d’un air étonné.

– Tu n’es pourtant pas une corne verte ! dit-il en employant le mot usité en Australie et dans toute l’Amérique du Nord pour caractériser les conscrits de vie d’aventures ; moi, je puis encore boire comme un homme… tiens !

Il engloutit, en effet, le reste de la bouteille vaillamment.

– Que veux-tu ? murmura le boxeur, ce gros brasseur de Bruxelles m’avait pris en amitié… il avait de bon vin… et du genièvre de Hollande comme tu n’en a jamais bu, vieillemain !

Ceci fut prononcé avec une sensibilité véritable.

– Oh ! oh ! s’écria Dick, on voit bien que tu ne connais pas mon brasseur de Lyon ! Ce n’était pas du genièvre qu’il avait, c’était du baume !… Crois-tu que je ne l’ai pas regretté ?

– Donne un coup d’eau-de-vie, Noll, j’ai le cœur malade.

– Quand onze heures sonnèrent, reprit-il après avoir bu, il me parlait de son mariage… il me disait : Mon cher comte…

– Tiens ! tiens ! il se mariait donc aussi ? l’interrompit l’avaleur de bière. Mon homme de Lyon, M. Turner, avait déjà fait ses cadeaux de noce… Un joli brin de fille, ma foi ! mais qui l’aurait mené loin !

– Il buvait le vin que je lui avais versé, poursuivit Noll d’une voix sombre, quand je l’étourdis d’un coup de poing comme un bœuf. Il ne cria pas… mais il souffla… et il me regarda avec ses yeux qui sortaient de sa tête.

Noll passa ses deux mains sur son front qui était presque pâle.

– Dieu me damne ! s’écria Dick, tu n’es pas gai, ce soir !

– Non, répondit le boxeur. Le jour où Josuah Bone mourut en soupant avec Tom Brown, je me souviens qu’il était comme cela.

– Et avait-il fait quelque chose pour Tom ? demanda Dick.

– Oui… et Tom Brown l’avait payé richement.

Il y eut un silence. Les plats qui composaient leur repas étaient intacts ; ils n’avaient fait que boire depuis qu’ils étaient là.

– Au diable ! reprit Dick le premier. Avec ton pouce tu ferais sauter Tom Brown…

Le boxeur secoua la tête.

– Je parie dix livres que je le couche en six passes ! s’écria l’avaleur de bière. Tu es malade, vieille-main !

– Oui, prononça tout bas Noll, je crois que je suis malade.

– Est-ce que tu n’avais jamais vu un homme mort ?

– Si… j’ai tué… Tu sais bien que j’ai tué !

– Combien de fois ?

– Beaucoup de fois.

– Et quel âge as-tu, vieux Noll ?

– Vingt et un ans bientôt.

– Je n’en ai que vingt, et j’ai l’air d’être ton maître… Au diable les idées noires, camarade ! Les deux brasseurs sont où nous irons tous, un peu plus tôt, un peu plus tard. Ne voilà-t-il pas de quoi se faire du mauvais sang ?… Mets-moi trois ou quatre bonnes pincées de poivre dans un verre d’eau-de-vie, et ton cœur va retourner à sa place, comme un joli garçon. Dieu me damne ! il faut que nous soyons droits sur nos jambes, vieille-main… M’est avis que nous aurons de la besogne ce soir.

L’avaleur de bière prit la peine de préparer lui-même la terrible médecine dont il venait de formuler l’ordonnance. Il versa la moitié de la poivrière dans un verre à vin qu’il emplit d’eau-de-vie jusqu’aux bords. Il agita le breuvage avec le manche de sa fourchette, et le présenta à Noll qui n’en fit qu’une gorgée.

– C’est chaud, dit-il en brisant le verre vide sur la table entre ses doigts qui ne saignèrent point. Je me sens mieux, et c’est assez bavarder, l’ami ! Nous n’avons que le temps de régler nos affaires.

– À la bonne heure, s’écria Dick, voilà une cure ! À nos affaires ! Tu es l’ancien, donne ton avis.

– Mon avis, répliqua le boxeur qui s’était redressé, ravivé qu’il était par cette diabolique potion, capable de tuer un cheval, mon avis n’a pas changé. Tom Brown s’est servi de nous comme de deux outils qu’on brise quand la besogne est faite.

– Alors, la besogne étant faite, nous sommes au moment d’être brisés.

– Juste.

– As-tu deviné pourquoi ces deux meurtres ?

– Non ; ce doit être le commencement de quelque satanique machine… C’est peine perdue que de chercher à deviner Tom Brown… D’ailleurs à quoi bon ?… La chose qui nous intéresse est celle-ci : Tom Brown ne laissa jamais de traces derrière lui : tous ceux qui l’ont servi sont morts.

– Tu parles maintenant comme un livre, vieux Noll !

– C’est chaud, ta médecine, mais c’est bon ! je vais avaler notre homme comme un poulet… s’il vient seul.

– Il viendra seul, répliqua Dick ; il ne s’en fie qu’à lui-même pour certaines exécutions.

– Alors ne bois plus, vieille-main, nous sommes à point.

– Non-seulement il viendra, reprit l’avaleur de bière, mais il apportera l’argent et les nouveaux passe-ports qu’il a promis… Il tient toujours sa parole… Il n’y a que le coup de là fin qui est par-dessus le marché.

– C’est un redoutable compagnon ? murmura le boxeur.

– Nous sommes deux et nous valons notre prix… Qui commencera ?

– Où mettra-t-on le corps ?

Ces deux questions se croisèrent.

Il y avait dans la chambre, comme c’est la coutume dans certains cabarets de banlieue, qui servent d’auberge au besoin, un lit garni de ses rideaux en cotonnade blanche. Les rideaux étaient fermés. Nell et Dick se levèrent en même temps. Noll alla tirer les rideaux du lit et Dick ouvrit la fenêtre.

Le lit n’avait point de draps. La fenêtre donnait sur les terrains vagues dont nous avons parlé. Il faisait nuit noire au dehors.

– On peut sauter, dit le buveur d’ale.

– Et nous le coucherons là-dedans, ajouta Noll.

– Il se tourna effrayé vers son compagnon, qui venait d’étouffer un cri de surprise.

– Qu’y a-t-il, vieille-main ?

Dick referma la fenêtre.

– C’est étonnant ce qu’on croit voir par ces nuits noires ! murmura-t-il ; te souviens-tu de Ned Knob, le petit clerc du solliciter Wood ?

– Un rusé petit drôle… Eh bien ?

– Et bien ! il m’a semblé voir vu petit homme qui rampait sous la fenêtre ; tout maigre, tout chétif, tout pareil à Ned Knob…

– Tu rêves !

– Mais aussi, pardieu ! interrompit Noll ; ou bien il y a quelqu’un derrière la porte.

Il fit jouer le bouton vivement et l’ouvrit toute grande. Le corridor où il s’élança était vide.

Comme il refermait le battant, la pendule eut ce coup sourd qui annonçait l’heure dans les vieilles horloges, une ou deux minutes à l’avance.

Ils se rapprochèrent l’un de l’autre. Ils étaient sombres mais résolus, et certes, à les voir ainsi côte à côte, la main dans la main, jeunes tous deux, bâtis en athlètes et rompus à toutes les violentes escrimes, il n’était pas possible de concevoir un doute sur l’issue de la lutte prochaine.

– Est-ce dit ? murmura Dick.

– C’est dit ! répliqua Noll. Je commence en l’étourdissant d’un coup de poing… Tu sais que je ne manque pas ce tour-là.

Il contracta sa robuste main dont les muscles saillirent.

– Moi je finis, ajouta Dick, en tirant à demi de son sein un de ces larges couteaux américains appelés bowies. Tu sais que ce tour-là, je ne le manque jamais.

– À quel moment ?

– Quand il aura payé et qu’il tirera les passe-ports de sa poche.

– Alors le signal sera ?…

– Son portefeuille dans sa main… Vise juste.

– Et frappe ferme !

La pendule sonna. En même temps que le premier coup de neuf heures tintait, la porte s’ouvrit et le comte Henri de Belcamp parut sur le seuil.

XX

Pendant qu’on chante Joconde


Le comte Henri de Belcamp consulta sa montre au moment où il regagnait sa voiture qui l’attendait rue Saint-Lazare. La montre marquait neuf heures et demie. Il n’avait certes pas perdu de temps dans le règlement de son affaire avec Noll Green, le boxeur de Southwark, et Dick de Lochaber, l’avaleur d’ale, au restaurant du Gourmand du jour. Il revenait calme et froid comme il était parti ; seulement les lanternes de la calèche montraient son visage très-pâle. Il éveilla le cocher, qui dormait, et franchit lestement le marchepied en disant :

– Au galop !

Il se jeta sur les coussins et arracha d’un tour de main sa barbe épaisse et sa chevelure noire, comme l’acteur dépouille violemment ses oripeaux de théâtre après avoir étanché cette sueur fiévreuse que mettent également au front la défaite et le triomphe.

Tout ce calme ou plutôt tout ce froid de statue qui marquait naguère d’un cachet si étrange la physionomie du jeune comte avait disparu, maintenant qu’il se sentait à l’abri des regards. Il y avait désormais sur sa figure, et même, il faut le dire, dans l’attitude entière de son corps, une émotion extraordinaire. À deux ou trois reprises, il porta la main vers son cœur, qui se blessait en battant les parois de sa poitrine. Son front rayonnait je ne sais quelle exaltation puissante ; ses yeux avaient des éclairs de sauvage fierté ; son souffle robuste sortait bruyamment de ses poumons élargis.

Des paroles, à son insu peut-être, tombaient, de ses lèvres.

– Des remords ! murmurait-il ; à moi ! que me veulent-ils ? Je les défie ! Je suis mon chemin : c’est le sort qui tue. Ma haine est pure comme un amour, puisqu’elle n’est pas née de l’esprit de vengeance. Je cherche mes armes dans l’ombre, mais je combattrai à la face du soleil. J’ai le droit d’être implacable, puisque je m’appelle le châtiment. Des remords moi ! des remords !

Il souriait, l’orgueilleux, provoquant le regard même de Dieu.

– Et c’est le dernier coup, reprit-il. La route s’ouvre grande et libre, le dernier obstacle est tombé. Je vais marcher désormais la tête haute, promenant sur la foule mon œil que nul n’aura le droit d’affronter… Personne au monde, personne, à moins de mentir, ne pourra dire eu me montrant au doigt : celui-là est de ceux que la loi nomme criminels.

Non-seulement j’ai ma conscience qui est un refuge, mais je fais de ce refuge une citadelle dont le rempart est la loi. Dieu était avec moi, j’aurai le monde. Il n’y a plus rien entre moi et ces millions qui seront le nerf de ma guerre… Ils sont à moi, et comme si ma route vers la victoire devait être déjà fleurie par le bonheur, c’est l’amour qui va me donner mes armes !

Ces dernières paroles éclatèrent malgré lui et furent suivies d’un silence.

– Comme cela, dit en anglais une voix grêle qui frappa son oreille comme un son surnaturel, le pauvre Dick a bu son dernier seau d’ale et Noll Green, ne brisera plus de côtes à la taverne des boxeurs de Covent-Garden, mon bon lord ?… Hé ?

La tête du comte Henri ressentit un choc et un élancement.

L’idée qu’il était subitement frappé de folie lui traversa le cerveau comme une lame aiguë et froide. Il regarda à la portière de gauche et à la portière de droite, qui étaient fermées. La calèche était vide. Le bruit des roues sur le pavé faisait qu’il n’aurait point su dire si la voix venait d’en haut, d’en bas, par devant ou par derrière.

Il resta un instant immobile et retenant son souffle, lui l’homme hardi qui en sa vie n’avait jamais eu peur d’un homme ni, d’un démon.

Ses yeux se portèrent par hasard sur la banquette de devant, où il avait jeté son manteau sans regarder, avant d’éveiller le cocher. Le manteau remuait. Le comte Henri contemplait ce mystère avec une sorte d’horreur. Il venait d’affronter seul deux hercules, deux assassins !

Ici il n’y avait même pas de place pour un homme.

Précisément pour cela, les nerfs d’Henri se révoltaient. Il n’aurait pas eu frayeur d’un homme.

Ce fut cependant une tête d’homme qui se dégagea des plis du manteau : une pauvre tête pâle et maigre, avec des traits coupants et des yeux éraillés ; la tête du petit homme habillé de haillons noirs que nous avons vu suivre le comte avec un si imperturbable acharnement.

Les yeux d’Henri n’exprimèrent plus que la surprise.

Le petit homme se mit à le regarder avec un singulier mélange de terreur et d’effronterie.

– C’est bien à Jean Diable que j’ai l’honneur de parler ? murmura-t-il en tremblant, mais avec un sourire qui n’était pas exempt d’ironie.

Henri tressaillit à ce nom de Jean Diable, et un éclair s’échappa de ses yeux.

– Ne m’étranglez pas tout de suite, reprit le petit homme précipitamment. Ce serait dommage pour vous et pour moi… pour moi, parce que je compte que vous ferez ma fortune ; pour vous, parce que ce serait la fin de votre histoire… Ma vie ne vaut pas un schelling, et cependant j’ai pris mes précautions comme un millionnaire.

– Qui es-tu et que me veux-tu ? demanda rudement Henri.

– Je vous dirai tout cela, mon bon lord, répondit le petit homme ; mais j’aime mieux tout d’abord vous mettre au fait des précautions que j’ai prises pour n’être pas étranglé par vous. Je n’ai pas la force d’une mouche : c’est le cas d’avoir de l’esprit comme quatre. Voici donc l’arrangement de mes petites affaires : j’ai ma mère à Londres, et ma maîtresse à Paris. Ma mère et ma maîtresse sont dépositaires chacune d’un pauvre testament que j’ai fait. Ma mère doit ouvrir le sien si elle est quatre jours sans recevoir de mes nouvelles, et voilà trois jours que je ne lui ai écrit ; ma maîtresse doit faire de même le matin si elle ne m’a pas vu rentrer le soir. Voilà le premier degré. Maintenant, ma mère et ma maîtresse ont pris, d’après mes ordres, les mêmes précautions que moi : de telle sorte que si, après m’avoir supprimé, selon votre bonne habitude, vous parveniez à supprimer aussi ma mère et ma maîtresse, vous resteriez en face de deux dénonciateurs inconnus qui vous feraient couper la tête en France ou pendre en Angleterre, selon le choix de votre seigneurie. C’est tout.

Le jeune comte avait repris son sang-froid et considérait son interlocuteur d’un œil curieux.

– Que dites-vous de cela, mon bon lord ? reprit le petit homme, qui jeta de côté le manteau pour se mettre tout à fait à son aise.

– Rien encore, répliqua Henri.

– C’est juste, il vous faut savoir ce que contiennent mes pauvres testaments. Je sais les faire : je suis un ancien clerc de sollicitor, et j’aurais percé sans le gin, mon bon lord, car j’avais l’œil pointu comme un canif et la main crochue. Mes testaments contiennent, à part la liste de mes libéralités, une anecdote fort curieuse relative à Tom Brown, Noll Green et Dick de Lochaber… non pas l’anecdote qui vient de se passer au Gourmand du jour : une autre, la distribution des passe-ports au nom du comte Henri de Belcamp, dans la cave de la maison démolie en face du Sharper’s à Londres.

Le regard du jeune comte devint fixe.

– Et sais-tu qui je suis ? demanda-t-il à voix basse.

– Vous êtes Tom Brown, répondit le petit homme sans hésiter, au Sharper’s et dans bien d’autres endroits ; vous êtes James Davy, à Scotland Yard ; mon ancien patron, le vieux Wood, vous appelait Henri… Henri de Belcamp, je suppose.

Henri mit sa main au-devant de ses yeux.

– Vous étiez chez M. Wood ? prononça-t-il plus bas encore.

– Et j’ai bien connu votre mère… Ned Knob… le petit Ned Knob… En fait de pique-poches, M. Wood n’aime que lui-même : il m’a chassé parce que je lui prenais par ci par là un schelling… Votre Seigneurie a la voix de sa mère… une belle voix, pour sûr !… C’est à la voix que je vous ai reconnu dans la cave, en face du Sharper’s… C’est à la voix aussi que je vous ai reconnu ce soir, devant le passage Hulot, quand vous avez payé votre fiacre… Il y avait un autre gentleman qui vous suivait, mais il nous a perdus au corps de garde de la Banque… Voilà quinze jours que je mange du pain sec à Paris pour vous chercher.

– Comment était fait cet autre gentleman qui me suivait, ami Ned Knob ? demanda le comte Henri doucement.

En quelques paroles, le petit clerc dessina le portrait en pied de Robert Surrisy, correct, précis et tellement ressemblant qu’il n’était pas possible de se méprendre.

Le jeune comte sourit. Il ouvrit la portière, et parla au cocher en une langue qui n’était ni l’anglais ni le français. Ned Knob ne se souvint point d’avoir jamais entendu les sons d’une langue pareille. La voiture roulait sur les boulevards. Le cocher poussa ses chevaux.

Le petit clerc se prit à trembler.

– Ami Ned Knob, lui dit Henri qui le couvrait de son regard fixe et froid, vous savez bien des choses et vous êtes un garçon courageux. Mais vos mesures ne sont pas bien prises ; quand on joue le tout pour le tout, il faut être sûr de son affaire, et ce n’est pas une armure de comédie qu’on doit revêtir pour affronter Jean Diable.

– Êtes-vous donc bien vraiment Jean Diable ? balbutia Ned terrifié.

La voiture s’arrêta brusquement. Ned, qui depuis quelques instants avait les yeux fixés sur le comte, jeta un regard aux portières. D’un côté il y avait un mur noir, de l’autre une eau silencieuse et dormante. Pas une âme aux alentours.

Le petit clerc devint livide et sa face se décomposa.

– Je savais que je risquais ma vie, dit-il entre ses dents qui claquaient ; mais je n’ai pas menti ; si vous me tuez, vous êtes perdu !

Un pas se fit entendre au loin sur le quai solitaire. Instinctivement, Ned ouvrit la bouche pour crier au secours. Le comte leva la main. Le cri s’étrangla dans la gorge de Ned et il se laissa glisser à deux genoux, balbutiant :

– J’ai dit vrai, j’ai dit vrai ! Si vous me tuez, vous êtes mort !

Henri mit ses tablettes sur ses genoux et tendit un crayon à Ned, dont les yeux se ranimèrent.

– Écris ! ordonna le jeune comte.

Le regard de Ned se releva sur lui, puis tout son misérable corps s’affaissa, tandis qu’il râlait :

– J’ai brisé ma tête contre un roc !

Henri le considérait attentivement.

– Écris ! répéta-t-il d’un ton impérieux.

Et il allait dicter, lorsque le petit clerc saisit le crayon, qui courut sur le papier avec une prestigieuse rapidité. Deux feuilles furent couvertes en un instant. Ned les déchira et les tendit à Henri, qui lut sur la première :

« Ma mère, le paquet dont j’ai fait le dépôt entre vos mains doit être mis à la poste aujourd’hui même, à l’adresse de M. le comte de Belcamp. Il s’agit de ma vie ou de ma mort.

» Votre fils, NED. »

Sur la seconde :

« Ma pauvre Molly, si tu veux sauver ma vie, remets au comte de Belcamp le paquet que je t’ai confié. Mon salut dépend de toi.

» NED. »

Henri, quand il eut achevé la lecture de ces deux billets, vit devant lui le petit homme qui s’était redressé et qui fixait sur lui ses yeux grands ouverts, sombres et résolus.

– Tu as deviné ce que j’allais te dicter, dit-il.

– J’ai trouvé mon maître, répliqua Ned. Avant de me tuer, interrogez-vous, milord, peut-être que vous avez besoin d’un esclave ?

Henri ne répondit pas.

– D’un chien… ajouta Ned ; je voudrais vivre.

Henri déchira les deux feuilles de papier, et dit au cocher en les jetant par la portière :

– Au boulevard !

Ned embrassa ses genoux, et dans ses pauvres yeux sanglants, il y eut une larme.

– Milord, dit-il, jusqu’à ce moment vous n’étiez pas mon vainqueur, car j’allais mourir vengé.

Les épaules d’Henri eurent un imperceptible mouvement.

– Tu avais écrit les deux formules convenues entre tes dépositaires et toi, n’est-ce pas, Ned ? murmura-t-il en souriant.

– Oui, milord. Aussitôt les lettres reçues, mes deux dépôts eussent été entre les mains de la justice à Londres et à Paris.

La main gantée du jeune comte s’appuya sur son épaule maigre, tandis qu’il laissait nonchalamment tomber ces paroles :

– Pour peu que Jean Diable n’ait pas volé sa réputation, je crois plutôt que ta mère et ta maîtresse eussent reçu toutes les deux la visite de Jean Diable… Ami Ned, tu ne me dois rien pour la vie que je t’ai donnée ; je n’ai besoin ni de chien, ni d’esclave ; ceux qui me servent sont récompensés selon leur dévouement.

– Mon corps et mon âme sont à vous, milord ! s’écria Ned avec énergie.

Le comte Henri descendit de voiture au coin de la rue du Temple et du boulevard. Il mit une douzaine de pièces d’or dans la main de Ned.

– Pour m’avoir suivi depuis le Palais-Royal, dit-il, il faut que tu sois un garçon très-habile… Entre chez un tailleur et habille-toi de neuf de la tête aux pieds… Voici mon adresse à Paris : Demain matin, tu seras à mon lever et prêt à tout.

– À tout, milord ! répéta le petit clerc.

Henri le vit entrer chez le marchand d’habits voisin, et s’éloigna rapidement dans la direction de la rue Meslay. Le petit clerc se choisit un costume complet qu’il revêtit aussitôt.

Il se regarda complaisamment dans plusieurs glaces, et sortit, emportant son ancienne misère sous son bras.

Ned n’était pas sans avoir un domicile. Dans le faubourg, Montmartre, à deux pas du boulevard, il y avait alors une ferme appartenant aux hôpitaux de Paris et sur l’emplacement de laquelle on a percé la rue Geoffroy-Marie. Les alentours de cette ferme, à laquelle on arrivait par un tortueux passage donnant dans le faubourg même, formaient une des curiosités de la grande ville. C’étaient toutes les souillures de la vie champêtre, sans les champs une colonie de toits à porcs, d’étables, de poulaillers et de trous à fumier, petits lacs asphaltiques béants sur le bord des sentiers. Sauf les arbres, l’air et l’eau, cet affreux village ne manquait de rien ; il produisait du lait, des œufs, des lapins ; ses coqs réveillaient dès minuit tout le quartier Bergère, et chaque soir on pouvait voir ses vaches maigres boire au ruisseau fangeux de la rue de la Boule-Rouge.

Cela ne remonte pas dans la nuit des temps ; la ferme a existé jusqu’en 1838.

Il y avait là des bas chemins comme en Bretagne, des landes où le chardon, cette bruyère parisienne, parvenait à de gigantesques hauteurs. Le jour, on vendait des bric-à-brac dans la boue ; la nuit, les ténèbres grouillaient.

Le long du principal passage qui allait, plus capricieux que le fleuve Méandre, du faubourg Montmartre à l’angle actuel des rues de Trévise et Richer, plusieurs masures mal famées florissaient. La partie qui redescendait vers la rue Bergère, par le passage Hamel, regorgeait de chiffonniers. L’Opéra chantait et dansait à cinquante pas de là, vers l’ouest ; vers le sud, la bourse, à cinquante autre pas, étalait ses vertus civiques et son proverbial honneur. Cinquante pas : cent lieues ! Maintenant que ce quartier de la Boule-Rouge abrite tant de commis en nouveautés et tant de rentières inscrites au grand-livre de Paphos, nous avons peine à croire aux légendes de ce passé monstrueux. Comment ces pures fleurs de la civilisation pouvaient-elles s’épanouir si près de la barbarie !

Ned habitait, lui sixième, un petit hangar du passage Hamel ; et quand je dis sixième, je fais mention seulement des créatures humaines. Ned avait dans un coin deux bottes de paille, qu’il partageait avec une grande et robuste femme de quarante ans, qui avait été déchargeuse de charbon à Rotherhite et géante à la foire de Greenwich : sa jolie Molly, comme il l’appelait ; sur une autre botte, reposait un ménage israélite faisant le commerce de ferraille ; sur le dernier tas enfin, un couple savoyard dans toute la ferveur de la lune de miel, élevait des lapins avec l’espoir de s’en faire trois mille francs de revenus.

Molly était la femme légitime d’un porteur de ponts volants pour les ruisseaux, et Ned l’avait achetée de son mari, en tout bien tout honneur, moyennant un schelling, dans Lower-Thames street, à Londres. Cette façon de divorcer garde en soi quelque chose de noble et de vraiment anglais ; les unions qui s’ensuivent sont généralement paisibles. Ned et Molly avaient l’un pour l’autre une adoration fondée sur une mutuelle estime.

Tout le monde dormait sous le hangar, excepté les lapins affamés, qui rongeaient mélancoliquement le sapin de leurs cabanes. Ned entra, se glissant à bas bruit jusqu’à, la paille où Molly ronflait. Il lui mit sous le nez une bouteille d’eau-de-vie débouchée, et la vaillante femme, croyant faire le plus délicieux de tous les rêves, ouvrit sa large bouche à la rosée céleste. Quand elle eut assez bu, Ned l’éveilla d’un coup de pied dans le flanc.

– C’est votre homme, mon amour, lui dit-il.

Molly étendit à la fois ses deux mains pour saisir la bouteille d’eau-de-vie.

– Debout, je vous prie, mon cœur, reprit Ned avec une gravité polie. Votre homme a fait ce soir de fortes affaires, et il s’agit pour vous de travailler à votre tour.

Molly avait gagné longtemps sa vie à débarquer du charbon de terre ; elle n’était pas paresseuse et se mit aussitôt sur ses pieds. La tête de Ned Knob lui vint juste au menton quand elle fut debout. Elle se coiffa d’un vieux chapeau de paille à voile vert qui pendait à une solive du hangar. Le reste de sa toilette consistait en une robe d’indienne déchirée, sur laquelle se boutonnait un gilet d’homme. Quand elle sortait ainsi, les gamins de Paris la suivaient fidèlement dans la rue en poussant le cri du carnaval ; Ned était fier de ce succès.

– Un coup, dit-elle, maître Knob, pour me réchauffer le cœur ; un coup à boire !

Ned la laissa boire deux gorgées, puis il alla prendre dans la ferraille du ménage juif endormi une pelle et une pioche qu’il mit entre les mains de Molly.

– Vous ne pouvez voir ici, ma bien aimée, dit-il, comment je suis costumé maintenant. Sortons, et il vous suffira d’un coup d’œil pour comprendre que je ne puis porter des fardeaux par la ville.

La jolie Molly le suivit docilement. Il s’arrêta sous le premier réverbère et reprit tendrement :

– Regardez-moi, mon amour, regardez votre homme !

Elle ouvrit ses gros yeux stupides.

– Ne m’avez-vous pas trouvé aussi une jupe neuve, maître Knob ? demanda-t-elle…

– Une jupe, Molly, répliqua le petit clerc qui leva la main pour lui caresser le menton, et aussi un spencer, ma femme… et de bons souliers pour vos petits pieds… et un foulard de soie… et une chemise de fine toile !

– Un coup, maître Knob, s’écria la grande charbonnière tout émue ; un coup à boire !

Maître Knob avait sa bouteille sous le bras. Ils burent maritalement à la régalade.

Sous la Restauration, les alentours du Palais-Royal, où toute la vie de plaisir se concentrait, et aussi les abords des théâtres se couchaient aussi tard que nous pour le moins, mais le restant de la ville sonnait son couvre-feu de bonne heure. Au-delà des boulevards surtout, passé dix heures du soir, la circulation cessait d’être active, et tous ces quartiers du nord, qui sont maintenant des centres d’affaires et de joies, passaient pour n’être point sûrs après une certaine heure. Ned Knob marcha le premier, la tête haute et les mains dans ses poches ; Molly le suivit avec sa pelle et sa pioche sur l’épaule. Dans toute la rue du Faubourg-Montmartre, ils ne trouvèrent pas un seul gamin pour leur faire tête. Molly ne demanda point où on la menait ; elle voyait briller le verre de la bouteille sous l’aisselle de son homme : cela lui suffisait.

Du faubourg Montmartre, au bout duquel ne s’élevait point encore Notre-Dame-de-Lorette, Ned et sa femme passèrent dans la rue Saint-Lazare, beaucoup plus déserte et plus mal éclairée. Les portes de Tivoli étaient fermées et les lampions éteints. Ned tourna l’encoignure du jardin et prit cette ruelle montante où le comte s’était engagé deux heures auparavant ; mais au lieu d’aborder le restaurant du Gourmand du jour par sa façade, qui ne présentait maintenant que des fenêtres noires et closes, Ned prit à gauche et s’enfonça dans les terrains vagues.

Au bout d’une centaine de pas, il s’arrêta brusquement au pied d’un buisson et dit avec fierté :

– Regardez, mon amour, ce que je fais à ceux qui se battent avec moi !

Molly le rejoignit. Au pied du buisson, le corps d’un homme était couché. Molly s’appuya sur sa bêche et le regarda au clair de la lune.

– Un coup à boire, maître Knob, dit-elle.

Puis elle ajouta tranquillement :

– On dirait Dick de Lochaber, qui avalait un sceau d’ale pour quatre schellings.

– Venez, Molly, ma femme.

Ned fit encore une trentaine de pas dans les ronces, et s’arrêta de nouveau dans un pli de terrain, où il y avait de l’herbe haute. Un second corps mort était à demi caché dans l’herbe.

– Auriez-vous cru que votre homme était plus fort que Noll Green, le boxeur, mon amour ? demanda Ned qui croisa ses bras sur sa maigre poitrine et se posa en vainqueur des jeux olympiques.

– Donnez un coup à boire, maître Knob…, étiez-vous vraiment seul contre tous les deux ?

– Et je n’ai pas mis toute ma force, encore ! répondit le petit clerc. Vous pourriez bien chercher dix ans un gaillard tel que moi dans Londres et dans Paris, sans le trouver, Molly, mon cœur !… faites le paquet de Noll, je vous prie, je vais serrer les affaires du pauvre Dick… Je les plains, mon amour, car j’ai l’âme sensible : mais pourquoi m’ont-ils résisté ?

Molly s’agenouilla devant Noll qui gardait un reste de chaleur naturelle. Il fut dépouillé en un tour de main. Il était frappé à l’œil d’un coup de poing et sa face était souillée de sang, mais il ne portait sur le corps aucune trace de blessure. Dick avait auprès de lui un couteau Bowie tout ouvert et tout sanglant. Une énorme plaie qu’il avait à la main droite faisait une mare de sang sous son corps. C’était tout, et l’on ne meurt pas d’ordinaire d’une blessure à la main ou d’un œil écrasé par un coup de poing.

– Creusez la fosse ici, ma femme, je vous prie, dit Ned en désignant une place à égale distance des deux corps ; je vais couper le gazon.

Il s’éloigna avec la bêche, tandis que Molly attaquait vigoureusement le terrain à l’aide de la pioche. Ned revint au bout de quelques minutes, apportant une brassée de mottes de gazon et quelques chardons munis de leurs racines. La jolie Molly saisit alors la bêche et déblaya la terre que sa pioche avait fouillée. De temps en temps, elle demanda un coup à boire à maître Knob qui la regardait travailler avec une tendre admiration.

– Voilà, dit-elle enfin en essuyant son front d’un revers de manche. Ils seront tous deux à leur aise là-dedans !

Elle tira de son giron la poche de cuir où Noll Green mettait son tabac à chiquer et mordit la carotte à belles dents. Pendant que Ned essayait en vain de traîner Dick, qui était le moins gros et le moins lourd, elle alla prendre le boxeur, qu’elle apporta dans ses bras.

– On oublie toujours quelque chose, murmura-t-elle, je lui avais laissé sa bague… Avez-vous remarqué qu’il n’avait que quatre doigts à la main droite, maître Knob.

– Il fut mordu par un de leurs chiens de garde, là-bas, à Botany-Bay, répondit le petit homme, la nuit où il s’évada avec Tom Brown… Je sais tout, moi… Le pauvre Dick avait eu le crâne entamé d’un coup de barre de fer à Newgate, en se battant avec un porte-clefs… sans moi, mon amour, je pense qu’ils n’auraient jamais trouvé leurs maîtres.

– Mais pourquoi les avez-vous tués, maître Knob ? demanda la géante.

– Travaillez, ma femme, je vous prie, répliqua le petit homme sévèrement. Faudra-t-il désormais que vous en sachiez autant que moi ?… Alors, prenez ma place et soyez le bras droit de Jean Diable !

Molly, qui tenait déjà, Dick par les épaules, le laissa retomber lourdement à terre.

– Donnez à boire un coup, maître Knob ! balbutia-t-elle ; ayez-vous rencontré celui que vous cherchiez ?

Ned prit la bêche et jeta d’un air d’importance la première pelletée de terre sur les deux pauvres diables couchés au fond du trou. Ce fut Molly qui continua la besogne. Quand elle eut achevé, Ned disposa les mottes de gazon, plantant çà et là un pied de chardon dans les interstices. Ce fut réellement fait avec beaucoup d’intelligence et d’art.

– Qu’il vienne seulement un grain de pluie, dit-il, et tout cela va repousser comme un charme.

– Maintenant, mon amour, ajouta-t-il, prenez les deux paquets, la pioche et la bêche. Vous ne coucherez plus dans les endroits suspects. Je suis un gentleman, vous êtes une lady et nous allons vivre à l’hôtel comme des princes.

 

Dix heures et demie sonnaient à l’horloge de la Bourse, au moment où le comte Henri mettait le pied sur la dalle du passage Feydeau. Il traversa la galerie d’un pas rapide, mais au moment d’arriver au théâtre, il se retourna brusquement.

Robert Surrisy était derrière lui.

Ils s’arrêtèrent tous les deux au même instant et leurs regards se choquèrent.

Deux regards francs, vaillants et dont aucun ne pouvait se baisser devant l’autre.

– Êtes-vous chargé de me surveiller, monsieur Surrisy ? demanda Henri avec son sourire à la fois si hautain et si doux.

Le rouge monta aux joues de l’ancien sous-lieutenant, qui garda son calme néanmoins et répondit froidement :

– Oui, monsieur le comte.

Le sourire d’Henri prit une légère nuance d’ironie.

– Sommes-nous donc des ennemis ? murmura-t-il.

– M. le comte, répliqua Robert, vous me connaissez plus d’un motif pour être en effet votre ennemi. Peut-être en ai-je d’autres encore que vous ne connaissez pas.

– M. Surrisy, prononça lentement et sérieusement Henri de Belcamp, je vous donne ma parole d’honneur que, moi, j’aurais voulu être votre ami.

Robert salua en silence.

– Voulez-vous me permettre une question ? reprit le jeune comte en changeant de ton encore une fois.

– Je suis à vos ordres, monsieur.

– Depuis que vous êtes sorti du théâtre en même temps que moi, y êtes-vous rentré ou bien avez-vous gardé votre poste de faction devant la porte de l’estaminet Hollandais ?

Robert fronça le sourcil.

– Je m’adresse à l’homme d’honneur, monsieur, et je vous prie de me répondre.

– Je ne suis pas rentré au théâtre, monsieur.

Henri lui tendit la main vivement. Comme celle de l’ancien lieutenant hésitait à son côté, Henri f