Gustave Flaubert
CORRESPONDANCE
Tome I
1887
Ma chère Maman,
Je te souhaite une bonne année. Comment vous portez-vous tous. Tu feras mes compliments à mon oncle à ma tante à ma cousine à félicité à eugène mathieu poupou charonnat. Je vous souhaite une bonne année à vous tous.
Ton petit fils.
GUSTAVE FLAUBERT.
Cher ami,
Je pense que tu est hors de danger, nous nous verront tous à radepont dieu merci.
J’ai reçu ta lettre elle ma fait beaucoup de plaisir. J’ai reçu des nouvelles de ta bonne famille, je commençait à avoir peur de ta maladie, si ton bon père n’était pas venu me donner des nouvelles de toi, je serait dans l’inquiétude du meilleur de mes amis. Je suis dévoré d’impatience de voir le meilleur de mes amis celui avec lequel je serait toujours amis nous nous aimerons, ami qui sera toujours dans mon cœur. Oui ami depuis la naisance jusqua la mort.
Ton ami
GUSTAVE FLAUBERT.
Bonne Maman !
Je m’empresse de remplir mon devoir en vous souhaitant la bonne année. Je profite de cette même occasion pour en souhaiter une pareille à mon oncle et à ma tante, et la consoler de ce qu’elle a perdu son chien.
Ton respectueux petit fils.
GUSTAVE FLAUBERT.
Le 30 Xbre 1830.
[Rouen, avant le 1er janvier 1831.]
Cher ami,
Tu as raison de dire que le jour de l’an est bête, mon ami on vient de renvoyer le brave des braves la Fayette aux cheveux blancs la liberté des 2 mondes. ami je t’en veirait de mes discours politique et constitutionnel libéraux. tu as raison de dire que tu me feras plaisirs en venant à Rouen sa m’en fera beaucoup. je te souhaite une bonne année de 1831. embrasse de tout ton cœur ta bonne famille pour moi. Le camarade que tu mas envoyer a l’air d’un bon garçon quoique je ne l’ai vu qu’une fois. Je t’en veirait aussi de mes comédie. Si tu veux nous associers pour écrire moi, j’écrirait des comédie et toi tu écriras tes rèves, et comme il y a une dame qui vient chez papa et qui nous contes toujours de bêtises je les écrirait. je n’écris pas bien parceque j’ai une casse à recevoir de nogent. adieu répond moi le plutôt possible.
Adieu bonne santé ton ami pour la vie,
GUSTAVE FLAUBERT.
Réponse le plutôt possible je t’en prie.
Cher Ernest,
Je te prie de me répondre et me dire si tu veux nous associer pour écrire des histoire, je t’en prie dit-moi le, parceque ci tu veux bien nous associer je t’enveirai des cathiers que j’ai commencé a écrire, et je te prirait de me les renvoyer, si tu veux écrire quelques chose dedans tu me fras beaucoup de plaisirs. Amand s’ennuie de ce que tu no lui répond pas. Je te prie en toute grace de me donner des nouvelle de ta Bonne tante et insi que ta respectueuse famille. répond moi le plus tôt possible.
Je ne t’en écris pas plus-long j’ai du devoir qui me presse. je finis de t’écrire en t’en brassant.
Ton fidèle ami.
GUSTAVE FLAUBERT.
le 41 février 1831 Rouen.
Mon cher Ernest,
Je te demande pardon…
Mon cher ami,
Ton bon papa va un peu mieux le remède que papa lui a donné l’a soulagé et nous espérons que bientôt il sera guéri. Je prends des notes sur don quichotte et mr mignot dit qu’ilsont très bien. On a fait imprimer mon éloge de Corneille je crois que c’est amédée et je t’en envois une exemplaire. Le billard est resté isolée, je ne joue plus la comédie, car tu n’y est pas le dimanche que tu est parti m’a semblez dix fois plus long que les autres j’ai oublier à te dire que je m’en vais commencé une pièce, qui aura pour titre L’amant avare ce sera un amant avare, mais il ne veut pas faire de cadeaux à sa maîtresse et son ami l’attrape. Fait bien des compliments de ma part à ta famille je te dirai la fin de ma pièce à une autre lettre que je t’écrirai engage tes parens à venir avec toi au carnaval fais le dévot travaille à ta géographie. Je commencerai aussi une histoire de Henri 4 de Louis 13 et de Louis 14. il faut que je travaille. répond-moi n’oublie pas Mathieu n’y l’avard trompé. Adieu mon meilleur ami jusqu’à la mort non de Dieu.
Bonsoir
ton vieux ami
G. FLAUBERT.
Rouen ce 15 janvier année 1832
de notre seigneur Jesus chirt.
Réponse.
Mon cher ami,
Je te réponds poste pour poste. Je t’avais dit que je ferais des pièces mais non je ferai des Romans que j’ai dans la tête. qui sont la Belle Andalouse le bal masqué. Cardenio. Dorothée. la mauresque le curieux impertinent le mari prudent. J’ai rangé le Billard et les coulice. Il y a dans mes proverbes dramatiques plusieur pièce que nous pouvon joué. Ton bon papa est toujours de même. Vois-tu que j’avais raison de dire que la Belle [constipation] explication de la fameuse constipation et l’éloge de Corneille tourneraient à la postérité. C’est-à-dire au postérieur. Je n’oublie pas non plus l’intrépide Mayeux. Tâche de me répondre ausi exactement que moi. Cela ne t’est guère possiple car tu est maintenant pape religieux diable savant auteur et toute la clique les trois patriarches Abraham Isaac et Jacob. plutôt un jacobin que Jacob. Bonjour, Bon an baise mon cu et vaten à Rouen.
Ton intrépide sale et cocho ami jusqu’à la mort.
Réponse.
G. FLAUBERT.
Mon intrépide,
Tu sais que je t’avais dit dans une de mes lettres que nous n’avions plus de spectacle mais depuis quelques jours nous avons remonté sur le Billard. J’ai près de 30 pièces et il y en a beaucoup que nous jouons [nous] deux Caroline. mais si tu voulais venir à Pâques tu serais un bon enfant de rester au moins huit jour – tu vas me dire et mon cathésisme – mais tu partirais le Dimanche après les vêpes à six heureus tu ser [ais à] Rouen à onze. et tu nous quitterais [avec] grand regret le samedi dans l’après-[midi]. Ton bon papa va mieux. J’ai fait un morceau de vers intitulée une mère [qui] est aussi bien que la mort de Louis 16. J’ai fait aussi plusieurs pièces et entre autres une qui est L’antiquaire ignorant qui se moque des antiquaires peut habiles et une autre qui est les apprêts pour recevoir le roi, qui est farce.
Si tu savais il y a un élève au père Langlois qui est Alexis qu’on appelle Jésus. il a manqué l’autre jour de [tom]ber dans les lieux. au moment [où il] mettait sa facades sur la lunette les planches [ont] craqué et s’il ne s’était pas retenu il serait tombé dans [l’excrément] les excrémens du père Langlois. Adieu.
GUSTAVE FLAUBERT.
Réponse vite par la prochaine occasion.
[Rouen, avant le 22 avril 1832.]
Victoire Victoire Victoire Victoire Victoire tu viendras un deux ces jours mon ami le théâtre les afiches tout est prêt. Quand tu viendras Amédée edmond Mme chevalier maman 2 domestiques et peut-être des élèves viendront nous voir joué Nous donnerons 4 pièces que tu ne connais pas mais tu les auras bientôt apprises. Les Billets de 1er 2me 3me sont fais il y aura des fauteuils il y a aussi des tois des décorations La toile est arrangée peut-être il y aura-t-il 10 à douze personnes Alors il faut du courage et ne pas avoir peur il y aura un factionnaire à la porte qui sera le petit Lerond et sa sœur sera figurante Je ne sais si tu as vu Poursognac Nous le donnerons avec une pièce de Berquin une de Scribe et un proverbe dramatique de Carmontelle il est inutile que je te dise leurs titres tu ne les connais je crois pas si tu savais quand on m’a appris que tu ne venais pas j’ai été d’une colère effroyable. Si par hazard tu ne venais pas j’irais plutôt a patte comme les chiens du roi Louis Fils-Lippe tiré de la caricature (Journal) à Andelys te chercher et je croit que tu en ferais autant. Car une amour pour ainsi dire fraternel nous unis. Oui moi qui a du sentiment oui je ferais mille lieues s’il il le fallait pour aller rejoindre le meilleur de mes amis, car rien est si doux que l’amitié oh douce amitié combien a-t-on vu de fois par ce sentiment [car] sans la liaison comment viverions-nous On voit ce sentiment jusque dans les animaux les plus petits sans l’amitié comment les faibles viveraient-ils comment la femme et les enfans subsisteraient-ils.
Permet mon cher ami ces douces Réflexions mais je te jure qu’elle ne sont point apprêtés n’y que j’aie essayé de faire de la Rhétorique mais je te parle avec la vérité du vrai ami. Le choléra Morbus n’est presque pas [à l’Hôtel-] Dieu. Ton bon papa va de même. Viens à Rouen.
Adieu.
GUSTAVE FLAUBERT.
Mon cher oncle et ma chère tante,
C’est avec un bien vif ressentiment de joie que j’ai vu approcher le jour de l’an pour vous témoigner par cette lettre mes profonds respects, et davantage mes amitiés sincères. J’ai choisi cette époque pour avoir le plaisir de vous écrire. Non certes cette lettre n’est point de ces lettres de jour de l’an, que l’on fait par douzaines et dans lesquelles on fait mille vœux et autant de compliments, mais c’est l’amitié seule qui m’a dictée cette page. Veuillez mes chers parents dire mille choses de ma part et surtout embrasser pour moi Bonenfant et son épouse jadis Mlle Olympe.
Votre très obéissant neveu
G. FLAUBERT.
Rouen le 30 décembre 1832.
Mon cher Ernest,
À peine ai-je ouvert ta lettre que je prends la plume et t’écris. Nous allons partir tout à l’heure pour l’antique Normandie, mais tu dois te douter que nous resterons quelque temps à Paris pour nous divertir. Nous irons au spectacle et j’espère à la Porte-Saint-Martin. Je ne puis te dire quel jour nous irons aux Andelys. Nous avons été l’autre jour à Courtavant où il y a une ferme de papa. Nous avons pêché et comme tu sais qu’on ne peut pas pêcher (du poisson) sans eau, donc il y avait de l’eau et une petite barque. Je me suis bien amusé et si tu y avais été tu aurais éprouvé la même joie que moi. Un apprenti orfèvre de mon oncle m’a fait mon cachet et un autre sur lequel il y a :
GUSTAVE FLAUBERT
ERNEST CHEVALIER
individus qui jamais ne se sépareront. J’ai été l’autre jour au spectacle de Nogent. Les deux premières pièces quoiqu’assez bonnes ont été très mal jouées, mais la troisième qui était Simple Histoire a été bien jouée. C’est une pièce assez bonne. Mon père, ma mère et moi présentons nos respects à tes bons parents. Je ne puis te dire le jour où j’aurai le bonheur de te voir parce que papa (comme tu le sais) ne sait jamais ce qu’il fera le lendemain.
Adieu, cher ami, le tien jusqu’à la mort.
G. FLAUBERT.
Ne fais point attention au cachet, non il ne signifie rien je te le jure.
[Rouen, avant
le 3 septembre 1833.]
Mon cher Ernest,
Je puis bien t’assurer que c’est avec un vif regret que je ne puis aller chez toi. Depuis à peine trois semaines que je t’ai vu je commence à m’ennuyer de ne point te voir. Je te prie de me dire quand tu pourras venir à Rouen, je désire bien embrasser le meilleur de mes amis.
Nous avons visité le château de Fontainebleau, nous avons vu et la cour où se firent les adieux célèbres et la table où Le Grand Homme signa l’acte d’abdication. Nous avons été lundi dernier à la Porte-Saint-Martin où l’on jouait La Chambre ardente, drame en cinq actes dans lesquels meurent sept personnes, c’est un beau drame que je te raconterai lorsque tu viendras à l’Hôpital. Notre théâtre est toujours en bon ordre, moi et Caroline (ou Caroline et moi pour plus de politesse) jouons les pièces, c’est-à-dire faisons des répétitions. J’ai été PÂRAIN mais si tu veux que je te donne des bonbons il faut que tu viennes m’embrasser, autrement je dirai comme le proverbe : Sans argent pas de Suisse. Mais quant à moi, c’est plutôt : Sans embrassement de mon cher Ernest, pas de bonbons.
Mon cher ami, il faut te dire que la Providence a bien voulu que nous soyons tous en bonne santé car à Châtillon-la-Borde (petit village où les chevaux de poste que [nous] avions relayèrent) nous avons été emportés et voici comment : à peine le postillon était-il monté sur son cheval que l’homme qui retenait les autres [pour ne pas] qu’ils s’en allassent lâcha les brides, et le cheval du milieu et celui de côté partirent au grand galop (le postillon n’ayant point en mains leurs brides). Heureusement que le postillon lança son cheval au grand galop et rattrapa les brides des deux autres chevaux. C’est ainsi que finit l’aventure grotesque et romantique. Nous avons été dimanche à Versailles où nous vîmes le château royal bâti par Louis XIV. Mardi nous allâmes au Jardin des Plantes où je rencontrai Morin mon ancien maître de latin avec son aimable épouse qui était occupée à regarder les bêtes féroces. À Nangis nous vîmes l’ancien château de cette petite ville. C’est le château qui appartenait au Marquis de Nangis dont il est parlé dans Marion de Lorme.
Dans La Chambre ardente j’ai vu jouer la fameuse Mlle Georges, elle a rempli parfaitement son rôle. Tu me demandes dans ta dernière lettre si j’ai bien déclamé credo, je te répondrai qu’on ne m’a point dit de le dire, qu’on nous a dit de dire un ave et un pater tout bas, qu’au reste j’ai assez mal baptisé ma pauvre filleule.
Adieu, mon cher ami ; viens, je te prie, voir ton meilleur ami.
Le tien jusqu’à la mort.
G. FLAUBERT.
Présente mes respects à toute ta bonne famille. Je te prie de me répondre le plus tôt possible.
Cher Ernest,
Je ne profite point de la même occasion que toi pour t’écrire parce que le domestique de ton oncle devait partir aujourd’hui. Ce n’est point là la cause, car en une journée j’aurais eu le temps de t’écrire une lettre, mais c’est qu’il a dit à Pierre qu’il fallait que la réponse fût portée chez l’abbé Motte avant sept heures du matin et comme je ne suis point bien matinal je n’aurais pu te faire une réponse honnête avant sept heures du matin.
Voici deux lettres que je t’écris et pour ces deux lettres tu ne m’as fait qu’une réponse et encore elle n’est point grande. Tu voudras bien dire à tes bons parents qu’il est presque certain que nous n’aurons point le plaisir de les aller voir, parce que maman a reçu des nouvelles de Pont-l’Évêque qui ne sont point plus rassurantes. Tu peux être bien sûr que s’il ne tenait qu’à moi il y aurait déjà longtemps que je serais au sein de ta famille et dans les bras de mon cher Ernest. Tu m’engages à faire des répétitions, mais je ne puis beaucoup travailler aux pièces toi n’y étant pas, c’est égal nous vivons c’est le principal.
Je tâcherai de faire de mon mieux que le théâtre soit soigné. Un des fils de M. Viard m’a donné une fort bonne idée pour les portes de côté, c’est d’y mettre des baillettes et la manière dont elles doivent être mises aura un résultat excellent. Tâche, cher Ernest, de venir me voir. Quant à moi le sort en est jeté je ne puis venir t’embrasser. L’homme propose et Dieu dispose (comme dit M. Delamier à la fin de la dernière scène de la pièce intitulée Le Romantisme empêche tout).
Louis-Philippe est maintenant avec sa famille dans la ville qui vit naître Corneille. Que les hommes sont bêtes, que le peuple est borné… Courir pour un roi, voter 30 mille francs pour les fêtes, faire venir pour 3,5[00 francs] des musiciens de Paris, se donner du mal pour qui ? pour un roi ! faire queue à la porte du spectacle depuis trois heures jusqu’à huit heures et demie, pour qui ? pour un roi ! Ah !!! que le monde est bête. Moi je n’ai rien vu, ni revue, ni arrivée du roi, ni les princesses, ni les princes. Seulement j’ai sorti hier soir pour voir les illuminations, encore parce que l’on m’a vexé. Adieu, mon cher Ernest, tâche de venir puisque moi je ne le puis. Adieu.
Embrasse pour moi tout ton monde. Réponds-moi et écris-moi une lettre au moins aussi longue que la mienne. Adieu, mon cher ami, le tien jusqu’à la mort.
G. FLAUBERT.
[cachet] sur lequel ton nom et le mien sont écrits […] nous entiers
Gustave
Flaubert
Ernest
Chevalier. Comme cela.
Rouen, ce 26 mardi 1834 (août).
Reviens, reviens, vie de ma vie, âme de mon âme.
Tu me la rendras la vie si tu viens me voir car je voudrais encore composer avec l’ami Ernest. Je voudrais le voir à mes côtés, l’entendre, lui parler, la vacance serait du double meilleure. Et ne crois pas que j’exagè[re], non du tout je ne dis que la stricte vérité. Et je suis dégoûté de la vie si tu ne viens pas.
Maintenant te faut-il parler de mon voyage ? Eh bien j’ai vu en passant le célèbre château de Robert le Diable restant là sur le haut de la montagne, immobile, muet et détruit, semblant par lui-même présenter une énigme à tous ceux qui regardent son front ridé parles siècles (c’est vraiment bien digne d’être le sujet des méditations de Dubreuil).
Nous avons été à Trouville, j’y ai ramassé beaucoup de coquillages, j’en garde un bon nombre pour l’ami des amis. En les prenant sur la plage que venait à chaque instant mouiller chaque vague je pensais à toi et me disais : si Ernest était là comme il s’amuserait.
Comme c’est beau la mer quand une belle tempête la fait mugir à mes oreilles ou bien quand des nuages brumeux englobent son horizon, quand elle vient se briser sur les rochers, oh ami, c’est un bien beau spectacle.
Nous avons pris quelques bains de mer… pendant trois jours. Se baignait alors une dame, oh une jolie dame, candide quoique mariée, pure quoiqu’à vingt-deux ans. Oh, qu’elle était belle avec ses jolis yeux bleus ! La veille nous la voyons rire sur le rivage à la lecture que lui faisait son mari, et le lendemain comme nous étions tous revenus à Pont-l’Évêque nous avons appris… ô douleur ô malédiction… qu’elle était noyée oui noyée, cher Ernest, en moins d’un quart d’heure… la vague l’avait emportée. Ne sachant point nager elle disparut sous les eaux et son mari resté sur le rivage à la voir baigner la vit disparaître. C’était mourir. Ce qu’il y a de plus singulier c’est qu’elle se baignait avec deux autres jeunes gens qui revinrent à terre, mais elle… y revint mais avec un filet… elle était morte !! Juge du désespoir de son époux. Maintenant faites des projets de plaisir, qui en peut mesurer les conséquences ! témoin cette pauvre dame qui courait à la mer pour s’y amuser et y trouva la tombe. Si c’eût été une dame de notre société qu’aurions-nous fait ?
Je te prie au nom de tout ce que tu as de plus sacré de venir me voir ou bien de m’écrire… bien souvent et des lettres bien longues. Fais bien des compliments à toute ta bonne famille de la part de la mienne et de moi aussi.
Adieu, cher ami, le tien jusqu’à la mort.
G. FLAUBERT.
P.-S. – De retour de mon voyage je vais me mettre à caleuser un peu moins. Je suis arrivé hier soir. Réponds-moi le plus tôt possible.
Cher ami,
À peine ai-je reçu ta lettre que je m’empresse d’y répondre avec grand plaisir. Quant à moi je travaille, cher Ernest, tous les jours. J’avance dans mon roman d’Isabeau de Bavière dont j’ai fait le double depuis que je suis revenu de mon voyage de Pont-l’Évêque.
Tu connaissais l’histoire de la religieuse qui s’était en allée de l’Hôpital. Eh bien, l’Indiscret l’a mis dans son journal, mais jamais article ne fut plus bête ni plus pitoyable. D’abord c’est fort mal écrit, sans verve ni esprit, puis les trois quarts ce n’est que mensonge.
Car je n’ai vu qu’orgueil, que misère et que peine
Sur ce miroir divin qu’on nomme face humaine.
C’est ainsi que parle notre ami Victor Hugo.
Tu crois que je m’ennuie de ton absence, oui tu ne te trompes point et si je n’avais dans la tête et au bout de ma plume une reine de France au quinzième siècle, je serais totalement dégoûté de la vie et il y aurait longtemps qu’une balle m’aurait délivré de cette plaisanterie bouffonne qu’on appelle la vie. Tu m’engages, toi le seul de mes amis, à venir te voir. S’il ne tenait qu’à moi !
Compliments à ta bonne famille, ton ami jusqu’à la mort.
Cher Enfant de littérature,
Je vais répondre à ta lettre et comme disent certains farceurs je mets la main à la plume pour vous écrire.
Quand viendras-tu ? Quand viendras-tu ? Voilà toujours ton éternelle question. Eh bon Diable, c’est tout naturel, c’est quelquefois la mienne aussi.
Un bon payeur ne craint point de donner des gages, dit Sancho Pança, eh bien c’est que je me trouve dans une toute autre position ; tu sais quel cul de plomb fait mon père, oui vraiment car tous les jours je lui disais : Quand irons-nous aux Andelys, quand irons-nous aux Andelys ? C’était toujours pour le samedi prochain. Mais oui je t’en fous du samedi ou du dimanche. Voilà la rentrée qui r’arrive par la merde d’un Prussien ou d’un Russe et nous n’avons pu voir ta bonne famille. Je suis dans un assez bon moment de travail, j’ai quelques sujets pas trop bêtes et j’espère en tirer bon parti. Mais cher enfant camarade c’est que voici la rentrée qui r’arrive avec son air emmerdant et guindé, avec son air de Pédant parvuleux. Enfin merde de chien pour elle. Je te prie de ne pas tant paresser et de m’écrire le plus tôt possible en me donnant l’adresse du brave Amand, j’écrirai aussi à notre ancien compagnon littéraire Edmond, il ne m’a pas répondu. Adieu, compliments à ta famille. Adieu, mon très cher ami, le tien jusqu’à la mort.
G. FLAUBERT.
Cher Ernest,
Pardon du retard pardon pardon, oui tu me l’accordes j’en suis sûr.
Eh bien maintenant je vais te dire le pourquoi de cette langueur, une langueur de huit jours. Huit jours c’est un siècle pour des amis et c’est un point dans l’espace.
THÉÂTRES
Tu sais que j’ai en tête Frédégonde et Brunehaut, que je m’en occupe (mentalement) depuis environ trois mois. Mais surtout depuis quinze jours je ne rêve que cela. J’en ai fait une douzaine de lignes. Oui ce sera un drame et autrement fabriqué que les autres. Bref tu verras, c’est la meilleure critique.
V. Hugo fait un nouveau drame.
Jeanne de Flandre de V. Herbin est décidément bien, je l’ai acheté et lu.
Gustave Drouineau est décidément mort. C’est un fleuron de gloire littéraire enlevé à notre couronne de réaction.
Ambigu-Comique – bientôt Ango de Dieppe, brillante représentation. Décors nouveaux, éclairage au gaz.
Opéra – La Saint-Barthélemy de Meyerbeer.
Vaudeville – Mathilde ou la Jalousie.
Une nouvelle comédie aux Français.
Pour Rouen – Mme Ponchard première chanteuse est engagée ainsi que Tilly pour l’Opéra-Comique.
Oui, j’ai bien regretté ton absence à notre charmant petit voyage de Caudebec. Le père Langlois et le petit Alexandre Bourlet y étaient. Le premier comme à son habitude était facétieux, le second luxurieux (car il regardait même à l’église les filles de campagne), le scélérat !! Je t’ai regretté dans bien des endroits, bien des moments, bien des pensées. Nous avons ri comme… comme… comme des scélérats.
J’ai acheté Antony et les Vieux Péchés et Jeanne de Flandre. Tu m’en diras des nouvelles quand tu les auras lus. Adieu, porte-toi bien. Embrasse père, mère, tante et oncle.
Réponds-moi, je me mets à L’OUVRAGE.
Ton vieux intime.
FLAUBERT.
Rouen, le Collège Royal,
le 2 juillet 1835, 9 h. 30.
Cher Ernest,
J’ai pensé depuis que tu es parti à une chose, et cette chose c’est un moyen pour obtenir une réponse de notre individu. Je vais lui écrire tantôt à la maison et le prier d’envoyer sa lettre aux Andelys chez toi. Tu la liras et me la renverras dans une de tes lettres.
Non, je remettrai [à] un peu plus tard cette correspondance, de peur que tu n’y trouves quelque obstacle.
Le petit Meulan est entré mardi matin au collège, sa mère est partie cette nuit à 4 heures.
Entre autres agréables nouvelles, je crois que tu apprendras avec plaisir que l’ami Delhomme a l’œil droit poché mais d’une drôle de manière, si drôle et si brutale qu’il en a toute cette partie du visage gonflée. Voici l’histoire : hier à dix h[eures] et demie Fossé arrive dans la 3ième, pour parler à Fessard – Dispute, des deux côtés – Bataille – Retraite de Delhomme qui a été obligé d’aller à l’infirmerie, on lui a posé 10 sangsu[e]s sur le quinquet fracassé. Ah le pauvre Livarot. La bonne sacrée farce. Voilà je crois de quoi rire pendant deux ou trois jours pour le moins.
J’écrirai à l’ami Edmond, et sois tranquille je l’arrangerai de telle sorte qu’il sera bien obligé de me répondre ou de m’en dire le pourquoi. Quant au vieux Registre d’Amand je lui écrirai aussi et je l’appell[er]ai si bien Cosmo-plane, je le haricoterai tellement qu’il sera bien obligé de m’émaner une réponse.
J’oubliai de t’apprendre une nouvelle nouvelle, c’est que mon incognito poétique et productif est Gustave Kocloth. Voilà j’espère de quoi dérouter le plus habile malin de notre bonne ville de Rouen. Je travaille ferme ; je marche au progrès, à nos ancêtres la gloire, à nous l’avenir.
En attendant tout à toi.
GUSTAVE ANTURSÉKOTHI KOCLOTH.
Nota. (Attendons que ma belle signature sèche.)
Voilà du Romantique un peu chouette ! Poste pour poste réponse.
Cher Ami,
Je mets la main à la plume (comme dit l’épicier) pour répondre ponctuellement à ta lettre (comme dit encore l’épicier).
Pour les compositions je ne m’y tue pas. Et puisque tu me parles du collège je te dirai que j’ai eu une dispute avec Girbal mon honorable pion et que je lui ai dit que s’il continuait à m’ennuyer, j’allais lui foutre une volée et lui ensanglanter les mâchoires, expression littéraire.
Je crois que j’irai t’embrasser aux journées de juillet, ma prochaine lettre te donnera une réponse définitive.
Tu me parles de Lottin de Laval. C’est un jeune homme qui l’année dernière était en philosophie au collège. Il a fait un roman historique intitulé Marie de Médicis, que Gourgaud m’a vanté. C’est une de nos célébrités littéraires vivantes de concert avec Nupont et Corneille qui est mort depuis tantôt 200 ans.
L’Histoire des ducs de Bourgogne par Barante est un chef-d’œuvre d’histoire et de littérature, le travail que tu fais est louable.
V. Hugo fait un nouveau drame. – A. Dumas idem, intitulé Don Juan ; – Véron a quitté la direction de l’Opéra, Duponchel lui a succédé. À la Porte-Saint-Martin, La Berline de l’Émigré, au Français encore un Don Ju[an] de M. Vanderbuck. – Décidément G[usta]ve Drouineau n’est pas mort.
Adieu, réponds-moi, mille amitiés aux deux familles. Tout à toi.
GUSTAVE FLAUBERT.
Cher Enfant,
J’ai attendu jusques au dernier moment espérant que les malades de papa le laisseraient un peu en repos. Mais c’est en vain. Ανάγĸχη nous ne pourrons t’aller embrasser qu’aux vacances qui approchent à grands pas. Avec les pas du temps, avec ses pas gigantesques d’infernal géant.
J’ai fini ma Frédégonde, je suis encore indécis si je dois la faire imprimer quoique Panard doive me la porter samedi soir à Elbeuf. J’ai acheté et lu Catherine Howard, drame historique de l’ami A. Dumas. J’ai aussi acheté Les Enfants d’Édouard de C. Delavigne mais je n’en ai lu que le quart.
THÉÂTRE :
C[omédie]-Fran[çaise] : M. Vanderbuck a fait un drame intitulé Jacques II (ordinaire) –
Victor Hugo fait un nouveau drame – Ango de Dieppe a paru. – Nous avons dans notre ville un violoniste norvégien dans le genre de Paganini (au dire du père Fournier) nommé Old-Buck. –
On répète en ce moment-ci sur notre gentil théâtre de Rouen Angelo et le Cheval de Bronze, encore des perles aux pourceaux. – On dit que Mlle Berthot va revenir ici comme première chanteuse. Lis toujours, je t’y engage.
ΑΝΑΓΚΗ, ne voilà-t-il [pas le] papier qui me manque, je ne puis plus causer avec toi. Pourtant je veux te dire encore un mot, c’est adieu, à toi et à ta famille, jusqu’aux vacances.
L’intime
G. FLAUBERT.
Rouen, ce vendredi
14 août 1835.
Cher Ernest,
C’est avec bien du plaisir que je puis te dire maintenant d’une manière bien certaine que nous irons te voir sous peu (paroles de papa).
Alors tu nous devras revanche et j’espère aussi que tu suivras la bonne habitude de venir passer une huitaine de jours avec nous. Il y a près de 15 jours que j’ai fini ma Frédégonde, j’en ai même recopié un acte et demi. J’ai un autre drame dans la tête. Gourgaud me donne des narrations à composer.
J’ai lu depuis que tu ne m’as vu Catherine Howard, et La Tour de Nesle. J’ai lu aussi les œuvres de Beaumarchais, c’est là qu’il faut trouver des idées neuves. Maintenant je suis occupé au théâtre du vieux Shakespeare, je suis en train de lire Othello, et puis je vais emporter pour mon voyage L’Histoire d’Écosse en trois volumes par W. Scott, puis je lirai Voltaire. Je travaille comme un démon me levant à trois heures et demie du matin.
Je vois avec indignation que la censure dramatique va être rétablie et la liberté de la presse abolie ; oui cette loi passera, car les représentants du peuple ne sont autres qu’un tas immonde de vendus, leur vue c’est l’intérêt, leur penchant la bassesse, leur honneur est un orgueil stupide, leur âme un tas de boue mais un jour, jour qui arrivera avant peu, le peuple recommencera la troisième révolution ; gare aux têtes de roi[s], gare aux ruisseaux de sang. Maintenant on retire à l’homme de lettres sa conscience, sa conscience d’artiste. Oui, notre siècle est fécond en sanglantes péripéties. Adieu, au revoir, et occupons-nous toujours de l’art, qui plus grand que les peuples, les couronnes et les rois est toujours, là, suspendu dans l’enthousiasme avec son diadème de Dieu.
Mille amitiés.
G. FLAUBERT.
Cher Ernest,
Voilà au moins une bonne nouvelle à t’annoncer ; nous arriverons jeudi soir chez tes bons parents, nous ne pouvons te dire l’heure précise, seulement nous partirons jeudi matin, vers les six ou sept heures. Oui morbleu nous arrivons jeudi soir chez vous et avec toute la famille, et Achille encore, Achille encore, oui lui en personne, oui Achille, oui tu as bien lu, tu ne t’es pas trompé, mais je vais te dire toute l’histoire. Tu sais que nous devions le laisser à Paris ; ce matin en allant faire une visite à un médecin de Paris (M. Jules Cloquet) papa qui savait qu’il allait faire un voyage en Écosse lui proposa en riant de prendre Achille pour compagnon. L’autre le prit au mot, et voilà mes gens qui vont s’embarquer au Havre le 3 ou le 4 pour courir l’étendue des trois royaumes. Achille revient avec nous à Rouen, et nous allons avec lui mettre le complément à notre voyage en vous allant embrasser. Nous aurons mangé notre pain blanc en dernier lieu.
J’étais à Nogent quand les accusés d’avril sont passés. Oui j’ai vu Caussidière avec ses formes athlétiques, Caussidière l’homme à la figure mâle et terrible. J’ai vu Lagrange, Lagrange c’est l’œil de César, le nez de François Ier, la coiffure du Christ, la barbe de Shakespeare, le gilet à la Républicaine, Lagrange est un de ces hommes à la haute pensée, Lagrange c’est le fils du siècle comme Napoléon et V. Hugo. C’est l’homme de la poésie, de la réaction, l’homme du siècle, c’est-à-dire l’objet de la haine, de la malédiction et de l’envie ; il est proscrit dans ce siècle, il sera Dieu dans l’autre.
À toi de cœur.
G[USTAVE] FL[AUBERT].
Cher Ami,
Je ne connais guère de ga[r]s qui ait un Byron. Il est vrai que je pourrais prend celui d’Alfred, mais par malheur il n’y est point et sa bibliothèque est fermée. Elle était encore ouverte hier mais tu penses bien que son père qui est parti aujourd’hui pour Fécamp a serré cette clef ainsi que celle des autres compartiments de son logis, ainsi Amen.
J’ai hier été chez Degouve-Denuncques, mon Commis sera inséré jeudi prochain et mercredi je corrigerai avec lui les épreuves.
Le père Langlois et Orlowski ont dîné hier à la maison et ils ont passablement bu, mâqué, blagué. Achille, moi et Biset sommes invités pour dimanche à aller ribotter, fumer et entendre de la musique chez Orlowski. Tous les réfugiés polonais y seront. Ils sont 30. C’est une fête nationale, tous les dimanches de Pâques il en est ainsi chez l’un d’eux. On mange des saucisses, des boudins, des œufs durs, de la cochonnaille et il n’est permis d’en sortir que saouls et après avoir vomi 5 ou 6 fois.
J’ai une nouvelle agréable à t’apprendre. Je puis t’en garantir l’authenticité, elle vient du sieur Ducoudray, pion de M. Mainot et élève en médecine. Il porte un chapeau, une redingote et une chemise. Il m’a donc dit ce matin à l’amphithéâtre que… que… eh bien, que le censeur des études M. Cabrié qui [a] une chemise sale, des bas sales, une âme sale et qui enfin est un salo[p]… il m’a dit bref qu’il avait été surpris dans un bordel bordelant et qu’il allait être traduit devant le Conseil Académique.
Voilà qui est blag[u]e.
Voilà qui me réjouit, me récrée, me délecte, me fait du bien à la poitrine, au ventre, au cœur, aux entrailles, aux viscères, au diaphragme, etc. Quand je pense à la mine du censeur surpris sur le fait et limant, je me récrie, je ris, je bois, je chante ah ah ah ah ah ah et je fais entendre le rire du Garçon, je tape sur la table, je m’arrache les cheveux, je me roule par terre, voilà qui est bon. Ah ! Ah ! voilà qui est Blag[u]e, cul, merde. Adieu, car je suis fou [de] cette nouvelle.
Réponds-moi et à toi.
Nous avons reçu une lettre de Vasse qui me charge de te faire bien des compliments.
[Rouen,] samedi soir 24 [juin] 1837. (S[ain]t-Jean, jour le plus long de l’année et dans lequel il arrive par hasard que ce farceur de soleil parmi toutes ses bêtises endosse l’habit de dimanche, se rougit comme une carotte, fait suer les épiciers, – les chiens de chasse, – les gardes nationaux, – et sèche les étrons déposés au coin des bornes.)
J’espère que maintenant ta fureur de places s’est passée et ta lettre de vendredi m’a rassuré, car il me semblait voir bientôt entrer dans ma chambre un régiment de bulletins et de places retenues, tous et toutes sautant, dansant, tourbillonnant en nues épaisses autour de mon chevet, sur mes tables et dans mes rideaux. Nous avons eu cinq jours de vacances, pendant lesquelles j’ai fait le métier que je fais depuis bientôt 16 ans – j’ai vécu, c’est-à-dire que je me suis ennuyé – Exceptons pourtant les jours que j’ai passés avec Alfred qui sont : I° dimanche où nous avons été à Radepont, 2° mardi dont j’ai bu et mangé la soirée à table chez lui. – Quant aux autres jours, ça a été comme les autres. L’eau a passé de même sous la rivière, mon chien a mangé sa soupe comme de coutume, les hommes ont couru, bu, mangé, dormi et la civilisation cet avorton ridé des efforts de l’homme a marché, trottiné sur ses trottoirs, du port elle a regardé les bateaux à vapeur, le pont suspendu, les murailles bien blanches, les bordeaux protégés par la police et chemin faisant ivre et gaie, elle a déposé au coin des murs avec les écailles d’huîtres et les tronçons de choux quelques-unes de ses croyances, quelque lambeau bien fané de poésie et puis détournant ses regards de la cathédrale et crachant sur ses contours gracieux, la pauvre petite fille déjà folle et glacée a pris la nature, l’a égratignée de ses ongles et s’est mise à rire et à crier tout haut, mais bien haut, avec une voix aigre et perçante : J’avance. – Pardon de t’avoir insultée – ô pardon, car tu es une bonne grosse fille qui marches tête baissée à travers le sang et les cadavres, qui ris quand tu écrases, qui livres tes grosses et sales mamelles à tous tes enfants et qui as encore la gorge toute cuivrée et toute rougie des baisers que tu leur vends à prix d’or – Ô cette bonne civilisation, cette bonne pâte de garce qui a inventé les chemins de fer, les poisons, les clysopompes, les tartes à la crème, la royauté et la guillotine. – Tu me vois en bonne veine de délire et d’exaltation – et Bon Dieu pourquoi quand la plume court sur le papier l’arrêter dans sa course, la faire passer subitement de la chaleur de la passion au froid de l’écritoire, et lui faire gagner une fluxion de poitrine à cause de la sueur qu’elle a gagnée, cette pauvre plume. – Maintenant que je n’écris plus, que je me suis fait historien (soi-disant), que je lis des livres, que j’affecte des formes sérieuses et qu’au milieu de tout cela j’ai assez de sang-froid et de gravité pour me regarder dans une glace sans rire je suis trop heureux lorsque je puis sous le prétexte d’une lettre me donner carrière, abréger l’heure du travail et ajourner mes notes voire même celles de M. Michelet, car la plus belle femme n’est guère belle sur la table d’un amphithéâtre, avec les boyaux sur le nez, une jambe écorchée et une moitié de cigare éteint qui repose sur son pied. Ô non c’est une triste chose que la critique, que l’étude, que de descendre au fond de la science pour n’y trouver que la vanité, d’analyser le cœur humain pour y trouver [l’]égoïsme, et de [ne] comprendre le monde que pour n’y voir que malheur. Ô que j’aime bien mieux la poésie pure, les cris de l’âme, les élans soudains et puis les profonds soupirs, les voix de l’âme, les pensées du cœur. Il y a des jours où je donnerais toute la science des bavards passés, présents, futurs, toute la sotte érudition des éplucheurs, équarisseurs, philosophes, romanciers, chimistes, épiciers, académiciens, pour deux vers de Lamartine ou de Victor Hugo. Me voilà devenu bien anti-prose, anti-raison, anti-vérité car qu’est-ce que le beau sinon l’impossible, la poésie si ce n’est la barbarie – le cœur de l’homme et où retrouver ce cœur quand il est sans cesse partagé chez la plupart entre deux vastes pensées qui remplissent souvent la vie d’un homme : faire sa fortune et vivre pour soi c’est-à-dire rétrécir son cœur entre sa boutique et sa digestion.
Mon cher Ernest, écris-moi d’aussi longues lettres.
t[out] à t[oi].
Tout ce qu’il te plaira à tes connaissances d’Andelys que je partage.
Tu diras à M. Delestre que d’après ton dire je m’intéresse beaucoup à sa position morale, bien entendu.
Nota : tu recevras avec ma lettre une de Lucas que l’Ottoman a décachetée et que je t’envoie, en outre une de Nion et une autre d’Edmond. Ainsi tu vois que tu vas avoir à t’amuser pour quelque temps ; rends-moi la pareille et écris-moi souvent. Lucas est revenu aujourd’hui au Collège.
Je te prie de m’excuser…
[Rouen,] vendredi 23 septembre.
[Vendredi 22 ou samedi 23 septembre 1837.]
Je désirerais bien savoir, Maître sot, pourquoi depuis si longtemps on n’a pas eu de vos nouvelles. Si c’est une farce m[â]tin elle n’est guère bonne et moi en revanche je vais te donner des miennes. Or donc il est 8 h[eures] du matin et il y a 2 h[eures] que je suis débarqué de Paris. J’ai d’abord été à Trouville, puis de là à Nogent, et de Nogent me voici t’écrivant sur mon tapis vert. Tu me feras penser la première fois à te donner une relation très détaillée de mon voyage au Paraclet. Ancienne demeure de la grosse Héloïse et de maître Abailard, espèce de bourru et d’imbécile qui n’a gagné à tous ses amours que d’avoir un testicule de moins. Or notre cher philosophe du douzième siècle n’était plus couillon. Aie soin de me faire souvenir de ma promesse, il ne nous reste plus que peu de jours pour arriver au capout des vacances. Je vais les employer à travailler vigoureusement pour en finir avec deux choses dont l’une m’embête et la 2e m’amuse. C’est mon esquisse historique sur La Lutte du sacerdoce et de l’empire – Chéruel en partant m’avait dit : avec le plan que vous avez formé il vous fau[dra] au moins 2 bons mois et je n’ai presque rien fait. En 8 jours cependant la besogne sera bâclée.
Adieu, vieux, tout à toi et à ceux qui t’entourent.
[Rouen, année scolaire 1837-1838.]
Je prie le sieur Le Poittevin fils de donner au porteur ses deux vol[umes] d’Horace.
Institut de la rue du Plâtre (externat).
Continuité du désir sodomite, Ier prix (après moi) : Morel.
Bandaison dans la culotte, Ier prix : Morel.
Intensité lubrique, Ier prix : Morel.
Masturbation solitaire, prix : Rochin.
Cabaret infâme, prix : Morel.
Côtelettes, Ier prix : Fargeau.
Horlogerie, Ier prix : Morel déjà nommé.
Excessive immoralité du regard, grand prix : Morel.
Expertise d’habits : Morel, Fargeau, ex æquo.
Mine du gredin, Ier prix : Fargeau.
Bonne conduite : marchand d’amadou.
N.B. – On mettra au Musée vénérien le lit de la rue du Plâtre.
On recherchera avidement l’anneau perdu par Fenet. Une commission est nommée à cet effet composée du nègre, du mouton et du serpent (président).
[Rouen,] vendredi [24 août 1838].
Comme dit le vrai épicier je m’assois et je mets la main à la plume pour t’écrire… bien des choses, d’abord que voilà deux jours que je passe à faire mes préparatifs de tabac pour le voyage. Je viens encore de passer deux heures à emballer une demi-douzaine de pipes (n° 17) avec du papier. En outre j’ai pour la route 2 boîtes d’amadou phosphorique, une demi-douzaine de cigares, un 4/ de Maryland etc. etc. J’emporte Rabelais, Corneille et Shakespeare. –
J’ai beaucoup ri à ta lettre et surtout de ta rencontre en voyage et de la figure. – Qu’aurait fait le vrai Garçon ? Je vais sortir à l’instant mettre ta lettre à la poste, et m’acquitter de ta dette envers le P. Dubourg.
J’espère me culotter à Trouville et à Fécamp, jusqu’à ce que le jus des côtelettes en sorte par les oreilles.
Adieu.
Voilà une lettre dans le genre de celles de Mme de Sévigné.
Vive Condor
Orchi
Avaro Orlowwwwski
Jules Delamare
Rouen, jeudi 13 septembre 1838.
Tes réflexions sur V. Hugo sont aussi vraies qu’elles sont peu tiennes. C’est maintenant une opinion généralement reçue dans la critique moderne que cette antithèse du corps et de l’âme qu’expose si savamment dans toutes ses œuvres le grand auteur de N[otre]Dame. On a bien attaqué cet homme parce qu’il est grand et qu’il a fait des envieux. On fut étonné d’abord et l’on rougit ensuite de trouver devant soi un génie de la taille de ceux qu’on admire depuis des siècles. – Car l’orgueil humain n’aime pas à respecter les lauriers verts encore. – V. Hugo n’est-il pas aussi grand homme que Racine, Calderon, Lope de Vega et tant d’autres admirés depuis longtemps ?
Je lis toujours Rabelais et j’y ai adjoint Montaigne. Je me propose même de faire plus tard sur ces deux hommes une étude spéciale de philosophie et de littérature – c’est selon [moi] un point d’où est parti la littérature et l’esprit français.
Vraiment je n’estime profondément que deux hommes : Rabelais et Byron les deux seuls qui aient écrit dans l’intention de nuire au genre humain et de lui rire à la face. Quelle immense position que celle d’un homme ainsi placé devant le monde !
Non, le spectacle de la mer n’est pas fait pour égayer et inspirer des pointes, quoique j’y aie considérablement fumé et pantagruéliquement mangé de la matelote, barbue, laitue, saucissons, oignons, durillons, raves, betteraves, moutons, cochons, gigots, aloyaux.
J’en suis venu maintenant à regarder le monde comme un spectacle et à en rire. Que me fait à moi le monde ? Je m’en importerai peu, je me laisserai aller au courant du cœur et de l’imagination et si l’on crie trop fort je me retournerai peut-être comme Phocion, pour dire quel est ce bruit de corneilles.
T[out] à t[oi].
Non mon cher Ernest je ne t’ai point oublié et c’est dans l’incertitude de savoir où toi-même tu étais que je me suis abstenu de t’écrire. En effet en allant il y a environ une dizaine de jours avec mon père au Vaudreuil, nous nous sommes arrêtés aux Authieux, où le fils Dureau m’a dit qu’il t’avait vu à Elbeuf et je ne savais pas si tu y étais encore ou bien si tu étais parti dans quelque autre contrée porter tes pas et la douce amie qui ne doit jamais te quitter.
Puisque tu seras assez bon garçon pour venir me voir tâche de venir vers la Toussaint, nous serons plus ensemble et je n’aurai pas le collège pour m’embêter – il est vrai que je suis maintenant externe libre ce qui est on ne peut mieux – en attendant que je sois tout à fait parti de cette sacré nom de Dieu de pétaudière de merde de collège. Mais dès maintenant adieu pour toujours aux pions et aux arrêts. Je ferai du Mont Dori tout à mon aise, fumant le matin mon brûle-gueule sur les boulevards et le soir mon cigare sur la place S[ain]t-Ouen et piété à attendre l’heure de la classe au Café National. – Je n’en travaillerai pas moins bien, même plus. Mais je serai moins tiraillé, moins embêté.
J’ai vu ce matin le jeune Paul Malleux à qui j’ai demandé toutes les traductions qu’il possédait pour la classe de rhétorique et ses copies de mathématiques.
Je n’ai rien écrit de neuf depuis que tu m’as vu, j’ai médité, j’ai fait des plans. Mais tout cela si vaguement et avec des formes si peu arrêtées que ce n’est pas la peine de t’en parler.
T’ai-je annoncé le mariage (consommé maintenant) de Chéruel avec Mme Bach ? J’espère que cette dernière ne s’est pas fait attendre longtemps pour se faire renviander. Chéruel n’a pas voulu que la femme de son ami mourût d’onanisme solitaire et il a rebouché le trou en plantant sur pilotis. Ô que Molière a eu raison de comparer la femme à un potage mon cher Ernest. Bien des gens désirent en manger. Ils s’y brûlent et d’autres viennent après.
J’ai assez caleusé ces vacances et j’ai peu lu d’histoire, pour mieux dire pas du tout. J’avais même emprunté à l’homme aux études le théâtre suédois et italien moderne dont je n’ai pas ouvert une page.
J’ai lu dernièrement l’Uscoque de G. Sand ; tâche de te procurer ce roman et tu verras que cet Uscoque est un homme qui mérite ton estime. – Je suis à moitié des Confessions de J.-J. Rousseau, c’est admirable. Voilà la vraie école de style.
J’apprends l’anglais, j’y travaille et dans 3 à 4 mois on m’assure que je pourrai lire Shakespeare et au bout d’un an Byron qui est tout ce qu’il y a de plus difficile en anglais.
Adieu, tout à toi et à ta famille.
Réponds-moi, pense à moi.
J’ai vu hier Avaro Orlowski festoyant chez lui avec des Polonais et des acteurs. Et ensuite sur le port Jules Delamare fumant son cigare en gants blancs, toujours la barbe et le rire à la coup de bas – là – toujours – hein.
Alfred va bien et me parle souvent de toi.
Rouen, dimanche [28 octobre 1838].
Me voilà enfin remis sur pattes, et à table, à cette table que j’avais été forcé de quitter pendant quelque temps, et vers laquelle je reviens plus affamé et plus amoureux que jamais.
Demain j’irai au collège en fumant la vieille comme à mon ordinaire, tu vois que je n’ai rien perdu – que le temps – chose précieuse – quand il aurait dû être passé en ribotes, – puisque tu avais eu la bonté de te déranger pour nous dire adieu. Enfin tant pis ce sera pour une autre fois et je te jure que je me vengerai de la raillerie du ciel qui m’avait rendu si couillon.
Orlowski est venu tout à l’heure me voir, il est toujours aussi facétieux. – Pour Me Le Poittevin, il me dédaigne, il ne vient plus me voir que tous les deux jours tellement il est empêtré dans ses projets d’ameublement et tu sais qu’il ne faut rien pour lui donner un embarras du diable.
J’ai presque fini les Confessions de Rousseau. Je t’engage fort à lire cette œuvre admirable, c’est là la vraie école de style.
À peine sorti du lit j’ai repris la lecture de ce bon Rabelais que j’avais un peu négligé depuis quelque temps mais j’ai continué avec un nouveau plaisir et je touche à la fin. Je te recommande le chapitre où il est question de Me Gaster. – Mon Rabelais est tout bourré de notes et commentaires philosophiques, philologiques, bachiques, bandatiques, etc.
Écris-moi dans ta prochaine lettre quelque bonne blague car pour moi j’ai l’esprit à sec.
Adieu, je vais déjeuner puis fumer une pipe.
T[out] à t[oi].
Embrasse toute ta famille.
Nota : Ne m’oublie pas auprès de Mme Delaistre qui se… à la santé de son mari… toujours sur le milieu avec la pointe d’une vieille botte.
Chaque jour je remets au lendemain à t’écrire mais enfin ce matin je te réponds. Je suis en effet fort occupé maintenant, non point parce que le père Magnier me donne beaucoup de devoirs, mais les études hist[oriques] et beaucoup de lectures commencées me prennent un temps infini. Dans quelques jours je serai plus à l’aise et je te répondrai plus amplement.
Dis-moi dans ta prochaine lettre ce que tu penses, ce que tu fais, tu me donneras un tableau complet de ton être physique et moral.
Je t’engage toujours à fréquenter Alfred. Les relations que tu auras avec lui te seront agréables et utiles. C’est le meilleur rhum que je connaisse après celui de la Jamaïque.
Fume toujours, réjouis ton membre, festoie avec les amis et vive la bouteille et les commères.
T[out] à t[oi].
Je vais faire ma copie pour le père Magnier, puis je vais m’abouler 2 à 3 tasses de thé par le bec.
As-tu parfois vu Narcisse à Paris ? sais-tu ce qu’il devient ?
Je crois que Condor est toujours en bonne santé.
J’ai vu récemment Duguernay.
Rouen, ce 30 novembre 1838,
11 h[eures] du matin.
Tu vois que je te réponds assez promptement et c’est encore plus un plaisir que je me fais, qu’un devoir que je rends à ta bonne amitié. Ta lettre comme toutes celles des gens qu’on aime m’a fait bien du plaisir. Depuis longtemps je pensais à toi et je me figurais ta mine se promenant dans Paris le cigare au bec, etc. ; j’ai donc aimé d’avoir des détails sur ta vie matérielle, je t’assure qu’ils n’ont pas été trop nombreux pour moi.
Tu fais bien de fréquenter Alfred, plus tu iras avec cet homme et plus tu découvriras en lui de trésors. C’est une mine inépuisable de bons sentiments, de choses généreuses et de grandeur. Au reste il te reporte bien l’amitié que tu as pour lui. – Que ne suis-je avec vous mes chers amis ! quelle belle trinité nous ferions ! Comme j’aspire au moment où j’irai vous rejoindre ! Nous passerons de bons moments, ainsi tous trois à philosopher et à Pantagruéliser. –
Tu me dis que tu t’es arrêté à la croyance définitive d’une force créatrice (Dieu, fatalité, etc.) et que ce point posé te fera passer des moments bien agréables – je ne conçois pas à te dire vrai l’agréable. Quand tu auras vu le poignard qui doit te percer le cœur, la corde qui doit t’étrangler, quand tu es malade et qu’on dit le nom de ta maladie je ne conçois pas ce que cela peut avoir de consolant. Tâche d’arriver à la croyance du plan de l’univers, de la moralité, des devoirs de l’homme, de la vie future et du chou colossal, tâche de croire à l’intégrité des ministres, à la chasteté des putains, à la bonté de l’homme, au bonheur de la vie, à la véracité de tous les mensonges possibles. Alors tu seras heureux et tu pourras te dire croyant et aux trois quarts imbécile, mais en attendant reste homme d’esprit, sceptique et buveur.
Tu as lu Rousseau, dis-tu. — Quel homme ! Je te recommande spécialement ses Confessions. C’est là-dedans que son âme s’est montrée à nu. Pauvre Rousseau qu’on a tant calomnié parce que ton cœur était plus élevé que celui des autres, il est de tes pages où je me suis senti fondre en délices et en amoureuses rêveries !
Continue ton genre de vie mon cher Ernest, elle ne saurait être meilleure.
Et moi que fais-je ? Je suis toujours le même, plus bouffon que gai, plus enflé que grand. Je fais des discours pour le père Magnier, des étud[es] hist[or]iques pour Chéruel, et je fume des pipes pour mon intérêt particulier. Jamais je n’avais joui d’autant de bonheur matériel que cette année, je n’ai plus aucune tracasserie de collège, je suis tranquille et calme.
Pour écrire je n’écris pas ou presque point, je me contente de bâtir des plans, de créer des scènes, de rêver à des situations décousues, imaginaires, dans lesquelles je me porte et j’… Drôle de monde que ma tête !
J’ai lu Ruy Blas — en somme c’est une belle œuvre, à part quelques taches et le 4e acte qui quoique comique et drôle n’est pas d’un haut et vrai comique, non que je veuille attaquer l’élément grotesque dans le drame. Il y a deux ou trois scènes et le dernier acte de sublimes ; as-tu vu Frédérick dans cette pièce ? Qu’en dis-tu ?
Dis à Alfred de se dépêcher à m’écrire et que je lui répondrai aussitôt !
Adieu, mon cher Ernest, porte-toi bien. Donne [des] poignées de main pour moi à Pagnerre et à Alfred.
t[out] à t[oi].
As-tu vu Malleux ? — il est à Paris avec sa petite maman qui je crois ne voudra pas l’y laisser.
— Chaque jour je suis embêté par l’agent de police qui veut à toute force que je le fasse sortir souvent, et qui m’emmerde à crever. Au reste je ne l’écoute guère – et je l’envoie chier si bien que je n’ai été le chercher qu’une fois la semaine.
Je me dispute depuis 3 ou 4 jours, sous [le] p[ère] Magnier, avec un élève de chez Eudes. J’ai eu surtout deux disputes où j’ai été magnifique. Tous les élèves de mon banc en étaient émus du boucan que je faisais. J’ai commencé par dire que je me distinguais par ma haine des prêtres et à chaque classe c’est une nouvelle répétition. J’invente sur le compte de l’abbé Eudes et de Julien les plus grosses et absurdes cochonneries, le pauvre dévot en a la gueule bouleversée, l’autre jour il en suait.
[Rouen,] mercredi 26 décembre 1838.
Je t’ai dit, je crois, que j’étais fort occupé et tu me fais là-dessus des demandes auxquelles je serais bien embarrassé de répondre. Ce qu’il [y] a de sûr, maintenant, et aujourd’hui principalement c’est que je m’emmerde dans la perfection. Depuis 7 à 8 jours je n’ai le cœur de travailler à quoi que ce soit ; tu sais que l’homme a ainsi parfois des moments étranges de lassitude : la vie est si pesante que ceux-mêmes pour qui le fardeau doit être le moins lourd en sont souvent accablés ! Il y a bientôt une semaine que j’ai laissé de côté les études historiques et pour quoi faire ? Que sais-je ? rien du tout. À peine si j’ai le courage de fumer. J’ai le cœur rempli d’un grand ennui. Chose étrange ! et il y a quinze jours j’étais dans le meilleur état du monde.
Ce changement tient peut-être au genre d’œuvre dont je m’occupais il y a quelque temps. Je ne sais si je t’ai dit que je faisais un mystère : c’est quelque chose d’inouï, de gigantesque, d’absurde, d’inintelligible pour moi et pour les autres. Il fallait sortir de ce travail de feu où mon esprit était tendu dans toute sa longueur, pour m’appliquer aux Essais de M. Guizot, capables de faire sécher sur pied tout l’Olympe. Juge de la brusque transition ! et de la torture d’un malheureux homme qui descend des plus hautes régions du ciel pour s’appliquer à des choses abstraites, exactes, mathématiques pour ainsi dire. Maintenant je ne sais s’il faut continuer mon travail qui ne m’offre que difficultés insurmontables et chutes dès que j’avance. Ô l’art, l’art, déception amère, fantôme sans nom qui brille et qui vous perd. — Ou bien continuer à m’emmerder dans les faits ou des considérations sur l’histoire, les hommes, le plan de la Providence, mille choses dont on ne se doute guère…
Passons à un autre chapitre, car si je t’ennuie autant que moi-même, c’est assez.
— Tu m’as dépeint l’agent au naturel, c’est là la masse, la pâte de notre M[onsieu]r. Mais je ne m’en gêne guère et je ne le fais sortir environ que tou[te]s les 3 semaines. C’est déjà trop. Te rappelles-tu comme il nous était à charge l’an passé. Crrrrristi oui comme dit le tourlourou.
Diras-tu encore, mon cher Ernest, que je t’écrase de ma supériorité ? J’ai la supériorité d’un fameux imbécile. Tu peux au reste en juger par ma lettre, je sens moi-même toutes les choses qui sont faibles en moi, tout ce qui me manque tant pour le cœur que pour l’esprit – encore plus peut-être (si la vanité ne m’abuse) pour ce dernier, – il y a des endroits où je m’arrête tout court, cela me fut bien pénible récemment encore, dans la composition de mon mystère, où je me trouvais toujours face à face devant l’infini. Je ne savais comment exprimer ce qui me bouleversait l’âme.
Encore moins que tout cela, toutes mes actions sont empreintes de poésie, de libéralité et d’intelligence (quand tu m’en donneras une explication tu auras fait une riche découverte). Ainsi 1° poésie pour uriner ; 2° libéralité pour foirer ; 3° intelligence pour dormir. Non, non, non, et mille fois non, au contraire c’est l’amitié qui t’abuse et qui te fait voir dans mes actions une haute grandeur où il n’y a qu’un intarissable orgueil. Car depuis que vous n’êtes plus avec moi toi et Alfred je m’analyse davantage moi et les autres. – Je dissèque sans cesse, cela m’amuse et quand enfin j’ai découvert la corruption dans quelque chose qu’on croit pur, et la gangrène aux beaux endroits, je lève la tête et je ris. Eh bien donc je suis parvenu à avoir la ferme conviction que la vanité est la base de tout, et enfin que ce qu’on appelle conscience n’est que la vanité intérieure. Oui quand tu fais l’aumône il y a peut-être impulsion de sympathie, mouvement de pitié, horreur de la laideur et de la souffrance, égoïsme même, mais plus que tout cela tu le fais pour pouvoir te dire : je fais du bien, il y en a peu comme moi, je m’estime plus que les autres, pour pouvoir te regarder comme supérieur par le cœur, pour avoir enfin ta propre estime, celle que tu préfères à toutes les autres. S’il y a là-dedans quelque chose qui te paraisse obscur, je te l’expliquerai plus au long. Cette théorie me semble cruelle, et moi-même elle me gêne. – D’abord elle paraît fausse, mais avec plus d’attention je [sens qu’elle est vraie].
N’oublie pas de dire à Alfred qu’il me réponde au plus vite et que j’attends à coup sûr une de ses lettres avant son arrivée à Rouen.
Orlowski est à Paris.
Il y a longtemps…
[Rouen,] dimanche matin,
24 février 1839.
Bonne et joyeuse existence que la tienne ! Vivre au jour le jour sans souci du lendemain, sans préoccupations pour l’avenir, sans doutes, sans craintes, sans espoir, sans rêves, vivre d’une vie de folâtres amours et de verres de kirsch-wasser. Une vie dévergondée, fantastique, artistique, qui se remue, qui bondit, qui saute, une vie qui se fume elle-même et qui s’enivre. Bals masqués, restaurants, champagne, petits verres, filles de joie, larges nuées de tabac, c’est là-dedans que tu marches, que tu fouilles, que tu uses tes jours, tant mieux morbleu. Le vent te pousse, le caprice te guide, une femme passe et tu la suis, tu entends de la musique et tu te mets à sauter, à cancaner, à chahuter, à te patrouiller. Et puis l’orgie ! l’orgie échevelée ! hurlante ! beuglante ! mugissante ! (Ici un poème sur l’orgie échevelée, je passe outre.) Tu vas vivre ainsi pendant trois ans et ce sera là n’en doute [pas] tes plus belles années, celles qu’on regrette même quand on est devenu sobre et rusé, qu’on loge au premier, qu’on paye ses contributions et qu’on en est venu à croire à la vertu d’une femme légitime et aux sociétés de tempérance. Mais que feras-tu ? Que comptes-tu devenir ? où est l’avenir ? Te demandes-tu cela quelquefois ? Non, que t’importe. Et tu fais bien. L’avenir est ce qu’il y a de pire, dans le présent. Cette question « que seras-tu ? » jetée devant l’homme est un gouffre ouvert devant lui et qui s’avance toujours à mesure qu’il marche. Outre l’avenir métaphysique (dont je me fous parce que je ne puis croire que notre corps de boue et de merde dont les instincts sont plus bas que ceux du pourceau et du morpion renferme quelque chose de pur et d’immatériel quand tout ce qui l’entoure est si impur et si ignoble), outre cet avenir-là il y a l’avenir de la vie. Ne crois pas cependant que je sois irrésolu sur le choix d’un état. Je suis bien décidé à n’en faire aucun. Car je méprise trop les hommes pour leur faire du bien ou du mal. En tout cas je ferai mon droit, je me ferai recevoir avocat, même docteur, pour fainéantiser un an de plus. Il est fort probable que je ne plaiderai jamais à moins qu’il ne s’agisse de défendre quelque criminel fameux, à moins que ce ne soit dans une cause horrible. Quant à écrire ? je parierais bien que je ne me ferai jamais imprimer ni représenter. Ce n’est point la crainte d’une chute mais les tracasseries du libraire et du théâtre qui me dégoûteraient. Cependant si jamais je prends une part active au monde ce sera comme penseur et comme démoralisateur. Je ne ferai que dire la vérité mais elle sera horrible, cruelle et nue. Mais qu’en sais-je, mon Dieu ! Car je suis de ceux qui sont toujours dégoûtés le jour du lendemain, auquel l’avenir se présente sans cesse, de ceux qui rêvent ou plutôt rêvassent, hargneux et pestiférés, sans savoir ce qu’ils veulent, ennuyés d’eux-mêmes et ennuyants. J’ai été au bordel pour m’y divertir et je m’y suis embêté. Magnier me ronge, l’histoire me tanne. Le tabac ?!! j’en ai la gorge brûlée. Les petits verres ? j’en suis hérissé, il n’y a plus que les repas dans lesquels je me bourre à rester sur place. Aussi ai-je considérablement engraissé, mais j’ai furieusement maigri d’esprit. Autrefois je pensais, je méditais, j’écrivais, je jetais tant bien que mal sur le papier la verve que j’avais dans le cœur. Maintenant je ne pense plus, je ne médite plus, j’écris encore moins. La poésie s’est peut-être retirée d’ennui et m’a quitté. Pauvre ange tu ne reviendras donc pas ! Et je sens pourtant, mais confusément, quelque chose s’agiter en moi, je suis maintenant dans une époque transitoire et je suis curieux de voir ce qu’il en résultera, comment j’en sortirai, mon poil mue (au sens intellectuel). Resterai-je pelé ou superbe ? J’en doute. Nous verrons. Mes pensées sont confuses, je ne peux faire aucun travail d’imagination, tout ce que je produis est sec, pénible, efforcé, arraché avec douleur. J’ai commencé un mystère il y a bien 2 mois, ce que j’en ai fait est absurde, sans la moindre idée. Je m’arrêterai peut-être là ! Tant pis, j’aurai entrevu du moins l’horizon sublime, mais les nuages sont venus et m’ont replongé dans l’obscurité du vulgaire. Mon existence que j’avais rêvée si belle, si poétique, si large, si amoureuse sera comme les autres, monotone, sensée, bête. Je ferai mon droit, je me ferai recevoir et puis j’irai pour finir dignement vivre dans une petite ville de province comme Yvetot ou Dieppe, avec une place de substitut au procureur du roi. Pauvre fou qui avait rêvé la gloire, l’amour, les lauriers, les voyages, l’orient, que sais-je ?… Ce que le monde a de plus beau, modestement, je me l’étais donné d’avance. Mais tu n’auras comme les autres que de l’ennui pendant ta vie, et une tombe après la mort, et la pourriture pour éternité.
Mais merde au surplus, il en sera comme le ciel en voudra. Dieu est Dieu et Mahomet buvait sec et buvait frais. […]
Que veux-tu que je te dise dans ma lettre ? […]
Quant aux pensées tu les connais. Je ne puis donc jamais que te répéter la même chose, te gémir la même plainte. […]
t[out] à t[oi].
Réponse, gredin ; il n’en faut pas moins s’emparer du pâté, vesser et foirer sur les bottes. Ah Ah Ah mâtin borné, brute fieffée.
[Rouen,] lundi matin. [18 mars 1839.]
Je suis d’abord, (ébloui par les feux du génie), resté dans l’admiration la plus complète de ta description de Palmyre. Ça vaut vraiment les honneurs de l’impression et des concours académiques. Que dis-je ? la collection complète du Colibri pâlirait devant, et Condor avec ses deux pâtés et Orlowski avec ses douze cafés se prosterneraient la tête dans la poussière à la façon orientale.
Quant à ton horreur pour ces dames, qui sont au reste de fort bonnes personnes sans préjugés, je confie à Alfred le soin de la changer logiquement en un amour philosophique et conforme au reste de tes opinions morales. Oui et cent mille fois oui j’aime mieux une putain qu’une grisette parce que de tous les genres celui que j’ai le plus en horreur est le genre grisette, c’est ainsi je crois qu’on appelle ce quelque chose de frétillant, de propre, de coquet, de minaudé, de contourné, de dégagé et de bête ! qui vous emmerde perpétuellement et veut faire de la passion comme elle en voit dans les drames-vaudevilles. Non j’aime bien mieux l’ignoble pour l’ignoble, c’est une pose tout comme une autre et que je sens mieux que qui que ce soit. J’aimerais de tout mon cœur une femme belle et ardente et putain dans l’âme et jusque dans les doigts. Voilà où j’en suis arrivé. Quels goûts purs et innocents ! Vivent les plaisirs champêtres !
Tu me dis que tu as de l’admiration pour G. Sand, je la partage bien et avec la même réticence. J’ai lu peu de choses aussi belles que Jacques, parles-en à Alfred.
Maintenant je ne lis guère, j’ai repris un travail depuis longtemps abandonné. Un mystère, un salmigondis dont je crois t’avoir déjà parlé. Voici en deux mots ce que c’est : Satan conduit un homme (Smar) dans l’infini, ils s’élèvent tous deux dans les airs à des distances immenses. Alors en découvrant tant de choses Smar est plein d’orgueil. Il croit que tous les mystères de la création et de l’infini lui sont révélés mais Satan le conduit encore plus haut. Alors il a peur, il tremble, tout cet abîme semble le dévorer. Il est faible dans ce vide, ils redescendent sur la terre. Là c’est son sol, il dit qu’il est fait pour y vivre et que tout lui est soumis dans la nature. Alors survient une tempête, la mer va l’engloutir, il avoue encore sa faiblesse et son néant. Satan va le mener parmi les hommes : 1° le sauvage chante son bonheur, sa vie nomade mais tout à coup un désir d’aller vers la cité le prend, il ne peut y résister, il part. Voilà donc les races barbares qui se civilisent ; 2° ils entrent dans la ville, chez le roi accablé de douleurs en proie aux 7 péchés capitaux, chez le pauvre, chez les gens mariés, dans l’église qui est déserte. Toutes les parties de l’édifice prennent une voix pour se plaindre, depuis la nef jusqu’aux dalles tout parle et maudit Dieu. Alors l’église devenue impie s’écroule. Il y a dans tout cela un personnage qui prend part à tous les événements et les tourne en charge. C’est Yuk le dieu du grotesque. Ainsi à la première scène pendant que Satan débauchait Smar par l’orgueil, Yuk engageait une femme mariée à se livrer à tous les hommes venus sans distinction. C’est le rire à côté des pleurs et des angoisses, la boue à côté du sang. Voilà donc Smar dégoûté du monde. Il voudrait que tout fût fini là mais Satan va au contraire lui faire éprouver toutes les passions et toutes les misères qu’il a vues. Il le mène sur des chevaux ailés sur les bords du Gange. Là, orgies monstrueuses et fantastiques. La volupté tant que je pourrai la concevoir, mais la volupté le lasse. Il éprouve donc encore l’ambition. Il devient poète, après ses illusions perdues son désespoir devient immense, la cause du ciel va être perdue. Smar n’a point encore éprouvé d’amour. Se présente une femme… une femme… il l’aime. Il est redevenu beau et s[ain]t mais Satan en devient amoureux aussi, alors ils la séduisent chacun de leur côté. À qui sera la victoire ? À Satan, comme tu penses ? – Non, à Yuk le grotesque, cette femme c’est la Vérité et le tout finit par un accouplement monstrueux. Voilllà un plan chouette et quelque peu rocailleux. Montre-le à Alfred ainsi que ma dernière lettre pour mon passage au boxon, comme cela je ne raconterai pas deux fois la même chose.
Je fais des ouvrages qui n’auront pas le prix Montyon et dont « la mère ne permettra pas la lecture à sa fille » quoique j’aurai soin de mettre cette belle phrase en épigraphe. Adieu, t[out] à t[oi].
Ma célérité doit te faire honte. Écris-moi donc plus vite et longuement.
Tu me plains, mon cher Ernest, et pourtant suis-je à plaindre, ai-je aucun sujet de maudire Dieu ? Quand je regarde au contraire autour de moi dans le passé, dans le présent, dans ma famille, mes amis, mes affections, à peu de chose près je devrais le bénir. Les circonstances qui m’entourent sont plutôt favorables que nuisibles et avec tout cela je ne suis pas content. Nous faisons des jérémiades sans fin, nous nous créons des maux imaginaires (hélas ! ceux-là sont les pires), nous nous bâtissons des illusions qui se trouvent emportées. Nous semons nous-mêmes des ronces sur notre route et puis les jours se passent, les maux réels arrivent, et puis nous mourons sans avoir eu dans notre âme un seul rayon de soleil pur, un seul jour calme, un ciel sans nuage. Non, je suis heureux. Et pourquoi pas ? Qui est-ce qui m’afflige ? L’avenir sera noir peut-être, buvons avant l’orage. Tant pis si la tempête nous brise, la mer est calme maintenant.
Et toi aussi je te croyais pourtant plus de bon sens qu’à moi cher ami, toi aussi tu brailles des sanglots, eh mon Dieu qu’as-tu donc ? Sais-tu que la jeune génération des écoles est furieusement bête ? Autrefois elle avait plus d’esprit. Elle s’occupait de femmes, de coups d’épée, d’orgies, maintenant elle se drape sur Byron, rêve de désespoir et se cadenasse le cœur à plaisir. C’est à qui aura le visage le plus pâle et dira le mieux : je suis blasé. Blasé ! quelle pitié ! blasé à 18 ans ! Est-ce qu’il n’y a plus d’amour, de gloire, de travaux ? Est-ce que tout est éteint ? – Plus de nature, plus de fleurs pour le jeune homme ? Laissons donc cela. Faisons de la tristesse dans l’Art puisque nous sentons mieux ce côté-là mais faisons de la gaieté dans la vie : que le bouchon saute, que la pipe se bourre, que la putain se déshabille morbleu et si un soir, au crépuscule, pendant une heure de brouillard et de neige, nous avons le spleen laissons-le venir mais pas souvent, il faut se gratter le cœur de temps en temps avec un peu de bouffonnerie pour que toute la gale en tombe.
Voilà ce que je te conseille de faire. Ce que je m’efforce de mettre en pratique.
Autre conseil : écris-moi souvent, bougre de couillon, de brave homme sans éducation, sans bonnes manières. Dis-moi ce que tu fais en tout point, au moral, au physique […].
J’ai fini hier un mystère qui demande 3 heures de lecture. Il n’y a guère que le sujet d’estimable. La mère en permettra la lecture à sa fille. Achille est à Paris, il passe sa thèse et se meuble. Il va devenir un homme rangé, dès lors il ressemblera à ces polypes fixés sur les rochers. Chaque jour il recevra le soleil du con rouge de sa bien aimée et le bonheur resplendira sur lui comme le soleil sur de la merde.
Complimente Alfred de ma part sur son examen. Dis-lui de m’écrire.
Adieu […]
t[out] à t[oi].
Ô grand homme…
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Mon bonhomme, nous avons fait un excellent voyage, malheureusement sans le moindre accident. Mme Chavannes, notre compagne nous a fait penser à toi ; elle a une frayeur extrême des « deux vents » ; outre le capuchon, les manteaux, elle s’est emmaillottée la tête d’un énorme châle. Alors, nous avons dit : « Fa ! Fa ! Fa ! » « C’est à faire vomir les honnêtes gens » « Pia, Pia ! » et nous nous sommes mis à la portière. Maman a peu dormi, cependant elle n’est pas fatiguée. Nous irons demain à Versailles. Pauvre Bonhomme ! Que je voudrais que tu fusses ici ! Comme tu aurais des occasions de me faire rire avec tes facéties ! Embrasse bien notre bon père, et engage-le à se remonter le col de sa robe de chambre jusqu’aux yeux. La famille Lormier vous dit bien des choses, mais je ne sais quoi. Adieu ! mon bon farceur, n’oublie pas cependant en mon absence : « L’homme le plus habile », et « les deux cours d’Anglais ». Maman embrasse bien des fois son fieux et son vieux gars d’époux. Je te recommande mon Néo et ma chèvre et te prie d’embrasser Laure quand tu la verras.
Ton Rat qui n’oubliera jamais
son bonhomme
au milieu de ses plaisirs.
CAROLINE.
Réponds-moi, sinon je croirai que tu ne penses plus à ton beau cher Rat.
Achille part pour son examen.
P.-S. – Achille a brillé de même qu’aux autres examens.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Bonhomme, j’ai attendu tous les jours une lettre de toi ; mais vain espoir ! Point de lettre ! J’espère cependant que j’en aurai une demain parce que c’est aujourd’hui fête ; nous avons été mardi voir Mlle Mars. Oh ! cher Bonhomme ! Que de fois j’ai pensé à toi ! Que de fois j’ai dit à maman : « Si nos bonshommes étaient là ! Ho ! Hélas ! » Une chose me tourmente. J’ai bien envie de vous voir ; mais on ne peut entendre Rachel avant lundi. Demande à ce bon père s’il ne s’ennuie pas trop et s’il veut nous permettre de rester ici jusqu’à lundi. S’il en était ainsi tu pourrais avoir des nouvelles de Rachel. Nous avons vu hier Cher Ami ; il nous a demandé de tes nouvelles ainsi que la grosse miss Lise. Nous avons été à l’Exposition des tableaux ; c’est superbe ! Bonhomme ! Mais à Versailles, nous n’avons pu rien voir dans les Galeries tant il y avait de monde et après deux heures de sueur, les eaux ont joué pendant un quart d’heure. Malgré l’ennui que nous avons eu à attendre, nous en avons été grandement récompensés par la beauté des eaux. M. Gourgaud a été très sensible à ta bonne et aimable lettre et très content de ta place en discours. Je ne sais si l’on a renvoyé mon piano ; si cela est fait, je te prie d’écrire une lettre à M. Neukomme pour lui dire de ne pas revenir mardi. Ensuite j’ose espérer que papa voudra nous laisser entendre Rachel. Je t’embrasse comme nous nous embrassons quand nous lisons de l’anglais et que maman jette sur nous un regard de pitié ! Bonsoir ! Embrasse bien, bien des fois notre excellent vieux gars de père.
Ton rat,
CAROLINE FLAUBERT.
« Il y a deux cours d’anglais… » « l’homme le plus instruit… » « C’est un palais !… » N’oublie pas tes bonnes facéties et grimaces.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Bonhomme, nos places sont retenues et nous arrivons demain soir à Rouen. Si papa n’était pas trop occupé, il serait bien aimable s’il venait nous chercher au Pont de l’Arche. C’est donc demain, cher Boun, que je t’embrasserai et que tu me lécheras. Mon piano est acheté et on l’enverra jeudi. J’en ai choisi un avec un gros son exprès pour te plaire. Nous allons aujourd’hui aux Français pour voir Rachel. Lundi, nous avions une loge, mais la future émeute a fait fermer tous les théâtres et nous avons été obligées de nous en retourner à l’hôtel la tête basse.
Adieu, je suis obligée de finir ici ma lettre pour aider à maman à faire les paquets. Embrasse le gros père pour moi. À demain soir, au Pont de l’Arche. Nous ratonnerons. Si tu peux amener Néo, tu me feras un plaisir excessif, car tu sais, on n’aime pas à être éloigné des siens.
Ton Rat et ta sœur respectueuse,
CAROLINE.
Mercredi 11 heures.
[Rouen,] onze heures, vendredi [31 mai 1839].
C’est demain qu’on se marie. C’est dans la nuit du 1er au 2 juin que le baisage va commencer et que les doux craquements du lit, par la nuit obscure, indiqueront les plaisirs matrimoniaux.
Je suis dans une atmosphère de dîners. Mercredi dernier Achille nous a payé son dîner d’adieu chez Jay. Le grand homme d’Orlowski l’avait commandé d’une façon pas trop canaille : le frappé c’était l’ordinaire, à cinq nous avons bu 7 [bouteilles] de champ[agne] frap[pé], 1 de Madère, 1 de Chambertin. Hier chez la mère Lormier je me suis foutu un[e] culot[te], demain j’y déjeune, j’y dîne, je recommence à m’empiffrer. Dimanche c’est à la maison iterum et le dimanche suivant, iterum. Ter quaterque beatus qui sic dinare possit !
Et avec tout cela je m’ennuie, je m’emmerde. J’ai le cœur plus vide qu’une botte. Je ne puis ni lire ni écrire ni penser. Il y a de beaux ans que je n’ai touché à un livre d’histoire. Merde pour l’homme aux études.
Les historiens, les philosophes, les savants, les commentateurs, les philologues, les vidangeurs, les ressemeleurs, les mathématiciens, les critiques, etc., de tout ça j’en fais un paquet et je les jette aux latrines.
Vivent les poètes, vivent ceux-là qui nous consolent dans les mauvais jours, qui nous caressent, qui nous embrasent. Il y a plus de vérité dans une scène de Shakespeare, dans une ode d’Horace ou d’Hugo, que dans tout Michelet, tout Montesquieu, tout Robertson.
Adieu, écris-moi vite. Je te donnerai des détails sur…
Alfred part mardi prochain.
[Rouen,] lundi soir,
classe de mathématiques,
15 juillet 1839.
Mon cher Ernest,
Tu me reproches une longue lettre, je t’en reproche une petite. La mienne, tu seras forcé de l’avouer quand tu l’auras bien méditée et reméditée, était superbe en un endroit, c’était celui de l’accumulation et de la classification des plats. J’ai été choqué de voir que tu l’avais peu admirée, tu n’en a pas compris le sens allégorique, symbolique et tout le parti qu’on pouvait en retirer sous le point de vue de la philosophie de l’histoire. Je te défie de me citer une faute échappée, une omission de quelque grand œuvre (ça se pourrait encore) mais un anachronisme, une rococoterie, une ronchonnerie, cela est impossible, cela n’est pas, je le soutiendrai à pied, à cheval, armé et en champ clos, comme auraient pu dire Scudéry ou La Calprenède. Montre-la à Alfred et tu verras qu’il admirera mon lyrisme culinaire, mon enthousiasme de sauces et de liquides.
Pourquoi, misérable, m’écris-tu si brièvement et à de si longs intervalles. Je m’attendais à quelque beau récit de la conquête d’un nouveau chameau, à la traversée de quelque nouveau désert et à la description pittoresque d’une orgie satanique et échevelée. À propos je te somme de me raconter la dernière et d’y mettre tout le soin possible, d’employer toute la vigueur de ta plume, tout le coloris de tes pinceaux pour me peindre cette scène de la nature. Dis-moi aussi à quelle époque on aura le bonheur d’embrasser ces lèvres aimées parfumées de pipes et gercées de petits verres (et non d’alexandrins) si tu prends tes vacances avant l’époque légale, et vers quel temps tu viendras à Rouen. J’y resterai toutes les vacances. Achille étant parti en Italie et mon père ne voulant pas laisser faire sa visite par cette canaille de Leudet, nous voilà confinés pour deux mois dans cette huître de Rouen. Nion m’a dit que tu amènerais Madame, je serais curieux de la voir et de lui offrir mes hommages, si tu veux même je la présenterai en bonne société. Réponds-moi à toutes ces questions-là mon vieux, il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, un an bientôt, c’est long pour nous, qui nous voyions à chaque heure de la journée, et qui nous foirions au nez nos idées, nos caprices, nos boutades de chaque instant. Il sera bon pour moi de converser quelque temps avec ce vieux ga[r]s que je me figure souvent se voiturant dans les rues de Paris le cigare au bec. […] Dis-moi ce que fait Alfred, Pagnerre, etc. et ce cher grand homme de Degouve-Denuncques que j’oubliais (quelle horreur si la postérité allait faire comme moi !) où en est-il ? voilà sa publication sur le mois de mai finie, que va-t-il faire ? une correspondance de province, un courrier pour Le Colibri de Rouen, c’est assez serin mais au reste c’est la saison. Ça enrichira la collection complète.
Narcisse est marié. Pauvre garçon, le voilà vérolé au cœur pour le reste de sa vie. Il y avait pourtant du beau et du bon dans cette nature-là. Né sous un lambris au lieu d’être venu sous le chaume dans les champs, ça aurait fait peut-être un grand artiste, meilleur, à coup sûr, que le jeune prêtre qui veut être un Molière, un Gœthe, un cabotin et un grand homme et qui est pion ! Qu’il y a loin pourtant du quinquet fumeux de l’étude, du pupitre de bois et des rideaux blancs du dortoir aux splendeurs du théâtre, à [sa] rampe illuminée, à ses femmes parées qui battent des mains, à ses triomphes qui enivrent, à ses joies qui sont de l’orgueil ! A-t-il assez de génie pour franchir la distance, pour traverser la rue, pour mettre un pied sur la borne, j’en doute fort et je voudrais le voir abandonner un peu la théorie et la critique pour la pratique, la rêverie pour l’action, l’aurore qu’il croit si beau pour le jour, peut-être brumeux.
Allons maintenant me voilà lancé dans le parlage, dans les mots. Quand il m’échappera de faire du style, gronde-moi bien fort. Ma dernière phrase qui finit par brumeux me semble assez ténébreuse, et [le] diable m’emporte si je me comprends moi-même. Après tout je ne vois pas le mal qu’il y a à ne pas se comprendre ; il y a tant de choses qu’on comprend et qu’on ferait tout aussi bien de ne pas connaître, la vérole par exemple. Et puis le monde se comprend-il lui-même ? Ça l’empêche-t-il d’aller, ça l’empêchera-t-il de mourir ? (Nom de Dieu que je suis bête) je croyais qu’il allait me venir des pensées et il ne m’est rien venu turlututu. J’en suis fâché mais ce n’est pas de ma faute je n’ai pas l’esprit philosophique, comme Cousin ou Pierre Leroux, Brillat-Savarin ou Lacenaire qui faisait de la philosophie aussi à sa manière, et une drôle, une profonde, une amère de philosophie, quelle leçon il donnait à la morale, comme il la fessait en public, cette pauvre prude séchée, comme il lui a porté de bons coups, comme il l’a traînée dans la boue, dans le sang. J’aime bien à voir des hommes comme ça, comme Néron, comme le marquis de Sade. Quand on lit l’histoire, quand on voit les mêmes roues tourner toujours sur les mêmes chemins au milieu des ruines, et sur la poussière de la route du genre humain, ces figures ressemblent aux priapes égyptiens mis à côté des statues des immortels, à côté de Memnon, à côté du Sphinx. Ces monstres-là expliquent pour moi l’histoire, ils en sont le complément, l’apogée, la morale, le dessert. Crois-moi, ce sont les grands hommes, les immortels aussi. Néron vivra aussi longtemps que Vespasien, Satan que J[ésus]-Ch[rist].
Ô mon cher Ernest, à propos du marquis de Sade si tu pouvais me trouver quelques-uns des romans de cet honnête écrivain, je te le payerais son pesant d’or. J’ai lu sur lui un article biographique de J. Janin qui m’a révolté sur le compte de Janin bien entendu, car il déclamait pour la morale, pour la philanthropie, pour les vierges dépucelées.
Adieu, je n’en finirais pas et je m’arrête en t’embrassant.
Barbès est gracié, ça m’est égal ! L[ouis]-Ph[ilippe] lui a fait grâce. Idem. Voilà deux paillasses, un qui joue l’héroïsme, un autre la clémence !
Si je t’écris maintenant, mon cher Ernest, ne mets pas cela sur le compte de l’amitié mais plutôt sur celui de l’ennui. Me voilà chié en classe à 6 heures du matin ne sachant que faire et ayant devant moi l’agréable perspective de quatre heures pareilles car notre nouveau censeur ne veut nous laisser sortir qu’à 10 h[eures] et je compose… en vers latins !!!!!!! Ah nom de Dieu, quand serai-je quitte de ces bougres-là ? Heureux le jour où je foutrai le collège au diable. Heureux trois fois heureux, ter quaterque beatus celui qui comme toi en est sorti. Mais encore un an, et après… en route ! Sur laquelle ? Je n’en sais rien, mais je voguerai loin de cette galère, et c’est tout ce que je demande maintenant.
Il y a pourtant bientôt un an que nous ne nous sommes vus. Cela est long. Dis-moi quand tu viendras à Rouen passer quelques jours avec nous. Nous recommencerons nos usuelles promenades sur les coteaux, la pipe à la bouche, tout seuls, parlant dans les champs. Tu me dirais toute ta vie de cette année […] tes joies et tes ennuis. Ce que tu as fait. Nous nous verrons un peu face à face et moi qu’aurai-je à te dire ? Rien, presque rien. Ma vie est vide, mon cœur ne l’est pas moins.
Eh bien ! me voilà presque sorti des bancs, me voilà sur le point de choisir un état. Car il faut être un homme utile et prendre sa part au gâteau des rois en faisant du bien à l’humanité et en s’empiffrant d’argent le plus possible. C’est une triste position que celle où toutes les routes sont ouvertes devant vous, toutes aussi poudreuses, aussi stériles, aussi encombrées et qu’on est là douteux, embarrassé sur leur choix.
J’ai rêvé la gloire quand j’étais tout enfant, et maintenant je n’ai même plus l’orgueil de la médiocrité. Bien des gens y verront un progrès, moi j’y vois une perte. Car enfin, pourvu qu’on ait une confiance, chimérique ou réelle, n’est-ce pas une confiance, un gouvernail, une boussole, tout un ciel pour nous éclairer ? Je n’ai plus ni conviction ni enthousiasme ni croyance. J’aurais pu faire, si j’avais été bien dirigé, un excellent acteur, j’en sentais la force intime et maintenant je déclame plus pitoyablement que le dernier gnaffe, parce que j’ai tué à plaisir la chaleur, je me suis ravagé le cœur avec un tas de choses factices et des bouffonneries infinies. Il ne poussera dessus aucune moisson. Tant mieux. Quant à écrire, j’y ai totalement renoncé, et je suis sûr que jamais on [ne] verra mon nom imprimé. Je n’en ai plus la force, je ne m’en sens plus capable, cela est malheureusement ou heureusement vrai. Je me serais rendu malheureux, j’aurais chagriné tous ceux qui m’entourent, en voulant monter si haut, je me serais déchiré les pieds aux cailloux de la route. Il me reste encore les grands chemins, les voies toutes faites, les habits à vendre, les places, mille trous qu’on bouche avec des imbéciles. Je serai donc bouche-trou dans la société, j’y remplirai ma place. Je serai un homme honnête, rangé et tout le reste si tu veux, je serai comme un autre, comme il faut, comme tous, un avocat, un médecin, un sous-préfet, un notaire, un avoué, un juge tel quel, une stupidité comme toutes les stupidités, un homme du monde ou de cabinet ce qui est encore plus bête. Car il faudra bien être quelque chose de tout cela et il n’y a pas de milieu. Eh bien j’ai choisi, je suis décidé, j’irai faire mon droit ce qui au lieu de conduire à tout ne conduit à rien. Je resterai 3 ans à Paris à gagner des véroles et ensuite ? – Je ne désire plus qu’une chose, c’est d’aller passer toute ma vie dans un vieux château en ruines au bord de la mer.
T[out] à t[oi] mon vieux.
Pardonne-moi l’ennui que ma lettre t’a procuré, la maladie est contagieuse.
[Rouen,] samedi [10 août 1839].
Mon cher Ernest,
Le moment des vacances approche. Il doit t’être maintenant moins sensible qu’à nous pauvres bougres d’écoliers collés toute l’année à des bancs de bois. – Nous allons donc nous revoir, mais pourtant pas de suite, car je ne puis t’inviter maintenant à venir chez nous, et en voici sacré nom de Dieu les motifs, ce sera pour dans quelque temps : la cousine de ma mère, Adèle, arrive demain matin et s’empare de ta chambre, et puis j’aime mieux t’avoir tout seul, que d’être embêté d’un tiers qu’on a toujours sur les épaules. Je ne puis te préciser l’époque, mais dans une quinzaine de jours, il faudra bien que nous fumions quelques vieilles bouffardes en blaguant dans cette bonne chambre, où nous avons tant pantagruélisé et dont les murs savent tant de choses comme dit M. Michelet. Ainsi donc je compte bien te voir les premiers jours de septembre.
Nion est reçu bachelier d’hier. Il ne se tient pas d’aise. Dans un an à mon tour, et il faudra bien que ce tour arrive. Tu as été malade en débarquant aux Andelys […]. Je te conseille de te rafraîchir chez tes parents, de prendre du bouillon de veau et de la soupe aux herbes, de porter des gilets de flanelle, du coton dans les oreilles et de suer, tâche de suer pour chasser l’humeur, car tu m’as l’air gros d’humeur.
J’ai vu le jeune Paul Malleux, il est un peu trop Paul Malleux. Le genre dessous de pied lui va à merveille. Il devrait en mettre à sa boutonnière.
J’ai fait une pitoyable composition de discours français qui n’a son pendant que dans ma composition d’histoire. Au surplus, bran.
Adieu.
Écris-moi la longue lettre que tu m’avais promise. Pour moi je suis pressé par mes deux derniers devoirs de Magnier que je veux faire.
Embrasse pour moi toute ta famille.
Si j’ai tardé à t’écrire tu vois que je me soumets, que je m’empresse de réparer mon inconcevable insouciance. Arrive donc ici, ange du mal dont la voix me convie… Que tu en auras à me dire de toutes les façons, de toutes les couleurs possibles !
Achille est en Italie avec sa femme, il y est parti depuis le 20 juin et maintenant il doit être à Rome, il a déjà vu le midi de la France, Gênes, Pise, Naples. Il sera de retour vers le 15 octobre. Mais je crois que tu as oublié ce que je t’écrivis, car il me semble drôle que je ne t’en aie pas encore parlé. Au surplus c’est bien possible. Quant à moi je t’attends. J’ai lu, depuis le commencement des vacances, deux vol[umes] de Ch. Nodier, du […], de l’Eschyle, un v[olume] d’antiq[uités] de M. de Caumont. Je lis maintenant de Maistre et un roman de Charles de Bernard, tout cela ne fait pas beaucoup. – J’ai écrit il y a une quinzaine de jours un conte bachique assez cocasse, que j’ai donné à Alfred. Mais si je ne te le lis que plus tard et que tu sois privé pour la prochaine visite que tu vas me faire, console-toi j’ai de quoi t’embêter avec mes productions pendant un long temps, plus bruyant qu’agréable. Le fameux mystère que j’ai fait au printemps demande seul trois heures de lecture continue d’un inconcevable galimatias, ou comme aurait dit Voltaire d’un galiflaubert, car je puis me vanter que c’est peu commun, ce qui est fâcheux, car cette distinction fait si bien qu’on ne le reconnaît pas.
Le Garçon, cette belle création si curieuse à observer sous le point de vue de la philosophie de l’histoire, a subi une addition superbe c’est la maison de campagne du Garçon où sont réunis Horbach, Podesta, Fournier, etc. et autres brutes, tu verras du reste.
Caroline est malade, elle va un peu mieux, elle a été reprise de la même indisposition qu’elle avait eue au mois de juin. – Je pense que ce sera fini sous peu.
Adieu cher ami, embrasse toute ta famille pour moi, le curé Motte et son épouse.
Vendredi matin.
Te voilà donc heureusement rétabli, cher ami. Tu as eu, à ce qu’il paraît, une suée assez considérable. Quand viendras-tu nous voir, car j’y compte, cela est de rigueur. Reste jusqu’au mois de janvier si tu veux pour [te] rétablir, te panser, te rengraisser mais pour Dieu viens fumer le calumet de la paix. – Je t’écris ceci sur mon carton dans la classe de ce bon père Gors qui disserte sur le plus grand commun diviseur d’un emmerdement sans égal, qui m’étourdit si bien que je n’y entends goutte, n’y vois que du feu. Je te prie de ne pas oublier de m’envoyer ton cours de mathématiques, celui de physique, et celui de philosophie. C’est surtout du premier dont j’ai grand besoin, il va falloir barbouiller du papier avec des chiffres, je vais en avoir de quoi me faire crever ; et le grec ! à qui il faut songer et que je ne sais pas lire ! et je suis dans les hautes classes ! Nom de Dieu, quelle hauteur ! Et la philosophie, la plus belle des sciences, celle qui est la fleur, la crème, le suprême, l’excrément de toutes les autres, et la troisième édition du fameux manuel enrichie d’une couverture de papier rose et de nouveaux plagiats. Tout cela me bastonne à en avoir les os rompus. Mais je me récrée à lire le sieur de Montaigne dont je suis plein, c’est là mon homme. En littérature, en gastronomie il est certains fruits qu’on mange à pleine bouche, dont on a le gosier plein et si succulents que le jus vous entre jusqu’au cœur. Celui-là en est un des plus exquis.
Adieu, mon vieux, bonne santé, ne m’oublie pas. Tout à toi.
Ma sœur va de mieux en mieux, quoique toujours au régime.
Ne m’oublie pas auprès de tes excellents parents.
[Rouen,] dimanche matin, 20.
[20 octobre 1839.]
J’avais mal à la tête quand ta lettre est venue, il y a un quart d’heure et le mal de tête s’est passé : je suis réjoui, enchanté, charmé. Tu viens donc dans quinze jours, avant quinze jours. Je t’y invite, tu y as ta chambre, ton lit, du feu déjà qui brûle à la cheminée, la table servie, une pipe bourrée, des bras tout ouverts pour t’embrasser. Nous t’attendons tous avec impatience, comme nous en aurons à nous dire ! Alfred est à Rouen et ne repart pour Paris que vers le 12 novembre. Tu le verras donc. Nous ferons un trio intéressant. D’autant plus que la Toussaint me semble bien tomber et si je ne me trompe j’aurais à peu près trois jours pleins à te donner. Comme il y aura des crachats dans la cheminée ! Quelle salive juteuse ! Quels sirops de pipe ne nous reviendront pas au bec ! – Achille arrive vendredi prochain, tu le verras à Rouen marié et revenu d’Italie, sans doute avec quelques onces de semence d’évaporées ! Maintenant, monseigneur, touchons un point délicat, du moins fort important. Je te prie, au nom de mon amitié et au nom de l’amour de ton excellente mère, de ne te point faire illusion sur ta vigoureuse constitution et quand même vigoureuse [il] y aurait, de ne point lui donner les prodigieuses secousses qui l’ont si ébranlée. Tu pourrais à la fin si bien faire que la machine craquât. Je te conseille de te soigner, […].
L’Ottoman a passé hier un examen de baccalauréat et a été reçu. C’était peut-être la 6e fois, il disait que c’était la 2e mais qui pense pis pense souvent juste. Quand j’en serai là je me regarderai comme un Dieu et j’emmerderai le collège de la meilleure grâce du monde. Voilà tout ce que je sais à te dire pour le présent. Si tu veux quelque chose encore je te dirai en litanie tous les ennuis de mon collège. Et la philosophie, les mathématiques, la physique, tout ce pouding-là me fait mal au cœur et tu feras diversion par ta venue, je t’en remercie d’avance car pour la classe, « nous la lairons-là pour le coup s’il vous plaît » comme dit le sieur de Montaigne.
Sais-tu que « l’homme aux études historiques » ce couillon de première volée, cet historien de premier mérite (s’il lisait cela quelle lèvre inférieure n’allongerait-il pas ?) va publier un livre relatif à l’histoire de Normandie (toujours), édition de luxe, vignettes, culs-de-lampe et fesses de quinquet, portrait de l’auteur, vers latins en tête à sa louange, éloge critique et papier blanc. Ce sera beau, superbe. Après tout, ce sera peut-être un bon livre que personne ne lira. Si ce n’est quelques brutes qui s’occupent d’histoire comme moi par exemple. Vaudrait mieux lire, après tout, lire Tacite racontant la vie de Tibère ou le sournois facétieux, celle [de] Caligula le Grand ou les délices du genre humain, Néron ou l’homme de bonne société. Mais pourquoi pas Chéruel aussi parlant de Jeanne d’Arc avec une déclamation contre le sieur de Voltaire, sans doute, et son estimable Pucelle ? – Toujours l’histoire des Lilliputiens avec le Géant. Les crétins veulent lui cracher au nez et n’atteignent pas seulement la semelle de ses bottes.
Adieu, bonne santé, arrive vite, tout à toi.
Mon cher ga[r]s,
Je me porte comme un petit cœur, ma grave maladie a eu l’avantage de me faire rater légitimement quatre classes du collège que nous aurions passées (si tu étais resté) à blag[u]er. Ce soir je retourne sous Mallet et à une heure je vais prendre ma fameuse répétition de mathématiques chez ce vénérable père Gors. « Cettuy-ci sent bien plus son gentilhomme », mais n’entends rien à cette mécanique de l’abstrait et aime bien mieulx d’une particulière inclination la poésie et l’histoire qui est ma droite balle. Les historiens, c’est mon gibier en matière de livres et parmy eux Plutarque et d’entre les philosophes Seneca ; « qui insulte Seneca m’insulte ; c’est mon homme, c’est mon Seneca ».
Ah pbmhâtin, que je suis désolé de ne pas t’avoir exposé le drame du Garçon. Cette œuvre-là n’a pas de titre, c’est le drame par excellence, la quintessence du drame. Quand Alfred sera à Paris tu lui diras de te la narrer.
« Et suis-je eschauldé asture et ai envie d’accointer quelque belle garse et de me frotter le membre contre la cuisse d’ycelle préalablement, pour irriter les génitales au déduict. »
Réponds-moi une longue lettre de bêtises, inventes-en, ça m’est égal pourvu que tu m’en dises.
Achille va un peu mieux. Il n’a plus de fièvre, pourtant il est loin d’être revenu dans son assiette.
Adieu, tout à toi.
Du bran pour la psychologie.
Mercredi, 9 h 1/2, deux h[eures] et demie avant le Déjeuner.
Dans ma prochaine lettre je te ferai l’analyse du drame.
Cher,
Il est maintenant dix h[eures] et le petit coup. J’ai l’avantage d’être sous le père Gors qui fait des racines carrées. Qu’importe grecques ou carrées, c’est de pitoyable soupe. Je t’écris donc parce que j’ai à t’écrire, que c’est pour moi plaisir, passe-temps, désennuyement. Te voilà donc revenu à Paris et moi revenu mieux que jamais au collège où j’ai l’honneur de m’embêter au superlatif, et pourtant c’est là cette fameuse année de philosophie que tout le monde envie pendant dix ans et que j’ai désirée moi-même aussi ardemment qu’un […] désire le ministère, […] un peuple un roi, un état une constitution, une dinde une gob[b]e. Hélas, à mesure que l’objet de nos souhaits approche, la volupté qu’on avait entrevue dans leur accomplissement diminue, il semble que nous soyons destinés à n’attraper que des ombres sur la muraille, mais nous n’en attrapons même pas à courir après des nuages qui s’en vont, à nous désaltérer avec de l’eau salée, à vivre avec… assez, assez. Et tout cela pour dire que je m’ennuie ; un peu plus et je te remplirais de mon sujet.
Mais que vais-je faire au sortir du collège ? Aller à Paris, tout seul, faire du droit, perdu avec des crocheteurs et des filles de joie et tu m’offriras sans doute pour me divertir un café aux Colonnades dorées, ou quelque sale putain de la Chaumière. Merci. Le vice m’ennuie tout autant que la vertu.
Ô que je donnerais bien de l’argent pour être ou plus bête ou plus spirituel, athée ou mystique mais enfin quelque chose de complet, d’entier, une identité, quelque chose en un mot.
Je suis le 1er en philosophie. M. Mallet a rendu [hommage] à mes dispositions pour les idées morales, quelle dérision ! À moi la palme de la philosophie, de la morale, du raisonnement, des bons principes ! Ah ah paillasse, vous vous êtes fait un bon manteau de papier avec de grandes phrases plates sans coutures.
Adieu, dis-moi tout ce qu’il te fera plaisir, surtout des blagues car tu n’en taris pas.
Te rappelles-tu la bonne soirée de samedi ?
Achille va bien.
Adieu.
19 novembre, l’heure sonne.
AU PROVISEUR DU LYCÉE CORNEILLE
[Rouen, entre le 11
et le 14 novembre 1839.]
Monsieur le Proviseur,
On nous a dit que nous étions des enfants, que nous agissions en enfants ; nous allons essayer, par notre modération et notre loyauté, à vous convaincre du contraire.
Nous avons remis à M. le Censeur une lettre de tous les élèves qui ont refusé de faire le pensum. Sans avoir égard à cette liste, M. le Censeur s’est contenté de trois élèves qu’il ne menace de rien moins que d’une exclusion totale du collège, ce qui veut dire de briser leur avenir et de leur interdire à jamais la carrière qu’ils auraient pu embrasser. Il aurait peut-être été bien, avant de prendre une mesure aussi grave, aussi décisive, de peser dans une impartiale balance l’équité ou l’injustice d’un pensum qu’on vient aujourd’hui nous réclamer si impérieusement. Nous ne craignons pas de dire qu’un pareil examen eût incontestablement adouci la rigueur que M. le Censeur manifeste à notre égard. Quoi qu’il en soit, comme le pensum est un pensum général et, à ce titre, doit être supporté par toute la classe, par tous les élèves et non pas plutôt par Mallet, Guyot ou Delahaye, que par nous tous qui avons signé la liste dont M. le Censeur est en possession et que nous ne renions pas, nous signons ici de nouveau, en vous déclarant, Monsieur le Proviseur, d’abord, que nous sommes prêts à vous exposer les raisons qui nous font agir aujourd’hui et ensuite, si nonobstant ces raisons, on continue à décimer la classe, que nous réclamons, pour nous tous soussignés, le pensum, s’il y a pensum, l’exclusion, s’il y a exclusion, qu’on infligerait à quelques-uns d’entre nous séparément, ce qui alors ne serait plus un pensum général. Si l’on peut bien donner mille vers à toute la classe de philosophie, on peut bien aussi renvoyer toute la classe de philosophie.
Au reste, nous nous en rapportons en cela, Monsieur le Proviseur, à votre justice et à votre impartialité, qui, nous le savons, aime à s’exercer en faveur d’élèves qui le méritent, d’élèves de Philosophie qui n’agissent pas inconsidérément comme des enfants de sixième, mais qui ont réfléchi, profondément médité, avant de prendre une mesure qui leur paraît juste et qu’ils sont bien résolus à poursuivre jusqu’à la fin.
Voici les noms des élèves qui ont signé la liste que M. le Censeur a dans ses mains et qui vous assurent, Monsieur le Proviseur, de leur respect et de leur parfaite considération.
GUSTAVE FLAUBERT.
Hamard, A. Luce, Delporte, Baudin, Dumont, Bosquet, Boivin, Guesnier, Le Marié, Louis Bouilhet, Jore, Perré.
[Rouen,] mercredi soir. [18 décembre 1839.]
L’ennui que j’ai t’a paru plus grand qu’il n’existe, tout malheur en est ainsi, c’est comme une montagne qu’on voit de loin : quelque douce que soit sa pente elle nous semble escarpée jusqu’à pic, impossible à gravir, et il se fait pourtant qu’en allant toujours on se trouve enfin l’avoir escaladée. Peut-être quand je t’ai écrit ma lettre (du reste je ne me la rappelle pas maintenant) étais-je dans un moment sombre, cela m’arrive quelquefois quand je suis étendu dans mon fauteuil au coin du feu à penser, à rêver. Le Peut-être de Rabelais et le Que say-je de Montaigne, tous deux sont si vastes qu’on s’y perd. Et puis je deviens bête à tuer.
Et toi bâtin, au lieu de perdre deux feuilles de papier à me moraliser en quelque sorte, raconte-moi plutôt des blagues, des bonnes facéties […], car après tout c’est la meilleure chose, la plus simple, la plus douce. Ah ! si ma vie pouvait aussi être si douce, si simple, si mes ans pouvaient tomber doucement, comme les plumes de la colombe qui s’envolent tranquillement dans les vents et sans être brisés, doucement, doucement.
Si tu veux apprendre des nouvelles, ou tout au moins une nouvelle, je t’apprendrai que je ne suis plus au collège et comme je suis tellement fatigué des détails de mon histoire et que j’en suis tanné je te renvoie à Alfred pour la narration. Je vais donc me préparer au baccalauréat ferme, mais pour commencer je suis d’une paresse extrême et je ne fais que dormir. J’aurais besoin plus que jamais, comme tu vois, de tes cahiers de philosophie, de physique et de mathématiques, tâche de me les envoyer par le commissionnaire de ton pays, n’oublie pas, bâtin.
Je lis du Cousin, et tout ce que tu voudras en accompagnement. Si tu étais un Dieu et que tu puisses me faire passer six mois d’un coup de tête et me faire arriver demain matin au 20 août avec le grade de bachelier je te bâtirais un temple d’or.
Merde pour la philosophie.
Tout à toi.
Une autre fois je serai plus long.
[Rouen,] dimanche, après déjeuner,
heures de vêpres, je crois.
[20 janvier 1840.]
À l’heure qu’il est, je suis assis dans mon fauteuil, j’ai les jambes croisées, un carton sur les genoux, la plume à la main, assez loin d’un feu qui flambe et qui me rougit la joue droite. Car ne sachant que faire, je fais du feu, qui m’est inutile. C’est comme les grands hommes, il faut du sublime incompréhensible et cela leur rôtit le cœur comme une tartine que les peuples savourent et lèchent tout comme un sandwich. Voilà une comparaison qui si elle n’est pas des plus suiffées est des plus graissées, car je pensais à la graisse d’oie étalée sur du pain, que je viens de manger il y a environ une demi-heure 2 minutes 3” — 28 goors/72 (suivant le système métrique, car M. Métrique en est l’auteur). Ah pâtin ! plaisantera et plein d’esprit.
Ta lettre était celle de l’homme vertueux, tu y parlais de l’amitié en termes aussi beaux que Seneca. « C’est mon homme, c’est mon Seneca, insulter Seneca c’est m’insulter moi-même. » Je connais ton excellent cœur et je n’avais pas besoin de cette effusion pour le savoir, pour l’apprécier. Tu es bon, excellent, plein de générosité, et bon compagnon. Sois-le toujours ; on a beau dire, un cœur est une richesse qui ne se vend pas, qui ne s’achète [pas], mais qui se donne. Qu’avais-tu donc le jour que tu m’as écrit, ignores-tu encore que d’après la poétique de l’école moderne (poétique qui a l’avantage sur les autres de n’en être pas une) tout beau se compose du tragique et du bouffon, cette dernière partie manque dans ta lettre. Si tu étais aussi aimable que moi c’est-à-dire que si tu prenais un format de papier qui fût un peu bonhomme comme le mien, tes lettres seraient doubles en longueur, je les aimerais doublement, j’espère que tu m’écrirais un volume la prochaine fois, avec vignettes, culs-de-lampe, etc., où je veux une masse de facéties, de dévergondage, d’emportement, le tout pêle-mêle en fouillis sans ordre sans style – en vrac comme lorsque nous parlons ensemble et que la conversation va, court, gambade, que la verve vient, que le rire éclate, que la joie vous saccade les épaules et qu’on se roule au fond du cabriolet, comme ce certain jour de convulsive mémoire où nous blaguions sur Léger, avec ses pantoufles du matin, faites avec des vieilles bottes coupées en diagonale, son gilet de franche couleur bronze antique, et ses crachats qui culottaient son parquet de pavés. Voilà de ces jours, de ces délicieuses matinées où nous fumions, où nous causions à Rouen, à Déville, etc., qui vivront avec moi. Je les revois, elles repassent en foule les voilà nous y sommes encore, tant c’est frais, tant c’est d’hier, tant j’entends encore nos paroles sous les feuilles, couchés sur le ventre, la pipe au bec, la sueur sur le front, nous regardant en souriant d’un bon rire du cœur qui n’éclate pas mais qui s’épanouit sur le visage. Ou bien nous sommes au coin du feu, toi tu es là à trois pieds à gauche près de la porte, tu as la pincette à la main, tu dégrades ma cheminée, voilà encore un rond tout blanc que tu as fait sur le chambranle. Nous causons du collège, du présent et du passé aussi, ce fantôme qu’on ne touche pas mais qu’on voit, qu’on flaire, comme un lièvre mort, on l’a vu courir, sauter dans la plaine, et le voilà sur la table. L’existence après tout n’est-elle pas comme le lièvre quelque chose de cursif qui fait un bond dans la plaine, qui sort d’un bois plein de ténèbres pour se jeter dans une marnière, dans un grand trou creux ? Mais [c’est] de l’avenir, de l’avenir surtout que nous parlions, Ô l’avenir, horizon rose aux formes superbes, aux nuages d’or, où votre pensée vous caresse, où le cœur part en extase et qui à mesure qu’on s’avance, comme l’horizon en effet car la comparaison est juste, recule, recule et s’en va. Il y a des moments où l’on croit qu’il touche au ciel et qu’on va le prendre avec la main, crac, une plaine, un vallon qui descend, et l’on court toujours emporté par soi-même pour se briser le nez sur un caillou, s’enfoncer les pieds dans la merde ou tomber dans une fosse.
Je fais de la physique, et je crois [que je] passerai bien pour cette partie. Reste ces diables de mathématiques (j’en suis aux fractions, et encore je ne sais guère la table de multiplication, j’aime mieux celle de Jay que celle de multiplication) et le grec. Je te dis adieu pour commencer à préparer le de Corona. J’ai le temps mais je m’y prends d’avance. Lis le marquis de Sade et lis-le jusqu’à la dernière page du dernier volume, cela complétera ton cours de morale et te donnera de brillants aperçus sur la philosophie de l’histoire.
Je fume avec toi le calumet de paix, ce qui veut dire que je vais bourrer ma pipe de caporal.
Adieu, vieux bougre.
Le vidangeur et le monarque au bordel, roman à la manière de Gœthe.
— Ah mâtin ! – les bottes et les souliers, drame.
Maître paresseux,
Es-tu dessoûlé du Carnaval, es-tu dissous dans un verre de vin blanc, à la mode d’une pierre précieuse que les anciens faisaient fondre dans du vinaigre ? Pierre précieuse oui ou non, bûche, croûte, animal, tout ce que tu voudras, écris-moi et tu seras bien vu, bien remercié de ta peine.
Je te sais bon gré de m’avoir envoyé tes copies de philosophie : elles me sont d’un grand secours surtout pour la physique. Je m’attendais à y trouver intercalée quelque lettre de toi mais rien pas plus de nouvelles de mon homme que s’il était parti au diable. Quelle rosse tu fais, grand homme ! Je te pardonne ton retard, parce que je sais que la cause en est louable et que tu auras festoyé aux gras jours et parachevauché les commères, pâtin ! – Je te prie donc de ne point me faire d’excuses dans ta lettre que j’attends immédiatement, et de ne pas perdre une feuille de papier en prologue et préliminaires. Je te demande par exemple un volume que tu rempliras de toute ta verve, de ton humour, laisse aller ta plume, casse-lui le bec et envoie un gros paquet à ton vieux.
J’ai revu il y a quelques jours le fameux endroit où nous avons, je veux dire où tu as si bien engueueueueulé Duguernay. J’ai repensé à nos bonnes promenades, à tant de pipes fumées amicalement, à tant de douces causeries, de blagues, de folies, de vérités, d’interminables fusées de gaieté rabelaisienne, – à tout notre passé. Cela vous fait sourire comme si l’on revoyait ses habits de petit enfant.
Adieu, il est midi, il faut que je
DÉJEUNE
et après que j’aille à la physique.
Réponds-moi de suite.
Tout à toi de cœur.
Tu m’appelles ton Vieux Gustave…
Je vais de ce pas porter cestte-cy à la poste, et retenir ma place à ta diligence. Je pars donc demain jeudi à 4 h[eures] et j’arriverai le soir chez toi, si je ne verse pas en route.
Je vais t’aller acheter un paquet de cigares et des boîtes de papier phosphorique. Je te bourre mon sac de nuit de tabac et de pipes, ce que je dis est sans blague.
À demain soir, mon cher Ernest, je vole dans tes bras et j’arriverai dans la cité des Andelys avec ou sur le serein comme tu voudras.
Adieu, je me débarbouille le museau, tire mes bottes et sors.
À demain, c’est-à-dire pour toi à ce soir.
Mercredi, 1 h[eure] d’après-midi.
[Rouen,] mardi. [21 avril 1840.]
Ah mon cher Ernest je t’ai quitté avec le rire à la bouche, la folie dans le cœur et je suis maintenant triste à faire peur. Me voilà retombé dans ma vie de chaque jour, dans ma vie stérile, banale et laborieuse. Quel ennui ! – Il me semble qu’il y a trois ans que je t’ai quitté. Quelles belles journées tu m’as fait passer là ! Quelle différence entre la vie d’il y a trois jours et celle d’aujourd’hui. Quand j’y pense j’en suis accablé et j’ai l’âme toute navrée d’une mélancolie confuse et infinie. Comme la journée d’hier m’a paru longue, quelle passion ne vais-je pas encore subir pendant trois mois ! Si Alfred n’arrivait pas d’ici à quelque temps, j’en mourrais d’ennui. C’est ainsi que je suis fait, les journées heureuses m’en font mille mauvaises, la joie m’attriste quand elle est passée, les jours de fêtes ont toujours pour moi de tristes lendemains.
Je sentais bien que quelque chose de mon bonheur s’en allait en retournant vers Rouen ; la somme de félicité départie à chacun de nous est mince et quand nous en avons dépensé quelque peu, nous sommes tout moroses ; j’étais assis sur l’impériale, et silencieux, la tête dans le vent, bercé par le tangage du galop je sentais la route fuir sous moi, et avec elle toutes mes jeunes années ; j’ai pensé à tous mes autres voyages aux Andelys, je me suis plongé jusqu’au cou dans tous ces souvenirs, je les ai comparés vaguement à la fumée de ma pipe qui s’envolait laissant après elle l’air tout embaumé. À mesure que j’approchais de Rouen je sentais la vie positive et le présent qui me saisissaient, et avec eux le travail de chaque jour, la vie minutieuse, la table d’étude, les heures maudites, l’antre où ma pensée se débat et agonise. Oh ! il y a des jours, comme hier par exemple, où l’on est triste, où l’on a le cœur tout gros de larmes, où l’on se hait, où l’on se mangerait de colère. Ce qu’il faut faire c’est de ne pas penser au passé, de ne pas se dire : il doit encore faire là-bas un beau soleil, il y a 72 heures j’étais à tel endroit, je vois encore sur la grande route l’ombre de ma tête qui court après celle du cheval, et mille autres niaiseries semblables, c’est de regarder l’avenir, de s’allonger le cou pour voir l’horizon, de s’élancer en avant, de baisser la tête et d’avancer vite, sans écouter la voix plaintive des tendres souvenirs qui veulent vous rappeler à eux dans la vallée de l’éternelle angoisse. Il ne faut pas regarder le gouffre car il y a au fond un charme inexprimable qui nous attire.
Tu dois me trouver bête à faire pitié et, si tu ne me comprends pas, je me comprends hélas fort bien pour mon malheur ! Je me rappellerai toute ma vie le délicieux voyage que je viens de faire, et notre promenade à la Roche-à-l’Hermite, celle à Port-Mort, celle au Château-Gaillard, celle d’Écouis ! – Je te remercie de m’avoir fait deux bonnes journées toutes pleines de gaieté, elles me sont plus rares qu’on ne pense. J’en payerais bien de semblables mon pesant d’or. Remercie pour moi tes excellents parents. Aux vacances nous nous reverrons sans doute à Rouen ou aux Andelys n’importe je voudrais y être. Adieu, réponds-moi et pardonne-moi, tu t’attendais sans doute à une bonne lettre, à un écho de mon rire [d’]il y a 2 jours. Excuse-moi d’avoir trompé ton attente, je suis trop triste pour rire, trop ennuyé pour bien écrire. Ma douleur est bête, incolore, c’est un orage sans éclair et avec une pluie sale. Adieu, tout à toi, tu sais comme je t’aime.
Je ne néglige point les devoirs de l’amitié et quoique fatigué de besogne j’ai encore le temps de t’écrire. J’espère au moins, et j’y compte, que revenu le 20 chez toi, tu pourras me régaler alors au moins de deux bonnes lettres pleines de blagues et plaisanteries. Cela me divertira agréablement. Et jettera des fleurs sur la voie épineuse, où je me déchire les pieds. (Je deviens élégiaque, c’est mon genre ; j’ai toujours aimé à chier sur l’herbe et à boire du cidre sous la tonnelle.) Tu ne te figures pas une vie comme la mienne. Je me lève tous les jours à 3 h[eures] juste et je me couche à 8 h[eures] 1/2, je travaille toute la journée. Encore un mois comme ça c’est gentil, d’autant plus qu’il faut rerepiocher de plus belle. Je passerai le plus tôt possible, vers le 5 août à peu près. Il m’a fallu apprendre à lire le grec, apprendre par cœur Démosthène et deux chants de L’Iliade, la philosophie où je reluirai, la physique, l’arithmétique et quantité assez anodine de géométrie, tout cela est rude pour un homme comme moi qui suis plutôt fait pour lire le marquis de Sade que des imbécillités pareilles ! – Je compte être reçu et puis après…
Et toi ? écris-moi aussitôt que la fortune se sera déclarée pour toi. – Vas-tu revenir aux Andelys avec quelques bardaches et es-tu dans l’intention d’y faire des étourderies ? Tu te feras expliquer par le sieur Le Poittevin toute la portée de ce mot-là. Comment va Nion ? (?) Comment va, ou plutôt comme ne va pas, pour ton bonheur, le beau Malleuleuleuleu toujours dans le genre Mallleuxxxx ? Le triste Fouleau ex-aspirant à l’École des Chartes, a renoncé à l’archéologie et se fortifie dans ses études pour être pion, il veut se faire recevoir agrégé de grammaire et il apprend les verbes composés et la syntaxe. J’aimerais mieux un lavement ! même quand on y aurait mis de la graine de lin ; j’aimerais mieux faire une omelette d’œufs de serin clairs […]. Je ne sais encore ce que je ferai, ni où j’irai ces vacances, je suis dans le plus grand embarras, si je dois faire mon voyage des Pyrénées. La raison et mon intérêt m’y engagent, mais mon instinct à qui j’ai coutume d’obéir, à l’instar des brutes, quoique j’aie une âme immortelle, une liberté morale et présentement un pal[e]tot et un bonnet de coton, l’instinct donc me dit [que] le voyage sans doute me plaît, mais le compagnon guère, après tout j’ai peut-être tort, grand tort. Pour ce qui est de son caractère et de son humeur il est excellent, mais le reste ?
Adieu, tout à toi, écris-moi entre la poire et le fromage.
À la 2e h[eure] du jour,
le 9e jour des calendes de juillet,
mardi jour de Mars (bière de).
MADAME FLAUBERT ET CAROLINE À GUSTAVE
[Nogent-sur-Seine, 24 août 1840.]
Je voudrais bien, mon bon Gustave, savoir que tu es arrivé à Bordeaux en bonne santé. Je crains qu’une aussi longue route ne t’ait fatigué jusqu’à en être malade et je ne serai un peu tranquillisée que lorsque j’aurai reçu ta lettre. Dieu veuille que tu n’aies pas eu d’autre accident que celui dont j’ai été témoin ! Ton Rat a très bien supporté le voyage, quoique nous l’ayons fait dans la voiture la plus dure possible et sur une route pavée ; aussi ma pauvre tête en a-t-elle beaucoup souffert. Je m’ennuie déjà de ne point voir mon bon Gustave. À Nogent, on a été désolé de ce que tu n’étais point avec nous ; les petites filles, et Bichon surtout regrettent le gros diseur de bêtises, pas autant que moi cependant. Ce qui me fera prendre patience, ce sera de savoir bien souvent que tu te portes bien, que tu es content de ton voyage et que tu penses quelquefois à nous. Ainsi donc, mon cher enfant, des lettres ! des lettres ! Je les attends avec la plus grande impatience, et elles seront bien certainement mon plus grand bonheur pendant ton absence. Adieu ! mon enfant. Caroline veut te dire un mot et je sens qu’il faut terminer ma lettre ; à mesure que je t’écris je perds mon courage ; je t’embrasse mille fois, mon bon Gustave.
Ta mère
CAROLINE FLAUBERT.
Mon cher Gustave, nous sommes arrivées à Nogent en assez bonne santé, excepté notre mère qui avait un mal de tête occasionné par le mouvement désagréable de la mauvaise calèche. Mais toi, mon pauvre garçon, tu es encore entassé dans la voiture sans pouvoir remuer. Tu as il est vrai un grand dédommagement ; tu me comprends. Tu ne saurais jamais croire comme les Nogentais ont été fâchés de ne pas te voir. Ils en sont encore aux regrets et à tes louanges. Là-dessus ils ne tarissent pas. Ils espèrent que tu viendras en revenant. Adieu, mon pauvre boun ! Que je voudrais être avec toi ! Que je serais heureuse ! J’ai lu l’autre jour en voiture tout le premier chapitre de M. Michelet pour connaître un peu les Pyrénées. Écris-moi et tu rendras ta pauvre Caroline bien heureuse.
[Bayonne,] 29 [août],
samedi soir, 8 heures [1840].
Mon bon rat,
Je viens d’arriver à Bayonne, et j’ai déjà vu toute la chaîne des Pyrénées, en perspective il est vrai et à moitié couverte par le brouillard, tu ne peux néanmoins te figurer rien d’aussi beau que l’arrivée de Bayonne. C’est là du neuf au moins tandis que Bordeaux ressemble à Rouen par ses côtés bêtes et bourgeois et qu’elle n’a ni ses églises ni ses côtes ni son beau fleuve, car j’ai essayé de me baigner dans la Gironde, c’est-à-dire que j’ai pris un bain de vase. Je viens de souper vigoureusement et seul, ce qui est le fait du Garçon, tandis que mes compagnons sont restés dans leur chambre. Ceci est authentique et bien fait pour rassurer la maman sur l’état de la petite santé de son poulot chéri. Ton bout de lettre m’a fait bien plaisir mon bon rat ainsi que celui de la mère, vous ne m’y avez dit que des choses déjà sues, qu’il est fâcheux d’être si aimable ! et comme votre absence cause de vifs regrets !!! Ah ! quel plaisir pour un homme comme moi !!
Vous avez dû recevoir une lettre timbrée de Tours et écrite le lendemain de mon départ, dans la diligence puis une seconde lors de mon arrivée à Bordeaux, et enfin une troisième datée de jeudi matin, celle-ci doit être la quatrième. Quant à moi, je n’en ai reçu qu’une. C’est une de Nogent du 24 et parvenue à Bordeaux le 27. – Nous partirons de Bayonne, où nous sommes arrivés il y a quelques heures, mardi ou mercredi, de là nous irons à Pau où je compte trouver de vos lettres. En tout cas écrivez-nous à Bagnères-de-Luchon. Le voyage promet d’être charmant, nous avons été parfaitement reçus à Bordeaux grâce aux connaissances de M. Cloquet. Hier, avant de nous embarquer, nous avons dîné chez le général de division M. Carbonel et la veille nous avions fait une excursion sur les rives de la Garonne, à Blaye, Pauillac, etc. et dans tout le Médoc où nous avons bu d’excellent vin chez les propriétaires mêmes de Pomys, Léoville, etc. – Demain nous irons à Biarritz dont tout le monde fait un intarissable éloge ici et que ce bon Achille aime tant. Adieu, ma bonne Caroline ; si mes lettres ne sont ni longues ni bien écrites elles sont fréquentes, et pour avoir les deux premières qualités le temps me manque. Adieu, embrasse bien la mère pour moi, le père et toute la famille. Dis à papa qu’il m’écrive aussi quelques lignes dans vos lettres. Cela me fera plaisir.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
LE DOCTEUR, MADAME FLAUBERT ET CAROLINE À GUSTAVE
[Nogent-sur-Seine, 29 août 1840.]
Mon cher ami, nous t’avons tous regretté dans le plaisir d’une pêche miraculeuse, et d’une longue promenade dans un pays agreste situé au-delà de Villeneuve où nous avons trouvé les Pyrénées de la Champagne. Nous pensons beaucoup à toi et en parlons souvent. Je vois avec plaisir que la diligence ne t’a pas fatigué et que tu es vif de corps ; fais en sorte que cela continue et que ton esprit se conserve toujours gai et ton cœur bon comme nous le connaissons. Profite de ton voyage et souviens-toi de ton ami Montaigne qui veut que l’on voyage pour rapporter principalement les humeurs des nations et leurs façons, et pour « frotter et limer notre cervelle contre celle d’aultruy ». Vois, observe et prends des notes ; ne voyage pas en épicier ni en commis-voyageur. Souviens-toi toujours que tu es le plus jeune de la bande et que tu dois être le plus léger et le plus tôt prêt. Adieu, mon cher Gustave. Écris-moi souvent et fais en sorte de nous dire le jour où tu dois être dans tel ou tel pays.
Ton père et ami
FLAUBERT.
Présente mes amitiés à M. Cloquet et mes civilités à Mlle Lise et à l’abbé Stéphani.
Nous quittons demain dimanche Nogent, mon bon Gustave, et allons retrouver la famille de Rouen ; tu nous manques à Nogent, mais ce sera encore pire lorsque nous serons rentrés chez nous ; je te remercie de ton exactitude à nous écrire ; continue à te bien porter, et reçois de loin les embrassements de ta mère,
CAROLINE FLAUBERT.
Mon cher ami, nous avons été hier faire une promenade à Nesle, à 4 lieues de Nogent ; j’ai fait une grande partie de la route en âne, et je suis assez fatiguée aujourd’hui. Cependant, en somme ton Rat est un peu plus solide. Je souhaite, mon bonhomme, que la bonne constitution du Garçon ne t’abandonne pas en route. Adieu, je t’embrasse de tout cœur et suis pour toujours ton Rat qui t’aime.
Bien des choses à tes compagnons de voyage.
CAROLINE.
MADAME FLAUBERT ET CAROLINE À GUSTAVE
Jamais, mon bon Gustave, je ne me plaindrai d’avoir trop de lettres de toi ; tu peux en écrire tant que tu voudras, elles seront toujours reçues avec bien du plaisir. Dis-nous si tu as reçu les nôtres ; dis-moi aussi si M. Cloquet est toujours bien décidé à être de retour à Paris les premiers jours de novembre. C’est un point fort essentiel. J’ai aujourd’hui mal à la tête, or tu sais combien cela me rend bête. Je n’ai même plus le courage de continuer à t’écrire, mon bon Gustave, à toi avec lequel j’aime tant à causer, je cède la place à Caroline qui a beaucoup de choses à te dire. Adieu, mon cher enfant, je t’embrasse et t’aime de tout mon cœur.
C[AROLI]NE FLAUBERT.
Mon cher Gustave, j’ai commencé le premier volume de M. Thiers. J’ai voulu prendre des notes, mais j’ai pensé que dix volumes seraient fort longs et je me contente de lire. Je crois que tu ne me gronderas pas de ce manque de courage. Si tu es inflexible, je m’attendrirai et tu seras encore obligé de me consoler. Hamard a été reçu bachelier. Rien de nouveau à t’apprendre si ce n’est que notre nièce a deux dents et est de plus en plus gentille ; je suis sûre que si tu étais ici tu oublierais un peu ton extrême tendresse pour les ânes et tu t’amuserais beaucoup avec elle.
Calme-toi, cher ami, ne sois pas si « berserker » et pense que tu as un rat qui t’attend tout en mangeant des morceaux de gigot. Donne-moi des nouvelles de tes guêtres, de ta barbe et de tes cheveux. Adieu, écris-moi souvent car j’ai bien plus de plaisir à recevoir de tes nouvelles quand tes lettres me sont adressées. Je suis obligée de terminer ici car maman m’attend avec impatience pour aller se coucher à Déville. Je t’embrasse de tout cœur et suis ton rat dévoué.
C[AROLI]NE FLAUBERT.
7 septembre. Bien des choses de ma part à M. Cloquet et à Mlle Lise.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Mon cher Gustave, tu es réellement bien excellent, tu nous écris très souvent et tu nous fais le plus grand plaisir. Nous t’en sommes tous on ne peut plus reconnaissants. Il n’y a que moi qui me plains quelquefois de mon Bonhomme parce qu’il ne m’écrit pas assez. Une fois depuis un mois ! C’est bien peu. Aussi cette lettre va-t-elle être si longue qu’il sera bien obligé de me répondre s’il ne veut être ennuyé une autre fois.
Nous sommes revenus de Déville hier. Je me suis surprise en arrivant à tirer la sonnette comme j’en avais l’habitude pour te faire descendre quand il m’ennuyait par trop de mon gros farceur. J’ai été me consoler à mon piano qui avait été bien longtemps abandonné. À propos de piano, tout le mal que je m’étais donné pour faire de l’effet chez M. Bidot a été perdu, car je n’ai pas joué ma pauvre valse de Chopin. N’est-ce pas vraiment bien malheureux ?
Si l’on parle de Mme Lafarge dans le midi, je doute fort que l’on soit plus déchaîné contre elle qu’ici. Bourlet et Grout se distinguent par leur férocité. Ce dernier a dîné dernièrement à la maison et il n’a été question pendant tout le temps que de chimie et de physique, ce qui nous a rappelé tes intarissables bouffonneries à ce sujet. Au reste il n’y a point besoin du Dr Parfait Grout pour cela, car plus de mille fois par jour nous parlons de toi et, tout en faisant tes louanges, nous convenons pourtant que tes facéties sont quelquefois assommantes. Je dis nous, parce que j’avais commencé la phrase à la première personne du pluriel, car pour moi je n’en aurais jamais assez et tu peux être sûr que lorsque tu reviendras je rirai de même, comme une bête, à tout ce que tu diras.
Je lis toujours du Thiers ; j’ai pour cela un courage héroïque, car je ne passe ni description de bataille ni opération financière ; tout le reste m’amuse excessivement, surtout les habitants passés au fil de l’épée et les généraux qui escaladent les Alpes. J’en suis au cinquième volume et j’ai bien la résolution d’aller jusqu’à la fin du dixième. Leur propriétaire vient souvent demander de tes nouvelles ; c’est un gentil garçon (dans le sens du Père Guitier) qui t’est fort attaché et qui nous apporte souvent de tes nouvelles lorsqu’il en reçoit et qui quelquefois nous en lit des fragments qui méritent (les fragments) d’être mis dans les morceaux choisis de Noël et Chapsal : ne te fâche pas de ce compliment et pense qu’il y a dans ce recueil des passages de Jean-Jacques Rousseau.
Je pense bien que le mélancolique H. n’aura pas toute ta verve, et que tu penseras à moi quand tu auras le temps.
Je n’ai encore repris aucune de mes leçons et je passe une partie de mon temps à lire, à porter la petite nièce, à jouer du piano, à dessiner, et surtout à m’ennuyer et à te regretter. Adieu, mon ami, ma lettre est assez longue et il ne reste plus qu’à te répéter toujours la même chose : je t’aime et pense à toi continuellement.
Ta sœur affectionnée,
CAROLINE FLAUBERT.
Je te demande pardon de mon écriture, mais je pourrais te dire comme M. Lafarge : « Je t’écris comme un chat, et je t’aime comme un chien. »
Maman te remercie beaucoup de l’exactitude que tu mets à lui écrire, Achille te dit je ne sais quoi, Julie et sa fille t’embrassent et Souvit te fait ses compliments et Néo te prie de ne pas l’oublier. Décidément je ne peux me décider à fermer ma lettre, il le faut pourtant car Rose m’attend pour la porter à la poste. Embrasse bien Mlle Lise pour moi, et donne-moi des détails sur sa manière de voyager. Je ne plie point ma lettre, car ce serait trop ennuyeux.
La facétieuse Mme Letellier est toujours de même.
Marseille, dimanche soir après la
poste.
[28 septembre 1840.]
Joli rat, j’ai reçu votre lettre à Toulouse où vous me mandiez que le chagrin n’empêchait pas vos criques de ronger des gigots. Je suis content qu’une santé si chère soit toujours bonne et ma seule inquiétude était qu’elle ne se dérangeât pendant mon absence. Aujourd’hui j’en ai reçu une autre de maman où elle ne me donne aucune nouvelle spéciale de toi, ce qui me fait penser que tu vas toujours bien.
Nous sommes arrivés ce matin à Marseille après nous être embarqués à Toulouse par le canal du Midi et avoir vu Castelnaudary, les écluses de Saint-Ferréol, Carcassonne, où nous sommes restés un jour, Narbonne, Nîmes, le pont du Gard et Arles. Tu ne peux pas te figurer ce que c’est que les monuments romains, ma chère Caroline, et le plaisir que m’a procuré la vue des Arènes. Je suis réduit ainsi que mes compagnons de voyage au dénuement le plus complet et nous sommes tous panés et râpés. Je n’ai pour tout bien que trois chemises et mon gros pantalon d’hiver, pour me délecter sous un ciel cuisant. Ah mâtin ! Mes malles qui devaient nous retrouver à Bagnères-de-Luchon sont encore à venir. Malédiction sur le roulage et sur la sotte idée qui nous a fait séparer de nos paquets. J’ai appris, à propos d’inconvénients de voyage, que votre retour de Nogent avait été très désagréable et non pas des agréables. Cette nouvelle expérience a dû vous confirmer dans le dessein de ne plus voyager qu’en poste ce que je vous conseille bien pour l’avenir. Croyez-en un voyageur consommé. À part le léger inconvénient signalé plus haut, nous n’avons pas eu à nous plaindre des voitures, et pour ce qui est de la bonne nourriture, nous nous gorgeons de figues et de raisins, surtout l’abbé qui ne fait pas absolument autre chose. M. Cloquet est très bon et je remercie Achille de m’avoir procuré un pareil compagnon de voyage ; il se permet de temps en temps des plaisanteries sur le chapeau de cérémonie et l’autre jour Mlle Lise a été près d’en pleurer. J’ai écrit à Biset qui va se trouver sans ses tendres parents, fais-lui mes compliments ainsi qu’à tous nos amis, à la famille Lormier, etc. Embrasse bien tout le monde pour moi. M. Cloquet écrira dans quelques jours à Papa.
ton frère qui t’aime.
Après-demain nous partons pour Toulon et de là je vous dirai le jour de mon départ pour la Corse. Il est bien décidé que notre retour sera avant le 1er novembre.
Je t’écris aujourd’hui, ma bonne Caroline, parce que j’en ai le temps, mais je ne sais quand cette lettre te parviendra, ni même quand je la mettrai à la poste. Vous avez dû recevoir une lettre d’Ajaccio où je suis arrivé hier 5. À Toulon j’ai reçu la tienne dans laquelle tu me demandes de longues épîtres. Je suis prêt à satisfaire à ton désir et à te donner tous les détails possibles sur mon voyage.
Ce que j’ai vu de la Corse jusqu’à présent se borne à peu de chose quant à l’étendue. Je connais Ajaccio et aux environs un lieu nommé Caldaniccia. Le pays où je suis ne ressemble pas plus à la Provence qu’à la Normandie, et j’ai été très étonné de trouver des aloès et des bananiers. Ce matin au déjeuner nous avions sur notre table deux grappes de raisin longues de plus d’un pied et pesant chacune quatre livres. Le ciel de Corse est superbe et on ne peut s’imaginer rien de plus beau que la baie d’Ajaccio. À Marseille déjà j’avais été étonné de la limpidité des eaux qui sont toutes bleues, mais ici elles sont bien plus transparentes encore, on voit les poissons remuer et les herbes marines attachées au fond aller et venir sous la vague. Demain matin nous partons à six heures pour Vico et nous reviendrons ici dans deux ou trois jours pour recommencer nos courses. Notre itinéraire dressé par le préfet nous fait arriver à Bastia le 16. Du 7 au 16 nous serons donc en plein maquis. À propos de maquis j’en ai vu hier dans la petite promenade que nous avons faite l’après-dîner. Toutes les montagnes en sont couvertes et à les voir de loin on les prendrait pour de grands champs d’herbes. Ce sont des broussailles hautes tout au plus de trois pieds, quelquefois, mais dans de certaines localités de six ; si tu fais un petit bouquet de chêne, de châtaignier, de genêt et de roseau, tu auras un petit maquis dans ta main. Tout ce qu’on dit sur la Corse est faux et il n’y a pas de pays plus sain et plus fertile. Jusqu’à présent nous en sommes enchantés, et l’hospitalité s’y pratique de la manière la plus cordiale et la plus gracieuse. Nous avons été forcés de quitter notre hôtel et nous sommes logés dans de belles et bonnes chambres, dormant dans de bons lits et nourris à une bonne table, ayant chevaux, voitures et valets à nos ordres.
Quand on voyage dans la Corse, on mange et on couche dans la première maison venue dont on vous ouvre la porte à quelque heure de jour et de nuit. On ne paye jamais, et la coutume est seulement d’embrasser ses hôtes qui vous demandent votre nom en partant. C’est un si drôle de pays que le préfet même ne peut pas s’empêcher d’aimer les bandits quoiqu’il leur fasse donner la chasse. Il m’a promis de m’en faire connaître quelques-uns dans les courses que je [vais] faire avec M. Cloquet dans le pays de la montagne. Nous passerons par un village où nous verrons la véritable Colomba, qui n’est point devenue une grande dame comme dans la nouvelle de Mérimée mais une vieille bonne femme grégie et racornie.
Je reprends ma lettre après trois jours d’interruption. Nous avons vu Vico et G[uagno], après-demain nous repartons d’Ajaccio pour Corte et pour Bastia. Je puis maintenant te parler de la Corse sciemment, puisque j’ai vu une bonne partie du littoral occidental. Tout le pays est couvert de montagnes et les chemins montent et descendent continuellement de sorte que l’on est enfoncé dans des gorges et des maquis et que tout à coup le paysage change comme un tableau à vue, et un autre horizon apparaît. La route que nous parcourions contournait le bord de la mer et nous marchions sur le sable, il y avait un soleil comme tu n’en connais pas, qui illuminait toutes les côtes et leur donnait une teinte blanche et vaporeuse, tous les rochers à fleur d’eau scintillaient comme du diamant et à notre gauche les buissons de myrtes embaumaient. J’ai pensé à toi, ma bonne Carolo, et à la joie que tu aurais à voir tout cela. Espérons qu’à quelque jour le père se déshuîtrera et que nous pourrons voir quelque beau pays qui fasse pâlir Déville, voire le Bois-guillaume. Je sympathise avec tout le mépris que tu as pour le filateur de coton de la place Henri IV, pour lui et pour ses enfants bouchés. Tu as bien raison d’aimer la Corse, gens et sites. Tout est admirable et cet hiver au coin du feu je vous en parlerai longuement, tout en tisonnant et en bêtassant.
Si tu veux que je t’apprenne une bonne fortune, c’est que nous serons guidés par un ancien bandit de mes amis actuellement commandant des voltigeurs corses, et en second lieu c’est que je pourrai te lire la relation exacte et circonstanciée de la mort de Murat. M. Maltedo chez lequel nous avons logé à Vico est un ancien capitaine de vélites du roi de Naples, qui l’a suivi jusqu’à sa mort et qui pour son dévouement a été longtemps détenu dans les prisons d’Italie et de France. Il va venir tantôt nous raconter toutes ses histoires, et tout ce qu’il sera dit sera écrit. Ne cr[ains] p[oin]t qu[’il] nous rapporte des blagues et des amp[lifica]tions. Notre homme est très simple et très grand et n’a nullement l’air d’un craqueur. Adieu ma chère parente, embrasse bien tous les parents grands et petits.
ton frère qui t’aime.
Écrivez-moi à Marseille.
Jusqu’ici je n’ai trouvé aux femmes aucun costume original, ce qui me désespère pour toi. Dans l’intérieur de la Corse, c’est différent.
Mon compagnon ne veut jamais que je ferme mes lettres sans que le post-scriptum ne soit rempli par les compliments et les amitiés qu’il vous envoie. Il me charge de vous dire que je me porte bien ce que je crois comme lui. Nous pensons souvent à vous et vous embrassons tous encore une fois.
Ça me semble une bonne chose de t’écrire, mon père Ernest, mais je ne sais pas sacré nom de Dieu ! où tu loges ? est-ce rue des Mathurins-Saint-Jacques 26 ou rue Racine ou dans quelque maison de passe dont j’ignore l’adresse ? Tâche de me le dire positivement. Va-t’en voir un gredin nommé Hamard, qui demeure rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel (25 ?), et dis-lui qu’il m’écrive en me donnant également son adresse avec le plus d’exactitude possible. Je perds un peu la mémoire, ayant l’habitude de m’empiffrer à chaque repas (quel plaisir pour un homme comme moi, euh, euh, bâtin !). J’ai l’esprit sec et fatigué. Je suis emmerdé d’être retourné dans un foutu pays où l’on ne voit pas plus de soleil dans l’air que de diamants au cul des pourceaux. Bran pour la Normandie et pour la belle France. Ah ! que je voudrais vivre en Espagne, en Italie, ou même en Provence ! Il faudra à quelque jour que j’aille acheter quelque esclave à Constantinople, une esclave géorgienne encore car je trouve stupide un homme qui n’a pas d’esclaves, y a-t-il rien de bête comme l’égalité, surtout pour les gens qu’elle entrave, et elle m’entrave furieusement. Je hais l’Europe, la France mon pays, ma succulente patrie que j’enverrais volontiers à tous les diables, maintenant que j’ai entrebâillé la porte des champs. Je crois que j’ai été transplanté par les vents dans ce pays de boue, et que je suis né ailleurs, car j’ai toujours eu comme des souvenirs ou des instincts de rivages embaumés, de mers bleues. J’étais né pour être empereur de Cochinchine, pour fumer dans des pipes de 36 toises, pour avoir 6 mille femmes et 1 400 bardaches, des cimeterres pour faire sauter les têtes des gens dont la figure me déplaît, des cavales numides, des bassins de marbre, et je n’ai rien que des désirs immenses et insatiables, un ennui atroce, et des bâillements continus ! De plus, un brûle-gueule écorné et du tabac trop sec.
Adieu, merde, porte-toi bien. Si tu es choqué du cynisme de ma lettre tant pis, ça prouverait ta bêtise et j’aime à croire que non. Dis-moi ton adresse au plus vite et ordonne au citoyen Hamard de m’écrire la sienne.
A[d]dio caro.
Il faut que tu sois…
Mon maître Ernest,
Je te remercie de la sollicitude que vous avez prise touchant la santé de mon père. Il est vrai qu’il a été atteint d’un rhumatisme très violent. Mais il va beaucoup mieux, maintenant il peut marcher, et dans quelques jours il recommencera à voir ses malades, et il courra comme un lapin. Ma famille me charge d’embrasser la tienne.
Je suis fort satisfait que ma lettre, mon poème devrais-je dire, car cette œuvre a des proportions épiques tout à fait grandioses, t’ait fait plaisir et que tu te sois gaudyssé avec ycelui. C’était bien le moins qu’à un homme comme toi je servisse un mets de haut goût. Tu peux te vanter d’avoir eu la dédicace de mon année 1841.
Tu me dis de te dire quels sont mes rêves ? – Aucuns ! – Mes projets d’avenir ? – Point. Ce que je veux être ? Rien, suivant en cela la maxime du philosophe qui disait : « Cache ta vie et meurs. » Je suis fatigué de rêves, embêté de projets, saturé de penser à l’avenir. Et quant à être quelque chose je serai le moins possible. Mais comme l’âne le plus pelé le plus écorché a encore quelque poil sur le cuir, comme la barrique la plus vide a encore deux ou trois gouttes de vin au fond, je te dirai donc mon bel ami que l’année prochaine j’étudierai le noble métier que tu vas bientôt professer. – Je ferai mon droit, en y ajoutant une quatrième année pour reluire du titre de docteur, ut gradu doctoris illuminatus sim. Après quoi, il se pourra bien faire que je m’en aille me faire Turc en Turquie, ou muletier en Espagne, ou conducteur de chameaux en Égypte. Je me suis toujours senti de la propension pour ce genre d’être. Voilà tous les voiles levés, si je ne t’en ai pas dit plus, c’est que je n’en avais pas plus à te dire, mon gros. Il faut donc te contenter de ce que je t’envoie, de mes épîtres, romans, etc. ; je n’ai rien de plus beau à te donner si ce n’est ma bénédiction.
Adieu, porte-toi bien, tâche de te rétablir. Bonsoir et bonne nuit.
Tu es malade, mon pauvre père Ernest…
Mon bonhomme de père Ernest,
D’ici à 15 jours, trois semaines, tu auras le plaisir de voir ma balle […]. Tu devais bien t’attendre à ce que je ne demanderais pas mieux que d’aller passer quelque temps avec toi, l’amitié n’est que l’égoïsme des gens de cœur ; aller aux Andelys à Pâques, c’est me renouer à tout mon passé : marcher dans ces mêmes sentiers où nous avons ri ensemble, embaumer les mêmes lieux du même tabac apporté dans la même boîte de cuivre (tu connais ma blague de maître maçon). D’ici quelque temps j’ascendrai la voiture du sieur Jean ou d’Hilaire à laquelle j’allais te conduire en faisant tant de bouffonneries sur le port. Où est le temps où arrivés là ensemble quelque peu échauffés de punch, je fumais une trentième pipe ! ce qui scandalisait M. Sognel fils qui en restait ébahi […]. Aussi il en est mort, les Dieux, les justes Dieux l’ont puni. Tu me retrouveras toujours le même, m’inquiétant peu de l’avenir de l’humanité, transcendant dans le culottage des pipes.
Quant à toi, il me semble que tu changes, ce dont je ne te félicite pas, je crois que tu as besoin de te retremper dans la blague que tu me parais négliger. Tu me dis que tu n’as pas de femme. C’est ma foi fort sage, vu que je regarde cette espèce comme assez stupide, la femme est un animal vulgaire dont l’homme s’est fait un trop bel idéal, le goût de la statuaire rend masturbateur, la réalité nous semble ignoble. De plus, tu travailles, tu as raison car la science est encore la moins ennuyeuse des bêtises, j’aime mieux un livre que le billard, mieux une bibliothèque qu’un café ; c’est une gourmandise qui si elle rend puant ne fait jamais vomir. Mais tu assaisonnes ensuite ta lettre d’une série de doléances que tu voudrais te persuader, ce qui me fait craindre que dans peu de temps tu ne deviennes un homme sensé, admiré des pères de famille, raisonnable, moral, huître, très bien, fort sot. Nous ne pourrions plus sympathiser, et tu me regarderais comme un gamin trop décolleté, comme un pot à moutarde trop baveux. – Quand tu me parles de la vie comme d’un temps d’épreuves, qu’il est doux de rêver un but, etc., j’aime à croire que tu as dit tout ça pour te foutre de moi, et tu as bien fait. Allons je t’aime toujours, je t’embrasserai avec plaisir, et nous nous gaudysserons ensemble.
Alfred, qui depuis cinq semaines a un épanchement dans la poitrine, va mieux. Je vais tous les jours le voir, pour tâcher de distraire un peu ce brave homme. Dis-moi jusqu’à quelle époque tu comptes rester chez toi ?
Je fais du grec et du latin comme tu sais, rien de plus, rien de moins, je suis un assez triste homme.
Je suis délivré de Malleux que j’ai presque l’autre jour foutu à la porte. Je te remercie beaucoup encore une fois de ta lettre où tu me racontais ses aventures. Si me suys-je gaudy un petit à ouyr raconter par votre épistre comment ce jeune fol faquin et bravache s’amouracha d’une dame, laquelle estoit une éhontée putain et garce qui, cuyde bien, le trompait au déduict et appétoit seulement sa bourse (voyre d’argent, mais vuyde), comme soulent ces ordes bestes.
Adieu, écris-moi, réponds-moi le plus tôt que tu pourras, tes lettres sont toujours reçues avec des mains crispées qui déchirent l’adresse.
le vostre.
Tu n’as qu’à me dire l’heure [et] le jour que tu désires ma présence, et aussitôt tu me verras. Ainsi monseigneur je n’attends que vos ordres pour me rendre à votre castel, et j’y arriverai chez un bon et loyal chevalier (chev-à-lier) avec beaucoup de pointes, de cigares, d’allumettes phosphoriques allemandes à usage de fumeur (style Coquatrix). J’apporterai des blagues et des pipes de diverses grandeurs, pour te piper. Je composerai d’ici là quelques vers à ta louange que je te réciterai de loin, comme dans les tragédies ; ça pourra bien être des vers/eaux, avec bien du mal des vers mi-sots ; heureux si malgré toute ma peine et le sel que j’y mettrai j’arrive à faire des vers mi-sel. Tu trouves que c’est déjà assez de vert-dure comme ça, je m’arrête car à force de répéter la même chose je n’ai l’air que d’un vert-vert, c’est un air de père hoquet et avec tous ces verres-là, j’ai l’air lune-attique, tu vois que je m’occupe d’histoire grecque.
Voilà déjà que tu es ébahi, il faut t’attendre à bien d’autres, tu vas en avoir : un hôte. Nous nous gaudysserons, pantagruéliserons à mort, buvant d’autant, tambourinant et remuerons nos ventres à beaux vis démesurés.
Je m’ennuyais de ne pas avoir de tes nouvelles et j’ai résolu de t’écrire pour me convier chez toi. Tu vois que je ne suis pas bégueule et que je ne demande pas mieux que d’aller t’embrasser, causer et blaguer, ayant une foule de sujets, de quoi épuiser l’éternité.
Adieu, je t’embrasse et je te serre la main.
Tu peux déjà commander un feu d’artifice et 800 000 000 000 kil[ogs] de pain pour les inondés du Midi, distribution qui sera faite par moi en signe de réjouissance.
[Rouen,] jeudi [8 avril 1841].
Mon vieux Culottier,
Je te tombe sur le casaquin samedi matin pendant que tu dormiras encore. Le soleil commencera à briller en même temps que j’arriverai.
Je t’apporterai peut-être une cigarette de dame, pour moi je ne fume plus ayant quitté toutes mes mauvaises habitudes. Peut-être une ou – deux – pipes de temps en temps mais encore……(ruse de style).
Si je te (réticence) serait-il possible que…… (suspension).
J’occupe ma journée de vendredi à quelques courses de commerce ; je me mets en route à 6 heures pour jusqu’à minuit, ayant besoin d’aller acheter quelques denrées.
Adieu, mon sire. Dans 48 heures c’est-à-dire pour toi dans moins de 24 nous nous embrasserons.
Je te serre le bout du nez à la manière hottentote.
DESCAMBEAUX.
Alfred va bien.
Un grand malheur public : le sieur Braquehais s’est tué, canaillerie insigne envers le public qui comptait le voir, envers les gens vertueux indignés qui se promettaient de l’insulter, envers Me Mesnard qui préparait un beau discours, envers 3 journaux, quantité de dames de bonne société et Duboc louageur qui l’aurait voituré de Rouen à Yvetot !!!
Le procureur se reposera et deux rosses resteront à l’écurie.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
J’ai vu, mon cher ami, que toutes les précautions du Garçon pour voyager t’ont parfaitement réussi puisque tu es arrivé aux Andelys en bonne santé. J’en suis charmée et je te conseille à l’avenir de suivre en tous points ce que prescrit ce bon vieux Descambeaux. Je suis seule, absolument seule à Rouen. Toute la famille et même Mimiss qui ordinairement est attachée à moi comme le gratin du macaroni au plat d’argent, est au bienheureux Déville. Le mauvais temps et le mal de reins ont servi de prétexte à mon envie de bavarder avec toi ; tu sais d’abord que je suis très peu folle de Déville. Eh bien ! aujourd’hui on ne m’y aurait pas fait aller pour tous les diables. Je crois qu’Alfred y est allé se promener, tant mieux pour lui si ça lui plaît.
Nous n’avons pas encore reçu de lettre de Nogent. De sorte que je me vois encore rester à Rouen pour quelque temps. C’est moi qui ai l’air du cloporte, aujourd’hui ; je suis seule dans ma loge, enfoncée dans mon fauteuil et une tasse de tisane sur ma table. Voilà mes agréables vacances de Pâques. Que tu es heureux, mon pauvre garçon ! Je suis sûre qu’à cette heure tu es ou au Château-Gaillard ou à la Roche-à-l’Hermite, est-ce que je sais moi ! Mais enfin tu n’es pas à Rouen, c’est tout ce qui suffit pour être heureux.
Imagine-toi qu’hier à 9 heures du matin je m’ennuyais déjà de toi ; ainsi juge ce que c’est aujourd’hui et ne t’étonne point si je me lamente.
La seule chose qui me console c’est l’espérance de voir avant toi… Qui ?… Je suis sûre que tu devines… L’ILLUSTRE PIED GELÉ…
Il est vrai qu’à la même heure tu seras à La Neuville, mais qui pourrait disputer mon cœur au Père Dumée !!
J’aurais bien des commissions à te donner pour Louise, mais tu ne pourrais les faire, ainsi c’est inutile. Dis seulement à Maria que le « Roquet Savant » se porte toujours bien et qu’il ne l’oublie pas. Demande aussi à Mme de Maupassant si on lui a remis son col et si elle en est contente. Adieu, cher Gustave. Voilà assez de bêtises ensemble ; il vaut mieux que je m’arrête. Je t’embrasse de tout cœur et suis pour la vie ton Rat dévoué.
CAROLINE FLAUBERT.
Embrasse bien de ma part toute la bonne famille des Andelys et dis-leur que je voudrais bien être avec eux, car je me rappellerai toujours avec plaisir une certaine bonne vacance de Pâques.
N’oublie pas que tu nous as promis de revenir mardi prochain ; ne te laisse pas aller aux prières, sois inflexible. Je te recommande de ne point les trop ennuyer de « pointes ». Réserve-les pour moi qui me flatte de les comprendre si bien.
Tu commençais en effet à me sembler un crétin assez exotique mais tu m’as fait des excuses et je suis satisfait. – Narcisse sort de ma chambre, il vient à Rouen pour des affaires d’intérêt, il va hériter de 10 000 francs. –
Voici quels sont les contingents futurs. Nous irons certainement, autant qu’on peut être certain de ce qui [est] à faire, passer 15 jours à Trouville vers le milieu du mois prochain. C’est dans le but de distraire ma pauvre sœur dont le caractère finit par s’assombrir, résultat d’une maladie longue et irritante qui la reprend à intervalles et dont elle est loin d’être quitte. Mme Bonenfant et ses enfants viendront probablement à la même époque pour aller avec nous au bord de la mer. Peut-être irai-je la chercher à Nogent, ce serait dans environ un mois. Je passerai par Paris si tu y es encore à cette époque et je suis dans l’intention de m’y donner une cuillerée avec toi. Du reste ceci est très éventuel. Il n’y a que si elle hésite à venir seule.
Dis-moi à quelle époque tu seras reçu avocat. Si tu as diplôme en poche vers le 1er viens à cette époque. Sinon je t’attends dans le mois de septembre, au quantième que tu voudras. Il y aura encore du soleil, nous pourrons aller en barque, et fumer quelques pipes. J’oubliais de te dire que j’irai avec ma mère et Caroline voir les joutes au Havre avant d’aller à Trouville. Achille a été blessé d’un coup de pied de cheval, pour ne pas dire de plusieurs. Il y a aujourd’hui 5 semaines qu’il est couché. La membrane qui enveloppe l’articulation du genou avait été déchirée, un rhumatisme qu’il a de temps en temps à l’épaule s’était jeté là-dessus. Mon père a été pendant 3 jours dans de fort graves inquiétudes ; heureusement c’est fini : il n’éprouve plus qu’un peu de raideur, mais il ne se lèvera pas avant 8 ou 10 jours, peut-être avant 15 et avant qu’il ait sa jambe droite vigoureuse et ferme. Quant à moi je deviens colossal, monumental, je suis bœuf, sphinx, butor, éléphant, baleine, tout ce qu’il y a de plus énorme, de plus empâté et de plus lourd au moral comme au physique. Si j’avais des cordons avec des souliers je serais incapable de les nouer. Je ne fais que souffler, hanner, suer et baver, je suis une machine à chyle, un appareil qui fait du sang qui bat et me fouette le visage, de la merde qui pue et me barbouille le cul.
Questions sociales
Quel est le Saint que tu préfères ? – c’est le Saint-Peray ?
Pourquoi les séraphins baisent-ils salement ? – c’est qu’ils se servent de leurs vis d’ange.
Question d’Alger
Quand le bey de Constantine fut expulsé de cette ville on le réduisit à l’état de rafraîchissement. On lui dit Sors-bey (sorbet).
Quand le dey d’Alger fut expulsé d’Alger et qu’on lui ordonna de s’embarquer on lui dit : en mer dey !
Les Français sont très élevés en Afrique, ils y tiennent O-rang.
Merde.
T[out] à t[oi].
Je suis maintenant à Trouville…
[Trouville,
mardi 21 septembre 1841.]
Mon cher Ernest,
Tu dois maudire ma crasse paresse et mon entier oubli. C’est que je m’ennuie, m’ennuie, m’ennuie, c’est que je suis bête, sot, inerte. C’est que je n’ai pas la vigueur nécessaire pour remplir trois feuilles de papier. Depuis un mois que je suis à Trouville je ne fais absolument rien que manger, boire et dormir et fumer.
Il est maintenant marée pleine, la mer est à quinze pas de moi au bas de l’escalier de Notre-Dame. Je suis assis sur une chaise à t’écrire sur mes genoux. Il est midi ; le soleil brille en plein, je sors de table et je me suis considérablement bourré, les yeux me piquent, je rote et je digère en contemplant le bel océan vert et la grandeur des œuvres de Dieu qui a tout fait pour le mieux dans le meilleur des mondes possible, ayant créé […] la nuit pour les amants, les hommes pour le malheur et la vue de l’Océan pour réjouir les gens à moitié ivres. La brise fait bien après déjeuner, peu importe qu’elle casse le mât des navires et engloutisse des gens, elle souffle dans les cheveux d’un homme qui fume et cela le divertit.
Pourtant la terre était belle, elle le serait encore, les jours sont beaux quand le soleil couchant les dore, la femme est toujours belle quand un frisson d’amour la fait vibrer et trembler sous les baisers ; mais pour qui ? Qui est-ce qui est heureux maintenant ? les gens du bagne peut-être qui ont de l’orgueil.
Le temps n’est plus où les cieux et la terre se mariaient dans un immense hymen, le soleil pâlit et la lune devient blême à côté des becs de gaz, – chaque jour quelque astre s’en va, hier c’était Dieu, aujourd’hui l’amour, demain l’art. Dans cent ans, dans un an peut-être il faudra que tout ce qui est grand, que tout ce qui est beau, que tout ce qui est poète enfin, se coupe le cou de désœuvrement ou aille se faire renégat en Turquie. – Je suis légèrement empiffré, pardonne-moi tout ceci. Tu es venu à Rouen, je n’y étais pas, sort heureux ! Dans 10 jours environ je serai de retour, tu reviendras, j’y compte.
Adieu, merde pour moi.
Je t’embrasse, mon vieil ami.
t[out] à t[oi].
Trouville, mardi 21 septembre 1841.
Réponds-moi, le plus tôt sera le mieux.
Qu’as-tu donc, mon vieil Ernest ? Es-tu malade, mort, enterré, pourri ? Attends-tu pour venir que ton brûle-gueule soit fini, que ton petit verre soit pris ? finis-les et arrive nom de Dieu ou je te !…
sed placuit…
Quel sacré nom de Dieu de bougre de mâtin de mille foutre couillon de nom d’un pet tu fais ! Comment, sacré mâtin, je t’attends depuis une semaine et tu n’arrives pas, tu ne réponds même pas. Ah ah ah c’est plus fort que moi, je ne me tiens pas, qu’on m’attache, qu’on m’enchaîne, qu’on me passe le caleçon de force, le gilet de force, la culotte de force, les bottes de force, le collier de force. Oh je m’attendais à te voir arriver, je te voyais déjà à côté de Jean vous langottant tous deux. J’apercevais ta balle, nous prenions de l’absinthe au café Rouennais et personne, personne. Je suis un lion, un tigre – tigre d’Inde, boa constrictor !
Il faut que tu sois ici lundi et bien vite, à la place où j’écris maintenant, à fumer, à te rôtir les jambes, et à causer avec ton serviteur et ami.
Mme Mignot revenue de Forges est tout étonnée que tu n’arrives pas.
Néo s’en mord la queue d’impatience. Mes pipes se dessèchent d’ennui.
Les latrines elles-mêmes trouvent qu’il y a longtemps que tu ne leur as donné de ta merde.
Ton feu se tord de ne plus être ensalivé par toi.
Et mes pincettes sentent le besoin d’être maniées par tes mains pour que tu m’ennuies avec à tripoter mes tisons.
Et l’auteur grille d’envie de te donner une poignée de main.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Rouen, jeudi 11 novembre 1841.]
Nous attendions ta lettre hier, mon cher Gustave, et tu ne saurais t’imaginer quelle triste journée nous avons passée. Le dîner a été pour moi d’une longueur et d’une tristesse indéfinissables. J’espère que je flatte assez la vanité du Garçon et que tu seras content de moi.
Tu me parles de l’abbé, de Florimont, c’est très bien, mais tu ne me dis pas un seul mot de mon délicat ami Hamard. J’aime à croire cependant que vous avez déjà été aux Italiens ensemble. Podesta doit bientôt aller à Paris, j’ai une grande envie de vous l’envoyer pour qu’il vous explique l’italien. Qu’en dis-tu ?
Mlle Saint-Laurent demeure rue de la Paix n° 10. Julie vient encore de me le dire. Au reste, si tu ne peux la trouver, rapporte ma robe plutôt que de la donner à toute autre. Maman a la migraine et est encore au lit.
Père Dumée est venu mardi et la forêt va jusqu’ici parfaitement.
Adieu, bonhomme, voilà à peu près toutes les nouvelles intéressantes ; je finis donc en t’embrassant de toute ma force.
Ton vieux Rat
CAROLINE.
On a parlé hier, rarissima cosa, des chemins de fer et du mariage de Jules Janin.
Oh ! Eh ! Monsieur et Ami, nous venons de faire une perte irréparable. Nous ne verrons plus jamais le bonnet pyramidal d’Estelle ; elle est morte la povera vecchia !
Il me semble que tu deviens bien élégiaque. Est-ce que tu te livrerais à la lecture de M. de Bouilly ou à celle du vénérable Tissot ? Tu parles des ennuis de la Capitale, comme un sage, et les plaisirs de famille te semblent préférables aux plaisirs du monde. S’ils sont plus vertueux ils sont un peu moins vifs, conviens-en, et tu as assez goûté de la cochonnerie pour pouvoir dire que la chasteté est une belle chose (pour les gens impuissants). J’ai été fâché de ne pas trinquer ensemble avant mon départ, d’autant plus que je t’avais donné la veille une assez pitoyable idée de moi, en ne buvant pas et en ne mangeant pas. J’étais horriblement fatigué aux mollets et ma verve se ressentait de la pression de mes cors. J’espère réparer ma réputation dans les premiers jours de janvier en nous foutant une culotte dans les règles, culotte qui sera sans revers, pour fêter la nouvelle année et la session qui s’ouvrira et qui doit renverser le ministère de l’étranger, on y votera la réforme électorale et un bœuf truffé au beurre d’anchois pour chaque citoyen. Dans six semaines environ nous nous reverrons, et enfin l’année prochaine tant que nous voudrons. Dis-moi ce que tu comptes faire, si tu penses rester à Paris, ou aller aux Andelys.
Tu pioches, c’est un peu humiliant. Le travail est ce qui rabaisse l’homme. Les sots prétendent que c’est sa gloire, mais pour moi, c’est bien le signe de la malédiction divine, – la marque d’une décadence.
Mon cousin Armand Allais que tu connais vient d’hériter. Si l’on ne découvre pas de testament vendredi prochain, mon homme empoche environ 700 mille francs et plus. Ô Fortune, voilà de tes coups, et tu laisses un grand artiste comme moi végéter dans une médiocrité imbécile. Horace parle quelque part d’une médiocrité dorée ; ce serait pour nous un luxe de roi, une médiocrité dorée qui nous demanderait des millions ! – Ô Amérique, que ne m’envoies-tu des oncles du fond de tes forêts, qu’ils soient tatoués, oui ou non, de chair rouge ou avec des plumes, Osages ou Iroquois, n’importe, pourvu qu’ils soient riches, qu’ils soient oncles, et qu’ils meurent ! Comme j’échangerais mes cartes de Droit contre des cartes de restaurant ! comme j’allumerais des cigares de dix sous avec un code ! etc. etc. etc. etc.
Je ne travaille point encore à la noble science dont tu gravis l’échelle avec des jarrets si solides, et dans laquelle tu auras la palme du couillon, le titre de docteur, – la science du juste et de l’injuste me flatte peu. La justice des hommes m’a toujours paru plus bouffonne, que leur méchanceté n’est hideuse. L’idée d’un juge me paraît la conception la plus cocasse qu’il soit possible d’avoir.
Adieu, mon vieux.
Ton numéro est-il 35 ou 55 ? Forme tes chiffres lisiblement, cela te nuirait si tu voulais plus tard entrer dans une administration, comme disent les maîtres d’écriture, tel que commis aux barrières, à l’enregistrement, etc.
[Rouen,] vendredi 31 décembre 1841
3 h[eures] d’après-midi.
On n’y voit déjà plus et à coup sûr je ne finirai [pas] ma lettre sans chandelle, ou plutôt sans bougie dite de l’étoile, car elles n’éclairent pas comme les étoiles. –
Jadis nous étions en congé à cette époque-ci ; d’hier au soir, nous étions déjà sortis. Aujourd’hui nous eussions resté là au coin de ce même feu. Comme nous fumions, comme nous gueulions ! Comme nous parlions du collège, des pions et de l’avenir de Paris, de ce que nous ferions à vingt ans ! Et le lendemain, le jour du jour de l’an, éveillés avant 5 heures au son des clairons qui salueront encore demain matin mon voisin Foucher, tu te levais le premier, tu faisais mon feu, etc., etc., etc. Te rappelles-tu que jamais nous ne nous endormions avant minuit, que nous voulions voir arriver la nouvelle année en fumant et que, chacun dans notre lit, nous entendions réciproquement le bruit de nos crachats et celui des brûle-gueule brûlant dans l’ombre. Et comme nous déclamions sur le jour de l’an qui nous faisait tant de plaisir, et que nous aimions tant !
Mais demain, je serai seul, tout seul, et comme je ne veux pas commencer l’année par voir des joujoux, faire des vœux et des visites, je me lèverai comme de coutume à 4 heures, je ferai de l’Homère et je fumerai à ma fenêtre en regardant la lune qui reluit sur le toit des maisons d’en face, et je ne sortirai pas de toute la journée !!! et je ne ferai pas une seule visite ! Tant pis pour ceux qui se fâcheront ! Je ne vais nulle part, ne vois personne et ne suis vu de personne ; le commissaire de police ignorait mon existence, je voudrais qu’elle le fût encore beaucoup plus, comme dit le sage ancien : « Cache ta vie et abstiens-toi. » – Aussi trouve-t-on que j’ai tort, je devrais aller dans le monde, je suis un drôle d’original, un ours, un jeune homme comme il n’y en a pas beaucoup, j’ai sûrement des mœurs infâmes, je ne sors pas des cafés, des estaminets, etc., telle est l’opinion du bourgeois sur mon compte. À propos du bourgeois c’est demain qu’il y en aura dans les rues, que de rosettes, de cravates blanches ! Comme il y aura des chemises plissées, et d’habits du dimanche et de chapeaux neufs ! – Le port étincellera de Rouennais – et de Rouennaises. Avec leurs petits qu’on bourrera de marrons glacés, et dont on collera les entrailles avec du sucre de pomme.
Hélas ! mon pauvre vieux, tu t’attendais peut-être à une belle lettre monstre coûtant 30 sous de port ? – Je n’en ai pas la vigueur, le sujet ne fournit pas, ou plutôt c’était un sujet unique que celui de l’année dernière. Demain d’ailleurs je ne dîne pas en ville, vu que tous ces dîners me déplaisent fort. Je foutrai même le camp de Rouen, vendredi prochain, pour ne point faire les Rois et manger de la brioche froide, tant je suis désireux de ces vénérables fêtes dont les poètes du Musée des familles déplorent la perte. Non je [ne] veux point faire les Rois, ni les défaire non plus, pourvu qu’ils me laissent tranquille c’est tout ce que je demande d’eux.
Voici quelques pointes de mon invention que tu peux répandre dans Paris dès demain. Je te les envoie, te sachant amateur des arts et partisan de la civilisation. – Comment l’auteur des Guêpes ressemble-t-il à un poisson ? – parce que c’est un carlet (Karr-laid).
Quelle est la partie de la philosophie la plus sèche, la plus maigre ? – c’est l’éthique.
Le style le plus brûlant, c’est celui de Brazier.
Ô Ernest ! ô Richard, ô mon roi ! ô mon ami, en voici deux autres qui vont te terrasser, ôte ta casquette, à genoux, à genoux.
Quel était le peuple de l’antiquité le plus farceur, le plus en train de boire, bambocher, etc. ? – Ce sont les Parthes, parce qu’ils étaient toujours en Partie. Euh ? mon vieux ! qué que t’en dis ? La comprends-tu en partie, celle-là, en parties nobles, en parties génitales, j’ai mal aux parties, M[onsieu]r ce sont les parties qui me démangent. J’ai les parties en feu. Oui, M[ada]me je reçus alors un coup violent dans les parties.
2° Quel est le personnage de Molière qui ressemble à une figure de rhétorique…… ????????? – C’est Alceste, parce qu’il est mis en trope. Euh ? mon vieux ! qué que t’en dis ? tu comprends, n’est-ce pas ? et moi je prends du con.
Ton oncle Motte est venu hier à Rouen et a déjeuné à la maison, mais je ne l’ai point vu, étant à déjeuner chez le sieur Jacquart où je me suis repassé une bosse conditionnée pour me consoler des tracasseries qu’on fait endurer à la presse et des humiliations que l’Angleterre fait subir à la France.
L’avocat est aussi venu à Rouen il y a une huitaine pour baptiser un petit Richard. Il a tenu l’enfant sur les fonts baptismaux.
Le soir il y a eu un dîner. Tout cela n’empêche pas le sieur Richard, droguiste dans la rue de la Savonnerie, d’être toujours sourd, et d’avoir la mine d’un fier imbécile ! Ô plût aux dieux que le tonnerre écrasât Rouen et tous les imbéciles qui y habitent, moi y compris !
Je descendrai toujours rue Lepelletier n° 5. La moralité du quartier a pour moi des attraits. J’arriverai probablement à Paris le 8 au matin. J’irai incontinent te voir et nous déjeunerons, dînerons, souperons ensemble, mais d’ici là tu aurais de mes nouvelles. Adieu, bonne année, […], bonnes pipes, bons chameaux.
Ô chameau
Que tu es beau
Sur ta bosse
Que je me frotte… etc.
Romance de Loysa Puget.
Adieu.
Vilain môme, il paraît…
[Paris, 8 janvier 1842,]
8 heures du matin.
« Tout est bien, tout va bien, tout est pour le mieux possible », comme dit Candide. Je suis maintenant devant un bon feu qui me rôtit les jambes, je viens de humer deux tasses de thé corrigées d’eau-de-vie, je vais tout à l’heure aller chez M. Cloquet et nous allons nous livrer à des accolades furieuses.
La nuit a été très froide, à en juger par nos carreaux brouillés et par les jurons du conducteur. Pour moi, j’ai vécu dans la canicule, je suais et de temps à autre j’étais obligé d’ouvrir le vasistas (et non vasislas) pour pouvoir respirer. J’ai bien dormi et ne suis nullement fatigué.
Adieu, je vous embrasse tous.
Nota. – Je n’ai point été écrasé par un omnibus, ma figure n’est pas allongée ni mon œil sorti.
Hôtel de l’Europe, rue Lepelletier.
Sacré nom de Dieu ! Nous commencions à causer gentillement, dimanche, l’après-midi, en fumant dans ta chambre qui a des rideaux rouges […] lorsque 4 heures sont venues et que je me suis en allé. C’est tout de même embêtant de ne pas nous être vus plus longtemps, et de ne pas avoir même pris un petit verre ensemble, n’eût-ce été qu’un verre de cassis (et on eût pardonné dans ce cas-ci). Mais je m’en console en pensant que l’année prochaine nous habiterons le même pays et le même quartier, voire même au mois de juin ou de juillet prochains que je passerai à Paris pour mon examen. Je dirai adieu à Rouen, au port et aux restaurations du Palais de Justice. En fait de restaurations, je n’aime que les restaurateurs ; et quant au port, pourvu qu’il soit frais, c’est tout ce qu’il me faut ; avec des choux même, c’est assez bon quand on a faim. Je dirai adieu à Rouen avec autant de satisfaction que Thomas en avait en quittant le collège. Thomas était une chanson de mon ami Catillon, hymne célébrant la joie de l’homme qui sort du collège. Il y avait ces deux beaux vers :
Vous autres citoyens du collège
Vous allez nu-pieds, nu-pattes dans la neige, etc.
À propos d’examen, je n’ai point encore ouvert mes livres de Droit. Ça viendra vers le mois d’avril ou de mai ; alors je travaillerai quinze heures, serai refusé et traiterai ensuite mes examinateurs de canailles, de ganaches, de pairs de France. Ou bien je serai reçu et je dirai que j’ai considérablement pioché ; les bourgeois me regarderont comme un homme fort et destiné à illustrer le barreau de Rouen, et à devoir défendre les murs mitoyens, les gens qui secouent des tapis par les fenêtres, assassinent le roi ou hachent leurs parents en morceaux et les mettent dans des pouches, toutes choses que se permettent les Français.
Le Français, né malin, créa la guillotine. Mais je ne suis pas encore avocat, je n’ai point la soutane, ni la bavette. Nous méditons mieux que ça pour quand nous aurons l’âge : c’est de foutre le camp et d’aller vivre tout bonnement avec quatre mille livres de rentes en Sicile ou à Naples, où je vivrai comme à Paris avec vingt. Bon voyage, Monsieur Du Mollet !
Adieu, mon vieux, réponds-moi […]. Je suis ennuyé, ennuyeux, ennuyant, embêté, embêtant […]. Fume bien…
G[USTAVE] F[LAUBERT].
Homme supérieur.
Mon cher Maître,
Je commence par vous déclarer que j’ai envie d’avoir une réponse. Je compte vous voir au mois d’avril et, comme vos lettres se font attendre des trimestres et des semestres, il se peut que je n’aie pas de nouvelles de vous avant ce temps. Voyons, surprenez-moi, soyez exact : c’est une vertu scolaire dont vous devez vous piquer puisque vous avez les autres. J’ai été à Paris au commencement de ce mois, j’y suis resté deux jours, ai été accablé d’affaires, de commissions, et n’ai point eu le loisir d’aller vous embrasser. Au printemps j’irai vous trouver un dimanche matin et il faudra, bon gré mal gré, que vous me fassiez cadeau de votre journée entière. Les heures passent vite quand nous sommes ensemble ; j’ai tant de choses à vous dire et vous m’écoutez si bien !
Plus que jamais maintenant j’ai besoin de votre causerie, de votre compétence et de votre amitié. Ma position morale est critique, vous l’avez comprise quand nous nous sommes vus la dernière fois. À vous je ne cache rien, et je vous parle non pas comme si vous étiez mon ancien maître, mais comme si vous n’aviez que vingt ans et que vous fussiez là, en face de moi, au coin de ma cheminée.
Je fais donc mon Droit, c’est-à-dire que j’ai acheté des livres de Droit et pris des inscriptions. Je m’y mettrai dans quelque temps et compte passer mon examen au mois de juillet. Je continue à m’occuper de grec et de latin, et je m’en occuperai peut-être toujours. J’aime le parfum de ces belles langues-là ; Tacite est pour moi comme des bas-reliefs de bronze, et Homère est beau comme la Méditerranée : ce sont les mêmes flots purs et bleus, c’est le même soleil et le même horizon. Mais ce qui revient chez moi à chaque minute, ce qui m’ôte la plume des mains si je prends des notes, ce qui me dérobe le livre si je lis, c’est mon vieil amour, c’est la même idée fixe : écrire ! Voilà pourquoi je ne fais pas grand-chose, quoique je me lève fort matin et sorte moins que jamais.
Je suis arrivé à un moment décisif : il faut reculer ou avancer, tout est là pour moi. C’est une question de vie et de mort. Quand j’aurai pris mon parti, rien ne m’arrêtera, dussé-je être sifflé et conspué par tout le monde. Vous connaissez assez mon entêtement et mon stoïcisme pour en être convaincu. Je me ferai recevoir avocat, mais j’ai peine à croire que je plaide jamais pour un mur mitoyen ou pour quelque malheureux père de famille frustré par un riche ambitieux. Quand on me parle du barreau en me disant : ce gaillard plaidera bien, parce que j’ai les épaules larges et la voix vibrante, je vous avoue que je me révolte intérieurement et que je ne me sens pas fait pour toute cette vie matérielle et triviale. Chaque jour au contraire j’admire de plus en plus les poètes, je découvre en eux mille choses que je n’avais pas aperçues autrefois. J’y saisis des rapports et des antithèses dont la précision m’étonne, etc. Voici donc ce que j’ai résolu. J’ai dans la tête trois romans, trois contes de genres tout différents et demandant une manière toute particulière d’être écrits. C’est assez pour pouvoir me prouver à moi-même si j’ai du talent, oui ou non.
J’y mettrai tout ce que je puis y mettre de style, de passion, d’esprit, et après nous verrons.
Au mois d’avril je compte vous montrer quelque chose. C’est cette ratatouille sentimentale et amoureuse dont je vous ai parlé. L’action y est nulle. Je ne saurais vous en donner une analyse, puisque ce ne sont qu’analyses et dissections psychologiques. C’est peut-être très beau ; mais j’ai peur que ce ne soit très faux et passablement prétentieux et guindé.
Adieu, je vous quitte, car vous avez peut-être assez de ma lettre, où je n’ai fait que parler de moi et de mes misérables passions. Mais je n’ai point d’autres choses à vous entretenir, n’allant point au bal, et ne lisant pas de journaux.
Encore adieu, je vous embrasse.
P.-S. – Répondez-moi dans peu de temps. J’aurais fort envie de correspondre avec vous plus souvent, car, une lettre finie, je me trouve être au commencement de ce que j’ai à vous dire.
Je ne fous rien, ne fais rien, ne lis et n’écris rien, ne suis propre à rien. […] à ce qu’il paraît […] et si je ne rêvais […] carte géographique […] dans un ennui profond […] Montaigne […] que je m’étais restauré la veille chez mon […] et ayant fait moins de […] je me suis […] endormi […] Car j’ai arrosé un peu de temps après dans un rêve lubrique.
À ce qu’il paraît que tu pioches raide, brave homme. « C’est une belle partie que la science et ceux qui la mesprisent tesmoignent assez leur bestise », mais s’en rendre malade comme tu le fais voilà ce que je blâme, ou mieux ce que je ne blâme pas car je ne sais pas bien quelle est mon opinion ni si j’en ai une. Oui tu as tort, non tu as raison. Oui, non, oui, non, oui, non, oui ; au reste comme tu voudras. Pour moi depuis six semaines il m’est impossible de rien bâtir en quoi que ce soit. Et pourtant j’ai commencé le Code civil dont j’ai lu le titre préliminaire que je n’ai pas compris et les Institutes dont j’ai lu les 3 premiers articles que je ne me rappelle plus ; farce ! Dans quelques jours peut-être une fureur me reviendra et je me mettrai à l’ouvrage dès 3 heures du matin. En attendant je fume ma pipe et espère le printemps. – Je passerai au mois d’avril 15 jours à Paris ; là j’espère nous nous verrons et pourrons faire un transon de chière lie. Tâche d’en être en vis à cette époque.
J’ai été samedi dernier au bal masqué, en bourgeois, bottes vernies etc. J’ai soupé rien qu’avec deux chameaux et Orlowski. Ce sont mes femmes (Orlowski non compris). Je les ai récoltées, emmenées et régalées. Ce sont deux amies, filles entretenues de l’aristocratie rouennaise, je cultiverai l’une pour son esprit et comme étude du cœur humain. – Il faut s’habituer à ne voir dans les gens qui nous entourent que des livres ; l’homme de sens les étudie, les compare et fait de tout cela une synthèse à son usage. Le monde n’est qu’un clavecin pour le véritable artiste. À lui d’en tirer des sons qui ravissent ou qui glacent d’effroi. – La bonne et la mauvaise société doivent être étudiées. La vérité est dans tout. Comprenons chaque chose et n’en blâmons aucune, c’est le moyen de savoir beaucoup et d’être calme, et c’est quelque chose que d’être calme, c’est presque être heureux.
J’ai rencontré hier Jean. Il fumait sa pipe. Nous nous sommes donné des poignées de main. Il sortait du café.
– Alfred travaille chez le Procureur général, et passe son après-midi à faire des actes d’accusation. Demain il débute dans une affaire de vol où un adolescent a dérobé quelques pièces de 5 francs.
– Néo est pleine.
– Que fais-tu de la vie ? Te récrées-tu quelque peu ? car le divertissement est une bonne chose quand il divertit. Modère ton ardeur pour la science et livre-toi toujours à la pipe. C’est une chose pour laquelle je nourris une religion de plus en plus fervente. – Il n’y a rien dans le monde qui vaille la fumée qui s’en envole, ni le culot qui la garnit. Elle se casse il est vrai, mais elle se remplace ; les illusions ne sont pas de même, et les amours sont moins blancs que la terre, du n° 17, celui que les amateurs choisissent de préférence.
Adieu, écris-moi, Maître Barthole.
Alfred te présente ses civilités, respects, très humbles salutations, congratulations, compliments, et ego sic.
Comment, vieux bâtin ! Dans quel état un homme comme toi est-il réduit ! Calmez-vous, brave homme, calmez-vous ! Au lieu de tant faire du droit faites un peu de philosophie, lisez Rabelais, Montaigne, Horace ou quelque autre gaillard qui ait vu la vie sous un jour plus tranquille et apprenez une bonne fois pour toutes qu’il ne faut pas demander des oranges aux pommiers, du soleil à la France, de l’amour à la femme, du bonheur à la vie. Je t’écris tout de suite, et je voudrais bien te faire passer un quart d’heure de gaudysserie et t’épanouir la face par une lettre un peu salée et furibonde. Tu m’as l’air d’un homme tout à fait à bas :
un être absurde, un mort qui se réveille,
Un bœuf, un hidalgo de la Castille-vieille.
Pour peu que tu continues, tu deviendras comme Tasso que « j’ay veu à Ferrare en si piteux estat, survivant à soy-mesme, mescognoissant et soy et ses ouvrages ». Rappelle-toi Duguernay ! Bocher ! le voyage à Vernon, Daubichon ! et autres imbéciles qui font que la terre n’est pas si ennuyeuse quoiqu’elle le soit piéça. – Songe à la soupe, au bouilli, aux pâtés de foie gras, au chambertin. Comment se plaindre de la vie quand il existe encore un bordel où se consoler de l’amour, et une bouteille de vin pour perdre la raison ? Remonte-toi le moral, nom de Dieu, suis un régime sévère, fais des farces la nuit, casse les réverbères, dispute-toi avec les cochers de fiacre, langotte les décrotteurs, socratise le chien, foire dans les bottes, pisse par la fenêtre, crie merde, chie clair, pète dur, fume raide. Va dans les cafés, fous le camp sans payer, donne des renfoncements dans les chapeaux, rote au nez des gens, dissipe la mélancolie et remercie la Providence. Car le siècle où tu es né est un siècle heureux, les chemins de fer sillonnent la campagne, il y a des nuages de bitume, et des pluies de charbon de terre, des trottoirs d’asphalte et des pavages en bois, des pénitenciers pour les jeunes détenus et des caisses d’épargne pour les domestiques économes qui viennent y déposer incontinent tout ce qu’ils ont volé à leurs maîtres. – M. Hébert fait des réquisitoires et les évêques des mandements, les putains vont à la messe, les filles entretenues parlent au moins de morale, et le gouvernement défend la religion. Ce malheureux Théoph[ile] Gautier est accusé d’immoralité par M. Faure, on met en prison les écrivains et on paye les pamphlétaires. Mais ce qu’il y a de plus grotesque c’est la magistrature, qui protège les bonnes mœurs et les attentats aux idées orthodoxes. La justice humaine est d’ailleurs pour moi ce qu’il y a de plus bouffon au monde, – un homme en jugeant un autre est un spectacle qui me ferait crever de rire, s’il ne me faisait pitié, et si je n’étais forcé maintenant d’étudier la série d’absurdités en vertu de quoi il le juge. Je ne vois rien de plus bête que le Droit, si ce n’est l’étude du Droit, j’y travaille avec un extrême dégoût et ça m’ôte tout cœur et tout esprit pour le reste. Mon examen même commence à m’inquiéter un peu, un peu, mais pas plus qu’un peu, et je ne m’en foulerai pas la rate davantage pour cela. Voilà l’été qui revient, c’est tout ce qu’il me faut, que la Seine soit chaude pour que je m’y baigne, que les fleurs sentent bon et que les arbres aient de l’ombre. – Connais-tu l’épitaphe d’Henri Heine ? la voici : « Il aima les roses de la Brenta. » Ce serait bien la mienne, épitaphe du Garçon : « Ci-gît un homme adonné à tous les vices. »
Souvent je hausse les épaules de pitié quand je songe à tout le mal que nous nous donnons, à toute l’inquiétude qui nous ronge pour être fort, pour se faire une fortune et un nom. Que tout cela est vide et pitoyable !
À quoi bon toutes ces peines ?
Secouer le gland des chênes,
Buvez [de] l’eau des fontaines,
Aimer et rendormez-vous.
Être en habit noir du matin au soir, avoir des bottes, des bretelles, des gants, des livres, des opinions, se pousser, se faire pousser, se présenter, saluer, et faire son chemin, ah mon Dieu !
Où est mon rivage de Fontarabie où le sable est d’or, où la mer est bleue, les maisons sont noires. Les oiseaux chantent dans les ruines.
Je connais encore les chemins dans la neige ; l’air est vif, le vent chante dans les trous des montagnes.
Le pâtre y siffle seul ses chèvres vagabondes, sa poitrine ouverte y respire à l’aise et l’air est embaumé de l’odeur du mélèze.
Qui me rendra les brises de la Méditerranée ? car sur ses bords le cœur s’ouvre, le myrte embaume, le flot murmure.
Vive le soleil, vivent les orangers, les palmiers, les lotus, les nacelles avec des banderoles, les pavillons frais pavés de marbre où les lambris exhalent l’amour !
Ô ! si j’avais une tente faite de joncs et de bambous au bord du Gange, comme j’écouterais toute la nuit le bruit du courant dans les roseaux, et le roucoulement des oiseaux qui perchent sur des arbres jaunes !
Mais nom de Dieu ! est-ce que jamais je ne marcherai avec mes pieds sur le sable de Syrie, quand l’horizon rouge éblouit, quand la terre s’enlève en spirales ardentes, et que les aigles planent dans le ciel en feu. Ne verrai-je jamais les nécropoles embaumées où les hyènes glapissent nichées sous les momies des rois, quand le soir arrive, à l’heure où les chameaux s’assoient près des citernes.
Dans ces pays-là les étoiles sont quatre fois larges comme les nôtres, le soleil y brûle, les femmes s’y tordent et bondissent dans les baisers, sous les étreintes.
Elles ont aux pieds, aux mains, des bracelets et des anneaux d’or, et des robes en gaze blanche.
Seulement quelquefois quand le soleil se couche je songe que j’arrive tout à coup à Arles. Le crépuscule illumine le cirque et dore les tombeaux de marbre des Aliscamps, et je recommence mon voyage, je vais plus loin, plus loin, comme une feuille poussée par la brise :
Ah ! je veux m’en aller dans mon île de Corse,
Par le bois dont la chèvre en passant mord l’écorce,
Par le ravin profond,
Le long du sentier creux où chante la cigale,
Suivre nonchalamment en sa marche inégale
Mon troupeau vagabond.
C’est une belle chose qu’un souvenir, c’est presque un désir, qu’on regrette.
Adieu, je ne sais plus très [bien] ce que je dis. J’ai écrit comme j’aurais bouté. J’irai à Paris le mois prochain et j’espère te donner une bonne lessive.
Tout à toi.
[Rouen,] samedi soir. [9 avril 1842.]
J’ai bien l’honneur d’avertir M[onsieu]r Ernest Chevalier que mardi prochain il ait à se tenir chez lui, devant y recevoir la visite d’un homme comme moi. J’exige qu’il y ait du tabac, n’importe lequel, et des pipes, blanches ou culottées, je ne m’en fous pas mal. On sera flatté d’y trouver un rafraîchissement quelconque, et de plus ledit sieur est prié de me réserver un jour de la semaine prochaine pour dîner, déjeuner, souper ou autre chose.
Ah ! çà ! bougre, tu te fous de moi légèrement, tu me vexes par ton oubli, tu m’insultes par tes dédains, tu m’irrites par ton indolence, ah mais !
Tu fais le M[onsieu]r, tu fais l’homme ; tu dis : il se passera bien de moi ; j’ai à travailler, j’ai mal à la tête, il faut que je fasse du Droit, je n’ai pas le temps, adieu, revenez une autre fois, travaillons morbleu mon examen, foutre ! sacré Dieu je n’ai pas trop de temps, etc.
Je n’ai point su où tu étais depuis environ un mois, aussi je me résigne à aller voir à Paris si tu n’y es pas. Ainsi mardi prochain vers les midi je demanderai à ton portier : M[onsieu]r Chevalier est-il chez lui ? et si on me dit non je pousserai un sacré nom de Dieu ! bien conditionné. Je resterai dans cette bonne vieille de Paris environ 15 jours. Il fait assez beau temps depuis hier, et il doit y avoir le soir sur le boulevard bon nombre de prostituées décolletées. Entre la rue de Grammont et la rue Richelieu surtout, c’est là le beau. Le moment suprême à Paris à l’heure de 8 heures du soir me fait songer à l’antiquité. C’est là une vue qui console de bien des misères, et n’est-ce pas être bien organisé que de se réjouir d’une chose qui afflige les moralistes et les philanthropes ? Bienfaits des philanthropes et moralisateurs : deux jeunes garçons sont morts à Rouen, dans la maison pénitentiaire, par suite d’une punition assez gaillarde qui consistait à les faire tenir debout plusieurs jours de suite dans une boîte à horloge (peut-être pour leur apprendre combien le temps était précieux) ; leur faute était d’avoir ri pendant la leçon, leur faute d’avoir ri ! De plus ils sont confiés à des gredins qui les enculent.
Adieu, étudie bien, médite la moralité humaine et la justice des Codes et gagne de l’appétit en prenant de l’absinthe.
Je t’embrasse de cœur.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
C’est aujourd’hui, cher ami, que nous traitons le dromadaire havrais, mais au lieu de pommade de chameau, nous lui donnons une magnifique barbue et deux roussots envoyés par cette excellente Mme Feuchères. Andrieux doit venir aussi.
Je suis enchantée que tu aies fait la connaissance de Thalberg. Tâche, la première fois que tu le verras, de lui voler quelques trilles de ma part. Tu ne nous dis pas si la famille Maurice ira cette année à Trouville. Quant à nous, nous n’avons pas encore reçu de lettre de Pont-l’Évêque. Et moi, je suis toujours dans la même impatience, et je déchire tous les jours mes petits papiers.
J’ai fait part au Père Dumée de tes « pointes » ; il les connaît toutes si ce n’est celle des Chinois, pour laquelle il a été aussi bouché que moi. Il a paru excessivement sensible à ton souvenir et m’a chargée de te serrer la main.
Tu dois connaître maintenant la grande nouvelle, je veux dire l’escapade Lormier ; je te connais assez, cher Gustave, pour être persuadée que tu auras fait comme moi, c’est-à-dire que tu t’en seras réjoui comme le Garçon. Du reste, rien de nouveau ici, si ce n’est que j’ai déchiffré hier un trio d’une manière ébouriffante et que papa m’a donné ce matin une petite statuette de Pradier. C’est une femme en chemise et lisant. Regarde-la à quelque boutique et dis-m’en des nouvelles ! Allons, adieu, je m’attends à recevoir une lettre de toi demain et je ne serai pas longue à y répondre. Je t’embrasse pour moi et pour toute la famille.
Ta sœur et rat
CAROLINE.
Mimiss se rappelle à ton souvenir.
Dis-nous quand tu pars pour Nogent.
Vieux Rat,
Je m’attendais aujourd’hui à une lettre de toi. – J’espère que c’est pour demain matin et que je recevrai une de ces bonnes épîtres comme celles que tu m’envoyais en voyage. – Pour moi je vous écrirai lundi, le jour de mon départ de Paris qui sera au milieu de la semaine prochaine, ainsi dans huit jours à peu près je serai avec vous prêt à recommencer mes bouffonneries, plaisanteries et gaillardises, à moins que Miss en Jame ne soit encore piquée ou qu’elle ait la colique, car alors il n’y fait pas bon. À propos de plaisanteries je trouve celle de Lormier d’un beau calibre – je dois aller le voir dans ses fonctions avec le père Tardif. L’endroit où il est est le plus canaille de Paris. C’est le rendez-vous de tous les filous, floueurs, décorés de juillet, polonais, etc. Quand j’ai appris cette nouvelle je riais tout seul comme un imbécile sur le boulevard en lisant la lettre de maman. Il est probable que je ramènerai Mlle Lise ; dans tous les cas elle viendra ces vacances à Trouville, Cher ami m’a promis qu’il l’accompagnerait, l’abbé viendra aussi. Voilà déjà le cottage surabondamment rempli. Quant au cottage il n’y a pas de danger que les Maurice le prennent cette année, ils ne viendront pas à Trouville. Mme Maurice ira en Allemagne et son mari en Orient avec Panofka et Rosenhain, un pianiste de Paris de leurs amis. J’ai vu ce matin le gros Dumont qui me charge de vous présenter ses respects, civilités, etc.
Adieu, ma chère Caroline, porte-toi bien, reste couchée tard, ne révolte pas les gens par ta conduite comme je les révolte par mes dits et gestes, peinturlure bien, salis ta blouse et dis de ma part qu’on te mène au spectacle. Adieu, je n’ai pas plus de temps, il est 5 heures et la poste part à 6. Je t’embrasse encore une fois sur les deux joues.
Ton frère.
Quel est le père et la mère d’A et de B.
C’est rata et barna.
Rata fit A et barna B.
Embrasse bien pour moi Juliette.
J’ai fait un excellent retour, à part la puanteur qu’exhalaient mes voisins de l’impériale, les prolétaires que vous avez vus au moment de mon départ. J’en ai à peine dormi de la nuit et j’ai perdu ma casquette. Ce sont là toutes les aventures qui me soient arrivées. – J’ai trouvé mon monde en bonne santé, Caroline ne va pas mal, elle vous attend avec beaucoup d’impatience et m’a reçu assez mal quand elle m’a vu arriver sans ton père. À propos de ton père écris-nous bientôt quand est-ce qu’il viendra, car c’est une affaire conclue, il n’y a plus à y revenir.
Voici du reste comment nous désirerions que les choses se fissent. – Ma mère et Caroline partiront pour Trouville dès le 1er juillet, je n’irai les rejoindre que vers le milieu d’août, c’est pendant ce temps-là que M. Parain devrait venir, s’il ne le peut maintenant. Cela vaudrait même mieux ; se trouvant seules elles auront besoin de compagnie et la sienne à coup sûr vaudra mieux que toute autre. Tu viendras le remplacer avec ton mari et ta fille dès que vous le pourrez. Plus vite vous arriverez et mieux vous serez reçus. Vous ne sauriez croire en effet combien ma mère sera heureuse de vous voir tous et surtout toi ma bonne Olympe. De plus votre présence fera un grand bien à Caroline qui se la promet déjà comme une fête.
Si ton père nous fait le serment de venir à Trouville dès les premiers jours de juillet, je m’engage à lui envoyer de suite les babouches de maroquin bourrées de homards, de tourteaux ou de langoustes à son choix.
Adieu, je vous embrasse tous comme je vous aime, tendrement et chaudement.
Je suis dans un état d’embêtement prodigieux, et je ne sais trouver pour le Droit assez de formules de malédiction. Je suis au tit[re] XIVe du 2e livre des Ins[titutes] et j’ai encore tout le Cod[e] civil dont je ne sais pas un article. Sacré nom de Dieu de merde de nom d’une pipe de vingt-cinq mille pines du tonnerre de Dieu, sacré nom d’un pet, que le diable étrangle la jurisprudence et ceux qui l’ont inventée ! Ne faut-il pas être condamné par la cour d’assises pour faire de la littérature pareille et dire les mots usucapion, agnats, cognats, parlez-moi de cognac plutôt.
J’irai donc à Paris vers [le] 2 ou 3 de juillet et j’y resterai jusque fin d’août, époque où je compte passer mon examen. – Ne m’as-tu pas dit que je pourrais avoir un logement dans ta cahute ? Dis-moi si tu penses que c’est faisable, et qu’un homme comme moi s’y trouve BIEN ? J’avoue que ton voisinage me ferait passer par-dessus beaucoup de choses et que le plaisir de voir tous les jours un Monsieur tel que toi sera pour beaucoup dans les agréments du bocal où je compte séjourner du 15 juillet au 15 août. Ainsi, retiens mon logem[ent] pour cet espace de temps, si tu trouves une chambre logeable et garnie de meubles quelconques. Je tiens à être au midi, aimant à me chauffer les couilles au soleil en fumant ma pipe.
À ce qu’il paraît que t’as été malade, mon pov’ vieux ! tu travailles tropp, t’as tort. – Il est vrai que l’étude du Droit n’est pas quelque chose de fort amusant et que je suis aux trois quarts tué. Heureux les gens qui trouvent ça curieux, intéressant, instructif, qui y voient des rapports avec la philosophie et l’histoire et avec les bottes ! Moi j’y vois de l’embêtement à dose excessive. Le citoyen Le Poittevin a débuté brillamment dans 2 causes où il a fait acquitter ses gens. Axiome sur l’étude et le métier d’avocat ! l’étude en est embêtante et le métier ignoble. C’est là mon avis, c’est mon opinion, c’est là mon idée, brrrrrt, pssittt.
Orlowski Arokourvlask (prononciation de Cadel) est parti aujourd’hui chasser le renard dans la Forêt-Verte. Il couche à Quincampoix ! Quel ga[r]s ! Nous consommons assez souvent de l’absinthe ensemble, il m’en a même fait cadeau de 2 flacons d’excellente, qui venaient de la Forêt-Noire. Ne pas confondre avec la Forêt Noire, chanson que ton grand-papa nous chantait.
Adieu, vieux couillon, réponds-moi de suite et récrée-moi par quelques facéties, drôleries, plaisanteries, gaillardises.
Je compte, étant à Paris au mois de juillet prochain, faire un banquet avec toi pour y célébrer les glorieuses, sauf vot’ respect…
[Rouen,] samedi [25 juin 1842].
Je ne t’écrivais pas parce que j’attendais chaque jour une lettre de toi qui m’annonçât ta réception. Le sieur Hamard m’avait écrit mercredi que tu avais passé ton examen et que tu étais malade aux Andelys. Je me disposais donc à t’envoyer un paquet de sottises. – Je te dirai que je pars jeudi prochain de Rouen pour Paris où je resterai jusqu’à la fin du mois d’août. Je ne sais où donner de la tête. Tu me demandes de longues lettres, j’en suis incapable, le Droit me tue, m’abrutit, me disloque, il m’est impossible d’y travailler. Quand je suis resté trois heures le nez sur le Code, pendant lesquelles je n’y ai rien compris, il m’est impossible d’aller au-delà, je me suiciderais (ce qui serait bien fâcheux car je donne les plus belles espérances). Le lendemain j’ai à recommencer ce que j’ai fait la veille et de ce pas-là on n’avance guère. Semblable aux nageurs dans les forts courants j’ai beau faire une brasse, la rapidité du courant m’en fait descendre deux, ce qui fait que j’arrive plus bas que je ne suis parti. À propos de nager, c’est là ma seule consolation. Tous les soirs à 5 heures quelque temps qu’il fasse je décampe chez mon vieux Fessart, je fume ma pipe, je nage raide, puis j’absorbe avec lui le verre de rhum. Il m’estime toujours. Mais bientôt je vais le quitter. Que je vais m’embêter à Paris à préparer mon examen ! […]. Ce qui me semble le plus beau de Paris, c’est le boulevard. Chaque fois que je le traverse, quand j’arrive le matin, j’éprouve aux pieds une contraction galvanique que me donne le trottoir d’asphalte sur lequel chaque soir tant de putains font traîner leur soulier et flotter leur robe bruyante. À l’heure où les becs de gaz brillent dans les glaces, où les couteaux retentissent sur les tables de marbre, j’y vais m’y promenant, paisible, enveloppé de la fumée de mon cigare et regardant à travers les femmes qui passent. C’est là que la prostitution s’étale, c’est là que les yeux brillent ! Je ne sais pas où je vais loger. Hamard s’est chargé de ça. Il paraît, mon vieux, que nous ne nous verrons pas d’ici à longtemps. Qu’est-ce donc que tu chies aux Andelys pour rester cinq ou six mois ? tu vas y vivre en bourgeois, allant fumer au Château-Gaillard et regardant de là les carrioles qui passent sur le pont, te piétant sur le seuil de ta porte et te chauffant au soleil ; tu auras j’espère bien le temps de m’écrire. Quant à moi je crois que je ferais bien de renoncer à passer mon examen au mois d’août. Je ne sais presque rien, pour mieux dire, rien. Il me faut encore bien une quinzaine de jours pour le Droit romain, et quant au français j’en suis à l’article 100, mais je serais joliment collé si on m’en demandait un seul de ces 100-là. Quand je pense que j’ai encore trois ans d’une aussi jolie perspective c’est à crever de rage.
J’ai vu hier Narcisse, il vient en partie à Rouen pour consulter mon père. Il est maigri et n’a guère bonne mine. Il m’a donné des nouvelles de vous tous, car jamais on ne voit aucun membre de ta famille (en fait de membre de ta famille, j’ai vu le tien qui est celui, je crois, que tu chéris le plus) et si ce n’est le vieux […] de père Motte, personne de vous ne nous honore de la moindre visite. Néanmoins embrasse bien les tous de ma part, ton père, ta mère, la mère Mignot et Mme Motte pour laquelle j’ai toujours un bout de passion. Je suis furieux de ne pas nous voir plus souvent, c’est ridicule d’avoir d’excellents amis à dix lieues de chez vous et de ne les voir qu’à peine une fois par an. Tandis qu’on est embêté chaque jour par un tas de crétins et d’imbéciles qui vous agacent les ongles. N’importe, merde pour le Droit ! c’est là mon delenda Carthago.
Adieu, écris-moi pour que je reçoive ta lettre jeudi matin au plus tard, ou sinon hôtel de l’Europe, rue Le Pelletier, 5.
Bon mot à communiquer si tu veux (historiq[ue]).
Une dame disait : « Ô que j’aime à me promener au crêpe sur le cul chez M. B. Il a maintenant un coxis fleuri qui est de toute beauté », ce qui veut dire « crépuscule » et « cactus ». – Autre ! fragm[ent] d’une lettre amoureuse d’une dame de Rouen : « Ô viens, mon ami, viens. Si tu ne venais pas, vois-tu, je ne sais pas ce que je ferais, je serais capable de tout, je me tromperais moi-même. » […]
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Trouville [, 1er juillet 1842].
Nous sommes dans notre cottage, cher Gustave, mais sans avoir vu encore père Couyère. Je t’en donnerai des nouvelles la première fois. Quant à nous, le voyage s’est parfaitement passé, sans migraines ni maux de reins. Cependant je me repose encore aujourd’hui et ne commencerai mes bains que demain. Il fait un vent excessif et nous entendons le sifflement que tu imitais assez bien. La mer est assez agitée et toujours de plus en plus superbe à mes yeux. Il y a fort peu de baigneurs au grand désappointement du père Guettier. Il attribue cela aux élections et espère pour la fin du mois. Nous avons vu en arrivant le capitaine Barbey, son ruban rouge est déjà tout jaune. Il a embrassé à deux bras papa qui l’appelait : « Brave chevalier ! » chose qui a paru le flatter très agréablement.
Armand et Adèle sont à Trouville. Ils partent ce soir et Armand demain matin pour Paris. Voici son adresse : rue Neuve-Saint-Eustache, n° 26. Écris-nous souvent, cher ami, et tâche de revenir avant la fin du mois d’août, tu rendrais ton rat si heureux.
Ta sœur
CAROLINE.
Ton panier est arrivé en parfaite santé ; si ce n’est ton chapeau gris qui s’est trouvé un peu graissé. Je l’ai frotté avec de la mie de pain et m’en suis emparée. Je ne le quitte pas tant il me semble commode.
Nous t’embrassons tous de tout cœur et te regrettons sincèrement.
[Paris,] dimanche matin. [3 juillet 1842.]
Ta lettre m’a fait bien plaisir, mon pauvre rat, puisqu’elle m’a donné de toi de bonnes nouvelles ; je souhaite que celles qui succéderont se ressemblent. J’ai vu avec plaisir pour vous qu’il y avait peu de monde, de sorte que vous n’êtes pas embêtés du bourgeois.
Si tu savais comme on s’ennuie l’été à Paris et comme on pense aux arbres et aux flots, tu te trouverais encore bien plus heureuse. Te rassasies-tu à plaisir de la vue de la dune ? Savoures-tu bien tous les délices du cottage ? etc., etc. Réponds-moi des lettres détaillées. – Je vais tantôt aller voir le père Froger, il est probable que nous dînerons ensemble ; demain je quitte le quartier bon ton et je m’en vais loger rue de l’Odéon 35, dans l’ancien logement d’Ernest. Mardi matin je commence donc ma vie féroce. Nos amis d’ici se portent assez bien ; Cher ami viendra probablement à la fin du mois d’août passer 4 ou 5 jours à Trouville avec sa fille. Mlle Lise part pour Toulon le 15 juillet. Quel grand homme c’est qu’Ernest Delamarre !!!! Il monte des chevaux pur sang sur le boulevard, déjeune chez Tortoni, va parler à des grooms chez des marchands de vin et fait sa correspondance d’assurance. Il est indigné de ce que je porte les cheveux longs et il voulait à toute force, hier, m’entraîner chez un perruquier pour me les faire couper à la mode. Il a une balle et un genre de plus en plus divertissants. J’ai été deux fois déjà aux écoles de natation. J’ai haussé les épaules de pitié. Tous crétins ! une eau sale, des moutards ridicules ou des vieillards stupides qui y clapotent. Il n’y en avait pas un qui fût digne seulement de me regarder nager.
Adieu, ma bonne Caroline, je t’embrasse sur tes deux joues fraîches.
Embrasse bien pour moi le père et la mère – et ne m’oublie pas auprès de Mimiss – je t’ordonne aussitôt quand tu verras le père Couyère de te précipiter dans ses bras et de l’embrasser avec violence.
Sais-tu quels sont les Suisses les plus étourdis ? Ce sont ceux qui sont à Uri.
Quant est-ce que M. de Pourceaugnac ressemblait à un oiseau en bel[le] humeur ? Quand il était poursuivi par les apothicaires, parce qu’il était seringué.
LE DOCTEUR ET MADAME FLAUBERT À LEUR FILS GUSTAVE
Mon cher Gustave,
Ta mère voulait t’écrire, elle le désirait fortement ; je m’y suis opposé, pour lui épargner une aggravation de mal de tête qui, heureusement, n’est pas sa migraine. Elle te voit déjà avec une pleurésie, une péripneumonie et toutes les maladies en ie parce que tu as bu à ton arrivée deux carafes d’eau glacée. Ne bois pas autant et aussi froid, tel est son conseil. J’espère que ton moral est remonté et que tu tournes tes pensées plutôt sur l’École de Droit que sur Trouville. Tu sais que dans peu tu retrouveras la famille, les amis et le bon M. Couyère qui, pour l’avantage du pays, voudrait voir « canuler » (pour canaliser) la Touques. Ta sœur a fait une petite course à âne et à pied, puis a pris un bain qui lui a fait grand plaisir et ne l’a nullement fatiguée. Mlle Jane et moi étions de la partie, ce qui ne nous a pas aussi bien réussi, car j’y ai gagné un mal de tête et Mlle Jane des douleurs dans tous les doigts, tant elle se cramponnait fortement à ma personne. Nous espérons que tu as vu Armand qui va passer quinze jours à Paris, que tu vas travailler en garçon raisonnable et revenir frais et gaillard et avec de bonnes notes.
Adieu, mon cher Gustave, nous t’embrassons tous comme nous t’aimons.
Ton père et ami,
FLAUBERT.
Je t’embrasse de tout mon cœur, mon Gustave, et t’écrirai la première fois, aujourd’hui c’est impossible.
C[AROLI]NE FLAUBERT.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Tu as bien raison, mon bon Gustave, de regretter la mer et surtout de regretter de ne point être avec nous, car nous serions si heureux si, comme tu le dis, tu étais avec nous, assis sur la « dûne ». À propos de la « dûne », nous avons vu hier l’illustre Couyère ; j’étais dans mon costume de bain, ce qui m’a fait ressouvenir des bonnes scènes que nous avons eues dans notre atelier. Mais tes prédictions ne se sont pas réalisées, et au lieu de m’accompagner dans l’eau il s’est écarté fort discrètement après m’avoir fait un compliment sur ma bonne mine. Papa après mon bain a été le rejoindre et s’est longuement promené avec lui. Je te demande pardon, mon bon, de t’avoir désobéi, mais je n’ai pas osé, dans le costume où j’étais, me précipiter dans ses bras. J’ai retenu mes transports et remis le plaisir de l’embrasser lorsque tu seras ici. Du reste, nous sommes tous convenus que tu imitais à ravir sa voix enrouée. Maman surtout t’en fait les plus vifs compliments.
Nous avons eu à dîner mardi le capitaine Barbey, et comme nous parlions de Mozin il nous a dit qu’il cherchait l’occasion de donner des leçons. Nous en avons profité et sommes allés immédiatement le voir pour savoir les heures et les jours auxquels je pourrais aller dans son atelier. Il est convenu que ce serait de 10 à midi. J’y ai déjà été ce matin. Je t’avouerai que je tremblais un peu en y entrant avec mon carton sous le bras. Mais c’est un très brave homme, ce n’est point que je veuille dire qu’il soit bête, mais aussi rond d’esprit que de corps. Il m’a fait commencer un de ses petits croquis et m’a paru être beaucoup plus sévère, surtout dans la manière d’esquisser, que notre vieux père Dumée. Je ne sais encore si j’irai tous les jours. J’ai vu hier sa femme, qui est très aimable, et sa belle-sœur, petite fille assez gentille qui doit dessiner avec moi. Il m’a promis de me faire dessiner d’après nature, ce qui me sera encore plus utile que de faire d’après ses croquis. J’espère bien que père Dumée n’en sera aucunement choqué. Tu vois, mon Gustave, que je ne m’ennuierais pas à Trouville si tu y étais. Mon piano me manque aussi ; Bonnel l’a oublié et il n’arrivera que lundi prochain. Je commence à m’en ennuyer et à trouver qu’il y a bien longtemps que je n’ai entendu les sons de la basse, de la flûte et du flageolet.
Papa part demain pour les élections. Nous avons reçu une lettre d’Achille aujourd’hui qui nous apprend que M. Lizot a bien besoin des voix de ses amis. Ici on s’occupe aussi beaucoup de députation. M. Till est au château à inviter les électeurs à dîner. Père Guettier que papa avait invité pour aujourd’hui a refusé parce qu’il y va.
Je prends des bains tous les jours et sans baigneur, jusqu’à présent. Aujourd’hui, comme je me propose de nager, je vais me faire attacher avec une corde ; je ne peux te dire combien le premier bain m’a fait de plaisir ; j’ai vu que je n’avais pas encore assez regretté, les années passées, de ne pouvoir en prendre et, outre le bonheur que j’ai d’aller dans la mer, je crois véritablement que cela me fait du bien ; enfin maintenant je marche sans fatigue, pas très loin à la vérité, mais fréquemment. Nous nous promenons ordinairement deux fois dans la journée, une fois sur le sable, et l’autre sur la petite colline à côté, et je suis à présent assez « petit Roussot » pour trouver la course du père David ici « un gnangnan à la Dumée ». Nous n’avons pas encore d’âne, de sorte que nous ne nous aventurons pas très loin. Mais vendredi il doit nous en venir un de Pont-l’Évêque et, ce qu’il y a de mieux, un qui nous est prêté, qui est superbe et passe l’eau comme un chien. Tu vois, mon bien bon Gus, que tout va pour le mieux ici. Nous souhaitons bien que tu ne t’ennuies pas dans ta petite chambre et que tu ne penses pas trop à notre soleil, à son coucher ni à nos flots contre les rochers. Adieu. Je t’embrasse de tout cœur et t’aime en rat fidèle.
Ta sœur
CAROLINE.
Mimiss te remercie de tes quelques mots d’anglais, t’en félicite et te répondra dans quelques jours en français. Elle pense souvent au Garçon et s’en ennuie aussi.
Maman t’embrasse et papa te souhaite du courage.
Ta lettre m’a fait tant de plaisir, mon bon Carolo, que si tu avais été là je t’aurais donné deux bons gros baisers à te manger les joues. Tu ne saurais croire combien j’ai été heureux en apprenant que les bains te faisaient bien et que tu pouvais marcher sans fatigue. Je me figure ta bonne mine heureuse et souriante en nageant dans ces bons flots que nous aimons, revêtissant chaque matin ton costume, gambadant avec ton serre-tête et te dirigeant sur le sable en faisant ah ah ah ! quel plaisir pour une brave fille comme moi ! Le père Couyère est un malotru de ne pas t’accompagner. À propos de ce personnage les compliments que vous m’avez adressés relativement à lui ont tellement excité mon incommensurable vanité qu’aussitôt je me suis livré seul dans ma chambre à un monologue où le maire de Trouville faisait mon éloge et regrettait mon absence. Je n’avais que moi-même pour m’applaudir, je me suis très bien acquitté de cette tâche. – Comment t’arranges-tu avec ton ami Mozin ? A-t-il été content de ton petit talent d’artiste ? dis-moi tout ça. Avez-vous fait quelques nouvelles connaissances, etc., etc. Comment va Néo, Chrysostome – benjamin – Bijou – libertin – soiffard – Crapaud – batiste – gamin – la biche, et M. Gautier ? Mme Gautier trouve-t-elle la vue de la mer agréable ? – Voilà cinq jours que je n’ai point vu le vénérable Froger, il doit néanmoins venir me voir demain matin, mais il est très occupé et paraît ne pas avoir un moment à lui. Je n’ai pas encore vu l’abbé quoique j’aie été plusieurs fois chez M. Cloquet. Tu feras bien de dire à Papa d’écrire à celui-ci dans quelque temps, il me paraît assez sensible à la tentation. Je dîne demain dimanche chez le père Tardif avec le jeune Hamard et lundi chez Germain, lequel part jeudi pour l’Italie. Voilà un ga[r]s bien heureux. C’est un peu moins bête que d’étudier le Code civil et quelque peu plus littéraire. En fait de littérature je passe tous les matins deux heures et demie à l’École de droit et j’emploie l’après-midi à étudier les beaux travaux que ces Messieurs ont faits sur ce qu’ils prêchent le matin. Je crois pouvoir maintenant me présenter à la fin du mois d’août avec quelque chance, mon affaire commence à s’éclaircir un peu. Mais c’est toujours fièrement obscur. Je travaille comme un véritable manœuvre et le soir je me couche avec la satisfaction bestiale du bœuf qui a bien labouré, du crétin qui a les doigts fatigués d’écrire et la tête alourdie de tout ce qu’il a voulu y faire entrer. – J’entends souvent jouer des orgues sous ma fenêtre, il n’y a rien de triste comme cela à Paris ; je pense toujours à Dupiston traînant sa suite et errant ainsi le long des trottoirs. –
Adieu, ma chère Caroline, embrasse bien pour moi notre bonne mère. Donne-moi souvent de vos nouvelles. Quand je rentre le matin de l’école et que je trouve chez le portier une de vos lettres passée dans ma clef, cela me dispose bien pour toute la journée. Dans quelques jours je t’écrirai une lettre plus longue, mais il est déjà un peu tard et j’ai envie de me coucher.
Ton frère.
Bien des choses au capitaine Barbey.
Samedi soir.
MADAME ET CAROLINE FLAUBERT À GUSTAVE
Merci, mon bon Gustave, des détails que tu me donnes sur ton logement, je vois que tu n’es pas trop mal et que tu as du soleil autant qu’on peut en avoir à Paris ; mais patience, mon enfant, encore un mois et tu seras bien près de venir respirer notre bon air de Trouville. Ton pauvre rat a depuis deux jours un torticolis qui la fait souffrir et lui tient la tête toute raide ; elle est très rouge et je crois que cela lui donne un peu de fièvre. Le docteur Billard que j’ai été obligée de consulter en l’absence de ton père a interdit les bains et prétend que cela augmenterait beaucoup le mal ; c’est pour elle une très grande privation.
Achille et la famille arrivent demain, je pense qu’il restera huit ou dix jours avec nous, après quoi ton père viendra le remplacer ; il est parti depuis le huit, cela fera un assez long séjour à Rouen.
Croirais-tu, mon Gustave, que nous n’avons pas encore le piano ! Il court les champs ! Adèle nous écrit de l’envoyer chercher à Villes où un roulier l’a déposé ne sachant qu’en faire. Ton père de son côté nous dit qu’il est à Honfleur, ce qu’il y a de certain c’est qu’il n’est pas à Trouville et que notre pauvre fille l’attend bien impatiemment. J’ai eu hier des nouvelles d’Armand, je pense que tu le vois souvent, fais-lui nos amitiés et dis-moi quand il compte revenir.
J’ai bien mal à la tête et puis à peine ouvrir les yeux pour t’écrire ; j’espère que le facteur va m’apporter une lettre de toi. Je l’attends pour clore ma lettre, ton père chargera M. Cloquet d’être ton banquier. Adieu, cher Gustave, je t’embrasse de tout mon cœur.
C[AROLI]NE FLAUBERT.
Je viens de recevoir ta bonne lettre, mon cher ami, j’y répondrai dans quelques jours, car l’heure de la poste ne me donne que le temps de t’embrasser et de te dire combien nous sommes heureux d’apprendre que tu reprends du courage.
Achille et sa famille arrivent ce soir.
Ta sœur qui t’aime,
CAROLINE.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Je n’ai jamais eu tant d’envie de t’embrasser qu’aujourd’hui, mon cher Gus, et je suis comme toi dans un de ces jours où je t’aime encore plus qu’à l’ordinaire ; c’est peut-être que je sens le besoin, au milieu du bruit et des cris de Juliette, de me promener en te donnant le bras, d’admirer les nuages et de parler bitume et outre-mer. À propos d’outre-mer, cher ami, je suis au mieux avec mon ami Mozin. Jusqu’à présent, il ne m’avait pas fait de grands compliments. Ce n’est que d’aujourd’hui qu’il a su apprécier mon petit talent d’artiste, comme tu as l’impertinence de t’exprimer. Sa femme et sa belle-sœur sont venues nous faire une visite dimanche dernier. En somme, c’est une excellente famille et d’une humeur on ne peut plus facétieuse. Ce matin, lorsque j’étais dans son atelier, ils ont poussé des cris dignes du Garçon. Théod[ore] Mozin est arrivé hier et nous devons aller un de ces jours au salon pour l’entendre.
Nous avons fait la connaissance d’une famille anglaise qui demeure à cette maison à contrevents verts au bout de la Corderie. Elles sont quatre filles dont une est malade, je crois, d’une affection de l’épine ; elle vient s’asseoir tous les jours dans notre parc et y reste des heures entières. Nous lui avons proposé un fauteuil et des oreillers et c’est ainsi que la connaissance s’est faite. La seconde fille est très jolie, parle parfaitement français, adore Rachel et sait tout Shakespeare par cœur. Les deux autres sont assez gentilles, et se promènent au bord de la mer depuis 5 heures du matin jusqu’à 10 heures du soir. Leur père est un vieux capitaine de la marine royale anglaise, peut-être amusant à entendre s’il ne bégayait pas, même en anglais.
Je suis irritée, cher ami, agitée même, car je viens d’essayer mon piano que j’attendais depuis huit jours avec mon impatience qui t’est connue et je l’ai trouvé faux à ne pas jouer, la moitié des notes n’ayant aucun son. Enfin, je suis au désespoir, le loueur de pianos qui était ici est reparti et je me vois avec un instrument sans pouvoir en jouer. C’est pis que de ne pas en avoir. Nous allons écrire à Pont-l’Évêque et à Honfleur pour tâcher de trouver un accordeur. Mais en attendant les Études de Chopin restent, ainsi que les autres cahiers et mes doigts se pétrifient.
L’âne, le cheval et Néo feraient le bonheur de M. Gautier s’il n’avait sa femme qui est de plus en plus malade et de plus en plus jalouse.
J’ai reçu hier une lettre de Louise qui m’a appris qu’un de leurs petits briquetiers s’était noyé dans leur étang. J’ai revu Père Couyère qui est toujours avec sa fraîcheur et Capitaine Barbey qui a confessé à Achille que tu étais l’homme de la terre qu’il aimait le mieux. Il m’a chargé de te dire qu’il s’ennuyait de ne pas te voir et qu’il te réservait des cigares. Égaye-toi de cette perspective et, tout en pensant au tabac et à la mère Gaudreuil, n’oublie pas ton Rat qui s’ennuie encore plus que Barbey de ne pas être baisée par son Boun.
Adieu, mon cher ami, je t’embrasse de tout mon cœur en te mordant la barbe.
CAROLINE.
Achille et Bourlet sont dans le marais à chercher des plantes. Julie et Juliette sur leur âne à se promener je ne sais où ; il n’y a que nous trois, Maman, Miss et moi qui avons l’esprit de nous tenir fraîchement dans la maison afin de nous promener ce soir sur la grève.
Père Bourguignon vraisemblablement nous emm… pendant huit jours.
As-tu enfin ton piano, mon pauvre rat ? Ce misérable Bonnel est digne de toute la colère des honnêtes gens. J’ai bien compati à ton impatience mais j’espère que maintenant ton sapin est arrangé et que bon ou mauvais tu le fais retentir d’accords, de trilles et de gammes. Mais je te dirai que ce qui m’a le plus indigné dans tout ce que vous m’avez écrit, c’est le bouleversement de la plage et les drapeaux tricolores qu’on a plantés dessus. C’est intolérable et je me propose bien d’aller les arracher nocturnement et de les mettre en pièces. La commisération de Bourlet m’a également étonné ; il paraît que le vent tourne à la bêtise générale. Avec ça je deviens aussi de jour en jour plus stupide et plus abruti. Il y a un mois que je ne lis que des livres barbares, un mois que je suis dans un dédale de mauvaise prose et que tous les matins je savoure une singulière éloquence. Le beuglement des bœufs est à coup sûr plus littéraire que les leçons des professeurs de droit ; les habits troués des pêcheurs, et recousus de fil bleu et blanc, sont plus beaux que les robes de docteurs bordées d’hermine. – Il se pourrait bien que j’aille vous retrouver d’ici à quelques jours. Voici comment : on a jusqu’au 28 pour consigner, or on ne peut consigner que sur la présence d’un certificat d’assiduité délivré par le crétin dont on est censé avoir suivi le cours. M. Oudot mon professeur de Code civil ne vous le délivre que lorsqu’on lui a présenté des Cahiers de notes prises à ses leçons et qu’il les a examinés attentivement. J’ai fait jusqu’ici les cent coups pour m’en procurer. Mais c’est assez difficile, pourtant je lui en offrirai de tels quels. Si donc il s’aperçoit qu’ils ne sont pas de moi, ou que je ne puisse en avoir de confortables, mon examen va se trouver rejeté au mois de novembre ou de décembre, ce qui m’ennuierait fort car j’aime mieux en finir de suite. J’ai été l’autre jour voir passer des examens, j’aurais très bien répondu à presque toutes les questions qu’on a faites. Tous mes camarades me disent que je ne dois avoir aucune inquiétude d’être refusé. Néanmoins, je ne suis pas comme eux… Je mène une triste vie, ma bonne Carolo, et j’aimerais bien mieux être avec toi sur la deune, et à voir le soleil se coucher sur les flots que sur les toits. J’avais l’intention de t’écrire une très longue lettre mais j’ai été entraîné par l’émancipation et il se trouve qu’il est déjà quatre heures, probablement même ma lettre ne partira pas aujourd’hui.
Adieu, je t’embrasse sur tes deux joues fraîches.
Je dîne aujourd’hui avec Froger et Florimont. Gourgaud viendra passer l’après-midi de dimanche prochain avec moi.
Jolie science que le Droit ! ah c’est beau ! c’est littéraire surtout ! Cré coquin ! les beaux styles que ceux de MM. Oudot et Ducoudray ! la belle tête d’artiste que celle de M. Duranton ! Ah ! joli physique ! c’est tout à fait grec. Dire que depuis un mois je n’ai pas lu un vers, écouté une note, rêvé trois heures tranquille, vécu une minute ! Enfin, mon pauvre vieux, figure-toi que j’en suis vexé à ce point que l’autre nuit j’ai rêvé du Droit. J’en ai été humilié pour l’honneur des rêves. Je sue sang et eau, mais si je ne peux parvenir à trouver des cahiers d’Oudot, c’est foutu, je suis rejeté pour l’année prochaine. J’ai été voir hier passer des examens ; c’est, je crois, ce que j’ai de mieux à faire. Il me faudra aussi, moi, endosser bientôt ce harnais crasseux. Je me fous pas mal du Droit, pourvu que j’aie celui de fumer ma pipe et de regarder les nuages rouler au ciel, couché sur le dos et fermant à demi les yeux. C’est tout ce que je veux. Est-ce que j’ai envie de devenir fort, moi, d’être un grand homme, un homme connu dans un arrondissement, dans un département, dans trois provinces, un homme maigre, un homme qui digère mal ? Est-ce que j’ai de l’ambition, comme les décrotteurs qui aspirent à être bottiers, les cochers à devenir palefreniers, les valets à faire les maîtres, l’ambition d’être député ou ministre, décoré et conseiller municipal ? Tout cela me semble fort triste et m’allèche aussi peu qu’un dîner à 40 sous ou un discours humanitaire. Mais c’est la manie de tout le monde. Et ne fût-ce que par distinction et non par goût, par bon ton et non par penchant, il est bien maintenant de rester dans la foule et de laisser tout cela à la canaille, qui se pousse toujours en avant et court dans les rues. Nous, demeurons chez nous ; du haut de notre balcon regardons passer le public, et si parfois nous nous ennuyons trop fort, eh bien, crachons-lui sur la tête, et puis continuons à causer tranquillement et à contempler le soleil couchant à l’horizon.
Bien le bonsoir.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Non, mon cher Gustave, je ne peux pas encore faire de trilles et maman ennuyée et impatientée comme moi est partie aujourd’hui pour Honfleur tout exprès pour ramener un accordeur. Elle trouvera papa au bateau, déjeunera chez M. Écorcheville et ne reviendra que ce soir. Je ne saurais te dire comme j’ai envie de voir papa ; toi et lui manquant je ne pourrais vivre longtemps ! Mais tu nous dis que tu viendras peut-être dans quelques jours. Maman désire que tu passes ton examen et moi je crois que je ne le désire pas. Tu as bien raison de t’indigner de l’arrangement de la plage ; rien n’est plus hideux que ces piquets et ces drapeaux ! Ce sera un sujet de dispute entre toi et le capitaine qui soutient M. Vallée. Nous avons fait une partie de pêche qui n’a point été fort agréable pour moi, car au lieu de nous porter dans des barques nous avons été forcées d’aller jusqu’à l’embouchure de la Touques à pied et puis de traverser la rivière au gué, ce qui a fait plus d’une demi-lieue et m’a mise au lit en arrivant. Mais la fatigue est passée et je vais reprendre un bain aujourd’hui, malgré le froid. Cette pauvre Louise Debonne est probablement morte maintenant d’une péritoni…, je ne sais comment cela s’écrit. M. de Maupassant a remis la tutelle de Maria et celle-ci n’en paraît pas affligée ; son indifférence leur fait beaucoup de peine. – Le petit Eschlyn a un petit garçon dont il est fou. M. Fortin m’a donné un thé en porcelaine de toute beauté, à ce que prétend Achille. Adieu, mon cher ami, du courage ; jusqu’à présent nous n’avons eu aucun magnifique coucher de soleil.
Ta sœur
CAROLINE.
Miss J[ane] fait des gâteaux nouveaux ; elle s’étudie pour mieux faire quand tu y seras.
Mme Delamarre t’embrasse.
Je te demande pardon du temps que tu perdras à lire mon griffonnage.
Comment, mon bon Carolo, peux-tu me demander pardon du temps que je perdrai à lire ton griffonnage. Ce sont là de ces choses qui s’écrivent entre gens qui se font des politesses, mais qui ne se pensent guère entre nous. – Ta lettre de ce matin au contraire m’a fait bien plus de plaisir encore que les autres parce que Mme Tardif que j’ai vue hier m’avait dit que papa lui avait appris que tu avais été fatiguée d’une course un peu trop longue ; Dieu merci cette fatigue n’a été que passagère. Ménage-toi bien, ma chère enfant, pense toujours à ceux qui t’aiment et à toute la peine que nous cause la plus petite douleur pour toi. Tu m’as appris deux bien tristes nouvelles. La mort de Laure et la conduite de Maria. Je crois que la seconde l’est autant que la première. Combien M. et Mme de Maupassant qui sont des gens de cœur doivent être froissés de l’ingratitude de cette pécore. Au reste tant mieux, mieux vaut maintenant que plus tard. – Quant à ton thé je l’avais vu avant de partir, il est magnifique et doit être cher. J’avais oublié de t’en parler ; j’ai rencontré hier à l’école de droit le fils de M. Vallée. Tu peux dire à ses parents qu’il va bien. – J’ai dîné hier chez M. Tardif avec M. et Mme Daupias, je me suis conduit très bien pendant tout le dîner (toujours distingué dans ma tenue et dans mes manières comme Murat). Mais le soir, voilà-t-il qu’on s’avise de parler de Louis-Philippe et que je déblatère contre lui à propos du musée de Versailles. Figure-toi en effet que ce porc-là, trouvant qu’un tableau de Gros n’était pas assez grand pour remplir un panneau de muraille, a imaginé d’arracher un côté du cadre et de faire ajouter deux ou trois pieds de toile peinte par un artiste quelconque. Je voudrais voir la mine de cet artiste-là. Donc M. et Mme Daupias qui sont philippistes enragés, qui vont à la cour et qui conséquemment, comme Mme de Sévigné après avoir dansé avec L[ouis] XIV, disent : quel grand roi, ont été très choqués de la manière dont je traitais celui-ci. Mais tu sais que plus j’indigne les bourgeois plus je suis content. Ainsi j’ai été très satisfait de ma soirée. Ils m’auront sans doute pris pour un légitimiste parce que je me suis également gaudy sur le compte des hommes de l’opposition. Biset aurait été content de moi. – Ton ami Gourgaud doit venir ce matin déjeuner avec moi et c’est en écrivant ceci que je l’attends. – L’étude du droit m’aigrit le caractère au plus haut point, je bougonne toujours, je rognonne, je maugrée, je grogne même contre moi-même et tout seul. Avant-hier soir j’aurais donné cent francs (que je n’avais pas) pour pouvoir administrer une pile n’importe à qui, tant […].
Pourquoi n’ai-je pas de tes nouvelles, mon père Ernest ? Voici bientôt trois semaines que je n’ai reçu de tes lettres. Mon voisin Coutil m’a dit que tu étais indisposé ; à ce qu’il paraît que tu n’étais pas assez malade pour ne pas le lui dire, mais trop pour me le faire savoir. Je suis piqué, oh ! très piqué. – J’espère que tu n’es pas encore mort et je mets sur les soins du barreau et les embarras débutants de ton éloquence un retard auquel je ne devais pas m’attendre puisque je t’avais tant prié de m’égayer un peu. J’en aurais grand besoin, le Droit me met dans un état de castration morale étrange à concevoir. C’est étonnant comme j’ai l’usucapion de la bêtise, comme je jouis de l’usufruit de l’emmerdement, comme je possède le bâillement à titre onéreux, etc. Enfin, bref, pour achever j’en serai quitte dans 20 jours. – C’est vers le 20 août que je passe mon examen, reste à savoir si mes examinateurs seront doux (plaisanterie ! farce ! gaudriole ! histoire de rire !). Je me couche tous les jours à une heure du matin et après avoir pioché fort régulièrement depuis 7 heures du soir. Dans la journée en effet je suis plus ou moins dérangé.
Le jeune Nion que je vois très souvent passe sa thèse dans quelques jours. Et Coutil son examen samedi prochain. Cré nom d’un coquin quelle bosse je me foutrai en arrivant à Trouville, comme je m’y repaîtrai un peu de soleil, d’horizons larges, comme je humerai l’odeur des vagues et du varech, comme je me coucherai sur le sable ! Comme je digérerai sur le sable ! S’il fallait continuer plus longtemps le métier que je mène j’en deviendrais féroce comme le chien de Montargis. Rien de nouveau à Paris, sous prétexte du duc d’Orléans on a travesti la cathédrale en domino noir et on a planté sur ses deux respectables tours deux espèces d’étendards noirs supportés par des bâtons. Voilà le goût des hommes et ce qu’on appelle rendre les honneurs au[x] grand[s]. Je serais bien humilié qu’à mon enterrement on fît de semblables bêtises. – Adieu, écris-moi, j’attends une lettre immédiatement.
Je t’embrasse.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Non, mon cher Gustave, je ne suis pas couchée, pleurant avec ma mine crispée, il est vrai que ma chute d’âne m’a ébranlée un peu et que depuis je ne suis pas aussi vigoureuse qu’avant, où je grimpais intrépidement la petite côte d’Hennequeville en plein soleil. Mais enfin je marche toujours un peu et vais régulièrement chez Mozin. Nous sommes revenus hier du Havre où nous avions été conduire Papa. La mère Lambert était au bateau ; elle nous a emmenés chez elle où nous avons dîné parfaitement, mais non couché, parce qu’Adine y étant avec son enfant, elle n’avait pas de place à nous donner.
Le lendemain matin, j’ai pris un bain à Frascati avec Blanche et j’ai vu que malgré les drapeaux de Trouville la plage était bien supérieure à celle du Havre, où l’on est enfermé et empoisonné par la vase. Je te plains quelquefois, cher ami, d’être à Paris, avec tes livres de Droit, mais mon Dieu ! que je t’enviais l’autre jour à bord du passager. Immagine-toi [sic] que nous avons fait la traversée avec M. et Mme L. C., M. Sibiel, M. et Mme Émile Barbey, M. et Mme Darcel jeunes. J’ai été assommée de la conversation des L. C., de la raideur des Barbey et de l’air de brutes des Darcel. Heureusement qu’à Pont-l’Évêque, Armand nous a parlé de toi, et m’a fait oublier la société. Adèle est revenue avec nous. Je crois qu’elle y restera jusqu’au retour de notre père, c’est-à-dire samedi.
Mme Strœhlin est ici depuis quatre ou cinq jours, seule avec une femme de chambre ; elle demeure chez Dubois, mais vient à la maison deux ou trois fois par jour et se baigne avec moi. Son mari doit revenir dans une quinzaine. Je dois te dire pour te faire plaisir qu’elle a fort bien goûté des pointes de « verre » et du « teint frais ».
Je ne joue pas autant de piano que je le voudrais, à cause de la fausseté de notre piano qui a déjà été accordé deux fois. Je crains bien qu’Orlowski ne soit très mécontent de « la belle Poulette ». En récompense, le dessin va fort bien et Mozin qui n’est point du tout facile m’en fait des compliments. Je n’ai point encore trouvé l’occasion de dessiner d’après nature ; je t’attends mon cher pour faire des parties à S[ain]t-Arnould. Je consentirais même avec plaisir, pour ressembler à Père Dumée, à m’arrêter chez Mulot dont les rideaux rouges sont de mieux en mieux drapés. Adieu, mon Boun, dans 20 jours tu seras avec nous sur la deune. Crois bien que quoique je ne fasse pas de petits papiers je n’en désire pas moins bien vivement ton arrivée.
Ta sœur
CAROLINE.
Maman t’embrasse. Adèle et Miss se rappellent à ton souvenir.
Ta lettre de ce matin m’a fait bien plaisir, mon bon raton, j’avais peur que tu ne fusses malade. Je me l’immaginais (avec 2 m d’après ton ortographe [sic], ô Leroy où es-tu !!). Je deviens comme tu vois épilogueur et borné, c’est l’étude à laquelle je me livre maintenant qui me procure cet avantage. Je serai bien aise que mon examen se passe, bien ou mal, n’importe, mais que j’en sois débarrassé. Pour peu que je continue, tu ne trouverais plus en moi qu’un résidu de Gustave. Il m’arrive de passer une journée entière sans avoir pensé au Garçon, sans avoir gueulé tout seul dans ma chambre pour me divertir, comme ça m’arrive tous les jours dans mon état normal. Du reste, ma santé est toujours excellente. Armand a pu vous en donner des nouvelles. Samedi prochain on me donnera jour définitif pour passer mon examen. Je vous l’écrirai aussitôt et vous saurez ainsi la date certaine de mon arrivée. Je grille, ma bonne Carolo, je grille comme toi il y a deux mois et, je crois, encore plus.
J’aurais voulu être avec toi sur le passager pour voir les balles des Rouennais. Tu as dû observer bien des bêtises. As-tu ri quand tu as vu le cap de la mère Lambert sur le quai ? Avait-elle toujours ses fourrures ? Mais ta vanité a dû être satisfaite en te baignant au Havre. Je suis sûr que tu nageais de la manière la plus poissonnière et que tu as fait pâlir tes co-rivales comme Descambeaux. Pour moi, je ne vais plus aux écoles de natation ; on y fait trop de tapage, on y pue trop et surtout ça coûte trop cher : un bain vous revient à près de 40 sous. Et juge si, par cette chaleur-ci, c’est une privation pour moi. Je vous amènerai l’abbé Stéphani, M. Cloquet peut-être ? dis-moi quand est-ce que le vieux troubadour et Avaro Orlowski viennent ? Je vais t’apprendre quelque chose d’assez risible : le père Tardif a demandé la croix (papa était bien informé). On la lui a refusée, il est indigné. De plus, pour montrer son attachement pour le gouvernement, il fait le deuil du duc d’Orléans, ainsi que Mme Tardif qui est toute en noir. Le père Guettier a-t-il poussé aussi loin l’amour de la famille royale ? Pour moi je suis également très fâché de cet accident, on en parle trop, on ne parle que de ça. On compare le duc d’Orléans à Turenne, à Napoléon, à César. C’est à faire vomir les honnêtes gens.
Puisque Mme Strœhlin a daigné approuver les pointes que je t’ai envoyées, en voici d’autres qui je pense exciteront encore un enthousiasme plus grand. Quels sont les Espagnols les moins généreux ? Ce sont les Navarrais, parce qu’ils vivent en Navarre. Quand est-ce qu’un homme à cheval ressemble-t-il à un homme à pied ? C’est quand il galope sur un étalon, parce qu’il court sur l’é talon. Etc. Ma seule distraction est le matin de lire la pointe du Charivari, en déjeunant. C’est pour cela que j’en ai un tel répertoire. Adieu, mon bon rat, je t’embrasse.
Tu ne m’as pas encore donné de nouvelles de Néo. Mille compliments à tous les Trouvillais. Ne m’oublie pas auprès de Mme Strœhlin. J’attends toujours la lettre de Miss Jane.
[Trouville, 6 septembre 1842.]
Il y a longtemps que je n’ai pris une plume, aussi la main me tremble-t-elle. J’ai les articulations des doigts raides, on dirait un vieillard. Voici ma vie : je me lève à huit heures, je déjeune, je fume, je me baigne, je redéjeune, je fume, je m’étends au soleil, je dîne, je refume et je me recouche pour redîner, refumer, redéjeuner. Il m’ennuyait néanmoins de ne pas t’écrire et tu devais commencer à me trouver un paltoquet assez insipide, enfin aujourd’hui je m’y mets, n’ayant rien à te dire sinon bonjour. Tu dois aller dans le Midi, écris-moi souvent dans ton voyage. Je voudrais pouvoir le faire avec toi. Il y a deux ans juste à cette époque-ci je marchais sur l’herbe des Pyrénées, j’entendais la neige des glaciers craquer sous mes pas, la fumée des cascades me mouillait la figure. Si tu vas à Marseille descends de ma part à l’Hôtel Richelieu rue de la Darse.
Je lis du Ronsard, du Rabelais, de l’Horace, mais peu et rarement, comme l’on fait de truffes. C’est de journaux, d’histoire et de philosophie que se compose, pour presque tous, la nourriture littéraire. De même que les bourgeois mangent journellement des pommes de terre frites, d[u] bouilli, des haricots, des côtelettes de veau, le tout accompagné de cidre ou d’eau et de vin. Les gourmets de style, les becs fins veulent de plus hautes épices, des sauces moins délayées, des vins plus hauts. – Quel homme que ce Ronsard ; pour ne pas en dire tant lis-moi ça, vieil amateur, et ricane :
Quand au lit nous serons
Entrelacés nous ferons
Les lascifs selon les guises
Des amants qui librement
Practiquent folastrement
Dans les draps cent mignardises.
Ce qui n’empêche pas que M. Oudot professeur de Code civil n’aime d’un amour furieux l’emphytéose et ne soit acharné pour les obligations. Ô usufruit, ô servitude, comme je vous emmerde présentement ! mais comme vous allez bientôt me remmerder.
J’avais trouvé dans Montaigne une fort belle phrase sur les lois dont je comptais faire une épigraphe à mon Code, mais je l’ai perdue.
Sur ce, bonsoir.
Ma sœur va mieux.
Mille choses à ta famille.
Tu as bien raison d’appréhender les ennuis du retour. Il y a plus d’un pays à qui le proverbe castillan puisse être appliqué : « Qui ne l’a pas vu est aveugle, qui l’a vu est ébloui. » J’ai éprouvé par moi-même ce que c’est que l’amour du soleil, pendant les longs crépuscules d’hiver. Je te souhaite qu’ils te soient plus légers qu’à moi. Le spleen occidental n’est pas facétieux, crede ab experto. Quand reverrai-je la Méditerranée ? Envoie-lui de ma part tous les baisers que mon cœur contient. As-tu vu des palmiers à Toulon ? Réponds-moi de suite et donne-moi beaucoup de détails. – Je t’écris ceci le dos tourné au feu, vêtu de laine, la pipe au bec et les fenêtres fermées. Il fait plus beau où tu es. Je voudrais être muletier en Andalousie, lazzarone de Naples ou seulement conducteur de la diligence qui va de Nîmes à Marseille. Que ne suis-je dans la peau de l’un de ces bateliers qui vous conduisent de la Santé au Château d’If ! Des bourgeois vont en Italie ! Je crois que Charles Darcet est maintenant à Constantinople. N’est-ce pas à faire crever ceux qui portent le Bosphore dans leur âme. Juge du parallèle qui existe maintenant entre toi et moi. On donne aujourd’hui à la maison un grand dîner où les Crépet vont venir manger ! Quelle soirée d’artistes ! Heureusement que le père Orlowski va y être, ce sera le seul homme capable d’apprécier les bons mets et les bons vins dont on va régaler les pourceaux. Il est vrai que ce sont les cochons qui découvrent les truffes mais ils ne les mangent pas. Je retourne à Paris dans une quinzaine de jours vers le 10 novembre. À quelle époque y seras-tu ? Je vais tâcher d’y trouver un logement. J’y passerai tout l’hiver où je me divertirai à faire de la Procédure. Mon examen au mois de décembre commencera cette réjouissante série d’embêtements. N’importe, nous fumerons ensemble quelques petites pipes tâchant de nous rendre l’existence le moins lourde possible.
Si tu veux que je t’apprenne une nouvelle intéressante je te dirai que j’ai eu des morpions […] et qui s’étaient tellement augmentés que je menaçais d’en être […] j’en suis guéri, mais je ne jurerais pas que c’est radicalement.
Adieu, écris-moi, voyage-bien […], rappelle-toi qu’Arles est la ville des langues fourrées.
Encore adieu.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Nous venons de parler de toi, cher Gustave, avec Mme Strœhlin qui est venue faire quelques points à ta blague. J’attends maintenant Mme de Maupassant qui me parlera aussi de toi. Vois quel heureux garçon tu fais ! J’espère que tu es allé aujourd’hui chez les Collier, Gertrude a écrit à Miss Jane pour savoir de mes nouvelles. Je te prie donc, si tu ne peux y aller toi-même, de mettre ma lettre à la poste. Henriette paraît aller plus mal.
Orlowski est venu hier soir pour nous demander des commissions. Il aura dû être bien étonné car je n’ai rien pu trouver à lui dire et pourtant, pauvre vieux, si tu étais ici, comme je t’embrasserais ! Je n’ai point dessiné depuis ton départ ; comment dessiner dans cet atelier toute seule ! Plus de « Lugarto » ! Je crois même que jusqu’à ce que je recommence à peindre, je travaillerai dans la chambre.
Achille est allé hier à Dieppe et a manqué au grand mécontentement de maman la visite de 4 h[eures]. – Bourlet doit venir ce soir, mais il ne sera plus « bon », comme tu dis, car il n’est réellement « bon » que lorsque tu es ici. Adieu, mon ami.
Que de baisers je t’envoie !
Ta sœur
C[AROLINE] F[LAUBERT].
Maman t’embrasse.
Mimiss ne t’oublie pas. Père Leroy a eu un rhumatisme pendant deux jours. Il a voulu se lever mais ayant été repris de plus vives douleurs, il s’est écrié : « Qu’on me fasse mon lit ! Qu’on me le bassine bien chaud ! » C’est lui qui m’a raconté sa maladie !
[Paris,] vendredi [12 novembre
1842,]
2 heures.
J’ai enfin un logement et je viens d’acheter des meubles. Le logis est à l’entrée de la rue de l’Est et coûte 300 francs par an. Quand j’y serai installé, je vous en ferai une description complète qui vous ravira. Le prix des meubles est d’environ 200 francs. La largeur du lit en fer est de 3 pieds sur 6 de long. On n’a plus qu’à m’envoyer les matelas, les couvertures, draps, flambeaux, etc. Le sieur Hamard m’a aidé beaucoup dans mes courses et il débattait les prix avec une manière admirable qui lui a valu, de la part des marchands, des compliments sur ses connaissances en mobilier.
J’ai vu hier le sieur Orlowski qui a dû vous donner de mes nouvelles aujourd’hui à l’heure même où je t’écris, ma bonne Caroline. Nous avons parfaitement bien déjeuné ensemble et en compagnie d’un autre Polonais. – M. Cloquet ne reviendra que dans un mois, il a été assez gravement malade à Toulon. Voilà déjà deux fois que je me présente chez lui à l’heure de ses consultations pour en parler à l’intéressant Girou de Buzareingues mais il vient toujours de sortir au moment où j’arrive. – Herbert a sauté à mon cou avec de grands transports de joie et toute sa famille m’a parfaitement reçu. Je suis invité à y dîner pour aujourd’hui, ce que j’ai accepté. L’établissement m’a semblé mieux que je ne m’y attendais, ça a l’air cossu ; au reste je vous donnerai plus de détails dans quelque temps (en voilà aujourd’hui tous les détails).
Pourquoi ne dessines-tu pas, mon pauvre rat ? Est-ce que l’art ne doit pas consoler de tout ? ce qui est facile à dire. Rappelle-toi l’arrière-boutique de Montaigne, que tu as admirée, et tâche de t’en faire une. Travaille, lis, dévore du Lingard, le temps passera plus vite. Pour moi, dès mardi ou mercredi, je vais me mettre à piocher raide et j’espère en un mois avoir fini mon examen et retourner avec vous pour quelque temps. Adieu, embrasse bien pour moi toute la famille.
Ton frère.
Quand j’ai fini ma journée et avant de me coucher, je vous donne à tous pour la nuit une bonne et dernière pensée. C’est ce que je fais maintenant. Dors-tu bien à cette heure-ci, mon bon rat ? Il me semble que je te vois couchée dans ton petit lit, les rideaux fermés, le poêle brûlant, et toi ronflant avec ta bonne mine sous ton bonnet. Ta lettre de ce matin m’a fait plaisir, il y a longtemps que je l’attendais. Quand tu étais couchée et malade, tu n’avais personne pour te lire, pour te faire des Lugarto, des Antony et des journalistes de Nevers. Dans trois semaines, tu me verras revenir plus disposé que jamais à continuer tous mes rôles, car l’absence de mon public m’ennuie. Voici quelle est ma vie. Je me lève à 8 heures, je vais au cours, je rentre et je déjeune d’une manière très frugale ; je travaille jusqu’à 5 heures du soir, heure à laquelle je vais dîner ; avant 6 heures je suis de retour dans ma chambre, où je m’y divertis jusqu’à minuit ou une heure du matin. À peine si une fois par semaine je descends de l’autre côté de l’eau pour aller voir nos amis. J’ai trouvé tantôt la carte d’Henry Collier, capitaine de vaisseau de Sa M[ajesté] Britannique, qui probablement s’ennuyait de ne pas me voir et était venu avec Herbert me faire une visite. J’irai chez eux vendredi, et de là dîner avec Florimont. Henriette est toujours couchée dans son lit ou sur un canapé ; on lui apporte ses repas, elle ne se lève point. Le gros Vasse, qui n’est plus du tout gros, m’a invité pour jeudi : je n’aurai qu’à traverser le Luxembourg, à tâcher de m’empiffrer, à sortir ensuite, allumer un cigare, et me retasser dans mon chenil. Éloge de moi-même par ma portière : m[onsieu]r ne fait pas de bruit, m[onsieu]r serait bon dans la chambre d’un malade.
J’ai fait marché avec un gargotier du quartier pour qu’il me nourrisse. J’ai devant moi et payés 30 dîners, si on peut appeler cela des dîners. Maman sera peut-être émerveillée de mon idée économique, elle n’est point gastronomique, mais commode et à bon marché. Je surpasse tous les amateurs du lieu en rapidité pour manger. J’y affecte un genre préoccupé, sombre et dégagé tout à la fois, qui me fait beaucoup rire quand je suis tout seul dans la rue. Le maître est pour moi plein d’égards : ma haute stature l’a prévenu en faveur de mon estomac. Tu me demandes si j’ai un fauteuil : je n’ai pour sièges que 3 chaises et une manière de divan qui peut servir à la fois de coffre, de lit, de bibliothèque et d’endroit pour mettre les souliers. Je crois aussi qu’on pourrait en faire une loge à chien ou une écurie pour un poney. C’est le lit que je destine à mes parents quand ils viendront me voir. Je m’aperçois que j’ai dit une malhonnêteté en voulant dire quelque chose de spirituel et faire l’agréable.
Dans toutes les comédies du monde, les fils inventent un tas de blagues pour carotter leur père afin d’en soutirer de l’argent. Je n’ai aucune blague à inventer, mais j’ai besoin d’argent (de l’argent, toujours de l’argent, ils n’ont que ce mot-là à la bouche). Il me reste la somme de 36 francs et quelques centimes. Tu feras observer que j’ai payé mes meubles et qu’il m’a fallu acheter encore une infinité de choses, telles que pelles, pincettes, bois pour chauffer un homme comme moi, et que de plus je suis resté 8 jours à l’hôtel, etc. Je prie donc papa de me dire où je peux aller toucher du blan[c]. – Quand est-ce qu’il vient ? Pour moi, mon bon Carolo, dans autant de temps comme il y en a que nous nous sommes quittés nous ne serons pas bien loin de nous revoir. – Henriette a le plus grand désir de voir papa, elle a même envie de lui écrire, si elle ne l’a déjà fait, mais elle n’osait pas trop, je l’y ai beaucoup engagée. – J’espère que le mal de gorge est passé et qu’avant la fin de la semaine je recevrai un volume de 30 sols de port. Dis-moi ce que tu fais, ce que tu lis ; la musique comment va-t-elle, et le père Dumée est-il enorgueilli ? […] lui mes félicitations, si je n’étais pas si occupé je lui aurais envoyé un éloge par écrit. Biset vous fait-il toujours de longues visites, et Mme Strœhlin vient-elle comme d’habitude travailler à la blague après le déjeuner ? mille amitiés à ces braves gens. J’écrirai bientôt à Pitchef. I have not forgotten come [sic] miss Jane. I will bring you the next month, dont [sic] be anxius [sic], my dear girl, a little patience, la la a little patience.
Adieu, mon bon rat, il est temps de se coucher, je t’embrasse sur les deux joues.
J’ai acheté de belles enveloppes pour pouvoir remplir la quatrième page de mes lettres mais me voilà très embarrassé, car je ne sais comment plier celle-ci.
Maman a-t-elle toujours la migraine ? ses domestiques font-ils bien le service ? embrasse-la bien pour moi – vite – tout de suite – voyons – un bon bec.
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
Mon bon Vasse,
Ernest est venu hier chez moi et en toute hâte m’apporter ton aimable invitation. Je me vois malheureusement forcé d’y répondre par un refus. Je dois ce soir même aller aux Italiens avec des dames que j’accompagne. Je me reproche de n’avoir point encore été voir ta mère, mais jusqu’à présent j’ai été si occupé de courses et d’emménagement que ça m’a été impossible. Voilà tout cela à peu près fini et je compte demain coucher rue de l’Est, 19, mon nouveau logis. J’irai donc d’ici à quelques jours présenter mes respects affectueux à tes parents. En attendant prie-les pour moi d’agréer mes excuses.
Adieu,
Tout à toi.
Jeudi matin, 11 heures.
[Paris, entre le 18
et le 24 novembre 1842.]
Je t’écris, mon bon père, à toi aujourd’hui (quoique toutes mes lettres soient adressées intentionnellement d’ordinaire à la famille en général et que tous y participent), d’abord parce qu’il y a longtemps que je n’ai entendu parler de toi et que la mère et la fille ne me donnent pas plus de tes nouvelles que si tu étais mort, et ensuite pour te dire que mon adresse est rue de l’Est, 19, et non de l’Ouest. Le père Lizot a navigué pendant tout un après-midi dans la rue de Vaugirard et dans la rue de l’Ouest sans jamais pouvoir me trouver. Ce qui m’a beaucoup désolé, non pas pour la fatigue qu’il s’est donnée ce dont je me suis aussi vite consolé que de son échec à la députation, mais parce qu’il me cherchait pour m’administrer un dîner gouvernemental par le bec ce que j’aurais très bien pris. Quoique le bec ne soit pas bon, j’ai tout un côté de la bouche sur lequel je ne peux pas manger. Rien que d’y passer la brosse me fait mal. Il faudrait me faire arracher trois ou quatre dents. C’est ce que je ferai à coup sûr pour peu que ça continue encore quelque temps. Du reste la santé est très bonne ; je vois seulement trop de gens qui parlent du chemin de fer. On en est tanné. Il y a de quoi avoir une colique de wagons. – J’ai vu le père de Cambry qui m’a remis les 300 francs que tu lui avais donnés ce dont je te remercie, par parenthèse. Il m’a demandé mon adresse. Il doit la savoir, cet homme-là est né avec la bosse de demander toujours la même adresse. C’est son idée fixe. Il est toqué. Il m’a du reste paru un brave homme, très jovial, très poli et assez égrillard.
Florimont va vous voir samedi prochain, je lui donnerai une lettre pour vous. Et moi-même à la fin du mois quand j’aurai avalé quelques larges tranches de Code civil j’irai en personne. Je travaille comme un gredin et ai acheté un nouveau corps de bibliothèque pour placer les innombrables ouvrages qui remplissent mon bocal. Mes livres et moi dans le même appartement c’est un cornichon et du vinaigre.
Adieu, mon bon vieux père.
Je t’embrasse comme je t’aime.
Ton fieux.
Penses-tu qu’il faut que j’aille chez M. Blanchemain, je passe tous les jours devant ses fenêtres. Et j’ai rencontré son fils plusieurs fois, qui m’a arrêté et demandé de vos nouvelles.
[Paris,] samedi midi.
[26 novembre 1842.]
Je m’attendais à avoir une lettre de vous ce matin. Rien. J’aurais pourtant besoin de consolations et de doléances. J’ai passé récemment deux nuits à marcher de long en large dans ma chambre, me tenant les mâchoires, jurant, pestant et pleurant presque. Enfin hier matin j’ai été trouver Toirac qui a commencé par me dire que « j’étais destiné à beaucoup souffrir des dents et qu’il est probable que je les perdrais de bonne heure ». Il n’a pas voulu m’arracher de suite celles qui me faisaient souffrir, il m’en a brûlé une et mis dessus du nitrate d’argent. Dans quelques jours j’irai le retrouver, si je continue à en souffrir il me les arrachera. Tout ça est bien commode quand on a à travailler. Pendant que je souffre, je me dépite du temps que ça me fait perdre ; la douleur me reprend pendant que je suis en train et je suis obligé d’interrompre. Avec ça je n’avance pas, je recule, j’ai tout à apprendre. Je ne sais où donner de la tête. J’ai envie d’envoyer faire foutre l’École de Droit une bonne fois et de ne plus y remettre les pieds. Quelquefois il m’en prend des sueurs froides à crever. Nom de Dieu comme je m’amuse à Paris, et l’agréable vie de jeune homme que j’y mène ! Je ne vois personne, je ne vais nulle part. Hier je devais dîner chez M. Cloquet, mais je lui ai fait fiasco ; j’ai une répétition à 8 heures du soir et ça me l’aurait fait manquer.
Ce n’est rien que de souffrir aux dents, et les larmes qui m’en viennent aux yeux dans les pires accès ne sont pas comparables aux spasmes atroces que me donne la charmante science que j’étudie. Quand, après avoir ainsi passé la journée partagé par ces deux sortes de plaisirs, 5 heures arrivent, je descends la rue de La Harpe et je vais dîner pour 30 sous avec du bœuf coriace, du vin aigre et de l’eau chauffée dans les carafes par le soleil. Après quoi je vais à ma répétition de droit et rentre dans mon éternelle chambre pour recommencer de plus belle. Il me semble que je vis comme ça depuis 20 ans, que ça n’a pas eu de commencement et que ça n’aura jamais de fin. Je ne fume plus, à peine une pipe par jour. J’en suis tanné comme du reste. Hamard est les 3/4 de la semaine à la campagne. Ma seule distraction, c’est de temps à autre de me lever de ma chaise et d’aller regarder et ranger mes bottes dans mon armoire. Que ne suis-je né cheval ! cheval de course, j’entends, au moins il a un groom pour le soigner et de la paille jusqu’au ventre.
Adieu, bon rat, je t’embrasse de toute la fureur dont je me mange le sang.
Je crois que Cher ami est toujours dans l’intention d’aller à Rouen à la fin de la semaine, j’irai le voir mardi ou mercredi.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Nous sommes tout tourmentés ici, cher Gustave, à propos de la voiture. Maman l’a trouvée à la première vue disgracieuse, ensuite elle a été contrariée de sa petitesse, mais contrariée au point de ne pas dîner ni dormir ; elle n’osait point le dire à papa de peur de lui faire de la peine. Achille s’est chargé de cette commission, et enfin, à cette heure, il est presque arrêté qu’on va la renvoyer et en prendre une comme celle de M. Lormier. Tu comprends combien notre bon père est vexé d’avoir choisi une voiture qui déplaise à Maman. Quant à moi, je la trouve fort gentille et me voyais déjà dedans, me charriant le plus possible ; elle me flattait aussi beaucoup plus qu’une grande voiture de famille. Aussi je ne cesse de le répéter pour dédommager un peu mon pauvre père du froid accueil que l’on a fait à sa voiture. Maman aussi ne la trouve pas très douce, mais moi qui l’aime et qui l’ai essayée avec mes coussins, je me suis trouvée parfaitement dedans. Enfin, cher ami, tu ne peux te figurer comme tout le monde est aujourd’hui agité dans la maison ; si on décide de la changer, Maman partira demain pour Paris. Assez de la voiture, car j’en ai par-dessus la tête !
J’ai écrit hier quelques mots à Henriette dans une lettre que Papa lui envoyait. À propos de cette excellente fille, je ne crois pas t’avoir dit qu’elle m’a fait de grands compliments sur la manière dont tu lis. Elle dit que tu as un véritable talent. J’ai peine à croire cependant qu’elle ait plus de plaisir à t’entendre que je n’en ai. C’est surtout ta voix que j’aime, cher Gustave. Mais bientôt je l’entendrai, heureusement, car j’en ai bien besoin pour me remonter un peu ; quoique j’aille mieux je n’en suis pas plus gaie, car pour moi il n’y a point de convalescence, mot que j’entends dire maintenant à toutes les personnes qui viennent me voir. – Je n’ai encore repris que la leçon de Podesta et du père Leroy ; j’ai l’intention de reprendre mardi Père Dumée et Orlowski, quoique je n’aie pas beaucoup de courage pour le piano. Pour le dessin, il y a un mois que je n’ai vu un crayon. Nous t’attendons, je crois, pour aller voir Les Pilules. Nous en parlons pourtant à tous les repas et aucun de nous n’est assez bien disposé pour fixer le jour.
Mme Strœhlin est indisposée ; j’ai été la voir avant-hier ; c’était ma première sortie dans ma (je le croyais) voiture.
Julie et sa fille sont parties ce matin pour Beautot, par conséquent nous avons à dîner Achille suivi de Bourlet. Tant mieux ! il sera moins question de la voiture.
Miss Jane pense toujours à toi, mais peut-être encore plus au Garçon qu’à toi. Elle te prie de lui rapporter tes gants sales. Adieu, bonhomme, si maman va te voir ça sera encore un crève-cœur pour ta pauvre sœur
CAR[OLINE] FL[AUBERT].
Maman qui est sortie m’a chargée de t’embrasser.
Le dixième volume de Lingard est commencé.
[Paris, après le 10 décembre 1842.]
Je suis tellement agacé qu’il faut que je me dilate un peu en vous écrivant. Je prends jour définitivement vendredi prochain. Je veux en finir le plus tôt possible parce que ça ne peut pas durer plus longtemps comme ça, je finirais par tomber dans un état d’idiotisme ou de fureur. Ce soir, par exemple, je ressens simultanément ces deux agréables états d’esprit. Je rage tellement, je suis si impatient d’avoir passé mon examen que j’en pleurerais. Je crois que je serais même content si j’étais refusé, tant la vie que je mène depuis six semaines me pèse sur les épaules. Il y a des jours pires que les autres ; hier, par exemple, il faisait un temps doux comme au mois de mai ; j’ai eu toute la matinée une envie atroce de prendre une carriole et d’aller me promener à la campagne. Je pensais que, si j’avais été à Déville, je me serais mis sous la charreterie avec Néo et que j’aurais regardé la pluie tomber en fumant tranquillement ma pipe. Il ne faut pas songer à tout ce qui vient à l’esprit de bon et de doux quand on prépare un examen ; je me reproche comme temps perdu toutes les fois que j’ouvre ma fenêtre pour regarder les étoiles (car il y a maintenant un beau clair de lune) et me distraire un peu. Figure-toi que, depuis que je t’ai quittée, je n’ai pas lu une ligne de français, pas six malheureux vers, pas une phrase honnête. Les Institutes sont écrites en latin, et le Code civil est écrit en quelque chose d’encore moins français. Les messieurs qui l’ont rédigé n’ont pas beaucoup sacrifié aux Grâces. Ils ont fait quelque chose d’aussi sec, d’aussi dur, d’aussi puant et d’aussi platement bourgeois que les bancs de bois de l’École où on va se durcir les fesses à en entendre l’explication. Les gens peu délicats en fait de confortable intellectuel trouvent peut-être qu’on n’y est pas mal. Mais pour les aristocrates comme moi, qui ont coutume d’asseoir leur imagination à des places plus ornées, plus riches, plus moelleuses surtout, c’est crânement désagréable et humiliant. « Il n’est rien si pleinement et si largement faultier que les loys, et cuyde que l’homme y a assez montré sa bestise, par leur inconstance, mutations et diversitez. » Pendant que je suis à m’éreinter sur les rentes, servitudes et autres facéties, toi, mon vieux rat, tu pianotes du Chopin, du Spohr, du Beethoven, ou bien tu mêles le bitume à la terre de Sienne et fais chier les vessies de blanc, tu as une vie moins canaille que la mienne et qui sent plus son gentilhomme. À propos, attendez-moi pour aller voir Les Pilules du père Dumée le Triomphateur. Il mériterait comme Duillius d’être reconduit tous les soirs dans la rue du champ des Oiseaux, au son des flûtes et avec des flambeaux. La vanité le gonfle-t-elle ? est-il encore abordable ? la gloire ne l’a-t-elle pas enivré ? Cher ami revient avant le 20. Je le verrai donc peut-être avant vous. – Adieu, mon vieux Carolo, aussitôt que mon jour me sera fixé je vous l’écrirai et dès le soir même ou le lendemain au plus tard je quitterai Paris où je ne m’amuse pas autant que Ducros pourrait se l’imaginer.
Deux bons gros baisers qui
sonnent fort.
Tout en travaillant je n’oublie pas Descambeaux et j’ai inventé plusieurs choses « entièrement inédites et destinées au plus grand succès », entre autres des commentaires de droit propres à rendre plus amusante l’étude de cette belle science.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Tu te plains, mon cher, de ce que je ne t’écris pas assez souvent. Je t’en remercie, mais réellement j’ai toujours été si mal en train depuis ton départ que je n’ai de courage pour rien, pas même, et c’est bien mal, pour écrire à Bonhomme.
Tu crois, cher ami, que je barbouille de nouveau ma blouse et que je me divertis avec Eschlyn et Romiche. Hélas ! non, mon pauvre vieux, je dessine une branche de sapin en deux jours et en suis encore au Scherzo de Chopin, car il ne m’est point permis d’étudier plus de trois quarts d’heure, ce qui me désole, car sois-m’en reconnaissant, j’avais fait le projet, dès avant que tu ne partes, de t’accueillir à ton retour avec quelque beau septuor. Père Parain est maintenant occupé à clouer des boîtes dans le billard ; il tâche de se consoler de la quantité de deux sous qu’il perd aux dominos. Nous avons acheté une tirelire pour rassembler tout l’argent perdu au jeu, afin de nous régaler d’un fromage à la glace quand tu seras arrivé. Pauvre Gust, que de choses on fera quand tu seras arrivé ! Maman est sortie faire des visites avec papa ; elle nous a laissées avec Mme Strœhlin qui est venue travailler, chose qui ne lui était pas arrivée depuis longtemps, attendu qu’elle a été malade. Juliette aussi nous a fait peur il y a quelques jours ; elle avait tous les symptômes de la rougeole, mais heureusement ce n’est devenu qu’un gros rhume qu’elle m’a bientôt communiqué.
Quelques personnes inconnues à moi viennent dîner aujourd’hui à la maison. On les recevra dans le salon, car je ne sais si maman te l’a dit, mais je couche sur un lit de sangle dans la chambre. Ça me déplaît on ne peut plus, mais mon père croit que l’air de ma chambre peut augmenter mon éternelle maladie.
Je n’ai point écrit à Henriette depuis longtemps ; si tu la vois, fais-lui-en mes excuses ainsi qu’à Gertrude.
Boucher est venu aujourd’hui voir la voiture que papa voulait lui vendre ; il l’a trouvée parfaitement conditionnée et valant bien 3 600 fr[ancs]. Il espère qu’en écrivant lui-même à Temme, celui-ci la reprendra peut-être. Maman dans ce cas n’irait point à Paris et je t’avoue que lorsqu’elle s’est décidée à y aller, j’ai eu un véritable chagrin. Papa ferait faire la voiture à Boucher. La famille de Maupassant est revenue à la ville ; je vais sans doute les voir plus souvent, quoique je croie m’apercevoir que Louise commence à se lasser de moi. Elle ne peut pas me parler de bals, elle croit probablement que ça me ferait trop de peine, elle a tort, je t’assure, et tout ce que je demande maintenant, c’est de pouvoir m’occuper dans la maison. Adieu, cher ami, passe vite ton examen et viens embrasser ton Rat à toi.
C[AROLINE] F[LAUBERT].
Dans le salon à 4 heures quand on n’y voit plus et où on pense le plus à son bonhomme.
[Paris, après le 21 décembre 1842.]
Tu n’es donc pas plus drue, mon bon rat, et le plaisir de m’écrire ne peut te faire oublier tes douleurs, puisque tu m’avoues à moi-même que tu en as à peine le cœur. Je te préviens cependant d’une chose, toi et maman : c’est qu’il faut, pendant le séjour que je vais faire à Rouen, que vous soyez aimables, que vous ayez de bonnes figures, le même avis peut être aussi adressé à la jeune Fargues. Souffrez tant que vous voudrez des reins, de la tête et des engelures ou des piqûres, peu m’importe (j’en suis même content au fond), mais faites en sorte de me rendre le logis agréable. De quelque manière que vous vous y preniez j’y serai toujours mieux qu’ici, car Paris n’est pas un pays de Cocagne pour tout le monde et j’y mène une vie assez juridiquement sombre. La capitale, pour les bons provinciaux tels que Ducros et le capitaine Barbey, est quelque chose de très amusant, rempli de cafés, de restaurants, de glaces, de spectacles et de becs de gaz qui éclairent beaucoup. On est vite fatigué de semblables merveilles. Pour ma part, j’en suis tanné. Puisque ce mot tanné vient de couler sur mon papier, sais-tu, vieux Carolo, quand est-ce qu’une femme qui voyage est le plus ennuyeuse ? C’est quand elle est à Nantes (elle est tannante). Je recommence comme tu vois à me livrer à la pointe. Oui j’avoue que je r’ouvre Le Charivari ce que je ne faisais plus dans ces derniers temps. Je respire un peu plus maintenant et je regarde mon affaire comme à peu près bâclée. Je suis joyeux, facétieux, je grille de monter dans la diligence, je me vois arrivant à Rouen le mardi matin, montant l’escalier en courant, gueulant et vous embrassant. Je pousse de temps à autre quelques rires du Garçon pour me distraire et je fais le père Couyère en me regardant dans la glace. Un peu de vacances avec vous me fera un grand bien sous tous les rapports. On me trouve généralement maigri et mauvaise mine, ce qui ne m’étonne pas beaucoup, vu que, depuis que papa est parti, environ, je me couche régulièrement à 3 heures du matin et me lève à 8 heures et demie. Mercredi dernier, je ne me suis point couché du tout, par farce. Néanmoins je me porte bien, ai un bon appétit et ressemble assez à Descambeaux ! pour ma vigueur et ma santé. – Je suis par exemple toujours crispé et prêt à donner une calotte et deux ou trois coups de pied au cul à propos de rien au premier homme qui passe. Bref, si je ne suis pas reçu, personne ne peut se vanter de l’être, car je crois savoir ma première année de Droit aussi bien que qui que ce soit, sans me flatter, et celui qui dira le contraire aura affaire à moi car je ne suis pas un homme à me laisser manquer etc…
NOUVELLES, FAITS DIVERS
Herbert et son père s’en vont mercredi prochain en Angleterre, ils viendront d’ici là me faire leurs adieux. Le père Collier s’en retourne dans sa patrie où il a beaucoup d’amis qui l’attendent et qui le reçoivent très bien à ce qu’il paraît, il voudrait bien avoir la direction d’un des Arsenaux de Londres, ne sait quand reviendra.
Ernest s’en retourne définitivement dans son pays. Nous partons ensemble de Paris. Les places doivent être retenues aujourd’hui tôt demain [sic]. Il va rester aux Andelys et y exercer la noble profession d’avocat. Mais il reviendra dans deux ou trois mois pour passer son dernier examen de docteur et sa thèse.
Le professeur Cloquet doit être de retour. J’irai demain voir chez lui s’il est enfin arrivé.
On a fait le portrait d’Henriette à la miniature pour l’envoyer à son frère, l’aîné. Il est assez joli et ressemblant. On commence maintenant celui de Gertrude et d’Henriette ensemble. Elles voulaient à toute force que je fasse aussi faire le mien, afin de vous l’envoyer. J’ai résisté à cette ridicule action qu’elles voulaient m’imposer et ai bien fait. À ce mot seul de portrait j’ai repensé à Mme Garneau et une sueur froide m’a glacé le dos comme cent articles du Code civil. – Elles sont toutes dans les arts, Adeline moule avec du mastic, et Gertrude fait le portrait de la cuisinière. On a expulsé le chien du salon, qui pissait trop et trop souvent.
Je suis invité pour samedi prochain à un grand souper annuel chez mon ami Maurice. J’ai accepté ; ça me remettra un peu les nerfs.
J’irai le lendemain à Versailles voir Gourgaud.
DIALOGUE
(passé il y a une heure) :
MOI, MA PORTIÈRE. (J’entends du bruit.)
LA PORTIÈRE (de dedans l’antichambre) : C’est moi, M[onsieu]r, ne vous dérangez pas. (La portière ouvre la porte, ordinairement ce sont les portières qui s’ouvrent.) Je vous apporte des allumettes, Monsieur, car vous en avez besoin.
MOI : Oui.
LA PORTIÈRE : Monsieur en brûle beaucoup. Monsieur travaille tant ! Ah ! comme Monsieur travaille ! Je ne pourrais pas en faire autant, moi qui vous parle.
MOI : Oui.
LA P[ORTIÈRE] : M[onsieu]r va bientôt s’en aller cheux lui. Vous avez raison.
MOI : Oui.
LA PORTIÈRE : Ça vous fera du bien de prendre un peu l’air, car depuis que vous êtes ici, bien sûr, bien sûr…
MOI (avec intention) : Oui.
LA PORTIÈRE, élevant la voix (non pas celle de bois que j’ai brûlée) : Comme vos parents doivent être contents d’avoir un fils comme vous (c’est son idée fixe, car elle l’a déjà dit à Hamard).
MOI : Oui.
LA PORTIÈRE : C’est que, voyez-vous, rien ne contente plus les parents comme de voir leurs enfants bien travailler. Moi, eh bien, quand je vois Alphonsine à l’ouvrage, y a rien qui me fasse plaisir comme ça : veux-tu bien travailler, veux-tu bien travailler, que je lui dis comme ça tous les jours, vilaine paresseuse ! Veux-tu pas rester comme ça à ne rien faire ! Mais je vais vous dire, elle est un peu molle, cette pauvre Alphonsine. Oui, elle a maintenant un petit bobo, ça l’empêche de coudre. Elle n’a pas tant de mal que moi, allez. Oui, quand j’étais jeune, j’avais les traits plus fins qu’elle. Oh ! oui, voui, elle n’a pas les traits aussi fins que moi, c’est ce que je lui dis tous les jours : Alphonsine, t’as pas les traits aussi fins que moi. Mais vous, c’est pas ça, Monsieur, c’est la tête qui travaille, c’est la mémoire qui faut. Bien sûr que oui, vous aurez besoin de prendre l’air.
Je ne l’écoutais plus qu’elle parlait encore.
Dis-moi qui est-ce qu’il y a de plus bête que ce que je viens d’écrire, si ce n’est l’homme qui l’écrit.
Dis-moi si tu as des commissions pour toi, mon bon rat, j’aurai encore deux ou trois jours après mon examen. Je les ferai pendant ce temps-là.
Je ne parle plus de la voiture parce que c’est trop risible de venir à Paris exprès pour cela, et d’en faire faire une autre à Rouen par Boucher qui la donnera dans 18 mois, 2 ans.
Ah ! rat, mon bon rat, mon vieux rat, ayez soin d’avoir de bonnes joues pour l’autre semaine, car j’ai faim de vous les embrasser. C’est moi qui m’en donnerai ! Décidément, quand j’y pense, je ne pourrai pas m’empêcher de te faire un peu de mal, comme les fois où mes gros baisers de nourrice font tant de bruit que maman dit : « Mais laisse-là cette pauvre fille ! » et que toi-même, harassée et me repoussant avec les deux mains, tu dis : « Ah ! bonhomme ! »
En attendant, voilà le jour qui baisse ; je n’y vois presque plus. C’est encore un de moins. Je m’en vais fermer ta lettre, la mettre à la poste, dîner et m’en revenir me livrer à l’usufruit, que je repasse et repasse toujours, mais ça me surpasse.
Boudou, boudou.
Embrasse bien maman pour moi. Enfonces-tu le père Parain au domino ?
Mon cher Ernest,
Je reçois ta lettre à l’instant…
Comme je m’ennuie de toi, mon pauvre rat ! Il me semble qu’il y a quinze jours que je vous ai quittés. Le temps aussi est d’une tristesse affreuse, il a neigé toute la journée. Je suis maintenant tout seul à penser à vous et à me figurer ce que vous faites. – Vous êtes là tous rangés au coin du feu, où moi seul je manque. On joue aux dom[inos], on crie, on rit, on est tous ensemble, tandis que je suis ici comme un imbécile, les deux coudes sur ma table, à ne savoir que faire. Le mois qui s’est écoulé a été si bon que j’y pense toujours et je désire qu’il en vienne bien vite de pareils. Je m’étais refait à la maison, je m’étais [si bien] habitué de nouveau à t’embrasser quand je voulais, à être avec mon pauvre rat à toute minute, que la privation de tout ça me semble plus dure que jamais. J’ai revu aujourd’hui les éternelles rues de mon quartier et la mine de ces trottoirs sur lesquels je passe deux ou trois fois par jour. J’ai retrouvé sur ma table les bienheureux livres de droit que j’y avais laissés. J’aime bien mieux ma vieille chambre de Rouen, où j’ai passé des heures si tranquilles et si douces, quand j’entendais autour de moi toute la maison remuer, quand tu venais à 4 heures pour faire de l’histoire ou de l’anglais, et qu’au lieu d’histoire ou d’anglais tu causais avec Boun jusqu’au dîner. Pour qu’on se plaise à vivre quelque part, il faut qu’on y vive depuis longtemps ; ce n’est pas en un jour qu’on échauffe son nid et qu’on s’y trouve bien. Dans la journée ça va encore ; mais c’est le soir, quand je suis rentré et que je me trouve dans cette chambre vide, que je pense à Rouen. Réponds-moi tout de suite, mon pauvre rat. Dis-moi comment tu vas, si tu n’as point souffert, etc. Dessine, peins, pianote, tâche de passer le temps à ton goût, et, quoique tu dises que tu n’aimes pas à écrire, écris-moi de longues lettres. Henriette est plus mal ; j’ai été chez eux mais je n’ai vu que le père et la mère Collier. Gertrude était occupée à écrire des lettres pour l’Angleterre. Nos autres amis vont bien. M. Cloquet a été enchanté de ton dessin, il va le faire encadrer et t’écrira une lettre pour te remercier.
Adieu, je vous embrasse tous tendrement.
Ton frère.
Post-scriptum.
Quand est-ce que le père Parain vous quitte ? Embrasse bien Juliette pour moi.
Jeudi soir.
Rue de l’Est, 19.
[Paris, 10 février 1843.]
Quand on t’écrit on ne sait jamais à qui on a affaire, si c’est à un mort ou à un vivant, à un gaillard en bonne santé ou à un valétudinaire, ce qui embarrasse grandement l’auteur sur le genre à prendre de son style. Il est en effet peu convenable d’envoyer des doléances à un homme qui se porte bien ou des plaisanteries, gaillardises et facéties à un pauvre bougre qui ne prend que des lavements et des bouillons, qui ribote avec de la tisane et bamboche avec le clysoir. La dernière fois que j’ai reçu une lettre de toi, la fin était de ta mère, ta faible main n’avait pu aller plus loin. Oh jeune homme, que tu as besoin de lait d’ânesse !
Et moi je suis un fameux mulet, mulet à grelots, mulet à housse et à pompons, mulet à longues oreilles, mulet ferré et portant un poids qui ne me rend pas si fier que si c’était l’argent de la gabelle.
C’est l’École de Droit que j’ai sur les épaules. Tu trouveras peut-être la métaphore ambitieuse. Il est vrai que si je la portais sur mes épaules je me roulerais bien vite par terre pour briser mon fardeau.
J’ai revu Paris puisque j’y suis arrivé d’hier matin. Ô la belle ville, et la jolie chose que d’y être étudiant ! Comme on s’amuse tout seul dans sa chambre avec Ducaurroy, Lagrange et Boileux, et les ombres de Delvincourt, Boitard, etc.
De l’autre côté de l’eau il y a une jeunesse à 30 mille francs par an qui va en voiture, dans sa voiture. L’étudiant va à pied, ou en mylord où l’on se mouille tout le corps si ce n’est les pieds quand il fait de la neige comme aujourd’hui. La jeunesse de là-bas va tous les soirs à l’Opéra, aux Italiens, elle va en soirée, elle sourit avec de jolies femmes qui nous feraient mettre à la porte par leurs portiers si nous nous avisions de nous montrer chez elles avec nos redingotes grasses, nos habits noirs d’il y a trois ans et nos guêtres élégantes. Leurs habits de tous les jours à eux ce sont nos habits des fêtes et dimanches à nous autres. Ceux-là vont dîner au Rocher de Cancale et au Café de Paris, le joyeux étudiant se repaît pour 35 sous chez Barilhaut. Ils font l’amour avec des marquises ou avec des catins de prince, ce farceur d’étudiant aime des demoiselles de boutique qui ont des engelures aux mains ou baise de temps à autre au bordel, car le pauvre diable a des sens comme un autre, mais pas trop souvent, comme moi par exemple, parce que ça coûte de l’argent et que quand il a payé son tailleur, son bottier, son propriétaire, son libraire, l’École de Droit, son portier, son cafetier, son restaurant, il faut qu’il s’achète bientôt des bottes, une redingote, des livres, qu’il paye une inscription, qu’il paye un terme, qu’il achète du tabac, et il ne lui reste plus rien, il a l’esprit tracassé. N’importe, c’est amusant comme tout de faire son Droit à Paris. Comme c’est bien mon opinion je vais me coucher immédiatement.
Adieu, mon vieux. Réponds-moi.
T[out] à t[oi].
Bien des choses à tes bons parents.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Il faut que tu sois bien changé, cher Gustave, pour avoir écrit une lettre pareille à celle que j’ai reçue ce matin. Elle est si pleine de tristesse et d’ennui que personne, j’en suis sûre, ne voudrait la reconnaître pour être de toi, toi qu’on dit être si gai et à qui rien ne fait, comme dit Achille. Mais console-toi, pauvre ami, et ne te figure pas la maison si charmante. On joue aux dames, c’est vrai, mais sans rires, sans cris. M. Parain est tout triste de ton départ ; le soir surtout, lorsqu’il prend son flambeau pour aller se coucher, il prend une mine tout à fait piteuse. Il nous quitte définitivement de lundi en huit et travaille avec emportement à sa reliure de musique.
Achille et Védie sont venus dîner hier à la maison, et malgré le champagne que l’on avait fait glacer en l’honneur de l’anniversaire du mariage de maman, le repas a été fort peu amusant. Armand, le seul qui aurait pu nous divertir un peu, était tout endormi. Védie se tenait et regardait les bouteilles en pensant probablement à toi qui lui en aurais offert plus souvent que papa. Quoique le dîner ait été peu bruyant, comme je te l’ai dit, maman a aujourd’hui une épouvantable migraine. Il est deux heures et elle est encore au lit. La famille de Maupassant vient demain dîner avec nous et nous rend notre dîner le lendemain lundi. Je n’aime point ces deux dîners coup sur coup. Mon intelligence ne résistera pas aux traits d’esprit répétés de tous ces mossieurs ! À propos de Mossieur, les Lormier sont de plus en plus désolés. Leur affaire a été plaidée devant Maîtres Dossier et Letourneur et M. Lormier est condamné à donner 1 000 fr[ancs] contre les 1 200. Il veut en rappeler, mais ces messieurs tâchent de l’en dissuader. Père Malençon s’est tout à fait piqué de ce que Anghelman est venu m’accompagner. J’ai envoyé ce matin papa pour l’inviter à dîner. Il a paru très sensible à cette démarche, a refusé le dîner mais lui a promis de venir nous voir. Je lui expliquerai toute l’affaire et l’embrasserai plutôt sur les cheveux que de le laisser aller avec la moindre rancune. – C’est samedi prochain que nous jouerons le Septuor militaire ; le dîner aura lieu pendant ton voyage des jours gras. Romiche seul daigne accepter 5 fr[ancs] à chaque fois. N’oublie pas de me donner des nouvelles d’Henriette dans ta prochaine lettre et tâche qu’elles soient meilleures que les dernières. Pauvre fille ! elle devait souffrir beaucoup pour ne point t’avoir reçu ! Je ne peux pas croire que Cher Ami fasse encadrer mon dessin. Dis-lui que ce sera beaucoup d’honneur pour moi et que je serai bien enchantée de recevoir une lettre de lui. Adieu mon cher ami, remonte-toi et si ton ennui résiste aux causeries de M. Hamard, va à l’atelier, monte à l’échelle chez Coignet et même pince le cancan ! Armand est choqué de ce que tu ne lui dis rien dans ta lettre. Il a des bottes fourrées. Je l’ai dit hier à Bourlet qui a renouvelé là-dessus toutes les plaisanteries de l’autre jour. Va voir Phèdre avec ton ami Hamard, et Saint-Sev. je ne sais quoi, avec Florimont. Je désire, cher Boun, que ma lettre t’égaie ; j’ai tâché de l’écrire le moins tristement possible. Aussi je la crois bien bête. Miss n’a point encore fait la pantomime ; elle t’envoie un baiser de sœur sur ton front. Mon cher et vrai ami, je te serre dans mes bras et t’aime de tout mon cœur.
Ta sœur et rat
CAR[OLINE] FL[AUBERT].
Mon bon Rat,
Je te remercie bien de ma blague, elle est magnifique. On ne peut décoller ses yeux de dessus. Je suis sûr qu’elle excitera l’enthousiasme et l’envie partout où je la porterai. Remercie Mme Strœhlin de la part qu’elle y a prise et de plus de l’invitation qu’elle m’a faite pour aller à son bal. Je ne pourrai y être puisque j’apparaîtrais à Rouen dimanche matin. Je dîne aujourd’hui avec le père Parain chez Cher Ami. Adieu mon bon raton, je t’écris ceci en toute hâte, l’heure avance et je veux que vous ayez ma lettre demain car je me figure la mine désappointée de maman ber si elle ne voyait demain ni homme ni papier. De plus je me sers d’une plume qui a écrit du grec pendant 2 heures et qui m’agace horriblement, peut-être autant que toi à me lire.
Adieu, à dimanche matin.
Mon bon Rat,
Je n’ai pas reçu de lettre de toi. J’en attendais aujourd’hui à moins que Mme Derville ne me l’ait pas montée. Mais j’espère que ce sera pour demain. Je n’ai rien à te dire si ce n’est qu’il m’est presque impossible de t’écrire, vu que mon ami Du Camp est présentement dans ma chambre et qu’il s’obstine à vouloir me dicter quelque chose avec les points et virgules ; il me faut une grande tension d’esprit pour poursuivre le fil de mes idées et cela m’est d’autant plus difficile que je n’ai pas d’idées. – Je crois t’avoir dit dans ma précédente lettre que j’avais été au Rond-Point et qu’on devait t’écrire. Tu peux dire à Achille que j’ai payé le libraire l’Abbé. C’était là, je crois, toutes les commissions qu’il m’avait données. Le sieur de Saint-Andrieux vient de se présenter dans mon établissement dont il a été très longtemps à trouver la porte. Il m’a remis une lettre de toi, et de plus un paquet de lancettes. Je vais aller les porter de suite. Tu ne me dis pas, vieux rat, comment tu te portes ; je suppose que c’est bien puisque tu ne m’en parles pas. – Qu’est-ce que le sieur Avaro avait été faire à Paris ? Je ne t’en écris pas plus long. Il est déjà très tard, après-demain lundi je t’écrirai plus longuement.
Adieu, mon cher raton.
À mon retour de Rouen j’ai enfin trouvé une lettre de toi : je commençais à désespérer d’en avoir et j’avais envie de te faire mettre dans les petites affiches pour savoir ce que tu étais devenu. Voilà le beau temps maintenant, il doit faire bon se promener en barque aux Andelys, sur la Seine. On emporterait avec soi de quoi boire et fumer, on se coucherait le dos au fond du canot et on regarderait le ciel……
Va-t’en voir Jean
S’ils y viennent (bis)
Avant un mois il me va falloir songer à un autre examen. C’est comme des coups sur une enclume ; quand un cesse l’autre reprend. C’est moi qui fais l’enclume. Depuis le mois de janvier je vis assez tranquille, ayant l’air de faire du grec, tirant çà et là trois lignes de latin pour ne pas lire de français, disant que je vais à l’École de Droit et n’y foutant pas les pieds, fumant beaucoup, dormant très bien, dînant volontiers en ville surtout chez les gens qui me reçoivent bien, faisant de la littérature et de l’art à toute heure du jour et de la nuit, bâillant, doutant, niaisant et fantastiquant. L’été que je vais passer dans le C[ode] c[ivil] et dans la Procédure m’épouvante déjà. J’aimerais autant le passer en Espagne ou en Italie, même à Rouen ma stupide patrie. J’aurais au moins Fessart qui est un des meilleurs nageurs du monde et qui sait absorber le rhum et l’anisette autant qu’homme de France. Je trouve que tout s’est arrangé pour le mieux afin que j’enrage. À l’époque où il fait beau, où il fait bon fumer sa petite pipe à l’ombre sous les noyers ou sous les saules, où le soir il est doux de rester jusqu’à minuit à sa fenêtre à regarder les étoiles et le bleu du ciel je me livrerai aux limpidités du contrat de mariage, aux douceurs de l’hypothèque, aux clartés de la vente ! Merde, cul.
La présente me quitte en bonne santé, je vous désire qu’elle vous trouve pareillement. Cette fin m’a été fournie par mon honorable ami le baron Maxime Du Camp ci-présent pendant que je t’écris cette belle lettre et qui m’empêche de la finir, il fait du reste tout aussi bien car je n’ai plus rien à te dire ; mais toi jeune homme qui te livres au soulas dans ta province de Vexin, envoie-moi quelque chose.
Je te remercie bien, mon bon rat, de la lettre que tu m’as envoyée hier. Elle était gentille et spirituelle comme toi, abondante en traits d’esprit que j’ai appris par cœur et que je donnerai à la prochaine occasion comme étant de moi. À ce qu’il paraît que les Maupassant sont toujours en belle humeur et que les facéties sales découlent mieux que jamais de leurs lèvres jaunes. Je regrette de n’avoir pas assisté au déjeuner où ils en ont tant dit ; j’aurais fait ma partie, comme dirait Lormier. J’ai dîné lundi avec le marquis et avec ton ami Florimont le classificateur des végétaux humains. S’il avait autant d’habileté pour définir toutes les espèces de cornichons qu’il en [a] montré pour les melons il faudrait le nommer professeur de botanique et expulser le Décoré et son adjoint. Dis à ce basset à gros ventre que j’attends de lui une épître qu’il m’a promise. J’ai été hier chez les Collier. Gertrude avait commencé une lettre pour toi ; ainsi tu dois la recevoir demain. Ils sont toujours de même : le père Collier a la grippe, il est enroué ! ça le complète ! de plus il orne maintenant ses pieds d’énormes guêtres en cuir qui font un craquement abominable et dont le bruit se marie harmonieusement avec le bruit de sa voix inintelligible. Gertrude ne sort pas des bals ; c’est un devoir pour elle de n’en pas manquer un seul. Elle a des opinions médicales et est convaincue que si maman purgeait souvent elle serait guérie de ses migraines. – Je leur ai montré la fameuse blague, ainsi qu’aux D’Arcet chez qui j’ai dîné hier, elle a excité des hourras d’enthousiasme. À propos de dîner le père Cambry m’a l’air d’un farceur ; je comprends du reste que si sa fille est malade il ne soit guère en train de flaconner. C’est un retard que je conçois mais que je n’excuse pas. – Courage, mon vieux rat, pour samedi prochain. Allons, de l’aplomb, nom d’un tonnerrrr. Là, une, deux, une, deux, pas trop vite, ferme tes trilles, brrrr les petites gammes, ne perdons pas la tête. Embrasse pour moi Romiche et tape sur le ventre à grenadier de la vieille. Adieu, ma chère Caroline, je t’embrasse et te rembrasse mille fois.
TON BOUN.
Embrasse pour moi toute la maisonnée, de plus Miss Jane et Mme Strœhlin.
Puisque tu fais de la géométrie et de la trigonométrie, je vais te donner un problème : Un navire est en mer, il est parti de Boston (pas du jeu) chargé d’indigo, il jauge 200 tonneaux, fait voile vers Le Havre, le grand mât est cassé, il y a un mousse sur le gaillard d’avant, les passagers sont au nombre de 12, le vent souffle N.-E.-E., l’horloge marque 3 heures un quart d’après-midi, on est au mois de mai… On demande l’âge du capitaine.
Donnez-moi des nouvelles du père Le Poittevin.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Je te remercie, cher ami, de tous les compliments que tu me prodigues. On voit déjà que tu fréquentes des journalistes. À propos de journalistes, tu devrais dire à Maurice qu’il soit un peu plus avare de louanges. Son journal en est ridicule, l’article sur Charles VI est surtout curieux ; il va jusqu’à dire que si la pièce ne réussit pas, ce sera la faute du public qui est stupide. Mais toi, Gustave, as-tu vu cette pièce et qu’en dis-tu ? Nous allons ce soir voir Les Diamants et un drame. Louise vient avec nous ; je ne sais si maman t’a dit que nous devions aller passer la soirée de lundi chez les Maupassant. Nous y sommes allés et nous nous y sommes embêtés ! Il y avait plus de monde qu’à l’ordinaire. Mme Strœhlin, la famille Malençon et Orlowski. On a joué au « Vieux Garçon » ; ensuite les glaces et le thé sont venus. Mais tout cela était très froid, Orlowski et Malençon ont seuls bu du vin.
J’ai enfin reçu une lettre de Gertrude et d’Henriette. Si tu les vois d’ici à quelques jours tu peux leur dire que je leur répondrai bientôt. C’est aujourd’hui la mi-carême, cher Gustave, et je m’ennuie, je m’ennuie on ne peut plus ; je pense à la mi-carême d’il y a deux ans et je ne sais que faire pour me distraire. Tu sais aussi que le lendemain d’un spectacle est toujours assez triste ; je vais essayer de jouer du piano, mais je suis bien sûre que ça va m’ennuyer car je n’ai plus de concerto à étudier. J’ai revu hier tous mes amis les musiciens et en particulier Eschlyn jeune qui m’a aperçue, m’a saluée fort gracieusement et m’a ensuite parlé en descendant l’escalier lorsqu’il venait de chercher sa femme qui est une vraie horreur. « Il aurait mieux fait d’épouser un veau. » Adieu, cher ami, je te quitte, non pas que j’aie quelque chose à faire, mais je te connais, tu n’aimes pas qu’on soit triste et je suis bien sûre que je t’ennuie.
Ton Raton
C[AROLINE].
Alfred vient de venir nous dire que son père a eu deux de ses crises habituelles. Il nous a aussi donné de tes nouvelles.
Toi, mon vieux rat, m’ennuyer ? allons donc ! tu badines, tu plaisantes. Dis plutôt que tu t’ennuyais de m’écrire, et non pas que tu t’es arrêtée dans la crainte de m’ennuyer. Tu sais bien que plus tes lettres sont longues, plus je les aime. Il me semble qu’il y a longtemps que je ne t’ai vue et j’ai bien besoin de t’embrasser. Il y a trois semaines que j’ai quitté Rouen. Dans quinze jours, le jour des Rameaux, vous me verrez arriver. J’y resterai jusqu’au 22 avril, époque à laquelle je retournerai bien vite à Paris pour bâcler mon examen qui commence à me talonner. Vous ne me reverrez plus alors qu’au mois de juin pendant trois ou quatre jours. – J’irai au Rond-Point lundi. La dernière fois que j’y aie été c’était mardi, jour où j’ai dîné chez Mme Tardif. Henriette avait une grande robe rose qui la rendait plus jolie et plus gracieuse encore que de coutume. Elle est toujours la même et d’une humeur égale, tandis que Gertrude a toujours du nouveau à vous apprendre. Elle aime beaucoup la famille royale et a été désolée de la mort du duc d’Orléans. Les Collier, à ce sujet, se sont aperçus à Trouville que nous n’aimions pas beaucoup la dynastie régnante, et cela parce que maman ne paraissait pas très affectée de la descente chez Pluton du prince royal. – Je n’ai point été entendre Charles VI, à ce qu’il paraît que ça n’est pas très raide. – Quant aux éloges dont l’ami Maurice bourre la gazette, comme je ne lis autre journal à plus forte raison La Gazette musicale, je ne les connais pas mais je me les imagine, ils doivent être copieux. Du reste ce n’est pas Maurice qui écrit dans son journal. Tu peux voir qui, les articles sont signés. – Les Burgraves ne sont point encore parus, je vous les apporterai avec moi. Il y a quelques jours que je n’ai été chez le professeur, ce que je me propose pourtant de faire aujourd’hui ; il va très bien et est assez […]. D’Arcet pioche comme un enragé pour le concours du bureau central ; mais il se fera probablement enfoncer. Il juge à propos, pour se rendre fort dans la discussion, de lire Spinoza, Descartes et beaucoup d’honnêtes gens de cette trempe, qu’il n’entend guère, comme il est très facile de s’en convaincre quand on a la moindre idée de la philosophie. Entre nous soit dit, il y patauge un peu.
Adieu, vieux rat, je t’embrasse.
Embrasse pour moi tout le monde, à savoir maman, mon petit papa, Achille, Julie, Juliette, Miss Jane, Mme Strœhlin, Narcisse Crépet, M. Eugène Crépet, Lainé-Condé, Colson médecin à Gournay, Louis cocher de fiacre, Rançonnet, Védie, Levillain cafetier, M. Delaunay employé au muséum d’histoire naturelle, Ramulot vitrier du collège, Mme Condom, M. Durand aubergiste à Dieppe, Decaux, Mme Decaux mère, Rivière père et fils, Achard disant oooo m et Compagnie, l’âne, Mme Velsch, M. Paumier, l’hôtel de Bourgthéroulde lui-même.
Donne-moi des nouvelles de M. Le Poittevin. Quand est-ce que Mme Le Poittevin et Alfred viennent à Paris ? y viendront-ils ?
Maman a-t-elle toujours la migraine ? et toi vieux rat comment vas-tu ?
TON BOUN.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Tu me demandes une longue lettre, cher ami, et malheureusement je n’ai rien à t’apprendre. Je ne peux que te dire combien je suis heureuse que tu viennes bientôt, mais par exemple, cela, je pourrais te le répéter assez pour remplir mes quatre feuilles de papier. Oui, mon Gustave, je serai bien heureuse de te revoir, car tu ne te figures point ce que c’est que la maison sans toi. C’est à en vomir d’ennui, comme dit M. Michelet. Tous nos amis sont partis de Rouen. Mme de Maupassant, d’hier pour La Neuville et Mme Strœhlin ce matin pour Paris. Son marchand de parapluies vient de perdre 10 000 fr[ancs] dans une faillite et c’est sa mauvaise humeur qui a décidé sa femme à l’abandonner pour quinze jours. Elle m’a bien promis d’aller voir Henriette, mais en cas qu’elle ait oublié, rappelle-le-lui quand tu la verras. Voici son adresse : Mme de Pouvey, rue du Pot-de-Fer-St-Sulpice, 14. Je crois que ce n’est point loin de chez toi. Nous avons été dimanche dernier à une soirée, chez les demoiselle Le Mire. Nous y avons entendu Anghelman. Il a joué toujours d’une manière ravissante. L’aînée des demoiselles a aussi un fort beau talent. En somme, la soirée a été charmante. Bourlet n’est point venu depuis fort longtemps. Je ne peux donc t’en donner des nouvelles. T’ai-je dit, cher Boun, que Podesta faisait le commerce de vins ; il est commissionnaire et fait déjà des affaires manifiques. Son nez aussi promet beaucoup de fleurs et lui servira bientôt d’enseigne. À propos de manifique, Béjaune est à Paris avec Lormier et Coulon ; il nous avait dit qu’il irait te voir, mais je ne le crois pas, attendu qu’il ne sait pas ton adresse. Si tu désires à toute force le voir, va au Musée et tu le rencontreras. J’ai reçu il y a quelques jours une lettre de Gertrude, la plus drôle qu’il soit possible d’écrire. Elle me dit franchement qu’elle a appris quelques termes de peinture et qu’en les jetant à tort et à travers, elle fait un effet surprenant. Henriette, cette pauvre enfant, ne m’écrit que quelques lignes et dans ces quelques lignes, elle me parle de toi, elle espère que tu auras la bonté de lui lire Les Burgraves, et je suis sûre que tu l’auras, cette bonté, car comment peut-on refuser rien à Henriette quand elle vous dit : « Vous êtes si bon ! » Il me semble encore l’entendre. Dis-lui qu’elle me réponde plus vite que la dernière fois où elle m’a laissée six semaines sans lettres. Père Dumée me néglige et moi, je néglige la peinture. D’abord, mon piano m’occupe beaucoup. Orlowski veut que je joue le trio de Mendelssohn avec Anghelman, et comme il me fait une grande peur, je veux savoir doublement bien mon morceau. Que dira le père Malençon quand il saura qu’Anghelman est venu non seulement m’accompagner, mais encore dîner, car maman veut l’inviter parce qu’il n’était pas l’autre jour au déjeuner des musiciens. Adieu, cher ami, reviens le plus tôt possible et rapporte-nous la gaieté ordinaire à un homme comme toi.
Je t’embrasse à deux bras.
TON RATON.
Je pense que M. Paul reviendra samedi ou dimanche.
Mon vieux Rat,
Je te remercie bien de ta bonne lettre d’hier et si elle n’était pas aussi longue que je l’aurais voulu, je te tiens néanmoins compte de l’intention. Il paraît que la santé est ponne et que tu fas pien. Je sais que tu as été à Quatremarres et que tu n’en as pas été fatiguée. Mais ménage-toi toujours, ma chère enfant, et si tu t’ennuies de temps à autre de mener une vie si casanière, songe que c’est pour ton bien et figure-toi comme je bisque quand je vois mon rat avec ces maudits maux de reins. Mme Strœhlin m’a donné des nouvelles de toi. Je l’ai trouvée jouant aux échecs. Elle n’a point été fatiguée du voyage et s’est déjà promenée dans Paris où elle n’a pas encore vu de voiture plus jolie et plus chiquée que le Coupé maudit. – Elle ira lundi voir Henriette.
Quant à moi, je ne vais pas trop bien, j’ai des maux de dents du diable qui m’agacent toute la gueule. Avec ça mon appétit redouble, et je ne peux manger que sur un côté. Le reste me fait souffrir quelquefois même rien qu’en passant la langue dessus. Je suis indigné et fais des monologues muets où je jure beaucoup. Le père Parain boudant à 3 dés n’était pas plus vexé. – Le pauvre vieux Béjaune a eu mal aux yeux. J’avais rencontré Sorieul sur le pont des Arts qui m’avait fait part de sa maladie et m’avait donné son adresse. J’ai été le voir incontinent, il était dans l’obscurité la plus complète et orné de lunettes bleues. – Son état est maintenant meilleur et il sortira dans deux ou trois jours, mais il n’a pas mal souffert et s’est considérablement ennuyé. Il m’a recommandé de n’en rien dire mais parce qu’il a peur qu’on ne s’inquiète chez lui. À propos de maladie et de médecins, tu peux dire au sieur Larchif que Velpeau a fait de lui le plus grand éloge à sa clinique lundi ou mardi dernier, à propos de sa thèse qu’il a combattue longuement. Il a fait aussi par parenthèse l’éloge du papa (et de toute la famille, il a même dit que Juliette était bien gentille). J’ai passé deux heures délicieuses à me figurer Podesta marchand de vin et dégustant les crus avec la petite coupe d’argent. Il va maintenant passer sa vie dans les caves, on ne le verra plus qu’à travers les soupiraux. – Entends-tu son rire au milieu des barriques et des cruches. Il doit se trouver là comme dans sa famille, quel gars ! – J’ai vu le père Licquet chez M. Cloquet : il se porte toujours très bien, et m’a chargé de vous présenter ses civilités ; ce vieux gredin-là ne vieillit pas.
Adieu, mon vieux Bichet. Je vais aller déjeuner chez le professeur et ensuite au Rond-Point, c’est aujourd’hui que je fais ma razzia. Il y a quelque temps que je n’ai été de l’autre côté de l’eau. Je t’embrasse de loin en attendant que je t’embrasse réellement.
Adieu à vous tous.
Avez-vous des commissions ? demande à Julie si elle n’en a pas et embrasse-la pour moi ainsi que Juliette. Good morning, miss Jane.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Maman a un très fort rhume, cher ami, et c’est à cela que tu dois cette lettre. Sans avoir la migraine, elle pense cependant qu’écrire lui ferait du mal. Elle me charge de m’assurer si Cher ami viendra avec toi. Elle voudrait le savoir positivement afin d’apprêter les chambres. Tâche, toi Gustave, de l’y décider. Attendris-le en lui disant combien nous l’aimons et combien, moi surtout, j’aurai du plaisir à le voir dessiner d’après nature.
Je savais que Gustave de Maupassant avait été malade, sa mère nous l’avait dit au spectacle. Je ne sais comment elle l’avait appris. À propos de spectacle, je n’ai point été enchantée des Martyrs. La musique est généralement mauvaise, mais les décors et la mise en scène sont magnifiques. Père Dumée n’a cependant pas été redemandé.
Mme Strœhlin reviendra-t-elle avec toi ? Dis-lui que je m’ennuie beaucoup d’elle et que je lui souhaite bien du plaisir. T’a-t-elle invité à quelque déjeuner ? Orlowski fera un voyage pendant les vacances de Pâques ; il doit aller en Alsace et puis je ne sais où.
Je te plains, cher Boun, de ne pouvoir manger, et d’autant plus que voilà venir le mercredi et qu’on dit que tu fais un dîner un peu soigné tous les mercredis. Pourquoi ne consultes-tu pas M. Toirac ? – Andrieux est parti pour Paris où il a été appelé pour affaires. Nous avions hier à dîner Alfred et Bourlet. Mais Bourlet est malingre. Ses leçons l’ont tant tourmenté qu’il en a des maux de tête et des douleurs de ventre. Il ira bientôt à Verneuil. Adieu, cher Gustave, reviens le plus tôt possible pour embrasser ton gros
RAT.
Papa part à la minute pour Caudebec, il était ce matin à Elbeuf ; il passe rarement un jour sans aller à la campagne.
[Paris,] mardi matin. [4 avril 1843.]
Je m’en vais aller aujourd’hui chez Cher ami pour savoir positivement si il viendra ouitounon. Il m’avait dit l’autre jour qu’il comptait partir de Paris le samedi de Pâques et rester le dimanche et le lundi à Rouen. Pour moi je pars samedi prochain avec les sieurs Fovard et Nion, nous aurons le coupé à nous trois. Mme Strœhlin a assez mauvaise mine ; elle m’a chargé de vous dire mille choses. Quant à son retour il s’effectuera, je crois, le samedi de Pâques. Elle aurait bien envie de s’en retourner avec M. Cloquet si son époux ne vient pas la chercher. Béjaune va bien et se pourmène maintenant ès rues de la Capitale. Mais il a beaucoup souffert. Les Collier sont dans le deuil ou plutôt devraient être dans le deuil. Ils ont perdu un cousin : le fils du commodore. Gertrude m’a dit qu’elle n’avait pas le moyen de s’acheter une robe noire, et que la même, dans les grandes occasions où il faudrait absolument sortir, servirait à toute la famille. Quoiqu’elle ait dit cela d’un air enjoué et en riant, j’ai bien vu qu’elle riait jaune comme on dit et qu’il y avait des larmes dans ses yeux. Tu ne me donnes aucune nouvelle de Podesta. J’ai dit à Hamard son changement d’état, il en a été enthousiasmé.
Adieu, vieux rat, je t’embrasse.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Tu vas me gronder, cher ami, et te moquer de moi quand je te dirai que je n’ai pas eu le temps de t’écrire de toute la journée, et cependant c’est vrai. Mme Strœhlin est venue dès les onze heures ; ensuite Julie et Juliette, et puis enfin le marchand de vin ; après la leçon, nous sommes allés dans le bosquet nous promener pour la première fois de l’année. Il a plu épouvantablement ces deux jours-ci. Je ne me sens point fatiguée de cette marche extraordinaire. Podesta était parti quand papa l’a rencontré et l’a invité à dîner avec nous et à manger du petit cochon. Bourlet n’est point encore de retour, tu sais comme je suis, et tu peux te figurer toutes mes angoisses.
Papa a reçu hier une lettre de ce pauvre Hamard ; il le priait d’annoncer à son oncle la mort de son frère ; mais lorsque papa y est allé, M. Hamard savait la triste nouvelle. Fauvel lui avait envoyé dire par un domestique. Hamard et sa mère doivent aller passer quelques jours à Pissy. Crois-tu que nous le voyions ?
Je suis installée dans mon appartement, cher ami, de la manière que nous avions concertée ensemble, si ce n’est mon piano que j’ai mis en bas pour plusieurs raisons que voici :
1° En cas de migraine ; 2° si quelques braves musiciens voulaient bien venir m’accompagner. Mais il a si peu de son qu’il serait, je crois, impossible de faire de la musique d’ensemble, je serais obligée d’aller à Rouen.
Nos lettres ne t’arriveront que le surlendemain. Il en coûte six sous de plus de les mettre à la poste à Déville.
Adieu, cher Gustave, il faut dîner et si tu m’avais vue écrire cette lettre tu ne m’aurais pas reconnue à la vivacité avec laquelle j’ai fait crier ma plume.
Ta sœur qui t’aime.
C[AROLINE] FLAUBERT.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Nous arrivons à l’instant de Déville, cher ami, et comme demain nous levons tout en l’air, à cause des cérémonies, je vais malgré les huit heures et demie qui viennent de sonner t’écrire une épître aussi longue et peut-être aussi ennuyeuse que le chemin de fer. Tu es bien heureux de n’être point ici, cher Bonhomme, toi qui n’aimes pas à entendre parler de la même chose, car depuis huit jours il n’est question que de débarcadère, wagons, cortège et banquet. Quant à moi, j’en suis si lassée et j’y pense tant malgré moi que je suis peut-être une de celles qui en rabâche le plus. Je suis « emportée par le chemin de fer » et aujourd’hui même, je voulais presque remercier le père Gobert qui nous a invités depuis une semaine à voir par son balcon et à déjeuner avec une poule et des côtelettes, et je désirais vivement me traîner et me cahoter au milieu des deux mille femmes pour lesquelles on a bâti des tentes. Papa m’a fait entendre facilement raison et ce soir j’ai écrit un mot à Louise pour lui offrir nos billets. Sa mère et son frère viennent dîner demain avec nous. Car après-demain il y a tournoi, joute, carrousel, courses, feu d’artifices, etc. et nous ne voulons rien perdre. Que je nous trouve bêtes ! mon pauvre vieux ! et que j’abandonnerais tout cela pour un quart d’heure de baisoteries comme nous en avons passé deux un certain jour dans le grand fauteuil. Maman a eu la migraine hier, elle est déjà couchée et moi, cher Gus, je vais bientôt aller reposer ma grosse mine coiffée de mon bonnet d’enfant sur ton traversin. Je rêverai de toi, bien sûr ; nous n’avons point encore vu « mon favori » comme tu dis, et je n’espère pas le voir parce que probablement il ira à Pissy par la gondole et qu’il ne pourra s’arrêter à Déville. Bonsoir, cher ami, dors bien ; je te donnerai demain des nouvelles de tout ce qui se sera passé.
Nous sommes revenus, cher ami, après avoir fait un excellent déjeuner et après avoir vu défiler pendant une heure des carabiniers, cuirassiers, sapeurs, ouvriers des fabriques, ouvriers du chemin de fer ; adieu, mon Gustave, je t’embrasse de tout cœur.
Ta sœur
CAROLINE FLAUBERT.
Bourlet est revenu hier ; nous ne l’avons pas encore vu. Je n’ai point encore écrit à Henriette, je ne sais trop quelle excuse lui donner, mais elle-même met quelquefois tant de retard qu’elle ne doit pas le trouver extraordinaire.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Ta lettre nous a fait bien rire, cher ami, et bien plaisir car elle est gaie comme toi et nous avons vu que malgré tes travaux ennuyeux tu ne t’ennuyais pas du tout. Tant mieux, mon Gustave, si tu prends ton parti et travailles avec cœur. Quant à moi qui n’ai aucun examen à passer, pas de but, je passe ma vie à regarder ma montre, et si ce n’est le piano que je travaille toujours avec ardeur, j’ai mis presque tout de côté. M. Dumée est venu dimanche ; je n’avais rien fait depuis que nous avions quitté Rouen. Il m’a promis de venir un de ces jours pour dessiner d’après nature, mais il fait si mauvais temps que ce sera bien impossible et que je serai encore forcée de copier, ce qui m’ennuie beaucoup depuis quelque temps. Podesta ne vient qu’une fois par semaine ; nous lisons maintenant l’histoire de Firenze de Machiavelli. Je crois que le Marchand de vin aurait beaucoup mieux aimé continuer Boccacio parce que c’est plus farce, mais moi j’étais lasse des plaisanteries et des dîners du Décaméron. Nous n’avons pas vu Hamard, je ne sais s’il est allé à Pissy ou si c’est le temps qui l’aura empêché de venir. C’est aujourd’hui mardi et Achille et Bourlet vont venir dîner avec nous et Julie et Juliette sont à Beautot.
Alfred a dû t’écrire un de ces jours car j’ai vu Laure et lui ai dit de faire des reproches à son frère ; il me prête des revues dans lesquelles il y a un roman fort amusant de G. Sand, Consuelo.
Mme Strœhlin est malade et couchée ; c’est un malheur pour moi, car elle venait souvent me voir.
Amand se marie lundi ; il nous a présenté sa femme dimanche et nous a invités à assister à la messe du mariage ; tu peux penser que je n’y manquerai pas et que je regarde cela comme une grande partie de plaisir. Adieu, mon pauvre ami, je t’embrasse en sœur qui aime son bonhomme de frère.
CAROLINE.
Béjaune est malade ; sa mère l’a remmené à La Neuville. « C’est un homme brisé par le travail ; il a besoin de repos ! » Je t’envoie un petit dessin que j’ai trouvé dans mon secrétaire ; je crois qu’il est de ma façon ; ne le perds pas en ouvrant cette lettre et tâche d’y comprendre quelque chose. Tu es un imbécile si ça ne te rappelle pas un agréable souvenir et si les larmes ne t’en viennent pas aux yeux.
Jeudi (date tes lettres).
[Paris, 11 mai 1843.]
Si tu crois, à lire mes lettres, que je ne m’ennuie pas, mon pauvre rat, tu te trompes on ne peut plus : quand je pense à vous et que je vous écris, je m’égaye le plus possible, et d’ailleurs je suis si agacé, si embêté, si furieux, que souvent je suis obligé de me battre les flancs pour ne pas me laisser tomber de découragement. Je me remonte le moral, comme on dit, et j’ai besoin de me le remonter à chaque minute. Si tu avais une idée de la vie que je mène, tu le concevrais sans peine. Montaigne, mon vieux Montaigne disait : « Il nous fault abbestir pour nous assaigir. » Je suis toujours si abbesti que ça peut passer pour sagesse et même pour vertu. Quelquefois j’ai envie de donner des coups de poing à ma table et de faire tout voler en éclats ; puis, quand l’accès est passé, je m’aperçois à ma pendule que j’ai perdu une demi-heure en jérémiades et je me remets à noircir du papier et à tourner des pages avec plus de vitesse que jamais. Le soir arrive, je m’en vais m’attabler au fond d’un restaurant, tout seul et la mine renfrognée, en pensant à la bonne table de famille entourée de figures amies et où l’on est chez soi, dans soi, où l’on mange de bon cœur, où l’on rit tout haut. Après quoi je rentre, je ferme mes volets pour que le jour ne me blesse pas les yeux et je me couche. J’ai pourtant maintenant une grande consolation. C’est un bocal d’excellent tabac turc que m’a donné Cher ami, et qui me sert à charmer mes loisirs. Ernest est tellement embêté d’être ici pour préparer un examen qu’il a failli avant-hier laisser tout là, prendre le chemin de fer, et s’en retourner voir son clocher. Il vient de me quitter à l’instant après avoir partagé mon déjeuner qui s’est composé de confitures (gelée de gardes) et d’éternel foie gras. – Vous avez dû avoir des nouvelles de moi par le marquis que j’ai vu lundi. De plus M. Tardif part aujourd’hui pour Rouen et dimanche prochain le docteur Toirac ira te remettre un cadeau du professeur. C’est son ouvrage sur La Fayette traduit en anglais.
J’espère que tu me donneras des nouvelles du mariage de M. Varin fils et que tu as dû y voir de bonnes figures. – Quand tu auras occasion de voir Mme Strœhlin fais-lui savoir toute la peine que je prends à sa maladie, ainsi que pour Béjaune. Il est comme tous les grands artistes, la lame use le fourreau ; « il mourra jeune laissant des tableaux inachevés qui donnaient la plus belle espérance ». Adieu, vieux rat, embrasse Néo pour moi, remue bien lui les oreilles sur la tête. Vous ne m’avez pas encore dit quand le service de la poste sera organisé par le chemin de fer.
Adieu, embrasse tout le monde pour moi,
ton frère.
Post-scriptum.
Je n’ai jamais pu deviner le dessin. – J’y distingue un lit, un berceau ou une baignoire et puis des jambes de turc.
Paris n’est pas plus favorisé que Rouen sous le rapport du chemin de fer et, si tu t’ennuies d’en entendre parler, tu es tout à fait comme moi. Il est impossible d’entrer n’importe où sans qu’on entende des gens qui disent : « Ah ! je m’en vais à Rouen, je viens de Rouen, irez-vous à Rouen ? » Jamais la capitale de la Neustrie n’avait fait tant de bruit à Lutèce. On en est tanné. Je n’ai rien appris sur les bannières de père Dumée, était-ce beau ? donne-moi un peu des nouvelles de ce vieux troubadour. Vient-il exactement à Déville ? et Orlowski l’éleveur d’enfants, le père nourricier, que devient-il ? À propos de nos amis je n’ai aucune révélation d’Alfred. Comment va son père ?
Je te prierai aussi, mon bon rat, de changer un peu votre manière de m’envoyer vos lettres. Celle que j’ai reçue ce matin vendredi était de mardi. C’est deux bons jours de vieillesse qu’elle avait sur le dos. J’en aime mieux de plus jeunes. Il est étonnant que, maintenant qu’il y a le chemin de fer et que c’est si commode pour aller à Paris, car on peut y aller dîner [et] revenir le soir pour se coucher : Ah ! vraiment, c’est une chose incroyable ! etc. et que conséquemment les voies de communication sont si rapides, je reçoive des nouvelles de vous comme si vous habitiez au fond de la Basse-Bretagne. Tâchez de vous arranger autrement. Dites-moi aussi si habitant Déville vous recevez mes épîtres le lendemain ou le surlendemain. Celle-ci vous parviendra par Hamard qui vous ira voir dimanche ou lundi prochain.
Que fais-tu dans ta maison de campagne, ma chère Carolo ? y peinturelures-tu bien ? y pianotes-tu raide ? Vas-tu dans le bosquet avec Néo, miss Jane, maman, un livre et de l’ouvrage dans ton tablier, t’asseoir sur un banc ? Quel beau soleil il fait ! Comme je voudrais être avec vous ! Mais je pioche comme un enragé et, d’ici au mois d’août, je suis dans un état de fureur permanente. Il m’en prend quelquefois des crispations et je me démène avec mes livres et mes notes comme si j’avais la danse de Saint-Guy, patron des tailleurs, ou comme si je tombais du haut mal, du mal caduc.
J’ai été dîner dimanche dernier chez Mme Vasse. Ses filles m’ont beaucoup demandé de tes nouvelles. Nous avons été tous ensemble à l’Odéon voir la fameuse Lucrèce. Aussitôt qu’elle sera parue à Rouen je t’engage à la lire, tu aimeras ça. – Il y a longtemps que je n’ai vu les Collier, car je ne descends plus de mon antre qu’une fois par semaine. J’ai en effet assez l’air d’une bête plus ou moins fauve. Donc je n’ai pas grande nouvelle à te donner, ou, pour mieux dire, je ne sais rien du tout. Ne dois-je pas bientôt voir Froger ? Adieu, mon vieux rat, je t’embrasse à t’en embêter. Embrasse pour moi maman, papa, Achille et Juliette. Julie et sa fille ne sont-elles pas à Poteau ? – Si Mme Achille est à Rouen dis-lui d’envoyer Pierre avec la petite faire un tour dans le Luxembourg. Je la lui renverrai le soir avec Aimée.
Adieu – boudou – boudou – vieux rat – vieux coquin de rat – mon bon rat – mon pauvre vieux rat.
BOUN.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Il gentiluomo galantissimo e venuto civa a védéré, caro mio. Assez d’italien, mon vieux, pour toi et pour moi ; ainsi je te disais qu’Hamard était venu hier vendredi 12 mai à 2 heures de l’après-midi. Il nous a fait une bonne longue visite pendant laquelle nous avons été nous promener dans le bosquet avec Mme Strœhlin qui passait la journée avec nous. Orlowski est venu nous y retrouver et a chassé ton ami qui s’est aperçu que j’allais prendre ma leçon. Dis-moi vraiment s’il est affecté de la mort de son frère. Il ne nous a point fait cet effet-là, en tous cas. Ses rides augmentent de plus en plus et seront égales à celles d’Ernest Delamarre. Il a été beaucoup question de toi, cher ami, de ton logement délicieux et de ton amabilité augmentant en raison directe du nombre de visites que tu fais aux dames Collier. Maman est aujourd’hui à Rouen pour ordonner et rapporter des denrées qui figureront demain sur notre table, car tu sais que c’est demain la fête à papa et qu’il y a toujours une espèce de petite fête à la maison. Demain nous avons la famille Écorcheville et le père Dumée sans compter la famille des Achille. Juliette est de plus en plus gentille. Nous lui avons fait part de ton invitation et elle voulait tout de suite partir avec Aimée pour voir mon on atave. C’est lundi le grand jour, le mariage d’Amand, la haute coiffe. Je me réjouis beaucoup à l’idée d’aller à la suite de la noce avec un violon en tête ; Olive ne se souciait pas du violon qu’elle appelle du luxe, mais les mariés ont été fermes et ont obtenu enfin ce cher violon qui conduira leurs pas à l’autel. Mais que tu es bête, bonhomme ! Et comment toi qui te vantes d’une merveilleuse mémoire pour tout objet d’art ne te rappelles-tu pas d’un certain tableau dans la Grande Galerie à Rouen qui représentait un enfant malade dans une baignoire, un thermomètre à droite, sa mère tenant une poupée à gauche, un lit au fond et une garde avec une bassinoire. Je te vois maintenant indigné contre toi-même en méditant le tableau.
Adieu, cher ami, je t’écrirai après la noce, mais c’est à toi que j’écrirai, et non à M. Hamard qui paraît connaître parfaitement toutes mes lettres. Mlle Jane voulait t’écrire quelques mots d’anglais, mais elle est très occupée à me faire une robe dont j’ai grand besoin, car encore hier j’avais une certaine robe violette avec laquelle je ressemble étonnamment à une fraîche bouchère de trente ans, tant j’ai la taille élégante. Papa et maman ont été hier à Duclair pour voir une propriété.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Ce que tu m’as dit d’Hamard m’a fait plaisir, cher Gustave, et j’aime mieux le savoir chagrin qu’insensible ; tu me dis aussi qu’il ne peut supporter entendre parler de son frère par aucun étranger et moi je suis bien contente, car je ne lui en ai pas ouvert la bouche. Mais à la maison c’est lui qui a commencé en nous racontant sa maladie. Je suis un peu effrayée de la grandeur du papier que j’ai choisi, mon ami, et je ne vois pas trop ce que je vais te dire. N’est-ce pas bien mal, Gustave, de ne savoir que dire à son meilleur bonhomme ? J’en suis honteuse moi-même et suis bien décidée à me fendre la tête plutôt que de laisser une petite place blanche sur le papier. MM. Toirac et Cordier sont venus en effet, mais non pas dîner comme Marquis te l’avait dit, nous ne les avons même pas vus, car ils ont laissé le paquet à Rouen en disant qu’ils repartaient le soir et ne pourraient par conséquent venir jusqu’à Déville. M. Toirac a exigé de Louise qu’elle lui dît son nom. La pauvre fille ne savait pas pourquoi et a eu beaucoup de mal à s’y décider. Voilà, j’espère, un bon commissionnaire pour une commission si précieuse. Le paquet était énorme, volumineux, puisqu’il n’y avait que des livres dedans : La vie de La Fayette, et une demi-douzaine de thèses. Cher ami y a aussi joint un magnifique cabas gagné à une loterie pour les malheureuses victimes de la Guadeloupe ; il représente non pas la Pointe-à-Pitre ni le tremblement de terre, mais une vachère et un berger faits en tapisserie sur un fond de canevas blanc. C’est une horreur à faire trembler. Remercie-le cependant et dis-lui que je l’ai trouvé d’un assez joli goût. Son livre aussi est bien ennuyeux et vous fait haïr La Fayette. On souhaite sa mort au commencement du livre. J’en ai déjà lu une centaine de pages, n’y ai rien vu, rien appris, si ce n’est que La Fayette était un bon époux, un bon père, un bon ami, était vêtu simplement, buvait de l’eau et puis, plus clairement encore, que M. le Professeur J. Cloquet ne vaut point M. de Voltaire pour écrire la vie des grands hommes, ce dont j’avais quelque soupçon même avant d’avoir lu Charles XII et La Fayette. Je trouve la différence encore plus grande entre les auteurs qu’entre les héros qui ne se ressemblent pourtant pas. Mais dis à Cher ami que je suis très sensible à l’aimable lettre qu’il m’a écrite, que je ne lui réponds pas encore parce que je ne pourrais jamais que lui rabâcher des remerciements, ce qui deviendrait un peu fastidieux à la fin.
Mais je ne te parle pas de la noce, cher ami, de cette noce magnifique ; on défilait en cortège ; un omnibus portant 40 personnes sans exagération tant à l’intérieur où ils étaient debout qu’à l’extérieur où ils avaient attaché des planches, un beau cabriolet prêté par un voisin et enfin notre voiture élégante faite pour rouler aux Champs-Élysées. Tout cela trottait au petit pas dans la boue en faisant un grand bruit cependant, car moi qui étais la dernière à la queue j’entendais parfois les rires de l’omnibus, c’est-à-dire des gens qui étaient dans l’omnibus. Tout le monde était très gai, excepté la mariée qui avait une tenue très convenable, comme quelques personnes disent, car tu sais, Gustave, qu’il est d’usage de pleurer à son mariage. Amand aussi paraissait pensif ; ses cheveux avaient été parfaitement bouclés sur la tempe gauche par le perruquier, par-derrière il était ras. Toutes les dames trouvaient que son coiffeur, ainsi que celui de la bru, s’était surpassé. Après le mariage à l’église, j’ai pris dans ma voiture Mme Amand et je l’ai menée faire visite à maman couchée encore à cause d’une forte migraine. Nous avons admiré fortement sa toilette, fort gentille, en effet, et cette admiration nous a peut-être valu une invitation d’aller au dîner. Je brûlais d’envie d’y aller ; ce que j’avais vu le matin me donnait une idée de ce que cela allait être, mais maman a cruellement refusé et s’est contentée ou plutôt les a contentés en leur envoyant quatre bouteilles de Champagne, avec lesquelles ils ont bu à notre santé. Mais une chose que j’avais oublié de te dire et que je trouve très bien et très délicat, c’est que les messieurs ayant joué aux cartes le soir et le lendemain ont réuni tout l’argent perdu et l’ont envoyé à Amiens, à Varin, afin que celui-ci aussi se sentît de la noce. Certainement, il y a peu de sociétés à Rouen où on en ferait autant.
Mlle Rachel va venir. Nous sommes déjà en train de nous arranger pour y aller avec les Strœhlin et les Maupassant. Je désire voir Phèdre plus que toute autre pièce. Prends du courage et allume ta pipe.
Quand tu iras chez les Collier, dis à Gertrude que ce qu’elle a dit en parlant de notre correspondance m’a fait de la peine, et que si jamais nous cessons de nous écrire, ce ne sera pas de moi que viendra la rupture. Mais j’aime à croire pour me consoler qu’elle a dit cela un peu en riant et que la « divine Henriette » n’a jamais pu penser que je l’oublierais. Elle a dû recevoir une lettre de moi il y a huit jours. Si elle ne me répond pas bientôt, je lui récrirai de nouveau. Adieu, mon vieil ami que j’aime par-dessus tout et qui sait si bien changer mon humeur. J’ai bien souvent besoin de toi ici. Allons, adieu, cher Gustave. Es-tu content de moi aujourd’hui, il y a une heure que je t’écris et Orlowski me grondera tantôt. Mille baisers sur tes grosses joues de la part de ton
RATON.
Le temps a été jusqu’à présent si mauvais qu’il n’y a pas eu moyen de dessiner. Père Dumée était venu dimanche dans cette intention et il a plu tout le temps. Me vois-tu piquée à côté de Mlle Écorcheville pendant deux heures, sans ouvrir la bouche ?
Samedi.
J’avais écrit cette lettre hier, cher ami, et je n’ai trouvé personne pour la mettre à la poste, heureusement car j’ai, c’est-à-dire maman a reçu la tienne, de lettre, et comme tu parais indigné de ce qu’on ne te répond pas, j’aurais été fâchée de ne pas t’avoir satisfait dans celle-ci.
Tu sauras donc que nous ne savons pas quand le chemin de fer prend les lettres, et qu’Hamard n’est venu qu’une fois, et cette fois était il y a vendredi huit jours. Je ne sais s’il est reparti ; il ne nous avait point promis de revenir. Est-ce qu’il t’avait dit qu’il reviendrait plusieurs fois ? Nous ne nous y attendions pas du tout et avons trouvé que c’était déjà très bien de sa part d’être venu jusqu’à Déville. Bourlet souffre toujours de son menton malgré les vingt-cinq sangsues qu’il s’est posées. Mais il se soigne si étonnamment que cela pourra bien durer encore. Par exemple, dimanche, il est venu dîner avec nous malgré la pluie battante et ses sangsues coulant encore. Il est arrivé au Père Dumée une aventure singulière… et risible, pour nous bien entendu. En s’en retournant dimanche il est tombé dans un ravin dans le bas de Déville parce qu’il allait chercher son fils, son garçon qui avait dîné chez un ami. Je ne sais combien de temps il est resté à patauger dans l’obscurité et dans la boue. Mais toujours est-il que lorsqu’il s’est relevé il n’y avait plus de gondole et qu’il est revenu à Rouen, comme un vrai Troubadour errant et vagabond.
Nous sommes étonnés qu’Armand n’ait pas passé par Rouen à cause du chemin de fer. Dis-lui des sottises de notre part. Tant pis, mon cher Gustave, si tu n’aimes pas cette manière de traverser l’écriture. Cela m’amuse beaucoup d’écrire ainsi, et il faut que tu t’en contentes.
Je crois qu’il y a un peu de vanité de ta part, cher raton, quand tu dis que tu ne sais comment remplir quatre pages de papier blanc. Tu m’as écrit une lettre si fournie de faits et de réflexions que vraiment il y a mauvaise grâce de ta part à soutenir que tu ne t’y connais pas. J’ai assisté grâce à ton style pittoresque à la noce d’Amand dont j’ai bien regretté de ne pas être, aux monologues de père Dumée dans un cul de basse fosse, au dîner où tu étais à côté de Mlle Écorcheville ; je me suis figuré les deux mines piquées de ces deux jeunes personnes, toi et elle. Écris-m’en souvent comme ça, mon bon Carolo, et tu feras bien plaisir à Boun. Dis à Mlle Jame de ma part qu’elle se prépare à la joie, qu’elle ceigne son front de jasmins et de roses, qu’elle mette les fameuses bottines d’été, qu’elle fasse passer, s’il y en a encore, quelque vieux restant d’engelures, car quelque chose de sacré, de facétieux et d’amoureux va lui arriver. C’est Froger, plus beau, plus svelte, plus mal jambé et plus jockey club que jamais. C’est aujourd’hui ou demain la noce du fils Gillotin et il doit partir samedi de Paris. Vous le verrez donc samedi soir ou dimanche. J’ai dîné avec lui dimanche dernier, après quoi nous nous sommes immédiatement séparés, lui pour aller au spectacle et moi pour aller me coucher, ce dont j’ai grand besoin quand le soir arrive. Deux ou trois fois par semaine, je dors 14 ou 16 heures sans débrider, tant je suis las, au point que j’en suis fatigué quand je m’éveille. – Demain j’irai voir les Collier et dîner chez Cher ami dont le portrait est maintenant à encadrer, il doit orner mon appartement. Notre tendresse réciproque augmente, je crois, de jour en jour, au point qu’il en est venu à m’offrir le logement, m’ayant en effet proposé l’autre jour de rester à coucher chez lui. Nous bavardons quand nous y sommes comme deux perroquets qui seraient députés. – Panofka va s’en aller dans 8 jours en Pologne ; je ne vois presque plus père Maurice, si ce n’est pendant 5 ou 6 minutes avant d’aller chez le professeur. Je n’ai pas le temps. Avez-vous vu M. Tardif ?
Adieu, ma chère Caroline, pense à moi et écris-moi. Embrasse tout le monde pour moi.
Ton frère.
Si vous aviez un moyen de me faire parvenir de la monnaie, je n’en serais pas fâché. Plus il y en aura et mieux elle sera reçue. J’étudie dans ce moment les donations et j’éprouve le plus grand besoin d’être pénétré de mon sujet.
Marquis a rencontré Lormier. Il est abruti par la misère et l’inconduite. Quel déplorable exemple pour la jeunesse !
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
M. de Cambry part vendredi pour Paris ; il remettra de l’argent chez M. d’Avert. Vas-y donc samedi, cher Gustave, et tu trouveras ce que tu désires. J’ai enfin reçu une lettre de Gertrude ; elle me parle beaucoup de son thé, me dit que la soirée a été fort stupide et se vante beaucoup de t’avoir imposé un rôle (ce sont ses paroles), que tu as on ne peut mieux rempli en louant et complimentant les demoiselles de leur goût et de leur choix. Je n’ai pas trop compris ce que c’était que leur goût ni que leur choix. Est-ce pour leurs toilettes ou pour leur chant ?
Tu vois, cher ami, que malgré ton désir de te faire passer pour bourru, Gertrude te donne au contraire une réputation d’aimable et de galant.
Père Orlowski vient toujours très régulièrement et il trouve que je fais de grands progrès. Je suis un peu de son avis et continue à avoir assez d’ardeur malgré les morceaux assommants pour piano seul. Quant au dessin, c’est tout le contraire ; Père Dumée m’a apporté hier un superbe dessin frotté au coton peut-être encore plus joli que celui que tu connais et je n’ai aucun désir de le copier. Maman m’y encourage beaucoup et veut le faire encadrer si je le réussis. Je tâcherai de le bien faire mais ne souffrirai pas qu’il soit mis sous verre. C’est assez de savoir que quelques-unes de mes œuvres ornent la salle du père Parain.
Ce que tu nous dis d’Armand nous a fortement divertis ; Mme Strœhlin en a beaucoup ri et Maman beaucoup rougi. Sais-tu s’il couchera à Rouen ou à Déville ? Cette question a été hier discutée dans notre salle à manger. Tous, si ce n’est moi, prétendaient qu’il coucherait à Déville. Je trouve notre maison si insupportablement triste lorsque tu n’y es pas que je ne sais comment on ose y venir. Adieu, heureux garçon que tout le monde aime. Je t’embrasse tendrement.
Ta sœur
CAROLINE.
Mme Strœhlin ira passer un jour dans la capitale la semaine prochaine. Jeudi ou vendredi ; elle est cependant malade et son voyage d’Allemagne n’aura probablement pas lieu.
Juliette ne nous voit pas une fois sans nous demander de tes nouvelles et tous les matins elle demande à aller « ponier mon on utave faire tata au petit lit mon on utave ».
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
[Paris, 31 mai 1843.]
3 heures un quart du matin, mercredi.
Je viens de finir le vieux Boitard que j’espère bien avoir enterré pour le reste de mes jours. Avant de me coucher sur mon divan et de dormir jusqu’au cours du sieur Bonnier, je veux te remercier de ton aimable invitation et te prier de transmettre à tes parents mon acceptation. J’ai bien l’honneur d’être, etc.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
M. Hamard te remettra une lettre pour Gertrude, cher Gustave, je te prie de la lui porter tout de suite, ou bien de la mettre à une petite poste, il y a déjà longtemps qu’elle aurait dû la recevoir. M. Cloquet m’a encore envoyé par Védie un pot de miel et quelques petites gravures assez mal faites. Achille, par exemple, a reçu un énorme livre dont il paraît très content ; il attend demain M. Florimont, je ne sais si nous le verrons, car Achille a l’intention de le faire promener à Jumièges et à la Mailleraie. Mme Lormier voulait à toutes forces le faire aller à Beautot, mais Achille et Julie qui connaissent tout le plaisir qu’on prend dans la susdite propriété nous ont positivement défendu de dire le jour de l’arrivée de Florimont. Ici, il sera censé être venu sans l’avoir écrit. Tu vois, cher ami, quelle attention il faut faire à ses paroles ici, et hier, jour de l’anniversaire du mariage d’Achille, comme la famille Lormier dînait à la maison, je n’ai pas ouvert la bouche, si ce n’est à Bourlet avec lequel je n’ai fait que causer légumes. Son estomac est tout à fait guéri, il est plus facétieux que jamais et pense continuellement à la saison des melons qui va bientôt arriver.
Maman t’attend un peu, elle espère que tu viendras avec Florimont ; moi je n’y compte pas du tout, mais si tu venais, que je serais heureuse, il y a six semaines que je ne t’ai vu, cher Gustave, et j’ai bien besoin de t’embrasser et encore plus d’être embrassée par toi. Adieu, mon boun ! Je vais remettre cette lettre à ton ami (sans être cachetée) et c’est une grande preuve de confiance de ma part que je n’aurais peut-être pas en tout autre.
Ta sœur
CAROL[INE] FLAUBERT.
Je dessine beaucoup. Quelquefois 3 heures par jour ; le piano s’en ressent depuis huit jours. Je ne l’ai presque pas étudié. Je lis maintenant Le Siècle de Louis XIV de M. de Voltaire et grâce à lui je ne m’ennuie pas, c’est-à-dire pas autant. Je ne te dis rien de Rachel, faute de place. On t’a rencontré au Palais-Royal. Mon ami, il paraît que tu t’en donnes au Palais-Royal ! Tu étais avec un autre jeune homme que j’ai reconnu être Du Camp.
Si je n’avais pas su que le grand Dubuc vous devait donner de mes nouvelles, vous auriez reçu une lettre de moi hier ou avant-hier et j’imagine que la mère trouve que j’aurais tout aussi bien fait, car celle-ci ne vous arrivera probablement que dimanche matin. C’est l’ami Florimont qui est chargé de la porter. Il s’embarque pour la Neustrie non sans peur, car Beautot est là qui le menace et il a une venette horrible d’être obligé d’y subir une journée. À ce qu’il paraît que Juliette et maman Ati en sont légèrement tannées et que cette dernière surtout en a assez pour le quart d’heure. Quant à moi, je ne demanderais pas mieux que d’aller même à Beautot, tant je suis embêté du lieu où je suis. L’univers est grand, et le voyageur en est le vrai roi. Que ne suis-je donc voyageur ! Il y a sur la terre des mers énormes et des forêts vierges, des déserts à lasser le pied des chevaux, des horizons sans fin, des vallées profondes, des plaines qui n’en finissent, on peut aller partout là ; eh bien, non ! Il existe aussi sur la terre un petit point restreint qu’on appelle Paris, et dans ce point-là un autre imperceptible qui est l’École de Droit. C’est justement là qu’il me faut vivre, c’est là que je suis à me durcir les fesses sur des bancs de bois et à endurer un professeur qui fait tomber sur vos épaules sa parole de plomb, – ou d’airain, comme on voudra. Je vais encore bien au cours, mais je n’écoute plus, c’est du temps perdu. J’en ai trop, j’en suis saoul. J’admire les gaillards qui sont là patiemment à prendre des notes et qui ne sentent pas des bouillonnements de rage et d’ennui leur monter à la tête. Quand j’ai avalé deux cours de suite, ce qui m’arrive souvent, juge dans quel état je dois être. La haine que je porte à la science découle, je crois, sur ceux qui l’enseignent, à moins que ce ne soit le contraire ; et si j’avais le pouvoir absolu, à coup sûr que j’enverrais M. Oudot et compagnie travailler aux fortifications, à grands renforts de coups de pied dans le cul. En attendant j’en travaille comme un désespéré pour passer mon examen le plus tôt et le plus infailliblement possible. Mais celui qui pourrait me voir quand je suis seul à m’inoculer tout le français du Code civil dans le cerveau et à savourer la poésie du Code de procédure, celui-là pourrait se vanter d’avoir vu quelque chose de lamentablement grotesque. Nom d’un nom ! j’aime bien mieux faire le journaliste de Nevers ou le père Couyère, parole d’honneur !
Quand je pense à vous autres, au moins, quelque chose de bon et de doux me ranime et me rafraîchit, mille tendresses gaies me reviennent au cœur, et je vais de l’un à l’autre, vous regardant tous d’ici, aller, venir, parler avec le son de votre voix, vous lever et vous asseoir dans vos habits que je connais. Toi, par exemple, mon bon raton, j’ai dans les oreilles ton rire sonore et doux, ce rire pour lequel je me ferais crever en bouffonneries, pour lequel je donnerais jusqu’à ma dernière facétie, jusqu’à ma dernière goutte de salive. Si bien que seul, parfois, dans ma chambre, je fais des grimaces dans la glace ou pousse le cri du Garçon, comme si tu étais là pour me voir et m’admirer. Car je m’ennuie bien de mon public. J’ai été aujourd’hui à l’hôtel de Motte ; j’ai demandé si on n’avait pas vu un marchand de parapluies avec sa femme. Ils étaient sortis tous les deux. – Demain je dîne chez le professeur avec les amis de coutume, et avant j’irai au Rond-Point. Voilà, cher Biquet, toutes les nouvelles que j’ai à te donner. De plus il fait très mauvais temps et si Rouen imite Paris mon ami Fessard ne doit pas être content. Du reste je ne pense guère aux bains, ceux de Lutèce sont si sales que je n’y replongerai jamais ma peau. On pourrait après tout aller tous les jours prendre son bain à Rouen, si on le voulait, on partirait le matin, on reviendrait à 2 h[eures] par le chemin de fer, maintenant que les communications sont si faciles. Rouen est un faubourg de Paris, etc., etc. !!
Adieu, mon bon rat, je t’embrasse, te rembrasse et te surrrembrasse. Ton boun.
As-tu été contente de Rachel ? Écris-moi une longue lettre. Bien des choses à Mimiss.
Remercie bien ce bon père de sa lettre, et pour le remercier embrasse-le de ma part.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Déville,] mardi soir. [6 juin 1843.]
Maman est couchée, cher ami ; elle a eu un affreux mal de tête toute la journée et a enfin été obligée de se mettre au lit vers quatre heures. Papa est à dîner en petit comité chez Père Bourguignon. Nous sommes donc, moi et Mimiss, seules dans le petit salon, nous ennuyant affreusement et répétant à chaque instant : « Quel temps ! Quel temps ! » En effet, mon Gustave, il pleut, il vente, il grêle d’une manière à vous faire trembler, il n’est que huit heures et les contrevents sont fermés, les bougies allumées comme en janvier. J’irais me coucher pour tâcher de m’endormir et de rêver l’été si je n’étais presque forcée d’attendre la famille de Juliette qui revient ce soir de Beautot et qui doit s’arrêter un moment à la maison. La seule chose qui m’ait un peu amusée aujourd’hui, Gustave, c’est de penser à eux tous que je me représentais si bien dans le fameux salon, meublé de velours rouge. Que de services d’auberge on ferait avec leur journée d’aujourd’hui ! Que de tribulations ils ont dû éprouver sans compter les incessantes questions de la Mère Lormier à Florimont et les salutations de cœur de son époux. Achille est venu nous voir ce matin à six heures ; il avait déjà pris sa figure harassée que tu lui connais et grognait beaucoup d’être obligé de s’en aller par la voiture de 7 heures parce que Dubuc n’avait point de chevaux. La partie de la Mailleraie s’est faite hier. Papa vient de m’interrompre ; heureusement, car sa vue me fait toujours du bien et souvent je désire être à Rouen, afin de le voir au moins à tous les repas. Le déjeuner que je souhaite tant quand nous sommes tous ensemble me semble mortellement ennuyeux. Achille nous a amené Florimont et Bourlet dimanche soir ; il t’avait vu la veille, Florimont bien entendu. Tu allais dîner chez Cher ami, ganté magnifiquement à ce qu’il paraît, mais il nous a dit aussi que peut-être tu ne viendrais pas nous voir avant d’avoir passé ton examen. Est-ce vrai ? Est-ce que tu aurais le courage de nous laisser passer encore six semaines sans t’embrasser ? Tes cheveux aussi doivent avoir besoin d’être coupés ! Monsieur saura que les cheveux se portent très courts et qu’ils ont besoin d’être rafraîchis fort souvent.
Olympe est accouchée d’une petite fille ; nous en avons reçu la nouvelle ce matin. Ils paraissent contents du sexe de l’enfant. Pauvre fille ! Elle ne pensera pas comme eux plus tard !
Te figures-tu Père Parain dans la chambre de sa fille, examinant la petite, en sortant la langue et tâchant de lui trouver quelque ressemblance avec sa nièce qui fait tant son admiration. Hamard a dû te donner deux lettres au sujet desquelles je vais t’avouer la vérité : c’est que je ne savais absolument que dire lorsque je pensais qu’elles pouvaient être vues par lui ou par quelque ami, non pas que j’eusse rien de caché à t’apprendre, mais maman aussi me faisait peur en me répétant sans cesse : « Prends garde de ne rien dire qui ne puisse être vu de tout le monde. » Elle pensait que la curiosité de voir la manière dont j’écris pouvait faire ouvrir ma lettre ; aussi je suis bien sûre qu’elle était pleine d’absurdités. Mais celle-ci je ne la donnerai pas à Florimont et ne la confierai que bien cachetée à la poste. « Telle est mon idée, mon idée est telle, telle est mon idée », comme dit le petit chourineur de Lormier. Tu dois savoir sa visite à Florimont lorsqu’il revenait de Montmartre tout couvert de sang encore chaud si bien que le malheureux maître clerc se voyait déjà tout refroidi sur le trimard. Orlowski m’abandonne tout à fait pour Limosin où il va chasser avec M. Toutain qui est cul-de-jatte. Ce doit être le steeple-chase. Papa prétend qu’ils luttent à la bouteille. Toujours est-il que toutes les fois que le Maestro revient de ces parties champêtres, il a la voix très enrouée et se plaint d’être fatigué. Le Père Dumée au contraire vient très exactement ; il est toujours souffrant, tousse de plus en plus et boit du bouillon coupé avec du lait. J’ai vu hier Mme Strœhlin, désolée, – style de société – de ne point t’avoir rencontré. Elle se porte mieux et n’a pas été très fatiguée du chemin de fer qu’elle a trouvé, ainsi que son campagnon de voyage, très dur pour aller et très doux pour revenir. Nous ne pouvons nous expliquer cette différence. Tu me demandes, cher ami, ce que je pense de Rachel, mais si tu m’avais vue à la représentation, tu ne l’aurais pas demandé tant j’étais hors de moi-même, c’est-à-dire exaltée ; elle m’a fait un effet, mon ami, peut-être pénible, mais que je voudrais encore éprouver cependant. Eh bien ! elle n’a pas été applaudie ; on lui a jeté de la loge du docteur Blanche deux misérables bouquets ; on l’a trouvée inférieure à ce qu’elle était il y a 3 ans parce que ses joues ont maigri et qu’elle est laide, à ce qu’on dit. On trouve aussi qu’elle ne parle pas assez haut, à la dernière scène, lorsqu’elle se meurt. Enfin c’était pitoyable de voir l’air avec lequel on l’écoutait. Tous les autres acteurs étaient ridicules ; Cudot-Thésée a paru vêtu comme le sauvage du café des Aveugles. Théramène a oublié son récit ; on l’a hué. Il s’est enfui épouvanté ; il n’a pu finir sa scène et on a fermé le rideau avant que Thésée eût achevé les douze vers de la fin. C’est bien triste, mon pauvre ami !
Je ne peux te donner aucune nouvelle de la partie de Beautot, attendu que j’étais couchée lorsqu’ils sont passés par ici. Papa seul les a vus deux minutes. Achille lui a dit qu’ils s’étaient amusés comme des bossus. Nous sommes allés dimanche dernier à Monville. Le grand Dubuc a voulu pêcher mais il n’a fait que se mouiller ; il a eu l’air fort sot de ne point attraper de truites, car il s’était beaucoup vanté d’être un bon jeteur d’épervier. Nous nous sommes arrêtés en revenant chez Père Berte. Papa lui a acheté des cigares. Sa femme et lui ont paru très sensibles à notre visite. Sa boutique est décorée du tableau de l’Empereur avec ses campagnes et d’un plateau sur le comptoir ; il vend aussi des petits verres. Adieu, cher ami, écris bien souvent et surtout dis-moi que tu reviendras avant le mois de juillet. Je t’embrasse ou plutôt je voudrais t’embrasser.
Ta sœur
CAROLINE.
J’ai montré à Hamard le dessin du père Dumée afin qu’il puisse te dire ce que je fais ; j’aurais voulu aussi lui montrer ma copie pour qu’il t’en dise des nouvelles, mais je n’ai pas osé. Maman va mieux ce matin ; elle me charge de t’embrasser et de te dire qu’elle est bien fâchée d’avoir laissé passer son tour. Mimiss te remercie de ton bon souvenir. J’allais oublier de te dire une chose qui nous a bien fait rire la semaine dernière. Tu en seras peut-être moins étonné, toi qui connais l’individu pour assez original ; il s’agit d’Alfred qui n’a jamais voulu aller voir Rachel sans sa mère, non pas pour lui procurer le plaisir de la voir puisque Mme Le Poittevin l’avait déjà vue dans la même pièce, mais pour ne point y aller seul. Papa l’a appelé godiche. Amen.
Hamard m’a dit que vous vous attendiez presque à me voir arriver avec Florimont. Tu avais bien deviné en disant qu’il n’en serait rien. Ce n’est pas de peur de perdre deux jours que je n’ai pas été à Rouen, mais c’est parce que j’aurais eu trop de mal à me remettre en train. Dans 15 jours trois semaines environ, j’aurai à peu près vu l’ensemble de mon examen. Ce sera un point d’arrêt. Cher ami paraît disposé à m’accompagner et à venir passer avec nous un dimanche à Déville. J’ai dîné hier avec lui et le sieur Toirac. Nous avions pour 4e convive M. Flandin qui a parcouru pendant 3 ans toute la Perse et en a rapporté de magnifiques dessins. Il est maintenant en train de publier un grand ouvrage sur ce pays. C’est un gentil compagnon qui n’a pas mal roulé sa bosse. – Pour satisfaire ta curiosité, vieux raton, je te dirai que l’ami qui était avec moi quand le sieur Dubuc m’a rencontré au Palais-Royal était Florimont ; nous venions de dîner ensemble chez Pestel. – Tu ne me parles pas de Rachel ; mais je sais que Cudot t’a exaltée, c’est le principal. – Je te charge de dire à Mme Strœhlin que je me suis présenté deux fois à son hôtel et qu’elle était toujours sortie. Il paraît qu’elle menait avec son mari une vie errante et vagabonde ès rues de la Capitale – le marchand de parapluies errant et vagabond, romance – le porte-balle exténué, complainte.
Hamard m’a fait plaisir en me donnant des nouvelles de vous tous, et surtout de Néo dont vous ne me dites jamais rien, comme s’il n’était pas de la famille. Il faudrait le faire baigner, c’est la saison.
Adieu, chère Carolo, embrasse bien maman et papa pour [moi]. J’irai tantôt rue des Prouvaires où je dois trouver une lettre de vous.
Encore adieu, encore un baiser.
J’attends depuis longtemps une lettre de Pitt. Et Mimiss, qu’est-ce qu’elle devient, cette chère enfant ???
Après avoir lu ta lettre, chère Caroline, j’ai senti mieux que jamais le besoin de t’embrasser et de t’embêter de mes tendresses exagérées. Elle était si…, je n’en dirai pas plus pour épargner ta modestie.
Devine avec qui je me suis trouvé à dîner chez le père Tardif ? Avec la famille Letellier. Quelle rencontre imprévue ! Ils avaient le matin déjeuné au Rocher de Cancale, ils ont été le soir à l’Opéra-Comique. Ils m’ont tout à fait fait l’effet de bourgeois de la province venant à Paris pour s’amuser. Quels épiciers stupides ! ceux-là ont encore profité du chemin de fer. Quand est-ce qu’on n’en parlera plus ? J’en aurai la jaunisse. Après Mme Lafarge et la mort du duc d’Orléans, je ne connais rien de plus embêtant. – J’en profiterai tout de même de dimanche prochain en quinze. Vous voyez que je viendrai avant les vacances. Florimont avait mal compris. – Mon ami Maurice part ce soir pour Berlin d’où il reviendra dans un mois. Panofka est également parti, pour Varsovie et Vienne. Tout le monde détale de Paris soit pour aller dans les pays étrangers ou à la campagne, vive la campagne ! vive la campagne ! on met l’habit bas et on dîne sur l’herbe. – Elle est mouillée pour le quart d’heure ; il fait un froid à 6 alpagas. J’ai acheté hier du bois et j’ai fait du feu pour m’égayer l’esprit et me chauffer le corps. – Quand vous écrirez à Nogent, mille compliments sur l’heureux événement, et des sottises de ma part au père Parain qui ne m’a pas envoyé les peaux qu’il m’avait promises.
Probablement que le professeur viendra avec moi. Il m’en a témoigné l’intention et m’a déjà demandé le jour de mon départ. Orlowski qui chasse maintenant si diligemment vous donne-t-il du gibier, afin qu’on puisse manger pâtés de lièvre, civets, gîtes, salmis, cailles grasses, perdrix, lapins, sangliers. Que Dieu le protège si, grâce à lui, tous ces articles abondent à l’office et pendent au croc. Par la prochaine occasion envoyez-m’en une bourriche pleine, je paierai le port. Le jambon que je m’étais acheté il y a 8 jours s’est pourri et j’ai perdu ce comestible avant de l’avoir pu manger. Que je voudrais voir notre ami vêtu en chasseur, avec des guêtres, une carnassière et une casquette à visière verte, ajustant un petit lièvre et disant, après l’avoir manqué : ah ! le gredin ne m’a pas attendu.
Adieu, cher rat, mille baisers à tout le monde.
Ton Boun.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Tu dois concevoir notre joie, cher Gustave, puisque tu sais combien nous t’aimons et ta lettre nous a tellement fait plaisir que le dîner en a été tout gai. Tu nous amènes aussi M. Cloquet que nous n’attendions pas. Restera-t-il aussi longtemps que toi et combien resteras-tu ? Mme Strœhlin viendra passer la journée du dimanche à Déville ; elle part de demain en quinze pour l’Allemagne.
Tu ne m’as pas dit, cher ami, si tu as porté ma lettre chez Gertrude ; je n’en ai pas reçu de réponse et en suis un peu inquiète. Je me moquais d’une certaine soirée dont elle m’avait parlé. S’en serait-elle piquée ? Réponds-moi donc à ce sujet le plus tôt possible. Papa a montré ta lettre à Julie ; elle en a été indignée, a appelé Florimont « hypocrite » parce qu’il avait trouvé Juliette charmante, même dans ses méchancetés ; enfin je crois que Florimont est tout à fait perdu dans l’estime de Julie. Mais en récompense, il a gagné la mienne en entier, et je le remercie d’avoir trouvé Juliette insupportable parce que ce sera peut-être une leçon pour ses parents pour n’en plus ennuyer les malheureux étrangers. Cependant si la lettre m’eût été adressée, je ne l’aurais pas montrée pour ne pas renouveler certaines petites scènes de famille assez fréquentes maintenant à l’égard de la petite fille. Mme Le Poittevin nous a appris dimanche dernier la mort de Germain. Pourquoi ne nous en avais-tu rien dit ?
Je n’avais jamais entendu parler de ce M. Flandin et la première fois j’avais lu Frandrin, le paysagiste ; parle-moi donc un peu de ce particulier, dis-moi s’il a du talent et s’il ne fait que dessiner. Tâche de lui attraper quelques croquis pour moi. Adieu, mon vieil ami, mes lettres vont devenir plus courtes, puisque je vais bientôt te voir et que je pourrai te parler tout à mon aise et te raconter tout ce qui s’est passé depuis ton départ.
J’ai reçu une lettre de Louise de Maupassant samedi ; elle m’annonçait l’arrivée de Mme Gétillat et nous invitait à aller à La Neuville. Adieu encore une fois, mon Gustave, en attendant que je te dise bonjour.
Ta sœur
CAROLINE.
Olympe continue à se bien porter ; sa petite fille aussi. Elle est déjà en nourrice et s’appelle Louise. Caroline m’a écrit une gentille petite lettre pleine de joie d’avoir une petite sœur.
[Paris,] jeudi matin. [15 juin 1843.]
Oui, vieux biquet, de samedi prochain en 8 je m’embarque par le chemin de fer et je m’en vais passer avec vous quelques quarts d’heure agréables. Malheureusement ils ne seront pas longs car le mois d’août approche et je suis effayé de ce que j’ai encore à faire. Je ne resterai donc pas avec vous, mes bons amis, plus de deux ou trois jours. – J’ai une grande envie de me piéter à Déville dans le bosquet, de me coucher sur l’herbe et de faire une masse de facéties pour vous divertir. Quant à Cher ami, il est pour le moment sur la route de Besançon où il est parti voir un malade, en poste, et au galop. Il sera de retour à Paris dimanche ou lundi. Je l’ai vu hier au moment de s’embarquer et il m’a encore assuré que, si rien d’extraordinaire ne le demandait au loin ou ne le retenait à Paris, il m’accompagnerait certainement. Je crois qu’il ne restera que la journée du dimanche. – Tu m’as demandé, cher raton, si Gertrude n’avait pas été choquée de ta lettre ; au contraire, elle m’a dit que tu lui avais écrit une lettre « gentille et belle comme toi », ce sont là ses expressions, elle en était charmée. Ne t’a-t-elle pas répondu depuis ? je ne les ai pas vus depuis le milieu de la semaine passée et je n’irai probablement pas avant lundi ou mardi prochain. La dernière fois que j’ai été chez eux, il m’est arrivé une aventure assez aquatique. Figure-toi que j’étais déjà à l’entrée des Champs-Élysées quand j’ai été assailli par une pluie épouvantable qui en moins d’une minute m’a mouillé jusqu’aux os. Ma redingote a été trempée, mon chapeau défoncé (j’en ai immédiatement acheté [un] neuf), les rebords me cachaient les yeux. Quant à mes bottes, il y avait de quoi rire. Elles prenaient l’eau par mon pantalon. Je m’en suis plaint à Derennes. Bref, j’ai été m’éponger et changer de suite, heureusement qu’il n’en est résulté ni rhumatisme ni rhume. Mais il y avait de quoi en avoir au moins un fameux, de cerveau, et il m’eût fallu après ça faire garder le lit à mon nez pendant 15 jours. – Justification de Florimont, 8 volumes in-folio avec atlas : vous avez mal compris le sens de ma lettre ; je l’ai écrite ainsi pour faire un peu bisquer maman Ati, mais le jeune Florimont ne m’avait dit aucun mal de son cher fruit. Au contraire, il m’en a dit mille choses aimables et enorgueillissantes, seulement qu’elle avait été assez diable à la Mailleraie, etc. Voilà les faits et les mots, et rien que la vérité. – Il est maintenant 10 heures et demie, j’attends le marquis pour l’aller recommander à M. Cabanon, afin de faire simplement hâter sa nomination. Quel genre je me donne d’aller près des députés solliciter pour des drôles que je protège ! – Mon fils Herbert, j’avais oublié de te dire ça, arrive dans 8 ou 15 jours ; Henriette en est enchantée. – La chaleur est revenue depuis hier et je crois définitivement qu’il va faire beau, je suis dans le costume d’été que tu connais et je laisse un peu respirer le gros pantalon et la robe de chambre qui n’ont pas refroidi depuis le mois de novembre. J’espère que si ça continue l’eau sera assez chaude pour que je puisse prendre un bain à Rouen, car, [pour] ceux de Paris, je fais le serment de ne jamais en user, tant c’est dégoûtant.
Adieu, ma chère Carolo, porte-toi bien, je t’embrasse. – Embrasse pour moi papa et maman.
Alfred n’a-t-il pas été malade ? était-il malade réellement ou seulement indisposé ? Ce gredin-là m’écrit si rarement qu’on ne sait jamais comment il va ni ce qu’il devient.
Mes cheveux ont le plus grand besoin d’être coupés. J’arriverai à Rouen vers la Saint-Jean, je crois, époque où l’on tond les moutons ; ne suis-je pas un vrai mouton moi-même, il ne me manque qu’un grelot et une faveur rose. Là, là, pauvre petit mouton, là, là, comme il est bon. Là, là, mon petit, là.
CAROLINE ET LE DOCTEUR FLAUBERT À GUSTAVE
Je n’ai point reçu de lettres d’Henriette, cher Gustave, mais la nouvelle de son peu de mieux m’a fait grand plaisir. Tu ne me dis pas pourquoi elle a été si longtemps sans m’écrire et j’ai bien envie de le savoir. J’attends en ce moment notre vieil Orlowski qui m’a fait l’effet de ne point vouloir venir aujourd’hui ; il suivrait ainsi l’exemple du père Dumée que je n’ai pas vu depuis le vendredi où tu y étais. Je dessine cependant, mais sans grand courage. Podesta est revenu hier. Les affaires qu’il appelait « affaires d’importance » étaient tout simplement d’aller à Elbeuf où plusieurs dames l’appelaient à grands cris pour leur donner des leçons. Il les a refusées probablement à cause de ses occupations.
La famille de La Neuville va à Beautot dimanche ; elle y couchera et reviendra le lundi matin. On déjeunera chez Achille. Le temps, de magnifique qu’il était ces jours derniers, devient mauvais et je les vois déjà ravaler leurs bâillements.
L’opéra d’Halévy dont tu parles est probablement Charles VI. Orlowski l’a entendu à une répétition et n’y a démêlé qu’un tapage épouvantable. Bourlet vient rarement ; ses leçons l’occupent beaucoup et le feront sans doute pâlir tant il a d’émotion. Cette lettre est par-dessus le marché puisque c’est M. le Marquis qui te la portera et tu en recevras bientôt une plus longue
de ton Rat stupide,
CAROLINE.
Je te fais remettre beaucoup de vieilles lancettes ; tu diras à Lesueur de ne repasser que celles qui en valent la peine et de ne rien faire aux autres.
Ton père et bon ami.
FLAUBERT.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Le tranquille Baptiste vient de nous remettre ta chère lettre, bon Gustave, au moment même où Podesta entrait pour me donner ma leçon ; j’aurais bien mieux aimé t’écrire tout de suite, pauvre vieux, et la traduction m’a paru longue. Enfin j’ai renvoyé l’italien et me voici avec toi jusqu’à ce qu’Orlowski arrive. Je vais donc te raconter un peu les nouvelles d’ici. D’abord la désolation de notre haineux Bourlet, car Blanche, l’infâme Blanche a été nommé à force d’intrigues et de bassesses. Achille aussi se mêle d’élections ; il se mesure contre M. Le Mire malgré les avis de Maman. Mais mon Gustave, ce qui m’intéresse plus que tout cela c’est Henriette. M. Cloquet l’a-t-il vue et que dit-il ? Tâche de lui persuader de rester couchée ; papa disait encore l’autre jour que pour les maladies comme la sienne, il empêche même qu’on fasse les lits des malades. Moi je crois que les Collier consultent trop de médecins et qu’ils ne savent lequel croire. Je répondrai bientôt à Gertrude qui me demande le jour de notre arrivée à Paris. Tu as dû voir Herbert. Est-il encore plus gentil qu’il ne l’était, comme me le disent ses sœurs ? J’aurais bien envie de le voir, mais je crains qu’il ne soit parti quand nous irons à Paris. L’Exposition est ouverte ; on parle beaucoup d’un tableau de Coignet. Mme de Maupassant m’a écrit pour m’avertir qu’elle ira accompagnée de Mme Gétillat demain samedi. J’espère m’y trouver en même temps qu’elle afin de voir Louise que je n’ai pas vue depuis Rachel. Il y a aussi bien longtemps que les dames Le Poittevin sont venues. Alfred va mieux cependant et commence à sortir. Il ne reçoit pas encore, et indigne par cette conduite tous ses amis. Podesta est du nombre de ces derniers. – Comment fermer la porte à Podesta ? Mme Letellier est malade, nerveuse, a des idées noires extravagantes même. Enfin elle fait enrager sa malheureuse fille. Papa ne lui parlait pas de toi lorsqu’elle s’est mise à faire le plus grand éloge de toi. La vieille fausse ! elle a dit que tu avais été on ne peut mieux, gai, aimable, spirituel ! Nous ne sommes pas encore allés à Beautot. On y fane. Narcisse en est malade de fatigue et se lève dès les quatre heures, fane toute la journée et boit du cidre sous les pommiers.
Adieu, cher ami, bien des baisers de ton rat.
CAROL[INE].
[Paris,] dimanche matin. [9 juillet 1843.]
Le marquis de Saint-Andrieux a dû vous aller donner de mes nouvelles hier. Il vous aura dit sans doute que je me portais bien, que j’avais bonne mine, etc. Mais il n’a pas pu vous dire, car cela est impossible, combien je suis embêté, vexé, irrité, tanné. S’il fallait que mon examen, au lieu d’avoir lieu dans 6 semaines, ne se passât seulement que dans deux mois, je crois que je l’enverrais bouler. Je commence en effet à être fourbu (À ce moment je reçois la bonne lettre de rat. Je continue la mienne en m’adressant à cette chère fille.) Oui, vieux rat, je suis fourbu, un peu plus et je deviendrai rebours. Définitivement, c’est trop d’emmerdement (permettez-moi l’expression) pour un homme seul. Si par malheur j’étais refusé, je te jure bien ma parole d’honneur que je n’en ferais pas plus pour la seconde fois et que je me présenterais toujours avec ce que je sais jusqu’à ce qu’on m’admette. – J’ai commencé à étudier mon examen avec trop de détails, de sorte que maintenant j’en suis encombré. – Joins à ça que mes maux de dents me reprennent de plus belle. Jeudi j’ai souffert toute la soirée de façon à m’empêcher de travailler, et la nuit de façon à m’empêcher de dormir. Maintenant encore je ressens une douleur vague à tout un côté de la gueule. Autre agacement : M. Bonhomme, menuisier, mon voisin, juge à propos tous les jours de venir limer ses scies sur le trottoir qui est en face de moi, ce qui fait une musique très agréable. Il y a de quoi en avoir le rire sardonique et satanique. Ô combien j’envie l’heureux Narcisse qui, loin des cités, fane en paix la luzerne dans les champs paternels, et qui boit le cidre sous les pommiers avec une innocence digne de l’âge d’or. Il méprise tout examen, et le Code civil pour lui n’est qu’un livre comme un autre, c’est-à-dire un livre qu’on ne lit pas. – Tu me demandes des nouvelles d’Henriette, cher rat ; je n’en ai pas à te donner et je ne suis pas près de le faire, elles sont maintenant à Chaillot ; c’est derrière le bois de Boulogne. Je n’ai pas le temps d’y aller souvent et d’ici à ce que vous veniez à Paris j’irai peut-être une fois ou deux. Gertrude m’a écrit pour me donner leur adresse et me dire qu’Henriette allait mieux. – L’opinion de M. Cloquet, c’est qu’elle est très malade, voilà tout ce qu’il m’en a dit. Elles lui ont plu extrêmement et il les trouve charmantes. Herbert n’est pas venu me voir chez moi, il a peur de se perdre dans Paris. Mais je l’ai vu chez sa mère ; il n’est pas changé du tout et m’a dit comme par le passé : « Artémise, la brosse, la brosse, bonjour, voisin. » La mère d’Hamard est partie passer un mois à Enghien, Hamard reste seul à Paris pour passer son examen ; nous serons peut-être sur la sellette ensemble.
Si tu savais, vieux rat, combien je pense à cette bienheureuse fin du mois d’août et à la manière dont je me précipiterai hors l’École de Droit quand je serai reçu ! – Quelles bêtises je dirai et ferai dans la voiture avec toi ! quelles grimaces et quelles bouffonneries ! je te promets un rire comme tu n’en as jamais entendu. Quand tu verras Mme Le Poittevin dis-lui de prier Alfred de m’écrire puisqu’il va mieux. Bien des consolations à Bourlet. Voici la saison des bains ; qu’il en prenne, ça le calmera. Adieu, je t’embrasse sur tes bonnes joues.
Embrasse pour moi il padre e la madre.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Je te plains, cher Gustave, puisque tu t’ennuies, car moi aussi, sans avoir de droit à étudier ni d’examen à passer, je suis souvent prise de ce mal et plus l’époque de notre départ approche, moins j’ai de courage au travail. Mon piano reste quelquefois deux jours sans ouvrir ; le dessin est de même mis de côté. Depuis que tu nous a quittés, je ne suis point retournée dans la cour du père Sorel. Aujourd’hui j’ai fait dire au père Dumée de ne pas venir parce que nous allons à Beautot. Le temps est heureusement assez bien disposé. Nous arriverons là pour dîner, ce que je compte faire copieusement et longuement, les deux jours que nous passerons au milieu de ces bonnes gens à mœurs si simples. Le dimanche suivant, nous irons à La Neuville où j’espère un peu voir A. Le Poittevin. Mme Gétillat y sera encore. Elle était l’autre jour au Musée, mais elle n’a pas ouvert sa grande bouche et n’a fait que rajuster ses manchettes. J’ai bien envie de la voir plus longuement afin de juger de son esprit dont les de Maupassant sont si éblouis. Bourlet est venu hier soir, son enrouement et sa rage ne sont pas encore passés. Maman a dû te conter la visite que lui a faite le fils Blanche. Mais tout cela perd à être rapporté ; il faut voir le petit individu expliquer toutes ses affaires. Il en a sacrifié trois pouces de sa barbe parce qu’il avait par trop chaud. S’il y a des vacances aux journées de juillet, il ira te voir et t’amuser un peu ; il te permet d’avance de le battre autant que tu voudras.
Alfred ne va pas très bien ; il est désolé, ne reçoit personne et laisse sa barbe pousser. Tu ferais bien de lui écrire et de le remonter.
Que fera M. Cloquet s’il vient sans toi, cher ami ? Il s’ennuiera à mourir à moins que papa ne le mène chez M. de Monville et encore je pense que sans le gros farceur, il n’aura pas grand plaisir. Mme Strœhlin ne nous a pas encore écrit. Son neveu nous a dit l’avoir laissée un peu fatiguée à Strasbourg. J’ai aujourd’hui 19 ans, cher Gustave ! Y penses-tu ? et aurais-je une lettre de toi pour me fêter. Adieu, je t’embrasse pour moi et pour toute la famille.
Ta sœur
CAROLINE FLAUBERT.
Papa écrira à M. Dizier. Je te prie, cher ami, de me renvoyer 15 bouteilles de Contrexéville.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Maman voulait t’écrire aujourd’hui, cher Bonhomme, je l’en ai empêchée et j’ai pris la place afin de te montrer que je ne me pique pas de ce que tu ne me réponds pas et aussi pour te raconter comment s’est passée la journée du dimanche à Beautot. J’avais une peur effroyable de m’ennuyer et devais y prendre des livres afin de lire dans mon lit ou même en présence de mes hôtes. Le diable m’a fait oublier les bouquins et, le soir, comme je demandais à Maman Beautot quelques revues ou livres, elle m’a avoué franchement qu’il ne s’en trouvait pas un seul dans tout le château ; enfin après avoir cherché dans tous les cabinets, communs et privés, on m’a apporté deux ou trois morceaux de journaux. Le lendemain je me suis levée à 11 heures, ce qui a paru un peu contrarier la maîtresse de maison qui venait voir de demi-heure en demi-heure si je ne dormais pas et qui pensait en elle-même : « Comment est-il possible de rester tranquille dans son lit quand on avait à visiter tant de choses curieuses, telles que laiteries, étables, granges, écuries, poulaillers, jardin légumier. » Si les ouvrages de la bibliothèque sont peu nombreux, en revanche les mets abondent et à tous les repas on a été forcé d’empêcher que M. Lormier ne coupât soit une volaille soit un canard ; tu sais quelle mine font alors les invités et les invitants, c’est à en mourir d’ennui quand cela se répète deux jours. À part cela et la frayeur que j’avais de répandre ou de casser quelque chose dans une maison si parfaitement tenue, tout s’est passé à merveille. Le soleil a fait mûrir le blé, la vache a donné 43 mesures de lait, et ce qui m’a fait encore plus de plaisir c’est de ne pas avoir été fatiguée après avoir marché autant que je l’ai fait. Cela me donne du courage pour une vacance de trois jours que nous allons faire à La Neuville du samedi soir au mercredi matin. Il y aura beaucoup de monde : Bellangé et Le Poittevin, Renouard, Sorieul et père Dumée peut-être.
J’espère que ce sera plus divertissant que le dimanche précédent. Nous avons reçu hier une lettre de Mme Strœhlin ; elle va assez bien, prend des bains à Wildbad et nous charge de te dire mille choses affectueuses de sa part, entre autres qu’elle ne prend pas ses bains avec autant de plaisir que ceux de l’année dernière, quand tu lui montrais à nager. Gertrude m’a écrit aussi pour me reprocher mon silence, mais une lettre de moi a dû croiser la sienne. Il paraît que cette pauvre Henriette va plus mal puisqu’il ne lui est pas permis d’écrire.
Adieu, cher Gustave, du courage jusqu’au bout, pense aux plaisanteries de la voiture où je réapprendrai à bien rire en voyant tes joues rougir, enfler, et prêtes à crever.
Ta sœur
CAROLINE.
[Paris, 27 juillet 1843.]
Jeudi, 1 heure.
Je sors de l’école de droit où l’on vient de me donner jour. C’est le lundi 21 août à 1 heure d’après-midi, c’est-à-dire de lundi prochain en 3 semaines. – Je crois qu’à cette époque vous serez à Paris. – N’oubliez pas de m’écrire le jour et l’heure où vous arriverez. Demande à maman si elle veut que je vous retienne des logements. Je vous conseille de loger comme par le passé à l’hôtel Bristol ; ça vous sera bien plus commode. M. Cloquet et l’abbé arrivent demain vendredi à 5 heures. J’irai déjeuner avec lui et lui remettrai les volumes d’Achille. Florimont ne peut venir, il est très occupé. C’est un homme qui travaille beaucoup, un homme modèle, un homme dans mon genre.
La mâchoire me fait toujours horriblement souffrir. Toirac ne pense pas que mes dents gâtées en soient seules la cause. C’est selon lui une névralgie ; en effet j’en ai d’entièrement saines qui me donnent d’affreuses douleurs. Je ne sais pas quand ça finira. Imagine-toi la balle que j’ai quand je suis tenaillé par une bonne crise et qu’il me faut continuer à travailler. Aussi le travail s’en ressent-il.
Si tu savais, pauvre rat, comme j’aurais envie de suivre M. Cloquet et comme je bisque quand je pense que je pourrais demain être à 5 heures avec vous. – Il est temps que les vacances arrivent. Je les aurai bien méritées car depuis six semaines surtout j’ai été cruellement ennuyé par mille choses embêtantes.
Adieu, chère Carolo, je t’embrasse bien fort.
Tout à toi, ton frère.
LE DOCTEUR FLAUBERT À SON FILS GUSTAVE
Tu es deux fois sot, d’abord de te laisser flouer comme un vrai provincial, un niais qui se laisse attraper par les chevaliers d’industrie ou les femmes galantes qui ne doivent mordre que sur les pauvres d’esprit et les vieillards imbéciles, et Dieu merci tu n’es ni bête ni vieux ; le deuxième tort est de n’avoir pas confiance en moi… Je croyais être assez ton ami pour mériter de connaître tout ce qui t’arriverait de bien ou de mal…
Adieu, mon Gustave, épargne un peu ma bourse et surtout porte-toi bien et travaille.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
J’ai bien pensé à toi samedi et dimanche, cher Gustave ; tu nous manquais bien et tu devais aussi bien t’ennuyer dans ta chambre avec des livres de droit. Je ne sais pourtant si tu te serais beaucoup plus amusé avec nous, car nous n’avons fait que jouer au billard toute la journée du dimanche. Nous avions Podesta à dîner. C’était dans l’intention de le faire parler avec l’abbé et de savoir si réellement il ne parle pas trop mal. Mais il a paru très mal à son aise tout le temps et a à peine ouvert la bouche, ce qui n’a pas empêché que l’Abbé nous ait dit ensuite qu’il était Lombard et non Toscan, et de plus que c’était un povero uomo. Cependant M. l’Abbé m’a assuré que je ne prononçais pas trop mal, peut-être était-ce pour me faire plaisir.
La partie de La Neuville s’est parfaitement passée malgré l’affreux temps. Quant à moi, je m’en suis on ne peut mieux trouvée, attendu que ces Messieurs Bellangé et Le Poittevin ne pouvant se promener ont dessiné toute la journée et m’ont donné chacun un charmant dessin. J’ai été aussi fort contente de Le Poittevin auprès duquel Mme de Maupassant m’avait placée et avec lequel j’ai beaucoup causé. C’est un homme d’esprit et de bonnes manières. La dame dont maman t’a parlé n’est autre que Mme Gétillat, une charmante femme agréable à entendre causer, elle gagne beaucoup à être connue, plus on l’entend plus elle plaît. Elle est par exemple d’une coquetterie dont je n’avais aucune idée. Pourquoi veux-tu que nous partions avant le 20, cher ami, et que ferions-nous à Paris sans toi ? Notre intention est de partir le 19 afin d’arriver quand tu auras fini tout ton ennuyeux examen. D’ailleurs ce sera le 15 que l’on viendra pour estimer Déville et papa veut y être. Adieu, mon Gustave, je t’embrasse à deux bras.
Ta sœur
CAROLINE.
M. Cloquet a trouvé Henriette excessivement malade. Y a-t-il longtemps que tu ne l’as vue et comment va-t-elle ?
J’ai mal à la tête et je ne sais ce que je t’ai écrit ; tant pis s’il y a quelque bêtise.
[Paris, entre le 3 et le 6 août 1843.]
Je suis bien aise, vieux biquet, que les deux courses que tu as faites à Beautot et à La Neuville ne t’aient pas fatiguée. Ça donne bon espoir pour le voyage. Ménage-toi d’ici là, chère enfant ; reste couchée tard et soigne bien la pauvre fille de ta mère. Si vous m’avez regretté samedi et dimanche dernier, vous n’étiez pas les seuls et je ne me suis pas précisément amusé non plus. Ah ! qu’il est temps que tout ça finisse ! Je crois que, quand même je serais refusé, j’en serais content, car au moins j’en serais débarrassé. Je prie maman de ne pas engager Mme Gétillat à solliciter pour moi auprès des mossieurs qui peuvent être de sa connaissance. J’en serais fort humilié et tous ces tripotages-là ne sont pas de mon genre. Passe encore se faire recommander par les amis ; mais par les dames, c’est un peu canaille, un peu trop pour moi. D’ailleurs les hommes comme moi ne sont pas faits pour être refusés à des examens. – Je tâche de me remonter le toupet et de faire le crâne ; néanmoins je ne suis pas raide. Peut-être est-ce un excès de modestie ?
M. Cloquet t’a dit qu’Henriette allait mal. Je crois en effet qu’elle ne va pas mieux. Elle a grande envie de voir papa. Ils n’ont pas été charmés de Cher ami. Ils ont trouvé qu’il avait un peu trop regardé les livres, les cadres, les meubles et pas assez la malade. Du reste ils le considèrent comme un homme charmant et bon à avoir pour ami.
À ce qu’il paraît que Mme Letellier se creuve. Je m’en fous pas mal et je ne verserai pas plus de larmes ni immortelles sur sa tombe (elle est aux bords de la tombe) qu’elle n’en aurait versé sur la mienne. Adieu, bon voyage, graissez vos bottes, avez-vous retenu une place ? – 1ère du coupé, wagon de 1ère classe. Adieu, bonne nuit, n’allez pas avoir peur en passant sous le tunnel de Rolleboise. Foutez-moi le camp à Terre-Neuve, adieu, merde – plaisanterie euh –
L’ami Hamard a passé 24 heures en prison pour n’avoir pas voulu monter sa garde. J’ai été le voir. Il pourrissait sur la paille humide des cachots et étudiait les lois dans ce séjour où l’on met ceux qui y contreviennent. Il passe son examen dans quelques jours et file après vers les Pyrénées.
Vous ne me donnez pas assez de détails sur votre voyage de Nogent ? est-ce toujours le 19 ? comment irez-vous ? prenez-vous le domestique ? Je ne saurais trop vous y engager. Croyez-en un vieux qui a l’expérience des voyages. Comptez-vous aller d’abord à Fontainebleau, puis à Nogent, etc. etc. ? Dites-moi quand est-ce qu’il faut que je vous retienne des logements. Vous seriez de braves gens si vous débarquiez à Paris le 21 vers 5 ou 6 h[eures] du soir pour dîner. Mon affaire serait faite.
Adieu, je vous embrasse tous. Remercie pour moi Juliette des compliments qu’elle m’a envoyés par M. Cloquet.
BOUN.
Miss Jane est-elle partie en Angleterre ? Il y a longtemps que vous ne m’en avez parlé.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Jeudi matin. [Déville, 10 août 1843.]
Nous arriverons de lundi en huit dans la soirée, cher Gustave, je ne peux encore te dire l’heure, et la manière de voyager est encore indécise. Moi je suis pour le chemin de fer. Deux jours pour aller d’ici à Paris m’effrayent. Mais papa craint d’avoir beaucoup d’embarras pour sa voiture et a envie de nous mener par Gournay et par Forges où nous verrions Monsieur de de de Sissivelle ; dans ce cas, nous partirons le samedi. Mimiss s’en va jeudi à 4 heures du matin par la Seine, à 4 heures. Le même jour, elle s’embarque au Havre sur le grand tuve qui la conduira à Southampton. Si tu as quelques autres commissions que ton canif, elle te prie de le lui dire de suite. La famille Lormier dîne aujourd’hui à Déville, la famille c’est-à-dire Monsieur et Madame, car Narcisse n’est pas encore de retour, ce qui attriste beaucoup sa mère. On dit que lui aussi s’est trouvé très isolé à Paris.
Nous quittons Déville lundi, le beau temps nous donne des regrets et si je ne devais pas te voir et t’embrasser à Paris, j’aimerais mieux ne point quitter ce Déville pour lequel j’avais presque une aversion au début de l’été. J’aurais aussi bien du plaisir à revoir Henriette et Gertrude. Toi et elles sont je crois ce qui me console de partir. Je commençais à dessiner passablement d’après nature et aussi, ce qui t’étonnera beaucoup plus, à m’occuper de fleurs, à faire des boutures, enfin je ne m’ennuyais pas trop.
Tu fais des compliments à Bourlet, cher Gustave, mais il n’en recevra pas de nous quand nous le verrons. Imagine-toi qu’il ne vient absolument que lorsqu’on l’invite à dîner.
Orlowski me néglige aussi beaucoup. Les prix du couvent l’occupent exclusivement. Il changera de maison à Pâques parce que tous ses Polonais sont placés et que sa maison est trop grande pour lui seul. Mme de Lespinasse ne le quittera pourtant pas. Voici à peu près toutes les nouvelles, cher Bonhomme, en y ajoutant la mort prochaine de M. Bourtot et la guérison de Mme Letellier, nouvelles assez insignifiantes pour toi. Quels sont donc les amis qui passent leur examen le même jour que toi ? Quels qu’ils soient, je leur souhaite du bonheur. Sais-tu que Le Marié va faire un voyage en Italie avec sa sœur qui vient d’épouser M. Hazard ?
N’oublie pas de nous retenir des chambres à l’entresol ; je pense qu’il serait grand temps. Adieu, bon ami, ma plume est mauvaise, je n’ai point de canif et comme il n’y a personne pour m’ouvrir la porte et me tailler ma plume, je suis obligée de te laisser en te souhaitant une pluie de boulettes blanches, malgré toutes celles que tu pourras dire ou faire.
Toute à toi,
CAROLINE.
Nous sommes très étonnés, cher Gustave, que tu n’aies pas reçu de nos nouvelles, Podesta ayant dû mettre une lettre à la poste jeudi. Mais en cas que les affaires ne le lui aient fait oublier, je répéterai que nous irons dans notre chaise de poste et que nous espérons arriver lundi dans la soirée. Tu es un grand imbécile de ne point nous laisser aller en chemin de fer : au lieu de quatre heures nous serons 3 jours, et 2 sont en voyage ; et ces 3 jours seront autant de moins à passer à Paris. Papa te portera de l’argent mais ne t’en enverra pas. Quant au logement, tâche que nous soyons à l’Hôtel Bristol. Maman te reproche de ne pas lui avoir répondu pour le prix, mais maintenant elle dit qu’il est trop tard et qu’il faut prendre celui que tu trouveras.
Adieu, mon Gustave.
Ta sœur
CAROLINE.
[Nogent-sur-Seine, 2 septembre 1843.]
Ah ! sans la pipe la vie serait aride, sans le cigare elle serait incolore, sans la chique elle serait intolérable ! Les imbéciles vous disent toujours : « singulier plaisir ! tout s’en va en fumée. » Comme si tout ce qu’il y a de plus beau ne s’en allait pas en fumée ! et la gloire ? et l’amour ? et les rêves où vont-ils, où vont-ils, mes amis ? Dites-moi donc si les plus beaux spasmes des adolescents, si les plus larges baisers des Italiennes, si les plus grands coups d’épée des héros ont laissé autre chose dans le monde que n’en a laissé ma dernière pipe. Il faut convenir que les gens graves sont grotesques et que le peu d’éléments comiques que possède le siècle vient encore d’eux. Il n’y a pas pour moi de prêtre à l’autel, d’âne chargé de fumier, de poète hérissé de métaphores ni de femme honnête qui me semble aussi comique qu’un homme sérieux.
Je disais donc que je fumais, j’ajoute que je lis un peu de Ronsard, de mon grand et beau Ronsard pour lequel je ne suis pas le seul qui nourrisse une religion particulière. Singulière chose que la renommée. Quand je pense qu’un pédant comme Malherbe et un pisse-froid comme Boileau ont effacé cet homme-là et que le Français ce peuple spirituel est encore de leur avis ! ô goût ! ô porcs ! porcs en habit, porcs à deux pattes et à paletot.
Je te disais donc que je lisais du Ronsard, et puis après qu’est-ce que je fais encore ? Eh bien je me baigne dans la Seine hélas au lieu de la mer, dans un endroit qu’on appelle le Livon et sous une chute qu’il y a là près d’un moulin. Je vais aller ces jours-ci dans la campagne faire quelques excursions, et puis dans 8 jours je crois que nous repartons pour Rouen, ancienne capitale de la Normandie, chef-lieu du département de la Seine-Inférieure, ville importante par ses manufactures, patrie de Duguernay, de Carbonnier, de Corneille, de Jouvenet, de Hégouay portier du collège, de Fontenelle, de Géricault, de Crépet père et fils. Il s’y fait un grand commerce de cotons filés. Elle a de belles églises et des habitants stupides, je l’exècre, je la hais, j’attire sur elle toutes les imprécations du ciel parce qu’elle m’a vu naître. Malheur aux murs qui m’ont abrité ! aux bourgeois qui m’ont connu moutard et aux pavés où j’ai commencé à me durcir les talons ! ô Attila quand reviendras-tu, aimable humanitaire, avec 400 mille cavaliers, pour incendier cette belle France pays des dessous de pieds et des bretelles ? et commence je te prie par Paris d’abord et par Rouen en même temps.
Adieu, vieux troubadour.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Pont-l’Évêque, 20 novembre 1843.]
Je suis de mauvaise humeur, cher ami, mais je vais tâcher de me remettre en t’écrivant le sujet de cette mauvaise humeur. Imagine-toi qu’en cinq jours que nous aurons été absents nous n’aurons vu la mer qu’un jour, et tout cela pour ce pauvre Adrien Gilottin qui a fait prier Papa d’aller à Lisieux pour une grosseur qu’il a au col ou au bras. De sorte qu’aujourd’hui nous allons passer toute la journée à Pont-l’Évêque, nous récréant tantôt en faisant des visites aux Gilottin et à Virginie. Tu m’avais priée, bonhomme, de te raconter notre voyage, mais vraiment il semble que lorsque tu n’y es pas, tout arrive comme cela doit arriver et qu’on n’ait rien à dire ; par exemple, depuis Rouen jusqu’ici pas un postillon qui fasse rire, pas un relais qui fasse peur, enfin rien, rien, tout insipide.
La visite aux Gilottin est faite. J’ai vu Mme Henry qui m’a paru mieux qu’on ne me l’avait dit et René le marin que je trouve aussi assez bien. Mais tu brûles sans doute de savoir ce qui est décidé pour la maison… Eh bien ! il n’est rien décidé du tout. Les mauvais chemins et le dédommagement qu’il faudrait donner au fermier retiennent nos parents. Nous sommes bien restés 3 heures dans les cours de Deauville pour chercher la meilleure place, Papa était pour la vallée, nous pour la mer ; enfin nous l’avons emporté et la place est fixée auprès du petit bois du côté de la mer. Comme nous en revenions, père Guettier est venu, il a parlé du pré aux joncs situé près du parc aux huîtres de l’autre côté de la route, il y a une fontaine, on pourrait y faire un vivier où il y aurait des tanches, des truites, des anguilles, etc. : « Vous avez la route qui borde la propriété, pas une calèche ne peut entrer sans que vous la voyiez, de même pour les bateaux, tous les vapeurs vous passent sous les yeux. » Enfin c’est à sa fille, il a besoin d’argent et il veut que le pré soit vendu. Il a été si éloquent avec ses : « premier plan » la route, « second plan » la rivière, « Deauville à droite, les bateaux à gauche, la vallée », que papa se désole de ne pas avoir été voir ce fameux pré afin d’y bâtir au lieu de Deauville. Moi je suis indignée, je ne trouve rien de plus beau que la vue de Deauville et j’en ai presque fâché ce pauvre clerc de notaire d’ici qui nous a accompagnés à Veux, cette fameuse propriété dont Armand nous avait tant parlé. Ils appellent « voir la mer » apercevoir à l’horizon une ligne blanche qui se confond aux nuages, les imbéciles, tandis qu’à Deauville on voit les sables et les vagues. J’aurais assommé le clerc, un vieux bonhomme de quarante ans qui est chez David depuis 25 ans. Il n’y a à Veux de réellement bien qu’un bois de sapins, encore sont-ils très petits, une pièce d’eau et l’extérieur du château qui serait fort joli à placer dans un croquis du père Dumée : il est très irrégulier, avec des fenêtres cintrées, et entouré de fossés toujours pleins d’eau, il a toute la mine d’un petit château fort. Capitaine Barbey m’a recommandé de le rappeler à ton souvenir. Nous l’avons bien peu vu puisqu’il n’a pas mangé une seule fois avec nous. En revanche nous nous sommes trouvés à tous les repas avec Pimbert et Saucisse qui mangeaient d’un fort bon appétit en disant à de certaines sauces : « Ce pauvre M. Estienne aimait bien ça », et tu sauras que ce pauvre M. Estienne a été trouvé dernièrement dans une auberge de Tours baignant dans son sang. Quelques-uns disent que c’est un saignement de nez, d’autres que c’est un suicide.
Voilà à peu près toutes les nouvelles, cher ami, j’écris dans le cabinet d’Armand sans feu et il m’a fallu du courage pour y rester tout ce temps. Je te quitte pour aller me chauffer. Adieu donc, mon bon, bon Gustave ; je voudrais pouvoir continuer, car je suis en train et t’écrire me fait un grand bien.
Je t’embrasse comme je t’aime,
CAROLINE FLAUBERT.
Alexandre est malade d’un abcès à la cuisse, c’est ce qui l’a empêché de nous conduire. Maman n’a pas de migraine et papa va très bien.
Quelle triste lettre, cher ami, pardon, je la relis elle est fort bête.
MADAME ET CAROLINE FLAUBERT À GUSTAVE
Mon cher Gustave,
Ton frère te portera mardi prochain toutes les choses que tu me demandes, à cela près des fromages qui ne valent rien, il leur faut, je crois, encore plus d’un mois pour être bons à manger, mais tu n’y perdras rien, c’est seulement différé. Si tu ne vois pas arriver Achille à quatre ou cinq heures c’est que son voyage serait retardé.
Bourlet est encore au Havre, ne sait quand reviendra, il ne pense plus à son jardin, ni aux leçons du collège, tout est oublié, la cousine le possède tout entier. Caroline s’en ennuie beaucoup et nous amuse avec ses regrets.
Tu te trompes, cher fils, quand tu dis que nous n’avons rien fait à Deauville, la place du chalet est choisie définitivement, Armand s’occupe à faire le devis et si cela ne va pas au-delà de nos moyens, la décision ne tardera pas. Il y a deux jours que le père Pichot et un avocat de la compagnie ont été avec ton père pour estimer Déville. L’affaire leur a paru trop importante pour se prononcer sans l’assentiment de M. Lafitte qui est à la tête de l’entreprise, ils ont promis une réponse dans quelques jours. Ainsi toute irrésolution va bientôt cesser.
N’as-tu pas appelé le schall de Mme d’Herville une couverture de cheval ? Donc quand je te disais de serrer ton argent, tu devais comprendre ce que cela signifiait, ce peut être une très honnête femme, mais le mieux est d’éviter la tentation.
Nous finissons de dîner, cher ami, et maman ne peut ni ne veut t’écrire pendant sa digestion. Mon bon Gustave, je voudrais toujours te parler, j’ai donc profité de la place que maman a laissée pour te dire de la part d’Achille que tu n’ailles pas au-devant de lui. J’attends des nouvelles d’Henriette et des détails des Pradier par Gertrude. Si je n’en reçois pas demain je leur écrirai. Mme Strœhlin m’avait promis qu’elle irait les voir, mais ses nombreux achats l’ont empêchée ; elle en est encore fatiguée jusqu’à en rester au lit. Du reste tout le monde va bien ici. Quant à moi, ta chambre semble me communiquer ta forte constitution de garçon, elle sent toujours cette vieille odeur de pipe qui me rappelle mon vieux boun.
Ta sœur
Achète-moi un paquet d’enveloppes et donne-les à Achille.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Rouen,] samedi 3 heures.
[2 décembre 1843.]
Je m’ennuie tant de ne pas recevoir de lettres de toi, cher Gustave, qu’il faut absolument que tu m’écrives. Maintenant que tu es seul, je ne t’en veux pas jusqu’à présent parce que, Achille étant avec toi, je pense que tu n’as pas eu le temps, mais si lundi ou mardi je ne recevais rien, je serais tout à fait en colère, je dirais plus, mécontente. Tu as tant de choses à me dire, la soirée chez Pradier, Gertrude, V. Hugo. Mais si j’en avais la moitié à raconter, tu recevrais de moi six pages croisées, car seulement pour une visite de deux heures, je me sens toute disposée à bavarder avec toi pendant quatre.
Je veux parler de la visite que nous a faite Bourlet à son retour du Havre. Oh, que je t’ai regretté, cher ami, je suis bien persuadée que jamais dans aucun spectacle, dans aucune soirée, nulle part tu n’as pensé à ton Rat autant que moi à toi ce soir-là, et c’est tout simple parce que toi, tu es gai de toi-même, tu causes, tu ris, sans y être excité, mais moi quand tu n’y es pas je dis seulement : « Je serais bien si Gustave était là. » Et je reste sérieuse. Cependant, mon vieux, il faut avouer que je me suis bien amusée et d’un amusement qui dure longtemps, qui quand on y repense me fait sourire encore. Bourlet amoureux fou, amoureux bête : « Entrez Messieurs et Mesdames… C’est… C’est… C’est le moment. »
Bourlet entre avec une légère teinte de tristesse sur le visage et parle encore plus bas qu’à l’ordinaire. On voit aussi un peu d’humidité dans ses yeux, reste des larmes qu’il a versées à la précédente représentation chez Mme Achille.
« Monsieur Flaubert, le croiriez-vous ?… Moi, amoureux à trente-cinq ans d’une enfant de dix-neuf. Mais elle est si bonne, si douce, si aimable. »
Je lui demande si elle est jolie : « Je ne l’ai pas regardée, mais si je la regardais je la trouverais jolie ; elle est si bonne, si douce, elle donne tout son temps à soigner son père, à élever des poules et des lapins. Mais elle est si bonne qu’elle abandonnera ce genre d’occupation parce qu’elle a perdu des lapins, et elle en a eu trop de chagrin. » Papa lui demande s’il pense en être aimé : « J’ai lieu de l’espérer, elle me serrait la main quelquefois, me tendait la joue et lorsque son père m’eût défendu de revenir avant Pâques, elle dit : “Je voudrais que Pâques fût demain.” La douce enfant. Un matin même, qu’elle avait trouvé sur sa table à ouvrage un métier à broder que j’avais fait venir de Rouen et pour lequel j’avais passé toute la nuit afin de monter sa tapisserie dessus, elle me demanda mon bras pour aller se promener dans le bosquet ; elle me remercia de la surprise que je lui avais faite, me laissa lui essayer des fleurs dans ses beaux cheveux noirs, et lorsque je lui eus avoué que je l’aimais (et elle le savait bien, parce qu’elle a de l’esprit, ma cousine), elle me répondit : “Eh bien, Alexandre, moi je ne vous hais pas, car je vous aimais aussi avant de vous connaître.” J’en étais si heureux, M. Flaubert, que je n’en pus manger, et je remarquai avec plaisir que ma cousine aussi ne pouvait avaler. Mais, il faut le dire, avant de remporter tous ces avantages, je croyais mon rival Lefébure préféré et j’avais été jaloux, oui jaloux, je ne pouvais dormir, je me promenais toute la nuit dans ma chambre en pleurant à chaudes larmes. Elle me dit ensuite qu’elle avait remarqué ma tristesse et m’avait entendu arpenter mon appartement, mais que c’était à tort parce que jamais Lefébure n’avait eu son cœur. Enfin j’étais heureux ; tous les jours je lui faisais quelque agréable surprise, je découvrais toutes ses bonnes qualités (elle n’aime en fait de littérature que La Fontaine beaucoup, un peu Corneille), et il fallut nous séparer. Je commençai à pleurer, elle pleura aussi ; nous nous embrassâmes et je lui dis : “Ma cousine, il n’y a que mes jambes qui s’en vont.” Dans la diligence je finis par m’endormir, et lorsque je me réveillai, je frappai doucement ceux qui étaient à côté de moi et je dis : “Ma bonne petite cousine, nous arrivons enfin à Rouen.” Au même moment je sentis la chaleur d’une bouffée de tabac et j’entendis un grand éclat de rire. C’était un monsieur à moustaches qui était à côté de moi. »
Voilà Bourlet, cher Gustave, mais Bourlet tout pur, je n’invente rien, je n’augmente pas, ce sont ses phrases que j’ai retenues par cœur. Enfin il est indécis s’il se mariera, parce qu’il craint de ne pouvoir rendre cet ange assez heureux.
Mais assez sur cet individu notre ami, et parlons un peu de Trouville. On parle de plus en plus du chalet ; hier j’ai fait déjeuner Père Dumée avec nous afin qu’il nous donne quelques bonnes idées là-dessus. J’avais remarqué pendant ma leçon qu’il était dans un jour de goût. En effet, il nous a conseillé de faire la maison en maçonnerie tout bonnement, et ensuite de la faire peindre depuis le balcon jusqu’au toit comme si c’étaient de larges planches de sapin. Ceci a été adopté et notre père paraît désirer commencer la bâtisse tout de suite. Il va écrire aujourd’hui à Armand pour qu’il nous envoie des plans afin que le sieur Barthélemy fasse un devis. Nous irons cet été surveiller les travaux et pour que cela nous soit plus facile, papa voudrait trouver à nous loger à Deauville, peut-être dans la maison de M. Saucisse, près Saint-Arnoux. J’attends père Orlowski avec patience parce que j’aime à t’écrire mais cependant je serais vexée s’il ne venait pas, à cause de mon concerto que je dois jouer tout du long pour la dernière fois. C’était aujourd’hui que nous devions fixer le jour de la solennité musicale. À propos de solennité, Orlowski donne un concert samedi prochain ; il fera entendre des morceaux de sa composition. Nous irons, je l’espère, si aucune maladie ne vient nous en empêcher ; en attendant, il me faut faire une robe parce que Miss Jane nous ayant souvent reproché le temps qu’elle nous donne, je n’ai pas voulu lui laisser faire celle-ci. Au reste, c’est une robe très simple, toute noire. Je l’ai prise ainsi, malgré le goût général, et par coquetterie et parce que le noir me va bien.
Adieu, cher ami, allume ta pipe avec cette lettre, car je serais désolée si jamais mon ami Bourlet savait que je me suis seulement un peu moquée de lui. Je ne reçois pas de lettre de Gertrude, dis-lui que je suis jalouse de Pradier et que j’ai besoin d’une longue épître pour me raccommoder avec elle.
Achille dîne avec nous, je vais tâcher de le faire causer d’elle et de Victor Hugo. Mais tu sais qu’il est peu conteur et j’attends plus de toi que de lui pour avoir des détails sur cette soirée qui devait être fort amusante. Je sais que tu ne pouvais t’en aller tant tu bavardais. Je t’embrasse et voudrais que tu puisses savoir combien je t’aime et t’admire.
Ta sœur
CAROLINE.
Nos parents ont paru très étonnés et très contents de ce que tu n’aies pas demandé de l’argent à Achille. As-tu été aux Italiens ? – Hamard y a-t-il été avec toi ? Dumind n’a-t-il pas été tué en duel par quelque mari malheureux ?
Dimanche soir, 5 h[eures].
[Paris, 3 décembre 1843.]
Bonjou[r], vieux rat. Il paraît que la petite santé est bonne et que tu commences à prendre une bonne constitution. Soigne-toi toujours bien afin que bientôt, dans un mois, quand j’irai à Rouen, je te trouve plus florissante et plus gaillarde que jamais. Si tu continues à bien aller, comme nous nous en donnerons cet été, à Trouville, bien plus encore que papa au Palais-Royal. Tu sais que dès le mois de juin je prends mes vacances. Dieu fasse qu’elles soient donc aussi bonnes que je compte les faire longues. – J’ai eu bien du plaisir à voir ce vieux Achille, quel jour le reverrai-je ? J’irai demain chez le professeur savoir s’il a parlé au doyen et je lui écrirai mardi ce qui en est. Je crois du reste qu’il ne s’amuse guère à Paris, il a l’air d’y crever de fatigue. C’est un bourgeois qui est malade le lendemain pour s’être couché la veille à minuit et pour s’être dérangé de ses habitudes. Il a manqué d’être gêné pour avoir pris quelques petits verres et la nuit je l’ai entendu geindre et prendre le pot qu’il m’a cependant rendu vide. Quant à moi je me porte parfaitement et jamais je n’ai été en si bon état, quoique voilà deux ou trois jours que je ressens quelque chose dans les dents. Mais c’est presque rien. Tu me demandes des nouvelles des Collier : il y a longtemps que je n’ai été les voir. Il me faut pour y aller une grande heure et autant pour revenir, ce qui fait bien deux belles lieues et demie sur le pavé. Quand il pleut et qu’il fait de la boue, ce n’est pas tenable. Mes moyens ne me permettant pas de prendre un cabriolet et mes goûts un omnibus, je n’y vais donc qu’à pied, et quand il fait sec. – Jeudi dernier j’ai vu Gertrude chez Madame Pradier ; Achille te l’a dit, mais elle s’est en allée comme nous arrivions. Tu t’attends à des détails sur V. Hugo. Que veux-tu que je t’en dise ? C’est un homme qui a l’air comme un autre, d’une figure assez laide et d’un extérieur assez commun. Il a de magnifiques dents, un front superbe, pas de cils ni de sourcils. Il parle peu, a l’air de s’observer et de ne vouloir rien lâcher. Il est très poli et un peu guindé. J’aime beaucoup le son de sa voix. J’ai pris plaisir à le contempler de près ; je l’ai regardé avec étonnement, comme une cassette dans laquelle il y aurait des millions et des diamants royaux, réfléchissant à tout ce qui était parti de cet homme-là assis alors à côté de moi sur une petite chaise, et fixant mes yeux sur sa main droite qui a écrit tant de belles choses. C’était là pourtant l’homme qui m’a le plus fait battre le cœur depuis que je suis né, et celui peut-être que j’aimais le mieux de tous ceux que je ne connais pas. On a parlé de supplices, de vengeances, de voleurs, etc. C’est moi et le grand homme qui avons le plus causé ; je ne me souviens plus si j’ai dit des choses bonnes ou bêtes. Mais j’en ai dit d’assez nombreuses. Comme tu vois, je vais assez souvent chez les Pradier ; c’est une maison que j’aime beaucoup, où l’on n’est pas gêné et qui est tout à fait dans mon genre. Achille a pu te dire que mon genre était toujours aussi aimable et que l’autre jour chez M. Cloquet j’avais brillé par mes farces et plaisanteries. – J’ai vu Mme Maurice qui m’a invité à aller souper à Vernon le jour de la Saint-Silvestre, ce que je me suis engagé à exécuter sur l’honneur. C’est une affaire grave que je ne manquerai pas. – Je n’ai été ni aux Italiens ni à aucun spectacle et ne suis pas près d’y aller. Hamard va bien et me charge de vous dire mille choses. – Biset devrait m’écrire, il y aurait sur lui tant de choses à dire que ça demanderait trop de temps.
Adieu, vieux Carolo, je t’embrasse sur tes deux jouettes,
BOUN.
Donne-moi des nouvelles et des détails du concert d’Orlowski.
Vieux Raton,
Voudras-tu dire à Achille que M. Cloquet parlera à Orfila demain mercredi. Il a été hier matin à l’école de médecine, mais il ne l’a pas trouvé. Ils ont rendez-vous pour mercredi matin afin d’en conférer ensemble. J’irai demain dîner chez le professeur. Ainsi jeudi je vous écrirai ce qu’aura dit le doyen. Je désirerais fort que le sieur Achille, quand il viendra me voir à la fin de la semaine comme il est probable, m’apportât les objets suivants : 1° un gilet blanc à revers qui doit être dans ma commode ; 2° une ou deux taies d’oreiller : je n’en ai qu’une, ayant rapporté l’autre à Rouen et, quand on la lave comme maintenant, je suis obligé de m’en passer ; 3° un livre qu’il a à moi et intitulé Les Révolutions du globe de Bertrand. J’ai promis de le prêter à Gertrude qui a envie d’apprendre la géologie. J’ai été la voir hier. Elle m’a dit t’avoir écrit une longue lettre dimanche dans laquelle sans doute elle te fait part de son opinion sur ses nouvelles connaissances. Elle m’a dit qu’elle adorait M. Pradier ; celui-ci ira, je crois, dimanche prochain les voir. Il n’y a qu’une chose qui la chagrine, c’est que c’est le dimanche que Mme Pradier reçoit, et que le père Collier ne veut pas entendre parler de sorties ce jour-là. Il faut qu’on lise la Bible ou qu’on ne fasse rien. N’est-ce pas aussi l’opinion de Mlle Jane ? Tu ne me donnes pas assez de détails sur cette créature qui est vraiment farce comme dirait Podesta et bien plus farce que moi (ah, ah, qu’il est farce, M. Gustave, ah, ah, faites-nous rire ! dites-nous des cochonneries, ah, ah, M. Âfred !).
J’attends avec impatience Achille pour qu’il me parle longuement de Bourlet ; dis donc à ce dernier qu’il m’écrive, qu’il me l’avait promis. Travaille-t-il son examen ? Veut-il se faire recevoir ? – Adieu, vieux raton, embrasse pour moi la mère et ce brave homme de père Flaubert, tape-lui un peu sur le ventre de manière à lui faire mal, pour le faire rire. Avez-vous des nouvelles de Parain le glorieux ?
Encore adieu. Mille baisers.
Je ne fais que penser au chalet, que ça m’en empêche de travailler. À ce qu’il paraît que tu fais des progrès dans l’art épistolaire, car les Collier m’ont paru enthousiasmés de ta dernière lettre remplie de style, d’esprit, etc., etc. et jolie comme toi. Un peu plus ils se seraient roulés par terre.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Aujourd’hui, cher ami, maman a mal à la tête et c’est pour elle que je t’écris ; aussi ma lettre ne sera pas bien longue car je n’avais aucune envie de causer avec toi et je me suis presque fait prier pour remplacer maman. Voici ce qu’elle voulait te dire : Mr. Tardif te remettra 150 francs, mais par exemple emploie les 100 francs d’Achille à ce qu’il t’a dit. Tu as oublié de lui renvoyer sa brosse à ongles et encore quelque chose que je ne me rappelle pas.
Orlowski a retardé son départ à cause de Barroilhet qui devait chanter au théâtre. C’est donc demain que nous irons si toutefois maman va bien. Quant à Barroilhet je ne l’entendrai pas ni Ponchard non plus ; je serai réduite à m’entendre samedi jouer mon concerto, encore si tu y étais je serais plus heureuse. Tu les ferais boire et j’aurais moins peur pour eux étant plus satisfaits de la manière dont on les recevrait. Nous sommes allées samedi chez Mmes Le Poittour, elles étaient habillées pour aller à un manège voir une femme très bonne écuyère, elles m’ont invitée à y aller parce qu’elles voyaient que j’en avais envie. Mais maman n’a pas cru devoir m’y laisser aller avec elles et nous sommes rentrées dîner, bien triste, maman était de mauvaise humeur contre son mal de tête et sa cuisinière, papa mangeait, Mlle Jane aussi sans dire mot, moi non plus. Le soir j’ai voulu remonter pour t’écrire, papa ne s’en est pas soucié et a dit que j’avais tout le temps de t’écrire dans la journée. J’en ai été toute vexée, je t’aurais dit tout mon ennui. Plus tard Bourlet est venu, nous avons fait deux longues parties de dominos et puis j’ai été me coucher. Le dimanche s’est passé à peu près de même, maman au lit, Miss dans sa chambre ; je me suis mise dans ton fauteuil, je me suis fait allumer un bon feu dans ta chambre, et n’ai fait que penser à quatre heures. J’ai pensé à Molière que tu me lisais, j’ai lu L’École des femmes et ta voix m’est souvent revenue dans les oreilles. Adieu, cher, cher Gustave, Maman soupire de mal à la tête, je ne veux plus t’écrire. Je te regrette peut-être trop, étant avec papa et maman qui m’aiment tant.
Ne me réponds pas, mon Gustave.
CAROLINE.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Rouen, 18 décembre 1843.]
Lundi, à la poste mardi.
Je vais te donner quelques détails du concert d’Orlowski, cher ami, et même de la représentation de Barroilhet, car nous y sommes allés ; des deux solennités musicales, l’une a été beaucoup plus brillante que l’autre. Cependant Orlowski a eu encore plus de monde que nous le pensions et, à tout prendre, il a dû être assez content. Sa musique a été applaudie quoique, à l’exception des nocturnes joués par Anghelman, l’exécution ait été assez médiocre et faite même pour rendre sa musique mauvaise. Quant à moi je n’ai pas été enchantée de tout, tant s’en faut, par exemple les Caprices pour piano m’ont semblé monotones, mais au reste il tremblait tellement d’avoir déjà conduit son orchestre qu’il les a assez mal joués pour qu’on ait pu juger de la composition. En revanche Anghelman s’est surpassé. C’est lui qui a remporté tous les applaudissements, si bien que samedi le directeur a fait annoncer qu’après la Favorite il y aurait un concert où M. Anghelman jouerait les Nocturnes de M. Orlowski. En effet MM. Anghelman et Orlowski sont arrivés sur les planches, mais il était onze heures et demie, on avait entendu de la musique pendant quatre heures, on avait envie d’entendre Les Yeux noirs et Le Muletier promis par Barroilhet, de sorte que les pauvres Nocturnes n’ont eu aucun succès ; ils ont paru ennuyer tout le monde. Anghelman et Orlowski s’en sont bien aperçus et se sont sauvés à peine la dernière note finie après avoir joué pas merveilleusement. J’en ai été toute fâchée et je ne saurai qu’en dire quand je reverrai les exécutants. Mais Barroilhet m’a fait un bien grand plaisir, mon Gustave, et je suis bien reconnaissante à Mme Delporte de nous avoir envoyé la clef de sa loge, car tu sauras que ce n’est qu’à cinq heures que nous nous sommes décidées, que toutes les places étaient prises, et que c’est [grâce] à un bal qu’on donnait à la Préfecture que nous avons pu aller au spectacle. Maman t’a écrit hier une lettre parce qu’elle était très inquiète, on lui parlait beaucoup de fièvres et elle s’imaginait que tu étais malade. Mais Dieu merci, nous avons reçu de tes nouvelles ce matin et tu nous arriveras d’aujourd’hui en quinze, toujours bien portant et brûlant sans doute d’aller à Trouville. Armand nous a envoyé ses plans, ils sont laids comme ses oreilles et bêtes comme Podesta ; enfin papa ne les a pas même montrés à M. Bérat qui en fait d’autres en ce moment ; il paraît comprendre parfaitement ce que nous voulons, mais il dit que ne pouvant construire en bois il ne faut pas avoir la prétention de faire un chalet, il propose cependant de faire un balcon en bois. Enfin, cher ami, tu verras tout cela dans quinze jours, car rien encore ne sera décidé ; l’escalier selon lui se trouverait en dehors de la maison, quant à cela je l’approuve.
Je veux, cher bon, te demander un avis. Mon intention était de ne pas reprendre d’abonnement à la Gazette, mais tout ce que l’on promet aux abonnés pour le mois de janvier m’a tentée. Dois-je ou non reprendre un abonnement ? Considère que c’est 35 fr[ancs] et que j’ai besoin d’un mantelet et d’un chapeau. D’un autre côté voici ce que l’on annonce : un dessin inédit de Gavarni à chaque numéro, les portraits d’Auber, Berlioz, Donizetti, Halévy, Mendelssohn, Meyerber, Osborne, Rossini et Spontini ; 20 valses de Strauss, 300 fac-similés des compositeurs et musiciens célèbres. J’aimerais assez avoir tout cela. Si je m’abonnais pour six mois, qu’en dis-tu ?
Tu me demandes des nouvelles de Miss Jane et, mon Dieu, c’est de pire en pire. Maintenant elle affecte de la saleté dans sa mise, jamais elle ne change de robe ; l’autre jour, lorsque MM. Vasse et Tardif dînaient ici on voyait sa camisole à travers les trous de ses manches. Son indifférence est toujours aussi indignante. Le mariage de Bourlet, le succès ou non-succès d’Orlowski, rien ne lui fait. Hier aussi dimanche je devais jouer mon concerto, eh bien, au dîner, quand je l’ai vue pour la première fois, elle ne m’a rien demandé, s’ils étaient venus, si j’avais bien joué, pas un mot. Maman ne reçoit pas de lettres de sa mère. Elle non plus, mais ça ne lui fait rien ; elle paraît décidée à passer l’hiver de cette agréable manière. Nous la voyons de moins en moins, elle ne descend presque plus que pour les repas et dit qu’elle travaille beaucoup le français. Père Dumée a été tout stupéfait du changement et n’en pouvait revenir, se la rappelant à Trouville avec Armand. À propos de père Dumée, il a eu une idée : « Je veux vous dire – Mademoiselle Caroline – mais j’ai eu une idée – enfin – cette nuit – j’avais mal à la tête – eh bien, je ne sais pas quoi – j’ai eu une idée – je ne sais pas pourquoi – j’ai dit – il faut que je donne quelque chose à Mam’selle Caroline – J’ai réfléchi – etc. etc. » et, après bien des « vous savez bien, je ne peux pas vous dire », il m’a dit qu’il me ferait pendant mes leçons un petit tableau d’une vue de Trouville, mais un tableau bien fait, bien fini. Adieu, Gustave, ne te flatte pas encore de voir ton rat porter des fardeaux bien pesants, car ses reins ne sont pas encore solides.
Ta sœur,
CAROLINE FLAUBERT.
Père Parrinos viendra au mois de janvier ; peut-être ira-t-il avec nous à Trouville ? Julie te remercie de ta brochure que je ne connais pas encore. J’oubliais une commission de Louise. Mme Gétillat a dit à Gustave B.B. qu’elle t’inviterait à ses soirées si elle croyait ne pas être refusée. Que dois-je répondre ?
[Paris,] mercredi soir, 7 heures.
[20 décembre 1843.]
À la fin de la semaine prochaine, mon vieux rat, je suspendrai ma correspondance pour aller vous voir et t’embrasser un peu en te serrant le cou et en disant : rat ! vieux rat ! j’en ai estranglé qui estoient plus gens de bien que toi, etc. – mais je m’embête déjà de penser au retour, car je ne resterai pas longtemps avec vous, une douzaine de jours tout au plus. En revanche, je compte passer à Rouen tout le mois de mars et être de retour définitivement pour cette année au mois de juillet. Voilà quels sont mes plans. – J’ai été hier dîner chez le père Tardif qui m’a remis 150 francs. Le sieur Daupias y était. Tu peux rassurer maman, je me suis bien conduit, je n’ai presque rien dit ou du moins je n’ai pas déblatéré contre cet infâme Louis-Philippe. Quel ridicule imbécile que ce baron d’Alcochete, quel porc, quelle plate canaille, quel crétin, quel misérable ! Il était autrefois marchand de perles, il a fait faillite, il est maintenant diplomate et baron avec beaucoup de rubans sur son revers d’habit. Comme j’aurais du plaisir à lui cracher au visage, à lui administrer une raclée et à le faire périr du supplice du dernier des misérables. Je suis fâché de la non-réussite du concert du Polonais mais il me semble qu’il était maladroitement arrangé sous tous les rapports.
Tant mieux que les plans d’Armand aient été si mal foutus qu’on [n’]en ait pas voulu du tout. Ce gaillard-là nous aurait fait quelque chose de trop bourgeois, de trop culotte de peau. – Quand est-ce que le duc de Nogent, prince de la prétention, archiduc des convenances, marquis du piquage, arrive ? savez-vous le jour qu’il vient à Paris ? N’oublie pas de me le dire, j’ai trop de plaisir à le voir tourner sur le boulevard pour me priver de cette distraction. Verrai-je ce que le père Dumée te fait ? ça sera-t-il fini ? dis à ce vieux troubadour qu’il continue à avoir mon estime. À ce qu’il paraît que Juliette s’était fourré une indigestion, ça devait finir par là, et qu’elle a été malade – mais va-t-elle tout à fait bien ?
Tu me demandes si tu dois t’abonner à cette grande Gazette musicale que publie le père Maurice. Je sais qu’il paraîtrait toutes les semaines une caricature musicale de Gavarni, ainsi tu peux prendre un abonnement pour 6 mois. Tu continueras si tu trouves ça bien.
Tu peux remercier négativement quant aux invitations de Mme Gétillat, je n’en veux pas – je ne danse ni ne joue, ainsi je n’ai pas besoin d’aller au bal. Je suis ours et veux rester ours dans ma tanière, dans mon antre, dans ma peau, dans ma vieille peau d’ours, bien tranquille et loin du bourgeois et des bourgeoises. Il me semble que ma lettre est un peu bête, mon cher Carolo, qu’en dis-tu ? elle est faite de pièces et de morceaux comme un habit d’arlequin – c’est une mosaïque. Excuse, c’est que je suis moi-même un camée – plaisanterie qui n’a pas de sens. C’est même là ce qui en constitue l’originalité.
Adieu, bon rat.
Ton Boun.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Il y a bien peu de temps que tu nous as quittés, cher vieux, mais il s’est passé tant d’événements depuis, qu’il me semble que dimanche était il y a une semaine. D’abord le départ de Miss Jane. Nous avons été la conduire jusqu’à la cour des diligences où elle a sangloté tout le temps que nous avons attendu. Elle n’a fait que pleurer toute la matinée quoiqu’elle eût répété la veille à son cousin qu’elle était parfaitement heureuse. Non seulement cela nous a tourmentés hier, mon ami, mais encore une grande inquiétude de toi. Ta lettre ne nous est arrivée qu’à 5 heures du soir, nous craignions que tu n’aies été malade, enfin si nous n’avions pas reçu des nouvelles, tu aurais bien pu voir arriver quelqu’un de la famille. Armand est depuis hier ici. Il y a eu ce matin une conférence entre lui et M. Barthélemy, d’ici à un mois les fondations seront faites. Maman n’a pu assister à la réunion architecturale à cause d’une migraine qui l’empêche même de t’écrire. Froget part demain pour Paris d’où il doit revenir le soir afin de se trouver à un dîner chez les Maupassant vendredi. Je t’en rendrai compte la prochaine fois ; la nouvelle de la maladie de Mme Hamard m’a fait de la peine pour son fils ; en moins de deux ans il aura perdu tout ce qu’il aimait, ce pauvre Hamard. Va le voir, car il t’aime bien et m’a souvent parlé de toi.
J’aurais désiré que tu eusses été ici ce matin, cher Gustave, à cause de certaines petites choses de la bâtisse pour lesquelles je ne suis pas d’avis, mais pour lesquelles aussi on ne m’a aucunement écoutée ; ma vanité de fille de goût en a été fortement blessée. Par exemple on veut de l’ardoise, moi je veux de la tuile, et puis pour le balcon, M. B[arthélemy] y mettra sous le toit un petit plafond tout droit peint soit en coutil soit en carrés ; il serait beaucoup mieux de le laisser tout bonnement incliné comme au chalet.
Adieu, mon bon, pense à moi.
CAROLINE FLAUBERT.
Papa a lu ta lettre et ne m’a rien dit quant à ton bras, mais voici mon ordonnance : du repos et du suif.
Mon vieil Ernest, tu as manqué sans t’en douter faire le deuil de l’honnête homme qui t’écrit ces lignes. Oui l’ancien, oui jeune homme, j’ai failli aller voir Pluton, Rhadamante et Minos. Je suis encore au lit avec un séton dans le cou, ce qui est un hausse-col moins pliant encore que celui d’un officier de la garde nationale, avec force pilules, tisanes et surtout avec ce spectre mille fois pire que toutes les maladies du monde, qu’on appelle Régime. Sache donc, cher ami, que j’ai eu une congestion au cerveau, qui est à dire comme une attaque d’apoplexie en miniature avec accompagnement de maux de nerfs que je garde encore parce que c’est bon genre. J’ai manqué péter dans les mains de ma famille (où j’étais venu passer 2 ou 3 jours pour me remettre des scènes horribles dont j’avais été témoin chez Hamard). On m’a fait 3 saignées en même temps et enfin j’ai rouvert l’œil. Mon père veut me garder ici longtemps et me soigner avec attention, quoique le moral soit bon parce que je ne sais pas ce que c’est que d’être troublé. Je suis dans un foutu état, à la moindre sensation tous mes nerfs tressaillent comme des cordes à violon, mes genoux, mes épaules et mon ventre tremblent comme la feuille. Enfin, c’est là la vie, sic est vita, such is life. Il est probable que je ne suis pas près de retourner à Paris si ce n’est peut-être 2 ou 3 jours vers le mois d’avril pour donner congé à mon propriétaire, et régler quelques petites affaires. On me fera prendre de bonne heure cette année l’air de la mer, on me fera faire beaucoup d’exercice et surtout beaucoup de calme. Je dois joliment t’embêter, n’est-ce pas, avec le récit de mes douleurs, mais que veux-tu ? si j’ai déjà les maladies des vieillards il me sera bien permis de radoter comme eux. Et toi que deviens-tu ? Comment ça va ? Comment roules-tu ta bosse dans la nouvelle Athènes ? Écris-moi. Quand tu viendras aux Andelys n’oublie pas de pousser jusqu’à Rouen. Adieu, mille compliments aux amis, aux sieurs Dumont et Coutil.
Adieu, vieux.
Nos deux lettres se sont croisées, mon bonhomme. Tu m’en envoyais une assez facétieuse, qui m’a fait rire et m’a déplissé le front ; tu en as reçu une de moi qui t’aura fait de la peine et t’aura fait dire des sacré nom de Dieu ! Ton brave oncle Motte est venu ici savoir de mes nouvelles et sans doute qu’il t’en aura donné. Oui, vieux, j’ai un séton qui coule et me démange, qui me tient le cou raide et m’agace au point que j’en ai des suées. On me purge, on me saigne, on me met des sangsues, la bonne chère m’est interdite, le vin m’est défendu ; je suis un homme mort.
Je ribote avec l’eau de fleur d’oranger, je me fous des bosses de pilules, je me fais socratiser par la seringue et j’ai un hausse-col sous la peau ; quelle existence voluptueuse !
Ah que je m’emmerde !
J’ai horriblement souffert, cher Ernest, depuis que tu ne m’as vu et j’ai considéré combien la vie humaine était diaprée de fleurs et festonnée d’agréments. Je passerai tout l’été à la campagne, à Trouville. Je voudrais y être, je soupire après le soleil.
Sais-tu jusqu’où doit aller ma tristesse et comprends-tu que je vive ? La pipe ! oui la pipe, oui tu as bien lu la pipe, cette vieille pipe :
LA PIPE M’EST DÉFENDUE !!!
moi qui l’aimais tant, moi qui n’aimais que ça ! avec le grog froid en été et le café en hiver.
J’irai probablement à Paris dans six semaines deux mois pour mettre ordre à mes affaires puis je reviendrai ici. Je suis comme un melon. Heureusement que le melon ne coule pas ! Il ne manquerait plus que ça.
Et toi vieux ? toujours la thèse de l’usufruit ? C’est aussi une fière maladie mais tu en seras bientôt débarrassé. Adieu, présente mes respects ou plutôt dis des cochonneries de ma part aux sieurs Dumont et Coutil et si l’on demande comment je vais dis : très mal, il suit un régime stupide, quant à la maladie elle-même il s’en fout bien.
Adieu, vieux.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Cher, envoie-moi Le Diable boiteux. Pardonne, je te dérange, je crois que tu es avec un ami. Je ne sais lequel mais comme à l’ordinaire je voudrais le savoir.
Ta sœur
CAROLINE.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Ne t’ennuie pas de moi, cher vieux ; je ne vais pas mal, seulement je ne peux pas parler et, comme étant en bas je ne pourrais te distraire par mes bêtises, je suis décidée à rester couchée pour me guérir demain pour M. Du Camp. Je ragerais bien si je ne pouvais aller à Jumièges ou autre part avec vous. Et toi comment vas-tu, te lèveras-tu pour déjeuner ? Cette vieille blague est-elle en bonne santé ce matin ? Parlez-vous canot, Deauville ou Croisset ? Moi je réfléchis, je dors ou je lis, j’ai déjà lu ce matin 4 actes des Brigands, la notice [trouve] cette pièce mauvaise, moi je la trouve bien remarquable. Adieu. À tantôt. Je te récrirai si je ne te vois pas, et même si je te vois puisque je ne peux ouvrir la bouche. Allons, du courage, soignons-nous, buvons du sirop, mettons nos jambes à l’eau, etc., etc., et pensons l’un à l’autre.
Ton rat étouffé.
Nous voilà piétés au Tréport depuis hier soir. C’est un pays charmant, c’est-à-dire c’est une mer superbe car le pays par lui-même est assez laid mais la mer, mon vieux, la mer !… Trouville est enfoncé. Nous te regrettons tous. Cela gâte un peu le plaisir que nous avons à être ici. – Il y a des rochers superbes, un ciel tout bleu et presque asiatique tant le soleil brille. Enfin nous sommes enchantés.
Le vénérable père Parain reste avec nous jusqu’à dimanche matin. Vous le verrez dimanche soir. Revêtu du twine anglais il se promène sur la jetée d’un air maritime, interroge les pêcheurs, assiste à la vente du poisson et rêve à faire de l’effet quand il sera de retour à Nogent.
Nous sommes logés chez Michel Laumeille et Catherine Legris son épouse, baigneurs brevetés de S.A.R. le comte de Paris, car il n’est question que de la famille royale, on en est tanné. Un patriote ne saurait vivre longtemps dans un semblable pays. Le sieur Wall ami de l’infâme ravisseur de nos libertés publiques nous a pilotés dans le château d’Eu et a mis à notre disposition le canot des souverains. Nous en avons profité déjà pour venir d’Eu ici. Mais nous ne ferons pas de promenade en mer. Caroline a toujours son mal de gorge, elle s’en plaint surtout la nuit. Papa souffre de temps en temps des dents, cependant il va bien, ses yeux sont en bon état et le faciès est meilleur qu’en partant de Rouen. La mère a eu ce matin la migraine, elle est levée et pense que ça va diminuer. Quant à moi, mon vieux, je vais bien. Je me suis ce matin fait la barbe avec ma main droite quoique le séton me tiraillant et la main ne pouvant se plier j’aie eu quelque mal. Cependant je me torche encore le cul avec la main gauche. Elle en a pris l’habitude. Elle y trouve même un certain plaisir mêlé de jus et parfois de merde.
Il a été question de Baptiste. Voici où en sont les choses. Papa qui trouve qu’on doit avoir de la reconnaissance pour les gens qui vous ont servi longtemps veut à toute force l’employer. Mais la bourgeoise a formellement dit qu’elle ne voulait pas de son épouse ni de lui à la maison. On l’emploierait de temps à autre pour faire des journées. J’ai fait observer qu’il vaudrait mieux prendre pour aider le jardinier un homme du pays qui pût avoir soin du canot, qui sût le diriger quand nous ne voudrions pas ramer nous-mêmes. La question en est restée là.
Papa te prie d’acheter ou de charger V. O. d’acheter un cent de bon trèfle ou de luzerne pour sa jument. N’oublie pas cette commission, il tient à ce qu’elle soit faite. Adieu, mon cher Achille, embrasse bien pour moi et pour nous tous ta bonne femme et ton joli enfant. Adieu, nous vous regrettons et pensons à vous. Portez-vous bien et donnez-nous de vos nouvelles.
Tout à toi.
Ton frère.
Tréport, vendredi 26.
Eh quoi, pauvre vieux bougre, tu es toujours couillonné par ta sacrée santé, embêté par la maladie, fortement vexé par les indispositions, tu continues ton système d’être malade au moment de tes examens et de retarder par là tes prodigieux succès, tes ovations universitaires ! Quant à ton serviteur il va mieux sans précisément aller bien. Il ne se passe pas de jour sans que je ne voie de temps à autre passer devant mes yeux comme des paquets de cheveux ou des feux du Bengale. Cela dure plus ou moins longtemps. Néanmoins ma dernière grande crise a été plus légère que les autres. Je possède toujours mon séton, agrément que je te souhaite peu ainsi que la privation de pipe, souffrance horrible à laquelle n’ont pas été condamnés les premiers chrétiens. Et on dira que les empereurs ont été cruels !!! Voilà comme on écrit l’histoire, meusieu ! Sic scribitur historia ! – Je ne suis pas près de naviguer seul, d’avoir cette liberté, de sorte qu’il se passera encore du temps avant que je n’aille me piéter avec toi sur la Roche-à-l’Hermite, et me rouler dans le bois de Cléry… Ah ! les beaux jours que ceux où amplement muni de tabac et de cigares j’ascendais la voiture de Jean et je m’en allais aux Andelys ! Qui dira toutes les blagues qui ont été servies, toute la salive qui a juté de nos lèvres…
Mon père a acheté une proprillété aux environs de Rouen, à Croisset. Nous y allons habiter la semaine prochaine. Tout est bouleversé par ce déménagement. Nous y serons assez mal logés cet été et au milieu des ouvriers, mais l’été prochain je crois que ce sera superbe. Je me pourmène en canot avec Achille me rappelant ces mots classiques du père Giffard : « V’là le pilote comme ça qui dit : V’là la mer qui bat nos flancs. »
Écris-moi comment tu vas et ce que tu fais. Vois-tu quelquefois Oudot dans tes rêves ? Duranton te pèse-t-il sur la poitrine quand tu as des cauchemars ? Quelle belle invention que l’École de Droit pour vous emmerder ! C’est à coup sûr la plus enkikinante de la création.
Adieu, vieux, bonne santé, mille choses à tes bons parents.
T[out] à t[oi].
Ne m’oublie pas auprès du jeune Coutil si tu le vois. C’est du reste de saison, comment oublier le coutil en été ?
Que je dois vous paraître coupable, mon cher Louis ! Que voulez-vous faire d’un homme qui est malade la moitié du temps, et qui est si ennuyé l’autre qu’il n’a ni la force, ni l’intelligence d’écrire même des choses douces et faciles comme celles que je voudrais vous envoyer ! Connaissez-vous l’ennui ? non pas cet ennui commun, banal, qui provient de la fainéantise ou de la maladie, mais cet ennui moderne qui ronge l’homme dans les entrailles et, d’un être intelligent, fait une ombre qui marche, un fantôme qui pense. Ah ! je vous plains si cette lèpre-là vous est connue. On s’en croit guéri parfois, mais un beau jour on se réveille souffrant plus que jamais. Vous connaissez ces verres de couleur qui ornent les kiosques des bonnetiers retirés. On voit la campagne en rouge, en bleu, en jaune. L’ennui est de même. Les plus belles choses vues à travers lui prennent sa teinte et reflètent sa tristesse. Quant à moi, c’est une maladie de jeunesse qui revient à mes mauvais jours, comme aujourd’hui. On ne peut pas dire de moi comme de Pantagruel : « et puis estudioit quelque méchante demy-heure, mais toujours avoit l’esprit en cuisine ». C’est en pire chose que j’ai l’esprit : c’est aux sangsues qu’on m’a mises hier et qui me grattent les oreilles, c’est à la pilule que je viens d’avaler et qui navigue encore dans mon estomac sur le verre d’eau qui l’a suivie.
Savez-vous que nous n’avons pas sujet d’être gais ! Voilà Maxime parti, son absence doit bien vous peser. Moi j’ai mes nerfs qui me laissent peu de repos. Quand nous reverrons-nous tous à Paris en belle santé et en belle humeur ? Quelle belle chose ce serait pourtant qu’un petit cénacle de bons garçons, tous gens d’art, vivant ensemble et se réunissant deux ou trois fois par semaine pour manger un bon morceau arrosé d’un bon vin, tout en dégustant quelque succulent poète ! J’ai souvent formé ce rêve, il est moins ambitieux que bien d’autres, mais peut-être ne se réalisera-t-il pas davantage ? Je viens de voir la mer et je suis rentré dans ma stupide ville, voilà pourquoi je suis plus embêté que jamais. La contemplation des belles choses rend toujours triste pour un certain temps. On dirait que nous ne sommes faits que pour supporter une certaine dose de beau, un peu plus nous fatigue. Voilà pourquoi les natures médiocres préfèrent la vue d’un fleuve à celle de l’Océan, et pourquoi il y a tant de gens qui proclament Béranger le premier poète français. Ne confondons pas du reste le bâillement du bourgeois devant Homère, avec la méditation profonde, avec la rêverie intense et presque douloureuse qui arrive au cœur du poète quand il mesure les colosses et qu’il se dit, navré : O altitudo ! Aussi j’admire Néron : c’est l’homme culminant du monde antique ! Malheur à qui ne frémit pas en lisant Suétone ! J’ai lu dernièrement la vie d’Héliogabale dans Plutarque. Cet homme-là a une beauté différente de celle de Néron. C’est plus asiatique, plus fiévreux, plus romantique, plus effréné : c’est le soir du jour, c’est un délire aux flambeaux. Mais Néron est plus calme, plus beau, plus antique, plus posé, en somme supérieur. Les masses ont perdu leur poésie depuis le christianisme. Ne me parlez pas des temps modernes, en fait de grandiose. Il n’y a pas de quoi satisfaire l’imagination d’un feuilletoniste de dernier ordre.
Je suis flatté de voir que vous vous unissez à moi dans la haine du Sainte-Beuve et de toute sa boutique. J’aime par-dessus tout la phrase nerveuse, substantielle, claire, au muscle saillant, à la peau bistrée : j’aime les phrases mâles et non les phrases femelles comme celles de Lamartine fort souvent et, à un degré inférieur, celles de Villemain. Les gens que je lis habituellement, mes livres de chevet, ce sont Montaigne, Rabelais, Régnier, La Bruyère et Le Sage. J’avoue que j’adore la prose de Voltaire et que ses contes sont pour moi d’un ragoût exquis. J’ai lu Candide vingt fois, je l’ai traduit en anglais et je l’ai encore relu de temps à autre. Maintenant je relis Tacite. Dans quelque temps, quand j’irai mieux, je reprendrai mon Homère et Shakespeare. Homère et Shakespeare, tout est là ! Les autres poètes, même les plus grands, semblent petits à côté d’eux.
Il doit m’arriver ces jours-ci un canot du Havre. Je voguerai sur la Seine à la voile et à l’aviron. Voilà la chaleur qui vient, je vais bientôt me dénuder et nager. Vous voyez de là mes seuls plaisirs.
Il m’est arrivé un grand malheur. On m’a perdu une pipe dans mon déménagement de la rue de l’Est : un beau tuyau noir rapporté de Constantinople et dans lequel j’ai fumé pendant sept ans. C’est avec lui que j’ai passé les meilleures heures de ma vie. N’est-ce pas un épouvantable chagrin de le savoir perdu, profané ! Vous qui comprenez l’existence horizontale, sentez-vous toute la perte de ces mille charmants souvenirs que me donnait ce vieux tuyau ? ce pauvre tuyau qui m’avait soutenu dans mes jours de mélancolie, qui avait partagé ma joie dans mes jours heureux.
Ce brave Maxime ! le voilà parti ! Quand reviendra-t-il ? Son voyage va nous sembler long. N’importe, il sera je crois si utile, que nous devons être contents qu’il le fasse. Nous le trouverons vieilli et mûri à son retour. Il s’écoulera, comme on dit, bien de l’eau sous le pont d’ici là. N’oubliez pas de m’envoyer exactement ses lettres, celles qui me seront adressées, et de me dire toutes les fois que vous en aurez reçu des nouvelles. Par le plaisir que vous aurez vous-même à en recevoir, je vous conjure de songer à moi. N’imitez pas aussi mes longues pauses dans notre correspondance. Dites-moi un peu ce que vous faites, ce que vous rêvez. Envoyez-moi des vers quand vous en ferez. Adieu, je vous souhaite tout ce que vous voudrez. Adieu, tout à vous de cœur.
Bravo jeune homme, bravo, très bien, très bien, fort satisfait, extrêmement content, enchanté, recevez mes félicitations, agréez mes compliments, daignez recevoir mes hommages. Ah Monsieur, ah Monsieur, couvrez-vous donc, je vous prie – je n’en ferai rien – pardonnez-moi – après vous s’il vous plaît, etc… – merde – vivat. – Enfoncée l’École de Droit. Ah mon vieux, que tu es heureux ! comme tu as dû dîner de bon appétit le jour de la thèse, comme tu devais bien respirer ! As-tu au moins chié contre la borne de cet établissement pour lui marquer ton estime ? – Es-tu venu la nuit compisser la porte et sodomiser la serrure ? Ce n’aurait été qu’une revanche car il est certain que tu as eu plus d’une fois l’École de Droit dans le cul. Adieu donc à Duranton, bonsoir à Valette, bonne nuit à Oudot, serviteur très humble de Ducaurroy ; heureux gredin, va ! Plus de migraines, plus d’embêtement, plus de dîners à 30 sols. – Dire que tu ne verras plus la balle de Delzers (pas même en rêve) ni les lunettes de Mosieur Reboul ni les savates de Bugnet. Il y a de quoi danser des cancans effrénés, des polkas sauvages, des cachuchas titaniques. Il faut se couronner de fleurs et de saucisses, empoigner sa pipe et boire 20000098710531000 petits verres !
Repose-toi bien dans ta famille, mon pauvre vieux. Dans quelque temps je te dirai de venir un peu faire une petite visite à ton ancien qui te pourmènera dans son canot tout en repassant les vieilles blagues du temps passé quand nous étions plus gais et plus jeunes. – Notre ancien compagnon Néo sera là et nous repenserons au temps où il venait avec nous sur la côte Saint-Gervais ; nous nous asseyions sur les cailloux et nous allumions nos cigares.
Ce pauvre cigare, quand reviendras-tu ? Je désire cependant peu de choses dans la vie et le ciel devrait bien me les donner. Je ne lui demande ni l’amour des femmes, ni l’admiration des sots, ni honneur, ni état. Il me semble que j’ai des vœux modestes. Eh bien non ! il est dit que ce bienheureux nicotiane me sera refusé et qu’au lieu de l’aimable et gracieux Chambertin je boirai de l’eau de fleurs d’oranger et de tilleul, deux beaux arbres j’en conviens mais pas en bouteille ! Rien de neuf. Ma santé n’est pas mauvaise mais tout cela est si long à se guérir. J’ai été si étrillé que je serai longtemps encore avant d’en être quitte.
Adieu, cher Ernest, mille compliments aux tiens.
Tout à toi.
Je n’entends jamais parler de toi ! Qu’est-ce que tu deviens, profond jurisconsulte ? Te livres-tu à l’étude des lois ou au culottage de la pipe ? Manière de faire les gens plus agréables. Es-tu bientôt nommé garde des sceaux ou substitut du procureur du roi ? Quand te verra-t-on tonner contre l’immoralité de la littérature moderne et hurler après ces bons et pacifiques républicains ? Quand te vends-tu au gouvernement moyennant une place de 1 500 francs par an ? Que fais-tu enfin dans ton bocal des Andelys ? Conte-nous ça un peu, et dis-moi surtout si tu vas en Corse, ou n’importe ailleurs.
Quant à ton serviteur c’est toujours la même histoire. Ni mieux ni pis, ni pis ni mieux. Tel que tu le connais, l’as connu et le connaîtras, toujours ce même môme assez fastidieux pour les autres et encore plus pour lui-même quoiqu’il ait eu de bons moments en société, en société libre surtout et peu bégueule des oreilles.
Néo est accouchée de quatre enfants. J’ai l’honneur de t’en faire part : la mère et les enfants se portent bien. On m’a dit que ton oncle désirait un terre-neuvien. Est-ce vrai ? S’il en veut réponds-moi de suite.
Je n’ai aucune nouvelle à t’annoncer, car la grande nouvelle tu la sais : le mariage de Caroline. Que veux-tu que je t’en dise ? Tout ce que tu voudras. Dis-en ce qu’il te fera plaisir. Tout cela se trouve résumé par ces deux lettres que j’ai prononcées en l’apprenant : AH !
Dans une douzaine de jours nous retournons à Rouen, nous laissons Croisset au menuisier et aux peintres. L’année prochaine tout sera prêt, il y a une chambre d’ami qui sera arrangée. Vous l’habiterez, Seigneur, s’il vous plaît de m’honorer de votre compagnie, de me gratifier de votre présence, de me cadotter de votre conversation, etc… à moins que vos graves occupations ne vous en empêchent. Dans ce temps-là, j’espère, je serai plus gaillard et nous pourrons fumer le calumet en regardant l’eau couler.
Écris-tu quelquefois au jeune Dumont ? Fais-lui mes amitiés ainsi qu’à ce vieux Coutil.
Adieu, je t’embrasse.
Mille choses aux tiens.
Tout à toi.
Croisset, 11 novembre.
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
Merci, mon vieux, de la lettre que tu m’as envoyée avec le Murtius. Je n’en avais pas besoin pour savoir que tu pensais à moi, car j’en étais sûr sans cela. Il y a de ces gens sur lesquels on compte, je t’ai toujours mis du nombre. Je me rappellerai longtemps nos nuits d’été de la rue de l’Est, où le café et le tabac nous entouraient, quand je faisais mes illuminations de bougies et que j’étalais avec orgueil mes bottes splendidement vernissées. Apprends donc que cette passion n’est pas partie de mon âme de décrotteur, et que dernièrement enfin j’ai reçu de Paris le reste de ma fameuse bouteille, et que je m’exerce encore à ce grand art de faire briller les chaussures. Je n’en ai plus besoin (de chaussures), car je ne sors pas de ma chambre. Je ne vois personne, sauf Alfred Le Poittevin. Je vis seul comme un ours. J’ai passé tout l’été à me promener en canot et à lire du Shakespeare. Depuis que nous sommes revenus de la campagne, j’ai assez lu et travaillé. Je fais maintenant beaucoup de grec et je repasse mon histoire. Ma maladie aura toujours eu l’avantage qu’on me laisse m’occuper comme je l’entends, ce qui est un grand point dans la vie. Je ne vois pas qu’il y ait au monde rien de préférable pour moi, une bonne chambre bien chauffée, avec les livres qu’on aime et tout le loisir désiré. Quant à ma santé, elle est en somme meilleure, mais la guérison est si lente à venir, dans ces diables de maladies nerveuses, qu’elle est presque imperceptible. Je suis encore pour longtemps au régime. Mais je suis patient et en attendant le temps se passe. J’ai bien souffert, pauvre vieux, depuis la dernière nuit que nous avons passée ensemble à lire Pétrone. – On m’a mis un séton qui m’a fait subir des douleurs atroces. J’ai failli avoir la main droite emportée par une brûlure et j’en conserve encore une large cicatrice rouge, enfin, comme bouquet de la farce, je me suis fait enlever trois dents de la mâchoire.
J’ai reçu une lettre de Du Camp, qui est à Alger. Il sera de retour d’ici à deux mois. Il me charge de le rappeler à ton souvenir et de te faire ses excuses. Il n’a pu aller à Candie et par conséquent il ne peut te donner les renseignements que tu lui avais demandés. Avances-tu dans ton travail ? Où en es-tu et qu’est-ce que tu bâtis maintenant, hors du ministère s’entend, hors de ta plaie et de ton bagne. J’y compatis, à ton ennui. Je sais ce que c’est que l’embêtement et je trouve qu’il devrait s’écrire avec trois H aspirées et un triple accent grave.
Ma mère a été bien fâchée de n’avoir pu rencontrer Mme Vasse. Mais elle est restée trop peu de temps à Paris pour pouvoir retourner chez elle. Nous irons tous à Paris au mois de mars, et là j’espère avoir encore avec toi une ou deux heures de nos bonnes causeries d’autrefois. Présente mille respects affectueux à ta famille de la part des miens et surtout de la mienne. Je me souviens toujours de la façon franche et aimable dont j’étais reçu dans votre maison.
Adieu, cher ami, je te serre les mains.
Tout à toi.
MADAME FLAUBERT ET CAROLINE AU DOCTEUR FLAUBERT
Cher ami, nous avons fait un bon et même un agréable voyage avec quatre députés, au nombre desquels était M. Grandier, qui s’est égayé aux dépens de ses confrères, ce qui a abrégé la route. Ce matin nous ne nous sentons pas fatiguées, quoique nous ayons assez mal dormi. Hamard nous attendait au débarcadère et nous a évité les embarras des paquets.
Je te prie de dire à Julie que ses commissions sont faites, les filets seront prêts jeudi et M. Guilbert nous apportera l’argenterie vendredi ; mais il ne peut pas faire les cuillères à compote comme elle le désire, il prétend que c’est impossible et nous a donné là-dessus beaucoup d’explications que nous n’avons pas comprises. En te quittant, cher ami, je n’ai pas pensé à te consulter sur ce que je pourrais rapporter à Achille et à sa femme, j’ai le désir de leur donner quelque chose ; dis-moi à peu près la somme que j’y dois mettre.
La robe de noce est déjà choisie, et j’espère, si je ne suis pas malade, ne pas être obligée de prolonger mon séjour ici au-delà du temps convenu.
Adieu, mon bon père, donnez-moi tous les jours de vos nouvelles. Je compte beaucoup pour cela sur le talent épistolaire de notre Gustave, embrasse-le bien pour moi, ce bon garçon, et fais-en autant au reste de la famille.
Mille amitiés au bon M. Parain dont nous parlons bien souvent. Adieu, encore une fois ta toute dévouée,
C[AROLI]NE FLAUBERT.
Hôtel de l’Intérieur,
rue Neuve-des-Augustins.
Maman ne dit rien pour moi, mon bon père, quoique je pense tout autant qu’elle à vous tous, et pendant qu’elle finit sa toilette je veux au moins avoir le plaisir de t’envoyer un bon baiser que tu partageras avec tes deux compagnons. Dis à Gustave qu’en pensant à lui, hier, j’ai demandé du potage à la tortue chez Véry. Mais que ce maudit potage était si épicé, que je n’ai pu le finir. Nous avions avec cela trois douzaines d’huîtres vertes, deux filets financière, deux soles mayonnaise, une croûte madère, deux bouteilles Graves bouchon long, tout cela avec une addition de 26 fr[ancs]. Hamard était désolé, c’était lui qui avait ordonné les 2 portions que nous n’avons jamais pu achever et il venait de se vanter de dîner à bon marché. En revanche, le logement qu’il a retenu est assez commode et il ne coûte que 4 fr[ancs] par jour. Pardon, mon excellent père, de t’avoir ennuyé de mon dîner, mais c’était un peu plus pour Gustave que pour toi, je veux qu’il dise avec Du Camp : « S’en donnent-elles au Palais-Royal. » Adieu, ta fille qui t’aime.
C[AROLINE] FLAU[BERT].
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Maman a reçu ta lettre hier, cher Gustave, lorsque nous avons été faire notre visite à Émile. Aujourd’hui elle a mal à la tête quoique ne s’étant pas du tout fatiguée ces deux jours-ci. À neuf heures nous étions couchées. Les emplettes avancent, mon corset est essayé et mes robes sont choisies. Père Tardif est venu hier soir et nous a invitées à déjeuner pour ce matin, après quoi nous devons aller aux schalls et aux dentelles. Maman pense être en état d’y aller malgré son mal de tête. Si elle ne le pouvait pas, ce serait pour demain, en tous cas je crois que ce sera fini samedi.
Cher Ami, que nous avons été voir, nous avait priées de dîner jeudi avec quelques amis, invitation que nous avons refusée pour nous laisser libres d’aller aux Italiens si l’on donne Don Juan. Quant aux autres théâtres ils ne nous verront pas. Nous avons encore à aller chez les Collier et chez les Maupassant. Adieu, cher ami, n’oublie pas le café et reçois de ma part un bon baiser.
Ta sœur,
CAROLINE.
Nous embrassons la famille grands et petits.
[Rouen,] samedi, 2 heures.
[22 mars 1845.]
Maman ne peut t’écrire aujourd’hui, bon rat, à cause de sa migraine. Elle est dans ce moment à demi endormie dans son fauteuil et le front tout barbouillé de laudanum. Elle va sortir ce soir avant le dîner pour faire des courses dans la ville et n’aura pas, conséquemment, le temps de t’écrire, or c’est moi qui suis chargé de ce soin. De nouvelles à t’apprendre je n’en ai pas, Mme et Mlle de Maupassant sont venues déjeuner hier, Louise était toute triste de ton absence et ne disait mot.
Achille, Julie et son acolyte, Mme Deslandes, ont été pris hier matin d’une fureur champêtre et sont partis passer les fêtes de Pâques à Croisset. Je ne sais pas comment ils peuvent y vivre. Il n’y a rien. Enfin c’est leur idée, telle est leur idée, leur idée a été telle, voilà. Ne pouvant trouver la clef d’une armoire pour avoir des couvertures ils ont fait lever la porte par Desmarets. Papa et maman ont été peu satisfaits de ce procédé et craignent qu’ils n’endommagent les peintures, ce qui est fort présumable.
J’ai été bien étonné hier à 5 heures en voyant arriver Fauvel. Heureusement que maman était alors chez Mme Strœhlin car elle aurait cru à quelque accident. Ce brave toile peinte partira probablement demain avec père Parain, qui t’apportera les choses que tu demandes dans la lettre que nous avons reçue ce matin. Vous verrez le sexagénaire champenois lundi matin entre neuf et dix heures.
Voilà deux jours que je sors le matin (que de matins, mâtin !). Hier nous avons été acheter des cloches chez un jardinier vers la rue du Renard, du côté de ces bons endroits où nous allions dessiner d’après nature, et où je me suis si souvent promené autrefois avec Néo et Ernest en fumant ma pipe, en écoutant le bruit des sources, en sentant l’odeur des fumiers et des herbes. – Nous avons été voir après cela le jardin du sieur Bessery. – Aujourd’hui je suis sorti m’acheter un couteau, des gants, des enveloppes de lettres, et une paire de lunettes. Demain je vais chez l’homme aux études historiques.
Il faut que je me dépêche de finir car papa et M. Parain vont partir pour Croisset et c’est eux qui doivent mettre ceci à la poste. Je leur donne à emporter mon pantalon à plis et ma chemise rouge qu’Eulalie doit laver ; tu dois penser si c’est là une privation : trois jours à vivre dans un pantalon ordinaire ! quel horrible horizon ! au reste on ramène la chaise de poste ce soir, c’est une consolation ; je vais y faire moult voyages de ma chambre dans la cour.
N’oublie pas de prier ton époux de m’acheter l’h[istoire] de Gênes de Vincent (chez Firmin-Didot) et de s’informer en même temps où l’on pourrait avoir les Notes d’un voyage dans le midi de la France, de Mérimée. Je crois que c’est assez difficile à se procurer. C’est excellent pour l’architecture. En allant chez Mme Tardif, dis à Hamard d’entrer chez le portier de la mère Cheronnet et de s’informer de Du Camp. Je n’entends pas parler de lui, c’est étrange ; il pourrait bien avoir été blessé, tué peut-être, dans l’explosion d’Alger.
Adieu, embrasse pour moi Émile.
Adieu, ton vieux Boun.
CAROLINE HAMARD À SON FRÈRE GUSTAVE
Je voudrais, cher ami, avoir de divertissantes choses à te raconter. Mais une promenade à Longchamp dans le cabriolet et un dîner en compagnie de Téniers te sembleraient sans doute fort peu intéressants. Longchamp était brillant, cependant, une foule comme je n’en avais pas vu et une suite de voitures dont une seule m’a semblé belle : c’était un attelage à quatre chevaux ornés de fleurs aux oreilles. Malgré tout ce que je voyais, mon Gustave, je ne pouvais m’empêcher de penser à Croisset où vous étiez probablement et où le soleil était encore plus beau sur les côtes que sur les arbres des Tuileries. Le soir, comme je te l’ai dit, nous sommes allés dîner dans un restaurant sur la place de l’Odéon avec Téniers et sa femme, l’oncle Y. et le docteur. C’était lui qui leur payait à dîner, de sorte qu’immédiatement après nous sommes rentrés à la maison où nous avons pris le thé, pendant que ces messieurs fumaient dans une chambre à côté. Je crains, cher Gustave, que l’amour de famille que possède à un si haut point mon mari, n’entre déjà un peu dans mon cœur, car j’ai peine à te dire mon avis sur le ménage Téniers tant je m’en moquerais si une fois je me mettais en train. Connais-tu l’homme et as-tu vu quelque chose de plus commun d’un bout à l’autre ? Le Dr Hamard, au contraire, est tout à fait de mes amis. Il a de bonnes manières et j’aime à l’entendre causer.
Nous voulions aujourd’hui aller aux Italiens, mais Lablache ne chantant pas, nous remettons ce plaisir à la semaine prochaine et nous nous contentons du Palais-Royal.
La mère Tardif nous a invités pour mardi, mais une fois ce dîner-là nous serons libres, tout à fait libres d’aller où bon nous semblera.
Dis à maman, mon bonhomme, qu’elle m’apporte ma petite marquise verte enfermée dans le tiroir de mon armoire à glace et qu’elle m’envoie par père Parain mon peigne d’écaille ; son châle est à teindre, elle l’aura vendredi et cela ne lui coûtera que 10 fr[ancs]. Adieu, cher ami, calme-toi bien vite d’avoir lu une écriture si blanche et ne jure pas contre ton
RAT.
Hamard t’écrira demain ; embrasse toute la famille pour nous et écris-nous comment vont les yeux de notre père.
[Rouen, 25 mars 1845.]
Mardi, 10 heures du matin.
Maman t’écrira ce soir, bon rat, mais elle veut que tu aies une lettre aujourd’hui et sa migraine l’empêche de pouvoir rien faire. C’est même moi qui vais copier le bail de Baptiste. Un homme comme moi écrire sur papier timbré !! N’importe, j’en écrirais une demi-rame car la vache est descendue, ouverte, à moitié pleine et je puise une grande satisfaction à la contempler avec ses bonnes courroies.
C’est aujourd’hui que je commence à bourrer les coffres et les poches de la voiture. J’emporte ma malle afin d’avoir mes affaires à part, c’est un conseil de papa. Toute ma garde-robe va s’en aller en voyage avec moi. Je ne laisse presque rien à la maison.
Vous ne nous dites rien du logement, n’oubliez pas une remise. Maman t’enverra ce soir l’adresse de Mlle Jane. Hamard a-t-il fait mes commissions chez Didot ? S’il n’y a pas encore été, prie-le de demander en outre les instructions sur l’architecture romaine publiées par ordre du ministre ou plutôt non, exempte-le de cela, je le ferai moi-même.
Adieu, à jeudi.
Nogent-sur-Seine, 2 avril [18]45.
Nous aurions vraiment tort de nous quitter, de dérayer de notre vocation et de notre sympathie. Toutes les fois que nous avons voulu le faire, nous nous en sommes mal trouvés. J’ai encore éprouvé à notre dernière séparation une impression pénible qui, pour apporter avec elle moins d’étonnement qu’autrefois, est toujours pleine de chagrin. Voilà trois mois que nous étions bien l’un et l’autre ensemble, seuls, – seuls en nous-mêmes, et seuls à nous deux. Il n’y a rien au monde de pareil aux conversations étranges qui se font au coin de cette sale cheminée où tu viens t’asseoir, n’est-ce pas, mon cher poète ? Sonde au fond de ta vie et tu avoueras comme moi que nous n’avons pas de meilleurs souvenirs ; c’est-à-dire de choses plus intimes, plus profondes et plus tendres même à force d’être élevées. – J’ai revu Paris avec plaisir. J’ai regardé le boulevard, la rue de Rivoli, les trottoirs, comme si je revenais voir tout cela après cent ans d’absence, et je ne sais pas pourquoi j’ai respiré à l’aise en me sentant au milieu de tout ce bruit et de cette cohue humaine. – (Mais je n’ai personne avec moi ! hélas ! Du moment que nous nous quittons, nous abordons sur une terre étrangère où l’on ne parle pas notre langue et où nous ne parlons celle de personne.) À peine débarqué j’ai passé mes bottes, suis monté en régie, et ai commencé mes visites. L’escalier de la Monnaie m’a essoufflé, parce qu’il a cent marches de haut et aussi que je me rappelais le temps évanoui sans retour où je le montais pour aller dîner ! J’ai embrassé Mme et Mlle d’Arcet qui étaient en deuil, je me suis assis dans un fauteuil, j’ai causé une demi-heure et j’ai foutu le camp. – Partout j’ai marché dans mon passé, je l’ai remonté comme un torrent que l’on grimpe et dont l’onde vous murmure le long des genoux. J’ai été aux Champs-Élysées, j’y ai revu ces deux femmes avec qui autrefois je passais des après-midi entiers (ce que je ne ferais pas probablement maintenant, tant je suis devenu un mâtin). La malade était encore à demi couchée dans un fauteuil, elle m’a reçu avec le même sourire et la même voix. Les meubles étaient là, et le tapis n’était pas plus usé… Par une affinité exquise, par un de ces accords harmonieux dont l’aperception appartient seule à l’artiste, un orgue de Barbarie s’est mis à jouer sous les fenêtres, comme autrefois pendant que je leur lisais Hernani ou René. Et puis je me suis dirigé vers la demeure d’un grand homme. Ô malheur ! il était absent : « M. Maurice vient de partir ce soir pour Londres. » Tu conçois que j’ai été embêté et que j’aurais voulu trouver une boule aussi exquise et pour laquelle je me sens une invincible tendresse. – Le commis de Maurice m’a trouvé grandi ; que dis-tu de ça ?
M’étant procuré par Panofka l’adresse de Mme Pradier, je me précipitai dans la rue Laffitte et je demandai au concierge du n° 42 le logement de cette femme perdue. Ah ! la belle étude que j’ai faite là ! et quelle bonne mine j’y avais ! Comme j’avais l’air du brave homme et de la canaille ! J’ai approuvé sa conduite, me suis déclaré le champion de l’adultère et l’ai même peut-être étonnée de mon indulgence. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle a été extrêmement flattée de ma visite et qu’elle m’a invité à déjeuner, à mon retour. Tout cela demanderait à être écrit, détaillé, peint, ciselé. Je le ferais pour un homme comme toi, si avant-hier je ne m’étais pas écorché le doigt, ce qui m’oblige à écrire lentement et me gêne à chaque mot. – J’ai eu pitié de la bassesse de tous ces gens déchaînés contre cette pauvre femme, parce qu’elle a ouvert ses cuisses à un autre vi qu’à celui désigné par M. le maire. On lui a retiré ses enfants, on lui a retiré tout. Elle vit avec 6 mille francs de rente, en garni, sans femme de chambre ; dans la misère ; à mon avant-dernière visite, elle rayonnait dans deux salons dont les meubles étaient de soie violette et les plafonds dorés. Quand je suis entré l’autre jour chez elle, elle venait de pleurer, ayant appris le matin que depuis 15 jours la police suivait tous ses pas. Le père du jeune homme avec qui elle a eu son aventure, craint qu’elle ne l’accapare et fait tout ce qu’il peut pour rompre cette union illicite. Sens-tu la beauté du père qui a peur de la mangearde ? Vois-tu la mine du fils embêté ? et celle de la fillette que l’on poursuit impitoyablement ?
Nous partons demain de Nogent et nous descendons rapidement jusqu’à Arles, jusqu’à Marseille. C’est en revenant de Gênes, quand nous aurons quitté Caroline, que nous visiterons lentement le Midi. Écris-moi donc d’ici 5 ou 6 jours au plus tard et adresse ta lettre à Marseille. J’irai voir Mme Foucaud née Eulalie Delanglade, ce sera singulièrement amer et farce, surtout si je la trouve enlaidie comme je m’y attends. Le bourgeois dirait : Vous aurez là une grande désillusion. Mais j’ai rarement éprouvé des désillusions, ayant eu peu d’illusions. Quelle plate bêtise de toujours vanter le mensonge et de dire : la poésie vit d’illusions : comme si la désillusion n’était pas cent fois plus poétique par elle-même ! Ce sont du reste deux mots d’une riche ineptie.
Je me suis ennuyé aujourd’hui d’une façon terrible. Quelle belle chose que la province et le chic des rentiers qui l’habitent ! On vous y parle du Juif errant et de la Polka, des impôts et de l’amélioration des routes. Le voisin surtout est un être admirable. Il faut l’écrire ainsi relativement à son importance sociale : VOISIN. – Depuis que je t’ai quitté, ma santé physique et morale est assez bonne. Seulement mon bouton à la langue augmente. Quelle farce ! euh ! euh ! euh !
Adieu, cher et très cher vieux. Travailles-tu à ton roman ? Soigne-le, et chie-nous de bonne merde. – Écris-moi, de suite, écris-moi longuement.
Adieu, je t’embrasse.
Je n’ai rien vu sur le boulevard, et je n’ai rien fait d’obscène.
Marseille, mardi soir 15 [avril
1845],
10 heures.
Ah ! Ah ! Ah ! Figure-toi un homme qui respire après une haute montée, un cheval qui s’arrête après un long galop, tout ce que tu voudras enfin, pourvu qu’il y ait idée de liberté, d’affranchissement, de repos, et tu te figureras moi t’écrivant. Plus je vais, et plus je me sens incapable de vivre de la vie de tous, de participer aux joies de famille, de m’échauffer pour ce qui enthousiasme, et de me faire rougir à ce qui indigne. Je m’efforce tant que je peux à cacher le sanctuaire de mon âme ; peine inutile ! hélas ! les rayons percent au-dehors et décèlent le Dieu intérieur. J’ai bien une sérénité profonde, mais tout me trouble à la surface. Il est plus facile de commander à son cœur qu’à son visage. Par tout ce que tu as de plus sacré, si tu as quelque chose de sacré, par le vrai et par le grand, ô cher et tendre Alfred, je t’en conjure au nom du ciel, au nom de moi-même, ne voyage avec personne ! avec personne ! – Je voulais voir Aigues-Mortes et je n’ai pas vu Aigues-Mortes, la Sainte-Baume et la grotte où Madeleine a pleuré, le champ de bataille de Marius, etc. Je n’ai rien vu de tout cela, parce que je n’étais pas seul, je n’étais pas libre. Voilà deux fois donc que je vois la Méditerranée en épicier ! La 3e sera-t-elle meilleure ? Il va sans dire que je suis très content de mon voyage et toujours d’un caractère fort jovial, ce qui peut faciliter mon établissement si j’ai envie de m’établir.
Nous sommes descendus la Saône en bateau à vapeur jusqu’à Lyon et, de Lyon, le Rhône jusqu’à Avignon. Il n’y a rien de triste comme les boules que l’on voit là. Toutes mes mélancolies s’y réveillent. Te rappelles-tu notre retour des Andelys à Rouen et la singulière atmosphère qu’il y avait autour de nous deux ? Je n’ai pas touché, à Fourvières, les os des martyrs, parce que je ne savais pas qu’il y en eût. Mais, au confluent des 2 fleuves, sur le pont, j’ai regardé l’eau couler en pensant à toi, sans savoir que tu le désirais, comme tu me le mandes par la lettre que j’ai reçue ce matin. Tantôt, en me promenant le long des flots, je me suis récité le « mais bientôt bondissant d’une joie insensée » et la pièce de « la jeune fille ». J’ai encore pensé à toi aux Arènes de Nîmes et sous les arcades du pont du Gard, c’est-à-dire qu’en ces endroits-là je t’ai désiré avec un étrange appétit : car, loin de l’autre, il y a en nous comme quelque chose d’errant, de vague, d’incomplet.
J’irai à Nice. Je m’informerai du cimetière où est Germain et j’irai voir sa tombe.
J’ai revu les Arènes que j’avais vues pour la 1ère fois il y a 5 ans. Qu’ai-je fait depuis (ce qui peut s’écrire tout aussi bien avec un point d’exclamation qu’avec un point d’interrogation). J’ai revu mon figuier sauvage poussé dans les assises du Velarium, mais sec, sans feuilles, sans murmures ; je suis monté jusque sur les derniers gradins en pensant à tous ceux qui y ont rugi et battu des mains, et puis il a fallu quitter tout cela. Quand on commence à s’identifier avec la nature ou avec l’histoire, on en est arraché tout à coup de façon à vous faire saigner les entrailles. En allant au pont du Gard j’ai vu deux ou trois charrettes de Bohémiens. À Arles, j’ai été le soir avec Hamard au café de la Rotonde et j’ai payé un verre de kirsch à un sergent. Sens-tu combien c’est beau ! J’ai examiné toutes les fillettes. J’en ai vu d’exquises, surtout deux. Le dimanche j’ai été à la messe pour les examiner plus à loisir. J’en ai vu une surtout, une pâle et maigre, qui était d’une humidité chaude. Je me suis promené sur le théâtre, dans les Arènes. J’ai causé avec une garce du boxon qui est en face le théâtre, en face ce vieux théâtre où l’on a joué le Rudens et les Bacchides, où Ballio et Labrax ont éjaculé leurs injures et éructé leurs obscénités. Je ne suis pas monté dans les appartements. Je ne voulais pas sortir de la poésie (à Avignon mêmement j’avais causé dans la rue avec ces dames). Je te raconterai tout cela plus tard quand tu le voudras.
À Marseille je n’ai pas retrouvé cette excellente tétonnière qui m’y a fait goûter de si doux quarts d’heure. Elles ne tiennent plus l’hôtel Richelieu. J’ai passé devant, j’ai vu les marches et la porte. Les volets étaient fermés ; l’hôtel est abandonné. À peine si j’ai pu le reconnaître. N’est-ce pas un symbole ? Qu’il y a longtemps déjà que mon cœur a ses volets fermés, ses marches désertes, hôtellerie tumultueuse autrefois, mais maintenant vide et sonore comme un grand sépulcre sans cadavre ! Avec un peu plus de soin, de bonne volonté, je serais peut-être parvenu à découvrir où elle loge. Mais on m’a donné des renseignements si incomplets que j’en suis resté là. Il me manque ce qui me manque pour tout ce qui n’est pas l’art : l’âpreté. – Et d’ailleurs j’ai un dégoût extrême à revenir sur mon passé, cependant que ma curiosité impitoyable demande à tout creuser et à fouiller jusqu’aux dernières vases. – Mets-toi par la pensée à ma place et tu verras ce qui m’est advenu depuis hier. Cet après-midi je suis retourné dans une boutique où j’ai acheté autrefois des babouches et des pipes turques. Le père Cauvière a dîné ici tout à l’heure. La dernière fois que j’avais dîné avec lui, je suis rentré à l’hôtel (c’était la dernière nuit) et j’y ai tiré 4 coups. Aujourd’hui je t’écris cette lettre, ce qui est supérieur…
Je ne lis rien, je n’écris rien, je ne pense pas davantage. Ma santé est de même. Mon estomac est excellent et mon appétit devient surprenant.
Écris-moi à Gênes, ou donne tes lettres à Achille ; comme il te fera plaisir.
Soigne bien ton roman. Je n’approuve pas cette idée d’une seconde partie. Pendant que tu es en train, épuise le sujet. Condense-le en une seule. Sauf meilleur avis, je crois que c’est là le bon.
Adieu, cher et grand homme, dimidium animae meae.
Tu me demandes des nouvelles de Du Camp. Il est revenu à Paris. Je l’ai vu. Il viendra cet été à Croisset. Quand pars-tu pour Vichy ?
Gênes, 1er mai [1845],
jour de la Saint-Philippe.
(J’aurais dû aller porter ma carte chez le consul français. C’eût été un moyen de me faire bien voir du gouvernement et peut-être d’obtenir la croix d’honneur. Allons, faisons-nous bien voir, poussons-nous, rampons, léchons le cul, songeons à nous établir, prenons une femme, marions-nous, parvenons, etc.)
Il est 9 heures du soir. On vient de tirer le coup de canon de la retraite. Ma fenêtre est ouverte, les étoiles brillent, l’air est chaud, et toi, vieux, où es-tu ? Penses-tu à moi ? J’ai eu, depuis que tu n’as reçu ma dernière lettre, quelques heures d’horrible angoisse où j’ai souffert comme je n’ai pas souffert depuis longtemps. Il te faudra toute l’intensité intellectuelle dont tu es capable pour le sentir. Mon père a hésité à aller jusqu’à Naples. J’ai cru donc que j’irais. Mais Dieu merci nous n’y allons pas. Nous revenons par la Suisse. Dans trois semaines, un mois au plus tard, nous sommes de retour à Rouen, dans ce vieux Rouen qui peut bien être envahi par l’étranger, pillé et saccagé sans qu’il m’en coûte un regret. Je m’y suis embêté sur tous les pavés, j’y ai bâillé de tristesse à tous les coins de rue. Comprends-tu quelle a été ma peur, en vois-tu le sens ? Le voyage que j’ai fait jusqu’ici, excellent sous le rapport matériel, a été trop brute sous le rapport poétique pour désirer le prolonger plus loin. J’aurais eu à Naples une sensation trop exquise pour que la pensée de la voir gâter de mille façons, ne fût pas épouvantable. Quand j’irai, je veux connaître cette vieille antiquité dans la moelle, je veux être libre, tout à moi, seul ou avec toi, pas avec d’autres. Je veux pouvoir coucher à la belle étoile, sortir sans savoir quand je rentrerai. C’est alors que, sans entrave ni réticences, je laisserai ma pensée couler toute chaude parce qu’elle aura le temps de venir et de bouillir à l’aise, je m’incrusterai dans la couleur de l’objectif et je m’absorberai en lui avec un amour sans partage. Voyager doit être un travail sérieux. Pris autrement, à moins qu’on ne se saoule toute la journée, c’est une des choses les plus amères et en même temps les plus niaises de la vie. Si tu savais tout ce qu’involontairement on fait avorter en moi, tout ce qu’on m’arrache et tout ce que je perds, tu en serais presque indigné, toi qui ne t’indignes de rien, comme l’honnête homme de La Rochefoucauld. Bien entendu que je te conjure de ne pas dire un mot de tout cela à qui que ce soit. Il en a peut-être même trop transpiré malgré moi. Dis au contraire que je suis content et que j’ai fait une promenade charmante. – J’ai vu vraiment une belle route, c’est la Corniche, et je suis maintenant dans une belle ville, une vraie belle ville, c’est Gênes. On marche sur le marbre, tout est marbre : escaliers, balcons, palais. Ses palais se touchent les uns aux autres ; en passant dans la rue on voit ces grands plafonds patriciens tout peints et dorés. – Je vais beaucoup dans les églises, j’entends chanter et jouer de l’orgue, je regarde les moines, je contemple les chasubles, les autels, les statues. Il fut un temps où j’aurais fait beaucoup plus de réflexions que je n’en fais maintenant (je ne sais pas bien lesquelles) ; j’aurais peut-être plus réfléchi et moins regardé. Au contraire j’ouvre les yeux sur tout, naïvement et simplement, ce qui est peut-être supérieur. J’ai assisté à deux enterrements dont je te donnerai les détails.
À Nice je n’ai pas été au cimetière où pourrit ce pauvre Des Hogues, comme j’en avais eu l’intention. Cela eût paru drôle. Quelque envie donc que j’en aie eue je n’y ai pas été. Mais j’ai bien pensé à lui. J’ai regardé la mer, le ciel, les montagnes, je l’ai regretté, aspiré. S’il reste dans l’air quelque chose de ceux qui sont morts, je me suis mêlé à lui et son âme en a peut-être été réjouie. – Je n’ai pas revu à Marseille cette bonne Mme Foucaud, mais j’ai revu sa maison, la porte et les marches pour y monter. Elles ne sont pas plus usées ; malgré tous les pas qui y sont venus, elles ont moins vieilli que moi depuis cinq ans. La nature est si calme et si éternellement jeune qu’elle m’étonne continuellement. À Toulon j’avais aussi devant mon hôtel les mêmes arbres et la même fontaine, qui coulait de même et faisait, la nuit, son même bruit d’eau tranquille. En allant de Fréjus à Antibes, nous avons passé par l’Estérel et j’ai vu sur la droite l’immortelle auberge des Adrets. Je l’ai regardée avec religion, en songeant que c’était là d’où le grand Robert Macaire avait pris son vol vers l’avenir, qu’était sorti le plus grand symbole de l’époque et comme le mot de notre âge. On ne fait pas de ces types-là tous les jours ; depuis Don Juan je n’en vois pas d’aussi large. À propos de Don Juan, c’est ici qu’il faut venir y rêver, on aime à se le figurer quand on se promène dans ces églises italiennes, à l’ombre des marbres, sous la lumière du jour rose qui passe à travers les rideaux rouges, en regardant les cous bruns des femmes agenouillées. Pour coiffure elles ont toutes de grands voiles blancs et de longs pendants d’oreille en or ou en argent. Il doit être doux de foutre là, le soir, cachés derrière les confessionnaux, à l’heure où l’on allume les lampes. Mais tout cela n’est pas pour nous. Nous sommes faits pour le sentir, pour le dire et non pour l’avoir. – Où en est ton roman ? Avance-t-il ? En es-tu content ? Il me tarde d’en voir l’ensemble. – Ne pense qu’à l’Art, qu’à lui et qu’à lui seul, car tout est là ! – Travaille, Dieu le veut. Il me semble que cela est clair.
Je m’attendais à avoir une lettre de toi à Gênes. J’en aurais eu bien besoin. Peut-être en aurai-je ? Nous partons dans 6 ou 7 jours. Hamard et Caroline s’embarquent pour Naples. Écris-moi de suite à Genève. Tu m’avais promis de m’écrire souvent. Mets-toi à ma place et demande-toi si tu n’aurais pas de la joie, en pays étranger, de retrouver un compatriote.
Adieu, cher Alfred. Tu sais si je t’aime et si je pense à toi.
Mille adieux et embrassades.
L’état de ma chère santé est assez bon. Mon père seulement n’a pas pu se débarrasser de son mal d’yeux qui le fait assez souffrir. Adieu, écris-moi longuement.
Mille choses aux tiens. Caroline écrira prochainement à Laure. Et ce vieux Lengliné ? est-il marié, bande-t-il raide ? quelle nuit de noces !
J’ai encore quitté cette pauvre Méditerranée !! Je lui ai dit adieu avec un étrange serrement de cœur. Le matin que nous devions partir de Gênes, je suis sorti à 6 heures de l’hôtel comme pour aller me promener. J’ai pris une barque et j’ai été jusqu’à l’entrée de la rade pour revoir une dernière fois ces flots bleus que j’aime tant. – La mer était forte. Je me laissais bercer dans la chaloupe en pensant à toi et en te regrettant. Puis, quand j’ai senti que le mal de mer pourrait bien venir, je suis revenu à terre et nous nous sommes en allés. J’en ai été si triste pendant trois jours que j’ai cru plusieurs fois que j’en crèverais. Cela est littéral. Quelque effort que je fisse, je ne pouvais pas desserrer les dents. – Je commence à croire décidément que l’ennui ne tue pas, car je vis.
J’ai vu le champ de bataille de Marengo, celui de Novi, et celui de Verceil, mais j’étais dans une si pitoyable disposition que tout cela m’a peu ému. Je pensais toujours à ces plafonds des palais de Gênes sous lesquels on foutrait avec tant d’orgueil. Je porte l’amour de l’antiquité dans mes entrailles. Je suis touché jusqu’au plus profond de mon être quand je songe aux carènes romaines qui fendaient les vagues immobiles et éternellement ondulantes de cette mer toujours jeune. L’océan est peut-être plus beau. Mais l’absence des marées qui divisent le temps en périodes régulières semble vous faire oublier que le passé est long, et qu’il y a eu des siècles entre Cléopâtre et vous. Ah ! cher vieux ! quand irons-nous nous coucher à plat ventre sur le sable d’Alexandrie, ou dormir à l’ombre sous les platanes de l’Hellespont ?
Tu dépéris d’embêtement, tu crèves de rage, tu meurs de tristesse, tu étouffes… prends patience, ô Lion du désert ! Moi aussi j’ai étouffé longtemps. Les murs de ma chambre de la rue de l’Est se rappellent encore les effroyables jurons, les trépignements de pied et les cris de détresse que je poussais seul. Comme j’y ai rugi et bâillé tour à tour ! Apprends à ta poitrine à consommer peu d’air, elle ne s’en ouvrira qu’avec une joie plus immense quand tu seras sur les grands sommets et qu’il faudra respirer les ouragans. Pense, travaille, écris, relève ta chemise jusqu’à l’aisselle et taille ton marbre comme le bon ouvrier qui ne détourne pas la tête et qui sue, en riant, sur sa tâche : c’est dans la seconde période de la vie d’artiste que les voyages sont bons ; mais dans la première il est mieux de jeter au-dehors tout ce qu’on a de vraiment intime, d’original, d’individuel. Ainsi pense à ce que peut être pour toi, dans quelques années, une grande course en Orient. – Laisse aller la muse sans t’inquiéter de l’homme, et tu sentiras chaque jour ton intelligence grandir d’une façon qui t’étonnera. Le seul moyen de n’être pas malheureux c’est de t’enfermer dans l’Art et de compter pour rien tout le reste. – L’orgueil remplace tout quand il est assis sur une large base. Pour moi, je suis vraiment assez bien depuis que j’ai consenti à être toujours mal. Ne crois-tu pas qu’il y a bien des choses qui me manquent et que je n’aurais pas été aussi magnanime que les plus opulents, tout aussi tendre que les amoureux, tout aussi sensuel que les plus effrénés ? Je ne regrette pourtant ni la richesse, ni l’amour, ni la chair, et l’on s’étonne de me voir si sage. J’ai dit à la vie pratique un irrévocable adieu. Ma maladie de nerfs a été la transition entre ces deux états. Je ne demande d’ici à longtemps que cinq ou six heures de tranquillité dans ma chambre, un grand feu l’hiver, et deux bougies chaque soir pour m’éclairer. – Tu m’affliges, cher et doux ami (il devrait y avoir un autre mot, car tu n’es pas pour moi un ami comme on l’entend, même les meilleurs), tu m’affliges quand tu me parles de ta mort. Songe à ce que je deviendrais. – Âme errante, comme un oiseau sur la terre en déluge, je n’aurais pas le moindre rocher, pas un coin de terre, où reposer ma fatigue. – Pourquoi vas-tu aller passer un mois à Paris ? Tu vas t’y ennuyer encore plus qu’à Rouen. Tu en reviendras plus las encore. – Es-tu sûr d’ailleurs que les bains de vapeur te soient si utiles pour ta tête de Mœchus ?
J’ai bien envie de voir ce que tu as fait depuis que nous sommes séparés. Dans quatre ou cinq semaines nous lirons cela ensemble, seuls, à nous, chez nous, loin du monde et des bourgeois, enfermés comme des ours et grondant sous notre triple fourrure. Je rumine toujours mon conte oriental, que j’écrirai l’hiver prochain. – Il m’est venu depuis quelques jours l’idée d’un drame assez sec sur un épisode de la guerre de Corse que j’ai lu dans l’histoire de Gênes. J’ai vu un tableau de Breughel représentant La Tentation de saint Antoine, qui m’a fait penser à arranger pour le théâtre La Tentation de saint Antoine. Mais cela demanderait un autre gaillard que moi. Je donnerais bien toute la collection du Moniteur si je l’avais, et 100 mille francs avec, pour acheter ce tableau-là, que la plupart des personnages qui l’examinent regardent assurément comme mauvais.
Ah ! sacré nom de Dieu ! que je regrette de n’être pas à Rouen pour assister au mariage de Baudry ! Voilà de ces scènes qui sont sublimes. – Arriverai-je à temps ? réponds-moi de suite à Genève et n’oublie pas de me dire quand notre ami s’unit par des liens légitimes. Présente-lui mes compliments. C’est une bonne affaire qu’il fait là, le mâtin. Et ce brave Delporte, quand est-ce aussi que nous le verrons allié à la fille de l’un des commer=çants les plus distingués de notre ville ?
J’irai, comme tu me le recommandes et comme je l’ai promis, déjeuner avec cette bonne Mme P[radier], mais il est douteux que je fasse plus, à moins qu’elle ne m’y invite très ostensiblement. La baisade ne m’apprend plus rien. Mon désir est trop universel, trop permanent et trop intense pour que j’aie des désirs. Je ne me sers pas de femmes, je fais comme le poète de ton roman, je les use par le regard.
Adieu, je t’embrasse. Écris-moi à Genève. Pense à moi. Adieu.
Ne pas confondre avec Milan frères du gros Milan seul de tous les Milan, fabricant de boyaux de mouton neutralisés, sans odeur, approuvés par l’Académie royale de Médecine de Paris, rue de l’Arbre-Sec, etc.
Excuse-moi d’abord, mon vieil Ernest, de ne t’avoir pas écrit. J’accepte tous les reproches de ta lettre, à laquelle je réponds de suite et j’implore ma grâce en te promettant que tu ne manqueras pas de mes lettres à Calvi. J’imagine l’isolement dans lequel tu vas te trouver et je tâcherai de temps à autre de te distraire un peu par quelques facéties que je t’enverrai d’au-delà de la mer. Hélas ! je ne suis plus si gai qu’autrefois. Je deviens vieux, je n’ai plus cette magnifique blague qui remplissait des lettres que tu étais deux jours à lire. Ce sera plutôt à toi de m’apprendre du nouveau. Je te conseille pour passer le temps de travailler l’italien et l’histoire de la Corse. Je te demanderai même plus tard quand tu seras installé quelques renseignements que je désire. – Nous ne sommes pas près de nous revoir, mon pauvre vieux. J’aurais voulu avant de nous séparer nous dire un adieu classique, j’entends souper tranquillement ensemble chez ce bon Auguste, et finir la soirée chez ces dames, avant que tu n’ailles défendre la moralité publique. C’eût été d’un bon augure. – Quand est-ce que nous nous retrouverons ? qu’arrivera-t-il d’ici là ! Il coulera bien de l’eau sous le pont comme on dit vulgairement. Vas-tu t’en donner, des maquis et du soleil ! Peut-être en auras-tu vite assez et regretteras-tu la vallée de Cléry où je t’ai fait rouler de rire. Mais le cœur humain est ainsi mosaïqué que revenu aux Andelys tu regretteras la Corse. Cela est de règle. Tâche toujours dans tes jours de vide et d’embêtement de ne pas céder au découragement. Sois toujours bel homme, jolie tenue et jolies manières, agréable en société, ferme sur ses talons, jarret tendu et le petit doigt sur la couture de la culotte.
Que te dirai-je de moi ? Toujours le même ! ni mieux ni pis, au moral comme au physique. J’ai revu la Méditerranée et je l’ai quittée, je monte en voiture le matin et j’en descends le soir. Je mange vigoureusement par exemple, c’est un progrès, j’ai un appétit d’enfer. En fait d’impressions de voyage ce que j’ai vu de mieux c’est Gênes. Je t’engage à aller t’y promener à quelque jour que tu auras le temps. Quand on a visité ses palais on a une telle pitié du luxe moderne qu’on est tenté de loger à l’écurie et de sortir en blouse. – J’ai vu ce matin à la bibliothèque Ambrosienne des lettres de Mme Lucrèce Borgia. Et cet après-midi à Monza la fameuse couronne de fer que Charlemagne et Napoléon se sont mise sur la tête. –
Nous revenons par Genève. Dans quatre semaines nous serons de retour à Rouen. J’y reprendrai ma vie calme et uniforme, entre ma pipe et mon feu, sur ma table et dans mon fauteuil. – Nous passerons l’été à Croisset.
Au reçu de ceci tu calculeras la distance qu’il te faut pour me répondre d’après les timbres de la poste. Dans 15 jours nous serons à Genève. Aussi écris-moi à Genève ; sinon, une huitaine après à Nogent, enfin à Rouen. N’as-tu pas pour Procureur du roi M. Paoli (un gaillard qui boite) ? Présente-lui mes compliments s’il se souvient de moi. Et dis-lui que je me rappelle avec plaisir la manière dont son frère m’a reçu. C’est celui qui habite à Piedicroce.
Adieu, vieux, porte-toi bien et donne-nous souvent de tes nouvelles.
Je t’embrasse.
Genève, 26 mai [1845],
lundi soir, 9 heures.
J’ai vu avant-hier le nom de Byron écrit sur un des piliers du caveau où a été enfermé le prisonnier de Chillon. Cette vue m’a causé une joie exquise. J’ai plus pensé à Byron qu’au prisonnier, et il ne m’est venu aucune idée sur la tyrannie et l’esclavage. Tout le temps j’ai songé à l’homme pâle qui un jour est venu là, s’y est promené de long en large, a écrit son nom sur la pierre et est reparti. – Il faut être bien hardi ou bien stupide pour aller ensuite écrire son nom dans un séjour pareil. Le roc en est bariolé et égratigné en cent endroits. Parmi tous les noms obscurs qu’on y voit, j’y ai lu ceux de Victor Hugo et de George Sand. Cela m’a fait de la peine pour eux. Je leur croyais plus de goût. J’y ai lu aussi, écrit au crayon : Mme Viardot née Pauline Garcia, ce qui par exemple m’a fait rire. Mme Viardot née Pauline Garcia rêvant aux infortunes poétisées par le maître et désirant que le public en soit instruit, voilà qui est d’un bon grotesque et qui a excité mon hilarité comme on dit en style parlementaire. – Le nom de Byron est gravé de côté ; il est déjà noir comme si on avait mis de l’encre dessus pour le faire ressortir. Il brille en effet sur la colonne grise et jaillit à l’œil dès en entrant. Au-dessous du nom la pierre est un peu mangée, comme si la main énorme qui s’est appuyée là l’avait usée par son poids. Je me suis abîmé en contemplation devant ces cinq lettres. –
Ce soir, tout à l’heure, j’ai été, en fumant mon cigare, me promener dans une petite île qui est sur le lac en face de notre hôtel et qu’on appelle l’île Jean-Jacques, à cause de la statue de Pradier qui y est. Cette île est un lieu de promenade où on fait de la musique le soir. Quand je suis arrivé au pied de la statue, les instruments de cuivre résonnaient doucement. On n’y voyait presque plus ; le monde était assis sur des bancs, en vue du lac, au pied de grands arbres dont la cime presque tranquille se remuait pourtant. Ce vieux Rousseau se tenait immobile sur son piédestal et écoutait tout cela. J’ai frissonné. Le son des trombones et des flûtes m’allait aux entrailles. Après l’andante est venu un morceau joyeux et plein de fanfares. J’ai pensé au théâtre, à l’orchestre, aux loges pleines de femmes poudrées, à tous les tressaillements de la gloire et à ce paragraphe des Confessions : « J.-J., te doutais-tu que 15 ans plus tard, haletant, éperdu… » La musique a continué longtemps. Je remettais de symphonie en symphonie à rentrer chez moi ; enfin je suis parti. Aux deux bouts du lac de Genève il y a deux génies qui projettent leur ombre plus haute que celle des montagnes : Byron et Rousseau, deux gaillards, deux mâtins… qui auraient fait de bien bons avocats.
Tu me dis que tu deviens de plus en plus amoureux de la nature – moi, j’en deviens effréné. Je regarde quelquefois les animaux et même les arbres avec une tendresse qui va jusqu’à la sympathie : j’éprouve presque des sensations voluptueuses rien qu’à voir, mais quand je vois bien. – Il y a quelques jours, j’ai rencontré trois pauvres idiotes qui m’ont demandé l’aumône. Elles étaient affreuses, dégoûtantes de laideur et de crétinisme. Elles ne pouvaient pas parler ; à peine si elles marchaient. Quand elles m’ont vu, elles se sont mises à me faire des signes pour me dire qu’elles m’aimaient ; elles me souriaient, passaient la main sur leur visage et m’envoyaient des baisers. – À Pont-l’Évêque, mon père possède un herbage dont le gardien a une fille imbécile. Les premières fois qu’elle m’a vu, elle m’a également témoigné un étrange attachement. J’attire les fous et les animaux. Est-ce parce qu’ils devinent que je les comprends, parce qu’ils sentent que j’entre dans leur monde ?
À propos d’idiot, ne trouves-tu pas qu’il doit y en avoir un à l’hôtel des Farces ? En vois-tu la nécessité ? C’est pour faire rire. On lui fait des farces, on se fout de lui. On lui tire le vi, on le rosse, on rit, on rit beaucoup. Le Garçon finit par ne plus pouvoir s’en passer et le mouton en devient jaloux. Abuse-t-on de ce pauvre idiot !
Vraiment je ne suis pas protégé du ciel. Au reste je m’y attendais. Il était écrit que je ne verrais pas le mariage de Baudry comme je n’ai pas vu celui de Pagnerre. Plains-toi de la Providence, toi, heureux bougre. Tu as assisté au mariage de Lengliné, tu vas savourer celui de Baudry. Tu as peut-être été convié à celui de Podesta dont tu ne m’avais rien dit. Observe bien tout cela, au moins, étudie-moi chaque détail, fais-toi prunelle.
Si j’étais riche, voici ce que je ferais pour le quart d’heure. J’inviterais à un grand dîner Pagnerre, Lengliné, Podesta, Baudry et Denouette tous avec leurs épouses ; au dessert le plafond s’ouvrirait et il en tomberait sur la tête des convives une pluie de merde, de vin et d’or pour leur témoigner la joie qu’ils m’ont causée.
Nous avons traversé le Simplon jeudi dernier. C’est jusqu’à présent ce que j’ai vu de plus beau comme nature. Tu sais que les belles choses ne souffrent pas de description. – Je t’ai bien regretté. – J’aurais voulu que tu fusses avec moi, ou bien j’aurais voulu être dans l’âme de ces grands pins qui se tenaient tout suspendus et couverts de neige au bord des abîmes. – Je cherchais mon niveau.
J’ai visité à Domodossola un couvent de capucins (j’en avais déjà vu un à Gênes, et un autre, de chartreux, près Milan). Le capucin qui nous a promenés nous a offert un verre de vin, je lui ai donné 2 cigares, et nous nous sommes séparés en nous serrant fortement les mains. Il avait l’air d’un excellent bougre. On effleure bien des amitiés en voyage. Je ne parle pas des amours.
C’est une chose singulière comme je suis écarté de la femme. J’en suis repu comme doivent l’être ceux qu’on a trop aimés. C’est peut-être moi qui ai trop aimé. C’est la masturbation qui en est cause, masturbation morale, j’entends. Tout est parti de moi, tout y est rentré. Je suis devenu impuissant pour ces effluves magnifiques que j’ai trop senties bouillonner pour les voir jamais se déverser. Voilà bientôt deux ans que je ne me suis livré au coït et un an dans quelques jours, à toute espèce d’acte lascif. Je n’éprouve plus même vis-à-vis d’aucun jupon ce désir de curiosité qui vous pousse à dévoiler l’inconnu et à chercher du nouveau. Il faut que je sois tombé bien bas puisque le bordel lui-même ne m’inspire pas l’envie d’y entrer. – J’approuve ton projet relatif au voyage que tu médites en compagnie d’une garce. Ce sera d’une rude ironie et digne d’un grand homme comme toi.
Reste à Rouen, que je t’y trouve quand j’y serai vers le 15 juin. – Tâche d’y rester au moins jusqu’au mois d’août, que nous ayons le temps de nous dire ce que nous avons à nous dire. – Je m’embête d’être seul. – Sais-tu qu’il y a bien de la logique dans notre union ? Il est fort simple que le son monte en l’air et que les astres suivent leur parabole. Nous agissons de même. Uniques de notre nature, isolés dans l’immensité, c’est la Providence qui nous fait penser et sentir harmoniquement.
Adieu, adieu.
Réponds-moi à Nogent ou, mieux, remets comme tu l’as fait tes lettres à Achille. Dans ce cas réponds-moi de suite parce que nous devons en recevoir à Besançon et que nous partons de Genève jeudi prochain.
Nogent-sur-Seine, vendredi.
[6 juin 1845.]
Nous arrivons à Paris dimanche dans l’après-midi vers 3 ou 4 heures. Si je savais ton logement je t’adresserais ceci directement, car j’ai peur que nous ne nous manquions encore. À peine si nous aurons le temps de nous y voir, dans ce vieux Paris. J’espère pourtant pouvoir faire ensemble un tour sur le boulevard, aux lumières. – Nous ne restons que trois jours au plus. Je t’accorderai bien le plus de temps que je pourrai, mais je serai si gêné ! merde ! j’aurai un tas de courses et de gens à voir !
Voilà mon voyage fini. J’ai peur pendant plusieurs mois de retrouver l’ennui du retour que j’ai senti si amèrement pendant tout un hiver il y a 5 ans. J’étais calme quand je suis parti. J’allais travailler sérieusement. Maintenant je ne vais peut-être plus faire que bâiller. Il me semble pourtant que je gagne, que je monte et je m’étonne quelquefois qu’un homme si solide ait des maladies de nerfs. Adieu, toi qui es le solus mihi.
Dans quelques heures nous allons nous revoir.
Je t’embrasse.
Nous logeons rue Richepanse, hôtel Richepanse.
[Croisset,] dimanche 15 juin 1845.
Si tu t’es plaint d’attendre longtemps ma dernière lettre, celle-ci j’espère t’arrivera vite. On m’a remis la tienne hier et j’y réponds aujourd’hui, voilà de l’exactitude ou je ne m’y connais pas. – Procédons par ordre, car nous avons bien des choses à nous dire. Et d’abord mon voyage ! Eh bien, mon cher vieux, on eût pu le désirer plus gai. Non pas que par lui-même il ne fût beau mais c’est nous autres qui n’étions pas dans toutes les conditions voulues pour en goûter la beauté ! D’abord mon père a été pris à peine parti de Rouen d’un mal d’yeux opiniâtre qui le forçait dans les villes à garder sa chambre et à mettre des sangsues de temps à autre. Il n’en a été débarrassé qu’à Milan. Puis Caroline, qui avait bien supporté la voiture (c’est-à-dire c’est la voiture qui l’avait supportée) jusqu’à Toulon, a été reprise de douleurs dans les reins, de fatigue, si bien que ma mère se mourait d’inquiétude sur les suites de son voyage en Italie ; ce que voyant, Hamard y a renoncé et nous sommes tous revenus ensemble par Milan, Côme, le Simplon, Genève et Besançon. J’ai eu dans notre voyage encore deux crises nerveuses. Si je guéris je ne guéris guère vite. Ce qui est aussi peu neuf pour moi que peu consolant. Après tout merde, voilà. Avec ce grand mot on se console de toutes les misères humaines, aussi je me plais à le répéter : merde, merde. Enfin tu conçois que tout cela, joint au regret de ses occupations favorites de la part de mon père, à l’absence d’Achille qui se plaignait dans ses lettres d’être las de la clientèle, ont rendu ces deux mois pas aussi agréables qu’ils auraient dû l’être. Du reste, si tu veux que je te parle de ce que j’ai vu je te dirai que la Corniche est une route de 60 lieues à faire à pied, et que j’ai été triste à crever pendant trois jours quand j’ai quitté Gênes. Car c’est une ville tout en marbre avec des jardins remplis de roses. L’ensemble en est d’un chic qui vous prend l’âme. En revanche, Turin est ce que je connais de plus ennuyeux au monde, j’en excepte Bordeaux et Yvetot. Mais Milan, sa cathédrale surtout, est quelque chose de propre. Pour moi c’est Gênes, Gênes avant tout ce que j’ai vu. Je ne te dirai rien des trois lacs, de Côme, Majeur, et Genève, ni du Simplon parce que ce serait trop long, trop difficile et surtout trop bête de vouloir faire plus que les nommer. Deux choses qui m’ont ému, c’est le nom de Byron gravé au couteau sur le pilier de la prison de Chillon, et le salon et la chambre à coucher de ce vieux M. de Voltaire, à Ferney. J’ai vu aussi celle où est né V[ictor] Hugo à Besançon. Je suis revenu enfin à Paris, où j’ai retrouvé ce brave Alfred avec lequel j’ai fumé quelques cigares sur l’asphalte. Mais nous n’avons pas (comme tu l’as sans doute présumé déjà dans ton odieuse immoralité) non, M[onsieu]r, nous n’avons pas couru les filles ensemble. Ah !!! attrape ! ni chacun de notre côté, ce qui est plus fort.
Caroline et Hamard sont restés à Paris pour se choisir un logement et se meubler. Ils vont habiter la Capitale, comme disent les épicemares. Je reste donc seul avec mon père et ma mère, à Croisset l’été dans ma chambre, à Rouen l’hiver dans ma chambre. Seulement à Croisset j’ai mon canot et le jardin, et puis je suis plus loin des Rouennais qui quelque peu que je les fréquente me pèsent aux épaules d’une façon dont les compatriotes sont seuls capables. Je vais donc me remettre, comme par le passé, à lire, à écrire, à rêvasser, à fumer. Si ma vie est douce elle n’est pas fertile en facéties. D’ici à quelques années cependant je n’en désire pas d’autre. J’ai même envie d’acheter un bel ours (en peinture), de le faire encadrer et suspendre dans ma chambre après avoir écrit au-dessous : Portrait de Gustave Flaubert, pour indiquer mes dispositions morales et mon humeur sociale. – Le grec va marcher de nouveau et si dans deux ans je ne le lis pas je l’envoie faire foutre définitivement, car il y a longtemps que je me traîne dessus sans en rien savoir. Quand tu penseras à moi tu pourras donc te figurer ton ami accoudé sur sa table, crachant au coin de son feu, ou ramant dans sa barque, tel que tu le connais. Je ne change pas, je suis immuable comme une botte… vernie s’entend ! Je peux bien m’user mais je ne dévernis pas.
Tu m’as parlé de la Corse et surtout de la partie que je connais. J’ai revu dans ta lettre ces grandes bruyères de 12 pieds que j’ai traversées à cheval en allant de Piedicroce à Saint-Pancrace. As-tu parcouru toute la plaine d’Aleria ? as-tu vu le soleil quand il reluit dessus ? Je compte y retourner plus tard pour ressentir encore une fois ce que j’ai senti déjà. C’est là un beau pays, encore vierge du bourgeois qui n’est pas venu le dégrader de ses admirations, un pays grave et ardent, tout noir et tout rouge. – Tu m’as parlé du capitaine Lorelli ; le connais-tu ? c’est un excellent homme. Tu peux lui parler de moi. Si tu vois également M. Multedo de Nice fais-lui mes compliments. Ainsi qu’à M. Vincent Podesta (de Bastia). Le premier surtout, que je connais mieux que le second, est un des plus dignes hommes que je connais. Il me souvient encore à Bastia de deux médecins : Arrighi et Manfredi.
Te voilà donc devenu homme posé, établi, piété, investi de fonctions honorables et chargé de défendre la morale publique. Regarde-toi dans ta glace immédiatement et dis-moi si tu n’as pas une grande envie de rire ? Tant pis pour toi si tu ne l’as pas. Cela prouverait que tu es déjà si encrassé dans ton métier que tu en serais devenu stupide. Exerce-le de ton mieux ce brave métier mais ne te prends pas au sérieux, conserve toujours l’ironie philosophique, pour l’amour de moi ne te prends pas au sérieux.
Nouvelles : Baudry vient de se marier il y a eu samedi huit jours avec Mlle Sénard. Podesta est également marié. Lengliné (le commis de M. Le Poittevin) s’est aussi marié. Denouette s’est encore marié. Tout le monde se marie si ce n’est moi. Et toi, que j’oubliais pour le quart d’heure, mais ça t’arrivera un de ces jours. Quand tu seras procureur du roi en titre. Il est de certaines fonctions où l’on est presque forcé de prendre une femme, comme il y a certaines fortunes où il serait honteux de ne pas avoir d’équipage. Allons, passons le gant blanc, tirons la bretelle, avançons-nous vers l’officier municipal, prenons une légitime… Il me tarde de te voir muni d’un Victor, d’un Adolphe ou d’un Arthur qu’on appellera toto, dodofe ou tutur qui sera habillé en artilleur et qui récitera des fables : Maître Corbeau sur un arbre perché…
Il faisait beau temps hier. – Et de l’ombre sous les arbres verts. J’ai repensé à nos anciennes promenades pipe au bec, à cette femme au goître chez laquelle nous avons pris des grogs au vin.
Jeudi en revenant de Paris dans le chemin de fer à Gaillon j’ai revu la place où nous avons trouvé un jour « un boyau de mouton neutralisé sans odeur ». Comme il y a longtemps de ça ! pauvre vieux ! sais-tu que c’était beau mes voyages de Pâques aux Andelys et la prodigieuse vigousse de blague que j’avais alors. Quelles pipes ! et quelles conneries ! Comme nous avions peu de retenue dans nos propos. C’était plaisir. Nous bravions tout à fait l’honnêteté, comme eût dit Boileau, et nous respections peu le lecteur français.
Voici deux choses que je te demanderai : 1° il y a à Bastia ou à Ajaccio, plus probablement à Bastia, des libraires qui ont publié des recueils de Ballata corses. Aurais-tu l’amabilité de m’en acheter quelques-uns ? 2° Je désirerais m’occuper de l’histoire de Sampier Ornano qui vivait vers 1560-70. Penses-tu que je puisse avoir en Corse quelque renseignement particulier sur cet homme et sur cette époque ? Je voudrais connaître l’état de la Corse de 1550 environ à 1650, la seconde moitié du XVIe siècle et la première du XVIIe environ. – Si tu ne trouves rien tout de suite, je t’en reparlerai plus au long dans ma prochaine lettre.
Adieu, mon vieux bougre.
Tout à toi, tu le sais.
Croisset, mardi soir, 10 heures
et demie.
[17 juin 1845.]
Encore dans mon antre !
Encore une fois dans ma solitude. À force de m’y trouver mal, j’arrive à m’y trouver bien ; d’ici à longtemps je ne demande pas autre chose. Qu’est-ce qu’il me faut après tout ? n’est-ce pas la liberté et le loisir ? Je me suis sevré volontairement de tant de choses que je me sens riche au sein du dénûment le plus absolu. J’ai encore cependant quelques progrès à faire. Mon éducation sentimentale n’est pas achevée, mais j’y touche peut-être. – As-tu réfléchi quelquefois, cher et tendre vieux, combien cet horrible mot « bonheur » avait fait couler de larmes ? Sans ce mot-là, on dormirait plus tranquille et on vivrait plus à l’aise. Il me prend encore quelquefois d’étranges aspirations d’amour, quoique j’en sois dégoûté jusque dans les entrailles. Elles passeraient peut-être inaperçues, si je n’étais pas toujours attentif et l’œil tendu à épier jouer mon cœur.
Je n’ai pas éprouvé au retour la tristesse que j’ai eue il y a cinq ans. Te rappelles-tu l’état où j’ai été pendant tout un hiver, quand je venais le jeudi soir chez toi, en sortant de chez Chéruel, avec mon gros paletot bleu et mes pieds trempés de neige que je chauffais à ta cheminée ? – J’ai passé vraiment une amère jeunesse, et par laquelle je ne voudrais pas revenir. Mais ma vie maintenant me semble arrangée d’une façon régulière. Elle a des horizons moins larges, hélas ! moins variés surtout, mais peut-être plus profonds parce qu’ils sont plus restreints. Voilà devant moi mes livres sur ma table, mes fenêtres sont ouvertes, tout est tranquille, la pluie tombe encore un peu dans le feuillage, et la lune passe derrière le grand tulipier qui se découpe en noir sur le ciel bleu sombre.
J’ai réfléchi aux conseils de Pradier ; ils sont bons. Mais comment les suivre ? Et puis où m’arrêterai-je ? Je n’aurais qu’à prendre cela au sérieux et jouir tout de bon ; j’en serais humilié. C’est ce qu’il faudrait pourtant et c’est ce que je ne ferai pas. Un coït normal, régulier, nourri et solide me sortirait trop hors de moi, me troublerait. Je rentrerais dans la vie active, dans la vérité physique, dans le sens commun enfin, et c’est ce qui m’a été nuisible toutes les fois que j’ai voulu le tenter. – D’ailleurs, si cela devait être, cela serait.
Qu’est-ce que tu bâtis à Paris, toi ? Te promènes-tu sur l’asphalte en pensant à moi ? As-tu été revoir ces vieux sauvages ? – Nous avons passé une bonne soirée ensemble, quoique si courte ! Toutes les fois que j’entre à Paris, j’y respire à l’aise, comme si je rentrais dans mon royaume. – Et toi ?
Quel jour reviens-tu ? Le sieur Du Camp m’arrivera la semaine prochaine. Tu tâcheras de venir passer, trois ou quatre jours de suite, quelques heures dans l’après-midi et nous relirons mon roman. Je ne serai pas fâché pour mon propre compte de revoir l’effet qu’il me fera à 6 mois de distance.
Adieu, carissimo, réponds-moi de suite, comme tu l’as promis.
À toi.
As-tu vu souvent Du Camp ? Qu’est-ce que vous avez dit de bon ?
CAROLINE HAMARD À SON FRÈRE GUSTAVE
Si tu penses à moi souvent, mon Gustave, je te tends bien la pareille, il n’y a guère de moment dans la journée où le canot, la gaffe, le petit sentier sombre ne me trottent dans la tête, je me souviens de toutes nos petites promenades de l’année dernière, mes baisers envoyés à Muffle, qui excitaient ta bonne mine à rire et surtout le cri des corneilles que tout le monde déteste et qui me fait tant de plaisir. Dans huit à dix jours je retrouverai tout cela, et tout me paraîtra plus beau qu’à vous, par l’extrême désir que j’aurai eu de le revoir.
Quand tu étais à Paris l’été et que tu m’écrivais, ce n’était que pour jurer après la chaleur et les trottoirs. Si je pouvais marcher, ce serait à mon tour de maudire les pavés, mais je n’ai pas même cette consolation, car je ne sors pas de ma chambre et le soleil me brûle à travers mes jalousies.
Que faire d’un temps pareil, si ce n’est de se coucher sur le gazon à l’ombre et d’avaler quelques bonnes terrines de mattes ? Moi qui n’ai ni gazon, ni ombre, ni matte, je bois de l’eau de groseille en lisant soit du Voltaire, soit du Guizot, que j’avais interrompu ou que le mal de gorge avait interrompu pour mieux parler, et puis j’écris de longues lettres, avant-hier à Mlle Jane, hier à Louise, et aujourd’hui à vous autres. Dis à Orlowski que je joue du piano, j’ai recommencé et j’étudie maintenant une marche de Moscheles, et des airs hongrois de Liszt. Quant à l’art du père Dumée, ça sera à Croisset si je me porte bien. Mais quand je vois un crayon il m’en prend une envie, une envie, je voudrais voir devant moi sur le pupitre un de ces dessins bien noirs, une baraque, des arbres, de l’eau, et avoir à côté de moi des Walter suant l’huile, de la sauce toute préparée, du coton, de la mie de pain, enfin tout ce qui est de la religion Dumée.
J’ai appris avec plaisir que tu prenais goût au billard. C’est un beau jeu et tu deviendras sans doute un Lamy de première force. Du Camp que j’ai vu hier a grande envie d’aller te voir, pour toi et pour lui surtout, pour se distraire de toutes ses affaires ; il m’a dit qu’il était impatient d’entendre L’Éducation sentimentale, et m’a demandé si je la préférais à Novembre. J’ai dit que oui, et son désir de l’entendre a augmenté.
Quant à lui, il ne peut travailler, une idée lui vient et le voilà à rêvasser ; il t’envie beaucoup de pouvoir travailler seul ; quand je te compare à ceux que je vois, mon ami, je me dis ; mon frère est un autre lapin (ce serait ton mot) que ces lurons-là qui n’ont pas l’ardeur de regarder un livre deux heures de suite. Penses-tu le matin à ton Médor qui venait sauter sur ton lit lorsque tu te réveillais, et que tu daignais regarder comme un chien savant de 11 heures à midi, pour expliquer du Shakespeare ; il traduit maintenant La Fiancée d’Abydos et se sent de plus en plus le désir de gratter à la porte et de jouer sur ton lit. Pauvre bonhomme, que je serai contente de te revoir et que j’aime à penser à tous les moments que nous avons passés ensemble, tout seuls, nous sauvant des hommes et des Crépet.
L’ami, le docteur Hamard, n’a fait que causer philosophie, mais d’une philosophie que je pouvais comprendre, c’était de l’existence de Dieu, du libre arbitre et du système de causalité. Le brave homme m’a paru ne pas dire de bêtises, seulement j’ai été scandalisée lorsque je lui ai entendu dire que son but était de découvrir la vérité, qu’il était né pour cela, que demain, peut-être, il aurait découvert qui avait formé le monde et qui le gouvernait maintenant. N’es-tu pas indigné comme moi qu’un misérable hanneton ait l’audace de dire cela et qu’il croie qu’en lisant quelques livres allemands dans son froid cabinet, il découvrira la vérité. À partir de cela je ne l’ai plus écouté, je m’attends d’ici à quelques jours, voir arriver Hamard clopin-clopant, nous annoncer qu’il a trouvé un Dieu. La première grâce qu’il doive lui demander sera de le redresser, de lui donner un œil et de le rendre joli garçon ; si la métamorphose a lieu, ce sera un Dieu tout-puissant.
Adieu cher bonhomme, tu m’as demandé une lettre, tant pis pour toi si elle t’ennuie, moi elle m’a amusée à écrire, c’est tout ce que je voulais. Adieu, je t’embrasse bien fort et suis ta sœur, ton rat,
CAROLINE HAMARD.
Donne-moi des nouvelles de Bourlet, de Védie, de Muffle, de Lequesne, des plumes du paon, les a-t-on gardées ?
[Croisset,] jeudi, 5 heures du
soir.
[10 juillet 1845.]
Maman vient de recevoir une lettre d’Hamard, bon Caro, mais je ne sais comment tu vas, Mme Delamarre du Nid-de-Chien étant survenue comme elle était en train de la lire. Je veux t’écrire aujourd’hui, aussi n’ai-je pas attendu la fin de la visite pour prendre un morceau de papier et le noircir à ton intention. Tu me demandes des nouvelles, eh bien ! je vais t’en donner. D’abord du p[ère] Dumée je n’en sais aucune ; nous ne l’avons pas vu depuis que nous sommes revenus, ni entendu parler. Mais la première fois que j’irai à Rouen, je me présenterai à l’atelier. Mosieu Orlowski loge maintenant rue de Lecat en face le coiffeur de M. Parain, chez un cabaretier où il a une chambre. C’est un genre. Il n’est pas encore venu à Croisset dans la crainte de nous déranger, a-t-il dit hier à papa dans une maison où ils se sont rencontrés ; mais dès qu’il saura ton arrivée bien sûr qu’il accourra, car il t’adore, tu sais bien ; et je crois que c’est toi qui, pour lui, passes avant toute la famille (ce qui est juste, « c’est à vous que ça revient de droit, Mam’zelle Flaubert, c’est à vous que ça revient de droit »). L’autre jour, comme nous faisions un petit tour de canot après dîner, nous avons passé devant le pavillon de papa Lequesne…, nous l’y apercevons avec sa famille…, nous y volons…, la barque rasait les flots et nous abordons. Ah ! bonjour Monsieur, bonjour Madame, entrez donc, mais mon Dieu, etc. Moi qui étais presque nu, rien que mon pantalon et ma chemise, je suis resté comme le prolétaire à garder mon canot, ce qui ne m’a pas déplu. Ce bon Lequesne a toujours la même boule, même tabatière, même voix, même bel œil. Son épouse toujours active et ménagère. Mademoiselle prend toujours des leçons de père Leroy (Ah ! ah ! Voui, voui, ha, ha, ha). Quant à ce qui est du divin mufle, je ne l’ai pas vu de la saison. Nous t’attendons pour aller présenter à son double décalitre, nous nos civilités, et toi, ta flamme. Ah ! cher raton, que je t’ai regrettée avant-hier et comme tu aurais eu une scène un peu farce à contempler. Mme Barette est accouchée, d’un enfant qui est mort pendant l’accouchement, tant cette opération a été difficile ; le jeune Védie perdant la tête a envoyé chercher la sage-femme de l’Hôtel-Dieu ; Louise a souffert horriblement, cependant elle va bien maintenant. Jusqu’ici tu ne vois rien de bien drôle à ça, si ce n’est peut-être la mine de Védie. Mais sache donc, rat, que lorsque Louise a été prise de douleurs et qu’il a bien fallu avouer que le moutard demandait à voir le jour, Alexandre est devenu d’une pudeur exquise, il n’osait vous regarder, il était pâle comme du papier, sa femme pleurait ; ils étaient tous deux dans une stupéfaction admirable. Louise avait peur que maman ne la renvoyât, Alexandre était interdit, etc., tout cela, crainte des propos du public, crainte des plaisanteries, crainte des farces. – Depuis trois jours ce pauvre garçon en a maigri.
Nous avons aujourd’hui à dîner Narcisse et son père, Julie et Achille. Je crois que ses affaires à La Neuville avancent. Au reste le père Parain le sait mieux que moi parce qu’il s’en inquiète davantage et que ça l’amuse plus, aussi. Voilà trois semaines que je n’entends pas parler de Du Camp. Depuis que je suis parti de Paris j’ai reçu de lui quatre lignes, je l’attends de semaine en semaine, et de jour en jour ; de temps à autre toi ou Hamard m’écrivez : il vient mardi, mercredi. Je l’attendais encore hier, comme tu l’avais annoncé à maman ; pas plus de Du Camp que sur ma main. Pas même un simple billet, il faut que ce jeune homme soit donc bien occupé ! – J’ai écrit, il y a 4 ou 5 jours à Pittcheff, j’attends une réponse. Tu verras, je pense, Gertrude ou Henriette avant ton départ de Paris. Dis-leur mille choses de ma part et dis à Gertrude que je pense à son dessin qu’elle m’a promis pour orner mon appartement, que je l’attends. Ne devaient-elles pas venir à Rouen, en passant, pour aller au Havre ?
Comme ta lettre était gentille, chère sœur, gentille et simple comme toi, bon rat. Il me semblait t’y voir, avec tes cheveux frisés en désordre et ton petit trou dans la joue ; à propos, je compte bien que je te reverrai en papillotes. Je n’ai plus personne à étrangler avec mes deux mains en disant : vieux rat ! vieux rat ! ou « j’en ai estranglé qu’étoient plus gens de bien que toy ». Je pense souvent à notre pauvre atelier, à ta blouse noire salie exprès pour le chic ; cette pauvre miss Jane qui était là et qui riait ! comme tout cela est loin, mon Dieu ! – Je ne fais pas de Shakespeare le matin parce que je n’en fais pas du tout, c’est stupide, je le sais bien, mais je m’y mettrai sérieusement quand je serai débarrassé de mes verbes grecs. Ainsi, quand tu seras ici, si tu veux, nous pourrons commencer une pièce. Tu viendras encore te rouler sur mon lit comme le chien, et moi je ferai le nègre : « oui, j’aime maîtresse, moi aimer maîtresse ». – Je ne conçois pas que je ne sois pas triste de ce que tu n’es plus avec moi, j’en avais tant l’habitude ! J’éprouve parfois un besoin à la bouche d’embrasser tes bonnes joues fraîches et fermes comme du coquillage. C’était bien de toi que je pouvais dire ce que disait un classique du XVIIe siècle à propos de je ne sais quoi : « spectacle fait à souhait pour le plaisir des yeux ». Te souviens-tu de mes leçons d’histoire ? de mon retour du collège à 4 heures, du temps où je t’allais chercher à ta pension, avec ton petit chapeau de velours vert ? et nos parties avec Ernest à la Mailleraie ou à Saint-Wandrille et ce pauvre cottage !… tout cela me revient quand je pense à toi, pauvre enfant… j’entends ta voix et je vois sourire tes yeux. Si tu m’aimes bien c’est justice, car moi je t’ai bien aimée. Oui, quand j’y repense et que je m’aperçois que mon abandon n’est pas si grand qu’on se l’imaginerait, il faut que j’aie un cœur bien large, ou que j’aime bien ce bon Émile. Je suis un drôle de corps comme disait Chéruel, j’ai cru me connaître dans un temps, mais à force de m’analyser je ne sais plus du tout ce que je suis ; aussi j’ai perdu la sotte prétention de vouloir se diriger à tâtons dans cette chambre obscure du cœur qu’éclaire de temps à autre un éclair fugitif qui découvre tout, il est vrai, mais en revanche vous aveugle pour longtemps. On se dit : j’ai vu ceci, cela, oh ! je reconnaîtrai bien ma route, et l’on se met en marche, et l’on se heurte à tous les coins, on se déchire à tous les angles. Si je sais à propos de quoi cette comparaison m’est venue, je veux bien que le diable m’emporte. C’est qu’il y a très longtemps que je n’ai écrit et que j’ai de temps à autre besoin de faire un peu de style, comme on a besoin de prendre l’air, de prendre du vin fin, comme tous les besoins superflus qui sont les plus réels et les plus exigeants. Adieu, mon papier est fini, c’est bien heureux pour toi, car j’étais en train. Adieu, carissima.
On attend demain une lettre d’Hamard.
Maman prie ton époux (avant son départ) de passer quai de la Mégisserie, dit de la Ferraille, n° 30, chez M. Vilmorin-Andrieux et Cie, marchands grainiers du roi, fleuristes et pépiniéristes, et de lui, ou de leur payer ou solder la somme de 16 fr. 90 c. en demandant un reçu ou acquit.
Je suis un bougre curieusement avarié, j’ai de la bouillie au cul, à la jambe, et à la tête : ma peau ne sera plus bientôt qu’un vaste clou rouge et suppurant. Comme c’est farce ! Mais ça m’emmerde au suprême degré : je ne puis ni marcher, ni m’asseoir, ni travailler avec liberté ! Tout cela m’agace, m’irrite, je deviens bien ennuyé. La vie se déchire à coups d’épingle, mieux vaut peut-être de grandes trônières. Quant à mes maux de nerfs je prends du quinquina au lieu de valériane. Voilà le changement. Si cette série de couillonnades a un sens, c’est bien ; si ça n’en a pas, c’est mieux, car ce qui n’a pas de sens a un sens supérieur à ce qui en a. Grave cet axiome en lettres d’or sur la porte de ta bibliothèque. Alors les braves gens qui méprisent la science verront qu’ils se trompent et qu’elle est quelque chose.
J’analyse toujours le théâtre de Voltaire. C’est ennuyeux, mais ça pourra m’être utile plus tard. On y rencontre néanmoins des vers étonnamment bêtes. Je fais toujours un peu de grec. J’ai fini l’Égypte d’Hérodote. Dans trois mois j’espère l’entendre bien et dans un an, avec de la patience, Sophocle. – Je lis aussi Quinte-Curce. Quel gars que cet Alexandre ! Quelle plastique dans sa vie ! Il semble que ce soit un acteur magnifique improvisant continuellement la pièce qu’il joue. La vie de cet homme-là a été de l’art pur. J’ai vu dans une note de Voltaire que celui-ci lui préférait les Marc-Aurèle, les Trajan, etc. Que dis-tu de ça ? Est-ce bon ? Je te montrerai plusieurs passages de Quinte-Curce qui, je crois, auront ton estime, entre autres l’entrée à Persépolis et le dénombrement des troupes de Darius. J’ai terminé aujourd’hui le Timon d’Athènes de Shakespeare. Plus je pense à Shakespeare, plus j’en suis écrasé. Rappelle-moi de te parler de la scène où Timon casse la tête à ses parasites avec les plats de la table.
Nous serons voisins cet hiver, pauvre vieux. Nous pourrons nous voir tous les jours, nous ferons des scénarios. – Nous causerons ensemble à ma cheminée, pendant que la pluie tombera ou que la neige couvrira les toits. Non, je ne me trouve pas à plaindre quand je songe que je t’ai, que nous avons encore des heures à nous, libres, entières. Quelque nu que soit le rocher il n’est pas triste quand le vare[ch] s’y est accroché et en rafraîchit le granit avec les perles d’eau de sa chevelure. Si tu venais à me manquer, que me resterait-il ? Qu’aurais-je dans ma vie intérieure, c’est-à-dire dans la vraie ?
Réponds-moi de suite. Tu devrais m’écrire plus souvent et plus longuement. Quand reviens-tu ? est-ce bientôt ? – J’ai lu hier soir dans mon lit le 1er volume de Le Rouge et le Noir, de Stendhal. Il me semble que c’est d’un esprit distingué et d’une grande délicatesse. Le style est français. Mais est-ce là le style, le vrai style, ce vieux style qu’on ne connaît plus maintenant ? Que j’ai envie de voir La Botte merveilleuse ! j’en suis rongé ! – J’apre – envie – intense – démange d’entendre lire bande.
J’ai vu Ernest. Tu le verras au mois de novembre. Ce doit être un bon substitut.
Ce bon M. Baudry doit-il foutre dans les Pyrénées. C’est plutôt dans les Priapées qu’il voyage : fout-il ! fout-il ! Comme son vi est excité par la vue des montagnes ! Il compare les cascades à ses éjaculations, les truffes d’arbres à la motte de sa femme. Tout cela le monte.
Malleux s’est noyé, en canot. Lemarié est marié d’il y a huit jours. Le sieur Du Camp est à La Terte où il prend des bains, voilà ce que font mes amis. – Podesta nous a présenté son épouse. Je n’ai pas encore assez réfléchi pour savoir ce qu’on en fera. C’est complexe. Mais j’imagine qu’elle doit branler en diligence. Adieu, cher Alfred. Tâche s’il est possible, et pour l’amour de moi de te ménager sur le petit verre.
Encore adieu. Mille tendresses.
Caroline me charge de dire à Laure qu’elle attend toujours une lettre d’elle. – Une poignée de main d’Hamard.
Je commençais vraiment à ne savoir que penser de toi, mon brave substitut, car tu as été bien longtemps à me répondre. Est-il assassiné, me disais-je, enlevé, ravi, l’a-t-on violé et ensuite ne pouvant plus supporter le poids d’une existence désormais flétrie aura-t-il plongé dans son sein le fer homicide ? C’est pour te dire qu’une autre fois je t’engage à m’envoyer tes réponses plus promptement, car j’avais peur que tu ne fusses malade et j’hésitais à écrire aux Andelys pour avoir de tes nouvelles.
Eh bien, des nouvelles ? je n’en sais guère, car je vis comme un ours, comme une huître à l’écalle. À propos d’huître j’ai lu tantôt dans Shakespeare que l’âme est une huître enfermée dans le corps qui est son écalle qu’elle traîne avec peine. Ainsi la comparaison n’est pas si mauvaise. Voilà donc ce que je sais de plus intéressant à te narrer. Je crois (c’est mon père qui croit avoir reçu un billet de faire part) que notre ami intime le sieur Malleux est marié. Hé hé hé ! qu’en dis-tu ? Il pleut des mariages, il grêle des hyménées, c’est un déluge de morale […] oiseau […] je n’ai jamais […] car tu sauras que je vis toujours dans une chasteté surprenante. Voilà bientôt […], je suis comme un bout de bois, ce dont je ne me plains pas. Car ce que je redoute étant la passion, le mouvement, je crois, si le bonheur est quelque part, qu’il est dans la stagnation. Les étangs n’ont pas de tempêtes.
Mon pli est à peu près pris. Je vis d’une façon réglée, calme, régulière. M’occupant exclusivement de littérature et d’histoire. J’ai repris le grec que je continue avec persévérance et mon maître Shakespeare que je lis toujours avec un amour croissant. Je n’ai jamais passé d’années meilleures que les deux qui viennent de s’écouler, parce qu’elles ont été les plus libres, les moins gênées dans leur entournure. J’y ai sacrifié beaucoup à cette liberté ! j’y sacrifierais plus encore. Ma santé n’est ni pire, ni meilleure. C’est long, long, bien long, pauvre vieux, non pas pour moi mais pour les miens, pour ma mère que cette maladie use lentement et rend plus malade que moi. Ah ! cher ami, la maison n’est plus gaie comme par le passé, ma sœur est mariée, mes parents se font vieux et moi aussi, tout cela s’use ! On y blaguait bien à ce bon Hôtel-Dieu ! il s’y passait de bons jeudis autrefois. Tant que tu vivras, j’en suis sûr, tu te les rappelleras avec douceur. – J’ai eu dernièrement la visite de Du Camp qui est resté trois semaines ici ; le jour qu’il est arrivé, Panofka et Maurice me sont arrivés à l’improviste. Je les ai menés le lendemain faire un petit déjeuner chez l’ami Jay dont ils [ont] été assez satisfaits. Le soir Panofka nous a joué du violon. Tu sauras que Jay a inventé un nouveau plat qu’il a décoré de notre nom, c’est un entremets sucré, un pudding à la Flaubert.
Ah ! j’oubliais de te dire que l’homme aux études historiques est décoré de la croix d’honneur. Je ne l’ai pas vu depuis qu’il a le ruban. Mais il viendra me faire une visite d’ici à quelques jours. J’ai envie de le voir enrubanné ! Dainez surnommé Pue-ventre va tenir une pension en collaboration avec Preisser. Comme tout cela est beau ! – Bourlet n’est pas encore au comble de ses vœux. Que dis-tu de sa constance ! On le trouvera à quelque jour mort d’érection dans son lit, tout raide et droit comme un lapin gelé !
Adieu, vieux, n’oublie pas ce que je t’ai demandé. Je compte sur ta HAUTE intelligence. Combien de temps restes-tu aux vacances ? Aurai-je le plaisir de t’envisager ?
Addio.
[Croisset,] mardi soir,
16 septembre [1845].
Débarrassons-nous d’abord d’une commission. Comme elle touche aux mœurs, il est convenable de ne pas l’oublier. Aux mœurs de qui ? devine ? du père Bard, professeur de langue britannique. Tu ne soupçonnais pas peut-être qu’il fût accusé de la plus noire immoralité. Cela est pourtant. Voici le fait : M. Bard a épousé une Anglaise en 1823. L’inconduite de cette créature étant poussée à un si joli degré qu’elle en perdit le nez par suite d’un cancer syphilitique, il jugea à propos de se séparer d’elle, séparation qui eut lieu à l’amiable, sans rien de plus. Il se remaria à la femme qu’il a maintenant, sans avoir bien fait casser son premier mariage auquel il y avait deux nullités. La première est revenue à Rouen faire du tapage, on l’a dénoncé. Je ne sais si les Jésuites s’en sont mêlés, mais on lui a envoyé clair et net sa destitution du collège. Il va s’occuper de faire rompre son premier mariage et consolider le second. C’est une histoire que je n’ai pas parfaitement comprise. Il faudrait pour cela connaître la législation anglaise et la française, et ce qu’il y a de vrai dans tout cela. Enfin ce que ce brave homme désire, c’est que Mme Le Poittevin lui donne un certificat attestant qu’il a donné des leçons à ses deux filles, et qu’elle en a été toujours contente, qu’il s’est bien conduit chez elle et n’a pas fait le mœchus. Il en demande à toutes les familles honorables auxquelles il a donné des leçons, afin de pouvoir en faire des pièces justificatives contre la calomnie. Quand vous serez revenus il vous expliquera tout ce tripotage-là lui-même, mais je lui ai promis de demander pour lui le certificat à ta mère, et de le lui envoyer aussitôt que tu me l’aurais transmis. Je l’attends dans ta réponse.
J’ai grande envie de voir ton histoire de La Botte merveilleuse et ton chœur de Bacchantes et le reste. Travaille, travaille, écris, écris tant que tu pourras, tant que la muse t’emportera. C’est là le meilleur coursier, le meilleur carrosse pour se voiturer dans la vie. La lassitude de l’existence ne nous pèse pas aux épaules quand nous composons. Il est vrai que les moments de fatigue et de délaissement qui suivent n’en sont que plus terribles. Mais tant pis ! Mieux vaut deux verres de vinaigre et un verre de vin qu’un verre d’eau rougie. Pour moi, je ne sens plus ni les emportements chaleureux de la jeunesse, ni ces grandes amertumes d’autrefois. Ils se sont mêlés ensemble, et cela fait une teinte universelle où tout se trouve broyé et confondu. J’observe que je ne ris plus guère et que je ne suis plus triste. Je suis mûr. Tu parles de ma sérénité, cher vieux, et tu me l’envies. Il est vrai qu’elle peut étonner. Malade, irrité, en proie mille fois par jour à des moments d’une angoisse atroce, sans femmes, sans vin, sans aucun des grelots d’ici-bas, je continue mon œuvre lente comme le bon ouvrier qui, les bras retroussés et les cheveux en sueur, tape sur son enclume sans s’inquiéter s’il pleut ou s’il vente, s’il grêle ou s’il tonne. Je n’étais pas comme cela autrefois. Ce changement s’est fait naturellement. Ma volonté aussi y a été pour quelque chose. Elle me mènera plus loin, j’espère. Tout ce que je crains, c’est qu’elle ne faillisse, car il y a des jours où je suis d’une mollesse qui me fait peur. Enfin je crois avoir compris une chose, une grande chose. C’est que le bonheur, pour les gens de notre race, est dans l’idée, et pas ailleurs. Cherche quelle est bien ta nature, et sois en harmonie avec elle. « Sibi constet », dit Horace. Tout est là. Je te jure que je ne pense ni à la gloire, et pas beaucoup à l’art. Je cherche à passer le temps de la manière la moins ennuyeuse et je l’ai trouvée. Fais comme moi. Romps avec l’extérieur, vis comme un ours – un ours blanc – envoie faire foutre tout, tout et toi-même avec, si ce n’est ton intelligence. Il y a maintenant un si grand intervalle entre moi et le reste du monde, que je m’étonne parfois d’entendre dire les choses les plus naturelles et les [plus] simples. Le mot le plus banal me tient parfois en singulière admiration. Il y a des gestes, des sons de voix dont je ne reviens pas, et des niaiseries qui me donnent presque le vertige. As-tu quelquefois écouté attentivement des gens qui parlaient une langue étrangère que tu n’entendais pas ? J’en suis là. À force de vouloir tout comprendre, tout me fait rêver. Il me semble pourtant que cet ébahissement-là n’est pas de la bêtise. Le bourgeois par exemple est pour moi quelque chose d’infini. Tu ne peux pas t’imaginer ce que l’affreux désastre de Monville m’a donné. Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps.
Je fais du grec tous les jours pendant 3 à 4 heures. À la fin de cette année, dans 3 mois, j’espère entendre facilement Hérodote. Je lis le livre de l’Égypte. Que c’était grand. Et comme le musée de Versailles est une belle idée. Dans l’après-midi je fais du Shakespeare et ensuite je lis Quinte-Curce (presque comme du français). J’ai vu le dénombrement de l’armée de Darius. Je te le montrerai et nous causerons aussi un peu de la garde nationale. Quand on a dîné, quand j’ai fumé ma pipe, à huit heures je reviens à ma table et là jusqu’à minuit je travaille le théâtre de M. de Voltaire ou bien je repasse un peu mon histoire. Voilà ! chaque jour ressemble à l’autre. Il n’y en a pas un qui puisse se détacher dans mon souvenir. N’est-ce pas sage ? – Je vais m’occuper de régler un peu mon conte oriental mais c’est rude. Je n’ai pas continué ce bon philosophe chinois, ça m’ennuyait, je le reprendrai, dans quelque temps, on n’y trouve pas souvent de ces belles choses comme les ailes de l’oiseau. T’y exerces-tu ? – J’ai lu le Cours de littérature dramatique du grand homme qui s’appelle Saint-Marc-Girardin. C’est bon à connaître pour savoir jusqu’où peuvent aller la bêtise et l’impudence. Voilà encore un de ceux auxquels j’aurais fait arracher la peau et couler du plomb dans le ventre pour leur apprendre la rhétorique. – Tout le monde ici va assez bien.
Adieu, réponds-moi vite.
[Croisset, 21 septembre 1845.]
Je suis aise, mon bon Ernest, de te savoir si près de moi. Si j’étais libre, j’irais moi-même te voir pour ne pas priver ta mère du temps que, je l’espère, tu lui déroberas pour moi. Viens, ne fût-ce qu’un après-midi, prends un convoi du matin, tu seras rentré le soir aux Andelys. – Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, pauvre vieux ! Nous devons avoir bien des choses à nous dire. Je te remercie de la lettre de Lorelli, je lui répondrai.
Adieu, je t’attends d’un moment à l’autre.
Tout à toi.
Mille choses aux tiens.
[Rouen, avant le 15 janvier 1846.]
Nous allons mieux depuis dimanche. Plus de fièvre ; la suppuration s’arrête. Et il est presque certain qu’il ne se reforme pas de foyer dans la cuisse. Mais l’estomac est toujours aussi mauvais, quoiqu’il n’y ait plus de vomissements depuis bientôt 48 heures. Le quinquina passe. Tout cela ne dit pas encore grand-chose. Mais au moins l’inquiétude en est calmée. Adieu, je m’attends à avoir une lettre de toi aujourd’hui ou demain.
T[out] à t[oi].
Mardi, 9 heures du matin.
[Rouen, janvier-février 1846.]
Il va y avoir aujourd’hui au Journal de Rouen quelques sommes versées. – D’ici à quelques jours il y en aura beaucoup.
Mais les bureaux ne ferment-ils pas à 2 heures ? –
Il faudrait, tout de suite, obtenir du Journal de Rouen la certitude qu’il publiera une liste pour demain.
Ne crains-tu pas, à cause de la rivalité entre le Journal de R[ouen] et le Mémorial, que ce dernier voyant qu’on porte tout au Journal de R[ouen] n’y mette ensuite de la mauvaise volonté. Dans ce cas il faudrait mieux diviser. – N’importe, pour demain il faut une somme ronde au Journal de R[ouen]. C’est là l’urgent.
Adieu, viens ce soir quand tu voudras.
Voilà déjà quinze jours que tout est fini, mon pauvre Ernest, et je ne t’ai pas envoyé le moindre mot, pas le plus petit souvenir ! ce n’est pas faute d’avoir pensé à toi, mon vieil ami ! Car il me semblait que tu manquais à ce deuil de famille.
Tu as connu, tu as aimé l’homme bon et intelligent que nous avons perdu, l’âme douce et élevée qui est partie.
Je voudrais maintenant pouvoir m’enfermer à l’aise dans ma chambre et causer avec toi longuement de tous nos souvenirs anciens.
Mais je n’ai pas le temps. Je suis pressé, accablé de toutes parts. – Caroline est accouchée d’une petite fille. Mais au bout de cinq ou six jours elle a été prise d’accès de fièvre pernicieuse qui nous ont donné les inquiétudes les plus graves. Elle va mieux maintenant, bien même, et ses médecins trouvent qu’il n’y a plus l’ombre d’inquiétude à avoir. – Il a fallu se débattre beaucoup pour les affaires d’Achille que l’on voulait tout bonnement mettre à la porte de l’hôpital en récompense des services rendus par son père. C’était l’œuvre du sieur Leudet. Mais j’ai pris la haute main des affaires, j’ai été à Paris deux fois (j’y retourne demain) et j’ai si bien fait que jusqu’à présent rien ne doit nous faire douter qu’il ne succède en tout et pour tout à son père.
Dans tout cela mes nerfs ont été si horriblement secoués que je ne les sens plus. – Je suis peut-être guéri. Ça m’a peut-être fait l’effet d’une brûlure qui enlèverait une verrue.
Que te dire de ma mère ? C’est la douleur incarnée ! le cœur se navre à la regarder. Si elle n’est pas morte, ou si elle n’en meurt pas, c’est qu’on ne peut pas mourir de chagrin.
Il y a eu, comme écho affaibli de notre désespoir, et en allégement à nos peines, une immense sympathie dans le public. – La ville lui fait son tombeau et le public lui élève une statue.
Adieu, cher vieux, à bientôt un plus long entretien.
Je t’embrasse.
Ton pauvre ami.
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
[Rouen, 1er février (?) 1846.]
Excuse-moi, mon cher ami, si je n’ai pas répondu plus tôt à ton souvenir. – Je n’ai pas eu le temps, tant nous avons été pressés, accablés, anéantis. Tous les malheurs possibles sont venus fondre sur nous comme une grêle continue. Ma sœur qui vient d’accoucher il y a quelques jours a été très malade des suites de son accouchement. – Elle va mieux maintenant.
On a intrigué et remué pour avoir la place de mon père que l’on voulait ravir à Achille. Il a fallu s’occuper de tout cela.
Tu vois, mon vieux, dans quel horrible pétrin nous avons été et nous sommes encore un peu.
Cette semaine j’irai à Paris. Je te verrai. Présente nos respects et amitiés à ton père et à ta mère.
Adieu, à bientôt.
Ton tout dévoué.
Dimanche matin.
J’ai reçu ce matin un mot d’Hamard qui m’apprend que la souscription ne marche pas du tout. Le Journal de Rouen n’a pas encore publié une liste. C’est stupide. Va donc voir Grout, je te remets l’affaire, fais nommer une commission, active-nous ça. Aie surtout soin de dire que nous tenons à Pradier. Il y a déjà eu un retard funeste, il faut tâcher de le réparer. Ici la chose ira assez bien.
Je suis surchargé de besogne. Je ne sais quand je reviens à Rouen. Ce sera peut-être à la fin de la semaine, peut-être avant, peut-être après. Je me couche à 1 heure du matin et à 7 je suis debout. Je mène une vie d’une activité étrange.
J’ai acheté ton pot de poudre dentifrice.
Et la pièce de Bouilhet ?
Adieu, pense à moi et écris-moi. Si je n’ai pas le temps de t’envoyer des lettres, j’ai le temps de lire les tiennes.
Tibi.
Mardi soir 11 heures.
Hamard sort de ma chambre où il sanglotait, debout, au coin de ma cheminée. Ma mère est une statue qui pleure.
Caroline parle, sourit, nous caresse, nous dit à tous des mots doux et affectueux. Elle perd la mémoire, tout est confus dans sa tête, elle ne savait pas si c’était moi ou Achille qui était parti à Paris. Quelle grâce il y a dans les malades et quels singuliers gestes !
Le petit enfant tette et crie. Achille ne dit rien et ne sait que dire. Quelle maison ! quel enfer !
Et moi j’ai les yeux secs comme du marbre. C’est étrange, autant je me sens expansif, fluide, abondant et débordant dans les douleurs fictives, autant les vraies restent dans mon cœur âcres, dures ; elles s’y cristallisent à mesure qu’elles y viennent.
Il semble que le malheur est sur nous et qu’il ne s’en ira que quand il se sera gorgé de nous.
Encore une fois je vais revoir les draps noirs et j’entendrai l’ignoble bruit des souliers ferrés des croque-morts qui descendent l’escalier.
J’aime mieux n’avoir pas d’espoir et entrer au contraire par la pensée dans mon chagrin qui va venir.
M. Marjolin arrive ce soir, que fera-t-il ?
Adieu, cher vieux. J’ai eu hier soir un pressentiment que quand je te reverrais je ne serais pas gai ! Encore adieu.
C’est par le convoi de 9 h[eures] que M. Marjolin doit repartir demain.
[Croisset,] mercredi matin. [25 mars 1846.]
Mon cher vieux, je n’ai pas voulu que tu vinsses ici. J’ai redouté ta tendresse. J’avais assez de la vue d’Hamard sans la tienne. Peut-être eusses-tu été encore moins calme que nous. Dans quelque temps je t’appellerai et je compte sur toi. C’est hier à 11 heures que nous l’avons enterrée, la pauvre fille. On lui a mis sa robe de noce, avec des bouquets de roses, d’immortelles et de violettes. J’ai passé toute la nuit à la garder. Elle était droite, couchée sur son lit, dans cette chambre où tu l’as vue faire de la musique. Elle paraissait bien plus grande et bien plus belle que vivante avec ce long voile blanc qui lui descendait jusqu’aux pieds. – Le matin quand tout a été fait je lui ai donné un long et dernier baiser d’adieu dans son cercueil. Je me suis penché dessus, j’y ai entré la tête et j’ai senti le plomb me plier sous les mains. C’est moi qui l’ai fait mouler. – J’ai vu les grosses pattes de ces rustres la manier et la recouvrir de plâtre. J’aurai sa main et sa face. Je prierai Pradier de me faire son buste et je le mettrai dans ma chambre. J’ai à moi son grand châle bariolé, une mèche de cheveux, la table et le pupitre sur lequel elle écrivait. Voilà tout, voilà tout ce qui reste de ceux qu’on a aimés !
Hamard a voulu venir avec nous. – Arrivés là-haut (dans ce cimetière derrière les murs duquel j’allais en promenade avec le collège et où Hamard m’a vu pour la première fois), sur le bord de la fosse il s’est agenouillé et lui a envoyé des baisers en pleurant. – La fosse était trop étroite, le cercueil n’a pas pu y entrer. On l’a secoué, tiré, tourné de toutes les façons, on a pris un louchet, des leviers, et enfin un fossoyeur a marché dessus (c’était la place de la tête) pour le faire entrer. – J’étais debout à côté, mon chapeau dans les mains, je l’ai jeté par terre en criant.
Je te dirai le reste de vive voix, car j’écrirais trop mal tout cela. J’étais sec comme la pierre d’une tombe, mais horriblement irrité. J’ai voulu te raconter ce qui précède, pensant que ça te ferait plaisir. Tu as assez d’intelligence et tu m’aimes assez pour comprendre ce mot « plaisir » qui ferait rire le bourgeois.
Nous voilà revenus à Croisset depuis dimanche. (Quel voyage, seul avec ma mère et l’enfant qui criait !) La dernière fois que j’en étais parti c’était avec toi ; tu t’en souviens. De quatre qui y habitaient, il en reste deux. – Les arbres n’ont pas encore de feuilles, le vent souffle, la rivière est grosse, les appartements sont froids et dégarnis.
Ma mère va mieux qu’elle ne pourrait aller. Elle s’occupe de l’enfant de sa fille, couche dans sa chambre, la berce, la soigne le plus qu’elle peut. Elle tâche de se refaire mère. Y arrivera-t-elle ? – La réaction n’est pas encore venue et je la crains fort.
Nous allons avoir des embêtements forcés, à cause de la mineure. L’arrangement à l’amiable n’est plus possible. Il faut que la justice s’en mêle. En admettant qu’on se dépêche beaucoup nous n’en serons pas quittes avant trois mois. – Il faut aussi, et c’est le plus pressé, que nous cherchions un logement à Rouen. –
Je suis accablé, abruti, j’aurais bien besoin de reprendre une vie calme, car j’étouffe d’ennui et d’agacement. Quand retrouverai-je ma pauvre vie d’art tranquille et de méditation longue ! Je ris de pitié sur la vanité de la volonté humaine quand je songe que voilà six ans que je veux apprendre le grec et que les circonstances ont été telles que je n’en suis pas arrivé aux verbes.
Adieu, cher Maxime. Je t’embrasse tendrement.
Il va sans dire que cette lettre est pour toi seul et que tout ce qu’il y a n’en doit pas sortir.
Eh bien, pauvre vieux, encore un ! Tu n’as pas eu le temps de répondre à la lettre où je te parlais de la mort de mon père, que je t’en envoie une autre où je te parle de celle de ma sœur ! La prochaine sera peut-être pour te dire celle de ma mère ! Qui sait ! Je m’attends à tout. Je suis comme un pavé de grande route, le malheur marche sur moi et piétine à plaisir.
Quel changement depuis que nous ne nous sommes vus ! Mon père parti d’abord, puis elle ensuite, ma pauvre Caroline que j’aimais tant, dont j’étais si fier ! – Tu l’as connue toi, mon bon Ernest, nous avons joué ensemble autrefois quand nous étions enfants. – Ton souvenir est lié au sien dans toutes les scènes tendres qui me reviennent maintenant à l’esprit.
Si tu étais là, que de choses j’aurais à te dire ! mon vieil ami, mon vieux camarade, toi qu’elle confondait dans ses jeux et qu’elle ne distinguait pas de son frère. –
Quelques jours avant de mourir, elle a parlé de toi dans son délire ; elle croyait que tu étais à la maison. Elle parlait aussi de son père, elle s’étonnait de ne le pas voir. Comme elle a souffert ! comme elle a souffert ! Tantôt elle poussait des cris déchirants ou geignait douloureusement. Il n’y a ni mot ni description qui te puisse donner une idée de l’état de ma mère… J’ai un triste pressentiment sur son compte et malheureusement je suis payé pour croire à mes pressentiments.
Écris-moi donc longuement, souvent, le plus longuement possible. Où est le temps où nous nous voyions tous les jours ? Nos pauvres jeudis du collège, où sont-ils ?
Adieu, je t’embrasse bien tendrement.
Fais-moi le plaisir d’envoyer la lettre ci-jointe en y mettant l’adresse. C’est pour Lorelli, je ne lui avais pas encore répondu.
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
Quand tu m’as quitté la dernière fois, quand tu m’as vu repartir pour Rouen, tu t’es dit sans doute que, le temps venant, les jours s’écoulant, ma douleur allait passer, que je me consolerais à la longue de la mort de mon père et que je finirais enfin par rentrer dans le calme dont il y a si longtemps que je suis privé. Ah oui ! du calme ! Y en a-t-il pour les pavés de la grande route qui sont broyés par les roues des chariots ? Y en a-t-il pour l’enclume ?
En plaçant ma vie au-delà de la sphère commune, en me retirant des ambitions et des vanités vulgaires pour exister dans quelque chose de plus solide, j’avais cru que j’obtiendrais, sinon le bonheur, du moins le repos. Erreur ! Il y a toujours en nous l’homme, avec toutes ses entrailles et les attaches puissantes qui le relient à l’humanité. Personne ne peut échapper à la douleur. J’en sais quelque chose. Notre dernier malheur a été encore plus horrible que l’autre, en ce qu’il était moins prévu, moins probable. Et puis, voir mourir un être jeune, dans toute la plénitude de sa beauté et de son intelligence, c’est quelque chose qui révolte ; on éprouve le sentiment d’une atroce injustice.
Reste toujours comme tu es, ne te marie pas, n’aie pas d’enfants, aie le moins d’affections possible, offre le moins de prise à l’ennemi.
J’ai vu de près ce qu’on appelle le bonheur et j’ai retourné sa doublure ; c’est une dangereuse manie que de vouloir le posséder.
Écris-moi quelquefois, tiens-moi au courant de tes travaux ; je ne sais maintenant quand j’irai à Paris. Adieu.
[Croisset,] mardi, 2 heures
d’après-midi.
[7 avril 1846.]
J’ai pris une feuille de grand papier avec l’intention de t’écrire une longue lettre. Peut-être ne vais-je pas t’envoyer trois lignes, c’est comme ça viendra. Le temps est gris, la Seine est jaune, le gazon est vert, les arbres ont à peine des feuilles. Elles commencent, c’est le printemps, l’époque de la joie et des amours : « Mais il n’y a pas plus de printemps dans mon cœur que sur la grande route où le hâle fatigue les yeux, où la poussière se lève en tourbillons. » Te rappelles-tu où cela est ? C’est de ce vieux Novembre. J’avais 19 ans quand j’ai écrit cela, il y a six ans bientôt. C’est étrange comme je suis né avec peu de foi au bonheur. J’ai eu tout jeune un pressentiment complet de la vie. C’était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s’échappe par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir. Je ne me plains pas de cela, du reste. Mes derniers malheurs m’ont attristé mais ne m’ont pas étonné. Sans rien ôter à la sensation je les ai analysés en artiste. Cette observation a mélancoliquement récréé ma douleur. Si j’avais attendu de meilleures choses de la vie, je l’aurais maudite. – C’est ce que je n’ai pas fait. Tu me regarderais peut-être comme un homme sans cœur si je te disais que ce n’est pas l’état présent que je considère comme le plus pitoyable de tous. Dans le temps que je n’avais à me plaindre de rien je me trouvais bien plus à plaindre. Après tout, cela tient peut-être à l’exercice, à force de s’élargir pour la souffrance l’âme en arrive à des capacités prodigieuses ; ce qui la comblait naguère à la faire crever en couvre à peine le fond maintenant. – J’ai au moins une consolation énorme, une base sur laquelle je m’appuie, c’est celle-ci : « Je ne vois plus ce qui peut m’arriver de fâcheux. » Il y a la mort de ma mère que je prévois plus ou moins prochaine, mais avec moins d’égoïsme je devrais l’appeler pour elle. Y a-t-il de l’humanité à secourir les désespérés ?
As-tu réfléchi combien nous sommes organisés pour le malheur ? On s’évanouit dans la volupté, jamais dans la peine. Les larmes sont pour le cœur ce que l’eau est pour les poissons. Je suis résigné à tout, prêt à tout, j’ai serré toutes mes voiles et j’attends le grain, le dos tourné au vent et la tête sur ma poitrine. On dit que les gens religieux endurent mieux que nous les maux d’ici-bas, mais l’homme convaincu de la grande harmonie, celui qui espère le néant de son corps en même temps que son âme retournera dormir au sein du Grand Tout pour animer peut-être le corps des panthères ou briller dans les étoiles, celui-là non plus n’est pas tourmenté. On a trop vanté le bonheur mystique. Cléopâtre est morte aussi sereine que saint François. – Je crois que le dogme d’une vie future a été inventé par la peur de la mort ou l’envie de lui rattraper quelque chose. –
C’est hier que l’on a baptisé ma nièce. L’enfant, les assistants, moi, le curé lui-même qui venait de dîner et était empourpré ne comprenaient pas plus l’un que l’autre ce qu’ils faisaient. En contemplant tous ces symboles insignifiants pour nous je me faisais l’effet d’assister à quelque cérémonie d’une religion lointaine exhumée de sa poussière. C’était bien simple et bien connu et pourtant je n’en revenais pas d’étonnement, le prêtre marmottait au galop un latin qu’il n’entendait pas, nous autres nous n’écoutions pas, l’enfant tenait sa petite tête nue sous l’eau qu’on lui versait, le cierge brûlait et le bedeau répondait amen. Ce qu’il y avait de plus intelligent à coup sûr, c’était les pierres qui avaient autrefois compris tout cela et qui peut-être en avaient retenu quelque chose.
Je vais me mettre à travailler enfin ! enfin ! Voilà trois jours que je fais un peu de grammaire grecque. J’ai envie, j’ai besoin de piocher démesurément et longtemps, mais je vais être dérangé. Nous déménageons. Je vais faire arranger ma chambre d’ici. Il faudra que j’aille à Paris pour le tapis et les rideaux. Ce sera probablement dans un mois ou six semaines.
Est-ce d’avoir plus que jamais touché du doigt la vanité de nous-mêmes, de nos plans, de notre bonheur, de la beauté, de la bonté, de tout, mais je me fais l’effet d’être borné et bien médiocre. Je deviens d’une difficulté artiste qui me désole, je finirai par ne plus écrire une ligne. Je crois que je pourrais faire de bonnes choses mais je me demande toujours à quoi bon. C’est d’autant plus drôle que je ne me sens pas découragé. Je rentre au contraire plus que jamais dans l’idée pure, dans l’infini. J’y aspire, il m’attire. Je deviens brahme ou plutôt je deviens un peu fou. C’est sans rire : je voudrais être né brahme, je te montrerai des fragments du Bhagavad Gita et tu comprendras mon envie. – Je doute fort que je compose rien cet été. Si c’était quelque chose ce serait du théâtre. Mon conte oriental est remis à l’année prochaine et peut-être à la suivante et peut-être à jamais. – Si ma mère meurt, mon plan est fait, je vends tout et je vais vivre à Rome, à Syracuse ou à Naples. Me suis-tu ? Mais fasse le ciel que je sois un peu tranquille ! Un peu de tranquillité, grand Dieu ! un peu de repos, rien que cela, je ne demande pas de bonheur ! – Et toi, bon vieux Max, que deviens-tu ? Prends garde d’aimer trop cette bonne Marthe. Tu goûtes avec elle de grandes joies, c’est triste. La félicité est un manteau de couleur rouge qui a une doublure en lambeaux. Quand on veut s’en recouvrir, tout part au vent, et l’on reste empêtré dans ces guenilles froides que l’on avait jugées si chaudes. – J’ai peur pour toi quand je te vois une amour sérieuse. La vérole est moins à craindre que la passion. On cautérise les chancres de la pine, mais non pas ceux du cœur.
Adieu. Je t’embrasse. Tibi.
[Croisset,] mardi, 11 heures du soir. [Mai 1846.]
Ta bonne lettre m’a fait plaisir, pauvre vieux. C’est comme ça que je les aime. Il m’a semblé, en la lisant, que je causais avec toi. Et pourtant le contenu m’a affligé, car je t’y vois bien triste, bien embêté, bien las. Un autre que moi te dirait : prends-moi pour exemple, regarde-moi et ne te plains pas trop. Ce serait stupide. L’ennui n’a pas de cause, vouloir en raisonner et le combattre par des raisons, c’est ne pas le comprendre. – Il fut un temps où je regorgeais d’éléments de bonheur et où j’étais vraiment très à plaindre. Les deuils les plus tristes ne sont pas ceux que l’on porte sur son chapeau. Je sens ton vide. Mais qui sait ? la grandeur y est peut-être, l’avenir y germe. Prends garde seulement à la Rêverie, c’est un vilain monstre qui attire et qui m’a déjà mangé bien des choses. C’est là la Sirène des âmes. Elle chante, elle appelle à elle et l’on n’en revient plus. J’ai grande envie ou plutôt grand besoin de te voir. J’ai mille choses à te dire. Et de tristes ! Il me semble quant à moi que je suis maintenant dans un état inaltérable. C’est une illusion sans doute, mais je n’ai plus que celle-là, si c’en est une. Quand je pense à tout ce qui peut survenir, je ne vois pas ce qui pourrait me changer, j’entends le fond, la vie, le train ordinaire des jours. Et puis je commence à prendre une habitude du travail dont je remercie le ciel. Je lis ou j’écris régulièrement de 8 à 10 heures par jour et si on me dérange quelques instants, j’en suis tout malade. Bien des jours se passent sans que j’aille au bout de la terrasse. Le canot n’est seulement à flot. J’ai soif de longues études et d’âpres travaux. La vie interne que j’ai toujours rêvée commence enfin à surgir. Dans tout cela la poésie y perdra peut-être, je veux dire l’inspiration, la passion, le mouvement instinctif. J’ai peur de me dessécher à force de science et pourtant d’un autre côté je suis si ignorant que j’en rougis vis-à-vis de moi-même. – Il est singulier comme, depuis la mort de mon père et de ma sœur, j’ai perdu tout amour d’illustration. Les moments où je pense au succès futur de ma vie d’artiste, à l’application de ce que je travaille, sont les moments exceptionnels. Je doute bien souvent si jamais je ferai imprimer une ligne. Sais-tu que ce serait une belle idée que celle du gaillard qui jusqu’à 50 ans n’aurait rien publié et qui d’un seul coup ferait paraître, un beau jour, ses œuvres complètes, et puis qui s’en tiendrait là ? – Hélas ! je rêve aussi, je rêve comme toi de grands voyages à cheval, avec un domestique, et dans notre costume convenu et je me demande si dans 10 ans, dans 15 ans, ce ne serait pas plus sage que de rester à Paris à faire l’homme de lettres, à faire le pied de grue devant le comité des Français, à saluer MM. les critiques, à me disputer avec mes éditeurs et à payer des gens pour écrire ma biographie parmi les grands hommes contemporains. Un artiste qui serait vraiment artiste et pour lui seul, sans préoccupation de rien, cela serait beau. Il jouirait peut-être démesurément. Il est probable que le plaisir qu’on peut avoir à se promener dans une forêt vierge ou à chasser le tigre est gâté par l’idée qu’on doit en faire une description bien arrangée pour plaire à la plus grande masse de bourgeois possible. Enfin vers la trentaine je verrai, d’ici là j’apprends la grammaire grecque et j’étudie le buddhisme. Je vis seul, très seul, de plus en plus seul. Mes parents sont morts. Mes amis me quittent ou changent : « Celui, dit Çakya-Mouni, qui a compris que la douleur vient de l’attachement se retire dans la solitude comme le rhinocéros. » Je t’expliquerai le sens du mot « attachement » qui est tout spécial.
Oui, comme tu le dis, la campagne est belle, les arbres sont verts, les oiseaux chantent et les lilas sont encore en fleurs. Mais de cela, comme du reste du monde, je n’en jouis que par ma fenêtre.
Tu ne saurais croire comme je t’aime, pauvre vieux, de plus en plus l’attachement que j’ai pour toi augmente. Je me cramponne à ce qui me reste, comme Claude Frollo suspendu sur l’abîme. Je veux décidément aller à Paris vers le 20. Que Touzan s’arrange comme il voudra. Tâche qu’il ait quelque chose de fait ou de commencé au moins, car j’ignore complètement où il en est. J’aime mieux qu’il ne soit pas trop avancé pour pouvoir lui donner des conseils. Dis-lui que le menuisier a fini. – Je partirai par un convoi de midi, je resterai le lendemain et le surlendemain jusqu’à 7 heures, c’est convenu.
Tu me parles de scénario. Envoie-moi (ou tu m’expliqueras) celui que tu veux me montrer. Le sieur Alfred s’occupe de tout autre chose. C’est un bien drôle d’être.
Les affaires d’Achille paraissent tirer à leur fin. Il est nommé professeur de clinique adjoint avec 6 mois de cours. Le logement sera arrangé d’ici à peu. Il y a des chances pour et contre.
Ah ! ma santé que j’oubliais. Eh bien, mes clous se calment un peu, j’ai la jambe plus propre, quant à mes nerfs il n’y a rien. Voilà bientôt sept mois que j’ai eu ma dernière attaque. Ça paraît vouloir en rester là.
J’ai relu l’Hist[oire] romaine de Michelet. – Non, l’antiquité me donne le vertige. J’ai vécu à Rome, c’est sûr, du temps de César ou de Néron. – As-tu pensé quelquefois à un soir de triomphe quand les légions rentraient, que les parfums brûlaient autour du char du triomphateur, et que les rois captifs marchaient derrière, et ce vieux cirque ensuite ! C’est là qu’il faut vivre, vois-tu. On n’a d’air que là et on en a, de l’air poétique, à pleine poitrine comme sur une haute montagne, si bien que le cœur vous en bat. Ah ! à quelque jour je m’en foutrai une saoulée avec la Sicile et la Grèce. Seras-tu mon homme alors quand je te dirai : mon vieux, achète ta carabine et fais-toi couper ta veste légère, répondras-tu : en route et vive la Muse !
Que le ciel le veuille.
Mille tendresses profondes.
[Croisset,] samedi, 7 heures du
soir.
[Mai (?) 1846.]
Mon cher Vieux,
Ne viens pas demain à Croisset, je serai à Rouen. Ma mère arrive à 1 heure. J’irai au-devant d’elle au chemin de fer. Si ce n’était pas par ce convoi-là, ce serait par un autre ; en tout cas nous serions dérangés, je ne serais pas libre.
Viens le jour que tu voudras et indique-moi-le d’avance, tout de suite, s’il te plaît. Je t’attends toujours à dix heures et demie pour déjeuner.
Adieu.
Le tien.
[Croisset, avant le 21 mai 1846.]
Merci, mon cher ami, de la peau de loup ; qu’il figure dans mon cabinet ou ailleurs, le poil de ce sauvage habitant de nos forêts, horreur des timides brebis, épouvante des paisibles pasteurs, fléau des campagnes etc. n’en sera pas moins doux à la plante de mes pieds, et agréable encore davantage en ce qu’il me rappellera nos bons Nogentais.
Pour consoler Leclère de la perte de son chien je te prie de lui remettre de ma part une petite gratification de 40 francs en l’engageant à persévérer dans ses exploits. S’il me tue un tigre, je lui donne une meute.
Envoie-moi donc cette dépouille à Paris rue Notre-Dame-des-Victoires, 26, chez M. Touzan tapissier. Je serai moi-même à Paris jeudi, ainsi je pourrai veiller à la confection de la chose.
Le Père Parain ne m’a chargé de rien relativement à la laiterie. Il vous écrira samedi. Nous menons toujours la même vie inséparable au coin de notre foyer commun, aussi immobiles que les bûches qui nous chauffent. Il lit du matin au soir soit le journal ou Lope de Vega et Calderon. Car tu sauras que c’est un enragé sur la littérature espagnole. Il vous reviendra hidalgo pour le moins. J’ai aussi à t’apprendre qu’il se fortifie dans la partie théorique du culottage des pipes. Quelquefois même il tire des diagnostics que l’expérience justifie par la suite.
Rien de nouveau, du reste, ici. La pluie dans la rue, la tristesse du temps au-dehors, et au-dedans ? autre tristesse ! – Nous causons souvent de vous et nous nous demandons si vous ne reviendrez pas nous faire une visite aux vacances ? ceci est une question, et non une invitation bien entendu, par la raison que ce serait vous faire injure que de vous en adresser une, n’êtes-vous pas invités nés, invités de droit et à beaucoup de titres encore ! –
Adieu, cher ami, embrasse pour moi la grosse mère Olympe et Bibi. Mille choses de tout le monde à vous autres, et à toi une poignée de main longue et forte dans chaque main.
À toi.
[Croisset,] dimanche soir,
10 heures et demie. [31 mai 1846.]
Ne m’ayant point demandé de conseils, il serait convenable de ma part de ne pas en donner. Ce n’est donc pas de cela que nous causerons. Ce sont beaucoup de prévisions que j’ai. Malheureusement, j’ai la vue longue, – je crois que tu es dans l’illusion et dans une énorme, comme toutes les fois du reste que l’on fait une Action quelle qu’elle soit. Es-tu sûr, ô grand homme, de ne pas finir par devenir bourgeois ? Dans tous mes espoirs d’art je t’unissais. C’est ce côté-là qui me fait souffrir.
Il est trop tard ! Qu’il en soit ce qu’il en sera ! Toujours tu me retrouveras. Reste à savoir si moi je te retrouverai. Ne te récrie pas ! Le temps, les choses sont plus forts que nous. Il faudrait un volume pour développer le moindre mot de cette page. Si personne plus que moi ne souhaite ton bonheur, personne plus que moi n’en doute. Par cela même qu’en le cherchant tu fais une chose anormale. Si tu l’aimes, tant mieux, si tu ne l’aimes pas, tâche de l’aimer.
Y aura-t-il encore entre nous de ces arcana d’idées et de sentiments inaccessibles au reste du monde ? Qui répondra ? personne.
Viens me voir, ou j’irai te voir quand tu le voudras. Seulement écris-moi au moins un jour à l’avance parce que, maintenant, je viens quelquefois à Rouen pour aider au déménagement.
Je n’ai rien dit à Hamard, celui-ci étant absent et ne devant revenir que mardi matin. Si rien ne t’empêche, tâche de venir mardi, ça m’arrangerait assez.
Adieu, Carissimo.
[Croisset,] 4 juin [1846],
jeudi soir.
Pauvre vieux ! je sais bien qu’à 300 lieues de moi il y a des yeux pleins de larmes quand les miens pleurent, un cœur gros d’angoisses quand le mien se déchire. Je comprends, je plains ton isolement, la solitude d’affections où tu te trouves. Je souhaite comme toi et pour toi que tu reviennes en France. Il faut espérer que d’ici à quelque temps on te fera cette grâce ou plutôt cette justice car tu commences vraiment à avoir mérité de l’avancement pour l’embêtement que te donnent tes fonctions. N’est-ce pas qu’il faut avoir demeuré à l’étranger pour aimer son pays ? et n’avoir plus de famille pour en sentir le prix ? – J’attends avec impatience les vacances pour pouvoir passer ensemble quelques bonnes heures. Ma pauvre mère te reverra avec bien du plaisir, elle te reverra avec joie car tu es mêlé à trop de choses tendres du temps de son bonheur pour que tu ne lui sois pas cher. N’aimons-nous pas à retrouver sur les gens et même sur les meubles et les vêtements quelque chose de ceux qui les ont approchés, aimés, connus ou usés ?
Des nouvelles de ce qui se passe ici je vais t’en donner. Achille a le logement de l’Hôtel-Dieu. Le voilà en pied et avec la plus belle position médicale de la Normandie. Nous autres nous vivons à Croisset d’où je ne sors et où je travaille le plus que je peux, ce qui n’est pas beaucoup mais un acheminement à plus. – L’hiver nous passerons quatre mois à Rouen. Nous y avons pris un logement au coin de la rue de Buffon. Notre déménagement est à peu près fini, Dieu merci, c’est encore là une triste besogne. J’y ai une chambre assez propre avec un petit balcon pour fumer la pipe matinale.
Veux-tu que je t’apprenne quelque chose qui va te faire pousser un Oh avec plusieurs points d’exclamation ? C’est le mariage, de qui ? D’un jeune homme de ta connaissance – pas de moi, rassure-toi. Mais bien d’un nommé Le Poittevin avec Mlle de Maupassant… Ici tu vas te livrer à l’étonnement et à la rêverie…
*
Les justes nopces se feront dans, je crois, une quinzaine. Le contrat a dû être signé mardi dernier. Après le mariage on fera un voyage en Italie et l’hiver prochain on habitera Paris. En voilà encore un de perdu pour moi et doublement puisqu’il se marie d’abord et ensuite puisqu’il va vivre ailleurs. Comme tout s’en va ! comme tout s’en va ! Les feuilles repoussent aux arbres mais, pour nous, où est le mois de mai qui nous rende les belles fleurs enlevées et les parfums mâles de notre jeunesse ? – Cela te fait-il le même effet ? mais je me fais à moi-même l’effet d’être démesurément âgé et plus vieux qu’un obélisque. J’ai vécu énormément et il est probable que quand j’aurai 60 ans je me trouverai très jeune. C’est là ce qu’il y a d’amèrement farce.
Ma pauvre mère est toujours désolée. Tu n’as pas l’idée d’un pareil chagrin. S’il y a un Dieu il faut avouer qu’il n’est pas toujours dans des accès de bonhomie. Mme Mignot m’a écrit ce matin pour me dire qu’elle viendrait passer quelques jours ici, prochainement. Je lui en sais une grande reconnaissance. Mon courage faiblit quelquefois à porter tout seul le fardeau de ce grand désespoir que rien n’allège.
Adieu, cher vieil ami, je t’embrasse de tout mon cœur.
Ton vieux.
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
[Croisset,] 4 juin, jeudi soir [1846].
Je te remercie beaucoup, mon cher ami, de me tenir au courant de tes travaux. J’y prends, je t’assure, une part bien vive. Ce que j’aime en toi, c’est que tu les continues avec persévérance et âpreté, choses rares à notre époque où petits et grands ne travaillent que par fragments, sans avoir les uns ni la vue, les autres ni le courage de l’ensemble. – La méthode, tout est là dans les œuvres scientifiques et c’est [ce] qui manque même aux plus belles de notre génération. Je compatis, comme un homme qui y a passé, aux misères de ta vie extérieure, c’est-à-dire au boulet que tu traînes sous le nom de Ministère de la marine royale et des colonies. Mais tu as encore quelques heures libres, rêveuses et remplies le soir. Combien n’en ont pas ! Quand tu es rentré chez toi, dans ta chambre, au milieu de tes livres et de tes travaux, ne jouis-tu pas d’un calme exquis, et comme d’une brise fraîche qui vient enlever de toi-même les exhalaisons fades de l’ennui du bureau ?
Pour vivre, je ne dis pas heureux (ce but est une illusion funeste), mais tranquille, il faut se créer en dehors de l’existence visible, commune et générale à tous, une autre existence interne et inaccessible à ce qui rentre dans le domaine du contingent, comme disent les philosophes. Heureux les gens qui ont passé leurs jours à piquer des insectes sur des feuilles de liège ou à contempler avec une loupe les médailles rouillées des empereurs romains ! Quand il se mêle à cela un peu de poésie ou d’entrain, on doit remercier le ciel de vous avoir fait ainsi naître. Je suis bien curieux de voir ta rédaction et je te sais bon gré de me demander là-dessus mes avis. Tout ce que je pourrai faire pour cela je le ferai, non pas par complaisance, mais par plaisir. Entreprise et continuée avec tant de conscience, il ne peut pas manquer d’y avoir beaucoup de bon dans ton œuvre. Le tout est de faire saillir tout ce que tu sais, de mettre en relief [ce] que tu vois.
Pour moi, malgré les chagrins, les soucis, les embarras d’un tas d’affaires, je travaille assez raisonnablement, c’est-à-dire environ 8 heures par jour. Je fais du grec, de l’histoire ; je lis du latin ; je me culotte un peu de ces braves anciens pour lesquels je finis par avoir un culte artistique. Je m’efforce de vivre dans le monde antique. J’y arriverai, Dieu aidant. Ne sortant jamais et ne voyant personne, j’ai jugé sensé de me faire meubler un cabinet à ma guise, duquel je ne compte sortir d’ici à longtemps, à moins que le vent ne me pousse ailleurs.
D’ici à quelques jours il est probable que j’irai à Paris passer une huitaine ; je t’y verrai bien entendu.
Achille, grâce un peu à mes soins, soit dit sans présomption diplomatique, a obtenu le logement de l’Hôtel-Dieu, le service de chirurgie de mon père, sauf peu de chose, et la moitié de la chaire de clinique. Voilà un gars heureux ! et servi par les circonstances. Il le méritait certainement, mais le nom de son père a été un bon génie qui l’a couvert de ses ailes.
Adieu, mon vieux, continue à travailler sans préoccupation du reste de l’univers. L’égoïsme intellectuel est peut-être l’héroïsme de la pensée.
À bientôt j’espère.
Tout à toi.
Croisset. Samedi matin. [Juillet (?) 1846.]
Je t’attendais cette semaine, je ne reçois ni homme ni lettre. Qu’est-ce qu’il y a ? – Es-tu malade encore, mon pauvre vieux ? J’aime à croire que ce n’est qu’un retard. Réponds-moi donc par ta présence même et envoie-moi un mot pour me dire l’heure où il faut que je t’aille chercher au chemin de fer avec ta grand-mère que ma mère espère bien voir aussi.
Adieu, cher ami, à bientôt j’espère. Embrasse pour nous tous les tiens.
À toi.
[Croisset,] mardi soir, minuit. [4-5 août 1846.]
Il y a douze heures nous étions encore ensemble. Hier à cette heure-ci je te tenais dans mes bras… t’en souviens-tu ?… Comme c’est déjà loin ! La nuit maintenant est chaude et douce ; j’entends le grand tulipier qui est sous ma fenêtre frémir au vent et, quand je lève la tête, je vois la lune se mirer dans la rivière. Tes petites pantoufles sont là pendant que je t’écris, je les ai sous les yeux, je les regarde. Je viens de ranger, tout seul et bien enfermé, tout ce que tu m’as donné. Tes deux lettres sont dans le sachet brodé, je vais les relire quand j’aurai cacheté la mienne. – Je n’ai pas voulu prendre pour t’écrire mon papier à lettres, il est bordé de noir, que rien de triste ne vienne de moi vers toi ! Je voudrais ne te causer que de la joie et t’entourer d’une félicité calme et continue pour te payer un peu tout ce que tu m’as donné à pleines mains dans la générosité de ton amour. J’ai peur d’être froid, sec, égoïste, et Dieu sait pourtant ce qui à cette heure se passe en moi. Quel souvenir ! et quel désir ! – Ah ! nos deux bonnes promenades en calèche, qu’elles étaient belles ! La seconde surtout avec ses éclairs ! Je me rappelle la couleur des arbres éclairés par les lanternes, et le balancement des ressorts ; nous étions seuls, heureux, je contemplais ta tête dans la nuit, je la voyais malgré les ténèbres, tes yeux t’éclairaient toute la figure. – Il me semble que j’écris mal, tu vas lire ça froidement, je ne dis rien de ce que je veux dire. C’est que mes phrases se heurtent comme des soupirs, pour les comprendre il faut combler ce qui sépare l’une de l’autre, tu le feras n’est-ce pas ? Rêveras-tu à chaque lettre, à chaque signe de l’écriture, comme moi en regardant tes petites pantoufles brunes je songe aux mouvements de ton pied quand il les emplissait et qu’elles en étaient chaudes. Le mouchoir est dedans, je vois ton sang. – Je voudrais qu’il en fût tout rouge.
Ma mère m’attendait au chemin de fer. Elle a pleuré en me voyant revenir. Toi tu as pleuré en me voyant partir. Notre misère est donc telle que nous ne pouvons nous déplacer d’un lieu sans qu’il en coûte des larmes des deux côtés ! C’est d’un grotesque bien sombre. – J’ai retrouvé ici les gazons verts, les arbres grands et l’eau coulant comme lorsque je suis parti. Mes livres sont ouverts à la même place, rien n’est changé. La nature extérieure nous fait honte, elle est d’une sérénité désolante pour notre orgueil. N’importe, ne songeons ni à l’avenir ni à nous ni à rien. Penser c’est le moyen de souffrir. Laissons-nous aller au vent de notre cœur tant qu’il enflera la voile. Qu’il nous pousse comme il lui plaira et quant aux écueils… ma foi tant pis, nous verrons.
Et ce bon X… qu’a-t-il dit de l’envoi ? Nous avons ri hier au soir. – C’était tendre pour nous, gai pour lui, bon pour nous trois. J’ai lu en venant presque un volume. J’ai été touché à différentes places. Je te causerai de ça plus au long. – Tu vois bien que je ne suis pas assez recueilli. La critique me manque tout à fait ce soir. J’ai voulu seulement t’envoyer encore un baiser avant de m’endormir, te dire que je t’aimais. À peine t’ai-je eu quittée et à mesure que je m’éloignais ma pensée revolait vers toi. Elle courait plus vite que la fumée de la locomotive qui fuyait derrière nous – (il y a du feu dans la comparaison) – pardon de la pointe. Allons, un baiser, vite, tu sais comment, de ceux que dit l’Arioste, et encore un, oh encore, encore et puis ensuite sous ton menton, à cette place que j’aime sur ta peau si douce, sur ta poitrine où je place mon cœur.
Adieu, adieu.
Tout ce que tu voudras de tendresses.
Je suis brisé, étourdi, comme après une longue orgie, je m’ennuie à mourir. J’ai un vide inouï dans le cœur, moi si calme naguère, si fier de ma sérénité et qui travaillais du matin au soir avec une âpreté soutenue, je ne puis ni lire ni penser ni écrire. Ton amour m’a rendu triste. Je vois que tu souffres, je prévois que je te ferai souffrir. Je voudrais ne jamais t’avoir connue, pour toi, pour moi ensuite et cependant ta pensée m’attire sans relâche. J’y trouve une douceur exquise. Ah ! qu’il eût mieux valu en rester à notre première promenade. Je me doutais de tout cela ! Quand le lendemain je ne suis pas venu chez Phidias, c’est que je me sentais déjà glisser sur la pente. J’ai voulu m’arrêter, qu’est-ce qui m’y a poussé ? Tant pis : tant mieux. – Je n’ai pas reçu du ciel une organisation facétieuse. Personne plus que moi n’a le sentiment de la misère de la vie. Je ne crois à rien, pas même à moi ce qui est rare. Je fais de l’art parce que ça m’amuse mais je n’ai aucune foi dans le beau pas plus que dans le reste. Aussi l’endroit de ta lettre, pauvre âme, où tu me parles de patriotisme m’aurait bien fait rire si j’avais été dans une disposition plus gaie. Tu vas croire que je suis dur. Je voudrais l’être. Tous ceux qui m’abordent s’en trouveraient mieux et moi aussi dont le cœur a été mangé comme l’est à l’automne l’herbe des prés par tous les moutons qui ont passé dessus. Tu n’as pas voulu me croire quand je t’ai dit que j’étais vieux. Hélas ! oui. Car tout sentiment qui arrive dans mon âme s’y tourne en aigreur comme le vin que l’on met dans des vases qui ont trop servi. – Si tu savais toutes les forces internes qui m’ont épuisé, toutes les folies qui m’ont passé par la tête, tout ce que j’ai essayé et expérimenté en fait de sentiments et de passions tu verrais que je ne suis pas si jeune. C’est toi qui es enfant, c’est toi qui es fraîche et neuve, toi dont la candeur me fait rougir. Tu m’humilies par la grandeur de ton amour. Tu méritais mieux que moi. Que la foudre m’écrase, que toutes les malédictions possibles tombent sur moi si jamais je l’oublie ! Te mépriser ! m’écris-tu, parce que tu t’es donnée trop tôt à moi. As-tu pu le penser ! Jamais, jamais, quoi que tu fasses, quoi qu’il arrive. Je te suis dévoué pour la vie, à toi, à ta fille, à ceux que tu voudras. C’est là un serment, retiens-le, uses-en. Je le fais parce que je puis le tenir.
Oui je te désire et je pense à toi. Je t’aime plus que je ne t’aimais à Paris. Je ne puis plus rien faire, toujours je te revois dans l’atelier debout près de ton buste, les papillotes remuantes sur tes épaules blanches, ta robe bleue, ton bras, ton visage, que sais-je, tout. Tiens. Maintenant la force me circule dans le sang. Il me semble que tu es là, je suis en feu, mes nerfs vibrent… tu sais comment… tu sais quelle chaleur ont mes baisers.
Depuis que nous nous sommes dit que nous nous aimions tu te demandes d’où vient ma réserve à ajouter « pour toujours ». Pourquoi ? C’est que je devine l’avenir, moi. C’est que sans cesse l’antithèse se dresse devant mes yeux. Je n’ai jamais vu un enfant sans penser qu’il deviendrait vieillard ni un berceau sans songer à une tombe. La contemplation d’une femme nue me fait rêver à son squelette. C’est ce qui fait que les spectacles joyeux me rendent triste et que les spectacles tristes m’affectent peu. – Je pleure trop en dedans pour verser des larmes au-dehors. Une lecture m’émeut plus qu’un malheur réel. Quand j’avais une famille j’ai souvent souhaité n’en avoir pas, pour être plus libre, pour aller vivre en Chine ou chez les sauvages. Maintenant que je n’en ai plus je la regrette et je m’accroche aux murs où son ombre reste encore. – D’autres seraient fiers de l’amour que tu me prodigues, leur vanité y boirait à l’aise, et leur égoïsme de mâle en serait flatté jusqu’en ses replis les plus intimes. Mais cela me fait défaillir le cœur de tristesse, quand les moments bouillants sont passés, car je me dis : « Elle m’aime, et moi qui l’aime aussi je ne l’aime pas assez. Si elle ne m’avait pas connu je lui aurais épargné toutes les larmes qu’elle verse. » Pardonne-moi ceci, pardonne-le-moi au nom de tout ce que tu m’as fait goûter d’ivresse. Mais j’ai le pressentiment d’un malheur immense pour toi. J’ai peur que mes lettres ne soient découvertes, qu’on apprenne tout. – Je suis malade de toi. Tu crois que tu m’aimeras toujours, enfant. Toujours, quelle présomption dans une bouche humaine ! Tu as aimé déjà, n’est-ce pas, comme moi ? Souviens-toi qu’autrefois aussi tu as dit : toujours. Mais je te rudoie, je te chagrine, tu sais que j’ai les caresses féroces… N’importe, j’aime mieux inquiéter ton bonheur maintenant que de l’exagérer froidement, comme ils font tous, pour que sa perte ensuite te fasse souffrir davantage… Qui sait ? Tu me remercieras peut-être plus tard d’avoir eu le courage de n’être pas plus tendre. Ah ! si j’avais vécu à Paris ! Si tous les jours de ma vie avaient pu se passer près de toi, oui, je me laisserais aller à ce courant sans crier au secours ! J’aurais trouvé en toi, pour mon cœur, mon corps et ma tête, un assouvissement quotidien qui ne m’eût jamais lassé. Mais séparés ; destinés à nous voir rarement, c’est affreux. Quelle perspective ! Et que faire ? pourtant… Je ne conçois pas comment j’ai fait pour te quitter. C’est bien moi, cela ! C’est bien dans ma pitoyable nature. Tu ne m’aimerais pas j’en mourrais, tu m’aimes et je suis à t’écrire de t’arrêter. Ma propre bêtise me dégoûte moi-même. C’est que de tous les côtés que je me retourne je ne vois que malheur. J’aurais voulu passer dans ta vie comme un frais ruisseau qui en eût rafraîchi les bords altérés et non comme un torrent qui la ravage. Mon souvenir aurait fait tressaillir ta chair et sourire ton cœur. Ne me maudis jamais ! Va, je t’aurai bien aimée avant que je ne t’aime plus. Moi je te bénirai toujours. Ton image me restera toute imbibée de poésie et de tendresse comme l’était hier la nuit dans la vapeur laiteuse de son brouillard argenté. – Ce mois-ci je t’irai voir. Je te resterai un grand jour entier. Avant quinze jours, douze même, je serai à toi. Que Phidias m’écrive et j’accours, c’est convenu. Est-il remis de sa colère ce bon Phidias ? A-t-il compris le sens du cadeau ? Tâche de lui bien faire entendre que c’était pour le faire rire et rêver et lui rendre un peu de la satisfaction qu’il nous avait causée.
Tu veux que je t’envoie quelque chose de moi. – Non, tu trouverais tout trop bien. Ne m’as-tu pas assez donné sans y joindre tes éloges littéraires ? Tu veux donc achever de me rendre fat. Et puis je n’ai rien de lisible ; tu ne t’y reconnaîtrais pas au milieu des ratures et des renvois, n’ayant rien fait recopier. N’as-tu pas peur de te gâter le style en me fréquentant ? Tu voudrais que je publiasse quelque chose tout de suite, tu m’exciterais, tu finirais par faire que je me prendrais au sérieux (ce dont le ciel me garde !). Autrefois la plume courait sur mon papier, avec vitesse. Elle y court aussi maintenant mais elle le déchire. Je ne peux pas faire une phrase, je change de plume à toute minute, parce que je n’exprime rien de ce que je veux dire. – Tu viendras à Rouen avec Phidias, tu feras semblant de l’y rencontrer et tu me feras une visite ici. Cela te satisfera mieux que toutes les descriptions possibles. Alors tu penseras à mon tapis et à la grande peau d’ours blanc sur laquelle je me couche dans le jour comme moi je pense à ta lampe d’albâtre, quand je regardais sa lumière mourante onduler sur le plafond. Avais-tu compris, ce soir-là, que je m’étais donné ce terme, car je n’osais pas, je suis timide va, malgré mon cynisme, à cause de lui peut-être. Je m’étais dit : j’attendrai jusqu’à ce que la bougie soit éteinte. Oh ! quel oubli de tout, quelle exclusion du reste du monde… comme elle était douce la peau de ton corps nu… et quelle joie hypocrite je savourais, dans mon dépit, pendant que les autres étaient là et qu’ils ne s’en allaient pas ! Je me souviendrai toujours de l’air de ta tête quand tu étais à mes genoux, par terre, et de ton sourire ivre quand tu m’as ouvert la porte et que nous nous sommes quittés. Je suis descendu dans les ténèbres, sur la pointe du pied, comme un voleur. N’en étais-je pas un ? Et tous sont-ils aussi heureux quand ils fuient chargés de leur butin ? Je te dois une explication franche de moi-même pour répondre à une page de ta lettre qui me fait voir les illusions que tu as sur mon compte. Il serait lâche à moi (et la lâcheté est un vice qui me dégoûte sous quelque face qu’il se montre) de les faire durer plus longtemps.
Le fond de ma nature est, quoi qu’on dise, le saltimbanque. J’ai eu dans mon enfance et ma jeunesse un amour effréné des planches. J’aurais été peut-être un grand acteur si le ciel m’a[vait] fait naître plus pauvre. Encore maintenant ce que j’aime par-dessus tout c’est la forme, pourvu qu’elle soit belle, et rien au-delà. Les femmes qui ont le cœur trop ardent et l’esprit trop exclusif ne comprennent pas cette religion de la beauté abstraction faite du sentiment. Il leur faut toujours une cause, un but. Moi j’admire autant le clinquant que l’or. La poésie du clinquant est même supérieure en ce qu’elle est triste. Il n’y a pour moi dans le monde que les beaux vers, les phrases bien tournées, harmonieuses, chantantes, les beaux couchers de soleil, les clairs de lune, les tableaux colorés, les marbres antiques et les têtes accentuées. Au-delà, rien. J’aurais mieux aimé être Talma que Mirabeau parce qu’il a vécu dans une sphère de beauté plus pure. – Les oiseaux en cage me font tout autant de pitié que les peuples en esclav[ag]e. De toute la politique il n’y a qu’une chose que je comprenne, c’est l’émeute. Fataliste comme un Turc je crois que tout ce que nous pouvons faire pour le progrès de l’humanité ou rien, c’est absolument la même chose. Quant à ce progrès j’ai l’entendement obtus pour les idées peu claires. Tout ce qui appartient à ce langage m’assomme démesurément. Je déteste assez la tyrannie moderne parce qu’elle me paraît bête, faible et timide d’elle-même, mais j’ai un culte profond pour la tyrannie antique que je regarde comme la plus belle manifestation de l’homme qui ait été. Je suis avant tout l’homme de la fantaisie, du caprice, du décousu. J’ai songé longtemps et très sérieusement (ne va pas rire, c’est le souvenir de mes plus belles heures) à aller me faire renégat à Smyrne. À quelque jour j’irai vivre loin d’ici et l’on n’entendra plus parler de moi. Quant à ce qui d’ordinaire touche les hommes de plus près et ce qui pour moi est secondaire, en fait d’amour physique, je l’ai toujours séparé de l’autre. Je t’ai vu railler cela l’autre jour à propos de J.J.. C’était mon histoire. Tu es bien la seule femme que j’aie aimée et que j’ai eue. Jusqu’alors j’allais calmer sur d’autres les désirs donnés par d’autres. Tu m’as fait mentir à mon système, à mon cœur, à ma nature peut-être qui, incomplète d’elle-même, cherche toujours l’incomplet.
J’en ai aimé une depuis 14 ans jusqu’à 20 sans le lui dire, sans lui toucher, et j’ai été près de trois ans ensuite sans sentir mon sexe. J’ai cru un moment que je mourrais ainsi, j’en remerciais le ciel. – Je voudrais n’avoir ni corps ni cœur, ou plutôt je voudrais être crevé car la mine que je fais ici-bas est d’un ridicule exagéré. C’est là ce qui me rend défiant et timide de moi-même. Tu es la seule à qui j’aie osé vouloir plaire, et peut-être la seule à qui j’aie plu. Merci, merci. Mais me comprendras-tu jusqu’au bout, supporteras-tu le poids de mon ennui, mes manies, mes caprices, mes abattements et mes retours emportés ? Tu me dis par exemple de t’écrire tous les jours, et si je ne le fais tu vas m’accuser. Eh bien, l’idée que tu veux une lettre chaque matin m’empêchera de la faire. Laisse-moi t’aimer à ma guise, à la mode de mon être, avec ce que tu appelles mon originalité. Ne me force à rien, je ferai tout. Comprends-moi et ne m’accuse pas. Si je te jugeais légère et niaise comme les autres femmes je te paierais de mots, de promesses, de serments. Qu’est-ce que cela me coûterait ? Mais j’aime mieux rester en dessous qu’au-dessus de la vérité de mon cœur.
Les Numides, dit Hérodote, ont une coutume étrange. On leur brûle tout petits la peau du crâne avec des charbons pour qu’ils soient ensuite moins sensibles à l’action du soleil qui est dévorante dans leur pays. Aussi sont-ils de tous les peuples de la terre ceux qui se portent le mieux. Songe que j’ai été élevé à la Numide. N’avait-on pas beau jeu à leur dire : Vous ne sentez rien, le soleil même ne vous chauffe pas. – Oh, n’aie pas peur, pour avoir du caille au cœur il n’est pas moins bon. Eh bien non, en me sondant, je ne me trouve pas meilleur que mon voisin. J’ai seulement assez de perspicacité et quelque délicatesse dans les manières.
Voilà le soir qui vient. J’ai passé mon après-midi à t’écrire. À 18 ans, à mon retour du Midi, j’ai écrit pendant six mois des lettres pareilles à une femme que je n’aimais pas. – C’était pour me forcer à l’aimer, pour faire du style sérieux. Et ici c’est tout le contraire, le parallélisme est accompli. – Encore un dernier mot. J’ai à Paris un homme à mes ordres, dévoué jusqu’à la mort, actif, brave, intelligent, une grande et héroïque nature aux volontés de la mienne. – En cas de besoin compte sur lui comme sur moi. J’attends demain tes vers, dans quelques jours tes deux volumes. Adieu, pense à moi, oui embrasse ton bras. Tous les soirs ce sont tes œuvres que je lis. J’y recherche des traces de toi-même. J’en trouve quelquefois. – Adieu, adieu, je mets ma tête sur tes seins et je te regarde de bas en haut comme une madone.
11 heures du soir.
Adieu, je ferme ma lettre. C’est l’heure où, seul et pendant que tout dort, je tire le tiroir où sont mes trésors. Je contemple tes pantoufles, le mouchoir, tes cheveux, le portrait, je relis tes lettres, j’en respire l’odeur musquée. Si tu savais ce que je sens maintenant !… dans la nuit mon cœur se dilate et une rosée d’amour le pénètre. Mille baisers, mille, partout, partout.
[Croisset,] nuit de samedi au
dimanche, minuit.
[8-9 août 1846.]
Le ciel est pur, la lune brille, j’entends des marins chanter qui lèvent l’ancre pour partir avec le flot qui va venir. – Pas de nuage, pas de vent. La rivière est blanche sous la lune, noire dans l’ombre. Les papillons se jouent autour de mes bougies et l’odeur de la nuit m’arrive par mes fenêtres ouvertes. Et toi, dors-tu ? – Es-tu à ta fenêtre ? Penses-tu à celui qui pense à toi ? Rêves-tu ? Quelle est la couleur de ton songe ? – Il y a huit jours que s’est passée notre belle promenade au bois de Boulogne, quel abîme depuis ce jour-là ! Ces heures charmantes, pour les autres sans doute, se sont écoulées comme les précédentes et comme les suivantes, mais pour nous ç’a été un moment radieux dont le reflet éclairera toujours notre cœur. C’était beau de joie et de tendresse, n’est-ce pas, ma pauvre âme ? Si j’étais riche j’achèterais cette voiture-là et je la mettrais dans ma remise sans jamais plus m’en servir. – Oui je reviendrai et bientôt. Car je pense à toi toujours, toujours je rêve à ton visage, à tes épaules, à ton cou blanc, à ton sourire, à ta voix passionnée, violente et douce à la fois comme un cri d’amour. Je te l’ai dit, je crois, que c’était ta voix surtout que j’aimais.
J’ai attendu ce matin le facteur une grande heure sur le quai. Il était aujourd’hui en retard. Que cet imbécile-là, avec son collet rouge, a sans le savoir fait battre de cœurs ! Merci de ta bonne lettre. Mais ne m’aime pas tant, ne m’aime pas tant. Tu me fais mal ! Laisse-moi t’aimer, moi. – Tu ne sais donc pas qu’aimer trop, ça porte malheur à tous deux. C’est comme les enfants que l’on a trop caressés étant petits. Ils meurent jeunes. La vie n’est pas faite pour cela. Le bonheur est une monstruosité ! punis sont ceux qui le cherchent.
Ma mère a été hier et avant-hier dans un état affreux. Elle avait des hallucinations funèbres. J’ai passé mon temps auprès d’elle. Tu ne sais pas ce que c’est que le fardeau d’un tel désespoir à porter seul. Souviens-toi de cette ligne si jamais tu te trouves la plus malheureuse de toutes les femmes. Il y [en] a une qui l’est plus qu’on ne peut l’être, le degré au-dessus est la mort ou la folie furieuse. Avant de [te] connaître j’étais calme, je l’étais devenu. J’entrais dans une période virile de santé morale. Ma jeunesse est passée. La maladie de nerfs qui m’a duré deux ans en a été la conclusion, la fermeture, le résultat logique. Pour avoir eu ce que j’ai eu il a fallu que quelque chose, antérieurement, se soit passé d’une façon assez tragique dans la boîte de mon cerveau. – Puis tout s’était rétabli. J’avais vu clair dans les choses et dans moi-même, ce qui est plus rare. Je marchais avec la rectitude d’un système particulier fait pour un cas spécial. J’avais tout compris en moi, séparé, classé, si bien qu’il n’y avait pas jusqu’alors d’époque dans mon existence où j’aie été plus tranquille, tandis que tout le monde au contraire trouvait que c’était maintenant que j’étais à plaindre. Tu es venue du bout de ton doigt remuer tout cela. La vieille lie a rebouilli, le lac de mon cœur a tressailli. Mais c’est pour l’océan que la tempête est faite ! – Des étangs, quand on les trouble, il ne s’exhale que des odeurs malsaines. Il faut que je t’aime pour te dire cela. Oublie-moi si tu peux, arrache ton âme avec tes deux mains et marche dessus pour effacer l’empreinte que j’y ai laissée. – Allons, ne te fâche pas. – Non, je t’embrasse, je te baise, je suis fou. Si tu étais là, je te mordrais. J’en ai envie, moi que les femmes raillent de ma froideur et auquel on a fait la réputation charitable de n’en pouvoir user, tant j’en usais peu. Oui je me sens maintenant des appétits de bêtes fauves, des instincts d’amour carnassier et déchirant, je ne sais pas si c’est aimer. C’est peut-être le contraire. Peut-être est-ce le cœur en moi qui est impuissant. La déplorable manie de l’analyse m’épuise. Je doute de tout, et même de mon doute. Tu m’as cru jeune et je suis vieux. J’ai souvent causé avec les vieillards des plaisirs d’ici-bas. Et j’ai toujours été étonné de l’enthousiasme qui ranimait alors leurs yeux ternes, de même qu’ils ne revenaient pas de surprise à considérer ma façon d’être et ils me répétaient : À votre âge ! à votre âge ! vous ! vous ! – Qu’on ôte l’exaltation nerveuse, la fantaisie de l’esprit, l’émotion de la minute, il me restera peu. Voilà l’homme dans sa doublure. Je ne suis pas fait pour jouir. Il ne faut pas prendre cette phrase dans un sens terre à terre mais en saisir l’intensité métaphysique. – Je me dis toujours que je vais faire ton malheur, que sans moi ta vie n’aurait pas été troublée, qu’un jour viendra où nous nous séparerons (et je m’en indigne d’avance), alors la nausée de la vie me remonte sur les lèvres et j’ai un dégoût de moi-même inouï, et une tendresse toute chrétienne pour toi. –
D’autres fois, hier par exemple quand j’ai eu clos ma lettre, ta pensée chante, sourit, se colore et danse comme un feu joyeux qui vous envoie des couleurs diaprées et une tiédeur pénétrante. Le mouvement de ta bouche quand tu parles se reproduit dans mon souvenir, plein de grâces, d’attraits, irrésistible, provocant ; ta bouche toute rose et humide qui appelle le baiser, qui l’attire à elle avec une aspiration sans pareille. – La bonne idée que j’ai eue de prendre tes pantoufles ! si tu savais comme je les regarde ! Les taches de sang jaunissent, elles pâlissent, est-ce leur faute ? nous ferons comme elles : un an, deux ans, six, qu’est-ce que cela importe ! Tout ce qui se mesure passe, tout ce qui se compte a un terme. Il n’y a en fait d’infini que le ciel qui le soit à cause de ses étoiles, la mer à cause de ses gouttes d’eau, et le cœur à cause de ses larmes. Par là seul il est grand. Tout le reste est petit. – Est-ce que je mens ? Réfléchis, tâche d’être calme. Un ou deux bonheurs le remplissent, mais toutes les misères de l’humanité peuvent s’y donner rendez-vous. Elles y vivront comme des hôtes. –
Tu me parles de travail, oui, travaille, aime l’art. De tous les mensonges c’est encore le moins menteur. Tâche de l’aimer d’un amour exclusif, ardent, dévoué. Cela ne te faillira pas. L’Idée seule est éternelle et nécessaire. Il n’y en a plus de ces artistes comme autrefois, de ceux dont la vie et l’esprit étaient l’instrument aveugle de l’appétit du beau, organes de Dieu par lesquels il se prouvait à lui-même. Pour ceux-là le monde n’était pas. Personne n’a rien su de leurs douleurs. Chaque soir ils se couchaient tristes et ils regardaient la vie humaine avec un regard étonné comme nous contemplons des fourmilières. –
Tu me juges en femme, dois-je m’en plaindre ? Tu m’aimes tant que tu t’abuses sur moi. Tu me trouves du talent, de l’esprit, du style, moi, moi. Mais tu vas me donner de la vanité, moi qui avais l’orgueil de n’en pas avoir ! Regarde comme tu perds déjà à avoir fait ma connaissance. Voilà la critique qui t’échappe. Et tu prends pour un grand homme le monsieur qui t’aime. Que n’en suis-je un ! pour te rendre fière de moi (car c’est moi qui suis fier de toi. Je me dis : c’est elle pourtant qui t’aime ! est-il possible ! c’est celle-là !). Oui je voudrais écrire de belles choses, de grandes choses et que tu en pleures d’admiration. Je ferais jouer une pièce, tu serais dans une loge. Tu m’écouterais, tu entendrais m’applaudir. Mais au contraire, me montant toujours à ton niveau est-ce que la fatigue ne va pas te prendre !… Quand j’étais enfant j’ai rêvé la gloire comme tout le monde, ni plus ni moins. Le bon sens m’a poussé tard mais solidement planté. Aussi est-il fort problématique que jamais le public jouisse d’une seule ligne de moi, et si cela arrive ce ne sera pas avant dix ans au moins. Je ne sais pas comment j’ai été entraîné à te lire quelque chose. Passe-moi cette faiblesse. Je n’ai pu résister à la tentation de me faire estimer par toi. N’étais-je pas sûr du succès ? quelle puérilité de ma part ! Ton idée était tendre de vouloir nous unir dans un livre, elle m’a ému. Mais je ne veux rien publier. C’est un parti pris. Un serment que je me suis fait à une époque solennelle de ma vie. Je travaille avec un désintéressement absolu et sans arrière-pensée, sans préoccupation ultérieure. Je ne suis pas le rossignol, mais la fauvette au cri aigre qui se cache au fond des bois pour n’être entendue que d’elle-même. Si un jour je parais ce sera armé de toutes pièces, mais je n’en aurai jamais l’aplomb. Déjà mon imagination s’éteint, ma verve baisse, ma phrase m’ennuie moi-même et si je garde celles que j’ai écrites, c’est que j’aime à m’entourer de souvenirs, de même que je ne vends pas mes vieux habits. Je vais les revoir quelquefois dans le grenier où ils sont et je songe au temps où ils étaient neufs et à tout ce que j’ai fait en les portant. – À propos, nous étrennerons donc la robe bleue ensemble. Je tâcherai d’arriver un soir vers 6 heures. Nous aurons toute la nuit et le lendemain. Nous la flamberons, la nuit ! Je serai ton désir, tu seras le mien et nous nous assouvirons l’un de l’autre pour voir si nous en pouvons nous rassasier. Jamais, non, jamais ! Ton cœur est une source intarissable, tu m’y fais boire à flots. Il m’inonde. Il me pénètre. Je m’y noie. Oh ! que ta tête était belle, toute pâle et frémissante sous mes baisers. Mais comme j’étais froid ! Je n’étais occupé qu’à te regarder. J’étais surpris, charmé. C’est maintenant, si je t’avais… Allons, je vais revoir tes pantoufles. Ah ! elles ne me quitteront jamais celles-là ! Je crois que je les aime autant que toi. Celui qui les a faites ne se doutait pas du frémissement de mes mains en les touchant, je les respire, elles sentent la verveine, et une odeur de toi qui me gonfle l’âme.
Adieu ma vie, adieu mon amour, mille baisers partout. Que Phidias m’écrive, je viens. Cet hiver il n’y aura plus moyen de vous [sic] voir. Mais je viendrai à Paris pour 3 semaines au moins. Adieu, je t’embrasse là où je t’embrasserai, là où j’ai voulu. J’y mets ma bouche, je me roule sur toi, mille baisers. Oh ! donne-m’en, donne-m’en !
[Croisset,] dimanche matin 10
heures.
[9 août 1846.]
Enfant, ta folie t’emporte. Calme-toi ; tu t’irrites contre toi-même, contre la vie. Je t’avais bien dit que j’avais plus de raison que toi. Crois-tu aussi que je ne sois pas à plaindre ? Ménage tes cris ; ils me déchirent. Que veux-tu faire ? Puis-je quitter tout et aller vivre à Paris ? C’est impossible. Si j’étais entièrement libre, j’irais ; oui, car toi étant là, je n’aurais pas la force de m’exiler, projet de ma jeunesse et qu’un jour j’accomplirai. Car je veux vivre dans un pays où personne ne m’aime, ni ne me connaisse, où mon nom ne fasse rien tressaillir, où ma mort, où mon absence ne coûte pas une larme. J’ai été trop aimé, vois-tu ; tu m’aimes trop. Je suis rassasié de tendresses, et j’en veux toujours, hélas ! Tu me dis que c’est un amour banal qu’il me fallait : il ne m’en fallait aucun, ou le tien, car je ne puis en rêver un plus complet, plus entier, plus beau. Il est maintenant dix heures ; je viens de recevoir ta lettre et d’envoyer la mienne, celle que j’ai écrite cette nuit. À peine levé, je t’écris encore sans savoir ce que je vais te dire. Tu vois bien que je pense à toi. Ne m’en veux pas quand tu ne recevras pas de lettres de moi. Ce n’est pas ma faute. Ces jours-là sont ceux où je pense peut-être le plus à toi. Tu as peur que je ne sois malade, chère Louise. Les gens comme moi ont beau être malades, ils ne meurent pas. J’ai eu toute espèce de maladies et d’accidents : des chevaux tués sous moi, des voitures versées, et jamais je n’ai été écorché. Je suis fait pour vivre vieux, et pour voir tout périr autour de moi et en moi. J’ai déjà assisté à mille funérailles intérieures ; mes amis me quittent l’un après l’autre, ils se marient, s’en vont, changent ; à peine si l’on se reconnaît et si l’on trouve quelque chose à se dire. Quel irrésistible penchant m’a donc poussé vers toi ? J’ai vu le gouffre un instant, j’en ai compris l’abîme, puis le vertige m’a entraîné. Comment ne pas t’aimer, toi si douce, si bonne, si supérieure, si aimante, si belle ! Je me souviens de ta voix, quand tu me parlais le soir du feu d’artifice. C’était une illumination pour nous, et comme l’inauguration flamboyante de notre amour.
Ton logement ressemble à un que j’ai eu à Paris pendant près de deux ans, rue de l’Est 19. Quand tu passeras par là regarde le second. De là aussi, la vue s’étendait sur Paris. Dans l’été, la nuit, je regardais les étoiles, et l’hiver le brouillard lumineux de la grande ville qui s’élevait au-dessus des maisons. On voyait, comme de chez toi, des jardins, des toits, les côtes environnantes.
Quand je suis entré chez toi, il m’a semblé me retrouver dans mon passé et que j’étais revenu à un de ces crépuscules beaux et tristes de l’année 1843, quand je humais l’air à ma fenêtre, plein d’ennui et la mort dans l’âme. Si je t’avais connue alors ! Pourquoi donc cela n’a-t-il pas eu lieu ? – J’étais libre, seul, sans parents ni maîtresse, car je n’en ai jamais eu, de maîtresse. Tu vas croire que je mens ; je n’ai jamais rien dit de plus exact, et la raison la voici : le grotesque de l’amour m’a toujours empêché de m’y livrer. J’ai quelquefois voulu plaire à des femmes, mais l’idée du profil étrange que je devais avoir dans ces moments-là me faisait tellement rire que toute ma volonté se fondait sous le feu de l’ironie intérieure qui chantait en moi l’hymne de l’amertume et de la dérision. Il n’y a qu’avec toi que je n’ai pas encore ri de moi. Aussi, quand je te vois si sérieuse, si complète dans ta passion, je suis tenté de te crier : « Mais non, mais non, tu te trompes ! prends garde ! pas à celui-là ! » Le ciel t’a faite belle, dévouée, intelligente ; je voudrais être autre que je ne suis pour être digne de toi ; je voudrais avoir les organes du cœur plus neufs ! Ah ! ne me ranime pas trop, je flamberais comme la paille. – Tu vas croire que je suis égoïste, que j’ai peur de toi. Eh bien ! oui je suis épouvanté de ton amour, parce que je sens qu’il nous dévore l’un [et] l’autre, toi surtout. Tu es comme Ugolin dans sa prison, tu manges ta propre chair pour assouvir ta faim.
Un jour, si j’écris mes mémoires, – la seule chose que j’écrirai bien, si jamais je m’y mets, – ta place y sera, et quelle place ! car tu as fait dans mon existence une large brèche. Je m’étais entouré d’un mur stoïque ; un de tes regards l’a emporté comme un boulet. Oui, souvent il me semble entendre derrière moi le froufrou de ta robe sur mon tapis. Je tressaille et je me retourne au bruit de ma portière que le vent remue comme si tu entrais. Je vois ton beau front blanc ; sais-tu que tu as un front sublime ? trop beau même pour être baisé, un front pur et élevé, tout brillant de ce qu’il renferme. Retournes-tu chez Phidias, dans ce bon atelier où je t’ai vue pour la première fois, au milieu des marbres et des plâtres antiques ?
Il doit venir bientôt, ce bon Phidias ; j’attends un mot de lui qui servira de prétexte pour m’absenter un jour. Puis, vers les premiers jours de septembre, j’en trouverai un pour aller jusqu’à Mantes ou à Vernon ; puis après nous verrons. Mais à quoi bon s’habituer à se voir et à s’aimer ? Pourquoi nous combler du luxe de la tendresse, si nous devons vivre ensuite misérables ? À quoi bon ? Mais si nous ne pouvons faire autrement ?
Adieu, chère âme. Je viens de descendre dans le jardin, et sur une haie de rosiers j’ai cueilli cette petite rose que je t’envoie. Je dépose dessus un baiser. Mets-la de suite sur ta bouche et puis tu devines où…
Adieu, mille tendresses. À toi du soir au matin, du matin au soir.
[Croisset,] mardi dans
l’après-midi.
[11 août 1846.]
Tu donnerais de l’amour à un mort. Comment veux-tu que je ne t’aime pas ? Tu as un pouvoir d’attraction à faire dresser les pierres à ta voix. Tes lettres me remuent jusqu’aux entrailles. N’aie donc pas peur que je t’oublie ! Tu sais bien qu’on ne quitte pas les natures comme la tienne, ces natures émues, émouvantes, profondes. Je m’en veux, je me battrais de t’avoir fait peine. Oublie tout ce que je t’ai dit dans la lettre de dimanche. Je m’étais adressé à ton intelligence virile, j’avais cru que tu saurais t’abstraire de toi-même et me comprendre sans ton cœur. Tu as vu trop de choses là où il n’y en avait pas tant, tu as exagéré tout ce que je t’ai dit. Tu as peut-être cru que je posais, que je me donnais pour un Antony de bas étage. Tu me traites de voltairien et de matérialiste. Dieu sait si pourtant je le suis ! Tu me parles aussi de mes goûts exclusifs en littérature, qui auraient dû te faire deviner ce que je suis en amour. Je cherche vainement ce que cela veut dire. Je n’y entends rien. J’admire tout, au contraire, dans la bonne foi de mon cœur, et si je vaux quelque chose, c’est en raison de cette faculté panthéistique et aussi de cette âpreté qui t’a blessée. Allons, n’en parlons plus. J’ai eu tort, j’ai été sot. J’ai fait avec toi ce que j’ai fait en d’autres temps avec mes mieux aimés : je leur ai montré le fond du sac, et la poussière âcre qui en sortait les a pris à la gorge. Que de fois, sans le vouloir, n’ai-je pas fait pleurer mon père, lui si intelligent et si fin ! Mais il n’entendait rien à mon idiome, lui comme toi, comme les autres. J’ai l’infirmité d’être né avec une langue spéciale dont seul j’ai la clef. Je ne suis pas malheureux du tout ; je ne suis blasé sur rien ; tout le monde me trouve d’un caractère très gai, et jamais de la vie je ne me plains. Au fond je ne me trouve pas à plaindre, car je n’envie rien et ne veux rien. Va, je ne te tourmenterai plus ; je te toucherai doucement comme un enfant qu’on a peur de blesser, je rentrerai en dedans de moi les pointes qui en sortent. Avec un peu de bonne volonté, le porc-épic ne déchire pas toujours. Tu dis que je m’analyse trop ; moi je trouve que je ne me connais pas assez ; chaque jour j’y découvre du nouveau. Je voyage en moi comme dans un pays inconnu, quoique je l’aie parcouru cent fois. Tu ne me sais pas gré de ma franchise (les femmes veulent qu’on les trompe ; elles vous y forcent et, si vous résistez, elles vous accusent). Tu me dis que je ne m’étais pas montré comme cela d’abord ; rappelle au contraire tes souvenirs. J’ai commencé par montrer mes plaies. Rappelle-toi tout ce que je t’ai dit à notre premier dîner ; tu t’es écriée même : « Ainsi vous excusez tout ! il n’y a plus ni bien ni mal pour vous. » Non, je ne t’ai jamais menti ; je t’ai aimée instinctivement, et je n’ai pas voulu te plaire de parti pris. Tout cela est arrivé parce que cela devait arriver. Moque-toi de mon fatalisme, ajoute que je suis arriéré d’être Turc. Le fatalisme est la Providence du mal ; c’est celle qu’on voit, j’y crois.
Les larmes que je retrouve sur tes lettres, ces larmes causées par moi, je voudrais les racheter par autant de verres de sang. Je m’en veux ; cela augmente le dégoût de moi-même. Sans l’idée que je te plais, je me ferais horreur. Au reste, il en est toujours ainsi : on fait souffrir ceux qu’on aime, ou ils vous font souffrir. Comment se fait-il que tu me reproches cette phrase : « Je voudrais ne t’avoir jamais connue ! » Je n’en sais pas de plus tendre. – Veux-tu que je dise celle que j’y mettrais en parallèle ? C’en est une que j’ai poussée la veille de la mort de ma sœur, partie comme un cri et qui a révolté tout le monde. On parlait de ma mère : « Si elle pouvait mourir ! » Et, comme on se récriait : « Oui, si elle voulait se jeter par la fenêtre, je la lui ouvrirais tout de suite. » À ce qu’il paraît que tout cela n’est pas de mode et paraît drôle ou cruel. Que diable dire quand le cœur vous crève de plénitude ? Demande-toi s’il y a beaucoup d’hommes qui t’auraient écrit cette lettre qui t’a fait tant de mal. Peu, je crois, auraient eu ce courage et cette abnégation gratuite d’eux-mêmes. Cette lettre-là, amour, il faut la déchirer, n’y plus penser, ou la relire de temps à autre quand tu te sentiras forte.
À propos de lettres, quand tu m’écriras le dimanche, mets-la de bonne heure ; tu sais que les bureaux ferment à deux heures. Hier je n’en ai pas reçu. J’avais peur de je ne sais quoi. Mais aujourd’hui je les ai reçues toutes deux et la petite fleur avec. Merci de l’idée de la mitaine : si tu pouvais t’envoyer toi-même avec ! Si je pouvais te cacher dans le tiroir de mon étagère qui est là à côté de moi, comme je t’enfermerais à clef !
Allons, ris ! Aujourd’hui je suis gai, je ne sais pas pourquoi ; la douceur de tes lettres de ce matin me passe dans le sang. Mais ne me conte plus des lieux communs comme celui-ci : que c’est l’argent qui m’a empêché d’être heureux ; que, si j’avais travaillé, j’aurais été mieux. Comme s’il suffisait d’être garçon apothicaire, boulanger ou négociant en vins pour ne pas s’ennuyer ici-bas ! Tout cela m’a été trop dit par une foule de bourgeois pour que je veuille l’entendre dans ta bouche : ça la gâte ; elle n’est pas faite pour cela. Mais je te sais gré d’approuver mon silence littéraire. Si je dois dire du neuf, quand le temps sera venu il se dira de lui-même. Oh ! que je voudrais faire de grandes œuvres pour te plaire ! Que je voudrais te voir tressaillir à mon style ! Moi qui ne désire pas la gloire (et plus naïvement que le renard de la fable), je voudrais en avoir pour toi, pour te la jeter comme un bouquet, afin que ce soit une caresse de plus et une litière douce où s’étalerait ton esprit quand il rêverait à moi. Tu me trouves beau ; je voudrais être beau, je voudrais avoir des cheveux bouclés, noirs, tombant sur des épaules d’ivoire, comme les adolescents grecs ; je voudrais être fort, pur. Mais quand je me regarde dans la glace et que je pense que tu m’aimes, je me trouve d’un commun révoltant. J’ai les mains dures, les genoux cagneux et la poitrine étroite. Si j’avais seulement de la voix, si je savais chanter, oh ! comme je modulerais ces longues aspirations qui sont obligées de s’envoler en soupirs ! Si tu m’avais connu il y a dix ans, j’étais frais, embaumant, j’exhalais la vie et l’amour ; mais maintenant je vois la maturité toucher à la flétrissure. Que n’es-tu la première femme que je connaisse ! Que n’ai-je pour la première fois senti dans tes bras les ivresses du corps et les spasmes bienheureux qui nous tiennent en extase !
J’ai regret de tout mon passé ; il me semble que j’aurais dû le tenir en réserve, dans une vague attente, pour te le donner au jour venu. Mais je ne me doutais pas qu’on pût m’aimer ; encore maintenant cela me paraît hors nature. Pour moi de l’amour ! que c’est drôle ! Et j’ai donné, comme un prodigue qui veut se ruiner en un seul jour, toutes mes richesses petites et grandes. J’ai aimé furieusement des choses sans nom. J’ai idolâtré des femmes viles, j’ai sacrifié à tous les autels et bu à toutes les barriques. Ah ! mes richesses morales ! J’ai jeté aux passants les grosses pièces par la fenêtre, et avec les louis j’ai fait des ricochets sur l’eau. Cette comparaison, qui n’en est pas une mais un pur rapprochement, peut te donner l’homme. Quand j’étais à Paris, je dépensais six ou sept mille francs par an et je me passais bien de dîner trois fois par semaine. En fait de sentiments je suis de même : avec ce qui gorgerait un régiment je crève de misère ! L’indigence est dans ma nature ; mais ne me juge pas abattu, brisé. Je l’ai été jadis, je ne le suis plus. Il fut un temps où j’ai été malheureux. Les reproches que tu m’adresses aujourd’hui auraient pu être justes alors. – Je vais écrire à Phidias, mais je ne sais pas trop comment lui tourner ça pour lui dire qu’il me fasse venir tout de suite. – S’il est à la campagne ? – Où ? Quand revient-il ? – J’arriverai un soir, je resterai la nuit et le jour suivant jusqu’à 7 heures, c’est convenu. À partir de jeudi adresse-moi tes lettres ainsi : M. DU CAMP chez M. G. FL., parce que les lettres que je reçois de toi tous les jours sont censées être de lui et, quand il sera ici, ça paraîtrait singulier que j’en reçusse tout de même. On pourrait m’interroger, etc. Au reste si tu éprouves pour cela la moindre répugnance, ne le fais pas, je m’en moque ; – j’ai la pudeur de toi ; – je crois toujours, si je prononçais seulement ton nom, que je rougirais, qu’on s’apercevrait de tout.
J’ai lu le volume de Saintes et folles et presque toutes tes poésies. Ce que j’aime surtout, c’est l’histoire de Démosthène, Phenaretta et le conte de M. Georges de Senneval, l’histoire de l’homme laid. Il y a une pièce de vers qui m’a remué profondément, c’est l’Enthousiasme. Il m’a semblé que c’était moi qui l’avais faite. – J’ai relu cent fois celle À une amie, c’est-à-dire à toi, celle-là que tu m’as dite sur mon lit, mes bras passés autour de toi, et me regardant dans les yeux. – Tu voulais que je t’envoie quelque chose sur nous. Tiens, voilà une page faite il y a 2 ans à cette époque (c’est un fragment de lettre à un ami) :
« … Il coulait de ses yeux un fluide lumineux qui semblait les agrandir ; ils étaient immobiles et fixes. Ses épaules nues (car elle était sans fichu et sa robe semblait lâche autour d’elle), ses épaules nues étaient d’un vermeil pâle, lisses et solides comme du marbre jauni. Des veines bleues couraient dans sa chair ardente. Sa gorge battante s’abaissait et montait pleine d’un souffle étouffé qui m’emplissait la poitrine. Il y avait un siècle que cela durait. Toute la terre avait disparu. Je ne voyais que sa prunelle qui se dilatait de plus en plus, je n’entendais que sa respiration qui bruissait seule dans le silence où nous étions plongés.
« Et je fis un pas, je l’embrassai sur ses yeux qui étaient tièdes et doux. Elle me regardait tout étonnée. “M’aimeras-tu, disait-elle ? m’aimeras-tu bien ?” Je la laissais parler sans lui répondre et je la tenais dans mes bras à sentir son cœur battre.
« Elle se dégagea de moi. “Ce soir je reviendrai… laisse-moi… laisse-moi, à ce soir !” Elle s’enfuit.
« Au dîner elle garda son pied sur le mien, et me touchait quelquefois le coude en détournant la tête d’un autre côté. » – Est-ce vrai ?
Tu veux que je te montre le latin ? à quoi bon ? et d’ailleurs il faudrait que je le sache moi-même. – Tu es plus qu’indulgente quand tu me traites d’homme qui sait les langues anciennes à fond. J’espère arriver dans quelques années à les lire à peu près couramment. Par lettre, il me semble difficile d’arriver à faire quelque chose de bon, au reste nous en causerons. – Je n’ai pas le cœur au travail. Je ne fais rien, je marche de long en large dans mon cabinet, je me couche sur mon divan de maroquin vert et je pense à toi. L’après-midi surtout m’est d’une longueur fatigante. L’esprit m’ennuie ; je voudrais être complètement simple pour t’aimer comme un enfant, ou bien alors être un Gœthe ou un Byron. – Aussitôt que j’aurai la lettre de Phidias, je laisse là mon ami (quoiqu’il vienne exprès ici) et j’accours. Tu vois bien que je n’ai plus ni cœur ni volonté, ni rien. Je suis quelque chose de flasque et d’attendri qui marche à ton ordre. Je vis en rêve dans les plis de ta robe, au bout des boucles légères de tes cheveux. J’en ai là, oh ! qu’ils sentent bon ! Si tu savais comme je pense à ta bonne voix, à tes épaules dont j’aime à humer l’odeur ! Tiens, je voulais travailler, ne t’écrire que ce soir. Je n’ai pas pu. Il a fallu céder. –
Adieu donc, adieu, je dépose sur ta bouche un long et gros baiser.
Minuit. Je viens de relire tes lettres, de regarder encore tout ; je t’envoie un dernier baiser pour la nuit. Je viens d’écrire à Phidias. Je crois lui avoir fait comprendre que je veux venir de suite à Paris. Je la porterai demain à la poste à Rouen, avec celle-ci. J’espère arriver à temps pour que celle-ci t’arrive demain soir.
Adieu, mille baisers à n’en plus finir. À bientôt ma belle, à bientôt.
Je n’entends pas plus parler de toi que si tu étais mort. C’est mal, c’est mal, vieux, à toi de ne pas le faire, à moi de ne pas te le rappeler plus souvent. Combien nous sommes de temps sans nous écrire ? Ce n’est pas pourtant la quantité d’amis qui m’entoure qui peut me faire oublier les anciens car je suis seul, seul comme le mâtin. Tu es donc bien occupé à tes réquisitoires, que tu ne peux trouver une minute pour envoyer une page de souvenir à ton pauvre vieux.
Ici tout s’en va et me quitte jusqu’à mon domestique qui probablement me trouve trop ennuyeux maintenant et désire une société plus facétieuse. Alfred est marié, comme tu sais. Il est en Italie avec sa femme. À son retour il habitera Paris. Sa sœur se marie avec le frère de sa femme. Le mariage pleut, le temps est à l’orage, il fait jaune.
Moi je reste tel que tu m’as connu, sédentaire et calme dans ma vie bornée, le cul sur mon fauteuil et la pipe au bec. Je travaille, je lis, je fais un peu de grec, je rumine du Virgile ou de l’Horace, et je me vautre sur un divan de maroquin vert que j’ai fait confectionner récemment. Destiné à me mariner sur place j’ai fait orner mon bocal à ma guise et j’y vis comme une huître rêveuse.
Comme nous nous sommes séparés, cher Ernest ! Où est le temps d’autrefois, où sont nos bons jeudis désirés toute la semaine ? Te rappelles-tu notre pauvre théâtre, et celle qui jouait avec nous ? et puis, quand tu es venu au collège, nos excursions le soir à 4 heures chez cet estimable Beaufour, nos promenades sur les côtes voisines, la femme au goître, l’engueulade de Duguernay… Qu’il faisait chaud, et beau dans ce temps-là ! Chose triste ! en être déjà à vivre dans le souvenir, à peine à moitié du chemin se retourner pour contempler la route parcourue et regretter déjà tout ce qui n’est passé que d’hier. Un beau jour tu es parti à Paris, moi je suis resté. Et puis te voilà maintenant en Corse, à trois cents lieues de moi, au-delà de la France et de la mer, nous voyant une fois l’an et à peine, et autrefois nous causions ensemble toute la journée.
Quand viens-tu ici, quand te retrouverai-je ? Écris-moi toujours. Ma pauvre mère aura bien du plaisir à te voir. Elle parle souvent de toi, elle y pense encore plus.
Adieu, mon vieil ami, je t’embrasse, ne m’oublie pas, aime-moi toujours.
Ton vieux.
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
Je vais réclamer de toi un service que tu me rendras, je suis sûr, avec plaisir, si cela est en ton pouvoir. N’as-tu pas la permission de prendre chez toi des livres à la Bibliothèque royale ? Tu sais que je m’occupe aussi de l’Orient, dans un tout autre but que toi il est vrai. J’ai lu en fait de poèmes indiens tout ce que j’ai pu recueillir à Rouen de traductions françaises, latines et anglaises. – C’est pitoyable, on ne trouve ici rien du tout. Ne pourrais-tu pas demander pour toi et me l’envoyer l’Historia orientalis de Hottinger, le Sakountala, drame indien, et les Pouranas ? Que la traduction de ces deux ouvrages soit latine, française ou anglaise, peu m’importe. Tu me ferais de tout un paquet que tu m’enverrais par le chemin de fer chez Achille, rue du Contrat-Social, 33. Mais les vacances des bibliothèques sont peut-être commencées. Ou bien ne prête-t-on pas d’ouvrage pendant cette époque ?
Voilà ! vieux. Si tu pouvais faire ça, tu serais un estimable jeune homme.
Quand tu me répondras, tiens-moi au courant de tes travaux. Parle-moi de ton œuvre. J’aime ta constance. Avec l’âpreté que tu y as mise, tu dois arriver à faire quelque chose de solide. Quant à moi, j’épelle toujours le grec. Dieu sait quand je le lirai. Je me livre aussi présentement à la culture de Virgile et à la lecture du voyage de ce bon Chardin.
Adieu, vieux, je te serre les mains.
À toi.
[Croisset,] mercredi soir. [12 août 1846.]
Tu auras été toute la journée d’aujourd’hui sans lettre de moi. Tu auras encore douté, pauvre amour. Pardonne-moi. La faute n’en est pas à ma volonté mais à ma mémoire. Je croyais qu’on avait pour la poste à Rouen jusqu’à 1 heure et ce n’est que jusqu’à 11. Mais va, si tu me gardes encore quelque rancune, je veux te la faire en aller lundi. Car j’espère en lundi. Phidias sera assez bon pour m’écrire. Je compte avoir son mot dimanche au plus tard. – Que j’aime le plan de la fête que tu m’exposes ! – J’en ai eu les yeux mouillés de tendresse. Oh oui tu m’aimes, en douter serait un crime. Et moi, si je ne t’aime pas, comment appeler ce que je ressens pour toi ? Chaque lettre que tu m’envoies m’entre plus avant dans le cœur. Celle de ce matin surtout, elle avait un charme exquis. Elle était gaie, bonne, belle comme toi. Oui aimons-nous, aimons-nous puisque personne ne nous a aimés. – J’arriverai à 4 heures à Paris, ou 4 heures un quart ? Ainsi avant 4 heures et demie je serai chez toi. Je me sens déjà montant ton escalier, j’entends le bruit de la sonnette… Madame y est-elle ? – Entrez. – Ah, je les savoure d’avance, ces 24 heures-là. Mais pourquoi faut-il que toute joie m’apporte une peine ? Je pense déjà à notre séparation, à ta tristesse. Tu seras sage, n’est-ce pas, car moi je sens que je serai plus chagrin que la première fois. Je ne suis pas de ceux chez lesquels la possession tue l’amour, elle l’allume au contraire. Vis-à-vis de tout ce que j’ai eu de bon je fais comme les Arabes qui à un jour de l’année se tournent encore du côté de Grenade et regrettent le beau pays où ils ne vivent plus. – Aujourd’hui, tantôt j’ai passé par hasard, à pied, dans la rue du collège. J’ai vu du monde sur le perron de la chapelle. C’était la distribution des prix. J’entendais les cris des élèves, le bruit des bravos, de la grosse caisse et des cuivres. Je suis entré. J’ai tout revu, comme de mon temps. Les mêmes tentures aux mêmes places. – J’ai rêvé à l’odeur des feuilles de chêne mouillées que l’on mettait sur nos fronts, j’ai repensé au délire de joie qui s’emparait de moi, ce jour-là, car il m’ouvrait deux mois de liberté complète ; mon père y était, ma sœur aussi, les amis morts, partis, ou changés. Et je suis sorti avec un serrement de cœur affreux. La cérémonie aussi était plus pâle. Il y avait peu de monde, en comparaison de la foule d’il y a 10 ans qui comblait l’église. On ne criait plus si fort. On ne chantait plus La Marseillaise que je hurlais avec tant de rage en cassant les bancs. Le beau public a perdu le goût d’y venir. Je me souviens qu’autrefois c’était plein de femmes en toilette. Il venait des actrices et des femmes entretenues titrées. Elles se tenaient en haut dans les galeries. Comme on était fier quand elles vous regardaient ! À quelque jour j’écrirai tout cela, le jeune homme moderne, l’âme qui s’ouvre à 16 ans par un amour immense qui lui fait convoiter le luxe, la gloire, toutes les splendeurs de la vie, cette poésie ruisselante et triste du cœur de l’adolescent, voilà une corde neuve que personne n’a touchée, Ô Louise, je vais te dire un mot dur, et pourtant il part de la plus immense sympathie, de la plus intime pitié. Si jamais vient à t’aimer un pauvre enfant qui te trouve belle, un enfant comme je l’étais, timide, doux, tremblant, qui ai[t] peur de toi et qui te cherche, qui t’évite, et qui te poursuive, sois bonne pour lui, ne le repousse pas, donne-lui seulement ta main à baiser. Il en mourra d’ivresse. Perds ton mouchoir, il le prendra et il couchera avec, il se roulera dessus en pleurant. Ce spectacle de tantôt a rouvert le sépulcre où dormait ma jeunesse momifiée, j’en ai ressenti les exhalaisons fanées. Il m’est revenu dans l’âme quelque chose de pareil à des mélodies oubliées, que l’on retrouve au crépuscule durant ces heures lentes où la mémoire, ainsi qu’un spectre dans les ruines, se promène dans nos souvenirs. Non, vois-tu, jamais les femmes ne sauront tout cela, jamais, elles le diront encore moins. Elles aiment bien, elles aiment peut-être mieux que nous, plus fort, mais pas si avant. Et puis suffit-il d’être possédé d’un sentiment pour l’exprimer ? Y a-t-il une chanson de table qui ait été écrite par un homme ivre ? Il ne faut pas toujours croire que le sentiment soit tout, dans les arts, il n’est rien sans la forme. Tout cela est pour dire que les femmes qui ont tant aimé ne connaissent pas l’amour, pour en avoir été trop préoccupées, elles n’ont pas un appétit désintéressé du Beau. Il faut toujours pour elles qu’il se rattache à quelque chose, à un but, à une question pratique, elles écrivent pour se satisfaire le cœur mais non par l’attraction de l’Art. Principe complet de lui-même et qui n’a pas plus besoin d’appui qu’une étoile. Je sais très bien que ce ne sont pas là tes idées. Mais ce sont les miennes. Plus tard je te les développerai avec netteté et j’espère te convaincre, toi qui es née poète. J’ai lu hier Le Marquis d’Entrecasteaux. C’est écrit d’un bon style, animé et sobre, ça dit quelque chose, ça sent. J’aime surtout le début, la promenade, et la scène de Madame d’En[trecasteaux] seule dans sa chambre avant que son mari n’entre. Quant à moi, je fais toujours un peu de grec. Je lis le voyage de Chardin pour continuer mes études sur l’Orient, et m’aider dans un Conte oriental que je médite depuis 18 mois. Mais depuis quelque temps j’ai l’imagination bien rétrécie. Comment volerait-elle, la pauvre abeille, elle a les pieds pris dans un pot de confitures et elle s’y enfonce jusqu’au cou. – Adieu, toi que j’aime, reprends ta vie habituelle, sors, reçois, ne refuse pas ta porte aux gens qui y étaient le dimanche où j’y étais. – J’aimerais même à les revoir, je ne sais pas pourquoi. Quand j’aime, mon sentiment est une inondation qui s’épanche tout à l’entour. Je suis disposé à rendre service à ce bon bibliophile, à Maître Ségalas, à cet autre imbécile qui était là, à tout ce qui t’approche, à tout ce qui te touche n’importe comment. Je pense souvent à Servanne. Si j’allais dans le midi, j’irais. – Non ne retournons pas ensemble rue de l’Est, le quartier latin seul me donne des nausées. Adieu, mille baisers, eh oui ! mille de ceux de l’Arioste et comme nous savons les faire.
[Croisset,] jeudi soir, 11 h[eures]. [13 août 1846.]
Ta lettre de ce matin est triste, et d’une douleur résignée. Tu m’offres de m’oublier si cela me plaît, tu es sublime. Je te savais bonne, excellente, mais je ne te savais pas si grande. Je te le répète, tu m’humilies par la comparaison que je fais de toi à moi. – Sais-tu que tu me dis des choses dures, et ce qu’il y a de pire c’est que c’est moi qui les ai provoquées. Tu me rends donc la pareille. C’est une représaille. Ce que je veux de toi je n’en sais rien. Mais ce que je veux moi c’est t’aimer, t’aimer mille fois plus. Oh ! si tu pouvais lire dans mon cœur tu verrais la place où je t’ai mise ! Je vois que tu souffres plus que tu ne l’avoues, tu t’es guindée pour écrire cette lettre, n’est-ce pas que tu as bien pleuré avant ? Elle est brisée, on y sent une lassitude de chagrin et comme l’écho affaibli d’une voix qui a sangloté. Avoue-le, dis-moi de suite, que tu étais dans un mauvais jour, que c’est parce que ma lettre t’avait manqué, sois franche, ne fais pas la fière. Ne fais pas comme j’ai trop fait. Ne retiens pas tes larmes. – Ça vous retombe sur le cœur, vois-tu, et ça y fait des trous profonds. – J’ai une pensée qu’il faut que je te dise. Je suis sûr que tu me crois égoïste. Tu t’en affliges et tu en es convaincue. Est-ce parce que j’en ai l’air ? Là-dessus, tu sais, chacun s’illusionne. Je le suis comme tout le monde, moins peut-être que beaucoup, plus peut-être que d’autres. Qui sait ? Et puis c’est encore là un mot qu’on jette à la tête de son voisin sans savoir ce qu’on veut dire. Qui ne l’est pas, égoïste, d’une façon plus ou moins large ? Depuis le crétin qui ne donnerait pas un sou pour racheter le genre humain jusqu’à celui qui se jette sous la glace pour sauver un inconnu, est-ce que tous, tant que nous sommes, nous ne cherchons pas suivant nos instincts divers la satisfaction de notre nature ? Saint Vincent de Paul obéissait à un appétit de charité, comme Caligula à un appétit de cruauté. Chacun jouit à sa mode et pour lui seul ; les uns en réfléchissant l’action sur eux-mêmes, en s’en faisant la cause, le centre et le but, les autres en conviant le monde entier au festin de leur âme. Il y a là la différence des prodigues et des avares. Les premiers prennent plaisir à donner, les autres à garder. Quant à l’égoïsme ordinaire tel qu’on l’entend, quoiqu’il me répugne démesurément à l’esprit j’avoue que si je pouvais l’acheter je donnerais tout pour l’avoir. Être bête, égoïste, et avoir une bonne santé, voilà les trois conditions voulues pour être heureux. Mais si la première vous manque, tout est perdu. Il y a aussi un autre bonheur, oui il y en a un autre, je l’ai vu, tu me l’as fait sentir. Tu m’as montré dans l’air ses reflets illuminés, j’ai vu chatoyer à mes regards le bas de son vêtement flottant. Voilà que je tends les mains pour le saisir… et toi-même tu commences à remuer la tête et à douter si ce n’est pas une vision – (quelle sotte manie j’ai de parler en métaphores qui ne disent rien !). – Mais je veux dire qu’il me semble que toi aussi, tu as de la tristesse au cœur, et de cette profonde qui ne vient de rien et qui tenant à la substance même de l’existence est d’autant plus grande que celle-ci est plus remuée. Je t’en avais avertie, ma misère est contagieuse. J’ai la gale ! Malheur à qui me touche ! Oh ! ce que tu m’as écrit ce matin est lamentable et douloureux. Je me suis imaginé ta pauvre figure triste en songeant à moi, triste à cause de moi. Hier j’étais si bien, confiant, serein, joyeux comme un soleil d’été entre deux ondées. La mitaine est là. Elle sent bon, il me semble que je suis encore à humer ton épaule et la douce chaleur de ton bras nu. Allons ! voilà des idées de volupté et de caresses qui me reprennent, mon cœur bondit à ta pensée. Je convoite tout ton être, j’évoque ton souvenir pour qu’il assouvisse ce besoin qui crie au fond de mes entrailles, que n’es-tu pas là ! Mais lundi n’est-ce pas ? J’attends la lettre de Phidias. S’il m’écrit. Tout se passera comme il est convenu.
Sais-tu à quoi je pense ? à ton petit boudoir où tu travailles, où… (ici pas de mot, les trois points en disent plus que toute l’éloquence du monde). Je revois la pâleur de ta tête sérieuse quand tu te tenais par terre dans mes genoux… et la lampe ! Oh ! ne la casse pas, laisse-la, allume-la tous les soirs, ou plutôt à de certains jours solennels de ta vie intérieure, quand tu entameras quelque grand travail ou que tu le finiras. – Une idée ! J’ai de l’eau du Mississipi. Elle a été rapportée à mon père par un capitaine de vaisseau, qui la lui a donnée comme un grand présent. Je veux, quand tu auras fait quelque chose que tu trouveras beau, que tu te laves les mains avec, ou bien je la répandrai sur ta poitrine pour te donner le baptême de mon amour. Je divague, je crois, je ne sais ce que je disais avant de penser à cette bouteille. C’était la lampe, n’est-ce pas ? Oui je l’aime, j’aime ta maison, tes meubles. Tout si ce n’est l’affreuse caricature à l’huile qui est dans ta chambre à coucher. Je pense aussi à cette vénérable Catherine qui nous servait pendant le dîner, aux plaisanteries de Phidias, à tout, à mille détails niais qui m’amusent. Mais sais-tu les deux postures où je te revois toujours ? C’est dans l’atelier, debout, posant, le jour t’éclairant de côté, quand je te regardais, que tu me regardais aussi. Et puis le soir à l’hôtel, je te vois, couchée sur mon lit, les cheveux répandus sur mon oreiller, les yeux levés au ciel, blême, les mains jointes, m’envoyant des paroles folles. Quand tu es habillée tu es fraîche comme un bouquet. Dans mes bras je te trouve d’une douceur chaude qui amollit et qui enivre. Et moi, dis-moi comment je t’apparais, de quelle façon mon image vient-elle se dresser sous tes yeux ?… Quel pauvre amant je fais ! n’est-ce pas ! – Sais-tu que ce qui m’est arrivé avec toi ne m’est jamais arrivé ? (J’étais si brisé depuis trois jours et tendu comme la corde d’un violoncelle.) Si j’avais été homme à estimer beaucoup ma personne j’aurais été amèrement vexé. Je l’étais pour toi. Je craignais de ta part des suppositions odieuses pour toi, d’autres peut-être auraient cru que je les outrageais, elles m’auraient jugé froid, dégoûté ou usé. Je t’ai su gré de cette intelligence spontanée qui ne s’étonnait de rien quand moi je m’étonnais de cela comme d’une monstruosité inouïe. Il fallait donc que je t’aimasse, et fort, puisque j’ai éprouvé le contraire de ce que j’avais été à l’abord de toutes les autres, n’importe lesquelles. – Tu veux faire de moi un païen, tu le veux, ô ma Muse ! toi qui as du sang romain dans le sang. – Mais j’ai beau m’y exciter par l’imagination et par le parti pris… j’ai au fond de l’âme le brouillard du Nord que j’ai respiré à ma naissance. Je porte en moi la mélancolie des races barbares, avec ses instincts de migrations et ses dégoûts innés de la vie, qui leur faisait quitter leur pays comme pour se quitter eux-mêmes. Ils ont aimé le soleil tous les barbares qui sont venus mourir en Italie, ils avaient une aspiration frénétique vers la lumière, vers le ciel bleu, vers quelque existence chaude et sonore, ils rêvaient des jours heureux pleins d’amours, juteux pour leurs cœurs comme la treille mûre que l’on presse avec les mains. J’ai toujours eu pour eux une sympathie tendre comme pour des ancêtres. Ne retrouvais-je pas dans leur histoire bruyante toute ma paisible histoire inconnue ? Les cris de joie d’Alaric entrant à Rome ont eu pour parallèle, quatorze siècles plus tard, les délires secrets d’un pauvre cœur d’enfant. Hélas ! non je ne suis pas un homme antique, les hommes antiques n’avaient pas de maladies de nerfs comme moi, ni toi non plus tu n’es ni la Grecque ni la Latine, tu es au-delà : le romantisme y [a] passé. Le christianisme, quoique nous voulions nous en défendre, est venu agrandir tout cela mais le gâter, y mettre la douleur. Le cœur humain ne s’élargit qu’avec un tranchant qui le déchire. Tu me dis ironiquement, à propos de l’article du Constitutionnel, que je fais peu cas du patriotisme, de la générosité et du courage. Oh non, j’aime les vaincus, mais j’aime aussi les vainqueurs. Cela est peut-être difficile à comprendre, mais c’est vrai. Quant à l’idée de la patrie, c’est-à-dire d’une certaine portion de terrain dessinée sur la carte et séparée des autres par une ligne rouge ou bleue, non, la patrie est pour moi le pays que j’aime, c’est-à-dire celui que je rêve, celui où je me trouve bien. Je suis autant Chinois que Français, et je ne me réjouis nullement de nos victoires sur les Arabes parce que je m’attriste à leurs revers. J’aime ce peuple âpre, persistant, vivace, dernier type des sociétés primitives et qui, aux haltes de midi, couché à l’ombre, sous le ventre de ses chamelles, raille en fumant son chibouk notre brave civilisation qui en frémit de rage. Où suis-je ? où vais-je ? comme dirait un poète tragique de l’école de Delille, en Orient, le diable m’emporte ! Adieu, ma sultane ! N’avoir pas seulement à t’offrir une cassolette de vermeil pour faire brûler des parfums quand tu vas venir dormir dans ma couche ! Quel ennui ! Mais je t’offrirai tous ceux de mon cœur. Adieu, un long, un bien long baiser et d’autres encore.
[Croisset,] nuit de vendredi, 1
heure.
[Nuit du 14 au 15 août 1846.]
Qu’ils sont beaux les vers que tu m’envoies ! Leur rythme est doux comme les caresses de ta voix quand tu mêles mon nom dans ton gazouillage tendre. Pardonne-moi de les trouver des plus beaux que tu aies faits. Ce n’est pas de l’amour-propre que j’ai senti en pensant qu’ils étaient faits pour moi, non, c’était de l’amour, de l’attendrissement. Sais-tu que tu as des enlacements de sirène à prendre les plus durs ? Oui, ma belle, tu m’as enveloppé de ton charme, tu m’as pénétré de ta substance. Oh ! si je t’ai pu paraître froid, si mes satires sont rudes et te blessent, je veux, quand je te reverrai, te couvrir d’amour, de voluptés, d’ivresse : je veux te gorger de toutes les félicités de la chair, t’en rendre lasse, t’en faire mourir. Je veux que tu sois étonnée de moi et que tu t’avoues dans l’âme que tu n’avais même pas rêvé des transports pareils. C’est moi qui ai été heureux, je veux que tu [le] sois à ton tour. Je veux que dans ta vieillesse tu te rappelles ces quelques heures-là et que tes os desséchés en frémissent de joie en y repensant. – N’ayant pas encore reçu la lettre de Phidias (je l’attends avec impatience et dépit) je ne peux être chez toi dimanche soir, et puis nous n’aurions pas la nuit. D’ailleurs tu auras du monde. Il faudrait que je sois habillé et conséquemment que j’emportasse du bagage, or je veux venir sans rien, sans paquets ni malles, pour être plus libre, sans rien qui me gêne. Je comprends bien l’envie que tu as de me revoir, dans ce même lieu avec les mêmes personnes, j’aimerais cela aussi. Ne nous accrochons-nous pas toujours à notre passé si récent qu’il soit ? Dans notre appétit de la vie nous remangeons nos sensations d’autrefois, nous rêvons celles de l’avenir. Le monde n’est pas assez large pour l’âme, elle étouffe dans l’heure présente. Je pense souvent à la lampe d’albâtre, va, à son chaînon qui la tient suspendue. Regarde-la quand tu liras ceci et remercie-la de m’avoir prêté sa lumière. Du Camp (c’est cet ami dont je t’ai parlé dans une lettre précédente) est arrivé aujourd’hui ici où il doit passer un mois (adresse-lui toujours tes lettres comme celle de ce matin), il m’a apporté ton portrait. Le cadre est en bois noir ciselé, la gravure saillit bien. Il est là, ton bon portrait, en face de moi, posé doucement sur un coussin de mon sopha en perse, dans l’angle, entre deux fenêtres, à la place où tu t’assoirais si tu venais ici. C’est sur ce meuble-là que j’ai passé tant de nuits dans la rue de l’Est. Dans le jour quand j’étais las je me couchais dessus et je m’y rafraîchissais le cœur par quelque grand rêve poétique ou par quelque vieux souvenir d’amour. Je l’y laisserai comme cela, – on n’y touchera pas (l’autre est dans mon tiroir avec le sachet, sur tes pantoufles). Ma mère l’a vu, ta figure lui a plu, elle t’a trouvée jolie, l’air animé, ouvert et bon, ce sont ses mots. Je lui ai dit qu’on venait de tirer la gravure, comme j’étais à te faire visite, et qu’on t’en apportait plusieurs épreuves, qu’alors tu en avais fait cadeau aux personnes qui se trouvaient là.
Tu me demandes si les quelques lignes que je t’ai envoyées ont été écrites pour toi, tu voudrais bien savoir pour qui, jalouse ? – Pour personne, comme tout ce que j’ai écrit. Je me suis toujours défendu de rien mettre de moi dans mes œuvres, et pourtant j’en ai mis beaucoup. J’ai toujours tâché de ne pas rapetisser l’Art à la satisfaction d’une personnalité isolée. J’ai écrit des pages fort tendres sans amour, et des pages bouillantes, sans aucun feu dans le sang. – J’ai imaginé, je me suis ressouvenu et j’ai combiné. Ce que tu as lu n’est le souvenir de rien du tout. Tu me prédis que je ferai un jour de belles choses. Qui sait ? (c’est là mon grand mot). J’en doute, mon imagination s’éteint, je deviens trop gourmet. Tout ce que je demande c’est à continuer de pouvoir admirer les maîtres avec cet enchantement intime pour lequel je donnerais tout, tout. Mais quant à arriver à en devenir un, jamais, j’en suis sûr. Il me manque énormément, l’innéité d’abord, puis la persévérance du travail. On n’arrive au style qu’avec un labeur atroce, avec une opiniâtreté fanatique et dévouée. Le mot de Buffon est un grand blasphème : le génie n’est pas une longue patience, mais il a du vrai et plus qu’on ne le croit de nos jours surtout.
J’ai lu ce matin des vers de ton volume avec un ami qui est venu me voir. C’est un pauvre garçon qui donne ici des leçons pour vivre et qui est poète, un vrai poète qui fait des choses superbes et charmantes et qui restera inconnu parce qu’il lui manque deux choses : le pain et le temps. Oui nous t’avons lue, nous t’avons admirée. Crois-tu qu’il ne m’est pas doux de me dire : elle est à moi pourtant. Il y aura dimanche 15 jours, quand tu es restée à genoux par terre me regardant avec tes yeux doucement avides, je contemplais ton front en songeant à tout ce qui était dessous, je regardais ta tête, entourée de tes cheveux légers et nombreux, avec un ébahissement infini.
Je ne voudrais pas que tu me visses maintenant. Je suis laid à faire peur. J’ai un énorme clou à la joue droite, qui m’enfle l’œil et me distend le haut de la figure. Je dois être ridicule. Si tu me voyais ainsi l’amour bouderait peut-être car le grotesque lui fait peur. Mais va, je serai propre quand tu me reverras, comme autrefois, comme tu m’aimes. Dis-moi si tu te sers de la verveine, en mets-tu sur tes mouchoirs ? mets-en sur ta chemise, mais non ne te parfume pas, le meilleur parfum c’est toi, l’exhalaison de ta propre nature. Allons, demain matin peut-être aurai-je une lettre.
Adieu, je te mords ta lèvre. Y est-elle toujours la petite tache rouge ?
Adieu, mille baisers. À lundi peut-être, je réapprendrai la saveur des tiens.
À toi, à toi corps et âme.
G.
La malédiction s’en mêle ! Au reste il en est toujours ainsi. Ne suffit-il pas que nous désirions quelque chose pour que nous ne puissions l’obtenir ? C’est là la loi de la vie. Impossible me sera d’être à Paris ce soir. J’ai la tête toute enveloppée de linges et de bouillie à cause de mes affreux clous qui me tiennent tout le corps. Je suis couché sans pouvoir remuer et t’écris ceci couché. Mais je me traite avec un acharnement qu’on n’a jamais vu. Nous en rirons ensemble. Je n’ose croire que j’arriverai à Paris demain mardi, il se pourrait pourtant mais n’y compte pas. Ce serait donc pour mercredi, toujours à l’heure dite.
Il m’a été impossible hier dimanche de t’envoyer un mot. Je comptais sur le domestique de mon frère qui vient ici dîner tous les 8 jours, et il n’est pas venu. Je participe au dépit et à l’anxiété que tu vas avoir ce soir à 4 heures et demie quand je n’arriverai pas. Mais pardonne-le-moi. J’en souffre plus que toi. Allons, ma belle, un peu de patience, dans quelques heures tu me verras.
Ne pouvant dormir cette nuit j’ai rallumé mon flambeau et lu L’Expiation et La Provinciale à Paris dont tu ne m’avais pas parlé et qui m’a beaucoup fait rire. C’est un chef-d’œuvre. Une chose complète, charmante, pleine d’esprit. – Nous causerons de L’Expiation.
Adieu, je rage mais je te baise sur la bouche, adieu, adieu, à toi, à toi.
[Croisset,] mardi matin. [18 août 1846.]
Me voilà sur pied, grâce à mon entêtement. En suivant mon propre instinct je me suis débarrassé en 2 jours de ce qui aurait duré 8. Et cela malgré l’avis de tout le monde. – Il ne me reste plus que des cicatrices.
J’arriverai demain chez toi de 4 heures et demie à 5 heures. J’y compte, c’est sûr… à moins que le diable cette fois ne s’en mêle. Il s’est tellement mêlé de mes affaires qu’il pourrait encore se mêler de celle-ci. À demain donc. Irons-nous prendre Phidias pour dîner ? Quel est ton avis ? Réfléchis bien d’avance à tout cela… Ah, dans une trentaine d’heures je me mettrai donc en route. Écoule-toi, journée ! écoule-toi, nuit longue !
Il pleut maintenant, le temps est gris. Mais le soleil est dans mon âme.
Adieu, je voudrais bien remplir ces 4 petites pages mais le facteur va arriver tout à l’heure. Je m’empresse de fermer ceci et de le cacheter.
Mille amours.
À demain les vrais, demain je te toucherai. Je crois quelquefois que c’est un rêve que j’ai lu et que tu n’existes pas.
[Croisset,] jeudi, 1 heure du
matin.
[20-21 août 1846.]
Seul maintenant ! – tout seul ! C’est un rêve. Oh qu’il est loin ce passé si récent ! Il y a des siècles entre tantôt et maintenant. Tantôt j’étais avec toi. Nous étions ensemble, notre pauvre promenade au bois ! Comme le temps était triste ce soir quand je t’ai quittée. Il pleuvait. Il y avait des larmes dans l’air. Le temps était sombre.
Je repense à notre dernière réunion à l’hôtel, avec ta robe de soie, ouverte, et la dentelle qui serpentait sur ta poitrine. Toute ta figure était souriante, ébahie d’amour et d’ivresse. Comme tes yeux doux brillaient ! Il y a 24 heures, t’en souviens-tu ! Oh ne pouvoir rien ressaisir d’une chose passée ! Adieu, je vais me coucher et lire dans mon lit avant de m’endormir la lettre que tu avais écrite en m’attendant. Adieu, adieu, mille baisers d’amour. – Si tu étais là je t’en donnerais comme je t’en ai donné. J’ai encore soif de toi. Je ne suis pas assouvi, va ! Adieu, adieu.
[Croisset,] vendredi soir, minuit.
[21-22 août 1846.]
Je t’ai écrit hier au soir un mot que je t’envoie avec cette lettre. J’avais prévenu qu’on m’avertisse du facteur. Comme je dormais encore mon domestique a jugé convenable de n’en rien faire et le facteur qui n’avait pas de lettres à remettre est passé net devant la grille. Je comptais sur mon beau-frère qui va presque tous les jours à Rouen. Il est parti à 8 heures du matin sans rien dire. Tu vois qu’il m’a été impossible de te faire arriver mon baiser d’adieu ce soir. Mais demain quelque temps qu’il fasse j’irai moi-même à Rouen et je porterai ceci à la poste avant 11 heures pour que tu l’aies le jour même. Tu as dû bien t’ennuyer aujourd’hui. Comme tu as pensé à moi, n’est-ce pas ? Que la journée a été longue. Et pour moi donc ! Et puis il a tant plu ! J’ai eu le cœur serré jusqu’à la nuit. Il y a 48 heures, quelle différence, ma pauvre bien-aimée ! Ma tristesse pourtant n’a rien d’amer. Tu m’as mis tant de joie dans le cœur qu’il m’en reste quelque chose, même quand je ne t’ai plus. Ton souvenir est radieux, doux, attendrissant. Je revois l’expression heureuse de ton beau visage quand je te regardais de près. Sais-tu que je vais finir par ne plus pouvoir vivre sans toi ; la tête parfois m’en tourne. Ton image m’attire, me donne je vertige. Que devenir ? N’importe, aimons-nous, aimons-nous. C’est si doux, si bon. – Tiens, je n’ai pas un seul mot à te dire, tant je suis plein de toi. Si ce n’est l’éternel mot : je t’aime.
J’ai été touché du présent de ta médaille. Mon premier mouvement a été de la refuser. Il me semblait que c’était trop te prendre, que je ne méritais pas cela. Puis comme j’ai compris le besoin que tu avais de me donner quelque chose qui te fut cher et que j’ai senti toute la peine que je te ferais, j’ai accepté. J’en suis content maintenant. Je la regarde avec orgueil comme si tu étais ma fille. Ce n’est pas pourtant à cause de ton esprit que je t’aime. C’est à cause de je ne sais quoi, à cause de tes yeux, à cause de ta voix, à cause de tout, à cause de toi.
As-tu pensé à ceux qui viendront maintenant dormir dans notre lit ? Qu’ils se douteront peu [de] ce qu’il a vu ! Ce serait une belle chose à écrire que l’histoire d’un lit ! Il y a ainsi dans chaque objet banal de merveilleuses histoires. Chaque pavé de la rue a peut-être son sublime.
As-tu vu Phidias ? Pourquoi n’est-il pas venu ? Je suis sûr que c’est une galanterie qu’il a cru nous faire en nous privant de sa présence. Il a pensé que nous avions des adieux à nous donner. S’il a agi dans ce sentiment, c’est bien et il faut lui en savoir gré. Tâche de savoir quand et si il vient à Rouen. Le bon dîner que nous avons fait ensemble avant-hier (avant-hier, que c’est loin déjà !). Le soir, quand je te donnais le bras, dans quel calme et dans quel oubli j’étais ! Et quand nous sommes rentrés, que nous avons été seuls, quand j’ai senti tes membres doux sur les miens… Ah ne m’accuse plus de ne voir jamais que la misère de la vie. Pourquoi donc une heure d’ivresse est-elle payée par un mois d’ennui ? Compte les larmes que tu as déjà répandues. Elles excèdent le nombre de mes baisers n’est-ce pas ? et pourtant n’avons-nous pas été heureux ?
En nous promenant hier en voiture, nous parlant, nous tenant les mains, je rêvais à ce qu’aurait pu être notre existence si nous eussions été dans des positions différentes, si j’habitais Paris, toujours, si tu étais seule, si j’étais libre. Nous étions là comme de jeunes époux, riches, beaux, dans leur lune de miel… Te la figures-tu cette vie-là, passée, douce et remplie, à travailler ensemble, à nous aimer…
Aujourd’hui je n’ai rien fait. – Pas une ligne d’écrite ou de lue. J’ai déballé ma Tentation de saint Antoine et je l’ai accrochée à ma muraille, voilà tout. J’aime beaucoup cette œuvre. Il y avait longtemps que je la désirais. Le grotesque triste a pour moi un charme inouï. Il correspond aux besoins intimes de ma nature bouffonnement amère. Il ne me fait pas rire mais rêver longuement. Je le saisis bien partout où il se trouve et comme je le porte en moi ainsi que tout le monde voilà pourquoi j’aime à m’analyser. C’est une étude qui m’amuse. Ce qui m’empêche de me prendre au sérieux, quoique j’aie l’esprit assez grave, c’est que je me trouve très ridicule, non pas de ce ridicule relatif qui est le comique théâtral, mais de ce ridicule intrinsèque à la vie humaine elle-même et qui ressort de l’action la plus simple, ou du geste le plus ordinaire. Jamais par exemple je ne me fais la barbe sans rire, tant ça me paraît bête. Tout cela est fort difficile à expliquer et demande à être senti. Tu ne le sentiras pas toi qui es d’un seul morceau, comme un bel hymne d’amour et de poésie. Moi je suis une arabesque en marqueterie, il y a des morceaux d’ivoire, d’or et de fer. Il y en a de carton peint. Il y en a de diamant. Il y en a de fer-blanc. – J’ai lu l’article d’Al. Aubert. Ce n’est pas cela qu’il fallait dire. Il y avait plus, il fallait creuser le volume. La critique, assez juste en superficie, manque de pénétration et de force. Il n’a pas été à la moelle. Adieu, je t’embrasse partout. Pense à moi, je pense à toi. Ou plutôt non, pense moins à moi, travaille, sois sage, sois heureuse par la pensée. Reprends la muse qui t’a consolée dans les plus mauvais jours. Moi je suis pour les jours de bonheur.
Adieu, je te baise sur les lèvres.
[Croisset, dimanche 23 août 1846.]
Quand le soir est venu, que je suis seul, bien sûr de n’être pas dérangé et qu’autour de moi tout le monde dort, j’ouvre le tiroir de l’étagère dont je t’ai parlé et j’en tire mes reliques que je m’étale sur ma table, les petites pantoufles d’abord, le mouchoir, tes cheveux, le sachet où sont tes lettres, je les relis, je les retouche. Il en est d’une lettre comme d’un baiser, la dernière est toujours la meilleure. Celle de ce matin est là. Entre ma dernière phrase et celle-ci qui n’est pas finie je viens de la relire afin de te revoir de plus près et de sentir plus fort le parfum de toi-même. Je rêve à la pose que tu dois avoir en m’écrivant et aux longs regards vagues que tu jettes en retournant les pages. C’est sous cette lampe qui a donné sa lumière à nos premiers baisers, et sur cette table où tu écris tes vers. Allume-la le soir ta lampe d’albâtre, regarde sa lueur blanche et pâle en te ressouvenant de ce soir où nous nous sommes aimés. Tu m’as dit que tu ne voulais plus t’en servir, pourquoi ? Elle est quelque chose de nous. Moi je l’aime. J’aime tout ce qui est chez toi ou à toi, tout ce qui t’entoure et te touche. Sais-tu que je suis tout dévoué à M. et Mme Ségalas qui étaient là, et même à ce bon bibliophile dont la visite prolongée m’agaçait les nerfs. Pourquoi ? qui le dira ? C’est l’effet de la joie que j’avais. Elle débordait de moi et retombait presque sur les indifférents et sur les choses inertes. Quand on aime, on aime tout, tout se voit en bleu quand on porte des lunettes bleues. L’amour comme le reste n’est qu’une façon de voir et de sentir. C’est un point de vue, un peu plus élevé, un peu plus large, on y découvre des perspectives infinies et des horizons sans bornes. Mais par-derrière ! par-derrière, détourne la tête ! Voilà ce que les femmes ne veulent pas s’entendre dire, voilà ce qui t’afflige de moi, c’est ce mot. Ne me crois donc pas dur si je suis sage, ne me juge pas froid parce que je suis prudent et surtout, ma pauvre chérie, que ton cœur ne me calomnie pas de ce que peut-être je suis bon. Sais-tu que tu es cruelle ? Tu me reproches de ne pas t’aimer, et tu en tires toujours l’argument de mes départs. C’est mal. Puis-je rester ? Que ferais-tu à ma place ? Tu me parles toujours de tes douleurs, j’y crois, j’en ai vu la preuve, je la sens en moi, ce qui est mieux. Mais j’en vois une autre douleur, une douleur qui est là à mon côté et qui ne se plaint jamais, qui sourit même, et auprès de laquelle la tienne, si exagérée qu’elle puisse être, ne sera jamais qu’une piqûre auprès d’une brûlure, une convulsion à côté d’une agonie. Voilà l’étau où je suis. Les deux femmes que j’aime le mieux ont passé dans mon cœur un mors à double guide par lequel elles me tiennent. Elles me tirent alternativement par l’amour et par la douleur. Pardonne-moi si ceci te fâche encore. Je ne sais plus que te dire, j’hésite maintenant. Quand je te parle j’ai peur de te faire pleurer et, quand je te touche, de te blesser. Tu te rappelles mes caresses violentes et comme mes mains étaient fortes, tu tremblais presque ! Je t’ai fait crier deux ou trois fois. Mais sois donc plus sage, pauvre enfant que j’aime, ne te chagrine pas pour des chimères ! Tu me reproches l’analyse. Mais toi tu mets dans mes mots une subtilité funeste. Tu n’aimes pas mon esprit, ses fusées te déplaisent, tu me voudrais plus uni de ton, plus monotone de tendresse et de langage. Et c’est toi ! toi ! qui fais comme les autres, comme tout le monde, qui blâmes en moi la seule chose bonne, mes soubresauts et mes élans naïfs ! Oui, toi aussi tu veux tailler l’arbre et, de ses rameaux sauvages mais touffus qui s’élancent en tous sens pour aspirer l’air et le soleil, faire un bel et doux espalier que l’on collerait contre [un] mur et qui alors, il est vrai, rapporterait d’excellents fruits qu’un enfant pourrait venir cueillir sans échelle. Que veux-tu que j’y fasse ? J’aime à ma manière ; plus ou moins que toi ? Dieu le sait. – Mais je t’aime, va, et quand tu me dis que j’ai peut-être fait pour des femmes vulgaires ce que je fais pour toi, je ne l’ai fait pour personne, personne – je te le jure. Tu es bien la seule et la première pour laquelle seulement j’aie fait un voyage et que j’aie assez aimée pour cela, puisque tu es la première qui m’aime comme tu m’aimes. Non jamais avant toi une autre n’a pleuré des mêmes larmes, et ne m’a regardé de ce regard tendre et triste. Oui le souvenir de la nuit de mercredi est mon plus beau souvenir d’amour. C’est celui-là, si je devenais vieux demain, qui me ferait regretter la vie.
Merci de l’envoi de la lettre du philosophe. J’ai compris le sens de cet envoi. C’est encore un hommage que tu me rends, un sacrifice que tu voudrais me faire. C’est me dire : encore un que je mets à tes pieds, vois comme je n’en veux pas, car c’est toi que j’aime. Tu me donnes tout, pauvre ange, ta gloire, ta poésie, ton cœur, ton corps, l’amour des gens qui te convoitent, tu me prodigues tes richesses pour ma satisfaction et pour mon orgueil. Eh bien, sois contente. Je suis heureux et je suis fier de toi. Oui heureux, je le répète. Tu m’apparais toujours dans ma pensée avec une douceur exquise. Ton cœur est comme ta peau d’une suavité chaude, étonnante.
Mon frère a vu tantôt ton portrait. Il t’a reconnue pour avoir, dit-il, dansé avec toi chez Phidias il y a 10 ans. Il m’a dit que tu étais jolie. J’ai répondu : « … oui… pas mal », car j’avais envie de crier ce qui se passait dans ma poitrine. Je souffrais de son air froid.
Adieu. C’est ta fête. Je t’envoie pour bouquet le meilleur de mes baisers. Reçois ton monde, sois pour lui bonne et aimable comme tu l’es. – Reprends ta vie, travaille, du courage ; avec quelque effort l’habitude puis le goût t’en reviendra. Fais cela pour moi, je t’en prie, ne te laisse pas aller au courant de ta tristesse. Le chagrin a des allèchements perfides.
Encore adieu, et encore un baiser sur ta bouche où je puise ton âme.
Si tu ne m’envoies pas la statuette avec les livres, tu peux bien ne pas mettre sur la boîte : envoi de Pr[adier].
[Croisset,] lundi soir. [24 août 1846.]
Je ne pourrai t’écrire demain, chère bien-aimée, ni peut-être après-demain mais vendredi au plus tard (je tâcherai que ce soit jeudi) tu recevras de moi une longue lettre. Nous partons demain matin (je ferai en sorte que ce ne soit qu’après l’arrivée du facteur), pour un petit voyage à 9 lieues d’ici d’où nous ne reviendrons que mercredi dans la nuit. Nous allons visiter quelques anciennes abbayes gothiques, Jumièges, où est enterrée Agnès Sorel, Saint-Wandrille, etc. Je penserai à toi pendant ce voyage. Je te regretterai. Si tu savais comme mes jours sont longs et comme mes nuits sont froides maintenant, veuves qu’elles sont de toute félicité d’amour !
Je ne fais rien, je ne lis plus, je n’écris plus. Si ce n’est à toi. Où est ma pauvre et simple vie de travail d’autrefois ? Je dis autrefois parce que c’est déjà loin. Je ne la regrette pas, parce que je ne regrette rien. Cela comme tu le dis est dans mon système. Si c’est arrivé, c’est que cela devait être. Et puis je goûte dans ta pensée tant de douceur, je retourne avec un charme si profond ton souvenir dans mon cœur ! Vingt fois par jour je te replace sous mes yeux, avec les robes que je te connais, les airs de tête que je t’ai vus. Je te déshabille et te rhabille tour à tour. Je revois ta bonne tête à mes côtés sur mon oreiller, ta bouche s’avance, tes bras m’entourent.
Tu te complais dans le sublime cynisme de ton amour à l’hypothèse d’un enfant qui peut naître. Tu le désires, avoue-le ; tu le souhaites comme un lien de plus qui nous unirait, comme un contrat fatal qui riverait l’une à l’autre nos deux destinées. Oh ! il faut que ce soit toi, chère et trop tendre amie, pour que je ne t’en veuille pas d’un souhait si épouvantable pour mon bonheur. Moi qui m’étais juré de ne plus attacher d’existence à la mienne je donnerais donc naissance à une autre. Si cela arrive je ne me plaindrai pas. Qui sait même si dans la stupide inconséquence de notre cœur l’homme n’éprouvera pas un spasme de joie divine. Je l’aimerai cet enfant de nous. Si tu mourais je l’élèverais et toute ma tendresse sans doute se reporterait sur lui. Mais cette idée seule me fait froid dans le dos, et si pour l’empêcher de venir au monde il fallait que j’en sortisse, la Seine est là, je m’y jetterais à l’heure même avec un boulet de 36 aux pieds. – Ne crains de moi ni reproches ni rudesses. N’aurais-tu pas ta part de douleurs, les miennes se tairont et resteront dans l’ombre. J’avoue que dans 15 jours je serai peut-être débarrassé d’un poids énorme. L’étourderie que j’ai commise me restera toujours à l’âme comme l’épée de Damoclès. Dans toutes nos ivresses cette prévision sera sur ma tête. Qu’importe ! ce n’est pas là le meilleur de notre amour. Ce n’est que la saulce comme dirait Rabelais, la viande c’est ton âme. Tu as pleuré la première fois mercredi, tu croyais que je n’étais pas heureux, était-ce vrai ? Oui je l’étais, comme je ne l’ai pas été, tout autant que je peux l’être. Je le serai plus encore, car je t’aime de plus en plus, je voudrais te le redire toujours, te le prouver sans cesse.
Adieu, mille baisers partout. À toi celui que tu aimes et qui t’aime.
[Croisset,] mercredi, 10 h[eures]
du soir.
[26 août 1846.]
C’est une attention douce que tu as de m’envoyer chaque matin je récit de la journée de la veille. Quelque uniforme que soit ta vie tu as au moins quelque chose à m’en dire. Mais la mienne est un lac, une mare stagnante que rien ne remue et où rien n’apparaît. Chaque jour ressemble à la veille. Je puis dire ce que je ferai dans un mois, dans un an. Et je regarde cela non seulement comme sage, mais comme heureux. Aussi n’ai-je presque jamais rien à te conter. Je ne reçois aucune visite, je n’ai à Rouen aucun ami. Rien du dehors ne pénètre jusqu’à moi. Il n’y a pas d’ours blanc sur son glaçon du pôle qui vive dans un plus profond oubli de la terre. Ma nature m’y porte démesurément, et en second lieu pour arriver là j’y ai mis de l’Art. Je me suis creusé mon trou et j’y reste ayant soin qu’il y fasse toujours la même température. Qu’est-ce que m’apprendraient ces fameux journaux que tu désires tant me voir prendre le matin avec une tartine de beurre et une tasse de café au lait ? Qu’est-ce que tout ce qu’ils disent m’importe ? Je suis peu curieux des nouvelles, la politique m’assomme, le feuilleton m’empeste. Tout cela m’abrutit ou m’irrite. Tu me parles d’un tremblement de terre à Livourne. Quand je serais à ouvrir la bouche là-dessus pour en laisser sortir les phrases consacrées en pareil usage : « C’est bien fâcheux ! quel affreux désastre ! est-il possible ! oh mon Dieu ! » cela rendra-t-il la vie aux morts, la fortune aux pauvres ? Il y a, dans tout cela, un sens caché que nous ne comprenons pas et d’une utilité supérieure sans doute, comme la pluie et le vent. Ce n’est pas parce que nos cloches à melons ont été cassées par la grêle qu’il faut vouloir supprimer les ouragans. Qui sait si le coup de vent qui abat un toit ne dilate pas toute une forêt ? Pourquoi le volcan qui bouleverse une ville ne féconderait-il pas une province ? – Voilà encore de notre orgueil. Nous nous faisons le centre de la nature, le but de la création et sa raison suprême. Tout ce que nous voyons [ne] pas s’y conformer nous étonne, tout ce qui nous est opposé nous exaspère. Que j’en ai entendu, miséricorde ! que j’en ai subi l’an dernier de ces magnifiques dissertations sur la trombe de Monville ! « Pourquoi cela est-il venu ? Comment ça se fait-il ? Conçoit-on ça ? Est-ce l’électricité d’en haut ou celle d’en bas ? En une seconde trois fabriques de renversées et 200 hommes de tués ! Quelle horreur ! » Et les mêmes gens qui disaient cela, parlaient tout en tuant des araignées, en écrasant des limaces ou, pour respirer seulement, absorbaient peut-être par l’aspiration de leurs narines des myriades d’atomes animés. (Monville, vois-tu, a été une infirmité pour moi. J’ai vu ça de trop près, j’en ai entendu causer, disserter et baver tout un hiver, j’en suis saoul !)
Quant à la seconde chose dont tu me parles, la proclamation de Schamyl ça peut être curieux, c’est vrai. Mais il y a tant de choses curieuses dans ce monde ! surtout pour un homme qui peut dire comme l’Angély : « Moi je vis par curiosité », qu’on n’y suffirait pas, s’il fallait les voir toutes. Oui j’ai un dégoût profond du journal, c’est-à-dire de l’éphémère, du passager, de ce qui est important aujourd’hui et de ce qui ne le sera pas demain. Il n’y a pas d’insensibilité à cela. Seulement je sympathise tout aussi bien, peut-être mieux, aux misères disparues des peuples morts auxquelles personne ne pense maintenant, à tous les cris qu’ils ont poussés et qu’on n’entend plus. Je ne m’apitoye pas davantage sur le sort des classes ouvrières actuelles que sur les esclaves antiques qui tournaient la meule, pas plus ou tout autant. Je ne suis pas plus moderne qu’ancien, pas plus Français que Chinois, et l’idée de la patrie c’est-à-dire l’obligation où l’on est de vivre sur un coin de terre marqué en rouge ou en bleu sur la carte et de détester les autres coins en vert ou en noir m’a paru toujours étroite, bornée et d’une stupidité féroce. Je suis le frère en Dieu de tout ce qui vit, de la girafe et du crocodile comme de l’homme, et le concitoyen de tout ce qui habite le grand hôtel garni de l’univers. Je n’ai pas compris ton étonnement relativement à la beauté de cette proclamation. Pour moi je pense que c’est parce que 1° il est barbare, 2° musulman et surtout fanatique, qu’il a dit de belles choses. La poésie est une plante libre. Elle croît là où on ne la sème pas. Le poète n’est pas autre chose que le botaniste patient qui gravit les montagnes pour aller la cueillir.
Et maintenant que j’ai déchargé mon cœur, car voilà plusieurs fois que nous revenons sur ce sujet que tu ne veux pas comprendre, parlons de nous et embrassons-nous doucement, longuement, sur les deux lèvres.
Nous avons fait hier et aujourd’hui une belle promenade ; j’ai vu des ruines, des ruines aimées de ma jeunesse, que je connaissais déjà, où j’étais venu souvent avec ceux qui ne sont plus. J’ai repensé à eux, et aux autres morts que je n’ai jamais connus et dont mes pieds foulaient les tombes vides. J’aime surtout la végétation qui pousse dans les ruines, cet envahissement de la nature qui arrive tout de suite sur l’œuvre de l’homme quand sa main n’est plus là pour la défendre me réjouit d’une joie profonde et large. La Vie vient se replacer sur la Mort, elle fait pousser l’herbe dans les crânes pétrifiés et, sur la pierre où l’un de nous a sculpté son rêve, réapparaît l’Éternité du Principe dans chaque floraison des ravenelles jaunes. – Il m’est doux de songer que je servirai un jour à faire croître des tulipes. Qui sait ? l’arbre au pied duquel on me mettra donnera peut-être d’excellents fruits. Je serai peut-être un engrais superbe, un guano supérieur.
Ce polisson de Phidias est donc tout à fait pris dans les liens de la dame blonde ? Depuis le temps qu’il y est, doit-il avoir consommé de filets de bœuf ! Quelle excellente et bonne nature ! Je t’ai vu en blâmer le côté flottant, préhensible, malléable. Aujourd’hui tu voudrais que je lui ressemblasse, pour que je cède quand tu me dis : reste. Tu t’étonnes que je n’aie pas eu de faiblesses. Si, j’en ai eu, j’[en] ai eu d’immenses avec toi. C’est moi qui le sais parce que c’est moi qui les ai senties. – Pour ce qui est de ces départs fixés d’avance et auxquels je n’ai jamais manqué, n’aurais-je pas pu, si je ne t’avais jugée supérieure, te faire un mensonge anodin comme on en fait en pareil cas, avoir l’air de céder, et accorder à tes instances ce que j’aurais eu décidé d’avance ? Mais non, à partir de ce soir où tu m’as baisé sur le front je me suis juré à moi-même de ne jamais te mentir. C’est le procédé le plus rude, le plus brutal, peut-être le moins tendre, diras-tu ? Mais je crois que ce serait te mépriser qu’agir autrement, et t’avilir même. Tu n’es pas faite pour être servie par un amour faux et grimaçant. J’aimerais mieux te faire une balafre au visage qu’une grimace derrière le dos.
Il t’a fait plaisir, pauvre ange, le bouquet de fête que je t’ai envoyé ! Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de mettre dans ma lettre ces fleurs significatives car je n’en connaissais pas le sens symbolique. C’est Du Camp qui me l’a appris en me donnant le conseil de m’en servir. J’ai pensé que cet enfantillage amuserait ton cœur. Il a bien amusé le mien ! Sais-tu quelque chose qui m’a touché dans ta lettre, c’est cette course dans le bois de Boulogne dont tu me parles. Ça m’a fait froid à moi-même. Je me suis senti à ta place. Je me suis vu, les rôles intervertis. Et ton enfant qui t’embrassait les mains ! Donne-lui pour cela un baiser de ma part. J’y repense aussi souvent à ce bon bois de Boulogne. Te souviens-tu de notre première promenade le 30 juillet ? Comme Henriette dormait sur les coussins ! Et le doux mouvement des ressorts, et nos mains, et nos regards plus confondus qu’elles. Je voyais tes yeux briller dans la nuit. J’avais le cœur tiède et mou… Je buvais avec extase les longues effluvions de ta prunelle fixée sur la mienne… Quand tout cela reviendra-t-il ? qui le sait ? qui le sait ? Oh ne m’accuse jamais d’oubli, ne m’accuse jamais ! Ce serait une cruauté infâme. – Aime-moi toujours, car moi aussi je t’aime sans cesse. Adieu, mille baisers sur ta belle gorge, sur ces seins que tu offres à mes lèvres avec un si doux sourire quand tu me dis : « Je te plais donc ? m’aimes-tu ? » Si tu me plais, si je t’aime ! Un sourd qui me verrait t’écrire le saurait, il n’aurait qu’à regarder mon corps. Encore adieu, mille amours. Sois sans crainte, chère amie, j’ai reçu la lettre où tu me parles de ton sang qui doit revenir le 10.
[Croisset, 27 ou 28 août 1846.]
Je prends cette feuille de papier. Tout mon papier à lettres est bordé de noir. Je n’en ai pas là d’autre et je ne veux pas que ce que je t’envoie soit entouré de deuil. C’est bien assez, n’est-ce pas, pauvre ange que je fais souffrir déjà tant sans le vouloir, qu’il y en ait souvent au fond de la chose, sans qu’il y en ait dessus. Je voudrais ne t’envoyer que de douces paroles et de tendres mots, de ces mots suaves comme un baiser que quelques-uns trouvent, mais qui chez moi restent au fond du cœur et expirent sur les lèvres. Si je pouvais, chaque matin ton réveil serait parfumé par une page embaumée d’amour, récréé par une mélopée divine qui te tiendrait tout le jour dans une extase céleste. Mais j’ai trop crié dans ma jeunesse pour pouvoir chanter, ma voix est rauque. Merci de la petite fleur d’oranger. Toute ta lettre en sent bon. Qu’elle ait été cueillie sur un arbuste donné par une femme ou un homme elle n’en est pas moins belle pour moi, va ; elle est venue de toi, envoyée par toi c’est tout ce qu’il me faut. Cette attention du reste m’a ému. Je t’ai bien reconnue là. Comment fais-tu pour avoir tant de voluptés dans des niaiseries, pour donner un ragoût si puissant à des riens ? Je me sens pour toi une tendresse étrange, profonde, intime, mais ce qui m’afflige c’est la pensée que je ne te vaux pas. Que tu étais digne d’un autre homme et d’un autre amour. Je cherche partout à faire quelque chose pour te prouver le mien et les preuves que tu m’en demandes sont justement les seules que je ne puisse donner. Ma vie est rivée à une autre, et cela sera tant que cette autre durera. Algue marine secouée au vent je ne tiens plus au rocher que par un fil vivace. Une fois rompu, où volera-t-elle la pauvre plante inutile ? Mais d’ici là, qu’elle demeure où Dieu veut qu’elle soit, où il faut qu’elle reste.
J’ai lu cette nuit ton travail sur Mme du Châtelet qui m’a beaucoup intéressé. Il y a de beaux fragments de lettres. En voilà encore une qui a aimé et qui n’a pas été heureuse. La faute n’en était ni à M. de Voltaire ni à Saint-Lambert ni à elle ni à personne. Mais à la vie elle-même qui n’est complète que du côté de l’infortune. J’aime beaucoup là-dedans le rôle de Voltaire. Quel homme intelligent ! et bon. Ceci t’indigne. Mais y en a-t-il beaucoup qui eussent fait comme lui et sacrifié leur vanité à la tendresse que leur maîtresse a pour un autre. C’est qu’il ne l’aimait plus, dira-t-on ? qui l’a su ? personne, pas même lui peut-être. Et puis ceux qu’on croit ne plus aimer on les aime encore. Rien ne s’éteint complètement. Après le feu la fumée, qui dure plus longtemps que lui. – Je suis sûr qu’il l’a plus regrettée que tout le monde, plus qu’elle ne l’eût regretté peut-être s’il fût mort avant elle. Il a dû se passer alors quelque chose d’énorme et de complexe dans l’âme de ce prodigieux homme. J’aurais voulu te voir développer, analyser ce point, bien indiqué du reste et lumineux pour moi. La figure de Mme du Châtel[et], leur vie à Cirey, les phases successives de leur passion, tout cela est assez en relief, ferme et sobre. C’est une bonne chose. Quant au livre d’historiettes morales, l’enfant de mon frère ne le lira pas vu que selon la façon abominable dont on l’élève elle ne sait pas encore lire, bien qu’elle ait six ans. Mon autre nièce est trop petite, je le lui lirai plus tard. Mais c’est moi qui vais le lire, je me referai enfant petit et simple. J’ai toujours envié d’avoir le talent d’amuser les enfants en leur racontant des histoires. Mais ce talent me manque complètement quoique j’aime beaucoup les enfants. Ils sont charmants, disait un Anglais, mais on devrait les étouffer quand ils ont l’âge de raison. – Et le nôtre ? cher amour. – Voilà un sujet où tu ne m’entends pas. Tu t’étonnes des jérémiades, dis-tu, que je m’apprête à t’envoyer. Mes douleurs te paraissent égoïstes à côté des tiennes. Mais c’est l’idée des douleurs qui en résulteraient pour toi qui cause toute ma peine. Crois-tu que cela ne soit pas navrant pour moi ? si je ne t’aimais pas, qu’est-ce que cela me ferait ? ma vanité au contraire en serait satisfaite. Non, c’est ma tendresse pour toi qui en est déchirée. Adieu, chère Louise, adieu, je pense à toi, pense à moi. Mille et mille baisers sur tes yeux bleus pour en boire les larmes quand il en vient.
[Croisset,] dimanche, 2 h[eures]
d’après-midi.
[30 août 1846.]
De la colère ! grand Dieu ! De l’aigreur, et de la verte, de la salée ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que tu aimes les disputes, les récriminations et tous ces amers tiraillements quotidiens qui finissent par faire de la vie un enfer réel ? Je n’y comprends rien. Tu te plains de mes duretés, mais il me semble que je ne t’en ai jamais envoyé de pareilles. Peut-être t’en ai-je envoyé de plus fortes, diras-tu, chacun s’illusionne. Mais je vois dans ta lettre de ce matin quelque chose de plus et comme un parti pris d’être aigre ou de le paraître. Qui sait ? C’est peut-être une tentative, un essai. Tu me reproches sans cesse que je pose, que je suis théâtral, que j’ai de l’orgueil, que je me pavane de mes tristesses comme un matamore de ses cicatrices. Selon toi je te chagrine à plaisir, faisant semblant de pleurer pour voir couler tes larmes. Voilà une atroce idée. Comment peux-tu m’aimer si tu me regardes comme un si pauvre personnage ? Tu dois me mépriser alors. Peut-être en effet me méprises-tu ? Tu en es déjà aux regrets sans doute, tu vois que tu t’es trompée et c’est moi que tu accuses de cette illusion perdue. Souviens-toi donc que ma première parole a été un cri d’avertissement pour toi, et lorsque l’entraînement nous a saisis ensemble dans son tourbillon, je n’ai cessé de te dire de te sauver quand il en était temps encore. Était-ce de la vanité cela ? était-ce de l’orgueil ? n’aurais-je pas pu au contraire mentir, me grandir, me dresser, me faire sublime. Tu m’aurais cru tel. C’est alors que tu aurais cru que j’étais bon parce que j’aurais été hypocrite.
Mais que te dire ? que faire ? Je m’y perds. Il me faut du courage pour t’écrire, persuadé chaque fois que tout ce que je t’écris te blesse. Les caresses que les chats donnent à leur femelle les ensanglantent et ils s’échangent des coups au milieu de leurs plaisirs. Pourquoi y reviennent-ils ? la nature les y pousse, je suis donc de même. Chaque parole de moi est une blessure que je te fais, chaque élan de tendresse est pris comme un outrage. Ah ma pauvre femme chérie, je ne m’attendais pas à tout cela, même dans la prévision la plus éloignée des infortunes possibles. – As-tu pu penser que si tu avais un enfant de moi je t’en aimerais moins ? Mais je t’en aimerais plus au contraire. Mille fois plus. Ne me serais-tu pas bien plus attachée par la douleur, par la reconnaissance et par la pitié même ? Ce dernier mot-là te choque encore peut-être. Mais ne le prends pas à son sens banal et étroit, prends-le par ce qu’il porte en lui de plus intime, de plus ému et de plus désintéressé. – Tu penses qu’à cause de cette appréhension continuelle, d’une vie future qui peut résulter d’une minute d’égarement il n’y aura plus entre nous ni entraînement ni ivresse ? Au contraire. C’est cet entraînement pour moi qui trouble l’amour, puisque après lui le remords surgit. Pourquoi mêler l’idée d’un affreux malheur pour toi au bonheur que tu me donnes ? Si je n’ai pas le sens commun d’habitude, comme tu me le répètes, il me semble qu’ici ce n’est pas moi qui en manque. Si je ne recherchais que mon plaisir, si je ne demandais à l’amour que ses joies physiques, mes façons, cela paraîtra clair à tout le monde, seraient différentes. Allons donc, chère amie, je ne suis pas encore si grossier que vous le dites, et j’aime quelque chose encore plus que votre beau corps, c’est vous-même. Sais-tu ce qui te manque à toi, ou plutôt par où tu pèches, c’est par l’esprit. Tu en vois là où il n’y en a pas. Aux endroits où on n’a pas eu l’idée d’en mettre. Tu développes, tu amplifies, tu outres tout. Où diable as-tu jamais trouvé que je t’aie dit quelque chose d’analogue à ceci : « que jamais je n’avais aimé les femmes que j’avais possédées et que celles que j’avais aimées ne m’avaient rien accordé » ? Je t’ai dit tout bonnement que j’avais aimé pendant six ans une femme qui de sa vie ne l’a su. Cela lui eût paru bête. Ça me le paraît bien maintenant à moi. Ensuite, jusqu’à toi, je n’ai pas aimé car je ne voulais pas aimer, voilà tout. Ne crois donc pas que j’appartienne à la race vulgaire de ces hommes qui se dégoûtent après le plaisir, l’amour n’existant chez eux qu’en vertu de la convoitise. Non, ce qui s’élève en moi ne s’y abat pas si vite. Si la mousse pousse sur les édifices de mon cœur sitôt qu’ils sont bâtis, il faut du temps pour qu’ils tombent en ruines si jamais ils y tombent tout à fait. – Moque-toi tant que tu voudras de moi, de ma vie, de cet orgueil démesuré que tu viens de découvrir, découverte dont tu es le Christophe Colomb, et de mes croyances panthéistes. Il n’y a pas dans tout cela la moindre envie de t’amuser et de paraître original. Je n’affecte pas la bizarrerie. Si j’en ai, tant pis ou tant mieux. Je lirai les paroles de Descartes à Campanella à ce sujet mais je ne crois pas qu’elles me démontreront le contraire.
Il faut avoir la rage de l’excentrique pour en découvrir en moi, en moi qui mène la vie la plus bourgeoise et la plus ignorée de la terre. Je mourrai dans mon coin sans qu’on puisse, je l’espère bien, me reprocher ni une mauvaise action ni une mauvaise ligne, par la raison que je ne m’occupe pas des autres et ne ferai rien pour qu’ils s’occupent de moi. Je ne saisis pas bien l’extravagance d’une si vulgaire existence. – Mais en dessous de celle-là il en est une autre, une autre secrète, toute radieuse et illuminée pour moi seul. Et que je n’ouvre à personne parce qu’on en rirait. Est-ce donc si fou ?
Ne crains pas que j’aie montré tes lettres à qui que ce soit. Non, sois-en sûre. Du Camp sait seulement que j’écris à une femme à Paris qui peut-être cet hiver aura besoin de son secours pour nos lettres. Il me voit chaque jour t’écrire. Mais il ne sait pas encore ton nom. En faisant autant de son côté il n’a rien à me demander pas plus que moi à lui. Seulement l’autre jour il m’a prêté le cachet où est sa devise.
Je regrette que Phidias ne vienne pas. C’est un excellent homme et un grand artiste, oui un grand artiste, un vrai Grec, et le plus ancien de tous les modernes. Un homme qui ne se préoccupe de rien, ni de la politique, ni du socialisme, ni de Fourier, ni des jésuites, ni de l’Université et qui comme le bon ouvrier, les bras retroussés, est là à faire sa tâche du matin au soir avec l’envie de la bien faire et l’amour de son art. Tout est là, l’amour de l’Art. Mais je m’arrête, ceci t’irrite encore, tu n’aimes pas à m’entendre dire que je m’inquiète plus d’un vers que d’un homme et que je porte plus de reconnaissance aux poètes qu’aux saints et aux héros. Qu’aurait-on pensé à Rome, du temps d’Horace, si quelqu’un fût venu lui dire : « Ô bon Flaccus, qu’est-ce que devient votre ode à Melpomène ? parlez-moi de votre passion pour le petit garçon perse que Pollion vous a cédé ; est-ce en asclépiades ou en ïambiques que vous allez nous entretenir de lui ? Tout ce que vous dites me préoccupe bien plus que la guerre des Parthes, que le collège des flamines et que la loi Valeria qu’on veut remettre sur le tapis… » Il y avait donc cependant quelque chose de plus sérieux que les hommes qui mouraient pour la patrie, que ceux qui priaient pour elle, que ceux qui travaillaient à la rendre plus heureuse : c’étaient ceux qui chantaient. Puisque ceux-là seuls survivent. On a découvert des mondes nouveaux pour les lire. On a inventé l’imprimerie pour les y répandre. Ah ! oui l’amour de Glycère ou de Lycoris passera encore par-dessus des civilisations futures. L’art comme une étoile voit la terre rouler sans s’en émouvoir ; scintillant dans son azur le beau ne se détache pas du ciel. Mais allons, tout cela te fâche. Que te dire donc ? que je t’embrasse. Je n’ai guère de place mais je t’envoie tout de même à travers ces lignes pressées un long et tendre baiser, comme à travers des barreaux.
[Croisset,] lundi soir 10 h[eures]. [31 août 1846.]
Nous sommes donc toujours triste, pauvre ange ! Pourquoi t’affecter à plaisir, t’affliger outre mesure ? À trente-trois lieues de distance, je ne peux pas essuyer les larmes qui coulent de tes bons yeux ; tu ne peux pas voir mes sourires quand je reçois tes lettres, ni la joie sans doute qui doit être sur mon visage quand je pense à toi ou quand je regarde ton portrait, ton portrait avec ses longues papillotes caressantes, celles-là mêmes qui m’ont passé sur les joues et que mes lèvres ont mordillonnées. De moi à toi il y a trop de plaines, de prairies et de collines pour que nous puissions nous voir. Je ne comprends pas toutes les peines que je te cause. Tu crois qu’une autre est encore dans mon cœur, qu’elle y est restée et si éclairée que tu n’as fait que passer dans son ombre. Oh ! non pas, non pas ! sois-en donc convaincue une fois pour toutes ! Tu parles de ma franchise cynique ; sois conséquente, crois-y, à cette franchise. Cela est vieux, bien vieux, oublié presque, à peine si j’en ai le souvenir. Il me semble même que ça s’est passé dans l’âme d’un autre homme. Celui qui vit maintenant et qui est moi ne fait que contempler l’autre qui est mort. J’ai eu deux existences bien distinctes. – Des événements extérieurs ont été le symbole de la fin de la première et de la naissance de la seconde. Tout cela est mathématique. Ma vie active, passionnée, émue, pleine de soubresauts opposés et de sensations multiples, a fini à 22 ans. À cette époque, j’ai fait de grands progrès tout d’un coup, et autre chose est venu. Alors j’ai fait nettement pour mon usage deux parts dans le monde et dans moi : d’un côté l’élément externe, que je désire varié, multicolore, harmonique, immense, et dont je n’accepte rien que le spectacle, d’en jouir ; de l’autre l’élément interne, que je concentre afin de le rendre plus dense et dans lequel je laisse pénétrer, à pleines effluves, les plus purs rayons de l’Esprit, par la fenêtre ouverte de l’intelligence. Tu ne trouveras pas cette phrase très claire. Il faudrait un volume pour la développer. Néanmoins je n’ai renoncé à rien de la vie, comme tu sembles le croire. J’ouvre, tout comme un autre, les narines pour sentir les roses et les yeux pour contempler la lune. Amour et amitié, je n’ai rien rejeté. J’ai au contraire pris des lunettes pour les distincter plus nettement. Fouille-moi tant qu’il [te] plaira, tu ne découvriras rien qui doive t’attrister, ni dans le passé, ni dans le présent. Je souhaiterais que tu pusses lire dans mon cœur : les larmes de doute et d’accablement que tu répands se changeraient en larmes de joie et de bonheur. Oui, je t’aime, je t’aime, entends-tu ? Faut-il le crier plus fort encore ? Mais si je n’ai pas l’amour ordinaire qui ne sait que sourire, est-ce ma faute ? Est-ce ma faute de ce [que] tout mon être n’a rien de doux dans ses allures ? Je te l’ai déjà dit, j’ai la peau du cœur, comme celle des mains, assez calleuse. Ça vous blesse quand on y touche. – Le dessous peut-être n’en est que plus tendre. Quand tu seras toujours, chère amie, à me reprocher de ne pas venir te voir, que puis-je te répondre ? C’est me tourmenter à plaisir en me rappelant (ce qui est inutile, grand Dieu ! car je me le figure assez) que tu en souffres et t’en tourmentes. Si je pouvais… si… si… toujours ce maudit conditionnel, mode atroce par lequel tous les temps du verbe passent ! – Je suis bien bête ce soir. C’est peut-être l’effet du beau clair de lune qu’il fait. Je viens de me promener sous les arbres et je t’ai souhaitée, appelée. Nous eussions fait une belle promenade, sans nous rien dire, en te tenant par la taille. Je rêvais à la blancheur de ta figure se détachant sur l’herbe verte pâlement éclairée, au bleu de tes yeux humide et pétillant de lumière comme le bleu tendre du ciel de cette nuit. – Aime-moi toujours, va ; prends-moi pour un bourru, pour un fou, pour tout ce que tu voudras, si tu veux, mais aime-moi encore, laisse là mes idées en paix. Qu’est-ce qu’elles te font ? Elles ne font de mal à personne et elles me font peut-être du bien. D’ailleurs, comme toute chose, n’ont-elles pas leur raison d’être ? À quoi bon les mauvaises herbes ? disent les braves gens, pourquoi poussent-elles ? Mais pour elles-mêmes, par Dieu ! Pourquoi poussez-vous, vous ? Merci, encore, des petites fleurs d’oranger. Tes lettres en sont parfumées. Quand j’irai à Paris, je veux garnir ta jardinière des plantes que tu aimes le mieux ; ces pauvres fleurs du moins n’auront pas d’épines. Celles de mon amour ne sont pas de même, à ce qu’il paraît. – Allons, adieu, adieu. Un baiser, un long, deux bien longs, cent. La prochaine fois nous causerons de toi. Parle-moi de ton drame, de tes travaux. Travaille, va, et le plus que tu pourras. Le problème n’est pas de chercher le bonheur, mais d’éviter l’ennui. C’est faisable avec de l’entêtement.
À toi mon amour.
G.
[Croisset,] mercredi, 11 h[eures]
du soir.
[2 septembre 1846.]
Que ta lettre de ce matin était bonne et douce, pauvre amie ! J’y ai vu les larmes que tu avais versées en l’écrivant et qui, çà et là, avaient taché certains mots. Ta douleur m’afflige, tu m’aimes trop. Ton cœur est trop prodigue, il y a d’excellentes choses dans les conseils de Phidias. Il est fâcheux seulement que les conseils presque toujours aient cela de fâcheux qu’on ne puisse les suivre. Si tu pouvais l’imiter ce bon Phidias tu serais plus tranquille sinon plus heureuse. C’est un homme sage celui-là, et qui ne demande pas à la vie plus de joies qu’elle n’en comporte et qui ne va [pas] chercher le parfum des orangers sous les pommiers à cidre. Aussi quel ordre dans son être ! comme il continue son œuvre serein et fort ! L’Art, tu le vois, lui en sait gré et le récompense par les mâles satisfactions qu’il lui procure.
Comme il fait beau ce soir ! Comme tout repose ! Je n’entends que le battement de ma pendule et à peine le bruit de l’air qui passe dans les arbres. La rivière brille sous la lune, les îles sont noires, le gazon vert émeraude. Tu veux venir ici, mon héroïne – c’est par une nuit semblable qu’il ferait bon te recevoir. Je me figure ta tête et ta gorge nue éclairées par l’astre pâle. Je vois tes yeux briller dans l’ombre bleue. Sais-tu que ce serait royal et magnifiquement beau ? toi faisant 60 lieues pour passer quelques heures dans le petit kiosque de là-bas…
Mais à quoi bon songer à de pareilles folies ! C’est impossible. Tout le pays le saurait le lendemain. Ce serait d’odieuses histoires à n’en plus finir. – Un long baiser néanmoins pour y avoir pensé, merci de cet élan ! Je l’ai compris. J’ai senti nos heureuses angoisses réciproques, toi arrivant et attendant le signal convenu, moi guettant l’heure et épiant ta venue.
Quand je te reverrai, n’est-ce pas, tu ne pleureras pas trop. Tu ne m’affligeras pas trop. Tu seras sage ; j’en ai besoin, sois-le. J’en vois tant couler de larmes que vraiment j’ai besoin de sourires.
Bientôt, j’espère, d’ici à peu de jours nous pourrons nous voir. Du Camp s’en retourne à Paris et il nous vient ici des parents de la Champagne, une nièce de mon père, avec son officiel et ses enfants. J’irai lui faire la conduite, soi-disant jusqu’à Gaillon pour aller voir ensemble le Château-Gaillard qui en est à une lieue. Au lieu de cela, j’irais jusqu’à Mantes où je resterais jusqu’au convoi de 6 heures qui me ramènerait ici à 8. Tel est mon plan. Je le prépare déjà de longue main. Pourvu que mon beau-frère n’ait pas la malheureuse idée de nous accompagner ! Pourvu que ma mère elle-même n’ait pas cette idée, car nous avons aux Andelys (lieu où est le Château-Gaillard) des amis intimes qu’elle n’a pas vus depuis longtemps, et elle voudra peut-être profiter de l’occasion. Tu partirais de Paris à 9 heures du matin, tu serais à Mantes à 10 heures 50 minutes, j’y arriverais à 11 heures 19 minutes. Nous aurions à nous 5 belles heures. C’est bien peu, ce serait toujours quelque chose. Car je ne prévois pas la possibilité prochaine d’un voyage à Paris. Quand nous nous redirons adieu ce sera encore pour une absence plus longue. – Il faudra nous y faire et accepter cela comme une infirmité de notre pauvre amour impossible à éviter. Nous nous écrirons, nous penserons l’un à l’autre, tu travailleras (me le jures-tu ?), tu tâcheras de faire quelque grande œuvre où tu mettras tout ton cœur. Oh, va, aime plutôt l’Art que moi. Cette affection-là ne te manquera jamais, ni la maladie ni la mort ne l’atteindront. Adore l’Idée. Elle seule est vraie parce qu’elle seule est éternelle. Nous nous aimons maintenant, nous nous aimerons plus encore peut-être, mais qui sait ? – Un temps viendra où nous ne nous rappellerons peut-être pas nos visages. As-tu entendu quelquefois des vieillards te raconter l’histoire de leur jeunesse ? J’en connais un qui m’a, il y a quelques mois, narré tout au long un grand amour qui lui avait duré près de vingt ans. Pendant les premières sept années de sa séparation d’avec sa maîtresse, il s’échappait de chez lui le matin avant le jour et il allait à 4 lieues de là à pied pour voir à un bureau de poste s’il n’était pas venu de lettres. Les lettres venaient irrégulièrement, comme cela se trouvait quand la pauvre femme avait pu écrire. L’amant s’en retournait donc comme il était venu, quelquefois avec son cher butin, le plus souvent sans rien du tout. Il rentrait chez lui en sautant par-dessus les murs, et se remettait au lit pour que rien n’y parût. – Cela a duré sept ans (sept ans sans la voir !). Ils se sont revus une fois, et puis ne se sont plus revus, peu à peu ne [se] sont plus écrit et se sont oubliés. La femme est morte, l’homme ensuite a eu d’autres amours, et voilà. Telle est la vie. Il raconte ça lui-même comme une chose toute simple, et elle est toute simple en effet. Les nœuds les plus solidement faits se dénouent d’eux-mêmes parce que la corde s’use. Tout s’en va. Tout passe, l’eau coule – et le cœur oublie.
C’est une grande misère. Mais il en faut remercier Dieu qui n’a [pas] jugé l’âme de sa créature assez vaste pour contenir la somme de chaque jour accumulée par-dessus celle des jours précédents. Puis un chagrin en enlève un autre, on ne sent pas ses engelures quand on a mal aux dents. Reste à choisir le mal le plus léger : toute la sagesse est là.
Mais je ne t’oublie pas encore, tu le sais bien. L’heure n’est pas venue. Il sera temps d’y songer quand nous en serons là. Ne te travaille pas à te rendre malheureuse. Pense toujours que je t’aime, dis-le-toi, complais-toi dans cette idée, mets-la à part dans ton cœur, non pas pour le troubler et l’emplir jusqu’aux bords, mais pour le réchauffer et pour le pénétrer de chaleur. Fais-lui prendre un bain d’amour si tu veux, à ton pauvre cœur, mais ne le noie pas. –
Ma mère avait pour demain à Rouen des affaires d’argent. J’ai demandé à m’en charger (c’est l’affaire d’une heure) pour avoir l’occasion d’aller avant 11 heures te porter cette lettre à la poste afin que tu l’aies ce soir.
Adieu, ma chère aimée, mille baisers sur tes doux yeux. Réponds-moi si mon projet te plaît. Ce serait, je crois, dans trois ou quatre jours. Je ne sais pas. – Je t’avertirais à temps. Pourvu que la Fortune nous protège ! Je me méfie toujours d’elle. C’est une bien grande coquette. Quand elle vous fait des agaceries c’est qu’elle va vous repousser de plus belle. Adieu, à toi, sur toi.
G.
[Croisset,] vendredi soir, minuit.
[4-5 septembre 1846.]
Tu voulais que je vinsse dimanche. Moi j’ai pensé aussi, tu le vois, à nous réunir. Nous nous rencontrons toujours dans nos souhaits, dans nos désirs. Quand on s’aime, on est comme les frères Siamois attachés l’un à l’autre, deux corps pour une âme. Mais si l’un meurt avant l’autre, il faut traîner un cadavre à sa remorque. N’aie pas peur pour moi ; je ne sens pas l’agonie venir. Ce sera donc bientôt que nous nous reverrons. Il est arrangé que je ferai ce petit voyage aux Andelys (lisez Mantes). Comme il faut une heure et demie pour s’y rendre, et qu’une heure est suffisante pour voir le Château-Gaillard, je reviendrai coucher ici (c’est impossible autrement), mais par le dernier convoi, qui me prendra là-bas vers 10 heures. Nous aurons tout un grand après-midi à nous. Je dis nous aurons sans savoir si tu as accepté mon projet, mais je m’attends bien demain, à mon réveil, à une bonne lettre de toi, toute pétillante de joie, où tu me dises : Accours. Es-tu contente de moi ? Est-ce cela ? Tu vois bien que lorsque je peux te voir je me jette sur la plus petite occasion comme un voleur à jeun, que je la prends à deux mains et que je ne la lâche pas. Du Camp part d’ici probablement mercredi prochain (ou jeudi au plus tard). Ainsi donc à mercredi. Je t’enverrai l’heure bien exacte des convois pour qu’il n’y ait pas de malentendus entre nous et je t’écrirai l’heure exacte où il faudra partir de Paris. Te figures-tu nous, nous attendant, nous cherchant dans la foule, nous retrouvant, partant ensemble seuls ? Il faudra nous contenir ; j’aurai bien du mal à m’empêcher de t’embrasser devant tout le monde. Nous irons dans quelque bonne auberge bien tranquille. Nous serons à nous, rien qu’à nous ! Ce sera de bonnes minutes encore, va. Qu’importe l’avenir ! Viendra-t-il seulement ? Qui sait si demain se lèvera ? Je n’ai pas encore reçu l’envoi de Phidias qu’il m’a, et que tu m’as annoncé. Tu as d’abord voulu y mettre ta statuette. Mais je n’aurais aucune place secrète où la fourrer. J’ai déjà tant de choses de toi que ça pourrait finir par devenir suspect. La moindre plaisanterie là-dessus me blesserait au vif et je me découvrirais peut-être ! Ton portrait est là, tout à côté de moi, à trois pas devant mon regard. J’ai assez ri ce matin au récit de ton dialogue avec Phidias relativement à Marin et à son modèle. Est-il possible que ce que notre ami t’a dit sur cette créature ait pu te causer un moment d’ombrage ? Il faut être toi, vraiment, pour avoir de semblables idées. De la jalousie maintenant, et de qui ? De ça ! J’aurais bien voulu être là pour voir ta figure et te faire rire aussitôt sur ton compte. D’abord cette femme est atrocement laide ; elle n’a pour elle qu’un très grand cynisme, plein de naïveté, qui m’a beaucoup réjoui. J’y ai vu aussi l’expansion des furies de la nature, ce qui est toujours une belle chose à voir. Et puis tu sais que j’aime assez ce genre de tableaux ; c’est un goût inné. L’ignoble me plaît. C’est le sublime d’en bas. Quand il est vrai, il est aussi rare à trouver que celui d’en haut. Le cynisme est une merveilleuse chose, en cela qu’étant la charge du vice il en est en même temps le correctif et l’annihilation. Tous les grands voluptueux sont très pudiques ; jusqu’à présent je n’ai pas vu d’exception. Et puis, j’y repense, car j’ai été très étonné de ton aveu : quand elle serait belle après tout, cette femme, et quand même il y aurait eu, comme dit le maître dans son chaste langage, quelque chose entre nous deux, est-ce que ça te ferait peine ? Les femmes ne comprennent pas qu’on puisse aimer à des degrés différents ; elles parlent beaucoup de l’âme, mais le corps leur tient fort au cœur, car elles voient tout l’amour mis en jeu dans l’acte du corps. On peut adorer une femme et aller coucher chaque soir chez les filles, ou avoir une autre maîtresse, que l’on aime même ! ce qui paraîtra plus drôle, mais ce qui est pourtant vrai ! Allons, ne te renfrogne pas ; ce n’est pas, je crois, une allusion à moi que je fais ici : je vis comme un chartreux. Mais jusqu’à mercredi !
Adieu, cher amour, mille baisers sur tes doux yeux.
[Croisset,] samedi, 5 heures du
soir.
[5 septembre 1846.]
Je serais tenté de me battre quand je reçois tes lettres. Sais-tu l’effet qu’elles me font ? C’est de la haine pour moi. Tu veux donc que je me méprise, que tu prends toujours plaisir à me ravaler dans le parallèle que tu fais incessamment entre nous ? – Eh bien oui méprise-moi, accable-moi, dis que je ne t’aime pas. Tu mentiras mais dis-le, je recevrai tout de toi, tout, vois-tu, tu peux tout faire, je ne m’en fâcherai pas. – Tu es bonne, belle, douce, intelligente, dévouée. Tu me prouves que je ne suis rien de tout cela. Tu as peut-être raison car je ne fais rien en effet pour le paraître. Moi qui m’attendais que tu allais m’embrasser pour l’idée que j’ai eue de notre voyage à Mantes !… Ah bien oui ! tu me reproches déjà d’avance de n’y pas rester plus longtemps. Et si je ne l’avais pas eue cette idée, si cette occasion ne s’était pas présentée ! qu’est-ce donc que tu dirais ? Ma foi tant pis, je m’y perds. Je cherche partout et je ne trouve rien. Ce n’est pourtant pas ma faute. Tu me gourmandes de tout ce que j’écris, sur toutes mes idées, même sur celles qui n’ont aucun rapport à nous deux. Mais dis ce que tu voudras, j’aime ton écriture, écris n’importe quoi. J’aime les lignes que ta main a tracées, le papier sur lequel tu t’es penchée et qu’a peut-être frôlé le bout de tes cheveux odorants. – Envoie-moi tout ce que tu voudras, va ; je ne me fâcherai pas ; ça m’est impossible avec toi, je vois bien que tu souffres trop. Mais je n’en parlerai pas et je continuerai. Tu as cru prendre ma vanité au défaut de la cuirasse en me disant : « Tu es donc gardé comme une jeune fille ? » Cette phrase m’aurait été adressée il y a 5 ou 6 ans qu’elle m’aurait fait faire quelque sottise épouvantable. C’est sûr. – Je me serais fait tuer pour m’en effacer l’effet à moi-même. Mais elle a glissé sur moi, comme l’eau sur le cou d’un cygne. Elle ne m’a nullement humilié. Crois-tu que pour moi, pour moi seul, pour l’homme il ne me serait pas doux de te recevoir ici ? Qu’est-ce que je risque moi, rien, absolument rien du tout. Ma mère s’en apercevrait qu’elle ne m’en parlerait pas ; je la connais. Elle pourrait être jalouse de toi (quand ta fille aura 18 ans tu sauras qu’on peut être jalouse de son enfant et tu haïras son mari ; c’est la règle) mais tout s’arrêterait là. C’est pour toi que je t’ai dit de ne pas venir. Pour ton nom, pour ton honneur, pour ne pas te voir salie par les plaisanteries banales du premier venu, pour ne pas te faire rougir devant les douaniers qui se promènent le long du mur, pour qu’un domestique ne te ricane pas au visage ! Mais tu n’as pas compris ! non ! rien ! Un sarcasme là-dessus ! Allons ! c’est bon ! n’en parlons plus ! Embrasse-moi et que tout soit dit.
Causons plutôt de mercredi prochain que j’aspire avec convoitise. Pourquoi me dire que tu y seras triste ? Pourquoi, encore une fois, cherches-tu des souffrances dans l’avenir ? Tu n’as donc pas assez de celles du présent ? – Ton histoire de la Dame du Château-Rouge m’a beaucoup ému. Tu as bien fait de me l’avoir contée. Je ne sais qu’en penser, elle est étrange et singulière, j’y rêve depuis tantôt. J’aurais bien voulu la voir cette femme ; c’était une bonne étude. J’ai assez travaillé ces matières-là et j’aurais peut-être trouvé de suite la solution de tes doutes. Il faut quand tu la reverras savoir à quoi s’en tenir, et il faut tâcher de la revoir.
Il y a peut-être là-dessous de belles choses ! Il y en a peut-être d’infâmes, qui sait ? pourquoi suspecter le vice tout d’abord ? qu’en savons-nous ? – Moi, sous les belles apparences je cherche les vilains fonds et je tâche de découvrir, en dessous des superficies ignobles, des mines irrévélées de dévouement et de vertu. C’est une manie assez bonne qui vous fait voir du nouveau où on ne se douterait pas qu’il existe. Pourquoi cette femme, par exemple, qui voulait de suite te connaître, entrer dans ta vie, ne serait-elle pas prise pour toi d’une passion sincère et dévouée ? qui te dit qu’elle ne se présentait pas envoyée exprès pour accomplir en ta faveur quelque sacrifice dont tu auras besoin ? C’est peut-être cette femme-là qui t’aimera le mieux de toutes les femmes que tu as pu connaître. Qui te dit qu’elle se doute seulement des choses auxquelles tu fais allusion dans ta pensée ?… Il y a chez toutes les prostituées d’Italie une madone qui jour et nuit brille aux bougies au-dessus de leur lit. L’épais bourgeois ne voit là qu’une jonglerie absurde. Cela prouve que le bourgeois est une bête qui n’entend rien à l’âme humaine. Il n’y a là ni jonglerie ni impiété ni grimace. Ça me touche moi, cela, au contraire, je trouve cela sublime. Et combien de cœurs sont comme ces maisons-là avec leur candélabre béni qui brûle au-dessus des adultères et des immondicités, leur prêtant sa flamme et les éclairant de sa lueur pure. Mercredi nous causerons de tout cela. Non, mon ami Du Camp ne restera pas avec nous. Il continuera sa route. Nous pourrons bien nous passer de lui. Est-ce que nous ne nous passerions pas du monde entier quand nous sommes seuls ?
Mille baisers, oui mille, partout mais surtout sur tes seins, sur tes yeux dont le souvenir m’enflamme.
[Croisset,] dimanche, 11 heures du
soir.
[6 septembre 1846.]
Encore demain, et après-demain, puis nous allons nous revoir. Quand tu liras ceci il y aura 24 heures pour toi à passer avant que tu ne reçoives un baiser de celui que tu aimes et qui t’aime. Savoures-tu cette pensée comme moi, la respires-tu avec joie comme une fleur écartée qui vous envoie son vague parfum avant qu’on n’en jouisse à pleines narines ? Ah, nous serons seuls, bien seuls, à nous, dans ce village au milieu de la campagne, autour de nous le silence. Pourquoi es-tu triste ? Moi j’ai le pressentiment d’une journée de bonheur. Une journée c’est bien peu, n’est-ce pas, mais un beau jour illumine toute une année, et on a si peu de jours à vivre que, quand il arrive, un beau jour vaut la peine qu’on s’en réjouisse. Mais seras-tu sage ? pleureras-tu encore ? (Oh, si j’étais si sensuel que tu le crois, comme je les aimerais tes pleurs ! Elles te rendent si belle quand elles coulent le long de tes joues pâles et vont mourir sur ta gorge chaude et blanche !) Prendras-tu encore pour du calcul la sage prévision du malheur ? M’en voudras-tu toujours de ce que je casse les reins à mon plaisir pour t’épargner un supplice ? Si la chair, d’elle-même, a un héroïsme c’est bien celui-là, sois-en sûre. Il coûte peut-être plus que d’autres que l’on estime davantage et, suivant la coutume, ceux en faveur de qui on l’exerce n’en tiennent pas compte. Oui ma pauvre chérie, appelle ta pensée là-dessus, évoque toute ta raison et tu t’avoueras, après y avoir rêvé, que c’est au contraire parce que je t’aime que je ne m’abandonne pas à mon amour. Tu sentiras une preuve de tendresse où tu n’avais vu que tiédeur et corruption.
Allons, ris donc, comme dit Phidias. Demain c’est la folie, c’est l’ivresse, c’est toi, c’est moi. Demain je reverrai tes yeux qui brûlent d’un feu doux, ta bouche rose où je suspends la mienne et où je vais puiser les soupirs de ta poitrine, ton épaule nue que je hume avec ardeur. – Il me semble qu’il fera beau certainement, et qu’il y aura un grand soleil. Ta pensée est un soupirail par où il me vient un peu de lumière et d’air et tu crois que, quand je peux, je ne me rue pas au-devant pour vivre et respirer ! Autour de moi tout est triste et sombre. Ma mère est dans un bien épouvantable état. Ce que j’attribue au buste de notre ami qui l’a bouleversée. Jamais encore je ne l’ai vue si désolée ! Non, tu n’as pas vu de douleurs pareilles, pauvre amie, non jamais. Que le ciel t’épargne celles-là et, s’il faut que tu en aies, qu’il te donne plutôt toutes les autres.
Je repense à la Dame du Château-Rouge. Pourquoi repousser les attractions que nous avons causées ? – Cette femme a peut-être été horriblement blessée. Si les âmes voyagent, qui sait si la sienne n’en est pas une que tu as aimée jadis sous une autre forme ? – Ne sont-ce pas des souvenirs de passions conçues dans une existence antérieure que ces impulsions subites qui paraissent brutales et qui sont divines ? Après tout, quand elle serait ce que l’officiel a conjecturé… quel mal y a-t-il à cela ? – Tu n’es pas forcée de l’accepter. Laisse-la t’aimer si ça la rend heureuse. Quand on n’est pas attendri il faut tâcher alors de n’être pas cruel. C’est la même idée qui est au fond des formes diverses qui nous agréent ou nous répugnent, qui nous excitent ou nous scandalisent. Quand le soleil brille il y a autant de rubis dans le fumier que de perles dans la rosée. Les amours des singes et des loups sont peut-être pleins d’élégies superbes et d’idéalités bleuâtres auprès desquelles les nôtres pâliraient. Le scintillement lumineux qui maintenant m’arrive de la lune et la flamme que je vais tirer tout à l’heure d’une allumette chimique pour allumer ma pipe, tout cela n’est-ce pas la lumière ? – Et la même, partout, une et identique, quoique l’une vienne de 80 mille lieues à travers des créations inconnues, et que l’autre tienne dans ma main et parte à la pression de l’ongle. Adieu ma toute chérie, rêvons-nous cette nuit encore. Nous nous aurons demain. Tu sais comme je t’embrasse.
Prends le convoi qui part de Paris à 9 heures du matin. Je partirai à la même heure de Rouen.
[Croisset,] jeudi soir, 11 heures.
[10 septembre 1846.]
C’est moi qui suis resté le dernier. M’as-tu vu comme je te regardais jusqu’à la fin ? Tu as tourné le dos, tu es partie et je t’ai perdue de vue. Tu m’as appelé à la station. Mais je n’ai pas voulu venir ; quand on m’a dit au bout de la file des voitures qu’on ne pouvait passer, j’ai bien eu de suite l’intention de sauter à travers, de faire comme ce jeune homme dont tu m’invitais à suivre l’exemple, mais j’ai pensé que je t’embrasserais, car tes lèvres m’appelaient avec une attraction charmante et je n’ai pas voulu alors mêler une amertume de plus à notre séparation. Sais-tu que ça a été notre plus belle journée. Nous nous sommes aimés mieux encore, nous avons ressenti des plaisirs exquis. Oh ! je ne suis pas fatigué ce soir ; j’ai dormi tantôt 3 heures et si tu étais là tu me retrouverais comme hier, frais, vigoureux, ardent. J’ai arrangé une petite histoire que ma mère a crue, mais la pauvre femme a été hier bien inquiète. Elle est venue à 11 heures au chemin de fer ; elle a passé la nuit sans dormir et à se tourmenter. Ce matin, je l’ai trouvée au débarcadère dans un état d’anxiété extrême. Elle ne m’a fait aucun reproche, mais son visage était le plus grand de tous les reproches qu’on puisse faire.
Hein ! ce bon hôtel de Mantes et notre batelier et l’intelligent préposé du chemin de fer, comme tout cela est loin déjà, que ces 20 heures-là ont été remplies ! J’ai été fier de ce que tu m’as dit que jamais tu n’avais goûté de bonheur pareil, ta joie m’enflammait ; et moi, t’ai-je plu ? Dis-le-moi ; cela m’est doux.
Quand nous reverrons-nous ?
Oh ! je t’en prie, je t’en conjure, ne m’accuse jamais de ne pas te voir plus souvent. Tu ne t’imagines pas combien cela m’afflige et me blesse. Est-ce que c’est ma faute ? Ça ne le sera jamais. Mais je ne vois pas de circonstances prochaines ; ce sera dans longtemps. Maintenant résignons[-nous] d’avance ; fais-toi à cette idée. N’as-tu pas compris que, comme les gens qui partent sans savoir quand ils reviendront, je me donnais d’avance une grande saoulée d’amour, c’était l’orgie de mon cœur. Nous nous aimerons peut-être plus longtemps ainsi, exilés que nous serons par un désir inassouvi. Tout a été doux, n’est-ce pas ? Rien ne nous a gênés, je ne t’ai rien dit, il me semble, qui t’ait affligée, ni toi à moi. Quel beau souvenir, c’est à en faire dire une messe commémorative.
Revenu ici, j’ai prodigieusement mangé, surtout de l’aloyau. J’ai ri en dedans en pensant à la comparaison chérie de Phidias. Après m’être refait l’estomac, je me suis étendu sur mon divan où je me suis endormi de suite. Nous venons de dîner à 9 heures à cause de ces parents dont je t’ai parlé et qui sont venus très tard, mais avant de me coucher, j’ai voulu selon ma promesse t’envoyer encore un baiser, écho affaibli de ceux qui hier à cette heure-ci résonnaient si fort sur ton épaule quand tu me criais : « Mords-moi, mords-moi ! » ; t’en souviens-tu ?
Adieu ma toute belle, repense à tout ce que nous avons fait. J’ai relu tes vers. Merci. Je n’ai plus qu’eux maintenant. Encore adieu, mille caresses des plus chaudes, de celles que tu aimes le mieux. Aime toujours et ne m’accuse jamais. Moi, tu ferais tout que je te pardonnerais toujours. Oui, je reviendrais à toi. Il me semble que j’y serais forcé. Tu m’as dit une chose qui m’a fait bien plaisir, « c’est que quand même nous nous séparerions, nous garderions toujours l’un de l’autre un bon souvenir ». Oui, c’est vrai. Adieu chérie, adieu ; à toi corps et âme.
[Croisset,] samedi soir. [12 septembre 1846.]
Tu as été malade, pauvre ange ! nous en sommes peut-être la cause, à nous deux ! Nous nous serions fait mourir si nous eussions eu le temps. J’en avais l’envie. Étions-nous heureux ! Étions-nous fous et jeunes ! Je n’en reviens pas ! J’en ai le cœur encore charmé. Qu’il y en a peu, dans la vie, de ces journées-là ! Tu le sens toi-même, quand tu me dis encore ce matin que je garderai toujours pour toi une affection véritable. Tu penses donc, à ton tour, que l’amour, comme tous les morceaux de musique qui se chantent en nous, symphonies, chansonnettes ou romances, a son andante, son scherzo et son final ! Tu as donc aussi sondé l’abîme et tu en as vu le fond, où tu croyais qu’il n’y en avait pas. Sais-tu que c’est intelligent et bon, cela, la prévision future d’un autre sentiment aussi solide que le nôtre, quand celui-là finira, s’il finit ? – Oui, depuis mercredi, je t’aime d’une autre façon ; il me semble que nous sommes plus liés, plus intimes, que moins de choses extérieures peuvent influer sur notre union, que, quand même nous serions longtemps sans nous voir, cela ne ferait rien, et qu’enfin (en est-il de même pour toi ?) que notre amour est devenu plus sérieux tout en en perdant l’apparence. Veux-tu en savoir la cause ? C’est que nous avons été vrais, surtout, c’est que nous nous sommes laissés aller à la Nature sans art, sans nous troubler l’esprit, comme de pauvres enfants naïfs qui feraient cela pour la première fois. Aussi n’en ai-je pas rapporté d’amertume, mais au contraire une tiédeur exquise qui me tient dans une songerie voluptueuse.
J’ai été pourtant hier et aujourd’hui affreusement triste – de ces tristesses comme j’en avais dans ma jeunesse, à me jeter par la fenêtre pour en être quitte. C’est alors qu’on se souhaite tout ce qu’on n’a pas et que ce qu’on a vous obsède. C’est alors qu’on désire se faire renégat, camaldule, pirate, n’importe quoi, pour sortir au moins, ne fut-ce qu’en rêve, de l’affreux milieu où l’on étouffe. – Oui, je me suis, depuis 48 heures, vigoureusement ennuyé. C’est la réaction du bonheur de l’autre jour. Il faut que chaque joie soit payée par une douleur, que dis-je ? par une, par mille ! Je n’ai donc pas tort de ne pas trop les rechercher ! La félicité est un plaisir qui nous ruine. Pourtant, ce soir, je me suis remis au travail, mais en m’y forçant. Depuis six semaines environ que je te connais (expression décente), je ne fais rien. Il faut pourtant sortir de là ! Travaillons, et de notre mieux ! Puis nous nous verrons de temps à autre, quand nous le pourrons. Nous nous donnerons une bouffée d’air. Nous nous repaîtrons de nous-mêmes à nous en faire mourir… puis nous retournerons à notre jeûne. Qui sait ? c’est peut-être la meilleure méthode pour bien travailler, et bien s’aimer. Qui pourrait répondre que, vivant toujours ensemble, nous n’arriverions pas à nous lasser l’un de l’autre ? Il y aurait des soupçons, des jalousies peut-être ; de là des aigreurs, des brouilles ; nous finirions par continuer à nous voir par entêtement ou par habitude, et non plus par attraction, comme maintenant. Je ne le crois pas, cependant ; tu es trop bonne, trop douce, trop dévouée pour être comme les autres femmes qui sont si égoïstes, si âpres de l’homme qu’elles aiment. Oh ! tu m’aimes bien, va, je le sais, et il faudrait que je sois bien méchant et bien stupide pour ne pas le sentir, pour ne pas te le rendre. Tu m’admirais l’autre jour (oui, je lisais l’adoration dans tes yeux – dans les miens qu’y lisais-tu ?). Tu me trouvais fort et enflammé. Eh bien, il me semble maintenant que j’étais froid, que j’aurais pu te combler de plus de caresses et d’ardeurs, et que, la première fois, j’effacerai le souvenir de cette nuit-là comme celle-ci avait effacé celui de l’autre. Tu ne doutes plus de moi, n’est-ce pas, chère Louise ? Tu es bien sûre que je t’aime, que je t’aimerai encore longtemps. Et je ne te fais pas de serment, je ne te promets rien, je garde ma liberté comme toi la tienne. Et « quand tu commenceras à ne plus me plaire, je ne te ferai pas souffrir trop durement ». Ce sont tes expressions. Oh ! pauvre femme, tu ne sais pas comme cela m’a touché. Tiens, je crois au contraire, que tu commences à me plaire davantage. Je me souviens de ton visage sous ton mouchoir de nuit, avec tes deux accroche-cœur, quand tu étais sur moi, suspendue sur moi ; tes yeux brillaient, ta bouche tremblait, tes dents claquaient… et la douceur chaude de ton corps, quand je l’ai senti pour la première fois, couchés l’un contre l’autre, te rappelles-tu l’ivresse que j’en ai eue ?
Adieu, reçois ici tous mes baisers, ceux que je t’ai appris, m’as-tu dit, ceux dont je voudrais pouvoir te couvrir à toute heure tous les membres. Je me figure que tu es là et que tu te pâmes sous leur pression humide. Adieu, sur tes lèvres, mon amour.
L’adresse de Du Camp est place de la Madeleine, 26, si quelquefois tu en avais besoin ; mais il va, je crois, partir en voyage d’ici à deux ou trois jours.
[Croisset,] dimanche soir. [13 septembre 1846.]
Je suis bien tourmenté de ta santé, pauvre cœur, de tes vomissements et de ce maudit sang qui ne revient pas. Je t’engage toujours à t’assurer de ta position le plus vite possible. Consulte là-dessus ton médecin. S’il est un peu intelligent il te comprendra de suite. Ou vas-en consulter un autre, un bon pourvu qu’il ne te connaisse pas. Dis-lui que cela t’est arrivé quelquefois et demande-lui ce qu’on pourrait tenter pour être sûr de la chose. Avant de t’exposer à ce voyage il faut savoir à quoi s’en tenir, n’est-ce pas ? et si tu ne tentes pas ce que je te conseille (un remède pour faire venir les Anglais) comment seras-tu jamais certaine de la cause de leur absence ? Il arrive assez souvent qu’une cause morale suffit à les retenir, une émotion, n’importe quoi. Tu serais bien folle d’aller là-bas pour prévenir un mal qui n’existerait pas. – Je crois que cet avis est fort sage. Je t’engage, je te supplie de le suivre. Brûle aussi cette lettre, c’est plus prudent. Il faut penser à tout, ne fais pas de folie, ne tentons pas le malheur. Tu sais comme il guette ses victimes. – Si tu veux je t’enverrai une consultation que je te garantis d’avance bonne. Réfléchis à tout cela et réponds-moi de suite sur ce chapitre.
Je suis triste, ennuyé, horriblement agacé. Je redeviens comme il y a deux ans, d’une sensibilité douloureuse. Tout me fait mal et me déchire. Tes deux dernières lettres m’ont fait battre le cœur à me le rompre. Elles me remuent tant ! quand dépliant leurs plis le parfum du papier me monte aux narines et que la senteur de tes phrases caressantes me pénètre au cœur. – Ménage-moi ; tu me donnes le vertige avec ton amour ! – Il faut bien nous persuader pourtant que nous ne pouvons vivre ensemble. – Il faut se résigner à une existence plus plate et plus pâle. Je voudrais te voir en prendre l’habitude, que mon image au lieu de te brûler te réchauffe, qu’elle te console au lieu de te désespérer. Que veux-tu, chère amie, il le faut. Nous ne pouvons être toujours dans cette convulsion de l’âme dont les abattements qui la suivent sont la mort. Travaille, pense à autre chose. Toi qui as tant d’intelligence, emploies-en un peu à te rendre plus tranquille. Moi ma force est à bout. Je me sentais bien du courage pour moi seul, mais pour deux ! Mon métier est de soutenir tout le monde, j’en suis brisé, ne m’afflige plus par tes emportements qui me font me maudire moi-même sans que pourtant j’y voie de remède.
Ma mère, hier, était dans ma chambre comme je faisais ma toilette. Elle avait l’enfant sur ses bras. On m’apporte ta lettre. Elle la prend, en regarde l’écriture et dit, moitié en raillerie, comme s’adressant à l’enfant, moitié sérieusement : « Je voudrais bien savoir qu’est-ce qu’il y a dedans. » J’ai répondu par un rire assez niais que je voulais rendre comique pour lui ôter de l’esprit toute hypothèse sérieuse. Je ne sais si elle se doute de quelque chose. Ce pourrait être, la régularité du facteur est chose merveilleuse.
Il y a dans ton envoi de ce matin un mot dont je n’ai pas compris, je crois, le sens : qu’entends-tu par le mot trahison appliqué à moi ? Veux-tu dire : si j’aimais une autre femme ? Mais qu’entends-tu par le mot aimer ? Tu sais qu’il n’y en a pas de plus élastique. Ne dit-on pas également en l’employant : j’aime les bottes à revers et j’aime mon enfant ?
Tu t’exagères mon entourage quand tu compares ta solitude à la mienne. Oh ! non, c’est moi qui [suis] seul, qui l’ai toujours été. N’as-tu pas remarqué même l’autre jour à Mantes deux ou trois absences où tu t’es écriée : « Quel caractère fantasque ! à quoi rêves-tu ? » À quoi, je n’en sais rien mais ce que tu n’as vu que rarement est mon état habituel. Je ne suis avec personne, en aucun lieu, pas de mon pays et peut-être pas du monde. On a beau m’entourer, moi je ne m’entoure pas ; aussi les absences que la mort m’a faites n’ont pas apporté à mon âme un état nouveau mais l’ont perfectionné, cet état. J’étais seul au-dedans, je suis seul au-dehors. Qu’ai-je ici ? Des gens qui m’aiment, et peu, une seule. Mais ce n’est pas tout que d’être aimé. La vie ne se passe pas en effusions de tendresses. Cela est bon, cela est exquis à des moments rares et solennels. Ce qui rend les jours doux c’est l’épanchement de l’esprit, la communion des idées, les confidences des rêves qu’on fait, de tout ce qu’on désire, de tout ce qu’on pense ; et est-il ici-bas beaucoup d’êtres qui aient seulement la même opinion sur la manière dont il faut servir un dîner ou équiper un attelage ? À plus forte raison, que n’est-ce pas dans le domaine de la pensée pure ! et d’ailleurs j’ai remarqué ceci. C’est un axiome que j’ai écrit quelque part et par intuition avant que la pratique de ces dix derniers mois ne me l’ait confirmé : « Ce sont les gens qu’on aime le mieux qui vous font le plus souffrir. » Médite ceci et tu verras que mon intérieur n’est pas si gai que tu le penses.
Il faut que je te gronde d’une chose qui me choque et qui me scandalise, c’est du peu de souci que tu as de l’Art maintenant. De la gloire, soit, je t’approuve ; mais de l’Art, de la seule chose vraie et bonne de la vie ! Peux-tu lui comparer un amour de la terre, peux-tu préférer l’adoration d’une beauté relative au culte de la vraie ? Eh bien, je le dis, je n’ai que ça de bon (il n’y a que ça en moi que j’estime) : j’admire. – Toi tu mêles au Beau un tas de choses étrangères, l’utile, l’agréable, que sais-je ? Tu diras au Philosophe de t’expliquer l’idée du Beau pur telle qu’il l’a émise dans son cours de 1819 et telle que je la conçois. Nous recauserons de ça la prochaine fois.
Je lis maintenant un drame indien, Sakountala, et je fais du grec. Il ne va pas fort mon pauvre grec, ta figure vient toujours se placer entre le livre et mes yeux.
Adieu, chérie, sois sage, aime-moi bien et je t’aimerai beaucoup, car c’est là ce que tu veux, ma vorace amoureuse, mille baisers et mille tendresses.
[Croisset,] lundi, 10 h[eures] du
soir.
[14 septembre 1846.]
Quelle étrange fille tu fais ! On ne sait jamais que te dire ni que penser. Tes lettres rient d’un côté et pleurent de l’autre. Tu es pleine de boutades et d’excentricités, quoi que tu dises. Tu m’envoies encore ce matin des choses passablement dures. Tu veux que je m’y fasse. C’est ma ration quotidienne maintenant. Mais si j’allais finir par m’y habituer ! À force de frapper à la même place, la meurtrissure vient, puis le sang, puis le cal ! Parle-moi donc d’autre chose au nom du ciel, au nom de moi puisque tu m’aimes, que de venir à Paris. On dirait que c’est un parti pris chez toi de me tourmenter avec ce refrain. Mais je me le redis toute la journée, moi, – mais qu’y faire cependant ? Accuse-moi, injurie-moi dans ton cœur tant qu’il te plaira. Dieu (s’il y a un Dieu) lit dans ma conscience (si j’ai une conscience). Un avis, pendant que j’y pense, si tu veux à toute force venir me voir. Crois-tu que je ne rêve pas à cela souvent et que je ne m’en fais pas des tableaux charmants ? Ne viens jamais ici, il nous serait impossible topographiquement parlant de nous réunir. Je sais bien que l’idée de la réunion n’est pas ce qui te pousse, mais enfin c’est toujours un hors-d’œuvre plus qu’accessoire et qui vient inévitablement engaillardir tout festin du cœur. Il vaudrait mieux que tu t’arrêtasses à Rouen. Tu arriverais un matin, m’ayant prévenu la veille. Je prétexterais quelque course et je serais ici de retour vers 6 heures. – Je suis bien triste, pauvre chérie, quand le soir arrive. Ma pensée se reporte sur toi avec douceur, cela me délasse comme une brise. Quel sombre dimanche j’ai passé hier ! Mon frère n’est pas venu, il commence, je crois, à s’ennuyer de nous, ce qui n’a rien d’étonnant, et il nous laisse seuls. Il a raison. Ça ne guérit pas les pestiférés que de gagner la peste. Le foyer se dégarnit de ses hôtes comme le cœur des siens. Ils s’en vont les uns à la file des autres. On ne peut pas croire que leur départ est éternel. Ils ne reviennent pas pourtant ! – Comme tout se fait vide en peu de temps ! Que de places abandonnées par des êtres ou des choses qu’on ne reverra jamais !
Toi tu as l’esprit gai. Ce sont les circonstances extérieures qui t’affligent. Tu ne sens pas ces nausées d’ennui qui vous font désirer la mort. Tu ne portes pas en toi l’embêtement de la vie. Mot qu’il faudrait écrire par 20 H aspirées pour en rendre l’intensité ! Ou bien quand tu es triste c’est d’un désespoir tragique. Moi je suis dans un état plus bourgeois. Ton esprit à toi est rose et noir, le mien est brun. Pense si j’ai dû assez souffrir pour gagner, malgré la robuste santé qui s’étale dans mon allure, une maladie de nerfs qui m’a duré deux ans, et dont je ne suis pas encore peut-être tout à fait quitte ! Depuis que je te connais pourtant je n’ai jamais mieux été. Tu auras été mon médecin. Est-il, ma chérie, un meilleur baume que celui que je puise sur ta bouche ?
Parle-moi donc de ta santé. C’est là vraiment ce qui m’inquiète et tu ne me donnes pas assez de détails. Je suis tourmenté de tes maux de reins. Soigne-toi, ne veille pas trop, et surtout soigne ton moral. C’est la première chose à considérer pour que le physique se porte bien.
Il me semble qu’il y a 10 ans que nous étions à Mantes. C’est loin, loin, ce souvenir m’apparaît déjà dans un lointain splendide et triste, oscillant dans une vague couleur tout à la fois amère et ardente. C’est beau dans ma tête comme un coucher de soleil sur la neige. La neige c’est ma vie présente ; le soleil qui donne dessus c’est le souvenir, reflet embrasé qui l’illumine.
J’ai reçu ce matin un mot de Du Camp qui me parle de toi avec amitié. Il te remercie bien du billet de l’institut, qu’il n’a pas reçu (je lui en avais parlé aussitôt que tu me l’avais écrit) mais dont l’intention lui a fait plaisir et il me charge de te donner de sa part une bonne poignée de mains fraternelle. Si vous alliez me faire des traits à Paris quand vous vous verrez… quelle charge ! C’est pour le coup que Phidias rirait ! Il dirait peut-être encore : elle m’échigne mon Du Camp. Si j’étais à Paris je crois qu’il le dirait de son Fl[aubert]. Oui j’aimerais à me rendre malade de toi, à m’en tuer, à m’en abrutir, à n’être plus qu’une espèce de sensitive que ton baiser seul ferait vivre. Pas de milieu ! La vie, et c’est là la vie : aimer, aimer, jouir, ou bien quelque chose qui en a l’apparence et qui en est la négation, c’est-à-dire l’Idée, la contemplation de l’immuable, et pour tout dire par un mot, la Religion dans sa plus large extension. Je trouve que tu en manques trop, mon amour. Je veux dire qu’il me semble que tu n’adores pas beaucoup le Génie, que tu ne tressailles pas jusque dans tes entrailles à la contemplation du beau. Ce n’est pas tout que d’avoir des ailes. Il faut qu’elles vous portent. Un de ces jours je t’écrirai une longue lettre littéraire. Aujourd’hui j’ai fini Sakountala, l’Inde m’éblouit. C’est superbe. Les études que j’ai faites cet hiver sur le brahmanisme n’ont pas été loin de me rendre fou. Il y avait des moments où je sentais que je n’avais pas bien ma tête. On m’a annoncé aujourd’hui que d’ici à 15 jours je recevrai de Smyrne des ceintures de soie. Ça m’a fait plaisir. J’avoue cette faiblesse. Il y a ainsi pour moi un tas de niaiseries qui sont sérieuses. Adieu, je te baise sous la plante des pieds.
[Croisset,] nuit du mardi au
mercredi,
1 heure. [15-16 septembre 1846.]
S’il fût venu, je l’eusse accepté avec moins de murmures et de plaintes que tu ne le croyais. Je crie beaucoup avant, peu pendant. J’ai la peur du danger tant qu’il n’existe pas. Une fois venu je l’accepte sans y penser. Quand j’étais enfant je n’avais pas de crainte ni des voleurs ni des chevaux ni de l’orage mais des ténèbres et des fantômes. Je suis resté un peu comme ça, en grandissant. Mais puisque l’événement a tourné comme je le voulais, tant mieux ! tant mieux, c’est un malheureux de moins sur la terre. Une victime de moins à l’ennui, au vice ou au crime, à l’infortune à coup sûr. Tant mieux si je n’ai pas de postérité ! Mon nom obscur s’éteindra avec moi et le monde en continuera sa route comme si j’en laissais un illustre. C’est une idée qui me plaît à moi que celle du néant absolu. Axiome : c’est la vie qui console de la mort et c’est la mort qui console de la vie. Songe pour toi quel tracas et quels soucis c’eût été. – Je venais, tu m’acceptais dans la naïveté sublime de ton amour ingénu, tu me sacrifiais de suite, sans que je le demande, ton corps, ton âme, ta pudeur de femme, l’amour d’hommes supérieurs qui t’entourent et, pour t’en récompenser, par l’égoïsme personnel de ma jouissance je t’infligeais une punition d’autant plus terrible qu’elle t’était plus chère. Et tu étais résignée d’avance, pauvre ange ! tu étais contente encore, tu le regrettes maintenant. Oh ! que je t’embrasse ; je suis ému, je pleure. Oui que je te baise sur ce pauvre cœur qui bat pour moi ! On ! tu es bonne ! dévouée ! et fusses-tu née laide, ton âme rayonne dans tes yeux et te rend charmante d’un charme qui touche et attendrit. Non, jamais je n’ai été aimé comme tu m’aimes, tu as raison de le dire. Je ne le serai pas non plus. Cela n’arrive qu’une fois dans la vie pour qu’on s’en souvienne toujours et pour qu’en mourant on bénisse ce souvenir. Tu me dis encore que quand tu ne me plairas plus je ne te le fasse pas trop sentir. Ah ! ce serait hideux de ma part, ce serait infâme. Toi, toi, que je te fasse souffrir exprès ? Non ; si cela m’arrive pardonne-moi, dis-toi alors : c’est qu’il ne pouvait faire autrement, c’est que le ciel le voulait car s’il ne m’aime plus il m’aime encore, j’en suis sûre ; d’une autre manière mais il m’aime. Sois sage, travaille, fais-moi quelque grande belle chose sobre, sévère, quelque chose qui soit chaud en dessous et splendide à la surface, que je puisse en être fier, et que du fond de mon trou, quand je saurai qu’on t’applaudit là-bas je me dise : c’est elle qui a fait cela. Elle pensait à moi en le faisant.
Pourquoi repousses-tu si durement ce bon philosophe qu’il s’en aperçoit et t’en fait des reproches ? Qu’a-t-il donc commis, ce pauvre diable, pour que tu le maltraites ? Ne néglige pas tes amis, sois avec eux comme tu étais auparavant. Je ne veux rien t’ôter, entends-tu, mais au contraire t’ajouter quelque chose.
J’ai assez ri à la description de l’entrée de Béranger chez Dumas quand il a vu la dame en chemise. Quelle bonne balle que ce Dumas ! et quel chic de mœurs ! Sais-tu que cet homme-là, s’il manque de style dans ses écrits, en a furieusement dans sa personne ? Il fournirait lui-même un bien joli caractère. Mais quel dommage qu’une aussi belle organisation soit tombée si bas ! La mécanique ! la mécanique ! faire au meilleur marché possible le plus possible pour le plus grand nombre possible de consommateurs. On ne le lisait pas tant quand il faisait Angèle. Tout le monde le lit maintenant par la raison qu’on boit plus habituellement du Médoc ordinaire que du Laffitte. On a beau dire, il y a jusque dans les arts des popularités honteuses. La sienne est du nombre.
Je travaille assez : tout le jour du grec et du latin et le soir l’Orient ! Mais quoique je m’occupe je n’avance à rien. Je n’ai pas l’esprit libre. Il monte toujours à ton étage et se suspend à ta fenêtre pour voir par tes vitres ce qui s’y passe. On m’enverra demain de Paris un fauteuil pour écrire. Je l’étrennerai en t’écrivant. Ça portera bonheur à tout ce que j’y écrirai par la suite.
Adieu, ma chérie. Je pose ma tête sur ta poitrine et je m’endors.
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
Merci, mon cher ami, de ton envoi. Il m’est arrivé en bon état. J’espère te le restituer de même. – Avant la fin d’octobre, bien sûr, j’aurai fini ces deux bouquins. Quant à ceux que tu peux me prêter encore et que tu m’offres avec une générosité digne d’un gouvernement français, je remets cela à ton obligeance et à ta science. Je m’occupe un peu de l’Orient pour le quart d’heure, non dans un but scientifique, mais tout pittoresque : je recherche la couleur, la poésie, ce qui est sonore, ce qui est chaud, ce qui est beau. J’ai lu le Baghavad-Gitâ, le Nalus, un grand travail de Burnouf sur le Buddhisme, les hymnes du Rig-Véda, les lois de Manou, le Koran et quelques livres chinois ; voilà tout. Si tu peux me dénicher quelque recueil de poésies ou de vaudevilles plus ou moins facétieux composés par des Arabes, des indiens, des Perses, des Malais, des Japonais ou autres, tu peux me l’envoyer. Si tu connais quelque bon travail (revue ou livres) sur les religions ou les philosophies de l’Orient, indique-le-moi. Tu vois que le champ est vaste. Mais on trouve encore bien moins qu’on ne le croit. Il faut beaucoup lire pour arriver à un résultat nul. Beaucoup de bavardage dans tout cela, et pas autre chose.
Je lis maintenant le voyage de Chardin. Dans le 1er volume il y est question de relations diplomatiques sur Candie. Mais au reste ce n’est presque rien. Je fais toujours un peu de grec et je me bourre des poètes latins.
Adieu, mon cher Vasse. Quand tu t’ennuies pense à moi pour te distraire, et aux anciennes nuits de la rue de l’Est, quand nous faisions une si démesurée consommation de café. Si je t’apparais dans tes rêves, tâche que je ne sois pas mêlé à des tableaux lubriques et ne fais pas de fausse couche en voyant en songe le visage de ton ami
qui te serre les mains.
15 septembre, Croisset.
[Croisset,] jeudi soir. [17 septembre 1846.]
Du Camp est parti lundi soir pour le Maine. Il en reviendra dans un mois, vers le milieu d’octobre. Si l’Officiel arrive d’ici là, comment faire pour que tu reçoives mes lettres ? Je crois qu’en les adressant poste restante à un bureau de poste, soit à la Bourse par exemple sous un nom convenu et en prévenant d’avance, on te les donnerait. C’est là, jusqu’au moment où Maxime sera revenu, ce qu’il y a de plus sage ; une fois de retour à Paris ce sera très facile. Je lui écrirai à son adresse et je mettrai sur la lettre un signe qui signifiera que c’est pour toi ; il se chargera de te les faire parvenir aux heures où tu seras seule. Enfin, vous vous entendrez ensemble. Tu désirerais le voir, n’est-ce pas, pauvre amour ; moi aussi je voudrais bien avoir quelqu’un avec qui causer de toi, qui te connût, qui ait été dans ton intérieur, qui puisse me parler de toi, ne fût-ce que de tes meubles ou de ta bonne.
Cent fois le jour je me retiens, prêt à dire ton nom ; à propos de rien il me vient toujours des comparaisons, des rapports, des antithèses dont tu es le centre. Toutes les petites étoiles de mon cœur convergent autour de ta planète, ô mon bel astre.
Je travaille le plus que je peux. Je suis resté cet après-midi sept heures sans bouger de mon fauteuil, et ce soir trois. Tout cela ne vaut pas deux heures d’un travail raisonnable. Ton image vient toujours comme un brouillard léger (tu sais, une de ces vapeurs matinales qui dansent et montent lumineuses, aériennes, rosées) entre mes yeux et les lignes qu’ils parcourent. Je relis L’Énéide, dont je me répète à satiété quelques vers ; il ne m’en faut pas plus pour longtemps. Je m’en fatigue l’esprit moi-même ; il y a des phrases qui me restent dans la tête et dont je suis obsédé, comme de ces airs qui vous reviennent toujours et qui vous font mal tant on les aime. Je lis toujours mon drame indien, et le soir je relis ce bon Boileau, le législateur du Parnasse. Voilà ma vie. Dis-moi toute la tienne, tout ; rien ne m’est insignifiant ou inutile. Tu me parles de chagrins que tu veux me cacher. Oh ! je t’en prie ; au nom de notre amour, dis-les-moi tous ; peut-être aurais-je un mot pour les adoucir ? Je suis mûr, tu sais. J’ai quelque expérience. Confie-toi à moi sur tout cela, non pas comme à un amant, mais comme à un vieil ami. Je veux être tout pour toi ; je voudrais que ta vie matérielle dépendît de moi pour te l’entourer de soins, de luxe et de délicatesses recherchées. Je voudrais te voir écraser les autres, comme tu les écrases dans mon cœur quand je te compare à elles.
Ah ! si nous étions libres, nous voyagerions ensemble. C’est un rêve que je fais souvent, va. Quels rêves n’ai-je pas faits d’ailleurs ? C’est là mon infirmité à moi. Dis-moi donc tout ; conte-moi tes peines, tes soucis. Est-ce que je ne t’ai pas déjà donné assez des miens ? Je veux t’être utile à quelque chose enfin, puisque chaque jour s’écoule sans que je te puisse apporter une joie.
Un jour, plus tard (tu me parles de mes ennuis, c’est cela qui m’y fait penser), je t’étalerai la longue histoire de ma jeunesse ; on en ferait un beau livre, s’il se trouvait quelqu’un d’assez fort pour l’écrire. Ce ne sera pas moi. J’ai perdu déjà beaucoup, à 15 ans j’avais certes plus d’imagination que je n’en ai. À mesure que j’avance, je perds en verve, en originalité ce que j’acquiers peut-être en critique et en goût. J’arriverai, j’en ai peur, à ne plus oser écrire une ligne. La passion de la perfection vous fait détester même ce qui en approche.
Je ne mettrai pas tes lettres dans une cassette comme toi, mais dans le pupitre de ma sœur que je vais avoir là sur la table où je lui donnais des leçons. Elle est là, à ma droite, recouverte d’une vieille étoffe de soie à ramages qui a été une robe de bal à ma grand-mère. Je ne mettrai pas autre chose dans le pupitre. Maintenant tous mes trésors sont dans le tiroir d’une étagère. Sais-tu que je ne regarde jamais ta médaille sans attendrissement ? tu ne t’imagines pas combien j’ai trouvé cela bien et singulièrement tendre. Je me souviens de ta figure quand tu me l’as offerte. Je ne t’ai pas assez remerciée, j’en étais embarrassé et tout gauche, j’étais sot et stupide. Oh ! un baiser pour cela, un bon baiser, un long, un doux, un de ceux dont parle Montaigne (les âcres baisers de la jeunesse, longs, savoureux, gluants).
Adieu, ma pauvre, ma chère adorée (tu n’aimes pas ce mot-là, tant pis, il m’est venu sous la plume). Écris-moi, pense à moi. Je prends ta jolie tête par les deux oreilles et j’applique ta bouche sur la mienne. Il est minuit, je vais me coucher. Que le Dieu des songes t’envoie à moi !
[Croisset,] vendredi, 10 h[eures]
du soir.
[18 septembre 1846.]
Tu es une charmante femme, je finirai par t’aimer à la folie ! Merci de tes vers sur Mantes, ils m’ont beaucoup plu, sois-en sûre. Il y en a de beaux, ceux-ci par exemple :
Tout semblait rayonner du bonheur de nos âmes,
La nature et le ciel confondaient leur splendeur.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Là, par un long baiser suivi d’autres sans nombre,
Nous avons commencé notre fête d’amour.
et ensuite le mouvement :
Descendons du ciel sur la terre…
J’ai beaucoup ri à la description de l’auberge.
En nous voyant entrer, l’hôte a compris d’ailleurs
Que nous ferions largesse, et, sur notre visage,
Il a lu notre amour comme un heureux présage.
J’aime beaucoup « le perdreau succulent de Rosni » et « l’écrevisse au goût fin que dans la Seine on pêche ». Ceci est une faute de géographie culinaire. Je ne pense pas qu’on pêche d’écrevisses dans la Seine à Mantes. N’importe, mais ce qu’il y a de meilleur, c’est ceci : « Nous mangeâmes tous deux », etc., jusqu’à : « Quel repas, quel attrait ! » J’attends la lacune avec impatience. C’est là l’endroit le plus délicat. J’en suis curieux. La fin est d’une belle teinte ; mais tu devrais, au commencement, tâcher d’intercaler quelque chose pour l’intelligent préposé du chemin de fer. Il faut que le magnétisme qui attire deux êtres soit bien fort et bien vrai. Il découle d’eux sans doute d’une manière irrésistible puisqu’il se fait comprendre même des êtres qui lui sont étrangers.
Tu me juges donc un homme très gai, que tu m’envoies toutes les facéties que tu peux recueillir ? C’est une attention qui me touche, car il est vrai que je les aime, surtout quand elles sont aussi bonnes que celles de Mme Gay et de son vaillant époux. Mais il me semble que tu me prends tour à tour pour ce que je ne suis pas. Tantôt tu fais de moi une espèce de maudit de mélodrame, et la fois suivante tu m’assimiles au commis voyageur. Entre nous, je ne suis ni si haut ni si bas ; tu me vulgarises ou me poétises trop. C’est toujours la rage féminine de nier les demi-teintes et de ne pas vouloir, ou pouvoir, rien entendre aux natures complexes. Et il y a si peu de natures simples ! Tu as dit, sans le sentir, un mot d’une portée sublime : « Je crois que tu n’aimes sérieusement que les charges. » Si on le prend à la lettre, il est horriblement faux, car, aimant beaucoup le grotesque, je sens peu le ridicule, ce comique convenu. Mais si on veut lui donner, à ce mot, une signification plus vaste, il se peut qu’il y ait du vrai. Eh bien non ! quand j’y repense. Autrefois je saisissais assez nettement dans la vie les choses bouffonnes des sérieuses ; j’ai perdu cette faculté ! L’élément pathétique est venu pour moi se placer sous toutes les surfaces gaies, et l’ironie plane sur tous les ensembles sérieux. Ainsi donc le sens dans lequel tu dis que je me plais aux farces n’est pas vrai ; car, où en trouve-t-on, de la farce, du moment que tout l’est ? Je sais bien, ma pauvre vieille (ne t’indigne pas du mot, c’est ma meilleure expression de cœur), que tout ça ne te plaît pas trop à entendre ; mais que veux-tu ? Tel je suis ! Quant à mon fatalisme que tu me reproches, il est ancré en moi. J’y crois fermement. Je nie la liberté individuelle parce que je ne me sens pas libre ; et quant à l’humanité, on n’a qu’à lire l’histoire pour voir assez clairement qu’elle ne marche pas toujours comme elle le désirerait. Si tu désires entamer une discussion à ce sujet (qui ne sera pas amusante), je ne bouderai pas. Mais finissons toutes ces niaiseries, et embrassons-nous bien, car je veux te remercier encore une fois de ta bonne lettre de ce matin.
Tu me dis, cher ange, que je ne t’ai pas initiée à ma vie intime, à mes pensées les plus secrètes. Sais-tu ce qu’il y a de plus intime, de plus caché dans tout mon cœur et ce qui est le plus moi dans moi ? Ce sont deux ou trois pauvres idées d’art couvées avec amour ; voilà tout. Les plus grands événements de ma vie ont été quelques pensées, des lectures, certains couchers de soleil à Trouville au bord de la mer, et des causeries de cinq ou six heures consécutives avec un ami qui est maintenant marié et perdu pour moi. La différence que j’ai toujours eue, dans les façons de voir la vie, avec celles des autres, a fait que je me suis toujours (pas assez, hélas !) séquestré dans une âpreté solitaire d’où rien ne sortait. On m’a si souvent humilié, j’ai tant scandalisé, fait crier, que j’en suis venu, il y a déjà longtemps, à reconnaître que pour vivre tranquille il faut vivre seul et calfeutrer toutes ses fenêtres, de peur que l’air du monde ne vous arrive. Je garde toujours malgré moi quelque chose de cette habitude. Voilà pourquoi j’ai, pendant plusieurs années, fui systématiquement la société des femmes. Je ne voulais pas d’entrave au développement de mon principe natif, pas de joug, pas d’influence. J’avais fini par n’en plus désirer du tout. Je vivais sans les palpitations de la chair et du cœur, et sans m’apercevoir seulement de mon sexe. J’ai eu, je te l’ai dit, presque enfant, une grande passion. Quand elle a été finie, j’ai voulu alors faire deux parts, mettre d’un côté l’âme que je gardais pour l’Art, de l’autre le corps qui devait vivre n’importe comment. Puis tu es venue, tu as dérangé tout cela. Voilà que je rentre dans l’existence de l’homme !
Tu as réveillé en moi tout ce qui y sommeillait ou y pourrissait peut-être ! J’ai déjà été aimé et beaucoup, quoique je sois de ces gens qu’on oublie vite, et plus propres à faire naître l’émotion qu’à la faire durer. On m’aime toujours un peu comme quelque chose de drôle. L’amour, après tout, n’est qu’une curiosité supérieure, un appétit de l’inconnu qui vous pousse dans l’orage, poitrine ouverte et tête en avant.
Je reprends et je dis qu’on m’a aimé ; mais jamais comme toi, et jamais non plus il n’y a eu entre moi et une femme l’union qui existe entre nous deux. Jamais je ne me suis senti envers aucune un dévouement aussi profond, une propension aussi irrésistible, une communion aussi complète. Pourquoi dis-tu sans cesse que j’aime le clinquant, le chatoyant, le pailleté ! Poète de la forme ! c’est là le grand mot à outrages que les utilitaires jettent aux vrais artistes. Pour moi, tant qu’on ne m’aura pas, d’une phrase donnée, séparé la forme du fond, je soutiendrai que ce sont là deux mots vides de sens. Il n’y a pas de belles pensées sans belles formes, et réciproquement. La Beauté transsude de la forme dans le monde de l’Art, comme dans notre monde à nous il en sort la tentation, l’amour. De même que tu ne peux extraire d’un corps physique les qualités qui le constituent, c’est-à-dire couleur, étendue, solidité, sans le réduire à une abstraction creuse, sans le détruire en un mot, de même tu n’ôteras pas la forme de l’Idée, car l’Idée n’existe qu’en vertu de sa forme. Suppose une idée qui n’ait pas de forme, c’est impossible ; de même qu’une forme qui n’exprime pas une idée. Voilà un tas de sottises sur lesquelles la critique vit. On reproche aux gens qui écrivent en bon style de négliger l’Idée, le but moral ; comme si le but du médecin n’était pas de guérir, le but du peintre de peindre, le but du rossignol de chanter, comme si le but de l’Art n’était pas le Beau avant tout !
On va, accusant de sensualisme les statuaires qui font des femmes véritables avec des seins qui peuvent porter du lait et des hanches qui peuvent concevoir. Mais s’ils faisaient au contraire des draperies bourrées de coton et des figures plates comme des enseignes, on les appellerait idéalistes, spiritualistes. Ah oui ! c’est vrai : il néglige la forme, dirait-on ; mais c’est un penseur ! Et les bourgeois, là-dessus, de se récrier et de se forcer à admirer ce qui les ennuie. Il est facile, avec un jargon convenu, avec deux ou trois idées qui sont de cours, de se faire passer pour un écrivain socialiste, humanitaire, rénovateur et précurseur de cet avenir évangélique rêvé par les pauvres et par les fous. C’est là la manie actuelle ; on rougit de son métier. Faire tout bonnement des vers, écrire un roman, creuser du marbre, ah ! fi donc ! C’était bon autrefois, quand on n’avait pas la mission sociale du poète. Il faut que chaque œuvre maintenant ait sa signification morale, son enseignement gradué ; il faut donner une portée philosophique à un sonnet, qu’un drame tape sur les doigts aux monarques et qu’une aquarelle adoucisse les mœurs. L’avocasserie se glisse partout, la rage de discourir, de pérorer, de plaider ; la muse devient le piédestal de mille convoitises. Ô pauvre Olympe ! ils seraient capables de faire sur ton sommet un plant de pommes de terre ! Et s’il n’y avait que les médiocres qui s’en mêlassent, on les laisserait faire. Mais la vanité a chassé l’orgueil et établi mille petites cupidités là où régnait une large ambition. Les forts aussi, les grands, se sont dit à leur tour : pourquoi mon jour n’est-il pas venu déjà ? Pourquoi ne pas agiter à chaque heure cette foule, au lieu de la faire rêver plus tard ? Et alors ils sont montés à la tribune ; ils sont entrés dans un journal, et les voilà appuyant de leur nom immortel des théories éphémères.
Ils travaillent à renverser quelque ministre qui tombera sans eux, quand ils pourraient, par un seul vers de satire, attacher à son nom une illustration d’opprobre. Ils s’occupent d’impôt, de douanes, de lois, de paix et de guerre ! Mais que tout cela est petit ! Que tout cela passe ! Que tout cela est faux et relatif ! Et ils s’animent pour toutes ces misères ; ils crient contre tous les filous ; ils s’enthousiasment à toutes les bonnes actions communes ; ils s’apitoient sur chaque innocent qu’on tue, sur chaque chien qu’on écrase, comme s’ils étaient venus pour cela au monde. Il est plus beau, ce me semble, d’aller à plusieurs siècles de distance faire battre le cœur des générations et l’emplir de joies pures. Qui dira tous les tressaillements divins qu’Homère a causés, tous les pleurs que le bon Horace a fait en aller dans un sourire ? Pour moi seulement, j’ai de la reconnaissance à Plutarque à cause de ces soirs qu’il m’a donnés au collège, tout pleins d’ardeurs belliqueuses comme si alors j’eusse porté dans mon âme l’entraînement de deux armées.
Je ne sais pas si tout cela est lisible ; j’écris trop vite.
Adieu, cher amour. Il n’y a pas moyen de [te] faire la moindre surprise. Je voulais te donner une ceinture turque et tu la demandes avant que je l’aie reçue. Pouvais-tu imaginer que je n’y pensais pas ! Mille baisers. Merci des autographes. Ce n’est pas que j’en sois amateur ; mais tout ce qui te touche m’intéresse.
[Croisset, vers le 20 septembre 1846.]
… sur autrui. Mais celui-là n’a rien de ce qu’il faut pour réussir à Paris. Le chic (qui est tout) lui manque totalement et il restera à la porte avec sa connaissance des partitions étrangères et sa science harmonique, tandis qu’on lui préférera quelque agréable monsieur qui portera des manchettes et saura saluer en entrant.
Enfin, vieux, fais là-dedans ce que tu pourras.
À ta sagesse.
Le tien.
Je commence à être embêté de Sakountala. N’y travaillant que le soir (puisque toute la journée est au latin et au grec), je trouve que ça n’avance pas vite. – Ce qui de toutes ces lectures me servira, je le crois, le plus si jamais je tente mon conte oriental auquel loin d’avancer je ne pense plus, ce sera ce bon Chardin. Il y a une foule de détails techniques.
J’ai lu hier dans mon après-midi presque tout un chant de L’Énéide. Dire que j’ai copié cela cent fois en pensum ! Quelle infamie ! quelle ignorance, quelle misère !! J’ai craché dessus de dégoût. J’en ai eu des pâmoisons d’ennui. Et c’est beau ! beau ! beau ! à chaque vers j’étais étonné, ravi, je m’en voulais, je n’en revenais pas.
Tantôt ma mère et moi nous avons parlé de voyage, et d’un voyage comme je veux en faire avec toi, notre voyage à pied, en Bretagne. Elle a approuvé ce projet, elle t’aime, elle a deviné ton cœur, ce qui n’est pas difficile car il brille sous ta figure comme une lampe sous son globe. Elle m’a dit qu’elle le ferait bien l’année prochaine, si elle a de l’argent, mais en poste avec sa fille et Hamard, et nous rejoignant seulement dans les villes, tous les huit ou quinze jours, selon que nous voudrions. Ainsi nous serions totalement libres et seuls. Si ça te va dans un an, ça me va, sinon, non.
Encore mille tendresses.
Semper tibi.
Pas plus de nouvelles de Touzan que s’il était mort. Je lui ai écrit hier que je le remerciais de ses services et de sa politesse. C’est un drôle !
[Croisset,] dimanche soir, 10
heures.
[20 septembre 1846.]
Je m’étais couché tard hier. On m’a réveillé pour m’apporter ta lettre. Je l’ai lue encore presque endormi et les yeux bouffis. C’est venu comme un de ces bons baisers avec lesquels les mères réveillent leurs enfants, caresse matinale qui bénit toute la journée. J’aime tant tes lettres, elles sont si bien toi. Elles émanent si bien de ton pauvre cœur ; elles sont comme ta figure, tour à tour ardentes, tristes, rêveuses, et toujours aimantes et douces. Entre les lignes, il me semble que je t’aperçois me sourire. Quand mes yeux s’arrêtent au bas des pages, je vois ton long regard tendre qui vient à moi. Mais pourquoi me caches-tu encore tes chagrins ? Je veux que tu me dises tout, entends-tu ? tout, que tu me donnes des détails. Tu m’en donnes sur beaucoup de gens que je ne connais pas, pourquoi m’en prives-tu sur toi ? Il est triste, n’est-ce pas, d’être obligé de vivre et surtout d’avoir besoin d’argent pour accomplir cette fonction. C’est ici une des plaies cachées de ma nature, mais plaie énorme. Je suis démesurément pauvre. Quand je dis cela à ma mère ou quand je le laisse percer, – elle qui ne comprend pas qu’on désire rien que ce qu’elle a perdu, et qui ne saisit pas que les besoins de l’imagination sont les pires de tous, – cela la blesse. Elle pense à notre père qui nous a acquis par son travail une aisance honnête. – Eh bien, je soutiens que c’est un malheur immense, en cela qu’on le sent chaque jour, que d’être né dans la médiocrité, avec des instincts de richesse. On en souffre à toute minute, on en souffre pour soi, pour les autres, pour tout. Tu vas rire de tout cela, moi j’en ris aussi et je me trouve d’un suprême ridicule. J’ai voulu m’en corriger, impossible, ça empire au lieu de diminuer. Je suis d’une cupidité excessive, en même temps que je ne tiens à rien. On viendrait m’apprendre que je n’ai plus le sou, que je n’en dormirais pas moins cette nuit. Quant à l’envie et à la jalousie, ce sont deux sentiments dont, en me sondant bien, je ne vois pas l’apparence en moi. J’ai souvent joui du bonheur des autres ; quant à m’en affliger, jamais. Mais mon faible, c’est un besoin d’argent qui m’effraie. C’est un appétit de choses splendides qui, n’étant pas satisfait, augmente, s’aigrit et tourne en manie. Tu me demandais l’autre jour à quoi je passais mon temps avec Du Camp ? Nous avons pendant trois jours travaillé sur la carte à un grand voyage en Asie qui devait durer six ans, et nous coûter, de la manière dont il était conçu, 3 millions 600 mille et quelques francs.
Nous avons tout arrangé, achats de chevaux, d’équipements, de tentes, paye des hommes d’escorte, costumes, armes, etc. Nous nous étions si bien monté la tête que nous en avons été un peu malades : lui surtout a eu la fièvre. N’est-ce pas bête ? Mais qu’y faire si c’est dans mon sang ? Est-ce ma faute ? Il me faudrait seulement pour vivre en garçon à Paris une trentaine de mille livres de rente. Jamais je ne les aurai, et comme je ne serai jamais propre à gagner 2 liards, je m’en irai vivre dans quelque coin où il y ait du soleil, ce qui me tiendra lieu d’habit. – Et le beau de là-dedans, c’est que mon parti en est pris, et pris d’avance. Oui, j’aurais voulu être riche parce que j’aurais fait de belles choses. J’aurais fait de l’art pratique, j’aurais été grand et beau. Il eût fait bon me connaître. La canaille m’eût aimé, je l’aurais soûlée chaque soir avec plaisir !
Les philanthropes sont contents d’eux quand ils ont donné une paire de sabots à un homme qui allait nu-pieds, et une soupe à celui qui mangeait un morceau de pain sec. J’aurais fait mieux, j’aurais procuré le plaisir à ceux qui sont tristes et prodigué le superflu à ceux qui ont le nécessaire. Axiome : le superflu est le premier des besoins. Quand vous sortez, vous cherchez vos gants avant votre bourse, que vous oubliez plutôt qu’eux. Sais-tu à quoi j’ai pensé ces jours-ci ? À deux meubles que je voudrais me faire confectionner : le premier serait pour être mis dans un salon voûté en dôme bleu, c’est un divan en peau de cygne ; et le second c’est un divan en plumes de colibris ! En voilà assez pour m’occuper toute une journée et me rendre triste le soir. Ne crois pas que je sois paresseux, que je passe mes journées à regarder le plafond en rêvant à toutes ces songeries ; je suis naturellement actif et laborieux. Je lis, j’écris, je m’occupe ; mais j’ai des bondissements intérieurs qui m’emportent malgré moi.
L’histoire de ce bon bibliophile qui t’a aimée sans te le dire m’a touché. Pauvre homme ! il a dû souffrir ! Je ne sais pas si c’est parce que j’avais un pressentiment qu’il t’aimait que je me suis de suite senti à lui vouloir du bien. À propos, pendant que j’y pense, demande donc à ton cousin, puisqu’il a habité Cayenne, qu’il te donne des nouvelles de deux personnes, M. Brache et Mme Foucaud de Langlade. Cette dernière doit n’y être plus depuis longtemps.
Je t’envoie un mot pour remettre à Phidias quand tu sauras où on peut le trouver. Le mieux sera le plus tôt possible. Lis-le, tu verras de quoi il est question, et si tu connais quelqu’un qui puisse rendre service à mon protégé, cela me fera grand plaisir. Je suis tout dévoué à ce brave garçon qui se rallie à mes souvenirs les plus gais et les plus tendres aussi. C’est lui qui faisait jouer à ma sœur du Mozart et du Beethoven. J’ai beaucoup ri avec lui autrefois, et beaucoup bu aussi. Maintenant entre lui et moi, comme avec tous les autres du reste, il n’y a plus rien de commun. Cela est venu par la force des choses ; j’ai changé, j’ai grandi. Voilà une nature heureuse. Il a été dans la plus atroce misère sans en être affecté, et quand il a pu, il s’en est donné à cœur joie. C’est une belle et bonne âme, et la plus généreuse que je connaisse sous son enveloppe commune. Quand il n’a plus d’argent, il donne ses habits, ses meubles. Je l’ai vu hébergeant et nourrissant sept personnes à la fois. Comme il n’avait pas de drap pour le 7ième, il le faisait coucher avec lui. J’y suis entré un matin. L’étranger avait pour bonnet de nuit une casquette d’été que son hôte lui avait prêtée : c’était d’un comique achevé. J’aimerais à le voir réussir dans sa demande. Je le crois un vrai artiste. Parles-en à Chopin si tu vas chez G[eorge] Sand, c’est son ami intime et son camarade d’enfance.
N’aie pas peur que je fasse la cour à ma cousine la Champenoise. L’idée m’en fait rire. C’est une figure qui n’excite pas. Ma belle-sœur a vu tantôt ton portrait qu’elle ne connaissait pas. Elle a d’abord trouvé que tu ressemblais à une dame de sa connaissance, puis en le regardant de plus près, elle a trouvé que non et, faisant attention aux papillotes : « Est-ce qu’elle en a autant que ça ? – Oui. C’est comme des oreilles de caniche ! » Voilà son éloge. J’ai trouvé ça drôle. Et moi, ai-je pensé, je suis le berger de ce caniche.
Adieu chère aimée, mille baisers sur tes beaux yeux et sur ces longues papillotes dont je vais quelquefois respirer un peu l’odeur dans la petite pantoufle à crevés bleus, car c’est là que j’ai serré la mèche ; la mitaine est dans l’autre, la médaille à côté, et à côté les lettres.
Croisset, près Rouen, lundi matin.
[21 septembre 1846.]
Une fois que vous avez rendu service aux gens, on n’entend plus parler de vous. Quand vous vous êtes remué pour eux, vous croyez avoir tout fait. Vous vous trompez ; il serait bien aimable de leur donner signe de vie quelquefois. Quand vous venez à Rouen, vous ne me faites pas de visites ; et, quand je vais à Paris, on ne vous trouve pas. Vous serez bien forcé, au moins cette fois, de me répondre, si vous êtes un peu brave homme, comme j’en suis sûr.
Vous m’avez dit, lors de nos affaires (qui, Dieu merci ! sont finies : Achille est installé à l’Hôtel-Dieu et tout prêt à vous y recevoir, si vous vous y présentez), que vous connaissiez Mlle Bertin, et, partant, tout le Journal des Débats. Mlle Bertin est une notabilité musicale qui pourrait nous rendre service. J’ai encore l’air d’un fier intrigant, n’est-ce pas ? Il y a de quoi rire. Voici l’histoire :
Il s’agit de l’Opéra et de la place d’Habeneck, qui va être vacante par suite de la paralysie d’iceluy. Ce n’est pas moi qui la demande, cette place, mais un de mes amis, un homme de talent, d’un talent vrai et sérieux, que l’on appelle Orlowski. Il a été premier alto à l’Opéra-Comique, chef d’orchestre à Rouen, où il a monté La Juive d’une façon telle qu’il s’est acquis, de ce jour-là, la protection et l’amitié d’Halévy, qui va appuyer sa demande. Il est venu en France comme premier grand prix du Conservatoire de Varsovie. C’est un artiste possédant à fond les partitions étrangères, une vraie nature musicale qui va se perdre et pourrir en province.
Ainsi, ce n’est pas un sot que je vous recommande ; ou plutôt c’en est un ! Car le pauvre garçon manque absolument de chic, qualité indispensable pour réussir à Paris ; et il restera à la porte, avec toute sa science musicale (tout son génie peut-être !) tandis qu’on lui préférera quelque aimable monsieur, compositeur de romances andalouses. Si Mlle Bertin pouvait le recommander à Pillet ou à Cavé, en même temps qu’elle me ferait grand plaisir, elle ne ferait rien que de juste. Si elle connaît Chopin, le pianiste, c’est un ami intime d’Orlowski, qui lui donnerait sur son compte tous les renseignements possibles pour tranquilliser sa conscience d’artiste. La nomination dépend de M. Duchâtel. Je doute que vous lui ayez donné des leçons de latin, ou même de français ! Si vous le connaissiez, ce serait superbe !
Dites-moi un peu, quand vous me répondrez, ce que vous faites. Où en est votre Démosthène ? Parlez-moi un peu de vos travaux. Cet hiver, si je vais à Paris, j’espère avoir avec vous quelques bonnes causeries un peu littéraires et classiques qui me seront sans doute utiles, amusantes à coup sûr. Adieu, mon cher maître. Je vous recommande bien sérieusement mon chef d’orchestre et je vous serre les mains. À vous de cœur.
Il ne se présente pour cette place aucun concurrent sérieux ; c’est ce qui engage mon ami à se présenter. S’il avait vu parmi ses concurrents un homme connu, il se serait retiré.
[Croisset,] mardi, 10 heures du
matin.
[22 septembre 1846.]
Je suis obligé d’aller à Rouen pour recevoir la statue que le mouleur de Phidias m’envoie (c’est L’Eau qui écoute, une de celles de la fontaine de Nîmes, tu sais). Je pensais n’y aller que demain pour divers arrangements de notre logement d’hiver et je voulais t’écrire ce soir tout à mon aise une lettre que j’aurais mise à la poste avant 11 heures pour qu’elle t’arrivât le soir. Mais je n’irai pas demain. Tous ces dérangements m’assomment. Aussi je me dépêche bien vite de t’envoyer quelques bons baisers pendant que le domestique s’apprête. Merci de l’envoi de ce matin, j’attendais le facteur sur le quai, sans en avoir l’air, et tout en fumant. Ce bon facteur ! Je lui fais donner à la cuisine un verre de vin pour le rafraîchir. Il aime beaucoup la maison et est très exact. Hier qu’il ne m’a rien apporté, il n’a rien eu. Tu m’envoies tout ce que tu peux trouver pour flatter mon amour ; tu me jettes à moi tous les hommages que tu reçois. J’ai lu la lettre de Platon avec toute l’intensité dont mon intelligence est susceptible, j’y ai vu beaucoup. Énormément. Le fond du cœur de cet homme-là, quoi qu’il fasse pour le montrer calme, est froid et vide. Sa vie est triste et rien n’y rayonne, j’en suis sûr. Mais il t’a beaucoup aimée et il t’aime encore d’un amour profond et solitaire, cela lui durera longtemps. Sa lettre m’a fait mal. J’ai découvert jusqu’au fond l’intérieur de cette existence blafarde, remplie de travaux conçus sans enthousiasme et exécutés avec un entêtement enragé qui, seul, le soutient. Ton amour y jetait un peu de joie, il s’y cramponnait avec l’appétit que les vieillards ont pour la vie. Tu étais sa dernière passion et la seule chose qui le consolât de lui-même. Il est, je crois, jaloux de Béranger. La vie et la gloire de cet homme ne doivent pas lui plaire. Le Philosophe d’ordinaire est une espèce d’être bâtard entre le Savant et le Poète et qui porte envie à l’un et à l’autre. La métaphysique vous met beaucoup d’âcreté dans le sang. – C’est très curieux et très amusant. J’y ai travaillé avec assez d’ardeur pendant deux ans, mais c’est un temps perdu que je regrette. Tu dis un mot bien vrai : « l’amour est une grande comédie et la vie aussi quand on n’y est pas acteur », seulement je n’admets pas que ça fasse rire. Il y a à peu près 18 mois, j’ai fait cette expérience sur nature vivante. C’est-à-dire que l’expérience s’est trouvée faite d’elle-même. C’est moi qui n’ai pas voulu la voir complète. Je fréquentais une maison où il y avait une jeune fille charmante, admirablement belle, d’une beauté toute chrétienne et presque gothique, si je puis dire. Elle avait un esprit naïf, facile à l’émotion ; elle pleurait ou riait tour à tour, comme il fait tour à tour pluie et soleil. J’agitais au gré de ma parole tout ce beau cœur où il n’y avait rien que de pur. – Je la vois encore couchée sur son oreiller rose et me regardant, quand je lisais, avec ses grands yeux bleus. – Un jour nous étions seuls, assis sur un canapé. Elle me prit la main, me passa ses doigts dans les miens. Je me laissais faire sans penser à rien du tout car je suis très innocent la plupart du temps, et elle me regarda avec un regard… qui me fait encore froid. – La mère entra là-dessus, elle comprit tout, et sourit en songeant à la consommation du gendre. Je n’oublierai pas ce sourire. C’est ce que j’ai vu de plus sublime. Il était composé d’indulgence bénigne et de canaillerie supérieure. – Je suis sûr que la pauvre fille s’était laissée aller à un mouvement de tendresse invincible, à une de ces fadeurs de l’âme où il semble que tout ce qu’on a en vous se liquéfie et se dissout, agonie voluptueuse qui serait pleine de délices si on n’était prêt à éclater en sanglots ou à fondre en larmes. – Tu ne peux pas te figurer l’impression de terreur que j’en ai ressentie. J’en suis revenu chez moi bouleversé et me reprochant de vivre. Je ne sais pas si je m’étais exagéré les choses mais moi qui ne l’aimais pas, j’aurais donné ma vie avec plaisir pour racheter ce regard d’amour triste auquel le mien n’avait pas répondu.
Je t’engage à faire le pendant de La Provinciale à Paris : Le Colon à Paris, comme tu en as le dessein. Quelle atroce invention que celle du bourgeois, n’est-ce pas ? Pourquoi est-il sur la terre et qu’y fait-il, le misérable ! Pour moi, je ne sais pas à quoi peuvent passer leur temps ici les gens qui ne s’occupent pas d’art. La manière dont ils vivent est un problème. – Tu as peut-être raison sur ce que tu me dis que trop lire éteint l’imagination, l’élément individuel, seule chose après tout qui ait quelque valeur. – Mais je suis engagé dans un tas de travaux qu’il faut que je finisse, et puis maintenant j’ai toujours peur d’écrire, de manquer mes plans, de sorte que je recule devant l’exécution. Attends pour m’envoyer ce que tu veux, que Du Camp soit revenu. À son retour il viendra ici 2 jours. – J’attends néanmoins très incessamment la fin de Mantes.
Adieu, il est temps que je parte. À toi, cher amour, celui qui t’aime et t’embrasse sur les seins. Regarde-les et dis : il rêve votre rondeur et son désir pose sa tête sur vous.
[Croisset,] jeudi, 11 heures du
matin.
[24 septembre 1846.]
Nous avons été cette nuit singulièrement troublés par une aventure dont malheureusement je n’ai pu goûter le grotesque puisque j’étais endormi et qu’au moment où ça s’est passé je rêvais un beau rêve : j’étais sur le bord de la mer sous de hautes falaises dans une grotte tapissée de varechs et de fucus. Je n’ai pas entendu le bruit qu’on faisait. On a volé chez mon beau-frère, et des voisins sont venus nous avertir avec des lanternes, des cannes et des parapluies pour leur servir de défense. Mon beau-frère couchait chez nous. Sa petite fille est malade et il n’y avait chez lui que son domestique, lequel dans sa frayeur a été tellement bouleversé qu’il a cassé un carreau et a voulu se jeter par la fenêtre. C’était à ce qu’il paraît fort drôle. Le pauvre diable n’est pas brave et il était fou de terreur. Il y a des natures réjouissantes, n’est-ce pas ? – Tout le monde ici est encore préoccupé de cela. On a enlevé une pendule et divers objets qu’on a retrouvés ensuite dans le jardin. Je regrette bien qu’on ne m’ait pas éveillé non pas pour voir le misérable (style de journaux), que personne n’a vu, mais pour considérer un peu la mine bête des gens qui le cherchaient. J’ai manqué là un bon tableau. C’est le second que je perds de ce genre. En Corse nous avions pour guide le chef des voltigeurs. – Un jour nous entendîmes tout à coup deux coups de feu qui semblaient dirigés vers nous. – Notre homme qui avait affaire, par sa place, avec tous les bandits du pays en fut convaincu à l’instant et il nous dit de nous tenir à distance et de marcher derrière lui. Il s’avança, la carabine en joue et le doigt sur la gâchette. Nous le suivions à dix pas, tenant nos chevaux par la bride. Cela dura ainsi 10 minutes et nous ne vîmes rien du tout. C’est une des plus grandes mortifications que j’aie éprouvée. Je ne suis pas d’une complexion héroïque mais le danger me plaît assez. Il m’amuse, c’est tout dire. Cette nuit il n’y avait de danger que de gagner un rhume et je n’en attrape jamais.
Tout ici va mal, ma nièce est malade. Elle vomit, comme son grand-père, comme sa mère. Elle suivra peut-être le même chemin qu’eux ; je m’y attends. Cet enfant ne vivra pas vieux, je crois. Elle a été entourée à son berceau de trop de larmes et de trop de baisers désespérés. – Cela porte malheur aux gens que de les trop aimer. Enfin que Dieu fasse comme il voudra ! Si cela doit être, ce sera. Du jour où mon père a été atteint j’ai vu de suite trois enterrements. Il y [en] a déjà deux de passés ; dans un temps plus ou moins éloigné il y en aura un autre, et celui-la je le souhaite c’est celui de ma mère. – Ce qu’il y a de bon c’est que je [le] lui ai dit. Elle m’a compris et m’a su de la reconnaissance pour ce désir homicide. – Nous sommes elle et moi fort inquiets (et nous ne le disons à personne) de l’état de mon beau-frère. Le chagrin l’a tellement brisé, ce pauvre garçon, que nous croyons qu’il se dérange. Sa tête n’y tiendra pas. Tout cela finira encore assez mal.
Que me disais-tu donc dans ta lettre d’hier, encore des reproches ! Pourquoi ne viens-tu pas ? venir, toujours ! – Je suis tiraillé par tout le monde, tout le monde pèse sur moi, moi qui ne pèse sur personne. À peine si je puis retrouver ma personnalité dans le chaos de douleurs contraires qui m’assiègent.
Je t’aurais écrit hier soir une longue lettre en réponse à la tienne (ce sera pour demain) si je n’avais été à Rouen chercher mon frère pour ma nièce. – Je répondrai à toutes tes questions. Mais sois satisfaite de suite sur un point, c’est que « je ne presse aucune autre femme dans mes bras », suivant ton expression, aucune. Je peux vivre comme cela pendant des années. Le temps est loin où je me faisais un devoir d’aller régulièrement passer la nuit de la Saint-Sylvestre chez les filles pour inaugurer l’année. – Encore dans ce temps-là c’était plutôt une manie que l’attrait du plaisir. Maintenant, quand j’ai des désirs, une cuvette d’eau froide m’en débarrasse, voilà. J’ai trouvé la fameuse comparaison du bibliophile d’assez mauvais goût. Il posait en disant cela et parlait pour lui. On fait toujours de belles phrases quand on donne le bras à une jolie femme. Il n’est pas difficile de se faire passer pour un homme à grands sentiments quand on sait très bien qu’on ne vous en demandera pas la preuve.
Adieu, ma toute chérie, à demain une plus longue épître.
[Croisset,] dimanche matin, 11
h[eures].
[27 septembre 1846.]
Enfin ! le quatrième jour je reçois une lettre. Je croyais que c’était un parti pris pour me tenter et pour voir qu’est-ce que je ferais. – Tiens, pendant que j’y pense, que je te donne de suite un conseil. Ne confie ton secret à personne, et pour les lettres ne te fie pas plus à ta couturière qu’à tout autre. On est toujours trahi par ces gens-là, tout aussi bien que par vos amis. Quoique ce soit une course épouvantable que d’aller rue Saint-Jacques cela vaudra mieux, cela sera plus sûr. Tu iras tous les deux jours (dans chaque lettre je t’annoncerai positivement le jour où la suivante arrivera à Paris). Retiens cette grande maxime, ma chère enfant : la défiance est la mère de la sûreté. – Tu t’étonnes que j’aie si bien jugé le Philosophe sans le connaître ? C’est que j’ai déjà, quoique je n’en aie pas l’air, quelque expérience des choses. Tu n’as pas voulu le croire quand je te l’ai dit dès le premier jour. Je suis mûr. Mûr avant l’âge c’est vrai parce que j’ai vécu en serre chaude. Je ne me pose jamais en homme qui a de l’expérience, ce serait trop sot. Mais j’observe beaucoup, et je ne conclus jamais : moyen infaillible de ne pas se tromper. – J’ai retourné et j’ai joué par-dessus la jambe, dans une affaire personnelle, des diplomates illustres, ce qui m’a donné un dégoût profond de leur capacité. La vie pratique m’est odieuse. La nécessité de venir seulement s’asseoir à heures fixes dans une salle à manger me remplit l’âme d’un sentiment de misère. Mais quand je m’en mêle (de la vie pratique), quand je m’y mets (à table), je m’y entends tout comme un autre. Tu voudrais me faire connaître Béranger. Je le désire aussi. C’est une grande nature qui me touche. Mais il a, je parle de ses œuvres, un malheur immense. C’est la classe de ses admirateurs. Il y a des génies énormes qui n’ont qu’un défaut, qu’un vice, c’est d’être sentis surtout par les esprits vulgaires, par les cœurs à poésie facile. Béranger, depuis 30 ans, défraye les amours d’étudiant et les rêves sensuels des commis voyageurs. Je sais bien que ce n’est [pas] pour eux qu’il a écrit. Mais c’est surtout ces gens-là qui le sentent. D’ailleurs on a beau dire, la Popularité, qui semble élargir le génie, le vulgarise parce que le vrai Beau n’est pas pour la masse, surtout en France. – Hamlet amusera toujours moins que Mademoiselle de Belle-Isle. Béranger, quant à moi, ne me parle ni de mes passions ni de mes rêves ni de ma poésie. Je le lis historiquement car c’est un homme d’un autre âge. Il était vrai dans son temps, il ne l’est plus pour le nôtre. Son amour heureux qui chante si joyeusement à la fenêtre de sa mansarde est pour nous, jeunes gens d’à présent, quelque chose de tout étrange ; on admire ça comme l’hymne d’une religion disparue mais on ne le sent pas. – J’ai vu tant d’imbéciles, tant de bourgeois étroits chanter ses Gueux et son Dieu des bonnes gens, qu’il faut vraiment que ce soit un grand poète pour avoir résisté dans mon esprit à tous ces ébranlements prodigieux. Ce que j’aime pour ma consommation particulière ce sont les génies un peu moins agréables au toucher, plus dédaigneux du peuple, plus retirés, plus fiers dans leurs façons et dans leurs goûts, ou bien le seul homme qui puisse remplacer tous les autres, mon vieux Shakespeare, que je vais recommencer d’un bout à l’autre, et ne quitter cette fois que quand les pages m’en seront restées aux doigts. – Quand je lis Shakespeare, je deviens plus grand, plus intelligent et plus pur. Parvenu au sommet d’une de ses œuvres, il me semble que je suis sur une haute montagne. Tout disparaît, et tout apparaît. On n’est plus homme. On est œil. Des horizons nouveaux surgissent, et les perspectives se prolongent à l’infini ; on ne pense pas que l’on a vécu aussi dans ces cabanes que l’on distingue à peine, que l’on a bu à tous ces fleuves qui ont l’air plus petits que des ruisseaux, que l’on s’est agité enfin dans cette fourmilière et que l’on en fait partie. J’ai écrit autrefois dans un mouvement d’orgueil heureux, (et que je voudrais bien retrouver), une phrase que tu comprendras. C’était en parlant de la joie causée par la lecture des grands poètes : « Il me semblait parfois que l’enthousiasme qu’ils me donnaient me faisait leur égal et me montait jusqu’à eux. » Allons, voilà mon papier plein et je ne t’ai pas dit un mot de ce que je voulais te dire. Il faut que j’aille à Rouen (mes agréables parents m’y font aller souvent, encore 15 jours comme ça, ce sont des promenades perpétuelles ; Molière a oublié une espèce de fâcheux, c’est le Parent), pour réclamer au chemin de fer un fauteuil que l’on m’envoie de Paris. C’est un grand fauteuil pour écrire, à dossier élevé, genre Louis XIII, en maroquin vert, et en bois tourné. Je l’étrennerai demain en t’écrivant. Allons, ma vieille, tu t’es encore fâchée de ce que j’ai dit sur la Saint-Sylvestre. Je t’avais dit cela tout bonnement pour te divertir. Je suis bien peu perspicace envers toi à ce qu’il paraît. Ma science croule devant les femmes. Il est vrai que c’est un chapitre où la ligne suivante vous prouve toujours que l’on n’a rien entendu à la précédente. –
Mille baisers sur ta bouche rose à la Mignard.
[Croisset,] lundi matin. [28 septembre 1846.]
Non encore une fois non. Je te le proteste, je te le jure, si les autres n’ont que du dédain après la possession je ne suis pas comme eux et je m’en fais gloire. La possession m’attache au contraire. Si je ne craignais pas de te choquer encore je te dirais cette phrase, ma foi je la dis : « Je suis comme les cigares, on ne m’allume qu’en tirant. » Tu as tort de me dire que tu es blessée dans ton orgueil. Pourquoi cela ? Ai-je rien fait qui t’humilie ? C’est plutôt moi qui devrais l’être, humilié, car tu fais tout ce que tu peux pour me prouver que je ne t’aime pas. Essaye tant que tu voudras, mon cœur me dit le contraire. Je serais un an sans te voir ni t’écrire que mon sentiment n’en baisserait pas d’un degré. Quand une chose une fois est entrée en moi, elle a du mal à en sortir. – J’irai dans 8 jours voir le secrétaire de la commission pour le buste de mon père et je lui dirai de hâter un peu les choses. Les vacances vont finir. On est de retour de la campagne. Nous allons tâcher de faire expédier la décision. Ça me procurera comme je te l’ai dit le moyen de passer à Paris au moins une douzaine de jours de suite, peut-être 15, le plus que je pourrai enfin. Mais quand sera-ce, je l’ignore. Voilà bientôt 10 mois que ça traîne. Ces Messieurs ne sont pas vifs. – Plains-moi, il va falloir peut-être que j’aille un de ces jours, demain ou après-demain sans doute, à Dieppe promener mes Champenois. Comme ils font là-bas nos affaires (le mari régit nos biens) gratis, ma mère trouve qu’il faut leur faire le plus de politesses possible. Elle reste toujours à garder la nourrice et l’enfant, de sorte que c’est moi qui ai cette corvée. Le soir c’est à peine si j’ai trois ou quatre heures de libres. – Nous avons eu ces jours-ci bien de l’inquiétude pour cet enfant. Mais Dieu merci, elle est passée. Ce sera pour plus tard à recommencer. –
J’ai été hier au chemin de fer réclamer mon fauteuil. Ça me serre le cœur de voir ces wagons qui partent sans que je monte dedans. J’ai suivi de l’œil les rails qui filent vers Paris. – Dans le débarcadère on roulait des voitures, on faisait les apprêts pour le départ de 4 heures. Que n’en suis-je, me disais-je ! Va, je t’ai donné là une bonne pensée de désir. C’est comme ce matin en m’éveillant je suis resté une grande heure dans mon lit à rêver à toi. Je me rappelais surtout un geste charmant de ta narine quand, couchée près de moi, tu te retournes sur le côté pour me voir ; tes bonnes papillotes s’épandent sur l’oreiller, tes membres sont dans les miens. Tiens ! Louise ! dans ce moment j’ai la tendresse au cœur, le feu dans le corps… À quoi ça me sert-il ! bon Dieu. À rien qu’à souffrir. Je souffre de toi, de ta douleur. Si tu veux m’être agréable, me rendre heureux, calme ton chagrin. C’est là tout ce que je te demande. Je ne t’écrirai plus que quand tu auras décidé positivement où il faut que je t’envoie mes lettres. Pèse bien tout et conclus ensuite. Je te remercie des renseignements que tu as demandés pour moi. Le Brache que je connais est un jeune homme avec lequel j’ai été au collège de Rouen. On l’a mis à la porte pour une affaire assez sale dont il était totalement innocent. – Quant à Mme Foucaud c’est bien celle-là que j’ai connue. Ton cousin est-il un homme assez sûr pour qu’on puisse lui confier une lettre avec certitude qu’elle sera remise ? car j’ai envie d’écrire à Mme Foucaud. C’est une vieille connaissance, n’en sois pas jalouse, tu liras la lettre si tu veux, à condition que tu ne la déchireras pas. Je m’en rapporterai à ta parole. Si je te regardais comme une femme commune je ne te dirais pas tout cela. Mais ce qui te déplaît peut-être c’est justement que je [te] traite comme un homme et non comme une femme. Tâche un peu d’employer quelque chose de ton esprit dans les rapports que tu as avec moi. Tu verras que ton cœur plus tard lui sera reconnaissant de cette impartialité. J’avais cru dès le début que je trouverais en toi moins de personnalité féminine, une conception plus universelle de la vie. Mais non ! Le cœur, le cœur ! ce pauvre cœur, ce bon cœur, ce charmant cœur avec ses éternelles grâces est toujours là, même chez les plus hautes, même chez les plus grandes. Les hommes d’ordinaire font tout ce qu’ils peuvent pour l’irriter, pour le faire saigner. Ils s’abreuvent avec une sensualité raffinée de toutes ces larmes qu’ils ne versent pas, de tous ces petits supplices qui leur prouvent leur force. Si je comprenais ce plaisir-là, j’aurais beau jeu à me le donner avec toi. Mais non, je voudrais faire de toi quelque chose de tout à fait à part, ni ami ni maîtresse. Cela est trop restreint, trop exclusif. On n’aime pas assez son ami, on est trop bête avec sa maîtresse. C’est le terme intermédiaire, c’est l’essence de ces deux sentiments confondus. – Je voudrais enfin qu’hermaphrodite nouveau tu me donnasses avec ton corps toutes les joies de la chair et avec ton esprit toutes celles de l’âme. Comprendras-tu cela ? je ne crois pas que ce soit clair. C’est une chose étrange avec toi combien j’écris mal, je n’y mets pas de vanité littéraire. Mais c’est ainsi, tout se heurte dans mes lettres. C’est comme si je voulais dire trois mots à la fois.
J’ai assez ri du désappointement de Phidias pour sa décommande. Il devait avoir une figure grotesque. Il faut convenir que les hommes sont drôles. Le souci financier surtout est très curieux à observer. – À sa place il est probable que j’aurais été encore plus vexé. Une fois qu’on a chaussé une idée il est toujours pénible de s’en défaire. C’est pour cela qu’il vaut mieux peut-être s’habituer à aller pieds nus. –
Je ne pourrai donc pas aller à Paris avant le retour de l’officiel. J’en enrage ! Mais tu vois toutes les raisons, pauvre amour. Il eût été si bon de passer encore une journée dans le genre de celle de Mantes. Mais est-ce que tu es tellement tenue quand il est là, qu’il te sera difficile de nous voir ? Tu auras mille prétextes pour sortir. Tu ne croirais pas une chose, c’est que j’ai une grande envie de le voir cet homme. Non pas que j’en sois jaloux, mais je suis jaloux de sa place, il aurait pu te rendre heureuse. Moi je ne le pourrai jamais. Il faut que ce soit une bien misérable nature pour ne l’avoir pas fait. Il me semble que si j’avais été ton mari nous eussions fait bon ménage. Après ça, il est probable que nous nous serions détestés. C’est ordinaire. L’union légitime, qui est l’anti-légitime, celle qui est hors nature et contre le cœur, suffit par sa légitimité même pour chasser l’amour.
C’est en t’écrivant que j’étrenne ce fauteuil sur lequel je suis destiné, si je vis, à passer de longues années. Qu’y écrirai-je ? Dieu le sait. Sera-ce du bon ou du mauvais, du tendre ou de l’érotique, du triste ou du gai ? – De tout cela un peu, probablement, et rien en somme. N’importe, que cette inauguration bénisse tous mes travaux futurs ! Voilà l’hiver, la pluie tombe, mon feu brûle, voilà la saison des longues heures renfermées. Vont venir les soirées silencieuses passées à la lueur de la lampe à regarder le bois brûler et à entendre le vent souffler. Adieu les larges clairs de lune sur les gazons verts et les nuits bleues toutes mouchetées d’étoiles. Adieu ma toute chérie, je t’embrasse de toute mon âme.
J’ai appris hier le mariage de mon ami Cloquet. – Il épouse une jeune Anglaise qui a plusieurs H à son nom. – J’en ai eu pitié de cette pauvre fille, quoique je ne la connaisse pas. Il y avait autrefois en médecine un remède que l’on employait pour les rois en décrépitude, ils prenaient des bains de sang d’enfant. Beaucoup d’hommes encore pour se rajeunir s’immolent quelque cœur vierge afin de récréer leur vieillesse et de réchauffer leurs membres froids, et on appelle ces gens-là des âmes tendres qui ne peuvent pas se passer d’affection.
[Croisset,] mercredi soir, 9
h[eures].
[30 septembre 1846.]
Franchement ! parle-moi franchement. C’est là ton mot et tu veux en même temps que je te ménage, dis-tu. Tu m’accuses d’être brutal et tu fais tout ce que tu peux pour me le rendre encore davantage. C’est une chose étrange et curieuse à la fois, pour un homme de bon sens, l’art que les femmes déploient pour vous forcer à les tromper ; elles vous rendent hypocrites malgré vous. Et puis elles vous accusent d’avoir menti, de les avoir trahies. – Eh bien non, ma pauvre chérie, je ne serai pas plus explicite que je l’ai été parce qu’il me semble que je ne peux pas l’être plus. Je t’ai toujours dit toute la vérité et rien que la vérité. Si je ne peux pas venir à Paris comme tu le désires c’est qu’il faut que je reste ici. Ma mère a besoin de moi. La moindre absence lui fait mal. Sa douleur m’impose mille tyrannies inimaginables. Ce qui serait nul pour d’autres est pour moi beaucoup. – Je ne sais pas envoyer promener les gens qui me prient avec un visage triste et les larmes dans les yeux. Je suis faible comme un enfant et je cède parce que je n’aime pas les reproches, les prières, les soupirs. – L’année dernière par exemple j’allais tous les jours en canot à la voile. Je n’y courais aucun risque puisque, outre mon talent maritime, je suis un nageur de force assez remarquable. Eh bien, cette année il lui a pris idée d’avoir de l’inquiétude. Elle ne m’a pas prié de ne plus me livrer à cet exercice qui pour moi et par les fortes marées comme maintenant est plein de charmes, je coupe la lame qui me mouille en rebondissant sur les flancs de l’embarcation, je laisse le vent enfler ma voile qui frissonne et bat avec des mouvements joyeux, je suis seul, sans parler, sans penser, abandonné aux forces de la nature et jouissant à me sentir dominé par elles. Elle ne m’a rien dit là-dessus, dis-je. Néanmoins j’ai mis tout mon attirail au grenier, et il n’est pas de jour où je n’aie envie de le reprendre. Je n’en fais rien pour éviter certaines allusions, certains regards, voilà tout. C’est de même que pendant 10 ans je me suis caché d’écrire pour m’épargner une raillerie possible. Il me faudrait un prétexte pour aller à Paris, et lequel ? Au voyage suivant, un second et ainsi de suite. N’ayant plus que moi qui la rattache à la vie ma mère est toute la journée à se creuser la tête sur les malheurs et accidents qui peuvent me survenir. Quand j’ai besoin de quelque chose je ne sonne pas, parce que si cela m’arrive je l’entends qui court toute haletante dans l’escalier pour venir voir si je ne me trouve pas mal, si je n’ai pas une attaque de nerfs, etc. Aussi je suis, par là, obligé de descendre chercher moi-même mon bois quand je n’en ai plus, mon tabac quand j’ai envie de fumer, ma bougie quand les miennes sont usées. Encore un coup, pauvre âme, je t’assure que si je pouvais non pas aller à Paris mais y vivre avec toi, près de toi du moins, je le ferais. Mais… Mais… hélas !
Je me souviens qu’il [y] a dix ans environ, c’était une vacance, nous étions tous au Havre. – Mon père y apprit qu’une femme qu’il avait connue dans sa jeunesse à 17 ans y demeurait avec son fils, alors acteur au théâtre de cette ville (il l’est encore, au Gymnase je crois ?). Il eut l’idée de l’aller revoir. Cette femme d’une beauté célèbre dans son pays avait été autrefois sa maîtresse. Il ne fit pas comme beaucoup de bourgeois auraient fait, il ne s’en cacha pas. Il était trop supérieur pour cela. Il alla donc lui faire visite. Ma mère et nous trois nous restâmes à pied dans la rue à l’attendre, la visite dura près d’une heure. Crois-tu que ma mère en fût jalouse et qu’elle en éprouvât le moindre dépit ? Non, et pourtant elle l’aimait, elle l’a aimé autant qu’une femme a jamais pu aimer un homme, et non pas quand ils étaient jeunes, mais jusqu’au dernier jour après 35 ans d’union. – Pourquoi toi te blesses-tu par avance d’un mot de souvenir que j’ai l’intention d’envoyer à Mme Foucaud ? Je fais plus que mon père car je te mets en tiers dans notre conversation qui se fait à travers l’Atlantique. – Oui je veux que tu lises ma lettre, si je lui en écris une, si tu le veux, si tu comprends d’avance le sentiment qui m’y porte. Tu trouves qu’il y a à cela de l’indélicatesse envers toi. Moi j’aurais cru le contraire, j’y aurais vu une marque de confiance peu commune. Je te livre tout mon passé et cela t’irrite ! Je te dis : tiens, voilà ce que j’ai aimé et c’est toi que j’aime. Cela te fait mal ! Ma parole d’honneur, il y a de quoi en perdre la tête. –
J’ai reçu la boîte de carton (envoi de M. Du Camp), je l’ai ouverte, je ne sais pas pourquoi mais un parfum de sentiment m’en est monté au cœur. Dans les plis du papier bleu qui recouvrait le dedans était resté quelque chose de tes doigts. – Tout cela était bien arrangé, charmant. J’ai eu presque regret ensuite d’y avoir touché. Les fiancées, quand elles découvrent leur corbeille de noces, doivent éprouver quelque chose d’analogue, de moins fin peut-être. J’ai revu la pauvre branche de lierre avec les traces des gouttes de pluie de Mantes. Je me suis précipité sur le petit carnet et j’ai lu avidement toute la pièce, surtout le milieu que je ne connaissais pas. Mais je me dépêchais, j’avais peur d’être dérangé, c’était dans ma chambre de Rouen. Quand je vais avoir fini cette lettre je vais m’y mettre et la prochaine fois je t’enverrai mes observations. Il y a un vers dont je me souviens qui m’a joliment fait rire :
Comme un buffle indompté des déserts d’Amérique.
Je fais un triste buffle, va ! et la rime athlétique qui vient après n’est pas faite pour moi. Je suis de tempérament fort peu gaillard. Mais le corps se sent toujours un peu de l’âme, le gant prend le pli de la main. Au reste il m’a semblé qu’il y avait de vraies belles choses.
Soigne ta pauvre gorge, reste chez toi et chauffe-toi à outrance, et surtout ne m’écris plus de phrases pareilles à celle-ci : « Va à Dieppe, amuse-toi bien. » Justement je suis un homme qui m’amuse tant d’habitude que ça en ferait pleurer ceux qui pourraient voir le fond. – De qui diable veux-tu donc que je te parle si ce n’est de Shakespeare, si ce n’est de ce qui me tient le plus au cœur ? Que j’aie suivant ta remarque plus d’imagination que de cœur, je le voudrais bien mais j’en doute car je trouve, moi, que j’en ai très peu. Quand je considère mes plans d’un côté et l’Art de l’autre, je m’écrie comme les marins bretons : « Mon Dieu, que la mer est grande et que ma barque est petite ! » – Est-il possible que tu me reproches jusqu’à l’innocente affection que j’ai pour un fauteuil !! Si je te parlais de mes bottes, je crois que tu en serais jalouse. Allons, va ! je t’aime bien tout de même et je te baise sur les lèvres, ma mignonne, – encore un baiser entre les deux seins, un sur chaque doigt. Soigne ta main et laisse-toi pousser les ongles plus longs. Tu sais que tu me l’as promis.
Adieu, adieu, mille chaudes caresses.
[Croisset,] samedi matin, 8
h[eures].
[3 octobre 1846.]
Je vais envoyer à Rouen mon domestique porter la lettre pour Phidias, dans laquelle je lui envoie ses 2 500 francs. Je lui donnerai celle-ci. Tu l’auras ce soir. Je pense que tu es comme moi, tu aimes les nouvelles fraîches. Patiente encore un peu, ma chérie, et lis ceci : la commission s’assemble dans une douzaine de jours pour statuer de suite ce qu’il y a à faire. Je serais fort étonné si ce n’était pas notre ami qui fût chargé du travail. – Donc avant la fin du mois j’irai passer à Paris une huitaine complète. Ce sera toujours ça, n’est-ce pas, quoique 8 jours soient bien vite écoulés. J’ai une peur atroce que mes drôles ne lambinent. Ils mettent dans cette affaire une lenteur, une incurie incroyable. Il faudra s’estimer heureux s’ils en finissent aussi vite qu’ils le disent (voilà 9 mois que ça dure, en six semaines tout aurait pu être bâclé). Ainsi bientôt nous nous reverrons. Ce sera l’hiver, mais nous trouverons bien tout de même un rayon de soleil pour faire une promenade au bois de Boulogne. Tu m’y montreras la petite retraite que tu y as découverte. S’il pleut nous nous chaufferons à un grand feu, toi sur mes genoux et la tête penchée sur mon épaule. Tu vois que pendant que tu t’occupes à te tourmenter et à m’envoyer des reproches, je m’occupe de toi, de nous. J’ai fait cette semaine quelques démarches pour hâter la commission et pouvoir aller te rejoindre le plus tôt possible. Ce n’était peut-être pas très convenable de ma part. Mais n’importe, il me semblait entendre ta voix derrière moi me crier dans l’oreille, avec ta pétulance enfantine : Mais va donc ! va donc ! dépêche-toi.
Tu veux que je te donne quelque chose qui m’appartienne depuis longtemps et dont je me sers habituellement. J’y ai réfléchi. Je t’apporterai mon presse-papier et deux petites salières en émail dans lesquelles je mets de la poudre et des pains à cacheter. Ça a le mérite d’avoir passé de longs jours sur ma table. Ces objets ont été les témoins muets de bien des heures solitaires de ma vie. Qu’ils soient pour toi maintenant. Quand tu écriras, qu’ils te rappellent ton ami.
Sais-tu que si je voulais faire l’homme incompris j’aurais beau jeu ? Dans ton petit mot d’avant-hier tu me dis que tu es sûre que je ne t’ai jamais aimée, tandis que ton cœur t’affirme le contraire. À quoi bon ce mensonge que tu te fais à toi-même ? Est-ce que quand tu me regardes tu ne vois pas que je t’aime, dis ? Ose nier le contraire. Voyons, souris, embrasse-moi. Ne m’en veux plus de te parler de Shakespeare au lieu de moi. Il me semble que c’est plus intéressant, voilà tout. Et de quoi parlerait-on, encore une fois, si ce n’est de ce qui est la préoccupation exclusive de votre esprit ? Pour moi je ne sais pas comment font pour vivre les gens qui ne sont pas, du matin au soir, dans un état esthétique. J’ai goûté plus qu’un autre les plaisirs de la famille, autant qu’un homme de mon âge les joies des sens, plus que beaucoup celles de l’amour ; eh bien, jamais personne ne m’a donné une jouissance approchante à celles que m’ont fournies quelques morts illustres dont je lisais ou contemplais les œuvres. Les trois plus belles choses que Dieu ait faites c’est la mer, l’Hamlet et le Don Juan de Mozart. Que tout cela n’aille pas te fâcher encore une fois. Car ce reproche de ta part, à toi, n’est pas vrai. Il peut venir dans un moment d’irritation nerveuse mais il ne doit pas être permanent au fond de ton cœur. – Du Camp est toujours dans les bois où il se promène à cheval et chasse le sanglier. J’attends de lui une lettre qui m’annonce son retour. Le voyage de Dieppe est, Dieu merci, manqué. Mais nous faisons presque tous les jours des promenades dans les environs. Il y a trois jours nous avons rencontré une société dans laquelle se trouvaient deux dames, dont l’une avait un chapeau de paille pareil au tien. Tu ne saurais croire le singulier effet que j’en ai ressenti. Mais la figure n’était pas pareille à la tienne !
Je prendrai avec moi le Carnet de Mantes. Nous le relirons ensemble. Je t’aime bien pour tout cet amour et pour tout ce talent que tu mets à [mes] pieds. Qu’ai-je donc fait pour mériter tant de richesses ? Jamais personne ne me comblera comme toi. Tu devrais être sûre dans ta force qu’une autre ne pourrait jamais atteindre à ta puissance. – Je ne te parle plus de cette estimable Mme Foucaud puisque c’est un sujet qui te chagrine. Tu feras comme tu voudras. –
Je me dépêche dans ce moment de lire un in-folio que l’on m’a envoyé de la Bibliothèque royale. C’est l’Historia orientalis de Hottinger, un bouquin latin, hérissé de grec que je n’entends pas toujours et d’hébreu par-dessus lequel je passe. Il faut que je l’aie rendu d’ici à peu (c’est un mien ami qui l’a pris pour moi). C’est un livre assez curieux et après la lecture duquel on peut faire l’érudit à bon marché, mais ce n’est [pas] pour cela que je l’ai pris. C’était pour voir différentes choses sur la religion des Arabes avant Mahomet et pour m’initier à la composition des talismans. Si j’en trouve un pour me rendre invisible, je filerai de suite rue Fontaine-Saint-Georges et j’entrerai te baiser à la barbe de l’officiel.
Adieu, chère amour. À toi, à toi.
[Croisset,] dimanche soir. [4 octobre 1846.]
Voici la lettre pour Mme Foucaud. Je voudrais être là, à Paris près de toi et effacer par un baiser chaque pli triste qui viendrait sur ton front en la lisant, car j’ai peur que tu ne t’en chagrines encore. J’ai obéi au mouvement d’écrire à cette femme. Ai-je bien fait de le suivre, je n’en sais rien. Je suis un peu comme Montaigne : « Je ne sais souffrir contradiction ni débat chez moi. » Cette idée m’est venue. J’y ai cédé, voilà tout. Si tu ne me blâmes pas j’aurai eu raison ; si tu me reproches cela j’aurai eu tort. Tu me diras franchement, amour, l’effet qu’elle t’a produit. J’ai écrit ça tout à l’heure assez vite. En la relisant je viens de m’apercevoir qu’elle avait une tournure assez dégagée et que l’ensemble était d’un chic assez ferme. Cette créature-là n’avait pas, pour elle, une très grande intelligence, mais ce n’était pas là ce que je lui demandais. Je me rappellerai toujours qu’elle m’écrivit un jour automate « ottomate », ce qui excita beaucoup, beaucoup mon hilarité (expression parlementaire). À part les moments purement mythologiques je n’avais rien à lui dire. Au bout de 8 jours que nous eussions vécu ensemble, j’en aurais été assommé. Tout le monde n’est pas toi. Car toi tu as pour attirer les gens des charmes secrets dont ils ne se doutent pas. Crois-tu que depuis qu’il y a des amants sur la terre beaucoup aient reçu des vers comme ceux du Carnet ? Tu me gâtes. Tu me donnes de l’orgueil. Je ne vois pas, partout où je tourne les yeux, un homme aimé par une femme telle que toi. Moi qui ne me croyais pas fait pour inspirer de passion sérieuse, je suis si bien démenti par toi que je deviendrais fat et sot si tu ne me laissais encore un peu de bon sens. Il y a dans la lettre ci-incluse une phrase dont tu vas te demander le sens, c’est quand je dis que je suis enlaidi. Eh bien, c’est très vrai. C’était il y a dix ans qu’il eût fallu me connaître. J’avais une distinction de figure que j’ai perdue, mon nez était moins gros et mon front n’avait pas de rides. Il y a encore des moments où quand je me regarde je me semble bien, mais il y en a beaucoup où je me fais l’effet d’un fameux bourgeois. Sais-tu que dans mon enfance les princesses arrêtaient leurs voitures pour me prendre dans leurs bras et m’embrasser ? Un jour que la duchesse de Berry passait à Rouen et qu’elle se promenait sur les quais, elle me remarqua dans la foule, tenu dans les bras de mon père qui m’élevait pour que je puisse voir le cortège. Sa calèche allait au pas. Elle la fit arrêter et prit plaisir à me considérer et à me baiser. Mon pauvre père rentra bien heureux de ce triomphe, c’est bien sûr le seul que je remporterai jamais. Je tressaille encore au mouvement de joie orgueilleuse qui a dû remuer ce grand et bon cœur éteint. – Je comprends, tout comme un autre, ce qu’on peut éprouver à regarder son enfant dormir. Je n’aurais pas été mauvais père. Mais à quoi bon faire sortir du néant ce qui y dort ? Faire venir un être c’est faire venir un misérable. « Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable et la vie à ceux qui sont dans l’amertume du cœur ? » C’est Job qui dit cela, aimes-tu ce livre ? C’est un des beaux qu’on ait faits depuis qu’on en fait. T’es-tu nourrie de la Bible ? Pendant plus de trois ans je n’ai lu que ça le soir avant de m’endormir. Au premier moment de libre que je vais avoir je vais recommencer. J’ai entrepris beaucoup de choses assez longues dont je voudrais être débarrassé. Il est possible comme tu me l’observes que je lise trop, quoique je ne lise guère. L’étude au bout du compte ajoute peu, mais elle excite. Maintenant d’ailleurs j’ai toujours peur d’écrire. (Éprouves-tu ainsi que moi avant de commencer une œuvre une espèce de terreur religieuse et comme une appréhension d’entamer le rêve ? Une chose qui m’a beaucoup touché c’est ce que dit Gibbon à la fin de son histoire, quand il parle de la mélancolie qui lui est survenue au cœur lorsqu’il s’est vu avoir fini l’ouvrage où il avait passé 30 ans.) – Et puis l’imagination est plutôt une faculté qu’il faut, je crois, condenser pour lui donner de la force, qu’étendre pour lui donner de la longueur. Paillettes d’or, légères comme de la paille et volatiles comme la poussière, mes idées ont plutôt besoin d’être mises à la presse que passées au laminoir.
Ce bon Toirac, qui t’a fait plaisir en te parlant de moi, est trop indulgent ou trop illusionné quand il dit que je connais les anciens à fond (mes amis finiraient par me rendre ridicule). C’est-à-dire que je les épelle, voilà tout. C’est un excellent garçon que Toirac, homme d’esprit dans l’acception française du mot, et honnête homme avec cela. Il a un assez joli talent pour faire le vers léger, le vers des épîtres de Voltaire. – Je le voyais assez souvent à Paris et nous dînions ensemble. Si tu as des compliments à me relater sur mon compte j’en ai aussi sur le tien. Il est venu cet après-midi un de mes anciens camarades, cousin de mon beau-frère. Il a vu ton portrait et il l’a considérablement admiré. Il l’a pris dans ses mains, approché de la fenêtre et le regardant : « Diable, mais c’est bien beau, ça ! quelle belle figure ! oui, charmante, charmante », etc. Ça m’a fait plaisir. Était-ce pour toi ou pour moi ? Un grand moraliste seul aurait pu le dire. À propos de dire, il faut que je t’avoue tout de suite que je crois que tu n’as fait nulle part quelque chose de meilleur que le mouvement :
Ô lit ! si tu parlais. . . . . . . . . . . . . . . . .
J’adore surtout ceci :
Reprenant à son tour l’amoureuse louange,
Il disait : « Sais-tu bien que je suis fier de toi,
Avec ta bouche rose et tes blonds cheveux d’ange
Tu ranimes pour moi Lavallière et Fontange ;
L’orgueil me transfigure et, dans un rêve étrange,
Te pressant dans mes bras, je me crois le grand roi. »
et encore ceci :
Ton flanc, etc.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pressait ma gorge ronde et ferme
Où brille un bouton de carmin.
Ton bras enlaçait ma ceinture ;
Ton cou vers mon cou se tendait
Et ta lèvre embaumée et pure
À ma lèvre se suspendait.
Deux langues dans la même bouche
Mêlaient d’onctueux lèchements,
Nos corps unis broyaient la couche
Sous leurs fougueux élancements.
Ce sont là des vers émouvants et qui remueraient des pierres, à plus forte raison moi. – Bientôt nous recommencerons, n’est-ce pas, à nous jeter le défi de nous assouvir. Patiente un peu. Moi je m’impatiente.
Adieu. Mille morsures sur ta bouche rose. Du Camp arrive vers le 10. Il ira te voir de suite. Tu cachetteras la lettre avec soin et tu la recommanderas bien. – Puisque je l’ai écrite, qu’elle parvienne !
[Croisset,] mercredi matin. [7 octobre 1846.]
Je ne t’avais pas parlé de venir ici parce que je suis toujours empêtré de mes chers parents et que je n’aurais pu m’absenter une grande demi-journée pour aller à Rouen. Si l’officiel n’arrive pas, s’ils s’en vont bientôt et que la commission retarde, comme j’en ai peur, je t’écrirai donc de venir me faire une petite visite. – J’irai samedi chez le secrétaire de la commission et je tâcherai de l’animer tellement qu’il pousse l’épée dans les reins aux autres pour en finir vite. – Pradier m’a écrit qu’il allait s’en aller à Nîmes, il m’offre même de l’accompagner. Il eût été plus aimable de sa part de me répondre à ce que je lui demandais. J’attendais de lui une lettre confidentielle que je puisse laisser au secrétaire et dans laquelle il m’aurait demandé à faire le buste. Cela m’eût beaucoup servi pour le faire agréer par ces drôles, car il se présente plusieurs sculpteurs, Dantan entre autres. Tâche de le voir et de lui parler de ça. Ou écris-lui un mot.
Il serait bien possible comme tu le présages dans ta lettre d’avant-hier que cette bonne Mme Foucaud, si elle a besoin d’argent, m’en demande. Le malheur est que je n’en ai pas. J’ai mangé cette année trois fois mon revenu. Si j’en ai quand elle m’en demandera, je lui en donnerai, sinon non. Ce refus forcé m’humiliera mais qu’y faire ?
C’est ta lettre qui était enthousiaste, ardente, sentie. Parce que je te dis que je vais venir bientôt, tu approuves tout en moi, tu me combles de caresses et d’éloges. Tu ne me reproches plus ma fantaisie, mon amour d’images, mon égoïsme raffiné, etc. Mais qu’un obstacle se présente qui m’empêche et ça recommencera, n’est-ce pas ? Ô enfant, enfant, que tu es jeune encore ! L’amour est une plante de printemps qui parfume tout de son espoir. Même les ruines où il s’accroche. Ce n’est pas pour dire que tu sois une ruine, ma chérie. C’est pour dire que, quoique tu te prétendes plus vieille que moi d’âge, tu es plus jeune. Tu me regardes un peu comme Mme [de] Sévigné faisait de Louis XIV : « Oh le grand roi ! » parce qu’il avait dansé avec elle. – Moi parce que tu m’aimes tu me crois beau, intelligent, sublime, tu me prédis de grandes choses. Non, non, tu te trompes. Autrefois j’ai eu toutes ces idées-là sur mon compte. Il n’est pas un crétin qui ne [se] soit rêvé grand homme, pas un âne qui en se contemplant dans le ruisseau où il passait ne se soit regardé avec plaisir et trouvé des allures de cheval. – Il me manque beaucoup et des meilleures choses pour faire du bon. J’ai écrit çà et là quelques belles pages mais pas une œuvre. J’attends un livre que je médite pour me fixer à moi-même ma valeur, mais ce livre ne s’exécutera peut-être jamais et c’est dommage. Ce sera une grande privation pour ceux qui auraient pu le connaître. Parmi les marins, il y [en] a qui découvrent des mondes, qui ajoutent des terres à la terre et des étoiles aux étoiles, ceux-là ce sont les maîtres, les grands, les éternellement beaux. D’autres lancent la terreur par les sabords de leurs navires, capturent, s’enrichissent et s’engraissent. Il y en a qui s’en vont chercher de l’or et de la soie sous d’autres cieux, d’autres seulement tâchent d’attraper dans leurs filets des saumons pour les gourmets et de la morue pour les pauvres. Moi je suis l’obscur et patient pêcheur de perles qui plonge dans les bas-fonds et qui revient les mains vides et la face bleuie. Une attraction fatale m’attire dans les abîmes de la pensée, au fond de ces gouffres intérieurs qui ne tarissent jamais pour les forts. Je passerai ma vie à regarder l’océan de l’art où les autres naviguent ou combattent et je m’amuserai parfois à aller chercher au fond de l’eau des coquilles vertes ou jaunes dont personne ne voudra. Aussi je les garderai pour moi seul et j’en tapisserai ma cabane.
On doit décidément te prendre chez Du Camp pour une dame qui lui veut beaucoup de bien. Mais patiente un peu, les premiers jours de la semaine prochaine tu le verras. Dis-moi, s’il y a quelqu’un chez toi, sous quel prétexte faut-il qu’il se présente, pour que je le lui écrive, et vers quelle heure à peu près ? – Est-ce que, si l’officiel est à Paris, tu ne pourrais pas dire que tu vas chez Phidias pour ton buste et venir avec moi ? Ce bon buste ! nous aura-t-il servi ! – Je me répète toujours et incessamment de manière à m’en fatiguer (mais ça me revient malgré moi)
Avec ta bouche rose et tes blonds cheveux d’ange,
etc. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Adieu, ma toute chérie, je t’embrasse partout. C’est surtout le matin et le soir que je pense à toi, ton image me vient avec le jour et me berce à demi engourdi quand je m’endors.
Encore mille tendresses et mille baisers.
[Croisset,] jeudi soir, 10 h[eures]. [8 octobre 1846.]
Quand ma journée est finie et que j’ai assez pensé, écrit, lu, rêvé, bâillé, quand je suis saoul de travail et que j’éprouve la fatigue de l’ouvrier sur le soir, je me repose dans ton souvenir comme sur un bon lit. Je me livre à toi, je t’aspire. Ça me rafraîchit et ça m’égaye ainsi que ces bonnes brises nocturnes qui vous pénètrent l’âme de vie et de jeunesse. On ouvre sa fenêtre, on ouvre son cœur pour s’emplir de ce quelque chose d’innommé qui est si doux et si grand. Il me semble que la nuit est faite pour un ordre d’idées tout particulier et autre que celui où nous vivons tout le jour. C’est le moment des soupirs, des désirs, du souvenir et de l’espoir, c’est là que seule et éveillée la pensée plane à l’aise entre la terre et le ciel comme ces oiseaux qui vivent dans les nuages. Le corps aussi y a des joies plus violentes. Qu’est-ce qui a jamais eu l’idée de faire un festin autrement qu’aux flambeaux ?
Le diable m’emporte si je sais ce que je veux dire, si ce n’est que ce soir je voudrais t’avoir là, te baiser sur les lèvres, passer mes mains sous tes papillotes légères, et mettre ma tête sur ta gorge quoique cela me soit défendu depuis que tu as vu que je parlais de la sienne à Mme Foucaud. Tu as donc trouvé ma lettre un peu tendre ? Je ne m’en serais pas douté. Il me semble au contraire qu’il y avait par moments un peu d’insolence et que le ton général en était légèrement gentilhomme ? Tu me dis que j’ai aimé sérieusement cette femme, cela n’est pas vrai. – Seulement quand je lui écrivais, avec la faculté que j’ai de m’émouvoir par la plume, je prenais mon sujet au sérieux mais seulement pendant que j’écrivais. Beaucoup de choses qui me laissent froid ou quand je les vois ou quand d’autres en parlent, m’enthousiasment, m’irritent, me blessent si j’en parle et surtout si j’écris. C’est là un des effets de ma nature de saltimbanque. Mon père, à la fin, m’avait défendu d’imiter certaines gens (persuadé que j’en devais beaucoup souffrir, ce qui était vrai quoique je le niasse), entre autres un mendiant épileptique que j’avais un jour rencontré au bord de la mer. Il m’avait conté son histoire, il avait été d’abord journaliste, etc. C’était superbe. Il est certain que quand je rendais ce drôle j’étais dans sa peau. On ne pouvait rien voir de plus hideux que moi à ce moment-là. Comprends-tu la satisfaction que j’en éprouvais ? Je suis sûr que non.
Pour en revenir à cette vénérable créature, voilà avec elle toute la vérité. J’ai eu d’autres aventures plus ou moins drôles. Mais de toutes ces bêtises-là, qui même dans le temps ne m’entraient pas bien avant dans le cœur, je n’ai eu qu’une passion véritable. Je te l’ai déjà dit. J’avais à peine 15 ans, ça m’a duré jusqu’à 18. Et quand j’ai revu cette femme-là après plusieurs années j’ai eu du mal à la reconnaître. – Je la vois encore quelquefois mais rarement, et je la considère avec l’étonnement que les émigrés ont dû avoir quand ils sont rentrés dans leur château délabré : « Est-il possible que j’aie vécu là ! » Et on se dit que ces ruines n’ont pas toujours été ruines et que vous vous êtes chauffé à ce foyer délabré où la pluie coule et où la neige tombe. – Il y aurait une histoire magnifique à faire, mais ce n’est pas moi qui la ferai, ni personne, ce serait trop beau. C’est l’histoire de l’homme moderne depuis 7 ans jusqu’à 20. Celui qui accomplira cette tâche restera aussi éternel que le cœur humain lui-même. Quand tu voudras je te raconterai quelque chose de ce drame inconnu que j’ai observé et chez moi et chez les autres aussi. Il doit se passer chez la femme quelque chose de semblable, mais je ne m’en doute pas. Je n’en ai pas encore rencontré qui m’aient montré franchement les cendres de leur cœur : elles veulent vous faire croire que tout y est braise, elles le croient elles-mêmes.
Un conseil : pendant que j’y pense, ma toute chérie, ne parle pas tant de moi à Phidias. Tu finiras par l’ennuyer de moi. Tu sais qu’il n’y a rien de désagréable à entendre comme l’éloge d’un ami, quand il est répété surtout. Dans la lettre que j’ai reçue de lui il me propose de partir avec lui pour Nîmes, comme si je le pouvais ! S’il s’en va de Paris le 18 il est presque certain que je ne le verrai qu’après son retour, car la commission ne se rassemblera que la semaine prochaine. Au reste le secrétaire de la commission doit m’écrire dans un jour ou deux ce qu’on va faire. Si par le plus grand des hasards c’était fini d’ici à peu, je filerais immédiatement. Combien notre ami sera-t-il de temps absent ?
Du Camp recevra dimanche matin (il doit arriver je crois dans la nuit) ton mot. Il s’y rendra bien sûr s’il le peut, car il est charmant. Sais-tu que ce serait drôle ton dîner tel que tu l’avais projeté, avec Toirac, Du Camp, Phidias. J’aurais l’air du maître de maison qui invite ses amis chez lui. – Comme il a plu aujourd’hui on n’est pas sorti et il a fallu faire la conversation. Ah Dieux ! le grec en a souffert et moi aussi. Et puis les enfants ; décidément, quoique ça soit bien gentil, je n’aime pas les moutards, ils ressemblent trop aux hommes. Les sentiments factices sont assommants, mais les naturels jouissent quelquefois de ce privilège. J’ai éprouvé aujourd’hui la justesse de cette maxime.
Adieu, cher amour, mille baisers, pense à moi, il n’est pas besoin de te le dire n’est-ce pas ? envoie-toi, dans la glace, deux bons baisers de ma part.
À toi.
G.
[Croisset,] samedi. [10 octobre 1846.]
Je viens d’écrire à notre ami Phidias relativement au buste. Les membres sont encore en vacances. S’ils pouvaient me faire le plaisir de se dépêcher de rentrer ! Il faut donc patienter. Je croyais que ce serait la semaine prochaine, à ce qu’il paraît que ce ne sera que pour l’autre et encore ! Que le tonnerre de Dieu les écrase ou plutôt les ramène ! – J’ai été tantôt chez le secrétaire, qui prend vraiment cette affaire à cœur : il est très obligeant. Mais le pauvre garçon ne compose pas la commission à lui tout seul. Parmi les membres il y a, comme on dit, de gros bonnets… qu’il faut attendre. Phidias se flatte, quand il dit qu’il a fait une bassesse en demandant cet ouvrage. Il ne sera pas du tout fâché de le faire ? qu’en dis-tu ? – Je pense comme toi au sujet de l’institutrice. Ton hypothèse est naturelle. Il faudra que j’en arrache quelque chose et qu’il me fasse des aveux. Ça lui est plus commode. Il l’a sous la main la nuit, et le jour elle élève son enfant. Je te plains d’avoir vu encore une fois le Durasko que tu détestes. Cet enfant de l’héroïque Pologne (style du National) n’a pas pour moi non plus un grand attrait. Et quand on songe qu’un être comme ça a pu être aimé ! qu’il l’est peut-être !… Ne te semble-t-il pas quelquefois qu’il y a des vues si tristement grotesques qu’on voudrait mourir pour n’en pas garder la mémoire ? – Chose étrange chez moi ! Est-ce un effet de l’orgueil, est-ce un résultat de l’isolement de plus en plus grand au milieu duquel je vis, mais parfois en regardant un homme je me demande s’il est bien vrai que ce soit là mon semblable ; et quand je m’interroge, que je cherche entre lui et moi les points de ressemblance possible, je trouve entre nous deux une différence plus grande que si nous habitions deux planètes séparées. – À l’heure qu’il sera quand tu recevras ma lettre tu dois avoir vu Du Camp. Il arrive demain matin à Paris. Il trouvera ton mot, à moins qu’il n’ait retardé son départ de Bernay. Comment le trouves-tu ? Quel effet sa visite t’a-t-elle causé ? – Franchement, j’aurais voulu être là, je suis sûr que vous étiez aussi embarrassés l’un que l’autre.
Fuir, dis-tu ! Aller habiter Rhodes ou Smyrne. Ah ! ces rêves-là rendent malheureux. J’en ai trop fait. J’ai connu, comme un autre, les aspirations désordonnées de voyages lointains. J’ai voulu une mer bleue, un caïque avec ses caïkdjis, une tente au désert, j’ai passé des jours entiers au coin de mon feu à faire la chasse au tigre, et j’entendais le bruit des bambous que cassaient les pieds de mon éléphant qui hennissait de terreur en flairant les bêtes féroces. – Avec toi, vivre là-bas, oui, mais est-ce qu’on oublie ? Notre nature est si misérable qu’arrivés là-bas nous voudrions être ici. J’ai vécu plusieurs années comblé de tous les éléments de bonheur possibles, et je me trouvais l’homme le plus à plaindre du monde. Pourquoi ? Dieu le sait. J’ai un ami qui a vécu 8 ans dans l’Inde. Il revenait de temps à autre en France. Quand il était à Calcutta il passait sa journée couché à plat sur une carte de Paris, et rentré à Paris il se mourait d’ennui et regrettait Calcutta. – L’homme est ainsi, il va alternativement du Midi au Nord et du Nord au Midi, du chaud au froid, se fatigue de l’un, demande l’autre et regrette le premier.
Je te remercie, ma pauvre bonne, de ton offre de café. Il me serait tout à fait inutile. Tu m’aimes tant que tu voudrais me nourrir et me vêtir ! Que je t’aime de toutes ces idées drôles et si naturelles pourtant ! Tu me combles de prévenances, de soins. Il n’y a que les femmes pour tout cela. Et peut-être parmi les femmes il n’y a que toi. Tiens, j’ai maintenant une envie démesurée d’embrasser ta figure et tes yeux qui me regardent avec tant d’amour. Mais pour en revenir au café j’en ai pris autrefois pour toute ma vie. Pendant que j’habitais à Paris c’était une espèce de rage. J’en buvais bien la valeur d’une grande carafe par jour. L’excès m’a toujours attiré, quel qu’il soit. – Maintenant je n’en prends plus du tout ; et d’aucune façon, il y a bientôt trois ans que je n’en ai goûté une cuillerée. – Dispose donc de ma portion pour quelque autre. Si dans quelque temps tu es contente de Du Camp, donne-la-lui. Parle-moi de ton drame. C’est moi qui viendrai à la première représentation ! Comme le cœur me battra au lever du rideau ! Oui je serai là pour te consoler du public s’il t’outrage, ma pauvre chère aimée, ou pour te serrer dans mes bras toute triomphante s’il t’applaudit. – As-tu déjà pensé à cela ? Moi j’y rêve depuis longtemps.
Oui, déjà un mois depuis Mantes. Un mois ! et il me semble qu’il y a un an. Chacun de nous a dans le cœur un calendrier particulier d’après lequel il mesure le temps. Il y a des minutes qui sont des années, des jours qui marquent comme des siècles. – Ne me parle plus du désir que tu as d’avoir un enfant. Quelle tentation te pousse-t-elle au malheur ? Non, non, moins on prend de la vie, et plus vite elle passe. Que ne suis-je né sans famille, seul sans qu’on m’aime. – Oui, on dit tout ça, on le pense et puis à un sourire, à un regard tout votre cœur se fond, l’homme avec tous ses instincts se réveille, la bête parle et on succombe. – Je ne me guinde pas vers un faux idéal de stoïcisme mais, comme Panurge fuyait les coups « lesquels il craignait naturellement », j’évite les occasions de souffrance et les attractions dangereuses d’où l’on ne revient plus.
Adieu, chère amour, mille tendresses pour ton cœur, mille baisers sur ton corps.
[Croisset,] mardi matin, 8
h[eures].
[13 octobre 1846.]
Eh bien, D[u Camp], qu’est-ce que nous en disons ? T’a-t-il convenu ? Avez-vous bien parlé de moi ? Êtes-vous convenus de vos arrangements ? J’attends de toi tout à l’heure une bonne et longue lettre moins boudeuse que la précédente, où tu me racontes tout cela. Je suis sûr que s’il est arrivé dimanche matin à Paris il se sera rendu dimanche soir à ton invitation. Pourquoi donc me fais-tu toujours des reproches et incessamment, ma chérie ? Qu’est-ce que je t’ai donc fait pour que tu pleures toujours ? Quand je suis auprès de toi je peux d’une caresse effacer tes larmes, mais à 30 lieues de distance le baiser que je t’envoie se glace dans l’air et tu ne l’aperçois pas sur mes lettres quand il arrive. Depuis trois jours il pleut sans relâche, le ciel est tout gris, les chemins bourbeux, les feuilles s’envolent au vent ; voilà l’hiver, c’est le temps des longs après-midi silencieux et des grands soirs passés au coin de la cheminée. – Mais qu’il est vide mon pauvre foyer jadis si plein ! On sent mieux que dans l’été, maintenant, les places qui n’y sont pas remplies. Depuis trois jours, quoique je travaille beaucoup, environ 10 heures par jour de suite, je suis d’une tristesse que rien n’égale. J’ai dans l’âme des coliques d’amertume à en mourir. Je ne le dis à personne parce que je n’ai personne à qui le dire. Les autres sont pires que moi, et d’ailleurs je n’ai pas l’habitude de montrer mes larmes aux autres. Je trouve cela sot et indécent, comme de gratter son cautère en société. – Je m’ennuie. J’avais compté aller ces jours-ci à Paris, y passer au moins une bonne semaine, me retremper dans ton amour et y prendre assez de soleil pour me réchauffer pendant mon hiver. J’attends donc avec impatience et je me tourmente.
Tu m’as dit dernièrement que tu avais été voir Don Gusman. J’en connais l’auteur. C’est un ex-ami de Du Camp qui l’a mis un jour à la porte de chez lui parce qu’il trouvait qu’il n’y a rien de bien beau à avoir fait Le Misanthrope. C’est un homme d’esprit vulgaire, la pire espèce de toutes pour les arts où ce qu’on appelle l’esprit ne sert pas beaucoup. – Hier soir j’ai lu du La Bruyère en me couchant. Il est bon de se retremper de temps à autre dans ces grands styles-là. Comme c’est écrit ! Quelles phrases ! Quel relief et quel nerf ! Nous n’avons plus l’idée de tout ça, nous autres. – On lit même ces bouquins-là une fois et puis tout est dit. On devrait les savoir par cœur. Il y a une chose que tu ferais bien, dans laquelle tu réussirais j’en suis sûr, après ton drame il faudra t’en occuper. C’est d’écrire un grand roman tout simple mêlé d’ironie et de sentiment, c’est-à-dire vrai. En laissant aller ton esprit de lui-même tu réussiras à exécuter une bonne œuvre. Une fois le plan bien mûri il faut s’y mettre et
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . d’une aile forte
Laisser la plume aller où la verve l’emporte,
comme dit ce vieux Régnier. – Nous recauserons de tout ça.
Qu’il me semble qu’il y a longtemps que je n’ai vu ton pauvre petit boudoir où tu travailles ! Je me figure t’y voir, chère amie, triste, rêveuse, penchée sur ton guéridon et songeant à moi. Comme les étincelles du feu font songer, n’est-ce pas ? – Je voudrais savoir le costume de chambre que tu as l’hiver chez toi. Si tu me laissais faire, c’est moi qui t’arrangerais une belle robe de chambre. Les ceintures sont arrivées. Veux-tu que je dise à D[u Camp] de t’en envoyer une, ou m’attendre pour que je te la donne moi-même ? Adieu, mon pauvre amour, mille doux baisers. Quel bonheur ce serait maintenant d’être seuls, seuls dans une bonne chambre bien close, rideaux tirés, porte fermée au verrou, d’avoir un feu flambant, et d’être dans le lit, côte à côte, l’un contre l’autre, de nous étreindre, de nous sentir. – Les cuisses entrelacées, les bras passés autour de la taille, bouche sur bouche et poitrine contre poitrine…
Encore adieu, à toi mon cœur.
[Croisset,] mardi soir, 11
h[eures].
[13 octobre 1846.]
Jamais tu n’as eu plus d’impatience, de dépit, de rage que je n’en ai. Je n’en travaille plus, je jure au coin de mon feu et je casse mes charbons avec mes pincettes. Quand je lis, la pensée est ailleurs, en vain je veux la ramener. Comme un bon cheval à une voiture en place, elle piaffe et bondit pour me traîner vers toi, au grand galop et toute joyeuse. Ce n’est pas dans 15 jours, ma bonne petite femme, ni dans 8 que je te verrai… oui, mais pas plus de 8, par le Styx ! Je croyais bien que ce serait avant dimanche.
Figure-toi que ces imbéciles-là qui devaient se rassembler le 3 décideront seulement vendredi le jour de leur réunion. S’ils outrepassent la semaine prochaine, je pars immédiatement dès samedi matin. Je suis las, vexé, honteux, et puis je t’avais dit que j’y serais le premier, croyant y être bien avant et je veux réparer le plus vite possible ma parole manquée (non par ma faute !). Ma mère ne va pas bien. Je ne la quitte presque pas. Quand je ne suis pas dans sa chambre elle est dans mon cabinet. Lorsque mon beau-frère a quelqu’un à dîner je n’y vais même pas pour ne pas la laisser seule. Oh, va ! j’ai bien besoin de me retremper le cœur dans ton sourire et de prendre un bon bain d’amour.
Je te plains sincèrement du retour de l’officiel. Si vivre avec ceux qu’on aime est une douce chose, la pire de toutes c’est de vivre avec ceux qui nous sont à charge. C’est un supplice de toute minute. La vie s’en va ainsi déchiquetée pièces à pièces par toutes ces banalités imperceptibles dont la somme réunie fait une masse terrible. Ce ne sont pas les lions que je crains, ni les coups de sabre mais les rats et les piqûres d’épingle. L’habileté pratique d’un être intelligent consiste à savoir se préserver de tout cela. À cela comme en tout il y faut de l’art et surtout de la Patience. Je n’ai pas pu arriver au stoïcisme à qui rien ne fait et qui ne se révolte pas plus de la bêtise que du crime. Mais je suis parvenu à me sevrer complètement de tout ce qui peut me montrer cette bêtise humaine. Brise donc ton miroir, me diras-tu ? – Pour endurer tout ce qu’il te faut subir, mon pauvre ange, fais-toi une cuirasse secrète composée de poésie et d’orgueil, comme on tressait les cottes de maille avec de l’or et du fer. Tâche d’anéantir ta susceptibilité nerveuse, regarde-toi comme tellement au-dessus de lui que rien de lui ne te fasse.
Ah ! le beau clair de lune ! la belle nuit ! oui il y aura encore des feuilles au bois de Boulogne et une bonne voiture chez Briard dans laquelle nous nous tiendrons par la taille, comme aux premiers jours.
Bonsoir, et sur la bouche, sur la bouche jusqu’au fond, jusqu’au cœur.
J’ai reçu les ceintures. Je t’en apporterai une. Toutes 2 sont pareilles mais je ne crois pas que tu puisses t’en servir. C’est un filet pour passer dans les pantalons à coulisse. Peut-être pourras-tu l’employer dans les cheveux, comme on faisait il y a deux ans des bourses algériennes, mais ce serait bien long. Enfin tu verras et tu la prendras si elle te plaît.
Je n’oublierai pas le sucre de pomme.
[Croisset,] mercredi soir, 11
h[eures].
[14 octobre 1846.]
Je suis bien aise que Max[ime] t’ait plu. C’est une bonne, belle et grande nature que j’ai devinée du premier jour et à laquelle je me suis accroché comme à une trouvaille. Il y a entre nous deux trop de points de contact dans l’esprit et dans la constitution pour que nous nous manquions. Voilà quatre ans que nous [nous] connaissons, c’est comme s’il y avait un siècle ! tant nous avons vécu ensemble, et par des fortunes diverses, par des temps de pluie et de soleil. Aime-le comme un frère que j’aurais à Paris. Fie-toi à lui comme à moi et plus à lui qu’à moi-même car il vaut mieux que moi. Il y a chez lui plus d’héroïsme et plus de délicatesse. La gentilhommerie de ses manières ne fait que sortir de celle de son cœur. Moi je suis plus grossier, plus commun, plus ondoyant. J’ai le fumet plus âcre. – Il ne faut pas en croire ce qu’il peut te dire de moi sous le rapport littéraire. M’aimant comme il m’aime il est partial sans doute. D’abord je suis un peu son maître. Je l’ai tiré de la bourbe du feuilleton où il serait maintenant enfoui pour le reste de sa vie – si ce n’est étouffé – et je lui ai inspiré l’amour des études sérieuses. Il a fait depuis deux ans de grands progrès. Il a maintenant un joli talent. Il en aura un beau plutôt. C’est surtout le sentiment et le goût qui dominent en lui. Il attendrit, je connais une chose de lui que je ne peux pas lire sans larmes dans les yeux ; et avec toutes ces bonnes qualités il est modeste comme un enfant. – À propos de gens qui disent du bien de moi, méfie-toi du brave Toirac, c’est un malin et peut-être ne s’étend-il si fort en louanges sur mon compte que pour voir l’effet qu’elles font sur toi. Il aura sans doute soupçonné à la manière dont tu parlais de moi, que tu ressentais quelque chose et, suivant la vieille tactique, il aura essayé l’apologie afin d’épier si elle t’était agréable ou indifférente. – Tu as une de tes connaissances qui doit aussi avoir de moi une furieuse idée. C’est Malitourne. Je dois lui paraître un géant de blague et de gaieté. Nous ne nous sommes vus qu’une fois, chez Phidias, et avec la Rousse de Marin. J’y ai été si crapuleusement aimable qu’à coup [sûr] il ne m’a pas oublié. J’étais ce jour-là en veine, j’avais de la verve. En voilà encore un dans l’esprit duquel, j’imagine, je passe pour être un gaillard facétieux. J’ai passé pour être tant de choses et on m’a trouvé des ressemblances avec tant de gens ! depuis ceux qui ont dit que je m’étais rendu malade par l’abus des femmes, ou des plaisirs solitaires, jusqu’à ceux qui me disaient pour me flatter que je ressemblais au duc d’Orléans. –
Causons du drame. Oui je pense souvent à la 1re représentation, je m’en tourmente ! – Oh, comme mon cœur battra ! Je me connais, s’il est applaudi j’aurai du mal à me contenir. Je me prépare bien à l’infortune mais pas au bonheur, et ç’en sera un, si tu triomphes !! Oh ! ces trépignements que je rêvais au collège, le coude appuyé sur mon pupitre en regardant la lampe fumeuse de notre étude ! Cette gloire bruyante dont le fantôme évoqué me faisait tressaillir, j’aurai donc tout cela, moi, et dans toi, c’est-à-dire dans la partie sensitive de moi-même. Le soir j’embrasserai cette noble poitrine dont le sentiment aura remué la foule comme un grand vent fait sur l’eau. Depuis que mon père et ma sœur sont morts je n’ai plus d’ambition. Ils ont emporté ma vanité dans leur linceul et ils la gardent. Je ne sais pas même si jamais on imprimera une ligne de moi. Je ne fais pas comme le renard qui trouve trop vert le fruit qu’il ne peut manger. Mais moi, je n’ai plus faim. Le succès ne me tente pas. Celui qui me tente c’est celui que je peux me donner, ma propre approbation, et je finirai peut-être par m’en passer, comme il aurait fallu me passer de celle des autres. C’est donc vers toi, sur toi que je reporte tout cela. Travaille, médite, médite surtout, condense ta pensée, tu sais que les beaux fragments ne font rien. L’unité, l’unité, tout est là. L’ensemble, voilà ce qui manque à tous ceux d’aujourd’hui, aux grands comme aux petits. Mille beaux endroits, pas une œuvre. Serre ton style, fais-en un tissu souple comme la soie et fort comme une cotte de mailles. Pardon de ces conseils, mais je voudrais te donner tout ce que je désire pour moi.
Pas de nouvelles de la commission. Demain nous allons à Rouen pour préparer nos logements d’hiver. Je m’en informerai. J’ai bien peur que ce ne soit que pour le commencement de novembre, c’est-à-dire dans 15 ou 20 jours mais pas plus tard bien sûr. Il pleut toujours ; le temps est triste, et moi !
Je travaille assez dans ce moment-ci. J’ai plusieurs choses que je veux finir, qui m’ennuient et que je continue tout de même, espérant plus tard en retirer quelque chose. Au printemps prochain pourtant je me mettrai à écrire de nouveau. Mais je recule toujours. Un sujet à traiter est pour moi comme une femme dont on est amoureux ; quand elle va vous céder on tremble et on a peur, c’est un effroi voluptueux. On n’ose pas toucher son désir. – l’ai relu ce soir l’épisode de Velléda des Martyrs. Quelle belle chose ! Quelle poésie ! Mais si j’avais été Eudore et que tu eusses été la druidesse j’aurais cédé plus vite. Je ne peux pas me défendre d’un sentiment d’indignation bourgeoise quand je vois dans les livres des hommes qui résistent aux femmes. On pense toujours que c’est l’auteur qui parle de lui et on trouve ça impertinent parce que c’est peut-être faux après tout. Tu me parles d’Albert Aubert, et de M. Gaschon de Molesnes. Méprise tous ces drôles. À quoi bon s’inquiéter de ce que ces merles piaillent ? C’est perdre son temps que de lire des critiques. Je me fais fort de soutenir dans une thèse qu’il n’y en a pas eu une de bonne depuis qu’on en fait, que ça ne sert à rien qu’à embêter les auteurs et à abrutir le public, et enfin qu’on fait de la critique quand on ne peut pas faire de l’art, de même qu’on se met mouchard quand on ne peut pas être soldat. Je voudrais bien savoir qu’est-ce que les poètes de tout temps ont eu de commun dans leurs œuvres avec ceux qui en ont fait l’analyse. Plaute aurait ri d’Aristote s’il l’avait connu ; Corneille se débattait sous lui. Voltaire, malgré lui, a été rétréci par Boileau. Beaucoup de mauvais nous eût été épargné dans le drame moderne sans W. Schlegel ; et quand la traduction de Hegel sera finie, Dieu sait où nous irons ! Et qu’on ajoute les journalistes par là-dessus, eux qui n’ont pas même la science pour cacher leur lèpre jalouse ! Je me suis laissé aller par ma haine de la critique et des critiques, si bien que ces misérables m’ont pris toute la place pour t’embrasser, mais malgré eux c’est ce que je fais. Ainsi donc, avec leur permission, mille grands baisers sur ton beau front et sur tes yeux si doux et…
[Croisset,] samedi soir, 1 h[eure]
de nuit.
[17-18 octobre 1846.]
Tu veux donc me rendre fou d’orgueil, moi qu’on accuse déjà d’en tant avoir ! Voilà maintenant que tu m’admires, que tu me places à part des autres hommes, bien haut sur le piédestal de ton amour. Sais-tu qu’il faut que j’aie la tête bien plantée sur les épaules pour que le vertige ne me prenne pas ? Toi ! toi ! tu te ravales devant moi, tu te fais infime et petite, je te surprends, je t’étonne, mais qui suis-je donc, qu’est-ce que [je] vaux ! – Je ne suis rien qu’un lézard littéraire qui se chauffe toute la journée au grand soleil du beau. Voilà tout. Ne me dis donc plus des choses si singulières et si flatteuses, car elles m’humilient dans mon bon sens. – Tu as fait de la peine à Max[ime] quand il t’a vue si chagrine, si triste, si aimante. Ce sera pour toi une douce société ; tu trouveras dans sa parole amie des consolations inattendues les jours de souffrance. Il te répétera que je t’aime, que je lui parle souvent de toi… – Tu me demandes dans ta dernière lettre si je me souviens du 29 juillet. Oh, si je m’en souviens ! Il y avait feu d’artifice aussi en nous ce soir-là et belle illumination dans nos cœurs. Et le lendemain, le jeudi, le soir en calèche ? Te rappelles-tu surtout un moment, à l’entrée des Champs-Élysées où nous sommes restés longtemps sans nous parler ? tu me regardais d’un air sombre et tendre à la fois, je voyais tes yeux briller dans la nuit sous ton chapeau. Toujours je me retourne vers ce souvenir, vers toi. Je peux dire comme Calydasa : « Mon cœur va en arrière vers toi, comme la flamme de l’étendard que l’on porte contre le vent. »
N’aie pas peur pour ma santé. Je suis fait pour vivre vieux. Il m’est arrivé toutes espèces d’accidents et de maladies sans qu’il m’en soit rien resté. Tout ça glisse sur moi comme l’eau sur le col d’un cygne. J’ai suivi tous les régimes et vécu de toutes les manières. Je me suis exercé de bonne heure à tout, au travail, à la paresse, à tout excès, à toute abstinence. Je n’ai jamais senti ce que c’était que la fatigue intellectuelle et il fut une année où j’ai travaillé régulièrement pendant 10 mois 15 heures par jour. Trois fois par semaine seulement je faisais des armes à outrance, si bien que j’en râlais ensuite sur mon lit pendant une demi-heure. Quant à la fatigue physique, l’éducation m’a fait un tempérament de colonel de cuirassiers. Sans mes nerfs, partie délicate chez moi qui me rapproche des gens comme il faut, j’aurais un peu d’affinité avec le fort de la Halle ; sois donc sans crainte, pauvre chérie, je n’ai pas besoin d’exercice et je vis bien 15 jours sans prendre l’air ni sortir de mon cabinet.
Oui je relis souvent les vers sur Mantes. Tu sais ma manie de répéter toujours quelque chose ; eh bien, je me redis sans cesse :
Avec ta bouche rose et tes blonds cheveux d’ange, etc.
Je ne sais pas si je fais comme toi, si l’amour ne m’aveugle pas, mais il me semble que tu n’as guère écrit quelque chose de meilleur, car c’est vraiment très beau. Tu aimes les foulards bleus. J’en ai retrouvé un à moi qui m’a servi pendant longtemps. Je te l’apporterai avec mes petites salières d’émail.
Quant à la commission, je me suis fixé un terme, car j’en suis outré. Si le 1er novembre ça n’est pas fait, je pars. Il faudra bien d’ailleurs d’ici là qu’elle se décide. Tu as toujours l’idée de venir ici me soigner si j’étais malade. Je t’avoue que je n’aimerais pas ça, à cause de toutes les scènes que ça susciterait. Et puis d’ailleurs je n’ai jamais compris cette manie qu’ont les hommes de montrer leurs plaies à ceux que cette vue doit faire souffrir, d’aller chercher le cœur qui vous aime pour le rendre témoin de votre fièvre et de votre tranchée. Cette pratique commune est d’un égoïsme révoltant, et si tu veux ici que je t’avoue une faiblesse, une misère de ma nature je serais gêné de toi, dans cet état, qui est toujours ridicule. J’ai de la pudeur pour de certaines positions grotesques qui m’intimident près de toi. Mais est-ce que je peux être malade ? est-ce que mon talisman n’est pas là-bas ? Ton amour, n’est-ce pas un préservatif contre tout malheur ?
Adieu, ma vie, un long baiser ; je passe la main sous tes papillotes et j’en soulève légèrement le bout.
[Croisset,] mardi matin. [20 octobre 1846.]
Qu’est-ce qu’il y a ? Es-tu malade ? Une de mes lettres a-t-elle [été] égarée ? ou une des tiennes ? Depuis jeudi matin pas un mot. De grâce, réponds-moi, réponds-moi de suite. J’ai des inquiétudes atroces. Je suis en proie à mille soupçons épouvantables. Je ne sais que m’imaginer ni que dire. Je ne peux pas même t’écrire, car je ne sais ce que je dis, si ce n’est que je t’aime, que je t’adore, que je t’embrasse. Voilà quatre grands jours que je brûle d’impatience et d’angoisses.
Oh ! plus de ça, je t’en prie !
Adieu, adieu, mille tendres baisers. Mon cœur bat comme s’il t’était arrivé un malheur.
[Croisset,] mercredi soir, 11
h[eures].
[21 octobre 1846.]
Je réponds à tes deux lettres, à celle écrite dimanche matin et à celle de lundi. On s’est trompé à la poste pour la première et on l’a envoyée à Croisy-la-Haie, village sur la route de Neufchâtel. Écris à l’avenir Rouen en plus gros caractères et Croisset bien distinctement.
Non je [ne] te ferai pas de reproches sur tes reproches. Que l’injustice en retombe sur toi ! Tu as peur que je ne t’envoie des duretés, eh bien non, je ne t’envoie que des baisers, que des caresses ; je voudrais pouvoir te faire parvenir une mélodie langoureuse pour te charmer comme on fait aux enfants qu’on endort, ou un de ces bons parfums qui tout en vous faisant mourir semblent vous donner une vie nouvelle. Pourquoi, pauvre âme, ne veux-tu plus que je te dise que je t’aime ? C’est au reste là le sort des sentiments vrais, de n’être pas crus. Si j’avais posé, menti, exagéré, tu n’aurais peut-être pas en ce moment tous ces doutes qui te rongent. Je ne sais que te dire ; j’ai peur, à tout mot, de faire saigner ton pauvre cœur sur lequel je pose le mien. Mais est-ce que j’ai l’air d’un homme qui ment ? Si je ne t’aimais pas est-ce que je t’enverrais des lettres comme les miennes où je te dis tout, tout ? Je soignerais mon style, j’arrondirais mes périodes. Non, tu ne crois pas ce que tu dis toi-même. C’est l’ennui, le désir, le malheur de la vie enfin qui te fait dire tout cela. Est-ce que tu ne me connais pas maintenant ? Il est vrai que je ne suis pas si facile à connaître. Est-ce que tu n’es pas sûre de moi ? Moi, je le suis de toi, de ton présent, de ton avenir, de ton passé même. T’ai-je fait seulement une question sur ton passé ? Qu’est-ce que cela m’importe, je le prends avec le reste sans m’en soucier ; je ne suis jaloux de rien, de personne. Je pense à toi à toute heure du jour, ton image me sourit, m’accompagne, m’entoure, je m’endors avec, c’est elle qui me réveille, elle colore ma journée d’un reflet rose et doux. Si tu avais compté trouver en moi les aigreurs des passions adolescentes et leurs fougues délirantes il fallait fuir cet homme qui s’est déclaré vieux d’abord et qui avant de demander à être aimé a montré sa lèpre. J’ai beaucoup vécu, Louise, beaucoup. Ceux qui me connaissent un peu intimement s’étonnent de me trouver si mûr et je le suis plus encore qu’ils ne le pensent. – Il y a encore trois mois je pensais que j’en avais fini avec les passions et j’avais de bonnes raisons pour le croire ! Et tu crois que je n’ai eu pour toi que le caprice passager qui vous pousse à lever la première jupe venue dont on ne connaît pas la doublure ! Plus haut ou plus petit je ne suis pas un homme comme tout le monde ; et il ne faut pas m’aimer comme on aime tout le monde.
On m’a donné tour à tour dans le public mille qualités diverses, mille vices grotesques. Toutes ces sottises avaient un point d’appui vraisemblable. Quand on ne regarde la vérité que de profil ou de trois quarts on la voit toujours mal. – Il y a peu de gens qui savent la contempler de face, tu fais comme tous ceux-là, toi. Eh bien, sache-le donc, quand même tu voudrais ne plus m’aimer, tu m’aimeras toujours, va, malgré toi, et j’en suis fier. Il n’y a pas de brûlure sans cicatrice. Ça restera, puisque ça reste en moi. Fussions-nous dix ans sans nous revoir, nos atomes s’attireront dès que nos corps se frôleront, nos âmes se mêleront quand nos lèvres se toucheront. Te souviens-tu de la nuit de Mantes ? te souviens-tu d’un cri de surprise que tu as jeté à un moment, étonnée que tu étais de la force humaine. Tu n’avais pas rêvé, disais-tu, que l’amour allât jusque-là… Était-ce de la débauche pourtant ! Qu’était-ce donc ?
Maintenant si je te dis que je reste calme, que mes sens ne me tourmentent point, tu t’irrites et tu m’accuses de froideur. C’est que j’ai fait depuis longtemps l’éducation à mes nerfs. Quelquefois ce sont [eux] qui se fâchent et de là résulte le désordre de la machine. Ainsi, tout enfant, j’étais très poltron, je tremblais dans l’obscurité et j’avais des vertiges pour monter à une échelle. Dès la première année que je suis entré au collège, je m’échappais la nuit, pour aller rôder tout seul dans les cours où je crevais de peur, les jeudis j’allais dans les clochers des églises et je me promenais sur les balustrades au risque de me casser le cou, tout cela pour devenir brave et je le suis devenu. C’est ainsi que je me suis habitué à porter le vin, les veilles, la continence la plus excessive et des jeûnes très longs. Pour le sentiment il m’est advenu la même histoire. Avant la mort de mon père et de ma sœur j’avais assisté à leur enterrement, et quand l’événement est arrivé je le connaissais. Il y a peut-être aussi des bourgeois qui ont pu dire que je paraissais peu ému ou que je ne l’étais pas du tout. Cesse à propos de bourgeois tes plaisanteries sur les héritières de céans. Me prends-tu donc pour un être si sot que je tienne à l’estime de mes concitoyens et que j’ambitionne leurs filles ? J’espère bien jamais de la vie ne me marier, et, si tu le veux, j’en fais ici le serment. Je t’en donnerai les raisons quand tu voudras. Il fut un temps où j’avais tant besoin d’argent que j’aurais épousé n’importe quoi. Maintenant que je suis devenu plus philosophe je n’épouserais pas pour un million n’importe qui. Ma cupidité a fini par faire de moi un homme très peu soucieux de la fortune. – C’est dommage, j’aurais eu une belle figure dans mon palais et j’aurais protégé les arts. Mais je sais que tu n’aimes pas à ce que je t’entretienne de ces idées. Ma mère est là-dessus comme toi. Il est drôle que ce soit justement ce que j’aime qui déplaise à ceux que j’aime. C’est encore là une bénédiction de mon esprit, quand il veut offrir des roses il ne donne que des chardons.
Adieu, ma belle maîtresse, un grand baiser pour vous faire passer toutes vos folies.
Je ne te parle pas de la commission, puisque tu me blâmes de me mettre à couvert sous ses retards et de m’en faire un bouclier contre toi, ni quand je viendrai pour mes affaires. D’abord je n’ai pas d’affaires à Paris si ce n’est toi.
[Croisset,] vendredi, minuit.
[23 octobre 1846.]
Non, je ne méprise pas la gloire : on ne méprise pas ce qu’on ne peut atteindre. Plus que celui d’un autre, mon cœur a battu à ce mot-là. J’ai passé autrefois de longues heures à rêver pour moi des triomphes étourdissants, dont les clameurs me faisaient tressaillir comme si déjà je les eusse entendues. Mais je ne sais pourquoi, un beau matin, je me suis réveillé débarrassé de ce désir, et plus entièrement même que s’il eût été comblé. Je me suis reconnu alors plus petit et j’ai mis toute ma raison dans l’observation de ma nature, de son fond, de ses limites surtout. Les poètes que j’admirais ne m’en ont paru que plus grands, éloignés qu’ils étaient davantage de moi, et j’ai joui, dans la bonne foi de mon cœur, de cette humilité qui eût fait crever un autre de rage. Quand on a quelque valeur, chercher le succès c’est se gâter à plaisir, et chercher la gloire c’est peut-être se perdre complètement. Car il y a deux classes de poètes. Les plus grands, les rares, les vrais maîtres résument l’humanité ; sans se préoccuper ni d’eux-mêmes, ni de leurs propres passions, mettant au rebut leur personnalité pour s’absorber dans celles des autres, ils reproduisent l’Univers, qui se reflète dans leurs œuvres, étincelant, varié, multiple, comme un ciel entier qui se mire dans la mer avec toutes ses étoiles et tout son azur. Il y en a d’autres qui n’ont qu’à crier pour être harmonieux, qu’à pleurer pour attendrir, et qu’à s’occuper d’eux-mêmes pour rester éternels. Ils n’auraient peut-être pas pu aller plus loin en faisant autre chose ; mais, à défaut de l’ampleur, ils ont l’ardeur et la verve, si bien que, s’ils étaient nés avec des tempéraments autres, ils n’auraient peut-être pas eu de génie. Byron était de cette famille ; Shakespeare de l’autre. Qu’est-ce qui me dira en effet ce que Shakespeare a aimé, ce qu’il a haï, ce qu’il a senti ? C’est un colosse qui épouvante ; on a peine à croire que ç’ait été un homme. Eh bien, la gloire, on la veut pure, vraie, solide comme celle de ces demi-dieux ; l’on se hausse et l’on se guinde pour arriver à eux ; on émonde de son talent les naïvetés capricieuses et les fantaisies instinctives pour les faire rentrer dans un type convenu, dans un moule tout fait. Ou bien, d’autres fois, on a la vanité de croire qu’il suffit, comme Montaigne et Byron, de dire ce que l’on pense et ce que l’on sent pour créer de belles choses. Ce dernier parti est peut-être le plus sage pour les gens originaux, car on aurait souvent bien plus de qualités si on ne les cherchait pas, et le premier homme venu, sachant écrire correctement, ferait un livre superbe en écrivant ses mémoires, s’il les écrivait sincèrement, complètement. Donc, pour en revenir à moi, je [ne] me suis vu ni assez haut pour faire de véritables œuvres d’art, ni assez excentrique pour pouvoir en emplir de moi seul. Et n’ayant pas l’habileté pour me procurer le succès, ni le génie pour conquérir la gloire, je me suis condamné à écrire pour moi seul, pour ma propre distraction personnelle, comme on fume et comme on monte à cheval. Il est presque sûr que je ne ferai pas imprimer une ligne, et mes neveux (je dis neveux au sens propre, ne voulant pas plus de postérité de la famille que je ne compte sur l’autre) feront probablement des bonnets à trois cornes pour leurs petits enfants avec mes romans fantastiques, et entoureront la chandelle de leur cuisine avec les contes orientaux, drames, mystères, etc., et autres balivernes que j’aligne très sérieusement sur du beau papier blanc. Voilà, ma chère Louise, une fois pour toutes le fond de ma pensée sur ce sujet et sur moi.
Je n’ai pas besoin d’être soutenu dans mes études par l’idée d’une récompense quelconque, et le plus drôle c’est que, m’occupant d’art, je ne crois pas plus à ça qu’à autre chose, car le fond de ma croyance c’est de n’en avoir aucune. Je ne crois pas même à moi. Je ne sais pas si je suis bête ou spirituel, bon ou mauvais, avare ou prodigue ; comme tout le monde, je flotte entre tout cela. Mon mérite est peut-être de m’en apercevoir, et mon défaut d’avoir la franchise de le dire. D’ailleurs est-on si sûr de soi ? Est-on sûr de ce qu’on pense ? de ce qu’on sent ? Toi, maintenant que tu m’aimes, tu m’aimes tant que tu voudrais te le nier. Est-ce moi que tu aimes dans moi ou un autre homme que tu as cru y trouver et qui ne s’y rencontre pas ? Pardonne-le-moi si c’est faux, mais il me semble que dans ta dernière lettre il y a un ton de lassitude comme si ma pensée te fatiguait. Eh bien un jour, si tu ne veux plus de moi, si tu t’aperçois que ce mirage-là t’a trompée, tu viendras t’asseoir au foyer de mon cœur. Ta place y sera toujours. Je guérirai avec des mots que je sais les blessures de tes illusions, et si je ne les guéris, j’empêcherai qu’elles ne te fassent souffrir. Pourquoi donc nous contraindre, ma pauvre chérie ? Pourquoi ne pas accepter la vie telle qu’elle est et nos positions comme elles sont, et nous aimer franchement sans y trouver tant de subtilités ? Aujourd’hui, tiens, je n’ai fait que penser à toi. Ce matin quand je me suis couché j’ai songé au tressaillement que j’ai éprouvé à Mantes quand j’ai senti dans le lit ta cuisse sur mon ventre et ta taille dans mes bras, et l’impression de cette méditation m’est restée toute la journée. Mais tu ne veux pas que je parle de tout cela (de quoi te parler ?). Parlons donc d’autre chose. Tu as raison. Il aurait mieux valu pour toi ne pas m’aimer. Le bonheur est un usurier qui pour un quart d’heure de joie qu’il vous prête vous fait payer toute une cargaison d’infortunes.
Adieu, je t’embrasse, et comment ? Moi, je sais bien comment ! Allons, toujours ainsi, n’est-ce pas ? c’est si bon ! Les lèvres m’en piquent et je m’en passe la langue dessus comme si la tienne venait d’y passer.
Le secrétaire m’a écrit que c’était le 15 que ces Messieurs étaient convoqués.
[Croisset,] dimanche, 11 heures du
soir.
[25 octobre 1846.]
On dirait que tu veux me forcer à t’écrire des duretés. Car tu fais tout ce qu’il faut pour t’en attirer. Eh bien, si c’est là ton envie je ne la satisfais pas pour deux raisons. La première c’est que je n’en trouve pas à te dire. La seconde, quand même j’en penserais, je les tairais. Je ne sais pas jusqu’à quel point tu as raison en m’accusant de manquer d’amour. Celui qui lit dans les cœurs en est seul juge et peut-être n’est-ce pas à moi qu’il donne tort. Mais pour manquer de délicatesse envers toi, envers toi, chère âme, jamais, jamais, lors même que je ne t’aimerais plus, lors même que je te haïrais. Et je resterai franc pourtant, comme je l’ai toujours été. Je m’aperçois que c’est un tort. J’aurais dû un peu m’exciter, un peu me monter, un peu me farder. Tu m’aurais peut-être trouvé plus aimable si je n’avais pas été si digne d’être aimé.
Louise, je t’en prie, je t’en conjure, je lève vers toi ces yeux qui te plaisent et qui attirent ton sourire quand je suis là près de toi et que je te regarde de bas en haut, la tête sur tes genoux : ne sois plus aussi dure, aussi âcre, ne me donne plus à travers le cœur des coups de cravache pareils. Qu’est-ce qu’il t’a fait, ce pauvre cœur ? Si tu ne le trouves pas à la taille du tien, laisse-le, jette-le mais ne crache pas dessus la désillusion qu’il t’a donnée. Est-ce sûr ? est-ce qu’il y a désillusion ? est-ce que je ne suis pas le même ? n’est-ce plus moi ? n’est-ce pas toujours toi ? est-ce que maintenant nos deux âmes ne sont pas ensemble ? À quelle autre qu’à toi vais-je faire avant de m’endormir la dédicace de ma nuit ? Quelque chose de mystérieux et de doux nous unit toujours ; à travers l’espace nos désirs se rencontrent comme les nuées et se mêlent l’un à l’autre dans une aspiration continue. Il y a 15 jours encore tu ne m’envoyais que les caresses de ta pensée avec toutes les voluptés que tu pouvais trouver dans tes phrases, et tout à coup sans que rien ait changé (puisque je t’avais dit que je viendrais quand la commission aurait fini ; te souviens-tu comme tu m’as remercié de la nouvelle, que tu as lue dans l’escalier à la lueur de la lampe ?) ta voix s’est remplie de sanglots et je n’entends plus que tes cris de douleur qui m’accusent. Ta pauvre âme est comme un guerrier blessé. Par quelque côté qu’on veuille la prendre on touche à une blessure et on te fait souffrir. –
Pourquoi par exemple m’accuser déjà de mon malheureux voyage en Bretagne ? est-ce que je sais seulement si je le ferai ? Il y a tant de chances pour qu’il tombe à l’eau comme tous mes autres projets grands et petits. D’ici à 10 mois, que de choses peuvent nous le faire manquer, maladie de l’un ou de l’autre, de ma mère ou de n’importe qui d’ici, manque d’argent, etc. – Je ne t’en avais pas parlé puisque ça n’était nullement sûr et que ça ne l’est pas encore. Tu reviens toujours sur cette estimable mère Foucaud. Parce que je t’ai avoué cette faiblesse tu me la reproches toujours. – Je ne suis sensible à ce reproche que parce qu’il te fait mal à toi-même. Je me suis donc bien mal expliqué sur ce chapitre. Je ne l’ai jamais aimée. Il me semble que, si tu as lu la lettre, c’était clair. Car tout en étant très galante elle était d’une insolence rare. C’est du moins l’effet qu’elle m’a fait à moi. Il y a dans ta dernière une phrase que je recopie pour que tu la relises, et ici je demande à ton Esprit d’en juger la convenance et la bonté : « Moi ! je te dirai seulement que si je ne t’avais pas connu j’aurais peut-être accepté, devenant libre, une position que le monde aurait appelée brillante. » Qu’aurais-tu dit si jamais je t’avais envoyé des choses pareilles ! Tu me parles de tes souffrances ! À ce qu’il paraît que je ne te parle guère des miennes, moi, car tu ne doutes pas que des aveux semblables puissent m’en causer !
Que veux-tu que je te dise ! que je m’aperçois encore que j’ai causé ton malheur, que sans moi tu aurais été tranquille sinon heureuse. Eh bien, pour le bonheur passé, au nom de lui, et non pas de moi, pardonne-le-moi. –
Adieu, chère camarade, puisque ce n’est plus que ce mot-là que tu me permets. Tu serres mes mains à la fin de toutes tes lettres. Veux-tu encore que je baise les tiennes, comme le premier jour, comme le mercredi soir ?
Adieu, adieu.
[Croisset,] jeudi, midi. [29 octobre 1846.]
Pas une ligne depuis 4 jours ! Si j’avais la moitié seulement de ce prodigieux orgueil que tu me reproches j’imiterais ce silence. Il n’y aurait pas, de ma part, d’indélicatesse à cela puisque depuis quinze jours tu m’affirmes sous toutes les formes possibles que tu veux t’occuper d’autre chose que de moi, travailler, t’étourdir, guérir enfin. C’est un sage parti. Et si je savais le moyen de contribuer à te rendre ce calme que tu désires j’y travaillerais de toutes mes forces. Je croirais faire par là une bonne action, car puisque mon amour t’est odieux (tu m’as écrit que je te faisais horreur), qu’il est trop faible pour toi et que t’appuyant dessus tu t’y blesses, comme ferait une canne qui se briserait, et dont les éclats vous déchireraient les mains, je dois tâcher de t’ôter cette misère de l’âme. Voyons, dis-moi ce qu’il faut faire ? Veux-tu que je te dégoûte de moi ? que je me montre bien ignoble, bien trivial, bien canaille et tellement repoussant qu’on n’y puisse plus revenir ? C’est facile. Veux-tu que je te dise que je ne t’aime pas, que je suis fatigué de toi comme tu l’es de moi ?… conseille-moi… je ferai tout ce que tu voudras. Mais coûte que coûte, puisque c’est une résolution prise chez toi, j’en prends une autre qui lui est parallèle. Tu vois que je ne te contrarie plus. Je fais tout ce que tu veux maintenant.
Eh bien oui, franchement, ça vaudra mieux, cher camarade. J’oublie l’e féminin, car le mot camarade n’a pas de sexe. Mais quand je viendrai te voir dans 8 jours, qu’est-ce que nous dirons ? – J’en aurais beaucoup à dire, moi. Quant à toi je crois qu’on ne peut pas en dire plus que tu [ne] m’en envoies dans tes belles épîtres.
Adieu, je répète encore adieu, sans rien de plus depuis que tu ne veux plus qu’au bas de mes lettres je t’embrasse comme je le faisais. Cela te révolte. « C’est le souvenir fugitif d’un instant de bonheur physique. » D’accord.
[Croisset, début de novembre 1846.]
Est-ce que je ne vous reverrai plus ? Votre départ est donc bien décidé. Mais pourquoi ne vous en allez-vous pas par Rouen ? C’est la route qui vous mènerait le plus vite et je pourrais vous dire adieu. Si vous êtes triste de quitter Paris, je le suis aussi, moi, de votre départ. Je ne pourrai plus voir votre pauvre maison sans un serrement de cœur. Il y a ainsi maintenant, sur la terre, une foule de places où mon âme saigne quand j’y passe. Tout m’abandonne ; mes parents meurent, mes amis s’en vont. Il ne me reste plus de tout cela que le souvenir ; le vôtre me restera toujours cher. Jamais je n’oublierai ces longues heures de l’après-midi que j’allais passer au Rond-Point, nos bonnes lectures, nos causeries sans fin. Quand je demeurais dans ma triste rue de l’Est, je me promettais mes jours de visite chez vous comme des jours de vacances. Ç’a été dans ce temps-là mes meilleurs moments et, dans mon dernier séjour à Paris, avec quel plaisir encore ne me reportais-je pas à ce doux passé évanoui ! Nous y avons encore ri ; vous le rappelez-vous ? Pour moi ce voyage-là, fait entre la mort de mon père et celle de ma sœur, a laissé dans ma pensée comme le souvenir d’une heure de relâche entre deux ouragans. Et puis comment ne me souviendrais-je pas de vous tous avec tendresse ? Vous êtes mêlés à tant de choses de ma vie intime ! Je vous ai connus à Trouville, dans le temps que nous y étions tous. J’ai gardé pour moi le châle bariolé de rouge et de bleu que portait Henriette et qu’elle avait donné à Caroline.
Qui sait quand je vous reverrai, et si je vous reverrai, seulement ! Je doute de tout et du bonheur plus que jamais. J’ai des défiances ombrageuses de l’avenir ; et d’ailleurs si je vous revois, tout sera bien changé sans doute. Je ne dis pas que vous m’oublierez ; je crois bien à votre amitié. Mais je me méfie du temps, voyez-vous, du temps qui pourrit tout, comme la pluie qui ronge les marbres les plus durs et les sentiments les plus solides… Vous serez mariée, peut-être ; tant de choses seront survenues ! Que le ciel vous rende heureuse, Gertrude ! C’est mon vœu le plus profond. Si je ne pensais pas que vous m’estimez trop pour me demander ici des mots convenus, je vous enverrais une foule de banalités dont je vous fais grâce ; mais vous savez ce que je vous suis.
Peut-être l’année prochaine irai-je avec ma mère en Angleterre et en Écosse. Alors j’irais vous voir ; ce sera une grande joie. Comme nous causerons ! Mais où serez-vous ? Où demeurerez-vous ? Qu’allez-vous faire ? Vous me donnerez bien un peu de vos nouvelles, n’est-ce pas ? Tout ne sera pas laissé sur le rivage ; tout ne s’enfuira pas avec la silhouette des arbres de la grande route. Il me semble que vous êtes partie il y a longtemps, que vous êtes loin, bien loin, que je ne vous reverrai plus.
Dites bien à votre mère, à Henriette, mille choses ; c’est plus que je ne peux en dire, tout ce que vous trouverez. Si jamais, n’importe quand, vous aviez besoin de quelque chose en France, comptez sur moi ; ne craignez rien, j’ai la mémoire longue.
Embrassez bien Herbert de ma part quand vous le verrez.
Adieu, adieu. Tout à vous (cela n’est pas une formule).
Il faudra que je sois à Paris du 15 au 20 de ce mois. Si, par hasard, votre départ se trouvait retardé, je vous verrai encore ; sinon… encore un adieu de plus !
[Croisset,] dimanche matin. [8 novembre 1846.]
La Commission ne se rassemblant que samedi j’arrive demain. Oui demain, mon pauvre ange, quel baiser nous nous donnerons !
Je ne sais juste l’heure mais Du Camp me dira bien le moment où il faut te voir. D’ailleurs je t’écrirais un mot ; je trouverais toujours bien un prétexte.
Vers 3 heures si tu veux promène-toi sur le boulevard, sous le Café de Paris, ou à 4 heures je serai à l’hôtel.
Allons, dans 24 heures. Mille tendresses en attendant.
[Croisset,] vendredi. [13 novembre 1846.]
Que te dire ? que te faire ? Ah, tu as refusé mon baiser d’adieu. Prendras-tu mon baiser de retour bientôt ? M’appelleras-tu encore vous ? Sais-tu qu’il n’y a pas de reproche qui vaille tes larmes, pas d’outrages ni d’injures qui m’aient été plus sanglants ni plus amers que ce désespoir navrant avec lequel tu m’as flagellé ? Mon cœur en porte la marque. Crois-tu que je n’en ai pas souffert ? Mais non, parce que je ne pleure pas tu m’appelles égoïste ; parce que j’ai manqué à ton rendez-vous tu m’appelles traître, tu me méprises, et ce rendez-vous je l’ai manqué par pudeur. Cela t’étonne de moi, n’est-ce pas, qui en ai si peu. Eh oui ! avec Phidias, à 4, c’eût été du monde ; avec Maxime seul une demi-intimité. Quand quelque chose cloche à moitié, j’aime mieux que tout cloche entièrement. Je te voulais, je te voulais encore, j’avais mille choses à te dire. Jamais tu ne m’avais parue plus belle que ce jour-là, plus enviable, plus charmante. Tu crois que je ne veux de toi que le plaisir. Est-ce que j’aime le plaisir ? est-ce que j’ai des sens ? Et tu m’accuses de manquer de cœur. Il ne me reste donc rien, c’est possible ; que sais-je ? Tiens, je voulais t’écrire longuement, mais je ne trouve rien à te dire. Je suis troublé, agité, le souvenir de ton chagrin et du chagrin que je t’ai causé est là comme un spectre qui m’attire et qui me fait peur. Mais est-ce ma faute ! –
J’attends une lettre de toi. Mais tu ne m’écriras pas. Tu es fière. Tu t’es trouvée blessée, sans supposer que je pouvais l’être ! – l’être même un peu.
Je reviens dans peu de jours. Quand même la commission ne se rassemblerait pas. Ne fût-ce qu’un jour, qu’une heure je veux te revoir, te revoir encore une fois si tu ne veux plus de moi, si tu me chasses.
Plus de tout cela ! de grâce ! C’est moi qui te prie ! Tu ne sais pas le mal que tu causes.
Si tu ne veux plus que ma bouche touche la tienne, eh bien sur ta main, Louise, sur ta main. Il y a 48 heures elle se posait encore sur ma poitrine et dans mes cheveux, et les miennes parcouraient frémissantes tout ton corps. Adieu, adieu, au revoir, si tu veux, si tu le permets, oui au revoir.
Vivement.
[Croisset,] dimanche matin.
[15 novembre 1846.]
Ta lettre de ce matin me remue jusqu’aux entrailles. Essuie tes pauvres yeux, chasse ta fièvre. J’ai besoin de t’embrasser, de poser ma tête sur ton cœur. Oui je t’aime, je t’aime. L’entends-tu ? Qui est-ce qui pourrait résister à un amour comme le tien, aussi dévoué, aussi profond, aussi involontaire ? Moi qui avais peur que tu ne m’écrives plus ! Ah, que je te connaissais mal ! J’en frémis de joie, de ton amour. Te mépriser, dis-tu ? mais pourquoi ! Oh tu me calomnies dans ton cœur aussi toi. Au contraire, non seulement plus je t’aime mais plus je t’estime, plus je voudrais pouvoir te donner tout, mais pourquoi faut-il que le seul sacrifice qui te soit agréable soit justement celui-là que je ne puis te faire ? Je suis parti jeudi avec la mort dans l’âme. Mais entre deux mauvaises actions j’ai choisi celle qui m’a semblé la moindre et je suis parti. – J’ai eu des remords de t’avoir quittée, comme si j’avais mal fait et pourtant je ne pouvais faire autrement. Il le fallait. – Tu dis que je n’ai pas voulu t’embrasser avant de partir, c’est toi qui m’as refusé. Te rappelles-tu que j’ai voulu prendre ta main dans ton manchon et que tu l’as tenue fermée ? Mais pas un seul instant je ne t’en ai voulu. Tu m’affligeais trop, tout cela s’est retourné contre moi et m’a déchiré à l’intérieur. Que je suis faible moi qui me croyais fort, voilà que je tremble en t’écrivant, le cœur me bat. Oh, avant 8 jours, vendredi, samedi au plus tard, je te reverrai, je compte les heures. Je reste au coin de mon feu à attendre la journée s’avancer, en pensant à toi et rien qu’à toi. – Nous aurons du temps, je m’arrangerai d’avance pour être bien libre. Je t’apporterai Novembre ; je te le lirai à l’hôtel un soir, tout seuls. Un autre jour tu me liras ton drame. J’irai au spectacle si tu veux, je ferai ce que tu voudras.
Il fait froid. Mes gazons sont tout poudrés à blanc, les arbres des îles sont noirs, ma pensée frileuse s’en va toujours de ces lieux et vole vers toi pour s’y réchauffer dans ton souvenir. Je vois toujours ta tête animée se détachant sur le fond rouge des rideaux, je sens tes papillotes légères sur ma poitrine et toute la douceur de ta peau qui m’embrase le corps. – N’est-ce pas que tu me promets d’être plus sage, ma pauvre enfant ? Ne pleure plus, Louise, par pitié pour moi, si ce n’est pour toi. – Il me semble que l’amour doit résister à tout, à l’absence, au malheur, à l’infidélité même, à l’oubli. C’est quelque chose d’intime qui est en nous, et au-dessus de nous tout à la fois. Quelque chose d’indépendant de l’extérieur et des accidents de la vie. – Nous aurons beau faire, nous serons toujours l’un à l’autre. Quand nous nous fâcherions, nous reviendrions toujours l’un vers l’autre, comme des fleuves qui rentrent dans leur lit naturel. On ne peut se soustraire à la fatalité de son cœur. Tu es à moi, je suis à toi. Qu’on en souffre ou qu’on en jouisse, il le faut. Cela est.
Du Camp t’a-t-il consolée un peu ? Tu as dû recevoir hier soir une lettre. Je ne sais pas ce que j’y disais, je n’avais pas la tête à moi. C’est un bon ami que nous avons là.
Dans quel état t’ai-je laissée l’autre jour, mon Dieu ! Je te revois toujours dans le coin de la muraille, pleurant et te tordant. Tu m’accusais ! J’aurais voulu tomber à tes genoux et faire changer chaque sanglot en cri de bonheur. Sais-tu que ça faisait une scène et que j’avais l’air d’un bourreau. –
Adieu, adieu toi que j’aime. Je t’écrirai bientôt, puis pour te dire le jour que j’arrive. Mille baisers. Reçois ici tous ceux que je peux te donner. Tu m’as dit que je t’avais appris des voluptés nouvelles. Tant mieux, je voudrais t’en donner encore d’autres. T’en accabler, t’en faire mourir. Adieu, adieu.
Le presse-papier que je t’ai donné a longtemps servi à ma sœur. Elle l’avait gagné à une loterie d’un couvent d’orphelines dont ma mère était dame patronnesse. Elle me l’avait donné il y a 6 ou 7 ans.
Si c’est bien un clou que tu as mets-y de la bouillie, ou baigne-toi à l’eau chaude. Mais tu ferais mieux de consulter ton médecin.
[Croisset,] mardi soir 10 heures.
[17 novembre 1846.]
Ne m’adresse plus tes lettres à Croisset, cher ange, mais à Rouen, rue de Crosne-Hors-Ville 25, au coin de la rue de Buffon. Nous allons y coucher jeudi prochain, jour où enfin j’espère que cette éternelle commission se sera décidée. Il faudra pourtant qu’elle en finisse ! Samedi ils se sont réunis. (J’espérais qu’ils auraient bâclé ça tout de suite, et pouvoir partir le dimanche à midi. Je serais arrivé à 4 heures à Paris, et le soir sans que tu en fusses prévenue je me serais présenté tout d’un coup chez toi pour jouir de ta surprise. Voilà quel était mon plan secret.) Sur 8 membres il [y] en avait 4 de présents, tu vois ce que c’est. J’en suis tellement fatigué que je ne compte plus sur rien mais tu peux compter, toi, que tu me reverras d’ici à très peu de jours ; il faut que je te revoie. Ça me brûle le cœur. – J’ai encore le prétexte du piédestal dont j’ai besoin de voir le modèle, si je perds celui de la commission. Mais je l’aurai, c’est presque infaillible.
Je ne me souviens que fort vaguement de ces deux dames dont tu me parles dans ta lettre de ce matin, et qui sont venues à l’atelier un jour que nous y étions. Je crois que tu as, en me le rapportant, exagéré ce qu’elles ont pu te dire sur mon fameux regard. Ce sont de ces choses que les femmes n’avouent pas ressentir, d’ordinaire. Quand elles l’éprouvent elles le cachent, et quand elles le manifestent c’est qu’elles y ont intérêt. Or quel intérêt avaient-elles à te dire cela, si ce n’est peut-être un motif de curiosité, pour voir ce que tu sentais toi-même, ou bien tout bonnement pour dire quelque chose de drôle sans y attacher aucune idée. – Je ne me crois pas les yeux attirants ni séduisants. – Ils vont à la nature animale, ils appellent les enfants, les idiots et les bêtes parce que j’ai peut-être beaucoup vécu dans ce monde-là et que j’en ai gardé quelque chose, un air de famille, un vieux levain de naturalisme mystérieux que l’intensité de la pensée fait épancher au-dehors vers les phénomènes qui le reproduisent. Mais je crois sincèrement que je plais à peu de femmes ; à quelques hommes, beaucoup ; plusieurs me détestent instinctivement. Et le plus grand nombre ne me remarque pas. J’ai cela de commun avec tout le monde. – Est-ce que tu ne t’es pas aperçue combien j’étais timide et gauche, peu sûr de moi, combien j’avais peu d’aplomb ? Il a fallu que je fusse irrésistiblement entraîné ! À l’heure qu’il est je m’étonne encore que ce soit moi que tu aimes, que ce soit moi qui t’aime. Cela me paraît une anomalie de ma nature, une métamorphose, une renaissance si tu aimes mieux. Mais combien je trouve de douceur dans ton souvenir ! Si tu savais combien de fois par jour ma pensée voltige sur toi, se pose sur tes seins, se balance au bout de tes cheveux, s’éclaire au feu humide de tes yeux. Tu m’as dit hier que j’étais la poésie de ton soleil couchant. Si je suis ton dernier amour tu es peut-être aussi le mien. Le premier est si loin ! Un homme plus jeune t’eût aimée avec plus d’exclusion, plus de pureté, plus d’élans. Mais moins longtemps peut-être, moins profondément, moins intimement. Oui, toujours, toujours, et lors mê[me] que je ne t’aimerais plus, la tendresse remuera pour toi [le] fond de mon cœur. Je voudrais t’aimer davantage, je voudrais que tu le saches bien, je voudrais pouvoir te le prouver. –
Je ne fais pas grand-chose depuis quelques jours ; notre déménagement nous occupe. Je rumine un plan, je pense à toi. Novembre est de côté, je te l’apporterai, je l’avais oublié la semaine dernière. – Merci de ton attention pour ton costume. C’est là ce qui peut s’appeler une inspiration de Vénus intelligente. J’accepte. Oui je veux t’avoir dans ta belle toilette, dans celle où l’on t’admire, où l’on te convoite.
Mille chauds baisers sur ta gorge.
[Paris,] dimanche 5 heures et
demie.
[29 novembre 1846.]
Comme si ce n’était pas assez de tout ton amour tu m’offres encore tous les hommages et tout l’amour qu’on t’a donnés. Merci de cette attention de la médaille, elle m’est sacrée à plus d’un titre.
À demain donc nos adieux. J’embrasserai Henriette, tu prendras ce baiser pour toi. Je le donnerai en pensant à toi. Je ne vois pas où nous pourrions nous revoir le soir.
Ce soir j’ai eu bien du mal à m’échapper, ma mère est malade et je me suis enfui sous prétexte d’aller passer une demi-heure chez M[axime]. Il faut que je rentre. Nous partons mardi probablement par le convoi de 9 heures.
Comme elle était douce la petite promenade que nous avons faite l’autre jour, à pied, seuls dans cette rue déserte…
Aussitôt rentré à R[ouen], je t’écris une longue lettre où je te dirai tout ce qu’ici je ne puis te dire. Je suis trop pressé. M[axime] est tellement occupé de ses affaires d’argent que je ne le vois pas.
Adieu donc, à demain. Je te reconduirai jusque sur le perron et je te donnerai une dernière poignée de mains réprimée.
Adieu, adieu, mille tendresses. Mille baisers. Et encore plus du cœur que de la bouche.
[Rouen,] mercredi 2 heures.
[2 décembre 1846.]
Je suis triste, je m’ennuie, je m’embête. Je n’ai pas une idée dans la tête. Sans ce bon Max[ime], ce serait à en périr. Me voilà rentré dans ma vie plate et monotone qui n’a quelque douceur que par son uniformité, quelque grandeur peut-être que par sa persévérance. Sitôt que je romps à mon train ordinaire et que je veux m’y remettre j’en éprouve une amertume sans fond. Aujourd’hui par exemple c’est quelque chose d’analogue à l’ennui des écoliers après une vacance. Tout le temps se passe à rêver au plaisir qu’on a eu et on regrette de ne l’avoir pas mieux employé. Il y a 24 heures nous étions en voiture, nous descendions, nous nous promenions à pied dans le bois. As-tu éprouvé, quelquefois, le regret que l’on [a] pour des moments perdus dont la douceur n’a pas été assez savourée ? C’est quand ils sont passés qu’ils reviennent au cœur, flambants, colorés, tranchant sur le reste comme une broderie d’or sur un fond sombre. Je repense sans cesse à la voiture, et au soleil passant à travers les rideaux jaunes. Tu avais les lèvres et les paupières d’un rose vif… – Ne me dis jamais que je ne t’aime pas puisque tu me fais éprouver des mélancolies que je n’avais jamais eues. Je sens plus la douleur que le plaisir, mon cœur reflète mieux la tristesse que la joie, voilà pourquoi sans doute je ne suis pas fait pour le bonheur ni peut-être pour l’amour. Je comprends bien combien je dois te paraître sot, méchant parfois, fou, égoïste ou dur. Mais rien de tout cela n’est ma faute. Si tu as bien écouté Novembre tu as dû deviner mille choses indisables qui expliquent peut-être ce que je suis. Mais cet âge-là est passé. Cette œuvre a été la clôture de ma jeunesse. Ce qui m’en reste est peu de chose mais tient ferme. – Voilà pourquoi je me suis débattu longtemps contre l’idée d’avoir un enfant. Quel triste être sortirait de moi ! Il ne voudrait seulement parler et demanderait à mourir avant d’avoir vécu. Je suis né ennuyé, c’est là la lèpre qui me ronge. Je m’ennuie de la vie, de moi, des autres, de tout. À force de volonté j’ai fini par prendre l’habitude du travail. Mais quand je l’ai interrompu, tout mon embêtement revient à fleur d’eau, comme une charogne boursouflée, étalant son ventre vert, et empestant l’air qu’on respire. J’ai cherché à éviter les passions. Elles sont venues. Quand je ne suis plus dans l’exercice de l’une d’elles, quand je t’ai eue quelques jours par exemple et que je reviens ici, rien ne pourra te donner l’idée de ce qui se passe en moi.
Adieu, je t’embrasse, je suis abruti, je ne sais pas ce que j’écris ni seulement si tu pourras me lire.
Adieu, mille tendresses, mais j’ai le cœur serré comme avec un cordon.
[Rouen, samedi 5 décembre 1846.]
Merci de ta bonne lettre de ce matin, si tendre, si doucement triste, si résignée, si souriante sous les pleurs. Je commençais à être inquiet et à trouver le temps long. Tu me dis que je ne me suis pas détourné pour te voir quand je t’ai quittée rue Royale. Je me suis détourné deux fois, je n’ai rien vu. C’était comme la veille à l’atelier j’avais embrassé Henriette pour toi, et tu ne t’en étais pas aperçue. Tu me dis sur mon beau-frère beaucoup d’excellentes choses qui m’ont fait admirer ton bon esprit et ton bon cœur, mais elles ne sont pas justes parce qu’elles ne sont pas spéciales. Quand je t’ai confié que je croyais avoir eu sur lui une influence funeste je n’ai pas voulu dire que je lui avais inoculé de mon vaccin intellectuel. Mais seulement ma fréquentation lui a été nuisible en ce sens qu’il s’est imaginé pouvoir mener une vie comme la mienne, toute de solitude et de spéculation. Le parti pris a amené la vanité, et la vanité retient à son tour le parti pris. Il n’y a rien à faire là contre, que de laisser faire le temps cet useur féroce. Mais en attendant il s’épuise, il se meurt de paresse, de mélancolie et de projets rentrés, et il n’y a pas à cela plus de remède qu’à un cancer. On le coupe bien avec le fer, on le brûle bien avec le feu mais à quoi bon ? Le malade souffre horriblement et la maladie reparaît de plus belle. Je l’ai pourtant guéri d’un cancer, dit le médecin, un cancer horrible qui pesait 10 livres et que j’ai gardé en bocal dans de l’esprit-de-vin. Il ne faut pas vouloir donner de remèdes à tout. On en retombe de plus haut, avec la rage des gens dupés. Pour moi il y a longtemps que je n’en cherche plus pour mon usage. Toute ma médecine est préservative, et je ne crois pas aux préservatifs ! – hygiéniques, je veux dire.
J’ai été fort triste depuis trois jours. Était-ce de t’avoir quittée ? Je le crois, j’en suis sûr. L’ennui d’une maison nouvelle à habiter y est aussi pour quelque chose. Une maison où l’on n’a pas vécu, c’est comme un habit qu’on achète aux brocanteurs ; ça vous gêne et ça vous glace à la fois ; notre cœur et nos membres ne se font pas du premier jour à ce qui les recouvre. Je comprends bien l’usage des Orientaux de ne pas prendre de maisons où d’autres ont déjà vécu. Ils s’en font bâtir exprès pour eux, que l’on détruit avec eux à leur mort. À quoi bon s’abriter sous un toit qui a contenu d’autres rêves, d’autres amours et d’autres agonies ! Que chaque mort ait sa bière et chaque cœur son foyer. – On laisse bien des choses aux murs, aux arbres, aux pavés, partout où l’on passe. À combien de vents divers les cheveux d’un homme encore jeune n’ont-ils pas volé, emportés, tombés ou coupés ? Qui est-ce qui en retrouvera seulement un ? Et du fond, du fond, de ce pauvre fond triste et grand, quid nunc, comme dit la formule juridique ?
Je ne travaille pas encore. Lundi cependant je profiterai du sommeil de l’ami D[u Camp] pour faire un peu de grec le matin. Demain nous allons à La Neuville voir cet ami intime à moi dont je t’ai parlé et qui est revenu d’Italie. C’est encore une amitié qui me quitte, il est marié et, partant, absent de moi quoi qu’il en dise. C’est toute une histoire sans faits mais nourrie, que celle-là. À quelque jour peut-être j’écrirai mes confessions, ce sera drôle mais peu amusant. Actuellement je n’en aurais pas le talent, et jamais peut-être [n’]en aurai-je le cœur.
Adieu, je t’embrasse sur tes yeux qui, quoi que tu prétendes, sont jolis quand tu as pleuré.
Puisqu’il me reste encore un peu de place je t’embrasse une fois de plus. L’hist[oire] de Mme D. m’intéresse assez. Ce sont ces choses-là qu’il faut étudier quand on veut faire du roman. Le difficile est de les reproduire vraies, sans charge.
[Rouen,] lundi, 11 heures du soir.
[7 décembre 1846.]
Qu’as-tu donc, ma pauvre amie ? Pas de nouvelles de toi, pas de lettres ! C’est bien dur. T’ai-je dit dans mon dernier envoi quelque chose de méchant ? Pardonne-le. Je souffre souvent, et beaucoup. Dans ces moments-là je suis aigre, âcre. J’ai beau rentrer en moi le plus possible mes douleurs, elles sortent quelquefois et déchirent ceux que je presse dans mes bras. Je t’aime bien va, je t’aime encore, toujours, ton souvenir a pour moi une douceur charmante où ma pensée se berce, comme un corps fatigué se berce dans un hamac, balancé par une brise tiède. – J’espère que demain je recevrai de toi quelques pages. J’ai toujours peur qu’il ne soit survenu quelque fâcheuse aventure, que l’officiel n’ait mis le nez dans nos affaires etc., ou bien que tu ne sois malade. Tu peux t’étonner que je te dise tout cela, moi n’est-ce pas qui ai l’air si froid, si indifférent. Mais je t’aime peut-être plus que je ne le parais. C’est pitoyable mais j’ai toujours été ainsi, désirant sans cesse ce que je n’ai pas et ne sachant en jouir quand je le possède, de même que je m’afflige et m’effraie des maux à venir. Quand ils surviennent ils me trouvent déjà tout résigné. Je n’ai senti ce que c’était que la famille que depuis que je n’en ai plus. Autrefois elle m’assommait. Si je te perdais j’en deviendrais peut-être fou. C’est dans l’inconséquence conséquente du cœur humain, dans la constitution de l’homme, et je suis bien homme, homme au sens le plus vulgaire et le plus vrai du mot, quoique dans la prévention de ton bon amour tu me croies quelque chose de plus élevé que cela, et que moi à de certains moments plus rares de jour en jour j’aie eu cette prétention inavouée. Oh non ! je ne me force pas à me détacher de tout lien, à me séparer de toute affection. Mais ce sont eux qui me quittent d’eux-mêmes, comme des nœuds qui se relâchent et se dénouent sans qu’aucune main y touche. Combien n’ai-je pas eu déjà d’amours, d’enthousiasmes, d’amitiés profondes et de sympathies vivaces que j’ai vu fondre comme neige ! Je me cramponne au peu qui me reste. J’ai pleuré les morts, j’ai pleuré des vivants et j’ai ri de pitié sur la vanité de mes meilleurs sentiments et de mes croyances les plus pures, mais je ne jette pas à la porte ceux qui veulent me rester dans mon isolement enneigé.
Nous parlons souvent de toi avec M[axime]. J’ai peur que ma mère ne nous entende car un soir mon beau-frère qui se tenait dans sa chambre (elle est contiguë à la mienne) est venu nous rapporter une conversation que nous avions tenue. Elle roulait heureusement sur un sujet indifférent mais c’est un avertissement. Nous passons notre temps à des causeries dont je serais honteux presque, à des folies, à des songeries impériales. Nous bâtissons des palais, nous meublons des hôtels vénitiens. Nous voyageons en Orient avec des escortes et puis nous retombons plus à plat sur notre vie présente et, en définitive, nous sommes tristes comme des cadavres. Ce serait à périr d’ennui pour un tiers. Le matin il va voir à l’Hôtel-Dieu tailler et amputer, ça le divertit. Pendant ce temps je fais un peu de grec et je prends une leçon d’armes, puis nous fumons beaucoup. Voilà notre vie depuis huit jours. Je lis le soir Servitude et Grandeur militaires de l’ami Stello. C’est d’un bon ton mais passablement froidasse. J’ai un Saint-Augustin complet, et une fois l’ami parti je me lance à corps perdu dans les lectures religieuses, non pas du tout dans l’intention de me donner la foi mais pour voir les gens qui ont la foi.
Adieu, cher et doux amour. Je t’embrasse sur la peau fine de ta gorge. Celui qui t’aime.
[Rouen,] mardi, 5 heures du soir.
[8 décembre 1846.]
Je rentre de Croisset où je me suis embêté toute la journée. Dieu me préserve de retourner à la campagne l’hiver. Je trouve ta lettre et j’ajoute ceci à la mienne. Ceci veut dire je ne sais quoi ou plutôt un bon baiser que tu prendras comme tu voudras, que tu mettras où bon te semblera.
Ta perspicacité est grande. Tu as le coup d’œil juste. Mais moi-même j’aurais du mal à dire le fond de cet être que tu aimes et que tu veux deviner. À plus forte raison toi, quelque rapprochée que tu en sois. Un jour, quand avant de la finir je résumerai ma vie, j’essaierai de me raconter à moi-même. Ce sera difficile à ne rien charger et à dire la vérité. J’en ai eu l’idée plusieurs fois et j’ai toujours reculé devant la difficulté de l’entreprise. Mais va, contente-toi de m’aimer tel que je suis ; moi je t’aime telle que tu es, je ne trouve rien de mal en toi que cet excessif amour qui te fait souffrir. N’en veuille jamais, chère adorée. Si je suis à charge aux autres c’est que je le suis beaucoup à moi-même.
Tant mieux que les Anglais soient débarqués. Je ne te parle plus depuis quelque temps de ce sujet, tu m’as tant dit qu’il t’affligeait. Mais je n’y pensais pas moins ! Quelle chose étrange que ces clous que je te donne ! – J’en ai maintenant un qui me défigure la joue droite. Mais je m’en moque bien puisque tu n’es pas là pour voir si je suis laid.
Adieu, cher amour, mille baisers.
Celui qui t’embrasse sur tes pauvres yeux.
[Rouen,] vendredi, 4 h[eures] du
soir.
[11 décembre 1846.]
Ne trouves-tu pas qu’il y aurait un beau roman à faire sur l’histoire de Mme D. ? Toi qui es à même de voir tout cela de près tu devrais t’en mêler. Tu as l’esprit fin, clair, juste quand la passion ne t’égare pas ; le fond en est ardent et sceptique. Étudie bien ces personnages, complète dans ta tête ce que la vérité matérielle a toujours de tronqué et mets-nous ça en relief dans quelque bon livre bien tassé, bien nourri, varié de ton et d’aspects, uni d’ensemble et de couleur. Ces détails techniques que tu me donnes sur le mari sont curieux. Je vais prendre des informations là-dessus et je te dirai ce que la science en pense. Il ne faut blâmer même en pensée cette femme de ce que tu trouves que la passion chez elle ne sonne pas assez fort. Nier l’existence des sentiments tièdes parce qu’ils sont tièdes, c’est nier le soleil tant qu’il n’est pas à midi. La vérité est tout autant dans les demi-teintes que dans les tons tranchés. J’ai eu dans ma jeunesse un ami véritable qui m’était dévoué, qui eût donné pour moi sa vie et son argent, mais il ne se serait pas levé pour me plaire une demi-heure plus tôt que de coutume ni accéléré aucun de ses mouvements. Quand on observe avec un peu d’attention la vie on y voit les cèdres moins hauts et les roseaux plus grands. Je n’aime pas pourtant l’habitude qu’ont de certaines gens de rabaisser les grands enthousiasmes et d’atténuer les sublimités hors nature. Ainsi le livre de Vigny, Servitude et Grandeur militaires, m’a un peu choqué au premier abord parce que j’y ai vu une dépréciation systématique du dévouement aveugle (du culte de l’empereur par exemple), du fanatisme de l’homme pour l’homme au profit de l’idée abstraite et sèche du devoir, idée que je n’ai jamais pu saisir et qui ne me paraît pas inhérente aux entrailles humaines. Ce qu’il y a de beau dans l’empire c’est l’adoration de l’empereur, amour exclusif, absurde, sublime, vraiment humain. Voilà pourquoi j’entends peu ce qu’est pour nous aujourd’hui la Patrie. Je saisis bien ce que c’était pour le Grec qui n’avait que sa ville, pour le Romain qui n’avait que Rome, pour le sauvage qu’on vient traquer dans sa forêt, pour l’Arabe qu’on poursuit jusque sous sa tente. Mais nous, est-ce qu’au fond nous ne nous sentons pas aussi bien Chinois ou Anglais que Français ? N’est-ce pas à l’étranger que vont tous nos rêves ? Enfants nous désirons vivre dans le pays des perroquets et des dattes confites, nous nous élevons avec Byron ou Virgile, nous convoitons l’Orient dans nos jours de pluie, ou bien nous désirons aller faire fortune aux Indes ou exploiter la canne à sucre en Amérique. La Patrie c’est la terre, c’est l’univers, ce sont les étoiles, c’est l’air. C’est la pensée elle-même, c’est-à-dire l’infini dans notre poitrine. Mais les querelles de peuple à peuple, de canton à arrondissement, d’homme à homme, m’intéressent peu et ne m’amusent que lorsque ça fait de grands tableaux avec des fonds rouges.
J’ai relu hier au soir, seul au coin de mon feu, les vers de Mantes. Sais-tu que c’est beau et très beau. Tu as été inspirée, et je maintiens mon dire, tu n’as rien fait de mieux. J’ai été ému de cette lecture et j’ai tressailli de tendresse pour toi. Ce sera un trésor pour mes vieux jours et il me semble déjà que je me vois avec des cheveux blancs, cassé et toussant dans mon fauteuil, me levant pour aller prendre dans un tiroir ce petit carnet de maroquin. – Je te renverrai par Max[ime] le prologue. Ça ferait un certain effet à la scène à cause de la vivacité du dialogue, dont les coupes sont peut-être parfois un peu intentionnelles. Il y a quelques contradictions dans le caractère ou plutôt dans le débit des personnages. Il est fâcheux en somme que tu n’aies pas donné suite à cette œuvre.
Oui je repense souvent à la soirée de Novembre et aux pleurs que tu versais quand tu faisais des allusions involontaires. Mais je n’en persiste pas moins à croire que tu estimes cela trop. J’ai été même indigné que tu aies comparé ce livre à René. Ça m’a semblé une profanation. Pouvais-je te le dire puisque c’était une preuve d’amour ?
Il neige, il fait froid. – Nous allons dîner à la campagne chez mon beau-frère qui s’en fait une fête, mais pas moi. Je n’aime pas tous ces dérangements-là. Heureusement que nous serons revenus à dix heures. J’ai fait ta commission du sucre de pomme. Adieu, cher amour, je t’embrasse sur ta peau si fine. Mille tendres baisers.
[Rouen,] dimanche [13 décembre 1846].
Tu as été malade, mon pauvre cœur ! Tu as souffert. Ne fais plus de ces excès de travail qui usent et qui, à cause de la lassitude même qu’ils laissent après eux, vous font en définitive perdre plus de temps qu’ils ne vous en ont fait gagner. Ce ne sont pas les grands dîners et les grandes orgies qui nourrissent, mais un régime suivi, soutenu. Travaille chaque jour patiemment un nombre d’heures égales. Prends le pli d’une vie studieuse et calme. Tu y goûteras d’abord un grand charme et tu en retireras de la force. J’ai eu aussi la manie de passer des nuits blanches. Ça ne mène à rien qu’à vous fatiguer. Il faut se méfier de tout ce qui ressemble à de l’inspiration et qui n’est souvent que du parti pris et une exaltation factice que l’on s’est donnée volontairement et qui n’est pas venue d’elle-même. D’ailleurs on ne vit pas dans l’inspiration. Pégase marche plus souvent qu’il ne galope. Tout le talent est de savoir lui faire prendre les allures qu’on veut, mais pour cela ne forçons point ses moyens, comme on dit en équitation. Il faut lire, méditer beaucoup, toujours penser au style et écrire le moins qu’on peut, uniquement pour calmer l’irritation de l’idée qui demande à prendre une forme et qui se retourne en nous jusqu’à ce que nous lui en ayons trouvé une exacte, précise, adéquate à elle-même. Remarque que l’on arrive à faire de belles choses à force de patience et de longue énergie. Le mot de Buffon est un blasphème, mais on l’a trop nié. Les œuvres modernes sont là pour le dire. – Modère les emportements de ton esprit qui t’ont déjà fait tant souffrir. La fièvre ôte de l’esprit. La colère n’a pas de force, c’est un colosse dont les genoux chancellent et qui se blesse lui-même encore plus que les autres.
On m’a fait hier une petite opération à la joue à cause de mon abcès. J’ai la figure embobelinée de linge, et passablement grotesque. Comme si ce n’était pas assez de toutes les pourritures et de toutes les infections qui ont précédé notre naissance et qui nous reprendront à notre mort, nous ne sommes pendant notre vie que corruptions et putréfactions successives, alternatives, envahissantes l’une sur l’autre. Aujourd’hui on perd une dent, demain un cheveu, une plaie s’ouvre, un abcès se forme, on vous met des vésicatoires ou on vous pose des sétons. Qu’on ajoute à cela les cors aux pieds, les mauvaises odeurs naturelles, les sécrétions de toute espèce et de toute saveur, ça ne laisse pas que de faire un tableau fort excitant de la personne humaine. Dire qu’on aime tout ça ! encore qu’on s’aime soi-même et que moi par exemple j’ai l’aplomb de me regarder dans la glace sans éclater de rire. Est-ce que la seule vue d’une vieille paire de bottes n’a pas quelque chose de profondément triste et d’une mélancolie amère ! Quand on pense à tous les pas qu’on a faits là-dedans pour aller on ne sait plus où, à toutes les herbes qu’on a foulées, à toutes les boues qu’on a recueillies… le cuir crevé qui bâille a l’air de vous dire : « … après, imbécile, achètes-en d’autres, de vernies, de luisantes, de craquantes, elles en viendront là comme moi, comme toi un jour, quand tu auras sali beaucoup de tiges et sué dans beaucoup d’empeignes. »
J’ai parlé à des gens de la Faculté de l’infirmité de D.. Ils n’y comprennent pas grand-chose. Ce citoyen n’aurait-il pas eu par là quelque bon rhume de cerveau qui lui aurait avarié la narine ? Ou plutôt Mme D. n’aurait-elle pas chargé les détails de l’histoire ? Ça se fait souvent pour embellir son récit et donner plus de poids à ce qu’on ne comprend pas soi-même. –
Adieu, soigne-toi bien, prends garde au froid et reçois un long baiser sur la bouche.
Allons, puisqu’on y tient, d’accord ! Puisque tu ne trouves plus rien à me dire, la franchise exige que je t’avoue ne pas trouver davantage de mon côté, ayant épuisé toutes les formes possibles pour te faire comprendre ce que tu t’obstines depuis 5 grands mois à ne pas vouloir entendre. J’y ai pourtant mis toutes les délicatesses de mon cœur et toute la variété de ma plume. Pourquoi as-tu voulu empiéter sur une vie qui ne m’appartenait pas à moi-même et changer toute cette existence au gré de ton amour ? J’en ai souffert, voyant les efforts inutiles que tu faisais pour ébranler ce rocher qui ensanglante les mains quand on y touche. Tu m’accuses sans cesse d’égoïsme et de dureté. En toi-même depuis longtemps tu as reconnu que je ne t’aimais pas. Erreur ! erreur, ma pauvre amie. Je suis venu à toi parce que je t’aimais. Je t’aime encore tout autant. Je t’aime à ma façon, à ma mode, selon ma nature. Il t’eût fallu, je te l’ai dit dès les premiers jours, un homme plus jeune et plus naïf, dont le cœur moins mûr ait eu un parfum plus vert.
J’ai l’âme dévorante comme l’estomac et capable comme lui de se passer presque de vivres. J’ai perdu des morts, j’ai perdu des vivants, et j’ai vu toute la bêtise vaniteuse de mes douleurs alors que je croyais ces affections nécessaires à ma vie. Rien n’est nécessaire ni utile. Il y a des choses plus ou moins agréables, voilà tout. Réfléchis sur ce point que nos joies comme nos malheurs ne sont que des illusions d’optique, des effets de lumière et de perspective.
Ne sens-tu pas qu’un pacte nous lie ? Que tu m’oublies tout à fait, que tu ne m’écrives plus du tout, moi je ne t’oublierai jamais. Dans dix ans tu me retrouveras si tu m’appelles, et peut-être alors me remercieras-tu de t’avoir fait pleurer quelquefois pour t’empêcher de pleurer toujours.
Écris-moi, va, ne te force à rien. Écris-moi quand le cœur t’en dira, conte-moi tes chagrins, tes ennuis, parle-moi de tes travaux, raconte-moi ce relégué dans l’arrière-boutique. Je pourrai peut-être t’envoyer quelque consolation, quelque distraction du moins, ce qui n’est jamais à dédaigner, vu que l’existence n’en est pas farcie.
Si j’ai été ton dernier amour, que je sois ta plus forte amitié. D’autant plus que quand tu voudras revoir l’amant, l’amant obéira à ce désir.
Adieu, mille tendresses toujours.
[Rouen,] dimanche [20 décembre 1846].
Tu me demandes des explications à des choses qui s’expliquent d’elles-mêmes. Que veux-tu que je te dise de plus que je ne t’ai déjà dit et que tu ne sais déjà ? Si, malgré l’amour qui te retient à mon triste individu ma personnalité blesse trop la tienne, quitte-moi. Si tu sens que c’est impossible, accepte-moi dès lors tel que je suis. C’est un sot cadeau que je t’ai fait que de te procurer ma connaissance. J’ai passé l’âge où l’on aime comme tu voudrais. Je ne sais pas pourquoi j’ai cédé cette fois-là ; tu m’as attiré, moi qui me méfie tant des choses qui attirent. Sous mon enveloppe de jeunesse gît une vieillesse singulière. Qu’est-ce donc qui m’a fait si vieux au sortir du berceau, et si dégoûté du bonheur avant même d’y avoir bu ? Tout ce qui est de la vie me répugne, tout ce qui m’entraîne et m’y replonge m’épouvante. Je ne voudrais être jamais né ou mourir. J’ai en moi, au fond de moi, un embêtement radical, intime, âcre et incessant qui m’empêche de rien goûter et qui me remplit l’âme à la faire crever. Il reparaît à propos de tout, comme les charognes boursouflées des chiens qui reviennent à fleur d’eau malgré les pierres qu’on leur a attachées au cou pour les noyer. Quand je t’ai crié dès l’abord, avec une naïveté que tu as peu appréciée, que tu te trompais, qu’il fallait m’oublier, que c’était à un fantôme et non à un homme que tu t’adressais, tu n’as pas voulu me croire. Il eût fallu me croire pourtant ! Tu me juges mal, va ! N’estime pas tant mon esprit, je ne vise pas à être un Gœthe, parce que les chandelles pâlissent devant le soleil et, quoi que tu en croies, je ne m’efforce à singer personne, les grands hommes encore moins que d’autres. Quant à mon cœur, il a l’embouchure étroite et embarrassée, le liquide n’en sort pas aisément, il remonte le courant et tourbillonne. C’est comme la Seine à Quillebeuf, toute pleine de bas-fonds mouvants ; beaucoup de vaisseaux s’y sont perdus.
Je m’en veux de ne pas t’aimer comme tu le mérites, comme tu devrais être aimée. Je te bénis dans mon cœur et je serais tenté de me battre pour te faire tant de mal. Mais à qui la faute ? À personne, à Dieu, à la vie elle-même.
Pourquoi n’étais-tu pas une coquette ? Quand on cherche le plaisir on le trouve ; mais le bonheur ? c’est un usurier qui vous fait rendre cent pour 10, et je ne t’aurais pas aimée si tu eusses été une femme de plaisir. Cela eût bien mieux valu pourtant. Et les gens d’esprit comme nous devraient s’en tenir là.
Il faut mettre son cœur dans l’art, son esprit dans le commun du monde, son corps où il se trouve bien, sa bourse dans sa poche, son espoir nulle part.
Adieu, tâche de m’oublier ; moi je ne t’oublierai jamais. Tu t’es trompée en me disant que je n’avais pour toi que de la curiosité. Il y a plus ; mais toi tu ne crois qu’aux extrémités des choses. Encore adieu. N’importe pour quoi tu me trouveras toujours.
Qu’est-ce que cela veut dire ? est-ce un défi ? un retour ? une raillerie ? Je m’y perds, Amor nel cor !
Dans mon cœur à moi, dans ce cœur qui n’est pas plein de dévouement « comme celui des autres hommes », vous avez raison, il n’est pas comme celui des autres hommes, par malheur pour lui et pour les autres. Pourquoi ne m’écrivez-vous pas plutôt, spirituellement j’entends, pour me dire ce que vous devenez. Je suis un vieil empirique qui, s’il applique le feu, a aussi dans son sac des cataplasmes et des onguents. Je vous ai paru sublime naguère, maintenant je vous parais pitoyable. Je ne suis ni l’un ni l’autre, allez, et au fond je ne suis pas plus gredin que le premier venu. Ainsi, vous me reprochez mon amour pour « les premières venues ». C’est une erreur historique. Ça m’ennuie tout comme autre chose. Ça m’assomme même. La prostituée est un mythe perdu. J’ai cessé de la fréquenter, par désespoir de la trouver.
Ma moquerie, dites-vous, a tué votre amour. Mais je ne me suis jamais moqué de vous. Quand on est disposé à voir le grotesque partout on ne le voit nulle part. Rien n’est triste comme la figure des gargouilles des cathédrales. Elles rient toujours pourtant. Il y a des gens dont l’âme est de même. Une idée bouffonne a plissé leur granit, et pourtant les fleurs y poussent tout de même. Mais personne n’en sent le parfum et ces bêtes-là ne servent qu’à cracher la pluie sur les passants.
Si vous ne m’aimez plus comme autrefois, que je sois votre ami du moins, et cette vie que je n’ai pu éclairer avec le soleil, que j’y jette au moins une lueur douce de clair de lune ! Quand vous vous ennuierez trop, quand vous aurez besoin d’expansion, écrivez-moi, racontez-moi votre vie, dites-moi tout ce que vous voudrez. Quand je ne vous serais bon qu’à passer du temps ! – Si vous trouvez qu’il vaut mieux en finir là je ne dirai rien, mais la main qui écrit ceci, tant qu’elle pourra se remuer, à votre appel, sera vôtre.
Il m’est impossible de continuer plus longtemps une correspondance qui devient épileptique. Changez-en, de grâce. Qu’est-ce que je vous ai fait (puisque c’est vous maintenant), pour que vous m’étaliez avec l’orgueil de la douleur le spectacle d’un désespoir auquel je ne sais pas de remèdes ? Si je vous avais livrée, affichée, si j’avais vendu vos lettres etc., vous ne m’écririez pas de choses plus atroces ni plus désolantes.
Qu’est-ce que j’ai fait, mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai fait ? Vous savez bien que je ne peux pas venir à Paris. – C’est vouloir me forcer à vous répondre par des brutalités, je suis trop bien élevé pour le faire, mais il me semble que je l’ai répété assez de fois pour que vous en ayez gardé le souvenir.
Je m’étais formé de l’amour une toute autre idée. Je croyais que c’était quelque chose d’indépendant de tout, et même de la personne qui l’inspirait. L’absence, l’outrage, l’infamie, tout cela n’y fait rien. Quand on s’aime on peut passer dix ans sans se voir et sans en souffrir.
Vous prétendez que je vous traite comme une femme du dernier rang. Je ne sais pas ce que c’est qu’une femme du dernier rang ni du premier rang ni du second rang. Elles sont entre elles relativement inférieures ou supérieures par leur beauté ! et l’attraction qu’elles exercent sur nous. Voilà. Moi que vous accusez d’être aristocrate j’ai à ce sujet des idées fort démocratiques. Il est possible que ce soit comme vous le dites le caractère des affections modérées que d’être durables. Mais vous faites là le procès à la vôtre, car elle ne l’est guère. Moi je suis las des grandes passions, des sentiments exaltés, des amours furieux et des désespoirs hurlants. J’aime beaucoup le bon sens avant tout, peut-être parce que je n’en ai pas.
Je ne comprends pas vos fâcheries, vos bouderies. Vous avez tort, car vous êtes bonne, excellente, aimable et on ne peut pas s’empêcher de vous en vouloir de gâter tout cela à plaisir.
Calmez-vous, travaillez, et quand je vous reverrai, accostez-moi par un grand éclat de rire en me disant que vous avez été bien sotte.
[Rouen,] lundi 3 heures. [11 janvier 1847.]
Je t’envoie ici un bon baiser sur le front et deux autres sur les joues. Ah, encore une fois, quelle misère à moi c’est que d’avoir été te faire cadeau de ma personne. Tu valais mieux que ça. En échange de ton or je t’ai donné du fumier. Est-ce la faute au fumier s’il n’est plus paille fraîche ? Oui restons amis, écrivons-nous de temps à autre. Fie-toi à moi toujours comme si j’étais resté encore sur ce piédestal où ton amour m’avait hissé. Maintenant qu’elle est à bas, la statue, n’est-ce pas qu’elle n’est pas d’argent mais de plomb ? Travestissant un vers de Musset je peux dire :
Tu es venue trop tard dans un homme trop vieux.
Si je t’avais jugée de nature plus médiocre j’aurais menti. Je n’en ai pas eu le cœur ! c’eût été te ravaler à mes yeux. – Je ne suis fait ni pour le bonheur ni pour l’amour et je n’ai jamais goûté de l’un et de l’autre que l’odeur comme les goujats qui flairent le soupirail de Chevet. Ils convoitent tout ce qu’on fricasse, ils se disent : Ah, si j’étais là-dedans, comme je m’en donnerais, comme je mangerais ! – Faites-les descendre à la cuisine ils n’ont plus faim parce que le charbon leur fait mal à la tête.
Si tu avais su t’en tenir au ton d’une galanterie épicée d’un peu de sentiment et de poésie, peut-être que tu n’aurais [pas] éprouvé cette chute qui t’a tant fait souffrir. Mais le cœur est comme la voix, quand il a crié, il s’enroue.
Pourquoi, pauvre amie, t’obstines-tu à te comparer, quant à l’effet que tu me produis, à une fille ? Tu tiens beaucoup au parallèle. Quelle sottise. Pourquoi me reproches-tu d’avoir voulu te donner un bracelet après la première nuit et de ne te l’avoir pas plutôt envoyé au jour de l’an ? Tu crois donc que je suis bien rustre ; à défaut de cœur me nies-tu aussi les plus simples notions de savoir-vivre ? Quelle funeste manie tu as, chère enfant, de toujours te creuser l’âme pour en faire le trou plus grand. – La raison de cela par exemple est fort simple : j’avais de l’argent à cette époque, je n’en ai plus maintenant. Voilà tout. Je vis et j’ai toujours vécu dans une gêne affreuse qui me rend sombre, irritable et humilié intérieurement. Les haillons dont d’autres rougissent, moi je les porte sous la peau. J’ai des besoins désordonnés qui me rendent pauvre avec plus d’argent qu’il n’en faut pour vivre, et je prévois une vieillesse qui finira à l’hôpital ou d’une manière plus tragique. J’y serai sans doute forcé un beau jour, car alliant le désir de l’or avec le mépris du gain c’est une impasse où le petit bonhomme étouffe comme dans un étau. Enfin n’importe, personne ne me comprend là-dessus, inutile dès lors d’en ouvrir la bouche.
Ah ! mon orgueil qui te paraît si grand, si tu savais combien de renfoncements et de raplatissements il éprouve à toute minute tu le plaindrais au lieu de le haïr. Mais je ne veux pas te parler de tout cela ni de mille autres choses pires qui me tiennent une compagnie journalière, meute crottée qui bâille et s’étale au foyer, et prennent la place du maître.
Les détails du ménage d’Emma Marguerite m’ont peu charmé. C’est bien commun. Il y a des satisfactions bourgeoises qui dégoûtent, et de ces bonheurs ordinaires dont la vulgarité me répugne. C’est pour cela que je suis toujours prévenu contre Béranger avec ses amours dans les greniers et son idéalisation du médiocre. Je n’ai jamais compris que dans un grenier on fût bien à vingt ans. Et dans un palais sera-t-on mal ? Est-ce que le poète n’est pas fait pour nous transporter ailleurs ? Je n’aime pas à retrouver l’amour de la grisette, la loge du portier et mon habit râpé là où je vais pour oublier tout cela. Que les gens qui sont heureux là-dedans s’y tiennent, mais donner cela comme du beau, non, non. J’aime encore mieux rêver, dussé-je en souffrir, des divans de peau de cygne et des hamacs en plume de colibri.
Quelle singulière idée tu as de vouloir que l’on continue Candide ! Est-ce que c’est possible ? Qui le fera, qui pourrait le faire ? Il y a des œuvres tellement épouvantablement grandes (celle-là est du nombre) qu’elles écraseraient celui qui voudrait les porter. Armure de géant, le nain qui se la mettrait sur le dos en serait assommé avant d’avoir fait un pas. Tu n’admires pas assez, tu ne respectes pas assez. Tu as bien l’amour de l’art mais tu n’en as pas la religion. Si tu goûtais une délectation profonde et pure dans la contemplation des chefs-d’œuvre, tu n’aurais pas parfois sur leur compte de si étranges réticences. Telle que tu es pourtant on ne peut pas s’empêcher d’avoir pour toi une tendresse et une propension involontaires.
Adieu, le tien.
La première lettre que tu recevras de moi te dira positivement le jour de mon arrivée. Quant à l’heure je ne suis pas si sûr d’être exact, on peut manquer un convoi.
Ta lettre de ce matin (j’en ai reçu deux à la fois, une de jeudi et une d’hier), je parle de celle d’hier, aurait amolli des tigres et je ne suis pas un tigre, va ! Je suis un pauvre homme bien simple et bien facile et bien homme, « tout ondoyant et divers », cousu de pièces et de morceaux, plein de contradictoires et d’absurdités. Si tu ne comprends rien à moi je n’y comprends pas beaucoup plus moi-même. Tout cela est trop long à expliquer et trop ennuyeux. Mais revenons à nous : puisque tu m’aimes je t’aime toujours. J’aime ton bon cœur si ardent et si vif, ton cœur si vibrant dont la mélopée intérieure se module tour à tour en sanglots tendres et en cris déchirants. Je ne le croyais pas tel qu’il est. Chaque jour tu m’étonnes. Et je finis par croire que je suis bête car j’éprouve des ébahissements singuliers à voir ces trésors de passion… mine d’or que tu m’ouvres pour ma contemplation solitaire.
Eh, moi aussi je t’aime, lis-le donc ce mot dont tu es avide et que je répète pourtant à chaque ligne. Mais chacun, tu sais, pense, jouit, aime, vit enfin selon sa nature. Nous n’avons tous qu’une cage plus ou moins grande où toute notre âme se meut et se tourne. Tout cela est une affaire de proportion. Tout ce qui nous étonne et scandalise est ce qui charme et ravit un autre. L’héroïsme de tel cœur est l’état journalier de tel autre et ainsi de suite. Moi je ne suis peut-être pas fait pour aimer et cependant je sens que j’aime, j’en ai conscience, conscience intime et profonde. Ton souvenir me met en mollesse, tes lettres me remuent et je les ouvre en palpitant. Ton image m’attire là-bas, est-ce tout cela que tu éprouves ? Mais peut-être as-tu raison, je suis froid, vieux, blasé, plein de caprices et de niaiseries et égoïste aussi peut-être ! Qui ne l’est pas ? Depuis le gredin qui mettrait toute sa famille au pilon pour se faire un consommé tonique, jusqu’à l’intrépide qui se jette sous la glace pour sauver des inconnus, chacun ne cherche-t-il pas d’après les appétits de sa nature une satisfaction personnelle qui tourne au détriment des autres ou à leur avantage, selon l’objet de l’action ? Mais l’impulsion première est toujours du Moi, comme dirait le philosophe, et converge pour y retourner. N’importe ! que je sois ce que je suis ou tout autre, tu n’as pas affaire à un ingrat. – On ressemble plus ou moins à un mets quelconque. Il y a quantité de bourgeois qui me représentent le bouilli, beaucoup de fumée, nul jus, pas de saveur. Ça bourre tout de suite et ça nourrit les rustres. Il y a aussi beaucoup de viandes blanches, de poissons de rivière, d’anguilles déliées vivant dans la vase des fleuves, d’huîtres plus ou moins salées, de têtes de veau et de bouillies sucrées. Moi je suis comme le macaroni au fromage qui file et qui pue ; il faut en avoir l’habitude pour en avoir le goût. On s’y fait à la longue, après que bien des fois le cœur vous est venu aux lèvres. Que sont ces tristes penchants ? Ne vaudrait-il pas mieux prendre les poires qui pendent au bout des arbres ou les melons qui jaunissent sur du bon fumier ?
Vivons donc ensemble puisque tu t’y résignes. Te souviens-tu de ce vendredi où je ne suis pas venu chez Phidias ? Tu me l’as reproché, pauvre cœur ! C’est que je pressentais pour toi tous les ennuis que je t’ai donnés. Ces pleurs que tu verses je les portais déjà dans ma pensée comme une nuée d’orage dans un ciel d’été !
Toujours bonne, toujours prévenante, et guettant tout ce qui peut me faire plaisir, tu m’as envoyé ton Volney. Je t’en remercie bien. (Mon frère l’a.) Mais ce qu’il n’a pas c’est ce joli foulard qui était si bien enveloppé entre les deux volumes. Je m’en servirai à Paris. Tu me le verras bientôt. – Tiens, veux-tu que je te dise une chose qui me pèse sur le cœur, tu vaux mieux que moi. Il t’aurait fallu rencontrer un autre homme. Je sens toute l’infériorité de mon rôle et je sens que je te fais souffrir quoique je voudrais pouvoir te combler de tout, – je cherche dans ma pauvre tête et je ne trouve rien, rien, comme si mon cœur était un eunuque qui n’a pour lui que le désir et la souffrance. –
L’histoire d’Emma est assez curieuse. Je connais un peu un Dulac qui était étudiant en droit ou en médecine. Je ne me souviens plus. C’est peut-être un autre que celui-là.
Tu es [en] mesure de bien embêter Stello si ça te fait plaisir.
Adieu, chérie, je t’embrasse longuement sur ton pauvre cœur.
À toi.
Du Camp me parle de toi. Il a l’air de t’être bien dévoué. Mais tu lui parais bien triste. Il m’écrit qu’il fait tout ce qu’il peut pour te remonter le moral. Il n’y paraît guère. Qu’est-ce qu’il te dit ?
vendredi minuit.
[Rouen, 15 janvier 1847 ?]
Tu as été malade, chère amie ? tu as souffert. Dois-je regretter de n’avoir pas été là ? J’aurais peut-être calmé tes douleurs ; peut-être, hélas ! les aurais-je augmentées, puisque j’en suis la cause. Tâche de ne pas te plaire à la douleur. Elle a son charme comme tout ce qui est fort. Les fascinations de la tristesse ne sont pas moins dangereuses que celles du bonheur. Elles attirent même davantage. Tu me parles d’espèces d’hallucinations que tu as eues. Prends-y garde. On les a d’abord dans la tête, puis elles viennent devant les yeux. Le fantastique vous envahit, et ce sont d’atroces douleurs que celles-là. On se sent devenir fou. On l’est, et on en a conscience. On sent son âme vous échapper et toutes les forces physiques crient après pour la rappeler. La mort doit être quelque chose de semblable, quand on en a conscience.
Je ne vais pas non plus parfaitement bien. Mais la machine est bonne et, quoique les rouages grincent, faite pour durer longtemps. Je deviens de plus en plus sombre, de plus en plus âcre et hargneux. Je suis insupportable, je le sens. Tout me blesse et me froisse. J’aurais besoin de quitter tout, d’aller vivre ailleurs, d’aspirer une bonne bouffée d’air. Il me faudrait de la brise. J’ai besoin de voir des arbres à grande chevelure et de chevaucher sur une grand-route d’Asie, en plein soleil, dans de la lumière rouge. De même qu’on prend des bains sans être sale, une grande lessive intérieure me serait utile.
Tu crois que j’aime beaucoup l’étude et l’art parce que je m’en occupe. Si je me sondais bien, peut-être ne découvrirais-je à cela pas autre chose que l’habitude. Je ne crois seulement qu’à l’éternité d’une chose, c’est à celle de l’Illusion, qui est la vraie vérité. Toutes les autres ne sont que relatives.
Ne me traite plus d’égoiste, même dans ton cœur. Je voudrais l’être, voilà tout. Fasse le ciel que j’y arrive !
Tu m’aimes toujours. Merci de tant d’amour. Il y a de quoi en combler un cœur avide. Il y a des trésors devant lesquels on s’asseoit mélancolique, en songeant qu’ils ne sont pas faits pour nous. Qui est-ce qui a pensé à vouloir boire la mer ? Mais on vide un verre. Tu m’as jugé trop grand, enfant. Si tu m’eusses vu comme on voit tout le monde, tu aurais passé près de moi sans me regarder, ou tu m’aurais quitté sans peine. Moi je ne te quitterai pas le premier. Pense toujours à moi, mais tâche de me juger, et ton esprit se vengera de ton cœur. Pour moi, cœur et esprit t’aiment d’une façon étrange et malheureusement tournée.
Adieu, un baiser sur ton beau front.
[Rouen,] jeudi soir. [21 janvier 1847.]
Si j’étais capable de m’effrayer de quelque chose, j’aurais été épouvanté de la lettre que j’ai reçue ce matin. Il y avait de quoi tuer un homme mais Dieu merci, en fait de désespoir, j’en suis si trempé que, quelque pénétré que j’aie été par ce nouvel orage, je ne sombre pas encore. – Je vais donc tâcher d’être clair une fois pour toutes. Franc je le suis toujours et tu ne peux pas m’accuser d’avoir menti ni posé une minute, car dès la première heure, dès le premier mot j’ai dit tout cela. Dès le baptême j’ai annoncé l’enterrement. Tu veux savoir si je t’aime. Eh bien, autant que je peux aimer, oui, c’est-à-dire que pour moi l’amour n’est pas la première chose de la vie, mais la seconde. C’est un lit où l’on met son cœur pour le détendre. Or on ne reste pas couché toute la journée. Toi tu en fais un tambour pour régler le pas de l’existence. Non, non, mille fois non. – Que tu ne m’aies jamais compris, comme tu le dis, c’est possible. Je le crois un peu. Il est probable, s’il en eût été autrement, que tu te serais écartée du lépreux.
Je pardonne à Du Camp la trahison qu’il m’a faite en te montrant une lettre de moi ; je ne sais laquelle, mais tu me l’écris, ainsi c’est net. Je ne le jugeais pas si enfant. Et tu veux que je ne doute pas de tout ! Pourquoi lui en voudrais-je ? Je n’ai pas la force de m’indigner contre qui que ce soit ni de quoi [que] ce soit. – Je fréquente quelquefois des gens qui m’ont volé et calomnié. Et je leur fais aussi bonne mine qu’à d’autres parce que dans le fond je les aime tout autant ou tout aussi peu que d’autres. Est-ce qu’il y a sur la terre rien qui vaille la peine d’une haine ? Je ne suis pas facile à animer, moi, ce n’est pas ma faute. Il y a des gens qui ont le cœur tendre et l’esprit dur. J’ai au contraire l’esprit tendre et le cœur âpre ; comme le fruit du cocotier qui contient du lait enfermé dans des couches de bois, on ne l’ouvre qu’avec la hache, et qu’y trouve-t-on souvent ? une espèce de crème tournée. Je continue : j’ai voulu depuis six mois t’amener à moins souffrir, je t’ai envoyé tout ce que je m’imaginais pour cela et voilà que ça redouble ! Que veux-tu que j’y fasse ? – Que je vienne à Paris tous les mois, je ne le peux pas. À des époques éloignées ? je ne sais lesquelles. C’est possible.
Tu compares ton amour à celui de ma mère, je l’y compare aussi, et tu me demandes si je le raille celui-là. On ne raille pas ce qui vous assomme, car cette affection-là me gêne horriblement dans les entournures. J’en suis bien las, sur l’honneur. D’ailleurs je ne peux pas m’empêcher de garder une rancune éternelle à ceux qui m’ont mis au monde et qui m’y retiennent, ce qui est pire. Ah, parbleu ! c’était de l’amour aussi ça, sans doute. La belle chose ! ils s’aimaient ! ils se le disaient et une nuit ils m’ont fait, pour leur plus grande satisfaction. Et quant à la mienne ils ne s’en souciaient guère. Maudit soit l’homme qui crée, maudit l’homme qui aime. – Que la vie de son fils soit son supplice et que l’ennui démesuré, que l’ennui colossal, gourmand et dévorant qui ronge l’enfant soit pour le père un remords qui lui aussi le fasse se repentir d’avoir vécu. Tu me demandes d’où viennent mes changements et ma froideur ? J’ai toujours été ce que je suis. Ces lettres que je te renvoie je les écrirais encore si je venais de te voir dans des états désolants comme celui où je venais de te quitter au chemin de fer, et surtout si j’étais dans la même disposition nerveuse. Car c’est un élément dont il faut tenir compte en moi que les nerfs. Ils sont sonores et vibrants, je ne suis peut-être qu’un violon. Un violon quelquefois ressemble tant à une voix, qu’on dit qu’il a une âme. – Tous ces gens qui sentent beaucoup, qui le disent et qui pleurent valent mieux que moi, car je me console de tout parce que rien ne me divertit, et je me passe de tout parce que rien ne m’est nécessaire. Quand ma sœur est morte, je l’ai veillée la nuit ; j’étais au bord de son lit ; je la regardais couchée sur le dos dans sa robe de noces avec son bouquet blanc. – Je lisais du Montaigne et mes yeux allaient du livre au cadavre ; son mari dormait et râlait ; le prêtre ronflait ; et je me disais en contemplant tout cela que les formes passaient, que l’idée seule restait et j’avais des tressaillements d’enthousiasme à des coins de phrases de l’écrivain. – Puis j’ai songé qu’il passerait aussi ; il gelait, la fenêtre était ouverte à cause de l’odeur, et de temps à autre je me levais pour voir les étoiles, calmes, chatoyantes, radieuses, éternelles ; et quand elles pâliront à leur tour, me disais-je, quand elles enverront, comme la prunelle des agonisants, des lueurs pleines d’angoisses tout sera dit et ce sera plus beau encore. Donc je me console à peu près de tout en regardant les étoiles et j’ai pour la vie une apathie si insurmontable que ça m’ennuie de manger même quand j’ai faim. – Il en est de même pour tout le reste. Ce qui me heurte en toi, veux-tu le savoir ? c’est ta rage encore une fois de te comparer à une fille, de parler sans cesse de pureté et de sacrifice, de moralité, de mépris pour les sens. Qu’est-ce que tout cela me fait ? – J’estime autant un forçat que moi, autant les vierges que les catins, et les chiens que les hommes. À part ces idées un peu drôles je suis comme tout le monde.
Tu veux que je me roule à tes genoux comme si j’avais quinze ans, que je vole vers toi, que je frémisse, que je pleure aussi ; tu me promets ton souvenir comme une vengeance (il ne sera jamais que doux, plus doux même, encore dans l’avenir, quand tout sera rassis dans ma tête). Mais je mentirais si je faisais cela, je jouerais, je te tromperais ; est-ce que je peux te dire les mots d’amour qui plaisent, moi dont la voix s’est enrouée dans la rage ; est-ce que mon cœur peut les contenir ces effusions amollissantes qui ne me sont jamais venues que comme des sueurs subites, ce cœur où ont cuvé dans la solitude les passions, les fantaisies et les rêves d’un autre monde, de sorte qu’il est maintenant bosselé et tordu comme de la vaisselle hors de service, et qu’on aura beau l’essuyer et le rincer, toujours il aura la froide odeur de tout ce qu’on y a mangé autrefois.
Adieu, tu refuses plus que tu ne penses en refusant mon amitié. Avant de prendre un parti quelconque, réfléchis. J’ai répondu à ce que tu me demandais : j’irai à Paris quand Pr[adier] m’appellera, dans six semaines, un jour, puis je ne sais quand. L’argent, le temps et les prétextes me manquent.
[Croisset,] samedi, 11 heures du
soir.
[30 janvier 1847.]
Tu ne me deviens pas polie. C’est presque de l’invective. Tu me traites de manant et d’avare en toutes tes lettres. C’est très gentil. Je mets ça sur le compte de ton tempérament méridional et je passe outre sans prendre garde. Je t’assure, chère amie, que j’en ai eu plutôt envie de rire que de me fâcher. C’est néanmoins un peu cru de couleur. Et encore, par-dessus le marché, les éternelles filles qui reviennent !… « Vous autres, hommes, etc… » À ce qu’il paraît que les filles te tiennent au cœur ; tu méritais d’être homme. C’est une idée fixe chez toi que de tomber à bras raccourcis sur ces pauvres créatures. Elles ne méritent pas tant de colère, va. Et puis, rappelle-toi ce précepte du sage : « Ne parle pas de ce que tu ne connais point. » À quelque jour, si ce sujet t’amuse, je t’exposerai là-dessus mes théories. Je les crois justes, si toutefois il y a quelque chose de juste. Sois sans inquiétude aussi sur ma chère peau. Le tambour ne crèvera pas de sitôt. Tout ce qui m’arrive et tout ce que je peux faire n’y changeront rien. Ce n’est ni le chagrin, ni les chagrins, ni même l’ennui qui peuvent vous rendre malades et vous tuer. On ne meurt pas de malheur, on en vit, ça engraisse. Jamais d’ailleurs je ne me suis mieux porté, parce que jamais je n’ai mené une vie plus conforme à ma nature. Il y a harmonie maintenant, après avoir été, comme un musicien qui accorde son violon, longtemps à tourner les chevilles pour que les cordes soient montées les unes par rapport aux autres, dans une tonalité concordante. Il n’est pas aisé de trouver sa voie. Il y a bien des chemins sans voyageur. Il y a encore plus de voyageurs qui n’ont pas leur sentier.
Je ne me livre pas, comme tu le penses, à des orgies intellectuelles. J’ai travaillé très simplement, très régulièrement, et même assez bêtement. Je n’écris plus, à quoi bon écrire ? Tout ce qu’il y a de beau a été dit et bien dit. Au lieu de faire une œuvre, il est peut-être plus sage d’en découvrir de nouvelles sous les anciennes. Il me semble, à mesure que je produis moins, que je jouis mieux à contempler les maîtres. Et comme, avant tout, c’est là ce que je demande, passer mon temps agréablement, je m’y tiens. Tu m’appelles « le brahme ». C’est trop d’honneur, mais je voudrais bien l’être. J’ai vers cette vie-là des aspirations à me rendre fou. Je voudrais vivre dans leurs bois, tourner comme eux dans des danses mystiques et exister dans cette absorption démesurée. Ils sont beaux avec leurs longues chevelures, leurs visages ruisselant de beurre sacré et leurs grands cris qui répondent à ceux des éléphants et des taureaux. J’ai autrefois voulu être camaldule, puis renégat, turc. Maintenant c’est brahman, ou rien du tout, ce qui est plus simple.
Tu as tort vraiment de me prendre tout à fait pour un misérable, incapable de comprendre la poésie du dévouement, etc. Je l’admire beaucoup. Je suis seulement ennuyé d’un tas de mots qui ne rendent pas une idée.
Ce pauvre diable de Chaudes-Aigues ! Tu avais été dure pour lui, et le mot que tu lui as dit, un soir qu’il te parlait de son amour, est bien là de ces mots de férocité féminine qui n’ont pas d’équivalents nulle part. Et qu’est-ce qu’il t’avait fait pour être si méchante ? Rien, il ne te plaisait pas, seulement, voilà tout ! Les femmes sont ainsi, et elles se croient excellentes, encore ! C’est là le drôle. – Merci des vers que tu m’envoies. Si je t’ai servi à trouver un beau vers, ma connaissance n’aura pas été inutile. L’objet le plus trivial produit des inspirations sublimes, et les idylles de Théocrite que je lis maintenant ont été inspirées sans doute par quelque ignoble pâtre sicilien qui puait des pieds. L’Art n’est grand que parce qu’il grandit.
Je t’assure, chère amie, que je ne me fais pas du tout une conscience à l’usage de mes raisonnements. Je ne suis pas si fin. Peux-tu me refuser jusqu’à la franchise ? C’est justement là ce que je me reproche. Il t’eût fallu ou un enfant ou un hypocrite. Or n’étant l’un ni l’autre, tu t’es blessée en t’appuyant sur moi comme sur un bâton qui vous casse dans la main et dont l’éclat vous entre dans les chairs.
Adieu, j’essuie avec mes lèvres les larmes de tes pauvres yeux. Et sois plus sage et moins primitive, car tu sais (tu l’as dit) que j’étais très corrompu, ce qui pourrait être vrai.
[Rouen,] mardi midi. [2 février 1847.]
Tu m’engages à ne pas t’écrire si ça m’ennuie ou puisque ça m’ennuie, dis-tu. Je suivrais ce conseil, s’il était bien vrai que cela m’assommât, pour me servir de ton mot, « ne sachant point souffrir contradiction ni débat chez moi ». Ce serait du reste assez mal, car n’aurais-je pas pour toi le plus petit sentiment, après tout ce que tu me donnes je devrais toujours m’efforcer de t’en rendre quelque chose, et c’est parce que je ne m’efforce pas, et que je ne me fouette pas que je te parais si cruellement froid et si étrangement insensible.
Il est permis de tout faire, si ce n’est faire souffrir les autres. Voilà toute ma morale. Mais quand les autres souffrent malgré vous ? quand cela est le résultat d’une volonté fatale et au-dessus de la nôtre et comme la pure expression de la constitution interne de la vie, que dire ? que faire ? quel remède ? le caillou peut se plaindre quand il est écrasé par le pied du cheval. – Et cependant les éclats du silex entrent dans la corne de l’animal. Il en saigne et il en boite mais il continue à courir.
Tu avais espéré le feu qui brûle, flambe, éclaire, envoie des clartés joyeuses, fait sécher les boiseries humides, assainit l’air et redonne la vie. Hélas, je ne suis qu’une pauvre lampe de nuit, dont la mèche rouge pétille dans une mauvaise huile toute pleine d’eau et de poussière. Je m’étais dit : « Si faible que soit cette clarté, si tiède que soit ce rayon ce sera toujours quelque chose pour cette pauvre âme. » J’aurais voulu éclairer un peu ta vie, la dorer d’une teinte douce où le sentiment et l’esprit et le plaisir se seraient trouvés fondus à dose égale. Il n’y eût eu qu’agrément et que charme, et j’ai retrouvé toutes les âcretés qui m’ont usé, et tous les épouvantements par où j’avais passé ! La faute n’en est ni à moi, ni à toi. Mais à Dieu qui fait tout pour le mieux harmonique, et tout pour le pire relatif.
J’irai, je crois, à Paris dans un bon mois, ou six semaines. Tu me reverras. Maigri aussi, si tu l’es. La bague que je porte à mon doigt et qui me le serrait autrefois, en tombe maintenant quand je secoue la main. Nous nous reverrons donc, tu auras une joie, puis je repartirai, et ainsi toujours. Tu me ré-accuseras encore, tu me maudiras peut-être de nouveau, c’est là l’éternel cercle.
Comment, chère amie, peux-tu supposer que je sois assez indifférent à tout ce qui te touche pour que tu m’écrives que je m’inquiète peu de ton drame ? J’y pense souvent, je rêve de la 1re représentation comme si c’était moi. – Es-tu sûre que Rachel se charge du rôle ? comment t’y es-tu prise ? l’œuvre avance-t-elle ? Toute la vanité littéraire que je n’ai plus (je l’ai réduite en miettes imperceptibles à force de bon sens), je l’ai reportée sur les autres. Quand les mères vieillissent, elles ne sont plus coquettes pour elles, tu sais ?
Je lis maintenant du Théocrite et du Lucrèce. Je commence à les comprendre. – Quels artistes que ces anciens ! et quelles langues que ces langues-là ! Toutes celles que nous pourrons faire, va, ne vaudront jamais celles-là. C’est là qu’il faut vivre, c’est là qu’il faut aller. – Dans la région du soleil, au pays du Beau. Les gens qui entendent la vie matérielle, quand il pleut l’hiver, ferment leurs volets, allument 25 bougies, font un grand feu, conditionnent un punch et se couchent sur des peaux de tigre, à fumer des cigarettes. – Il faut prendre ça au sens moral, et comme dit le proverbe persan, « boucher les cinq fenêtres afin que la maison y voie plus clair ». Fourmi, qu’est-ce que me fait le monde à moi ? Qu’il tourne à sa fantaisie, je vis dans ma petite demeure que je tapisse de poussière de diamant. –
Je lis aussi du Byron, et toujours les Livres Saints. Je fume, je prends l’air sur mon balcon et puis c’est tout. La vie se passe tout de même. Écoute ici un conseil médical, prends beaucoup de bains. Il y a quelque temps, j’étais fort irrité (c’était le résultat d’une grande colère qui m’avait duré plusieurs jours), je me suis mis à ce régime et je m’en suis fort bien trouvé.
Adieu, chère amie, et puisque tu ne veux pas que j’embrasse ton front, je passe ma main sous tes papillotes, je te prends par les oreilles et ce baiser je le mets sur la bouche.
Le plus sûr, dis-tu, quand on craint le feu c’est de s’en tenir à distance. Voilà qui est juste, au moins. Mais moi j’ai l’habitude de me chauffer si fort que j’ai les jambes grillées, et pourtant je crie comme un âne à la moindre brûlure. – J’ai à la peau du cœur et des jambes des taches indélébiles. Mais les chirurgiens disent qu’il est fort difficile de distinguer les cicatrices du feu de celles du froid. Les deux éléments, glace et flamme, ne sont peut-être pas si éloignés l’un de l’autre qu’on le pense ; y a-t-il tant de degrés de l’un à l’autre ? Tout se touche ! – On se baigne en juillet dans la rivière qui glacera v[otre] champagne en janvier, et les glaçons qu’on y laisse, fondus par le printemps, vous feront de l’eau trop chaude pour le mois de juin.
Le cœur de l’homme est encore plus variable que les saisons, tour à tour plus froid que l’hiver et plus brûlant que l’été. Si ses fleurs ne renaissent pas, ses neiges reviennent souvent par bourrasques lamentables… ça tombe ! ça tombe ! ça couvre tout de blancheur et de tristesse, et quand le dégel arrive c’est encore plus sale !
Mon Dieu que je suis bête ! Je me trouve démesurément stupide et j’en suis attristé parce que j’en ai conscience. Non seulement j’arrive à ne plus pouvoir parler, mais j’en arriverai à ne plus pouvoir écrire. Il est étrange combien toutes mes rigoles se bouchent, comme toutes mes plaies se ferment et font digue vis-à-vis les flots intérieurs. Le pus retombe en dedans. Que personne n’en sente l’odeur, c’est tout ce que je demande.
Et toi, pauvre chérie, les tiennes se guérissent-elles ? Si c’est moi qui les ai faites, que ne puis-je les embrasser pour te témoigner au moins que la vue m’en fait souffrir.
Je vais venir à Paris bientôt, un jour, un seul jour. Me verras-tu ? veux-tu me voir ? (car tu dis implicitement qu’il vaudrait mieux ne pas se voir). Si tu crains que ma présence ne ravive tes douleurs, que mon départ ne les redouble, que veux-tu que je fasse ? Réfléchis à cela ! réfléchis-y longuement, sagement. Je ferai là-dessus ce que tu diras.
Le drame avance-t-il ? Quant à moi je suis empêtré dans une foule de lectures que je me hâte de terminer. Je travaille le plus que je peux et je n’avance pas à grand-chose. Il faudrait vivre deux cents ans pour avoir une idée de n’importe quoi. Je viens de finir aujourd’hui le Caïn de Byron. Quel poète ! Dans un mois environ j’aurai achevé Théocrite. À mesure que j’épelle l’antiquité une tristesse démesurée m’envahit en songeant à cet âge de beauté magnifique et charmante passé sans retour, à ce monde tout vibrant, tout rayonnant, si coloré et si pur, si simple et si varié. – Que ne donnerais-je pas pour voir un triomphe, que ne vendrais-je pas pour entrer un soir dans Suburre quand les flambeaux brûlaient aux portes des lupanars et que les tambourins tonnaient dans les tavernes ! Comme si nous n’avions pas assez de notre passé nous remâchons celui de l’humanité entière et nous nous délectons dans cette amertume voluptueuse. Qu’importe après tout ! s’il n’y a que là qu’on puisse vivre ! s’il n’y a qu’à cela qu’on puisse penser sans dédain et sans pitié !
Adieu, à toi.
Tu as mal compris, chère amie, le sens de ma lettre où je te demandais si tu voulais me voir. Je ne posais pas l’interrogation pour moi, mais pour toi. Ne m’as-tu pas assez dit que je te rendais malheureuse !… J’ai l’air (je me fais cet effet-là à moi-même) d’avoir été la calamité de ta vie. – Qu’on aime ou qu’on déteste le poison qu’on boit, rien n’en change l’effet. Ceux qui se tuent avec de l’eau-de-vie aiment l’eau-de-vie… Voici donc ce que j’avais pensé. « Si elle croit que de me voir la rendra pire encore, si une heure, un jour de joie et de larmes mêlées, doivent lui laisser encore des mois amers, une longue existence d’ennuis déchirants quand ils ne sont pas mornes, mieux vaut pour maintenant qu’elle ne me voie pas. J’irai dans sa rue, je regarderai sa maison… et je m’en retournerai. Si je la rencontre, tant mieux. Sinon ce sera tout. » Je t’ai demandé enfin si tu voulais guérir. Je t’offrais un moyen, une chance, et tu as cru que c’était l’hypocrite préparation à ceci : venir à Paris sans vouloir te voir.
Je n’y serais pas venu d’ailleurs si tu m’avais dit : tu as raison, cela vaut mieux. On n’aurait pas eu besoin, comme tu me le recommandais dimanche dans cette hypothèse, de te cacher le jour de ma présence, il n’y en aurait pas eu du tout.
C’est bien pour jeudi que Phidias m’a engagé à venir. Mais je n’y serai que vendredi ou samedi. Il faut probablement que je m’absente mercredi soir de Rouen ; ainsi, si tu me réponds d’ici à ce que nous nous voyions, que ce soit de suite. –
Nous allons donc nous revoir, pauvre âme. J’ai envie de te revoir mais ce sera si peu ! Tu vas dire que j’empoisonne tout d’avance et que je parle toujours de la pourriture qui viendra sur les fruits, quand à peine ils sortent de la fleur ! Hélas oui ! Hélas oui ! Aussi je n’ai ni la joie bienheureuse de ceux qui se mettent à table levant bien haut leur verre pour qu’on l’emplisse à déborder, ni la tristesse aigre et les sueurs froides de ceux qui se réveillent le lendemain au milieu des pots brisés et de leur cœur déchiré.
À ce qu’il paraît que notre ami Max[ime] a manqué d’aller voir Pluton. Qu’il ait manqué, tant mieux pour moi, tant pis pour lui. – Quand on a un peu d’humanité on ne peut pas s’empêcher de souhaiter la mort à ceux qu’on aime ; et on dira que j’ai le cœur dur !
Pourquoi penser, ou dire au moins, que si tu me demandais à écouter ton drame je ferais sourde oreille ? Voilà ce que je ne te pardonne pas, ce sont ces idées que tu te fourres en tête. Ta gloire m’est plus chère que la mienne. Si j’en avais une toutefois ! Je veux dire que j’ai plus envie de t’entendre applaudir que de m’entendre applaudir.
Adieu, mille baisers sur les lèvres.
Permettez-moi, mon cher Monsieur, de vous féliciter sur le haut rang social où la bienveillance éclairée de S.E. le ministre de la justice vous appelle. J’avais su, vieux, par le Canal des journaux quoique je n’en lise jamais, que tu transférais ta boule et ta blague magistrale de Calvi à Ajaccio. Continue à tenir de la droite la balance de Thémis et de la gauche ta pauvre gogotte puisque la terre sauvage où tu habites n’a pas d’autre civilisé où fourrer ce furet.
J’ai vu par ta dernière lettre que tu allais assez bien. Le ton en était assez gaillard. Conserve-le toujours ce vieil aplomb moral qui à lui seul vaut tout le reste et qui console de tout quand on n’a plus rien. Sois toujours gars, sois toujours aimable et le soir, par le clair de lune, si tu vas te promener sur la terrasse du Cardinal-Fesch, donne-moi à travers la Méditerranée et la France une bonne pensée, en regardant la baie, et les montagnes noircies par le feuillage des maquis.
J’aurais bien envie, à coup sûr, de t’aller faire une visite et de recommencer, avec plus d’intelligence que je n’en ai mis et plus de loisir que je n’en ai eu ces longues promenades à cheval à travers les forêts de pins et de châtaigniers. Mais est-ce que je le peux ? Tu sais bien, tout comme moi, qu’il y a à cela mille impossibilités. Quand partirai-je ? quand mettrai-je la clef sous la porte, un beau matin, en me murmurant à moi-même : Bon voyage, M[onsieu]r Dumollet… Je n’ose même pas souhaiter cela, puisque ce désir ne peut s’accomplir que dans la réalisation du plus grand malheur qui puisse m’advenir.
Tu n’auras pas l’insigne avantage de voir le drôle qui répond au nom de Maxime Du Camp. Le 1er mai nous partons tous les deux pour une pauvre petite excursion en Bretagne, à pied, le sac sur le dos. Ma mère nous rejoindra en route. Fasse le ciel que ce ne soit pas autre chose qu’un projet ! Je suis si habitué à voir tout me rater dans les mains que je ne compte sur rien.
Voilà ce pauvre bougre de d’Arcet qui a crevé au Brésil comme un mousquet. Au moment où il touchait à la fortune, où il l’avait enfin après vingt ans de chasse il meurt tout d’un coup, dans son lit, par l’explosion d’une lampe à gaz. Le même paquebot qui a apporté la nouvelle de sa mort apportait deux lettres joyeuses de lui à sa mère et à sa sœur. – Comme tout se dégarnit, comme tout s’en va, quel dégel continu que la vie ! Joies, parents, amis, tout meurt, part, file : bonsoir, au revoir, oui, et on ne se revoit plus.
Il n’y a que moi qui reste, qui ne change pas de lieu, qui ne change pas d’existence ni de rang. – Si tu ne revenais ici que dans dix ans, et j’entends marié, décoré, considéré, procureur du roi, et stupide, tu me retrouverais sans doute, à ma table, dans la même posture, penché sur les mêmes livres, ou me rôtissant les jambes dans mon fauteuil et fumant une pipe comme toujours. Je continue mon grec, je lis Théocrite, Lucrèce, Byron. Saint Augustin et la Bible, voilà pour le moment les historiettes que je m’inculque dans le cerveau. – Tous les trois mois à peu près il se trouve que je vais à Paris pendant un jour ou deux me retremper et puis je reviens ici. Je m’ennuie le premier jour que je suis de retour, comme on s’ennuie toutes les fois qu’on a rompu à ses habitudes et qu’il vous faut les reprendre. L’homme est une si triste machine qu’une paille mise dans le rouage suffit pour l’arrêter.
Rien de neuf ici. Tout suit son train. Ma mère toujours triste. L’enfant marche, rit et vagit. Le sieur Alfred vit à La Neuville en ne faisant pas grand-chose et étant toujours le même être que tu connais. – Et le bourgeois de Rouen est toujours quelque chose de gigantesquement assommant et de pyramidalement bête. Au reste je n’en vois guère. Mais c’est néanmoins humiliant de penser qu’on respire le même air.
Adieu, cher ami.
À toi, ton vieux.
[Rouen,] samedi 5 h[eures].
[27 février 1847 ?]
Si au lieu de tant m’accuser, m’injurier et m’outrager même tu te donnais un peu le temps d’attendre et de réfléchir, si tu réfrénais un peu ton indomptable et fougueux caractère et que tes yeux alternativement pleins de larmes ou de colère voulussent s’ouvrir à l’évidence, tu verrais que je ne suis pas un monstre, ni un indifférent, car à l’heure qu’il est voilà quinze grands jours que j’arrange et je prépare un voyage à Paris. Mais à quoi bon te dire cela seulement. Quand je repartirai, tu ne voudras encore rien entendre. Tu me recevras en pleurant, et tu me donnera[s] pour adieu encore une malédiction dans ton cœur. Tu es trop injuste aussi, toi, tu es dévorante et exclusive. – On a beau faire, on a beau dire. Rien, rien. Tu ne pourras pas me nier qu’au fond de l’âme tu ne détestes cordialement ce cher frère Du Camp. C’est là la règle, il n’y a pas de femme ni de maîtresse qui aime l’ami de son amant. Elles en ont peur, ou elles en sont jalouses. J’en ai connu qui étaient jalouses d’un chien, d’autres d’une pipe. Tout le temps qu’on donnait ailleurs paraissait leur être volé. J’en ai vu (et d’intelligentes hélas !) s’irriter de l’enthousiasme qu’on montrait pour un livre ou un tableau… enfin passons outre, et pour revenir à Maxime, si l’un de nous deux pourtant, dans toute cette histoire, doit lui garder rancune, c’est moi. Quant à toi il t’a servie près de moi avec un dévouement rare dans un homme désintéressé à la question.
Si tu ne crois à rien de ce qui sort de mon cœur croiras-tu au moins à la probité la plus vulgaire. Eh bien, cet honneur te déclare que jamais je n’ai eu l’intention de te faire souffrir comme tu m’en accuses si amèrement. Mais pourquoi, au lieu de t’emporter contre moi, ne vois-tu pas dans ta souffrance un de ces éléments inévitables de la vie. Que l’amour amène avec lui le malheur, cela est aussi logique et aussi éternel partout que l’éclair qui annonce la pluie, que le roulement du tonnerre qui annonce la foudre. – On a mis un bandeau à l’amour, embarrassé qu’on était de rendre ses yeux. C’eût été trop laid. Depuis le temps qu’ils pleurent, ils doivent être rouges. Et encore si dès le début j’avais dit les éternels mots menteurs qui charment tant : « toujours ! pour la vie, etc. », phrases qu’on sait fausses quand on se les entend dire, mais dont on aime à ce qu’il paraît à se griser comme avec de l’eau-de-vie ! En vain a-t-on le cœur encore malade de l’indigestion de la nuit passée, on tâche de se persuader que ce sera meilleur cette fois-là, que cette folie sera toujours chantante, que cet assoupissement n’aura pas les crampes du réveil ni les tiraillements de la fatigue. Si je m’étais montré comme l’homme au cœur riche, où l’on peut aller puiser, sans la tarir, à la source des joies sérieuses et des félicités profondes, si j’avais essayé de te montrer les perspectives azurées qui s’ouvrent devant les passions naissantes ! Mais tu sais bien que non, tu sais bien que non. Tu m’en as assez voulu dans le temps. Eh bien, j’ai eu tort. C’est que j’ai vu trop loin, c’est que je me supposais plus faible et plus inconstant que je ne le suis. C’est que je t’aime encore. Ce qui peut te paraître singulier et ce qui ne l’est pourtant pas. Car qu’y a-t-il de singulier ? où est le drôle ? où n’est-il pas ? Si je ne t’ai pas demandé le détail des scènes avec l’officiel, ne m’avais-tu pas écrit que tu ne voulais pas me le transmettre par lettre, que tu me le dirais de vive voix. Je ne t’ai pas promis de venir le 28 juillet parce que j’avais justement envie d’y venir. Mais si je ne peux, si d’ici là quelque chose se présente ? C’eût été encore un parjure de plus, n’est-ce pas ? – Toi, tu n’as jamais voulu me montrer de toi que les beaux côtés, tu me parles toujours de ton dévouement, de la grandeur qu’il y a dans ta vie, des devoirs que tu remplis, etc. C’est bien ! Mais je crois avoir été plus confiant vis-à-vis de toi, ne t’ai-je pas déplié un à un tous les plis de l’étoffe sans te cacher ni les trous ni les reprises. Je t’ai initiée à mon passé, à mes amours de jeunesse, à ma famille et, chose plus extraordinaire pour moi, à mes œuvres. Tu pourrais écrire toute mon histoire. Sais-je seulement un chapitre de la tienne ? Je n’en demande pas, mais c’est pour te faire voir que je ne suis pas ni si dur, ni si renfermé, ni si âpre, et quoique tu me demandes une bonne brutalité pour en finir, jamais tu ne l’auras.
Pourquoi ne pas s’aimer comme on doit s’aimer quand on a de l’esprit. Pourquoi tout bonnement n’avoir pas du plaisir à être ensemble, en chercher, se l’écrire de temps à autre, se revoir le visage épanoui et le cœur ouvert, et que tout soit là. C’est bien la peine de ne pas être tout à fait des imbéciles pour vivre comme des fous. Quand on veut qu’une rivière coule plus vite on la resserre, elle devient plus profonde, mais l’eau en est trouble. Quand on se mouche trop fort on fait venir le sang. Quand on plonge trop avant on se brise la tête. Quand on aime déraisonnablement on souffre démesurément.
Je ne suis ni enfant, ni niais. Je n’ai pas cette adoration de moi que tu me reproches dans ton dernier billet avec un ton de grand-mère qui va mal à ta bouche rose, à tes dents blanches et à tes épaules luisantes, et la preuve que je ne donne pas dans les tons crus et dans les idées absolues, c’est qu’autant j’aime dans l’art les amours désordonnées, et les passions hurlantes, autant me plaisent dans la pratique les amitiés voluptueuses et les galanteries sentimentales. Que tu trouves ça rococo ou ignoble, c’est possible. Avec de l’ardeur il y a moyen que ce ne soit pas ennuyeux, avec du cœur que ce ne soit pas sale.
Adieu, un bon baiser où tu voudras, et si tu me gardes rancune de quelque chose, moi je te pardonne toutes les lettres que tu m’écris. Ce sont de celles que forcément l’homme le plus indiscret garderait, car elles ne me font pas honneur.
Encore adieu, à toi.
[Rouen,] dimanche [7 mars 1847.]
Que ce ne soit plus à l’amant que tu te sois adressée je le conçois. Que ce ne soit même pas à l’ami c’est un tort. L’homme intelligent donc va répondre avec autant d’intelligence qu’il va pouvoir. Je suis parti samedi soir très tard. Fatigué, ennuyé, accablé des trois jours que j’avais passés à Paris et me jurant de n’y plus remettre les pieds d’ici à longtemps. J’y allais chercher un peu d’air, de distraction et je n’y ai trouvé que tristesse, angoisses et chagrins de toute nature. On me reproche de trop vivre seul, d’être égoïste, exclusif, de demeurer enfermé chez moi, dans moi, et toutes les fois que j’en sors c’est pour être heurté par quelque chose, blessé par n’importe qui.
Quant à ce qui s’est passé entre nous le vendredi j’avoue que j’ai été d’abord démesurément scandalisé de voir ton chagrin, dont je ne pouvais m’empêcher de mettre le motif en parallèle avec l’autre chagrin qui m’avait inondé pendant toute la journée. Et le motif c’était que j’avais été un jour sans te voir, que j’étais arrivé le mercredi, etc. ! Quand commençant à perdre la tête, parce que je me contenais pour ne pas éclater, je t’ai dit à demain, c’était pour en finir, pour mettre court à cela. J’étouffais, j’étais à bout. La lettre écrite à la troisième personne que j’ai reçue le samedi au soir a achevé de me décider à partir. Quand j’ai eu relu tes soupçons relativement à la femme de Phidias je me suis dit : « C’est le bouquet ! il ne manquait plus que ça ; que faire et que dire à des choses semblables ? » Si Phidias t’en a parlé lui-même je suis sûr que ce ne peut être qu’une farce qu’il aura voulu te faire ou une idée subite qui lui sera passée dans le cerveau. – Si cette femme m’avait dit quelque chose aux sens, ou au cœur, ou à l’esprit (je parle ton langage, car pour moi tout cela a beaucoup de rapport), bref si je l’avais aimé[e] j’aurais essayé de l’avoir, je le confesse. – N’en ayant jamais eu l’idée même dans le temps où je la voyais plusieurs fois par semaine, maintenant comme jadis il n’existe entre nous qu’un rapport d’amitié assez vague et une familiarité assez amusante. C’est une créature que j’aime à voir, encore plus de loin que de près, car de près tout perd et se rétrécit. Je me suis gardé de vouloir être autre chose auprès d’elle qu’un analyste. Car si « j’avais été serré dans ses bras » je ne l’aurais plus jugée. Ceci s’adresse à l’Artiste : cette femme-là me semble le type de la femme avec tous ses instincts, un orchestre de sentiments femelles. Or pour entendre l’orchestre on ne se met pas dedans, mais au-dessus, au fond de la salle. Voilà la vérité toute pure. Crois-y, tu feras bien. N’y crois pas, tant pis.
Parlons de nous maintenant. Tu me demandes que je t’envoie au moins un dernier mot d’adieu. Eh bien, du plus profond de mon cœur je te donne la plus intime et la plus douce bénédiction qu’on puisse répandre sur la tête de quelqu’un. Je sais que tu aurais tout fait pour moi, que tu le ferais encore, que ton amour aurait mérité un ange et je me désole de n’y avoir pu répondre. Mais est-ce ma faute ? est-ce ma faute ? J’aurais voulu t’aimer comme tu m’aimais, je me suis débattu en vain contre la fatalité de ma nature, néant, néant. Le chardon n’est bon qu’aux ânes, tant pis pour ceux qui se couchent dessus comme on fait sur le gazon. Les atomes crochus, comme auraient dit les philosophes du siècle passé, qui sont en nous, sont les uns répulsifs, les autres attractifs. Les quelques-uns d’attractifs qu’il y avait dans nos deux êtres ont tourbillonné d’abord et se sont rencontrés les premiers. Puis les répulsifs sont venus, ils ont monté comme une avalanche immense.
Aimant avant tout la paix et le repos je n’ai jamais trouvé en toi que trouble, orages, larmes ou colère. – Tu m’as boudé une fois pour avoir dit à un cocher de te ramener chez toi, quelle figure n’as-tu pas faite au dîner avec Max[ime], quelle bordée ai-je essuyée au chemin de fer pour avoir manqué un rendez-vous, etc. Mais je ne te reproche rien, il n’était pas plus en ton pouvoir de t’empêcher de tout cela qu’il n’était du mien de n’en pas souffrir, et d’en souffrir d’une double façon. Sentimentalement et intellectuellement. Les scènes que tu as faites chez Du Camp et à l’hôtel où tu t’es fait ramener deux fois pour demander si j’étais parti ne laissent pas non plus que de me donner un air assez ridicule. J’ai la faiblesse d’aimer le convenable. Tout le mal est venu d’une erreur primitive. Tu t’es trompée en m’acceptant, ou alors il eût fallu changer. Mais peut-on changer ? Tes idées de moralité, de patrie, de dévouement, tes goûts en littérature, tout cela était antipathique à mes idées, à mes goûts. Homme de fantaisie avant tout, esprit désordonné, pouvais-je, malgré l’attrait de ta personne, me plier toujours et me courber à cette étroite loi du devoir et de la règle que tu posais devant chaque chose ? Amoureux exclusif de la ligne pure, du galbe saillant, de la couleur criante, de la note sonore, je retrouvais toujours chez toi je ne sais quel ton noyé de sentiment qui atténuait tout, et altérait jusqu’à ton esprit. Jamais tu n’as, je ne dis pas répondu, mais eu la moindre pitié pour mes instincts de luxe. Un tas de besoins qui me rongent comme de la vermine, et dont je te laissais voir le moins possible n’ont excité en toi que le dédain dont le bourgeois m’accable. Les trois quarts de ma journée habituellement se passent à admirer Néron, Héliogabale ou quelque autre figure secondaire, qui converge comme des astres autour de ces soleils de beauté plastique. Quel enthousiasme alors voulais-tu que j’aie pour les petits dévouements moraux, pour les vertus domestiques ou démocratiques que tu voulais que j’admirasse ? L’explication pourrait se continuer plus longue. Mais elle est assez pénible pour moi pour que [je] la finisse vite. Oh, pourquoi, pourquoi donc encore une fois m’as-tu connu ? De quelle faute, pauvre femme, est-ce l’expiation ? Tu méritais mieux que ça.
Si gardant ton corps qui est beau, ton esprit qui est charmant, tu avais été une femme comme les autres, aimant dans la mesure qu’il faut pour épicer la vie et non pour la brûler, tu n’aurais pas tant souffert, ni moi non plus. Quand j’aurais été à Paris j’aurais été te voir. Nous nous serions embrassés, quittés, et revus, chacun vivant comme devant sans s’inquiéter l’un de l’autre. Mais non, tu as cru que j’étais jeune, que j’étais frais, que j’étais pur. Il y a des gens frisés, cors[et]és et fardés qui ont encore l’air jeune. Au lit ce sont des vieillards décrépits. – Il y a des cœurs pareils, que des maladies ont usés et que de grands excès ont rendus invalides. – Tu as voulu, toi, tirer du sang d’une pierre. Tu as ébréché la pierre et tu t’es fait saigner les doigts. Tu as voulu faire marcher un paralytique, tout son poids est retombé sur toi et il est devenu plus paralytique encore.
Non, il n’y a ni aigreur, ni colère, ni haine, mais il y a une profonde et triste conviction. Il y a toujours un sentiment qui n’a pas de nom, formé de beaucoup d’autres comme ces édifices qui ne sont ni en pierre de taille, ni en maçonnerie, ni en bois, il y a toujours un dévouement tout prêt et, si le mot ne te blesse pas, une gratitude démesurée. Tu me demandes que nos souvenirs au moins me rappellent quelque chose ; eh bien, comme le premier soir un chaste baiser sur le front. Adieu, figure-toi que je suis parti pour un long voyage. – Adieu encore, rencontres-en un plus digne, pour te le donner j’irais le chercher au bout du monde. Sois heureuse.
[Rouen,] samedi matin.
[20 mars 1847.]
Je n’ai gardé de notre dernière entrevue ni irritation ni colère. J’ai pu en être blessé, mais quant à t’en tenir rancune, jamais, jamais, non, jamais contre toi le moindre sentiment méchant, ce serait infâme, pauvre cœur. Ce qui m’en a profondément attristé, humilié, si tu veux, navré est plutôt le mot, c’est que j’y ai vu plus que jamais l’incompatibilité native de nos humeurs. Ce ne sont pas les grands malheurs qui font le malheur, ni les grands bonheurs qui font le bonheur, mais c’est le tissu fin et imperceptible de mille circonstances banales, de mille détails ténus qui composent toute une vie de calme radieux ou d’agitation infernale. On n’a que faire journellement des grandes vertus ni des beaux dévouements. Le caractère est tout. Le tien est irritable, par bonds et par soubresauts : tu as le cœur trop tendre et la tête trop dure.
Tu me demandes par quoi j’ai passé pour en être arrivé où je suis. Tu ne [le] sauras pas, ni toi ni les autres, parce que c’est indisable. La main que j’ai brûlée et dont la peau est plissée comme celle d’une momie, est plus insensible que l’autre au froid et au chaud. Mon âme est de même, elle a passé par le feu. Quelle merveille qu’elle ne se réchauffe pas au soleil ! Considère cela chez moi comme une infirmité, comme une maladie honteuse de l’intérieur, que j’ai gagnée pour avoir fréquenté des choses malsaines, mais ne t’en désole pas, car il n’y a rien à faire. Ne me plains pas, car ce n’en vaut pas la peine. Ne t’indigne pas, ce serait inintelligent.
Tu veux savoir si ton image revient souvent à ma pensée ? Oui, elle y revient souvent ; mais quelle image ! attristée, pleurante, désolée, comme une apparition qui me poursuit de sa tristesse. J’ai presque oublié ton rire. Et toi aussi peut-être ? Ah ! pourquoi le ciel ne t’a-t-il pas faite une de ces femmes légères qui ne prennent de la vie que le plaisir, qui ont au cœur comme au corps un organe pour jouir, sans que le jeu des autres s’en trouve troublé. Ou pourquoi plutôt n’es-tu pas venue il y a 6 ou 8 ans ? Je me répète cela à satiété, car c’est alors que j’étais l’homme qu’il te fallait. Car il te faut des illusions à toi, tu les aimes. Aime-t-on autre chose ? Chaque jour je m’aperçois du peu que j’ai et la profondeur de mon vide n’est égale qu’à la patience que je mets à la contempler. Il me semble pourtant que j’aime quelque chose, toi, par exemple, je t’aime. Mais quand je te vois si différente de moi, je me dis : non, c’est elle. – J’aime l’art et je n’y crois guère. On m’accuse d’égoïsme, et je ne crois pas plus à moi qu’à autre chose. J’aime la nature, et la campagne me semble souvent bête. J’aime les voyages, et je déteste me remuer.
Si tu as de nouveaux chagrins chez toi, il y a parité entre nous ; mon beau-frère devient fou. On cache cela encore, mais cela est. Je n’avais pas assez du désespoir à mon chevet, la folie va s’y joindre. Escorté d’elle, quelle figure fais-je au milieu ? Ma société est contagieuse et mauvaise. Je fais plus de mal aux autres qu’ils ne m’en font, et que je n’en ai. Tant pis pour les autres, car ce n’est certes pas intentionnel.
Mais ce que j’ai de plus doux dans le cœur et de meilleur encore c’est pour toi : c’est te donner de la monnaie souillée contre de l’or. – Si je n’ai que ça ? C’est le denier du pauvre.
Quand nous reverrons-nous ? Je n’en sais rien. Il vaut mieux pour toi que tu ne me voies pas. Est-ce que tu n’es pas ennuyée de vivre et de sentir ?
Adieu, je t’embrasse.
[Croisset,] mardi soir, 11 heures.
[13 avril 1847.]
Tu m’as dit que, tel que je suis, j’aurais dû me défendre, dès le commencement, de tout mouvement d’amour et, par devoir, refréner le désir que j’avais pour n’en pas faire ensuite souffrir personne. C’est vrai, c’est vrai. J’aurais dû ne pas me faire aimer. Je n’en suis pas digne et mieux que cela je n’y suis pas propre, ce n’est pas de mon monde à moi. Sois tranquille, va, tu es la dernière. J’ai admiré dans un temps l’héroïsme d’Origène, qui me paraît un des grands actes de bon sens dont un homme puisse s’aviser. Que n’en peut-on faire de même pour le cœur ! Mais où est le fer pour couper cet organe-là ? – S’il n’y avait que celui qui le porte qui en souffrît, le mal ne serait pas grand. Mais si on fait souffrir un autre ?… Crois-tu que moi, oui moi que tu accuses d’une personnalité si féroce je n’éprouve pas quand je pense à toi une angoisse indéfinissable qui me donne de moi-même un chagrin singulier ? Mais qu’y faire encore une fois, qu’y faire ? Est-ce ma faute si ce qui me paraît insignifiant te semble cruel, si mille choses que je fais te blessent jusqu’aux entrailles, si ce qui ne m’effleure même pas te déchire en entier ?
Tu as fait dernièrement tout ce que tu as pu pour me cacher ta douleur, elle perçait malgré toi. Comme la forme d’un mort sous son drap blanc, quelque propre qu’il soit, quelque parfumé qu’on l’ait choisi. Rien de ce qui se passait en toi ne m’échappait ; et toi, tu n’as pas saisi une minute la moindre chose de ce que je sentais. – Je remarque ceci que nous ne pouvons jamais nous quitter de bonne humeur et que nous nous séparons toujours mécontents l’un de l’autre. Vaudrait-il donc mieux ne pas se voir du tout et devenir étrangers, tout à fait oubliés l’un de l’autre, l’un à l’autre ? Mais cela est factice, intentionnel, ce serait du parti pris et de la pose vis-à-vis de soi-même. Rien ne se brise net dans le cœur. Les liens se dénouent d’eux-mêmes et ne se coupent pas. L’arbre se pourrit sur pied et ne tombe pas en un seul jour.
J’aurais dû, m’as-tu dit, ne pas revenir vers toi, laisser ta plaie se guérir. Je t’avais demandé conseil là-dessus. Je te le demande encore. Dans quelques jours je reviendrai. Si tu veux ne pas me voir tu ne me verras pas. – Personne ne te dira le jour où j’aurai passé par Paris. Peu à peu le temps passera, tu t’habitueras à penser que je ne suis plus. Les âcretés de mon souvenir s’effaceront, s’adouciront à force d’être touchées, et il ne restera plus peut-être dans ton cœur que quelque chose de vague et de doux, comme pour un rêve d’autrefois qu’on aime encore, quoiqu’on ne l’ait plus. Alors, quand tu en seras là, je reviendrai, je serai meilleur peut-être et toi plus sage.
Mais ne pense pas, je t’en prie, je t’en supplie, ne pense jamais que j’aie jamais voulu ni t’humilier ni te railler, et qu’il y ait eu en moi ironie, dédain ou intention de te faire souffrir ! Non, non, mille fois.
Je ne parle pas de moi. Je mets ici de côté ce que je pense, ce que je sens. Il ne s’agit que de toi. Réfléchis-y. Je peux te voir quelques heures dans quelques jours. Ce serait peu. Puis je serai longtemps sans revenir. Je ne te donne pas de conseils parce que tu accuserais soit mon indifférence soit mon amour d’y être intéressés. – Fais comme tu voudras, mais ensuite ne m’accuse plus. Accuse-toi.
Un temps viendra, si tu vieillis, où tu découvriras de la tendresse dans ce qui te semble cruel et de la délicatesse peut-être à ce que tu trouves outrageant.
Adieu, adieu. Si le ciel était juste, il te donnerait le bonheur que tu n’as pas trouvé en moi. – Y a-t-il à boire dans un verre vide ?
Croisset, mercredi 28 avril 1847.
Je pars demain matin pour Paris, et samedi je commence mon voyage de Bretagne. Avant de m’en aller, cher Ernest, je t’envoie un adieu comme si tu étais là. Si nous avions eu plus d’argent, plus de liberté surtout, en un mot si je ne me trouvais presque forcé de ne pas quitter ma mère qui est dans un vide si complet et si triste, au lieu de la Bretagne nous eussions pris la Corse. Je n’aurais pas été fâché d’aller revoir la baie d’Ajaccio, la plage de Carghèse et encore plus l’aimable substitut que je connais par-delà la Méditerranée.
Comme j’ai pensé à toi, à nous deux, lorsqu’il y a trois semaines est venu le temps de Pâques ! J’ai songé à ce vieux Jean qui se faisait payer de si longues bouteilles de vin blanc, à la vallée de Cléry où je t’ai vu te tordre de rire, au Château-Gaillard où nous fumions des cigares au soleil, couchés sur les cailloux. Te souviens-tu, vieux, du pâté d’Amiens que j’ai englouti à moi tout seul un vendredi saint et du petit vin de Collioure que je humais si lestement ? Étions-nous gais alors, et nous nous croyions tristes ! Nous l’étions aussi : mais que de bonnes bouffées de verve ! Maintenant tout ça s’est aplati, nivelé. Il me semble que les angles de ma vie se sont usés, sous le frottement déjà nombreux de tout ce qui a passé dessus. Si tu savais l’existence monotone, plate (et dont la régularité tranquille fait le seul charme) que mène ton Gustave que tu as connu si turbulent d’idées et si criard ! – Ma mère et moi nous sommes seuls maintenant à ce foyer jadis plein et chaud. On a beau dire, les souvenirs ne peuplent pas, au contraire ils élargissent votre solitude. – Mais je travaille, je lis beaucoup. – Je médite, et je n’écris pas, devenant de plus en plus rechigné et dégoûté de tout ce que je ne trouve point parfait. Ainsi la journée se passe et le lendemain recommence.
J’ai besoin cependant de prendre un peu l’air, de respirer à poitrine plus ouverte et je pars avec Du Camp nous promener sur les grèves de Bretagne, avec de gros souliers, le sac au dos, à pied. Nous reviendrons à la fin de juillet. Dans un mois ma mère viendra nous faire une visite à Vannes. Tâche, au milieu de tes préoccupations magistrales, de m’envoyer au moins une lettre pendant ce temps-là. Je serai à Brest vers le 10 juin, voilà l’endroit le plus sûr où tu peux m’adresser ton style ; ou si tu aimes mieux, adresse ta ou tes (ce sera meilleur) lettres à Achille pour me la ou les faire parvenir.
J’ai vu Alfred jeudi dernier. Son épouse va l’enrichir d’un fils ou d’une fille d’ici à quelques semaines. Voilà un crapaud qui me fera rire rien qu’à le regarder. Son père est toujours la même balle. Il végète comme par le passé et encore plus que par le passé dans une paresse profonde. C’est déplorable.
Hamard est parti en Angleterre où il doit, je crois, rester un an. Il y a du dérangement dans le cerveau de ce pauvre garçon qui a eu plus de vent dans sa voile qu’il n’en pouvait porter. En reviendra-t-il plus sain ? Je le souhaite mais je n’y crois guère.
Je comprends bien, va, les ennuis que tu éprouves là-bas, et les aspirations qui te prennent à tes heures de délaissement vers le sol natal. La patrie est peut-être comme la famille, on n’en sent bien le prix que lorsqu’on [n’]en a plus.
Adieu, cher ami, continue à poursuivre le crime et à protéger les mœurs. Porte-toi bien, voilà tout ce que je demande, et pense à ton vieux.
[Paris, ultima du 30 avril 1847.]
Jamais je n’ai eu tant conscience du peu de talent qui m’est départi à exprimer des idées par des mots. Tu me demandes une explication franche, nette. Mais ne te l’ai-je pas donnée cent fois et, j’ose dire, dans chaque lettre, depuis des mois entiers ? Que veux-tu que je te redise que je ne t’aie dit ?
Tu veux savoir si je t’aime, pour trancher tout d’un bon coup et en finir franchement ; n’est-ce pas ce que tu m’écris hier ? C’est une question trop large pour qu’on y réponde par un oui ou par un non. C’est ce que je vais pourtant tâcher de faire afin que tu ne m’accuses plus de toujours biaiser. J’espère qu’aujourd’hui au moins tu me rendras justice. Je ne suis pas gâté de ce côté.
Pour moi, l’amour n’est pas et ne doit pas être au premier plan de la vie. Il doit rester dans l’arrière-boutique. Il y a d’autres choses avant lui dans l’âme qui sont, il me semble, plus près de la lumière, plus rapprochées du soleil. Si donc tu prends l’amour comme un mets principal de l’existence : non. Comme assaisonnement : oui.
Si tu entends par aimer, avoir une préoccupation exclusive de l’être aimé, ne vivre que par lui, ne voir que lui au monde de tout ce qu’il y a sur le monde, être plein de son idée, en avoir le cœur comblé ainsi que le tablier d’une enfant qui est rempli de fleurs et qui déborde de tous côtés, quoiqu’elle en porte les coins dans sa bouche et qu’elle le serre avec ses mains, sentir enfin que votre vie est liée à cette vie-là et que cela est devenu un organe particulier de votre âme : non !
Si tu entends par aimer, vouloir prendre de ce double contact la mousse qui flotte dessus sans remuer la lie qui peut être au fond, s’unir avec un mélange de tendresse et de plaisir, se voir avec charme et se quitter sans désespoir (alors qu’on n’était pas désespéré non plus quand on embrassait dans leur bière ses plus tendrement chéris), pouvoir vivre l’un sans l’autre, puisqu’on vit bien sevré de tout ce qu’on convoite, orphelin de tout ce qu’on a aimé, veuf de tout ce qu’on rêve, mais éprouver pourtant à ces rapprochements des défaillances qui font sourire comme par des chatouillements étranges, sentir enfin que cela est venu parce que ça devait venir et que ça se passera parce que tout passe, en se jurant d’avance de n’accuser ni l’autre ni soi-même, et, au milieu de cette joie, vivre comme on vit, si ce n’est un peu mieux, avec un fauteuil de plus pour y poser notre cœur les jours de fatigue, sans que pour cela on n’en soit pas beaucoup plus amusé de se lever tous les matins ; si tu admets qu’on puisse aimer et en même temps être pris d’une pitié démesurée en comparant les admirations de l’amour aux admirations de l’art, ayant pour tout ce qui vous fait rentrer dans l’organisme d’ici-bas un dédain facétieux et amer ; si tu admets qu’on puisse aimer quand on sent qu’un vers de Théocrite vous fait plus rêver que vos meilleurs souvenirs, quand il vous semble en même temps que les grands sacrifices (j’entends ce à quoi on tient le plus, la vie, l’argent) ne vous coûteraient rien et que les petits vous coûtent : oui.
Ah quand je t’ai vue, pauvre amie, t’embarquer si jolie dans cet océan (rappelle-toi mes premières lettres), ne t’ai-je pas crié : « Non ! reste, reste au rivage, dusses-tu y vivre toujours pauvre ! »…
Maintenant, ôte de ton esprit les suppositions qui y sont relativement aux influences étrangères que tu crois agir sur moi, ma mère, Phidias, Max[ime]. Il n’en est rien, pas plus Max[ime] que les autres. Je ne sache jusqu’à présent que personne m’ait fait faire quelque chose en bien ou en mal, ou donné même une opinion. Je ne me raidis contre rien, mais cela se trouve ainsi tout naturellement, sans que je sache comment.
Quant à tes dissensions avec Max[ime], il faut songer que dans tout cela il venait chez toi pour servir tes intérêts et non les siens. Il a pu être blessé (vu qu’il se blesse fort aisément, en quoi nous différons, tu vois, malgré le pacte qui nous lie, comme tu dis) de plusieurs choses véhémentes que tu lui as écrites, ou même fatigué d’être si souvent employé à cause de moi ; le rôle de confident, s’il est honorable, n’est pas toujours amusant. Tu le calomnies, du reste, il t’était tout dévoué, le pauvre garçon. À l’occasion il le serait encore.
Un mot. Tu reviens sur nos dissemblances d’intelligence, sur Néron, etc. (Néron !) N’en parlons plus ! ce sera plus sage. Ces explications-là, outre qu’elles me sont difficiles à produire, me font un mal affreux. Oui, un mal inouï. Car elles touchent de trop près au plus profond de mon moi.
Si cette lettre te blesse, si c’est là le coup que tu attendais, il me semble qu’il n’est pas si rude. Tu me priais tant de t’assommer ! N’en accuse au reste que toi seule. Tu m’as demandé à genoux que je t’outrage ; eh bien non, je t’envoie un bon souvenir.
Tu te trompes en disant que je suis bon pour les autres, dur pour toi seule, et tu prends un exemple de ce que je n’en veux pas à Ph[idias] pour tous ses procédés. Ah non, Dieu non ! Il peut les redoubler, les exagérer tant qu’il voudra. J’en rirai. Qu’est-ce que ça me fait ? Qu’est-ce que je lui demande ? Sa société quand je vais le voir, lui enfin ; or s’il était autre, ce ne serait plus celui-là que je veux.
Puisque vous vous obstinez à ne plus vouloir me donner de vos nouvelles et à vivre pour moi comme si vous étiez morte, je suis forcé de vous en demander moi-même. Qu’est-ce que vous faites et comment portez-vous la vie ? Si c’est moi qui ai causé votre malheur pourquoi aussi ne m’appelleriez-vous pas dans votre infortune ? Pourquoi ne guérirais-je pas d’une main la blessure que j’ai faite de l’autre ? Voyons, Louise, soyez bonne encore, ne me méprisez pas. Car je ne le mérite pas. Et ne m’oubliez pas complètement car moi je pense à vous souvent, tous les jours. Et j’avoue sans fierté que je souffre à l’idée que dans ton cœur tu m’accuses. – Pourquoi n’avez-vous pas pris les choses comme elles devaient être prises, et l’homme et le milieu où il se trouvait et toutes les exigences de sa vie ? Mais je ne veux pas vous faire de reproches. Étiez-vous libre d’aimer autrement ? est-ce qu’on est ce qu’on veut ? avons-nous seulement la certitude de nos désirs et de nos répulsions ? à qui n’est-il pas arrivé de douter de son affection la plus profonde et de se demander s’il ne prenait pas le change ?
Vous avez cru, par exemple, qu’intentionnellement je faisais tout ce que je pouvais pour me détacher de vous et que ma tête exigeait la dépossession de mon cœur. Eh bien non ! mille fois non ! Que n’aurais-je pas donné au contraire pour en avoir un à la hauteur du vôtre ! Je me suis montré ce que je suis, j’ai paru brutal parce que j’ai été franc, et dur parce que je n’ai pas été hypocrite.
Si je vous revois (si vous pensez que cela soit sans danger pour vous), ce ne sera pas un autre homme mais le même avec ce qu’il avait de bon et de mauvais. Si au contraire cette lettre reste encore sans réponse ce sera donc un adieu, un long adieu comme si l’un était parti pour les Indes et l’autre pour l’Amérique. Sur deux continents distincts, vous avec beaucoup de choses, moi avec presque rien. Nous penserons sans doute l’un à l’autre et nous nous enverrons dans l’âme des souhaits muets et des tendresses secrètes. Et puis ça passera et nous ensuite. Mais, quand vous aurez besoin d’un ami, Louise, rappelez-vous de moi, aux grandes occasions de douleur pensez à moi.
Adieu, et quand votre fille dormira cette nuit allez l’embrasser de ma part.
Poste rest[ante]. Vannes, jusqu’à la fin du mois.
Mon vous n’exprime pas aussi bien ce que je suis pour toi, que tu. Je te tutoie donc, car j’ai pour toi un sentiment spécial et particulier, auquel en vain je cherche un nom juste sans le pouvoir trouver. Et si je t’écris ce n’est pas comme tu dis parce que je n’ai rien de mieux à faire, car souvent dans la journée je t’envoie de bonnes pensées. Oui souvent je songe à toi : je te vois, au milieu de ta triste vie, rendue plus triste par moi, seule dans ton petit boudoir, seule dans ta maison, isolée dans ton cœur, qui n’a pour habitants que des ennuis et des chagrins que j’ai augmentés, mon Dieu ! que j’ai augmentés. Voilà ce que je me reproche sans cesse. Mais est-ce ma faute encore un coup ! Plus tard si je vis, si tu vieillis, j’écrirai peut-être toute cette histoire qui n’en est même pas une. – Alors elle nous paraîtra peut-être à nous-mêmes toute simple et toute naturelle. Vues à distance les choses prennent des proportions régulières et se couvrent d’une couleur normale. – De près nous étions, au contraire, choqués de leur discordance et des tons criards qui les bigarraient. – Sache donc une fois pour toutes que jamais je ne me suis moqué de toi, je ne me suis jamais moqué de personne, si ce n’est de moi peut-être, et que tu n’as pas été ma dupe. Je crois n’en avoir encore fait aucune. Je l’ai quelquefois été au contraire. Me moquer de toi et pourquoi ? – Non, rassure-toi, rassure-toi et si tu doutes de mon amour, ne doute pas du moins de mon respect. Le mot peut te paraître ridicule mais il est d’une vérité intense et profonde. Oui, ton amour à toi m’inspire du respect. Parce qu’il me paraît singulièrement beau et singulièrement surnaturel. Tu m’accuses d’orgueil. Tout le monde me juge de même ; eh bien, accepte cette confidence. Avant toi, je n’ai pas été aimé ; en secret, je n’en sais rien. Mais de fait non, jamais. Tu es la première et la seule que j’aie vue m’aimer comme toi – d’une manière aussi douloureuse et partant aussi solide. Je t’aime avec les restes de mon cœur que d’autres amours ont dévoré jusqu’au dernier fil et je m’émeus d’une commisération amère, d’une tendresse âcre à sentir que je n’ai [que] cela pour satisfaire l’appétit de ton âme. Comme l’os est creux tu m’accuses. Accuses-en la vie elle-même qui est un triste régal. Tu m’as ôté une opinion que j’avais : c’est qu’une femme ne pouvait s’éprendre de moi et garder cette manie longtemps, ce qui me semblait impossible. Mais j’aimerais mieux être resté dans cette conviction, et pourtant je sens que t’ôter de moi ce serait m’ôter trop. Restes-y donc.
Je voulais te parler de mon voyage. Mais j’aime mieux te parler de toi et de nous. – À quoi cela m’avancera-t-il ce voyage ? à être un peu plus triste cet hiver. Ah ! pas de soleil, l’ombre est trop noire ensuite. Je hume l’air, j’aspire l’odeur des aubépines et des ajoncs. – Je marche au bord de la mer, j’admire les bouquets d’arbres, les coins de ciel floconnés, les couchers de soleil sur les flots et les goémons verts qui s’agitent sous l’eau comme la chevelure des Naïades, et le soir je me couche harassé dans des lits à baldaquin où j’attrape des puces. Voilà ! – Au reste j’avais besoin d’air. J’étouffais depuis quelque temps. – Tu me demandes si je suis plus heureux mais je ne me plains pas. Et si j’éprouve moins de désillusions, je n’en éprouve point. Franchement j’en ai peu éprouvé dans la vie, étant né avec une provision médiocre d’illusions. Quand on compte sur peu, on est toujours étonné de ce qu’on trouve. – Demain matin ou plutôt dans quelques heures (il est tard, tout dort et toi aussi peut-être…), nous partons pour Brest où nous ne devons arriver que dans 15 jours après avoir fait près de 80 lieues à pied sur le bord de la mer. À Brest donc je t’écrirai et j’espère une lettre plus longue.
Adieu, chère amie, adieu, je t’embrasse sur les yeux pour les essuyer s’ils pleurent.
Amitiés et souvenir de Max[ime].
Saint-Brieuc, 7 juillet [1847].
J’attendais une lettre à Brest ; rien. Serai-je plus heureux à Saint-Malo ? Qu’y a-t-il donc ? es-tu malade ? que t’est-il arrivé ? pourquoi ce silence ? il fallait au moins m’en avertir ; si tu crois que mon amour se soucie peu de toi, il serait généreux et juste toutefois de penser que mon amitié peut s’en inquiéter. As-tu voulu m’oublier par le silence ? Mais un mot au moins ! un mot qui me dise : « Je ne veux plus songer à toi, adieu. » Je n’aurais rien dit. Est-ce que ma dernière lettre t’a encore blessée ? T’a-t-elle froissée de nouveau ? Toute ma conduite envers toi est comme serait celle d’un chirurgien qui panserait ses malades avec des gantelets de fer aux mains. Toutes les fois que je m’approche de toi je te déchire. Alors je recule et tu me rappelles – tu me rappelais du moins – et je reste impuissant et triste à contempler ce mal auquel je ne puis rien et que je gémis de ne pouvoir alléger. Eh bien oui, s’il y a dans mon cœur quelque chose de doux c’est pour toi. Je te voudrais heureuse. L’homme tel que je le rêve pour toi j’irais te le chercher au ciel s’il y était niché, et s’il y avait une échelle pour y monter. – Souvent maintenant quand je marche silencieux pendant des heures entières soit dans les sentiers de la campagne au milieu des blés, soit en poussant mes pas sur le sable et que j’écoute les coquilles se casser sous mes souliers et la mer souffler sa cadence, au large, ton idée me revient, elle me suit, elle m’accompagne, je revois ton visage, je me demande ce que tu fais, ce que tu penses, si c’est l’heure où tu sors… et puis comme de toi, ma pensée revient sur moi-même j’en deviens plus triste, plus sombre, j’en suis ému… et je m’ajoute : allons, elle a peut-être fait tout à l’heure un beau vers, elle le relit avec enthousiasme, elle est heureuse pour cette minute du moins. Que les autres lui coulent pareilles ! Si je te revoyais maintenant il me semble que je t’expliquerais un tas de choses qui me viendraient, et que tu comprendrais, et alors tu ne m’accuserais plus, tu ne pleurerais plus. Oh ! si je t’ai fait de la peine, si j’ai ouvert en toi, au lieu de cette source de joie que l’amour extrait des cœurs les plus arides, le lac morne des désespoirs latents, si voulant t’appuyer sur moi pour y asseoir ton âme tu n’as trouvé que douleur et amertume, si je t’ai menti enfin, si je te suis la désillusion de ce que tu croyais, ne m’en veux pas, ne m’en veux pas. Jamais je n’ai voulu te blesser, jamais, même au fond, même dans le recoin obscur pour tous, je n’ai eu pour toi un mouvement méchant, et si j’ai été dur c’est que je suis malade, va, souffrant, aigri, la vie m’éreinte comme un trot trop dur qui vous casse les reins. Il n’y a que seul que je ne souffre plus. Les meilleures affections m’irritent souvent démesurément. J’ai beau me retenir. Il en sort trop. Je trouve que le monde a raison de me trouver intolérant. Mais il ne sait pas en revanche tout ce que je tolère sans rien dire. Adieu, mon amie, adieu. Je serai à Rennes dans 10 jours et revenu je ne sais quand. Veux-tu que je t’embrasse, hein ? – Eh bien, si tu as peur que ça encore ne te remue, sur la main, et détourne la tête.
Saint-Malo, 13 juillet [18]47.
J’ai reçu ici avant-hier ta lettre qui a voyagé avant de m’arriver de Croisset à Rouen, de Rouen à Croisset et dans plusieurs villes de la Bretagne. Nous sommes aux deux bouts de la France, toi dans la baie d’Ajaccio, moi dans celle de Saint-Malo, toi en face de l’Italie, moi en face de l’Angleterre. Quoique ce pays soit fort beau d’un chic âpre et superbe j’aimerais mieux être de l’autre bord, auprès de cette vieille Méditerranée. Mais maintement, tout voyage m’est à peu près impossible. Ma mère n’a plus que moi, que moi seul, il y aurait cruauté à la quitter. Aussi la pauvre femme ne pouvant se passer de moi est venue (comme il en était convenu du reste) me rejoindre à Brest et nous avons fait tous ensemble les bouts de route qu’il fallait faire en voiture, nous retrouvant ainsi et nous séparant quand il nous plaisait. Nous terminons (hélas !), Max[ime] et moi, un voyage qui pour n’être pas au long cours, ce que je regrette, a été une fort jolie excursion. Sac au dos et souliers ferrés aux pieds nous avons fait sur les côtes environ 160 lieues à pied, couchant quelquefois tout habillés faute de draps et de lit et ne mangeant guère que des œufs et du pain faute de viande. Tu vois, vieux, qu’il y a aussi du sauvage sur le continent. Mais j’aime mieux la sauvagerie corse, celle-là du moins a moins de puces et plus de soleil. Or chaque jour j’ai de plus en plus besoin de soleil ; il n’y a guère que ça de beau au monde : ce grand bec de gaz suspendu là-haut par les ordres d’un Rambuteau inconnu.
En fait de monuments, nous en avons beaucoup vu de celtiques, et des dolmens ! et des menhirs ! et des peulvens ! des galgals, des borrows ! Mais rien n’est plus fastidieux que l’archéologie celtique, ça se ressemble d’une manière désespérante. En revanche nous avons eu de beaux moments à l’ombre des vieux châteaux, nous avons fumé de longues pipes dans mainte douve effondrée toute couverte d’herbe et parfumée par la senteur des genêts. – Et puis la mer ! la mer ! le grand air, les champs, la liberté, j’entends la vraie liberté, celle qui consiste à dire ce qu’on veut, à penser tout haut à deux, et à marcher à l’aventure en laissant derrière vous le temps passer sans plus s’en soucier que de la fumée de votre pipe qui s’envole.
Il paraît, toi, mon pauvre vieux ministère public, que tes amis les bandits t’embêtent toujours démesurément et que tu en as plein le cul, avant qu’un de ces beaux matins il ne t’arrive d’en avoir plein le dos ou plein la poitrine, ce que je ne te souhaite nullement. Aux vacances enfin nous pourrons tailler une petite bavette et contempler réciproquement nos deux balles. Réponds-moi à Croisset où je serai dans environ 3 semaines. J’y vais reprendre mon train de vie habituelle, mon grec, mes bouquins, mes savates et mon pantalon large.
Si la Corse te possède encore l’été prochain tu auras l’honneur probablement d’y recevoir le jeune Maxime Du Camp qui se propose de voir en même temps la Sardaigne. Je voudrais bien l’accompagner et tomber un beau matin dans ton parquet pour casser et briser tout, roter derrière la porte, renverser les encriers et chier devant le buste de S.M., faire enfin l’entrée du Garçon. À propos, pendant que j’y pense, connais-tu quelqu’un qui voudrait faire avec Paris le commerce de gourdes corses ? C’est un drôle de ma connaissance, M. Godillot, fondateur du bazar du voyage, qui voudrait lier des relations avec ce pays. Comme je lui ai dit que j’y avais été, que j’y avais un ami, il m’a prié de m’informer à qui s’adresser.
Adieu, mon cher Ernest, je t’embrasse.
À toi.
Pontorson, mercredi 1 heure.
[14 juillet 1847.]
Je t’envoie, ma chère amie, une fleur que j’ai cueillie hier au soleil couchant sur le tombeau de Chateaubriand. La mer était belle, le ciel était rose, l’air était doux. C’était un de ces grands soirs d’été tout flambants de couleurs, d’une splendeur si immense qu’elle en est mélancolique, un de ces soirs ardents et tristes comme un premier amour. La tombe du grand homme est sur un rocher en face des flots. Il dormira à leur bruit, tout seul, en vue de la maison où il est né. Je n’ai guère pensé qu’à lui tout le temps que j’ai passé à Saint-Malo ; et cette idée de se préoccuper de sa mort et de se retenir une place d’avance pour l’autre côté d’ici, qui me paraissait assez puérile, m’a semblé là très grande et très belle. Ce qui m’a fait retourner cette question que je n’ai pas résolue : y a-t-il des idées bêtes et des idées grandes ? Cela ne dépend-il pas de leur exécution ?
Ton histoire de forçat m’a ému jusqu’à la moelle des os. Et hier, toute la journée, j’y ai rêvé avec une telle intensité que j’ai repassé pas à pas par toute sa vie. Peut-être l’ai-je reconstruite telle qu’elle s’est passée (ainsi qu’il m’est arrivé de tomber juste en écrivant un chapitre d’entregent, comme on disait jadis, dialogues et poses, et avec une fidélité si exacte, quoique je n’avais rien vu de pareil, qu’un ami a failli s’en évanouir à la lecture, car il se trouvait que c’était son histoire). Mais, pour en revenir à notre homme, en voilà un qui doit trouver l’état social peu à son gré. Pauvre diable ! je me l’imagine le soir, à l’heure où ils rentrent tous, à 6 heures, quand on les fouille. Comme il doit rêver à Paris, à sa vie d’autrefois, aux théâtres qui s’ouvrent alors, aux quinquets de la rampe, et à la femme qu’il a vue dans ce milieu, et à cause de laquelle s’est ouvert son abîme ! Oui, j’aurais voulu le voir à Brest. Et puis il y a toujours à profiter dans la société de ces hommes-là : les gens qui méditent, c’est-à-dire les champignons intellectuels qui se pourrissent à leur place, comme moi, font bien de temps à autre d’approcher du feu. Ça leur fait jeter leur jus, ils n’en sont que plus secs après. La contemplation d’une existence rendue misérable par une passion violente, de quelque nature qu’elle soit, est toujours quelque chose d’instructif et de hautement moral. Ça rabaisse avec une ironie hurlante tant de passions banales et de manies vulgaires que l’on est satisfait en songeant que l’instrument humain peut vibrer jusque-là et monter à des tons si aigus. Mais ce qui m’a touché aussi, c’est toi recevant sa lettre et croyant que c’était de moi. Oh ! j’ai compris cela, va, et ce que tu as ressenti.
Je t’embrasse sur le cœur pour la peine que tu as eue. Il y a malentendu entre nous deux. Il me semble que successivement je t’avais dit que j’attendais de tes lettres à Brest, à Saint-Malo, à Rennes. Ainsi je serai encore à Rennes dans 4 ou 5 jours, puis à Fougères, puis à Caen, puis à Trouville.
Je reviendrai à Croisset pour regretter mon voyage, comme cela arrive toujours. Je vais tâcher, cet hiver, de travailler assez violemment. J’ai à lire Swedenborg et sainte Thérèse. Je recule mon Saint Antoine. Ma foi ! tant pis. Quoique je n’aie jamais compté faire là-dessus quelque chose de bon, plutôt ne rien écrire que de se mettre à l’œuvre à demi préparé.
Je suis curieux de voir ton drame. Quand comptes-tu le présenter ? Puisque nous en sommes sur le métier, je vais te donner ce qui s’appelle un conseil d’ami, et d’ami qui connaît ce dont il parle, hélas ! Si Beauvallet vient à Rouen et qu’il y joue ta Charlotte Corday, je crois, vu l’intelligence de mes chers concitoyens, qu’il fera, comme on dit, un four, c’est-à-dire ou qu’il n’y viendra personne ou qu’on sifflera. Que Beauvallet interroge tous ses camarades ; s’ils sont sincères, et qu’ils lui disent le contraire, je veux bien que le diable m’étouffe. D’abord : 1° tout ce qui est vers est sifflé à Rouen ; 2° tout ce qui est beau ; 3° les cochonneries seules réussissent. Voilà mon opinion, et ancrée si avant dans mon individu que, si jamais je faisais quelque chose pour la scène, je défendrais qu’on le jouât sur le théâtre du pays qui m’a donné le jour.
Quant à mon voyage, nous avions commencé à l’écrire, mais cette façon d’aller nous eût demandé six mois et trois fois plus d’argent que nous n’en avons. Or c’est encore une plaie que je t’ai cachée, mais qui est vive chez moi, celle-là. Combien de temps irai-je encore ? Au diable l’avenir. N’importe, il est toujours ennuyeux de ne pouvoir vivre à sa guise. L’histoire de Pétion et du praticien sont deux histoires embêtantes ; on n’aime pas ça. Nous en avons été fâchés pour toi. À propos, quelles sont donc les révélations de l’institutrice ? Je flaire du drôle.
Adieu, à toi.
Ex imo.
La Bouille, vendredi soir.
[6 août 1847.]
Je reçois de Croisset votre lettre d’avant-hier. Encore des larmes, des récriminations et, ce qui est plus drôle, des injures. Et tout cela parce que je ne suis pas venu à un rendez-vous que je n’avais pas promis. Vous me direz qu’il était entendu tacitement entre nous que je devais m’y rendre. Mais si je n’ai pu, s’il existait des motifs que vous ne pouviez connaître, alors que dans la colère égoïste de votre amour vous m’envoyez de si belles choses, s’il y avait des obstacles enfin, des obstacles insurmontables ?… N’importe, n’est-ce pas ? vous vous souciez fort peu de tout ce qui m’arrive. Qu’importe l’état où je suis ; du moment que je ne quitte pas tout pour vous j’ai tort, j’ai tort et toujours tort. Ah Louise, vous dites que vous me plaignez, eh bien je vous plains aussi car vous m’avez appris une triste chose, c’est qu’il y a tout autant d’amertume et de misères dans l’amour heureux que dans l’amour dédaigné. – Goutte à goutte vous me les avez toutes distillées de façon, je vous jure, à n’en pas perdre le souvenir. Vous ne voulez pas du sentiment que j’ai pour vous, de cette pitié insultante qui ne provient selon vous que du remords. Ah ! vous parlez à un sourd. Je ne crois pas au remords. C’est un mot de mélodrame que je n’ai jamais cru vrai. Vous déclarez que je devais au moins vous envoyer des fleurs le 29 juillet. Vous savez bien que je n’admets pas davantage les devoirs, vous frappez mal en voulant frapper trop fort. Je ne ris pas de tout cela cependant comme vous le présumez car je ne ris plus et pour cause. Depuis quinze jours surtout j’ai éprouvé de telles choses que j’en ai perdu l’habitude, pour le moment du moins, cela reviendra peut-être.
Il me semble pourtant que la lettre que je vous ai écrite de Saint-Malo était affectueuse et bonne. Il paraît que non. Je me trompe peut-être. Vous êtes comme les autres après tout, comme tout le monde. J’ai beau faire tout ce que je peux. Je blesse toujours. Et moi ? Ah mais on suppose toujours que non. C’est comme un homme qui en tombant d’un clocher en écrase un autre dans sa chute. On plaint beaucoup celui qui a été écrasé mais celui qui en écrasant a été brisé du coup, ah bah ! c’était sa faute !
Quant à la lettre de Fougères je ne l’ai pas reçue. J’avais dit qu’on la fît suivre à Trouville. À Trouville elle n’y était pas. J’ai écrit hier pour la ravoir. Je suis revenu vite, en toute hâte, et je n’ai pu par conséquent l’avoir. Nous sommes revenus quinze jours plus [tôt] que nous ne le devions primitivement, ma mère m’ayant écrit de revenir le plus tôt possible. Le pays est accablé de maladies d’enfants, elle a fui de Croisset et s’est logée ici dans un taudis où j’ai le bonheur d’être. D’un moment à l’autre je m’attends à voir son enfant crever comme un pétard. J’y crois parce que je le redoute et que les choses que je crains ont l’habitude de se réaliser. Voilà pourquoi Max[ime] est revenu si vite à Paris et juste le 29 sans qu’il y eût pour cela la moindre intention ironique, soyez-en bien sûre. Je n’ai pas le cœur à l’ironie, vu le pétrin où je suis plongé. Tout me craque dans les mains pour le quart d’heure, parents, amis, argent et vous, vous sur qui je comptais toujours.
Vous me demandez un oubli absolu. Je pourrais vous en donner les marques mais que cela soit au fond, non. Vous n’avez pu vous résigner à m’accepter avec les infirmités de ma position, avec les exigences de ma vie. Je vous avais donné le fond, vous vouliez encore le dessus, l’apparence, les soins, l’attention, les déplacements, tout ce que je me suis tué à vous faire comprendre que je ne pouvais vous donner. Qu’il en soit comme vous voudrez ! Si vous me maudissez moi je vous bénis et toujours mon cœur remuera à votre nom. Vous croyez que je n’ai pas non plus fêté l’anniversaire mercredi et que je n’y songeais pas ! Adieu.
[La Bouille,] mardi soir.
[10 août 1847.]
Merci, merci de ta lettre de dimanche. J’en ai ressenti dans l’âme un bien inouï et j’ai eu pour toi un élan de tendresse qui m’a porté vers toi tout entier. Mentalement je me suis jeté dans tes bras, sur ton cœur, j’aurais voulu y être ! Ne me juge pas sur l’apparence. Contrairement à beaucoup qui sont moins qu’ils ne paraissent je suis peut-être plus que le dehors ne dit.
Ce que je ferai de ton amour, « de ce pauvre amour » ? Mais je le garde, mais j’y compte. Tâche qu’il ne te fasse pas tant de mal à toi, voilà ce que je demande et ce que je désire. Modère cette violence de passion, cet emportement de caractère qui t’a fait déjà tant souffrir. Fais-toi vieille pour ma vieillesse.
Si je te parais si dur, c’est qu’on a beaucoup frappé sur moi et que j’ai du cal à quantité d’endroits sensibles. Si je te semble si froid, c’est que j’ai bien brûlé déjà et qu’il n’est pas étonnant que le charbon ne flambe plus si fort. Maintenant surtout j’ai plusieurs choses fâcheuses qui me surviennent, j’ai mal aux nerfs par moments (c’est la maladie des gens sensibles pourtant !). Un ami dont je t’ai peu parlé parce que nous ne nous voyons guère maintenant – il m’a quitté, il s’est marié – et que j’ai démesurément aimé dans ma jeunesse et auquel je porte encore un attachement profond, est malade d’une maladie incurable. Je le vois qui va se mourir. J’ai beaucoup vécu avec lui et si jamais j’écris mes mémoires, sa place qui y sera large ne sera guère qu’un grand côté de la mienne. Et puis, et puis, des ennuis d’intérieur fort tristes, et pour bouquet, des dettes.
Avec tout cela je lis sainte Thérèse et le docteur Strauss. J’ai des envies poignantes d’aller vivre hors la France. Il me revient, par bouffées, des besoins de pérégrinations démesurées. « Ah, qui me donnera les ailes de la colombe ? » comme dit le psalmiste. – Si je les avais, les ailes de la colombe, j’irais vers toi, chère et bonne amie, oui j’irais, quand ce ne serait que pour toi. Mais ce serait pour moi aussi, car je te désire souvent, et je pense à toi tous les jours. Si tu savais comme je suis enchaîné ici, oh les tyrannies douces !
Pourquoi, quand nous sommes ensemble, nos caractères et nos idées se heurtent-ils toujours ? il y a là quelque chose qui ne dépend pas de nous et qui est amèrement fatal. Nous essayerons de nous y prendre mieux, n’est-ce pas ?
Que je t’embrasse pour ton bon amour, pour ton bon cœur. N’aie plus de ces colères qui m’affligent et qui m’irritent. Adieu, un long baiser sur tes seins.
À toi.
J’avais pensé à prétexter une course à Rouen et à aller à Paris pour ta fête. Mais il m’eût fallu pour cela être absent deux jours (vu l’heure des bateaux), temps qui eût été un peu long pour faire une simple visite. Quant à venir ici, il n’y faut pas songer. Le pays consiste en une douzaine de maisons sur le quai. Il n’y a pas d’endroit où se voir. Patience donc, mon pauvre cœur ; cet hiver j’espère aller passer une quinzaine à Paris. Je pourrais à la rigueur m’en passer (c’est pour consulter quelques livres à la Bibliothèque royale, dont j’ai besoin) mais je saisirai ce prétexte. Présentement donc je n’avise pas comment nous voir. Peut-être dénicherai-je quelque chose. Mais ça me paraît difficile, – vu un tas de choses que je t’expliquerai et qui sont aussi pénibles qu’ennuyeuses.
Merci de tes offres, merci de ton dévouement. Mais je n’ai besoin maintenant de rien. Dans un avenir qui est peu éloigné peut-être je serai sans doute sans le liard, ce dont je me moque complètement. Quand j’en serai là, si j’y viens, je ne souffrirai plus sans doute de beaucoup de choses qui me feraient souffrir maintenant. Mais quant à gagner de l’argent non, non, et à en gagner avec ma plume jamais ! jamais !
Je n’en fais pas le serment, parce que l’on a l’habitude de violer les serments mais je dis seulement que cela m’étonnerait fort, vu que le métier d’homme de lettres me répugne prodigieusement.
J’écris pour moi, pour moi seul comme je fume et comme je dors. – C’est une fonction presque animale tant elle est personnelle et intime. Je n’ai rien en vue quand je fais quelque chose, que la réalisation de l’Idée, et il me semble que mon œuvre perdrait même tout son sens à être publiée. Il y a des animaux qui vivent dans la terre et des plantes qu’on ne peut pas cueillir et qu’on ignore. Il y a peut-être aussi des esprits créés pour les coins inabordables. À quoi servent-ils ? à rien. Ne serais-je pas de cette famille ?
Quoi qu’il en soit je m’inocule sainte Thérèse et je commence à lire Aristophane en grec.
Parle-moi de tes affaires littéraires ? Quand penses-tu avoir fini ton drame ? etc., etc.
Je ne t’en écris pas plus long ce soir car je suis excédé par un mal de dents et un mal d’oreilles qui m’ont agacé toute la journée. Quelle sotte mécanique que la nôtre !
Adieu, chère amie, mille tendresses pour ton cœur, mille caresses pour ton corps.
[La Bouille,] dimanche, 11 h[eures]
du soir.
[29 août 1847.]
Non, je suis encore ici à La Bouille et ta lettre écrite mercredi, au soir, et timbrée de Paris du 26 ne m’a été renvoyée que hier dans la matinée. Mais Dieu merci à la fin de cette semaine nous déménageons, ainsi tu peux m’écrire à Croisset. – À propos de lettre il me semblait que je t’avais répondu relativement à celle de Fougères : que je l’avais reçue, sois sans crainte.
Tant mieux pour toi que l’officiel soit enfin parti. Il y a des gens dont la présence étouffe. – Je suis aise pour toi de ce débarras. Ce ne sont pas en effet les grands malheurs qui sont à craindre dans la vie, mais les petits. J’ai plus peur des piqûres d’épingle que des coups de sabre, de même qu’on n’a pas besoin à toute heure de dévouements et de sacrifices, mais qu’il nous faut toujours de la part d’autrui des semblants d’amitié et d’affection, des attentions et des manières enfin. J’éprouve la vérité de ceci fort cruellement dans ma famille où je subis maintenant tous les embêtements, toutes les amertumes possibles… Ah ! le désert ! le désert ! une selle turque ! – un défilé dans la montagne et l’aigle qui crie dans un nuage…
As-tu vu quelquefois en te promenant sous les falaises, appendue au haut d’un rocher, quelque plante svelte et folâtre qui épanchait sur l’abîme sa chevelure remuante ? Le vent la secouait comme pour l’enlever et elle, elle se tendait dans l’air comme [pour] partir avec lui. Un[e] seule racine imperceptible la clouait sur la pierre tandis que tout son être semblait se dilater, s’irradier à l’entour pour voler au large. Eh bien, que le vent plus fort un jour l’emporte, que deviendra-t-elle ? Le soleil la séchera sur le sable, la pluie la pourrira en lambeaux. Moi aussi je suis attaché à un coin de terre. À un point circonscrit dans le monde, et plus je m’y sens attaché, plus je me tourne et me retourne avec fureur du côté du soleil et de l’air. (Tu m’accuses dans ton cœur de n’avoir pas même le désir de te voir. Mais quand même tu ne serais pas toi, n’importe d’où il me viendrait, crois-tu qu’un peu d’amour ne me serait pas bon ?…) Et je me demande : quand tout lien sera brisé, quand j’aurai donné sur ma ville la malédiction de l’adieu, où irai-je ?
Si tu savais, après tout, quelle est ma vie ! – Quand je descends le soir après une journée de 8 heures de travail, la tête remplie de ce que j’ai lu ou écrit, préoccupé, agacé souvent, je m’assois pour manger en face de ma mère qui soupire en pensant aux places vides, et l’enfant se met à crier ou à pleurer ! Souvent maintenant elle a, dans ses indispositions, des attaques de nerfs mêlées d’hallucinations comme j’en avais, et c’est moi qui suis là, méthode peu curative pour mon propre compte. Et pour finir c’est mille autres choses encore. Mon frère et sa femme se conduisent à peu près aussi indélicatement que possible. J’ai pris le parti d’avaler tout pour faire croire aux autres que les pilules sont bonnes mais il y en a de dures à digérer. Tout ça me fournit par moments des aspects très grotesques que je me plais à étudier. C’est une compensation au moins. Et enfin mon beau-frère est revenu tout à coup d’Angleterre dans un état mental déplorable. Il joue [avec] son enfant de manière à la tuer (ce à quoi je m’attends) et ma mère est dans des angoisses perpétuelles, de sorte qu’il faut toujours être là, ou avec lui, ou avec elle, ou avec eux. Je ne sais pas pourquoi je me suis laissé aller à te parler de ces misères, pauvre ange, comme si tu n’avais pas assez des tiennes. Causons de toi plutôt. Quand ton drame est-il enfin fini ? Quand réunis-tu ton comité pour le lui lire ? Comptes-tu toujours sur Rachel ? Tu vas aller à la campagne avec Henriette. Je pense souvent à cet enfant. Il me semble qu’elle m’est quelque chose et que je lui suis un peu parent. Je lui souhaite de grands gazons et des papillons.
Tu me demandes si j’ai lu l’affaire Praslin. – Par fragments. C’est toujours moins canaille que les autres scandales, puisque c’est le mot. Et ça m’a fait plaisir, en ce sens que j’y ai vu que l’homme n’était pas encore mort et que l’animal, malgré les habits dont on le couvre, les cages où on le met et les idées qu’on lui fourre, restait toujours avec ses vieux instincts naturels de bassesse et de sang. On a beau, depuis qu’on fait des civilisations, vouloir fausser la lyre humaine, on en hausse ou monte bien quelques cordes mais elle reste toujours complète.
Adieu, pauvre chérie, un bon baiser. Place-le où tu voudras et qu’il y reste.
Croisset, vendredi soir, 11 heures.
[17 septembre 1847.]
J’ai envoyé tantôt à Rouen chercher le paquet que tu m’y avais adressé. Heureusement que tu n’y avais pas intercalé de billet, il eût été probablement lu et alors… en aurais-je eu à subir de ces aimables plaisanteries !
Je lirai les lettres de Mme de Praslin. Le peu que j’en connais me paraît curieux. J’y ai été frappé d’une chose, c’est que ces lettres m’ont rappelé par places la couleur des tiennes. Tu vas rire mais ce rapprochement, quelque fou qu’il soit, m’a sauté aux yeux par sa justesse. Il faut croire que le rapprochement n’ira pas plus loin et que je ne t’assassinerai jamais ! Mais qui sait ! N’importe, ce serait drôle.
C’était, après tout, un homme de mœurs aimables que M. de Praslin. Mais il n’aimait pas les grosses femmes.
Dis-moi donc quels étaient ces détails que l’on a omis à dessein dans la publication de cette affaire et qu’est-ce que c’était que ce liquide répandu sur les draps de la Duchesse. Dans ta lettre qui était adressée à Fougères tu me parlais de révélations curieuses de l’institutrice. Quelles sont-elles ?
J’ai feuilleté le livre de Thoré, quel bavardage ! que je m’estime heureux de vivre loin de tous ces gaillards-là ! quelle fausse instruction ! quel placage, quel vide ! Je suis las de tout ce qu’on dit sur l’art, sur le beau, sur l’idée, sur la Forme. C’est toujours la même chanson et quelle chanson ! Plus je vais, et plus j’ai en pitié tous ces gens-là et tout ce qu’on fait maintenant. Il est vrai que je passe actuellement toutes mes matinées avec Aristophane. Voilà qui est beau et verveux et bouillant. Mais ce n’est pas décent, ce n’est pas moral, ce n’est même pas convenable, c’est tout bonnement sublime.
Du haut de l’Arc de Triomphe les Parisiens, même ceux qui sont à cheval, ne paraissent pas grands. Quand on est huché sur l’antiquité les modernes non plus ne vous semblent pas fort élevés de stature. Quand je me sonde là-dessus je ne crois pas qu’il y ait chez moi sécheresse ni endurcissement à cette restriction graduelle de mes admirations. À mesure que je me détache des artistes je m’enthousiasme davantage pour l’art. J’en arriverai pour mon propre compte à ne plus oser écrire une ligne, parce que de jour [en jour] je me sens de plus en plus petit, mince, et faible. La Muse est une vierge qui a un pucelage de bronze, et il faut être un luron pour…
Non l’épouvante du pauvre artiste devant la Beauté, si c’est impuissance, n’est ni dureté ni scepticisme. La mer paraît immense vue du rivage… Montez sur le sommet des montagnes, la voilà plus grande encore. Embarquez-vous dessus, tout disparaît : des flots, des flots… Que suis-je, moi dans ma petite chaloupe ! « Préservez-moi, mon Dieu, la mer est si grande et ma barque est si petite ! » c’est une chanson bretonne qui dit cela et je le dis aussi en songeant à d’autres abîmes.
Du Camp n’a pu et n’aurait pu aller chez toi pour prendre ta commission. Revenu à Paris il est parti de suite pour Vichy d’où il doit être revenu le soir même et je l’attends ici demain à 10 heures du soir. Nous allons passer un mois ensemble à écrire notre voyage que nous avions commencé en route.
Je vais demain voir cet ami malade dont je t’ai parlé. Il est pire, ça m’assombrit. Un ami qui meurt c’est quelque chose de vous qui meurt.
Adieu, chère amie, je t’embrasse tendrement.
À toi.
Tu ferais bien pour tes maux de cœur d’aller à la campagne chez ces bons bourgeois. Prends beaucoup de bains tièdes, fais-toi soigner, et bois de la camomille.
Adresse-moi les lettres que tu m’écriras au nom de Du Camp.
[Croisset,] dimanche soir.
[Septembre 1847.]
J’ai écrit à D. pour les lettres. Je lui en avais déjà parlé, vous savez. Je vous dirai exactement et entièrement, comme je le dois, quelle sera sa réponse. Quoi qu’il arrive, soyez, ma chère Louise, sans la moindre inquiétude et sur le présent et sur l’avenir. J’ai peur, d’après tout ce que vous me dites de votre santé, que vous ne finissiez par devenir malade. Soignez-vous, soyez sage, je veux dire raisonnable. Tâchez surtout de refréner cette susceptibilité nerveuse qui est la calamité des natures d’artiste et la source de presque toutes leurs douleurs tant au moral qu’au physique. Quant à moi mes nerfs ne vont pas mieux. Je m’attends d’un jour à l’autre à avoir quelque attaque assez grave, car voilà quatre mois révolus que je n’en ai eu, ce qui est, depuis un an, le délai habituel. – Au reste je m’en f… comme dirait Phidias. À force de temps tout s’use. Les maladies comme le reste, et j’userai celle-là à force de patience, sans remède, ni rien. Je le sens, et j’en suis presque sûr. – Pardon, pauvre âme, de vous entretenir de ces misères. Mais ce sont les moindres. J’en ai d’autres, la famille etc. ! Oh si vous saviez l’envie, le besoin que je me sens de faire mon paquet et de partir bien loin dans un pays dont je n’entende pas la langue, loin de tout ce qui m’entoure, de tout ce qui m’oppresse ! Penser que jamais sans doute je ne verrai la Chine ! que jamais je ne m’endormirai au pas cadencé des chameaux ! que jamais peut-être je ne verrai dans les forêts luire les yeux d’un tigre accroupi dans les bambous ! Vous pouvez traiter tout cela comme des appétits d’imagination qui ne méritent pas de pitié. Mais j’en souffre tant, quand j’y pense, ce qui malheureusement m’arrive souvent, que vous en seriez émue si vous pouviez voir ce qu’il y a là de lamentable et d’irrémédiable. – Je vis dans une fosse et quand je lève la tête pour regarder le ciel c’est vous que je vois en haut, penchée sur le bord et pleurant.
Y a-t-il du nouveau pour le drame ? à quand ? qu’a-t-on décidé ? J’ai bien envie de le voir, allez. Mon cœur en bat d’avance comme si je voyais se lever le rideau du 1er acte.
J’ai fini le dernier chapitre de La Bretagne ; il me faut bien encore six belles semaines pour corriger l’ensemble, enlever des répétitions de mots, et élaguer quantité de redites. C’est un travail délicat, long et ennuyeux. Maintenant que je n’écris plus je vais reprendre ce brave Aristophane et mes lectures religieuses. Mon copiste va si lentement, est si bête et si sot que je ne sais quand il aura fini et quand je pourrai vous prêter le manuscrit qui sera mien, des deux que nous ferons faire. Si nous eussions eu deux mille francs dans notre poche, au lieu de faire copier nous en eussions fait tirer deux exemplaires imprimés pour nous seuls, ce qui eût été plus commode à lire.
Adieu, ma chère Louise, je vous embrasse sur le cœur, de tout le mien.
[Croisset,] jeudi soir.
[23 septembre 1847.]
J’ai été malade tous ces jours-ci, ma chère amie. Mes nerfs m’ont repris, j’ai eu une attaque il y a une huitaine et j’en suis resté passablement malade et irrité. Le travail que je fais maintenant – j’écris enfin, chose rare chez moi – ne contribue pas peu non plus à me mettre dans un état peu normal. Voilà pourquoi je n’ai pas répondu à ta lettre, encore moins aimable que les autres, mais j’ai assez de bourrasques aussi pour tolérer les orages chez les autres. Convenons que l’homme (ou la femme ; l’un et l’autre vaut mieux) est une triste machine. Je suis furieusement lassé de la mienne. Il y a des saisons où il vous prend des redoublements de lassitude, comme on a après le dîner des envies de vomir. La vie après tout n’est-elle pas une indigestion continuelle ? Je te renverrai d’ici à peu les papiers Praslin. Je ne les ai pas lus, car M. et Mme Praslin m’assomment également. Mais quelque chose de sublime, c’est le discours du sieur Pasquier. Est-ce fin ? Miséricorde ! Quelle honnêteté de sentiments ! Quelle bénignité de style ! Ô pair de France, que nos morales et nos littératures diffèrent !
Nous sommes occupés maintenant à écrire notre voyage et, quoique ce travail ne demande ni grands raffinements d’effets ni dispositions préalables de masses, j’ai si peu l’habitude d’écrire et je deviens si hargneux là-dessus, surtout vis-à-vis de moi-même, qu’il ne laisse pas que de me donner assez de souci. C’est comme un homme qui a l’oreille juste et qui joue faux du violon ; ses doigts se refusent à reproduire juste le son dont il a conscience. Alors les larmes coulent des yeux du pauvre racleur et l’archet lui tombe des doigts…
Quand ce livre sera fini (dans 6 semaines environ), ce sera peut-être drôle à cause de sa bonne foi et de son sans-façon ; mais bon ? Au reste, comme nous le ferons recopier pour en avoir chacun un exemplaire, tu pourras le lire si tu veux.
Voilà bientôt le mois d’octobre. Quand est-ce que les Français rouvrent ? Quand présentes-tu ton drame ? Je suis fort impatient de cela. Si je ne veux pas de bruit pour moi (faisant un peu peut-être comme le renard ?), si de jour en jour j’en deviens plus reculé, plus insoucieux et plus insensible, toute ma vanité s’est reportée sur les autres.
Oh, pauvre amie, si l’on t’applaudit bien, crois-tu que les bravos ne retentiront pas encore plus fort dans mon cœur que dans la salle ?
Adieu. Sur le front un long et tendre baiser. À toi.
[Croisset,] nuit de samedi, 2 h[eures].
[Octobre 1847.]
J’ai remis hier moi-même au chemin de fer un paquet contenant les papiers Praslin, le livre de Thoré et La Jeunesse de Gœthe. Tu as dû le recevoir hier, ou aujourd’hui. Je t’eusse envoyé tout cela plus tôt mais j’ai préféré faire ma commission moi-même pour qu’elle fût mieux faite, et comme je ne vais presque jamais à Rouen voilà la cause de ce retard dont au reste je te demande pardon.
Comment vas-tu, chère amie ? Que devient le corps et l’âme ? Pégase et le pot au feu ? je veux dire l’art et la vie. J’ai été assez vexé pour toi de l’engrossement de Rachel. Que décides-tu ? Si j’ai un conseil à te donner c’est d’attendre qu’elle ait pondu son enfant pour lui donner le tien. – On n’a presque pas d’exemple d’une pièce jouée par elle qui soit tombée. Si sans elle ton œuvre triomphe, avec elle le succès sera plus complet. Si elle doit échouer, son aide la fera toujours vivre quelque temps. Je n’ai d’ailleurs quand j’y réfléchis, et j’y rêve souvent, rien de vraiment solide à te communiquer là-dessus. Consulte les gens habitués aux chances dramatiques. En fait de succès et de chutes à prédire, je n’y entends goutte. J’aurais en poche l’Hamlet de Shakespeare et les Odes d’Horace, que j’hésiterais à les publier. Mais tout le monde n’est pas tenu d’avoir sur l’intelligence du public le préjugé que j’en ai. –
Tu me demandes des renseignements sur notre travail à nous deux, Max[ime] et moi. Sache donc que je suis harassé d’écrire. Le style, qui est une chose que je prends à cœur m’agite les nerfs horriblement, je me dépite, je me ronge. Il y a des jours où j’en suis malade et où la nuit j’en ai la fièvre. Plus je vais et plus je me trouve incapable de rendre l’Idée. – Quelle drôle de manie que celle de passer sa vie à s’user sur des mots, et à suer tout le jour pour arrondir des périodes. – Il y a des fois, il est vrai, où l’on jouit démesurément, mais par combien de découragements et d’amertumes n’achète-t-on pas ce plaisir ! Aujourd’hui, par exemple, j’ai employé 8 heures à corriger cinq pages et je trouve que j’ai bien travaillé. Juge du reste, c’est pitoyable. – Quoi qu’il en soit j’achèverai ce travail qui est par son objet même un rude exercice, puis l’été prochain je verrai à tenter Saint Antoine. Si ça ne marche pas dès le début je plante le style là, d’ici à de longues années. Je ferai du grec, de l’histoire, de l’archéologie, n’importe quoi, toutes choses plus faciles enfin. Car je trouve, trop souvent, bête la peine inutile que je me donne.
Voici donc ce que nous faisons. Ce livre aura XII chapitres. J’écris tous les chapitres impairs, 1, 3, etc. Max[ime] tous les pairs. C’est une œuvre, quoique d’une fidélité fort exacte sous le rapport des descriptions, de pure fantaisie et de digressions. Écrivant dans la même pièce il ne peut se faire autrement que les deux plumes ne se trempent un peu l’une dans l’autre. L’originalité distincte y perd peut-être. Ce serait mauvais pour toute autre chose, mais ici l’ensemble y gagne en combinaisons et en harmonie. – Quant à le publier ce serait impossible. Nous n’aurions, je crois, pour lecteur que le procureur du roi à cause de certaines réflexions qui pourraient bien ne lui pas convenir. Quand il sera recopié et corrigé je te prêterai mon exemplaire. Si ça t’ennuie tu ne le liras pas, mais je te prierai de ne pas le jeter au feu. C’est une faiblesse.
J’irai à ta pièce comme je te l’avais promis, il me semble, et comme tu m’y invites. Doutes-tu du tressaillement que j’aurai au lever du rideau ? J’irai de toute façon et n’importe comment, à moins d’impossibilités dont je ne puis prévoir même l’hypothèse.
J’ai été dégoûté, quoique je me dégoûte de peu de choses, du tableau de Phidias avec Durasko et la catin d’iceluy. Ça m’a paru platement sale.
Adieu, ma vieille amie, dis-moi que tu es sinon heureuse, du moins calme. Le bonheur est un mensonge dont la recherche cause toutes les calamités de la vie, mais il y a des paix sereines qui l’imitent, et qui sont supérieures peut-être. Adieu encore, je te serre tendrement les mains, en dedans, et je t’embrasse sur l’âme.
À toi.
G.
[Croisset,] minuit, mardi.
[Octobre 1847.]
Je n’ai rien compris à ce que tu me dis, chère amie, relativement aux livres que je t’ai envoyés. Ne m’avais-tu pas demandé La Jeunesse de Gœthe ? Tu m’avais écrit que tu n’en avais pas d’autre exemplaire et que tu avais besoin de cet ouvrage. Encore une faute que j’ai faite ! À ce qu’il paraît qu’il est écrit dans le livre du destin que la plus insignifiante de mes actions te doit causer du chagrin ou de l’embarras. J’ai beau faire ou ne pas faire c’est tout un. Quand je ne t’écris pas tu trouves que je t’oublie, quand je t’écris je te blesse. Que j’agisse ou que je me tienne tranquille je te déchire… ce n’est pas toi que j’accuse, c’est une réflexion que je fais et que malheureusement je trouve très juste.
Est-ce que l’officiel est sans cesse sur ton dos et empeste toujours ta vie de sa présence ? C’est le plus grand supplice que l’on puisse endurer que de vivre avec des gens qu’on n’aime pas. J’ai connu peu d’êtres dont la société ne m’ait inspiré l’envie d’habiter le désert. – Pardon, pauvre amie, de t’avoir encore causé du désagrément par ce maudit envoi de livres, mais pouvais-je prévoir cela ?
J’ai reçu hier un mot de Phidias pour réclamer l’argent du buste de mon père, que la commission ne lui envoie pas (car on ne s’est pas encore décidé sur la place). Il me dit dedans : « La muse va faire jouer un drame aux Français, viendrez-vous applaudir ? » Certainement j’irai. Mais est-ce qu’il y a du nouveau ? est-il reçu ? quand le joue-t-on ? qu’est-ce que ça veut dire ?
Si j’avais quatre sous, j’irais à Paris le mois prochain. J’ai absolument besoin de quelques renseignements que je ne peux trouver qu’à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Mais pour aller à ta pièce je vendrais plutôt mes bottes, j’irais plutôt à pied.
Il est triste de n’être pas libre, de ne pouvoir aller où l’on veut et que la fortune toujours nous lie les pieds. L’hippogriffe c’est l’argent ! – À mesure que je vais pourtant je me fais à l’idée de la misère et par anticipation je m’y habitue. Autrefois j’avais là-dessus des désirs fort beaux, féconds, et d’où sortaient parfois de grandes choses comme il en jaillit de toute aspiration démesurée. Je vois que je me modère, j’en arrive à souhaiter presque le confortable, cent mille livres de rente comme tout le monde, de quoi vivre enfin ! C’est bien canaille ! Ne ris pas de cette confidence et ne me méprise pas pour te l’avoir faite. Elle touche à des choses de mon intérieur très profondes.
J’aurai fini La Bretagne dans un mois. J’ai encore deux chapitres. Après quoi je reprendrai ce vieux drôle d’Aristophane. Je serai content quand je serai débarrassé de ce travail. Au reste j’ai envie de te lire pour savoir ce que tu en penses. C’est une ratatouille assez farce, composée sans prétention mais avec conscience. Heureux ceux qui ne doutent pas d’eux et qui allongent au courant de la plume tout ce qui leur sort du cerveau. Moi j’hésite, je me trouble, je me dépite, j’ai peur, mon goût s’augmente à mesure que décroît ma verve et je m’afflige beaucoup plus d’un mot louche que je ne me réjouis de toute une bonne page.
J’ai relu hier au soir le chapitre Du cœur, de La Bruyère. C’est beau, bien beau, mais tout n’y est pas dit. Je n’y ai rien trouvé, par exemple, de relatif à nous deux.
Adieu, pauvre chère amie, je t’embrasse tendrement sur tes beaux yeux.
Croisset, jeudi soir. [Octobre 1847.]
Voilà l’hiver, le vent est froid, la campagne met son manteau de brume, c’est la saison où le feu se rallume et où recommencent les longues heures du soir passées à le voir brûler. Quand je vais me coucher et que je regarde dans mon fauteuil les derniers charbons qui s’éteignent, je te donne avant de m’endormir une bonne et longue pensée que je t’envoie, sans que tu le saches, et qui part de mon cœur comme un soupir. – J’éprouve la nuit un calme suprême. Aux lumières des bougies studieuses l’intelligence s’allume et brille plus claire. Je ne vis bien maintenant qu’à leur lueur tranquille. Toute la journée je suis un peu malade et toujours irrité. Et puis j’écris maintenant et j’en ai si peu l’habitude que ça me met dans un état d’aigreur permanente. Je suis toujours dégoûté de ce que je fais. L’idée me gêne, la forme me résiste. À mesure que j’étudie le style je m’aperçois combien je le connais peu et j’en ai parfois des découragements si intimes que je suis tenté de laisser tout là et de me mettre à faire des choses plus aisées.
Oh l’art, l’art, quel gouffre ! et que nous sommes petits pour y descendre. Moi surtout ! tu me trouves, au fond de ton âme, un être assez mauvais doué d’un orgueil démesuré. Oh ! pauvre amie si tu pouvais assister à ce qui se passe en moi tu aurais pitié de moi, à voir les humiliations que me font subir les adjectifs et les outrages dont m’accablent les que relatifs.
Tu liras ce voyage quand il sera fini et recopié. – Il en existera deux copies, je te prêterai la mienne, mais il n’est pas prêt d’être achevé, ce ne sera pas, je crois, avant six semaines. Depuis quatre jours j’ai écrit trois pages et détestables ! lâches, molles, ennuyeuses. Tu vois que je ne vais pas vite. – Le seul mérite de ce travail c’est la naïveté des sentiments et la fidélité des descriptions. Il serait impubliable à cause des excentricités humoristiques qui s’y glissent à notre insu. Nous serions mis en pièces par tout ce qu’il y a d’honnêtes gens dans la Presse ou au moins prétendant l’être.
Et le drame de Madeleine, qu’est-ce qu’il devient ? quand la lecture ? quand la réception ? vers quelle époque crois-tu qu’il sera joué ? voilà surtout ce qui m’intéresse.
Que je te plains du retour de l’officiel ! – Après l’ennui de ne pas vivre avec les gens qu’on aime, ce qu’il [y] a de pis c’est de vivre avec ceux qu’on n’aime pas. Prends patience et détache-toi du contingent comme dirait le philosophe. Adieu, je t’embrasse. Où ? – Eh bien, sur le cœur.
Tu donnes dans cette manie des parents qui, cherchant une cause aux fredaines de leurs fils, la trouvent invariablement dans l’influence qu’exerce sur eux quelque mauvais garnement de leur connaissance et qui le plus souvent est étranger complètement à tous ces faits dont on leur attribue l’origine ! Toujours Du Camp ! éternellement Du Camp ! Ça devient en toi une maladie chronique ; franchement tu me prends pour un imbécile. Crois-tu que je n’agis qu’avec sa permission ? Rassure-toi. Sache d’abord qu’il ne lit pas du tout tes lettres quand il est ici, d’ailleurs il n’y est plus depuis quelque temps déjà, – et en second lieu, que je conserve encore quelque peu de mon libre arbitre. Quant à la conduite qu’il a tenue vis-à-vis de toi, il a cessé de te fréquenter sur une lettre où tu l’invectivais pour t’avoir refusé sa porte, à une heure où il avait une femme chez lui. Quand on fait ses affaires, on fait mal ordinairement celles des autres. C’est ce qui est arrivé. S’il n’avait pas eu de son côté une attache, il aurait peut-être été plus liant et plus patient. Mais, au fond, il trouvait que tu lui donnais beaucoup d’occupation. S’il a eu un autre motif pour rompre avec toi, il ne me l’a pas dit. Maintenant quant à te nuire vis-à-vis de moi, détrompe-toi : il ne m’a jamais donné sur ce chapitre aucun conseil ni avis. Au contraire il m’a dit toujours que tu m’aimais beaucoup. Voilà la vérité simple et pure. – N’en parlons plus si ça t’est indifférent.
Je t’ai dit que j’irai voir pour ton drame. J’irai. Si tu veux me l’envoyer pour le lire, envoie-le-moi à la fin de ce mois. J’aurai fini mon voyage et pourrai l’étudier plus tranquillement.
Tu es tellement disposée à tout prendre mal que cette expression de « vieille amie », que j’avais crue affectueuse, tu y as vu une intention ironique, et tu me la répètes pour me le faire sentir. Tu ajoutes que je serais piqué si je te savais avoir cette paix du cœur que je te souhaite. Ah ! tu me connais mal ! Tu ne me connais guère. On dit que c’est le premier amour qui est le plus fort. Je me rappelle celui-là, quoique ce soit de l’histoire bien ancienne, et que c’est si vieux qu’il me semble que ce n’est pas moi qui l’ai eu. Eh bien, dans ce temps-là, la femme que j’aimais m’aurait dit d’aller à trente lieues lui chercher un homme, j’y serais parti en courant et j’aurais été heureux de son bonheur. Il est vrai que je n’ai jamais été jaloux, et qu’on m’a toujours accusé de n’avoir pas d’âme. Et tu crois que maintenant, maintenant, après toutes les pluies qui m’ont tanné le cuir, je te tourmente à plaisir, que je pose et que je grimace ! Ah, ma foi non ! J’en aurais l’intention, que le courage me manquerait. Je ne suis ni chaste ni fort, mais faible et malléable : un rien m’émeut. Que ne suis-je insensible, au contraire, je n’aurais pas eu, ce soir encore pendant une belle demi-heure, des bougies qui me dansaient devant les yeux, qui m’empêchaient de voir.
Causer d’art comme avec un indifférent, dis-tu. Tu causes donc d’art avec les indifférents ? Tu regardes ce sujet comme tout secondaire, comme quelque chose d’amusant entre la politique et les nouvelles ? Pas moi, pas moi. J’ai revu ces jours-ci un ami qui habite hors la France. Nous avons été élevés ensemble, il m’a entretenu de notre enfance, de mon père, de ma sœur… du collège, etc. Tu crois que je lui ai parlé de ce qui me touche de plus près, de plus haut du moins, de mes amours et de mes enthousiasmes ? Je l’ai bien évité, vive Dieu ! car il aurait marché dessus. – L’esprit a sa pudeur. Il m’a assommé et je souhaitais son départ au bout de deux heures, ce qui n’empêche pas que je lui suis tout dévoué et que je l’aime beaucoup, si on appelle ça aimer. – De quoi causer si ce n’est d’art, est-ce avec le premier venu ? Tu es plus heureuse que moi alors, car moi je ne trouve personne. Tu veux que je sois franc ? Eh bien je vais l’être. Un jour, le jour de Mantes, sous les arbres, tu m’as dit « que tu ne donnerais pas ton bonheur pour la gloire de Corneille ». T’en souviens-tu ? Ai-je bonne mémoire ? Si tu savais quelle glace tu m’as versée là dans les entrailles et quelle stupéfaction tu m’as causée ! La gloire ! la gloire ! mais qu’est-ce que c’est que la gloire ! Ce n’est rien. C’est le bruit extérieur du plaisir que l’art nous donne. « Pour la gloire de Corneille » ! – mais pour être Corneille ! pour te sentir Corneille ! Je t’ai toujours vue d’ailleurs mêler à l’art d’autres choses, le patriotisme, l’amour, que sais-je ? un tas de choses qui lui sont étrangères pour moi, et qui loin de l’agrandir à mes yeux le rétrécissaient. Voilà un des abîmes qu’il y a entre nous. C’est toi qui l’as découvert et qui me l’as montré.
Oui, quand je t’ai connue, j’ai été de suite disposé à t’aimer, je t’ai aimée. Après t’avoir eue je n’ai pas senti la lassitude que les hommes prétendent être infaillible, et j’ai été poussé vers toi de tout mon cœur et de tout mon corps. Mais à chaque fois que j’y allais il surgissait un débat, une querelle, une bouderie, un mot qui te blessait, une aventure enfin qui surgissait de terre et qui, comme un glaive à deux tranchants, nous faisait saigner l’un et l’autre. Je ne peux pas penser à toi, et aux meilleurs souvenirs qui en viennent, sans qu’ils soient gâtés de suite par l’idée d’une de tes souffrances qui s’y mêle. Quand j’allais à Paris c’étaient mes départs qui te faisaient pleurer. Maintenant c’est de ce que je n’y vais pas que tu m’en veux. Tu en arrives à me haïr à travers ton amour, tu le voudrais du moins. Que cela arrive donc si tu en dois être moins malheureuse ! À d’autres âges et dans d’autres circonstances, nous eussions peut-être bu la coupe en y mettant moins de fiel. Mais nous nous sommes rencontrés déjà plus que mûrs sous le rapport du cœur, ô ma vieille amie, et nous avons fait mauvais ménage comme les gens qui se marient vieux. À qui la faute ? Ni à l’un, ni à l’autre, à tous les deux peut-être. Tu ne m’as pas voulu comprendre, et moi je ne t’ai peut-être pas comprise. J’ai heurté en toi beaucoup de choses, tu m’as souvent démesurément froissé, mais j’y suis si habitué que je n’y aurais pris garde si tu ne m’avais averti toi-même de tous les coups que je te donnais.
C’est lamentable pourtant, car j’aime ton visage et tout ton être m’est doux ! Mais, mais, je suis si las ! si ennuyé, si radicalement impuissant à faire le bonheur de qui que ce soit ! Te rendre heureuse ! Ah, pauvre Louise, moi rendre une femme heureuse ! Je ne sais seulement pas jouer [avec] un enfant. Ma mère me retire sa petite quand j’y touche, car je la fais crier, et elle est comme toi, elle veut venir près de moi et m’appelle.
Oui, je me ferme, je m’éteins, ma mémoire s’en va, chaque jour je m’aperçois que j’ignore complètement beaucoup de choses que j’ai parfaitement sues. Si mon goût augmente je n’en écris qu’avec plus de difficulté. La phrase ne coule plus, je l’arrache et elle me fait du mal en sortant.
J’en suis arrivé, relativement à l’art, à ce qu’on éprouve relativement à l’amour quand on a passé déjà quelques années à méditer sur ces matières. Il m’épouvante. Je ne sais pas si cela est clair ; il me semble que oui.
Réveille donc ton sens critique et prends-moi par le côté ridicule, il est large en moi. Y es-tu décidée, je te faciliterai cette étude, elle m’amusera moi-même. Ce sera la contre-partie de tous les hymnes que je me suis chantés à ma louange, et quand le jour viendra où je ne te serai plus rien, écris-le, comme tu le dis, sans détour ni sans façon ; de ce jour-là commencera alors une nouvelle phase…
Addio Carissima.
[Paris,] mardi 9 novembre 1847.
Voici la réponse que j’ai dû lui faire. Voilà comment s’est exprimée l’indignation du cœur.
Je crois, mon bien cher Gustave, que vous avez parfaitement tort d’avoir pris au pied de la lettre les paroles sur Corneille, seul souvenir qui vous soit resté de cette folle journée passée à Mantes. Ces paroles, que vous vous plaignez que je vous ai dites dans un élan de passion, auraient pu flatter votre orgueil, si elles ne touchaient pas votre cœur. Car, pour les avoir prononcées, il aurait fallu vraiment que je fusse bien pénétrée de la grandeur de votre amour, pour mettre la possession de cet amour au-dessus de celle du génie de Corneille. Moi qui, à dix-huit ans, belle, recherchée et inspirant un culte (dont le feuilleton provençal que j’ai eu la vanité de vous envoyer il y a un an a dû vous donner une idée), moi qui préférais alors la conviction d’avoir fait quatre beaux vers à l’amour le plus tendre et le plus dévoué, je serais à ce point déchue de ma nature ! Non, non, mon bel ami ; et si j’ai réellement prononcé cette hyperbole amoureuse, c’était sans doute pour répondre à quelque tendresse de votre part que j’avais la bêtise de croire sentie. Vous-même, n’avez-vous pas quelque petite hyperbole sur la conscience à vous reprocher ? ne m’avez-vous pas écrit un jour, que vous voudriez acheter la voiture où nous avons fait notre première promenade ? N’était-ce pas, comme sentiment tendre, bien peu intelligent et bien ridicule ? et à l’heure qu’il est, vous ne dépenseriez pas 16 fr[ancs] pour venir me voir. Si on vous offrait cette voiture, qu’en feriez-vous ? Sans doute des bûches pour vous chauffer. Il en est de même de mon hyperbole ; je la renie, je la démens et je la trouve stupide, maintenant que je connais bien la qualité de votre amour. M’offririez-vous en ce moment cent nuits comme celle de Mantes en échange de la satisfaction d’avoir fait mon drame, je vous répondrais : j’aime mieux mon drame, mon cher, j’aime mieux mon drame. Et cependant, pour avoir fait cette très médiocre pièce, je suis loin de me croire un Corneille. Voyez donc ce que ce serait, s’il s’agissait de la satisfaction intime de sentir que je suis un génie de cette trempe ! Voyons, interrogez-vous ! Croyez-vous qu’un amour comme le vôtre peut être mis en comparaison ?… Vous me dites fort galamment, mon très courtois chevalier, que j’occupais beaucoup trop Du Camp et que j’avais fini par le fatiguer (littéralement). Dans le monde où je suis habituée à vivre, un homme qui s’est fait volontairement le confident d’une femme (et vous conviendrez que je n’ai point recherché votre ami, que c’est vous qui avez pris l’initiative et me l’avez offert comme un frère dévoué) se croit tenu à des égards envers elle. Mais il paraît que dans le monde des étudiants, des viveurs, des jureurs et des fumeurs, les choses se pratiquent différemment, et que, lorsqu’une femme vous embête (expression consacrée), soit qu’il s’agisse d’amitié ou d’amour, on lui écrit des impertinences et on l’envoie promener. Cela a plus de chic.
Du reste, le temps est doux, tiède et triste, et bien fait pour les longues et philosophiques promenades. J’en profite pour marcher beaucoup et pour détourner le sang du cerveau.
Deux bons amis m’accordent des conseils assidus et détaillés pour la révision du style de mon drame. Je donne tout mon temps à ce travail, et j’espère beaucoup perfectionner mon œuvre. Quoi qu’il en soit, elle ne peut pas être représentée avant la fin de février. Si à cette époque quelque obstacle vous empêchait de venir à Paris, vous pouvez compter, mon cher Gustave, que vous aurez le premier exemplaire imprimé de ma Madeleine.
Vous me parliez dans votre avant-dernière lettre des livres de la Bibliothèque Sainte-Geneviève qui vous seraient nécessaires. J’ai oublié de vous offrir de le demander à M. de Pongerville, qui est un de mes meilleurs amis et mari de la marraine d’Henriette. Je pourrais, je crois, obtenir ces livres pour vous les envoyer, et vous épargner ainsi un voyage fatigant dans cette saison. Usez de moi, mon ami, si ma proposition vous agrée.
Vous me dites que j’en arriverai à vous haïr ; vous me connaissez bien mal ; je n’ai jamais compris la haine et je ne crois pas, quelles que soient les transformations que vous ayez pu supposer en moi, que vous parveniez jamais à me faire éprouver un sentiment que toute ma nature repousse. Sur ce [mot illisible], mon ami, je baise cordialement vos beaux yeux, éblouis par toutes les visions de l’Orient, et auxquels je dois apparaître comme une image bien bourgeoise et bien terne quand ils daignent s’abaisser sur moi.
Je suis toujours votre vieille, fidèle et bien platonique amie.
[Croisset,] dimanche. [14 novembre 1847.]
Je pars demain d’ici pour R[ouen] et je vous envoie cette lettre (je dis vous car le tutoiement à ce qu’il paraît a passé de mode, c’est vous qui le voulez), je vous écris donc encore d’ici sur ma table dégarnie, car tout est emballé et expédié. Il me reste une goutte dans mon encrier, une plume aux trois quarts rongée et une feuille de papier. J’emploie le tout à votre souvenir, est-ce galant ? vous qui m’accusez d’être si rustre. Après tout, vous prouvez par là votre bon sens et vous vous rangez à l’avis commun. Mais savez-vous, chère Louise, que j’ai été un peu choqué de la catégorie où vous me faites entrer dans votre dernière lettre, et choqué de deux manières : dans ma petite vanité d’homme d’abord, et ensuite dans l’estime que j’ai pour votre esprit (je rapporte les choses chronologiquement). « Dans le monde des étudiants, des viveurs, des jureurs et des fumeurs » dites-vous. Fumeurs, passe : je fume, refume et surfume de plus en plus de bouche et de cerveau. Jureurs, il y a encore du vrai. Mais je jure tellement en dedans qu’on doit me passer le peu qu’on en entend. Quant à étudiant, voilà qui m’humilie. Où diable avez-vous [vu] que j’aie ou aie eu la figure d’un étudiant ? Ce n’a jamais été, je crois, ni par la gaieté, ni par les mœurs. Savez-vous qu’au temps où j’en subissais le titre, je n’en acceptais pas la position, moi qui vivais tout seul dans ma triste chambre de la rue de l’Est, qui descendais une fois par semaine de l’autre côté de l’eau et pour aller dîner ; et encore ! moi qui ai passé ainsi deux ans à rugir de colère et à me cuire de chagrin ! Oh ! ma bonne vie d’étudiant ! Je ne souhaiterais pas à mon ennemi, si j’en avais un, une seule de ces semaines-là. Et c’est là n’est-ce pas que je suis devenu un viveur ! Il est joli votre viveur. Il consomme plus de quinine que de rhum et ses orgies sont si bruyantes qu’on ne sait pas s’il existe encore, dans sa propre ville, dans celle où il est né et où il habite. J’aime à croire que vous rectifierez ce jugement qui est faux. Je souhaiterais qu’il fût vrai, voilà tout.
Pour ce qui est de l’hyperbole de Corneille vous avez raison. Non seulement je crois mais j’ai toujours cru « qu’un amour comme le mien ne pouvait entrer en comparaison ». Vous auriez seulement dû élargir la proposition et dire ; n’importe quel[le] espèce d’amour. Si vous rétractez cette hyperbole, si vous vous en repentez enfin il n’en est pas de même relativement à la mienne, à celle de la voiture. Oui je voudrais l’avoir, et je n’en ferais pas des bûches comme vous le présumez. N’était-elle pas très commode ? – Non, non je ne crache pas sur ce souvenir, je le bénis, je le respecte, je l’aime.
Pourquoi aussi me reparler éternellement de D[u Camp] ? Je vous ai expliqué sa conduite, dit ses raisons. Mais où avez-vous [vu] que je les approuvasse ? ou que j’y aie donné la moindre adhésion ? J’ai exposé la vérité. Vous me demandiez de l’histoire, j’en ai fait. Tenez, dans ce moment-ci je voudrais vous voir, vous embrasser, vous parler doucement. Je suis sûr que vous m’écouteriez, que vous me tendriez à la fin une bonne main, une main attendrie et que vous concluriez comme mon professeur d’histoire par me dire : « drôle d’être », et puis ce serait tout.
Ah ! il faut que je vous remercie de l’offre obligeante que vous me faites pour les livres de Sainte-Geneviève. Merci, ce serait trop long et trop difficile : à moi de vous expliquer ce que je veux, à vous de comprendre. Ce sont des recherches assez disséminées qu’il faut que je fasse de côté et d’autre. J’avais le projet d’aller à Paris vers le milieu de février, époque où j’aurais quelques fonds nécessaires à y vivre. Si votre drame n’est joué qu’à la fin je retarderais de quelques jours. – Ou bien au contraire j’avancerais mon voyage pour y retourner ensuite exprès.
On termine ordinairement les lettres par une formule de politesse où le mot dévoué se trouve. Prenez la formule et ajoutez-y le sentiment et, de plus, sur vos deux mains, deux longs baisers que j’y dépose. Adieu, à vous.
Ex imo, ce qui veut dire du fond en latin.
Je vous aurais répondu plus tôt, ma chère amie, si je n’étais tellement harassé de ma Bretagne (que j’ai grand-hâte de finir) que je ne suis guère en état d’écrire même un bout de lettre. Répondez-moi, je vous prie, comment va votre santé d’abord, et le drame ensuite ? Quant à moi les nerfs me tourmentent toujours un peu, et de plus j’ai pour le moment un rhumatisme dans le cou qui me donne un air assez ridicule. Mais tout cela serait peu de chose sans le style, qui me gêne beaucoup plus que toutes les maladies du monde. Voilà trois mois et demi que j’écris sans discontinuer du matin au soir. Je suis à bout de l’agacement permanent que cela me procure, dans l’impossibilité incessante où je me trouve de rendre. Les bourgeois auront beau dire, cette crème fouettée n’est pas facile à battre. – Plus je vais, et plus je découvre de difficultés à écrire les choses les plus simples et plus j’entrevois de vide à celles que j’avais jugées les meilleures. Heureusement que mon admiration des maîtres grandit à mesure et, loin de me désespérer par cet écrasant parallèle, cela ravive au contraire l’indomptable fantaisie que j’ai d’écrire.
Vous parlez de la Cléopâtre de Mme de Girardin. J’ai lu cette ratatouille. Et je trouve que votre jugement est encore bien favorable sur elle. Où diable aussi s’aller attaquer à des sujets pareils ! Il y a des idées tellement lourdes d’elles-mêmes qu’elles écrasent quiconque essaie de les soulever. – Les beaux sujets font les œuvres médiocres. Byron a échoué à Sardanapale. Quel est le peintre qui rendra la figure de César ? – Et puis il a été donné à l’antiquité de produire des êtres qui ont, du fait de leur seul[e] vie, dépassé tout rêve possible. Ceux qui les veulent reproduire ne les connaissent pas, voilà ce que ça prouve. – Quand on est jeune on se laisse tenter volontiers par ces resplendissantes figures dont l’auréole arrive jusqu’à vous ; on tend les bras pour les rejoindre, on court vers elles… et elles reculent, elles reculent, elles montent dans leurs nuages, elles grandissent, elles s’illuminent et, comme le Christ aux apôtres, vous crient de ne pas chercher à les atteindre.
Je suis curieux de voir les remarques du philosophe sur votre drame (et le drame lui-même, bien entendu). C’est un homme de goût, dans ce qu’il écrit du moins, et auquel il me semble que j’aurais confiance. Ne négligez rien, travaillez, refaites et ne laissez là l’œuvre que lorsque vous aurez la conviction de l’avoir amenée à tout le point de perfection qu’il vous était possible de lui donner. Le génie n’est pas rare maintenant mais ce que personne n’a plus et ce qu’il faut tâcher d’avoir c’est la conscience.
Je relis maintenant Don Quichotte dans la nouvelle traduction de Damas-Hinard. J’en suis ébloui, j’en ai la maladie de l’Espagne. Quel livre ! quel livre ! comme cette poésie-là est gaiement mélancolique !
Le temps est gris, le ciel blanchâtre et sale, terne et tiède comme l’ennui. J’ai pour horizon, toute la journée, en travaillant, les pains de sucre de la boutique d’un épicier. Mon Dieu, que la vie est bête ! –
Vous ne me dites pas si l’officiel est toujours le même insupportable personnage ? – Après ne pas vivre avec ceux qu’on aime, le plus grand supplice est de vivre avec ceux que l’on n’aime pas. C’est-à-dire avec plus des trois quarts du genre humain.
Adieu, ma chère Louise, je vous embrasse tendrement sur le cœur. À vous.
[Rouen,] samedi soir. [11-12 décembre 1847.]
Vous me dites d’être bon, de vous répondre tout de suite, vous faites presque appel à ma générosité, pauvre chère âme. Vous saviez bien que je ne vous refuserais pas. – Il y a vingt-six ans aujourd’hui, à cette heure, à peu près (il est 1 heure), je suis venu au monde. Souhaitez-moi que ce qui me reste à vivre soit plus facétieux que ce qui a été vécu et acceptez la dédicace de cet anniversaire. Ah, qu’il aurait mieux valu, je ne dis pas pour moi mais pour vous, que jamais vous ne me connaissiez ! – Vous me navrez de tristesse à vous voir si malheureuse, et quand je pense que c’est moi qui en suis la cause, moi ! moi ! Je ne valais pas tant d’amour, je vous l’ai dit dès le début. Si j’avais pu vivre à Paris vous n’auriez pas tant pleuré peut-être. Cet amour que vous trouvez que je vous refuse, il se fût en allé de votre cœur pièce à pièce, ou plutôt petit à petit emporté chaque jour par la pourriture de l’habitude. Les arrachements que vous ressentez auraient été des délabrements. Mais le bonheur ! le bonheur ! Allons donc, le croyez-vous possible n’importe où, n’importe comment, n’importe par qui ? N’y a-t-il pas, au fond des meilleures tendresses, des levains amers qui montent du fond à la surface et la troublent toujours, si pure qu’elle soit ? L’amour c’est le ciel, dit-on. Mais le ciel a des nuages sans compter les tempêtes.
Eh bien oui, patientez, nous nous reverrons, je veux vous revoir d’ailleurs, les baisers reviendront… mais ce sera pire encore pour vous après… – Tâchez de réfléchir là-dessus froidement, comme si c’était sur un autre, et vous verrez que j’ai raison et qu’il vaut mieux peut-être continuer votre malheur.
Ah, tutoyons-nous, voyons ! pas de petitesse, tâchons d’avoir de l’esprit puisque c’est un peu notre métier à tous deux.
Non je ne suis pas une abstraction et je n’ai pas ce calme divin dont vous parlez. Mais rassure-toi, quant à mes œuvres, ce ne sera pas le côté des passions qui manquera. J’en ai de vieilles provisions dans mon sac et comme j’en dépense peu elles ne s’usent pas vite. S’il fallait être ému pour émouvoir les autres je pourrais écrire des livres qui feraient trembler les mains et battre les cœurs et, comme je suis sûr de ne jamais perdre cette faculté d’émotion que la plume me donne d’elle-même sans que j’y sois pour rien et qui m’arrive malgré moi d’une façon souvent gênante, je m’en préoccupe peu et je cherche au contraire non pas la vibration mais le dessin.
Quant à ma santé dont tu t’inquiètes, sois convaincue une fois pour toutes que, quoi qu’il m’arrive et que je souffre, qu’elle est bonne en ce sens qu’elle ira loin (j’ai mes raisons pour le croire). Mais je vivrai comme je vis, toujours souffrant des nerfs, cette porte de transmission entre l’âme et le corps par laquelle j’ai voulu peut-être faire passer trop de choses. Ma nature, comme tu dis, ne souffre pas du régime que je mène, parce que je lui ai appris de bonne heure à me laisser tranquille. On s’habitue à tout, à tout, je le répète. À 15 ans j’ai passé un mois à ne faire que deux repas par semaine. De 21 ans à 24, deux ans et demi se sont écoulés sans que j’aie visité Paphos. – Et le singulier de tout cela c’est qu’il n’y a ni parti pris ni entêtement. Cela se fait je ne sais pourquoi, apparemment parce qu’il faut que ça se fasse. Je n’ai jamais éprouvé pour vivre la nécessité de la compagnie de personne. Le désir, oui, mais le besoin ?
Si j’étais riche, c’est-à-dire si j’avais le moyen de m’entourer de statues, de musique et de fleurs, si j’avais enfin la réalisation, et on l’a, quoi qu’on en dise, avec de l’argent quand on sait s’en servir, il est probable que j’en arriverais à ne plus manger que du pain sec et à ne plus dormir car je n’aurais plus ni faim ni sommeil. – Moi aussi comme toi j’éprouve qu’il me faudrait parfois une bonne brise sur le visage. – Au coin de mon feu je rêve des voyages, des courses à n’en plus finir par le monde, et plus triste ensuite je me remets à mon travail. Mon apathie à me mouvoir, à l’action en général quelle qu’elle soit, augmente. Voilà trois semaines que nous sommes ici à R[ouen]. Je n’ai depuis ce temps pris l’air que sur mon balcon. Je refais cependant des armes, avec furie même. C’est 3 demi-heures de rage furieuse par semaine. Après ma leçon j’en ai pour longtemps à râler dans un fauteuil. Mais je ne suis plus si vigoureux que dans ma jeunesse, où la sueur m’en coulait par terre comme de dessous le ventre des chevaux.
Je ne sais quand je te ferai lire La Bretagne que j’ai fort envie de te montrer. Je n’aurai pas fini mon dernier chapitre avant le jour de l’An. Puis il faudra relire le tout, corriger, et ensuite recopier. Je n’aurai guère un manuscrit sortable avant le printemps. Phidias m’assomme, il est fort ridicule dans cette affaire (du buste), dis-lui que je n’y peux rien. Au reste mercredi dernier on a décidé définitivement l’emplacement du buste. Il ne doit pas être maintenant longtemps avant d’être payé.
Adieu, je t’embrasse quoique je n’en aie guère la place.
[Rouen,] lundi soir. [20 décembre 1847.]
Mon brave Ernest,
Je te renvoie la lettre adressée à ta grand-mère car nous ignorons son adresse à Forges et, n’entendant pas parler d’elle, nous ne savons pas non plus si elle n’est pas retournée aux Andelys.
Rien de nouveau ici. Tout le monde a le rhume. Henri IV est mort. La vertu est plus précieuse que les richesses, etc.
Il va y avoir un banquet réformiste dans ma patrie, j’irai. Le pouvoir va me regarder d’un mauvais œil, je serai couché sur les registres, et ce sera un précédent fâcheux pour moi, quand plus tard tu réclameras ce vieux glaive et ces bonnes balances contre celui qui t’embrasse.
À toi.
Parlons de choses sérieuses, de votre cher drame. Je n’ai jamais eu tant souci d’aucune de mes œuvres (je n’ai eu souci d’aucune, du reste, c’est donc peu dire), eh bien, je n’ai jamais tant pensé à rien de ce que j’ai pu faire qu’à votre pièce. Son avenir, son succès m’intéressent infiniment, et j’en suis préoccupé comme je le serais de la nuit de noces de ma fille. Si Rachel ne peut jouer le rôle de Madeleine, il serait plus sage d’attendre à l’année prochaine. Mais si l’année prochaine comme celle-ci elle ne peut ou ne veut le jouer, il faut, je crois, le donner, le plus tôt possible aux Français et pas ailleurs. Un demi-succès aux Français vaut mieux qu’un succès à l’Odéon. Si vous le donnez à un théâtre secondaire, il n’y aurait, selon moi, que la promesse d’une belle mise en scène qui me ferait céder et encore ! Il y a du reste trop longtemps que je n’ai de nouvelles du monde civilisé pour vous donner aucun avis bien bon. Tâchez, avant tout et par n’importe quels moyens, que Rachel prenne le rôle.
Depuis ma dernière lettre j’ai encore eu un accroc à ma casaque. Il m’a poussé sous le bras un anthrax qui m’a fait souffrir pendant quelques jours et empêché de dormir pendant quelques nuits. – C’est à peu près passé et j’ai recommencé d’aujourd’hui à faire des armes. J’étudie avec conscience cet art compliqué qui vous apprend la manière de se débarrasser du prochain. Le prochain d’ailleurs me gêne peu et je n’en vois guère.
J’ai pourtant vu dernièrement quelque chose de beau et je suis encore dominé par l’impression grotesque et lamentable à la fois que ce spectacle m’a laissée. – J’ai assisté à un banquet réformiste ! Quel goût ! quelle cuisine ! quels vins ! et quels discours ! Rien ne m’a plus donné un absolu mépris du succès, à considérer à quel prix on l’obtient. Je restais froid, et avec des nausées de dégoût au milieu de l’enthousiasme patriotique qu’excitait le timon de l’état, l’abîme où nous courons, l’honneur de notre pavillon, l’ombre de nos étendards, la fraternité des peuples et autres galettes de cette farine. Jamais les plus belles œuvres des maîtres n’auront le quart de ces applaudissements-là. Jamais le Frank de Musset ne fera pousser les cris d’admiration qui partaient de tous les côtés de la salle, aux hurlements vertueux de M. Odilon Barot et aux éplorements de Me Crémieux sur l’état de nos finances. Et après cette séance de 9 heures passées devant du dindon froid et du cochon de lait et dans la compagnie de mon serrurier qui me tapait sur l’épaule aux beaux endroits, je m’en suis revenu gelé jusque dans les entrailles. Quelque triste opinion que l’on ait des hommes, l’amertume vous vient au cœur quand s’étalent devant vous des bêtises aussi délirantes, des stupidités aussi échevelées. On a fait l’éloge de Béranger dans presque tous les discours. Quel abus on en fait de ce bon Béranger ! Je lui garde rancune du culte que les esprits bourgeois lui portent. Il y a des gens de grand talent qui ont la calamité d’être admirés par de petites natures. Le bouilli est désagréable surtout parce que c’est la base des petits ménages, Béranger est le bouilli de la poésie moderne, tout le monde peut en manger et trouve ça bon.
Voilà le jour de l’an qui vient, encore un an de passé ! – Allons, du courage, pauvre amie, cette année-ci sera meilleure, espérons-le. On a coutume de faire un cadeau à ceux qu’on aime. Je cherche autour de moi à vous envoyer quelque chose, quelque chose qui soit de moi, à moi. Je ne trouve rien. Eh bien, chère Louise, acceptez ceci, un baiser que je vous donne, un grand baiser du cœur, dans lequel je me mets tout entier, dans lequel je vous prends tout entière. Je le dépose ici au bas de ma lettre, prenez-le.
Je vous remercie de la sollicitude que vous avez prise de moi durant ces événements derniers et, cette fois-ci comme les précédentes, je vous demande pardon de l’inquiétude et du chagrin que je vous ai causés. Votre lettre ne m’est arrivée qu’après sept jours de retard. La faute a été aux postes qui ont été, comme vous pouvez vous le figurer, fort mal servies pendant toute la semaine dernière.
Vous me demandez mon avis sur tout ce qui vient de s’accomplir. Eh bien ! tout cela est fort drôle. Il y a des mines de déconfits bien réjouissantes à voir. Je me délecte profondément dans la contemplation de toutes les ambitions aplaties. Je ne sais si la forme nouvelle du gouvernement et l’état social qui en résultera sera favorable à l’Art. C’est une question. On ne pourra pas être plus bourgeois ni plus nul. Quant à plus bête, est-ce possible ? Je suis bien aise que votre drame y gagne. Un beau drame vaut bien un roi. J’irai l’applaudir à la 1re représentation, comme je vous l’ai dit déjà. Je serai là, vous me verrez, je besognerai bien et de tout cœur.
À quoi bon revenir sans cesse sur D[u Camp] et sur les griefs fondés ou non que vous pouvez avoir contre lui ? Vous devez comprendre que cela m’est pénible depuis longtemps. Cette persistance qui était d’abord de mauvais goût finit par être cruelle.
À quoi bon aussi tous vos préambules pour m’annoncer la nouvelle ? vous auriez pu me la dire tout d’abord sans circonlocutions. Je vous épargne les réflexions qu’elle m’a fait faire et l’exposé des sentiments qu’elle m’a causés. – Il y en aurait trop à dire. Je vous plains, je vous plains beaucoup. J’ai souffert pour vous, et pour mieux dire j’ai tout vu. Vous comprenez, n’est-ce pas ? C’est à l’artiste que je m’adresse.
Quoi qu’il advienne comptez toujours sur moi. Quand même nous ne nous écririons plus, quand même nous ne nous reverrions plus, il y aura toujours entre nous un lien qui ne s’effacera pas, un passé dont les conséquences subsisteront. Ma monstrueuse personnalité, comme vous le dites si aimablement, n’est pas telle qu’elle efface en moi tout sentiment honnête, humain si vous aimez mieux. Un jour peut-être vous le reconnaîtrez et vous vous repentirez d’avoir dépensé à propos de moi tant de chagrin et tant d’amertume.
Adieu, je vous embrasse.
À vous.
[Croisset,] vendredi soir. [7 avril 1848.]
Alfred est mort lundi soir à minuit. Je l’ai enterré hier et je suis revenu. Je l’ai gardé pendant deux nuits (la dernière nuit, entière), je l’ai enseveli dans son drap, je lui ai donné le baiser d’adieu et j’ai vu souder son cercueil. J’ai passé là deux jours… larges. En le gardant je lisais Les Religions de l’antiquité de Creuzer. La fenêtre était ouverte, la nuit était superbe, on entendait les chants du coq et un papillon de nuit voltigeait autour des flambeaux. Jamais je n’oublierai tout cela, ni l’air de sa figure ni, le premier soir à minuit, le son éloigné d’un cor de chasse qui m’est arrivé à travers les bois.
Le mercredi j’ai été me promener tout l’après-midi avec une chienne qui m’a suivi sans que je l’aie appelée (cette chienne l’avait pris en affection et l’accompagnait toujours quand il se promenait seul. La nuit qui a précédé sa mort elle a hurlé horriblement sans qu’on ait pu la faire taire). Je me suis assis sur la mousse à diverses places, j’ai fumé, j’ai regardé le ciel, je me suis couché derrière un tas de bourrées de genêts et j’ai dormi.
La dernière nuit, j’ai lu les Feuilles d’automne. Je tombais toujours sur les pièces qu’il aimait le mieux. Ou qui avaient trait pour moi aux choses présentes. De temps à autres, je me levais et j’allais lever le voile qu’on lui avait mis sur le visage, pour le regarder. J’étais enveloppé moi-même d’un manteau qui a appartenu à mon père et qu’il n’a mis qu’une fois, le jour du mariage de Caroline. – Quand le jour a paru, à 4 heures, moi et la garde nous nous sommes mis à la besogne. Je l’ai soulevé, retourné et enveloppé. L’impression de ses membres froids et raides m’est restée toute la journée au bout des doigts. Il était horriblement putréfié, les draps étaient traversés. – Nous lui avons mis deux linceuls. Quand il a été ainsi arrangé il ressemblait à une momie égyptienne serrée dans ses linges et j’ai éprouvé je ne puis dire quel sentiment énorme de joie et de liberté pour lui. Le brouillard était blanc, les bois commençaient à se détacher dedans. Les 2 flambeaux brillaient dans cette blancheur naissante, deux ou trois oiseaux ont chanté et je me suis dit cette phrase de son Bélial : « Il ira, joyeux oiseau, saluer dans les pins le soleil naissant… », ou plutôt j’entendais sa voix qui me la disait et toute la journée j’en ai été délicieusement obsédé. – On l’a encoffré dans le vestibule. Les portes étaient décrochées et le grand air du matin venait avec la fraîcheur de la pluie qui s’était mise à tomber. – On l’a porté à bras au cimetière. La course a duré près d’une heure. Placé derrière je voyais le cercueil osciller avec un mouvement de barque qui remue au roulis. – L’office a été atroce de longueur. Au cimetière la terre était grasse. – Je me suis approché sur le bord et j’ai regardé une à une toutes les pelletées tomber. – Il m’a semblé qu’il en tombait cent mille. Quand le trou a été bouché, j’ai tourné les talons et je m’en suis retourné en fumant (ce que Boivin n’a pas trouvé convenable).
Pour revenir à Rouen, je suis monté sur le siège avec Bouilhet. La pluie tombait raide, les chevaux allaient au grand galop, je criais pour les animer, nous sommes revenus en 43 minutes. Il y a 5 lieues. – L’air m’a fait grand bien. J’ai dormi toute cette nuit et, je puis dire, tout aujourd’hui et j’ai fait un rêve étrange que j’ai écrit de peur de le perdre.
Voilà, pauvre vieux, ce que j’ai vécu depuis mardi soir. J’ai eu des aperceptions inouïes et des éblouissements d’idées intraduisibles. Un tas de choses me sont revenues avec des chœurs de musique et des bouffées de parfums.
Jusqu’au moment où il lui a été impossible de rien faire, il lisait Spinoza jusqu’à 1 heure du matin, tous les soirs dans son lit.
Un de ces derniers jours, comme la fenêtre était ouverte et que le soleil entrait dans sa chambre, il a dit : fermez-la. C’est trop beau, c’est trop beau.
Il y a des moments, cher Maxime, où j’ai bougrement pensé à toi et où j’ai fait de tristes rapprochements d’images.
Merci de ton récit de vendredi, ça m’a bien ému.
Quant aux éponges, nous en conférerons dimanche avec l’amant des arts. Mais il y a d’autres moyens à tenter avant.
Je n’avais pas pensé à te répondre touchant l’Académie de Cambrai. N’importe quelle décision était, je crois, indifférente.
Je n’irai pas à Paris avant 3 semaines. J’ai plusieurs choses à finir. Je voudrais être quitte de tout pour n’avoir plus à mon retour qu’à relire mes notes et me mettre à l’œuvre.
Adieu, pauvre cher vieux. Mille tendresses. Je t’embrasse et j’ai une rude envie de [te] voir car j’ai besoin de dire des choses incompréhensibles.
À toi.
Croisset, lundi 10 [avril 1848].
J’attendais toujours à t’écrire, mon brave Ernest, pour te donner des nouvelles définitives de ce pauvre Alfred. Tout est fini maintenant. Il est mort il y a aujourd’hui huit jours à cette heure-ci (minuit). Je l’ai enterré jeudi dernier. Il a horriblement souffert et s’est vu finir. – Tu sais, toi qui nous as connus dans notre jeunesse, si je l’aimais et quelle peine cette perte m’a dû faire. Encore un de moins, encore un de plus qui s’en va, tout tombe autour de moi, il me semble parfois que je suis bien vieux. À chaque malheur qui vous arrive on semble défier le sort de vous en donner plus et, à peine on a le temps de croire que c’était impossible, qu’il en arrive de nouveaux auxquels on ne s’attendait pas, et toujours, et toujours.
Quelle plate boutique que l’existence ! Je ne sais pas si la République y portera remède, j’en doute fort.
Et toi, vieil ami, que deviens-tu dans ta Corse ? Se dispose-t-on à te donner ton congé ? Crois-tu que tu resteras ? J’avais envoyé à ton père une lettre de recommandation pour quelqu’un de la connaissance de Crémieux. Il ne m’a donné aucune nouvelle de ses démarches, je ne sais pas où en sont les choses.
Ici, tout est fort plat et très tranquille quoique assez sombre. Je monte demain ma première garde. Hier j’ai été de Revue pour planter un arbre de la Liberté ! Hei mihi !
Mon intérieur, pauvre vieux, n’est pas plus gai que par le passé. La mort d’Alfred n’est pas venue, comme tu penses, pour me ragaillardir. Les farces du vrai Garçon ! comme c’est loin, et comme ça me paraît amer maintenant !
Je travaille toujours, je lis, je culotte une masse de pipes, la journée passe et le lendemain vient.
Adieu, cher Ernest.
Je t’embrasse.
À toi.
[Croisset,] mercredi, 1 heure du
matin.
[Fin mai 1848.]
J’avais flairé l’arrivée de ton chapitre, car j’avais envoyé le père Parain chez Achille pour le prendre. – Il est bon et cent fois meilleur que le précédent. Il faudrait peu de choses pour le rendre, je crois, excellent. Ce serait quelques ciels à retrancher. Il y a trop de couleurs semblables, et trop de petits détails personnels, voilà tout. Ah ! povero vecchio ou veccio, je ne sais lequel ou plutôt, et avec toute l’intensité dont nous sommes susceptibles : Ah ! pauvre vieux, j’ai été bien attendri, va, en lisant une certaine page de regrets qui s’y trouvent… et en y resongeant, à ce pauvre bon petit voyage de Bretagne ! – Oui, il est peu probable que nous en refassions un pareil. Ça ne se renouvelle pas une seconde fois. – Il y aurait peut-être de la bêtise même à l’essayer, et pourtant tantôt il m’en est venu une belle enfilade dans la tête ! de la poussière, des tournants de route, des montées de côte au soleil et encore, comme il y a un an, des songeries à deux au bord des fossés ! Que c’est emmerdant, vieux, de n’avoir ni argent, ni liberté. Ni argent. Pas même de quoi faire imprimer nos douze chapitres ! cette envie me travaille ce soir… enfin !
Tâche à tout prix de foutre le camp de Paris, mon pauvre bonhomme. Il le faut pour ta malheureuse peau. Au pis aller, passe-toi du cheval et va-t’en tout de même.
Ôte-toi l’illusion qu’à la fin du mois d’août tu entendras Saint Antoine. À peine s’il sera fini à cette époque, et je prévois que la correction, non pas pour les phrases mais pour les effets, sera longue. Au reste je ne sais de tout ça, rien. Depuis samedi je n’ai pas écrit une ligne, je suis arrêté par une transition dont je ne peux sortir. – Je me ronge de colère, d’impatience, d’impuissance. Hier, le père Parain m’a trouvé changé. Et aujourd’hui je n’en ai pas dépissé de tout l’après-midi. Heureusement que ton chapitre est venu. Il y [a] des moments où la tête m’en pète du mal que je me fous. Par embêtement je me suis foutu hier une sale douce, avec ce même sentiment de misère qui m’y poussait au Collège, quand j’étais en prison. La décharge est tombée sur mon pantalon, ça m’a fait rire, et j’ai été me laver et le laver. – Ah ! M. Scribe, je le sais bien, n’en est jamais venu là ! C’est ce qui me console et me donne espoir. Ce serait une navrante chose à voir, si quelqu’un pouvait la voir, que ce découragement du pauvre artiste qui laisse tomber son outil en se disant qu’il a rêvé la statue trop belle et que le marbre est trop dur. Est-ce bête, franchement, l’homme et moi surtout. Demain peut-être je surjouirai d’enthousiasme, je gueulerai de plaisir, je marcherai à grands pas sur mon tapis et, si je rencontre ma figure dans la glace, je l’y regarderai avec satisfaction !
J’ai reçu de Ludovica une longue lettre remplie de naïvetés et de tendresses fort aimables. Elle me demande beaucoup de tes nouvelles et a envie de t’écrire. Elle aime « mon style adorable mêlé de mots sombres sur son avenir bien justes au fond ». Sais-tu quel[le] est son idée maintenant ? C’est que par la suite nous vivrons ensemble, moi dans ma terre et elle, à côté, dans une petite ferme que je lui louerais. J’ai trouvé [ça] superbe. Eh bien ça serait très gentil. La vois-tu dans une ferme ? et moi dans ma terre. Au reste elle n’a pas l’air de s’amuser là-bas. Son Anglais refuse le gamahuchage qu’il regarde comme shocking. Ce n’est pas une race forte, à ce qu’il paraît, et on peut dire à ce propos qu’elle est
Au sortir du gymnase ignorante et rustique,
ainsi que l’écrivait Chénier, ce poète mort avant l’âge. Elle a cherché Paul à Londres, mais en vain.
Où en es-tu avec La Revue des Deux Mondes ?
J’ai écrit à la mère Boyer.
J’espère que Fellacher viendra vendredi ou samedi. Tu auras ton chapitre pour les 1ers jours de la semaine.
Le port est placardé d’affiches emphatiques pour l’Élysée des Vieillards. Arrive donc.
Je te surembrasse.
À toi.
[Forges-les-Eaux,] dimanche [25 juin 1848].
Je commence d’abord, mon cher ami, par vous demander excuse de vous avoir envoyé Hamard. Mais nous ne savions qu’en faire. Il fallait bien l’éloigner pour nous donner le temps de partir et c’est Nogent qui s’est présenté à notre pensée. – Nous avons vu avec plaisir dans ta lettre reçue hier, qu’il ne s’est pas porté chez vous à des scènes violentes. C’était pourtant présumable.
Voici maintenant où en sont les choses. Depuis mercredi matin nous avons fui de Rouen, ma mère avec l’enfant, le père Parain et moi, et nous nous sommes réfugiés à Forges-les-Bains (Seine-Inférieure) d’où je t’envoie ce mot. Hamard est revenu dans la nuit du mercredi au jeudi, il a cru un instant que nous étions partis en Angleterre. La demande en interdiction a été faite dès le jeudi par son oncle qui s’est muni de l’autorisation nécessaire pour le faire enfermer de force. – Jeudi il s’est présenté deux agents de police à son hôtel, il était sorti. Depuis lors nous n’en avons plus de nouvelles. Est-il parti en Angleterre, est-il hier retourné à Paris avec les gardes nationaux qui sont partis comme volontaires ? La police de Rouen est fort occupée par les événements politiques et s’occupe peu de lui, je présume. Nous sommes, comme vous pouvez vous l’imaginer, dans la plus irritante des incertitudes.
Personne, pas même Achille, ne connaît notre cachette. Un ami que j’ai à Rouen est chargé de me faire passer des nouvelles.
Pour moi, mon cher ami, si tu savais quels ennuis tout cela me cause, tu finirais par avoir peur comme moi qu’on ne soit à la fin obligé de me préparer un logement à côté de celui de Hamard.
Excuse le décousu de cette lettre qui doit être peu académique. Embrasse Olympe et tes filles pour nous. Le père Parain va bien, il partage notre vie, le pauvre brave homme. Le régal est médiocre.
Prends pour toi les deux meilleures poignées de main qui se puissent donner.
Ton tout dévoué.
Écris-nous toujours à Croisset jusqu’à nouvel avis.
Croisset, lundi 4 juillet [1848].
Je parais être destiné, mon pauvre Ernest, toutes les fois que je t’écris, à te faire part de tristes nouvelles. Tu sais par les journaux les atrocités qui viennent de se passer à Paris. Du Camp a reçu une balle dans le mollet droit, il en a pour un bon mois. Quoique l’on m’affirme que sa blessure est légère, je ne suis pas sans inquiétude.
Pendant que tout cela se passait, voici, nous autres, à quelles algarades nous étions soumis.
Hamard est revenu de Paris depuis un mois annonçant l’intention de se faire comédien, et de débuter aux Français dans 15 jours (depuis quatre mois il a mangé 30 mille francs, sans compter son argenterie et ses diamants donnés à la république, etc. etc.), bref complètement fou. Il était revenu pour r’avoir sa fille. Mais on a conseillé à ma mère de la lui cacher, vu son état, et nous avons filé, au hasard, à Forges. Là, comme ma mère tremblait au bruit de chaque voiture qui arrivait, elle a été demander l’hospitalité à M. et Mme Beaufils qui la lui ont accordée d’une manière que je n’oublierai jamais, c’est-à-dire parfaite. Pendant ce temps-là sa famille a voulu le faire enfermer et son oncle Hamard a demandé son interdiction, mais ces malheureuses affaires de Paris sont arrivées et la police l’a laissé libre. Quand il a su qu’on voulait l’interdire, la raison lui est revenue, momentanément ; il a assigné ma mère pour qu’elle lui rendît son enfant. Le référé a statué qu’elle le garderait jusqu’à l’interrogatoire du procès en interdiction…, bref, il y a eu conciliation et maintenant il a consenti à ce que ma mère ne rendrait la petite qu’au mois de janvier et l’on va surseoir à la poursuite de l’interdiction. D’ici à 6 mois il sera, je l’espère, complètement fou et l’interdiction sera probablement infaillible. Je t’épargne, mon cher Ernest, une foule de détails atroces pour ma mère. Ainsi il nie tout serment, toute parole envers elle, et va même jusqu’à l’outrage. Tout cela aura un terme, il en est temps. – Moi j’en deviens fou aussi, fou de chagrin. Si d’ici à quelques jours il ne part en voyage comme il en a l’intention, et que nous soyons encore exposés à recevoir ses visites, de jour et de nuit, nous émigrons à Nogent.
Juge, mon pauvre Ernest, de l’état où je suis. Quelle existence ! je ne fais rien, je ne peux ni lire, ni écrire, ni penser.
C’est Nion qui a plaidé pour Hamard, il a été assez acerbe dans sa plaidoirie, disant par exemple que ma mère était difficile à vivre, etc., etc. J’aime à voir qu’il ignore l’état de son client. Au reste j’irai le voir, amicalement, pour voir ce qu’il en pense. Si tu es avec lui en correspondance, ne lui dis pas que je t’ai parlé de lui, mais tu peux, par exemple, lui conter ce que tu penses et sais du sieur Hamard ! et c’était de l’ancien, mon bonhomme, mais le nouveau, miséricorde !
Et toi, que deviens-tu ? es-tu un peu tranquille ? Quant à moi, je suis, comme tu peux te le figurer, dans un enfer. Toutes les tuiles imaginables me tombent sur la tête. À chaque nouveau malheur qui m’arrive, je crois la mesure comblée et il en vient encore et puis encore ! et tu ne sais pas tout, cher ami.
Écris-moi, – as-tu l’espoir de revenir en France ? la Corse est-elle un peu plus tranquille ? – Adieu, cher Ernest, je me couche, car je suis éreinté, je dors si mal.
Je t’embrasse.
Tout à toi.
[Croisset ?] 8 heures. [Juillet 1848 ?]
Tu t’ennuies, pauvre chère vieille, et moi aussi. J’ai été bien sot et bien égoïste hier, pardon, pardon, tout cela te fait trop de peine, je le sais bien. Mais si tu savais comme je souffre en ces moments-là, comme le cœur me bat – je te jure que je serai plus sage à l’avenir. Tu vois que je ne suis pas fier, que je reconnais mes torts. Je ne suis pas un homme fort tant s’en faut, la faute en est à mes maudits nerfs et puis on ne fait pas le métier que je fais sans s’en ressentir, on n’est pas toute la journée à se battre les flancs pour exciter sa sensibilité sans finir par en avoir une trop fine. Pense à cela et excuse-moi. Je voudrais que tu puisses savoir combien je te plains, va, espérons que ça ira mieux un jour, qui sait ? Reviens dès qu’il sera parti. – Si je m’écoutais, je t’écrirais une plus longue lettre, mais non, adieu. Je t’embrasse avec tout mon cœur.
Ton fils qui t’aime.
Je t’envoie Eugène, pensant que tu pourrais en avoir besoin. Je crois qu’oui.
Tu as dû être bien triste hier soir, pauvre mère, quand tout le monde a été parti. Je te souhaite une meilleure nuit. Je t’embrasse encore une fois.
Merci du cadeau.
Merci de vos très beaux vers.
Merci du souvenir.
À vous. G.
Vendredi soir.
Nogent-sur-Seine, mardi 3 [octobre 1848].
Ta lettre adressée à Croisset, cher Ernest, m’a été il y a deux jours renvoyée ici où je suis depuis une huitaine. J’en repars demain, et samedi je serai réinstallé dans mon bocal. Je vois que la vie non plus n’est pas pour toi parsemée de facéties et que tu t’emmerdes assez carrément. Tu n’es pas le seul, je ne vois autour de moi et partout où je jette les yeux qu’embêtements de toute nature, ennuis, angoisses, ruines, tristesse, mort. Cela, c’est la moindre chose. Je continue à travailler le plus que je peux. Je me grise de bouquins et de style comme on s’emplit de viande et de vin ; aussi quand je retombe à plat dans l’existence, ce n’en est que de plus haut et, partant, la chute n’en est que plus brutale. – J’ai l’avantage d’être mobilisé. D’ici à un an, s’il y a guerre, je partirai. Te dirai-je presque que je l’espère tant j’ai besoin de sortir, de dire adieu à mon charmant entourage, de prendre l’air enfin. Que je sois tué oui ou non, je ne m’en fous pas mal et dans l’incertitude politique où nous sommes je me suis fait à tout événement astiquer une effroyable carabine de Vincennes qui porte à mille mètres. Beaucoup de gens sont fort troublés, fort émus, ils songent à l’avenir, ils pâlissent à tout ce qu’ils y voient. Eh bien ! moi, cher Ernest (est-ce stoïcisme ou insensibilité de brute, ou engourdissement d’âne sur lequel on a tant tapé que rien n’y fait plus), il me semble que tout ce qui peut survenir maintenant m’est fort égal. Je deviens philosophe ; on s’habitude à tout, après tout.
Tu me parles de Nion en termes qui me font croire que tu penses qu’il a mal agi vis-à-vis de nous. Détrompe-toi heureusement. J’ai vu Nion depuis nos affaires. Il savait fort peu du fond des choses, Hamard lui en avait caché une partie. Il avait fait tout ce qu’il avait pu pour le dissuader d’intenter une action ; voyant qu’il y tenait, il s’est mis là pour qu’un autre avocat ne prît pas sa place et ne fût violent. J’ai su qu’il était venu avec son frère pour avertir ma mère de tout. Mais nous étions à Forges.
Maintenant sous ce côté c’est assez calme. Mais au premier jour ça recommencera de plus belle. Gare le grain ! oh ! la famille, quel emmerdement ! quel bourbier ! quelle entrave ! comme on s’y engloutit, comme on y pourrit, comme on y meurt tout vif ! Que ne suis-je né bâtard avec 150 000 000 millions de rentes ; c’est une jolie position pour un jeune homme avec de l’ordre et de l’économie. Ce n’est guère l’argent que je désire (je serais pourtant bien aise d’en avoir), mais c’est la liberté, non pas la politique, mais j’entends la liberté vraie, celle de l’oiseau ou du sauvage.
Enfin je m’en vais rentrer à Rouen au mois de décembre, je m’en vais revoir la pluie couler sur les ignobles toits de cette ignoble ville. Toi au moins tu as du soleil et un ciel bleu. – Puisque je parlais de liberté tout à l’heure, si j’étais libre, j’irais te voir ; nous chevaucherions dans les sentiers à travers le maquis, ou dans la forêt de Marmano où les arbres sont si hauts.
Adieu, cher vieil ami.
Je t’embrasse.
[Paris,] 4 heures de l’après-midi.
[1er mai 1849 ?]
Chère mère, je ne suis arrivé que juste à temps ce matin. Le fiacre a été un train d’enragé. La porte du chemin de fer n’en était pas moins fermée, mais le nom l’a fait ouvrir.
J’ai vu Cher ami. Il a été bien malade, et est encore très pâle. Je n’ai pu lui parler seul, j’y retourne à 5 heures et demie et je dîne chez lui. – Quant à M. Marjolin je n’ai point insisté pour le voir. Il ne reçoit plus personne. Son fils m’en paraît fort inquiet, j’ai trouvé que ce serait indiscret d’insister dans l’état où il me paraît être.
Je ne sais encore si je reviens demain. Si je ne suis pas arrivé vers 8 ou 9 heures, ne m’attends plus. J’ai fortement envie d’aller voir E. Monnais pour Mlle Denain, ça ne peut pas nuire. – Si tu veux que je consulte un autre médecin que Cloquet, écris-le-moi de suite. J’aurai encore la lettre à temps soit demain soir, ou jeudi matin. Adieu, je t’embrasse, pauvre vieille.
Croisset, samedi soir. [5 mai 1849.]
J’ai une grande nouvelle à vous annoncer, mon cher oncle (ce n’est point mon mariage) : je pars au mois d’octobre prochain avec Du Camp pour l’Égypte, la Syrie et la Perse. Ma santé, qui loin de s’améliorer empire, m’a forcé à aller consulter à Paris M. Cloquet qui m’a fortement conseillé les pays chauds. Quand vous viendrez, je vous conterai tout cela plus au long ; j’en ai beaucoup à vous dire. C’est à vous autres que je recommanderai ma pauvre mère pendant mon absence, qui durera de quinze à dix-huit mois. Ma mère va louer sa maison de Rouen, car elle a l’intention de passer une bonne partie de son temps à Nogent. De toutes façons c’est ce qu’elle pourra faire de mieux.
En attendant mon départ, nous sommes convenus, ma mère et moi, de ne pas ouvrir la bouche de ce voyage pour deux raisons : la première, c’est qu’il est inutile de se tracasser d’avance et d’exciter sa tristesse par anticipation ; la seconde, c’est que, n’ayant pas fini mon maudit Saint Antoine (car il dure toujours le polisson ! quoique je maigrisse dessus), ça me troublerait et m’empêcherait de travailler. Vous savez, vieux compagnon, que l’idée que je dois être dérangé me dérange, et j’ai bien assez de besogne sans avoir en outre l’Orient qui danse au bout de ma table, et les grelots des dromadaires qui me bourdonnent dans les oreilles par-dessus le bruit de mes phrases. Donc, quoique ce voyage soit conclu, on n’en dit mot ici ; Comprenez-vous ?
Nous avons calculé, le sieur Du Camp et moi, que nos moyens nous permettaient très largement d’avoir un domestique, chose à peu près indispensable. Il nous faut un gars solide, au moral comme au physique, habitué à la fatigue, sachant manier un fusil, intelligent et vif. J’ai songé au jeune Leclerc, dont la dernière escapade n’a fait que me confirmer dans la bonne opinion que j’avais de sa personne. Si on le retrouvait, pensez-vous qu’il veuille venir ?
Croyez-vous que le choix soit bon ? En cas qu’il soit à Nogent maintenant, je vous reécrirais pour poser mes conditions. S’il est à Paris, y a-t-il moyen d’avoir son adresse ? Dans ce dernier cas il irait parler à Du Camp. Occupez-vous de cela, je vous prie.
J’ai vu chez M. Walkenaër une Bible compacte en un volume in-8° dont je désirerais savoir l’éditeur et l’année de la publication. Quand Bonenfant verra le susdit particulier, je lui serai fort obligé de m’obtenir ce renseignement. Et vous, vieux brave, avez-vous toujours peur du choléra ? Je ne sais s’il y en a à Rouen, mais on n’en parle guère. Je crois que vous pourriez vous aventurer sans péril. Au reste, je ne veux vous donner aucun conseil, de peur qu’à la moindre colique qui vous prendrait vous ne vous imaginiez trépasser. Mais j’ai tout de même bien envie de vous voir, je vous assure.
Adieu, cher vieil oncle ; je vous embrasse comme je vous aime.
Croisset, dimanche 6 mai [1849].
J’ai du nouveau à t’apprendre, mon cher Ernest. Au mois d’octobre prochain, je (n’aie pas peur de ce qui suit, ce n’est point mon mariage, mais mieux), au mois d’octobre prochain ou à la fin de septembre je fous le camp pour l’Égypte. Je vais faire un voyage dans tout l’Orient. Je serai parti de quinze à dix-huit mois. Nous remonterons le Nil jusqu’à Thèbes, de là en Palestine ; puis la Syrie, Bagdad, Bassora, la Perse jusqu’à la mer Caspienne, le Caucase, la Géorgie, l’Asie Mineure par les côtes, Constantinople et la Grèce s’il nous reste du temps et de l’argent. Quid dicis ? Je te vois de là ouvrir de grands yeux et te demander comment je fais pour partir. Voici, vieux, les raisons qui m’ont décidé […].
J’ai besoin de prendre l’air, dans toute l’extension du mot. Ma mère, voyant que cela m’était indispensable, a consenti à ce voyage, et voilà. Je ne pense qu’avec angoisse aux inquiétudes que je vais lui faire subir, mais je crois que c’est un mal pour en éviter un moins grand. Je ne suis pas encore parti. D’ici là il se passera peut-être bien des choses. Cependant, quant à moi, mon parti est pris, et j’ai été longtemps à le prendre. Un an, un an à lutter contre cette passion des champs qui me dévorait, si bien que j’en ai fort maigri. Dans ce moment on commence à préparer nos affaires, à Du Camp et à moi, et nous sommes en pourparlers pour un domestique. Donc, mon vieux, vers le mois d’octobre il est probable que je te saluerai de la main en passant, et quand nous nous reverrons j’en aurai de belles à te raconter.
Tu auras au mois de juin la visite d’un ancien camarade. Je t’adresse le sieur Fauvel qui va se promener en Corse. Donne-lui toutes espèces de facilités et de recommandations ; tu m’obligeras.
Comment, pauvre bougre, n’as-tu pas plus de chance que ça et ne peux-tu sortir de ton île qui, pour être le berceau du grand homme n’en doit pas moins commencer à te sembler fastidieuse ? Je ne sais si les Corses sont aussi stupides que les Français, mais ici c’est déplorable. Républicains, réactionnaires, rouges, bleus, tricolores, tout cela concourt d’ineptie. Il y a de quoi faire vomir les honnêtes gens, comme disait le Garçon. Les patriotes ont peut-être raison : la France est abaissée. Quant à l’esprit, c’est certain. La politique achève d’en tirer la dernière goutte. […]
Quand te verrai-je maintenant ? Si tu viens aux Andelys en septembre, je ne serai pas encore parti. Si tu te trouves à Marseille, peut-être nous y rencontrerons-nous. Écris-moi de temps à autre d’ici là. Adieu, vieil ami, je t’embrasse.
Croisset, samedi soir. [12 mai 1849.]
Je vous remercie, mon brave père Parain, de la célérité que vous avez mise dans l’affaire Leclerc. Pour en finir de suite, qu’il sache à quoi s’en tenir et nous aussi. Voici quelles sont nos conditions : il nous accompagnera partout, ne nous quittera pas et nous obéira ponctuellement.
1° Il aura, soir et matin, lorsque nous serons en route, à faire et défaire notre tente, ce qui ne lui demandera pas cinq minutes de temps au bout de trois jours qu’il en aura pris l’habitude.
2° Il aura soin de nos armes, les charger, les nettoyer, etc., ainsi que la surveillance de nos chevaux et de nos bagages qui seront spécialement sous sa garde.
3° Il brossera nos habits et nos bottes et nous fera la cuisine, ce qui se bornera à faire cuire de la viande (quand nous en aurons) ou des œufs, à vider une volaille, à plumer du gibier (cela n’aura lieu ordinairement qu’en campagne).
4° Il portera le costume que nous jugerons convenable de lui donner. Comme on n’est considéré à l’étranger qu’en rapport de la considération que l’on s’attribue soi-même, cela est important.
Voilà quelles seront ses principales charges. Du reste, il faut qu’il soit décidé d’avance à tout faire et à ne jamais dire, comme les domestiques ordinaires : ça n’est pas de mon devoir, ça sort de mes fonctions.
Maintenant, pour sa gouverne, il faut qu’il sache :
1° Qu’il peut y avoir du danger de diverses natures : privation de choses nécessaires, chaleur excessive, mauvaise nourriture bien souvent, maladies, coups de fusil, mal de mer, etc. (la plus grande prudence est exigée tant pour lui que pour nous ; quelque incartade de sa part pourrait nous attirer de mauvaises affaires).
2° Il sera privé complètement, ou à peu près, de femelles, sous peine, s’il voulait s’en passer la fantaisie, de se faire couper la gorge et à nous aussi.
3° Il n’aura plus ni vin, ni eau-de-vie, mais du café plusieurs fois par jour (en campagne) et du tabac tant qu’il en voudra ; nous lui en fournirons.
Du reste il ira à cheval comme nous, sera armé de pied en cap et aura du gibier à tuer de toute nature, depuis des perdrix rouges jusqu’à des lions et des crocodiles. Ce sera même en route sa principale occupation. Quand il aura besoin de quelque chose, nous le lui donnerons et subviendrons à tous ses besoins. Bref, il partagera complètement notre genre de vie. Que Bonenfant ait l’obligeance, tant qu’il est en lui et que Leclerc pourra le comprendre, de l’initier un peu à ce que c’est qu’un voyage pareil, pour qu’il s’en fasse quelque idée et qu’il ne nous accuse pas plus tard de l’avoir trompé. Une fois qu’il sera avec nous, il n’y aura pas à revenir, ni à regretter Courtavant. Il faudra aller jusqu’au bout.
Pour ce qui est de ses gages, nous serons partis de quinze à dix-huit mois au plus. Nous le prendrions à notre service le 1er septembre prochain, et au retour nous lui compterions 1 500 francs. S’il aimait mieux en laisser d’avance 500 à sa femme, libre à lui. Qu’il réfléchisse. Il y aura du hasard, de l’aventure, beaucoup de fatigue, un peu de péril et considérablement de choses cocasses et nouvelles pour lui.
J’oublie un dernier point, mon cher oncle. Vous me dites que le gaillard est un tant soit peu vaniteux. Il devra, dans l’intérêt de notre sécurité, garder vis-à-vis de nous (en présence d’étrangers surtout) le plus grand respect. Il ira, bien entendu, aux secondes places et en campagne couchera à la porte de notre tente. Du reste il lui arrivera d’avoir des gens sous ses ordres. Quand nous prendrons des escortes en Syrie, il en sera le capitaine. D’ici là, s’il accepte, qu’il s’exerce à monter à cheval et à tirer tout en allant. Qu’il apprenne même à faire la barbe s’il peut ; ce ne serait pas inutile.
Je n’ai plus de place, mon cher vieux compagnon, pour vous dire que nous vous attendons. Adieu, vieux solide, embrassez tout votre monde pour moi.
Croisset, vendredi soir.
[18 ou 25 mai 1849.]
J’ai reçu ce matin, mon cher oncle, une lettre de Leclerc à laquelle je n’ai rien compris. Au lieu de me dire s’il accepte, oui ou non, les conditions que je lui ai posées dans la dernière lettre que je vous ai écrite, il me fait beaucoup de protestations et de doléances. Je crois que son désir est que vous le repreniez comme garde. Il a l’air d’implorer mon intervention pour cela. Si vous en étiez content, en effet, vous feriez bien de lui pardonner son escapade et de le réintégrer dans ses fonctions. Il me dit qu’il ne va pas vous voir, car il ne ferait que pleurer et ne saurait que vous dire. Il m’a l’air d’un homme abattu et très humilié. Dans tout cela je ne sais s’il veut venir avec moi en Orient. Mais voilà un autre incident. Du Camp a déniché je ne sais où un gars superbe, un Corse, un ancien troupier qui a déjà été en Égypte et paraît, d’après ce qu’il m’écrit, un drôle roué. Il penche pour lui, de même que moi je penche pour Leclerc. Le choix d’un domestique pour un tel voyage est une affaire trop grave pour se décider à la légère. De sorte que nous ne ferons notre choix et ne donnerons notre parole à l’un ou à l’autre qu’après avoir vu, moi Sassetti (c’est le nom de l’ex-voltigeur) et lui Du Camp, Leclerc.
En conséquence, si maître Leclerc veut voyager aux conditions que je vous ai envoyées, il fera bien d’accompagner Dupont jusqu’à Paris, quand celui-ci se mettra en route, et d’aller place de la Madeleine, 30, causer avec mon collègue afin qu’il en juge. Bien entendu que je paierai ce petit voyage dont la dépense ne peut être grande. Vous la fixerez vous-même, s’il vous plaît, cher oncle.
Voilà donc l’état de la question, comme on dit en politique. Plus tôt Leclerc ira se montrer à Du Camp, et plus tôt nous serons décidés sur l’homme que nous devrons prendre. Du Camp, de son côté, doit m’envoyer un de ces jours Sassetti.
Du reste rien de nouveau, cher vieux compagnon. Je travaille toujours ma Tentation comme dix nègres. J’en ai encore pour deux grands mois. Ça et le voyage à l’horizon, vous voyez que je ne manque pas de choses qui me trottent dans la tête.
Adieu, je vous embrasse vous et tout le monde de là-bas.
Croisset, samedi matin. [4 août 1849 ?]
Je vous rappelle votre double promesse, mon cher bonhomme :
1° Votre visite que vous m’avez promise pour le commencement de ce mois. Ne devez-vous pas vous mettre en voyage vers le 11 ? Tâchez de ne pas venir un mardi. Je vous attends lundi ou mercredi prochain. Je pense que vous serez alors à Rouen et que ça ne vous dérangera pas.
2° Les notes sur Crepitus dont j’aurais grand besoin maintenant.
Faites-moi le plaisir de tâcher de savoir par votre ami Maury qu’est-ce que devient la traduction de Creuzer ; s’il s’en publiait maintenant un volume je tomberais dessus avec rage. Savez-vous de quoi un citoyen peut avoir soif par le temps qui court ? – de renseignements sur Apollon. Voilà ce qui me manque ; mais ! si je savais l’allemand je lirais votre fameuse encyclopédie, hélas ! mon ignorance est telle que je me résignerais, de force, à passer par-dessus.
Je souhaite, cher ami, que vous alliez mieux que moi, – mon travail, mon voyage, le Hamard, tout cela secoue diablement mes pauvres nerfs. À force de tendre la chanterelle elle finit par péter, et les morceaux m’en fouettent la figure.
Adieu, cher vieux. Tout à vous et à bientôt, je l’espère.
[Croisset,] jeudi soir. [9 août 1849 ?]
Crepitus est une blague !!!
J’en suis foudroyé. N’importe, c’est le cas de dire : « s’il n’existait pas, il aurait fallu l’inventer ». Car, ainsi que Dieu, ça me semble trop beau pour ne pas être.
Ne pensez-vous pas, ô savant ami, que Crepitus pourrait être une invention de quelque père de l’Église ? Ne m’aviez-vous pas dit qu’il en était question dans saint Augustin ? Apocryphe ou vrai, il me faut quelque texte là-dessus, ça dérange trop toutes mes combinaisons. Je suis tout indigné, mais je m’en doutais.
Quant aux petits dieux de l’enfance, je vous remercie tout de même de la note que vous me promettez, elle pourra m’être utile. Mais si vous pouviez me dénicher, quand vous irez à Paris, quelque chose sur Crepitus (j’y reviens toujours), vous seriez un bougre bien aimable. – Vous en êtes un de penser à moi. Quant à aller vous voir cette semaine, songez, mon cher vieux, que je suis dans un labyrinthe atroce. Du Camp me presse d’aller à Paris pour hâter nos préparatifs. Je devrais y être. Mais mon bouquin avant tout. Je compte l’avoir fini dans un mois ? – C’est d’une longueur interminable. Ô Muse, que ton pucelage est dur !
D’après votre lettre de ce matin, je compte avoir votre visite vers le 20 du courant. Écrivez-moi la veille et venez-vous-en par le bateau de 10 heures et demie. Je vous offrirai un humble déjeuner dans ma modeste chaumière, des œufs, des fruits de la terre, du laitage dérobé aux troupeaux, etc., et je vous ferai reconduire le soir.
Adieu, cher ami. Tout à vous.
Je t’envoie une lettre arrivée ce matin de Pont-l’Évêque, chère vieille. Et je pense que je fais mieux que d’attendre ton retour, qui je l’espère ne sera pas long.
Fellacher n’est pas venu hier. C’est demain que je l’attends. S’il ne part pas trop tard j’irai dîner chez Achille. Sinon ce serait vendredi.
Voilà à peu près tout ce que j’ai à te dire. Rien de neuf ici. Le temps s’est rassombri et je souhaite qu’il en soit de même à Paris où tu me parais suer congrûment. Je pioche pas mal. Mais hier je me suis couché dans une espèce d’état de découragement en songeant à tout ce qui me restait à faire pour Saint Antoine. J’en étais écrasé. Aujourd’hui ça va mieux. Espérons que j’arriverai à le finir, mais à mesure que j’avance, cette fin recule.
Il me tarde de voir la boule de père Parain, j’aurai bien du plaisir à l’embrasser.
Adieu, pauvre vieille chérie.
Mille tendresses.
À toi.
[Paris,] samedi soir, 11 heures.
[Septembre 1849.]
Chère vieille,
Nous sommes arrivés en bon état tantôt à 5 heures et sans ennui. Nos compagnons de wagon étaient même amusants. Il y avait de bonnes études à faire et que nous avons faites.
J’ai trouvé Maxime fort embêté, et très fatigué. La mort de sa grand-mère l’attriste ; la bonne femme n’en a pas, je crois, pour 15 jours encore à vivre. Il ne la quitte pas et nous avons passé la soirée, Bouilhet et moi, sans lui.
Quoique tu eusses préféré que je t’écrivisse demain, afin d’avoir lundi de mes nouvelles plus fraîches (tu vois que je te connais, pauvre chère vieille), je t’envoie ce mot ce soir, parce que la poste le dimanche part de Paris à 2 heures et que j’aurais peur d’y être pris.
Si l’un de vous va à Rouen lundi, Bouilhet te pourra encore donner de mes nouvelles ; il m’aura vu le matin.
Adieu, je t’embrasse comme je t’aime.
À toi.
Ton fils.
J’attends l’Hârgent avec cent vingt mille H aspirés.
Embrasse le père Parain et Lilinne.
Quant à toutes nos autres connaissances tu peux leur dire merde de ma part.
Mon bottier a dû envoyer hier ou aujourd’hui la paire de bottes n° 2 chez Achille. J’autorise et j’engage le père Parain, lui qui s’y connaît, à ouvrir le paquet et à se repaître la vue du susdit chef-d’œuvre. Après quoi renvoyez-les-moi ici.
Je me porte bien.
J’attends l’argent avec grande impatience. Max[ime] ne peut plus m’en prêter vu que tout est en révolution chez lui. J’y fais des visites de 5 à 6 minutes entre les courses.
La mère Chéronnet n’en a encore, je crois, que pour quelques heures.
Adieu, pauvre chère vieille, je suis immensément pressé. Je partirai de Paris quand j’aurai tout payé. Probablement vendredi.
Adieu, je t’embrasse.
À toi.
[Paris,] nuit de jeudi à vendredi,
1 h[eure] du matin.
[25-26 octobre 1849.]
Tu dors sans doute maintenant, pauvre vieille chérie. Comme tu as dû pleurer ce soir, et moi aussi, va ! – Dis-moi comment tu vas, ne me cache rien. Songe, pauvre vieille, que ça me serait un remords épouvantable si ce voyage te faisait trop de mal. Max[ime] est bien bon, sois sans crainte. J’ai trouvé nos passeports prêts. Tout a été comme sur des roulettes. C’est bon signe. Adieu, voilà la première lettre, les autres succéderont bientôt. Je t’en enverrai demain une plus longue. Et toi ? écris-moi des volumes, dégorge-toi.
Adieu, je t’embrasse de tout mon cœur plein de toi. Mille caresses.
L’adresse de Fovard est : place des Pyramides », 3.
[Paris,] vendredi soir, 5 h[eures]
et demie.
[26 octobre 1849.]
Une journée de passée, pauvre vieille. C’est sans doute la pire, – comme tu as dû t’ennuyer aujourd’hui ! Je me figure ta bonne mine pensive… J’attends demain matin une lettre de toi, qu’elle soit bien longue. Écris-moi beaucoup, le plus que tu pourras.
Maxime m’a remonté hier soir en arrivant. J’en avais besoin. Il avait tellement prévu cela qu’il avait été dans la journée s’informer s’il y avait une diligence de nuit pour Nogent, il devait s’y mettre ce soir afin de me remmener samedi matin. Il est bien convenu entre nous que si, une fois l’Égypte vue, nous nous sentons fatigués ou que l’ennui de toi me prenne ou que tu me rappelles, je reviens. Ainsi ne te tourmente pas par avance, sois sans crainte, il me semble que l’envie de te revoir me ferait revenir à travers tout. Oh ! comme je t’embrasserai au retour, pauvre vieille !
Aujourd’hui déjà je suis mieux. Je ne voudrais pas pour cent mille francs ou n’importe quoi revenir à la journée d’hier. – J’ai passé tout l’après-midi avec Max[ime] à faire les paquets. Ce matin j’ai pris un bain, déjeuné d’une façon confortable, et comme Max[ime] est parti ce soir faire des adieux à ses amis, je vais aller tout seul et comme un homme à l’Opéra. Par une coïncidence bizarre c’est exactement ce que j’ai fait la veille du départ pour la Bretagne. À propos de Bretagne le relieur a apporté aujourd’hui les m[anu]s[crits] ; veux-tu que je t’envoie mon exemplaire ? seulement je te le recommande beaucoup car c’est un chef-d’œuvre de reliure. J’irai demain dire adieu au professeur et à Pradier, je t’écrirai et dimanche je t’écrirai encore, ensuite ce sera de Marseille, d’où tu recevras probablement 2 lettres. Au reste j’ai tort d’indiquer mes lettres, il en peut manquer.
Ce n’est pas de moi que je suis inquiet en partant, mais de toi. J’ai peur que ce voyage ne te rende malade ; soigne-toi bien, c’est-à-dire fais-toi une raison, comme on dit.
Adieu, pauvre mère, je t’embrasse, mille tendresses et mille caresses.
À toi ton fils qui t’aime.
Embrasse pour moi tous ces bons Nogentais auxquels je n’ai pas dit adieu. Je pense aussi à la petite fille.
[Paris,] samedi soir. [27 octobre 1849.]
La journée d’aujourd’hui m’a semblé moins longue que celle d’hier, pauvre chère vieille, quoique j’aie été moins occupé. – Ainsi j’espère peu à peu me faire à notre absence, mais toi ?… J’attendais avec bien de l’impatience ta bonne lettre. Quoique par métier je fasse du style, je ne sais que te dire, car j’aurais tant de choses à te dire.
Hier au soir, après t’avoir écrit, j’ai été à l’Opéra voir Le Prophète. C’est magnifique ; ça m’a fait du bien. J’en suis sorti rafraîchi, émerveillé, et plein de vie. Devine qui est-ce qui est venu s’asseoir à côté de moi ? – Un Persan en costume ! J’ai vu aussi le père Bourguignon qui, accoudé à la première stalle tout contre l’orchestre, se pâmait de contemplation en humant les danseuses. Sa balle m’a fait rire.
Je viens de passer une partie de mon après-midi chez ce brave Pradier qui m’a fait de belles théories sur les voyages. Ça valait la description du Vésuve. Il m’a reconduit jusqu’à la porte de Maxime où nous avons rencontré le sieur Leserrec neveu, mortel assez déplaisant.
Quand cette lettre t’arrivera, tu auras déjà dû recevoir une carte d’Égypte que j’ai recommandée au père Molard. Malgré la vénération du père Parain pour cet hôtel ça m’a l’air d’une telle pétaudière que je ne serais pas étonné quand il y aurait du retard ou qu’elle serait égarée, car le paquet est petit.
Nous attendons Bouilhet demain matin ; je vais ranger les papiers de Maxime dans ma malle. Quant à La Bretagne j’aime mieux que tu la prennes en repassant par Paris. Tu l’emporteras à Croisset, Fovard te la donnera. Je pense à toi sans cesse, ton idée m’accompagne partout. Oui, pauvre chérie, va, aie bon espoir ; je te ferai de beaux récits de voyage, nous causerons du désert au coin du feu ; je te raconterai mes nuits sous la tente, mes courses au grand soleil… Nous nous dirons : « Oh ! te rappelles-tu comme nous étions tristes ! » et nous nous embrasserons, nous rappelant nos angoisses du départ.
Allons, à demain ; tu voulais prendre le chemin de fer pour venir ici, et moi donc, quelles tentations j’avais de descendre aux stations ! Adieu, pauvre chérie, faites une petite risette, encore un bon baiser, bonne nuit, pauvre vieille.
Ton G[USTA]VE FLAUBERT.
[Paris,] dimanche, 4 h[eures] du
soir.
[28 octobre 1849.]
Tu me parles de la bêtise que tu as eue de croire à la prédiction du petit morceau de papier. – Je la comprends, car je la partage, quoiqu’en général, en fait de présages, l’esprit est ainsi fait que l’on croit surtout aux mauvais. (Quand on en a de bons on en doute, quand il vous en arrive de mauvais, cela vous fait peur.) Bouilhet est arrivé ce matin à 11 h[eures]. Nous dînons ce soir tous les trois ensemble avec Théophile Gautier, qui a remis une invitation pour venir avec nous. – Pradier viendra demain nous embrasser à l’heure du départ, dans la cour des diligences.
J’ai été dire adieu à Cloquet et à sa petite épouse. Ils prennent Eugène comme cocher. Je ne sais si Delphine y entre aussi. J’ai vu là le père Leserrec que j’ai plus aimé que d’habitude à cause de toi. M. Cloquet m’a promis, quand tu viendrais à Paris, de te faire faire la connaissance de gens qui aient voyagé, pour en causer le plus possible.
Comme je vois que mon m[anu]s[crit] de La Bretagne te ferait plaisir à avoir près de toi, il sera à la disposition de Fovard. Tu t’adresseras à lui pour qu’il te l’envoie par un moyen sûr.
Je n’approuve pas, pauvre chère vieille, le projet que tu as de manger seule. Ne fais pas cela, crois-moi. Rien n’est plus triste que ces pauvres repas-là. La tablée était longue autrefois !… Au risque de les gêner dans le commencement, mets-toi en pension chez eux. Ce ne serait pas la peine d’être venue à Nogent si tu devais vivre confinée dans ton logement.
Nous avons été tout à l’heure, Bouilhet et moi, voir au Louvre les bas-reliefs assyriens (ceux que Botta a rapportés de Ninive). Vas-y quand tu viendras ici, cela te fera plaisir en songeant que j’en verrai de pareils. Tâche, pauvre vieille, de te mettre à ma place quand je serai en route. Songe aux belles choses que je vais voir, à toutes les gueulades que je pousserai. Il y a un danger que nous n’avions pas prévu, c’est que je n’en revienne fou ; ça serait une bonne charge.
Adieu, pauvre vieille adorée. C’est demain que je pars. Dans 24 heures je roulerai ; tu n’auras donc pas de lettre avant la fin de la semaine (probablement), puis deux ou trois, puis de Malte, puis d’Égypte. Une fois arrivé en Égypte tu t’y feras. Elles arriveront régulièrement, je l’espère. Quant à la Perse, ne t’en inquiète pas d’avance ; il sera temps d’y penser plus tard.
Adieu, mille baisers, pauvre mère, je t’embrasse de tout mon cœur. Ton fils qui t’aime.
Le jeune Bezet n’est pas trop gai non plus. Néanmoins il prise à outrance et je suis sûr que ce soir il va boire de même. Il te dit mille choses.
[Paris,] lundi matin, 11 h[eures].
[29 octobre 1849.]
Tout est prêt, nous partons. Il fait beau temps ; je suis plutôt gai que triste, plutôt serein que sérieux. Le soleil brille, j’ai le cœur plein d’espoir.
Le dîner d’hier avec Gautier et Bouilhet a été charmant. Ce matin, en lui disant adieu, je n’ai pas été ému comme je le pensais. Ma sensibilité de départ a eu d’ailleurs le fond de son sac vidé avec toi, pauvre chérie.
Adieu, chère vieille. Gautier a soutenu hier devant nous cette opinion qui est mienne « qu’il n’y avait que les bourgeois qui crevassent ». C’est-à-dire « que, quand on a quelque chose dans le ventre, on ne meurt pas avant de l’avoir chié ». Adieu, bon courage, je t’embrasse le plus étroitement possible. À toi.
Lyon, mardi, 8 h[eures] du soir.
[30 octobre 1849.]
Nous arrivons à l’instant. Le temps est très beau, mais froid. Nous allons bien tous les trois et l’humeur est à l’avenant.
Il me semble, pauvre mère, qu’il y a 10 ans que nous ne nous sommes vus. De Marseille je t’écrirai une lettre plus longue.
Nous partons demain matin à 4 heures. Nous serons à Marseille le soir même, à moins que le brouillard ne nous fasse coucher en route. Adieu, tu seras contente, j’espère, de cette petite surprise. Encore adieu, mille embrassements. Ton fils qui t’aime.
Marseille, 2 novembre [1849],
vendredi, 4 h[eures] de l’après-midi.
J’ai reçu ce matin, pauvre chérie, ta lettre n° 3 du 28, envoyée à Paris. J’espère que demain j’en aurai une adressée à Marseille directement. Quant aux miennes, tout le temps que j’ai été à Paris tu as dû en recevoir à peu près tous les jours. De plus, je t’en ai écrit une de Lyon et celle-ci, que je t’écris maintenant, te fût parvenue un jour plus tôt sans les brouillards du Rhône, qui nous ont retardés de 4 heures avant-hier. Du reste je t’écrirai encore demain, et mercredi prochain je t’écrirai de Malte. Ainsi, 48 heures après que tu auras reçu ma lettre je serai occupé à t’en envoyer une autre. Tu vois donc, pauvre chère vieille, que cela n’est pas le diable. Mais ne t’attends pas à avoir celle que je t’écrirai de Malte le 7 ou le 8 avant le 22. Car le bateau ne repart pas de suite de Malte et relâche en route, de plus il faut toujours compter que le bateau peut être contrarié par le vent et rester dans un port 2 ou 3 jours. Quant à toi, tu peux m’écrire à Alexandrie de suite (c’est-à-dire pourvu que ta lettre soit à Marseille le 11 ; c’est suffisant, le prochain départ ayant lieu le 12) et ensuite au Caire jusqu’à nouvel avertissement. Aie soin, pauvre vieille, de m’écrire ainsi : « M.G.F. envoyé du gouvernement chargé d’une mission en Orient ».
Tu dis que les récits de voyage sont bien loin de nous. Eh bien ! pour te prouver le contraire, je m’en vais t’envoyer celui de Paris à Marseille. – Quand il a fallu partir de chez Max[ime], tout le monde était en eau, surtout ce pauvre Cormenin qui n’en pouvait plus et faisait pitié. Aimée, Jenny, la portière, etc., tout cela sanglotait et me faisait mille recommandations. Dans la cour de la diligence nous avons trouvé Pradier qui s’est écrié (il faisait très beau soleil) : « Fameux, fameux ! Savez-vous ce que j’ai vu ce matin à mon baromètre ? Beau fixe. C’est bon signe, je suis superstitieux, ça m’a fait plaisir. » Toi qui connais l’homme, tu peux t’imaginer la scène augmentée de son chapeau, de ses longs cheveux, de l’institutrice, etc. C’était dans la même cour où je me suis embarqué pour la Corse, à la même place, à peu près à la même heure. Le premier voyage a été bon, le deuxième sera de même, pauvre vieille. Tous les gens que nous voyons nous l’affirment. À Lyon, nous avons vu Gleyre, un peintre qui a longtemps habité l’Orient (5 ans) ; il a été jusqu’en Abyssinie. – D’après ses conseils nous resterons peut-être plus longtemps en Égypte que nous ne l’avions décidé, quitte à sacrifier ou à bâcler le reste de notre voyage. Ce qu’il y a de certain, c’est que déjà nous avons retranché le Kurdistan, pays compris entre la Syrie du N[ord] et la Perse. C’est 3 mois de moins et le seul passage qui offrît quelque danger. Nous prendrions les bateaux à vapeur et un voyage de 4 mois se réduirait à quinze jours. Au reste, il n’est question maintenant que de l’Égypte et nous ne pensons qu’à elle. Le reste dépendra de mille choses et surtout de toi ; si tu t’ennuies trop, si tu me rappelles, tu sais bien que je reviendrai, pauvre vieille.
Nous venons à l’instant de faire une visite à Clot-Bey qui, au lieu d’être au Caire, se trouve à Marseille. Il va nous charger de lettres et de recommandations. Selon lui, un voyage en Égypte n’est pas plus qu’un voyage à Maromme. Il ira cet hiver à Paris. M. Cloquet te fera faire sa connaissance et tu pourras te rassurer auprès [de] lui. Il nous a dit qu’il n’y avait en Égypte à craindre ni brigands, ni fièvres, ni ophtalmies (en prenant des précautions). La seule chose qu’il nous ait bien recommandée, c’est d’éviter le froid des nuits, mais nos flanelles et nos pelisses sont là.
Nous avons visité tantôt notre paquebot, le Nil, sur lequel nous devons partir après-demain matin dimanche, à 8 heures. Il est superbe, et toi qui aimes surtout les grosses embarcations, il te conviendrait, car c’est le plus gros de tous ceux qui sont dans le port. Le père Cauvière nous a recommandés au commandant ; nos chambres sont choisies. Le commandant me donnera la sienne si je suis trop malade de la mer. Tu vois, pauvre vieille chérie, que l’on soigne ton poulot. Nous avons des balles d’une importance superbe. Sur le paquebot du Rhône on accablait Sassetti de questions pour savoir quelles étaient nos seigneuries. C’est un drôle de garçon qui n’est embarrassé de rien et connaît tout. Il est parti ce matin déjeuner chez la contre-basse du théâtre qui est un de ses amis, ce qui lui a valu d’entendre hier au soir La Juive pour rien, dans l’orchestre, parmi les musiciens, comme un artiste. – Je crois que c’est un bon choix. Il nous sert très bien.
Ce matin j’ai reçu de Lauvergne une lettre pour Soliman-Pacha, général en chef de l’armée d’Égypte. J’y suis crânement recommandé. Le paragraphe qui me concerne commence ainsi : « C’est un homme puissant par la pensée » ?! et tout le reste dans ce goût-là.
Allons, pauvre adorée de mon cœur, prends courage, tu verras comme la première lettre que tu recevras d’Égypte te fera plaisir. – Lis, tâche de lire, occupe-toi ; embrasse bien la petite fille. Je pense à elle souvent. Ne te mets donc pas le cœur à la presse ; parle de moi, tâche qu’on en parle. Dis au père Parain qu’il boive de temps à autre un verre de kirsch à ma santé. Ici, un voyage en Orient est si peu de chose que le moindre décrotteur vous parle de Jérusalem, du Caire et de Persépolis comme de rien du tout. Ça ravale la bonne opinion qu’ont d’eux-mêmes les gens qui croient faire un grand coup en y allant. Adieu, mille baisers, mille tendresses. Demain je t’enverrai un bout de lettre, mais comme je l’écrirai probablement l’heure de la poste passée, il y aura un jour d’intervalle entre les deux. Encore une bonne embrassade. À toi, ton fils.
Marseille. Samedi soir 6 h[eures].
[3 novembre 1849.]
J’espérais ce matin avoir une lettre de toi, pauvre chérie, mais c’est de ma faute. Quand je t’ai dit de m’écrire mardi de Nogent, je n’ai pas fait attention que de Nogent à Paris c’était un jour de plus, et ta lettre n’arrivera ici que demain matin. Peut-être ne pourrais-je pas l’avoir, car nous nous embarquons à 8 h[eures] précises. Cependant, avec un canot et la poste étant prévenue, il est probable qu’on me l’apportera à bord comme nous démarrerons. Quant à moi je t’écrirai mercredi prochain de Malte, mais tu n’auras pas cette lettre-là avant le 22 ou le 25. Du reste, c’est une mauvaise chose que je fais que de t’annoncer des lettres, mille retards peuvent en empêcher l’arrivée et alors l’inquiétude vous ronge à belles dents. J’en attends de toi à Alexandrie, et au Caire ensuite, comme je te l’ai dit hier. Mets toujours mon titre sur l’adresse, aie de grandes enveloppes et affranchis. Ah ! pauvre mère, que je voudrais pouvoir me glisser dans les miennes entre ces plis de papier sur lesquels je verse un long regard de tendresse ! – Écris-moi des volumes, dis-moi tout ce que tu veux, épanche-toi.
Aujourd’hui nous avons embarqué notre bagage. Tous ces messieurs du bord sont charmants. Maxime a reconnu le médecin pour avoir déjà navigué avec lui : reconnaissance, embrassade, tableau. Nous partons avec le consul de Manille qui traverse l’Égypte pour se rendre dans l’Inde, et le consul de Tripoli qui se rend à Malte avec sa famille. Nous serons, je pense, aussi bien que possible, sauf le mal de mer auquel il faut se résigner, quoique le docteur Barthélemy (un élève de M. Cloquet), ce même médecin du bord, prétende qu’il réussit quelquefois à le guérir. Que dis-tu du jeune Sassetti qui a trouvé le moyen par un garçon de l’hôtel de se lier déjà avec le cuisinier du paquebot. Ils ont ce matin déjeuné ensemble.
Clot-Bey, auquel nous venons de faire nos adieux (je t’ai dit, je crois, qu’il est à Marseille et non au Caire), nous donne quantité de lettres pour l’Égypte ; ce ne sont qu’ingénieurs, généraux, beys, pachas, etc. Il nous engage à nous dépêcher au commencement, c’est-à-dire à Alexandrie où il n’y a pas grand-chose à voir, afin de tâcher de partir du Caire avec l’expédition annuelle du miri (= prélèvement de l’impôt) qui va partir pour la Haute-Égypte. Ce serait plus amusant, plus commode et plus économique ; nous voyagerions avec une armée ! Quel chic ! C’est ça qui serait pompadour, maréchal de Richelieu et surtout mousquetaire gris. – Il nous a dit que pour nos communications de lettres sur le Nil ce serait assez facile, surtout pour les faire aller en France, plus que pour en recevoir. Il y a sur tous les bords du fleuve des gouverneurs auxquels nous serons adressés, dans le cas où nous irions seuls, et de place en place (jusqu’en Abyssinie même !), des médecins franks. – Tu vois, pauvre mère, qu’il n’est pas possible de voyager avec de meilleures conditions. Clot-Bey m’a l’air d’un excellent bougre dans toute la force du terme. Il ira à Paris d’ici à un mois ou deux. Écris à M. Cloquet de t’en prévenir. Tu dînerais avec lui, cela te ferait grand bien. Il te rassurerait beaucoup.
Parle-moi de ta santé, pauvre chérie. Ne me cache rien. As-tu été reprise de tes crachements de sang ? Et les migraines ? etc. Moi, à cause du froid (car il ne fait pas chaud du tout, le temps est sec) et par précaution, j’ai dès maintenant endossé la chemise de flanelle. Me voilà donc condamné au gilet de santé.
Bezet doit t’écrire ; il me l’a promis en partant. Tâche de t’habituer à Nogent. Si tu revenais à Rouen tu t’embêterais peut-être encore plus. Je voudrais bien que l’été fût venu pour que tu puisses un peu voyager en Angleterre. Adieu, pauvre vieille ; ne pleure pas. Dans 72 heures je t’écrirai de Malte sous les orangers ; mais quel dégobillage d’ici là, peûh, peûh ! Ah peûh !
Adieu, je t’embrasse sur tes deux longues joues creuses. Ton fils.
Les départs de Marseille pour Alexandrie (et l’Égypte) ont lieu les 4, 14, 24, 1, 11, 21. Ainsi, que toutes tes lettres pour l’Égypte soient à Marseille la veille ou l’avant-veille de ces quantièmes. Il faut au moins 3 jours pour qu’une lettre arrive de Paris à Marseille.
Malte. À bord du Nil.
Nuit du mercredi au jeudi, 7-8 nov[embre 1849].
Nous venons d’arriver à Malte, chère bonne mère. Le bateau est à l’ancre dans le port, nous repartons demain à 1 heure après avoir pris du charbon. Je profite de l’état de stabilité du bâtiment pour t’envoyer cette lettre promise.
Sais-tu une chose, pauvre vieille, une chose superbe ? C’est que je n’ai pas eu le mal de mer. Non, pas du tout (sauf en partant de Marseille, la première demi-heure où j’ai vomi un verre de rhum que j’avais pris pour me donner du cœur). Du reste, tout le temps de la traversée, c’est-à-dire depuis dimanche matin jusqu’à ce soir, j’ai été un des plus gaillards, si ce n’est le plus gaillard des passagers. Il n’en est pas de même de Maxime ni de Sassetti qui ont piqué une assez grande quantité de renards (de quoi en fourrer une pelisse si on en avait gardé les queues). Quant à moi, promenades sur le pont, dîners avec l’état-major, stations sur la passerelle entre les deux tambours dans la compagnie du commandant, où je me piète dans des attitudes à la Jean-Bart, la casquette sur le côté et le cigare au bec. Je m’instruis en marine, je m’informe des manœuvres, etc. Le soir, je contemple les flots et je rêve, drapé dans ma pelisse comme Chil[de] Harold. Bref, je suis un gars. Je ne sais pas ce que j’ai, mais je suis adoré à bord. Ces messieurs m’appellent papa Flaubert, tant, à ce qu’il paraît, ma boule est avantageuse sur l’élément humide. Tu vois, pauvre vieille, que le début est bon. Et ne va pas croire que la mer ait été très calme, au contraire le temps a été un peu dur, et le vent d’est nous a retardés de 12 heures. Mais je n’en étais que plus maréchal de Richelieu, pompadour, rocaille et cardinal Dubois sacrebleu.
Nous avons à bord deux jeunes gens dont l’un a déjà fait notre voyage. Selon lui, rien n’est plus aisé. C’est un ancien élève de l’École polytechnique, très riche, que l’on appelle M. Delagrange et qui, dans ce moment, se dirige vers Suez pour gagner Ceylan et faire un petit voyage de 4 ans dans l’Inde, uniquement pour son agrément. La traversée seule lui coûte 7 mille francs. Rien n’est plus drôle que notre bâtiment et la composition des passagers. Tout le monde est ami intime. On cause, on parlotte, on blague. Les messieurs font des politesses aux dames. On dégobille l’un devant l’autre, et le matin on se revoit avec des figures de déterrés qui rient les unes des autres. Une des plus comiques est celle de Maxime qui ne croyait pas être malade, le pauvre garçon, et m’avait très recommandé au médecin, tandis que je n’ai rien et que lui ne désouffre presque pas. Quant au jeune Sassetti il fait le crâne, mais n’est pas beaucoup plus solide que son maître.
Demain matin nous visiterons Malte. Je jetterai cette lettre à la poste. Je m’achèterai une paire de souliers dont j’ai besoin ainsi que de la poudre, car nous n’en avons que fort peu et il n’y [en] a que d’exécrable en Égypte. À propos d’Égypte, t’ai-je dit que très probablement nous serons présentés au vice-roi ? Vois-tu nos seigneuries devant Son Altesse ?
Écris-moi de suite au Caire, car je crois que nous ne resterons que peu de temps à Alexandrie.
Dimanche matin, avant de m’embarquer, j’ai reçu ta lettre du 29. Écris-m’en souvent de pareilles ; elle m’a fait du bien. Adieu, pauvre chérie, de tout mon cœur. Embrasse Lilinne pour moi. Regarde-toi dans la glace et souris-toi de ma part. Adieu, je vais me coucher, car j’ai envie de dormir. Je t’embrasse encore une fois. Ton fils qui t’aime.
Max[ime] me dit toujours de te dire mille choses. Je n’en fais rien ; cela va sans dire. C’est de même que pour les Nogentais ; une fois pour toutes, à chacune de mes lettres, tu leur feras mille compliments. C’est convenu, puisque ça leur fait plaisir. Moi je déteste répéter continuellement les mêmes post-scriptum. Encore un bon baiser, pauvre mère ; de cela je ne me lasse pas, et quand ce sera effectivement donc !!!
J’écrirai à Achille du Caire.
Nous voilà arrivés d’avant-hier, bonne mère, et arrivés tous en bon état. Il était temps pour Maxime et pour Sassetti qui crevaient de mal de mer. Quant à un homme comme moi j’ai été plus qu’un jeune homme ne doit être, sec et gaillard à bord. Me voilà, je crois, amariné et capable de faire le tour du monde sans cuvette. – Sais-tu, pauvre vieille, que nous sommes déjà à 800 lieues l’un de l’autre et que la partie la plus triste, et la plus pénible du voyage est passée. – Max[ime] et moi nous n’avons maintenant, d’ici à 5 grands mois, qu’à voyager sur le Nil dans une bonne barque couverte. Rassure-toi donc, pauvre chérie. Si tu savais comme le soleil est beau ! quels palmiers ! quels chameaux ! etc. J’ai fait ce matin 2 lieues à âne pour aller voir les bains de Cléopâtre. J’ai casse-pété. Nous avons ramassé des cailloux pour ce pauvre Bouilhet qui doit bien aussi s’embêter là-bas à Rouen à donner des répétitions. – C’est de toi et de lui que nous parlons le plus souvent. Souvent je te rêve à mes côtés. Je me figure ta mine que j’aime tant regardant tout cela avec moi. – Ou bien je te vois seule à Nogent, devant ton feu, bien triste, le menton dans ta main et contemplant les charbons.
Jusqu’à présent je ne t’ai envoyé que des bouts de lettre écrits sur le pouce. Mais j’ai envie de me piéter un peu à t’écrire jusqu’à 5 h[eures] du soir (il en est maintenant 2), heure à laquelle nous irons prendre ung bain turc. Max[ime] photographise avec Sassetti, je suis seul dans ma chambre qui donne sur la grande place d’Alexandrie. Les volets sont fermés. Personne ne passe, si ce n’est de temps à autre quelques soldats turcs habillés comme des marmitons et qui ont l’air de feignants renforcés, je commence :
I
DE PARIS À MARSEILLE
Rien de bien curieux. Une brave dame qui était à côté de nous dans la diligence a hurlé de peur à propos d’une flammèche de charbon de terre enlevée de la locomotive et qui, tombée sur mon paletot, y a fait un trou. – Ma conviction « que le feu ne brûle pas » s’est renforcée de plus belle, car cela s’est éteint tout de suite. – Nous avons passé devant Montereau. J’ai pensé à toi, j’ai regardé à droite ; si l’idée enlevait le corps comme aux temps prophétiques, oh ! pauvre vieille, tu m’aurais vu arriver le soir vers toi porté par un nuage. – Le soir à … dîner avec force commis voyageurs. Le lendemain sur le bateau de la Saône nous eûmes un coup de théâtre assez grotesque : nous entrons par hasard dans le salon des dames où étaient déposées nos pelisses, et nous voyons deux conducteurs de diligence la main passée sous la robe de deux belles dames en chapeau et en mantelet de velours, et buvant l’anisette avec ycelles. C’était bon et d’un haut goût comme bas comique. À Lyon dîner, et la visite de Gleyre, le peintre, qui reste jusqu’à 1 heure du matin à nous parler de la Haute-Égypte et à nous monter la tête. De Lyon à Valence navigation sur le Rhône retardée par le brouillard, si bien que, menacés de coucher en route, nous nous jetons dans une diligence à Valence et après un dîner des plus lestement avalés nous filons pour Avignon où nous prenons dans notre wagon un brave monsieur qui ne se lasse pas de répéter tout bas : « Ce que c’est que le génie de l’homme pourtant ! l’industrie !… »
À Marseille il a fait assez mauvais temps, de la pluie, du vent. Le père Cauvière ne nous a pas invités à dîner, d’où grand désappointement pour nos excellences. Le soir nous allons dans les cafés chantants et notre groom se pocharde un peu de son côté. Sur le quai, dans une baraque de toile, nous vîmes deux demoiselles… laineuses, avec leur papa. C’étaient des créatures qui avaient pour cheveux véritables des toisons de moutons. Elles circulaient entre les bancs de la société et toutes les pattes de matelots qui étaient là tiraient dessus pour vérifier l’authenticité de leur tignasse. – Il n’y avait rien de plus bête ni de plus sale.
II
TRAVERSÉE
Elle fut agréable pour moi qui n’eus pas le mal de mer, je ne me lasse pas de le dire. Piété presque constamment sur le pont où j’ai fini par apprendre à marcher, je regardais les flots, les nuages, la lune, l’écume des vagues. J’écoutais le vent siffler dans les cordages et les paquets de mer rebondir sur les tambours. Aux repas je m’empiffrais le ventre, je faisais des plaisanteries. J’étais un jeune homme très aimable. On m’admirait. Il y a le second du bord, une espèce de capitaine Barbey supérieur, qui s’est pris de passion pour moi, et qui a été attendri hier en me quittant. C’est drôle comme je plais aux natures brutales. Une traversée est quelque chose de très fertile comme observations, quand on sait en faire. La vie y étant plus resserrée qu’à terre, y est plus dense. Le mépris des premières pour les secondes, des secondes pour les troisièmes, des troisièmes pour les quatrièmes, la rivalité entre les gens de l’administration et ceux du bord, les préséances à table, les politesses, les mots piquants, les gestes à allusion, tout cela est fort plaisant. Le médecin du Nil était un gros farceur qui, ayant une fois appelé Max[ime] young Du Camp, répéta ce mot une seconde fois ; nous le répétâmes tous si bien que ça devint une lyre sur le bord ; tout était young. On disait une young botte, une young côtelette, un young soleil, un young vent – et on riait ! –
III
ALEXANDRIE
C’est jeudi, avant-hier seulement, que nous sommes arrivés, ayant séjourné 24 heures à Malte à cause du temps qui était contraire. – Si tu veux connaître Malte, lis dans le volume de Maxime ce qu’il en dit, c’est fort exact. – Notre commandant, en homme prudent, a mieux aimé allonger le voyage d’une journée (ce qui nous a permis de bien voir l’île) que de s’exposer à quelque avarie. Du reste, de Malte à Alexandrie, le temps a été assez beau pour que l’on pût dessiner sur le pont, et je t’autorise à dire au père Parain qu’on a fait ma charge et que j’ai même donné des conseils à l’artiste.
Quand nous avons été à 2 heures du rivage d’Égypte, je suis monté avec le chef de timonerie sur l’avant et j’ai aperçu le sérail d’Abbas-Pacha, comme un dôme noir sur le bleu de la mer. Le soleil tapait dessus. J’ai aperçu l’orient à travers, ou plutôt dans une grande lumière d’argent fondue sur la mer. Bientôt le rivage s’est dessiné, et la première chose que nous avons vue à terre c’est deux chameaux conduits par un chamelier, puis, tout le long du quai, de braves Arabes qui pêchaient à la ligne de l’air le plus pacifique du monde. Pour débarquer, ç’a été le tintamarre le plus étourdissant du monde, des nègres, des négresses, des chameaux, des turbans, des coups de bâton administrés de droite et de gauche avec des intonations gutturales à déchirer les oreilles. Je me foutais une ventrée de couleurs, comme un âne s’emplit d’avoine. – Le bâton joue un grand rôle ici, tout ce qui porte un habit propre rosse ce qui porte un habit sale, ou plutôt ce qui n’a pas d’habit ; quand je dis habit, c’est culotte qu’il faudrait. – On voit quantité de Messieurs vaquer de par les rues rien qu’avec une chemise et une longue pipe. Hormis les femmes de la plus basse classe, toutes sont voilées, avec des ornements sur le nez qui pendent et ballottent comme au frontal des chevaux. En revanche, si l’on ne voit pas leur figure, on leur voit à toutes la poitrine. – En changeant de pays, la pudeur change de place, comme un voyageur embêté qui se met tantôt sur l’impériale et tantôt dans la rotonde. Une chose ici curieuse, c’est le respect ou plutôt la terreur que l’on a pour le Frank. Nous avons vu des bandes de 10 et 12 Arabes, tenant toute une rue, s’écarter pour nous laisser passer. Alexandrie, d’ailleurs, est presque un pays européen, tant il y a d’Européens. Nous sommes, à la table d’hôte de notre seul hôtel, une trentaine. Tout est plein d’Anglais, d’Italiens, etc. Hier nous avons vu une procession magnifique pour la circoncision du fils d’un riche négociant ; ce matin nous avons déjà vu les aiguilles de Cléopâtre (2 grands obélisques sur le bord de la mer), la colonne de Pompée et les catacombes et les bains de Cléopâtre. Demain nous partons pour Rosette, d’où nous serons revenus dans 3 ou 4 jours. Nous allons doucement et sans nous fatiguer, vivant sobrement et couverts de flanelle des pieds à la tête, quoiqu’il fasse 30 degrés de chaleur dans les appartements. Ce n’est du reste nullement incommodant, à cause de la brise de mer.
Soliman-Pacha, l’homme le plus puissant de l’Égypte, le vainqueur de Nezim, la terreur de Constantinople, se trouve par hasard à Alexandrie au lieu d’être au Caire. Nous lui avons fait une visite hier, munis de la lettre de Lauvergne. Il nous a admirablement reçus. – Il doit nous donner des ordres pour tous les gouverneurs de l’Égypte, il nous offre sa voiture pour aller au Caire. C’est lui qui a fait le marché pour nos chevaux pour notre course de demain. Il est charmant, cordial, etc. C’est sans doute nos balles qui lui plaisent. De plus, nous avons M. Gallis, l’ingénieur en chef des armées, le bey Princeteau, etc. Pour te donner une idée de la manière dont nous allons voyager, on nous donne des soldats afin d’écarter la foule lorsque nous sommes à photographier. J’espère que c’est chic. – Il n’est pas possible, comme tu vois, pauvre vieille, d’être mieux. Quant aux ophtalmies, parmi les gens que l’on rencontre il n’y a que ceux de la plus vile condition, comme on dit généralement, qui en soient atteints. M. Willemin, un jeune docteur d’ici qui est en Égypte depuis cinq ans, me disait ce matin n’en avoir pas vu un seul cas sur un homme aisé ni sur un Européen. Rassure-toi donc, pauvre vieille, prends bon courage, je te reviendrai en bon état. – J’ai engraissé depuis que je suis parti, si bien qu’à ce moment même il y a deux pantalons à moi, qui sont chez M. Chabannes, tailleur français, occupés à se faire élargir pour que mon ventre y puisse tenir sans gêne.
Allons, adieu, pauvre vieille, il est 4 heures. J’ai été dérangé dans ma lettre par la visite de M. Pastré, banquier. C’est lui qui doit nous faire parvenir notre argent et expédier nos bagages si nous envoyons en France quelque momie. Nous allons de ce pas chez notre ami Soliman prendre une lettre pour demain. Elle est adressée au gouverneur de Rosette afin qu’il nous loge chez lui, c’est-à-dire dans la forteresse, seul endroit logeable, à ce qu’il paraît. – Nous avions l’intention de pousser jusqu’à Damiette, mais comme on nous a dit que ce serait trop fatigant à cheval, à cause des sables, nous avons renoncé à la partie : nous irons du Caire par bateau. Tu vois que nous ne sommes pas des entêtés. Nous avons pour principe d’écouter l’avis des gens compétents et de nous ménager comme deux petits saints. Adieu, mille baisers, pauvre vieille ; embrasse la petite pour moi. Écris-moi de bien longues lettres. Je te serre à t’étouffer. Ton fils qui t’aime.
Écris-moi au Caire.
Alexandrie, jeudi 22 [novembre 1849].
Je t’écris, chère vieille, en grande tenue, habit noir, gilet blanc, escarpins, etc., comme un homme qui vient de faire une visite à un premier ministre. Nous sortons à l’instant de chez Artin-Bey, ministre des affaires étrangères, auquel nous avons été présentés par le consul et qui nous a parfaitement bien reçus. Il va nous donner un firman ficelé pour tout notre voyage. Nous sommes ici reçus d’une manière incroyable. Nous avons l’air de princes, ceci n’est pas une plaisanterie. – Sassetti répète : « C’est égal, je pourrai dire qu’une fois en ma vie j’ai eu dix esclaves pour me servir et un qui chassait les mouches. » C’est en effet ce qui lui est arrivé.
Lundi prochain, nous partons en barque sur le Nil jusqu’à Kafresahiah ; de là nous aurons 3 jours de cheval jusqu’à Mansourah, d’où nous reprendrons une cange pour Damiette, et de Damiette nous remonterons jusqu’au Caire. Cette petite expédition dans la Basse-Égypte est l’affaire d’une quinzaine. Pendant ce temps il est probable que je ne pourrai t’écrire, pauvre vieille, car à Damiette il est peu probable de rencontrer une occasion pour Alexandrie et nous pouvons arriver au Caire après le départ du courrier. Ainsi prends patience, chère mère, ne t’inquiète pas. Je ne sais au juste quand tu recevras ma prochaine lettre. Le bateau de Beyrouth à Alexandrie a eu 3 jours de retard dans un voyage de 36 heures à cause des vents d’ouest. Tu vois que mille causes peuvent retarder l’arrivée des lettres. À propos de lettres tu me dis que j’en ai dû recevoir 3 de toi à Marseille, je n’en ai reçu que 2. En voilà donc déjà deux de perdues sur sept. Pourvu que quelques-unes des miennes n’aient pas eu le même sort ! Hier j’ai reçu la tienne du 8 courant. Comme elle m’a fait de bien ! pauvre vieille. Elles me font bien du plaisir ! Quand je vois ta bonne écriture, je crois voir ta figure, c’est quelque chose de toi. Tu me dis que tu t’habitues, que tu te réconfortes un peu, que tu n’es pas trop triste, est-ce bien vrai ? Ne me cache rien, chère mère, et qu’une délicatesse exagérée ne soit pas cause de ton malheur, tu en as déjà bien assez.
Tu me parles de ces bons Nogentais qui font tout pour toi. Il y a là-dedans rien qui m’étonne. Je m’y attendais. Embrasse-les pour moi et qu’à 800 lieues de distance ils reçoivent la plus cordiale gratitude qu’il soit possible d’envoyer. – Maxime et moi, nous causons souvent du père Parain. S’il était avec nous il pourrait assouvir l’amour désordonné qu’il a du chic, quoiqu’il y ait absence complète de bottes à revers, car les domestiques n’ont même pas de culottes. Du reste ils ont la peau si noir[e] que ça leur en tient lieu. J’en aurai de belles à lui conter, au retour, quand nous serons repiétés dans nos fauteuils à Croisset. Aujourd’hui nous avons fait emplette de tarbouks (petits bonnets rouges à gland de soie) et nous portons déjà la coiffure égyptienne en attendant le reste de l’accoutrement que nous prendrons au Caire. – Au Caire, si j’ai le temps, j’écrirai à Olympe.
Ce matin, nous avons déjeuné chez M. Gallis, l’ingénieur en chef, avec notre ami Soliman-Pacha, et ce soir nous allons à l’Opéra. Tu vois que jusqu’à présent notre existence n’est pas bien rude, quoique nous ayons traversé le désert. À propos de Soliman-Pacha, pour te donner une idée de la manière dont nous sommes avec lui, je te dirai que c’est lui qui se charge de faire passer nos bagages au Caire (où il habite) à son domicile sans que nous ayons à nous occuper de rien.
Il est 6 heures, nous allons dîner, et ce soir ou demain matin je reprendrai ma lettre et te raconterai notre petite expédition de Rosette.
Vendredi matin [23 novembre 1849].
Nous sommes partis à la pointe du jour dimanche dernier, sellés, bottés, enharnachés, armés, avec quatre hommes qui nous suivaient à pied en courant, notre drogman monté sur son mulet chargé de nos manteaux et de nos provisions, et nos trois chevaux qui se conduisaient à l’aide d’un simple licol. Ils avaient l’air de rosses et étaient au contraire d’excellentes bêtes. Avec deux coups d’éperon on les enlevait au galop, et en sifflant ils s’arrêtaient tout court. Pour les faire aller à droite ou à gauche, il suffisait d’appuyer sur leur cou.
Dès les portes d’Alexandrie le désert commence : ce sont des monticules de sable couverts çà et là de palmiers, puis des grèves qui n’en finissent [pas]. De temps à autre, il vous semble voir à l’horizon de grandes flaques d’eau avec des arbres qui se reflètent dedans et tout au fond, sur la ligne extrême qui paraît toucher le ciel, une vapeur grise qui passe en courant comme un train de chemin de fer. C’est le mirage. Tout le monde l’éprouve, Arabes et Européens, ceux qui sont habitués au désert, comme ceux qui le voient pour la première fois. – De temps à autre, dans le sable, on rencontre la carcasse de quelque animal, un chameau mort aux trois quarts rongé par les chacals et dont les boyaux noircis au soleil passent en dehors, un buffle momifié, une tête de cheval, etc. Les Arabes trottinent sur leurs ânes avec leurs femmes empaquetées d’immenses voiles noirs ou blancs. On s’adresse le bonjour, taëb, et on continue son chemin… Vers 11 heures nous avons déjeuné près d’Aboukir, dans une forteresse gardée par des soldats qui nous ont offert d’excellent café et refusé le batchis, chose merveilleuse ! La plage d’Aboukir est encore couverte de place en place par des débris de navire. Nous y avons rencontré quantité de requins échoués. Nos chevaux écrasaient des coquilles, au bord des flots ; nous tirions des cormorans et des pies de mer. Nos Arabes couraient comme des lévriers ramasser celles que nous avions blessées. – (Car j’ai tué du gibier, moi ! – oui ! – moi ! voilà du nouveau, hein, pauvre vieille ?) Le temps était magnifique, la mer et le ciel tout bleus, l’espace immense. – À un endroit que tu trouveras sur ta carte et que l’on appelle Edkou, on passe l’eau en bac. Là, nos gamins avaient acheté au conducteur de deux chameaux quelques dattes dont ceux-ci étaient chargés. À une demi-lieue plus loin environ nous chevauchions tranquillement côte à côte à cent pas de nos guides qui nous suivaient par-derrière, quand tout à coup nous détournons la tête à un bruit de grands cris qui nous arrive. Nos hommes se bousculaient tous et nous faisaient signe de venir. – Sassetti s’enlève au grand galop avec son pet-en-l’air de velours qui vole au vent, nous enfonçons nos éperons dans le ventre de nos chevaux et nous arrivons sur le théâtre du conflit. C’était le propriétaire des dattes qui suivait de loin ses chameaux et qui, voyant nos jeunes drôles en manger, avait cru qu’ils les avaient volées et était tombé sur eux à coups de bâton. Mais quand il vit trois bougres fondre sur lui avec des fusils accrochés à leur selle, les rôles changèrent et, de battant qu’il était, il devint battu. Le courage alors revint à nos hommes qui tombèrent dessus à coups de triques et d’une façon à ce que la peau du derrière lui en pétait à chaque bordée. Pour éviter les coups, il entra dans la mer en relevant sa robe de peur d’être mouillé ; les autres l’y suivirent. Plus il relevait sa robe, plus il offrait de place aux bâtons qui roulaient sur lui comme des baguettes de tambour. Il n’y avait rien de plus drôle à considérer que ce cul noir au milieu des vagues blanches. Il hurlait comme une bête féroce. Nous autres, nous étions là sur le bord à rire comme des fous. J’en ai encore mal aux flancs quand j’y pense. C’est une des plus belles charges que j’aies vues, soit dit sans calembour. Le surlendemain, en revenant de Rosette, nous avons rencontré les mêmes chameaux qui revenaient d’Alexandrie. En nous apercevant de loin, il prit le large, laissa là ses bêtes et fit un grand détour à pied par le désert afin de nous éviter. Cette aventure nous a considérablement divertis. Du reste, tu ne saurais croire le rôle important que le bâton joue ici. On y distribue les horions avec une prodigalité sublime, le tout accompagné de cris les plus couleur locale du monde.
Le soir à 6 heures, après un coucher de soleil qui faisait ressembler le ciel à du vermeil fondu et le sable du désert à de l’encre, nous arrivâmes à Rosette dont toutes les portes étaient fermées. Au nom de Soliman-Pacha elles s’ouvrirent en criant lentement comme celles d’une grange. Les rues étaient sombres, et si étroites qu’il n’y avait juste la place que pour un cavalier. Nous avons traversé les bazars, dont chaque boutique est éclairée par un verre plein d’huile suspendu à une ficelle, et nous sommes arrivés à la caserne. Le pacha nous a reçus sur son sopha, entouré de nègres qui nous ont apporté des pipes et du café. Après beaucoup de politesse[s] et de compliments, on nous a donné à souper et fait nos lits garnis d’excellentes moustiquaires. À propos de moustiques, j’en suis tigré. Du reste je ne les sens nullement, ce qui est le principal. J’y suis actuellement inaccessible. Ma peau en est tannée, mais ce qui me désole, c’est que je ne me bronze pas du tout, tandis que Max[ime] est déjà aux trois quarts nègre. Le lendemain matin, pendant que nous faisions nos ablutions, le pacha entra dans notre chambre en nous amenant le médecin du régiment, un Italien parlant parfaitement français et qui nous fit les honneurs du pays. Grâce à cet excellent homme nous passâmes une journée fort agréable. Quand il sut mon nom et que j’étais fils de médecin, il me dit qu’il avait entendu parler de mon père et qu’il avait lu son nom cité plusieurs fois. Ce ne fut pas pour moi, chère mère, une médiocre satisfaction en songeant que la mémoire de ce pauvre père m’était encore bonne à quelque chose et me protégeait de si loin. Cela me rappelle qu’au fond de la Bretagne aussi, à Guérande, le médecin du pays m’avait dit l’avoir cité dans sa thèse. Oui, pauvre chérie, je pense à eux, va, et bien souvent. Tandis que mon corps va en avant, ma pensée remonte la carte et s’enfonce dans les jours passés. Je t’admire de la proposition que tu as faite relativement aux leçons de piano, mais ne sera-ce pas au-dessus de tes forces ? Tout ce que je te souhaite c’est d’avoir, ne fût-ce que cinq minutes par mois, un moment d’illusion.
Toute la matinée donc fut employée en courses dans Rosette (à ce propos fais-moi le plaisir, quand tu écriras à Rouen, de t’informer de M. Julienne (?), celui qui a inventé les fourneaux économiques pour les pompes à feu. Quelle est son adresse ? et voudrait-il entrer en correspondance avec M. Foucault, directeur de la manufacture du riz à Rosette, à qui j’ai parlé de cette invention et qui désire fort savoir à quoi s’en tenir. – Je ferais peut-être mieux d’écrire à Baudry. Car M. Sénard a été en relation avec M. Julienne. Comme je me suis chargé de cette commission, je tiens à la faire). À chaque nouvelle visite que nous faisions, chibouk, café, et nullement question de manger. Je crevais de faim et commençais à trouver que c’était trop de fumée. Bref, à 1 heure et demie, le pacha nous dit que nous allions dîner. Nous étions cinq autour d’une table grande comme le guéridon qui est dans mon cabinet, on buvait tous dans le même verre, et l’on mangeait avec ses doigts. Il y eut bien de servis au moins 30 plats. On mange cinq ou six bouchées de chacun et on vous en sert un autre. Tous arrivent l’un après l’autre. Un négrillon en jaquette bariolée chassait les mouches, d’autres nous versaient de l’eau, soit pour boire ou pour se laver les mains. C’était dans une grande chambre en bois, ouverte de tous côtés et dominant la mer qui battait au pied. Quant à la cuisine turque, la pâtisserie (beignets, gâteaux, plats sucrés, etc.) est excellente. Le reste m’a paru exécrable, mais ne m’a pas fait mal au ventre, ce qui m’a étonné. L’après-midi nous nous sommes promenés en barque sur le Nil, du côté de l’ombre, frisant le bord du fleuve chargé de jardins qui versent dans l’eau leurs touffes vertes. De temps en temps entre les palmiers et les orangers paraît une maison en bois toute découpée de ciselure comme un manche d’ombrelle chinoise. Sur le balcon, une femme voilée dont on ne voit que les yeux, ou bien un Musulman prosterné du côté de La Mecque et récitant ses prières en se frappant le front contre la terre.
Le lendemain mardi à 6 heures du matin nous sommes repartis. – Il faisait froid. Nous avons gardé nos cabans toute la journée et sommes arrivés à 5 heures à [Alexandrie] après 18 lieues de cheval, dans le désert, et sans être ni écorché[s] ni moulu[s]. Nos selles, d’ailleurs, sont si bonnes qu’on y est comme dans des fauteuils.
Tu vois que tout va bien, pauvre mère. Nous sommes couverts de flanelle des pieds à la tête. Le moral et le physique sont bons. Maxime me surveille et me soigne comme son enfant. Je crois qu’il me mettrait sous verre, s’il le pouvait, de peur qu’il ne m’arrive quelque chose. Dans ma prochaine lettre il t’écrira.
Adieu, pauvre mère adorée. Bon espoir. Embrasse Lilinne pour moi. Toi je t’embrasse à t’étouffer.
Ton fils qui t’aime.
Ce soir, soirée, réunion du grand monde. Nous allons chez le général Gallis. – On dit qu’on y joue au whist. Ce n’est pas mon affaire, mais la société, l’étiquette, les exigences du monde ! – Je vais donc déployer mes bonnes manières.
Écris-moi toujours et toujours au Caire. Il est inutile de mettre en haut de l’adresse : Paquebots de la Méditerranée. Il se peut faire quelquefois que l’on trouve une occasion plus rapide par Trieste. Mets tout bonnement mes noms et titre avec : Au Caire, Égypte.
[Le] Caire, samedi soir, 10
h[eures],
1er décembre 1849.
Je commence, mon cher vieux, par embrasser ta bonne tête et par souffler sur ce papier toute l’inspiration possible pour que ton esprit vienne vers moi. Je crois, du reste, que tu penses bougrement à nous, car nous pensons, nous autres, bougrement à toi, et cent fois dans la journée nous te regrettons. Hier, par exemple, mon cher monsieur, nous fûmes au broc. Mais n’anticipons pas sur les faits. – À l’heure qu’il est, la lune brille sur les minarets, tout est silencieux, de temps à autre aboient les chiens ; j’ai devant ma fenêtre, dont les rideaux sont tirés, la masse noire des arbres du jardin vue dans la clarté pâle de la nuit. J’écris sur une table carrée, garnie d’un tapis vert, éclairé par deux bougies et puisant mon encre dans un pot à pommade. Près de moi, à environ dix millimètres, gisent mes instructions ministérielles qui m’ont bien l’air de vouloir torcher mon cul un de ces jours. – J’entends derrière le refend le jeune Maxime qui fait ses dosages photographiques. Les muets sont là-haut qui dorment, à savoir Sassetti et le drogman ; lequel drogman, pour avouer la vérité, est un des plus fieffés maquereaux, ruffians et vieux bardaches qu’on saurait dire. Quant à ma seigneurie, elle est revêtue d’une grande chemise de nubien, en coton blanc, ornée de houppes et d’une coupe dont la description serait longue. Mon chef est complètement ras, sauf une mèche à l’occiput (c’est par là qu’au jour du jugement Mahomet doit vous enlever) et couvert d’un tarbouch rouge qui casse-pète de couleur rouge et m’a fait les premiers jours casse-péter de chaleur. Nous avons des boules assez orientales, Max[ime] surtout est colossal, quand il fume le narguileh en roulant son chapelet. Des considérations de sécurité arrêtent notre élan de costume ; l’Européen étant plus respecté en Égypte, ce ne sera qu’en Syrie que nous nous affublerons complètement. Et toi, pauvre vieux bougre aimé, que deviens-tu dans cette sale patrie à laquelle je me surprends parfois rêvassant avec tendresse ? Je songe à nos dimanches à Croisset, quand j’entendais le bruit de la grille en fer, et que je voyais apparaître la canne, le cahier et toi… Quand reprendrons-nous nos interminables causeries au coin du feu, plongés dans mes fauteuils verts… Où en est Melænis ? et les pièces [de] voyage ? etc., etc. Envoie-moi des volumes. Jusqu’à nouvel ordre écris-moi au Caire, Égypte, et n’oublie pas de mettre sur l’adresse : chargé de mission en Orient. En me répondant de suite j’aurai ta lettre vers la fin du mois. Je serai encore ici, d’où nous partons vers le 1er janvier pour notre voyage de la Haute-Égypte et de la Nubie. Ce sera l’affaire de trois mois environ. Mais toutes tes lettres devront être adressées au Caire. De là le consul de France se charge de les faire passer où nous serons. Je n’ai pas encore vu les Pyramides. La semaine prochaine nous ferons une petite tournée aux environs, dans laquelle nous verrons les Pyramides, Saccara, Memphis et le Motakam, où j’espère tuer des hyènes ou quelque regnard dont je rapporterai la peau.
Je crois bien, homme intelligent, que tu ne t’attends pas à recevoir de moi une relation de mon voyage. C’est tout au plus si j’ai le temps de me tenir au courant de mes notes. Je n’ai encore rien écrit, ni même ouvert un livre, si ce n’est hier que j’ai lu trois odes d’Horace par divertissement en fumant mon chibouk. Je voudrais pourtant t’envoyer quelque chose qui aille te divertir dans ton logement de la rue Beauvoisine, entre Huart et les hiboux empaillés. D’un mot, voici jusqu’à présent comment je résume ce que j’ai ressenti : peu d’étonnement de la nature, comme paysage, comme ciel, comme désert (sauf le mirage) ; étonnement énorme des villes et des hommes. Hugo dirait : « J’étais plus près de Dieu que de l’humanité ! » Cela tient sans doute à ce que j’avais plus rêvé, plus creusé et plus imaginé tout ce qui est horizons, verdure, sables, arbres, soleil, que ce qui est maison, rues, costume et visage. Ç’a été pour la nature une retrouvaille et pour le reste une trouvaille. Mais il y a un élément nouveau, que je ne m’attendais pas à voir et qui est immense ici, c’est le grotesque. Tout le vieux comique de l’esclave rossé, du vendeur de femmes bourru, du marchand filou, est ici très jeune, très vrai, charmant. Dans les rues, dans les maisons, à propos de tout, de droite et de gauche on y distribue des coups de bâton avec une prodigalité réjouissante. Ce sont des intonations gutturales qui ressemblent à des cris de bêtes féroces, et des rires par là-dessus, avec de grands vêtements blancs qui pendent, des dents d’ivoire claquant sous des lèvres épaisses, nez camus de nègres, pieds poudreux, et des colliers, et des bracelets ! pauvre vieux ! Nous avons fait chez le pacha de Rosette un dîner où il y avait 10 nègres pour nous servir. Ils avaient des jaquettes de soie, quelques-uns des bracelets d’argent ; un négrillon nous chassait les mouches avec un plumeau en roseaux ; nous mangions avec nos doigts ; on apportait les mets plat à plat sur un plateau d’argent ; il y en eut environ une trentaine qui défila de cette façon. C’était dans un pavillon de bois, toutes fenêtres ouvertes, sur des divans, en vue de la mer.
Une des plus belles choses, c’est le chameau. Je ne me lasse pas de voir passer cet étrange animal qui sautille comme un dindon, et balance son cul comme un cygne. Ils ont un cri que je m’épuise à reproduire. J’espère le rapporter, mais c’est difficile à cause d’un certain gargouillement qui tremblote au fond du râle qu’ils poussent. Du reste j’en aurai peut-être assez du chameau ; car nous irons du Caire à Jérusalem par le désert et le mont Sinaï. C’est l’affaire de 25 jours au moins. Notre caravane se composera de 12 chameaux. Vois-tu nos boules là-dessus ? Arrivés à Jérusalem, nous en cuiderons peut-être crever de fatigue. Du reste si le dromadaire se conduit avec moi comme la Méditerranée, j’en aurai le dessus. Car vous saurez, mon cher Monsieur, que j’ai été le plus gaillard de tous les passagers, quoique la mer ait été chienne (on roulait, on dégobillait. C’était superbe). Tout le temps de la traversée, 11 jours, j’ai mangé, fumé, blagué et été si aimable par mes histoires lubriques, bons mots, facéties, etc., que l’état-major m’adorait. Je crois que je repasserais sur le Nil gratis. J’ai acquis, là, cette conviction : que les choses prévues arrivent rarement. J’avais peur du mal de mer et je n’en ai eu brin ; il n’en fut pas ainsi de Maxime et du jeune Sassetti. Accoudé sur le bastingage je contemplais les flots au clair de lune, en m’efforçant de penser à tous les souvenirs historiques qui devaient m’arriver, et ne m’arrivaient pas, tandis que mon œil, stupide comme celui du bœuf, regardait l’eau, tout bonnement. Plusieurs fois j’ai songé à Racine dans son cabinet, avec sa perruque et son habit XVIIe siècle, se creusant l’imagination pour arranger la plaine liquide avec la montagne humide, à tous les bouillons qu’il voyait en idée, et quel tranquille tohu-bohu cela faisait dans sa tête.
Si tu veux avoir une bonne idée de Malte, lis dans le livre de Maxime ce qu’il en dit : c’est fort exact. – Appelle toute ta réflexion sur la Calessina, seulement figure-toi dedans des mines d’abbés du bon vieux temps, en culotte courte, avec le chapeau pointu et dans la compagnie d’une dame.
Le matin du jour où nous avons abordé l’Égypte, je suis monté dans les hunes avec le maître de timonerie et j’ai aperçu cette vieille Égypte. Le ciel, la mer, tout était bleu. Le sérail du vieux Pacha se détachait en blanc à l’horizon. Voilà ce que j’ai vu. En approchant de terre, du côté des Catacombes et des bains de Cléopâtre, nous distinguâmes un homme à pied avec deux chameaux qu’il poussait devant lui. – Dans le port quelques Arabes assis jambes croisées sur les pierres, pêchaient à la ligne de l’air le plus pacifique du monde. Nous avons passé à l’arrière d’un petit brick portant écrit le nom de Saint-Malo, une bonne merde est tombée bruyamment dans l’eau, de la bouteille d’une frégate turque, et l’on a lâché les ancres. Toute une flottille de canots pleine de portefaix, de drogmans, de cawas, des consuls, s’est ruée autour de nous. Ç’a été un bon charivari de paquets, de gueulades ; on s’embarrassait dans les longues pipes, dans les cordages, dans les turbans, on jetait les malles, de par-dessus le bord, dans les canots, le tout assaisonné de coups de trique sur les épaules des fellahs. – À peine avions-nous touché terre que déjà l’infâme Du Camp avait des excitations à propos d’une négresse qui puisait de l’eau à une fontaine. Il est également excité par les négrillons. Par qui n’est-il pas excité ! ou pour mieux dire, par quoi ?
À Alexandrie, dès le soir de notre arrivée, nous avons vu une procession aux flambeaux. On fêtait la circoncision d’un enfant. Des fanaux de résine éclairaient les rues sombres où la foule bigarrée se bousculait avec des cris. Ici au Caire, nous avons assisté à des drôleries pareilles. Un de ces soirs derniers nous avons vu des dévots chanter les louanges d’Allah, dans une noce ; rangés en parallélogramme, ils se dandinaient en psalmodiant d’une façon monotone. Un d’entre eux donnait le ton et jetait régulièrement des cris aigus. – Les bouffons sont parfaits et les plaisanteries d’iceux du meilleur goût. Dans une espèce de farce que notre drogman nous traduisait tant bien que mal il y avait ceci : c’était un médecin enfermé chez lui, on frappait à sa porte. Il refusait d’ouvrir : « Qui est-là ? – c’est (etc.) – non… – qui frappe ? – c’est… – non – qui frappe ? – c’est une putain – ah entrez ! »
Hier sur la place publique nous avons vu un escamoteur avec un enfant de 7 à 8 ans et deux fillettes. L’enfant était un aimable môme qui adressait à la foule des apostrophes de ce genre : « Donnez-moi cinq paras pour manger du miel en l’honneur du prophète et je vous amènerai ma mère à baiser », et là-dessus on rit, « Je vous souhaite toute espèce de prospérité et surtout d’avoir un très long vi. »
Dans une scène où il parlait à un homme sourd, après avoir essayé de se faire entendre en lui criant alternativement à chacune de ses oreilles, il s’est mis à la fin et de désespoir à lui hurler dans le cul.
Demain nous devons faire une partie sur l’eau, avec plusieurs putains qui danseront au son du tarabouch, avec des crotales, et leurs coiffures de piastres d’or. J’essaierai que ma prochaine lettre soit moins décousue (j’ai été dérangé vingt fois dans celle-ci) et de t’expédier quelque chose qui en vaille la peine. – Avant-hier nous fûmes chez une femme qui nous en fit baiser deux autres. L’appartement délabré et percé à tous les vents était éclairé par une veilleuse, on voyait un palmier par la fenêtre sans carreaux et les deux femmes turques avaient des vêtements de soie brochés d’or. C’est ici qu’on s’entend en contrastes, des choses splendides reluisent dans la poussière. J’ai baisé sur une natte d’où s’est déplacée une nichée de chats, étrange coït que ceux où l’on se regarde sans pouvoir parler. Le regard est doublé par la curiosité et l’ébahissement. J’ai peu joui du reste, ayant la tête par trop excitée. Ces cons rasés font un drôle d’effet. Elles avaient du reste des chairs dur[e]s comme du bronze et la mienne possédait un admirable fessier.
Adieu, pauvre vieux bougre. Pense à nous, écris-moi, écris quelquefois à ma mère, cela lui fera beaucoup de plaisir, et préviens-la dès que tu auras reçu de mes nouvelles. Nous t’embrassons. Pioche raide. Nous en aurons à dégoiser au retour !
Adieu, mille tendresses.
À toi.
Numérote tes lettres.
Post-scriptum
Pour toi seul
Le bouffon de Méhémet-Ali, pour réjouir la foule, saisit un jour une femme dans un bazar du Caire, la posa sur le bord de la boutique d’un marchand et là la coïta publiquement pendant que le marchand continuait à fumer tranquillement sa pipe.
Sur la route du Caire à Choubra il y avait, il y a quelque temps, un jeune drôle qui se faisait enculer publiquement par un singe de la forte espèce, toujours pour donner bonne opinion de soi et faire rire.
Dernièrement il est mort un marabout. C’était un idiot, qui partant passait pour saint, pour frappé de Dieu. Toutes les femmes musulmanes allaient le voir et le polluaient, si bien qu’il en est crevé d’épuisement. Du matin au soir c’était une branlade perpétuelle. Ô Bouilhet, que ne l’étais-tu, ce marabout !
Quid dicis du fait suivant. Il y a quelque temps un santon (prêtre ascétique) se promenant ès rues du Caire complètement nu, n’ayant qu’une calotte sur la tête et une calotte sur le vi. Pour pisser il défaisait sa calotte de vi, et les femmes stériles désireuses d’enfants allaient se mettre sous la parabole d’urine et se frottaient de ce liquide.
Adieu, vieux bougre. J’ai reçu ce matin une lettre de ma mère. Elle est bien triste, la pauvre femme. Parle-lui de moi, etc. Je laisse tout à ton intelligence et à ta connaissance du cœur humain. À toi.
[Le] Caire, 2 décembre [1849].
Nous voici au Caire, pauvre chérie, où nous devons rester tout le mois de décembre, jusqu’au retour des pèlerins de La Mecque qui doit avoir lieu dans 25 jours environ. Nous allons visiter Le Caire soigneusement et nous piéter à travailler tous les soirs, chose que nous n’avons pas encore faite. Vers le 1er janvier nous nous mettrons dans une cange et nous remonterons le Nil pendant 6 semaines, après quoi nous le descendrons et reviendrons ici. Tout ce voyage de la Haute-Égypte est excessivement facile et sans le moindre danger d’aucune espèce, surtout en cette saison où les chaleurs sont loin d’être excessives. Ainsi tu peux dès maintenant changer d’opinion relativement au climat de l’Égypte. Il y fait des brouillards le soir tout comme ailleurs, les nuits sont froides (quoique les domestiques, les esclaves plutôt, dorment dans la rue par terre, devant les portes) et l’on y voit des nuages. – À entendre en France certaines gens, l’Égypte est un véritable four. D’accord, mais il tiédit quelquefois. Si tu veux, pauvre vieille, avoir l’inventaire de ce que je porte sur le corps (d’après le conseil unanime des gens sensés), voici comment je suis vêtu : ceinture de flanelle, chemise de flanelle, caleçon de flanelle, pantalon de drap, gros gilet, grosse cravate et paletot par-dessus ma veste le soir et le matin. Je suis rasé et porte le tarbouch rouge avec les deux petits bonnets blancs en dessous. – Nous ne prendrons pas, sur le Nil, le costume égyptien. Celui de l’Europe étant plus respecté, nous le garderons. En effet, tout ce qui est officier, militaire, ou employé de l’administration porte la redingote de Constantinople, c’est-à-dire la nôtre, avec le tarbouch. Comme robe de chambre, j’ai acheté hier une chemise de Nubie qui m’a coûté cinquante sols et qui est d’un grand chic. Pour une vingtaine de francs on peut avoir des robes de chambre en soie. Un bon cheval coûte 300 francs. Aussi en achèterons-nous en Palestine. Tu dois voir, chère mère, par le peu d’intervalle qu’il y a entre cette lettre-ci et la précédente, que nous avons brûlé la Basse-Égypte. – On ne nous a pas engagés à y aller à cause des marais qu’il y a encore, restes de l’inondation. Il fallait les traverser ; on y gobe des fièvres et la colique. Nous nous en sommes privés. – C’est sans doute un excès de prudence, mais enfin mieux vaut trop que pas assez. De même pour le Sennaâr, nous avions eu un moment l’intention de pousser jusque-là. C’est, à ce qu’il paraît, aussi facile que d’aller d’Alexandrie au Caire, mais Linant-Bey (l’ingénieur en chef des ponts et chaussées d’Égypte), qui y a été trois fois, nous a dit que nous ne verrions rien du tout, et que ça ne valait pas la peine de nous allonger notre voyage. Ainsi le Sennaâr, jusqu’à présent, me paraît mis de côté, à moins que là-haut la rage ne nous empoigne de remonter plus loin. En revanche M. Linant (c’est à coup sûr l’homme le plus intelligent que nous ayons encore rencontré, le plus instruit et le mieux de toute façon) nous engage à aller à Jérusalem par terre, et non par mer, ce qui rentre dans notre itinéraire primitif, comme tu peux t’en assurer en y jetant les yeux. Je conclus de tout cela qu’il n’est pas possible en Europe d’avoir sur les routes d’Asie des renseignements précis. Cela change souvent. Ainsi nous avons vu à Alexandrie un jeune prince allemand qui revenait de Palmyre réputée inabordable. Il y avait été avec son domestique et son drogman, sans qu’il lui arrivât rien du tout. J’en ai assez vu et surtout assez entendu pour avoir cette conviction que la mauvaise rencontre n’existe que tant qu’on la cherche. Quant aux maladies, on les gagne par imprudence. Que dis-tu d’un brave Anglais (le fait nous a été rapporté par le comte de Neuville qui a voyagé avec lui en Syrie) qui, tout le temps qu’il était en Syrie, faisait 4 repas, mangeait du rosbif et buvait du vin ! On avait beau lui soutenir qu’il allait se tuer, notre homme n’en démordait pas. Quand la fièvre l’empoigna, il ajouta du rhum à son thé, et s’imagina de prendre alors des bains froids pour se calmer le sang. Aussi s’est-il fait claquer comme un pétard à Jérusalem, soutenant jusqu’au dernier moment que le climat était meurtrier et son régime bon. Sois donc sans crainte aucune, pauvre vieille, nous allons bien tous et irons bien jusqu’au bout. Maxime, seulement, a dans ce moment-ci un rheûme qui lui est tombé sur l’estomach, mais il est probable que dès demain ce sera passé. Il a gobé cela sous sa tente de photographie en passant de 47 degrés de chaleur à 15 sans mettre son paletot pour sortir comme je lui avais recommandé.
Notre temps actuellement est un peu mangé par les visites à faire et à recevoir : c’est l’affaire des premiers jours. Il le faut, et nous sommes trop entourés de politesses et de prévenances pour ne pas rendre la pareille. Je viens d’écrire à Bouilhet une très longue lettre. J’écrirai un de ces jours à Achille, et ensuite à M. Cloquet vers la fin du mois. Botta doit être à Paris maintenant, mais il sera de retour à Jérusalem avant nous. Sa présence, je crois, nous sera fort utile pour mille renseignements.
La semaine prochaine nous ferons une petite expédition de cinq à six jours aux Pyramides, à Memphis, et à Saccara où nous dénicherons des momies de chat, je l’espère. Nous serions même partis, déjà, si je n’attendais le courrier de Marseille qui doit m’apporter ta lettre. La dernière malle de l’Inde a également eu du retard. À ce qu’il paraît que la mer est très mauvaise maintenant. Ce qui m’inquiète le plus en voyage, c’est que mes lettres ne se perdent en route et que tu ne te dévores d’inquiétude. Du temps que l’on faisait des saints il n’y avait pas de poètes aux lettres, sans cela j’invoquerais volontiers le patron des facteurs, paquebots et malle-poste pour qu’il fasse pleuvoir sur toi une pluie de mes lettres.
C’est au Caire que l’orient commence. Alexandrie est trop mélangée d’Européens pour que la couleur locale y soit bien pure. Ici au moins on rencontre moins de chapeaux. Nous courons les bazars, les caouehs (cafés), les baladins, les mosquées. Il y a des farceurs d’un grand mérite et qui font des plaisanteries d’un goût plus que léger. Le bazar des esclaves a eu nos premières visites. Il faut voir là le mépris qu’on a pour la chair humaine. – Le socialisme n’est pas près de régner en Égypte. Je me fonds en admiration devant les chameaux qui traversent les rues, et se couchent dans les bazars entre les boutiques.
Je ne fermerai ma lettre que dans 3 ou 4 jours, au dernier moment. Et si j’ai le temps je te dirai un petit bonjour. Ma prochaine sera plus longue, j’aurai vu les Pyramides. Adieu, pauvre vieille mère, je t’embrasse du fond de mon cœur.
Mardi soir, 4 décembre [1849].
Bonne journée aujourd’hui, chère mère. J’ai reçu 4 lettres de toi : d’abord deux adressées à Marseille, celles du 2 et du 3 novembre, les nos 5 et 6, et puis deux au Caire, celle de Nogent du 9 novembre, n° 6, et celle de Paris du 18, n° 9. – Dans celle du 18 tu me dis que tu n’as pas encore reçu la lettre de Malte. Mais tu l’as dû recevoir depuis, car je l’ai mise à la poste moi-même et je t’avais écrit dès la rade avant d’être débarqué.
Tout ce bon bagage que j’ai reçu à la fois m’a rempli de joie. Nous avons fait cet après-midi une délicieuse course au tombeau des Califes. C’est une grande plaine aux environs du Caire, toute chargée de mosquées du temps des croisades. On a le désert d’un côté, Le Caire et tous ses monuments à vos pieds, et plus loin les prairies du Nil, avec le Nil tacheté de voiles blanches. Les canges ont, toutes, deux grandes voiles croisées ainsi, ce qui fait ressembler le bateau à une hirondelle volant avec deux immenses ailes. Le ciel était tout bleu, les éperviers tournoyaient, les chameaux passaient, et du haut des minarets en ruines, dont les pierres sont rongées de vieillesse, comme des pans de guenilles déchiquetées par les rats, on voyait les hommes et les bêtes ramper comme des mouches, le tout inondé d’une lumière liquide qui paraît pénétrer la surface de chaque chose et la transparence de l’atmosphère.
C’est fâcheux que ce soit Planche qui t’ait présentée à Gleyre. Si nous eussions été avertis, Maxime lui eût écrit. Il est assez triste, ce pauvre Max[ime] (son rhume est guéri) ; il a reçu hier la nouvelle de la mort de son cousin d’Oran qu’il aimait beaucoup, Léon Chéronnet. Le choléra décime cette ville.
Tu me parles de retourner à Rouen. Je crois que tu aurais tort d’aller à Croisset. Mon cabinet te paraîtra trop triste. Tu n’y pourras pas tenir et il te viendra dans la tête, pauvre chère, de funèbres rapprochements. Lambine jusqu’au printemps, et alors va en Angleterre. À propos, mille compliments à Mlle Jane. Dis-lui que je pense à elle souvent.
Qu’est-ce que c’est que cet ouvrage de Vasse ? Envoie-moi sa lettre ainsi que celle d’Ernest. Dans cette dernière il est probable qu’il y en a une pour un de ses amis de Constantinople.
Je vois avec plaisir qu’Hamard te laisse tranquille. Embrasse bien cette pauvre roquette pour moi. – Et le père Parain.
Adieu, tout va bien pôtinet. Je t’embrasse un million de fois.
Ton fils qui t’aime, pauvre vieille.
Excuse le dessin qui au lieu de te faire comprendre doit t’embrouiller. J’en ressaye un 3e (ah, mieux réussi !).
Maintenant que j’ai de tes nouvelles, je ferme ma lettre et nous partons après-demain ou vendredi pour notre petite excursion autour du Caire. Il faut tout emporter, jusqu’à du charbon pour la cuisine, et le plus loin que nous serons éloignés de la ville, c’est 4 heures. Nous aurons 3 chevaux, 1 mulet et 1 chameau.
Le Caire, 3 [4] décembre 1849.
Et d’abord, chers parents, permettez-moi de vous dire que je ne sais comment vous remercier pour les bons soins que vous prodiguez à ma pauvre mère. Elle en a bien besoin, je vous assure, et sans vous je ne sais ce qu’elle deviendrait. Dans sa lettre que j’ai reçue hier, elle me parle de retourner à Rouen vers la fin de décembre. Je crois qu’elle fera bien d’y rester le moins longtemps possible et de retourner auprès de vous ; elle ne saurait être mieux nulle part ailleurs.
Quand tu me répondras, chère Olympe, dis-moi bien franchement comment elle va, si elle n’est pas trop triste. Ses lettres me paraissent bien raisonnables, mais j’ai peur qu’elle ne se batte un peu les flancs pour m’écrire et, de peur de m’attrister, fasse bonne contenance en dépit d’elle-même. En tout cas ne me cache rien. Je fais appel là-dessus à ta franchise et à ton bon cœur. Tu l’as sans doute bien embrassée quand je suis parti ; comme elle pleurait, n’est-ce pas ? Merci, ma grosse, pour tout ce que tu lui as donné de tendresse en cet affreux moment. Il n’y a rien de perdu ; je ramasse tout cela et le garde en un coin sûr.
J’espère bien que vous n’avez pas le toupet d’espérer de moi une relation de voyage. Il me manque, pour effectuer la chose, le temps. À peine, en voyage, si on a celui de respirer. Les soins matériels absorbent une quantité de quarts d’heure inconcevable. Pour acheter une pipe dans un bazar, c’est l’affaire d’une demi-journée, tant les marchands se disputent avec votre drogman, l’un voulant tromper l’autre. De là, cris, injures, coups : tableau ! Et la journée se passe ainsi. J’ai bien pensé au brave père Parain ce matin. Nous avons visité le bazar des orfèvres. Dans un couloir aussi étroit et aussi sombre qu’une tige de botte (lorsque, la tenant par les tirants, on cherche à découvrir le clou qui vous blesse le talon), rangés des deux côtés derrière de gros coffres en bois, fumant la pipe et buvant le café, il y a quantité de drôles en turban, penchés sur leur genou et occupés à gratter je ne sais quoi. Dans une espèce d’arrière-boutique flamboie la forge ; quelques gamins polissent des chaînes d’or. Des femmes voilées passent devant vous en criant des mots incompréhensibles ; ou bien c’est la tête de quelque chameau traversant le bazar, qui entre dans la boutique sans façon et regarde ce que l’on fait avec son grand air hébété. Voilà ce que c’est que le bazar des orfèvres. D’orfèvrerie on n’en voit pas ; tout est sous clef.
Il n’y a pas cinq minutes que je viens de recevoir ta lettre du 26 novembre (n° 10) et je profite d’une demi-heure qui se trouve avant le dîner pour commencer la mienne. Aujourd’hui, par grand hasard, la poste a été régulière, car je ne comptais sur une lettre que dans 3 ou 4 jours. En rentrant il y avait sur ma table un pli couvert de ta bonne écriture, que m’avait envoyé cet après-midi le consul d’ici. – Tu me demandes où il faut m’écrire : écris-moi toujours jusqu’à nouvel ordre au Caire ; tu peux mettre sur l’enveloppe : « Aux soins de M. le Consul de France au Caire ». Ça ne peut que servir pour me faire arriver plus vite tes lettres tant désirées. Si tu savais, chère vieille, combien de fois par jour, en voyant de belles choses, je te regrette et me figure ta mine garnie de lunettes, s’ébahissant à mes côtés ! – Aussi, de tout ce que je vois, je tâche de ramasser le plus possible pour t’en rapporter davantage. Comme nous causerons au retour ! pauvre chère vieille, allons ! allons ! prends courage ! Ce temps qui te paraît si long maintenant, dans quelques mois te semblera avoir passé vite ; tu ne te rappelleras plus alors que l’uniformité de ton inquiétude, sans toutes les intermittences qui peuvent maintenant en mesurer l’étendue. Quand je dis intermittence, je me trompe sans doute, car je suis sûr que tu ne désinquiétudes pas et que, du matin au soir (et surtout du soir au matin), tu es à te creuser la tête pour imaginer un tas de dangers qui n’ont jamais existé que dans ta cervelle. – Ta lettre d’aujourd’hui, par exemple, me paraît plus triste que les autres. Comme tu vas t’ennuyer à Rouen dans cette petite maison ; comme tu vas regarder ton feu brûler et la pluie couler sur les carreaux ! Fais venir Bezet. Vous causerez de moi ensemble. Tu sais qu’il est d’une timidité ridicule, et s’il ne t’a pas écrit (ce qui ne m’étonnerait guère), ou s’il ne vient pas subito te voir, sachant ton retour à Rouen, c’est qu’il y a là plus de gaucherie qu’autre chose. Ma lettre t’arrivera après le jour de l’an. À cette époque nous ferons nos préparatifs pour le voyage du Nil. Nous aurons une belle cange avec 10 marins à nous (chaque homme 15 francs par mois !) et des lettres de recommandation pour tous les gouverneurs. Il n’y aurait même rien d’étonnant quand Soliman-Pacha nous accompagnerait une partie du voyage (ce qui nous dérangerait un peu, par parenthèse). Nous aurons sur notre bateau une masse de pipes, force tarbouck, chibouk, et tarabouchk (tambour), etc., etc. Oui, nous avons un bon chic. Le soleil s’est enfin décidé à me culotter la peau, je passe au bronze antique (ce qui me satisfait), j’engraisse (ce qui me désole), ma barbe pousse comme une savane d’Amérique. Je dors des 12 heures de suite sans [me] réveiller, enfin j’ai l’air d’un vieux roquentin, d’un vieux mâtin. J’ai une bonne boule et suis satisfait de moi. Quant à la vanité, rassure-toi, pauvre vieille ; je ne suis pas encore ivre d’encens et je crois qu’au retour je ne ferai pas semblant de ne pas te reconnaître.
Nous avons cette semaine fait une petite excursion de 6 jours à Giseh, aux Pyramides, à Abousir, à Saccara, et à Memphis. À Saccara j’ai ramassé dans leur pot des momies d’ibis que nous remporterons. Quant à des momies humaines, c’est fort difficile à exporter, toutes les antiquités étant arrêtées à la douane. Du reste, si ce n’est pas plus malaisé pour sortir que pour entrer, l’affaire sera bâclée aisément. Nous sommes entrés à Alexandrie sans qu’on ait ouvert nos bagages (1 200 livres). Nous avons donné 50 sols et tout a été dit. Voilà donc 6 jours que nous avons passés à peu près entièrement dans le désert, couchant sous la tente, vivant avec les Bédouins (lesquels sont très gais et les meilleurs gens du monde), mangeant des tourterelles, buvant du lait de buffle, et entendant la nuit glapir ces vieux chacals, que nous voyons le soir et le matin galoper entre les monticules de sables voisins. – J’adore le désert ; l’air y est sec et vif comme celui des bords de la mer : rapprochement d’autant plus juste qu’en passant la langue sur sa moustache, on se sale le palais ; on y respire à pleins poumons. Nos chevaux étaient ferrés avec un fer plein (comme un soulier) pour mieux courir sur le sable ; nous les lancions à fond de train, nous dévorions l’espace, nous faisions une masse de charges. Pour te rassurer dès à présent quant au désert (relativement à notre voyage du Sinaï que nous ferons vers le mois d’avril probablement), apprends, pauvre vieille, qu’il n’y a, dans le désert, ni ophtalmie, ni dysenterie, ni fièvre. Il n’y a rien et puis c’est tout. Le seul danger sérieux est d’y crever de faim ou de soif, quand on n’a pas de provisions. Nous avons un drogman parfait, homme d’une cinquantaine d’années, Italien aux trois quarts Arabe, grand drôle flegmatique, connaissant les coins et recoins de toute l’Égypte, excellent dans tous les marchés que nous faisons et qui, au milieu d’une vingtaine d’Arabes, est curieux à voir. Pour une piastre (5 sols) il se chamaille avec eux pendant une heure. Alors son grand œil noir s’allume, il gesticule, pâlit, crie et finit par les faire taire. Il est bon cuisinier, nous prie de lui laisser nous faire des plats sucrés, sait empailler les oiseaux, estamper les bas-reliefs, fait tous les métiers possibles et ne rit jamais que lorsqu’il a pris un raccourci pour nous mener d’un endroit à l’autre. Alors il met les poings sur les hanches, baisse le nez et se tortille en grimaçant sur sa bourrique. Dans l’intérieur du Caire nous ne sortons pas des ânes ; ou plutôt nous ne sortons pas sans âne. Les rues sont si étroites qu’il n’y a pas moyen d’avoir d’autre monture ; et la ville est si grande qu’on ne saurait faire une course à pied. Depuis les grands seigneurs jusqu’aux nettoyeurs de pipes, tout le monde trottine sur son baudet. On crie, on se range, on se frôle les uns aux autres, on passe et l’on disparaît, le tout sans encombre ni accident. Les trois quarts des rues ne sont guère plus grandes que la rue du Petit-Puits. Par le haut, les maisons font toucher leurs balcons de bois ciselés, on entend des voix chanter de derrière les murs ou bien résonner de temps à autre le singulier cri de joie des femmes arabes, qui ressemble à un trille de clarinette. – En fait de baladins, farceurs, et danseuses, c’est, à ce qu’il paraît, dans la Haute-Égypte que nous pourrons nous donner une bosse de cette bonne couleur tant rêvée.
Nous sommes arrivés au bas de la colline où se trouvent les Pyramides, il y a aujourd’hui huit jours (vendredi), à 4 heures du soir. C’est là que commence le désert. Ç’a été plus fort que moi, j’ai lancé mon cheval à fond de train, Maxime m’a imité, et je suis arrivé au pied du Sphinx. En voyant cela (qui est indescriptible, il faudrait 10 pages, et quelles pages !), la tête m’a un moment tourné, et mon compagnon était blanc comme le papier sur lequel j’écris. Au coucher du soleil, le Sphinx et les trois Pyramides toutes roses semblaient noyés dans la lumière ; le vieux monstre nous regardait d’un air terrifiant et immobile. Jamais je n’oublierai cette singulière impression. Nous y avons couché trois nuits, au pied de ces vieilles bougresses de Pyramides, et franchement c’est chouette. Plus on les voit, plus elles paraissent grandes. Les pierres, qui à vingt pas semblent grosses comme des pavés de rues, ont la taille d’un homme environ et, quand on monte sur elles, cela grandit au fur et à mesure comme lorsqu’on gravit une montagne. Dès le lendemain matin, avant le jour, nous avons commencé l’ascension. Les Arabes qui vous mènent sont si adroits, deux par-devant qui vous tirent et deux par-derrière qui vous poussent, que l’on est entraîné presque malgré soi. Moi qui n’ai pas le vent long, je n’en pouvais plus d’essoufflement quand je suis arrivé en haut. C’est l’affaire d’un petit quart d’heure. Quand j’eus bien respiré et que je commençais à me promener sur la plate-forme, j’aperçois par terre une feuille de papier blanc collée avec des épingles, et qu’y avait-il dessus ? HUMBERT FROTTEUR. C’était Max[ime] qui était parti avant moi et qui, sans se reposer, avait monté la Pyramide tant qu’il avait pu pour être arrivé le premier et étaler, à mon insu, cette sublime surprise. Et quand je songe que je l’avais emportée exprès de Croisset et que ce n’est pas moi qui l’y ai mise ! Ce gredin avait profité de mon oubli et au fond de mon gibus avait surpris la bienheureuse pancarte.
Le reste de la journée a été employé à visiter l’intérieur des Pyramides, les hypogées, les tombeaux où je ne suis pas descendu, de peur de vertige, descente dangereuse d’ailleurs et qui ne récompense pas du mal que l’on se donne. Nous avons reçu des Anglais voyageurs sous notre tente. Nous leur avons offert la pipe et le café et échangé toutes sortes de politesses. Le lendemain : course à cheval dans l’intérieur du désert, photographie, notes. Le vent, la nuit, donnait des coups dans notre tente comme dans la voile d’un navire. Notre lanterne brûlait suspendue au milieu ; les chevaux, attachés à des piquets, soufflaient ; Giuseppe, l’écumoir[e] à la main, marmitonnait sa cuisine, et autour de leurs feux nos Arabes chantaient des litanies ou écoutaient un d’entre eux raconter une histoire. Pour dormir ils font des trous dans le sable avec leurs mains, et se couchent là dans ces sortes de fosses, comme des cadavres. – On ne sort pas ici des tombeaux, des momies, des débris de toute espèce, la terre des environs de Saccara est littéralement composée d’ossements humains. Pour rarranger la bride de mon cheval, mon saïs (valet de pied qui court devant les chevaux) a pris un os, en guise d’autre chose. Le sol en cet endroit est effondré par des souterrains qui étaient des nécropoles.
À Memphis nous avons campé au bord d’un lac, dans un bois de palmiers, près du colosse de Sésostris étendu sur le ventre dans la boue. Il ne reste rien de Memphis. Il n’y a que des palmiers, quelques troupeaux de chèvres, une belle herbe verte et, çà et là, quelque pauvre Arabe qui fuit à toutes jambes devant vous quand vous galopez vers lui. Je m’aperçois que les Franks sont fort respectés ; nos armes et le souvenir de Napoléon y sont pour beaucoup, mais il faut dire aussi que beaucoup d’officiers de l’armée du pacha sont des Français et que les pauvres diables ne savent jamais à qui ils ont affaire. Avant-hier matin, 12, anniversaire de ma naissance, nous sommes revenus au Caire par une autre route, marchant tout le temps sous les palmiers ou au bord du Nil et allant au petit pas pour faire durer le plaisir, aussi avons-nous mis 7 heures pour une route qui en demande quatre.
Je t’ai parlé de verdure. Cela peut te sembler drôle. Mais il y [a] en Égypte deux choses, l’Égypte proprement dite, la vallée, tout ce qui reçoit l’inondation, qui est plus vert que la Normandie, et immédiatement à côté le sable aride, le désert, de sorte que ces deux couleurs tranchent brutalement côte à côte. Dans la même vue, comme du haut des Pyramides, par exemple, vous voyez des champs, des prairies, des mosquées, et le désert, cette grande polissonne d’étendue qui est violette au soleil levant, grise en plein midi, et rose le soir. Ah ! tout cela est bien farce.
Adieu, pauvre vieille mère, unique chérie de mon cœur, écris-moi donc de plus longues lettres. Dis-moi tout ce qui se passe. Achille ? Hamard ? etc. ? etc. ? Ne ferais-tu pas bien de t’en retourner à Nogent dans quelque temps ? Adieu encore, embrasse bien la petite pour moi, et embrasse-toi pour moi.
Ton fils qui t’aime,
le caoudja G[USTA]VE FLAUBERT.
Après avoir relu ta lettre avant de me coucher, je rajoute ce P.-S. à propos de mon ami Lagrange, parti avant-hier pour Bombay. Non, vieille, je ne serai pas plus de 18 mois tout au plus. C’est-à-dire maintenant 16 puisque en voilà bientôt deux de passés. Tranquillise-toi. Ne te mange pas le sang.
Quant à causer Égypte, Clot-Bey est beaucoup plus causeur et ouvert que Gleyre qui, autant que j’ai pu le juger, est un garçon assez froid et assez timide. Clot te fera probablement plus de plaisir.
Tu dois commencer à trouver que je suis une fière canaille de ne vous avoir pas donné plus tôt de mes nouvelles, mon cher Achille ; mais c’est tout au plus si j’ai le temps, à chaque courrier, de griffonner à la hâte quelques lignes pour notre pauvre mère. Nous rentrons le soir passablement échignés et, dès que nos notes sont prises, nous tapons de l’œil. Voilà deux jours que nous sommes revenus des Pyramides. De tout ce que j’ai vu jusqu’à présent, c’est à coup sûr ce qu’il y a de plus beau, quoique l’impression soit toute différente de celle à laquelle on s’attend. Ces étonnantes bâtisses, au premier coup d’œil, ne paraissent pas fort grandes, n’ayant rien là qui puisse servir de terme de comparaison. Mais à mesure qu’on reste auprès et surtout que l’on monte sur elles, cela grandit prodigieusement et paraît si bien devoir vous écraser que l’on en courbe les épaules. Quant à la vue qu’on découvre de là-haut, je défie qui que ce soit, fût-ce Desalleurs, Me Bailleul ou Chateaubriand, d’en donner une idée. On serre son manteau contre soi, vu que le froid vous pince fort, et on tait sa gueule ; voilà tout.
À propos de froid, il fait froid en Égypte, on y est couvert de flanelles et de paletots, de même que l’on y voit des nuages, de même qu’il y a beaucoup de verdure. La première chose que l’on vous recommande, c’est de vous bien couvrir, pour éviter les dysenteries qui sont fort dangereuses. À part cela, il y règne peu de maladies ; les fièvres sont dans le delta, et les ophtalmies n’attaquent guère que les Arabes. Du reste dans la Haute-Égypte, pour laquelle nous partons au mois de janvier, après le retour des pèlerins de La Mecque, il n’y a plus ni maladies d’yeux ni maladies de ventre. Ici ; au Caire, on voit quantité de borgnes et d’aveugles. Les enfants des pauvres gens sont littéralement mangés par les mouches, ce qui ne les empêche pas de porter des colliers et aux jours de fête, comme aux circoncisions et aux mariages, des bonnets et des vestes garnis de piastres d’or que les grands leur prêtent pour embellir la cérémonie.
On peut ici satisfaire son goût pour l’académie humaine. Quantité de messieurs marchent complètement nus, ce qui fait détourner les yeux des Anglaises ; les drôles sont du reste crânement tournés et outillés. Quant aux femmes, on ne leur voit rien de la figure, que la poitrine en plein. Dans la campagne, par exemple, quand elles vous voient venir, elles prennent leur vêtement, se le ramènent sur le visage et, pour se cacher la mine, se découvrent ce qu’on est convenu d’appeler la gorge, c’est-à-dire l’espace compris depuis le menton jusqu’au nombril.
Ah ! j’en ai t’y vu de ces tetons ! j’en ai t’y vu ! j’en ai t’y vu !
Remarque : Le teton d’Égypte est très pointu, en forme de mamelle, et n’excite pas du tout.
Mais ce qui excite, par exemple, ce sont les chameaux (les vrais, ceux qui ont quatre pattes) traversant les bazars ; ce sont les mosquées avec leurs fontaines, les rues pleines de costumes de tous pays, les cafés qui regorgent de fumée de tabac et les places publiques retentissantes de baladins et de farceurs. Il y a sur tout cela, ou plutôt c’est de tout cela que ressort une couleur d’enfer qui vous empoigne, un charme singulier qui vous tient bouche béante.
Quant aux almées du Caire, il n’y en a plus au Caire ; elles sont reléguées dans la Haute-Égypte. En revanche il y a des almées mâles, citoyens à métier suspect, habillés en femmes et qui se trémoussent d’une belle façon. Après-demain, nous en ferons venir six dans le jardin de l’hôtel et nous nous donnerons une représentation complète. Ce que j’en ai déjà vu dans la rue m’a paru très beau.
Nous sommes ici sur un excellent pied. Soliman-Pacha s’est pris d’une belle affection pour nous dès le début, ce qui nous a bien fait, comme position, et nous voyageons avec une certaine mine. L’Égypte est du reste peuplée de Français, lesquels sont fort heureux de rencontrer des compatriotes avec qui causer des théâtres de Paris et de la politique du jour. Presque toutes les places importantes sont occupées par eux, ou par des Arméniens chrétiens, de sorte que les pauvres diables d’Arabes ne savent jamais à qui ils ont affaire et baissent pavillon devant toute redingote européenne. Du reste le peuple s’inquiète fort peu de tout ce qui se passe. Il était égyptien sous Mahomet, il redevient turc sous Abbas, il sera anglais plus tard quand l’Angleterre se sera emparée de l’Égypte (ce qui arrivera un de ces matins) ; ou plutôt il restera le même, se moquant de tout, flâneur, causeur et paresseux, car l’Arabe ici est très gai, fort amateur de drôleries, de mascarades et de processions. Le fellah tout nu laboure les champs avec un hoyau et s’arrête pour vous voir passer, tout comme les bons paysans de France. Le Bédouin s’amuse à se faire raconter des gaudrioles, et l’habitant des villes fume sa pipe sur sa boutique, se branle la tête en récitant sa prière, et floue gravement le bourgeois en buvant son café d’un air antique.
J’ai adressé chez toi une lettre pour maman. La voilà revenue à Rouen, la pauvre femme ; elle ne sait où traîner son ennui. Soignez-la bien ; je ne te dis pas de l’aimer, cher frère, mais c’est de paroles surtout qu’elle a besoin. Il lui faut, pour vivre, quelque peu de cette tendresse quotidienne à laquelle elle a été si habituée et que lui prodiguait notre pauvre père.
Pardon, pauvre vieux, si je te dis des choses que tu devines, mais à mille lieues de distance on est si loin ! Et maintenant que tu es seul près d’elle, fais-toi double et remplace-moi.
Adieu, embrasse pour moi Julie et Juliette, tout le monde, tous les nôtres, cela va sans dire.
Tout à toi. Écrivez-moi au Caire. Je t’embrasse.
Ta bonne et longue lettre du 16, pauvre chère vieille, m’est arrivée pour mon cadeau de jour de l’an, mercredi dernier. J’étais en train de faire une visite officielle à M. notre consul, quand on lui a apporté un gros paquet qu’il a décacheté immédiatement. J’ai saisi le pli que j’ai reconnu entre cent autres (la main me démangeait de l’ouvrir, mais la bienséance, hélas ! s’y opposait). Par bonheur il nous a fait passer dans le salon de son épouse pour lui rendre nos devoirs, et comme celle-ci venait aussi de recevoir une lettre de sa mère, nous nous sommes accordé mutuellement la permission de lire chacun de notre côté, dès avant même de nous presque saluer. – Tu as donc eu enfin mes lettres d’Alexandrie ! Elles devaient en effet avoir du retard à cause des lenteurs dont le mauvais temps avait été cause. Cela, pauvre vieille, doit t’encourager pour l’avenir. – Pour les lettres on n’est jamais sûr de rien. Le consulat d’ici me paraît en outre une vraie pétaudière. Comme le consul général n’y est pas, tout va à la grâce de Dieu, de sorte que, quand nous serons dans la Haute-Égypte, j’ai bien peur que mes lettres ne t’arrivent rarement et qu’il n’y en ait beaucoup de perdues en route. Au mois d’avril également, quand nous partirons pour la Palestine par le Sinaï et Lagabat, je serai peut-être 40 jours sans trouver une occasion. On peut faire, il est vrai, ce voyage en 12 jours, mais en se dépêchant, c’est-à-dire en se fatiguant. Et à ce propos je te répète ce que je t’ai déjà dit : le vrai moyen de voyager et le bon sous tous les rapports c’est de voyager comme les gens du pays ; vouloir aller à l’européenne, c’est-à-dire vite et avec nos usages, c’est vouloir se faire crever. – Nous avons ici un naturaliste allemand, le D[oc]teur Ruppel, qui a passé 12 ans dans l’intérieur de l’Afrique, en Abyssinie, chez les Gallas, etc., vivant dans d’exécrables pays pleins de fièvres, de serpents, et autres gaudrioles, passant de suite des 6 et 7 heures à moitié-corps dans des marais pour pêcher des poissons et auquel il n’est jamais rien arrivé grâce à la pratique de l’axiome précité !
Nous avons fait une course à chameau !! Eh bien, le chameau ne donne, quoi qu’on en dise, ni mal de mer, ni courbature. – Au bout de 4 heures de dromadaire, nous n’étions pas plus fatigués que si nous eussions resté dans nos chambres. – On est là piété dans une espèce de fauteuil ; on change de position comme il vous plaît, jambes croisées ou étendues sur le col de la bête, ou passées dans l’étrier. Après ça, est-ce que nous n’avions pas assez rêvé le djemel, pour qu’il fût possible qu’il nous incommodât ? – La seule chose qui nous ait embêtés, c’est nos costumes. Patience ; ils jouissent de leur fin. Le temps va venir où nous allons foutre tout ça à bas. J’aspire après le déguenillement de ma veste et de mon pantalon et je regrette que l’étoffe en soit si bonne. Mes gredins d’habits me paraissent inusables. Quant à la question de respect, c’est indifférent. Les Égyptiens sont les plus douces gens du monde.
Je casse-pète du besoin de te dire mon surnom. Sais-tu comment les Arabes m’appellent ? (comme ils ont une grande difficulté à prononcer nos noms français, afin de distinguer les Franks ils en inventent un à leur usage). Devine-donc-le, ce fameux nom ? Abou-Schenep, ce qui veut dire : le père de la moustache (ce mot d’Abou, père, s’applique à tout ce qui a rapport à la chose principale dont on parle. Ainsi on dit : père des bottes, père de la colle, père de la moutarde, pour dire marchand de chaussures, de colle, de moutarde, et « ils s’entendent tout de même entre eux », comme disait la mère Decaux). (Le nom de Max[ime] est un nom très long dont je ne me souviens pas, et qui veut dire l’homme excessivement maigre.) Juge de ma joie quand j’ai appris l’honneur que l’on rendait à cette partie de ma personne.
D’après ce que tu me dis des Nogentais ils ne me paraissent pas forts, ce qui ne m’étonne nullement. Quand tu les reverras, tu peux les rassurer sur la misère qu’il y a à manger avec ses doigts, si bien que souvent, afin de gagner du temps et de n’être pas obligés de revenir déjeuner ici à l’hôtel, nous sortons dès le matin, et quand l’appétit nous prend, nous nous tablons dans un restaurant turc. Là, on déchiquette tout avec ses mains et l’on rote à outrance. – La salle à manger et la cuisine ne font qu’un et la grande cheminée garnie de petites potiches gargouille et fume derrière vous avec le marmiton en turban blanc et bras retroussés. Je prends soin d’écrire les noms de tous les mets et leur composition. J’ai également relevé tous les parfums qui se font au Caire. Cela peut m’être fort utile quelque part. Nous avons pris 2 drogmans ; le soir un conteur arabe vient nous lire des contes, et il y a un effendi que nous payons pour nous faire des traductions. Mais si nous ne perdons pas de temps, en revanche l’argent file vite. – Et plus vite que les dromadaires, celui-là ! Car à propos de ces petites bêtes, nous avons mis 4 heures à faire 6 lieues. Tu vois le train que cela va. Il est vrai que l’on peut à quelques-uns faire faire 40 lieues en un jour. Ainsi Linant-Bey a mis 4 jours pour aller d’Alexandrie au Sinaï, ce qui en demande au moins 12. Récemment un Anglais a mis 9 jours pour aller de Bagdad à Damas. On en met avec les caravanes 40. Il y a, comme tu le vois, une grande latitude. Cela dépend de la finesse de l’animal, de la manière dont on le pousse, de la fatigue plus ou moins grande [à] affronter et de mille autres circonstances.
Pour en revenir à la vie que nous menons ici, j’ai eu il y a quelques jours un bel après-midi. Maxime était resté à faire je ne sais quoi. – J’ai pris Hassan (le second drogman que nous avons loué momentanément) et me suis dirigé chez l’évêque des Coptes pour causer avec lui. Je suis entré dans une cour carrée entourée de colonnes, et au milieu de laquelle il y avait un petit jardin, c’est-à-dire quelques grands arbres, plates-bandes de verdure sombre dont un divan en bois treillagé faisait la bordure. Mon drogman, avec ses larges culottes et sa veste à grandes manches, marchait devant, moi derrière. Sur un des coins du divan était assis un vieux roquentin, à mine renfrognée, à barbe blanche, dans une grande pelisse et flanqué de livres en écritures baroques épars de tous côtés. À une certaine distance se tenaient 3 docteurs en robe noire, plus jeunes et avec de longues barbes aussi. – Le drogman a dit : « C’est un seigneur français, cawadja françaou, qui voyage par toute la terre pour s’instruire, et qui vient vers toi pour causer de ta religion. » Voilà le style dont on se traite ! Imagines-tu les phrases que je fais ? – Ainsi tantôt, comme j’étais à examiner des graines chez un marchand, une femme, à l’enfant de laquelle je venais de faire l’aumône, m’a dit : « Béni soyez-vous, mon doux seigneur : que Dieu vous accorde de retourner sain et sauf dans votre patrie. » On se sert beaucoup de bénédictions et de formules de ce genre. Un saïs à qui Max[ime] demandait s’il n’était pas fatigué a répondu : « Le plaisir de tes yeux me suffit. »
Donc je reviens à l’évêque. Il m’a reçu avec moult politesses ; on a apporté le café et bientôt je me suis mis à lui pousser des questions touchant la trinité, la Vierge, les évangiles, l’eucharistie. Toute ma vieille érudition de Saint Antoine est remontée à flot. C’était superbe, le ciel bleu sur nos têtes, les arbres, les bouquins étalés, le vieux bonhomme ruminant dans sa barbe pour me répondre, moi à côté de lui, les jambes croisées, gesticulant avec mon crayon et prenant des notes, tandis qu’Hassan se tenait debout, immobile, à traduire de vive voix et que les trois autres docteurs, assis sur les tabourets, opinaient de la tête et interjectaient de temps à autre quelques mots. Je jouissais profondément. C’était bien là ce vieil Orient, pays des religions et des vastes costumes. Quand l’évêque a été échigné, un des docteurs l’a remplacé et, lorsqu’à la fin j’ai vu qu’ils avaient tous les pommettes rouges, je suis sorti. J’y retournerai, car il y a là beaucoup à apprendre. La religion copte est la plus ancienne secte chrétienne qu’il y ait, et l’on n’en connaît presque rien, pour ne pas dire rien, en Europe (du moins que je sache). J’irai de même chez les Arméniens, chez les Grecs, les Sunnites, et surtout chez les docteurs musulmans.
Nous attendons toujours le retour de la caravane de La Mecque. C’est une occasion trop bonne pour la rater et nous ne partirons pas pour la Haute-Égypte avant que les pèlerins ne soient arrivés. On voit là des choses assez cocasses. Les chevaux des prêtres marchent sur les corps des fidèles prosternés. Il y a toutes sortes de derviches, de chanteurs, etc.
C’est étonnant, pauvre vieille, comme on se retrouve en pays de connaissance. Il y a ici le consul de Suez, L. Batissier, l’auteur d’un manuel d’archéologie qui est à Croisset. Quand il a entendu mon nom, il a demandé si je n’étais pas fils de médecin. Étant docteur lui-même, il a beaucoup entendu parler de notre pauvre père, surtout par Vincent Duval, son ami intime. J’ai également trouvé un ancien ingénieur de Fécamp (qui me connaissait beaucoup de nom) et qui a habité cette ville 3 ans. C’est Mougel-Bey, le directeur du barrage du Nil, travail immense qui consiste à détourner le fleuve entier pour arroser pendant l’été toute la Basse-Égypte. Nous avons été déjeuner, dîner, coucher et redéjeuner chez lui, lundi et mardi dernier. La nuit du jour de l’an s’est passée dans sa cange où on nous avait fait nos lits.
Les jardins maintenant sont pleins de roses, on coupe les haies. Tantôt, à l’arbre de la Vierge (à 3 lieues d’ici) il y avait du jasmin qui embaumait. À propos de plantes, merci, pauvre chérie, de ton idée du magnolia pourvu que tu n’y attaches aucune idée, – ce dont je doute. Je te connais. S’il meurt ou languit, tu regarderas cela comme de mauvais présages, et voilà ma bonne femme partie et perdant la boule… hein ? est-ce vrai, pauvre vieille ? Fais-en comme tu voudras, c’est un conseil seulement.
La photographie absorbe et consume les jours de Max[ime]. Il réussit, mais se désespère chaque fois que rate une épreuve ou qu’un plateau est mal nettoyé. Vraiment s’il ne se calme il en crèvera. Il a du reste obtenu des résultats superbes, aussi depuis quelques jours son moral est-il remonté. Avant-hier un mulet qui venait a failli réduire toute la boutique en morceaux.
De temps à autre nous avons quelques puces et parfois aussi quelques poux. Sassetti en a déniché 3 dans une de mes chemises. Du reste je ne m’en aperçois nullement. Tout le monde ici en porte, c’est le genre. Je pense parfois au mariage de Narcisse : quels tableaux, et quelles seront les majuscules assez majuscules qui pourront écrire désormais : Lormier fils. – Donne-moi des détails si tu en as. – À 800 lieues de distance l’idée vague de ce que ce sera (ou peut-être a été) me fait rire tout seul. Aura-t-on mangé ! et Saulnier ! quelle tenue ?
Un secret : nous sommes peut-être à la veille de découvrir des parties inconnues du temple d’Héliopolis, ou plutôt le temple entier (= Matarié ; cherche sur la rive gauche du Nil, après Le Caire, en descendant). Nous copions dans ce moment une inscription qui vient d’être découverte par les Arabes. Du reste n’en dis encore rien à qui que ce soit. Nous n’aurions qu’à rater, on se fouterait de nous.
Tu me dis que Bouilhet ne t’a pas écrit. Je suis dans le même cas. Maxime également n’a pas reçu un mot du sieur Cormenin. Si les amis nous oublient, nous ne les oublions pas et nous causons souvent d’eux. À propos d’amis, je veux toujours écrire à ce pauvre bon père Parain. C’est ce que je ferai bien sûr un de ces jours. Mais ceux qui restent ne se doutent pas du temps et du dérangement qu’une lettre à écrire exige. On est en course du matin à la nuit, et le soir on s’aperçoit que l’on n’a rien fait du tout. Tu vois, malgré cela, pauvre mère adorée, que je ne ménage pas le papier avec toi. Chaque fois que je commence je crois que je serai court, mais cela s’allonge en route malgré moi et sans que j’y prenne garde, ainsi que les petits quarts d’heure que tu fais dans mon cabinet, quand tu outrepasses la minute fixée d’avance sur ma pendule. Nous nous y retrouverons, dans ce bon cabinet. Il sera surchargé d’un tas de vieilles rocamboles, je serai hâlé, j’aurai l’air d’un mâtin et fumerai dans des pipes pharces que tu ne connais pas.
Lorsque je pense cependant à mon avenir (cela m’arrive rarement, car je ne pense à rien du tout, contrairement aux grandes pensées que l’on doit avoir devant les ruines), bref, lorsque je me demande : que ferai-je au retour ? qu’écrirai-je ? que vaudrai-je alors ? où faudra-t-il vivre ? quelle ligne suivre, etc., etc., je suis plein de doutes et d’irrésolution. D’âge en âge j’ai toujours ainsi reculé à me poser vis-à-vis de moi-même, et je crèverai à 80 ans avant d’avoir une opinion sur mon compte, ni peut-être fait une œuvre qui m’ait donné ma mesure. Saint Antoine est-il bon ou mauvais ? Voilà par exemple ce que je me demande souvent. Lequel de moi ou des autres s’est trompé ? Au reste, je ne m’inquiète guère de tout cela ; je vis comme une plante, je me pénètre de soleil, de lumière, de couleurs et de grand air. Je mange : voilà tout. Restera ensuite à digérer, puis à chier, – et de bonne merde ! C’est là l’important.
Croirais-tu qu’il y a des fois où je pense tout à coup que je suis délivré de Fellacher, que je ne le verrai pas la semaine prochaine, et que j’en pousse des soupirs de bonheur. Quelle canaille que ce Fellacher ! quel gredin !
Tu me demandes si l’orient est à la hauteur de ce que j’imaginais. À la hauteur, oui, et de plus il dépasse en largeur la supposition que j’en faisais. J’ai trouvé dessiné nettement ce qui pour moi était brumeux. Le fait a fait place au pressentiment, si bien que c’est souvent comme si je retrouvais tout à coup de vieux rêves oubliés.
Adieu. Je t’embrasse à 2 grands bras. Mille bécots à Lilinne. Comme elle sera grandie quand je la reverrai. Compliments à tout le monde. À toi, à toi.
Je préfère adresser ma lettre chez Achille, ne sachant pas au juste ton numéro. J’écrirai ce mois-ci à Bouilhet et à M. Cloquet. Botta est à Paris. Par Pouchet pourrais-tu savoir quand est-ce qu’il sera de retour à Jérusalem ?
Ne t’attends pas toujours à des lettres aussi longues. Je crois que je te gâte un peu. Écris-m’en d’énormes.
Vous avez appris par ma mère, cher et excellent ami, que nous étions arrivés au Caire en bon état, et son avant-dernière lettre me témoigne même la joie que vous avez eue, en sachant que j’avais supporté la traversée comme un vieux pirate. C’est vrai. Je fus le plus crâne des passagers !!! Je n’étais pas si fier il y a quelque dix ans, vous vous en souvenez ? lorsque nous longions ensemble la côte corse ; je me disais cela à moi-même, en la revoyant de loin, cette brave Corse ! au souvenir de laquelle vous êtes toujours mêlé.
Donc nous voilà en Égypte, terre des Pharaons, terre des Ptolémées, patrie de Cléopâtre (ainsi que l’on dit en haut Style). Nous y sommes et y vivons, avec la tête plus rase qu’un genou, fumant dans de longues pipes et buvant le café sur des divans. Qu’en dire ? Que voulez-vous que je vous en écrive ? Je ne fais que revenir à peine du premier étourdissement. C’est comme si l’on vous jetait tout endormi au beau milieu d’une symphonie de Beethoven, quand les cuivres déchirent l’oreille, que les basses grondent et que les flûtes soupirent. Le détail vous saisit, il vous empoigne, il vous pince et, plus il vous occupe, moins vous saisissez bien l’ensemble. Puis, peu à peu, cela s’harmonise et se place de soi-même avec toutes les exigences de la perspective. Mais les premiers jours, le diable m’emporte, c’est un tohu-bohu de couleurs étourdissant, si bien que votre pauvre imagination, comme devant un feu d’artifice d’images, en demeure tout éblouie. Tandis que vous marchez le nez en l’air à regarder les minarets couverts de cigognes blanches, les terrasses des maisons où s’étirent au soleil les esclaves fatigués, les pans de murs que traversent les branches des sycomores, la clochette des dromadaires tinte à vos oreilles, et de grands troupeaux de chèvres noires passent dans la rue, bêlant au milieu des chevaux, des ânes et des marchands. Dès qu’il fait nuit, tout le monde porte sa lanterne de toile, et les saïs (= valets de pied) des pachas courent dans la ville en tenant dans la main gauche de grands fanaux allumés. On se bouscule, on se débat, on frappe, on se roule, on jure de toutes les manières, on crie dans toutes les langues. Les rauques syllabes sémitiques claquent dans l’air comme des coups de fouet. Vous frôlez tous les coutumes de l’Orient et vous coudoyez tous ses peuples (je parle d’ici, du Caire). On voit à la fois le papas grec en longue barbe, qui chemine sur sa mule, l’Arnaute en veste brodée, le Copte en turban noir, le Persan dans sa pelisse de fourrures, le Bédouin du désert au visage couleur de café, et qui marche gravement, tout enveloppé dans des couvertures blanches…
On se figure en Europe le peuple arabe très grave. Ici il est très gai, très artiste dans sa gesticulation et son ornementation. Les circoncisions et les mariages ne semblent être que des prétextes à réjouissances et à musiques. Ce sont ces jours-là que l’on entend dans les rues le gloussement strident des femmes arabes qui, empaquetées de voiles et les coudes écartés, ressemblent sur leurs ânes à des pleines lunes noires s’avançant sur je ne sais quoi à quatre pattes. L’autorité est si loin du peuple que ce dernier jouit (en paroles) d’une liberté illimitée. – Les plus grands écarts de la presse donneraient une idée faible des facéties que l’on se permet sur les places publiques. Le saltimbanque, ici, touche au sublime du cynisme. Si Boileau, qui trouvait que le latin dans les mots blesse l’honnêteté, eût connu l’arabe, qu’aurait-il dit, bon Dieu ! Du reste cet arabe-là n’a guère besoin de drogman pour se faire comprendre ; la pantomime explique la glose. Il n’y a pas qu’aux animaux que l’on ne fasse participer à d’obcènes rébus.
Pour qui voit les choses avec quelque attention, on retrouve encore bien plus qu’on ne trouve. Mille notions que l’on n’avait en soi qu’à l’état de germe, s’agrandissent et se précisent, comme un souvenir renouvelé. Ainsi, dès en débarquant à Alexandrie, j’ai vu venir devant moi toute vivante l’anatomie des sculptures égyptiennes : épaules élevées, torse long, jambes maigres, etc. Les danses que nous avons fait danser devant nous ont un caractère trop hiératique pour ne pas venir des danses du vieil Orient, lequel est toujours jeune parce que là rien ne change. La Bible est ici une peinture de mœurs contemporaines. – Savez-vous qu’il y a quelques années on punissait encore de la peine de mort le meurtrier d’un bœuf ? tout comme au temps d’Apis ! – Vous voyez qu’il y a de quoi s’amuser et dire sur tout cela bien des sottises. – Quant à nous autres, nous nous en abstenons le plus possible. – Si nous publions quelque chose, ce serait au retour, mais d’ici là que rien ne transpire. Lavollée m’avait demandé quelques articles ou des bouts de lettres pour La Revue orientale. – Il s’en passera malgré mes promesses, mon intention bien arrêtée étant de ne rien publier d’ici à longtemps encore, pour plusieurs motifs que je regarde comme très graves et que je vous expliquerai plus tard, cher ami.
Vous devinez, d’après ce qui précède, la manière dont nous vivons. Nous courons toute la journée les bazars, les mosquées, les tombeaux. Nous rentrons le soir éreintés et nous ronflons comme des toupies d’Allemagne. Quelquefois nous nous arrêtons pour déjeuner chez un restaurant turc. Là on déchire la viande avec ses mains, on recueille la sauce avec son pain, on boit de l’eau dans des jattes, la vermine court sur la muraille, et toute l’assistance rote à qui mieux mieux : c’est charmant. Vous croirez difficilement que nous y faisons d’excellents repas et que l’on y prend du café dont l’arome est capable de vous attirer, vous, de Paris jusqu’ici. Néanmoins la première fois que j’y fus, j’ai beaucoup pensé à Mme Cloquet qui regarde déjà Toulon comme si disgusting ! Comme je me souviens qu’elle est fort patriote, vous pouvez lui faire cette confidence : à savoir, qu’il est pour moi presque impossible que, d’ici à quelque temps, l’Angleterre ne devienne pas maîtresse de l’Égypte. Elle tient déjà Aden rempli de troupes. Le transit de Suez sera très commode pour vous faire arriver un beau matin les uniformes rouges au Caire. On apprendra cela en France 15 jours après, et l’on sera fort étonné ! Souvenez-vous de ma prédiction. – Au premier mouvement qui se passera en Europe, l’Angleterre prendra l’Égypte, la Russie Constantinople, et nous autres, par représailles, nous irons nous faire massacrer dans les montagnes de la Syrie. Il n’y a rien ici pour s’opposer à une invasion. Dix mille hommes y suffiraient (des Français surtout, à cause du souvenir de Bonaparte que les Arabes regardent presque comme un demi-dieu, le mot n’est pas trop fort). Mais ce n’est pas pour nous que cuit la pâte. Les employés européens tourneront casaque au gouvernement local qu’ils détestent et tout sera fini. Quant au peuple arabe, il lui est fort indifférent de savoir à qui il appartiendra ; sous des noms différents il restera toujours le même, n’y gagnant rien, parce qu’il n’a rien à y perdre. – Abbas-Pacha (je vous le dis dans l’oreille) est un crétin presque aliéné, incapable de rien comprendre ni de rien faire. Il désorganise l’œuvre de Méhémet ; le peu qui en reste ne tient à rien. Le servilisme général qui règne ici (bassesse et lâcheté) vous soulève le cœur de dégoût, et sur ce chapitre bien des Européens sont plus Orientaux que les Orientaux.
Si vous voyez Clot-Bey, remerciez-le d’avance pour nous des recommandations qu’il nous a données pour Linant-Bey, elles nous ont été fort agréables. Au reste nous avons été reçus par tout le monde supérieurement. Soliman-Pacha nous traite presque comme ses enfants. – Il est probable que nous allons partir avec lui pour la Haute-Égypte. Ce vieux brave est un excellent homme, franc comme un coup d’épée et grossier comme un juron. – Quant à Clot-Bey, c’est en Égypte qu’il faut venir pour l’apprécier. Ce qu’il a fait est énorme, je vous assure.
Nous allons quelquefois chez Gaetani-Bey qui a été enchanté de recevoir une carte de vous et qui nous a demandé beaucoup de vos nouvelles. – Du reste, cher ami, vous êtes connu ici comme à Paris et il n’y a pas si mince médecin (arabe même !) qui n’ait entendu parler de vous, ou ne vous ait lu dans quelque traduction italienne.
Quant à nos chères santés elles sont jusqu’à présent, grâces à Dieu, satisfaisantes. Il est vrai que nous nous observons scrupuleusement, usant de sobriété et de prudence le plus possible.
Dans quelques jours nous allons partir pour la Haute-Égypte, nous irons jusqu’à Ipsamboul (notre intention avait été un moment de pousser jusqu’au Sennaâr mais la saison est trop avancée, nous serions pris par les pluies et la chaleur). Nous serons de retour vers la fin d’avril ; en mai, nous comptons être en Syrie. – Avez-vous des nouvelles d’Ernest ? Si vous lui écrivez dites-lui, je vous prie, mille choses pour moi et que j’espère le voir cet automne. – Pourrait-il nous faire adresser un firman à Bagdad afin de nous faciliter la traversée de la Perse ? ceci est grave. Autre service encore, cher ami ; y aurait-il indiscrétion ou empêchement quelconque à ce que vous écrivassiez à Rachid-Pacha afin d’avoir dès à présent un firman impérial pour tout l’empire ottoman ? nous nous en servirions en Palestine, Syrie, Kurdistan surtout et Arménie pour le retour. Cela nous serait fort utile : nous allons écrire à cet effet au général Aupick ambassadeur à Constantinople. Nous l’obtiendrons, mais un bon appui de Reschid lui-même serait immense. Vous voyez comme la question est posée. Répondez-moi et agissez avec le même sans-gêne.
Ma mère me parle de vous en termes que je ne reproduis pas, vous devez les deviner. Je la recommande à votre excellent cœur. – Elle espère posséder Mme Cloquet quelque temps à Croisset ? Je n’en finirais pas s’il fallait vous aligner tout ce que Du Camp me charge de vous dire. Quant à vous, embrassez-vous bien de ma part. Écrivez-moi quand vous en aurez le temps et même quand vous n’en aurez pas le temps, au Caire jusqu’à nouvel avis.
Tout à vous. Ex imo.
Mes hommages bien affectueux à M[ada]me. Souvenir aux amis de la maison.
Ce matin à midi, cher et pauvre vieux, j’ai reçu ta bonne et longue lettre tant désirée. – Elle m’a remué jusqu’aux entrailles. J’ai mouillé. Comme je pense à toi, va ! inestimable bougre ! combien de fois par jour je t’évoque, et que je te regrette ! Si tu trouves que je te manque, tu me manques aussi. Et marchant le nez en l’air dans les rues, en regardant le ciel bleu, les moucharabis des maisons et les minarets couverts d’oiseaux, je rêve à ta personne, comme toi dans ta petite chambre de la rue Beauvoisine, au coin de ton feu, pendant que la pluie coule sur tes vitres et que Huard est là. Il doit faire froid à Rouen maintenant, de ce vieux bougre de froid embêtant. On a les pattes mouillées et on s’emmerde en pensant au soleil. Quand nous nous reverrons, il aura passé beaucoup de jours, je veux dire beaucoup de choses. Serons-nous toujours les mêmes, n’y aura-t-il rien de changé dans la communion de nos êtres ? J’ai trop d’orgueil de nous-mêmes pour ne pas le croire. Travaille toujours, reste ce que tu es. Continue ta dégoûtante et sublime façon de vivre, et puis nous verrons à faire résonner la peau de ces tambours que nous tendons si dru depuis longtemps. Je cherche partout à te rapporter quelque chose de chic. Jusqu’à présent je n’ai rien trouvé, si ce n’est que j’ai coupé à Memphis deux [ou] trois branches de palmier pour t’en faire des cannes. – Je me livre beaucoup à l’étude de la parfumerie et à la composition des onguents. J’ai avant-hier mangé la moitié d’une pastille, dont j’ai eu le corps eschauffé pendant 3 heures. Je cuydois avoir du feu à la langue. Je fréquente fort les bains turcs. J’ai dévoré les vers de Melœnis. – Voyons, Calmons-nous. Qui ne sut se borner ne sut jamais écrire. Je casse-pète dans ce moment-ci. J’ai envie de te foutre une trépignée de coups de poing. Tout se heurte et s’embrouille dans mon cerveau malade. – Tâchons d’y mettre de l’ordre.
Et d’abord je ne suis pas de ces gens qui ne tiennent point leurs promesses (ou à leurs promesses ?). Oui, je l’ai dit. Je me le suis demandé et tout haut encore ! C’était le matin, le soleil se levait en face de moi, toute la vallée du Nil baignée dans le brouillard semblait une mer blanche, immobile, et le désert derrière avec ses monticules de sable, comme un autre océan d’un violet sombre, dont chaque vague eût été pétrifiée. Cependant, le soleil montait derrière la chaîne arabique, le brouillard se déchirait en grandes gazes légères, les prairies coupées de canaux étaient comme des tapis verts, arabesqués de galon, de sorte qu’il n’y avait que trois couleurs : un immense vert à mes pieds, au premier plan ; le ciel blond-rouge comme du vermeil usé, derrière et, à côté, une autre étendue mamelonnée d’un ton roussi et chatoyant ; puis les minarets blancs du Caire tout au fond, et les canges qui passaient sur le Nil, les deux voiles étendues (comme les ailes d’une hirondelle que l’on voit en raccourci) ; çà et là dans la campagne, quelques touffes de palmiers. Oui, c’est là, sur la pyramide de Chephren, au milieu de mes Arabes qui haletaient de m’avoir halé pour monter, et tout près de l’inscription Humbert frotteur que Max[ime] avait placée sans que je l’aie encore découverte, que, recueillant toutes les forces de mon âme, et tourné vers l’orient, je me suis demandé : « Qu’est-ce qui a le plus de moyens, de Pigny ou de Defodon ?!!! » Je l’ai répété, je l’ai crié aux échos. Il n’y a pas eu d’échos, et les vautours qui volaient autour de moi sont remontés plus haut, porter dans les cieux cette énigme éternelle.
Oui, nous avons eu de bonnes balles aux Pyramides. La nuit, le vent tapait sur notre tente à grands coups sourds, comme dans la voile d’un navire. – Une fois nous nous sommes relevés à 2 heures du matin, les étoiles brillaient. Le temps était sec et clair. Il y avait un chacal qui piaulait derrière la seconde Pyramide. Nos Arabes étaient couchés dans des fosses qu’ils se creusent dans le sable avec leurs mains pour dormir ; deux ou trois de leurs feux brûlaient. Quelques-uns, assis en cercle, fumaient leurs pipes et, parmi ceux-là, un vieux chantait quelque chose de monotone qui avait un refrain (c’était traînard et chanté à demi-voix). Nous sommes entrés dans toutes les Pyramides, nous avons rampé sur la poitrine dans les corridors, glissant sur les crottes de chauves-souris qui venaient voltiger autour de nos flambeaux, et nous retenant du mieux que nous pouvions sur la pente glissante des dalles. – Il y fait de 40 à 50 degrés de chaleur. On étouffe légèrement, mais au bout de peu de temps on s’y fait. Dans les puits de Saccara, nous nous sommes livrés au même exercice et nous en avons tiré quelques momies d’ibis qui sont encore dans leur pot.
Du reste l’ascension des Pyramides, comme leur visite intérieure (cela est pourtant plus difficile) est une vraie niaiserie quant à la difficulté. Elles ont cela de drôle, ces braves Pyramides, que plus on les voit, plus elles paraissent grandes. – Au premier abord, n’ayant aucun point de repère à côté, on n’est nullement surpris de leur taille. À cinquante pas, chaque pierre n’a pas l’air plus considérable qu’un pavé. Vous vous en approchez. Chaque pavé a 8 pieds de haut et autant de large. Mais quand on monte dessus, que l’on est arrivé au milieu, cela devient immense. En haut on est tout stupéfait. Le second jour, comme nous revenions au soleil couchant d’une course à cheval que nous avions faite derrière, dans le désert, en passant près de la seconde Pyramide, elle m’a semblé tout à pic et j’ai baissé les épaules comme si elle allait [me] tomber dessus et m’écraser. Celle-ci a son sommet tout blanchi par les fientes d’aigles et de vautours qui planent sans cesse autour du sommet de ces monuments, ce qui m’a rappelé ceci de Saint Antoine : « Les dieux à tête d’ibis ont les épaules blanchies par la fiente des oiseaux… » Max[ime] répétait toujours : « Du côté de la Libye j’ai vu le Sphinx qui fuyait. Il galopait comme un chacal. » À propos de répéter, je ne prends pas un bain sans me redire ce vers, dont tu ne comprends pas toute la finesse, ainsi que Trissotin :
Où Rome dans les eaux se plonge avant la nuit.
Ce vers-là ajoute au plaisir de mon bain. C’est comme une température plus chaude par-dessus la chaleur de l’étuve. Quant à ce vieux Sphinx qui est au pied des Pyramides et qui semble les garder, nous sommes arrivés dessus au triple galop. Et j’ai éprouvé là un bon vertige. Max[ime] était plus pâle que mon papier. C’est bougrement drôle, et difficile à faire comprendre, ça avait été plus fort que moi. J’étais parti en avant, laissant tout là. Maxime m’avait rejoint sur le sable, et nous galopions comme des furieux, l’œil tendu vers le Sphinx (Abou Eloul = le père de la terreur) qui grandissait, grandissait et sortait de terre comme un chien qui se lève. Aucun dessin que je connaisse n’en donne l’idée, si ce n’est une épreuve excellente que Max[ime] en a tiré[e] au photographe. Il a le nez mangé comme par un chancre, les oreilles écartées de la tête comme un nègre, on lui voit encore les yeux très expressifs et terrifiants ; tout le corps est dans le sable ; devant sa poitrine il y a un grand trou, reste des déblayements que l’on a essayés. – C’est là devant que nous avons arrêté nos chevaux, qui soufflaient bruyamment pendant que nous regardions d’un regard idiot. Puis la rage nous a rempoignés et nous sommes repartis à peu près du même train à travers les ruines des petites Pyramides qui parsèment le pied des grandes.
On n’a pas tous les jours des émotions aussi po-hê-tiques, Dieu merci, car le petit bonhomme en péterait. À Memphis il n’y a plus rien, qu’un colosse couché sur le ventre dans une mare, beaucoup de palmiers et des tourterelles dedans. En en revenant, j’ai trouvé sur la poussière un gros scarabée que j’ai empoigné et qui est piqué dans ma collection. –
DE SALTATORIBUS
Nous n’avons pas encore vu de danseuses. Elles sont toutes en Haute-Égypte, exilées. Les beaux bordels n’existent plus non plus au Caire. La partie que nous devions faire sur le Nil, la dernière fois que je t’ai écrit, a raté. Du reste il n’y a rien de perdu. Mais nous avons eu les danseurs. Oh ! Oh ! Oh !
C’est nous qui t’avons appelé. – J’en ai été indigné, et très triste. Trois ou quatre musiciens jouant des instruments singuliers (nous en rapporterons) se tenaient debout au fond de la salle de l’hôtel pendant que sur une petite table un monsieur prenait son repas et que, nous autres, nous fumions nos pipes assis sur le divan. Comme danseurs, figure-toi deux drôles passablement laids, mais charmants de corruption, de dégradation intentionnelle dans le regard et de féminéité dans les mouvements, ayant les yeux peints avec de l’antimoine, et habillés en femmes. Pour costume, de larges pantalons, et une veste brodée qui descend jusqu’à l’épigastre, tandis que les pantalons, au contraire, retenus par une énorme ceinture de cachemire pliée en plusieurs doubles ne commencent à peu près qu’à la motte, de sorte que tout le ventre, les reins et la naissance des fesses sont à nu, à travers une gaze noire collée sur la peau, c’est-à-dire retenue par les vêtements inférieurs et supérieurs. Elle se ride sur les hanches comme une onde ténébreuse et transparente, à tous les mouvements qu’ils font. La musique va toujours du même train, sans arrêter, pendant 2 heures. La flûte est aigre, les tambourins vous retentissent dans la poitrine, le chanteur domine tout. Les danseurs passent et reviennent, ils marchent remuant le bassin avec un mouvement court et convulsif. C’est un trille de muscles (seule expression qui soit juste). Quand le bassin remue, tout le reste du corps est immobile. Lorsque c’est au contraire la poitrine qui remue, tout le reste ne bouge. Ils avancent ainsi vers vous, les bras étendus en jouant des crotales de cuivre, et la figure sous leur fard et leur sueur demeurant plus inexpressive qu’une statue. J’entends par là qu’ils ne sourient point. L’effet résulte de la gravité de la tête en opposition avec les mouvements lascifs du corps. Quelquefois ils se renversent tout à fait sur le dos par terre, comme une femme qui se couche pour se faire baiser, et se relèvent avec un mouvement de reins pareil à celui d’un arbre qui se redresse une fois le vent passé. – Dans les saluts et révérences leurs grands pantalons rouges se bouffissent tout à coup comme des ballons ovales, puis semblent fondre, en versant l’air qui les gonfle. De temps à autre pendant la danse, le cornac ou maquereau qui les a amenés folâtre autour d’eux, leur embrassant le ventre, le cul, les reins, et disant des facéties gaillardes pour épicer la chose qui est déjà claire par elle-même. C’est trop beau pour que ce soit excitant. Je doute que les femmes vaillent les hommes. La laideur de ceux-ci ajoute beaucoup comme art. J’en ai gobé une migraine pour le reste de la journée. Et il m’a fallu deux ou trois fois aller pisser séance tenante, effet nerveux que j’attribue plus particulièrement à la musique. Je ferai revenir ce merveilleux Hassan-el-Bilbeis. Il me dansera l’abeille en particulier. Par un tel bardache, ce ne doit pas être poires molles.
Puisque nous causons de bardaches, voici ce que j’en sais. Ici c’est très bien porté. On avoue sa sodomie et on en parle à table d’hôte. Quelquefois on nie un petit peu, tout le monde alors vous engueule et cela finit par s’avouer. Voyageant pour notre instruction et chargés d’une mission par le gouvernement, nous avons regardé comme de notre devoir de nous livrer à ce mode d’éjaculation. L’occasion ne s’en est pas encore présentée, nous la cherchons pourtant. C’est aux bains que cela se pratique. On retient le bain pour soi (5 fr[ancs], y compris les masseurs, la pipe, le café, le linge) et on enfile son gamin dans une des salles. – Tu sauras du reste que tous les garçons de bain sont bardaches. Les derniers masseurs, ceux qui viennent vous frotter quand tout est fini, sont ordinairement de jeunes garçons assez gentils. Nous en avisâmes un dans un établissement tout proche de chez nous. Je fis retenir le baing pour moi seul. J’y allai. Le drôle était absent ce jour-là ! – J’étais seul au fond de l’étuve, regardant le jour tomber par les grosses lentilles de verre qui sont au dôme ; l’eau chaude coulait partout ; étendu comme ung veau je pensais à un tas de choses et mes pores tranquillement se dilataient tous. C’est très voluptueux et d’une mélancolie douce que de prendre ainsi un bain sans personne, perdu dans ces salles obscures où le moindre bruit retentit comme un bruit de canon, tandis que les kellaks nus s’appellent entre eux et qu’ils vous manient et vous retournent comme des embaumeurs qui vous disposeraient pour le tombeau. Ce jour-là (avant-hier lundi) mon kellak me frottait doucement, lorsque étant arrivé aux parties nobles, il a retroussé mes boules d’amour pour me les nettoyer, puis continuant à me frotter la poitrine de la main gauche, il s’est mis de la droite à tirer sur mon vi et, le polluant par un mouvement de traction, s’est alors penché sur mon épaule en me répétant : batchis, batchis (ce qui veut dire : pourboire, pourboire). C’était un homme d’une cinquantaine d’années, ignoble, dégoûtant. Vois-tu l’effet, et le mot batchis, batchis. Je l’ai un peu repoussé en disant làh, làh = non, non. Il a cru que j’étais fâché et a pris une mine piteuse. Alors je lui ai donné quelques petites tapes sur l’épaule en répétant d’un ton plus doux : làh, làh. Il s’est mis à sourire d’un sourire qui voulait dire : « Allons ! tu es un cochon tout de même, mais aujourd’hui c’est une idée que tu as de ne pas vouloir. » Quant à moi, j’en ai ri tout haut comme un vieux roquentin. – La voûte de la piscine en a résonné dans l’ombre. Mais le plus beau, c’était ensuite quand dans mon cabinet, enveloppé de linges et fumant le narguileh pendant qu’on me séchait, je criais de temps à autre à mon drogman resté dans la salle d’entrée : « Joseph, le gamin que nous avons vu l’autre jour n’est pas encore rentré ? – Non, Monsieur. – Ah sacré de nom de Dieu ! » et là-dessus le monologue de l’homme vexé.
J’ai vu il y a 8 jours un singe dans la rue se précipiter sur un âne et vouloir le branler de force. L’âne gueulait et foutait des ruades, le maître du singe criait, le singe grinçait. À part deux ou trois enfants qui riaient et moi que ça amusait beaucoup, personne n’y faisait guère attention. Comme je racontais ce fait-là à M. Belin, le chancelier du consulat, il m’a dit, lui, avoir vu une autruche vouloir violer un âne.
Max[ime] s’est fait polluer l’autre jour dans des quartiers déserts sous des décombres et a beaucoup joui. Assez de lubricités.
Nous avons été, moyennant batchis toujours (le batchis et le coup de bâton sont le fond de l’Arabe, on n’entend pas d’autre chose et l’on ne voit que ça), initiés psylles. On nous a mis des serpents autour du cou, autour des mains. On a récité sur nos têtes des incantations, on nous a soufflé dans la bouche et presque fait langue fourrée. C’était très amusant. Les hommes qui exercent d’aussi coupables industries exécutent leurs viles jongleries, comme dirait M. de Voltaire, avec une singulière habileté. À propos de M. de Voltaire, ce que tu me dis sur lui à propos de ta nuit passée à Mauny m’a ému. J’ai habité ce château pendant plusieurs mois, ayant 2 ans 1/2. Ce sont mes plus vieux souvenirs. Je me rappelle un rond de gazon, avec un maître d’hôtel en habit noir qui passait dessus, de grands arbres, et un long corridor au bout duquel à gauche était la chambre où je couchais.
Quelle révolution que la nomination de Chéruel ! Comme on a dû en parler ! le collège sera-t-il vide ! quelle décadence ! où est-il, le gaillard assez intrépide pour oser monter dans sa chaire ? Ce sera comme L[ouis] XVIII après Napoléon.
Et le mariage du fils Lormier ! de Lormier fils. Tâche de m’avoir de bons détails, hein ? ce doit être bougrement fort.
Nous devisons avec des prêtres de toutes les religions. C’est quelquefois réellement beau comme poses et attitudes de gens. Nous faisons faire des traductions de chansons, de contes, de traditions, tout ce qu’il y a de plus populaire et oriental. Nous employons des savants, cela est littéral. Nous avons de bonnes touches, beaucoup d’insolence, énormément de liberté de langage. Le maître d’hôtel où nous sommes trouve même que nous allons quelquefois un peu loin.
Un de ces jours nous allons nous livrer à la visite des sorciers, toujours dans le but de ces vieux mouvements.
Pauvre cher bougre, j’ai bien envie de t’embrasser. Je serai content quand je reverrai ta figure. Hier en lisant tes vers j’ai exagéré mon exagération pour me faire plaisir et m’illusionner comme si tu étais là !
Dans la strophe « Enfin la tête basse… » je n’aime pas « c’est une âme divine », pas plus que « qu’un double instinct domine ».
« Cependant sur les monts… » bon.
Beau, jeune, ivre d’amour et défiant les pleurs
me botte assez, mais la rime qui suit me paraît facile.
Je ne sais que penser du fracas de Marcia. Est-ce de très bon goût ? en somme, pourtant, ça fait de l’effet. Du reste c’est peut-être intentionnel de sa part, il faut qu’elle gueule d’autant plus que la gueulade ne dure pas longtemps.
La boule de Marcius est superbe. Excellent.
… ma jeunesse lointaine
Accourt comme un fantôme au-devant de mes pas
me paraît exquis comme grotesque contenu. Tout le mouvement de Paulus, magnifique. Très beau, trèès beaû, trèèès beaûû, jeune homme. Comme il faut pourtant que la critique se mêle toujours à l’éloge, le serpent aux fleurs, l’épine aux roses, et la vérole au cul, Marcia à Melænis la sorcière, ie treuve que la rétrospection
Tout s’agitait ensemble au fond de son cerveau
rappelle quelque chose d’analogue au commencement du 3e chant, quand il est sur le mont Pincius, avant la rencontre de Mirax ???
là-bas sur le ciel noir
collines
fescennines
tiburtines
adorable ; et tout le mouvement qui finit avec des sanglots.
« faisait les noix… »
dont on avait semé les routes tiburtines, very good indeed. Taieb, comme dit un Arabe.
L’opinion du jeune Du Camp est que tu ailles lire Melœnis à Gautier. Mais ne lui laisse pas tes cahiers (le cahier !), il est homme à le perdre. Tiens-toi pour averti.
Va voir ma mère souvent, soutiens-la, écris-lui quand elle sera absente, la pauvre femme en a besoin. Tu feras là un acte de haut évangélisme et comme étude, tu y verras l’expansion pudique d’une bonne et droite nature.
Ah, vieux bardache, sans elle et toi je ne penserais guère à ma patrie, je veux dire à ma maison.
Prends-tu toujours des petits verres avec le père Parain ? et Deshayes ? Védie ? Mulot ? l’illustre Huard ? est-il toujours très exalté ? quelle tête ! T’empiffres-tu bassement chez Caban ? comme bassesse, j’en vois ici de gentils exemples. C’est antique. Vive un gouvernement despotique pour ravaler la dignité de l’homme. Miséricorde, quelles canailles que tous ces bougres-là !
Le soir, quand tu es rentré, que les strophes ne vont pas, que tu penses à moi, et que tu t’ennuies appuyé du bout du coude sur ta table, prends un morceau de papier et envoie-moi tout, tout. J’ai mangé ta lettre et l’ai relue plus d’une fois.
En ce moment j’ai l’aperception de toi en chemise auprès de ton feu, ayant trop chaud, et contemplant ton vi. À propos, écris donc cul avec un L et non cu. Ça m’a choqué.
Adieu, je t’embrasse et suis plus que jamais maréchal de Richelieu, juste-au-corps bleu, mousquetaire gris, régence et cardinal Dubois, sacrebleu.
À toi, mon solide.
Ton vieux.
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
Tu t’étonnes sans doute, mon cher ami, en lisant le timbre de l’enveloppe que tu viens de décacheter. Je suis en Égypte depuis deux mois ; c’est le commencement d’un grand voyage que je vais faire à travers la Syrie, la Perse et l’Asie Mineure. Je serai de retour en France au printemps 1851.
Dans quelques jours je pars pour la Nubie et je ne veux pas te laisser plus longtemps sans te remercier de ton envoi, que du reste je ne connais pas. Ta lettre datée du 11 novembre m’est arrivée hier seulement. Ma mère, pas plus que toi, ne me dit le titre de ton ouvrage que je voudrais bien connaître.
Je suis parti de Paris sans avoir un moment pour te dire adieu. Un matin je suis entré au ministère. Je t’ai demandé, tu n’y étais pas.
Voici quel est notre itinéraire : au mois d’avril prochain, nous (je voyage avec Du Camp) serons de retour ici. De là nous irons à Jérusalem par le Sinaï et Lagabat ; de Jérusalem à Damas, Antioche, Beyrouth, Alep ; d’Alep à Birr, de Birr à Bagdad ; descendre le fleuve, Bassora, Chuster, Persépolis, Ispahan, Téhéran ; revenir par le Caucase, Constantinople (et la Grèce peut-être ?). Si tu as sur quelques-uns de ces points quelque instruction à me donner, un détail à chercher, une commission quelconque, je m’en acquitterai avec plaisir.
Écris-moi, si tu en as le temps ou la bonne volonté, tant que tu voudras et le plus que tu voudras. Quant à moi, je ne te promets rien, ayant tout au plus, le soir, le temps de prendre mes notes. J’espère bien que d’ici à 2 ans nous serons à causer de tout cela, au coin de mon feu, en fumant ces vieilles pipes de l’amitié. Tu peux m’écrire au Caire jusqu’au mois d’avril, à Jérusalem vers le mois de mai, à Bagdad en juillet.
Adieu, porte-toi bien, pioche toujours.
Je te serre les deux mains.
À toi.
Celle-ci ne sera pas si longue que les précédentes, pauvre chérie. Du reste, il me semble que tu ne dois pas te plaindre. En comptant 2 lettres à Bouilhet, 1 à Olympe, 1 à Achille, 1 à Cloquet, voici en 3 mois 20 lettres de moi. Je voudrais néanmoins t’en inonder. Quant aux tiennes, je les ai, Dieu merci, reçues toutes. Jusqu’à présent tu ne t’es trompée en rien. Suis toujours la même route, écris aux mêmes époques. Tu n’avais pas besoin de faire prendre des renseignements à Marseille, j’ai peur qu’on ne t’embrouille. C’est ce qui est arrivé pour Fovard. Se fiant peu à ce que Du Camp lui avait dit, il a été s’informer aux Affaires étrangères où l’on s’est trompé (peut-être a-t-il mal entendu ?) d’un jour, de sorte que ses lettres nous arrivent maintenant en retard d’un courrier.
J’ai reçu une bonne et longue lettre de Bouilhet, une de Bonenfant, puis une de Vasse, et une autre d’Ernest qui m’annonce sa nomination à Grenoble. – Vraiment, je suis tout essoufflé de correspondance, – si ce n’est avec toi, pauvre vieille adorée, je voudrais avec mes lettres nous faire un pont depuis Le Caire jusqu’à Rouen. Si tu savais comme je tombe aussi sur les tiennes, comme je quitte tout là pour les lire, puis je reste ensuite à regarder même ton écriture qui ressemble à ta pauvre mine tant aimée. Nous attendons le commencement des dervicheries et leur fin pour nous embarquer sur le Nil. Néanmoins nous cherchons une cange ; demain matin je vais aller à Boulack pour en examiner quelques-unes. Ce n’est pas une petite affaire. Du reste notre fidèle Joseph connaît un patron (= raïs) avec lequel il a déjà fait plusieurs fois ce voyage. Sais-tu combien de fois ce vénérable drogman a exécuté cette petite promenade ? 60 fois environ. C’est un bougre fort intelligent et dont nous sommes on ne peut plus satisfaits, c’est une bénédiction du ciel que d’être tombés sur un pareil homme. Car généralement tous les drogmans sont d’affreux gredins.
Ma santé va bien, je mange, dors et fiente à merveille, chose essentielle ici, où les selles ont une grande importance. La colique a ses dangers, les latrines sont pathétiques. Maxime m’a assuré qu’il t’écrirait bientôt sur mon compte une lettre d’injures où il relaterait toutes les lyres qui me tourmentent. Nous sommes tellement bêtes que nous en arrivons à pousser des cris inarticulés.
Notre ami le père Soliman-Pacha est de retour au Caire, nous l’irons voir après-demain ; il doit aller en Haute-Égypte. Peut-être irons-nous de compagnie.
Les fouilles de Matarié ont été une bonne charge. Nous n’avons pas trouvé un seul ouvrier ; d’ailleurs le gouvernement ne nous eût pas laissés tranquilles, le sheik du village a même été assez satisfait de nous voir partir. À force de voir rechercher leurs antiquités, les Égyptiens se sont persuadés que c’était de l’or en barre et en sont fort jaloux. Aussi l’exportation en est-elle difficile, obstacle que nous surmonterons moyennant cette vieille corruption, laquelle est fort aisée en ce pays.
J’ai bien ri du mariage de Narcisse, ce gaillard-là s’insurge, c’est une forte tête. Il va peut-être passer pour original ! quel mâtin ! doit-il y avoir le soir dans la salle derrière le comptoir de bonnes conversations. Ce gredin de père Parain a dû jouir profondément de l’histoire de la charrette. Je suis une affreuse canaille de ne lui pas écrire par ce courrier, mais franchement je suis tellement talonné par la malle de l’Inde qui peut arriver d’un instant à l’autre (alors il y a branle-bas général dans les consulats et toutes les lettres partent pour Alexandrie) que je n’ai pas le temps. – J’ai écrit à M. Cloquet, à Bouilhet, à Vasse, à Ernest, et au directeur de la poste à Alexandrie pour Sassetti. – Ça me semble raisonnable.
Nous nous livrons à toute espèce d’exercices. Nous avons trouvé un homme fort instruit qui passe une partie de la journée avec nous à causer des usages et des religions de l’Orient. C’est un ancien musulman qui a habité longtemps la France où il s’est fait chrétien. Brave homme assez pauvre et d’une grande instruction locale. Nous balançons même à l’emmener avec nous sur le Nil. C’est encore une trouvaille de Joseph. – C’est l’époque du reste où toutes les barques sont sur le Nil. Mougel-Bey a dû partir ce matin avec sa femme et sa potée d’enfants pour la Nubie.
Un de ces jours nous allons aller voir des sorciers magiciens astrologues et tâcher d’en tirer quelque chose. Le Caire est inépuisable. – Plus j’y reste et plus nous trouvons à y découvrir. Halim-Effendi (l’individu ci-dessus mentionné) va me faire une partie de mon travail du Ministère du Commerce. Ce sera beaucoup mieux fait, et avec moins d’embêtement.
Allons, pauvre vieille, trois mois de passés. Sais-tu que 4 mois, c’est le quart de seize. Voilà le printemps bientôt, puis l’été, puis l’automne ; à l’entrée de l’hiver je t’annoncerai mon retour. Adieu, sois toujours raisonnable. J’ai quelquefois soif de toi. Je t’embrasse du plus profond de ma tendresse. Je pense bien souvent à Lilinne. Je ne la reconnaîtrai pas peut-être. Son petit babil doit bien t’amuser. Tant mieux que son père te laisse tranquille.
Adieu, je t’embrasse encore sur toute la figur[e].
Ton fils qui t’aime.
Le Caire, samedi 2 février 1850.
[…] Oui, tout vous amuserait, pauvre père Parain, si vous étiez avec moi, depuis les boucles d’oreilles que les paysannes se passent dans le nez jusqu’aux harnachements des chevaux et des dromadaires. J’en ai vu (des chameaux, ne confondons pas) qui étaient couverts de perles de couleurs et qui portaient des miroirs aux genoux. C’était ceux qui accompagnaient la belle-mère d’Abbas-Pacha revenant de La Mecque. Je pense bien souvent à vous, allez. Je vous vois d’ici à côté de ma mère, près du feu, ou galopant à Croisset comme un lapin et revenant sur ce vénérable bateau de Bouille dont je plaignais tant le capitaine. Voyez-vous souvent le jeune Bouilhet et, lorsque vous vous rencontrez, prenez-vous ensemble le petit verre de l’amitié ?
[…] les portes grincent, les murailles dansent. Quand il fait grand vent, c’est une cachucha universelle. S’il pleuvait pendant douze jours de suite, Le Caire serait démoli. J’ai vu des maisons s’écrouler après trois jours de pluie. Du reste, nous allons d’ici à peu trouver un grand changement. Dans la Haute-Égypte, la chaleur ne nous manquera pas, quoique les nuits néanmoins soient très froides… On a vu des Arabes mourir gelés, tout comme en Russie. […]
À SA MÈRE
Deux lettres de toi ! pauvre chérie, l’une du 8 et l’autre du 18 janvier. Tu me parles de l’irrégularité des miennes, je n’y comprends rien. Je n’ai pas laissé manquer une poste sans t’en envoyer, et l’irrégularité dont tu te plains ne doit venir que du plus ou moins de temps que le bateau met à revenir de Beyrouth à Alexandrie, où il prend mes lettres pour les porter jusqu’à Marseille (en fait de lettres, pauvre vieille, nous mangeons notre pain blanc d’avance). J’ai reçu jusqu’à présent des tiennes aussi par tous les courriers. Nous partons pour la Haute-Égypte dès que Max[ime] aura reçu des glaces (pour sa photographie) qu’il attend d’Alexandrie. Sans ce malentendu nous devions partir ce soir même. Ce sera probablement pour mercredi prochain. Le soir de notre départ, nous devons dîner chez Soliman-Pacha. Notre barque nous attendra à sa porte et, après le dîner, s’il y a du vent, nous partirons. Nous allons remonter le plus vite possible, ne nous arrêtant que lorsque le vent défaillera (ce qui me paraît devoir se présenter souvent), et c’est en revenant que nous nous arrêterons à loisir. Il vaut mieux aller d’abord au plus loin et profiter du temps. Pour revenir c’est toujours facile : on n’a qu’à se laisser aller au courant du fleuve, pour peu qu’il y ait du vent de Sud, on est poussé lestement. Mais dans ce voyage de trois mois, j’ai peu de chance de recevoir exactement tes lettres et probablement qu’il y en aura plusieurs de perdues, du Caire jusqu’à l’endroit où le Consul me les enverra. Adresse-les toujours au Caire aux soins du Consul de France au Caire (ainsi). Il me les fera parvenir par les gouverneurs de province ou par des occasions. Les miennes ont plus de chance de t’arriver – personne ne peut, même ici, me donner de renseignements positifs là-dessus, ainsi attends-toi à de longs retards – mais, pauvre mère adorée, c’est maintenant qu’il faut t’armer de patience. Je te préviens d’avance pour que tu ne te désespères pas et, quand tu seras trop inquiète, relis cette page pour ton édification et sois sûre qu’il ne m’arrivera rien. – C’est un voyage qui ne présente de danger d’aucune nature. On est constamment en barque, c’est-à-dire dans sa maison. Nous avons des lettres de recommandation pour toutes les circonstances possibles, etc. Tu me parais bien inquiète sur la Perse ? – Nous n’avons ici rien entendu dire. Mais, chère vieille, je te renouvelle la proposition que je t’avais faite cet été, avant de partir. Si après l’Égypte, c’est-à-dire au mois de mai prochain, tu sentais que tu en as assez, que tu n’y tiens plus, dis un mot et après avoir vu la Syrie et la Palestine je reviendrais par Constantinople et Athènes, et tu me verrais en septembre prochain au lieu du mois de février ou de mars de l’autre année. Fais comme tu voudras, je ne dirai rien, pas même dans ma conscience. Du reste, nous n’y sommes pas encore.
Je reviens à la cange. – Elle est peinte en bleu, son raïs (capitaine) s’appelle Ibrahim (Abraham). Il y a 9 hommes d’équipage. Pour logement, nous avons une première pièce où se trouvent deux petits divans en face l’un de l’autre. Ensuite une grande chambre à deux lits. Puis une espèce de recoin contenant d’un côté de quoi mettre nos effets, et de l’autre des kiques à l’anglaise, enfin une troisième pièce où couchera Sassetti et qui est notre magasin. Quant au drogman, il couchera sur le pont. C’est un monsieur qui ne s’est pas encore déshabillé depuis que nous l’avons, constamment vêtu de toile. Il trouve toujours qu’il « fa trop chaud ». Son langage est incroyable et sa personne plus curieuse encore. C’est du reste un rude et brave homme. On irait avec lui jusqu’aux Antipodes sans qu’il vous arrive une éclaboussure. – Pour ce qui est du jeune Sassetti dont tu me demandes des nouvelles, nous n’en sommes pas mécontents, quoiqu’il se soit un peu imbibé deux ou trois fois. – Je crois du reste qu’il s’ennuie ou plutôt qu’il n’est pas d’une très bonne santé, ce qui tient à son entêtement de ne pas vouloir se couvrir. Quant à la probité, irréprochable. À propos de santé, chère mère, puisque tu me reproches de ne pas te parler de la mienne ou des nôtres, voici maintenant notre bulletin : mon nez coule, et Maxime a l’épaule gauche 5 pouces plus haute que l’épaule droite. Ce qui veut dire qu’un rheûme m’est tombé sur l’estomach, et que mon compagnon, lui, a fait pis, puisqu’il a manqué de se tuer net en se laissant tomber par terre aux bains turcs. C’était en descendant un escalier. La rage du chibouk en est cause. Au lieu de se tenir des deux mains à la muraille pour éviter de glisser sur les dalles couvertes d’eau, il tenait sa pipe (qui était la mienne et dont le bouquin a été cassé du coup). L’équilibre lui a manqué et il est tombé raide par terre. Il s’est relevé aussitôt, mais, quoiqu’il y ait de cela cinq jours, il souffre encore des reins (quoique allant, comme d’usage) et est avantagé de la tournure qu’avait le père Fournier dans ses crises de rhumatisme. Quant à mon rhûme, il est depuis hier à peu près parti. Je mouche beaucoup, seulement. Mais j’ai toussé et craché comme 500 diables. Je crois que j’avais attrapé cela en restant pendant cinq heures debout sur un mur à voir la cérémonie du Dauseh. Voici ce que c’est : le mot Dauseh veut dire fête du piétinement, et jamais nom ne fut mieux donné. Il s’agit d’un homme qui passe à cheval sur plusieurs autres couchés par terre comme des chiens. À certaines époques de l’année cette fête se renouvelle, au Caire seulement, en mémoire et pour répéter le miracle d’un certain saint musulman qui est entré ainsi jadis dans Le Caire, en marchant avec son cheval sur des vases de verre sans les briser. Le sheik qui renouvelle cette cérémonie ne doit pas plus blesser les hommes que le saint n’a brisé les verres. Si les hommes en crèvent, c’est à cause de leurs péchés. – J’ai vu là des derviches qui avaient des broches de fer passées dans la bouche et dans la poitrine. Aux deux bouts de la tringle de fer étaient emmanchées des oranges. La foule des fidèles hurlait d’enthousiasme. Joins à cela une musique sauvage à rendre fou. Quand le sheik (le prêtre) à cheval a paru, mes gaillards se sont couchés par terre en tête-bêche ; on les a alignés comme des harengs et tassés les uns près des autres, pour qu’il n’y eût aucun interstice entre les corps. Un homme a marché dessus pour voir si ce plancher de corps était bien adhérent et alors, pour écarter la foule, une grêle, une tempête, un ouragan, une trombe de Monville de coups de bâton administrés par les eunuques s’est mis à pleuvoir de droite et de gauche, au hasard, sur ce qui se trouvait là. (Nous étions, nous autres, huchés sur un mur, Sassetti et Joseph à nos pieds. Nous y sommes restés depuis 11 heures jusqu’à près de 4. Il faisait très froid et nous avions à peine la place de bouger, tant il y avait de monde, et tant notre place était étroite. Mais elle était excellente et rien ne nous a échappé.) On entendait les bâtons de palmier sonner sourdement sur les tarbouchs comme les baguettes sur des tambours pleins d’étoupes, ou plutôt comme sur des balles de laine. Ceci est exact : le sheik s’est avancé, son cheval tenu par deux saïs et lui-même soutenu par deux autres. Le bonhomme en avait besoin. Les mains commençaient à lui trembler, une attaque de nerfs le gagnait et à la fin de sa promenade il était presque complètement évanoui. – Son cheval a passé au petit pas sur le corps de plus de 200 hommes couchés à plat sur le ventre. Quant à ceux qui en sont morts, c’est impossible à savoir ; la foule se rue tellement derrière le sheik, une fois qu’il est passé, qu’il n’est pas plus facile à savoir ce que sont devenus ces malheureux qu’à distinguer le sort d’une épingle jetée dans un torrent. La veille au soir, déjà, nous avions été dans un couvent de derviches où nous en avions vu un tomber en convulsions à force d’avoir crié Allah. Ce sont de gentils spectacles tout plein, et qui auraient bougrement fait rire M. de Voltaire. Quelles réflexions n’aurait-il pas faites sur le pauvre esprit humain ! sur le fanatisme ! la superstition ! Moi, ça ne m’a pas fait rire du tout. Cela est trop occupant pour être effrayant. Ce qu’il y a de plus terrible, c’est leur musique.
C’est un bien drôle de pays que ce pays. Hier, par exemple, nous étions dans un café qui est un des beaux cafés du Caire, et où il y avait en même temps que nous, dans le café, un âne qui chiait et un monsieur qui pissait dans un coin. Personne ne trouve ça drôle, personne ne dit rien. Quelquefois, un homme près de vous se lève et se met à dire sa prière, avec grandes prosternations et grandes exclamations, comme s’il était tout seul. On ne détourne même pas la tête, tant cela paraît tout naturel. Te figures-tu un individu récitant son bénédicité au Café de Paris ?
Le consul général d’Égypte est arrivé ici, ces jours derniers. Nous avons assisté à sa présentation chez Abbas-Pacha. Cette solennité fut assez pitoyable. Le luxe oriental était des plus médiocres. Vu qu’il n’y avait pas de luxe, et pour ce qui est de la couleur orientale, c’est de l’européenne et de la très piètre. Les mamelucks de Son Altesse sont habillés comme des domestiques de louage que l’on prend chez le cuisinier. Le café qui nous fut offert était exécrable. Mais la pipe du vice-roi était fort belle. Il y avait dessus, en diamants, de quoi assouvir la cupidité de cent marquises. Cependant et en somme tout cela était crânement plat.
Tu me parles de ma mission. Je n’ai presque rien à faire et je crois que je ne ferai presque rien. Il me faudrait plus de toupet que je n’en ai pour demander une récompense après cela. Je deviens de moins en moins cupide de quoi que ce soit. Après mon retour, je reprendrai ma bonne et belle vie de travail, dans mon grand cabinet, sur mes bons fauteuils, auprès de toi, ma pauvre vieille, et ce sera tout. Ne me parle donc pas de me pousser : me pousser à quoi ? qu’est-ce qui me peut satisfaire, si ce n’est la volupté permanente de la table ronde ? N’ai-je pas tout ce qu’il y a de plus enviable au monde ? l’indépendance, la liberté de ma fantaisie, mes deux cents plumes taillées et l’art de s’en servir. Et puis c’est que l’Orient, l’Égypte surtout, est un pays raplatissant pour toutes les petites vanités mondaines. À force de parcourir tant de ruines, on ne pense pas à se dresser des bicoques. Toute cette vieille poussière vous rend indifférent de renommée. À l’heure qu’il est, je ne vois nullement (au point de vue littéraire même) la nécessité de faire parler de moi. Habiter Paris, publier, se remuer, tout cela me semble bien fatigant, vu de si loin. – Peut-être dans 10 minutes aurai-je changé d’avis. Mais je ne demande qu’une chose à mes semblables, c’est de me laisser tranquille comme je fais envers eux.
Tu me dis, pauvre mère bien aimée, qu’il est fâcheux pour toi de ne pouvoir me suivre pas à pas, de la pensée du moins. Prends ta carte d’Égypte et suis avec le bout de tes ciseaux le Nil en remontant jusqu’à Ipsamboul, jusqu’à Assouan si tu aimes mieux. C’est là que nous allons naviguer. Ces itinéraires ne peuvent pas être toujours aussi bien indiqués. Ainsi nous avons déjà retranché le Sennaâr. C’eût été une folie absurde dans la saison qu’il est. Notre intention d’aller à Jérusalem par Suez, Sinaï, Lagabat et Ébron me paraît devoir se borner à une intention. Ce serait l’affaire d’un mois dans le désert et de 2 mille francs rien qu’à payer en droit de passage à Lagabat. De plus une quarantaine de 12 jours avant d’entrer en Syrie. Il est fort probable que nous prendrons le paquebot d’Alexandrie pour Beyrouth (36 heures) et ainsi nous serons 10 jours au lieu de 30. Nous visiterons Lagabat, de Jérusalem. –
Écris-moi, comme tu l’as fait jusqu’à présent, de manière à ce que tes lettres arrivent à Marseille le 3 et le 23, bref, comme tu as fait jusqu’à présent à de rares exceptions près. Au reste les instructions précédentes étaient bonnes.
J’écris par le même courrier au père Parain. Tu m’annonçais dans ta lettre du 18 une lettre d’Achille. Elle ne m’est pas arrivée. Ce sera par le prochain courrier sans doute.
Écris-moi donc plus longuement. Mets-y-toi à plusieurs reprises si tu veux, peu m’importe. Ce n’est pas la qualité que je demande, mais la quantité. Pendant que tu seras à Paris, le mois de mars, j’ai envie d’adresser mes lettres à Fovard directement. Tu les auras plus tôt. Aimes-tu mieux ça ?
De dessus mon batiau, où nous aurons certainement du loisir, j’écrirai à Achille. – A-t-il quelquefois des nouvelles de Bizet ? C’est moi qui voudrais le voir habillé en Turc !
Tu me dis que tu ne penses qu’avec un frisson à notre embrassade du retour. Oh ! pauvre vieille, comme j’aurai peur, de Paris à Rouen, que le chemin de fer ne pète en l’air. Comme je courrai du débarcadère à Croisset. Non, tu ne sauras pas le jour. C’est une farce que je te ferai. Je casserai tout, je bousculerai tout, je sauterai par-dessus le mur et j’enfoncerai les fenêtres. Si tu penses à moi sans cesse, ton souvenir m’accompagne partout. Quand je relis tes lettres comme tout à l’heure tes deux dernières, je vois ta bonne mine penchée sur ton secrétaire et écrivant, en puisant de l’encre dans [un] de tes vastes encriers qui ont toujours trop de coton et pas assez d’encre.
Allons, adieu, pauvre vieille tant aimée. Je laisse ma lettre ouverte jusqu’au moment de la porter à la chancellerie du consulat. Si j’ai quelque chose à te dire encore, je te donnerai un petit bonjour de plus.
Adieu. Encore une fois je t’embrasse de tout mon cœur.
Ton fils qui t’aime.
5. – 2 heures de l’après-midi.
Le temps est superbe, le soleil brille, et il fait bon vent. Nous partons.
D’après de nouveaux renseignements que j’ai pris hier, il n’y a que de Keneh que je suis sûr de pouvoir envoyer des lettres au Caire. Ainsi, pauvre vieille, il serait fort possible, en comptant les choses au pis, que tu fusses 6 semaines sans recevoir de mes lettres. Attends-y-toi. Je ferai tout ce que je pourrai pour qu’il n’en soit rien. Je dis 6 semaines, et qui sait ? Tout dépend du vent, c’est-à-dire du hasard ? –
Encore adieu. Voilà pour ici l’été revenu à partir d’hier. Le ciel est tout bleu, le Nil plat comme une glace. Ça casse-brille de soleil et de lumière. Mille bons baisers encore une fois. À toi, pauvre chérie.
14 février [1850], à bord de la
cange.
Benisouëf, à 25 heures du Caire.
N° 16 ou 17. Si j’ai marqué ma dernière lettre écrite du Caire avant de m’embarquer, ce doit être le n° 17. Prends 16 bis.
Nous allons tout à l’heure toucher à Benisouëf. Je vais à tout hasard envoyer un courrier porter cette lettre au Caire, chez notre maître d’hôtel qui m’a bien promis de les remettre au consul. Je tremble, pauvre chérie, qu’elle ne soit perdue, celle-ci comme les autres. C’est chanceux. L’homme qui va galoper porter ce morceau de papier à ton intention va faire ses cinquante lieues à pattes moyennant dix à 12 francs. Et s’il n’exécute pas fidèlement sa commission, il sera régalé de coups de bâton. Voilà comme on se comporte ici.
Depuis 8 jours que nous sommes partis, nous avons fait environ 25 lieues, ayant eu à partir du second jour le vent contraire, ou plutôt n’ayant guère eu de vent, si ce n’est cette nuit. On a été obligé presque tout le temps de haler sur la corde. Quand le vent manque, les hommes ôtent leur chemise, se jettent à l’eau et vont à la nage sur la rive tirer la corde. Ce matin, notre raïs en a flanqué un dans le fleuve d’un grand coup de pied dans le derrière, trouvant qu’il n’allait pas assez vite à une manœuvre. Quand on ne hale pas, on pousse du fond avec de grandes gaffes. De cette manière-là on fait en travaillant bien de 3 à 5 lieues par jour. Lorsqu’on a comme nous 260 lieues à faire, tu conçois que ça peut prendre un peu de temps. Il est vrai que par bon vent on peut faire une vingtaines de lieues dans sa journée. Pour revenir, le courant vous pousse.
Il fait beau temps ; le soleil commence à casse-briller ; le Nil est tout plat comme un fleuve d’huile. À notre gauche, nous avons toute la chaîne arabique qui, le soir, est violet et azur. À droite, des plaines, puis le désert. Les rives du Nil ressemblent aux bords de la mer ; on a plutôt l’air d’être sur les grèves de l’océan ; par moments il y a des plages aussi étendues à peu de chose près que celles du Mont-Saint-Michel. Il fait un silence absolu, nous n’entendons rien que l’eau couler. Quelquefois, au loin, une bande de chameaux qui passe. Sur le bord de l’eau, des oiseaux qui viennent boire. De place en place un bouquet de palmiers qui renferme un village dont les maisons sont construites de roseaux et de terre. Quand nous descendons et que nous y allons, les enfants se sauvent à toutes jambes de peur de nos fusils, les femmes se voilent et détournent la tête.
Nous menons une bonne vie, pauvre vieille adorée. – Ah ! comme je te regrette ! Comme tout cela te plairait ! Si tu savais quel calme tout autour de nous, et dans quelles profondeurs paisibles on se sent errer l’esprit ! Nous paressons, nous flânons, nous rêvassons. Le matin je fais du grec, je lis de l’Homère ; le soir j’écris. – Dans le jour, bien souvent, nous mettons nos fusils sur nos dos et nous allons chasser. Je deviens habile. Et cela me fait bougrement rire ! moi chasseur ! tu vas me traiter d’infâme blagueur si je te disais que samedi dernier nous avons tué 54 pièces de gibier. Toutes tourterelles et pigeons. Ils sont perchés sur des palmiers. On n’a [qu’à] tirer. – Nous vivons de notre chasse. Joseph se livre à son goût effréné pour la cuisine et nous fait des frigourtins tant qu’il peut, mais il commence à trouver que nous avons assez de pigeons et de tourterelles. C’est vrai. Nous ne vivons que de ça. Ce soir, il faut espérer, nous aurons du bœuf pour quelques jours. Nous buvons de l’eau pour tout liquide. Nous nous nourrissons de confitures de dattes, d’oranges, de figues et d’autres choses légères. J’engraisse d’une manière ignoble. Sassetti devient comme un ballon. Maxime seul reste maigre. Nos matelas, ou plutôt notre matelas est épais comme une couverture et notre couverture comme un bas de laine. Nous n’y dormons pas moins quelquefois quinze heures de suite.
Dans ce moment-ci, 1 heure de l’après-midi, Max[ime] est étendu, à ma droite sur son lit, où il lit. – Je t’écris sur un pliant, sur mes genoux, dans notre chambre commune. Sur la planche qui me sert de lit (on le retire tous les matins et on le remet le soir) et qui le jour nous sert de table, mes affaires sont étalées et plus loin il y a 2 verres d’excellente limonade.
Parle-moi de toi, de tout, de ta maison ? Comment t’es-tu arrangée avec tes domestiques ? quels sont ceux que tu as ? etc. ? etc. ? Comment va le père Le Poittevin ? et sa femme ? tu peux lui dire que je pense à Alfred sans cesse, son souvenir m’accompagne partout. Au lieu d’oublier je me souviens de plus en plus.
Comment est la nouvelle institutrice ? et les études ? et le jeune Narcisse ? – À quelle époque reviendras-tu à Croisset ? est-il question avec Mme Cloquet du voyage d’Angleterre ? viendra-t-elle chez toi cet été ? elle t’avait promis de dénicher les Collier ? – Écrivez-moi toujours au Caire jusqu’à ce que je vous dise un autre endroit.
Adieu, pauvre vieille tant aimée. Que ma lettre te parvienne et qu’elle t’apporte tous les baisers de tendresse que je t’envoie.
Ton ABOU-SCHENEP.
Mes lettres t’arrivent-elles coupées, c’est-à-dire ayant des coups de canif du lazaret ? N’oublie pas de répondre là-dessus.
Entre Menieh et Siout, 23 février 1850.
L’homme envoyé au Caire porter ma lettre datée du 13 de Benisouëf m’en a apporté une de toi, pauvre chérie ; elle était déjà toute chargée d’arabe pour m’être expédiée à Keneh où j’espère en trouver d’autres. Quant à celles que je t’écris sur le Nil, j’ai bien peur que tu n’en reçoives guère ; il y a tant de hasard dans ces envois et les occasions sont si rares. Je commence celle-ci sans savoir comment la faire parvenir jusqu’au Caire. Peut-être aurai-je la chance de rencontrer une barque qui descend et de la lui remettre. Autrement il faudra se confier à la poste du gouvernement à Siout, et quelle poste !
Nous avons fait de Benisouëf une excursion au lac Mœris et dans la province du Fayoum. Il est probable qu’une fois revenus au Caire nous monterons sur des dromadaires et nous irons visiter avec plus de détails le lac Mœris. Les ruines que les Arabes disent être de l’autre côté (sont-ce celles du labyrinthe ?) paraissent en mériter la peine. Nous avons pendant ces 4 jours couché par terre sur des nattes, et vécu complètement à l’arabe. Sauf les puces, tout a bien été. Le premier jour à Medinet-el-Fayoun nous avons été reçus par un chrétien de Damas qui nous a donné l’hospitalité complète, qui nous a prêté ses chevaux pendant 2 jours, hébergés encore au retour du lac, et fait reconduire jusqu’à Benisouëf. Le tout pour l’amour de nos beaux yeux. Il y avait chez lui un prêtre catholique (qui ressemblait peu aux nôtres) : comme nous étions chez des chrétiens on faisait force consommation de petits verres, et au dessert notre hôte, s’échauffant d’enthousiasme à propos de Napoléon, était un peu paf. Sais-tu comme gravure ce qu’il y avait de suspendu aux murs de son divan ? une vue de Quillebeuf et une vue de Graville (il ne savait pas ce que ça représentait, c’étaient de vieilles rocamboles qui lui venaient de M. Drovetti, l’ancien consul d’Alexandrie dont Chateaubriand parle dans son voyage) ; cela m’a fait plaisir.
Notre homme était assez instruit en matière religieuse. Nous avons causé (avec l’aide de Joseph bien entendu) de saint Antoine (nous étions dans son pays), d’Arius, de saint Athanase, etc. C’était superbe.
C’est une vie de prince que celle que l’on mène sur les canges. On est là dans sa maison et, sans se déranger, l’on voyage. Tout à l’heure après le dîner (le vent a tombé à l’entrée de la nuit et nous sommes amarrés), nous nous sommes promenés sous un bois de palmiers à côté d’un grand champ de cannes à sucre : la lune casse-luisait, les chiens aboyaient et le Nil qui ressemble plutôt à une mer qu’à un fleuve s’étendait à notre gauche comme une immense plaque d’argent, tandis qu’à droite la chaîne arabique s’étendait comme une longue falaise blanche.
On va tant qu’il [y] a du vent (il est meilleur pour nous depuis 4 à 5 jours), on s’arrête, on met pied à terre… Les marins sur le pont, quand il fait beau, se livrent à des danses de la plus honteuse obscénité ! Juge de ma satisfaction.
Tantôt vers midi nous avons passé au bas d’une montagne au haut de laquelle était un couvent de Coptes. – Nos gaillards nous guettaient. Nous les avons vus descendre tout nus les rochers à pic, se jeter à l’eau et venir à la nage vers notre bateau. Bientôt nous en avons eu cinq ou six d’accrochés au bordage et qui nous demandaient l’aumône. Nos marins tapaient dessus à coups de cordes et Joseph avec ses pincettes, et tout cela pour les décourager un peu et qu’il n’en vienne pas davantage. On leur donne quelques piastres, ils les mettent dans leur bouche et s’en retournent par le même chemin. Mais ce qu’il y a eu de beau tantôt, c’est que c’est arrivé à un moment où l’on changeait de manœuvre, le grotesque du bord (il y en a un qui fait beaucoup de farces) était en train de danser ; il les a engueulés avec des gestes peu convenables. C’était un charivari de coups, de gueulades, d’hommes nus, vraiment bon.
Tu ne me dis pas grand-chose dans tes lettres, pauvre vieille. Elles sont restreintes comme si tu avais peur de parler. Il me semble que tu es très triste et que tu te contrains pour ne rien dire. Mais avec qui t’épancheras-tu si ce n’est pas avec moi ? raconte-moi donc toutes tes inquiétudes, écris-moi tout ce que tu penses, tout ce qui se passe en toi, ou autour de toi, même d’insignifiant. Comment passes-tu ta journée ? Qu’est-ce que tu fais, pauvre mère tant aimée, depuis le matin jusqu’au soir ! Parle-moi de la petite, de ta maison, etc.
Il est possible que nous allions, étant en Syrie, cet été, à Larnaka. Dis cela à Mme Vasse et si elle veut t’envoyer une lettre pour moi.
Hier soir et ce soir Max[ime] a tué deux grues énormes. Elles avaient près de 5 pieds de haut et de loin semblaient presque des autruches. Nous en avons coupé les pattes, le bec, les plumes. Il paraît que nous tuerons des crocodiles. Ce sera gars.
Ici j’entame un chapitre sur lequel tu me parais revenir avec prédilection et auquel je ne comprends goutte. Tu ne sais que t’imaginer, pauvre vieille, pour te tourmenter l’esprit. Quel est le sens de ceci : qu’il faut que j’aie une place, « une petite place », dis-tu. Et d’abord, 1° laquelle ? Je te défie de m’en trouver une, de spécifier en quoi, de quelle nature elle serait. Franchement et sans se faire illusion, y en a-t-il une seule que je sois capable de remplir ? Tu ajoutes : « qui ne t’occuperait pas beaucoup et ne t’empêcherait pas de faire autre chose ». Voilà l’illusion ! voilà ce que s’était dit aussi Bouilhet en commençant la médecine, ce que je m’étais dit en commençant mon droit et qui a manqué me faire crever de rage contenue. Quand on fait une chose, il la faut faire en entier et la faire bien. Ces existences bâtardes où l’on vend du suif toute la journée et où l’on fait des vers le soir après dîner sont faites pour les intelligences banales également bonnes à la selle et au cabriolet, pire espèce qui ne sait pas sauter un fossé ni tirer une charrue.
Enfin il me semble que l’on prend une place pour l’argent, pour l’honneur, ou pour fuir l’oisiveté ; or tu m’accorderas, pauvre vieille, que je m’occupe assez pour n’avoir pas besoin de chercher quoi faire ; 2° si c’est pour l’honneur, ma vanité est telle que je ne me sens honoré par rien : une position si haute qu’elle soit, et ce n’est pas là ce que tu demandes, ne me donnera jamais la satisfaction que m’accorde ma propre estime quand j’ai troussé congrûment quelque chose à ma guise. Et enfin si c’est pour l’argent, les places ou la place que je pourrais avoir, serait trop minime pour apporter un changement notable à mon revenu. Pèse toutes ces raisons, ne te heurte pas à une idée creuse. Est-ce qu’il est une position quelconque où je pourrais être plus près de toi, plus à toi ? et puis n’est-ce pas là, en partie, le principal de la vie : ne pas trop s’embêter ?
Adieu, pauvre vieille, je t’embrasse à deux grands bras. Je clorai ma lettre et la daterai quand je te l’enverrai.
Mille tendresses.
À toi.
Ton fils qui t’aime de tout son cœur.
Maxime me charge de te dire que j’ai la figure large comme un soleil.
25. Nous arrivons à Siout à l’instant. Demain matin dès 6 heures j’irai voir pour la poste. Rien de nouveau ; temps superbe ; 25 degrés de chaleur ; des bandes d’oiseaux sur le Nil à n’en plus finir ; de place en place dans les montagnes, des trous dans la roche qui sont les anciennes maisons des ermites de la Thébaïde. Adieu, mille baisers, encore à toi.
GUSTAVE.
Entre le mont Farchout et Keneh,
3 mars 1850.
Il y a 6 jours, j’ai remis au médecin de Siout une lettre pour toi. Sans doute que celle-ci t’arrivera en même temps et que tu vas recevoir deux lettres par le même courrier. En revanche il est fort probable que tu n’en recevras pas du tout par le prochain, ni peut-être par l’autre, car une fois Keneh passé il n’y a plus d’agent français et les communications deviennent de plus en plus difficiles. Au reste, pauvre chérie, si tu es privée de mes nouvelles, ce n’est pas ma faute, car je fais pour que tu en reçoives tout ce qu’il est, je crois, humainement possible de faire en Égypte. Je voudrais que tu en eusses tous les jours de l’année si c’était possible. Il y a des moments où je devine, il serait mieux de dire : où je sens, que tu es inquiète et je me ronge à part moi de n’y pouvoir porter remède. Mais tout va bien, pauvre mère aimée, rassure-toi. À mesure que je voyage, je m’aperçois combien tous les dangers et difficultés diminuent. Cela se déférocise de plus en plus.
Nous voilà ce soir ou demain au milieu, à peu près, de notre voyage du Nil, et sans doute que tu ne fais maintenant que recevoir à peine la nouvelle de notre départ. Tu vois que ça avance pourtant. Les jours se passent, les semaines, les mois, pour moi bien différents et occupés, pour toi sans doute bien pareils et bien vides. Enfin voilà l’été, bientôt après l’été, l’hiver, et après l’hiver, ton cher fieux.
Depuis ma dernière lettre je n’ai absolument rien de neuf à te dire. Le temps est très beau, nous avons un vent de Nord qui nous pousse au derrière très vite. Et s’il continue nous serons dans une quinzaine à Wadi-Halfa. Nous allons toujours, ne nous arrêtant que pour faire des provisions et remettre mes lettres. C’est en redescendant le Nil que nous verrons tout ce qu’il y a à voir. Sans doute qu’à notre passage à Girgeh (au retour) nous nous arrêterons pour faire deux expéditions, la première jusqu’à Kosseïr sur les bords de la mer Rouge et la seconde à l’oasis de Thèbes. Chacune nous demandera peut-être cinq ou six jours.
Nous menons une vie de fainéantise et de rêvasserie. Toute la journée vautrés sur notre tapis, nous fumons des chibouks et des narguilehs en absorbant de la limonade et en regardant les rives du fleuve. Ce sont plutôt des rivages. – Ça ressemble à la mer, on croit faire une longue navigation et toujours longer les côtes d’un continent. Dans des moments, on se croit dans un lac immense dont on ne voit pas les limites. La chaîne arabique ne nous quitte pas sur la gauche. C’est tantôt une falaise coupée à pic, d’autres fois elle se mamelonne en monticules que de grandes lignes de sable parallèles rayent en gris comme le dos d’une hyène.
À propos de bêtes féroces, aujourd’hui nous avons vu pour la première fois plusieurs crocodiles qui se chauffaient au soleil. – Nous sommes descendus pour en chasser. Max[ime] en a tiré plusieurs et n’en a tué aucun. C’est fort difficile, à cause de l’extrême pusillanimité de cette grosse bête qui fuit au moindre bruit. Quant à du danger, il n’y en a aucun.
Je t’écris sur le pont, il fait beaucoup de vent, mon papier vole sur mes genoux. Le ciel est tout bleu d’un ton cru. Les voiles claquent, l’eau fait son bruit autour de la carcasse de notre cange qui file penchée sur tribord.
De temps à autre on rencontre une cange qui descend vers Le Caire. Le plus souvent c’est un Anglais qui voyage. Les drogmans des deux bateaux s’appellent. On se met sur le pont, et on se regarde passer sans rien [dire]. Quand le bateau que l’on croise porte pavillon tricolore, on se salue de quatre coups de fusil, on se crie les nouvelles politiques et quelquefois on se met en panne pour se faire une visite. Il y a quelques jours, à Benisouëf, nous sommes ainsi montés à bord d’une cange où voyageait un certain M. Robert, du Dauphiné, en compagnie d’un Polonais dont j’ai, bien entendu, oublié le nom, en sa qualité de nom polonais. Quand il a su le mien, il s’est mis à me dire : « Ah ! Monsieur, vous portez le nom d’un homme que j’ai bien connu » (cela m’a fait dresser les oreilles) ; « j’ai connu un célèbre médecin qui s’appelait comme vous », etc. Lui ayant dit que c’était mon père, il m’a fait beaucoup de politesses et de compliments. Ce Polonais a habité Neufchâtel, m’a demandé des nouvelles de plusieurs familles de Rouen, entre autres, de M. de Milleville, et il connaît Orlowski. C’est un homme de taille moyenne, brun, avec de très beaux yeux noirs. Le médecin de Siout, à qui j’en ai parlé et qui l’avait vu quelques jours avant nous, croit que c’est un médecin lui-même. Cette rencontre inattendue m’a fait un singulier plaisir, que tu comprendras mieux que je ne pourrais te l’écrire.
Quant à nos santés, elles sont excellentes ; nous engraissons tous, Max[ime] y compris, ce qui peut paraître fabuleux. Si nous écoutions Joseph, nous crèverions de cuisine. Il ne rêve que plats sucrés qu’il appelle des douces, et ragoûts qu’il appelle des petites friddousses. Au reste, nous fondrons cet été en Syrie, où nous mènerons une vie plus rude.
Adieu, pauvre vieille bien chérie, prends courage, ne te désole pas du retard de mes lettres. – Écris-m’en de longues. Je t’embrasse dans toute la longueur de tes deux pauvres joues maigres. Encore mille tendresses.
À toi, ton fils.
Il va sans dire qu’à toutes les lettres que je t’écris, Maxime me dit toujours de te dire mille choses. Fais de même bien des compliments à tout le monde une fois pour toutes, c’est convenu. Car répéter cela chaque fois, c’est bien embêtant. J’écrirai un de ces jours, d’ici un mois, à Bezet qui est une bien grande canaille, dis-le-lui de ma part si tu veux. Au reste nous devenons d’une paresse révoltante.
Avant Esneh, 8 mars 1850.
Encore un petit mot que je t’envoie, pauvre vieille, je n’ai absolument rien à te dire si ce n’est que je t’embrasse. À mesure que nous nous éloignons du Caire, je multiplie mes lettres dans la crainte que plusieurs ne soient perdues. Je ne sais pourquoi en effet j’ai le pressentiment qu’il s’en égare beaucoup, et que tu dévores d’inquiétudes ton pauvre cœur. Jusqu’à présent au moins j’ai eu des occasions mais, une fois Esneh passé, où en trouverais-je ? Il est donc fort possible, presque certain même qu’au-delà de Syène (ou Assouan) je ne pourrai rien t’envoyer. Ne t’étonne donc pas si tu étais un mois et même plus (qui sait ?) sans rien recevoir. Le chancelier du Caire chargé de recevoir nos lettres n’est pas des plus gracieux. Qu’est-ce que tout cela leur fait ! ils peuvent retarder d’une heure l’envoi d’une lettre, et te voilà pour 3 semaines de plus sans nouvelles. Si cela arrive deux ou trois fois de suite par des hasards différents, te voilà pendant des mois sans savoir ce que ton fils est devenu et ma bonne femme galope dans les hypothèses funèbres.
Je m’aperçois, pauvre vieille, que je te cadotte d’une correspondance passablement nulle. C’est qu’à moins de se piéter pour faire du Style, il m’est impossible de te rien dire. Nous sommes envahis malgré nous par une paresse contemplative des plus délicieuses, mais des plus stériles quant à présent, et puis j’ai peur de passer du temps à t’écrire quelque chose qui se trouve égaré. Ainsi je n’envoie rien à Bouilhet, un de ces jours pourtant je m’y mettrai. Tous les matins je lis un peu d’Homère en grec, et Maxime de Bible. Tout le reste de la journée nous ne faisons rien qu’ouvrir les yeux et nous nous couchons le soir à 9 heures.
Il est impossible de rien préciser quant à notre navigation sur le Nil. Ce soir le vent est tombé, il est probable que nous allons avoir vent de Sud pour quelque temps ; ainsi, quoique à 4 ou 5 heures de Esneh, si nous n’y arrivions que dans 3 jours, rien de bien surprenant. De là j’enverrai ce mot à une espèce d’Arabe à Keneh qui est une espèce d’agent français.
Hier nous avons passé devant Thèbes. Je casse-pétais intérieurement. Les montagnes (c’était au coucher du soleil) étaient indigo, les palmiers noirs comme de l’encre, le ciel rouge et le Nil semblait un lac d’acier en fusion. La chaleur commence, nous sommes en habits d’été (arabes). J’ai vu à Keneh des femmes noires en robes bleu ciel surchargées d’ornements en or, colliers, bracelets, amulettes, etc. Elles se tenaient assises devant la porte de leurs maisons faites en boue du Nil. Le toit est composé avec des cannes à sucre et vous vient à la hauteur de l’épaule. Tout cela est crâne. Dans peu de jours nous serons en Nubie ; là on commence à voir des messieurs et des dames tout nus et dégouttelants de graisse de mouton dont ils se frottent le corps.
Adieu, pauvre vieille, bon courage toujours. Je te surembrasse comme je t’aime. À toi de tout son cœur, ton fils.
Si tu t’ennuies beaucoup, comme je le présume, et que tu ne saches que lire, il y a un livre anglais sur l’Égypte assez estimé quoique garni de quelques bévues. On en dit beaucoup de bien généralement. Voici son titre : An account on modern egyptian customs by D[oc]tor Lane, 2 petits volumes in-12 ; cela doit se trouver à Paris à la librairie Baudry. – Ça te distraira peut-être. Du reste je ne le connais pas, j’en ai seulement entendu parler ici.
Assouan (= Syène), 12 mars [1850].
Nous voilà à Assouan devant la première cataracte, ayant encore pour arriver au terme de notre voyage du Nil 65 lieues à faire, environ ; si nous avons bon vent, il y en a pour une dizaine de jours. Puis nous redescendrons tout doucement, nous arrêtant à peu près partout. Ce qu’il y a à voir ici est énorme. Tout cela est bien beau, pauvre vieille. S’il n’y avait eu que le voyage d’Égypte, certainement, comme te l’a dit le Dr Pouchet, que tu aurais pu m’accompagner. Mais pour le reste c’eût été difficile. Te vois-tu grimpée sur les chameaux ? et Lilinne en croupe ? – Il faudrait des années et non des semaines. Nous voyageons lentement du reste, ne nous fatiguant pas, regardant avec de longues contemplations tout ce qui nous passe sous le nez, dormant beaucoup, mangeant de même, engraissant comme des porcs et ayant des teints d’une fraîcheur charmante, malgré le culottage du soleil sur nos cuirs.
Wadi-Halfa n’est pas sur ta carte d’Égypte, car à proprement parler nous allons sortir d’Égypte (c’est à une vingtaine d’heures de marche plus bas que le dernier nom écrit). Nous entrons dans la Nubie. – La nature est tout autre. Le paysage est d’une férocité nègre : des rochers tout le long du Nil, qui maintenant devient resserré, des palmiers de 50 pieds de haut au moins et des montagnes de sable qui, au soleil, semblent être de poudre d’or. – Nous nous sommes promenés tantôt dans l’île d’Éléphantine. Des enfants tout nus nous suivaient sous les palmiers. Au seuil des huttes, des femmes couleur de café brûlé, n’ayant qu’un petit caleçon en cuir pour tout vêtement, nous regardaient passer, ouvrant tout ébahis leurs grands yeux de faïence. Le soleil se couchait sur les montagnes, une grande prairie verte s’étendait devant nous, entre des dattiers qui l’encadraient, et au loin le Nil brillait dans la découpure inégale des rochers de granit qu’il traverse. Pour passer le fleuve, les gens du pays s’y prennent de la façon suivante : on commence par ôter sa chemise que l’on roule en turban sur sa tête, on monte à califourchon sur deux bottes de roseaux lié[e]s ensemble et terminées en pointe à chaque bout, puis, avec une rame, on pousse l’eau alternativement à droite et à gauche. Au milieu de l’eau on voit ainsi ces tritons noirs qui s’en vont tranquillement, les jambes accroupies devant eux, sur leur singulière nacelle.
Ce matin on nous a apporté une grande cigogne en vie. Après l’avoir gardée une heure, nous l’avons relâchée. Elle avait les pattes roses, et le corps tout blanc.
L’autre jour, au moment de partir d’Esneh, des Bédouins nous ont vendu pour 4 piastres (20 sous) une gazelle qu’ils avaient tuée le matin. Pendant deux jours nous avons vécu dessus, c’est excellent. Nous avons gardé sa tête et Joseph a découpé sa peau pour m’en faire un tapis. Il ne serait pas difficile d’en avoir une en vie. Je voudrais bien en rapporter une à Croisset pour la petite. Mais l’embarras que ça nous causerait m’empêchera de réaliser cette envie que j’ai depuis longtemps. En fait de crocodiles, nous en voyons toujours. Les gredins ont la vie dure. Il faudrait les surprendre pendant leur sommeil, mais je crois qu’ils sont toujours éveillés. Pour des momies, nous n’avons pas encore commencé nos recherches. Du reste c’est bientôt, en redescendant, que nous allons nous mettre à travailler. Maxime va recommencer ses rages photographiques. Il faut espérer que pendant ce temps-là j’écrirai à ce malheureux Bouilhet dont je n’ai aucune nouvelle. J’écrirai aussi à Baudry à qui je l’ai promis. Je n’ai pas reçu de lettres de toi depuis le milieu du mois dernier. Je comptais en avoir ici. Il faut se résigner jusqu’à notre retour à Assouan qui n’aura pas probablement lieu avant un bon mois. Ça fera deux mois sans rien recevoir de toi. Tu vois, pauvre chérie, que tu n’es pas la plus mal partagée sous le rapport des lettres. Car tu as dû depuis mon départ du Caire en avoir beaucoup. Mais résigne-toi (je t’en avertis d’avance) à n’en plus recevoir d’ici à assez longtemps. Une fois passé Assouan il n’y a plus de poste, il est impossible, je crois, qu’il n’y ait donc une grande lacune dans ma correspondance. Je voudrais bien savoir si tu reçois toutes mes lettres. Cela m’inquiète. Le plaisir du voyage ne me fait pas t’oublier, pauvre mère tant aimée. Écris-moi donc plus longuement, tu ne me dis rien ; es-tu bien triste ? à quoi passes-tu ton temps ? comment Achille est-il avec toi ? ce point m’importe. As-tu passé le mois de mars à Paris ? Caroline Bonenfant est-elle avec toi ? à propos de Paris, quoique je présume que tu y es maintenant, je ne t’adresse pas mes lettres chez Fovard, au risque d’un peu de retard. Voilà plusieurs courriers que Maxime n’a reçu de ses nouvelles. C’est l’époque de Pâques, bientôt ; il peut être à Elbeuf. Il peut être absent, malade, etc. J’aime mieux t’écrire à Rouen toujours.
Aujourd’hui nous avons rencontré une de nos connaissances du Caire, le baron Ança, un commensal de notre hôtel. Il s’en retournait. C’est un Sicilien, exilé politique, ancien membre du gouvernement provisoire de son pays. – Sa cange est la dernière que nous rencontrerons, il n’y en a plus au-dessus de nous. Nous en croisons maintenant qui descendent aussi vers Le Caire. Ce sont des bateaux de marchands pleins de négresses et de dents d’éléphants. Cela a du chic.
Nous avons eu à Esneh une soirée d’almées (danseuses). C’était convenable ; je ne dis que cela ! – car ça mériterait une description très stylée. Une de ces femmes avait comme animal domestique un mouton familier tacheté de henné jaune (par gentillesse) et avec une muselière en velours. Il la suivait comme un chien. Cela m’a fait penser au mouton de l’Hôtel des Farces et m’a rudement fait rire. Quant aux danses de ces dames, c’est une des choses les plus merveilleuses qu’il soit possible de voir. Cela seul vaut le voyage (sans enthousiasme).
Adieu, pauvre vieille. Compte les jours, ils s’écouleront, va. Nous causerons de tout cela dans un an, au coin de mon feu, toi sur ma petite chaise de soie, moi dans mon fauteuil. Tu me diras toutes tes inquiétudes et moi mes satisfactions, nous confondrons tout cela, et je t’embrasserai pour tout de bon sur ta pauvre mine triste. En attendant, il faut le faire par la plume.
À toi, tout à toi,
ton GUSTAVE.
Je suis tourmenté par l’idée de t’apporter une ineptie pour le père Lefébure afin qu’il la mette dans sa collection et que ça contribue à l’ornement de sa « magnifique propriété ». – Mais je ne sais quoi trouver d’assez stupide.
« Il principe » à faire chaud, comme dit Joseph. 25 degrés Réaumur. Du reste nous ne nous en apercevons pas, nous sommes tous en culottes turques, ce qui avec nos restes d’habits européens nous fait des balles assez farces.
13 mars 1850, à bord de notre cange,
à 12 lieues au-delà de Syène.
Dans 6 ou 7 heures nous allons passer sous le tropique de ce vieux mâtin de Cancer. Il fait dans ce moment 30 degrés de chaleur à l’ombre ; nous sommes nu-pieds, en chemise ; je t’écris sur mon divan au bruit des tarabouks de nos matelots qui chantent en frappant dans leurs mains. Le soleil tape d’aplomb sur la tente de notre pont. Le Nil est plat comme un fleuve d’acier. Il y a de grands palmiers sur les rives. Le ciel est tout bleu. Ô pauvre vieux ! pauvre vieux de mon cœur !
Qu’est-ce que tu fais, toi, à Rouen ? Il y a longtemps que je n’ai reçu de tes lettres, ou pour mieux dire je n’en ai encore reçu qu’une, datée de la fin de décembre et à laquelle j’ai répondu immédiatement. Peut-être en ai-je une autre d’arrivée au Caire, ou qui est en route maintenant pour parvenir jusqu’à moi. – Ma mère m’écrit qu’elle ne te voit guère souvent. Pourquoi cela ? Si ça t’embête trop, fais-le un peu, à cause de moi et tâche de me dire qu’est-ce qui se passe dans ma maison, sous tous les rapports possibles. – As-tu été à Paris ? es-tu retourné chez Gautier ? et Pradier, l’as-tu vu ? Qu’est-ce qu’est devenu le voyage en Angleterre à propos du conte chinois ? Melœnis doit être achevé ? Envoie-m’en la fin, infâme canaille. Je rogogne souvent de tes vers, va, pauvre vieux bougre. J’ai besoin tout de suite de te faire une réparation éclatante relativement au mot vagabond appliqué au Nil :
Que le Nil vagabond roule sur ses rivages.
Il n’y a pas de désignation plus juste, plus précise, ni plus large à la fois. – C’est un fleuve cocasse et magnifique, qui ressemble plutôt à un océan qu’à autre chose. Des grèves de sable s’étendent à perte de vue sur ses bords, sillonnées par le vent comme les plages de la mer. Cela a des proportions telles que l’on ne sait pas de quel côté est le courant, et souvent on se croit enfermé dans un grand lac. Ah mais ! Si tu t’attends à une lettre un peu propre, tu te trompes. Je t’avertis très sérieusement que mon intelligence a beaucoup baissé. Cela m’inquiète, ce n’est pas une plaisanterie, je me sens très vide, très aplati, très stérile. Qu’est-ce que je vais faire une fois rentré au gîte, publierais-je, ne publierais-je ? qu’écrirai-je ? et même écrirai-je ? l’histoire de saint Antoine m’a porté un coup grave, je ne le cache pas. J’ai essayé en vain de bâtir quelque chose du conte oriental. J’ai pensé pendant deux jours à l’histoire de Mycerinus dans Hérodote (ce roi qui baise sa fille). Mais tout cela est parti comme c’était venu. En fait de travail je lis tous les jours de L’Odyssée en grec. Depuis que nous sommes sur le Nil j’en ai absorbé quatre chants. Comme nous reviendrons par la Grèce, ça pourra me servir. Les premiers jours je m’étais mis à écrire un peu, mais j’en ai, Dieu merci, bien vite reconnu l’ineptie. Il vaut mieux être œil, tout bonnement. Nous vivons, comme tu le vois, dans une paresse crasse, passant toutes nos journées couchés sur nos divans à regarder ce qui se passe, depuis les chameaux et les troupeaux de bœufs du Sennaâr jusqu’aux barques qui descendent vers Le Caire chargées de négresses et de dents d’éléphants. Nous sommes maintenant, mon cher Monsieur, dans un pays où les femmes sont nues, et l’on peut dire avec le poète « comme la main », car pour tout costume elles n’ont que des bagues. J’ai baisé des filles de Nubie qui avaient des colliers de piastres d’or leur descendant jusque sur les cuisses, et qui portaient sur leur ventre noir des ceintures de perles de couleur. Et leur danse ! sacré nom de Dieu !!! Procédons par ordre cependant.
Du Caire à Benisouëf, rien de bien curieux. Nous avons mis dix jours à faire ces 25 lieues à cause du Kamsin (ou Simoûn meurtrier) qui nous a retardés. Rien de ce que l’on dit sur lui n’est exagéré. C’est une tempête de sable qui vous arrive. Il faut s’enfermer et se tenir tranquille. Nos provisions seules en ont beaucoup souffert, la poussière pénétrant partout, jusque dans les boîtes de fer-blanc fermées de force. Le soleil, ces jours-là, a l’air d’un disque de plomb, le ciel est pâle, les barques tournoient sur le Nil comme des toupies. On ne voit pas un oiseau, pas une mouche. Arrivés à Benisouëf, nous avons fait une course de cinq jours au lac Mœris. Mais comme nous n’avons pu aller jusqu’au bout, nous y retournerons une fois revenus au Caire. Jusqu’à présent du reste nous avons vu peu de chose ; car nous profitons du vent pour aller au plus loin de notre voyage ; et c’est en revenant que nous nous arrêterons partout. Comme nous avons l’intention d’aller à Kosseïr, sur les bords de la mer Rouge, et à la grande oasis de Thèbes, il est certain que nous ne serons pas revenus au Caire avant la fin de mai, ce qui nous remet en Syrie au mois de juin. – Ainsi donc, jusqu’à nouvel ordre, écris-moi au Caire. –
À Medinet-el-Fayoun nous avons logé chez un chrétien de Damas qui nous a donné l’hospitalité. Il y avait chez lui, logeant comme commensal habituel, un prêtre catholique qui m’a tout l’air de piner la dame du lieu. Ô les prêtres ! D’abord i se nourrissent mieux que nous. Si celui-là ne se nourrissait pas mal, il buvait mieux. Sous prétexte que les musulmans ne prennent pas de vin, ces braves chrétiens se gorgent d’eau-de-vie. La quantité de petits verres que l’on siffle par confraternité religieuse est incroyable. Notre hôte était un homme un peu lettré, et comme nous étions dans le pays de saint Antoine nous avons causé de lui, d’Arius, de saint Athanase, etc. Le brave homme était ravi. Sais-tu ce qu’il y avait de suspendu aux murs de la chambre où nous avons couché ? une gravure représentant une vue de Quillebeuf, et une autre une vue de l’abbaye de Graville ! Cela m’a fait bien rêver. Quant au propriétaire, il ne savait pas ce que ces deux images figuraient. Quand on voyage ainsi par terre, le soir vous couchez dans des maisons de boue desséchée, dont le toit en cannes à sucre vous laisse contempler les étoiles. À votre arrivée, le sheik chez lequel vous logez fait tuer un mouton, les principaux du pays viennent vous faire une visite, et vous baiser les mains l’un après l’autre. On se laisse faire avec un aplomb de grand sultan, puis on se met à table, c’est-à-dire le cul par terre tous en rond autour du plat commun, dans lequel on plonge les mains, déchiquetant, mâchant, et rotant à qui mieux mieux. C’est une politesse du pays, il faut roter après les repas. Je m’en acquitte mal. En revanche je pète beaucoup et vesse encore plus.
De retour à Benisouëf nous avons tiré un coup (ainsi qu’à Siout) dans une hutte si basse qu’il fallait ramper pour y entrer. On ne pouvait s’y tenir que courbé ou à genoux. On baisait sur une natte de paille, entre quatre murs de limon du Nil sous un toit de bottes de roseaux, à la lumière d’une lampe posée dans l’épaisseur de la muraille.
Nous avons dû à un pays qui s’appelle Gebel-Zéir un tableau assez bon. Sur le haut d’une montagne dominant le Nil se trouve un couvent de Coptes. Ils ont l’habitude, dès qu’ils aperçoivent une cange de voyageurs, de descendre de leur montagne, de se foutre à l’eau et de venir à la nage vous demander l’aumône. On en est assailli. Vous voyez ces gaillards tout nus descendre les rochers à pic, et nager vers vous à toute force de jarret en criant tant qu’ils peuvent : « batchis, batchis, cawadja christiani » = « Donnez-nous de l’argent, Monsieur chrétien », et comme en cet endroit il y a beaucoup de cavernes, l’écho répète avec un bruit de canon : cawadja, cawadja… Les vautours et les aigles volent sur vos têtes, le bateau file sur l’eau avec ses deux grandes voiles étendues. En ce moment-là, un de nos matelots (le grotesque du bord) dansait tout nu une danse lascive qui consistait à essayer de s’enculer soi-même. Pour chasser les moines chrétiens, il leur a présenté son vi et son cul en faisant mine de leur pisser et chier sur la tête (ils étaient cramponnés au bordage de la cange). Les autres matelots leur criaient des injures avec les noms répétés d’Allah et de Mohammed. Les uns leur foutaient des coups de bâton, d’autres des coups de cordes, Joseph tapait dessus avec les pincettes de la cuisine. C’était un tutti de calottes, de vis, de culs nus, de gueulades et de rires. Dès [qu’]on leur a donné quelque argent, ils le mettent dans leur bouche et remontent chez eux par le même chemin. – Si on ne leur administrait ainsi de bonnes rossées, on se trouverait assailli d’une telle quantité qu’il y aurait danger de faire chavirer la cange.
Ailleurs ce ne sont plus les hommes qui viennent vous voir, mais les oiseaux. Il y a à Sheik-Saïd un santon (chapelle-tombeau bâtie en l’honneur d’un saint musulman) où les oiseaux vont, d’eux-mêmes, déposer la nourriture qu’on leur donne. Cette nourriture sert aux pauvres voyageurs qui passent par là. Nous autres qui avons lu Voltaire, nous ne croyons pas à ça. Mais on est si arriéré ici ! On y chante si peu Béranger ! (« Comment, Monsieur, on ne commence pas à civiliser un peu ces pays ? l’élan des chemins de fer ne s’y fait-il pas sentir ? quel y est l’état de l’instruction primaire ? etc. ») Si bien que lorsqu’on passe devant ce santon, tous les oiseaux viennent entourer le bateau, se poser sur les manœuvres… on leur émiette du pain, ils tournoient, gobent sur l’eau ce qu’on leur a jeté, et repartent.
J’ai fait à Keneh quelque chose de convenable et qui, je l’espère, obtiendra ton approbation : nous avions mis pied à terre pour faire quelques provisions et nous marchions tranquillement dans les bazars, le nez en l’air, respirant l’odeur de santal qui circulait autour de nous, quand, au détour d’une rue, voilà tout à coup que nous tombons dans le quartier des garces. Figure-toi, ami, cinq ou six rues courbes avec des maisons hautes de 4 pieds environ, bâties de limon gris desséché. Sur les portes, des femmes debout, ou se tenant assises sur des nattes. Les négresses avaient des robes bleu ciel, d’autres étaient en jaune, en blanc, en rouge, – larges vêtements qui flottent au vent chaud. Des senteurs d’épices avec tout cela ; et sur leurs gorges découvertes de longs colliers de piastres d’or, qui font que, lorsqu’elles se remuent, ça claque comme des charrettes. Elles vous appellent avec des voix traînantes : « Cawadja, Cawadja » ; leurs dents blanches luisent sous leurs lèvres rouges et noires ; leurs yeux d’étain roulent comme des roues qui tournent. – Je me suis promené en ces lieux et repromené, leur donnant à toutes des batchis, me faisant appeler et raccrocher ; elles me prenaient à bras-le-corps et voulaient m’entraîner dans leurs maisons… Mets du soleil par là-dessus. Eh bien ! je n’ai pas baisé (le jeune Du Camp ne fit pas ainsi), exprès, par parti pris, afin de garder la mélancolie de ce tableau et faire qu’il restât plus profondément en moi. Aussi je suis parti avec un grand éblouissement, et que j’ai gardé. Il n’y a rien de plus beau que ces femmes vous appelant. Si j’eusse baisé, une autre image serait venue par-dessus celle-là et en aurait atténué la splendeur.
Je n’ai pas toujours mené avec moi un artistisme si stoïque. À Esneh j’ai en un jour tiré 5 coups et gamahuché 3 fois. Je le dis sans ambage ni circonlocution. J’ajoute que ça m’a fait plaisir. Kuchuk-Hanem est une courtisane fort célèbre. Quand nous arrivâmes chez elle (il était 2 heures de l’après-midi), elle nous attendait, sa confidente était venue le matin à la cange, escortée d’un mouton familier tout tacheté de henné jaune, avec une muselière de velours noir sur le nez et qui la suivait comme un chien. C’était très farce. Elle sortait du bain. Un grand tarbouch, dont le gland éparpillé lui retombait sur ses larges épaules et qui avait sur son sommet une plaque d’or avec une pierre verte, couvrait le haut de sa tête, dont les cheveux sur le front étaient tressés en tresses minces allant se rattacher à la nuque ; le bas du corps caché par ses immenses pantalons roses, le torse tout nu couvert d’une gaze violette, elle se tenait debout au haut de son escalier, ayant le soleil derrière elle et apparaissant ainsi en plein dans le fond bleu du ciel qui l’entourait. – C’est une impériale bougresse, tétonneuse, viandée, avec des narines fendues, des yeux démesurés, des genoux magnifiques, et qui avait en dansant de crânes plis de chair sur son ventre. Elle a commencé par nous parfumer les mains avec de l’eau de rose. Sa gorge sentait une odeur de térébenthine sucrée. Un triple collier d’or était dessus. On a fait venir les musiciens et l’on a dansé. Sa danse ne vaut pas, à beaucoup près, celle du fameux Hassan dont je t’ai parlé. Mais c’était pourtant bien agréable sous un rapport, et d’un fier style sous l’autre. En général les belles femmes dansent mal. J’en excepte une Nubienne que nous avons vue à Assouan. Mais ce n’est plus la danse arabe, c’est plus féroce, plus emporté. Ça sent le tigre et le nègre.
Le soir, nous sommes revenus chez Kuchuk-Hanem. Il y avait 4 femmes danseuses et chanteuses, almées (le mot almée veut dire savante, bas bleu. Comme qui dirait putain, ce qui prouve, Monsieur, que dans tous les pays les femmes de lettres !!!…). La feste a duré depuis 6 heures jusqu’à 10 heures 1/2, le tout entremêlé de coups pendant les entractes. Deux joueurs de rebeks assis par terre ne discontinuaient pas de faire crier leur instrument. Quand Kuchuk s’est déshabillée pour danser, on leur a descendu sur les yeux un pli de leur turban afin qu’ils ne vissent rien. Cette pudeur nous a fait un effet effrayant. Je t’épargne toute description de danse ; ce serait raté. Il faut vous l’exposer par des gestes, pour vous la faire comprendre, et encore ! j’en doute.
Quand il a fallu partir, je ne suis pas parti. Kuchuk ne se souciait guère de nous garder la nuit chez elle, de peur des voleurs qui auraient bien pu venir, sachant qu’il y avait des étrangers dans sa maison. Maxime est resté tout seul sur un divan, et moi je suis descendu au rez-de-chaussée dans la chambre de Kuchuk. Nous nous sommes couchés sur son lit fait de cannes de palmier. Une mèche brûlait dans une lampe de forme antique suspendue à la muraille. Dans une pièce voisine, les gardes causaient à voix basse avec la servante, négresse d’Abyssinie qui portait sur les deux bras des traces de peste. Son petit chien dormait sur ma veste de soie.
Je l’ai sucée avec rage ; son corps était en sueur, elle était fatiguée d’avoir dansé, elle avait froid. – Je l’ai couverte de ma pelisse de fourrure, et elle s’est endormie, les doigts passés dans les miens. Pour moi, je n’ai guère fermé l’œil. J’ai passé la nuit dans des intensités rêveuses infinies. C’est pour cela que j’étais resté. En contemplant dormir cette belle créature qui ronflait la tête appuyée sur mon bras, je pensais à mes nuits de bordel à Paris, à un tas de vieux souvenirs… et à celle-là, à sa danse, à sa voix qui chantait des chansons sans signification ni mots distinguables pour moi. Cela a duré ainsi toute la nuit. À 3 heures je me suis levé pour aller pisser dans la rue ; les étoiles brillaient. Le ciel était clair et très haut. Elle s’est réveillée, a été chercher un pot de charbon et pendant une heure s’est chauffée, accroupie autour, puis est revenue se coucher et se rendormir. Quant aux coups, ils ont été bons. Le 3e surtout a été féroce, et le dernier sentimental. Nous nous sommes dit là beaucoup de choses tendres, nous nous serrâmes vers la fin d’une façon triste et amoureuse.
Le matin, à 7 heures, nous sommes partis. J’ai été (avec un matelot) chasser tout seul dans un champ de coton, sous des palmiers et des gazis. La campagne était belle. Des Arabes, des ânes, des buffles allaient aux champs. Le vent soufflait dans les branches minces des gazis. Cela sifflait comme dans des joncs. Les montagnes étaient roses, le soleil montait, mon matelot allait devant moi, se courbant pour passer sous les buissons et me désignant d’un geste muet les tourterelles qu’il voyait sur les branches. Je n’en ai tué qu’une : je n’en voyais pas. Je marchais poussant mes pieds devant moi, et songeant à des matinées analogues… à une entre autres, chez le marquis de Pomereu, au Héron, après un bal. Je ne m’étais pas couché et le matin j’avais été me promener en barque sur l’étang, tout seul, dans mon habit de collège. Les cygnes me regardaient passer et les feuilles des arbustes retombaient dans l’eau. C’était peu de jours avant la rentrée ; j’avais 15 ans.
Dans l’absorption de tout ce qui précède, mon pauvre vieux, tu n’as pas cessé d’être présent. C’était comme un vésicatoire permanent qui démangeait mon esprit et en faisait couler le jus en l’irritant davantage. Je regrettais (le mot est faible) que tu ne fusses pas là, je jouissais pour moi et pour toi, je m’excitais pour nous deux et tu en avais une bonne part, sois tranquille.
Comme Nature, ce que j’ai encore vu de mieux, ce sont les environs de Thèbes. À partir de Keneh l’Égypte perd son allure agricole et pacifique, les montagnes deviennent plus hautes, et les arbres plus grands. Un soir, dans les environs de Denderah, nous avons fait une promenade sous les dooms (= palmier de Thèbes) ; les montagnes étaient lie de vin, le Nil bleu, le ciel outremer et les verdures d’un vert livide ; tout était immobile ; ça avait l’air d’un paysage peint, d’un immense décor de théâtre fait exprès pour nous. Quelques bons Turcs fumaient au pied des arbres avec leurs turbans et leurs longues pipes. – Nous marchions entre les arbres.
À propos, nous avons vu déjà beaucoup de crocodiles. Ils se tiennent à l’angle des îlots, comme des troncs d’arbres échoués. Quand on en approche, ils se laissent couler dans l’eau comme de grosses limaces grises. Il y a aussi beaucoup de cigognes, et de grandes grues qui se tiennent au bord du fleuve par longues files alignées comme des régiments. Elles s’envolent en battant des ailes quand elles aperçoivent la cange…
Ici du reste, en Nubie, cela change. Il y a peu d’animaux, cela devient plus vide. Le Nil se resserre entre des rochers. Lui qui était si large est maintenant resserré, par places, entre des montagnes de pierre. Il a l’air de ne pas remuer et se tient tout plat, scintillant au soleil.
Avant-hier nous avons passé les cataractes ou, pour mieux dire, les cataractes de la première cataracte, car c’est tout un pays. Des nègres nus traversent le fleuve sur des troncs de palmier en ramant avec les deux mains. Ils disparaissent dans les tourbillons d’écume plus rapidement qu’un flocon de laine noire jeté dans un courant de moulin. Puis le bout de leur tronc d’arbre (sur lequel ils sont couchés) se cabre comme un cheval, on les revoit, ils arrivent à vous et montent à bord, l’eau ruisselle sur leurs corps lisses comme sur les statues de bronze des fontaines.
La description de la manière dont on passe les cataractes est trop longue. Merde. Sache qu’un coup de gouvernail à faux casserait le bateau net sur les rochers. Nous avions environ 150 hommes pour haler sur notre bateau. Tout cela tire ensemble sur un long câble et gueule d’accord, en poussant de grands cris.
Nous sommes arrêtés dans ce moment faute de vent. Les mouches me piquent la figure ; le jeune Du Camp est parti faire une épreuve ; il réussit assez bien ; nous aurons, je crois, un album assez gentil. Quant au vice, il se calme. Il nous semble que j’hérite de ses qualités, car je deviens cochon. Je le sens profondément. Si le cerveau baisse, la pine se relève. – Ce n’est pas pourtant que je n’aie recueilli quelques comparaisons. J’ai eu des mouvements. Mais comment les employer et où ? Je ne t’ai pas encore, suivant la promesse que je t’avais faite, ramassé des cailloux du Nil, car le Nil a peu de cailloux. Mais j’ai pris du sable. Nous ne désespérons pas, quoique cela soit difficile, d’exporter (expression commerciale) quelque momie.
Écris-moi donc d’archi-longues lettres, envoie-moi tout ce que tu voudras, pourvu qu’il y en ait beaucoup.
Dans un an à cette époque-ci je serai de retour. Nous reprendrons nos bons dimanches de Croisset. Voilà bientôt 5 mois que je suis parti. Ah ! je pense à toi souvent, pauvre vieux. Adieu, nous t’embrassons, moi je te serre à deux bras, y compris tous tes cahiers.
À toi,
Ton G[USTA]VE FLAUBERT.
Si tu veux savoir l’état de nos boules, nous sommes couleur de pipe culottée. Nous engraissons, la barbe nous pousse. Sassetti est habillé à l’Égyptienne, et le comique du sieur Maxime consiste à me répéter : « Tiens, tu me dégoûtes. » Il m’a l’autre jour pendant 2 heures chanté du Béranger et nous avons passé la soirée jusqu’à 11 heures à maudire ce drôle. Hein ? comme la chanson des Gueux est peu faite pour les socialistes, et doit les satisfaire médiocrement.
Max[ime] exige que par pompe je date aussi ma lettre : par le 23° 39’ de latitude Nord.
Nous sommes maintenant juste sous le tropique, mais je ne le vois pas.
24 mars [1850],
Dimanche des Rameaux, Ipsamboul.
Si celle-ci t’arrive, pauvre chère vieille, elle sera probablement encore mieux reçue que les autres, car il est probable que les derniers courriers ne t’en ont pas apporté. Tu recevras celle-ci de Wadi-Halfa, c’est-à-dire du point le plus éloigné de tout notre voyage. Avec des détours plus ou moins longs, nous n’allons plus faire maintenant que nous rapprocher insensiblement. Sais-tu que nous sommes à près de 14 cents lieues de distance ! Comme ça doit te paraître loin ! pauvre vieille, et comme cette carte d’Égypte te semble longue ! n’est-ce pas ? Quant à moi, ce n’est que par une réflexion assez longue que je peux calculer la distance qui nous sépare ; il me semble toujours que tu es près de moi, que nous ne sommes pas loin et que, si je voulais, je ne serais pas longtemps à te voir. Voilà près de deux mois sept semaines que je n’ai eu de tes nouvelles. J’ai encore une quinzaine à attendre avant d’être revenu à la 1re cataracte, où j’espère en trouver ? et encore c’est bien chanceux ! – Va, pauvre vieille, ceux qui restent ne sont pas les seuls à avoir de l’inquiétude. J’éprouve parfois des appétits de te voir qui me saisissent tout à coup comme des crampes de tendresse ; puis le voyage, la distraction de la minute présente fait passer cela. Mais c’est le soir avant de m’endormir que je te donne une bonne pensée ; et tous les matins quand je me réveille tu es le premier objet qui me vienne à l’esprit. – Mais, toi, je suis bien sûr que tu ne dépenses pas à moi. Je te vois toujours appuyée sur le coude, le menton dans ta main, et rêvant avec ton bon air triste. Songe donc, pauvre mère, que 5 est le tiers de 15. Tu me reverras au mois de février prochain. C’est encore l’été et l’hiver à passer.
Si nous n’avions pas eu du vent aussi défavorable, ou plutôt une absence de vent aussi complète, nous serions déjà de retour à Assouan (1re cataracte). Mais nous avons mis 15 jours à faire 60 lieues. Il y a des journées où nous n’avons pas fait une demi-lieue. – Ce matin le vent reprend, nous allons un peu, et nous espérons ne pas tarder à arriver à Wadi-Halfa, d’où nous allons redescendre piano, examinant tout à notre aise. Depuis que nous sommes partis du Caire, en effet, nous n’avons guère quitté la cange. Maintenant nous allons faire des stations pour examiner ces vieilles bougresses de ruines. – La chaleur commence à taper, il faisait hier au soir 34 degrés à 8 heures du soir. Et toute la journée le soleil avait été caché par les nuages. Au soleil, dans la journée d’avant-hier, nous avons eu 55 degrés centigrades. Nous avons été obligés de renoncer à notre amour désordonné pour marcher pieds nus. Même à travers de fortes chaussures, la chaleur du sol se fait sentir vigoureusement, comme si l’on marchait sur des plaques de cheminées tiédies. En somme, sous le soleil de Nubie, on est comme sous un vaste four de campagne. Mais une chose étrange, c’est que nous n’en sommes nullement gênés. Dans ces climats-ci la chaleur se supporte bien mieux que le froid qui, quelque mince qu’il soit (relativement), gêne beaucoup. – Dans ce moment je suis sans pantalon et sans habit, n’ayant pour tout vêtement que mon caleçon et une grande chemise blanche par-dessus.
Nous avons passé les cataractes sans encombre. Au reste, par excès de prudence, nous avions mis pied à terre. – C’est une des choses les plus curieuses et les plus belles que nous ayons encore vues. Je t’ai parlé dans ma dernière lettre des gens d’Assouan et d’Éléphantine qui traversent le Nil assis sur des joncs. Un peu plus loin, aux cataractes, ils sont montés, tout nus, sur des troncs de palmiers ; il est amusant de les voir se lancer dans les tourbillons d’écume, disparaître et revenir sur l’eau. Le courant les entraîne entre les rochers, comme un fétu de paille, d’une manière rapide et effrayante ; leurs dos noirs ruissellent d’eau, leurs dents blanches sourient. Tout cela est d’une élégance de sauvage qui charme profondément.
Avant-hier, nous avons abordé 2 bateaux de marchands d’esclaves chargés de négresses. Elles venaient du Darfour, du pays des Gallas, de l’intérieur de l’Afrique ; – femmes volées pour la plupart. Elles étaient empilées dans les canges, qui en regorgeaient comme les charrettes de foin chez nous. Pour costumes elles portaient des amulettes et des petits caleçons de cuir. – Nous en avons acheté (pas des femmes) mais des pagnes (= leur caleçon). C’est si peu beurré de crasse et de graisse de mouton que ça en empoisonne notre divan. Mais ça a un crâne chic. Nous avons marchandé des plumes d’autruches et une petite fille d’Abyssinie, afin de rester plus longtemps à bord et de jouir de ce spectacle qui avait son chic. Quelques-unes, sur des pierres, broyaient de la farine, et leurs longues chevelures tombaient par-dessus elles comme la longue crinière d’un cheval qui broute à terre. Des enfants à la mamelle pleuraient. On faisait la cuisine. Les unes, avec des dents de porc-épic, arrangeaient les chevelures de leurs compagnes. C’était fort triste et singulier. Dans chacun de ces bateaux, il y a toujours quelques vieilles négresses qui font et refont ce voyage pour encourager les nouvelles venues, faire qu’elles ne se découragent pas trop et ne [se] rendent pas malades à force d’être trop tristes. Sais-tu, pauvre chérie, que nous sommes à un mois de distance du pays des singes et des éléphants ? Mais il faut se limiter et songer que le fond du sac n’est pas inépuisable. Adieu, je t’embrasse et cent mille fois encore.
Tout à toi du fond de mon cœur.
Par le même courrier, j’écris à Bouilhet.
Nous voilà de retour de la Nubie, comme nous sommes partis : en bon état, si l’on peut se dire ainsi quand il y a deux grands mois que l’on [n’]a reçu des nouvelles de tout ce que l’on a de plus cher au monde. Hier soir nous sommes arrivés à Philæ, à la nuit tombante. Je suis aussitôt parti à âne avec Joseph pour Assouan (à 1 lieue d’ici), dans l’espérance d’avoir un paquet de lettres ; rien. J’imagine que tu as manqué un courrier et que tous les autres sont à la chancellerie du Caire, où je viens d’écrire immédiatement pour qu’on me les envoie à Keneh ; autrement je n’aurai de lettres de toi qu’à notre retour au Caire, à la fin de mai. Ça fera (ou ça ferait ?) près de 4 mois sans savoir ce que tu es devenue. Le ciel était bien beau hier au soir, les étoiles brillaient, les Arabes chantaient sur leurs dromadaires. C’était une vraie nuit d’Orient où le ciel bleu disparaissait sous la profusion des astres. Mais j’avais le cœur bien triste, ma pauvre mère tant aimée. Écris-moi donc deux fois, plutôt cent fois qu’une, par tous les courriers. Une lettre se perd si vite. Max[ime] [en] a eu déjà plusieurs d’égarées. Si je savais au moins que les miennes te parviennent, je ne me plaindrais pas. Mais c’est là ma plus grande angoisse. Quand je me figure toi tourmentée, cela me désole. – Peu-têtre es-tu malade, pauvre vieille. Tu pleures peut-être en ce moment, tournant tes pauvres beaux yeux que j’aime sur cette carte, qui ne te représente qu’un espace vide où ton fils est perdu. Oh non, va, je reviendrai. Tu ne peux pas être malade, car un fort désir fait vivre. Voilà bientôt six mois que je suis parti, dans six mois je ne serai pas loin du retour, ce sera probablement vers janvier ou février prochain. – Hier soir, chez l’effendi où j’ai été les chercher, il y en avait pour Maxime, il y en avait pour Sassetti même, qui n’en reçoit jamais. Mais de toi, rien, ni d’Achille qui devrait pourtant me donner un peu de tes nouvelles, ni de Bouilhet, ni du père Parain, qui devrait bien quelquefois se lever dès le matin pour m’écrire de n’importe quelle orthographe : « Ta mère se porte bien. » Voilà tout ce que je demande. Il me semble que ce n’est guère. Est-ce qu’on ne pense plus à moi ? Serait-il vrai, le proverbe : les absents ont tort ?
Quant à te parler de notre voyage, ce sera pour une autre fois. Je suis pressé, nous allons descendre la cataracte, nous déménageons les bagages et nous-mêmes. Le bateau va s’en aller de son côté et nous à pied du nôtre. – Et puis, je suis trop en colère pour avoir le loisir de me recueillir. Nos santés sont florissantes, si ce n’est Sassetti que le climat fatigue un peu. Je ne sais pas comment Maxime ne se fait pas crever avec la rage photographique qu’il déploie. Du reste il réussit parfaitement. Quant à moi, qui ne fais que contempler la nature, fumer des chicheks et me promener au soleil, j’engraisse. Mais je deviens bien laid. Mon nez rougit et il m’y pousse des poils comme à celui du capitaine Barbey.
Adieu, pauvre tant adorée, je t’embrasse et te surembrasse.
À toi, à toi,
ton fils.
[…] Nous sommes en plein été. À 6 heures du matin nous avons régulièrement 20 degrés Réaumur à l’ombre ; dans la journée c’est 30 environ. La moisson est faite depuis longtemps et avant-hier nous avons mangé une pastèque. Où es-tu, toi, pauvre vieille, est-ce à Croisset ? à Nogent ? à Paris ? et ce voyage d’Angleterre ? Envoie-moi les plus longues lettres possible ; parle-moi de toi, de ta vie, de tout ce qui se passe. Comme la petite Lilinne sera gentille l’hiver prochain ! Fait-elle bien des progrès dans la lecture ? Qu’est-ce que devient ce grand libertin, cet illustre débauché de père Parain ? etc., etc.
C’est une bien bonne vie que celle que nous menons. Voilà le voyage de Nubie fini. La conclusion de celui d’Égypte approche aussi. Nous quitterons notre pauvre cange avec peine. Maintenant nous redescendons lentement, à l’aviron, ce grand fleuve que nous avons monté avec nos deux voiles blanches. Nous nous arrêtons devant toutes les ruines. – On amarre le bateau, nous descendons à terre, toujours c’est quelque temple enfoui dans les sables jusqu’aux épaules, et qu’on voit en partie comme un vieux squelette déterré. – Des dieux à tête de crocodile et d’ibis sont peints sur la muraille blanchie par les fientes des oiseaux de proie qui nichent entre les intervalles des pierres. Nous nous promenons entre les colonnes. – Avec nos bâtons de palmier et nos songeries, nous remuons toute cette vieille poussière. Nous regardons à travers les brèches des temples le ciel qui casse-pète de bleu. Le Nil coulant à pleins bords serpente au milieu du désert, ayant une frange de verdure sur chaque rive. C’est toute l’Égypte. Souvent il y a autour de nous un troupeau de moutons noirs qui broute, quelque petit garçon nu, leste comme un singe, avec des yeux de chat, des dents d’ivoire, un anneau d’argent dans l’oreille droite et de grandes marques de feu sur les joues, tatouage fait avec un couteau rougi. D’autres fois ce sont de pauvres femmes arabes couvertes de guenilles et de colliers, qui viennent vendre des poulets à Joseph, ou qui ramassent avec leurs mains des crottes de bique pour engraisser leur maigre champ. – Une chose merveilleuse, c’est la lumière, elle fait briller tout. Dans les villes, cela nous éblouit toujours, comme ferait le papillotage de couleurs d’un immense bal costumé. Ces vêtements blancs, tout jaunes, ou azur se détachent dans l’atmosphère transparente avec des crudités de ton à faire pâmer tous les peintres. – Pour moi, je rêvasse de cette vieille littérature, je tâche d’empoigner tout ça. Je voudrais bien imaginer quelque chose, mais (je suis comme Baudin) je ne sais quoi. Il me semble que je deviens bête comme un pot.
Nous lisons dans les temples les noms des voyageurs ; cela nous paraît bien grêle et bien vain. – Nous n’avons mis les nôtres nulle part. – Il y en a qui ont dû demander trois jours à être gravés, tant c’est profondément entaillé dans la pierre. Quelques-uns se retrouvent partout avec une constance de bêtise sublime. – Il y a un nommé Vidua, surtout, qui ne nous quitte pas. Avant-hier, à Ombos, Max[ime] a découvert celui de ce pauvre d’Arcet. Les lettres sont là à se ronger au grand air, pendant que son corps se pourrit là-bas, dans une troisième partie du monde. – C’est sans doute ce pauvre nom, à demi effacé déjà, qui survivra de lui le plus longtemps. – Il est venu l’écrire en Égypte, il a vécu à Paris, et il a été mourir en Amérique. Quelles réflexions philosophiques, comme dirait Fellacher !
Toutes les fois que nous arrivons devant des statues, dans un temple, Max[ime] fait devant elles le salut arabe en portant la main à son front, et s’informe de leur santé. Ça ne varie pas. Sassetti a depuis quelque temps une rage de chasse que rien n’arrête. Il est vêtu à l’Égyptien, ce qui lui donne un air mastoc assez risible. C’est un garçon de très bon cœur et qui nous est fort dévoué. Il possède beaucoup de talents utiles. Maintenant il est cordonnier et raccommode nos chaussures avec du fil de fouet ciré. Nos hardes s’usent. Le chic commence. La mère Lormier serait bien scandalisée de l’état de mon linge !!! (C’est-à-dire de ma flanelle. Car du linge je n’en use pas.) – Je donnerais je ne sais quoi pour que tu puisses connaître ce brave Joseph. C’est une des balles les plus curieuses qu’il soit possible de voir. Il se livre toujours à la confection des douces (plats sucrés) et des bé fils tecks (biftecks). Nous avons eu une fière chance de tomber sur un pareil drogman. Je confierais à cet homme-là Lilinne pour lui faire faire un voyage d’Orient, et je suis sûr : je ne dis pas qu’il ne lui arriverait rien de fâcheux, mais qu’elle n’éprouverait pas même une égratignure, tant il est expérimenté et de bon entendement.
Nous avons à bord un vieux matelot qu’on appelle Fergalli et qui me rappelle ce bon Pitchef. Plus on lui fait de farces, calottes, coups de poing, etc., plus il est satisfait. Quelquefois même on le jette à l’eau, alors on rit beaucoup. Les plaisanteries sont toujours de le tuer, de l’écorcher vif, de le mettre à la broche. Comme il est chauve, on lui retire son bonnet et on lui donne de grandes calottes sur la tête. Quelquefois les matelots font mine d’aller le féliciter sur sa nomination de pacha, et on lui donne un charivari qui consiste à faire avec la main et la bouche des pets factices. – On le rase avec un couteau, on le déshabille pour qu’il danse. Il y a quelques jours, on l’a habillé en femme avec un voile sur la figure et un morceau de toile à voile pour robe. – C’était la mariée, on faisait la noce. Cela pouvait passer pour un de ces spectacles « où un père de famille n’aurait pas été bien aise de mener sa jeune personne ». Après quoi, ces bons Arabes se sont mis à faire leur prière avec les prosternations, les Allah et les Mohammed, comme les plus braves gens du monde. Il n’y a rien de plus gai que ces hommes, ou pour mieux dire de plus enfant ; un rien les abat comme peu de chose les amuse.
Les messieurs de la haute classe ne détestent pas le liquide. Les gouverneurs des petites villes où nous passons viennent nous faire des visites à bord, dans l’espérance d’attraper une bouteille d’eau-de-vie. La canaillerie de ces drôles se rehausse de tous les respects dont on les entoure. À Wadi-Halfa nous avons fait la connaissance du gouverneur d’Ibrim, chargé de recueillir l’impôt dans toute la province. Ce n’est pas une mince besogne. Cela s’exécute à grand renfort de coups de bâton, d’arrestations, d’enchaînements. Nous sommes descendus avec lui, côte à côte, pendant trois ou quatre jours. Un village n’avait pas voulu payer, il a empoigné le sheik, l’a enchaîné et enlevé dans sa cange. Quand elle a passé près de nous, nous avons vu ce pauvre vieux couché au fond du bateau, tête nue sous le soleil et dûment cadenassé. Sur la rive, des hommes et des femmes suivaient en criant. Ça n’émouvait nullement notre brave Turc, qui a jugé cependant prudent pendant deux jours de ne pas nous quitter de vue, espérant que, si par hasard on l’attaquait, nous avions de très jolis fusils qui portent fort loin. Il venait, tout en descendant le Nil comme nous, nous faire des visites. Une fois, il nous a amené un petit mouton en cadeau, ce qui nous a été sensiblement agréable, car depuis 6 semaines nous n’avions mangé que du poulet ou de la tourterelle. Nous avons eu avec ce brave homme des conversations sur sa spécialité, c’est-à-dire qu’il nous a donné beaucoup de renseignements curieux sur la manière de faire mourir un homme à coups de bâton, en un nombre de coups déterminé ; ils vous exposent tout cela très gentillement, en riant, comme on cause spectacles, et l’exécutent très placidement, comme on fume sa pipe.
Tu ne m’as pas dit comment tu t’étais arrangée avec tes domestiques ? reprendras-tu Eugène et sa femme ? tu feras bien. Pour moi j’en serais aise. – Penses-tu de temps à autre à ma peau d’ours et à ce que toutes mes affaires ne s’abîment pas. C’est au père Parain surtout que je me recommande. Je lui avais dit de demander à Achille un renseignement relatif aux douanes, l’a-t-il fait ? Nous en aurions besoin le plus tôt possible.
Pour te donner une idée de tout ce que je vois, va-t’en à la bibliothèque de la ville et demande à voir le grand ouvrage d’Égypte, le volume de planches d’antiquités. M. Pottier, ou l’ami Lebreton même, se fera un plaisir de te montrer ça. Et ça t’amusera. Au reste, cet ouvrage n’est pas rare. Quelque particulier l’a peut-être. Le père Lefébure en est propriétaire. Je voudrais bien lui rapporter quelque chose pour sa magnifique propriété. Mais je voudrais que ce fût quelque chose d’inepte et je ne sais quoi trouver. Le cadoter de quelque chose de réellement curieux, ce serait trop bête.
Voilà, il me semble, une longue lettre, pauvre chère vieille : qu’elle t’arrive vite, qu’elle te remonte, qu’elle te fasse du bien, comme un bon vent frais, ranimant. Adieu. Je me rappelle ma première lettre écrite dans la nuit de Paris sur la table de Max[ime], quelques heures après t’avoir quittée. Dans autant de temps que cela nous ne serons pas loin de nous serrer dans les bras l’un de l’autre.
Je t’envoie de loin toute ma tendresse.
À toi, bonne mère, ton fils.
Thèbes, amarrés au rivage
de Louqsor, 3 mai 1850.
Il est 4 heures et demie du matin. Je me lève à la hâte, pauvre chère mère, pour t’envoyer ce mot à Keneh, à l’agent français qui le fera passer au Caire. Je fais partir un exprès à cheval pour le porter et me rapporter des lettres de toi, s’il y en a ? Serais-je plus heureux à Keneh qu’à Assouan ; Dieu le veuille !
Nous sommes arrivés hier au soir à Thèbes, à 9 heures. Nous nous sommes promenés dans Louqsor au clair de lune. Elle se levait derrière les enfilades des colonnes, éclairant de grandes ruines. Ah ! comme le ciel est beau ici, pauvre vieille, quelles étoiles, quelles nuits ! Nous n’avons encore rien vu de Thèbes, mais ce doit être magnifique. Nous allons y rester une quinzaine, j’imagine, car c’est immense, et comme nous voulons bien voir et ne pas nous échigner, nous prenons tout notre temps. Par ce système, aucun de nous n’a été encore pas même fatigué. Je vois que nous ne serons pas à Jérusalem avant le 1er ou le 15 juillet probablement. Et à Constantinople en octobre ou novembre. Au reste il est impossible d’avance de rien indiquer de précis. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’hiver prochain, vers janvier ou février, tu verras ton pauvre fieux. Prends donc patience, pauvre mère, le temps passe. Nous voilà à moitié. La seconde moitié passera plus vite que la première. Comme nous causerons dans nos fauteuils au coin de notre feu !
Depuis ma dernière lettre d’Esneh, partie le 26 avril, je n’ai rien de nouveau à te dire, si ce n’est que j’ai tous les doigts noircis de nitrate d’argent, pour avoir aidé mon associé, hier, à Herment, dans ses travaux photographiques. Il s’est développé en lui une rage de natation qui aurait pu devenir désastreuse, si on n’avait fini par le prier de cesser. – Il se jetait dans le Nil, en plein, sans faire attention qu’il y a beaucoup de crocodiles. Cependant, sur nos remontrances, il a cessé. C’est un bien bon bougre. Nos santés continuent à être superbes et nos mines ressemblent de plus en plus à des pipes extraculottées.
Adieu, pauvre chérie. Je n’ai que le temps de t’embrasser de tout mon cœur.
À toi, ton GUSTAVE.
Entre Kaft et Keneh,
17 mai 1850, 1 h[eure] de l’après-midi.
Nous avons quitté enfin (et hélas !) Thèbes hier matin. Il y a de quoi y rester longtemps et dans un perpétuel ébahissement. C’est de beaucoup ce qu’il y a de plus beau en Égypte et peut-être ce que nous verrons de plus crâne dans tout notre voyage. Ce soir nous arriverons à Keneh probablement. Si je n’y ai pas de lettres, je n’ai plus d’espoir d’en avoir qu’au Caire. – Enfin ! Dieu bénisse la poste et les chanceliers ! Si je savais au moins que tu as reçu toutes les miennes ? Je mets dans mes envois le plus de régularité possible, je fais partir des exprès à cheval quand je n’ai pas d’occasions. Avec tout cela, j’ai bien peur que tu ne passes souvent plusieurs courriers sans avoir de mes nouvelles. Mais tranquillise-toi, bonne mère, je vais et nous allons tous bien. En fait d’inconvénients de voyage, croirais-tu que je viens de passer quatre jours sans fumer ! faute de tabac. Le tabac des paysans arabes me semblant trop exécrable, je soupire après le caporal. De plus, la chaleur resserre beaucoup les bottes, ça vous pince le pied pour monter à cheval. Voilà jusqu’à présent les plus graves accidents que nous ayons essuyés. Maxime dort dans ce moment par suite de la fatigue qu’il vient de se donner en arrangeant ses bottes, pour les élargir. – Il les a suiffées avec de la graisse de mouton et a fourré dedans des bâtons de palmier en guise d’embouchoir. Tu connais le monsieur et tu peux te figurer la vigousse qu’il y a déployée. – Quant à moi, je viens tout à l’heure de rater une grande cigogne qui se promenait tranquillement sur la rive. Ma balle a été à cinquante pas plus loin faire des ricochets sur le sable, et la cigogne tranquillement est remontée dans l’air, laissant pendre ses pattes et donnant de grands coups d’ailes.
Nous venons, pauvre vieille, de passer à Thèbes 15 bien bons jours. C’est beau ! je dirai plus : ce n’est pas mal. – Ce devait être une ville au moins aussi grande que Paris. Il faut 3 jours rien que pour voir, sans s’arrêter, les ruines qui en demeurent encore, quoique tout soit ravagé et aux trois quarts enfoui. C’est une plaine entre deux chaînes de montagnes, traversée par le Nil, parsemée d’obélisques, de colonnades, de frontispices, de colosses. Je n’oublierai jamais la première impression que m’a faite le palais de Karnac. Ça m’a semblé une demeure de géants, où l’on devait servir dans des plats d’or des hommes entiers à la brochette, comme des alouettes. Nous avons passé là trois jours, Max[ime] photographiant et moi estampant, ou pour mieux dire faisant estamper. J’avais dans mes ouvriers un guide qui parlait un peu anglais, nous nous entendions à moitié dans un charabia composé d’anglais, d’italien et d’arabe :
« Allah ! allah ! allons ! gavan ! gavan ! Sacré nom de Dieu.
— Si signor, si signor, è questo bene ?
— T’is not very bad, but your paper is not so clean.
— Taïeb, taïeb. »
Et ainsi de suite. Nous vivions (c’est-à-dire nos affaires étaient) dans une petite chambre qui avait pour plafond de grandes dalles peintes en bleu de ciel, et où nous voy[i]ons devant nous, sur la muraille, des reines avec de grandes coiffures, qui tenaient des rois par la taille. La nuit, je dormais dehors sur une grande pierre (recouverte de mon matelas), couché sur le dos, le nez tourné aux étoiles, au bruit des tarentules et à l’aboiement des chacals, qui alternait avec celui des chiens des villages voisins. Puis nous avons passé sur la rive gauche du Nil (après avoir pendant deux jours logé à Louqsor même, dans le palais de France, maison donnée par Méhémet-Ali lors de l’expédition de Louqsor pour l’obélisque), et nous avons été camper au pied du fameux colosse. Il n’a pas chanté au lever du soleil, mais le gredin m’a envoyé la nuit une grêle de moustiques qui m’ont dévoré les jambes et m’ont empêché de dormir, d’autant plus que le vent qu’il faisait secouait la tente avec furie. Le jour suivant, nous avons couché au Rhamesseum (tombeau d’Osymandias), et celui d’après à Biban-el-Molouk, ou autrement Vallée des Rois. C’est une merveille. Figure-toi une vallée entière coupée dans une montagne où il n’y a pas plus de végétation que sur une table de marbre et, des deux côtés, des carrières ; ce sont autant de tombeaux. On descend dans chacun par une série d’escaliers les uns au bout des autres et qui n’en finissent [plus]. Puis l’on entre dans de grandes salles, peintes du haut en bas et au plafond. On y voyage, le mot est littéral. Figure-toi des grottes de Caumont, dont les murs seraient poncés et couverts de peintures d’or, d’azur, etc. Ce sont des représentations fantastiques ou symboliques, des serpents à plusieurs têtes qui marchent sur des pieds humains, des têtes décapitées qui naviguent, des singes qui traînent des navires, des rois sur leurs trônes avec des visages verts et des attributs étranges. – Les peintures sont fraîches comme si elles venaient d’être faites et s’enlèvent sous le pouce. Ailleurs ce sont des joueurs de harpe, des danseuses, des gens qui mangent… on en casse-pète. Tu n’en es pas quitte, va ! je t’en reparlerai plus d’une fois.
Il y a à l’entrée de la Vallée des Rois, au-dessus du Rhamesseum, un vieux Grec qui fait le commerce d’antiquités. Il vit là comme dans une tour, au milieu de la montagne, dans une maison pleine de momies, tout seul, et loin des humains. De vieilles carcasses racornies plantées debout contre le mur grimacent dans un coin de sa tour, son rez-de-chaussée est bourré de cercueils, et la chambre où il nous a reçus a pour volet une planche peinte qui couvrait quelque citoyen du temps de Sésostris. Il est venu nous rendre notre visite un matin, comme nous étions campés au pied du colosse de Memnon. Il avait un turban blanc, une chemise de Nubien blanche et un parapluie en coton blanc. Ce vieux fils de Lemnos portait en outre à sa main gauche son chibouk et un bâton en bois blanc tourné par lui-même et terminé par une pointe en fer, pour s’aider à marcher sur les rochers. Il avait les pieds nus dans ses savates et se traînait en soufflant.
Quant à emporter en France des momies, ce serait difficile. L’exportation en est défendue maintenant. Nous aurions beaucoup d’embarras pour les passer en contrebande au Caire et pour les embarquer à Alexandrie. Ça nous demanderait trop de temps et d’argent.
À Keneh nous allons faire une pointe jusqu’à Kosseïr pour voir la mer Rouge que nous [ne] connaîtrions point sans cela, puisque le voyage du Sinaï n’aura pas lieu. Nous en aurions pour vingt jours de désert (au mois de juillet ce serait peut-être dur), douze jours de lazaret à Gaza et 3 mille francs de droit de passage au sheik de Lagabat. Ce serait absurde. Le voyage de Kosseïr, au contraire, nous demandera quatre ou cinq jours. C’est une promenade.
Hier, avant de quitter Thèbes, nous avons pris des chevaux et nous avons été faire un grand tour dans la campagne derrière Karnac et Louqsor. Au milieu de la journée nous nous sommes arrêtés dans un village et nous sommes entrés dans un jardin. Les arbres : orangers, citronniers, palmiers et gazis étaient si serrés les uns près des autres qu’il fallait se baisser pour passer dessous. Là, nous nous sommes reposés à l’ombre sur un paquet de branches sèches de palmier. – Le gamin qui nous suivait à pied a été chercher le gardien du jardin qui nous a apporté une grande jatte de mattes, avec des petits pains chauds posés sur un panier plat, en paille de couleur, tressée. Le ruisseau qui arrose le jardin, large d’un pied et profond d’un demi-pouce, coulait devant nous, sous la semelle de nos bottes, traînant des feuilles sur son courant, tout comme une rivière. – Nous sommes restés là deux grandes heures à causer. Puis nous sommes remontés à cheval, et nous nous sommes dirigés sur Karnac. C’est avec un serrement de cœur que nous lui avons dit adieu. Quelle étrange chose ! être ému en quittant des pierres ! et quand tant d’autres choses vous émeuvent.
J’ai énormément pensé à Alfred à Thèbes. Si le système des Saint-Simoniens est vrai, il voyageait peut-être avec moi ; alors ce n’était pas moi qui pensais à lui, mais lui qui pensait en moi. Et je songe bien aux autres aussi, pauvre mère ! Je ne peux admirer en silence, j’ai besoin de cris, de gestes, d’expansion, il faut que je gueule, que je brise des chaises, en un mot, que j’appelle les autres à participer à mon plaisir. Et quels autres appeler que ses plus aimés ?
Nous voilà au milieu de l’été. Te rappelles-tu qu’il y aura dans 15 jours un an (c’était le dernier jour de mai) que je suis parti de Croisset pour aller coucher à Rouen par suite de la présence du sieur Hamard. Déjà un an ! il me semble que c’était hier. Dans autant de temps il y aura bien des mois que je serai de retour. Croisset doit être bien beau maintenant. Voilà le grand espalier de roses qui va se mettre à fleurir. Qu’il doit faire bon sous la petite allée couverte. Bossière a-t-il toujours la rage de tailler la tonnelle et Baptiste celle d’échigner les arbres ? S’ils continuent, qu’ils soient maudits, à 12 cents lieues de distance. Le dimanche, y a-t-il toujours des parties chez Mme Langois ? – Je vois d’ici le père Defodon en pantalon de coutil passant sur le quai avec son grand chapeau et allant « faire un tour en ville ». Mais ce que je vois le plus, c’est toi, pauvre chérie, toute seule dans cette grande maison et dans ce grand jardin, regardant jouer la petite qui court et halète sur le gazon. Comme tu as la mine triste ; comme tu penses à moi. Comme tu comptes les jours. Mais ne vois-tu pas que leur nombre diminue, que l’instant du retour se rapproche. L’hiver prochain nous serons de nouveau réunis sous la lampe, au coin du feu.
Quand je prends une feuille de papier pour t’écrire, le diable m’emporte si je sais y quoi mettre, puis de soi-même ça vient, je bavarde, je m’amuse, les lignes s’allongent. Mais quand je ne sais plus que dire, je jette sur elles un bon regard d’adieu et je leur dis dans ma pensée : allez-vous-en là-bas vite, vite, embrassez-la pour moi. Des lignes d’écriture embrasser quelqu’un ! Suis-je bête ! Allons, pas fort !
Adieu, pauvre chérie, mille tendresses. Allons, sacré nom de Dieu, remonte-toi un peu, « tu te manges le sang », « tu ne te fais pas de raison ».
À toi, ton fils,
GUSTAVE FLAUBERT.
Grande joie ! chère mère, mon cœur en saute. Voilà dix lettres pour moi, dont 1 de père Parain et une de Bouilhet. Je leur répondrai d’ici à peu.
Quant à toi, je t’embrasse à t’étouffer. Je vois que tu vas bien, que tu es raisonnable, je t’en aime mille fois plus pour cela. Tu te conduis bien. Comme tes lettres sont gentilles, je les ai dévorées comme un affamé.
Adieu. Dans ma prochaine je te parlerai de tout ce dont tu me parles. Sois toujours tranquille sur moi. Encore mille baisers.
À toi, ton fils.
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
À bord de notre cange, entre Kous
et Keneh,
17 mai 1850.
Je ne sais, cher ami, si tu as reçu un mot de moi daté du Caire en réponse à un envoi de ta seigneurie, envoi dont je n’ai pu apprécier que l’intention, puisqu’il est arrivé à Rouen comme j’étais déjà en Égypte. Je crois t’en avoir remercié dans ma dernière lettre ; à mon retour ce sera ma première occupation que de le lire : sois-en sûr.
Que deviens-tu et comment supportes-tu cette polissonne d’existence ? Que dit-on à Paris ? Quant à nous, nous n’avons pas reçu de nouvelles d’Europe depuis la fin de janvier dernier. Voilà en effet quatre grands mois que nous vivons sur le Nil, ne voyant que ruines, crocodiles et fellahs. Ce n’est pas le moyen d’être fort en politique ni de se tenir au courant du mouvement social. Au reste, si tout en France est dans le même état qu’à mon départ, si le bourgeois y est toujours aussi férocement inepte, et l’opinion publique aussi lâche, en un mot si la pot-bouille générale y exhale une odeur de graillon aussi sale, je ne regrette rien, au contraire. Que tout cela s’arrange pour le mieux ou pour le pis, je ne demande rien du gâteau général, m’écartant de la foule pour n’avoir pas les coudes foulés.
Pour le moment nous revenons de la Nubie, du désert d’Abou-Coulôme et de Korosko. Demain ou après-demain nous partons pour Kosseïr, sur les bords de la mer Rouge, et dans trois semaines nous ferons une excursion à la grande oasis indépendante de Thèbes.
Tu vois que nous nous foutons complètement de tout ce qui se passe et que nous vivons comme de grands égoïstes, aspirant à pleins poumons le bon air chaud des tropiques, contemplant le ciel bleu, les palmiers et les chameaux, buvant du lait de buffle, fumant dans de longues pipes et dormant le nez aux étoiles. Je crois du reste que jusqu’à présent peu de voyages en Égypte (j’en excepte les voyages de savants) ont été aussi complets que le nôtre. On met ordinairement 3 mois à voir ce pays, nous en aurons mis huit. Nous avons relevé, dessiné, mesuré tous les temples de la Nubie et du Saïd (quant au Delta, l’inondation nous empêchera de le connaître aussi bien). Nous avons fait également une excursion dont peu de voyageurs se donnent la fatigue, celle du lac Mœris et du Fayoûm. Nous ne serons pas de retour au Caire avant la fin du mois prochain. Nous nous embarquerons à Alexandrie pour Beyrouth où je compte bien, mon cher Monsieur, avoir une lettre de toi. De Beyrouth nous nous mettrons en selle pour visiter toute la Palestine et la Syrie. Notre intention est de faire ensuite le voyage des îles, Chypre, Candie et Rhodes. Comme tu t’es occupé pendant de longues années de Candie, envoie-moi là-dessus le plus de questions que tu pourras. Je m’informerai et verrai par moi-même tout ce que tu me diras ; je te promets la bonne volonté la plus sincère. Expédie-moi donc par le courrier le plus prochain (à Beyrouth) une masse de notes, tant pour mon instruction personnelle que pour te servir d’éclaircissement à mille solutions qui sans doute te tourmentent. – Si tu as quelque lettre à faire remettre ou n’importe quelle commission, tu sais, cher et vieil ami, que je suis tout à toi. Ma mère a dû écrire à Mme Vasse que nous irions à Larnaka ; ainsi je ne te demande rien pour ta sœur de ce côté. Je crois du reste que tu n’es pas avec elle en correspondance bien suivie. Tu peux t’appliquer ce mot connu : « Il n’y a pas de ressemblance entre moi, ma famille et une botte d’asperges ; nous ne sommes pas tous très unis. » Le principal, quant à la famille, c’est de n’en être pas trop embêté. Or tu as su par ton travail et une patience héroïque te faire une position qui t’en rende indépendant. Dis-moi si elle s’améliore, si tu montes en grade, c’est-à-dire si l’argent augmente à mesure que la besogne diminue. Tu sais que tout ce qui t’intéresse m’intéresse. Voilà longtemps que nous portions ensemble ce vénérable habit de collège et que nous mangions les fromages de Neufchâtel du père Degouay. – Comme c’est vieux ! comme il a coulé de l’eau sous le pont depuis ; comme j’ai déjà usé de bottes et regardé brûler de chandelles ! Qu’est-ce que sont devenus tous ceux qui étaient avec nous ?… établis, dispersés, crevés, oubliés, mariés, cocus, députés, etc. Tout cela est drôle. Et le Garçon ? y penses-tu quelquefois ?
Adieu, cher vieux camarade, le ciel te tienne en joie. Je t’embrasse.
À toi.
Aurais-tu la bonté d’envoyer à Croisset un simple mot à ma mère, lui disant que tu as reçu de mes nouvelles et que je me porte bien ? Tu me rendrais service.
2 juin [1850], entre Girgeh et Siout.
Et d’abord, mon cher Monsieur, permettez-moi de vous adresser l’hommage de mon admiration frénétique pour le morceau que tu m’as envoyé sur Don Dick d’Arrah. C’est taillé ! voilà du style ! Sérieusement, c’est fort beau, très beau, jeune homme, très beau, je reprends, comme eût dit le père Magnier. Je reviens de le relire encore une fois et d’en rire comme trois cercueils ouverts. – Il y a là des reprises et des mouvements de maître tout à fait crânes. – Ce vieux Ri-ri-ri-richard ! Ça m’a donné une envie de boire de sa bière, que la langue m’en pèle. Je vois le sable qui parsème le sol de l’établissement, je l’entends qui craque sous les bottes. La salle doit être au rez-de-chaussée, basse, humide, sentir le moisi et avoir peu de lumière. Homme cruel, tu ne m’as pas dit où se fondait l’établissement. Ce doit être dans le bas de la ville, rue Nationale ou rue de la Savonnerie plutôt, à moins que ce ne soit à Saint-Sever, ce qui serait sublime. Oui, en voilà encore un qui s’établit, un qui est fixé, comme Lormier fils, ce grand homme, et nous, nous [sommes] encore bien loin d’être établis ni fixés, même à quelque chose. Quant à moi, j’y renonce. J’ai beaucoup réfléchi à tout cela depuis que nous nous sommes quittés, pauvre vieux. Assis sur le devant de ma cange en regardant l’eau couler, je rumine ma vie passée avec des intensités profondes. Il me revient beaucoup de choses oubliées, comme des vieux airs de nourrices dont il vous survient des bribes… Est-ce que je touche à une période nouvelle ? ou à une décadence complète ? Et, du passé, je vais rêvassant à l’avenir, et là je n’y vois rien, rien. Je suis sans plans, sans idée, sans projet, et ce qu’il y a de pire, sans ambition [pour] quelque chose. L’éternel « à quoi bon ? » répond à tout et clôt de sa barrière d’airain chaque avenue que je m’ouvre dans la campagne des hypothèses. On ne devient pas gai en voyage. Je ne sais si la vue des ruines inspire de grandes pensées. Mais je me demande d’où vient le dégoût profond que j’ai maintenant à l’idée de me remuer pour faire parler de moi. Je ne me sens pas la force physique de publier, d’aller chez l’imprimeur, de choisir le papier, de corriger les épreuves, etc. Et qu’est-ce que c’est que cela comparativement au reste ! Autant travailler pour soi seul. On fait comme on veut et d’après ses propres idées, on s’admire, on se fait plaisir à soi-même, n’est-ce pas le principal ? Et puis le public est si bête ! Et puis, qui est-ce qui lit ? Et que lit-on ? Et qu’admire-t-on ! Ah ! bonnes époques tranquilles, bonnes époques à perruques, vous viviez d’aplomb sur vos hauts talons et sur vos cannes. Mais le sol nous tremble. Où prendre notre point d’appui, en admettant même que nous ayons le levier ? Ce qui nous manque à tous, ce n’est pas le style, ni cette flexibilité de l’archet et des doigts désignée sous le nom de talent. Nous avons un orchestre nombreux, une palette riche, des ressources variées. En fait de ruses et de ficelles, nous en savons beaucoup, plus qu’on n’en a peut-être jamais su. Non, ce qui nous manque c’est le principe intrinsèque, c’est l’âme de la chose, l’idée même du sujet. Nous prenons des notes, nous faisons des voyages, misère, misère. Nous devenons savants, archéologues, historiens, médecins, gnaffes et gens de goût. Qu’est-ce que tout ça y fait ? Mais le cœur ? la verve ? la sève ? D’où partir et où aller ? Nous gamahuchons bien, nous langottons beaucoup, nous pelotons lentement, mais baiser ! mais décharger pour faire l’enfant ! – J’ai lu la pièce d’Augier. C’est bougrement bête, voilà tout ce que j’en dis. Il y a même des choses du dernier serin ; quelle tisane que l’Hippocrène de ce jeune homme. Le feuilleton de Vacquerie a dû être bon. Tout cela m’emmerde. Oui, quand je serai de retour, je reprendrai et pour longtemps, je l’espère, ma vieille vie tranquille sur ma table ronde, entre la vue de ma cheminée et celle de mon jardin. Je continuerai à vivre comme un ours, me foutant de la patrie, de la critique et de tout le monde. Ces idées révoltent le jeune Du Camp qui a de tout autres idées, c’est-à-dire qui a des projets très remuants pour son retour et qui veut se lancer dans une activité démoniaque. À la fin de l’hiver prochain, dans 8 à 9 mois d’ici, nous causerons de tout cela, mon bonhomme.
Je m’en vais te faire une confidence très nette : c’est que je ne m’occupe pas plus de ma mission que du roi de Prusse. Pour remplir mon mandat exactement, il eût fallu renoncer à mon voyage. C’eût été trop sot. Je fais parfois des bêtises, mais pas de si pommées. Me vois-tu dans chaque pays m’informant des récoltes, du produit, de la consommation, combien chie-t-on d’huile, combien goinfre-t-on de pommes de terre ? Et dans chaque port : combien de navires ? quel tonnage ? combien en partance ? combien en arrivée ? dito, report d’autre part, etc. merde ! Ah non, franchement, je te le demande, était-ce possible ? Et après tant de turpitudes (mon titre en est déjà une suffisante), si on avait fait quelques démarches, que les amis se fussent remués et que le ministre eût été bon enfant, j’aurais eu la croix ; tableau ! Satisfaction pour le père Parain. Eh bien non, mille fois, je n’en veux pas, m’honorant tellement moi-même que rien ne peut m’honorer (phrase raide). Si je vivais à Paris, que je tenusse à baiser des femmes et à faire le gentil, d’accord. Mais à Croisset, entre le père Caire et le père Defodon, à quoi ça me servirait-il ?
La fin de Melænis ne m’a, ne nous a point plu. Nous en avons été tout embêtés. On voit, vieux, soit dit entre nous, que tu t’es dépêché d’en finir. Le défaut général, c’est d’être trop court. La situation demandait plus de développement, c’est esquissé seulement. Je l’ai lue et relue, cette malheureuse fin. Mon avis est que c’est à refaire. C’est fâcheux parce que jusque-là ton œuvre allait toute droite et en montant. Ça faisait montagne. Quant à l’épilogue, je n’aime pas la fin grotesque de tous tes personnages, Polydamas qui meurt d’un barbarisme, Coracoïdès qui se noie dans le bouillon, ni Commode dont ton auditeur romain connaît bien la fin. Polydamas surtout m’a déplu. Que Marcius meure d’une indigestion, très bien ; et c’est d’autant mieux que les autres mourront d’une façon différente :
Quant à Pantabolus, il partit pour l’Afrique…
et les deux vers qui suivent, très beau, raide et bon. Je n’aime pas le détail sur le nez de l’hôtelier. C’était bon une fois, dans le chant précédent, quand on a parlé de ce personnage et qu’il se trouvait là ! Mais ici c’est forcé et d’un goût peu riche. D’autant plus que deux strophes plus haut tu as déjà parlé de l’hôtelier « l’hôtelier fort discret ».
Je reprends du commencement :
Oh je le sais trop bien, dit-il avec effort !
C’est mon mauvais génie, etc.
Mais au contraire il me semble qu’il doit être très étonné de rencontrer Melænis à laquelle il ne pensait guère. Dans le coup de théâtre (car c’en est un que la présence de Melænis à ce moment) tu te prives de l’effet du coup de théâtre même, à savoir : l’étonnement de Paulus.
La strophe
Tu connais maintenant cette longue torture
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tu sais le sang qui bout à la lave pareil
La bouche qui frémit, la tempe qui murmure,
romantisme de mélodrame, ça, mon bonhomme, plus de gueulade que de sentiment. Ce n’est certainement pas cela qu’elle a dû dire.
La strophe « Elle avait dans la voix… » jolie, quoique je n’aime guère « le ciel sans mélanges », et puis pourquoi vient-il là une tempête ? est-ce parce qu’on va tuer quelqu’un ? C’est trop tragédie, trop exigé. Tout crime doit se passer par mauvais temps, je le sais. Mais tu aurais pu, je crois, te dégager du principe. En somme, je n’aime pas ce feu de Bengale qui éclaire la fin.
Je continue avec l’insolence de l’amitié :
Mais l’engourdissement
Mais la froide sueur
lourd, lourd.
Des tonnerres lointains roulaient au fond des cieux
beau vers du reste.
Où prends-tu cette voix qui charme ? – et cette flamme
Qui dans tes longs regards
jolie coupe
brille comme une lame
C’est foutant qu’il n’y ait pas d’autre mot que lame.
Mais ce que je trouve mauvais, c’est ceci :
Notre torche d’hymen c’est la tempête au ciel
Nous fuirons, nous aurons quelque retraite ombreuse
Pour y faire à nos cœurs un exil éternel
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
nos désirs immenses
… la vie est courte… le monde est étroit.
Faux, faux. Est-ce antique ? n’est-ce pas d’hier ? c’est du Velléda. Et tu mets cela sous Commode. Et puis pourquoi se cacher ? Qui s’oppose maintenant à ce qu’ils vivent ensemble ? Melænis ne doit-elle pas être parfaitement heureuse puisque Paulus ne peut plus épouser Marcia ? Pourquoi alors :
Notre bonheur est fait de pleurs et de vengeances
Et cet amour terrible aura des violences
Pleines de volupté, de délire et d’effroi
pourquoi le délire, pourquoi l’effroi, effroi de quoi ?
J’avais compris, d’après ton plan, qu’à cette place, Melænis triomphante entortillerait Paulus d’un dilemme serpentin : « Puisque tu viens avec moi », si féminin et si logique que le brave homme ébranlé se serait dit : « Ma foi, c’est un bon coup », et s’en irait avec elle pour la baiser tranquillement ? Tu m’avais même parlé de l’effet comique du changement de disposition du cœur de Paulus. Il y avait là-dessus quelque chose à faire ?
Sa voix tomba, etc.
ces 3 vers-là, très beaux, très beaux.
Et s’embrassent tous deux couronnés de tonnerre
trop de tonnerre,
trop pompeux.
Quant à la dernière strophe, je n’y vois rien à redire.
Voilà, mon cher Monsieur, tout ce que j’avais à te dégobiller d’opinions. Mon compagnon les partage. Si tu trouves que je suis hargneux, c’est que dans une œuvre aussi sévère que Melænis le plus petit défaut saillit et que vous nous avez habitués à n’être pas indulgent, ô Altesse, et que les crottes de mouche paraissent plus sur la pourpre que sur la laine.
Maxime Du Camp trouve Gustave Flaubert indulgent dans sa critique.
Mon bon vieux, le vrai défaut de ta fin, c’est d’être trop courte et trop fouaillée. Il aurait fallu là quelque chose de simple et de largement déployé. Du reste console-toi, tu la referas, et tu la referas bien. Je te le promets, j’en suis sûr. Nous reprendrons cela l’hiver prochain à Croisset dans nos bons dimanches, auxquels je pense tous les dimanches. Et la Chine, ça avance-t-il ? feras-tu cet été une excursion à Londres, à Amsterdam et à La Haye ? C’est une affaire de quinze jours, je crois que ça t’est indispensable.
La pièce que tu m’envoies sur le M. qui s’est cassé la tête à force de rimer est fort belle et très haute, surtout la fin. Les deux derniers vers sont magnifiques. Envoie-moi ce que tu fais, tiens-moi au courant de la Chine.
Quand tu iras à Paris va chez ce brave Pradier. Passe aussi rue de la Paix, n° 2. Tu donneras de mes nouvelles et tu baiseras la dame du logis. Ça te fera plaisir et à moi aussi. C’est un joli coup.
Je pense bougrement à toi, va, grande canaille : je te vois circulant dans les rues de Rouen, les coudes serrés, le nez au vent, avec la canne, et le chapeau gris, maintenant que nous sommes en été. À ce moment, mardi 4 juin, 2 heures et demie de l’après-midi, je te vois tournant le coin de la rue Ganterie à côté de la crosse. À propos, voilà le grand moment qui approche. Ce sera décisif et pour n’y plus revenir. On va savoir enfin à quoi s’en tenir, le prix de discours français décidera tout. Je ne serai plus dans cette perplexité atroce qui me poursuit jusqu’au milieu du désert, comme des Djins. Sera-ce Pigny ? sera-ce Defodon ? lequel ? C’est comme la bataille d’Actium, le sort de l’humanité en dépend peut-être. Je comparerais volontiers l’un à Catilina et l’autre à César, à moins que le premier ne devienne un Marius, et que dans le second ne se découvre plus tard un Sylla ! Hé, qui sait ? les meilleures républiques ont été ébranlées par des ambitions qui dans l’origine paraissaient moins dangereuses. Une action futile cache souvent un motif sérieux. Alcibiade fit couper la queue de son chien pour détourner l’attention des Athéniens. Petrus et Paulus ludunt, vincis forma, vincis magnitudine, Ludovicus rex. Amo deum.
Il paraît que l’établissement de bacheliers va bien
Doctior Petro !
Ceci est un trait d’esprit du jeune Du Camp à qui je venais de faire part de mes inquiétudes sur la question d’Occident. Il paraît que l’établissement de bacheliers va bien et que tu fous la répétition avec succès. Tant mieux, tâche de gagner de l’argent et de bien vivre. C’est toujours ça. J’ai appris la chute de Huard. Il est comme Hugo. L’art ne lui suffit plus. Il ne faut pas s’en plaindre : plus s’écartent les goujats et plus la société sera choisie. Son départ de Rouen a-t-il changé quelque chose à ta façon de vivre ? es-tu toujours dans le même logement ? Il paraît que le jeune Bellangé a pris ma mère en affection et qu’il lui multiplie les visites : à mon retour, s’il continue les siennes vis-à-vis de moi, je le fous à la porte sans pitié ! Tu peux le prévenir à l’avance que mon caractère s’aigrit, comme dirait le père Parain. – Tu as donc revu cette bonne Rachel. J’aurais désiré des détails là-dessus. Fais-tu beaucoup d’infamies ? as-tu regobé quelque chaude-pisse (notre drogman appelle cela des pisse-cotte). Donne-moi le plus de détail possible sur tout. Envoie-moi des volumes.
J’ai vu Thèbes, vieux ; c’est bien beau. Nous y sommes arrivés un soir à neuf heures par un clair de lune qui casse-pétait sur les colonnes. Les chiens aboyaient, les grandes ruines blanches avaient l’air de fantômes, et la lune, à l’horizon, toute ronde et rasant la terre, semblait ne pas bouger et se tenir là exprès. À Karnac nous avons eu l’impression d’une vie de géants. J’ai passé une nuit aux pieds du colosse de Memnon, dévoré de moustiques. Le vieux gredin a une bonne balle, il est couvert d’inscriptions. Les inscriptions et les merdes d’oiseaux, voilà les deux seules choses sur les ruines d’Égypte qui indiquent la vie. La pierre la plus rongée n’a pas un brin d’herbe. Ça tombe en poudre comme une momie, voilà tout. Les inscriptions des voyageurs et les fientes des oiseaux de proie sont les deux seuls ornements de la ruine. Souvent on voit un grand obélisque tout droit avec une longue tache blanche qui descend comme une draperie dans toute la longueur, plus large à partir du sommet et se rétrécissant vers le bas. Ce sont les vautours qui viennent chier là depuis des siècles. C’est d’un très bel effet, et d’un curieux symbolisme. La nature a dit aux monuments égyptiens : Vous ne voulez pas de moi, la graine des lichens ne pousse point sur vous ? Eh bien, merde, je vous chierai sur le corps. –
Dans les hypogées de Thèbes (qui sont une des choses les plus curieuses et les plus amusantes que l’on puisse voir) nous avons découvert des gaudrioles pharaoniques, ce qui prouve, Monsieur, que de tout temps on s’est damné, on a aimé la fillette, comme dit notre immortel chansonnier. C’est une peinture représentant des hommes et des femmes à table, mangeant et buvant tout en se prenant par la taille et en faisant langue fourrée. Il y a là des profils d’un cochon charmant, des œils de bourgeois en goguette admirables. Plus loin nous avons vu deux fillettes avec des robes transparentes, les formes on ne peut plus putain, et jouant de la guitare d’un air lascif. C’est bordel comme une gravure lubrique Palais-Royal 1816. – Cela nous a fait bien rire et donné à songer. Quels abîmes de réflexions, Monsieur ; c’est à croire, tant c’est moderne, que du temps de Sésostris, on connaissait les capotes anglaises.
Quelque chose de bougrement magnifique, ce sont les tombeaux des rois. Figure-toi des carrières de Caumont, dans lesquelles on descend par des escaliers successifs, tout cela peint et doré du haut en bas et représentant des scènes funèbres, des morts que l’on embaume, des rois sur leurs trônes avec tous leurs attributs et des fantaisies terribles et singulières, des serpents qui marchent sur des jambes humaines, des têtes décapitées portées sur des dos de crocodiles, et puis des joueurs d’instruments de musique et des forêts de lotus. Nous avons vécu là trois jours. – C’est très ravagé et abîmé, non pas par le temps, mais par les voyageurs et les savants.
Nous avons fait une chasse à la hyène. Ça a consisté à passer la nuit à la belle étoile, ou mieux aux belles étoiles, car je n’ai jamais vu le ciel beau comme cette nuit-là. Mais la bête féroce s’est foutue de nous. Elle n’est pas venue. En revanche, un jour que je me promenais à cheval tout seul et sans armes du côté des hypogées, pendant que Max[ime] photographiait de son côté, je montais lentement et le nez baissé sur ma poitrine, me laissant aller au mouvement du cheval, quand tout à coup j’entends un bruit de pierres qui déroulent : je lève la tête et je vois sortant d’une caverne, à 10 pas en face de moi, quelque chose qui monte la roche, à pic, comme un serpent. C’était un gros renard ; il s’arrête, s’assoit sur le train de derrière et me regarde. Je prends mon lorgnon et nous restons ainsi à nous contempler réciproquement pendant trois minutes, nous livrant sans doute à part nous-mêmes à des réflexions différentes. Comme je m’en retournais tranquillement, maudissant la sottise que j’avais faite de n’avoir pas emporté mon fusil, voilà qu’à ma gauche, d’une autre caverne (le sol en est plus percé en cet endroit qu’une écumoire ne l’est de trous) débusque avec un calme impudent le plus beau chacal que l’on puisse voir. Il s’est en allé tranquillement, à petits pas, s’arrêtant de temps à autre pour détourner la tête et me lancer des œillades méprisantes. À Karnac, nous étions étourdis la nuit du bruit de ces gaillards-là qui hurlaient comme des diables, l’un d’eux est venu une nuit voler notre beurre au beau milieu de notre campement. Quant aux crocodiles, ils sont plus communs sur le Nil que les aloses dans la Seine. Nous tirons dessus quelquefois, mais toujours de trop loin. Pour les tuer, il faut les atteindre à la tête, et ce n’est qu’en approchant très près (mais ils ont l’oreille fine et détalent lestement) que l’on a chance d’exterminer ces odieux monstres. – Quelle belle idée que celle du monstre ! que l’animal méchant pour le plaisir d’être méchant !
À Esneh j’ai revu Kuchuk-Hanem. Ç’a été triste. Je l’ai trouvée changée. Elle avait été malade. J’ai tiré un coup seulement. (Le temps était lourd, il y avait des nuages, sa servante d’Abyssinie jetait de l’eau par terre pour rafraîchir la chambre.) Je l’ai regardée longtemps, afin de bien garder son image dans ma tête. Quand je suis parti, nous lui avons dit que nous reviendrions le lendemain et nous ne sommes pas revenus. Du reste j’ai bien savouré l’amertume de tout cela ; c’est le principal ; ça m’a été aux entrailles.
À Keneh j’ai baisé une belle bougresse qui m’aimait beaucoup et me faisait signe que j’avais de beaux yeux. Elle s’appelle Osneh-Taouileh, ce qui veut dire : la jument la longue. Et une autre grosse cochonne sur laquelle j’ai beaucoup joui et qui empoisonnait le beurre.
J’ai vu la mer Rouge, à Kosseïr. Ç’a été un voyage de 4 jours pour aller et de 5 pour revenir, à chameau et par une chaleur qui au milieu de la journée montait à 45 degrés Réaumur. Ça piquait et j’ai souhaité parfois la bière Richard, car nous avions de l’eau qui, outre le goût de bouc que lui avaient communiqué les outres, sentait par elle-même le soufre et le savon. Nous nous levions à 3 heures du matin, nous nous couchions à 9 heures du soir, vivant d’œufs durs, de confitures sèches et de pastèques. C’était la vraie vie du désert. Tout le long de la route, nous rencontrions de place en place des carcasses de chameaux, morts de fatigue. Il y a des endroits où l’on trouve de grandes plaques de sable dallées ; c’est uni et glacé comme l’aire d’une grange ; ce sont les lieux où les chameaux s’arrêtent pour pisser. L’urine à la longue a fini par vernir le sol et l’égaliser comme un parquet. Nous avions emporté quelques viandes froides. Dès le milieu du second jour nous avons été obligés de les jeter. Un gigot de mouton que nous avions laissé sur une pierre a par son odeur immédiatement attiré un gypaète qui s’est mis à voler en rond tout autour.
Nous rencontrions de grandes caravanes de pèlerins qui allaient à La Mecque (Kosseïr est le port où ils s’embarquent pour Djeddah. De là à La Mecque il n’y a plus que trois jours), de vieux Turcs avec leurs femmes portées dans des paniers, un harem tout entier qui voyageait voilé et qui criait, quand nous sommes passés près de lui, comme un bataillon de pies, un derviche avec une peau de léopard sur le dos.
Les chameaux des caravanes vont quelquefois les uns à la file des autres, d’autres fois tous de front. Alors, quand on aperçoit de loin à l’horizon, en raccourci, toutes ces têtes se dandinant qui viennent vers vous, on dirait d’une émigration d’autruches qui avance lentement, lentement, et se rapproche. À Kosseïr nous avons vu des pèlerins du fond de l’Afrique, de pauvres nègres qui sont en marche depuis un an, deux ans. – Il y a là de bien singuliers crânes. Nous avons vu aussi des gens de Boukhara, des Tartares en bonnet pointu, qui faisaient la soupe à l’ombre d’une barque échouée construite en bois rouge des Indes. Quant aux pêcheurs de perles, nous n’en avons vu que les pirogues. Ils se mettent deux là-dedans, un qui rame et un qui plonge, et vont au large en mer. Quand le plongeur remonte à la surface de l’eau, le sang lui sort par les oreilles, par les narines et par les yeux.
J’ai pris, le lendemain de mon arrivée, un bain de mer dans la mer Rouge. Ç’a été un des plaisirs les plus voluptueux de ma vie, je me suis roulé dans les flots comme sur mille tétons liquides qui m’auraient parcouru tout le corps.
Le soir Maxime, par politesse et pour faire honneur à notre hôte, s’est donné une indigestion. Nous étions logés dans un pavillon séparé, couchés sur des divans, en vue de la mer, et servis par un jeune eunuque nègre, qui portait avec chic les plateaux de tasses de café sur son bras gauche. Le matin du jour où nous devions partir, nous avons été à 2 lieues de là, au vieux Kosseïr, dont il ne reste que le nom et la place. Max[ime] indigéré s’est aussitôt mis à ronfler sur le sable. Le cawas du consul de Gedda et son chancelier qui étaient venus avec nous, ainsi que le fils de notre hôte, se sont mis à chercher des coquilles et je suis resté tout seul à regarder la mer. Jamais je n’oublierai cette matinée-là. J’en ai été remué comme d’une aventure. Le fond de l’eau était plus varié de couleurs, à cause de toutes ses coquilles, coquillages, madrépores, coraux, etc., que ne l’est au printemps une prairie couverte de primevères. Quant à la couleur de la surface de la mer, toutes les teintes possibles y passaient, y chatoyaient, se dégradaient de l’une sur l’autre, s’y fondaient ensemble depuis le chocolat jusqu’à l’améthyste, depuis le rose jusqu’au lapis-lazuli et au vert le plus pâle. C’était inouï, et si j’avais été peintre, j’aurais été rudement embêté en songeant combien la reproduction de cette vérité (en admettant que ce fût possible) paraîtrait fausse. Nous sommes partis de Kosseïr le soir de ce jour-là à 4 heures, et avec une grande tristesse. Je me suis senti les yeux humides en embrassant notre hôte et en remontant sur mon chameau. Il est toujours triste de partir d’un lieu où l’on sait que l’on ne reviendra jamais. Voilà de ces mélancolies du voyage qui sont peut-être une des choses les plus profitables des voyages.
À propos du changement qui aura pu nous survenir pendant notre séparation, je ne crois pas, cher vieux, que le changement, s’il y en a un, soit à mon avantage. Tu auras gagné par la solitude et la concentration ; j’aurai perdu par la dissémination et la rêverie. – Je deviens très vide et très stérile. Je le sens, cela me gagne comme une marée montante. – Cela tient peut-être à ce que le corps remue. – Je ne peux faire deux choses à la fois. J’ai peut-être laissé mon intelligence là-bas, avec mes pantalons à coulisse, mon divan de maroquin, et votre société, cher Monsieur. Où tout cela nous mènera-t-il ? qu’aurons-nous fait dans dix ans ? Pour moi, il me semble que, si je rate encore la première œuvre que je fais, je n’ai plus qu’à me foutre à l’eau. Moi qui étais si hardi, je deviens timide à l’excès, ce qui est dans les arts la pire de toutes les choses et le plus grand signe de faiblesse.
Il y a au Caire un poète qui fait des tragédies orientales dans le goût de Marmontel mitigé de Ducis. Il nous a lu une tragédie sur Abd-el-Kader qui est amoureux d’une Française et finit par se tuer de jalousie. Il y a là des morceaux. Tu en peux juger par le sujet. Ce poète, qui est médecin et s’appelle Chamas, est un être bouffi de vanité, gredin, voleur, assomme tout le monde de ses œuvres et est repoussé de ses compatriotes. Lors de la révolution de février, il adressa une pièce à Lamartine dont le vers final était :
Vive à jamais le Gouvernement provisoire !
Dans une autre, adressée au peuple français, il y avait ceci :
Peuple Français ! ô mes compatriotes !
Il vit avec un sale nègre, dans une maison obscure. Sa famille le redoute et, lorsqu’il lit sa tragédie, tout chez lui tremble de silence et d’attention. Il porte un nez en perroquet, des lunettes bleues et est accusé par un ingénieur de lui avoir volé une caisse d’habits. La canaille française à l’étranger est magnifique et, j’ajoute, nombreuse.
Hein, vieux, j’espère qu’en voilà un paquet et que je suis un aimable homme ! Réponds-moi à Beyrouth où nous serons vers la fin de juillet ; ensuite à Jérusalem. Pioche toujours. Tâche de ne pas trop t’emmerder. Ne baise pas trop, ménage tes forces une once de sperme perdu, c’est pire que dix livres de sang. – À propos, tu me demandes si j’ai consommé l’œuvre des bains. Oui, et sur un jeune gaillard gravé de la petite vérole et qui avait un énorme turban blanc. Ça m’a fait rire, voilà tout. Mais je recommencerai. Pour qu’une expérience soit bien faite, il faut qu’elle soit réitérée.
Adieu, vieux de la plume, je t’embrasse sur ta bonne tête.
À toi sempre e adesso,
comme dit Antony, ce vieil Antony. Ça casse-pétait-il ? était-ce bon !
5 juin. – C’est demain le 6, anniversaire de la naissance du Grand Corneille. Quelle séance à l’Académie de Rouen ! Quels discours ! et quel discours du père Hellis ! Tenue de ces messieurs : cravates blanches ; pompe, saines traditions ! un petit rapport sur l’agriculture !
Entre Djebel-Farchout et Girgeh,
3 juin [1850].
[…] Vous et ma mère, vous êtes de braves gens de m’avoir envoyé des nouvelles aussi facétieuses. Le jeune marié est donc du dernier bête et la bénédiction nuptiale lui a donné un vernis qui lui manquait… Tout le monde se fout donc de lui ce pauvre garçon, mais du moment qu’il ne s’en aperçoit pas, qu’importe, il est comme les crocodiles auxquels nous envoyons des balles, il ne secoue pas même les oreilles. Il finira par trouver quelqu’un d’obligeant qui le fera cocu. Si c’était vous, je vous rapporte les Pyramides cré nom d’un chien. Ça va devenir grand ! Maison Lormier fils ! on a équipage bien sûr, tout ça va pulluler et prospérer. Les enfants seront bien élevés, tous très gras, bonne santé et bon teint. On mettra l’Hainé dans le commerce, le second dans le commerce et le quinzième dans le commerce. On les mariera à des petites femmes bouchées comme des bouchons, bêtes comme des pots, laides comme des c… et il en sortira des générations de Lormiers qui continueront à surcharger la terre du poids de leur ineptie… Nous autres… nous ne menons pas des existences aussi débauchées. Tant s’en faut ; voilà cinq grands mois, que nous ne vivons que de lait, d’œufs, de riz et de poulet ; quand nous allons en expédition, nous nous bornons à l’éternel œuf dur et à la datte du désert. Voilà. Pourtant depuis quelque temps nous avons ajouté à nos provisions de voyage une espèce de confiture d’abricot avec laquelle on peut se faire des gilets ou des pantalons… Qu’aurait dit la mère Lormier de l’état de notre linge en revenant de Kosseïr. Sassetti a découvert dedans environ une cinquantaine de poux à chacun, et des poux colossaux, des poux orgueil de la Chine ! Nous devions ça à nos chameaux. Je devais au mien bien autre chose. C’était une infection… Ce vieux chameau décoré du nom ambitieux de dromadaire était orné à l’épaule droite d’un vésicatoire causé par une écorchure de la selle. Quand le soir arrivait et que ça s’était bien échauffé et mitonné toute la journée le drôle m’envoyait des bouffées à renverser un rhinocéros. […]
6 heures avant Benisouëf, 24 juin 1850.
Quand je t’ai envoyé ma dernière lettre, de Siout, chère pauvre vieille, je croyais bien qu’à cette date d’où je marque celle-ci nous serions au Caire depuis plusieurs jours, mais je comptais sans le vent. Il nous a été constamment défavorable. Depuis quinze jours nous avons fait 60 lieues. Il y a des journées où nous faisons un quart de lieue et en se donnant un mal de chien. Comme le Nil est maintenant à son plus bas, nous engravons souvent, ce qui n’accélère pas notre voyage. Bref, désespérant d’arriver au Caire avant une huitaine au moins (de Benisouëf au Caire il y a 25 lieues juste) et ayant peur que tu ne passes par-dessus un courrier sans avoir de lettres, à tout hasard je vais envoyer celle-ci au Caire dès que nous aurons touché Benisouëf. Mais j’ai bien peur que la malle des Indes ne soit déjà arrivée et que le courrier de la fin de juin ne soit parti. En conséquence ça te fera un mois sans avoir de mes nouvelles. Pauvre mère, je fais tout ce que je peux pour que tu en reçoives le plus souvent possible. Mais je ne commande ni au vent, ni aux bateaux, ni à la poste, ni à la bonne volonté des gens par lesquels passent mes lettres. – En Syrie, il est probable qu’il y aura dans ma correspondance de grandes irrégularités. Je t’en préviens d’avance. Fais-toi à cette idée. C’est beaucoup plus mal administré que l’Égypte qui se sent encore un peu de l’influence de Méhémet-Ali, quoique tout aille se détraquant et redevenant Turc de plus belle.
Nos matelots sont maigris de fatigue, notre raïs est jaune d’impatience, Joseph décidre (= désire) d’être arrivé pour envoyer de l’argent à sa femme. Et Sassetti crève d’envie d’être de retour au Caire (sans savoir pourquoi et par esprit d’imitation). Quant à nous autres, nous ne nous sommes jamais moins ennuyés à bord, quoique nous n’ayons plus rien à faire ni à voir. Nous avons des livres et nous ne lisons pas. Nous n’écrivons rien non plus. Nous passons à peu près tout notre temps à faire les sheiks, c’est-à-dire les vieux ; – le sheik est le vieux monsieur inepte, rentier, considéré, très établi, hors d’âge et nous faisant des questions sur notre voyage dans le goût de celles-ci :
— Et dans les villes où vous passiez, y a-t-il un peu de société ? Avez-vous quelque cercle où on lise les journaux ?
— Le mouvement des chemins de fer se fait-il sentir un peu ? Y a-t-il quelque grande ligne ?
— Et les doctrines socialistes, Dieu merci, j’espère, n’ont pas encore pénétré dans ces parages ?
— Y a-t-il au moins du bon vin ? Avez-vous quelques crus célèbres ? etc., etc.
— Les dames sont-elles aimables ?
— Y a-t-il au moins quelques beaux cafés ? Les dames de comptoir affichent-elles un luxe somptueux ?
Tout cela d’une voix tremblée et d’un air imbécile. Du sheik simple nous sommes arrivés au sheik double, c’est-à-dire au dialogue. Alors, dialogues sur tout ce qui se passe dans le monde et avec de bonnes opinions encroûtées. Puis le sheik a vieilli et est devenu le vieux tremblotant, cousu d’infirmités, et parlant sans cesse de ses repas et de ses digestions. Ici il s’est développé chez Maxime un grand talent mimique. Il a un neveu qui est substitut, une bonne qui s’appelle Marianne, etc. Je l’appelle père Étienne ; moi, il m’appelle Quarafon. Ce nom de Quarafon est sublime. Nous nous promenons en nous soutenant réciproquement et en bavachant. Il me dit cent fois par jour d’écrire à son neveu le substitut, pour lui dire de venir parce qu’il ne se sent pas bien et, comme nous sommes excédés de poulet, toutes les fois que je me plains il me dit : « Allons, Quarafon, consolez-vous, vous aurez pour dîner un bon poulet. J’ai dit à Marianne de vous en faire un. » Le soir, pour nous coucher, ça dure une demi-heure. Nous beuglons en geignant et en nous retournant pesamment comme des gens abîmés de rhumatismes. « Al-lons-bon-soir-mon-a-mi-bon-soir ! » Il y a quelques jours je commençais à dormir quand j’ai senti un poids qui me pesait sur le dos. C’était le père Étienne qui venait coucher avec moi, parce qu’il avait peur tout seul dans son lit. Quelquefois aussi il y a des disputes aigres où le père Étienne abuse de la supériorité de son âge et où Quarafon déclare qu’il prendra la diligence la semaine prochaine.
Je t’envoie toutes ces bêtises, chère mère, parce que c’est toi. Je sais que tout ce qui t’initie un peu à notre vie intérieure te fait plaisir. Tu vois que nous passons le temps assez gaiement et que nous avons beau changer de pays, nous ne changeons pas d’humeur. N’importe, ça ne me fera pas de peine non plus d’être arrivés au Caire pour avoir de tes lettres. J’ai reçu les dernières à Keneh le 17 mai. Il y a bientôt six semaines.
Nous avons été accueillis à Siout par le médecin du lieu, un Français. Et accueillis d’une façon remarquable. Pendant deux jours nous nous sommes empiffrés chez cet excellent garçon. Ça nous a remis le torse en état et délassés un moment du poulet, du riz et du pain moisi. – On rencontre ainsi de braves gens auxquels on n’est nullement recommandé et qui sont enchantés de vous recevoir. Cela tient à l’ennui où ils vivent, à la disette de nouvelles et au regret du pays dont on leur apporte quelque chose.
Nous avons vu près de Manfalout les grottes de Samoun. C’est un cimetière souterrain où il faut ramper pendant trois quarts d’heure sur la poitrine et sur le ventre. Cette expédition est aussi éreintante que curieuse. On en sort exténué. Tout suinte le bitume des embaumements, la poussière des momies vous prend à la gorge et vous fait tousser, les chauves-souris voltigent autour de votre lanterne, c’est une jolie petite promenade à faire avec une dame. Nous en avons rapporté des momies de crocodiles, des pieds et des mains humaines dorées, choses à appendre dans nos bocaux. L’entassement qu’il y a là est inouï, c’est une des choses les plus singulières que l’on puisse voir. Si on y allait tout seul, je crois qu’on serait pris de panique. Maxime a tué hier 3 pélicans d’une seule balle. Leurs têtes sont à sécher au gouvernail. La collection de pattes d’oiseaux s’augmente. Il y a quelques jours, on nous a apporté tout vivant un énorme lézard du Nil qui ressemblait à un petit crocodile, que nous avons immédiatement tué et dépiauté. Pour 60 paras (7 sols 2 liards) j’ai acheté une belle carapace de tortue.
Dans quelques jours va finir notre voyage sur le Nil. – Nous quitterons, je suis sûr, notre pauvre cange avec tristesse. Mais la pensée que je me rapproche de toi, mère chérie, efface tout regret du temps qui s’écoule. Avec quel plaisir je t’embrasserai dans 7 mois. En voilà 8 de passés. Adieu, mille baisers sur tes joues creuses.
À toi.
Quoique je n’aime guère les sentimentalités de cheveux, de fleurs, et de médaillons, pour ne pas faire l’homme fort, je t’envoie une fleur de coton que j’ai cueillie hier à Fechnah à ton intention.
Comment va Julie avec ses yeux ? dis-lui bien des choses de ma part à cette pauvre fille.
Je recommande toutes mes affaires au père Parain, ma peau d’ours, etc. ?
J’ai écrit à Achille par le dernier courrier.
Pour la Syrie, achète maintenant chez Andriveau-Goujon, rue du Bac, 17 la carte anglaise de Turquie d’Asie, d’Arrowsmith (Turkey in Asia, by Arrowsmith).
Écris-moi toujours à Beyrouth, les départs sont les mêmes que pour Alexandrie. C’est le même paquebot qui va à Beyrouth, qui s’arrête à Alexandrie en passant. De Beyrouth les lettres nous suivront dans toute la Syrie.
Nous voilà revenus au Caire. Je n’ai que cela de nouveau à te dire, cher et bon vieux, car depuis ma dernière lettre il n’y a rien d’intéressant à te narrer sur notre voyage. Dans quelques jours nous partons pour Alexandrie et à la fin du mois prochain, si d’ici là ne surgit quelque obstacle, nous ne serons pas loin de Jérusalem, voilà.
J’ai quitté notre pauvre barque avec une mélancolie navrante. Rentré à l’hôtel au Caire, j’avais la tête bruissante comme après un long voyage en diligence. La ville m’a semblé vide et silencieuse, quoiqu’elle fût pleine de monde et agitée. La première nuit de mon arrivée ici (mardi dernier), j’ai entendu tout le temps ce bruit doux des avirons dans l’eau, qui depuis trois grands mois cadençait nos longues journées rêveuses. – Les palmiers d’ici m’ont semblé des balais de commodités. Tout mon voyage m’est réapparu et il m’en est monté au cœur ce goût aigre et doux que l’on éprouve quand on rote du bon vin et qu’on se dit : « c’est bu ». – Ah si ! j’ai vu quelque chose de nouveau que je ne t’ai pas dit. Prie ma mère de te lire ce que je lui ai écrit sur les grottes de Samoun. Au reste je t’en reparlerai, c’est une des choses les plus terrifiantes que j’aie vues.
Bizarre phénomène psychologique, Monsieur ! Revenu au Caire (et après avoir lu ta bonne lettre), je me suis mis à casse-péter d’intensité intellectuelle. La marmite s’est mise à bouillir tout à coup, j’ai senti des besoins d’écrire cuisants. J’étais monté. Tu me parles du plaisir que te font mes lettres. J’y crois sans peine, à la joie que les tiennes me causent. Je les lis ordinairement trois fois de suite, je m’en bourre. Ce que tu me dis sur tes visites à Croisset m’a remué le ventre. Je me suis senti toi. Merci, cher vieux, des visites que tu fais à ma mère. Merci, merci. Elle n’a que toi à qui parler de moi dans ses idées, et que toi qui me connaisses, après tout. Cela se flaire par le cœur. Mais ne te crois pas obligé de dépenser à Croisset tous tes dimanches, pauvre vieux. Ne t’emmerde pas, par dévouement ; est modus in rebus. Quant à elle, je crois qu’elle paierait bien tes visites cent francs le cachet. – Il serait gars de lui en faire la proposition. Vois-tu le mémoire que fourbirait le Garçon en cette occasion : « Tant pour la société d’un homme comme moi. Frais extraordinaires : avoir dit un mot spirituel…, avoir été charmant et plein de bon ton. Etc. »
Tu t’emmerdes : t’emmerderas-tu moins quand je serai revenu ? Qui sait ? L’âge des tristesses continues nous arrive. Au moins nous nous emmerderons ensemble.
Un plan de conte chinois me paraît fort comme idée générale. Peux-tu m’envoyer le scénario ? Quand tu auras comme couleur locale tes jalons principaux, laisse là les livres et mets-toi à la composition ; ne nous perdons pas dans l’archéologie, tendance générale et funeste, je crois, de la génération qui vient. La résolution de Mulot est belle et m’a énormément fait de plaisir comme moralité artistique ; mais est-elle aussi intelligente et sympathique qu’elle est consciencieuse ? Un maître eût été causer avec un prévôt pendant vingt minutes ou huit jours, aurait compris et se serait mis à la besogne. Et le temps perdu !! Misérables que nous sommes, nous avons, je crois, beaucoup de goût parce que nous sommes profondément historiques, que nous admettons tout, et nous plaçons au point de vue de la chose pour la juger. Mais avons-nous autant d’innéité que de compréhensivité ? Une originalité féroce est-elle compatible même avec tant de largeur ? Voilà mon doute sur l’esprit artistique de l’époque, c’est-à-dire du peu d’artistes qu’il y a. Du moins, si nous ne faisons rien de bon, aurons-nous, peut-être, préparé et amené une génération qui aura l’audace (je cherche un autre mot) de nos pères avec notre éclectisme à nous. Ça m’étonnerait. Le monde va devenir bougrement bête. D’ici à longtemps ce sera bien ennuyeux. Nous faisons bien de vivre maintenant. Tu ne croirais pas que nous causons beaucoup de l’avenir de la société. Il est pour moi presque certain qu’elle sera, dans un temps plus ou moins éloigné, régie comme un collège. Les pions feront la loi. Tout sera en uniforme. L’humanité ne fera plus de barbarismes dans son thème insipide, mais quel foutu style ! quelle absence de tournure, de rythme et d’élans ! Ô Magniers de l’avenir, où seront vos enthousiasmes ?!
Qu’importe ! le bon Dieu sera toujours là après tout. Espérons qu’il sera toujours le plus fort et que ce vieux soleil ne périra point. Hier soir (ou hier au soir) j’ai relu l’engueulade de Paulus à Vénus, et ce matin j’ai soutenu comme à 18 ans la doctrine de l’Art pour l’Art contre un utilitaire (homme fort du reste). Je résiste au torrent ; nous entraînera-t-il ? non. Cassons-nous plutôt la gueule avec le pied de nos tables. « Soyons forts, soyons beaux, essuyons sur l’herbe la poussière qui salit nos brodequins d’or », ou ne l’essuyons même pas (si je sais à propos de quoi me vient cette citation) ; pourvu qu’il y ait de l’or en dessous, qu’importe la poussière en dessus ! J’ai lu (toujours à propos de cette vieille bougresse de littérature à laquelle il faut tâcher d’ingurgiter du mercure et des pilules et de récurer à fond tant elle fut foutue par de sales vis), j’ai lu la critique de Vacquerie sur Gabrielle. C’est bon, très bon même. Ça m’a fort estonné, il l’a bien empoigné par son faible, j’en ai été content.
Je viens de passer une partie de ma nuit à lire un roman de Scribe, La Maîtresse anonyme. C’est complet. Procure-toi cette œuvre. L’immondicité ne va pas plus loin, rien n’y manque. Ô public ! public ! Il y a des moments où, quand j’y songe, j’éprouve pour lui de ces haines immenses et impuissantes, comme lorsque Marie-Antoinette a vu envahir les Tuileries. Mais causons d’autre chose.
La pièce à propos du volume de Musset est bonne, insolente, troussée, un peu longue seulement, surtout (et rien que là) vers la fin. Si tu pouvais la condenser un peu (chose facile à toi qui n’es pas un prime-sautier, c’est-à-dire, selon ton mot, un prime-sot), ce serait parfait. Mais quelque chose de bien beau, cher vieux, c’est la pièce À un monsieur ; c’est fort. Ce n’est pas pour te dire une malhonnêteté, comme on m’en a dit toute ma vie sur ma figure en me trouvant des ressemblances avec tout le monde, mais c’est étrange comme ça m’a rappelé Alfred. Ne trouves-tu pas ?
Nous n’irons pas en Perse, c’est décidé maintenant. On s’y égorge et tue à plaisir. Le pays est en feu, sans métaphore, et puis, entre nous, remarque le entre nous, nous n’avons pas l’argent (ni le temps) suffisant pour faire ce voyage. Nous allons tout bonnement voir la Syrie, la Palestine, l’Asie Mineure, Chypre, Rhodes, Candie. De Smyrne nous gagnerons Constantinople à cheval par la Troade. Et une fois Constantinople vu et revu, si la menace subsiste encore (car nous pouvons dire comme Montaigne : « Les voyages ne me blessent que sur un point, la dépense, qui est fort grande, ayant accoutumé, etc. ») nous revenons à travers toute la Grèce. Voilà l’itinéraire pour le moment, mais dans un voyage comme celui-là il est bien difficile d’en avoir un prévu d’avance. Mille circonstances extérieures vous en font dévier. – Du lazaret de Beyrouth, si j’ai quelque chose à te dire, je t’écrirai dans quelques jours (?), sinon ce sera de Jérusalem. Adresse-moi d’ici à nouvel ordre toutes tes lettres à Beyrouth. Voici les vacances, tu vas avoir plus de temps. Envoie-m’en des démesurées.
C’est fini, j’ai dit adieu au Caire, c’est-à-dire à l’Égypte. Pauvre Caire ! comme il était beau la dernière fois que j’ai humé la nuit sous ses arbres. – Alexandrie m’emmerde. C’est plein d’Européens, on ne voit que bottes et chapeaux, il me semble que je suis à la porte de Paris, moins Paris. Enfin dans quelques jours la Syrie, et là, nous allons nous foutre sur la selle pour longtemps ! Nous serons enfourchés dans les grandes bottes et nous galoperons poitrine au vent.
Je te remercie, cher vieux, des cadeaux qui m’attendent à Beyrouth. – À propos du Lamartine, j’ai vu hier dans Le Constitutionnel quelques passages de Geneviève. Il y a dans la préface une revue des grands livres que je te recommande. C’est de la folie arrivée à l’idiotisme.
Que dis-tu de l’histoire suivante qui s’est passée au Caire pendant que nous y étions et dont je te garantis l’authenticité. Une femme jeune et belle (je l’ai vue), mariée à un vieux, ne pouvait à sa guise coïter avec son amant. Depuis trois ans qu’ils se connaissaient, à peine s’ils avaient pu se baiser trois ou quatre fois, tant la pauvre fillette était surveillée. Le mari, vieux, jaloux, malade, hargneux, la serrait sur la dépense, l’embêtait de toutes façons et sur le moindre soupçon la déshéritait, puis refaisait un testament, et toujours ainsi, croyant la tenir en laisse par l’espoir de l’héritage. Cependant ma canaille tombe malade : alternatives, soins dévoués de Madame, on la cite. Puis quand tout a été fini, quand le malade a été désespéré, qu’il ne pouvait plus ni remuer ni parler, et qu’il commençait à mourir, mais conservant toujours sa connaissance, alors elle a introduit son amant dans la chambre et s’est fait baiser par lui, exprès sous les yeux du moribond. Rêve le tableau. A-t-elle dû jouir ! a-t-il dû rager, le pauvre bougre ! – Quel coup ! voilà une vengeance.
Tu vois que je ne t’écris pas d’une haleine. Ceci pourtant est le dernier paragraphe. Il faut que ma lettre soit prête tout à l’heure. J’ai été atrocement dérangé dans toute celle-ci. J’aurais sans doute encore plusieurs choses à te dire, mais je suis talonné de tous les côtés. Je ne trouve rien au bout de la plume. Il faut chercher et attendre, merde. Adieu, je t’embrasse.
À toi, vieux solide.
En arrivant au Caire j’ai reçu un bon paquet de tes lettres. Je les ai dévorées comme un affamé. Je vais tâcher de me rappeler tout ce dont tu me parles et d’y répondre.
Et d’abord, pauvre chère mère adorée, que je t’embrasse de toutes mes forces pour ceci : avoir été dîner à l’Hôtel-Dieu. Pardonne-moi, c’est un héroïsme dont je ne t’aurais pas crue capable, et que j’admire d’autant plus qu’il t’a dû coûter ! Quelles tristes choses devaient passer dans ta pauvre tête en regardant ces lambris… Oh ! que je t’aime pour cela, pauvre mère, comme tu as bien fait. Il paraît que le résultat n’a pas trompé ton attente et que ce sacrifice a resserré un peu des liens trop lâches. Non, tu ne sais pas comme je t’aime pour cette action et quel respect ému ça m’a inspiré pour ta vieille boule (qui n’est pas une boule). Tu ne pouvais rien faire qui me rendît plus content de toi et qui m’emplît le cœur à ton endroit d’une meilleure et plus haute estime.
Hamard va bien, ça commence à devenir bon ; tant qu’il s’en tiendra à des excentricités domestiques, on ne pourra pas l’interdire, mais je crois que l’on peut très bien lui retirer la tutelle de son enfant. Cette fille du général Suwarow est une bonne blague. Tout cela est crâne et finit par atteindre de bonnes proportions, mais si personne de sa famille ne bouge, tout restera toujours au même point. Engueuse-les toujours ; qui sait ? un moment peut venir où tous les frais de politesse peuvent être payés par une feuille de papier timbré.
Tu as bien fait d’envoyer promener Cher ami qui prend des genres nonchalants un peu trop orientaux ; tous ces retards et irrésolutions étaient au moins bêtes : il n’y avait qu’à répondre non ou oui. Tu as bien fait de le planter là. Je ne suis pas non plus très content de lui, le cher homme. Je lui ai écrit au Caire en janvier dernier une lettre restée sans réponse. Or ne pas répondre à des lettres que vous écrivent des gens en voyage, c’est un crime ; on ne sait pas le temps ni le dérangement que ça leur coûte. Quand je songe à toutes ses minauderies conjugales j’en suis un peu dégoûté. Il lui arrivera malheur à quelque jour. Ça va trop loin. J’imagine qu’il assomme sa petite femme, laquelle fait tout cela pour se faire bien voir, moitié par condescendance et moitié par hypocrisie. Voilà mon opinion.
Je ne demande pas mieux, pauvre vieille, que d’aller en Angleterre avec toi l’année prochaine. Ce sera même avec grand plaisir comme on dit.
J’ai reçu une lettre de Bezet ; je vois qu’il va souvent te voir, je lui suis bien reconnaissant. Dans les premiers temps j’avais peur qu’il ne te négligeât. Mais je ne crois pas qu’il se force le moins du monde pour te faire des visites. Vous êtes l’un à l’autre et vis-à-vis l’un de l’autre la seule personne à qui parler de moi. C’est là ce qui fait que vous devez avoir du plaisir à vous trouver ensemble.
Je suis venu du Caire ici avec le colonel Langlois (l’auteur de La bataille d’Eylau, panorama que tu as sans doute vu cet hiver à Paris) et sa femme. Ces deux braves gens voyagent et travaillent toujours ensemble. Le colonel Langlois vient de passer 6 mois en Égypte où il a préparé un panorama de la bataille des Pyramides et de Karnac. – Il est de Beaumont. Nous avons causé de père Follebarbe, des Paris, de Trouville, etc. Il repart pour la France demain ou après-demain. Si tu étais à Paris tu pourrais aller le voir et lui demander de mes nouvelles, je suis sûr que tu serais bien reçue : il demeure aux Champs-Élysées, au Panorama. Il a une de ces bonnes figures de vieux troupier qui inspirent la confiance. À propos, tu n’as pas été chez Gleyre ; ce n’était pas à vrai dire bien utile. À propos de visites, il paraît que celles du sieur Planche se résument par des cachets ; il en coûte à Gleyre 5 ou 10 francs toutes les fois qu’il a l’honneur de le recevoir.
Depuis ma dernière lettre écrite de Benisouëf et qui est arrivée au Caire 3 jours après moi, je n’ai rien à te dire. Nous avons revu toutes nos connaissances du Caire, qui ont admiré ma barbe et nos teints bruns. Nous leur avons dit adieu ; nous avons refait nos paquets, que nous défaisons ici pour les refaire. Nous envoyons à la douane de Marseille (suivant les instructions que tu m’as données) les trois quarts de notre bagage. Nous sommes dans les emballages et n’avons guère de temps. Adieu à la pauvre Égypte ! Les palmiers d’ici me paraissent bien pitoyables en comparaison de ceux de la Nubie. Alexandrie est plus européenne qu’arabe, ce n’est plus Le Caire avec tous ses vêtements de couleur qui casse-brillent au soleil. Comme Le Caire est beau en été ! Nous avons été émus en disant adieu à notre raïs et à nos matelots ! Encore quelque chose de passé sans retour ! encore quelque chose de jeté au gouffre et qui ne reviendra plus !
Nous allons joliment nous embêter à Beyrouth à faire quarantaine, l’Égypte étant en perpétuelle suspicion de peste, pour tous les autres Turcs qui sont les gens les plus peureux du monde. On met, en ce moment, ici les bateaux à vapeur qui viennent de Malte en quarantaine parce qu’on prétend qu’il y a le choléra à Malte. Je m’attends donc à recevoir ta prochaine lettre lacérée et vinaigrée. L’inconvénient de tout cela c’est que nous allons peut-être être 15 jours ou 3 semaines au lazaret de Beyrouth où il y a de quoi crever d’ennui. Volla ! comme disent les garçons restaurants. Je t’avertis de tous ces bruits parce que les journaux ne vont pas manquer en France de dire que le choléra ravage Malte et tout l’Orient. Quand nous étions en Nubie on disait qu’il était au Caire, où il n’en a pas été question, et quand nous étions au Caire on le prétendait à Alexandrie, où personne n’en a vu la queue. Telle est, chère mère, la vérité toute pure.
Adieu, je t’embrasse sur tes deux joues. Écris-moi toujours à Beyrouth d’où je t’écrirai. Mille tendresses.
5 heures du soir. P.-S. – Le bateau anglais d’Europe vient d’arriver à midi : il n’y a pas (ou plus) de choléra à Malte, si bien qu’il n’a pas fait quarantaine.
Écris-moi toujours à Beyrouth jusqu’à nouvel avis.
Alexandrie, 17 juillet [1850],
7 heures du matin.
Un mot seulement, chère bonne mère, nous partons à l’instant pour Beyrouth et dans le cas où je n’aie pas le temps de t’écrire par cette même vapeur (qui touche à terre et s’en retourne aussitôt), je t’envoie mon dernier baiser d’Égypte. Toutes nos affaires sont emballées et finies, mon sac de nuit est même fermé de sorte que je ne sais où j’en suis des numéros de mes lettres. À ce propos, pauvre vieille, tu ferais bien, pauvre vieille, de mettre un peu plus d’ordre dans les tiennes. Ainsi tu m’as envoyé deux nos 29, etc. Aie comme moi un registre sur lequel tu écriras leur ordre pour ne pas te tromper.
Rien de nouveau. Nous allons tous bien.
Notre ami le colonel Langlois est parti par le dernier paquebot ; il doit être arrivé hier ou avant-hier à Marseille. Je l’ai averti que probablement il recevrait la visite d’une dame qui viendrait lui demander de mes nouvelles. Mme Langlois croyant que tu habitais Paris m’a aussitôt demandé ton adresse pour t’aller en porter. Ils t’accueilleront avec affabilité, j’en suis sûr. Ce sont des braves gens très simples et très ronds. Le mari et la femme ne se quittent pas. Ils ont été ensemble en Russie, en Allemagne, en Égypte, la femme travaille avec son mari, et cette association permanente, physique et morale, a quelque chose d’assez touchant. Quand tu iras à Paris tu feras bien d’y aller, c’est au Panorama aux Champs-Élysées.
Tant mieux que les Dupont et etc. soient bien disposés pour toi. Mais tout cela ne mène à rien, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Il faudrait (c’est là le hic) de longue main s’y prendre pour ôter au jeune homme la tutelle de son enfant. – Ce ne sera pas le moment de commencer une procédure quand il se mettra à faire quelque sottise. S’il tombe un beau jour à te redemander la petite comme il a fait déjà, alors sans doute on commencera ; bien raisonné : lorsqu’on visera sur nous nous achèterons une cuirasse. Au contraire il faut se méfier du calme et faire ses préparatifs pendant ce temps-là. Du reste ces affaires de femme dont tu me parles sont une bonne chose, il se perd. Pour cause d’inconduite je pense que tôt ou tard nous en viendrons à bout.
Est-ce que tu ne sais pas notre itinéraire après la Syrie, Chypre (as-tu pensé à Mme Vasse ?), Rhodes, Candie, Smyrne, de Smyrne à Constantinople (par terre), de Constantinople à Athènes (par terre), voilà jusqu’à nouvel ordre nos plans.
Adieu, mille baisers. Je t’embrasse de toute mon âme.
Écris toujours à Beyrouth.
Au lazaret de Beyrouth, 21 juillet 1850.
C’est moi : taiebine, comme disent les Arabes, « ça va bien ». Pour m’être fait attendre (naïveté pleine d’amour-propre), je n’en suis pas moins fidèle à ma promesse et je me mets à vous écrire sans savoir ce que je vous vais envoyer, le diable m’emporte si je me doute le moins du monde quoi mettre sur ce papier. Je voudrais cependant que ma lettre ne fût pas trop bête et vous divertir un peu. Mais que n’êtes-vous donc ici à herboriser parmi les grandes broussailles qui entourent le pied du lazaret ! vous y verriez sauter des cigales grosses comme le pouce et s’épanouir sous un ciel d’indigo un tas de plantes sauvages très réjouissantes à l’œil. Ce serait plus court. J’ai la mer sous mes fenêtres, un peu plus loin Beyrouth entouré de mûriers et à ma droite le Liban qui a une cravate de nuages et une perruque de neige ; et quand je pense qu’il y a des gens qui ont assez de toupet pour faire des descriptions de tout ça ! Savez-vous, cher ami, quel sera quant à moi le résultat de mon voyage d’Orient ? ce sera de m’empêcher d’écrire jamais une seule ligne sur l’Orient. Nom d’un nom ! la mer casse-pète de bleu (ah, ne vous moquez pas du bleu, mon cher, c’est une crâne couleur). Hier je m’y suis baigné, à travers la transparence de l’eau je voyais mes bras colorés d’une teinte pâle d’émeraude, et quand je marchais sur les cailloux et sur les herbes, mes pieds plus blancs que de l’ivoire. Comme ça se fout de nous cette vieille nature !
Que dit-on en France ? qu’y fait-on ? et qu’y pense-t-on ? que deviennent l’horizon, le timon, l’hydre, le volcan et les bases ? Et vous, mon cher vieux, où êtes-vous ? et en quel état ? Je souhaite que ceci vous trouve en joie et songeant à moi, afin que tout ce qui manque ici dans les mots soit suppléé, amplifié, aggravé par le rêve sympathique qui circule entre les lignes à la lecture de ceux que nous aimons.
Et d’abord j’ai accompli mon serment, du haut de la grande Pyramide j’ai évoqué le souvenir que vous savez, j’ai tâché de me figurer la scène, et m’efforçant de vous reproduire, de geste, de voix et de pensée, j’ai répété la fameuse phase… qui alors m’a semblé tenir la distance comprise entre les deux pôles – que dis-je ! bien plus ! Oui, vous avez été grand ce jour-là, Monseigneur, c’était une belle chose et qui m’a fièrement excité ; quant à l’acte pieux que j’ai accompli, je crois que les quarante siècles eux-mêmes en ont été ébranlés. Maintenant je vais vous parler un petit peu de l’Égypte.
État politique.
Abbas-Pacha a des pigeons qui portent des colliers de diamants, il fait venir des chiens de toutes les parties du monde, il a beaucoup de bardaches et un magnifique bouquin à son chibouk. J’ai vu l’un et l’autre, mignons et pipe, les premiers sont habillés avec des redingotes, des sous-pieds et des cravates, c’est pitoyable – les drôles en outre m’ont paru laids. Mais le bouquin enrichi a excité ma cupidité. On boit chez Son Altesse d’exécrable café.
Économie politique.
D’abord il n’y a aucune espèce d’économie. On mange, on gaspille, on pot-devinise que c’est un plaisir. Quant à la politique, elle consiste à se tenir bien avec le sultan auquel on vient de faire cadeau d’une frégate en oubliant dedans cent mille talaris. Le Fellah cette année a vendu les semences de l’année prochaine. Quinze cents hommes feraient la conquête du pays si aucun gouvernement européen ne se mettait à l’encontre. Les troupes sont bonnes mais crèvent de faim. La nationalité est nulle. Nous avons entendu des Arabes nous dire : « qu’on nous donne un chapeau pour un morceau de pain, et nous quittons le tarbouch ». Notez que l’Angleterre a très bien pratiqué le Bédouin fort bien disposé pour elle et qui à la première invasion tombera sur le pauvre Arabe et rasera la plaine. On apprendra la nouvelle de la possession de l’Égypte d’un seul coup, ce sera entrepris et accompli en même temps. Rappelez-vous ce que je vous dis, vous verrez si je me trompe. Cela ne tient à rien et branle dans le manche. La civilisation européo-orientale que l’on a voulu plaquer sur le musulmanisme est une monstruosité. Tous les beys éduqués en France n’en sont pas moins turcs dans le fond, ils portent des bottes vernies et dans l’intérieur du harem tuent leurs femmes à coups de sabre. Les filatures coûtent plus qu’elles ne rapportent, on les démolit toutes maintenant, ce qui est très sage quoiqu’on blâme ça. Il y a des forteresses mais que jamais on ne répare. Pour fondre des canons, on exige que le plan du susdit canon soit de grandeur naturelle et en même temps on supprime l’école d’artillerie, toutes les écoles plutôt. À l’influence française, représentée si vous voulez auprès de la personne du maître par Clot-Bey, a succédé l’influence prussienne, autrichienne, russe, turque de Pruner-Bey, médecin actuel du vice-roi. Je crois que l’Orient est encore plus malade que l’Occident.
Administration.
Se résume en deux mots : courbach et batchis – on tâche d’éviter l’un et d’empoigner l’autre le plus qu’on peut.
Beaux-Arts.
Il est défendu aux Arabes de Thèbes de vendre des momies sous peine de quatre cents coups de bâton. Les gens comme il faut ont voiture (vous voyez dans une calèche découverte des femmes voilées avec l’eunuque sur le siège). Mais il y a le chameau ! et les danseuses ! parmi lesquelles il faut citer un danseur, Hassan el Bilbès, qui est une des choses les plus merveilleusement antiques qu’il soit possible d’imaginer. Il y a Thèbes ! et les cataractes ! et le Nil ! sur lequel nous avons navigué pendant cinq grands mois, nous amusant à tirer sur les pélicans, les grues et les crocodiles. Couchés sur nos divans et fumant nos narguilehs, nous vivions silencieusement en regardant couler les rives, et quand une ruine se montrait, notre raïs arrêtait la cange. À Kosseïr sur les bords de la mer Rouge, nous avons vu des pèlerins de toutes les parties de l’Afrique, c’est de là qu’ils s’embarquent pour Djeddah. Il y en avait parmi eux qui étaient en marche depuis deux ans, trois ans, sept ans. J’ai acquis là la conviction que la race nègre est encore plus variée que la race blanche. On y trouve tous les profils, depuis celui du Caucasien le plus pur jusqu’à celui du crétin et presque de l’imbécile. Quelques-uns ont la constitution plastique de la femme, et quoiqu’ils soient nus (à l’exception d’un caleçon), vous ne savez guère à quel sexe ils appartiennent.
Nous causerons de tout cela l’été prochain plus au long. Écrivez-moi à Smyrne pour le 1er octobre ou à Beyrouth immédiatement. Nous serons obligés d’y revenir pour nous embarquer pour Chypre. Le voyage de Perse est manqué, la Perse est dans ce moment impraticable.
Rappelez-moi au souvenir de votre excellente femme, embrassez pour moi votre petite et embrassez-vous de ma part ex imo.
Nous nous sommes liés au Caire avec Lambert-Bey, l’ancien saint-simonien, homme charmant et d’une haute intelligence, qui s’est beaucoup informé à moi de M. Senard et paraît l’avoir en grande estime.
P.-S. – Voilà trois fois que Maxime me dit : « As-tu pensé à lui dire bien des choses de ma part ? » À la quatrième fois, j’y pense. Donc bien des choses de sa part.
C’est dans la nuit de jeudi à vendredi dernier que nous sommes arrivés à Beyrouth. La brume voilait les côtes de Syrie, il faisait humide, le pont était trempé, tous les passagers dormaient, moi seul excepté qui, le lorgnon sur l’œil, me guindais pour découvrir quelque chose. – Enfin quelques lumières à ras des flots ont paru : c’était Beyrouth. Nous étions dans la rade, le bateau allait à demi-vapeur, tout le monde se taisait, on entendait de dessous l’avant du navire glousser une poule dans la cage aux volailles, et au haut de la vergue du mât la lanterne qui crépitait dans l’humidité de la nuit. Quelque temps après j’ai entendu venir du rivage le chant d’un coq, un autre y a répondu, et puis il s’est mêlé à ces deux voix une autre voix, stridente et se répétant d’une façon monotone, comme le chant du grillon. Le capitaine sur la passerelle donnait des commandements, la lune venait de se coucher, il faisait beaucoup d’étoiles.
Nous avons passé près d’un navire dont la cabine était éclairée, on a lâché l’ancre, nous étions arrivés et j’ai été me coucher. Il était 3 h[eures] 5 m[inutes] du matin à ma montre.
Le lendemain, ou plutôt 3 heures après, à 6 heures, nous nous sommes embarqués, bagages et gens, dans le canot du lazaret. Nous avions avec nous, comme devant être nos compagnons de captivité, deux moines Franciscains, dont l’un s’en va à Ispahan et l’autre à Jérusalem, un capitaine maltais, deux ou trois marchands chrétiens de Syrie établis à Alexandrie, dont l’un possédait une pauvre petite négresse d’environ 10 à 12 ans. Quand nous sommes arrivés sur le vapeur, nous l’avions vue blottie dans un coin et qui pleurait à chaudes larmes. – Elle avait l’air si misérable et si triste que les marins en étaient apitoyés. Joseph, qui connaissait son propriétaire, m’a dit : « Il est de si grandes canailles, ces chrétiens de la Syrie ! bien pis que des Turcs. Il est de mauvaises gens tout à fait ; durs, savez-vous bien ? brutaux comme des mulets. » Hier nous l’avons vue comme ses maîtres lui faisaient prendre un bain de mer. Son pauvre petit corps noir était là tout nu sur la plage, les pieds dans l’eau, en plein soleil, avec sa tête noire frisée et un grand anneau d’argent passé à son cou. Ils l’ont savonnée avec du sable, et d’une si rude façon que la peau lui saignait. Après quoi on l’a entrée dans l’eau et rincée comme un caniche. Alors j’ai pensé aux jeunes personnes d’Europe qui sortent dans la rue avec leurs mères, ont des maîtres, jouent du piano, lisent des romans, les pieds dans leurs pantoufles brodées… Il y avait aussi avec nous une bonne Alsacienne qui va à Jérusalem rejoindre son fiancé qui tient une manufacture de vers à soie, et de plus un étudiant allemand. L’étudiant allemand a rencontré sa compatriote à Marseille, il l’accompagne et la protège. Ces deux braves gens avaient acheté à Alexandrie une bouteille de vin qui dans l’embarquement s’était égarée et dont ils paraissaient fort inquiets. C’était comme l’homme aux bottes de la guimbarde de Fécamp : « Ne sentez-vous pas les bottes ? » L’étudiant disait à tout le monde : « Ne foyez-vous bas une pouteille de fin ?… Chosef, ne chentez-fous bas une pouteille de fin ? » Enfin on a fini par découvrir la fameuse bouteille qui se soûlait au fond de la barque, sous une de nos cantines. En voyant le danger qu’elle avait couru, son propriétaire en a écarquillé les yeux sous ses lunettes. C’était une polissonne de bouteille grande comme un broc et qui contenait bien dix à quinze litres. Ils avaient emporté ça pour le « foyache ».
La mer était si transparente et si bleue que nous voyions les poissons passer et les herbes au fond. Elle était calme et se gonflait avec un doux mouvement, pareil à celui d’une poitrine endormie. En face de nous Beyrouth, avec ses maisons blanches, bâtie à mi-côte et descendant jusqu’au bord des flots, au milieu de la verdure des mûriers et des pins parasols. Puis, à gauche, le Liban, c’est-à-dire une chaîne de montagnes portant des villages dans les rides de ses vallons, couronnée de nuages et avec de la neige à son sommet. Ah ! pauvre mère, tiens, dans ce moment-ci, j’en ai les yeux humides en pensant que tu n’es pas là, que tu ne jouis pas comme moi de toutes ces belles choses, toi qui les aimes tant ! Que j’aurais de plaisir à voir ta pauvre mine, ici, à mes côtés, s’ébahissant de ces prodigieux paysages. Je crois que la Syrie est un crâne pays, « il est carquechose de particulier », comme dit Joseph. Nous ne sommes pas gâtés en fait de verdure, et de vues grasses. L’Égypte n’est même belle que par le caractère monumental, régulier, impitoyable de sa nature, sœur jumelle de son architecture. Mais la Syrie est au contraire mouvementée, variée, pleine de choses imprévues. – Le lazaret, par exemple, est un des plus beaux pavillons de campagne que je connaisse. Ceux du Bois-Guillaume même n’en donneraient qu’une faible idée. Ô nature ! nature ! Quelle canaille que cette vieille nature ! Comme c’est calme ! Quelle sérénité, à côté de toutes nos agitations !
Dans 10 jours nous serons à Jérusalem, où nous allons par Tyr, S[ain]t-Jean-d’Acre, Jaffa. De Jérusalem, Jéricho, le Jourdain et la mer Morte. De la mer Morte à Tabarié, lac de Tibériade. – De Tabarié nous filons sur Damas, Homs, Alep d’où nous revenons par le Liban nous embarquer à Beyrouth pour Chypre. – Le voyage de Syrie va durer de deux à trois mois. Je n’aurai de lettres de toi qu’à Jérusalem, à Damas et à Beyrouth lors de mon retour. Quant à toi, pauvre chérie, je ne sais comment je ferai arriver mes lettres ici à Beyrouth. – Les chemins ne sont pas faciles comme en Égypte où il y a toujours la grande route du Nil. De plus, réfléchis que Beyrouth est à 105 lieues plus loin qu’Alexandrie. Conséquemment les dates seront un peu plus reculées. Ne t’attends donc pas, au plus, à plus d’une lettre par mois. C’est là ce qui me paraît maintenant le maximum. – Achille, dans un temps plus ou moins éloigné, sera averti qu’il y a à la douane de Rouen 6 colis à sa destination. – Il les laissera à la douane où on ne les déplombera qu’à notre retour à Rouen. J’ai pensé qu’il y avait ainsi plus de probabilité pour ne rien perdre et que ça vous donnera moins d’embarras. Ils sont expédiés par la maison Pastré d’Alexandrie à la maison Pastré de Marseille ; à Marseille on les plombera et on les enverra à la douane de Rouen. – Maxime ne peut plus aller sur mer sans être malade. Une promenade en canot dans la rade l’étourdit. Quant à moi je crois que j’étais destiné à être amiral. Depuis que nous sommes ici nous dévorons. C’est l’air de la mer et des montagnes, à moins que ça ne soit le ver solitaire.
Embrasse pour moi Lilinne, le père Parain, Achille, etc. ; et à toi, pauvre mère, les plus tendres embrassements. Ton fils.
Je ne vois jusqu’à présent ni peste ni choléra. La quarantaine que les deux derniers paquebots ont faite à Alexandrie avait pour cause la peur d’Abbas-Pacha qui avait appris qu’à Malte il y avait eu deux cas de choléra. Quant à celle de Beyrouth elle a lieu en permanence pour tous les bateaux qui viennent d’Égypte, pays qui doit avoir continuellement la peste. C’est comme à Odessa pour ceux qui viennent de Constantinople. La nôtre ne nous a pas ennuyés. Nous avions une trop belle vue pour cela !
Dis à Mme Delamarre que, quoique je me moque de sa dévotion, je lui rapporterai un chapelet béni de Jérusalem. Quant à toi je sais bien quoi te rapporter, ce sera ce qui peut te faire le plus de plaisir, à savoir ma personne. Voilà quel sera mon cadeau. Cependant j’ai déjà acheté bien des paniers à ton intention. Mes compagnons en bougonnaient, tant ça tenait de place.
[Beyrouth,] 28 juillet [1850]. Sainte-Anne.
Je te souhaite une bonne fête, chère vieille.
Nous partons demain matin pour Jérusalem où nous serons dans 10 jours.
Je ne pourrai t’envoyer de lettres que de Jérusalem et de Damas, de même que je n’en recevrai de toi qu’à ces deux villes.
Nous avons été reçus à Beyrouth comme encore nous ne l’avions été nulle part. Nous ne sortions pas des dîners et des déjeuners. Il y a ici une petite colonie de Français : le consul, le directeur des postes et le médecin sanitaire, tous gens simples et charmants ; on va dîner chez eux en veste et sans cravate.
C’est un superbe pays. Nous avons fait hier une grande promenade dans les environs. Quelles bottes que mes bottes !
Botta est à Jérusalem et Valbezen à Damas. C’est le consul, un ami intime de Guttinguer pour qui nous avons une lettre.
Adieu, vieille chère mère, je t’embrasse à deux grands bras. À toi.
Ton Gustave Flaubert
Toi et Bezet vous n’êtes pas forts en géographie, qui cherchez Beyrouth en Égypte ; allons, pas brillant du tout. Écris-moi toujours à Beyrouth.
Nous y sommes arrivés hier au soir à 4 heures et demie. C’est une date dans la vie, cela, pauvre chère mère. Jusqu’à présent je n’ai encore rien vu que Botta deux fois, une porte, le couvent arménien, la place où était la maison de Ponce Pilate et celle de sainte Véronique. Tout est fermé. C’est la fête du Baïram (fin du Ramadan). Demain seulement nous commençons nos courses. Jérusalem est d’une tristesse immense. Ça a un grand charme. La malédiction de Dieu semble planer sur cette ville où l’on ne marche que sur des merdes et où l’on ne voit que des ruines. C’est bougrement crâne. Dans ma prochaine lettre je te parlerai un peu de tout cela, j’écrirai aussi à Bezet, qui serait bien dupé si je ne lui envoyais rien d’ici. Botta m’a remis tes deux lettres écrites pendant le mois de juin. Il nous reçoit de façon fort aimable. Ce n’est pas en le voyant que l’on peut dire que les voyages font du bien à la santé. Il m’a fait l’effet d’un cadavre qui marche ; quelle bonne balle ravagée ! Il m’a demandé beaucoup de nouvelles de Rouen, etc. Tout à l’heure il m’a parlé de Déville. Il prétend (est-ce une politesse ? je ne le crois pas) qu’il croit me voir encore, dans l’amphithéâtre, avec mon petit tablier blanc et mon bourrelet. Il dit que j’avais l’air « d’un petit papa » et qu’il s’attendait à me trouver beaucoup plus gros. Mais ton amitié pour lui diminuerait si tu savais que le gredin nous engage à aller en Perse : « Puisque vous n’avez rien à faire, allez-y. » Mais ne crains rien, pauvre vieille, mille raisons s’y opposent. Il voudrait bien, quant à lui, retourner et même habiter en Chine, parce qu’il aime beaucoup la porcelaine de Chine. Voilà le gaillard. Nous dînons chez lui demain.
Écris-moi toujours à Beyrouth. – Quant à mes lettres, tu sais qu’il ne faut s’attendre à aucune régularité !
À Beyrouth nous sommes restés 3 ou 4 jours de plus que nous [ne] voulions, grâce à la société que nous y avons eue. Au lieu des braves gens ou des canailles plus ou moins embêtantes de l’Égypte (si ce n’est Lambert-Bey dont je crois t’avoir parlé et qui, lui, est un homme fort), nous sommes tombés sur un petit groupe vraiment fort aimable : le consul et sa famille, le médecin français sanitaire, le chancelier, et le directeur des postes, Camille Rogier, un brave peintre échoué là, et qui vit (moyennant la poste) à orientaliser dans ce beau pays. – Nous nous sommes trouvés, lui et nous, être de la même bande artistique. Nous vivrons ensemble à pot et à rot, c’est le cas de le dire, car nous n’avons guère mangé que chez lui et on y mange crânement. Il a un cuisinier parfait, lequel le vole, il le sait, mais il le garde néanmoins par respect pour tous les plats remarquables que ce drôle lui confectionne. Bref, ç’a été pour nous une grande bonne fortune que de nous trouver tout à coup dans un vrai atelier d’artiste où nous avons eu, comme dessins, renseignements et existence, un tas de choses que nous n’aurions pas rencontrées ailleurs. La femme du docteur Suquet connaît le père Maurice, et a sur lui des opinions qui m’ont fait plaisir. Juge si nous en avons causé ! – Nous étions vraiment dans une bonne et charmante société. Nous faisions des pique-niques sur l’herbe, servis par des grooms autrement costumés qu’avec des culottes de peau. Pour partir de Beyrouth, il a fallu presque nous en arracher. – Du reste, l’explication de toutes ces amabilités se trouve dans un mot de Rogier qui nous disait : « Si vous croyez que c’est pour vous que nous vous engageons à rester, pas du tout, c’est pour nous, vous êtes bon enfant, vous. » En effet, ces exilés sont tout heureux de trouver des gens à qui parler, de leur monde, de leurs études. Nous leur apportions Paris et quelque chose de tout ce qu’ils y ont laissé. Beyrouth est d’ailleurs un lieu charmant ; on y voit de la neige, et l’on y vit dans des maisons de campagne à vue magnifique, en face de la mer et des montagnes. La verdure qui pousse le long des murs entre jusque dans les appartements.
Notre voyage de Beyrouth à Jérusalem a duré 9 jours. Nous partions à 4 heures du matin, nous faisions une sieste au milieu de la journée et nous nous arrêtions au coucher du soleil. Telle va être notre vie pendant toute la Syrie. Nous couchons dans des caravansérails ou à la belle étoile sous des arbres. Alors notre lanterne suspendue dans les branches éclaire le feuillage, nos bagages rassemblés en cercle, et la croupe de nos chevaux rangés autour de nous, attachés à leurs piquets. Nous avons 4 mulets dont, pendant tout le jour, dans la marche, nous entendons sonner les grelots, din, din, tout le temps. Il y a aussi un âne pour le chef des muletiers, grand bonhomme maigre qui porte un parapluie pour se garantir du soleil, et un cheval sur lequel on met le manger des bêtes ; enfin nos quatre chevaux pour nous. En tout 10 bêtes et 8 hommes (car il y a 4 muletiers qui vont à pied) : c’est bien là l’Orient, et le vrai voyage. Je jouis de tout ; je savoure le ciel, les pierres, la mer, les ruines ; je casse-pète. Nous passons des journées sans desserrer les dents et absorbés côte à côte dans nos songeries particulières. Puis, de temps à autre, la bonde éclate. Je t’apprendrai entre autres que Quarafon et le père Étienne vivent encore. Hier, Max[ime] m’a encore prié d’écrire à son neveu le substitut. Tout ce dont on parle maintenant est une des causes qui ont amené la révolution ; à propos de Mahomet le père Étienne dit à Quarafon : « Ah, mon ami, Mahomet, voilà encore une des causes de la 1re révolution », etc., et des bêtises de cette force.
J’ai vu Tyr, Sidon, le Carmel, Saint-Jean-d’Acre, Jaffa, Ramleh. Donc pendant 9 jours nous avons marché à cheval au bord de la mer. Quelquefois nous traversions des bois entiers de lauriers-roses qui poussent jusqu’au bord des flots. Il y a de temps à autre des ponts bossus, jetés sur des ravins desséchés, qui font mon bonheur, surtout quand une bande de voyageurs, chameaux et Bédouins, arrive à passer dessous, – ça fait un grand tableau de verdure dans un petit cadre de pierre. Oui, la Syrie est un beau pays ! aussi varié et aussi fougueux de contrastes et de couleurs que l’Égypte est calme, monotone, régulièrement impitoyable pour l’œil. « La Syrie, comme dit Joseph, savez-vous bien, il faut dire la vérité : il est carquechose de particulier. » Sais-tu aussi ce que c’est qu’une xiterne, un bisarche ? voilà des échantillons du langage de ce bon Joseph que Sassetti a pris en pitié depuis qu’il l’a vu dans son ménage. Il trouve que sa femme a l’air d’une harpie, tant elle est féroce pour le dépouiller.
Adieu, pauvre vieille tant chérie. Demain nous nous levons du matin pour aller voir une cérémonie juive. Dans deux jours nous recevrons le courrier de Beyrouth, or ma lettre (il faut qu’elle parte demain) va croiser la tienne en route. – J’espère que ma prochaine sera moins courte. Mille baisers sur ta bonne mine. Ton fieux.
J’attends toujours une lettre d’Achille. J’ai acheté aujourd’hui plusieurs objets pieux ; cherche dans tes connaissances quelque bonne âme à qui ça pourrait faire plaisir quand je serai revenu. Hamard va toujours bien, à ce qu’il paraît. Le désœuvrement du père Lormier me paraît aussi comique qu’amer. Pauvre homme ! quelles brutes que ce qu’on appelle les gens de jugement ! – Si le père Parain était ici, quelle bosse il se foutrait avec les figues et le raisin. Le vin de Bethléem n’est pas non plus à dédaigner.
Je suis bien curieux de savoir si tu as été chez le colonel Langlois.
Jérusalem, lundi 13 août 1850.
Je vous embrasse, cher maître, tout le long de cette page blanche que Maxime me laisse. Quittez donc Paris, volez n’importe qui ou n’importe quoi, – si les fonds sont bas –, et venez avec nous. Quel soleil ! quel ciel, quels terrains, quel tout ! Si vous saviez ! Il est temps de se dépêcher. D’ici à peu l’Orient n’existera plus. Nous sommes peut-être des derniers contemplateurs. – Vous ne vous doutez pas de tout ce qui est déjà sali ; les soldats turcs ont des sous-pieds ! J’ai vu passer des harems dans des bateaux à vapeur.
Nous menons une bonne vie, cher et doux maître. Nous passons le jour à cheval, la nuit nous couchons sous des sycomores, à la clarté des lampes du bon Dieu, rongés de puces, et réveillés par les sonnettes de nos mulets. Si vous tenez à savoir ma passion secrète et incessante, je vais vous la dire : ce sont les chameaux. Rien n’est beau comme ces grandes bêtes mélancoliques avec leur col d’autruche et leur démarche lente, surtout lorsqu’on les voit dans le désert s’avancer devant vous alignés sur un seul rang.
De Beyrouth à Jaffa il y a des bois de lauriers-roses poussés tout au bord de la mer.
Au Caire j’ai vu un singe masturber un âne. L’âne se débattait, le singe grinçait des dents, la foule regardait, c’était fort.
Demain matin au soleil levant nous partons pour Jéricho et la [mer] Morte. Nous allons donc voir la place où fut Sodome. Quelles idées ça va fai[re] naître en nous !?
Adieu, tout à vous. La Muse et Dieu vous tiennent en joie.
Ex imo.
Souvenirs à la maîtresse du logis.
Je dirai bien comme Sassetti : « Vous ne croiriez pas, Monsieur, eh bien ! quand j’ai aperçu Jérusalem, ça m’a fait tout de même un drôle d’effet. » J’ai arrêté mon cheval que j’avais lancé en avant des autres et j’ai regardé la ville sainte, tout étonné de la voir. Ça m’a semblé très propre et les murailles en bien meilleur état que je ne m’y attendais. Puis j’ai pensé au Christ que j’ai vu monter sur le mont des Oliviers. Il avait une robe bleue, et la sueur perlait sur ses tempes. – J’ai pensé aussi à son entrée à Jérusalem avec de grands cris, des palmes vertes, etc., la fresque de Flandrin que nous avons vue ensemble à Saint-Germain-des-Prés, la veille de mon départ. – À ma droite, derrière la ville sainte, au fond, les montagnes blanches d’Hébron se déchiquetaient dans une transparence vaporeuse. Le ciel était pâle, il y avait quelques nuages. Quoiqu’il fît chaud, la lumière était arrangée de telle sorte qu’elle me semblait comme celle d’un jour d’hiver, tant c’était cru, blanc et dur. Puis Maxime m’a rejoint avec le bagage. Il fumait une cigarette. Nous sommes entrés par la porte de Jaffa et nous avons dîné à 6 heures du soir.
Jérusalem est un charnier entouré de murailles. – Tout y pourrit, les chiens morts dans les rues, les religions dans les églises : (idée forte). Il y a quantité de merdes et de ruines. Le Juif polonais avec son bonnet de peau de renard glisse en silence le long des murs délabrés, à l’ombre desquels le soldat turc engourdi roule, tout en fumant, son chapelet musulman. Les Arméniens maudissent les Grecs, lesquels détestent les Latins, qui excommunient les Coptes. Tout cela est encore plus triste que grotesque. Ça peut bien être plus grotesque que triste. Tout dépend du point de vue. Mais n’anticipons pas sur les détails.
La première chose que nous ayons remarquée dans les rues, c’est la boucherie. Au milieu des maisons se trouve par hasard une place. – Sur cette place un trou, et dans ce trou du sang, des boyaux, de l’urine, un arsenal de tons chauds à l’usage des coloristes. Tout à l’entour ça pue à crever ; près de là deux bâtons croisés d’où pend un croc. Voilà l’endroit où l’on tue les animaux et où l’on débite la viande. Le jeune Du Camp a fait comme à Montfaucon, il a pensé se trouver mal. Oui, Monsieur, il n’y a pas plus d’abattoirs que ça. – Les journaux de l’endroit devraient bien un peu tancer nos édiles. – Ensuite, nous avons été à la maison de Ponce Pilate convertie en caserne. C’est-à-dire qu’il y a une caserne à la place où l’on dit que fut la maison de Ponce Pilate. De là on voit la place du Temple où est maintenant la belle mosquée d’Omar. Nous t’en rapporterons un dessin. Le Saint-Sépulcre est l’agglomération de toutes les malédictions possibles. Dans un si petit espace il y a une église arménienne, une grecque, une latine, une copte. Tout cela s’injuriant, se maudissant du fond de l’âme, et empiétant sur le voisin à propos de chandeliers, de tapis et de tableaux, quels tableaux ! C’est le pacha turc qui a les clefs du Saint-Sépulcre. Quand on veut le visiter, il faut aller chercher les clefs chez lui. Je trouve ça très fort. Du reste c’est par humanité. Si le Saint-Sépulcre était livré aux chrétiens, ils s’y massacreraient infailliblement. On en a vu des exemples.
« Tanta religio ! etc. », comme dit le gentil Lucrèce.
Comme art, il n’y a rien que d’archi-pitoyable dans toutes les églises et couvents d’ici. Ça rivalise avec la Bretagne, sauf quelques dorures, des œufs d’autruche enfilés en chapelet et des flambeaux d’argent chez les Grecs, lesquels ont au moins l’avantage d’avoir du luxe. À Bethléem, j’ai vu un Massacre des Innocents où le centurion romain est habillé comme Poniatowski, avec des bottes à la russe, une culotte collante et un béret à plume blanche. – Les représentations des martyrs sont à faire prendre en amour leurs bourreaux, s’ils ne valaient les victimes. Et puis on est assailli de saintetés. J’en suis repu. Les chapelets, particulièrement, me sortent par les yeux. Nous en avons bien acheté 7 ou 8 douzaines. Et puis, et surtout, c’est que tout cela n’est pas vrai. Tout cela ment, tout cela ment. Après ma première visite au Saint-Sépulcre, je suis revenu à l’hôtel lassé, ennuyé jusque dans la moelle des os. J’ai pris un saint Matthieu et j’ai lu avec un épanouissement de cœur virginal le discours sur la montagne. Ça a calmé toutes les froides aigreurs qui m’étaient survenues là-bas. – On a fait tout ce qu’on a pu pour rendre les saints lieux ridicules. C’est putain en diable : l’hypocrisie, la cupidité, la falsification et l’impudence, oui, mais de sainteté, va te faire foutre. J’en veux à ces drôles de n’avoir pas été ému ; et je ne demandais pas mieux que de l’être, tu me connais. J’ai pourtant une relique à moi et que je garderai. Voici l’histoire : c’est la seconde fois que j’ai été au Saint-Sépulcre, j’étais dans le Sépulcre même, petite chapelle toute éclairée de lampes et pleine de fleurs fichées dans des pots de porcelaine tels que ceux qui décorent les cheminées des couturières. Il y a tant de lampes tassées les unes près des autres que c’est comme le plafond de la boutique d’un lampiste. Les murs sont de marbre. En face de vous grimace un Christ taillé en bas-relief, grandeur naturelle et épouvantable avec ses côtes peintes en rouge. – Je regardais la pierre sainte ; le prêtre a ouvert une armoire, a pris une rose, me l’a donnée, m’a versé sur les mains de l’eau de fleur d’oranger, puis me l’a reprise, l’a posée sur la pierre du Sépulcre et s’est mis à dire une prière pour bénir la fleur. Je ne sais alors quelle amertume tendre m’est venue. J’ai pensé aux âmes dévotes qu’un pareil cadeau et dans un tel lieu eût délectées et combien c’était perdu pour moi. Je n’ai pas pleuré sur ma sécheresse ni rien regretté, mais j’ai éprouvé ce sentiment étrange que deux hommes comme nous éprouvent lorsqu’ils sont tout seuls au coin de leur feu et que, creusant de toutes les forces de leur âme ce vieux gouffre représenté par le mot amour, ils se figurent ce que ce serait… si c’était possible. Non, je n’ai été là ni voltairien, ni méphistophélique, ni sadiste. J’étais au contraire très simple. J’y allais de bonne foi, et mon imagination même n’a pas été remuée. – J’ai vu les capucins prendre la demi-tasse avec les janissaires, et les frères de la terre sainte faire une petite collation dans le jardin des Oliviers. On distribuait des petits verres dans un clos à côté, où il y avait deux de ces messieurs avec trois demoiselles dont (entre parenthèses) on voyait les tetons. –
À Bethléem, la grotte de la Nativité vaut mieux, les lampes font un bel effet. Ça fait penser aux Rois Mages.
Mais en revanche c’est un crâne pays, un pays rude et grandiose qui va de niveau avec la Bible. Montagnes, ciel, costumes, tout me semble énorme. Nous sommes revenus hier du Jourdain et de la mer Morte. – Pour t’en donner idée, il faudrait se livrer à un style des plus pompeux, ce qui d’abord m’embêterait, et toi aussi sans doute. Aux bords de la mer Morte, sur un petit îlot de pierres entassées qu’il y a là, j’ai ramassé, tout brûlant de soleil, un gros caillou noir pour toi, pauvre vieux, et dans l’eau bleue et tiède j’en ai pris encore trois ou quatre autres petits.
Nous sommes maintenant presque toujours cul sur selle, bottés, éperonnés, armés jusqu’aux dents. Nous allons au pas, puis tout à coup nous lançons nos chevaux à fond de train. Ces bêtes ont des pieds merveilleux. Quand on descend une pente rapide, avant de poser leur sabot quelque part, elles tâtonnent lentement tout à l’entour avec ce mouvement doux et intelligent d’une main d’aveugle qui va saisir un objet. Puis elles le posent franchement et on part. Nous haltons aux fontaines, nous couchons sous les arbres. Je ne peux pas dormir tant j’ai de puces. Nous avons quatre mulets qui portent des colliers, des sonnettes, ça dure toute la journée, et la nuit, rangés autour de nous, tout en mâchant leur paille.
Nous partons d’ici à très peu de jours pour Damas par Nazareth et Tibériade. Probablement que ta lettre annoncée dans la dernière de ma mère m’attend à Damas avec une des siennes. – Je l’espère avec impatience. Si tu me réponds immédiatement, écris-moi encore à Beyrouth ; sinon, à Smyrne. Je t’écrirai sinon de Damas, du moins de Beyrouth à mon retour en cette ville, dans un mois, six semaines. – Nous ne savons si nous irons en Chypre, mais certainement à Rhodes.
À Beyrouth nous avons fait la connaissance d’un brave garçon, Camille Rogier, le directeur des postes du lieu. C’est un peintre de Paris, un de la clique Gautier, qui vit là en orientalisant. Cette rencontre intelligente nous a fait plaisir. Il a une jolie maison, un joli cuisinier, un vi énorme auprès duquel le tien est une broquette. Quand il était à Constantinople, la réputation s’en était répandue et les Turcs venaient exprès, le matin, pour le voir (textuel). Il nous a donné une matinée de tendrons. J’ai foutu trois femmes et tiré quatre coups – dont trois avant le déjeuner, le quatrième après le dessert. J’ai même proposé à la maquerelle de l’y faire passer, à la fin. Mais comme je l’avais refusée au commencement, à son tour elle n’a pas voulu. J’aurais tenu cependant à faire cette frasque pour couronner l’œuvre et donner de moi une bonne opinion. Le jeune Du Camp n’a tiré qu’un coup. Son vi lui faisait mal d’un reste de chancre gobé à Alexandrie sur une Valaque. J’ai du reste révolté les femmes turques par mon cynisme, en me lavant la pine devant la société. – Ce qui n’empêche pas qu’elles ne reçoivent très bien le postillon (dans les pays où l’on ne voyage qu’à cheval il n’y a là rien d’étonnant). Ce qui vous prouve, mon cher monsieur, que partout les femmes sont femmes ; on a beau dire, l’éducation ni la religion n’y font rien. Ça couvre seulement, un peu, ça cache, ça cache, voilà tout. Les gaillardes buvaient l’alcool avec vivacité. – Je m’en rappelle une, à cheveux noirs crépus, qui avait une branche de jasmin dans les cheveux et qui m’a semblé sentir bien bon (de ces odeurs qui portent au cœur) au moment où j’éjaculai en elle. Elle avait le nez un peu retroussé et de la chassie au bord de la paupière intérieure de l’œil droit. C’était le matin, elle n’avait pas eu le temps de se laver, sans doute. Ces dames étaient des femmes de la Société, comme on dirait chez nous, et qui par l’entremise de la bonne maquerelle faisaient des passes pour leur plaisir et aussi pour un peu d’argent.
À propos de gaillardises il paraît, mon jeune ami, que tu t’en donnes, que tu fais des tiennes. Le père Parain m’a parlé de deux pommes d’amour qu’il avait vues à ton entresol. Elles lui ont fait beaucoup d’impression. Il y a bien longtemps que je n’ai lu de ta bonne écriture. Voilà les vacances, tu dois avoir un peu plus de temps. Envoie-moi des volumes.
Nota bene sous le sceau du plus grand secret, μαξιμε α υουλυ σοδομισερ υν βαρδαχε δανς λα γροττε δε Ιερεμιε. – σ’εστ φαυξ ! P.-S. Non ! non ! c’est vrai. Quid dicis du young ? Adieu, je t’embrasse. À toi.
Je rouvre ma lettre pour te demander qu’est-ce qui a le plus de moyens, de Pigny ou de Defodon. Le prix de Discours français a dû trancher la question définitivement. Il n’y a pas à y revenir. C’est un fait qu’il faut accepter comme la république. Mais vois-tu mon emmerdement si un des deux était crevé avant que l’épreuve n’eût eu lieu. La question pour ça ne serait pas éteinte. Seulement elle serait retournée : « qu’est-ce qui aurait eu le plus de moyens », etc.
Nous partons demain ou après-demain pour Damas où sans doute m’attend déjà une de tes lettres. De Damas nous irons à Baalbek, de là à Tripoli et de Tripoli nous rejoindrons Beyrouth. Écris-moi encore tout de suite à cette dernière ville, puis à Smyrne jusqu’à nouvel avis. Tu me demandes dans ta lettre du 9 juillet que je te dise si j’ai reçu ton argent, oui, pauvre vieille, et je t’en remercie. Dis bien au père Parain que sa lettre m’a fait le plus grand plaisir. Il a vraiment tort de ne pas m’écrire plus souvent, car je t’assure que je me suis beaucoup amusé à lire toutes les facéties qu’il m’a envoyées. C’est un vieux solide, celui-là. Nous parlons de lui bien souvent, Maxime et moi, et quand nous voyons quelque chose de beau nous nous demandons : qu’est-ce que dirait le père Parain de ça ? Je crois que nous avons vu bien des choses où il aurait eu une mine plus ébahie que dans le Valmy. Lui qui aime la bâtisse aurait été quelque peu enthousiasmé en Égypte. – Je vois d’après ta lettre et d’après la sienne, que tout seuls côte à côte sur les bancs du jardin vous vous livrez à des « réflessions courieuses » comme dit Joseph. Vos prévisions ou suppositions à l’endroit de l’ami sont peut-être justes. Qui sait ? Elles m’ont d’autant plus frappé que la veille du jour où vos deux lettres me sont arrivées, nous avions longtemps causé de ça, Max[ime] et moi, et qu’il était (contrairement à moi) tout à fait de l’avis de père Parain sur ce chapitre. – Qui sait où ça s’arrêtera ! une fois sur la pente on ne s’arrête qu’en bas, tout surpris d’être tombé. La vertu des femmes est composée de résistances diverses parmi lesquelles il faut compter l’esprit au premier rang. Or dans le cas ci-dessus l’obstacle donc sera médiocre. Enfin, qui sait. Dieu est grand, Allah Kerim, Allah Akbar (= Dieu est miséricordieux, Dieu est grand). Qui vivra verra. Tout cela donne bien à réfléchir à un philosophe comme moi. Et tu connais assez ton fieux, pauvre vieille, pour songer que je me figure à part moi et presque malgré moi, au point de vue de l’art et de la psychologie analytique, des scènes, des tableaux, des monologues et des dialogues. Il paraît que Juliette continue son même train, soit dit sans calembour. – Elle touche pourtant à l’âge où elle va devenir « une jeune personne », mais jusqu’à présent elle rentre peu dans l’idéal de la chose, sauf l’ignorance. Je crois que ce pauvre Achille sera par la suite sévèrement châtié de sa faiblesse. Je lui suis bien reconnaissant de t’avoir su gré du sacrifice que tu as fait en allant chez eux. Comme ça a dû te coûter, pauvre mère, comment as-tu pu manger dans cette salle ! et monter cet escalier ! où tant de fois tu étais venue te pencher à la fenêtre, afin de voir plus vite arriver celui que tu attendais. Je lui ai écrit deux fois, à Achille ; il ne m’a pas jusqu’à présent répondu. La troisième sera peut-être meilleure. – Le professeur use envers moi des mêmes procédés qu’envers toi : il me néglige. Tu as bien tort par exemple de t’en affliger. – Ne connais-tu pas le bonhomme, charmant garçon et très gentil ? Mais l’as-tu jamais pris sérieusement ? peut-on faire un fond quelconque sur des natures aussi banales ? La banalité est le pire défaut des hommes, elle entrave tout bon élan, et gâche tout. Vois plutôt Pradier. Quel homme c’eût été sans le putinage de son esprit. Il lui a été encore plus funeste que celui de sa femme, sois-en sûre. Quant à ce brave Cloquet tu le verras arriver quelque jour chez toi, de but en blanc, avec sa petite épouse.
Je m’en vais te poser une question nette, pauvre vieille. Tu me parais avoir envie de faire avec ma seigneurie un petit voyage sur la terre des Césars. – Est-ce vrai ? – Je m’en vais là-dessus te dire toute ma façon de penser. Quant à ma santé, je ne sais si ce sera utile pour elle (il est de fait que je deviens horriblement frileux et je n’ose pas dire quelquefois que j’ai froid lorsque je vois tout le monde se plaindre de la chaleur). Si je rentre en France vers février, je m’attends bien à avoir deux ou trois mauvais mois, mais je crois que je serai si content de te revoir que ça adoucira l’ennui de la brume. Ainsi, mets cette considération de côté si tu veux. – Bref, voici mon mot : si je rentre par l’Italie, tu y viendras ; si ça te gêne d’y venir (à cause de la petite fille etc.), je n’irai pas. D’un autre côté, je ne veux pas que ce soit de moi que vienne l’initiative d’une plus longue séparation que celle qui fut convenue entre nous. Mais, pauvre chérie, si tu crois pouvoir bien t’arranger, que cela ne t’embarrasse en rien et te sourie, je suis tout prêt et avec grand plaisir à te rejoindre soit à Venise ou à Naples, ce serait à peu près vers l’époque du Carnaval. Nous resterions jusqu’à l’été en Italie, puis nous reviendrions dans ce pauvre Croisset auquel, malgré tout ce que je vois, je pense souvent. Ainsi sois donc tout à fait libre là-dedans, c’est à toi de décider. Au reste nous avons le temps d’y réfléchir. Ce sera vers janvier ou février qu’il faudra prendre son parti. Tu me dis de te parler de ma santé, mais je n’ai rien à t’en dire si ce n’est qu’elle me semble très bonne. La vie à cheval et le voyage de Syrie si varié, si mouvementé me vont à ravir. – Il n’y a que les puces auxquelles je ne peux m’habituer. Quant aux moustiques, à la fatigue, à la nourriture, etc., je ne m’en aperçois pas. – Le moins crâne de tous c’est Sassetti qui est quelquefois pris d’accès de nostalgie. Je crois qu’il a laissé un amour en France et qu’il rêve souvent à sa fiancée. Du reste nous sommes toujours contents de lui. C’est un garçon très propre et très probe. – Nous sommes présentement dans un bon petit hôtel tenu par un Grec, et nous nous refaisons le tempérament avec du vin de Bethléem et de la viande. Nous avons tous les jours deux services à notre dîner, ça nous semble superbe. Nous avons du reste changé de régime. En Égypte nous ne vivions que de laitage, d’œufs, de riz et de poulet. Ici l’air vif des montagnes exige quelque chose d’un peu plus substantiel à se fourrer dans le torse. – Chaque pays a son hygiène. Sur le Nil nous nous gorgions d’eau. Ici, je crois, ce serait imprudent. (N’importe ! cela semblerait bien étrange à Baptiste et à tous les vrais cidriers qu’on ait pu vivre 8 mois en [ne] buvant rien que de l’eau et sans manger de bonne soupe.) À Damas nous allons trouver un ami de Guttinguer dont nous avons une lettre, M. Valbezen, consul de France ; c’est un des anciens goinfres les plus célèbres de Paris. On fait chez lui bonne chère. Nous nous y empiffrerons un peu. Ça ne peut pas nuire de temps à autre. À propos de dîners, nous dînons souvent chez Botta où nous passons toutes nos soirées. Je le crois au fond un très brave garçon. Il nous reçoit parfaitement. Nous sommes très libres chez lui (ça ne vaut pas Beyrouth ni ce bon Rogier qui m’appelle Folbert, sens-tu la finesse de la plaisanterie). Mais il nous paraît aux trois quarts fou. Il déteste tout systématiquement. On ne peut parler de personne sans qu’il ne le traite de gredin, de canaille, etc. Il voudrait voir fouetter en place publique presque tout le monde, regrette le M[oyen] Âge qu’il appelle le plus beau temps de l’humanité, regrette le droit d’aînesse, la noblesse, la royauté, etc., va à confesse, fait maigre, etc., bref est l’obscurantiste le plus acharné que j’aie jamais vu. Il n’y a pas moyen de discuter avec lui. Car on craint de lui donner des attaques d’épilepsie. Nous y sommes maintenant habitués, mais les deux ou trois premiers jours ça nous a semblé un peu raide. Son chancelier l’imite ; c’est une drôle de maison. Du reste le service des pipes y est passablement entendu et les rafraîchissements nombreux. À ce propos je me fais à moi-même et sur moi-même une réflexion que tu as déjà faite sans doute, à savoir combien en voyage on profite de l’occasion.
Par le même courrier j’écris à Bezet, et j’adresse sa lettre à sa pension. Comme nous sommes dans les vacances et qu’il n’y va pas sans doute, préviens-le qu’il ait à aller la chercher. Je lui ai dit l’impression religieuse que m’avaient fait[e] les saints lieux, c’est-à-dire impression nulle. Le proverbe arabe a raison : « Méfie-toi du hadji (= pèlerin). » En effet on doit revenir d’un pèlerinage moins dévot qu’on n’était parti. – Ce qu’on voit ici de turpitudes, de bassesses, de simonie, de choses ignobles en tout genre, dépasse la mesure ordinaire. Les lieux saints ne vous font rien. Le mensonge est partout et trop évident. Quant au côté artistique, les églises de Bretagne sont des musées raphaélesques à côté.
Mais le pays, en revanche, me semble superbe – contre sa réputation. On ne dépense pas à la Bible ; ciel, montagnes, tournure des chameaux (oh les chameaux !), vêtements des femmes, tout s’y retrouve. À chaque moment on en voit devant soi des pages vivantes. Ainsi, pauvre vieille, si tu veux avoir une bonne idée du monde où je vis, relis la Genèse, les Juges et les Rois. Nous sommes revenus avant-hier de Jéricho, du Jourdain et de la mer Morte. Deux ou trois fois j’ai senti que la tête me partait. Nous avions une escorte de 8 cavaliers ; nous faisions des courses au galop, à fond de train… sous un ciel outre-mer comme du lapis-lazuli, et puis… et puis tout le reste ! À Jéricho, nous avons couché dans une forteresse turque, tout en haut, sur une terrasse. La lune brillait assez pour qu’on pût lire à sa clarté sans fatigue. Au pied du mur les chacals piaulaient ; autour de nous, sur des nattes, les soldats turcs déguenillés fumaient leurs pipes ou faisaient leurs prières. Le lendemain nous avons couché à Saint-Saba au milieu des montagnes, dans un couvent grec, plus fortifié qu’un château fort – de peur des Bédouins. Toute la nuit, j’ai entendu leurs voix qui chantaient dans l’église et le tic-tac de l’horloge juchée tout en haut du couvent, sur un rocher.
Nous rapportons une quantité formidable de chapelets. Maxime (qui m’a bien recommandé de t’embrasser) en a particulièrement la rage. Il en achète partout, prétendant que ce sont des cadeaux qui font grand plaisir et qui ne coûtent pas cher.
Adieu, pauvre chère vieille adorée. Embrasse pour moi Lilinne. Comme elle doit être gentille maintenant ! que je serai content de la revoir ! – Elle ne me reconnaîtra pas. Et pour toi reçois sur tes deux pauvres joues creuses tous les baisers de ton Gustave (dit Folbert).
Nous arrivons à l’instant de Jérusalem après une route de 10 jours, poudreux et avec des mines de bandits. Je trouve deux bonnes lettres de toi et je t’envoie un mot à Beyrouth. Il est temps de se dépêcher, le paquebot part le 6. Notre exprès arrivera-t-il à temps ?
Voilà la partie la plus longue et la plus difficile de faite. Nous repartirons d’ici dans une dizaine de jours pour Baalbek, de là à Tripoli, et de Tripoli à Beyrouth. Nous n’irons ni en Chypre ni à Candie. Le temps nous manque, nous voulons être à Constantinople au commencement de novembre où le temps est encore très beau. L’hiver à Constantinople est très pluvieux et l’on patauge dans la boue. –
De Beyrouth nous nous rendons à Rhodes, de Rhodes à Smyrne, et de là à Constantinople. Nous restons une huitaine de jours ici. Je t’écrirai un peu plus longuement. Embrasse bien Lilinne pour moi et le père Parain.
Ci-inclus un mot pour Bezet dont j’ai reçu une lettre avec les deux tiennes.
Adieu. Nous allons tous bien, flambants et gaillards.
Je t’embrasse à t’étouffer.
Ton fils qui t’aime.
Écris-moi à Smyrne. Tu n’as plus besoin de mettre sur l’adresse : « aux soins du consul de France ». Il y a à Smyrne ainsi qu’à Constantinople une poste française. La suscription ci-dessus ne ferait qu’y mettre du retard. – Au reste peu importe, mais c’est inutile.
Mille baisers.
G[USTA]VE F[LAUBERT].
Ne sois donc pas inquiète des voyages sur l’eau, ce sont de magnifiques paquebots et la Méditerranée en été est plus tranquille que la Seine.
Le comte et la comtesse de Lussay nouvellement mariés viennent de se baiser ; après la baisade on cause de l’âme ; le diable arrive et se charge amicalement de montrer aux époux comment tout se transforme et s’élève. Ainsi l’on voit d’abord deux demoiselles de l’Opéra avec des mousquetaires ; dans un autre tableau on revoit les deux mêmes femmes religieuses. Elles ont grandi en amour. Dans un bal le diable montre, toujours à l’aide du même talisman (un miroir magique qui fait voir le passé), une chanteuse parfaite que tout le monde applaudit. Elle a d’abord été chanteuse des rues, etc., elle a passé par des états intermédiaires afin d’en arriver là. Dans ce même bal plusieurs figures secondaires, un savant de province (Richard, Chéruel ?), qui a plusieurs âges à subir, avant d’être un vrai savant, un savant de Paris, un membre de l’Institut.
Mais il n’y a pas toujours progression. Ainsi on voit un petit gamin apprendre le grec dans la grammaire qu’il a faite, dans une vie précédente.
L’idée générale est le tourbillonnement, la spirale infinie. Tout ce qui nous choque s’explique. – Les âmes sont comme les astres, elles changent de place suivant la même ligne.
Je suis si pressé, mon pauvre vieux, que je te bâcle ça. Il faut que ma lettre parte tout de suite. Au reste, prie ma mère de demander à Mme Le Poittevin Bélial pour elle, comme si elle voulait le lire. Elle te le communiquera, ce sera plus simple. La mort de Mme de Maupassant me facilitera, je crois, le retour de ces papiers qu’il importe de ne pas perdre, la petite femme n’y tient guère. Je les aurai, je crois, et nous verrons après quoi en faire.
Pour ce qui est de maintenant, Mme Le Poittevin, je pense, ne refusera pas ce prêt à ma mère. Dans ma prochaine lettre en tout cas je tâcherai de t’envoyer une analyse plus détaillée. Mais qu’importe après tout ! tu as toujours des peurs de plagiat ridicules. Qu’est-ce qui ne se ressemble pas et qu’est-ce qui se ressemble ? est-ce qu’on conçoit jamais le même sujet d’une façon identique. Va donc et ne t’inquiète de rien.
Adieu, pauvre vieux, tu as l’air de bien t’emmerder. Aussi ta tartine sur la merde est-elle sublime. Ta lettre m’a fait froid tant elle était triste et amère. Je te causerai de ça la première fois.
Je t’embrasse.
À toi.
« Toi aussi, mon fils Brutus ! » ce qui ne veut pas dire que je sois César !
Toi aussi, pauvre vieux, que j’admirais tant pour ton inébranlable foi ! Tu as raison de le dire, va, tu as été beau pendant deux ans, et le jour où tu as remporté ce fameux prix d’honneur qui décore la cheminée maternelle, ta mère a pu être fière de toi. Mais elle ne l’a jamais été autant que je l’étais, sois-en sûr. Au milieu de mes lassitudes, de mes découragements et de toutes les aigreurs qui me montaient aux lèvres, tu étais l’eau de Seltz qui me faisait digérer la vie. – En toi je me retrempais comme en un bain tonique. Quand je me plaignais tout seul, je me disais : « Regarde-le » et plus vigoureusement je me remettais à l’ouvrage. Tu étais mon spectacle le plus moral, et mon édification permanente. Est-ce que le saint, maintenant, va tomber de sa niche ? Ne bouge donc pas de ton piédestal ! Serions-nous des crétins, par hasard ? Ça se peut. Mais ce n’est pas à nous de le dire, encore moins de le croire. Le temps, cependant, nous devrait être passé de la migraine et des défaillances nerveuses. – Il y a une chose qui nous perd, vois-tu, une chose stupide qui nous entrave, c’est le goût, le bon goût. Nous en avons trop, je veux dire que nous nous en inquiétons plus qu’il ne faut. La terreur du mauvais nous envahit comme un brouillard (un sale brouillard de décembre, qui arrive tout à coup, qui vous glace les entrailles, qui pue au nez et qui pique les yeux), si bien que, n’osant avancer, nous restons immobiles. Ne sens-tu pas combien nous devenons critiques, que nous avons des poétiques à nous, des principes, des idées faites d’avance, des règles enfin, tout comme Delille et Marmontel ! Elles sont autres ! mais qu’est-ce que ça fait ! Ce qui nous manque, c’est l’audace. Revenez donc, beau temps de ma jeunesse, où je foutais en trois jours un drame en cinq actes. À force de scrupule, nous ressemblons à ces pauvres dévots qui ne vivent pas, de peur de l’enfer, et qui réveillent leur confesseur de grand matin pour s’accuser d’avoir fait la nuit une fausse couche en rêvant. Ne nous inquiétons pas tant du résultat. Foutons, foutons ; qu’importe l’enfant dont accouchera la Muse ! Le plus pur plaisir n’est-il pas dans ses baisers ?
Faire mal, faire bien, qu’est-ce que ça fait ? J’ai renoncé pour moi à m’occuper de la postérité. C’est prudent. Mon parti en est pris. À moins qu’un vent excessivement littéraire ne survienne à souffler d’ici à quelques années, je suis très résolu à ne faire gémir la presse d’aucune élucubration de ma cervelle. Toi et ma mère, et les autres (car c’est une chose magnifique qu’on ne veuille pas laisser exister les gens à leur guise) blâmiez fort ma manière de vivre. Attends un peu que je sois revenu, et tu verras si je vais la reprendre. Je me fous dans mon trou et, que le monde croule, je n’en bougerai pas. L’action (quand elle n’est pas forcenée) me devient de plus en plus antipathique. Je viens tout à l’heure de renvoyer sans les voir plusieurs écharpes de soie qu’on m’apportait pour choisir. – Il n’y avait cependant qu’à lever les yeux et à se décider. Ce travail m’a tellement assommé d’avance, que j’ai congédié les marchands sans rien leur prendre. J’aurais été le sultan que je les aurais foutus par la fenêtre. Je me sentais plein de mauvais vouloir contre les gens qui me forçaient à une activité quelconque. – Revenons-en à nos bouteilles, comme dit le vieux Michel.
Si tu crois que tu vas m’embêter longtemps avec ton embêtement, tu te trompes. J’en ai partagé le poids de plus considérables. – Rien en ce genre ne peut plus me faire peur. Si la chambre de l’Hôtel-Dieu qui abrite maintenant la jeune Juliette Flaubert pouvait dire tout l’emmerdement que, pendant 12 ans, deux hommes y ont fait bouillonner à son foyer, je crois que l’établissement s’en écroulerait sur les bourgeois qui l’emplissent. Ce pauvre bougre d’Alfred ! c’est étonnant comme j’y pense, et toutes les larmes non pleurées qui me restent dans le cœur à son endroit. Avons-nous causé ensemble ! Nous nous regardions dans les yeux, nous volions haut…
Prends garde, c’est qu’on s’amuse de s’embêter, c’est une pente. Qu’est-ce que tu as ? Comme je voudrais être là, pour t’embrasser sur le front et te foutre de grands coups de pied dans le cul ! Ce que tu éprouves maintenant est le résultat du long effort que tu as subi pour Melænis Crois-tu que la tête d’un poète soit comme un métier à filer le coton, et que toujours il en sorte, sans fatigue ni intermittence ? Allons donc, petiot ! Gueule tout seul dans ta chambre. Regarde-toi dans la glace et relève ta chevelure. Est-ce l’état social du moment qui t’indispose ? Cela est bon pour les bourgeois que ça trouble au comptoir ; moi aussi, je sens par moment des angoisses d’adolescent. Novembre me revient en tête. Est-ce que je touche à une Renaissance, ou serait-ce la décrépitude qui ressemble à la floraison ? Je suis pourtant revenu (non sans mal) du coup affreux que m’a porté Saint Antoine. Je ne me vante point de n’en être pas encore un peu étourdi, mais je n’en suis plus malade comme je l’ai été pendant les quatre premiers mois de mon voyage. – Je voyais tout à travers le voile d’ennui dont cette déception m’avait enveloppé, et je me répétais l’inepte parole que tu m’envoies : « À quoi bon ? »
Il se fait pourtant en moi un progrès (?). (Tu aimerais peut-être mieux que je causasse voyage, grand air, horizons, ciel bleu ?) Je me sens devenir de jour en jour plus sensible et plus émouvable. Un rien me met la larme à l’œil. Mon cœur devient putain, il mouille à tout propos. Il y a des choses insignifiantes qui me prennent aux entrailles. Je tombe dans des rêveries et des distractions sans fin. – Je suis toujours un peu comme si j’avais trop bu ; avec ça, de plus en plus inepte et inapte à comprendre ce qu’on m’explique. La mémoire fout le camp de plus en plus. Puis de grandes rages littéraires. Je me promets des bosses au retour. Voilà.
Tu fais bien de songer au Dictionnaire des Idées Reçues. Ce livre complètement fait et précédé d’une bonne préface où l’on indiquerait comme quoi l’ouvrage a été fait dans le but de rattacher le public à la tradition, à l’ordre, à la convention générale, et arrangée de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non, ce serait peut-être une œuvre étrange, et capable de réussir, car elle serait toute d’actualité.
Si en 1852 il n’y a pas une débâcle immense à l’occasion de l’élection du Président, si les bourgeois triomphent enfin, il est possible que nous soyons encore bâtés pour un siècle ; alors, lassé de politique, l’esprit public voudra peut-être des distractions littéraires. Il y aurait réaction de l’action au rêve, ce serait notre jour ?? – Si au contraire nous sommes précipités dans l’avenir, qui sait la Poésie qui doit en surgir ? Il y en aura une, va, ne pleurons rien, ne maudissons rien, acceptons tout, soyons larges. – On vient de me dire un fait qui m’épouvante : « Les Anglais sont en train de faire le plan d’un chemin de fer qui doit aller de Calais à Calcutta. » Il traversera les Balkans, le Taurus, la Perse, l’Himalaya. Hélas ! serions-nous trop vieux pour ne pas éternellement regretter le bruit des roues du char d’Hector ?
J’ai lu à Jérusalem un livre socialiste (Essai de Philosophie positive, par Aug[uste] Comte). Il m’a été prêté par un catholique enragé, qui a voulu à toute force me le faire lire afin que je visse combien… etc. J’en ai feuilleté quelques pages : c’est assommant de bêtise. Je ne m’étais du reste pas trompé. – Il y a là-dedans des mines de comique immenses, des Californies de grotesque. Il y a peut-être autre chose aussi. Ça se peut. Une des premières études auxquelles je me livrerai à mon retour sera certainement celle de toutes « ces déplorables utopies qui agitent notre société et menacent de la couvrir de ruines ». Pourquoi ne pas s’arranger de l’objectif qui nous est soumis ? Il en vaut un autre. À prendre les choses impartialement, il y en a eu peu de plus fertiles. L’ineptie consiste à vouloir conclure. Nous nous disons : Mais notre base n’est pas fixe ; qui aura raison des deux ? Je vois un passé en ruines et un avenir en germe, l’un est trop vieux, l’autre est trop jeune, tout est brouillé. Mais c’est ne pas comprendre le crépuscule, c’est ne vouloir que midi ou minuit. Que nous importe la mine qu’aura demain ? Nous voyons celle que porte Aujourd’hui. Elle grimace bougrement et par là rentre mieux dans le Romantisme.
Où le Bourgeois a-t-il été plus gigantesque que maintenant ? Qu’est-ce que celui de Molière à côté ? M. Jourdain ne va pas au talon du premier négocien que tu vas rencontrer dans la rue. Et la balle envieuse du prolétaire ? et le jeune homme qui se pousse ? et le magistrat ! et tout ce qui fermente dans la cervelle des sots, et tout ce qui bouillonne dans le cœur des gredins !
Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. Cela revient à ces éternelles discussions sur la décadence de l’art. Maintenant on passe son temps à se dire : Nous sommes complètement finis, nous voilà arrivés au dernier terme, etc., etc. Quel est l’esprit un peu fort qui ait conclu, à commencer par Homère ? Contentons-nous du tableau, c’est ainsi, bon.
Et puis, ô pauvre vieux, est-ce qu’il n’y a pas le soleil (même le soleil de Rouen), l’odeur des foins coupés, les épaules des femmes de 30 ans, le vieux bouquin au coin du feu et les porcelaines de la Chine ? Quand tout sera mort, avec des brins de moelle de sureau et des débris de pot de chambre l’imagination rebâtira des mondes.
Je suis bien curieux de le voir, ce brave conte chinois. – Ce voyage-là me consolera des tristesses du retour. Je peux te dire une chose fortifiante et qui a le mérite d’être sincère, c’est que, comme Nature, tu peux marcher hardiment. Tout ce que je vois ici, je le retrouve. (Il n’y a que les villes, les hommes, usages, costumes, ustensiles, choses de l’humanité enfin, dont je n’avais pas le détail net.) Je ne m’étais pas trompé. Pauvres diables que ceux qui ont des désillusions. – Il y a des paysages où j’ai déjà passé, c’est certain. Retiens donc ceci pour ta gouverne, c’est le résultat d’une expérience faite exactement qui ne se dément point depuis 10 mois : c’est que nous sommes trop avancés en fait d’art pour nous tromper sur la Nature. Ainsi, marche.
Tu me demandes pourquoi tu es fidèle à ta Dulcinée. L’explication est facile : parce que tu ne l’étais pas aux autres. Mais pourquoi à celle-là plus qu’aux autres ? C’est que celle-là est venue à l’époque où tu devais l’être. L’amour est comme un besoin de pisser. Qu’on l’épanche dans un vase d’or ou dans un pot d’argile, il faut que ça sorte. Le hasard seul nous procure les récipients. Moi, je deviens cochon. Depuis Jérusalem je me calme un peu cependant. Sacré nom de Dieu ! les belles femmes qu’il y avait à Nazareth ! des bougresses à la fontaine avec des vases sur la tête. Dans leur robe serrée aux hanches par des ceintures, elles ont des mouvements de cul bibliques. Ça marche royalement, le vent lève le bas de leur vêtement de couleur rayé à larges bandes. Elles ont la tête entourée d’un cercle de piastres d’or ou d’argent. C’est tout profil, et ça passe près de vous comme des ombres.
Au milieu du jour, à l’heure la plus chaude, quand la lumière tombe d’aplomb, quand nous cheminons sans parler sur nos maigres et solides chevaux et que les mulets fatigués tendent au vent leurs gencives blanchies par la soif, c’est alors qu’on voit sortir les lézards du tronc creux des oliviers et que sur les haies de nopals s’avance, en levant les pattes, le caméléon prudent qui roule ses yeux ronds.
De Bélial je ne me rappelle guère que ce que je t’ai envoyé dans mon dernier petit mot. Envoie-moi de suite ton idée. Je te dirais si ça y ressemble. J’ai beau me creuser la mémoire, je ne trouve pas de quoi t’envoyer une analyse complète. J’ai peur que tu ne sois indigné contre moi à ce sujet, mais ce n’est pas de ma faute. – S’il me revient quelque chose avant de clore ma lettre tu l’auras. Mais pour le moment j’éprouve le besoin d’aller me coucher. Il est 11 h[eures] du soir, j’entends le jet d’eau qui retombe dans la vasque de la cour (cela me rappelle le bruit de la fontaine à Marseille de l’Hôtel Richelieu, quand je baisais cette bonne Mme Foucaud née De Langlade). Il y a dix ans de cela, comme c’est vieux ! que de bottes j’ai usées depuis ! – Ah ! si elles pouvaient dire, les bottes, tous les pas qu’on a faits, et vous rappeler, seulement à vous qui les avez portées, à cause de quoi on en a éculé les talons et aminci la semelle.
Je souffre comme toi à l’idée de la désinfection de la merde (ton morceau dessus est étincelant, ça pète et ça pétarade, c’est convaincu, ample, très beau, il y a des mouvements qui m’en ont passé dans le ventre). Mais as-tu songé à l’anéantissement des kiques du collège ? Rouge, accroupi en équilibre sur ses talons, entre les virgules jaunes qui léopardent le mur de plâtre, et les mares d’urine qui le séparent de la porte, le collégien branlant en silence sa pine amoureuse ne se sentira donc plus le nez piqué par cette âcre odeur qui ajoute à son plaisir. Elle le force à se hâter, et faillissant à vomir de dégoût, il éjacule avec ivresse. Là-dessus je fume une pipe et je m’enferme dans ma moustiquaire.
J’ai reçu avant-hier dans une lettre de ma mère la grande nouvelle. J’en ai été atterré. C’est donc Pigny qui est vaincu ! Defodon triomphe ! hosannah ! quel dîner il a dû y avoir dans la cahute paternelle à Croisset ! quels rêves…
Mais comme après la solution de tous les grands problèmes je me sens vide et désœuvré. J’approuve la mélancolie que ressentit Gibbon quand il eut fini l’œuvre de toute sa vie. – Je suis content et pourtant je suis triste. J’étais plein d’angoisses jadis et maintenant, etc. (vois-tu le mouvement qu’il y aurait à faire là-dessus), quelle satisfaction pour sa famille, pour le professeur, pour le maître de pension ! mais d’un autre côté, comme la rage doit dévorer le cœur de Pigny ! Il médite peut-être des vengeances.
Defodon me fait l’effet de Sylla. Il est maintenant retiré à la campagne où il jouit des premiers moments tranquilles de sa vie. Eh ! qui sait ? la philosophie, domaine du raisonnement et des idées (il ne s’agira plus là de vains jeux d’esprit), remettra peut-être tout en question. – Dieu nous en préserve. L’Univers a besoin de haleter un peu. Mais Pigny aura beau se relever, il aura beau avoir des succès par la suite, ce ne seront plus ces éclatants triomphes de l’imagination, ce sera Rome après la Grèce ; adieu Muses ! adieu épithètes du Gradus et fins de vers tout faits d’avance ! Le désespoir va l’empoigner, il est foutu de se mettre dans le commerce. – Cela achèverait de combler d’orgueil son rival qui sera sans doute par la suite professeur de quatrième ou avoué, et l’on dira : « c’est un gaillard, celui-là, c’est un luron, c’est un lapin », il aura du poids, on l’écoutera, ce sera un monsieur fort.
Il y a deux ou trois jours nous avons été voir la léproserie d’ici. C’est hors la ville, près d’un marais d’où des corbeaux et des gypaètes se sont envolés à notre approche. Ils sont là, les pauvres misérables, hommes et femmes (une douzaine peut-être), tous ensemble. – Il n’y a plus ici de harem, de voiles pour cacher les visages, de distinction de sexes. – Ils ont des masques de croûtes purulentes, des trous à la place de nez, et j’ai mis mon lorgnon pour distinguer à l’un d’eux si c’étaient des loques verdâtres ou ses mains qui lui pendaient au bout des bras. C’était ses mains, (Ô coloristes, où êtes-vous donc ? quels imbéciles que les peintres !) Il s’était traîné pour boire auprès de la fontaine. Sa bouche, dont les lèvres étaient enlevées comme par une brûlure, laissait voir le fond de son gosier. – Il râlait en tendant vers nous ses lambeaux de chairs livides, et la nature calme tout à l’entour ! de l’eau qui coulait, des arbres verts, tout frissonnants de sève et de jeunesse (le vent du soir soufflait), de l’ombre fraîche sous le soleil chaud, puis deux ou trois poules, qui picotaient par terre dans l’espèce de basse-cour où ils sont. Les clôtures étaient en bon état, leur logement même est très propre. Nous étions conduits là par un frère Lazariste qui avait la tête ceinte d’un turban noir très serré et qui aime à causer pédérastie.
À peu près dans le même quartier se trouve le cimetière chrétien (vers la place où l’on dit que saint Paul fut renversé de cheval par l’apparition de l’ange). On y pue raide ; ça sent son fruit. Dans un caveau en ruines, nous avons vu en nous baissant par l’ouverture plusieurs débris humains, des squelettes, des têtes, des thorax, un mort desséché et tout raidi sous les morceaux de son linceul, une longue chevelure blonde dont le ton doré tranchait sur la poussière grise et, ce que nous avons trouvé assez gaillard, un gros toutou blanc qui sans doute était venu là pour s’y foutre une bosse et qui, ne pouvant plus en sortir, y avait crevé. Quelle farce !
Il se promène dans les bazars de Damas un drôle tout nu, c’est un santon. Qui veut, peut voir sa broquette. Je l’ai vue moi-même, et les femmes stériles la prennent et la baisent en passant par là, tout en allant faire leurs courses et acheter quelques petites choses chez les fournisseurs. – L’année passée il y en avait un qui faisait mieux. Il les couvrait coram populo, et les Turcs dévots entouraient aussitôt le groupe et faisaient avec leurs vêtements une espèce de paravent pour cacher aux yeux impies la Sainteté qui s’accomplissait.
Rien n’est beau comme l’adolescent de Damas. Il y a des jeunes gens de 18 à 20 ans qui sont magnifiques. Si j’étais femme je ferais un voyage d’agrément en Syrie. – Du reste, nous y vivons plus chastement que partout ailleurs. Notre brave Joseph, très gars en Égypte, est ici fort couillon pour toutes ces choses. – Il a peur de s’attirer des affaires. Peut-être n’a-t-il pas tort.
Adieu, vieux bougre. Tâche un peu de te remonter le moral. En partant d’ici nous allons à Baalbeck, de là à Beyrouth, puis à Rhodes, à Smyrne. – Et de là à Constantinople. Nous comptons y être vers la fin du mois d’octobre. – C’est là désormais, mon cher monsieur, que j’attends tes bonnes lettres.
Maxime t’embrasse, et moi bien avant lui et plus fort.
À toi, pauvre vieux.
Huart est-il reçu bachelier ? jouit-il du grade ? Que devient la balle fétide de Védie ? Rouen doit être dans un bon état de réaction. Le père Parain écume, j’en suis sûr ! Ah ! bourgeois, où nous menez-vous ?
Le jeune Du Camp devient (textuel) très socialiste. L’avenir de la France l’inquiète et il s’emporte dans la discussion.
Depuis ma dernière lettre, cher et excellent ami, il s’est déroulé sous mes talons bien des kilomètres. Nous avons remonté le Nil jusqu’à l’endroit où il cesse d’être navigable, c’est-à-dire jusqu’à la seconde Cataracte. Nous avons été chez les Ichtyophages de la mer Rouge et après huit mois de séjour en Égypte nous nous sommes embarqués pour la Syrie. De Beyrouth nous sommes venus à Jérusalem par Tyr, Sidon et Saint-Jean-d’Acre et enfin de Jérusalem nous voilà arrivés sains et saufs à Damas, malgré et à travers toute la Syrie. C’était la partie la plus difficile et la plus dangereuse du voyage. – À la fin de ce mois nous serons à Smyrne et quinze jours après à Constantinople. – Comme je vous regrette souvent pour le vieux compagnon de mon premier voyage !
Comme vous vous amuseriez ici ! Le métier n’y perdrait rien. Il y a de belles observations médicales à faire. Nous avons vu tantôt des lépreux tellement abominables que j’en ai encore froid dans le dos. C’est beau comme couleur et j’ai évoqué Velasquez ou Ribera. Mais c’est bien épouvantable.
À propos, nous avons acheté à des marchands de femmes du Sennaar que nous avons croisés à Wadi-Halfa, une espèce de noix d’Abyssinie que l’on dit être un fébrifuge à peu près aussi puissant que le sulfate de quinine. Les Bédouins surtout l’ont en grande vénération. Nous le rapportons à votre intention, vous verrez ce que c’est. Il faut vous dire que nous nous sommes livrés en Égypte à une médecine acharnée, la pharmacie et votre petit modus faciendi ne nous sortaient pas des mains. Nous avons beaucoup purgé les infidèles. On suivrait notre trace aux fusées de jalap qui doivent être derrière nous. – Mais nous avons fait mieux, ô maître, nous avons été jusqu’à empiéter sur le diplôme : nous avons remis une jambe cassée, et quand je dis remis, j’affirme que le bonhomme (c’était un de nos matelots) a marché sans boiter au bout de quarante-cinq jours. Il y avait à son tibia un Calus superbe. Voilà un succès, hein ? à moins toutefois que le Calus ne soit de naissance et que la fracture n’ait été qu’une illusion. Ce qui m’étonnerait. Nous avons entendu l’os claquer comme une latte qu’on briserait sur le genou.
Si vous voulez savoir ce que j’ai vu de plus beau, ce qui me plaît le mieux enfin de toutes les choses diverses qui m’ont passé sous les yeux depuis onze mois bientôt que je suis en mouvement – à commencer par les barques peintes de Malte jusqu’au turban brodé du marchand turc qui fumait tout à l’heure sur mon divan – je vous dirai que ce sont (pour moi) : d’abord et avant tout les Pyramides (quoique je n’y aie pas vu les quarante siècles), puis Thèbes, le palais de Karnac et les tombeaux des Rois, puis un danseur du Caire, un grand artiste inconnu, qui s’appelle Hassan el Bilbeis, quelque chose de très triste, de très antique. – En Syrie nous vivons en pleine Bible, paysages, costumes, horizons, c’est étonnant comme on s’y retrouve. Les femmes que l’on voit aux fontaines à Nazareth ou à Bethléem sont les mêmes qu’au temps de Jacob. Elles n’ont pas plus changé que le ciel bleu qui les couvre. Quand on fait la route que nous avons faite de Beyrouth à Jaffa en suivant le bord de la mer Rouge [sic], on passe dans des bois de lauriers-roses poussés tout à côté des flots. L’écume des vagues saute sur les fleurs rouges. Mais ma passion dominante c’est le chameau (n’allez pas croire que ce soit un calembour), rien n’est d’une grâce plus singulière que ce mélancolique animal. Il faut les voir dans le désert quand ils s’avancent à l’horizon rangés sur une seule ligne, comme des soldats ; leur col se balance comme ceux des autruches et ça avance, ça avance… Nous avons voulu aujourd’hui en goûter. Un rôti de dromadaire m’emplit en ce moment l’estomac. J’ai même peur que mon compagnon n’en ait une indigestion, et à ce propos il me vient une idée triomphante comme dit Gubetta, l’expression se f… une bosse n’est plus ici une métaphore. Mais dans une indigestion de chameau n’y a-t-il pas danger de vomir des caravanes ? quel dégoût des voyages ça doit donner !
Jusqu’ici, grâce à Dieu, à notre sagesse et à vos excellents conseils hygiéniques, nos santés ont été fort bonnes. Si je n’avais en France ma mère dont l’affection me rappelle, je vous assure que j’irais bien jusqu’en Chine par terre ; la vie à cheval me va fort. Nous couchons sous les arbres. Nous buvons aux fontaines. Il est vrai que la nuit les puces m’empêchent de dormir. Je regarde la lune, ça m’occupe.
Nous avons eu par un drogman qui va entrer à notre service des nouvelles d’Ernest. Il l’a connu en Perse et a même été soigné par lui. Il paraît qu’il jouit là-bas de considération et est dans une position quasi princière. Quant à nous, notre voyage de Perse est flambé. Les routes sont impraticables. Nous nous bornons donc à l’Asie Mineure et à la Grèce. Nous allons de Smyrne à Constantinople par l’Ionie et la Troade. C’est maintenant donc, cher ami, que je réclamerai de votre obligeance la lettre que vous nous aviez promise pour Reschid-Pacha : elle nous sera fort utile. Pouvez-vous sans que ça vous gêne nous faire mousser d’une façon un peu congrue ; ça nous faciliterait l’accès de beaucoup de choses interdites aux simples mortels. Répondez-nous le plus promptement que vous pourrez à Constantinople. Ce sera un service de plus à ajouter à tous les autres.
Maxime me charge de vous embrasser, mais je prends la place le premier.
À vous totus et ex imo.
Rappelez-nous, je vous prie, au souvenir de Mme Cloquet, et présentez-lui tous mes affectueux respects. Je pense souvent à son fou rire quand je m’enharnache de mon grand sabre.
Si vous voyez par hasard le citoyen Pradier, dites-lui bien des injures de notre part. Il nous oublie, mais nous ne l’oublions pas.
Amitiés aux amis Toirac, Girou, etc. J’ai pris un chapelet du Saint-Sépulcre pour l’Abbé.
Si vous n’avez pas d’empêchement, allez donc un peu à Croisset. Cela ferait tant de plaisir à ma pauvre mère. Vous causerez de moi ensemble. De votre part ce serait presque de la bienfaisance, elle serait si charmée de recevoir Mme Cloquet !
P.-S. J’apprends à l’instant que la princesse Belgiojoso habite le golfe de Nicomédie. L’abbé Stéphani qui dans le temps m’avait proposé de me présenter chez elle, peut-il nous donner une lettre d’introduction pour elle ? Cela nous ferait plaisir.
Notre hôtel
Figure-toi une grande cour carrée, entourée sur trois faces de bâtiments peints en blanc avec de grandes bandes horizontales rouges, vertes, bleues, noires. Du haut de la terrasse de la maison pendent des plantes qui tombent en chevelures. – Et des vignes grosses comme des arbres montent d’en bas. J’ai devant moi sous mes yeux une énorme touffe de lauriers-roses dont toutes les fleurs épanouies font des taches rouges dans la verdure. Sur la quatrième face de la cour est un appartement tout ouvert, aussi haut que la maison, éclairé la nuit par une grande lanterne carrée qui pend à une corde comme les lampes d’église, et dont le plafond est composé de poutrelles peintes. C’est là que je suis à t’écrire sur une petite table carrée recouverte d’un tapis en indienne et entre deux bouquets de fleurs mis dans des verres. Derrière mon dos, Max[ime], Joseph et un marchand d’antiquités orientales se chamaillent sur le long divan bleu qui tient le fond. Au milieu de la cour, sur le pavé qui est en marbre de couleur, trottine en faisant sonner ses minces sabots une petite gazelle qui a les yeux noirs les plus charmants du monde. – On vient de sonner le dîner. Je suis ainsi vêtu : un pantalon blanc et une grande chemise de Nubien. Maxime, nu-bras, marchande une cuvette en bronze. Dieu ! comme Joseph gueule ! Le marchand est un joli jeune homme, turban brodé, robe bleu ciel. En fait d’habits les nôtres tombent en loques…… On m’apporte ma fameuse veste, je te quitte pour l’essayer. Ce n’est pas ma veste, c’est mon habas, etc.
(Extrait d’une lettre à ma mère
du 9 septembre 1850.)
De la quarantaine de Rhodes.
Dimanche, 6 octobre 1850.
Vous avez bien tort, mon vieux solide, de ne pas m’écrire plus souvent, car je vous assure que vos lettres sont pour moi de vraies parties de plaisir. La dernière m’a fait bien rire, et ce que vous me dites de toutes vos connaissances ne m’a pas médiocrement amusé. Il y aurait là-dessus de quoi causer longuement au coin du feu, le nez sous le manteau de la cheminée et les pieds dans nos pantoufles. C’est ce que je me promets bien de faire à mon retour. Quelle bosse de soufflet nous nous donnerons ! Il faudra lui faire ajouter un ressort.
Il paraît que le jeune Bouilhet se livre un peu à l’immoralité en mon absence. Vous le voyez trop souvent. C’est vous qui démoralisez ce jeune homme. Si j’étais sa mère, je lui interdirais votre société. Il n’y a rien de pire pour la jeunesse que la fréquentation des vieillards débauchés. Néanmoins, continuez, mes bons vieux, à boire le petit verre à ma santé quand vous vous trouvez ensemble. Pochardez-vous même en mon honneur. Je vous excuse d’avance. Quant à l’Hôtel-Dieu, ça ne va pas fort, dit-on, avec le nouveau ménage. Il n’y a là-dedans rien qui m’étonne. Quel bonheur ce sera pour moi de voir de mes yeux ce jeune homme établi et père de famille ! La maison ne périra donc pas ; il y aura un rejeton qui fleurira dans le comptoir. Les laines s’en réjouiront et les registres auront un maître. Avez-vous réfléchi quelquefois, cher vieux compagnon, à toute la sérénité des imbéciles ? La bêtise est quelque chose d’inébranlable ; rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. À Alexandrie, un certain Thompson, de Sunderland, a sur la colonne de Pompée écrit son nom en lettres de six pieds de haut. Cela se lit à un quart de lieue de distance. Il n’y a pas moyen de voir la colonne sans voir le nom de Thompson, et par conséquent sans penser à Thompson. Ce crétin s’est incorporé au monument et se perpétue avec lui. Que dis-je ? Il l’écrase par la splendeur de ses lettres gigantesques. N’est-ce pas très fort de forcer les voyageurs futurs à penser à soi et à se souvenir de vous ? Tous les imbéciles sont plus ou moins des Thompson de Sunderland. Combien, dans la vie, n’en rencontre-t-on pas à ses plus belles places et sur ses angles les plus purs ? Et puis, c’est qu’ils nous enfoncent toujours ; ils sont si nombreux, ils reviennent si souvent, ils ont si bonne santé ! En voyage on en rencontre beaucoup, et déjà nous en avons dans notre souvenir une jolie collection ; mais, comme ils passent vite, ils amusent. Ce n’est pas comme dans la vie ordinaire où ils finissent par vous rendre féroce.
Nous sommes venus ici de Beyrouth sur le bateau à vapeur autrichien, avec Artin-Bey, ex-premier ministre d’Abbas-Pacha. C’est une de nos anciennes connaissances d’Égypte que nous avons renouée dimanche dernier, au dîner du Consul général. Il a fui à temps d’Alexandrie ; on venait pour l’empoigner de force de la part du pacha, qui probablement allait lui faire prendre quelque funeste tasse de café. Il s’est réfugié à bord du paquebot français pour Beyrouth, et de Beyrouth il gagne Constantinople, où il va aller dénoncer son maître et tâcher de le faire sauter, ce qui est possible. Pendant trois jours passés ensemble à bord, nous avons beaucoup causé, ou plutôt il nous a beaucoup parlé, nous flairant gens de plume et que, par la suite, nous pourrions lui être utiles, et puis peut-être aussi parce que nous sommes des particuliers très aimables. Rien n’est plus respecté en Orient que l’homme maniant la plume. Effendi (homme qui sait lire) est un titre d’honneur. Maxime, en ce moment, rédige sur cette affaire un bout de note pour Paris ; c’est une nouvelle politique assez grave. Quant à moi, je deviens paresseux comme un curé. Je ne suis bon qu’à cheval ou en bateau. Tout travail maintenant m’assomme. Je deviens là-dessus très oriental ; il faut espérer que je changerai au retour. À propos de curé, puisque ce mot m’est venu au bec (de ma plume), j’en ai diablement vu en Syrie et en Palestine. Nous avons vu des capucins, des carmélites, etc. Nous avons étudié de près cette fameuse question des Druses et des Maronites dont on a fait tant de bruit en France, et qui est bien une des plus belles blagues du monde. Si on en excepte les Lazaristes, tous ces braves gens d’Église sont… Ce n’est pas en Terre Sainte qu’il faut aller pour devenir dévot. Il y a un proverbe arabe qui dit : « Méfie-toi du pèlerin. » Il est fort sage, je vous en réponds. Dans le jardin des Oliviers, j’ai vu trois capucins qui faisaient une petite collation en compagnie de deux demoiselles dont les tetons blancs brillaient au soleil. Les bons pères les caressaient avec une satisfaction visible. Au moment où nous sommes partis, on apportait une bouteille d’eau-de-vie, et les petits verres étaient déjà atteints. Voilà ! Je n’en rapporte pas moins une collection formidable de chapelets pour les bonnes âmes. Tout cela n’empêche pas, mon pauvre vieux, que la Syrie ne soit un crâne pays, et nous avions le cœur gros quand nous sommes partis de Beyrouth. Nous avons vécu là d’une belle vie de vagabond, pendant deux mois.
Il faut vous dire que nous ne portons plus de chaussettes dans nos bottes. Nous avons reconnu que c’était une économie de blanchissage et que ça nous faisait plus frais aux pieds. La saison pourtant se refroidit. Nous couchons encore à la belle étoile, mais avec des vêtements de drap. Depuis le mois de janvier dernier, nous n’avons pas reçu une goutte de pluie ; mais nous allons en avoir à Constantinople.
Je vous ai bien regretté il y a aujourd’hui quinze jours. C’était à Esdoud, au beau milieu du Liban, à trois heures des cèdres. Nous avons dîné chez le sheik du pays. Pour aller dans la salle où nous avons été reçus, nous avons traversé une foule (le mot est littéral) de quarante à cinquante domestiques. Aussitôt que nous avons été assis sur les divans, on nous a parfumés avec de l’encens, après quoi on nous a aspergés avec de l’eau de fleur d’oranger. Un domestique suivait, portant une longue serviette à franges pour vous essuyer les mains. Le maître de la maison, jeune homme de vingt-quatre ans environ, portait sur les épaules un manteau brodé d’or, et tout autour de la tête un turban de soie rouge à petites étoiles d’or serrées les unes près des autres. Il y avait bien une trentaine de plats à table, pour quatre personnes que nous étions. Afin de faire honneur à tant d’honneurs, j’ai mangé de telle sorte que si je n’ai pas eu d’indigestion le soir, c’est que j’ai un rude estomac. C’est du reste une grande impolitesse à ces gens-là que de refuser. À Kosseïr, sur les bords de la mer Rouge, dans une circonstance semblable, Maxime a manqué crever d’indigestion.
Adieu, mon bon vieux père Parain ; ne faites pas trop de polissonneries avec Bouilhet. Écrivez-moi souvent, et recevez de ma part la meilleure embrassade que jamais neveu ait donnée à son oncle, ou ami à son ami. À vous du fond du cœur.
Je profite de mon dernier jour de quarantaine, chère bonne mère, pour t’envoyer cette lettre que je clorai la veille de mon départ d’ici. Je ne sais par exemple quand elle partira, ni par où, si c’est par Smyrne ou par Beyrouth. Rhodes est un petit endroit assez abandonné. Il n’y vient que le bateau autrichien de Lloyd. C’est un service assez mollassement fait ; ainsi donc à la grâce de Dieu. D’ici à Smyrne je ne sais pas non plus comment t’écrire. De Smyrne à Constantinople ce sera la même chose. Mais songe du reste qu’à Smyrne je ne suis qu’à huit jours de Marseille, et à Constantinople à douze ; une fois arrivés à Constantinople nous regardons notre voyage comme fini. Je ne parle pas de la Grèce – en Grèce on est en Europe – et puis c’est si près de l’Italie ! S’il t’arrive quelque retard dans mes lettres, songe au temps où il me fallait un mois pour les faire parvenir jusqu’au Caire. Dans quelques jours il y aura un an que nous nous sommes quittés. Encore trois ou quatre mois et nous nous embrasserons, pauvre vieille ; un peu de patience donc.
Je suis bien curieux de savoir ta décision relativement à l’Italie, mais je n’aurai pas de lettres de toi d’ici à au moins trois semaines, à Smyrne ; et il y a quinze jours que j’ai reçu ta dernière.
Nous avons trouvé ici comme consul, un ancien camarade de collège de Maxime : Pruss, le fils du médecin pour lequel Baudry, son cousin, m’avait donné une lettre. Sa mère, qui habite avec lui, a (m’a-t-il dit) beaucoup connu mon père. –
À Tripoli nous avons retrouvé chez les capucins l’état-major du brick français le Mercure en station sur les côtes de Syrie et avec lequel (l’état-major) nous nous étions déjà rencontrés à Jaffa et sur la route de Jérusalem. En entendant mon nom, un de ces Messieurs, le second, s’approche de moi fort poliment et me dit : « Pardon, Monsieur, n’êtes-vous pas le fils du médecin ? » Sur ma réponse affirmative il me dit : « Je vous connais beaucoup quoique je ne vous aie vu qu’une fois. C’était en 1832 chez Mme Mignot à Rouen. Je suis Lenormand, cousin d’Ernest Chevalier. » Nous nous sommes fait un tas de civilités, après quoi nous nous sommes quittés en nous souhaitant de nous revoir à intervalles moins éloignés.
À propos de connaissances et d’amis, si tu savais, pauvre vieille, comme nous avons été reçus à Beyrouth, tu porterais le nom de cette ville au meilleur cran de ton cœur maternel. – Pour te donner une idée de nos amis, nous avons été jusqu’à écrire sur le mur dans le bureau de la poste aux lettres : « Merde pour le directeur ». Comme son commis s’apprêtait à effacer cette inscription inconvenante, Rogier le lui a défendu et a voulu la garder en souvenir de nous. En Égypte c’était de la politesse ; en Syrie ç’a été de la franche et bonne cordialité. Si jamais ces braves gens viennent me rendre notre visite, je les recevrai bien, je t’en assure, ils ne l’auront pas volé. – Si quelquefois tu voyais M. Dupont-Delporte, j’ai écrit à son fils pour lui recommander l’affaire du docteur Suquet de Beyrouth. Mme Suquet est une filleule de L[ouis]-Philippe et a été élevée par la reine avec laquelle elle est encore en correspondance. Tu ferais bien de lui en parler et de recommander ces braves gens-là. Il me serait agréable de les voir réussir dans ce qu’ils demandent : c’est tout bonnement de rester à Beyrouth et de n’être pas envoyés à Damas. Au reste tu n’aurais qu’à dire simplement que tu t’y intéresses. Quelqu’un à Paris a dû aller trouver Napo et lui expliquer la chose, mieux que je ne la connais moi-même.
As-tu été à Paris depuis quelque temps ? as-tu vu mon brave colonel Langlois ? N’oublie pas cette visite qui, je crois, te sera agréable.
J’ai écrit hier au père Parain. – Quand à Achille, j’attends toujours des siennes. – S’il ne me répond pas je lui en enverrai encore une de Constantinople. Ce sera la troisième et dernière. J’aurai fait, je crois, plus que mon devoir.
Nous avons donc dit adieu à la Syrie. Pauvre Syrie ! Maintenant nous allons entrer dans l’antiquité classique, nous allons voir Milet, Halicarnasse, Sardes, Éphèse, Magnésie, Smyrne, Pergame, Troie et Constantinople. Dans quelques jours quand nous aurons parcouru Rhodes à dos de mulet, nous allons rentrer dans les bottes et refoutre notre camp. Afin d’être plus libres, nous avons expédié notre bagage à Smyrne, ne gardant avec nous que nos couvertures, nos lits et nos sacs de nuit. Ce pauvre bougre de Joseph était un peu rendu à la fin du voyage ; il n’est [pas] fort sur l’équitation quoiqu’il y mette beaucoup de vanité. Stéphany en revanche est un cavalier intrépide. Il a servi longtemps à Beyrouth chez le consul général comme maître d’hôtel. On était très content de lui, son humeur vagabonde lui a fait abandonner la place ; il est comme le juif errant, trop tourmenté quand il est arrêté. – C’est un Grec de Smyrne, nous voyageons par conséquent dans son pays qu’il connaît très bien. Anecdote : à Jérusalem, Maxime un jour lui dit : « Comment, vous qui êtes si jeune encore, avez-vous fait la bêtise de vous marier ? – Comment marié ! – Eh bien, cette femme qui est chez vous ? – Ça ma femme ! allons donc, pas si bête, c’est ma maîtresse. » Voilà le caractère du jeune homme. On prétend qu’il en a une dans tous les pays de l’Orient. Mais le beau c’est que celle qu’il a à Jérusalem lui est ambitionnée par toute la ville à cause de ses talents comme couturière, repasseuse, etc. Le valet de chambre de Botta la guigne depuis longtemps et, à l’heure qu’il est, le mariage est très probablement consommé. Tels sont les mœurs de la ville sainte.
Nous avons vu en venant de Beyrouth ici de bons tableaux à bord. Le navire était plein de Turcs allant de Syrie en Turquie. Tout le côté bâbord du pont était occupé par le harem. Femmes blanches et noires, enfants, chats, vaisselle, tout cela était vautré pêle-mêle sur des matelas, dégueulait, pleurait, criait et chantait. C’était bien drôle comme couleur locale. Il y avait deux négresses vêtues de jaune, avec des vestes rouges, et qui se tenaient debout contre le bastingage dans des poses à faire pleurer de joie Véronèse. Une vieille Grecque, plus énorme que la mère Vieillot, se tenait de profil, laissant voir une des plus charmantes têtes antiques qu’il soit possible de trouver sur la plus pure médaille syracusaine. Il y avait avec elle une jeune femme, sa fille, qui était quelque chose d’un peu soigné. Les enfants des femmes turques avaient les sourcils peints jusqu’au milieu du nez et, aux pieds, des petits anneaux d’or garnis de grelots. Les maris étaient à part, couverts de leurs pelisses en peau de mouton et faisant beaucoup de politesses à Son Excellence Artin-Bey qui causait avec nous journaux et opéra. Nous avons couché sur le pont, regardant les étoiles qui filaient sur notre tête, à travers les déchirures du rouleau de gaze noire qui s’échappait de la cheminée.
Le second jour nous nous sommes arrêtés à Chypre cinq ou six heures. Nous n’y sommes pas descendus, grâce aux quarantaines. – Voilà une des inventions les plus ineptes que l’homme ait jamais eues. Larnaca était devant nous. Si j’avais su le nom du gendre de Mme Vasse je l’aurais bien fait demander ou lui aurais envoyé un petit mot. Mais… Nous avons vu de loin le mont Olympe. En sera-t-il toujours ainsi ? Ne le verrais-je jamais que de loin ? Stéphany pourtant nous mènera au Parnasse. Sais-tu sur quoi on y monte ? sur des mulets, pas même sur des chevaux. Ce qui porte oreilles longues est seul capable de le gravir. Quelles bonnes plaisanteries on aurait faites là-dessus il y a deux cents ans, à l’époque des épigrammes ! – À propos de Mme Vasse j’ai reçu à Jérusalem une très longue lettre de son fils dans laquelle il me posait mille questions sur Candie dont il s’occupe depuis longtemps.
Malheureusement nous n’allons pas en Candie. Le temps nous presse. Nous nous hâtons pour gagner Constantinople, où la mauvaise saison ne va pas tarder à se faire sentir. Depuis que nous sommes à Rhodes, nous avons des nuages, chose presque nouvelle pour nous. En ce moment même, quoique je sois en chemise, j’ai froid aux pieds. Peu à peu nous nous rapprochons de l’Europe. Le lazaret où nous sommes maintenant est sur la pointe d’une petite presqu’île en rochers. Nous habitons une cahute au rez-de-chaussée, entourés de la mer de tous côtés. En face de nous et presque à la toucher, nous avons la côte d’Asie Mineure et derrière nous la ville de Rhodes. Sais-tu qu’à Rhodes j’ai retrouvé le Garçon. Pruss le connaît beaucoup. Quelle singulière coïncidence, moi qui jadis ai fait un chef-d’œuvre qui avait pour titre : le Garçon défendant le chevalier qui a tué le dragon de l’île de Rhodes. Nous avons aussi initié Pruss au sheik ; il le comprend. La position du lazaret m’a rappelé en y mettant les pieds notre pauvre cottage de Trouville, dont tu me parles dans ta dernière lettre. Comme ton cœur là, a dû saigner, à toutes les places. – Toutes les marées qui depuis se sont succédé sur la plage n’avaient pas effacé pour toi la marque des pieds de ceux que tu aimais. Comme c’est changé, hein, ce pauvre Trouville ! Comme c’est pollué, gâté ! Comme d’autres se sont établis à notre place et n’ont pas l’air de s’en apercevoir. Je te l’avais dit, si tu te souviens, lorsque j’en revenais, à mon retour de la Bretagne. Je n’oublierai jamais tous les battements de cœur que j’ai eus en passant sur le marais, à 2 heures du matin au clair de lune.
Et nous laissons aux murs l’ombre de notre cœur,
comme a dit ce vieux Bezet. Mais le pis est, c’est qu’on badigeonne les murs. Le maître l’a dit aussi :
Nature au front serein, comme vous oubliez !
Et comme vous brisez dans vos métamorphoses
Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés !
Recausons du paysage.
À Baalbek nous sommes restés trois jours. Il y avait à côté des ruines un campement de Bohémiens. (Te souviens-tu de ceux que nous avons rencontrés un jour en allant de Nîmes au pont du Gard ?) Une femme balançait un enfant suspendu dans un hamac à un arbre. – À côté, par terre, était assis un gros singe. Avec les ruines des temples antiques on a construit au Moyen Âge une forteresse, ruine aussi maintenant et qui enveloppe les autres ruines. Les torrents de l’Anti-Liban se sont fait route au milieu du village dépeuplé ; les bouquets de lavande et de menthe poussent entre les murs ; une rivière passe par la porte d’une maison dont il n’y a plus que la porte. Quant au temple de Baalbek, je ne croyais pas qu’on pût être amoureux d’une colonnade : c’est pourtant vrai. Il faut dire que cette colonnade a l’air d’être en vermeil ciselé, à cause de la couleur des pierres et du soleil. De temps à autre, un grand oiseau qui passe en battant dans l’air bleu ses ailes silencieuses ; l’ombre de son corps ovale se dessine un instant sur les pierres et glisse dessus ; puis rien, du vent, et le silence. Çà et là, dans l’air, quelques mèches de coton arrachées aux grands chardons des ruines, et qui voltigent comme du duvet.
Nous sommes restés huit jours à Esdoud, au milieu du Liban, chez les lazaristes. Les cèdres ne valent pas leur réputation : ils tombent de vieillesse et sont trop peu nombreux. Mais le Liban n’est pas assez vanté. – C’est aussi beau que les Pyrénées et sous un ciel d’Orient. Le supérieur des lazaristes chez lesquels nous étions est un homme avec qui nous avons beaucoup causé, et des plus charmants que j’aie rencontrés jamais. Quand on ne rend pas respect à sa robe il sait faire rendre respect à son courbach. – C’est un Espagnol, une mine très altière et vraiment gentilhomme.
Les femmes du Liban portent sur la tête des tasses d’argent ; quelques-unes se placent sur le front des cornes d’un pied et demi de longueur. Il y a encore dans le Liban des gens qui adorent des cèdres comme au temps des prophètes. Le ramassis de toutes les vieilles religions qu’il y a en Syrie est quelque chose d’inouï. – J’étais là dans mon centre. Il y aurait de quoi y travailler pendant des siècles.
À Tripoli nous avons été invités à dîner chez un monsieur que nous ne connaissions nullement et qui nous a reçus avec un accablement de politesses. Il se nomme M. de Choisey et vit là en rentier, dans une belle maison, en compagnie d’une dame qui fait un peu sa tête et n’en montre que mieux par toutes ses retenues et bégueuleries son origine de femme entretenue. Ce brave bourgeois n’est autre que M. Gudin, ancien aide de camp du duc de Nemours, et qui a été obligé de fuir la France, pour avoir triché au jeu, aux courses de Chantilly. – C’est un secret (que tout le monde sait ici, et qu’on a l’air d’ignorer par condescendance pour lui). On en est mal aise devant lui. On a peur sans le vouloir de le blesser par des allusions involontaires. Il faut voyager pour connaître le monde. – Et j’en ai déjà vu de bien drôles.
Maxime a lâché la photographie à Beyrouth. Il l’a cédée à un amateur frénétique : en échange des appareils, nous avons acquis de quoi nous faire à chacun un divan comme les rois n’en ont pas : dix pieds de laine et soie brodée d’or. Je crois que ce sera chic !
Adieu, pauvre vieille. J’espère que voilà une lettre. – Je t’embrasse comme je t’aime, c’est-à-dire de toute ma force. (Si j’allais t’étouffer en revenant, quelle farce !) Mille baisers encore. À toi.
9 octobre. Un bateau passe par Beyrouth. Je lui confie ma lettre au hasard. Ce n’est que dans 15 jours qu’il part un bateau pour Smyrne. Estime-toi heureuse si cette lettre n’est pas perdue.
Nous sommes dans les environs du golfe de Cos sur la route de Marmorisse à Smyrne où nous arriverons dans une quinzaine de jours. Ne sachant rien de la poste ni des bateaux, je t’envoie ce simple billet pour te dire que nous nous portons bien. Je doute que tu aies reçu ma lettre de Rhodes expédiée par Beyrouth. Pour celle-ci il y a encore plus d’incertitude.
Je n’ai rien à te dire si ce n’est que je t’embrasse.
La mère de Pruss qui a autrefois dîné avec toi chez M. Delaroque, quand tu étais jeune fille, est bien la femelle la plus embêtante de l’Archipel, une espèce de mère Pluchart, plus bavarde encore ; elle m’a chargé de te rappeler à son souvenir.
Adieu, pauvre vieille. Tu vois que je ne t’oublie pas et que partout où je peux je t’envoie de mes nouvelles. Si tu n’en as pas plus souvent ce n’est point de ma faute.
Mille caresses.
Il y a deux heures que nous sommes arrivés à Smyrne ; grand désappointement pour ne pas dire plus. Je ne trouve pas une seule lettre de toi. Comment cela se fait-il, moi qui ai échigné mon cheval pour arriver avant 4 heures et qui n’en ai pas dormi de la nuit, pauvre vieille. – Au reste, j’ai été trop impatient et trop agacé toute la journée pour ne pas éprouver ce soir un grand déboire. Voilà treize jours que nous sommes à cheval. Je tombe sur les bottes. Je viens de m’empiffrer comme un gredin. Cela m’a semblé bon. Le bateau part demain matin à 8 heures du matin. Il est 10 heures du soir. Je vais me coucher. Nous allons bien. – Adieu. Dans ma prochaine lettre je te parlerai de notre voyage, mais écris-moi donc plus souvent, toujours à Constantinople.
Mille baisers à toi.
Ton fils qui t’aime.
En fait d’accidents de voyage, j’ai eu un rhume de cerveau qui m’a duré trois jours et un tremblement de terre qui a duré cinq secondes.
J’ai reçu ici, chère pauvre vieille, trois de tes bonnes lettres, deux adressées à Beyrouth et une à Smyrne. Lorsqu’à mon arrivée je t’ai écrit par le dernier courrier que je n’avais rien, c’était la faute de cet imbécile de directeur des Postes qui les avait envoyées au Consulat. Ce n’est que le surlendemain que je les ai eues. – Nous partons dans trois jours pour Constantinople. Il fait maintenant très froid. Je suis couvert comme en Sibérie. Nous sommes restés huit jours enfermés dans nos chambres à cause de la pluie torrentielle qui tombait dans les rues de Smyrne : (laquelle du reste, malgré sa vieille réputation, me paraît assez ennuyeuse). Ce n’est que d’hier et d’avant-hier que nous avons pu nous promener un peu. – Nous avons renoncé à notre voyage par terre à Constantinople, la saison est décidément trop avancée. – Il n’y aurait peut-être pas moyen de traverser les torrents autrement qu’à la nage. – Et puis ça nous demanderait trop de temps, nous n’arriverions à Constantinople qu’au milieu de décembre et, comme nous voulons en repartir vers le jour de l’an, nous n’aurions pas tout le loisir nécessaire pour voir cette ville. Nous allons donc nous y piéter et à quelque beau jour nous prendrons le bateau des Dardanelles pour faire le voyage de la Troade. À ce propos je relis L’Iliade comme un homme.
Tu es décidée, pauvre mère tant désirée, à venir me trouver en Italie. J’en suis bien content, mais une seule chose m’inquiète : comment feras-tu pour la petite fille et pour Hamard ? Comment t’embarqueras-tu ? etc., etc. Réponds-moi à toutes ces questions le plus longuement possible. Quant à moi, voilà mes projets. Max[ime] m’accompagne jusqu’à Naples où il reste jusqu’à ton arrivée (ou si c’est toi qui es arrivée la première, une quinzaine de jours avec nous) ; après Naples nous irons nous installer à Rome ; nous y prendrons un petit logement, ce qui est plus économique et plus commode ; puis nous remonterons par Florence et Venise (Venise, ton ancien rêve !) et nous serons rentrés à Croisset vers le mois de juillet. Qu’en dis-tu ? Oh ! comme je t’embrasserai quand je te reverrai… Si tu savais comme je me figure bien tes attentes de mes lettres. Je vois le jardin… la maison… toi penchée à la fenêtre… j’entends le bruit du loquet de la grille quand le facteur arrive, et quand il n’y a rien quelles tristes journées tu passes. – Le Père Parain prétend que le voyage me changera, au physique du moins c’est déjà fait. Me reconnaîtrais-tu ? J’ai une barbe qui me tient toute la figure et l’Asie Mineure vient de me reculotter la peau. Constantinople va me la déculotter, mais j’espère que la Grèce me la reculottera.
Ici la compagnie ne nous manque pas. – Nous avons beaucoup de connaissances. Des anciennes de Maxime, et les nouvelles que nous avons faites, presque tous ces Messieurs du Consulat, de plus diverses personnes de notre hôtel, balles assez bonnes, et en outre deux médecins du lieu, chez l’un desquels nous dînons demain avec le consul, M. Pichon, ancien consul en Espagne, frénétique de combats de taureaux, et homme assez aimable. – Nos deux médecins sont ennemis déclarés l’un de l’autre. Une fois par hasard ils se sont rencontrés chez nous à la fois. La mine qu’ils ont faite chacun a été très plaisante. Il y avait ces jours passés à l’hôtel une vieille et longue princesse allemande qui voyageait avec son fils, un grand benêt haut de 6 pieds et demi, rougeaud, maigre, dans le genre de Narcisse Lormier, ajoute à cela le chic allemand, lequel était flanqué d’un petit monsieur en lunettes : son précepteur. Ces Germains venaient de Byzance et se proposaient de faire le voyage de la Syrie et de l’Égypte. Mais ils ne savaient par où commencer. De là leur embarras. Aussi consultaient-ils tout le monde (jusqu’à Sassetti) pour savoir à quoi se décider. J’ai été littéralement assailli par eux. D’abord c’est le fils et l’instituteur qui sont venus me faire une visite pour avoir mon avis. Puis c’est la mère qui m’a attendu dans l’escalier. Bref, n’y tenant plus, le fils et l’instituteur sont venus me prier de venir faire une visite à Madame la Comtesse (c’est une Mecklembourg), et là j’ai resubi des questions à faire crever d’impatience la Patience elle-même. Ils ont peur d’avoir chaud, ils ont peur d’avoir froid. C’est incroyable la quantité de crétins dont le Bon Dieu a parsemé la terre. – Nous avons été deux fois au spectacle, car il y a ici une troupe française, trois acteurs et un figurant. On y foire le vaudeville avec abondance. Les rôles de domestiques en livrées sont remplis par un gaillard qui a une veste de postillon de la poste, ça fait un très joli effet quand ça traverse un salon.
Sassetti ne rêve plus qu’animaux. Je ne sais si je t’ai dit que sur la route il a ramassé plusieurs tortues vivantes qu’il portait dans un sac suspendu à son cheval. Maxime lui a conseillé de les cirer pour leur donner du lustre. C’est ce qu’il fait. Aussi chaque matin, après avoir ciré nos bottes, il passe le pinceau et la brosse sur le dos des tortues qu’il frotte tant qu’il peut. Il se livre aussi à l’éducation des chiens, tu sais que c’est le pays des beaux lévriers. – Il convoite tous ceux qu’il voit, les appelle, les caresse, etc. Si nous le laissions faire, il en volerait à tout coin de rue. Il s’y sera néanmoins si bien pris que le maître de l’hôtel va, je crois, lui faire cadeau d’un très beau lévrier qu’il a. J’en aurais bien rapporté un moi-même pour Lilinne, mais les embarras que vous cause un semblable bagage m’en ont empêché. – J’écrirai à Bezet de Constantinople. Quand tu m’auras dit toutes tes idées relativement à ton voyage d’Italie et que je saurai l’époque de ton départ, je t’enverrai la liste de quelques objets que tu m’apporteras, comme livres, etc.
L’époque de notre départ de Grèce sera probablement en février. J’attends, tu sais, à Constantinople, 3 mil[le] fr[ancs]. En Italie je vivrai à tes crochets. Mon voyage m’aura coûté bon. Enfin ! il ne faut jamais regretter l’argent qui a servi à vous amuser. Adieu, pauvre mère, je t’embrasse.
Mille baisers sur tes pauvres joues creuses.
Ton fieux.
Écris-moi toujours à Constantinople (et plus souvent parce que les courriers doivent être plus fréquents ?).
Constantinople, 14 novembre 1850.
Arrivé hier à Constantinople par le Lloyd autrichien, j’y ai trouvé deux lettres de toi nos 42-42 bis et 43, qu’avait apportées le matin même le paquebot français venant de Marseille. – Tu peux maintenant m’écrire, pauvre vieille, trois fois par mois. À mesure que nous allons nous rapprocher les communications vont devenir plus fréquentes. – Notre bateau qui venait de Trieste où il y a, dit-on, le choléra, a été forcé de faire deux jours de quarantaine aux Dardanelles. Nous sommes donc restés quatre jours pour aller de Smyrne à Constantinople, voyage qui ne demande ordinairement que 36 heures. – Du reste à bord du paquebot autrichien où je n’ai eu nullement de mal de mer, nous nous sommes considérablement empiffrés. Quel jambon ! Je crois que je suis tout à fait habitué à la mer. Quant au cheval, c’est un talent que j’ai considérablement augmenté ; je suis capable, je crois, de rester plusieurs jours en selle sans m’en apercevoir et jusqu’à présent, de toutes les rosses que j’ai montées, aucune ne m’a jeté bas ; je suis devenu un cavalier solide sinon savant. Mais parlons d’abord de ce qui nous intéresse le plus :
J’approuve ton idée d’emmener le père Parain. Tu aurais en lui un serviteur dévoué. Il te sera serviable comme un domestique et fidèle comme un ami, et puis, après toutes les longues preuves d’attachement qu’il t’a données (je crois qu’après moi c’est la personne qui t’aime le plus), après avoir partagé tes mauvais jours, il me semble juste que tu lui donnes quelque chose de tes bons. Ainsi, selon moi, c’est presque un devoir pour toi que de l’emmener. Mais vois-tu son état quand il sera de retour à Nogent ; c’est pour le coup qu’il deviendra tout à fait insupportable à autrui. Ainsi filez ensemble jusqu’à Marseille, et de là embarquez-vous pour Naples. – Il [v]aut mieux que tu viennes me rejoindre à Naples, qu’à Venise, le voyage étant moins long de fait pour toi, puisqu’il sera par mer. De Marseille à Venise c’est tout un voyage, de Marseille à Naples, ce n’est rien, 72 heures de mer seulement et en février il y a quelquefois des temps magnifiques. Au reste on est parfaitement bien sur ces paquebots de la Méditerranée ; de plus il y a moins de transition pour moi à revenir par Naples que par Venise. Nous remonterons tout doucement par Rome, Florence et Venise. Mais tout ce qui précède est subordonné à ce qui suit. C’est là que gît le lièvre, ici commence la question principale : Je ne suis pas d’avis que tu laisses Lilinne.
1° Elle absente, tu auras des distractions permanentes. C’est infaillible. Et ton voyage sera empoisonné. Tu seras inquiète. Tu voudras changer de place, hâter le retour. Bref, c’est se mettre dans une disposition morale détestable, crois-en, chère mère, une vieille expérience de voyageur. Si Maxime aime tant les voyages, qu’il s’y porte bien, etc., c’est qu’il emporte la patrie aux talons de ses souliers, et toute sa famille dans son gilet de flanelle. Quand on voyage il faut faire comme le Bédouin, partir avec toute sa tente.
2° Si tu la laisses à Olympe, n’est-ce pas donner à Hamard des précédents pour la reprendre ; et s’il la reprend pendant ton absence, que diras-tu ?
3° Si elle est malade, etc., sans toi, que de reproches ne te feras-tu pas, pauvre vieille.
4° C’est la sacrifier à moi, c’est-à-dire, c’est mettre moi avant elle, et elle a plus besoin de toi que je n’en ai besoin, cette pauvre enfant de ma chère Caroline. Or, bonne mère, je ne veux pas que tu me fasses ce sacrifice. Comprends-tu ?
Si tu crois que tu ne dois pas l’emmener, ce que je ne crois nullement, je reviendrai en France au printemps, au mois de mai, le plus tôt possible. Je suis tout prêt à renoncer à l’Italie plutôt que de te voir languir pendant tout le temps que nous y serons et vivre dans des angoisses perpétuelles. À ta place voici ce que je ferais : 1° T’appuyer pour l’emmener d’une autorité quelconque. C’est-à-dire avoir l’opinion d’un médecin désintéressé, Billard, Cloquet, n’importe qui, touchant le voyage de Lilinne. Il est bien clair que tous te diront que ça ne peut lui faire que du bien, ou rien du tout. Tu peux même te faire donner une consultation (comme cela se fait d’épouse à époux), qui découvrira n’importe quelle maladie ou vice d’organisme exigeant les pays chauds. 2° Tu irais trouver le père Hamard, la mère Fauvel et Mme Fauchet et tu leur exposerais la situation. – Ils ne pourraient que t’approuver. Quant à Hamard, il y a deux manières de s’y prendre : lui demander cela comme un service si tu crois qu’il te l’accorde, sinon l’enfoncer par quelque blague qu’il s’agira de découvrir. C’est peu difficile. Voilà, je crois, chère vieille, la situation. Réfléchis là-dessus. – Je crois que mon avis est bon. Dans tout cela quels seront les sentiments de l’Hôtel-Dieu ?
Je vais écrire ce soir à Bouilhet (le courrier part demain), c’est pourquoi je ne t’en écris pas plus long. Par le prochain paquebot j’écrirai au père Parinos, et à toi plus en détail. – Constantinople est éblouissant. Figure-toi une ville grande comme Paris, où il y a un port plus large que la Seine à Caudebec, avec plus de vaisseaux que dans Le Havre et Marseille réunis ; dans la ville, des forêts qui sont des cimetières ; certains quartiers rappellent les vieilles rues de Rouen, dans d’autres broutent les moutons ; le tout bâti en amphithéâtre sur des montagnes, et plein de ruines, de bazars, de marchés, de mosquées, avec des montagnes couvertes de neige à l’horizon et trois mers qui baignent la ville. Rien n’est plus joli que les caïques, les bateliers ont des chemises de soie. Au reste il est temps de voir l’Orient car il s’en va, il se civilise. Hier nous avons vu La Lucia. Péra le quartier européen est plein de bottes vernies et de gants blancs, les hautes dames turques se font voiturer dans des coupés, qui ne sont pas comme les chariots de l’Anatolie tirés par des bœufs.
Adieu, je t’embrasse comme je t’aime.
Mille baisers. À toi.
Maxime en ce moment t’écrit de son côté, relativement au voyage d’Italie. Je ne sais ce qu’il te dit, mais il est du même avis que moi ou plutôt nous pensons de même.
P.-S. Il restera avec moi jusqu’à ce que tu m’aies rejoint. – P.-S. bis. Il ne t’envoie sa lettre qu’en tremblant. Il a peur que tu ne lui en veuilles ?
Quant à l’idée qui te préoccupe : que je m’ennuierai au retour, tranquillise-toi. J’ai passé l’âge de l’ennui et j’y ai laissé quelque chose. J’aurai d’ailleurs trop à travailler pour cela. Il se prépare en moi quelque chose de nouveau, une seconde manière peut-être ? mais d’ici à quelque temps il faut que j’accouche. Il me tarde de connaître ma mesure. Retrouverais-je pour une autre œuvre tout ce que j’ai mis en pure perte dans Saint Antoine ???
Je te parlerai de l’institutrice pour la petite dans ma prochaine, mais il me semble que rien ne presse.
[Voici un billet joint à cette lettre :]
Rien de neuf depuis hier. Il fait très mauvais temps. La pluie tombe à seaux.
Nous avons vu les Derviches tourneurs, lis-en la description dans le volume de Max[ime], elle est très exacte.
Quand tu seras décidée sur l’époque de ton départ, écris-le-moi. J’ai plusieurs choses que je voudrais que tu m’apportes.
La poste part dans une heure, adieu, mille tendres baisers, pauvre mère aimée à ton fils.
Écris-moi de suite à Constantinople (d’où nous partirons sitôt que nous aurons reçu notre argent), ensuite à Athènes.
À [toi] ton fils.
Constantinople, 14 novembre 1850.
Si je pouvais t’écrire tout ce que je réfléchis à propos de mon voyage, c’est-à-dire que si je retrouvais quand je prends la plume les choses qui me passent dans la tête et qui me font dire, à part moi : « je lui écrirai ça », tu aurais vraiment peut-être des lettres amusantes. Mais, va te faire foutre, cela s’en va aussitôt que j’ouvre mon carton. N’importe, au hasard de la fourchette, comme ça viendra.
D’abord de Constantinople, où je suis arrivé hier matin, je ne te dirai rien aujourd’hui, à savoir seulement que j’ai été frappé de cette idée de Fourier : qu’elle serait plus tard la capitale de la terre. – C’est réellement énorme comme humanité. Ce sentiment d’écrasement que tu as éprouvé à ton entrée dans Paris, c’est ici qu’il vous pénètre, en coudoyant tant d’hommes inconnus, depuis le Persan et l’Indien jusqu’à l’Américain et l’Anglais, tant d’individualités séparées dont l’addition formidable aplatit la vôtre. Et puis c’est immense, on est perdu dans les rues, on ne voit ni le commencement ni la fin. Les cimetières sont des forêts au milieu de la ville. Du haut de la tour de Galata, à voir toutes les maisons et toutes les mosquées (à côté et parmi le Bosphore et la Corne-d’Or pleins de vaisseaux), les maisons peuvent être comparées aussi à des navires, ce qui fait une flotte immobile dont les minarets seraient les mâts des vaisseaux de haut bord (phrase un peu entortillée : passons). Nous avons passé (rien de plus) dans la rue des bordels d’hommes. J’ai vu des bardaches qui achetaient des dragées, sans doute avec l’argent de leur cul, l’anus allait rendre à l’estomac ce que celui-ci lui procure d’ordinaire. Dans des salles au rez-de-chaussée, j’ai entendu les sons d’un violon aigre, on dansait la romaïque. Ces jeunes garçons sont ordinairement des Grecs ; ils portent de longues chevelures.
J’aurai demain ton nom, Loué Bouilhette (prononciation turque), écrit sur papier bleu en lettres d’or. C’est un cadeau que je destine à orner ta chambre. – Cela te rappellera, quand tu le regarderas tout seul, que je t’ai beaucoup mêlé à mon voyage. En sortant de chez les malims (= écrivains) où nous avions discuté le papier, l’ornementation et le prix de ladite pancarte, nous avons été donner à manger aux pigeons de la mosquée de Bajazet. Ils vivent dans la cour de la mosquée, par centaines ; c’est une œuvre pie que de leur jeter du grain. Quand on arrive, ils s’abattent sur les dalles de tous les côtés de la mosquée, des corniches, des toits, des chapiteaux des colonnes. Le port a aussi ses oiseaux familiers. Au milieu des navires et des caïques, on voit les cormorans voler ou qui se reposent sur les flots. – Sur les toits des maisons il y a des nids de cigognes, abandonnés l’hiver. – Dans les cimetières les chèvres et les ânes broutent tranquillement et, la nuit, les putains turques viennent s’y faire baiser par les soldats. Le cimetière oriental est une des belles choses de l’Orient. Il n’a pas ce caractère profondément agaçant que je trouve chez nous à ce genre d’établissement. Point de mur, point de fossé, point de séparation ni de clôture quelconque. Ça se trouve à propos de rien dans la campagne ou dans une ville, tout à coup et partout, comme la mort elle-même, à côté de la vie et sans qu’on y prenne garde. On traverse un cimetière comme on traverse un bazar. Toutes les tombes sont pareilles. Elles ne diffèrent que par l’ancienneté seulement. À mesure qu’elles vieillissent, elles s’enfoncent et disparaissent, comme fait le souvenir qu’on a des morts (dirait Chateaubriand). Les cyprès plantés en ces lieux sont gigantesques. Ça donne au site un jour vert plein de tranquillité. À propos de sites, c’est à Constantinople véritablement que l’on peut dire : Un site ! ah ! quel tableau ! Mais je n’y trouve aucune comparaison à établir avec Le Havre.
Il faut que tu saches, mon cher monsieur, que j’ai gobé à Beyrouth (je m’en suis aperçu à Rhodes, patrie du dragon) VII chancres, lesquels ont fini par se réunir en deux, puis en un. – J’ai fait avec ça la route de Marmorisse à Smyrne à cheval. Chaque soir et matin je pansais mon malheureux vi. Enfin cela s’est guerry. Dans deux ou trois jours la cicatrice sera fermée. Je me soigne à outrance. Je soupçonne une Maronite de m’avoir fait ce cadeau, mais c’est peut-être une petite Turque. Est-ce la Turque ou la Chrétienne, qui des deux ? problème ? pensée !!! voilà un des côtés de la question d’Orient que ne soupçonne pas La Revue des Deux-Mondes. – Nous avons découvert ce matin que le young Sassetti a la chaude-pisse (de Smyrne), et hier au soir Maxime s’est découvert, quoiqu’il y ait six semaines qu’il n’[a] baisé, une excoriation double qui m’a tout l’air d’un chancre bicéphale. Si c’en est un, ça fait la troisième vérole qu’il attrape depuis que nous sommes en route. Rien n’est bon pour la santé comme les voyages.
Où en es-tu avec la Muse ? je m’attendais ici à trouver une lettre de toi et quelque chose en vers y inclus. Que devient la Chine ? Que lis-tu ? Que fais-tu ? Comme j’ai envie de te voir ?
Quant à moi, littérairement parlant, je ne sais où j’en suis. Je me sens quelquefois anéanti (le mot est faible) ; d’autres fois le style limbique (à l’état de limbe et de fluide impondérable) passe et circule en moi avec des chaleurs enivrantes. Puis ça retombe. Je médite très peu, je rêvasse occasionnellement. – Mon genre d’observation est surtout moral. Je n’aurais jamais soupçonné ce côté au Voyage. Le côté psychologique, humain, comique y est abondant. On rencontre des balles splendides, des existences gorge-pigeon très chatoyantes à l’œil, fort variées comme loques et broderies, riches de saletés, de déchirures et de galons. – Et au fond toujours cette vieille canaillerie immuable et inébranlable. C’est là la base. Ah ! comme il vous en passe sous les yeux ! De temps à autre, dans les villes, j’ouvre un journal. Il me semble que nous allons rondement. Nous dansons non pas sur un volcan, mais sur la planche d’une latrine qui m’a l’air passablement pourrie. La société prochainement ira se noyer dans la merde de dix-neuf siècles, et l’on gueulera raide. L’idée d’étudier la question me préoccupe. J’ai envie (passe-moi la présomption) de serrer tout cela dans mes mains, comme un citron, afin d’en aciduler mon verre. À mon retour j’ai envie de m’enfoncer dans les socialistes et de faire sous la forme théâtrale quelque chose de très brutal, de très farce et d’impartial bien entendu. J’ai le mot sur le bout de la langue et la couleur au bout des doigts. Beaucoup de sujets plus nets comme plan n’ont pas tant d’empressement à venir que celui-là.
À propos de sujets, j’en ai trois, qui ne sont peut-être que le même et ça m’emmerde considérablement : 1° Une nuit de Don Juan à laquelle j’ai pensé au lazaret de Rhodes ; 2° l’histoire d’Anubis, la femme qui veut se faire baiser par le Dieu. – C’est la plus haute, mais elle a des difficultés atroces ; 3° mon roman flamand de la jeune fille qui meurt vierge et mystique entre son père et sa mère, dans une petite ville de province, au fond d’un jardin planté de choux et de quenouilles, au bord d’une rivière grande comme l’Eau de Robec. – Ce qui me turlupine, c’est la parenté d’idées entre ces trois plans. Dans le premier, l’amour inassouvissable sous les deux formes de l’amour terrestre et de l’amour mystique. Dans le second, même histoire, seulement on s’y baise et l’amour terrestre est moins élevé en ce qu’il est plus précis. Dans le troisième, ils sont réunis dans la même personne, et l’un mène à l’autre ; mon héroïne seulement en crève de masturbation religieuse après avoir exercé la masturbation digitale. Hélas ! il me semble que lorsqu’on dissèque si bien les enfants à naître, on n’est pas assez bandant pour les créer. Ma netteté métaphysique me donne des terreurs. Il faut pourtant que j’en revienne. J’ai besoin pour moi de me donner ma mesure à moi-même. Je veux pour vivre tranquille avoir une opinion sur mon compte, opinion arrêtée et qui me réglera dans l’emploi de mes forces. – Il me faut connaître la qualité de mon terrain et ses limites avant de me mettre au labourage. J’éprouve, par rapport à mon état littéraire intérieur, ce que tout le monde, à notre âge, éprouve un peu par rapport à la vie sociale : Je me sens le besoin de m’établir.
À Smyrne, par un temps de pluie qui nous empêchait de sortir, j’ai pris au cabinet de lecture Arthur, d’E[ugène] Suë. Il y a de quoi en vomir, ça n’a pas de nom. – Il faut lire ça pour prendre en pitié l’argent, le succès, et le public. – La littérature a mal à la poitrine. Elle crache, elle bavache, elle a des vésicatoires qu’elle couvre de taffetas pommadés, et elle s’est tant brossé la tête qu’elle en a perdu tous ses cheveux. Il faudrait des Christs de l’Art pour guérir ce lépreux. En revenir à l’antique, c’est déjà fait. Au Moyen Âge, c’est déjà fait. – Reste le Présent. Mais la base tremble ; où donc appuyer les fondements ? La vitalité et partant la durée est à ce prix, pourtant. Tout cela m’inquiète tellement que j’en suis venu à ne plus aimer qu’on m’en parle : j’en suis irrité parfois comme un galérien libéré quand il entend causer système pénitentiaire ; avec Maxime surtout, qui n’y va pas de main morte et qui n’est pas un gaillard encourageant ; et j’ai rudement besoin d’être encouragé. D’un autre côté, ma vanité n’est pas encore résignée à n’avoir que des prix d’encouragement.
Je m’en vais relire toute L’Iliade. Dans une quinzaine, nous ferons un petit voyage en Troade. Au mois de janvier nous serons en Grèce. Je bisque d’être si ignorant. Ah ! si je savais le grec au moins ! et j’y ai perdu tant de temps !
La sérénité m’abandonne !
Celui qui, voyageant, conserve de soi la même estime qu’il avait dans son cabinet en se regardant tous les jours dans sa glace, est un bien grand homme ou un bien robuste imbécile. Je ne sais pourquoi, mais je deviens très humble.
En passant devant Abydos j’ai beaucoup pensé à Byron. C’est là son Orient, l’Orient turc, l’Orient du sabre recourbé, du costume albanais, et de la fenêtre grillée donnant sur des flots bleus. J’aime mieux l’Orient cuit du Bédouin et du désert, les profondeurs vermeilles de l’Afrique, le crocodile, le chameau, la girafe…
Je regrette de ne pas aller en Perse (l’argent ! l’argent !). Je rêve des voyages d’Asie, aller en Chine par terre, des impossibilités, les Indes, ou la Californie, qui m’excite toujours sous le rapport humain. D’autres fois, je me prends de tendresses à en pleurer, en songeant à mon cabinet de Croisset, à nos dimanches. Ah ! comme je regretterai mon voyage et comme je le referai, et comme je me redirai l’éternel monologue : « Imbécile, tu n’as pas assez joui. »
Il faudra reprendre Agénor. C’est décidément très beau. Je m’en suis redit l’autre jour quelques vers, à cheval, tout haut, et j’ai ri comme un bossu. Ce sera un bon travail comme divertissement à mon retour et pour me désennuyer de revoir ma patrie.
Je pense aussi au Dictionnaire. La médecine pourra fournir de bons articles, l’histoire naturelle, etc. En voici de zoologie que je trouve fort : LANGOUSTE : Qu’est-ce que la langouste ? – La langouste est la femelle du homard.
Pourquoi la mort de Balzac m’a-t-elle vivement affecté ? Quand meurt un homme que l’on admire on est toujours triste. – On espérait le connaître plus tard et s’en faire aimer. Oui, c’était un homme fort et qui avait crânement compris son temps. – Lui qui avait si bien étudié les femmes, il est mort dès qu’il a été marié, et quand la société qu’il savait a commencé son dénouement. Avec Louis-Philippe s’[en] est allé quelque chose qui ne reviendra pas. Il faut maintenant d’autres musettes. –
Pourquoi ai-je une envie mélancolique de retourner en Égypte et de remonter le Nil, et de revoir Kuchuk-Hanem ?… C’est égal ; j’ai passé là une soirée comme on en passe peu dans la vie. Du reste je l’ai bien sentie. T’ai-je regretté !! pauvre vieux !
Que dis-tu de notre drogman Haphary qui dans un voyage en Perse a foutu un fils à une femme. Le fils est né, et on l’a baptisé sous le nom de Napoléon !
Il me semble que je ne te dis rien de bien intéressant. Je vais me coucher et demain je te parlerai un peu de mon voyage. Ça sera plus amusant pour toi que mon éternel moi dont je suis bougrement las.
Bonne nuit, vieux, je vais faire mes frictions.
Nous avons vu hier les Derviches tourneurs, c’est crâne. La gueule vous en pète. Au reste tout ce que j’avais vu en Égypte m’avait préparé à ces gentillesses. Toute la société peu à peu a filé. Nous avions à côté de moi un commis voyageur qui a pris les tambourins pour des fromages de Hollande.
À Mouglah, dans les environs du golfe de Cos, Max[ime] s’est fait polluer par un enfant (femelle) qui ignorait presque ce que c’était. C’était une petite fille de 12 à 13 ans environ. Il s’est branlé avec les mains de l’enfant posées sur son vi.
La poste me presse. Adieu, pauvre cher vieux, réponds-moi immédiatement à Constantinople, ensuite à Athènes.
Je t’embrasse.
Ton vieux.
[Constantinople, 24 novembre 1850.]
[…] Il y a beaucoup de choses du monde que dans ta candeur, pauvre vieille, tu ignores. Moi qui deviens, parole d’honneur, un très grand moraliste et qui d’ailleurs me suis toujours plongé à corps perdu dans ce genre d’études, j’ai soulevé pas mal de coins de rideau qui cachaient des turpitudes sans nombre. On apprend aux femmes à mentir d’une façon infâme. L’apprentissage dure toute leur vie. Depuis la première femme de chambre qu’on leur donne jusqu’au dernier amant qui leur survient, chacun s’ingère à les rendre canailles, et après on crie contre elles. Le puritanisme, la bégueulerie, la bigoterie, le système du renfermé, de l’étroit, dénature et perd dans sa fleur les plus charmantes créations du bon Dieu. Tu compléteras par toi-même tout ce que je veux dire ici. J’ai peur du corset moral, voilà tout. Les premières impressions ne s’effacent pas, tu le sais. Nous portons en nous notre passé ; pendant toute notre vie nous nous sentons de la nourrice. Quand je m’analyse, je trouve en moi, encore fraîches et avec toutes leurs influences (modifiées il est vrai par les combinaisons de leur rencontre), la place du père Langlois, celle du père Mignot, celle [de] don Quichotte et de mes songeries d’enfant dans le jardin, à côté de la fenêtre de l’amphithéâtre. Je me résume : prends quelqu’un pour lui apprendre l’anglais et les premiers éléments généraux. Mêle-toi de tout cela le plus que tu pourras toi-même, et surveille le caractère et le bon sens (je donne au mot l’acception la plus large) de la personne. Au reste il me semble que c’est une question subordonnée momentanément à celle de ton voyage. Si tu emmènes Lilinne avec toi il est inutile que tu prennes une institutrice maintenant. Tu la remettrais à l’été prochain. À propos d’anglais j’ai rencontré à Smyrne un espèce de drôle (le fils du consul anglais de Nantes) qui connaît beaucoup Ernest Delamarre, a habité Rouen 6 mois il y a deux ans environ et canotait souvent sur la Seine. – Il connaît Croisset. Nous sommes ici à l’hôtel avec deux jeunes gens presque compatriotes, un M. Hamelin des Andelys, et un M. Fortier (d’Évreux). – C’est une chose incroyable comme on rencontre des gens de connaissance en voyage. À Smyrne nous avons dîné chez des médecins (et bien dîné) qui connaissaient nos pères de nom.
Je te parlais tout à l’heure d’observation morale. Je n’aurais jamais soupçonné combien ce côté est abondant en voyage. On s’y frotte à tant d’hommes différents que véritablement on finit par connaître un peu le monde (à force de le parcourir). La terre est couverte de balles splendides. Le voyage a des mines de comique immenses et inexploitées. Je ne sais pourquoi personne jusqu’à présent n’a fait cette remarque qui me paraît bien naturelle. Et puis, c’est qu’on se déboutonne si vite, on vous fait des confidences si étranges. – Un homme voyage depuis un an et ne trouve personne à qui parler ; il vous rencontre un soir dans un hôtel ou sous une tente ; on parle d’abord politique, puis on cause de Paris, puis le bouchon sort tout doucement, le vin s’épanche, et en deux heures voilà qu’on vide le reste, jusqu’au fond, ou à peu près. Le lendemain on se sépare, et l’on ne reverra jamais son ami intime de la veille au soir ; il y a même à cela souvent des mélancolies singulières.
Nous sommes venus sur le Lloyd avec un Américain, sa femme et son fils, de braves gens qui voyagent pour passer le temps. Le fils est un grand nigaud de 14 ans, rouge, muet, dégingandé et frénétique d’une lorgnette qu’il ne quitte pas. Le mari est un gros petit homme, gaillard, carré, gai. La femme, qui peut avoir 40 ans, parle le français avec un petit accent très gentil : figure impassible, blonde, robe de soie, beaucoup de cold cream, l’air distingué et très gracieux. Pendant trois jours j’ai travaillé scientifiquement ce ménage transatlantique (gens très comme il faut du reste) et voilà le résultat de mon travail. Le fils est ou sera prochainement mené chez les filles par le courrier de son papa, lequel courrier s’entend avec le drogman pour voler ses maîtres. Monsieur brutalise Madame qui se lave les yeux avant de se mettre à table. De plus, j’ai découvert que ce bon Américain est un affreux polisson qui chauffe une petite femme grecque, épouse d’un drogman du consulat et laquelle n’est pas digne de nouer les souliers de la lady américaine. Le bonhomme évince son fils et sa femme pour avoir avec la fille des Grecs des entretiens mythologiques. Il la trimballe avec eux partout. Nous les avons trouvés ensemble aux derviches et dans les mosquées. L’autre soir nous marchions seuls avec lui dans la rue de Péra, quand a passé près de nous un affreux chapeau rose couvert d’un voile noir. L’Américain s’est arrêté sur ses talons et s’est écrié dans son menton : « Oh, le petit fâme grec ! » Eh bien, est-ce qu’il n’y a pas dans tout cela de quoi rire et surtout de quoi beaucoup rêver ?
Nous avons visité le vieux sérail et les mosquées. Le sérail ne signifie pas grand-chose. Ce sont d’admirables appartements dans le plus beau point de vue du monde peut-être, mais ornés et meublés dans un goût déplorable. Toutes les vieilles rocamboles d’Europe dont on ne veut plus, on les repasse aux Turcs qui donnent là-dedans avec la naïveté du barbare. À part la salle du Trône, merveilleuse, c’est le mot, tout le reste est de la petite musique. – Sainte-Sophie est une imposante basilique. Le père Parain en serait satisfait sous le rapport de la bâtisse.
J’ai vu les derviches hurleurs. J’y étais très préparé par tout ce que j’avais déjà vu au Caire ; aussi n’en ai-je été nullement étonné. Jeudi prochain nous y retournerons. Il se passera des choses gentilles ; on se passera dans le corps un tas d’instruments de supplice que nous avons vus accrochés aux murs. Mais je trouve que l’on ne vante pas assez les Tourneurs. Rien n’est plus gracieux que de voir valser tous ces hommes avec leurs grands jupons plissés et leur figure extatique levée au ciel. – Ils tournent sans s’arrêter pendant une heure environ. Un d’eux nous a affirmé que, s’il ne fallait pas tenir ses bras au-dessus de sa tête, il est capable de tourner pendant six heures de suite. Celui-là nous fait de temps à autre des visites. Nous lui donnons une bouteille d’eau-de-vie qu’il boit très bien, en sa qualité de musulman. Ce matin il nous a apporté […].
[Constantinople,] 24 novembre 1850.
En attendant que je reçoive la lettre annoncée par ma mère et dans laquelle vous devez me raconter une anecdote curieuse sur le jeune Bezet, je réponds bien vite, cher oncle, à la vôtre, que j’ai reçue par le dernier courrier…
Que voulez-vous que je vous dise, cher vieux compagnon ? Quand je serai revenu à Croisset, comme nous arrangerons ensemble toutes les babioles que je rapporte. Échignerons-nous la muraille, hein ! Quel abus de la vrille !
Vous avez donc laissé mourir ce pauvre père C*** ? Moi, je l’ai laissé en Égypte bien portant, avec beaucoup de minarets et les pyramides à l’horizon. Ses filles maintenant vont jouir de leur liberté. Si la rumeur publique est vraie, elles vont pouvoir se livrer à leurs débordements et avoir des rendez-vous en ville tout à leur aise. Prenez garde, mon vieux, ménagez votre santé, vous savez que rien n’est plus dangereux pour la jeunesse que les femmes d’un âge mûr. J’avoue qu’elles ont du charme, mais elles sont bien ardentes. Enfin je me tais, parce qu’il ne faut pas froisser les passions.
Ah ! vieux polisson de père Parain, si vous étiez ici vous ouvririez de grands yeux à voir dans les rues les femmes. Elles se font voiturer dans des espèces de vieux carrosses suspendus et dorés à l’extérieur comme des tabatières. Là-dedans, couchées sur des divans comme dans leur maison (la voiture quelquefois est close par des rideaux de soie), on peut les contempler tout à son aise. Elles ont sur la figure un voile transparent à travers lequel on voit le rouge de leurs lèvres peintes et l’arc de leurs sourcils noirs. Dans l’intervalle au voile, entre le front et les joues, paraissent leurs yeux qui brûlent à regarder et qui dardent sur vous, d’aplomb, leurs prunelles fixes. De loin, ce voile, que l’on ne distingue pas, leur donne une pâleur étrange, qui vous arrête sur les talons, saisi d’étonnement et d’admiration. Elles ont l’air de fantômes. À travers les voiles qui retombent sur leurs mains, brillent leurs bagues de diamants ; et songer, miséricorde ! que dans dix ans elles seront en chapeau et en corset ! qu’elles imiteront leurs maris qui se font habiller à l’européenne, portent des bottes et des redingotes !
Souvent, en vous promenant en canot avec moi, vous preniez instinctivement la chaîne. Si vous alliez en caïque sur le Bosphore, je ne sais à quoi vous vous accrocheriez. Figurez-vous des barques de vingt-cinq à trente-cinq pieds de long sur deux et demi tout au plus de large, pointues comme des aiguilles à l’avant et à l’arrière. On y peut tenir deux dedans. On s’accroupit au fond, et il faut rester complètement immobile de peur de chavirer. Les deux rameurs, en chemise de soie, se servent de rames dont la partie comprise entre le tolet et la poignée a un renflement énorme pour faire contrepoids. Quand on est dans une semblable embarcation, que la mer est calme et que les caïkdjis sont bons, on vole sur l’eau.
Le port de Constantinople est plein d’oiseaux. Vous savez que les Musulmans ne les tuent jamais. Il y a des bandes de goélands qui nagent entre les navires. Les pigeons perchent sur les cordages des navires et de là s’envolent pour aller se poser sur les minarets.
Vous ne sauriez croire, mon vieux, combien nous pensons à vous et combien nous vous regrettons, ici particulièrement. Vous seriez capable d’y passer le reste de votre vie. Une fois entré dans les bazars, vous n’en sortiriez plus. Toutes les boutiques sont ouvertes, on s’assoit sur le bord, on prend la pipe du marchand et on cause avec lui. On peut y revenir vingt jours de suite sans rien acheter. Quand un marchand n’a pas ce que vous désirez, il se lève de dessus son tapis et vous mène chez un voisin. Mais quand il s’agit du prix, il faut, règle générale, commencer par rabattre les deux tiers. On se dispute pendant une heure ; il jure par sa tête, par sa barbe, par tous les prophètes, et enfin vous finissez par avoir votre marchandise avec 50, 60 ou 75 pour 100 de rabais. Les Persans particulièrement sont d’infâmes gueux. Avec leur bonnet pointu et leur grand nez, ils ont des balles de gredins très amusantes. Stéphany, notre drogman, a une rage de Perse et de Persans incroyable ; partout où il en rencontre, il s’arrête à causer avec eux.
[Constantinople,] mercredi 4 décembre 1850.
Sais-tu que tu finiras, chère vieille, par me donner une vanité démesurée, moi qui assiste à la décroissance successive de cette qualité qu’on ne me refuse généralement point. Tu me fais tant de compliments sur mes lettres que je crois que l’amour maternel t’aveugle tout à fait. Car il me semble à moi que je ne t’envoie que de bien fades lignes et surtout bien mal écrites. C’est comme celles que j’envoie à Bezet ; le cœur m’en soulève quand je les relis. Quant à toi, comme je sais que ce n’est pas la qualité mais la quantité qui t’importe, je t’en expédie le plus que je peux. Je te traite en gourmande et non en gourmette (ah ! gourmette, un calembour !).
J’ai lu ton numéro 45 avant-hier dans le bureau même du Directeur des Postes (qui est dans toutes les villes, qu’il soit turc, français ou arabe, la personne avec laquelle je me mets tout d’abord le mieux possible). Grâce à mes bassesses, j’ai mes lettres 3 heures avant tout le monde. On m’en a d’abord donné une du jeune Bouilhet qui m’a fort amusé, puis une de toi où je vois que tu vas bien. C’est ce que m’assure de son côté mon ancien collaborateur. – En fait de nouvelles que tu m’apprends, le mariage d’Eugénie m’a fait rire ; je suis vexé de ne pas assister à la noce. Tu sais mon goût pour les noces. Merci de t’être occupée de nos caisses. Sassetti (que nous avons comme tu sais renvoyé en France par économie et par pitié aussi, car le pauvre garçon s’ennuyait à crever et, à partir du moment où nous n’allons plus à proprement parler voyager, il nous devenait inutile), Sassetti, dis-je, dès son arrivée à Marseille doit nous écrire à Athènes le résultat de ses démarches à ce sujet.
Je suis curieux de voir ce que tu auras décidé relativement à ton voyage d’Italie et si tu emmèneras la petite. Écris-moi à Athènes. Nous ne savons au juste quand nous partons de Constantinople, mais ce sera probablement d’ici à une quinzaine. Nous nous ruinons dans les villes ; tout notre voyage de Rhodes et d’Asie Mineure nous a moins coûté que 12 jours passés à Smyrne, où nous n’avons pourtant rien acheté. Mais la vie européenne est exorbitante. Deux piastres, Madame ! deux piastres ! (dix sols !) pour laver un col de chemise ; ainsi du reste. D’Athènes nous filerons probablement sur Patras, après avoir vu de la Grèce ce que nos moyens nous permettront, et ils ne nous permettront pas grand-chose. Et à Patras nous nous embarquerons pour Brindisi, d’où nous irions par terre jusqu’à Naples. Tel est notre plan. Sinon, il faudrait retourner à Malte, y faire cinq jours de quarantaine et quatre de libre pratique, et de Malte se rembarquer pour Naples, ce qui serait peu amusant, pour Maxime surtout ; il redoute la mer. Quant à moi, j’y suis crâne. C’est avec l’équitation un talent que j’ai acquis en voyage, car je suis maintenant aussi bon homme de cheval que de pied, comme disait M. de Montluc. Autre talent : j’entends très bien l’italien ; il y a du moins peu de choses qui m’échappent quand on ne le parle pas trop vite ; pour ce qui est de le parler, je baragouine quelques mots. – Mais ce qui me désole, c’est le grec ; leur sacré nom de Dieu de prononciation est telle, que je reconnais à peine un mot sur mille. Le grec moderne est tellement mêlé de slave, de turc et d’italien, que l’ancien s’y noie ; et ajoutez à cela leurs polissonnes de lettres sifflées et avalées ! À Athènes je serai moins ébouriffé ; on y parle plus littérairement.
En fait de haute littérature, nous avons rencontré ici M. de Saulcy, membre de l’Institut et directeur du Musée d’Artillerie, qui voyage avec Éd[ouard] Delessert, le fils de l’ancien préfet de police, et toute une bande qui les accompagne. Dès le début, grande familiarité ; on retranche le monsieur ; questions de la plus franche obscénité, plaisanteries, mots bons, esprit français dans toute sa grâce. Nous leur avons donné le conseil de ne pas aller dans le Hauran, où infailliblement ils se seraient fait casser leurs gueules. – Je crois que c’est un service que nous leur avons rendu là. Dès le lendemain nous étions devenus tellement amis que M. de Saulcy me tapait sur le ventre en me disant : « Ah ! mon vieux Flaubert. » C’est une connaissance, ou plutôt ce sont deux connaissances que je cultiverai plus tard. M. de Saulcy est celui qui a trouvé le moyen de lire le cunéiforme (écriture assyrienne que l’on trouve sur les briques de Ninive).
Nous dînons après-demain à l’ambassade chez le général. Ce brave général se tient peu à la tenue diplomatique ; dans l’intimité il donne de grands coups de poing dans le dos de Maxime en l’appelant sacré farceur.
J’ai cuydé crever de rire hier au théâtre, à la représentation d’un ballet : Le triomphe de l’Amour. Les danseuses pinçaient aux yeux du public un cancan effréné. La haute société d’ici, croyant que c’est le suprême bon ton, applaudissait à outrance. Les bons pachas étaient transportés. Il y avait des petites filles déguisées en amours qui lançaient des flèches, et un dieu Pan avec un pantalon de velours noir à bretelles. C’était bon.
Je viens de me promener à cheval tout seul avec Stéphany pendant trois heures. – Il faisait très froid. Le ciel est pâle comme en France. Nous avons galopé sur des landes, à travers champs. J’ai rejoint les eaux douces d’Europe où, dans l’été, les belles dames d’ici viennent marcher sur l’herbe avec leurs bottes de maroquin jaune. Il y avait à la place de promeneurs un troupeau de moutons qui broutait, et les feuilles jaunies des sycomores tombaient au pied des arbres dans le palais d’été du grand sultan. Je suis revenu par Eyoub. Une mosquée est enfermée dans un jardin qui est plein de tombes drapées et enguirlandées de feuillage et de lierre. J’ai traversé l’interminable quartier juif et le Phanar, quartier des descendants des anciens empereurs grecs. Puis, par le grand pont de bois et le petit Champ des Morts de Péra, je suis rentré à l’hôtel, où le jeune Maxime a la foire et écrit des lettres.
Adieu, pauvre chère vieille mère. Je te sur-embrasse, je te 15-embrasse. À toi.
J’écrirai à Bouilhet d’Athènes.
Je ne sais que rapporter au père Parain et mon embarras est tel que je ne lui rapporte rien. Il choisira dans mes affaires à moi ce qui lui plaira le mieux. Pour le commun des amis, nous avons des pantoufles, des pipes, des chapelets, toutes choses qui font beaucoup d’effet et qui ne coûtent pas cher. Devenons-nous canailles, hein ? Les voyages instruisent la jeunesse.
15 décembre 1850, Constantinople.
À quand la noce ? me demandes-tu à propos du mariage d’Ernest Chevalier ? À quand ? À jamais, je l’espère. Autant qu’un homme peut répondre de ce qu’il fera, je réponds ici de la négative. Le contact du monde auquel je me suis énormément frotté depuis quatorze mois me fait de plus en plus rentrer dans ma coquille. Le père Parain, qui prétend que les voyages changent, se trompe quant à moi. Tel je suis parti et tel je reviendrai, seulement avec quelques cheveux de moins sur la tête et beaucoup de paysages de plus dedans. Voilà tout. Pour ce qui est de mes dispositions morales, je garde les mêmes jusqu’à nouvel ordre. Et puis, s’il fallait dire là-dessus le fond de ma pensée et que le mot n’eût pas l’air trop présomptueux, je dirais : « Je suis trop vieux pour changer. J’ai passé l’âge. » Quand on a vécu comme moi d’une vie toute interne, pleine d’analyses turbulentes et de fougues contenues, quand on s’est tant excité soi-même, et calmé tour à tour, et qu’on a employé toute sa jeunesse à se faire manœuvrer l’âme, comme un cavalier fait de son cheval qu’il force à galoper à travers champs à coups d’éperon, à marcher à petits pas, à sauter les fossés, à courir au trot et à l’amble, le tout rien que pour s’amuser et en savoir plus ; eh bien, veux-je dire, si on ne s’est pas cassé le cou, dès le début, il y a de grandes chances pour qu’on ne se le casse pas plus tard. – Moi aussi, je suis établi, en ce sens que j’ai trouvé mon assiette, mon centre de gravité. Je ne présume pas qu’aucune secousse intérieure puisse me faire changer de place et tomber par terre. Le mariage pour moi serait une apostasie qui m’épouvante. La mort d’Alfred n’a pas effacé le souvenir de l’irritation que cela m’a causée. Ç’a été comme, pour les gens dévots, la nouvelle d’un grand scandale donné par un évêque. Quand on veut, petit ou grand, se mêler des œuvres du bon Dieu, il faut commencer, rien que sous le rapport de l’hygiène, par se mettre dans une position à n’en être pas la dupe. Tu peindras le vin, l’amour, les femmes, la gloire, à condition, mon bonhomme, que tu ne seras ni ivrogne, ni amant, ni mari, ni tourlourou. Mêlé à la vie, on la voit mal, on en souffre ou [on] en jouit trop. L’artiste, selon moi, est une monstruosité, – quelque chose de hors nature. Tous les malheurs dont la Providence l’accable lui viennent de l’entêtement qu’il a à nier cet axiome. Il en souffre et en fait souffrir. Qu’on interroge là-dessus les femmes qui ont aimé des poètes, et les hommes qui ont aimé des actrices. Or (c’est la conclusion) je suis résigné à vivre comme j’ai vécu, seul, avec ma foule de grands hommes qui me tiennent lieu de cercle, avec ma peau d’ours, étant un ours moi-même, etc. Je me fous du monde, de l’avenir, du qu’en-dira-t-on, d’un établissement quelconque, et même de la renommée littéraire, qui m’a jadis fait passer tant de nuits blanches à la rêver. Voilà comme je suis ; tel est mon caractère, mon caractère est tel.
Si je sais par exemple à propos de quoi me vient cette tartine de deux pages, que le diable m’emporte, pauvre chère vieille. Non, non, quand je pense à ta bonne mine si triste et si aimante, au plaisir que j’ai de vivre avec toi, si plein[e] de sérénité et d’un charme si sérieux, je sens bien que je n’en aimerai jamais une autre comme toi, va, tu n’auras pas de rivale, n’aie pas peur. Les sens ou la fantaisie d’un moment ne prendront pas la place de ce qui demeure enfermé au fond d’un triple sanctuaire. On chiera peut-être sur le seuil du temple. Mais on n’entrera pas dedans.
Ce brave Ernest ! Le voilà donc marié, établi et toujours magistrat par-dessus le marché ! Quelle balle de bourgeois et de monsieur ! Comme il va bien plus que jamais défendre l’ordre, la famille et la propriété ! Il a du reste suivi la marche normale. – Lui aussi, il a été artiste, il portait un couteau-poignard et rêvait des plans de drames. Puis ç’a été un étudiant folâtre du quartier latin ; il appelait « sa maîtresse » une grisette du lieu que je scandalisais par mes discours, quand j’allais le voir dans son fétide ménage. Il pinçait le cancan à la Chaumière et buvait des bischops de vin blanc à l’estaminet Voltaire. Puis il a été reçu docteur. Là, le comique du sérieux a commencé, pour faire suite au sérieux du comique qui avait précédé. Il est devenu grave, s’est caché pour faire de minces fredaines, s’est acheté définitivement une montre et a renoncé à l’imagination (textuel) ; comme la séparation a dû être pénible ! C’est atroce quand j’y pense ! Maintenant je suis sûr qu’il tonne là-bas contre les doctrines socialistes. Il parle de l’édifice, de la base, du timon, de l’hydre. – Magistrat, il est réactionnaire ; marié, il sera cocu ; et passant ainsi sa vie entre sa femelle, ses enfants et les turpitudes de son métier, voilà un gaillard qui aura accompli en lui toutes les conditions de l’humanité. Ouf ! parlons d’autre chose.
C’est jeudi, en revenant d’Asie, – jeudi anniversaire de ma naissance, – que j’ai trouvé en rentrant tes deux bonnes lettres (46 et 47). Ç’a été ma fête. Pendant que Maxime était resté à la maison pour s’occuper des préparatifs du départ (douane, argent, envois de caisses, etc.), j’étais parti dès le matin avec notre ami le comte de Kosielski pour la ferme polonaise qui est de l’autre côté du Bosphore, en Asie. Nous avons fait en notre journée quinze lieues ventre à terre, galopant sur la neige qui couvrait la campagne déserte. C’était de grands mouvements de terrain qui ondulaient comme des vagues monstrueuses, dont la blancheur monotone était déchirée de place en place par de petits chênes rabougris ou des bruyères. Un pâle soleil brillait sur cette étendue froide. Nous nous sommes égarés. Des pâtres bulgares couverts de peaux de bêtes, et qui ressemblaient plutôt à des ours qu’à des hommes, nous ont remis sur notre route. Quant à un chemin frayé, nous ne voy[i]ons sur la neige que la trace des lièvres et des chacals qui avaient couru pendant la nuit. Dans les montées et les descentes, notre souroudj (guide-loueur de cheval) chantait à tue-tête une chanson sur un air aigu, que le vent aussitôt arrachait de sa bouche et emportait dans la solitude. Il faisait très froid ; le mouvement du cheval cependant nous faisait suer. Kosielski disait : « Oh ! il me semble que c’est la Pologne. » Et moi je pensais aux grands voyages par terre, de l’Asie centrale, à la Tartarie, au Thibet, à tout le vague pays des fourrures et des cités à dômes d’étain.
Tu me demanderas peut-être ce que c’est que le comte de Kosielski. C’est un grand seigneur polonais, ici avec nous au même hôtel, aux trois quarts ruiné par suite des guerres de son pays, couvert de blessures et de horions, homme charmant et de bonne compagnie. Il est chef de l’émigration polonaise et hongroise accueillie par la Sublime Porte sur les terres de l’empire. C’est lui qui leur distribue l’argent et assigne à chacun le lieu où ils doivent résider. J’ai vu à cette ferme quelques-uns de ces pauvres diables. L’amour de la patrie mène loin – soit dit sans calembour. Kosielski est encore une des nombreuses connaissances que nous avons faites en voyage ! – et des meilleures ! C’est étonnant du reste comme on s’accroche vite en pays étranger. Il est vrai qu’on se décroche avec la même facilité. N’importe, cela a son petit moment d’amertume que de quitter ainsi des sympathies toutes fraîches. Ce pauvre garçon est tellement embêté de nous voir partir qu’il va quitter l’hôtel quand nous n’y serons plus. Sais-tu de quel nom il m’appelle ? C’est comme Herbert, il m’appelle « papa », « Voulez-vous un cigare, papa ? », « Allons, papa, venez », etc.
La conduite du sieur Cloquet ne m’étonne en rien, mais celle de Brunet me surprend ; je ne l’aurais pas cru si aimable. Je l’ai toujours jugé cependant comme un assez bon garçon, mais de tête peu solide.
L’empirement d’Hamard me réjouit. Qu’il aille donc tout à fait mal pour qu’un bien en résulte. Du reste un conseil judiciaire ne signifiera rien. Il aura recours aux usuriers, voilà tout. Il faudrait du même coup lui faire retirer la tutelle de son enfant. Dans l’hypothèse du conseil judiciaire pur et simple, j’ai peur que privé des distractions que peuvent lui donner l’argent, il ne se rejette sur des récréations plus vertueuses, mais plus dangereuses pour ton repos, pauvre chère mère.
Maxime ne m’a point l’air pressé de rentrer en France. Rien ne l’y attire. Ainsi je crois qu’il restera en Italie quelque temps avec moi. Au reste là-dessus rien d’arrêté de sa part. Cela dépend un peu des affaires de sa succession. Le seul inconvénient donc que je vois à ce que tu viennes me retrouver à Rome au lieu de Naples, c’est d’abord que c’est reculer l’instant où nous nous embrasserons ; 2° pour toi c’est perdre Naples, qui vaut, je crois, la peine d’être vu[e]. Quant à Lilinne et au père Parain, je t’ai dans une lettre précédente longuement exprimé mon opinion là-dessus. J’ai peur d’y revenir et de t’influencer trop. Mais elle reste la même. Nous serons à Naples, selon mes calculs, dans le courant ou à la fin de février. Là je t’attendrai ou bien j’irai t’attendre à Rome, comme tu me le diras. Quant à ce que je m’ennuie à Rome, non ; à t’attendre, c’est possible.
Écris-moi tout de suite à Athènes.
Nous avons encore expédié une caisse à Rouen, par la maison Rostand. Elle devra comme les autres rester à la douane jusqu’au retour de l’un de nous deux.
Je suis content que tu aies vu le colonel Langlois et sa femme ; ils m’ont fait comme à toi l’effet de braves gens. Donne-moi des détails sur eux et dis-moi ce qu’ils t’ont dit de nous. C’est, je crois, que nous avons en voyage des touches très excentriques. Le général Aupick nous adore, nous avons reçu de lui un petit mot pour nous inviter encore à dîner demain. C’est le père Parain qui aurait été satisfait ! Artin-Bey est venu nous rendre notre visite : recevoir la visite d’un ex-premier ministre et qui un de ces jours probablement va être nommé ambassadeur à Paris. Le vieux drôle nous cajole, notre qualité de gens de plume l’allèche, ces gens naïfs croient encore à la presse.
Le chef d’état-major du général Aupick, le colonel de Margadel, connaît beaucoup Trouville et ses environs. Il y a passé plusieurs vacances chez M. Honoré dans le cottage du père Follebarbe (ce pauvre cottage !). Nous avons beaucoup causé de Trouville ensemble !
Quand je saurai l’époque de ton départ, je t’enverrai une liste de divers objets que tu m’apporteras. Tu as bien fait de ne pas dire ton plan, tout le monde t’eût embêtée là-dessus. – Emmène tout de même une femme de chambre si tu te la juges nécessaire ou même commode. L’argent est bon, mais l’aise meilleure. Et l’aise, en voyage, c’est tout. C’est la santé et la vie bien souvent. J’attribue notre bon état permanent au bon régime que nous avons suivi, à notre sobriété et, pour lâcher le mot, au comfortable dont nous nous privions quand il était absent, mais que nous saisissions avec la même philosophie, quand il se présentait.
Adieu, pauvre vieille chérie de ton fils qui t’aime.
À une heure d’Athènes sur la côte
en mer.
19 décembre [1850].
Nous allons arriver tout à l’heure à Athènes. Le voyage s’est bien passé, sauf Maxime qui a eu le mal de mer.
Je t’envoie ce petit mot, chère pauvre vieille (je souhaite qu’il t’arrive pour ton jour de l’an), confié aux soins du commissaire du bord qui doit le jeter à la poste à Marseille ; t’arrivera-t-il ?
Nous allons faire cinq jours de quarantaine au Pirée.
Le temps est très beau, au-dessus de l’Acropole se voient les sommets du Taygète.
Quand j’ai aperçu Athènes tout à l’heure, j’ai été heureux comme un enfant.
Adieu, je t’embrasse de toutes mes forces.
Ton fieux.
Athènes, au Lazaret du Pirée,
19 décembre 1850. Jeudi.
J’y suis depuis hier. Nous voilà casernés au lazaret jusqu’à dimanche… Je lis de l’Hérodote et du Thirlwall. La pluie tombe à verse, mais du moins il fait plus chaud qu’à Constantinople où, ces jours derniers, la neige couvrait les maisons. J’ai été joyeux tout de bon, hier, en apercevant l’Acropole qui brillait en blanc au soleil, sous un ciel chargé de nuages. – Nous passions devant Colone, nous avions Égine à gauche, Salamine en face. Maxime, gêné du mal de mer, râlait dans sa cabine. Le temps était rude. À l’avant, avec mon lorgnon sur le nez, à côté de la cage aux poulets, debout et regardant devant moi, je me laissais aller à de grandes pensées. – Sans blague aucune, j’ai été ému, plus qu’à Jérusalem, je ne crains pas de le dire. – Ou du moins d’une façon plus vraie, où le parti pris avait moins de part. Ici c’était plus près de moi, plus de ma famille. C’est peut-être aussi que je m’y attendais moins. Voilà l’éternel monologue hébété et admiratif que je me disais en considérant ce petit coin de terre, au milieu des hautes montagnes qui le dominent : « C’est égal, il est sorti de là de crânes bougres, et de crânes choses. »
Nous allons la semaine prochaine commencer nos courses, aux Thermopyles, Sparte, Argos, Mycènes, Corinthe, etc. Ce ne sera guère qu’un voyage de touriste (oh !!) : il ne nous reste ni temps ni argent. – Il a fallu par le même motif passer par-dessus la Troade. Constantinople nous a dévorés. J’aurais bien voulu voir aussi la Thessalie. Mais il faut quitter Golconde ; c’est fini, n-i-ni, c’est fini. J’ai été triste à crever en disant adieu à Constantinople. Encore une porte fermée derrière moi, encore une bouteille d’avalée. J’éprouve depuis six semaines des appétits féroces de voyage, justement parce que mon voyage finit. Je me désespère d’avoir manqué la Perse. N’y pensons plus. L’homme n’est jamais satisfait de rien : maxime qui, pour n’être pas neuve, n’en est pas plus consolante.
Comment un homme sensé comme toi a-t-il pu se méprendre, à ce propos, sur mon voyage d’Italie ? Ne vois-tu pas qu’une fois rentré je ne sortirai plus ? Et que d’ici à… ?, la saison de mes pérégrinations est close. Comment et avec quoi, animal, irais-je jamais en Italie si je n’y vais pas cette année ? Mon voyage d’Orient (ceci entre nous) a rudement entamé mon mince capital. Le soleil l’a fait maigrir. Crois-tu que comme toi je ne sente pas bien la fétidité d’un voyage exécuté sans préparations et qui durera peut-être six mois tout au plus ? N’importe, j’en prendrai ce que je pourrai, quoique, à suivre mon penchant, je voudrais rester en Italie le temps d’y travailler sur place et de m’infiltrer goutte à goutte ce que je vais avaler à grandes gorgées. C’est comme pour la Grèce ; je hausse les épaules de pitié en songeant que j’y vais rester quelques semaines et non quelques mois. – Espérons, malgré tes prédictions, que le voyage d’Italie ne me poussera pas à l’hyménée. Vois-tu la famille où s’élève, dans une tiède atmosphère, la jeune personne qui doit être mon épouse ? Mme Gustave Flaubert ! Est-ce que c’est possible ? Non, je ne suis pas encore assez canaille.
C’en est donc fini de l’Orient. Adieu, mosquées ; adieu, femmes voilées ; adieu, bons Turcs dans les cafés, qui, tout en fumant vos chibouks, vous curez les ongles des pieds avec les doigts de vos mains ! Quand reverrai-je les négresses suivant leur maîtresse au bain ? Dans un grand mouchoir de couleur elles portent le linge pour changer. – Elles marchent en remuant leurs grosses hanches et font traîner sur les pavés leurs babouches jaunes, qui claquent sous la semelle à chaque mouvement du pied. Quand reverrai-je un palmier ? Quand remonterai-je à dromadaire ?…
Ô Plumet fils ! qui avez inventé la désinfection de la merde, donnez-moi un acide quelconque pour désembêter l’âme humaine.
Nous avons passé cinq semaines à Constantinople, il y faudrait passer six mois. – Malgré le mauvais temps, nous nous sommes beaucoup promenés, dans les bazars, dans les rues, en caïque, à cheval. Nous avons vu le sultan. Nous avons été au bordel, et même au théâtre, où l’on jouait un ballet : Le Triomphe de l’Amour. Un dieu Pan y dansait un pas de caractère, engainé dans une culotte de velours à bretelles, et les danseuses exécutaient, à la barbe des Arméniens, Grecs et Turcs, un cancan des plus effrénés. – Le public prenait la chose au sérieux et se pâmait d’aise.
Un jour, nous sommes sortis à cheval et nous avons fait le tour des murailles de Constantinople. Les trois enceintes se voient encore. Les murs sont couverts de lierre. Derrière eux grouille la ville turque, avec ses maisons de bois noir et ses vêtements de couleur. En dehors il n’y a rien qu’un immense cimetière planté de stèles funéraires et de cyprès. Le vent soufflait dans les arbres, il faisait froid. En suivant toujours l’enceinte, nous sommes arrivés au bord de la mer (de Marmara). En cet endroit il y a des boucheries. Des tripailles d’animaux jonchaient le sol. Des chiens jaunes rôdaient là tout autour ; les oiseaux de proie, avec de grands cris, voltigeaient dans le ciel, au-dessus des flots qui se brisaient contre les tours et rebondissaient à grand bruit. Le vent levait en l’air la queue et la crinière de nos chevaux. Nous sommes revenus à travers les tombes, galopant et sautant entre elles, allant au pas quand c’était plus serré, trottant lestement sur les pelouses quand elles se présentaient entre les tombeaux et les arbres.
Un autre jour – c’était un dimanche – je suis sorti tout seul, à pied, et je me suis enfoncé dans le quartier grec (Saint-Dimitri), au hasard, car je me suis perdu. Dans les cafés, des hommes accroupis autour des mangals (réchauds) fumaient leur pipe. Dans une rue où une sorte de torrent coulait sur la boue, une négresse accroupie demandait l’aumône en turc. Quelques femmes revenaient des vêpres. – Des enfants jouaient sur les portes. – Aux fenêtres, deux ou trois figures de Grecques qui me regardaient curieusement. Je me suis trouvé dans la campagne sur une hauteur, ayant Constantinople à mes pieds et qui se développait avec une prodigieuse ampleur. Je ne savais plus guère où j’étais. Il y avait à côté de moi une caserne turque, plus loin quantité de petites colonnes élevées dans les champs. C’est là que les sultans autrefois venaient s’exercer à l’arc. Chaque fois qu’ils avaient touché le but, on élevait une colonne. Puis je me suis dirigé tant bien que mal vers la mer, et me suis trouvé devant l’arsenal. Beaucoup de matelots de toutes nations, rues tortueuses et noires, sentant le goudron et la putain, et je suis rentré chez moi, brisé, étourdi.
Il y a aujourd’hui huit jours, anniversaire de ma naissance, j’ai fait quinze lieues à cheval, en Asie, d’un train d’enfer, sur la neige. J’allais à la colonie polonaise. Pauvres diables ! En courant sur ces solitudes blanches où se voyaient seulement des traces de lièvres et de chacals, je pensais aux voyages d’Asie, au Thibet, à la Tartarie, à la muraille de la Chine, aux grands caravansérails en bois, où le marchand de fourrures arrive le soir, par un crépuscule vert, avec ses chameaux velus dont les poils sont raides de givre. – La neige assourdissait le bruit des pas de nos chevaux. Dans les fondrières leurs sabots cassaient la glace. Quand nous les laissions souffler un moment, ils mordillonnaient du bout des dents les petits arbres rabougris qui apparaissaient sous la neige. Des bergers bulgares couverts de peaux de mouton nous ont remis dans notre route, ou plutôt sur notre voie, car nous allions sans chemin frayé. À la porte de la ferme, il y avait un grand chevreuil suspendu et dont la gorge coupée était noire. Nous sommes revenus à la nuit à Scutari. – Mon compagnon, avec un grand fouet de poste, frappait les chiens, dans les villages où nous passions. Toute la meute vagabonde hurlait effroyablement. Nos chevaux continuaient leur train insensé. – La mer était grosse pour passer le Bosphore, et si nous ne nous sommes pas noyés en caïque, c’est que Dieu ne l’a pas voulu. Du reste, ç’a été une bonne journée et comme on en passe peu dans la vie, même en voyage. Jamais je n’oublierai ces vieilles montagnes de Bithynie, toutes blanches, et la lumière qui les éclairait, si froide et si immobile qu’elle semblait factice ; ni tous ces villages qui se suivaient, rendus bruyants tout à coup par nos quatre chevaux passant à fond de train, passant sur le pavé comme un éclair. Puis, au lieu du pavé, nous sentions de nouveau la terre sous nos pieds. Aux détours de la route, le comte Kosielski (mon compagnon), dirigeant sa bête comme un lancier et se couchant tout entier sur son col, fondait sur les chiens et leur lançait de grands coups de fouet, puis, faisant une volte, continuait sa route, sans s’arrêter.
J’ai vu les mosquées, le sérail, Sainte-Sophie. Au sérail un nain, le nain du sultan, jouait avec les eunuques blancs à côté de la salle du trône ; le nain, habillé d’une manière cossue, à l’européenne, sous-pieds, paletot, chaîne de montre, était hideux. Quant aux eunuques, les noirs, les seuls que j’eusse vus jusqu’à présent, ne m’avaient fait aucun effet. Mais les blancs ! Je ne m’y attendais guère. Ils ressemblent à de vieilles femmes méchantes. Cela vous irrite les nerfs et vous tourmente l’esprit. On se sent pris de curiosités dévorantes, en même temps qu’un sentiment bourgeois vous les fait haïr. Il y a là quelque chose de tellement antinormal, plastiquement parlant, que votre virilité en est choquée. Explique-moi ça. N’importe, ce produit est une des plus drôles de choses qui soient sorties de la main humaine. – Que n’aurais-je pas donné en Orient pour me faire l’ami d’un eunuque ! Mais ils sont inabordables. – À propos du nain, cher seigneur, il va sans dire qu’il m’a remis en mémoire le gentil Caracoïdès.
Nous avons été indignement floués de 300 piastres (75 francs) pour voir danser les bardaches. – Dans une méchante chambre de cabaret, trois ou quatre bambins de douze à 16 ans se tortillent autour d’un violon et d’une mandoline. Costumes ineptes, peu de verve, absence d’art complète, souvenir effacé des danses d’Égypte. Ô Hassan el Bilbéis, où es-tu ! Quant à la pédérastie, brosse. Ces messieurs ont des amants de cœur, je ne sais quoi. On les réserve pour les pachas. Bref il nous a été impossible d’en tâter. Ce que je ne regrette nullement, car leur danse m’a profondément dégoûté d’eux. Il fallait, comme [pour] beaucoup de choses de ce monde, se contenter de rester sur le seuil.
Dans ce même quartier de Galata nous avons été un jour dans un sale broc pour baiser des négresses. – Elles étaient si ignobles que le cœur m’en a failli. J’allais m’en aller quand la maîtresse du lieu a fait signe à mon drogman et l’on m’a conduit dans une chambre à part, très propre. Il y avait là, cachée derrière les rideaux et au lit, une toute jeune fille de 16 à 17 ans, blanche, brune, corsage de soie serré aux hanches, extrémités fines, figure douce et boudeuse. C’était la fille même de Madame, réservée exprès pour les grandes circonstances. Elle faisait des façons, on l’a forcée de rester avec moi. Mais quand nous avons été couchés ensemble et que mon index était déjà dans son vagin, après que ma main avait parcouru lentement deux belles colonnes d’albâtre couvertes de satin (style polisson empire), je l’entends qui me demande en italien à examiner mon outil pour voir si je ne suis pas malade. Or comme je possède encore à la base du gland une induration et que j’avais peur qu’elle ne s’en aperçût, j’ai fait le monsieur et j’ai sauté à bas du lit en m’écriant qu’elle me faisait injure, que c’était des procédés à révolter un galant homme, et je me suis en allé, au fond très embêté de n’avoir pas tiré un si joli coup, et très humilié de me sentir avec un vi in-présentable.
Dans un autre lupanar nous avons baisé des Grecques et des Arméniennes passables. – La maison était tenue par une ancienne maîtresse de notre drogman. On était là chez soi. Aux murs il y avait des gravures tendres, et les scènes de la vie d’Héloïse et d’Abélard avec texte explicatif en français et en espagnol. – Ô Orient, où es-tu ? – Il ne sera bientôt plus que dans le soleil. À Constantinople, la plupart des hommes sont habillés à l’européenne, on y joue l’opéra, il y a des cabinets de lecture, des modistes, etc. ! Dans cent ans d’ici, le harem, envahi graduellement par la fréquentation des dames franques, croulera de soi seul, sous le feuilleton et le vaudeville. Bientôt, le voile, déjà de plus en plus mince, s’en ira de la figure des femmes, et le musulmanisme avec lui s’envolera tout à fait. Le nombre des pèlerins de La Mecque diminue de jour en jour. Les ulémas se grisent comme des Suisses. On parle de Voltaire ! Tout craque ici, comme chez nous. Qui vivra s’amusera !
La loi sur la correspondance des particuliers par voie électrique m’a étrangement frappé. C’est pour moi le signe le plus clair d’une débâcle imminente. Voilà que par suite du progrès, comme on dit, tout gouvernement devient impossible. Cela est d’un haut grotesque que de voir ainsi la loi se torturer comme elle peut et se casser les reins de fatigue, à vouloir retenir l’immense Nouveau qui déborde de partout. Le temps approche où toute nationalité va disparaître. La patrie alors sera un archéologisme comme la tribu. Le mariage lui-même me semble vigoureusement attaqué par toutes les lois que l’on fait contre l’adultère. On le réduit à la proportion d’un délit.
Ne rêves-tu pas souvent aux ballons ? L’homme de l’avenir aura peut-être des joies immenses. Il voyagera dans les étoiles, avec des pilules d’air dans sa poche. Nous sommes venus, nous autres, trop tôt et trop tard. Nous aurons fait ce qu’il y a de plus difficile et de moins glorieux : la transition.
Pour établir quelque chose de durable, il faut une base fixe. L’avenir nous tourmente et le passé nous retient. Voilà pourquoi le présent nous échappe.
J’ai ri comme un fol aux fumiers considérés comme engrais. La balle de C-a-u-dron, que j’ai revue là, m’a fait plaisir. Les couplets que j’aime le mieux sont ceux de
Caudron suivant les doctrines
De son illustre seigneur,
et surtout celui-ci, qui est infect de lourdeur bourgeoise :
Après six mois de ménage
Lise élargit ses jupons.
Quant aux vers sur « Un bracelet », je n’aime pas le rejet
La femme d’un agent
De change
Agent de change est un seul mot, et d’ailleurs il y a là, ce me semble, un peu trop d’intention de chic ; ça me semble trop espagnol et cavalcadour.
Seconde observation : je blâme « folle ivresse » et le renvoie avec « contrebandier farouche ».
Ce que j’aime mieux, c’est le second quatrain et ce vers :
Donne ton poignet mince, ô ma jeune maîtresse,
qui est svelte, vigoureux et bien cambré. – Mais l’idée finale a-t-elle assez de relief ? N’y aurait-il pas fallu frapper plus fort dans le dernier vers ?
Envoie-m’en, des vers, écris-moi de longues lettres, cher vieux compagnon, parle-moi de la muse d’abord, puis de toi ensuite, et de ton vi après. Je ne suis plus du tout au courant de tes amours. Aurais-tu le cœur occupé ? Conte-moi donc tout cela. Écris-moi tout cela. Écris-moi à Naples où je serai vers le commencement de février.
Ce pauvre bougre de jeune Bellangé ! De quoi est-il mort ? J’ai assisté grâce à ta plume, ô grand homme, au dîner Defodon, ce devait être beau. Mon rêve est d’assister l’année prochaine à la distribution des prix et de voir le triomphe définitif de ton élève. Crois-tu qu’à force de bassesses je pourrais obtenir d’être admis dans le sanctuaire et de lui poser moi-même la couronne ?
Que j’aurai de plaisir à revoir ton incomparable balle, ô pauvre vieux ! Comme nous reprendrons avec plaisir nos bons dimanches ! Mais que vais-je faire, une fois rentré ? Je n’en sais rien, je ne m’en doute pas. J’ai tant pensé à l’avenir que je ne m’en occupe plus. C’est trop fatigant et trop creux. Vois-tu d’ici la façon formidable dont je gueulerai Melænis d’un bout à l’autre ! Serai-je rouge à la fin ! Je crois n’avoir rien perdu de cette belle voix qui me caractérise. En revanche, j’ai bougrement perdu de cheveux. Le voyage m’a culotté la figure. Je n’embellis pas, tant s’en faut. Le jeune homme s’en va. – Je ne voudrais pas vieillir davantage.
Je viens de chier. Les quiques du lazaret sont effroyablement sales. – Les étrons et les foirades diaprent le plancher jauni où s’étalent par places de grandes mares d’urine. C’est classique, et comme des quiques doivent être dans la ville de Minerve.
Que devient Don Dick d’Arah ? Huart ? Mulot ? etc. Dire que je reverrai toutes ces canailles-là pourtant ! Je deviens maintenant comme le père Chateaubriand, qui pleurait à tous les enterrements. Le moindre fait me plonge dans des songeries sans fin. Je m’en vais de pensées en pensées, comme une herbe desséchée sur un fleuve, et qui descend le courant de flot en flot.
Non, ne te fous pas de moi de vouloir voir l’Italie. Que les épiciers s’y amusent aussi, tant mieux pour eux. Il y a là-bas de vieux pans de murs, le long desquels je veux aller. J’ai besoin de voir Caprée et de regarder couler l’eau du Tibre.
Parle-moi de la Chine longuement et beaucoup. Je suis bien curieux de voir l’enfant. Nous fermerons les rideaux, nous ferons un grand feu, et seuls, les lumières flambant et les vers ronflant, nous fumerons des narguilehs, tandis que l’hippogriffe intérieur nous fera voyager sur ses ailes.
Adieu, cher bon vieux, je t’embrasse. Au printemps prochain, tu me reverras avec les roses et les crêtes-de-coq. Nous reprendrons nos clairs de lune.
À toi.
Maxime t’envoie les éphémérides de notre année passée. Il est probable que tu n’y comprendras pas grand-chose. – Il y a de quoi t’exercer l’esprit.
La description des hurleurs dans le volume de Max[ime] est exacte. Mais il n’a pas assez vanté les tourneurs. C’était plus difficile, rien n’est d’une séduction plus mystique.
Comme le paquebot venant de Constantinople se croise ici avec celui qui vient de Marseille, cette lettre partira probablement en même temps qu’une de toi m’arrivera. J’ai voyagé jusqu’ici avec la dernière que tu as reçue de Constantinople. Comme toutes les autres et comme celle-ci, elle n’a dû te dire que deux choses : que je me porte toujours bien et que je pense toujours à toi, chère pauvre vieille.
À l’heure qu’il est, tu dois t’être résolue relativement à Lilinne. J’attends le résultat de tes réflexions avec impatience.
Par le même courrier j’envoie mon énorme épître à Bezet. Ce sera probablement pour lui la dernière d’ici à Naples. S’il n’est pas content, qu’il s’aille promener. Je mérite un arc de triomphe sous le rapport de l’exactitude épistolaire.
Tu peux me répondre encore une fois, mais tout de suite, à Athènes. C’est le centre de nos courses en Grèce. Tu peux aussi risquer un mot à Patras (Grèce), en ayant soin de mettre sur l’adresse : par Trieste.
Nous casse-pétons de satisfaction d’être à Athènes. Et d’abord, quant au climat, il nous semble que c’est le printemps, comparativement à Constantinople qui, dans l’hiver, est une véritable Sibérie. Les vents de la Russie rafraîchis par la mer Noire vous y arrivent de première main. Ici nous retrouvons les myrtes et les oliviers, qui nous rappellent notre bonne Syrie. – Et puis les ruines ! les ruines ! Quelles ruines ! Quels hommes que ces Grecs ! Quels artistes ! Nous lisons, nous prenons des notes. Quant à moi, je suis dans un état olympien, j’aspire l’antique à plein cerveau. La vue du Parthénon est une des choses qui m’ont le plus profondément pénétré de ma vie. – On a beau dire, l’Art n’est pas un mensonge. Que les bourgeois soient heureux, je ne leur envie pas leur lourde félicité !
Nous sommes restés cinq jours au lazaret du Pirée. – Sous prétexte de lazaret, on vous y écorche vif. Nous avons été rincés d’importance sous le rapport de la bourse. Quel infâme brigandage que ces quarantaines ! Comme on est complètement en prison, on vous vend tout au poids de l’or ; et comme il n’y a jamais rien de prêt, il faut l’aller chercher à la ville, et les commiss[ionn]aires ne sont pas à bon marché. Il faut payer pour avoir une serviette, un couteau, une table, etc.
J’ai vu hier Canaris. Il avait un chapeau de soie comme un simple mortel, était habillé à l’européenne et couvert d’un manteau noir. C’est un petit homme trapu, grisonnant, le nez un peu écrasé. Il ne sait ni lire ni écrire. Quand il était ministre de la Marine, il ne pouvait signer son nom. Il ne connaît rien de tout ce qu’on a écrit en Europe sur lui. Quel renfoncement pour Hugo s’il savait cela, lui qui l’a tant chanté et si bien ! Canaris sait seulement ceci : « Il y a des livres qui parlent de moi en France. » Un de ces jours nous devons lui aller faire une visite.
Nous sommes ici pilotés et servis par un très brave homme, le colonel Touret, commandant de la place, ancien philhellène qui a fait la guerre de l’indépendance avec le général Fabvier.
Nous avons eu l’honneur d’exciter l’hilarité et la curiosité de S.M. Amélie, reine de Grèce. Nous nous sommes trouvés, le jour de notre arrivée, sur son passage, comme elle sortait en voiture pour se promener. Tout le monde la saluait, soit en ôtant son chapeau, ou son bonnet. Nous autres avec nos tarbouchs, nous lui avons fait le salut turc, ce qui lui a semblé si étrange (il n’y a pas du tout de Turcs ici) qu’elle s’est retournée vers sa dame d’honneur et s’est mise à rire. Nous lui avons fait dire par le col[o]nel Touret que nous eussions été fort embarrassés de la saluer autrement à cause de nos têtes. Elle a répondu qu’elle s’était pourtant aperçue que nous étions Français. Les Français doivent lui sembler de drôles de corps. – N’importe, j’aime mieux être plus drôle encore et n’habiter pas l’ignoble palais où elle loge ! Les misérables, est-ce laid ! Que dis-tu, en fait d’architecture, de celle du palais de l’ambassade à Constantinople, où l’erchitecte, ne sachant quel ordre inventer, a inventé celui de la Croix de la légion d’honneur ! Il a décoré des chapiteaux avec de grandes étoiles des braves. Ça a l’air de grandes morues à la sauce blanche dressées au haut des colonnes.
Demain matin nous partons pour Éleusis ; nous passerons sur le pont du Céphise, où jadis les femmes d’Athènes étaient engueulées, aux mystères, d’une façon si gaillarde !
Adieu, pauvre chère vieille, je t’embrasse. Embrasse bien Lilinne pour moi. Bientôt tu vas le revoir, ton grand mamoutchi de Gustave.
Le père Étienne est complètement décrépit. Il ne marche plus qu’en boitant, les genoux ployés, les mains retournées en dehors. Il est réduit au plus complet état de rachitisme et dit d’une voix mourante : « Je suis prêt à comparaître devant mon créateur. Je lui apporte une conscience pure. Ah, Quarafon, je vais rendre ma dépouille aux éléments ! »
28. Rien de nouveau. Nous arrivons de Marathon trempés et mouillés jusqu’aux os. – Confidence : je suis un peu tipsy à cause de deux bouteilles de vin que nous venons d’avaler pour nous réchauffer.
Adieu, pauvre chère vieille, je t’embrasse à t’étouffer. Ton fils qui t’aime de tout son cœur.
[Athènes,] 27 [décembre 1850].
J’arrive de Marathon, avant-hier nous avons été à Éleusis. Le Parthénon est une chose crâne – vive le classique. Je ris beaucoup en pensant à l’idée que se faisait M. de Marmontel du paysage qui environne Athènes, – était-ce couillon !
Tes numéros 48 et 49 me manquent, ils seront sans doute restés à Constantinople. Je n’ai reçu depuis mon départ de cette ville que ton numéro 50 écrit le 26 décembre. Du reste cela ne m’étonne nullement, je me méfie beaucoup de la poste grecque. Tu vois par mon exemple, pauvre chère vieille, combien il faut peu s’inquiéter du retard des lettres. Si tu avais été à ma place, tu serais morte cent fois d’inquiétude. Et j’ai peur que cela ne t’arrive en Italie relativement à Lilinne. Puisque ton parti est pris là-dessus, il n’y a plus à y revenir. Je comprends bien ta conduite vis-à-vis d’Hamard. Mais persuade-toi d’avance, pauvre vieille, que tu vas faire un triste voyage. Tu auras la tête aux champs à chaque moment. Demande plutôt à Maxime de quelle humeur j’ai été pendant tout le voyage, les jours de courrier. C’est vraiment alors que j’étais comme la fille du capitaine Barbey « vraiment à charge ». Je suis fâché aussi que tu n’emmènes pas avec toi le père Parain. Tu as beau dire. Il te serait plus utile qu’une femme de chambre, surtout à toi qui, en ayant toujours eu une, t’en es néanmoins toujours passée. Je crois qu’un homme dévoué comme le père Parain peut t’être plus utile qu’une fillette hustuberlue comme Eugénie. Mon dernier motif pour que tu prennes le père Parain avec toi, le voici, et là-dessus j’aborde la question franchement, aimant mieux te choquer peut-être un peu maintenant que de te blesser plus tard. Moi qui connais ma bonne femme je sais ce qui arrivera : quand nous serons tous les deux tout seuls et que Maxime sera parti (ce qu’il ne fera qu’après ton arrivée, tenant comme il le dit à être relevé de la faction par toi seule et à me remettre en mains propres), quand nous serons tous les deux seuls, et que tu resteras à la maison parce que je serai parti toute la journée courir dehors, car je compte mettre à profit le peu de temps que je dois rester en Italie, tu feras dans ton for intérieur des petits monologues dans le genre de ceux-ci : « Pas encore rentré ! Toujours sorti sans moi. Ah ! comme on prend l’habitude de vivre sans vous en voyage », et allant crescendo : « Ah ! il ferait bien mieux de me dire que je le gêne. S’il avait autant de plaisir à me voir que j’en ai, moi, à être avec lui, il resterait », etc., etc. Est-ce vrai ? voyons, avoue-le, vieille jalouse, faites une petite risette. Est-ce que je ne suis pas un vieux roquentin qui connaît le cœur humain ? Et tu crois que, sachant d’avance que tu t’embêteras les trois quarts de la journée à l’hôtel, je pourrai librement jouir à flâner de mon côté toute la journée. – Je me dépêcherai, je verrai mal, et j’aurai comme toi envie de partir, car tu sais que j’aime mieux ne pas faire une chose que de la faire à demi. Réfléchis, je t’en prie, à tout cela. Sois sûre de ce que je te dis ; emmène ce pauvre vieux père Parain, ça lui fera tant de plaisir ; lui, à tes côtés, il te rassurera sur Lilinne, tu auras quelqu’un à qui parler d’elle, de Nogent, d’Olympe, de la maison où sera ta pauvre petite, etc.
Réponds-moi à Naples poste restante. Tu peux peut-être me risquer tout de suite encore un mot à Brindisi (royaume de Naples). D’après ce que j’ai compris de ta lettre, c’est à la fin de mars que je te verrai, pauvre mère. Ce brave Maxime fait à propos de notre rapprochement un triste retour sur lui ; à cause de lui, pauvre vieille, il y faudra mettre un peu de pudeur, hein ? Tu as déjà tant passé par là, toi. La joie des autres fait quelquefois tant de mal, n’est-ce pas ?
Je suis fort aise que les caisses d’Alexandrie soient à Croisset. Tu ne me dis pas si on les a ouvertes à la douane. Espérons que celles de Beyrouth et de Constantinople vont suivre. Peut-être en renverrons-nous une dernière d’Athènes, car nous ne pouvons entrer en Italie avec nos armes. On nous les confisquerait, ce qui serait embêtant. Ce sont des armes de prix auxquelles nous tenons.
Fovard te remettra pour nous des habits et des livres. Je te prie de m’apporter : 1° mon grand carton en maroquin, celui qui ferme à clef. S’il n’est pas sous une de mes étagères, il est dans les casiers vitrés de ma bibliothèque ; 2° un gilet blanc, celui qui croise ; 3° six mouchoirs de poche ; 4° quatre chemises de toile. Tu prendras ma malle pour mettre toutes ces affaires. Si le burnous de Maxime te gêne, mets-le sur la malle, c’est là sa place ou prends-le pour mettre sur tes genoux.
Nous avons fait une tournée de dix jours aux Thermopyles et à Delphes, couchant dans des gîtes affreux et ne mangeant guère que du pain sec, grâce à la canaillerie de notre drogman. Celui-là paye pour les autres. – Je l’ai si bien secoué qu’il a avoué à notre hôte qu’il ne pouvait plus me regarder sans terreur. Je crois en effet que je n’ai pas l’air doucereux en de certains moments. Du reste nous avons vu de belles et de magnifiques choses, nous avons engueulé le Parnasse et invoqué Apollon, aux Thermopyles j’ai perdu un éperon et fait débusquer un lièvre de dessous un buisson. J’ai vu l’antre de Trophonius que visita ce brave Apollonius de Thyane. – Nous étions couverts de peaux de bique et comme elles se déchiraient dans la journée, nous les raccommodions nous-mêmes le soir. Je faisais la grisette et Maxime, simulant le tourlourou, me faisait la cour, c’était bien gentil. Il me complimentait sur mes petites menottes et moi je le repoussais en lui disant que je n’aimais pas l’odeur du tabac. Nous devenons tellement bêtes que d’ici à peu nous allons jouer sans doute au gendarme et au voleur.
Pour le Péloponnèse nous avons pris un autre drogman, qui nous est très recommandé ; celui que nous avions pour les Thermopyles avait été pris trop à la hâte. Mais où est Stéphany et même ce brave gueux de Joseph ?
Adieu, pauvre chérie. Porte-toi bien, soigne-toi bien, arrive-moi dodue et grasse. Le soleil de la Phocide m’a reculotté un peu, et mes cheveux ont l’air de vouloir repousser.
Mille baisers sur ta bonne mine.
À toi, ton fils.
Voici ma dernière lettre d’Athènes, probablement ; nous partons dans quelques jours pour le Péloponnèse. Je ne sais maintenant comment et d’où t’écrire, d’ici à mon arrivée à Naples. Ainsi, pauvre mère, attends-toi à un retard de plusieurs courriers pendant au moins un bon mois. Après quoi tu en recevras de Naples régulièrement jusqu’à ce que toute correspondance cesse ; ce sera l’époque de nos embrassements. – Je t’attends à Rome vers la fin de mars. – Oh ! viens plus tôt si tu veux, pauvre vieille, tu seras bien reçue. Quant au départ de Maxime, je te répète qu’il est complètement subordonné à ton arrivée. – Je suis assez content que tu aies renvoyé Eugénie, parce que je pense que cela te fera amener le père Parain. Crois-en mon expérience, un homme te sera plus utile qu’une femme, surtout voyageant seule. Si tu n’écoutes pas mon avis, chère vieille, prends alors une bonne femme de chambre anglaise qui ait l’habitude de voyager, quelqu’un enfin de dégourdi, et non pas quelque très bon sujet de campagne parfaitement incapable. – Adresse-toi pour cela à Paris. Je ne sais pourquoi, mais j’imagine que notre ami Bouteiller pourrait peut-être t’en procurer. – Nous partons pour Patras, grâce à l’argent que l’on nous a avancé, ici, sur notre bonne mine et qui nous permettra d’aller jusqu’à Naples, en tirant le diable un peu par la queue, il est vrai. Mais enfin nous y arriverons. Là je compte avoir de toi de quoi nous faire vivre jusqu’à ton arrivée. Maxime est furieux contre le jeune Fovard qui en use avec nous d’une façon plus que cavalière. Grâce à lui, sans notre lettre ministérielle et la recommandation du général Aupick auprès de M. Sabbatier (le consul d’ici), nous serions restés le bec dans l’eau, car nous ne savons si cet argent demandé depuis septembre dernier est à Constantinople ou peut-être encore à Paris. Les amis de Du Camp se conduisent du reste indignement avec [lui]. Fovard ne lui écrit pas un mot de ses affaires, sans compter qu’il ne lui envoie pas d’argent. Quant aux autres ils l’oublient, et c’est ingratitude, car il est, hélas pour lui, assez bon envers eux.
Le mariage de Sassetti nous a réjouis beaucoup. Il fait là une triste emplette et je crois qu’il vaut mieux que sa future. Son ancienne l’aura sans doute congédié et c’est par dépit qu’il prend la belle Eugénie. Tu me demandes des renseignements sur lui ; voici mon et notre opinion : – c’est un très honnête homme, je lui confierais n’importe quoi ; sa délicatesse est à toute épreuve ; il est intelligent et très propre. Voilà pour le bien ; quant au revers de la médaille, caractère très faible, excessive vanité, jaloux, difficile à vivre. Je ne sais comment Joseph et Stéphany ont eu la patience de subir sa société si longtemps. C’est un vrai gamin ; il a bon cœur, mais fait tant d’embarras que, quand il a demandé à s’en aller, nous ne l’avons nullement prié de rester. – Il ne pourra tenir dans aucune place où il aura affaire directement avec ses maîtres. Du reste nous l’avons gâté pour le reste de sa vie ; le pauvre garçon nous regrettera. Il sera, je crois, très bon père de famille. Ce qui m’ennuyait le plus de lui, c’était ses dégoûts perpétuels : il ne pouvait manger avec les Turcs parce que les Turcs vous rotent au nez, il n’aimait pas le poulet, il n’aimait pas les œufs, etc. En résumé c’est un garçon qui a de bonnes qualités. Mais s’il n’a pas pour femme une maîtresse femme, il crèvera sous peu dans la misère.
J’ai rencontré ici à l’hôtel un Cypriote qui connaît beaucoup la fille de Mme Vasse. Il me paraît bien renseigné sur le reste de la famille. À ce qu’il paraît que M. Pepo, après avoir été dans l’aisance, est réduit maintenant à une gêne étroite. Il fait grand cas de Mme Pepo et de tout le reste de la famille si ce n’est du père qu’il regarde comme un très mauvais homme, quoiqu’il ne le connaisse pas personnellement. Il n’y a pas longtemps qu’il avait quitté Chypre et la fille de Mme Vasse allait bien. Ce monsieur s’appelle M. Baridji.
J’ai reçu en même temps que ta lettre du 5 de ce mois une de Bezet. Je n’ai pas le temps de lui répondre. Peut-être lui enverrai-je un mot avant de partir ; en tout cas, remercie-le bien des deux très bonnes choses qu’il nous a envoyées.
Tu parles de souvenirs et de choses passées, sais-tu aujourd’hui à quoi j’ai pensé ? Au long après-midi d’été que nous avons passé tous les trois dans l’auberge de la mère Leblond, à Pont-Audemer. Comme il faisait chaud ! comme il y avait des mouches ! J’entends encore les grelots des chevaux de roulier qui étaient dans l’arrière-cour pleine de poussière. Je suis comme toi, je n’oublie rien. Je rêve souvent Déville. Le souvenir de mon pauvre rat ne me quitte pas. – J’ai toujours à son endroit une place vide au cœur et que rien ne comble. Charmante et bonne créature ! Nous nous touchons aussi, va, et de bien près par notre humiliation commune : l’avoir donnée à cet homme si vulgaire, depuis la botte jusqu’au chapeau ! Ah, j’ai cruellement ragé ce jour que dans le marais de Deauville l’eau flaquait dans ses claques et bavachait par-dessus ses sous-pieds…
On a beau voyager, voir des paysages et des tronçons de colonnes, cela n’égaye pas. On vit dans une torpeur parfumée, dans une sorte d’état somnolent, où il vous passe sous les yeux des changements de décors, et à l’oreille des mélodies subites, bruits du vent, roulement des torrents, clochettes des troupeaux. Mais on n’est pas gai ; on rêvasse trop pour cela. Rien ne dispose plus au silence et à la paresse. Nous passons quelquefois des jours entiers, Max[ime] et moi, sans éprouver le besoin d’ouvrir la bouche. Après quoi nous faisons le sheik. À cheval, votre esprit trottine d’un pas égal par tous les sentiers de la pensée ; il va remontant dans les souvenirs, s’arrêtant aux carrefours et aux embranchements, foulant les feuilles mortes, passant le nez par-dessus les clôtures. Tout cela mûrit – et vieillit, sans parler du physique ; car attends-toi à me retrouver aux trois quarts chauve, avec une mine culottée, beaucoup de barbe, et de ventre. Décidément j’enlaidis ; j’en suis affligé. Ah ! je ne suis plus ce magnifique jouvencel d’il y a dix ans. Dans onze mois, j’aurai 30 ans. 30 ans, c’est l’âge de raison. Je n’en ai guère pourtant.
L’autre jour, nous avons eu à côté de nous à table une bande de petits élèves de marine anglais de 9 à 14 ans, qui venaient tranquillement et comme des hommes se foutre une bosse à l’hôtel. Avec leurs uniformes trop grands pour eux, il n’y avait rien d’amusant et de gentil comme cela. Le plus petit, placé à côté de Maxime, et qui n’était pas plus haut que la table, perdait son long nez dans son assiette. Ces messieurs se portaient des toasts avec un sang-froid de lord. Ils fumaient des cigares et buvaient du Marsala. Ma figure les intriguait beaucoup. Ils me prenaient pour un Turc (ce qui est à peu près général partout). Ils ont dit au maître de l’hôtel qu’ils étaient bien fâchés de partir le lendemain, que sans cela ils seraient venus me faire une visite pour causer avec moi.
Nous avons fait la connaissance de Mouraddi, celui qui a dernièrement soutenu le siège de Venise avec Manin. Il a été enfermé dans les plombs et s’en est échappé. Ancien philhellène, il a beaucoup connu lord Byron et nous a donné quelques détails intéressants sur lui. C’est un homme curieux à connaître et un crâne citoyen. On fait du reste, en voyage, de bonnes rencontres et je n’aurais jamais cru que l’on y pratiquât autant le monde.
J’ai rapporté, pour le commun des amis, des pipes d’un goût détestable et qui feront beaucoup d’effet. Mais je n’ai rien rapporté pour le père Parain, ni pour Achille, ni pour sa femme, ni pour Juliette. Elles se contenteront de pantoufles et de soies brodées. À moins d’y mettre un très grand prix la curiosité n’a de valeur que comme ayant du caractère. Y compris ce qui nous appartient à tous les deux, il n’y en a pas en tout pour mille francs, tant s’en faut ! et cela emplit plusieurs caisses. Je suis fâché pourtant de ne rien rapporter à Achille. Si tu vois dans mes affaires quelque chose que tu penses lui être agréable, je le lui offrirai avec plaisir. Quant à toi, vieille, je me te rapporte. Je crois que ça te fera plus de plaisir qu’un pied de momie ou qu’un caillou du Jourdain.
Tu ferais bien, vieille, en cas qu’il faille me raser en Italie, ce à quoi je m’attends, de prendre tout ce que tu trouveras de rasoirs à moi, de les faire remettre en état et de me les apporter dans ma malle.
Mon compagnon t’embrasse – et moi ! À toi, ton fils qui t’aime.
Je serai bien curieux d’entendre lire Lilinne et je m’attends d’ici à la fin de mon voyage à recevoir d’elle une lettre.
Je compte voir avec toi la semaine sainte à Rome.
J’adresse ce mot à Athènes espérant qu’il arrivera à temps pour le courrier du 8 et que tu pourras ne pas manquer un courrier.
Nous allons très bien. François notre nouveau drogman fait très bien notre affaire, et tu sais, pauvre chère vieille, que tout dépend du drogman en Orient, et la Grèce est bien l’Orient, pis encore, sous le rapport du comfort. Nous couchons dans des gîtes impayables (et que nous payons) où il n’y a pas même de trou au toit pour laisser échapper la fumée, au milieu des tas de blé. Il y a de quoi la nuit en perdre la vue.
Nous avons un temps passablement pluvieux. C’est un petit voyage qui a son côté rude.
La route de Mégare à Corinthe peut se comparer à n’importe quoi, même quand on a vu L’Orient.
Nous avons passé par Mégare, Corinthe, Mycènes, Argos, Trézène, Némée, une partie de la Laconie. Dans deux jours nous serons à Messène et dans quinze à Patras. – Nous voyageons lentement, les routes (il n’y a pas de route) sont exécrables. Il faut faire quelquefois de grands détours pour éviter les rivières.
Appétit formidable et humeur gaillarde.
À Naples maintenant.
Adieu, pauvre chérie. Bonne nuit. Je t’embrasse sur tes deux joues maigres. À toi, ton
GUSTAVE.
Nous voilà arrivés au terme de notre voyage, chère vieille mère. Dans quatre jours nous nous embarquons pour Brindisi. Là, nous rentrons dans les conditions du touriste ordinaire. C’est fini quant au vrai voyage. Nous nous ennuyons ici à crever. Patras est un exécrable séjour. La gargote où nous sommes (les autres qui, dit-on, ne valent pas mieux, sont pleines) est atroce. Y arrivant jeudi dernier à 10 heures du soir après une journée de vingt lieues, nous avons eu bien du mal à avoir de quoi manger, et François, notre drogman, a couché, tout trempé qu’il était, sur les marches de l’escalier, où sans mon paletot il serait crevé de froid. – Du reste nous allons bien sous le rapport sanitaire, et le voyage du Péloponnèse, qui en cette saison est assez pénible, ne nous a pas fatigués. – Il est vrai de dire que je nous crois solides. « Je son capable », comme disait Joseph, de faire 30 lieues au trot et de recommencer le lendemain.
C’est donc à la fin du mois prochain, pauvre mère tant aimée, que nous nous reverrons. – Nous allons compter non plus maintenant par mois, mais [par] semaines et par jours. J’ai peur que tu n’aies froid dans ton voyage. Prends-y bien garde. Crois-en mon expérience et ne te fie nullement à la chaleur des pays chauds. Fais-moi le plaisir, je te le demande en grâce, de te faire faire des ceintures de ventre en flanelle. Emporte une chancelière pour tes pieds. Tu gèleras dans la diligence de Paris à Marseille, c’est certain. Munis-toi bien de vêtements chauds, manchon, manteau, etc., et si tu étais raisonnable, tu te ferais cadeau d’une petite pelisse en fourrure. Songe qu’à bord des bateaux à vapeur il n’y a pas de feu. À la fin de mars la saison sera encore fraîche. Crois-moi, bonne vieille mère, je n’exagère rien. Suis mes conseils. La santé en voyage n’est qu’au prix de tous ces soins.
Je ne voudrais pas qu’il en fût de ton voyage de Rouen à Rome comme il en a été de celui de Croisset à Nogent, où il s’est trouvé que mes prédictions se sont réalisées. Je n’ai pas été fâché que tu aies été si mal au fameux hôtel du père Parain, où je t’avais engagée à ne pas aller. Dans ce cas-ci ce serait différent.
Je suis bien curieux de savoir qui tu emmènes avec toi ? Si c’est le père Parain ?
Ne t’inquiète pas des caisses de Beyrouth. On a dit à Sassetti qu’elles étaient en mer. – Les premières étant arrivées, les autres, je pense, suivront le même chemin.
J’attends à Naples de l’argent – de toi – pour nous faire vivre jusqu’à ton arrivée. Nous avons maintenant cinq cents francs en tout et pour tout. Nous arriverons à Naples avec cinq francs dans notre poche. La conduite du sieur Fovard avec Maxime passe les bornes. – En général ses amis sont de fiers drôles ; et comme tous ces gaillards-là puchaient cependant à pleins bras dans sa bourse ! il ne reçoit même plus de lettres d’eux. – S’il restait encore un an en voyage, il serait complètement oublié de tout le monde. Dès que tu seras avec moi il s’en ira. Ses affaires l’appellent instamment à Paris, et je crois qu’elles ont beaucoup souffert de ce qu’il n’y fut pas. –
Ah ! quels gémissements et ébahissements ferait la mère Lormier sur notre costume. – Nous n’avons plus de talon à nos chaussettes, nos chemises sont en lambeaux et nos bottes rapiécées. Moi, avec ma barbe, et ma peau de bique raccommodée avec des queues de renard, j’épouvantais les populations du Péloponnèse (littéral). Je la couperai à Naples, ma splendide barbe, qui m’a tour à tour fait prendre pour un pacha, pour un bandit. – Tu me reverras comme jadis, menton rasé. Le Péloponnèse m’a reculotté la peau. J’ai sur la figure, jusqu’au milieu du front, une plaque de réglisse comme les vieux matelots. Mes cheveux repoussent un peu ; mais d’ici à deux ans j’aurai la calotte complète. – Je crois que je suis engraissé. Tu me trouveras sinon grandi, du moins forci. Quand je me regarde dans la glace, il me semble que je devrais avoir du mal à me retourner.
Tout ce que tu me dis de Mme Degronville et de Mme Le Poittevin, et de sa fille, etc., et de l’oubli des absents ne m’étonne nullement. Tel est le commun des âmes. La banalité de la vie est à faire vomir de tristesse, quand on la considère de près. – Les serments, les larmes, les désespoirs, tout cela coule comme une poignée de sable dans la main. Attendez, serrez un peu, il n’y aura tout à l’heure plus rien du tout. Et puis c’est si ennuyeux de jouer toujours le même rôle, et le public vous en tient si peu de compte. Il est si lassant de porter toujours le même sentiment ; on a besoin de changement, de distractions. C’est là le grand mot. – Le cœur, comme l’estomac, veut des nourritures variées, et d’ailleurs le commun, le chétif, le bête, le mesquin n’ont-ils pas des attractions irrésistibles ? Pourquoi tant de maris couchent-ils avec leur cuisinière ? Pourquoi la France a-t-elle voulu Louis XVIII après Napoléon ? Ce qu’il y a de plus triste là-dedans, c’est de s’apercevoir un jour de l’écroulement d’une ancienne amitié. – Grâce à de vieilles sympathies, on avait foi encore en une communauté sentimentale qui n’existe plus. – On se disait : Quand j’en aurai besoin, elle me viendra en aide. On l’appelle, et l’oreille amie n’entend même plus votre langue. D’un homme à un autre homme, d’une femme à une autre femme, d’un cœur à un autre cœur, quels abîmes ! La distance d’un continent à l’autre n’est rien à côté.
Est-ce que j’ai besoin que vous vous jetiez à l’eau si j’y tombe ? ou que vous me défendiez contre des assassins ? Je sais nager et l’on n’assassine plus. Ce n’est pas de sacrifices que le cœur a faim, mais de confidences. Je vous demande à aimer comme j’aime, à pleurer comme je pleure et pour les mêmes choses, à sentir comme je sens, voilà tout. Il n’y a rien de plus inutile que ces amitiés héroïques qui demandent des circonstances pour se prouver. Le difficile, c’est de trouver quelqu’un qui ne vous agace pas les nerfs dans toutes les occurrences de la vie.
Ne trouves-tu pas, chère vieille, que je deviens diablement moraliste en voyage ? J’ai beaucoup pratiqué l’humanité depuis 18 mois. Voyager développe le mépris qu’on a pour elle. Depuis celui qui vous demande du poison pour expédier son papa, jusqu’à la mère qui vous vend sa fille, on en voit de toutes couleurs. Je n’aurais jamais soupçonné ce côté au voyage. On se dérange pour voir des ruines et des arbres ; mais entre la ruine et l’arbre c’est tout autre chose que l’on rencontre ; et de tout cela : paysages et canailleries, résulte en vous une pitié tranquille et indifférente, sérénité rêveuse qui promène son regard sans l’attacher sur rien, parce que tout vous est égal et qu’on se sent aimer autant les bêtes que les hommes, et les galets de la mer que les maisons des villes. Pleine de couchers de soleil, de bruits de flots et de feuillage, et de senteurs de bois, et de troupeaux, avec des souvenirs de figures humaines dans toutes les postures et les grimaces du monde, l’âme recueillie sur elle-même sourit silencieusement en sa digestion, comme une bayadère engourdie d’opium.
L’égoïsme aussi se développe raide, à force de voir tant de gens qui vous sont plus étrangers que le bouquet de lentisques du bord de la route. On ne pense qu’à soi, on ne s’intéresse qu’à soi, et l’on donnerait la vie d’un régiment pour s’épargner un rhume. Il y a un proverbe oriental qui dit : « Méfie-toi du hadji (= pèlerin). » Ce proverbe est bon. À force d’être hadji, on devient un gredin, à ce que je crois du moins.
Une des plus jolies choses que j’ai vues en Grèce, ce sont les musiciens ambulants. – Souvent vous rencontrez dans les villages deux hommes qui vont ensemble. Ils sont couverts de grands manteaux de grosse laine blanche. Les chiens hurlent après eux d’une façon formidable, et les poursuivent jusqu’à ce qu’ils se soient réfugiés sous le hangar d’une maison. – Coiffés d’une sorte de petit turban noir très large, dont les deux bouts leur pendent sur les oreilles (l’un d’eux repasse sous le menton comme dans les chaperons du Moyen Âge), vêtus de guenilles, chaussés de sandales de toile, le plus grand souffle dans une vessie, et le plus jeune porte au flanc un grand bissac. Après qu’ils ont fait leur collecte, ils s’en vont et les chiens se mettent à aboyer. J’en ai vu qui étaient noirs de boue et de crasse ; et là-dessous des figures charmantes, avec des airs de prince ou de galérien.
D’Athènes à Sparte nous avons eu de la pluie ; de Sparte ici, des torrents et des rivières à passer. Nous les passions à cheval ; quelquefois, le fleuve n’ayant plus de gué, alors notre cheval y nageait et nous avions de l’eau jusqu’au haut des cuisses. Quant au bagage, on le déchargeait complètement. Nos hommes se mettaient à l’eau et le transbordaient sur leur dos. Le soir nous couchions dans des écuries avec les ânes et les chevaux, enveloppés de nos pelisses, autour d’un grand feu dont la fumée vernissait en noir les poutres du plafond. D’autres fois c’était dans une maison chez quelque pappas grec. – La pièce commune, où toute la famille – et nous – couchaient, était pleine d’outres de vin, de tas de blé, de fromages secs, d’oignons enfilés à des cordes, etc., etc. Dans un coin, une femme berçait un enfant dans un tronc d’arbre creusé. – Ces sortes d’auges servent à la fois de berceau, de pétrin et de vase à faire la lessive. Juge de la quantité de puces qu’il devait y avoir dans de semblables gîtes. Nous avons eu du beau temps à partir de Sparte. La Messénie est une belle chose, mais rien n’égale la route de Mégare à Corinthe. Le paysage de Sparte est des plus étranges et ne s’efface pas de la tête une fois qu’on l’a vu. Il n’y a pas une seule route en Grèce, pays bien plus sauvage et mille fois plus uncomfortable que toutes les Turquies et toutes les Syries. Mais ce qui vaudrait à soi seul tout le voyage, c’est l’Acropole d’Athènes.
À Athènes, nous avons fait une visite à Canaris. Je lui ai promis de lui envoyer les poésies d’Hugo qui le concernent. Il ne savait seulement pas qu’Hugo existât ! Ô vanité de la gloire !
François, notre drogman, est un ancien renégat fait prisonnier par les Turcs dans la guerre d’indépendance. Chemin faisant il nous contait de bonnes histoires de guerre, et d’évasion. – Nous avons été contents de ce garçon. Je pioche maintenant à faire le derviche hurleur. François, à cheval, me donnait des leçons. Maxime en est assommé. Je ne continue pas moins. Un soir, littéralement, j’en avais la poitrine défoncée. Et, dans la maison où nous couchions, tout le monde était venu à la porte pour voir ce qu’il y avait. Le sheik continue toujours, c’est une forte création que le temps n’entame pas.
Les kiques d’ici sont à côté, ou mieux, au milieu d’un poulailler qui occupe une chambre. On est obligé presque de se battre avec les dindes pour arriver jusqu’à la lunette. Quelle lunette ! Je crois que le maître de l’hôtel engraisse ses volailles avec de la merde ; la cuisine semble l’indiquer.
Nous avons été hier pour prendre un bain turc. On nous a dit qu’on ne chaufferait les bains qu’après le carnaval. Cela te donne la mesure de Patras. Tout est à l’avenant. Comme douceur orientale, le bain turc est une chose que je regretterai. Rien ne délasse et ne nettoie comme ça.
Adieu, pauvre vieille chérie. Je finis ici ma lettre, ne sachant plus guère que te dire, si ce n’est que je t’embrasse, que je t’attends, et que les pieds me trépignent maintenant d’être de l’autre côté de l’Adriatique.
Que devient le sieur Baudry ? Je lui ai écrit au mois de juillet dernier. Ma lettre est restée sans réponse. Ernest ne m’a pas écrit pour m’annoncer son mariage, serait-il rompu ? ou ce brave magistrat a-t-il jugé inutile cette formalité !
J’ai bien envie de voir Lilinne. Je ne me figure pas son visage et sa taille grandis. – Embrasse Achille pour moi. J’attends une lettre du père Parain.
Encore à toi mille tendresses. Ton fils qui t’aime.
Tu me dis que Bouilhet n’a rien compris à la lettre de Maxime. C’est pourtant bien simple. Tu me disais qu’il se plaignait sans cesse de n’avoir pas de lettres de lui (même il me l’écrivait). Alors Maxime lui a écrit d’après cette donnée.
Merci, bon vieux solide, des deux pièces grecques. Il y avait longtemps que je n’avais reçu quelque chose d’aussi crâne de ta seigneurie. – Celle au Vesper nous a enthousiasmés avec toutes sortes de th. Je la trouve irréprochable, si ce n’est peut-être « pâtre nocturne ». La coupe :
Toi, tu souris d’espoir derrière les coteaux.
Vesper
est bien heureuse, la seconde strophe surtout :
Les hôtes écailleux de la mer taciturne
est fort belle. Très bien, jeune homme, très bien.
L’idylle est bonne aussi, quoique d’une qualité (comme nature essentielle) inférieure. J’aime ces vers :
L’atelier des sculpteurs est plein de cette histoire
Sa gorge humide encor de l’écume des eaux
Phébé qui hait l’hymen et qu’on croit vierge encore
Ses pieds nus en silence effleuraient la bruyère (très beau).
Le jeune Endymion qu’a surpris le sommeil
me paraît très profondément grec. Quant à la tournure :
Latmus !… tes noirs sommets, etc.,
je n’en sais que penser. Mais je trouve « belle de pudeur » mauvais,
Jupiter près d’Europe a mugi son amour
trop intentionnel comme effet peut-être ; en tout cas ça en fait (de l’effet) à la première lecture. – La fin de la pièce, excellente. En résumé, voilà deux bonnes merdes, la première surtout. Ta pièce au Vesper est peut-être une des choses les plus profondément poétiques que tu aies faites. C’est là la poésie comme je l’aime, tranquille et brute comme la nature (Maxime s’écrie à propos de cette pièce : « Oh ! je voudrais me la foutre dans le cul »), sans une seule idée forte et où chaque vers vous ouvre des horizons à faire rêver tout un jour, comme :
Les grands bœufs sont couchés sur les larges pelouses.
Oui, vieux, je ne sais trop t’exprimer ma satisfaction.
Au lieu des tartines que tu m’as envoyées à propos des splendides vignettes de tes pages, j’aurais autant aimé que tu me parlasses de toi. Que deviens-tu ? Que fais-tu ? matériellement, s’entend. Quid de Venere ? Il y a longtemps que tu ne m’as conté tes fredaines de jeune homme. Quant à moi, mes affreux chancres se sont enfin fermés. L’induration, quoique coriace encore, paraît vouloir s’en aller. Mais quelque chose qui s’en va aussi, et plus vite, ce sont mes cheveux. Tu me reverras avec la calotte. J’aurai la calvitie de l’homme de bureau, celle du notaire usé, tout ce qu’il y a de plus couillon en fait de sénilité précoce. J’en suis attristé (sic). Maxime se fout de moi. Il peut avoir raison. C’est un sentiment féminin, indigne d’un homme et d’un républicain, je le sais ; mais j’éprouve par là le premier symptôme d’une décadence qui m’humilie et que je sens bien. Je grossis, je deviens bedaine et commun à faire vomir. Je vais rentrer dans la classe de ceux avec qui la putain est embêtée de piner. – Peut-être que bientôt je vais regretter ma jeunesse et, comme la grand-mère de Béranger, le temps perdu. Où es-tu, chevelure plantureuse de mes 18 ans, qui me tombais sur les épaules avec tant d’espérances et d’orgueil !
Oui, je vieillis ; il me semble que je ne peux plus rien foutre de bon. J’ai peur de tout en fait de style. Que vais-je écrire à mon retour ? Voilà ce que je me demande sans cesse. J’ai beaucoup songé à ma Nuit de Don Juan, à cheval, ces jours-ci. Mais ça me semble bien commun et bien rabâché, c’est retomber dans l’éternelle histoire de la religieuse. Pour soutenir le sujet il faudrait un style démesurément fort, sans faiblir d’une ligne. Ajoute à tout cela qu’il pleut, que nous sommes dans une sale gargote à attendre encore pendant plusieurs jours le bateau à vapeur, que mon voyage est fini, et que ça m’attriste. – Je voudrais retourner en Égypte, je ne dépense pas aux Indes, – quel sot imbécile que l’homme, et moi en particulier !
Même après l’Orient, la Grèce est belle. J’ai profondément joui au Parthénon. Ça vaut le gothique, on a beau dire, et je crois surtout que c’est plus difficile à comprendre.
Nous avons eu généralement mauvais temps depuis Athènes jusqu’ici. Nous passions les rivières à gué ; souvent nous avions de l’eau jusqu’au cul, et nos chevaux nageaient sous nous. Le soir nous couchions dans des écuries, autour d’un feu de branches humides, pêle-mêle avec les chevaux et les hommes. – Le jour, nous ne rencontrions que des troupeaux de moutons et de chèvres, et les bergers qui les gardaient, ayant à la main de grands bâtons recourbés comme des crosses d’évêque. Des chiens au museau noir se ruaient sur nous en aboyant et venaient mordre nos chevaux au jarret, puis au bout de quelque temps s’en retournaient. La Grèce est plus sauvage que le désert ; la misère, la saleté et l’abandon la recouvrent en entier.
J’ai passé trois fois par Eleusis. Au bord du golfe de Corinthe, j’ai songé avec mélancolie aux créatures antiques qui ont baigné dans ces flots bleus leur corps et leur chevelure. Le port de Phalère a la forme d’un cirque. C’est bien là qu’arrivaient les galères à proue chargées de choses merveilleuses, vases et courtisanes. La nature avait tout fait pour ces gens-là, langue, paysage, anatomies et soleils, jusqu’à la forme des montagnes, qui est comme sculptée et a des lignes architecturales plus que partout ailleurs.
J’ai vu l’antre de Trophonius où descendit ce bon Apollonius de Tyane qu’autrefois j’ai chanté.
Avoir choisi Delphes pour y mettre la Pythie est un coup de génie. C’est un paysage à terreurs religieuses, vallée étroite entre deux montagnes presque à pic, le fond plein d’oliviers noirs, les montagnes rouges et vertes, le tout garni de précipices, avec la mer au fond et un horizon de montagnes couvertes de neige.
Nous nous sommes perdus dans les neiges du Cithéron et avons failli y passer la nuit.
En contemplant le Parnasse, nous avons pensé à l’exaspération que sa vue aurait inspirée à un poète romantique de 1832, et quelle gueulade il lui aurait envoyée.
La route de Mégare à Corinthe est incomparable. Le sentier taillé à même la montagne, à peine assez large pour que votre cheval y tienne, et à pic sur la mer, serpente, monte, descend, grimpe et se tord aux flancs de la roche couverte de sapins et de lentisques. D’en bas vous monte aux narines l’odeur de la mer, elle est sous vous, elle berce ses varechs et bruit à peine. Il y a sur elle, de place en place, de grandes plaques livides comme des morceaux allongés de marbre vert. Et derrière le golfe s’en vont à l’infini avec mille découpures fines des montagnes oblongues à tournures nonchalantes. En passant devant les roches scironiennes où se tenait Sciron, brigand tué par Thésée, je me suis rappelé le vers du doux Racine :
Reste impur des brigands dont j’ai purgé la terre.
Était-ce coine, l’antiquité de tous ces braves gens-là ! En a-t-on fait, en dépit de tout, quelque chose de froid et intolérablement nu ! Il n’y a qu’à voir au Parthénon, pourtant, les restes de ce qu’on appelle le type du beau. S’il y a jamais eu au monde quelque chose de plus vivace, de plus vigoureux et de plus nature, que je sois pendu ! Dans les tablettes de Phidias, les veines des chevaux sont indiquées jusqu’au sabot et saillantes comme des cordes. Quant aux ornements étrangers, peintures, colliers en métal, pierres précieuses, etc., c’était prodigué. Ça pouvait être simple. Mais en tout cas c’était riche.
Le Parthénon est couleur de brique. Dans certains endroits ce sont des tons de bitume et presque d’encre. Le soleil donne dessus presque constamment, quelque temps qu’il fasse. Ça casse-brille. Sur la corniche démantelée viennent se poser des oiseaux, faucons, corbeaux. Le vent souffle entre les colonnes, les chèvres broutent l’herbe entre les morceaux de marbre blanc, cassés et qui roulent sous le pied. Çà et là, dans des trous, des tas d’ossements humains, restes de la guerre. De petites ruines turques parmi la grande ruine grecque, et puis, au loin et toujours, la mer !
Parmi les morceaux de sculpture que l’on a trouvés dans l’Acropole, j’ai surtout remarqué un petit bas-relief représentant une femme qui rattache sa chaussure et un tronçon de torse. Il ne reste plus que les deux seins, depuis la naissance du cou jusqu’au-dessus du nombril. L’un des seins est voilé, l’autre découvert. Quels tetons ! nom de Dieu ! quel teton ! Il est rond-pomme, plein, abondant, détaché de l’autre et pesant dans la main. Il y a là des maternités fécondes et des douceurs d’amour à faire mourir. La pluie et le soleil ont rendu jaune blond ce marbre blanc. C’est d’un ton fauve qui le fait ressembler presque à de la chair. C’est si tranquille et si noble. On dirait qu’il va se gonfler et que les poumons qu’il y a dessous vont s’emplir et respirer. Comme il portait bien sa draperie fine à plis serrés, comme on se serait roulé là-dessus en pleurant, comme on serait tombé devant, à genoux, en croisant les mains ! J’ai senti là devant la beauté de l’expression « stupet aeris ». Un peu plus j’aurais prié.
Et c’est qu’il y a, monsieur, tant d’espèces de tetons différents. Il y a le teton pomme, le teton poire, – le teton lubrique, le teton pudique, que sais-je encore ? Il y a celui qui est créé pour les conducteurs de diligence, le gros et franc teton rond que l’on retire de dedans un tricot gris, où il se tient là bien chaudement gaillard et dur. Il y a le teton du boulevard, lassé, mollasse et tiède, ballottant dans la crinoline, teton que l’on montre aux bougies, qui apparaît entre le noir du satin, sur lequel on frotte sa pine, et qui disparaît bientôt. Il y a des deux tiers de teton vus à la clarté des lustres au bord des loges de théâtre, tetons blancs et dont l’arc semble démesuré comme le désir qu’ils vous envoient. Ils sentent bon, ceux-là ; ils chauffent la joue et font battre le cœur. Sur la splendeur de leur peau reluit l’orgueil, ils sont riches et semblent vous dire avec dédain : « Branle-toi, pauvre bougre, branle-toi, branle-toi. » Il y a encore le teton mamelle, pointu, orgiaque, canaille, fait comme une gourde de jardinier à mettre des graines, mince de base, allongé, gros du bout. C’est celui de la femme que l’on baise en levrette, toute nue, devant une vieille psyché en acajou plaqué. Il y a le teton desséché de la négresse qui pend comme un sac. Il est sec comme le désert et vide comme lui. Il y a le teton de la jeune fille qui arrive de son pays, ni pomme, ni poire, mais gentil, convenable, fait pour inspirer des désirs et comme un teton doit être. Il y a aussi le teton de la dame, considéré seulement comme partie sensible, celui-là reçoit des coups de coude dans les bagarres, et des poutres, en plein, au milieu des rues. Il contribue uniquement à l’embellissement de la personne et constate le sexe.
Il y a le bon teton de la nourrice, où s’enfoncent les mains des enfants qui s’écorent dessus, pour pomper plus à l’aise. – Sur lui s’entrecroisent des veines bleues. On le respecte dans les familles.
Il y a enfin le teton citrouille, le teton formidable et salopier, qui donne envie de chier dessus. C’est celui que désire l’homme, lorsqu’il dit à la maquerelle : « Donnez-moi une femme qui a de gros tetons. » C’est celui-là qui plaît à un cochon comme moi, et j’ose dire, comme nous.
Et selon chacune de ces espèces différentes, il a, de tout faits d’avance : des tissus, des ornements et des phrases. Les fourrures d’hermine rehaussent de blancheur la poitrine des femmes du Nord. La batiste a été inventée pour les peaux transparentes comme les dentelles frissonnantes pour les seins agités. Blanche comme de la terre de pipe, la toile de Hollande couvre de ses plis le cœur honnête des Flamandes, ménagères à l’œil bleu qui portent au front des plaques d’argent et qui, sur des bateaux lents, suivent leurs maris en Chine. Là, pour des femmes jaunes, le ver à soie, au soleil, se traîne sur les mûriers. Sans le spencer de velours noir, que serait la joueuse de guitare des rues ? Chaque cœur a son rêve et sa breloque ; la croix d’or à ruban noir est pour la villageoise, la rivière de diamants pour la duchesse, le collier de piastres sonnantes pour les femmes du Nil.
Et on les convoite de cent manières, on les embrasse de mille façons, on les appelle de toutes sortes de mots.
Sur le sein des mères, le moutard à la broquette pointue éprouve des érections précoces. Par la porte entrebâillée il a vu la bonne qui changeait de chemise. Bientôt, le soir, revenant du collège, il passera par les rues obscènes, afin de voir de gros tetons de femme briller sur des robes roses. À vingt ans, il lui faudra la grasse épaule de la bougresse mordue par le corsage serré, et qui déborde en bourrelets durs. S’échappant de chez le bourgeois, le commis marchand de vins court au broc, et rotant le cidre, patrouille à grosses mains la gorge des garces. – Avec sa bouche édentée le vieillard bavachant, mordillonne entre ses gencives tranchantes la fraise rose du teton de la fillette – et, sans bander, éjacule trop vite en sa culotte.
Et selon les circonstances, les lieux et les sociétés, on dit avec des intonations, des gestes, et des œils divers : « Oh ! laisse-moi voir, hein ? je t’en prie, que j’y touche un peu, dis donc. Oh ! montre-moi ton teton ! montre-moi ton teton !!! » À quoi l’on répond : « À bas les pattes, laissez-moi, va-t’en », ou « Ça te plaît ? – baise-les, frotte là-dessus. »
À Athènes nous avons fait une visite à Canaris. C’est un gros petit homme trapu, le nez de côté, à cheveux blancs rares, sans crâne. Je lui ai promis de lui envoyer les pièces d’Hugo qui le concernent. Il ne le connaissait même pas de nom !
J’ai relu Eschyle. J’en reviens à ma première impression ; ce que j’aime le mieux c’est Agamemnon.
Que dis-tu de ceci : des brigands grecs ont un jour une riotte avec la gendarmerie. Ils s’emparent de l’officier et de trois gendarmes, les enculent à outrance et les renvoient ensuite sans leur avoir fait autre chose. Quelle ironie de l’ordre !
En fait de souvenirs de la Grèce, nous rapportons deux morceaux de marbre de l’Acropole d’Athènes et un du temple d’Apollon Epicureus. – J’ai acheté dans un village, sur les bords de l’Alphée, un mouchoir brodé à une paysanne.
L’Eurotas est bordé de lauriers-roses et de peupliers. Le paysage de Sparte est unique et demande quatre pages de description ; ce sera pour plus tard. – L’Élide est couverte de chênes. Nous l’avons traversée pour venir ici, dans notre dernière journée où nous avons fait en ligne droite sur la carte 22 lieues (15 heures de trot).
Nous avons des balles ravagées, culottées et déguenillées qui sont hautes comme chic. – De chocolat que j’étais en Syrie, je suis devenu brique. J’ai les sourcils presque roux comme un vieux matelot. Je ne m’excite pas, à me considérer.
Adieu, cher vieux. Maxime et moi t’embrassons à quatre bras.
Il faudra continuer Agénor, nom de Dieu, j’en suis tourmenté. On peut faire de cela une œuvre unique. Je songe beaucoup au Dictionnaire des idées reçues, surtout à la préface.
Reçu ta lettre du 11 courant. Quoiqu’il soit près de minuit et que je sois passablement endormi, je te vais bâcler ce petit mot, pauvre vieille chérie, sachant que tu préfères la quantité et la fréquence à la longueur et à la qualité.
Naples est vraiment un séjour délicieux, quoique jusqu’à présent nous n’ayons guère joui de ses beautés (ah ! un calembour !). Tout notre temps est employé au Musée des Antiques qui est superbe. Nous nous en fourrons là une crâne bosse. La nuit dernière je n’ai pas dormi tant j’avais la tête pleine de bustes d’impératrices et de bas-reliefs votifs. – Nous allons là à 10 heures du matin et nous en sortons à 3 heures, passablement éreintés ; le soir se passe à mettre au net nos notes. En nous dépêchant bien nous en avons encore pour une quinzaine de jours. Restera ensuite le Vésuve, Pompéi et les environs.
Quand nous sommes entrés à Naples, il pleuvait, les citadines roulaient sur le pavé, il m’a semblé rentrer dans Paris. C’était sale et laid. Mais un déjeuner avec du beurre frais et des côtelettes m’ont réconcilié avec la civilisation (dont nous savourons maintenant toutes les douceurs : nous avons des lits, du linge blanc et des cigares). Nous avons été aussi au spectacle, grande nouveauté.
J’ai acheté des rasoirs, je n’ai plus ma barbe. Ma pauvre barbe ! que j’ai baignée dans le Nil, dans laquelle a soufflé le désert, et qu’avait parfumée si longtemps la fumée du tomback. J’ai découvert dessous une figure énormément engraissée, je suis ignoble, j’ai deux mentons et des bajoues. Je ne sais si sous le rapport moral le voyage m’a profité, mais sous celui du développement graisseux c’est incontestable. – J’ai aussi quitté le tarbouch et pris un chapeau ; ah ! que le père Parain est un homme de sens de maudire cette coiffure ! Mais hélas ! il le fallait ici, c’eût été d’une affectation trop grande ; avec ma barbe et mon tarbouch tout le monde se détournait pour me voir. Tu me retrouveras donc sous le même aspect que tu m’as quitté.
Pas de costume national à Naples, peu de lazzarone insouciants et se chauffant au soleil en chantant les vers du Tasse. Ils ont des culottes comme les bourgeois. – Beaucoup de voitures, beaucoup de bruit, l’air d’une capitale, un petit Paris méridional, voilà Naples.
Je conçois que ce soit le voyage de prédilection des jeunes mariés. La Chiaia est une promenade unique […].
Voici deux lettres que Maxime t’envoie et qui te pourront servir à te faire avoir quelques petites douceurs à bord si tu passes par hasard sur le Mentor ou sur le Louqsor.
Les bateaux partent le 9, 19 et 29 de Marseille. Le départ doit se faire le matin. Ils touchent à Gênes, Livourne, Civita-Vecchia et Naples. En partant par le paquebot du 9 tu arriverais assez à temps pour voir la semaine sainte à Rome. Ce à quoi je t’engage.
Rien de nouveau à te dire, chère vieille, sinon que je t’attends toujours.
Aujourd’hui nous allons à Herculanum. Le carnaval est assez triste à Naples, et pour cause : il y a plus de 35 000 prisonniers politiques.
Adieu, je t’embrasse. La première fois je t’écrirai plus longuement, mais je n’ai pas voulu laisser passer un courrier sans t’envoyer un petit mot.
À toi.
Quoiqu’il n’y ait pas de lettres de toi à la poste (peut-être y en a-t-il ? c’est une infâme pétaudière ! un chenil de gredins !), je m’en vais, tout comme si j’en avais, t’écrire, pauvre vieille chérie. Car une de mes lettres n’a qu’à manquer, et voilà une bonne femme, j’imagine, qui se figure que je suis tombé malade. Bientôt, cependant, va cesser notre correspondance, car j’espère que dans un mois tu ne seras pas loin de t’embarquer. Tâche de partir de Marseille par le bateau du 9. De ce moyen, tu seras à Rome pour la semaine sainte. Ça en vaut la peine.
Ici, pauvre chérie, nous n’en avons pas encore fini avec le Musée des Antiques, qui vraiment est inépuisable. Dans quatre ou cinq jours pourtant nous espérons en voir la conclusion. Nous allons là à 9 h. du matin, en sortant à 3 h. Nous rentrons à l’hôtel où nous prenons nos notes. Le soir, après le dîner, nous allons assez souvent au spectacle. – Nous commençons même un peu à en être tannés. Aujourd’hui nous devions aller à Capoue, mais nous nous sommes trompés sur l’heure de départ du chemin de fer (quelle autre baraque !). Il eût été trop tard, nous n’aurions pu rien voir et nous sommes rentrés tranquillement chez nous. Dans quelques jours, quand le musée sera expédié, nous irons à Pœstum, ce qui est un petit voyage de trois jours. Nous n’avons pas encore vu non plus Pompéi ni le Vésuve. – Ainsi nous en avons encore de Naples pour une dizaine de jours. Écris-moi tout de suite à Rome.
Il y a bien longtemps que je n’ai rien reçu de ce pauvre Bouilhet que nous regrettons plus que jamais. Il y a ici à Naples un tas de choses qui le botteraient fort.
Nous sommes à l’hôtel avec un jeune homme du Havre, M. Lacombe, qui me connaissait beaucoup de nom.
Je m’aperçois que je n’ai pas grand-chose à te dire, si ce n’est de te parler bustes, terres cuites et fresques d’Herculanum. Mais je crois que ça t’ennuierait assez.
Comme ça me semble drôle de revoir des équipages, des messieurs, des dames et des chemins de fer ! Maxime prétend que je ne sais plus m’habiller. Il est de fait qu’il me rarrange toujours soit ma cravate ou mon gilet. – Ma barbe me donne un mal de chien. Je me gratte le cuir avec tous les couteaux possibles. Je me ruine en rasoirs, très anglais et fort détestables.
Tu diras à Achille et à Julie que Zarlingua vit toujours. Mais Dieu merci je ne le connais pas.
Il y a, établi à Naples, un gredin de Juif de Livourne qui se fait passer pour Turc afin de mieux vendre quelques saloperies orientales. Nous avons été dans sa boutique pour lui acheter, en fait de choses orientales, des cigares de La Havane. – Et dans la boutique nous avons lu sur une enseigne : « On ne fume pas ici. » Cela nous a d’abord paru louche. Aussi l’avons-nous regardé de travers. – Nous avons commencé par lui donner le salut musulman auquel il a été fort longtemps à répondre. – Puis, examinant tous ces brimborions, nous avons vu que le bonhomme ne savait même pas d’où ils venaient. Il nous montrait des burnous d’Égypte, où jamais on n’en a vu, et des coussins (en cuir doré) de Perse, lesquels se font au Maroc. Ainsi de suite ; mais que dirai-je de l’article pipe et sandales ! c’était à faire vomir. – Nous en avons été irrités. Pauvre Orient ! quelle prostitution ! le tout pour éblouir les Anglais, et les ladies qui ont lu lord Byron. Bref, ce Turc postiche nous redoute. Il croit que nous parlons le turc et l’arabe et il se soucie peu de nos visites qui pourraient à la longue lui ôter tout crédit. – C’est un infâme gueux auquel je me suis retenu pour ne pas lui foutre des coups. – Il y a des chaises et des fauteuils dans sa boutique ! le misérable, et je l’ai même vu moi-même déjeuner assis à une table. La canaille !
Mercredi dernier – mercredi des cendres – le musée était fermé. (D’abord tout est fermé à Naples. C’est fermé à cause du Carême, à cause du dimanche, parce que la reine est malade, parce qu’elle n’est pas malade, parce que le prince de Salerne se meurt, bientôt ce sera parce qu’il est mort, car le bonhomme, dit-on, crève en ce moment.) Nous [avons] été à Baïes, nous avons vu le lac Lucrin, l’Averne, les étuves de Néron, etc., et la place des villas où tous ces vieux menèrent leur crâne vie. C’était là leurs pavillons du Bois-Guillaume, à eux ! Quels hommes ! – Nous avons bu du Falerne, dans un cabaret, en vue de la mer, sous une treille desséchée, à côté du temple de Vénus dans lequel il y avait une barque à sec.
Depuis que nous sommes ici il a fait assez laid (relativement, bien entendu), si ce n’est le jour où nous avons été à Baïa. Aujourd’hui pourtant il fait beau soleil. Les rues sont pleines de monde qui se promène. Les femmes sortent nu-tête en voiture, avec des fleurs dans les cheveux, et elles ont toutes l’air très garce. Il n’y a pas que l’air. – À la Chiaia les marchandes de violettes vous mettent presque de force leurs bouquets à la boutonnière. Il faut les rudoyer pour qu’elles vous laissent tranquille. Du reste, belle abondance de monacaille et de curés, un carillon de cloches aux quatre cents églises de la ville et des mendiants à tous les pavés. Que le voyageur est un être sot ! J’étudie tous ceux qui viennent au musée. Sur cinq cents il n’y en a pas un que cela amuse, certainement. Ils y viennent parce que les autres y viennent. Le lorgnon sur l’œil, on fait le tour des galeries au petit trot, après quoi on referme le catalogue et tout est dit.
Embrasse pour moi le père Parain et toi-même pour moi sur tes pauvres joues que je sentirai bientôt contre les miennes. À toi, ton fils.
Ah ! tu as ri, vieux gredin, hôte perfide, au sujet de mon infortuné braquemart. Eh bien, sache qu’il est guarry pour le moment. À peine s’il y reste une légère induration, mais c’est la cicatrice du brave. Ça le rehausse de poésie. On voit qu’il a vécu, qu’il a passé par des malheurs. Ça lui donne un air fatal et maudit qui doit plaire au penseur. À force de frictions la chose s’est enfin remise, et d’ici à peu va complètement disparaître. Pour achever de me rincer, je m’ingurgite des tonnes de salsepareille. Bref je peux maintenant me présenter avantageusement en société. Et je m’y présente, ô Rogier. Dans la molle Parthénope je ne débande pas. Je fous comme un âne débâté. Le contact seul de mon pantalon me fait entrer en érection. Un de ces jours je vais même m’abaisser jusqu’à enfiler la blanchisseuse qui trouve que je suis « molto gentile ». C’est peut-être le voisinage du Vésuve qui me chauffe le cul. Ce qu’il y a de certain c’est que je suis dans un furieux état que j’oserai qualifier de vénérien et même de lubrique. Et pour faire un calembour dans un état long.
Et puis la quantité de maquereaux qu’il y a ici est une chose plaisante. On m’a proposé des petites filles de dix ans, oui monsieur, des enfants en bas âge, dont les nourrices sont sans doute en même temps les maquerelles. On m’a même proposé des mômes, ô mon ami. Mais j’ai refusé. Ce qui pourra t’étonner, car j’ai toujours soupçonné qu’en[tre] vous deux Abdallah il se passait quelque chose. On ne garde pas un domestique aussi insolent sans qu’il n’y ait quelque motif honteux, inavoué. On a peur qu’il ne se venge par des indiscrétions. Je m’en tiens donc aux dames, aux femmes mûres, aux grosses femmes. Je fréquente un établissement où il y a les plaisirs maternels et la statuette de l’empereur en plâtre peint, sous globe, ce qui m’excite incroyablement. – Le cousin, lui, est assez tranquille, il se contente de ravager le cœur de la fille de l’hôtel où nous sommes. Il abuse de ses avantages pour troubler cette jeune âme qui le regarde avec des yeux pleins de feu, et qui le soir doit en pisser rouge dans son pot de chambre virginal.
Nous faisons aussi autre chose, cher vieux. Depuis bientôt trois semaines que nous sommes à Naples, nous ne sommes guère sortis du Musée des Antiques. Là, nous nous en sommes repassé une bosse. Nous avons savouré les marbres et les bronzes. Et humé avec toutes les narines de notre imagination la jupe bariolée des danseuses d’Herculanum. Il y en a une toute nue couchée sur un léopard et qui le fait boire dans un vase d’or en lui versant le liquide d’une longue buire au col mince !… Ah, que j’aurais voulu être ce léopard-là, ô Rogier. Et à ce propos, ami, il me vient une réflexion philosophique, dont je te prive, en songeant à la quantité de choses, déjà, que j’ai voulu être, depuis que je suis moi. – Mon premier désir a été d’être cheval, – puis grand homme, – aujourd’hui c’est ce léopard en peinture. – À quinze ans j’ai souhaité être un certain chien de Terre-Neuve que baisait entre les deux oreilles une dame de ma connaissance. Je ne sais dans quel charnier pourrit le crâne de ce toutou. Mais j’y ai placé dessus, jadis, des concupiscences profondes, et telles qu’un diadème d’empereur n’en a peut-être pas causé de plus ardentes.
Aujourd’hui nous avons vu deux ou trois Salvators assez convenables et un portrait de Rembrandt de la galerie du prince de Salerne, crâne. C’était là un homme, ce Rembrandt. La contemplation de ce portrait m’a fait du bien à la santé. – En revenant, je m’en sentais dans les cuisses des muscles d’acier et j’étais léger comme un oiseau. Oui, la peinture est une belle chose et la sculpture aussi, et la poésie aussi, et le soleil aussi. Tu vas aller à Palmyre, pauvre vieux. Pense à nous là-bas, hein. Si tu savais comme je regrette déjà l’Orient et comme je sens que je vais le regretter. Souvent je penserai à Beyrouth, va. Nous avons reçu il y a quelques jours une lettre de Théo qui m’a l’air de crever d’ennui à Paris. Au milieu des bourgeois étroniformes, comme il dit. À propos de bourgeois, j’en suis redevenu un, je n’ai plus ni tarbouch, ni barbe. Je reporte un chapeau. J’ai à peu près l’air d’un monsieur. Ah, tout ça m’embête bien, et de revoir ma patrie donc ! ma Normandie, le pays qui m’a donné le jour. Oui je voudrais aller aux Indes, et par la Perse. J’éprouve le besoin de revoir des chameaux et des femmes voilées à califourchon sur des ânes. Ah, si j’étais petit oiseau, comme dit la chanson.
À propos de Perse, tu as dû recevoir les 175 francs pour Stéphany… ma mère m’écrit qu’elle les a envoyés. Ce drôle nous a adressé une lettre dont l’orthographe nous a empêchés de comprendre le sens. Nous y avons déchiffré qu’il se dit ruiné. Je flaire une carotte indirecte et ne serais pas fâché, s’il y avait moyen de savoir un peu la vérité.
Maxime me quitte à Rome dans un mois environ. Il est obligé de retourner en France où l’appellent ses affaires. Il va probablement avoir trois procès dont un contre un polisson d’oncle (pas d’Amérique), qui le vole comme un gredin. Je ne crois pas que d’ici à assez longtemps il soit en mesure de t’acheter tes armes, au reste nous nous occuperons de ça. Qu’est devenue la bande Saulcy ? il y aurait peut-être quelque chose à faire du côté du petit Delessert.
Envoie-moi une lettre démesurément longue dans laquelle j’attends les deux autres (avec remerciement d’avance) pour Venise et pour Vicence. Nous serons à Rome dans une quinzaine et je n’en partirai pas probablement avant le milieu de mai. De là à Florence, puis à Venise. Je rentrerai dans mes foyers en juillet.
Amitiés surtout à Suquet et à sa femme. Restent-ils à Beyrouth définitivement ? Quant à toi, cher vieux, je t’empoigne par ta belle chevelure d’ange et je t’embrasse sur les deux joues.
Le tien.
En réponse à la tienne du 5 courant.
Il me manque les numéros 56 et 57. J’ai la conviction qu’ils sont ici à la poste. Mais c’est une baraque tellement mal organisée qu’il n’y a moyen d’en rien tirer. Outre qu’ils vous volent d’une façon infâme, je ne suis pas bien sûr qu’ils fassent partir vos lettres et ne serais nullement étonné s’il t’en manquait beaucoup des miennes, quoique, depuis que nous [sommes] à Naples, je t’aie écrit au moins une fois par semaine.
Dans ta prochaine j’espère savoir à peu près l’époque juste de ton départ. Je t’engage à partir par le paquebot du 9. Je ne connais aucun hôtel à Lyon. Nous y sommes arrivés le soir, et repartis le matin à 5 heures. Nous étions descendus dans un grand cabas d’hôtel dont je ne me rappelle plus l’enseigne si jamais je l’ai sue. Quant à Marseille, descends chez Parocel, rue Saint-Ferréol, hôtel de Luxembourg ; nous y avons été fort bien. Tu peux te recommander de nous s’ils s’en souviennent. – Si par hasard tu passais sur un paquebot commandé par le capitaine Rey, tu pourrais aussi dire ton nom. Je suis sûr qu’il te soignerait bien (c’est un petit homme noir, l’œil à demi fermé par suite d’une attaque), il a été charmant pour nous. Je connais aussi un lieutenant Roux qui m’admirait beaucoup à cause de mes blagues, et me rappelait sous ce rapport le capitaine Barbey. Maxime t’a envoyé deux lettres pour deux officiers de sa connaissance, en cas qu’ils commandassent le paquebot sur lequel tu te trouveras. – Fais bien prendre ton passeport pour Rome voie de mer, sans cela ils seraient capables à Civita-Vecchia de te chercher noise. Il faudra à Marseille le faire viser par le consul italien (à ce que je crois ; cela dépend des légations). N’oublie pas non plus un passeport spécial pour Eugénie, et fais mettre sur le tien que tu voyages avec ta femme de chambre.
Arrive à Marseille au moins deux jours avant le départ du courrier (et vérifie par toi-même d’ici-là si les indications que je te donne concordent avec celles que tu prendras de ton côté). La veille de ton départ je t’engage fort à te faire conduire par le garçon de place de l’hôtel au paquebot et à choisir toi-même ta cabine. C’est important. Prends-en autant que possible une qui soit rapprochée du centre du bâtiment. Plus on est au milieu, moins on sent la mer. Si tu as le mal de mer, j’ai éprouvé par moi-même qu’une croûte de pain sec un peu frotté d’ail était la seule chose qui vous redonnât du cœur. Je suis curieux de voir si tu es digne de ton fils. Je ne sais pourquoi, mais j’ai l’idée que tu ne seras guère malade.
Achille ferait bien de te donner une lettre pour le père Cauvière. – Ce serait une occasion de l’aller voir, car probablement qu’il ne te reconnaîtrait pas. Et comme il connaît tout le monde, il pourrait peut-être te recommander au capitaine. Quand on est malade, il est assez agréable d’être soigné autant que possible. Quelques-uns de ces Messieurs sont fort bien. Mais d’aucuns sont passablement mal. – Et ne crains pas d’envoyer promener le monde. En voyage plus on est crâne et plus on vous respecte. Crois-en l’expérience. Il faut se faire valoir.
Tu ferais bien d’acheter une aumônière de voyage. C’est très commode pour mettre son argent, son passeport, etc.
Peu importe que tu ne trouves pas mon carton fermant à clef. Il sera dans quelque armoire de ma bibliothèque, du côté des atlas ? Quand Bouilhet a mis les papiers de Max[ime], il l’a peut-être vu. Au reste ne t’en inquiète pas.
Je ne crois pas que Fovard évite ta personne, ça m’étonnerait. En tout cas, Aimée est chez Maxime, rue Castiglione, 7. Elle te donnerait bien son burnous algérien. Il te prie instamment, si tu vois Aimée, de recommander à celle-ci de ne pas dire que tu viens en Italie, ni qu’il y est. Fovard te donnera des livres pour nous. Je t’en ai déjà envoyé la note ainsi que d’autres objets que tu dois avoir.
Ah ! pauvre vieille chérie, quand donc recevrai-je une lettre de Paris ou de Nogent me disant : J’arrive.
Maxime par le même courrier t’envoie une lettre politique. Nous avons pensé que ça valait mieux ainsi. Elle est faite de façon à pouvoir être montrée à qui de droit, et sans date, afin que tu t’en serves quand tu le jugeras opportun. Mais avec Achille je crois bien entendu que tu peux dire ce qui en est.
Je ne reçois pas de lettres de Bezet, Maxime en a eu une hier de lui. Je lui ai écrit de Patras.
Nous sommes encore à Naples pour au moins une dizaine. Nous venons enfin de finir l’inépuisable Musée. Nous avons encore Capoue où nous allons demain, Pœstum, ce qui nous demandera trois jours, et Pompéi où nous irons loger. – C’est bien beau Naples, pauvre mère, et j’ai bien envie, étant à Rome, si tu vas bien, de te le faire voir. Prends bien garde au froid de Paris à Marseille. Au reste on dit qu’il y a maintenant de très bonnes diligences Laffitte. Prends ta place par celles-là. Tu paieras d’avance toute ta place jusqu’à Avignon, je crois.
Adieu donc, pauvre mère tant aimée. – À mon arrivée à Rome j’espère trouver une lettre de toi (s’il n’y en a déjà) qui me dise l’époque de ton départ.
Mille baisers sur ta bonne figure.
Ton fils.
Fellacher (Pellacher plutôt) transformé en écrivain d’amour ! est-ce fort ! quel Jean-Jacques ! doivent-elles [être] volcaniques ses phrases ! toutes les métaphores doivent être tirées de l’agriculture. Eugénie lui communiquant ses idées et lui les arrangeant en beau style, quel tableau !
Sassetti est décidément un imbécile. Ce garçon qui n’est pourtant pas bête, manque complètement de bon sens. C’était notre opinion sur son compte : son mariage la confirme.
Il y a bien longtemps que le père Parain ne m’a écrit. – Dis-lui que je m’en ennuie et que je l’embrasse, ce vieux brave.
Nous rentrons de l’enterrement du prince de Salerne, beau-père du duc d’Aumale et oncle du roi de Naples. Il y avait beaucoup de troupes et de prêtres, mais pas un seul membre de sa famille, ils ont trop peur du peuple pour se montrer. C’était sec comme grès. La seule chose qui m’ait un peu ému, ce sont ses chevaux qui tiraient sa voiture vide.
MEMENTO DE MADAME FLAUBERT
Voici les sommes que je t’ai données :
pour un voyage à Paris que tu fis avant de partir...................................................... |
6 000 f |
à ton départ............................................................................................................. |
10 000 |
un premier envoi de................................................................................................ |
6 000 |
2e envoi de.............................................................................................................. |
3 000 |
3e et dernier envoi de.............................................................................................. |
2 000 |
|
-------- |
Total........................................................................................................................ |
27 000 |
J’ai payé pour la douane et le transport des caisses :
le 24 décembre 1850................................................................................................ |
123,25 |
le 15 mars 1851........................................................................................................ |
66,85 |
pour le tabac............................................................................................................ |
60,10 |
pour les dernières caisses........................................................................................ |
111,50 |
et de plus, à peu près............................................................................................... |
180,00 |
|
-------- |
Total........................................................................................................................ |
543,70 |
En réponse à la tienne du 15.
Pauvre chérie, je commence à en avoir des impatiences au bout des ongles, et ç’a été hier un disappointment de voir que ton arrivée était retardée de dix jours. J’en ai été fâché pour moi d’abord, pour toi ensuite. Tu manques ainsi la semaine sainte. Mais il n’est plus temps d’y revenir.
La monnaie française perd beaucoup au change en Italie, n’emporte donc que ce qu’il te faut pour le voyage : trois mille francs environ. Quant au reste de ton argent, prends un crédit sur un banquier de Rome. Je ne te conseille pas de t’adresser à Paris à Flury-Herard. Quoique très exact, comme il a l’habitude de ne vous jamais écrire, on ne sait d’ordinaire où aller chercher l’argent qu’il vous envoie. Sans la rencontre fortuite de M. Pastré, nous allions partir d’Alexandrie avec 300 francs et nous avions chez lui douze mille francs que nous ignorions y être.
Je t’envoie ce mot à Nogent ; d’après mes calculs cette lettre t’y trouvera encore. J’en risquerai une pour Marseille poste restante dans quelques jours.
Nous partons pour Rome après-demain matin jeudi. Nous aurons dans la même voiture un ancien camarade de collège de Maxime, escorté de deux autres compagnons : c’est une trinité d’imbéciles robustes. « Qu’ô quantité d’imbéciles qu’y fâ, bon Dieu ! » comme disait Joseph ! oui, la terre doit être fatiguée de tous les crétins qu’elle porte, il y en a de pesants.
Nous avons vu le Vésuve, c’est farce, mais c’est bien éreintant à monter. J’en ai une courbature dans les jarrets.
Nous quittons donc Naples. Maxime avec assez de tristesse. C’est pour lui la fin de son voyage, notre séparation, Paris qui revient, avec tous ses ennuis, avec toutes ses misères et ses âcretés. Pour moi, je ne suis pas fâché de m’en aller. J’ai grande envie d’être à Rome et puis à Rome je t’attendrai. Ce sera quelque chose de ce qu’on éprouve dans une cour de diligences à espérer quelqu’un quand on chape de long en large dans la rue, sur le bord de la porte, à compter l’heure… Va, pauvre vieille, je t’embrasserai de bon cœur, il y a longtemps que je n’ai embrassé personne.
Dans ta précipitation à venir au-devant de moi, ne fais pas comme Mme Jourdan, ne tombe pas dans l’eau, en sautant par-dessus le bastingage du navire.
Je n’ai rien à te dire si ce n’est que je t’envoie mille tendresses.
À toi, ton fils.
Ne te fatigue pas dans le voyage, va lentement.
Les dignités me pleuvent. Sur mon permis de séjour à Naples on me décore de la légion d’honneur ; à Sorrente on m’a appelé général tout le temps que j’y suis demeuré.
Je n’ai pas reçu la lettre du père Parain, ni aucune de Bouilhet depuis Athènes ; ça m’étonne, il faut qu’il y en ait de perdues, ce qui ne m’étonne pas. Deux numéros de toi qui me manquent doivent être à la poste de Naples, j’en suis presque certain, sans que je puisse les avoir. On me soutient qu’il n’y en a pas.
Je risque encore ce petit mot à Nogent, pauvre chérie, comptant que tu n’en dois partir que le dix. J’espère qu’il t’arrivera à temps. – Nous sommes à Rome depuis 24 heures. Décidément je ne peux plus aller en diligence, ça m’éreinte. J’en ai les reins brisés. J’ai attrapé un rhume. Depuis que j’ai quitté le tarbouch j’ai continuellement froid à la tête. Que Dieu maudisse les diligences d’Italie, c’est bien la façon la plus barbare de voyager. – Nous prendrons un vetturino… On va plus lentement et on voit mieux.
À la poste où je suis déjà passé deux fois, il n’y a pas de lettres de toi, pas de lettre de Bouilhet. Je serais fâché que celle que je lui avais écrite de Patras eût été perdue et je voudrais bien en avoir le cœur net. Je n’en ai pas non plus du père Parain, tu m’en annonçais pourtant une de lui dans la dernière que j’ai reçue de toi à Naples.
Avant de partir de Nogent je te serais assez obligé d’écrire au sieur Rapp, courtier maritime, pour qu’il ne perde pas de vue, en ton absence, l’arrivée de nos caisses. – Nous devons en recevoir de Beyrouth (on a dit à Sassetti à Marseille qu’elles étaient embarquées) et de Constantinople. Ces deux envois sont expédiés par la maison Rostand (il y a la maison Rostand à Marseille. Si tu n’as rien de mieux à faire à Marseille, tu ferais bien d’y passer, mais au reste ne te gêne pas). En résumé nous attendons encore à Rouen :
1° Trois colis de Beyrouth ;
2° Deux de Constantinople.
Donnes-en avis à Rapp ; seulement, qu’il tâche de les faire arriver à Rouen si elles n’y sont pas et de les faire porter à Croisset s’il y a moyen, ou rester en consignation à la douane, tout bonnement. Prie-le de passer chez Achille, quand il en aura des nouvelles ou mieux de t’y laisser un petit mot pour que nous sachions ce qu’il en advient.
J’ai vu aujourd’hui Saint-Pierre qui ne m’a, contrairement à l’opinion générale, nullement enthousiasmé ; on dit qu’il faut s’y faire. C’est possible.
Nous avons été faire une visite à Maillet, l’ancien élève de Pradier, que tu as vu dans son atelier. Il nous a parfaitement reçus, et a eu l’air content de nous revoir.
Adieu donc, pauvre vieille. Je ne sais rien te dire si ce n’est que 20 jours encore me semblent bien longs et que je t’embrasse avec toute la force de mon impatience.
À toi, ton fieux.
Le Colisée par exemple m’a semblé quelque chose de crâne, quoique ce soit violemment sali par des autels, des croix, etc. Les martyrs se sont bien vengés. Ils ont rendu leur supplice à la Rome antique qui disparaît sous la monacaille et l’église. Aussi l’impression que j’ai éprouvée aujourd’hui est-elle celle de l’embêtement. Il faut dire aussi que j’ai un rhume de cerveau affreux, que le ciel était très laid cet après-midi, et peut-être aussi que je t’attends un peu trop pour penser bien à autre chose.
Je crois, bonne mère, que celle-ci est la dernière. Ça fait la soixantième, car je t’en ai écrit deux sous le même numéro. Hein ? pauvre vieille, voilà comme tout passe. Qui t’eût dit que tu arriverais pourtant à cette bienheureuse fin, quand le commencement était si rude et si long !
Je passe tous les jours à la poste pour avoir une lettre de toi qui me dise positivement le jour de ton arrivée. Jusqu’à présent la plus fraîche que j’aie est une que tu as écrite la veille de ton départ le 25 mars. J’en attends de Nogent, et une dernière de Marseille.
Rien de nouveau à t’apprendre. Nous ne sortons pas des musées. Le Vatican et le Capitole nous occupent entièrement, le Vatican surtout, où il y a vraiment des petites choses assez coquettes. La quantité de chefs-d’œuvre qu’il y a à Rome est quelque chose d’effrayant et d’écrasant. On s’y sent plus petit encore que dans le désert. – Tout le monde afflue pour la semaine sainte. Les maisons sont pleines et les derniers venus ont du mal à trouver où se caser.
J’ai reçu hier une lettre d’Ernest Chevalier m’apprenant son mariage. Je suis, en ce moment, en train de lui répondre. Je vais aussi écrire à Bouilhet dont je n’entends pas plus parler que s’il était mort, ce qui m’ennuie. Pauvre garçon, comme il s’amuserait ici ! Comme il humerait les ruines et la Campagne ! Car la Campagne de Rome est ce qu’il y a de plus antique à Rome. Quant à la ville elle-même, malgré sa quantité de choses antiques, le cachet antique n’y est plus. Il a disparu sous la robe du jésuite. Il faut prendre Rome comme un vaste musée et ne pas lui demander autre chose que du XVIe siècle. J’ai vu l’autre jour une Vierge du Murillo dont il y a de quoi devenir fou, comme dirait le père Parain, et avant d’arriver à en faire une semblable on attraperait bien des fluxions de poitrine.
Une réflexion m’est venue hier à propos du Jugement dernier de Michel-Ange. Cette réflexion est celle-ci : c’est qu’il n’y a rien de plus vil sur la terre qu’un mauvais artiste, qu’un gredin qui côtoie toute sa vie le beau sans y jamais débarquer et y planter son drapeau. Faire de l’art pour gagner de l’argent, flatter le public, débiter des bouffonneries joviales ou lugubres en vue du bruit ou des monacos, c’est là la plus ignoble des prostitutions, par la même raison que l’artiste me semble le maître-homme des hommes. J’aimerais mieux avoir peint la chapelle Sixtine que gagné bien des batailles, même celle de Marengo. Ça durera plus longtemps et c’était peut-être plus difficile. – Et je me suis consolé de ma misère en songeant du moins à ma bonne foi. Tout le monde ne peut pas être pape… Le dernier franciscain qui court le monde pieds nus, qui a l’esprit borné et qui ne comprend pas les prières qu’il récite, est aussi respectable peut-être qu’un cardinal, s’il prie avec conviction, s’il accomplit son œuvre avec ardeur. Il est vrai, le pauvre homme, qu’il n’a pas pour se réconforter dans ses découragements le spectacle de sa pourpre, ni l’espoir de mettre un jour son cul sur le Saint-Siège.
Où veux-je en venir avec tout cela ? Je ne sais. C’est pour allonger un peu ma lettre, car je ne sais te rien dire, pauvre chérie, si ce n’est que je t’attends, que je compte les jours et que je vais bientôt t’embrasser à t’étouffer. À toi, ton
GUSTAVE.
Je t’ai écrit de Patras une longuissime lettre où je te parlais de tes deux pièces du Vesper et de Corydon. Le Vesper est superbe et irréprochable d’un bout à l’autre. Quant au Corydon, je n’avais noté que deux ou trois détails faibles. Mais le Vesper est une des choses les plus profondément fortes que tu aies faites. Aussi ai-je été fort étonné, dans le petit mot que Maxime a reçu de toi à Naples, de voir que tu m’en demandais [m]on avis. Tu as dû pourtant recevoir cette lettre à peu près vers le 20 ou 25 février. Si tu ne l’as pas reçue, fais-moi le plaisir de me le dire tout de suite. Je verrai à te la faire parvenir. Je serais fâché qu’elle fût perdue, elle était très longue. – De jour en jour, à Naples et à Rome, depuis que j’y suis, j’attendais et j’attends une lettre de ta seigneurie. Je n’en ai pas eu depuis Athènes, c’est-à-dire depuis janvier dernier. C’est long, cher Monsieur. Que deviens-tu donc ? Voilà l’été, pauvre vieux. Au mois de juillet prochain, dans deux mois et demi, nous reprendrons nos dimanches, nos gueulades, nos chères et communes inquiétudes. Tu t’étendras sur mon tapis de voyage, plein encore de sable et de puces. Tu fumeras dans mes pipes longues et humeras, si tu veux, le cuir de ma selle.
Je deviens fou de désirs effrénés, j’écris le mot et je le souligne. Un livre que j’ai lu à Naples sur le Sahara m’a donné envie d’aller au Soudan avec les Touaregs qui ont toujours la figure voilée comme des femmes, pour voir la chasse aux nègres et aux éléphants. Je rêve bayadères, danses Phrénétiques, et tous les tintamarres de la couleur. Rentré à Croisset, il est probable que je vais me fourrer dans l’Inde et dans les grands voyages d’Asie. – Je boucherai mes fenêtres et je vivrai aux lumières. J’ai des besoins d’orgies poétiques. Ce que j’ai vu m’a rendu exigeant. Allons… Allons, etc., mouvement.
Le Don Juan s’avance piano ; de temps à autre, je couche par écrit quelques mouvements.
Mais parlons de Rome. Tu t’y attends, bien sûr. Eh bien, vieux, je suis fâché de l’avouer : ma première impression a été défavorable. J’ai eu, comme un bourgeois, une désillusion. Je cherchais la Rome de Néron et je n’ai trouvé que celle de Sixte-Quint. L’air-prêtre emmiasme d’ennui la ville des Césars. La robe du jésuite a tout recouvert d’une teinte morne et séminariste. J’avais beau me fouetter et chercher : toujours des églises, des églises, et des couvents, de longues rues ni assez peuplées ni assez vides, avec de grands murs unis qui les bordent et le christianisme tellement nombreux et envahissant que l’antique qui subsiste au milieu est écrasé, noyé.
L’antique subsiste dans la Campagne, inculte, vide, maudite comme le désert, avec ses grands morceaux d’aqueduc et ses troupeaux de bœufs à large envergure. Ça, c’est vraiment beau et du beau antique rêvé. Quant à Rome elle-même, sous ce rapport, je n’en suis pas encore revenu. J’attends pour la reprendre par là que cette première impression ait un peu disparu. Ce qu’ils ont fait du Colisée, les malheureux ! Ils ont mis une croix au milieu du cirque et tout autour de l’arène douze chapelles ! Mais comme tableaux, comme statues, comme XVIe siècle, Rome est le plus splendide musée qu’il y ait au monde. La quantité de chefs-d’œuvre qu’il y a dans cette ville, c’est étourdissant. – C’est bien la ville des artistes. On peut y passer l’existence dans une atmosphère complètement idéale, en dehors du monde, au-dessus. – Je suis épouvanté du Jugement dernier de Michel-Ange. C’est du Gœthe, du Dante et du Shakespeare fondus dans un art unique. Ça n’a pas de nom. Et le mot sublime même me paraît mesquin, car il me semble qu’il comporte en soi quelque chose d’aigu et de trop simple.
J’ai vu une Vierge de Murillo qui me poursuit comme une hallucination perpétuelle, un Enlèvement d’Europe de Véronèse qui m’excite énormément, et encore deux ou trois autres choses à faire beaucoup causer. Il y a quinze jours que je suis à Rome. Je t’en parlerai plus longuement plus tard. Mais la Grèce m’a rendu difficile sur l’art antique. Le Parthénon me gâte l’art romain, qui me paraît à côté mastoc et trivial. Oui, c’est beau, la Grèce !
Ah ! pauvre vieux, comme je t’ai regretté à Pompéi ! Je t’envoie des fleurs que j’y ai cueillies dans un lupanar sur la porte duquel se dressait un phallus érectant. Il y avait dans cette maison plus de fleurs que dans aucune autre. Les spermes des vis antiques, tombés à terre ont peut-être fécondé le sol… Le soleil casse-brillait sur les murs gris.
J’ai vu Pouzzoles, le lac Lucrin, Baïes. Ce sont des Paradis terrestres. Les empereurs avaient bon goût. Je me suis fondu en mélancolie par là.
Comme un touriste, je suis monté au haut du Vésuve, ce qui m’a même éreinté. Le cratère est curieux. Le soufre a poussé sur ses bords en formidables végétations jaunes et lie de vin. J’ai été à Paestum. J’ai voulu aller à Caprée et ai failli y rester… dans les flots. Malgré ma qualité de canotier, j’ai bien cru que c’était mon dernier moment, et j’avoue avoir été troublé et même avoir eu paour, grand paour. J’étais à deux doigts de ma perte, comme Rome aux pires temps des guerres puniques.
Naples est un charmant pays par la quantité de maquereaux et de putains qu’il y a. Il y a un quartier garni de garces qui se tiennent sur leur porte ; c’est antique et vrai Suburre. Lorsqu’on passe dans la rue, elles retroussent leur robe jusqu’aux aisselles et vous montrent leur cul pour avoir deux ou trois sols. Elles vous poursuivent dans cette posture. Nous étions en voiture, et notre cocher, tout en tenant ses guides et allant au pas, tâchait de fourrer le bout de son fouet dans le con de l’une d’elles. C’est encore ce que j’ai vu de plus raide comme prostitution et cynisme. Nous deux Max[ime], au bout de la rue, nous avons laissé tomber notre tête sur notre poitrine et avons soupiré : « Ce pauvre Bezet ! »
J’ai passablement baisé à Naples et d’assez jolies filles. Maxime a attrapé un rhume de culotte.
C’est à Naples qu’il faut venir pour se retremper de jeunesse et pour r’aimer la vie. Le soleil même en est amoureux. Tout est gai et facile. Les chevaux portent des bouquets de plumes de paon aux oreilles.
La Chiaia est une grande promenade de chênes verts au bord de la mer, arbres en berceau, – et le murmure des flots derrière. Les nouveaux mariés qui s’asseoient là-dessous, le soir au clair de lune, doivent se chauffer le cul sur les bancs de lave. La vieille ferveur des volcans leur monte au cœur, par les fesses, on se serre les mains et on étouffe. J’ai envié ces émotions.
J’ai été pendant près d’une semaine gêné par l’envie d’avoir une actrice (une Française ! et une actrice de vaudeville encore !) et comme je n’avais pas assez d’argent pour la payer ni assez d’aplomb pour me présenter chez elle, le gousset vide, ni assez de patience pour lui faire la cour, je m’en suis passé. Cela m’a été pénible. À force de la voir au théâtre j’ai usé ma tentation, et je n’y pense plus. Voilà les passions.
Quant à mon état moral, il est singulier : j’éprouve le besoin d’un succès.
Cela me remettrait, me retremperait, me purgerait un peu.
Tu verras Maxime dans un mois. Je lui envie la bonne embrassade qu’il te donnera, et cette fleur du retour que mon égoïsme aurait voulu t’offrir. « Fleur du retour » est bien Sainte-Beuve.
Réponds-moi de suite à Rome. J’en partirai vers le 10 mai. Après cela, à Florence.
Je compte être à Venise vers le commencement de juin et je m’en fais une fête. Je m’y foutrai une bosse de peinture vénitienne dont je suis amoureux. C’est définitivement celle qui m’est la plus sympathique. On dit que ce sont des matérialistes. Soit. En tout cas ce sont des coloristes et de crânes poètes.
Adieu, cher vieux de mon cœur, je t’embrasse.
Ton Gustave Flaubert
Je savais, cher Ernest, que tu devais te marier, ma mère me l’avait écrit. Mais j’ignorais que la chose fût faite. Sois heureux, c’est tout ce que je te souhaite et tout ce qu’on peut souhaiter, il me semble. Oui, pauvre vieux, nous sommes loin l’un de l’autre, nous qui vécûmes jadis comme les frères siamois. Nos conditions différentes, toi d’homme marié et établi, et moi de vagabond rêveur, nous séparent encore plus que les kilomètres qui se déroulent entre nous et nous distancent. – Je crois que tu as pris le bon chemin, entre nous soit dit et sans te faire de compliments, et que j’ai pris, moi, je ne dis pas le mauvais, mais que le mauvais m’a pris (mes doctrines philosophiques, comme dirait le Garçon, ne me permettant pas de reconnaître qu’il y ait eu en cela liberté et libre arbitre).
Je ne cache pas que j’ai envie de connaître ta femme et d’embrasser tes moutards… à naître. – Ce que je te charge de faire aux uns, et à l’autre, si toutefois, mon cher Monsieur, cela n’a rien qui vous déplaise.
Ah ! oui, quand nous hurlions sur ce pauvre billard de l’Hôtel-Dieu converti en théâtre dont tu étais le décorateur, qui nous eût dit qu’aujourd’hui je serais à Rome, que je sortirais de Saint-Pierre à 4 heures du soir et que je t’écrirais ? Qui nous eût dit encore que je serais chauve ? car tu me reverras la tête à peu près dépouillée. Je ressemble par là à Jules César – et à une citrouille, car j’ai aussi énormément engraissé en Orient. – Tu vas goûter, cher Ernest, tu goûtes déjà des bonheurs qui me seront toujours interdits. Je crois, comme le Paria de Bernardin de Saint-Pierre, que le bonheur se trouve avec une bonne femme ; le tout est de la rencontrer, et d’être soi-même un bon homme, condition double et effrayante. Quoi qu’il t’advienne par la suite, souviens-toi, cher vieux, que tu as là-bas, au bord de l’eau, entre la côte et la rivière, une oreille toujours ouverte pour les confidences, une main amie qui ne te faillirait pas et un dévouement qui pour être vieux n’a pas vieilli. – Si l’écorce parfois t’a pu sembler plus râpeuse que par le passé, c’est que j’ai subi des petites scènes d’intérieur (je parle de l’âme) qui ont dû me cristalliser un peu les manières. – Il faut faire comme à Herculanum, déblayer la lave, et tu retrouveras les peintures encore fraîches.
Eh bien, oui, j’ai vu l’Orient et je n’en suis pas plus avancé, car j’ai envie d’y retourner. J’ai envie d’aller aux Indes, de me perdre dans les pampas de l’Amérique et d’aller au Soudan voir la chasse aux nègres et aux éléphants. De toutes les débauches possibles, le voyage est la plus grande que je sache ; c’est celle-là qu’on a inventée quand on a été fatigué des autres. Je la crois plus pernicieuse à la tranquillité de l’esprit et à la bourse que ne peut l’être celle du vin, ou du jeu. On s’embête parfois, c’est vrai, mais on jouit démesurément aussi. – La vue du Sphinx a été une des voluptés les plus vertigineuses de ma vie, et si je ne me suis pas tué là, c’est que mon cheval ou Dieu ne l’ont pas positivement voulu. – La mer Morte m’a aussi fait plus de plaisir que je ne l’aurais supposé d’après son nom « mer Morte ou lac Asphaltite », que je lisais sur les cartes depuis vingt ans. Nous n’avons pu aller en Perse, hélas ! Les massacres d’Alep et le soulèvement de la province de Bagdad nous en ont empêchés. – Nous aurions eu l’imprudence de nous y engager, que nous y serions restés. Nous avons même traversé la Syrie, le fusil au poing. Personne n’a voulu nous conduire sur le mont Thabor et nous avons eu deux ou trois fois des alertes qui auraient pu devenir chaudes. Dieu merci, tout s’est bien passé, quoique tout notre monde ait été malade. Notre domestique français que nous avions emmené a failli crever de la fièvre, dans le Liban. Quant à nous deux, nous avons été inébranlables comme des rocs. – Pendant huit mois consécutifs, nous avons vécu de riz, d’œufs durs, de notre chasse, c’est-à-dire de tourterelles, et d’eau claire. En Syrie, même régime, sauf que nous nous refaisions le tempérament dans les villes. Quant à l’Asie Mineure et à Rhodes, c’est plus confortable sous le rapport du bec. En Grèce nous avons souffert un peu du froid. – Nous avons été bien rincés par les pluies et par les neiges. Nous nous sommes perdus une nuit dans le Cithéron, ce qui nous a donné occasion d’engueuler Apollon et les neuf Muses. Nous avons traversé le Péloponnèse dans un rude moment. Souvent pour passer les fleuves nous avions de l’eau jusqu’au nombril et nos chevaux nageaient sous nous. – De Patras nous nous sommes embarqués pour Brindisi, et de Brindisi nous avons gagné Naples à travers les Calabres. Voilà, cher vieux, ce que nous avons fait. – Quant à l’Égypte, nous sommes remontés au-delà de la première Cataracte, environ 80 lieues au-dessus du tropique du Cancer, et nous avons fait un détour pour gagner les bords de la mer Rouge, voyage de dix jours dans le désert par 50 degrés de chaleur Réaumur et par temps de K[h]amsin, autrement dit « Simoun meurtrier », en poésie. – Nous avons vu partout par là des choses, Monsieur, que l’on ne verrait pas à Paris, même en payant. Ô le désert ! le désert !… À quelque jour, quand tu viendras au coin du feu y rôtir la semelle de tes bottes, je pourrai te faire part de mes impressions de voyage qui, pour être moins blagueuses que celles du sieur Dumas, ne laisseront pas peut-être de t’amuser tout autant.
Si je peux, je passerai en attendant par Grenoble, afin de t’embrasser un moment. Mais je ne veux rien te promettre afin de tâcher de tenir. Du Camp te renvoie ta bonne poignée de main et te souhaite mille prospérités. Et moi je t’embrasse encore une fois.
Ton vieux.
J’ai dîné avec Lenormand à son bord à Athènes (je l’avais déjà rencontré cet été à Tripoli de Syrie). Quand nous sommes revenus du mont Parnasse et des Thermopyles il était parti du Pirée.
Causons d’abord du plus sérieux.
La pièce de Kuchuk-Hanem m’a ému, à cause du sujet et que la dernière strophe flatte ma vanité. Mais elle n’est plus à Esneh, ma pauvre Kouchiouk, elle est retournée au Caire ! N’importe, pour moi, elle restera toujours à Esneh, comme je l’y ai vue et comme ta pièce le dit. Le défaut principalement de cette pièce est peut-être d’être un peu heurtée. Au reste, dors en paix, je me charge, après un jour de causerie, et avec deux ou trois petits changements, de t’en faire faire quelque chose de résistant.
Étale en parasol ses feuilles immobiles
c’est bien fâcheux que « en éventail » fasse un hiatus, ce serait le mot juste. « Parasol » en tout cas n’est pas le mot juste et en a la prétention. Je ne sais pas si :
Les aigles enivrés chancellent par les airs
n’est pas trop féroce. Dans quelque chose d’exact soyons exacts. La violence de la couleur ne s’obtient que par l’exactitude de la couleur même, pénétrée de notre sentiment subjectif. Le trait ci-dessus par exemple me fera toujours sourire un peu, non pas à cause de l’image (on s’est foutu des ours ivres de raisin d’Atala, ce qui prouvait l’ignorance des critiques), mais c’est qu’au contraire, dans le ciel bleu cru, l’aigle va majestueusement et comme dans son vrai milieu. Le tableau où tu me le mets n’a pour lui rien d’excentrique. Il s’y plaît. Les 3 vers qui suivent, très bons.
C’est l’heure du soleil et du calme étouffant.
Hum ! hum ! J’aime l’apostrophe imprévue : « Dans ta maison d’Esneh ». « Brune, etc. », très beau vers, et le premier de la strophe suivante gueule bien.
Il faudra trouver autre chose que ton lit de bambou qui n’est ni exact ni lucide. Mais je t’embrasserais, vieille canaille, pour les deux derniers vers de la strophe.
Je ne vois rien à reprendre aux deux dernières.
Ont une odeur de sucre et de térébenthine
est exact (et pris sur mes notes que j’ai écrit[es] le matin même), quoique Du Camp ne soit pas de cet avis. Mais j’ai un nez qui ne me trompe pas.
J’ai eu un moment l’idée de lui acheter, à Kuchiouk, une grande écharpe terminée par des glands d’or dont elle s’entourait la taille en dansant. Je ne l’ai pas fait par une de ces inactions qui sont un mystère effrayant de l’homme. Maxime m’a dit : « Bah ! à quoi ça te servirait-il ? ça n’a rien de particulier », ce qui était juste. J’ai des remords, un regret aigre, de ne pas l’avoir. Nous l’eussions coupée en deux, tu en eusses pris la moitié.
J’aime la pièce du Marchand de mouron. C’est léger et original, outre que c’était difficile à faire. « Cueillir le doux butin » n’est peut-être pas très raide. Par exemple : « Je suis le père des oiseaux » me semble excellent. – Excellentissime. Tout le reste marche bien. Le vers dégringole aisément de l’un sur l’autre et il y a des idées très gentilles et très ingénieuses. – Ce qu’il y a de plus faible c’est la dernière strophe.
Quant à la pièce du Père éternel, je n’en sais que penser. Il y a un très bon vers
Quand le vieux Maître au coin d’un bois s’endort.
Tu as dû à l’heure qu’il est voir Maxime. À la fin du mois prochain ce sera mon tour. Ma mère a hâte d’être rentrée. – Maxime a dû raconter à Achille ma maladie. Ma mère lui a écrit à ce sujet. Ainsi ne t’inquiète pas.
Après-demain je pars de Rome. – Et d’une encore !
Je commençais à y bien vivre. On peut s’y faire une atmosphère complètement idéale et vivre à part, dans les tableaux et les marbres. J’en ai dévoré le plus que j’ai pu. Quant à l’antique, on est froissé d’abord de ne l’y pas rencontrer, et il est certain qu’il y est considérablement étouffé. – Comme ils ont gâté Rome ! Je comprends bien la haine que Gibbon s’est sentie pour le christianisme en voyant dans le Colisée une procession de moines. Il faudrait du temps pour bien se reconstruire dans la tête la Rome antique, encrassée de l’encens de toutes les églises. Il y a des quartiers pourtant, sur les bords du Tibre, de vieux coins pleins de fumier, où l’on respire un peu. Mais les belles rues ! monsieur ! mais les étrangers ! mais la semaine sainte ! et la via Condotti avec tous ses chapelets, tous ses faux camées, toutes ses saintes pierres en mosaïque ! Il y a pour les touristes des magasins pleins de pierres du Forum arrangées en presse-papier pour mettre sur les bureaux. On a fait des porte-plumes avec les marbres des temples… Tout cela agace bougrement les nerfs. Telle est la première impression que m’a produit[e] Rome.
Quant à la Rome du XVIe siècle, elle est flambante. La quantité des chefs-d’œuvre est une chose aussi surprenante que leur qualité ! Quels tableaux ! quels tableaux ! J’ai pris des notes sur quelques-uns. Oui, on y vivrait bien, à Rome, mais dans quelque rue du peuple. À force de solitude et de contemplation, on monterait haut comme mélancolie historique.
J’ai été hier à Tibur. J’ai passé devant la place de la villa d’Horace (?). Il y avait 14 messieurs et dames, montés sur des ânes.
La Campagne est magnifique, déserte et désolée, avec de grands aqueducs. Là on est bien.
J’en suis fâché, mais Saint-Pierre m’emmerde. Cela me semble un art dénué de but. C’est glacial d’ennui et de pompe. Quelque gigantesque que soit ce monument, il semble petit. – Le vrai antique que j’ai vu fait du tort, pour moi, au faux. On a bâti ça pour le catholicisme quand il commençait à crever, et rien n’est moins amusant qu’un tombeau neuf. J’aime mieux le grec, j’aime mieux le gothique, j’aime mieux la plus petite mosquée, avec son minaret lancé dans l’air comme un grand cri.
Quand on se promène dans le Vatican, on se sent en revanche pénétré de respect pour les papes. Quels messieurs ! Comme ils se sont arrangé leur maison ! Il y a eu de ces gaillards-là qui étaient vraiment des gens de goût.
Si tu me demandes ce que j’ai vu de plus beau à Rome, d’abord la chapelle Sixtine de Michel-Ange. C’est un art immense à la Gœthe, avec plus de passion. – Il me semble que Michel-Ange est quelque chose d’inouï, comme serait un Homère shakespearien, un mélange d’antique et de Moyen Âge, je ne sais quoi. – Il y a encore le torse du Vatican, un torse d’homme penché en avant, seulement un dos avec tous ses muscles ! Douze bonnes toiles dans différentes galeries. Et tout le reste.
Je suis amoureux de la Vierge de Murillo de la galerie Corsini. Sa tête me poursuit et ses yeux passent et repassent devant moi, comme deux lanternes dansantes.
À Venise j’espère me foutre une bosse de Vénitiens. Je suis très exalté relativement à l’école vénitienne. – Je serai à Florence le 15 de ce mois et à Venise vers le 30. – En me répondant de suite, tu peux m’écrire encore à Florence. Sinon, à Venise.
Demain j’irai pour toi faire un tour dans Suburre. Mais c’est à Pompéi que je t’ai regretté et à Baïes !
Belle expression : stupet aeris.
Je suis très chaste.
Adieu, vieux. Si tu peux, envoie-moi le plus de papier écrit possible. Surtout maintenant que je suis seul, ça me fera [du] bien. Tes lettres, en voyage, font partie de mon hygiène.
Le tien.
Paris, mercredi soir, 14 mai 1851.
Il y a dix-huit mois, j’appris que vous aviez traversé Paris pour faire ce long voyage d’Orient, projeté par vous depuis si longtemps. Mon cœur se serra bien douloureusement, en comprenant que le vôtre n’avait plus même un souvenir pour moi, et que la pensée de me serrer la main ne vous était pas venue au moment de quitter la France pour ne plus y revenir peut-être. Je pleurais sur cette séparation nouvelle qui me faisait mieux sentir encore la séparation d’âmes décidée par vous depuis si longtemps. Il me semblait qu’en faisant vos préparatifs de départ, qu’en touchant à mes lettres, aux souvenirs sans valeur qui vous viennent de moi, mais auxquels la tendresse vous faisait autrefois attacher quelque prix, il me semblait qu’un peu d’émotion voudrait vous revenir, et que vous auriez cédé au désir de me dire adieu simplement, cordialement, comme à un ami. Cela ne fut pas et je vous le dis sans orgueil comme sans amertume, j’en souffris beaucoup. Qu’on puisse se détacher à ce point de ce qu’on a librement et véritablement aimé, je ne l’ai jamais conçu. Je m’étonnais en vous de cet oubli absolu que même des sentiments nouveaux ne sauraient faire passer en moi. Ce qui me fut si cher m’émeut encore, et garde sur mon cœur des droits qui ne finiront peut-être pas avec la vie.
Vous étiez parti depuis six mois. Au mois de janvier 1850 je fus en danger de mort. J’écrivis alors mon testament et j’y joignis une lettre de bon souvenir pour vous. Cette lettre est encore jointe à cet acte. Elle vous prouverait la vérité de l’affection que j’ai eue pour vous, que le temps a modifiée, mais qui fait qu’une part de mon âme vous reste toujours, sans arrière-pensée de retour, de liens, d’influences. Ah ! mon Dieu, vous en jugerez si nous nous revoyons, et peut-être serez-vous un peu attristé vous-même en me trouvant arrivée à cette résignation […] que vous m’avez si souvent conseillée.
Durant votre long voyage j’ai demandé indirectement de vos nouvelles. J’en ai eu une fois par M. Toirac, ami de M. Cloquet, une autre fois par la Presse. Souvent j’ai été tentée d’aller en demander à Pradier ; mais je ne pouvais le voir après ses procédés si grossiers, la vente de la bague que nous lui avions donnée, l’emploi du marbre qui devait servir à mon buste (et qui m’appartenait) à des travaux étrangers, l’argent qu’il [me] faisait perdre à ce sujet avec le cynisme naïf qui le caractérise […], les questions d’intérêt, enfin la certitude qu’il parlait mal de moi et sans doute à vous-même, par la seule raison qu’il avait mal agi envers moi : tout cela m’empêchait de suivre mon cœur et d’aller lui demander ce que vous deveniez. J’ai su ces jours-ci que votre long voyage était terminé, que vous étiez en Italie et que votre ami vous avait devancé à Paris. À lui non plus je ne puis demander de vos nouvelles, car on me dit – j’espère pour lui qu’on dit faux – qu’il ne prononce jamais mon nom qu’en riant ou en raillant. C’est donc à vous que j’écris, à vous seul que je veux faire comprendre ce qui reste encore dans mon cœur pour vous. C’est de vous que j’espère un bon mouvement, c’est à vous que je demande une dernière preuve d’affection, de souvenir d’affection, oh ! ne craignez rien, ce que j’espère et ce que j’attends est dans une mesure qui ne changera rien au détachement résolu pour vous depuis quatre ans.
Ne répondez pas à ma lettre ; si votre réponse était tendre, elle me secouerait trop profondément et me ferait penser à ce qui ne doit plus être ; si elle était brève et froide comme les lignes que vous m’avez adressées à Passy en retour de mes vers et des cheveux de Chateaubriand, elle ajouterait à mes chagrins. Ce que je vous demande, et je l’attends de vous avec confiance, comme si vous m’en faisiez la promesse sur l’honneur, le voici ; quand vous passerez à Paris, vous me verrez, quel que soit le mois, le jour, l’heure, vous me verrez un instant ; vous me préviendrez par un mot la veille afin que je sois là. Je ne m’éloignerai de Paris que pour aller passer un mois à Meudon avec ma fille. Je désire cette dernière entrevue, la dernière dans la vie ; ne me la refusez pas. Vous verrez qu’elle sera douce et calme et qu’elle vous fera du bien aussi.
J’ai votre promesse, n’est-ce pas ? Je vais attendre avec certitude. Vous viendrez sans consulter personne, sans en parler à personne, pour entendre une voix amie que vous n’entendrez plus jamais après, mais sans que rien venant de moi vous importune. Mon cœur, tant qu’il battra, vous restera attaché. Je ne vous dis rien de ma vie, rien de mes chagrins. C’est la pensée plus que l’être qui vous écrit. Comprenez-moi.
Je pars de Venise, j’y serai resté quatre jours et demi. Nous avons juste de quoi nous en retourner, et il est même grand temps.
Pauvre Venise ! J’ai le cœur navré, ce diable de pays m’a bouleversé. Je n’en ai pas dormi la première nuit. J’y suis arrivé de soir, tu ne t’imagines pas quelle bonne bouffée j’y ai aspirée.
Je suis exaspéré. Donne à ce mot-là tous les sens et toute l’étendue possible dans tous les sens.
Les quelques heures que j’ai passées là ont été en gondole, en Titien et en Véronèse. – En peinture je ne connais rien qui soit au-dessus de l’Assomption du premier. Si je restais un peu longtemps ici j’aurais peur de devenir amoureux de sa Vierge (littéral).
Sur le grand canal il y a à une maison un perroquet dans une cage dorée ; derrière la fenêtre sont des rideaux blancs et fins à large bordure escalopée. – Ce perroquet imite le cri des gondoliers : « Fà eh, capo die », et ça s’entend de loin sur l’eau.
J’ai foutu un soufflet à un douanier et ai manqué être coffré, avoir un procès, etc. Il a fallu que je déclarasse par écrit n’avoir pas eu l’intention d’offenser le gouvernement, ce qui était pardieu bien vrai. J’ai abusé du papier et ai trouvé le moyen de redire des INJURES. – Ma mère me redoute et désire nous voir absents des États autrichiens.
Comme on vivrait bien à Venise ! Ah ! oui ! en ai-je laissé partout, de mon cœur. Mais ici j’en laisserai un grand morceau. –
Je t’écrirai encore un mot en route de Cologne ou de Bruxelles pour te dire le jour de mon arrivée, précise. Mouthières me renverra tes lettres à Nogent ou à Paris chez toi. Je ne sais où te dire de m’écrire de peur de ne pas rencontrer tes lettres. Envoie-moi un mot à Cologne.
Nous serons après-demain à Milan et d’après mon calcul (approximatif), vers le milieu de la seconde semaine de juin, à Paris.
Ma mère est dévorée de clous. Elle prétend que mes manières ont changé et que je suis devenu brutal. Ce dont je ne m’aperçois pas, quoique je sente souvent que je me contiens beaucoup. Ici cependant je suis plein de douceur. Tout me semble bon, jusqu’à l’hôtel qui est une infâme gargote.
Aujourd’hui je suis entré chez un marchand d’orientalités (un Smyrniote), il m’a dit être un ancien associé de Ludovic. Nous avons causé de Constantinople…
Aucune fouterie, il y a de belles filles à Venise, comme ça devait être beau.
Je ne pense pas sans terreur à l’état où m’aurait mis Venise il y a douze ans, à l’époque Westebrock de mon existence.
Le Garçon croit que le fromage de Parmesan est l’auteur de tous les tableaux désignés sous le nom du Parmesan. – Et toutes les fois qu’il voit du Parmesan il lui fait des compliments, et cause peinture avec lui.
Adieu, pauvre vieux chéri. Je t’embrasse. Dans quelques jours au moins nous nous reverrons et nous pourrons nous re-rembêter ensemble.
Tâche de t’arranger pour être libre dans un mois environ.
À toi.
Mercredi matin. [Paris, 18 juin 1851.]
J’ai attendu avant-hier votre visite ou du moins une lettre de vous, qui me dît que vous ne viendriez pas. À ce manque absolu d’égard, je dois quelques réflexions. Ce seront les dernières, soyez-en sûr ; jamais plus dans la vie mon écriture ne frappera vos yeux, jamais plus vous n’entendrez ma voix. Dimanche, j’apprends que vous êtes à Paris. Pensant que la lettre que je vous ai adressée il y a un mois ne vous a peut-être pas été transmise, je vous écris quelques lignes lundi matin ; j’envoie rue Richepanse, on répond que vous n’y logez pas. Je me décide alors à faire passer chez M. Du Camp (dont un ouvrier, employé par lui et que j’emploie aussi, m’avait donné l’adresse). M. Du Camp paraît pour répondre à mon commissionnaire, qui ne me nomme point, et il dit (en réponse à la demande de votre adresse), haussant les épaules en regardant ma lettre : Il ne la recevra point. De quel droit ce ton méprisant, pourquoi cette parole insolente ? Est-ce la continuation du défi renfermé dans la dernière lettre que m’a écrite votre ami : Prenez garde, moi seul pourrais vous ramener Gustave, et vous me blessez ; et pourtant, quand il fut blessé aux journées de Juin, je me hâtai d’envoyer chez lui. Depuis longtemps je n’attends plus de retour de votre cœur, mais j’avais droit, si nous parlons sentiment, à un peu de bonté, si nous parlons formes, à un peu de politesse. La vie est bien courte, ses vanités et ses ivresses bien passagères, pour oublier jusqu’à ce degré ce que nous nous devons les uns aux autres. Puisqu’il en est ainsi, puisque, selon la décision que votre ami a fait connaître si grossièrement à un commissionnaire, à mon concierge, vous avez résolu de ne pas me revoir, mes lettres et tout ce qui vous vient de moi doit vous être odieux. Veuillez les réunir, toutes mes lettres, et me les renvoyer. Quant aux souvenirs, je ne tiens qu’à ceux que je tenais de ma mère, et que je vous offrais comme ce qui m’était le plus cher : un ouvrage de Volney, un émail (La Chaste Suzanne), puis deux médailles et une bourse longue qui rappelleront à ma fille des fêtes littéraires effacées pour moi. De mon côté, je vais réunir toutes vos lettres et celles de votre ami, à qui je vous prie réclamez les miennes pour les joindre à votre envoi. Remettez trois mots de réponse au porteur pour me faire savoir quel jour je pourrai recevoir ce que je vous demande. Je remettrai le paquet de vos lettres à la personne que vous m’enverrez. Quand j’ai été fort malade, il y a dix-huit mois, je l’avais préparé pour qu’il vous fût remis si j’étais morte. Oh ! c’est bien triste, allez, ce que je fais là ! J’ai attendu cinq ans, j’aurais attendu toujours, si vous étiez venu seulement me serrer la main.
Je ne vous garde aucun mauvais sentiment.
[Rouen, avant le 1er janvier 1831.]
[Rouen, avant le 22 avril 1832.]
[Rouen, avant le 3 septembre 1833.]
Rouen, ce 26 mardi 1834 (août).
Rouen, le Collège Royal, le 2 juillet 1835, 9 h. 30.
Rouen, ce vendredi 14 août 1835.
[Rouen,] vendredi 23 septembre. [Vendredi 22 ou samedi 23 septembre 1837.]
[Rouen, année scolaire 1837-1838.]
[Rouen,] vendredi [24 août 1838].
Rouen, jeudi 13 septembre 1838.
Rouen, dimanche [28 octobre 1838].
Rouen, ce 30 novembre 1838, 11 h[eures] du matin.
[Rouen,] mercredi 26 décembre 1838.
[Rouen,] dimanche matin, 24 février 1839.
[Rouen,] lundi matin. [18 mars 1839.]
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Rouen,] onze heures, vendredi [31 mai 1839].
[Rouen,] lundi soir, classe de mathématiques, 15 juillet 1839.
[Rouen,] samedi [10 août 1839].
[Rouen,] dimanche matin, 20. [20 octobre 1839.]
AU PROVISEUR DU LYCÉE CORNEILLE
[Rouen, entre le 11 et le 14 novembre 1839.]
[Rouen,] mercredi soir. [18 décembre 1839.]
[Rouen,] dimanche, après déjeuner, heures de vêpres, je crois. [20 janvier 1840.]
[Rouen,] mardi. [21 avril 1840.]
MADAME FLAUBERT ET CAROLINE À GUSTAVE
[Nogent-sur-Seine, 24 août 1840.]
[Bayonne,] 29 [août], samedi soir, 8 heures [1840].
LE DOCTEUR, MADAME FLAUBERT ET CAROLINE À GUSTAVE
[Nogent-sur-Seine, 29 août 1840.]
MADAME FLAUBERT ET CAROLINE À GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Marseille, dimanche soir après la poste. [28 septembre 1840.]
[Rouen,] jeudi [8 avril 1841].
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Trouville, mardi 21 septembre 1841.]
Trouville, mardi 21 septembre 1841.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Rouen, jeudi 11 novembre 1841.]
[Rouen,] vendredi 31 décembre 1841 3 h[eures] d’après-midi.
[Paris, 8 janvier 1842,] 8 heures du matin.
[Rouen,] samedi soir. [9 avril 1842.]
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Rouen,] samedi [25 juin 1842].
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Trouville [, 1er juillet 1842].
[Paris,] dimanche matin. [3 juillet 1842.]
LE DOCTEUR ET MADAME FLAUBERT À LEUR FILS GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
MADAME ET CAROLINE FLAUBERT À GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Trouville, 6 septembre 1842.]
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Paris,] vendredi [12 novembre 1842,] 2 heures.
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
[Paris, entre le 18 et le 24 novembre 1842.]
[Paris,] samedi midi. [26 novembre 1842.]
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Paris, après le 10 décembre 1842.]
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Paris, après le 21 décembre 1842.]
Rue de l’Est, 19. [Paris, 10 février 1843.]
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Paris,] mardi matin. [4 avril 1843.]
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Jeudi (date tes lettres). [Paris, 11 mai 1843.]
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
[Paris, 31 mai 1843.] 3 heures un quart du matin, mercredi.
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Déville,] mardi soir. [6 juin 1843.]
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Paris,] jeudi matin. [15 juin 1843.]
CAROLINE ET LE DOCTEUR FLAUBERT À GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Paris,] dimanche matin. [9 juillet 1843.]
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Paris, 27 juillet 1843.] Jeudi, 1 heure.
LE DOCTEUR FLAUBERT À SON FILS GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Paris, entre le 3 et le 6 août 1843.]
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
Jeudi matin. [Déville, 10 août 1843.]
[Nogent-sur-Seine, 2 septembre 1843.]
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Pont-l’Évêque, 20 novembre 1843.]
MADAME ET CAROLINE FLAUBERT À GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Rouen,] samedi 3 heures. [2 décembre 1843.]
Dimanche soir, 5 h[eures]. [Paris, 3 décembre 1843.]
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Rouen, 18 décembre 1843.] Lundi, à la poste mardi.
[Paris,] mercredi soir, 7 heures. [20 décembre 1843.]
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
MADAME FLAUBERT ET CAROLINE AU DOCTEUR FLAUBERT
CAROLINE FLAUBERT À SON FRÈRE GUSTAVE
[Rouen,] samedi, 2 heures. [22 mars 1845.]
CAROLINE HAMARD À SON FRÈRE GUSTAVE
[Rouen, 25 mars 1845.] Mardi, 10 heures du matin.
Nogent-sur-Seine, 2 avril [18]45.
Marseille, mardi soir 15 [avril 1845], 10 heures.
Gênes, 1er mai [1845], jour de la Saint-Philippe.
Genève, 26 mai [1845], lundi soir, 9 heures.
Nogent-sur-Seine, vendredi. [6 juin 1845.]
[Croisset,] dimanche 15 juin 1845.
Croisset, mardi soir, 10 heures et demie. [17 juin 1845.]
CAROLINE HAMARD À SON FRÈRE GUSTAVE
[Croisset,] jeudi, 5 heures du soir. [10 juillet 1845.]
[Croisset,] mardi soir, 16 septembre [1845].
[Croisset, 21 septembre 1845.]
[Rouen, avant le 15 janvier 1846.]
[Rouen, janvier-février 1846.]
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
[Rouen, 1er février (?) 1846.]
[Croisset,] mercredi matin. [25 mars 1846.]
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
[Croisset,] mardi, 2 heures d’après-midi. [7 avril 1846.]
[Croisset,] mardi, 11 heures du soir. [Mai 1846.]
[Croisset,] samedi, 7 heures du soir. [Mai (?) 1846.]
[Croisset, avant le 21 mai 1846.]
[Croisset,] dimanche soir, 10 heures et demie. [31 mai 1846.]
[Croisset,] 4 juin [1846], jeudi soir.
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
[Croisset,] 4 juin, jeudi soir [1846].
Croisset. Samedi matin. [Juillet (?) 1846.]
[Croisset,] mardi soir, minuit. [4-5 août 1846.]
[Croisset,] nuit de samedi au dimanche, minuit. [8-9 août 1846.]
[Croisset,] dimanche matin 10 heures. [9 août 1846.]
[Croisset,] mardi dans l’après-midi. [11 août 1846.]
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
[Croisset,] mercredi soir. [12 août 1846.]
[Croisset,] jeudi soir, 11 h[eures]. [13 août 1846.]
[Croisset,] nuit de vendredi, 1 heure. [Nuit du 14 au 15 août 1846.]
[Croisset,] mardi matin. [18 août 1846.]
[Croisset,] jeudi, 1 heure du matin. [20-21 août 1846.]
[Croisset,] vendredi soir, minuit. [21-22 août 1846.]
[Croisset, dimanche 23 août 1846.]
[Croisset,] lundi soir. [24 août 1846.]
[Croisset,] mercredi, 10 h[eures] du soir. [26 août 1846.]
[Croisset, 27 ou 28 août 1846.]
[Croisset,] dimanche, 2 h[eures] d’après-midi. [30 août 1846.]
[Croisset,] lundi soir 10 h[eures]. [31 août 1846.]
[Croisset,] mercredi, 11 h[eures] du soir. [2 septembre 1846.]
[Croisset,] vendredi soir, minuit. [4-5 septembre 1846.]
[Croisset,] samedi, 5 heures du soir. [5 septembre 1846.]
[Croisset,] dimanche, 11 heures du soir. [6 septembre 1846.]
[Croisset,] jeudi soir, 11 heures. [10 septembre 1846.]
[Croisset,] samedi soir. [12 septembre 1846.]
[Croisset,] dimanche soir. [13 septembre 1846.]
[Croisset,] lundi, 10 h[eures] du soir. [14 septembre 1846.]
[Croisset,] nuit du mardi au mercredi, 1 heure. [15-16 septembre 1846.]
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
[Croisset,] jeudi soir. [17 septembre 1846.]
[Croisset,] vendredi, 10 h[eures] du soir. [18 septembre 1846.]
[Croisset, vers le 20 septembre 1846.]
[Croisset,] dimanche soir, 10 heures. [20 septembre 1846.]
Croisset, près Rouen, lundi matin. [21 septembre 1846.]
[Croisset,] mardi, 10 heures du matin. [22 septembre 1846.]
[Croisset,] jeudi, 11 heures du matin. [24 septembre 1846.]
[Croisset,] dimanche matin, 11 h[eures]. [27 septembre 1846.]
[Croisset,] lundi matin. [28 septembre 1846.]
[Croisset,] mercredi soir, 9 h[eures]. [30 septembre 1846.]
[Croisset,] samedi matin, 8 h[eures]. [3 octobre 1846.]
[Croisset,] dimanche soir. [4 octobre 1846.]
[Croisset,] mercredi matin. [7 octobre 1846.]
[Croisset,] jeudi soir, 10 h[eures]. [8 octobre 1846.]
[Croisset,] samedi. [10 octobre 1846.]
[Croisset,] mardi matin, 8 h[eures]. [13 octobre 1846.]
[Croisset,] mardi soir, 11 h[eures]. [13 octobre 1846.]
[Croisset,] mercredi soir, 11 h[eures]. [14 octobre 1846.]
[Croisset,] samedi soir, 1 h[eure] de nuit. [17-18 octobre 1846.]
[Croisset,] mardi matin. [20 octobre 1846.]
[Croisset,] mercredi soir, 11 h[eures]. [21 octobre 1846.]
[Croisset,] vendredi, minuit. [23 octobre 1846.]
[Croisset,] dimanche, 11 heures du soir. [25 octobre 1846.]
[Croisset,] jeudi, midi. [29 octobre 1846.]
[Croisset, début de novembre 1846.]
[Croisset,] dimanche matin. [8 novembre 1846.]
[Croisset,] vendredi. [13 novembre 1846.]
[Croisset,] dimanche matin. [15 novembre 1846.]
[Croisset,] mardi soir 10 heures. [17 novembre 1846.]
[Paris,] dimanche 5 heures et demie. [29 novembre 1846.]
[Rouen,] mercredi 2 heures. [2 décembre 1846.]
[Rouen, samedi 5 décembre 1846.]
[Rouen,] lundi, 11 heures du soir. [7 décembre 1846.]
[Rouen,] mardi, 5 heures du soir. [8 décembre 1846.]
[Rouen,] vendredi, 4 h[eures] du soir. [11 décembre 1846.]
[Rouen,] dimanche [13 décembre 1846].
[Rouen,] dimanche [20 décembre 1846].
[Rouen,] lundi 3 heures. [11 janvier 1847.]
vendredi minuit. [Rouen, 15 janvier 1847 ?]
[Rouen,] jeudi soir. [21 janvier 1847.]
[Croisset,] samedi, 11 heures du soir. [30 janvier 1847.]
[Rouen,] mardi midi. [2 février 1847.]
[Rouen,] samedi 5 h[eures]. [27 février 1847 ?]
[Rouen,] dimanche [7 mars 1847.]
[Rouen,] samedi matin. [20 mars 1847.]
[Croisset,] mardi soir, 11 heures. [13 avril 1847.]
Croisset, mercredi 28 avril 1847.
[Paris, ultima du 30 avril 1847.]
Saint-Brieuc, 7 juillet [1847].
Saint-Malo, 13 juillet [18]47.
Pontorson, mercredi 1 heure. [14 juillet 1847.]
La Bouille, vendredi soir. [6 août 1847.]
[La Bouille,] mardi soir. [10 août 1847.]
[La Bouille,] dimanche, 11 h[eures] du soir. [29 août 1847.]
Croisset, vendredi soir, 11 heures. [17 septembre 1847.]
[Croisset,] dimanche soir. [Septembre 1847.]
[Croisset,] jeudi soir. [23 septembre 1847.]
[Croisset,] nuit de samedi, 2 h[eures]. [Octobre 1847.]
[Croisset,] minuit, mardi. [Octobre 1847.]
Croisset, jeudi soir. [Octobre 1847.]
[Paris,] mardi 9 novembre 1847.
[Croisset,] dimanche. [14 novembre 1847.]
[Rouen,] samedi soir. [11-12 décembre 1847.]
[Rouen,] lundi soir. [20 décembre 1847.]
[Croisset,] vendredi soir. [7 avril 1848.]
Croisset, lundi 10 [avril 1848].
[Croisset,] mercredi, 1 heure du matin. [Fin mai 1848.]
[Forges-les-Eaux,] dimanche [25 juin 1848].
Croisset, lundi 4 juillet [1848].
[Croisset ?] 8 heures. [Juillet 1848 ?]
Nogent-sur-Seine, mardi 3 [octobre 1848].
[Paris,] 4 heures de l’après-midi. [1er mai 1849 ?]
Croisset, samedi soir. [5 mai 1849.]
Croisset, dimanche 6 mai [1849].
Croisset, samedi soir. [12 mai 1849.]
Croisset, vendredi soir. [18 ou 25 mai 1849.]
Croisset, samedi matin. [4 août 1849 ?]
[Croisset,] jeudi soir. [9 août 1849 ?]
[Paris,] samedi soir, 11 heures. [Septembre 1849.]
[Paris,] nuit de jeudi à vendredi, 1 h[eure] du matin. [25-26 octobre 1849.]
[Paris,] vendredi soir, 5 h[eures] et demie. [26 octobre 1849.]
[Paris,] samedi soir. [27 octobre 1849.]
[Paris,] dimanche, 4 h[eures] du soir. [28 octobre 1849.]
[Paris,] lundi matin, 11 h[eures]. [29 octobre 1849.]
Lyon, mardi, 8 h[eures] du soir. [30 octobre 1849.]
Marseille, 2 novembre [1849], vendredi, 4 h[eures] de l’après-midi.
Marseille. Samedi soir 6 h[eures]. [3 novembre 1849.]
Malte. À bord du Nil. Nuit du mercredi au jeudi, 7-8 nov[embre 1849].
Alexandrie, jeudi 22 [novembre 1849].
Vendredi matin [23 novembre 1849].
[Le] Caire, samedi soir, 10 h[eures], 1er décembre 1849.
[Le] Caire, 2 décembre [1849].
Mardi soir, 4 décembre [1849].
Le Caire, 3 [4] décembre 1849.
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
Le Caire, samedi 2 février 1850.
14 février [1850], à bord de la cange. Benisouëf, à 25 heures du Caire.
Entre Menieh et Siout, 23 février 1850.
Entre le mont Farchout et Keneh, 3 mars 1850.
Assouan (= Syène), 12 mars [1850].
13 mars 1850, à bord de notre cange, à 12 lieues au-delà de Syène.
24 mars [1850], Dimanche des Rameaux, Ipsamboul.
Thèbes, amarrés au rivage de Louqsor, 3 mai 1850.
Entre Kaft et Keneh, 17 mai 1850, 1 h[eure] de l’après-midi.
À EMMANUEL VASSE DE SAINT-OUEN
À bord de notre cange, entre Kous et Keneh, 17 mai 1850.
2 juin [1850], entre Girgeh et Siout.
Entre Djebel-Farchout et Girgeh, 3 juin [1850].
6 heures avant Benisouëf, 24 juin 1850.
Alexandrie, 17 juillet [1850], 7 heures du matin.
Au lazaret de Beyrouth, 21 juillet 1850.
[Beyrouth,] 28 juillet [1850]. Sainte-Anne.
Jérusalem, lundi 13 août 1850.
De la quarantaine de Rhodes. Dimanche, 6 octobre 1850.
Constantinople, 14 novembre 1850.
Constantinople, 14 novembre 1850.
[Constantinople, 24 novembre 1850.]
[Constantinople,] 24 novembre 1850.
[Constantinople,] mercredi 4 décembre 1850.
15 décembre 1850, Constantinople.
À une heure d’Athènes sur la côte en mer. 19 décembre [1850].
Athènes, au Lazaret du Pirée, 19 décembre 1850. Jeudi.
[Athènes,] 27 [décembre 1850].
Paris, mercredi soir, 14 mai 1851.
Mercredi matin. [Paris, 18 juin 1851.]
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Juillet 2023
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