Gustave Flaubert

CORRESPONDANCE

Tome II

1887

 

À LOUISE COLET

Croisset, 26 juillet [1851].

Je vous écris parce que « mon cœur me porte à vous dire quelque bonne parole ». Pauvre amie, si je pouvais vous rendre heureuse, je le ferais avec joie ; ce ne serait que justice. L’idée que je vous ai tant fait souffrir m’est à charge. Ne le comprenez-vous pas ? Mais cela ne dépend (et tout le reste n’a dépendu) ni de moi, ni de vous, mais des choses mêmes. –

Vous m’avez dû l’autre jour à Rouen trouver bien froid. Je l’ai été le moins possible pourtant. J’ai fait tous mes efforts pour être bon. Tendre, non. C’eût été une hypocrisie infâme, et comme un outrage à la vérité de votre cœur.

Lisez, et ne rêvez pas. Plongez-vous dans de longues études. Il n’y a de continuellement bon que l’habitude d’un travail entêté. Il s’en dégage un opium qui engourdit l’âme. – J’ai passé par des ennuis atroces, et j’ai tournoyé dans le vide, éperdu d’embêtement. On s’en sauve à force de constance et d’orgueil ; essayez.

Je voudrais que vous fussiez en tel état que nous puissions nous revoir avec calme. J’aime votre société quand elle n’est pas orageuse. Les tempêtes qui plaisent si fort dans la jeunesse ennuient dans l’âge mûr. – C’est comme l’équitation. Il fut un temps où j’aimais à aller au grand galop ; maintenant je vais au pas, et la bride sur le cou. Je deviens très vieux ; toute secousse me gêne, et je n’aime pas plus à sentir qu’à agir.

Vous ne me dites rien de ce qui m’intéresse le plus : vos projets. – Vous n’êtes encore fixée à rien, je le devine. – L’avis que je vous avais donné était bon. Il faut toujours, comme disait Phidias dans le temps, avoir un gigot et un aloyau.

Je vous reverrai bientôt à Paris, si vous y êtes. – (Vous deviez rester en Angleterre un mois ?) Je serai à Paris à la fin de la semaine prochaine, je présume. J’irai en Angleterre vers la fin du mois d’août. Ma mère désire que je l’y accompagne. Ce dérangement m’ennuie. Enfin !… Si vous y êtes encore, j’irai vous faire une visite. Nous tâcherons d’être contents l’un de l’autre.

À Paris, je remettrai chez vous les deux m[anu]s[crit]s que vous m’avez confiés. – Je vous rendrai aussi, mais seulement à vous et en main propre, une médaille de bronze que j’ai acceptée jadis par faiblesse et que je ne dois pas garder. C’est la propriété de votre enfant.

Farewell. God bless you, poor child !

GUSTAVE.

À LOUISE COLET

Croisset, vendredi soir. [8 août 1851.]

Je tarderai un peu au rendez-vous que je vous ai donné, chère amie. Des circonstances indépendantes de moi et que je vous conterai, font que je ne pourrai vous voir qu’à la fin de cette semaine qui vient ; en tous cas, je vous préviendrai dès la veille.

Je vous rapporterai votre ms, et le drame de Madeleine. Vous me feriez aussi bien plaisir si vous vouliez reprendre votre médaille. J’espère vous faire entendre raison là-dessus.

Vous me demandez que je vous apporte quelque chose de moi. Je n’ai rien à vous montrer. Voilà plus de deux ans que je n’ai écrit une ligne de français et ce que j’avais écrit de longtemps avant mon départ est illisible et non copié. D’ailleurs, dans l’état de dégoût où je suis de moi, ce n’est pas le moment.

À quelque jour, si j’ai dans mon navire une cargaison non avariée et qui en vaille la peine, quelque belle chose rapportée de loin ou trouvée par hasard (qui sait ?), vous serez des premières à la voir ; je vous le promets.

Adieu, à bientôt.

À vous.

G. F.

À LOUISE COLET

Croisset, samedi soir. [20 septembre 1851.]

Ma chère amie, je pars pour Londres jeudi prochain. Je porterai vos lettres et vous écrirai à mon retour ce que j’aurai fait pour vous. Je ne sais en vérité pourquoi j’irai voir Mazzini ; si vous avez une commission pour lui, je m’en acquitterai néanmoins avec plaisir.

J’ai commencé hier au soir mon roman. J’entrevois maintenant des difficultés de style qui m’épouvantent. Ce n’est pas une petite affaire que d’être simple. J’ai peur de tomber dans le Paul de Kock ou de faire du Balzac chateaubrianisé.

J’ai eu mal à la gorge depuis mon retour. Ma vanité prétend que ce n’est pas de fatigue et je crois qu’elle a raison. Et vous ? Comment va ?

Je suis en ce moment très occupé dans une besogne passagère que je vous conterai plus tard.

Adieu, chère Louise, je vous embrasse sur votre col blanc. Un long baiser à vous.

À LOUISE COLET

Londres, dimanche soir.
[28 septembre 1851.]

Chère Louise, votre lettre, datée de mercredi et envoyée à Croisset, était arrivée ici avant moi. Par suite d’un système de voyage absurde adopté par ma mère, nous avons été trois mortels jours à faire le voyage de Rouen à Londres. Enfin, hier au soir samedi, nous sommes arrivés à 9 heures du soir.

Je verrai dès demain matin votre libraire. Je pense sans savoir pourquoi qu’il faut d’abord aller chez le sieur Delisy. J’irai ensuite chez l’autre et vous tiendrai exactement au courant de l’affaire, sans m’engager avec aucun d’eux avant de savoir quel est celui des deux qui en offre le plus. Suis-je intelligent en affaires, hein ? C’est l’air du pays qui me pénètre.

Sanitairement parlant, je vais bien. Mon mal de gorge est passé. Mais j’ai tellement perdu l’habitude des voitures, en Orient, que celle de Rouen à Abbeville m’a éreinté. Quant à ma santé, chère amie, ne craignez pas que je la compromette ici. J’ai des intentions chastes (et sur cette matière l’intention pour moi peut être réputée pour le fait).

J’ai lu la moitié du volume de Diderot. C’est curieux, et charmant par parties. Je vous le garderai quelque temps, car mon intention est de prendre des notes dessus.

J’ai revu la Manche, et l’ai traversée bien entendu. La dernière fois que je [l’]avais vue, c’était à Trouville en revenant de Bretagne, il y a quatre ans. Quoique j’aie passé les meilleurs moments de ma jeunesse à humer son odeur et à dormir sur ses galets, je garde tout mon amour à la Méditerranée. J’aime la couleur avant tout, et le calme, n’en déplaise aux gens poétiques qui préfèrent la tempête.

Nous venons de faire une promenade au cimetière de High-Gate. Quel abus d’architecture égyptienne et étrusque ! Comme c’est propre et rangé ! – Ces gens-là ont l’air d’être morts en gants blancs. – Je déteste les jardinets autour des tombeaux, avec des plates-bandes ratissées et des fleurs épanouies. Cette antithèse m’a toujours semblé de basse littérature. En fait de cimetières, j’aime ceux qui sont dégradés, ravagés, en ruines, pleins de ronces, avec des herbes hautes, et quelque vache échappée du clos voisin qui vient brouter là, tranquillement. Avouez que ça [vaut] mieux qu’un policeman en uniforme ! Est-ce bête, l’ordre ! c’est-à-dire le désordre, car c’est presque toujours ainsi qu’il se nomme.

Adieu, chère amie. Je t’embrasse sur les deux joues et sous le menton à la plus grasse place blanche.

À toi, G[usta]ve.

 

Envoyez-moi ce que vous voudrez pour Mazzini ; je le lui porterai.

À LOUISE COLET

Londres, mardi. [30 septembre 1851.]

J’ai été hier chez M. Delisy qui a lu votre lettre et m’a renvoyé à M. Sams dépositaire du ms. M. Delisy m’a dit que la saison était mauvaise, toute la nobility étant à la campagne.

Quant à M. Sams, il est à Paris, hôtel de Lille et d’Albion, rue Saint-Honoré, et ne reviendra à Londres que dans un mois.

Allez donc le trouver et tâchez d’en obtenir quelque chose. Je suis fâché, chère amie, de n’avoir pu faire rien de mieux pour vous, mais vous voyez que j’y ai mis toute la célérité possible.

Adieu, nous partons pour l’exposition. Quel atroce brouillard !

Je vous embrasse.

À vous.

À LOUISE COLET

[Paris, 16 octobre 1851.]

Il est midi. Je viens de me lever. J’ai plusieurs courses encore à faire, ne m’attends pas avant 4 heures.

À toi, chère femme.

G.

À AMÉDÉE MÉREAUX

Croisset, dimanche. [19 octobre 1851.]

Mon cher ami,

Vous allez recevoir de Bouilhet son poème de Melænis. Vous chargez-vous de faire un petit article ? Il n’y a encore rien eu dans le Journal de Rouen sur la Revue de Paris. Le moment serait opportun.

Autre question : le Journal de Rouen pourra-t-il tous les mois annoncer avec un bout de réclame le sommaire des articles de la Revue de Paris ? En cas d’affirmative la Revue de Paris servirait l’abonnement au Journal. Voilà ce que je suis chargé de vous transmettre officiellement. Je ne pense pas que la chose soit difficile, la Revue n’ayant aucune couleur politique.

À quelle heure êtes-vous chez vous ? Quand je vais à Rouen je suis comme Ovide chez les Scythes. Il faut bien que j’aille causer un quart d’heure avec vous et je ne sais comment m’y prendre pour vous trouver.

Adieu, mon cher ami. Soignez un peu notre petite affaire et vous serez ce que vous êtes toujours : un charmant homme.

Mille poignées de main.

Tout à vous.

À MAXIME DU CAMP

[Croisset,] ce mardy 21 octobre [1851].

Fais-moi le plaisir de prendre en note ceci : s’informer de l’adresse de M. de Rambuteau à Paris. J’en aurais besoin le plus tôt possible.

***

 

J’ai vu ce matin Méreaux. La Revue de Paris aura une réclame dans le Journal de Rouen. Si ce [n’est] pas Méreaux qui la fait ce sera quelque autre. Il tâchera que ce soit lui. J’ai proposé l’échange de la Revue contre l’envoi quotidien du Journal. Il pense que le rédacteur acceptera avec plaisir. Si tu vois la Muse d’ici à peu tu peux lui dire que l’on fera l’éloge de son jeune homme. Quant au sieur Pottier, il s’est déjà abonné à la Revue de Paris pour la Bibliothèque de la Ville. Il s’est chargé avec plaisir d’une réclame à faire dans la Revue de Rouen, et je lui ai mêmement proposé l’échange qui sera bien sûr accepté. Au reste que Lecou écrive pour cela à Perron, directeur de la Revue de Rouen. – Pottier ne s’en mêle plus activement. Quoi qu’il en soit, la réclame passera prochainement. Pour ce qui est du Journal de Rouen, envoie un numéro à Méreaux, rue de la Chaîne, 1, afin de hâter les choses. – Bouilhet s’occupe, de son côté, du Mémorial et de L’Impartial. Tu vois que nous ne nous endormons pas sur la grosse caisse. Si tout cela ne vous donne pas des abonnés, au moins ça vous fera des lecteurs, ce qui est le principal. – Pottier avait lu le 1er numéro et m’a parlé de Tagahor en termes superbes.

***

Il me tarde bien que tu sois ici et que nous puissions causer un peu longuement et serré, afin que je prenne une décision quelconque. Dimanche dernier, nous avons lu des fragments de Saint Antoine : Apollonius, quelques dieux, et la seconde moitié de la seconde partie, c’est-à-dire la Courtisane, Thamar, Nabuchodonosor, le Sphinx et la Chimère et tous les animaux. Ce serait bien difficile de publier des fragments, tu verras. Il y a de fort belles choses, mais, mais, mais, ça ne satisfait pas en soi. Et le mot drôle sera, je crois, la conclusion des plus indulgents, voire des plus intelligents. Il est vrai que j’aurais pour moi beaucoup de braves gens qui n’y comprendront goutte et qui admireront de peur que le voisin n’y entende davantage. L’objection de Bouilhet à la publication est que j’ai mis là tous mes défauts et quelques-unes de mes qualités. Selon lui, ça me calomnie comme homme. Dimanche prochain nous lirons tous les Dieux ; peut-être est-ce ce qui ferait le plus un ensemble. – Quant à moi, pas plus là-dessus que sur la question principale, je n’ai d’opinion à moi. Je ne sais que penser, je suis dans un complet milieu. – On ne m’a pas jusqu’à présent accusé de manquer d’individualisme et de ne pas sentir mon petit moi. Eh bien ! voilà que, dans la question la plus importante peut-être d’une vie d’artiste, j’en manque complètement, je m’annule, je me fonds, et sans effort, hélas ! car je fais tout ce que je peux pour avoir un avis quelconque, et j’en suis dénué autant que possible ; les objections pour et contre me paraissent également bonnes. Je me déciderais à pile ou face et je n’aurais pas regret du choix, quel qu’il fût.

Si je publie, ce sera le plus bêtement du monde. Parce qu’on me dit de le faire, par imitation, par obéissance et sans aucune initiative de ma part. – Je n’en sens ni le besoin ni l’envie. Et ne crois-tu pas qu’il ne faut faire que ce à quoi le cœur vous pousse ? Le couillon qui va sur le terrain, poussé par ses amis qui lui disent : « Il le faut ! » et qui n’en a pas envie du tout, qui trouve que c’est très bête, etc., est, au fond, beaucoup plus misérable que le franc couillon qui avale l’insulte sans s’en apercevoir et qui reste chez lui très tranquillement. Oui, encore une fois, ce qui me révolte, c’est que ça n’est pas de moi, que c’est l’idée d’un autre, des autres… preuve peut-être que j’ai tort.

Et puis, regardons plus loin. Si je publie, je publierai et ce ne sera pas à demi. Quand on fait une chose, il la faut bien faire. – J’irai vivre à Paris l’hiver. Je serai un homme comme un autre ; je vivrai de la vie passionnelle, intriguée et intrigante. – Il me faudra exécuter beaucoup de choses qui me révolteront et qui d’avance me font pitié. Eh bien ! suis-je propre à tout cela, moi ? Tu sais bien que je suis l’homme des ardeurs et des défaillances. Si tu savais tous les invisibles filets d’inaction qui entourent mon corps et tous les brouillards qui me flottent dans la cervelle ! J’éprouve souvent une fatigue à périr d’ennui lorsqu’il faut faire n’importe quoi, et c’est à travers de grands efforts que je saisis l’idée la plus nette. Ma jeunesse, dont tu n’as vu que la fin, m’a trempé dans je ne sais quel opium d’embêtement pour le reste de mes jours. J’ai la vie en haine, le mot est parti, qu’il reste, oui, la vie, et tout ce qui me rappelle qu’il la faut subir. Je suis emmerdé de manger, de m’habiller, d’être debout, etc. J’ai traîné cela partout, en tout, à travers tout, au collège, à Rouen, à Paris, sur le Nil. Nature nette et précise, tu t’es toujours révolté contre ces normandismes indéfinis que j’étais si maladroit à excuser et cela m’a valu de ta part, Maxime, des duretés qui m’ont souvent été amères. Je passais l’éponge dessus, mais le moment était pénible.

Crois-tu que j’aie vécu jusqu’à 30 ans de cette vie que tu blâmes, en vertu d’un parti pris et sans qu’il n’y ait eu une longue consultation préalable ? Pourquoi n’ai-je pas eu de maîtresses ? Pourquoi prêchais-je la chasteté ? Pourquoi suis-je resté dans ce marais de la province ? Est-ce que tu crois que je ne bande pas comme un autre ? et que je ne serais pas bien aise de faire le beau monsieur là-bas ? Mais oui, ça m’amuserait assez. Considère ma balle sérieusement et dis-moi si c’est possible. Le ciel ne m’a pas plus destiné à tout cela qu’à être un beau valseur. Peu d’hommes ont eu moins de femmes que moi (c’est la punition de cette beauté plastique qu’admire Théo), et si je reste inédit, ce sera le châtiment de toutes les couronnes que je me suis tressées dans ma primevère. Ne faut-il pas suivre sa voie ? Si je répugne au mouvement, c’est que j’ai raison peut-être. Il y a des moments où je crois même que j’ai tort de vouloir faire un livre raisonnable et de ne pas m’abandonner à tous les lyrismes, gueulades et excentricités philosophico-fantastiques qui me viendraient. Qui sait ? Un jour j’accoucherais peut-être d’une œuvre qui serait mienne, au moins.

J’admets que je publie, y résisterai-je ? De plus forts y ont péri. Qui sait si au bout de quatre ans je ne serai pas devenu un infâme crétin ? J’aurai enfin un but autre que l’art même. Seul, il m’a suffi jusqu’à présent et, s’il me faut quelque chose de plus, c’est que je baisse ; et si ce quelque chose d’accessoire me fait plaisir, c’est que je suis baissé.

La peur que ce ne soit le démon d’orgueil qui parle m’empêche de dire tout de suite : non et mille fois non ! Comme la limace qui a peur de se salir sur le sable ou d’être écrasée sous les pieds, je rentre dans ma coquille.

Je ne dis pas que je ne sois point capable de toute espèce d’action. Deux fois je m’en suis mêlé, pour Achille et pour toi, et ça a réussi. Il faut que ça dure peu et qu’il y ait plaisir. Si j’ai la force des bras, je n’en ai pas la patience, et c’est la patience qui est tout. Saltimbanque, j’aurais bien levé des fardeaux, mais je ne me serais jamais promené avec eux, les portant au bout du poing. Cet esprit d’audace et de souplesse déguisées, ce savoir-vivre qu’il faut, l’art de la conduite, tout cela m’est lettre close, et je ferais de grandes sottises. – Tes deux corrections de Tagahor, « urine » et « qui s’aiment entre elles » m’ont choqué comme des concessions humiliantes. – Cela m’a fâché, et je ne suis pas sûr de ne pas t’en vouloir encore, tu vois le bonhomme.

La Muse me reproche « le cotillon de ma mère ». Si j’ai suivi ce cotillon à Londres il était venu auparavant me rejoindre à Rome, il m’accompagnerait bien à Paris. Ah ! si tu me débarrassais de mon beau-frère et de ma belle-sœur, combien peu même j’en sentirais le voisinage, de ce cotillon ! J’ai parlé avec elle longuement de tout cela, hier. Elle a été comme moi, elle n’a pas donné d’avis. Son dernier mot a été : « Si tu as fait quelque chose que tu trouves bon, publie-le. » Me voilà bien avancé !

Au reste, mon cher vieux, je te livre tout ce qui précède comme un thème à méditations. Seulement médite, et considère-moi tout entier. Malgré ma phrase de L’Éducation sentimentale : « qu’il y a toujours dans les confidences les plus intimes quelque chose que l’on ne dit pas », je t’ai tout dit. Autant qu’un homme peut être de bonne foi avec lui-même, il me semble que je le suis. Je t’expose mes entrailles. Je me fie à toi, à toi, mon vieux chéri, à ton tact de la vie qui me paraît juste et à ton intelligence qui est forte quand rien d’étranger ne pèse sur elle. Je ferai ce que tu voudras, ce que tu me diras. Je te remets mon individu, dont je suis harassé. Je ne me doutais guère, quand j’ai commencé ma lettre, que j’allais dire tout cela. Ça est venu ; que ça parte. Nos conférences dans quinze jours en seront peut-être simplifiées. Adieu, je t’embrasse avec un tas de sentiments.

Ton G[usta]ve Flaubert.

***

Tu m’apporteras la mesure exacte de mes Chinoiseries que j’ai oublié de prendre à Paris, et nos cannes qui seront sans doute prêtes.

Écris-moi, hein.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de jeudi, 1 heure.
[23 octobre 1851.]

Pauvre enfant ! Vous ne voudrez donc jamais comprendre les choses comme elles sont dites ? Cette parole, qui vous semble si dure, n’a pourtant pas besoin d’excuses ni de commentaires et, si elle est amère, ce ne peut être que pour moi. Oui, je voudrais que vous ne m’aimiez pas et que vous ne m’eussiez jamais connu et, en cela, je crois exprimer un regret touchant votre bonheur. Comme je voudrais n’être pas aimé de ma mère, ne pas l’aimer, ni elle ni personne au monde, je voudrais qu’il n’y eût rien qui partît de mon cœur pour aller aux autres, et rien qui partît du cœur des autres pour venir au mien. Plus on vit, plus on souffre. Pour remédier à l’existence, n’a-t-on pas inventé, depuis que le monde existe, des mondes imaginaires, et l’opium, et le tabac, et les liqueurs fortes, et l’éther ? Béni celui qui a trouvé le chloroforme. Les médecins objectent qu’on en peut mourir. C’est bien de cela qu’il s’agit ! c’est que vous n’avez pas suffisamment la haine de la vie et de tout ce qui s’y rattache. Vous me comprendriez mieux si vous étiez dans ma peau et, à la place d’une dureté gratuite, vous verriez une commisération émue, quelque chose d’attendri et de généreux, il me semble. Vous me croyez méchant, ou égoïste pour le moins, ne songeant qu’à moi, n’aimant que moi. Pas plus que les autres, allez ; moins peut-être, s’il était permis de faire son éloge. Vous m’accorderez toutefois le mérite d’être vrai. Je sens peut-être plus que je ne dis, car j’ai relégué toute emphase dans mon style ; elle s’y tient et n’en bouge pas. Chacun ne peut faire que dans sa mesure. Ce n’est pas un homme vieilli comme moi dans tous les excès de la solitude, nerveux à s’évanouir, troublé de passions rentrées, plein de doutes du dedans et du dehors, ce n’est pas celui-là qu’il fallait aimer. Je vous aime comme je peux ; mal, pas assez, je le sais, je le sais, mon Dieu ! À qui la faute ? Au hasard ! À cette vieille fatalité ironique, qui accouple toujours les choses pour la plus grande harmonie de l’ensemble et le plus grand désagrément des parties. On ne se rencontre qu’en se heurtant et chacun, portant dans ses mains ses entrailles déchirées, accuse l’autre qui ramasse les siennes. Il y a de bons jours cependant, des minutes douces. J’aime votre compagnie, j’aime votre corps, oui ton corps, pauvre Louise, quand, appuyé sur mon bras gauche, il se renverse la tête en arrière et que je te baise sur le cou. Ne pleure plus, ne pense ni au passé ni à l’avenir, mais à aujourd’hui. « Qu’est-ce que ton devoir ? L’exigence de chaque jour », a dit Goethe. Subis-la cette exigence, et tu auras le cœur tranquille.

Prends la vie de plus haut, monte sur une tour (quand même la base craquerait, crois-la solide) ; alors tu ne verras plus rien que l’éther bleu tout autour de toi. Quand ce ne sera pas du bleu, ce sera du brouillard ; qu’importe, si tout y disparaît noyé dans une vapeur calme. Il faut estimer une femme pour lui écrire des choses pareilles.

Je me tourmente, je me gratte. Mon roman a du mal à se mettre en train. J’ai des abcès de style et la phrase me démange sans aboutir. Quel lourd aviron qu’une plume et combien l’idée, quand il la faut creuser avec, est un dur courant ! Je m’en désole tellement que ça m’amuse beaucoup. J’ai passé aujourd’hui ainsi une bonne journée, la fenêtre ouverte, avec du soleil sur la rivière et la plus grande sérénité du monde. J’ai écrit une page, en ai esquissé trois autres. J’espère dans une quinzaine être enrayé ; mais la couleur où je trempe est tellement neuve pour moi que j’en ouvre des yeux ébahis.

Mon rhume touche à sa décadence ; ça va bien. Au milieu du mois prochain, j’irai à Paris passer deux ou trois jours. Travaille, pense à moi, pas trop en noir et, si mon image te revient, qu’elle t’amène des souvenirs gais. Il faut rire quand même. Vive la joie ! Adieu. Encore un baiser. Le protégé de Mme Sand aura prochainement un article dans le Journal de Rouen.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir. [3 novembre 1851.]

J’aurais dû déjà répondre à votre longue et douce lettre qui m’a ému, pauvre chère femme. Mais je suis moi-même si lassé, si aplati, si embêté, qu’il faut que je me secoue vertement pour vous dire merci d’avoir lu si vite Melænis. J’ai embrassé de votre part l’auteur, qui a été touché de cette sympathie. – Vous êtes la première du public qui l’applaudissiez. Eh bien, qu’en dites-vous ? N’est-ce pas que c’est assez crânement tourné ? Je ne puis juger de sang-froid cette œuvre qui a été faite sous mes yeux, à laquelle j’ai beaucoup contribué moi-même. J’y suis pour trop pour qu’elle me soit étrangère. Pendant trois ans ç’a été travaillé au coin de ma cheminée, strophe à strophe, vers à vers. – Je crois qu’on peut dire que ça promet un poète de haute futaie.

Nous étions, il y a quelques années, en province, une pléiade de jeunes drôles qui vivions dans un étrange monde, je vous assure. Nous tournions entre la folie et le suicide. Il y en a qui se sont tués ; d’autres qui sont morts dans leur lit, un qui s’est étranglé avec sa cravate, plusieurs qui se sont fait crever de débauche pour chasser l’ennui. – C’était beau ; il n’en reste plus rien que nous deux Bouilhet, qui sommes tant changés ! Si jamais je sais écrire, je pourrai faire un livre sur cette jeunesse inconnue, qui poussait à l’ombre, dans la retraite, comme des champignons gonflés d’ennui. Le secret de tout ce qui vous étonne en moi, chère Louise, est dans ce passé de ma vie interne que personne ne connaît. Le seul confident qu’elle ait eu est enterré depuis quatre ans dans un cimetière de village à quatre lieues d’ici. C’est quand je suis sorti de cet état que je suis venu à Paris et que j’ai connu Maxime. J’avais 20 ans, j’étais un homme et tout à fait. – Il a pu lire le livre, mais non la préface, que je me rappelle bien, mais que je ne saurais nettement faire comprendre. Melænis, en résumé, est le dernier écho de beaucoup de cris que nous avons poussés dans la solitude ; c’est l’assouvissance d’un tas d’appétits qui nous ravageaient le cœur. – Vous avez raison de dire que je n’en ai pas. Je me le suis dévoré à moi-même.

Aujourd’hui je me sens noyé dans des flots d’amertume. L’arrivée des exemplaires de Melænis m’a fait un effet de tristesse. Nous avons passé hier tout notre après-midi, sombres comme la plaque de la cheminée. Ça nous causait une impression de prostitution, d’abandon, d’adieu. Comprenez-vous ? Quand j’ai reçu, au contraire, il y a 4 ans, le volume de Maxime, les mains me tremblaient de joie en coupant les pages. – D’où vient cette glace de maintenant, impression si différente de l’autre ? Je vous assure que tout cela ne m’excite nullement et que j’ai grande envie de devenir phoque, comme vous dites. Je me demande à quoi bon aller grossir le nombre des médiocres (ou des gens de talent, c’est synonyme) et me tourmenter dans un tas de petites affaires qui d’avance me font hausser les épaules de pitié. – Il est beau d’être un grand écrivain, de tenir les hommes dans la poêle à frire de sa phrase et de les y faire sauter comme des marrons. Il doit y avoir de délirants orgueils à sentir qu’on pèse sur l’humanité de tout le poids de son idée. – Mais il faut pour cela avoir quelque chose à dire. Or je vous avouerai qu’il me semble que je n’ai rien que n’aient les autres, ou qui n’ait été aussi bien dit, ou qui ne puisse l’être mieux. – Dans cette vie que vous me prêchez, j’y perdrai le peu que j’ai ; je prendrai les passions de la foule pour lui plaire et je descendrai à son niveau. – Autant rester au coin de son feu à faire de l’art pour soi tout seul, comme on joue aux quilles. L’art, au bout du compte, n’est peut-être pas plus sérieux que le jeu de quilles ? Tout n’est peut-être qu’une immense blague, j’en ai peur, et quand nous serons de l’autre côté de la page, nous serons peut-être fort étonnés d’apprendre que le mot du rébus était si simple.

Au milieu de tout cela j’avance péniblement dans mon livre. Je gâche un papier considérable. Que de ratures ! La phrase est bien lente à venir. Quel diable de style ai-je pris ! Honnis soient les sujets simples ! Si vous saviez combien je m’y torture, vous auriez pitié de moi. – M’en voilà bâté pour une grande année au moins. Quand je serai en route j’aurai du plaisir ; mais c’est difficile. – J’ai recommencé aussi un peu de grec et de Shakespeare.

J’oubliais de vous dire que l’institutrice est arrivée depuis 10 jours. Son physique ne m’impressionne pas du reste. Je n’ai jamais été moins vénérien.

Adieu, je t’embrasse, pauvre femme aimée. C’est bien grossier d’écrire une lettre de quatre pages pour ne parler que de soi. C’est qu’en vérité, c’était déjà beaucoup. Deux longs baisers. À bientôt.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi soir. [11 novembre 1851.]

Je ne me suis jamais piqué, ma chère, d’être un homme de goût ni de jolies manières ; la prétention eût été trop vaniteuse, vous n’avez pas besoin de me le rappeler. Que votre cousine ait l’intelligence des choses du cœur, tant mieux pour elle. Je n’ai pas même, moi, celle de l’esprit. Chacun fait ce qu’il peut. – Voyons, point d’aigreurs entre nous. – Que diable voulez-vous que je vous écrive que vous ne sachiez aussi bien que moi ? Je ne peux vous donner aucune nouvelle ni du monde que je ne vois pas, ni de moi qui ne change. – Et comme je trouve en outre, pareillement à vous, qu’il faut garder ses douleurs pour soi sans en fatiguer les autres, et que je pense que j’ai fait un peu abus de ce chapitre vis-à-vis de vous, je n’ai donc rien de mieux à faire que de ne rien faire, c’est-à-dire me taire. Si vous saviez dans quelle plate monotonie je vis, vous vous étonneriez même que je m’aperçoive encore de la différence de l’hiver à l’été et du jour à la nuit.

Quoi qu’il en soit j’aurai de quoi causer avec vous quand je vous verrai la semaine prochaine. Comme on dit vulgairement, je vous apprendrai du nouveau. – Et qui sait quand nous nous reverrons après ? Il s’accomplit en ce moment en moi quelque chose de solennel. Je suis à une époque critique. Voilà que je vais avoir trente ans. – Il faut se décider et n’y plus revenir. Je vous préviens que j’aurais mieux aimé vous faire part de tout cela par correspondance ; ce m’eût été plus commode. – Mais trop long ! –

Vous me verrez lundi au soir, vers 8 ou 9 h[eures] à peu près. Je passerai encore avec vous une autre soirée, et je repartirai le lendemain, car je ne verrai personne à Paris. Qu’ai-je à y voir, si ce n’est vous ?

Adieu, mes lambeaux vous embrassent.

Votre infirmité.

À HENRIETTE COLLIER

Croisset près Rouen, 23 novembre [1851].

Chère Henriette,

J’ai fait chercher partout l’adresse de M. de Rambuteau. Il ne demeure plus depuis longtemps à Paris, mais à Chalon-sur-Saône où il vit retiré à la campagne. Voilà tout ce que j’ai pu savoir.

En échange de ce renseignement pouvez-vous me rendre le petit service suivant : à savoir de retirer de chez le libraire Sams un album d’autographes et de me le renvoyer en France. Si vous trouviez à le placer, c’est-à-dire si quelque amateur de ce genre de choses parmi vos connaissances voulait l’acheter (et le plus cher possible), j’en serais fort aise. Il appartient à une dame de nos amies, sans fortune. Vous feriez là une bonne œuvre dont je vous serais particulièrement obligé. – En ce cas vous m’écririez les conditions que l’on propose et je vous répondrais.

Vous allez recevoir par ce même courrier qui vous apportera ma lettre un poème qui m’est dédié. Il a été fait par un de mes amis les plus intimes, obscur il y a un mois, célèbre maintenant ou qui va l’être – vous verrez comme c’est beau ! Henriette. Je voudrais bien vous le lire. Que n’êtes-vous encore au Rond-Point, comme j’irais vous voir ! et quel bon après-midi nous passerions ensemble, vous couchée sur votre petit lit de fer, près de la fenêtre, la tête posée sur votre oreiller rose, et moi sur une chaise à vos côtés. Si vous saviez, Henriette, combien ce temps-là me revient souvent en mémoire et avec quelle triste douceur ! Hier encore (il y a deux heures que j’arrive de Paris), j’ai passé en voiture devant vos fenêtres : le temps affreux qu’il faisait ! la pluie ruisselait sur vos carreaux. Je me suis penché en dehors de la portière pour regarder votre maison.

Cela m’a fait un étrange effet de vous revoir. Je me rappellerai longtemps notre promenade dans Hyde Park et ce dimanche où je vous ai quittée, ce long après-midi brumeux où j’avais plus de brouillard dans le cœur qu’il n’y en avait sur Londres. Comme je maudissais votre gros bon garçon de cousin qui nous gênait tant !

Est-ce que vous ne reviendrez pas habiter la France ? Oh ! nous reprendrions nos pauvres causeries d’autrefois. Je vous parlerais de l’Orient, du Nil, du soleil qui nous manque. Je vous conterais Bédouins, derviches et caravanes. Peut-être que je vous ferais moins rire qu’autrefois. Je ne suis plus gai, mais je vous aimerais toujours autant, soyez-en sûre ; six ans d’absence n’y avaient rien fait, vous le savez. Mon amitié à moi ressemble au chameau. Une fois en mouvement il n’y a plus moyen de l’arrêter.

Que faites-vous là-bas dans votre Upper Grosvenor street ? Ici il fait un froid de chien et une tristesse de loup. L’hiver sera rude. J’aurai le plaisir, au moins, d’entendre sous mes fenêtres craquer les glaçons de la rivière en regardant brûler mon feu, ce qui est une occupation mélancolique pleine de charmes. On rêve à un tas de choses en contemplant les étincelles.

Serez-vous fidèle à votre promesse, Henriette ? aurai-je vos chers cadeaux si avidement attendus ? – Adieu, donc ; je prends vos mains dans les miennes et je les baise. J’ai là, vos yeux devant moi, et je vous regarde. Adieu, adieu – non ; au revoir. À vous.

Mille amitiés à Clemy. – Ne m’oubliez pas auprès de votre père. Je vais bien travailler l’anglais afin de pouvoir causer un peu avec lui quand je vous reverrai.

À HENRIETTE COLLIER

[Paris,] lundi 8 décembre [1851].

J’étais bien sûr, chère et bonne Henriette, en m’adressant à vous pour en obtenir un service, que vous me le rendriez. Merci mille fois pour cette affaire de l’album, dont on vous abandonne complètement la direction. Mme Colet ne le céderait pas à moins de 2 000 francs. Au reste, vous m’écririez les offres que l’on vous ferait. Quant à vendre les autographes séparément, le prix d’un seul serait de 250 francs, quel qu’il soit. – Voilà. Tâchez maintenant, chère Henriette, de faire le commerce. Dans quelque temps d’ici, si vous ne trouviez pas à vous en débarrasser avantageusement, vous le renverriez. Je vous dirais l’adresse et les moyens de le faire parvenir en France.

Votre lettre adressée à Croisset m’est arrivée ici à Paris, où j’étais déjà depuis deux ou trois jours. J’y vais rester une partie de l’hiver probablement (rue du Dauphin, 6). J’allais me mettre à vous écrire jeudi dernier, quand le canon a commencé, suivi des feux de peloton, feux de file, etc., etc. Nous allons en France entrer dans une bien triste époque. Et moi je deviens comme l’époque. – À mesure que je vieillis je m’assombris, je fais comme les arbres, chaque jour je perds de mon feuillage et je me creuse en dedans.

Depuis que j’ai lu les Tableaux de la nature de Humboldt je rêve l’Amérique du Sud. Je voudrais m’en aller vivre dans les savanes, quitter mon affreux pays, n’en plus entendre parler jamais, ni de lui, ni de quoi que ce soit, ni de personne, tant je suis las de tout ce qui m’entoure, et de moi-même surtout. – Vous me dites que vous pleurez souvent, pauvre Henriette. – C’est un soulagement du moins, il y a des yeux qui sont privés de cette douceur.

L’ennui qui nous ronge en France, c’est un ennui aigre, un ennui vinaigré qui vous prend aux mâchoires. – Nous vivons tous maintenant dans un état de rage contenue qui finit par nous rendre un peu fous. – Aux misères individuelles vient se joindre la misère publique ; il faudrait être de bronze pour garder sa sérénité. Les hirondelles sont plus heureuses que nous ; quand vient le temps du froid et des nuits longues, elles partent vers le soleil. Vendredi prochain j’aurai 30 ans, voilà donc trente ans que le petit bonhomme tourne ici-bas sur ses talons. Il est présumable que je suis au milieu de ma carrière, comme on dit en haut style. – Quand je pense que j’ai encore trente ans à vivre, j’en suis effrayé. Tandis qu’au contraire dans les bons jours on se plaint de la brièveté de la vie. – Il y aura vendredi prochain deux ans, je revenais des Pyramides au Caire par la route de Memphis. Dans un bois de palmiers, j’ai rencontré sous les pieds de mon cheval un gros scarabée qui marchait sur la poussière sèche de la route. Il y aura vendredi prochain un an, j’ai fait une course à cheval, au-delà de Scutari, tout était couvert de neige. C’était très triste et très beau.

Ah ! que ne peut-on se déraciner du sol où l’on vit, emporter avec soi tout ce qu’on aime,… mais que nous sommes sots de toujours nous plaindre. Et puis d’ailleurs c’est si commun, que ceux qui se piquent de quelque distinction devraient sen abstenir. – Et c’est ce que je vais faire définitivement en closant là ma lettre. – C’est égal. Vous voyez que le spleen n’est pas qu’à Londres. Je le crois comme les aiguilles de Birmingham généralement répandu par tout l’univers.

Adieu. Que Dieu vous tienne le cœur en joie et le corps en santé. Pensez à moi, aimez-moi un peu, moi qui vous aime beaucoup et qui embrasse vos deux mains avec tendresse.

Your faithful friend.

Écrivez-moi rue du Dauphin, 6, ou à Croisset. Mais je resterai à Paris jusqu’après le jour de l’an, ou la fin de janvier ? – Au reste peu importe. Comme vous voudrez.

À OSCAR MARINITCH

Paris, 14 décembre [1851].

Mon cher ami,

Cette lettre vous sera remise par la signora Ernesta Grisi, engagée comme prima donna au théâtre italien de Pera. Si vous êtes sensible à un talent hors ligne qui a déjà fait ses preuves, vous me saurez gré, je l’espère, de m’être adressé à vous, pour vous prier de patronner cette artiste dès son arrivée à Constantinople.

Représentant de la jeunesse civilisée dans ce pays de barbares – qui demande à ne plus l’être – vous vous devez à vous-même, cher Oscar, d’être pour elle ce que vous êtes pour tout le monde, je veux dire charmant. Mme E. Grisi a joué longtemps aux Italiens de Paris et de Londres avec succès. C’est un talent classé et une réputation acquise. Vous serez bientôt vous-même juge de l’un et verrez que l’autre n’est pas exagérée.

J’ai laissé sans doute quelque bon souvenir en vous. Je me flatte que ma lettre sera bien reçue. Vous trouverez aussi en la personne que je vous recommande les qualités morales les plus solides – qui la faisaient apprécier par tout ce que le monde artistique de Paris a de meilleur. C’est du reste un sujet sur lequel je ne puis m’étendre, puisque ma lettre vous sera remise par elle-même. Mais soyez convaincu que ma recommandation est complètement sérieuse.

Et vous ? que devenez-vous ? Vous devriez venir à Paris, cet été. Êtes-vous mort ou encore en vie ? J’ai appris que Fagniart était retourné à Constantinople. Donnez-lui une bonne poignée de main de ma part. Que devient Kosielski ? Pourquoi ne nous écrit-il pas ?

Adieu donc, je compte sur vous et, en attendant le plaisir de nous retrouver ensemble, soit ici à fumer des cigares sur l’asphalte, ou à l’hôtel Deshuniana (?) à humer des narghilés, je vous embrasse.

À LOUISE COLET

[Paris,] mercredi midi. [17 décembre 1851.]

Il fait un froid atroce. Je ne pourrais vous voir que vers 3 h 1/2 pour vous quitter à 5 h 1/2. Je reste chez moi et je viendrai vous voir demain au soir de bonne heure.

Sacré nom de Dieu ! l’héritage ! Faites-moi penser à vous en parler. Il y a peut-être quelque chose à faire néanmoins.

« Le Paradis en ce monde se trouve sur le dos des chevaux, dans le fouillement des livres ou entre les deux seins d’une femme » (Poésie arabe contemporaine). N’est-ce pas que c’est très joli cela ?

Je lis en ce moment un livre de Daumas sur les chevaux du Sahara, qui m’intéresse énormément. Pauvre Orient, comme j’y pense ! J’ai un désir incessant et permanent de voyage. Cet affreux froid l’augmente. Je voudrais vivre aux bougies, ou mieux aux lanternes chinoises, dans un appartement chauffé à 30 degrés, sur des tapis peints comme des parterres… Par le temps qui court, où se réfugier, si ce n’est en ces rêves ?

Adieu, chère bonne femme aimée, à demain. Tenez-vous les pieds chauds et le cœur tranquille.

À toi.

G.

À LOUISE COLET

[Paris,] dimanche matin. [21 décembre 1851 ?]

Je suis pris pour ce soir, chère Muse, et ne viendrai pas chez vous. Gautier m’a fort invité à venir entendre chez lui la Martinez dont je vous ai sans doute déjà parlé. C’est assez curieux pour ne pas manquer l’occasion. Mais à lundi ; je viendrai de bonne heure et de bonheur (ah il est joli !).

À vous. G.

À LOUISE COLET

[Paris, 27 décembre 1851 ?]

Ma chère amie,

Bouilhet vient d’arriver à 5 h[eures] ce soir. – Nous irons demain chez vous vers 9 ou 10 h[eures] du soir, quelque empêtrés que nous puissions être ailleurs. – Nous devons dîner tous quatre avec Gautier, mais nous nous séparerons de bonne heure et serons chez vous, je l’espère, encore assez à temps pour causer un instant.

À vous.

G.

Samedi, 1 h[eure] du matin.

À LOUISE COLET

[Paris,] mercredi 2 h[eures].
[31 décembre 1851.]

Je n’irai pas vous voir ce soir. Et je ne sais encore si j’irai chez Du Camp. Je lui avais donné rendez-vous hier et j’y ai manqué. – À quoi bon porter chez les amis les fosses-Domange intérieures, dont l’exhalaison vous asphyxie vous-même ? Je vais mettre le bouchon dessus. – Et vous ne sentirez plus rien.

Pardon, excusez-moi, j’ai eu le tort de penser tout haut, seul, un instant, deux soirs de suite. Je vous jure par Dieu que vous n’aurez plus à me reprocher de telles incongruités. Je serais gentil, aimable, charmant et faux à faire vomir. Mais je serai convenable. Je veux devenir un homme tout à fait bien.

La tête vous tournait donc quand je vous menais par la main au bord du balcon ? J’y vis penché, moi, et sans balustrade ! – Ou du moins, à force d’avoir les coudes appuyés dessus, voilà qu’elle se descelle petit à petit et que je la sens trembler.

Vous vous êtes blessée des choses secrètes de mon cœur. – Pourquoi le vouliez-vous, ce cœur ? Quand je couchais sur la natte du juif ou du fellah, j’étais dévoré de poux et de puces, mais je ne me plaignais pas à mon hôte de ce qu’il m’avait donné la vermine. N’avez-vous donc pas compris quelle immense amitié il fallait que j’eusse pour vous, pour me permettre de vous dire tout cela, pour me montrer à vous si nu, si déshabillé, si faible ? vous qui m’accusez d’orgueil, ce n’était guère en avoir, avouez-le.

Fermons là ce chapitre, et n’en parlons plus. Le son de ces cuivres vous fait saigner les oreilles. J’y mettrai une sourdine, ou vous jouerai de la flûte.

Un mot d’explication et ce sera tout ! J’aime à user les choses. Or tout s’use ; je n’ai pas eu un sentiment que je n’aie essayé d’en finir avec lui. Quand je suis quelque part, je tâche d’être ailleurs. – Quand je vois un terme quelconque, j’y cours tête baissée. Arrivé au terme, je bâille. – C’est pour cela que lorsqu’il m’arrive de m’embêter, je m’enfonce encore plus dans l’embêtement. Quand quelque chose me démange, je me gratte jusqu’au sang, et je suce mes ongles rouges. Se distraire d’une chose, c’est vouloir que la chose revienne. – Il Faut que cette chose se distraie de nous au contraire, qu’elle s’écarte de notre être, naturellement.

Je suis un rustre de me plaindre devant vous. Mais est-ce que je me plains ? Enfin c’est fini, n, i, ni ; n’en parlons plus.

***

Vous avez dû recevoir une petite lampe, hier au soir.

Je viendrai demain soit dans la journée ou le soir. Mais plus probablement le soir, avec un visage gai, un esprit gai, un costume gai, tout à neuf, comme il convient pour la solennité du jour.

***

À vous qui m’aimez comme un arbre aime le vent, à vous pour qui j’ai dans le cœur quelque chose de long et de doux, quelque chose d’ému et de reconnaissant qui ne périra pas, à toi, pauvre femme que je fais tant pleurer et que je voudrais tant faire sourire, bonne âme qui pansez le lépreux, quoique la lèpre n’ait pas besoin d’être pansée et que le lépreux s’en fâche parfois, je te souhaite tout ce que je n’ai pas, la sérénité d’esprit, la foi en soi et tout ce qui fait qu’on est content de vivre. Je te souhaite l’ébranchage de toutes les épines de la vie, et des allées sablées à marcher, bordées de fleurs, avec des bruits de ruisseau, des roucoulements de colombes dans les branches et de grands vols d’aigles dans les nuages.

Il ne faut désespérer de rien. Il y a trois ans, l’an 1849, à minuit, je pensais à la Chine et l’an 1850, à minuit, j’étais sur le Nil. – C’était sur la route, c’était un à peu près, c’était autre chose enfin. – Qui sait ? N’espérons pas, mais attendons.

Adieu, à demain.

À JULES DUPLAN

Rue du Dauphin, 6.
[Paris,] mercredi matin. [31 décembre 1851 ?]

Mon cher Duplan,

Venez donc me voir ou dites-moi une heure où je vous pourrai trouver, comme il vous plaira. Mais les choses ne peuvent rester ainsi. – Vous devez comprendre ce que je ressens dans cette affaire et le sens de mon insistance. J’ai lu une lettre affligeante. – Venez me voir vendredi matin si vous voulez ou dites-moi une heure le jeudi soir une fois passé dix heures. – Ne venez pas jeudi matin. Adieu, à vous.

À LOUISE COLET

[Paris,] samedi, 8 h[eures].
[3 janvier 1852 ?]

J’ai reçu tantôt un rendez-vous de Duplan (pour la Revue des Deux Mondes) m’indiquant ce soir même à 8 h 1/2. Je ne puis par conséquent t’aller voir, chère amie. À demain donc. Je viendrai de bonne heure, vers 4 ou 5 heures et resterai jusqu’au soir.

Le souvenir d’hier ne sera pas des plus mauvais.

Travaille bien ce soir. Que La Muse me remplace, et te serre aussi fort.

Adieu, à demain.

À toi.

G[USTA]VE.

À LOUISE COLET

[Paris,] midi. [Début de janvier 1852.]

Reçois toutes les félicitations pour l’héritage. J’en suis bien content, surtout, quand tu auras reçu l’argent. Ne t’avise pas de payer tes dettes et ne dis la chose à personne.

Ci-joint la Revue, et un mot de Bouilhet que je garde depuis cinq ou six jours ! Il était au milieu d’une lettre adressée à moi et j’oubliais toujours de le prendre.

Je n’irai pas dîner à 6 heures parce que je dîne chez le charmant beau-frère. J’ai accepté hier au soir. Il me faut passer par là. Ce n’est pas pour mon plaisir. Mais à 8 heures je serai chez toi.

Adieu, je t’embrasse.

À LOUISE COLET

[Paris,] 1 heure du matin.
[9 janvier 1852.]

La Banque que j’avais projetée échoue ; mon compte fait et ma place payée il me restera 3 francs. Il m’en aurait fallu au moins une dizaine. J’en suis vexé. Enfin !… c’eût été de l’argent agréablement jeté par la fenêtre ! et j’en ai tant jeté sottement.

Adieu, pauvre cœur, adieu. J’ai entendu tout à l’heure le bruit de tes deux portes se refermer. Demain soir je serai là-bas ; je ne sortirai plus de chez toi comme tous ces jours-ci. Quand tu liras ce billet je serai déjà rentré dans ma longue vie habituelle.

Adieu, ne te décourage pas. Grandis de plus en plus. L’orgueil est un dur consolateur, mais il console.

Adieu encore, je t’embrasse de tous mes membres et de toute mon âme. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi matin, midi.
[12 janvier 1852.]

Calmons-nous, ma chère enfant. – Le pronostic du serre-papier a menti jusqu’à présent du moins. Il n’y a rien de brisé. Je t’en donnerai un autre, comme tu me le demandes, qui m’a longtemps servi. Je te l’apporterai quand je viendrai à Paris dans le courant ou à la fin du mois prochain.

Tu recevras mes ms. probablement demain soir. Le paquet est fait et parti.

Bouilhet a été très sensible à ta lettre. Il viendra avec moi à mon prochain voyage et je te présenterai ce jeune drôle.

À la fin de la semaine je t’écrirai. J’ai bien du mal à me remettre au travail. Ces 15 derniers jours de repos m’ont tout à fait dérangé. Pour le moment mon sujet me manque entièrement. Je ne vois plus l’objectif. La chose à dire fuit au bout de mes mains quand je la veux saisir.

J’ai jeté les yeux sur l’Éducation avant-hier au soir. – Tu auras du mal à t’en tirer. – Il y a beaucoup de ratures qui sont à peine indiquées. Comme c’est inexpérimenté de style, bon Dieu ! Va, il faut que je t’aime bien pour te faire de pareilles confidences à cette heure ; j’abaisse mon orgueil littéraire devant ton désir. – En somme tu verras que ce n’est pas raide.

Adieu, chère Louise. J’embrasse tes yeux.

À toi, ton

GUSTAVE.

À SON ONCLE PARAIN

[Croisset, vers le 15 janvier 1852.]

Eh bien ! vieux père Parain, vous ne venez donc pas ? Savez-vous que ma cheminée s’embête de ne plus vous avoir à cracher dans ses cendres ? N’est-ce pas avant un mois que nous vous reverrons ? Dépêchez-vous, mon vieux compagnon ; maman s’ennuie beaucoup de ne pas vous avoir. La société de miss Isabelle n’a pas pour elle remplacé la vôtre, et voilà aussi le moment venu de faire un tas de rangements pour lesquels vous lui serez fort utile. Quant à moi, vous savez si votre présence m’est agréable ; elle fait presque partie de mon existence. Depuis que nous sommes revenus de Paris, il fait ici un temps affreux. La maison est pleine d’humidité au rez-de-chaussée. Les murs suent comme un homme qui a trop chaud. On a été obligé de faire du feu partout. Maman s’est décidée à démeubler la maison de Rouen. Ce ne va pas être une petite affaire quand vous serez revenu.

Tout le temps que nous avons été à Paris, Liline a été mauvaise comme le diable. J’avais conseillé de la renvoyer à Olympe pour la duire un peu ; mais depuis que nous sommes ici, son humeur est redevenue plus sociable.

Vous trouverez chez Achille une nouvelle figure anglaise ; je ne la connais pas encore.

Je me suis trouvé, comme vous savez, à Paris, lors du coup d’État. J’ai manqué d’être assommé plusieurs fois, sans préjudice des autres où j’ai manqué d’être sabré, fusillé ou canonné, car il y en avait pour tous les goûts et de toutes les manières. Mais aussi j’ai parfaitement vu : c’était le prix de la contremarque. La Providence, qui me sait amateur de pittoresque, a toujours soin de m’envoyer aux premières représentations quand elles en valent la peine. Cette fois-ci je n’ai pas été volé ; c’était coquet.

Le poème du sieur Bouilhet a bien mordu. Le voilà maintenant posé d’aplomb dans la gent de lettres. L’année prochaine il s’en ira à Paris et me plantera là, ce dont je l’approuve, mais ce qui ne m’égaye pas quand j’y pense.

Je me suis remis à travailler comme un rhinocéros. Les beaux temps de Saint Antoine sont revenus. Fasse le ciel que le résultat me satisfasse davantage !

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi soir. [16 janvier 1852.]

Il se pourrait que la lettre que j’ai écrite à miss Harriet lors des événements de décembre ne lui fût pas parvenue, car je n’ai pas eu de réponse depuis. Faut-il que je lui dise de me renvoyer l’Album, si elle n’a pu s’en défaire avantageusement ou en partie ?

La semaine prochaine il faut que j’aille à Rouen. Je mettrai au chemin de fer Saint Antoine et un presse-papier qui m’a longtemps servi. Quant à la bague, voici le motif pourquoi je ne te l’ai pas donnée encore : elle me sert de cachet. Je me fais monter un scarabée que je porterai à la place. Je t’enverrai donc bientôt cette bague.

Je suis étonné, chère amie, de l’enthousiasme excessif que tu me témoignes pour certaines parties de l’Éducation. Elles me semblent bonnes, mais pas à une aussi grande distance des autres que tu le dis. En tous cas je n’approuve point ton idée d’enlever du livre toute la partie de Jules pour en faire un ensemble. Il faut se reporter à la façon dont le livre a été conçu. Ce caractère de Jules n’est lumineux qu’à cause du contraste d’Henry. Un des deux personnages isolé serait faible. Je n’avais d’abord eu l’idée que de celui d’Henry. La nécessité d’un repoussoir m’a fait concevoir celui de Jules.

Les pages qui t’ont frappée (sur l’Art, etc.) ne me semblent pas difficiles à faire. Je ne les referai pas, mais je crois que je les ferais mieux. C’est ardent, mais ça pourrait être plus synthétique. J’ai fait depuis des progrès en esthétique, ou du moins je me suis affermi dans l’assiette que j’ai prise de bonne heure. Je sais comment il faut faire. Oh mon Dieu ! si j’écrivais le style dont j’ai l’idée, quel écrivain je serais ! Il y a dans mon roman un chapitre qui me semble bon et dont tu ne me dis rien, c’est celui de leur voyage en Amérique et toute la lassitude d’eux-mêmes suivie pas à pas. Tu as fait la même réflexion que moi à propos du Voyage d’Italie. C’est payer cher un triomphe de vanité qui m’a flatté, je l’avoue. J’avais deviné, voilà tout. Pas si rêveur encore que l’on pense, je sais voir et voir comme voient les myopes, jusque dans les pores des choses, parce qu’ils se fourrent le nez dessus. Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il reproduit ; celui-là aime à rire et se plaît dans les animalités de l’homme. L’Éducation sentimentale a été, à mon insu, un effort de fusion entre ces deux tendances de mon esprit (il eût été plus facile de faire de l’humain dans un livre et du lyrisme dans un autre). J’ai échoué. Quelques retouches que l’on donne à cette œuvre (je les ferai peut-être), elle sera toujours défectueuse ; il y manque trop de choses et c’est toujours par l’absence qu’un livre est faible. Une qualité n’est jamais un défaut, il n’y a pas d’excès. Mais si cette qualité en mange une autre, est-elle toujours une qualité ? En résumé, il faudrait pour l’Éducation récrire ou du moins recaler l’ensemble, refaire deux ou trois chapitres et, ce qui me paraît le plus difficile de tout, écrire un chapitre qui manque, où l’on montrerait comment fatalement le même tronc a dû se bifurquer, c’est-à-dire pourquoi telle action a amené ce résultat dans ce personnage plutôt que telle autre. Les causes sont montrées, les résultats aussi ; mais l’enchaînement de la cause à l’effet ne l’est point. Voilà le vice du livre, et comment il ment à son titre.

Je t’ai dit que l’Éducation avait été un essai. Saint Antoine en est un autre. Prenant un sujet où j’étais entièrement libre comme lyrisme, mouvements, désordonnements, je me trouvais alors bien dans ma nature et je n’avais qu’à aller. Jamais je ne retrouverai des éperduments de style comme je m’en suis donné là pendant dix-huit grands mois. Comme je taillais avec cœur les perles de mon collier ! Je n’y ai oublié qu’une chose, c’est le fil. Seconde tentative et pis encore que la première. Maintenant j’en suis à ma troisième. Il est pourtant temps de réussir ou de se jeter par la fenêtre.

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’Art est dans ces voies. Je le vois, à mesure qu’il grandit, s’éthérisant tant qu’il peut, depuis les pylônes égyptiens jusqu’aux lancettes gothiques, et depuis les poèmes de vingt mille vers des Indiens jusqu’aux jets de Byron. La forme, en devenant habile, s’atténue ; elle quitte toute liturgie, toute règle, toute mesure ; elle abandonne l’épique pour le roman, le vers pour la prose ; elle ne se connaît plus d’orthodoxie et est libre comme chaque volonté qui la produit. Cet affranchissement de la matérialité se retrouve en tout et les gouvernements l’ont suivi, depuis les despotismes orientaux jusqu’aux socialismes futurs.

C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se posant au point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les choses.

Il me faudrait tout un livre pour développer ce que je veux dire. J’écrirai sur tout cela dans ma vieillesse, quand je n’aurai rien de mieux à barbouiller. En attendant, je travaille à mon roman avec cœur. Les beaux temps de Saint Antoine vont-ils revenir ? Que le résultat soit autre, Seigneur de Dieu ! Je vais lentement : en quatre jours j’ai fait cinq pages, mais jusqu’à présent je m’amuse. J’ai retrouvé ici de la sérénité. Il fait un temps affreux, la rivière a des allures d’océan, pas un chat ne passe sous mes fenêtres. Je fais grand feu.

La mère de Bouilhet et Cany tout entier se sont fâchés contre lui pour avoir écrit un livre immoral. Ça a fait scandale. On le regarde comme un homme d’esprit, mais perdu ; c’est un paria. Si j’avais eu quelques doutes sur la valeur de l’œuvre et de l’homme, je ne les aurais plus. Cette consécration lui manquait. On n’en peut avoir de plus belle : être renié de sa famille et de son pays ! (C’est très sérieusement que je parle.) Il y a des outrages qui vous vengent de tous les triomphes, des sifflets qui sont plus doux pour l’orgueil que des bravos. Le voilà donc, pour sa biographie future, classé grand homme d’après toutes les règles de l’histoire.

Tu me rappelles dans ta lettre que je t’en ai promis une pleine de tendresses. Je vais t’envoyer la vérité ou, si tu aimes mieux, je vais faire vis-à-vis de toi ma liquidation sentimentale non pour cause de faillite. (Ah ! il est joli celui-là.) Au sens élevé du mot, à ce sens merveilleux et rêvé qui rend les cœurs béants après cette manne impossible, eh bien non, ce n’est pas de l’amour. J’ai tant sondé ces matières-là dans ma jeunesse que j’en ai la tête étourdie pour le reste de mes jours. J’éprouve pour toi un mélange d’amitié, d’attrait, d’estime, d’attendrissement de cœur et d’entraînement de sens qui fait un tout complexe, dont je ne sais pas le nom mais qui me paraît solide. Il y a pour toi, en mon âme, des bénédictions mouillées. Tu y es en un coin, dans une petite place douce, à toi seule. Si j’en aime d’autres, tu y resteras néanmoins (il me semble) ; tu seras comme l’épouse, la préférée, celle à qui l’on retourne ; et puis n’est-ce pas en vertu d’un sophisme que l’on nierait le contraire ? Sonde-toi bien : y a-t-il un sentiment que tu aies eu qui soit disparu ? Non, tout reste, n’est-ce pas ? tout. Les momies que l’on a dans le cœur ne tombent jamais en poussière et, quand on penche la tête par le soupirail, on les voit en bas, qui vous regardent avec leurs yeux ouverts, immobiles.

Les sens, un jour, vous mènent ailleurs ; le caprice s’éprend à des chatoiements nouveaux. Qu’est-ce que cela fait ? Si je t’avais aimée dans le temps comme tu le voulais alors, je ne t’aimerais plus autant maintenant. Les affections qui suintent goutte à goutte de votre cœur finissent par y faire des stalactites. Cela vaut mieux que les grands torrents qui l’emportent. Voilà le vrai et je m’y tiens.

Oui je t’aime, ma pauvre Louise, je voudrais que ta vie fût douce de toute façon, et sablée, bordée de fleurs et de joies. J’aime ton beau et bon visage franc, la pression de ta main, le contact de ta peau sous mes lèvres. Si je suis dur pour toi, pense que c’est le contre-coup des tristesses, des nervosités âcres et des langueurs mortuaires qui me harcèlent ou me submergent. J’ai toujours au fond de moi comme l’arrière-saveur des mélancolies moyen âge de mon pays. Ça sent le brouillard, la peste rapportée d’Orient, et ça tombe de côté avec ses ciselures, ses vitraux et ses pignons de plomb, comme les vieilles maisons de bois de Rouen. C’est dans cette niche que vous demeurez, ma belle ; il y a beaucoup de punaises, grattez-vous.

Encore un baiser sur ta bouche rose.

À toi.

À ERNEST CHEVALIER

Croisset, 17 janvier [1852].

Non, mon bon vieil Ernest, je ne t’ai pas oublié ! Ta vie ne m’est pas plus indifférente que la mienne ne te l’est et quand ta lettre m’est arrivée, il y avait cinq ou six jours que je pensais très fortement à toi sans aucun motif et que j’allais t’écrire. – Nos deux volontés se sont croisées.

J’ai vu avec peine que tu en avais plein de ton sac [sic] de cette chère existence. – Pauvre bougre ! – L’affection que tu portes à ta femme n’est pour toi qu’une série de soucis. Je sais par moi-même ce que c’est que de voir souffrir ceux que l’on chérit. – Il n’y a point de pire misère parce qu’il n’y en a pas où l’on sente plus son impuissance. – Tu me dis que tes cheveux blanchissent. – Les miens s’en vont, tu retrouveras ton ami à peu près chauve. – La chaleur, le turban, l’âge, les soucis et une p… vérole peuvent bien être la cause de cette sénilité précoce du plus bel ornement de ma tête. Je ne pourrai jamais dire à un François Ier quelconque :

 

Nous avons tous les deux au front une couronne.

 

Ah, pauvre vieux et bon ami ! où est le temps où chevelure, gaieté, espérances, tout cela flottait au vent ! – La blague aussi est tombée. Quand je me rappelle le passé et ce vieux garçon (que j’ai retrouvé à Rhodes, par parenthèse, dans la personne de Pruss, le consul), je suis jaloux de tant de choses dépensées tout d’un coup. J’en voudrais avoir quelque peu maintenant.

Me voilà revenu à Croisset, auprès de mon feu, et bûche moi-même. Je suis recourbé comme jadis sur mon travail acharné. – J’ai abandonné toute idée de tapage quelconque. Ce que j’en fais est pour moi, pour moi seul, comme on joue aux dominos afin que la vie ne vous soit pas trop à charge. Si je publie (ce dont je doute), ce sera uniquement par esprit de condescendance vis-à-vis de ceux qui me le conseillent, pour n’avoir pas l’air d’un orgueilleux, d’un ours entêté. Rien de plus monotone que ma vie, elle s’écoule plus uniforme à l’œil que la rivière qui passe sous mes fenêtres. – La petite fille apporte un peu de gaieté dans la maison. Quant à ma mère, elle vieillit de corps et d’humeur. Un désœuvrement triste l’envahit, avec des insomnies qui l’épuisent. Moi, je suis là, entre deux. Le dimanche seulement Bouilhet vient ; je cause un peu et puis j’en ai pour huit jours. Quant au sieur Hamard il se soûle de plus en plus.

En fait de nouvelles, j’ai été au mois d’octobre à l’Exposition de Londres, qui était une fort belle chose, quoique admirée de tout le monde. J’ai passé dernièrement six semaines à Paris, et j’ai manqué être assommé plusieurs fois lors du coup d’état.

L’ami Bouilhet vient de débuter avec éclat dans la Revue de Paris par un conte romain (Melænis) qui l’a posé de suite, parmi les artistes, au premier rang, tout au moins immédiatement au second. Je n’en doutais du reste nullement. Quant au sieur Du Camp, sa Revue de Paris marche bien. Ils vont gagner de l’argent. Il n’y a que moi qui reste toujours avec une non-position et léger escholier comme à 18 ans. Je vois cependant tous mes camarades, ou mariés, ou établis, ou sur le point de l’être. – À propos, j’ai un mien ami qui veut me faire faire un mariage de 200 mille livres de rentes avec une mulâtresse qui parle six langues, est née à La Havane et a une humeur charmante. Me vois-tu en train de confectionner un tas de moricauds ? Oimè ! Je n’en ai guère envie, de la femme ni des enfants et, quant à argent, moins qu’autrefois. J’ai bien vieilli sous le rapport d’un tas de cupidités dont la satisfaction jadis me semblait indispensable. Et puis à force de se répéter que les raisins sont verts, ne finit-on pas par le croire ? – Ainsi je vais donc au jour le jour, travaillant pour travailler, sans plan de vie, sans projets (j’en ai trop fait de projets !), sans envie quelconque, si ce n’est de mieux écrire.

Quant à la question matérielle, mon voyage m’a écorniflé un peu. D’un autre côté, la fortune de ma mère ne s’améliore pas, par le temps qui court. Enfin !

Et toi, donne-moi de tes nouvelles et surtout de celles de ta femme. – Reprenons l’habitude de nous donner de temps à autre signe de vie. Si tu m’avais écrit cet été que tu étais aux Andelys, j’y aurais été certainement. Mme Motte m’avait promis de m’avertir, ce qu’elle a oublié.

Adieu, mon bon vieux, reçois la plus cordiale embrassade de ton plus vieux ami.

À toi.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 1 heure.
[25 janvier 1852.]

Je commençais, pauvre chère amie, à être inquiet de toi quand j’ai reçu ce matin ta bonne lettre. – De jour en jour je remettais à t’écrire pour savoir de tes nouvelles et j’avais fixé ce jourd’hui comme le dernier pour en attendre. J’avais en tête que tu étais malade.

Épouse de Mahomet ! je t’envoie Saint Antoine, un presse-papier et un petit flacon d’huile de santal. Il y en a les deux tiers de ma provision. Tu en verseras une demi-goutte sur n’importe quoi et tu verras ensuite quelle odeur. C’est le premier et le plus précieux parfum d’Orient. Comme je viens de t’arranger ce flacon, j’en ai un peu maintenant aux mains, et cette senteur me rappelle les bazars du Caire et de Damas. Il me semble que je vais voir les chameaux s’agenouiller devant les boutiques ouvertes…

J’ai peur que le Saint Antoine ne se perde en route. Ce serait un jugement de la Providence, définitif. – Écris-moi donc aussitôt que tu auras reçu cette boîte que je mettrai moi-même demain au chemin de fer.

Voilà deux dimanches que le jeune Bouilhet me fait faux bond. Depuis le lendemain de mon arrivée ici, je n’ai donc vu âme qui vive. – La Seine coule à pleins bords, le petit bout des branches des arbres est déjà rouge. J’ai travaillé avec ardeur. Dans une quinzaine de jours je serai au milieu de ma première partie. Depuis qu’on fait du style, je crois que personne ne s’est donné autant de mal que moi. – Chaque jour j’y vois plus clair. Mais la belle avance si la faculté imaginative ne va pas de pair avec la critique ! Hier au soir j’ai lu les 2 premiers vol[umes] du D[on] Juan de Mallefille. Hum ! hum ! Il y a du reste de grands efforts et par-ci par-là une phrase. Mais que c’est peu corsé !

Oui, fais ta comédie pour le Gymnase tout de suite, si tu as suffisamment mûri le sujet. – (Si les Français sont si difficiles qu’ils refusent ta pièce, ou traînent trop en longueur, pourquoi ne la donnerais-tu pas à l’Odéon ?) Tu devrais faire un drame féroce, en prose, quelque chose de fouetté, et d’ardent. Il me semble que tu es capable de cela. Qui sait ? Tu n’auras qu’à tomber sur un bon sujet. Ça pourrait réussir, et partant te donner de l’argent.

Je vais écrire à Henriette pour l’album et, si elle n’en a pas [sic] rien tiré et qu’elle ne voie pas en pouvoir tirer quelque chose, lui dire de me le renvoyer, car je ne peux lui dire de se faire débitante une à une d’autographes. Cela me semble délicat, qu’en dis-tu ? – Au reste, ma pauvre vieille, si tu es gênée, veux-tu que je t’envoie 500 francs. (C’eût été avec Du Camp ou Bouilhet que ça n’eût pas fait de difficulté, n’est-ce pas ?) Je l’eusse déjà fait, si je n’avais craint de te blesser. Il y a des traditions pour toutes ces choses-là que le plus indépendant observe ! Si j’ai été toujours si discret sur ces matières, c’est que j’en devinais trop, c’est que je ne voulais pas gâter, en t’en parlant, le plaisir que tu avais à me voir, c’est surtout que je n’y pouvais rien. À ce propos je regrette bien des choses. Enfin ce qui est fait est fait. – Voilà, je te le répète, ma vieille. J’ai une réserve de mille francs, je t’en propose la moitié ! Tu aurais tort de refuser.

Ta pièce de vers, La Veille, m’a ému. Le mouvement est beau : ô fraîcheur du sang, etc… quel dommage que ce vers :

 

Si fortes qu’on dirait un lien antérieur

 

dépare la charmante idée qui suit.

Eh bien ! moi aussi, pauvre cœur, je pense à toi. – Je t’aime, pauvre Louise, toi qui m’aimes tant. J’ai toujours le son de ta voix dans l’oreille et sur les lèvres souvent l’impression de ton col. – Pardonne-moi le mal que je te fais. – Je m’en fais bien plus à moi, va.

Ce qu’on t’a conté sur le séjour de Maxime à Étretat (lequel pays est dans la Seine-Inférieure et non en Bretagne, par parenthèse) est vrai en partie et faux en d’autres. – J’ignorais que la Bois-Gonthier eût péri, ainsi que l’histoire contée par Alph[onse] Karr, et je te serais très obligé de me procurer ou de m’indiquer la chose exactement. Ce doit être dans Les Guêpes. Max était à Étretat à l’automne de 1842, pendant que je rêvais Novembre sur la plage de Trouville. Il y avait, en effet, laissé des dettes, parce qu’on lui a donné immédiatement un conseil judiciaire qui lui a coupé l’herbe sous le pied. Son conseil judiciaire était son tuteur, lequel le volait. Mais il y a longtemps que tout a été payé à Étretat.

***

Je lis le soir dans mon lit les petits livres d’économie politique de Bastiat. C’est très fort. – Je fais tous les jours deux heures de grec et je commence à labourer mon Shakespeare assez droit. Dans deux ou trois mois je le lirai presque couramment. Quel homme ! quel homme ! Les plus grands ne lui vont qu’au talon, à celui-là.

J’ai repensé au père d’Arpentigny. C’est une bonne balle, son système est curieux et j’ai envie de le connaître à fond.

Aujourd’hui dimanche tu vas avoir ta petite société. – Je ne sais pourquoi j’ai idée que le jeune Simon est amoureux de ta seigneurie. Il doit aspirer à l’épaule, comme le nez du père Aubry à la tombe. – (pour, de là, s’élancer au paradis).

Je m’en vais écrire un mot à Maxime, dont je n’entends pas plus parler que s’il était mort. Je ne sais s’il est encore à Coutances ou de retour.

Adieu, chère femme, toutes sortes de baisers.

À toi. G.

À HENRIETTE COLLIER

Croisset, 1er février
[nuit du 31 janvier au 1er février 1852].

Est-ce que vous m’oubliez, chère Henriette ? Je vous avais écrit, lors des derniers événements de décembre. Ma lettre, sans doute, se sera alors perdue. Il n’y avait point à cette époque grande sécurité pour les correspondances. Êtes-vous malade comme j’en ai peur ? Que Clemy soit donc assez bonne pour me donner de vos nouvelles.

Je vous avais parlé de l’album de Mme Colet. Je sais que vous avez été le retirer de chez le libraire et je vous en remercie bien. Si vous ne trouvez pas à le vendre avantageusement en totalité ou en partie, renvoyez-le-moi, par l’occasion que vous jugerez la plus sûre, ou par la poste tout simplement. Je vous recommande la chose bien précieusement. – Par suite de la suspension des journaux toute la pauvre gent de lettres se trouve maintenant dans la gêne. Si vous saviez quelle misère en France ! La propriétaire de cet album serait bien heureuse si vous pouviez en tirer quelque argent. Je vous en serais bien reconnaissant pour moi, ce serait une bonne action.

Tout est triste ici. Le temps, les hommes, les choses, – beaucoup de brouillard et la haine dans tous les cœurs. Pourquoi rester dans sa patrie ? pourquoi ne peut-on pas aller vivre dans quelque beau pays aimé du soleil loin de toute politique avec ceux qu’on aime ? – Me voilà revenu à Croisset. J’y travaille tout seul, et beaucoup. – Si je suis content du livre que je fais maintenant, je le publierai l’hiver prochain et vous l’enverrai. – Vous le liriez en pensant à moi. Y pensez-vous quelquefois ? Êtes-vous comme toutes mes vieilles affections qui me quittent une à une (comme mes cheveux) ? Les unes s’en vont par la mort, d’autres par l’indifférence. On ne revient pas plus de l’une que de l’autre. Hélas ! non, n’est-ce pas, chère Henriette, vous me restez, mon souvenir ne vous abandonne pas. Vous pensez quelquefois comme je le fais, à nos pauvres après-midi du Rond-Point déjà si loin… si loin.

Viendrez-vous en France cet été, comme vous me l’avez promis ? Je n’y crois guère, malheureusement, quoique je l’espère. – Il ne faut douter de rien, cependant. C’est une maxime chrétienne qu’il est bon de suivre pour être heureux.

Adieu donc, chère et bonne Henriette. Aimez-moi un peu, pensez à moi, si vous le voulez ; mais écrivez-moi. Cela me fera bien plaisir. Adieu encore. Je baise vos mains.

À vous de cœur.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi.
[31 janvier 1852.]

J’ai écrit une lettre à Henriette Collier où je l’engage à s’occuper vivement de l’Album et, si elle ne peut s’en défaire avantageusement, en totalité ou en partie, à me le renvoyer par la poste à Croisset. La lettre est partie.

Mauvaise semaine. Le travail n’a pas marché ; j’en étais arrivé à un point où je ne savais trop que dire. C’étaient toutes nuances et finesses où je n’y voyais goutte moi-même, et il est fort difficile de rendre clair par les mots ce qui est obscur encore dans votre pensée. J’ai esquissé, gâché, pataugé, tâtonné. Je m’y retrouverai peut-être maintenant. Oh ! quelle polissonne de chose que le style ! Tu n’as point, je crois, l’idée du genre de ce bouquin. Autant je suis débraillé dans mes autres livres, autant dans celui-ci je tâche d’être boutonné et de suivre une ligne droite géométrique. Nul lyrisme, pas de réflexions, personnalité de l’auteur absente. Ce sera triste à lire ; il y aura des choses atroces de misères et de fétidité. Bouilhet, qui est venu dimanche dernier à 3 h[eures] comme je venais de t’écrire ma lettre, trouve que je suis dans le ton et espère que ce sera bon. Dieu l’entende ! Mais ça prend des proportions formidables comme temps. À coup sûr, je n’aurai point fini à l’entrée de l’hiver prochain. Je ne fais pas plus de cinq à six pages dans ma semaine.

Les vers de La Presse m’ont semblé meilleurs qu’à la première lecture, quoiqu’il y ait, dans cette pièce, un défaut capital : c’est le non-enchaînement de la première partie avec la seconde. L’Orient (1re), Hypathie (2e) étaient assez fertiles pour occasionner deux pièces séparées. On ne voit pas nettement comment la première amène la seconde. Quant à la dédicace, entre nous, ton procédé est un peu leste vis-à-vis de Max. Puisque tu [la] lui avais dédiée manuscrite, c’est assez drôle de changer à l’impression.

Je n’ai aucune nouvelle de lui. La Prose Duchemin est une bonne idée, quoiqu’il y ait, çà et là, des choses qui sortent du ton. Pour l’histoire du jeune Maxime, il y a, je crois, malheureusement du vrai. Il est probable qu’il ignore cette publication. Du moins, il ne m’en a jamais parlé. Au reste il croyait, en effet, être beaucoup plus riche qu’il ne s’est trouvé l’être.

À propos d’argent, c’est comme tu voudras, chère femme. Ce que je t’ai proposé sera toujours à ta disposition. Tu peux te regarder comme l’ayant dans un tiroir à Croisset. Dès que tu m’avertiras je te l’enverrai.

Ce bon Saint Antoine t’intéresse donc ? Sais-tu que tu me gâtes avec tes éloges, pauvre chérie. C’est une œuvre manquée. Tu parles de perles. Mais les perles ne font pas le collier ; c’est le fil. J’ai été moi-même dans Saint Antoine le saint Antoine et je l’ai oublié. C’est un personnage à faire (difficulté qui n’est pas mince). S’il y avait pour moi une façon quelconque de corriger ce livre, je serais bien content, car j’ai mis là beaucoup, beaucoup de temps et beaucoup d’amour. Mais ça n’a pas été assez mûri. De ce que j’avais beaucoup travaillé les éléments matériels du livre, la partie historique je veux dire, je me suis imaginé que le scénario était fait et je m’y suis mis. Tout dépend du plan. Saint Antoine en manque ; la déduction des idées sévèrement suivie n’a point son parallélisme dans l’enchaînement des faits. Avec beaucoup d’échafaudages dramatiques, le dramatique manque.

Tu me prédis de l’avenir. Oh ! combien de fois ne suis-je pas retombé par terre, les ongles saignants, les côtes rompues, la tête bourdonnante, après avoir voulu monter à pic sur cette muraille de marbre ! Comme j’ai déployé mes petites ailes ! Mais l’air passait à travers au lieu de me soutenir et, dégringolant alors, je me voyais dans les fanges du découragement. Une fantaisie indomptable me pousse à recommencer. J’irai jusqu’au bout, jusqu’à la dernière goutte de mon cerveau pressé. Qui sait ? Le hasard a des bonnes fortunes. Avec un sens droit du métier que l’on fait et une volonté persévérante, on arrive à l’estimable. Il me semble qu’il y a des choses que je sens seul et que d’autres n’ont pas dites et que je peux dire. Ce côté douloureux de l’homme moderne, que tu remarques, est le fruit de ma jeunesse. J’en ai passé une bonne avec ce pauvre Alfred. Nous vivions dans une serre idéale où la poésie nous chauffait l’embêtement de l’existence à 70 degrés Réaumur. C’était là un homme, celui-là ! Jamais je n’ai fait, à travers les espaces, de voyages pareils. Nous allions loin sans quitter le coin de notre feu. Nous montions haut quoique le plafond de ma chambre fût bas. Il y a des après-midi qui me sont restés dans la tête, des conversations de six heures consécutives, des promenades sur nos côtes et des ennuis à deux, des ennuis, des ennuis ! Tous souvenirs qui me semblent de couleur vermeille et flamber derrière moi comme des incendies.

Tu me dis que tu commences à comprendre ma vie. Il faudrait savoir ses origines. À quelque jour, je m’écrirai tout à mon aise. Mais dans ce temps-là je n’aurai plus la force nécessaire. Je n’ai par-devers moi aucun autre horizon que celui qui m’entoure immédiatement. Je me considère comme ayant quarante ans, comme ayant cinquante ans, comme ayant soixante ans. Ma vie est un rouage monté qui tourne régulièrement. Ce que je fais aujourd’hui, je le ferai demain, je l’ai fait hier. J’ai été le même homme il y a dix ans. Il s’est trouvé que mon organisation est un système ; le tout sans parti pris de soi-même, par la pente des choses qui fait que l’ours blanc habite les glaces et que le chameau marche sur le sable. Je suis un homme-plume. Je sens par elle, à cause d’elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle. Tu verras à partir de l’hiver prochain un changement apparent. Je passerai trois hivers à user quelques escarpins. Puis je rentrerai dans ma tanière où je crèverai obscur ou illustre, manuscrit ou imprimé. Il y a pourtant au fond quelque chose qui me tourmente, c’est la non-connaissance de ma mesure. Cet homme qui se dit si calme est plein de doutes sur lui-même. Il voudrait savoir jusqu’à quel cran il peut monter et la puissance exacte de ses muscles. Mais demander cela, c’est être bien ambitieux, car la connaissance précise de sa force n’est peut-être autre que le génie. Adieu, mille baisers depuis l’épaule jusqu’à l’oreille. Garde tous mes manuscrits. Je t’apporterai moi-même La Bretagne.

À toi.

À LOUISE COLET

[Croisset, 8 février 1852.]

Tu es donc décidément enthousiaste de Saint Antoine, toi. Enfin ! j’en aurai toujours eu un ! C’est quelque chose. Quoique je n’accepte pas tout ce que tu m’en dis, je pense que les amis n’ont pas voulu voir tout ce qu’il y avait là : ç’a été légèrement jugé, je ne dis pas injustement, mais légèrement. – Quant à la correction que tu m’indiques, nous en causerons ; c’est énorme. Je rentre avec grand dégoût dans un cercle d’idées que jai abandonné, et c’est ce qu’il faut faire pour corriger dans le ton des autres parties circonvoisines. J’aurais bien du mal à refaire mon Saint. – Je devrais m’absorber bien longtemps pour pouvoir inventer quelque chose. Je ne dis point que je n’essayerai pas. Mais ce ne sera pas de sitôt. Je suis dans un tout autre monde maintenant, celui de l’observation attentive des détails les plus plats. – J’ai le regard penché sur les mousses de moisissure de l’âme. Il y a loin de là aux flamboiements mythologiques et théologiques de Saint Antoine. Et de même que le sujet est différent, j’écris dans un tout autre procédé. Je veux qu’il n’y ait pas dans mon livre un seul mouvement, ni une seule réflexion de l’auteur. – Je crois que ce sera moins élevé que Saint Antoine comme idées (chose dont je fais peu de cas), mais ce sera peut-être plus raide et plus rare, sans qu’il y paraisse. – Du reste, ne causons plus de Saint Antoine. – Ça me trouble, ça m’y fait resonger et perdre un temps inutile. – Si la chose est bonne, tant mieux ; si mauvaise, tant pis. Dans le premier cas, qu’importe le moment de sa publication ? Dans le second, puisqu’elle doit périr, à quoi bon ?

***

J’ai un peu mieux travaillé cette semaine. J’irai à Paris d’ici à un mois ou cinq semaines, car je vois bien que ma première partie ne sera pas faite avant la fin d’avril. – J’en ai bien encore pour une grande année, à 8 h[eures] de travail par jour. Le reste du temps est employé à du grec et à de l’anglais. Dans un mois je lirai Shakespeare tout couramment ou à peu de chose près.

Je lis le soir du théâtre de Goethe. Quelle pièce que Goetz de Berlichingen !

À ce qu’il paraît qu’il y a dans les journaux les discours de G[uizot] et de Montal[embert]. Je n’en verrai rien. C’est du temps perdu. Autant bâiller [sic] aux corneilles que de se nourrir de toutes les turpitudes quotidiennes qui sont la pâture des imbéciles. L’hygiène est pour beaucoup dans le talent, comme pour beaucoup dans la santé. La nourriture importe donc. Voilà encore une institution pourrie et bête que l’Académie française ! Quels barbares nous faisons, avec nos divisions, nos cartes, nos casiers, nos corporations, etc. ! J’ai la haine de toute limite. Et il me semble qu’une Académie est tout ce qu’il y a de plus antipathique au monde à la constitution même de l’Esprit qui n’a ni règle, ni loi, ni uniforme.

***

Quels vers que ceux de l’ami Antony Deschamps !

***

Oui, tu es pour moi un délassement, mais des meilleurs et des plus profonds. – Un délassement du cœur, car ta pensée m’attendrit. – Il se couche sur elle, comme moi sur toi. – Tu m’as beaucoup aimé, pauvre chère femme, et maintenant tu m’admires beaucoup et m’aimes toujours. Merci de tout cela. – Tu m’as donné plus que je ne t’ai donné, car ce qu’il y a de plus haut dans l’âme, c’est l’enthousiasme qui en sort.

Adieu, chère et bonne Louise, merci de ton fragment de la Chine. Un bon baiser sous ton col.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir.
[16 février 1852.]

J’ai une occasion de faire revenir d’Angleterre tes autographes ? Veux-tu que je dise qu’on me les rapporte ? Je crois que là-bas tu n’en tireras pas grand-chose, ou du moins il faudrait attendre peut-être bien longtemps. Réponds-moi donc là-dessus.

Schiller et Goethe ont été traduits par Marmier dans le format Charpentier.

Tu peux dire au capitaine d’Arpentigny que la famille Fouet est dans les honneurs et la fortune. – Le papa est conseiller à la Cour d’appel, le fils substitut et on vient d’épouser 60 000 francs de rentes, ou 30, mais enfin pas mal.

Sais-tu que le fin Sainte-Beuve engage Bouilhet à ne pas ramasser les bouts de cigares d’Al[fred] de Musset. – Dans un article où il louangeait un tas de médiocrités avec force citations, c’est à peine s’il l’a nommé, et sans en citer un vers. En revanche beaucoup de coups d’encensoir à l’illustre M. Houssaye, à Mme de Girardin, etc. – Ce qu’il en dit est habile au point de vue de la haine, parce qu’il passe dessus, comme sur quelque chose d’insignifiant. – Je n’ai jamais eu grande sympathie pour ce lymphatique coco (= Sainte-Beuve). Mais cela me confirme dans mon préjugé. – Il est pourtant d’ordinaire trop bienveillant pour que la chose vienne entièrement de lui. Il y a là-dessous quelque histoire, d’autant qu’il a été publié, il y a trois semaines environ, un article dans le Mémorial de Rouen, qui est de la même inspiration. C’est-à-dire louange de toute la Revue de Paris (sauf Maxime toutefois), à l’exclusion de Bouilhet, toujours écrasé par M. Houssaye qui se trouve dans les environs. Tu connais Sainte-Beuve, tu devrais bien nous savoir le fond de cette histoire-là. Je serais simplement curieux que tu causasses avec lui pendant quelque temps de Melænis, comme si tu n’avais pas lu son article. Il a paru dans Le Constitutionnel lundi dernier.

***

Depuis que je suis parti de Paris, j’ai eu une fois cinq lignes de Du Camp, voilà tout. Il a écrit à Bouilhet qu’il était trop occupé pour écrire des lettres. Quand il voudra revenir à moi, il retrouvera sa place et je tuerai le veau gras et je crois que ce jour-là, elle lui semblera douce, car il s’achemine à de tristes mécomptes ; enfin !

***

J’ai un Ronsard complet, 2 vol[umes] in-folio, que j’ai enfin fini par me procurer. Le dimanche nous en lisons à nous défoncer de la poitrine. Les extraits des petites éditions courantes en donnent une idée comme toute espèce d’extraits et de traductions, c’est-à-dire que les plus belles choses en sont absentes. – Tu ne t’imagines pas quel poète c’est que Ronsard. Quel poète ! quel poète ! quelles ailes ! C’est plus grand que Virgile, et ça vaut du Goethe, au moins par moments, comme éclats lyriques. – Ce matin, à 1 h[eure] 1/2, je lisais tout haut une pièce qui m’a fait presque mal nerveusement, tant elle me faisait plaisir. C’était comme si l’on m’eût chatouillé la plante des pieds. – Nous sommes bons à voir. – Nous écumons, et nous méprisons tout ce qui ne lit pas Ronsard sur la terre. Pauvre grand homme, si son ombre nous voit, doit-elle être contente ! Cette idée me fait regretter les Champs-Élysées des anciens. – C’eût été bien doux d’aller causer avec ces bons vieux que l’on a tant aimés pendant que l’on vivait. Comme les anciens avaient arrangé l’existence d’une façon tolérable ! – Donc nous avons pour deux ou trois mois de dimanches enthousiasmés. – Cet horizon me fait grand bien et jette de loin un reflet ardent sur mon travail. – J’ai assez bien travaillé cette semaine. J’irai à Paris 5 à 6 jours dans trois semaines environ, lorsque je serai à un point d’arrêt. Adieu, je te baise les seins et la bouche.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 2 h[eures].
[22 février 1852.]

Bouilhet est là qui pioche ton œuvre, nous allons t’écrire nos remarques et corrections qui vont probablement nous occuper jusqu’à 6 heures. – Merci de ton offre d’article pour La Presse. Ce ne sera pas probablement de refus. Mais attends-moi, pour en causer. – Es-tu sûre d’ailleurs que l’article soit admis ? Je t’irai sans doute voir dans une quinzaine. J’ai encore 8 à 10 pages à faire, et à en recaler quelques autres avant d’être arrivé à un temps d’arrêt. Après quoi je me donnerai cinq à six jours de vacances. – J’ai assez travaillé cette semaine. J’ai bon espoir, pour le moment du moins, quoiqu’il me prenne quelquefois des lassitudes où je suis anéanti. J’ai à peine la force de me tenir sur mon fauteuil dans ces moments-là. – N’importe, je voudrais bien que mon roman fût fini et te le lire. Ce sera diamétralement l’antipode de Saint Antoine, mais je crois que le style en sera d’un art plus profond.

Je n’entends point parler de Du Camp. Au reste c’est un sujet qui m’afflige et te saurai gré de ne plus m’en ouvrir la bouche.

Pourquoi m’envoies-tu des autographes de d’Arpentigny ? Ils n’ont rien de curieux. Je cherche à savoir quel est le sens de ces présents. – Je plains d’avance les chaudes-pisses et véroles que ce pauvre petit Simon va recueillir dans ses courses nocturnes. –

Ce bon Augier ! Il avait bien débuté. Mais ce n’est pas en fréquentant les filles et en buvant des petits verres que l’on se développe l’intelligence. Et puis tous ces gars-là sont d’une telle paresse et d’une si crasse ignorance ! Ils ont si peu la foi ! et si peu d’orgueil ! Ah ! Ah ! les gens d’esprit, quels pauvres gens cela fait !

Adieu, chère Louise, à bientôt donc.

Je t’embrasse.

À HENRIETTE COLLIER

Croisset, mardi gras. [24 février 1852.]

Merci de votre bonne petite et triste lettre, chère Henriette. Mais s’il m’a fait bien plaisir de recevoir de nouvelles assurances d’une affection sur laquelle je compte à vous dire vrai et dont je ne doute pas, j’ai été bien chagrin de voir que vous fussiez si triste. – Quelle mauvaise chose que la vie, n’est-ce pas ? C’est un potage sur lequel il y a beaucoup de cheveux, et qu’il faut manger pourtant. Aussi, souvent, le cœur vous en lève-t-il de dégoût ! Si nous vivions dans le même pays au moins, je pourrais comme autrefois au Rond-Point, quand vous souffriez trop, me mettre près de vous, vous prendre les mains, vous lire quelque chose qui vous fasse pleurer, ou vous dire quelque chose qui vous fasse rire, vous soulager un peu enfin. –

Mais il en est toujours ainsi : ceux qui s’aiment sont séparés. Et l’on vit avec qui vous trouble. – Prenez patience pourtant, pauvre Henriette. Il n’y a rien de durable en ce monde, ni peine ni plaisir. – Et si l’humidité de la tristesse vous pénètre l’âme, comme un brouillard d’hiver, quelque soleil peut-être viendra plus tard vous la réchauffer de bonheur. Lisez, faites de la musique, tâchez de ne pas penser. C’est là le mal : rêver, – mais c’est pourtant si doux n’est-ce pas ?

J’ai bien compris tout le froissement que vous avez dû ressentir à propos de cette affaire dont vous me parlez. Moi aussi j’ai passé depuis quelque temps par des désillusions peu gaies. – À mesure qu’on vieillit, le cœur se dépouille, comme les arbres. Rien ne résiste à certains coups de vent. Chaque jour qui vient nous arrache quelques feuilles, sans compter les orages qui d’un coup cassent plusieurs branches. Et toute cette verdure-là ne repousse pas, comme l’autre au printemps. –

L’année prochaine, je prendrai définitivement un logement à Paris pour y passer les hivers, puisqu’il est probable que je me lancerai comme on dit. Et pourtant je n’en ai guère envie. N’importe, à Paris je serais plus près de vous si vous y veniez. – Il ne faut désespérer de rien.

Gardez, s’il vous plaît, l’album d’autographes tant qu’il vous fera plaisir. Si après la saison vous ne l’aviez pas placé, vous me le renverriez. – Mais je compte avoir bientôt l’aquarelle. Un monsieur qui va à Londres doit un de ces jours venir la chercher chez vous. – Emballez-moi la chose bien solidement, et qu’elle m’arrive intacte de vos mains. Si d’ici à quelque temps vous n’entendiez parler de rien, je vous enverrais l’adresse d’un courtier de commerce en correspondance avec Rouen, et qui me transmettrait votre cher envoi.

Ma petite nièce commence à parler anglais. Je crois qu’elle aura l’intelligence de sa mère ; mais elle n’en aura point la beauté. Je lis beaucoup de Shakespeare de mon côté et commencerai bientôt à le comprendre à peu près couramment. Ce poète-là et vous feront que j’aimerai toujours l’Angleterre.

Adieu, chère et bonne Henriette, pensez à moi, comme je pense à vous. J’embrasse vos deux mains. Souvenir à Clemy et tout à vous.

À LOUISE COLET

[Croisset, fin février 1852.]

I

 

Le regard au rayon qui l’attire et l’éclaire

 

Mieux :

 

Comme la lèvre ardente aspire au frais des ondes

L’œil aux rayons du jour après les nuits profondes

 

parce que claire et éclaire sont de même racine, et que le second vers est mou à cause des deux verbes.

***

 

Oh ! d’où vient qu’aussitôt que notre âme, etc.

D’une sublime idée au génie échappée

 

l’hémistiche rime avec la rime, deux que dans le même vers, dur et mou.

Avec recueillement, mot trop faible pour l’action de l’aiguille vers le pôle, ce serait plutôt empressement.

***

 

Au lieu d’être en un jour à l’envi fécondée

 

déjà mis plus haut.

 

Des siècles passeront sans mourir cette idée

 

peu clair comme construction grammaticale.

ChaQUE GERme dur, il serait mieux :

 

Car tout germe sorti de la divinité

 

Sous la figure du démon est bon, et la correction postérieure, mauvaise en comparaison des vers qu’ils sont censés corriger.

***

Vieux levain est une métaphore nouvelle intercalée dans l’autre, il faut laisser celle du serpent, claire. La strophe serait bonne sans cela. Le dernier vers

 

Survécut au dieu du Thabor

 

excellent. À la place de levain, il faudrait un mot non métaphorique, ou changeant l’idée, ou même la complétant.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La loi de haine et de misère

Se tordant au pied du Calvaire

Survécut au dieu du Thabor.

 

***

 

Sur la coupable s’imprima

 

faible ; sabaissa ??? s’exerça ?

Au lieu de

 

Le grain méconnu qu’il sema

 

car un agneau ne sème pas :

 

Le sang divin qu’il y versa

 

Que l’évangile règne et qu’il éclate en nous

 

éclate ne veut rien dire : rayonne ?

 

Ayons de ces grands cœurs, etc.

 

très beau.

***

 

Et de l’humanité, etc.

 

nous mettrions en fondant tes deux variantes

 

Et de l’humanité poussant sa plainte immense

Déplorons chaque erreur, plaignons chaque souffrance.

 

II

Cette partie est incontestablement la plus faible, les vers sont peu cadencés

 

Insoucieux de gloire…

Vous avez confondu…                                     bien vulgaire

 

Chargeant ses mains des fers d’un forçat racheté

 

tout ce qui est marqué d’un  est faible, le funeste poison.

Conçus dans l’abandon vaut mieux que créés.

Corps grossiers : on dirait qu’ils sont plus laids que d’autres. – L’idée est sans doute qu’ils ne pensent qu’à la matière, mais ce n’est pas clair.

 

Asservis aux vils besoins charnels

 

en cela ils ressemblent au genre humain et à la poète qui les chante, et nous nous flattons tous d’être des corps très grossiers.

Esprits déshérités : s’ils sont déshérités (trop fort) rien ne doit survivre ; atténuer.

III

 

Trop d’impures vapeurs ternissaient sa beauté

 

mieux, ta beauté, en continuant l’apostrophe pour le mouvement et la clarté.

 

Sceptre que façonnait la mort et l’esclavage

 

la mort se comprend peu, la guerre serait meilleur.

***

Le vide et la laideur, on ne voit pas le vide d’une splendeur.

Sur le monde chrétien une autre âme palpite

une âme ne palpite pas sur, mais dans.

Il y a un peu de pathos dans la fin, où l’on arrive un peu en saut-de-loup. Il y a des courants, des freins, etc., trop de métaphores peu nettes.

IV

Les fanges des cités, etc., comme le vers précédent, est tout physique ; on peut croire que les fanges sont les boues.

 

Des lèpres des cités ils arrivent couverts

 

ou un mot se rapprochant plus du sens moral.

Voyez comme… est une tournure trop familière pour signifier une espèce de… – Du reste ces petits vers, avec les strophes au travail, sont ce qu’il y a de meilleur.

C’est toi qui nous nourris, non, non, vilain. À la place soutiens, ou n’importe quoi.

 

L’âme ainsi que la terre en toi puisent leur sève

 

la terre ne puise pas sa sève dans le travail. – C’est au contraire le travail qui profite de la sève, qui la dirige ; je crois que la correction doit être dans ce sens.

***

 

La terre a ses vergers, ses blés, sa vigne mûre

 

tâche de trouver un pluriel, puisque les deux précédents substantifs sont au pluriel.

v

Radieuses, voyez passer, tournure de phrase un peu trop fanfaronne et fière pour le sujet, outre que c’est chargé. Ils n’ont pas d’auréole, ni physique, ni morale (sorte de joie intérieure, ou de considération).

Comme

 

Tous s’empressent actifs de la plaine aux hauteurs

 

me semble atroce !

 

Les autres doux pasteurs guident les longs troupeaux

 

ou blancs, comme Musset a mis :

 

Tandis que pas à pas son long troupeau le suit

Tous volent par essaim de la plaine aux coteaux

 

***

t. b. signifiant très beau dans ce qui suit.

***

La famille les lie, bien dur à cause de l’harmonie, voici une variante :

 

La famille à son tour au monde les attache.

Écoutez, c’est la nuit, ils ont fini leur tâche.

Et goûtent un calme repos.

Quel péril tout à coup vient frapper à leur porte ?

Qui donc, etc.

 

***

 

Entendez-vous, la Loire monte

 

ce entendez-vous qui continue le mouvement exigerait entendez-vous la Loire monter, ou qui monte (cette observation ne me serait peut-être pas venue si c’eût été mieux ponctué ???).

 

Entendez-vous… la Loire monte

Lente au regard, rapide au pas

 

bien mauvais pour les flots, les flots n’ont pas de pieds, et le mot pas y fait songer.

***

Entrez avec espoir… plaît mieux à Bouilhet

Entrez, approchez-vous… plaît mieux à moi.

***

Je suis de l’avis du Philosophe, la fin pourrait nuire pour le prix. Il serait plus habile d’y mettre un panégyrique du Sauveur de la France commençant par ces vers :

 

Ô vous qui pelotant votre France avachie

Tenez sous votre pied l’hydre de l’anarchie

Qui se tord sous ta botte en replis tortueux,

Ô Prince président, effroi de l’Angleterre

Etc.

 

Quant à la pourpre, j’aime mieux le tien, mais s’il y tient, pour lui faire plaisir, mets son vers qui n’est pas bien bon, mais qui passe. Cette petite condescendance fera peut-être qu’il te servira plus chaudement.

Adieu, travaille bien et bonne chance. Quand sait-on le résultat ?

À toi.

 

Bouilhet te présente ses respects, ou plutôt t’embrasse comme on doit faire dans le sacré vallon.

 

Comme les chants joyeux des moineaux

 

mieux : comme DES cris joyeux DE…, ça relierait plus au refrain.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir, minuit.
[1er mars 1852.]

Chère amie,

Dans huit jours je pense être près de toi. Si tu ne me vois pas chez toi lundi, une fois passé 9 heures, ce sera pour le lendemain mardi. Je resterai jusqu’à la fin de la semaine.

Si tu vois Pelletan, tu peux, de toi-même, lui parler de Melænis et qu’il fasse un article comme il l’entende, favorable bien entendu. Ce serait ce qu’il y aurait de mieux, puisque c’est lui qui fait les comptes rendus de La Presse. Mais je ne crois pas qu’il se charge de critiquer les vers.

Tâche de me savoir quelque chose quant à l’affaire Sainte-Beuve. Il a paru aujourd’hui dans la Revue de Paris des vers de Bouilhet ; procure-toi ce numéro.

Je suis en train de raboter quelques pages de mon roman pour m’arrêter à un point. Mais ça n’en finit [pas]. Cette première partie, que j’avais estimée devoir être finie à la fin de janvier, me mènera jusqu’à la fin de mai. Je vais si lentement ! Quelques lignes par jour, et encore !

Voilà que je recommence comme du temps de Saint Antoine ; je ne peux plus dormir. Je n’en éprouve aucune fatigue. Une fois que mon horloge [est remontée], elle va longtemps ; mais il ne faut pas qu’on l’arrête. Et pour la remonter, c’est avec des cabestans et des machines. Je ne lis rien, sauf un peu de Bossuet, le soir, dans mon lit ; j’ai quitté momentanément tout pour arriver en temps. Je voulais être libre à l’époque que j’avais dite.

Adieu donc, pauvre cher cœur, à bientôt ; je t’embrasserai effectivement et comme je t’aime, à bras serrés.

À toi.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, 1 heure de nuit.
[3 mars 1852.]

Laisse donc là toutes tes corrections. La chose est risquée : qu’elle le soit ! Merci, merci, pauvre chère femme, de tout ce que tu m’envoies de tendre. Je suis content de moi, de te voir heureuse à mon endroit ; comme je t’embrasserai la semaine prochaine !

Je viens de relire pour mon roman plusieurs livres d’enfant. Je suis à moitié fou, ce soir, de tout ce qui a passé aujourd’hui devant mes yeux, depuis de vieux keepsakes jusqu’à des récits de naufrages et de flibustiers. J’ai retrouvé des vieilles gravures que j’avais coloriées à sept et huit ans et que je n’avais [pas] revues depuis. Il y a des rochers peints en bleu et des arbres en vert. J’ai reéprouvé devant quelques-unes (un hibernage dans les glaces entre autres) des terreurs que j’avais eues étant petit. Je voudrais je ne sais quoi pour me distraire ; j’ai presque peur de me coucher. Il y a une histoire de matelots hollandais dans la mer glaciale, avec des ours qui les assaillent dans leur cabane (cette image m’empêchait de dormir autrefois), et des pirates chinois qui pillent un temple à idoles d’or. Mes voyages, mes souvenirs d’enfant, tout se colore l’un de l’autre, se met bout à bout, danse avec de prodigieux flamboiements et monte en spirale.

J’ai lu aujourd’hui deux volumes de Bouilly : pauvre humanité ! Que de bêtises lui sont passées par la cervelle depuis qu’elle existe !

Voilà deux jours que je tâche d’entrer dans des rêves de jeunes filles et que je navigue pour cela dans les océans laiteux de la littérature à castels, troubadours à toques de velours à plumes blanches. Fais-moi penser à te parler de cela. Tu peux me donner là-dessus des détails précis qui me manquent. Adieu, à bientôt donc. Si lundi à 10 heures je ne suis pas chez toi, ce sera pour mardi. Mille baisers.

À JULES DUPLAN

[Paris, jeudi 11 mars 1852.]

Mon cher Duplan,

Je suis à Paris depuis avant-hier. Voulez-vous venir me voir demain soir vendredi après 10 heures ou samedi matin, d’aussi bonne heure qu’il vous fera plaisir ?

Je vous serre les mains.

À vous.

Hôtel et rue du Helder.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 h[eure].
[20 mars 1852.]

J’ai été d’abord deux jours sans rien faire, fort ennuyé, fort désœuvré, très endormi. – Puis j’ai remonté mon horloge à tour de bras et ma vie maintenant a repris le tic tac de son balancier. J’ai rempoigné cet éternel grec, dont je viendrai à bout dans quelques mois, car je me le suis juré, et mon roman qui sera fini Dieu sait quand. – Il n’y a rien d’effrayant et de consolant à la fois comme une œuvre longue devant soi. – On a tant de blocs à remuer, et de si bonnes heures à passer ! – Pour le moment je suis dans les rêves de jeune fille jusqu’au cou. Je suis presque fâché que tu m’aies conseillé de lire les mémoires de Mme Lafarge, car je vais probablement suivre ton avis, et j’ai peur d’être entraîné plus loin que je ne veux. – Toute la valeur de mon livre, s’il en a une, sera d’avoir su marcher droit sur un cheveu, suspendu entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire (que je veux fondre dans une analyse narrative). Quand je pense à ce que ça peut être, j’en ai des éblouissements. Mais lorsque je songe ensuite que tant de beauté m’est confiée – à moi – j’ai des coliques d’épouvante à fuir me cacher n’importe où. Je travaille comme un mulet depuis quinze longues années. J’ai vécu toute ma vie dans cet entêtement de maniaque, à l’exclusion de mes autres passions que j’enfermais dans des cages, et que j’allais voir quelquefois seulement, pour me distraire. – Oh ! si je fais jamais une bonne œuvre, je l’aurai bien gagnée. Plût à Dieu que le mot impie de Buffon fût vrai, je serais sûr d’être un des premiers.

***

Il y a aujourd’hui huit jours à cette heure, je m’en allais de toi, gluant d’amour. Comme le temps passe !

Oui, nous avons été heureux, pauvre chère femme, et je t’aime de toutes sortes de façons. Tu as fait vis-à-vis de Bouilhet quelque chose qui m’a été au cœur. C’était bien bon (et bien habile ?). Ç’aura été son premier succès, à ce pauvre Bouilhet. Il se rappellera cette petite soirée toute sa vie. Ma muse intérieure t’en bénit et envoie à ton âme son plus tendre baiser. – Non, je ne t’oublierai pas, quoi qu’il advienne, et je reviendrai à ton affection à travers toutes les autres. – Tu seras un carrefour, un point d’intersection de plusieurs entrecroisements (je tombe dans le Sainte-Beuve ; sautons).

Et d’ailleurs, est-ce qu’on oublie quelque chose, est-ce que rien se passe, est-ce qu’on peut se détacher de quoi que ce soit ? Les natures les plus légères elles-mêmes, si elles pouvaient réfléchir un moment, seraient étonnées de tout ce qu’elles ont conservé de leur passé. – Il y a des constructions souterraines à tout. – Ce n’est qu’une question de surface et de profondeur. Sondez et vous trouverez. – Pourquoi a-t-on cette manie de nier, de conspuer son passé, de rougir d’hier, et de vouloir toujours que la religion nouvelle efface les anciennes ? – Quant à moi, je jure devant toi que j’aime, que j’aime encore tout ce que j’ai aimé, et que, quand j’en aimerai une autre, je t’aimerai toujours. Le cœur dans ses affections, comme l’humanité dans ses idées, s’étend sans cesse en cercles plus élargis. – De même que je regardais, il y a quelques jours, mes petits livres d’enfant dont je me rappelais nettement toutes les images, quand je regarde mes années disparues, j’y retrouve tout. Je n’ai rien arraché, rien perdu. On m’a quitté, je n’ai rien délaissé. – Successivement j’ai eu des amitiés vivaces qui se sont dénouées les unes après les autres. – Ils ne [se] souviennent plus de moi, je me souviens toujours. C’est la complexion de mon esprit dont l’écorce est dure. J’ai les nerfs enthousiastes avec le cœur lent ; mais peu à peu la vibration descend et elle reste au fond.

***

Avant-hier au soir, on m’a remis un petit paquet enveloppé dans de la toile cirée et qui avait été adressé chez mon frère. – C’était un carré de filet de coton pour servir de housse à un fauteuil. – J’ai cru reconnaître l’écriture d’Henriette Collier sur l’adresse ; mais pas de lettres, pas d’avis, rien, et aucune nouvelle.

Il paraît donc que les femmes s’occupent de moi. Je vais devenir fat. Mme Didier elle-même trouve que j’ai l’air distingué. Est-ce que je serais digne par hasard de figurer dans les brillantes sociétés où va Du Camp ?

***

Caroline de Lichtfield est très pénible à lire. – J’ai vu ce que c’était et m’arrête avant la fin du Ier volume.

J’ai lu la moitié de celui du sieur d’Arpentigny. C’est curieux et fort spirituel en certaines parties. Veux-tu que je t’écrive pour nous amuser une lettre officielle sur son bouquin, où je ferai des remarques ? J’ai envie de m’en faire un ami, de ce pauvre père d’Arpentigny. Je ne sais pourquoi, mais je crois qu’il se divertit intérieurement sur notre compte et qu’il m’envie ma place. Par égard pour son âge tu devrais bien la lui céder un peu, quitte à la reprendre, quoique cette idée de fourrager après lui m’excite peu. – À propos d’excitations, Bouilhet l’est tout à fait (excité) par Mme Roger. Demain je verrai le fameux sonnet. Nous causerons aussi de l’article et de tout ce qu’il y a à faire. N’oublie [pas] de nous écrire distinctement les noms des deux particuliers de La Presse à qui il faut envoyer des Melænis.

Quant à La Bretagne, je ne serais pas fâché que Gautier la lût maintenant. Mais si tu es tout entière à ta comédie, restes-y ; c’est plus important. Pioche ferme. Si je t’avais seulement sous mes yeux pendant quatre mois de suite, bien libre de toute autre chose, tu verrais comme je te ferais travailler et comme il faut peu de chose pour changer le médiocre en bon et le bon en excellent. En tous cas n’envoie La Bretagne à Gautier (et non Gauthier) que quand tu l’auras lue, et avertis-moi, je t’enverrai un petit mot à mettre dans le paquet. –

Adieu, je vais me coucher ; à demain.

Ô ! dieu des Songes, fais-moi rêver ma Dulcinée ! As-tu remarqué quelquefois le peu d’empire de la volonté sur les rêves ? comme il est libre, l’esprit, dans le sommeil, et où il va !

***

Dimanche.

J’ai écrit à Pradier pour le concours dès lundi dernier. Quant à Sénard, je le connais trop peu pour lui rien recommander. Je ne l’ai vu que deux fois et dans des visites payées, pour les affaires de mon beau-frère. Je connais ses gendres, mais les ricochets n’iraient pas jusque-là.

Je crois du reste qu’il connaît peu d’académiciens. Sa société était celle de l’archevêque de Paris et de Cavaignac, l’année dernière. Quant à Berryer, ils doivent être mal ensemble. Je voudrais bien que tu réussisses, j’y attache une idée superstitieuse, puisque j’y ai travaillé un peu moi-même. Fasse le ciel que je ne t’aie pas porté malheur !

***

Voici le résultat de notre délibération relativement à ton article.

Ces messieurs de là-bas sont évidemment peu gracieux pour nous. Malgré les belles promesses d’articles, etc., rien ou presque rien n’a eu lieu. Gautier, qui en devait faire un dans La Presse, n’en a pas fait et n’en fera pas. Du Camp se doute qu’il se passe entre toi et Bouilhet quelque chose. Ton article pour lui viendrait évidemment de nous trois. – Et quoique certainement il n’oserait ostensiblement s’en montrer piqué, il serait choqué que nous ayons fait cela sans lui. Gautier, de son côté, serait médiocrement réjoui de voir l’éloge de Melænis imprimé à son insu dans son journal avec force citations, car il a dit que Girardin lui défendait de citer des vers. – Il faut accepter les blagues telles qu’on vous les donne, jusqu’au moment où l’on en a un nombre suffisant pour les ramasser en bloc et vous les rejeter à la figure. – Max sera seul cet été à la Revue, sans influence artistique supérieure. – Nous verrons ce qu’il fera alors, et s’il est complètement perdu pour nous, ce que je pense à peu près. – D’ici là, Bouilhet ne veut lui donner aucune prise à rien, qu’il ne puisse articuler aucun grief contre lui, même en dedans, qu’il se croie toujours le patron, et le fil conducteur de cette électricité qu’il ne conduit pas du tout. – Comprends-tu bien ce que nous voulons dire ? Bouilhet ne sait comment te remercier, et s’excuser de refuser ton service. Je me suis chargé d’entortiller la chose de précautions oratoires. Quoique je n’aie pas été d’abord de son avis, je le crois en effet plus prudent, et plus fort au fond. Ainsi, attendons jusqu’au bout. Quant à lui, je suis curieux du dénouement et je le présage pitoyable. Merci donc, pauvre chère amie. Nous t’envoyons un tas de baisers de reconnaissance, et me séparant de la dualité, je t’en envoie tout seul d’autres, d’une autre nature.

À toi. G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir, minuit et demi.
[27 mars 1852.]

Tu aurais pu, chère Louise, te dispenser de te piquer pour ma malheureuse plaisanterie sur d’Arpentigny. Je n’étais pas convaincu qu’elle fût spirituelle, mais je ne me doutais guère qu’elle fût blessante et atroce surtout. – Est-ce là ce qui avait rendu ta lettre si triste ? Tu n’as guère le mot pour rire, si de semblables sottises t’importent. – Moi je ris de tout, même de ce que j’aime le mieux. – Il n’est pas de choses, faits, sentiments ou gens, sur lesquels je n’aie passé naïvement ma bouffonnerie, comme un rouleau de fer à lustrer les pièces d’étoffes. – C’est une bonne méthode. – On voit ensuite ce qui en reste. Il est trois fois enraciné dans vous, le sentiment que vous y laissez, en plein vent, sans tuteur, ni fil de fer, et débarrassé de toutes ces convenances si utiles pour faire tenir debout les pourritures. Est-ce que la parodie même siffle jamais ? Il est bon et il peut même être beau de rire de la vie, pourvu qu’on vive. – Il faut se placer au-dessus de tout, et placer son esprit au-dessus de soi-même, j’entends la liberté de l’idée, dont je déclare impie toute limite.

Si cette longue glose pédantesque ne te satisfait pas, je te demande pardon de ma maladresse et t’embrasse sur tes deux yeux que j’ai peut-être fait pleurer. – Pauvre cœur, pourquoi me troubles-tu une si bonne tête ? Et c’est pourtant ce voisin envahissant qui m’a reçu, qui me garde et qui m’admire. – N’importe, tu m’as dit, il y a aujourd’hui quinze jours, sur le Pont-Royal, en allant dîner, un mot qui m’a fait bien plaisir. À savoir que tu t’apercevais qu’il n’y avait rien de plus faible que de mettre en art ses sentiments personnels. – Suis cet axiome pas à pas, ligne par ligne, qu’il soit toujours inébranlable en ta conviction, en disséquant chaque fibre humaine, et en cherchant chaque synonyme de mot et tu verras ! tu verras ! comme ton horizon s’agrandira, comme ton instrument ronflera, et quelle sérénité t’emplira ! Refoulé à l’horizon, ton cœur l’éclairera du fond, au lieu de t’éblouir sur le premier plan. Toi disséminée en tous, tes personnages vivront, et au lieu d’une éternelle personnalité déclamatoire, qui ne peut même se constituer nettement, faute des détails précis qui lui manquent toujours à cause des travestissements qui la déguisent, on verra dans tes œuvres des foules humaines.

Si tu savais combien de fois j’ai souffert de cela en toi. Combien de fois j’ai été blessé de la poétisation de choses que j’aimais mieux à leur état simple ! Quand je t’ai vue pleurer à la lecture des Lettres d’amour, faite par Mme Roger, toutes mes pudeurs ont rougi. Nous valions mieux l’un et l’autre, et nous sommes là maigrement idéalisés. – Qu’est-ce [que] ça intéressera ? À qui ressemble cet homme ? Pourquoi prendre l’éternelle figure insipide du poète qui, plus elle sera ressemblante au type, plus elle se rapprochera d’une abstraction, c’est-à-dire de quelque chose d’anti-artistique, d’anti-plastique, d’antihumain, d’antipoétique par conséquent, quelque talent de mots d’ailleurs que l’on y mette. – Il y aurait un beau livre à faire sur la littérature probante. – Du moment que vous prouvez, vous mentez. Dieu sait le commencement et la fin ; l’homme, le milieu. – L’art, comme lui dans l’espace, doit rester suspendu dans l’infini, complet en lui-même, indépendant de son producteur. Et puis on se prépare par là dans la vie et dans l’art de terribles mécomptes. Vouloir se chauffer les pieds au soleil, c’est vouloir tomber par terre. Respectons la lyre, elle n’est pas faite pour un homme, mais pour l’homme.

Me voilà bien humanitaire ce soir, moi que tu accuses de tant de personnalité. Je veux dire que tu t’apercevras bientôt, si tu suis cette voie nouvelle, que tu as acquis tout à coup des siècles de maturité et que tu prendras en pitié l’usage de se chanter soi-même. Cela réussit une fois dans un cri, mais quelque lyrisme qu’ait Byron par exemple, comme Shakespeare l’écrase à côté, avec son impersonnalité surhumaine. – Est-ce qu’on sait seulement s’il était triste ou gai ? L’artiste doit s’arranger de façon à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu. Moins je m’en fais une idée et plus il me semble grand. Je ne peux rien me figurer sur la personne d’Homère, de Rabelais, et quand je pense à Michel-Ange, je vois, de dos seulement, un vieillard de stature colossale sculptant la nuit aux flambeaux.

Tu as en toi deux facultés auxquelles il faut donner jeu. – Une raillerie aiguë, non, une manière déliée de voir, je veux dire, et une ardeur méridionale de passion vitale, quelque chose de tes épaules dans l’esprit. – Tu t’es gâté le reste avec tes lectures et tes sentiments qui sont venus encombrer de leurs phrases incidentes cette bonne compagnie qui parlait clair.

J’espère beaucoup de ton Institutrice, sans savoir pourquoi, c’est un pressentiment. Et quand tu l’auras faite, fais-en deux ou trois autres et avant la demi-douzaine, tu auras attrapé le filon d’or.

***

Ce que je disais des sentiments qui ne passent pas, tu l’as pris pour une allusion au petit présent d’Henriette que j’avais reçu, et cela t’a attristée. – J’ai deviné, avoue-le. Eh bien non, je n’ai pas été ému en le recevant, et nullement ému même. – C’est que je ne m’émeus pas facilement maintenant, et de moins en moins. – Elle a tant sonné, ma sensibilité, que j’ai mis du mastic aux fêlures, c’est ce qui fait qu’elle vibre moins clair.

Sitôt que tu sauras une solution définitive pour le prix, écris-moi.

J’ai fini ce soir de barbouiller la première idée de mes rêves de jeune fille. J’en ai pour quinze jours encore à naviguer sur ces lacs bleus, après quoi j’irai au Bal, et passerai ensuite un hiver pluvieux, que je clorai par une grossesse et le tiers de mon livre à peu près sera fait.

À propos de bal, j’ai fait une débauche mercredi dernier. J’ai été à Rouen, au concert, entendre Alard le violoniste, et j’en ai vu là, des balles ! C’était la haute société. Quelles têtes que celles de mes compatriotes ! – J’ai retrouvé là des visages oubliés depuis douze ans et que je voyais quand j’allais au spectacle, en rhétorique. J’ai reconnu du monde que je n’ai pas salué, lequel a fait de même. C’était très fort de part et d’autre. Le plaisir d’entendre de fort belle musique très bien jouée a été compensé par la vue des gens qui le partageaient avec moi.

Lis-tu La Bretagne ? Les deux premiers chapitres sont faibles.

Adieu, demain je clorai ma lettre quand Bouilhet sera venu. Mille baisers, chère épouse.

À toi.

 

Tu n’as pas besoin de m’envoyer les mémoires de Lafarge. Je les demanderai ici. Bouilhet t’a écrit hier, et te ré-embrasse.

Encore adieu, mille caresses.

À HENRIETTE COLLIER

[Croisset,] samedi 3 avril [1852].

J’ai trouvé, chez moi, en revenant de Paris, il y a huit jours, un petit paquet sur lequel j’ai reconnu votre bonne écriture, chère Henriette. Il était déjà arrivé depuis quelque temps et était parvenu chez mon frère par le chemin de fer, sans autre avertissement. – Je baise d’ici ces mains qui ont travaillé pour moi ; leur ouvrage est sur une petite table qui me sert à poser mon livre quand je travaille sur mon divan ou au coin du feu dans un fauteuil. Votre joli tricot, chère Henriette, est donc là toujours sous mes yeux, qui tire mon regard et provoque mon souvenir. –

Mais ce n’est que la moitié de vos cadeaux, j’attends encore le portrait. Le monsieur qui devait le prendre chez vous n’est pas encore revenu en France ; je n’en ai aucune nouvelle.

Vous me recommandez dans une de vos dernières lettres de ne rien dire de ce que vous me contez, à Gertrude. N’ayez de cela aucun souci, je ne suis point en correspondance avec Gertrude, qui se soucie peu, je crois, de mes lettres, et de mes visites. J’ai du moins tout lieu de le penser.

Comme je voudrais vous revoir ! Comme je vous aime bien plus encore depuis mon voyage à Londres, qui a renoué pour moi (quelque courts qu’aient duré les instants passés auprès de vous) la douce habitude où j’étais naguère de votre société ! Hein, pauvre Henriette, que de choses perdues depuis ce temps que je vous faisais des lectures, au chevet de votre lit où vous aviez la tête appuyée sur un oreiller rose. – Les morts ! les absents ! les mariés ! que de dispersions et de vides !

Plus je vais, plus il se fait autour de moi un grand cercle. Les cheveux s’en vont comme les affections. Mes amis me quittent pour courir après la fortune ou la réputation, et rougissant de leur jeunesse m’abandonnent avec des naïvetés d’égoïsme à faire rire de pitié, si elles ne serraient le cœur. Vous parlez de vos tristesses, et de vos longs après-midi pluvieux, et de toutes les soûleurs de l’existence, moi aussi, allez, je sais ce que c’est que le découragement complet de l’âme, les heures mornes, et les larmes rentrées. – Joignez-y les lassitudes d’un art où je m’acharne, et dont je suis épuisé quelquefois comme on l’est après des excès de vin.

Quand je pense que dans quelques heures ce papier sur lequel court ma main sera touché par les vôtres, et qu’il se peut passer encore des mois, des années, sans que nous nous revoyions, je suis effrayé, la tête me tourne. Comprenez-vous ce que je veux dire ? Comme c’est drôle que la pensée aille si vite, soit si libre, et que le corps soit si lent, que tant de chaînes le retiennent ! Par une corde plus ou moins longue, sentiment, habitude, devoir, nous sommes tous plus ou moins comme des chiens à la niche. – Nous avons beau tirer dessus, japper contre les passants, et aboyer à la lune les larmes aux yeux, nous ne dépassons pas une certaine étendue d’esclavage, et plus nous faisons d’efforts, plus le nœud se resserre, plus nous nous étranglons nous-mêmes.

Adieu ; conservez toujours un bon souvenir de moi, aimez-moi. À vous, with all my heart.

Donnez-moi des nouvelles d’Herbert quand vous en aurez. Je serais bien curieux de savoir s’il se souvient de son ancien papa. Amitiés à Clemy.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, 4 h[eures].
[3 avril 1852.]

Je ne sais si c’est le printemps, mais je suis prodigieusement de mauvaise humeur. J’ai les nerfs agacés, comme des fils de laiton. – Je suis en rage sans savoir de quoi. C’est mon roman peut-être qui en est cause. – Ça ne va pas. Ça ne marche pas. Je suis plus lassé que si je roulais des montagnes. J’ai dans des moments, envie de pleurer. Il faut une volonté surhumaine pour écrire. Et je ne suis qu’un homme. – Il me semble quelquefois que j’ai besoin de dormir pendant six mois de suite. Ah ! de quel œil désespéré je les regarde, les sommets de ces montagnes où mon désir voudrait monter !

Sais-tu dans huit jours combien j’aurai fait de pages, depuis mon retour de pays [sic] ? 20. Vingt pages en un mois, et en travaillant chaque jour au moins 7 heures ! – Et la fin de tout cela ? Le résultat ? Des amertumes, des humiliations internes, rien pour se soutenir que la férocité d’une Fantaisie indomptable. Mais je vieillis et la vie est courte.

Ce que tu as remarqué dans La Bretagne est aussi ce que j’y aime le mieux. – Une des choses dont je fais le plus de cas, c’est mon résumé d’archéologie celtique et qui [en est] véritablement une exposition complète en même temps que la critique. – La difficulté de ce livre consistait dans les transitions et à faire un tout d’une foule de choses disparates. – Il m’a donné beaucoup de mal. – C’est la première chose que j’aie écrite péniblement (je ne sais où cette difficulté de trouver le mot s’arrêtera ; je ne suis pas un inspiré, tant s’en faut). Mais je suis complètement de ton avis quant aux plaisanteries, vulgarités, etc., elles abondent. – Le sujet y était pour beaucoup. Songe ce que c’est que d’écrire un voyage où l’on a pris le parti d’avance de tout raconter. Que je t’embrasse à pleins bras, sur les deux joues, sur le cœur, pour quelque chose qui t’a échappé et qui m’a flatté profondément : tu ne trouves pas La Bretagne une chose assez hors ligne pour être montrée à Gautier, et tu voudrais que la première impression qu’il eût de moi fût violente. – Il vaut mieux s’abstenir. – Tu me rappelles à l’orgueil. Merci !

J’ai bien fait la bégueule envers lui, ce bon Gautier. Voilà longtemps qu’il me demande que je lui montre quelque chose et que je lui promets toujours. C’est étonnant comme je suis pudique là-dessus. – Ma répugnance à la publication n’est au fond que l’instinct que l’on a de cacher son cul, qui, lui aussi, vous fait tant jouir. – Vouloir plaire, cest déroger. – Du moment que l’on publie, on descend de son œuvre. – La pensée de rester toute ma vie complètement inconnu n’a rien qui m’attriste. Pourvu que mes manuscrits durent autant que moi, c’est tout ce que je veux. C’est dommage qu’il me faudrait un trop grand tombeau ; je les ferais enterrer avec moi, comme un sauvage fait de son cheval. – Ce sont ces pauvres pages-là, en effet, qui m’ont aidé à traverser la longue plaine. – Elles m’ont donné des soubresauts, des fatigues aux coudes et à la tête. Avec elle[s] j’ai passé dans des orages, criant tout seul dans le vent et traversant, sans m’y mouiller seulement les pieds, des marécages où les piétons ordinaires restent embourbés jusqu’à la bouche.

***

J’ai parcouru rapidement le 1er acte de L’institutrice. J’y ai vu beaucoup de ça, dont tu abuses encore plus que moi. – Je te la renverrai à la fin de la semaine, avec des remarques. – Le vol[ume] de d’Arpentigny sera dans le paquet. – C’est un homme héroïque, ce brave homme-là. À quelque jour sa femme de ménage le trouvera, un matin, glacé dans son lit. – Et la veille il aura dîné en ville, où il aura dit des galanteries, conté des histoires, été le plus aimable de la compagnie. Je suis sûr qu’il souffre quelquefois beaucoup. – Comme les vieilles coquettes, il crèvera dans son corset (je veux dire sa bonne tenue), plutôt que d’avouer qu’il lui faudrait retirer ses bottes et passer son bonnet de coton.

***

Ne t’inquiète pas de la page, elle fait partie d’un chapitre de Du Camp. – Mets-la à part. Tâche de te procurer le dernier n° de la Revue. Le chapitre de Max qui y est, est avec Tagahor ce qu’il a mis là de plus écrit.

***

Je suis inquiet de tes Anglais, quoique je n’aie rien à me reprocher pourtant (ce que tu me reproches toujours). Moi un fils ! oh non, non, plutôt crever dans un ruisseau écrasé par un omnibus. – L’hypothèse de transmettre la vie à quelqu’un me fait rugir, au fond du cœur, avec des colères infernales.

***

J’ai lu 50 p[ages] de Graziella, et vais me mettre ce soir à ta pièce. C’est pour cela que je t’écris maintenant. Demain matin je clorai ma lettre en t’embrassant de nouveau.

 

Dimanche.

J’ai lu L’Institutrice. La première impression ne lui a point été favorable. C’est lâche de style, sauf quelques phrases qui n’en font que mieux ressortir le négligé du reste. C’est fait trop vite, je crois. Au reste, je t’écrirai cette semaine plus au long tout ce que j’en pense, après l’avoir relue. Ne te décourage pas toutefois, je le suis par moments plus que tu ne le seras jamais, qu’on ne peut l’être. – J’ai toujours trouvé tes vers très supérieurs à ta prose. – Il n’y a rien d’étonnant à cela, t’étant plus exercée aux uns qu’à l’autre.

Adieu, pauvre chère femme bien-aimée. Je t’embrasse comme je t’aime, tendrement et chaudement.

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi. [8 avril 1852.]

Je ne t’ai point fait de remarques particulières sur le style de ta comédie que je trouve vulgaire. Je sais bien qu’il n’est point aisé de dire proprement les banalités de la vie. Et les hystéries d’ennui que j’éprouve en ce moment n’ont pas d’autre cause. C’est même un grand effort que je fais que de t’écrire. Je suis brisé, et anéanti de tête et de corps comme après une grande orgie. Hier, j’ai passé cinq heures sur mon divan dans une espèce de torpeur imbécile, sans avoir le cœur de faire un geste, ni l’esprit d’avoir une pensée. – N’importe, continuons.

Je trouve donc que le style est généralement mou, lâche, et composé de phrases toutes faites. C’est de la pâte qui n’a pas été assez battue. – L’expression n’est point condensée, ce qui, au théâtre surtout, fait paraître l’idée lente, et cause de l’ennui.

Et d’abord tout le 1er acte est une exposition. L’action se passe au second, et dès la première scène du 3e on devine le dénouement. La dernière scène du 2e acte est pleine de mouvement. Si tout était comme ça, ce serait superbe.

La 1re scène (monologue de la femme de chambre) est à tout le monde. – Qui ne connaît ce plumeau ? cette glace où elle se mire ? – La seconde, avec le garçon [de] restaurant, est assez drôle en elle-même, mais que d’abus de ça ! et la plaisanterie du chantage est d’un goût médiocre.

Quant aux deux personnages de Léonie et de Mathieu, je n’y comprends rien. Ils sont parfois très cyniques, et d’autres fois très vertueux, sans que ce soit fondu. – On se révolterait de ces mœurs-là, qui sentent le Macaire (sauf l’exagération, laquelle sauve ce personnage). Et puis, et puis, que de négligences ! Je t’assure, pauvre chère Louise, que cette lecture m’est pénible. Je peux ne rien entendre au théâtre. Mais quant au français en lui-même, il me semble que tu es là singulièrement sortie de tes habitudes littéraires.

Cette scène entre le frère et la sœur est démesurée de longueur. On ne s’intéresse ni à l’un ni à l’autre, avec leurs projets de duperie, leurs misères et les sentiments de fierté de Léonie, quoiqu’elle avoue jouer un rôle.

La scène IV est également longue ; le dialogue, vers la fin, plus mouvementé. On est tout heureux de trouver quelque chose d’amusant. –

Les scènes VI et VII me semblent atroces et j’y trouve à peu près tous les défauts réunis. Quant à l’acte 2e, qu’est-ce que c’est que cette femme qui reste pendant tout l’acte en scène, à faire la sourde et muette, trompant tout le monde, si ce n’est le spectateur qui est tenté de crier à l’acteur : « Elle vous trompe ! » (Quel besoin y avait-il de ce personnage ? En quoi est-il nécessaire à l’action ? Et ce polisson d’acte a treize scènes !) Et puis comme on s’embêtera à leur conversation par écrit ! – Il faut éviter d’écrire sur la scène, ça ennuie toujours à regarder. – Cette bonne Mme de Lauris, à laquelle on rarrange ses oreillers, m’assomme et me révolte. Elle se joue indignement de ses enfants, dont la tendresse fera rire. Alors nous tombons dans la farce.

Scène III. Quel interminable monologue ! Il faut faire des monologues quand on est à bout de ressources et comme exposition de passion (lorsqu’elle ne peut se montrer en fait). Mais ici c’est pour nous parler de ce que nous voyons, c’est-à-dire la vie intérieure de ce château. Inutile.

Quant à l’oiseau que l’on dessine, le perroquet empaillé que l’acteur serait obligé de tenir à la main ferait pouffer de rire la salle, et suffirait à lui seul pour faire tomber un chef-d’œuvre. – Comment se fait-il que tu n’aies pas vu cela ?

Dans la scène V, l’explosion de Léonie dépasse les bornes. Bref, toute cette pièce me fait une impression de délicatesse froissée, pareille à celle que tu as ressentie si légitimement à la lecture de la bonne moitié de L’Éducation sentimentale.

J’arrête là mon analyse. Car c’est, selon moi, une idée à reprendre complètement ou à laisser. Excuse-moi si je te choque en ce moment. Fais lire ton œuvre à Mme Roger, en qui tu as confiance, et tu verras, si elle est franche, que l’effet ne lui en sera point agréable.

Je te renvoie le vol[ume] du père d’Arpentigny. Comme il ne me l’a pas prêté, je ne peux lui écrire. Si j’étais en train, je t’écrirais une lettre pour lui montrer. Son vol[ume] m’a beaucoup intéressé. Il devrait en faire faire une édition avec des planches. – Il a deux ou trois portraits frappés avec beaucoup d’esprit. Et un même, celui du parvenu faisant tout lui-même, est un morceau qui pourrait passer pour classique ; il y a là du talent de style.

J’ai lu Graziella. Le malheureux ! Quelle belle histoire il a gâtée là. Cet homme, on a beau dire, n’a pas l’instinct du style. Tel est du moins mon avis.

Adieu, je t’embrasse. Tâche d’être plus gaie que moi. – Encore deux baisers sur tes bons et beaux yeux.

À toi.

G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi, 4 h[eures] du soir.
[15 avril 1852.]

Je t’écris avec grand-peine, car j’ai depuis hier matin un rhumatisme dans l’épaule droite qui ne va qu’en empirant d’heure en heure. Ce sont les pluies de la Grèce, les neiges du Parnasse et toute l’eau qui m’a ruisselé sur le corps dans le sacré vallon, qui se font ainsi souvenir d’elles. – Je souffre raisonnablement et suis pas mal irrité.

Si Mad[ame] Roger trouve bonne ta comédie, tant pis pour elle (Mme Roger). Ou elle manque de goût, ou elle te trompe par politesse, à moins que je ne sois aveugle complètement. Moi, j’ai trouvé la chose ennuyeuse, démesurée, et surtout le personnage de la grand-mère des plus maladroits, toute considération littéraire mise à part. – Pendant deux hivers de suite, à Rouen, 1847 et 1848, tous les soirs trois fois [sic] par semaine, nous faisions à nous deux Bouilhet des scénarios, travail qui assommait, mais que nous nous étions juré d’accomplir. Nous avons ainsi une douzaine, et plus, de drames, comédies, opéras-comiques, etc., écrits acte par acte, scène par scène, et quoique je ne me croie nullement propre au théâtre, il me semble que la charpente de ta pièce est malhabile. Cette grand-mère écoutant sans bouger, est une ficelle trop cynique. Je crois être dans le vrai, ma pauvre chérie. – Tant mieux si mes coups d’étrivières t’excitent, tant pis (pour moi) s’ils sont donnés intempestivement.

Le travail remarche un peu. Me voilà à la fin revenu du dérangement que m’a causé mon petit voyage à Paris. – Ma vie est si plate qu’un grain de sable la trouble. – Il faut que je sois dans une immobilité complète d’existence pour pouvoir écrire. Je pense mieux couché sur le dos et les yeux fermés. Le moindre bruit se répète en moi avec des échos prolongés, qui sont longtemps avant de mourir. Et plus je vais, plus cette infirmité se développe. Quelque chose de plus en plus s’épaissit en moi, qui a peine à couler. – Quand mon roman sera fini, dans un an, je t’apporterai mon ms. complet, par curiosité. Tu verras par quelle mécanique compliquée j’arrive à faire une phrase.

***

L’histoire de Mme R[oger] m’a réjoui profondément. L’infortuné n’en sait rien encore. Il est à Cany au sein de ses Lares. Voilà fort longtemps que je ne l’ai vu, je le régalerai de la chose dimanche. Tu me dis que, si tu étais homme, tu serais indigné de voir une femme te préférer une médiocrité. Ô femme ! ô femme poète ! que tu sais peu le cœur des mâles ! On n’a pas 18 ans, que l’on a déjà éprouvé en cette matière tant de renfoncements que l’on y est devenu insensible. – On traite les femmes comme nous traitons le public, avec beaucoup de déférence extérieure et un souverain mépris en dedans ; l’amour humilié se fait orgueil libertin. Je crois que le succès auprès des femmes est généralement une marque de médiocrité. Et c’est celui-là pourtant que nous envions tous et qui couronne les autres. Mais on n’en veut pas convenir, et comme on considère très au-dessous de soi les objets de leur préférence, on arrive à cette conviction qu’elles sont stupides, ce qui n’est pas. Nous jugeons à notre point de vue, elles au leur. La beauté n’est pas pour la femme ce qu’elle est pour l’homme. On ne s’entendra jamais là-dessus, ni l’esprit, ni le sentiment, etc.

Je me suis trouvé une fois avec plusieurs drôles (assez vieux) dans un lieu infâme. Tous certes étaient plus laids que moi, et celui à qui ces dames firent meilleure mine était franchement vilain (explique-moi ça, ô Aristote !). Et il n’est pas question ici des dons de l’âme, poésie de langage, ou force d’idées, mais du corps, de ce qui est appréciable à l’œil et au reniflement des sens. Interroge n’importe quel ex-bel homme et demande-lui si, couché quelquefois avec une femme, il en a jamais trouvé qui se soient extasiées sur les lignes de son bras, ou les muscles de sa poitrine. – Quel abîme que tout cela ! Et qu’importe le vase ? C’est l’ivresse qui est belle (il y a là-dessus un beau vers dans Melænis). L’important, c’est de l’avoir. – Qu’elle s’amuse avec son bon Énault, cette pauvre petite mère Roger, qu’elle jouisse, triple jouisse, et fasse monter au gars Roger des cornes grandes comme des cèdres, tant mieux !

La contemplation de certains bonheurs dégoûte du bonheur : quel orgueil ! C’est quand on est jeune surtout que la vue des félicités vulgaires vous donne la nausée de la vie. On aime mieux crever de faim que de se gorger de pain noir. – Il y a bien des vertus qui n’ont pas d’autre origine.

J’ai vu dans ta lettre le père d’Arpentigny jetant sur ta couche un regard d’arpenteur géomètre, estimant à vue de nez combien elle contenait d’hectares de plaisir. M’étais-je trompé ? Eh ! eh ! Et le petit Simon que j’accusais, il y a quatre mois, d’aspirer au teton, comme le nez du père Aubry à la tombe, m’étais-je trompé ? Quel grand moraliste je fais !

Quitte à renouveler tes inquiétudes, je t’annonce que je vais encore aller à Rouen ce soir dîner chez mon frère. Depuis que ma mère a fait réparer son billard, ils sont d’une grande tendresse et viennent ici tous les dimanches, jusqu’à ce que quelque autre caprice les en écarte. –

Et le Prix ? Quand saurai-je la solution ?

Adieu, mon pauvre cher cœur. – D’où vient donc ta fièvre ? Est-ce que c’est régulier ? Prends du [sic] quinine. – Mille baisers sur tes yeux. À toi.

À HENRIETTE COLLIER

Croisset, dimanche. [18 avril 1852.]

Que je vous remercie donc, du fond du cœur ! que j’embrasse vos mains ! chère et bonne Henriette. J’ai reçu avant-hier votre portrait. Il y a longtemps que quelque chose ne m’avait fait autant de plaisir. Depuis que je l’ai, je le regarde à toute minute. Je m’en vais le mettre à côté de ma cheminée, au-dessus de la place où je m’asseois pour fumer et pour penser. Il sera tout près d’une vue d’Égypte et non loin du buste de ma sœur. Vous allez, chère Henriette, devenir un des hôtes de ma vie silencieuse. Votre visage que j’aimais tant va me regarder toute l’année.

Quand M. Rossi vous a fait, je suis venu un jour chez vous. Et je vous lisais Atala pendant qu’il travaillait, vous en souvenez-vous ? Je vous vois toujours ainsi couchée sur votre lit, tournant le dos à la cheminée et regardant les voitures qui passaient sur le Rond-Point.

Que devenez-vous maintenant ? que faites-vous de la vie ? avez-vous des projets ? viendrez-vous en France cette année ? prévoyez-vous un temps quelconque où vous y reviendrez vivre ? le désirez-vous ?

Ma petite nièce vous a reconnue, ou devinée, en tout cas elle vous a nommée. Je crois que cette enfant aura de l’esprit. – Elle égaie toute la maison par sa gentillesse ; son institutrice l’élève bien et ne la gâte pas. – Elle la bouscule même quelquefois, car elle déteste la France, tout ce qui est français, et au fond du cœur, je crois, méprise profondément les bons bourgeois chez lesquels elle vit. She is very proud.

Il est possible que cet été nous allions quelques jours à Trouville. Mais on l’a bien changé, notre pauvre Trouville. La dernière fois que j’y suis allé, il y a cinq ans, j’ai eu du mal à m’y reconnaître, tant les embellissements l’ont gâté, et tant le beau monde le salit. – Il n’y a rien de plus triste que de revoir après longtemps les endroits où l’on a été joyeux. S’ils sont restés les mêmes, leur tranquillité vous semble une injure ; s’ils ont changé au contraire, cela vous paraît un oubli. Je reverrai donc votre maison et la place sur la dune où vous étiez au soleil, avec ce manteau d’hermine blanche sur les pieds.

Savez-vous que ma mère aime tellement votre portrait qu’elle a eu le toupet, comme on dit en français, de me demander si je voulais le mettre dans son salon, pour l’embellir. Je me suis complètement refusé à cette complaisance.

Adieu, pensez à moi. Souvenez-vous toujours de votre vieil ami qui vous envoie mille choses tendres, de l’autre côté de l’eau.

Encore une fois à vous.

Amitiés à Clemy.

 

P.-S. Lundi 19.

Je reçois ce matin même votre bonne lettre, comme la mienne allait partir. J’ai lu votre anglais couramment ou à peu près. Écrivez-moi donc en anglais ou en français, peu m’importe, pourvu que vous m’écriviez et le plus longuement possible.

Ne quittez pas votre père, puisqu’il a besoin de votre surveillance comme vous dites, mais êtes-vous bien sûre que cela serve à quelque chose ? et que vous puissiez toujours le retenir ? Avez-vous quelquefois des nouvelles de Gertrude ? Merci, bonne Henriette, des conseils que vous me donnez pour ma santé, mais elle est bonne à présent. L’Orient m’a remis les nerfs. Le travail du reste ne m’a jamais fatigué. J’ai le coffre bon, comme on dit. Il n’y a en moi que deux choses qui s’en vont, les cheveux et la gaîté. – Tout le reste ne bouge.

Adieu, portez-vous bien. Tâchez de n’être point triste.

Encore une longue poignée de main. À vous.

G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir. [24 avril 1852.]

Ah ! je suis bien content, ç’a été un bon réveil, chère Louise. Et aujourd’hui que j’ai fini mon ouvrage et qu’il est bonne heure encore, je m’en vais selon ton désir bavarder avec toi le plus longtemps possible. Mais d’abord que je commence par t’embrasser fort, et sur le cœur, en joie de ton prix. Pauvre chérie, comme je suis heureux qu’il te soit survenu un événement agréable ! – La balle du Philosophe s’esquivant au moment où l’on va lire ton nom est d’un comique de haut goût.

Si je n’ai pas répondu plus tôt à ta lettre dolente et découragée, c’est que j’ai été dans un grand accès de travail. Avant-hier, je me suis couché à 5 h[eures] du matin et hier à 3 h[eures]. Depuis lundi dernier j’ai laissé de côté toute autre chose, et j’ai exclusivement toute la semaine pioché ma Bovary, ennuyé de ne pas avancer. Je suis maintenant arrivé à mon bal, que je commence lundi. J’espère que ça ira mieux. J’ai fait, depuis que tu m’as vu, 25 pages net (25 p[ages] en 6 semaines). Elles ont été dures à rouler. Je les lirai demain à Bouilhet. – Quant à moi, je les ai tellement travaillées, recopiées, changées, maniées, que pour le moment je n’y vois que du feu. Je crois pourtant qu’elles se tiennent debout. – Tu me parles de tes découragements ! si tu pouvais voir les miens ! Je ne sais pas comment quelquefois les bras ne me tombent pas du corps, de fatigue, et comment ma tête ne s’en va pas en bouillie. Je mène une vie âpre, déserte de toute joie extérieure, et où je n’ai rien pour me soutenir qu’une espèce de rage permanente, qui pleure quelquefois d’impuissance, mais qui est continuelle. J’aime mon travail d’un amour frénétique et perverti, comme un ascète le cilice qui lui gratte le ventre.

Quelquefois, quand je me trouve vide, quand l’expression se refuse, quand après [avoir] griffonné de longues pages, je découvre n’avoir pas fait une phrase, je tombe sur mon divan et j’y reste hébété dans un marais intérieur d’ennui. – Je me hais, et je m’accuse de cette démence d’orgueil qui me fait haleter après la chimère. Un quart d’heure après tout est changé, le cœur me bat de joie. Mercredi dernier, j’ai été obligé de me lever pour aller chercher mon mouchoir de poche. Les larmes me coulaient sur la figure. Je m’étais attendri moi-même en écrivant, je jouissais délicieusement, et de l’émotion de mon idée, et de la phrase qui la rendait, et de la satisfaction de l’avoir trouvée. – Du moins je crois qu’il y avait de tout cela dans cette émotion, où les nerfs après tout avaient plus de place que le reste. – Il y en a, dans cet ordre, de plus élevées. Ce sont celles où l’élément sensible n’est pour rien. – Elles dépassent alors la Vertu en beauté morale, tant elles sont indépendantes de toute personnalité, de toute relation humaine. J’ai entrevu quelquefois (dans mes grands jours de soleil), à la lueur d’un enthousiasme qui faisait frissonner ma peau du talon à la racine des cheveux, un état de l’âme ainsi supérieur à la vie, pour qui la gloire ne serait rien, et le bonheur même inutile. Si tout ce qui vous entoure, au lieu de former de sa nature une conjuration permanente pour vous asphyxier dans les bourbiers, vous entretenait au contraire dans un régime sain, qui sait alors s’il n’y aurait pas moyen de retrouver pour l’esthétique ce que le stoïcisme avait inventé pour la morale ? – L’art grec n’était pas un art, c’était la constitution radicale de tout un peuple, de toute une race, du pays même. Les montagnes y avaient des lignes tout autres et étaient de marbre pour les sculpteurs, etc.

Le temps est passé du beau. L’humanité, quitte à y revenir, n’en a que faire pour le quart d’heure. Plus il ira, plus l’art sera scientifique, de même que la science deviendra artistique. Tous deux se rejoindront au sommet après s’être séparés à la base. Aucune pensée humaine ne peut prévoir, maintenant, à quels éblouissants soleils psychiques écloreront les œuvres de l’avenir. – En attendant, nous sommes dans un corridor plein d’ombre, nous tâtonnons dans les ténèbres. Nous manquons de levier, la terre nous glisse sous les pieds. Le point d’appui nous fait défaut, à tous, littérateurs et écrivailleurs que nous sommes. À quoi ça sert-il ? À quel besoin répond ce bavardage ? De la foule, à nous, aucun lien. – Tant pis pour la foule, tant pis pour nous, surtout. – Mais comme chaque chose a sa raison, et que la fantaisie d’un individu me paraît tout aussi légitime que l’appétit d’un million d’hommes et qu’elle peut tenir autant de place dans le monde, il faut, abstraction faite des choses, et indépendamment de l’humanité qui nous renie, vivre pour sa vocation, monter dans sa tour d’ivoire et là, comme une bayadère dans ses parfums, rester, seul[s], dans nos rêves. – J’ai parfois de grands ennuis, de grands vides, des doutes qui me ricanent à la figure au milieu de mes satisfactions les plus naïves. Eh bien ! je n’échangerais tout cela pour rien, parce qu’il me semble en ma conscience que j’accomplis mon devoir, que j’obéis à une fatalité supérieure, que je fais le Bien, que je suis dans le Juste.

***

Causons un peu de Graziella. C’est un ouvrage médiocre, quoique la meilleure chose que L[amartine] ait faite en prose. Il y a de jolis détails, le vieux pêcheur couché sur le dos avec les hirondelles qui rasent ses tempes, Gr[aziella] attachant son amulette au lit, travaillant au corail. Deux ou trois belles comparaisons de la nature, telles qu’un éclair par intervalles qui ressemble à un clignement d’œil : voilà à peu près tout. – Et d’abord, pour parler clair, la baise-t-il, ou ne la baise-t-il pas ? Ce ne sont pas des êtres humains, mais des mannequins. – Que c’est beau ces histoires d’amour, où la chose principale est tellement entourée de mystère que l’on ne sait à quoi s’en tenir ! l’union sexuelle étant reléguée systématiquement dans l’ombre, comme boire, manger, pisser, etc. ! Ce parti pris m’agace. Voilà un gaillard qui vit continuellement avec une femme qui l’aime, et qu’il aime, et jamais un désir ! Pas un nuage impur ne vient obscurcir ce lac bleuâtre ! Ô hypocrite ! S’il avait raconté l’histoire vraie, que c’eût été plus beau ! Mais la vérité demande des mâles plus velus que M. de Lamartine. – Il est plus facile en effet de dessiner un ange qu’une femme. Les ailes cachent la bosse. Autre chose : c’est dans un désespoir qu’il visite Pompéi, le Vésuve, etc., ce qui était une manière bien intelligente de s’instruire, par parenthèse, et là, pas un mot d’émotion, tandis que nous avons passé au commencement par l’éloge de Saint-Pierre de Rome, œuvre glaciale et déclamatoire, mais qu’il faut admirer, c’est dans l’ordre, c’est une idée reçue. Rien dans ce livre ne vous prend aux entrailles. Il y aurait eu moyen de faire pleurer avec Cecco, le cousin dédaigné. Mais non. Et à la fin aucun arrachement ! Par exemple, l’exaltation intentionnelle de la simplicité (des classes pauvres, etc.) au détriment du brillant des classes aisées, l’ennui des grandes villes… Mais c’est que Naples n’est pas ennuyeux du tout. – Il y a de charmantes femelles, et pas cher. Le sieur de Lamartine tout le premier en profitait, et celles-là sont aussi poétiques dans la rue de Tolède, que sur la Margellina. Mais non, il faut faire du convenu, du faux. Il faut que les dames vous lisent. Ah mensonge ! mensonge ! que tu es bête !

Il y aurait eu moyen de faire un beau livre avec cette histoire, en nous montrant ce qui s’est sans doute passé : un jeune homme à Naples, par hasard, au milieu de ses autres distractions, couchant avec la fille d’un pêcheur, et l’envoyant promener ensuite, laquelle ne meurt pas, mais se console, ce qui est plus ordinaire et plus amer. (La fin de Candide est ainsi pour moi la preuve criante d’un génie de premier ordre. La griffe du lion est marquée dans cette conclusion tranquille, bête comme la vie.) Cela eût exigé une indépendance de personnalité que Lamartine n’a pas, ce coup d’œil médical de la vie, cette vue du vrai enfin, qui est le seul moyen d’arriver à de grands effets d’émotion. À propos d’émotion, un dernier mot : avant la pièce de vers finale, il a eu soin de nous dire qu’il l’a écrite tout d’une seule haleine et en pleurant. Quel joli procédé poétique !

Oui, je le répète, il y avait là de quoi faire un beau livre, pourtant.

***

Je suis bien de l’avis du philosophe relativement aux vers de Gautier. Ils sont très faibles. – Et l’ignorance des gens de lettres est monstrueuse. Melænis a paru une œuvre érudite. Il n’y a pas un bachelier qui ne devrait savoir tout cela ! Mais est-ce qu’on lit ? est-ce qu’on a le temps ? Qu’est-ce que ça leur fait ? On patauge à tort et à travers. On est loué par ses amis. On perd la tête. – On s’enfonce dans une obésité de l’esprit que l’on prend pour de la santé ! C’était pourtant un homme né, ce bon Gautier, et fait pour être un artiste exquis. Mais le journalisme, le courant commun, la misère (non, ne calomnions pas ce lait des forts), le putinage d’esprit plutôt, car c’est cela, l’ont abaissé souvent au niveau de ses confrères. Ah ! que je serais content si une plume grave comme celle du philosophe, qui est un homme sévère (de style), leur donnait un jour une bonne fessée, à tous ces charmants messieurs !

***

Je reviens à Graziella. Il y a un paragraphe d’une grande page tout en infinitifs : « se lever matin, etc. ». L’homme qui adopte de pareilles tournures a l’oreille fausse. – Ce n’est pas un écrivain. Jamais de ces vieilles phrases à muscles saillants, cambrées, et dont le talon sonne. J’en conçois pourtant un, moi, un style : un style qui serait beau, que quelqu’un fera à quelque jour, dans dix ans, ou dans dix siècles, et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des ronflements de violoncelle, des aigrettes de feux, un style qui vous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet, et où votre pensée enfin voguerait sur des surfaces lisses, comme lorsqu’on file dans un canot avec bon vent arrière. La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais celles de la prose, tant s’en faut.

***

Les histoires de Mme Rog[er] me délectent et la figure du Capitaine est splendide. – Quel homme bien, que ce Capitaine ! Tu m’as envoyé un morceau de dialogue qui m’a fait un effet analogue à quelques-uns de Molière, c’était carré et lyrique tout ensemble. Pauvre petite femme ! Quelle tristesse ensuite quand elle s’apercevra que son cher ami n’est qu’un sot ! Que j’aurais voulu assister à la visite dans la chambre ! et voir toutes les cérémonies réciproques ! Tu sens bien cela, toi, tu devrais porter ton attention littéraire sur ce genre d’aspects humains. Tu as un côté de l’esprit fin, délié, et perspicace, relativement au comique, que tu ne cultives pas assez, de même qu’un autre, sanguin, gueulard, passionné et débordant quelquefois, auquel il faut mettre un corset et qu’il faut durcir du dedans.

***

Tu me dis que je t’ai envoyé des réflexions curieuses sur les femmes, et qu’elles sont peu libres d’elles (les femmes). Cela est vrai. On leur apprend tant à mentir, on leur conte tant de mensonges ! Personne ne se trouve jamais à même de leur dire la vérité. – Et quand on a le malheur d’être sincère, elles s’exaspèrent contre cette étrangeté ! – Ce que je leur reproche surtout, c’est leur besoin de poétisation. Un homme aimera sa lingère, et il saura qu’elle est bête qu’il n’en jouira pas moins. Mais si une femme aime un goujat, c’est un génie méconnu, une âme d’élite, etc., si bien que, par cette disposition naturelle à loucher, elles ne voient pas le vrai quand il se rencontre, ni la beauté là où elle se trouve. Cette infériorité (qui est au point de vue de l’amour en soi une supériorité) est la cause des déceptions dont elles se plaignent tant ! Demander des oranges aux pommiers leur est une maladie commune.

 

Maximes détachées.

 

Elles ne sont pas franches avec elles-mêmes, elles ne s’avouent pas leur[s] sens. – Elles prennent leur cul pour leur cœur et croient que la lune est faite pour éclairer leur boudoir. Le cynisme, qui est l’ironie du vice, leur manque, ou, quand elles l’ont, c’est une affectation. La courtisane est un mythe. – Jamais une femme n’a inventé une débauche. – Leur cœur est un piano où l’homme artiste égoïste se complaît à jouer des airs qui le font briller, et toutes les touches parlent. Vis-à-vis de l’amour en effet, la femme n’a pas d’arrière-boutique ; elles ne gardent rien à part pour elles, comme nous autres qui, dans toutes nos générosités de sentiment, réservons néanmoins toujours in petto un petit magot pour notre usage exclusif. – Assez de réflexions morales. – Causons de nous deux un peu. – Et d’abord ta santé ? Qu’est-ce que tu as donc ?

Plût à Dieu que le dire de Pradier sur ma calvitie fût vrai ! (ils repousseraient). Mais je crois qu’elle [n’a] pas cet avantage d’avoir eu une cause aussi gaillarde ; non que je veuille me faire passer pour un invaincu comme dirait Corneille. J’ai eu des lacs de Trasimène, mais il n’y a que moi qui peux le dire, tant la République a été complètement rétablie. Depuis trois semaines surtout, mes pauvres cheveux tombent comme des convictions politiques. Je ne sais si l’eau Taburel les faisait tenir. Tu peux m’en envoyer encore deux bouteilles pour essayer. – Tu mettras dans le paquet La Bretagne si tu veux, ou garde-la, ça m’est égal. –

Que je te dise des tendresses, me demandes-tu. Je ne t’en dis pas, mais j’en pense. – Chaque fois que ta pensée me vient à l’esprit, elle est accompagnée de douceur. Mes voyages à Paris, qui n’ont plus que toi pour attrait, sont, dans ma vie, comme des oasis où je vais boire, et secouer sur tes genoux la poussière de mon travail. En ma pensée, ils chatoient dans le lointain, baignés d’une lumière joyeuse. Si je ne les renouvelle pas plus souvent, c’est par sagesse, et qu’ils me dérangent trop. – Mais prends patience, tu m’auras plus tard plus longuement. Dans un an ou 18 mois, je prendrai un logement à Paris. J’irai plus souvent, et dans l’année y passerai plusieurs mois de suite. Quant à présent, j’irai quand ma 1re partie sera finie, je ne sais quand, pas avant un grand mois. – J’y passerai huit jours. – Nous serons heureux, tu verras. Et puis, comment ne t’aimerais-je pas, pauvre chère femme, tu m’aimes tant, toi, ton amour est si bon, si aveugle ! Tu me dis des choses si flatteuses, et qui ne sont pas pour me flatter cependant. Si c’est la vérité qui parle en toi, si plus tard les autres reconnaissent ce que tu y trouves, je me souviendrai de tes prédictions avec orgueil. Si au contraire je reste dans l’ombre, eh bien tu auras été un grand rayon dans ce cachot, un hymne dans cette solitude. – Loin de toi, je suis ta vie, va, je la devine, je la vois. Et j’entends souvent dans mon oreille le bruit de tes pas sur ton parquet. D’ici je regarde, maintenant, ta tête penchée sur ta petite table ronde où tu écris, et ta lampe qui brûle. Henriette te parle à travers la cloison. Je sens sous mes doigts ta peau si fine et ta taille abandonnée sur mon bras gauche.

Je n’ai pas eu beaucoup de voluptés dans ma vie (si j’en ai beaucoup souhaité). Tu m’en as donné quelques-unes. Et je n’ai pas eu non plus beaucoup d’amours (heureux surtout) et je sens pour toi quelque chose de plus calme, mais de tout aussi profond. De sorte que tu es la meilleure affection que j’aie eue. Elle se tient sur moi avec un grand balancier. – J’ai été bousculé de passions dans ma jeunesse. – C’était comme une cour de messageries où l’on est embarrassé par les voitures et les portefaix. C’est pour cela que mon cœur en a gardé un air ahuri. Je me sens vieux là-dessus. Ce que j’ai usé d’énergie dans ces tristesses ne peut être mesuré par personne. Je me demande souvent quel homme je serais si ma vie avait été extérieure au lieu d’être intérieure, ce qu’il serait advenu, si ce que j’ai voulu autrefois, je l’eusse possédé…

Il n’y a qu’en province, et dans le milieu littéraire où je nageais, que ces concentrations soient possibles. Les jeunes gens de Paris ignorent tout cela. Ô dortoirs de mon collège, vous aviez des mélancolies plus vastes que celles que j’ai trouvées au désert !

Adieu, voilà minuit passé. Mille baisers. Hein quelle lettre ! En ai-je barbouillé de ce papier ! Je t’embrasse partout.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche. [2 mai 1852.]

Je ne t’ai pas écrit cette semaine tant j’étais harassé. Depuis avant-hier ça va mieux un peu et hier au soir, jour habituel de ma correspondance, comme j’étais en train, j’ai continué jusqu’à 2 h[eures] sans avoir le temps de te dire bonjour.

Je n’ai reçu aucun paquet de toi et n’ai par conséquent rien à te renvoyer avec deux Melænis que Bouilhet t’adressera, les accompagnant de toutes sortes d’amitiés.

Puisque tu dois lire ta comédie aux Français, je vais t’en dire pratiquement ce que j’en pense. Le philosophe, sous un transparent clair, y est bafoué ; ne fût-ce que cette terminaison en in, tout le monde le reconnaîtra, et lui-même surtout s’y reconnaîtra et t’en gardera une rancune éternelle. Tu as tort pour Henriette, pour toi-même d’abord. Quant à moi, ces messieurs de la Revue et autres, auxquels l’ami n’a pas manqué ou ne manquera pas de dire la chose, feront des gorges chaudes sur mon compte. Le grand homme futur en aura. Ce dont je me moque complètement. Obscur, et absent d’ailleurs, que m’importe ? Il n’y a que sur toi que quelque désagrément en pourra rejaillir. Atténue donc autant que possible toute ressemblance entre Dherbin et le philosophe. Fais-en un légitimiste, tout ce que tu voudras, au lieu d’un doctrinaire, etc. Réfléchis là-dessus ; je crois ce conseil important pour ta vie, pour l’avenir. – Appelles-y ton attention.

***

Ce que [tu] m’as rapporté de Musset [et] de Sand m’a ému. – Le Capitaine se soutient toujours, c’est une grande figure. – Dans la lettre que je t’avais écrite en te renvoyant son vol[ume], je t’y avais glissé deux phrases louangeuses un peu exagérées, pensant que tu pourrais les lui lire.

À propos de lettres, j’en viens de voir une de Du Camp, qui est un chef-d’œuvre de démence et de vanité. Si Lambert, qui le voit souvent, était un homme communicatif, il en pourrait dire de belles à Mme Didier. – Comme le temps change les hommes ! et qu’il faut peu de choses pour faire tourner les têtes à de certaines gens !

***

Les clous sont à la mode. Ma belle-sœur en est capitonnée, et elle ne fait rien pour se les faire passer. Exemple que je t’engage à suivre, au lieu de donner ton argent en pure perte au pharmacien et au médecin. Si tu avais été élevée comme moi dans les coulisses d’Esculape, tu serais convaincue de l’inutilité des remèdes dans les trois quarts et demi des maladies (et des choses de ce monde).

***

Il y avait dans les deux derniers numéros de la Revue deux articles curieux sur Edgar Poe. Les as-tu lus ?

Oui, je connais le Raphaël de Lamartine. C’est le dernier mot de la stupidité prétentieuse.

J’ai passé une mauvaise semaine ; je me sens stérile par moments comme une vieille bûche. J’ai à faire une narration. Or le récit est une chose qui m’est très fastidieuse. Il faut que je mette mon héroïne dans un bal. Il y a si longtemps que je n’en ai vu un que ça me demande de grands efforts d’imagination. Et puis c’est si commun, c’est tellement dit partout ! Ce serait une merveille que d’éviter le vulgaire, et je veux l’éviter pourtant.

Adieu, ma pauvre chère amie, je suis bien heureux de ton succès. Je t’embrasse sur les yeux. Mille baisers encore à toi.

G.

Bouilhet est là, étalé sur mon divan.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir, minuit.
[8 mai 1852.]

Le sonnet sera excellent avec deux ou trois petites corrections :

 

Quel odorant bien-être !

Son chant me berce et me pénètre, etc.

 

Du reste l’inspiration est bonne. J’ai reçu la boîte. Bouilhet a le drame. Merci de l’eau Taburel. – Tu as dû recevoir des confitures et du sucre de pomme pour Henriette.

Je suis bien aise que tu sois de mon avis relativement aux corrections. Change les terminaisons en IN et en AVE, crois-moi. À propos de d’Herbin, ton mariage avec lui a été annoncé mercredi dernier dans Le Nouvelliste, journal de Rouen. – Sais-tu cela ?

Cette rectitude de cœur dont tu parles n’est que la même justesse d’esprit que je porte, je crois, dans les questions d’art. Je n’adopte pas, quant à moi, toutes ces distinctions de cœur, d’esprit, de forme, de fond, d’âme ou de corps. Tout est lié dans l’homme. – Il fut un temps où tu me regardais comme un égoïsme [sic] jaloux qui se plaisait dans la rumination perpétuelle de sa propre personnalité. C’est là ce que croient ceux qui voient la surface. – Il en est de même de cet orgueil qui révolte tant les autres et que payent pourtant de si grandes misères. – Personne plus que moi n’a au contraire aspiré les autres. J’ai été humer des fumiers inconnus, j’ai eu compassion de bien des choses où ne s’attendrissaient pas les gens sensibles. – Si la Bovary vaut quelque chose, ce livre ne manquera pas de cœur. L’ironie pourtant me semble dominer la vie. – D’où vient que, quand je pleurais, j’ai été souvent me regarder dans la glace pour me voir ? – Cette disposition à planer sur soi-même est peut-être la source de toute vertu. Elle vous enlève à la personnalité, loin de vous y retenir.

Le comique arrivé à l’extrême, le comique qui ne fait pas rire, le lyrisme dans la blague, est pour moi tout ce qui me fait le plus envie comme écrivain. – Les deux éléments humains sont là. Le Malade imaginaire descend plus loin dans les mondes intérieurs que tous les Agamemnon. Le « N’y aurait-il pas du danger à parler de toutes ces maladies ? » vaut le « Qu’il mourût ! ». Mais que l’on fasse jamais comprendre cela aux pédants ! – C’est une chose drôle, du reste, comme je sens bien le comique, en tant qu’homme, et comme ma plume s’y refuse ! – J’y converge de plus en plus à mesure que je deviens moins gai. Car c’est là la dernière des tristesses. – J’ai des idées de théâtre depuis quelque temps, et l’esquisse incertaine d’un grand roman métaphysique, fantastique et gueulard, qui m’est tombé dans la tête il y a une quinzaine de jours. Si je m’y mets dans cinq ou six ans, que [se] passera-t-il depuis cette minute où je t’écris jusqu’à celle où l’encre se séchera sur la dernière rature ? – Du train dont je vais, je n’aurai fini la Bovary dans un an. Peu m’importe six mois de plus ou de moins ! – Mais la vie est courte ! Ce qui m’écrase parfois, c’est quand je pense à tout ce que je voudrais faire avant de crever, qu’il y a déjà 15 ans que je travaille sans relâche d’une façon âpre et continue, et que je n’aurai jamais le temps de me donner à moi-même l’idée de ce que je voulais faire.

J’ai lu dernièrement tout l’Enfer de Dante (en français). Cela a de grandes allures. Mais que c’est loin des poètes universels qui n’ont pas chanté, eux, leur haine de village, de caste, ou de famille ! – Pas de plan ! Que de répétitions ! Un souffle immense par moments. – Mais Dante, je crois, est comme beaucoup de belles choses consacrées, Saint-Pierre de Rome entre autres, qui ne lui ressemble guère, par parenthèse, on n’ose pas dire que ça vous embête. Cette œuvre a été faite pour un temps et non pour tous les temps. – Elle en porte le cachet. Tant pis pour nous qui l’entendons moins, tant pis pour elle qui ne se fait pas comprendre !

Je viens de lire quatre vol[umes] des Mémoires d’outre-tombe. – Cela dépasse sa réputation. – Personne n’a été impartial pour Chateaubriand. Tous les partis lui en ont voulu. – Il y aurait une belle critique à faire sur ses œuvres. – Quel homme c’eût été sans sa poétique ! Comme elle l’a rétréci ! Que de mensonges, de petitesses ! Dans Goethe il ne voit que Werther, qui n’est qu’une des mansardes de cet immense génie. Chateaubriand est comme Voltaire. Ils ont fait (artistiquement) tout ce qu’ils ont pu pour gâter les plus admirables facultés que le bon Dieu leur avait données. – Sans Racine, Voltaire eût été un grand poète, et sans Fénelon, qu’eût fait l’homme qui a écrit Velléda et René ! Napoléon était comme eux. Sans Louis XIV, sans ce fantôme de monarchie qui l’obsédait, nous n’aurions pas eu le galvanisme d’une société déjà cadavre. – Ce qui fait les figures de l’antiquité si belles, c’est qu’elles étaient originales. Tout est là, tirer de soi. Maintenant par combien d’étude il faut passer pour se dégager des livres ! et qu’il en faut lire ! Il faut boire des océans et les repisser.

Puisque tu admires tant la belle périphrase du père de Pongerville :

 

Le tapis qu’à grands frais Babylone a tissu,

 

je pourrai t’apporter un acte d’une tragédie que nous avions commencée il y a 5 ans, B[ouilhet] et moi, sur La Découverte de la vaccine, où tout est de ce calibre, et mieux. J’avais à cette époque beaucoup étudié le théâtre de Voltaire que j’ai analysé, scène par scène, d’un bout à l’autre. – Nous faisions des scénarios. Nous lisions quelquefois pour nous faire rire des tragédies de Marmontel, et ç’a été une excellente étude. – Il faut lire le mauvais et le sublime, pas de médiocre. – Je t’assure que, comme style, les gens que je déteste le plus m’ont peut-être plus servi que les autres. – Que dis-tu de ceci pour dire un bonnet grec :

 

Pour sa tête si chère

Le commode ornement dont la Grèce est la mère,

 

et pour dire noblement qu’une femme gravée de la petite vérole ressemble à un écumoir :

 

D’une vierge par lui (le fléau), j’ai vu le doux visage,

Horrible désormais, nous présenter l’image

De ce meuble vulgaire, en mille endroits percé,

Dont se sert la matrone en son zèle empressé,

Lorsqu’aux bords onctueux de l’argile écumante

Frémit le suc des chairs en [sa] mousse bouillante !

 

Voilà de la poésie, ou je ne m’y connais pas, et dans les règles encore ! – J’éprouve le besoin de faire encore deux citations.

Une demoiselle parle à sa confidente de ses chagrins d’amour :

 

Et d’un secours furtif aidant la volupté

Je goûte avec moi-même un bonheur emprunté !

 

La confidente répond qu’elle connaît cela et ajoute :

 

et les hommes aussi

Par un moyen semblable apaisent leur souci.

 

La lettre de la mère Hugo est très gentille. Je te la renvoie. Elle m’a causé une impression très profonde, et à B[ouilhet] aussi. – Nous connaissons ici un jeune homme qui nourrit pour elle un amour mystique, depuis l’exposition de son portrait par L. Boulanger, il y a une douzaine d’années au moins. Se doute-t-elle peu de cela, cette femme qui vit à Paris, qu’il n’a jamais vue, qu’elle n’a jamais vu ?… Chaque chose est un infini ! le plus petit caillou arrête la pensée tout comme l’idée de Dieu. – Entre deux cœurs qui battent l’un sur l’autre, il y a des abîmes. – Le néant est entre eux, toute la vie, et le reste. – L’âme a beau faire, elle ne brise pas sa solitude. – Elle marche avec lui. On se sent fourmi dans un désert et perdu, perdu. À propos de quoi donc tout cela ? Ah ! à propos du portrait de Mme Hugo. C’est bien drôle, n’est-ce pas ? J’ai été une fois chez elle, en 1845, en revenant de Besançon, où la marraine d’Hugo m’avait fait voir la chambre où il est né. Cette vieille dame m’avait chargé d’aller porter de ses nouvelles à la famille H[ugo]. Mme m’a reçu médiocrement. Le grand Hippolyte Lucas est arrivé, et je me suis retiré, au bout de six minutes que j’étais assis.

Bouilhet va se mettre à son drame. Au mois d’octobre il ira habiter Paris. – Lui parti, je serai seul. Là commencera ma vieillesse. Tout ce que je connais de la capitale ne me donne pas envie d’y vivre. Paris m’ennuie ; on y bavarde trop pour moi. La tentative de séjour que j’y ferai, les quelques mois que j’y passerai pendant deux ou trois hivers m’en détourneront peut-être pour toujours. Je reviendrai dans mon trou et j’y mourrai, sans sortir, moi qui me serai tant promené en idée. – Ah ! je voudrais bien aller aux Indes et au Japon ! Quand la possibilité m’en viendra, je n’aurai peut-être ni argent ni santé. Physiquement d’ailleurs je me recoquille de plus en plus. La vue de ma bûche qui brûle me fait autant de plaisir qu’un paysage. – Jai toujours vécu sans distractions ; il m’en faudrait de grandes. Je suis né avec un tas de vices qui n’ont jamais mis le nez à la fenêtre. J’aime le vin, je ne bois pas, je suis joueur et je n’ai jamais touché une carte. La débauche me plaît et je vis comme un moine. Je suis mystique au fond et je ne crois à rien.

Mais je t’aime, mon pauvre cœur, et je t’embrasse… rarement ! Si je te voyais tous les jours, peut-être t’aimerais-je moins ? mais non, c’est pour longtemps encore. Tu vis dans l’arrière-boutique de mon cœur et tu sors le dimanche.

Adieu, mille baisers sur la poitrine.

À toi.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi à dimanche, 1 h[eure] du matin.
[15-16 mai 1852.]

La nuit de dimanche me prend au milieu d’une page qui m’a tenu toute la journée et qui est loin d’être finie. Je la quitte pour t’écrire, et d’ailleurs elle me mènerait peut-être jusqu’à demain soir, car comme je suis souvent plusieurs heures à chercher un mot, et que j’en ai plusieurs à chercher, il se pourrait que tu passasses encore toute la semaine prochaine si j’attendais la fin. Voilà pourtant plusieurs jours que cela ne va pas trop mal, sauf aujourd’hui où j’ai éprouvé beaucoup d’embarras. – Si tu savais ce que je retranche et quelle bouillie que mes ms. ! Voilà 120 p[ages] de faites ; j’en ai bien écrit 500 au moins. – Sais-tu à quoi j’ai passé tout mon après-midi avant-hier ? à regarder la campagne par des verres de couleur. J’en avais besoin pour une page de ma Bovary qui, je crois, ne sera pas des plus mauvaises.

Tu as bien envie de me voir, chère Louise. Et moi aussi. J’éprouve le besoin de t’embrasser et de te tenir dans mes bras. J’espère, à la fin de la semaine prochaine à peu près, pouvoir te dire au juste quand nous nous verrons.

Je vais être dérangé cette semaine par l’arrivée de cousines (inconnues) et assez égrillardes, à ce qu’il paraît, du moins l’une d’elles. – Ce sont des parentes de Champagne, dont le père est directeur de je ne sais quelles contributions à Dieppe. – Ma mère a été les voir avant-hier et hier, jours où je suis resté seul avec l’institutrice. Mais sois sans crainte. Ma vertu n’a pas failli, et n’a pas même songé à faillir. – À la fin de ce mois, ma nièce, la fille de mon frère, va faire sa première communion. Je suis convié à deux dîners et à un déjeuner. Je m’empiffrerai. Ça me distraira. Quand on ne se gorge pas dans ces solennités, qu’y faire ? Te voilà donc au courant de ma vie extérieure.

Quant à l’intérieure, rien de neuf. J’ai lu Rodogune et Théodore cette semaine. Quelle immonde chose que les commentaires de M. de Voltaire ! Est-ce bête ! Et c’était pourtant un homme d’esprit. Mais l’esprit sert à peu de chose dans les arts. À empêcher l’enthousiasme et nier le génie, voilà tout. Quelle pauvre occupation que la critique, puisqu’un homme de cette trempe-là nous donne un pareil exemple ! Mais il est si doux de faire le pédagogue, de reprendre les autres, d’apprendre aux gens leur métier ! La manie du rabaissement, qui est la lèpre morale de notre époque, a singulièrement favorisé ce penchant dans la gent écrivante. La médiocrité s’assouvit à cette petite nourriture quotidienne qui sous des apparences sérieuses cache le vide. Il est bien plus facile de discuter que de comprendre, et de bavarder art, idée du beau, idéal, etc., que de faire le moindre sonnet ou la plus simple phrase. – J’ai eu envie souvent de m’en mêler aussi et de faire d’un seul coup un livre sur tout cela. Ce sera pour ma vieillesse, quand mon encrier sera sec. Quel crâne ouvrage et original il y aurait à écrire sous ce titre : « De l’interprétation de l’antiquité » ! Ce serait l’œuvre de toute une vie et puis à quoi bon ? De la musique, de la musique plutôt ! Tournons au rythme, balançons-nous dans les périodes, descendons plus avant dans les caves du cœur.

Cette manie du rabaissement dont je parle est profondément française, pays de l’égalité et de l’anti-liberté. Car on détecte la liberté dans notre chère patrie. L’idéal de l’état, selon les socialistes, n’est-il pas une espèce de vaste monstre absorbant en lui toute action individuelle, toute personnalité, toute pensée, et qui dirigera tout, fera tout ? Une tyrannie sacerdotale est au fond de ces cœurs étroits : « Il faut tout régler, tout refaire, reconstituer sur d’autres bases », etc. Il n’est pas de sottises ni de vices qui ne trouve son compte à ses rêves. Je trouve que l’homme, maintenant, est plus fanatique que jamais. Mais de lui. Il ne chante autre chose, et dans cette pensée qui saute par-delà les soleils, dévore l’espace et bée après l’infini, comme dirait Montaigne, il ne trouve rien de plus grand que cette misère même de la vie, dont elle tâche sans cesse de se dégager. Ainsi la France, depuis 1830, délire d’un réalisme idiot. L’infaillibilité du suffrage universel est prête à devenir un dogme qui va succéder à celui de l’infaillibilité du pape. – La force du bras, le droit du nombre, le respect de la foule a succédé à l’autorité du nom, au droit divin, à la suprématie de l’Esprit. La conscience humaine ne protestait pas dans l’antiquité. La victoire était sainte, les dieux la donnaient, elle était Juste. L’homme esclave se méprisait lui-même autant que son maître. Au M[oyen] Â[ge], elle se résignait, et subissant la malédiction d’Adam (à laquelle je crois au fond), elle a joué la Passion pendant 15 siècles, Christ perpétuel qui, à chaque génération nouvelle, se recouchait sur sa croix. Mais voilà maintenant, qu’épuisée de tant de fatigues, elle paraît prête à s’endormir dans un hébétement sensuel, comme une putain sortant du bal masqué, qui sommeille à demi dans un fiacre, trouve les coussins doux tant elle est saoule, et se rassure en voyant dans la rue les gendarmes avec leurs sabres qui la protègent des gamins dont les huées l’insulteraient.

République ou monarchie, nous ne sortirons pas de là de sitôt. C’est la résultante d’un long travail auquel tout le monde a pris part depuis de Maistre jusqu’au père Enfantin. Et les républicains plus que les autres. Qu’est-ce donc que l’égalité si ce n’est pas la négation de toute liberté, de toute supériorité et de la Nature elle-même ? L’égalité, c’est l’esclavage. Voilà pourquoi j’aime l’art. C’est que là, au moins, tout est liberté dans ce monde des fictions. – On y assouvit tout, on y fait tout, on est à la fois son roi et son peuple, actif et passif, victime et prêtre. Pas de limites ; l’humanité est pour vous un pantin à grelots que l’on fait sonner au bout de sa phrase comme un bateleur au bout de son pied (Je me suis souvent ainsi bien vengé de l’existence. Je me suis repassé un tas de douceurs avec ma plume. Je me suis donné des femmes, de l’argent, des voyages). Comme l’âme courbée se déploie dans cet azur, qui ne s’arrête qu’aux frontières du Vrai. Où la Forme, en effet, manque, l’Idée n’est plus. Chercher l’un, c’est chercher l’autre. Ils sont aussi inséparables que la substance l’est de la couleur, et c’est pour cela que l’art est la Vérité même. Tout cela, délayé en vingt leçons au Collège de France, me ferait passer, près de beaucoup de petits jeunes gens, de messieurs forts, et de femmes distinguées, pour grand homme pendant quinze jours.

Une chose qui prouve, selon moi, que l’art est complètement oublié, c’est la quantité d’artistes qui pullulent. Plus il y a de chantres à une église, plus il est à présumer que les paroissiens ne sont pas dévots. Ce n’est pas de prier le bon Dieu que l’on s’inquiète, ou de cultiver son jardin, comme dit Candide, mais d’avoir de belles chasubles. Au lieu de traîner le public à sa remorque, on se traîne à la sienne. – Il y a plus de bourgeois[is]me pur dans les gens de lettres que dans les épiciers. Que font-ils en effet, si ce n’est de s’efforcer par toutes les combinaisons possibles de flouer la pratique, et en se croyant honnêtes encore ! (c’est-à-dire artistes), ce qui est le comble du bourgeois. Pour lui plaire, à la pratique, Béranger a chanté ses amours faciles, Lamartine les migraines sentimentales de son épouse, et Hugo même, dans ses grandes pièces, a lâché à son adresse des tirades sur l’humanité, le progrès, la marche de l’idée, et autres balivernes auxquelles il ne croit guère. D’autres, restreignant leur ambition, comme Eugène Sue, ont écrit pour le Jockey Club des romans du grand monde, ou bien pour le faubourg Saint-Antoine des romans-arsouille comme Les Mystères de Paris. Le jeune Dumas, pour le quart d’heure, va se concilier à perpétuité toute la lorettanerie avec sa Dame aux camélias. Je défie aucun dramaturge d’avoir l’audace de mettre en scène sur le boulevard un ouvrier voleur. – Non, là, il faut que l’ouvrier soit honnête homme, tandis que le monsieur est toujours un gredin. De même qu’aux Français la jeune fille est pure, car les mamans y conduisent leurs demoiselles. Je crois donc cet axiome vrai, à savoir que l’on aime le mensonge ; mensonge pendant la journée et songe pendant la nuit, voilà l’homme.

***

Excellente narration du vieux Villemain et description de la mère Hugo.

***

Bouilhet ne viendra pas à Paris (à ce que je pense) de si tôt. Les nouveaux règlements universitaires lui ont retiré du coup 15 cents francs.

3 h[eures] viennent de sonner. Le jour paraît, mon feu est éteint. J’ai froid et vais me coucher.

Combien de fois déjà dans ma vie n’ai-je pas vu le jour vert du matin paraître à mes carreaux ! Autrefois, à Rouen, dans ma petite chambre de l’Hôtel-Dieu à travers un grand acacia, à Paris dans la rue de l’Est sur le Luxembourg, en voyage dans les diligences ou sur les bateaux, etc.

Adieu, ma chère amie, ma chère maîtresse.

À toi.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 3 heures.
[23 mai 1852.]

La mauvaise nouvelle que tu m’as envoyée ce matin, pauvre chère amie, ne m’a surpris qu’à moitié. J’avais été hier, pendant toute la journée, dans un état de langueur étrange comme si j’eusse subi le contre-coup des angoisses que tu éprouvais en ce moment. Ne te désespère pas. Remonte-toi. Je sais que cela est plus facile à dire qu’à faire, mais on se sauve de tout par l’orgueil. Il faut de chaque malheur tirer une leçon et rebondir après les chutes.

Pour le drame que tu médites, rumine bien le plan et aie toujours en vue l’action, l’effet. Ils ont trouvé mauvais (pour leur usage) le changement de décoration au second acte. Tu te rappelles que je t’avais fait cette objection. Tout ce qui sort de la ligne commune effraie. « Sus à l’originalité ! » C’est le cri de guerre intérieur de toutes les consciences. Garde ta pièce telle qu’elle est ; la changer serait la gâter. Si l’on ne protégeait pas les arts, au lieu du Théâtre-Français il y en aurait dix autres et où tu pourrais te faire jouer. Mais qu’y faire ? Rester dans sa tente et y rebattre sur l’enclume son épée. Quand tu auras un succès, un jour ou l’autre, tu redonneras ta pièce. D’ici là, garde-la pour toi ; la publier serait la perdre pour l’avenir. Attendre est un grand mot et une grande chose.

Je suis aussi découragé que toi pour le moment. Mon roman m’ennuie ; je suis stérile comme un caillou. Cette première partie qui devait être finie d’abord à la fin de février, puis en avril, puis en mai, ira jusqu’à la fin de juillet. À chaque pas je découvre dix obstacles. Le commencement de la deuxième partie m’inquiète beaucoup. Je me donne un mal de chien pour des misères ; les phrases les plus simples me torturent. Je ne veux pas aller à Paris (n’aie pas peur) avant d’être quitte de cette première partie. Mais comme je t’ai promis de te voir à la fin de ce mois et que, d’autre part, j’en ai bien besoin aussi, moi, voici ce que je te propose : un des jours de la fin de la semaine prochaine, vers le 3 ou le 4 juin, je t’écrirai pour te donner rendez-vous à Mantes, si tu veux, dans notre ancien hôtel, et nous y passerons 24 heures seuls, loin de tous. Une bonne journée à deux vaudra bien cinq ou six visites que je te ferais à Paris, chez toi et avec de l’entourage, et ne me coupera pas mon travail comme un arrêt d’une semaine, à un moment où j’ai besoin de ne pas perdre le fil de mes pensées. Dis-moi si ce plan te sourit.

Moi aussi je passerai plus tard par des journées comme tu en as eu une hier. Quand j’aurai fini ma Bovary et mon conte égyptien (dans deux ans), j’ai deux ou trois idées de théâtre que je mettrai à exécution, mais bien décidé d’avance à ne faire aucune concession, à n’être jamais joué ou sifflé. Si j’arrive jamais à une position, comme on dit, ce sera à travers tout, et malgré toute considération de réussite. Je serai écrasé ou j’écraserai. Si j’ai en moi quelque valeur, ce parti pris (que je n’ai jamais pris, mais qui est venu de lui-même) doit l’augmenter. Si je n’en ai aucune, c’est au moins quelque chose que cet entêtement. Mais j’éprouve, en revanche, de belles lassitudes, de fiers ennuis, et des saouleurs de moi, à me vomir moi-même si je pouvais.

Ça me fera bien de te voir, de m’appuyer la tête sur ton pauvre cœur plein de moi, de causer en regardant tes yeux.

Adieu, chère amour, à bientôt, un long baiser sur tes lèvres.

À toi.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir. [29 mai 1852.]

Il faut se méfier de ses meilleures affections, telle est la morale que je tire de ta lettre. Si le discours de Musset qui m’horripile t’a paru charmant et que tu trouves également charmant ce que j’ai pu faire, ou ferai, qu’en conclure ?

***

Mais où se réfugier, mon Dieu ! où trouver un homme ? Fierté de soi, conviction de son œuvre, admiration du beau, tout est donc perdu ? La fange universelle où l’on nage jusqu’à la bouche, emplit donc toutes les poitrines ? – À l’avenir, et je t’en supplie, ne me parle plus de ce que l’on fait dans le monde, ne m’envoie aucune nouvelle, dispense-moi de tout article, journal, etc. Je peux fort bien me passer de Paris et de tout ce qui s’y brasse. – Ces choses me rendent malade ; elles me feraient devenir méchant et me renforcent d’autant, dans un exclusivisme sombre qui me mènerait à une étroitesse catonienne. – Que je me remercie de la bonne idée que j’ai eue de ne pas publier ! Je n’ai encore trempé dans rien ! Ma muse (quelque déhanchée qu’elle puisse être) ne s’est point encore prostituée, et j’ai bien envie de la laisser crever vierge, à voir toutes ces véroles qui courent le monde. Comme je ne suis pas de ceux qui peuvent se faire un public et que ce public n’est pas fait pour moi, je m’en passerai. « Si tu cherches à plaire, te voilà déchu », dit Épictète. Je ne déchoirai pas. Le sieur Musset me paraît avoir peu médité Épictète, et cependant ce n’est pas l’amour de la vertu qui manque dans son discours. Il nous apprend que M. Dupaty était honnête homme et que c’est bien beau d’être honnête homme. – Là-dessus, satisfaction générale du public. (Voir Gabrielle, de M. Émile Augier.) L’éloge des qualités morales agréablement entrelacé à celui des qualités intellectuelles et mises ensemble au même niveau, est une des plus belles bassesses de l’art oratoire. Comme chacun croit posséder les premières, du même coup on s’attribue les secondes ! J’ai eu un domestique qui avait l’habitude de prendre du tabac. Je lui ai souvent entendu dire lorsqu’il prisait (pour s’excuser de son habitude) : « Napoléon prisait. » Et la tabatière en effet établissait certainement une certaine parenté entre eux deux, qui, sans abaisser le grand homme, relevait beaucoup le goujat, dans sa propre estime.

Voyons un peu ce fameux discours. Le début est des plus mal écrits ; il y a une série de que de quoi faire vingt catogans. Je trouve ensuite du respect qui va l’empêcher de parler (Musset respectant le sieur Dupaty !), la mort prématurée de son père, et une jérémiade anodine sur les révolutions, lesquelles interrompent pour un moment les relations de société. Quel malheur ! – Cela me rappelle un peu les filles entretenues après 1848, qui étaient désolées. Les gens comme il faut s’en allaient de Paris. Tout était perdu ! Il est vrai que, comme contrepoids, arrive l’éloge indirect de l’abolition de la torture. La grande ombre de Calas passe, escortée d’un vers corsé :

 

Un beau trait nous honore encor plus qu’un beau livre.

 

Idée reçue et généralement admise, quoique l’un soit plus facile à faire que l’autre. J’ai pris bien des petits verres, dans ma jeunesse, avec le sieur Louis Fessard, mon maître de natation, lequel a sauvé quarante à quarante-six personnes d’une mort imminente et au péril de ses jours !!! Or, comme il n’y a pas 46 beaux livres dans le monde, depuis qu’on en fait, voilà un drôle qui, à lui tout seul, enfonce dans l’estime d’un poète, tous les poètes. Continuons :

Éloge des écoliers reconnaissants envers leurs maîtres (flatterie indirecte aux professeurs ci-présents), et derechef épigrammes sur la liberté : utile dulci ; c’est le genre.

Enfin une phrase, et fort belle : « Le murmure de l’océan, qui troublait encore cette tête ardente, se confondit dans la musique et un coup d’archet l’emporta. » Mais c’est l’océan et la musique qui sont cause que la phrase est bonne. Quelque indifférent que soit le sujet en soi, il faut qu’il existe néanmoins. Or, lorsque de mauvaise foi on entonne l’éloge d’un homme médiocre, qu’attendre ? sinon une médiocrité. – La forme sort du fond, comme la chaleur du feu.

Arrive le petit confiteor ; là le poète appelle ses œuvres des fautes d’enfant, se blâme des torts qu’il n’a plus, et traite l’école romantique de n’avoir pas le sens commun, quoiqu’il ne renie pas ses maîtres. Il y aurait eu ici de belles choses à dire sur la place d’Hugo, vide. Comment se priver de pareilles joies ! comme[nt] se refuser à soi-même la volupté de scandaliser la Compagnie ? Mais les convenances s’y opposaient. Cela aurait fait de la peine à ce bon gouvernement et c’eût été de mauvais goût. Mais en revanche nous avons, immédiatement après, l’éloge inattendu de Casimir Delavigne, qui savait que l’estime vaut mieux que le bruit et qui, en conséquence, s’est toujours traîné à la remorque de l’opinion, faisant Les Messéniennes après 1815, Le Paria dans le temps du libéralisme, Marino Faliero lors de la vogue de Byron, Les Enfants d’Édouard quand on raffolait de drame moyen âge. Delavigne était un médiocre monsieur. Mais Normand rusé qui épiait le goût du jour et s’y conformait, conciliant tous les partis et n’en satisfaisant aucun, un bourgeois s’il en fut, un Louis-Philippe en littérature. Musset n’a pour lui que des douceurs.

Louer des vers où se trouve celui-ci :

 

En quittant Raphaël je souris à l’Albane.

 

(et Anacréon à côté d’Homère !). L’Albane est le père du rococo en peinture. M. de Voltaire l’aimait beaucoup. Ferney est plein de ses copies. Musset, qui a tant injurié Voltaire dans Rolla, mais qui devait faire son éloge à l’Académie (car il était académicien), devait bien ce petit hommage à son peintre favori.

Suit l’éloge de l’opéra-comique comme genre. Tout est du même tonneau. Sans cesse l’exaltation du gentil, du charmant. Musset a été bien funeste à sa génération en ce sens. Lui aussi, morbleu, a chanté la grisette ! et d’une façon bien plus embêtante encore que Béranger, qui au moins est en cela dans sa veine propre. Cette manie de l’étriqué (comme idées et comme œuvres) détourne des choses sérieuses. Mais ça plaît. Il n’y a rien à dire. On donne là-dedans pour le quart d’heure. – Nous allons revenir à Florian avant deux ans. Houssaye alors florira. C’est un berger.

Maintenant, un peu d’outrages aux grandes choses et aux grands hommes. Le travail du poète : un noble exercice de l’esprit. Vraiment ! Et quoi qu’on en puisse dire encore ! Quelle audace ! Mais comme il y a des idées nobles et des idées apparemment qui ne le sont pas, des routes grandes et sévères et des routes petites et plaisantes (d’après la classification des genres bien entendu, 1° tragédie, 2° comédie, comédie sérieuse, comédie pour rire, etc.), il s’ensuit que Bossuet et Fénelon sont au-dessus de Molière (non académicien) ; Télémaque vaut mieux que Le Malade imaginaire ; pour les hommes graves, en effet, c’est une farce (tel est l’avis entre autres de M. Chéruel, professeur à l’École normale). N’importe, la petite route n’en est pas moins belle et à coup sûr elle doit être honorée, que de bonté ! quand elle est suivie par un honnête homme ! (toujours l’honnête homme !) ; autrement, non ! –

Ensuite un peu de patriotisme, le drapeau de l’Empire, de beaux faits dans la garde nationale.

Ce vers cité comme bon ! :

 

Les doux tributs des champs sur son onde tranquille !

 

et Tancrède qui est un type inimitable de poésie chevaleresque ! Enfin, pour la conclusion, le bon exemple des gens qui meurent saintement escortés des sœurs de charité, lesquelles nous avons déjà vues plus haut en compagnie de l’idée chrétienne glorifiée. Il y en a pour tous les goûts, si ce n’est pour le mien.

Quant à la réponse de Nisard, elle dégrade encore plus le sieur de Musset. De Frank, de Rolla, de Bernerette, pas un mot. Et il était là, lui ! il avalait tout cela ! il écoutait cette théorie que l’amour de Boileau est une qualité sociale. Il s’entendait dire que ses vers n’étaient pas sur leurs pieds et que les mères de famille daignaient l’approuver, une fois les enfants retirés. Avaler toutes ces grossièretés en public, avec un habit vert sur le dos, une épée au côté, et un tricorne à la main, cela s’appelle être honoré ! Et voilà pourtant le but de l’ambition des gens de lettres ! On attend ce jour-là pendant des années. – Ensuite on est posé, consacré. Ah ! c’est que l’on vous voit, il y a des voitures sur la place, et il ne manque pas non plus de belles Dames qui vous font des compliments après la cérémonie. Deux heures durant, même, le public vous gratifie de cet empressement naïf qu’il témoigne tour à tour à Tom-Pouce, aux Osages, à la planète Le Verrier, aux ascensions de Poittevin, aux premiers convois du chemin de fer de Versailles (rive droite). Et puis on figure le lendemain dans tous les journaux entre la politique et les annonces.

Certes, il est beau d’occuper de la place dans les âmes de la foule. Mais on y est les trois quarts du temps en si piètre compagnie qu’il y a de quoi dégoûter la délicatesse d’un homme bien né.

Avouons que si aucune belle chose n’est restée ignorée, il n’est pas de turpitude qui n’ait été applaudie, ni de sot qui n’ait passé pour grand homme, ni de grand homme qu’on n’ait comparé à un crétin. La postérité change d’avis quelquefois (mais la tache n’en reste pas moins au front de cette humanité qui a de si nobles instincts). Et encore ! Est-ce que jamais la France reconnaîtra que Ronsard vaut bien Racine ! – Il faut donc faire de l’art pour soi, pour soi seul, comme on joue du violon.

Musset restera, par ces côtés qu’il renie. Il a eu de beaux jets, de beaux cris, voilà tout. Mais le Parisien chez lui entrave le poète. – Le dandysme y corrompt l’élégance ; ses genoux sont raides de ses sous-pieds. – La force lui a manqué pour devenir un maître ; il n’a cru ni à lui (?) ni à son art, mais à ses passions. Il a célébré avec emphase le cœur, le sentiment, l’amour avec toutes sortes d’H, au rabaissement de beautés plus hautes : « le cœur seul est poète », etc. (ces sortes de choses flattent les dames). Maximes commodes qui font que tant de gens se croient poètes sans savoir faire un vers. – Cette glorification du médiocre m’indigne. C’est nier tout art, toute beauté ; c’est insulter l’aristocratie du bon Dieu.

L’Académie française subsistera encore longtemps, quoiqu’elle soit fort en arrière de tout le reste. – Elle puise sa force dans la rage qu’ont les Français pour les distinctions. – Chacun espère en être plus tard. Je m’excepte. Du jour où elle a donné le premier prix Montyon, elle a avoué par là que la vie littéraire s’était retirée d’elle. N’ayant donc plus rien à faire et sentant les choses de sa compétence lui échapper, elle s’est réfugiée dans la Vertu, comme font les vieilles femmes dans la dévotion.

***

Puisque je suis en veine de mauvaise humeur (et franchement j’en ai le cœur gros), je l’épuise. « Les jours d’orgueil où l’on me recherche, où l’on me flatte », dis-tu. Allons donc ! ce sont des jours de faiblesse, ceux-là, les jours dont il faut rougir. Tes jours d’orgueil, je vais te les dire. Les voici, tes jours d’orgueil ! Quand tu es, chez toi, le soir, dans ta plus vieille robe, avec Henriette qui t’embête, la cheminée qui fume, gênée d’argent, etc., et que tu vas te coucher le cœur gros, et la tête fatiguée… quand, marchant de long en large dans ta chambre ou regardant le bois brûler, tu te dis que rien [ne] te soutient, que tu ne comptes sur personne, que tout te délaisse, et qu’alors, sous l’affaissement de la Femme, la Muse rebondissant, quelque chose cependant se met à chanter au fond de toi, quelque chose de joyeux et de funèbre, comme un chant de bataille, défi porté à la vie, espérance de sa force, flamboiements des œuvres à venir, si cela te vient, voilà tes jours d’orgueil, ne me parle pas d’autres orgueils. Laisse-les aux faibles, au sieur Énault qui sera flatté d’entrer à la Revue de Paris, à Du Camp qui est enchanté d’être reçu chez Mme Delessert, à tous ceux enfin qui s’honorent assez peu pour que l’on puisse les honorer. – Pour avoir du talent, il faut être convaincu qu’on en possède, et pour garder sa conscience pure, la mettre au-dessus de celle de tous les autres. Le moyen de vivre avec sérénité, et au grand air, c’est de se fixer sur une pyramide quelconque, n’importe laquelle, pourvu qu’elle soit élevée et la base solide. – Ah ! ce n’est pas toujours amusant, et l’on est tout seul, mais on se console en crachant d’en haut.

Encore un mot relativement à ma mère. Sans nul doute qu’elle ne t’ait reçue de son mieux, si vous vous fussiez rencontrées d’une façon ou d’une autre. Mais quant à en être flattée (ne prends pas ceci pour une brutalité gratuite), apprends qu’elle n’est flattée de rien, la bonne femme. Il est fort difficile de lui plaire. Elle a dans toute sa personne je ne sais quoi d’imperturbable, de glacial et de naïf qui vous démonte. – Elle se passe de principes encore plus aisément que d’expansions. Toute en constitution vertueuse, elle déclare impudemment qu’elle ne sait pas ce que c’est que la vertu et ne lui avoir jamais fait un sacrifice.

Elle me disait ce soir que je m’aigrissais. Je tourne peut-être en effet à la vieille fille. Tant pis. La figure du misanthrope est une des plus sottes que l’on puisse avoir. Oui, je deviens vieux, je ne suis pas du siècle, je me sens étranger au milieu de mes compatriotes, tout autant qu’en Nubie, et je commence sérieusement à admirer le Prince-Président qui ravale sous la semelle de ses bottes cette noble France. J’irais même lui baiser le derrière, pour l’en remercier personnellement, s’il n’y avait une telle foule que la place est prise.

 

Dimanche soir.

 

Je serai jeudi prochain à Mantes à 5 h 15. Tu peux prendre le convoi de 3 h 25 et commander le dîner si tu as le temps. Je t’attends au débarcadère. Adieu, mille baisers.

À toi. G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit.
[9 juin 1852.]

Le même jour que j’ai appris la mort de Pradier (dimanche), j’en ai appris deux autres, celle d’un de mes camarades de collège (cousin de mon beau-frère), qui vient de crever à Alger où il se promenait, et celle d’une jeune femme, ancienne amie de ma sœur, qui dépérit d’une maladie de poitrine causée par des chagrins d’amour. La dernière fois que j’ai vu l’un, c’est il y a cinq à six mois, ici, à Croisset, sur la terrasse de mon jardin où il fumait avec moi. La dernière fois que j’ai vu la seconde, c’est il y a une douzaine d’années, à la campagne, dans le château de son tuteur ; nous montions une côte ensemble, dans un bois, elle avait très chaud et marchait avec peine.

Ce pauvre Pradier, je le regrette ! Aimable et charmante nature ! Qu’il lui a manqué peu de chose, à cet homme, pour être un grand homme tout à fait : un peu plus de sérieux dans l’esprit et moins de banalité dans le caractère. Il n’en restera pas moins comme le premier sculpteur de son temps. Nous étions à Rosny pendant qu’il se mourait ; il n’en est pas moins mort et nous n’en avons pas moins joui. Voilà l’éternelle, lamentable et sérieuse ironie de l’existence. C’est il y a six ans à cette époque, dans ce mois-ci, que nous nous sommes connus chez lui. Pauvre homme ! J’en suis resté ahuri toute la journée. Je pourrais déjà faire un volume nécrologique respectable de tous les morts que j’ai connus. Quand on est jeune, on associe la réalisation future de ses rêves aux existences qui vous entourent. À mesure que ces existences disparaissent, les rêves s’en vont. J’ai bien éprouvé cela pour ma sœur, pour cette femme charmante dont je ne parle jamais par une pudeur de cœur qui me clôt la bouche. Avec elle j’ai enterré beaucoup d’ambitions, presque tout désir mondain de gloire. Je l’avais élevée, c’était un esprit solide et fin qui me charmait ; elle s’est mariée à la vulgarité incarnée. Voilà les femmes.

La mort de Pradier me fait éprouver quelque chose d’égoïste assez honteux. Je suis fâché qu’il ne m’ait pas connu, moi qui l’admirais beaucoup. J’aurais voulu qu’un homme de sa trempe me distinguât de cette foule où je pataugeais autour de lui. Mais l’aurait[-il] pu d’ailleurs ? Il avait peu le sens critique, notre ami. Sur son art même, je n’ai pu jamais en rien tirer, ce qui le rend supérieur à mes yeux, car c’était un homme d’instinct.

Tu te les rappelleras nos 48 heures de Mantes, ma chère Louise. Ça a été de bonnes heures. Je ne t’ai jamais tant aimée ! J’avais dans l’âme des océans de crème. Toute la soirée ton image m’a poursuivi comme une hallucination. Il n’y a que depuis hier au soir que je me suis remis à travailler. Jusque-là j’ai passé mon temps dans le désœuvrement et la rumination des moments écoulés. J’ai besoin de me calmer.

Prends courage, un temps viendra où nous nous verrons plus souvent. Dans deux mois, quand ma première partie sera faite, j’irai passer quelques jours à Paris et au mois d’octobre nous retournerons à notre maison de campagne, voir jaunir les feuilles. Une fois mon roman fait, je prends un logement à Paris. Nous en ferons l’inauguration solennelle.

Adieu, je t’écrirai plus longuement la prochaine fois, à la fin de la semaine ou vers le commencement de l’autre.

Je t’embrasse, je te baise partout.

À toi, mon amour.

À LOUISE PRADIER

[Croisset,] samedi soir. [12 juin 1852.]

Je serais venu à Paris, chère Madame, si j’avais su que vous y fussiez. Mais je vous croyais encore à Marseille. – Une lettre de Mme d’Arcet que j’ai reçue mercredi matin ne m’a point dit le jour de l’inhumation de ce pauvre Pradier. Et c’était ce jour-là même, mercredi (comme je l’ai appris ce matin dans une PRESSE que j’ai trouvée par hasard).

Je ne saurais vous dire combien cette mort m’a été douloureuse. – On ne s’aperçoit que l’on aime les gens que le jour qu’on les perd. Depuis le commencement de la semaine la figure de Pradier ne me sort pas de la tête. Je ne puis croire que je ne le verrai plus. Dites bien à John combien je le plains. J’ai passé par tout ce qu’il éprouve. Le voilà seul maintenant et chargé d’un nom qui ne périra pas. Ce nom restera comme celui du plus grand statuaire de son siècle. – Ce sera toujours pour moi un grand honneur que d’avoir connu cet homme illustre. Et mieux que cela une grande douceur que de me rappeler l’amitié qu’il m’a constamment témoignée. Je ne peux rien pour son fils, mais s’il a jamais besoin de moi plus tard, il me trouvera. À la fin du mois prochain j’espère vous voir et l’embrasser tendrement.

Et vous, chère Madame, que devenez-vous au milieu de tout cela ? Y a-t-il quelque chose de changé dans votre vie ? Thérèse va-t-elle entrer à Saint-Denis comme Mme d’Arcet me l’écrit ? Est-ce que Charlotte ne devait pas en sortir cette année ? – Écrivez-moi une longue lettre où vous me donnerez de plus amples détails.

***

Vous êtes bien bonne de m’avoir gardé le lévrier, et puisqu’il est si beau je l’accepte de grand cœur et tout de suite. Vous pouvez l’envoyer par le chemin de fer à l’adresse de mon frère à l’Hôtel-Dieu en m’écrivant le jour, je l’enverrai chercher.

Embrassez pour moi vos chers enfants et croyez à l’affection de votre vieil ami.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 11 h[eures] du soir.
[13 juin 1852.]

Nous nous occupons présentement de ta pièce de Pradier. Quand je dis nous, j’emploie un pluriel ambitieux, car B[ouilhet] depuis une heure s’essouffle à refaire une strophe à laquelle je renonce. Je te dirai au bas de ma lettre nos observations. Il y a de bonnes choses dans ta pièce. Avec peu de corrections elle peut être excellente.

J’ai repris mon travail. J’espère qu’il va aller. Mais franchement Bovary m’ennuie. Cela tient au sujet et aux retranchements perpétuels que je fais. Bon ou mauvais, ce livre aura été pour moi un tour de force prodigieux, tant le style, la composition, les personnages et l’effet sensible sont loin de ma manière naturelle. Dans Saint Antoine j’étais chez moi. Ici, je suis chez le voisin. Aussi je n’y trouve aucune commodité.

La lettre de l’Arménien m’a fait plaisir. Ce sont de rusés drôles que les Arméniens. Mets-toi en garde contre tout ce qui est oriental civilisé. Ces gens-là ont les vices des deux mondes. Avis : « Quand je retournerai en Orient… » dis-tu. Hélas ! la saison de ma migration est passée. Je suis cloué et pour longtemps ! J’aurais pourtant bien besoin d’eaux de Jouvence. Au fond je me sens las. Après les leçons de géographie que je donne à ma nièce, je reste quelquefois à regarder la carte avec des mélancolies sombres, que je tais. Oh ! la vie est trop courte, et trop longue.

C’est un homme charmant que ce Capitaine. Il te fait mon éloge (discrètement, par savoir-vivre, devinant son auditeur) et il admire L’Âne d’or. – Vivent mes compatriotes ! Mets-toi à ce bouquin et dévore-le. Je ne m’étonne point que le philosophe se soit récrié. C’est du vin trop fort pour lui. Il l’épouvante. Moi, j’aime les choses qui me font peur. À propos de peur, j’ai frémi à l’histoire de ta chauve-souris. La superstition est le fond de la religion, la seule vraie, celle qui survit sous tou[te]s les autres. Le dogme est une affaire d’invention humaine. Mais la superstition est un sentiment éternel de l’âme et dont on ne se débarrasse pas. – Aujourd’hui, Rouen a été plein de processions, de reposoirs. Quelle bête de chose que le peuple ! Jusqu’à présent on a respecté cette idée. Celles de royauté, d’autorité, de droit divin, de noblesse ont été bafouées. Le peuple seul restait debout. Il faut qu’il se traîne si bas dans l’ignominie et la bêtise qu’on le prenne en pitié à son tour. – Et qu’il soit bien reconnu qu’il n’y a rien de sacré. Le siècle m’ennuie prodigieusement. De quelque côté que je me tourne, je n’y vois que misère. Des mots, des mots, et quels mots !

Ce que Gautier dit de Pradier dans le feuilleton que tu m’as envoyé est bien sec. – Rien d’ému. Quel éreintement on aperçoit ! C’est qu’à force de jouer du violon sur son cœur, les cordes s’en détendent. Les gens de lettres sont des putains qui finissent par ne plus jouir. Ils traitent l’art, comme celles-ci les hommes, lui sourient tant qu’ils peuvent, mais ne l’aiment plus. Et tout s’avachit ensemble. Âme et style, poitrine et cœur.

Je me suis gaudy des détails sur la mère Roger. J’aime toujours à connaître l’envers des choses. À la bonne heure ! je l’estime, et la balle du père Roger cultivant ses roses est carrée. Le mari aux dehors non pohêtiques ayant au fond des goûts plus propres que Madame, j’aime ça. Et jugez ensuite sur l’étiquette ! – Depuis qu’il sait qu’elle est légère, Bouilhet est très excité.

Nous avons été très tristes aujourd’hui. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Était-ce le ciel, le carillon des processions que nous entendions au loin, ou l’éternel sujet : l’avenir ?

J’ai lu l’Homère de Lamartine. Pour du Lamartine je l’aime assez. Mais je soutiendrai toujours que ce n’est pas là un écrivain et je t’en persuaderai en une demi-heure quand tu voudras, preuves en main. Toute la partie narrative est la meilleure. Mais qu’il y avait mieux à dire sur Homère ! – Les premières pages de la Longueville du philosophe sont bien entortillées. Il vise trop au XVIIe siècle et s’y embrouille souvent dans des tournures lourdes de que, de qui, etc. J’aime les phrases nettes et qui se tiennent droites, debout tout en courant, ce qui est presque une impossibilité. L’idéal de la prose est arrivé à un degré inouï de difficulté ; il faut se dégager de l’archaïsme, du mot commun, avoir les idées contemporaines sans leurs mauvais termes, et que ce soit clair comme du Voltaire, touffu comme du Montaigne, nerveux comme du La Bruyère et ruisselant de couleur, toujours.

Hier, j’ai été avec ma mère à la campagne voir le père et la mère de ce jeune homme mort à Alger (comme je te l’ai dit). C’est une maison entourée de grands arbres. – Le vent soufflait dans les tilleuls, des chiens de chasse hurlaient, j’ai eu là un bon frisson dans le dos. – Le père, pauvre bonhomme de près de 80 ans, m’a embrassé en pleurant, sanglotant, crachant, râlant. C’était un sale et lamentable spectacle. – Je les connais de longue date ces aspects de deuil.

 

PRADIER

 

Pourquoi ce cortège funèbre est un peu Delavigne de tournure, mais il faudrait tout changer. Garde-le.

Ce sont de blanches théories, etc., très bon, très bon.

 

N’es-tu pas le fils de la Grèce

enchanteresse

atroce.

Variante :

 

N’es-tu pas le fils de la Grèce

Un des plus grands, un des plus beaux ?

Sous ton ciseau qui la caresse,

Chaque nymphe, chaque déesse

Sort radieuse des tombeaux.

 

La strophe qui suit a d’abord son premier vers mauvais : les blondes ombres est bien dur. Et puis qu’est-ce que les ombres d’Homère qui sont filles de Phidias et revivent vierges, en palpitant sous ta paupière ? Elle est fort difficile à changer. Voici donc deux variantes dont je ne suis guère fou, mais qui valent peut-être un peu mieux :

 

Lorsque la forme juvénile

 

(hum ! hum ! c’est juvénile)

 

S’élançait du bloc dans tes bras,

Le marbre, à ton geste, docile,

Croyait revoir le front tranquille

De Praxitèle ou Phidias.

 

ou mieux peut-être :

 

Quand la forme blanche et pudique

S’élançait du bloc dans tes bras,

Le marbre ému, rêvant l’Attique,

Croyait sentir l’étreinte antique

De Praxitèle ou Phidias.

 

Je supprimerais complètement la strophe

 

Splendeur, beauté, etc.

Se condensaient…

mariaient

L’homme antique à l’homme nouveau

 

qui est d’explication, et qui coupe le mouvement figuré. Elle arrête la marche et n’est pas bonne en soi.

 

Ô peuple immortel de statues, etc.

 

et la suivante, très bon. Garde-toi bien de changer :

 

Dianes effleurant les grèves

 

qui est le meilleur vers de toute la pièce.

Au lieu de venez glorifier sa mort, qui me semble fort plat : Venez pleurer ! le maître est mort !

Ici, le mouvement me semble très fini et qu’il n’y a plus rien à dire. Je m’arrêterais là. Ou bien si tu veux faire une queue pour la Sapho, fais alors une seule strophe pour Sapho seule. Mais rythmée.

 

et toi, etc.

Symbole si triste et si beau

Poésie, amour, double flamme,

Marbre où la lyre se fait femme,

Viens et marche en tête, ô Sapho !

 

mauvais. Qu’est-ce qu’un marbre où une lyre se fait femme ?

 

À celui, etc.

Souffle…

 

Tu as un souffle plus loin et là, bon.

 

… au fier Créateur, au doux maître

 

… l’être

L’immortalité.

 

II

 

1re Excellente.

2Les 2 1ers vers charmants.

 

… empires tombés,

 

tu as, tout à la fin,

 

la poudre des empires.

 

Ainsi que de fraîches Hébés

 

est bien mauvais : une fraîche Hébé, archi-commun. Plus bas, d’ailleurs, frais paysage.

Dans la fin de la strophe suivante il y a du vague : onde, quiétude, sérénité, cela patauge.

 

Puis ils diront ta mort si douce, si rapide

 

si douce et si rapide plus harmonieux.

 

Qu’elle a glacé…

 

très beau, et la fin est bonne aussi, si ce n’est peut-être

 

… riante apothéose, etc.

 

La dernière image charmante.

***

Sur ce, très humiliés de n’avoir pu en trois heures rien trouver de mieux, nous allons nous coucher.

Adieu, pauvre chère amie, je t’embrasse avec mille tendresses profondes.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi.
[19 juin 1852.]

Quoiqu’il soit 1 h[eure] du matin et que j’aie écrit aujourd’hui pendant douze heures (sauf une pour mon dîner), il faut que je te dise combien je suis content de toi. C’est pour moi un bonheur que ta pièce, chère Louise ; un bonheur pour moi, comme j’en ai eu un pour toi, lorsque tu as eu ton prix. Il ne manque à cette pièce que très peu de chose pour en faire tout bonnement un petit chef-d’œuvre. Et il n’y a pas de petits chefs-d’œuvre. Rythme, composition, nouveauté, tout y est. C’est bien. C’est bien. Je suis curieux de voir demain l’avis du confrère, mais moi j’en suis enchanté. Cette lettre partira demain par une occasion. Elle t’arrivera le soir même. Qu’elle t’apporte donc un baiser d’âme, bien vigoureux et bien ému !

Dans la 1re strophe :

 

Leurs serres de fleurs de l’Asie

Avec toute leur poésie !!!

 

tu la montres, la poésie. Ton mot la gâte.

2e méandre, vulgaire et lâche, ne présente rien à l’œil.

La nef, Lamartine, Tastu, Valmore, dames sensibles. Va avec le barde, le destrier, etc.

3e Morts radieux est-il le mot propre ?

4e Exquise d’un bout à l’autre, mais c’est le banc des orangeries qu’il faut lire et non les bancs des orangeries.

5e Un peu de confusion dans l’idée. Mais d’excellents détails, des vers charmants :

 

Courent sur le marbre des frises.

 

6e Les gais conteurs et les poètes, trop de deux idées ; une seule. Comme… les plus beaux vers… des poètes.

7e À la lèvre monte l’amour, un peu brusque ??

8e À la calme étendue, n’est pas raide.

9e Il est fâcheux que nous ayons déjà vu les reines.

Voici un vers :

 

Où les reines buvaient du lait,

 

dont je fais un cas énorme. Il y a là plus de vraie poésie que dans toutes les tartines sur Dieu, l’âme, l’humanité, qui bourrent ce qu’on appelle les pièces de résistance. Ça ne saute pas à l’œil comme une pensée à grand effet. Mais quelle vérité bien dite et que c’est profond du sentiment de la chose ! Il faut ainsi que tout sorte du sujet, idées, comparaisons, métaphores, etc. C’est là la griffe du lion, sois-en sûre, et comme la signature de la nature elle-même dans les œuvres. – Un volume de pièces comme celle-là (une fois ces corrections faites et qui du reste sont faciles) ne le céderait à quoi que ce fût. Voilà mon avis. – Quel joli refrain et d’un singulier balancement !

Il n’y a qu’aujourd’hui de toute la semaine que j’aie un peu bien travaillé. Un paragraphe qui me manquait depuis cinq jours m’est enfin, je crois, arrivé avec sa tournure. Quelle difficulté qu’une narration psychologique, pour ne pas toujours rabâcher les mêmes choses !

Du Camp m’a envoyé ses photographies. Je viens de lui écrire un mot pour le remercier. Si la Revue de Paris commence à décliner, voilà mes prédictions qui commencent à se vérifier. Il sera peut-être complètement coulé que je ne serai pas encore à flot. – Lui qui devait me prendre à son bord, je lui tendrai peut-être la perche. – Non, je ne regrette pas d’être resté si tard en arrière. Ma vie du moins n’a jamais bronché. – Depuis le temps où j’écrivais en demandant à ma bonne les lettres qu’il fallait employer pour faire les mots des phrases que j’inventais, jusqu’à ce soir où l’encre sèche sur les ratures de mes pages, j’ai suivi une ligne droite, incessamment prolongée, et tirée au cordeau à travers tout. J’ai toujours vu le but se reculer devant moi, d’années en années, de progrès en progrès. Que de fois je suis tombé à plat ventre, au moment où il me semblait le toucher ! Je sens pourtant que je ne dois pas mourir sans avoir fait rugir quelque part un style comme je l’entends dans ma tête et qui pourra bien dominer la voix des perroquets et des cigales. Si jamais ce jour que tu attends, où l’approbation de la foule viendra derrière la tienne, arrive, les trois quarts et demi du plaisir que j’en aurai seront à cause de toi, pauvre chère femme qui m’as tant aimé. – Mon cœur n’est pas ingrat, il n’oubliera jamais que ma première couronne, c’est toi qui l’as tressée et qui me l’as posée sur le front avec tes meilleurs baisers. – Eh bien, il y a des choses plus voisines que j’envie davantage que ce tapage, que l’on partage avec tant de monde. Sait-on, quelque connu que l’on soit, sa juste valeur ? Les incertitudes de soi que l’on a dans l’obscurité, on les porte dans la célébrité. – Que de gens parmi les plus forts en sont morts rongés, à commencer par Virgile qui voulait brûler son œuvre ! – Sais-tu ce que j’attends ? C’est le moment, l’heure, la minute, où j’écrirai la dernière ligne de quelque longue œuvre mienne, comme Bovary ou autres, et que, ramassant de suite toutes les feuilles, j’irai te les porter, te les lire de cette voix spéciale avec quoi je me berce, et que tu m’écouteras, que je te verrai t’attendrir, palpiter, ouvrir les yeux. Je tiendrai là ma jouissance de toutes les manières. – Tu sais que je dois prendre au commencement de l’autre hiver un logement à Paris. – Nous l’inaugurerons, si tu veux, par la lecture de Bovary. Ce sera une fête. –

L’Arménien t’a fait de l’effet. Que serait-ce si tu avais vu des gens de La Mecque en costume, ou des jeunes gens grecs de la campagne ! Les Arméniens ne sont généralement pas beaux ; ils ont un nez d’oiseau de proie et des dents bombées. – Race de gens d’affaires, drogmans, scribes et politiques de tout l’Orient. – Je crois que celui-ci en question désire conquérir des femmes illustres. Il se doit cela en sa qualité d’homme civilisé. S’il te proposait quelque affaire d’argent, rappelle-toi l’avertissement. Je crois à la race plus qu’à l’éducation. – On emporte, quoi qu’en ait dit Danton, la patrie à la semelle de ses talons et l’on porte au cœur, sans le savoir, la poussière de ses ancêtres morts. – Quant à moi, je ferais là-dessus personnellement une démonstration par A + B. – Il en est de même en littérature. Je retrouve toutes mes origines dans le livre que je savais par cœur avant de savoir lire, Don Quichotte, et il y a de plus, par-dessus, l’écume agitée des mers normandes, la maladie anglaise, le brouillard puant.

Adieu, mille et mille baisers. Je suis éreinté et vais me coucher. À toi.

À HENRIETTE COLLIER

[Croisset,] 26 juin [1852].

Voilà longtemps que je n’ai entendu parler de vous, chère Henriette. Que devenez-vous par cet horrible été ? la mauvaise saison influe-t-elle sur votre santé ? Êtes-vous à la campagne ou à Londres ?

Je n’ai rien à vous dire, si ce n’est que votre beau portrait fait ma joie et l’admiration des rares visites que je reçois. – Il est encadré dans un petit cadre ovale doré, au coin de ma cheminée, entre une vue du Caire et la glace. Toutes les fois que je détourne la tête, je le vois. Vous ne sauriez croire combien je vous suis reconnaissant de ce cadeau.

Cet été, dans six semaines, au commencement du mois d’août, nous irons à Trouville. Je n’y ai pas été depuis vous, sauf il y a cinq ans en revenant de Bretagne, où j’y suis resté deux jours. – Je suis arrivé à 1 h[eure] du matin, à pied, de l’autre côté de la Touques. Je venais de Dives par le bord de la mer. – Il faisait une lune superbe, et les flaques d’eau dans les criques étaient phosphorescentes sous mes pas, et semblaient de loin comme de petits lacs d’argent. – J’ai trouvé tout bien changé. J’y retrouverai encore d’autres changements. Je verrai près de la corderie la place où je vous ai vue pour la première fois, couchée sur votre lit, un manteau de fourrure blanche à vos pieds. Comme c’est vieux tout cela ! Il me semble que je porte sur moi une quantité innombrable d’années !

Voilà sept mois que je suis en train d’écrire un livre que je croyais devoir finir cet automne. Mais j’en ai encore pour quatorze à seize mois, après quoi j’irai m’établir à Paris. – Comme je voudrais qu’il fût achevé, et bon, et imprimé pour vous l’envoyer ! Si je peux, j’irai vous le porter moi-même. Mais que se passera-t-il d’ici là ? et vous viendrez peut-être avant, me rendre la visite que je vous ai faite au mois d’octobre dernier ?

Si vous ne pouvez, chère Henriette, placer avantageusement l’album de Mme Colet, renvoyez-le-moi par l’occasion que vous jugerez la plus sûre ; ou à elle-même à Paris, rue de Sèvres, 21.

Ma petite nièce grandit et commence à parler gentillement l’anglais. Je lui donne tous les jours des leçons de géographie. Elle a dans ce moment-ci une rage de balançoire et blanchit au derrière toutes ses robes à force d’y rester assise dessus. – Juliette vient de faire sa première communion. J’y ai assisté. Le curé dans le sermon a trouvé le moyen de faire l’éloge de Napoléon. Cela vous donne un échantillon de la bassesse générale qui règne en France. L’avenir n’est pas gai. – Tôt ou tard la banqueroute nous pend au nez, et nous crèverons tous sur la paille comme des gueux.

Que devient Gertrude ? la voyez-vous quelquefois ? son mari a-t-il réussi dans sa grande entreprise ? Vous avez su sans doute la mort subite de ce pauvre Pradier. Combien je regrette qu’il n’ait pas fait votre buste. Cela eût été meilleur que votre infâme médaillon qui vous ressemble si peu. – Adieu, chère Henriette ; souvenir à Clemy. Je vous baise bien tendrement les mains. À vous.

À MAXIME DU CAMP

[Croisset, 26 juin 1852.]

Mon cher Maxime,

Tu me parais avoir à mon endroit un tic ou vice rédhibitoire. Il ne m’embête pas, n’aie aucune crainte. Mon parti là-dessus est pris depuis longtemps.

Je te dirai seulement que tous ces mots se dépêcher, c’est le moment, il est temps, place prise, se poser et hors la loi sont pour moi un vocabulaire vide de sens. C’est comme si tu parlais à un Algonquin. – Comprends pas.

Arriver ? – à quoi ? – À la position de MM. Murger, Feuillet, Monselet, etc., etc., etc., Arsène Houssaye, Taxile Delord, Hippolyte Lucas et 72 autres avec ? Merci.

Être connu n’est pas ma principale affaire. Cela ne satisfait entièrement que les très médiocres vanités. D’ailleurs, sur ce chapitre même, sait-on jamais à quoi s’en tenir ? La célébrité la plus complète ne vous assouvit point et l’on meurt presque toujours dans l’incertitude de son propre nom, à moins d’être un sot. Donc l’illustration ne vous classe pas plus à vos propres yeux que l’obscurité.

Je vise à mieux, à me plaire.

Le succès me paraît être un résultat et non pas le but. Or j’y marche, vers ce but, et depuis longtemps il me semble, sans broncher d’une semelle, ni m’arrêter au bord de la route pour faire la cour aux dames ou dormir sur l’herbette. – Fantôme pour fantôme, après tout, j’aime mieux celui qui a la stature plus haute.

Périssent les États-Unis plutôt qu’un principe ! Que je crève comme un chien plutôt que de hâter d’une seconde ma phrase qui n’est pas mûre.

J’ai en tête une manière d’écrire et gentillesse de langage à quoi je veux atteindre. Quand je croirai avoir cueilli l’abricot, je ne refuse pas de le vendre, ni qu’on batte des mains s’il est bon. – D’ici là, je ne veux pas flouer le public. Voilà tout.

Que si, dans ce temps-là, il n’est plus temps, et que la soif en soit passée à tout le monde, tant pis. Je me souhaite, sois-en sûr, beaucoup plus de facilité, beaucoup moins de travail et plus de profits. Mais je n’y vois aucun remède.

Il se peut faire qu’il y ait des occasions propices en matières commerciales, des veines d’achat pour telle ou telle denrée, un goût passager des chalands qui fasse hausser le caoutchouc ou renchérir les indiennes. Que ceux qui souhaitent devenir fabricants de ces choses se dépêchent donc d’établir leurs usines, je le comprends. Mais si votre œuvre d’art est bonne, si elle est vraie, elle aura son écho, sa place, dans six mois, six ans – ou après vous. Qu’importe !

C’est là qu’est le souffle de vie, me dis-tu, en parlant de Paris. Je trouve qu’il sent souvent l’odeur des dents gâtées, ton souffle de vie. Il s’exhale pour moi de ce Parnasse où tu me convies plus de miasmes que de vertiges. Les lauriers qu’on s’y arrache sont un peu couverts de merde, convenons-en.

Et à ce propos, je suis fâché de voir un homme d’esprit comme toi renchérir sur la marquise d’Escarbagnas, qui croyait que « hors Paris, il n’y avait point de salut pour les honnêtes gens ». Ce jugement me paraît être lui-même provincial, c’est-à-dire borné. L’humanité est partout, mon cher monsieur, mais la blague plus à Paris qu’ailleurs, j’en conviens.

Certes, il y a une chose que l’on gagne à Paris, c’est le toupet, mais l’on y perd un peu de sa crinière.

Celui qui, élevé à Paris, est devenu néanmoins un véritable homme fort, celui-là était né demi-dieu. Il a grandi les côtes serrées et avec des fardeaux sur la tête, tandis qu’au contraire il faut être bien dénué d’originalité native, si la solitude, la concentration, un long travail ne vous crée à la fin quelque chose d’approchant.

Quant à déplorer si amèrement ma vie neutralisante, c’est reprocher à un cordonnier de faire des bottes, à un forgeron de battre son fer, à un artiste de vivre dans son atelier. Comme je travaille de 1 heure de l’après-midi à 1 heure de l’après-minuit tous les jours (sauf de 6 à 8), je ne vois guère à quoi employer le temps qui me reste. Si j’habitais en réalité la province, ou la campagne, me livrant à l’exercice du domino, ou à la culture des melons, je concevrais le reproche. Mais si je m’abrutis, c’est Lucien, Shakespeare et écrire un roman qui en sont cause.

Je t’ai dit que j’irai[s] habiter Paris quand mon livre serait fait et que je le publierais si j’en suis content. Ma résolution n’a point changé. Voilà tout ce que je peux dire, mais rien de plus.

Et crois-moi, vieux, laisse l’eau couler. Que les querelles littéraires renaissent ou ne renaissent, je m’en fous, qu’Augier réussisse, je m’en contrefous, et que Vacquerie et Ponsard élargissent si bien leurs épaules qu’ils me prennent toute ma place, je m’en archifous et je n’irai pas les déranger pour qu’ils me la rendent.

Sur ce je t’embrasse.

Ton Quarafon.

26 juin.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir. [26 juin 1852.]

Je viens d’écrire trois lettres, une à Trouville, à un capitaine, pour avoir 60 litres de rhum anglais, une à Henriette Collier pour qu’elle te ou me renvoie ton album et une au sieur Du Camp. Il y a, je crois, revirement. À propos de l’Ulysse de Ponsard il m’a écrit de but en blanc et il recommence à déplorer amèrement, c’est le mot, que je ne sois pas à Paris où ma place était entre Ponsard et Vacquerie. Il n’y a qu’à Paris qu’on vit, etc., etc. Je mène une vie neutralisante. Je lui ai répondu strictement et serré sur ce chapitre. Je crois qu’il n’y reviendra plus et qu’il ne montrera ma lettre à personne. Je m’y suis tenu dans le sujet, mais je l’emplis. Ma lettre a quatre pages ; en voici un paragraphe que je copie et qui te donnera une idée du ton : « C’est là qu’est le souffle de la vie, me dis-tu. Je trouve qu’il sent l’odeur des dents gâtées, ton souffle de vie. Il s’exhale pour moi, de ce Parnasse où tu m’invites, plus de miasmes à faire vomir que de vertiges. Les lauriers qu’on s’y arrache sont un peu couverts de merde, convenons-en.

« Et à ce propos, je suis fâché de voir un homme d’esprit renchérir sur la marquise d’Escarbagnas, laquelle croyait que “hors Paris, il n’y avait point de salut pour les honnêtes gens”. Ce jugement me paraît être lui-même provincial, c’est-à-dire borné. L’humanité est partout, mon cher monsieur, mais la blague plus à Paris qu’ailleurs, j’en conviens », etc.

Ton long récit de la visite de Musset m’a fait une étrange impression. En somme, c’est un malheureux garçon. On ne vit pas sans religion. Ces gens-là n’en ont aucune, pas de boussole, pas de but. On flotte au jour le jour, tiraillé par toutes les passions et les vanités de la rue. Je trouve l’origine de cette décadence dans la manie commune qu’il avait de prendre le sentiment pour la poésie.

 

Le mélodrame est bon où Margot a pleuré.

 

ce qui est un très joli vers en soi, mais d’une poétique commode. « Il suffit de souffrir pour chanter », etc. Voilà des axiomes de cette école ; cela vous mène à tout comme morale et à rien comme produit artistique. Musset aura été un charmant jeune homme et puis un vieillard ; mais rien de planté, de rassis, de carré, de serein dans son talent ni sa personne (comme existence j’entends). C’est que, hélas ! le vice n’est pas plus fécondant que la vertu. Il ne faut être ni l’un ni l’autre, ni vicieux, ni vertueux, mais au-dessus de tout cela. Ce que j’ai trouvé de plus sot et que l’ivresse même n’excuse pas, c’est la fureur à propos de la croix. C’est de la stupidité lyrique en action, et puis c’est tellement voulu et si peu senti. Je crois bien qu’il a peu écouté Melænis. Ne vois-tu donc pas qu’il a été jaloux de cet étranger (Bouilhet) que tu te mettais à lui vanter après l’avoir repoussé (lui, Musset) ? Il a saisi le premier prétexte pour rompre là les chiens.

Il eût été plus fort de ta part de souscrire à sa condition et puis, le soir de la lecture, de lui répondre par ses maximes « qu’il faut qu’une femme mente », et de lui dire « mon cher monsieur, allez à d’autres, je vous ai joué ». S’il a envie de toi il lira ton poème ; mais c’est un pauvre homme pour faire l’aveu que les petits journaux l’empêchent de tenir sa parole. Sa lettre d’excuse achève tout, car il ne promet encore rien ; ce n’est pas franc. Ah mon Dieu ! mon Dieu ! quel monde !

Voilà plusieurs fois que je t’écris et que je ne pense pas à te parler de l’article de Melænis. Si tu crois que M. Nefftzer fera l’article, ça vaudrait mieux. Tâche de le savoir. Si non, nous rarrangerons un peu le tien et le reverrons.

Je n’aime pas tes corrections aux Résidences royales (nous verrons cela plus tard), ni ton sonnet. Tu mériterais bien que je te tirasse (excusez le subjonctif) les oreilles pour ton réintroniser, expression de droit canonique que tu me fourres là ! Tu emploies quelquefois ainsi des mots qui me mettent en rage. Et puis le milieu du sonnet n’est pas plein. Il faut que tous les vers soient tendus dans un sonnet, et venant d’une seule haleine. La pièce de Bouilhet sur Pradier avait, dimanche dernier, 12 vers de faits. Il a dû supprimer le commencement qui était mauvais. Il m’apportera, j’espère, demain la chose finie.

Je suis harassé. J’ai depuis ce matin un pincement à l’occiput et la tête lourde comme si je portais dedans un quintal de plomb. Bovary m’assomme. J’ai écrit de toute ma semaine trois pages, et encore dont je ne suis pas enchanté. Ce qui est atroce de difficulté c’est l’enchaînement des idées et qu’elles dérivent bien naturellement les unes des autres.

Tu me parais, toi, dans une veine excellente ; mais médite davantage. Tu te fies trop à l’inspiration et vas trop vite. Ce qui fait, moi, que je suis si long, c’est que je ne peux penser le style que la plume à la main et je patauge dans un gâchis continuel que je déblaye à mesure qu’il s’augmente. Mais pour des vers c’est plus net, la forme est toute voulue. La bonne prose pourtant doit être aussi précise que le vers, et sonore comme lui.

Je lis dans ce moment une charmante et fort belle chose, à savoir Les États de la Lune, de Cyrano de Bergerac. C’est énorme de fantaisie et souvent de style.

Peux-tu me dire l’époque à peu près précise de la lecture de ton prix ? Je pense avoir fini ma première partie à la fin du mois prochain. Nous irons à Trouville 15 jours au mois d’août. Si mon voyage à Paris se trouvait entre ces deux époques, ça m’arrangerait.

Adieu, chère femme bien-aimée, je t’embrasse sur le cœur. À toi, à toi.

Ton G.

 

Sais-tu que ton récit de la visite de M[usset] est crânement bien écrit, sans que tu t’en sois doutée peut-être ; ça empoigne !

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir, minuit.
[27 juin 1852.]

Voilà enfin la pièce sur Pradier. Si tu trouves le moyen de la faire paraître dans Les Débats, La Presse, ou Le Pays, jamais on ne se doutera que la publication vient de toi. Du Camp sera fort perplexe de savoir comment B[ouilhet] est arrivé à se faire imprimer dans un journal sans sa protection, et n’imaginera guère que [ce] soit l’auteur d’une pièce sur le même sujet. Ces façons sont peu dans les us de la gent de lettres, en effet. –

Je suis encore sous l’impression de la visite de M[usset], et suis curieux de voir la fin de l’histoire. On n’est pas plus goujat qu’il ne l’a été ! C’est caduc et ignoble à la fois. Et voilà des gaillards qui ont des prétentions aux belles manières, à la gentilhommerie ! – Je t’engage fort à ne plus lui faire aucune avance pour le rappel de sa promesse. Garde-toi le droit de le mépriser radicalement.

Au milieu de l’impression pénible que m’a donnée cette histoire, une consolation a surgi. C’est l’idée qu’il ne sort rien de bon de cette vie turpide. Si en la menant il faisait de bonnes œuvres, si, préoccupé de tant de misères, il restait malgré cela grand comme poète, là serait pour nous l’embêtement objectif. Mais non, plus rien ! – Son génie, comme le duc de Glocester, s’est noyé dans un tonneau et, vieille guenille maintenant, s’y effiloque de pourriture. L’alcool ne conserve pas les cerveaux, comme il fait pour les fœtus.

Je n’en persiste pas moins dans mon dire relativement à L’Âne d’or, malgré l’avis du philosophe et celui de Musset. Tant pis pour ces messieurs s’ils ne le comprennent pas et tant mieux pour moi si je me trompe. Mais s’il y a une vérité artistique au monde, c’est que ce livre est un chef-d’œuvre. – Il me donne à moi des vertiges et des éblouissements. La nature pour elle-même, le paysage, le côté purement pittoresque des choses, sont traités là à la moderne et avec un souffle antique et chrétien tout ensemble qui passe au milieu. Ça sent l’encens et l’urine, la bestialité s’y marie au mysticisme, nous sommes bien loin encore de cela, nous autres, comme faisandage moral. Ce qui me fait croire que la littérature française est encore jeune ! – Musset aime la gaudriole. Eh bien ! pas moi. Elle sent l’esprit (que je l’exècre en art !). Les chefs-d’œuvre sont bêtes. – Ils ont la mine tranquille comme les productions mêmes de la nature, comme les grands animaux et les montagnes. J’aime l’ordure, oui, et quand elle est lyrique, comme dans Rabelais qui n’est point du tout un homme à gaudrioles. Mais la gaudriole est française. Pour plaire au goût français il faut cacher presque la poésie, comme on fait pour les pilules dans une poudre incolore, et le lui faire avaler sans qu’il s’en doute.

 

P.-S. – Nous venons de relire la pièce ; nous en sommes saouls et n’en savons que penser. – Juge-la toi-même et « fais-en ce que tu voudras » (Bouilhet) – « et tâche de la faire paraître » (moi).

Adieu, je t’embrasse tendrement. À toi, ton

G.

À MAXIME DU CAMP

[Croisset, début juillet 1852.]

Mon cher bonhomme,

Je suis peiné de te voir si sensible. Loin d’avoir voulu rendre ma lettre blessante, j’avais tâché qu’elle fût tout le contraire. Je m’y étais renfermé, tant que je l’avais pu, dans les limites du sujet, comme on dit en rhétorique.

Mais pourquoi, aussi, recommences-tu ta rengaine ? et viens-tu toujours prêcher le régime à un homme qui a la prétention de se croire en bonne santé ! Je trouve ton affliction à mon endroit comique, voilà tout. Est-ce que je te blâme, moi, de vivre à Paris, et d’avoir publié, etc. ? Lorsque tu voulais même, dans un temps, venir habiter la maison d’Hamard, ai-je applaudi à ce projet ? T’ai-je jamais conseillé de mener ma vie, et voulu mener ton ingenium à la lisière, lui disant : « Mon petit ami, il ne faut pas manger de ça, s’habiller de cette manière, venir ici, etc. ? » À chacun donc ce qui lui convient. Toutes plantes ne veulent pas la même culture. – Et d’ailleurs, toi à Paris, moi ici, nous aurons beau faire, si nous n’avons pas l’étoile, si la vocation nous manque, rien ne viendra ; et si au contraire elle existe, à quoi bon se tourmenter du reste ?

Tout ce que tu pourras me dire, je me le suis dit, sois-en sûr, blâme ou louange, bien et mal. Tout ce que tu ajouteras là-dessus ne sera donc que la redite d’une foule de monologues que je sais par cœur.

Encore un mot cependant. Ce renouvellement littéraire que tu annonces, je le nie, ne voyant jusqu’à présent ni un homme nouveau, ni un livre original, ni une idée qui ne soit usée. On se traîne au cul des maîtres comme par le passé. – On rabâche des vieilleries humanitaires ou esthétiques. – Je ne nie pas, dans la jeunesse actuelle, la bonne volonté de créer une école. Mais je l’en défie. – Heureux si je me trompe, je profiterai de la découverte.

Quant à mon poste d’homme de lettres, je te le cède de grand cœur, et j’abandonne la guérite, emportant le fusil sous mon bras. – Je dénie l’honneur d’un pareil titre et d’une pareille mission. Je suis tout bonnement un bourgeois qui vit retiré à la campagne, m’occupant de littérature et sans rien demander aux autres, ni considération, ni honneur, ni estime même.

Ils se passeront donc de mes lumières. Je leur demande en revanche qu’ils ne m’empoisonnent [pas] de leurs chandelles. C’est pourquoi je me tiens à l’écart. – Pour ce qui est de les aider, je ne refuserai jamais un service, quel qu’il soit. – Je me jetterais à l’eau pour sauver un bon vers ou une bonne phrase, n’importe de qui, mais je ne crois pas pour cela que l’humanité ait besoin de moi, pas plus que je n’ai besoin d’elle.

Modifie encore cette idée, à savoir que, si je suis seul, je ne me contente pas de moi-même. C’est quand je serai content de moi au contraire, que je sortirai de chez moi, où je ne suis pas gâté d’encouragements. Si tu pouvais voir au fond de ma cervelle, cette phrase que tu as écrite te semblerait une monstruosité.

Si ta conscience t’a ordonné de me donner ces conseils, tu as bien fait et je te remercie de l’intention. Mais je crois que tu l’étends aux autres, ta conscience, et que ce brave Louis ainsi que ce bon Théo, que tu associes à ton désir de me façonner une petite perruque pour cacher ma calvitie, se foutent complètement de ma pratique ou, du moins, n’y pensent guère. « La calvitie de ce pauvre Flaubert », ils peuvent en être convaincus, mais désolés, j’en doute. – Tâche de faire comme eux, prends ton parti sur ma caducité précoce, sur mon irrémédiable encroûtement. Il tient comme la teigne ; tes ongles se casseront dessus, garde-les pour des besognes plus légères.

Nous ne suivons plus la même route, nous ne naviguons plus dans la même nacelle. Que Dieu nous conduise donc où chacun demande ! Moi, je ne cherche pas le port, mais la haute mer. – Si j’y fais naufrage, je te dispense du deuil. Et puisque la sign[ature] de Q[uarafon] t’a plu et que tu l’as trouvée congruente aux idées qui la précédaient, je signe maintenant

l’Ours et l’Ours blanc encore. À toi.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 heure du matin.
[3 juillet 1852.]

Tes dernières lettres sont bien tristes, pauvre chère Louise. Tu m’as l’air découragée ; ne baisse pas. Tu étais si bien il y a quelque temps ; j’aime à te savoir calme là-bas pendant que je suis ici. Il y a bien des moments où, si je pouvais m’envoler vers toi, pour aller embrasser ta belle et bonne figure quand je me l’imagine triste et rêvant seule sur mille misères de la vie, je le ferais, va, et je m’en reviendrais. Espère, espère, tout est là ; les voiles ne vont pas sans vent, les cœurs tombent quand le souffle leur manque. J’ai été bien affaissé toute cette semaine où j’ai fait à peu près une page. Comme j’ai envie que cette première partie soit achevée ! J’ai presque la conviction que c’est trop long et pourtant je n’y vois rien à retrancher, il y a tant de petites choses importantes à dire. Depuis hier au soir pourtant et surtout aujourd’hui, ça va mieux, le beau temps sans doute en est cause. Ce soleil m’a délecté et ce soir la lune. Je me sens, à l’heure qu’il est, frais et rajeuni.

Du Camp m’a répondu une lettre bonhomme et affligée. Je lui en ai renvoyé une autre du même tonneau (de vinaigre). Je crois qu’il sentira longtemps l’étourdissement d’un tel coup de poing et qu’il se le tiendra pour dit. Je suis très bon enfant jusqu’à un certain degré, jusqu’à une frontière (celle de ma liberté) qu’on ne passe pas. Or comme il a voulu empiéter sur mon territoire le plus personnel, je l’ai recalé dans son coin et à distance. Comme il me disait que l’on se devait aux autres, qu’il fallait s’aider, etc., que j’avais une mission et autres phrases, après lui avoir exprimé net que je me foutais radicalement de tout et de tous, j’ajoutais : « Les autres se passeront donc de mes lumières. Je leur demande en revanche qu’ils ne m’empoisonnent pas de leurs chandelles » et de même encre pendant quatre pages. Je suis un Barbare, j’en ai l’apathie musculaire, les langueurs nerveuses, les yeux verts et la haute taille ; mais j’en ai aussi l’élan, l’entêtement, l’irascibilité. Normands, tous que nous sommes, nous avons quelque peu de cidre dans les veines ; c’est une boisson aigre et fermentée et qui quelquefois fait sauter la bonde.

Nous reverrons demain, nous deux B[ouilhet], l’article de Melænis, puisque tu penses que ça vaut mieux. Mais il faudrait qu’il fût signé de quelqu’un du journal ou, tout au moins, que l’on ne sût pas que ça vient de toi, pour dérouter et voir un peu les revirements. Je voudrais savoir aussi la pièce de Pradier parue. Quelle immense chose que Les États du Soleil de Bergerac ! J’adore Babinet ; voilà un homme qui admire L’Âne d’or.

J’ai beaucoup songé à M[usset]. Eh bien le fonds de tout cela c’est la Pose ! Pour la Pose tout sert, soi, les autres, le soleil, les tombeaux, etc., on fait du sentiment sur tout, et les pauvres femmes les trois quarts du temps y sont prises. C’est pour donner une bonne idée de lui qu’il te disait : « Essayez, j’ai échigné des Italiennes » (laquelle idée d’Italiennes s’associe à celle de volcan ; on voit toujours le Vésuve sous leur jupon. Erreur ! l’Italienne se rapproche de l’Orientale et est molle à la fesse, « Folle à la messe », comme eût dit ce vieux Rabelais ; mais n’importe, c’est une idée reçue), tandis que le pauvre garçon ne peut seulement peut-être pas satisfaire sa blanchisseuse. C’est pour paraître un homme à passions ardentes qu’il disait : « Moi, je suis jaloux, je tuerais une femme, etc. » On ne tue pas les femmes, on a peur de la cour d’assises. Il n’a pas tué George Sand. C’est pour paraître un luron qu’il disait : « Hier j’ai failli assommer un journaliste. » Oui, failli, car on l’a retenu. C’est peut-être l’autre qui l’eût assommé. C’est pour paraître un savant qu’il disait : « Je lis Homère comme Racine. » Il n’y a pas, à Paris, vingt personnes qui en soient capables, et de ceux qui en font leur métier. Mais quand on s’adresse à des gens qui n’ont jamais étudié le susdit grec, on vous croit. Cela me rappelle ce bon Gautier me disant : « Moi, je sais le latin comme on le savait au Moyen Âge », et le lendemain je trouve sur sa table une traduction de Spinoza. « Pourquoi ne le lisez-vous pas dans l’original ? – Ah ! c’est trop difficile. » Comme on ment ! Comme on ment en ce bas monde ! Bref, les bras tendus aux arbres et les regrets dithyrambiques de sa jeunesse perdue me semblent partir du même sac : elle sera émue, elle voudra (se dira-t-elle) me sauver, me relever, elle y mettra son orgueil. Les femmes à prétentions justes se laissent prendre à ces sophismes, et l’on blague, l’on blague les larmes aux yeux. Enfin, comme bouquet du feu d’artifice, éblouissement de la débauche, les démons de feu (pour dire les garces), etc., etc. Mais j’ai donné dans tout cela aussi moi ! à 18 ans ! J’ai cru également que l’alcool et le bordel inspiraient. J’ai quelquefois, comme ce grand homme, mangé en un seul coup beaucoup d’argent à des processions mythologiques, mais j’ai trouvé tout cela aussi bête que le reste et aussi vide. Il faut être un piètre homme pour s’y tenir ; on en est bien vite rebattu. Si je suis, sous le rapport vénérien, un homme si sage, c’est que j’ai passé de bonne heure par une débauche supérieure à mon âge et intentionnellement, afin de savoir. Il y a peu de femmes que, de tête au moins, je n’ai déshabillées jusqu’au talon. J’ai travaillé la chair en artiste et je la connais. Je me charge de faire des livres à en mettre en rut les plus froids. Quant à l’amour, ç’a été le grand sujet de réflexion de toute ma vie. Ce que je n’ai pas donné à l’art pur, au métier en soi, a été là ; et le cœur que j’étudiais, c’était le mien. Que de fois j’ai senti à mes meilleurs moments le froid du scalpel qui m’entrait dans la chair ! Bovary (dans une certaine mesure, dans la mesure bourgeoise, autant que je l’ai pu, afin que ce fût plus général et humain) sera sous ce rapport, la somme de ma science psychologique et n’aura une valeur originale que par ce côté. En aura-t-il ? Dieu le veuille !

Tu me racontes au moins quelque chose, toi, dans tes lettres. Mais que puis-je te dire, que t’entretenir des éternelles préoccupations de mon moi qui doivent finir par devenir fastidieuses ? Mais c’est que je ne sais que cela. Quand je t’ai dit que je travaille et que je t’aime, j’ai tout dit.

Adieu donc, chère Louise bien-aimée, je t’embrasse tendrement.

À toi, à toi.

G.

 

La Rose Énault est quelque chose de gigantesque. Voilà du comique au moins !

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de lundi à mardi, 2 h[eures].
[5-6 juillet 1852.]

Je viens d’achever l’article sur Melænis. Le tien, relu, ne m’a pas plu. – Et celui que je viens de faire n’est guère meilleur. Si tu le trouves bon, tant pis pour toi. – B[ouilhet] doit venir ce soir après ses leçons pour le voir, nous le recalons encore et te l’enverrons.

Pour faire un article sur M[elænis], il m’eût fallu les coudées franches et pouvoir tout dire. À quelque jour je ferai pour moi ce travail. Il y aurait, à propos de ce poème, beaucoup à dire et du neuf, esthétiquement et archéologiquement parlant. Mais aujourd’hui il s’agit tout bonnement d’en parler tant bien que mal, et de faire passer un article favorable. Les turpitudes que j’ai mises à la fin n’ont point d’autre but. Je rougis de tout point de cette ordure, et moi qui te fais de si belles remarques sur ce que tu me montres, si je t’avais là, tu verrais un peu comme je déchiquetterais à belles dents le foutu style que je t’envoie. – Peu importe, je désire beaucoup que cet article paraisse, et serais excessivement content si quelqu’un du journal voulait le signer. Je te recommande, bien entendu, l’anonyme le plus strict. Arrange-toi aussi de manière à ce que l’on ne se doute pas qu’il vient de toi. (Tu le feras recopier par la mère Hamelin.) Si aucun de ces messieurs ne veut le signer, mets un nom de hasard, mais vraisemblable. – Si l’article semble trop long, tu supprimerais toute l’analyse et ferais un joint quelconque pour arriver jusqu’aux considérations qu’il faut garder. Et alors on ferait une longue citation (la taverne). Mais je crois que l’analyse n’est pas ennuyeuse et que le peu de vers que j’ai cités, étant bien choisis, donnent une idée, approximative hélas, du poème. – Arrange-nous cette affaire, bonne Musette. Nous serions flattés de pouvoir montrer indirectement à la Revue de Paris qu’on peut se passer d’elle. – Il y a dans le dernier numéro une petite grosse flatterie directe de M[axime] à l’adresse de B[ouilhet] et une indirecte à la mienne. Je n’ai pas reçu de réponse à ma seconde lettre. – En recevrai-je ? J’en doute.

 

Mardi. [6 juillet.]

 

J’ai relu tout seul, et à loisir, ta dernière longue lettre, le récit de la promenade au clair de lune. J’aimais mieux la première de toute façon, et comme forme et comme fond. – N’est-ce pas qu’il s’est passé en toi quelque chose de trouble ? Tu as eu beau dédaigner cette bouffée, elle ne t’en a pas moins tourné le cœur pendant quelque temps. Tu me comprendrais mal si tu croyais, pauvre chère Louise, que je t’adresse quelque reproche. – On peut être maître de ce que l’on fait, mais jamais de ce que l’on sent. Je trouve seulement que tu as eu tort d’aller te promener une seconde fois avec lui. Tu l’as fait naïvement, je veux bien. Mais, à sa place, je t’en garderais rancune. Il peut te prendre pour une coquette. – Il est dans les idées reçues qu’on ne va pas se promener avec un homme au clair de lune pour admirer la lune. Et le sieur de M[usset] est diablement dans les idées reçues. – Sa vanité est de sang bourgeois.

Je ne crois pas, comme toi, que ce qu’il a senti le plus soient les œuvres d’art. – Ce qu’il a senti le plus, ce sont ses propres passions. Musset est plus poète qu’artiste, et maintenant beaucoup plus homme que poète – et un pauvre homme.

Musset n’a jamais séparé la poésie des sensations qu’elle complète. La musique, selon lui, a été faite pour les sérénades, la peinture pour le portrait, et la poésie pour les consolations du cœur. Quand on veut ainsi mettre le soleil dans sa culotte, on brûle sa culotte, et on pisse sur le soleil. C’est ce qui lui est arrivé.

« Les nerfs, le magnétisme, voilà la poésie. » Non, elle a une base plus sereine. S’il suffisait d’avoir les nerfs sensibles pour être poète, je vaudrais mieux que Shakespeare et qu’Homère, lequel je me figure avoir été un homme peu nerveux. Cette confusion est impie. J’en peux dire quelque chose, moi qui ai entendu, à travers des portes fermées, parler à voix basse des gens à trente pas de moi, moi dont on voyait à travers la peau du ventre bondir tous les viscères, et qui parfois ai senti dans la période d’une seconde un million de pensées, d’images, de combinaisons de toute sorte qui pétaient à la fois dans ma cervelle comme toutes les fusées allumées d’un feu d’artifice. – Mais ce sont d’excellents sujets de conversation et qui émeuvent.

La Poésie n’est point une débilité de l’esprit, et ces susceptibilités nerveuses en sont une. – Cette faculté de sentir outre mesure est une faiblesse. Je m’explique.

Si j’avais eu le cerveau plus solide, je n’aurais point été malade de faire mon droit et de m’ennuyer. J’en aurais tiré parti, au lieu d’en tirer du mal. Le chagrin, au lieu de me rester sur le crâne, a coulé dans mes membres et les crispait en convulsions. C’était une déviation. Il se trouve souvent des enfants auxquels la musique fait mal. – Ils ont de grandes dispositions, retiennent des airs à la première audition, s’exaltent en jouant du piano ; le cœur leur bat, ils maigrissent, pâlissent, tombent malades. Et leurs pauvres nerfs, comme ceux des chiens, se tordent de souffrance, au son des notes. Ce ne sont point là les Mozarts de l’avenir. La vocation a été déplacée. L’idée a passé dans la chair où elle reste stérile, et la chair périt. Il n’en résulte ni génie, ni santé.

Même chose dans l’art. La passion ne fait pas les vers. – Et plus vous serez personnel, plus vous serez faible. J’ai toujours péché par là, moi ; c’est que je me suis toujours mis dans tout ce que j’ai fait. – À la place de saint Antoine, par exemple, c’est moi qui y suis. La tentation a été pour moi et non pour le lecteur. – Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est (comme elle est toujours, en elle-même, dans sa généralité, et dégagée de tous ses contingents éphémères). Mais il faut avoir la faculté de se la faire sentir. Cette faculté n’est autre que le génie. Voir. – Avoir le modèle devant soi, qui pose. –

C’est pourquoi je déteste la poésie parlée, la poésie en phrases. – Pour les choses qui n’ont pas de mots, le regard suffit. – Les exhalaisons d’âme, le lyrisme, les descriptions, je veux de tout cela en style. Ailleurs c’est une prostitution, de l’art, et du sentiment même.

C’est cette pudeur-là qui m’a toujours empêché de faire la cour à une femme. – En disant les phrases po-ë-tiques qui me venaient alors aux lèvres, j’avais peur qu’elle ne se dise : « Quel charlatan ! » et la crainte d’en être un effectivement, m’arrêtait. – Cela me fait songer à Mme Cloquet qui, pour me montrer comme elle aimait son mari et l’inquiétude qu’elle avait eue durant une maladie de cinq à six jours qu’il avait faite, relevait son bandeau pour que je visse deux ou trois cheveux blancs sur sa tempe et me disait : « J’ai passé trois nuits sans dormir ! trois nuits à le garder. » C’était en effet formidable de dévouement.

Sont de même farine tous ceux qui vous parlent de leurs amours envolés, de la tombe de leur mère, de leur père, de leurs souvenirs bénis, qui baisent des médaillons, pleurent à la lune, délirent de tendresse en voyant des enfants, se pâment au théâtre, prennent un air pensif devant l’Océan. Farceurs ! farceurs ! et triples saltimbanques ! qui font le saut du tremplin sur leur propre cœur pour atteindre à quelque chose.

J’ai eu aussi, moi, mon époque nerveuse, mon époque sentimentale, et j’en porte encore, comme un galérien, la marque au cou. Avec ma main brûlée j’ai le droit maintenant d’écrire des phrases sur la nature du feu. Tu m’as connu, comme cette période venait de se clore, et arrivé à l’âge d’homme. – Mais avant, autrefois, j’ai cru à la réalité de la poésie dans la vie, à la beauté plastique des passions, etc. J’avais une admiration égale pour tous les tapages ; j’en ai été assourdi et je les ai distingués.

J’aurais pu t’aimer d’une façon plus agréable pour toi. – Me prendre à ta surface et y rester. – C’est longtemps [ce] que tu as voulu. Eh bien non. J’ai été au fond. – Je n’ai pas admiré ce que tu montrais, ce que tout le monde pouvait voir, ce qui ébahissait le public. J’ai été au-delà et j’y ai découvert des trésors. Un homme que tu aurais séduit et dominé ne savourerait pas comme moi ton cœur aimant jusqu’en ses plus petits angles. – Ce que je sens pour toi n’est pas un fruit d’été, à peau lisse, qui tombe de la branche au moindre souffle et épate sur l’herbe son jus vermeil. – Il tient au tronc, à l’écorce dure comme un coco, ou garnie de piquants comme les figues de Barbarie. – Cela vous blesse les doigts, mais contient du lait.

***

Quel beau temps ! Louise, comme le soleil brille ! Tous mes volets sont fermés, je t’écris dans l’ombre. – Voilà deux ou trois bien belles nuits. – Quels clairs de lune ! Je me sens en bon état physique et moral, et j’espère que ma Bovary va reprendre un peu. La chaleur me fait l’effet d’eau-de-vie. Elle me sèche la fibre et m’excite. – J’attends B[ouilhet]. Un bon baiser. Je fermerai ma lettre ce soir. À toi.

Ton G.

***

Je te renvoie aussi ton article, à cause des citations coupées.

***

Mardi soir.

B[ouilhet] est étonné de n’avoir reçu de toi ni lettre ni Pays. Qu’est-ce qu’il y a ?

Voilà l’article ; il ira comme ça. Tâche pourtant de le faire passer. – Ainsi que la pièce de Pradier, si elle ne l’est pas encore.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de mercredi.
[7 juillet 1852.]

Non, je ne te ferai pas de reproches, quoique tu m’a[ie]s fait bien souffrir ce matin, étrangement, et d’une manière nouvelle. Quand j’en suis arrivé, dans ta lettre, au tutoiement, c’est comme si j’eusse reçu un soufflet sur la joue, j’ai bondi. – Oui, j’ai eu cette faiblesse et ne pas l’avouer serait poser. Cet homme me paiera cette rougeur un jour ou l’autre, d’une façon telle qu’elle [sic]. Si je faisais des phrases dans son genre, je te dirais que j’éprouve le besoin de l’assommer. Mais il est certain que je le bâtonnerais avec délices, et qu’il me reste de tout cela un cor fort sensible. S’il me marche jamais sur le pied, je lui fourrerai ce pied dans le ventre, et quelque chose avec. Ah ! ma pauvre Louise, toi, toi, avoir été là ! Je t’ai vue un moment tuée sur le pavé, avec la roue te passant sur le ventre, un pied de cheval sur ta figure ; dans le ruisseau, toi, toi, et par lui ! Oh ! comme je voudrais qu’il revienne et que tu me [le] foutes à la porte crânement devant trente personnes ! S’il te récrit, réponds-lui une lettre monumentale de cinq lignes. « Pourquoi je ne veux pas de vous ? Parce que vous me dégoûtez et que vous êtes un lâche. » Il avait peut-être peur de se compromettre en venant voir si tu n’étais pas écrasée sous la roue.

Noble poète qui pense à amuser le prince-président en lui envoyant des facéties sur l’Académie (dont il est très fier d’être membre), et qui tremble encore, à l’heure qu’il est, que l’Académie n’en sache quelque chose !

Tu as manqué de tact dans toute cette affaire. – Il y a du vent dans la tête des femmes, comme dans le ventre d’une contrebasse ! Au lieu de t’élancer de la voiture, tu n’avais qu’à faire arrêter le cocher et de [sic] lui dire : « Faites-moi le plaisir de jeter dehors M. A. de M[usset] qui m’insulte. »

Je m’arrête, je ne veux pas t’en écrire plus long. – Il est très tard. Je n’ai rien fait aujourd’hui, sauf ce soir depuis deux heures.

La pièce sur Mme Waldor est fort belle, fort belle. Quand au reste, assez médiocre.

Merci pour l’article, et qu’on le signe surtout ! – J’attends les vers avec impatience.

Adieu. – Je t’embrasse, je te serre, je te baise partout. À toi, à toi, mon pauvre amour outragé. Encore un long baiser.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir. [12 juillet 1852.]

Si j’avais le temps je te ferais une belle leçon d’anatomie sur toute cette histoire passée de M[usset]. (Je n’y reviendrai plus, n’aie pas peur, j’en suis, plus que toi, fort saoul.) Et reprenant une à une toutes tes lettres je disséquerais muscle à muscle et jusqu’aux plus petits filets nerveux tout ce qui s’est passé. Je le sais. – Sais-tu ce qu’il y a de mieux dans tout cela et la seule bonne chose que tu as faite ? C’est de me l’avoir dit. Cette franchise t’honore, elle est au-dessus de la vulgarité de la plupart des femmes. Mais tu as été bien femme ! pauvre Louise. – Une telle étude était une lecture trop difficile pour tes yeux tendres. Ils se sont brouillés sur les lignes que tu voulais lire pour t’amuser seulement. – Voilà pourquoi ta conduite, pour lui, doit être encore inexplicable. – Il ne se tient pas pour battu, il reviendra. Vous vous reverrez, n’importe comment. – La scène de la voiture était un dénouement, il a recommencé un autre acte, celui des adieux, des regrets, des « Ah ! si le Ciel l’avait voulu ! ».

Ai-je été jaloux, moi, dans tout cela ? – Il se peut. Au récit de ta grande lettre, quand je me suis senti si furieux, ce n’était pas de la jalousie pourtant, mais deux sentiments, celui de mon impuissance, de mon inanité (je n’étais pas là, me disais-je) et une sensation de scandale, d’outrage personnel, comme la déglutition d’une ignominie qu’on m’entonnait.

Sais-tu que je suis embarrassé avec toi, je ne sais sur quel terrain marcher. Tu m’écris qu’un conseil que je t’ai donné, désintéressé comme je l’eusse fait à ma sœur, celui de promettre et après de l’envoyer bouler, t’avait pincé le cœur. Je m’y perds et n’y comprends rien.

Pourquoi aussi as-tu l’air de me supplier de ne pas le tuer, comme si j’étais un rodomont et que j’eusse fait là-dessus des phrases écarlates. Serait-ce pour me montrer que tu me regardes comme un homme très brave, et me flatter ? – Rassure-toi, je ne chercherai pas d’occasion. Mais je te jure bien, et par tous les serments possibles, que si elle se présente, je ne la raterai pas. Je tiens toutes mes paroles et surtout celles que je me donne.

Puis-je te parler franchement ? Mais tu vas te blesser encore. Tant pis ! Tu m’as dit la vérité, je te la dois aussi.

Tout cela m’a rendu fort triste. Je me suis dit : en effet je suis si peu avec elle ! et si rarement ! et je ne suis pas après tout ce qui s’appelle un homme aimable. – (Si j’étais femme en effet je ne voudrais pas de moi pour amant, c’est sûr. – Une passade, oui, mais une intimité, non.) Eh bien, dans une heure de vide, un autre est venu, un autre, célèbre celui-là, et suppliant et se faisant enfant… Vaudrait-il mieux pour elle qu’elle m’abandonne ? – La rendrait-il plus heureuse ? Et je vous ai vus ensemble quelque temps. Mais quelle société ! quel dégoût dans ces baisers pleins de hoquets ! – Et quelle misère d’homme en vérité ! – Je vaux mieux que cela, moi. On ne me met pas encore de persil dans le nez, et je n’ai ni renié mes maîtres, ni cherché à amuser le prince-président, ni défié de se tuer quelqu’un que j’outrageais.

Ouf ! – assez, hein ? – N’en parlons plus. Que je t’embrasse à toutes les places qu’il convoite et qu’il n’en soit plus question.

Voilà dix jours que je travaille bien. J’en ai autant fait depuis ces grandes chaleurs que pendant tout le mois de juin qui a été atroce pour moi. – Dans une quinzaine j’espère avoir fini ma 1re partie. Encore une semaine ensuite pour la corriger et une autre pour revoir le tout. Ainsi dans 4 semaines environ je t’irai voir. – Cette fin m’occupe beaucoup. J’ai tout abandonné pour y travailler exclusivement.

Autre chapitre auquel je te prie de me répondre franchement. Tu me parais un peu gênée sous le rapport du numéraire. Veux-tu 500 fr[ancs] ? Toute la peine sera de les aller chercher à Rouen et rien autre. Tu aurais bien tort de faire des cérémonies. Ce serait assez bête. J’ai encore mille francs, reste de 22 mille. Nous partagerons. – Ou que je te les apporte, c’est comme tu voudras.

***

Entre nous je ne compte pas beaucoup sur l’article du vieux père Carpentigny qui m’a l’air d’un très galant homme, mais profondément farceur. On dit tant de choses par politesse ! J’attends avec impatience l’article et surtout les vers du Pays. As-tu recommandé à Ferrat de ne pas bavarder ?

Lis-tu enfin L’Âne d’or ? Je t’apporterai Bergerac, il faut que tu connaisses ce drôle. – Tu ne lis pas assez de bonnes choses. – Un écrivain, comme un prêtre, doit toujours avoir sur sa table de nuit quelque livre sacré.

Tu peux m’envoyer de l’eau Taburel. Mes cheveux ne tombent plus. – Adieu, ma chère Louise, aime-moi toujours. Dans un mois nous aurons encore quelques bons moments, et puis dans un an. – Espérer, tout est là, espérer et mourir, tel[le] est la vie. Ça ferait une belle devise de cachet.

À toi, ton G.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset, nuit du 17 au 18 juillet 1852.]

Pour éviter tout malentendu, je te renvoie ce mot.

Tout bien réfléchi, il faut vraiment que je voie un comice agricole. (Sens-tu la beauté de ma rage ? – Cérès me poursuit. Quelle Proserpine !)

Donc je m’embarquerai par le bateau qui passe devant Croisset à 9 h 3/4. – Prends celui-là.

Si tu ne prends que celui de 11 h[eures], déjeune à Croisset, et viens-t’en me retrouver ensuite.

J’imagine qu’il doit y avoir de bonnes charges à voir.

Il est 1 h[eure] du matin. Je ne sais pas comment je n’ai pas la poitrine défoncée, depuis 4 h[eures] que je hurle sans interruption. Il faut que j’aie décidément les poumons entourés d’un triple airain plus que le premier navigateur.

Addio carissimo (petit chic italien et bien porté).

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir. [18 juillet 1852.]

Ce sera ce soir une lettre bien courte. Voilà plusieurs nuits que je passe à peu près complètement et j’ai besoin d’en faire une bonne. Je t’écrirai plus longuement un des jours de cette semaine. Hier il a fallu se lever avant six heures pour aller à 3 lieues d’ici, à la campagne, à l’enterrement de Fauvel, ce cousin de ma mère dont je t’ai parlé, qui est mort en Afrique. J’ai avalé deux messes, une à la cathédrale de Rouen d’abord, puis là-bas à Pissy. Ce matin, j’ai été à un comice agricole, dont j’en [sic] suis revenu mort de fatigue et d’ennui. J’avais besoin de voir une de ces ineptes cérémonies rustiques pour ma Bovary, dans la deuxième partie. C’est pourtant là ce qu’on appelle le Progrès et où converge la société moderne. J’en suis physiquement malade. L’ennui qui m’arrive par les yeux me brise, nerveusement parlant, et puis le spectacle longtemps enduré de la foule me plonge toujours dans des vases de tristesse où j’étouffe ! Je ne suis pas sociable, définitivement. La vue de mes semblables m’alanguit. Cela est très exact et littéral.

Quelles bonnes journées j’ai passées jeudi et vendredi ! Jeudi soir, à deux heures du matin, je me suis couché si animé de mon travail qu’à trois heures je me suis relevé et j’ai travaillé jusqu’à midi. Le soir je me suis couché à une heure, et encore par raison. J’avais une rage de style au ventre à me faire aller ainsi le double de temps encore. Le vendredi matin, quand le jour a paru, j’ai été faire un tour de jardin. Il avait plu, les oiseaux commençaient à chanter et de grands nuages ardoise couraient dans le ciel. J’ai joui là de quelques instants de force et de sérénité immense dont on garde le souvenir et qui font passer par-dessus bien des misères. J’éprouve encore l’arrière-goût de ces trente-six heures olympiennes et j’en suis resté gai, comme d’un bonheur.

Ma première partie est à peu près faite. J’éprouve un grand sentiment de débarras. Jamais je n’ai écrit quelque chose avec tant de soin que ces vingt dernières pages. Au milieu de la semaine qui suivra la prochaine, c’est-à-dire vers le 4 ou le 5 août, de mardi ou de mercredi en quinze, je compte donc aller te voir. Je t’apporterai 500 francs ; ce sera avant l’époque de ton billet.

Musset s’est conduit en homme d’esprit. Retiens cela et rappelle-toi cette appréciation de sa conduite présente pour plus tard. Voilà tout ce que j’en peux dire.

Quant à moi, tu finis par me donner une figure ridicule d’anthropophage, que je renie. Mais mes sentiments là-dessus ne sont pas comme les tiens, si variables. Je n’ai vu que l’action et non la réaction. Tu m’excuseras donc si je garde mes premières impressions que rien, je crois, n’effacera. Ce qui se formule en moi par image y reste. Or il m’en a causé une, à ton endroit, odieuse. Nous causerons de tout cela tranquillement, ensemble, dans seize à dix-huit jours, quand je t’embrasserai, ma bonne chère Louise.

J’ai bien ri de ton excitation à propos du Satyricon. Il faut que tu sois fort inflammable. Je te jure bien, quant à moi, que ce livre ne m’a jamais rien fait. Il y a, du reste, peu de luxure, quoi que tu en dises. Le luxe y domine tellement la chair qu’on la voit peu.

Adieu, à bientôt une autre lettre. Écris-moi.

Je t’embrasse bien fort.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi 4 heures du soir.
[22 juillet 1852.]

Je suis en train de recopier, de corriger et raturer toute ma première partie de Bovary. Les yeux m’en piquent. Je voudrais d’un seul coup d’œil lire ces cent cinquante-huit pages et les saisir avec tous leurs détails dans une seule pensée. Ce sera de dimanche en huit que je relirai tout à Bouilhet et le lendemain, ou le surlendemain, tu me verras. Quelle chienne de chose que la prose ! Ça n’est jamais fini ; il y a toujours à refaire. Je crois pourtant qu’on peut lui donner la consistance du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore. Voilà du moins mon ambition (il y a une chose dont je suis sûr, c’est que personne n’a jamais eu en tête un type de prose plus parfait que moi ; mais quant à l’exécution, que de faiblesses, que de faiblesses mon Dieu !). Il ne me paraît pas non plus impossible de donner à l’analyse psychologique la rapidité, la netteté, l’emportement d’une narration purement dramatique. Cela n’a jamais été tenté et serait beau. Y ai-je réussi un peu ? Je n’en sais rien. À l’heure qu’il est je n’ai aucune opinion nette sur mon travail.

Causons un peu de la pièce d’Hugo. Je n’aime pas les six premiers vers :

 

Aux anges de ta vie

 

pas d’ange ! pas d’ange ! Ce sont tous ces mots-là qui donnent des chloroses au style. Une femme vaut mieux qu’un ange, d’abord ; les ailes ne valent pas les omoplates et sont plus faciles à faire. La description du salon est bien troussée et il y a là deux excellents vers :

 

Mais l’ombre disputait…

La moitié du plafond…

 

Des fronts charmants, des têtes inspirées

 

répétition de la même idée ; lourd et surtout bien vague d’expression à côté du détail si précis bordures dorées. Piédestal, triomphal, rime commune ; va avec : guerriers, lauriers.

 

D’un culte saint et la tête penchée

 

encore une tête. C’est trop de têtes.

 

Comme une Grecque eût fait de ses poètes dieux

 

atroce de tournure.

 

Une muse…

Attachait…

 

deux bons vers, si ce n’est conquis, qui est banal.

 

Tu passais radieux, ceint de la double gloire !!

 

deux idées ; une aurait suffi ; elles se nuisent. On voit à la fois des rayons et une ceinture. Que l’idée de radieux emplisse seule le vers ! C’est ceint qui est mauvais.

Les deux autres, qui finissent le mouvement, bons.

 

Héros triomphants

 

pas raide ; nous avons déjà triomphal plus loin. Toute la fin du couplet bien pâteuse. Mauvaises épithètes : courtisane étrange. Pourquoi étrange ? Pour rimer avec ange. Pourquoi ange ! Pour rimer avec étrange ; cheville double.

Le couplet qui suit me plaît assez et le commencement de l’autre, dont je ne comprends pas la fin parce que l’idée n’est pas nette ; et d’ailleurs encore du radieux.

Quoi qu’il en soit, il y a du bon dans cette pièce et j’en aime assez l’ensemble. C’est bien de toi dont on peut dire le mot de Boileau sur Corneille. Il a un bon génie qui lui souffle des vers et puis qui, tout à coup, l’abandonne et lui dit : « Tirez-vous-en comme vous pourrez. » À côté de choses excellentes tu en fourres avec le même aplomb de pitoyables.

 

Mais l’ombre disputait à la pâle clarté

La moitié du plafond rempli d’obscurité.

 

n’a pas l’air d’être fait par l’auteur de :

 

Les suaves désirs de la vierge au cœur d’ange

Et ceux de Marion la courtisane étrange.

 

Et ce qui m’étonne, c’est que souvent, en tes bons endroits, la difficulté y est vaincue triomphalement (comme ici par exemple) et que les mauvais pèchent au contraire par une inexpérience enfantine.

Médite donc plus avant d’écrire et attache-toi au mot. Tout le talent d’écrire ne consiste après tout que dans le choix des mots. C’est la précision qui fait la force. Il en est en style comme en musique : ce qu’il y a de plus beau et de plus rare c’est la pureté du son.

Bouilhet a reçu de Du Camp une lettre qui nous plonge dans une hilarité profonde. Il a découvert les vers au Pays et lui fait toute espèce d’offres de services. Il va en mettre dans le numéro d’août, lui en promet d’avance pour celui de novembre, etc. Voilà les hommes : plus on les néglige, plus ils vous recherchent. Quelle pitoyable chose que tout cela !

Je ne te parle jamais de mes embêtements de famille, mais je n’en manque pas non plus. Mon frère, ma belle-sœur, mon beau-frère […], j’ai de tout cela plein le dos. Dieu ! que je suis gorgé de mes semblables ! Si j’étais seul, l’ennui ne durerait pas un quart d’heure et j’aurais bien vite envoyé promener toutes ces mauvaises bêtes. Patience ! Je me promets un jour un grand soulagement de ce côté. Mon entourage (qui, Dieu merci, m’entoure peu) recevra un jour de ma seigneurie une ruade telle qu’il ne s’en relèvera plus. Quelle admirable invention du Diable que les rapports sociaux !

Je lis maintenant le soir, dans mon lit, l’histoire de Charles XII du sieur de Voltaire. C’est corsé ! Voilà de la narration au moins.

Énault poussant Bouilhet me paraît assez grotesque. Mais qu’est-ce qui n’est pas grotesque ? Voir les choses en farce est le seul moyen de ne pas les voir en noir. Rions pour ne pas pleurer.

Dans quinze jours, chère Louise, j’espère être à tes côtés (et sur tes côtes). J’en ai besoin. Cette fin de mon roman m’a un peu fatigué. Je m’en aperçois maintenant que le four commence à se refroidir.

Adieu, je profite d’une occasion pour Rouen pour faire partir ma lettre ce soir. Écris-moi. Je t’embrasse tendrement comme je t’aime, ma vieille chérie.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir, 1 heure de nuit.
[26 juillet 1852.]

J’en aurais encore pour quinze grandes journées de travail à revoir toute ma première partie. J’y découvre de monstrueuses négligences. Mais je t’ai promis pour la semaine prochaine de venir ; je ne manquerai pas à ma promesse. Ce ne sera pas lundi, mais mercredi ; je resterai une huitaine. Nous devons aller à Trouville (où ma mère a besoin) vers le 15. Si je ne reviens pas exprès pour ton prix, chose que je ne puis te promettre, je viendrai te faire une petite visite dans les premiers jours de septembre, quand je ne serai pas encore bien en train et que le scénario de ma seconde partie sera bien retravaillé. Voilà sept à huit jours que je suis à ces corrections, j’en ai les nerfs fort agacés. Je me dépêche et il faudrait faire cela lentement. Découvrir à toutes les phrases des mots à changer, des consonances à enlever, etc. ! est un travail aride, long et très humiliant au fond. C’est là que les bonnes petites mortifications intérieures vous arrivent. J’ai lu mes vingt dernières pages hier à Bouilhet qui en a été content ; pourtant, dimanche prochain je lui relis tout. Je ne t’apporterai rien ; avec toi j’ai de la coquetterie, et je ne te montrerai pas une ligne avant que je n’aie complètement fini, quelque envie que j’aie de faire le contraire. Mais c’est plus raisonnable ; tu n’en jugeras que mieux et n’en auras que plus de plaisir si c’est bon. Encore une longue année !

J’ai reçu l’eau Taburel, l’article et la poudre. Pourquoi la poudre ? Je me sers depuis des années d’odontine de Lepelletier, qui est une très bonne chose. Enfin je vais user de cette poudre en ton honneur.

Les vers du Pays sont parus. (Merci pour nous deux, ma pauvre chérie.) Un journal de Rouen les a reproduits le lendemain. Hier j’ai été voir à Rouen une ascension aérostatique de Poitevin ; c’est fort beau. J’ai été dans une vraie admiration. – De tes deux pièces de vers, il n’y a de vraiment bon que le milieu de La Place Royale ; la fin est bien molle. Pourquoi donc ne donnes-tu pas plus cours à ton talent pittoresque ? Tu es plus pittoresque et dramatique que sentimentale, retiens cela ; ne crois pas que la plume ait les mêmes instincts que le cœur. Ce n’est pas dans le vers de sentiment que tu réussis, mais [dans] le vers violent ou imagé, comme toutes les natures méridionales. Va donc dans cette voie franchement ; il y a, dans cette pièce de La Place Royale, de charmantes choses, comme rareté et compréhension plastique, et qui sont à toi, au moins qui sont neuves. Dans quatorze à seize mois, quand j’aurai un logement à Paris, je te rendrai la vie dure, va, et je te traiterai virilement comme tu le mérites.

Oui, c’est une étrange chose que la plume d’un côté et l’individu de l’autre. Y a-t-il quelqu’un qui aime mieux l’antiquité que moi, qui l’ait plus rêvée, et fait tout ce qu’il a pu pour la connaître ? Et je suis pourtant un des hommes (en mes livres) les moins antiques qu’il y ait. À me voir d’aspect, on croirait que je dois faire de l’épique, du drame, de la brutalité de faits, et je ne me plais au contraire que dans les sujets d’analyse, d’anatomie, si je peux dire. Au fond, je suis l’homme des brouillards, et c’est à force de patience et d’étude que je me suis débarrassé de toute la graisse blanchâtre qui noyait mes muscles. Les livres que j’ambitionne le plus de faire sont justement ceux pour lesquels j’ai le moins de moyens. Bovary, en ce sens, aura été un tour de force inouï et dont moi seul jamais aurai conscience : sujet, personnage, effet, etc., tout est hors de moi. Cela devra me faire faire un grand pas par la suite. Je suis, en écrivant ce livre, comme un homme qui jouerait du piano avec des balles de plomb sur chaque phalange. Mais quand je saurai bien mon doigté, s’il me tombe sous la main un air de mon goût et que je puisse jouer les bras retroussés, ce sera peut-être bon. Je crois, du reste, qu’en cela je suis dans la ligne. Ce que vous faites n’est pas pour vous, mais pour les autres. L’Art n’a rien à démêler avec l’artiste. Tant pis s’il n’aime pas le rouge, le vert ou le jaune ; toutes les couleurs sont belles, il s’agit de les peindre. Lis-tu L’Âne d’or ? Tâche donc de l’avoir lu avant que je n’arrive, que nous en causions un peu. Je t’apporterai Cyrano. Voilà un fantaisiste, ce gaillard-là, et un vrai encore ! ce qui n’est pas commun. J’ai lu le volume de Gautier : piteux ! Par ci par-là une belle strophe, mais pas une pièce. C’est éreinté, recherché ; toutes les ficelles sont en jeu. On sent un cerveau qui a pris des cantharides. Érection de mauvaise nature, comme celle des gens qui ont les reins cassés. Ah ! ils sont vieux tous ces grands hommes, ils sont vieux, ils bavachent sur leur linge. Ils ont fait tout ce qu’il faut pour cela, du reste.

Sois tranquille, le jeune homme aura son paquet, non pas par moi (ça pourrait être jugé partial), mais par Bouilhet qui s’en charge.

J’irai après-demain à Rouen pour toi et huit jours après nous nous verrons donc ! Comme je te serrerai dans mes bras avec plaisir, comme je t’embrasserai ! Adieu, chère Louise bien-aimée, mille baisers sur les yeux et sous le col. À toi.

Ton GUSTAVE.

***

Je te rapporterai tous tes livres et journaux. Je t’écrirai samedi ou dimanche pour te dire le jour précis de mon arrivée.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir, 11 heures.
[1er août 1852.]

Après-demain, à cette heure-ci je serai avec toi. Attends-moi, mardi, vers 9 ou 10 heures.

J’ai retrouvé la pièce des Yeux et te l’apporte.

À toi, à bientôt.

Ton G.

 

Ce sont de bonnes lettres, cela, n’est-ce pas ? quoiqu’elles ne soient pas longues. J’écrirai la prochaine avec moins de plaisir.

Mille baisers encore.

À JULES DUPLAN

[Paris,] jeudi soir. [5 août 1852 ?]

Mon cher Duplan,

Je suis à l’hôtel du Helder pour cinq à six jours. J’aurais bien des choses à vous dire, et grand plaisir à vous voir.

Dites-moi l’heure où vous êtes chez vous. Quant à moi je ne sors guère avant 9 heures.

À vous.

À LOUISE COLET

[Paris,] 9 heures du soir.
[5 août 1852 ?]

Je tombe sur les bottes (expression que je t’expliquerai).

Dieu ! que c’est mauvais, que c’est mauvais ! J’en suis gêné. Et les orgues de barbarie qui n’arrêtent pas !

J’y suis depuis 3 heures. Je sors pour aller dîner. Duplan vient à 10 heures.

Je travaillerai tard cette nuit.

Adieu, mille baisers. À demain, le plus tôt possible, mais je veux te porter tout achevé.

À JULES DUPLAN

[Paris, 6 août 1852 ?]

Venez, mon cher ami, à 11 heures, dimanche. Vous déjeunerez avec Bouilhet et le philosophe Baudry.

À vous.

Vendredi matin.

À JULES DUPLAN

[Paris,] samedi matin. [7 août 1852 ?]

Mon cher Duplan,

Voici les poésies en question.

Pas n’est besoin de vous recommander la plus stricte discrétion. – Vous comprenez quel triomphe il y aurait de l’autre côté si la chose ratant, venait à être éventée.

J’espère vous voir mercredi soir à 8 heures 1/2. – Mais d’ici là je vous écrirai un mot.

Adieu, je vous serre les mains.

À vous de cœur, avec toutes sortes de remerciements de nous deux.

Si la pièce du Marchand de mouron plaisait, et que la dernière strophe déplût, on pourrait la changer. Au reste nous en causerons. – Bon courage, à mercredi donc.

À LOUIS BOUILHET

[Paris,] mardi, minuit. [10 août 1852.]

Mon cher vieux,

J’arrive à la rue Verte jeudi à 3 h 17 m. Il faut que tu t’y trouves afin que je te remette la pièce de la Muse La Veille que tu dois lui renvoyer de suite. Il y a urgence pour l’impression.

Nous avons travaillé comme des enragés. Pour ma part quant à moi j’en ai assez.

L’histoire des 500 francs m’embête, enfin !… J’espère que, comme pour le reste, on aura le bon esprit de ne pas m’en parler.

À toi, ton vieux solide.

 

Saulcy m’a promis ce matin que ce serait Ph. Chasles qui ferait ton article dans L’Athenaeum. – C’est bon comme signature. – Ça va bien.

À JULES DUPLAN

[Paris,] mercredi matin. [11 août 1852 ?]

Mon cher Duplan,

Je vous attends ce soir à 9 heures.

Si vous étiez libre ce matin, une minute, ça ferait mieux mon affaire. – Je serai chez moi jusqu’à 2 h[eures]. –

Si pourtant vous ne pouvez venir que ce soir je vous attends.

Un mot de réponse.

À vous.

Rue du Helder, 10.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit.
[1er septembre 1852.]

Chère et bonne Louise, j’ai été tantôt à Rouen (j’avais à y chercher un Casaubon à la Bibliothèque) et j’ai rencontré par hasard le jeune Bouilhet, chez lequel je devais aller ensuite. – Il m’a montré ta lettre. Permets-moi de te donner, ou plutôt de vous donner un conseil d’ami et si tu as quelque confiance en mon flair, comme tu dis, suis-le. Je te demande ce service pour toi. Ne publie pas la pièce qu’il t’a adressée. Voici mes raisons. – Elle vous couvrirait de ridicule tous les deux. Les petits journaux qui n’ont rien à faire ne manqueraient pas de blaguer sur les regards de flamme, les bras blancs, le génie, etc… et la Reine ! surtout. Ne touchez pas à la Reine deviendrait un proverbe. Cela te ferait du tort, sois-en sûre. S’ils étaient bons, ces vers, au moins, mais c’est que la pièce est assez médiocre en elle-même (je la connaissais et ne t’en avais point parlé pour cela). Tu t’es d’ailleurs révoltée toi-même contre cette association du physique et du moral que je trouve ici outrée et même maladroite :

 

Qui ne vante nos vers qu’en vantant nos beaux yeux.

 

On vous associerait dans un tas de charges. – La pièce, étant la plus faible jusqu’à ce jour que B[ouilhet] ait faite, lui nuirait (songes-y un peu) et quant à toi, à part la petite gloriole d’un instant de la voir imprimée, te ferait peut-être un mal plus sérieux. Il n’avait point réfléchi à tout cela, et riait seulement de ta résolution. – Nous sommes convenus qu’il t’en referait une plus sérieuse, et plus publiable. – Tu es une très belle femme, mais meilleur poète encore, crois-moi. Je saurais où en aller trouver, qui aient la taille plus mince, mais je n’en connais pas d’un esprit plus haut, quand toutefois le cul, que j’aime entre parenthèses, ne le fait pas décheoir. – Tu vas te révolter, je le sais bien. – Mais je te conjure de réfléchir et, plus, je te supplie de suivre mon avis.

Si tu avais toujours eu un homme aussi sage que moi, pour [te] conseiller, bien des choses fâcheuses ne te seraient pas arrivées. – Comme artiste, et comme femme, je ne trouve pas cette publication digne. Le public ne doit rien savoir de nous. Qu’il ne s’amuse pas de nos yeux, de nos cheveux, de nos amours. (Combien d’imbéciles accueilleront ces vers d’un gros rire !) C’est assez de notre cœur, que nous lui délayons dans l’encre, sans qu’il s’en doute. Les prostitutions personnelles en art me révoltent. – Et Apollon est juste : il rend presque toujours ce genre d’inspiration languissante. – C’est du commun. – (Dans la pièce de B[ouilhet] il n’y a pas un trait neuf. – On y sent, en dessous, une patte habile, voilà tout.)

Console-toi donc, et attends une autre pièce où tu seras chantée, mieux de toute façon, et d’une manière plus durable. – C’est une affaire convenue, n’est-ce pas ?

Si quelqu’un t’outrage là-dessus, comment répondre ? Il faut pour ces genres d’apothéoses une œuvre hors ligne. Alors ça dure, fût-ce adressé à des crétins ou à des bossus. Sais-tu ce qui te manque le plus, à toi ? le discernement. On en acquiert en se mettant des éponges d’eau froide sur la tête, chère sauvage. – Tu fais et écris un peu tout ce qui te passe par la cervelle, sans t’inquiéter de la conclusion. – Témoin la pièce des Fantômes.

C’était une belle idée, et le début est magistral, mais tu l’as éreintée à plaisir. – Pourquoi la femme spéciale, au lieu de la femme en général ? Il fallait, dans la première partie, montrer l’indifférence de l’homme et, dans la seconde, l’impression morne de la femme. Si ses fantômes sont plus nets, c’est qu’ils ont passé moins vite. C’est qu’elle a aimé et que l’homme n’a fait que jouir. – Chez l’un c’est froid, chez l’autre c’est triste. – Il y a oubli chez l’un, et rêve chez l’autre, étonnement et regret. – C’est donc à refaire.

Voilà que tu deviens homme. Ce qui t’est personnel est plus faible maintenant que ce qui est imaginé (tu as été moins large en parlant de la femme que de l’homme). J’aime ça, que l’on comprenne ce qui n’est pas nous. – Le génie n’est pas autre chose, ma vieille : avoir la faculté de travailler d’après un modèle imaginaire qui pose devant nous. Quand on le voit bien, on le rend. La forme est comme la sueur de la pensée. Quand elle s’agite en nous, elle transpire en poésie.

Je reviens aux Fantômes. Je garderais jusqu’au § III et je ferais un parallélisme plus serré. Il faut aussi que l’on sente plus nettement les deux voix qui parlent. En un mot ta pièce (telle qu’elle est) est au début large comme l’humanité et à la fin, étroite comme l’entre-deux des cuisses. Ne te laisse pas tant aller à ton lyrisme. Serre, serre, que chaque mot porte. – La fin des Fantômes bavache et n’a plus de rapport avec le commencement. Il n’y a pas de raison avec un tel procédé pour s’arrêter. – Il ne faut pas rêver, en vers. Mais donner des coups de poing.

Je ne fais point de remarque marginale sur la seconde partie, parce que presque rien ne m’en plaît ; mais ce qui me plaît c’est ta bonne lettre de ce matin. – Tu m’as dit un mot qui me va au cœur : « Je ferai quelque chose de beau, dussé-je en crever. » Voilà un mot, au moins. – Reste toujours ainsi, et je t’aimerai de plus en plus, si c’est possible. C’est par là surtout que tu seras mon épouse légitime et fatale.

B[ouilhet] va s’occuper des journaux de R[ouen]. – Ce sont des brutes, des ânes, etc… Faire un article sérieux dans l’une de ces feuilles, c’est du temps complètement perdu de toute façon. – Est-ce qu’on lit à Rouen ! Je voulais faire de toi un portrait littéraire, si je l’avais pu toutefois, non pas à la Sainte-Beuve, mais comme je l’entends. – Il m’aurait fallu pour cela te relire en entier. – Ce serait pour moi un travail d’un bon mois. C’est comme pour Melænis, j’y ferai un jour une préface. – Quoi qu’il en soit, si tu me trouves dans un journal de Paris une grande colonne, je t’y dirai des douceurs, sincères. Mais quant à R[ouen], outre que la chose me répugne parce que c’est Rouen (comprends ça), cela ne te servirait à rien, ne te ferait pas vendre un volume, ni apprécier d’un être humain.

Comme l’histoire de Babinet m’a amusé ! Que je te remercie de me l’avoir envoyée ! Ses rêves parlants sont bons, et sa vieille femme tirottant ses 6 coups par nuit dans les premiers temps et dont maintenant le pauvre trésor des houris est délaissé ! Farce ! farce ! et très farce. À propos de Babinet il me vient des idées sur son compte. On ne prête pas (dans les idées du monde, et il faut songer qu’il n’y a que nous qui ne les ayons pas, les idées du monde), d’ordinaire, dis-je, on ne prête pas à une femme Le Musée secret de Naples, c’est-à-dire un album lubrique, pour des prunes. Cela fait entre le prêteur et l’emprunteuse un compromis (pardon, je ne voulais pas faire de calembour, c’est un terme de droit). On a un petit secret qui vous lie, et concernant l’article, qui pis est. Donc ne t’étonne pas si Babinet, un de ces jours, fait quelque tentative. Tout l’Institut viendra s’agenouiller sur ton tapis. C’est écrit.

C’est, du reste, une belle liaison d’idées qu’il a eue. Il cherchait L’Âne d’or. « Je ne le trouve pas, s’est-il dit ; voyons, qu’est-ce que je lui apporterais bien ? De l’antique et du salé, tout ensemble. Ah ! Le Musée secret. » Et il l’a mis dans sa poche.

Le Capitaine est un farceur. Un homme comme lui ne s’ébouriffe pas de deux ou trois mots grossiers que j’aurai pu dire. – Il a voulu causer et voir ta mine.

La lettre de Mme Didier m’a assez amusé. Ce fragment de pamphlet qu’elle cite a peut-être raison. Nous avons peut-être besoin des barbares. L’humanité, vieillard perpétuel, prend à ses agonies périodiques des infusions de sang. – Comme nous sommes bas ! et quelle décrépitude universelle !

Les trois XXX dans ta lettre, au bout du nom de David, me donnent à penser. – Est-ce qu’il ressemblerait au roi-musicien de la Bible que j’ai toujours suspecté d’avoir pour Jonathas un amour illicite ? Est-ce cela que tu as voulu dire ? Un homme aussi sérieux, du reste, doit être calomnié. S’il est chaste, on le répute pédéraste, c’est la règle. – J’ai également eu dans un temps cette réputation. J’ai eu aussi celle d’impuissant, et Dieu sait que je n’étais ni l’un ni l’autre. Quelle est cette cantatrice admiratrice de mon frère ?

Comme je m’amuse à causer avec toi ! Je laisse aller ma plume, sans songer qu’il est tard. Cela me délasse de t’envoyer au hasard toutes mes pensées, à toi ma meilleure pensée du cœur. J’ai été bien triste, les premiers jours de mon retour. Je suis en train maintenant. Je ne fais que commencer, mais enfin la roue tourne. – Tu parles des misères de la femme. Je suis dans ce milieu. Tu verras qu’il m’aura fallu descendre bas, dans le puits sentimental. Si mon livre est bon, il chatouillera doucement mainte plaie féminine. – Plus d’une sourira en s’y reconnaissant. J’aurai connu vos douleurs, pauvres âmes obscures, humides de mélancolie renfermée, comme vos arrière-cours de province, dont les murs ont de la mousse. –

Mais c’est long… c’est long ! mes bras fatigués retombent quelquefois. – Quand me reposerai-je, quelques mois seulement ? Quand nous goûterons-nous tous deux, à loisir, et en liberté ? – Voilà encore une longue année devant nous, et l’hiver, toi avec les omnibus dans les rues boueuses, les nez rouges, les paletots et le vent sous les portes ; moi avec les arbres dépouillés, la Seine blanche et six fois par jour le bateau à vapeur qui passe. Patience, travaillons. L’été se passera. Après l’été je serai presque à la fin, et ensuite j’irai piquer ma tente près toi, dans un autre désert, mais où tu seras.

Tu m’as mis à la fin de tes Fantômes, j’en ai aussi, moi, en deçà de toi, et de plus nombreux ! Fantômes possédés, fantômes désirés surtout, ombres égales maintenant. J’ai eu des amours à tous crins, qui reniflaient dans mon cœur, comme des cavales dans les prés. J’en ai eu d’enroulés sur eux-mêmes, de glacés et de longs comme des serpents qui digèrent. J’ai eu plus de concupiscences que je n’ai de cheveux perdus. Eh bien, nous devenons vieux, ma belle, soyons-nous notre dernier fantôme, notre dernier mensonge, qu’il soit béni, puisqu’il est doux, qu’il dure longtemps, puisqu’il est fort ! –

Adieu, je t’embrasse toute entière. À toi, ton

GUSTAVE.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, 5 h[eures].
[4 septembre 1852.]

Nous ne sommes pas, à ce qu’il paraît, dans une bonne passe matérielle. Il y a sympathie (sympathie veut dire qui souffre ensemble) ; sans vouloir comparer mes tracas aux tiens, j’en ai ma petite dose. – Je suis si embêté de mon entourage que je n’en ai pas travaillé cet après-midi. C’est ma mère qui pleure, qui s’aigrit de tout, etc. ! (quelle belle invention que la famille !). Elle vient dans mon cabinet m’entretenir de ses chagrins domestiques. Je ne peux la mettre à la porte, mais j’en ai fort envie. – Je me suis réservé dans la vie un très petit cercle. – Mais une fois qu’on entre dedans je deviens furieux, rouge. J’avais ainsi tout supporté de Du Camp. Quand il a voulu l’envahir, j’ai allongé la griffe. Aujourd’hui elle prétend que ses domestiques l’insultent (ce qui n’est pas). Il faut que je raccommode tout, que je les engage à aller faire des excuses quand ils n’ont pas tort. J’en ai plein mon sac par moments de tout cela. – Je vais être, en outre, dérangé (mais je m’arrangerai pour qu’on ne me dérange pas) par une cousine qui vient ici passer deux mois. Que ne peut-on vivre dans une tour d’ivoire ! Et dire que le fond de tout cela, c’est ce malheureux argent,

 

Ce bienheureux métal, argent, maître du monde !

 

Si j’en avais un peu plus, je m’allégerais de bien des choses. Mais, d’année en année, mon boursicot diminue et l’avenir, sous ce rapport, n’est pas gai. – J’aurai toujours de quoi vivre, mais pas comme je l’entends. Si mon brave homme de père avait placé autrement sa fortune, je pourrais être sinon riche, du moins dans l’aisance. – Et quant à en changer la nature, ce serait peut-être une ruine nette. – Quoi qu’il en soit, je n’avais aucun besoin des 200 fr[ancs] que tu m’as renvoyés. Les re-veux-tu ? Ma première idée, ce matin, a été de te les renvoyer aussitôt. Mais avec toi, il faut mettre des gants. J’ai eu peur que tu ne prisses cela pour une réponse tacite à ta lettre de ce matin, et que tu ne pensasses que j’aie cru y voir une espèce de petite sollicitation indirecte. Voilà pourquoi ! Mais ne te gêne donc pas et sans vergogne redemande-les-moi, s’ils peuvent te faire plaisir. – Je n’ai, moi, aucune dette et, par conséquent, besoin de rien maintenant. Quant aux 300 autres, tu me les rendras pour faire imprimer les affiches de Saint Antoine. C’est convenu.

Tu ne m’as pas répondu relativement à ton article.

Envoie chez B[ouilhet], si tu veux, Le Musée secret ; il s’amusera avec. – Il est du reste un peu calmé relativement à la mère Roger et je crois qu’il va se mettre sérieusement à son drame. Son intention est toujours de quitter Rouen cet hiver. Il n’en peut plus de leçons (il devient rebours et il y a de quoi) et ne veut plus en donner. Mais comment vivra-t-il là-bas ? As-tu trouvé justes mes observations sur Les Fantômes ?

Il y a dans la Revue de Paris – va de suite la lire à un cabinet de lecture – deux grandes pages de Jourdan et deux citations : une des Tableaux vivants, une autre de L’Orgueil. – L’ensemble est élogieux, mais avec quelques conseils singulièrement pareils à ceux de ma dernière lettre. Aussi, quand j’ai lu le n° en m’éveillant le lendemain, cela m’a fait un drôle d’effet. – Du Camp n’a pas signé le numéro. Est-ce parce qu’on y faisait ton éloge ? Dans la Chronique, du ton le plus bas, le philosophe est injurié sans raison, à propos de rien. La suite du roman de Gozlan est ignoble. – Quel triste recueil ! Quant à cette Chronique, que ces messieurs signent maintenant du nom anonyme de Cyrano (rien que cela de prétention !), c’est une infamie ; lorsqu’on parle aux gens d’une telle manière, il faut au moins porter sa carte de visite à son chapeau.

J’ai écrit deux fois en Angleterre pour ton album et n’ai pas eu de réponse, ce qui m’étonne excessivement. Je connais en ce moment un jeune homme à Londres qui doit, je crois, bientôt revenir. Veux-tu que je lui fasse écrire d’aller le prendre ? Depuis que nous nous sommes quittés, j’ai fait 8 pages de ma 2e partie : la description topographique d’un village. Je vais maintenant entrer dans une longue scène d’auberge qui m’inquiète fort. Que je voudrais être dans cinq ou six mois d’ici ! Je serais quitte du pire, c’est-à-dire du plus vide, des places où il faut le plus frapper sur la pensée pour la faire rendre.

Ta lettre de ce matin, aussi, m’attriste. Pauvre chère femme, comme je t’aime ! Pourquoi t’es-tu blessée d’une phrase qui était au contraire l’expression du plus solide amour qu’un être humain puisse porter à un autre ? Ô femme ! femme, sois-le donc moins, ne le sois qu’au lit ! Est-ce que ton corps ne m’enflamme pas, quand j’y suis ? Ne m’as-tu pas vu te contempler, tout béant, et passer mes mains avec délices sur ta peau ? Ton image, en souvenir, m’agite ; et si je ne te rêve pas plus souvent, c’est qu’on ne rêve pas ce qu’on désire. – Hume bien l’air des bois cette semaine, et regarde les feuilles pour elles-mêmes. Pour comprendre la nature, il faut être calme, comme elle.

Ne nous lamentons sur rien. – Se plaindre de tout ce qui nous afflige ou nous irrite, c’est se plaindre de la constitution même de l’existence. Nous sommes faits pour la peindre, nous autres, et rien de plus. – Soyons religieux. Moi, tout ce qui m’arrive de fâcheux, en grand ou en petit, fait que je me resserre de plus en plus à mon éternel souci. Je m’y cramponne à deux mains et je ferme les deux yeux. À force d’appeler la Grâce, elle vient. – Dieu a pitié des simples. – Et le soleil brille toujours pour les cœurs vigoureux qui se placent au-dessus des montagnes.

Je tourne à une espèce de mysticisme esthétique (si les deux mots peuvent aller ensemble), et je voudrais qu’il fût plus fort. – Quand aucun encouragement ne vous vient des autres, quand le monde extérieur vous dégoûte, vous alanguit, vous corrompt, vous abrutit, les gens honnêtes et délicats sont forcés de chercher en eux-mêmes quelque part un lieu plus propre pour y vivre. – Si la société continue comme elle va, nous reverrons, je crois, des mystiques, comme il y en a eu à toutes les époques sombres. Ne pouvant s’épancher, l’âme se concentrera. Le temps n’est pas loin où vont revenir les langueurs universelles, les croyances à la fin du monde, l’attente d’un Messie ? Mais la base théologique manquant, où sera maintenant le point d’appui de cet enthousiasme qui s’ignore ? Les uns le chercheront dans la chair, d’autres dans les vieilles religions, d’autres dans l’art ; et l’humanité, comme la tribu juive dans le désert, va adorer toutes sortes d’idoles. – Nous sommes, nous autres, venus un peu trop tôt. Dans vingt-cinq ans, le point d’intersection sera superbe. – Aux mains d’un maître, alors, la prose (la prose surtout, forme plus jeune) pourra jouer une symphonie humanitaire formidable. Les livres comme le Satyricon et L’Âne d’or peuvent revenir, et ayant en débordements psychiques tout ce que ceux-là ont eu de débordements sensuels.

Voilà ce que tous les socialistes du monde n’ont pas voulu voir, avec leur éternelle prédication matérialiste. Ils ont nié la Douleur, ils ont blasphémé les trois quarts de la poésie moderne, le sang du christ qui se remue en nous. – Rien ne l’extirpera, rien ne la tarira. Il ne s’agit pas de la dessécher, mais de lui faire des ruisseaux. Si le sentiment de l’insuffisance humaine, du néant de la vie venait à périr (ce qui serait la conséquence de leur hypothèse), nous serions plus bêtes que les oiseaux, qui au moins perchent sur les arbres. – L’âme dort, maintenant, ivre de paroles entendues. Mais elle aura un réveil frénétique où elle se livrera à des joies d’affranchi, car elle n’aura plus autour d’elle rien pour la gêner, ni gouvernement, ni religion, pas une formule quelconque. Les républicains de toute nuance me paraissent les pédagogues les plus sauvages du monde, eux qui rêvent des organisations, des législations, une société comme un couvent. Je crois au contraire que les règles de tout s’en vont, que les barrières se renversent, que la terre se nivelle. Cette grande confusion amènera peut-être la Liberté. – L’art, qui devance toujours, a du moins suivi cette marche. Quelle est la poétique qui soit debout maintenant ? La plastique même devient de plus en plus presque impossible, avec nos langues circonscrites et précises et nos idées vagues, mêlées, insaisissables. – Tout ce que nous pouvons faire, c’est donc, à force d’habileté, de serrer plus raide les cordes de la guitare tant de fois raclées, et d’être surtout des virtuoses, puisque la naïveté à notre époque est une chimère. Avec cela le pittoresque s’en va presque du monde. La Poésie ne mourra pas, cependant. – Mais quelle sera celle des choses de l’avenir ? Je ne la vois guère. Qui sait ? La Beauté deviendra peut-être un sentiment inutile à l’humanité. Et l’art sera quelque chose qui tiendra le milieu entre l’algèbre et la musique ?

Puisque je ne peux pas voir demain, j’aurais voulu voir hier ! – Que ne vivais-je au moins sous Louis XIV, avec une grande perruque, des bas bien tirés, et la société de M. Descartes ! Que ne vivais-je du temps de Ronsard ! Que ne vivais-je du temps de Néron ! Comme j’aurais causé avec les rhéteurs grecs ! Comme j’aurais voyagé dans des grands chariots sur les voies romaines, et couché le soir dans les hôtelleries, avec les prêtres de Cybèle vagabondant ! – Que n’ai-je vécu surtout au temps de Périclès, pour souper avec Aspasie, couronnée de violettes et chantant des vers, entre des murs de marbre blanc ! – Ah ! c’est fini tout cela. Ce rêve-là ne reviendra plus. – J’ai vécu partout par là, moi, sans doute, dans quelque existence antérieure. – Je suis sûr d’avoir été, sous l’empire romain, directeur de quelque troupe de comédiens ambulants, un de ces drôles qui allaient en Sicile acheter des femmes pour en faire des comédiennes, et qui étaient, tout ensemble, professeur, maquereau et artiste. Ce sont de belles balles, dans les comédies de Plaute, que ces gredins-là, et en les lisant il me revient comme des souvenirs. As-tu éprouvé cela quelquefois, le frisson historique ?

Adieu, je t’embrasse, tout à toi, partout.

G.

À ERNEST CHEVALIER

Croisset, mardi. [7 septembre 1852.]

Mon cher Ernest,

Si je n’ai pas répondu poste pour poste à ta bonne lettre, c’est que nous voulions te dire le jour précis de notre arrivée chez toi. – Nous attendons ici Mme Bonenfant et sa famille, qui arrive lundi prochain pour passer toutes les vacances.

Donc jeudi nous prendrons le convoi de 2 h 40 m[n] qui arrive à Gaillon à 4 h 5 m[n] et serons je crois à temps aux Andelys pour l’heure de votre dîner. – Cela me fera bien plaisir, mon vieux, de te voir un peu et de t’embrasser.

L’intention de ma mère est de m’accompagner avec sa petite-fille. Depuis hier au soir l’enfant a été pris de maux de tête assez violents et d’un peu de fièvre. Je pense que ce ne sera rien. En tout cas tu me verras toujours arriver par le convoi de 4 h 5 m[n].

Adieu, cher bonhomme.

À toi.

À JULES DUPLAN

[Croisset,] mardi. [7 septembre 1852.]

Mon cher Duplan,

Au moment où je recevais votre lettre ce matin, Bouilhet en recevait une autre de Maxime qui lui demande de suite, poste pour poste, Tou-tsong afin de la faire paraître dans le numéro d’octobre de la Revue de Paris. Vous savez l’histoire de cette pièce. On ne devait jamais la publier parce qu’elle déplaît à Gautier comme ressemblant (et égalant) une des siennes. C’était là une faiblesse du grand homme. D’où vient ce revirement de la Revue de Paris à l’encontre de Tou-tsong ? Y a-t-il brouille entre les deux amis ? est-ce une niche que Max veut faire à Gautier ? je le crois. – Vous savez que dans un des articles du Salon de Max il y a une citation de Tou-tsong. L’autre à son retour aura fait des reproches ; joignez à cela Les Rois du monde (= le cèdre), publié aussi en son absence, lequel cèdre flotte dans les eaux de Qui sera roi ? – Cormenin a arrêté (et emporté dans sa poche) un article élogieux sur Melænis, déposé à La Presse ; cette affaire est tombée dans l’eau. Peut-être la proposition de Max est-elle une petite compensation ? – Ce ne sont tout cela que des conjectures. Mais je crois qu’il y a brouille là-bas. Le numéro dernier n’était pas signé M. Du C., pourquoi ? etc.

Voici donc la complication fort embêtante qui a lieu. Buloz a dans les mains Tou-tsong. S’il le voit publié dans la Revue de Paris, cela peut lui paraître drôle, car c’est lui offrir une chose et la donner à un autre. D’un autre côté la refuser là-bas est assez difficile, outre que nous ne serions pas fâchés de voir l’ami Gautier embêté dans son propre journal. – Il faudrait donc, mon cher Duplan, le plus vite possible savoir ce que Buloz compte faire de Tou-tsong et lui redemander cette pièce. Ou êtes-vous bien sûr qu’il ne trouvera pas le procédé singulier, et ne se fâchera pas, j’entends de voir publier ce qu’il a maintenant dans les mains, quoique ce soit plutôt un échantillon qu’on lui ait prêté, et que Bouilhet (d’après la position que vous lui avez faite) soit étranger à cette offre.

Si Buloz, ayant vu toutes les pièces de B[ouilhet], trouve Tou-tsong la meilleure et veuille l’imprimer, laissez-la-lui. Sinon, dites-le-nous, et alors Bouilhet pourrait la donner à la Revue de Paris.

Vous comprenez, mon cher ami, la difficulté de la position de Bouilhet. – Il s’agit tout à la fois de ne pas rester le cul entre deux selles et d’autre part de ne pas faire de crasse. – Dépêchez-vous, je vous en prie. Bouilhet compte les minutes pour pouvoir répondre à Maxime.

Adieu, mon cher bon.

Tout à vous.

 

Répondez-nous directement à Rouen, B[ouilhet], rue Beauvoisine, 131. – Car je suis obligé de m’absenter depuis jeudi au soir jusqu’à dimanche.

À HENRIETTE COLLIER

[Croisset,] lundi 13 septembre [1852].

Cette lettre vous sera remise, chère Henriette, par miss Isabelle Hutton, institutrice de ma petite nièce. Je l’ai priée d’aller vous voir pour savoir un peu de vos nouvelles et vous redemander l’album de Mme Colet que l’on me réclame à grands cris. Soyez donc assez bonne pour le lui donner.

Je n’entends plus parler de vous. – Que devenez-vous ? Avez-vous abandonné tout à fait cette pauvre France ? ne prévoyez-vous pas revenir habiter Paris ? Avez-vous reçu des nouvelles d’Herbert ?

Voilà l’hiver qui revient. Les feuilles ici commencent à tomber. Les longs jours tristes vont revenir. – Il y a un an j’allais aller vous voir ! Dans dix-huit mois, au milieu de l’hiver 1854, j’irai probablement vous faire une petite visite. Un travail que j’aurai sollicitera de ma part un voyage à Londres. Ce sera une occasion. – Je voudrais y être déjà. Mais que de jours d’ici là !

Adieu, mille amitiés à Clemy. Je vous baise les mains. Tout à vous.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir, minuit.
[13 septembre 1852.]

J’ai été absent deux jours, vendredi et samedi, et je ne me suis guère amusé. Il a fallu à toute force aller aux Andelys voir un ancien camarade que je n’avais pas vu depuis plusieurs années et à qui, d’année en année, je promettais ma visite. J’ai été, étant très gamin, fort lié avec ce brave garçon qui est maintenant substitut, marié, élyséen, homme d’ordre, etc. ! Ah mon Dieu ! quels êtres que les bourgeois ! Mais quel bonheur ils ont, quelle sérénité ! Comme ils pensent peu à leur perfectionnement, comme ils sont peu tourmentés de tout ce qui nous tourmente !

Tu as tort de me reprocher de n’avoir pas plutôt employé mon temps à aller te voir. Je t’assure que ça m’eût fait un tout autre plaisir.

Comme tu m’écris, pauvre chère Louise, des lettres tristes depuis quelque temps ! Je ne suis pas de mon côté fort facétieux. L’intérieur et l’extérieur, tout va assez sombrement. La Bovary marche à pas de tortue ; j’en suis désespéré par moments. D’ici à une soixantaine de pages, c’est-à-dire pendant trois ou quatre mois, j’ai peur que ça ne continue ainsi. Quelle lourde machine à construire qu’un livre, et compliquée surtout ! Ce que j’écris présentement risque d’être du Paul de Kock si je n’y mets une forme profondément littéraire. Mais comment faire du dialogue trivial qui soit bien écrit ? Il le faut pourtant, il le faut. Puis, quand je vais être quitte de cette scène d’auberge, je vais tomber dans un amour platonique déjà ressassé par tout le monde et, si j’ôte de la trivialité, j’ôterai de l’ampleur. Dans un bouquin comme celui-là, une déviation d’une ligne peut complètement m’écarter du but, me le faire rater tout à fait. Au point où j’en suis, la phrase la plus simple a pour le reste une portée infinie. De là tout le temps que j’y mets, les réflexions, les dégoûts, la lenteur ! Je te tiens quitte des misères du foyer, de mon beau-frère, etc.

L’institutrice part demain pour Londres. Je lui ai donné une lettre pour miss Collier ; elle te rapportera ton album.

Ce matin j’ai donné à Bouilhet le billet de cette infortunée mère Roger. Je trouve cela franc d’intention. Elle veut, la malheureuse ! Comme les femmes se précipitent naïvement dans la gueule du loup ! Comme elles se compromettent à plaisir ! Elle viendra bientôt à Rouen et l’affaire se fera, tu verras cela. Une pitié me prend toujours au début de ces histoires, quand je les contemple. Le premier baiser ouvre la porte des larmes.

Quels sont ces récits ? C’est bien difficile en vers, une narration. Le drame est arrêté ? Tant mieux. J’ai connu un temps où tu en aurais fait déjà deux actes. Réfléchis, réfléchis avant d’écrire. Tout dépend de la conception. Cet axiome du grand Goethe est le plus simple et le plus merveilleux résumé et précepte de toutes les œuvres d’art possibles.

Il ne t’a pas manqué que la patience jusqu’à présent. Je ne crois pas que ce soit le génie, la patience ; mais c’en est le signe quelquefois et ça en tient lieu. Ce vieux croûton de Boileau vivra autant que qui que ce soit, parce qu’il a su faire ce qu’il a fait. Dégage-toi de plus en plus, en écrivant, de ce qui n’est pas de l’Art pur. Aie en vue le modèle, toujours, et rien autre chose. Tu en sais assez pour pouvoir aller loin ; c’est moi qui te le dis. Aie foi, aie foi. Je veux (et j’y arriverai) te voir t’enthousiasmer d’une coupe, d’une période, d’un rejet, de la forme en elle-même, enfin, abstraction faite du sujet, comme tu t’enthousiasmais autrefois pour le sentiment, pour le cœur, pour les passions. L’Art est une représentation, nous ne devons penser qu’à représenter. Il faut que l’esprit de l’artiste soit comme la mer, assez vaste pour qu’on n’en voie pas les bords, assez pur pour que les étoiles du ciel s’y mirent jusqu’au fond.

Il me semble qu’il y a dix ans que je ne t’ai vue. Je voudrais te presser sur moi dans mes défaillances. Mais après ? – Non ! non ! Les jours de fête, je le sais, ont de trop tristes lendemains. La mélancolie elle-même n’est qu’un souvenir qui s’ignore. Nous nous retrouverons dans un an, mûris et granitisés. Ne te plains pas de la solitude. Cette plainte est une flatterie envers le monde (si tu reconnais que tu as besoin de lui pour vivre, c’est te mettre au-dessous de lui). « Si tu cherches à plaire, dit Épictète, te voilà déchu. » J’ajoute ici : s’il te faut les autres, c’est que tu leur ressembles. Qu’il n’en soit rien ! Quant à moi, la solitude ne me pèse que quand on m’y vient déranger ou quand mon travail baisse. Mais j’ai des ressorts cachés avec quoi je me remonte, et il y a ensuite hausse proportionnelle. J’ai laissé, avec ma jeunesse, les vraies souffrances ; elles ont descendu sur les nerfs, voilà tout. Adieu, chère bonne amie bien-aimée. Je t’embrasse longuement, tendrement, amplement. À toi.

G.

 

Tu feras bien d’aller voir Jourdan. Il m’a eu l’air d’un brave homme. C’est une connaissance d’ailleurs à ne pas négliger.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir, 11 heures.
[19 septembre 1852.]

Tu me permettras, chère Louise, de ne pas te faire de compliments sur ton flair psychologique. Tu crois tout ce que la mère Roger t’a débité, avec une bonne foi d’enfant. C’est une poseuse, cette petite femme. La demande qu’elle a faite d’écrire à Bouilhet équivaut, selon moi, au geste d’ouvrir les cuisses. S’en doute-t-elle ? Ici est le point difficile à éclaircir. Je ne crois ni à sa constitution dérangée par les excès du mari, ni aux nuits passées « avec son esprit et avec son cœur » et cela surtout ne m’a semblé ni vrai, ni senti ; elle aime autre chose.

La passion de tête pendant 10 ans pour Hugo me paraît également une blague cyclopéenne. Le grand homme l’a dû savoir et, dès lors, en profiter en sa qualité de paillard qu’il est, à moins que cette passion ne soit encore une pose. Remarque qu’elle ne fait jamais que des demi-confidences, qu’elle n’avoue rien relativement à Énault. Il y a au fond de tout cela bien de la misère ! Qu’elle mente sciemment, il se peut que non. On n’y voit pas toujours clair en soi et, surtout lorsqu’on parle, le mot surcharge la pensée, l’exagère, l’empêche même. Les femmes, d’ailleurs, sont si naïves, même dans leurs grimaces, on prend si bien son rôle au sérieux, on s’incorpore si naturellement au type que l’on s’est fait ! Mais il y a d’autre part une telle idée reçue qu’il faut être chaste, idéal, qu’on doit n’aimer que l’âme, que la chair est honteuse, que le cœur seul est de bon ton. Le cœur ! le cœur ! oh ! voilà un mot funeste ; et comme il vous mène loin !

L’envie de remonter chez toi, le jour du prix, la voiture qu’on attend sous la porte, à la pluie, etc., cela est vrai, par exemple, de même que l’embêtement du poids marital à porter. Mais elle ne dit pas que, sous lui, elle rêvait un autre homme et, au milieu de son dégoût, peut-être y trouvait du plaisir, à cause de cela. Prédiction : ils se baiseront, et au 72e coup sonné, elle te soutiendra encore qu’il n’y a rien et qu’elle aime seulement notre ami de cœur ou de tête. Ce brave organe génital est le fond des tendresses humaines ; ce n’est pas la tendresse, mais c’en est le substratum comme diraient les philosophes. Jamais aucune femme n’a aimé un eunuque et si les mères chérissent les enfants plus que les pères, c’est qu’ils leur sont sortis du ventre, et le cordon ombilical de leur amour leur reste au cœur sans être coupé.

Oui, tout dépend de là, quelque humiliés que nous en soyons. Moi aussi je voudrais être un ange ; je suis ennuyé de mon corps, et de manger, et de dormir, et d’avoir des désirs. J’ai rêvé la vie des couvents, les ascétismes des brachmanes, etc. C’est ce dégoût de la guenille qui a fait inventer les religions, les mondes idéaux de l’art. L’opium, le tabac, les liqueurs fortes flattent ce penchant d’oubli ; aussi je tiens de mon père une sorte de pitié religieuse pour les ivrognes. J’ai comme eux la ténacité du penchant et les désillusions au réveil.

Que ma Bovary m’embête ! Je commence à m’y débrouiller pourtant un peu. Je n’ai jamais de ma vie rien écrit de plus difficile que ce que je fais maintenant, du dialogue trivial ! Cette scène d’auberge va peut-être me demander trois mois, je n’en sais rien. J’en ai envie de pleurer par moments, tant je sens mon impuissance. Mais je crèverai plutôt dessus que de l’escamoter. J’ai à poser à la fois dans la même conversation cinq ou six personnages (qui parlent), plusieurs autres (dont on parle), le lieu où l’on est, tout le pays, en faisant des descriptions physiques de gens et d’objets, et à montrer au milieu de tout cela un monsieur et une dame qui commencent (par une sympathie de goûts) à s’éprendre un peu l’un de l’autre. Si j’avais de la place encore ! Mais il faut que tout cela soit rapide sans être sec, et développé sans être épaté, tout en me ménageant, pour la suite, d’autres détails qui là seraient plus frappants. Je m’en vais faire tout rapidement et procéder par grandes esquisses d’ensemble successives ; à force de revenir dessus, cela se serrera peut-être. La phrase en elle-même m’est fort pénible. Il me faut faire parler, en style écrit, des gens au dernier commun, et la politesse du langage enlève tant de pittoresque à l’expression !

Tu me parles encore, pauvre chère Louise, de gloire, d’avenir, d’acclamations. Ce vieux rêve ne me tient plus, parce qu’il m’a trop tenu. Je ne fais point ici de fausse modestie ; non, je ne crois à rien. Je doute de tout, et qu’importe ? Je suis bien résigné à travailler toute ma vie comme un nègre sans l’espoir d’une récompense quelconque. C’est un ulcère que je gratte, voilà tout. J’ai plus de livres en tête que je n’aurai le temps d’en écrire d’ici à ma mort, au train que je prends surtout. L’occupation ne me manquera pas (c’est l’important). Pourvu que la Providence me laisse toujours du feu et de l’huile ! Au siècle dernier, quelques gens de lettres, révoltés des exactions des comédiens à leur égard, voulurent y porter remède. On prêcha Piron d’attacher le grelot : « car enfin vous n’êtes pas riche, mon pauvre Piron », dit Voltaire. « C’est possible, répondit-il, mais je m’en fous comme si je l’étais. » Belle parole et qu’il faut suivre en bien des choses de ce monde, quand on n’est pas décidé à se faire sauter la cervelle. Et puis l’hypothèse même du succès admise, quelle certitude en tire-t-on ? À moins d’être un crétin, on meurt toujours dans l’incertitude de sa propre valeur et de celle de ses œuvres. Virgile même voulait en mourant qu’on brûlât L’Énéide. Il aurait peut-être bien fait pour sa gloire. Quand on se compare à ce qui vous entoure, on s’admire ; mais quand on lève les yeux plus haut, vers les maîtres, vers l’absolu, vers le rêve, comme on se méprise ! J’ai lu ces jours derniers une belle chose, à savoir la vie de Carême le cuisinier. Je ne sais par quelle transition d’idées j’en étais venu à songer à cet illustre inventeur de sauces et j’ai pris son nom dans la Biographie universelle. C’est magnifique comme existence d’artiste enthousiaste ; elle ferait envie à plus d’un poète. Voilà de ses phrases : comme on lui disait de ménager sa santé et de travailler moins : « Le charbon nous tue, disait-il ; mais qu’importe ? Moins de jours et plus de gloire. » Et dans un de ses livres où il avoue qu’il était gourmand : « … mais je sentais si bien ma vocation que je ne me suis pas arrêté à manger. » Ce arrêté à manger est énorme dans un homme dont c’était l’art.

Quand tu reverras Nefftzer, ne lui parle plus de l’article. Nous donnerions au contraire beaucoup maintenant pour qu’il ne paraisse pas (et je crois que notre désir sera accompli). Il vaut bien mieux avoir par-devers nous quelque chose à leur reprocher, à ces braves messieurs nos amis, et au besoin à leur jeter à la figure ; donc n’en dis plus mot.

Je crois que les journaux de Rouen vont parler de toi ; du moins il y a promesse. Mais quel compte faire sur de semblables mannequins !

La publication, les gens de lettres, Paris, tout cela me donne des nausées quand j’y pense. Il se pourrait bien que je ne fasse gémir jamais aucune presse. À quoi bon se donner tant de mal ? Et le but n’est pas là d’ailleurs. Quoi qu’il en soit, si je mets un jour les pieds dans cette fange, ce sera comme je faisais dans les rues du Caire pendant qu’il pleuvait, avec des bottes en cuir de Russie qui me monteront jusqu’au ventre.

C’est sur toi que ma pensée revient quand j’ai fait le cercle de mes songeries ; je m’étends dessus comme un voyageur fatigué sur l’herbe de la prairie qui borde sa route. Quand je m’éveille, je pense à toi et ton image, dans le jour, apparaît de temps à autre entre les phrases que je cherche. Ô mon pauvre amour triste, reste-moi ! Je suis si vide ! Si j’ai beaucoup aimé, j’ai été peu aimé en revanche (quant aux femmes du moins) et tu es la seule qui me l’aies dit. Les autres, un moment, ont pu crier de volupté ou m’aimer en bonnes filles pendant un quart d’heure ou une nuit. Une nuit ! c’est bien long, je ne m’en rappelle guère. Eh bien, je déclare qu’elles ont eu tort ; je valais mieux que bien d’autres. Je leur en veux pour elles de n’en avoir pas profité ! Cet amour phraseur et emporté, la nacre de la joue, dont tu parles, et les bouillons de tendresse, comme eût dit Corneille, j’avais tout cela. Mais je serais devenu fou si quelqu’un eût ramassé ce pauvre trésor sans étiquette. C’est donc un bonheur : je serais maintenant stupide. Le soleil, le vent, la pluie en ont emporté quelque chose, beaucoup en est rentré sous terre, le reste t’appartient, va ; il est tout à toi, bien à toi.

B[ouilhet] t’enverra prochainement deux pièces pour être mises en musique (si cela se peut, ce dont il doute). Il est parti se coucher. Je te porterai demain moi-même cette lettre à la poste. Il faut que j’aille à Rouen pour un enterrement ; quelle corvée ! Ce n’est pas l’enterrement qui m’attriste, mais la vue de tous les bourgeois qui y seront. La contemplation de la plupart de mes semblables me devient de plus en plus odieuse, nerveusement parlant. Adieu, mille tendresses, mille caresses. Nous nous reverrons à Mantes comme tu le désires.

Je te baise partout.

À toi. Ton GUSTAVE.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir. [25 septembre 1852.]

Ne me répète plus que tu me désires, ne me dis pas toutes ces choses qui me font de la peine. À quoi bon ? puisqu’il faut que ce qui est, soit, puisque je ne peux travailler autrement. Je suis un homme d’excès en tout. Ce qui serait raisonnable pour un autre m’est funeste. Crois-tu donc que je n’aie pas envie de toi aussi, que je ne m’ennuie pas souvent d’une séparation si longue ? Mais enfin je t’assure qu’un dérangement matériel de trois jours m’en fait perdre quinze, que j’ai toutes les peines du monde à me recueillir, et que, si j’ai pris ce parti qui t’irrite, c’est en vertu d’une expérience infaillible et réitérée. Je ne suis en veine tous les jours que vers 11 h[eures] du soir, quand il y a déjà sept à huit heures que je travaille, et dans l’année, qu’après des enfilades de jours monotones, au bout d’un mois, six semaines que je suis collé à ma table. Je commence à aller un peu. Cette semaine a été plus tolérable. J’entrevois au moins quelque chose dans ce que je fais. Bouilhet, dimanche dernier, m’a du reste donné d’excellents conseils, après la lecture de mes esquisses. Mais quand est-ce que j’aurai fini ce livre ? Dieu le sait. – D’ici là, je t’irai voir dans les intervalles, aux temps d’arrêt. Si je ne t’avais pas, je t’assure bien que je ne mettrais les pieds à Paris peut-être pas avant 18 mois. Lorsque j’y serai, tu verras comme ce que je dis est vrai, quant à ma manière de travailler, avec quelle lenteur ! et quel mal !

La lettre de ton amoureux m’a fait bien rire d’abord, et en même temps bien pitié ! J’ai, du reste, reconnu là le langage de mon beau-frère. Ils en sont tous deux au même degré de folie. Je ne crois pas, comme toi, que ce qu’il dit sur ses propriétés soit un mensonge. On n’invente pas des phrases comme celles-là, à moins d’être Molière : « Je n’ai qu’une propriété, la plus poétique qu’on puisse voir, située dans la ville de Montélimar et dominant toute la plaine du Rhône ; pour l’agrément surtout je l’estime plus de cent mille francs. » Ce pauvre Pipon ! que nous avions oublié ! Avais-je tort de soutenir qu’il devait être un pitoyable mathématicien ?

Ce que j’ai lu du Pamphlet ne m’a point enthousiasmé : de grosses injures et beaucoup de placages de style. – Il n’a pas donné le temps à sa colère de se refroidir. On n’écrit pas avec son cœur, mais avec sa tête, encore une fois. Et si bien doué que l’on soit, il faut toujours cette vieille concentration qui donne vigueur à la pensée et relief au mot. – Qu’il y aurait eu bien mieux à dire ! Mais j’attends la totalité pour t’en parler plus longuement.

Je trouve que tu es sévère pour Gautier. Ce n’est pas un homme né aussi poète que Musset. Mais il en restera plus, parce que ce ne sont pas les poètes qui restent, mais les écrivains. Je ne connais rien de M[usset] qui soit d’un art si haut que le Saint-Christophe d’Ecija. Personne n’a fait de plus beaux fragments que M[usset], mais rien que des fragments ! pas une œuvre ! Son inspiration est toujours trop personnelle, elle sent le terroir, le Parisien, le gentilhomme. – Il a à la fois le sous-pied tendu et la poitrine débraillée. – Charmant poète, d’accord. Mais grand, non. Il n’y en a eu qu’un en ce siècle, c’est le père Hugo. Gautier a un monde poétique fort restreint, mais il l’exploite admirablement, quand il s’en mêle. – Lis Le Trou du serpent, c’est cela qui est vrai et atrocement triste. – Quant à son D[on] Juan, je ne trouve pas qu’il vienne de celui de Namouna. Car chez lui il est tout extérieur (les bagues qui tombent des doigts amaigris, etc.), et chez M[usset] tout moral. – Il me semble, en résumé, que G[autier] a raclé des cordes plus neuves (moins byroniennes) et, quant au vers, il est plus consistant. Les fantaisies qui nous (et moi tout le premier) charment dans Namouna, cela est-il bon en soi ? Quand l’époque en sera passée, quelle valeur intrinsèque restera-t-il à toutes ces idées qui ont paru échevelées, et flatté le goût du moment ? Pour être durable, je crois qu’il faut que la fantaisie soit monstrueuse comme dans Rabelais. Quand on ne fait pas le Parthénon, il faut accumuler des pyramides. – Mais quel dommage que deux hommes pareils soient tombés où ils en sont ! Mais s’ils sont tombés, c’est qu’ils devaient tomber, quand la voile se déchire, c’est qu’elle n’est pas de trame solide. Quelque admiration que j’aie pour eux deux (Musset m’a excessivement enthousiasmé autrefois, il flattait mes vices d’esprit : lyrisme, vagabondage, crânerie de l’idée et de la tournure), ce sont en somme deux hommes du second rang, et qui ne font pas peur, à les prendre en entier. Ce qui distingue les grands génies, c’est la généralisation et la création. Ils résument en un type des personnalités éparses et apportent à la Conscience du genre humain des personnages nouveaux. Est-ce qu’on ne croit pas à l’existence de D[on] Quichotte comme à celle de César ? Shakespeare est quelque chose de formidable sous ce rapport. Ce n’était pas un homme, mais un continent. Il avait des grands hommes en lui, des foules entières, des paysages. – Ils n’ont pas besoin de faire du style, ceux-là ; ils sont forts en dépit de toutes les fautes, et à cause d’elles. – Mais nous, les petits, nous ne valons que par l’exécution achevée. Hugo, en ce siècle, enfoncera tout le monde, quoiqu’il soit plein de mauvaises choses. Mais quel souffle ! quel souffle ! – Je hasarde ici une proposition que je n’oserais dire nulle part, c’est que les très grands hommes écrivent souvent fort mal. – Et tant mieux pour eux. Ce n’est pas là qu’il faut chercher l’art de la forme, mais chez les seconds (Horace, La Bruyère, etc.). Il faut savoir les maîtres par cœur, les idolâtrer, tâcher de penser comme eux, et puis s’en séparer pour toujours. Comme instruction technique, on trouve plus de profit à tirer des génies savants et habiles. –

Adieu, j’ai été dérangé tout le temps de ma lettre. – Elle ne doit pas avoir le sens commun. Je t’embrasse de la plante des pieds au haut des cheveux. – À toi, ma bien-aimée Louise, mille baisers encore.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de vendredi à samedi, 2 h[eures].
[1er-2 octobre 1852.]

Je t’écris ce soir, parce que, voulant t’envoyer dimanche mon avis sur ta pièce que j’attends avec impatience, cela ferait un retard qui te semblerait trop long, bonne chère Louise. J’avais oublié de te parler de Cuvillier-Fleury. Quel crétin ! Quelle école que celle des Cuvillier, Saint-Marc Girardin, Nisard ! les prétendus gens de goût, les prétendus classiques, braves gens qui sont peu braves gens et étaient destinés par la nature à être des professeurs de sixième ! Voilà pourtant ce qui nous juge ! Quoi qu’il en soit, Cuvillier t’admire beaucoup. Cela perce et c’est un bon article au sens profitable du mot. L’immoralité l’a choqué, ce monsieur. Que dis-tu du reproche d’égoïsme à propos des Résidences royales ? Quand je te disais que ton titre était mauvais, avais-je tort ? Voilà deux articles favorables, celui de Jourdan et celui de Cuvillier, où l’on n’a trouvé guère à faire que des blagues sur ce malencontreux titre, prétentieux. Retire de ces critiques le blâme à l’occasion du titre, et il ne reste presque rien. C’était donner à mordre.

L’histoire de Gagne me touche beaucoup. Pauvre homme ! pauvre homme ! Quel enseignement que ces folies-là et quelle terrible chose ! J’ai appris ces jours-ci l’internement à Saint-Yon (maison de fous de Rouen) d’un jeune homme que j’ai connu au collège. Il y a un an, j’avais lu de lui un vol[ume] de vers stupides. Mais la préface m’avait remué comme bonne foi, enthousiasme et croyance. J’ai su qu’il vivait comme moi à la campagne, tout seul et piochant tant qu’il pouvait. Les bourgeois le méprisaient beaucoup. Il était (disait-il) en but à des calomnies, à des outrages. Il avait tout le martyre des génies méconnus. Il est devenu fou. Le voilà délirant, hurlant et avec des douches. – Qui me dit que je ne suis pas sur le même chemin ? Où est la limite de l’inspiration à la folie, de la stupidité à l’extase ? Ne faut-il pas, pour être artiste, voir tout d’une façon différente à celle des autres hommes ? L’art n’est pas un jeu d’esprit. C’est une atmosphère spéciale. Mais qui dit, qu’à force de descendre toujours plus avant dans les gouffres pour respirer un air plus chaud, on ne finit [pas] par rencontrer des miasmes funèbres ? Ce serait un joli livre à faire que celui qui raconterait l’histoire d’un homme sain (il l’est peut-être, lui ?) enfermé comme fou et traité par des médecins imbéciles. –

Je te déclare que la mère Roger m’excite beaucoup. Les Polonais sont immenses, et l’haleine donc ! et le mot de ta servante : « Cette dame-là fait la noce ! » Sacré nom de Dieu ! tu m’accorderas que je l’avais un peu bien jugée en ne croyant pas inébranlablement à ses sentimentalités. Oh ! la Pohésie, quelle pente ! Quelle planche savonnée pour l’adultère ! N’importe, je me réjouis immensément d’avance du couple. Je me fais le tableau en imagination. Mais il l’effondrera, la malheureuse ! Car c’est un rude mâle, et comme disent les cuisinières, capable de donner bien de la satisfaction à une femme.

La phrase du pamphlet sur le muet du sérail est splendide. Voilà qui est précis, tourné, juste et neuf. Je ne sais si l’institutrice se chargera de la commission. En tout cas je compte sur toi. – Babinet ne t’a pas apporté L’Âne d’or ? Lis-tu ce brave Bergerac ? J’ai relu avant-hier, dans mon lit, Faust. Quel démesuré chef-d’œuvre ! C’est ça qui monte haut et qui est sombre ! Quel arrachement d’âme dans la scène des cloches ! – Il a dû paraître aujourd’hui dans la R[evue] de Paris deux pièces de vers de B[ouilhet].

T’ai-je dit que j’ai été, il y a quelques jours, à un enterrement (celui d’un oncle de ma belle-sœur) ? Je commence à être las du grotesque des funérailles, car c’est encore plus sot que ce n’est triste. J’ai revu là beaucoup de balles rouennaises oubliées. C’est fort ! J’étais à côté de deux beaux-frères du défunt qui s’entretenaient de la taille des arbres fruitiers. Comme c’était au cimetière où sont mon père et ma sœur, l’idée m’a pris d’aller voir leurs tombes. Cette vue m’a peu ému. i1 n’y a là rien de ce que j’ai aimé, mais seulement les restes de deux cadavres que j’ai contemplés pendant quelques heures. Mais eux ils sont en moi, dans mon souvenir. La vue d’un vêtement qui leur a appartenu me fait plus d’effet que celle de leurs tombeaux. Idée reçue, l’idée de la tombe ! Il faut être triste là ; c’est de règle. Une seule chose m’a ému, c’est de voir dans le petit enclos un tabouret de jardin (pareil à ceux qui sont ici) et que ma mère, sans doute, y a fait porter. C’est une communauté entre ce jardin-là et l’autre, une extension de sa vie sur cette mort, et comme une continuité d’existence commune, à travers ces sépulcres. – Les anciens se privaient de toutes ces saletés de charognes. La poussière humaine, mêlée d’aromates et d’encens, pouvait se tenir enfermée dans les doigts, ou, légère comme celle du grand chemin, s’envoler dans les rayons du soleil.

Adieu, je vais me coucher, il en est temps. À toi, mille et [mille] baisers de ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de jeudi, 1 h[eure].
[7octobre 1852.]

La lettre (incluse dans la tienne de ce matin) m’a fait un singulier effet. Malgré moi tout cet après-midi je ne pouvais m’empêcher de reporter mes yeux dessus, et d’en considérer l’écriture. Je la connaissais pourtant. Mais d’où vient qu’elle ne m’avait jamais causé cette impression ? – C’est sans doute le sujet, et la personne à qui elle était adressée qui en sont causes, cela me touchait de plus près. Il a dû en effet être flatté et, quelque banales qu’il ait l’habitude de donner ses louanges, celles-ci doivent être sincères. As-tu remarqué comme cette lettre écrite au courant de la plume est bien taillée de style, comme c’est carré, coupé ? – Je n’ai pu m’empêcher, dans mon contentement naïf, de la montrer à ma mère qui l’a aimée. – Veux-tu que je te la renvoie ? Mais je crois, dans les circonstances actuelles, qu’il vaut mieux que je la garde. Mon vieux culte en a été rafraîchi. On aime à se voir bien traité par ceux qu’on admire. Comme ils seront oubliés tous, les grands hommes du jour, quand celui-là encore sera jeune et éclatant !

Mme Didier me paraît une femme d’un esprit borné, elle et les républicains ses amis. Braves petites gens qui nous ont versés dans la boue et qui se plaignent de la route. Les voilà maintenant qui gueulent comme des bourgeois contre Proudhon, sans en comprendre un seul mot. Cette caste du National a toujours été aussi étroite que celle du faubourg Saint-Germain. Ce sont des secs, en littérature, en politique. Ils se cramponnent aussi à un passé perdu. Je ne partage pas davantage son admiration pour le sieur Lamartine qu’elle compare à Tacite. Le malheureux ! Lui Tacite ! J’ai lu justement ce portrait de Napoléon dont elle parle. L[amartine] l’y accuse d’aimer la table, d’être gras, etc. Quand est-ce donc que l’on fera de l’histoire comme on doit faire du roman, sans amour ni haine d’aucun des personnages ? Quand est-ce qu’on écrira les faits au point de vue d’une blague supérieure, c’est-à-dire comme le bon Dieu les voit, d’en haut ?

C’est une femme curieuse du reste. Elle représente bien ce certain milieu du monde, stérile et convenable.

La dame de Saint-Maur me paraît dans une bonne passe ; elle lit aussi Tacite, elle. Quelle rage de sérieux ! – Tu me dis qu’il t’est difficile de l’étudier. Comme le factice, pourtant, se constitue d’après des règles, qu’il se moule sur un type, il est plus simple que le naturel, lequel varie suivant les individualités. Je te déclare, quant à moi, que je [ne] crois pas un mot de toutes ses spiritualités. La fureur contre les mâles, pour le moment, vient de quelque morsure récente. – Qu’elle soit dégoûtée du petit Énault, cela se peut, mais c’est tout, au fond. – Et à ce propos, permets-moi de t’envoyer l’axiome suivant : les femmes se défient trop des hommes en général et pas assez en particulier (pénètre-toi de cette vérité). Elles nous jugent tous comme des monstres, mais au milieu des monstres il y a un ange (un cœur d’élite, etc.). Nous ne sommes ni monstres ni anges. Je voudrais voir un esprit aussi élevé que le tien, chère Louise, dégagé de ce préjugé que tu partages. – Vous ne vous pardonnez jamais, vous autres, les filles, et toutes tant que vous êtes, depuis les prudes jusqu’aux coquettes, vous vous heurtez toujours à cet angle-là avec une obstination fougueuse. – Vous ne comprenez rien à la Prostitution, à ses poésies amères, ni à l’immense oubli qui en résulte. Quand vous avez couché avec un homme, il vous reste quelque chose au cœur, mais à nous, rien. Cela passe, et un homme de quarante ans, pourri de vérole, peut arriver à sa maîtresse plus vierge qu’une jeune femme à son premier amant. N’as-tu pas remarqué les juvénilités sentimentales des vieillards ? Être jalouse des filles, c’est l’être d’un meuble. Tout se confond en effet dans un Océan dont toutes les vagues sont pareilles. Mais vous, vous avez vos fleuves taris qui murmurent encore et dont les courants détournés s’entrecroisent dans l’ombre, sous le branchage nouveau. – Si tu voulais, je te ferais faire des progrès dans la connaissance de notre sexe, que je ne soutiens nullement, mais que j’explique. Il en est de cette question-là, comme de celle de Paris et de la province. Quand on me dit du mal de l’un aux dépens de l’autre, j’abonde toujours dans le sens de celui qui parle, et j’ajoute en finissant que je pense exactement la même chose de l’autre partie en litige. – Je lis les voyages du Président. C’est splendide ! Il faut (et il s’y prend bien) que l’on en arrive à n’avoir plus une idée, à ne plus respecter rien ; si toute moralité est inutile pour les sociétés de l’avenir, qui, étant organisées comme des mécaniques, n’auront pas besoin d’âme, il prépare la voie (je parle sérieusement, je crois que c’est là sa mission). À mesure que l’humanité se perfectionne, l’homme se dégrade ; quand tout ne sera plus qu’une combinaison économique d’intérêts bien contrebalancés, à quoi servira la vertu ? Quand la nature sera tellement esclave qu’elle aura perdu ses formes originales, où sera la plastique ? etc. – En attendant, nous allons passer dans un bon état opaque. Ce qui me divertit là-dedans, ce sont les gens de lettres qui croyaient voir revenir Louis XIV, César, etc., une époque où l’on s’occuperait d’art, c’est-à-dire de ces messieurs. L’intelligence allait fleurir dans un petit parterre anodin soigneusement ratissé par M. le préfet de police. Ah ! Dieu merci, ce qui en reste n’a pas la vie dure. Ces bons journaux, on va donc les supprimer. C’est dommage, ils étaient si indépendants, et si libéraux, si désintéressés ! – On s’est moqué du droit divin, et on l’a abattu. Puis on a exalté le Peuple, le suffrage universel, et enfin ç’a été l’Ordre. Il faut qu’on ait la conviction que tout cela est aussi bête, usé, vide que le panache blanc d’Henri IV, et le chêne de saint Louis. – Mort aux mythes ! Quant à ce fameux mot : « Que ferez-vous ensuite ? Que mettrez-vous à la place ? », il me paraît inepte et immoral, tout ensemble. – Inepte, car c’est croire que le soleil ne luira plus, parce que les chandelles seront éteintes ; immoral, car c’est calmer l’injustice avec le cataplasme de la peur.

Et dire que tout cela vient de la littérature pourtant ! – Songer que la plus mauvaise partie de 93 vient du Latin ! La rage du discours de rhétorique et la manie de reproduire des types antiques (mal compris) ont poussé des natures médiocres à des excès qui l’étaient peu. – Maintenant nous allons retourner aux petits amusements des anciens jésuites, à l’acrostiche, aux poèmes sur le café ou le jeu d’échecs, aux choses ingénieuses – au suicide. Je connais un élève de l’École normale qui m’a dit que l’on avait puni un de ses camarades (qui doit sortir dans 6 mois professeur de rhétorique) comme coupable d’avoir lu La Nouvelle Héloïse, qui est un mauvais livre. – Je suis fâché de ne pas savoir ce qui se passera dans deux cents ans. Mais je ne voudrais pas naître maintenant et être élevé dans une si fétide époque.

Envoie-moi, si tu veux, de l’eau Taburel ; mais c’est de l’argent perdu. Le docteur Valerand, qui est chauve, est un homme d’une foi robuste et, de plus, un fier âne. Rien ne peut faire repousser les cheveux (pas plus qu’un bras amputé !).

Je travaille un peu mieux. À la fin de ce mois j’espère avoir fait mon auberge. L’action se passe en trois heures, j’aurai été plus de deux mois. – Quoi qu’il en soit, je commence à m’y reconnaître un peu. Mais je perds un temps incalculable, écrivant quelquefois des pages entières que je supprime ensuite complètement, sans pitié, comme nuisant au mouvement. Pour ce passage-là, en effet, il faut, en composant, que j’en embrasse du même coup d’œil une quarantaine, au moins. – Une fois sorti de là, et dans trois ou quatre mois environ, quand mon action sera bien nouée, ça ira. La troisième partie devra être enlevée et écrite d’un seul trait de plume. J’y pense souvent et c’est là, je crois, que sera tout l’effet du livre. Mais il faut tant se méfier des endroits qui semblent beaux d’avance ! Quand nous [nous] verrons à Mantes dans un petit mois, fais-moi penser à te parler de L’Acropole et comment je comprends le sujet. –

Il y a dans le dernier n° de la R[evue] de Paris une pièce de B[ouilhet] que tu ne connais pas, adressée à Rachel, putain (passez-moi le mot) de la connaissance du poète, et qui lui a beaucoup servi autrefois de toutes façons. La mère R[oger] avait-elle lu cette pièce ? Et sa misanthropie, peut-être, venait d’[être] renforcée par la lecture de la susdite pièce, qui sent son cru. –

Adieu, chère Louise, adieu, chère femme. Je t’embrasse avec toutes sortes de baisers.

À toi, ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, 1 h[eure] du matin.
[9 octobre 1852.]

Je vais envoyer demain dimanche, au chemin de fer, tes vol[umes] que tu me demandes (il m’a été impossible de retrouver Les Exilés ; dois-je les avoir ? si je les retrouve tu les auras). Le paquet t’arrivera probablement avant ce petit mot ou en même temps que lui. Je suis bien content, bonne chère Louise, que tu aies réussi dans une affaire pécuniaire. Mais ton traité me paraît fait par un Normand ; prends-y garde. Ainsi article Ier : « … tous les ouvrages de sa composition parus jusqu’à ce jour, ainsi que ceux inédits qui pourraient paraître par la suite », qu’est-ce que veut dire ce « par la suite » ? C’est indéterminé, c’est fort vague. Le palliatif de l’art. 3 : « il est bien entendu que, pour les ouvrages inédits, M. B… ne pourra les faire imprimer dans son format qu’après le délai de deux années et à partir de la mise en vente de la première publication » : dans son format ne veut pas dire qu’il n’ait pas le droit de le faire paraître dans un autre format que celui stipulé par l’article 1er ; de la première publication : par qui ? par un autre éditeur, ou par le même ? Tout cela me semble lâche et matière à procès, par la suite. J’ai peur qu’il ne se soit arrangé pour que tu sois liée à lui, pieds et poings liés, sans pouvoir disposer d’une ligne jusqu’à ce qu’il lui plaise.

Puisqu’on te réédite, change quelques-uns de tes titres, chère Louise. Tu n’as pas la main heureuse en fait de titres, regarde : Ce qu’il y a dans le cœur des femmes – Deux mois d’émotion – Deux femmes célèbres – Les cœurs brisés. Ce sont des titres à la fois prétentieux et vagues, et qui, quant à moi, me repousseraient d’un livre. – Ils sentent la bas-bleu, et tu n’en es pas une, Dieu merci.

Voilà deux ou trois jours que ça va bien. Je suis à faire une conversation d’un jeune homme et d’une jeune dame sur la littérature, la mer, les montagnes, la musique, tous les sujets poétiques enfin. – On pourrait la prendre au sérieux, et elle est d’une grande intention de grotesque. Ce sera, je crois, la première fois que l’on verra un livre qui se moque de sa jeune première et de son jeune premier. L’ironie n’enlève rien au pathétique. Elle l’outre au contraire. – Dans ma 3e partie, qui sera pleine de choses farces, je veux qu’on pleure.

Ta lettre d’H[ugo], ton affaire de ce matin, tout cela m’a bien fait et rendu gai. Je t’embrasse de mes meilleures tendresses. Adieu, chère amie bien-aimée. À toi, mille baisers sur les lèvres. Ton G.

 

Dimanche matin.

 

B[ouilhet] n’a pas reçu « le petit mot pour le cher poète » annoncé par le billet de la Diva. – Où est-il ? Tu as oublié de nous l’envoyer.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi soir. [26 octobre 1852.]

Je m’attendais à avoir un mot de toi ce matin pour me dire que ta fièvre était passée. Comment vas-tu ? Sans prendre tout de suite, comme toi, des inquiétudes exagérées, je voudrais bien savoir si tu n’es pas malade.

Ce ne sera pas au commencement de la semaine prochaine que nous nous verrons, mais vers la fin ou le commencement de l’autre. Je suis si long à me remettre à la besogne, après chaque temps d’arrêt, que je veux m’être taillé un peu de besogne pour mon retour et ne pas perdre ensuite un temps considérable à rechercher les idées que j’ai maintenant. J’écris maintenant d’esquisse en esquisse ; c’est le moyen de ne pas perdre tout à fait le fil, dans une machine si compliquée sous son apparence simple. J’ai lu à B[ouilhet], dimanche, les vingt-sept pages (à peu près finies) qui sont l’ouvrage de deux grands mois. Il n’en a point été mécontent et c’est beaucoup, car je craignais que ce ne fût exécrable. Je n’y comprenais presque plus rien moi-même, et puis la matière était tellement ingrate pour les effets de style ! C’est peut-être s’en être bien tiré que de l’avoir rendue passable. Je vais entrer maintenant dans des choses plus amusantes à faire. Il me faut encore quarante à cinquante pages avant d’être en plein adultère. Alors on s’en donnera, et elle s’en donnera, ma petite femme !

J’ai fait redemander mes notes sur la Grèce ainsi qu’un excellent itinéraire que j’avais prêtés à Chéruel (professeur à l’École normale). Je t’apporterai cela, ça pourra te servir pour L’Acropole. Il y a moyen, sur ce sujet, de faire de beaux vers.

Quel temps ! Quelle pluie ! Et quel vent ! Les feuilles jaunes passent sous mes fenêtres avec furie. Mais, chose étrange, toutes les nuits sont plus calmes. Entre moi et le paysage qui m’entoure, il y a concordance de tempérament. La sérénité, à tous deux, nous revient avec la nuit. Dès que le jour tombe, il me semble que je me réveille. Je suis loin d’être l’homme de la nature, qui se lève au soleil, s’endort comme les poules, boit l’eau des torrents, etc. Il me faut une vie factice et des milieux en tout extraordinaires. Ce n’est point un vice d’esprit, mais toute une constitution de l’homme. Reste à savoir, après tout, si ce que l’on appelle le factice n’est pas une autre nature. L’anormalité est aussi légitime que la règle.

Je viens de finir le Périclès de Shakespeare. C’est atrocement difficile et prodigieusement gaillard. Il y a des scènes de bordel où ces dames et ces messieurs parlent un langage peu académique ; c’est agréablement bourré de plaisanteries obscènes. Mais quel homme c’était ! Comme tous les autres poètes, et sans en excepter aucun, sont petits à côté et paraissent légers surtout. Lui, il avait les deux éléments, imagination et observation, et toujours large ! toujours ! « Nés pour la médiocrité, nous sommes accablés par les esprits sublimes. » C’est bien là le cas de le dire. Il me semble que, si je voyais Shakespeare en personne, je crèverais de peur.

Je vais me mettre, quand je t’aurai vue, à Sophocle, que je veux savoir par cœur. La bibliothèque d’un écrivain doit se composer de cinq à six livres, sources qu’il faut relire tous les jours. Quant aux autres, il est bon de les connaître et puis c’est tout. Mais c’est qu’il y a tant de manières différentes de lire, et cela demande aussi tant d’esprit que de bien lire !

Ah ! enfin, dans quelques jours nous nous verrons donc ; il me semble que je t’embrasserai de bien bon cœur et que cela nous sera bon, pauvre chère Louise.

Si ce temps continue, nous ne pourrons guère sortir de notre chambre. Tant mieux, nous aurons différentes et nombreuses choses à y dire (et à y faire ?).

Adieu, mille baisers sur tes beaux yeux. À toi.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi minuit. [2 novembre 1852.]

Chère bien-aimée, j’espère que dans huit jours à cette heure-ci, je toucherai à la Reine. (Malgré les vers de l’ami qui sont d’hier dans la Revue de Paris. Comment ça se fait-il ? Est-ce une galanterie indirecte du sieur Houssaye à ton endroit, ou, tout bonnement, pour emplir quelques lignes et ne sachant que dire ?)

Je partirai mardi prochain à 1 h 30 et j’arriverai à M[antes] à 3 h 43. Quant aux convois qui partent de Paris, il y en a un à midi et un autre à 4 h 25 (par celui-là tu n’arriverais qu’à 6 h[eures]). – Prends donc le premier, qui arrive à 1 h 50. – Tu feras tout préparer, commanderas le dîner, etc. – Ce n’est point pour te contrarier que je ne viens que mardi au lieu de lundi. Mais je vais finir ma semaine, et j’emploierai lundi à te chercher quelques notes, bouquins et gravures pour ton Acropole. – Cela me tourmente beaucoup. Je me suis mis dans la tête qu’il faut que tu aies le prix. – Et il me semble que ce te sera aisé. – Enfin nous en causerons à loisir d’ici à peu.

Quel bête de numéro que celui de la Revue ! pauvre ! pauvre ! et canaille par-dessus le marché.

Je relis maintenant, le soir, en mon lit (j’ai un peu quitté Plutarque) tout Molière. – Quel style ! mais quel autre homme c’était que Shakespeare ! On a beau dire, il y a dans Molière du bourgeois. – Il est toujours pour les majorités, tandis que le grand William n’est pour personne.

Mon travail va bien lentement ; j’éprouve quelquefois des tortures véritables pour écrire la phrase la plus simple.

Adieu, bonne Louise bien chérie, à bientôt. Réponds-moi si mes petits arrangements te vont. Mille baisers sur tes yeux.

À toi.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, minuit.
[7 novembre 1852.]

Rien de changé à nos dispositions, chère Louise. – Après-demain mardi je prends le convoi de 1 h 30 m[n].

B[ouilhet] nous viendra voir jeudi. Tu peux te dispenser de lui apporter le drame de Peillon, que nous avons lu il y a quelques mois, lorsqu’il venait d’être refusé aux Français. – N’emplis pas ta malle (par un surcroît inutile de toilettes) ; je te donnerai beaucoup de choses à rapporter. N’apporte que ta personne (et ta Paysanne).

Adieu, mille baisers. À bientôt les vrais. À toi, à toi.

G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi, minuit.
[16 novembre 1852.]

Ta pauvre force de la nature n’a pas été gaie hier. Il a fallu s’y remettre ! (à la besogne) et regarder la semaine dernière tomber dans l’abîme. Enfin !… J’ai fait vers le soir un effort de colère et je me suis retrouvé sur mes pieds. Mais la vie se passe ainsi à nouer et à dénouer des ficelles, en séparations, en adieux, en suffocations et en désirs. – Oui, ç’a été bon, bien bon et bien doux. C’est l’âge qui fait cela. En vieillissant, on devient plus grave dans ses joies, ce qui les rend plus douces.

Quand je t’ai eu quittée, je suis entré dans ce cabaret près du chemin de fer, et le cafetier m’a demandé poliment des nouvelles « de Madame ». En revenant je me suis trouvé avec un monsieur qui avait fait un voyage en Orient, et un gamin de Rouen qui me connaissait de nom et de vue, et qui m’a beaucoup parlé de ses véroles. Il y a des gens confiants. – Le lendemain matin, en m’éveillant, j’ai trouvé dans L’Athenaeum un article sur ton volume, signé Julien Lemer. Voilà un gaillard qui a la patte fine. Mais, mon Dieu, qui est-ce qui exterminera donc les critiques, pour qu’il n’en reste plus un ! – 1re colonne : éloge de l’Académie française. 2e colonne : éloge exagéré et inepte du poème couronné, avec trois citations (bonnes du reste). C’est, selon ce monsieur, ce qu’il y a de meilleur dans le volume. 3e colonne : déchaînement contre les Tableaux vivants. On trouve cela anti-chrétien. – Parallèle de L. C[olet] avec Th. Gautier ; digression sur ce que c’est que l’art (2 colonnes). – Énumération analytique et rapide des pièces. Il trouve Le Deuil trop intime, etc. Conclusion en somme peu louangeuse. – Mais Énault ! Quel imbécile et pauvre garçon ! – Il se croit spirituel, avec ses petites malices. Et savant peut-être, avec ses quatre citations, une en italien, deux en latin et une en allemand (celle-là est la plus raide). – Si j’étais de toi, puisque c’est un ami, je le bourrerais un peu dru, à sa première visite.

Je relis Rabelais avec acharnement et il me semble que c’est pour la première fois que je le lis. Voilà la grande fontaine des lettres françaises. Les plus forts y ont puisé à pleine tasse. – Il faut en revenir à cette veine-là, aux robustes outrances. La littérature, comme la société, a besoin d’une étrille pour faire tomber les gales qui la dévorent. Au milieu de toutes les faiblesses de la morale et de l’esprit, puisque tous chancellent comme des gens épuisés, puisqu’il y a dans l’atmosphère des cœurs un brouillard épais empêchant de distinguer les lignes droites, aimons le Vrai avec l’enthousiasme qu’on a pour le fantastique, et à mesure que les autres baisseront, nous monterons.

Il n’y a plus maintenant pour les purs que deux manières de vivre ; ou s’entourer la tête de son manteau, comme Agamemnon devant le sacrifice de sa fille (procédé peu hardi en somme et plus spirituel que sublime) ; ou bien se hausser soi-même à un tel degré d’orgueil qu’aucune éclaboussure du dehors ne vous puisse atteindre.

Tu es maintenant sur une bonne voie. – Que rien ne te dérange ! Il y a dans la vie un quart d’heure utile pour tout le reste et dont il faut profiter. – Tu y es maintenant. – En déviant, qui sait s’il reviendrait ? Ta Paysanne sera une chose solide, chère amie. Sois-en sûre. Les bonnes œuvres sont celles où il y a pâture pour tous. Ton conte est ainsi. – Il plaira aux artistes qui y verront le style et aux bourgeois qui y verront le sentiment.

Tu arriveras à la plénitude de ton talent en dépouillant ton sexe, qui doit te servir comme science et non comme expansion. Dans G[eorge] Sand, on sent les fleurs blanches ; cela suinte, et l’idée coule entre les mots, comme entre des cuisses sans muscles. C’est avec la tête qu’on écrit. Si le cœur la chauffe, tant mieux, mais il ne faut pas le dire. Ce doit être un four invisible. – Et nous évitons par là d’amuser le public avec nous-mêmes, ce que je trouve hideux, ou trop naïf. – Et la personnalité d’écrivain qui rétrécit toujours une œuvre [sic].

Ah ! il y a huit jours à cette heure-ci ?… Que veux-tu que je dise ? J’y pense. Ce seront des bons souvenirs pour notre vieillesse. – B[ouilhet] et moi, nous avons passé toute notre soirée de dimanche à nous faire des tableaux anticipés de notre décrépitude. Nous nous voyions vieux, misérables, à l’hospice des incurables, balayant les rues et, dans nos habits tachés, parlant du temps d’aujourd’hui et de notre promenade à La Roche-Guyon. Nous nous sommes d’abord fait rire, puis presque pleurer. Cela a duré quatre heures de suite. – Il n’y a que des hommes aussi placidement funèbres que nous le sommes, pour s’amuser à de telles horreurs.

Adieu, adieu, bonne, belle et chère Louise, je t’embrasse partout.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir. [22 novembre 1852.]

De suite, pendant que j’y pense (car depuis trois jours j’ai peur de l’oublier), ma petite dissertation grammaticale à propos de saisir. Il y a deux verbes : saisir signifie prendre tout d’un coup, empoigner, et se saisir de veut dire s’emparer, se rendre maître. Dans l’exemple que tu me cites « le renard s’en saisit », ça veut dire le renard s’en empare, en fait son profit ; il y a donc avec le pronom, tout ensemble, idée d’accaparement et de vitesse (ainsi avec le pronom le verbe comporterait toujours une idée d’utilité ultérieure). Mais saisir s’emploie tout seul pour dire prendre. Ex[emple] : « Saisissez-vous de cette anguille-là ; je ne peux la saisir, elle me glisse des mains. » Je ne me rappelle point tes deux vers, chère muse ; mais il y a, il me semble, quelque chose comme cette tournure : « se saisissait des brins de paille… », ce qui est lent d’ailleurs et impropre, comme tu vois.

J’attends La Paysanne avec impatience, mais ne te presse point, prends tout ton temps. Ce sera bon. Tous les perruquiers sont d’accord à dire que plus les chevelures sont peignées, plus elles sont luisantes. Il en est de même du style, la correction fait son éclat. J’ai relu hier, à cause de toi, La Pente de la rêverie. Eh bien, je ne suis pas de ton avis. Ça a une grande allure, mais c’est mou, un peu, et peut-être le sujet même échappait-il aux vers ? Tout ne se peut pas dire ; l’Art est borné, si l’idée ne l’est pas. En fait de métaphysique surtout, la plume ne va pas loin, car la force plastique défaille toujours à rendre ce qui n’est pas très net dans l’esprit. Je vais lire l’Oncle Tom en anglais. J’ai, je l’avoue, un préjugé défavorable à son endroit. Le mérite littéraire seul ne donne pas de ces succès-là. On va loin comme réussite, lorsque à un certain talent de mise en scène et à la facilité de parler la langue de tout le monde on joint l’art de s’adresser aux passions du jour, aux questions du moment. Sais-tu ce qui se vend annuellement le plus ? Faublas et L’Amour conjugal, deux productions ineptes. Si Tacite revenait au monde, il ne se vendrait pas autant que M. Thiers. Le public respecte les bustes, mais les adore peu. On a pour eux une admiration de convention et puis c’est tout. Le bourgeois (c’est-à-dire l’humanité entière maintenant, y compris le peuple) se conduit envers les classiques comme envers la religion : il sait qu’ils sont, serait fâché qu’ils ne fussent pas, comprend qu’ils ont une certaine utilité très éloignée, mais il n’en use nullement et ça l’embête beaucoup, voilà.

J’ai fait prendre au cabinet de lecture La Chartreuse de Parme et je la lirai avec soin. Je connais [Le] Rouge et [le] Noir, que je trouve mal écrit et incompréhensible, comme caractères et intentions. Je sais bien que les gens de goût ne sont pas de mon avis ; mais c’est encore une drôle de caste que celle des gens de goût : ils ont de petits saints à eux que personne ne connaît. C’est ce bon Sainte-Beuve qui a mis ça à la mode. On se pâme d’admiration devant des esprits de société, devant des talents qui ont pour toute recommandation d’être obscurs. Quant à Beyle, je n’ai rien compris à l’enthousiasme de Balzac pour un semblable écrivain, après avoir lu [Le] Rouge et [le] Noir. En fait de lectures, je ne dé-lis pas Rabelais et Don Quichotte, le dimanche, avec Bouilhet. Quels écrasants livres ! Ils grandissent à mesure qu’on les contemple, comme les Pyramides, et on finit presque par avoir peur. Ce qu’il y a de prodigieux dans Don Quichotte, c’est l’absence d’art et cette perpétuelle fusion de l’illusion et de la réalité qui en fait un livre si comique et si poétique. Quels nains que tous les autres à côté ! Comme on se sent petit, mon Dieu ! comme on se sent petit !

Je ne travaille pas mal, c’est-à-dire avec assez de cœur ; mais c’est difficile d’exprimer bien ce qu’on n’a jamais senti : il faut de longues préparations et se creuser la cervelle diablement afin de ne pas dépasser la limite et de l’atteindre tout en même temps. L’enchaînement des sentiments me donne un mal de chien, et tout dépend de là dans ce roman ; car je maintiens qu’on peut tout aussi bien amuser avec des idées qu’avec des faits, mais il faut pour ça qu’elles découlent l’une de l’autre comme de cascade en cascade, et qu’elles entraînent ainsi le lecteur au milieu du frémissement des phrases et du bouillonnement des métaphores. Quand nous nous reverrons, j’aurai fait un grand pas, je serai en plein amour, en plein sujet, et le sort du bouquin sera décidé ; mais je crois que je passe maintenant un défilé dangereux. J’ai ainsi, parmi les haltes de mon travail, ta belle et bonne figure au bout, comme des temps de repos. Notre amour, par là, est une espèce de signet que je place d’avance entre les pages, et je rêve d’y être arrivé de toutes façons.

Pourquoi ai-je sur ce livre des inquiétudes comme je n’en ai jamais eu sur d’autres ? Est-ce parce qu’il n’est pas dans ma voie naturelle et pour moi, au contraire, tout en art, en ruses ? Ce m’aura toujours été une gymnastique furieuse et longue. Un jour, ensuite, que j’aurai un sujet à moi, un plan de mes entrailles, tu verras, tu verras ! J’ai fini aujourd’hui Perse ; je vais de suite le relire et prendre des notes. Tu dois être à L’Âne d’or, maintenant ; j’attends tes impressions.

Sais-tu (entre nous) que l’ami Bouilhet m’a l’air un peu troublé par la mère Roger ? Je crois qu’il tourne au tendre et que le drame s’en ressent. Les passions sont bonnes, mais pas trop n’en faut ; ça fait perdre bien du temps. Comment donc le sieur Houssaye (qui s’appelle de son nom Housset, mais je trouve l’Y sublime) est-il son ami ? Est-ce que ?… Oh !

Ne t’occupe de rien que de toi. Laissons l’Empire marcher, fermons notre porte, montons au plus haut de notre tour d’ivoire, sur la dernière marche, le plus près du ciel. Il y fait froid quelquefois, n’est-ce pas ? Mais qu’importe ! On voit les étoiles briller clair et l’on n’entend plus les dindons.

Adieu, voilà deux heures du matin. Comme je voudrais être dans un an d’ici !

Encore adieu, mille tendresses. Je fais tout à l’entour de ton col un collier de baisers.

À toi.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 5 h[eures] du soir.
[28 novembre 1852.]

J’ai reçu ce matin un mot de B[ouilhet] me disant qu’un clou survenu au cou l’empêcherait de me venir voir aujourd’hui. Mon dimanche est donc libre et je m’en vais passer toute la soirée, le plus longtemps que je pourrai, avec toi, chère Louise, bonne petite femme. Après nous être embrassés d’abord, débarrassons[-nous] des importuns, nous causerons ensuite de La Paysanne. – Les deux lettres du sieur Leguillou sont curieuses. Elles sont fort impertinentes et sentent la canaille d’une lieue loin. Il y a là-dessous des embûches, et l’envie de te faire faire quelque sottise pour en profiter ensuite. Cherche ce ms. trouve-le et envoie-le-lui, immédiatement, en demandant un reçu, afin de n’avoir plus affaire avec ce monsieur. Quant à Villevieille et aux Azevedo, n’as-tu pas vu clair comme le jour que Villevieille cherche à réparer sa sottise sans le dire, ni peut-être se l’avouer (comme c’est l’usage des hommes). Si j’étais de toi, et puisqu’il est malade, j’irais le voir. Ce serait une condescendance dont il te serait reconnaissant au fond (tu aurais l’air d’avoir affaire dans son quartier). Les Azevedo t’en sauraient gré et reviendraient à toi. Mais dans toute cette misérable affaire je ne comprends rien au Capitaine, c’est lui avec son usage du monde qui devrait réparer tout cela. – Enfin tâche de te raccommoder avec eux. Il ne faut pas se brouiller avec d’anciens amis et pour des piques. On a si peu de gens à fréquenter ! si peu à qui l’on puisse dire trois mots ! qu’il faut bien se ménager un peu de vases à expansion, quelque petits que soient les vases, et quelque rare que ce besoin d’expansion vous arrive. C’est là une de nos grandes misères. Dire qu’on cause quelquefois avec son domestique, sans s’ennuyer ! et de quoi cause-t-on, mon Dieu ! C’est que les petites nécessités sont peut-être plus impérieuses que les grandes. On musèle bien les grandes passions, comme des dogues, mais toutes les petites, on les laisse libres comme des roquets. Aussi du matin au soir, elles sont à vous mordre les jambes. Conclusion : réconcilie-toi avec eux, puisque tu avais quelque plaisir à les fréquenter. Suis-je un monstre (dans ma morale) ?

Ah ! causons de La Paysanne. Mon opinion n’a point changé quant à l’ensemble. Cela est fait. – Aussi je m’en vais t’éreinter. – Je vais noter tout ce qui ne me paraît pas irréprochable et, je t’en prie, sois patiente dans les corrections, songe que c’est une très bonne chose, et qu’il serait fâcheux d’y laisser des taches. J’insisterai sur celles qui me paraîtront les plus considérables.

Et d’abord

 

Tout embrasé d’une chaleur torride

 

vers commun. – chaleur torride expression consacrée, et le mot embrasé la re-encommunise encore. C’est lourd. Je sais bien que la rime, là, t’embête, j’en suis fâché :

 

La rime est une esclave et ne doit qu’obéir.

 

(Voir tous les traités de rhétorique possibles.)

Dans ce premier mouvement nous avons trois comme, ce qui donne un peu de monotonie à la tournure de la phrase : comme après la moisson, comme un charnier et comme un berceau (celui-là indispensable). Pourquoi ne pas supprimer le comme après la moisson, et dire que c’était après la moisson en effet, sans ton comme qui est lourd et fait tomber la phrase dès le second vers. Le commencement par là y perd de l’ampleur, les sujets y sont trop fréquents et ça coupe trop : 1° c’était… 2° tout… 3° embrasé… 4° Le ciel… 5° de grands rochers… Il faut laisser tout cela tel que c’est, mais en pallier le défaut par le retranchement du comme (qui du reste est négligé). Je n’aime pas la nature comparée à un charnier ; ici ta nature est blanche-grise, or l’idée de charnier est couleur de terreau, il y a dans le mot charnier des humidités brunes. Et puis c’est exagéré, car ta campagne est aride, mais elle n’est pas dégoûtante comme le comporte en soi le mot charnier. Je tâcherais donc de faire ainsi :

 

1er vers : Sans prés ni fleurs, sans arbres ni verdure

2e – . . . . . . . . . . . . . . morne était la nature

 

Emplis-moi ce second vers-là par toute cette idée. Il faut un grand vers simple et tout d’une pièce.

***

Est-ce tirait vers elle qui est la correction ? Il y a se saisissait en dessus. C’est une erreur. Tirait vers elle est bon.

***

 

Et le soleil plombait ses cheveux blancs

 

Mauvais ; on ne dit plomber, métaphoriquement, qu’au prétérit : teint plombé pour couleur de plomb, livide, et si tu l’emploies dans ce sens, c’est alors un verbe neutre, et il y a faute évidente de français, les v[erbes] neutres n’ayant pas de régime. – C’est une faute de français, sois-en sûre. Outre que le mot ne fait aucune image, et est de mauvais style – (pourquoi pas chauffer ???)

 

Et le soleil chauffait ses cheveux blancs

 

Un meilleur mot que chauffer, ou bien quelque chose du vent, car nous avons déjà soleil.

***

 

Où s’amassait sa sueur

 

Assemblage d’expressions incompatibles : la sueur ne s’amasse pas. Un amas de sueur. Puisque tu as égout, pourquoi pas s’écouler ? L’idée exacte était tamis pour la peau, et la sueur en sortant par tous les trous, mais enfin avec le mot d’égout il y a davantage et par conséquent, il faut suivre dans la comparaison l’idée de mouvement, laquelle est plus juste d’ailleurs que celle d’amas. Qui dit amas dit immobilité. Or la sueur coule, c’est-à-dire apparaît, et s’en va.

 

Ce vers sortait de sa bouche édentée

Note plaintive et mille fois chantée

Rythme nerveux réglant le mouvement, etc.

 

C’est trop de deux appositions qualificatives à ce vers. – Ce vers, note plaintive, rythme nerveux, réglant le mouvement. Comprends-tu ce que je veux dire, l’idée est :

 

… sortait de sa bouche édentée

(en une)                        Note plaintive et mille fois chantée

(et d’un)                        Rythme nerveux réglant le mouvement

Qui, etc.

 

Mais toutes ces abréviations enlèvent la clarté. Car ce vers n’est pas à la fois note plaintive et rythme nerveux. – Soyons exacts. La précision c’est la force.

 

Elle fut jeune, elle aima ! cette femme !

 

Laissons cette tournure aux mânes de la mère Dorval. De tout ce couplet jusqu’à « Sa mère était morte, etc. », il n’y a de bon que

 

Comme un beau fruit sur lequel on piétine

 

le reste est détestable.

 

Donc je la plains, car elle avait une âme !

 

Mais on en a une sans ça. Tout le monde a une âme. Qu’est-ce que ça veut dire ? Faible, faible, et puis voilà une âme qu’on tarit comme (on tarit) un fruit sur lequel on piétine. On ne tarit pas un fruit. – Du reste tout m’irrite dans ce couplet.

 

Mais elle était d’une essence divine

Elle a rejoint l’universel esprit.

 

Faux. Mais non, elle n’était pas d’une essence divine, et c’est parce qu’elle était d’une essence humaine qu’elle m’intéresse. – Si rejoindre l’universel esprit veut dire mourir, cela a des prétentions philosophiques hors de place. Si c’est au contraire une spécialité de cette essence divine, de cette âme-là, c’est bête. Voilà mon avis sur ce passage. Je tiens fort à cette remarque, tout ça est à refaire. Observe en passant, chère Louise, quelle connexion il y a entre le style et l’idée ! Compare-moi, en soi-même, un de ces vers-là tout seul et indépendamment des autres, au premier venu de ceux qui suivent, où l’idée se trouve nette, juste, à sa place.

 

Elle l’aidait à sécher ses filets

Sans un poisson souvent fuyait rapide

Alors l’enfant ployait le filet vide

Et sans souper se couchait en pleurant, etc., etc.

 

Quels charmants vers ! mais nous ne sommes ici en quête que des mauvais.

 

Qu’un Turcaret du récent Directoire

 

ne me paraît [pas] très bon. Turcaret du reste vaut mieux que fournisseur. Si tu trouves un autre vers, change-le. C’est récent Directoire qui m’a semblé, à la première lecture, un peu gauche.

***

J’avais oublié :

 

Elle chantait triste, et d’une voix lente,

 

triste tombe là après l’hémistiche, lourdement. Pourquoi pas :

 

Elle chantait, d’une voix triste et lente

 

d’autant que ces deux similitudes d’apposition, triste pour elle et lente pour la voix sont un peu prétentieuses ?

***

 

Là-bas, là-bas, aux pieds de ces collines

 

trop lyrique, et tu as besoin, plus tard, de cette tournure, garde un seul là-bas.

La correction de la danseuse est bonne. Mais chastement admirée n’est pas le mot propre (outre qu’il donne des idées qu’une femme peut en regarder une autre non chastement, hé, hé, ça c’est vu), ce serait naïvement, s’il se pouvait, bêtement, s’il n’était trop fort.

***

Remémorant atroce. Une cambrure, mais la gazelle n’a rien de cambré, ni de gracieux dans la taille. Quant à ce remémorant il est infâme. Il y a d’ailleurs quelque chose de peu correct et surtout de peu écrit dans la tournure même de la phrase dont tous les vers sont bons (si ce n’est

 

La gravité d’un précoce labeur

 

vers non imagé au milieu de tous ces vers pleins d’images).

 

Elle n’était qu’une petite fille

Montrant, etc.

 

Très bien.

 

douze ans

 

(à quoi se rapporte-t-il ? il n’y a pas de verbe).

 

La gravité d’un précoce, etc.

 

et tu reprends par les de

 

des yeux

un air

des dents

un joli cou

 

il n’y a pas de raison pour que ça finisse. Il faut faire un portrait par une forme moins énumérative. J’avais une phrase toute pareille dans Bovary, où faisant un portrait qui commençait par il, se trouvait au milieu « presque pas de sourcils, un air ». B[ouilhet] s’est récrié et m’a fait changer, avec raison.

 

Ont éveillé l’amour qui les attire

 

bon, ainsi que la correction

 

Sur l’herbe en fleurs, on s’assied mollement

 

Tout est vraiment beau, sans compter le sublime par moments.

Mais je critique exclusivement, et continue :

 

À la douceur se fond

À leur bonté…

 

un peu trop fréquent ces tournures-là. Ça a quelque chose d’un peu voulu, de trop arrêté, de dur. Ainsi, plus bas :

 

Plus de rameurs

Plus de faucheurs, etc.

 

Qu’on s’en empreint rien qu’à les voir passer

 

charmant, mais si au lieu de l’expression (habituelle) respirer le bonheur sèche, et ne préparant pas la métaphore qui suit, tu me mettrais : tant de bonheur de leur être, sort, s’émane, transpire, quelque chose comme ça, ce serait mieux, et empreint deviendrait encore meilleur, puisqu’il continuerait l’idée.

 

En devançant l’amour du mariage

Le libre amour le rend plus savoureux

 

pas clair. Est-ce le libre amour qui devançant l’amour du mariage rend cet amour plus savoureux ou bien le mariage lui-même. Charabia. À changer, certainement.

***

L’épisode des conscrits est bien troussé. Mais je ne sais (ceci est un doute) si les quatre vers

 

Qui donc les frappe

 

n’enlève pas l’imprévu à

 

Les jeunes gens, etc.

 

d’ailleurs

 

Oh c’est la loi du sang, la loi barbare

 

est un vers faible.

 

II

 

avec pitié devisent de l’amour

 

amour ne dit pas assez. Elles devisent de l’événement, et non pas de l’amour (comme feraient des philosophes ou des artistes). Cela restreint l’idée, prends-y garde. La situation est ici plus large que le mot. –

 

Elles vont languir seules

 

un peu trop franc. Sois plus chaste, ici, pour attendrir. – Et d’ailleurs ça ne se formulait pas comme ça dans leurs têtes.

Les coupes de tout ce dialogue sont bonnes.

Jeune enfant serait mieux que faible. Ce serait jeune garçon qu’il faudrait, mais la rime !! Tâche de me trouver quelque chose autre que faible ; on ne sait pas si ça s’applique au moral ou au physique.

Stupide est trop fort. Il a une intention de blâme sur l’idée patriotique. Du reste la phrase est mal faite.

 

Mourir est beau. C’est la patrie, etc.

 

Mourir c’est la patrie, non, mal fait. Tout cela ce sont des chicanes qui vont peut-être t’irriter, ou du moins, moi, qui m’irriteraient, mais quelque minime qu’elle soit, je ne te fais aucune observation que je n’y aie bien réfléchi d’avance. – Il ne faut laisser aucune prise aux pédants.

 

Ils ont tous bu pour prendre un air de fête

 

mais non, ils n’ont pas tous bu, intentionnellement, pour prendre un air de fête, ils ont bu dans un petit moment d’entraînement, d’exaltation, moitié factice, moitié vraie. Ils ont bu, donc ils ont un air de fête, ils ont bu dans la fête, si tu veux ; il y a une différence, il me semble.

 

LEUR poing brandit

 

ces quatres rimes à même assonance, et qui ne riment différemment qu’en vertu des règles, et de l’orthographe, sont d’un mauvais effet pour l’oreille (qui ne distingue nullement ici la différence des féminines et des masculines), mauvais effet, dis-je, au milieu de l’entrecroisement qui précède. Je sais que tu es autorisée par quantité d’exemples, mais je persiste (malgré les bons auteurs) à soutenir que ça ne vaut rien.

Comparaison des coquelicots et bleuets, charmante.

 

Conscrits en marche et vive l’empereur

 

c’est soldats qu’il faut dire. Un conscrit ne s’appelle pas lui-même conscrit, mais est tout fier d’être soldat. Cela est une petite étourderie psychologique. –

 

Adieu vieux père adieu jardin si cher

 

la rime rimant avec l’hémistiche ?

***

Ici je me cabre, quoi que tu en dises, pour d’airain. Du moment que la métaphore est venue, c’est elle, la métaphore, qui remplace l’expression métaphysique et qu’il faut suivre ensuite autant que possible par des expressions moyennes convenant et à l’idée et à la comparaison. Une chose d’airain ne mène pas. Je ne sors pas de là. Avec ces concessions-là, il n’y a plus de style. On excuse : « La roue de la Fortune ne sourit pas aux vieillards » ; sourit se rapporte à fortune, peut-on dire ; « Le timon de l’État ballotte sur une mer orageuse » : mer orageuse se rapporte à État.

 

Quand la capacité de son esprit se hausse

À connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse

 

(Molière) : beaucoup d’imbéciles citent ces deux vers, à propos de bas-bleus, et contre elles, croyant montrer qu’eux-mêmes sont lettrés. Eh bien, une capacité ne se hausse pas. Mais hausse se rapporte à esprit ? du tout, à capacité et rien qu’à cela.

Ces fautes-là sont non seulement des fautes de style, mais de poésie. Rien n’indique plus la force du sang littéraire qu’une métaphore bien suivie.

 

De la maison sortit, etc.

 

prends garde ? Tu as bien souvent de ces commencements-là, pris par le milieu de la phrase. D’autant qu’un [peu] plus haut

 

De tout ce qu’elle aimait

Rien ne restait

 

et [un] peu plus bas

 

Dans le château

 

et encore un peu plus [bas]

 

Dans sa terreur

Ils sont partis… pas un cœur à toucher

 

un peu plus loin

 

Pas un ami

 

même idée, même tournure. Et cette tournure, très courte, n’est pas très élégante. Plus bas nous aurons

 

Rien qui la plaigne, etc.

 

C’est comme monotonie de tournure, et parce que ça revient quelquefois.

 

Magnétique réponse

 

archimauvais, quoi que tu en dises. Sois sûr[e] d’ailleurs que tu ne t’en tireras pas si tu persistes à lier ces deux idées. Sépare-les ; nous avons l’ombre, et puis ce tressaillement dans le ventre, qui répond à Jeanneton, comme de la part de Jean. C’est trop de choses en trop peu de place. Tâche d’emplir le premier vers avec l’idée de tout à coup, de surprise, et [de] faire un vers lent Magnétique, non, non.

 

III

 

 

Vous que le Christ doit élire pour sœurs

 

pourquoi le Christ là ? Tu me les rétrécis, ces femmes, après les avoir comparées aux portions inconnues du monde, aux encens se perdant en Dieu, etc. Sois-en sûre, ça étrangle par la fin ce que tout cela avait de large. – Et le bourgeois, et surtout la bourgeoise seraient choqués que le Christ prenne exprès pour sœurs ces filles-là. Or ta paysanne est surtout destinée à avoir un succès de famille, populaire. Ne fais rien pour le gâter.

 

L’enivrement de la maternité

Hausse son cœur

 

l’enivrement ne hausse pas, il gonfle, détend, amollit, fait tomber, l’idée d’enivrement va de droite et de gauche, et non de bas en haut.

 

Au pauvre et tendre cœur

Au sentiment l’enfant commence à naître

 

trop souvent de ces tournures-là. Naître au sentiment, prétentieux et commun à la fois. Ici d’ailleurs, ces deux au sont bien près l’un de l’autre.

 

Brune, et le ciel rouge et bleu derrière elle,

 

amas de couleurs. Brune d’ailleurs est bien loin du sujet (lequel même est sous-entendu).

 

Avec son bel enfant à la mamelle

 

est un bon vers, mais nous avons déjà vu deux fois cet effet : plus haut avec les femmes attendant les conscrits, et dans la même page « avec son fils au sein ».

 

De la Madone on eût dit un tableau

 

pas raide en soi. Et puis ce petit tableau de quatre vers sent l’artiste, et termine trop les grandes choses sentimentales qui précèdent. Cela les immobilise par une pose physique. Je finirais sur le vague de cet excellent vers :

 

Ses vœux perdus s’égarent incertains…

Tant de labeur, tant de peine soufferte,

 

Je n’aime pas labeur (qui je crois, du reste, est déjà employé plusieurs fois ?).

 

Jouis-tu…

amours…

la matière surprend dans l’âme douleurs, amours, vertus, félicités qui sont en ruines, et attache aux ailes divines de l’âme les fers honteux, qu’elle-même, la matière, a portés. – Voilà l’idée. Eh bien, une partie qui se trouve en ruines dans un tout quelconque, une chose en ruines dans une autre chose, enfin, fait que cette seconde chose ne peut avoir des ailes. Du moment que le mot ruines est venu, j’ai eu l’idée de décombres, de pierres, de blocs, d’une confusion lourde et immobile, et tout de suite tu n’attaches à l’enceinte vague, qui contient des ruines, des ailes. Sois sûr[e] que c’est mauvais et peu clair surtout.

 

IV

 

 

Pour bien dîner blasphémé tous les dieux

 

qui n’en ferait autant ! C’est un pauvre trait, après le précédent. Garde-moi le premier comme il était :

 

Pour bien dîner il eût battu sa mère

 

qui vient bien après celui de

 

Comme le sont tous les voluptueux

 

et restes-en là. Tu ne trouveras rien de mieux. – Et au lieu du second vers actuel, mets-en un de description, de préparation à : elle dormait une nuit…, étendue, dans telle posture, elle dormait une nuit.

 

Son bel enfant fait ange

 

raison de plus pour enlever

 

Avec son bel enfant

 

plus haut. Un peu plus loin

 

Vois ! comme moi mère, Dieu te fait ange

 

Le viol est bien rarrangé.

 

Sous ses pieds la foulait

 

n’est pas mauvais. Peut-on mettre : sous son corps la foulait ? Ce serait plus clair ??? hum ?

 

Le lendemain se mourait Jeanneton

 

se mourait me semble banal pour dire être affaissée, se sentir mal.

Quel dommage qu’on ne puisse commencer par

 

Le lendemain . . . . . . . . . . . .

On fit venir le curé du village

 

(en passant par-dessus Jeanneton). Comme ça y est maintenant il y a deux mouvements : 1° le lendemain, etc. ; 2° on fit venir… Et le premier ôte l’imprévu, et la solennité d’entrée du second.

 

cette chair fraîche à mordre

 

Gros-Pierre était un homme qui ne mordait pas. C’est bon pour nous, les romantiques, et d’une nature de passion qui est plus âcre que ne l’était la sienne. Exagéré, donc. D’ailleurs mordre rime avec démordre, son composé, faute que se permet Μ. E. Augier. C’est comme le mot cocu. Depuis que ces messieurs de la prétendue école française ont voulu le remettre à la mode (quoi qu’il soit excellent), je me pendrais plutôt que de l’employer. Profitons des faiblesses des autres pour n’y pas tomber. Voilà comment on se venge des médiocres : en ne les imitant pas.

 

l’impudique animal

 

un peu grossier ? l’affriandaient d’un désir bestial, quelque chose comme ça.

 

V

 

 

Mais s’il arrive aux plages désolées

Où les vaisseaux sombrent dans les écueils

 

si tu pouvais dès le début préciser un peu plus l’endroit ? Franklin disait trop, ceci pas assez. Car les vaisseaux sombrent dans les écueils, ailleurs que dans les mers glaciales.

 

De ses tableaux, toute couleur s’efface

 

tableaux pour dire des récits, quoique relevé par couleur, ne m’enchante pas. C’est faible et de la même école que pinceaux pour dire plume : « Je saisis mes pinceaux et inspiré, etc. »

 

Le souvenir de ses belles amours

C’était pour elle . . . . . . . . . . . .

 

mets était, tout simplement. Tu as déjà beaucoup de c’est, c’était. Et plus bas, une phrase entière qui en est pleine. C’est dès le jour, etc. – Rappelle-toi que, plus haut, nous avons déjà

 

C’est elle encore, c’est toujours Jeanneton

Toujours ! toujours !

Toujours ! Toujours !

 

C’est trop de quatre. C’est le second qu’il faut ôter. Loin de donner du mouvement, c’est lourd. Les tournures lyriques lorsqu’elles sont trop chargées sont comme l’eau-de-vie. « On dit que de boire un petit verre ça renforcit, j’en ai bu vingt-trois et je ne me tiens pas sur mes jambes », disait un ivrogne. Il y a bien des phrases qui pourraient en dire autant. J’ai pris beaucoup de mouvements et je reste en place.

 

au prix d’un dur servage

On laisse à peine à la veuve un grabat

 

dur, il me semble ?

***

J’ai oublié les morts pareilles du vieillard et de l’enfant qui ont l’air tous deux de dormir. Retranche-le pour le vieillard et garde-le pour l’enfant, comme image, qui étant plus douce lui convient mieux.

 

Où mille oiseaux gazouillaient leur chanson

 

c’est dommage ! mais nous avons déjà un peu [plus] haut et au propre cette fois

 

Cette chanson au refrain monotone

 

et

 

Parce qu’elle aime à chanter tout le jour.

. . . . . . . . . . . des parfums en sortaient

 

mais non, il lui semble que des parfums en sortent… elle ouvre les narines, s’il y avait : des parfums venaient, je ne dirais rien ? Mais remarque que le détail de la serre est ici tout à fait objectif, froid, et que des parfums en sortaient, l’est de même, c’est de la description précise que tu fais. Or, il n’est [pas] possible que ce soit, et qu’à cette distance-là les parfums arrivent.

 

Elle s’élance. . . . . . . .

La lèvre. . . . . . . .

Les bras. . . . . . . .

 

Je voudrais quelque chose de moins dramatique comme action personnelle de son corps, quelque chose de plus faible, de plus éteint, qui fût mou. Ce doit presque être de l’idiotisme, un vague souvenir, quelque chose dont elle ne se rendît pas compte à elle-même, et ce qui est me semble trop net et mouvementé. D’ailleurs rive embrasée, mirage des eaux, tombe épuisée, sont mauvais.

 

VI

 

Puisqu’il faut être franc, je n’aime pas cette fin. Il y a trop. Toute la vie du soldat est inutile, nous oublions Jeanneton. L’intérêt est éparpillé maintenant entre deux personnages. Note que je ne trouve pas du tout cette partie mauvaise en elle[-même], mais, par rapport à la composition générale, elle tient trop de place. Je vais m’expliquer par les détails.

 

Adieu la France, adieu son doux espoir

 

nous avons déjà eu un mouvement semblable à son départ pour l’armée. Vouloir me réattendrir là-dessus, de nouveau…

 

Peut-être il faut mourir sans se revoir

 

est impossible.

 

Napoléon ce désespoir des mères

Vapeurs du vin, du sang, de la débauche

Pour le soldat vous êtes l’air vital

 

tout cela est inutile, froid (outre que ça insulte un corps respectable, l’armée, et une grande gloire nationale ! Napoléon !).

 

Jean s’enflammait au souffle des victoires

 

mais ça va sans dire, on le devine. Il fallait dire tout cela, en une phrase (il n’y a pas de raison, comme ça est maintenant, pour que la vie de Jean, à l’armée, ne soit tout aussi développée que celle de Jeanneton dans son village). – Et à la fin de la période me le montrer revenant à son village. Là tout est oublié, il y a si longtemps ! – L’idée même de demander des nouvelles de Jeanneton ne lui vient pas tout de suite ? Ce souvenir du pays natal lui arrivant au cœur avec un parfum agreste, est trop poétique. Jean revient dans son pays, tout bonnement parce que c’est le pays et qu’il ne sait pas où aller. En faisant tout cela bêtement, naïvement, tu prépares l’effet de la fin. D’ailleurs nous avons déjà eu ces parfums, ces effets de nature plus haut. Je les développerais plutôt dans la mort de Jeanneton, que je ferais plus ample, avec les sonnettes des chèvres… le bruit des eaux du Rhône, les bruyères roussies, un paysage immense et calme, et au milieu une pauvre vieille femme crevant tout doucement.

Je sais bien que quant à la vérité réelle, tu as peut-être raison. Mais quant à la vérité artistique, idéale, pour employer le mot, sois sûre que cette poésie sur Jean, cette ampleur dont tu l’entoures (comme abondance de détails plus haut, et ici comme sentiment) m’enlève par l’effet de sa répétition le charme que j’ai déjà éprouvé plus haut, quand ces choses se trouvaient là pour la première fois.

 

Depuis quinze ans vit au fond du charnier

 

est d’une maladresse insigne. Alors la première chose que Jean doit faire, c’est de chercher sa tombe, et la trouvaille arrive, (comme le coup de poignard de la tragédie), tout[e] prévue d’avance.

 

Dans les jardins où souriait la serre

 

trop fort, une serre qui sourit.

 

Court la vapeur sur le chemin de fer

 

il s’en fiche bien, Jean, et moi aussi.

Il fallait mettre que, une fois revenu, n’étant plus bon à rien, il se mit fossoyeur. (Le métier n’était pas dur et il avait vu des cadavres. Cette besogne ne lui répugnait pas… ?)

Et puis je ferais beaucoup plus longue la scène de la trouvaille. (Il faut qu’on voie, dans la terre grasse, des cheveux sur lesquels le soleil passe ? de la viande autour des vertèbres.) Que ce soit enfin shakespearien, hideux de vérité et de froid. – Tu peux mettre là les détails de pipe qu’il tient à la bouche, etc., et enfin sa bêche heurte quelque chose,

 

autour de trois vertèbres

Quelques fils noirs où pendait un cœur d’or.

 

description du cœur d’or, bosselé, cassé, qu’on voie des taches dessus.

 

Un papier jaune empreint de moisissure

 

il le déplie, ça ne tient plus. L’écriture a comme des macules de sang : c’est la rouille. Il reconnut sa lettre à Jeanneton. Et surtout pas de pris d’un frisson. – Le fait seul… et laisse tomber sa pipe dans la fosse si tu veux.

***

Sois sûre, pauvre chère Louise, que j’embête, que tous ces mouvements « musique en tête », « beaux souvenirs des heures » et même celui de Mais ô mémoire, dont les deux derniers vers sont admirables,

 

Et l’homme accourt

Les bras . . . . . . . . .

 

que tout cela est inutile. – Il faut avoir le courage de se couper des bras à l’estomac, quand il vous y en pousse. C’est une monstruosité, quand même le bras serait beau.

Ne te désespère pas. Médite bien ces derniers avis sur ce paragraphe VI. – Ils me semblent à moi très sensés. – C’est trop long. Jean ne doit servir que de fin et dans cette fin on doit pouvoir n’y voir que les vertèbres et le cœur d’or, – seulement assez distancés de la mort de Jeanneton pour qu’on ne s’y attende pas. –

***

Si B[ouilhet] fût venu aujourd’hui nous eussions fait toutes ces observations ensemble. Mais elles n’auraient pas été si détaillées peut-être. Voilà six heures consécutives que j’y suis, sans bouger. Tout ce que je n’ai pas remarqué me paraît bon ou excellent. Ainsi ne t’effraie pas. Les corrections que tu as faites sont généralement bonnes. – Réfléchis une grande huitaine sur cette fin-là, avant de t’y mettre. – Et dans l’intervalle lis quelque chose pour te distraire de l’inspiration que tu as maintenant et qui va te gêner pour saisir les indications assez vagues que je te donne pour la conclusion. – Mais ça me semble pourtant clair.

Tu as là une belle œuvre et qu’il faut rendre irréprochable. Classique. Tu le peux. Patience seulement, ma fougueuse. – J’ai passé quatre jours entiers de l’autre semaine à faire une très belle page que je retire (maintenant que je me suis échigné à l’écrire), parce qu’elle n’est pas à sa place. – Il faut toujours songer à l’ensemble.

Je viens de lire La Chartreuse de Parme. – Lis-la. Nous en causerons après.

Demain, devant dîner chez mon frère, je porterai à B[ouilhet] ta Paysanne, et je parie d’avance qu’il sera de mon avis pour la fin. Je lui dirai de t’écrire cette semaine.

Je vais relire mon interminable lettre.

***

Adieu. Il est maintenant 1 h 1/2 du matin ; j’ai laissé éteindre mon feu. – Et vais me coucher. Je t’embrasse sur ton front de Muse. – Mille baisers, tendre amour.

À toi, ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir. [5 décembre 1852.]

Nous nous sommes occupés aujourd’hui de ta Paysanne. Tu recevras mardi une lettre de B[ouilhet] dans laquelle tu trouveras quelques indications pour la fin.

Demain je t’écrirai nos observations en marge, et les corrections tiennes que nous avons adoptées.

Rien de nouveau. Je lis l’Oncle Tom. À propos d’Amérique que deviennent les Anglais ?

À bientôt donc une lettre plus longue, chère Louise. Je t’embrasse. À toi.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi, 1 h[eure] d’après-midi.
[9 décembre 1852.]

Je vais envoyer au chemin de fer tout à l’heure (en même temps que cette lettre à la poste) un paquet contenant tes deux mss de La Paysanne, le Richard III que je n’ai pas eu le temps de lire et un vol[ume] de gravures antiques (afin de donner un peu de poids au paquet), et qui te sera peut-être utile. Sois sans crainte ; le plan que B[ouilhet] t’a envoyé lundi avait été la veille arrêté par nous deux, de même que les corrections que tu trouveras en marge de ton ms. sont nos corrections. Quand je dis corrections, c’est plutôt observations, car nous n’avons rien corrigé. Mais enfin nous avons bien passé à ce travail trois bonnes heures dimanche soir. – Et je n’ai rien omis d’important, j’en suis sûr. Quant à ce qui t’arrête pour la fin, pourquoi donc t’embarrasses-tu ? Tu n’as pas besoin de préciser l’époque. Peins vaguement la vie de Jean à l’armée et le temps qu’il y reste. L’idée des Invalides est mauvaise. D’ailleurs, si les pontons, à cause de la date, te gênent, tu peux le faire prisonnier en Sibérie et revenant à pied à travers l’Europe au bout de longues années (mais ne t’avise pas alors de me peindre son voyage, et surtout pas d’effet de neige ! cela gâterait ta comparaison des vaisseaux dans les mers de glace, qui est plus haut). Ne te dépêche pas pour les corrections, et attends que les bonnes te viennent. Si je ne t’ai pas écrit ces jours-ci, c’est que moi-même j’attendais chaque matin une lettre de toi, me disant cet événement dont le retard me cause des inquiétudes atroces. Tu ne sais pas l’état où tu me mets ! Je ne comprends pas que je puisse travailler au milieu de ce souci. Je n’y dépense pas. Soigne-toi bien. Tiens-moi au courant. J’aurai dimanche prochain 31 ans. Quel anniversaire de malédiction cela peut être. Oh ! pauvre chère Louise, ta force de la nature est bien troublée. – J’ai lu Le Livre posthume : est-ce pitoyable, hein ? Je ne sais ce que tu en dis à B[ouilhet], mais il me semble que notre ami se coule. Il y a loin de là à Tagahor. On y sent un épuisement radical. Il joue de son reste et souffle sa dernière note. Ce qui m’a particulièrement fait rire, c’est que lui, qui me reproche tant de me mettre en scène dans tout ce que je fais, parle sans cesse de lui, et se complaît jusqu’à son portrait physique. Ce livre est odieux de personnalité et de prétentions de toute nature. S’il me demande jamais ce que j’en pense, je te promets bien que je lui dirai ma façon de penser entière, et qui ne sera pas douce. Comme il ne m’a pas épargné du tout les avis quand je ne le priais nullement de m’en donner, ce ne sera que rendu. Il y a dedans une petite phrase à mon intention et faite exprès pour moi : « La solitude qui porte à ses deux sinistres mamelles l’Égoïsme et la Vanité. » Je t’assure que ça m’a bien fait rire. Égoïsme, soit ; mais Vanité, non. L’Orgueil est une bête féroce qui vit dans les cavernes et dans les déserts. La Vanité au contraire, comme un perroquet, saute de branche en branche et bavarde en pleine lumière. Je ne sais si je m’abuse (et ici ce serait de la vanité), mais il me semble que dans tout Le Livre posthume il y a une vague réminiscence de Novembre, et un brouillard de moi, qui pèse sur le tout ; ne serait-ce que le désir de Chine à la fin : « Dans un canot allongé, un canot de bois de cèdre, dont les avirons minces ont l’air de plumes, sous une voile faite de bambous tressés, au bruit du tam-tam et des tambourins, j’irai dans le pays jaune que l’on appelle la Chine », etc. Du Camp ne sera pas le seul sur qui j’aurai laissé mon empreinte. Le tort qu’il a eu c’est de la recevoir. Je crois qu’il a agi très naturellement en tâchant de se dégager de moi. Il suit maintenant sa voie. Mais en littérature il se souviendra de moi longtemps. J’ai été funeste aussi à ce malheureux Hamard. Je suis communiquant et débordant (je l’étais est plus vrai) et, quoique doué d’une grande faculté d’imitation, toutes les rides qui me viennent en grimaçant ne m’altèrent pas la figure. B[ouilhet] est le seul homme au monde qui nous ait rendu justice là-dessus, à Alfred et à moi. Il a reconnu nos deux natures distinctes et vu l’abîme qui les séparait. (S’il avait continué de vivre, il eût été s’agrandissant toujours, lui par sa netteté d’esprit et moi par mes extravagances. Il n’y avait [pas] de danger que nous ne nous réunissions de trop près.) Quant à lui, B[ouilhet], il faut que tous deux nous valions quelque chose, puisque, depuis 7 ans que nous nous communiquons nos plans et nos phrases, nous avons gardé respectivement notre physionomie individuelle. –

Voilà le sieur Augier employé à la police ! Quelle charmante place pour un poète, et quelle noble et intelligente fonction que celle de lire les livres destinés au colportage ! Mais est-ce que ça a quelque chose dans le ventre, ces gaillards-là ! C’est plus bourgeois que les marchands de chandelle. – Voilà donc toute la littérature qui passe sous le bon vouloir de ce monsieur ! Mais on a une place, de l’importance, on dîne chez le ministre, etc. ! Et puis, il faut dire le vrai. Il y a de par le monde une conjuration générale et permanente contre deux choses, à savoir, la poésie et la liberté. Les gens de goût se chargent d’exterminer l’une, comme les gens d’ordre de poursuivre l’autre. Rien ne plaît davantage à certains esprits français, raisonnables, peu ailés, esprits poitrinaires à gilet de flanelle, que cette régularité tout extérieure qui indigne si fort les gens d’imagination. Le bourgeois se rassure à la vue d’un gendarme, et l’homme d’esprit se délecte à celle d’un critique. Les chevaux hongres sont applaudis par les mulets. Donc, de quelle puissance d’embêtement pour nous n’est-il pas armé, le double entraveur qui a, tout à la fois, dans ses attributions, le sabre du gendarme et les ciseaux du critique ! Augier, sans doute, croit faire quelque chose de très bien, acte de goût, rendre des services. – La censure, quelle qu’elle soit, me paraît une monstruosité, une chose pire que l’homicide. L’attentat contre la pensée est un crime de lèse-âme. La mort de Socrate pèse encore sur la conscience du genre humain, et la malédiction des Juifs n’a peut-être pas d’autre signification : ils ont crucifié l’homme-Parole, voulu tuer Dieu. Les républicains, là-dessus, m’ont toujours révolté. Pendant dix-huit ans, sous L[ouis]-P[hilippe], de quelles déclamations vertueuses n’a-t-on pas [été] étourdi ! Qu’est-ce qui a jeté les plus lourds sarcasmes à toute l’école romantique, qui ne réclamait en définitive, comme on dirait maintenant, que le libre-échange ! Ce qu’il y a de comique ensuite, ce sont les grands mots : « Mais que deviendrait la société ? » et les comparaisons : « Laissez-vous jouer les enfants avec des armes à feu ? » Il semble à ces braves gens que la société tout entière tienne à deux ou trois chevilles pourries, et que, si on les retire, tout va crouler. Ils la jugent (et cela d’après de vieilles idées) comme un produit factice de l’homme, comme une œuvre exécutée d’après un plan. De là les récriminations, malédictions et précautions. La volonté individuelle de qui que ce soit n’a pas plus d’influence sur l’existence ou la destruction de la civilisation, qu’elle n’en a sur la pousse des arbres ou la composition de l’atmosphère. Vous apporterez, ô grand homme, un peu de fumier ici, un peu de sang là, mais la forêt humaine, une fois que vous serez passé, continuera de s’agiter sans vous. – Elle roulera votre souvenir avec toutes ses autres feuilles mortes. Votre coin de culture disparaîtra sous l’herbe, votre peuple sous d’autres invasions, votre religion sous d’autres philosophies. Et toujours, toujours, hiver, printemps, été, automne, hiver, printemps, sans que les fleurs cessent de pousser, et la sève de monter. –

C’est pourquoi l’Oncle Tom me paraît un livre étroit. Il est fait à un point de vue moral et religieux. Il fallait le faire à un point de vue humain. Je n’ai pas besoin pour m’attendrir sur un esclave que l’on torture, que cet esclave soit brave homme, bon père, bon époux et chante des hymnes et lise l’Évangile, et pardonne à ses bourreaux, ce qui devient du sublime, de l’exception, et dès lors une chose spéciale, fausse. Les qualités de sentiment, et il y [en] a de grandes dans ce livre, eussent été mieux employées si le but eût été moins restreint. Quand il n’y aura plus d’esclaves en Amérique, ce roman ne sera pas plus vrai que toutes les anciennes histoires où l’on représentait invariablement les Mahométans comme des monstres. – Pas de haine ! pas de haine ! Et c’est là du reste ce qui fait le succès de ce livre, il est actuel. La vérité seule, l’éternel, le Beau pur ne passionne pas les masses à ce degré-là. – Le parti pris de donner aux noirs le bon côté moral arrive à l’absurde dans le personnage de Georges par exemple, lequel panse son meurtrier, tandis qu’il devrait piétiner dessus, etc., et qui rêve une civilisation nègre, un empire africain, etc. La mort de la jeune Saint-Clair est celle d’une sainte. Pourquoi cela ? Je pleurerais plus si c’était un enfant ordinaire. Le caractère de sa mère est forcé, malgré l’apparente demi-teinte que l’auteur y a mise. Au moment de la mort de sa fille, elle ne doit plus penser à ses migraines. Mais il fallait [faire] rire le parterre, comme dit Rousseau. – Il y a du reste de jolies choses dans ce livre : le caractère de Haley, la scène entre le sénateur et sa femme, Miss Ophelia, l’intérieur de la maison Legree, une tirade de miss Cassy, tout cela est bien fait. – Puisque Tom est un mystique, je lui aurais voulu plus de lyrisme (il eût été peut-être moins vrai comme nature). Les répétitions de mères avec leurs enfants sont archirépétées, c’est comme le journal du sieur Saint-Clair qui revient à toute minute. – Les réflexions de l’auteur m’ont irrité tout le temps. Est-ce qu’on a besoin de faire des réflexions sur l’esclavage ? Montrez-le, voilà tout. – C’est là ce qui m’a toujours semblé fort dans Le Dernier Jour d’un condamné, pas une réflexion sur la peine de mort (il est vrai que la préface échigne le livre, si le livre pouvait être échigné). – Regarde dans Le Marchand de Venise, si l’on déclame contre l’usure. Mais la forme dramatique a cela de bon, elle annule l’auteur. – Balzac n’a pas échappé à ce défaut, il est légitimiste, catholique, aristocrate. – L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part. L’art étant une seconde nature, le créateur de cette nature-là doit agir par des procédés analogues : que l’on sente dans tous les atomes, à tous les aspects, une impassibilité cachée et infinie. L’effet, pour le spectateur, doit être une espèce d’ébahissement. Comment tout cela s’est-il fait ! doit-on dire ! et qu’on se sente écrasé sans savoir pourquoi. – L’art grec était dans ce principe-là et, pour y arriver plus vite, il choisissait ses personnages dans des conditions sociales exceptionnelles, rois, dieux, demi-dieux. – On [ne] vous intéressait pas avec vous-mêmes. – Le Divin était le but. –

Adieu, il est tard. C’est dommage, je suis bien en train de causer. Je t’embrasse mille et mille fois et fais que ça arrive, mon Dieu !

À toi, ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, 1 h[eure].
[11 décembre 1852.]

Je commence par te dévorer de baisers dans la joie qui me transporte. Ta lettre de ce matin m’a enlevé de dessus le cœur un terrible poids. Il était temps. Hier je n’ai pu travailler de toute la journée. – À chaque mouvement que je faisais (ceci est textuel), la cervelle me sautait dans le crâne et j’ai été obligé de me coucher à 11 h[eures] ; j’avais la fièvre et un accablement général. Voici trois semaines que je souffrais horriblement d’appréhensions : je ne dépensais pas à toi d’une minute, mais d’une façon peu agréable. Oh ! oui, cette idée me torturait. J’en ai eu des chandelles devant les yeux deux ou trois fois, jeudi entre autres. Il faudrait tout un livre pour développer d’une manière compréhensible mon sentiment à cet égard. L’idée de donner le jour à quelqu’un me fait horreur. Je me maudirais si j’étais père. – Un fils de moi, oh non, non, non ! que toute ma chair périsse, et que je ne transmette à personne l’embêtement et les ignominies de l’existence. – Toutes mes propretés d’âme se révoltaient à cette hypothèse et puis, et puis. Enfin Dieu soit loué, il n’y a rien à craindre. Bénis soient donc les habits rouges.

J’avais aussi une idée superstitieuse. C’est demain que j’ai 31 ans. Je viens donc de passer cette fatale année de la trentaine qui classe un homme. C’est l’âge où l’on se dessine pour l’avenir, où l’on se range ; on se marie, on prend un métier. À 30 ans il y a peu de gens qui ne deviennent bourgeois, or cette paternité me faisait rentrer dans les conditions ordinaires de la vie. – Ma virginité par rapport au monde se trouvait anéantie. Et cela m’enfonçait dans le gouffre des misères communes. Eh bien, aujourd’hui, la sérénité déborde de moi. – Je me sens calme et radieux. Voilà toute ma jeunesse passée sans une tache, ni une faiblesse. Depuis mon enfance jusqu’à l’heure présente ce n’est qu’une grande ligne droite. Et comme je n’ai rien sacrifié aux passions, que je n’ai jamais dit : il faut que jeunesse se passe, jeunesse ne se passera pas ; je suis encore tout plein de fraîcheurs comme un printemps, j’ai en moi un grand fleuve qui coule, quelque chose qui bouillonne sans cesse et qui ne tarit point. Style et muscles, tout est souple encore, et si les cheveux me tombent du front, je crois que mes plumes n’ont encore rien perdu de leur crinière. – Encore un an, ma pauvre chère Louise, ma bonne femme aimée, et nous passerons de longs jours ensemble.

Pourquoi désirais-tu ce lien ? Oh non, tu n’as [pas] besoin pour plaire de rentrer dans les conditions de la femme. Et je t’aime au contraire parce que tu es très peu une femme, que tu n’en as ni les hypocrisies mondaines, ni la faiblesse d’esprit. – Ne sens-tu pas qu’il y a entre nous deux une attache supérieure à celle de la chair, et indépendante même de la tendresse amoureuse ? – Ne me gâte rien à ce qui est. – On est toujours puni de sortir de sa route. Restons donc dans notre sentier à part, à nous, pour nous. – Moins les sentiments tournent au monde, et moins ils ont quelque chose de sa fragilité ! Le temps ne fera rien sur mon amour parce que ce n’est pas un amour comme un amour doit être. Et je vais même te dire un mot qui va te sembler étrange, il ne me semble pas que tu sois ma maîtresse. Jamais cette appellation banale ne me vient dans la tête quand je pense à toi. – Tu te trouves en moi à une place spéciale et qui n’a été occupée par personne. Toi absente, elle resterait vide. – Et pourtant ma chair aime la tienne, et quand je me regarde nu, il me semble même que chaque pore de ma peau baille après la tienne. – Et avec quelles délices je t’embrasse !

Je ne suis pas en train de causer littérature ; je ne fais que me remettre de ma longue inquiétude et mon cœur se dilate. Je respire. – Il fait beau. Le soleil brille sur la rivière. – Un brick passe maintenant toutes voiles déployées. Ma fenêtre est ouverte et mon feu brûle. Adieu, je t’aime plus que jamais. – Et je t’embrasse à t’étouffer pour mon anniversaire.

Adieu, chère amour, mille tendresses. Encore à toi.

Ton G[USTA]VE.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de jeudi, 1 heure.
[16 décembre 1852.]

Qu’as-tu donc, pauvre chérie, avec ta santé ?

Qu’est-ce que tous ces vomissements, maux de ventre, etc. Je suis sûr que tu as été tout près de faire quelque sottise. Je voudrais bien te savoir remise, complètement. Mais n’importe, je ne te cache pas que l’arrivée des Anglais m’a été une grande joie. Fasse le dieu des coïts que jamais je ne repasse par de pareilles angoisses. Je ne sais pas comment je n’en suis pas tombé malade, comme on dit. Je me mangeais le sang, en souhaitant le tien. Mais la joie que j’ai eue ensuite m’a été, je crois, profitable.

Depuis samedi j’ai travaillé de grand cœur et d’une façon débordante, lyrique. C’est peut-être une atroce ratatouille. Tant pis, ça m’amuse pour le moment, dussé-je plus tard tout effacer, comme cela m’est arrivé maintes fois. Je suis en train d’écrire une visite à une nourrice. On va par un petit sentier et on revient par un autre. Je marche, comme tu le vois, sur les brisées du Livre posthume ; mais je crois que le parallèle ne m’écrasera pas. Cela sent un peu mieux la campagne, le fumier et les couchettes que la page de notre ami. Tous les Parisiens voient la nature d’une façon élégiaque et proprette, sans baugée de vaches et sans orties. Ils l’aiment, comme les prisonniers, d’un amour niais et enfantin. Cela se gagne tout jeune sous les arbres des Tuileries. Je me rappelle, à ce propos, une cousine de mon père qui, venant une fois (la seule que je l’aie vue) nous faire visite à Déville, humait, s’extasiait, admirait. « Oh ! mon cousin, me dit-elle, faites-moi donc le plaisir de me mettre un peu de fumier dans mon mouchoir de poche ; j’adore cette odeur-là. » Mais nous que la campagne a toujours embêtés et qui l’avons toujours vue, comme nous en connaissons d’une façon plus rassise toutes les saveurs et toutes les mélancolies !

C’est bien bon, ce que tu me dis de l’histoire R[oger] de Beauvoir, l’écharpe passant de la voiture, etc. Oh ! les sujets, comme il y en a !

T’aperçois-tu que je deviens moraliste ! Est-ce un signe de vieillesse ? Mais je tourne certainement à la haute comédie. J’ai quelquefois des prurits atroces d’engueuler les humains et je le ferai à quelque jour, dans dix ans d’ici, dans quelque long roman à cadre large ; en attendant, une vieille idée m’est revenue, à savoir celle de mon Dictionnaire des idées reçues (sais-tu ce que c’est ?). La préface surtout m’excite fort, et de la manière dont je la conçois (ce serait tout un livre), aucune loi ne pourrait me mordre quoique j’y attaquerais tout. Ce serait la glorification historique de tout ce qu’on approuve. J’y démontrerais que les majorités ont toujours eu raison, les minorités toujours tort. J’immolerais les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux, et cela dans un style poussé à outrance, à fusées. Ainsi, pour la littérature, j’établirais, ce qui serait facile, que le médiocre, étant à la portée de tous, est le seul légitime et qu’il faut donc honnir toute espèce d’originalité comme dangereuse, sotte, etc. Cette apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique et hurlante d’un bout à l’autre, pleine de citations, de preuves (qui prouveraient le contraire) et de textes effrayants (ce serait facile), est dans le but, dirais-je, d’en finir une fois pour toutes avec les excentricités, quelles qu’elles soient. Je rentrerais par là dans l’idée démocratique moderne d’égalité, dans le mot de Fourier que les grands hommes deviendront inutiles ; et c’est dans ce but, dirais-je, que ce livre est fait. On y trouverait donc, par ordre alphabétique, sur tous les sujets possibles, tout ce qu’il faut dire en société pour être un homme convenable et aimable.

Ainsi on trouverait :

 

ARTISTES : sont tous désintéressés.

LANGOUSTE : femelle du homard.

FRANCE : veut un bras de fer pour être régie.

BOSSUET : est l’aigle de Meaux.

FÉNELON : est le cygne de Cambrai.

NÉGRESSES : sont plus chaudes que les blanches.

ÉRECTION : ne se dit qu’en parlant des monuments, etc.

 

Je crois que l’ensemble serait formidable comme plomb. Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler, de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent. Quelques articles, du reste, pourraient prêter à des développements splendides, comme ceux de HOMME, FEMME, AMI, POLITIQUE, MŒURS, MAGISTRAT. On pourrait d’ailleurs, en quelques lignes, faire des types et montrer non seulement ce qu’il faut dire, mais ce qu’il faut paraître.

J’ai lu ces jours-ci les contes de fées de Perrault ; c’est charmant, charmant. Que dis-tu de cette phrase : « La chambre était si petite que la queue de cette belle robe ne pouvait s’étendre. » Est-ce énorme d’effet, hein ? Et celle-ci : « Il vint des rois de tous les pays ; les uns en chaises à porteurs, d’autres en cabriolets et les plus éloignés montés sur des éléphants, sur des tigres, sur des aigles. » Et dire que, tant que les Français vivront, Boileau passera pour être un plus grand poète que cet homme-là. Il faut déguiser la poésie en France ; on la déteste et, de tous ses écrivains, il n’y a peut-être que Ronsard qui ait été tout simplement un poète, comme on l’était dans l’antiquité et comme on l’est dans les autres pays.

Peut-être les formes plastiques ont-elles été toutes décrites, redites ; c’était la part des premiers. Ce qui nous reste, c’est l’extérieur [sic] de l’homme, plus complexe, mais qui échappe bien davantage aux conditions de la forme. Aussi je crois que le roman ne fait que de naître, il attend son Homère. Quel homme eût été Balzac, s’il eût su écrire ! Mais il ne lui a manqué que cela. Un artiste, après tout, n’aurait pas tant fait, n’aurait pas eu cette ampleur.

Ah ! ce qui manque à la société moderne, ce n’est pas un Christ, ni un Washington, ni un Socrate, ni un Voltaire même ; c’est un Aristophane, mais il serait lapidé par le public ; et puis à quoi bon nous inquiéter de tout cela, toujours raisonner, bavarder ? Peignons, peignons, sans faire de théorie, sans nous inquiéter de la composition des couleurs, ni de la dimension de nos toiles, ni de la durée de nos œuvres.

Il fait maintenant un épouvantable vent, les arbres et la rivière mugissent. J’étais en train, ce soir, d’écrire une scène d’été avec des moucherons, des herbes au soleil, etc. Plus je suis dans un milieu contraire et mieux je vois l’autre. Ce grand vent m’a charmé toute la soirée ; cela berce et étourdit tout ensemble. J’avais les nerfs si vibrants que ma mère, qui est entrée à dix heures dans mon cabinet pour me dire adieu, m’a fait pousser un cri de terreur épouvantable, qui l’a effrayée elle-même. Le cœur m’en a longtemps battu et il m’a fallu un quart d’heure à me remettre. Voilà de mes absorptions, quand je travaille. J’ai senti là, à cette surprise, comme la sensation aiguë d’un coup de poignard qui m’aurait traversé l’âme. Quelle pauvre machine que la nôtre ! Et tout cela parce que le petit bonhomme était à tourner une phrase ! Edma et Bouilhet s’écrivent toujours ; les lettres sont superbes de pose et de pôhësie. Lui, ça l’amuse comme tableau ; mais au fond, il aurait fort envie de faire avec elle un tronçon de chière-lie, comme dit maître Rabelays. Là-dessus pas un mot ; nous croyons qu’elle se méfie de toi, quoiqu’elle n’ait rien articulé à cet égard. Leur première entrevue sera farce.

Pioche bien La Paysanne ; passes-y encore une semaine, ne te dépêche pas, revois tout, épluche-toi ; apprends à te critiquer toi-même, ma chère sauvage. Adieu, il est bien tard, mille baisers, porte-toi mieux. À toi, cher amour.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 4 h[eures] du soir.
[19 décembre 1852.]

Ah ! Musette, musette, quelle légèreté ! Habitue-toi donc à méditer avant d’écrire. Si je n’avais la conviction qu’on peut faire de La Paysanne une excellente chose et si je ne portais à tes œuvres dans l’examen que j’en fais autant de conscience qu’aux miennes, je t’assure que je déclarerais celle-là bonne et parachevée, pour ne plus en entendre parler. Car tu y mets un entêtement de négligence révoltant. J’en suis agacé superlativement. – Et d’abord je me soucie fort peu que Babinet approuve ce que nous blâmons. J’ai la prétention outrecuidante de m’y connaître autant que lui. – Consulte-le, ou ne me consulte pas, et surtout ne viens pas, comme argument, me citer son opinion qui ébranle peu la mienne. – Je répète encore une fois que douleur d’airain qui mène au cimetière est stupide, comme le soleil qui plombe, etc. Maintenant garde-les si ça te fait plaisir. Il ne manquera pas de gens qui trouveront cela charmant. À quoi bon me renvoyer ton ms. avant d’avoir fait les corrections que tu approuves toi-même, et avec le mot chercher en marge.

J’en reprends donc une fois pour toutes quelques-unes.

Suinter est de deux syllabes comme tablier de trois. Babinet ne sait ce qu’il dit. – Qu’il regarde les astres. Il y a loin entre avoir le sentiment d’une chose et sa connaissance. On peut s’émouvoir plus ou moins à des œuvres d’art et ne pas s’y entendre. – En tout ayons confiance aux gens du métier.

***

Sous les débris (ou contours) de ce corps de squelette

 

c’est corps de squelette qui est à reprendre. Un squelette n’a pas de corps.

 

Faisant songer à la biche qui court

 

meilleur. La correction :

 

Le temps a fui notre cœur est le même

Et mariés…

 

est bonne.

***

L’enivrement encore une fois ne hausse pas. – Et le Christ rétrécit tout ce qui précède. Cette religiosité atténue l’humanité du mouvement. C’est comme dans l’Oncle Tom. Les nègres seraient plus apitoyants s’ils ne chantaient pas des hymnes. S’ils étaient tout simplement des esclaves.

***

Il en fit tant qu’un jour la pauvre femme

 

qu’est-ce que c’est qu’une mère qui s’éteint et ensuite qui rend l’âme, et un hibou qui s’agite dans son nid. Ce qui était avant était du mauvais, plat. Ceci est du mauvais, recherché.

Éclatant de luxure n’est pas corrigé, ni suppléait.

 

Dans sa misère on la vit s’endurcir

Tant de malheur finit par l’endurcir

 

également plat.

***

Fin

 

Le mouvement lyrique :

 

Comme l’on voit quand, etc.

 

coupe l’action, le tableau, arrête ; il est à enlever complètement malgré les deux admirables vers :

 

Et l’homme accourt malgré sa lassitude

Les bras tendus aux ombres d’autrefois

 

Je lierais donc :

 

Quelque doux cri de merle ou de fauvette

 

à :

 

Son corps éteint se dresse ranimé.

 

Tu n’as pas besoin de :

 

Lui rappelant un jour lointain pareil

 

c’est de l’explication, ça ; il faut que nous voyons l’explication, et qu’on ne nous la dise pas.

***

Elle revit, elle ne souffre pas

 

elle revit, atroce, surtout au moment où elle va mourir.

Après le tintement des sonnettes et le Rhône au loin fuyant, il faut qu’on voie Jeannette mourir, et non se contenter d’un vers, appuyer davantage sur la situation et faire une description de son agonie encadrée dans le paysage.

Tout le n° VI est lâchement écrit et plein de vers à la Casimir Delavigne.

Pourquoi ne t’es-tu pas pénétrée du scénario de B[ouilhet] ? Il fallait commencer par montrer Jean montant les rues de son village et s’arrêtant aux portes. Les explications auraient pu venir après, mais courtes. Car ce procédé plus dramatique les aurait rendues presqu’inutiles. Ne te décourage pas. Reste tout le temps qu’il faut et récris-moi presque tous les vers. La composition est meilleure. Mais pense, pense, médite donc, tâche de voir ton objectif plus nettement avant de commencer à écrire. Voilà 6 ans que B[ouilhet] est en train de rêver à une pièce de vers qu’il fait maintenant. Et depuis un grand mois qu’il y travaille sans relâche, il en a écrit 40 vers à peu près. Mais c’est d’aplomb.

Ah ! il faut s’embêter et passer de longs après-midis couché sur le dos et les mains sur les yeux.

***

Je te renvoie les Lamartine. Qu’est-ce que tu veux que je fasse de toutes ces ordures-là ? Je n’ai pas le temps de lire les grands, à plus forte raison les petits. Qu’apprend-on dans ce ramassis de publications quotidiennes ? – C’est comme les feuilletons de l’ami Théo, je ne le croyais pas tombé si bas. Il ne se gênerait pas, lui, pour mettre des douleurs d’airain qui marchent et des enivrements qui haussent. J’ai jeté les yeux sur ses deux feuilletons, j’y ai vu des échantillons qui fourmillent, une quantité de pittoresques, d’admirablement, etc. Il râle, ce pauvre garçon. Personne ne peut résister à l’exutoire de la publication quotidienne. Toute force s’épuise quand on ne la ménage pas. Pour faire du beurre on bat la crème à tour de bras, et pour avoir la crème, on laisse au lait le temps de se prendre. –

Alors, pas de chagrin, pas de découragement, ma vieille. Tu es dans notre compagnie. Il faut se soumettre à notre régime. C’est-à-dire avoir une rage froide et permanente.

Je ne t’envoie pas mon voyage. – Pense plutôt à L’Acropole, il en est temps. Tu ne mets pas assez d’intervalles entre ta conception et ta plume. Je t’enverrai ton buvard la première fois que j’irai à Rouen. – Soigne-toi bien, attends pour travailler que tu sois complètement guérie. Mais tu ferais bien de consulter quelqu’un, voilà longtemps que tu te plains de douleur au cœur. As-tu encore des vomissements ?

Adieu, je t’embrasse bien.

Ton G[USTA]VE.

***

B[ouilhet] garde les Lamartine, il a les nerfs plus solides que les miens.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, 1 h[eure].
[22 décembre 1852.]

Je vais aller à Rouen pour ton buvard et je le ferai porter par le marchand au chemin de fer.

Ne donne pas la note. Ce serait une imprudence inutile. Surtout après les avances de R., auxquelles tu n’es pas tenue de répondre d’une autre façon. Mais enfin, puisqu’on te laisse tranquille, ne leur donne aucune prise. Suis la maxime d’Épictète : « abstiens-toi » et « cache ta vie ».

Qu’il ne soit plus question de l’airain. Soit. Mais c’est une faute énorme. Non de langage, mais de sens poétique. Sois sûre, du reste, que peu de gens la remarqueront. B[ouilhet] m’a fait corriger dernièrement cette expression « et dans ce mélange de sentiments où il s’embarrassait », parce qu’on ne s’embarrasse pas dans un liquide. Il faut que les métaphores soient rigoureuses et justes d’un bout à l’autre. – Enfin, arrange-toi comme tu l’entends. Nous t’avons dit, et nous te le répétons, qu’on pouvait faire de La Paysanne une chose achevée, qu’il y avait là l’étoffe d’un chef-d’œuvre. Sans doute, publiée telle qu’elle est (ou était), ce sera toujours très remarquable, par fragments, surtout. Mais est-ce qu’il faut s’arrêter dans le mieux ? Et il me semble qu’il y a une moralité de l’esprit consistant à vouloir constamment la perfection. – Il ne faut pas le dire, voilà tout, parce que les faibles crient à l’orgueil. – Mais quand on n’a pas la conviction qu’on peut atteindre au premier rang, on rate le second. – Allons, nom de Dieu, relève-toi donc. – Reprends-moi cette fin à plein bras et renvoie-nous le tout, complet.

Adieu, je t’embrasse, chère sauvage. À toi, ton

G.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] ce jourd’huy, 26 décembre 1852.

En recepvant, à ce matin, la tant vostre gente épistre, i’ay esté marry, vrayment ; car ès érèbes où pérégrine ma vie songeresse, ces jours dominicaux, par ma soif, sont comme oasis libyques où ie me rafraischys à vostre ombraige et en suis-ie demouré méchanique toute la vesprée, ie vous assure. Oyez pourtant. Par affinité d’esperits animaulx et secrète coniunction d’humeurs absconses, ie me suys treuvé estre ceste septmaine hallebrené de mesme fascherie, à la teste aussy, au dedans, voyre ; pour ce que toutes sortes grouillantes de papulles, acmyes, phurunques et carbons (allégories innombrables et métaphores incongrues, ie veux dire) tousiours poussoyent emmy mes phrases, contaminant par leur luxuriance intempestive, la nice contexture d’icelles ; ou mieux, comme il advint à Lucius Cornelius Sylla, dictateur romain, des poulx et vermine qui issoyent de son derme à si grand foyson que quant et quant qu’il en escharbouylloit, plus en venoyt, et estoyt proprement comme ung pourceau et verrat leperoseux, tousiours engendrant corruption de soy-même, et si en mourut finalement.

Ains vous, tant docte scripteur, qui d’un font caballin espanchez à goulot mirifique vos ondes susurantes, de ce souci ne vous poinctant, ceste tant robuste pucelle qui ha nom Muse, comme bon compaignon et paillard lyrique que estes, tousiours la tabourinez avec engin roide, tousiours la hacquebutez, la gitonnez, la biscotez, la glossotez, par devant, par derrière, en tous accoutremens et langaiges, à la Francoyse, à la Sinnoyse, à la Latine, à l’Alexandrine, à la Saphique, à l’Adonique, à la Dithyrambique, à la Persique, à l’Égyptiacque, en cornette, en camail, sur le coing d’ung tonneau, sur les fleurs d’ung pré, sur les coquilles du rivaige, en plain amphithéâtre ou en camère privée, brief en toutes postures et occasions.

Ie me suys bien délecté ce jourd’huy à vos distiques Catulliens. Ie vouldroys en faire tels, si pouvois, ie le dys. Comme Julius Caesar Scaliger (ung consommé ès lettres anctiques, cestuy-là) qui souloyt répéter par enthousiasme, luy plus aimer avoir faict l’ode melpomènéenne du bon Flaccus que estre roy d’Arragon (ce est une province de Hespaigne, delà les monts Pyrénéans, près Bagnères en Bigorre, où vérolés vont prendre bains pour eux guarryr ; allez, si en estes), i’ay donc curiosité véhémente de voir du tout finy votre carmen fossiléen qui estalera la pourtraicture des antiques périodes de la terre et chaos (y devoit estre un aage à rire, par la confusion qu’y estoit) et ie cuyde desia, par le loppin que i’en connoys, que sera viande de mardy-gras, régallade de monseigneur, et y fauldra estre moult riche en entendement poétique, pour en guster à lourdoys la souëve saveur, comme de Chalibon de Assyrie, de Johannisberg de Germanie, de Chiras ès mers Indiques, que magnats seuls hument quand ils veulent entregaudyr aux grandes festes et esbattements dépenciers.

Ains n’avez-vous paour, amy, que tousiours couché comme ung veau et roulant la vastitude de ces choses en la sphéréité de vostre entendement, elles ne cataglyptent une façon de microsme en votre personne et ne vous appréhendent vous-même ? Ce advient aux femmes engroissées, vous savez, qui appètent mangier un connil, ie suppose ; à leur fruict qu’elles font poussent des oreilles de connil sur l’estomach ; ou comme enfantelets qui cogitant, dans leur bers, eux pysser contre un mur, compyssent de vray leurs linceuls ; tant le cerveau ha force, ie vous dys, et met tous atosmes en branle ! Adonc, vos roignons deviendroyent rochiers et les poils du cul palmiers, et la semence demeurant stagnante ès vases spermatiques (comme laictages, l’été, dans les jarres d’argile) se tourneroit en crème, et bientôt en beurre, voyre bitume plustôt, ou lave volcanique dont on feroyt après des pumices, pour bellement polir les marbres des palais et sépulchres. Lors, mousse croystroit au fondement (lequel tousiours est eschauffé par vents tiédis comme ès régions équatoriales), fange serait ès dents, or en aureilles, nacres ès ongles, fucus sur la merde et uystres à l’escalle dans le gozier ; yeux aggrandis et tousiours stillants en place seroient comme des lunes mortes, et perpétuelle exhalaëson poëtique, comme l’on voit de l’Etna en Sicile, issoyroit de votre bouche ! Voyageurs lors viendroient par milliers specter ce poëte-nature, cet homme-monde et ce rapporteroit moult argent au portier. Je m’esgare, ie croys, et mon devis sent la phrénésie Delphique et transport hyperbolique. Si pourtant ne vay-ie tourner mon style, car vous sais-ie compaignon aymant aulcune phantaisie et phantastiquerie, et conchiez de dédain et contemnation (ès continents Apolloniques) ces tant coincts jardinets, à ifs taillés et gazons courts, où l’on n’a place pour ses coudes ne ombre pour sa teste. Ains dilectez contrairement les horrificques forêts caverneuses et spelunqueuses, avec grands chênes, larges courants d’aër embalsamés, fleurs coulourés, ombres flottantes, et tousiours, au loing, quelque hurlement mélancholique, en le dessous des feuilles, comme d’un loup affamé ; et déjà, delà, esbattements spittacéens sur les hautes branches, et singes à queue recourbe, claquant des badigoinces et montrant leur cul.

Or donc, puisque n’avons jà bronché (estant ferrés à glace, ie suppose) ni jà courbé nostre eschine sous le linteau d’aulcune boutique, ecclise, confrayrie, servition quelconque, guardons (ce est mon souhait de nouvel an pour tous deux) ceste sempiternelle superbe amour de Beaulté, et soyons, de par toute la bande des grands que ie invoque, ainsy tousiours labourant, tousiours barytonnant, tousiours rythmant, tousiours calophonisant et nous chéryssant.

À Dieu, mon bon, adieu mon peton, adieu mon couillon (gausche).

GUSTAVUS FLAUBERTUS,

Bourgeoisophobus.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi, 5 h[eures].
[27 décembre 1852.]

Je suis, dans ce moment, comme tout épouvanté, et si je t’écris c’est peut-être pour ne pas rester seul avec moi, comme on allume sa lampe la nuit quand on a peur. Je ne sais si tu vas me comprendre, mais c’est bien drôle. As-tu lu un livre de Balzac qui s’appelle Louis Lambert ? Je viens de l’achever il y a cinq minutes ; il me foudroie. C’est l’histoire d’un homme qui devient fou à force de penser aux choses intangibles. Cela s’est cramponné à moi par mille hameçons. Ce Lambert, à peu de choses près, est mon pauvre Alfred. J’ai trouvé là de nos phrases (dans le temps) presque textuelles : les causeries des deux camarades au collège sont celles que nous avions, ou analogues. Il y a une histoire de manuscrit dérobé par les camarades et avec des réflexions du maître d’études qui m’est arrivée, etc., etc. Te rappelles-tu que je t’ai parlé d’un roman métaphysique (en plan), où un homme, à force de penser, arrive à avoir des hallucinations au bout desquelles le fantôme de son ami lui apparaît, pour tirer la conclusion (idéale, absolue) des prémisses (mondaines, tangibles) ? Eh bien, cette idée est là indiquée, et tout ce roman de Louis Lambert en est la préface. À la fin le héros veut se châtrer, par une espèce de manie mystique. J’ai eu, au milieu de mes ennuis de Paris, à dix-neuf ans, cette envie (je te montrerai dans la rue Vivienne une boutique devant laquelle je me suis arrêté un soir, pris par cette idée avec une intensité impérieuse), alors que je suis resté deux ans entiers sans voir de femme. (L’année dernière, lorsque je vous parlais de l’idée d’entrer dans un couvent, c’était mon vieux levain qui me remontait.) Il arrive un moment où l’on a besoin de se faire souffrir, de haïr sa chair, de lui jeter de la boue au visage, tant elle vous semble hideuse. Sans l’amour de la forme, j’eusse été peut-être un grand mystique. Ajoute à cela mes attaques de nerfs, lesquelles ne sont que des déclivités involontaires d’idées, d’images. L’élément psychique alors saute par-dessus moi, et la conscience disparaît avec le sentiment de la vie. Je suis sûr que je sais ce que c’est que mourir. J’ai souvent senti nettement mon âme qui m’échappait, comme on sent le sang qui coule par l’ouverture d’une saignée. Ce diable de livre m’a fait rêver Alfred toute la nuit. À neuf heures je me suis réveillé et rendormi. Alors j’ai rêvé le château de La Roche-Guyon ; il se trouvait situé derrière Croisset, et je m’étonnais de m’en apercevoir pour la première fois. On m’a réveillé en m’apportant ta lettre. Est-ce cette lettre, cheminant dans la boîte du facteur sur la route, qui m’envoyait de loin l’idée de La Roche-Guyon ? Tu venais à moi sur elle. Est-ce Louis Lambert qui a appelé Alfred cette nuit (il y a huit mois j’ai rêvé des lions et, au moment où je les rêvais, un bateau portant une ménagerie passait sous mes fenêtres). Oh ! comme on se sent près de la folie quelquefois, moi surtout ! Tu sais mon influence sur les fous et comme ils m’aiment ! Je t’assure que j’ai peur maintenant. Pourtant, en me mettant à ma table pour t’écrire, la vue du papier blanc m’a calmé. Depuis un mois, du reste, depuis le jour du débarquement, je suis dans un singulier état d’exaltation ou plutôt de vibration. À la moindre idée qui va me venir, j’éprouve quelque chose de cet effet singulier que l’on ressent aux ongles en passant auprès d’une harpe.

Quel sacré livre ! Il me fait mal ; comme je le sens !

Autre rapprochement : ma mère m’a montré (elle l’a découvert hier) dans Le Médecin de campagne de Balzac, une même scène de ma Bovary : une visite chez une nourrice (je n’avais jamais lu ce livre, pas plus que L[ouis] L[ambert]). Ce sont mêmes détails, mêmes effets, même intention, à croire que j’ai copié, si ma page n’était infiniment mieux écrite, sans me vanter. Si Du Camp savait tout cela, il dirait que je me compare à Balzac, comme à Goethe. Autrefois, j’étais ennuyé des gens qui trouvaient que je ressemblais à M. un tel, à M. un tel, etc. ; maintenant c’est pis, c’est mon âme. Je la retrouve partout, tout me la renvoie. Pourquoi donc ?

Louis Lambert commence, comme Bovary, par une entrée au collège, et il y a une phrase qui est la même : c’est là que sont contés des ennuis de collège surpassant ceux du Livre posthume !

Bouilhet n’est pas venu hier. Il est resté couché avec un clou et m’a envoyé à ce sujet une pièce de vers latins charmante ; à quoi j’ai répondu par une lettre en langage du XVIe siècle, dont je suis assez content.

Il m’est égal que Hugo m’envoie tes lettres, si elles viennent de Londres ; mais de Jersey ce serait peut-être trop clair. Je te recommande encore une fois de ne pas envoyer de note écrite. Je garde ta lettre pour la montrer à Bouilhet dimanche, si tu le permets. Lis-tu enfin L’Âne d’or ? À la fin de cette semaine je t’écrirai en te donnant la réponse des variantes que tu me soumets pour La Paysanne. Bon courage, pauvre chère muse. Je crois que ma Bovary va aller ; mais je suis gêné par le sens métaphorique qui décidément me domine trop. Je suis dévoré de comparaisons, comme on l’est de poux, et je ne passe mon temps qu’à les écraser ; mes phrases en grouillent. Adieu, je t’embrasse bien tendrement. À toi, mille bons baisers.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, 3 h[eures].
[29 décembre 1852.]

Ah ! enfin ! voilà ta Paysanne bonne. Sois-en sûre. J’avais bien raison d’être sévère. J’étais convaincu que tu y arriverais. C’est maintenant irréprochable de dessin, et virilement mené. (Je me représente M. de Fontanes, et toi, Chateaubriand lors de la confection du discours du père Aubry ; mais nous y arriverons aussi, chère Muse.) Il ne me reste plus que quelques critiques de détail. – Et, je t’en conjure, fais-les. Ne laisse rien passer. Ce sera une œuvre. Rappelle-toi toujours ce grand mot de Vauvenargues : « La correction est le vernis des maîtres. » Mais avant d’aller plus loin, que je t’embrasse bien fort. Je suis bien content.

***

Tout ce début est excellent, les chiens au mistral, magnifique, le fanal, les hommes, etc. Mais la confection de l’huile est trop longue, trop didactique ; quand nous allons venir aux petits détails, je te dirai où il faudrait l’arrêter.

L’invocation au moulin, charmante ; la description de Jean, bonne, mais gâtée par un tronçon de lyrisme intempestif et qui coupe l’action, ou plutôt la narration. Quelques petites longueurs encore vers la fin de ce mouvement. – L’épidémie et l’occasion de le faire fossoyeur bonnes, sauf quelques expressions. – La fin, parfaite, ou à peu de choses près, – Venons maintenant à la critique de mots. Et je vais être, selon ma coutume, impitoyable. Cela me réussit trop bien pour que je change de système. Sais-tu que tu me donnes de l’orgueil, pauvre cœur aimé, en te voyant d’après mes conseils faire de belles choses. – Voyons, travaillons et pas de tendresse. J’ai envoyé promener le grec pour être tout à toi cet après-midi. –

1, 2. il faut choisir. C’est trop de deux sur. C’est peut-être le premier qui est à enlever ? Sur la paroi du fond est peut-être un peu commun ? Vois. En tout cas ces deux sur font un mauvais effet, rapprochés.

3. charmant, charmant.

4. à la forte ; dans le vers précédent, au cylindre de pierre. Ces répétitions donnent toujours l’air mal écrit et c’est ici que commencent les longueurs ; cette description fort bien faite d’ailleurs, si ce n’est le dernier vers qui est dur et lourd : Aux visiteurs, etc., est didactique en diable. On voit que l’auteur a voulu nous apprendre comment on faisait l’olive. Il n’y a pas de raison pour que ça s’arrête. Pourtant comme il y a dedans d’excellents vers-images, tâche de les conserver (je vais les marquer par des lettres) en resserrant tout. Et n’aie souci, dans ce travail, de la vérité chronologique de la fabrication, saute sur des détails, peu importe. Le lecteur ici ne te demande pas d’être exact. Les lacunes de faits lui sont indifférentes. C’est trop long, pour sûr. On ne sait où tu veux en venir, et ton mouvement lyrique « ô moulin » est d’ailleurs une description en soi et c’est là ce qu’il a de bon.

5. flammes de tes grands feux de branches d’olivier. Des régimes qui se régissent, mauvais, et lent. (Si tu savais en ce moment le mal que j’ai pour arranger cette phrase : la vignette d’un prospectus de parfumerie !)

6. trop de leurs ; choisis la place pour mettre des le ou des un.

7. bon vers ; mais il y a là une chute dont je ne me rends pas compte, et comme un trou où l’on tombe. Cela vient-il de la rime à épaulette (peu bonne d’ailleurs) qui est trop haut, ou de ce que la description s’arrête court sur un petit détail ? Mais il y a certainement, là, une défectuosité quelconque. C’est délicat, mais ça est.

8.      Il est si las qu’il tombe de faiblesse,

banal. – Du reste ce il entre les deux on est bien lent de coupe. De ces quatre vers n° 8, il faut tâcher de lier davantage les deux premiers.

***

9.      Jean n’avait pas péri dans Saragosse.

C’est évident, puisque nous le voyons là (on y pense plus, à Saragosse, sois-en sûre), et ce vers fait presque rire, par sa naïveté. Et puis qu’est-ce que c’est que ce commencement de mouvement lyrique qui n’aboutit à rien ? Dans le premier ms. au moins, il avait une suite et ça se comprenait. Fais-en le sacrifice complet, crois-moi, et vois avec quelle ampleur ton récit reprendrait si tu arriverais [sic] de suite, beaucoup plus bas, ainsi

 

…Qui reconnaîtrait Jean ?

Il revenait du fond de la Russie

 

et, au lieu du mouvement lyrique revoir, etc., je parlerais de son voyage, couchant dans les granges, marchant, passant parmi des populations qu’il ne comprend pas… quelque chose d’assez funèbre, cette marche sur les steppes neigeuses, avec le soleil de Provence dans le cœur, une analyse donc et non pas un mouvement. Mais pas bien long. Et j’arriverais à (10) : « Il arriva. »

11. le terme d’un voyage qui voit un vieillard, tournure trop pohêtique, et recherchée.

12. bon ; mais prends garde, tu as plusieurs de ces comme, ainsi employés après un verbe.

13. plus un ami, plus un toit familier ; pas de toit familier ? pour éviter la répétition de mots. Celle d’idée et de coupe subsisterait ; ainsi c’est ne rien retirer.

14. il erre, détestable ; les 4 vers qui suivent, vulgaires d’expression. Un peu de bon tabac, le vieux grognard, conduire le bétail ; nous avons troupier plus haut, c’est bien assez. Il faut être délicat en tout.

15. bons.

16. tout ce hameau, tout le hameau.

17. morne, mauvais.

18. au lieu de suc, je mettrais :

 

Le vin manquait aux grappes de la vigne ??

 

Ce serait peut-être outré de poésie, mais à coup sûr moins sec ? Ne dit-on pas du reste : du vin en pilules ?

19. ceci rentre dans mon domaine et M. Homais, pharmacien à Yonville-l’Abbaye, ne dirait pas mieux. Ce n’est pas la peine d’être poète, pour parler le langage d’un donneur de lavements.

20. pompeux, voltairien, et qui ferait claquer d’applaudissements une salle de spectacle. C’est un vers de tragédie, parmi de bons vers de poésie. Retranche-moi donc ce carton-là, où la vie n’est pas.

21. pauvre engeance, atroce.

22. quel dommage qu’on ne puisse mettre

 

L’avaient rompu à ce sombre métier

 

En tout cas il faut un plus-que-parfait. Le présent, qui revient là pour un vers, ralentit, puisque le commencement de la phrase est à l’imparfait, de même qu’il faut enlever Jean, mot dit plus haut : « Jean vint s’offrir. » Ces répétitions du sujet par le même mot alanguissent le style.

23. ce comme là, dont je comprends l’intention, est lourd néanmoins. Si tu pouvais mettre quelque chose qui brille, exprimer un éclat quelconque en rapport avec luire ? Tout ce qui suit est bon.

***

Ainsi, il n’y a donc d’important que l’exposition narrative du voyage de Jean, avec ce qu’il pensait pendant ce voyage, et tu arrives naturellement (passant du désir à la réalisation) à son arrivée.

***

Arrange donc bien la mort de Jeanneton. Refais toutes les corrections indiquées précédemment et celles-ci, et renvoie-nous un ms. bien lisible. Il est probable que nous y trouverons encore à redire. Mais ce sera la dernière révision. Tu auras au moins une bonne chose, une œuvre écrite et émouvante, durable, et tienne. Ce conte est d’une originalité saisissante. Je le crois destiné à un succès populaire et artistique. Il a les deux côtés. – Patience donc, patience, et espoir ! – Qu’importent nos ennuis, nos défaillances, la lenteur d’exécution, et le dégoût de l’œuvre ensuite, si nous sommes toujours en progrès ; si nous montons, qu’importe le but ? Si nous galopons, qu’importe l’auberge ! Ce perpétuel malaise n’est-il pas une garantie de délicatesse, une preuve de Foi ! – Quand on a seulement exécuté la moitié de son idéal, on a fait du beau, pour les autres du moins, si ce n’est pour soi-même. –

Nous ne nous verrons pas, ma pauvre chérie, avant la fin de janvier au plus tôt ; ma B[ovary] va si lentement ! Je ne fais pas 4 pages dans la semaine et j’ai encore du chemin avant d’arriver au point que je me suis fixé, quoique j’anticipe toujours dessus. Ainsi j’en suis maintenant à l’endroit que je m’étais fixé au mois d’août pour notre première rencontre, qui a eu lieu au mois de novembre. Vois ! Et je veux pourtant avancer et ne pas encore y passer tout l’hiver prochain. – Quelles pyramides à remuer, pour moi, qu’un livre de 500 pages !

Adieu, bon courage, je t’embrasse avec toutes mes tendresses.

Ton GUSTAVE.

À LOUISE PRADIER

1er janvier [1853].

Chère Madame,

J’ai appris le mariage de Mlle Charlotte, je sais qu’il comble vos souhaits. Recevez-en donc, je vous prie, mes félicitations sincères. M. Levillain, qui devait me donner des détails sur cette union n’étant pas venu me voir, j’ignore avec qui votre chère fille se marie, où elle vivra, comment, etc. Mais l’important, c’est que vous paraissez tous satisfaits. Que cet espoir ne soit pas déçu ! C’est là ce qu’il faut souhaiter. Le mariage étant un vaste jeu d’oie (renouvelé des Grecs) on tombe souvent dans le puits ou dans les fers. La comparaison n’en est pas moins juste malgré le calembour. Il y en a pourtant qui s’y trouvent bien ; j’en ai connu.

À quand le mariage de Charlotte ? La voilà une femme maintenant. Je l’ai vue, la première fois, quand elle commençait à marcher. Comme cela nous vieillit, chère Madame ! Comme ça nous pousse ! ainsi que disent les vieux. Ce n’est donc pas d’hier que nous nous connaissons. Mais les vieilles affections sont comme les vieux arbres, plus larges, et leurs racines plus profondes.

J’aimerais à me trouver à cette cérémonie, et à vous voir ce jour-là. J’irai à Paris, vers le 15 du mois prochain. Sera-t-il temps encore ?

Présentez, je vous prie, à Mme d’Arcet tous mes meilleurs souvenirs, et acceptant tous mes souhaits de nouvelle année (puisque c’est aujourd’hui, le jour d’en faire) recevez, je vous prie, chère Madame, l’hommage du profond attachement de votre tout dévoué et ami.

À SON ONCLE PARAIN

[Croisset, vers le 1er janvier 1853.]

Mon brave père Parain,

Ma mère va faire porter immédiatement une caisse aux Messageries, qui est à votre adresse et doit vous arriver, en même temps que cet avertissement.

Dites-moi donc, vieux solide, quand est-ce que l’on vous verra ? malgré les récriminations d’Olympe et de sa fille, qui m’ont déclaré, aux vacances, vouloir cette année vous garder plus longtemps que les autres, j’espère pourtant qu’elles vont bientôt vous lâcher et qu’on va vous ravoir.

Rien de nouveau ici, qu’un temps des plus doux. Le jardin a beaucoup de primevères, et les tulipes poussent. Je travaille toujours passablement, mais fort lentement. Le jeune Bouilhet a le cou garni de clous, ce qui l’empêche quelquefois de venir me voir. Nous causons de vous, bien souvent, mon bon vieux.

La mère Lormier, dit-on, s’épaissit, elle se fatigue, ce sont là ses expressions. Non contente d’avoir été bête toute sa vie, elle devient imbécile, ou approchant ; ses enfants même commencent à s’en inquiéter. Il est temps ! et quelle perspicacité ! Comme elle va devenir encore bien plus respectable ! Vous me retrouverez toujours le même, mon vieux, ma haine du bourgeois ne baisse pas. J’en suis arrivé à avoir une rage sereine contre mon espèce, et puisqu’on n’est entouré que de canailles ou d’imbéciles dans ce bas monde (il y en a qui cumulent), que ceux qui ne se croient être ni des uns ni des autres, se rejoignent et s’embrassent. C’est ce que je fais en vous envoyant à tous mille amitiés et souhaits pour cette année et les subséquentes (selon la formule).

Adieu, mon vieux et cher brave oncle.

Tout à vous.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir. [3 janvier 1853.]

Tu m’éblouis par ta facilité. Comment en si peu de temps peux-tu faire des corrections si importantes ! et bonnes ! Courage, courage, te voilà arrivée tout à l’heure à avoir fait une œuvre. Bouilhet a été enchanté du moulin d’huile qui était bien difficile. C’est merveilleux de précision et de netteté. Il ne reste à corriger que « au fond », parce que nous avons plus haut « au flanc », et ce vers tout entier :

 

Aux visiteurs offrent des bancs au bord

 

qui est radicalement mauvais. T’aperçois-tu, maintenant, que grâce aux suppressions lyriques toute la fin de Jean marche. Je t’assure que nous avons été, hier, tous deux bien contents. Et je m’applaudis d’avoir été chien, comme on dit au collège. – Il reste quelques verrues encore qu’il faut enlever au plus vite. – Quand on a de si beaux yeux que vous, belle Muse, on n’y doit pas garder de chassie.

A. Vers faible, et plat.

B. Vert choque, avec l’aspiration fort vraie pour un homme qui est au milieu des neiges de « respirer l’air en feu ». Quand je crevais de soif dans le désert de Kosséir, je voyais devant moi des carafes d’eau glacée, sur des tables de restaurant, et non, mon fauteuil au coin du feu. – Cette correction est bien facile, tu peux mettre doux paysages, mais alors il faudra retirer beau, parce que ce serait deux épithètes de même nature l’une près de l’autre. Vieux ?? etc., ou si tu pouvais supprimer toute épithète à château (qui est dans sa pensée le château) ce serait encore mieux.

C. Je persiste à soutenir que ces deux vers, d’une inversion forcée, ne sont pas satisfaisants. S’il y avait (?) :

 

Vous attirez nos atomes vers vous

Pour les saisir, poussière de nos pères

 

ce serait plus clair. Mais si mou ! – Et d’ailleurs cette poussière qui attire des atomes ! La poussière (chose physique et visible), les atomes (conception métaphysique, hypothétique et qui se prend poétiquement aussi dans le sens de poussière) mis tous les deux face à face, en opposition, c’est bien subtil, et amphigourique d’expression, seulement. Car l’intention est bonne. – C’est là la remarque la plus grave de toute cette fin.

D. Le terme, voir ma dernière lettre.

E. Banal.

F. Folle couvée, en apposition, n’est pas raide. Ta variante :

 

De petits gueux une folle couvée,

 

vaut mieux. Mais j’aime petits garçons. Remets-moi sur le ms. ces deux vers. Nous consulterons.

G. Paissant. Paître pour dire faire paître est l’expression poétique voulue. Ça rentre dans le système de la poésie toute faite d’avance par le mot. C’est comme fleurir (actif) que j’ai en haine, fleurir ses amours ! fleurir sa boutonnière ! mauvaise école ! Pourquoi pas le mot franc, et imagé :

 

Le pauvre Jean va menant le bétail

 

H. Labeur, mot lourd, et prétentieux ici ; il n’y a de façon de relever ces mots communs-là (et qui ne sont pas les simples) qu’au figuré : « Le labeur de son inquiétude, je suppose, etc. – L’idée est : quand cet ouvrage, cette occupation lui manque », cherche là-dedans. Labeur veut dire travail par excellence, travail avec l’idée de douleur. Laborare (en latin) : travailler, souffrir.

I. Un peu de bon tabac, mal écrit.

J. Ce vers est poncif.

K. Tu viens de nous dire que le fossoyeur un jour leur fait défaut : c’est fini, c’est net, c’est expliqué. Le fossoyeur est mort, et puis voilà deux vers qui nous font un petit drame de ce qui vient d’être exprimé narrativement. Si tu pouvais (?), au lieu de ton premier fossoyeur, employer une périphrase courte et bien nette, comme… celui qui les gardait… (mais c’est difficile), évitant par là la répétition du mot fossoyeur, ton second :

 

Qu’on cherche en vain un autre fossoyeur

 

ferait un effet bien plus grand. C’est infaillible.

L. Enlève-moi donc sinistre et mets tranquille. Quand on peint d’une façon si magistrale, est-ce qu’on est participant du tableau ? Ce seul mot de sentiment et d’appréciation morale me gâte mon impression. Je voyais les vers, et ici, avec sinistre, j’entends qu’on parle d’eux. Sinistre me rappelle l’auteur, il me remet dans la littérature, quand j’étais dans la nature.

D’autant que tu as funèbres qu’il ne faut pas changer, parce que là il est pris au propre. Mais funèbres et sinistre sont presque synonymes. – À la porte, sinistre !

Voilà tout, c’est fort beau, nous allons causer tout à l’heure de la fin de Jeanneton, mais prends encore un peu de courage et de temps, et tu verras que lorsque tout sera fini, recopié, et imprimé, tu t’éblouiras du côté artistique (seulement, je ne parle pas de l’autre) de ce poème. – Et quand tu compareras ta version définitive avec ce que c’était avant, tu trouveras un abîme. – Il ne faut arrêter la manie du mieux et du regrattage, que lorsqu’on s’aperçoit que l’idée générale y perd ; j’aime mieux le mauvais goût que la sécheresse. Or il y avait, dès les premiers jets, dans La Paysanne, quelque chose de vivace et de vrai, de couillu, pour employer une métaphore indécente, qui m’a ravi. Ça avait le souffle. – Qu’importaient les défauts quant à la valeur intrinsèque, mais quant à la durée et à la Beauté de l’œuvre il importait. – La matière est quelque chose de si lourd à porter par l’idée (et de si embêtant en soi), qu’on n’en allège le poids que par sa perfection même. Rappelons-nous ce grand mot de Goethe qui est attristant, mais consolant pour nous autres, les petits : « J’aurais peut-être été un poète, si la langue ne se fût montrée indomptable », et il parlait de l’allemand, qui a la quantité et la rime à la fois, la faculté de composer des mots et d’en faire comme dans le grec !…

Tu n’étais pas habituée, dis-tu, à ce dur métier. Oui, il est rude. Il y a des jours où il m’apparaît comme plus qu’humain. Il m’est maintenant impossible d’écrire une phrase de suite, bonne ou mauvaise. Je suis aussi gêné pour la place, dans ma phrase, que si je faisais des vers et ce sont les assonances à éviter, les répétitions de mots, les coupes à varier. Et enfin, dire proprement et simplement des choses vulgaires, ce qui est peut-être le comble de l’art, en tant que difficulté. – Mais patience, chère Muse, courage, mon pauvre cœur aimé, encore cinq ou six ans de cette férocité-là, et tu verras où tu en seras. – Après ton Acropole, il faudra faire un plan écrit (et scène par scène avec tous les mouvements indiqués d’avance) de ton drame. – Quand il sera bien arrêté, marche, et sois sûre du reste. Quant au style, s’il est comme celui de La Paysanne, il enfoncera tout ce qui a paru depuis douze ans y compris le gars Augier. – N’aie pas peur, nous leur grimperons sur le dos à tous ces merdaillons-là ! Est-ce que ça vibre ? est-ce que le cœur leur palpite ? y a-t-il dans leurs yeux des larmes de joie devant le Beau ? leurs mains tremblent-elles en lisant les maîtres ? est-ce qu’ils ont la foi ? Cette foi dont parlait Jésus, qui suffit à remuer des montagnes, est la même qui fait les grandes choses partout. La Sainteté n’est qu’une croyance ; et la Poésie, qui est une manière de voir, n’arrive à ses résultats extérieurs que par une conviction enthousiaste du Vrai, On s’étonne de la perfection de certaines chansons populaires. Celui qui les a faites n’était souvent qu’un imbécile, mais, ce jour-là, l’imbécile a senti plus fort que les gens d’esprit. Il faut sentir. – Eh bien, est-ce que tu n’as pas, au plus profond de toi (car ce n’est ni dans le cœur, ni dans la tête, mais plus loin, plus haut), comme un grand lac où tout se reflète, où tout miroite, un murmure perpétuel qui veut s’épandre, une fluidité qui veut sortir. Ah oui ! Ah oui ! Car je ne t’aimerais pas, comme je t’aime. –

Puisque j’en suis aux conseils, encore un. Encore deux plutôt. – Je serais fâché que tu eusses envoyé la note. Ne te mêle de rien, reste dans ton trou, le plus tranquillement possible, à faire de l’Art. – Et puisqu’on ne t’attaque pas, n’attaque pas. Ne donne prise à rien : « Cache ta vie », dit Épictète. – Autre conseil : je suis aussi athée que toi en médecine, et plus. Mais non pas en médecins. Je ne crois pas à la science, qui est (dans son état moderne) toute d’analogie et d’instinct. Mais je crois au sens spécial de certains bonshommes qui sont nés pour ça, et ont pioché. J’ai vu mon père guérir bien des gens où d’autres avaient manqué, et dire qu’il ne savait pas pourquoi, que ce qui sauvait l’un, tuait l’autre, etc. Tes souffrances au cœur m’inquiètent. Il ne faut pas badiner avec les affections de ces organes-là. Si on s’y prend à temps, ce n’est rien. Va donc voir quelque homme sérieux, comme Andral, je suppose, Bouillaud, ou Chomel. Et fais-toi bien visiter. Qu’est-ce que ça coûte ?

Abordons maintenant la fin de La Paysanne. J’ai bien fait de m’y prendre de bonne heure à t’écrire, car ma lettre n’est pas encore prête d’être finie.

 

Mort de Jeanneton

 

Je crois que le mouvement lyrique, venant après un commencement de tableau (lequel est repris ensuite), arrête l’effet de ce tableau, le suspend. Mais à cause des deux derniers vers, et dans le cas où tu veuilles le garder, voici toujours quelques remarques :

1. en relief dans un champ

mal écrit.

2. Au souvenir quand l’âme se rallume

Luit le…

 

embarrassé, lourdaud.

3. oiseau de feu de tes cendres,

mal écrit, mal écrit.

***

Vient ensuite une remarque embêtante et qui m’embête moi-même, ce sont les chansons des oiseaux ; nous avons plus haut Jeanneton qui chante, et plus bas, Jean qui fredonne une chanson guerrière ? Vois si quelque part tu ne peux pas enlever le mot chanson.

***

4. Dans tout ce qui est entre

 

Les souvenirs par degrés remontaient

 

et

 

Quelques moutons, etc.

 

je trouve que le style baisse. Là, le tissu est plus lâche. Elle revit, d’abord, est fort mauvais. Tu as beau me dire que c’est par l’âme, ceci est un commentaire.

 

C’est le bonheur qui l’appelle là-bas

 

vulgaire, expression de la Grande Opéra. – Son corps s’étend, sa tête, l’oreiller brûlant de durs cailloux, tout cela est pénible.

Or voici ce que je propose. Continue après

 

Les souvenirs par degrés remontaient

 

les moutons qui passaient, le tintement des chèvres, le gargouillis de l’eau du Rhône, des flocons de laine ou mieux des brins de bruyère, rasant le sol au vent du soir, et puis Jeanneton s’affaisse, s’affaisse, son œil se ferme, elle veut parler, – montrer par sa physionomie ce que tu as voulu mettre dans le mouvement : « Oh c’est l’amour », et parbleu on le devine bien son sentiment, donc il ne faut pas le dire, mais le montrer –, ses vieux cheveux blancs tombent sur les romarins, un sourire passe sur sa bouche, de petites convulsions de ses membres maigris, et elle expire doucement au bruit… (un détail très spécial, très provençal, qui soit en nature ce que ton moulin est en mœurs). – Il faut faire cette fin en queue de rat, que ce soit aminci, éteint, un tableau calme, de grandes ombres bleues, et contrastant avec le raide de la scène du cimetière qui est coupée carrément. – (Si ça se passait ici, je mettrais le cri intermittent du coucou, pendant que cette femme meurt par terre.) – Si tu as besoin de détails d’oiseaux, d’odeurs, ne te gêne pas (?) pour les prendre plus haut (quitte à y revenir), mais tâche de tout concevoir d’un jet, et ne te presse pas. Je ne veux pas recevoir le tout avant de dimanche prochain en huit.

***

Nous avons lu hier la 2e partie du Livre posthume. C’est d’un piteux rare ! et quel langage ! quel mauvais arrangement de phrases ! Lis-le. Le pis, c’est qu’en somme c’est fort vide. – Il y a une chose fort gentille de Champfleury. – Et deux pièces de vers de B[ouilhet] que tu connais. Nous avons été surpris qu’elles y fussent. Au reste tu vas pouvoir nous donner des détails sur la R[evue] de P[aris]. – C’est la Librairie nouvelle qui l’édite maintenant. Lecou s’est retiré, il faut qu’il y ait quelque chose là-dessous. – Et le grand homme Houssaye paraît aussi avoir abandonné les trois autres. Il y avait un nouveau signataire comme Directeur. Tâche donc aussi, quand tu verras Antony, de savoir qui sont ces deux amis de D[u Camp] qui l’ont quitté (c’est du réchauffé ? Duplan et Gleyre ?). Bouilhet commence à s’ennuyer des poses d’Edma. – En effet quelles grimaces ! avec sa dévotion, etc. Mais lis Le Livre posthume, et tu en verras là des poses, imitées d’après divers modèles. Melænis lui a servi aussi, au jeune homme. Adieu, bonne chère femme. Je t’embrasse sur tes plumes et poils.

À toi, à toi, ton

G.

À LOUISE COLET

[Croisset, 6 janvier 1853 ?]

[…] Voilà, je crois, tout. Et il me semble n’oublier rien. – Tu vois que c’est bien peu de chose, pauvre chère Muse. Aussi je m’attends à avoir dimanche un ms. irréprochable. Quand je dis dimanche, j’ai tort. Tu devrais encore être une quinzaine. Ou plutôt je me mettrais à rêver L’Acropole de suite, et je ferais ces corrections tout à mon aise. C’est un travail si ennuyeux que de corriger ainsi tout en bloc !

Je t’engage à te dépêcher de commencer L’Acropole, pour avoir du temps à nous pour les corrections. Tu as l’habitude d’attendre toujours au dernier moment. Alors on se hâte, on s’essouffle. On ne fait rien de bien. Rappelle-toi le charivari où nous étions pour les corrections de ton volume. Il faut laisser cette manière de travailler aux journalistes. – J’ai reçu, à propos de journaliste, une lettre de D[u Camp] fort aimable. Houssaye est parti de la R[evue]. D[u Camp], du reste, m’a l’air fort content ; si c’est de ses œuvres, il n’est pas difficile. La R[evue], dit-il, va bien ; Dieu le sait. Mais j’ai peu envie de contribuer à cette gloire.

Lis aussi dans ce dernier n° le conte de Champfleury. Je suis curieux d’avoir ton avis. As-tu lu la scène de l’écurie dans L’Âne d’or et la prière à Isis ? Je te recommande dans Les États du Soleil le combat de l’animal glaçon et le royaume des arbres. Je trouve cela énorme de poésie.

Sais-tu ce que tu devrais faire, ma vieille ? C’est de prendre l’habitude religieuse, tous les jours, de lire un classique pendant au moins une bonne heure. En fait de vers français, il n’y [en] a qu’un, comme facture. C’est La Fontaine. Hugo vient après, tout plus grand poète qu’il est. Et comme prose, il faudrait pouvoir faire un mélange de Rabelais et de La Bruyère. – Ah ! si je t’avais connue dix ans plus tôt et que j’eusse eu, moi, dix ans de plus ! Mais marche, bon courage ! Tu es dans une bonne voie, et il faut profiter du vent arrière, tant qu’il souffle dans la voile.

Adieu, chère cœur, il est bien tard.

Je t’embrasse tendrement.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, 1 h[eure].
[12 janvier 1853.]

Je suis d’une tristesse de cadavre, d’un embêtement démesuré. Ma sacrée Bovary me tourmente et m’assomme. Bouilhet m’a fait dimanche dernier des objections sur un de mes caractères et sur le plan, auxquelles je ne peux rien. Et quoiqu’il y ait, dans ce qu’il m’a dit, du vrai, je sens pourtant que le contraire est vrai aussi. Ah ! je suis bien las et bien découragé ! Tu m’appelles maître. Quel triste maître ! – Non, tout cela n’a pas été assez creusé peut-être. Car ces distinctions de la pensée et du style sont un sophisme. Tout dépend de la conception. – Tant pis ! je vais continuer, et le plus vite possible, afin de faire un ensemble. Il y a des moments où tout cela me donne envie de crever. Ah ! je les aurai connues, les affres de l’art. –

Enfin, je m’en vais secouer un peu ce manteau d’angoisses qui m’accable et te répondre. Ma lettre ne sera pas longue, je profite d’une occasion pour Rouen, afin que tu aies ceci demain matin, à ton réveil. – J’ai reçu Les Fantômes. La première partie est bonne, mais la dernière est plus faible. J’aurais voulu quelque chose de plus roide. – Si tu n’en es pas pressée, ce sera une autre fois que je te la renverrai avec des remarques.

***

1. Il faut mettre perce dans le vers de squelette. Ailleurs, au lieu de : ses os perçaient (creusaient est complètement faux), c’est l’idée de : on voyait ses os sous…

Plomber, dans le sens que tu lui donnes, ne s’emploie, selon le dict[ionnaire] de l’Académie, qu’au participe passé : teint plombé, pour dire livide, c’est-à-dire vert et noir, couleur de plomb. – Sois sûre que ce n’est pas pur de dire : le soleil plombait ses cheveux.

2. Oui, mais il me semble qu’il y avait un autre mot que contour, et qui valait mieux ?

4. C’est l’idée même que je trouvais trop chargée et exclusive. « Vont languir seules », parce que les jeunes gens sont partis, est trop cru. J’aimerais mieux que le sentiment fût plus général, qu’elles fussent tristes du départ des conscrits par plus de sentiments que celui seulement de l’apitoyement d’amour.

5. Sur le ms. mets-nous ces variantes, la 2e en note et la première dans le texte même.

7. Parmi est peut-être prétentieux, et il arrête. Pourquoi (au risque de la césure passée) ne pas trouver un verbe plus long que ployé et alors tu mettrais sur.

8. Mets « feu ranimé de tes cendres tu sors » ou « ravivé » peut-être ? il faut voir tout le couplet.

11. On va l’interrogeant est fort lourd. Et puis on ne va pas l’interrogeant, on l’interroge fort simplement et très brutalement. D’ailleurs c’est inutile. Si tu pouvais suivre l’idée jusqu’au bout du vers et mettre argent ?

12. Débris aimés ne vaut rien. J’aime mieux fantômes. Tu peux mettre aussi ombres, mais tu l’as, je crois, plus bas. Ce qui excuserait débris, ce serait poussière que tu as plus bas ?

13. Tant pis, en présence n’est pas heureux. Il se présente n’est pas heureux, quoique ce soit l’idée, c’est il s’en va, il se traîne

***

Qu’empreint la mort sous son râle étouffant.

 

Ce vers-là n’est pas bon. Mais restes-y (et je te ferai observer en passant, chère Muse, que souvent tu changes, plus que tu ne corriges). Empreint est mauvais, c’est qu’y fixe, et puis sur sous. L’idée est : erre un calme sourire que la mort balance, fait flotter, sur son visage. Si tu parles du râle cela contrariera, comme idée, celle du sourire. – On ne peut matériellement sourire quand on râle, ce sont deux gestes de figure opposés. Simplifie ton idée, et tu en viendras à bout facilement.

 

Ses cris aigus dispersés dans la nuit. –

 

Il faut à toute force un singulier, son cri ; dispersés est bien mou. – Voici comme je ferais :

 

Puis tout se tait, les champs deviennent pâles,

Et l’on n’entend que le Rhône qui fuit

Et le coucou jetant par intervalles,

Son cri sonore au milieu de la nuit (?)

***

Va maintenant. Et sois sûre que ta Paysanne est faite.

Adieu, mon pauvre cher cœur. Moi je suis bien accablé ; ma tête pèse 300 livres. Voilà plusieurs jours que j’en ai abandonné Sophocle et Shakespeare. Comme c’est beau les histoires de l’ami ! Elles m’ont bien amusé. Encore adieu, mille baisers.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir, 3 h[eures].
[15 janvier 1853.]

Il est temps que tu t’arrêtes en tes corrections de La Paysanne. Finis celles-là, c’est assez. Tu ne ferais plus que la gâcher.

1. Pointaient n’est pas bien fameux parce qu’il vient tout de suite à la pensée le mot perçaient qui est le propre. Mais enfin c’est une tache. Ce serait saillissaient si l’on pouvait.

 

2.

}

Bon.

3.

4. Hercule, atroce, épiant sa torture, mauvais. Mais il me semble que ce qui était là précédemment valait mieux.

5. Bon.

bis. Oui, songes vaut mieux, mais « le doux paysage du vieux château » ? Nous avons bien des fois ce château. Mets donc son pays.

6. Fais donc attention que renaît est une métaphore, et quelque renaissance de sentiment qu’il y ait dans le cœur de quelqu’un, on ne peut jamais dire qu’il renaît, que ta Jeanneton renaît, au moment même où elle meurt.

Tout le couplet de la mort de J[eanneton] me paraît maintenant irréprochable, si ce n’est le fameux vers du sourire. Voici la version que j’aime le mieux :

 

À ces doux bruits dont son cœur fut bercé,

Sur son visage erre un calme sourire

Qui dans la mort y demeure fixé.

 

Ce vers est mauvais, mais il est clair. Il faut en garder presque tout. Si tu pouvais le faire ainsi :

 

un calme sourire

Qui… y flotte… et demeure fixé.

 

En mettant ton y plus haut, tu retranches de la dureté à y demeure qui est bien lourd, mais propre. Et ne t’embarrasse pas de la mort, on le [sic] devine très bien. – C’est de même que pour le Rhône, ton plus n’est pas utile. Et j’aime bien mieux la tournure :

 

Et l’on n’entend que le Rhône qui fuit, etc.

 

7. C’est peu important. – Mets les 2 variantes en marge du ms. au net. On ne peut pas toujours juger bien l’effet d’un vers isolé.

8. Sois sûre que : quel est cet indigent, est farce. C’est le mot (en soi) que je blâme, et non pas la tournure, l’intention. Je le blâme comme vilain.

***

Pour tes morts, il faut garder à la fin la tournure du présent, parce que :

 

et telle est la frayeur

Qu’en vain on cherche un autre fossoyeur

 

est excellent.

C’était en présence de que j’avais repris, comme peu élégant en soi. Au reste mets-nous ces deux variantes en marge du ms., sur la page blanche. – Quant à présence, c’est une bien légère tache.

Tu vois donc qu’il ne te reste presque plus rien à faire. Mets-toi à L’Acropole. Il est temps. Grandement temps.

J’ai passé un commencement de semaine affreux, mais depuis jeudi je vais mieux. J’ai encore 6 à 8 pages pour être arrivé à un point, après quoi je t’irai voir. Je pense que ce sera dans une quinzaine. B[ouilhet], je crois, viendra avec moi. S’il ne t’écrit pas plus souvent, c’est qu’il n’a rien à te dire ou qu’il n’a pas le temps. Sais-tu, le pauvre diable, qu’il est occupé 8 h[eures] par jour à ses leçons. Il a reçu l’autre jour d’Edma une lettre charmante. Je crois que la conjonction aura lieu à la première rencontre. –

J’ai été cinq jours à faire une page ! la semaine dernière, et j’avais tout laissé pour cela, grec, anglais. Je ne faisais que cela. Ce qui me tourmente dans mon livre c’est l’élément amusant, qui y est médiocre. Les faits manquent. Moi, je soutiens que les idées sont des faits. Il est plus difficile d’intéresser avec, je le sais, mais alors c’est la faute du style. J’ai ainsi maintenant 50 pages d’affilée, où il n’y a pas un événement. C’est le tableau continu d’une vie bourgeoise et d’un amour inactif ; amour d’autant plus difficile à peindre, qu’il est à la fois timide, et profond, mais hélas ! sans échevellements internes, parce que mon monsieur est d’une nature tempérée. – J’ai déjà eu dans la première partie quelque chose d’analogue. Mon mari aime sa femme un peu de la même manière que mon amant. Ce sont deux médiocrités, dans le même milieu, et qu’il faut différencier pourtant. Si c’est réussi, ce sera, je crois, très fort, car c’est peindre couleur sur couleur et sans tons tranchés (ce qui est plus aisé). – Mais j’ai peur que toutes ces subtilités n’ennuient, et que le lecteur n’aime autant voir plus de mouvement. – Enfin il faut faire comme on a conçu. Si je voulais mettre là-dedans de l’action, j’agirais en vertu d’un système, et gâterais tout. – Il faut chanter dans sa voix, or la mienne ne sera jamais dramatique ni attachante. – Je suis convaincu d’ailleurs que tout est affaire de style, ou plutôt de tournure, d’aspect.

Nouvelle ! Le jeune Du Camp est officier de la Légion d’honneur ! Comme ça doit lui faire plaisir ! Quand il se compare à moi, et considère le chemin qu’il a fait depuis qu’il m’a quitté, il est certain qu’il doit me trouver bien loin de lui en arrière, et qu’il a fait de la route (extérieure). Tu le verras, à quelque jour, attraper une place et laisser là cette bonne littérature. Tout se confond dans sa tête, femmes, croix, art, bottes, tout cela tourbillonne au même niveau, et pourvu que ça le pousse, c’est l’important. Admirable époque (curieux symbolisme ! comme dirait le père Michelet) que celle où l’on décore les photographes et où l’on exile les poètes (vois-tu la quantité de bons tableaux qu’il faudrait avoir faits avant d’arriver à cette croix d’officier ?). De tous les gens de lettres décorés, il n’y a qu’un seul de commandeur, c’est M. Scribe ! Quelle immense ironie que tout cela ! et comme les honneurs foisonnent quand l’honneur manque !

Adieu, ma pauvre chère vieille féroce,

Tout à toi,

Ton GUSTAVE.

Je ne te renvoie pas la page que tu m’as envoyée avant-hier. Le contenu s’en trouve dans les pages ci-incluses.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 2 h[eures].
[23 janvier 1853.]

Pourquoi, chère Muse, m’as-tu de suite renvoyé La Paysanne sans y avoir fait les dernières corrections ? Je ne me plains pas de tout le temps que j’y ai passé, mais tu m’as fait te répéter plusieurs fois les mêmes choses, auxquelles il eût été plus simple de remédier dès l’abord.

Quoi qu’il en soit, ton œuvre est bonne. Je l’ai lue à ma mère qui en a été tout attendrie. À l’avenir seulement ne choisis plus ce mètre. C’est peut-être un goût particulier, mais je le trouve peu musical, de soi-même. Tout ce que j’en pense de bien je te l’ai déjà dit et te le redirai : c’est parfaitement composé, simple et poétique à la fois, deux qualités presque contradictoires. Il y a là-dedans un grand fond, quantité de vers naïfs et une inspiration soutenue d’un bout à l’autre. Où est la force, c’est d’avoir tiré d’un sujet commun une histoire touchante, et pas canaille. Seulement, pour l’amour de Dieu, ou plutôt pour l’amour de l’art, fais encore attention, et change-moi quelqu’un de ces passages ; les seuls auxquels je trouve à redire (voir mes avis précédents) :

 

1° Plombait, qui j’en suis sûr est mauvais.

2° La douleur est d’airain.

3° Les fers qui s’attachent à des ailes, au milieu des ruines de l’âme. – Le passage peut du reste se passer de ces quatre vers, et s’arrêter à : « Perdue en toi commence à se « tarir. »

4° Enfin, et SURTOUT, le Christ qu’il faut retrancher. Cela donne un caractère couillon néo-catholique à ton œuvre, et abîme tes parfums. Pas de Christ, pas de religion, pas de patrie, soyons humains. – Et puis c’est peut-être le seul endroit de ton œuvre qui choquera. Je sais bien qu’il y a âme du pauvre, mais le lecteur n’y verra pas moins que le Christ doit recueillir surtout les âmes des filles qui font des enfants. Le reste passera.

5° De tes grands feux de branches d’olivier.

 

Quant à vouloir publier ce conte comme étant d’un homme, c’est impossible, puisque, à deux places, parlant des femmes, tu dis nous. Passages très bons, très à leur place et auxquels il ne faut rien changer. Publie donc cela franchement et avec ton nom, puisque c’est de beaucoup ta meilleure œuvre. Quant à la R[evue] des D[eux] Mondes, à part l’avantage immédiat d’être lu, je n’en vois pas d’autre, n’ayant pas, en réserve, d’autres publications qui puissent suivre celle-là, de suite. Au reste, peu importe ; publie-le séparément, après qu’il sera paru dans un journal, et je serais fort étonné si ce conte n’avait un grand succès. On en fera des illustrations. Ça deviendra populaire, tu verras. C’est bon, et ça restera. C’est pourquoi, je t’en supplie encore une fois, enlève les quelques taches qui subsistent, afin qu’on n’ait rien à y reprendre.

À la fin de la semaine prochaine je serai avec toi. Ma prochaine lettre, chère amie, te dira le jour précis de mon arrivée. B[ouilhet], je pense, viendra avec moi. – Je ne l’ai pas vu aujourd’hui, et je l’attends en ce moment. Je ne clorai ma lettre qu’après que nous aurons relu ensemble ton ms. et te dirai ses dernières observations, si elles sont différentes des miennes.

***

Au commencement, au lieu de pointaient, perçaient, et à squelette tu peux mettre saillit.

***

Machinal et machinalement, près l’un de l’autre.

 

Le vieux château baigné dans le soleil

Illuminant ses deux tours dans la nue

***

Voilà. Ma prochaine lettre sera plus longue. Adieu, pauvre chère Muse aimée, je t’embrasse partout. À toi.

Ton G.

P.-S. – Bouilhet est au contraire d’avis que tu dois faire tout ton possible pour rentrer à la R[evue] des D[eux] M[ondes]. Quant à signer d’un nom d’homme, c’est impossible à cause du motif ci-dessus. Mais tu peux en trouver un de femme, ou hermaphrodite, comme Laurence, ce qui vaudrait mieux. Nous allons chercher l’épigraphe. – Nous n’avons trouvé aucune épigraphe. B[ouilhet] t’en cherchera et te l’enverra, s’il en trouve.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi, 1 h[eure] de nuit.
[24 janvier 1853.]

B[ouilhet] venait d’emporter ce matin ta Paysanne pour la mettre au chemin de fer, quand ton mot est venu. Il part tous les lundis à 9 h 1/2, et la poste n’arrive jamais avant 10. Ainsi toutes les fois que tu veux me charger d’une commission pour le lundi, c’est le dimanche qu’il faut que je reçoive ta lettre.

***

Enfin ! tu t’es décidée pour tablier ! Ce qui me semble drôle, c’est que tu aies eu besoin de preuves. Je te défie de prononcer ce mot en deux syllabes. Sois sûre, pauvre chérie, que nos autres remarques sont aussi fondées et que tu reviendras tôt ou tard sur les deux ou trois contre lesquelles tu restes achoppée, « si l’on peut s’exprimer ainsi ».

1. Bon.

2. J’efface « et lui comptant » et je rétablis comme précédemment, qui est infiniment mieux.

Troussé n’est que le mot à peu près ; c’est retroussé le vrai. Mais la quantité de le qu’il y a dans ces trois vers est insoutenable :

Le but riant c’était le gai château,

Le cuisinier ;

en voilà déjà bien assez ! Tâche donc de mettre… bras nus sur ses hanches et tablier (troussé ?) sous son couteau, sans article autant que possible. Mais, tel que c’est, cela fait une quantité de petits sujets qui empiètent sur ton principal. Le tablier, les bras nus, le cuisinier, tout cela a autant de place l’un que l’autre.

Il y a aussi un vers bien dur :

 

On laisse à peine à la veuve un grabat

 

que je voudrais voir changer.

Nous avons lu ensemble tout. Consume-toi, c’est bon. Encore un dernier effort.

J’arriverai à la fin de la semaine prochaine, le samedi 5. Comme B[ouilhet] a des congés, il en profitera. Son intention est de passer dimanche, lundi et mardi gras à Paris. Il faut qu’il soit de retour le mercredi des Cendres. Ainsi, pauvre amie, dans 12 jours. – Travaille bien ton Acropole. – Connaissant tes allures, je ne serais pas surpris quand il y en aurait beaucoup de fait. Mais ne te dépêche pas. Tu vas toujours trop vite, et puis, quel besoin de re-travailler maintenant à ta comédie, quand les dernières corrections de La Paysanne ne sont pas finies, et quand il ne faut pas perdre une minute à cause du prix ! C’est comme B[ouilhet] qui, au lieu de faire son drame, fait tout autre chose ! Oh les poètes !

Adieu, bonne chère muse, je t’embrasse bien fort. À bientôt.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, minuit.
[29 janvier 1853.]

Oui, chère Muse, je devais t’écrire une longue lettre mais j’ai été si triste et embêté que je n’en ai pas eu le cœur. Est-ce l’air ambiant qui me pénètre ? mais de plus en plus je me sens funèbre. Mon sacré nom de Dieu de roman me donne des sueurs froides. En cinq mois, depuis la fin d’août, sais-tu combien j’en ai écrit ? Soixante-cinq pages ! dont trente-six depuis Mantes ! J’ai relu tout cela avant-hier, et j’ai été effrayé du peu que ça est et du temps que ça m’a coûté (je ne compte pas le mal). Chaque paragraphe est bon en soi, et il y a des pages, j’en suis sûr, parfaites. Mais précisément à cause de cela, ça ne marche pas. C’est une série de paragraphes tournés, arrêtés, et qui ne dévalent pas les uns sur les autres. Il va falloir les dévisser, lâcher les joints, comme on fait aux mâts de navire quand on veut que les voiles prennent plus de vent. Je m’épuise à réaliser un idéal peut-être absurde en soi. Mon sujet peut-être ne comporte pas ce style. Oh ! heureux temps de Saint Antoine, où êtes-vous ? J’écrivais là avec mon moi tout entier ! C’est sans doute la faute de la place ; le fond était si ténu ! Et puis, le milieu des œuvres longues est toujours atroce (mon bouquin aura environ 450 à 480 pages ; j’en suis maintenant à la page 204). Quand je serai revenu de Paris, je m’en vais ne pas écrire pendant quinze jours et faire le plan de toute cette fin jusqu’à la baisade, qui sera le terme de la première partie de la deuxième. Je n’en suis pas encore au point où je croyais arriver pour l’époque de notre entrevue à Mantes. Vois quel amusement ! Enfin, à la grâce de Dieu ! Dans huit jours nous serons ensemble ; cette idée me dilate la poitrine.

Je ne t’engage pas à inviter Villemain et, avec ma vieille psychologie de romancier, voici mes motifs : 1° tu as besoin de lui pour ton prix ; 2° nous sommes jeunes ; 3° il est vieux. Qui te dit qu’il ne sera pas embêté du petit prônage de Bouilhet ? Ces gens sur le déclin sont jaloux ; ici pas d’objection, c’est une règle. De plus, comme il te fait la cour et que c’est un homme fin, il s’apercevra (ou on lui dira, ou il le supposera, ou il finira par le savoir) que la place désirée est prise, et par moi, second motif pour l’indisposer. Garde toutes ses bonnes volontés et, sans faire la coquette, laisse toujours du vague. Il ne faut pas s’endormir sur le fricot, comme eût dit ce bon Pradier. Je crois donc que ce serait maladroit que de l’inviter à ta soirée. Tu penses bien que, pour moi personnellement, sa connaissance me serait plutôt agréable. Mais comme, en cette circonstance, elle n’est utile à aucun de nous trois, et qu’il pourrait au contraire sortir de là avec un peu de mauvais vouloir à ton endroit, il vaut mieux s’abstenir.

C’est comme pour Jourdan : nous n’avons besoin d’aucune relation (indirecte) avec Du Camp. Il irait clabauder chez lui ce qui s’est fait et dit chez toi. Je peux l’y revoir le lendemain ; ce seraient des questions. Non, non. Enfin, mon troisième refus est relatif à Béranger. Bouilhet ne demande pas mieux que d’y aller avec toi ; mais moi, qui n’ai aucun titre, je ne puis vous accompagner. Quant à tout le reste, j’adhère à tes plans. Pour en finir des affaires du monde, mon dernier avis relativement à B[ouilhet] : ne fais pas lire de ses vers devant un public nombreux. Il t’en supplie et moi aussi. Tu comprends que ce garçon finirait par avoir l’air de sortir de dessous ton cotillon. Dans le commencement c’était bon ; mais maintenant qu’il a déjà publié plusieurs fois, ça le restreint. Quand les intimes resteront, à la bonne heure !

Quel imbécile que ce Buloz ! Quelle brute ! quelle brute ! Tout cela vous donne des envies de crever. Je comprends depuis un an cette vieille croyance en la fin du monde que l’on avait au Moyen Âge, lors des époques sombres. Où se tourner pour trouver quelque chose de propre ? De quelque côté qu’on pose les pieds on marche sur la merde. Nous allons encore descendre longtemps dans cette latrine. On deviendra si bête d’ici à quelques années que, dans vingt ans, je suppose, les bourgeois du temps de Louis-Philippe sembleront élégants et talons rouges. On vantera la liberté, l’art et les manières de cette époque, car ils réhabiliteront l’immonde à force de le dépasser. Quand on est harassé de soucis, quand on se sent dans la tête la vieillesse de toutes les formes connues, quand enfin on se pèse à soi-même, si de mettre la tête à la fenêtre au moins vous rafraîchissait ! Mais non, rien du dehors ne vous rassérène. Au contraire, au contraire !

Mes lectures de Rabelais se mêlent à ma bile sociale, et il s’en forme un besoin de flux auquel je ne donne aucun cours et qui me gêne même, puisque ma Bovary est tirée au cordeau, lacée, corsée et ficelée à étrangler. Les poètes sont heureux ; on se soulage dans un sonnet ! Mais les malheureux prosateurs, comme moi, sont obligés de tout rentrer. Pour dire quelque chose d’eux-mêmes, il leur faut des volumes, et le cadre, l’occasion. S’ils ont du goût, ils s’en abstiennent même, car c’est là ce qu’il y a de moins fort au monde, parler de soi.

Pourtant j’ai peur qu’à force d’avoir de ce fameux goût, je n’en arrive à ne plus pouvoir écrire. Tous les mots maintenant me semblent à côté de la pensée, et toutes les phrases dissonantes. Je ne suis pas plus indulgent pour les autres. J’ai relu, il y a quelques jours, l’entrée d’Eudore à Rome (des Martyrs), qui passe pour un des morceaux de la littérature française et qui en est un. Eh bien, c’est fort pédant à dire, mais j’ai trouvé là cinq ou six libertés que je ne me permettrais pas. Où est donc le style ? En quoi consiste-t-il ? Je ne sais plus du tout ce que ça veut dire. Mais si, mais si pourtant ! Je me le sens dans le ventre.

Nous allons encore bien causer dans huit jours, bien nous embrasser, bien nous chérir. L’idée de ton contentement, si mon œuvre est réussie plus tard, n’est pas un de mes moindres soutiens, bonne Muse. Je rêve ton admiration comme une volupté. Cette pensée est mon petit bagage de route, et je la passe sur mon cerveau en sueur comme une chemise blanche. Toi, tu as fait une bonne chose ; ta Paysanne va réussir si Le Pays en veut (mais ces messieurs aussi doivent être pudiques). Tu vas avoir de suite plus de lecteurs que tu n’en aurais eu à la Revue.

Bouilhet a un clou au cou. Il est en dispositions énergiques pour Edma et se fait des résolutions. Moi, je crois qu’il va m’en venir au nez. Enfin, nous t’arriverons toujours samedi vers six ou sept heures du soir. La Seine est débordée. Je ne sais comment j’irai à Rouen. Il me faudra prendre le bateau, et les heures ne coïncideront peut-être pas avec le chemin de fer. En tout cas nous irons dîner avec toi, et si d’ici à samedi tu ne recevais aucune lettre, c’est qu’il n’y aurait rien de changé dans nos plans. Peut-être mercredi ou jeudi t’enverrai-je un simple mot pour te dire : j’arrive. Adieu donc, à bientôt, dans huit jours à cette heure-ci. À toi, à toi.

Ton GUSTAVE.

Tiens-tu absolument à mes Notes de voyage ? Moi je crois que maintenant il vaudrait mieux que tu ne les lises pas. Tout ce qui est étranger au travail en distrait.

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi, minuit.
[17 février 1853.]

Je n’ai rien fait depuis que je t’ai quittée, chère et bonne Muse, si ce n’est penser à toi et m’ennuyer. Mon rhume continue. Je me chauffe à outrance et je regarde la neige tomber, mon feu brûler. Aujourd’hui pourtant je me suis remis à la Bovary ; je rêvasse à l’esquisse, j’arrange l’ordre, car tout dépend [de] là : la méthode. Mais ça vient bien lentement, ou plutôt ça ne vient pas. Il faut que je fasse immédiatement quelque chose de fort difficile en soi : à savoir cette haine qui vous prend tout à coup à regarder certaines gens que l’on ne déteste pas encore. Pour écrire passablement ces choses-là, il faut surtout les sentir et j’ai du mal à me faire sentir. Les érections de la pensée sont comme celles du corps ; elles ne viennent pas à volonté ! Et puis je suis une si lourde machine à remuer ! Il me faut tant de préparations et de temps pour me remettre en train !

Comme nous avons été heureux à ce voyage ! Comme nous nous sommes aimés ! Mais la prochaine entrevue sera meilleure encore. Ce sera à Mantes, au printemps. Là, nous sommes plus à nous, et rien qu’à nous. J’aurai une bonne tartine encore de faite ; toi, ton Acropole terminée, le prix décidé ? espérons-le, le plan de ton drame écrit. Après cette fois-là, encore deux ou trois autres, et puis mon installation à Paris et l’inauguration de mon logement par cinq ou six bonnes séances passées à lire la Bovary. Allons, du courage, pauvre amie. Pioche L’Acropole, fais-nous de grands vers cornéliens, cela est dans ta corde. Tu as naturellement le vers tendu et pompeux (quand il n’est pas flasque, banal). Veille surtout à la correction, pour ces messieurs. Tu sais quels pédants, et ils ont raison de l’être. Si on leur ôtait cela, que leur resterait-il ?

J’ai envoyé ta lettre à Bouilhet et j’ai reçu de lui ce matin, par la poste, un mot où il me dit qu’il travaille ferme. Pas un mot de la Diva. Mais je crois qu’il en a reçu une lettre, car il me dit : « Je t’apporterai un morceau de prose que j’ai reçu. » Je serais étonné, au ton de son billet, si [il] lui avait écrit. Nous viderons cette affaire-là définitivement dimanche.

Tantôt j’ai fait un peu de grec et de latin, mais pas raide. Je vais reprendre, pour mes lectures du soir, les Morales de Plutarque. C’est une mine d’érudition et de pensées intarissable. Comme l’on serait savant, si l’on connaissait bien seulement cinq à six livres !

J’avais depuis quelque temps, sur ma table de nuit, Gil Blas ; je le quitte. C’est léger en somme (comme psychologie et poésie, j’entends). Après Rabelais d’ailleurs, tout semble maigre. Et puis c’est un coin de la vérité, rien qu’un coin. Mais comme c’est fait ! N’importe, j’aime les viandes plus juteuses, les eaux plus profondes, les styles où l’on en a plein la bouche, les pensées où l’on s’égare.

Adieu, je n’ai rien à te dire ; je n’ai pas l’énergie de t’écrire. Avant de reprendre mon travail, j’éprouve toujours ainsi des hébétements de tristesse. Ton souvenir vient par-dessus et m’achève. Je sais que cela passera, c’est ce qui me console. Il faut donner quelque peu à la faiblesse humaine et lâcher la bride à la mélancolie ; c’est le moyen qu’elle soit plus calme.

Adieu encore, mille baisers partout. Ma prochaine sera plus longue ; et toi, écris-moi de longues lettres.

À toi, à toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit.
[23 février 1853.]

Enfin ! me revoilà à peu près dans mon assiette ! J’ai griffonné dix pages, d’où il en est résulté deux et demie. J’en ai préparé quelques autres. Ça va aller, j’espère, et toi, pauvre bonne Muse, où en es-tu ? Je te vois piochant ton Acropole avec rage et j’en attends le premier jet d’ici à peu de jours. Soigne bien les vers. Au point où tu en es maintenant tu ne dois pas te permettre un seul vers faible. Je ne sais ce qu’il en sera de ma Bovary, mais il me semble qu’il n’y aura pas une phrase molle. C’est déjà beaucoup. Le génie, c’est Dieu qui le donne. Mais le talent nous regarde. Avec un esprit droit, l’amour de la chose, et une patience soutenue, on arrive à en avoir. La correction (je l’entends dans le plus haut sens du mot) fait à la pensée ce que l’eau du Styx faisait au corps d’Achille. Elle la rend invulnérable, et indestructible.

Plus je pense à cette Acropole, et plus il me semble qu’il y aurait à la fin une engueulade aux Barbares, superbe. Cela rentrerait dans l’esprit de ta pièce, et m’en paraît même le complément. Je vais tâcher d’être clair. Après tes Panathénées, ton tableau de la Grèce, vivant, animé, et avoir bien marqué que cela n’existe plus, je dirais… « et puis les Barbares sont venus (pas de description de l’invasion, mais plutôt l’effet en résultant). Ils ont cassé, profité, fait des meules de moulin avec les piédestaux de tes statues… ils ont chauffé leurs pieds nus à ton olivier qui brûlait, ô Minerve, et dans des langues barbares accusé tes dieux, ô Homère… ». Il faudrait faire la confusion soutenue des deux espèces de Barbares, et cela très large, à la fois lyrique et satirique. Ça ne sortirait pas du lieu même de l’Acropole, les diverses ruines et constructions modernes te serviraient de comparaisons, et de points de rappel. – Et ce mouvement t’amènerait naturellement à ton trait final : nous, cherchons maintenant parmi ces débris les vestiges du beau. Réfléchis à cela, il me semble qu’il y a là beaucoup. Cette idée plairait au côté classique de l’Académie et pourrait d’ailleurs être en elle-même une fort belle chose.

***

La Sylphide, comme dit Babinet, a écrit deux lettres, châmantes. B[ouilhet] a répondu quelques lignes à la dernière, pour lui dire qu’elle le laisse tranquille et qu’il ne veut plus entendre parler d’elle. – Il m’a l’air très calme, et décidé. Mais un vieux psychologue, comme moi, pense que ce n’est pas là une fin. Ils se reverront d’une façon ou d’une autre et se baiseront, ou je serais fort étonné. Elle a dû être vexée de son dernier billet. Y répondra-t-elle ? Elle garderait le silence, si elle avait un peu d’orgueil. Mais c’est une infâme coquette, et elle voudra l’astiquer encore. Alors, la correspondance se rengagerait sur un pied purement littéraire ? Mais la littérature mène loin, et les transitions vous font glisser, sans qu’on s’en doute, des hauteurs du ciel aux profondeurs du cul. Problème ! pensée ! comme dirait le grand Hugo !

Nous avons ici, depuis lundi, une vieille dame, amie de ma mère (femme d’un ancien consul en Orient), avec sa fille. Leur fils, qui est un de mes camarades de collège, est dans ce moment à Sainte-Pélagie pour un an (et de plus 500 fr[ancs] d’amende) pour avoir distribué des exemplaires de N[apoléon] le Petit. – Avis ! et personne n’en sait rien. – J’ai demain, à déjeuner, un jeune homme que B[ouilhet] m’a amené dimanche. Je l’avais connu enfant, lorsqu’il avait 7 à 10 ans. Son père, magistrat, inepte, en faisait un perroquet et le poussait aux bonnes études, mais malgré tous ses soins, il n’est point devenu un crétin (ce qui désole le père) et il a pris en goût sérieux la littérature. Il est hugotique, rouge, etc. De là désolation de la famille, blâme de tous les concitoyens, mépris du bourgeois. Il désirait depuis longtemps faire ma connaissance ; je l’ai reçu carrément, et dans tout le déshabillé franc de ma pensée. C’est ce qu’il faut faire aux gens qui viennent nous flairer par curiosité. – S’ils sont choqués, ils ne reviennent plus, et s’ils vous aiment, c’est qu’ils vous connaissent.

Quant à lui, il m’a paru être un assez intelligent garçon, mais sans âpreté, sans cette suite dans les idées qui seule mène à un but et fait faire des œuvres. – Il donne dans les théories, les symbolismes, Micheletteries, Quinetteries (j’y ai été aussi, je les connais), études comparées des langues, plans gigantesques et charabias un peu vides. – Mais en somme on peut causer avec lui pendant quelques heures, or la graine est rare de ceux-là. Il habite Paris, a une vingtaine de mille francs de rente, et va s’en aller en Amérique et de là aux Indes, pour son plaisir. – Il veut aussi écrire une histoire grecque, voir la Grèce. Voilà bien des volontés, qui marquent peut-être absence de volonté. Dans quelle époque de diffusion nous sommes ! L’Esprit, autrefois, était un soleil solitaire ; tout autour de lui il y avait le ciel, vide. Son disque maintenant, comme par un soir d’hiver, semble avoir pâli, et il illumine toute la brume humaine de sa clarté confuse.

Je m’en vais relire Montaigne, en entier. C’est une bonne causerie le soir avant de s’endormir.

Comment vas-tu ? Il me semble qu’il y a six mois que je t’ai quittée. – Comme nous serons à nous à Mantes, mais ne pensons pas à cela. – Travaillons. – Moi je ne veux plus regarder en avant, la longueur de ma B[ovary] m’épouvante à me décourager. « Qu’est-ce que ton devoir ? dit Goethe : l’exigence de chaque jour. » Ne sortons pas de là.

Adieu, mille baisers sur tes lèvres de Muse.

À toi, ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de dimanche, 1 h[eure] et demie.
[27 février 1853.]

Il est bien tard et je devrais me coucher. Mais c’est demain dimanche, je me reposerai. Je veux te dire tout de suite, chère Muse (combien je t’aime d’abord), et comme tes deux dernières courtes lettres m’ont fait plaisir. Elles ont un souffle qui m’a gonflé, je crois, car je suis dans le même état lyrique que toi. J’y ai vu que tu étais emportée dans l’art, et que tu roulais dans la houle intellectuelle, ballottée à tous les grands vents apolloniques. C’est bien, c’est bien, c’est bon. Nous ne valons quelque chose que parce que Dieu souffle en nous. – C’est là ce qui fait même les médiocres forts, ce qui rend les peuples si beaux aux jours de fièvre, ce qui embellit les laids, ce qui purifie les infâmes : la Foi, l’Amour. « Si vous aviez la foi, vous remueriez les montagnes. » Celui qui a dit cela a changé le monde, parce qu’il n’a pas douté.

Garde-moi toujours cette rage-là. Tout cède et tout pète à la fin devant les obstinations suivies. J’en reviens toujours à mon vieil exemple de Boileau. Ce gredin-là vivra autant que Molière, autant que la langue française. Et c’était pourtant un des moins poètes des poètes ; qu’a-t-il fait ? Il a suivi sa ligne jusqu’au bout, et donné à son sentiment si restreint du Beau, toute la perfection plastique qu’il comportait.

Ta Paysanne a du mal à paraître. C’est justice. Voilà une preuve que c’est beau. Pour les œuvres et pour les hommes médiocres, le hasard est bon enfant. Mais ce qui a de la valeur est comme le porc-épic, on s’en écarte. – Une des preuves qui m’auraient convaincu de la vocation de Bouilhet, si j’en eusse douté, c’est qu’à Rouen, dans son pays, et où il est connu, pas un journaliste n’a même cité son nom. – On objectera qu’ils ne peuvent le comprendre, et j’accepte l’objection qui me donne raison. Ou bien c’est qu’ils l’envient, et qu’ils font bien alors ! De même l’ami Gautier fait des réclames pour E. Delessert, qu’il connaît à peine, et ne souffle mot de l’ami B[ouilhet]. Est-ce clair ? Envoie demain à n’importe quel journal ta Paysanne éreintée, fais-y une fin sentimentale, une nature factice, des paysans vertueux, quelques lieux communs sur la moralité, avec un peu de clair de lune parmi les ruines à l’usage des âmes sensibles, le tout entremêlé d’expressions banales, de comparaisons usées, d’idées bêtes, – et que je sois pendu si on ne l’accepte. Mais patience ! la Vérité a son tour. Elle possède en soi-même une force divine et quoiqu’on l’exècre, on la proclame. On a de tout temps crié contre l’originalité. Elle finit, pourtant, par entrer dans le domaine commun, et bien que l’on déclame contre les supériorités, contre les aristocrates, contre les riches, on vit néanmoins de leurs pensées, de leur pain. Le génie, comme un fort cheval, traîne à son cul l’humanité sur les routes de l’idée. Elle a beau tirer les rênes, et par sa bêtise, lui faire saigner les dents, en hocquesonnant tant qu’elle peut, le mors dans sa bouche, l’autre, qui a les jarrets robustes, continue toujours au grand galop, par les précipices et les vertiges. –

J’attends lundi matin L’Acropole, et comme il faut se dépêcher, je la lirai, je la porterai de suite à Rouen à B[ouilhet], nous la lirons et, chez lui, je t’écrirai en te renvoyant le tout.

Pour un autre travail, ce procédé de composition ne serait pas bon. Il faut écrire plus froidement. Méfions-nous de cette espèce d’échauffement, qu’on appelle l’inspiration, et où il entre souvent plus d’émotion nerveuse que de force musculaire. – Dans ce moment-ci, par exemple, je me sens fort en train, mon front brûle, les phrases m’arrivent, voilà deux heures que je voulais t’écrire et que de moment en moment le travail me reprend. Au lieu d’une idée j’en ai six, et où il faudrait l’exposition la plus simple, il me surgit une comparaison. J’irais, je suis sûr, jusqu’à demain midi, sans fatigue. Mais je connais ces bals masqués de l’imagination, d’où l’on revient avec la mort au cœur, épuisé, ennuyé, n’ayant vu que des faux, et débité que des sottises.

Tout doit se faire à froid, posément. Quand Louvel a voulu tuer le duc de Berry, il a pris une carafe d’orgeat, et n’a pas manqué son coup. C’était une comparaison de ce pauvre Pradier et qui m’a toujours frappé. – Elle est d’un haut enseignement pour qui sait la comprendre.

Ayant du reste peu de temps à toi, il eût été impossible de faire autrement, et ce n’est pas encore donné à tout le monde de posséder en soi-même une boîte à cantharides, d’où l’on tire le moyen de se faire bander à volonté.

J’ai revu jeudi mon jeune homme, et qui m’a plus intéressé que la première fois. Il m’a conté beaucoup de choses de son cœur intéressantes. Il cherche (mais naïvement et sans pose, conséquemment, c’est respectable) un idéal, une femme à aimer toute sa vie, avec qui passer une existence intelligente, entourée d’enfants et dénuée de soucis, etc. J’ai été grand ! Je me suis montré pontifical et olympien ! Je l’ai prêché avec une envergure chevelue. « Jeune homme », lui ai-je dit, etc.

Ma préface du Dictionnaire des idées reçues me tourmente. J’en ai fait le plan, par écrit. J’ai passé l’autre jour deux heures de suite à rêver (à propos de Juvénal que je lisais) un grand roman romain. Mon livre XVIIIe siècle m’est revenu hier. La Bovary marche son petit train, et se dessine dans l’avenir. Il n’est pas jusqu’à ce malheureux grec qui ne me semble se débrouiller. Je crois que le ramollissement de cervelle diagnostiqué par Du Camp n’arrive pas encore. Ah ! ah ! mais je les casserais sur elle, tous ces petits braves compagnons-là, comme les commis voyageurs brisent, sur leur front, les assiettes d’auberge, par facétie.

Si je cherche un peu d’où vient mon bon état (présent), c’est peut-être à deux causes : 1° d’avoir vu l’autre jour ce brave garçon, qui enfin parle notre langue ; on a plaisir à trouver des compatriotes dans la vie ; 2° à la société de Mme Vasse (tu sais, cette dame qui est ici). Elle a longtemps habité l’Orient ; nous en causons à table. Cela me ranime et me fait passer dans la tête de grands coups de vent qui m’emportent. Si fort que l’on ait l’orgueil de se croire, l’élément extérieur est bon quelquefois. Mais c’est si rare de trouver un lit pour ses fatigues !

Adieu, toi qui es l’édredon où mon cœur se pose, et le pupitre commode, où mon esprit s’entrouvre.

Adieu encore, et mille toutes sortes de tendresses. À toi, ton

À LOUISE COLET

Rouen, jeudi. [3 mars 1853.]

Voici ce que nous venons de décider.

Bouilhet va, ce soir, demain et après-demain, travailler à ton Acropole, il me l’apportera dimanche, et lundi soir tu recevras le paquet.

Le défaut général est la longueur. Cela résulte des répétitions d’idées. Il faut supprimer plusieurs vers et faire quelques-uns. Voilà ce que c’est que d’attendre toujours au dernier moment ! Enfin !

Ton commencement te sera renvoyé superbe. Il y a fort peu de choses à y retoucher, ainsi que dans les Panathénées. Mais l’idée de Minerve est développée à satiété et avec des redites. C’est à toi de refaire toute cette partie, depuis :

 

Dans le temple du Dieu qu’elle s’était choisi

 

jusqu’au mouvement :

 

Pour Min[erve], ta mère, ainsi tu fis, Athènes !

 

Mais enlève la longue comparaison de la mère qui précède. C’est trop long ! trop long ! – Ainsi tu n’as à [t’]occuper que de Minerve. Mets-moi les mêmes pensées, mais plus vives, en moins de vers et d’un tour moins monotone ; tel que ça est, c’est d’une lenteur fatigante. Songe qu’il y a près de 50 vers. Une vingtaine tout au plus suffiront.

Bouilhet va t’arranger le reste, te recoller les attaches, changer les vers faibles. Il aime beaucoup le commencement du n° IV. Sois tranquille. Il y a du bon. Mais on voit seulement que les notes n’ont pas été assez digérées. – Mais il me semble qu’il faut peu de chose pour que ta pièce marche. J’ai bon espoir. Allons du courage.

Mille baisers.

À toi, ton

 

4 h[eures] du soir.

Pour ta distraction, tu peux lire le dernier numéro de la R[evue] de P[aris]. – Tu y verras, dans la fin du Livre posthume, une phrase à mon adresse, verte, et des réengueulades de l’ami à Béranger, avec allusions à Cousin, Mérimée, Rémusat. Cela devient fort réjouissant.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 h[eure].
[5 mars 1853.]

Nous causerons demain de L’Acropole. Parlons donc, ce soir, de nous et des autres. Et d’abord : quitte pour toujours ce système de travail hâtif, qui use la santé et la pensée. On gâche ainsi toutes ses forces nerveuses et intellectuelles. – Habitue-toi à t’y prendre d’avance, à travailler plus lentement. Quand je me suis trouvé avec toi, lorsque tu faisais des corrections, tu ne saurais croire, bonne Muse, combien souvent tu m’irritais, nerveusement, par ta précipitation à passer d’une idée à l’autre, à adopter un synonyme, à le rejeter, etc. – Il faut se cramponner à une chose et y rester jusqu’à ce qu’on l’ait décrochée complètement. Tu admires la facture de Bouilhet. – Il a passé dernièrement dix jours pour changer deux vers. – Il est vrai que c’est la plus belle méthode pour crever de faim ! et pour avoir envie, dans des moments, de se casser la gueule (si l’on peut s’exprimer ainsi), comme il m’est advenu hier toute la soirée. – Quelle désespérante chose qu’un long travail, quand on y met de la conscience ! J’ai fait, depuis que nous nous sommes quittés, 8 pages ; et quand je pense que j’en ai encore 250 ! que dans un an je n’aurai pas fini ! – et puis les doutes sur l’ensemble qui vous empoignent au milieu de tout ça ! Quel foutu métier ! quelle sacrée manie ! Bénissons-le pourtant ce cher tourment. Sans lui, il faudrait mourir. La vie n’est tolérable qu’à la condition de n’y jamais être.

Tu donnes en plein dans les embûches de la Sylphide, ô muse naïve ! La lettre envoyée à Énault lui faisait entendre que la protection pouvait bien être demandée pour B[ouilhet]. – Et sa réponse, à lui Én[ault], a été écrite pour être montrée (premier but atteint). La ficelle « vous voyez bien qu’elle n’est pas tendre » est donc une corde à puits. – Le mot « les hommes sont bêtes et drôles », dit pour être rapporté ! (second but atteint). Puis un peu de poésie, les arbres, la neige. – Et enfin ce bon Capitaine, qui arrive à la fin, à propos de rien du tout, mais pour pallier l’allusion, et sucer la blessure après l’avoir faite. – J’oubliais la blanche main (voir L’Hallali). – Ah ! si j’avais affaire seulement pendant un mois à une créature semblable, je la ferais écumer de rage ! Comme c’est bête les finesses ! et que les malins sont faibles !

Je ne t’adresserai pas mon jeune homme (Crépet), d’abord parce qu’il est à Paris maintenant. Il viendra me dire adieu dans un mois, où il doit partir pour l’Angleterre, et de là voyager pendant trois ou quatre ans. Tu l’as embelli (comme tu fais de toutes choses et de toutes gens). Il est de notre monde, mais pas de notre sang. Il rêve et n’écrit point. Les idées sociales le préoccupent. Il a fait sortir du bordel une fille qu’il voulait régénérer, etc. Cela creuse un abîme entre moi et lui. Un seul fait, comme un seul mot, vous ouvre des horizons. Mes enthousiasmes à moi ont eu une autre pente, et toutes mes extravagances n’ont jamais été que des arabesques qui s’enlaçaient sur la ligne droite d’une seule idée. L’âpreté lui manque. Sa mère est morte de la poitrine et son frère aussi. C’est peut-être là la cause. – Physiquement, c’est un grand diable assez laid ; mais je le crois une nature fort tendre, féminine et, en somme, un pauvre cœur assez souffrant, un esprit sans direction, une vie sans but. –

En fait de nouvelles, Mme Vasse et sa fille sont parties aujourd’hui. En voilà encore deux qui ne bénissent pas la Providence ! (et elles ont raison). Partout où l’on regarde, on ne voit que pleurs, malheurs, misère, ou bien bêtise, infâmie ! lâchetés ! canailleries et autres menus suffraiges comme dirait Rabelays.

Et les vers de Poncy ? Qu’en dirons-nous ? Est-ce suffisamment lourd ! Quelle invention que celle des poètes ouvriers ! Et quels cocos sans muscles que tous ces bons garçons-là, avec leurs mains sales !

Quant au Livre p[osthume], la fin répond au commencement. J’ai admiré comme toi la croix, Porcia, le couvre-pieds, etc. – Il a fourré là jusqu’à un rêve qu’il a fait en voyage et que je l’ai vu écrire ; il n’en a pas changé trois phrases. – Pour lui, ce bon Maxime, je suis maintenant incapable à son endroit d’un sentiment quelconque. La partie de mon cœur où il était est tombée sous une gangrène lente ; et il n’en reste plus rien. Bons ou mauvais procédés, louanges ou calomnies, tout m’est égal. Et il n’y a pas, là, de dédain. Ce n’est point une affaire d’orgueil. Mais j’éprouve une impossibilité radicale de sentir à cause de lui, pour lui, quoi que ce soit, amitié, haine, estime ou colère. – Il est parti, comme un mort, et sans même me laisser un regret. Dieu l’a voulu ! Dieu soit béni ! La douceur que j’ai éprouvée dans cette affection (et que je me rappelle avec charme) atténue, sans doute, l’humiliation où je pourrais être de l’avoir eue. – Une chose m’a fait sourire dans sa phrase de « la large épaule ». Il aurait pu choisir une comparaison plus heureuse. C’est sur cette épaule, pourtant, qu’à la mort de sa grand-mère je l’ai porté comme un enfant, lorsque, l’arrachant de son cadavre où il pleurait, criait, appelait les anges, parlait de là-haut, etc., je l’ai pris d’un bras, et l’ai enlevé tout d’un bond jusque sur sa terrasse. – Je me rappelle aussi que je lui ai arrangé un duel, à cet homme si brave, etc., etc. Ah ! les hommes d’action ! les actifs ! comme ils se fatiguent et nous fatiguent pour ne rien faire. Et quelle bête de vanité que celle que l’on tire d’une turbulence stérile !

L’action m’a toujours dégoûté au suprême degré. Elle me semble appartenir au côté animal de l’existence (qui n’a senti la fatigue de son corps ! combien la chair lui pèse !). Mais quand il l’a fallu, ou quand il m’a plu, je l’ai menée, l’action, et raide, et vite, et bien. Pour sa croix d’honneur, à D[u Camp], j’ai fait, en une seule matinée, ce qu’à cinq ou six gens d’action qu’ils étaient là, ils n’avaient pu accomplir en six semaines. – Il en a été de même pour mon frère, quand je lui ai fait avoir sa place. – De Paris, où j’étais, j’ai enfoncé toute l’École de médecine de Rouen, et fait écrire par le Roi au préfet, pour lui forcer la main. – Les amis qui me considéraient étaient épouvantés de mon toupet et de mes ressources. Le père Degasc (ancien pair de France, ami de mon père) en était si ébahi qu’il voulait sérieusement me faire entrer dans la diplomatie, prétendant que j’avais de grandes dispositions pour l’intrigue. Ah ! quand on sait rouler une métaphore on peut bien peloter des imbéciles ! L’incapacité des gens de pensée, aux affaires, n’est qu’un excès de capacité. – Dans les grands vases, une goutte d’eau n’est rien. Et elle emplit les petites bouteilles.

Mais la durée est là qui nous console. Que reste-t-il de tous les Actifs, Alexandre, Louis XIV, etc., et Napoléon même, si voisin de nous ? La pensée est comme l’âme, éternelle, et l’action comme le corps, mortelle. – J’étais en train de philosopher ce soir. Mais je n’ai plus une seule feuille de papier à lettres et il est temps d’aller se coucher. Adieu donc, mille baisers sur tes beaux yeux.

Ton G.

Le Constitutionnel ne voudra pas de ta Paysanne, comme immorale, tu verras. Pourquoi par Azevedo ne la ferais-tu pas présenter à Jourdan ? Quand tu reverras Babinet, n’oublie [pas], je te prie, de lui demander par écrit la pièce de Lebrun. J’éprouve le besoin de me la regueuler avec les intonations lyriques qu’il y mettait.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, 11 h[eures] du matin.
[9 mars 1853.]

Je ne prétends pas, chère Muse, vouloir défendre nos corrections quand même, il doit y avoir dans le grand nombre bien des taches, mais l’esprit général en est bon. Corrige ces corrections quant aux répétitions, mais dans leur sens autant que possible, comme nous avons fait nous-mêmes relativement à tes vers. – En fait de répétitions je me rappelle, en effet, à deux places voisines :

 

On dirait qu’ils sont nus

 

et

 

On eût dit…

 

(à propos des vêtements).

Nous n’avons pas omis de choses nécessaires.

Ne décris pas les Propylées. Songe donc qu’on en a déjà par-dessus les oreilles, de l’architecture. Personne ne te saura gré d’une fidélité aussi scrupuleuse. L’art est avant l’archéologie, et tu as déjà tant de colonnes ! etc. ! Passe, passe hardiment. Il faut à toute force que tes petits vers arrivent après ces deux magnifiques :

 

[…] pour tailler de sa main

Les blocs du Pentélique aussi durs que l’airain.

 

Arrête-toi là, au nom de Dieu ! Tu me dis : « Ils [sic] ne restent indiqués que dans les Ruines et on ne les voit pas debout, neuves et formant vestibule. » Mais qu’est-ce que ça fait ! C’est déjà bien assez. Je suis de cela sûr.

Ton Poème ne pèche pas par la sécheresse, n’aie pas peur. C’est l’abondance au contraire qui peut causer de la fatigue. – Tous ces détails « formant des ailes, servant de vestibule », etc., sont fastidieux. C’est trop didactique, et enfin j’en reviens toujours là, il faut s’arrêter infailliblement aux vers cités que je trouve sublimes de raide et de net. Voilà une facture au moins !

***

Adopte donc nos coupures ; seulement si nous avons laissé des répétitions, corrige-les. Il y en avait dans le premier morceau (les hexamètres du commencement) que nous n’avons pas eu le temps de changer ; ainsi :

 

Diadème éthéré

 

et plus bas :

 

Corinthe couronnée

[…] sa tête illuminée.

 

C’est à peu près la même idée, mais n’importe.

Causons maintenant des Barbares : c’est grave.

Pour faire complètement bien ce morceau, il eût fallu ne pas ménager deux classes de citoyens auxquels il nous est interdit de toucher : 1° les prêtres, 2° les académiciens eux-mêmes. Ce sont ces deux genres d’animaux féroces qui, quant à l’idée du Beau (l’idée antique), ont fait plus de mal que les Attila, et les Alaric. – Nous ne pouvons donc rendre notre Pensée qu’avec des adoucissements sans nombre et une atténuation originelle, qui l’affaiblit de soi-même ; et il faut aller auprès du but et non au but.

Ton morceau n’était pas bon. Il était même mal écrit, mou, trop long d’ailleurs, et ne disait rien des autres Barbares (ou trop peu). Celui de B[ouilhet], et dont toute la seconde partie a été faite par nous deux, me semble plus approchant. Si tu crois que l’on y verra une main différente et que cela pourra compromettre le succès, je ne dis plus rien. Mais tu n’y as pas compris des choses pourtant fort compréhensibles. Ainsi :

 

Opposiez des seins nus aux boucliers d’airain

 

C’est vous qui opposiez des seins nus, vos seins nus aux boucliers d’airain (des Grecs). Les B[arbares], en effet, étaient sans armes défensives. Tu me dis « que ça laisse à peine deviner le viol des Grecques ». Mais à quoi bon parler du viol des Grecques ? Ce n’est pas là ce qu’on a voulu dire. C’est seulement un détail pittoresque pour peindre les Barbares.

L’observation sur les répétitions de flancs nus est plus fondée. Tâche d’y obvier.

 

Fleuve où le grand Homère emplit son urne d’or

 

Il y a en effet déjà l’Ilissus et bien des flots.

La première version était :

 

Ils ont dit : que la source était empoisonnée

D’où jaillit l’Iliade ainsi qu’un flot sacré.

 

mais les deux premiers de la stance n’ont pu être trouvés. Vois, cherche.

Si tu as peur que l’on ne croie que ce fleuve est l’Ilissus, change plus haut (je cite de mémoire) :

 

Des sommets de l’Hymette aux bords de l’Ilissus ?

 

Mais le dernier de cette stance-là est bon, bon :

 

Ont écrasé la gloire en passant par-dessus.

 

Ce morceau des Barbares me paraît d’ensemble très pompeux, lyrique et gueulard. C’est pour cela qu’il me plaît.

***

Des pôles du Nord, du fond de l’Asie

 

est lourd comme tout, et commun de forme ; fais donc plus d’attention à la pâte générale du style.

***

Si nos Barbares ne te vont pas (moi je tâcherais seulement d’en enlever les taches (= répétitions) dont nous convenons ensemble), refais-les dans ce mouvement, et dans ce rythme (par stances de 4) qui est très ferme, et en suivant le plan (puisque nous y avons les entournures gênées). Eh bien ! tu n’y as pas relevé ce qui est incontestablement le plus mauvais et même la seule vraie faute, à savoir : le passé glorieux.

Tu ne me dis pas si tu approuves l’allusion finale ?

Sois sûre que toutes nos corrections ont été mûrement délibérées. – Nous y avions d’abord passé tout l’après-midi du jeudi. B[ouilhet] y a travaillé vendredi et samedi, et dimanche nous avons encore revu le tout, et nous sommes mis au travail le soir. Pour moi, il me semble que j’y vois clair. Si nous avions pu de suite avoir le poème recopié, je te jure bien qu’on te l’aurait renvoyé propre tout à fait.

Pour notre plaisir personnel, aie l’obligeance, dans la copie que je recevrai vendredi, de me mettre en marge nos corrections parmi celles que tu n’adoptes pas, afin que nous voyions clairement lequel est a [sic] raison. Tu comprends ?

***

Vandales et Germains ; tâche de trouver quelque chose de synthétique, si tu veux.

***

J’attends donc vendredi une copie comme je te l’indique. Nous te la renverrons immédiatement. J’irai à Rouen exprès, et nous y passerons ensemble tout l’après-midi.

***

Adieu, bonne chance, mille caresses.

À toi. Ton G.

***

Pour te désagacer, sache que la Sylph[ide] et B[ouilhet] ne s’écrivent plus. Tout me semble tombé à l’eau. Il l’a décidément envoyée faire foutre… par d’autres.

***

Je ne vois pas pourquoi il faut qu’Athènes soit nommée avant d’en venir au mouvement de Vénus. Tu as peut-être raison ; je n’en sais rien. Mais « ce n’était pas Vénus » suit parfaitement comme nous l’avions fait. Voilà ce dont je me rappelle. – On sait bien que c’est d’Ath[ènes] que tu parles, et tout à l’heure tu as :

 

oui, Athènes, Minerve fut ta mère…

 

À LOUISE COLET

[Croisset, 11 mars 1853.]

Mon premier mouvement a été de te renvoyer ton ms. sans t’en dire un mot, puisque nos observations ne te servent à rien, et que tu ne veux (ou ne peux) y voir clair. – À quoi bon nous demander notre avis, et nous échiner le tempérament, si tout cela ne doit aboutir qu’à du temps perdu et des récriminations de part et d’autre ? Je t’avoue que, si je ne me retenais, je t’en dirais bien plus. – Et qu’il me vient à ce propos une tristesse grande : quel cas dois-je faire de ta critique louangeuse à mon endroit, quand je considère que dans tes propres œuvres tu te méprends si étrangement ? Et si c’était encore pour soutenir des excentricités ! des traits originaux ! passe encore, mais non ! ce sont toujours des banalités que tu défends, des niaiseries qui noient ta pensée, de mauvaises assonances, des tournures banales. Tu t’acharnes à des misères. Quand je te dis que sardoine est le mot français de sardonix, qui est latin, tu me réponds que ça ressemble à sardine ! et pour cela tu fais deux vers durs :

 

Un Sardonix…

Un autre…

 

ornés d’un mot pédantesque. Ah ! si tu avais fait Melænis nous aurions eu de la science ! Dans ta rage de corriger nos corrections, tu ajoutes des fautes : le soyeux parasol. Les Grecs ne connaissaient pas la soie, ou elle était tellement rare que c’était tout comme.

Enfin n’est-ce pas un parti pris, lorsqu’on t’avertit de vers désagréables comme :

 

Il semble qu’il ondule en sa marche légère

Ainsi que sur la mer il glisse sur la terre

 

de remettre mer au lieu de flots, etc., etc.

Que veux-tu que je te dise ? Il me semble que tu te mets complètement dans la blouse ? Où nous avions lié les phrases, tu les dénoues ! Garde donc tes à droite, tes à gauche, tes puis viennent à satiété, etc.

Tes objections techniques n’ont aucun sens. – Je crois que ton idéal, en faisant L’Acropole, était de faire une description d’architecte. Cela me paraît t’avoir étrangement préoccupée.

Je devrais m’arrêter là. Une seule considération me fait continuer : je sais combien, lorsqu’on sort d’une œuvre, on en est plein. Je te conseille donc de tâcher de revoir, à froid, ce que nous te disons.

***

Cette re-lecture du ms. me donne mal aux nerfs. Quel entêtement à garder des monstruosités !

 

Devant le Parthénon aboutissant enfin !

 

Mais ton mouvement n’a plus de sens, après ta tournure de l’imparfait. – Des colonnes ne ressemblent pas à des cols de cygne ! d’ailleurs. Enfin, sois sûre que c’est la dernière fois que je m’en mêle. Ceci est trop fort ! Il fallait s’arrêter après la construction du Parthénon, et le mouvement arrivait tout naturellement :

 

Le voilà ce temple sans tache

 

Nous avions là fondu deux strophes, mais toi, tu aimes à redire les mêmes idées et en quels vers !

 

Qui seul devine la beauté

Des dieux dont la voix de son frère

Rend seule l’immortalité !

 

Une voix qui rend l’immortalité des dieux dont un autre devine la Beauté ! Et Phidias (jumeau d’Homère, charmante expression !) répété deux fois.

 

L’aperçoivent dressant

 

mais non ! Aperçoivent son aigrette dressée. Ça a l’air qu’elle dresse en ce seul moment où ils l’aperçoivent.

IV. Même objection que pour la construction du Parthénon. Après avoir dit : on y va (aux Panathénées), montre-moi de suite les Panathénées comme après avoir dit : on construit cela, tu me montres cela construit.

Ce paragraphe intermédiaire ralentit le mouvement, et ôte du lyrisme à ce qui suit ; et d’ailleurs : fête aux divins ébats, ce que nous avions mis le valait, conviens-en.

 

Des têtes et des corps qui se groupent !

Couvrent leurs chastes corps de chastes draperies.

 

C’est du Delille ! et du pire.

 

Figurant des Titans…,

 

mais non, figurent, qui finit bien mieux ta phrase, et veut exactement dire la même chose.

***

La strophe « théâtre [de] Bacchus » est, à cause des 2e et 3e vers, d’une lenteur et d’un mal écrit désespérant, outre qu’elle était fort inutile, puisque nous commencions :

 

Dans les théâtres pleins…

 

Mais non ! Tu tiens à ton théâtre de Bacchus ! Et puis pourquoi l’imparfait, puisque c’est la même action qui se continue, le même tableau ? Achève-le donc !

Peut-on rien devoir [sic] de plus sec et de plus plat que la strophe :

 

Sous chaque forme l’art était une prière

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dieu, suprême Beauté !

 

V. Quant aux B[arbares], à propos de quoi viennent-ils maintenant ? Il fallait surtout des B[arbares] intellectuels !

 

… et d’armes bizarres !

Sur les trépieds d’or servant aux offrandes

Ils ont fait griller de sanglantes viandes.

 

Eh bien ? et les Grecs aussi ! faisaient rôtir de sanglantes viandes sur les trépieds d’or !

 

Qui, folles d’horreur, mouraient dans leurs bras

 

Mais on ne dit pas ça ! C’est inconvenant et indécent ! mouraient ! D’ailleurs, où est la femme violée qui en soit morte ?

Qu’est-ce que vient faire là la Judée ! À quoi bon ? Quel fouillis !

Je trouve tout ce morceau des B[arbares] détestable. –

Je vais aller à R[ouen] porter à B[ouilhet] ton ms.

Je ne sais ni ce qu’il dira, ni ce qu’il fera. – Quant à moi, mon dernier avis se résume en ceci (si tu ne veux pas suivre les autres) : garde les coupures que nous avons faites. Je ne te donne pas quinze jours pour être convaincue que nous avons en cela raison. Mais il sera en cela trop tard.

Adieu, indomptable sauvage. À toi, ton G.

 

P.-S. – 2 h[eures] de l’après-midi.

B[ouilhet] est complètement de mon avis quant aux B[arbares]. Retranche-les, si tu ne prends pas les nôtres. Et fais une strophe pour dire : les Barbares sont venus.

***

B[ouilhet] n’a pas encore reçu ta lettre.

4 h[eures]. – Dernière imprécation.

Par tous les dieux ! écoute-nous donc ! pour tous les vers corrigés et les coupures !

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi matin, 4 h[eures] 1/2.
[14 mars 1853.]

Enfin voilà l’ouvrage fini. Nous y sommes depuis 2 h[eures] de l’après-midi sans désemparer, sauf une heure pour dîner. – J’ai bon espoir. Ça ira. Nous t’avons singulièrement simplifié la besogne, car je crois qu’elle est complètement terminée. B[ouilhet] cherche en ce moment le dernier vers. Il a été sublime.

Tout le morceau a été refait en entier par lui. Et il a eu une idée que j’ose qualifier de Dantesque et obéliscale. C’est, à propos des Barbares, de parler délicatement de l’abbé Gaume. Le ver rongeur trouve là un asticot qui lui mord la queue. B[ouilhet] pense que ce sujet de L’Acropole pourrait bien avoir été donné en haine des attaques aux idées classiques, aux études antiques. Ces messieurs alors seront chatouillés à leur endroit sensible.

Admire le dernier vers, qui est d’un Casimir Delavigne achevé :

 

Et Midas aujourd’hui juge encore Apollon.

 

(Midas eut des oreilles d’âne pour avoir préféré Pan à Apollon.)

Maintenant, pour nous récompenser de notre pioche, qui n’a [pas] été médiocre, fais de suite (pour toi et pour nous) recopier le tout, comme nous l’avons corrigé ou refait, et envoie-le-moi de suite. Je le porterai à B[ouilhet] et nous verrons s’il reste encore quelque chose à redire. L’ensemble nous apparaîtra plus clairement. – Mais je serais bien étonné si ce poème, maintenant, n’avait toutes les chances. Les vers excellents y abondaient, nous les avons fait saillir. Ceux qui avaient la figure sale, ont été débarbouillés, et la tourbe des médiocres expulsée sans pitié.

À toi, mille baisers et bon espoir.

Ton G.

NOTA

Vandales et Germains. – Nous ne sommes pas sûrs si les V[andales] et les G[ermains] ont réellement été à Athènes. – Informe-t’en. En tout cas il nous y faut, à cause des femmes blondes, des barbares du Nord, tels que Huns (bien dur), Scythes, Goths, etc.

Vandale, au reste, ne serait peut-être pas relevé (dans l’hypothèse même d’une inexactitude historique), à cause de son double sens ? Au reste il faut s’en assurer.

***

Au vers :

 

Et la France a compris cette grande parole

 

mets en note : « École d’Athènes. »

[À la fin de cette lettre Bouilhet a écrit les lignes suivantes :]

Chère Muse, vous avez bien raison, nous formons à nous trois un faisceau que nul ne brisera ; je suis en retard avec vous, de deux lettres, mais je viens de vous faire plus de quarante mauvais vers ; nous sommes presque quittes.

Adieu, je tombe de sommeil, et vous embrasse du fond du cœur.

L. BOUILHET.

 

P.-S. – L’amour ne me martyrise pas trop, et je suis bien plus inquiet de mes Fossiles. – Je ne peux m’empêcher de constater avec quelle intensité complaisante vous parlez des Éphèbes. Ça n’est pas rassurant pour nous autres, qui commençons à perdre notre duvet.

Adieu, adieu.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir. [14 mars 1853.]

J’éprouve le besoin non de m’excuser (qui n’a failli n’a besoin d’excuse) mais de m’expliquer.

Et d’abord je te dirai comme César à Brutus : « Toi aussi ! mon fils Brutus ! » Toi aussi, chère Muse, tu m’accuses d’orgueil. Autant qu’on peut descendre en soi, cependant, j’y descends, et ne trouve en moi (à propos de tout cela), rien qui y ressemble. Ma mauvaise humeur est venue d’un autre côté de l’âme, que celui où gît l’orgueil. – Et avant d’accuser ma présomption, examine un peu s’il n’y a point eu de ta part quelqu’amour-propre blessé. – Ce qui m’a irrité vendredi, et rendu furieux, je l’avoue, mais en dedans, tu n’en as eu que les derniers éclats, c’est ton entêtement (ou ce qui me semblait tel). Ta cervelle est de plus en plus pour moi un sujet d’ébahissement, et presque de vertiges, car il y a dans cette pièce de L’Acropole des choses superbes, hors ligne tout à fait, d’excellents vers, plusieurs pensées fort difficiles admirablement rendues. – Puis à côté de cela des faiblesses inouïes, des vides, des répétitions. Ce disparate est inconcevable. Et là, plus que jamais, tu as été inégale. C’est très beau et très mauvais tout ensemble. Avec le quart du talent, et de l’excessif talent même qu’on y trouve, par place, quelqu’un de bien moins né [sic], mais de plus habile, eût pu faire de ce poème une chose digne d’être comparée à n’importe quoi. – Et je vais plus loin, ce quelqu’un-là eût vu clair à nos observations, lesquelles étaient criantes de justesse.

Nous y avions mis si peu de nous, nous nous étions pour ce travail dégagés tellement de toute envie de vouloir faire du nôtre, que nous avions suivi pas à pas tes vers. Nous ne nous étions permis aucune addition, aucun retranchement d’idées. – Quand un vers était mauvais, nous nous torturions à l’améliorer, mais sans le changer, afin qu’il s’emboîtât avec le second, que nous conservions. Les répétitions que nous avons faites par mégarde sont même la preuve que nous étions pleins de ton œuvre, de ton style, de tes mots. – Nous nous étions acharnés à enlever les mauvaises assonances, à faire des liaisons (chose qui ne te préoccupe pas assez), enfin nous ne donnions point tout cela comme bon, mais comme indication. Nous appelions ton attention sur des passages évidemment mauvais. Ainsi quand, à la place de ce vers :

 

La colonnade encor debout des Propylées

 

nous mettions :

 

L’éternelle blancheur des longues Propylées

 

il me semble que nous n’avions pas tort, etc. ! etc. !

Il y a plusieurs passages où B[ouilhet] et moi avons été en désaccord, mais nous avons passé dessus, et n’en avions rien dit, de peur de nous tromper. Quant à tous les autres, ça [a] toujours été la même spontanéité qui nous faisait nous écrier ensemble : « Non ! non ! ne lui passons pas ça. »

Ce qui était le plus à nous : Les Barbares, a été ce à quoi nous avons le moins tenu (et à quoi nous tenons encore, le moins). Mais ce à quoi nous tenions, c’était à ton œuvre même, qui se trouve gâtée en mille endroits comme à plaisir.

Si ces corrections eussent été faites à la légère et par un seul de l’un de nous [sic], passe encore, mais songe donc que nous avons une telle habitude de travailler lentement et de nous éplucher que nous devons (si tu nous concèdes quelque innéité) arriver à avoir une précision mathématique en fait de goût ! Pour soi-même, on se trompe, mais pour les autres c’est plus facile. Hier par exemple, j’ai montré à B[ouilhet] le plan de 2 pages de mon bouquin, qui me satisfaisaient médiocrement sans que je puisse trouver quoi y reprendre. En cinq minutes il m’a fait voir clair. Et d’un bond, les yeux fermés, il a trouvé le défaut. – Si tu savais ce que nous nous faisons retrancher à nous autres ! et avec quelle férocité nous nous déchirons : ainsi cette page sur les Keepsakes qui est dans ton Album ? eh bien il est probable qu’elle sautera. Comme auraient dû sauter bien des vers de L’Acropole, parce qu’ils n’étaient pas à leur place.

Je sais bien que lorsque l’œuvre est finie, on en est si plein qu’on n’y voit goutte. C’est pour cela qu’il faut s’en rapporter un peu aux amis. (Crois-tu que pour te faire avoir ton prix je n’aurais pas traversé la Seine à la nage, toute froide qu’elle soit ?) Non, ma fureur n’était pas l’orgueil d’un imbécile, piqué de ce qu’on n’adopte pas ses idées. Mais c’était plus une conviction outragée. Il me semblait que le diable s’en mêlait, comme si on t’avait jeté un sort pour te perdre ; et j’étais ! et suis encore ! si convaincu d’avoir raison ! car il [y] a des choses en art aussi positives que deux et deux font quatre. On m’écorcherait vif, et toute la terre me donnerait tort, avant que de céder là-dessus. – Quand on croit fermement à quelque chose, d’ailleurs, la négation qui vous en arrive ressemble à une blessure que l’on vous fait. L’exaltation de l’indulgence est la ruine de la Foi ; qui aime ne tolère pas que l’on raille, et qui voit, qu’on ne voie pas.

Cela fait dans ma vie la 3e bonne fureur esthético-sentimentale. La première il y a six ans pour une édition expurgée de Molière faite par un prêtre. On m’avait donné le vol[ume] par farce. J’avais commencé par en rire, puis peu à peu j’ai fini par me monter, me griser et en suis arrivé enfin à un accès de colère réelle et expansive. Je jurais toutes les malédictions possibles et rêvais des vengeances physiques personnelles sur l’auteur de la chose. Ma mère a fini par avoir peur, a pleuré, a crié pour m’apaiser. Ça a fait une scène. Un tâbleau. La 2e a été lors des mss d’Alfred que l’on m’a refusés, ou plutôt repris. Et enfin la 3e l’autre jour.

Mais je dois déclarer que cette dernière-là a été moins forte. Si nous avions eu du temps devant nous j’aurais espéré te faire revenir, mais je savais que c’était sans remède. – Que malgré mes dernières prières tu allais lâcher tout ! La conviction artistique, la peur de manquer le prix, la peine de nous voir en dissidence, tout me grouillait à la fois. – En revoyant le ms. veuf de la plupart de nos corrections, j’ai été pris d’un accès de désespoir. Je n’en ai pas moins été à Rouen exprès pour le porter à B[ouilhet] espérant que ce qu’il t’écrirait aurait peut-être plus d’influence. Mais non ! le sort en était jeté. Il était écrit qu’elle ne voudrait pas. – Quant à lui, du reste, il s’en était presque douté. Je t’avais défendue d’avance, pensant bien néanmoins que tu ferais quelques petites résistances, cela est fort naturel, mais pas si absolues, si radicales, si systématiques. Je ne sais le parti dernier que tu auras pris. Ni dans quelle mesure nous avions raison quant au prix. Mais je t’assure bien que si tu l’obtiens, mon orgueil n’en sera pas blessé, quoiqu’il persistera à soutenir, que lors de l’impression dans un volume, des corrections sont nécessaires.

Un dernier mot encore. Car il faut, de tout, profiter. Étudions la psychologie de la chose maintenant : ce poème a été fait sur un plan que je t’avais donné, c’est-à-dire sur des idées générales (le mot plan est trop ambitieux), communiquées par moi. Tu avais lu mes notes, des livres, etc. Voilà donc une source étrangère qui t’arrive, et que tu t’assimiles, assez vite et guidée, ce qui est pis. J’avais insisté sur l’idée de Minerve, or Minerve t’a énormément préoccupée dans ce travail. Elle et les détails architectoniques dévorent une bonne partie de la place. – L’élément réaliste t’a blousé dans cette œuvre. Je sais ce que c’est, va ! et je l’ai payé cher. J’en puis parler. Les notes de Saint Antoine m’ont bouché saint Antoine. – Enfin tu fais ton poème, écrivant comme cela t’arrive toujours, en vrai sauvage, sans savoir t’admirer quand tu es admirable et te corriger quand tu es détestable : ainsi toutes les stances, la strophe qui finit par :

 

et les voilà partis

 

le commencement des petits vers quand les foules arrivent pour les Panathénées, tout cela est très beau, très beau.

 

[…] Accourut pour tailler de sa main

Les blocs du Pentélique aussi durs que l’airain !

 

Sais-tu que c’est de la famille de :

 

Certes je suis de bronze et taillé de façon

À passer les vigueurs d’Hercule et de Samson !

 

(Mais quel revers à la médaille !)

Enfin ton ms. nous arrive avec énormément de poésie par places, beaucoup de très bon vers, tout autant (ou à peu de choses près) de très médiocres. – Un plan général bien conduit, mais noyé par des répétitions de détails secs et dès lors inutiles, et enfin une méthode de style hachée. Nous recalons tout cela, nous serrons les écrous, et mettons un peu de mastic dans les fissures, – et l’œuvre renvoyée tu ne la reconnais plus. Donc il y a eu étonnement d’abord, mortification ensuite, et mauvais vouloir après.

Oui ! ne nie pas, ô Muse ! ô femme ! que sur le moment, tu aurais été impressionnée d’une manière moins désagréable, si je t’eusse simplement renvoyé le ms. en t’écrivant : que je n’avais pas eu le temps de m’en occuper. – Est-ce vrai ?

Quant à moi je me suis raconté plus haut. Voilà donc la liquidation faite.

À propos de liquidation, as-tu lu dans le dernier n[umér]o de la R[evue] de P[aris] un article de Ulbach : « liquid[ation] littéraire » ! Musset y est traité légèrement. C’est charmant ! Ces petits messieurs-là ! On lui reproche de n’être pas humanitaire. Il n’entend rien à l’époque. Il n’a pas vu… etc. Comme ils y voient bien, eux ! et quel charmant métier que d’être toujours à chercher des poux dans la crinière des lions ! Mais qu’est-ce qui m’assommera donc tous les critiques jusqu’au dernier ! Quand est-ce qu’on ne parlera plus d’art, du beau, de la société, de l’humanité ! N’arrivera-t-il pas un temps où les gens nés bottiers feront des bottes. Tout cela vous donne des envies de crever. Quelle canaille de pays que la France !

Nous avons hier passé trois heures à lire les hymnes de Ronsard. Notre conclusion a été celle-ci : « Béranger sera toujours plus lu. » Elle est amère. C’est pour cela qu’il faut en écrivant ne penser qu’à écrire, et pas même pour la Postérité ! Mais que c’est beau Ronsard ! Il y a pourtant, encore, des gens sérieux ou qui essaient de l’être, ce qui est peut-être la même chose. J’ai lu hier dans l’Athenaeum le compte rendu d’un livre Poèmes antiques d’un M. Leconte de Lisle, qui me paraît avoir du talent à un fragment cité.

Et l’ami Maxime ? Ton dialogue avec lui a été fort bon, reçois-en mes sincères compliments. Mais je ne t’engage pas à le recevoir, lui, de nouveau. Au reste il ne viendra peut-être pas, quoiqu’il l’a[it] dit ? Si vous vous revoyez, qui sait s’il ne jetterait pas encore des cailloux dans ton lac ?… Le mieux pour toi est de faire comme moi, t’abstenir. Et éviter toute relation, toute explication. Qu’il aille à sa fortune et nous à la nôtre.

As-tu remarqué le décousu et le revirement de ses opinions. B[ouilhet] qui, il y a 3 semaines, se ferait du tort parce qu’il est trop timide, est maintenant un garçon habile pratiquement parlant. Il se perd à Rouen et il y fait des progrès néanmoins. La solitude ne vaut rien pour faire du drame (et B[ouilhet] ne fait pas son drame). Mais pour faire du Roman aussi. Or je fais un roman. Entendons-nous.

C’est admirable les admirations de la librairie Jacottet pour Le Livre posthume, édité par la librairie Jacottet. – Non, il n’est pas lourd de quartier ce pauvre garçon ! Il a, là, donné le fond de son sac. Et quel fonds ! et quel sac ! D[u Camp] sera éreinté, perdu, coulé définitivement que je n’aurai pas encore imprimé ma première ligne. Il aura été plus vite que moi.

Mais si je vais lentement, je vais péniblement aussi ! Je suis torturé. Et je ne te parle pas de cela en détail, parce que c’est toujours la même litanie de lamentations ! – Mais je souffre atrocement quelquefois du mal que je me donne, et des doutes qui me viennent. – Les éblouissements que j’ai, en de certains jours, quand je me figure le livre fait tel que je le sens, réalisé enfin, ne rendent ensuite que plus sombres, les ténèbres qui surviennent.

J’ai vu le mot sur Carpentigny. Si tu veux lui en dire un aimable de ma part, et qui le réconciliera avec mes manières de paysan du Danube, le voici : « Des deux qualités, qu’Al. D. reconnaît à M. d’Arp[entigny] je ne doute pas de l’une, mais je suis sûre [sic] de l’autre. » (Il parle de son courage à toute épreuve et de son esprit merveilleux.)

Ta jeune Anglaise est assez drôle. Mais elle doit poser moult ? c’est si embêtant les femmes poseuses ! N’importe, la médiocrité est tellement pesante et universelle, que partout où l’on rencontre son contraire, il faut se réjouir et admirer. J’ai encore sur l’estomac la figure de ma belle-sœur qui est restée ici hier tout l’après-midi !

***

As-tu songé quelquefois combien devait être embêtante Mme Stowe, l’auteur de l’Oncle Tom ! Quelle sermonneuse et puritaine personne cela doit faire, et qui doit avoir un livre de messe revêtu de calicot ! Je me la figure une très fastidieuse volaille. – L’admiration de ta jeune personne pour Lamartine calme un peu l’enthousiasme que me cause sa tunique de pourpre, et ses allures hexcentriques.

Allons, adieu. Voilà bien longtemps que je t’écris. Le jour commence à tomber. Il est temps de se mettre au travail. Mais si je ne t’avais écrit cet après-midi, je n’aurais pas pensé en paix ce soir. – Et sois sûre, pauvre femme, que ma colère contre toi est venue de deux bons sentiments, des deux meilleurs que je porte : le respect que j’ai pour tout ce que je crois juste, bon beau, qu’il vienne de moi ou des autres, et la tendresse, que t’envoie avec mille baisers ton

G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir. [20 mars 1853.]

Deux mots seulement ce soir, chère Muse. B[ouilhet] a reçu ta lettre relative à L’Acropole. Voici les résultats :

1° Il écrira demain à Azevedo.

2° Quant au préfet, je m’en charge. B[ouilhet] n’a aucune accointance avec lui, ni directe ni indirecte. Moi non plus. Mais j’ai songé à un mien ami dont le cousin est le médecin du préfet. Je le crois bien avec ce cousin. Demain, nous commencerons à tâter la chose, et j’ai bon espoir de ce côté. Ainsi de deux.

3° Quant à écrire à D[u Camp], B[ouilhet] y était tout disposé, mais, à moins que tu n’y tiennes absolument et ce serait, je crois, une gaucherie, il n’en fera rien. Voici mes raisons. La première de toutes est qu’il se douterait que c’est toi. Cela est sûr et la conclusion n’a pas besoin d’être exprimée. Il sait fort bien que B[ouilhet] ne connaît personne autre que toi en disposition de concourir à l’Académie et qu’eût-il une de ses connaissances qui en fût capable, il ne se donnerait pas la peine de lui écrire pour cela, ne lui écrivant pas depuis fort longtemps.

Ce serait d’ailleurs (car tôt ou tard la vérité serait sue) renouveler un tas de cancans inextricable. – Pourquoi n’aurait-ce pas été moi qui aurais écrit ? La mère Delessert se retrouverait mêlée là-dedans, avec tous les embrouillements de maîtresse, amis et nos trois personnalités toujours confondues. – Du Camp, furieux d’avoir été joué, recommencerait cette série de rapports, comme disent les cuisinières, de blagues et contre-blagues dont je suis fort las. Pour Dieu, laissons-le tranquille, afin qu’il nous rende la pareille. –

 

Fais-toi (toujours sous l’anonyme) recommander au Philosophe par Béranger. Il doit être assez honnête homme pour te garder le secret. – Est-ce que ce bon Babinet ne peut pas te servir ? J’oubliais, pour Saulcy, que Du Camp, au fond, ainsi que Mérimée, est son ennemi intime. Non, je t’assure que c’est une mauvaise idée et, comme on dit, un pas de clerc.

Si D[u Camp] revient chez toi, et il reviendra, tâche de t’arranger pour qu’il y reste peu et qu’il n’y revienne que fort rarement. Avec des connaissances renouées, tôt ou tard on en arrive aux récriminations et alors !…

Tu devrais, par le père Chéron, te faire recommander à d’Arpentigny pour Musset ? Qu’en dis-tu ?

***

J’avais oublié de te rendre réponse pour les 2 vers de la tour vénitienne. Laisse le ms. tel qu’il a été envoyé. Ta 2e correction est moins heureuse.

Adieu, chère et bonne Muse, mille baisers et tendresses. À toi. Ton G.

B[ouilhet] te remercie bien pour Jacottet. – Ce n’est peut-être pas de refus, mais il faut savoir avant où en est Azevedo de ses démarches, ce qui va faire naturellement le prétexte de la lettre qu’il lui écrira demain.

À LOUISE COLET

[Croisset, 21 mars 1853.]

Il est 2 h[eures] du matin. Je croyais qu’il était minuit. Je suis exténué d’avoir gueulé toute la soirée en écrivant. – C’est une page qui sera bonne, mais qui ne l’est pas. –

Voici la lettre de Mme X que je t’envoie. Un mot de réponse pour me dire si tu l’as reçue. J’aurai, je pense, après-demain, la réponse pour L’Acropole.

Adieu, mille tendresses.

À toi, ton G.
Nuit de lundi.

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi matin, midi.
[24 mars 1853.]

Je vais aller à Rouen pour avoir la réponse de ton Acropole. Je t’écrirai dimanche une longue lettre ; ce sera le jour de Pâques. Je passerai à cela l’après-midi… ce sera ma fête.

Ce n’était pas par délicatesse que je t’ai envoyé cachetée la lettre. Mais il me semble qu’elle a dû te faire plus de plaisir ainsi : il y a dans l’action matérielle de décacheter une lettre un certain charme, un plaisir des nerfs que je n’ai pas voulu t’enlever. Si j’avais à te transmettre un fruit, ce ne serait pas par délicatesse que je tâcherais de n’en pas enlever la fleur. Mais pour qu’il restât plus propre. –

Comprends-tu ? Quelle drôle de chose que les femmes ! Toujours l’esprit tendu vers l’article ! « Puisque tu savais bien, me dis-tu, qu’il ne m’a jamais fait la cour. » Je t’assure que je n’avais nullement pensé à cette question. – Quelles sont donc ces deux ou trois choses du genre de celles-là, et que tu veux me dire en riant et en m’embrassant ? Je me perds en conjectures et rêve dans le vide.

J’ai bien compris ton sentiment relativement à mes Notes de voyage. Je te répondrai sur tout cela. Mais c’est toi qui as voulu cette lecture. Je m’y étais longtemps refusé, souviens-t’en. – Mais tu es bien enfant.

Je ne te renverrai pas la Lettre. Je crois plus sage de la garder. Elle était accompagnée d’un petit mot à mon adresse fort poli. Tu peux, en lui répondant, lui exprimer que je suis tout à son service et trop heureux de lui être agréable. – Il a, vraiment, une belle figure là-bas, dans son île. Si je le pouvais, j’irais le voir. J’en éprouve le besoin, mais la Bovary qui me tient, et l’argent que je ne tiens pas, m’en empêchent.

Quand tu feras le plan de ton drame, détaille le plus possible et scène par scène, avec tous les mouvements. C’est le seul moyen d’y voir clair.

Voilà quatre jours que je suis à une page ! Et peut-être faudra-t-il la déchirer. Quelle scie !

Adieu, tout à toi, à dimanche, je t’embrasse.

Ton G.

Ne lui écris pas pour Vill[emain]. Tu as raison ?

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de vendredi, 1 h[eure].
[25 mars 1853.]

Pourquoi, chère bonne Muse, ai-je une sorte de pressentiment que tu es malade ? Qu’est-ce donc que cette perte de sang dont tu me parles dans ta dernière lettre ? Les Anglais te sont-ils venus ? L’époque en doit être arrivée et même passée ? Réponds-moi là-dessus. – Quand donc auras-tu passé l’âge ! L’Acropole doit t’avoir bien fatiguée. Ça ne vaut rien, ni pour l’œuvre ni pour l’auteur, de composer ainsi. Si après nos corrections nous eussions eu encore trois semaines devant nous, et que tu nous eusses renvoyé le ms. recopié comme nous l’avions refait, et avec tes observations à toi, nous te l’aurions renvoyé. Tu l’aurais retravaillé. – Et, après une seconde revision de notre part, je t’assure que c’eût été une crâne chose. L’étoffe y était. Mais nous n’avons pas eu seulement le temps de nous entendre. – Ainsi, quand je te disais que le Parthénon est couleur bitume et terre de Sienne, c’est vrai. – Mais les Propylées, je ne sais pourquoi, sont fort blanches ; ainsi l’on pouvait dire :

 

L’éternelle blancheur des longues Propylées,

Etc., etc.

 

Tu as oublié de parler de Pandrose. Mais sois sûre que l’Académie, toute pédante qu’elle soit, tient plus aux vers en eux-mêmes qu’à une description technique. Le sujet : L’Acropole était d’ailleurs tellement vague que chacun peut le traiter à sa fantaisie. Si tu as fait, comme tu me le dis, des coupures, et nos corrections les plus importantes, j’ai bon espoir. – Mais agis comme l’an passé. Ne néglige pas les petites recommandations indirectes. Après la peau du lion, un lopin de celle du renard : soyons prudents.

D’ici à quelques jours, je vais avoir dans ma maison des tableaux à la Greuze (scènes d’intérieur). Ma mère a depuis 25 ans une femme de chambre qu’elle croyait lui être fort dévouée, etc. Or elle s’est aperçue qu’elle abusait, comme on dit, et entre autres qu’elle nourrissait à peu près complètement un sien frère (drôle fort peu drôle et des plus bêtes et des plus canailles), à nos dépens. – Elle va la renvoyer. L’autre ne va pas vouloir. Tout cela est assommant. – Quelle basse crapule aussi que tous ces paysans ! Oh ! la race, comme j’y crois ! Mais il n’y a plus de race ! Le sang aristocratique est épuisé ; ses derniers globules, sans doute, se sont coagulés dans quelques âmes. Si rien ne change (et c’est possible) avant un demi-siècle, peut-être l’Europe languira dans de grandes ténèbres, et ces sombres époques de l’histoire, où rien ne luit, reviendront. Alors quelques-uns, les purs ceux-là, garderont entre eux, à l’abri du vent, et cachée, l’impérissable petite chandelle, le feu sacré, où toutes les illuminations et explosions viennent prendre flamme.

Ta jeune Anglaise, sans que je la connaisse, me cause une grande pitié, à cause de toutes les déceptions qui doivent l’attendre, si elle n’est pas stupide. Elle finira par s’énamourer de quelque intrigant porteur d’une figure pâle, et adressant des vers aux étoiles comparées aux femmes, lequel lui mangera son argent et la laissera ensuite avec ses beaux yeux pour pleurer, et son cœur pour souffrir. – Ah ! comme on perd de trésors dans la jeunesse ! Et dire que le vent, seul, ramasse et emporte les plus beaux soupirs des âmes ! Mais y a-t-il quelque chose de meilleur que le vent, et de plus doux ? Moi aussi, j’ai été d’une architecture pareille. J’étais comme les cathédrales du XVe siècle, lancéolé, fulgurant. Je buvais du cidre dans une coupe en vermeil. J’avais une tête de mort dans ma chambre, sur laquelle j’avais écrit : « Pauvre crâne vide, que veux-tu me dire avec ta grimace ? » Entre le monde et moi existait je ne sais quel vitrail peint en jaune, avec des raies de feu, et des arabesques d’or, si bien que tout se réfléchissait sur mon âme, comme sur les dalles d’un sanctuaire embelli, transfiguré et mélancolique cependant. – Et rien que de beau n’y marchait. C’étaient des rêves plus majestueux et plus vêtus que des cardinaux à manteau de pourpre. Ah ! quels frémissements d’orgue ! quels hymnes ! et quelle douce odeur d’encens, qui s’exhalait de mille cassolettes toujours ouvertes ! – Quand je serai vieux, écrire tout cela me réchauffera. Je ferai comme ceux qui avant de partir pour un long voyage vont dire adieu à des tombeaux chers, moi avant de mourir je revisiterai mes rêves. –

Eh bien, c’est fort heureux d’avoir une jeunesse pareille et que personne ne vous en sache gré. Ah ! à 17 ans si j’avais été aimé, quel crétin je ferais maintenant ! Le bonheur est comme la vérole : pris trop tôt, il peut gâter complètement la constitution. –

La Bovary traînotte toujours, mais enfin avance. J’espère d’ici à 15 jours avoir fait un grand pas. J’en ai beaucoup relu. Le style est inégal et trop méthodique. – On aperçoit trop les écrous qui serrent les planches de la carène. Il faudra donner du jeu. Mais comment ? Quel chien de métier ! Belle balle que celle de P. Chasles, mais pourquoi « vieux ennemis » ?

Adieu ! mille tendresses, bonne Muse.

À toi, ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 4 heures. [27 mars 1853.]
Jour de Pâques.

Pas de nouvelle de L’Acropole ! et je devais en recevoir ce matin ! Voici, au reste, l’état des choses tel que je le connais. Jeudi dernier j’ai été à Rouen relancer à la douane, où il est employé, le jeune Baudry (frère d’un de mes camarades qui habite Versailles). Il avait vu Pylore, son cousin, médecin du préfet, et lui avait fait la commission. Le susdit docteur n’avait pas mieux demandé que de s’en charger, mais avait répondu qu’il croyait que le préfet ne ferait rien parce que c’était son habitude. Il ne recommande jamais personne afin qu’on ne lui rende pas la pareille. Était-ce une défaite, ou est-ce la vérité ? J’ai réchauffé le zèle de mon jeune homme qui m’avait promis que Pylore, nonobstant, irait exprès chez le préfet et lui demanderait cette recommandation. Je devais avoir la réponse telle quelle ce matin. Peut-être sera-ce pour demain ? Si j’en ai une, je rouvrirai ma lettre, pour t’en faire part.

Tu recevras dans la prochaine celle du grand homme (qui est vraiment charmante), puisque tu y tiens. Mais ces voyages de papiers semblables sont bien inutiles et de telles choses ne devraient pas rester longtemps dans tes mains. Songes-y donc un peu. Je crois aussi qu’il serait plus prudent que je reçusse ses lettres de Londres directement. Encore cinq ou six envois et le timbre seul mettra sur la piste ; on les ouvrira ; elles seront gobées. De Londres, au contraire, c’est trop vague, heureusement. Il faudrait donc, je crois, qu’il les y envoyât, comme tu peux les y envoyer. Il y aurait une double enveloppe. La lettre même, partant de lui, serait à mon adresse et enveloppée dans une autre à la désignation de Mme Farmer, laquelle l’ouvrirait et remettrait une seconde enveloppe à moi adressée ; de même que pour toi, tu m’enverrais tes lettres, je les enfermerais à l’adresse de Mme Farmer qui, à Londres l’ouvrirait et la jetterait à la poste. Il me semble que, de cette façon, vous ne devez avoir rien à craindre. Tu comprends que pour moi ça m’est parfaitement égal. Mais, pour toi, cela peut être important. J’aime mieux avoir recours à Mme Farmer qu’à tout autre. Qui sait si les connaissances de l’institutrice ne peuvent pas bavarder ? J’avais pensé aussi aux Miss Collier, mais elles sont de la connaissance de Nieuwerkerke. Dans la conversation un mot peut échapper. Ces braves gens, au contraire, ne voient personne et sont complètement confinés dans leur commerce. Autant qu’on peut être sûr d’autrui, je le suis d’eux. Quant à la transmission de volumes, ça me paraît plus difficile. Tout paquet envoyé par la poste est décacheté à la douane. Il faut donc attendre une occasion, une personne sûre, pour le passer en fraude. L’envoyer ainsi, franchement, par la voie ordinaire et avec l’adresse dessus c’est se désigner naïvement à la surveillance de la police. Voilà, chère sauvage, mes réflexions politiques. Explique-lui bien la marche à suivre pour les lettres ; il n’y a rien de plus simple. Quand est-ce que l’on saura la décision de L’Acropole ? Tu me parais du reste être en bon train pour les recommandations par M. Béchard, etc. Je suis bien impatient du résultat.

L’impression que te font mes Notes de voyage m’a fait faire d’étranges réflexions, chère Muse, sur le cœur des hommes et sur celui des femmes. Décidément ce n’est pas le même, on a beau dire.

De notre côté est la franchise, sinon la délicatesse ; et nous avons tort pourtant, car cette franchise est une dureté. Si j’avais omis d’écrire mes impressions féminines, rien ne t’eût blessée ! Les femmes gardent tout dans leur sac, elles. On n’en tire jamais une confidence entière. Le plus qu’elles font, c’est de laisser deviner et, quand elles vous racontent les choses, c’est avec une telle sauce que la viande en disparaît. Mais nous, pour deux ou trois méchants coups tirés et où le cœur même n’était pas, voilà le leur qui gémit ! Étrange ! étrange ! Moi je me casse la tête à comprendre tout cela ; et j’y ai pourtant bien réfléchi dans ma vie. Enfin (je parle ici à ton cerveau, chère et bonne femme), pourquoi ce petit monopole du sentiment ? Tu es jalouse du sable où j’ai posé mes pieds, sans qu’il m’en soit entré un grain dans la peau, tandis que je porte au cœur une large entaille que tu y as faite ? Tu aurais voulu que ton nom revînt plus souvent sous ma plume. Mais remarque que je n’ai pas écrit une seule réflexion. Je formulais seulement de la façon la plus courte l’indispensable, c’est-à-dire la sensation, et non le rêve, ni la pensée. Eh bien, rassure-toi, j’ai pensé souvent à toi, souvent, très souvent. Si, avant de partir, je n’ai pas été te dire adieu, c’est que j’avais déjà du sentiment par-dessus les oreilles ! Il m’était resté de toi une grande aigreur ; tu m’avais longuement irrité, j’aimais mieux ne pas te revoir, quoique j’en eusse eu maintes fois envie. La chair m’appelait, mais les nerfs me retenaient. Et il sortait de tout cela une tendresse qui, s’alimentant par le souvenir, n’avait pas besoin d’épanchement. Je m’étais promis de m’abstenir de toi, tant j’avais éprouvé à ton endroit de sentiments violents et incompatibles entre eux. La bataille était trop bruyante. J’avais déserté la place, c’est-à-dire j’avais enfermé sous clef tout cela, pour ne plus en entendre parler, et je regardais seulement de temps à autre ta chère image, ta belle et bonne figure, par une lucarne de mon cœur restée ouverte. Et puis, j’ai toujours détesté les choses solennelles. Nos adieux l’eussent été. Je suis superstitieux là-dessus. Jamais avant d’aller en duel, si j’y vais, je ne ferai mon testament ; tous ces actes sérieux portent malheur. Ils sentent d’ailleurs la draperie. J’en ai eu à la fois peur et ennui. Donc, quand j’ai eu quitté ma mère, j’ai pris de suite mon rôle de voyageur. Tout était quitté, j’étais parti. Alors, pendant quatre à cinq jours à Paris, je me suis foutu une bosse comme un matelot. Et quand la France a disparu à mes yeux, derrière les îles d’Hyères, j’étais moins ému et moins pensant que les planches du bateau qui me portait. Voilà la psychologie de mon départ. Je ne l’excuse pas, je l’explique.

Pour Kuchiouk-Hânem, ah ! rassure-toi et rectifie en même temps tes idées orientales. Sois convaincue qu’elle n’a rien éprouvé du tout ; au moral, j’en réponds, et au physique même, j’en doute fort. Elle nous a trouvés de fort bons cawadja (seigneurs) parce que nous avons laissé là pas mal de piastres, voilà tout. La pièce de B[ouilhet] est fort belle, mais c’est de la poésie et pas autre chose. La femme orientale est une machine, et rien de plus ; elle ne fait aucune différence entre un homme et un autre homme. Fumer, aller au bain, se peindre les paupières et boire du café, tel est le cercle d’occupations où tourne son existence. Quant à la jouissance physique, elle-même doit être fort légère puisqu’on leur coupe de bonne heure ce fameux bouton, siège d’icelle. Et c’est là ce qui la rend, cette femme, si poétique à un certain point de vue, c’est qu’elle rentre absolument dans la nature.

J’ai vu des danseuses dont le corps se balançait avec la régularité ou la furie insensible d’un palmier. Cet œil si plein de profondeurs, et où il y a des épaisseurs de teintes comme à la mer, n’exprime rien que le calme, le calme et le vide, comme le désert. Les hommes sont de même. Que d’admirables têtes ! et qui semblent rouler, en dedans, les plus grandes pensées du monde ! Mais frappez dessus et il n’en sortira pas plus que d’un cruchon sans bière ou d’un sépulcre vide.

À quoi tient donc la majesté de leurs formes, d’où résulte-t-elle ? De l’absence peut-être de toute passion. Ils ont cette beauté des taureaux qui ruminent, des lévriers qui courent, des aigles qui planent. Le sentiment de la fatalité qui les remplit, la conviction du néant de l’homme donne ainsi à leurs actions, à leurs poses, à leurs regards, un caractère grandiose et résigné. Les vêtements lâches et se prêtant à tous les gestes sont toujours en rapport avec les fonctions de l’individu par la ligne, avec le ciel par la couleur, etc., et puis le soleil ! le soleil ! Et un immense ennui qui dévore tout ! Quand je ferai de la poésie orientale (car moi aussi j’en ferai, puisque c’est de mode et que tout le monde en fait), c’est là ce que je tâcherai de mettre en relief. On a compris jusqu’à présent l’Orient comme quelque chose de miroitant, de hurlant, de passionné, de heurté. On n’y a vu que des bayadères et des sabres recourbés, le fanatisme, la volupté, etc. En un mot, on en reste encore à Byron. Moi je l’ai senti différemment. Ce que j’aime au contraire dans l’Orient, c’est cette grandeur qui s’ignore, et cette harmonie de choses disparates. Je me rappelle un baigneur qui avait au bras gauche un bracelet d’argent, et à l’autre un vésicatoire. Voilà l’Orient vrai et, partant, poétique : des gredins en haillons galonnés et tout couverts de vermine. Laissez donc la vermine, elle fait au soleil des arabesques d’or. Tu me dis que les punaises de Kuchiouk-Hânem te la dégradent ; c’est là, moi, ce qui m’enchantait. Leur odeur nauséabonde se mêlait au parfum de sa peau ruisselante de santal. Je veux qu’il y ait une amertume à tout, un éternel coup de sifflet au milieu de nos triomphes, et que la désolation même soit dans l’enthousiasme. Cela me rappelle Jaffa où, en entrant, je humais à la fois l’odeur des citronniers et celle des cadavres ; le cimetière défoncé laissait voir les squelettes à demi pourris, tandis que les arbustes verts balançaient au-dessus de nos têtes leurs fruits dorés. Ne sens-tu pas combien cette poésie est complète, et que c’est la grande synthèse ? Tous les appétits de l’imagination et de la pensée y sont assouvis à la fois ; elle ne laisse rien derrière elle. Mais les gens de goût, les gens à enjolivements, à purifications, à illusions, ceux qui font des manuels d’anatomie pour les dames, de la science à la portée de tous, du sentiment coquet et de l’art aimable, changent, grattent, enlèvent, et ils se prétendent classiques, les malheureux ! Ah ! que je voudrais être savant ! et que je ferais un beau livre sous ce titre : De l’interprétation de l’antiquité ! Car je suis sûr d’être dans la tradition ; ce que j’y mets de plus, c’est le sentiment moderne. Mais encore une fois, les anciens ne connaissaient pas ce prétendu genre noble ; il n’y avait pas pour eux de chose que l’on ne puisse dire. Dans Aristophane, on chie sur la scène. Dans l’Ajax de Sophocle, le sang des animaux égorgés ruisselle autour d’Ajax qui pleure. Et quand je songe qu’on a regardé Racine comme hardi pour avoir mis des chiens ! Il est vrai qu’il les avait relevés par dévorants !… Donc cherchons à voir les choses comme elles sont et ne voulons pas avoir plus d’esprit que le bon Dieu. Autrefois on croyait que la canne à sucre seule donnait le sucre. On en tire à peu près de tout maintenant ; il en est de même de la poésie. Extrayons-la de n’importe quoi, car elle gît en tout et partout : pas un atome de matière qui ne contienne la pensée ; et habituons-nous à considérer le monde comme une œuvre d’art dont il faut reproduire les procédés dans nos œuvres.

J’en reviens à Kuchiouk. C’est nous qui pensons à elle, mais elle ne pense guère à nous. Nous faisons de l’esthétique sur son compte, tandis que ce fameux voyageur si intéressant, qui a eu les honneurs de sa couche, est complètement parti de son souvenir, comme bien d’autres. Ah ! cela rend modeste de voyager ; on voit quelle petite place on occupe dans le monde.

Encore une légère considération sur les femmes, avant de causer d’autre chose (à propos des femmes orientales). La femme est un produit de l’homme. Dieu a créé la femelle, et l’homme a fait la femme ; elle est le résultat de la civilisation, une œuvre factice. Dans les pays où toute culture intellectuelle est nulle, elle n’existe pas (car c’est une œuvre d’art, au sens humanitaire ; est-ce pour cela que toutes les grandes idées générales se sont symbolisées au féminin ?). Quelles femmes c’étaient que les courtisanes grecques ! Mais quel art c’était que l’art grec ! Que devait être une créature élevée pour contribuer aux plaisirs complets d’un Platon ou d’un Phidias ?

Toi, tu n’es pas une femme, et si je t’ai plus et surtout plus profondément aimée (tâche de comprendre ce mot profondément) que toute autre, c’est qu’il m’a semblé que tu étais moins femme qu’une autre. Toutes nos dissidences ne sont jamais venues que de ce côté féminin. Rêve là-dessus, tu verras si je me trompe. Je voudrais que nous gardassions nos deux corps et n’être qu’un même esprit. Je ne veux de toi, comme femme, que la chair. Que tout le reste donc soit à moi, ou mieux soit moi, de même pâte et la même pâte. Comprends-tu que ceci n’est pas de l’amour, mais quelque chose de plus haut, il me semble, puisque ce désir de l’âme est pour elle presque un besoin même de vivre, de se dilater, d’être plus grande. Tout sentiment est une extension. C’est pour cela que la liberté est la plus noble des passions.

Nous relisons du Ronsard et nous nous enthousiasmons de plus belle. À quelque jour nous en ferons une édition ; cette idée, qui est de B[ouilhet], me sourit fort. Il y a cent belles choses, mille, cent mille, dans les poésies complètes de Ronsard, qu’il faut faire connaître. – Et puis j’éprouve le besoin de le lire et relire dans une édition commode. J’y ferais une préface. Avec celle que j’écrirai pour la Melænis et le conte chinois, réunis en un volume, et de plus celle de mon Dictionnaire des idées reçues, je pourrai à peu près dégoiser là ce que j’ai sur la conscience d’idées critiques. Cela me fera du bien et m’empêchera vis-à-vis de moi-même de jamais saisir aucun prétexte pour faire de la polémique. – Dans la préface du R[onsard] je dirai l’histoire du sentiment poétique en France, avec l’exposé de ce que l’on entend par là dans notre pays, la mesure qu’il lui en faut, la petite monnaie dont il a besoin. On n’a nulle imagination en France. Si l’on veut faire passer la poésie, il faut être assez habile pour la déguiser. Puis dans la préface du livre de B[ouilhet] je reprendrais cette idée, ou plutôt je la continuerais, et je montrerais comment un poème épique est encore possible, si l’on veut se débarrasser de toute intention d’en faire un. Le tout terminé par quelques considérations sur ce que peut être la littérature de l’avenir.

La Bovary ne va pas raide. – En une semaine deux pages !!! Il y a de quoi quelquefois se casser la gueule de découragement, si l’on peut s’exprimer ainsi. Ah ! j’y arriverai, j’y arriverai ! mais ce sera dur. Ce que sera le livre, je n’en sais rien ? Mais je réponds qu’il sera écrit, à moins que je ne sois complètement dans l’erreur, ce qui se peut.

Ma torture à écrire certaines parties vient du fond (comme toujours). C’est quelquefois si subtil que j’ai du mal moi-même à me comprendre. Mais ce sont ces idées-là qu’il faut rendre, à cause de cela même, plus nettes. Et puis, dire à la fois proprement et simplement des choses vulgaires ! c’est atroce.

Médite bien le plan de ton drame ; tout est là, dans la conception. Si le plan est bon, je te réponds du reste, car pour les vers, je te rendrai l’existence tellement insupportable qu’ils seront bons, ou finiront par l’être, et tous encore.

J’ai lu ce matin quelques fragments de la comédie d’Augier. Quel anti-poète que ce garçon-là ! À quoi bon employer les vers pour des idées semblables ? Quel art factice ! et quelle absence de véritable forme que cette prétendue forme extérieure ! Ah ! c’est que ces gaillards-là s’en tiennent à la vieille comparaison : la forme est un manteau. Mais non ! La forme est la chair même de la pensée, comme la pensée en est l’âme, la vie. Plus les muscles de votre poitrine seront larges, plus vous respirerez à l’aise.

Tu serais bien aimable de nous envoyer pour samedi prochain le vol[ume] de Leconte, nous le lirions dimanche prochain. J’ai de la sympathie pour ce garçon. Il y a donc encore des honnêtes gens ! des cœurs convaincus ! Et tout part de là, la conviction. Si la littérature moderne était seulement morale, elle deviendrait forte. Avec de la moralité disparaîtraient le plagiat, le pastiche, l’ignorance, les prétentions exorbitantes. La critique serait utile et l’art naïf, puisque ce serait alors un besoin et non une spéculation.

Tu me parais, pauvre chère âme, triste, lasse, découragée. Oh ! la vie pèse lourd sur ceux qui ont des ailes ; plus les ailes sont grandes, plus l’envergure est douloureuse. Les serins en cage sautillent, sont joyeux ; mais les aigles ont l’air sombre, parce qu’ils brisent leurs plumes contre les barreaux. Or nous sommes tous plus ou moins aigles ou serins, perroquets ou vautours. La dimension d’une âme peut se mesurer à sa souffrance, comme on calcule la profondeur des fleuves à leur courant.

Ce sont des mots tout cela ; comparaison n’est pas raison, je le sais. Mais avec quoi donc se consolerait-on si ce n’est avec des mots ? Non, raffermis-toi, songe aux étonnants progrès que tu fais, aux transformations de ton vers qui devient si souvent plein et grand. Tu as écrit cette année une fort belle chose complète, La Paysanne, et une autre pleine de beautés, L’Acropole. Médite ton drame. J’ai un pressentiment que tu le réussiras. Il sera joué et applaudi, tu verras. Marche, va, ne regarde ni en arrière ni en avant, casse du caillou, comme un ouvrier, la tête baissée, le cœur battant, et toujours, toujours ! Si l’on s’arrête, d’incroyables fatigues et les vertiges et les découragements vous feraient mourir. L’année prochaine nous aurons de bons loisirs ensemble, de bonnes causeries mêlées de toutes caresses.

Moi, plus je sens de difficultés à écrire et plus mon audace grandit (c’est là ce qui me préserve du pédantisme, où je tomberais sans doute). J’ai des plans d’œuvres pour jusqu’au bout de ma vie, et s’il m’arrive quelquefois des moments âcres qui me font presque crier de rage, tant je sens mon impuissance et ma faiblesse, il y en a d’autres aussi où j’ai peine à me contenir de joie. Quelque chose de profond et d’extra-voluptueux déborde de moi à jets précipités, comme une éjaculation de l’âme. Je me sens transporté et tout enivré de ma propre pensée, comme s’il m’arrivait, par un soupirail intérieur, une bouffée de parfums chauds. Je n’irai jamais bien loin, je sais tout ce qui [me] manque. Mais la tâche que j’entreprends sera exécutée par un autre. J’aurai mis sur la voie quelqu’un de mieux doué et de plus . Vouloir donner à la prose le rythme du vers (en la laissant prose et très prose) et écrire la vie ordinaire comme on écrit l’histoire ou l’épopée (sans dénaturer le sujet) est peut-être une absurdité. Voilà ce que je me demande parfois. Mais c’est peut-être aussi une grande tentative et très originale ! Je sens bien en quoi je faille. (Ah ! si j’avais quinze ans !) N’importe, j’aurai toujours valu quelque chose par mon entêtement. Et puis, qui sait ? peut-être trouverai-je un jour un bon motif, un air complètement dans ma voix, ni au-dessus ni au-dessous. Enfin, j’aurai toujours passé ma vie d’une noble manière et souvent délicieuse.

Il y a un mot de La Bruyère auquel je me tiens : « Un bon auteur croit écrire raisonnablement. » C’est là ce que je demande, écrire raisonnablement et c’est déjà bien de l’ambition. Néanmoins il y a une chose triste, c’est de voir combien les grands hommes arrivent aisément à l’effet en dehors de l’Art même. Quoi de plus mal bâti que bien des choses de Rabelais, Cervantès, Molière et d’Hugo ? Mais quels coups de poing subits ! Quelle puissance dans un seul mot ! Nous, il faut entasser l’un sur l’autre un tas de petits cailloux pour faire nos pyramides qui ne vont pas à la centième partie des leurs, lesquelles sont d’un seul bloc. Mais vouloir imiter les procédés de ces génies-là, ce serait se perdre. Ils sont grands, au contraire, parce qu’ils n’ont pas de procédés. Hugo en a beaucoup, c’est là ce qui le diminue. Il n’est pas varié, il est constitué plus en hauteur qu’en étendue.

Comme je bavarde ce soir ! Il faut que je m’arrête pourtant, et puis j’ai peur de t’assommer, car il me semble que je répète toujours les mêmes choses (moi aussi je ne suis pas varié). Mais de quoi causer, si ce n’est de notre cher souci ?

Tu me parles des chauves-souris d’Égypte, qui, à travers leurs ailes grises, laissent voir l’azur du ciel. Faisons donc comme je faisais ; à travers les hideurs de l’existence, contemplons toujours le grand bleu de la poésie, qui est au-dessus et qui reste en place, tandis que tout change et tout passe.

Tu commences à trouver un peu vide l’Anglaise. Oui, il y a, je crois, plus de vanité mondaine qu’autre chose là-dedans. Je n’aime pas les gens poétiques d’ailleurs, mais les gens poètes. Et puis cet hébreu, ce grec, ces vers en deux langues, c’est beaucoup tout cela. Voilà le défaut général du siècle : la diffusion. Les petits ruisseaux débordés prennent des airs d’océan. Il ne leur manque qu’une chose pour l’être : la dimension. Restons donc rivière et faisons tourner le moulin. Non, ce Villemin d’Égypte n’est pas celui dont tu parles. Le mien est de Strasbourg et fort pâle et maigre. Codrika est consul à Manille. Qu’en disait-on dans La Presse ? C’est un garçon qui m’a laissé un souvenir assez profond par sa nervosité. Je crois chez lui l’élément passionnel excessif. Moi qui l’ai peu (malgré mon occiput énorme), cela m’impressionne toujours. Mais qui sait ? Je l’ai peut-être ? J’ai donné tant de coups de talon de botte à mes passions, jadis, qu’elles ont pris l’habitude de rester l’échine courbée. J’en ai eu peur. C’est pour cela que j’ai été dur à leur endroit. Il me semble que j’avais encore cent mille choses à te dire ; je cherche et ne trouve plus rien. Ah ! tes Fantômes que tu me redemandes ; ils sont probablement sur ma table ou dans le tiroir à côté où je mets tes lettres, mais ça me demanderait pas mal de temps à chercher. Si tu ne les as pas, je suis pourtant sûr de les retrouver, ne brûlant jamais rien.

Adieu, mille bons baisers.

À toi, et encore à toi :

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi, 4 h[eures] et demie.
[31 mars 1853.]

J’arrive de Rouen où j’avais été pour me faire arracher une dent (qui n’est pas arrachée). Mon dentiste m’a engagé à attendre. Je crois néanmoins que d’ici à peu de jours il faudra me désorner d’un de mes dominos. Je vieillis, voilà les dents qui s’en vont, et les cheveux qui bientôt seront en allés. Enfin ! pourvu que la cervelle reste, c’est le principal. Comme le néant nous envahit ! À peine nés, la pourriture commence sur vous, de sorte que toute la vie n’est qu’un long combat qu’elle nous livre, et toujours de plus en plus triomphant de sa part jusqu’à la conclusion, la mort. Là, elle règne exclusive. Je n’ai eu que deux ou trois années où j’ai été entier (de dix-sept à dix-neuf ans environ). J’étais splendide, je peux le dire maintenant, et assez pour attirer les yeux d’une salle de spectacle entière, comme cela m’est arrivé à Rouen, à la première représentation de Ruy Blas. Mais depuis, je me suis furieusement détérioré. Il y a des matins où je me fais peur à moi-même, tant j’ai de rides et l’air usé. Ah ! c’est dans ce temps-là, pauvre Muse, qu’il fallait venir. Mais un tel amour m’eût rendu fou, plus même, imbécile d’orgueil. Si même je garde en moi un foyer chaud, c’est que j’ai tenu longtemps mes bouches de chaleur fermées. Tout ce que je n’ai pas employé peut servir. Il me reste assez de cœur pour alimenter toutes mes œuvres. Non, je ne regrette rien de ma jeunesse. Je m’ennuyais atrocement ! Je rêvais le suicide ! Je me dévorais de toutes espèces de mélancolies possibles. Ma maladie de nerfs m’a bien fait ; elle a reporté tout cela sur l’élément physique et m’a laissé la tête plus froide, et puis elle m’a fait connaître de curieux, phénomènes psychologiques, dont personne n’a l’idée, ou plutôt que personne n’a sentis. Je m’en vengerai à quelque jour, en l’utilisant dans un livre (ce roman métaphysique et à apparitions, dont je t’ai parlé). Mais comme c’est un sujet qui me fait peur, sanitairement parlant, il faut attendre, et que je sois loin de ces impressions-là pour pouvoir me les donner facticement, idéalement, et dès lors sans danger pour moi ni pour l’œuvre !

Voici mon opinion sur ton idée de Revue4 : toutes les Revues du monde ont eu l’intention d’être vertueuses ; aucune ne l’a été. La Revue de Paris elle-même (en projet) avait les idées que tu émets et était très décidée à les suivre. On se jure d’être chaste, on l’est un jour, deux jours, et puis… et puis… la nature ! les considérations secondaires ! les amis ! les ennemis ! Ne faut-il pas faire mousser les uns, échigner les autres ? J’admets même que pendant quelque temps l’on reste dans le programme ; alors le public s’embête, l’abonnement n’arrive pas. Puis on vous donne des conseils en dehors de votre voie ; on les suit par essai et l’on continue par habitude. Enfin, il n’y a rien de pernicieux comme de pouvoir tout dire et d’avoir un déversoir commode. On devient fort indulgent pour soi-même, et les amis, afin que vous le soyez pour eux, le sont pour vous. Et voilà comme on s’enfonce dans le trou, avec la plus grande naïveté du monde. Une Revue modèle serait une belle œuvre et qui ne demanderait pas moins que tout le temps d’un homme de génie. Directeur d’une revue devrait être la place d’un patriarche ; il faudrait qu’il y fut dictateur, avec une grande autorité morale, acquise par des œuvres. Mais la communauté n’est pas possible, parce qu’on tombe de suite dans le gâchis. On bavarde beaucoup, on dépense tout son talent à faire des ricochets sur la rivière avec de la menue monnaie, tandis qu’avec plus d’économie on aurait pu par la suite acheter de belles fermes et de bons châteaux.

Ce que tu me dis, Du Camp le disait ; vois ce qu’ils ont fait. Ne nous croyons pas plus forts qu’eux, car ils ont failli, comme nous faillirions, par l’entraînement et en vertu de la pente même de la chose. Un journal enfin est une boutique. Du moment que c’est une boutique, le livre l’emporte sur les livres, et la question d’achalandage finit tôt ou tard par dominer toutes les autres. Je sais bien qu’on ne peut publier nulle part, à l’heure qu’il est, et que toutes les revues existantes sont d’infâmes putains, qui font les coquettes. Pleines de véroles jusqu’à la moelle des os, elles rechignent à ouvrir leurs cuisses devant les saines créations que le besoin y presse. Eh bien ! il faut faire comme tu fais, publier en volume, c’est plus crâne, et être seul. Qu’est-ce qu’on a besoin de s’atteler au même timon que les autres et d’entrer dans une compagnie d’omnibus, quand on peut rester cheval de tilbury ? Quant à moi, je serais fort content si cette idée se réalise. Mais quant à faire partie effectivement de quoi que ce soit en ce bas monde, non ! non ! et mille fois non ! Je ne veux pas plus être membre d’une revue, d’une société, d’un cercle ou d’une académie, que je ne veux être conseiller municipal ou officier de la garde nationale. Et puis il faudrait juger, être critique ; or je trouve cela ignoble en soi et une besogne qu’il faut laisser faire à ceux qui n’en ont pas d’autre. Du reste, vois. Ce serait une bonne affaire et je souhaite qu’elle réussisse. Tu penses bien que j’y pourrais trouver mon profit, et que ce n’est donc pas le côté personnel qui me fait parler, mais plutôt le côté esthétique et instinctif, moral.

Le sieur Delisle me plaît, d’après ce que tu m’en dis. J’aime les gens tranchants et énergumènes. On ne fait rien de grand sans le fanatisme. Le fanatisme est la religion ; et les philosophes du XVIIIe siècle, en criant après l’un, renversaient l’autre. Le fanatisme est la foi, la foi même, la foi ardente, celle qui fait des œuvres et agit. La religion est une conception variable, une affaire d’invention humaine, une idée enfin ; l’autre un sentiment. Ce qui a changé sur la terre, ce sont les dogmes, les histoires des Vischnou, Ormuzd, Jupiter, Jésus-Christ. Mais ce qui n’a pas changé, ce sont les amulettes, les fontaines sacrées, les ex-voto, etc., les brahmanes, les santons, les ermites, la croyance enfin à quelque chose de supérieur à la vie et le besoin de se mettre sous la protection de cette force. Dans l’Art aussi, c’est le fanatisme de l’Art qui est le sentiment artistique. La poésie n’est qu’une manière de percevoir les objets extérieurs, un organe spécial qui tamise la matière et qui, sans la changer, la transfigure. Eh bien, si vous voyez exclusivement le monde avec cette lunette-là, le monde sera teint de sa teinte et les mots pour exprimer votre sentiment se trouveront donc dans un rapport fatal avec les faits qui l’auront causé. Il faut, pour bien faire une chose, que cette chose-là rentre dans votre constitution. Un botaniste ne doit avoir ni les mains, ni les yeux, ni la tête faits comme un astronome, et ne voir les astres que par rapport aux herbes. De cette combinaison de l’innéité et de l’éducation résulte le tact, le trait, le goût, le jet, enfin l’illumination. Que de fois ai-je entendu dire à mon père qu’il devinait des maladies sans savoir à quoi ni en vertu de quelles raisons ! Ainsi le même sentiment qui lui faisait d’instinct conclure le remède, doit nous faire tomber sur le mot. On n’arrive à ce degré-là que quand on est né pour le métier d’abord, et ensuite qu’on l’a exercé avec acharnement pendant longtemps.

Nous nous étonnons des bonshommes du siècle de Louis XIV, mais ils n’étaient pas des hommes d’énorme génie. On n’a aucun de ces ébahissements, en les lisant, qui vous fassent croire en eux à une nature plus qu’humaine, comme à la lecture d’Homère, de Rabelais, de Shakespeare surtout ; non ! Mais quelle conscience ! Comme ils se sont efforcés de trouver pour leurs pensées les expressions justes ! Quel travail ! quelles ratures ! Comme ils se consultaient les uns les autres. Comme ils savaient le latin ! Comme ils lisaient lentement ! Aussi toute leur idée y est, la forme est pleine, bourrée et garnie de choses jusqu’à la faire craquer. Or il n’y a pas de degrés : ce qui est bon vaut ce qui est bon. La Fontaine vivra tout autant que le Dante, et Boileau que Bossuet ou même qu’Hugo.

Sais-tu que tu finis par m’exciter avec ton Anglaise ? Mais c’est une charmante fille ! Ces déclamations dramatiques furibondes me plaisent fort. Tu me dis qu’elle est aristocrate. Tant mieux, cela n’est pas donné à tout le monde. Est-ce que nous ne sommes pas aussi des aristocrates, nous autres, et de la pire ou de la meilleure espèce ? La seule sottise c’est de vouloir l’être. Moi, j’ai la haine de la foule, du troupeau. Il me semble toujours ou stupide ou infâme d’atrocité. C’est pour cela que les générosités collectives, les charités philanthropiques, souscriptions, etc., me sont antipathiques. Elles dénaturent l’aumône, c’est-à-dire l’attendrissement d’homme à homme, la communion spontanée qui s’établit entre le suppliant et vous. La foule ne m’a jamais plu que les jours d’émeute, et encore ! Si l’on voyait le fond des choses ! Il y a bien des meneurs là-dedans, des chauffeurs. C’est peut-être plus factice que l’on ne pense. N’importe, ces jours-là il y a un grand souffle dans l’air. On se sent enivré par une poésie humaine, aussi large que celle de la nature, et plus ardente.

Ce pauvre père Babinet, avec sa panne, m’attendrit !

Il faut renoncer à Pylore ; l’affaire a complètement manqué. La mère Roger sera-t-elle plus heureuse ?

Elle est bien médiocre cette bonne Mme Didier. Cela suinte, comme la sueur le fait aux pores de la peau, de toutes les syllabes de son style.

Je te renverrai dans la prochaine la lettre du grand homme. Je la garde pour la montrer dimanche à Bouilhet, que je n’ai pas vu depuis longtemps. Je lui parlerai de ton projet de Revue et te dirai ce que nous en aurons dit.

J’ai appris que mon ami J. Cloquet était décidément cocu, très fort. Cela me fait beaucoup rire et ne m’étonne guère. Sa petite moitié a l’œil double. Pourquoi donc ce mauvais sentiment qui nous porte toujours à nous réjouir des infortunes conjugales d’autrui ? Y a-t-il là une jalousie déguisée ? Je crois, en effet, que chaque homme voudrait avoir à lui toutes les femmes, même celles qu’il ne désire pas.

Autre fait. Nous avons eu jadis un pauvre diable pour domestique, lequel est maintenant cocher de fiacre (il avait épousé la fille de ce portier dont je t’ai parlé, qui a eu le prix Montyon, tandis que sa femme avait été condamnée aux galères pour vol, et c’était lui qui était le voleur, etc.) ; bref ce malheureux Louis a ou croit avoir le ver solitaire. Il en parle comme d’une personne animée qui lui communique et lui exprime sa volonté et, dans sa bouche, il désigne toujours cet être intérieur. Quelquefois des lubies le prennent tout à coup et il les attribue au ver solitaire : « Il veut cela » et de suite Louis obéit. Dernièrement il a voulu manger pour trente sols de brioche ; une autre fois il lui faut du vin blanc, et le lendemain il se révolterait si on lui donnait du vin rouge (textuel). Ce pauvre homme a fini par s’abaisser, dans sa propre opinion, au rang même du ver solitaire ; ils sont égaux et se livrent un combat acharné. « Madame (disait-il à ma belle-sœur dernièrement), ce gredin-là m’en veut ; c’est un duel, voyez-vous, il me fait marcher ; mais je me vengerai. Il faudra qu’un de nous deux reste sur la place. » Eh bien c’est lui, l’homme, qui restera sur la place ou plutôt qui la cédera au ver, car, pour le tuer et en finir avec lui, il a dernièrement avalé une bouteille de vitriol, et en ce moment se crève par conséquent. Je ne sais pas si tu sens tout ce qu’il y a de profond dans cette histoire. Vois-tu cet homme finissant par croire à l’existence presque humaine, consciencieuse, de ce qui n’est chez lui peut-être qu’une idée, et devenu l’esclave de son ver solitaire ? Moi je trouve cela vertigineux. Quelle drôle de chose que les cervelles humaines !

J’en reviens à la Revue. Si j’avais beaucoup de temps et d’argent à perdre, je ne demanderais pas mieux que de me mêler d’une Revue pendant quelque temps. Mais voici comme je comprendrais la chose : ce serait d’être surtout hardi et d’une indépendance outrée ; je voudrais n’avoir pas un ami, ni un service à rendre. Je répondrais par l’épée à toutes les attaques de ma plume ; mon journal serait une guillotine. Je voudrais épouvanter tous les gens de lettres par la vérité même. Mais à quoi bon ? Il vaut mieux reporter tout cela dans une œuvre longue ; et puis, s’établir arbitre du beau et du laid me semble un rôle odieux. À quoi ça mène-t-il, si ce n’est à poser ?

Je lis en ce moment pour ma Bovary un livre qui a eu au commencement de ce siècle assez de réputation, Des erreurs et des préjugés répandus dans la société, par Salgues. Ancien rédacteur du Mercure, ce Salgues avait été à Sens le proviseur du collège de mon père. Celui-ci l’aimait beaucoup et fréquentait à Paris son salon où l’on recevait les grands hommes et les grandes garces d’alors. Je lui avais toujours entendu vanter ce bouquin. Ayant besoin de quelques préjugés pour le quart d’heure, je me suis mis à le feuilleter. Mon Dieu, que c’est faible et léger ! léger surtout ! Nous sommes devenus très graves, nous autres, et comme ça nous semble bête, l’esprit !!! Ce livre en est plein (d’esprit) ! Mais en des sujets semblables nous avons maintenant des instincts historiques qui ne s’accommodent pas des plaisanteries, et un fait curieux nous intéresse plus qu’un raisonnement ou une jovialité. Cela nous semble fort enfantin que de déclamer contre les sorciers ou la baguette divinatoire. L’absurde ne nous choque pas du tout ; nous voulons seulement qu’on l’expose, et quant à le combattre, pourquoi ne pas combattre son contraire, qui est aussi bête que lui ou tout autant ?

Il y a ainsi une foule de sujets qui m’embêtent également par n’importe quel bout on les prend. (C’est qu’il ne faut pas sans doute prendre une idée par un bout, mais par son milieu.) Ainsi Voltaire, le magnétisme, Napoléon, la révolution, le catholicisme, etc., qu’on en dise du bien ou du mal, j’en suis mêmement irrité. La conclusion, la plupart du temps, me semble acte de bêtise. C’est là ce qu’ont de beau les sciences naturelles : elles ne veulent rien prouver. Aussi quelle largeur de faits et quelle immensité pour la pensée ! Il faut traiter les hommes comme des mastodontes et des crocodiles. Est-ce qu’on s’emporte à propos de la corne des uns et de la mâchoire des autres ? Montrez-les, empaillez-les, bocalisez-les, voilà tout ; mais les apprécier, non. Et qui êtes-vous donc vous-mêmes, petits crapauds ?

Il me semble que je t’ai donné mes Notes d’Italie. Je ne tenais pas de journal. J’ai seulement pris des notes sur les musées et quelques monuments ; tu dois avoir tout. Tu dis que D[u Camp] me croyait mort ; d’autres l’auraient pu croire. J’ai des recoquillements si profonds que j’y disparais, et tout ce qui essaie de m’en faire sortir me fait souffrir. Cela me prend surtout devant la nature, et alors je ne pense à rien ; je suis pétrifié, muet et fort bête. En allant à La Roche-Guyon j’étais ainsi, et ta voix qui m’interpellait à chaque minute et surtout tes attouchements sur l’épaule pour solliciter mon attention me causaient une douleur réelle. Comme je me suis retenu pour ne pas t’envoyer promener de la façon la plus brutale ! J’ai souvent été dans cet état en voyage.

Adieu, bonne et chère amie. Je ne voulais t’écrire qu’un mot et je me suis laissé aller à une longue lettre. Dans la prochaine je te parlerai du logement, etc. Encore adieu ; mille baisers et tendresses.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi soir, minuit.
[6 avril 1853.]

Voilà trois jours que je suis à me vautrer sur tous mes meubles et dans toutes les positions possibles pour trouver quoi dire ! Il y a de cruels moments où le fil casse, où la bobine semble dévidée. Ce soir pourtant, je commence à y voir clair. Mais que de temps perdu ! Comme je vais lentement ! Et qui est-ce qui s’apercevra jamais des profondes combinaisons que m’aura demandées un livre si simple ? Quelle mécanique que le naturel, et comme il faut de ruses pour être vrai ! Sais-tu, chère Muse, depuis le jour de l’an combien j’ai fait de pages ? Trente-neuf. Et depuis que je t’ai quittée ? vingt-deux. Je voudrais bien avoir enfin terminé ce satané mouvement, auquel je suis depuis le mois de septembre, avant que de me déranger (ce sera la fin de la première partie de ma seconde). Il me reste pour cela une quinzaine de pages environ. Ah ! je te désire bien, va, et il me tarde d’être à la conclusion de ce livre, qui pourrait bien à la longue amener la mienne. J’ai envie de te voir souvent, d’être avec toi. Je perds souvent du temps à rêver mon logement de Paris, et la lecture que je t’y ferai de la Bovary, et les soirées que nous passerons. Mais c’est une raison pour continuer, comme je fais, à ne perdre pas une minute et à me hâter avec une ardeur patiente. Ce qui fait que je vais si lentement, c’est que rien dans ce livre n’est tiré de moi ; jamais ma personnalité ne m’aura été plus inutile. Je pourrai peut-être par la suite faire des choses plus fortes (et je l’espère bien), mais il me paraît difficile que j’en compose de plus habiles. Tout est de tête. Si c’est raté, ça m’aura toujours été un bon exercice. Ce qui m’est naturel à moi, c’est le non-naturel pour les autres, l’extraordinaire, le fantastique, la hurlade métaphysique, mythologique. Saint Antoine ne m’a pas demandé le quart de la tension d’esprit que la Bovary me cause. C’était un déversoir ; je n’ai eu que plaisir à écrire, et les dix-huit mois que j’ai passés à en écrire les 500 pages ont été les plus profondément voluptueux de toute ma vie. Juge donc, il faut que j’entre à toute minute dans des peaux qui me sont antipathiques. Voilà six mois que je fais de l’amour platonique, et en ce moment je m’exalte catholiquement au son des cloches, et j’ai envie d’aller en confesse !

Tu me demandes où je logerai. Je n’en sais rien. Je suis là-dessus fort difficile. Cela dépendra tout à fait de l’occasion, de l’appartement. Mais je ne logerai pas plus bas que la rue de Rivoli, ni plus haut que le boulevard. Je tiens à du soleil, à une belle rue et à un escalier large. Je tâcherai de n’être pas loin de toi ni de B[ouilhet], qui part définitivement au mois de septembre. Il fera son drame à Paris ; je ne peux donc à ce sujet te donner aucune réponse nette. Je sais très bien les rues et quartiers dont je ne veux pas, voilà tout. Hier j’ai reçu Le Livre posthume avec cette inscription « Souvenir d’amitié ». Je lui ai de suite répondu un mot pour le remercier en lui disant que, quant à porter un jugement dessus, je m’en abstenais, parce que j’avais peur qu’il ne se méprît sur ma pensée, ne pouvant en quelques lignes lui faire comprendre nettement mon opinion et que le dialogue serait plus commode pour cela. Donc, je lui ai ainsi rendu sa politesse sans me compromettre, ni mentir. S’il veut mon avis, et qu’il me le demande, je le lui donnerai net et sincèrement, je t’en jure bien ma parole ; mais il se gardera de l’aventure.

As-tu le dernier numéro de la Revue ? Il y a une note de lui qui vaut cinquante francs, comme dirait Rabelais. La Revue de Paris est comparée au soleil. C’est de la démence ! Et au bas du Livre posthume, sur la page du titre même : « L’auteur se réserve le droit de traduire cet ouvrage en toutes les langues. » Il y a un article d’Hippolyte Castille sur Guizot, ignoble. Ne sachant comment l’éreinter, il lui reproche d’aller à pied dans les rues de Londres. Il l’appelle marcassin. C’est aussi bête que canaille. Quel joli métier ! Et des vers de M. Nadaud ! Ah ! quelle fange intellectuelle et morale !

J’ai lu Leconte. Eh bien, j’aime beaucoup ce gars-là : il a un grand souffle, c’est un pur. Sa préface aurait demandé cent pages de développement, et je la crois fausse d’intention. Il ne faut pas revenir à l’antiquité, mais prendre ses procédés. Que nous soyons tous des sauvages tatoués depuis Sophocle, cela se peut. Mais il y a autre chose dans l’Art que la rectitude des lignes et le poli des surfaces. La plastique du style n’est pas si large que l’idée entière, je le sais bien. Mais à qui la faute ? À la langue. Nous avons trop de choses et pas assez de formes. De là vient la torture des consciencieux. Il faut pourtant tout accepter et tout imprimer, et prendre surtout son point d’appui dans le présent. C’est pour cela que je crois Les Fossiles de B[ouilhet] une chose très forte. Il marche dans les voies de la poésie de l’avenir. La littérature prendra de plus en plus les allures de la science ; elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactique. Il faut faire des tableaux, montrer la nature telle qu’elle est, mais des tableaux complets, peindre le dessous et le dessus.

Il y a une belle engueulade aux artistes modernes, dans cette préface et, dans le volume, deux magnifiques pièces (à part des taches) : Dies irae et Midi. Il sait ce que c’est qu’un bon vers ; mais le bon vers est disséminé, le tissu généralement lâche, la composition des pièces peu serrée. Il y a plus d’élévation dans l’esprit que de suite et de profondeur. Il est plus idéaliste que philosophe, plus poète qu’artiste. Mais c’est un vrai poète et de noble race. Ce qui lui manque, c’est d’avoir bien étudié le français, j’entends de connaître à fond les dimensions de son outil et toutes ses ressources. Il n’a pas assez lu de classiques en sa langue. Pas de rapidité ni de netteté, et il lui manque la faculté de faire voir ; le relief est absent, la couleur même a une sorte de teinte grise. Mais de la grandeur ! de la grandeur ! et ce qui vaut mieux que tout, de l’aspiration ! Son hymne védique à Sourya est bien belle. Quel âge a-t-il ?

Lamartine se crève, dit-on. Je ne le pleure pas (je ne connais rien chez lui qui vaille le Midi de Leconte). Non, je n’ai aucune sympathie pour cet écrivain sans rythme, pour cet homme d’État sans initiative. C’est à lui que nous devons tous les embêtements bleuâtres du lyrisme poitrinaire, et lui que nous devons remercier de l’Empire : homme qui va aux médiocres et qui les aime. B[ouilhet] lui avait envoyé Melænis à peu près en même temps qu’un de ses élèves, à lui B[ouilhet], lui avait adressé une pièce de vers détestable, stupide (pleine de fautes de prosodie), mais à la louange du susdit grand homme, lequel a répondu au moutard une lettre splendide, tandis qu’à Bouilhet pas un mot. Tu vois pour ton numéro ce qu’il a fait ! Et puis, un homme qui compare Fénelon à Homère, qui n’aime pas les vers de La Fontaine, est jugé comme littérateur. Il ne restera pas de Lamartine de quoi faire un demi-volume de pièces détachées. C’est un esprit eunuque, la couille lui manque, il n’a jamais pissé que de l’eau claire.

Dans mon contentement du vol[ume] de Leconte, j’ai hésité à lui écrire. Cela fait tant de bien de trouver quelqu’un qui aime l’Art et pour l’Art ! Mais je me suis dit : À quoi bon ? On est toujours dupe de tous ces bons mouvements-là. Et puis je ne partage pas entièrement ses idées théoriques, bien que ce soient les miennes, mais exagérées. C’est comme pour le père Hugo, j’ai hésité à lui écrire, à propos de rien, par besoin. Il me semble très beau là-bas. Il m’avait mis son adresse au bout de son petit mot. Était-ce une manière de dire : « Écrivez-moi, ça me flattera » ? Mais cela m’attirerait tant de style pompeux en remerciement que tu me feras seulement le plaisir dans ta lettre de lui dire que je suis tout à son service, etc., qu’il envoie ses lettres à Londres. Je ne suis pas sûr si elle venait de D***. J’ai perdu l’enveloppe, mais je le crois.

Adieu, bonne, chère, tendre et bien-aimée Muse. Mille tendresses, caresses et amour. Je te baise tout le long du corps, bonne nuit.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 6 h[eures] du soir.
[10 avril 1853.]

Comme tu m’as l’air triste ! pauvre chère Muse ; ta lettre m’a navré. Je t’ai suivie dans toutes tes courses et la boue de Paris qui t’a trempé les pieds m’a fait froid au cœur. Quelle amère et grotesque chose que le monde ! Il y a quelques années, quand tu faisais des choses lâchées, molles, tu ne manquais pas d’éditeurs et maintenant que tu viens de faire une œuvre, car La Paysanne en est une, tu ne peux trouver avec, ni argent, ni publication même. Si je doutais de sa valeur, tous ces déboires-là me confirmeraient encore plus dans l’opinion que c’est bon, excellent. Tu as vu ce que Villemain en a dit : pas une femme n’en serait capable. Ça a en effet un grand caractère de virilité, de force. Sois tranquille, ça fera son trou.

On se moque de toi indignement ; la lettre de Jacottet est menteuse depuis la première ligne jusqu’à la dernière. Quoique je sois peu au fait de la librairie, il me paraît absurde que 700 et quelques vers coûtent à imprimer 400 francs, quand un in-8° n’en coûte guère que 7 à 8 tout au plus. C’est une défaite, et avant que tu ne m’aies exprimé l’opinion de Pagnerre là-dessus, j’avais pensé comme lui. – Bouilhet a beaucoup vanté La Paysanne à M. Peut-être est-ce un tour pour que tu la leur donnes ? Mais cette supposition est bien cherchée. M. a-t-il une si grande influence sur J. ? Quels foutus drôles que tous ces gens-là ! – Il paraît que les quais sont chargés de numéros de la R[evue] de P[aris] non coupés et que l’on vend au rabais. Tu as raison, ne donne rien dans cette boutique. Mais puisque tu es bien avec Jourdan et Pelletan, pourquoi ne prendraient-ils pas La Pay[sanne] pour la mettre en feuilleton ? Au reste, à l’heure qu’il est, tu dois avoir conclu avec Perrotin. –

Non, pauvre muse, nous n’avons rien pu du côté du préfet. La seule voie que nous ayons vue, nous l’avons tentée, et le résultat tu le connais. – Mon frère n’est nullement en relation avec lui. Il ne va pas même à ses soirées (où tout le monde va). Quant à connaître quelqu’un au Havre, j’ai beau me retourner ? Néant. Figure-toi, du reste, que je connais bien peu de monde, ayant, depuis 15 ans, fait tout ce que j’ai pu pour laisser tomber dans l’eau toute espèce de relation avec mes compatriotes. – Et j’ai réussi. Beaucoup de Rouennais ignorent parfaitement mon existence. J’ai si bien suivi la maxime d’Épictète « Cache ta vie » que c’est comme si j’étais enterré. La seule chance que j’aie de me faire re-connaître ce sera quand Bovary sera publiée. Et mes compatriotes rugiront, car la couleur normande du livre sera si vraie qu’elle les scandalisera.

J’attends le résultat du concours avec bien de l’impatience.

B[ouilhet] est dans mon cabinet. On cause à mes côtés. Je ne sais pas trop bien ce que je te dis. Mais j’ai voulu t’embrasser de suite. Je vois de là ta pauvre et belle figure si dolente.

Dieu ! que ma B[ovary] m’embête ! J’en arrive à la conviction quelquefois qu’il est impossible d’écrire. J’ai à faire un dialogue de ma petite femme avec un curé. – Dialogue canaille ! et épais. – Et, parce que le fonds est commun, il faut que le langage soit d’autant plus propre. L’idée et les mots me manquent. Je n’ai que le sentiment. B[ouilhet] prétend pourtant que mon plan est bon, mais moi je me sens écrasé. – Après chaque passage, j’espère que le reste ira plus vite et de nouveaux obstacles m’arrivent ! Enfin ça se finira un jour ou l’autre.

Va trouver Mignet. Qu’est-ce que tu risques ?

Adieu, mille baisers. Je t’écrirai au milieu de la semaine. Encore bien des caresses sur le cœur, sur le corps.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit 1/2.
[13 avril 1853.]

Comme je suis content que ta Paysanne paraisse enfin ! Tu verras, ce sera un succès ; je l’ai toujours dit. – Il en a tous les éléments. C’est une œuvre. Marche donc, et lève haut la tête, ô Muse ! Vois comme tu as bien fait d’en retrancher tout le lyrisme inutile. Ainsi la tartine déclamatoire contre la guerre :

 

Pour le soldat vous êtes l’air vital

 

aurait empêché Perrotin d’être ému. Elle eût contrarié sa fibre troupière. – Et il ne faut contrarier aucune fibre humaine, mais en faire naître s’il se peut. – Ne blâmons rien ! chantons tout ! Soyons exposants et non discutants. Quant au plombait que Villemain trouve original, moi je le trouve trop original, et si original que ce n’est pas français, quoi qu’il en die. S’il eût été un bonhomme de couleur, au lieu d’être un critique, il n’aurait pas d’ailleurs trouvé que du soleil frappant sur du blanc faisait une couleur de plomb, c’est-à-dire quelque chose de plus terne que n’est le blanc lui-même sans le soleil. – Cette couleur plombée peut s’appliquer, je suppose, à l’eau du Nil, à de l’eau d’un bleu épais, sombre, et dont une excessive lumière clarifie la teinte. Alors il peut y avoir, en dessus, comme un glacis de plomb, c’est vrai. Enfin plombait, là, est mauvais. Je l’ai dit et je le maintiens jusqu’à la guillotine.

Laisse donc ton vers comme il est ! « Tout cotillon, etc. » Qu’est-ce que cela fait que ça ressemble à du Béranger ? Il est dans la couleur du morceau où il se trouve et tout est là : faire rentrer le détail dans l’ensemble. Ta correction « avait la tête en feu » est mauvaise, car ce n’était pas la tête qu’il avait en feu. Et d’ailleurs comme :

 

Tout cotillon mettait Gros-Pierre en feu

 

est bien mieux rythmé, excellent, garde-le. C’est drôle comme ton discernement a des berlues quelquefois ! De même que :

 

Il eut la soif qu’on puise dans l’ivresse.

 

est très plat, quoique tu prétendes que ça fasse une image. Comment ne t’aperçois-tu pas que c’est une phrase banale, toute faite : « la soif qu’on puise dans l’ivresse ! » la soif qu’on puise, métaphore usée et qui n’en est pas une ! On va puisant la soif dans l’ivresse ? Non, non, mille fois non ! Sacrée Muse, va, que tu es drôle ! Garde donc ton vers tout simple, sans prétention et d’une grande âpreté lubrique cachée : « il souhaitait d’y revenir sans cesse ». Je crois seulement que « il souhaitait y revenir sans cesse » serait plus élégant. Au reste, c’est bien peu important.

Non, tu ne me dois pas tous les remerciements que tu me fais. Si tu savais user de tes moyens, tu pourrais faire des choses merveilleuses. Tu es une nature vierge et tes arbres de haute futaie sont encombrés de broussailles. Dans cette Pay[sanne] par exemple, il n’y a pas une intention qui soit de moi. Mais comment se fait-il que j’y aie développé beaucoup d’effets nouveaux ? C’est en enlevant tout ce qui empêchait qu’on ne les vît. Moi, je les y voyais ; ils y étaient. Ce qui fait la force d’une œuvre, c’est la vesée, comme on dit vulgairement, c’est-à-dire une longue énergie qui court d’un bout à l’autre et ne faiblit pas.

C’est là ce qu’a voulu dire Villemain en trouvant que ce n’étaient pas des vers de femme. Ah ! fie-toi à moi, va. – Et je te jure bien qu’il n’y aura pas un hémistiche faible dans tout ton drame, et que nous pouvons pour le style les ébahir, tous ces mâles-là, dont la culotte est si légère.

Comment, en supposant seulement que l’on soit né avec une vocation médiocre (et si l’on admet avec cela du jugement), ne pas penser : que l’on doit arriver enfin, à force d’étude, de temps, de rage, de sacrifices de toute espèce, à faire bon ? Allons donc ! Ce serait trop bête ! La littérature (comme nous l’entendons) serait alors une occupation d’idiot. Autant caresser une bûche et couver des cailloux. Car lorsqu’on travaille dans nos idées, dans les miennes du moins, on n’a pour se soutenir rien, oui, rien, c’est-à-dire aucun espoir d’argent, aucun espoir de célébrité, ni même d’immortalité (quoiqu’il faille y croire pour y atteindre, je le sais). Mais ces lueurs-là vous rendent trop sombres ensuite, et je m’en abstiens. – Non, ce qui me soutient, c’est la conviction que je suis dans le vrai, et si je suis dans le vrai, je suis dans le bien. J’accomplis un devoir, j’exécute la justice. – Est-ce que j’ai choisi ? Est-ce que c’est ma faute ? Qui me pousse ? Est-ce que je n’ai pas été puni cruellement d’avoir lutté contre cet entraînement ? Il faut donc écrire comme on sent, être sûr qu’on sent bien, et se foutre de tout le reste sur la terre.

Va, Muse, espère, espère, tu n’as pas fait ton œuvre. – Et sais-tu que je t’aime bien de ce nom de Muse où je confonds deux idées ? C’est comme dans la phrase d’H[ugo] (dans sa lettre) : « Le soleil me sourit et je souris au soleil. » La Poésie me fait songer à toi, toi à la Poésie. J’ai passé une bonne partie de la journée à rêver de toi et de ta Paysanne. La certitude d’avoir contribué à rendre très bon ce qui l’était à peu près, m’a donné de la joie ; j’ai pensé beaucoup à ce que tu ferais. Écoute bien ceci et médite-le. Tu as en toi deux cordes : un sentiment dramatique, non de coups de théâtre, mais d’effets, ce qui est supérieur, et une entente instinctive de la couleur, du relief (c’est ce qui [ne] se donne pas, cela). Ces deux qualités ont été entravées et le sont encore par deux défauts, dont on [t’]a donné l’un, et dont l’autre tient à ton sexe. – Le premier, c’est le philosophisme, la maxime, la boutade politique, sociale, démocratique, etc., toute cette bavure qui vient de Voltaire et dont le père Hugo lui-même n’est pas exempt. – La seconde faiblesse, c’est le vague, la tendro-manie féminine. – Il ne faut pas, quand on est arrivé à ton degré, que le linge sente le lait. Coupe donc moi la Verrue montagnarde, et rentre, resserre, comprime les seins de ton cœur, qu’on y voie des muscles et non une glande. – Toutes tes œuvres jusqu’à présent, à la manière de Mélusine (femme par en haut et serpent par en bas), n’étaient belles que jusqu’à certaine place, et puis le reste traînait en replis mous. – Comme c’est bon, hein, pauvre Muse, de se dire ainsi tout ce qu’on pense ! Oui, comme c’est bon d’avoir toi, car tu es la seule femme à qui un homme puisse écrire de telles choses.

Enfin je commence à y voir un peu dans mon sacré dialogue du curé. Mais franchement il y a des moments où j’en ai presque envie de vomir, physiquement, tant le fond est bas. Je veux exprimer la situation suivante. Ma petite femme, dans un accès de religion, va à l’église. Elle trouve à la porte le curé qui, dans un dialogue (sans sujet déterminé), se montre tellement bête, plat, inepte, crasseux, qu’elle s’en retourne dégoûtée et in-dévote. Et mon curé est très brave homme, excellent même. Mais il ne songe qu’au physique (aux souffrances des pauvres, manque de pain, ou de bois), et ne devine pas les défaillances morales, les vagues aspirations mystiques. – Il est très chaste, et pratique tous ses devoirs. – Cela doit avoir 6 à 7 pages au plus, et sans une réflexion ni une analyse (tout en dialogue direct). De plus, comme je trouve très canaille de faire du dialogue en remplaçant les « il dit, il répondit » par des barres, tu juges que les répétitions des mêmes tournures ne sont pas commodes à éviter. – Te voilà initiée au supplice que je subis depuis quinze jours. – À la fin de la semaine prochaine, cependant, j’en serai complètement débarrassé, je l’espère. – Il me restera ensuite une dizaine de pages (deux grands mouvements) et j’aurai fini le premier ensemble de ma seconde partie. L’adultère est mûr, on va s’y livrer (et moi aussi, j’espère, alors).

Pourquoi donc m’envoie[s-tu] les billets de Mme Didier ? Ils n’ont rien de bien curieux ? Cette Lagrange actrice des Italiens, dont elle parle, est la petite-fille d’un bonhomme de Rouen, M. Bordier, dont mon père était le médecin. Il y a 6 ou 7 ans ma mère l’a entendue chanter dans un salon, à Rouen. – Elle est ensuite venue jouer sur le théâtre, mais sans succès. Elle était d’ailleurs, à ce moment, dans un état intéressant. Quelle est donc cette dame de R[ouen] avec laquelle tu t’es trouvée chez les Chéron, il y a quelques semaines ?

Comme je suis impatient de savoir le résultat du concours !

J’imagine que les articles d’Hippolyte Castille sont payés par les intéressés. Il doit y avoir là-dessous quelque petit commerce canaille. Quelle charmante littérature !

Dans le dernier n° de L’Athenaeum, il y avait un article de Dufaï contre Émaux et camées ! Ces imbéciles-là finiraient presque par vous faire trouver bon ce qu’on trouve mauvais, tant ils blâment le mauvais sottement. – Mais cet article doit être une réponse indirecte à la note de notre ami. Ah ! comme tout cela est intéressant, instructif et moral ! Quelle bête d’invention que l’imprimerie, au fond !

Adieu, chère Muse bien-aimée, à toi.

Ton G.

Avec mille baisers.

 

J’approuve l’idée de Pelletan de publier d’abord sans nom d’auteur. Mais ce titre de Poème de la femme est bien prétentieux pour une chose si franche du collier. Ça sent l’école fouriériste, etc. Tâche donc de t’en priver, si ça se peut. J’ai ce portrait que tu dis.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, 1 h[eure].
[16 avril 1853.]

C’est donc pour cela que j’ai été, hier, d’une tristesse funèbre, atroce, démesurée et dont j’étais stupéfait moi-même. Nous ressentons à distance nos contre-coups moraux. Avant-hier, dans la soirée, j’ai été pris d’une douleur aiguë à la tête, à en crier ; et je n’ai pu rien faire. Je me suis couché à minuit. Je sentais le cervelet qui me battait dans le crâne, comme on se sent sauter le cœur quand on a des palpitations. Si le système de Gall est vrai et que le cervelet soit le siège des affections et des passions, quelle singulière concordance ! Voilà trois jours que j’en ai lâché le grec et le reste. Je ne m’occupe plus que de ma Bovary, désespéré que ça aille si mal.

Pauvre amie, comme ta lettre de ce matin est pleine de sanglots ! Voilà longtemps que tu me sembles dans un triste état, mais tu prends les choses trop ardemment. Eh bien ! quand tu échouerais au concours, tant pis ! Si c’est l’argent qui te gêne, demande-m’en. Quoique je n’en aie guère, le peu que je t’enverrai te fera toujours du bien. Pas de façons ! Qu’est-ce que ça fait ? Je n’en dînerai ni m’en chaufferai moins. Et quant à l’Académie, je médite (en cas d’insuccès) une vengeance raide qui leur tapera sur les doigts et les fera lire, à l’avenir, les pièces à juger, avec plus d’attention. Mais je crois que Villemain va faire les cinq cents coups. C’est comme la bataille de Marengo. Tu la gagneras peut-être au moment où tu crois tout perdu. En tout cas, il sera inutile, lui, de l’envoyer promener. À quoi bon se faire un ennemi ! Il ne faut jamais obéir aux passions infructueuses. Tu t’es déjà attiré bien des chagrins par tes emportements, chère sauvage bien-aimée.

 

Croyez un vieux, gardez un peu de gentilshommes

 

Si tu échoues, voici ce que je ferais à ta place (toutes les pièces refusées sont brûlées, n’est-ce pas, et il n’en reste rien ?). Je reprendrais mon Acropole (que tu m’apporterais à Mantes) ; nous reverrions tout, ne laissant rien passer comme à La Paysanne ; nous en ferions une chose parfaite, ce qui ne serait pas difficile. Le morceau des Barbares serait exécuté comme je l’ai conçu, c’est-à-dire on y taperait légèrement sur ceux qui échignent l’antique sous prétexte de le conserver, badigeonneurs, faiseurs d’expurgata, professeurs, etc. On pourrait faire, là-dessus, un mouvement crâne et où l’Académie ne serait pas ménagée, sans la nommer. Puis, le lendemain du prix je publierais mon Acropole avec une note : « Ce poème n’a pas eu le prix. » L’insertion de ce poème se ferait dans un journal gouvernemental (puisque l’Académie est mal vue du gouvernement) et on y ajouterait un article où l’on se foutrait de l’Académie et de toi qui as eu la candeur de croire, etc. « Pourquoi Mme Colet concourt-elle ? Est-ce pour se faire juger ? » On raillerait tes autres prix aux détriments de celui-là. « L’Académie a fait son temps… c’est une chose jugée… puisqu’on parle d’économie pourquoi ne pas faire celle de supprimer ce corps caduc, etc. » Qu’en penses-tu ? Ainsi, de toute façon, silence absolu. Mais j’ai encore bon espoir.

Je viens de relire deux fois La Paysanne. C’est superbe (sans exagération). Ça marche comme un chemin de fer, et c’est plein de couleur. Quoique je la susse presque par cœur, j’ai été attendri encore. Si je ne te renvoie pas l’épreuve aujourd’hui, c’est que je veux la faire lire à Bouilhet demain. Tu l’auras lundi soir. J’y ferais des corrections si je connaissais les signes. Mais j’appellerai ton attention sur quelques fautes de ponctuation. Il n’y a guère que celles-là et puis quelques espaces à observer entre les mouvements. Mais c’est bien dommage de n’avoir pas fait un volume diamant, comme Émaux et camées. Ainsi, ça a l’air brochure. Il faut à toute force changer l’impression du titre. Tel que c’est, avec Poème de la femme plus gros, on croit qu’on va lire : Le Poème de la femme (et d’abord l’œuvre semble avoir des dimensions bien petites pour un titre si lourd), tandis que c’est La Paysanne, faisant partie du Poème de la femme, LA PAYSANNE doit donc être en plus gros caractères et attirer toute l’attention. Sois sûre que ce titre de Poème de la femme écarte les gens de goût (moi, par exemple) et bien des bourgeois. Il faut mettre :

 

LE POÈME DE LA FEMME

PREMIER RÉCIT

LA PAYSANNE

 

en très gros caractères, car, encore une fois, c’est La Paysanne et, de la manière dont je dis, il y a moins de charlatanisme. Je crois cela très important. Supprime aussi, aux annonces des autres récits, la femme intelligente, qui a l’air de faire une classe à part. La femme intelligente n’est pas un rang dans la société. Mets : la lionne, la bas-bleu, n’importe quoi, mais pas d’épithète qualificative. La femme intelligente, ainsi annoncée après la princesse, la servante, est d’un effet godiche, ou tout au moins naïf.

Je suis brisé de fatigues et de fatigue et d’ennui. Ce livre me tue ; je n’en ferai plus de pareils. Les difficultés d’exécution sont telles que j’en perds la tête dans des moments. On ne m’y reprendra plus, à écrire des choses bourgeoises. La fétidité du fonds me fait mal au cœur. Les choses les plus vulgaires sont, par cela même, atroces à dire et, quand je considère toutes les pages blanches qui me restent encore à écrire, j’en demeure épouvanté. À la fin de la semaine prochaine j’espère te dire pourtant quand est-ce qu’enfin nous nous verrons. Tu n’en as pas plus envie que moi. Ce sera dans trois semaines, je pense. Si un bon vent me soufflait, je n’en aurais pas pour longtemps.

Que c’est bête de se donner tout ce mal-là et que personne n’appréciera jamais ! Mais je me plains, quand c’est toi qu’il faut plaindre. Peut-être m’envoies-tu ta tristesse. Eh bien, prends donc toute ma force et mes baisers les plus tendres. Je mets ma bouche sur tes lèvres, mon cœur sur ton cœur.

Adieu, pauvre bonne muse, adieu, adieu.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de mercredi, 2 h[eures].
[20 avril 1853.]

Puisqu’il te faut une réponse immédiate, chère Muse, j’enverrai demain, à 6 h[eures], mon domestique à cheval porter à Rouen ce petit mot. Autrement, il ne m’est jamais possible de te répondre poste pour poste. Tu dois avoir ceci demain vers 5 h[eures] ? Voilà mon opinion sur les corrections proposées par le gars Pelletan : merde !

Quand on s’est échigné à faire son œuvre, en conscience, qu’on s’est donné bénévolement d’atroces ennuis à la corriger, recorriger, peser, et critiquer et refondre et rechanger, etc., s’il fallait obéir ensuite à tous les imbéciles qui vous disent : recommencez, autant vaudrait se jeter la tête la première par-dessus le Pont-Neuf.

Garde :

 

Trottant comme hanneton

 

S’il faut changer à toute force par condescendance, mets :

 

Trottant sous son petit jupon

 

qui ne le vaut pas. –

Oh ! les gens de goût qui n’ont pas remarqué les deux seules métaphores inexactes du poème : « la douleur d’airain qui marche » et « les ailes qui ont des ruines » ! et qui s’attachent à celles-ci.

Quant à :

 

Avec délice il faisait un enfant,

 

je me révolte. Ce vers-là est tout bonnement de la famille de Molière :

 

Si les enfants qu’on fait, se faisaient par l’oreille

 

Il n’offre pas une image libertine, il n’a aucune expression basse ou obscène, il est franc et dit la chose simplement, carrément, sans malice. – Il fait rire ? Eh bien après ? Il vaut mieux faire rire que faire pitié, effet que la critique du critique Pelletan me procure.

Ah ! voilà bien mes couillons de l’école de Lamartine ! Tas de canailles sans vergogne ni entrailles. Leur poésie est une bavachure d’eau sucrée. Sacré nom de Dieu ! j’écume ! – Je les crois bien ! quand ils me disent qu’ils n’aiment pas l’antique ni les anciens. Mais ceux qui ont sucé le lait de la louve (j’entends le suc des vieux) ont un autre sang dans la veine. – Et ils considèrent comme des fleurs blanches de l’esprit toutes ces mièvreries pudibondes, où toute naïveté doit périr. –

« Puisque vous écrivez le poème de la femme », toujours des grands mots ! toujours la prétention, toujours la grosse caisse mise sur l’estomac ! et sur laquelle il faut taper à tour de bras en disant : « ceci, ô mes frères, est mon cœur. » – Mais non. Tu as écrit l’histoire de Jean et de Jeanneton, tout bonnement. – Et il s’est trouvé qu’en écrivant l’histoire de J[ean] et de Jeanneton tu as écrit l’histoire de LA PAYSANNE, parce que toute individualité idéale, fortement rendue, résume. – Mais il ne faut pas vouloir résumer.

Et puis, je commence à m’indigner de tes titres : Poème de la femme ; Ce qui est dans le cœur des femmes ; Deux femmes célèbres ; Deux mois d’émotion. Mais saprelotte, tu vaux mieux que ça ! Tu te dégrades par l’enseigne.

***

Dans quelle fange morale ! dans quel abîme de bêtise l’époque patauge ! Il me semble que l’idiotisme de l’humanité arrive à son paroxysme. Le genre humain, comme un tériaki saoul d’opium, hoche la tête en ricanant, et se frappe le ventre, les yeux fixés par terre. – Ah ! je hurlerai à quelque jour une vérité si vieille qu’elle scandalisera comme une monstruosité. Il y a des jours où la main me démange d’écrire cette préface des Idées reçues, et mon Essai sur le génie poétique français. –

Enfin, Pelletan ne fait pas de la correction de ce vers une condition sine qua non de ses articles. Dis-lui donc que tu as essayé de refaire ce vers, que c’est impossible, qu’on t’a rassurée, etc. (le malheureux, s’il avait vu tout ce qui n’est plus !).

Ah ! charmant mérite de M. de Lamartine : « avoir purifié les mœurs des femmes ! » D’abord je nie, et ensuite je m’en fous. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il n’a pas purifié le langage françoys. – Est-il peu shakespearien, rabelaisien, dantesque, et fulgurant, ce bon barde-là ! Et je le déclare même sale, quand il veut faire de l’amour éthéré. Les déguisements virils de Laurence dans la grotte (dans Jocelyn), les filets avec quoi on se garrotte dans Raphaël, cette chasteté par ordre du médecin ! tout cela me dégoûte par tous mes instincts. –

M. de Lisle est bien bon enfant de s’assombrir des éloges décernés à Lamartine. – Ça prouve son ingénuité. – Il restera de Lamartine encore moins que de Béranger, car Béranger écrit mieux dans sa mesure. Au reste, je les livre tous les deux aux libéraux et aux femmes sensibles.

Quant à moi, je finis par être aussi embêté de moi-même que d’autrui. Voilà 3 semaines que je suis à écrire dix pages ! Je passe des journées entières à changer des répétitions de mots, à éviter des assonances ! Et quand j’ai bien travaillé, je suis moins avancé à la fin de la journée qu’au commencement. – Enfin ! Allah est miséricordieux et le temps est un grand maigre [sic]. –

Adieu, je voudrais bien un de ces jours être un peu mieux disposé pour t’écrire une longue lettre, mais franchement, je suis bas. Encore mille bons baisers, chère amie. À toi.

Ton.

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi, 1 h[eure].
[22 avril 1853.]

Je t’écris à la hâte. Ma lettre partira par une occasion que j’ai pour Rouen et tu la recevras demain à ton réveil. C’est étrange ! mais hier au soir j’avais bon espoir. J’étais dans un bon état. – Nos communications d’effluves ont été en défaut. Ou bien étais-tu peut-être très calme (car ta lettre de ce matin est stoïque, chère sauvage) et m’envoyais-tu ta sérénité ? ou est-ce moi qui t’ai envoyé la mienne ? Villemain a fait là-dedans une bonne figure ! Allons, en voilà encore un que j’avais toujours bien jugé. Quand il reviendra (et je le souhaite) tu n’as qu’une chose à faire, c’est de le remercier avec effusion de ce qu’il a fait pour toi. Il n’y a pas de pire vengeance que ces politesses-là. – Elles sont hautes comme orgueil, et fortes comme esprit. S’il veut faire des excuses, donner des explications, c’est de l’arrêter court, du premier mot, avant de l’entendre, et de lui dire : « Causons d’autre chose. » Voilà tout. – Et ce Musset aussi ! qui ne dit rien ! Tous ! tous ! Enfin, mes vieilles haines sont donc justes. Mais j’aurais voulu que le ciel, cette fois, ne me donnât pas si bien raison. – Tu vois que je n’avais pas mal deviné quand je te disais qu’on ne te tiendrait pas compte de tant de détails archéologiques, et qu’il y en avait trop (à leur goût). Pas un des académiciens (si ce n’est peut-être Mérimée) n’en savait autant que ton Acropole en dit, et on garde toujours une petite rancune à qui nous instruit, rappelle-toi cela, surtout quand on a la prétention d’instruire les autres.

Moi, à ta place, je lèverais le masque (le jour de la distribution des prix) et je publierais mon Acropole retouchée, puisqu’on n’en a lu que des fragments ; ce serait une bonne farce. Mais par exemple je ne laisserais pas un vers qui ne fût bon, et l’année prochaine, au mois de janvier, je renverrais une autre Acropole (il y a manière de faire le sujet tout à l’inverse et sans que rien y ressemble). Cette fois-ci je m’arrangerais pour avoir le prix, en m’y prenant (politiquement) mieux, et qui est-ce qui aurait un pied de nez ? Ce serait assez coquet de souffleter deux fois ces messieurs avec la même idée, une fois devant le public et par le public, et la seconde par eux-mêmes. – Tu verrais quelle politesse on aurait pour toi après, et les amabilités, les traits d’esprit de M. le rapporteur ! Si tu t’en rapportes à moi complètement, je crois que nous y pouvons arriver.

Qu’est-ce que ça fout, tout cela ! Il n’y a de défaites que celles que l’on a tout seul, devant sa glace, dans sa conscience. – J’aurais eu mardi et mercredi cent mille sifflets aux oreilles que je n’aurais pas été plus abattu. – Il ne faut penser qu’aux triomphes que l’on se décerne, être soi-même son public, son critique, sa propre récompense. –

Le seul moyen de vivre en paix, c’est de se placer tout d’un bond au-dessus de l’humanité entière, et de n’avoir avec elle rien de commun, qu’un rapport d’œil. Cela scandaliserait les Pelletan, les Lamartine et toute la race stérile et sèche (inactive dans le bien comme dans l’idéal) des humanitaires, républicains, etc. – Tant pis ! Qu’ils commencent par payer leurs dettes avant de prêcher la charité. – Par être seulement honnêtes, avant de vouloir être vertueux. La Fraternité est une des plus belles inventions de l’hypocrisie sociale. – On crie contre les Jésuites. Ô candeur ! nous en sommes tous ! – Enfin, si cette défaite du concours te gêne comme argent, tu sais que j’ai encore un petit magot de 500 francs. Ils sont à ta disposition comme si tu les tenais dans la main. – Et j’espère que tu m’estimes assez (je ne dis pas : aimes) pour agir sans cérémonie.

***

Il a donc fallu en passer par la correction de l’enfant. Certainement ton vers nouveau n’est pas mauvais. Mais l’autre était bon ! Que penses-tu si, au lieu de :

 

Et chaque année il avait un enfant

 

tu mettais :

 

Et chaque année lui donnait un enfant.

 

Ça me semble moins plat ? et ça relève mieux « il en fit tant », qui suit. – Mais quoi qu’on s’arrange [sic], on ne remplacera pas la première version. – Ils étaient si carrés, ces deux vers ! À ta place je les laisserais en blanc, je mettrais des points seulement. Ça aurait l’air d’avoir été supprimé par ordre ? Supprimez le bon, d’accord, mais ne le corrigez pas. – Dans la suppression complète vous obéissez à la force matérielle, mais en corrigeant vous êtes complice. – Les iconoclastes sont pires que les barbares. –

« Sous son petit jupon » peut aller à cause des deux ainsi. Non ! il avait vaut mieux ! Ah ! mon Dieu, tu ne t’imagines pas la haine, le mal aux nerfs que ça me fait de voir des bêtises semblables ! Envoie-le faire foutre ! Puisqu’ils avaient trouvé bon, tout d’abord, le poème, qu’est-ce que ça signifie, ces revirements-là ? Eh bien, qu’ils en fassent, eux, de la Poésie ! – Encore une fois, s’il faut leur obéir, je laisserais deux vers en blanc. – En tout cas, à une 2e édition, refourre-moi-les.

***

Le commencement de la semaine a été mauvais. Mais maintenant ça re-va, pour retomber bientôt sans doute. J’ai toujours ainsi des hauts et des bas. La fétidité du fond jointe aux difficultés de la forme m’accable quelquefois. – Mais ce livre, quelque mauvais qu’il puisse être, sera toujours une œuvre d’une rude volonté. – Et une fois fini, corrigé, achevé d’un bout à l’autre, je crois qu’il aura une mine hautaine et classique. – Ce sont de ces œuvres dont parle Perse, qui veulent que l’on se morde les ongles jusqu’au sang. – À défaut d’autre mérite, c’en est un que la patience. Le mot de Buffon est impie. – Mais quand le génie manque, la Volonté, dans une certaine limite, le remplace. Napoléon III n’en est pas moins empereur tout comme son oncle. – Après ce trait de modestie (de ma part), je te dis adieu ; bon courage, à bientôt. Le soleil ne meurt jamais ! l’art est immortel comme lui ! et il y a des mondes lumineux où les âmes des poètes vont habiter après la mort. – Elles roulent avec les astres dans l’infini sans mesure.

Un long baiser sur les lèvres. À toi, à toi.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi soir, 1 h[eure] après minuit.
[26 avril 1853.]

Il est bien tard. – Je suis très las. J’ai la gorge éraillée d’avoir crié tout ce soir en écrivant, selon ma coutume exagérée. – Qu’on ne dise pas que je ne fais point d’exercice, je me démène tellement dans certains moments que ça me vaut bien, quand je me couche, deux ou trois lieues faites à pied. – Quelle singulière mécanique que l’homme ! Quoique je n’aie rien à te dire, je voudrais bien pourtant t’emplir ces quatre pages, pauvre Muse, bonne et belle amie. – Ah ! si ! J’ai quelque chose à te dire, c’est que ma Bovary n’avançant qu’à pas de tortue, je renonce à remettre à la fin du mouvement qui m’occupe, notre entrevue à Mantes. Nous nous verrons dans quinze jours au plus tard. Je veux seulement écrire encore trois pages, au plus, en finir cinq que j’écris depuis l’autre semaine, et trouver quatre ou cinq phrases que je cherche depuis bientôt un mois. – Mais quant à attendre que j’en sois à la fin de cette 1re partie de la 2e, j’en aurais, en travaillant bien, pour jusqu’à la fin du mois de mai. C’est trop long. – Ainsi la lettre que je t’écrirai à la fin de la semaine prochaine te dira positivement le jour de notre rendez-vous. Tâche de te bien porter et m’apporter ce que tu as fais du plan de ton drame, ainsi que le poème de L’Acropole tel qu’il a été envoyé à l’Académie.

J’ai passé tantôt presque une heure à fouiller partout pour retrouver la lettre du Gagne (peine perdue). Mais j’ai retrouvé Les Fantômes. Je suis sûr de l’avoir (la lettre de Gagne), mais j’ai un tel encombrement de lettres dans mes tiroirs et de paperasses dans mes cartons, que c’est le diable quand il faut chercher quelque chose que je n’ai point classé. – Si tu veux, je recommencerai et je suis sûr que je la retrouverai. Jamais je ne jette aucun papier. C’est de ma part une manie. L’année prochaine, quand B[ouilhet] ne sera pas là, je consacrerai mes dimanches à ce grand rangement qui sera, à la fois, très triste et très amusant, très pénible et assez sot. – À propos de lettre, j’en ai reçu une de D[u Camp] (à l’occasion d’une chose égarée, de voyage, que je lui demandais) des plus aimables, cordiale, dans le ton de l’amitié. Il m’annonce que les vers de B[ouilhet] doivent paraître dans le prochain n°, seuls pour les mieux faire valoir, etc. !? Comme je ne tiens aucun compte de ses sentiments, favorables ou malveillants, je ne me creuserai pas la tête à chercher d’où vient ce revirement momentané.

Et toi ? es-tu remise ? comment vas-tu ? Je m’attends demain ou après-demain à avoir La Paysanne. – Combien ton avoué demande-t-il de dommages-intérêts dans l’affaire Barba ? Es-tu sûre de gagner et que ce ne soit des frais perdus ?

Ce bon père Béranger ! Je crois que La Paysanne le syncopera un peu. Voilà de la poésie-peuple comme ce bourgeois n’en a guère fait. – Il a les pattes sales, Béranger ! Et c’est un grand mérite en littérature que d’avoir les mains propres. Il y a des gens (comme Musset par exemple) dont ç’a été presque le seul mérite, ou la moitié de leur mérite pour le moins. Les poètes sont d’ailleurs jugés par leurs admirateurs et tout ce qu’il y a de plus bas, en France, comme instinct poétique depuis 30 ans, s’est pâmé à Béranger. Lui et Lamartine m’ont causé bien des colères, par tous leurs admirateurs. Je me souviens qu’il y a longtemps, en 1840, à Ajaccio, j’osai soutenir seul, devant une quinzaine de personnes (c’était [chez] le préfet) que Béranger était un poète commun et de troisième ordre. J’ai paru à toute la société, j’en suis sûr, un petit collégien fort mal élevé. Ah ! Les gueux ! les gueux ! Quel horizon !… Cela donnait le cauchemar à mon pauvre Alfred. – La postérité, du reste, ne tarde pas à cruellement délaisser ces gens-là qui ont voulu être utiles et qui ont chanté pour une Cause. Elle n’a souci déjà ni de Chateaubriand avec son Christianisme renouvelé, ni de Béranger avec son philosophisme libertin, ni même, bientôt, de Lamartine avec son humanitarisme religieux ; le vrai n’est jamais dans le présent. Si l’on s’y attache, on y périt. –

À l’heure qu’il est, je crois même qu’un penseur (et qu’est-ce que l’artiste ? si ce n’est un triple penseur ?) ne doit avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune conviction sociale. – Le doute absolu maintenant me paraît être si nettement démontré que vouloir le formuler serait presque une niaiserie. B[ouilhet] me disait, l’autre jour, qu’il éprouvait le besoin de faire l’apostasie publique, écrite, motivée, de ses deux qualités de chrétien et de français. – Et de foutre après son camp de l’Europe pour ne plus jamais en entendre parler, si c’était possible. Oui, cela soulagerait de dégueuler tout l’immense mépris qui vous emplit le cœur jusqu’à la gorge. Quelle est la cause honnête, je ne dis pas à vous enthousiasmer, mais même à vous intéresser, par le temps qui court ? Comme tu as, toi, dépensé du temps, de l’énergie dans toutes ces bêtises-là ! Que d’amour inutile ! Je t’ai connue démocrate pure, admiratrice de G. Sand et Lamartine. Tu ne faisais pas La Paysanne dans ce temps-là ! Soyons nous et rien que nous. « Qu’est-ce que ton devoir ? » – cette pensée est de Goethe. – « L’exigence de chaque jour. » Faisons notre devoir, qui est de tâcher d’écrire bien. Et quelle société de saints serait celle, où seulement chacun ferait son devoir !

Je lis du Montaigne maintenant dans mon lit. Je ne connais pas de livre plus calme et qui vous dispose à plus de sérénité. Comme cela est sain et piété ! Si tu en as un chez toi, lis de suite le chapitre de Démocrite et Héraclite. Et médite le dernier paragraphe. Il faut devenir stoïque, quand on vit dans les tristes époques où nous sommes. –

Pourquoi l’autre nuit, celle d’hier, ai-je rêvé que j’étais à Thèbes (en Égypte) avec Babinet ? et que nous galopions tous les deux comme deux lapins pour fuir trois énormes lions que Babinet élevait par curiosité ? Au moment où il me disait : « Il n’y a que moi à Paris pour avoir de ces idées-là », les trois grosses bêtes se sont mises à nous poursuivre. Je vois encore les basques de l’habit du père Babinet volant au vent, dans notre fuite, et la couleur du sable, où nous filions, comme sur des patins.

J’ai une tirade de Homais sur l’éducation des enfants (que j’écris maintenant) et qui, je crois, pourra faire rire. – Mais moi qui la trouve très grotesque, je serai sans doute fort attrapé, car pour les bourgeois c’est profondément raisonnable. –

Adieu, bonne Muse, à bientôt. Nous aurons là deux ou trois bons jours. J’en ai besoin. Je ne sais combien de millions il faudrait me donner pour recommencer ce sacré roman ! C’est trop long pour un homme que 500 pages à écrire comme ça ; et quand on en est à la 240e, et que l’action commence à peine ! Encore adieu, mille baisers sur toutes les lèvres.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 h[eure].
[30 avril 1853.]

Tu me reverras avec une dent de moins, chère amie. Il a fallu hier en passer par là. Je m’étais réveillé avec des douleurs atroces. À 4 h[eures], ma molaire qui n’était pas « d’une entière blancheur », comme dit Bilboquet, était sautée. – Mais la pareille, de l’autre côté, m’a fait encore plus souffrir après, et il s’est déclaré un abcès, qui m’a donné toute cette nuit une fièvre atroce. J’en ai encore les genoux en bouillie. À 9 h[eures] du matin je suis donc retourné à Rouen pour me faire ouvrir cet abcès. Tout cet après-midi j’ai dormi sur mon divan. – Ce soir je vais mieux, mais j’ai grand-peine à manger. – Le pis de tout cela, c’est que voilà deux jours d’entièrement perdus pour le travail. Car hier au soir je n’ai pu guère travailler (quoique j’aie fait une phrase sur les étoiles), et ce soir, j’ai eu la surprise de la visite de B[ouilhet] qui avait appris mes douleurs et est venu me voir d’un jour plus tôt. Il m’a apporté ta Paysanne. – Cette publication est plus jolie extérieurement que je ne m’y attendais. Elle a une bonne figure. Tu verras, ça réussira.

B[ouilhet] m’a aussi apporté les vers de l’Anglaise, un autre vol[ume] du sieur Baillet, et les autographes que tu lui as envoyés. – Tout cela est monstrueusement pitoyable ! C’est plus que médiocre ! ta jeune Anglaise ! quel vide ! et quelle pose ! ces épigraphes en hébreu ! en grec ! et quels vers plats ! plats, et avec de faux chics de Casimir Delavigne ! – Vois comme tout ce qu’il y a de médiocre en littérature par les deux bouts, soit le Canaille ou bien le Vide, se tourne invariablement vers Béranger ou Lamartine. – Dieu ! comme je suis dégoûté des poètes ouvriers ! et des ouvriers ! Dans la lettre de ce bon Baillet, il s’emporte justement contre la seule chose qui rachète l’ouvrier et le colore, le cynisme, et il est malgré cela content d’être ouvrier ! Quel amour de la crasse pour la crasse !

Reçois mes compliments pour la manière dont tu as reçu le sieur Villemain. Tu t’es bien conduite. Il n’y avait que cela à dire. Et sois sûre que tu l’as humilié de toutes façons. C’est ce qu’il fallait faire. Il y a une chose qui m’a semblé très farce dans tout ce qu’il t’a dit, à savoir, l’aveu qu’il travaillait pour la postérité (il est temps qu’il s’y prenne). Ah ! la postérité n’est pas faite pour ceux qui ont été ministres, grands maîtres de l’Université, pairs de France, députés, professeurs, etc., etc. La postérité ! Ce pauvre vieux ! Est-ce son Cours de littérature ? son Lascaris ? ses Portraits ? ses Discours ? Mais lis-en donc, du Villemain. Ses plus belles pages (!) ne dépassent pas la portée d’un article de journal, et à part une certaine correction grammaticale (et qui n’a rien à démêler avec la vraie correction esthétique), la forme est complètement nulle, oui, nulle. – Quant à de l’érudition, aucune. Mais d’ingénieux aperçus, en masse, comme ceux-ci : à propos de l’accusation de fratricide portée contre M.-J. Chénier : « Non, c’est une calomnie, j’en jure par le cœur de leur mère » ; ou bien, en parlant de La Pucelle : « Le Poème qu’il ne faut pas nommer » ; ou encore de Gibbon : « Et il resta muet et ministériel. » Toutes ces belles phrases sont accompagnées, dans les volumes où on les trouve, d’autres phrases imprimées en italique et ainsi conçues : « Longs applaudissements dans l’auditoire, vive émotion », etc.

J’ai passé ma jeunesse à lire tous ces drôles, je les connais. J’ai frappé depuis longtemps sur les poitrines en tôle de tous ces bustes, et je sais à la place du cœur le vide qu’il y a. – Tout ce que j’apprends de leurs actions me paraît donc le corollaire de leurs œuvres. – À la fin de ma 3e, à 15 ans, j’ai lu son Cours de littérature du m[oyen] âge. J’étais à cet âge en état de l’écrire moi-même, ayant lu les ouvrages de Sismondi et de Fauriel sur les littératures du midi de l’Europe, qui sont les deux sources uniques où ce bon Villemain ait puisé. – Les extraits cités dans ces livres sont les mêmes extraits cités dans le sien, etc. ! Et voilà les crétins qu’on nous pose toujours devant les yeux comme des gens forts ! Mais forts en quoi ? Il n’y a du reste que dans notre siècle où l’on soit arrivé ainsi à se faire des réputations avec des œuvres nulles ou absentes. Le chef de tous ces grands hommes-là était le père Royer-Collard, qui n’avait jamais écrit que 80 pages en toute sa vie, la préface des œuvres de Reid. – Je crois que Villemain sait bien le latin, si tant est qu’on puisse comprendre toute la portée d’un mot quand on n’a pas le sens poétique, et qu’il sait faire des vers latins. – Du grec, médiocrement, un tout petit peu d’histoire, beaucoup d’anecdotes, avec cela de l’esprit de société, et la réputation d’habile homme : voilà son bagage. – Quant à être, je ne dis pas des écrivains, mais même des littérateurs, non, non ! Il leur manque la première condition : le goût, ou l’amour, ce qui est tout un.

Tu me dis : « Nous finirons par valoir mieux qu’eux comme talent. » Ah ! ceci m’ébouriffe. – Car je crois que c’est déjà fait, et je pense que Villemain peut s’atteler le reste de ses jours avant d’écrire une seule page de la Bovary, une seule strophe de Melænis, un seul paragraphe de La Paysanne. « Que je sois jamais de l’Académie (comme dit Marcillac, l’artiste romantique de Gerfaut), si j’arrive au diapason de pareils ânes ! » – C’est bien beau, l’idée qui a frappé l’Académie dans le n° 26 : « Le poète sur les ruines d’Athènes ! et évoquant le passé, le faisant revivre ! » Est-ce Volney ! et rococo ! Comment un homme peut-il rapporter de semblables bêtises, sans en rire le premier ? Comment ne pas sentir que c’était là la manière la plus vulgaire, la plus usée (et la moins vraie) de prendre le sujet ? Si mon pharmacien avait concouru pour L’Acropole, il est certain que c’eût été là son plan.

Et l’aplomb de ces messieurs-là ! Sont-ils piétés, contents d’eux, sûrs de leur jugement ! Ce pauvre Delisle qui va leur présenter son livre ! Non, tout cela m’indigne trop. Je suis gorgé de l’humanité en général, et des gens de lettres en particulier, comme si j’avais avalé cent livres de suif.

J’aurais bien voulu être là, quand le philosophe a dit : « Les Ronsards qui vous conseillent », pour voir son ton. À qui ça s’adressait-il ? À propos de quoi ? Comment ? Il a dit cela sans doute comme une injure, ce bon Cousin ! Les Ronsards qui vous conseillent ! les Homères de vos amis ! Charmant ! charmant ! Et en voilà un aussi qui passe pour un homme de goût, un classique.

J’ai eu aujourd’hui un grand enseignement donné par ma cuisinière. Cette fille, qui a 25 ans et est Française, ne savait pas que Louis-Philippe n’était plus roi de France, qu’il y avait eu une république, etc. Tout cela ne l’intéresse pas (textuel). Et je me regarde comme un homme intelligent ! Mais je ne suis qu’un triple imbécile. C’est comme cette femme qu’il faut être.

***

Hier, en allant me faire arracher ma dent, j’ai passé sur la place du Vieux-Marché, où l’on exécutait autrefois, et en analysant l’émotion caponne que j’avais au fond de moi, je me disais que d’autres à la même place en avaient eu de pire, et de même nature pourtant : l’attente d’un événement qui vous fait peur ! Cela m’a rappelé que, tout enfant, à 6 ou 7 ans, en revenant de l’école, j’avais vu là une fois la guillotine qui venait de servir. Il y avait du sang frais sur les pavés, et on défaisait le panier : j’ai rêvé cette nuit la guillotine. – Chose étrange, ma petite nièce a rêvé aussi la guillotine cette nuit. La pensée est donc un fluide ? et qui découle des pentes plus hautes sur les plus basses ?… Qui est-ce qui a jamais étudié tout cela scientifiquement, posément ? Il faudrait un grand poète, ayant à son service une grande science, et tout cela en la possession d’un très honnête homme. –

Ma prochaine te dira le jour certain de notre entrevue, ce sera probablement de mardi prochain en huit jours ; mais s’il me survient de la fluxion, ou quelque reprise de mal de dents, ce à quoi je m’attends, notre voyage se trouverait peut-être retardé deux ou trois jours. Quoi qu’il en soit, je serais bien étonné si l’autre semaine se passait sans que nous ne nous vissions. – Adieu, bonne chère Muse, merci de ta dédicace ; elle n’est pas vraie pourtant. Adieu, mille baisers, à toi.

Ton G.

B[ouilhet] m’a chargé de te dire avant de s’aller coucher qu’il avait été pressé par le temps et n’avait pu t’écrire plus longuement.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de mardi, 1 heure.
[3 mai 1853.]

Oui, chère Muse, nous nous verrons jeudi prochain comme tu le désires, et nous resterons ensemble jusqu’à samedi (ma prochaine t’indiquera les heures de départ). C’est du moins mon intention et mon espoir, à moins que je ne sois malade d’ici là, ou que mes dents ne me reprennent trop fort. Dans l’état présent, ma bouche n’est pas présentable. Il m’a poussé des glandes sous le cou et un peu de fluxion. Je ne peux manger que de la mie de pain, et encore me fait-elle mal. J’ai eu depuis quatre jours une fièvre continue et hier violente. Voilà plusieurs semaines qu’il me prend de temps à autre au cervelet (siège des passions, selon Gall) des douleurs à crier, qui m’ont repris dimanche. Mais aussi quel dimanche et quelle société j’ai eus ! Je ne te parle jamais de mes ennuis domestiques, mais j’en suis comblé parfois : mon frère ! ma belle-sœur ! mon beau-frère ! Ah ! ah ! ah ! La santé de ma mère commence aussi à m’inquiéter profondément et plus que je ne le dis. Tout ce qu’il lui faudrait d’effectif est impraticable. Enfin, je viens d’être assez secoué, et il me résulte de tout cela une torpeur invincible. Hier et aujourd’hui j’ai passé tout l’après-midi à dormir comme un homme ivre. J’avais (nerveusement parlant) la sensation interne d’un homme qui aurait bu six bouteilles d’eau-de-vie. J’étais brûlé et étourdi. Mais ce soir (j’ai fait diète toute la journée) la revigueur m’est revenue, et j’ai écrit presque d’une seule haleine toute une page, et de psychologie fort serrée, où il y aura, je crois, peu à reprendre. N’importe, je voudrais bien que ces défaillances et ces enthousiasmes me quittassent un peu, et demeurer dans un milieu plus olympien, le seul bon pour faire du beau.

L’échec de Melænis chez Charpentier a assez embêté B[ouilhet], Il n’était pas non plus gai dimanche. Entre lui et Edma, il ne se passe rien ; ils s’écrivent toutes les six semaines un billet de six lignes. Tu feras bien de pas lui en parler quand tu le verras ; c’est un sujet qui l’embête. Rappelle-toi l’avertissement ou laisse-le venir.

Pour te dire mon avis sur la lettre de Béranger, il faudrait que je connusse le bonhomme, mais il a été remué seulement d’une façon qu’il n’approuve pas. Ce qui étonne dans ce conte, c’est la couleur unie à l’émotion. Il t’a du reste donné un bon avis en te disant de prendre garde que les autres récits ne ressemblent à celui-là. Garde-toi aussi de ce mètre de cinq pieds, qui est le plus laid de tous. Nous causerons de tout cela en détail la semaine prochaine, je l’espère. Réponds-moi poste par poste si tu veux que je t’apporte les 500 francs, afin que j’aie la lettre samedi au plus tard. Tu en auras une de moi dimanche.

Comme c’est faible, outre que c’est fort canaille, les articles de Castille ! Ne trouver rien de pis à dire sur Thiers que de l’appeler nain parvenu ! etc., et dans la rage de tout dénigrer, attaquer jusqu’à Danton parce que Thiers l’a justifié ! Quelle enfilade de turpitudes morales et intellectuelles ! Mais tout cela est payé, ou implore de l’être.

Le scrupule du Philosophe sur l’épigraphe de Goethe dévoile l’homme. Voilà bien mes hypocrites. Ah ! comme il y en a qui voilent le sein de Dorine, et qui veulent cocufier Orgon !

Adieu. As-tu remarqué le nouveau prospectus de la Revue, « la phalange décidée à vaincre » ? Non, sacré nom de Dieu ! non ! je n’essaierai jamais de publier dans aucune revue. Il me semble que, par le temps qui court, faire partie de n’importe quoi, entrer dans un corps quelconque, dans n’importe quelle confrérie ou boutique, et même prendre un titre quel qu’il soit, c’est se déshonorer, c’est s’avilir, tant tout est bas.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, 1 heure. [7 mai 1853.]

Chère amie, il y a, partant de Paris, des trains qui partent à 11 heures, midi et 4 h 25 du soir et qui arrivent à 1 heure, 1 h 50 et-6 h 15, et ceux partant de Rouen sont à 10 h 35, 1 h 25 et 4 h 15. Celui qui me conviendrait le plus serait celui de 1 h 25 (express). Mais, comme il arrive à 3 h 39 à Mantes, cela te ferait attendre deux heures (en prenant, toi, celui qui part à midi). Il vaut mieux que je parte à 10 heures et demie et toi à 11 heures précises. Tu seras arrivée à 1 heure juste et moi à 1 h 15. Ainsi c’est convenu, prends le train de 11 heures. Tu auras seulement un quart d’heure à m’attendre.

Mes dents vont mieux ; j’ai plusieurs choses à t’apporter. Dans 48 heures nous serons ensemble. Mille bons baisers en attendant les vrais. À toi, à toi.

Ton G.

À LOUISE COLET

Dimanche, 5 h[eures] du soir.
[15 mai 1853.]

En arrivant ici, hier au soir, bonne et chère amie, j’ai trouvé cette lettre du père Hugo (encore le crocodile !), escortée d’un re-discours. Qu’en dois-je faire ? T’est-il destiné ? Je vais définitivement lui répondre et dans le sens que j’ai arrêté en dernier lieu.

Bouilhet a une nouvelle prouesse de D[u Camp] à te raconter, et qui est splendide. – Le temps aujourd’hui est lourd. – Il commence à pleuvoir, j’étouffe un peu. Je suis fatigué et je pense à toi. Voilà bientôt déjà 24 h[eures] que nous sommes séparés ! Je t’écrirai demain, ou après-demain, quand je serai remis.

À toi, cher amour, à toi de toutes mes profondeurs.

Ton G.

À LOUISE COLET

Croisset, mardi, 11 heures.
[17 mai 1853.]

J’ai reçu ce matin ta bonne lettre, triste et douce, pauvre chère amie. Je vais faire comme tu as fait, te raconter tout mon départ. Quand j’ai vu ton dos disparaître, j’ai été me mettre sur le pont afin de revoir le train passer. Je n’ai vu que cela. Tu étais là-dedans ; j’ai suivi de l’œil le convoi tant que j’ai pu et j’ai tendu l’oreille. Du côté de Rouen, le ciel était rouge avec de grandes barres pourpres inégales. J’ai allumé un autre cigare, je me suis promené de long en large. Par bêtise et ennui, j’ai été boire un verre de kirsch dans un cabaret, et puis le train de Paris est arrivé. J’ai rencontré là, allant à Elbeuf, un ancien camarade à moi, clerc de notaire, grand séide de Du Camp (c’est son groom, etc.), avec qui j’ai eu une longue conversation. Je te la rapporterai plus tard. À Rouen j’ai trouvé B[ouilhet] ; mais ma voiture, par un malentendu, n’y était pas. Nous l’avons attendue, puis, au clair de lune, nous avons traversé à pied le pont et le port, été chez deux loueurs de voitures afin d’avoir un fiacre. Au second (dont le logis est dans une ancienne église) la femme s’est réveillée en bonnet de coton (intérieur de nuit, mâchoires qui bâillent, chandelle qui brûle, bretelles tombant sur les hanches, etc.). Là il a fallu atteler la voiture. Enfin nous sommes arrivés à Croisset à 1 heure du matin et nous nous sommes couchés à 2, après que j’ai eu rangé ma table. Le dimanche a été triste. Les Achille ne sont pas venus, Dieu merci ! L’après-midi nous avons été voir un embarcadère en bois, que l’on fait à quelque distance d’ici pour les bateaux à vapeur. Le soir nous avons lu du Jocelyn et La Courtisane amoureuse de La Fontaine. Hier matin B[ouilhet] est parti à une heure. J’ai dormi une bonne partie de l’après-midi et, le soir, je me suis remis à mon travail avec grand ennui. J’ai recommencé aujourd’hui mon train ordinaire, leçon à ma nièce, Sophocle, Juvénal et la Bovary, dont je suis arrivé, je crois, à terminer trois pages qui étaient sur le chantier dès huit jours avant mon absence. J’ai assez bien travaillé ce soir, ou du moins avec du plaisir. Voilà, et les mêmes jours vont suivre.

Comme ils ont été bons, pauvre Muse, ceux que nous avons passés ensemble ! Je n’ai plus bien nettement dans la tête ce que j’entendais jadis par rêves d’amour ; mais ce que je sais, c’est que je ne souhaite maintenant rien au-delà de ce que tu me donnes et qu’il me paraît impossible de mieux aimer que nous nous aimons. Ah ! comme nous nous fondions bien ! comme je te regardais ! comme je te vois encore ! quelles étreintes des bras et quelle pénétration mutuelle de toute la pensée ! Ta bonne et belle figure est encore là, devant moi. J’ai encore sous mes yeux tes yeux et l’impression de ta bouche sur mes lèvres. Ce sera plus tard, pour nos vieillesses, un souvenir réchauffant que cette promenade de Vétheuil à La Roche, avec ce bon soleil qu’il y avait, ces gens qui fouissaient au pied des vignes, le grand air, le mouvement, nos paroles échangées, etc. Pauvre Mantes ! comme je l’aime. Il faudra y revenir pas trop tard et avant que les feuilles ne soient tombées. Bouilhet m’a beaucoup reparlé de La Paysanne. Trois de ses élèves vont l’acheter. Qu’on en parle ou non, je te dis que ça percera, tu verras.

Anecdote : tu sais, ou ne sais pas, que Reyer (musicien) avait écrit à B[ouilhet], pour lui demander la permission de mettre en musique sa pièce à Rachel : « Je ne suis pas le Christ », permission qui fut accordée. Samedi, B[ouilhet] a reçu cela, qui a pour titre Rédemption (invention nouvelle de l’éditeur ou du compositeur, lesquels du reste ont écrit tous les deux une lettre fort polie à B[ouilhet]). Mais devine son ébahissement en voyant au plus haut de la feuille, au-dessus de la vignette, au-dessous du titre, cette dédicace : « À M. Maxime Du Camp. » Est-ce fort ? C’est si fort que ça n’a pas même aucun sens, puisque la pièce, d’un bout à l’autre, est adressée à quelqu’un et qu’elle portait, originairement, une dédicace qui en était tout le titre (celui de Rédemption la dénature même). Moi, cela me semble démesuré (même en mettant à part le sans-gêne du procédé). Cet homme qui, pour se pousser par tous les moyens possibles, pour se voir étaler à une vitre de marchand, va se fourrer, de lui-même, entre des notes et des vers auxquels il n’a en rien contribué, s’intercaler ainsi dans l’œuvre d’un autre et mettre son nom à la place d’une lettre, laquelle lettre représentait un souvenir, un cri de l’âme ! accaparer une chose si personnelle et si intime ! pour se faire mousser ! Cela m’a d’abord fait beaucoup rire. Après quoi, j’ai compris l’odieux de la chose.

Cet ami dont je te parlais, que j’ai rencontré en chemin de fer, m’a dit que les articles de Castille faisaient le plus mauvais effet. Quant à celui de l’Athenaeum, j’ai compris que le père Vivien de Saint-Martin avait eu le dessus, car il a répondu aux témoins de D[u Camp] que c’était une discussion littéraire et qu’il ne donnerait aucune excuse. D[u Camp] a écrit qu’il le méprisait, à quoi l’autre a répondu qu’il l’engageait « à modérer ses expressions et à ne pas entrer sur le terrain de la calomnie », ou qu’il aurait recours aux tribunaux. – Et tout cela est rapporté par un dévoué ! Grand mépris de Fouard pour Turgan et Cormemin. La bande se détraque, à ce qu’il paraît. Cormenin, au Moniteur, travaille sous « un conseil de rédaction » dont font partie Sainte-Beuve, Rolle, etc. « C’est une place de commis que celle du rédacteur, et une place de commissionnaire que celle du directeur. » Voilà comme on est arrangé par les amis. À tout cela je ne répondais mot. M[axime] a loué une maison de campagne à Chaville, près Versailles, pour y passer l’été. Il va écrire Le Nil. Encore des voyages ! Quel triste genre ! Il n’a pas écrit une ligne de Reiz Abdallah ni du Cœur saignant, annoncés depuis plusieurs mois.

Autre aspect humain : ce Fouard allait à Elbeuf pour demander à son père la permission de changer de nom. Ce nom de Fouard (foire) l’empêche de se marier et il a besoin d’un riche mariage pour payer sa future étude. Mais je crois que le bourgeois, qui a fait sa fortune lui-même, va être indigné et refusera son consentement. Qu’est-ce qui est le plus fort, du fils ou du père ?

As-tu le troisième volume de l’Archéologie de Muller ? Il m’est impossible de le retrouver. J’ai oublié de te remettre (je l’avais dans mon carton) Les Fantômes. Les veux-tu ? Mais j’aimerais mieux te les redonner en te faisant de vive voix des observations.

Comme c’est mauvais, Jocelyn ! Relis-en. La quantité d’hémistiches tout faits, de vers à périphrases vides, est incroyable. Quand il a à peindre les choses vulgaires de la vie, il est au-dessous du commun. C’est une détestable poésie, inane, sans souffle intérieur. Ces phrases-là n’ont ni muscles ni sang. Et quel singulier aperçu de l’existence humaine ! Quelles lunettes embrouillées ! Mais comme nous nous sommes délectés ensuite dans La Fontaine ! C’est à apprendre par cœur d’un bout à l’autre. La Courtisane amoureuse, quels vers ! quels vers ! que de tournure et de style ! Il n’y a pas dans tout Lamartine un seul trait humain, sensible, au sens ordinaire du mot, comme celui de Constance baisant les pieds de son amant. Voilà du cœur au moins ! et de la poésie ! car toutes ces distinctions, après tout, ne sont que des subtilités à l’usage de ceux qui n’ont ni de l’un ni de l’autre. Relis ce conte et appesantis-toi sur chaque mot, sur chaque phrase. Quelle admirable narration et quel enchaînement !!! Songer pourtant que les contes de La Fontaine passent encore pour un mauvais livre ! un livre cochon ! Ah ! les tyrannies ont cela de bon qu’elles réalisent au moins bien des vengeances impuissantes. Je suis si harassé par la bêtise de la multitude que je trouve justes tous les coups qui tombent sur elle.

L’œuvre de la critique moderne est de remettre l’Art sur son piédestal. On ne vulgarise pas le Beau ; on le dégrade, voilà tout. Qu’a-t-on fait de l’antiquité en voulant la rendre accessible aux enfants ? Quelque chose de profondément stupide ! Mais il est si commode pour tous de se servir d’expurgata, de résumés, de traductions, d’atténuations ! Il est si doux pour les nains de contempler les géants raccourcis ! Ce qu’il y a de meilleur dans l’Art échappera toujours aux natures médiocres, c’est-à-dire aux trois quarts et demi du genre humain. Pourquoi dès lors dénaturer la vérité au profit de la bassesse ? Adieu, toi qui tressailles aux belles choses et que j’aime tant pour les enthousiasmes que tu as, et pour tout le reste aussi.

Mille baisers partout. À toi, à toi.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 heure.
[21 mai 1853.]

Sais-tu que tu m’as écrit deux lettres charmantes, superbes et avec qui j’ai eu (comme le père Babinet avec sa femme délicieuse) « le plus grand plaisir » ??? Je vais les reprendre et t’en parler (c’est une habitude que nous devrions avoir plus souvent). J’aime bien ta mine chez Mme Didier, défendant la bonne cause contre les Lamartiniens, et toute la manière dont tu me parles de cette grande source de fleurs blanches. Le portrait du sénateur Beauvau, ton chic raide chez les Chevreau : tout cela est crânement troussé. Quel immense mot que celui d’Houssaye : « Auriez-vous le style de M. de Lamartine ! » Ah ! oui, ce sont de pauvres gens, un pauvre monde, et petit, et faible. Leur réputation ne dure même pas tout le temps qu’ils vivent. Ce sont des célébrités qui ne dépassent point la longueur d’un loyer ; elles sont à terme. On est reconnu grand homme pendant cinq ans, dix ans, quinze ans (c’est déjà beaucoup) ; puis tout sombre, homme et livres, avec le souvenir même de tant de tapage inutile. Mais ce qu’il y a de dur, c’est l’aplomb de ces braves gens-là, leur sécurité dans la bêtise ! Ils sont bruissants à la manière des grosses caisses dont ils se servent ; leur sonorité vient de leur viduité. La surface est une peau d’âne et le fond, néant ! Tout cela tendu par beaucoup de ficelles. Voilà un calembour !

Tu me parles des tristesses de ce bon Delisle qui n’a personne autour de lui ! Moi, j’ai été en cela protégé du ciel, j’ai toujours eu de bonnes oreilles pour m’entendre et même d’excellentes bouches pour me conseiller. Comment ferai-je l’hiver prochain, quand mon B[ouilhet] ne sera plus là ? Je crois du reste qu’il sera comme moi, un peu désarçonné un moment. Nous nous sommes l’un à l’autre, en nos travaux respectifs, une espèce d’indicateur de chemin de fer, qui, le bras étendu, avertit que la route est bonne et qu’on peut suivre.

J’aime beaucoup Delisle pour son volume, pour son talent et aussi pour sa préface, pour ses aspirations. Car c’est par là que nous valons quelque chose, l’aspiration. Une âme se mesure à la dimension de son désir, comme l’on juge d’avance des cathédrales à la hauteur de leurs clochers. Et c’est pour cela que je hais la poésie bourgeoise, l’art domestique, quoique j’en fasse. Mais c’est bien la dernière fois ; au fond cela me dégoûte. Ce livre, tout en calcul et en ruses de style, n’est pas de mon sang, je ne le porte point en mes entrailles, je sens que c’est de ma part une chose voulue, factice. Ce sera peut-être un tour de force qu’admireront certaines gens (et encore en petit nombre) ; d’autres y trouveront quelque vérité de détail et d’observation. Mais de l’air ! de l’air ! Les grandes tournures, les larges et pleines périodes se déroulant comme des fleuves, la multiplicité des métaphores, les grands éclats du style, tout ce que j’aime enfin, n’y sera pas. Seulement, j’en sortirai peut-être préparé à écrire ensuite quelque bonne chose. Je suis bien désireux d’être dans une quinzaine de jours, afin de lire à B[ouilhet] tout ce commencement de ma deuxième partie (ce qui fera 120 pages, l’œuvre de dix mois). J’ai peur qu’il n’y ait pas grande proportion, car pour le corps même du roman, pour l’action, pour la passion agissante, il ne me restera guère que 120 à 140 pages, tandis que les préliminaires en auront plus du double. J’ai suivi, j’en suis sûr, l’ordre vrai, l’ordre naturel. On porte vingt ans une passion sommeillante qui n’agit qu’un seul jour et meurt. Mais la proportion esthétique n’est pas la physiologique. Mouler la vie, est-ce l’idéaliser ? Tant pis, si le moule est de bronze ! C’est déjà quelque chose ; tâchons qu’il soit de bronze.

Je me suis gaudy profondément aux récits de Mme Biard ; je la connais cette petite femme. J’ai joué avec elle à l’oie, chez Pradier, dans le temps des galanteries du grand homme. Elle me paraissait un peu grisette. Ce ne doit pas être un mets de haute cuisine ; elle m’a été peu sympathique. Voilà tout ce que je m’en rappelle.

Mais sais-tu qu’il se dessine comme un très bon homme, le père Hugo ? Cette longue tendresse pour sa vieille Juliette m’attendrit. J’aime les passions longues et qui traversent patiemment et en droite ligne tous les courants de la vie, comme de bons nageurs, sans dévier. Il n’y a pas de meilleur père de famille, puisqu’il écrit à la maîtresse de son fils de venir habiter avec eux ! C’est bien humain cela ! et peu posé. (J’aurais eu un fils, que j’aurais pris grand plaisir à lui procurer des femmes et celles qu’il eût aimées surtout.) Pourquoi a-t-il affiché parfois une morale si bête et qui l’a tant rétréci ? Pourquoi la politique ? Pourquoi l’Académie ? Les idées reçues ! l’imitation, etc.

Les réflexions que tu m’envoies sur tout cela sont justes et j’en tire la conclusion que ce grand homme doit être très seul dans sa famille. Tout se groupe toujours autour de l’officiel ; les faibles vont au convenable, ils se sentent appuyés vaguement par une majorité innombrable. Il doit avoir de bonnes tristesses là-bas, avec sa femme qui l’embête, Vacquerie qui l’admire (comme le Wagner de Faust) et ses fils, petits lionçonneaux qui regrettent le boulevard. Ah ! pourquoi se marier ? pourquoi accepter la vie quand on est créé par Dieu pour la juger, c’est-à-dire pour la peindre ?

Oui, c’est bien étrange, ces deux coïncidences, notre double lecture de Lamartine, et moi lisant La Courtisane amoureuse tandis que Mme Biard te contait les baisements de pieds de Juliette.

Tu me dis des choses bien tendres, chère Muse. Eh bien, reçois en échange toutes celles, plus tendres encore, que tu pourras imaginer. Ton amour, à la fin, me pénètre comme une pluie tiède, et je m’en sens imbibé jusqu’au fond de tout mon cœur. N’as-tu pas tout ce qu’il faut pour que je t’aime, corps, esprit, tendresse ? Tu es simple d’âme et forte de tête, très peu « pohétique » et extrêmement poète. Il n’y a rien en toi que de bon, et tu es tout entière comme ta poitrine, blanche et douce au toucher. Celles que j’ai eues, va, ne te valaient pas, et je doute que celles que j’ai désirées te valussent. Je tâche quelquefois de m’imaginer ton visage quand tu seras vieille, et il me semble que je t’aimerai encore tout autant, plus peut-être. Je suis, dans mes actions du corps et de l’esprit, comme les dromadaires que l’on a grand mal également à faire marcher et s’arrêter : la continuité du repos et du mouvement est ce qui me va. Au fond, rien de moins diapré que ma personne et tu seras toujours la seule maîtresse de ton amant. Sais-tu seulement que j’ai peur de devenir bête ! Tu m’estimes tellement que tu dois te tromper et finir par m’éblouir. Il y a peu de gens qui aient été chantés comme moi. Ah ! Muse, si je t’avouais toutes mes faiblesses, si je te disais tout le temps que je perds à rêver mon petit appartement de l’année prochaine ! Comme je nous y vois ! Mais il ne faut jamais penser au bonheur ; cela attire le diable, car c’est lui qui a inventé cette idée-là pour faire enrager le genre humain. La conception du paradis est au fond plus infernale que celle de l’enfer. L’hypothèse d’une félicité parfaite est plus désespérante que celle d’un tourment sans relâche, puisque nous sommes destinés à n’y jamais atteindre. Heureusement qu’on ne peut guère se l’imaginer ; c’est là ce qui console. L’impossibilité où l’on est de goûter au nectar fait trouver bon le chambertin. Adieu ! Quel dommage qu’il soit si tard ! Je n’ai guère envie de dormir, et j’avais encore bien des choses à te dire, à te parler de ton drame, etc. Mardi, ne parle pas de Du Camp à Gautier ; laisse-le venir, si tu veux t’en faire un ami. Je crois que le Bouilhet est un sujet qui l’amuse peu. Est-ce se reconnaître médiocre que d’envier quelqu’un ! Mille baisers et tendresses.

J’embrasse tes lèvres.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de jeudi, 1 h[eure].
[26 mai 1853.]

Je ferais mieux de continuer à travailler et de t’écrire demain, car je suis ce soir fort animé, et dans un grand rut littéraire. Mais comme demain il peut revenir, cela me remettrait trop loin (au plaisir que me font tes lettres, je pense que tu dois bien fort, aimer les miennes). Et puis il faut se méfier de ces grands échauffements. Si l’on a, alors, la vue longue, on l’a souvent trouble. – Le bon de ces états-là, c’est qu’ils retrempent, et vous infusent dans la plume un sang plus jeune. – On a dans la tête toutes sortes de floraisons printanières, qui ne durent pas plus que les lilas, qu’une nuit flétrit, mais qui sentent si bon ! – As-tu senti quelquefois comme un grand soleil qui venait du fond de toi-même et t’éblouissait ? – Oui, cela a bien marché aujourd’hui, je me suis à peu près débarrassé d’un dialogue archi-coupé fort difficile, j’ai écrit aux deux tiers une phrase pohétique, et esquissé trois mouvements de mon pharmacien, qui me faisaient à la fois beaucoup rire, et grand dégoût, tant ce sera fétide d’idée et de tournure. – J’en ai pour jusqu’à la fin du mois de juin, de cette 1re partie.

J’ai relu presque tout. Le commencement sera à récrire, ou du moins à corriger fortement, c’est lâche et plein de répétitions, je cherchais la manière qui, plus loin, est trouvée. – Ça ne m’a pas semblé long, et il y a de bonnes choses, mais par-ci, par-là certains chics pittoresques inutiles ; manie de peindre quand même, qui coupe le mouvement et quelquefois la description elle-même, et qui donne ainsi parfois un caractère étroit à la phrase. Il ne faut pas être gentil. – Il me semble du reste que les parties les plus nouvellement faites sont les meilleures. – C’est peut-être une illusion. Mais ça n’en est peut-être pas une, puisqu’à mesure que j’avance, j’ai plus de mal. – Si j’ai plus de mal, c’est que j’y vois plus loin ? On peut juger du poids d’un fardeau aux gouttes de sueur qu’il vous cause ?

Et ton drame ? Resserre bien ton plan. – Que chaque scène avance, pas de traits inutiles. – Mets de la poésie dans l’action. – Motive bien chaque entrée et chaque sortie. – Et que les vers soient roides. Pourquoi ai-je bonne opinion de ce drame ? Pourquoi ai-je le pressentiment qu’il sera reçu, applaudi ; que ce sera un succès ? Envoie-moi un plan bien détaillé. Je suis curieux de le voir. Mais comme nous nous disputerons probablement !

Je crois le conseil du grand homme bon. – 2 mille francs, après tout, sont à considérer, et en s’y prenant bien, il y a moyen de les avoir l’année prochaine. La vengeance les vaut-elle ? Note que tu ne peux publier L’Acropole tout à fait bien corrigée : ce serait différent du poème envoyé, et ils pourraient réclamer. – D’ailleurs pour que la farce leur fût amère (et je persiste là-dedans), il faudrait, l’année prochaine, gagner le prix avec une autre Acropole. Mais je comprends parfaitement que ça t’ennuie. Suis donc ta première idée. – Finis tes corrections puisque tu y es. – Puis laisse tout ça de côté, pour l’en tirer cet hiver quand il sera temps. On intéress[er]a le Philosophe, etc. !

Quelles charmantes manières que celles de l’ami Gautier ! Quel savoir-vivre ! Je doute fort que les deux premières représentations de mardi fussent vraies. Informe-t’en donc. N’y a-t-il pas là-dessous quelque blague ? On ne se soucie peut-être pas beaucoup du rapprochement ? J’ai reçu aujourd’hui du jeune homme une plaisanterie (l’annonce, dans le journal, de la mort d’un brave homme inconnu sur lequel nous avions fait des charges, en voyage, un entrefilet qu’il m’envoie dans une enveloppe de deuil et avec cachet noir). Voilà déjà deux ou trois amabilités, en peu de temps. – Qu’est-ce que tout cela veut dire ? rien du tout. – Légèreté, vanité, inconsistance d’idées, d’amour ou de haine ; et en quoi que ce soit, impuissance à suivre la ligne droite. – À propos de l’ami Théo, il me revient en tête cette phrase de Candide (c’est Martin qui parle, et de Paris) : « Je connus la canaille écrivante, la canaille cabalante, et la canaille convulsionnaire. On dit qu’il y a des gens fort polis dans cette ville-là, je le veux croire. »

Cela me fait songer aux tables tournantes (les convulsionnaires). Est-elle bête cette Edma ! Avoue que c’est fort, les tables tournantes, Ô lumières ! Ô Progrès ! Ô humanité ! Et on se moque du m[oyen] âge, de l’antiquité, du diacre Paris, de Marie Alacoque, et de la Pythonisse ! Quelle éternelle horloge de bêtises que le cours des âges ! Les sauvages qui croient dissiper les éclipses de soleil en tapant sur des chaudrons valent bien les Parisiens qui pensent faire tourner des tables en appuyant leur petit doigt sur le petit doigt de leur voisin. – C’est une chose curieuse comme l’humanité, à mesure qu’elle se fait autolâtre, devient stupide. Les inepties qui excitent maintenant son enthousiasme compensent par leur quantité, le peu d’inepties, mais plus sérieuses, devant lesquelles elle se prosternait jadis. Ô socialistes, c’est là votre ulcère ; l’idéal vous manque. Et cette matière même, que vous poursuivez, vous échappe des mains comme une onde. L’adoration de l’humanité pour elle-même et par elle-même (ce qui conduit à la doctrine de l’utile dans l’art, aux théories de salut public et de raison d’État, à toutes les injustices et à tous les rétrécissements, à l’immolation du droit, au nivellement du Beau), ce culte du ventre, dis-je, engendre du vent (passez-moi le calembour). Et il n’y a sorte de sottises que ne fasse et qui ne charme cette époque si sage. – « Ah ! moi, je ne donne pas dans le creux, dit-elle ; pauvres gens que ceux qui ont cru à l’apothéose ou au Paradis ! On est plus positif maintenant, on, etc. » Et quelle longueur de carotte pourtant avale ce bon bourgeois de siècle ! Quel nigaud ! Quel jobard ! Car la canaillerie n’empêche pas le crétinisme. – J’ai déjà assisté, pour ma part, au choléra qui dévorait les gigots que l’on envoyait dans les nuages sur des cerfs-volants, au serpent de mer, à Gaspar Hauser, au chou colossal, orgueil de la Chine, aux escargots sympathiques, à la sublime devise « liberté, égalité, fraternité », inscrite au fronton des hôpitaux, des prisons et des mairies. – À la peur des Rouges, au grand parti de l’ordre. – Maintenant nous avons « le principe d’autorité qu’il faut rétablir ». J’oubliais « les travailleurs », le savon Ponce, les rasoirs Foubert, la girafe, etc., et mettons dans le même sac tous les littérateurs qui n’ont rien écrit (et qui ont des réputations solides, sérieuses) et que le public admire d’autant plus, c’est-à-dire la moitié au moins de l’école doctrinaire, à savoir les hommes qui ont réellement gouverné la France pendant 20 ans.

Si l’on veut prendre la mesure de ce que vaut l’estime publique, et quelle belle chose c’est que « d’être montré au doigt », comme dit le poète latin, il faut sortir à Paris dans les rues le jour du Mardi Gras. Shakespeare, Goethe, Michel-Ange n’ont jamais eu 400 mille spectateurs à la fois, comme ce bœuf ! Ce qui le rapproche, du reste, du génie, c’est qu’on le met ensuite en morceaux.

Eh bien, oui, je deviens aristocrate, aristocrate enragé, sans que j’aie, Dieu merci, jamais souffert des hommes et que la vie pour moi n’ait pas manqué de coussins, où je me calais dans des coins, en oubliant les autres. Je déteste fort mes semblables et ne me sens pas leur semblable. – C’est peut-être un monstrueux orgueil, mais diable m’emporte si je ne me sens pas aussi sympathique pour les poux qui rongent un gueux que pour le gueux. Je suis sûr d’ailleurs que les hommes ne sont pas plus frères les uns aux autres que les feuilles des bois ne sont pareilles. – Elles se tourmentent ensemble, voilà tout. Ne sommes-nous pas faits avec les émanations de l’univers ? La lumière qui brille dans mon œil a peut-être [été] prise au foyer de quelque planète encore inconnue, distante d’un milliard de lieues du ventre où le fœtus de mon père s’est formé, et si les atomes sont infinis, et qu’ils passent ainsi dans les Formes comme un fleuve perpétuel roulant entre ses rives, les Pensées, qui donc les retient, qui les lie ? – À force quelquefois de regarder un caillou, un animal, un tableau, je me suis senti y entrer. Les communications entr’humaines ne sont pas plus intenses. –

D’où viennent les mélancolies historiques, les sympathies à travers siècle, etc. ? Accrochement de molécules qui tournent, diraient les épicuriens. – Oui, mais les molécules de mon corps vivant ne tournent guère, et enfin ce n’est pas parce qu’un imbécile a deux pieds comme moi, au lieu d’en avoir quatre comme un âne, que je me crois obligé de l’aimer, ou tout au moins de dire que je l’aime, et qu’il m’intéresse.

Il fut un temps où le patriotisme s’étendait à la cité. Puis le sentiment, peu à peu, s’est élargi avec le territoire (à l’inverse des culottes. C’est d’abord le ventre qui grossit). Maintenant l’idée de patrie est, Dieu merci, à peu près morte et on en est au socialisme, à l’humanitarisme (si l’on peut [s’]exprimer ainsi). Je crois que, plus tard, on reconnaîtra que l’amour de l’humanité est quelque chose d’aussi piètre que l’amour de Dieu. On aimera le Juste en soi, pour soi, le Beau pour le Beau. Le comble de la civilisation sera de n’avoir besoin d’aucun bon sentiment, ce qui s’appelle [sic]. Les sacrifices seront inutiles, mais il faudra pourtant, toujours un peu de gendarmes ! Je dis là de grandes bêtises, mais pourtant le seul enseignement à tirer du régime actuel (basé sur le joli mot vox populi, vox Dei) est que l’idée du Peuple est aussi usée que celle du roi. Que l’on mette donc ensemble la blouse du travailleur avec la pourpre du monarque, et qu’on me les jette de compagnie toutes deux aux latrines, pour y cacher conjointement leurs taches de sang et de boue. Elles en sont raides.

Adieu, comme il est tard ! Je t’embrasse partout du cœur et du corps. – Toi avec qui je me fonds et confonds. Aussi je signe toujours de ce seul mot

Ton.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit. [1er juin 1853.]

Je viens d’écrire au grand homme (la lettre partira après-demain au plus tard), ce qui n’était pas aisé à cause de la mesure que je voulais tenir. Il a fait trop de canailleries pour que je puisse lui exprimer une admiration sans réserve (ses encouragements à des médiocrités, l’Académie, son ambition politique, etc.). Et d’autre part il m’a causé tant de bonnes heures d’enthousiasme, il m’a si bien fait bander (si l’on peut s’exprimer ainsi), qu’il m’était fort difficile de me tenir juste entre la raideur et l’adulation. Je crois cependant avoir été à la fois poli et sincère (chose rare).

J’ai relu, et attentivement, tout L’Acropole trois fois. À part beaucoup de lumières, de lumineux, de rayons, d’auréoles qu’il y a dans le commencement, et le morceau des Barbares que je persiste à trouver mauvais et même inutile, c’est une forte chose, dont il n’y a pas six vers faibles. Les Panathénées m’ont ébloui ; c’est abondant et précis tout ensemble. Sois sûre que c’est bon, très bon, et qu’avec encore une semaine de travail tu fais de cela une chose achevée. Le vers est parfois superbe et il y a là un talent merveilleux à exprimer nettement, et en vers essentiellement poétiques, des idées historico-philosophiques. Écoute bien ce qui suit. Il faut prendre de suite, à ce propos, un parti et n’y plus revenir.

Veux-tu, oui ou non, reconcourir l’année prochaine ? Ta réponse : « Je verrai au mois de janvier » m’exaspère ; je t’en préviens. C’est maintenant qu’il faut se décider et prendre ses mesures d’avance, lentement et bien. Ainsi, première décision. Seconde : est-ce ce poème-là que tu veux redonner ? (l’idée du Philosophe, de redemander le manuscrit à Villemain, est excellente, et c’est ce qu’il faut faire, de quelque façon que tu te décides). Si tu veux exécuter ta vengeance (une fois le manuscrit de l’Académie détruit), il sera facile de faire L’Acropole irréprochable, je t’en réponds. Mais alors, dès que ton plan de drame sera fait, au mois de septembre je suppose, nous reverrons donc à bâtir un plan de 2e Acropole. Bouilhet, qui sera alors à Paris, t’aiderait à la confection. Réfléchis à tout cela et tâche de comprendre, chère Muse, qu’il faut toujours avoir du temps devant soi et faire de suite afin de pouvoir faire à l’aise. Ne m’objecte pas l’inspiration. Les gens comme nous, Dieu merci, doivent savoir s’en passer.

Oui, je crois au succès de ton drame. Mais, si tu le fais dans des idées heurtantes, non. Fais-le en vue du public éternel, sans allusion, sans époque, dans la plus grande généralité et il ne heurtera rien et sera plus large. Après une première réussite, tu pourras déployer tes ailes en liberté. Bouilhet est dans la même position. Les conditions de son drame le dégoûtent assez, à cause de toutes les privations qu’il faudra qu’il s’y impose. Mais il ne l’exécutera pas moins au point de vue théâtral, et pour réussir. La condition d’honnêteté, c’est le style, voilà tout. Et il faut réussir, bonne Muse, il le faut, c’est facile, ne fut-ce que pour s’imposer ensuite impérieusement.

Le rire a empêché l’indignation ; la pitié a presque attendri ma colère. Je regarde cet article de Vill[em]ain comme un hommage involontaire de la bêtise au génie. J’eusse douté de La Paysanne, que je suis maintenant convaincu de son excellence, car il n’a pu lui rien reprocher. Les vers qu’il cite comme mauvais sont des meilleurs, et le blâme d’immoralité, d’irréligion, couronne le tout ! C’est splendide. Ma mère a lu ces deux articles et en a été indignée ou plutôt scandalisée. Elle admire ce stoïcisme des poètes à se laisser déchirer et la force qu’il faut pour supporter tout cela. Du reste ces articles ne sont pas convaincus ; on y sent un parti pris, un dessous de cartes qui vous échappe. Plus une œuvre est bonne, plus elle attire la critique. C’est comme les puces qui se précipitent sur le linge blanc.

Voilà trois jours que je passe à faire deux corrections qui ne veulent pas venir. Toute la journée de lundi et de mardi a été prise par la recherche de deux lignes ! Je relis du Montesquieu, je viens de repasser tout Candide ; rien ne m’effraie.

Pourquoi, à mesure qu’il me semble me rapprocher des maîtres, l’art d’écrire, en soi-même, me paraît-il plus impraticable et suis-je de plus en plus dégoûté de tout ce que je produis ? Oh ! le mot de Goethe : « J’eusse peut-être été un grand poète, si la langue ne se fût montrée indomptable ! » Et c’était Goethe !

B[ouilhet] m’a lu tout ce que tu lui dis de Leconte ! Eh bien, cela m’a attristé. À part cette séparation au chemin de fer, que je sens et comprends, je n’admets pas le reste de l’histoire ni du bonhomme. Ces deux ans passés dans l’absorption complète d’un amour heureux me paraissent une chose médiocre. Les estomacs qui trouvent en la ratatouille humaine leur assouvissance ne sont pas larges. Si c’était le chagrin encore, bien ! Mais la joie ? Non ! non ! C’est long, deux ans passés sans le besoin de sortir d’ici, sans faire une phrase, sans se tourner vers la Muse. À quoi donc employer ses heures, quand les lèvres sont oisives ? À aimer ? à aimer ? Ces ivresses me surpassent et il y a là une capacité de bonheur et de paresse, quelque chose de satisfait qui me dégoûte. Ah ! poète, vous vous consolez dans la littérature. Les chastes sœurs viennent après madame et votre lyrisme n’est qu’un échauffement d’amour détourné. Mais il en est puni, ce brave garçon, la vie lui manque un peu dans ses vers, son cœur ne dépasse pas son gilet de flanelle et, restant tout entier dans sa poitrine, il n’échauffe point son style.

Et puis se plaindre, crier à la trahison, ne pas comprendre (et quand on est poète) cette suprême poésie du néant-vivant, de l’habit qui s’use, ou du sentiment qui fuit ! Tout cela est bien simple, pourtant. Je ne déclame pas contre ce bon Delisle, mais je dis qu’il me semble un peu ordinaire dans ses passions. Le vrai poète, pour moi, est un prêtre. Dès qu’il passe la soutane, il doit quitter sa famille.

Pour tenir la plume d’un bras vaillant, il faut faire comme les amazones, se brûler tout un côté du cœur.

Toi, tu es bien la meilleure femme du monde, et la plus candide nature. Ta proposition d’aller faire visite à cette dame n’avait pas le sens commun, tu me permettras de te dire. N’allais-tu pas plaider pour lui ? Et qu’aurais-tu répondu au premier mot, quand elle t’aurait répliqué : « De quoi vous mêlez-vous ? »

Il y a encore une chose qui m’a semblé légèrement bourgeoise dans ce même individu : « Je n’ai jamais pu voir une fille. »

Eh bien, je déclare que j’ai souvent pu, moi ! Et en fait de dégoût, tous ces gens dégoûtés me dégoûtent fort. Est-ce qu’il croyait qu’il ne pataugeait pas en plein dans la prostitution, quand il allait essuyer de son corps les restes du mari ? La petite dame, sans doute, en avait un troisième et, dans les bras de chacun des trois, pensait à un quatrième, Ô ironie des étreintes ! Mais n’importe ! comme elle n’avait pas de carte, ce bon Delisle pouvait la voir.

Je déclare que cette théorie-là me suffoque. Il y a de ces choses qui me font juger les hommes à première vue : 1° l’admiration de Béranger ; 2° la haine des parfums ; 3° l’amour des grosses étoffes ; 4° la barbe portée en collier ; 5° l’antipathie du bordel. Que j’en ai connu, de ces bons jeunes gens, nourrissant une sainte horreur des maisons publiques, et qui vous attrapaient, avec leurs soi-disant maîtresses, les plus belles chaudes-pisses du monde ! Le quartier latin est plein de cette doctrine et de ces accidents. C’est peut-être un goût pervers, mais j’aime la prostitution et pour elle-même, indépendamment de ce qu’il y a en dessous. Je n’ai jamais pu voir passer aux feux du gaz une de ces femmes décolletées, sous la pluie, sans un battement de cœur, de même que les robes des moines avec leur cordelière à nœuds me chatouillent l’âme en je ne sais quels coins ascétiques et profonds. Il se trouve, en cette idée de la prostitution, un point d’intersection si complexe, luxure, amertume, néant des rapports humains, frénésie du muscle et sonnement d’or, qu’en y regardant au fond le vertige vient, et on apprend là tant de choses ! Et on est si triste ! Et on rêve si bien d’amour ! Ah ! faiseurs d’élégies, ce n’est pas sur des ruines qu’il faut aller appuyer votre coude, mais sur le sein de ces femmes gaies.

Oui, il manque quelque chose à celui qui ne s’est jamais réveillé dans un lit sans nom, qui n’a pas vu dormir sur son oreiller une tête qu’il ne reverra plus, et qui, sortant de là au soleil levant, n’a pas passé les ponts avec l’envie de se jeter à l’eau, tant la vie lui remontait en rots du fond du cœur à la tête. Et quand ce ne serait que le costume impudent, la tentation de la chimère, l’inconnu, le caractère maudit, la vieille poésie de la corruption et de la vénalité ! Dans les premières années que j’étais à Paris, l’été, par les grands soirs de chaleur, j’allais m’asseoir devant Tortoni et, en regardant se coucher le soleil, je regardais les filles passer. Je me dévorais, là, de poésie biblique. Je pensais à Isaïe, à la « fornication des hauts lieux » et je remontais la rue de La Harpe, en me répétant cette fin de verset : « Et son gosier est plus doux que de l’huile. » Diable m’emporte si j’ai jamais été plus chaste ! Je ne fais qu’un reproche à la prostitution, c’est que c’est un mythe. La femme entretenue a envahi la débauche, comme le journaliste la poésie ; nous nous noyons dans les demi-teintes. La courtisane n’existe pas plus que le saint ; il y a des soupeuses et des lorettes, ce qui même est encore plus fétide que la grisette.

Il m’arrive dans mon intérieur une chose triste et qui me chagrine : le père Parain tombe en enfance et par moment déraisonne complètement. Ce brave homme, dont un entrain un peu fou et juvénile faisait tout le charme, est maintenant un vieillard. Son bon naturel perce ; il pleure en parlant de nous, de moi surtout et, dans ses rabâchages c’est notre fortune, mes succès futurs, le moyen de me faire ma part, et mon éloge qui reviennent sans cesse. Cela me navre. Il croit que je vais publier dans six semaines, et dix-huit volumes d’un seul coup ! etc.

Nous n’avons pas de chance ma mère et moi. La tête finit par tourner aux gens qui nous entourent. En voilà deux (Hamard et lui) qui en pètent néanmoins, que ce soit cela ou autre chose ; sans compter Du Camp, qui n’est pas revenu de son voyage avec moi très sain non plus. Qu’ai-je donc ? Je sens bien en moi de grands tourbillons, mais je les comprime. Transpire-t-il quelque chose de tout ce qu’on ne dit pas ? Suis-je un peu fou moi-même ? Je le crois. Les affections nerveuses d’ailleurs sont contagieuses et il m’a peut-être fallu une constitution d’âme robuste, pour résister à la charge que mes nerfs battaient sur la peau d’âne de mon entendement.

Pour moi, j’ai un exutoire (comme on dit en médecine). Le papier est là, et je me soulage. Mais l’humidité de mes humeurs peut filtrer au-dehors et, à la longue, faire mal. Il faut qu’il y ait quelque chose de vrai là-dedans.

Pourquoi un phrénologue m’a-t-il dit que j’étais fait pour être un dompteur de bêtes féroces ? et un autre, que je devais magnétiser ? Pourquoi tous les fous et tous les crétins me suivent-ils sur les talons, comme des chiens (expérience que j’ai renouvelée plusieurs fois), etc. « Il ne vous arrivera rien de fâcheux, me dit M. Jorche (drogman du consulat) à la première visite que je lui fis en arrivant à Alexandrie. – Pourquoi ? – Parce que vous avez l’œil oriental. – Comment ? – Oui, le regard drôle, ils aiment ces figures-là. »

Adieu, toi qui as le goût des fous, des crétins, des bêtes féroces et des Arabes, et qui m’aimes. Ce mot d’Arabes me fait penser au trésor des houris. Je t’embrasse. Allons, ranime-toi. Tu m’as l’air bien sombre depuis quelque temps. Établis carrément le plan de ton drame et envoie-le-moi. Mille baisers encore.

Edma, dimanche dernier, n’avait pas encore répondu à la lettre des tables tournantes dont tu as lu la copie. T’aperçois-tu qu’il y a un vent de folie générale ? L’idée du Philosophe à Charenton m’a bien fait rire. Quelle jolie fin à l’éclectisme !

À VICTOR HUGO

Croisset, 2 juin 1853.

Je crois, Monsieur, devoir vous avertir de ceci :

Votre envoi, à la date du 27 avril, m’est arrivé fort endommagé ; l’enveloppe avait été déchirée en plusieurs places, et quelques mots de votre écriture se trouvaient à découvert. La seconde enveloppe (à l’adresse de Mme C.) avait été arrachée sur les bords, et l’on pouvait apercevoir de son contenu, à savoir deux autres lettres et une feuille d’impression.

Est-ce la douane qui a ouvert le paquet pour y surprendre quelque dentelle ? Mais cette hypothèse me paraissant un peu niaise, il faut donc reporter l’indiscrétion sur le compte des sauveurs de la société. Or, si vous avez, Monsieur, quelque chose d’important à me transmettre, le moyen suivant serait, je crois, le plus sûr : je connais à Londres une famille de bons marchands, auxquels vous pourriez, de Jersey même, adresser vos lettres. Ils décachetteraient cette première enveloppe (à leur nom), puis couvriraient la seconde (au mien) d’une autre qui porterait ainsi leur écriture anglaise et le timbre de Londres. Les envois de Mme C. suivraient par mon intermédiaire le même chemin.

Le second paquet, du mois de mai (voie du Havre), m’est arrivé intact.

Cependant vous me permettrez, Monsieur, de vous remercier pour tous vos remerciements et de n’en accepter aucun. L’homme qui, dans ma vie restreinte, a tenu la plus large place, et la meilleure, peut bien attendre de moi quelque service, puisque vous appelez cela des services !

La pudeur que l’on a à exposer soi-même toute passion vraie m’empêche, malgré l’exil, de vous dire ce qui m’attache à vous. C’est la reconnaissance de tout l’enthousiasme que vous m’avez causé. Mais je ne veux pas m’empêtrer dans des phrases qui en préciseraient mal l’étendue.

Personnellement, déjà, je vous ai vu ; nous nous sommes rencontrés quelquefois, vous m’ignorant, et moi vous considérant. C’était dans l’hiver de 1844, chez ce pauvre Pradier, de si gracieuse mémoire ! On était là cinq ou six, on buvait du thé, et l’on jouait au jeu de l’oie ; je me rappelle même votre grosse bague d’or, sur laquelle est gravé un lion rampant, et qui servait d’enjeu.

Vous avez depuis compromis d’autres enjeux, en des facéties plus terribles. Mais la patte du lion y était toujours. Il en porte au front la cicatrice, et les siècles le reconnaîtront à cette marque rouge, quand il défilera dans l’histoire.

Pour vous, du reste, qui sait ? Les faiseurs d’esthétique, dans l’avenir, remercieront peut-être la Providence de cette monstruosité, de cette consécration. Car ce qui complète la Vertu, n’est-ce pas le martyre ? Ce qui grandit encore la grandeur, n’est-ce pas l’outrage ? Et il ne vous aura rien manqué, ni du dedans, ni du dehors.

Recevez donc, Monsieur, avec l’hommage de toute mon admiration pour votre génie, l’assurance de tout mon dévouement pour votre personne.

GUST[AVE] FLAUBERT.

(Mme Farmer, Upper Holloway Manor road, n° 5.
London.)

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi soir, minuit.
[2 juin 1853.]

Mille pardons, bonne Muse, j’ai oublié hier de te parler et de te remercier de ta pièce sur Vétheuil. Quand je prends le papier avec toi, le premier mot entraîne l’autre et j’oublie souvent le plus important de ce que je voulais te dire. Merci donc du cadeau ; il m’a fait bien plaisir. Je ne l’ai pas montré à Bouilhet dimanche. J’ai égoïstement gardé tout pour moi, et puis tu m’y dis de ces choses dont ma pudeur a à rougir. Ce milieu, il faudra le changer pour rendre la pièce présentable aux autres. Les vers, du reste, y sont moins bons. Mais il faudrait bien peu de chose pour rendre le début superbe. J’aime beaucoup ces vers-là :

 

Les peupliers dans l’air, etc.

Une senteur d’encens tombait du mur glacé !

 

Fais-moi donc une pièce toute en vers de cette force-là !!! et tu pourras aller avec n’importe qui ! Quelle drôle d’organisation tu as ! Tu parles « de force de la nature », mais ta force intellectuelle, à toi, opère par les mêmes procédés, et tu produis des navets et des oranges avec la même naïveté !

Quand tu voudras, lorsque nous nous reverrons, nous examinerons cette pièce, qui est d’un sentiment large et qu’on peut rendre belle.

Pour ton forçat, puisque tu n’y peux rien, il n’y a rien à répondre.

Quant au sieur Pascal Augé, auteur du type du jour, il m’a l’air bon. Je peux, ces vacances, si je vais à Trouville, prendre des informations sur lui, si ça t’amuse et si j’y pense.

La semaine a été mauvaise ; je suis d’un sombre funèbre, harassé, ennuyé. Ces corrections, que j’ai enfin faites, mais mal faites, m’embêtent. Il n’y a rien de pis pour moi que de corriger. J’écris si lentement que tout se tient et, quand je dérange un mot, il faut quelquefois détraquer plusieurs pages. Les répétitions sont un cauchemar. Et puis tout ce qui me reste encore à faire m’épouvante, quand je songe que j’en ai encore pour des mois ! Comme c’est long, c’est long !

Pour en être arrivé au point où je croyais être lors de notre dernière entrevue, il me faut encore un bon mois. Juge du reste !

Bouilhet va bien, lui. Ses Fossiles seront une grande chose. Il est en progrès évident. Jamais il n’a été si crâne de forme, ni si élevé d’idées. Mais moi je ne suis pas brillant. Ce sujet bourgeois m’abrutit. Je me sens de mon Homais. Ce sera un joli tour de force, je le sais, mais j’ai peur quelquefois de m’y casser les reins, ou, du moins, il me semble qu’ils faiblissent.

Ah ! quand donc pourrai-je écrire en toute liberté un sujet Pohétique ? Car le style à moi, qui m’est naturel, c’est le style dithyrambique et enflé :

 

Je suis un des gueulards au désert de la vie.

 

Adieu, ma poète chérie. Mille bons baisers et courage.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de lundi, minuit et demi.
[6 juin 1853.]

Je porterai moi-même, demain matin, cette lettre à la poste. Il faut que j’aille à Rouen pour un enterrement, celui de Mme Pouchet, la femme d’un médecin, morte avant-hier dans la rue, où elle est tombée de cheval, près de son mari, frappée d’apoplexie. Quoique je ne sois guère sensible aux malheurs d’autrui, je le suis à celui-là. Ce Pouchet est un brave garçon, qui ne fait aucune clientèle et s’occupe exclusivement de zoologie où il est très savant. Sa femme, Anglaise fort jolie et d’excellentes façons, l’aidait beaucoup dans ses travaux. Elle dessinait pour lui, corrigeait ses épreuves, etc. Ils avaient fait des voyages ensemble, c’était un compagnon. Le pauvre homme est complètement sourd et peu gai naturellement. Il aimait beaucoup cette femme. L’abandon qu’il va avoir, comme le déchirement qu’il a eu, sera atroce. Bouilhet, qui demeure en face d’eux, a vu son cadavre ramené en fiacre et le fils qui descendait la mère, un mouchoir sur la figure. Au même moment où elle entrait ainsi chez elle, les pieds devant, un commissionnaire apportait une botte de fleurs qu’elle avait commandée le matin. Ô Shakespeare !

Il y a de l’égoïsme dans le fond de toutes nos commisérations et ce que je sens pour ce pauvre mari, brave homme du reste, et qui portait à mon père une vraie vénération de discipline [sic], vient d’un retour que je fais sur moi. Je pense à ce que j’éprouverais si tu mourais, pauvre Muse, si je ne t’avais plus. Non, nous ne sommes pas bons ; mais cette faculté de s’assimiler à toutes les misères et de se supposer les ayant est peut-être la vraie charité humaine. Se faire ainsi le centre de l’humanité, tâcher enfin d’être son cœur général où toutes les veines éparses se réunissent,… ce serait à la fois l’effort du plus grand homme et du meilleur homme ? Je n’en sais rien. Comme il faut du reste profiter de tout, je suis sûr que ce sera demain d’un dramatique très sombre et que ce pauvre savant sera lamentable. Je trouverai là peut-être des choses pour ma Bovary. Cette exploitation à laquelle je vais me livrer, et qui semblerait odieuse si on en faisait la confidence, qu’a-t-elle donc de mauvais ? J’espère faire couler des larmes aux autres avec ces larmes d’un seul, passer ensuite à la chimie du style. Mais les miennes seront d’un ordre de sentiment supérieur. Aucun intérêt ne les provoquera et il faut que mon bonhomme (c’est un médecin aussi) vous émeuve pour tous les veufs. Ces petites gentillesses-là, du reste, ne sont pas besogne neuve pour moi et j’ai de la méthode en ces études. Je me suis moi-même franchement disséqué au vif en des moments peu drôles. Je garde dans des tiroirs des fragments de style cachetés à triple cachet et qui contiennent de si atroces procès-verbaux que j’ai peur de les rouvrir, ce qui est fort sot du reste, car je les sais par cœur.

Mais parlons de nous. Donc encore un échec, pauvre amie ! Cela m’a assez vexé, mais moins que pour L’Acropole, je l’avoue, car j’avais moins d’espoir. La première lecture n’est pas si loin qu’ils ne s’en soient rappelés et, ayant refusé une première fois, ils se devaient (toujours en vertu du respect qu’on se doit à soi-même) de refuser une seconde fois. Patience, tu auras ton jour et, après ton drame, tu feras ce que tu voudras. Mais, encore une fois, fais ton drame jouable, et tu sais ce que j’entends par là. J’aurais bien voulu être à Paris, le soir de cet insuccès, pour t’embrasser tendrement et prendre dans mes mains ta belle et bonne tête dont je sais apprécier, moi, les lignes et les casiers.

Non ! ce qui embête le plus profondément, ce n’est pas de ne pas être applaudi, ni compris, mais de voir les imbéciles applaudis, exaltés. Il y a dans le numéro d’hier de l’Athenaeum, une pièce de vers de Dufaï à la louange de Jasmin et de Monsieur et Madame Ancelot ! Quels vers ! Ils rappellent tout à fait les vers-charge de Molière. Ce bon Dufaï ! qui fait des épîtres en l’honneur de Jasmin et faisait des satires contre Hugo ! À propos d’Hugo, la Revue de Paris se signale. L’article de Pichat sur lui est de fond honnête, quoiqu’il y eût mieux à dire ; mais enfin l’intention est bonne. Cet article est probablement pour racheter ceux de Castille (dans le prochain numéro le Philosophe y passera). Ces gaillards-là nagent en eau trouble. Pourquoi est-ce que je crois que dans cet article sur le Philosophe il y aura des petites allusions offensives à ton endroit ? Ça m’étonnerait que ça n’y fût pas et, au fond, si ça ne va pas trop loin, j’en serai presque content. Ce sera ça de plus ! et un élargissement au fossé qui n’est pas prêt de se reboucher du reste. Je suis long à prendre des déterminations, à quitter des habitudes. Mais quand les pierres, à la fin, me tombent du cœur, elles restent pour toujours à mes pieds et aucune force humaine ensuite, aucun levier n’en peut plus remuer les ruines. Je suis comme le temple de Salomon, on ne peut plus me rebâtir.

Bouilhet avait recommandé à D[u Camp] La Paysanne et Delisle dans la même lettre, l’un et l’autre ensemble, « pour n’avoir pas l’air », comme on dit.

Vois-tu, si c’est moi qui suis chargé prochainement de transmettre à Pichat les remerciements du grand homme, ce sera étrange. Une chose m’a ennuyé, c’est que cet article lui dit (et plus longuement) ce que je lui dis moi-même. Voilà ce que c’est d’écrire n’importe quoi, quand on n’a pas les coudées franches. On est également faibles. La politique a retenu Pichat, comme moi la peur d’être grossier ou adulateur. Quelles bien meilleures choses j’eusse dites dans un livre !

Tu me parles de lire je ne sais quel numéro de la Revue des Deux Mondes. « Je n’ai pas le temps de me tenir au courant » (phrase de mon brave professeur d’histoire Chéruel). Deux heures aux langues, huit au style, et le soir, dans mon lit, une heure encore à lire un classique quelconque. Je trouve que c’est raisonnable. Ah ! que je voudrais avoir le temps de lire ! Que je voudrais faire un peu d’histoire, que je dévore si bien, et un peu de philosophie, qui m’amuse tant ! Mais la lecture est un gouffre ; on n’en sort pas. Je deviens ignorant comme un pot. Qu’importe ! Il faut racler la guitare et c’est dur, c’est long.

C’est une chose, toi, dont il faut que tu prennes l’habitude, que de lire tous les jours (comme un bréviaire) quelque chose de bon. Cela s’infiltre à la longue. Moi je me suis bourré à outrance de La Bruyère, de Voltaire (les contes) et de Montaigne. Ce qui a amené B[ouilhet] à son vers de Melænis, c’est le latin, sois-en sûre. Personne n’est original au sens strict du mot. Le talent, comme la vie, se transmet par infusion et il faut vivre dans un milieu noble, prendre l’esprit de société des maîtres. Il n’y a pas de mal à étudier à fond un génie complètement différent de celui qu’on a, parce qu’on ne peut le copier. La Bruyère, qui est très sec, a mieux valu pour moi que Bossuet dont les emportements m’allaient mieux. Tu as le vers souvent philosophique ou vide, coloré à outrance et un peu empêtré. Lis, relis, dissèque, creuse La Fontaine qui n’a aucune de ces qualités ni de ces défauts. Je n’ai pardieu pas peur que tu fasses des fables.

Oh ! comme il me tarde que nous ayons ensemble de bons loisirs ! Quelles lectures nous ferons ! Quelles bosses d’Art ? Ne me dis plus que je mets à notre séparation un entêtement sauvage, un parti pris acharné. Crois-tu que je m’amuserais à nous faire souffrir, si je n’en sentais pas le besoin, la nécessité ? Il faut que mon livre se fasse, et bien, ou que j’en crève. Après, je prendrai un genre de vie autre. Mais ce n’est pas au milieu d’une œuvre si longue qu’on peut se déranger. Je n’écrirai jamais bien à Paris, je le sais. Mais j’y peux préparer mon travail, et c’est ce que je ferai les mois d’hiver que j’y passerai. Il me faut, pour écrire, l’impossibilité (même quand je le voudrais) d’être dérangé.

Cet Énault qui va en Orient ! C’est à dégoûter de l’Orient. Quand je pense qu’un pareil monsieur va pisser sur le sable du désert ! et à coup sûr (lui aussi) publier un voyage d’Orient ! Eh bien, moi aussi, j’en ferai, de l’Orient (dans dix-huit mois), mais sans turban, pipes ni odalisques, de l’Orient antique. Et il faudra que celui de tous ces barbouilleurs-là soit comme une gravure à côté d’une peinture. Voilà en effet le conte égyptien qui me trotte dans la tête. J’ai peur seulement qu’une fois dans les notes je ne m’arrête plus et que la chose ne s’enfle. J’en aurais encore pour des années ! Eh bien, après, qu’est-ce que ça fait, si ça m’amuse et que ce soit bon plus tard ? Au fond, c’est fort bête de publier.

Bouilhet m’a apporté hier le volume de La Caussade. C’est une canaille (d’après sa préface), et je plains Leconte, – car je ne veux pas l’appeler Delisle, ce brave garçon-là ! – Une réflexion esthétique m’est surgie de ce vol[ume] : combien peu l’élément extérieur sert ! Ces vers-là ont été faits sous l’équateur et l’on n’y sent pas plus de chaleur ni de lumière que dans un brouillard d’Écosse. C’est en Hollande seulement et à Venise, patrie des brumes, qu’il y a eu de grands coloristes ! Il faut que l’âme se replie.

Voilà ce qui fait de l’observation artistique une chose bien différente de l’observation scientifique : elle doit surtout être instinctive et procéder par l’imagination, d’abord. Vous concevez un sujet, une couleur, et vous l’affermissez ensuite par des secours étrangers. Le subjectif débute. Mais ce La Caussade est bête comme tout ; et ce qui n’est pas peu dire, car tout est bien bête.

La pièce de Leconte à Me C*** est la redite, et moins bonne, de Dies irae. Ce que j’en aime, c’est le commencement et la fin. Le milieu est noyé. Ses plans généralement sont trop ensellés, comme on dirait en termes de maquignons ; l’échine de l’idée fléchit au milieu, ce qui fait que la tête porte au vent. Il donne aussi, je trouve, un peu trop dans l’idée forte, dans la grande pensée. Pour un homme qui aime les Grecs, je le trouve peu humain, au sens psychologique. Voilà pour le moral. Quant au plastique, pas assez de relief. Mais en somme je l’aime beaucoup ; ça m’a l’air d’une haute nature. Je ne pense pas du reste que nous [nous] liions beaucoup ensemble, j’entends B[ouilhet] et moi. Il nous trouvera trop canailles, c’est-à-dire pas assez en quête de l’idée, et nous lâchera là, comme mon jeune Crépet qui n’est pas revenu nous voir. Je l’avais du reste reçu franchement, d’une façon déboutonnée et entière, afin de ne pas le tromper.

Il y a une chose que j’aime beaucoup en M. Leconte, c’est son indifférence du succès. Cela est fort et prouve en sa faveur plus que bien des triomphes. Comme Mme Didier est médiocre ! Quel gâteau de Savoie que son style ! C’est lourd et prétentieux tout ensemble. Quelle petite cuisine ! Bonne histoire que celle des Anglaises avec Lamartine ! « Encore une illusion ! », comme dirait iceluy barde.

Je viens de relire Grandeur et décadence des R[omains], de Montesquieu. Joli langage ! joli langage. Il y a par-ci par-là des phrases qui sont tendues comme des biceps d’athlète, et quelle profondeur de critique ! Mais je répète encore une fois que jusqu’à nous, jusqu’aux très modernes, on n’avait pas l’idée de l’harmonie soutenue du style. Les qui, les que enchevêtrés les uns dans les autres reviennent incessamment dans ces grands écrivains-là. Ils ne faisaient nulle attention aux assonances, leur style très souvent manque de mouvement, et ceux qui ont du mouvement (comme Voltaire) sont secs comme du bois. Voilà mon opinion. Plus je vais, moins je trouve les autres, et moi aussi, bons.

Adieu, il est deux heures passées ; il faut que je me lève à sept. Mille tendres baisers partout.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 h[eure].
[11 juin 1853.]

Qu’arrive-t-il donc, bonne Muse ? Pas une seule lettre de toi, cette semaine ! Se sont-elles égarées ? Es-tu malade ? Je ne sais que penser. Ces douleurs au cœur, dont tu te plains de temps à autre, m’inquiètent.

J’ai reçu ce matin un vol[ume] de la R[evue] Britannique et un n° du Journal des affiches de Londres, avec l’adresse mise par toi. Je m’attendais à une lettre, rien. Je serai bien dupe demain si la journée se passe ainsi, et il me tarde que la nuit soit passée, et d’être à dix heures.

Nous avons jeudi dit adieu au père Parain. Son gendre est venu le chercher. Ce jour du départ, il était plus mal que les autres et tout à fait perdu. La nuit, il s’était relevé à deux heures, avait ouvert les portes, s’était promené sur le quai, etc. Pauvre bonhomme ! c’est peut-être la dernière fois que je l’ai vu. – Il m’aimait d’une façon canine et exclusive ! Si j’ai jamais quelque succès, je le regretterai bien. – Un article de journal l’aurait suffoqué, et les applaudissements même d’un salon fait crever de joie.

La semaine a été assez funèbre : ce départ, l’enterrement de Mme Pouchet, et pas de lettre de toi.

Malgré cela j’ai travaillé passablement. Je viens de sortir d’une comparaison soutenue qui a d’étendue près de deux pages. C’est un morceau, comme on dit, ou du moins je le crois. Mais peut-être est-ce trop pompeux pour la couleur générale du livre et me faudra-t-il plus tard la retrancher. Mais, physiquement parlant, pour ma santé, j’avais besoin de me retremper dans de bonnes phrases pohétiques. L’envie d’une forte nourriture se faisait sentir, après toutes ces finasseries de dialogues, style haché, etc., et autres malices françoises dont je ne fais pas, quant à moi, un très grand cas, qui me sont fort difficiles à écrire, et qui tiennent une grande place dans ce livre. Ma comparaison, du reste, est une ficelle, elle me sert de transition, et par là rentre donc dans le plan.

J’ai reçu hier une lettre de Paris. Elle m’est adressée par un médecin français qui m’a reçu dans la Haute-Égypte, à Siout. Il vient à Paris passer sa thèse, et me demande, d’un ton très cérémonieux, ma protection, c’est-à-dire des recommandations. Je crois que ce brave homme, qui nous a traités là-bas cordialement, a eu le nez cassé chez Maxime. – Il se plaint à moi de n’avoir pas trouvé son adresse et il m’écrit la bonne adresse. Voilà bien là le gentleman ! Force protestations ! Et à l’heure du service, serviteur ! – Je me rappellerai toujours qu’il avait promis de but en blanc à Joseph de lui acheter un fonds de gargote en Toscane.

Ces deux articles que tu m’envoies sont le commencement. – Fais ton drame, n’aie pas peur, courage, tu verras.

***

Quant à moi il n’y a qu’une seule chose qui m’effraye, c’est ma lenteur. Je crèverai que je n’aurai pas balbutié la moitié de ma pensée.

Adieu, je t’embrasse, écris-moi donc. Tout à toi, encore mille tendresses. Ton.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir, 1 h[eure].
[12 juin 1853.]

Deux mots seulement, quoiqu’il soit bien tard et que je sois bien fatigué. Je t’écrirai demain ou après-demain soir. J’ai dévoré ton énorme paquet de ce matin et, si je t’eusse eue là, je t’eusse aussi, toi-même, dévorée de caresses. Qui m’expliquera pourquoi cette lettre m’a causé au cœur une sorte de priapisme sentimental ? L’exhibition de la plus luxueuse nudité ne procure pas à la chair plus d’attirement que le récit de tout cela n’en a fait à ma pensée. – J’ai senti ce matin que je t’aimais plus pour toutes ces misères. – Quel dommage que je n’aie pas été à Paris ! Je te l’aurais mené ton M. Lacroix. Il faut que Delisle le bâtonne, et rien de plus. – Toutes ces punaises-là doivent être écrasées du pied et non de la main. J’espère bien à quelque jour me donner ce plaisir, quand je les rencontrerai sur mon chemin.

B[ouilhet] a été presque malade, cet après-midi, de la tristesse, du découragement, du dégoût que ce récit lui a causé.

***

Comme Ferrat y est beau ! et le Capitaine toujours gentilhomme ! Mais vous êtes en bon chemin. Il faut avoir une rétractation franche, complète, explicite.

***

Par une singulière coïncidence, B[ouilhet], cette semaine, a sous sa porte, à l’entrée de sa rue, foutu ce qui s’appelle une pile à un porteur d’eau. Tout le quartier était en rumeur.

 

P.-S. – Le porteur d’eau avait même ses crochets.

Adieu, bonne chère Muse, tâche de te raffermir, imite ce bon Delisle qui m’a l’air d’un stoïque. Ce garçon-là me va tout à fait par ce que je sais de son caractère, de sa conduite, de ses intentions, de ses aspirations – et de ses œuvres.

Encore mille baisers. À toi, tout ton.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de mardi, 1 heure.
[14 juin 1853.]

Me sentant ce matin en grande humeur de style, j’ai, après ma leçon de géographie à ma nièce, empoigné ma Bovary et j’ai esquissé trois pages dans mon après-midi, que je viens de récrire ce soir. Le mouvement en est furieux et plein. J’y découvrirai sans doute mille répétitions de mots qu’il faudra ôter. À l’heure qu’il est, j’en vois peu. Quel miracle ce serait pour moi d’écrire maintenant seulement deux pages dans une journée, moi qui en fais à peine trois par semaine ! Lors du Saint Antoine, c’est pourtant comme cela que j’allais ; mais je ne me contente plus de ce vin. Je le veux à la fois plus épais et plus coulant. N’importe, je crois que cette semaine m’avancera et que, dans quinze jours à peu près, je pourrai lire à Bouilhet tout ce commencement (cent vingt pages). S’il marche bien, ce sera un grand encouragement et j’aurai passé sinon le plus difficile, du moins le plus ennuyeux. Mais que de retards ! Je n’en suis pas encore au point où je croyais être pour notre dernière entrevue à Mantes.

Quels sots et violents tracas tu as eus cette semaine passée, pauvre chère amie ! Sur de pareilles merdes qui nous viennent se déposer à nos pieds, le mieux qu’il y a à faire, c’est de passer de suite l’éponge et de n’y plus songer. Mais si tu tiens le moins du monde à ce que le sieur Lacroix ou le grand Sainte-Beuve reçoivent quelque chose sur la figure ou autre part, tu n’as qu’à me le dire. C’est une commission dont je m’acquitterais avec empressement à mon prochain voyage à Paris, par manière de passe-temps, entre deux courses. Mais ne pouvais-tu, du premier mot, mettre ce Lacroix à la porte ? À quoi bon discuter, répliquer, se passionner ? Tout cela est bien facile à dire de sang-froid, n’est-ce pas ? C’est que c’est toujours ce maudit élément passionnel qui nous cause tous nos ennuis. Quel grand mot que celui de La Rochefoucauld : « L’honnête homme est celui qui ne s’étonne de rien. » Oui, il faut se brider le cœur, le tenir en laisse comme un bouledogue enragé et ensuite le lâcher tout d’un bond dans le style, au moment opportun. Cours, mon vieux, cours, aboie fort et prends au ventre. Ce que ces drôles-là ont de supérieur sur nous, c’est la patience. Ainsi dans cette histoire, Lacroix, par sa ténacité de couardise, va lasser Delisle. Celui-ci finira par s’embêter de tout cela et quittera la partie, et le Jeune irrité (tout Sainte-Beuve est dans ce mot) n’aura eu en définitive ni épée dans la bedaine, ni coup de pied au cul, et il recommencera en sourdine ses machinations, comme dirait Homais.

Tu t’étonnes d’être en butte à tant de calomnies, d’attaques, d’indifférence, de mauvais vouloir. Plus tu feras bien, plus tu en auras. C’est là la récompense du bon et du beau. On peut calculer la valeur d’un homme d’après le nombre de ses ennemis et l’importance d’une œuvre au mal qu’on en dit. Les critiques sont comme les puces, qui vont toujours sauter sur le linge blanc et adorent les dentelles. Ce blâme envoyé par Sainte-Beuve à La Paysanne me confirmerait plus dans l’excellence de La Paysanne que les éloges du grand Hugo. On donne des éloges à tout le monde, mais le blâme, non. Qu’est-ce qui a jamais fait la parodie du médiocre ?

À propos de Hugo, je ne crois pas qu’il soit temps de lui écrire. Tu as mis à lui répondre un mois. Notre paquet est parti il n’y a pas quinze jours. Il faut au moins encore attendre autant. Pourvu qu’on ne l’ait pas saisi ! Toutes les précautions ont été prises pourtant. Ma mère a écrit l’adresse elle-même.

Qu’est-ce que veut donc dire cette phrase dans ta lettre de ce matin, en parlant de Delisle : « Je crois que je m’étais trompée sur mon impression d’hier » ? Les mots des bourgeois de Chartres à Préault sont bons. T’ai-je dit celui d’un curé de Trouville, auprès de qui je dînais un jour ? Comme je refusais du champagne (j’avais déjà bu et mangé à tomber sous la table, mais mon curé entonnait toujours), alors il se tourna vers moi et, avec un œil ! quel œil ! un œil où il y avait de l’envie, de l’admiration et du dédain tout ensemble, il me dit en levant les épaules : « Allons donc ! vous autres jeunes gens de Paris qui, dans vos soupers fins, sablez le champagne, quand vous venez ensuite en province, vous faites les petites bouches. » Et comme il y avait de sous-entendus, entre le mot soupers fins et celui de sablez, ceux-ci : avec des actrices ! Quels horizons ! Et dire que je l’excitais, ce brave homme. Et, à ce propos, je vais me permettre une petite citation :

« Allons donc ! fit le pharmacien en levant les épaules, les parties fines chez le traiteur ! les bals masqués ! le champagne ! tout cela va rouler, je vous assure.

— Moi, je ne crois pas qu’il se dérange, objecta Bovary.

— Ni moi non plus, répliqua vivement M. Homais, quoiqu’il lui faudra pourtant suivre les autres, au risque de passer pour un jésuite. Et vous ne savez pas la vie que mènent ces farceurs-là, dans le quartier latin, avec des actrices ! Du reste, les étudiants sont fort bien vus à Paris. Pour peu qu’ils aient quelque talent d’agrément, on les reçoit dans les meilleures sociétés, et il y a même des dames du faubourg Saint-Germain qui en deviennent amoureuses, ce qui leur fournit, par la suite, les occasions quelquefois de faire de très beaux mariages. »

En deux pages j’ai réuni, je crois, toutes les bêtises que l’on dit en province sur Paris, la vie d’étudiant, les actrices, les filous qui vous abordent dans les jardins publics, et la cuisine de restaurant « toujours plus malsaine que la cuisine bourgeoise ».

Cette raideur dont m’accuse Préault m’étonne. Il paraît du reste que, quand j’ai un habit noir, je ne suis plus le même. Il est certain que je porte alors un déguisement. La physionomie et les manières doivent s’en ressentir. L’extérieur fait tant sur l’intérieur ! C’est le casque qui moule la tête ; tous les troupiers ont en eux la raideur imbécile de l’alignement. Bouilhet prétend que j’ai, dans le monde, l’air d’un officier habillé en bourgeois. Foutu air ! Est-ce pour cela que l’illustre Turgan m’avait surnommé « le major » ? Il soutenait aussi que j’avais l’air militaire. On ne peut pas me faire de compliment qui me soit moins agréable. Si Préault me connaissait, probablement au contraire qu’il me trouverait trop débraillé, comme ce bon Capitaine. Mais que Ferrat a dû être beau, avec sa « bonne furie méridionale » ! Je le vois de là gasconnant ; c’est énorme ! Tu parles de grotesque ; j’en ai été accablé à l’enterrement de Mme Pouchet. Décidément le bon Dieu est romantique ; il mêle continuellement les deux genres. Pendant que je regardais ce pauvre Pouchet qui se tordait debout comme un roseau au vent, sais-tu ce que j’avais à côté de moi ? Un monsieur qui m’interrogeait sur mon voyage : « Y a-t-il des musées en Égypte ? Quel est l’état des bibliothèques publiques ? » (textuel). Et comme je démolissais ses illusions, il était désolé. « Est-il possible ! Quel malheureux pays ! Comment la civilisation ! » etc. L’enterrement étant protestant, le prêtre a parlé en français sur le bord du trou. Mon monsieur aimait mieux ça… « Et puis, le catholicisme est dénué de ces fleurs de rhétorique. » Ô humains, ô mortels ! Et dire qu’on est toujours dupe, qu’on a beau se croire inventif, que la réalité vous écrase toujours. J’allais à cette cérémonie avec l’intention de m’y guinder l’esprit à faire des finesses, à tâcher de découvrir de petits graviers, et ce sont des blocs qui me sont tombés sur la tête ! Le grotesque m’assourdissait les oreilles et le pathétique se convulsionnait devant mes yeux. D’où je tire (ou retire plutôt) cette conclusion : Il ne faut jamais craindre d’être exagéré. Tous les très grands l’ont été, Michel-Ange, Rabelais, Shakespeare, Molière. Il s’agit de faire prendre un lavement à un homme (dans Pourceaugnac) ; on n’apporte pas une seringue ; non, on emplit le théâtre de seringues et d’apothicaires. Cela est tout bonnement le génie dans son vrai centre, qui est l’énorme. Mais pour que l’exagération ne paraisse pas, il faut qu’elle soit partout continue, proportionnée, harmonique à elle-même. Si vos bonshommes ont cent pieds, il faut que les montagnes en aient vingt mille. Et qu’est-ce donc que l’idéal, si ce n’est ce grossissement-là ?

Adieu, mille bons baisers, travaille bien ; vois seulement les amis, monte dans la tour d’ivoire et advienne que pourra.

Encore un baiser. À toi.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi, minuit. [20 juin 1853.]

Tu as donc encore eu des ennuis cette semaine, pauvre chère Muse, encore ! « Encore le Crocodile. » Mais laisserons-nous donc toujours notre manteau se déchirer par les rats ! Les punaises s’insinuent à la longue dans les joints du cœur. Prends garde, il en retient le goût et les petites misères rapetissent. Laisse là les Énault et autres ! Qu’est-ce que ça te fait son salut, après tout ? Fouts-moi toutes ces canailles-là à la porte quand ils se présentent, très bien ! Mais ils ne méritent de toi pas même un battement de cœur de colère, car pas un seul brin de leur barbe ne vaut un seul de tes cheveux, sois-en sûre, et les contractions de leur vengeance, faisant saillie en petits articles, en petites calomnies, etc., n’auront jamais la consistance et la persistance de ta musculature poétique. La tour d’ivoire, la tour d’ivoire ! et le nez vers les étoiles ! Cela m’est bien facile à dire, n’est-ce pas ? Aussi, dans toutes ces questions-là, j’ose à peine parler. On peut me répondre : Ah ! vous, vous avez vos petits revenus, mon gros bonhomme, et n’avez besoin de personne. Je le sais, et j’admire ceux qui valent autant que moi et mieux que moi, et qui souffrent et sur qui on piétine. Il y a des jours où l’idée de tout ce mal qui s’attaque aux bons m’exaspère. La haine que je vois partout, portée à la poésie, à l’Art pur, cette négation complexe du Vrai me donne des envies de suicide. On voudrait crever, puisqu’on ne peut faire crever les autres, et tout suicide est peut-être un assassinat rentré. Cette histoire d’Énault, d’Edma et la misère de ce pauvre Leconte (surtout) nous ont beaucoup attristés hier. Pauvre et noble garçon ! Le succès, les compliments, la considération, l’argent, l’amour des femmes et l’admiration des hommes, tout ce que l’on souhaite enfin est, à des degrés différents, pour les médiocres (depuis Scribe jusqu’à Énault). Ce sont les Arsène Houssaye et les Du Camp qui trouvent le moyen de faire parler d’eux. Ce que j’admire, c’est que ceux-là même (Houssaye par exemple) sont, au point de vue de l’amusement, bassement embêtants. Les Symboles et paradoxes sont aussi fastidieux pour un bourgeois que le serait Saint Antoine. Eh bien n’importe ! Ils ont tant crié, imprimé, réclamé, que le bourgeois les connaît et les achète. Pauvre Leconte ! C’est de toi l’idée qu’il viendrait à Rouen ? Qu’il ne fasse pas cela ! Il n’y resterait pas huit jours. Mieux vaut s’expatrier en Californie. Quand on est à Paris, il faut y rester, je crois, sous peine de n’y jamais revenir. En sortir est s’avouer vaincu.

Je crois que les souffrances de l’artiste moderne sont, à celles de l’artiste des autres temps, ce que l’industrie est à la mécanique manuelle. Elles se compliquent maintenant de vapeurs condensées, de fer, de rouages. Patience, quand le socialisme sera établi, on arrivera en ce genre au sublime. Dans le règne de l’égalité, et il approche, on écorchera vif tout ce qui ne sera pas couvert de verrues. Qu’est-ce que ça fout à la masse, l’Art, la poésie, le style ? Elle n’a pas besoin de tout ça. Faites-lui des vaudevilles, des traités sur le travail des prisons, sur les cités ouvrières et les intérêts matériels du moment, encore. Il y a conjuration permanente contre l’original, voilà ce qu’il faut se fourrer dans la cervelle. Plus vous aurez de couleur, de relief, plus vous heurterez. D’où vient le prodigieux succès des romans de Dumas ? C’est qu’il ne faut pour les lire aucune initiation, l’action en est amusante. On se distrait donc pendant qu’on les lit. Puis, le livre fermé, comme aucune impression ne vous reste et que tout cela a passé comme de l’eau claire, on retourne à ses affaires. Charmant ! La même critique est applicable à l’opéra-comique (genre françois) et à la peinture de genre, comme l’entend M. Biard, et aux délicieuses Revues de la semaine de Môsieur Eugène Guinot. Voilà un gaillard qui a six mille francs d’appointements par an pour parler au bout de la semaine de tout ce qu’on a lu dans le courant de la semaine. De temps en temps, je m’en repasse la fantaisie. Je lui ai découvert ce matin, en parlant de la Suisse, des phrases textuelles, à peu de chose près, de mon monsieur et de ma dame parlant de la Suisse (dans Bovary). Ô bêtise humaine, te connais-je donc ? Il y a en effet si longtemps que je te contemple ! Et note que ces mêmes gens qui disent « poésie des lacs », etc., détestent fort toute cette poésie, toute espèce de nature, toute espèce de lac, si ce n’est leur pot de chambre qu’ils prennent pour un océan. J’ai été assez dérangé ces jours-ci : mardi par la construction d’un mur, sur lequel il a fallu que je donne mon avis ; jeudi par du vin, qu’il a fallu que j’aille acheter ; vendredi par une visite que j’ai reçue et un dîner que j’ai pris, et aujourd’hui enfin par le re-vin qu’il a fallu classer. Bouilhet m’a accompagné jeudi dans ces courses vinicoles. J’ai été splendide et j’avais une bonne balle chez le marchand de vins, dans son comptoir, derrière les grilles, dégustant les crus dans la petite tasse d’argent, roulant mes joues et tournant les yeux. Vendredi j’ai dîné à Rouen chez Baudry avec le père Sénard, son beau-père. C’est ce Baudry qui a traduit un morceau indien dans le dernier numéro de la Revue de Paris. Il m’a dit que tous les articles y étaient payés à raison de 100 francs la feuille. Il y a de plus un prix supérieur pour les grands hommes. On a fait le calcul et donné à Baudry 40 francs. Rougissant de les empocher (ou d’empocher si peu), il a pris un abonnement, voilà. Mais comme Bouilhet est un ami, on ne le paie pas et Melænis lui a coûté 250 francs. C’est juste, Melænis est bon. Il faut toujours prendre, dans les choses de ce monde, la vérité et la morale à rebours. Tu verras que Énault et Du Camp vont finir par se lier. J’ai beaucoup ri, dans un temps, de la conjuration d’Holbachique, dont Jean-Jacques se plaint tant dans ses Confessions. Le tort qu’il avait, je crois, c’était de voir là un parti pris. Non, la multitude, ou le monde, n’a jamais de parti pris. Ça agit comme un organisme, en vertu de lois naturelles. Et comme Rousseau devait bien heurter tout ce XVIIIe siècle de beaux messieurs, de beaux esprits, de belles dames et de belles manières ! Quel ours lâché en plein salon ! Chaque mouvement qu’il faisait lui faisait tomber un meuble sur la tête, il dérangeait. Or tout ce qui dérange est meurtri par les angles des choses qu’il déplace. Et je ne compte pas les coups de pied au cul donnés au pauvre ours, ni les chaînes, ni la bastonnade, et les sifflets, et le rire des enfants. « Ô ours, mes frères, j’ai compris votre douleur, etc. » Quel beau mouvement à continuer pendant dix pages !

Je lis maintenant les contes d’enfant de Mme d’Aulnoy, dans une vieille édition dont j’ai colorié les images à l’âge de six ou sept ans. Les dragons sont roses et les arbres bleus ; il y a une image où tout est peint en rouge, même la mer. Ça m’amuse beaucoup, ces contes. Tu sais que c’est un de mes vieux rêves que d’écrire un roman de chevalerie. Je crois cela faisable, même après l’Arioste, en introduisant un élément de terreur et de poésie large qui lui manque. Mais qu’est-ce que je n’ai pas envie d’écrire ? Quelle est la luxure de plume qui ne m’excite ! Adieu, bon courage ; à la fin de juillet je t’irai voir ; encore six semaines ; d’ici là travaille bien, mille bons baisers partout, et surtout à l’âme.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi, nuit, 1 h[eure].
[22 juin 1853.]

My dear,

Je me suis suremmerdé ces trois jours-ci d’une façon truculente. Il m’était impossible tout l’après-midi de secouer une torpeur de mastodonte qui m’accablait. J’avais 75 kilogr[ammes] de merde, au cœur.

J’ai fait ou à peu près mon trio d’imbéciles. – Il m’est impossible de l’écrire court. Il me ronge. N’oublie pas de m’apporter les renseignements suivants :

1° « Si c’est… nous en donnerons de ferrugineux ; si au contraire nous avons affaire à… on pourrait en essayer d’oléagineux. »

2° Comment appelle-t-on médicalement le cauchemar ? Il me faut un bon nom grec, à toute force.

3° Ma phrase de la chaux : « car si la chaux par malheur eût été vive, il eût à cause de… perdu les deux pieds infailliblement ».

***

Je viens de passer une heure à me chantonner Les Fossiles, Le Printemps et Le Combat. Tu peux te polluer en sécurité. C’est bon ! Vous devez avoir… Si tu savais, moi, dans quelles bassesses je suis.

***

No news from the Muse, comme dirait Don Dick.

J’ai lu avant-hier L’Oiseau bleu. Comme c’est joli ! Quel dommage qu’on ne puisse pas empogner tout cela ! Ce serait plus amusant à écrire que des discours du pharmacien. Les fétidités bourgeoises où je patauge m’assombrissent. À force de peindre les chemineaux j’en deviens un, moi-même.

J’âpre-difficultés de style. Mauvais temps. Tout ça, aussi, que nous avons dit l’autre jour, m’embête.

Adieu, cher vieux bon.

À dimanche, 11 heures.

À toi.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 h[eure].
[25 juin 1853.]

Enfin, je viens de finir ma première partie (de la seconde). J’en suis au point que je m’étais fixé pour notre dernière entrevue à Mantes. Tu vois quels retards ! Je passerai la semaine encore à relire tout cela et à le recopier et, de demain en huit, je dégueulerai tout au sieur Bouilhet. Si ça marche, ce sera une grande inquiétude de moins et une bonne chose, j’en réponds, car le fonds était bien ténu. Mais je pense pourtant que ce livre aura un grand défaut, à savoir : le défaut de proportion matérielle. J’ai déjà deux cent soixante pages et qui ne contiennent que des préparations d’action, des expositions plus ou moins déguisées de caractère (il est vrai qu’elles sont graduées), de paysages, de lieux. Ma conclusion, qui sera le récit de la mort de ma petite femme, son enterrement et les tristesses du mari qui suivent, aura soixante pages au moins. Restent donc, pour le corps même de l’action, cent vingt à cent soixante pages tout au plus. N’est-ce pas une grande défectuosité ? Ce qui me rassure (médiocrement cependant), c’est que ce livre est une biographie plutôt qu’une péripétie développée. Le drame y a peu de part et, si cet élément dramatique est bien noyé dans le ton général du livre, peut-être ne s’apercevra-t-on pas de ce manque d’harmonie entre les différentes phases, quant à leur développement. Et puis il me semble que la vie en elle-même est un peu ça. Un coup dure une minute et a été souhaité pendant des mois ! Nos passions sont comme les volcans : elles grondent toujours, mais l’éruption n’est qu’intermittente.

Malheureusement l’esprit françois a une telle rage d’amusement ! il lui faut si bien des choses voyantes ! Il se plaît si peu à ce qui est pour moi la poésie même, à savoir l’exposition, soit qu’on la fasse pittoresquement par le tableau, ou moralement par l’analyse psychologique, qu’il se pourrait fort bien que je sois dans la blouse ou que j’aie l’air d’y être. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je souffre d’écrire en ce langage et d’y penser ! Au fond, je suis Allemand ! C’est à force d’étude que je me suis décrassé de toutes mes brumes septentrionales. Je voudrais faire des livres où il n’y eût qu’à écrire des phrases (si l’on peut dire cela), comme pour vivre il n’y a qu’à respirer de l’air. Ce qui m’embête, ce sont les malices de plan, les combinaisons d’effets, tous les calculs du dessous et qui sont de l’Art pourtant, car l’effet du style en dépend, et exclusivement. Et toi, bonne Muse, chère collègue en tout (collègue vient de colligere, lier ensemble), as-tu bien travaillé cette semaine ? Je suis curieux de voir ce second récit. Je n’ai qu’à te faire deux recommandations : 1° observe de suivre les métaphores, et 2° pas de détails en dehors du sujet, la ligne droite. Parbleu, nous ferons bien des arabesques quand nous voudrons, et mieux que personne. Il faut montrer aux classiques qu’on est plus classique qu’eux, et faire pâlir les romantiques de rage en dépassant leurs intentions. Je crois la chose faisable, car c’est tout un. Quand un vers est bon, il perd son école. Un bon vers de Boileau est un bon vers d’Hugo. La perfection a partout le même caractère, qui est la précision, la justesse.

Si le livre que j’écris avec tant de mal arrive à bien, j’aurai établi par le fait seul de son exécution ces deux vérités, qui sont pour moi des axiomes, à savoir : d’abord que la poésie est purement subjective, qu’il n’y a pas en littérature de beaux sujets d’art, et qu’Yvetot donc vaut Constantinople ; et qu’en conséquence l’on peut écrire n’importe quoi aussi bien que quoi que ce soit. L’artiste doit tout élever ; il est comme une pompe, il a en lui un grand tuyau qui descend aux entrailles des choses, dans les couches profondes. Il aspire et fait jaillir au soleil en gerbes géantes ce qui était plat sous terre et ce qu’on ne voyait pas.

Aurai-je une lettre de toi demain à mon réveil ? Ta correspondance n’a pas été nombreuse cette semaine, chère amie ? Mais je suppose que c’est le travail qui t’a retenue. Quelle admirable figure aura le père Babinet, membre du comité de lecture à l’Odéon ! Je vois de là son facies, comme dirait mon pharmacien, écoutant les pièces qu’on lit.

Mais il faut aussi que d’Arpentigny en soit. Serait-il aimable pour les petites actrices ! Il a deux bonnes choses, ce bon Capitaine, l’énormité de ses cravates blanches et le renflement interne de ses bottes.

Tu me demandes mon impression sur toutes les histoires d’Edma et d’Énault. Que veux-tu que je te dise ? Tout cela me paraît profondément ordinaire et bête. Mais la Société n’est-elle pas l’infini tissu de toutes ces petitesses, de ces finasseries, de ces hypocrisies, de ces misères ? L’humanité pullule ainsi sur le globe, comme une sale poignée de morpions sur une vaste motte. Jolie comparaison. Je la dédie à Messieurs de l’Académie française. À communiquer à MM. Guizot, Cousin, Montalembert, Villemain, Sainte-Beuve, etc.

À propos de gens respectés, officiels, comme tu dis, il se passe en ce moment, ici, une bonne charge. On juge aux assises un brave homme accusé d’avoir tué sa femme, de l’avoir ensuite cousue dans un sac et jetée à l’eau. Cette pauvre femme avait plusieurs amants, et l’on a découvert chez elle (c’était une ouvrière de bas étage) le portrait et des lettres d’un sieur Delaborde-Duthil, chevalier de la Légion d’honneur, légitimiste rallié, membre du conseil général, du conseil de fabrique, du conseil etc., de tous les conseils, bien vu dans les sacristies, membre de la société de Saint-Vincent de Paul, de la société de Saint-Régis, de la société des crèches, membre de toutes les blagues possibles, haut placé dans la considération de la belle société de l’endroit, une tête, un buste, un de ces gens qui honorent un pays et dont on dit : « Nous sommes heureux de posséder monsieur un tel. » Et voilà tout à coup qu’on découvre que ce gaillard entretenait des relations (c’est le mot !) avec une gaillarde de la plus vile espèce, oui, madame ! Ah ! mon Dieu ! Moi je me gaudys comme un gredin, quand je vois tous ces braves gens-là avoir des renfoncements. Les humiliations que reçoivent ces bons messieurs qui cherchent partout des honneurs (et quels honneurs !) me semblent être le juste châtiment de leur défaut d’orgueil. C’est s’avilir que de vouloir toujours ainsi briller ; c’est s’abaisser que de monter sur des bornes. Rentre dans la crotte, canaille ! Tu seras à ton niveau. Il n’y a pas, dans mon fait, d’envie démocratique. Cependant j’aime tout ce qui n’est pas le commun, et même l’ignoble, quand il est sincère. Mais ce qui ment, ce qui pose, ce qui est à la fois [la] condamnation de la Passion et la grimace de la Vertu me révolte par tous les bouts. Je me sens maintenant pour mes semblables une haine sereine, ou une pitié tellement inactive que c’est tout comme. J’ai fait, depuis deux ans, de grands progrès. L’état politique des choses a confirmé mes vieilles théories a priori sur le bipède sans plumes, que j’estime être tout ensemble un dinde et un vautour.

Adieu, chère colombe. Mille bécottements sur la bouche.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi, 1 h[eure] de nuit.
[28 juin 1853.]

Je suis accablé. La cervelle me danse dans le crâne. Je viens, depuis hier dix heures du soir jusqu’à maintenant, de recopier 77 pages de suite qui n’en font plus que 53. C’est abrutissant. J’ai mon rameau de vertèbres au cou, comme remarquerait M. Énault, brisé d’avoir eu la tête penchée longtemps. Que de répétitions de mots je viens de surprendre ! Que de tout, de mais, de car, de cependant ! Voilà ce que la prose a de diabolique, c’est qu’elle n’est jamais finie. – J’ai pourtant de bonnes pages et je crois que l’ensemble roule, mais je doute que je sois prêt pour dimanche à lire tout cela à B[ouilhet]. Ainsi, depuis la fin de février, j’ai écrit 53 pages ! Quel charmant métier, quelle crème fouettée à battre, qui vaut des marbres à rouler.

Je suis bien fatigué. J’ai pourtant bien des choses à te dire.

J’ai écrit quatre lignes tout à l’heure à Du Camp. – Non pour toi, c’eût été une raison qu’il y mît plus de malveillance, je connais l’homme. Voici pourquoi je lui ai écrit : j’ai reçu aujourd’hui la dernière livr[aison] de ses photographies, dont jamais je ne lui avais parlé. – Le billet que je lui envoie est pour l’en remercier. – C’est tout, je ne lui dis pas plus. Si vendredi, dans l’article du phil[osophe], il y a ton nom, accompagné d’injures ou d’allusion, je ferai ce que tu voudras. Mais quant à moi, je me propose de rompre net et dans une belle lettre motivée. Je t’engage parfaitement à faire venir ton beau-frère, etc. Mais enfin, ne nous tourmentons pas, puisque la chose n’aura sans doute pas lieu. C’est l’avis de B[ouilhet]. – Mon billet d’aujourd’hui est en prévision de l’hypothèse contraire, afin d’être en de bons termes, quand la rupture viendrait, et de pouvoir lui dire : voilà ce que tu me fais encore pour me désobliger ; bonsoir et jamais au revoir. Comprends-tu ?

Quant à l’article Énault, il me semble, bonne Muse, que tu te l’es exagéré. C’est bête et folâtre, voilà tout. Les petites feminotteries comme « femme sensible », « plus jeune », etc., qui t’ont indignée, viennent de la Edma, laquelle est jalouse de toi sous tous les rapports ; de cela j’en parie ma tête. C’est notre opinion à tous deux, B[ouilhet] et moi. Cela sue dans ses petits billets mensuels, sans qu’il y ait jamais rien d’articulé. B[ouilhet] en est profondément dégoûté et se propose de ne pas même lui faire savoir quand est-ce qu’il sera à Paris. Et puis, qu’est-ce que ça nous fout, l’opinion du sieur Énault, écrite ou dite ? C’est comme le mot de Du Camp à Ferrat. Veux-tu qu’au milieu du tourbillon où il vit, avec l’infatuation de sa personne, la croix d’officier, les réceptions chez M. de Persigny, etc., il puisse garder assez de netteté pour sentir une chose neuve, originale, nouvelle ? – Et il y a d’ailleurs, en cela, calcul, peut-être c’est un parti pris. Nous ne blanchirons jamais les nègres. Nous n’empêcherons jamais les médiocres d’être médiocres. Je t’assure bien que lorsqu’il m’a dit « que j’avais une maladie de la moelle épinière, un ramollissement du cerveau », cela m’a fait beaucoup rire.

Sais-tu ce que j’ai vu aujourd’hui dans ses photographies ? La seule qui ne soit pas publiée est une représentant notre hôtel au Caire, le jardin devant nos fenêtres et au milieu duquel j’étais en costume de Nubien ! C’est une petite malice de sa part. Il voudrait que je n’existasse pas. Je lui pèse et toi aussi, tout le monde. L’ouvrage est dédié à Cormenin, avec une dédicace-épigraphe latine. Et le texte a une épigraphe tirée d’Homère : toujours du grec ! « Encore le crocodile ! » Ce bon Maxime ne sait pas une déclinaison, n’importe. Il s’est fait traduire de l’allemand l’ouvrage de Lepsius et il le pille impudemment (dans ce texte que j’ai parcouru) sans le citer une fois. J’ai su cela par Fouard, que j’ai rencontré en chemin de fer, tu sais. – Je dis : il le pille, car il y a toute sorte d’inscriptions qu’il n’a nullement prises, qui ne sont pas non plus dans les livres dont nous nous sommes servis en voyage, et qu’il rapporte comme ayant été prises par lui. Il en est de même de tout le reste, etc. Quant à La Pay[sanne], l’éloge que B[ouilhet] lui en a écrit (en même temps que pour Delisle, lettre qui n’a pas eu de réponse) est la cause, sois sûre, du mot à Ferrat. – Au reste, tout cela est bien peu important. – Nous en avons encore été dimanche fort bêtes tout l’après-midi. Ces histoires démoralisent un peu le sieur B[ouilhet], en quoi je le trouve faible, et moi aussi qui en tiens. Mais franchement ça devient stupide que de permettre que des gaillards comme ça vous troublent.

En fait d’injures, de sottises, de bêtises, etc., je trouve qu’il ne faut se fâcher que lorsqu’on vous les dit en face. Faites-moi des grimaces dans le dos tant que vous voudrez : mon cul vous contemple. –

Je t’aime tant quand je te vois calme, et que je te sais travaillant bien. Je t’aime plus encore peut-être quand je te sais souffrante. Et puis, tu m’écris des lettres superbes de verve. Mais, pauvre chère âme, ménage-toi. Tâche de modérer « ta furie méridionale », comme tu dis en parlant de Ferrat.

Les conseils de Delisle relativement à L’Acr[opole] sont bons. – [1°] Rends à Vill[emain] le ms. comme tu l’as envoyé à J[ersey] (je n’en reçois pas de lettres, cela me semble drôle. Ma mère écrira un de ces jours à Mme Farmer, si je ne reçois rien). Tu peux même faire quelques corrections encore si tu en trouves. Mais moi il me semble que c’est bon, sauf les Barbares que je persiste à trouver la partie la plus faible, et de beaucoup. – Puis 2° tâcher de faire paraître dans La Presse. 3° Nous trouverons un plan, sois-en sûre. B[ouilhet] sera là cet hiver, il t’aidera.

Son dernier Fossile, 3e pièce, Le Printemps, est superbe. Il y a à la fin une baisade d’oiseaux près de nids gigantesques, qui est gigantesque elle-même. Mais il devient trop triste, mon pauvre B[ouilhet]. Sacré nom de Dieu ! il faut se raidir et emmerder l’humanité qui nous emmerde ! Oh ! je me vengerai ! je me vengerai ! Dans 15 ans d’ici, j’entreprendrai un grand roman moderne où j’en passerai en Revue ! Je crois que Gil Blas peut être refait. Balzac a été plus loin. Mais le défaut de style fera que son œuvre restera plutôt curieuse que belle et plutôt forte qu’éclatante. – Ce sont de ces projets dont il ne faut pas parler, ceux-là. Tous mes livres ne sont que la préparation de deux, que je ferai si Dieu me prête vie, 1° celui-là, et le conte oriental.

***

Vois-tu le voyage qu’Énault publiera à son retour d’Italie ?! C’est un polisson et un drôle que de faire un article aussi cavalier que celui-là sur quelqu’un chez qui l’on a dîné, sans le lui avoir rendu. Quant à l’article, il est tout simplement bête. Celui qu’il avait fait sur B[ouilhet] n’était pas plus fort. Il souligne sein, guenille ! L’exclamation « huit enfants ! ô Poésie ! » peint l’école. Probablement qu’il y a un certain nombre d’enfants qui est convenable en littérature ? Non, si l’on s’arrête à tout cela, et je le dis sérieusement, il y a danger de devenir idiot.

Mon père répétait toujours qu’il n’aurait jamais voulu être médecin d’un hôpital de fous, parce que si l’on travaille sérieusement la folie, on finit parfaitement bien par la gagner. – Il en est de même de tout cela. À force de nous inquiéter des imbéciles, il y a danger de le devenir soi-même.

Mon Dieu, que j’ai mal à la tête ! Il faut que je me couche ! J’ai le pouce creusé par ma plume et le cou tordu.

Le père Parain va toujours de même. Il radote, à ce que nous écrit sa fille. Mais voilà une dizaine de jours que nous n’en avons eu de nouvelles.

Je trouve l’observation de Musset sur Hamlet celle d’un profond bourgeois, et voici en quoi. Il reproche cette inconséquence, Hamlet sceptique, lorsqu’il a vu par ses yeux l’âme de son père. Mais d’abord, ce n’est pas l’âme qu’il a vue. Il a vu un fantôme, une ombre, une chose, une chose matérielle vivante, et qui n’a aucun lien dans les idées populaires et poétiques, reportons-[nous] à l’époque, avec l’idée abstraite de l’âme. C’est nous, métaphysiciens et modernes, qui parlons ce langage. Et puis Hamlet ne doute pas du tout, au sens philosophique. Il rêve.

Je crois que cette observation de M[usset] n’est pas de lui, mais de Mallefille, dans la préface de son D[on] Juan. C’est superficiel, selon moi.

Un paysan de nos jours peut encore parfaitement voir un fantôme et, revenu au grand jour, le lendemain, réfléchir à froid sur la Vie et la Mort, mais non sur la Chair et l’Âme. Hamlet ne réfléchit pas sur des subtilités d’école, mais sur des pensers humains. C’est, au contraire, ce perpétuel état de fluctuation d’Hamlet, ce vague où il se tient, ce manque de décision dans la volonté et de solution dans la pensée qui en fait tout le sublime. Mais les gens d’esprit veulent des caractères tout d’une pièce et conséquents (comme il y en a seulement dans les livres). Il n’y a pas au contraire un bout de l’âme humaine qui ne se retrouve dans cette conception. Ulysse est peut-être le plus fort type de toute la littérature ancienne, et Hamlet de toute la moderne.

Si je n’étais si las, je t’exprimerais ma pensée plus au long. C’est si facile de bavarder sur le beau. Mais pour dire en style propre « fermez la porte » ou « il avait envie de dormir », il faut plus de génie que pour faire tous les cours de littérature du monde.

La critique est au dernier échelon de la littérature, comme forme, presque toujours, et comme valeur morale, incontestablement. Elle passe après le bout rimé et l’acrostiche, lesquels demandent au moins un travail d’invention quelconque.

Allons, adieu, mille bons baisers. À toi, cœur sur cœur.

Ton G.

À LOUISE COLET

Croisset, samedi minuit. [2 juillet 1853.]

Enfin ! une lettre du Grand Crocodile ! Mais j’ai mille choses à te dire et je vais les énumérer de suite pour me les rappeler : 1° lui, le suprême alligator, qui est là-bas dans ses ondes amères ; puis la Revue de Paris où il n’y a rien, Dieu merci ; cet article de Castille, le jeune Maxime, Pelletan, ma Bovary, et enfin toi, chère amie, que je réserve pour la fin comme étant le meilleur sujet à s’étendre ; passe-moi le calembour.

Je commençais à être inquiet de cet envoi qui n’arrivait pas ; mais je l’ai reçu intact et avec le bon timbre. Y était inclus à mon adresse un billet charmant et point poseur, ce qui m’a étonné, avec son portrait vu de profil. Je crois que le fils a une rage de portraits et que c’est là un moyen de les placer. N’ayant pas de modèles, il fait son père à satiété (comme Edma va être heureuse !). N’importe, c’est bien gracieux pour moi et je le garde précieusement. Comme cela m’aurait rendu fou, jadis ! J’ai lu ta lettre ; je vois qu’il ne rêve qu’à ça. C’est un tort ; il devrait faire autre chose. Il va finir par s’ankyloser dans cette haine ! Les satires personnelles passent, comme les personnes. Pour durer, il faut s’attaquer au durable. Tu feras bien de m’envoyer la réponse de suite. J’ai une occasion prochaine et sûre avant la fin de la semaine.

J’ai ouvert ce matin, je l’avoue, la Revue de Paris d’abord et j’ai feuilleté avidement cet article de Castille. Ce qu’il dit du Philosophe est même modéré en comparaison de la manière dont il a traité les autres. Mais quel imbécile, quel médiocre et envieux coco ! Toujours les faibles préférés aux forts. À propos de Thiers, il lui reprochait d’aimer mieux Danton que Robespierre. À propos de Carrel, il grandit Girardin et reproche au premier d’avoir fait travailler les ouvriers du National à des heures indues. Aujourd’hui, c’est Chateaubriand insulté et Lamennais vanté. M. Auguste Comte (auteur de La Philosophie positive, lequel est un ouvrage profondément farce, et qu’il faut même lire pour cela, l’introduction seulement, qui en est le résumé ; il y a, pour quelqu’un qui voudrait faire des charges au théâtre, dans le goût aristophanesque, sur les théories sociales, des californies de rire), pour Auguste Comte, dis-je, il est tout miel et tout sucre, tandis que le Philosophe est malmené. De son analyse de Locke pas un mot, ni de ses travaux sur la philosophie ancienne, rien, etc. Tout est du même tonneau. Un coup de patte en passant à Jouffroy, parce que Jouffroy est mal vu du Constitutionnel pour avoir été bien vu de Mignet, lequel l’est mal du gouvernement. C’est charmant, cette série de ricochets ! Et enfin, comme couronnement de l’œuvre, Proudhon, un très grand écrivain et plus fort que Voltaire ! Oh ! que le père Babinet a raison de souhaiter la fin du monde ! Comme il est bien ce billet du bon père Babinet avec tout son débraillé, ses phrases rajoutées aux angles, ce gros mot triste suivi de trois points d’exclamation ! Ce petit bout d’écrit mal écrit, mais plein de fond et de caractère, m’a charmé. Les mignardises d’Edma et son beau langage ne m’impressionnent pas autant.

L’introduction aux photographies a 25 à 26 pages in-folio, dont il n’y en a pas trois de Du Camp. Tout est extrait de Champollion-Figeac (volume de L’Univers pittoresque) et de Lepsius, mais cité entre guillemets ; réparation. Cela sent un peu trop la commande, le livre bâclé. C’est Gide sans doute qui aura exigé un texte ; il lui en aura fourré un tel quel. Voilà comme ce malheureux garçon se respecte. En revanche, il craint de se compromettre en entrant dans un café à minuit. Tu sais l’anecdote qui m’est arrivée à ce sujet avec lui et Turgan, autre grand homme. N’importe, je suis content que ton nom et même aucune allusion n’aient paru. Ce dernier numéro est d’un faible complet. Il y a un poème du marquis du Belloy que je n’ai pu achever, et pourtant je suis un intrépide lecteur. Quand on a avalé du saint Augustin autant que moi, et analysé scène par scène tout le théâtre de Voltaire, et qu’on n’en est pas crevé, on a la constitution robuste à l’endroit des lectures embêtantes. Il signe marquis, ce monsieur ! Marquis, c’est possible ; mais ce sont des vers de perruquier !

Comme l’article de Pelletan est bête ! J’en ai été (ceci n’est pas une façon de parler) plus indigné que de celui d’Énault. Que nos ennemis disent du mal de nous, c’est leur métier ; mais que les amis en disent du bien sottement, c’est pis. Il avait à faire un article sur un poème et c’est de cela d’abord qu’il s’inquiète le moins. Il se prélasse à faire des phrases, prend toute la place pour lui, copie deux passages, bavache un éloge et signe, Ô critiques ! éternelle médiocrité qui vit sur le génie pour le dénigrer ou pour l’exploiter ! race de hannetons qui déchiquetez les belles feuilles de l’Art ! Si l’Empereur demain supprimait l’imprimerie, je ferais un voyage à Paris sur les genoux et j’irais lui baiser le cul en signe de reconnaissance, tant je suis las de la typographie et de l’abus qu’on en fait. Échignez-vous donc à faire un paysage ; mettez « cette hirondelle qui vient battre de son vol le front de Jeanneton mourante, etc. » Tout cela, traduit et vanté par un ami, s’appellera « la Parque implacable » ; la Parque pour dire la mort ! Et c’est un gaillard du progrès qui s’exprime ainsi, un citoyen qui dénigre l’antiquité ! Comme c’est peu senti, cet article ! Pas un mot de l’Art, de la forme en soi, des procédés d’effet. Quelle sacrée canaille ! J’écume ! Tous ces gens forts (voilà encore un mot : homme fort !), ces farceurs à idées donnent bien leur mesure lorsqu’ils se trouvent en face de quelque chose de sain, de robuste, de net, d’humain. Ils battent la campagne et ne trouvent rien à dire. Ah ! ce sont bien là les hommes de la poésie de Lamartine en littérature et du gouvernement provisoire en politique : phraseurs, poseurs, avaleurs de clair de lune, aussi incapables de saisir l’action par les cornes que le sentiment par la plastique. Ce ne sont ni des mathématiciens, ni des poètes, ni des observateurs, ni des faiseurs, ni même des exposeurs, des analysateurs. Leur activité cérébrale, sans but ni direction fixe, se porte, avec un égal tempérament, sur l’économie politique, les belles-lettres, l’agriculture, la loi sur les boissons, l’industrie linière, la philosophie, la Chine, l’Algérie, etc., et tout cela au même niveau d’intérêt. « C’est de l’art aussi », disent-ils, et tout est art. Mais à force de voir tant d’art, je demande où sont les Beaux-Arts ? Et voilà les gaillards qui nous jugent ! Ce n’est rien d’être sifflé, mais je trouve être applaudi plus amer.

Continue, bonne, chère et grande Muse, sans t’inquiéter des Énault ni des Pelletan. Si cet article fait du bien à la vente, tant mieux. Mais n’y a-t-il donc pas un coin sur la terre où l’on aime le Vrai pour le Vrai, le Beau pour le Beau, où l’enthousiasme s’accepte sans honte et pour le seul plaisir d’en jouir, comme d’une volupté où l’idée vous convie ?

Tu verras, si Jourdan tient sa promesse, que la rengaine de la femme s’y trouvera. C’est matière à Saint-Simonisme. D’abord j’en veux à Pelletan, pour ce titre si prétentieux. C’est passer à tes vers une robe de pédagogue. Cela sent l’école, la doctrine, le parti ; et ce qu’il y a précisément de fort dans La Paysanne, c’est que c’est l’histoire du « caporal et de sa payse », rappelle-toi cela. Je ne sais si j’aurais eu le toupet de mettre un pareil titre (plus ambitieux selon moi que l’autre), mais c’était le vrai. Tu as condensé et réalisé, sous une forme aristocratique, une histoire commune et dont le fond est à tout le monde. Et c’est là, pour moi, la vraie marque de la force en littérature. Le lieu commun n’est manié que par les imbéciles ou par les très grands. Les natures médiocres l’évitent ; elles recherchent l’ingénieux, l’accidenté. Sais-tu que si tes autres contes sont à la hauteur de celui-là, réunis en volume ça fera un bouquin ? Quel exemplaire doré sur tranche je me promets ! Il me tarde bien de voir ta Servante ! Tu me dis que tu dois aller à la Salpêtrière pour cela. Prends garde que cette visite n’influe trop. Ce n’est pas une bonne méthode que de voir ainsi tout de suite, pour écrire immédiatement après. On se préoccupe trop des détails, de la couleur, et pas assez de son esprit, car la couleur dans la nature a un esprit, une sorte de vapeur subtile qui se dégage d’elle, et c’est cela qui doit animer en dessous le style. Que de fois, préoccupé ainsi de ce que j’avais sous les yeux, ne me suis-je pas dépêché de l’intercaler de suite dans une œuvre et de m’apercevoir enfin qu’il fallait l’ôter ! La couleur, comme les aliments, doit être digérée et mêlée au sang des pensées.

Demain je lis à B[ouilhet] 114 p[ages] de la B[ovary], depuis 139 jusqu’à 251. Voilà ce que j’ai fait depuis le mois de septembre dernier, en 10 mois ! J’ai fini cet après-midi par laisser là les corrections, je n’y comprenais plus rien ; à force de s’appesantir sur un travail, il vous éblouit ; ce qui semble être une faute maintenant, cinq minutes après ne le semble plus ; c’est une série de corrections et de recorrections des corrections à n’en plus finir. On en arrive à battre la breloque et c’est là le moment où il est sain de s’arrêter. Toute la semaine a été donc assez ennuyeuse et, aujourd’hui, j’éprouve un grand soulagement en songeant que voilà quelque chose de fini, ou approchant ; mais j’ai eu bien du ciment à enlever, qui bavachait entre les pierres, et il a fallu retasser les pierres pour que les joints ne parussent pas. La prose doit se tenir droite d’un bout à l’autre, comme un mur portant son ornementation jusque dans ses fondements et que, dans la perspective, ça fasse une grande ligne unie. Oh ! si j’écrivais comme je sais qu’il faut écrire, que j’écrirais bien ! Il me semble pourtant que dans ces 114 pages il y en a beaucoup de roides et que l’ensemble, quoique non dramatique, a l’allure vive.

J’ai aussi rêvassé à la suite. J’ai une baisade qui m’inquiète fort et qu’il ne faudra pas biaiser, quoique je veuille la faire chaste, c’est-à-dire littéraire, sans détails lestes, ni images licencieuses ; il faudra que le luxurieux soit dans l’émotion.

Je ne sais hier par quelle fantaisie, venant d’achever le Troïle et Cresside de Shakespeare, j’ai pris son article dans la Biographie universelle, quoique je susse parfaitement que je n’y trouverais rien de neuf, attente qui n’a pas été trompée. L’article est de Villemain. Il faut lire ça pour s’édifier sur la hauteur de vues littéraires du monsieur, quoiqu’il admire Shakespeare ; mais c’est là le déplorable, ces admirations-là ! Il lui préfère Sophocle et les consacrés. Sais-tu comment il parle de Ronsard ? « La diction grotesque de Ronsard » ; allez donc ! « Ô triste ! », comme dit Babinet. « Triste ! excepté la belle poésie. » Oui, mais pourquoi ces gaillards-là s’en mêlent-ils ? Que c’est beau Troïle et Cresside !

Sais-tu que tu m’as écrit jeudi une lettre brûlante et qui m’a porté sur les sens ? Ô cher volcan, que je t’aime et comme je pense à toi, va ! Si tu savais combien de fois je te regarde travaillant sur ta petite table, dans ton cabinet, et avec quelle impatience j’aspire à l’époque où nous serons réunis ! À cause de toi, Paris, comme à dix-huit ans, me semble un lieu enviable. Comme mon jeune homme de mon roman, « je me meuble dans ma tête mon appartement ». Je n’y rêve pas, comme lui, une guitare accrochée au mur. Mais à sa manière, et d’une façon plus nette, j’y entrevois une figure souriante qui se penche sur mon épaule. Patience, pauvre chérie ! Ce n’est plus maintenant qu’une question de mois et non d’années. C’est encore un hiver à passer, deux ou trois rendez-vous à Mantes, quelques pages à écrire. Comme je vais être seul cette année, quand tu m’auras pris mon pauvre Bouilhet ! Tu peux penser comme j’aurai envie d’aller vous rejoindre !

Je ne t’entretiens jamais des affaires domestiques, mais c’est bien bête en effet. C’est bon du reste sous le rapport du grotesque. 1° Ma mère vient de découvrir que son jardinier la vole comme dans un bois. Nous seuls n’avons pas de légumes dans le village, parce que le village vit un peu à nos dépens. On vend les fleurs à Rouen, on en embarque des bouquets par le vapeur. Vois-tu la balle du jardinier « faisant son beurre » chez le bourgeois et le bourgeois pas content ? 2° L’institutrice était d’un caractère si rogue, fantasque et brutal, elle malmenait tellement l’enfant qu’on la remercie ; elle s’en va. 3° Nous avons découvert, par hasard, que mon frère, cet hiver, avait donné une soirée à des têtes sans nous en parler, pour ne pas nous inviter (ils viennent ici tous les dimanches). Est-ce bon, ça ? Tu peux juger par là de l’empressement qui nous entoure, ma mère et moi. Mais ces braves gens (peu braves gens), qui sont la banalité même, ne comprennent guère et n’aiment guère conséquemment les non-ordinaires. N’importe comment, jouis-je de peu de considération dans mon pays et dans ma famille ! Ça rentre au reste dans toutes les biographies voulues, dans la règle. Adieu, mille tendresses et caresses. Baisers partout.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de jeudi, 1 heure.
[7 juillet 1853.]

Hier 6 et aujourd’hui 7 juillet 1853 seront célèbres comme embêtement dans les fastes de mon existence. Deux jours d’Azevedo ! Deux après-midi ! Deux dîners ! Quel crocodile ! ou plutôt quel lézard ! Et ce qu’il y a de bon, c’est que ce cher garçon m’adore. Il m’a embrassé ce soir en partant ! Hier à onze heures il arrive, et je l’ai fait partir à sept heures par le bateau. Ne sachant à quoi employer le temps, je lui ai proposé une promenade dans le bois. Il faisait un temps splendide, la vue de la forêt me calmait la sienne, et en somme je ne me suis pas trop ennuyé. Mais c’est quand on est en tête à tête et qu’on le regarde ! Aujourd’hui à 4 heures il est revenu avec Bouilhet qu’il ne quitte pas et qui en est malade. Quelle chose étrange ! Car au fond ce pauvre garçon n’est pas sot. Il a même quelquefois de l’esprit, à travers ses grosses blagues, et il possède une qualité fort rare, à savoir l’enthousiasme (qualité qui tient du reste plus au sang, à sa race espagnole, qu’à son esprit en soi-même). Mais il est si commun, si répulsif, nerveusement parlant, que, vous eût-il rendu tous les services du monde, on ne peut l’aimer. En quoi gît donc l’agrément ? Qu’est-ce que c’est que cette buée mauvaise et subtile qui s’exhale d’un individu et fait qu’il vous déplaît, alors même qu’il ne vous déplaît pas ? Quelle est la raison de ça ? Je me creuse à la chercher. Et puis quel costume ! quels habits ! un noir râpé partout, des souliers-bottes, des bas gris, une chemise de couleur disparaissant sous les dessins compliqués, un collier de barbe ! Oh ! c’est fort, le collier ! Le collier est tout un monde ; rappelle-toi ce grand mot que je trouve à l’instant même ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! N’avons-nous pas assez de crasses morales sans les crasses physiques ? Comme ça fait aimer la beauté, ces êtres-là ! Ah ! oui, c’est beau une belle figure, une belle étoffe, un beau marbre ; c’est beau l’éclat de l’or et les moires du satin, un rameau vert qui se balance au vent, un gros bœuf ruminant dans l’herbe, un oiseau qui vole… Il n’y a que l’homme de laid. Comme tout cela est triste ! Ça m’en tourne sur la cervelle. Et dire que, si j’étais aveugle, je l’aimerais peut-être beaucoup ! Je crois que ces répulsions sont des avertissements de la Providence. C’est un instinct conservateur qui nous avertit de se mettre en garde, et je me tue à chercher en quoi Azevedo pourra me nuire.

À propos de gens désagréables, pourquoi t’acharnes-tu, chère Muse, à me cadotter des billets de Mme Didier ? Je t’assure qu’ils ne me divertissent pas du tout. Je sais tout cela par cœur (quelle médiocre individue !). C’est comme les feuilletons de l’ami Théo ; est-ce plat !

Aujourd’hui il a fait une journée indienne, un temps lourd, et mon hôte ajoutait 25 degrés à l’atmosphère. Mais l’Art est une si bonne chose, cela vous remet si bien d’aplomb, le travail, que ce soir je suis tout rassé[ré]né, calmé, purgé. Je ne sais si Bouilhet t’a écrit. Il a dû te dire qu’il était content de ce que je lui avais lu ; et moi aussi, franchement. Comme difficulté vaincue, ça me paraît fort ; mais c’est tout. Le sujet par lui-même (jusqu’à présent du moins) exclut ces grands éclats de style qui me ravissent chez les autres, et auxquels je me crois propre. Le bon de la Bovary, c’est que ça aura été une rude gymnastique. J’aurai fait du réel écrit, ce qui est rare. Mais je prendrai ma revanche. Que je trouve un sujet dans ma voix, et j’irai loin. Qu’est-ce donc que les contes d’enfant dont tu parles ? Est-ce que tu vas écrire des contes de fées ? Voilà encore une de mes ambitions ! Écrire un conte de fées.

Je suis fâché que la Salpêtrière ne soit pas plus raide en couleur. Les philanthropes échignent tout. Quelles canailles ! Les bagnes, les prisons et les hôpitaux, tout cela est bête maintenant comme un séminaire. La première fois que j’ai vu des fous, c’était ici, à l’hospice général, avec ce pauvre père Parain. Dans les cellules, assises et attachées par le milieu du corps, nues jusqu’à la ceinture et tout échevelées, une douzaine de femmes hurlaient et se déchiraient la figure avec leurs ongles. J’avais peut-être à cette époque six à sept ans. Ce sont de bonnes impressions à avoir jeune ; elles virilisent. Quels étranges souvenirs j’ai en ce genre ! L’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu donnait sur notre jardin. Que de fois, avec ma sœur, n’avons-nous pas grimpé au treillage et, suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ! Le soleil donnait dessus ; les mêmes mouches qui voltigeaient sur nous et sur les fleurs allaient s’abattre là, revenaient, bourdonnaient ! Comme j’ai pensé à tout cela, en la veillant pendant deux nuits, cette pauvre et chère belle fille ! Je vois encore mon père levant la tête de dessus sa dissection et nous disant de nous en aller. Autre cadavre aussi, lui.

Je n’approuve pas Delisle de n’avoir pas voulu entrer et ne m’en étonne [pas]. L’homme qui n’a jamais été au bordel doit avoir peur de l’hôpital. Ce sont poésies de même ordre. L’élément romantique lui manque, à ce bon Delisle. Il doit goûter médiocrement Shakespeare. Il ne voit pas la densité morale qu’il y a dans certaines laideurs. Aussi la vie lui défaille et même, quoiqu’il ait de la couleur, le relief. Le relief vient d’une vue profonde, d’une pénétration, de l’objectif ; car il faut que la réalité extérieure entre en nous, à nous en faire presque crier, pour la bien reproduire. Quand on a son modèle net, devant les yeux, on écrit toujours bien, et où donc le vrai est-il plus clairement visible que dans ces belles expositions de la misère humaine ? Elles ont quelque chose de si cru que cela donne à l’esprit des appétits de cannibale. Il se précipite dessus pour les dévorer, se les assimiler. Avec quelles rêveries je suis resté souvent dans un lit de putain, regardant les éraillures de sa couche !

Comme j’ai bâti des drames féroces à la Morgue, où j’avais la rage d’aller autrefois, etc. ! Je crois du reste qu’à cet endroit j’ai une faculté de perception particulière ; en fait de malsain, je m’y connais. Tu sais quelle influence j’ai sur les fous et les singulières aventures qui me sont arrivées. Je serais curieux de voir si j’ai gardé ma puissance.

Ah ! tu ne deviendras pas folle ! Il avait raison ! Tu as la tête d’aplomb, toi, et je crois que lui, ce pauvre garçon, il a plus de dispositions que nous. La folie et la luxure sont deux choses que j’ai tellement sondées, où j’ai si bien navigué par ma volonté, que je ne serai jamais (je l’espère) ni un aliéné ni un de Sade. Mais il m’en a cuit, par exemple. Ma maladie de nerfs a été l’écume de ces petites facéties intellectuelles. Chaque attaque était comme une sorte d’hémorragie de l’innervation. C’était des pertes séminales de la faculté pittoresque du cerveau, cent mille images sautant à la fois, en feux d’artifices. Il y avait un arrachement de l’âme d’avec le corps, atroce (j’ai la conviction d’être mort plusieurs fois). Mais ce qui constitue la personnalité, l’être-raison, allait jusqu’au bout ; sans cela la souffrance eût été nulle, car j’aurais été purement passif et j’avais toujours conscience, même quand je ne pouvais plus parler. Alors l’âme était repliée tout entière sur elle-même, comme un hérisson qui se ferait mal avec ses propres pointes.

Personne n’a étudié tout cela et les médecins sont des imbéciles d’une espèce, comme les philosophes le sont d’une autre. Les matérialistes et les spiritualistes empêchent également de connaître la matière et l’esprit, parce qu’ils scindent l’un de l’autre. Les uns font de l’homme un ange et les autres un porc. Mais avant d’en arriver à ces sciences-là (qui seront des sciences), avant d’étudier bien l’homme, n’y a-t-il pas à étudier ses produits, à connaître les effets pour remonter à la cause ? Qui est-ce qui a, jusqu’à présent, fait de l’histoire en naturaliste ? A-t-on classé les instincts de l’humanité et vu comment, sous telle latitude, ils se sont développés et doivent se développer ? Qui est-ce qui a établi scientifiquement comment, pour tel besoin de l’esprit, telle forme doit apparaître, et suivi cette forme partout, dans les divers règnes humains ? Qui est-ce qui a généralisé les religions ? Geoffroy Saint-Hilaire a dit : le crâne est une vertèbre aplatie. Qui est-ce qui a prouvé, par exemple, que la religion est une philosophie devenue art, et que la cervelle qui bat dedans, à savoir la superstition, le sentiment religieux en soi, est de même matière partout, malgré ses différences extérieures, correspond aux mêmes besoins, répond aux mêmes fibres, meurt par les mêmes accidents, etc. ? Si bien qu’un Cuvier de la Pensée n’aurait qu’à retrouver plus tard un vers ou une paire de bottes pour reconstituer toute une société et que, les lois en étant données, on pourrait prédire à jour fixe, à heure fixe, comme on fait pour les planètes, le retour des mêmes apparitions. Et l’on dirait : nous aurons dans cent ans un Shakespeare, dans vingt-cinq ans telle architecture. Pourquoi les peuples qui n’ont pas de soleil ont-ils des littératures mal faites ? Pourquoi y a-t-il, et y a-t-il toujours eu, des harems en Orient, etc. ?

On a beaucoup battu la campagne sur tout cela, on a été plus ou moins ingénieux ; mais la base a toujours manqué. La première pierre est à trouver. La critique des œuvres de la Pensée a toujours été faite à un point de vue étroit, rhéteur, et la critique de l’histoire faite à un point de vue politique, moral, religieux, tandis qu’il faudrait se placer au-dessus de tout cela, dès le premier pas. Mais on a eu des sympathies, des haines ; puis l’imagination s’en est mêlée, la phrase, l’amour des descriptions et enfin la rage de vouloir prouver, l’orgueil de vouloir mesurer l’infini et d’en donner une solution. Si les sciences morales avaient, comme les mathématiques, deux ou trois lois primordiales à leur disposition, elles pourraient marcher de l’avant. Mais elles tâtonnent dans les ténèbres, se heurtent à des contingents et veulent les ériger en principes. Ce mot, l’âme, a fait dire presque autant de bêtises qu’il y a d’âmes ! Quelle découverte ce serait par exemple qu’un axiome comme celui-ci : tel peuple étant donné, la vertu y est à la force comme trois est à quatre ; donc tant que vous en serez là vous n’irez pas là. Autre loi mathématique à découvrir : combien faut-il connaître d’imbéciles au monde pour vous donner envie de se casser la gueule ? etc.

Il est bien tard, je déraisonne passablement, le jour va bientôt paraître ; il est temps d’aller se coucher. L’institutrice part la semaine prochaine. J’attends un paquet. Si tu veux, nous vous verrons, je pense, de lundi prochain en quinze. Quels bons jours nous passerons, bonne chère Muse ! D’ici là, mille tendres baisers partout. À toi et tout à toi.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi, 1 h[eure].
[12 juillet 1853.]

Toujours sauvage ! toujours féroce ! toujours indomptable et passionnée ! Quelle étrange Muse tu fais, et comme tu es injuste dans tes mouvements ! Je mets cela sur le compte du lyrisme, mais je t’assure que ça a un côté bien étroit et même heurtant quelquefois, chère bonne Louise. Parce que cet imbécile d’Azevedo m’a embêté deux jours, tu m’envoies une espèce de diatribe vague contre lui, contre moi, contre tout. Mais je t’assure que je suis bien innocent de tout cela. – Et d’abord je ne l’ai pas du tout invité. C’est lui, de son chef, qui est revenu le second jour. À moins de le prendre par les épaules, il n’était pas possible de le mettre à la porte. Il est revenu avec B[ouilhet], et celui-ci n’a pas mieux demandé que de venir pour avoir un soulagement. Quant à lui, B[ouilhet], après ce qu’A[zevedo] avait fait (ou disait avoir fait) pour la publication de Melænis, il ne pouvait non plus l’envoyer promener brutalement. – Enfin, le soir même, j’exhale mon embêtement en dix lignes, pour n’en plus parler, n’y plus penser. Puis je te parlais d’autres choses, d’un tas de choses meilleures et plus hautes (dont tu ne me dis pas même un mot). Et toi, tu m’envoies, pour réponse, une espèce de fulmination, en quatre pages, comme si j’adorais ce monsieur, que je le choyasse, etc., et t’abandonnasse pour lui ! – Tu conviendras que c’est drôle, bonne Muse, et voilà deux fois que ça se renouvelle ! Que tu es enfant !

Je crois que ce que nous avons de mieux à faire, c’est de clore ce chapitre irrévocablement, et à l’avenir de n’en parler ni l’un ni l’autre. – Je le souhaite du moins. Du reste, sois tranquille. Je suis peu disposé à poursuivre cette connaissance. Je la laisserai tomber dans l’eau. Mais quant à faire des grossièretés gratuites à ce malheureux homme, uniquement parce qu’il est laid, et qu’il manque de bonnes façons, non. Ce serait d’une goujaterie imbécile. Seulement, on peut faire des retraites honorables et c’est ce que je ferai.

Cela dit, concluons la paix par un baiser, et songeons plutôt que dans 15 jours nous serons ensemble.

***

J’attends demain matin une lettre de toi. J’ai hésité à remettre la mienne à demain soir, pour y répondre, car, remarques-tu, chère Muse, que nous ne nous répondons guère ? Mais j’ai pensé qu’il y avait longtemps que je ne t’avais écrit et que tu ne serais pas fâchée d’avoir la mienne un jour plus tôt. Je te juge d’après moi. Cela me fait de bons réveils quand je reçois tes lettres.

Tu auras appris par les journaux (sans doute) la soignée grêle qui est tombée sur Rouen et alentours, samedi dernier. – Désastre général, récoltes manquées, tous les carreaux des bourgeois cassés. Il y en a ici pour une centaine de francs au moins, et les vitriers de Rouen ont de suite profité de l’occasion (on se les arrache, les vitriers) pour hausser leur marchandise de 30 pour cent. Ô humanité ! C’était très drôle comme ça tombait ! et ce qu’il y a eu de lamentations et de gueulades était fort aussi. Ç’a été une symphonie de jérémiades pendant deux jours à rendre sec comme un caillou le cœur le plus sensible. On a cru à Rouen à la fin du monde (textuel). Il y a eu des scènes d’un grotesque démesuré, et l’autorité mêlée là-dedans ! M. le préfet, etc.

Je suis peu sensible à ces infortunes collectives. Personne ne plaint mes misères. Que celles des autres s’arrangent ! Je rends à l’humanité ce qu’elle me donne : indifférence. Va te faire foutre, troupeau, je ne suis pas de la bergerie ! Que chacun d’ailleurs se contente d’être honnête, j’entends de faire son devoir et de ne pas empiéter sur le prochain, et alors toutes les utopies vertueuses se trouveront vite dépassées. L’idéal d’une société serait celle en effet où tout individu fonctionnerait dans sa mesure. Or je fonctionne dans la mienne ; je suis quitte. Quant à toutes ces belles blagues de dévouement, sacrifice, abnégation, fraternité et autres, abstractions stériles et dont la généralité humaine ne peut tirer parti, je les laisse aux charlatans, aux phraseurs, aux farceurs, aux gens à idées, comme le sieur Pelletan.

Ce n’est pas sans un certain plaisir que j’ai contemplé mes espaliers détruits, toutes les fleurs hachées en morceaux, le potager sens dessus dessous. En contemplant tous ces petits arrangements factices de l’homme que cinq minutes de la Nature ont suffi pour bousculer, j’admirais le Vrai Ordre se rétablissant dans le faux ordre. – Ces choses tourmentées par nous, arbres taillés, fleurs qui poussent où elles ne veulent, légumes d’autres pays, ont eu dans cette rebiffade atmosphérique une sorte de revanche. – Il y a là un caractère de grande farce qui nous enfonce. Y a-t-il rien de plus bête que des cloches à melon ? Aussi ces pauvres cloches à melon en ont vu de belles ! Ah ! ah ! cette nature sur le dos de laquelle on monte et qu’on exploite si impitoyablement, qu’on enlaidit avec tant d’aplomb, que l’on méprise par de si beaux discours, à quelles fantaisies peu utilitaires elle s’abandonne quand la tentation lui en prend ! Cela est bon, on croit un peu trop généralement que le soleil n’a d’autre but ici-bas que de faire pousser les choux. Il faut replacer de temps à autres le bon Dieu sur son piédestal. Aussi se charge-t-il de nous le rappeler, en nous envoyant par-ci par-là quelques pestes, choléra, bouleversement inattendu, et autres manifestations de la Règle. – À savoir le Mal-contingent qui n’est peut-être pas le Bien-nécessaire, mais qui est l’Être, enfin, chose que les hommes voués au néant comprennent peu.

***

Toute ma semaine passée a été mauvaise (ça va mieux depuis jours [sic]. Je me suis tordu dans un ennui et un dégoût de moi corsé. Cela m’arrive régulièrement quand j’ai fini quelque chose et qu’il faut continuer. La vulgarité de mon sujet me donne parfois des nausées et la difficulté de bien écrire tant de choses si communes encore en perspective m’épouvante. Je suis maintenant achoppé à une scène des plus simples : une saignée et un évanouissement. Cela est fort difficile. Et ce qu’il y a de désolant, c’est de penser que, même réussi dans la perfection, cela ne peut être que passable et ne sera jamais beau, à cause du fond même. Je fais un ouvrage de clown. Mais qu’est-ce qu’un tour de force prouve, après tout ? N’importe : « Aide-toi, le ciel t’aidera. » Pourtant la charrette quelquefois est bien lourde à désembourber.

Adieu, chère bonne Muse, mille tendres baisers partout. – À bientôt les vrais.

Ton.

À VICTOR HUGO

Croisset, 15 juillet [1853].

Comment vous remercierai-je, Monsieur, de votre magnifique présent ? Et qu’ai-je à dire ? si ce n’est le mot de Talleyrand à Louis-Philippe qui venait le visiter dans son agonie : « C’est le plus grand honneur qu’ait reçu ma maison ! » Mais ici se termine le parallèle, pour toutes sortes de raisons.

Donc, je ne vous cacherai pas, Monsieur, que vous avez fortement

 

Chatouillé de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse

 

comme eût écrit ce bon Racine ! Honnête poète ! et quelle quantité de monstres il trouverait maintenant à peindre, autres et pires cent fois que son dragon-taureau !

L’exil, du moins, vous en épargne la vue. Ah ! si vous saviez dans quelles immondices nous nous enfonçons ! Les infamies particulières découlent de la turpitude politique et l’on ne peut faire un pas sans marcher sur quelque chose de sale. L’atmosphère est lourde de vapeurs nauséabondes. De l’air ! de l’air ! Aussi j’ouvre la fenêtre et je me tourne vers vous. J’écoute passer les grands coups d’ailes de votre Muse et j’aspire, comme le parfum des bois, ce qui s’exhale des profondeurs de votre style.

Et d’ailleurs, Monsieur, vous avez été dans ma vie une obsession charmante, un long amour ; il ne faiblit pas. Je vous ai lu durant des veillées sinistres et, au bord de la mer, sur des plages douces, en plein soleil d’été. Je vous ai emporté en Palestine, et c’est vous encore qui me consoliez, il y a dix ans, quand je mourais d’ennui dans le Quartier Latin. Votre poésie est entrée dans ma constitution comme le lait de ma nourrice. Tel de vos vers reste à jamais dans mon souvenir, avec toute l’importance d’une aventure.

Je m’arrête. Si quelque chose est sincère pourtant, c’est cela. Désormais donc, je ne vous importunerai plus de ma personne et vous pourrez user du correspondant sans craindre la correspondance.

Cependant, puisque vous me tendez votre main par-dessus l’Océan, je la saisis et je la serre. Je la serre avec orgueil, cette main qui a écrit Notre-Dame et Napoléon le Petit, cette main qui a taillé des colosses et ciselé pour les traîtres des coupes amères, qui a cueilli dans les hauteurs intellectuelles les plus splendides délectations et qui, maintenant, comme celle de l’Hercule biblique, reste seule levée parmi les doubles ruines de l’Art et de la Liberté !

À vous donc, Monsieur, et avec mille remerciements encore une fois.

Ex imo.

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi soir, 1 heure.
[15 juillet 1853.]

Tandis que je te reprochais ta lettre, bonne chère Muse, tu te la reprochais à toi-même. Tu ne saurais croire combien cela m’a attendri, non à cause du fait en lui-même (j’étais sûr que, considérant la chose à froid, tu ne tarderais pas à la regarder du même œil que moi), mais à cause de la simultanéité d’impression. Nous pensons à l’unisson. Remarques-tu cela ? Si nos corps sont loin, nos âmes se touchent. La mienne est souvent avec la tienne, va. Il n’y a que dans les vieilles affections que cette pénétration arrive. On entre ainsi l’un dans l’autre, à force de se presser l’un contre l’autre. As-tu observé que le physique même s’en ressent ? Les vieux époux finissent par se ressembler. Tous les gens de la même profession n’ont-ils pas le même air ? On nous prend souvent, Bouilhet et moi, pour frères. Je suis sûr qu’il y a dix ans cela eût été impossible. L’esprit est comme une argile intérieure. Il repousse du dedans la forme et la façonne selon lui. Si tu t’es levée quelquefois pendant que tu écrivais, dans les bons moments de verve, quand l’idée t’emplissait, et que tu te sois alors regardée dans la glace, n’as-tu pas été tout à coup ébahie de ta beauté ? Il y avait comme une auréole autour de ta tête, et tes yeux agrandis lançaient des flammes. C’était l’âme qui sortait. L’électricité est ce qui se rapproche le plus de la pensée. Elle demeure comme elle, jusqu’à présent, une force assez fantastique. Ces étincelles qui se dégagent de la chevelure, lors des grands froids, dans la nuit, ont peut-être un rapport plus étroit que celui d’un pur symbole avec la vieille fable des nimbes, des auréoles, des transfigurations. Où en étais-je donc ? À l’influence d’une habitude intellectuelle. Rapportons cela au métier ! Quel artiste donc on serait si l’on n’avait jamais lu que du beau, vu que du beau, aimé que le beau ; si quelque ange gardien de la pureté de notre plume avait écarté de nous, dès l’abord, toutes les mauvaises connaissances, qu’on n’eût jamais fréquenté d’imbéciles ni lu de journaux ! Les Grecs avaient tout cela. Ils étaient, comme plastique, dans des conditions que rien ne redonnera. Mais vouloir se chausser de leurs bottes est démence. Ce ne sont pas des chlamydes qu’il faut au Nord, mais des pelisses de fourrures. La forme antique est insuffisante à nos besoins et notre voix n’est pas faite pour chanter ces airs simples. Soyons aussi artistes qu’eux, si nous le pouvons, mais autrement qu’eux. La conscience du genre humain s’est élargie depuis Homère. Le ventre de Sancho Pança fait craquer la ceinture de Vénus. Au lieu de nous acharner à reproduire de vieux chics, il faut s’évertuer à en inventer de nouveaux. Je crois que Delisle est peu dans ces idées. Il n’a pas l’instinct de la vie moderne, le cœur lui manque ; je ne veux pas dire par là la sensibilité individuelle ou même humanitaire, non, mais le cœur, au sens presque médical du mot. Son encre est pâle. C’est une muse qui n’a pas assez pris l’air. Les chevaux et les styles de race ont du sang plein les veines, et on le voit battre sous la peau et les mots, depuis l’oreille jusqu’aux sabots. La vie ! la vie ! bander, tout est là ! C’est pour cela que j’aime tant le lyrisme. Il me semble la forme la plus naturelle de la poésie. Elle est là toute nue et en liberté. Toute la force d’une œuvre gît dans ce mystère, et c’est cette qualité primordiale, ce motus animi continuus (vibration, mouvement continuel de l’esprit, définition de l’éloquence par Cicéron) qui donne la concision, le relief, les tournures, les élans, le rythme, la diversité. Il ne faut pas grande malice pour faire de la critique ! On peut juger de la bonté d’un livre à la vigueur des coups de poing qu’il vous a donnés et à la longueur de temps qu’on est ensuite à en revenir. Aussi, comme les grands maîtres sont excessifs ! Ils vont jusqu’à la dernière limite de l’idée. Il s’agit, dans Pourceaugnac, de faire prendre un lavement à un homme. Ce n’est pas un lavement qu’on apporte, non ! mais toute la salle sera envahie de seringues ! Les bonshommes de Michel-Ange ont des câbles plutôt que des muscles. Dans les bacchanales de Rubens on pisse par terre. Voir tout Shakespeare, etc., etc., et le dernier des gens de la famille, ce vieux père Hugo. Quelle belle chose que Notre-Dame ! J’en ai relu dernièrement trois chapitres, le sac des Truands entre autres. C’est cela qui est fort ! Je crois que le plus grand caractère du génie est, avant tout, la force. Donc ce que je déteste le plus dans les arts, ce qui me crispe, c’est l’ingénieux, l’esprit. Quelle différence d’avec le mauvais goût qui, lui, est une bonne qualité dévoyée. Car pour avoir ce qui s’appelle du mauvais goût, il faut avoir de la poésie dans la cervelle. Mais l’esprit, au contraire, est incompatible avec la vraie poésie. Qui a eu plus d’esprit que Voltaire et qui a été moins poète ? Or, dans ce charmant pays de France, le public n’admet la poésie que déguisée. Si on la lui donne toute crue, il rechigne. Il faut donc le traiter comme les chevaux d’Abbas-Pacha auxquels, pour les rendre vigoureux, on sert des boulettes de viande enveloppées de farine. Ça c’est de l’Art ! Savoir faire l’enveloppe ! N’ayez peur pourtant, offrez de cette farine-là aux lions, aux fortes gueules, ils sauteront dessus à vingt pas au loin, reconnaissant l’odeur.

Je lui ai écrit une lettre monumentale, au Grand Crocodile. Je ne cache pas qu’elle m’a donné du mal (mais je la crois montée, trop, peut-être), si bien que je la sais maintenant par cœur. Si je me la rappelle, je te la dirai. Le paquet part demain. J’ai été fort en train cette semaine. J’ai écrit huit pages qui, je crois, sont toutes à peu près faites. Ce soir, je viens d’esquisser toute ma grande scène des Comices agricoles. Elle sera énorme ; ça aura bien trente pages. Il faut que, dans le récit de cette fête rustico-municipale et parmi ses détails (où tous les personnages secondaires du livre paraissent, parlent et agissent), je poursuive, et au premier plan, le dialogue continu d’un monsieur chauffant une dame. J’ai de plus, au milieu, le discours solennel d’un conseiller de préfecture, et à la fin (tout terminé) un article de journal fait par mon pharmacien, qui rend compte de la fête en bon style philosophique, poétique et progressif. Tu vois que ce n’est pas une petite besogne. Je suis sûr de ma couleur et de bien des effets ; mais pour que tout cela ne soit pas trop long, c’est le diable ! Et cependant ce sont de ces choses qui doivent être abondantes et pleines. Une fois ce pas-là franchi, j’arriverai vite à ma baisade dans les bois par un temps d’automne (avec leurs chevaux à côté qui broutent les feuilles), et alors je crois que j’y verrai clair, et que j’aurai passé du moins Charybde, si Scylla me reste. Quand je serai revenu de Paris, j’irai à Trouville. Ma mère veut y aller et je la suis. Au fond je n’en suis pas fâché : voir un peu d’eau salée me fera [du] bien. Voilà deux ans que je n’ai pris l’air et vu la campagne (si ce n’est avec toi, lors de notre promenade à Vétheuil). Je m’étendrai avec plaisir sur le sable, comme jadis. Depuis sept ans je n’ai été dans ce pays. J’en ai des souvenirs profonds : quelles mélancolies et quelles rêveries, et quels verres de rhum ! Je n’emporterai pas la Bovary, mais j’y penserai ; je ruminerai ces deux longs passages, dont je te parle, sans écrire. Je ne perdrai pas mon temps. Je monterai à cheval sur la plage ; j’en ai si souvent envie ! J’ai comme cela un tas de petits goûts dont je me prive ; mais il faut se priver de tout quand on veut faire quelque chose. Ah ! quels vices j’aurais si je n’écrivais ! La pipe et la plume sont les deux sauvegardes de ma moralité, vertu qui se résout en fumée par les deux tubes. Allons, adieu, encore au milieu de la semaine prochaine une lettre, puis à la fin un petit billet, et ensuite !!!

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de vendredi, 1 h[eure].
[22 juillet 1853.]

Oui, j’arriverai lundi prochain chez toi, vers 6 h[eures].

Comme il faut que j’aille deux jours à Nogent, je préfère partir dès le lendemain mardi et revenir le mercredi soir. Je resterai avec toi jusqu’au mardi de l’autre semaine : ma mère sera partie seule à Trouville. Je l’irai rejoindre.

Bouilhet ne viendra pas. Je l’ai vu hier. Il était un peu malade. Ses bacheliers à la fin de l’année l’occupent plus que jamais. – Comme il a voulu se supprimer le tabac, il est dans une grande démoralisation et agacé nerveusement au suprême degré. – Hier il se purgeait, et avait un œil tout enflé. – Toutes les fois qu’il lui a fallu se mettre en train à un Fossile, il a été indisposé.

***

J’ai eu aujourd’hui un grand succès. Tu sais que nous avons eu hier le bonheur d’avoir M. Saint-Arnaud. – Eh bien, j’ai trouvé ce matin, dans le J[ournal] de R[ouen], une phrase du maire lui faisant un discours, laquelle phrase j’avais, la veille, écrite textuellement dans ma B[ovary] (dans un discours de préfet, à des Comices agricoles). Non seulement c’était la même idée, les mêmes mots, mais les mêmes assonances de style. Je ne cache pas que ce sont de ces choses qui me font plaisir. – Quand la littérature arrive à la précision de résultat d’une science exacte, c’est roide. – Je t’apporterai, du reste, ce discours gouvernemental et tu verras si je m’entends à faire de l’administratif et du Crocodile.

***

J’ai mis de côté Delisle, Les Fantômes, la pièce sur Vétheuil, etc.

Ne compte pas sur les photographies. La collection n’est pas complète. Il me manque encore 7 ou 8 livraisons qui ne sont pas parues (je m’étais trompé, parce qu’ils publient sans suivre l’ordre des numéros). Lorsque j’aurai tout, je t’apporterai tout ; ça vaudra mieux.

Adieu donc, pauvre tendrement chérie. – À bientôt, dans quelques heures ton t’embrassera.

À LOUISE COLET

Trouville, mardi soir, 9 h[eures].
[9 août 1853.]

Je suis arrivé ici hier au soir à 7 heures 1/2, très fatigué des diligences et carrioles qui m’y ont amené. – Pour prendre le paquebot, il eût fallu partir de Rouen dans la nuit, à 3 h[eures].

Quel volume je pourrais écrire ce soir (si l’expression était aussi rapide que la pensée). Depuis 36 heures je navigue dans les plus vieux souvenirs de ma vie. – Et j’en éprouve une lassitude presque physique. Quand je suis arrivé hier, le soleil se couchait sur la mer. Il était comme un grand disque de confiture de groseille. – Voilà six ans qu’à la même époque de l’année j’y suis arrivé à 2 h[eures] du matin à pied, avec Maxime, sac au dos, en revenant de Bretagne. Que de choses depuis ! Mais l’entrée qui domine toutes les autres est celle que je fis en 1843. C’était à la fin de ma première année de droit. J’arrivais de Paris, seul. J’avais quitté la diligence à Pont-l’Évêque, à trois lieues d’ici, et j’arrivai, à pied, par un beau clair de lune, vers trois heures du matin. Je me rappelle encore la veste de toile et le bâton blanc que je portais, et quelle dilatation j’ai eue en aspirant de loin l’odeur salée de la mer. – Il n’y a que cela que je retrouve, l’odeur. Tout le reste est changé. Paris a envahi ce pauvre pays, plein maintenant de chalets dans le goût de ceux d’Enghien. Tout est plein de culottes de peau, de livrées, de beaux messieurs, de belles dames. Cette plage, où je me promenais jadis sans caleçon, est maintenant décorée de sergents de ville, et il y a des lignes de démarcation pour les deux sexes.

 

Nature au front serein, comme vous oubliez !

Et comme vous brisez dans vos métamorphoses

Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés !

 

Il faut que la vie de l’homme soit bien longue, puisque les maisons, les pierres, la terre, tout cela a le temps de changer entre deux états de l’âme !

J’ai vu à notre ancienne maison, celle que nous avons habitée pendant 4 ans de suite, des rochers factices : le rire m’a empêché les pleurs. C’est devenu la propriété d’un agent de change de Paris, et tout le monde s’accorde à trouver cela très beau.

Je crois que je deviens fort en philosophie, car ce spectacle m’eût navré il y a quelque temps. Peut-être est-ce parce que je ne me suis pas encore trouvé suffisamment seul ? ou bien parce que ton impression est encore trop forte ? Je suis plein de toi. Mon linge sent ton odeur. Le souvenir de ta personne, demi-nue, un flambeau à la main, et m’embrassant dans le corridor, m’a poursuivi hier toute la journée, à travers mes autres souvenirs, qui s’envolaient de tous les buissons de la route, au balancement de la diligence.

Au chemin de fer j’ai trouvé B[ouilhet]. Nous avons déjeuné et dîné seuls, à Croisset. Nous nous sommes couchés de bonne heure, je tombais de sommeil. Nous nous sommes quittés hier à 11 h[eures] du matin. Qu’as-tu fait toute la journée pendant que je regardais les blés qu’on sciait, et la poussière, et les arbres verts ? Comment s’est passée la journée de dimanche ?

Je voudrais t’écrire une bonne et longue lettre, mais j’ai fort envie de dormir, quoiqu’il ne soit pas 10 heures. J’ai apporté ici quelques livres que je lirai peu, mes scénarios de la Bovary auxquels je travaillerai médiocrement ? Je vais manger, fumer, bâiller au soleil, dormir surtout. – J’ai parfois de grands besoins de sommeil, pendant plusieurs jours. – Et j’aime mieux une jachère complète qu’un demi-labour.

Adieu, pauvre chère Muse, je pense beaucoup à toi, et je t’embrasse. Mille baisers et tendresses.

Ton G.

Un de ces jours j’espère être plus prolixe.

***

Ci-joint 100 francs.

À LOUISE COLET

[Trouville,] dimanche 14, 4 heures.
[14 août 1853.]

La pluie tombe, les voiles des barques sous mes fenêtres sont noires, des paysannes en parapluie passent, des marins crient, je m’ennuie ! Il me semble qu’il y a dix ans que je t’ai quittée. Mon existence, comme un marais dormant, est si tranquille que le moindre événement y tombant y cause des cercles innombrables, et la surface ainsi que le fond est longtemps avant de reprendre sa sérénité ! Les souvenirs que je rencontre ici à chaque pas sont comme des cailloux qui déboulent, par une pente douce, vers un grand gouffre d’amertume que je porte en moi. La vase est remuée ; toutes sortes de mélancolies, comme des crapauds interrompus dans leur sommeil, passent la tête hors de l’eau et forment une étrange musique ; j’écoute. Ah ! comme je suis vieux, comme je suis vieux, pauvre chère Louise !

Je retrouve ici les bonnes gens que j’ai connues il y a dix ans. Ils portent les mêmes habits, les mêmes mines ; les femmes seulement sont engraissées et les hommes un peu blanchis. Cela me stupéfiait, l’immobilité de tous ces êtres ! D’autre part, on a bâti des maisons, élargi le quai, fait des rues, etc. Je viens de rentrer par une pluie battante et un ciel gris, au son de la cloche qui sonnait les vêpres. Nous avions été à Deauville (une ferme de ma mère). Comme les paysans m’embêtent, et que je suis peu fait pour être propriétaire ! Au bout de trois minutes la société de ces sauvages m’assomme. Je sens un ennui idiot m’envahir comme une marée. La chape de plomb que le Dante promet aux hypocrites n’est rien en comparaison de la lourdeur qui me pèse alors sur le crâne. Mon frère, sa femme et sa fille sont venus passer le dimanche avec nous ! Ils ramassent maintenant des coquilles, entourés de caoutchoucs, et s’amusent beaucoup. Moi aussi je m’amuse beaucoup, à l’heure des repas, car je mange énormément de matelote. Je dors une douzaine d’heures assez régulièrement toutes les nuits et dans le jour je fume passablement. Le peu de travail que je fais est de préparer le programme du cours d’histoire que je commencerai à ma nièce, une fois rentré à Croisset. Quant à la Bovary, impossible même d’y songer. Il faut que je sois chez moi pour écrire. Ma liberté d’esprit tient à mille circonstances accessoires, fort misérables, mais fort importantes. Je suis bien content de te savoir en train pour La Servante. Qu’il me tarde de voir cela !

J’ai passé hier une grande heure à regarder se baigner les dames. Quel tableau ! Quel hideux tableau ! Jadis, on se baignait ici sans distinction de sexes. Mais maintenant il y a des séparations, des poteaux, des filets pour empêcher, un inspecteur en livrée (quelle atroce chose lugubre que le grotesque !). Donc hier, de la place où j’étais, debout, lorgnon sur le nez, et par un grand soleil, j’ai longuement considéré les baigneuses. Il faut que le genre humain soit devenu complètement imbécile pour perdre jusqu’à ce point toute notion d’élégance. Rien n’est plus pitoyable que ces sacs où les femmes se fourrent le corps, que ces serre-tête en toile cirée ! Quelle mines ! quelles démarches ! Et les pieds ! rouges, maigres, avec des oignons, des durillons, déformés par la bottine, longs comme des navettes ou larges comme des battoirs. Et au milieu de tout cela des moutards à humeurs froides, pleurant, criant. Plus loin, des grand-mamans tricotant et des môsieurs à lunettes d’or, lisant le journal et, de temps à autre, entre deux lignes, savourant l’immensité avec un air d’approbation. Cela m’a donné envie tout le soir de m’enfuir de l’Europe et d’aller vivre aux îles Sandwich ou dans les forêts du Brésil. Là, du moins, les plages ne sont pas souillées par des pieds si mal faits, par des individualités aussi fétides.

Avant-hier, dans la forêt de Touques, à un charmant endroit près d’une fontaine, j’ai trouvé des bouts de cigares éteints avec des bribes de pâtés. On avait été là en partie ! J’ai écrit cela dans Novembre il y a onze ans ! C’était alors purement imaginé, et l’autre jour ç’a été éprouvé. Tout ce qu’on invente est vrai, sois-en sûre. La poésie est une chose aussi précise que la géométrie. L’induction vaut la déduction, et puis, arrivé à un certain point, on ne se trompe plus quant à tout ce qui est de l’âme. Ma pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même.

J’ai vu une chose qui m’a ému, l’autre jour, et où je n’étais pour rien. Nous avions été à une lieue d’ici, aux ruines du château de Lassay (ce château a été bâti en six semaines pour Mme Dubarry qui avait eu l’idée de venir prendre des bains de mer dans ce pays). Il n’en reste plus qu’un escalier, un grand escalier Louis XV, quelques fenêtres sans vitres, un mur, et du vent, du vent ! C’est sur un plateau en vue de la mer. À côté est une masure de paysan. Nous y sommes entrés pour faire boire du lait à Liline qui avait soif. Le jardinet avait de belles passe-roses qui montaient jusqu’au toit, des haricots, un chaudron plein d’eau sale. Dans les environs un cochon grognait (comme dans ta Jeanneton) et plus loin, au-delà de la clôture, des poulains en liberté broutaient et hennissaient avec leurs grandes crinières flottantes qui remuaient au vent de la mer. Sur les murs intérieurs de la chaumière, une image de l’Empereur et une autre de Badinguet ! J’allais sans doute faire quelque plaisanterie quand, dans un coin près de la cheminée, et à demi paralytique, se tenait assis un vieillard maigre, avec une barbe de quinze jours. Au-dessus de son fauteuil, accrochées au mur, il y avait deux épaulettes d’or ! Le pauvre vieux était si infirme qu’il avait du mal à prendre sa prise. Personne ne faisait attention à lui. Il était là ruminant, geignant, mangeant à même une jatte pleine de fèves. Le soleil donnait sur les cercles de fer qui entourent les seaux et lui faisait cligner des yeux. Le chat lapait du lait dans une terrine à terre. Et puis c’était tout. Au loin, le bruit vague de la mer. J’ai songé que, dans ce demi-sommeil perpétuel de la vieillesse (qui précède l’autre et qui est comme la transition de la vie au néant), le bonhomme sans doute revoyait les neiges de la Russie ou les sables de l’Égypte. Quelles visions flottaient devant ces yeux hébétés ? et quel habit ! quelle veste rapiécée et propre ! La femme qui nous servait (sa fille, je crois) était une commère de cinquante ans, court vêtue, avec des mollets comme les balustres de la place Louis XV, et coiffée d’un bonnet de coton. Elle allait, venait, avec ses bas bleus et son gros jupon, et Badinguet, splendide au milieu de tout cela, cabré sur un cheval jaune, tricorne à la main, saluant une cohorte d’invalides dont toutes les jambes de bois étaient bien alignées. La dernière fois que j’étais venu au château de Lassay, c’était avec Alfred. Je me ressouvenais encore de la conversation que nous avions eue et des vers que nous disions, des projets que nous faisions…

Comme ça se fout de nous, la nature ! et quelle balle impassible ont les arbres, l’herbe, les flots ! La cloche du paquebot du Havre sonne avec tant d’acharnement que je m’interromps. Quel boucan l’industrie cause dans le monde ! Comme la machine est une chose tapageuse ! À propos de l’industrie, as-tu réfléchi quelquefois à la quantité de professions bêtes qu’elle engendre et à la masse de stupidité qui, à la longue, doit en provenir ? Ce serait une effrayante statistique à faire ! Qu’attendre d’une population comme celle de Manchester, qui passe sa vie à faire des épingles ? Et la confection d’une épingle exige cinq à six spécialités différentes ! Le travail se subdivisant, il se fait donc, à côté des machines, quantité d’hommes-machines. Quelle fonction que celle de placeur à un chemin de fer ! de metteur en bande dans une imprimerie ! etc., etc. Oui, l’humanité tourne au bête. Leconte a raison ; il nous a formulé cela d’une façon que je n’oublierai jamais. Les rêveurs du moyen âge étaient d’autres hommes que les actifs des temps modernes.

L’humanité nous hait, nous ne la servons pas et nous la haïssons, car elle nous blesse. Aimons-nous donc en l’Art, comme les mystiques s’aiment en Dieu, et que tout pâlisse devant cet amour ! Que toutes les autres chandelles de la vie (qui toutes puent) disparaissent devant ce grand soleil ! Aux époques où tout lien commun est brisé, et où la Société n’est qu’un vaste banditisme (mot gouvernemental) plus ou moins bien organisé, quand les intérêts de la chair et de l’esprit, comme des loups, se retirent les uns des autres et hurlent à l’écart, il faut donc comme tout le monde se faire un égoïsme (plus beau seulement) et vivre dans sa tanière. Moi, de jour en jour, je sens s’opérer dans mon cœur un écartement de mes semblables qui va s’élargissant et j’en suis content, car ma faculté d’appréhension à l’endroit de ce qui m’est sympathique va grandissant, et à cause de cet écartement même. Je me suis rué sur ce bon Leconte avec soif. Au bout de trois paroles que je lui ai entendu dire, je l’aimais d’une affection toute fraternelle. Amants du Beau, nous sommes tous des bannis. Et quelle joie quand on rencontre un compatriote sur cette terre d’exil ! Voilà une phrase qui sent un peu le Lamartine, chère Madame. Mais, vous savez, ce que je sens le mieux est ce que je dis le plus mal (que de que !). Dites-lui donc, à l’ami Leconte, que je l’aime beaucoup, que j’ai déjà pensé à lui mille fois. J’attends son grand poème celtique avec impatience. La sympathie d’hommes comme lui est bonne à se rappeler dans les jours de découragement. Si la mienne lui a causé le même bien-être, je suis content. Je lui écrirais volontiers, mais je n’ai rien du tout à lui dire. Une fois revenu à Croisset, je vais creuser la Bovary tête baissée. Donnez-lui donc de ma part la meilleure poignée de main possible.

Je n’ai pas encore écrit à Bouilhet depuis tantôt huit jours que je suis ici, et n’en ai pas reçu de nouvelles. J’ai peur, pauvre chère Louise, de te blesser (mais notre système est beau, de ne nous rien cacher), eh bien ! ne m’envoie pas ton portrait photographié. Je déteste les photographies à proportion que j’aime les originaux. Jamais je ne trouve cela vrai. C’est la photographie d’après ta gravure ? J’ai la gravure qui est dans ma chambre à coucher. C’est une chose bien faite, bien dessinée, bien gravée, et qui me suffit. Ce procédé mécanique, appliqué à toi surtout, m’irriterait plus qu’il ne me ferait plaisir. Comprends-tu ? Je porte cette délicatesse loin, car moi je ne consentirais jamais à ce que l’on fît mon portrait en photographie. Max l’avait fait, mais j’étais en costume nubien, en pied, et vu de très loin, dans un jardin.

Les lectures, que je fais le soir, des détails de mœurs sur les divers peuples de la terre (dans un des livres que j’ai achetés à Paris) m’occasionnent de singulières envies. J’ai envie de voir les Lapons, l’Inde, l’Australie. Ah c’est beau, la terre ! Et mourir sans en avoir vu la moitié ! sans avoir été traîné par des rennes, porté par des éléphants, balancé en palanquin ! Je remettrai tout dans mon Conte oriental. Là je placerai mes amours, comme, dans la préface du Dictionnaire, mes haines.

Sais-tu que je n’ai jamais fait un si long séjour à Paris et que jamais je ne m’y suis tant plu ? Il y a aujourd’hui quinze jours à cette heure, je revenais de Chaville et j’arrivais chez toi. Comme c’est loin déjà ! Il y a quelque chose derrière nous qui tire vers le lointain les objets disparus, avec la rapidité d’un torrent qui passe. La difficulté que j’ai à me recueillir maintenant vient sans doute de ces deux dérangements successifs. Le mouvement est arrêté. Loin de ma table, je suis stupide. L’encre est mon élément naturel. Beau liquide, du reste, que ce liquide sombre ! et dangereux ! Comme on s’y noie ! comme il attire !

Allons, adieu, chère bonne Muse, bon courage, travaille bien ! Tu me parais en dispositions crânes. Mille compliments à La Servante, mille baisers à la maîtresse. À toi tout. Ton G.

À LOUISE COLET

[Trouville,] mardi, midi.
[16 août 1853.]

Je t’écrirai ce soir, bonne chère Muse, et verrai ta correction. N’ayant aucun dict[ionnaire] sous la main, je ne sais à quelle époque est mort Giotto ? J’essaierai de t’arranger cela ce soir.

Je n’ai pas reçu de paquet, comme il me semble que tu me l’annonces dans ta lettre de ce matin.

Voilà deux jours que je suis fort occupé et drôlement. Je n’ai pas dormi cette nuit. Je suis sur pied depuis 4 h[eures] du matin, je te conterai cela.

Adieu, mille baisers et tendresses.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Trouville,] mardi soir, 9 h[eures].
[16 août 1853.]

Je t’assure que ta correction est fort difficile. Voilà une demi-heure que j’y rêve, sans pouvoir trouver de solution immédiate. Ton récit, qui se passe en 1420, est une date précise, ton Lippi est un personnage historique. Je ne sais ni l’époque de la mort et de la naissance du Giotto, ni l’année où Le Triomphe de la mort d’Orcagna a été peint, ni aucune date de la vie d’Orcagna. Comment veux-tu que je t’arrange tout cela ? seul, ici, sans un dictionnaire biographique, même le plus élémentaire, ni aucun livre enfin qui puisse me mettre sur la voie ? Il fut un temps où je savais tout cela par cœur. Mais depuis dix ans que je n’ai fait d’histoire, comment veux-tu que je m’y prenne ! Il m’est donc impossible d’arranger cela de suite comme tu le désires, pauvre chère amie.

Envoie-moi des notes précises. Les renseignements ne te manquent pas à Paris. Delisle peut t’en donner, ou toi-même dans la Biographie universelle ou dans Vasari (?), ce qui serait mieux, tu trouveras des renseignements suffisants. Envoie-les-moi et, poste pour poste, c’est-à-dire en un jour, j’arrangerai la chose.

Je crois que Giotto vivait à la fin du XIVe siècle ? que le Campo Santo est à peu près du même temps. Mais je ne sais ce que Giotto a fait au Campo Santo, que j’ai du reste mal vu, ni s’il y a même travaillé. J’y ai passé deux heures. – Il faudrait deux semaines, et je n’ai considéré que la grande fresque d’Orcagna. Je ne veux pas corriger tes bévues par d’autres bévues plus considérables et c’est ce que je ferais infailliblement, flottant dans l’incertitude où je suis.

D’autre part : l’admiration de ton brigand pour Michel-Ange était possible. M[ichel]-A[nge] était, de son temps, reconnu pour un grand homme. Il frayait [avec] les puissants. Sa réputation avait pu parvenir jusqu’à Buonavita, et de là je comprends sa curiosité, et son admiration ensuite pour l’homme « qui avait eu le pouvoir de l’épouvanter ». Mais en substituant à M[ichel]-A[nge] Giotto ou Orcagna, tout change. Ici nous sommes au moyen âge. Les peintres étaient de purs ouvriers, sans popularité ni retentissement. L’artiste disparaissait dans l’art. Du bruit pouvait se faire autour de l’œuvre. – Mais autour du nom (et à ce point), je ne le crois pas.

Et puis, si je fais la description du Triomphe de la mort, ce sera une description artistique, et fausse conséquemment, dans la bouche de ton personnage. Si elle est naïve, si elle n’exprime que l’étonnement de la chose, je veux dire l’effet brutal produit par le dramatique du sujet, quel rapport cela aura-t-il à la vocation de peintre ? L’effet que cette fresque a dû produire sur un homme comme Buonavita et dans son temps, c’est de le faire aller en confesse, ou entrer dans un couvent, en sortant de là. – Nous ne pouvons pas faire de cet homme un amant du pittoresque, ce serait sot.

Envoie-moi donc le nom et les dates d’un grand peintre contemporain de Lippi, et l’indication de ses œuvres, ou de son œuvre la plus capitale, ce qui vaudrait mieux. Et je tâcherai de te ravauder ce passage. Quant au Triomphe de la mort, je la crois une idée malencontreuse. Rien n’est moins esthétique en soi. – Et l’admiration pour l’artiste qui a fait cela, ne doit venir qu’à un esprit dégagé de toute tradition religieuse et habitué à comparer des formes, abstraction faite du but où elles poussent, ou veulent pousser. Et c’est parce que ces formes sont incorrectes qu’elles font tant d’effet. Elles poussent à l’épouvante de la mort et non à un sentiment d’admiration, ce que M[ichel]-Ange procure à tout le monde à peu près. Là c’est de l’Art pur.

Réfléchis à tout cela. – Si tu trouves un autre joint, dis-le et renvoie les pages imprimées ci-incluses.

Je suis bien fâché, chère Louise, de ne pouvoir de suite te rendre ce petit service. Mais tu vois tous les empêchements. – Rêves-y un peu. – Envoie-moi des notes, et je t’obéirai.

***

Voilà deux jours entiers passés avec mon frère et sa femme. Il a eu l’idée d’aller voir, à une demi-lieue d’ici, une fort belle habitation en vente. L’idée de l’acheter l’a pris, l’enthousiasme les a saisis. – Puis le désenthousiasme, puis le renthousiasme et les considérations et les objections. De peur de se laisser gagner, il est parti ce matin en manquant le rendez-vous donné au vendeur. C’est moi qui y ai été à sa place. Je me suis couché à une heure et levé avant quatre. Que de verres de rhum j’ai bus depuis hier ! Et quelle étude que celle des bourgeois ! Ah ! voilà un fossile que je commence à bien connaître (le bourgeois) ! Quels demi-caractères, quelles demi-volontés, quelles demi-passions ! Comme tout est flottant, incertain, faible, dans ces cervelles ! Ô hommes pratiques, hommes d’action, hommes sensés, que je vous trouve malhabiles, endormis, bornés ! –

J’ai eu ce matin donc une conférence de près de 4 h[eures] avec un môsieu, restant debout, contemplant des blés, parlant baux, engrais, et amélioration possible des terres. Vois-tu ma tête ! Après quoi j’ai écrit à Achille, en quatre pages, un modèle de lettres d’affaires, et un petit mot pour toi. J’ai un peu dormi cet après-midi. – Mais je suis encore fatigué à cause de l’ennui et du froid que j’ai eus. – Je grelottais dans les guérets, et mon cigare tremblait au bout de mes dents. J’aurais bien voulu ce soir t’écrire cette correction, cela m’aurait remis. Mais je n’y vois que du feu en vérité.

[…]

À LOUISE COLET

[Trouville,] mercredi matin, 10 h[eures].
[17 août 1853.]

On vient de me remettre : 1° ton paquet ; 2° ta lettre de lundi soir, et mardi. Mon lit était jonché de toi (ç’a été [un] bon réveil) et je me lève pour t’envoyer ce petit mot.

Merci du portrait. Je ne sais ce qu’en [sic] ferai à Croisset ; mais ici il m’a fait plaisir. N’importe, la photographie est une vilaine chose ! – Je vais corriger tes contes. Tu auras tout cela avant le 25. Comptes-y. J’ai lu celui d’Imprudence, dans lequel il y a de bien bons vers ! Que de talent perdu ! Quel dommage que de pareils vers soient là ! Celui de Cécile me semble impossible à retoucher tant il y a d’anges, de chérubins. L’idée des écheveaux d’or est bien jolie. C’est cela surtout qu’il faut mettre en relief. M’autorises-tu à faire beaucoup de coupures, si je le juge nécessaire ?

Je lisais les Souvenirs de Jeunesse quand on m’a apporté ta lettre. Elle me fut remise par les mains du pharmacien lui-même.

J’attends avec anxiété la suite de l’histoire Girardin-Concours. De n’importe quelle façon qu’elle tourne, c’est bon et il faudra faire savoir à Limayrac que tu es l’auteur. – Courage ! Courage ! Sacré nom de Dieu ! L’avenir est aux forts, aux patients, aux purs. Dans quelque temps d’ici nous serons des géants, notre taille se rehaussera de tout l’abaissement des autres. Nous serons les seuls. Tout cède à la ligne droite, sois-en sûre, et nous la suivons. – Mais il ne faut regarder ni en avant, ni en arrière. Restons le nez collé sur notre ouvrage.

Si L’Acropole paraît dans La Presse, je crois que tu te dois à toi-même, pour achever l’œuvre, de refaire une Acropole et qui ait le prix. – Ce serait éclatant. Tu ferais suivre la publication de cette seconde Acropole d’un petit morceau de remerciement à l’Académie, dont je me charge, et qui enterrerait les concours de poésie, définitivement ; je te reparlerai de cela, plus longuement.

Renvoie de suite à Villemain le ms., coûte que coûte. À côté d’une grande leçon virile, il ne faut pas de petite taquinerie féminine. – Mais si Girardin publie, tu pourras recevoir le bossu convenablement, et te mettre à ton rang.

***

Pas de lettre de Bouilhet. Je le suppose à Dieppe ou à Fécamp.

***

Le temps est affreux. Il pleut à verse. Je vais rester toute la journée avec tes contes. Ce sera m’occuper de toi, penser à toi.

Mille tendresses. Ton G. qui t’embrasse.

À LOUISE COLET

[Trouville,] samedi, 10 h[eures] du matin.
[20 août 1853.]

Il faut rendre de suite à Villemain le ms. corrigé, le primitif ne devant plus exister. Voilà trop longtemps même que tu le gardes. Villemain peut avoir quelques soupçons. Notre probité doit être comme la femme de César. – Rends donc le ms. corrigé. – Puis il faut que cet hiver, toi, Bouilhet et Delisle fassiez une Acropole. Celle-là, on s’arrangera pour avoir le prix. Si tu l’as, il faudra publier en brochure les deux Acropoles et avec une préface que je te ferai. – Elle serait de remerciements envers l’Académie. Si non, tu publieras en brochure la 1re, le jour du prix. Dans ce cas-là, si un autre avait le prix, je parie ma tête d’avance que son poème ne vaudrait pas le tien et tu aurais donc encore le dessus en publiant. Et la seconde serait regardée comme non avenue. Suis mon avis ; il est bon. – En tout cas il faut rendre le ms. corrigé, afin que les vers bons restent à l’Académie, et que tu puisses toujours, par la suite, t’en prévaloir, comprends-tu ?

Tu m’écris à ce sujet de grandes vérités. N’importe, continuons tête baissée. Fais ce que dois, advienne que pourra ! Qu’il me tarde de lire La Servante ! Quand penses-tu que je l’aie ?

J’ai corrigé tous tes contes. – Il n’y en a qu’un auquel je n’ai pas touché et qui ne me semble pas retouchable, c’est Richesse oblige. Franchement, il est détestable, de fond et de forme. – Et le pis c’est qu’il est très ennuyeux. – Mille choses y blessent la délicatesse. Je crois que le meilleur avis est de l’enterrer. –

Tu as publié dans Folles et saintes [?] deux choses très amusantes : 1° l’histoire de ton avocat Démosthène ; 2° La Provinciale à Paris. Tâche d’en tirer parti, plutôt que de donner une œuvre compromettante, et je juge cette nouvelle comme telle. Les autres, au moins, ne sont pas atroces d’intention. Mais cette vision angélique, amenant à des visites dans la rue Saint-Denis !…

Il y a, du reste, une supériorité inouïe des vers sur la prose. – Garde le vers, polis-le, perfectionne-le. B[ouilhet] m’a envoyé le commencement de son Mastodonte. C’est bien beau.

Il est matin : je suis à peine éveillé. Je dors encore. Je voulais t’écrire une bonne lettre d’encouragement, mais franchement les mots me manquent. Mon cœur seul a les yeux ouverts, le cerveau pas encore.

Je t’enverrai demain ou après-demain le paquet. Adieu, toutes sortes de tendresses, pauvre chère Muse. Ne vas-tu pas bientôt à la campagne avec Henriette ?

Je t’embrasse ; encore à toi.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Trouville,] dimanche, 11 h[eures].
[21 août 1853.]

J’expédierai demain un petit paquet contenant tes contes et deux écrans chinois que j’ai trouvés ici dans une boutique. Je souhaite qu’ils te fassent plaisir, bonne chère Muse. Quant aux contes, je n’ai pas touché à Richesse oblige, comme je te l’ai dit dans ma dernière lettre. Cette œuvre me semble complètement à refaire ou plutôt à laisser.

Tu t’es étrangement méprise sur ce que je disais relativement à Leconte. – Pourquoi veux-tu que dans toutes ces matières je ne sois pas franc ? Je ne peux pourtant, (et avec toi surtout), au risque des déductions forcées et allusions lointaines que tu en tires, déguiser ma pensée. J’exprime en ces choses ce qui me semble, à moi, la Règle. Pourquoi veux-tu toujours t’y faire rentrer ? Quand je parle des femmes, tu te mets au nombre. Tu as tort ; cela me gêne. J’avais dit que Leconte me paraissait avoir besoin de l’élément gai dans sa vie. Je n’avais pas entendu qu’il lui fallait une grisette. Me prends-tu pour un partisan des amours légères, comme J.-P. de Béranger ? La chasteté absolue me semble, comme à toi, préférable (moralement) à la débauche. Mais la débauche pourtant (si elle n’était un mensonge) serait une chose belle. Et il est bon, sinon de la pratiquer, du moins de la rêver ? Qu’on s’en lasse vite, d’accord ! Et les conditionnels que tu me poses à ce sujet ne peuvent même s’appliquer, car ces pauvres créatures, dont tu parles toujours avec un mépris un peu bourgeois, exhalent pour moi un tel parfum d’ennui que j’aurais beau me forcer maintenant, les sens s’y refusent. Mais tout le monde n’a pas passé par toi (ne t’inquiète pas de l’avenir, va, tu resteras toujours la légitime), et je persiste à soutenir que si tu pouvais offrir à Leconte quelque chose de beau et de violent, charnellement parlant, cela lui ferait [du] bien. – Il faudrait qu’un vent chaud dissipât les brumes de son cœur. Ne vois-tu pas que ce pauvre poète est fatigué de passions, de rêves, de misères. Il a eu un grand excès de cœur. Un petit amour lui ferait pitié, les excessifs sont dangereux. Un peu de farce ne nuirait pas. Je lui souhaite une maîtresse simple de cœur et bornée de tête, très bonne fille, très lascive, très belle, qui l’aime peu et qu’il aime peu. – Il a besoin de prendre la vie par les moyens termes, afin que son idéal reste haut. Quand Goethe épousa sa servante, il venait de passer par Werther. Et c’était un maître homme et qui raisonnait tout.

Oui, je soutiens (et ceci, pour moi, doit être un dogme pratique dans la vie d’artiste) qu’il faut faire dans son existence deux parts : vivre en bourgeois et penser en demi-dieu. Les satisfactions du corps et de la tête n’ont rien de commun. S’ils [sic] se rencontrent mêlés, prenez-les et gardez-les. Mais ne les cherchez pas réunis, car ce serait factice et cette idée de bonheur, du reste, est la cause presque exclusive de toutes les infortunes humaines : réservons la moelle de notre cœur pour la doser en tartines, le jus intime des passions pour le mettre en bouteilles. Faisons de tout notre nous-mêmes un résidu sublime pour nourrir les postérités. Sait-on ce qui se perd chaque jour par les écoulements du sentiment ? On s’étonne des mystiques. Mais le secret est là ; leur amour, à la manière des torrents, n’avait qu’un seul lit, étroit, profond, en pente, et c’est pour cela qu’il emportait tout.

Si vous voulez à la fois chercher le Bonheur et le Beau, vous n’atteindrez ni à l’un, ni à l’autre. Car le second n’arrive que par le Sacrifice. L’art, comme le dieu des Juifs, se repaît d’holocaustes. Allons ! déchire-toi, flagelle-toi, roule-toi dans la cendre, avilis la matière, crache sur ton corps, arrache ton cœur ; tu seras seul, tes pieds saigneront. – Un dégoût infernal accompagnera tout ton voyage. – Rien de ce qui fait la joie des autres ne causera la tienne. – Ce qui est piqûre pour eux sera déchirure pour toi, et tu rouleras perdu dans l’ouragan avec cette petite lueur à l’horizon.

Mais elle grandira, elle grandira comme un soleil, les rayons d’or t’en couvriront la figure. Ils passeront en toi. Tu seras éclairé du dedans. – Tu te sentiras léger et tout esprit. Et après chaque saignée la chair pèsera moins.

Ne cherchons donc que la tranquillité ; ne demandons à la vie qu’un fauteuil et non des trônes, que de la satisfaction et non de l’ivresse. – La Passion s’arrange mal de cette longue patience que demande le Métier. L’art est assez vaste pour occuper tout un homme. En distraire quelque chose est presque un crime. C’est un vol fait à l’idée, un manque au Devoir.

Mais on est faible. La chair est molle, et le cœur, comme un rameau chargé de pluie, tremble aux secousses du sol. On a des besoins d’air comme un prisonnier, des défaillances infinies vous saisissent, on se sent mourir.

La sagesse consiste à jeter par-dessus le bord la plus petite partie possible de la cargaison, pour que le vaisseau flotte à l’aise.

Toi, je t’aime comme je n’ai jamais aimé et comme je n’aimerai pas. Tu es, et resteras seule, et sans comparaison avec nulle autre. C’est quelque chose de mélangé et de profond, quelque chose qui me tient par tous les bouts, qui flatte tous mes appétits et caresse toutes mes vanités. Ta réalité y disparaît presque. Pourquoi est-ce que, quand je pense à toi, je te vois souvent avec d’autres costumes que les tiens ? L’idée que tu es ma maîtresse me vient rarement, ou du moins tu ne te formules pas devant moi par cela. Je contemple (comme si je la voyais) ta figure toute éclairée de joie, quand je lis tes vers en t’admirant. – Alors qu’elle prend une expression radieuse d’idéal, d’orgueil, et d’attendrissement. Si je pense à toi au lit, c’est étendue, un bras replié, toute nue, une boucle plus haute que l’autre, et regardant le plafond. – Il me semble que tu peux vieillir, enlaidir même et que rien ne te changera. – Il y a un pacte entre nous deux, et indépendant de nous. N’ai-je pas fait tout pour te quitter ? N’as-tu pas fait tout pour en aimer d’autres ? Nous sommes revenus l’un à l’autre, parce que nous étions faits l’un pour l’autre.

Je t’aime avec tout ce qui me reste de cœur. – Avec les lambeaux que j’en ai gardés. Je voudrais seulement t’aimer davantage afin de te rendre plus heureuse, puisque je te fais souffrir ! moi qui voudrais te voir en l’accomplissement de tous tes désirs.

Tu as accusé ces jours-ci les fantômes de Trouville ! Mais je t’ai beaucoup écrit depuis que je suis à Trouville ! – Et le plus long retard dont j’aie été coupable a été de 6 jours (ordinairement je ne t’écris que toutes les semaines). Tu ne t’es donc pas aperçue qu’ici justement, j’avais recours à toi ? au milieu de la solitude intime qui m’environne. – Tous mes souvenirs de ma jeunesse crient sous mes pas, comme les coquilles de la plage. Chaque lame de la mer que je regarde tomber éveille en moi des retentissements lointains. J’entends gronder les jours passés, et se presser comme des flots toute l’interminable série des passions disparues. Je me rappelle les spasmes que j’avais, des tristesses, des convoitises qui sifflaient par rafales comme le vent dans les cordages, et de larges envies vagues tourbillonnant dans du noir, comme un troupeau de mouettes sauvages dans une nuée orageuse. – Et sur qui veux-tu que je me repose ? si ce n’est sur toi ? Ma pensée fatiguée de toute cette poussière se couche ainsi sur ton souvenir plus mollement que sur un banc de gazon.

L’autre jour, en plein soleil, et tout seul, j’ai fait six lieues à pied, au bord de la mer. – Cela m’a demandé tout l’après-midi. Je suis revenu ivre. – Tant j’avais humé d’odeurs et pris de grand air. J’ai arraché des varechs et ramassé des coquilles. – Je me suis couché à plat dos sur le sable et sur l’herbe. – J’ai croisé les mains sur mes yeux et j’ai regardé les nuages. Je me suis ennuyé. J’ai fumé. J’ai regardé les coquelicots. Je me suis endormi cinq minutes sur la dune. Une petite pluie qui tombait, m’a réveillé. Quelquefois j’entendais un chant d’oiseau coupant par intermittences le bruit de la mer. – Quelquefois un ruisselet filtrant à travers la falaise mêlait son clapotement doux au grand battement des flots. – Je suis rentré comme le soleil couchant dorait les vitres du village. – Il était marée basse. Les marteaux des charpentiers résonnaient sur la carcasse des barques à sec. On sentait le goudron avec l’odeur des huîtres.

***

Observation de morale et d’esthétique

Un brave homme d’ici, qui a été maire pendant 40 ans, me disait que, dans cet espace de temps, il n’avait vu que deux condamnations pour vol, sur la population qui est de plus de 3 mille habitants. Cela me semble lumineux. Les matelots sont-ils d’une autre pâte que les ouvriers ? Quelle est la raison de cela ? Je crois qu’il faut l’attribuer au contact du Grand. Un homme qui a toujours sous les yeux autant d’étendue que l’œil humain en peut parcourir, doit retirer de cette fréquentation une sérénité dédaigneuse (voir le gaspillage des marins de tout grade, insouci de la vie et de l’argent). – Je crois que c’est dans ce sens-là qu’il faut chercher la moralité de l’art ; comme la nature, il sera donc moralisant par son élévation virtuelle et utile par le Sublime. La vue d’un champ de blé est quelque chose qui réjouit plus le philanthrope que celle de l’Océan. Car il est convenu que l’agriculture pousse aux bonnes mœurs. Mais quel piètre homme qu’un charretier près d’un matelot ! L’idéal est comme le soleil ; il pompe à lui toutes les crasses de la Terre.

***

On n’est quelque chose qu’en vertu seulement de l’élément où l’on respire. Tu me sais gré des conseils que je t’ai donnés depuis deux ans, parce que tu as fait depuis deux ans de grands progrès. Mais mes conseils ne valent pas quatre sous. Tu as acquis seulement la Religion, et comme tu gravites là-dedans, tu es montée. Je crois que si l’on regardait toujours les cieux, on finirait par avoir des ailes.

***

À propos d’ailes, que de dindons sont ici-bas ! dindons qui passent pour des aigles et qui font la roue comme des paons.

J’ai renoué connaissance (en le rencontrant sur le quai) avec M. Cordier, gentleman de ces contrées, ancien sous-préfet de Pont-l’Évêque sous L[ouis]-Philippe, ancien député-réac, ex-membre de la parlotte d’Orsay, ex-auditeur au Conseil d’État, jeune homme tout à fait bien, docteur en droit, belle fortune (fils d’un ancien marchand de bœufs), fréquentant à Paris la haute société, ami de M. Guizot et jouant, dit-on, fort joliment du violon. – Je l’avais connu autrefois, ici, et à Paris, chez Toirac (tu peux juger l’esprit).

 

Lundi.

Il s’est fait bâtir un chalet charmant et qui fait rumeur dans le pays. L’extérieur est vraiment d’un homme de goût, mais c’est tellement cossu à l’intérieur que c’en est atroce. – Il a imaginé de décorer son salon de marines, peintes à fresque (des marines en vue de la mer !). Tout est peinturluré, doré, candélabré. – C’est pompeux et mastoc. La grosse patte du bouvier fait craquer le gant blanc du monsieur bien. – Il vit là, enrageant de n’être pas préfet, s’embêtant fort, prétendant qu’il s’amuse, et aspirant à l’héritière, comme le nez du père Aubry à la tombe. – Et des mots : « J’ai renoncé aux vanités, je méprise le monde. Je ne m’occupe plus que d’art. » S’occuper d’art ! = c’est avoir des vitraux de couleur dans son escalier, avec des meubles en chêne, façon Louis XIII ! – Dans sa chambre à coucher j’ai vu des volumes de Fourier : « Il est bon (disait-il) de lire tout, il faut tout admettre, ne fût-ce que pour réfuter ces garçons-là ! Aussi vous avez pu voir à la Chambre comme je m’en acquittais ! » À la Chambre il s’est beaucoup occupé de la question de la Viande, et a fait même, à ses propres frais et en compagnie d’autres fortes têtes (ou fortes gueules), un voyage en Allemagne afin d’étudier le bœuf. –

Quand il a été habillé (il allait dîner en ville), nous sommes sortis ensemble. Comme je demandais du feu pour allumer un cigare, il m’a fait entrer dans la cuisine. « J’ai soif, va me chercher un verre de cidre », a-t-il commandé à une façon de petit vacher qui était là ; l’enfant est monté dans la belle salle à manger et en a rapporté deux verres et une carafe de cristal : « Sacré nom de Dieu, foutu imbécile, je t’ai dit dans un verre de cuisine. » Il était exaspéré ! Et me montrant lui-même les deux verres (qui valaient bien de 3 à 4 francs pièce) : « Ce serait fâcheux de les casser ; voyez le filet ! J’ai commandé des verres artistiques. Je tiens à ce que tout, chez moi, ait un cachet particulier. »

Il devait aller après son dîner faire des visites, danser au Salon des Bains, et jouer le whist chez M. Pasquier, et pendant dix minutes il n’avait cessé de me parler de la solitude !

Voilà la race commune des gens qui sont à la tête de la société. Dans quel gâchis nous pataugeons ! Quel niveau ! Quelle anarchie ! La médiocrité se couvre d’intelligence. Il y a des recettes pour tout, des mobiliers voulus et qui disent : « Mon maître aime les arts. Ici on a l’âme sensible. Vous êtes chez un homme grave ! » Et quels discours ! quel langage ! quel commun ! Où aller vivre, miséricorde ! Saint Polycarpe avait coutume de répéter, en se bouchant les oreilles et s’enfuyant du lieu où il était : « Dans quel siècle, mon Dieu ! m’avez-vous fait naître ! » Je deviens comme saint Polycarpe.

La bêtise de tout ce qui m’entoure s’ajoute à la tristesse de ce que je rêve. Peu de gaieté, en somme. J’ai besoin d’être rentré chez moi et de reprendre la Bovary furieusement. Je n’y peux songer. Tout travail ici m’est impossible.

Je relis beaucoup de Rabelais ; je fume considérablement. Quel homme que ce Rabelais ! Chaque jour on y découvre du neuf. Prends donc, toi, pauvre Muse, l’habitude de lire tous les jours un classique. Tu ne lis pas assez. Si je te prêche cela sans cesse, chère amie, c’est que je crois cette hygiène salutaire.

Je suis dans ce moment fort empêché par un rhumatisme dans le cou, que j’avais hier un peu, mais qui aujourd’hui, m’est revenu plus fort. Ce sont les pluies de la Grèce qui me remontent. J’en ai tant eu pendant trois semaines. – Je viens néanmoins de clouer ta petite boîte. Je l’expédierai demain et fermerai cette lettre, en même temps. Je pense que tu recevras la boîte jeudi au plus tard. N’est-ce pas le jour de ta fête ? Je n’en sais rien, n’ayant point de calendrier. – Nous nous en allons d’ici, de mercredi prochain (après-demain) en huit. Nous irons un jour à Pont-l’Évêque, un au Havre, et nous serons rentrés à Croisset samedi, qui doit être le 3. – Envoie-moi l’adresse exacte de ce bon Babinet, pour que je le cadotte de son caneton dès que je serai rentré. Comme il rehausse dans mon estime, depuis que je sais que son désordre vient de ses désordres ! C’est un tempérament herculéen ! une riche nature, un Sage (sapiens, le sage, de sapere, goûter. Le sage est l’homme qui goûte). Et Babinet goûte ce qui est beau et bon.

Allons, adieu, pauvre chère Muse. Pioche bien ta Servante. Mille tendres baisers sur les yeux.

À toi tout ton G.

À LOUISE COLET

[Trouville,] mardi matin, 10 h[eures].
[23 août 1853.]

Ton étonnement relativement à Rich[esse] obl[ige] m’étonne tellement moi-même que j’en ai presque des remords. Me suis-je trompé ? Je déclouerais la boîte, si tout cela ne devait amener du retard dans mon envoi. – Relis-le donc et si tu crois que ça puisse aller, donne-le. – Moi, ça m’a semblé ennuyeux. Mais ce n’est pas une raison. Ce qui m’a choqué, c’est le mélange de tant de surnaturel avec tant d’ordinaire. Comme détail je n’ai rien remarqué de bon ni de mauvais. Ainsi tu peux livrer la chose telle qu’elle est, il n’y a point de disparate, mais c’est le ton général que je n’aime pas, la pâte même du style. – La première page m’avait beaucoup plu, cette neige qui tombe et jusqu’à l’évanouissement de la jeune fille, qui parle d’ailleurs un étrange langage. – Le cimetière d’Allemagne aussi avait du bon. Mais à partir de la vision, quel macaroni !

***

Tu as bien tort de causer littérature avec des gens qui ne parlent pas notre langue. Il faut avec ces poissons d’eau douce leur fermer l’océan, c’est-à-dire notre cœur, et rester avec eux dans les ruisseaux communs. Si, à l’avenir (ceci doit être un serment que tu te feras), l’occasion s’en représente, comme pour Béranger par exemple, c’est d’exprimer son opinion de la manière la plus crâne. S’ils persistent, on fait une leçon de dix minutes, livre en main, et calme, puis on n’y revient plus. Tu sais que je suis toujours à ton service pour une engueulade solennelle, et je te serai même très reconnaissant de m’en fournir le moyen. Jamais de la vie on ne leur a dit le quart des vérités qui m’étouffent.

Rends donc L’Acropole, sans rien dire, et puis nous verrons. « Vous verrez ! vous verrez ! », comme dit Purgon.

Les bateaux pour Le Havre partent de R[ouen] dans le mois d’octobre tous les jours impairs, 1er, 3, 5, 7, etc., jusqu’au 15. J’enverrai l’indication des heures à M. B… lui-même, avec prière de m’avertir de son arrivée. – Il me ferait le plus grand plaisir de descendre chez moi. Je l’ai déjà invité et je compte qu’il acceptera.

Allons, adieu, chère Louise, chère Muse ; mille baisers pour ta fête et des meilleurs. À toi, sur tout ton toi et tout en toi.

Ton G.

Le mauvais vouloir contre Leconte à la R[evue], superbe ! Quels misérables ! Oderunt poetas. Le mot d’Horace est toujours vrai. Bouilhet m’écrit que ses vers n’y sont pas. – Évidemment nos actions sont en baisse. Tant mieux ! La bienveillance de semblables canailles, n’est-ce pas un outrage ?

À LOUIS BOUILHET

[Trouville,] mercredi, 1 h[eure].
[24 août 1853.]

Quelle sacrée pluie ! comme ça tombe ! Tout se fond en eau ! Je vois passer sous mes fenêtres des bonnets de coton abrités par des parapluies rouges, les barques vont partir à la mer. – J’entends les chaînes des ancres qu’on lève, avec des imprécations générales à l’adresse du mauvais temps. – S’il dure encore trois ou quatre jours, ce qui me paraît probable, nous plions bagage et revenons. Nous devons au plus tard partir mercredi prochain (d’aujourd’hui en huit) pour Pont-l’Évêque, où nous resterons le jeudi. Vendredi nous irons au Havre, et samedi nous serons à Croisset, je ne sais à quelle heure, mais pour dîner certainement. Si tu étais un homme, tu lâcherais ton cleub [sic] et viendrais. Songe, pauvre vieux, que nous n’avons plus beaucoup de temps à passer ensemble. – En tout cas je t’attends le dimanche à 11 h[eures]. – J’attends, aussi, la fin de ce vieux Mammouth, qui est un mâtin autrement mâtin que le chat-tigre du Garçon ! Ne dois-tu pas aller à Dieppe ? Dépêche-toi donc de faire ce dit voyage, afin d’avoir à nous ce qui nous reste de dimanches.

Tu as calomnié la Muse. Les six contes qu’elle m’a envoyés sont vieux. Ils faisaient partie d’un volume qu’elle revend à Hachette. Ce n’est pas raide, j’ai recallé le mieux que j’ai pu quelques phrases. – Bien m’en a pris, mon cher monsieur, que lord Palmerston, comme tu dis, fût arrivé, car elle a eu, depuis, des vomissements. Vois-tu la transe que j’aurais eue si c’eût été avant. Je remarque qu’après toutes nos entrevues cette pauvre Muse est indisposée. Sans doute que j’ai trop de tempérament. Ce n’est pas avec Ludovica toutefois, et il me reste, à ce propos, une grande honte. J’aurais voulu m’en racheter, mais cette estimable bougresse n’est pas venue ; je m’y attendais du reste. – Je suis bien aise que tu te sois arrangé avec ta mère, quoique tout ne m’ait pas l’air terminé. Enfin ! si tu es sûr de ton monaco, c’est le principal.

Admire encore ici une de ces politesses de la Providence qui y feraient croire (à la Providence). Chez qui suis-je logé ? Chez un pharmacien ! Oui, bonhomme, mais de qui est-il l’élève, ce pharmacien ? – De Dupré ! n’est-ce pas énorme ? Il fait comme lui beaucoup d’eau de Seltz. « Je suis le seul à Trouville qui fasse de l’eau de Seltz. » En effet dès huit heures du matin je suis souvent réveillé par le bruit des bouchons qui foutent le camp, inopinément : paf, pif ! ccccrcrrrrout. – La cuisine est en même temps le laboratoire. Un alambic monstrueux y courbe parmi les casseroles

 

L’effrayante longueur de son cuivre qui fume

 

et souvent on ne peut mettre le pot au feu, à cause des préparations pharmaceutiques. Pour aller aux kiques dans la cour, il faut passer par-dessus des paniers pleins de bouteilles. Là, crache une pompe, qui vous mouille les jambes. Les deux garçons rincent des bocaux. Un perroquet répète du matin au soir : « As-tu déjeuné, Jako ? » ou bien : « Cocu, mon petit coco. » Et enfin un môme de dix ans environ, le fils de la maison, l’espoir de la pharmacie, s’exerce à des tours de force, en soulevant des poids avec ses dents. – Par une précaution qui me touche il y a toujours du papier aux lieux, lequel est du papier gommé, ou plutôt ciré. Ce sont les enveloppes des ballots, dont on ne sait que faire. – Les latrines du pharmacien sont tellement étroites et ténébreuses qu’on est obligé d’en laisser la porte ouverte quand on chie, et à peine si l’on peut remuer les coudes pour se torcher le cul. – La salle à manger familiale est là tout près. – On entend le bruit des merdes tombant dans le seau, mêlé à celui des morceaux retournés sur les assiettes. Les rots s’alternent avec les pets etc. c’est charmant. – Et toujours le perroquet ! il siffle en ce moment : « J’ai du bon tabac ! »

***

Mon propriétaire te connaît. Il m’a demandé de tes nouvelles, et t’aime beaucoup parce qu’il te trouve très gai. Lietout m’a parlé avec admiration d’une pièce de toi intitulée La Chaise du foyer et a paru fort étonné lorsque je lui ai dit que je ne la connaissais pas.

***

Ce voyage de Trouville m’a fait repasser mon cours d’histoire intime. J’y ai beaucoup rêvassé à moi, sur ce théâtre de mes passions. Je prends congé d’elles, et pour toujours, je l’espère. Me voilà à moitié de la vie (si tu savais, pauvre vieux, la quantité de poils blancs que je me suis découvert ce matin sur la poitrine !). Il est temps de dire adieu aux tristesses juvéniles. Je ne cache pas, pourtant, qu’elles me sont depuis trois semaines revenues à flots. – J’ai eu deux ou trois bons après-midi ! en plein soleil, tout seul, sur le sable, et où je retournais tristement autre chose que des coquilles brisées. – J’en ai fini avec tout cela, Dieu merci ! « Cultivons notre jardin » et ne levons plus la tête pour entendre crier les corneilles.

Comme il me tarde d’avoir fini la Bovary, Anubis et mes trois préfaces pour entrer dans une période nouvelle, pour me foutre une bosse de beau pur. L’oisiveté où je vis depuis quelque temps me donne un désir cuisant de transformer par l’art tout ce qui est de moi, tout ce que j’ai senti. Je n’éprouve nullement le besoin d’écrire mes mémoires. Ma personnalité, même, me répugne tant j’en suis gorgé, et les objets immédiats me semblent hideux ou bêtes. Je me reporte avec désespoir sur l’idée. J’arrange les barques en tartanes, je déshabille les matelots qui passent pour en faire des sauvages, marchant tout nus sur des plages vermeilles. Je pense à l’Inde, à ta Chine, à mon conte oriental (dont il me vient des fragments), j’éprouve le besoin d’épopées gigantesques. C’est toi qui me souffles ça au cul, de loin, cher bougre.

Mais la vie est si courte ! – Il me prend envie de me casser la gueule quand je songe que je n’écrirai jamais comme je veux, ni le quart de ce que je rêve. Toute cette force que l’on se sent, et qui vous étouffe, il faudra mourir avec elle et sans l’avoir fait déborder. C’est comme les envies de foutre. On soulève en idée tous les cotillons qui passent. Mais dès le cinquième coup, tout sperme manque. Alors le sang vient au gland, mais la concupiscence reste au cœur.

Voilà six ans que je n’étais venu ici ! – Où serai-je donc dans six ans ? et qu’aurai-je fait ?

J’ai revu hier à 2 heures d’ici un village où j’avais été il y a onze ans avec ce bon Orlowski. – Rien n’était changé aux maisons, ni à la falaise, ni aux barques. Les femmes, au lavoir, étaient agenouillées dans la même pose, en même nombre [?], et battaient leur linge sale dans la même eau bleue. – Il pleuvait un peu, comme l’autre fois. – Il semble, à certains moments, que l’univers s’est immobilisé, que tout est devenu statue et que nous seuls, vivons. – Et est-ce insolent la nature ! Quel polisson de visage impudent, à cette putain-là ! On se torture l’esprit à vouloir comprendre l’abîme qui nous sépare d’elle. – Mais quelque chose de plus farce encore, c’est l’abîme qui nous sépare de nous-mêmes. Quand je songe qu’ici, à cette place, en regardant ce mur blanc à rechamps verts, j’avais des battements de cœur, et qu’alors j’étais plein de Pohësie, je m’ébahis, je m’y perds, j’en ai le vertige, comme si je découvrais, tout à coup, un mur à pic, de deux mille pieds, au-dessous de moi.

***

Ce petit travail que je fais, je vais le compléter cet hiver, quand tu ne seras plus là, pauvre vieux, les dimanches, en rangeant, brûlant, classant toutes mes paperasses. Avec la Bovary finie, c’est l’âge de Raison qui commence. – Et puis à quoi bon s’encombrer de tant de souvenirs ? Le passé nous mange trop. Nous ne sommes jamais au Présent qui seul est important dans la vie. – Comme je philosophise, comme je suis bête ! J’aurais bien besoin que tu fusses là ! Il me coûte d’écrire ; les mots me manquent. Je voudrais être étendu sur ma peau d’ours, près de toi, et devisant mélancholiquement ensemble.

***

Sais-tu que, dans le dernier numéro de la R[evue], notre ami Leconte était assez mal traité, à ce que m’a dit la Muse, du moins ? Ce sont définitivement de plates canailles, « la phalange » est un chenil. Tous ces animaux-là sont encore beaucoup plus bêtes que féroces ! Toi qui aimes le mot piètre, c’est tout cela qui l’est !

Écris-moi une démesurée lettre, le plus tôt que tu pourras. Envoie-moi la fin du Mammouth et embrasse-toi de ma part.

Adieu, mon pauvre vieux, à bientôt.

Fume donc !

À LOUIS BOUILHET

[Trouville,] jeudi matin, 10 h[eures].
[25 août 1853.]

Je reçois la fin du Mammouth. Voilà une demi-heure que j’y réfléchis. Elle m’a fait passer par des états différents, mais rassure-toi, le mouvement est bon. Voici donc mon avis :

1° Je trouve mauvais ce vers :

 

Et comme dans un rêve où toute forme change,

 

de même que vision étrange et ô prodige, ô terreur. Garde elle vient, elle vient (comme mouvement) ou quelque chose d’analogue : elle passe, elle court, etc., et refais, inclusivement, depuis la vision étrange jusqu’au noir défilé qui est bon. Vision est trop naïf, et rêve où toute forme, etc., foncièrement mauvais ;

2° Mais voilà qu’ondulant est peut-être bon, je n’en sais rien. Tu as plus haut : Mais parmi les roseaux. C’est peut-être le mot puis ou bientôt. – Au reste laisse, cela est bien peu important.

À la première lecture j’ai trouvé que tu avais eu tort de ne pas indiquer nettement que ce sont les mastodontes qui marchent, mais je trouve que tu as eu raison. Il faut laisser dans le vague, c’est plus imposant. Seulement refais depuis la vision jusqu’au noir défilé, en tâchant de préciser le trot, l’accord de toutes ces bêtes, et conserve précieusement le dernier qui est excellent : Chaque cime, etc. Voici de bien bons vers : L’horizon montueuxSe suivent lentement…, et tout, du reste, jusqu’à cette foutue vision.

Adieu, vieux. Je crois que la correction ne sera pas facile, et que présentement je t’emmerde. – Mais il me semble que je n’ai pas tort. Adieu, je t’embrasse, vieux bon bougre.

À toi.

 

Je viens de relire encore le tout, ne t’inquiète pas. Ce sera crâne. C’est d’une tristesse atroce et ton bonhomme de mammouth fait peur.

 

P.-S. – Si tu veux que je te dise quelque chose qui va te flatter et qui est vrai, c’est que hier à minuit j’ai cru qu’il avait neigé sur la plage : ce n’était que le clair de lune. J’ai été obligé de prendre mon lorgnon pour m’en assurer, et la chaleur qu’il faisait m’a seule convaincu que je me trompais. La comparaison est mathématique.

À LOUISE COLET

[Trouville,] vendredi soir, 11 heures.
[26 août 1853.]

Ceci est probablement ma dernière lettre de Trouville. Nous serons dans huit jours au Havre et le samedi à Croisset. Au milieu de la semaine prochaine je t’enverrai un petit mot. Le samedi soir, à Croisset, si Bouilhet n’y est pas, je t’écrirai. Tâche que j’aie une lettre de toi en rentrant pour le samedi, ou le dimanche matin plutôt. Cela me fera un bon retour. Quelle bosse de travail je vais me donner une fois rentré ! Cette vacance ne m’aura pas été inutile ; elle m’a rafraîchi. Depuis deux ans je n’avais guère pris l’air ; j’en avais besoin. Et puis je me suis un peu retrempé dans la contemplation des flots, de l’herbe et du feuillage. Écrivains que nous sommes et toujours courbés sur l’Art, nous n’avons guère avec la nature que des communications imaginatives. Il faut quelquefois regarder la lune ou le soleil en face. La sève des arbres vous entre au cœur par les longs regards stupides que l’on tient sur eux. Comme les moutons qui broutent du thym parmi les prés ont ensuite la chair plus savoureuse, quelque chose des saveurs de la nature doit pénétrer notre esprit s’il s’est bien roulé sur elle. Voilà seulement huit jours, tout au plus, que je commence à être tranquille et à savourer avec simplicité les spectacles que je vois. Au commencement j’étais ahuri ; puis j’ai été triste, je m’ennuyais. À peine si je m’y fais qu’il faut partir. Je marche beaucoup, je m’éreinte avec délices. Moi qui ne peux souffrir la pluie, j’ai été tantôt trempé jusqu’aux os, sans presque m’en apercevoir. Et quand je m’en irai d’ici, je serai chagrin. C’est toujours la même histoire ! Oui, je commence à être débarrassé de moi et de mes souvenirs. Les joncs qui, le soir, fouettent mes souliers en passant sur la dune, m’amusent plus que mes songeries (je suis aussi loin de la Bovary que si je n’en avais écrit de ma vie une ligne).

Je me suis ici beaucoup résumé et voilà la conclusion de ces quatre semaines fainéantes : adieu, c’est-à-dire adieu et pour toujours au personnel, à l’intime, au relatif. Le vieux projet que j’avais d’écrire plus tard mes mémoires m’a quitté. Rien de ce qui est de ma personne ne me tente. Les attachements de la jeunesse (si beaux que puisse les faire la perspective du souvenir, et entrevus même d’avance sous les feux de Bengale du style) ne me semblent plus beaux. Que tout cela soit mort et que rien n’en ressuscite ! À quoi bon ? Un homme n’est pas plus qu’une puce. Nos joies, comme nos douleurs, doivent s’absorber dans notre œuvre. On ne reconnaît pas dans les nuages les gouttes d’eau de la rosée que le soleil y a fait monter ! Évaporez-vous, pluie terrestre, larmes des jours anciens, et formez dans les cieux de gigantesques volutes, toutes pénétrées de soleil.

Je suis dévoré maintenant par un besoin de métamorphoses. Je voudrais écrire tout ce que je vois, non tel qu’il est, mais transfiguré. La narration exacte du fait réel le plus magnifique me serait impossible. Il me faudrait le broder encore.

Les choses que j’ai le mieux senties s’offrent à moi transposées dans d’autres pays et éprouvées par d’autres personnes. Je change ainsi les maisons, les costumes, le ciel, etc. Ah ! qu’il me tarde d’être débarrassé de la Bovary, d’Anubis et de mes trois préfaces (c’est-à-dire des trois seules fois, qui n’en feront qu’une, où j’écrirai de la critique) ! Que j’ai hâte donc d’avoir fini tout cela pour me lancer à corps perdu dans un sujet vaste et propre. J’ai des prurits d’épopée. Je voudrais de grandes histoires à pic, et peintes du haut en bas. Mon conte oriental me revient par bouffées ; j’en ai des odeurs vagues qui m’arrivent et qui me mettent l’âme en dilatation.

Ne rien écrire et rêver de belles œuvres (comme je fais maintenant) est une charmante chose. Mais comme on paie cher plus tard ces voluptueuses ambitions-là ! Quels renfoncements ! Je devrais être sage (mais rien ne me corrigera). La Bovary, qui aura été pour moi un exercice excellent, me sera peut-être funeste ensuite comme réaction, car j’en aurai pris (ceci est faible et imbécile) un dégoût extrême des sujets à milieu commun. C’est pour cela que j’ai tant de mal à l’écrire, ce livre. Il me faut de grands efforts pour m’imaginer mes personnages et puis pour les faire parler, car ils me répugnent profondément. Mais quand j’écris quelque chose de mes entrailles, ça va vite. Cependant voilà le péril. Lorsqu’on écrit quelque chose de soi, la phrase peut être bonne par jets (et les esprits lyriques arrivent à l’effet facilement et en suivant leur pente naturelle), mais l’ensemble manque, les répétitions abondent, les redites, les lieux communs, les locutions banales. Quand on écrit au contraire une chose imaginée, comme tout doit alors découler de la conception et que la moindre virgule dépend du plan général, l’attention se bifurque. Il faut à la fois ne pas perdre l’horizon de vue et regarder à ses pieds. Le détail est atroce, surtout lorsqu’on aime le détail comme moi. Les perles composent le collier, mais c’est le fil qui fait le collier. Or, enfiler les perles sans en perdre une seule et toujours tenir son fil de l’autre main, voilà la malice. On s’extasie devant la correspondance de Voltaire. Mais il n’a jamais été capable que de cela, le grand homme ! c’est-à-dire d’exposer son opinion personnelle ; et tout chez lui a été cela. Aussi fut-il pitoyable au théâtre, dans la poésie pure. De roman il en a fait un, lequel est le résumé de toutes ses œuvres, et le meilleur chapitre de Candide est la visite chez le seigneur Pococurante, où Voltaire exprime encore son opinion personnelle sur à peu près tout. Ces quatre pages sont une des merveilles de la prose. Elles étaient la condensation de soixante volumes écrits et d’un demi-siècle d’efforts. Mais j’aurais bien défié Voltaire de faire la description seulement d’un de ces tableaux de Raphaël dont il se moque. Ce qui me semble, à moi, le plus haut dans l’Art (et le plus difficile), ce n’est ni de faire rire, ni de faire pleurer, ni de vous mettre en rut ou en fureur, mais d’agir à la façon de la nature, c’est-à-dire de faire rêver. Aussi les très belles œuvres ont ce caractère. Elles sont sereines d’aspect et incompréhensibles. Quant au procédé, elles sont immobiles comme des falaises, houleuses comme l’Océan, pleines de frondaisons, de verdures et de murmures comme des bois, tristes comme le désert, bleues comme le ciel. Homère, Rabelais, Michel-Ange, Shakespeare, Goethe m’apparaissent impitoyables. Cela est sans fond, infini, multiple. Par de petites ouvertures on aperçoit des précipices ; il y a du noir en bas, du vertige. Et cependant quelque chose de singulièrement doux plane sur l’ensemble ! C’est l’éclat de la lumière, le sourire du soleil, et c’est calme ! c’est calme ! et c’est fort, ça a des fanons comme le bœuf de Leconte.

Quelle pauvre création, par exemple, que Figaro à côté de Sancho ! Comme on se le figure sur son âne, mangeant des oignons crus et talonnant le roussin, tout en causant avec son maître. Comme on voit ces routes d’Espagne, qui ne sont nulle part décrites. Mais Figaro où est-il ? À la Comédie-Française. Littérature de société.

Or je crois qu’il faut détester celle-là. Moi je la hais, maintenant. J’aime les œuvres qui sentent la sueur, celles où l’on voit les muscles à travers le linge et qui marchent pieds nus, ce qui est plus difficile que de porter des bottes, lesquelles bottes sont des moules à usage de podagre : on y cache ses ongles tors avec toutes sortes de difformités. Entre les pieds du Capitaine ou ceux de Villemain et les pieds des pêcheurs de Naples, il y a toute la différence des deux littératures. L’une n’a plus de sang dans les veines. Les oignons semblent y remplacer les os. Elle est le résultat de l’âge, de l’éreintement, de l’abâtardissement. Elle se cache sous une certaine forme cirée et convenue, rapiécée et prenant eau. Elle est, cette forme, pleine de ficelles et d’empois. C’est monotone, incommode, embêtant. On ne peut avec elle ni grimper sur les hauteurs, ni descendre dans les profondeurs, ni traverser les difficultés (ne la laisse-t-on pas en effet à l’entrée de la science, où il faut prendre des sabots ?). Elle est bonne seulement à marcher sur le trottoir, dans les chemins battus et sur le parquet des salons, où elle exécute de petits craquements fort coquets qui irritent les gens nerveux. Ils auront beau la vernir, les goutteux, ce ne sera jamais que de la peau de veau tannée. Mais l’autre ! l’autre, celle du bon Dieu, elle est bistrée d’eau de mer et elle a les ongles blancs comme l’ivoire. Elle est dure, à force de marcher sur les rochers. Elle est belle à force de marcher sur le sable. Par l’habitude en effet de s’y enfoncer mollement, le galbe du pied peu à peu s’est développé selon son type ; il a vécu selon sa forme, grandi dans son milieu le plus propice. Aussi, comme ça s’appuie sur la terre, comme ça écarte les doigts, comme ça court, comme c’est beau !

Quel dommage que je ne sois pas professeur au Collège de France ! J’y ferais tout un cours sur cette grande question des Bottes comparées aux littératures. « Oui, la Botte est un monde », dirais-je, etc. Quels jolis rapprochements ne pourrait-on pas faire sur le Cothurne, la Sandale ! etc.

Quel beau mot, que Sandale ! et comme il est impressionnant, n’est-ce pas ? Celles qui ont des bouts retroussés en pointe, comme des croissants de lune, et qui sont couvertes de paillettes étincelantes, tout écrasées d’ornements magnifiques, ressemblent à des poèmes indiens. Elles viennent du Gange. Avec elles on marche dans des pagodes, sur des planchers d’aloès noircis par la fumée des cassolettes, et, sentant le musc, elles traînent dans les harems sur des tapis à arabesques désordonnées. Cela fait penser à des hymnes sans fin, à des amours repus… La Marcoub du fellah, ronde comme un pied de chameau, jaune comme l’or, à grosses coutures et serrant les chevilles, chaussure de patriarche et de pâtre, la poussière lui va bien. Toute la Chine n’est-elle point dans un soulier de Chinoise garni de damas rose et portant des chats brodés sur son empeigne ?

Dans l’entrelacement des bandelettes aux pieds de l’Apollon du Belvédère, le génie plastique des Grecs a étalé toutes ses grâces. Quelles combinaisons de l’ornement et du nu ! Quelle harmonie du fond et de la forme ! comme le pied est bien fait pour la chaussure ou la chaussure pour le pied !

N’y a-t-il pas un rapport évident entre les durs poèmes du Moyen Âge (monorimes souvent) et les souliers de fer, tout d’une pièce, que les gens d’armes portaient alors, éperons de six pouces de longueur à molettes formidables, périodes embarrassantes et hérissées.

Les souliers de Gargantua étaient faits avec « quatre cent six aulnes de velours bleu cramoysi, deschiquetez mignonnement par lignes parallèles jointes en cylindres uniformes ». Je vois là l’architecture de la Renaissance. Les bottes Louis XIII, évasées et pleines de rubans et de pompons comme un pot rempli de fleurs, me rappellent l’hôtel de Rambouillet, Scudéry, Marini. Mais il y a tout à côté une longue rapière espagnole à poignée romaine = Corneille.

Du temps de Louis XIV, la littérature avait les bas bien tirés ! ils étaient de couleur brune. On voyait le mollet. Les souliers étaient carrés du bout (La Bruyère, Boileau), et il y avait aussi quelques fortes bottes à l’écuyère, robustes chaussures dont la coupe était grandiose (Bossuet, Molière). Puis on arrange en pointe le bout du pied, littérature de la Régence (Gil Blas). On économise le cuir et la forme (encore un calembour !) est poussée à une telle exagération d’antinaturalisme qu’on en arrive presque à la Chine (sauf la fantaisie du moins). C’est mièvre, léger, contourné. Le talon est si haut que l’aplomb manque ; plus de base. Et d’autre part on rembourre le mollet, emplissage philosophique flasque (Raynal, Marmontel, etc.). L’académique chasse le poétique ; règne des boucles (pontificat de Monseigneur de La Harpe). Et maintenant nous sommes livrés à l’anarchie des gnaffs. Nous avons eu les jambarts, les mocassins et les souliers à la poulaine. J’entends dans les lourdes phrases de MM. Pitre-Chevalier et Émile Souvestre, Bretons, l’assommant bruit des galoches celtiques. Béranger a usé jusqu’au lacet la bottine de la grisette, et Eugène Sue montre outré mesure les ignobles bottes éculées du chourineur. L’un sent le graillon et l’autre l’égout. Il y a des taches de suif sur les phrases de l’un, des traînées de merde tout le long du style de l’autre. On a été chercher du neuf à l’étranger, mais ce neuf est vieux (nous travaillons en vieux). Échec des rebottes à la Russe et des littératures laponnes, valaques, norvégiennes (Ampère, Marmier et autres curiosités de la Revue des Deux Mondes). Sainte-Beuve ramasse les défroques les plus nulles, ravaude ces guenilles, dédaigne le connu et, ajoutant du fil et de la colle, continue son petit commerce (renaissance des talons rouges, genre Pompadour et Arsène Houssaye, etc.). Il faut donc jeter toutes ces ordures à l’eau, en revenir aux fortes bottes ou aux pieds nus, et surtout arrêter là ma digression de cordonnier. D’où diable vient-elle ? D’un horrifique verre de rhum que j’ai bu ce soir, sans doute. Bonsoir.

À LOUISE COLET

[Trouville,] samedi soir, minuit.
[27 août 1853.]

Il est difficile d’entasser plus de bêtises que je ne l’ai fait hier au soir. – Enfin, puisque c’est écrit, que ça parte ! Tu verras au moins par là que je ne ménage avec toi ni le temps ni le papier. Il était près de trois heures, quand je me suis couché ce matin.

Rien de neuf. La mer a été très forte aujourd’hui, la marée de cette nuit sera dure encore. Comme c’est beau la mer !

L’histoire de ma lettre que le vent envole et porte sur la fenêtre du curé m’a beaucoup amusé. Cela est très drôle.

Tiens-moi au courant de tes affaires, chère Louise. Crois-tu réussir à l’Odéon ? As-tu vendu tes autres contes ? Qu’as-tu décidé pour eux ?

Crois-tu que Babinet vienne me voir si je le réinvite ? Tu peux lui dire qu’il sera le bien reçu.

Mon frère a tout à fait renoncé à l’acquisition de son château. Son beau-père n’a pas voulu lui prêter d’argent (car il n’était pas assez riche pour faire maintenant cette acquisition : 300 mille francs). Mais quinze jours à réfléchir là-dessus me semblent monstrueux. Tous ces gens d’action sont si peu habitués à penser, que cela les dérange comme un événement. Quant à moi du reste, je n’aurai guère cet embarras. J’achèterai peu de propriétés !

***

J’ai été bien heureux que ma dernière lettre t’ait fait tant de plaisir ! Tu as enfin compris et approuvé même ce qui d’abord t’avait blessée. La Nature, va, s’est trompée en faisant de toi une femme. Tu es du côté des mâles. Il faut te souvenir de cela toujours, quand quelque chose te heurte, et voir en toi si l’élément féminin ne l’emporte pas. Poésie oblige. Elle oblige à nous regarder toujours comme sur un trône et à ne jamais songer que nous sommes de la foule, et nous y trouvons compris. – T’indignerais-tu si l’on disait du mal des Français, des Chrétiens, des Provençaux ? Laisse donc là ton sexe comme ta patrie, ta religion et ta province. On doit être âme le plus possible, et c’est par ce détachement que l’immense sympathie des choses et des êtres nous arrivera plus abondante. La France a été constituée du jour que les provinces sont mortes. Et le sentiment humanitaire commence à naître sur les ruines des patries. Il arrivera un temps où quelque chose de plus large et de plus haut le remplacera. – Et l’homme alors aimera le néant même, tant il s’en sentira participant : « J’ai dit aux vers du tombeau, vous êtes mes frères », etc.

C’était beau, le bénissement des ânes et des vaches au m[oyen] âge. Mais ce qui était humilité deviendra intelligence. La science, en cela, marche en avant. Pourquoi la Poésie n’irait-elle pas plus vite encore ? – Il faut la porter toujours au-delà de nous-mêmes.

Et quand je traite les femmes de haut, tu protestes en ton cœur contre cette insolence. Il te semble que c’est injuste. À coup sûr, si je t’y comptais ! Allons donc !

Adieu, bon courage ! travaille bien. J’ai épuisé toute ma provision de papier à lettres. – De Pont-l’Évêque sans doute je t’écrirai un petit mot jeudi. Mille baisers sur le cœur. À toi.

Ton G.

D’ici à Mantes, je rêverai au plan de L’Acropole. Penses-y de ton côté. Nous l’arrêterons là.

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi soir,
2 septembre [1853], 9 h[eures].

Nous voilà revenus un jour plus tôt. Comme il n’y avait point de vapeur du Havre pour Rouen le 3, nous avons cette nuit couché à Honfleur. Dès 6 h[eures] il a fallu se lever et à midi et demi nous étions rentrés.

Ce n’est pas sans un certain plaisir que je me retrouve à ma table. Quoique j’aie été fort triste à Trouville, la veille de mon départ. Il me semblait (et à raison, je crois) que j’y avais été médiocre, que je n’avais pas assez reniflé, aspiré, regardé. La mer, ce jour-là, était plus belle encore, toute bleue, et le ciel, aussi. – Enfin ! –

J’ai rangé mes affaires avec cette activité de sauvage qui me distingue. Tout, pendant mon absence, avait été brossé, ciré, verni (jusqu’à mes pieds de momie que mon domestique a jugé convenable de badigeonner avec de la gomme), et j’avoue que j’ai retrouvé mon tapis, mon grand fauteuil et mon divan avec charme. Ma lampe brûle. Mes plumes sont là. Ainsi recommence une autre série de jours, pareils aux autres jours. Ainsi vont recommencer les mêmes mélancolies et les mêmes enthousiasmes isolés.

Je me suis précipité sur les deux nos de la R[evue]. Rien de Bouilhet dans aucun. Je crois que ses prévisions étaient justes et qu’il y a brouille, ou du moins grand refroidissement. Rien sur La Paysanne. J’en étais sûr. Ç’aura dû être pour l’article de Jourdan, comme ç’a été pour celui de Melænis. Quant à ce qu’on dit de Leconte, c’est tellement insignifiant, en bien ou en mal, tellement banal et bête que je ne sais s’il y a mauvaise intention ? Au reste, j’ai lu l’article fort légèrement. Je le reverrai. Ils ont fait cependant une bonne citation.

La vue d’un journal maintenant, et de celui-là entre autres, me cause presque un dégoût physique. Je m’y réabonne encore pour un an parce qu’ils ont augmenté leur prix et pour n’avoir pas l’air de… Mais je jure bien, par le Styx, que c’est la dernière fois.

La dernière fois que j’étais venu de Honfleur à Rouen par bateau, c’était en 47, en revenant de Bretagne avec Maxime. Nous avions couché aussi à Honfleur. Il faisait un temps pareil, pluie et froid. – Sur la vapeur il y avait deux musiciennes qui chantaient du Loïsa Puget. Aujourd’hui un maigre guitariste miaulait une chanson où il y avait :

 

bâtard More

rives du Bosphore.

 

Est-ce drôle ? Et en regardant défiler les coteaux, au son des cordes qui grinçaient, de la voix qui chevrotait et des roues battant l’eau, je remontais dans ma pensée tout ce qui a coulé, coulé.

Hier, nous sommes partis de Pont-l’Évêque à 8 h 1/2 du soir, par un temps si noir qu’on ne voyait pas les oreilles du cheval. La dernière fois que j’étais passé par là, c’était avec mon frère, en janvier 44, quand je suis tombé, comme frappé d’apoplexie, au fond du cabriolet que je conduisais, et qu’il m’a cru mort pendant dix minutes. – C’était une nuit à peu près pareille. J’ai reconnu la maison où il m’a saigné, les arbres en face (et, merveilleuse harmonie des choses et des idées) à ce moment-là, même, un roulier a passé aussi à ma droite, comme lorsqu’il y a dix ans bientôt, à 9 h[eures] du soir, je me suis senti emporté tout à coup dans un torrent de flammes…

Rien ne prouve mieux le caractère borné de notre vie humaine que le déplacement. Plus on la secoue, plus elle sonne creux. Puisqu’après s’être remué, il faut se reposer, puisque notre activité n’est qu’une répétition continuelle, quelque diversifiée qu’elle ait l’air, jamais nous ne sommes mieux convaincus de l’étroitesse de notre âme que lorsque notre corps se répand. On se dit : « Il y a dix ans j’étais là », et on est là. Et on pense les mêmes choses et tout l’intervalle est oublié. Puis il vous apparaît, cet intervalle, comme un immense précipice où le néant tournoie. Quelque chose d’indéfini vous sépare de votre propre personne et vous rive au non-être.

Ce qui prouve peut-être que l’on vieillit, c’est que le temps, à mesure qu’il y en a derrière vous, vous semble moins long. Autrefois, un voyage de six heures en bateau à vapeur (ou pyroscaphe, comme dirait le pharmacien) me paraissait démesuré. J’y avais des ennuis abondants. Aujourd’hui, ça a passé en un clin d’œil. J’ai des souvenirs de mélancolie et de soleil qui me brûlaient, tout accoudé sur ces bastingages de cuivre et regardant l’eau. Celui qui domine tous les autres est un voyage de Rouen aux Andelys avec Alfred (j’avais seize ans). Nous avions envie de crever, à la lettre. Alors, ne sachant que faire et par ce besoin de sottises qui vous prend, dans les états de démoralisation radicale, nous bûmes de l’eau-de-vie, du rhum, du kirsch, et du potage (c’était un riz au gras !). Il y avait sur ce bateau toutes sortes de beaux messieurs et de belles dames de Paris. Je vois, encore, un voile vert que le vent arracha d’un chapeau de paille et qui vint s’embarrasser dans mes jambes. Un monsieur en pantalon blanc le ramassa… Elle était à Trouville, la femme d’Alfred, avec son nouveau mari. Je ne l’ai pas vue.

***

Dès lundi je me livre à une Bovary furibonde. Il faut que ça marche. – Et bien, ce sera.

***

Et toi, bonne chère Muse, où en est La Servante ? Tu as bien raison d’y être longtemps. Parle-moi de ta santé ? Tes vomissements t’ont-ils reprise ? Et permets-moi à ce propos un petit conseil que je te supplie de suivre. Je crois ton habitude de ne boire que de l’eau, détestable. Mon frère m’a soutenu, il y a quelque temps, que dans notre pays c’était une cause souvent de cancers à l’estomac. Cela peut être exagéré, mais tout ce que je sais, c’est que mon père, qui était un maître homme dans son métier, préconisait fort la purée septembrale, comme disait ce vieux Rabelais. Sois sûre que dans un climat où l’on absorbe tant d’humidité, s’en fourrer toujours dans l’estomac, sans rien qui la corrige, est une mauvaise chose. – Essaie pendant quelques mois de boire de l’eau rougie ou, si tu trouves ce mélange trop mauvais, bois à la fin de tes repas un verre de vin pur.

***

J’ai lu avant-hier, dans mon lit, presque tout un vol[ume] de l’Histoire de la Restauration de Lamartine (la bataille de Waterloo). Quel homme médiocre que ce Lamartine ! Il n’a pas compris la beauté de Napoléon décadent, cette rage de géant contre les myrmidons qui l’écrasent. – Rien d’ému, rien d’élevé, rien de pittoresque. Même Alex[andre] Dumas eût été sublime à côté. Chateaubriand, plus injuste ou plutôt plus injurieux, est bien au-dessus, à ce propos. – Quel misérable langage !

Pourquoi cette phrase de Rabelais me trotte-t-elle dans la tête (c’est comme les Barmessides) : « L’Afrique apporte tousiours quelque chose de nouveau » ? Je la trouve pleine d’autruches, de girafes, d’hippopotames, de nègres et de poudre d’or.

Adieu, mille bonnes tendresses, mille bons baisers. À toi, à toi.

Ton G.

Point de lettres du Crocodile. – La dernière fois, il a été cinq semaines à nous répondre. En voilà six ou sept ?

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi soir, minuit.
[7 septembre 1853.]

J’attendais toujours une lettre de toi, cher amour, pour savoir où t’adresser celle-ci. Si je n’en ai pas demain, je te l’enverrai néanmoins rue de Sèvres. Comme je te plains de tes douleurs de dents et que j’admire ton courage de m’avoir écrit tranquillement chez Toirac, en attendant l’opération ! Du reste, puisque c’est une du fond, il n’y a que demi-mal. Je trouve qu’en toutes ces décadences physiques les moindres sont les dissimulées. Aussi la perte de mes cheveux m’a-t-elle réellement embêté. Mon parti en est pris maintenant, Dieu merci, et je fais bien ! car d’ici à deux ans je ne sais s’il m’en restera de quoi même avoir un crâne. Mais parlons de choses plus graves, à savoir ton régime. Je t’assure que tu n’as pas raison. Les viandes substantielles ne remplacent pas le vin. Bois de la bière plutôt ; mais l’eau continuellement est une mauvaise chose. Les maux d’estomac que tu as quelquefois viennent de là. Je suis très sceptique en médecine mais très croyant en hygiène. Or, ceci est une vérité : dans les climats où l’eau est bonne il n’y a que cela. Partout où pousse la vigne, le houblon ou la pomme, il faut s’en alimenter. Et ne me dis pas que tu ne peux te soigner, car cela, je t’assure, pauvre Louise, me semble un mot cruel. Moi qui voudrais te donner tout, si j’avais quelque chose (quand je pense à tes besoins, cher amour, et que je me dis que je n’y peux rien, je rougis en secret comme si c’était de ma faute) ! Est-ce que tu ne peux t’infliger une dépense de 3 ou 4 francs par semaine pour ta santé ? Essaie pendant quelque temps, durant l’hiver, à l’époque de ces froids qui te navrent, et tu verras.

J’ai repris la Bovary. Voilà depuis lundi cinq pages d’à peu près faites ; à peu près est le mot, il faut s’y remettre. Comme c’est difficile ! J’ai bien peur que mes comices ne soient trop longs. C’est un dur endroit. J’y ai tous mes personnages de mon livre en action et en dialogue, les uns mêlés aux autres, et par là-dessus un grand paysage qui les enveloppe. Mais, si je réussis, ce sera bien symphonique.

Bouilhet a fini de ses Fossiles la partie descriptive. Son mastodonte ruminant au clair de lune, dans une prairie, est énorme de poésie. Ce sera peut-être de toutes ses pièces celle qui fera le plus d’effet à la généralité ! Il ne lui reste plus que la partie philosophique, la dernière. Au milieu du mois prochain, il ira à Paris se choisir un logement pour s’y installer au commencement de novembre. Que ne suis-je à sa place !

Décidément, l’article de Verdun (que je crois de Jourdan ; c’est une idée que j’ai) sur Leconte est plus bête qu’hostile. J’ai fort ri de la comparaison que l’on fait avec les beaux morceaux de La Chute d’un ange. Quelle politesse d’ours ! Quant aux Poèmes indiens et à la pièce de Dies irae, pas un mot. Il y a aussi une bonne naïveté : pourquoi appeler le Sperchius, Sperkhios ? Cela me semble une vraie janoterie. Que devient-il, ce bon Leconte ? Est-il avancé dans son poème celtique ? Voit-il une occasion quelconque de publier ses Runoïas ? J’ai une extrême envie de les relire. Et La Servante, quand la verra-t-on ?

Je relis maintenant du Boileau, ou plutôt tout Boileau, et avec moult coups de crayon aux marges. Cela me semble vraiment fort. On ne se lasse point de ce qui est bien écrit. Le style c’est la vie ! c’est le sang même de la pensée ! Boileau était une petite rivière, étroite, peu profonde, mais admirablement limpide et bien encaissée. C’est pourquoi cette onde ne se tarit pas. Rien ne se perd de ce qu’il veut dire. Mais que d’Art il a fallu pour faire cela, et avec si peu ! Je m’en vais ainsi, d’ici deux ou trois ans, relire attentivement tous les classiques français et les annoter, travail qui me servira pour mes Préfaces (mon ouvrage de critique littéraire, tu sais). J’y veux prouver l’insuffisance des écoles, quelles qu’elles soient, et bien déclarer que nous n’avons pas la prétention, nous autres, d’en faire une et qu’il n’en faut pas faire. Nous sommes au contraire dans la tradition. Cela me semble, à moi, strictement exact. Cela me rassure et m’encourage. Ce que j’admire dans Boileau, c’est ce que j’admire dans Hugo, et où l’un a été bon, l’autre est excellent. Il n’y a qu’un Beau. C’est le même partout, mais il a des aspects différents ; il est plus ou moins coloré par les reflets qui dominent. Voltaire et Chateaubriand, par exemple, ont été médiocres par les mêmes causes, etc. Je tâcherai de faire voir pourquoi la critique esthétique est restée si en retard de la critique historique et scientifique : on n’avait point de base. La connaissance qui leur manque à tous, c’est l’anatomie du style, savoir comment une phrase se membre et par où elle s’attache. On étudie sur des mannequins, sur des traductions, d’après des professeurs, des imbéciles incapables de tenir l’instrument de la science qu’ils enseignent, une plume, je veux dire, et la vie manque ! l’amour ! l’amour, ce qui ne se donne pas, le secret du bon Dieu, l’âme, sans quoi rien ne se comprend.

Quand j’aurai fini cela – ce sera un travail d’une grande année, pas plus (mais au moins je me serai vengé littérairement, comme dans le Dictionnaire des idées reçues je me vengerai moralement) – quand j’aurai fini cela (après la Bovary et l’Anubis toutefois), j’entrerai sans doute dans une phase nouvelle et il me tarde d’y être. Moi qui écris si lentement, je me ronge de plans. Je veux faire deux ou trois longs bouquins épiques, des romans dans un milieu grandiose où l’action soit forcément féconde et les détails riches d’eux-mêmes, luxueux et tragiques tout à la fois, des livres à grandes murailles et peintes du haut en bas.

Il y avait dans la Revue de Paris (fragment de Michelet sur Danton) un jugement sur Robespierre qui m’a plu. Il le signale comme étant, de sa personne, un gouvernement ; et c’est pour cela que tous les gouvernementomanes républicains l’ont aimé. La médiocrité chérit la Règle ; moi je la hais. Je me sens contre elle et contre toute restriction, corporation, caste, hiérarchie, niveau, troupeau, une exécration qui m’emplit l’âme, et c’est par ce côté-là peut-être que je comprends le martyre.

Adieu, belle ex-démocrate. Mille baisers. À toi.

Ton G.

Jeudi soir. Je n’ai pas envoyé ma lettre ce matin, ne sachant où tu étais. Demain je te l’envoie quand même. Merci du petit portrait.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir, minuit et demi.
[12 septembre 1853.]

La tête me tourne d’embêtement, de découragement, de fatigue ! J’ai passé quatre heures sans pouvoir faire une phrase. Je n’ai pas aujourd’hui écrit une ligne, ou plutôt j’en ai bien griffonné cent ! Quel atroce travail ! Quel ennui ! Oh ! l’Art ! l’Art ! Qu’est-ce donc que cette chimère enragée qui nous mord le cœur, et pourquoi ? Cela est fou de se donner tant de mal ! Ah ! la Bovary, il m’en souviendra ! J’éprouve maintenant comme si j’avais des lames de canif sous les ongles, et j’ai envie de grincer des dents. Est-ce bête ! Voilà donc où mène ce doux passe-temps de la littérature, cette crème fouettée. Ce à quoi je me heurte, c’est à des situations communes et un dialogue trivial. Bien écrire le médiocre et faire qu’il garde en même temps son aspect, sa coupe, ses mots même, cela est vraiment diabolique, et je vois se défiler maintenant devant moi de ces gentillesses en perspective pendant trente pages au moins. Ça s’achète cher, le style ! Je recommence ce que j’ai fait l’autre semaine. Deux ou trois effets ont été jugés hier par Bouilhet ratés, et avec raison. Il faut que je redémolisse presque toutes mes phrases.

Tu n’as pas songé, bonne chère Muse, à la distance et au temps, quant au voyage de Gisors. Nous passerions notre journée en chemin de fer et en diligence. Il faut, quand on a quitté le chemin de fer, de Gaillon aux Andelys une heure, et certainement des Andelys à Gisors au moins deux, ce qui fait 3, plus 2 du chemin de fer, 5. Autant pour revenir : 10. Et cela pour se voir deux heures. Non ! non ! Dans six semaines, à Mantes, nous serons seuls et plus longtemps (pour si peu d’ailleurs je n’aime point les amis) et ça ne vaut pas la peine de se voir pour n’avoir que la peine de se dire adieu.

Je sais ce que les dérangements me coûtent, mon impuissance maintenant me vient de Trouville. Quinze jours avant de m’absenter, ça me trouble. Il faut à toute force que je me réchauffe et que ça marche ! – ou que j’en crève. Je suis humilié, nom de Dieu, et humilié par-devers moi de la rétivité de ma plume. Il faut la gouverner comme les mauvais chevaux qui refusent. On les serre de toute sa force, à les étouffer, et ils cèdent.

Nous avons reçu vendredi la nouvelle que le père Parain était mort. Ma mère devait partir pour Nogent, mais elle a été reprise un peu à la poitrine. Elle s’est mis des sangsues aujourd’hui. J’ai toujours un fonds d’inquiétude de ce côté. Cette mort, je m’y attendais. Elle me fera plus de peine plus tard, je me connais. Il faut que les choses s’incrustent en moi. Elle a seulement ajouté à la prodigieuse irritabilité que j’ai maintenant et que je ferais bien de calmer, du reste, car elle me déborde quelquefois. Mais [c’est] cette rosse de Bovary qui en est cause. Ce sujet bourgeois me dégoûte […].

En voilà encore un de parti ! Ce pauvre père Parain, je le vois maintenant dans son suaire comme si j’avais le cercueil, où il pourrit, sur ma table, devant mes yeux. L’idée des asticots qui lui mangent les joues ne me quitte pas. Je lui avais fait du reste des adieux éternels, en le quittant la dernière fois. Quand je suis arrivé de Nogent chez toi, j’avais été seul tout le temps dans le wagon, par un beau soleil. Je revoyais en passant les villages que nous traversions autrefois en chaise de poste, aux vacances, tous en famille avec les autres, morts aussi. Les vignes étaient les mêmes et les maisons blanches, la longue route poudreuse, les ormes ébranchés sur le bord…

Cette promenade de Pontoise dont tu me parles, je la connais. Il me souvient d’y avoir vu la plus admirable petite fille du monde. Elle jouait avec sa bonne. Mon père l’a beaucoup examinée et a prédit qu’elle serait superbe. Qu’est-ce qu’elle est devenue ?… Comme tout cela est farce !

Bonne histoire, Madame la directrice de la poste t’appelle Loïsa. Il n’y manque qu’un y, et un K au Colet ! Ainsi écrit, « Loysa Kolet », ça ne manquerait pas de galbe.

J’ai lu, avant-hier, tout un volume du père Michelet, le sixième de la Révolution, qui vient de paraître. Il y a des jets exquis, de grands mots, des choses justes ; presque toutes sont neuves. Mais point de plan, point d’art. Ce n’est pas clair, c’est encore moins calme, et le calme est le caractère de la beauté, comme la sérénité l’est de l’innocence, de la vertu. Le repos est attitude de Dieu. Quelle curieuse époque ! Quelle curieuse époque ! Comme le grotesque y est fondu au terrible ! Je le répète, c’est là que le Shakespeare de l’avenir pourra puiser à seaux. Y a-t-il rien de plus énorme que ceci, du citoyen Roland ? Avant de se tuer il avait écrit ce billet que l’on trouva sur lui : « Respectez le corps d’un homme vertueux ! »

Adieu, il est tard. Je n’ai pas de feu, j’ai froid. Je me presse contre toi pour me réchauffer. Mille baisers, à toi.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi, minuit.
[16 septembre 1853.]

Il m’est impossible de retrouver la citation de Montaigne sur Pic de La Mirandole (ceci prouve que je ne connais pas assez mon Montaigne). Il me faudrait pour cela relire et non feuilleter (car je l’ai feuilleté) tout Montaigne.

Sapho s’est jetée à l’eau du haut du promontoire de Leucade, île de la mer Égée, ou autrement dit Archipel. Leucade est une petite île entre celle de Lesbos et la terre d’Asie Mineure (au bord du golfe de Smyrne). Leucade se trouve maintenant dans un golfe qu’on appelle golfe d’Adramite (j’ignore le nom antique). Pour ce qui est de Sapho, il y en a deux, la poétesse et la courtisane. La première était de Mitylène en Lesbos, vivait dans le VIIe siècle avant Jésus-Christ, a poussé la tribadie à un grand degré de perfection, et fut exilée de Mitylène avec Alcée. La seconde, née dans la même île, mais à Éresos, paraît être celle qui aima Phaon. Cette opinion (moderne du reste, car ordinairement on confond les deux) s’appuie sur un passage de l’historien Nymphis : « Sapho d’Éresos aima passionnément Phaon. » On remarque aussi que Hérodote, qui a écrit tout au long l’histoire de Sapho de Mitylène, ne parle ni de cet amour, ni de ce suicide.

Enfin me revoilà en train ! ça marche ! la machine retourne ! Ne blâme pas mes roidissements, bonne chère Muse, j’ai l’expérience qu’ils servent. Rien ne s’obtient qu’avec effort ; tout a son sacrifice. La perle est une maladie de l’huître et le style, peut-être, l’écoulement d’une douleur plus profonde. N’en est-il pas de la vie d’artiste, ou plutôt d’une œuvre d’Art à accomplir, comme d’une grande montagne à escalader ? Dur voyage, et qui demande une volonté acharnée ! D’abord on aperçoit d’en bas une haute cime. Dans les cieux, elle est étincelante de pureté, elle est effrayante de hauteur, et elle vous sollicite cependant à cause de cela même. On part. Mais à chaque plateau de la route, le sommet grandit, l’horizon se recule, on va par les précipices, les vertiges et les découragements. Il fait froid et l’éternel ouragan des hautes régions vous enlève en passant jusqu’au dernier lambeau de votre vêtement. La terre est perdue pour toujours, et le but sans doute ne s’atteindra pas. C’est l’heure où l’on compte ses fatigues, où l’on regarde avec épouvante les gerçures de sa peau. L’on n’a rien qu’une indomptable envie de monter plus haut, d’en finir, de mourir. Quelquefois, pourtant, un coup des vents du ciel arrive et dévoile à votre éblouissement des perspectives innombrables, infinies, merveilleuses ! À vingt mille pieds sous soi on aperçoit les hommes, une brise olympienne emplit vos poumons géants, et l’on se considère comme un colosse ayant le monde entier pour piédestal. Puis, le brouillard retombe et l’on continue à tâtons, à tâtons, s’écorchant les ongles aux rochers et pleurant dans la solitude. N’importe ! Mourons dans la neige, périssons dans la blanche douleur de notre désir, au murmure des torrents de l’Esprit, et la figure tournée vers le soleil !

J’ai travaillé ce soir avec émotion, mes bonnes sueurs sont revenues et j’ai regueulé, comme par le passé.

Oui, c’est beau Candide ! fort beau ! Quelle justesse ! Y a-t-il moyen d’être plus large, tout en restant aussi net ? Peut-être non. Le merveilleux effet de ce livre tient sans doute à la nature des idées qu’il exprime. C’est aussi bien cela [sic] que cela qu’il faut écrire, mais pas comme cela.

Pourquoi perds-tu ton temps à relire Graziella quand on a tant de choses à relire ? Voilà une distraction sans excuse, par exemple ! Il n’y a rien à prendre à de pareilles œuvres. Il faut s’en tenir aux sources, or Lamartine est un robinet. Ce qu’il y a de fort dans Manon Lescaut, c’est le souffle sentimental, la naïveté de la passion qui rend les deux héros si vrais, si sympathiques, si honorables, quoiqu’ils soient des fripons. C’est un grand cri du cœur, ce livre ; la composition en est fort habile. Quel ton d’excellente compagnie ! Mais moi, j’aime mieux les choses plus épicées, plus en relief, et je vois que tous les livres de premier ordre le sont à outrance. Ils sont criants de vérité, archidéveloppés et plus abondants de détails intrinsèques au sujet. Manon Lescaut est peut-être le premier des livres secondaires. Je crois, contrairement à ton avis de ce matin, que l’on peut intéresser avec tous les sujets. Quant à faire du Beau avec eux, je le pense aussi, théoriquement du moins, mais j’en suis moins sûr. La mort de Virginie est fort belle, mais que d’autres morts aussi émouvantes (parce que celle de Virginie est exceptionnelle) ! Ce qu’il y a d’admirable, c’est sa lettre à Paul, écrite de Paris. Elle m’a toujours arraché le cœur quand je l’ai lue. Que l’on pleure moins à la mort de ma mère Bovary qu’à celle de Virginie, j’en suis sûr d’avance. Mais l’on pleurera plus sur le mari de l’une que sur l’amant de l’autre, et ce dont je ne doute pas, c’est du cadavre. Il faudra qu’il vous poursuive. La première qualité de l’Art et son but est l’illusion. L’émotion, laquelle s’obtient souvent par certains sacrifices de détails poétiques, est une tout autre chose et d’un ordre inférieur. J’ai pleuré à des mélodrames qui ne valaient pas quatre sous et Goethe ne m’a jamais mouillé l’œil, si ce n’est d’admiration.

Tu me parais là-bas, à ta campagne, en bon train. Je ne comprends pas que tu puisses travailler aussi bien à Paris, car enfin tu as tout ton temps à toi. J’ai envoyé les canetons à Babinet et n’en ai point reçu de réponse. Dans le numéro d’aujourd’hui, les vers de Bouilhet y sont, et seuls ! Ces gars-là sont comme les ânes : ils baissent les oreilles quand on les étrille. Adieu, j’ai envie de dormir. Fasse Morphée que je te rêve ! Mille baisers partout.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, 1 h[eure] du matin.
[21 septembre 1853.]

Non ! « tout mon bonheur n’est pas dans mon travail et je plane peu sur les ailes de l’inspiration ». Mon travail au contraire fait mon chagrin. La littérature est un vésicatoire qui me démange. Je me gratte par là, jusqu’au sang. Cette volonté qui m’emplit n’empêche pas les découragements, ni les lassitudes. – Ah ! tu crois que je vis en brahmane, dans une absorption suprême, et humant, les yeux clos, le parfum de mes songes. – Que ne le puis-je ! – Plus que toi j’ai envie de sortir de là, de cette œuvre, j’entends. Voilà deux ans que j’y suis ! C’est long. Deux ans ! toujours avec les mêmes personnages et à patauger dans un milieu aussi fétide ! – Ce qui m’assomme, ce n’est ni le mot, ni la composition, mais mon objectif ! je n’y ai rien qui soit excitant. Quand j’aborde une situation, elle me dégoûte d’avance par sa vulgarité. – Je ne fais autre chose que de doser de la merde. – À la fin de la semaine prochaine, j’espère être au milieu de mes comices. – Ce sera ou ignoble, ou fort beau. L’envergure surtout m’en plaît. Mais ce n’est point facile à décrocher. Voilà trois fois que B[ouilhet] me fait refaire un paragraphe (lequel n’est point encore venu. Il s’agit de décrire l’effet d’un homme qui allume des lampions. – Il faut que ça fasse rire et jusqu’à présent c’est très froid). Tu vois, bonne chère Muse, que nous ne nous ménageons guère. – Et quand nous te traitons si durement pour les corrections, c’est que nous te traitons comme nous-mêmes.

Il a dû partir, hier, pour Cany, B[ouilhet]. Je ne sais si je le verrai dimanche. Dans une quinzaine, il part à Paris pour s’aller chercher un logement. Puis il reviendra pendant huit jours, et puis adieu. Cela m’attriste grandement. Voilà huit ans que j’ai l’habitude de l’avoir tous les dimanches. – Ce commerce si intime va se trouver rompu. La seule oreille humaine à qui parler ne sera plus là. – Encore quelque chose de parti, de jeté en arrière, de dévoré sans retour. –

Quand donc ferai-je comme lui ? Quand me décrocherai-je de mon rocher ? Mais j’entends mes plumes qui me disent, comme les oiseaux voyageurs à René : « Homme, la saison de ta migration n’est point encore venue… »

***

Ah ! je pense à toi souvent, va, plus souvent que je ne le voudrais. Cela m’amollit, m’attriste, me retarde.

Puisque j’ai commencé ici, et dans un système lent, il faut finir de même. – Pour une installation à Paris, et le temps que ça me demanderait avant d’y être habitué, il faudrait des mois, et en quatre ou cinq mois on fait de la besogne.

***

Tu m’as envoyé un bien bon aperçu de ton auberge, avec les rouliers courant après les filles dans les corridors : tu m’y parais être assez mal. Quand retournes-tu rue de Sèvres ? et les dents ? les maux de cœur ? pauvre chère amie, qu’as-tu donc, tu me sembles bien sombre ? Ah ! la vie n’est pas gaie, sacré nom de Dieu !

***

Delisle tient-il à ce que je fasse une insigne malhonnêteté à l’Athenaeum ? J’y suis tout disposé. Je peux leur écrire que je les supplie de ne plus m’envoyer leur journal. – Qu’il tienne bon contre le gars Planche ! Il faut être Cannibale !

Dans le dernier n° de la Revue, il y a un conte de Pichat qui m’a fait rire pour plus de 50 francs, comme dit Rabelays. Lis-moi ça un peu ! Du reste ça sert beaucoup, le mauvais, quand il arrive à être de ce tonneau-là. La lecture de ce conte m’a fait enlever dans la B[ovary] une expression commune, dont je n’avais pas eu conscience, et que j’ai remarquée là.

***

Je ne suis pas sans inquiétude sur le grand Crocodile. Notre paquet a-t-il été perdu ? Il me semble qu’il était dans le caractère de l’homme, de répondre de suite à ma lettre. Tu ferais bien de lui en écrire une (que j’enverrais seule) où tu lui dirais que tu ne sais que penser de ce retard ? Qu’en dis-tu ?

***

Je viens de relire tout Boileau. – En somme c’est raide. Ah ! quand je serai à Paris près de toi, quels bons petits cours de littérature nous ferons ! –

Les affaires d’Orient m’inquiètent. Quelle belle charge, s’il y allait avoir la guerre, et que tout l’Orient fanatisé se révoltât ! Qui sait ? Il ne faut qu’un homme comme Abd el-Kader lâché à point et qui amènerait à Constantinople tous les Bédouins d’Asie ? Vois-tu les Russes bousculés, et cet empire crevant d’un coup de lance comme un ballon gonflé. – Ô Europe, quel émétique je te souhaite !

Je n’en peux plus de fatigue. – Adieu. Un de ces jours je me mettrai à t’écrire de meilleure heure et causerai plus longuement. Mille baisers sur tes yeux si souvent pleins de larmes.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit 1/2.
[Jeudi 22 septembre 1853.]

Voici enfin un envoi du Grand Crocodile ! (Je garde une lettre à Mme d’Aunet que je t’enverrai, la première fois ; le paquet serait trop gros.) Tu verras un discours dont j’ai le double et qui me paraît peu raide. J’ai peur que le grand homme ne finisse par s’abêtir là-bas, dans sa haine. – L’attention qu’il a eue de t’envoyer ce journal de J[ersey] me semble très délicate. Dans sa lettre à moi, il me dit qu’il exige la correspondance, et il qualifie mes lettres des « plus spirituelles et des plus nobles du monde ». J’ai envie maintenant de lui écrire tout ce que je pense. Le blesserai-je ? Mais je ne peux pourtant lui laisser croire que je suis républicain, que j’admire le peuple, etc. – Il y a une mesure à prendre entre la grossièreté et la franchise que je trouve difficile. Qu’en dis-tu ?

Par un hasard singulier, on m’a apporté avant-hier un pamphlet en vers, contre lui, stupide, calomniant, baveux. Il est d’un citoyen d’ici, ancien directeur de théâtre, drôle qui a épousé pour sa fortune une femme sortant des Madelonnettes, et qui, veuf maintenant, se retrouve sur le pavé, ne sachant comment vivre. – Cela est payé bien sûr, mais n’aura guère de succès, car c’est illisible. Ce Soubiranne a jadis calé en duel devant un de mes amis, le frère d’Ernest Delamarre (qui m’a donné cette petite statue dorée que tu as vue rue du Helder). Il lui a fait écrire sur le terrain des rétractations. – Et ce gredin-là, dans son pamphlet, accuse H[ugo] de lâcheté, d’avoir poussé à l’assassinat, etc. Et il le menace de sa vengeance ! – Ah ! quelles canailleries s’étalent sur le monde ! Quand donc cela finira-t-il ? Quelque chose à tous, tant que nous sommes, nous pèse sur le cœur. Quand donc viendra l’ouragan pour nous soulager de ce fardeau ?

Ce bon Leconte rêve les Indes ! aller là-bas et y mourir. – Oui, c’est un beau rêve. Mais c’est un rêve ! car on est si pitoyablement organisé qu’on en voudrait revenir. – On crèverait de langueur, on regretterait la patrie, la mine des maisons et les indifférents même.

Il faut se renfermer, et continuer tête baissée dans son œuvre, comme une taupe. Si rien ne change, d’ici à quelques années, il se formera entre les intelligences libérales un compagnonnage plus étroit que celui de toutes les sociétés clandestines. À l’écart de la foule, un mysticisme nouveau grandira. Les hautes idées poussent à l’ombre, et au bord des précipices, comme les sapins.

Mais une vérité me semble être sortie de tout cela. C’est qu’on n’a nul besoin du vulgaire, de l’élément nombreux, des majorités, de l’approbation, de la consécration. 89 a démoli la royauté et la noblesse, 48 la bourgeoisie et 51 le peuple. Il n’y a plus rien, qu’une tourbe canaille et imbécile. – Nous sommes tous enfoncés au même niveau dans une médiocrité commune. L’égalité sociale a passé dans l’Esprit. On fait des livres pour tout le monde, de l’art pour tout le monde, de la science pour tout le monde, comme on construit des chemins de fer et des chauffoirs publics. L’humanité a la rage de l’abaissement moral. – Et je lui en veux, de ce que je fais partie d’elle.

***

J’ai bien travaillé aujourd’hui. Dans une huitaine, je serai au milieu de mes Comices que je commence maintenant à comprendre. J’ai un fouillis de bêtes et de gens beuglant et bavardant, avec mes amoureux en dessus, qui sera bon, je crois.

***

Et cette Servante, quand donc la caresse-t-on ?

***

Sais-tu que ce pauvre père Parain, en mourant, ne pensait qu’à moi, qu’à Bouilhet, qu’à la littérature enfin ? Il croyait qu’on lisait des vers de lui ! (B[ouilhet]). Comme je le regretterai, cet excellent cœur qui me chérissait si aveuglément, si jamais j’ai un succès ! Quel plaisir j’aurais eu à voir sa mine au drame de B[ouilhet] ou au tien ! Quel est le sens de tout cela, le but de tout ce grotesque et de tout cet horrible ?

Voilà l’hiver qui vient. Les feuilles jaunissent, beaucoup tombent déjà. J’ai du feu maintenant et je travaille à ma lampe, les rideaux fermés, comme en décembre. Pourquoi les premiers jours d’automne me plaisent-ils plus que les premiers du printemps ? Je n’en suis plus, cependant, aux poésies pâles de chutes de feuilles et de brumes sous la lune ! Mais cette couleur dorée m’enchante. Tout a je ne sais quel parfum triste qui enivre. Je pense à de grandes chasses féodales, à des vies de château sous de larges cheminées. On entend bramer les cerfs au bord des lacs, et les bois frémir…

Quand reviens-tu à Paris ? Adieu, bonne chère Louise, mille baisers. À toi.

Ton G.

Prends garde de perdre, ou d’égarer même, le discours. – Où tu es, ça pourrait avoir des inconvénients. Faut-il t’envoyer la lettre de Mme d’A[unet] ici, ou attendre que tu sois à P[aris] ?

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir, minuit.
[26 septembre 1853.]

Ci-inclus une lettre du Crocodile pour sa Dulcinée.

***

Pourquoi donc n’as-tu pas été franche avec moi, bonne chère Louise ? C’est mal ! Si Babinet ou Leconte étaient en position de t’aider, n’aurais-tu pas recours à eux ? Pourquoi cette exception à l’encontre d’un plus-ami ? Je n’avais pas d’argent. J’en eusse eu. Pour toi je vendrais jusqu’à ma chemise, tu le sais bien, ou plutôt, nous nous mettrions sous la même.

En ces matières, du reste, j’ai toujours l’air d’un plat bourgeois et d’une canaille. Je suis tranquillement à me chauffer les pieds à un grand feu, dans une robe de soie et en ce que l’on peut appeler (à la rigueur) un château, tandis que tant de braves gens qui me valent et plus, sont à tirer le diable par la queue, avec leurs pauvres mains d’anges ! J’ai enfin de quoi ne pas m’inquiéter de mon dîner, chose immense et que j’appréciais peu jadis, alors que plein de fantaisies luxueuses j’en voulais jouir, dans la vie. – Mais je leur ai à toutes donné congé. Je fuis ces idées-là, comme malsaines. Elles sont au fond petites et partent du plus bas de l’imagination. – Il faut se faire des harems dans la tête, des palais avec du style, et draper son âme dans la pourpre des grandes périodes. – Ah ! si j’étais riche ! quelles rentes je ferais à toi, à Bouilhet, à Leconte, et à ce bon père Babinet ! Ce serait beau, une vie piétée et fort aérée, dans une grande demeure pleine de marbres et de tableaux, avec des paons sur des pelouses, des cygnes dans des bassins, une serre chaude et un suprême cuisinier. – À cinq ou six, là, ou trois ou quatre, même, quelle bénédiction !

Elle est charmante la lettre du père Babinet, j’en raffole. J’adore ce bonhomme : c’est fouillu, touffu, nourri. Il y a là plus de naïveté, d’esprit et de lecture que dans vingt journaux en dix ans. Et je ne parle pas du cœur qui y palpite à chaque ligne. Viendra-t-il me voir ? J’en suis anxieux. J’aurais grand plaisir à le recevoir.

Quant à Leconte, je n’ai rien à lui dire, si ce n’est que je l’aime beaucoup. – Il le sait ; tout ce que [je] pourrais lui écrire, il le pense. Je partage son indignation contre ce misérable Planche. Je garde à ce drôle une vieille rancune qui date de 1837, à propos d’un article contre Hugo. – Il y a des choses qui vous blessent si profondément aux plus purs endroits de l’âme que la cicatrice est éternelle, et il est certain que je verrais le gars Planche crever sous mes yeux avec une certaine satisfaction. – Qu’il ne le ménage pas ! C’est un homme qui passera par tout et qu’il faut faire passer par tout. La générosité à l’encontre des gredins est presque une indélicatesse à l’encontre du bien.

Dans le refus de son article à l’Athenaeum, et dans la malveillance de la R[evue] à son endroit, il y a du Du Camp. Quant à Saulcy, le mot était peut-être donné depuis longtemps pour refuser net tout ce qui se présenterait là touchant Mme C[olet] ? Car ils doivent être maintenant mal ensemble (Saulcy ne fait point son éloge). – Mais il faut ajouter encore deux autres éléments : 1° influence bigote, système de moralité impérialiste et amie de l’ordre ; 2° haine de la poésie.

Récapitulons pour voir comme les amis sont bien servis par les amis :

1° Article de moi pour B[ouilhet] arrêté à La Presse ; 2° promesse de Jourdan vaine ; 3° refus à l’Athenaeum ; 4° refus des réclamations de Leconte à la R[evue] de Paris, et ici contre une autre Revue ! contre leur rival, contre leur ennemi ! Mais cela ne fait que quatre ! Attendons la douzaine.

Quelle bêtise pourtant ! Quels pauvres gens ! Quelle misère ! Comme si tout cela empêchait rien ! (quand tu auras fini ton Poème de la femme, tu verras si, réuni en vol[ume], ça se vend !) Est-ce que les Poésies de Leconte, par exemple, n’ont pas été plus remarquées que Le Livre posthume, dont l’auteur pourtant avait à sa disposition une belle réclame ! – Mais ces gamins-là n’entendent pas même la réclame. Ils ont la bonne volonté d’être des charlatans, quant à la capacité, non. Car il faut des poumons pour crier sur la place publique pendant deux heures de suite, et pour faire assembler le monde avec des blagues connues.

Les héros pervers de Balzac ont, je crois, tourné la tête à bien des gens. La grêle génération qui s’agite maintenant à Paris, autour du pouvoir et de la renommée, a puisé dans ces lectures l’admiration bête d’une certaine immoralité bourgeoise, à quoi elle s’efforce d’atteindre. J’ai eu des confidences à ce sujet. Ce n’est plus Werther ou Saint-Preux que l’on veut être, mais Rastignac, ou Lucien de Rubempré.

D’ailleurs tous ces fameux gaillards, pratiques, actifs, qui connaissent les hommes, admirent peu l’admiration, visent au solide, font du bruit, se démènent comme des galériens, etc., tous ces malins, dis-je, me font pitié, et au point de vue même de leur malice. Car je les vois sans cesse tendre la gueule après l’ombre et lâcher la viande. Ils s’enferrent dans leurs mensonges, ils se dupent eux-mêmes avec aplomb (c’est l’histoire de Badinguet se payant à lui-même des enthousiasmes). Quand j’en aurai vu un seul, un seul de ceux-là, avoir gagné par tous les moyens qu’ils emploient seulement un million, alors je mettrai chapeau bas. D’ici là qu’il me soit permis de les considérer comme des épiciers fourvoyés.

Le plus grand de la bande, n’était-ce pas Girardin ? Or le voilà maintenant avec la cinquantaine passée, une fortune des plus restreintes, et une considération nulle. En fait d’habileté, je préfère donc les cotonniers de ma belle patrie.

(J’en ai connu un ; ce n’était pas un cotonnier, mais un indigoteur. Voilà un homme, celui-là ! Il avait trouvé moyen, dans l’espace de vingt ans, d’acquérir deux cent mille livres de rentes [en terre] en mouillant ses indigos, lesquels il descendait dans sa cave, nuitamment ! et lui-même ! Mais quelle canaille ! quelle modestie ! quel bon père de famille ! quelle mise de caissier ! La probité se hérissait jusque sur les poils de sa redingote. Il ne cherchait pas à briller, celui-là. – À éblouir les sots ! mais à les flouer, ce qui est bien plus magistral.)

***

Oh Jésus ! Jésus ! redescends donc pour chasser les vendeurs du temple ! Et que les lanières dont tu les cingleras soient faites de boyaux de tigre ! Qu’on les ait trempées dans le vitriol, dans de l’arsenic ! Qu’elles les brûlent comme des fers rouges ! Qu’elles les hachent comme des sabres, et qu’elles les écrasent comme ferait le poids de toutes tes cathédrales, accumulées sur ces infâmes !

***

Enchanté du fiasco du citoyen Méry ! – Encore un habile, celui-là, un malin, un homme d’esprit, un gaillard qui ne se fiche pas mal de ça ! Quand on fait de sa plume un alambic à ordures pour gagner de l’argent, et qu’on ne gagne pas même d’argent, on n’est en définitive qu’un idiot, doublé d’un misérable.

Je ne pardonne point aux hommes d’action de ne pas réussir, puisque le succès est la seule mesure de leur mérite. Napoléon a été trompé à Waterloo : sophisme, mon vieux ! Je ne suis pas du métier. Je n’y connais goutte. Il fallait vaincre, or j’admire le vainqueur, quel qu’il soit.

***

Le père Hugo avait perdu l’adresse de L[ondres], c’est pour cela qu’il a été longtemps à me répondre, dit-il. Sa lettre était impudemment de J[ersey]. – Par bonheur il n’est arrivé aucun mal. – Je suis curieux du vol[ume], mais comment l’aurais-je ? J’essaierai de lui répondre une bonne lettre. Tant pis si le fond le choque, la forme sera convenable. Je ne peux pas mentir pour lui être agréable. – Et je ne lui cacherai pas que je me souhaite ses illusions, mais ne les partage point. Je dis illusions et non convictions. Non, sacré nom de Dieu ! non ! je ne peux admirer le peuple et j’ai pour lui, en masse, fort peu d’entrailles, parce qu’il en est, lui, totalement dépourvu. Il y a un cœur dans l’humanité, mais il n’y en a point dans le peuple, car le peuple, comme la patrie, est une chose morte. Où bat-il donc maintenant, le cœur synthétique de toutes les forces nobles de l’être humain ? à Constantinople ! dans la poitrine d’un derviche chevelu qui hurle contre les Moscoves. – C’est là que s’est réfugiée à cette heure la seule Protestation morale qui soit encore. –

Pauvre flamme de la liberté et de l’enthousiasme, tu brûles là-bas, entre des œufs d’autruche et sous des coupoles de porcelaine, dans une lampe musulmane, au fond d’une mosquée !

Ah ! ces bons Turcs ! ces vieux Bakaloum ! comme je les aime ! Quels souhaits je fais pour eux ! J’y pense sans cesse. Que ne puis-je reprendre mon tarbouch, quitter mon prépuce, et courir par tout Stamboul en criant : « Allah ! Allah ! Emsik el Daroud ! (au nom de Dieu ! au nom de Dieu ! prenez vos armes !) » Je sens à ces pensées comme une brise du désert qui m’arriverait sur la figure. S’il se soulevait, tout l’Orient ! si les Bédouins du Hauran allaient venir ! et toute la Perse ! et l’Arabie, l’inconnu ? Il ne faut qu’un homme, non, un prophète, un homme-idée, Abd el-Kader qu’on lâcherait ; mais il a fait son temps.

***

Il paraît que l’on redoute pour cet hiver une misère soignée. Est-il possible ! Des gens si forts ! Après avoir tant soigné les intérêts matériels ! et après avoir tant donné d’ouvrage ! tant fait travaillé le peuple, il se trouve que le peuple n’a pas un sou ! Charmant ! – As-tu vu dans La Presse la joie de Blanqui à propos de l’entrée de la Viande étrangère ! Il était malade, mais il n’a pas pu retenir son émotion à cette nouvelle, il s’est tellement senti déborder d’enthousiasme qu’il a pris la plume pour communiquer au public son bonheur, et au risque même de compromettre sa santé ! Sainte Thérèse n’était pas plus contente d’avoir vu le Christ dans sa chambre que ce gars-là n’est content de voir venir les bœufs d’Amérique en France ! Ô Aristophane et Molière, quels galopins vous fûtes !

C’est parce que je suis au bout de mon papier et qu’il est une heure et demie passée que je te quitte, car je suis fort en train de causer.

Adieu donc, toutes sortes de tendresses.

À toi, Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi, minuit.
[30 septembre 1853.]

As-tu encore ta dent ? Fais-toi donc enlever cela, tout de suite, malgré les avis de Toirac.. C’est une manie moderne de ces drôles. Il y a dix ans même chose m’est arrivée. Je préparais mon deuxième examen (autre dent), quand je fus pris d’une rage telle que je montai dans un fiacre en recommandant au cocher de m’arrêter à la première enseigne venue. Puis, une fois ma dent arrachée, Toirac, à qui je contai la chose, m’approuva. Et depuis quinze jours il me lanternait ainsi et m’embêtait avec un tas de drogues ! Rien n’est pis au monde que la douleur physique, et c’est bien plus d’elle que de la mort, que je suis homme, comme dit Montaigne, « à me mettre sous la peau d’ung veau pour l’éviter ». Elle a cela de mauvais, la douleur, qu’elle nous fait trop sentir la vie. Elle nous donne à nous-même comme la preuve d’une malédiction qui pèse sur nous. Elle humilie, et cela est triste pour des gens qui ne se soutiennent que par l’orgueil.

Certaines natures ne souffrent pas, les gens sans nerfs. Heureux sont-ils ! Mais de combien de choses aussi ne sont-ils pas privés ! Chose étrange, à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres, la faculté nerveuse augmente, c’est-à-dire la faculté de souffrir. Souffrir et penser seraient-ils donc même chose ? Le génie, après tout, n’est peut-être qu’un raffinement de la douleur, c’est-à-dire une plus complète et intense pénétration de l’objectif à travers notre âme. La tristesse de Molière, sans doute, venait de toute la bêtise de l’Humanité qu’il sentait comprise en lui. Il souffrait des Diafoirus et des Tartuffes qui lui entraient par les yeux dans la cervelle. Est-ce que l’âme d’un Véronèse, je suppose, ne s’imbibait pas de couleurs continuellement, comme un morceau d’étoffe sans cesse plongé dans la cuve bouillante d’un teinturier ? Tout lui apparaissait avec des grossissements de ton qui devaient lui tirer l’œil hors de la tête. Michel-Ange disait que les marbres frémissaient à son approche. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il frémissait, lui, à l’approche des marbres. Les montagnes, pour cet homme, avaient donc une âme. Elles étaient de nature correspondante ; c’était comme la sympathie de deux éléments analogues. Mais cela devait établir, de l’une à l’autre, je ne sais où ni comment, des espèces de traînées volcaniques d’un ordre inconcevable, à faire péter la pauvre boutique humaine.

Me voilà à peu près au milieu de mes comices (j’ai fait quinze pages ce mois, mais non finies). Est-ce bon ou mauvais ? Je n’en sais rien. Quelle difficulté que le dialogue, quand on veut surtout que le dialogue ait du caractère ! Peindre par le dialogue et qu’il n’en soit pas moins vif, précis et toujours distingué en restant même banal, cela est monstrueux et je ne sache personne qui l’ait fait dans un livre. Il faut écrire les dialogues dans le style de la comédie et les narrations avec le style de l’épopée.

Ce soir, j’ai encore recommencé sur un nouveau plan ma maudite page des lampions que j’ai déjà écrite quatre fois. Il y a de quoi se casser la tête contre le mur ! Il s’agit (en une page) de peindre les gradations d’enthousiasme d’une multitude à propos d’un bonhomme qui, sur la façade d’une mairie, place successivement plusieurs lampions. Il faut qu’on voie la foule gueuler d’étonnement et de joie ; et cela sans charge ni réflexions de l’auteur. Tu t’étonnes quelquefois de mes lettres, me dis-tu. Tu trouves qu’elles sont bien écrites. Belle malice ! Là, j’écris ce que je pense. Mais penser pour d’autres comme ils eussent pensé, et les faire parler, quelle différence ! Dans ce moment-ci, par exemple, je viens de montrer, dans un dialogue qui roule sur la pluie et le beau temps, un particulier qui doit être à la fois bon enfant, commun, un peu canaille et prétentieux ! Et à travers tout cela, il faut qu’on voie qu’il pousse sa pointe. Au reste, toutes les difficultés que l’on éprouve en écrivant viennent du manque d’ordre. C’est une conviction que j’ai maintenant. Si vous vous acharnez à une tournure ou à une expression qui n’arrive pas, c’est que vous n’avez pas l’idée. L’image, ou le sentiment bien net dans la tête, amène le mot sur le papier. L’un coule de l’autre. « Ce que l’on conçoit bien, etc. » Je le relis maintenant, ce vieux père Boileau, ou plutôt je l’ai relu en entier (je suis à présent à ses œuvres en prose). C’était un maître homme et un grand écrivain surtout, bien plus qu’un poète. Mais comme on l’a rendu bête ! Quels piètres explicateurs et prôneurs il a eus ! La race des professeurs de collège, pédants d’encre pâle, a vécu sur lui et l’a aminci, déchiqueté comme une horde de hannetons fait à un arbre. Il n’était déjà pas si touffu ! N’importe, il était solide de racine et bien piété, droit, campé.

La critique littéraire me semble une chose toute neuve à faire (et j’y converge, ce qui m’effraie). Ceux qui s’en sont mêlés jusqu’ici n’étaient pas du métier. Ils pouvaient peut-être connaître l’anatomie d’une phrase, mais certes ils n’entendaient goutte à la physiologie du style. Ah ! la littérature ! Quelle démangeaison permanente ! C’est comme un vésicatoire que j’ai au cœur. Il me fait mal sans cesse, et je me le gratte avec délices.

Et La Servante ? Pourquoi ai-je peur que ce ne soit trop long ? C’est une bêtise, cela tient sans doute à ce que le temps de la composition me trompe sur la dimension de l’œuvre. Au reste, il vaut mieux être trop long que trop court. Mais le défaut général des poètes est la longueur, comme le défaut des prosateurs est le commun, ce qui fait que les premiers sont ennuyeux et les seconds dégoûtants : Lamartine, Eugène Sue. Combien de pièces dans le père Hugo sont trop longues de moitié ! Et déjà le vers, par lui-même, est si commode à déguiser l’absence d’idées ! Analyse une belle tirade de vers et une autre de prose, tu verras laquelle est la plus pleine. La prose, art plus immatériel (qui s’adresse moins aux sens, à qui tout manque de ce qui fait plaisir), a besoin d’être bourrée de choses et sans qu’on les aperçoive. Mais en vers les moindres paraissent. Ainsi la comparaison la plus inaperçue dans une phrase de prose peut fournir tout un sonnet. Il y a beaucoup de troisièmes et de quatrièmes plans en prose. Doit-il y en avoir en poésie ?

J’ai dans ce moment une forte rage de Juvénal. Quel style ! quel style ! Et quel langage que le latin ! Je commence aussi à entendre Sophocle un peu, ce qui me flatte. Quant à Juvénal, ça va assez rondement, sauf un contresens par-ci par-là et dont je m’aperçois vite. Je voudrais bien savoir, et avec moult détails, pourquoi Saulcy a refusé l’article de Leconte, quels sont les motifs qu’on lui a allégués ? Cela peut nous être curieux à connaître. Tâche d’avoir le fin mot de l’histoire.

Tâche de te mieux porter et de travailler à Paris comme tu travaillais à la campagne. Tu as pourtant tout ton temps à toi. Je plains bien ce pauvre Leconte de sa leçon. Pour avoir fait ce métier comme Bouilhet l’a fait pendant quatorze ans, à huit et dix heures par jour (et il avait, de plus que Leconte, les maîtres de pensions sur le dos), je crois qu’il fallait être né avec une constitution enragée de force, un tempérament cérébral titanique. Il aura bien mérité la gloire aussi, celui-là ! Mais on ne va au ciel que par le martyre. On y monte avec une couronne d’épines, le cœur percé, les mains en sang et la figure radieuse.

Adieu, mille baisers sur la tienne. À toi, ton vieux G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi, minuit.
[7 octobre 1853.]

Je ne t’en écrirai pas long, ce soir, bonne chère Louise, tant je suis mal à mon aise. J’ai plus besoin de me coucher que d’écrire encore. J’ai eu toute la soirée des maux d’estomac et de ventre, à m’évanouir si j’en étais capable. Je crois que c’est une indigestion. J’ai aussi fort mal à la tête. Je suis brisé. Voilà trop de nuits que je me couche tard ! Depuis que nous sommes revenus de Trouville, je me suis rarement mis au lit avant 3 h[eures]. C’est une bêtise, on s’épuise. Mais je voudrais tant avoir fini ce roman ! Ah ! quels découragements quelquefois, quel rocher de Sisyphe à rouler que le style, et la prose surtout ! Ça n’est jamais fini.

Cette semaine pourtant, et surtout ce soir (malgré mes douleurs physiques) j’ai fait un grand pas. J’ai arrêté le plan du milieu de mes comices (c’est du dialogue à deux, coupé par un discours, des mots de la foule et du paysage). Mais quand les aurai-je faits ? Comme cela m’ennuie ! Que je voudrais en être débarrassé pour t’aller voir ! J’en ai tant besoin et je te désire beaucoup.

B[ouilhet], je pense, te verra la semaine prochaine. – N’allez pas vous voir et me faire des traits, hé, dites donc ! Il était dimanche dernier dans l’intention de partir mardi prochain. Je ne pense pas qu’il ait changé d’avis. Au reste il a dû t’écrire.

Je ne t’avais pas dit ces vacances, chère Louise (cela n’aurait pas eu de sens), mais cet hiver, ma mère devant aller à Paris. Je te réitère la promesse de mon engagement : je ferai tout mon possible pour que vous vous voyiez, pour que vous vous connaissiez. – Après cela, vous vous arrangerez comme vous l’entendrez. Je me casse la tête à comprendre l’importance que tu y mets. Mais enfin c’est convenu, n’en parlons plus.

Comme Leconte a eu raison de montrer les dents à Planche ! Ces canailles-là ! c’est toujours la même chose,

 

Oignez vilain, il vous poindra :

Poignez vilain, il vous oindra.

 

Avance-t-il dans son poème celtique, ce bon Leconte ?

Vous allez être là-bas, cet hiver, un trio superbe. – Moi, ma solitude commence, et ma vie va se dessiner comme je la passerai peut-être pendant 30 ou quarante ans encore ? (J’aurai beau avoir un logement à Paris, je n’y resterai jamais que quelques mois de l’année, mon plus grand temps se passera ici !…) Enfin ! Dieu est grand !

Oui, je vieillis, et cela me vieillit beaucoup, ce départ de B[ouilhet], quoique je ne le retienne guère, quoique je le pousse à partir.

Comme mes cheveux tombent ! Un perruquier qui me les coupait lundi dernier en a été effrayé, comme le Capitaine de la laideur de Villemain.

Ce qui m’attriste, c’est que je deviens triste, et bêtement, d’une façon sombre et rentrée. Oh ! la Bovary, quelle meule usante c’est pour moi !

L’ami Max a commencé à publier son voyage en Égypte : Le Nil pour faire pendant à Le Rhin ! C’est curieux de nullité. Je ne parle pas du style, qui est archiplat et cent fois pire encore que dans Le Livre posthume. Mais comme fond, comme faits, il n’y a rien ! Les détails qu’il a le mieux vus, et les plus caractéristiques dans la nature, il les oublie. Toi qui as lu mes notes, tu seras frappée de cela. Quelle dégringolade rapide ! Je te recommande surtout son passage des Pyramides, où brille, par parenthèse, un éloge de M. de Persigny.

***

As-tu répondu au Crocodile ? Vas-tu lui répondre ? Faut-il que je lui écrive ?

Adieu, je fume une pipe et vais me coucher. Mille baisers sur le cœur. À toi, ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit.
[12 octobre 1853.]

J’ai la tête en feu, comme il me souvient de l’avoir eue après de longs jours passés à cheval. C’est que j’ai aujourd’hui rudement chevauché ma plume. J’écris depuis midi et demi sans désemparer (sauf de temps à autre pendant cinq minutes pour fumer une pipe, et une heure tantôt pour dîner). Mes comices m’embêtaient tellement que j’ai lâché là, pour jusqu’à ce qu’ils soient finis, grec et latin. Et je ne fais plus que ça à partir d’aujourd’hui. Ça dure trop ! Il y a de quoi crever, et puis je veux t’aller voir.

Bouilhet prétend que ce sera la plus belle scène du livre. Ce dont je suis sûr, c’est qu’elle sera neuve et que l’intention en est bonne. Si jamais les effets d’une symphonie ont été reportés dans un livre, ce sera là. Il faut que ça hurle par l’ensemble, qu’on entende à la fois des beuglements de taureaux, des soupirs d’amour et des phrases d’administrateurs. Il y a du soleil sur tout cela, et des coups de vent qui font remuer les grands bonnets. Mais les passages les plus difficiles de Saint Antoine étaient jeux d’enfant en comparaison. J’arrive au dramatique rien que par l’entrelacement du dialogue et les oppositions de caractère. Je suis maintenant en plein. Avant huit jours, j’aurai passé le nœud d’où tout dépend. Ma cervelle me semble petite pour embrasser d’un seul coup d’œil cette situation complexe. J’écris dix pages à la fois, sautant d’une phrase à l’autre. Il faut pourtant qu’un de ces jours j’écrive au Crocodile. Il a perdu l’adresse de Mme Farmer et ne pourrait nous adresser de lettres que de Jersey directement, ce qui est à éviter autant que possible.

Je suis presque sûr que Gautier ne t’a pas vue dans la rue lorsqu’il ne t’a pas saluée. Il est fort myope, comme moi, à qui pareilles choses sont coutumières. C’eût été une insolence gratuite, qui n’est pas du reste dans ses allures ; c’est un gros bonhomme fort pacifique et très putain. Quant à épouser les animosités de l’ami, j’en doute fort, à la manière dont il m’en a parlé le premier. La dédicace, malgré ton opinion, ne prouve rien du tout : pose et repose. Le pauvre garçon se raccroche à tout, accole son nom à tout. Quelle descente que ce Nil ! Si quelque chose pouvait me raffermir dans mes théories littéraires, ce serait bien lui. Plus le temps s’éloigne où Du Camp suivait mes avis et plus il dégringole, car il y a de Tagahor au Nil une décadence effrayante et, en passant par Le Livre posthume qui est leur intermédiaire, le voilà maintenant au plus bas, et de la force du jeune Delessert ; ça ne vaut pas mieux. La proposition de Jacottet m’a étrangement révolté, et tu as eu bien raison. Toi, aller faire des politesses à un galopin pareil ! Ah ! non, non, ah ! non.

Quelle étrange créature tu fais, chère Louise, pour m’envoyer encore des diatribes, comme dirait mon pharmacien ! Tu me demandes une chose, je te dis oui, je te la repromets, et tu grondes encore ! Eh bien, puisque tu ne me caches rien (ce dont je t’approuve), moi je ne te cache pas que cette idée me paraît un tic chez toi. Tu veux établir entre des affections de nature différente une liaison dont je ne vois pas le sens, et encore moins l’utilité. Je ne comprends pas du tout comment les politesses que tu me fais à Paris engagent ma mère en rien. Ainsi j’ai été pendant trois ans chez Schlésinger où elle n’a jamais mis les pieds. De même que voilà huit ans que Bouilhet vient coucher, dîner et déjeuner tous les dimanches ici, sans que nous ayons eu une fois révélation de sa mère, qui vient à Rouen à peu près tous les mois. Et je t’assure bien que la mienne n’en est nullement choquée. Enfin, il sera fait selon ton désir. Je te promets, je te jure, que je lui exposerai tes raisons et que je la prierai de faire que vous vous voyiez. Quant au reste, avec la meilleure volonté du monde, je n’y peux rien. Peut-être vous conviendrez-vous beaucoup, peut-être vous déplairez-vous énormément. La bonne femme est peu liante et elle a cessé de voir non seulement toutes ses anciennes connaissances, mais ses amies même. Je ne lui en connais plus qu’une, et celle-là n’habite pas le pays.

Je viens de finir la Correspondance de Boileau. Il était moins étroit dans l’intimité qu’en Apollon. J’ai vu là bien des confidences qui corrigent ses jugements. Télémaque est assez durement jugé, etc., et il avoue que Malherbe n’était pas né poète. N’as-tu pas remarqué combien ça a peu de volée, les correspondances des bonshommes de cette époque-là ? On était terre à terre, en somme. Le lyrisme, en France, est une faculté toute nouvelle. Je crois que l’éducation des jésuites a fait un mal inconcevable aux lettres. Ils ont enlevé de l’Art la nature. Depuis la fin du XVIe siècle jusqu’à Hugo, tous les livres, quelque beaux qu’ils soient, sentent la poussière du collège. Je m’en vais relire ainsi tout mon français et préparer de longue main mon Histoire du sentiment poétique en France. Il faut faire de la critique comme on fait de l’histoire naturelle, avec absence d’idée morale. Il ne s’agit pas de déclamer sur telle ou telle forme, mais bien d’exposer en quoi elle consiste, comment elle se rattache à une autre et par quoi elle vit (l’esthétique attend son Geoffroy Saint-Hilaire, ce grand homme qui a montré la légitimité des monstres). Quand on aura, pendant quelque temps, traité l’âme humaine avec l’impartialité que l’on met dans les sciences physiques à étudier la matière, on aura fait un pas immense. C’est le seul moyen à l’humanité de se mettre un peu au-dessus d’elle-même. Elle se considérera alors franchement, purement, dans le miroir de ses œuvres. Elle sera comme Dieu, elle se jugera d’en haut. Eh bien, je crois cela faisable. C’est peut-être, comme pour les mathématiques, rien qu’une méthode à trouver. Elle sera applicable avant tout à l’Art et à la Religion, ces deux grandes manifestations de l’idée. Que l’on commence ainsi je suppose : la première idée de Dieu étant donnée (la plus faible possible), le premier sentiment poétique naissant (le plus mince qu’il soit), trouver d’abord sa manifestation, et on la trouvera aisément chez l’enfant, le sauvage, etc. Voilà donc un premier point. Là, vous établissez déjà des rapports. Puis, que l’on continue, et en tenant compte de tous les contingents relatifs, climat, langue, etc. Donc, de degré en degré, on peut s’élever ainsi jusqu’à l’Art de l’avenir, et à l’hypothèse du Beau, à la conception claire de sa réalité, à ce type idéal enfin où tout notre effort doit tendre. Mais ce n’est pas moi qui me chargerai de la besogne, j’ai d’autres plumes à tailler.

Adieu. Je t’embrasse sur les yeux.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, 11 h[eures] du soir.
[15 octobre 1853.]

Qu’as-tu donc, pauvre chère Louise ? B[ouilhet] m’a montré une lettre de toi qui me navre. Que veux-tu dire avec mon silence ? C’est du tien, au contraire, que je me plains. Écris-moi, écris-moi ! Es-tu triste ? Dis-moi de t’écrire tous les jours et quand je ne t’enverrais que les premières lignes venues, quand je n’y saurais que te dire, je t’y enverrai tant de baisers qu’elles te feront du bien, car je te juge comme moi : pourvu que je reçoive de ton écriture, je suis content. Allons, sèche tes larmes. Comment peux-tu croire que j’oublie ? D’où vient cette idée saugrenue que tu te fourres dans la cervelle ? Je fais tout mon possible pour hâter mes maudits comices, afin de t’aller voir plus vite. Mais je suis désespéré. Tout mon travail de cette semaine est à refaire. Nous venons, nous deux B[ouilhet], d’avoir une discussion de trois heures à propos de cinq pages. J’ai fini par me rendre à ses raisons ! Mais quelle galère ! J’en perds la tête. – Il y a de quoi se pendre.

Allons, adieu, mille bons baisers. J’attends demain matin une lettre de toi. Je t’écrirai dans les premiers jours de la semaine prochaine.

À toi, à toi. Ton G.

Tu verras B[ouilhet] jeudi, à 1 h[eure]. –

À LOUISE COLET

[Croisset,] 1 heure, nuit de lundi.
[17 octobre 1853.]

J’ai fait ce matin mes adieux à Bouilhet. Le voilà parti pour moi. Il reviendra samedi ; je le reverrai peut-être encore deux autres fois. Mais c’est fini, les vieux dimanches sont rompus. Je vais être seul, maintenant, seul, seul. Je suis navré d’ennui et humilié d’impuissance. Le fond de mes comices est à refaire, c’est-à-dire tout mon dialogue d’amour dont je ne suis qu’à la moitié. Les idées me manquent. J’ai beau me creuser la tête, le cœur et les sens, il n’en jaillit rien. J’ai passé aujourd’hui toute la journée, et jusqu’à maintenant, à me vautrer à toutes les places de mon cabinet, sans pouvoir non seulement écrire une ligne, mais trouver une pensée, un mouvement ! Vide, vide complet.

Ce livre, au point où j’en suis, me torture tellement (et si je trouvais un mot plus fort, je l’emploierais) que j’en suis parfois malade physiquement. Voilà trois semaines que j’ai souvent des souleurs à défaillir. D’autres fois, ce sont des oppressions ou bien des envies de vomir à table. Tout me dégoûte. Je crois qu’aujourd’hui je me serais pendu avec délices, si l’orgueil ne m’en empêchait. Il est certain que je suis tenté parfois de foutre tout là, et la Bovary d’abord. Quelle sacrée maudite idée j’ai eue de prendre un sujet pareil ! Ah ! je les aurai connues, les affres de l’Art !

Je me donne encore quinze jours pour en finir. Au bout de ce temps-là, si rien de bon n’est venu, je lâche le roman indéfiniment et jusqu’à ce que je ressente le besoin d’écrire. Je t’irais bien voir tout de suite, mais je suis tellement irrité, irritant, maussade, que ce serait un triste cadeau à te faire que ma visite. Sacré nom de Dieu, comme je rage !

Je veux toujours écrire au Crocodile ; mais, franchement, je n’en ai toujours ni l’énergie, ni l’esprit.

Tu vas avoir un beau jeudi, toi. Je vous envie. Quelle bosse de Servante et de Fossiles !

J’ai grand-hâte que Bouilhet soit revenu, pour qu’il me parle de cette fameuse Servante. Un tel sujet en vers, quand j’y réfléchis, me paraît une grande chose comme difficulté vaincue. Je sais ce que c’est que de mettre en style des sujets communs. Cette scène que je recommence était froide comme glace. Je vais faire du P[aul] de Kock. On va toujours du guindé au canaille. Pour éviter le commun on tombe dans l’emphase et, d’autre part, la simplicité est si voisine de la platitude !

J’ai relu avant-hier soir Han d’Islande. C’est bien farce ! Mais il y a un grand souffle là-dedans et c’est curieux comme esquisse (d’intention de Notre-Dame).

Adieu ; je ne sais que te dire, sinon que je t’embrasse. Tâche de m’envoyer de l’inspiration. C’est une denrée dont j’ai grand besoin pour le quart d’heure. Pensez à moi jeudi. Ma pensée sera avec vous toute la soirée. Quelle pluie !

 

Le temps n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

 

Encore adieu ; mille baisers tendres ; à toi, à toi.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 5 h[eures].
[23 octobre 1853.]

B[ouilhet] m’est revenu fort assombri. Il paraît que vous n’avez pas été gais, là-bas. Ce qu’il m’a dit de toi me navre, pauvre chère Louise. Qu’as-tu donc ? Allons, sacré nom de Dieu ! relève-toi. Tu as fait une fort belle chose, à ce qu’il paraît. De l’orgueil ! de l’orgueil ! et toujours ! Il n’y a que ça de bon. – Tu me verras avec B[ouilhet] quand il va aller te rejoindre. Que ne puis-je y rester ! Mais je sens, je suis sûr que ce serait une insigne folie. Et quand même cette conviction ne serait qu’une idée, comme on dit, ne suffit-il pas que j’aie cette idée pour qu’elle m’empêche, et me trouble ? Si l’on pouvait se donner des fois [sic] et en vingt-quatre heures, au milieu d’une œuvre, changer des habitudes de quinze ans, sans que cette œuvre s’en ressente, tu me verrais dès la fin de la semaine installé à Paris, quoi qu’il en coûte.

B[ouilhet] est pénétré de ta Servante. Il en trouve le plan très émouvant, la conduite bonne, et le vers continuellement ferme. Il ne te reproche qu’une chose, c’est d’avoir fait une allusion trop claire à Musset. Sans me prononcer encore, je penche à être de son avis. Mais il faut voir ; d’ici là, je m’abstiens. Il m’a dit de très belles choses de cette œuvre ; la représentation au spectacle, la servante servant les actrices, etc., il paraît que tout cela est raide, et a une haute tournure. – En somme, B[ouilhet] a une grande opinion de ta Servante. Qu’il me tarde de la voir !

Le plaisir que cette nouvelle m’a causé est contrarié par l’idée que tu souffres. Qu’a donc ta santé depuis quelque temps ? Tu te ronges, tu t’agites. Ménage tes pauvres nerfs, soigne-toi mieux. – Ce conseil bourgeois est plus facile à donner qu’à suivre. – Une chose cependant doit nous faire l’accepter : remarque que plus tu as bridé en toi l’élément sensible, plus l’intellectuel a grandi. À mesure que la passion a tenu moins de place dans ta vie, l’art s’est développé. Compare dans ton souvenir ce que tu faisais, il y a quelques années, au milieu des orages, et ce que tu as écrit depuis deux ans, et tu remercieras, peut-être, le hasard, de toutes ces larmes versées qui te paraissaient si stériles.

Dans 50 ou 60 pages, j’aurai fait un pas, et l’époque de mon séjour à Paris se rapprochera. – Un peu de patience, pauvre Muse, encore quelques mois. Croyez-vous donc qu’il ne m’en coûte rien, et que je vais m’amuser tout seul ? Ovide chez les Scythes n’était pas plus abandonné que je vais l’être.

Comment se fait-il que j’aie fait de bonne besogne cette semaine ? B[ouilhet] a été très content de mes comices (je n’ai plus qu’un point qui m’embarrasse). Il trouve maintenant que c’est ardent, que ça marche. – Franchement, je me suis roidi, et fouetté jusqu’au sang. Pour que mon héroïne soupire d’amour, j’ai presque pleuré de rage. – Enfin, encore un défilé de passé, ou à peu près !

Allons, à bientôt maintenant. Tâche d’avoir fini La Servante. Prends courage, et si la vie est mauvaise, si le soleil est pâle, est-ce que l’idéal n’est pas bon, et l’Art resplendissant ? C’est là, c’est là qu’il faut aller, comme dit la Mignon de Goethe.

Mille baisers ; tout à toi.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi soir, minuit.
[25 octobre 1853.]

Bouilhet ne m’a parlé que de toi toute la journée de dimanche, ou du moins presque toute la journée. Il n’était pas gai, ce pauvre garçon ! Eh bien, il oubliait ses chagrins pour ne penser qu’aux tiens. Dans quel diable d’état vous êtes-vous donc mis ? Voilà de jolies dispositions à vous voir souvent ! Ah ! aime-le ce pauvre Bouilhet, car il t’aime d’une façon touchante et qui m’a touché, navré ; ou plutôt c’est ce qu’il m’a dit de toi qui m’a navré. J’ai passé un dimanche rude, et hier aussi. Il faut même que je sois bien attaché à ce gredin-là, pour ne pas lui garder rancune (au fond du cœur) de tout ce qu’il m’a prêché. Cela m’a au contraire émerveillé. Il m’a ouvert en lui des horizons de sentiment qu’à coup sûr je ne lui connaissais pas et qu’il n’avait pas il y a un an. Est-ce lui qui change, ou moi ? Je crois que c’est lui. Son concubinage avec Léonie l’a attendrifié. Moi, je me suis recuit dans ma solitude. Ma mère prétend que je deviens sec, hargneux et malveillant. Ça se peut ! Il me semble pourtant que j’ai encore du jus au cœur. L’analyse que je fais continuellement sur moi me rend peut-être injuste à mon égard.

Et puis, on ne pardonne pas assez à mes nerfs. Cela m’a ravagé la sensibilité pour le reste de mes jours. Elle s’émousse à tout bout de champ, s’use sur les moindres niaiseries et, pour ne pas crever, je la roule ainsi sur elle-même et me contracte en boule, comme le hérisson qui montre toutes ses pointes. Je te fais souffrir, pauvre chère Louise. Mais penses-tu que ce soit par parti pris, par plaisir, et que je ne souffre pas de savoir que je te fais souffrir ? Ce ne sont pas des larmes qui me viennent à cette idée, mais des cris de rage plutôt, de rage contre moi-même, contre mon travail, contre ma lenteur, contre la destinée qui veut que cela soit. Destinée, c’est un grand mot ; non, contre l’arrangement des choses. Et si je les dérange maintenant, je sens que tout croule. Si je savais que le chagrin te submergeât (et tu en as beaucoup depuis quelque temps, je le devine au ton contraint de tes lettres ; l’encre porte une odeur pour qui a du nez. Il y a tant de pensée entre une ligne et l’autre ! et ce que l’on sent le mieux reste flottant sur le blanc du papier), si j’apprenais enfin, ou que tu me disses que tu n’y tiens plus de tristesse, je quitterais tout et j’irais m’installer à Paris, comme si la Bovary était finie, et sans plus penser à la Bovary que si elle n’existait pas. Je la reprendrais plus tard. Car de déménager ma pensée avec ma personne, c’est une tâche au-dessus de mes forces. Comme elle n’est jamais avec moi-même et nullement à ma disposition, que je ne fais pas du tout ce que je veux, mais ce qu’elle veut, un pli de rideau mis de travers, une mouche qui vole, le bruit d’une charrette, bonsoir, la voilà partie ! J’ai peu la faculté de Napoléon Ier. Je ne travaillerais pas au bruit du canon. Celui de mon bois qui pète suffit à me donner quelquefois des soubresauts d’effroi. Je sais bien que tout cela est d’un enfant gâté et d’un piètre homme, en somme. Mais enfin, quand les poires sont gâtées on ne les rend pas vertes, Ô jeunesse ! jeunesse ! que je te regrette ! Mais t’ai-je jamais connue ? Je me suis élevé tout seul, un peu par la méthode Baucher, par le système de l’équitation à l’écurie et de la pile en place. Cela m’a peut-être cassé les reins de bonne heure. Ce n’est pas moi qui dis tout cela, ce sont les autres.

Vous êtes heureux, vous autres, les poètes, vous avez un déversoir dans vos vers. Quand quelque chose vous gêne, vous crachez un sonnet et cela soulage le cœur. Mais nous autres, pauvres diables de prosateurs, à qui toute personnalité est interdite (et à moi surtout), songe donc à toutes les amertumes qui nous retombent sur l’âme, à toutes les glaires morales qui nous prennent à la gorge !

Il y a quelque chose de faux dans ma personne et dans ma vocation. Je suis né lyrique, et je n’écris pas de vers. Je voudrais combler ceux que j’aime et je les fais pleurer. Voilà un homme, ce Bouilhet ! Quelle nature complète ! Si j’étais capable d’être jaloux de quelqu’un, je le serais de lui. Avec la vie abrutissante qu’il a menée et les bouillons qu’il a bus, je serais certainement un imbécile maintenant, ou bien au bagne, ou pendu par mes propres mains. Les souffrances du dehors l’ont rendu meilleur. Cela est le fait des bois de haute futaie : ils grandissent dans le vent et poussent à travers le silex et le granit, tandis que les espaliers, avec tout leur fumier et leurs paillassons, crèvent alignés sur un mur et en plein soleil. Enfin, aime-le bien, voilà tout ce que je peux t’en dire, et ne doute jamais de lui.

Sais-tu de quoi j’ai causé hier toute la soirée avec ma mère ? De toi. Je lui ai dit beaucoup de choses qu’elle ne savait pas, ou du moins qu’elle devinait à demi. Elle t’apprécie, et je suis sûr que cet hiver elle te verra avec plaisir. Cette question est donc vidée.

La Bovary remarche. Bouilhet a été content dimanche. Mais il était dans un tel état d’esprit, et si disposé au tendre (pas à mon endroit cependant) qu’il l’a peut-être jugée trop bien. J’attends une seconde lecture pour être convaincu que je suis dans le bon chemin. Je ne dois pas en être loin, cependant. Ces comices me demanderont bien encore six belles semaines (un bon mois après mon retour de Paris). Mais je n’ai plus guère que des difficultés d’exécution. Puis il faudra récrire le tout, car c’est un peu gâché comme style. Plusieurs passages auront besoin d’être reécrits, et d’autres désécrits. Ainsi, j’aurai été depuis le mois de juillet jusqu’à la fin de novembre à écrire une scène ! Et si elle m’amusait encore ! Mais ce livre, quelque bien réussi qu’il puisse être, ne me plaira jamais. Maintenant que je le comprends bien dans tout son ensemble, il me dégoûte. Tant pis, ç’aura été une bonne école. J’aurai appris à faire du dialogue et du portrait. J’en écrirai d’autres ! Le plaisir de la critique a bien aussi son charme et, si un défaut que l’on découvre dans son œuvre vous fait concevoir une beauté supérieure, cette conception seule n’est-elle pas en soi-même une volupté, presque une promesse ?

Adieu, à bientôt. Mille baisers.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi soir, minuit et demi.
[28 octobre 1853.]

J’ai passé une triste semaine, non pour le travail, mais par rapport à toi, à cause de toi, de ton idée. – Je te dirai plus bas les réflexions personnelles qui en sont sorties. Tu crois que je ne t’aime pas, pauvre chère Louise, et tu te dis que tu es dans ma vie une affection secondaire. Je n’ai, pourtant, guère d’affection humaine au-dessus de celle-là. Et quant à des affections de femme, je te jure bien que tu es la première, la seule, et j’affirme plus : que je n’en ai pas eu de pareille, ni de si longue, et de si douce, ni de si profonde surtout. – Quant à cette question de mon installation immédiate à Paris, il faut la remettre, ou plutôt la résoudre tout de suite. Cela m’est impossible maintenant (et je ne compte pas l’argent, que je n’ai pas et qu’il faut avoir). – Je me connais bien, ce serait un hiver de perdu, et peut-être tout le livre. B[ouilhet] en parle à son aise, lui qui heureusement a l’habitude d’écrire partout, qui, depuis douze ans, travaille en étant continuellement dérangé ; mais moi, c’est toute une vie nouvelle à prendre. Je suis comme les jattes de lait : pour que la crème se forme, il faut les laisser immobiles. Cependant je te le répète : si tu veux que je vienne, maintenant, tout de suite, pendant un mois, deux mois, quatre mois, coûte que coûte, j’irai. Tant pis ! Sinon, voici mes plans, et ce que j’ai fait. D’ici à la fin de la Bovary je t’irai voir plus souvent. 8 jours tous les deux mois, sans manquer d’une semaine. Sauf cette fois où tu ne me reverras qu’à la fin de janvier (époque où j’espère enfin avoir fini ma baisade). Ainsi nous nous verrons ensuite au mois d’avril, de juin, de septembre, et dans un an je serai bien près de la fin.

J’ai causé de tout cela avec ma mère. Ne l’accuse pas (même en ton cœur), car elle est plutôt de ton bord. J’ai pris avec elle mes arrangements d’argent, et elle va faire cette année ses dispositions pour mes meubles, mon linge, etc. J’ai déjà avisé un domestique que j’emmènerai à Paris. – Tu vois donc que c’est une résolution inébranlable, et à moins que je ne sois crevé d’ici à 300 pages environ, tu me verras installé dans la Capitale. Je ne déménagerai rien de mon cabinet parce que ce sera toujours là que j’écrirai le mieux, et qu’en définitive je passerai le plus de temps, à cause de ma mère, qui se fait vieille. – Mais rassure-toi. Je serai piété là-bas, et bien.

Sais-tu où m’a mené la mélancolie de tout cela, et quelle envie elle m’a donnée ? Celle de foutre là, à tout jamais, la littérature, de ne plus rien faire du tout, et d’aller vivre avec toi, en toi, et de reposer ma tête entre tes seins au lieu de me la masturber sans cesse, pour en faire éjaculer des phrases. Je me disais : l’art vaut-il tant de tracas, d’ennui pour moi, de larmes pour elle ? À quoi bon tant de refoulements douloureux pour aboutir en définitive au médiocre ? Car je t’avouerai que je ne suis pas gai. J’ai de tristes doutes par moments, et sur l’homme, et sur l’œuvre, sur celle-ci, comme sur les autres. J’ai relu Novembre, mercredi, par curiosité. J’étais bien le même particulier il y a onze ans qu’aujourd’hui ! (à peu de chose près du moins ; ainsi j’en excepte, d’abord, une grande admiration pour les putains, que je n’ai plus que théorique et qui jadis était pratique). Cela m’a paru tout nouveau, tant je l’avais oublié. Mais ce n’est pas bon. Il y a des monstruosités de mauvais goût, et en somme l’ensemble n’est pas satisfaisant. Je ne vois aucun moyen de le récrire, il faudrait tout refaire. – Par-ci, par-là une bonne phrase, une belle comparaison. Mais pas de tissu de style. Conclusion : Novembre suivra le chemin de L’Éducation sentimentale, et restera avec elle dans mon carton indéfiniment. Ah ! quel nez fin j’ai eu dans ma jeunesse de ne pas le publier ! Comme j’en rougirais maintenant !

Je suis en train d’écrire une lettre monumentale au Crocodile. Dépêche-toi de m’envoyer la tienne. Car voilà plusieurs jours que ma mère a écrit la sienne à Mme F[armer] et me persécute pour que je lui donne la mienne, afin de la faire partir.

Je relis du Montaigne. C’est singulier comme je suis plein de ce bonhomme-là ! Est-ce une coïncidence, ou bien est-ce parce que je m’en suis bourré toute une année à 18 ans, où je ne lisais que lui ? Mais je suis ébahi, souvent, de trouver l’analyse très déliée de mes moindres sentiments ! Nous avons mêmes goûts, mêmes opinions, même manière de vivre, mêmes manies. – Il y a des gens que j’admire plus que lui, mais il n’y [en] a pas que j’évoquerais plus volontiers, et avec qui je causerais mieux.

L’amour de Mlle Chéron m’émeut médiocrement. Elle est trop laide, cette chère fille ! Quand on a un nez comme le sien, on ne devrait penser qu’à avoir des rhumes de cerveau et non des amants. Et puis cette mère qui l’engage à aimer me paraît stupide. C’est charmant, cela ! mais après ? Est-ce que Leconte peut l’épouser ? Et si enfin, excédé d’elle, il a la faiblesse de la baiser, crois-tu qu’il ne la plantera pas là, très parfaitement ? Quelle atroce existence il se préparerait le malheureux ! Mais je l’estime trop pour ne pas le préjuger insensible aux charmes de cette infortunée.

Quant au père Babinet (« tu vois bien que c’est le premier besoin de l’humanité, etc. », m’écris-tu) c’est tout bonnement de la paillardise, lui. Quand il dit : il me faut une femme, il entend une belle femme, et si un brave garçon voulait bien lui payer une partie chez les Puces ou chez la mère Guérin, cette âme en peine retirerait immédiatement sa culotte. – Voilà, ne confondons pas les genres. Les hommes de son âge et de son époque ne sont point délicats, et s’ils recherchent autre chose que les filles, c’est parce que les filles sont peu complaisantes pour les vieux. Mets-toi bien cela dans l’esprit. Les sentimentalités des vieux (Villemain, etc.) n’ont d’autre cause que la mine rechignée de la putain, à leur aspect – Tu crois qu’ils cherchent l’amour ? Nenni, ils évitent seulement une humiliation, et tâchent de faire fuir loin d’eux la preuve évidente de leur vieillesse ou de leur laideur.

Leconte a donné à B[ouilhet] une idée qui me plaît (celle de publier toutes ses poésies en un seul vol[ume]). Cela m’agrée par sa franchise et sa crânerie. – Il est grand, ce garçon-là (Leconte) et je le crois aussi incapable d’une bassesse que d’une banalité.

Adieu, mille tendres baisers. Dans 5 ou 6 jours je serai arrivé à mon point. J’attendrai ensuite B[ouilhet] pour partir. Je crois que c’est au milieu de l’autre semaine. Je couve un rhume, le nez me pique. Encore à toi.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] midi.
[3 novembre 1853.]

Quel galant que ce Crocodile ! Je commence à être inquiet. Heureusement que l’Océan nous sépare ! Badinguet me rassure. Comme son hymne est piètre ! La mienne a dû lui arriver aujourd’hui.

Tu as dû recevoir une lettre de B[ouilhet] t’annonçant notre arrivée pour dans huit jours. Jeudi prochain, à cette heure-ci, je [me] mettrai en marche pour aller vers toi. – Avec quel plaisir je te reverrai, pauvre chère Louise !

Je refais, et rabote mes comices, que je laisse à leur point. Depuis lundi je crois leur avoir donné beaucoup de mouvement, et je ne suis peut-être pas loin de l’effet. Mais quelles tortures ce polisson de passage m’aura fait subir ! Je fais des sacrifices de détail qui me font pleurer. Mais enfin il le faut ! Quand on aime trop le style, on risque à perdre de vue le but même de ce qu’on écrit ! – Et puis les transitions, le suivi, quel empêtrement !

Tâche d’avoir ce que tu auras fait de La S[ervante] recopié nettement afin que je puisse le lire. B[ouilhet] a eu du mal à suivre ta lecture, et c’est le lendemain, en chemin de fer, que tout lui est revenu, s’est classé.

À propos de copie, il me semble que tu en uses lestement avec Leconte. Je ne sais comment les choses se sont passées. Mais je trouve cela cavalier envers un homme de pareille valeur.

Tu dis, chère Louise, que mes lettres sont pour toi une toile de Pénélope. Je t’assure aussi que les tiennes à ce propos me causent parfois de grands étonnements. Je te vois un jour fort contente de moi. Puis, le lendemain, c’est autre chose. Mais il me semble que je suis toujours le même. Ces différences que tu trouves dans mes lettres ne viennent que des dispositions différentes dans lesquelles tu les lis. L’une te dilate le cœur, l’autre te l’assombrit, de sorte que souvent je suis tout surpris de ta joie ou de ta tristesse. Je ne varie pas cependant à ton endroit et mon affection pour toi est toujours à Fixe.

Je vais aujourd’hui à Rouen dîner avec B[ouilhet]. – Nous avions l’habitude de dîner ainsi tous les ans, à la foire Saint-Romain. Aujourd’hui c’est la dernière fois. Dîner d’adieu et de ressouvenir.

J’aurais bien voulu t’écrire plus longuement ces jours passés, mais je me hâte de donner une figure à mes comices avant le départ de B[ouilhet], et j’ai tant à faire encore d’ici à huit jours ! Enfin tout a une fin ! et nous nous verrons bientôt, Dieu merci. Ce sera une bouffée d’air et j’en ai besoin.

Adieu, mille tendres baisers.

À toi.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 10 h[eures].
[6 novembre 1853.]

Quelle gentille et bonne lettre j’ai reçue de toi, ce matin, pauvre chère Muse ! Quoique tu m’y dises de te répondre longuement, je ne le ferai pas, parce que B[ouilhet] est là. Je profite même de ce moment où il est à faire ses adieux à ma mère pour t’envoyer ce mot. C’est son dernier dimanche. J’ai le cœur tout gros de tristesses. Quelle pitoyable chose que nous ! Nous avons relu cet après-midi du Melænis. – Nous venons de parler de Du Camp, de Paris, de la politique, etc. – Mille douceurs et mille amertumes me reviennent ensemble.

Et là, maintenant, seul, face à face avec ta pensée, l’idée du chagrin continuel que je te cause se mêle à ces autres faiblesses. C’est comme si mon âme avait envie de vomir ses anciennes digestions.

L’idée de tes mémoires écrits plus tard, dans une solitude, à nous deux, m’a attendri. – Moi aussi, j’ai eu souvent ce projet vague. Mais il faut réserver cela pour la vieillesse, quand l’imagination est tarie. Rappelons-nous toujours que l’impersonnalité est le signe de la Force. Absorbons l’objectif et qu’il circule en nous, qu’il se reproduise au-dehors, sans qu’on puisse rien comprendre à cette chimie merveilleuse. Notre cœur ne doit être bon qu’à sentir celui des autres. – Soyons des miroirs grossissants de la vérité externe.

Non, n’invite pas Delisle pour jeudi. Le vendredi si tu veux. Soyons seuls le premier jour.

Quoique cela va encore t’indigner, je continuerai à descendre rue du Helder. B[ouilhet] a été assez mal à l’hôtel du Bon La Fontaine. J’ai d’ailleurs assez vécu dans ce quartier ! Et puis, au lieu de m’épargner des courses, cela m’en causerait plus. J’expédierai comme de coutume les miennes le matin ; puis je viendrai chez toi pour tout le reste du jour (sauf un ou deux peut-être où je n’y dînerai pas ?). Je t’assure enfin que cela me dérangerait beaucoup de descendre si loin du centre (expression provinciale).

B[ouilhet] a été content de mes comices, refaits, raccourcis et définitivement arrêtés. Moi, ça me paraît un peu sanglé, un peu trop cassé, et rude. Je n’ai plus que 5 à 7 pages pour que toute cette scène soit finie. – Quand je t’ai quittée la dernière fois, je croyais être bien avancé à notre prochaine entrevue ! Quel décompte ! J’ai écrit seulement 20 pages en 2 mois. Mais elles en représentent bien cent !

Je te promets bien qu’à l’avenir, c’est-à-dire cette année, je ne serai jamais si longtemps sans venir.

Adieu, chère amie. Tu me dis que tu tressailles d’attente. Et moi !

Mille baisers. À jeudi. Ne nous fais pas dîner avant 7 h[eures]. Je t’embrasse.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi soir, 10 heures.
[22 novembre 1853.]

J’avais ici depuis deux jours un énorme paquet du Crocodile que j’ai décacheté, et dont je ne t’envoie qu’une partie. L’autre consistait en un re-paquet (inclus dans le tien) à l’adresse de Mme B. Pour t’épargner la peine de le transmettre et un port de lettres excessif, je l’envoie par la poste, directement. Est-ce bien ? N’y a-t-il pas indiscrétion ?

Quel mauvais adieu nous avons eu hier ! Pourquoi ? pourquoi ? Le retour sera meilleur ! Allons, courage ! espoir ! J’embrasse tes beaux yeux que j’ai tant fait pleurer.

À la fin de la semaine une longue lettre. À toi. Ton

G.

À MAURICE SCHLÉSINGER

[Croisset, 24 novembre 1853.]

Que vous êtes bon, mon cher Maurice, d’avoir pensé à moi ! Je ne vous oubliais pas de mon côté, croyez-le bien, et depuis ce soir où nous nous sommes séparés sous les arcades Rivoli, je n’ai pas été une seule fois à Paris sans entrer chez Brandus pour savoir de vos nouvelles. Votre exil volontaire est-il définitif ? Avez-vous quitté la France pour toujours ? Vous reverrai-je, et quand ? Dites-le-moi donc ! Ne venez-vous jamais à Paris ? Contez-moi votre vie et vos projets. Rien de ce qui vous touche ne m’est indifférent, vous le savez. Tout est ici pour le plus mal dans le plus exécrable des mondes possibles, et la décrépitude universelle, qui m’entoure de loin, m’atteint au cœur. Je deviens d’un sombre qui me fait peur et d’une tristesse qui m’attriste. On ne peut malheureusement s’abstraire de son époque. Or, je trouve la mienne stupide, canaille, etc., et je m’enfonce chaque jour dans une ourserie qui prouve plus en faveur de ma moralité que de mon intelligence. L’année prochaine, je change de vie et je vais m’installer quatre mois à Paris pour y faire de la littérature militante. La nausée m’en vient déjà ! Tout cela est tombé si bas ! Il est temps néanmoins que je me décide : j’ai bientôt 32 ans et les cheveux me tombent.

J’ai été cet été à Trouville avec ma mère. J’y ai beaucoup pensé à vous en revoyant votre maison. Que n’y étiez-vous, pour nous promener ensemble à cheval au bord de la mer, comme autrefois, et pour fumer des cigares au clair de lune ! Vous rappelez-vous cette belle soirée sur la Touques, où Panofka nous jouait des variations sur la romance du Saule ? Il y a de cela dix-sept ans, environ ! Que devient Mlle Maria ? Elle doit être grande maintenant. La mariez-vous ?

Quant à ma famille, à moi, rien de nouveau n’y est survenu. Je m’occupe beaucoup de l’éducation de ma petite nièce. Elle commence à parler assez couramment l’anglais et à lire quelques mots d’allemand. Je vous remercie bien de votre invitation. J’en profiterai peut-être à quelque jour. Où est le temps où je n’en refusais aucune, et qu’est devenu ce bon cabinet de La Galette musicale, où l’on disait de si fortes choses entre quatre et six heures du soir ?

Quelle étrange chose que la vue des lieux ! Chaque fois que je passe par Vernon, je me penche à la portière machinalement pour vous voir sous le débarcadère ! J’ai déjà perdu tant d’affections, cher ami, je compte tant de morts, en terre et sur terre, que je tiens au peu qui me reste, et je me raccroche à mes souvenirs comme d’autres à leurs espérances.

Allons, adieu, songez à moi. Écrivez-moi. Ma mère a été bien sensible à votre souvenir. Présentez à Mme Maurice toutes mes civilités affectueuses. Embrassez votre fils pour moi et donnez-vous une poignée de main de ma part.

Tout à vous.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de vendredi, 1 h[eure].
[25 novembre 1853.]

Oui, tu as raison, nous n’avons point été assez seuls à ce voyage. Nos malentendus viennent de là, peut-être, car si nos corps se sont touchés nos cœurs n’ont guère eu le temps de s’étreindre ; et si quelque chose pouvait me faire désirer, encore plus, la fin de ces éternels dérangements, de ces perpétuels bonjours et adieux, ce serait cela même ; j’entends la douleur toujours renouvelée de nos séparations. – Ah ! pauvre Muse ! pauvre Muse, tu me juges mal ; mais je ne veux pas me livrer à des récriminations qui te paraîtraient odieuses – et qui le seraient peut-être ? je n’en sais rien. J’ai toujours peur de te blesser, et je te blesse sans cesse. Cela m’humilie dans mes prétentions les plus délicates. – Tu t’arrêtes à des mots en l’air, à des gestes insignifiants, à des manies indifférentes ! Combien t’a choquée ma phrase sur mon logement dans la même rue que Du Camp ! et de quelle médiocre importance cela est, pourtant ! – Allons, n’y pensons plus, embrassons-nous plus tendrement même que mardi à 2 h[eures] du matin. Essuie tes pauvres yeux, et garde-les non pour pleurer, mais pour voir. Car tout est là : voir. Tout est là pour comprendre et c’est de comprendre surtout qu’il s’agit. Si tu voyais mieux, tu souffrirais moins et tu travaillerais plus.

Faut-il te parler d’art ? Ne vas-tu pas m’accuser en dedans de passer vite par-dessus les choses du cœur ? Mais c’est que tout se tient et ce qui tourmente ta vie tourmente aussi ton style. Car tu fais entre tes conceptions et tes passions un perpétuel alliage qui affaiblit les unes et t’empêche de jouir des autres. Oh si je pouvais faire de toi ce que j’en rêve, quelle femme, quel être tu serais ! Et quel être heureux ! d’abord.

La lecture de La Servante a été pour moi tout un cours de morale et d’esthétique. Je vais te paraître pédant sans doute, mais j’abrégerai et je te prie, je te supplie de bien t’examiner, toi et tes œuvres et de voir combien l’élément extérieur t’a troublée ! – Résumons : 1° Une comédie, où je suis. Et parce que j’y suis, parce que c’est un fait vrai, l’action manque, et elle est refusée. Deux inconvénients, l’un artistique et l’autre commercial. Sans doute il y a dedans de bons vers et presque tous les vers même sont excellents, mais il fallait faire du lyrique pur, et rien d’intrinsèque en soi ne ressort du drame. 2° Rappelle-toi la comédie de d’Herbin, de Nolin [?], même inconvénient, même faute : tu as satisfait des haines. Tu as fait des portraits sur nature, et en somme ce n’est pas bon. 3° Crois-tu que ton drame politique n’eût pas gagné à être écrit à un point de vue moins passionnel, moins républicain. 4° La Servante. Musset t’a caché tous les bourgeois et sa bonne toutes les servantes. En étant sympathique à une tu as perdu de vue toutes, et cela devient presque une injustice à force de charité. Détail : « la vieille impudique » part du même procédé. – Il ne fallait pas écouter ta femme de ménage, mais inventer un épisode.

Relis dans ton vol[ume] Charpentier toutes tes pièces personnelles : À ma mère, À ma fille, etc. Ce sont les plus médiocres. – Et si la meilleure de ton dernier recueil est Le Deuil c’est que l’objectif était loin. – Tu es un poète entravé d’une femme, comme Hugo est un poète entravé d’un orateur.

Et ne crois pas (j’en ai fait l’expérience) qu’en donnant issue dans l’art à ce qui t’oppresse dans la vie, tu t’en débarrasseras, non. Les écumes du cœur ne se répandent pas sur le papier. On n’y verse que de l’encre, et à peine sortie de notre bouche la tristesse criée nous rentre à l’âme par les oreilles et plus ronflante, plus profonde. – On n’y gagne rien. Vois dans quel bon état tu étais après La Paysanne et pendant, et compare. – On n’est bien que dans l’Absolu. Tenons-nous-y. Grimpons-y.

Dors donc en paix ; sur moi, d’abord. Persuade-toi que tu es et seras la meilleure et plus complète affection de femme que j’aie eue. Mais je suis usé par trente-six bouts et il faut quelque pitié pour mes manies, pour mon éducation, et pour mes nerfs. L’année prochaine, la Bovary ne fût-elle pas faite, je viendrai. Je prendrai un logement. Je resterai au moins quatre mois de suite par an, et de temps à autre, le reste de l’année, je viendrai à Paris plus souvent que je n’y suis jamais venu. D’ici là, j’irai comme je te l’ai promis tous les deux mois.

Quant à ton travail, tu ferais du Beau, du très Beau, et tu réussiras matériellement, si tu veux t’astreindre à tes sujets, si tu veux faire un plan, si tu offres au public des choses qu’il puisse accepter. Je ne te dis pas de te mettre à sa remorque. Mais dans notre chère France il faut déguiser sa force. Or la tienne est fanfaronne. Ta Servante t’eût fait poursuivre, emprisonner, et peut-être assommer par les actrices.

Quoique cette lettre ne soit pas longue je te demande pour l’amour de toi d’en méditer chaque ligne. Elle est grosse de vérités. Ne t’irrite pas. Les douceurs que j’aurais pu te dire eussent contenu moins de tendresse.

***

J’ai eu ce soir un événement ridicule. Le feu a manqué prendre à la maison. J’ai aidé à charrier des seaux d’eau dans une cheminée qui brûlait. Remuement, ahurissement des domestiques, cris des femmes, impassibilité de ma mère. – Activité physique de moi. Tâbleau !

Adieu, mille baisers.

À toi, ton

G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de mardi, 1 h[eure].
[29 novembre 1853.]

Sais-tu que tu m’éblouis par ta facilité ? En dix jours tu vas avoir écrit six contes ! Je n’y comprends rien (bons ou mauvais, je les admire). Moi, je suis comme les vieux aqueducs. Il y a tant de détritus aux bords de ma pensée qu’elle circule lentement, et ne tombe que goutte à goutte du bout de ma plume. Quand tu vas être débarrassée de cette besogne, reprends vite ta Servante : soigne la fin. Il faut que la folie de Mariette soit hideuse. – La hideur dans les sujets bourgeois doit remplacer le tragique qui leur est incompatible. Quant aux corrections, avant d’en faire une seule, re-médite l’ensemble. – Et tâche surtout d’améliorer, non par des coupures, mais par une création nouvelle. Toute correction doit être faite en ce sens. Il faut bien ruminer son objectif avant de songer à la forme, car elle n’arrive bonne, que si l’illusion du sujet nous obsède. – Serre tout ce qui est de Mariette et ne crains pas de développer (en action, bien entendu) tout ce qui est de la Servante. Si ta généralité est puissante, elle emportera, ou du moins palliera beaucoup la particularité de l’anecdote. – Pense le plus possible à toutes les servantes.

Et maintenant, causons de nous. – Tu es triste, et moi aussi. Depuis mardi matin jusqu’à jeudi soir, c’était à en crever. J’ai senti (comme ce jour dans la baie de Naples, où j’allais me noyer, et où ma peur, me faisant peur, cessa de suite) que mon sentiment me submergeait. J’avais une fureur sans cause. Mais j’ai lâché dessus des robinets d’eau glacée, et me revoilà debout. – L’absence de Bouilhet m’est dure. Joins-y les idées que je me fais de ta solitude, de ton chagrin, les monologues que je me tiens au coin de mon feu et où je me dis : « Elle m’accuse, elle pleure ! »… et les phrases à faire, le mot qu’on cherche !… Quelle saleté que la vie ! Quel maigre potage couvert de cheveux !

Ne nous plaignons pas. – Nous sommes des privilégiés. Nous avons dans la cervelle des éclairages au gaz ! Et il y a tant de gens qui grelottent dans une mansarde sans chandelle !

Tu pleures quand tu es seule, pauvre amie ! Non, ne pleure pas, évoque la compagnie des œuvres à faire, appelle des figures éternelles. – Au-dessus de la Vie, au-dessus du Bonheur, il y a quelque chose de bleu et d’incandescent, un grand ciel immuable et subtil, dont les rayonnements qui nous arrivent suffisent à animer des mondes. La splendeur du génie n’est que le reflet pâle de ce Verbe caché. Mais si ces manifestations nous sont, à nous autres, impossibles, à cause de la faiblesse de nos natures, l’Amour, l’amour, l’aspiration nous y envoie. Elle nous pousse vers lui, nous y confond, nous y mêle. – On peut y vivre ; des peuples entiers n’en sont pas sortis. – Et il y a des siècles qui ont ainsi passé dans l’humanité comme des comètes dans l’espace, tout échevelés et sublimes.

Tu te plains de ce que nous ne sommes pas dans les conditions ordinaires. Mais c’est là le mal, de vouloir s’étendre sur la Vie, comme faisait Élisée sur le cadavre du petit enfant. – On a beau se ratatiner, on est trop grand, et la putréfaction ne palpite pas sous nous. L’immense désir ne soulève même pas la patte d’une mouche, et nos meilleures voluptés nous font pleurer comme nos pires deuils.

Si j’étais cet égoïste dont on parle, je te tiendrais d’autres discours. Avec quel soin, au contraire, dans l’intérêt de ma vanité ou de mes plaisirs, ne déclamerais-je pas sur les doux trésors de ce bas monde ! Les hommes, en effet, veulent toujours se faire aimer ! même quand ils n’aiment point. – Et moi, si j’ai souhaité quelquefois que tu m’aimasses moins, c’était dans les moments où je t’aimais le plus, quand je te voyais souffrir à cause de moi. – Dans ces moments-là, j’aurais voulu être crevé. – Tu n’as qu’à demander à B[ouilhet] si lundi soir, alors que tu me jugeais si irrité contre toi, demande-lui, dis-je, si ce n’était pas plutôt contre moi-même que toute cette irritation se tournait.

Comment se fait-il que depuis huit jours j’aie bien travaillé ? quand il me semble que je ne pense pas du tout à mon travail ? J’ai écrit cinq pages. J’aurai définitivement fini les comices à la fin de la semaine prochaine. Si tout continuait à marcher comme cela, j’aurais fini cet été. Mais sans doute que je m’abuse. Pourtant il me semble que c’est bon. – Peut-être est-ce l’envie que j’ai d’avoir fini, et de nous rejoindre enfin d’une manière plus continue, qui me chauffe en dessous sans que je m’en doute.

À propos de chauffage, cette pauvre mère Roger est-elle définitivement embrochée ? Bouilhet s’oublie à Capoue ! et Mme Blanchecotte aussi, bientôt ! Ah mon Dieu. As-tu réfléchi quelquefois à toute l’importance qu’a le Vi dans l’existence parisienne ? Quel commerce de billets, de rendez-vous, de fiacres stationnant au coin des rues, stores baissés ! Le Phallus est la pierre d’aimant qui dirige toutes ces navigations. – Il y a de quoi devenir chaste, par contraste. Je ne hais pas Vénus, mais quel abus ! J’aime dans ce monde-là deux choses : la chose d’abord, en elle-même, la chair ; puis la Passion, violente, haute, rare, la grande corde pour les grands jours. C’est pourquoi le cynisme me plaît tout comme l’ascétisme. Mais j’exècre la galanterie. On peut bien vivre sans cela, parbleu ! Cette perpétuelle confusion de la culotte et du cœur me fait vomir. – Quand il se rencontre des affections complexes et qui s’entrelacent par tous les bouts de l’Être, comme la nôtre, cela sort de l’amour, et rentre dans une physiologie supérieure, à laquelle, contre laquelle et pour laquelle rien ne fait. Elle est réglée comme le battement de votre sang, et co-éternelle à vous, comme votre conscience.

Enfin cette Edma me dégoûte, même de loin. Tu excuses B[ouilhet] et tu plains Léonie : le premier parce qu’il est loin de sa maîtresse et l’autre parce qu’elle est trompée (c’est le mot consacré). Quant à moi je l’excuse aussi parfaitement (et même je l’approuve, si ça l’amuse). Mais ma raison est toute contraire à la tienne. Quand on sort des bras de quelqu’un, on a un arrière-goût à l’âme qui empêche de goûter les saveurs nouvelles ? Après ça, les contrastes ! C’est aussi une loi culinaire. Moi, je vis au bain-marie.

Adieu, je t’embrasse dans tout mon jus. Mille baisers.

À toi.

Ton G.

 

Mon cousin et sa longue épouse sont arrivés ce soir. Ils débarquent de Paris. Ils sont « fatigués de la cuisine de restaurant ». Ils ont été aux Français, à l’Opéra, et à l’Opéra-Comique ! les trois théâtres voulus, les seuls théâtres bien. Ils ont vu à l’Opéra-Comique Le Chalet : « C’est charmant, quoique ce soit ancien. »

Ô les bourgeois ! Je voudrais avec la peau du dernier des bourgeois, etc. ; voir Des Barreaux.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] jeudi, 11 h[eures].
[8 décembre 1853.]

Tu as dû dîner, ce soir, avec ma mère ; et Lilinne t’aura embrassé de ma part, pauvre cher bougre ! Il me fait plaisir que ta première visite rouennaise ait été celle-là.

Moi, me voilà donc resté ici, seul, comme un roquentin, comme un ours, comme un meschant ! Je fais un feu atroce et je n’entends que le murmure de la flamme avec les palpitations régulières de ma pendule. Le seul bruit humain que j’aie perçu depuis tantôt, a été une gueulade d’hommes saouls qui ont passé tout à l’heure, en chantant. – Il en va être ainsi pendant trois semaines. Je suis curieux de voir la mine que je vais avoir. J’éprouverai si l’homme, décidément, est un animal sociable.

J’espère d’ici à ton arrivée avancer ferme la Bovary. Si ma Baisade n’est pas faite, elle le sera aux trois quarts. Sais-tu combien les comices (recopiés) tiennent de pages ? 23. – Et j’y suis depuis le commencement de septembre ! Quels piètres primesautiers nous faisons ! avouons-le !

J’ai relu, hier, toute la seconde partie. Cela m’a semblé maigre. Mais ça marche (?). Le pire de la chose est : que les préparatifs psychologiques, pittoresques, grotesques, etc., qui précèdent, étant fort longs, exigent, je crois, un développement d’action qui soit en rapport avec eux. Il ne faut pas que le Prologue emporte le Récit (quelque déguisé et fondu que soit le Récit), et j’aurai fort à faire, pour établir une proportion à peu près égale entre les Aventures et les Pensées. En délayant tout le dramatique je peux y arriver, à peu près ? Mais il aura donc 75 mille pages, ce bougre de roman-là ! Et quand finira-t-il ?

Je ne suis pas mécontent de mon article de Homais (indirect et avec citations). Il rehausse les comices, et les fait paraître plus courts, parce qu’il les résume.

Et toi, vieux, ton Homme avance-t-il ? Envoie-moi donc quelque chose. Je ne suis pas difficile sur la quantité, tu le sais.

Pourquoi crois-je que d’ici à peu nous aurons du sieur Théo des fossiles quelconques ? comme nous avons eu du latin après Melænis ! Était-il bête, l’autre jour, ce brave garçon ! (Son acharnement sur écarte, sa théorie qu’il ne faut pas être harmonieux, etc.) Allons ! pas fort ! pas fort du tout ! Si tu savais comme je t’ai aimé frénétiquement ! quand, au coin de sa rue, après l’avoir quitté, tu m’as dit : « Non ! non… solide comme la colonne ! comme la colonne ! sacré nom de Dieu ! »

Oui, Hâh, il ne faut pas nous démonter ! Emmerde-moi tout ça ! Tu les fais vesser dans leurs culottes, sois-en sûr. Je remarque, en passant, que mon style est peu académique, mais « laissons cette vaine superstition de paroles aux femmes » et causons plutôt des gars Texier et Du Camp. C’était charmant ! très coquet ! Et l’excuse « il était si jeune » est un mot, un mot, historique (c’est peut-être par là que Du Camp passera à la postérité ! qui sait ?). Comme basse bêtise, ineptie, maladresse, et grossièreté, il est de la famille de « je crois que tu as un ramollissement au cerveau ». Voilà de ces choses qu’il faut colporter et ne point se gêner de redire, vieux.

J’ai trouvé la Muse peu forte en cette circonstance. À ta place, dit-elle, elle eût fait une explosion. Oh ! non ! non ! C’eût été une sottise. Car tout homme médiocre considérant le blâme comme quelque chose de désagréable, il s’ensuit que l’on doit prendre pour baume toute la merde qu’on nous prodigue.

Quand on descend dans la rue et que vient à souffler sur nous, la poussière des passions et des bêtises humaines, il faut courber la tête, se rouler dans son manteau et passer droit. Puis à la porte du Sanctuaire on rejette toute cette ordure avec un grand mouvement d’épaule.

***

Tu serais un fameux couillon de leur donner Les Fossiles pour rien. Dans ce cas-là, il vaudrait mieux les donner à n’importe quel journal, Le Pays (?), La Presse (?), qui te les prendrait comme variétés. Mais pousse le père Babinet pour la Revue des Deux Mondes.

***

Sais-tu que tes lettres sont bien courtes, mon pauvre vieux ! Je ne sais pas comment tu es installé, comment tu vis. De quelle façon arranges-tu tes heures ? Tu dois te trouver avoir beaucoup de temps à toi. Que cogites-tu entre les vers ? Mes compliments à Pétrus Borel et apporte-le-moi, quand tu viendras. – Quel jour viens-tu, afin que je fasse une marque sur mon calendrier. Un des jours de la semaine prochaine j’irai dîner chez Achille, et j’irai voir cette bonne Léonie.

Enfin as-tu dérouillé ton monstrueux engin ? (engin = machine de guerre, instrument de plaisir). Est-ce sur la Edma ou sur la Blanchecotte ou sur toutes les deusses. – N’importe, vieux, tu n’as point des beautés dans ton harem (il est vrai qu’elles sont chacune un peu piquantes, cependant). Je me range à l’avis du père Babinet. La B[lanchecotte] sera une teigne. Cette femme est passionnée, prends garde ! (cavendum est, comme dirait Jules Janin), « du tempérament, de l’imagination, beaucoup de sensibilité » (style de Sade), et il serait peut-être plus sage d’avoir recours à cette vieille masturbation.

Tu te rappelles que je t’ai souvent conté mon rêve de Gênes, sur la mère Lormier et la manière dont elle frottait mes roupettes contre ses tétons ! Eh bien j’ai eu cette nuit le pendant, sur sa sœur : la mère L’huintre ! (toute la famille y passe, est-ce drôle !). Nous étions ensemble dans un jardin. Elle avait une espèce de marmotte comme les portières de Paris, et elle me répétait avec une voix d’une lascivité inouïe : « Veux-tu baiser, veux-tu me baiser… »

Autre rêve (arrivé il y a quatre ou 5 jours) : j’avais des boutons partout le corps. Ils ont poussé, poussé en long et ils sont devenus des serpents, verts. Mais ils ne me faisaient pas de mal. Puis, en les regardant de très près, ils se sont changés en cactus, et la crête des serpents était en même temps une fleur rouge. Tout cela se balançait sur mon corps, comme des varechs sur un rocher.

***

Il me semble que tu oublies

Duplan

Chéruel, rue Royer-Collard, 24

Ulric

Ludovica.

Tu aurais tort de ne pas fréquenter cette dernière qui peut te faire tirer de plus beaux coups que la Muse, inter nos. Et à ce propos parlons d’elle.

Sais-tu que dans son avant-dernière lettre elle m’insinuait et même me disait que tu pourrais bien d’ici à peu me lâcher là, ou du moins « un jour préférer d’autres amis » et elle chantait un grand éloge de Guérard que tu aimais « de plus en plus » parce qu’il s’occupe, au moins, « du matériel de la vie » ? (pour Dieu, n’ouvre pas la bouche de tout cela !). J’étais si Hindigné que je me suis retenu d’écrire. J’aurais répondu trop d’injures. J’ai trouvé la ruse de rhétorique trop forte ! Peut-être, était-ce de bonne foi, qu’elle disait tout cela, la pauvre femme ? – Je l’ai seulement un peu remise à sa place, en riant, voilà tout. Mais que dis-tu de ce cul de femme venant s’épatre entre nous deux ? et de cette petite menace : « Ah ! tu vois bien, tu nous abandonnes… eh bien Bouilhet, lui aussi… ta ti ta ta… » C’est comme pour ma correspondance, je ne sais si je dois de temps en temps t’écrire une lettre montrable. Cela me semble une lâcheté qui n’est plus de notre âge ? Ces choses se pratiquent vis-à-vis des grands-parents, quand on a quatorze ans. Qu’en dis-tu ? Moi, ça me choque fort, cette curiosité ! – Il y a des coïts où la présence d’un tiers vous gêne pour jouir. Les accouplements des éléphants se font dans l’ombre. Les grandes vulves ont de la pudeur.

Elle m’attriste beaucoup, cette pauvre Muse. Je ne sais qu’en faire. Je t’assure que cela me chagrine de toutes les façons. Comment penses-tu que ça finisse ? Je la flaire très lassée de moi. – Et pour sa tranquillité intime, il est à souhaiter qu’elle me lâche là. Elle a vingt ans sous le rapport du sentiment et j’en ai soixante (tu dois faire là de bonnes études, toi). Dans sa lettre d’aujourd’hui elle me dit qu’elle est malade. Si elle était vraiment malade, je compte sur toi pour me le dire, j’accourrais. – Ma mère dans quinze jours va repasser par Paris. J’hésite à la faire aller chez la Muse. Ce serait, je crois, une bonne action, et il faut tâcher d’être bon, autant que possible. Mais… mais… quid ? Ne lui parle de rien, bien entendu.

Adieu, pauvre vieux, ne t’embête pas trop. Pioche ferme, et aime ton vieux vélocipède.

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi, 2 h[eures] de nuit.
[9 décembre 1853.]

Sais-tu que tu finis par m’inquiéter avec tes maladies physiques ? Qu’est-ce que veulent dire ces vomissements-là ? Voilà plusieurs mois qu’ils te sont fréquents. Tu devrais consulter quelqu’un d’intelligent. Les ganaches qui te soignent, tels que les sieurs Vallerand et Appert, ne peuvent que te donner de mauvais conseils. Je ne crois nullement à la médecine, mais à de certains médecins, à des innéités spéciales, de même que je ne crois pas aux poétiques mais aux poètes. – Et il est si ennuyeux d’être malade. Car il faut se soigner. – Et c’est là qu’on sent le fardeau de l’existence vous peser sur les épaules. Écris-moi donc de suite pour me dire comment tu vas.

Je suis très fatigué ce soir. (Voilà deux jours que je fais du plan, car enfin, Dieu merci, mes comices sont faits, ou du moins ils passeront pour tels, jusqu’à nouvelle révision.) Aussi je ne t’écrirai que brièvement. Tu en auras plus long la première fois.

J’attendais tes contes. Ne me les enverras-tu pas à recaler ?

Je n’ai lu de d’Aubigné que le Baron de Fæneste, il y a longtemps. Ce que j’en ai compris m’a plu. Mais c’est difficile à entendre à cause du patois poitevin, qui y est intercalé. J’ai lu de plus une vie de d’Aubigné par lui-même, fort belle. Je dois même avoir des notes de cela au fond de quelque carton ; mais où ? Je suis encombré par tant de notes, de lettres et de papiers que je ne m’y reconnais plus. Aussi c’est après-demain, sans faute, que je me mets à remuer tout ce fumier de ma vie. Quelles ordures je vais retrouver ! (car je n’ai jusqu’à présent brûlé aucun papier). Ce sera une longue besogne ! Mais j’y apprendrai sans doute des choses dont je ne me doute plus.

Adieu, je t’embrasse. Porte-toi donc mieux. Mille baisers. À toi.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de mercredi, 2 h[eures].
[14 décembre 1853.]

Voilà sept jours que je vis d’une drôle de manière et charmante. C’est d’une régularité si continue qu’il m’est impossible de m’en rien rappeler, si ce n’est l’impression. Je me couche fort tard, me lève de même, le jour tombe de bonne heure, j’existe à la lueur des flambeaux, ou plutôt de ma lampe. – Je n’entends ni un pas, ni une voix humaine. Je ne sais ce que font les domestiques, ils me servent comme des ombres. Je dîne avec mon chien. Je fume beaucoup, me chauffe raide, et travaille fort. – C’est superbe ! Quoique ma mère ne me dérange guère, d’habitude, je sens pourtant une différence, et je peux du matin au soir, et sans qu’aucun incident, si léger qu’il soit, me dérange, suivre la même idée, et retourner la même phrase.

Pourquoi sens-je cet allégement dans la solitude ? Pourquoi étais-je si gai et si bien portant (physiquement) dès que j’entrais dans le désert ? Pourquoi tout enfant m’enfermais-je seul pendant des heures dans un appartement ? La civilisation n’a point usé chez moi la bosse du sauvage. – Et malgré le sang de mes ancêtres (que j’ignore complètement et qui sans doute étaient de fort honnêtes gens ?), je crois qu’il y a en moi du Tartare, et du Scythe, du Bédouin, de la Peau-Rouge. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il y a du moine. J’ai toujours beaucoup admiré ces bons gaillards, qui vivaient solitairement, soit dans l’ivrognerie ou dans le mysticisme. Cela était un joli soufflet donné à la race humaine, à la vie sociale, à l’utile, au Bien-être commun. Mais maintenant l’individualité est un crime ! Le XVIIIe siècle a nié l’âme, et le travail du XIXe sera peut-être de tuer l’homme ? Tant mieux de crever avant la fin ! car je crois qu’ils réussiront. Quand je pense que presque tous les gens de ma connaissance s’étonnent de la manière dont je vis, laquelle, à moi, me semble être la plus naturelle et la plus normale, cela me fait faire des réflexions tristes sur la corruption de mon espèce ! Car c’est une corruption que de ne pas se suffire à soi-même. L’âme doit être complète en soi. – Il n’y a pas besoin de gravir les montagnes ou de descendre au fleuve pour chercher de l’eau. – Dans un espace grand comme la main, enfoncez la sonde, et frappez dessus, il jaillira des fontaines.

Le puits artésien est un symbole, et les Chinois, qui l’ont connu de tout temps, un grand peuple.

Si tu étais dans ces principes-là, chère Muse, tu pleurerais moins, et tu ne serais pas maintenant à recorriger La Servante. Mais non, tu t’acharnes à la Vie, tu veux faire résonner ce sot tambour qui vous crève sous le poing, à tout moment, et dont la musique n’est belle qu’en sourdine, quand on lâche les cordes au lieu de les tendre. – Tu aimes l’existence, toi ; tu es une païenne et une méridionale ; tu respectes les passions et tu aspires au bonheur. Ah ! cela était bon quand on portait la pourpre au dos, quand on vivait sous un ciel bleu, et quand, dans une atmosphère sereine, les idées, jeunes écloses, chantaient sous des formes neuves, comme sous un feuillage d’avril des moineaux joyeux. Mais moi je la déteste, la Vie. Je suis un catholique. J’ai au cœur quelque chose du suintement vert des cathédrales normandes. Mes tendresses d’esprit sont pour les inactifs, pour les ascètes, pour les rêveurs. – Je suis embêté de m’habiller, de me déshabiller, de manger, etc. Si je n’avais peur du hachisch, je m’en bourrerais au lieu de pain, et si j’ai encore trente ans à vivre, je les passerais ainsi, couché sur le dos, inerte, et à l’état de bûche.

J’avais cru que tu me tiendrais compagnie dans mon âme, et qu’il y aurait autour de nous deux un grand cercle qui nous séparerait des autres. Mais non, il te faut, à toi, les choses normales et voulues. Je ne suis pas « comme un amant doit être ». En effet, peu de gens me trouvent « comme un jeune homme doit être ». Il te faut des preuves, des faits. Tu m’aimes énormément, beaucoup, plus qu’on ne m’a jamais aimé, et qu’on ne m’aimera. Mais tu m’aimes comme une autre m’aimerait, avec la même préoccupation des plans secondaires et les mêmes misères incessantes. Tu t’irrites pour un logement, pour un départ ! pour une connaissance que je vais voir, et si tu crois que ça me fâche ? non, non ! Mais cela me chagrine et me désole pour toi, comprends-le donc ! Tu me fais l’effet d’un enfant qui prend toujours les couteaux de sa poupée pour se hacher les doigts, et qui se plaint des couteaux. L’enfant a raison, car ses pauvres doigts saignent. Mais est-ce la faute des couteaux ? Ne faut-il plus qu’il y ait de fer au monde ? Il faut alors prendre des soldats de plomb. Cela est facile à tordre.

Ah ! Louise, Louise, chère et vieille amie, car voilà huit ans bientôt que nous nous connaissons, tu m’accuses ! Mais t’ai-je jamais menti ? Où sont les serments que j’ai violés, et les phrases que j’ai dites que je ne redise point ? Qu’y a-t-il de changé en moi, si ce n’est toi ? Ne sais-tu pas que je ne suis plus un adolescent, et que je l’ai toujours regretté pour toi. – Et pour moi. Comment veux-tu qu’un homme abruti d’art comme je le suis, continuellement affamé d’un idéal qu’il n’atteint jamais, dont la sensibilité est plus aiguisée qu’une lame de rasoir, et qui passe sa vie à battre le briquet dessus pour en faire jaillir des étincelles (exercice qui fait des brèches à ladite lame), etc., etc., comment veux-tu que celui-là aime avec un cœur de vingt ans, et qu’il ait cette ingéniosité des passions qui en est la fleur ?

Tu me parles « de tes derniers beaux jours ». Il y a longtemps que les miens sont partis. – Et je ne les regrette pas. Tout cela était fini à 18 ans. Mais des gens comme nous devraient prendre un autre langage pour parler d’eux-mêmes. Nous ne devons avoir ni beaux ni vilains jours. – Héraclite s’est crevé les yeux pour mieux voir ce soleil dont je parle.

Allons, adieu. Écoute Bouilhet. C’est un maître homme et qui non seulement sait faire des vers, mais a du jugement, comme disent les bourgeois, chose qui manque généralement aux bourgeois. – Et aussi aux poètes.

Adieu, encore mille baisers au cœur ; à toi, ton.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir, 1 h[eure].
[18 décembre 1853.]

J’ai mille excuses à te faire, pauvre chère Muse. – (Commençons par nous embrasser.) Quand je dis excuses, ce sont plutôt des explications.

Je ne méprise nullement La Servante. Qui t’a fourré ça dans la tête ? Au contraire ! au contraire ! Si j’avais jugé la chose mauvaise, je te l’eusse déclaré, comme j’ai fait pour ta Princesse, pour ta comédie de L’Institutrice – Mais non ! Tu ne comprends jamais les demi-teintes. Je pense comme toi que tu n’as peut-être jamais écrit de plus beaux vers et en plus grande quantité dans la même œuvre ; mais – et ici commencent les réticences.

D’abord, je ne te sais nul gré de faire de beaux vers. Tu les ponds comme une poule les œufs, sans en avoir conscience (c’est dans ta nature, c’est le bon Dieu qui t’a faite comme ça). Rappelle-toi encore une fois que les perles ne font pas le collier, c’est le fil, et c’est parce que j’avais admiré dans La Paysanne un fil transcendant, que j’ai été choqué ne plus l’apercevoir si net dans La Servante. Tu avais été, dans La Paysanne, shakespearienne, impersonnelle. – Ici, tu t’es un peu ressentie de l’homme que tu voulais peindre. Le lyrisme, la fantaisie, l’individualité, le parti pris, les passions de l’auteur s’entortillent trop autour de ton sujet. Cela est plus jeune, et s’il y a une supériorité de forme incontestable, des morceaux superbes, l’ensemble ne vaudra jamais l’autre (?) parce que La Paysanne a été imaginée, que c’est un sujet de toi, et en imaginant on reproduit la généralité, tandis qu’en s’attachant à un fait vrai, il ne sort de votre œuvre que quelque chose de contingent, de relatif, de restreint. Tu m’objectes n’avoir pas voulu faire de didactique. Qui te parle de didactique ? Si ! il fallait faire La Servante ! Maintenant, il est trop tard, et au reste peu importe. Une fois le titre mis de côté, ce sera une fort belle œuvre et émouvante. – Mais élague tout ce qui n’est pas nécessaire à l’idée même de ton sujet. Ainsi, pourquoi ta grande artiste, à la fin, qui vient parler à Mariette ? À quoi bon ce personnage complètement inutile dans le drame, et fort incolore par lui-même ? Soigne les dialogues et évite surtout de dire vulgairement des choses vulgaires. – Il faut que tous les vers soient des vers.

La continuité constitue le style, comme la Constance fait la Vertu. – Pour remonter les courants, pour être bon nageur, il faut que, de l’occiput jusqu’au talon, le corps soit couché sur la même ligne. – On se ramasse comme un crapaud et l’on se déploie sur toute sa surface, en mesure, de tous les membres, tête basse et serrant les dents. L’idée doit faire de même à travers les mots. – Et ne point clapoter, en tapant de droite et de gauche, ce qui n’avance à rien, et fatigue.

Mais comment pouvais-tu me juger assez borné pour méconnaître la valeur de La Servante ?

***

Dis-moi donc et n’oublie pas : si je n’ai point commis une grande sottise en décachetant le dernier paquet du Crocodile et en envoyant directement la lettre à Mme B.  C’était pour t’épargner un port de lettres considérable, voilà tout. – Lui réponds-tu, au Crocodile ? Encore un mot sur les lettres. Nous causerons de nous, ensuite.

C’est à propos de ta comédie que l’on va insérer dans Le Pays. Tu t’étonnes de la pudibonderie de Cohen. Eh bien ! il est dans l’opinion générale. Sois sûre que ce qu’il dit, d’autres le pensent et ne le disent pas. Voilà où nous en sommes. Tu as vu le scandale de Sainte-Beuve qui trouvait que tu manquais de délicatesse !

Ce sont de ces choses dont il faut profiter, ou plutôt qu’il faut exploiter au profit même de son œuvre ; soyons donc contenus, chastes, sans rien nous interdire comme intention. Mais surveillons-nous sur les mots. Toi, tu te lâches un peu trop en ces matières et tu y mets une candeur qui peut passer pour impudeur (je parle en général, témoin : « C’est le dernier amour, etc. ! »). Dans ce conte de La Servante il n’est question que d’impureté, de débauche ! de courtisane ! Interdis-toi à l’avenir tout cela. Ton œuvre y gagnera, d’abord. – Et ensuite tu auras plus de lecteurs, et moins de critiques.

Ces sujets-là te troublent. Je voudrais qu’il te fût interdit d’en parler, et j’attends pour t’admirer sans réserve que tu nous aies écrit un conte, où il ne soit pas question d’amour. – Une œuvre in-sexuelle, in-passionnelle. Médite bien ta Religieuse, et surtout point d’amour et point de déclamation contre les prêtres ni la religion. Il faut que ton héroïne soit médiocre. Ce que je reproche à Mariette, c’est que c’est une femme supérieure.

Quant à publier, je ne suis pas de ton avis. Cela sert. Que savons-nous s’il n’y a pas à cette heure, dans quelque coin des Pyrénées ou de la Basse-Bretagne, un pauvre être qui nous comprenne ? On publie pour les amis inconnus. L’imprimerie n’a que cela de beau. C’est un déversoir plus large, un instrument de sympathie qui va frapper à distance. Quant à publier maintenant, je n’en sais rien. Lancer à la fois La Servante et La Religieuse serait peut-être plus imposant, comme masse et contraste.

Non ! je n’ai pas pour tout un détachement sépulcral, car rien que d’apprendre tes petites réussites de librairie m’a fait plaisir. Je suis bien peu détaché de toi, va ! pauvre Muse ! moi qui voudrais te voir riche, heureuse, reconnue, fêtée, enviée ! Mais je veux par-dessus tout te voir Grande.

Ce qui [te] fait te méprendre, c’est que j’en veux à ceci : l’aspiration au bonheur par les faits, par l’action. Je hais cette recherche de la Béatitude terrestre ; elle me semble une manie médiocre et dangereuse. Vivent l’amour, l’argent, le Vin, la Famille, la Joie et le Sentiment ! Prenons de tout cela le plus que nous pourrons, mais n’y croyons point. Soyons persuadés que le Bonheur est un mythe inventé par le Diable pour nous désespérer. Ce sont les peuples persuadés d’un Paradis qui ont des imaginations tristes. Dans l’antiquité, où l’on n’espérait (et encore !) que des Champs-Élysées fort plats, la Vie était aimable. Je ne te blâme que de cela, toi, pauvre chère Muse, de demander des oranges aux pommiers.

Oranger ou pommier, j’étends mes rameaux vers toi et je me couche sur tout ton être.

À toi, mille baisers partout.

Ton G.

 

Je t’eusse écrit plus longuement sans la résolution que j’ai de me coucher un peu de meilleure heure. Voilà plusieurs nuits que je n’entre au lit qu’à 4 h[eures] du matin. C’est stupide.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de vendredi, 2 h[eures].
[23 décembre 1853.]

Il faut t’aimer pour t’écrire ce soir, car je suis épuisé. J’ai un casque de fer sur le crâne. Depuis 2 h[eures] de l’après-midi (sauf 25 minutes à peu près pour dîner), j’écris de la Bovary. Je suis à leur Baisade, en plein, au milieu. On sue et on a la gorge serrée. Voilà une des rares journées de ma vie que j’ai passée dans l’Illusion, complètement, et depuis un bout jusqu’à l’autre. Tantôt, à six heures, au moment où j’écrivais le mot attaque de nerfs, j’étais si emporté, je gueulais si fort, et sentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j’ai eu peur moi-même d’en avoir une. Je me suis levé de ma table et j’ai ouvert la fenêtre pour me calmer. La tête me tournait. J’ai à présent de grandes douleurs dans les genoux, dans le dos et à la tête. Je suis comme un homme qui a trop foutu (pardon de l’expression), c’est-à-dire en une sorte de lassitude pleine d’enivrement. – Et puisque je suis dans l’amour, il est bien juste que je ne m’endorme pas sans t’envoyer une caresse, un baiser, et toutes les pensées qui me restent.

Cela sera-t-il bon ? Je n’en sais rien (je me hâte un peu pour montrer à B[ouilhet] un ensemble quand il va venir). Ce qu’il y a de sûr, c’est que ça marche vivement depuis une huitaine. Que cela continue ! car je suis fatigué de mes lenteurs ! Mais je redoute le réveil, les désillusions des pages recopiées ! N’importe, bien ou mal, c’est une délicieuse chose que d’écrire ! que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour. –

Est-ce orgueil ? ou piété ? est-ce le débordement niais d’une satisfaction de soi-même exagérée, ou bien un vague et noble instinct de Religion, mais quand je rumine, après les avoir subies, ces jouissances-là, je serais tenté de faire une prière de remerciement au Bon Dieu, si je savais qu’il pût m’entendre. – Qu’il soit donc béni pour ne pas m’avoir fait naître marchand de coton, vaudevilliste, homme d’esprit, etc. ! Chantons Apollon comme aux premiers jours ! aspirons à pleins poumons le grand air froid du Parnasse, frappons sur nos guitares et nos cymbales, et tournons comme des derviches dans l’éternel brouhaha des Formes et des Idées :

 

Qu’importe à mon orgueil qu’un vain peuple m’encense…

 

Ceci doit être un vers de M. de Voltaire, quelque part, je ne sais où. Mais voilà ce qu’il faut se dire. J’attends La Servante avec impatience. – Ah oui ! va, pauvre Muse, tu as bien raison : « Si j’étais riche, tous ces gens-là baiseraient mes souliers. » Pas même tes souliers, mais la trace, l’ombre ! Tel est le courant des choses. Pour faire de la littérature étant femme, il faut avoir été passée dans l’eau du Styx. – Quant aux offres de Du C[amp] relativement à Mme Biard, il y a entre les hommes une sorte de pacte fraternel et tacite qui les oblige à être maquereaux les uns des autres. Pour ma part je n’y ai jamais manqué. On reconnaît à cela la bonne éducation, le gentleman. – Mais si j’étais directeur d’une Revue, je serais peu gentleman. Au reste les articles de la mère B[iard] ne sont pas pires que d’autres. Tout se vaut au-dessous d’un certain niveau comme au-dessus. Quant à toi, si tu leur envoyais quelque chose, je suis sûr qu’ils l’accepteraient, à moins que ce ne soit un parti pris de t’écarter complètement, ce qui se peut ? Il faudrait pour cela renouer avec le D[u Camp]. – Et c’est un homme à ne pas voir, je crois. Cette locution que j’emploie ouvre la porte à toutes les hypothèses. Ce malheureux garçon est un de ces sujets auxquels je ne veux pas penser. Je l’aime encore au fond, mais il m’a tellement irrité, repoussé, nié, et fait de si odieuses crasses que c’est pour moi « comme s’il était déjà mort », ainsi que dit le duc Alphonse à Mme Lucrezia.

***

Je ne sais aucun détail lubrique touchant la Sylphide qui, à ce qu’il paraît, a été fortement touchée (et branlée peut-être ?). B[ouilhet] ne m’a écrit dans ces derniers temps que des lettres fort courtes. J’avais toujours jugé ladite une gaillarde chaude, et je ne me suis pas trompé. Mais elle a l’air de mener ça bien, rondement, cavalièrement. Tant mieux ! Cette femme est rouée. Elle connaît le monde, elle pourra ouvrir à B[ouilhet] des horizons nouveaux. Piètres horizons ! il est vrai, mais enfin ne faut-il pas connaître tous les appartements du cœur et du corps social, depuis la cave jusqu’au grenier. – Et même ne pas oublier les latrines, et surtout ne pas oublier les latrines ! Il s’y élabore une chimie merveilleuse, il s’y fait des décompositions fécondantes. – Qui sait à quels sucs d’excréments nous devons le parfum des roses et la saveur des melons ? A-t-on compté tout ce qu’il faut de bassesses contemplées pour constituer une grandeur d’âme ? tout ce qu’il faut avoir avalé de miasmes écœurants, subi de chagrins, enduré de supplices, pour écrire une bonne page ? Nous sommes cela, nous autres, des vidangeurs et des jardiniers. Nous tirons des putréfactions de l’humanité des délectations pour elle-même. Nous faisons pousser des bannettes de fleurs sur ses misères étalées. Le Fait se distille dans la Forme et monte en haut, comme un pur encens de l’Esprit vers l’Éternel, l’immuable, l’absolu, l’idéal.

J’ai bien vu le père Roger passer dans la rue avec sa redingote et son chien. Pauvre bonhomme, comme il se doute peu ! As-tu songé quelquefois à cette quantité de femmes qui ont des amants, à ces quantités d’hommes qui ont des maîtresses, à tous ces ménages sous les autres ménages ? Que de mensonges cela suppose, que de manœuvres et de trahisons et de larmes et d’angoisses ! – C’est de tout cela que ressort le grotesque ; et le tragique aussi ! L’un et l’autre ne sont que le même masque qui recouvre le même néant, et la Fantaisie rit au milieu, comme une rangée de dents blanches, au-dessus du bavolet noir. –

Adieu, chère bonne Muse ; de t’écrire m’a [fait] passer mon mal au front. Je le mets sous tes lèvres et vais me coucher.

Encore adieu, et mille caresses. À toi.

Ton G.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche, 3 h[eures] de l’après-midi.
[25 décembre 1853.]

Je ne sais si tes deux collaborateurs s’en sont doutés ni si toi-même en as conscience, mais tu as fait, sur Mlle Chéron, quatre vers sublimes ! de génie ! J’en ai été ébloui. Ce billet n’a d’autre but que de t’en faire part. – Cela est d’une fantaisie transcendante. Cet amour dans une poitrine maigre comme un oiseau dans une cage ! Superbe ! superbe !

Quant à tout le reste de ta bonne, longue et triste lettre, tu es un couillllon avec toutes sortes d’ailes mouillées. Mais j’espère la semaine prochaine refoutre un bâton dans le cul de ton énergie pour la faire se tenir belle et droite comme une poupée de Nuremberg.

***

Sais-tu qu’on vient de découvrir à Madagascar un oiseau gigantesque qu’on appelle l’Épiornis ? – Tu verras que ce sera Dinornis et qu’il aura les ailes rouges.

***

Fais-moi le plaisir aussitôt ton arrivée à Rouen de me faire parvenir un mot qui me dise le jour où je te verrai positivement. – Car, de mardi soir à vendredi, j’en serai tellement troublé et impatient que je n’en vivrai pas. Tu connais mes manies.

Ma Bovary est sur le point immédiat d’être baisée et je cherche le mouvement dont j’ai la fin.

Je vais ce soir dîner chez Achille, dîner de sheik, le père Lormier, son épouse, Lormier fils et son épouse, champagne ! anniversaire de la naissance de la maîtresse de la maison ! Fête de famille ! tableau.

Revenu ce soir à 10 heures, et un peu excité par les fumées du vin, j’espère trouver mon coït.

Adieu, pauvre vieux chéri, à bientôt. Je t’embrasse.

À toi.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset, 26 décembre 1853.]

Journée pleine ! et que je m’en vais te narrer. J’ai vu Léonie, j’ai vu des sauvages, j’ai vu Dubuget, Védie, etc. Commençons par le plus beau, les sauvages.

Ce sont les Cafres dont, moyennant la somme de cinq sols, on se procure l’exhibition, Grande-Rue, 11. Eux et leur cornac m’ont l’air de mourir de faim, et la haute société rouennaise n’y abonde pas. Il n’y avait comme spectateurs que sept à huit blouses, dans un méchant appartement enfumé où j’ai attendu quelque temps. Après quoi une espèce de bête fauve, portant une peau de tigre sur le dos et poussant des cris inarticulés, a paru, puis d’autres. Ils sont montés sur leur extrade et se sont accroupis comme des singes autour d’un pot de braise. Hideux, splendides, couverts d’amulettes, de tatouages, maigres comme des squelettes, couleur de vieilles pipes culottées, face aplatie, dents blanches, œil démesuré, regards éperdus de tristesse, d’étonnement, d’abrutissement, ils étaient quatre et ils grouillaient autour de ces charbons allumés, comme une nichée de lapins. Le crépuscule et la neige qui blanchissait les toits d’en face les couvraient d’un ton pâle. Il me semblait voir les premiers hommes de la terre. Cela venait de naître et rampait encore avec les crapauds et les crocodiles. J’ai vu un paysage de je ne sais où. Le ciel est bas, les nuages couleur d’ardoise. Une fumée d’herbes sèches sort d’une cabane en bambous jaunes, et un instrument de musique, qui n’a qu’une corde, répète toujours la même note grêle, pour endormir et charmer la mélancolie bégayante d’un peuple idiot. Parmi eux est une vieille femme de 50 ans qui m’a fait des avances lubriques ; elle voulait m’embrasser. La société était ébouriffée. Durant un quart d’heure que je suis resté là, ce n’a été qu’une longue déclaration d’amour de la sauvagesse à mon endroit. Malheureusement le cornac ne les entend guère et il n’a pu me rien traduire. Quoiqu’il prétende qu’ils sachent un peu l’anglais, ils n’en comprennent pas un mot, car je leur ai adressé quelques questions qui sont restées sans réponse. J’ai pu dire comme Montaigne : « Mais je fus bien empesché par la bêtise de mon interprète », lorsqu’il voyait, lui aussi, et à Rouen, des Brésiliens, lors du sacre de Charles IX.

Qu’ai-je donc en moi pour me faire chérir à première vue par tout ce qui est crétin, fou, idiot, sauvage ? Ces pauvres natures-là comprennent-elles que je suis de leur monde ? Devinent-elles que je suis de leur monde ? Devinent-elles une sympathie ? Sentent-elles, d’elles à moi, un lien quelconque ? Mais cela est infaillible. Les crétins du Valais, les fous du Caire, les santons de la haute Égypte m’ont persécuté de leurs protestations ! Pourquoi ? Cela me charme à la fois et m’effraie. Aujourd’hui, tout le temps de cette visite, le cœur me battait à me casser les côtes. J’y retournerai. Je veux épuiser cela.

J’ai une envie démesurée d’inviter les sauvages à déjeuner à Croisset. Si tu étais là, ce serait une très belle charge à faire. Une seule chose me retient et me retiendra, c’est la peur de paraître vouloir poser. Que de concessions ne fait-on pas à la crainte de l’originalité apparente !

Comme contraste, en sortant, j’ai rencontré Védie. Voilà les deux bouts de l’humanité ! Cela a complété mon plaisir. J’ai fait des rapprochements. Il m’a salué, en passant, d’un air dégagé.

Puis je trouvai Léonie grelottant de froid et charmante, excellente et bonne femme. Elle s’embête, m’a-t-elle dit, énormément. Elle n’a pas mis le pied dehors depuis trois semaines. J’y suis resté deux heures. Nous avons beaucoup devisé de l’existence. C’est une créature d’un rare bon sens et qui la connaît, l’existence. Elle me paraît avoir peu d’illusions ; tant mieux. Les illusions tombent, mais les âmes-cyprès sont toujours vertes. Ensuite visite à la bibliothèque, neige épouvantable, perdition des bottes, coupe de cheveux chez Dubuget. Il porte maintenant des cols rabattus comme un barde de salon. Il m’a demandé si « j’éprouvais beaucoup d’intempéries au bord de l’eau », voulant apparemment savoir s’il faisait très froid à la campagne. Quant à la calvitie, pas un mot, point le moindre trait. Je suis sorti soulagé d’un poids de 75 kilogrammes.

Au bas de la rue Grand-Pont, j’ai songé qu’il fallait me réchauffer par quelque chose de violent et, pensant fort à toi, et je dirai presque à ton intention, je suis entré chez Thillard où j’ai pris un « cahoé » avec un horrifique verre de fil en quatre, ce qui ne m’a pas empêché de parfaitement dîner chez Achille. Joli ordinaire chez ce garçon-là ! joli ! joli ! Pourquoi s’informe-t-il de toi avec un intérêt tel que j’en suis attendri ?

Je suis revenu à dix heures, couvert de mon tarbouch, enfoncé dans ma pelisse, toutes glaces ouvertes et fumant. La plaine de Bapeaume était comme une steppe de Russie. La rivière toute noire, les arbres noirs. La lune étalait sur la neige des moires de satin. Les maisons avaient un air d’ours blanc qui dort. Quel calme ! Comme ça se fiche de nous, la nature ! J’ai pensé à des courses en traîneau, aux rennes soufflant dans le brouillard et aux bandes de loups qui jappent derrière vous en courant. Leurs prunelles brillent à droite et à gauche comme des charbons, de place en place, au bord de la route.

Et ces pauvres Cafres, maintenant, à quoi rêvent-ils ?

Dans le numéro de la Revue de Paris du 15, à la chronique littéraire, diatribe contre « l’Art pour l’art ». « Le temps en est passé », etc. « On a compris », etc. Je te recommande, du sieur Castille, de jolis dialogues dans la dernière nouvelle : « Aspiration au pouvoir. » Quel langage ! quels mots !

Comment va cette pauvre Muse ? Qu’en fais-tu ? Que dit-elle ? Elle m’écrit moins souvent. Je crois qu’au fond elle est lasse de moi. À qui la faute ? À la destinée. Car moi, dans tout cela, je me sens la conscience parfaitement en repos et trouve que je n’ai rien à me reprocher. Toute autre à sa place serait lasse aussi. Je n’ai rien d’aimable et je le dis là au sens profond du mot. Elle est bien la seule qui m’ait aimé. Est-ce là une malédiction que le ciel lui a envoyée ? Si elle l’osait, elle affirmerait que je ne l’aime pas. Elle se trompe pourtant.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, 11 h[eures] du soir.
[28 décembre 1853.]

Sais-tu ce que je viens de faire, depuis 2 h[eures] de l’après-midi, sans désemparer ? De classer, de ranger toute ma correspondance depuis quinze ans. J’en avais plein trois énormes boîtes et quatre cartons ! Je n’ai lu que les écritures qui m’étaient inconnues. Que de gens morts ! Combien il y en a aussi, d’oubliés ! J’ai fait là des découvertes très tristes, et d’autres très farces. Les yeux me piquent à force d’avoir feuilleté et j’ai les reins fatigués d’être resté si longtemps courbé. Mais voilà un bon débarras de moins ! Je pourrai maintenant commencer l’épuration avec méthode. J’ai brûlé beaucoup de lettres de Mme Didier et de la Sylphide à ton adresse. Je n’ai point retrouvé celle de Gagne. Où est-elle ? Il est vrai que je ne l’ai pas cherchée. – Les tiennes, cher amour, emplissent tout un carton. Elles sont à part avec les petits objets qui viennent de toi. J’ai revu la branche verte qui était sur ton chapeau, à notre premier voyage de Mantes, les pantoufles du premier soir, et un mouchoir à moi plein de ton sang. – J’ai bien envie de t’embrasser ce soir, je mets mes lèvres sur les tiennes, et je t’étreins du plus profond de moi-même, et partout. À la fin du mois prochain nous nous reverrons ! Voici une année qui vient. À l’autre jour de l’an, si je ne suis pas encore à Paris, j’y aurai du moins mon logement, car je vois qu’il faudra s’y prendre de bonne heure à cause de l’Exposition. Du reste, la Bovary avance. La baisade est faite. – Et je la laisse, parce que je commence à faire des bêtises. Il faut savoir s’arrêter dans les corrections, d’autant qu’on ne voit pas bien les proportions d’un passage quand on est resté dessus trop longtemps. – J’attends B[ouilhet] avec anxiété pour lui lire ce qu’il ne connaît pas. – Sa dernière lettre était des plus tristes. Ce que j’avais prévu arrive, Paris l’assombrit. Mais je m’en vais tâcher de lui remonter le moral, comme dirait mon pharmacien. À l’heure qu’il est, il doit être arrivé à Rouen et se livrer avec Léonie à des coïts violents et réitérés, à moins que la Sylphide ne lui ait pris tout son suc.

Rien n’est plus vrai que tout ce que tu dis dans ta dernière lettre sur les femmes qui viennent chez toi. Sois sûre qu’elles sont toutes jalouses de ta personne et qu’au fond la Sylphide t’exècre. Cela est dans l’ordre. Elle fera tout son possible pour te brouiller avec B[ouilhet]. Les femmes ne veulent le partage de rien, et qui n’est pas à elles, complètement, est contre elles. Tu as tout ce qu’il faut pour te faire détester de ce sexe : beauté, esprit, franchise, etc. Pourquoi donc prends-tu toujours sa défense ? Il faut être du côté des forts.

Sois sans inquiétude, pauvre amie. Ma santé est meilleure que jamais. Rien de ce qui vient de moi ne me fait de mal. C’est l’élément externe qui me blesse, m’agite, et m’use. Je pourrais travailler dix ans de suite, dans la plus austère solitude, sans avoir un mal de tête ; tandis qu’une porte qui grince, la mine d’un bourgeois, une proposition saugrenue, etc., me font battre le cœur, me révolutionnent. Je suis comme ces lacs des Alpes qui s’agitent aux brises des vallées (à ce qui souffle d’en bas à ras du sol) ; mais les grands vents des sommets passent par-dessus sans rider leur surface, et ne servent au contraire qu’à chasser la brume. – Et puis, ce qui plaît fait-il jamais de mal ? La vocation suivie patiemment et naïvement devient une fonction presque physique, une manière d’exister qui embrasse tout l’individu. Les dangers de l’excès sont impossibles pour les natures exagérées.

***

J’ai reçu avec infiniment de plaisir la nouvelle de la chute de MM. Augier et Sandeau. Que ces deux canailles-là aient un raplatissement congru, tant mieux, charmant ! Je suis toujours charmé de voir les gens d’argent enfoncés. Ah ! gens d’esprit, qui vous moquez de l’art par amour des petits sous, gagnez-en donc, de l’argent ! Quand je songe que quantité de gens de lettres maintenant jouent à la Bourse ! Si cela n’est pas à faire vomir ! Quoique la Seine à cette heure soit froide, j’y prendrais de suite un bain pour avoir le plaisir de les voir crever de faim dans le ruisseau, tous ces misérables-là ! Rien ne m’indigne plus dans la vie réelle que la confusion des genres. Comme tous ces poètes-là eussent été de bons épiciers, il y a cent ans ! quand il était impossible de gagner de l’argent avec sa plume, quand ce n’était pas un métier (la colère qui m’étouffe m’empêche de pouvoir écrire – littéral). La mine de Badinguet, indigné de la pièce, ou plutôt de l’accueil fait à la pièce ! Hénaurme ! splendide ! Ce bon Badinguet ! qui désire des chefs-d’œuvre, en cinq actes encore, et pour relever les Français ! Comme si ce n’était pas assez d’avoir relevé l’ordre, la Religion, la famille, la propriété, etc., sans vouloir relever les Français ! Quelle nécessité ? Mais quelle rage de restauration ! Laissez donc crever ce qui a envie de mourir. Un peu de ruines, de grâce. C’est une des conditions du paysage historique, et social. Ce pauvre Augier, qui dîne si bien, qui a tant d’esprit, et qui me déclarait, à moi, « n’avoir jamais fourré le nez dans ce bouquin-là » (en parlant de la Bible) !

As-tu jamais remarqué comme tout ce qui est pouvoir est stupide en fait d’art ? Ces excellents gouvernements (rois ou républiques) s’imaginent qu’il n’y a qu’à commander la besogne et qu’on va la leur fournir. Ils instituent des prix, des encouragements, des académies, et ils n’oublient qu’une seule chose, une toute petite chose, sans laquelle rien ne vit : l’atmosphère.

Il y a deux espèces de littérature, celle que j’appellerai la Nationale (et la meilleure) ; puis la Lettrée, l’individuelle. Pour la réalisation de la première, il faut dans la masse un fonds d’idées communes, une solidarité (qui n’existe pas), un lien ; et pour l’entière expansion de l’autre, il faut la Liberté ! Mais quoi dire ? et sur quoi parler maintenant ? Cela ira en empirant. – Je le souhaite et je l’espère. J’aime mieux le néant que le mal, et la poussière que la pourriture.

Et puis l’on se relèvera ! l’aurore reviendra ! Nous n’y serons plus ? Qu’importe ?

***

Je suis navré de ce que tu me dis de ce pauvre et excellent Delisle ! Personne ne plaint plus que moi la gêne (il faudrait écrire gehenne) matérielle. – Et devant ces misères j’ai l’air d’une canaille, moi qui suis à me chauffer devant un bon feu, le ventre plein, et dans une robe de soie ! Mais je ne suis pas riche. Oh si je l’étais, rien ne souffrirait autour de moi. J’aime que tout ce que je vois, tout ce qui m’entoure de près ou de loin, tout ce qui me touche enfin, soit bien et beau. Que n’ai-je cent mille francs de rentes ! Dans quel château nous vivrions tous ! – J’ai tout juste ce qu’il faut pour vivre honorablement, comme dit le monde (qui n’est pas difficile en fait d’honneur). Enfin c’est déjà beaucoup ! – Et je remercie le ciel, ou plutôt l’âge, de n’avoir plus les besoins de luxe que j’avais jadis. Mais je voudrais aider ceux que j’aime. Va, pauvre Muse, si quelqu’un a désiré pour sa maîtresse de l’argent, c’est bien moi. Que ne puis-je en avoir pour Delisle aussi, et pour Bouilhet, pour lui faire imprimer son volume, etc. Que puis-je faire pour Delisle ? Lui prendre de ses exemplaires ? Cela est impossible. Il saura que c’est nous. – Si tu trouves quelqu’un de sûr, et d’un secret inviolable, dis-le-moi !

Je ne t’ai point parlé de son Tigre ; j’ai oublié l’autre jour. – Eh bien, j’aime mieux Le Bœuf, et de beaucoup. Voici mes raisons. Je trouve la pièce inégale, et faite comme en deux parties. Toute la seconde, à partir de « Lui, baigné par la flamme… » est superbe. Mais il y a bien des choses dans ce qui précède que je n’aime pas. D’abord, la position de la bête qui s’endort le ventre en l’air, ne me semble pas naturelle. Jamais un quadrupède ne s’endort le ventre en l’air.

 

La langue rude et rose va pendant

 

dur, et va pendant est exagéré de tournure. Ce vers :

 

Toute rumeur s’éteint autour de son repos,

 

est disparate de ton avec tout ce qui précède et tout ce qui suit. Ces deux mots rumeur et repos, qui sont presque métaphysiques, qui sont non imaginés, me semblent d’un effet mou et lâche, ainsi intercalés dans une description très précise. Je vois bien qu’il a voulu mettre un vers de transition très calme et simple. Eh bien, alors, s’éteint est chargé, car c’est une métaphore, par soi-même. Ensuite, nous perdons trop le tigre de vue, avec la panthère, les pythons, la cantharide (ou bien alors il n’y en a pas assez, le plan secondaire n’étant pas assez long, se mêle un peu au principal et l’encombre). Musculeux, à pythons, ne me semble pas heureux ? sur les serpents, voit-on saillir les muscles ? le roi rayé, voilà un accolement de mots disparates : le roi (métaphore) rayé (technique). Si c’est roi qui est l’idée principale, il faut une épithète dérivant de l’idée de roi. Si c’est rayé, au contraire, sur qui doit se porter l’attention, il faut un substantif en rapport avec rayé, et il faut appeler le tigre d’un nom qui, dans la nature, ait des raies. Or un roi n’est pas rayé.

À partir de là, la pièce me semble fort belle.

 

Mais l’ombre en nappe noire à l’horizon descend

 

est bien ample, bien calme.

 

Le vent passe au sommet des bambous, il s’éveille

Et. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Superbe. Je n’aime pas à cette place, dans un milieu si raide, les nocturnes gazelles, pour dire : qui viennent pendant la nuit. C’est une expression latine ; n’importe, c’est trop pohétique à côté d’un vers aussi vrai que celui-ci :

 

Le frisson de la faim fait palpiter son flanc.

 

Quant aux quatre derniers, ils sont sublimes.

Je te prie de ne point lui faire part de mes impressions. Ce bon garçon est assez malheureux maintenant sans que mes critiques s’y joignent.

Et toi ? J’attends La Servante. Je te la renverrai épluchée.

C’est au mois de février, tu sais, enfin à mon prochain voyage, que je te ferai mon petit cadeau de jour de l’an ! Je t’envoie mille baisers.

Adieu, chère Louise. À toi.

Ton G.

 

P.-S. – Énault doit être splendide, depuis qu’il est revenu d’Orient. Nous allons avoir encore un Voyage d’Orient ! impressions de Jérusalem ! Ah ! mon Dieu ! descriptions de pipes et de turbans. On va nous apprendre encore ce que c’est qu’un bain, etc.

***

Mes compliments sur le sonnet. Mais quel est l’indécent ou l’indécente qui a composé le dernier vers ? On n’est jamais trop long. On ne peut être que trop gros.

À ERNEST CHEVALIER

[Croisset,] mercredi soir [1853].

Pauvre bougre et cher ami, je te croyais parfaitement à Grenoble en train de faire respecter Thémis, et non aux Andelys, souffrant et cacochyme (si l’on peut s’exprimer ainsi). Voilà ce que c’est, mon bon, que de prendre les choses sublunaires trop à cœur. Si tu eusses été philosophe, tu eusses épargné du mouvement à ta bile, du chagrin à ta famille, et beaucoup de désagrément à toi-même.

Et moi aussi, j’ai su ce que c’était que les nerfs. Si la sensibilité est une sorte de guitare que nous avons en nous-mêmes, et que les objets extérieurs font vibrer, on a tant raclé sur cette pauvre mienne guimbarde, que quantité de cordes en sont cassées depuis longtemps, et je suis devenu sage, parce que je suis devenu vieux. – Beaucoup de cheveux de moins vous refroidissent la cervelle : or, me voilà chauve.

Grand moutard ! fous-toi donc un peu plus doctoralement d’autrui, de ses opinions, de ses discours, – et de son estime même. Le seul moyen de rester tranquille dans son assiette, c’est de regarder le genre humain comme une vaste association de crétins et de canailles. Plaire à tout le monde est trop difficile. Pourvu qu’on se plaise à soi, c’est l’important, et la tâche bien souvent n’est déjà pas si aisée.

Quand te verra-t-on ? Quand viendras-tu ? toi, ta femme et Mme Leclerc, que ma mère sera fort aise de recevoir de nouveau ? Quant à t’aller voir, je ne peux te le promettre prochainement. Mais si tu ne pouvais venir (ce que je ne crois pas), j’irais un de ces jours, aux Andelys, m’assurer moi-même de ta parfaite convalescence, dont j’attends des nouvelles.

Adieu, vieux, mille amitiés à toi et pour tous les tiens. Je t’embrasse.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir, 1 h[eure].
[2 janvier 1854.]

J’attends demain une lettre de toi, qui me dise que tu as reçu le volumineux paquet du Crocodile, qui a dû t’arriver hier matin. – Quant à La Servante, je ne sais si elle est à Rouen ? On y va assez difficilement maintenant à cause de la neige qui emplit les chemins, et comme la Seine est gelée et que les bateaux ne peuvent naviguer, nous sommes un peu à l’état de Robinsons. N’importe, j’espère bien mercredi au plus tard avoir ton paquet. Je le lirai avec soin, d’abord en masse, pour voir l’ensemble, puis en détail, puis en masse et je te ferai de longs commentaires, le plus expliqués possible. J’y mettrai, pauvre chère Muse, tout mon cœur et tout mon esprit, n’aie aucune crainte.

J’ai eu B[ouilhet] vendredi soir, samedi et hier matin. Il reviendra mercredi pour jusqu’à la fin de la semaine. Nous n’avons guère jusqu’à présent eu le temps de causer de nous. Tout a presque été employé aux Fossiles et à la Bovary. – Il a été content de ma baisade. Mais, avant le dit passage, j’en ai un de transition qui contient 8 lignes, qui m’a demandé 3 jours, où il n’y a pas un mot de trop, et qu’il faut, pourtant, refaire ! encore ! parce que c’est trop lent. – C’est un dialogue direct qu’il faut remettre à l’indirect, et où je n’ai pas la place nécessaire de dire ce qu’il faut dire, tout cela doit être rapide et lointain comme plan ! tant il faut que ce soit perdu et peu visible dans le livre ! – Après quoi, j’ai encore trois ou quatre autres corrections, infiniment minimes, mais qui me demanderont bien toute l’autre semaine ! Quelle lenteur ! quelle lenteur ! N’importe, j’avance. J’ai fait un grand pas, et je sens en moi un allégement intérieur qui me rend tout gaillard, quoique ce soir j’aie littéralement sué de peine. C’est si difficile de défaire ce qui est fait et bien fait, pour fourrer du neuf à la place sans qu’on voie l’encastrement.

Quant aux Fossiles, je trouve cela fort beau, et continue à soutenir qu’il fallait s’y prendre de cette façon. Tout le monde, après Les Fossiles, eût fait une grande tartine lyrique sur l’homme ; mais l’homme a changé, et pour le prendre complètement, il faut suivre son histoire, le monsieur en habit noir étant aussi naturel que le sauvage tatoué, il faut donc présenter les deux états et tout ce qu’il y a d’intermédiaire entre eux. Je crois que cette méthode était la plus forte, et la plus difficile surtout. – On eût pu sauter par-dessus l’homme complètement. Mais cela eût été une ficelle, une pose, un moyen très commode de faire de l’effet, et par une négation !

J’ai lu Les Abeilles que tu m’as envoyées. – C’est raide, d’idée surtout. – Et je trouve les mouches de Montfaucon splendides. Quant à L’Expiation, quel dommage que ce soit bâclé ! Tout le Waterloo est stupide, mais La Retraite de Russie et Sainte-Hélène (à part des taches, nombreuses) m’ont plu et extrêmement. On eût pu faire de cela quelque chose d’aussi beau que Le Feu du ciel. – N’importe, ce bonhomme est un grand homme et un très grand homme. – Je suis maintenant dans des lectures bien diverses. D’abord, je me gaudys avec Pétrus Borel qui est Hénaurme. Je retrouve là mes vieilles phrénésies de jeunesse ! Cela valait mieux que la monnaie courante d’à présent. On était monté à un tel ton que l’on rencontrait quelquefois un bon mot, une bonne expression. – Il y aurait, du reste, sur ce malheureux livre, une belle leçon à faire. Comme le socialisme perçait déjà ! Comme la préoccupation de la morale rend toute œuvre d’imagination fausse et embêtante ! etc. ! Je tourne beaucoup à la critique. Le roman que j’écris m’aiguise cette faculté. – Car c’est une œuvre surtout de critique, ou plutôt d’anatomie. Le lecteur ne s’apercevra pas (je l’espère) de tout le travail psychologique caché sous la Forme, mais il en ressentira l’effet. – Et d’une autre part je suis entraîné à écrire de grandes choses somptueuses, des batailles, des sièges, des descriptions du vieil Orient fabuleux. J’ai passé jeudi soir deux belles heures, la tête dans mes mains, songeant aux enceintes bariolées d’Ecbatane – On n’a rien écrit sur tout cela ! Que de choses flottent encore dans les limbes de la pensée humaine ! – Ce ne sont pas les sujets qui manquent, mais les hommes.

À propos des hommes, permets-moi de te citer de suite, de peur que je ne les oublie, deux petites aimables anecdotes. Premier fait : on a exposé à la morgue, à Rouen, un homme qui s’est noyé avec ses deux enfants attachés à la ceinture. La misère ici est atroce, des bandes de pauvres commencent à courir la campagne, les nuits. On a tué à Saint-Georges, à une lieue d’ici, un gendarme. Les bons paysans commencent à trembler dans leur peau. S’ils sont un peu secoués, cela ne me fera pas pleurer. Cette caste ne mérite aucune pitié ; tous les vices et toutes les férocités l’emplissent. Mais passons.

2e fait, et qui démontre comme quoi les hommes sont frères. On a exécuté ces jours-ci, à Provins, un jeune homme qui avait assassiné un bourgeois, et une bourgeoise, puis violé la servante sur place, et bu toute la cave. Or, pour voir guillotiner cet excentrique, il est arrivé dans Provins, dès la veille, plus de dix mille gens de la campagne. Comme les auberges n’étaient pas suffisantes, beaucoup ont passé la nuit dehors et ont couché dans la neige. L’affluence était telle que le pain a manqué. Ô suffrage universel ! Ô sophistes ! Ô charlatans ! Déclamez donc contre les gladiateurs et parlez-moi du Progrès ! Moralisez ! Faites des lois, des plans ! Réformez-moi la bête féroce. Quand même vous auriez arraché les canines du tigre, et qu’il ne pourrait plus manger que de la bouillie, il lui restera toujours son cœur de carnassier ! Et ainsi le cannibale perce sous le bourgeron populaire, comme le crâne du Caraïbe sous le bonnet de soie noire du bourgeois. Qu’est-ce que tout cela nous fout ? Faisons notre devoir, nous autres ; que la Providence fasse le sien !

***

Tu me dis que rien bientôt ne pourra plus t’arracher de larmes. Tant mieux, car rien n’en mérite, si ce n’est des larmes de rire, « pour ce que le rire est le propre de l’homme ».

***

B[ouilhet] me paraît très content de la Sylphide. Ils s’accouplent avec véhémence. Il est du reste peu exalté, c’est comme ça qu’il faut être. Laissez l’exaltation à l’élément musculaire et charnel, afin que l’intellectuel soit toujours serein. Les passions, pour l’artiste, doivent être l’accompagnement de la vie. L’art en est le chant. Mais si les notes d’en bas montent sur la mélodie, tout s’embrouille.

Aussi moi, gardant chaque chose à sa place, je vis par casiers, j’ai des tiroirs, je suis plein de compartiments comme une bonne malle de voyage, et ficelé en dessus, sanglé à triple étrivière. –

Maintenant je pose ton doigt à une place secrète, ta pensée sur un coin caché, et qui est plein de toi-même, et je vais m’endormir avec ton image et en t’envoyant mille baisers.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi soir. [4 janvier 1854.]

Qu’est-ce que B[ouilhet] me conte ? Je n’y comprends goutte ! Il me dit que tu te plains de n’avoir pas de lettres de moi, que je t’oublie, etc. Si je n’avais la tête vissée d’aplomb sur les épaules, voilà de ces choses qui me la feraient tourner. – En fait de lettres, celle-ci est la troisième, depuis vendredi. Or, à moins que de s’écrire tous les jours, je ne vois guère moyen de s’écrire plus souvent. Tu as dû avoir une lettre de moi samedi. – Dimanche le paquet du Crocodile, dont tu ne m’as pas même fait la gracieuseté de m’accuser réception. – Et ce matin tu as dû avoir encore une lettre écrite avant-hier. Si je n’ai rien mis dans le paquet de H[ugo], c’est qu’il était déjà fort gros. Cependant, pour ne point me borner au simple rôle de facteur, j’y avais intercalé un petit bout de papier sur lequel je t’embrassais. Muse ! Muse ! qu’as-tu donc ? Quel vent te souffle en tête ? Qu’est-ce qui t’agite si fort ? pourquoi ? Qu’y a-t-il de changé entre nous deux ?

À propos du Crocodile, je te préviens qu’il m’avertit lui-même de prendre garde. Un homme de Saint-Malo, dont il me cite le nom (Aubain), a été condamné à 3 ans de prison pour avoir été surpris ayant un volume des Poésies dans sa poche. Aussi je t’engage fort à n’en colporter aucune et à les garder pour toi. Je me doute parfaitement que tu ne suivras pas l’avis. Réfléchis-y cependant. On peut tout par le temps qui court et on n’a d’égard à rien, ni pour rien.

Je viens de passer ces trois jours-ci à faire quatre à cinq corrections qui m’ont beaucoup embêté. B[ouilhet] les juge finies. Mais il faut revoir tout cela à froid.

Samedi et dimanche se passeront pour moi à piocher La Servante. Tu auras mardi soir un volume de commentaires.

Rien de neuf ; dégel, pluie, brouillard. Le mois de janvier se passe pour moi sans visites, ce dont je bénis la Providence.

Adieu, je t’embrasse.

À toi. Ton G.

LOUISE COLET À GUSTAVE FLAUBERT

[Paris, 6 janvier 1854.]

Espérons qu’une affaire plus considérable me permettra de t’envoyer la somme que je te dois avant ton retour à Paris ; tu me répètes si souvent que tu n’as pas d’argent, quoique tu saches ma misère, que tu me fais bien comprendre que cette dette prolongée te gêne ; et ceci joint à ce qui s’est passé au sujet de la question de ta mère suffirait, conviens-en, pour former le nuage dont tu parles dans ta dernière lettre. Il serait bien difficile, ne fussions-nous que camarades, que de semblables choses n’altérassent pas l’affection et la confiance ; à plus forte raison en songeant à ce que je te suis.

Ce nuage donc, ce n’est point seulement ton absence qui la cause, quoiqu’elle m’épuise le corps et l’âme, mais une foule de motifs douloureux que tu ne sembles même pas comprendre. Au sujet de ta mère, quand Bouilhet…

… l’ont remué après ton voyage à Paris, tu m’écrivis : j’ai parlé toute la soirée de toi avec ma mère, elle t’apprécie, elle t’aime, elle veut te voir certainement à son premier voyage à Paris, c’est une question vidée. Puis quand j’ai voulu te parler à ce sujet la veille de ton départ tu m’as envoyée paître [?]. Et même anomalie au sujet des questions d’argent : dans la soirée que nous avons passée seuls, quand je t’ai parlé de mes soucis et de mes embarras à propos de ma chère enfant, tu m’as fait une offre de service et depuis lors, tu n’as cessé de me répéter que tu n’avais pas d’argent. Conviens que ce sont d’étranges contradictions. Toute ma chair et toute mon intelligence sont attirées et dominées par toi. Mais j’avoue que de semblables indélicatesses de procédés et de sentiments refoulent mon cœur et me font me demander ce qu’il y a dans le tien ? Ose le dire : ceci, que d’autres pensent peut-être sans te le dire, est encore une preuve d’amour. Si je ne t’aimais plus…

ces griefs… que… et que dédain…

à la place… ta seule crainte que Bouilhet n’en… à… aimer autant un autre ami.

(fin) Et maintenant je te donne bien ma parole d’honneur que je ne reviendrai pas plus sur ces questions-là que sur celle de ton…

Et j’apprends par B[ouilhet] qu’elle vient de passer à Paris sans même songer à me faire cette visite qu’elle me devait (officiellement) à cause de l’hommage que je lui ai fait de mes livres et que son cœur devait la pousser à me faire à cause de l’amour plein d’abnégation que j’ai pour toi depuis trois ans, t’ouvrant ma maison, avec ma fille, mes amis que je te donne.

Quoique tu me susses malade au moment de son départ… souvent, quand tu dis certaines choses sur l’infériorité de la nature des femmes, tu ajoutes que cela ne peut m’atteindre et que je suis un homme. Il faut être conséquent et ne pas me faire alors des [?] qu’un ami ne souffrirait…

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de lundi à mardi, 2 h[eures].
[9-10 janvier 1854.]

Je suis bien content, bonne Muse, de ce qui t’arrive. Nous en reparlerons plus au long et tu me donneras des détails. (Mais je suis ce soir harassé, je viens de finir mes remarques sur La Servante. J’y travaille depuis 1 h[eure], et j’y ai passé toute la journée et presque toute la nuit de samedi.)

Je te conjure seulement d’une seule chose, c’est, maintenant que tu vas avoir un journal, de te bien tenir quant à tes amitiés et à tes haines. Pour la satisfaction d’un moment, ne te fais point d’ennemis. Cela m’amène à te parler de La Servante. J’ai résumé en une page mes impressions générales. (Et mon commentaire est fait de façon que tu peux le montrer, pour demander conseil à quelque autre, si je te semble injuste.) Mais ici, en tête à tête, j’ai à te dire des choses intimes. Tu vas te révolter. Mais je serais une canaille si je dissimulais ma pensée. – La voici, ma pensée :

Cette œuvre n’est pas publiable, telle qu’elle est. Et je te supplie de ne pas la publier.

Pourquoi insulter Musset ? que t’a-t-il fait ? Qu’est-ce que ça te regarde ? Qui donc nous a sacrés censeurs ? Tu lui reproches des Fantômes ; mais rappelle-toi ta pièce des Fantômes (première version !). Soyons indulgents, gardons nos fautes pour nous. – Espères-tu le corriger ? Ce pauvre garçon n’a jamais cherché à te nuire ? pourquoi veux-tu lui rendre un mal plus grand que celui qu’il t’a fait ?

Pense à la postérité et contemple la piètre mine qu’y font tous les insulteurs de grands hommes. Quand Musset sera mort, qui saura qu’il s’est saoulé, qu’il battait sa chambrière ? La postérité est très indulgente pour ces crimes-là. Elle pardonne presque à J[ean]-Jacques d’avoir mis ses enfants à l’hôpital ! Et puis en quoi cela nous regarde-t-il ? De quel droit ?

Ce poème est une mauvaise action, et tu en as été punie, car c’est une mauvaise œuvre. Tâche de lire mes notes, froidement. Si elles t’indignent trop, garde ces pages et relis-les dans 6 mois, un an (attends pour publier), et tu verras que je ne suis que juste. L’élément particulier, relatif, le petit fait qui t’avait frappée, a nui à la conception du caractère de Mariette elle-même. En acceptant les caractères tels que tu les donnes, ils sont faits sans art ! Tu as écrit tout cela avec une passion personnelle qui t’a troublé la vue sur les conditions fondamentales de toute œuvre imaginée. L’esthétique est absente. – Je t’assure qu’à part des morceaux lyriques et quelques descriptions ce poème est faible, et ennuyeux surtout.

Tu as fait de l’art un déversoir à passions, une espèce de pot de chambre où le trop-plein de je ne sais quoi a coulé. – Cela ne sent pas bon. Cela sent la haine.

Ainsi je trouve cette œuvre mauvaise d’intention, méchante, et mal exécutée.

Quant au côté du public, il sera révolté, et bien plus que moi. Il y a là-dedans une éternelle préoccupation de la chair, de l’amour, tant de fois « débauche, impur, courtisane, orgies ! », que cela passera pour un mauvais livre, malgré la prétention à intentions vertueuses.

Tu auras des engueulades gratuites, on te dira des grossièretés, des personnalités (si La Servante était un chef-d’œuvre, ah ! très bien ! mais tant s’en faut !). Et tu auras le dessous. Car tu t’attaques à plus fort que toi. Quand même il ne répondrait rien, il aura pour lui et avec lui toutes les femmes de théâtre que tu injuries grossièrement et les amants de ces dames qui tiennent les journaux.

Et s’il répondait par hasard ? s’il se réveillait ? s’il faisait rien qu’une chanson qui te couvrît de ridicule ? Rappelle-toi la malheureuse histoire du couteau, et combien cela t’a nui ! – Il faut bien te dire toutes ces choses, quoique à l’heure qu’il est, je doive en être rouge ! Mais tu ne profites de rien ! Tu prends le monde à rebours ! Et tu fais des confusions perpétuelles de la vie et de l’art, de tes passions et de ton imagination, qui nuisent à l’un et à l’autre.

Sois sûre que ce que je pense d’autres le pensent et n’osent te le dire.

Supplie Babinet ou Delisle, ou plutôt tous les deux, de lire chez eux ton poème (ne leur donne pas mon commentaire, si tu veux) et de te dire ensuite bien franchement, et sur leur honneur, ce qu’ils en pensent sous le rapport de la convenance et de l’exécution. Fais cela sincèrement, et sans quêter d’éloges : tu verras ce qu’ils répondront. – Et qu’ils me remercieront ensuite pour t’avoir donné ce conseil.

Voici ce que je ferais à ta place :

Comme il y a dans La Servante des choses très bonnes, excellentes même, des endroits de génie, qu’il ne faut pas jeter au néant, je reprendrais tout pas à pas. Je supprimerais les longueurs, je changerais le caractère de Lionel de façon qu’il ne ressemblât pas à Musset, et pour cela j’en ferais un poète catholique. – J’aurais soin de faire progresser les caractères de Lionel et de Mariette. Car c’est là un défaut capital, et d’où vient la monotonie du livre. La situation y est toujours la même ! Et je raccourcirais, je raccourcirais ! Songe donc ce que c’est qu’un poème de 2 mille vers ! Il faut re-penser cela d’un bout à l’autre.

***

J’ai maintenant rempli mon devoir. Comprends-tu qu’il m’ait été pénible ? Rappelle-toi avec quelle joie j’ai salué La Paysanne, pour me pardonner et pour comprendre ces 40 pages que je t’envoie.

Adieu. Mille tristes tendresses.

À toi, ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi soir, 1 h[eure].
[13 janvier 1854.]

Tu ne me parles pas dans ton petit mot de ce matin, chère Louise, de la résolution que tu as prise relativement à La Servante. J’attendais pourtant ta réponse avec anxiété. Voici pourquoi : c’est que, quoique ayant bien réfléchi avant de t’écrire une aussi dure lettre, j’ai encore réfléchi après, et j’ai presque balancé à te l’envoyer. Je me demandais : « Me suis-je trompé ? Cela se peut ? » Non, non, pourtant. Je crois que mes notes et ma lettre ont été dictées par le bon sens le plus grossier qui ait jamais arrangé des mots. Et au risque de te blesser (il y avait de quoi), j’ai cru faire mon devoir, de toutes façons, en te déclarant ces choses. – Si ton avis est autre que le mien, nous n’avons pas besoin d’y revenir. Nous ne nous convaincrons pas. Dans le cas contraire, je ne pourrai que t’admirer du sacrifice. Mais je voudrais que tu comprisses bien mes raisons. Elles sont bonnes, je crois. En tout cas, s’il te reste quelque doute, d’une manière ou d’une autre, ne t’en rapporte ni à toi, ni à moi, ni à Bouilhet. – Consulte Leconte, Babinet, Antony Deschamps, etc., et expose-leur mes motifs.

Tu me pries, dans le billet de ce matin, de répondre à ta lettre de vendredi dernier. Je viens de la relire. Elle est là tout ouverte sur ma table. Comment veux-tu que j’y réponde ? Tu dois me connaître aussi bien que moi-même, et tu me parles de choses que nous avons traitées cent fois et qui n’en sont pas plus avancées, pour cela. Tu me reproches, comme bizarres, jusqu’aux mots de tendresse que je t’envoie dans mes lettres (il me semble pourtant que je ne fais pas grand abus de sentimentalités). Je m’en priverai donc encore davantage, puisque « cela te serre la gorge ». – Revenons ; recommençons. Je vais être catégorique, explicite.

1° De ma mère. Eh bien, oui ! c’est cela. Tu l’as deviné. C’est parce que j’ai la persuasion que, si elle te voyait, elle serait très froide avec toi, peu convenable, comme tu dis, que je ne veux pas que vous vous voyiez. D’ailleurs, je n’aime pas cette confusion, cette alliance de deux affections d’une source différente (quant à elle, tu peux t’imaginer la femme d’après ce trait. Elle n’irait pas sans invitation chez son fils aîné). Et puis, d’ailleurs, à quel titre irait-elle chez toi ? Quand je t’avais dit qu’elle y viendrait, j’avais surmonté pour te plaire un grand obstacle, et parlementé pendant plusieurs jours. – Tu n’en as tenu compte, et tu es venue, sans propos, réentamer une chose irritante, une chose qui m’est antipathique, qui m’avait demandé de la peine. – C’est toi, la première, qui as rompu. Tant pis. – Et puis, je t’en supplie encore une fois, ne te mêle pas de cela. Quand le temps et l’opportunité se présenteront, je saurai ce que j’aurai à faire. – Je trouve ta persistance, dans cette question, étrange. Me demander toujours à connaître ma mère, à me [sic] présenter chez elle, à ce qu’elle vienne chez toi, me paraît aussi drôle que si celle-ci voulait à son tour que je n’allasse pas chez toi, que je cessasse de te fréquenter, parce que, parce que, etc. Et je te jure bien que si elle s’avisait, elle, d’ouvrir la bouche sur ces matières, elle ne serait pas longue à la refermer, sa bouche. Autre question : à savoir la financière. Je ne boude pas du tout, je ne cale pas, je ne cache nullement mes gros sous (quand j’en ai), et il est peu de gens aussi maigrement rentés que moi qui aient l’air si riche (j’ai l’air riche, c’est vrai) – et c’est un malheur, car je peux passer pour avare. Tu sembles me considérer comme un ladre, parce que je n’offre pas, quand on ne me demande pas. Mais quand est-ce que j’ai refusé ? (On ne sait pas quelquefois tous les embêtements que j’ai subis, pour obliger les autres !) Je n’ai pas ces « élans de générosité qu’on aurait soi-même », dis-tu ? Eh bien, moi, je dis que ce n’est pas vrai, et que j’en suis capable. – Mais je m’illusionne étrangement, sans doute ? Du Camp n’affirmait-il pas, aussi, que j’avais les cordons de la bourse rouillés ?

Je me résume. Je t’ai dit : que je t’obligerais toujours, puis je répète que je n’ai pas le sou. Cela te semble louche. Mais je ne nie rien, et je répète encore en m’expliquant : c’est vrai, je n’ai pas le liard (ainsi, pour aller jusqu’au mois de février, j’ai 20 fr[ancs]. Crois-tu que, si je pouvais, je n’achèterais pas 100 ex[emplaires] du vol[ume] de Leconte, etc. ?). Mais il faut avant tout payer ses dettes. Or, sur 2 mille fr[ancs] que j’ai à toucher cette année, j’en dois déjà près de 1 200. – Compte en plus les voyages à Paris ! L’année prochaine, pour habiter Paris, j’entamerai largement mon capital. Il le faudra. Je me suis fixé une somme. – Une fois cette somme mangée, il me faudra re-vivre comme maintenant, à moins que je ne gagne quelque chose, supposition qui me paraît absurde.

Mais, mais ! note bien ce mais, s’il t’en fallait, je t’en trouverais tout de même, dussé-je mettre l’argenterie de la maison au Mont-de-Piété. Comprends-tu maintenant ?

Quant à la fin de la Bovary, je me suis déjà fixé tant d’époques, et trompé tant de fois, que je renonce non seulement à en parler, mais à y penser. – À la grâce de Dieu ! Je n’y comprends plus rien ! Cela se finira quand cela voudra, dussé-je mourir dessus d’ennui et d’impatience, ce qui m’arriverait peut-être, sans la rage qui me soutient. D’ici là, j’irai te voir tous les deux mois, comme je te l’ai promis.

Enfin, pauvre chère Louise, veux-tu que je t’ouvre le fond de ma pensée, ou plutôt que j’ouvre le fond de ton cœur ? Je crois que ton amour chancelle. Les mécontentements, les souffrances que je te donne n’ont point d’autre cause. Car tel je suis, tel j’ai été, toujours ! Mais maintenant, tu m’aperçois mieux, et tu me juges, raisonnablement, peut-être, je n’en sais rien. Cependant, quand on aime complètement, on aime ce que l’on aime, tel qu’il est, avec ses défauts et ses monstruosités. On adore jusqu’à la gale, on chérit la bosse, et l’on aspire avec délices l’haleine qui vous empoisonne. Il en est de même au moral. Or je suis difforme, infâme, égoïste, etc. (Sais-tu qu’on finira par me rendre insupportable d’orgueil, à toujours me blâmer comme on fait ? Je crois qu’il n’y a pas un mortel sur la terre qui soit moins approuvé que moi.) Mais je ne changerai pas. Je ne me réformerai pas. J’ai déjà tant gratté, corrigé, annihilé ou bâillonné de choses en moi que j’en suis las. – Tout a un terme, et je me trouve assez grand garçon maintenant pour me considérer comme éduqué. Il faut songer à autre chose. J’étais né avec tous les vices, j’en ai supprimé radicalement plusieurs, et je n’ai donné aux autres qu’une pâture légère. – Les martyres que j’ai subis dans ce manège psychologique, Dieu seul le sait, mais actuellement j’y renonce. C’est le chemin de la mort, et je veux vivre encore pendant trois ou quatre livres. Ainsi je suis cristallisé, immobile. Tu m’appelles granit, mes sentiments sont de granit. – Et si j’ai le cœur dur, il est solide au moins, et n’enfonce sous rien. Les abandons et les injustices n’altèrent pas ce qui est gravé dessus. Tout y reste, et ta pensée, quoi que tu fasses et que je fasse, ne s’en effacera pas.

Adieu, un long baiser sur ton front que j’aime !

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir.
[15 janvier 1854.]

Je suis très peiné. Je te fais des excuses, et des plus sincères, puisque tu as trouvé ce que je te disais de La Servante acerbe et injurieux. Mon intention a été tout autre. Il est vrai (comme tu me l’écris) que j’étais, dans ce travail, irrité. Il m’avait considérablement agacé les nerfs. Et tu peux te convaincre toi-même que j’ai travaillé au microscope. – Ce qui m’y a révolté, c’est de voir gaspiller tant de dons du ciel, par un tel parti pris de morale. – Crois bien que je ne suis nullement insensible aux malheurs des classes pauvres, etc. Mais il n’y a pas en littérature de bonnes intentions : le style est tout. Et je me plains de ce que, dans La Servante, tu n’as pas exprimé tes idées par des faits ou des tableaux. Il faut avant tout, dans une narration, être dramatique, toujours peindre ou émouvoir, et jamais déclamer. Or le poète, dans ce poème, déclame trop souvent. Voilà ma plus grande critique. J’y joins la non-gradation des caractères.

Quant aux critiques de détails, je te les abandonne si tu veux. Mais pour les deux que tu relèves, comme roc lu pour roi, et impures pour impie, tu avoueras que le grief est léger. (Je n’ai pourtant pas lu, à la hâte.) Quant à impur, il y en a franchement un tel abus, que je ne voyais plus que cela.

Je n’ai point du tout oublié la conduite du sieur Musset, et les sentiments que je lui porte sont loin d’être bienveillants. J’ai voulu seulement dire que le châtiment dépassait l’outrage. Il est certain qu’à sa place j’aimerais mieux recevoir un soufflet dans la rue que de tels vers à mon adresse.

Comme tu as mal pris, pauvre chère Muse, ce que je te disais de Karr ! Me supposes-tu donc assez goujat pour te rappeler ces choses dans une intention blessante ? Non ! Si tu avais toujours eu pour conseillers des gens d’un sens pratique aussi bourgeois que moi, et que tu les eusses écoutés, il y a bien des choses qui t’arrivent et qui ne t’arriveraient pas ? Puis tu t’étonnes de ce mot ridicule. C’est pourtant le seul exact. On est toujours ridicule quand les rieurs sont contre vous. Voilà ce que j’entendais, et les rieurs sont toujours du côté des forts, de la mode, des idées reçues, etc. – Pour vivre en paix, il ne faut se mettre ni du côté de ceux dont on rit, ni du côté de ceux qui rient. Restons à côté, en dehors, mais pour cela il faut renoncer à l’action. Rappelons-nous toujours ces trois maximes : les deux premières sont d’Épictète (homme peu accusé d’avoir eu une morale relâchée) et la troisième de La Rochefoucauld : « Cache ta vie. – Abstiens-toi. – L’honnête homme est celui qui ne s’étonne [de] rien. » (Ce n’est pas moi qui suis l’honnête homme, car je m’étonne de bien des choses !) En suivant ces idées-là, on est ferme dans la Vie et dans l’art. Ne sens-tu pas que tout se dissout, maintenant, par le relâchement, par l’élément humide, par les larmes, par le bavardage, par le laitage. La littérature contemporaine est noyée dans les règles de femme. Il nous faut à tous prendre du fer pour nous faire passer les chloroses gothiques que Rousseau, Chateaubriand et Lamartine nous ont transmises.

Le succès de Badinguet s’explique par là. Il s’est résumé, celui-là. Il n’a pas perdu ses forces en petites actions divergentes de son but. Il a été comme un boulet de canon, pesant et roulé en boule. Puis il a éclaté tout d’un coup et l’on a tremblé. – Si le père H[ugo] l’eût imité, il eût pu faire en poésie, ce que l’autre avait fait en politique, une chose des plus originales. Mais non, il s’est emporté en criailleries. La Passion nous perd tous.

À propos, il me semble que je t’ai remis, à mon dernier voyage, ses lettres ? Je te rapporterai celles de Musset. Mais il m’est impossible de retrouver celle de Gagne ! Je te renvoie le billet de Béranger et les vers de V[igny], de peur de les perdre. Quel style de bottier que celui de l’Horace français ! Votre demoiselle, pour dire votre fille ! Comme ces gaillards-là sont nativement canailles !

Tu m’as envoyé ce matin une très belle pensée : « ô humanité, que tu me dégoûtes ! » Je vois que tu fais des progrès en philosophie. Je ne saurais que t’en applaudir.

Adieu, je t’embrasse.

À toi. G.

 

Lundi matin.

Je rouvre ma lettre pour y mettre celle du Crocodile. La lettre à Mme B[iard] étant trop grosse, je te l’enverrai la prochaine fois.

Stella m’a semblé beau ? Il m’envoie une autre pièce stupide.

Prends garde à toi ; la surveillance est sévère.

À L’ADMINISTRATEUR DU THÉÂTRE-FRANÇAIS

Paris, 17 janvier 1854.

Monsieur,

Vous avez eu l’obligeance de nous accorder nos entrées au Théâtre-Français, autorisation dont le terme était le premier janvier. Nous venons vous prier, Monsieur, de vouloir bien nous continuer cette faveur, inappréciable pour nous qui nous occupons activement de poésie dramatique.

Recevez d’avance, Monsieur, nos plus vifs remerciements et nos salutations empressées.

LECONTE DE LISLE.    L. BOUILHET.

Mille cordialités.

GUSTAVE FLAUBERT.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit.
[18 janvier 1854.]

Quel mal le père Hugo me donne avec la bizarrerie et la non-régularité de ses enveloppes ! Je suis toujours embarrassé pour les lettres de Mme d’A[unet]. Sans la suscription au crayon j’aurais mis celle-ci à la poste ? Mais je crois qu’il vaut mieux qu’elle les reçoive par toi. Cela est plus dans les convenances et les intentions du Crocodile ?

Tu ne me parles pas en détail de ton affaire de Journal. Où en est-ce ? La chose est-elle sûre, conclue ? Quant au poème de L’A[cropole], il me semble qu’il y a peu de chose à y refaire. Les deux collaborateurs ont-ils été d’avis de retrancher ton morceau des Barbares qui, autant qu’il m’en souvient, est moins bien écrit que le reste et qui ferait gueuler les immortels à cause des femmes mourant dans les bras des vainqueurs (cela aurait l’air d’un rapprochement injurieux ?). C’est une bonne chose, cette Acropole, et toute pleine de vers splendides.

Je ne t’ai pas, à ce propos, félicité de la phrase suivante dans ta lettre de vendredi : « sois tranquille, il y a encore dans mon cœur plus d’une œuvre qui te démentira. Tout est réparable dans le domaine de l’art. » Crois-tu que j’en aie douté une minute, chère Muse ? C’est au contraire parce que je te jugeais comme tu te juges, que je t’ai traitée sans pitié. Si j’eusse cru le mal irréparable, je n’en aurais pas parlé. Tu es naturellement pleine d’inspiration. Mais tu l’engorges et tu la dénatures trop souvent, par des idées personnelles. La Paysanne était une œuvre de maître, rappelle-toi cela. Il ne t’est plus permis de descendre. – Pas de faiblesse, pas un vers faible ! pas une métaphore qui ne soit suivie ! – Il faut être correct comme Boileau et échevelé comme Shakespeare. – J’ai relu cette semaine le 1er acte du Roi Lear. Je suis effrayé de ce bonhomme-là, plus j’y pense… L’ensemble de ses œuvres me fait un effet de stupéfaction, et d’exaltation, comme l’idée du système sidéral. Je n’y vois qu’une immensité où mon regard se perd, avec des éblouissements.

Eh ! je le sais bien, pauvre chère amie, qu’on ne peut pas toujours vivre le nez levé vers les astres ! Personne ne souffre plus que moi des nécessités, des pauvretés de la vie. Ma chair pèse sur mon âme 75 mille kilogrammes. Mais quand je te prêche le renoncement à l’action, je ne veux pas dire qu’il faut que tu vives en brahmane. J’entends seulement que nous ne devons entrer dans la Vie réelle, que jusqu’au nombril. Laissons le mouvement dans la région des jambes. – Ne nous passionnons point pour le petit, pour l’éphémère, pour le laid, pour le mortel. S’il faut avoir l’air d’être ému par tout cela, prenons cet air, mais ne prenons que l’air. Quelque chose de plus subtil qu’une nuée et de plus consistant qu’une cuirasse, doit envelopper ces natures qu’un rien déchire, et qui vibrent de toute leur longueur au moindre frottement qui se fait sur eux. – Nous avons à porter (rappelons-nous cela) toutes les passions des autres. Et comment voulez-vous que le vase reste plein, si vous le secouez par les deux anses ?

On donne dans les bordels des capotes anglaises pour ne point attraper la vérole au contact des vagins pestiférés. Ayons toujours à l’intérieur une vaste capote anglaise, afin de ménager la santé de notre âme, parmi les immondices où elle se plonge. – On jouit moins, c’est vrai, et quelquefois la précaution se déchire ?…

***

Je vais être dérangé, et embêté pas mal par les affaires de mon beau-frère. On va rassembler un conseil de famille, etc., etc., etc., et je vais m’en mêler parce qu’il est temps que cela finisse (ce brave garçon mettrait tout bonnement son enfant sur la paille). – Et du moment que je m’en mêlerai, ce sera avec suite et férocité. Je vais, à tous, leur pousser l’épée dans les reins d’une belle façon. – Que dis-tu de cela ? Il est resté quinze jours à R[ouen], n’est pas venu une fois voir sa fille et a bu régulièrement pour 32 francs de vin fin par jour. Il se fait acheter des chevreuils entiers pour lui tout seul. S’il en profitait encore ! Mais ce malheureux ne peut même guère manger, et il a l’habitude romaine de vomir quotidiennement. Nous allons nous retrouver à ce conseil de famille 4, et la dernière fois qu’il fut assemblé (il y a huit ans) nous étions 7. Deux sont morts, et le juge de paix, par-dessus le marché, ce qui fait trois. Je me rappelle que chez ce juge de paix, il y avait, dans la salle d’audience, peint au plafond comme gentillesse, symbole et enseignement, un œil démesuré entre deux balances. – Et au-dessus, une main sortait d’un nuage.

J’ai encore 5 à 6 pages avant d’aller te voir. Il faut que je finisse la lune de miel de mes amants. J’écris présentement des choses fort amoureuses et extra-pohétiques. Le difficile c’est de ne pas être trop ardent, en ayant peur de tomber dans le bleuâtre.

Adieu, je t’embrasse.

À toi. Ton G.

 

N[ota]. – Je suis sûr de t’avoir apporté la dernière fois à Paris 3 ou 4 lettres du Crocodile. Je les avais mises dans une enveloppe à ton adresse. Elles sont peut-être restées chez Bouilhet ?? Mais cherche chez toi. Je crois qu’on ouvre beaucoup de lettres à la poste. En voilà deux coup sur coup, adressées à ma mère, qui sont perdues.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de lundi, 1 h[eure].
[23 janvier 1854.]

J’espère bien, dans une quinzaine, que je te verrai, bonne chère Louise ! Quant à te dire le jour précis de mon arrivée, je n’en sais rien. J’ai encore trois petits tableaux à faire, c’est-à-dire 5 à 6 pages environ.

Il faut d’ailleurs que je sache deux choses, avant de t’annoncer rien de positif : 1° le jour où s’assemblera le conseil de famille d’Hamard et 2°, si ma cousine (de Nogent) se marie. Comme je devais faire un voyage à Nogent au mois de février et que, si ce mariage a lieu, il faudra bien que j’y aille, je n’ai point envie d’y aller deux fois. Conséquemment je n’irai pas à ce voyage, ce qui me ferait un très grand plaisir. – J’attends donc et je saurai tout cela dans quelques jours.

À propos de voyage, j’ai oublié déjà deux fois de t’affirmer que cette bonne institutrice Adeline s’est complètement trompée en croyant m’apercevoir sur le Carrousel. Probablement que je lui remplis l’imagination. Cela me flatte. Mais elle en a menti par la gorge (manière proverbiale de parler, car la susdite en a peu, de gorge). Si j’avais fait une telle escapade, tu en eusses été avertie, et par moi. En doutes-tu ?

Je m’attendais à avoir hier quelque détail, soit dans ta lettre ou dans celle de B[ouilhet], sur cette actrice qui s’est monté la tête à l’endroit de notre ami. Mais rien ! J’en désire ; cela m’excite. – Il paraît que M. le Secrétaire perpétuel a été bien bon, mercredi, chez toi, humant les blanches épaules, et reniflant le fumet des aisselles. Je m’imagine le tableau ! – Et cette pauvre petite Chéron, cette âme si pure, ce nez si grand, rêvait sans doute à son insensible poète qui aime ailleurs (?). Combien y en a-t-il de ces infortunées qui portent ainsi écrit sur leur front ce que l’on voit gravé en majuscules sur les portes : Tournez le bouton, s.v.p. !

Quant à Delisle, puisque le bossu lui a fait de belles promesses qu’il n’a nullement tenues, je comprends sa répugnance à le revoir. Il est malheureux, ce pauvre Delisle ! Il faut pardonner beaucoup à l’orgueil souffrant. Et ce garçon m’en a l’air rongé, c’est pour cela qu’il me plaît. Mais je lui retire ma sympathie, s’il est envieux, comme tu le crois (et tu as peut-être raison. Leconte a passé par la démocratie active. – Or, c’est un sale passage !). Tu t’es un peu révoltée contre moi, il y a quelques mois, quand je t’ai dit qu’il faudrait à ce jeune homme-là (car c’est un jeune homme) une bonne bougresse, une gaillarde gaie, amusante, une femme à scintillements. J’en reviens à mon idée. Cela mettrait un peu de soleil dans sa vie. Ce qui manque à son talent, comme à son caractère, c’est le côté moderne, la couleur en mouvement. Avec son idéal de passions nobles, il ne s’aperçoit pas qu’il se dessèche, pratiquement, et qu’il se stérilise, littérairement. L’idéal n’est fécond que lorsqu’on y fait tout rentrer. C’est un travail d’amour et non d’exclusion. – Voilà deux siècles que la France marche suffisamment dans cette voie de négation ascendante. On a de plus en plus éliminé des lettres la nature, la franchise, le caprice, la personnalité, et même l’érudition, comme étant grossière, immorale, bizarre, pédantesque. Et dans les mœurs, on a pourchassé, honni et presque anéanti la gaillardise et l’aménité, les grandes manières, et les genres de vie libres, lesquelles sont les fécondes [sic]. On s’est guindé vers la Décence ! Pour cacher ses écrouelles, on a haussé sa cravate ! L’idéal jacobin et l’idéal marmontellien peuvent se donner la main. Notre délicieuse époque est encore encombrée par cette double poussière. Robespierre et M. de La Harpe nous régentent du fond de leur tombe. Mais je crois qu’il y a quelque chose au-dessus de tout cela, à savoir : l’acceptation ironique de l’existence, et sa refonte plastique et complète par l’art. Quant à nous, vivre ne nous regarde pas. Ce qu’il faut chercher, c’est ne point souffrir.

J’ai passé deux exécrables journées, samedi et hier. Il m’a été impossible d’écrire une ligne. Ce que j’ai juré, gâché de papier et trépigné de rage, est impossible à savoir. J’avais à faire un passage psychologico-nerveux des plus déliés, et je me perdais continuellement dans les métaphores, au lieu de préciser les faits. Ce livre, qui n’est qu’en style, a pour danger continuel le style même. La phrase me grise et je perds de vue l’idée. L’univers entier me sifflerait aux oreilles, que je ne serais pas plus abîmé de honte que je ne le suis, quelquefois. Qui n’a senti de ces impuissances, où il semble que votre cervelle se dissout comme un paquet de linges pourris ? Et puis le vent resouffle, la voile s’enfle. Ce soir, en une heure, j’ai écrit toute une demi-page. Je l’aurais peut-être achevée, si je n’eusse entendu sonner l’heure et pensé à toi.

Quant à ton Journal, je n’ai nullement défendu à B[ouilhet] d’y collaborer. Mais je crois seulement : que lui, inconnu, débutant, ayant sa réputation à ménager, son nom à faire valoir, et mousser, il aurait tort de donner maintenant des vers à un petit journal. Cela ne lui rapporterait ni honneur, ni profit. Et je ne vois pas en quoi cela te rendrait service, puisque vous avez le droit de prendre de droite et de gauche ce qui vous plaît. – Pour ce qui est de moi : tu comprends que je n’écrirai pas plus dans celui-là que dans un autre. À quoi bon ? et en quoi cela m’avancerait-il ? S’il faut (quand je serai à Paris) t’expédier des articles pour t’obliger, de grand cœur. Mais quant à signer, non. Voilà vingt ans que je garde mon pucelage. – Le public l’aura tout entier et d’un seul coup, ou pas. D’ici là, je le soigne. Je suis bien décidé d’ailleurs à n’écrire par la suite dans aucun journal, fût-ce même la R[evue] des Deux M[ondes], si on me le proposait. Je veux ne faire partie de rien, n’être membre d’aucune académie, d’aucune corporation, ni association quelconque. Je hais le troupeau, la règle et le niveau. Bédouin, tant qu’il vous plaira ; citoyen, jamais. J’aurai même grand soin, dût-il m’en coûter cher, de mettre à la première page de mes livres que « la reproduction en est permise », afin qu’on voie que je ne suis pas de la Société des gens de lettres, car j’en renie le titre, d’avance, et je prendrais vis-à-vis de mon concierge plutôt celui de négociant ou de chasublier. – Ah ! ah ! je n’aurai pas tourné dans ma cage pendant un quart de siècle, et avec plus d’aspirations à la liberté que les tigres du Jardin des Plantes, pour m’atteler ensuite à un omnibus et trottiner d’un pas tranquille sur le macadam commun. Non, non. Je crèverai dans mon coin, comme un ours galeux. – Ou bien l’on se dérangera pour voir l’ours. – Il y a une chose toute nouvelle et charmante à faire dans ton J[ournal], une chose qui peut être presque une création littéraire, et à quoi tu ne penses pas, c’est l’article mode. Je t’expliquerai ce que je veux dire dans ma prochaine. Il me reste à peine assez de place pour te dire que ton G. t’embrasse.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir. [29 janvier 1854.]

J’espère bien qu’au milieu de la semaine prochaine, bonne chère Louise, nous nous verrons, enfin !!! J’ai bon pressentiment de ce voyage. Je serai logé plus près de toi. – J’aurai peu de courses, et d’ailleurs, afin de n’être pas tiraillé par les heures, je prendrai deux ou trois jours pleins, afin d’être le reste du temps plus complètement à toi et à B[ouilhet]. – Je crois que je vais définitivement envoyer promener à un autre voyage l’excursion à Nogent. Cela me demanderait 2 jours pleins, et c’est de l’argent dépensé sans profit, ni plaisir !

Sais-tu combien j’ai fait de pages cette semaine ? Une, et encore je ne dis pas qu’elle soit bonne ! Il fallait un passage rapide, léger ; or j’étais dans des dispositions de lourdeur et de développement ! Quel mal j’ai ! C’est donc quelque chose de bien atrocement délicieux que d’écrire, pour qu’on reste à s’acharner ainsi en des tortures pareilles, et qu’on n’en veuille pas d’autres. Il y a là-dessous un mystère qui m’échappe ? La Vocation est peut-être comme l’amour du pays natal (que j’ai peu, du reste), un certain lien fatal des hommes aux choses. Le Sibérien dans ses neiges, et le Hottentot dans sa hutte vivent contents, sans rêver soleil ni palais. Quelque chose de plus fort qu’eux les attache à leur misère. – Et nous, nous [nous] débattons dans les Formes ; poètes, sculpteurs, peintres et musiciens, nous respirons l’existence à travers la phrase, le contour, la couleur ou l’harmonie, et nous trouvons tout cela le plus beau du monde ! – Et puis j’ai été écrasé pendant deux jours par une scène de Shakespeare (la 1re de l’acte III du Roi Lear). Ce bonhomme-là me rendra fou. Plus que jamais tous les autres me semblent des enfants à côté. Dans cette scène, tout le monde, à bout de misère, et dans un paroxysme complet de l’être, perd la tête et déraisonne. Il y a là 3 folies différentes qui hurlent à la fois, tandis que le bouffon fait des plaisanteries, que la pluie tombe et que le tonnerre brille. Un jeune seigneur, que l’on a vu riche et beau au commencement, dit ceci : « Ah ! j’ai connu les femmes, etc. (j’ai été ruiné par elles), méfiez-vous du bruit léger de leur robe, et du craquement de leurs souliers de satin, etc. » Ah ! Poésie françoyse, quelle eau claire tu fais en comparaison ! Quand je pense qu’on s’en tient encore aux bustes ! à Racine ! à Corneille ! et autres gens d’esprit embêtants à crever ! Cela me fait rugir ! Je voudrais (encore une citation du Vieux) « les broyer dans un pilon, pour peindre ensuite avec ce résidu les murailles des latrines ».

***

Oui, cela m’a bouleversé. Je ne faisais que penser à cette scène dans la forêt, où l’on entend les loups hurler et où le vieux Lear pleure sous la pluie et s’arrache la barbe dans le vent. – C’est quand on contemple ces sommets-là que l’on se sent petit : « Nés pour la médiocrité, nous sommes écrasés par les esprits sublimes. » Mais causons d’autre chose que de Shakespeare, parlons de ton Journal.

Eh bien, je crois que partout et à propos de tout, on peut faire de l’art. Qui s’est jusqu’à présent mêlé des articles modes ? des couturières ! De même que les tapissiers n’entendent rien à l’ameublement, les cuisiniers peu de chose à la cuisine, et les tailleurs rien au costume, les couturières non plus n’entendent rien à l’atour. La raison est la même, qui fait : que les peintres de portraits font de mauvais portraits (les bons sont peints par des penseurs, par des créateurs, les seuls qui sachent reproduire). L’étroite spécialité dans laquelle ils vivent, leur enlève le sens même de cette spécialité, et ils confondent toujours l’accessoire et le principal, le galon avec la coupe. Un grand tailleur serait un artiste, comme au XVIe siècle les orfèvres étaient artistes. Mais la médiocrité s’infiltre partout, les pierres même deviennent bêtes, et les grandes routes sont stupides. – Dussions-nous y périr (et nous y périrons, n’importe), il faut par tous les moyens possibles faire barre au flot de merde qui nous envahit. – Élançons-nous dans l’idéal ! Puisque nous n’avons pas le moyen de loger dans le marbre et dans la pourpre, d’avoir des divans en plumes de colibris, des tapis en peaux de cygne, des fauteuils d’ébène, des parquets d’écaille, des candélabres d’or massif, ou bien des lampes creusées dans l’émeraude, gueulons donc contre les gants de bourre de soie, contre les fauteuils de bureau, contre les mackintosh, contre les caléfacteurs économiques, contre les fausses étoffes, contre le faux luxe, contre le faux orgueil ! L’industrialisme a développé le Laid dans des proportions gigantesques ! Combien de braves gens qui, il y a un siècle, eussent parfaitement vécu sans Beaux-Arts, et à qui il faut maintenant de petites statuettes, de petite musique et de petite littérature ! (Que l’on réfléchisse seulement quelle effroyable propagation de mauvais dessin ne doit pas faire la Lithographie ! – Et quelles belles notions un peuple en retire, quant aux formes humaines !) Le bon marché, d’autre part, a rendu le vrai luxe, fabuleux. – Qui est-ce qui consent maintenant à acheter une bonne montre (cela coûte 1 200 fr[ancs]) ? Nous sommes tous des farceurs, et des charlatans ; pose, pose ! et blague partout ! La crinoline a dévoré les fesses, notre siècle est un siècle de putains, et ce qu’il y a de moins prostitué, jusqu’à présent, ce sont les prostituées.

Mais, comme il ne s’agit pas de déclamer contre le bourgeois (lequel bourgeois n’est même plus bourgeois, car depuis l’invention des omnibus la bourgeoisie est morte ! oui, elle s’est assise là, sur la banquette populaire, et elle y reste, toute pareille maintenant à la canaille, d’âme, d’aspect et même d’habit ! voir le chic des grosses étoffes, la création du paletot, les costumes de canotiers, les blouses bleues pour la chasse, etc.), comme il ne s’agit pas cependant de déclamer, voici ce que je ferais.

J’accepterais tout cela. – Et une fois parti de ce point de vue démocratique : à savoir que tout est à tous, et que la plus grande confusion existe pour le bien du plus grand nombre, je tâcherais d’établir a posteriori qu’il n’y a pas par conséquent de modes, puisqu’il n’y a pas d’autorité, de règle. On savait autrefois qui faisait la mode, et elles avaient toutes un sens (je reviendrai là-dessus, ceci rentrerait dans l’histoire du costume qui serait une bien belle chose à faire, et toute neuve). Mais maintenant il y a anarchie et chacun est livré à son caprice. Un ordre nouveau en sortira peut-être. Ce sont encore deux points que je développerais. Cette anarchie est le résultat (entre mille autres) de la tendance historique de notre époque (le XIXe siècle repasse son cours d’histoire). Ainsi nous avons eu le Romain, le Gothique, le Pompadour, la Renaissance, le tout en moins de 30 ans, et quelque chose de tout cela subsiste. – Comment donc tirer profit de tout cela, pour la Beauté ? (le calembour y est, je le prends dans ce sens) : en étudiant quelle forme, quelle couleur convient à telle personne dans telle circonstance donnée. Il y a là un rapport de tons, et de lignes qu’il faut saisir. Les grandes coquettes s’y entendent, et pas plus que les vrais dandys, elles ne s’habillent d’après le journal de modes ! – Eh bien, c’est de cet art-là qu’un journal de modes, pour être neuf et vrai, doit parler. (Étudiez, par exemple, comment Véronèse habille ses blondes, quels ornements il met au cou de ses négresses, etc.) N’y a-t-il pas des toilettes décentes, n’y en a-t-il pas de libidineuses, comme d’élégiaques et d’émoustillantes ? De quoi cet effet-là dépend-il ? d’un rapport exact, qui vous échappe, entre les traits ou l’expression du visage et l’accoutrement.

Autre considération, le rapport du costume à l’action, et de cette idée d’utilité souvent même dérive le beau. Exemple : majesté des costumes sacerdotaux. (Le geste de la bénédiction est stupide sans manches larges.) L’Orient se démusulmanise par la redingote. Ils ne peuvent plus faire leurs ablutions, les malheureux, avec leurs parements boutonnés, de même que l’introduction du sous-pied leur fera abandonner, tôt ou tard, l’usage du divan (et peut-être celui du harem, car lesdits pantalons ont aussi des braguettes boutonnées. À propos de l’importance des Braguettes, voir le grand Rabelays). Quant au sous-pied, il est chassé de France, maintenant, par suite de l’extension et de la rapidité des affaires commerciales. Remarquez que ce sont les Boursiers qui ont les premiers porté la guêtre et le soulier. – Le sous-pied les gênait pour monter en courant les marches de la Bourse, etc., etc. Enfin y a-t-il rien de plus stupide que ce bulletin de modes disant les costumes que l’on a portés, la semaine dernière, afin qu’on les porte la semaine qui va suivre, et donnant une règle pour tout le monde, sans tenir compte que chacun, pour être bien habillé, doit s’habiller quant à lui ! C’est toujours la même question, celle des Poétiques. Chaque œuvre à faire a sa poétique en soi, qu’il faut trouver.

Je démolirais donc cette idée d’une mode générale. Je m’acharnerais aux chapeaux tuyaux de poêle, aux robes de chambre à palmes, aux bonnets grecs à fleurs. J’effraierais le bourgeois et la bourgeoise.

Il faut faire passer la mode des corsets, lesquels sont une chose hideuse, d’une lubricité révoltante, et d’une incommodité excessive, en de certains moments. J’en ai quelquefois bien souffert !!!

Oui, j’ai souffert beaucoup de ces riens, dont un homme ne doit pas parler (car cela sort de ce type viril, d’après lequel il faut être, sous peine de passer pour un eunuque). Ainsi il y a des ameublements, des costumes, des couleurs d’habits, des profils de chaises, des bordures de rideaux, qui me font vraiment mal. – Je n’ai jamais vu dans un théâtre les coiffures des femmes dites en toilette, sans avoir envie de vomir, à cause de toute la colle de poisson qui plaque leurs bandeaux, etc. ! – Et la vue des acteurs, qui ont quand même (même en jouant Guillaume Tell) des gants Jouvin, suffit à me faire détester l’Opéra ! – Quels imbéciles ! Et l’expression de la main, que devient-elle avec un gant ? imaginez donc une statue gantée ! – Tout doit parler dans les Formes, et il faut qu’on voie toujours le plus possible d’âme.

Comme voilà parlé de chiffons, n’est-ce pas ?

Ah ! c’est que j’ai passé bien des heures de ma vie, au coin de mon feu, à me meubler des palais ! et à rêver des livrées, pour quand j’aurais un million de rentes ! Je me suis vu aux pieds des cothurnes, sur lesquels il y avait des étoiles de diamant ! J’ai entendu hennir sous des perrons imaginaires des attelages qui feraient crever l’Angleterre de jalousie. – Quels festins ! Quel service de table ! Comme c’était servi ! et bon ! Les fruits des pays de toute la terre débordaient dans des corbeilles faites de leurs feuilles ! On servait les huîtres avec le varech, et il y avait tout autour de la salle à manger un espalier de jasmins en fleurs où s’ébattaient des bengalis.

Oh les tours d’ivoire ! Montons-y donc par le rêve, puisque les clous de nos bottes nous retiennent ici-bas !

Je n’ai jamais vu dans ma vie rien de luxueux, si ce n’est en Orient. On trouve là des gens couverts de poux et de haillons et qui ont au bras des bracelets d’or. Voilà des gens pour qui le beau est plus utile que le bon. Ils se couvrent avec de la couleur, et non avec de l’étoffe. Ils ont plus besoin de fumer que de manger. – Belle prédominance de l’idée, quoi qu’on en dise.

Allons, adieu, il est bien tard. Je t’embrasse ; à toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi soir.
[3 février 1854.]

Tu me verras mardi. – Je pourrais même parfaitement partir dès demain matin si j’avais des chemises de repassées. Mais, comme je ne me suis décidé que tantôt, on n’a pas eu le temps.

Je croyais arriver à bout de finir mon morceau. Je le laisse, car j’en vomis de fatigue. J’ai écrit ce mois-ci 3 pages, et en travaillant bien, je t’assure, sans distraction. Ces 3 pages en représentent à peu près une trentaine, si ce n’est plus. C’est que tout cela probablement n’avait pas été bien conçu ? J’ai tâtonné et je me suis perdu. – Plût à Dieu que le mot impie de Buffon fût vrai ! car je crois que personne n’a de patience comme moi !

Jusqu’à présent j’avais à peindre des états tristes, des pensées amères. J’en suis maintenant à un passage joyeux. J’échoue. Les cordes lamentables me sont faciles. Mais je ne peux pas m’imaginer le bonheur, et je reste là devant, froid comme un marbre et bête comme une bûche.

Il en est, du reste, toujours ainsi. Les prétendus beaux endroits (en plan) sont ceux qu’on rate. Méfions-nous des solennités ! Quoique j’aie dans ce moment une profonde conviction de ma faiblesse, je n’en pleure pas. – Mais j’en grince des dents. Si je n’avais l’envie, assez sotte, d’avoir fini, je prendrais mon mal plus en patience. Mais c’est tout le temps perdu qui me désole.

Je vais employer ces trois jours-ci à me calmer afin d’apparaître aimable. – Et je le serai. Puis je vais faire un peu de plan, pour travailler de suite à mon retour.

Ce que tu me dis de Delisle me fait pitié. Cela me paraît très médiocre d’avoir, à son âge, des passions, et embêtement pour embêtement, j’aime encore mieux m’arracher mon peu de cheveux en pensant à des phrases qu’à des regards.

La Sylphide a bien tort de me redouter. Pourquoi ? Est-ce bête ? Crois-tu donc que je vais lui faire des allusions, comme un goujat ?

À bientôt donc, bonne chère Louise. J’arriverai pour dîner, à 6 h 1/2 au plus tard.

Mille baisers. À toi.

Ton.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir.
[19 février 1854.]

Je m’attendais à avoir ce matin une lettre de toi qui me conterait l’importante visite du Philosophe, et j’ai été fort désappointé. Mais je réfléchis maintenant que le samedi est ton jour de rédaction et que tu n’as pas eu sans doute le temps de m’écrire. À propos de ton Journal, sais-tu ce que j’ai lu ce matin, à mon réveil, dans le J[ournal] de Rouen ? Ton article de dimanche dernier. On m’apporte ladite feuille, pliée de telle façon que la première chose qui frappe ma vue est le nom de ce bon Léonard. Je jette les yeux sur le reste et je reconnais la chose. Tout y est, depuis Mme Récamier jusqu’aux fleurs d’eau, froides au toucher, comme les nénuphars. Est-ce singulier ? Et combien les braves rédacteurs du Journal de Rouen, pillant de droite et de gauche, se doutent peu qu’ils m’envoient mes phrases ! – Cela m’a fait repasser devant moi tout dimanche dernier. Je me sentais encore écrivant au coin de ton feu, gêné par mon pantalon, par mon rhume et mon habit, tout en devisant avec cette estimable Lageolais, qui a décidément une boule de vieille garce fort excitante.

En chemin de fer, je me suis trouvé avec trois gaillards qui allaient à la campagne, pêcher, boire et s’amuser. – J’ai envié ces drôles, car je sens un grand besoin d’amusement. Me voilà devenu assez vieux pour envier la gaieté des autres. – Harassé de style et de combinaisons échouées, il me faudrait par moments des distractions violentes. Mais celles qui me seraient bonnes sont trop chères, et trop loin. –

C’est surtout dans les moments où je saigne par l’orgueil, que je sens grouiller en moi, comme une compagnie de crapauds, un tas de convoitises vivaces. – Je viens de passer deux mois atroces, et dont je garderai longtemps le souvenir.

Avant-hier soir et hier toute l’après-midi je n’ai fait que dormir. Aujourd’hui j’ai repris la besogne. Il me semble que ça va marcher. J’aurai fait demain une page. Il faut que je change de manière d’écrire si je veux continuer à vivre, et de façon de style si je veux rendre ce livre lisible.

Au mois de mai, j’espère avoir fait un grand pas, et dès juillet ou août, je me mettrai sans doute à chercher un logement (grave affaire), afin que tout soit prêt au mois d’octobre. Il faudra bien 3 mois pour meubler 3 pièces, puisqu’on en a mis deux à m’en meubler, ici, une seule. Je tiens beaucoup à ces futilités indignes d’un homme. Futilités soit, mais commodités, « et qui adoucissent l’amertume de la vie », comme dit M. de Voltaire. Nous ne vivons que par l’extérieur des choses. Il le faut donc soigner. Je déclare quant à moi que le physique l’emporte sur le moral. – Il n’y a pas de désillusion qui fasse souffrir comme une dent gâtée, ni de propos inepte qui m’agace autant qu’une porte grinçante. Et c’est pour cela que la phrase de la meilleure intention rate son effet, dès qu’il s’y trouve une assonance, ou un pli grammatical.

Adieu, je t’embrasse.

À toi. Ton G.

 

Rien du Crocodile.

C’est polos, certainement. Je t’enverrai là-dessus une note.

Envoie les 4 prospectus à la fois. Ce sera pour moi le moyen de faire qu’ils ne se ressemblent pas. – Et dis-moi quand est-ce qu’il faut que cela soit prêt.

À JULES DUPLAN

[Croisset, 24 février 1854.]

J’ai bien des excuses à vous faire, mon cher Duplan.

Voilà deux fois que je viens à Paris et que je ne vais pas vous voir. J’ai peur que vous ne croyiez que je vous oublie. Rien n’est moins vrai pourtant.

La première fois, au mois de novembre, j’ai eu beaucoup d’affaires embêtantes, et la dernière il y a huit jours, j’ai passé presque tout mon temps avec un tel rhume et un tel embêtement que je n’ai pas voulu vous voir, de peur de vous communiquer l’un et l’autre.

Je sors à peine d’un état moral des plus piètres qui m’a duré deux mois. Le citoyen Bouilhet a eu également un bon accès de spleen qui s’est ajouté aux embarras de son installation. Il n’a pas été chez vous, ne sachant où vous demeurez, et ayant peur de se perdre dans les rues [sic], – enfin, par bêtise. Tel est le caractère du jeune homme. – Allez le voir, vous lui ferez du bien. Il demeure rue de Grenelle-Saint-Germain, 71. Au reste vous recevrez probablement sa visite, d’ici à peu.

Dites-moi comment vous allez, ce que vous devenez. Ne devez-vous pas bientôt lâcher le métier ? et aller en Italie ???

Quant à moi, mon gueusard de roman commence à me peser. J’ai eu de grands renfoncements intérieurs, et des désespoirs solitaires, féroces.

Vous savez bien que vous m’avez promis de venir me voir un dimanche quelconque ? sera-ce au printemps ?

Adieu, mon vieux, portez-vous et tenez-vous en joie si c’est possible, par ce bon temps où nous vivons.

Tout à vous. Je vous embrasse.

Vendredi soir.
Croisset.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 heure.
[25 février 1854.]

Je crois que me voilà renfourché sur mon dada. Fera-t-il encore des faux pas à me casser le nez ? A-t-il les reins plus solides ? Est-ce pour longtemps ? Dieu le veuille ! Mais il me semble que je suis remis. J’ai fait cette semaine trois pages et qui, à défaut d’autre mérite, ont au moins de la rapidité. Il faut que ça marche, que ça coure, que ça fulgure, ou que j’en crève ; et je n’en crèverai pas. Mon rhume m’a peut-être purgé le cerveau, car je me sens plus léger et plus rajeuni. J’ai pourtant tantôt perdu une partie de mon après-midi, ayant reçu la visite d’un oncle de Liline qui m’a tenu trois heures. Il m’a, du reste, dit deux beaux mots de bourgeois que je n’oublierai pas et que je n’eusse pas trouvés. Ainsi, béni soit-il ! Premier mot, à propos de poisson : « Le poisson est exorbitamment cher ; on ne peut pas en approcher. » Approcher du poisson ! Énorme !!! Deuxième mot, à propos de la Suisse, que ce monsieur a vue ; c’était à l’occasion d’une masse de glace se détachant d’un glacier : « C’était magnifique et notre guide nous disait que nous étions bien heureux de nous trouver là, et qu’un Anglais aurait payé 1 000 francs pour voir ça. » L’éternel Anglais payant, encore plus énorme !

Qui te fait penser que je me souciais peu de savoir l’issue de la visite du Philosophe (tu as bien fait ; reste inflexible pour la pension) parce que je n’avais pas pu venir mercredi soir, harassé que j’étais de courses et d’affaires ? Ah ! Louise, Louise, sais-tu que, moi, je ne t’ai jamais dit le quart des choses dures que tu m’écris, moi qui suis si dur, à ce que tu prétends, et « qui n’ai pas l’ombre d’une apparence de tendresse pour toi » ? Cela te navre profondément, et moi aussi, et plus que je ne dis et ne le dirai jamais. Mais quand on écrit de pareilles choses, de deux choses l’une : ou on les pense, ou on ne les pense pas. Si on ne les pense pas, si c’est une figure de rhétorique, elle est atroce, et si l’on ne fait qu’exprimer littéralement sa conviction, ne vaudrait-il pas mieux fermer sa porte aux gens tout net ? Tu te plains tant de ma personnalité maladive (ô Du Camp, grand homme ! et combien nous t’avons tous calomnié !) et de mon manque de dévouement, que je finis par trouver cela d’un grotesque amer. Mon égoïsme tant reproché redouble, à force de me l’étaler sans cesse sous les yeux. Qu’est-ce que cela veut dire, égoïsme ? Je voudrais bien savoir si tu ne l’es pas non plus, toi (égoïste), et d’une belle manière encore ! Mais mon égoïsme à moi n’est même pas intelligent. De sorte que je suis non seulement un monstre, mais un imbécile ! Charmants propos d’amour ! Si depuis un an (un an, non ! six mois) le cercle de notre affection, comme tu l’observes, se rétrécit, à qui la faute ? Je n’ai changé envers toi ni de conduite ni de langage. Jamais (repasse dans ta mémoire mes autres voyages) je ne suis plus resté chez toi qu’à ces deux derniers. Autrefois, quand j’étais à Paris, j’allais encore dîner chez les autres de temps en temps. Mais, au mois de novembre, et il y a quinze jours, j’ai tout refusé pour être plus complètement ensemble et, dans toutes les courses que j’ai faites, il n’y en a pas eu une seule pour mon plaisir, etc.

Je crois que nous vieillissons, rancissons ; nous aigrissons et confondons mutuellement nos vinaigres ! Moi, quand je me sonde, voici ce que j’éprouve pour toi : un grand attrait physique d’abord, puis un attachement d’esprit, une affection virile et rassise, une estime émue. Je mets l’amour au-dessus de la vie possible et je n’en parle jamais à mon usage. Tu as bafoué devant moi, le dernier soir, et bafoué comme une bourgeoise, mon pauvre rêve de quinze ans en l’accusant encore une fois de n’être pas intelligent ! Ah ! j’en suis sûr, va ! N’as-tu donc jamais rien compris à tout ce que j’écris ? N’as-tu pas vu que toute l’ironie dont j’assaille le sentiment dans mes œuvres n’était qu’un cri de vaincu, à moins que ce ne soit un chant de victoire ? Tu demandes de l’amour, tu te plains de ce que je ne t’envoie pas de fleurs ? Ah ! j’y pense bien, aux fleurs ! Prends donc quelque brave garçon tout frais éclos, un homme à belles manières et à idées reçues. Moi, je suis comme les tigres qui ont au bout du gland des poils agglutinés avec quoi ils déchirent la femelle. L’extrémité de tous mes sentiments a une pointe aiguë qui blesse les autres, et moi-même aussi quelquefois. Je n’avais chargé Bouilhet de rien du tout. C’est une supposition de ta part. Il ne t’a dit au reste que la vérité, puisque tu la demandes. Je n’aime pas à ce que mes sentiments soient connus du public et qu’on me jette ainsi à la tête, dans les visites, mes passions, en manière de conversation. J’ai été jusqu’à plus de vingt ans où je rougissais comme une carotte quand on me disait : « N’écrivez-vous pas ? » Tu peux juger par là de ma pudeur vis-à-vis des autres sentiments. Je sens que je t’aimerais d’une façon plus ardente si personne ne savait que je t’aimasse. J’en veux à Delisle de ce que tu m’as tutoyé devant lui, et sa vue m’est maintenant désagréable. Voilà comme je suis fait, et j’ai assez de besogne sur le chantier sans prendre celle de ma réformation sentimentale. Toi aussi tu comprendras, en vieillissant, que les bois les plus durs sont ceux qui pourrissent le moins vite. Et il y a une chose que tu seras forcée de me garder à travers tout : à savoir, ton estime. Or j’y tiens beaucoup.

Tu ne m’en témoignes guère cependant en revenant encore, et si souvent, sur les huit cent francs que je t’ai prêtés. On dirait vraiment que je te poursuis par huissier ! T’en ai-je jamais parlé ? Je n’en ai nul besoin. Garde-les ou rends-les-moi, ça m’est égal. Mais tu as l’air de vouloir me faire comprendre ceci : « Patientez, brave homme, ne soyez pas inquiet : on vous rendra votre pauvre argent ; ne pleurez pas. » J’en donnerais seize cents pour ne plus en entendre parler du tout !

Mais n’est-ce pas toi qui aimes moins ? Examine ton cœur et réponds-toi à toi-même. Quant à me le dire à moi, non ; ces choses-là ne se disent pas, parce qu’il faut toujours avoir du sentiment, et du fort et du criard ! Mais le mien, qui est minime, imperceptible et muet, reste toujours le même aussi ! Ton sauvage de l’Aveyron t’embrasse.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de jeudi.
[2 mars 1854.]

Oui ! tu as raison, bonne Muse. Cessons de nous quereller, embrassons-nous, passons l’éponge sur tout cela. Aimons-nous, chacun à notre manière, selon notre nature. Tâchons de ne pas nous faire souffrir réciproquement. Une affection quelconque est toujours un fardeau qu’on porte à deux. Que celui qui est plus petit se hausse pour que tout le poids ne lui tombe pas sur le nez ! Que celui qui est plus grand se baisse pour ne pas écraser son compagnon ! Je ne te dis plus rien que ceci : tu m’apprécieras plus tard. Quant à toi, c’est tout apprécié, aussi je te garde.

***

J’ai reçu ce matin tes trois catalogues. Il y avait sur celui de Perrotin quelque chose d’écrit par toi qui a été enlevé. – Qu’était-ce ? Je ferai ces trois articles simultanément, afin qu’ils ne se ressemblent pas. Quel est celui qu’il faut le plus faire mousser ? (Ô critique, voilà tout ton but maintenant : faire mousser, ou bien échigner ; deux très jolies métaphores et qui donnent une idée de la besogne !!!) Dis-moi aussi quand est-ce qu’il faut que ces articles soient faits, au plus tôt et au plus tard. As-tu admiré, dans le catalogue de la Librairie nouvelle, les réclames qui suivent les titres des ouvrages ? C’est énorme ! Est-ce Jacottet qui a rédigé ces belles choses ? La Revue de Paris a une fière page. Quelle phalange ! Quels lurons ! Tout cela est à vomir. La littérature maintenant ressemble à une vaste entreprise d’inodores. C’est à qui empestera le plus le public ! Je suis toujours tenté de m’écrier comme saint Polycarpe : « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! dans quel siècle m’avez-vous fait naître ? » et de m’enfuir en me bouchant les oreilles, ainsi que faisait ce saint homme, lorsqu’on tenait, devant lui, quelque proposition malséante.

La besogne remarche. J’ai fait depuis 14 jours juste autant de pages que j’en avais fait en six semaines. Elles sont, je crois, meilleures, ou du moins plus rapides. Je commence à m’amuser. Mais quel sujet ! quel sujet ! Voilà bien la dernière fois de ma vie que je me frotte aux bourgeois. Plutôt peindre des crocodiles, l’affaire est plus aisée. À propos de crocodile, point de nouvelles du Grand Alligator. – Pourquoi ? Je n’en sais rien.

Tu me parles de la mine triste de Delisle et de la mine triomphante de Bouilhet. Effet différent de causes pareilles, à savoir : l’amour, le tendre amour, etc., comme dit Pangloss. – Si Delisle prenait la vie (ou pouvait la prendre) par le même bout que l’autre, il aurait ce teint frais et cet aimable aspect qui t’ébahit. Mais je lui crois l’esprit empêtré de graisse. Il est gêné par des superfluités sentimentales, bonnes ou mauvaises, inutiles à son métier. Je l’ai vu s’indigner contre des œuvres à cause des mœurs de l’auteur. Il en est encore à rêver l’amour, la Vertu, etc., ou tout au moins la Vengeance. Une chose lui manque : le sens comique. Je défie ce garçon de me faire rire. – Et c’est quelque chose, le rire : c’est le dédain et la compréhension mêlés, et en somme la plus haute manière de voir la vie, « le propre de l’homme », comme dit Rabelays. Car les chiens, les loups, les chats et généralement toutes les bêtes à poils, pleurent. Je suis de l’avis [de] Montaigne, mon père nourricier : « il me semble que nous ne pouvons jamais être assez méprisés selon notre mérite. » J’aime à voir l’humanité (et tout ce qu’elle respecte) ravalé, bafoué, honni, sifflé ! C’est par là que j’ai quelque tendresse pour les ascétiques.

La torpeur moderne vient du respect illimité que l’homme a pour lui-même. Quand je dis respect, non, culte, fétichisme. Le rêve du socialisme, n’est-ce pas de pouvoir faire asseoir l’humanité, monstrueuse d’obésité, dans une niche toute peinte en jaune, comme les gares de chemin de fer, et qu’elle soit là à se dandiner sur ses couilles, ivre, béate, les yeux clos, digérant son déjeuner, attendant le dîner, et faisant sous elle ? – Ah ! je ne crèverai pas sans lui avoir craché à la figure de toute la force de mon gosier. Je remercie Badinguet. Béni soit-il ! Il m’a ramené au mépris de la masse, et à la haine du populaire. C’est une sauvegarde contre la bassesse, par ce temps de canaillerie qui court. – Qui sait ? Ce sera peut-être là ce que j’écrirai de plus net, et de plus tranchant ; et peut-être la seule protestation morale de mon époque.

Quelle parenthèse ! Je reviens à Delisle ou plutôt à B[ouilhet]. C’est bien beau son histoire avec la Sylphide ! Voilà au moins une manière de prendre le sentiment qui ne vous ruine pas l’estomac. Cette Sylphide est une grande femme ! Je l’estime. Je la trouve très forte, pleine d’un bon petit chic, tout à fait Pompadour, talon rouge, Fort-l’Évêque, etc. Je suis effrayé quand je pense à la quantité de coups illégitimes qu’elle a dû tirer ! Si à chaque amant nouveau il pousse un andouiller aux cornes du mari, ce brave homme doit être non un cerf dix cors, mais un cerf cent cors ! Pendant qu’il lui pousse des andouillers, sa femme se repasse des andouilles ! – Farce, calembour ! Ne faut-il pas avoir le petit mot pour rire ?

***

À propos d’histoire galante, j’ai été dimanche dernier au Jardin des Plantes. Ce lieu, que l’on appelle Trianon, était autrefois habité par un drôle appelé Calvaire, qui avait une fille qui baisait beaucoup avec un nommé Barbelet, qui s’est tué pour l’amour d’elle. C’était un de mes camarades de collège. Il s’est tué à 17 ans, d’un coup de pistolet. Dans une plaine sablonneuse que je traversais par un grand vent, j’ai revu la maison où j’avais vu jadis la fillette, partie maintenant on ne sait où ? – Il y a là maintenant des palmiers en serre chaude, et un amphithéâtre où tous les jardiniers qui veulent s’instruire viennent prendre des leçons pour la taille des arbres ! Qu’est-ce qui pense à Barbelet, à ses dettes, à son amour ? Qu’est-ce qui rêve à Mlle Calvaire… ?… ? C’était comme ça que nous étions, nous autres, dans notre jeunesse ! Nous avions des têtes, comme on dit !

Adieu, il est bien tard. Je tombe de sommeil et t’embrasse sur les oreillers que je me souhaite.

Ton.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] vendredi soir.
[10 mars 1854.]

Mon bonhomme,

Ma mère part demain soir pour Paris et t’attend à déjeuner dimanche vers 11 h[eures] rue du Dauphin, hôtel Sully. Ainsi passe tes bôttes (pour dire souliers) et vas-y. Si tu ne peux, à cause de tes nombreuses occupations de femme, car le dimanche doit être ton jour de Sylphide, tu la trouveras lundi à la même heure. Elle ne repartira que mardi.

La besogne va assez rondement. J’ai fait cette semaine quatre pages dont deux depuis hier, ce qui est beaucoup pour un bradype comme moi. J’ai peur qu’il n’y ait des répétitions, mais ma foi, tu les enlèveras si tu en trouves.

Rien de neuf d’ailleurs.

Adieu, porte-toi bien, ne t’épuise pas trop et rappelle-toi « qu’une once de… » etc.

Je t’embrasse, mon vieux, ton vieux.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir.
[13 mars 1854.]

Il m’est arrivé aujourd’hui ce qui ne m’est pas advenu depuis bien des années : c’est de faire toute une page, dans ma journée. – Je l’ai écrite depuis huit heures jusqu’à maintenant minuit. Décidément je prends le parti de me coucher plus tôt. J’ai besoin de temps à autre de bosses de sommeil. – Et aujourd’hui, que j’avais dormi, la nuit dernière, douze heures d’aplomb, je me suis senti frais et gaillard, jeune enfin. C’est tout dire. – Ça va marcher, j’espère, quitte à retomber après dans la morte-eau, comme disent les marins. Car je ne vais jamais d’un train égal en rien. Ma volonté seule suit une ligne droite, mais tout le reste de mon individu se perd en arabesques infinies. C’est un mal du diable pour redresser toutes ces courbes, amincir ce qui est trop gros, et grossir ce qui est trop grêle.

Dis-moi donc et au plus vite quand est-ce que l’on saura le résultat du concours. Tu sais combien cela m’intéresse, bonne Muse. – Envoie-moi aussi des détails sur la publication de Perrotin, Les Vierges de Raphaël. En fouillant mes notes je trouverai moyen, peut-être, avec ce que je me rappellerai en sus, de te faire un article passable. Je m’y mettrai dans une quinzaine de jours (?). J’attends d’être à un point de repos de la B[ovary]. – J’ai vu dans le catalogue de la Delahaye un bon titre d’ouvrage : De l’onanisme chez les personnes du sexe. Cela ne coûte que 1 fr. 75. Je le demande comme récompense de mon travail. À propos de sexe, il paraît que notre ami s’y livre fort. Je l’ai toujours connu tel, du reste. Mais maintenant la diversité des plats ajoute à son appétit. Il s’excite à l’une sur l’autre, à l’autre [sur] l’une, etc. Car tout n’est qu’action et réaction, « branle perpétuel », comme dit le père Montaigne. Branle ! un calembour. –

Tu crois que les toilettes de la D[iva] sont le fruit d’un boursicot multiple. Cela se peut, cela est même probable. Et tu t’ébahis qu’on puisse boire avec plaisir où tant de lèvres se posent. C’est s’étonner que l’on se grise au restaurant. – Est-ce qu’on pense, en humant le sauternes, à toutes les sales gueules qui se sont mises là un quart d’heure avant, et qui vont s’y remettre un quart d’heure après ? Où y a-t-il d’ailleurs une virginité quelconque ? quelle est la femme, l’idée, le pays, l’océan que l’on puisse posséder à soi, pour soi, tout seul ? Il y a toujours quelqu’un qui a passé avant vous sur cette surface ou dans cette profondeur dont vous vous croyez le maître. Si ce n’a été le corps, ç’a été l’ombre, l’image. Mille adultères rêvés s’entrecroisent sous le baiser qui vous fait jouir. Je crois un peu aux pucelages physiques, mais aux moraux non. Et dans la vraie acception du mot tout le monde est cocu. – Et archi-cocu. Le grand mal après tout. Je suis certain que le sieur B[ouilhet], quoiqu’il ne m’en ait nullement fait la confidence, s’en soucie fort médiocrement, pourvu qu’il ait sa part. – Il préfère le co-partage avec du velours, de la batiste et de la dentelle, car tout cela aussi fait jouir, « le train, et la dépense et la brocatelle, y font », comme dit ce même Michel qui se connaissait en femmes et les aimait fort. –

Qu’importe que Gautier ne fasse rien pour B[ouilhet] ? Si B[ouilhet] le fréquentait pour cela, ce serait un sot et mal connaître son homme. Il faut prendre les gens tels qu’ils sont. Or G[autier] est un charmant homme – en conversation. Il aime tout ce que nous aimons, déteste ce que nous détestons, a notre langage et notre genre. N’en voilà-t-il pas cent fois plus qu’il ne faut pour le rechercher, et je dirai plus, l’aimer ? Car on doit être reconnaissant envers les gens avec qui l’on peut causer. Moi, c’est me rendre un très grand service que de me donner la réplique (dans ma voix) pendant seulement une heure. Cela m’est rarement arrivé. Aussi je bénis ceux qui m’ont procuré, ou me procurent encore cette volupté sociale.

Je suis bien content, à ce propos, que tu aies déniché de Vigny. Puissent les accents de ce vieux rossignol te distraire ! – Tu ne me parles jamais de tes lectures. Tu as tort. Tu t’épuises. Il faut lire incessamment (de l’histoire, et des classiques). Tu m’objecteras que tu n’as pas le temps, non. Cela est plus utile que d’écrire, puisque c’est avec ce que les autres ont écrit que nous écrivons, hélas ! – Qu’est-ce que tu veux dire en disant que c’est « triste de ne pas s’étayer les uns sur les autres » ? Il faut s’étayer sur les Forts et sur l’Éternel, et non sur nos petites passions chatoyantes et changeantes. Depuis que je viens de relire tout Montaigne je me sens plus raide. Car j’en suis plein. – Et il ne faut pas non plus douter des amis et s’effaroucher et vous faire des sommations de gendarmes : « Réponds-moi au plus vite, net… sécurité trompeuse, etc. » – Tout cela parce que B[ouilhet] étant forcé, à cause des vacances de sa mère, de venir à Pâques (et ne pouvant venir qu’à Pâques), je juge fort bête de m’en aller d’ici, juste à ce moment-là. – Voilà tout ; je retarderai mon voyage d’une quinzaine. En attendant je t’embrasse, vieille sauvage toujours en état d’ivresse.

À toi. Ton.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche. [19 mars 1854.]

Peki ! Taïeb ! antiqua ! mameluk ! tu es dans une très bonne voie. Continue et ne te désespère pas, vieux melon ! Je suis enchanté de la correction :

 

Sentent courir la sève, en friss[onnant d’]amour.

 

Voilà donc déjà une strophe irréprochable.

***

Bon :

 

Les troupeaux répandus dans les grands pâturages

 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Fait tomber les fruits mûrs aux gazons du chemin.

 

Tu verras seulement si gazon n’est [pas] trop près plus haut, ce que je ne crois pas.

***

Les strophes L’escarboucle, etc., Le fleuve diaphane, excellentes.

 

Ô splendide univers qu’ont rêvé les vieux âges !

 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Ah ! à la bonne heure ! maintenant on a pu rêver cela ! Garde aussi ton oiseau. Pourquoi seulement ne laisses-tu pas comme c’était précédemment jette à l’écho des cieux ? en battant de l’aile est un peu trop poussé de métaphore ?

Quant à :

 

Sur le monde enivré glisse une h[aleine] chaude ;

La forêt qui s’agite au souffle matinal,

Faisant vibrer dans l’air ses feuilles d’émer[aude,]

Jette au soleil levant des notes de cristal.

 

Le dernier vers est peut-être (???) un peu trop cassant de précision. Si tu pouvais mettre : fait comme un bruit de cristal, comme un murmure cristallin, plutôt que de dire que ça fait positivement des notes de cristal. Il y a là une nuance très délicate. Je me trompe peut-être ? me comprends-tu ? Ceci est fort peu important.

Voilà tout. Tu vois donc que ce n’est rien, ne te désole pas, mon pauvre vieux.

Songe que ta pièce avait 33 strophes. Mes observations n’ont jamais porté sur plus de 6 ou 8 tout au plus. Tu as fait cela en six semaines ! et tu gueules comme un âne ! tu es un misérable ! et un enfant gâté du Pinde !

Remémore-toi mes infortunés Comices qui m’ont demandé trois mois : 25 pages ! et que de corrections ! que de changements !

Si tu es pressé par ta promesse, envoie faire foutre ladite promesse. Je trouve ton tourment à cet égard pas roide.

Enfin si tu t’emmerdes trop, donne congé à tes amours et au lieu de venir ici à Pasques, viens-y dès maintenant. Tu te piéteras comme tu l’entendras, coucheras dans ma chambre, et travailleras au coin du feu. Après quoi à Pasques tu irais voir les flancs qui t’ont porté, et t’en retournerais à Paris. Cela vaudrait mieux que de se désespérer.

Ma mère te remercie beaucoup de t’être dérangé pour aller au Conseil de famille. Cette affaire prend du reste une bonne tournure.

Je vais écrire à la Muse, ce soir.

Continue toujours dans la donnée de cette correct[ion] : Sentent courir la sève, c’est-à-dire : anime. Sois sûr que ce sera plus amusant. Quant à la fin, avec la meilleure bonne volonté de blâmer je ne vois qu’à admirer.

Adieu vieux. Allons sacré nom de Dieu !

Je t’embrasse tendrement.

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, après-midi.
[19 mars 1854.]

Je voulais t’écrire hier au soir, bonne Muse, mais j’ai entendu sonner 1 heure et demie, quand je croyais qu’il n’était encore que minuit. Il était trop tard. – J’ai été ces jours-ci (et le suis encore un peu) tourmenté par un rhumatisme dans l’épaule gauche et dans le cou. Ce sont les anciennes pluies du Péloponnèse qui se font sentir. Je suis comme les vieux murs. L’humidité sort, au printemps. Le mal de cela, c’est que ça me fait beaucoup penser aux voyages, à des voyages, pensées fort sottes et stériles puisque je n’y peux rien… – N’importe, mon travail, quoique allant lentement et à force de corrections et de refontes, avance. Au mois de juillet j’apercevrai la fin, tout d’une enfilade, j’espère. – Mais c’est atroce ! L’ordre des idées, voilà le difficile. – Et puis, comme mon sujet est toujours le même, qu’il se passe dans le même milieu, et que j’en suis maintenant aux deux tiers, je ne sais plus comment m’y prendre pour éviter les répétitions. La phrase la plus simple comme « il ferma la porte », « il sortit », etc., exige des ruses d’art incroyables ! Il s’agit de varier la sauce continuellement et avec les mêmes ingrédients. – Je ne puis me sauver par la Fantaisie, puisqu’il n’y a pas dans ce livre un mouvement en mon nom, et que la personnalité de l’auteur est complètement absente. – Je tremble que B[ouilhet] ne m’engueule à Pâques ! Il m’a l’air, lui, assez embêté des corrections de son Homme futur. Le mal n’est pas si grand qu’il croit, et ce qu’il m’a envoyé ce matin est très bon. – Enfin, tout cela finira dans quelques mois. Nous serons plus souvent réunis, et si notre travail n’en va pas mieux, nos personnes du moins en seront plus aises. – Le domestique que je dois prendre, à Paris, sort d’ici à l’instant. – Nous avons fait nos conventions. Je lui ai dit de se tenir prêt pour le mois d’octobre prochain.

***

Je m’ennuie cet après-midi horriblement. Il fait un temps gris stupide, et je ne suis pas en train de travailler !

***

Sais-tu que tu m’as écrit une bien charmante et gentille lettre, bonne chère Louise ? Je suis content que tu aies de l’espoir. J’en ai aussi. Je compte sur de Vigny qui m’a l’air d’un brave homme (quoiqu’il s’intitule esclave, ce qui m’a paru d’un goût un peu empire) et, s’il est tel que le croit Préault, ma jalousie dort tranquille. – J’allais oublier le plus important de ma lettre, à savoir qu’il faut que je me lave de ce que tu m’attribues. Je ne t’ai nullement reniée chez Mme Cl[oquet], et voici le dialogue tel qu’il s’est passé :

« On m’a dit que vous veniez souvent à Paris.

— Non, pas du tout, pourquoi ?

— On m’a, même, assuré que vous aviez une passion.

— Moi ! madame, j’en suis bien incapable, et pour qui ?

— Pour Mme C[olet]. On m’a dit que vous étiez du dernier mieux ensemble.

— Ah ! ah ! ah ! c’est vrai. Je l’aime beaucoup, je la vois très souvent. Mais je vous prie de croire que le reste est une calomnie. »

Et j’ai continué en blaguant sur moi et m’accusant d’être physiquement incapable d’aimer, ce qui excitait beaucoup l’hilarité de M. et de Madame. – Sois sûre que j’ai tenu le milieu entre la reculade et l’impudence. Ils en auront cru ce qu’ils auront voulu, ce qui m’importe peu. Pourvu qu’on ne m’embête [pas] en face, voilà tout ce que je demande dans ces matières-là. Je crois même qu’ils sont plus certains de la chose maintenant. Mais ce sont des questions auxquelles on ne répond jamais « oui », à moins que d’être un goujat ou un fat. Car c’est (toujours dans les idées du monde) déshonorer la femme, ou s’en targuer. – Non, mille dieux, non, je ne t’ai pas reniée. Si tu connaissais le fond de l’orgueil d’un homme comme moi, tu n’aurais pas eu ce soupçon. Je ne fais au monde que des concessions de silence, mais aucune de discours. Je baisse bien la tête devant ses sottises, mais je ne leur retire pas mon chapeau. –

Merci de tes offres pour M. de Saint-Marc. Ses services nous seraient inutiles. L’affaire est en bon train et a 99 chances sur cent de réussir. – On a découvert un tas de choses farces et ignobles, entre autres celle-ci : son oncle, un brave homme, établi, piété, considéré, portant breloques et favoris, chauve comme il convient à un penseur et ventru comme il sied à un sage, une tête, enfin ! eh bien, cet excellent monsieur vole son neveu de la manière la plus canaille. Il a fait souscrire à ce malheureux pour 75 mille fr[ancs] de billets. – Et l’avoué est arrivé juste à temps pour empêcher la fabrication d’un acte qui allait le ruiner net. – Il l’est déjà aux trois quarts, et après avoir eu douze mille livres de rentes à lui (sans compter la fortune de sa femme), il ne lui restera peut-être pas, d’ici à six mois, mille écus de rente. Voilà où mène l’amour de l’alcool exagéré. – Planche ne reparaît plus chez lui, car il n’y a plus rien à manger et peu à boire.

***

Ce que tu me dis de la lecture des Fossiles à Pichat et à Max ne m’a nullement surpris. (B[ouilhet] ne m’en a pas parlé ; il ne m’écrit que de simples billets.) Ils sont, tous ces braves gens-là, dans un milieu tellement bruyant qu’il leur est impossible de se recueillir pour écouter, d’abord. Puis, quand même ils eussent écouté, c’est là une de ces œuvres originales qui ne sont pas faites pour tout le monde. L’observation de D[u Camp] : « Quel malheur que les bêtes ne soient pas nommées ! » prouve qu’il a perdu toute notion de style. La « supériorité de l’idée sur la description » est de même architecture. – On en est arrivé maintenant à une telle faiblesse de goût, par suite du régime débilitant que nous suivons, que la moindre boisson forte stupéfait et étourdit. Voilà deux cents ans que la littérature française n’a pris l’air. Elle a fermé sa fenêtre à la Nature. Aussi le vent des grands horizons oppresse-t-il d’étouffements les gens d’esprit (!). Il m’a été dit, il y a cinq ou six ans, un mot profond par un Polonais, à propos de la Russie : « Son esprit nous envahit déjà. » Il entendait par là l’absolutisme, l’espionnage, l’hypocrisie religieuse, enfin l’anti-libéralisme sous toutes ses formes. – Or nous en sommes là, en littérature aussi. Rien que du Vernis, et puis le barbare, en dessous : barbarie en gants blancs ! pattes de Cosaques aux ongles décrassés ! pommade à la rose, qui sent la chandelle ! Ah ! nous sommes bas ! – Et il est triste de faire de la littérature au XIXe siècle ! On n’a ni base, ni écho. – On se trouve plus seul qu’un Bédouin dans le désert. Car le Bédouin, au moins, connaît les sources cachées sous le sable. Il a l’immensité tout autour de lui et les aigles volant au-dessus. Mais nous ! nous sommes comme un homme qui tomberait dans le charnier de Montfaucon, sans bottes fortes ! on est dévoré par les rats. C’est pour cela qu’il faut avoir des bottes fortes ! et à talon haut, à clous pointus et à semelle de fer, pour pouvoir, rien qu’en marchant, écraser.

Adieu, mille bons baisers, je t’embrasse encore. À toi tout.

Ton G.

 

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi, 2 h[eures].
[23 mars 1854.]

Je n’ai que le temps de t’envoyer une partie de l’envoi du Crocodile. – Car je viens d’égarer sur ma table 2 pièces de vers détachées de son volume. Je me hâte à cause de la lettre à Villemain. Je pense qu’il te sera agréable de l’avoir demain vendredi, jour de l’Académie.

J’ai une lettre pour Mme d’Aunet, énorme. On voit des imprimés à travers. Il faut que je fasse une enveloppe. Car le grand homme a un système des plus incommodes pour une correspondance de cette nature. Aucune enveloppe ordinaire ne peut recouvrir ses lettres. – Il me cadotte de deux discours politiques fort piètres de fond et de forme. Décidément, il tourne au ganachisme avec ses rabâchages perpétuels. Je te les enverrai. –

Il y avait aussi un discours de Ribeyrolles que je n’ai pas lu. – Mon lit était semé de papiers (j’avais en outre une longue [lettre] de B[ouilhet]). Je crois que ce discours a été balayé aux ordures. Je le fais rechercher. Je viens de dénicher les vers. – Il se fout de moi, le grand homme : il m’appelle « cher et honorable concitoyen ».

Je voulais t’écrire ce soir ou demain. – Envoie-moi un mot de réponse à ceci. Je t’écrirai un de ces jours, dimanche ou lundi ; mais souvent je me trouve pris le soir.

Adieu, rien de neuf, mille tendresses.

À toi. Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 h[eure].
[25 mars 1854.]

La tête me tourne, et la gorge me brûle, d’avoir cherché, bûché, creusé, retourné, farfouillé et hurlé de cent mille façons différentes, une phrase qui vient enfin de se finir. – Elle est bonne. J’en réponds ; mais ce n’a pas été sans mal ! –

Mais avant de parler de moi, parlons de toi, pauvre chère Louise. Je t’assure que personne ne compatit plus à ton rhume. Ce sont là de vraies maladies. Car qu’est-ce qu’une maladie qui ne fait pas souffrir ? un mot dans un livre, puisqu’on guérit des plus dangereuses et qu’on meurt des plus bénignes. La douleur, voilà le vrai mal ! – Et c’est bien plutôt d’elle que de la mort que je suis un homme « à me mettre sous la peau d’ung veau pour l’éviter », comme disait le vieux. – C’est atroce un rhume ! Cela vous démoralise ! L’humidité du nez semble tremper les pensées dans je ne sais quel mucus mélancolique. Ô science humaine, à quoi sers-tu ? C’est pourquoi les gens prétendus utiles me semblent être d’un grotesque qui dépasse les autres : – Dans quel bel état j’étais il y a cinq semaines, à Paris ! Quel hargneux et maussade individu je faisais ! C’est qu’en vérité j’y souffrais cruellement. J’étais prodigieusement irrité et triste. Et puis je suis comme l’Égypte. – Il me faut pour vivre la régulière inondation du style. Quand elle manque, je me trouve anéanti comme si toutes les sources fécondantes étaient rentrées en terre, je ne sais où, et je sens, par-dessus moi, passer d’innombrables aridités qui me soufflent, au visage, le désespoir. –

Pourquoi donc voulais-tu avoir fini ta Servante pour le 1er avril ? Voilà de ces choses que tu me permettras de blâmer ? Il ne faut se rien fixer en ces matières, car on se dépêche alors, avec la meilleure bonne foi du monde et sans s’en douter. – On doit toujours s’embarquer dans une œuvre, comme un corsaire dans son navire ; avec l’intention d’y faire fortune, des provisions pour vingt campagnes et un courage intrépide. On part, mais on ne sait pas quand on reviendra ! On peut faire le tour du monde ? –

Tu travailles encore trop vite. Rappelle-toi le vieux précepte du père Boileau : « écrire difficilement des vers faciles ». – Songe donc ce que c’est qu’une œuvre de deux mille vers à corriger ! – Il faut retourner tous les mots, sous tous leurs côtés, et faire comme les pères Spartiates, jeter impitoyablement au néant ceux qui ont les pieds boiteux ou la poitrine étroite.

Ce brave B[ouilhet] vient de passer quinze tristes jours à re-corriger son Homme futur. Mais enfin c’est fini, et bien fini. J’ai été enchanté de ce qu’il m’a envoyé avant-hier. Il me tarde, comme à lui, de voir la chose imprimée. Quoique l’impression pour moi ne change rien, ordinairement. Ainsi la lecture de Melænis dans la R[evue] ne m’a pas fait changer d’opinion sur une seule virgule. C’est une œuvre, Les Fossiles ! mais combien y a-t-il de gens en France capables de la comprendre ? Triste, triste ! Eh non, pourtant, car c’est là ce qui nous console, au fond ! – Et puis, qui sait ? Chaque voix trouve son écho ! – Je pense souvent avec attendrissement aux êtres inconnus, à naître, étrangers, etc., qui s’émeuvent ou s’émouvront des mêmes choses que moi. Un livre, cela vous crée une famille éternelle dans l’humanité. Tous ceux qui vivront de votre pensée, ce sont comme des enfants attablés à votre foyer. – Aussi quelle reconnaissance j’ai, moi, pour ces pauvres vieux braves, dont on se bourre à si large gueule, qu’il semble que l’on a connus, et auxquels on rêve, comme à des amis morts !

***

Il m’est impossible de retrouver cette bande de journal où il y avait, je crois, un discours de Ribeyrolles. – Elle est perdue, probablement ? Mon domestique (un nouveau, qui est plus bête que ses bottes) dit qu’il ne sait pas s’il ne l’a pas jetée, par hasard, dans le seau aux eaux sales, et de là aux lieux, Ô démocratie, où serais-tu allée ? Ce papier était, probablement, tombé de mon lit sur le tapis, et il l’aura chassé avec les ordures. Curieux symbolisme ! mais ça m’embête. – L’autre au moins, qui nous volait comme dans une forêt de Bondy, ne m’a jamais fait de ces bêtises, tant il est vrai qu’on n’est bien servi que par des canailles ! Ce brave garçon s’est déjà fait chasser de chez trois bourgeois, un peu plus regardants (c’est le mot) que nous, à ce qu’il paraît. Et l’un d’eux a même trouvé dans sa chambre quantité de mouchoirs de batiste à ton honorable concitoyen, comme dit le père Hugo, et douze paires de gants neufs dérobés furtivement, et avec quoi j’eusse fait belle patte, car je les avais pris sur mesure. Mais mon serviteur avait une maîtresse !

 

J’ai su depuis qui payait sa toilette

 

Ô les femmes ! Exemple de moralité à citer aux enfants.

***

Pourquoi la découverte d’un méfait quelconque excite-t-elle toujours ma gaieté ?

***

J’ai envoyé immédiatement la lettre à Mme d’Aunet.

***

Je lis maintenant un livre latin du temps de Louis XIV, qui est d’une gaillardise profonde. Il y a des femmes qui s’instruisent, et des séances où les sexes sont entremêlés. C’est charmant ! Je ris tout seul, comme une compagnie de vagins altérés devant un régiment de phallus. À propos de phallus, ce bon Babinet et Lageolais m’intéressent infiniment. – Elle a un grand air de corruption, cette fille. Ce doit être une femme à passions. Tu te feras expliquer ce mot par B[ouilhet].

En résumé, je me trouve maintenant dans un assez bon état. La B[ovary] marche, quitte à retomber bientôt, car je vais toujours par bonds et par sauts, d’un train inégal, et avec une continuité disloquée, à la manière, un peu, des lièvres, étant un animal de tempérament songeur et de plume craintive.

Adieu. Je t’embrasse, malgré ton rhume, ou plus fort à cause de cela ? –

À toi, ton.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi soir.
[4 avril 1854.]

Celle-ci ne compte pas. C’est pour savoir seulement comment tu vas. B[ouilhet], au reste, m’a donné de tes nouvelles. Il m’a dit que tu étais très souffrante, mais que tu n’avais rien de sérieux. Je ne sais si c’est une sympathie de nos organes, mais il me pousse, au même endroit que toi, un clou qui, s’il ne rentre pas, sera monstre ! Chou colossal ! Orgueil de la Chine ! Arbor sancta ! J’ai été depuis vendredi dans un état affreux d’ennui, et d’affaissement, résultat d’un passage dont je ne pouvais venir à bout. – Il est, Dieu merci, passé depuis ce soir. Ce livre m’éreinte, j’y use le reste de ma jeunesse. Tant pis ! il faut qu’il se fasse. La Vocation, grotesque ou sublime, doit se suivre. Tu parles de ma quiétude. On n’a jamais parlé de rien de plus fantastique. Moi, de la quiétude ! Hélas non ! Personne n’est plus troublé, tourmenté, agité, ravagé. Je ne passe pas deux jours ni deux heures de suite dans le même état. Je me ronge de projets, de désirs, de chimères, sans compter la grande et incessante chimère de l’Art ! qui bombe son dos et montre ses dents d’une façon de plus en plus formidable, et impossible. D’ailleurs, ces premiers beaux jours me navrent. Je suis malade de la maladie de l’Espagne. Il me prend des mélancolies sanguines et physiques de m’en aller, botté et éperonné, par des bonnes vieilles routes toutes pleines de soleil, et de senteurs marines. Quand est-ce que j’entendrai mon cheval marcher sur des blocs de marbre blanc, comme autrefois ? Quand reverrai-je de grandes étoiles ? Quand est-ce que je monterai sur des éléphants, après avoir monté sur des chameaux ?…

L’inaction musculaire où je vis me pousse à des besoins d’action furibonde. – Il en est toujours ainsi. La privation radicale d’une chose en crée l’excès. – Et il n’y a de salut pour les gens comme nous que dans l’excès. Ce ne sont pas les Napolitains qui entendent la couleur, mais les Hollandais et les Vénitiens. Comme ils étaient toujours dans le brouillard, ils ont aimé le soleil.

As-tu un Plutarque ? Lis la vie d’Aristomène. C’est ce que je lis maintenant. C’est bien beau.

Adieu, écris-moi pour me donner des nouvelles de ta santé et du concours. Je t’embrasse. Je t’écrirai samedi. À toi, ton.

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi soir, minuit.
[7 avril 1854.]

Je viens de recopier au net tout ce que j’ai fait depuis le jour de l’an, ou pour mieux dire depuis le milieu de février, puisqu’à mon retour de Paris j’ai tout brûlé. Cela fait treize pages, ni plus ni moins, treize pages en sept semaines. Enfin, elles sont faites, je crois, et aussi parfaites qu’il m’est possible. Je n’ai plus que deux ou trois répétitions du même mot à enlever et deux coupes trop pareilles à casser. Voilà enfin quelque chose de fini. C’était un dur passage : il fallait amener insensiblement le lecteur de la psychologie à l’action, sans qu’il s’en aperçoive. Je vais entrer maintenant dans la partie dramatique et mouvementée. Encore deux ou trois grands mouvements et j’apercevrai la fin. Au mois de juillet ou d’août, j’espère entamer le dénouement. Que de mal j’aurai eu, mon Dieu ! Que de mal ! Que d’échignements et de découragements ! J’ai hier passé toute ma soirée à me livrer à une chirurgie furieuse. J’étudie la théorie des pieds bots. J’ai dévoré en trois heures tout un volume de cette intéressante littérature et pris des notes. Il y avait là de bien belles phrases : « Le sein de la mère est un sanctuaire impénétrable et mystérieux où », etc. Belle étude du reste ! Que ne suis-je jeune ! Comme je travaillerais ! Il faudrait tout connaître pour écrire. Tous tant que nous sommes, écrivassiers, nous avons une ignorance monstrueuse, et pourtant comme tout cela fournirait des idées, des comparaisons ! La moelle nous manque généralement ! Les livres d’où ont découlé les littératures entières, comme Homère, Rabelais, sont des encyclopédies de leur époque. Ils savaient tout, ces bonnes gens-là ; et nous, nous ne savons rien. Il y a dans la poétique de Ronsard un curieux précepte : il recommande au poète de s’instruire dans les arts et métiers, forgerons, orfèvres, serruriers, etc., pour y puiser des métaphores. C’est là ce qui vous fait, en effet, une langue riche et variée. Il faut que les phrases s’agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressemblance.

Mais causons de toi et, à propos de médecine, je ne comprends rien à tes maux. Qu’as-tu, en définitive ? Qui est-ce qui te soigne, et te soignes-tu ? Si c’est un des deux êtres que j’ai vus chez toi, Vallerand ou Appert, je te plains. Ces messieurs m’ont l’air de franches buses. Tu as beau être athée en médecine, je t’assure qu’elle peut faire beaucoup de mal. On vous tue parfaitement, si on ne vous guérit pas. Je t’avais toujours conseillé d’aller consulter pour tes palpitations quelqu’un. Tu persistes à n’en rien faire et à souffrir. C’est très beau au point de vue du sec, mais moins beau au point de vue du raisonnable.

J’ai reçu la lettre où tu me disais que de Vigny t’avait lue (et assez mal) à l’Académie. Ainsi rassure-toi, elle n’a pas été perdue. Ça m’a l’air d’un excellent homme, ce bon de Vigny. C’est du reste une des rares honnêtes plumes de l’époque : grand éloge ! Je lui suis reconnaissant de l’enthousiasme que j’ai eu autrefois en lisant Chatterton. (Le sujet y était pour beaucoup. N’importe.) Dans Stello et dans Cinq-Mars il y a aussi de jolies pages. Enfin c’est un talent plaisant et distingué, et puis il était de la bonne époque, il avait la Foi ! Il traduisait du Shakespeare, engueulait le bourgeois, faisait de l’historique. On a eu beau se moquer de tous ces gens-là, ils domineront pour longtemps encore tout ce qui les suivra. Et tous finissent par être académiciens, ô ironie ! Le dédain pour la Poésie que l’on a en ce lieu, et dont il te parlait, m’a remis en tête aujourd’hui que voilà de ces choses qu’il faut expliquer, et ce sera moi qui les expliquerai. Le besoin se fait sentir de deux livres moraux, un sur la littérature et un autre sur la sociabilité. J’ai des prurits de m’y mettre. (Malheureusement je ne pourrai pas commencer avant trois ans au plus tôt.) Et je te réponds bien que si quelque chose peut casser les vitres, ce sera cela. Les honnêtes gens respireront. Je veux donner un peu d’air à la conscience humaine qui en manque. Je sens que c’est le moment. Un tas d’idées critiques m’encombrent. Il faut que je m’en débarrasse quelque part, et sous la forme la plus artiste possible, pour me mettre ensuite commodément et longuement à deux ou trois grandes œuvres que je porte depuis longtemps dans le ventre.

Non, je n’ai pas été trop loin à l’encontre de Delisle, car après tout je n’ai pas dit de mal de lui ; mais j’ai dit et je maintiens que son action au piano m’a indigné. J’ai reconnu là un poseur taciturne. Ce garçon ne fait point de l’art exclusivement pour lui, sois-en sûre. Il voudrait que toutes ses pièces de vers pussent être mises en musique et chantées, et gueulées, et roucoulées dans les salons (puis il se donnera pour excuse à lui-même que les poésies d’Homère étaient chantées, etc.). Cela m’exaspère ; je ne lui ai pas pardonné cette prostitution. Tu n’as vu dans ma férocité qu’une lubie excentrique. Je t’assure qu’il m’a blessé en la poésie, en la musique et en lui que j’aimais, car, quoique tu me déclares : « n’avoir jamais eu un élan de cœur de ma vie », je suis au contraire un gobe-mouches qui n’admire jamais par parties. Quand je trouve la main belle, j’adore le bras. Si un homme a fait un bon sonnet, le voilà mon ami et puis, après, je lutte contre moi-même et je ne veux pas me croire encore lorsque j’ai découvert la vérité. Leconte peut être un excellent garçon, je n’en sais rien ; mais je lui ai vu faire une chose (insignifiante en soi, d’accord) qui m’a semblé, dans l’ordre artistique, être ce que la sueur des pieds est au physique. Cela puait et les trilles, gammes et octaves qui dominaient sa voix faisaient comme les mailles de cette sale chaussette harmonique, par où s’écoulait béatement ce flux de vanité nauséabonde. Et la pauvre poésie au milieu de tout cela ! Mais il y avait des dames ! Ne fallait-il pas être aimable ? L’esprit de société, saperlotte !!!

Tu me dis de bien belles choses sur la Sylphide et son activité. Le remuement que certaines gens se donnent vous occasionne le vertige, n’est-ce pas ? Voilà à quoi se passe la vie, à un tas d’actions imbéciles qui font hausser les épaules au voisin. Rien n’est sérieux en ce bas monde, que le rire !

Penses-tu à la tribouillée qu’il va falloir que Bouilhet administre à cette pauvre Léonie ? Elle l’attend comme la manne. Pourvu qu’elle ne lui dise pas – comme Cymodocée à Eudore : « Ah ! les femmes de Rome t’ont trop aimé ! Ah ! les garces de Paris t’ont trop sucé, etc. »

Adieu, pauvre chère Muse ; rétablis-toi donc ! je t’embrasse.

TON MONSTRE.

 

Je relis de l’histoire grecque pour le cours que je fais à ma nièce. Hier le combat des Thermopyles, dans Hérodote, m’a transporté comme à douze ans, ce qui prouve la candeur de mon âme, quoi qu’on en dise.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi soir, minuit.
[12 avril 1854.]

J’attends B[ouilhet] demain ou après-demain (peut-être même, est-il en ce moment à Rouen dans les bras de sa dulcinée n° 3 ?). Aussi, je t’écris de suite de peur de n’y pas penser demain, et que ma lettre ne soit en retard. – Comme tu es triste, pauvre Muse ! Quelles funèbres lettres tu m’envoies depuis quelque temps ! Tu t’exaspères contre la vie. Mais elle est plus forte que nous, il faut la suivre. D’ailleurs ta conduite à l’encontre de ta santé n’a pas de sens. C’est la dernière fois que je te le dis. Quand tu te seras procuré, grâce à ton entêtement, quelque bonne maladie organique, où il n’y aura rien à faire qu’à souffrir indéfiniment, tu trouveras peut-être que j’avais raison ? Mais il ne sera plus temps ! Crois-en donc un homme, qui a été élevé dans la haine de la médecine, et qui la toise à sa hauteur. Il n’y a pas d’art, mais il y a des innéités, de même qu’en critique, il n’y a point de poétique, mais le goût, c’est-à-dire certains hommes-à-instinct qui devinent, hommes nés pour cela et qui ont travaillé cela.

Mais parlons du moral, puisque, selon toi, c’est là la cause de ton mal. Tu me dis que les idées de volupté ne te tourmentent guère. J’ai la même confidence à te faire. Car je t’avoue que je n’ai plus de sexe, Dieu merci ! Je le retrouverai au besoin et c’est ce qu’il faut. – À ce propos où as-tu vu que je t’aie fait des anti-déclarations ? Quand t’ai-je dit que je n’avais « pas d’amour pour toi » ? Non, non, pas plus que je n’ai jamais dit le contraire. Laissons les mots auxquels on tient, et dont on se paye en se croyant quitte du reste. Qu’importe de s’inquiéter perpétuellement de l’étiquette et de la phrase ? Mets un peu la tête dans tes mains, ne pense pas à toi, mais à moi, tel que je suis, ayant 33 ans bientôt. – Usé par quinze à dix-huit ans de travail acharné, plus plein d’expérience que toutes les académies morales du monde, quant à tout ce qui touche les passions, etc., goudronné, enfin, à l’encontre des sentiments pour y avoir beaucoup navigué, et demande-toi s’il est possible qu’un tel être ait ce qui s’appelle de l’Hâmour. – Et puis, qu’est-ce que ça veut dire ? Je m’y perds. Si je ne t’aimais pas, pourquoi t’écrirais-je d’abord, et pourquoi te verrais-je ? et pourquoi te – ? Qui donc m’y force ? Quel est l’attrait qui me pousse et me ramène vers toi, ou plutôt qui m’y laisse ? Ce n’est pas l’habitude. Car nous ne nous voyons pas assez souvent pour que le plaisir de la veille excite à celui du lendemain. Pourquoi, quand je suis à Paris, est-ce que je passe tout mon temps chez toi (quoi que tu en dises) si bien que j’ai cessé à cause de cela de voir bien du monde ? Je pourrais trouver d’autres maisons qui me recevraient, et d’autres femmes. D’où vient que je te préfère à elles ?

Ne sens-tu pas qu’il y a dans la vie quelque chose de plus élevé que le bonheur ? que l’amour et que la Religion, parce qu’il prend sa source dans un ordre plus impersonnel ? – Quelque chose qui chante à travers tout, soit qu’on se bouche les oreilles ou qu’on se délecte à l’entendre, à qui les contingents ne font rien, et qui est de la nature des Anges, lesquels ne mangent pas ? Je veux dire l’idée ? C’est par là qu’on s’aime, quand on vit par là. J’ai toujours essayé (mais il me semble que j’échoue) de faire de toi un hermaphrodite sublime. Je te veux homme jusqu’à la hauteur du ventre (en descendant). Tu m’encombres et me troubles et t’abîmes avec l’élément femelle. – Il y a en toi (et souvent visibles dans la même action) deux principes plus nets l’un de l’autre et plus opposés que le sont Ormuzd et Ahriman dans la cosmogonie persane. Repasse ta vie, tes aventures intérieures et les événements externes. Relis même tes œuvres, et tu t’apercevras que tu as en toi un ennemi, un je ne sais quoi qui, en dépit des plus excellentes qualités, du meilleur sentiment, et de la plus parfaite conception, t’a rendue ou fait paraître le contraire juste de ce qu’il fallait.

Le Bon Dieu t’avait destinée à égaler, si ce n’est à surpasser, ce qu’il y a de plus fort, maintenant. Personne n’est comme toi, et il t’arrive avec la meilleure bonne foi du monde de pondre quelquefois des vers détestables ! Même histoire dans l’ordre sentimental. Tu ne vois pas. – Et tu as des injustices sur lesquelles on se tait, mais qui font mal.

Ce ne sont pas des reproches tout cela, pauvre chère Muse. Non, et si tu pleures, que mes lèvres essuient tes larmes ! Je voudrais qu’elles te balayent le cœur pour en chasser toutes les vieilles poussières.

J’ai voulu t’aimer, et je t’aime d’une façon qui n’est pas celle des amants. Nous eussions mis tout sexe, toute décence, toute jalousie, toute politesse (tout ce qui est comme ce serait avec un autre), à nos pieds, bien en bas, pour nous faire un socle, et, montés sur cette base, nous eussions, ensemble, plané au-dessus de nous-mêmes. Les grandes passions, je ne dis pas les turbulentes, mais les hautes, les larges, sont celles à qui rien ne peut nuire, et dans lesquelles plusieurs autres peuvent se mouvoir. – Aucun accident ne peut déranger une Harmonie qui comprend en soi tous les cas particuliers. Dans un tel amour, d’autres amours même auraient pu venir ? Il eût été tout le cœur !

Voilà ce qui rend dans la jeunesse les attachements d’hommes si féconds, ce qui fait qu’ils sont si poétiques, en même temps, et que les anciens avaient rangé l’amitié presque à la hauteur d’une Vertu.

Avec le culte de la Vierge, l’adoration des larmes est arrivée dans le monde. Voilà dix-huit siècles que l’humanité poursuit un idéal rococo. Mais l’homme s’insurge encore une fois, et il quitte les genoux amoureux qui l’ont bercé dans sa tristesse. Une réaction terrible se fait dans la conscience moderne contre ce qu’on appelle l’amour. Cela a commencé par des rugissements d’ironie (Byron, etc.), et le siècle tout entier regarde à la loupe et dissèque sur sa table la petite fleur du Sentiment, qui sentait si bon ! jadis !

Il faut avoir, je ne dis pas les idées de son temps, mais les comprendre. – Eh bien, je maintiens qu’on ne peut vivre passablement qu’en se refusant le plus possible à l’élément qui se trouve être le plus faible. – La civilisation où nous sommes est un triomphe opéré (guerre incessante et toujours victorieuse) sur tous les instincts dits primordiaux. – Si vous voulez vous livrer à la colère, à la vengeance, à la cruauté, au plaisir effréné ou à l’amour lunatique, le désert est là-bas, et les plumes de sauvage un peu plus loin, allez-y ! – Voilà pourquoi, par exemple, je regarde un homme qui n’a pas cent mille livres de rente et qui se marie, comme un misérable, comme un gredin à bâtonner. Le fils du Hottentot n’a rien à demander à son père que son père ne lui puisse donner. Mais ici, chaque fils de portier peut vouloir un palais, et il a raison ! C’est le mariage qui a tort, et la misère ! ou plutôt la Vie elle-même, donc il ne fallait pas vivre, et c’est là ce qu’il fallait démontrer, comme on dit en géométrie.

Adieu, je t’enlace. À toi, ton.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi, minuit.
[18 avril 1854.]

Si je ne t’ai pas reparlé de l’affaire du Philosophe, c’est que je croyais que c’était entièrement fini, quant à présent du moins, et fini par un refus formel de sa part ? Malgré l’avis contraire de Béranger, je persiste à penser que le mien était bon, si toutefois tu continues à le tenir ferme. Je t’ai donné ce conseil d’après les données de son caractère, que tu m’as dit être faible. – Et, cela admis, j’avais raison ! Donc, attends. – Et tiens bon, et ne crois plus, chère Muse, que je ne m’intéresse pas à tes affaires. Rien de ce qui te touche, au contraire, ne m’est indifférent. Je voudrais te voir avant tout, heureuse, heureuse de toute façon, de toute manière, heureuse d’argent, de position, de gloire, de santé, etc., et si je savais quelqu’un qui pût te donner tout cela, je l’irais chercher pieds nus. Le bonheur, ou ce qui en approche, est un composé de petits bien-être, de même que le non-malheur ne s’obtient que par la plénitude d’un sentiment unique, qui nous bouche les ouvertures de l’âme à tous les accidents de la Vie.

N’est-ce pas vendredi prochain que l’on décide le prix ? J’attends dimanche matin avec anxiété.

Tu me verras dans trois semaines au plus tard. Je n’ai plus, d’ici à mon départ, que cinq ou six pages à faire et, de plus, sept ou huit à moitié ou aux deux tiers faites. Je patauge en plein dans la chirurgie. J’ai été aujourd’hui à Rouen, exprès, chez mon frère, avec qui j’ai longuement causé anatomie du pied et pathologie des pieds bots. Je me suis aperçu que je me foutais dans la blouse (si l’on peut s’exprimer ainsi). Ma science acquise de fraîche date n’était pas solide de base. J’avais fait une chose très comique (le plus joli mouvement de style qu’il fût possible de voir, et que j’ai pleuré pendant deux heures), mais c’était de la fantaisie pure, et j’inventais des choses inouïes. – Il en faut donc rabattre, changer, refondre ! Cela n’est pas facile, que de rendre littéraires et gais des détails techniques, tout en les gardant précis. Ah ! les aurai-je connus les affres du style ! Au reste, tout, maintenant, m’est montagne ! – Bouilhet n’a pas été mécontent de ce que je lui ai lu. – J’ai fait, je crois, un grand pas, à savoir la transition insensible de la partie psychologique à la dramatique. Maintenant, je vais entrer dans l’action et mes passions vont être effectives. Je n’aurai plus autant de demi-teintes à ménager. Cela sera plus amusant, pour le lecteur du moins. Il faut qu’au mois de juillet, quand je reviendrai à Paris, j’aie commencé la fin. Puis j’y reviendrai au mois d’octobre, pour prendre un logement. – Quand arrivera-t-il donc ce bienheureux jour où j’écrirai le mot : fin ? Il y aura, en septembre prochain, trois ans que je suis sur ce livre. Cela est long, trois ans passés sur la même idée, à écrire du même style (de ce style-là surtout, où ma personnalité est aussi absente que celle de l’empereur de la Chine), à vivre toujours avec les mêmes personnages, dans le même milieu, à se battre les flancs toujours pour la même illusion.

J’ai lu, relu (et je les ai là sous les yeux) tes deux dernières pièces de vers, sur lesquelles il y a beaucoup à dire. – Les bons vers abondent. Mais, encore une fois, je ne t’en sais aucun gré. Les bons vers ne font pas les bonnes pièces. – Ce qui fait l’excellence d’une œuvre, c’est sa conception, son intensité. – Et, en vers surtout, qui est l’instrument précis par excellence, il faut que la pensée soit tassée sur elle-même. Or je trouve la pièce À ma fille, lâche de sentiment. C’est là ce que toutes les mères eussent dit, et à peu près de la même manière, poésie à part, bien entendu. Commençons :

La 1re strophe, sauf le 1er vers, me semble très bonne, surtout le dernier vers qui est excellent. Mais remarque : que de répétitions dans les cinq strophes qui suivent. C’est toujours sur ou sous. La pensée est divisée en petites phrases pareilles. Et c’est sans cesse la même tournure de style.

La 2e strophe, du reste, me plaît assez, quoique moins bonne que l’autre.

 

Tes cheveux dorés caressent ton front

 

caressent, expression consacrée.

 

Sur ta joue il luit

 

désagréable à l’oreille.

Les deux vers qui suivent, charmants, mais il eût fallu les mieux amener par quelque chose de plus large, à propos des cils, et qui aurait fait un pendant plus exact à « un pli de la nuit » :

 

Sur ta bouche rose…

 

Voilà trois strophes qui commencent de même :

 

Sur ton oreiller…

Sur tes longs cils…

Sur ta bouche…

 

Ils sont du reste très bons ces deux vers :

 

Sur ta bouche…

Ton souffle…

 

Mais, dans les deux qui suivent, l’inversion est trop forte. Sois sûre que la pensée ne gagne rien à ces tournures poétiques.

Quant à la strophe « De ton joli… », je la trouve ATROCE ! de toute façon.

 

De ton joli corps sous ta couverture

 

est obscène, et hors du sentiment de la pièce. « Couverture » est ignoble de réalité, outre que le mot est laid en soi. Le sentiment était :

 

Ton visage rit sur la toile blanche,

 

mais cela est tout bonnement cochon, surtout avec la suite :

 

Plus souple apparaît le contour charmant ;

 

Et puis, qu’est-ce que vient faire là le Parthénon, l’antiquité et la« frise pure » si près de la « couverture » ? – Et d’abord un enfant n’a pas les formes si saillantes qu’on les voie ainsi sous une couverture, et comme les filles du Parthénon dont les seins font bosse. – Cela est complètement faux de sentiment et d’expression. Il y a ici une chair qui n’est pas du tout à sa place.

 

Et, pour les rouvrir tu baises mes yeux,                                                         Superbe !

 

Nous mêlons nos soins, tendre, tu m’habilles,

 

que signifie « mêler des soins » ? et cette tournure archi-prétentieuse « tendre, tu m’habilles » ? et quelle vulgarité dans ce « tu m’habilles » ! Notez que nous avons plus bas « ta tête d’ange ».

 

Et des frais tissus chers aux jeunes filles,

 

école de Delille. Au reste, il y a beaucoup de rococo dans cette pièce :

 

Tu t’assieds parfois rêveuse au piano

Je pose une fleur sur ta tête d’ange.

 

Nous allons au bal, un ange qui va au bal et qui a un port virginal (port comporte par lui-même une idée de maturité). Je trouve toute cette seconde page fort plate :

 

Auprès du foyer tu brodes, je couds…

Tu danses, tu ris,

 

est-ce de la poésie cela ? À quoi bon faire des vers pour de pareilles trivialités ? Les morts qui reviennent sont fort embêtants. Cela n’est pas ému, parce que ça tient trop peu de place dans l’économie de la pièce. Il ne faut pas ménager la sensibilité du lecteur quand on la touche. – Et puis voilà encore des détails de beauté qui reviennent :

 

Avec ton front poli comme un marbre…

Une jeune fille est comme un arbre…

 

c’est trop. Si elle a le front comme un marbre, elle ne peut être, elle, comme un arbre.

 

À tous ses rameaux des fruits sont promis,

 

fort ingénieux ; mais, encore une fois, cela [est] trop dans un ordre d’idées étrangères à celle de maternité, de virginité.

 

Et les blanches fleurs…

Et les nids joyeux…

 

quel dommage que deux si bons vers soient perdus !

L’orage, pour dire le malheur, a été dit par tout le monde, et puis, le pire de tout cela et ce qui m’irrite, ce qui fait que je ne suis peut-être pas impartial, c’est le sujet. Je hais les pièces de vers à ma fille, à mon père, à ma mère, à ma sœur. Ce sont des prostitutions qui me scandalisent (voir Le Livre posthume). Laissez donc votre cœur et votre famille de côté et ne les détaillez pas au public ! – Qu’est-ce que cela dit tout cela ? qu’est-ce que ça a de beau, de bon, d’utile et, je dirai même, de vrai ? Il faut couper court avec la queue lamartinienne, et faire de l’art impersonnel. Ou bien, quand on fait du lyrisme individuel, il faut qu’il soit étrange, désordonné, tellement intense enfin que cela devienne une création. Mais quant à dire faiblement ce que tout le monde sent faiblement, non.

Pourquoi donc reviens-tu toujours à toi ? Tu te portes malheur. Tu as fait dans ta vie une œuvre de génie (une œuvre qui fait pleurer, note-le) parce que tu t’es oubliée, que tu t’es souciée des passions des autres et non des tiennes.

Il faut s’inspirer de l’âme de l’humanité et non de la sienne. C’est comme le sonnet À la gloire. Cela n’est pas lisible et le lecteur s’indignera toujours de la supériorité que l’auteur se reconnaît.

La première strophe est superbe. Mais ensuite cela dégringole : la Poésie, personnifiée et parlant, mauvais goût ; « l’étendard de la poésie », idem.

 

Une route étoilée et sereine,

 

que l’on poursuit un étendard à la main et que l’idéal… traçait,

 

De la cime où je plane,

 

tout cela est forcé, cherché, encombré.

 

La gloire sur ma tombe a sonné son réveil,

 

de qui le réveil ? De la gloire ou de la royauté ? Nous avons déjà reine et, plus bas, encore reine.

 

La fleur de l’aloès éclate épanouie,

 

non, la fleur éclate en s’épanouissant, mais elle n’éclate pas épanouie. Quand elle éclate, elle n’a pas pour qualité, pour attribut d’être épanouie. Elle est, au contraire, s’épanouissant.

***

Si tu as ton prix, travaille ta Servante tranquillement. – Et mets-toi de suite, sans t’inquiéter de rien, à tes autres contes et publie tout en masse. Il faut toujours employer les grosses artilleries. – Il ne faut pas donner ainsi son sang goutte à goutte. Songe à ce que serait la publication de six bons contes en vers, bien différents de forme et de fond, et reliés par une pensée et un titre commun. Cela serait imposant d’aspect, à part la valeur du contenu.

***

B[ouilhet] m’a dit que Philipon t’avait défendu (formellement) de rien recevoir. Dois-je faire néanmoins l’article pour la Librairie nouvelle ? En cas qu’oui, dis-le-moi, je te l’apporterai.

À toi, je t’embrasse.

Ton G.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 h[eure].
[22 avril 1854.]

Je viens de rêvasser pendant une heure à ton article de la Librairie nouvelle, ou plutôt sur la Librairie nouvelle. Je crois qu’il y a moyen d’en faire un, tel quel. Je te bâclerai ça, ces jours-ci, pendant que B[ouilhet] sera là ; il te l’apportera, ou je te l’apporterai peu de jours après. Le principal, et la seule chose difficile, c’est d’avoir un plan quelconque, et que ces bêtes de lignes ne se bornent pas à être une sèche nomenclature.

Je suis toujours empêtré dans les pieds bots. Mon cher frère m’a manqué cette semaine deux rendez-vous, et s’il ne vient pas demain, je serai encore forcé d’aller à Rouen. N’importe, cela avance. J’ai eu beaucoup de mal ces jours-ci relativement à un discours religieux. Ce que j’ai écrit, est (dans ma conscience) d’une impiété rare. – Ce que c’est que la différence d’époques ! Si j’eusse vécu cent ans plus tôt, quelle déclamation j’aurais mise là ! – Au lieu que je n’ai écrit qu’une exposition pure, et presque littérale de ce qui a dû être. – Nous sommes avant tout dans un siècle historique. Aussi faut-il raconter tout bonnement, mais raconter jusque dans l’âme. – On ne dira jamais de moi ce qu’on dit de toi dans le sublime prospectus de la Librairie nouvelle : « Tous ses travaux concourent à ce but élevé » (l’aspiration d’un meilleur avenir). Non, il ne faut chanter que pour chanter. Pourquoi l’Océan remue-t-il ? Quel est le but de la nature ? Eh bien ! je crois le but de l’humanité exactement le même. Cela est parce que cela est, et vous n’y ferez rien, braves gens. Nous tournons toujours dans le même cercle, nous roulons toujours le même rocher ! – N’était-on pas plus libre et plus intelligent du temps de Périclès que du temps de Napoléon III ?

Où as-tu vu que je perds « le sens de certains sentiments que je n’éprouve pas » ? Et d’abord je te ferai observer que je les éprouve. J’ai le cœur humain, et si je ne veux pas d’enfant à moi, c’est que je sens que je l’aurais trop paternel. J’aime ma petite nièce comme si elle était ma fille, et je m’en occupe assez (activement) pour prouver que ce ne sont point des phrases. Mais que je sois écorché vif, plutôt que d’exploiter cela en style ! Je ne veux pas considérer l’art comme un déversoir à passion, comme un pot de chambre un peu plus propre qu’une simple causerie, qu’une confidence. Non ! non ! la Poésie ne doit pas être l’écume du cœur. Cela n’est ni sérieux, ni bien. Ton enfant mérite mieux que d’être montrée en vers sous sa couverture, que d’être appelée ange, etc. Tout cela est de la littérature de romance plus ou moins bien écrite, mais qui pêche par la même base, faible. Quand on a fait La Paysanne et quelques pièces de ton recueil : « Ce qui est [dans le cœur des femmes] », on ne [peut] plus se permettre ces fantaisies-là, même pour rire. La personnalité sentimentale sera ce qui plus tard fera passer pour puérile et un peu niaise, une bonne partie de la littérature contemporaine. Que de sentiment, que de sentiment, que de tendresse, que de larmes ! Il n’y aura jamais eu de si braves gens. Il faut avoir, avant tout, du sang dans les phrases, et non de la lymphe, et quand je dis du sang, c’est du cœur. Il faut que cela batte, que cela palpite, que cela émeuve. Il faut faire s’aimer les arbres et tressaillir les granits. On peut mettre un immense amour dans l’histoire d’un brin d’herbe. La fable des deux pigeons m’a toujours plus ému que tout Lamartine. Et ce n’est que le sujet. Mais si La Fontaine avait eu dépensé d’abord sa faculté aimante dans l’exposition de ses sentiments personnels, lui en serait-il resté suffisamment pour peindre l’amitié de deux oiseaux ? Prenons garde de dépenser en petites monnaies nos pièces d’or.

Ton reproche est d’autant plus singulier que je fais un livre uniquement consacré à la peinture de ces sentiments que tu m’accuses de ne pas comprendre. – Et j’ai lu ta pièce de vers trois jours après avoir achevé un petit tableau où je représentais une mère caressant son enfant. Tout cela n’est pas pour défendre mes critiques, auxquelles je tiens fort peu. Mais je ne démords pas de l’idée qui me les a dictées.

***

Il me semble que le Prix s’annonce bien ; j’ai bon espoir.

***

Je n’ai eu aucune nouvelle de B[ouilhet] depuis qu’il est parti. Je l’attends mardi ou mercredi.

Peux-tu m’envoyer cette pièce de Leconte : Les Chiens au clair de lune ? J’ai grande envie de la connaître.

Puisque tu es décidée à publier La Servante, de suite, je n’en dis plus rien (de la publication), mais j’attendrais. – Quelle rage vous avez tous là-bas, à Paris, de vous faire connaître, de vous hâter, d’appeler les locataires avant que le toit ne soit achevé d’être bâti ! Où sont les gens qui suivent le précepte d’Horace « qu’il faut tenir pendant neuf ans son œuvre secrète avant de se décider à la montrer » ? On n’est en rien assez magistral, par le temps qui court.

Adieu, je t’embrasse, non magistralement. À toi, ton.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir. [29 avril 1854.]

Je me suis mis définitivement ce soir à ton article. Ce sera un chef-d’œuvre de mauvais goût et de chic ! La Librairie nouvelle en tressaillera jusque dans les entrailles de sa mauvaise littérature. Bouilhet revient demain. – Mais il retournera mercredi à Rouen. Je le continuerai, l’achèverai, et te le porterai moi-même vers la fin de la semaine, vendredi ou samedi, je ne sais encore le jour. Je voudrais faire aussi une ou deux corrections à la Bovary, dont la moindre phrase me semble plus malaisée que tous les articles Pompadour du monde. – Je te préviendrai de mon arrivée.

J’attends mercredi avec impatience pour avoir un mot de toi.

Adieu, à bientôt donc. Je t’embrasse et signe

EUGÈNE GUINOT,

car je rivalise avec lui de bêtise et de gentillesse. Il se peut même que je l’enfonce.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche soir.
[Mai-juin 1854.]

Mon cher Monsieur, j’arrive mercredi prochain par le convoi de midi 15 m. Nous déjeunerons, longuement, ensemble, et passerons la soirée. Apporte le Kachhieh ! (orthographe arabe). Je compte le voir au chemin de fer. – Si tu n’as pas très faim nous pourrons même lire de suite, à mon hôtel, le premier acte, si tu veux. Quoiqu’il vaudrait mieux réserver cela pour le dessert. –

En conséquence, fais-moi le plaisir d’aller, dès aujourd’hui, rue du Helder (succursale) et de demander à Joseph un appartement pour moi. Je ne veux pas qu’il me loge au-dessus du second. Ainsi il peut me donner le rez-de-chaussée, le premier ou le second. Si ces appartements sont pris, il me logera en face dans le grand hôtel ou chez Perrichon (où nous avons été ensemble au mois de novembre). Adieu vieux, fais bien ma commission. J’aurais pu venir plus tard, mais cela m’aurait remis trop loin pour mon travail, et je ne serais pas venu du tout ? – Quand tu viendras ici au mois de septembre j’espère te lire une bonne tartine. Merci du pourtrait de la mère Jourdain. Quelle ignominie !

***

C’est la jeune Kaire qui va mettre ce mot à la poste, à qui (pas à la poste ni au mot, mais à elle) je viens de relâcher le lacet de sa bottine. Toujours lubrique ! Elle va se marier : événement !

Adieu, bon vieux. Nous allons en dégoiser, j’espère. Pas un mot de mon arrivée à personne, bien entendu, de peur des rapports et des relançades.

Je t’embrasse.

À toi.

À LOUIS BOUILHET

Croisset, mercredi soir. [5 juillet 1854.]

Je tombe sur les bottes ! Je crève d’envie de dormir. J’ai conduit aujourd’hui à Caumont mon nouveau cousin le sieur Laurent, qui est ici depuis samedi avec sa belle-mère et sa june épouse, et qui repart demain. Nous sommes revenus à pied. – Je suis un peu échigné ; joins à cela un fort dîner chez Achille. – Comme j’ai pensé à toi, tantôt, sacrée canaille, en traversant le bois de Canteleu ! Sais-tu de quoi l’on causait ? locomotives, et chemins de fer !!

Ta lettre m’a fait de la peine, pauvre vieux. Pourquoi donc es-tu si triste ? est-ce que tu vas faiblir, toi que j’admire et qui me réconfortes ? Je te prie sincèrement de cesser, par bas égoïsme. Que me restera-t-il, si tu cales ? – Heureusement que je connais mon bonhomme et je te dirai qu’au fond je suis peu inquiet de ton découragement. Les désillusions ne sont faites que pour les gens sans imagination. Or je t’estime assez pour croire que tu n’en auras jamais de sérieuses et surtout de persistantes. – Note que voilà la première année de ta vie que tu te trouves seul et avec le loisir de t’emmerder pendant 24 heures, de suite. Il y a encore, à ton état présent, d’autres causes que je t’expliquerai doctoralement,

 

Seul à seul chez Barbin,

 

c’est-à-dire piétés dans quelque taberne méritoire. Au reste, c’est bon. Il faut s’emmerder à Paris. C’est le seul moyen de n’y pas devenir bête. Tout océan doit pousser à la dégueulade.

Tu as tort de regretter Rouen. Il ne faut rien regretter, car n’est-ce pas reconnaître qu’il y a au monde quelque chose de bon ?

Tu peux avoir raison en ceci : qu’il eût mieux valu arriver là-bas avec ton drame tout fait. C’est possible comme pompe ; mais autrement, non. Tu es arrivé à Paris avec une grande œuvre publiée et déjà connue des artistes. – On ignorait ta mine que l’on savait tes vers. Je ne débuterai pas dans d’aussi bonnes conditions que toi. Je serai beaucoup plus vieux, et beaucoup plus banal (comme homme). Cette année-ci, tu peux ! et tu dois l’employer à te faire des connaissances. Si j’étais de toi, je me lancerais dans le monde plus que tu ne fais. Traite-moi de bourgeois, tant que tu voudras, d’accord ; mais réfléchis profondément à l’objectif des choses et tu verras que j’ai raison. Tu m’objecteras que ça t’embête, je m’en fous. – Allons donc, sacré nom de Dieu ! ne sommes-nous pas deux vieux roquentins ? Tu m’écris qu’il n’y a pas de place à Paris pour un brave homme. – On ne trouve pas sa place, on se la fait, et à coups de bâtons encore, comme un pacha, quand il se montre. Veux-tu donner raison aux imbéciles ? veux-tu qu’ils ricanent : « J’avais toujours dit que la littérature, etc. » ? Voyons ! nom d’un petit bonhomme, ferme la porte, et gueule tout seul quelques bonnes rimes, quelques bonnes phrases un peu corsées, pense à la Chine, à Vitellius, etc., et fous-toi du reste. – Encore un an, et nous serons piétés là-bas, ensemble, comme deux rhinocéros de bronze. – Nous ferons le Ballet astronomique, une féerie, des pantomimes, le Dictionnaire des idées reçues, des scénarios, des bouts rimés, etc. – Nous serons beaux, je te le promets. – Je suis maintenant monté, et j’espère pour longtemps. Pas de nouvelles de la Muse. – ? – Tu sais que Caudron t’a pris 200 fr[ancs], qu’il n’a pas rendus, à Léonie ?

Adieu, je t’embrasse fort.

Nouvelle convention postale ! mon cher monsieur. On affranchit les lettres parce que ça coûte deux sous de moins ! Est-ce ignoble ! Quelles mœurs ! Enfin !

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi soir. [2 août 1854.]

Laxatifs, purgatifs, dérivatifs, sangsues, fièvre, salivation, foirades, trois nuits passées sans sommeil, embêtement gigantesque du bourgeois, etc., etc., voilà ma semaine, mon cher monsieur. – Depuis samedi soir je n’ai rien mangé, et je ne fais que commencer à pouvoir parler.

Bref, j’ai été pris samedi, au soir, d’une telle inflammation à la langue que j’ai cru qu’elle se transmutait en celle d’ung bœuf. – Elle me sortait hors la gueule, que j’étais obligé de tenir ouverte. J’ai durement souffert ! Enfin, depuis hier, ça va mieux, grâce à des sangsues et à de la glace. – Il est probable que je suis tellement saturé de mercure que je n’en peux plus porter ? – On va avoir recours à une autre confiture.

Au milieu de mes douleurs physiques et comme facétie pour m’en distraire, il m’est tombé une lettre éperdue de Paris. La Pers[on] perdait la tête. Tout était découvert, sa position compromise, etc. Il fallait que j’écrivisse, il fallait que je… etc. (et tout cela à un pauvre bonhomme qui bavachait, qui suait, qui empestait, et qui, pour essayer de dormir un peu, se tenait debout, la nuit, la tête appuyée contre la croisée, à cause de la véhémente chaleur interne qui luy ardoit le sang !). Je te conterai l’histoire, quand tu viendras. – Elle est complexe comme psychologie. J’en ignore le dénouement. –

Sais-tu que j’ai le gland couleur ardoise ? – quelle farce !

***

Au milieu de mes souffrances j’étais poursuivi par l’image de la jeune fille (dans Rozier) assise sur son fauteuil (positif). Ah ! que je ne me suis-je [sic] constamment livré au crime de la solitude !

***

J’ai lu cinq feuilletons du roman de Champfleury3. Franchement cela n’est pas effrayant. – Il y a parité d’intentions, plutôt que de sujet et de caractères. Ceux du mari, de sa femme et de l’amant me semblent être très différents des miens. La femme m’a l’air d’être un ange, et puis, quand il tombe dans la poésie, cela est fort restreint, sans développement, et passablement rococo d’expression. La seule chose embêtante, c’est un caractère de vieille fille dévote, ennemie de l’héroïne (sa belle-sœur), comme, dans la Bovary, Mme B[ovary] mère ennemie de sa bru, et ce caractère dans Champfleury s’annonce très bien. – Là est pour moi jusqu’à présent la plus grande ressemblance, et ce caractère de vieille fille est bien mieux fait que celui de ma bonne femme, personnage fort secondaire, du reste, dans mon livre.

Quant au style, pas fort, pas fort. N’importe, il est fâcheux que la B[ovary] ne puisse se publier maintenant ! enfin ! qu’y faire ?

J’ai relu Eugénie Grandet. Cela est réellement beau. – Quelle différence avec le gars Champfleury ! – Je me livre aussi au W. Scott et je viens d’avaler le n[uméro] d’hier de la Revue.

Il m’est venu des comparaisons po-hé-tiques sur ma salivation dont tu me feras penser à te faire part.

Adieu, vieux cher bougre. Aime-moi bien.

À toi.

Il y a quinze jours, à cette heure-ci, j’étais plus gaillard. – Nous étions piétés à Madrid.

***

J’ai vu vendredi Léonie que j’ai trouvée dans son nouveau logement, avec son môme et la tortue de son môme. – Elle était sans corset, et m’excita.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] lundi matin. [7 août 1854.]

Mon bon Vieux,

Tu aurais dû recevoir une lettre de moi, samedi matin. Il faut qu’elle ait été perdue. J’ai été malade assez vertement pendant huit jours. Salivation mercurielle des plus corsées, mon cher monsieur. Il m’était impossible de parler et de manger. Fièvre atroce, etc. Enfin, à force de purgations, de sangsues, de lavements (!!!) et grâce aussi à ma forte constitution, m’en voilà quitte. Je ne serais même pas étonné quand mon tubercule foutrait le camp par suite de cette inflammation, car il a déjà diminué de moitié. Au reste, merde, mon parti en est pris. Je suis las de passer tant de temps à soigner mon individu ou à y penser. – Nous partons vers le 20 septembre. D’ici là il faut que j’aie fini ma 2e partie. Je n’ai guère de temps. En conséquence je n’irai pas voir le grand homme Ricord avant six belles semaines d’ici. – Et je vais continuer à me bourrer d’iodure.

***

Tu penses bien qu’au milieu de tous ces maux, je n’ai rien fait. –

***

M. Cloquet est venu hier voir ma mère, il est fortement d’avis qu’elle passe l’hiver dans le Midi. – Nous ne savons encore où, au juste, ce sera probablement Perpignan. –

Puisque tu dois venir à Rouen, en propriétaire, et en gentleman, je vous engage à prendre la route d’en bas, c’est-à-dire à venir par Saint-Germain, Mantes, Rolleboise, Vernon et le Pont-de-l’Arche. – La route d’en haut, plus courte, est stupide. – Une fois à Gaillon, vous ferez même bien de prendre par Les Andelys, à cause du Château-Gaillard, que tu ne connais pas, et qui est une chose superbe. – Quand vous serez à Saint-Germain, pour aller à Mantes, prenez par la Route de Quarante Sols. Cela vous abrégera. J’ai fait autrefois ce voyage fort souvent et de cette manière, à petites journées.

***

J’ai lu dans mes sueurs et salives Le Pirate de W. Scott. C’est fort joli, mais trop long. – Cela néanmoins m’a excité l’imagination, et je pensais énormément au conte oriental, tout en bavachant.

***

Si tu n’as pas rendu à Gautier les Poésies de Piorry, apporte-les-moi. Mets-les de côté, de suite, pour y penser.

Le drame de la rue Montyon paraît se calmer.

Enfin dans 15 jours, tu seras là. Cela me console de tout.

Adieu, pauvre vieux chéri, je t’embrasse. À toi.

Lilinne vient de prendre deux hérissons !

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] Jeudy matin. [10 août 1854.]

Tu dois, cher bonhomme, être assailli de ma correspondance, mais ma lettre de lundi était en sus, puisque tu me disais n’avoir pas reçu celle de la semaine dernière. Au reste tu n’en recevras plus qu’une après celle-ci. Car dans quinze jours je compte envisager ton incomparable balle. – Quel voyage d’artistes vous allez faire, vous deux Guérard ! Combien peu vous étudierez les monuments ! quelles minces notes vous prendrez ! comme Chéruel serait indigné ! et même Du Camp. Ce sera un voyage œnophile : tout à fait Chapelle et Bachaumont, on ne peut plus XVIIe siècle, et dans les traditions. – Un financier voyageant dans la compagnie d’un poète, et tous deux se saoulant conjointement, à la gauloise, dans les cabarets de la route.

Je te recommande à Poissy, chez le sieur Fient aubergiste, une cuisine où il y a, peint sur la porte, un gastronome s’empiffrant. Cela réjouit le voyageur.

Il est maintenant 3 heures 3/4 du matin. J’ai passé la nuit à la Bovary et je m’en vais réveiller ma mère qui part à 5 heures, par le paquebot, pour Trouville, où elle doit rester cinq à six jours. – Je serai seul tout ce temps-là, et j’essaierai d’en profiter pour accélérer l’ouvrage. – Il faut que j’avance, quand même, car je suis las de ma lenteur. – Voilà cependant deux jours que je recommence un peu à travailler.

Je n’irai pas à Paris voir Ricord parce que 1° je n’ai pas d’argent et 2° que je juge la chose peu utile. – Cela me prendrait trop de temps. – Farce, mon cher monsieur : mon polisson de tubercule qui avait enflé prodigieusement pendant toute la semaine que j’ai pris des remèdes, depuis que je ne fais rien du tout (sauf ne pas fumer) diminue d’heure en heure, et je ne serais pas étonné si, dans trois ou quatre jours d’ici, il avait complètement disparu ?

J’ai lu onze chapitres du roman de Champfleury. Cela me rassure de plus en plus ; la conception et le ton sont fort différents. Personne autre que toi ou moi ne fera, je crois, le rapprochement. La seule chose pareille dans les deux livres, c’est le milieu, et encore !

Je t’annonce, afin que tu te mettes en mesure, la visite du jeune Baudry. Il est venu me voir hier, et m’a déclaré son intention d’aller passer les fêtes chez toi, ce qui ne sera point fête pour toi. À ta place, je lui répondrais tout net que je ne peux le recevoir. – L’expression de grigou, que tu lui as appliquée, est superbe de justesse, surtout quand on connaît son costume d’été. Il s’est acheté une sorte de paletot en coutil, moyennant la somme de vingt-cinq fr[ancs], qui ressemble à du papier à sucre. Cela est monstrueux d’ignoble, et bien que l’étoffe soit légère, je t’assure qu’elle pèse à l’œil plus qu’un paletot de bronze ! Ô esprit français ! ô goût ! ô économie !

Rouen résonne de discours. C’est l’époque des distributions de prix et des solennités académiques. Aussi nos feuilles quotidiennes sont-elles bourrées de littérature. Pouchet s’est signalé par un discours religieux où il célèbre les magnificences de la nature, et prouve l’existence de Dieu par le tableau varié de la création. – Ce bon zoologue tourne au mysticisme, à moins qu’il n’aspire à la croix d’officier de l’ordre impérial de la légion d’honneur.

Hier, séance publique de l’Académie : réception de M. Jolibois, avocat général, lequel a pris pour texte : « De la loi sur le travail des enfants dans les manufactures ». – Puis M. Deschamps a lu un dialogue en vers, où il fait l’éloge de la propriété et de la Gabrielle du gars Augier, etc. ! etc. ! etc. ! et partout éloge de l’Empereur ! – Ah ! saint Polycarpe ! Tu vois que s’il y a des cochonneries à Paris, la province n’en chôme pas.

Triste nouvelle : j’ai vu que la pension Deshayes était enfoncée par la pension Guernet ! Le collège a brillé. Quelle intrigue !

Adieu, pauvre vieux. – Apporte-moi le plus de second acte possible. Ne laisse pas Rozier aux mains de Durey. C’est une arme dangereuse pour elle. – Et au bout de six semaines de solitude tu ne la retrouveras plus. – M. Cloquet m’a fait un bon portrait de l’homme à la chope.

Je t’embrasse, à toi.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] jeudi soir. [17 août 1854.]

J’attends, dimanche matin, l’annonce de ton arrivée, c’est-à-dire, ô vieux, que tu vas m’écrire le jour et l’heure de ton apparition en ces lieux.

***

N’as-tu pas, par hasard, mon sac de nuit ? (je ne le trouve pas ici dans mes armoires). Je te serais, en ce cas, fort obligé de me le rapporter.

***

N’oublie pas, avant de t’en aller de Paris, la préface-Sainte-Beuve, quoi qu’en dise Jacottet (s’il en dit quelque chose). Tu n’es pas en position, encore, de faire le magnanime ; et pourquoi ne pas embêter les gens qui nous embêtent ? Il faut que son petit jugement inepte le poursuive dans la postérité, mosieur ! Et remettre la chose à une seconde édition, ce serait avoir l’air d’avoir attendu le succès, d’avoir douté de soi (pardon de tous ces avoirs).

Je viens de passer une bonne semaine, seul comme un ermite et tranquille comme un dieu. Je me suis livré à une littérature phrénétique. Je me levais à midi, je me couchais à 4 heures du matin. Je dînais avec Dakno. Je fumais quinze pipes par jour. Je me suis pollué trois fois. J’ai écrit huit pages.

Ai-je gueulé ! J’ai relu tout haut Melænis presque entièrement, à propos de la scène du jardin dans laquelle je ne suis pas bien sûr encore de n’être point tombé. – Il va sans dire que ce régime a fait le plus grand bien à ma langue, ce qui achève de me donner pour la médecine une mince considération, car je me suis guarry en dépit des règles et recommandations.

Lis-tu nos feuilles publiques (départementales) ? Le navire qui portait ma famille il y a aujourd’hui huit jours a manqué faire naufrage à Quillebeuf. – Ma mère (qui revient demain de Trouville) a encore de fortes contusions à la figure. Les sabords étaient défoncés, le bateau sombrait, les lames entraient partout. C’est toute une histoire. Je vais être pendant six mois assassiné de narrations maritimes.

***

Avant-hier, à Rouen (non, c’était lundi), j’ai rencontré Gompertz ! Quel œil !

Je n’ai pas pu dormir la nuit dernière à cause d’un article que j’avais lu le soir dans la Revue de Paris. J’en étais malade de dégoût, de tristesse et de désespoir, humanitaire. C’était un extrait d’un roman américain intitulé Hot-Corn, qui se tire à des centaines de mille d’exemplaires, qui enfonce l’Oncle Tom, qui… qui… etc. Sais-tu quelle est l’idée du livre ? l’établissement sur une plus grande échelle des sociétés de tempérance, l’extirpation de l’ivrognerie, le bannissement du gin, le tout en style lyrique à la Jules Janin dans ses grands moments, et avec des anecdotes !!!

L’humanité tourne à tout cela, nous aurons beau dire. – Il faut se boucher les yeux, et continuer son œuvre. – Oui, triste ! triste ! On ne devrait jamais rien lire de tout ce qui se publie. À quoi bon ?

N’oublie pas de m’apporter le cahier de pièces détachées.

Je te régalerai des statuts d’une société religieuse dont on m’a proposé de faire partie. C’est joli. On doit dénoncer l’immoralité de ses collègues, et on est forcé d’assister à leur enterrement sous peine d’une amende de 50 centimes. – Tu me feras penser aussi à te montrer deux bonnes lettres de femme, comme psychologie. –

Adieu, pauvre cher vieux. Ne t’intoxique pas trop avec les alcools en route et arrive vite à ton.

À ÉLISA SCHLÉSINGER

[Croisset, mardi 26 septembre 1854.]

Voici, chère Madame, deux petites boîtes pour Mlle Maria…

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] lundi. [16 octobre 1854.]

Pauvre vieux, tu es donc malade ! ma mère a des remords de t’avoir fait lever hier, et elle te remercie beaucoup.

Elle arrivera à Paris de demain en huit, et moi, une huitaine de jours après. J’ai retenu mon logement rue de Londres pour le 1er novembre.

Mais si tu es réellement mal, que tu t’embêtes par trop, ou que tu n’aies personne pour te soigner, écris-moi, pauvre bougre, et j’accours.

Tu es ung veau. Je savais l’histoire des non-lectures au Théâtre-Français. Loin d’être une mauvaise affaire pour toi, c’en est une bonne. Gautier, qui m’a conté l’histoire le dernier jour que je l’ai vu, se passera de toute espèce de comité. – Tu feras de même. J’ai plusieurs plans de conduite. L’un d’eux réussira. – Et enfin, quand tu serais rejeté à l’année prochaine (pire hypothèse de toutes), cela vaudrait encore mieux que d’aller à l’Odéon ou à la Porte-Saint-Martin, où l’on écorcherait ta pièce.

Finis-la donc (je me charge des démarches), après quoi, Melænis étant publié, occupe-toi de ton volume de poésies. Si Jacottet voulait même le publier de suite, cela n’en vaudrait que mieux comme balle.

Allons, Caraphon, relevez-vous, mon bon ami. Qui que c’est que cet homme-là, c’est pas un homme.

Je suis dans le feu des déménagements. Je travaille malgré cela, et j’ai fait quatre pages depuis jeudi. C’est je crois un fier pathos, mais je vais de l’avant, quitte à enlever après.

Tâche, pour notre gouverne ultérieure, de savoir un peu comment Préault et Ferrat se sont conduits dans les affaires de la Muse, ou plutôt ce qu’ils ont dit. Quant à elle, la Muse, c’est fini. – Nous pouvons dormir là-dessus.

Tu m’as l’air en train de couver ou d’avoir une jaunisse. Si tu ne souffrais actuellement, je te foutrais à ce propos un fier sermon. Car ce sont les passions qui t’ont amené là ! Je m’expliquerai plus au long quand nous nous verrons, et tu avoueras tes turpitudes, homme curvus.

Adieu, vieux. – Écris-moi de suite pour me dire comment tu vas.

Je t’embrasse.

À toi.

J’ai remporté deux lettres de Durey que je te rapporterai.

À ALFRED BAUDRY

[Paris,] samedi soir, 17.
[Février ou mars 1855.]

Vous êtes le plus charmant homme et meilleur zig du monde. J’ai dévoré votre lettre qui me sert énormément depuis dix jours. Je ne fais que l’arranger, et vous retrouverez même plusieurs de vos phrases. Cela est superbe ! Vous m’avez envoyé des détails excellents. Je vous aurais remercié de suite si je n’avais attendu la fin de mon esquisse pour voir la tournure que ça prendrait et vous adresser derechef d’autres questions :

1° Ce qui indique sur le pavé la circonférence de la cloche d’Amboise, est-ce un disque ou un cercle ? J’ai écrit disque.

2° De quel pays était Clodion (le peintre) ? J’aurais besoin de savoir s’il était champenois, normand, provençal, etc., avec la date de sa naissance et celle de sa mort.

3° Faites-moi une petite description de la chapelle où est la statue de Richard Cœur de Lion.

4° Idem de la tombe de l’archevêque Maurice. Où est-elle placée au juste ? et comment est-elle ?

5° (grave) Des deux tombeaux de Brézé, l’un, n’est-ce pas, est à cheval (en dessus), et l’autre couché au-dessous, cadavre tout nu et superbe ?

1. Lequel est le père ? lequel est le fils ?

2. Il y a des armoiries sur la housse du cheval, quelles sont-elles ?

3. Les noms et les titres avec dates de la naissance et de la mort de ces deux messieurs.

4. Idem pour la mère qui pleure.

5. La nourrice ne doit pas avoir de nom ???

6° Les d’Amboise.

Pouvez-vous me donner des dates précises de leur naissance et de leur mort avec les noms, titres, prénoms, etc., et quelques détails sur les sculptures ? Il y a autour des personnages allégoriques, ne sont-ce pas des vertus théologales ?

7° Dans la cour des libraires, sur le portail (à droite quand on entre par la rue Saint-Romain), n’y a-t-il pas un cochon jouant de la cornemuse ou quelque drôlerie pareille ?

8° À propos des vitraux des corporations de métiers : vous me dites « trois vitraux bleus », l’un donné par les drapiers, l’autre par les marchands de poisson – où est le troisième ?

« Regardez dans le bas : voici leurs emblèmes de corporation »…

Quels sont ces emblèmes ?

Voilà, je crois, à peu près tout ce que j’ai à vous demander, cher vieux. Je vous remercie mille fois de votre obligeance et si bien que j’en abuse comme vous voyez. Si vous pouviez me répondre promptement, vous mettriez le comble à vos bienfaits (phrase de Prud’homme).

J’ai vu votre frère dimanche dernier, il a déjeuné chez moi d’un excellent appétit et d’une facétieuse humeur.

Le drame de l’ami Bouilhet va passer d’ici peu aux Français, mais c’est dur à décrocher ! que de canailleries et de canailles !

Quant au Pierrot, vous ne savez donc pas qu’il a été reçu à condition, mais ce [ne] sera que pour cet été si nous voulons y faire des changements, ce dont je ne me soucie guère.

Vous me reverrez dans un mois. Ma mère part demain pour Croisset.

Adieu, mon bon. Tout à vous.

 

P.-S. – Pouvez-vous me donner des nouvelles de Sébastopol ?

LOUISE COLET À GUSTAVE FLAUBERT

[Paris,] samedi matin. [3 mars 1855 ?]

Je pars demain pour un voyage à l’étranger. J’ai pris mon passeport et mes paquets sont prêts. Je ferai peut-être une longue absence. Il faut absolument que nous nous revoyons et que nous causions avant mon départ.

Il serait puéril de consulter quelqu’un, et grossier de me refuser.

J’attendrai donc avec confiance ce soir chez moi de huit heures à minuit.

LOUISE C.

À LOUISE COLET

[Paris, 6 mars 1855.]

Madame,

J’ai appris que vous vous étiez donné la peine de venir, hier, dans la soirée, trois fois, chez moi.

Je n’y étais pas. Et dans la crainte des avanies qu’une telle persistance de votre part, pourrait vous attirer de la mienne, le savoir-vivre m’engage à vous prévenir : que je n’y serai jamais.

J’ai l’honneur de vous saluer.

G. F.

Mardi matin.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi. [9 mai 1855.]

Monstre !

Pourquoi ne m’as-tu pas écrit ? pourquoi n’ai-je pas reçu, dimanche, à mon réveil une sacro-sainte lettre ? Dans quels délices ou emmerdements es-tu plongé pour oublier ton pauvre Caraphon ? – As-tu vu Sandeau, etc. ?

Je me suis emmerdé (pardon de la répétition) assez crânement pendant les deux ou trois jours qui ont suivi ton départ. Puis j’ai rempoigné la Bovary avec rage. Bref, depuis que tu es parti j’ai fait six pages, dans lesquelles je me suis livré alternativement à l’élégie et à la narration. Je persécute les métaphores, et bannis à outrance les analyses morales. Es-tu content ? Suis-je beau ?

J’ai bien peur, en ce moment, de friser le genre crapuleux. Il se pourrait aussi que mon jeune homme ne tarde pas à devenir odieux au lecteur, à force de lâcheté ? La limite à observer, dans ce caractère couillon, n’est point facile, je t’assure. Enfin dans une huitaine j’en serai aux grandes fouteries de Rouen. C’est là qu’il faudra se déployer !!! Il me reste encore, peut-être cent vingt ou cent quarante pages. N’aurait-il pas mieux valu que ça en ait quatre cents, et que tout ce qui précède eût été plus court ? J’ai peur que la fin (qui, dans la réalité, a été la plus remplie) ne soit, dans mon livre, étriquée, comme dimension matérielle, du moins – ce qui est beaucoup.

Et toi, vieux bougre, as-tu fini ton acte ?

Et le voyage d’Italie ? quid ? ne lâche pas ça, nom de Dieu ! Et fais tout ce qu’il te sera possible pour que ça réussisse.

J’ai vu ce matin le jeune Bauldry qui m’a affirmé « que tu n’étais pas venu chez lui, et que Bouilhet était un blagueur ». Toujours le même petit bonhomme ! Aucune nouvelle rouennaise, d’ailleurs.

Tantôt, après dîner, en regardant une bannette de tulipes, j’ai songé à ta pièce sur les tulipes de ton grand-père, et j’ai vu, nettement, un bonhomme en culotte courte et poudré, arrangeant des tulipes pareilles dans un jardin vague, au soleil, le matin. – Il y avait à côté un môme de quatre à cinq ans (dont la petite culotte était boutonnée à la veste), joufflu, tranquille, et les yeux écarquillés devant les fleurs, c’était toi. Tu étais habillé d’une espèce de couleur chocolat. Dans les plis de la petite culotte se cachait une broquette déjà très bien formée, qui devait un jour effrayer sa mère, et promettait de devenir ung V…

Depuis que je t’ai vu excité par (et pour) l’institutrice je le suis (excité). À table, mes yeux suivent volontiers la pente douce de sa gorge. Je crois qu’elle s’en aperçoit, car elle pique des coups de soleil, cinq ou six fois par repas.

Quelle jolie comparaison on ferait avec cette pente de gorge comparée aux glacis d’une forteresse. Les amours dégringolent là-dessus en montant à l’assaut. – « (En sheik) : je sais bien, moi, quelle pièce d’artillerie j’y traînerais. »

Je lis maintenant les observations de l’Académie françoise sur Le Cid. Je viens de lire celles du sieur Scudéry. C’est énorme ! Ça console, du reste. – As-tu quelques nouvelles de Pierrot ?

Adieu, vieux bougre. Je t’embrasse. Tiens-toi en joie, si c’est possible.

À toi, ton.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi soir. [23 mai 1855.]

Ô homme,

Je chante les lieux qui furent le « théâtre aimé des jeux de ton enfance », c’est-à-dire : les cahfuehs, estaminets, bouchons et bordels qui émaillent le bas de la rue des Charrettes (je suis en plein Rouen). Et je viens même de quitter, pour t’écrire, les lupanars à grilles, les arbustes verts, l’odeur de l’absinthe, du cigare et des huîtres, etc. Le mot est lâché : Babylone y est. Tant pis ! Tout cela, je crois, frise bougrement le ridicule. C’est trop fort. Enfin tu verras. Rassure-toi, d’ailleurs, je me prive de métaphores, je jeûne de comparaisons, et dégueule fort peu de psychologie. Il m’est venu ce soir un remords. Il faut à toute force que les cheminots trouvent leur place dans la Bovary. Mon livre serait incomplet sans lesdits turbans alimentaires, puisque j’ai la prétention de peindre Rouen (c’est bien le cas de dire :

 

D’un pinceau délicat l’artifice agréable

Du plus hideux objet, etc.)

 

Je m’arrangerai pour qu’Homais raffole de cheminots. Ce sera un des motifs secrets de son voyage à Rouen, et d’ailleurs sa seule faiblesse humaine ; il s’en foutra une bosse, chez un ami de la rue Saint-Gervais. N’aie pas peur ! ils seront de la rue Massacre et on les fera cuire dans un poêle, dont on ouvrira la porte avec une règle.

Je vais lentement, très lentement même. Mais cette semaine je me suis amusé à cause du fond. Il faut qu’au mois de juillet j’en sois à peu près au commencement de la fin, c’est-à-dire aux dégoûts de ma jeune femme pour son petit monsieur.

Avances-tu dans ton second acte ? Je suis curieux de voir ta grande scène complexe. Parle-moi des changements de plan (entrées et sorties) que tu as faits depuis que tu es à Paris, si, toutefois, je peux les comprendre par lettres.

Je suis fâché de n’être pas de ton avis relativement à la Bucolique. Mais tu as pris la chose pour pire que je ne la donne. Je te répète : que je peux parfaitement me tromper. C’est comme pour Les Raisins au clair de lune. À force de vouloir détailler et raffiner, il arrive souvent que je ne comprends plus goutte aux choses. L’excès de critique engendre l’inintelligence.

Si mes observations sur ta pièce sont bêtes, voilà une phrase qui ne l’est pas.

À propos du voyage d’Italie, crois-moi, reviens dessus, souvent, si tu veux qu’il ne rate, tâche d’avoir sa parole, fais qu’il s’engage, et prenez une date fixe pour partir. C’est une occâse (style Breda street) que tu ne retrouveras jamais, mon bon. Il sera trop tard, plus tard. Rien de ce que tu peux laisser à Paris ne vaut une heure passée au Vatican, fous-toi ça dans la boule. – Et d’ailleurs tu ne te doutes pas des pièces détachées que tu rapporteras. Ce qui a fait faire les élégies romaines n’est pas épuisé, sois-en sûr. Il n’y a que les lieux communs et les pays connus qui soient d’une intarissable beauté.

Je lis maintenant l’Émile du nommé Rousseau. Quel baroque bouquin, comme idées, mais c’est écrit, il faut en convenir et ça n’était pas facile !

Combien je regrette de n’avoir pas vu nos deux Anges jouant ensemble. Sérieusement, j’en ai été attendri. Pauvres petites cocottes ! Vois-tu quelles balles de financiers nous aurions eu côte à côte, chacun dans notre stalle ! Nous serions-nous rengorgés ? Il n’y avait peut-être pas lieu de se rengorger. Au reste, je suis, je crois, un peu oublié pour le quart d’heure. L’exposition (univeurseul exhibicheun) me nuit peut-être ? J’ai reçu, il y a trois semaines, une lettre écrite par elles deux et qui était ornée de dessins. J’en ai répondu une non moins bonne, et puis c’est tout. Ah ! l’amour ne m’obstrue pas l’estomac s’il empâte mon papier.

Adieu, cher vieux. Il est tard. Je vais me coucher. À toi.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi soir. [30 mai 1855.]

Je suis trop l’homme des faiblesses et des découragements, pauvre cher vieux, pour ne pas comprendre les tiens (et les tiennes). Tu as donc tort de me faire des excuses à ce sujet. Dis-moi tout ce que tu voudras de tes peines, je me flatte d’avance d’y compatir. Oui ! c’est un foutu siècle, en somme. Et nous sommes dans une fière merde ! Ce qui m’indigne c’est [le] bourgeoisme de nos confrères ! Quels marchands ! quels plats crétins ! Tous les jours, je lis du G. Sand et je m’indigne régulièrement pendant un bon quart d’heure. Aujourd’hui, pour changer, j’ai eu (toujours dans La Presse) du Paulin Limayrac. Autre guitare, ou plutôt autre guimbarde. C’était l’éloge de ladite mère St Sand. Mardi dernier j’ai admiré du même vidangeur (les expressions me manquent) un panégyrique de Péranger ! nom de Dieu !

Console-toi du reste ; ou plutôt afflige-toi. Sais-tu ce que j’ai appris, pas plus tard que dimanche ? On a fermé la rue Coupe-gorge. « Ici nous renonçons à peindre. »

***

J’ai, vieux, quelque chose sur le cœur qu’il faut, une dernière fois, que je te dise, et bien, si je peux. Tu me prendras pour un donneur de sermons, un pédant, « un homme qui en parle à son aise », tant pis ! J’aurai fait ce qui me semble être (ma foi, je lâche le mot) mon devoir. –

Je ne veux seulement que paraphraser cette ligne : « Rien ne me réussit, tout me rate au nez, merde. »

Question : quel mal t’es-tu donné pour que la moindre chose te réussisse ?

Proposition : si tu continues de ce train-là, et que tu réussisses, n’en remercie que le ciel.

J’entre dans les développements et je tourne la page.

Tu es arrivé à Paris, dans des conditions favorables, exceptionnelles et comme pas un homme de lettres n’y arrive. Tu avais déjà, et avant seulement d’avoir montré ta boule, une œuvre considérable publiée dans une revue. C’était un passeport, tu n’étais pas un inconnu, tu pouvais enfin te présenter, comme on dit. Grâce à cela tu as eu, de suite, et sans démarches, tes entrées aux Français.

Je te demande : si depuis tu as fait une visite, une démarche, un geste, pour t’acquérir je ne dis pas des protecteurs, mais seulement des connaissances. Tu voulais travailler pour les Français et tu n’y as pas mis les pieds ! Le bon sens le plus bourgeois exigeait : qu’avant la présentation de ton ms., tu fusses lié déjà avec tous ces messieurs, et ayant couché avec ces dames. Te l’ai-je assez dit, sacré nom de Dieu. – Et cette bonne Durey, aussi.

Je sais parfaitement que tu as été voir les gens quand tu en as eu un besoin immédiat. Crois-tu que c’était là la bonne façon ?

Tu sais d’ailleurs, tout aussi bien que moi, ce que je t’entends [dire]. Mais tu te payes des grands mots « C’est plus fort que moi, ça m’embête, je ne peux pas », et ensuite tu te plains de gens, à qui tu es complètement étranger.

As-tu été par exemple chez ce bon Saint-Victor, qui, sans te connaître, t’avait fait un article, chez ce brave Ulric qui avait embouché une trompette respectable en ton honneur ? Brosse (je t’en citerais bien d’autres). Crois-tu qu’ils soient disposés à te rendre service (si l’occasion se représente), et qu’ils ne te gardent pas rancune de ta grossièreté ?

Enfin, je dis que tu as une paresse musculaire dont il faut te débarrasser à tout prix, voilà. Si tu avais des rentes, à la bonne heure. – Tu as fait quelque chose qui me semble bien plus difficile que tout cela, mon pauvre vieux, oui, plus malin, et plus lourd. C’était de gagner de l’argent à Rouen, de te faire bien voir des parents, des insti[tu]teurs, des sheiks de toute façon et de toute farine, et de travailler, en même temps, comme tu as fait. Tu ressembles à un homme qui a apprivoisé des ours blancs et qui tremble devant des caniches. – Dépense seulement la moitié des talents diplomatiques que tu employais ici, et avant un an, tu seras le premier homme de lettres de la capitale. – Il faut d’abord connaître le terrain, fais donc ce qu’il faut pour le connaître. – Tâche de comprendre ce qui t’indigne et d’imiter ce qui te répugne (physiquement, tout cela, bien entendu).

Tu as le sort commun. Tous ont passé par là. Songe au père Hugo, qui a débuté au théâtre, ayant pour collaborateur M. Ancelot ! et qui fut sifflé.

Quant à ta pièce, si on la refuse encore, fais-en une autre, une seconde, une troisième ; il faut embêter le monde, ne lâche pas, ne démords pas. Obéis à la Vocation. Tu vas me dire que tu n’es pas né pour le théâtre : ceci est un mot, rien de plus. D’ailleurs qu’en sais-tu ? Molière n’en était pas à son début quand il a fait sa première bonne pièce. – Objection : « Mais vivre en attendant ? » En effet, c’est une petite nécessité. Tu sais parfaitement ma réponse, et je sais aussi ta réplique que je n’admets pas. Réserves-tu ton argent pour te faire construire un mausolée ? Ta mère « n’en mourrait pas de chagrin », comme tu le prétends. On ne meurt pas de chagrin, sois-en sûr. Avoue plutôt que tu n’oses pas. Tu te payes à toi-même, d’une bonne raison, ton couillonisme. – Et d’ailleurs, quand même tu aurais raison, il vaut mieux qu’elle meure que toi. L’assassinat est un moindre crime que le suicide. Tu es assez moral pour me concéder cet axiome.

Enfin le problème est celui-ci : vivre à Paris. Car quant à le quitter (pardon de Car quantcarcan, un calembour), cela me paraît tout bonnement absurde. (Quand il n’y aurait que Grassot, nom de Dieu !) Or tu as le moyen matériel de vivre à Paris, plusieurs années. Lorsque tu en seras à ta dernière pièce de cent sous, et qu’ayant fait (socialement parlant) tout ce qu’il fallait faire pour réussir, tu n’auras pas réussi, alors gueule, avise, et retourne chez Leudet, si tu veux. D’ici là, tu te manques à toi-même.

Voilà ce que j’avais à te dire. Médite-le. Tâche de t’abstraire, pose-toi devant les yeux le sieur Bouilhet, et avoue que j’ai raison. Enfin, pauvre vieux, si tu te trouves blessé en quoi que ce soit, pardonne-le-moi, je l’ai fait avec une bonne intention, excuse de tous les sots.

Une comparaison te sera venue, c’est celle de moi à Du Camp. Il me reprochait il y a quatre ans à peu près les mêmes choses que je te reproche. (Ses sermons ont été plus longs, et d’un autre ton, hélas !) Mais les points de vue sont différents. Il me prenait alors pour ce que je ne voulais pas être. Je n’entrais nullement dans la vie pratique et il me cornait aux oreilles que je m’égarais dans une route, où je n’avais seulement pas, les pieds.

Fermons ce chapitre. J’y ajoute pourtant cette simple phrase : je te suspecte : de devoir manquer encore ton voyage d’Italie, par veulerie. – Tu t’en mordras les pouces, si tu le rates, mon vieux, quoi qu’il arrive plus tard, sois-en sûr.

***

La Bovary va pianissimo. Tu devrais bien me dire quelle espèce de monstre il faut mettre dans la côte du Bois-Guillaume. Faut-il que mon homme ait une dartre au visage, des yeux rouges, une bosse, un nez de moins ? que ce soit un idiot ou un bancal ? Je suis très perplexe. Cochon de père Hugo avec ses culs-de-jatte qui ressemblent à des limaces dans la pluie ! C’est embêtant !

Adieu, mon pauvre vieux bougre. – Aime-moi toujours. « Y a pus que nous », va ; mais sois plus crâne, nom d’un nom, plus pompadour et françoys.

Ie t’embrasse moult. À toi ton.

 

P.-S. – Ma lettre est des plus piètrement écrite qu’il soit possible de voir. Si je te jugeais désespéré, je la recommencerais et je ferais un morceau. Il y avait matière.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi (nuit de).
[6 juin 1855.]

Ah ! J’âpre-casse atmosphère, quoique dans la nuit, légèrement vêtu et fenêtres ouvertes-sue ! Il fait depuis deux jours un polisson de temps agréable. Tu as raison, pauvre cher vieux, de m’envier les arbres, le bord de l’eau et le jardin, c’est splendide ! J’avais, hier, les poumons fatigués à force de humer les lilas et ce soir, sur la rivière, les poissons sautaient avec des folâtreries incroyables, et comme des bourgeois invités à prendre un thé à la préfecture.

Je suis moult aise de te savoir un peu remonté sur ton drame. Voici je crois ce qu’il faut faire : 1° aller d’abord chez Blanche ; 2° lui dire : vous voyez que je ne suis pas un entêté ; j’ai corrigé dans vos données, suivi vos avis, vous m’aviez dit telle et telle chose (inventes-en si tu ne te les rappelles pas) que j’ai tenue en considération, etc. ; 3° il faut avoir pour examinateur Laugier, et en même temps faire marcher Sandeau. Au reste, si Blanche est bon enfant (et il le sera), fais ce qu’il te conseille. Tâche d’avoir une lecture quand même. Je persiste dans cette opinion. – Tu ne dois te présenter à l’Odéon que si tout est raté définitivement aux Français. Mais il est bon d’aller vite en besogne, pour que l’insuccès, s’il y en a un (de rechef), ne s’ébruite pas, et ne te nuise pas, auprès du comité de l’Odéon ? Aie plusieurs manuscrits s’il le faut. Merde ! trémousse-toi ! copie-les plutôt, toi-même !

La Porte-Saint-Martin vaudrait peut-être mieux (à cause de Ligier) que l’Odéon ? mais nous n’en sommes pas là. Occupe-toi des Français, comme si c’était la seule porte possible.

***

Je vais bien lentement. Je me fous un mal de chien. Il m’arrive de supprimer, au bout de cinq ou six pages, des phrases qui m’ont demandé des journées entières. Il m’est impossible de voir l’effet d’aucune avant qu’elle ne soit finie, parachevée, limée. C’est une manière de travailler inepte, mais comment faire ? J’ai la conviction que les meilleures choses en soi sont celles que je biffe. On n’arrive à faire de l’effet, que par la négation de l’exubérance. – Et c’est là ce qui me charme, l’exubérance.

Si tu veux lire quelque chose de violent et d’opaque comme galimatias, prends une description du Vésuve par le sieur Marc Monnier dans le dernier numéro de la Revue de Paris. – Il y a un Jéhovah qui finit un paysage, d’une manière un peu remarquable. Cette phrase mérite un encadrement en or. C’est un type, comme on dit.

Le nommé About dont tu me parles est violemment accusé dans ce même numéro (et avec des preuves qui m’ont paru assez concluantes) d’avoir tout bonnement traduit un livre italien, supprimé depuis l’impression et qu’il a donné comme étant une œuvre de lui.

Je voudrais bien lire le Planche sur Du Camp. – Hier, grand éloge des Chants modernes par môsieu Paulin Limayrac, mais éloge qui sentait l’ami, peu enthousiasmé au fond. On vantait surtout les intentions et la Préface. – Enfin !

***

J’ai été ces jours derniers assez inquiet de mon pauvre Narcisse qui a cuydé avoir une attaque d’apoplexie. On l’a saigné et il va bien maintenant. J’ai été le voir, une fois, dans sa chambre et je l’ai trouvé lisant Les Rayons et les ombres ; il ne devait pas y comprendre grand-chose. N’importe, ça m’a attendri.

***

Ce soir sont arrivés ici M. et Mme Allais et leur héritière, dans les bras de la bonne. Tâbleau. Est-ce beau ou bête de prendre la vie au sérieux ? je n’en sais rien. C’est robuste, en tout cas, et je ne m’en sens pas la force. J’en ai à peine assez pour tenir une plume.

Adieu, pauvre vieux bougre chéri. Je t’embrasse.

***

Je serais bien aise que Durey entrât à l’Odéon. A-t-elle des chances un peu sérieuses ?

AU DOCTEUR JULES CLOQUET

[Croisset,] dimanche soir. [17 ou 24 juin 1855.]

Cher Monsieur Cloquet,

J’ai appris aujourd’hui, seulement et par mon frère, votre nomination à l’Institut. Que les boules blanches soient bénies !!!

Vous voilà donc débarrassé de cette inquiétude ! plus de visites à faire ! et moins d’exhibitions de cravate blanche ! genre d’ornementation faciale qui ne vous est pas moins désagréable qu’à votre serviteur.

Bien que vous eussiez supporté l’échec, stoïquement, c’est toujours une chose plaisante que de réussir dans ses entreprises, aussi puis-je vous assurer que nous avons eu, tantôt, ma mère et moi, une véritable joie. L’Institut a eu bien raison de vous prendre. Les corps savants ne sauraient trop se fournir de médecins. S’ils pouvaient les guérir de la lenteur qu’ils mettent à recevoir les gens de talent, ce serait une belle cure !

Dites à Mme Cloquet, je vous prie, que je suis très furieux contre elle. Pas le moindre petit mot pour m’annoncer cette bonne nouvelle […] et je dormais comme Montaigne sur l’oreiller du doute, La Presse, seul journal que je feuillette, n’ayant pas annoncé votre nomination.

Au reste, je compte d’ici à trois semaines lui porter mes félicitations […]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi. [27 juin 1855.]

Tu ne m’as pas l’air gai, mon pauvre bonhomme. Tes lettres sont de plus en plus mélancholiques et tu me parais devenir de plus en plus méchanique. C’est un tort, nom de Dieu, c’est un tort ! Il faut se roidir contre les difficultés, comme Thomas. Il n’y a peut-être que les Thomas qui se roidissent bien ?

Je commence à le croire, puisque je vois un homme tel que toi, déroidissant… Tu ne prends pas les choses en quantité raisonnable. Tu as trop les pieds dans Paris, pour n’en être pas dégoûté, et d’autre part tu n’y entres pas assez, pour qu’il te plaise. Tu avais ici l’estomac assez solide pour digérer tous les Pichat de la terre. D’où vient ta faiblesse maintenant ? Serait-ce parce que tu connais l’homme ? Qu’importe !

Ne peux-tu, par ta pensée, établir cette superbe ligne de défense intérieure qui vous sépare plus du voisin, qu’un océan ?

Et puis, sacré nom de Dieu ! que me chantes-tu avec des phrases pareilles : « Je m’effacerai ainsi du monde graduellement » ? Merde, j’ai envie de te foutre des coups de pied au cul. Que veux-tu que je devienne, misérable, si tu bronches, si tu m’ôtes ma croyance ? Tu es le seul mortel en qui j’aie foi et tu fais tout ce que tu peux, pour me desceller du cœur cette pauvre niche de marbre, placée haut, et où tu rayonnes !

Fais-moi le plaisir pour toi, et dans l’intérêt même de cet avenir dont l’idée permanente te préoccupe maintenant, exclusivement, de tâcher de t’abstraire un peu et de travailler. Tant que tu seras à te branler la cervelle sur ta personnalité, sois sûr que ta personnalité souffrira. Et d’ailleurs à quoi bon ? Si ça servait pratiquement à quelque chose, très bien. Mais au contraire, et cela est démontrable par A + B.

Au reste nous causerons de tout cela, dans quinze jours, si tu veux. Nous pourrons vider le fond du sac.

***

J’ai été hier à Rouen, dîner chez Achille et ayant une heure devant moi, je me dirigeais vers le logis de ta Dulcinée, lorsque le môme d’Abbayr a couru après moi, pour me dire que Mme Philippe était à Caen. En descendant la rue, j’ai contemplé Abbayr sur sa porte : « Elle est à Caen pour des affaires de famille. » Le savais-tu ?

Sacré nom de Dieu, quel aspect que celui de Rouen. Est-ce mastoc ! et emmerdant ! Hier, au soleil couchant, l’ennui suintait des murs d’une façon subtile et fantastique à vous asphyxier sur place. J’ai revu toutes les rues que je prenais pour aller au collège… eh bien, non ! rien de tout cela ne m’attendrit plus. Le temps en est passé ! je conchie sur mes souvenirs. « J’ai ça de bon », comme ce conducteur de diligence qui puait des pieds.

Sais-tu que ma mère, il y a six semaines environ, m’a dit un mot sublime (un mot à faire que la Muse se pendrait de jalousie pour ne l’avoir point inventé). Le voici, ce mot : « La rage des phrases t’a desséché le cœur. – » Au fond, tu es de son avis. – Et tu trouves qu’à propos de Rouen, par exemple, je manque tout à fait de sensibilité ; car toi, bien que « curvus et complex », tu es sensible. C’est par là que tu te rapproches de Rousseau, quoi que tu en dises. Tu aimes les champs, tu as des goûts simples. Il te faut, pour être heureux, une compagne (un de ces jours tu vas étudier la botanique) et tu regrettes de « ne pas savoir un état ». Veux-tu que je t’indique un maître menuisier ? Allons, mon bonhomme, rabote, scie, allonge-toi sur la varlope « comme un nageur ». – Sophie t’ira voir, avec sa mère, et moi, ton précepteur, je sourirai dans un coin. – Une chose me rassure pourtant, c’est que tu ne seras jamais qu’un pitoyable menuisier (parce que tu sais te passer de chevilles, plaisanterie galante, euh !). Comme on te foutrait à la porte de l’atelier, mon pauvre vieux ! –

Un trait manque encore au parallèle (entre toi et Émile), à savoir les voyages. Car il voyage pour connaître la politique des nations, et toi, tu m’as l’air de rester. Je te ferai cadeau, au jour de l’an, du Voyage autour de ma chambre par M. de Maistre, suivi de Symboles et paradoxes de Houssaye. Ah ! nom de Dieu, il doit pourtant faire beau ce soir, sur la terrasse de la Villa Médicis ! Le Tibre est d’argent, et le Janicule tout noir comme une tunique d’esclave.

À propos d’argent, je suis empêtré dans des explications de billets, d’escompte, etc., que je ne comprends pas trop. J’arrange tout cela en dialogue rythmé, miséricorde ! – Aussi je te demanderai la permission de ne t’apporter rien de la Bovary. J’éprouve le besoin de n’y plus penser pendant quinze jours. – Je me livrerai à la peinture, aux Beaux-arts, cela pose un homme. Adieu, je t’embrasse, monstre. À toi.

Blanche ? moult détails.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi soir. [1er août 1855.]

Me revoilà dans la sempiternelle Bovary ! « Encore une fois sur les mers », disait Byron. « Encore une fois dans l’encre », puis-je dire.

Je suis en train de faire exposer à Homais des théories gaillardes sur les Femmes. J’ai peur que ça ne paraisse un peu trop voulu. Au reste il n’y a que d’aujourd’hui seulement que j’ai travaillé avec un peu de suite.

Je viens de lire La Grèce contemporaine du sieur About. C’est un gentil petit livre, très exact, plein de vérités, et fort spirituel. Quant aux calomnies et canailleries dont on m’avait parlé, je n’en discerne aucune. Son talent n’est pas assez grand pour expliquer l’acharnement dont on le poursuit ? Il y a quelque chose là-dessous qui nous échappe et dont je me fous.

J’ai eu à dîner avant-hier ton ancien professeur Bourlet. Quelle grosseur ! quelles sueurs ! quelle rougeur ! C’est un hippopotame habillé en bourgeois. Il n’a pas faibli du reste, car il est toujours de l’opposition, quand même, furieux contre le gouvernement, ennemi des prêtres, et extra-grotesque.

Sais-tu que mon cher frère lit avec rage Régnier, qu’il en a trois éditions, qu’il m’en a récité des tartines par cœur ? Il a dit devant moi à Bourlet à propos de Melænis : « Si tu n’as pas lu ça, tu n’as rien lu. » Que je sois pendu si je porte jamais un jugement sur qui que ce soit !

La bêtise n’est pas d’un côté, et l’Esprit de l’autre. C’est comme le Vice et la Vertu. Malin qui les distingue.

Axiome : le synthétisme est la grande loi de l’ontologie.

Nouvelle : Narcisse Lormier est conseiller municipal de Darnétal. « Ici, nous renonçons à peindre » (Victor Hugo). Ses parents sont dans le ravissement (exact). – Il va régir Marikalh !… Je t’assure que, quand je pense à cela, je me sens emporté dans un océan de rêveries, dans un grand torrent de merde……

Quand viens-tu, pauvre vieux ? Tu dois avoir fixé à peu près l’époque de tes vacances. As-tu vu Rouvière ? Laffitte ? Judith ? Tâche de te remuer un peu. As-tu reçu un mot de Durey ?

Adieu, je n’ai absolument rien à te dire, si ce n’est que je t’aime. À toi.

Je te réserve un discours du président Tougard qui est chouette, comme dirait Homais.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi. [15 août 1855.]

Je te prie, mon bon vieux, d’aller trouver, dès [que] tu passeras tes bottes (expression hyperbolique, car tu ne portes que des souliers), le sieur Fovart et de lui remettre la petite note ci-jointe. J’attends après ces renseignements.

Tu lui diras, d’abord : que je suis fort bête, et ensuite que je lui aurais écrit moi-même (ce qui eût été plus convenable) si je m’étais rappelé son numéro. Je lui serais fort obligé s’il pouvait te faire cela, séance tenante, ou m’envoyer la réponse très prochainement. Tu sauras son logement à la Revue.

***

Quant aux Folies-Nouvelles, oui j’y tiens, et beaucoup !

Qu’est-ce que ça te fait d’y aller ?

Vas-y. – Et intelligemment.

***

Si j’avais seulement 50 fr[ancs], j’irais moi-même, d’autant plus (tournure élégante) que j’ai reçu une lettre de cette pauvre Person, laquelle m’invite, d’après la promesse que je lui en avais faite, à venir la voir dans son nouveau rôle. La pièce est atroce, mais elle y a réussi. On l’a rappelée, triomphe. Tâbleau. Mais je n’ai pas un rouge-liard pour faire ce voyage. Ma mère est d’une humeur de dogue, par suite des embêtements-Hamard (ce n’est pas le moment de s’adresser à son escarcelle). Elle a été malade, ces jours-ci. Elle s’en va demain passer quelques jours à Fécamp chez Mme Lepoittevin. Je vais être seul un peu, ce qui me remettra les nerfs. Je suis embêté de couillonner ainsi devant ma parole, et j’aurais été bien aise de voir cette pauvre fille applaudie. Enfin ! – Donc je me rejette sur la Bovary avec plus de frénésie. Aussi voilà-t-il trois jours que je travaille férocement, j’entends avec plaisir.

J’ai vu, l’autre semaine, Léonie qui me paraît guérie de ses névralgies (observe la gentillesse de ces ies). Penses-tu que Durey sera dimanche ou lundi prochain en Amérique ? quelle chose énorme qu’un atlas, comme ça fait rêver ! et que la terre est petite, cependant !

Tu m’as écrit une sacrée lettre qui ne dénote pas un homme gai, mon pauvre vieux. Que veux-tu que j’y réponde, sinon par deux aphorismes de l’Homme dont on célèbre aujourd’hui la fête : 1° « Les grandes entreprises réussissent rarement du premier coup » ; 2° « Le succès appartient aux apathiques ». Pas si apathique, pourtant ! Il faut un peu se désembourber soi-même.

Quand viens-tu ? j’ai bien besoin de ta compagnie pour arrêter ma Fin, ou plutôt mon avant-Fin.

Ie t’embrasse fort. À toi.

Et Rouvière ? Etc. ! Etc. !

À FRÉDÉRIC FOVARD

[Croisset, 15 août 1855.]

1° Peut-on, lorsqu’on est possesseur de plusieurs billets, et que les échéances diverses de ces billets sont passées, garder tous ces billets, puis les présenter en bloc d’un seul coup ?

2° Après combien de jours, lorsqu’on a refusé de payer, vous envoie-t-on un protêt ? Comment est-ce fait, un protêt ? Quels en sont les premiers mots ? Quelle en est la formule ? Par qui signée ?

3° « Quand il (l’homme à qui on a souscrit les billets) veut faire le croulage, il fait faire les poursuites par un autre, et intervient comme tireur du billet et par suite engagé solidaire pour prendre toute l’affaire. »

A. Comment s’y prend-on pour faire faire des poursuites par un autre ?

B. Quelles formalités y a-t-il à remplir et quelles démarches à faire, pour qu’il puisse prendre toute l’affaire ?

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] nuit de vendredi.
[17 août 1855.]

Tu es un gentil bougre de m’avoir envoyé cette bonne nouvelle. Et d’abord, et avant tout : croiras-tu désormais au présage des bottes ? Te rappelles-tu que le jour où j’ai porté ta pièce chez Laffitte, je t’ai dit dans la rue Sainte-Anne : « Ça ira bien, je viens de voir des Bottes » ? Et elles étaient neuves ! et on les tenait par les tirants.

Oui, vieux, je suis moult satisfait. Ta lecture me paraît à peu près certaine maintenant. Fais que Blanche dise un petit mot à Laugier. Ça ne peut pas nuire. Quant à lui, je le trouve en somme un drôle d’être. Il n’a dans tout cela servi à rien, n’a fait que changer d’avis, dire tantôt blanc et tantôt noir. Je n’ai pas de sa caboche une opinion considérable.

Voici, sauf meilleur avis, ce qu’il faudrait faire, je crois :

1 °Connaître exactement tous les noms du Comité.

2° Informe-toi si Laugier ne serait pas par hasard parent du Laugier médecin (agréé à l’école). Par Cloquet ou tout autre, on pèserait dessus.

3° As-tu une lettre de Durey pour Judith ? Peux-tu te présenter chez elle ? Vas-y. Ne néglige rien. Trémousse-toi. Profite de la bonne veine.

4° Je t’engage à aller chez Person qui demeure rue Montyon, 17. (Tu auras soin de ne pas dire au portier ni à la femme de chambre que tu es mon ami, ce serait le moyen de te faire fermer la porte au nez. Évite même mon nom s’il y a un tiers avec vous.) Elle connaît Samson qui a été son professeur et qu’elle aime beaucoup. Elle pourra aisément te donner des renseignements sur Beauvallet qui est très influent et qu’on gagne avec des petits verres. Par Ternaux on peut peser sur Beauvallet. Ne te gêne pas avec Person. C’est une excellente femme et tu la connais assez pour te présenter chez elle. – Elle fera certainement tout ce qu’elle pourra.

5° Il y a Got qui est un camarade de Maxime. Mais ?…

6° Édouard Delessert doit connaître assez intimement Provost. Ils sont du même cercle. Quant à Provost, c’est par les peintres qu’on l’aurait. Il en connaît beaucoup. Demande ces renseignements-là (merde pour ma plume) à Préault.

***

Je crois que M. Cloquet connaît Samson ?

***

Important. Retourne immédiatement chez Sandeau. Expose-lui la chose. Qu’il marche maintenant, puisque c’est enrayé.

***

Ne néglige rien, sacré nom de Dieu, fais plutôt quinze démarches qu’une seule.

Allons, remonte-toi, mon pauvre vieux. – Et n’en sois pas moins persuadé que tu n’es pas encore au bout, mais que tu y arriveras, que tu seras, un jour ou l’autre, joué et applaudi. – Nous aurons notre tour, n’aie pas peur. Quand ce ne serait qu’en vertu de notre Entêtement. Il le faut.

Passe toutes tes vacances à Paris (merde, tant pis), si tu vois que tu puisses t’y être le moindrement utile.

Delamarre connaît peut-être, ou peut connaître des gens qui connaissent des membres du Comité ??? Vas-y, il demeure près de Laffitte, une ou deux maisons avant.

Tu ne me dis rien de Rouvière ?

J’attends prochainement les renseignements que Fovart a dû te donner.

***

N’oublie pas les Folies. Déploie une activité napoléonienne.

Je suis au milieu des affaires financières de la Bovary. C’est d’une difficulté atroce. Il est temps que ça finisse, je succombe sous le faix.

Adieu, je t’embrasse de toute la force de trente tirades. À toi, pauvre vieux.

Tiens-moi au courant.

Écris-moi souvent.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] jeudi. [30 août 1855.]

J’attends toujours impatiemment des nouvelles de Laugier. Restes-tu à Paris jusqu’à ce que tu aies une réponse définitive des Français ?

Je crois que tu as eu tort de ne pas aller voir Rouvière. Qui sait ? Informe-toi si Samson est du Comité. C’est un mauvais bougre. Mais c’est une bonne chose si tu as Régnier dans ta manche.

Va donc aux Folies-Nouvelles, sacré bougre de couillon, et sache ce qu’a voulu dire ce revirement. Je donnerais cent francs pour le savoir.

Embêté de ne pas avoir la réponse du sieur Fovard, fils de M. Fouard, j’ai été aujourd’hui à Rouen consulter un avocat, à savoir le jeune Nion qui m’a donné toutes les explications désirables ; il viendra demain ici ; nous aurons encore une séance d’affaires.

Quand je serai quitte de ce passage financier et procédurier, c’est-à-dire dans une quinzaine, j’arriverai vite à la Catastrophe. J’ai beaucoup travaillé ce mois-ci, mais je crains bien que ce ne soit trop long, que tout cela ne soit un rabâchage perpétuel. La venette ne me quitte pas. Ce n’est point comme cela qu’il faut composer !

J’ai été émerveillé dernièrement de trouver dans les « préceptes du style » du sieur Buffon nos pures et simples théories sur le susdit art. Comme on est loin de tout cela ! Dans quelle absence d’esthétique repose ce brave XIXe siècle !

Et la reine d’Angleterre ? et le prince Albert ?…

***

J’ai rencontré tantôt sur le port le second fils à Mme Baudry, et je suis revenu par le bateau avec Mme Écorcheville la jeune ! Creuse cette phrase, mon bonhomme. – Et tu y trouveras tout l’abîme de la turpitude humaine.

Nion m’a montré le maquereau de Stéphane. C’est un jeune cabotin gras, laid et imberbe. J’ai rugi de jalousie en pensant à toi.

À propos qui baises-tu ? car tu n’es pas un homme à te passer de femmes. Vas-tu au broc, ou cherches-tu à te faire « une petite maîtresse » ? – Que diable, un jeune homme ! – et un artiste !

Croisset devient un pays très immoral. Je n’entends parler que de horions que l’on s’administre à cause du cul. La maîtresse de M. Deschamps, Monsieur, mène une conduite véritablement scandaleuse, etc.

Catastrophe parmi les potentats de Rouen : M. Lainé, gendre du sieur Barbet, est sans le sol. – Ruiné, net, et ses deux fils obligés d’entrer comme commis dans une maison de commerce. Ce qui est sorti de la boutique y retourne. Ô Fortune, voilà de tes coups ! Quel renfoncement ! et comme je m’en archi-fous !

Nous avons reçu aujourd’hui des nouvelles d’Angleterre. Mlle Sophie pondra au commencement d’octobre. Elle est pleine. Sens-tu le grotesque de ce petit bedon où s’agite un petit Anglais ?… Miss Harriet Collier vient de se conjoindre à sir Thomas Campbell, baron de je ne sais quoi ! et son portrait que j’ai là ne m’en avait rien dit ! Encore une sylphide de moins ! Mon empyrée féminin se vide tout à fait. Les anges de ma jeunesse deviennent des ménagères. Toutes mes anciennes étoiles se tournent en chandelles, et ces beaux seins où se berçait mon âme vont bientôt ressembler à des citrouilles.

Adieu, pauvre vieux bougre chéri. Je n’ose te dire que je t’attends ardemment, mais c’est bien vrai. À toi.

G[USTA]VE.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] jeudi soir. [13 septembre 1855.]

Je suis revenu hier au soir de Trouville éreinté. J’étais parti d’ici dimanche matin avec ma mère. C’était pour surveiller un peu le sieur Allais, dont la conduite est pleine de raisonnement quant à ses intérêts personnels. Ce vénérable bourgeois frise le grinche, tout cela n’est pas fini. Je remercie la Providence de cette politesse à mon endroit.

Mon voyage en somme a été stupide. À peine si j’ai vu la mer. Mais je me suis vigoureusement empiffré de crevettes et de poisson. J’ai passé toute la nuit dernière et cet après-midi à dormir. J’ai la tête fort creuse. Il pleut. Je suis tout halluciné par mes anciens souvenirs de Trouville que la vue des lieux a réveillés.

J’ai été niaisement étonné dimanche matin, en lisant ta lettre, tout botté et prêt à partir.

Refuser un article dans un journal, c’est déclarer net que l’on regarde cet article comme inférieur au plus mauvais de tous ceux que l’on y a insérés. Or ces messieurs écrivant eux-mêmes dans la Revue, c’est d’une naïveté et d’un ridicule babyloniens. Mais si bêtes qu’ils soient, je ne puis croire à cette bêtise. – Il y a là-dessous quelque chose, une vengeance, ou une revanche, sois-en sûr.

Ne te prive pas de conter cela partout et de dire qu’on te refuse à la Revue de Paris. Tu peux être sûr, quant à moi, que je leur ferai un compliment en face. Tâche de mettre Le Cœur à droite dans La Revue (de Crépet) et le plus vite possible, quand même ce serait pour rien.

Il faut en finir avec eux, et n’avoir plus de relation littéraire avec cette boutique.

J’ai l’intime conviction qu’il y a eu une saleté, à nous inconnue, dans l’histoire de Pierrot, que tu ne te tires pas [sic] à clair, je ne sais pourquoi, malgré mes prières réitérées. Tout cela se lie avec l’article Melænis de La Presse, dont j’aurai la solution dès mon arrivée à Paris, car j’irai la demander à Cormemin, et je te réponds qu’il s’expliquera. Je suis agacé de leurs façons. – Il faut qu’ils en prennent d’autres, se brouiller tout à fait, ou en arriver à se foutre des calottes. Voilà mon opinion.

***

Tu me dis que le style t’emmerde. Pas plus que moi, je t’assure.

Je ne sais ce que je vais faire avec les embarras financiers de la Bovary. J’ai un dialogue et des explications qui me paraissent insurmontables. Depuis quinze jours je n’ai pas avancé d’une ligne. Quand tu verras Fovart, tu le remercieras de ma part.

***

Que risques-tu encore une fois d’aller voir Rouvière ?

***

Enfin dans six semaines je serai à Paris. Nous pourrons, au moins, écumer de compagnie. Il faut comme Thomas se roidir contre les difficultés. Le hasard finit par être pour vous. Je ne croyais jamais avoir l’occasion de malmener M. Allais ; elle est venue, et je t’assure que je lui ai été désagréable pendant un moment, et que désormais il surveillera ses paroles et actions.

Adieu, pauvre cher vieux.

Spera, Spira.

Je t’embrasse.

Et des nouvelles !

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche. [16 septembre 1855.]

Tâche de m’envoyer, mon bonhomme, pour dimanche prochain, ou plus tôt si tu peux, les renseignements médicaux suivants.

On monte la côte, Homais contemple l’aveugle aux yeux sanglants (tu connais le masque) et il lui fait un discours ; il emploie des mots scientifiques, croit qu’il peut le guérir, et lui donne son adresse. Il faut qu’Homais, bien entendu, se trompe, car le pauvre bougre est incurable.

Si tu n’as pas assez, dans ton sac médical, pour me fournir de quoi écrire cinq ou six lignes corsées, puise auprès de Follin et expédie-moi cela.

J’irais bien à Rouen, mais ça me ferait perdre une journée, et il faudrait entrer dans des explications trop longues.

J’ai été depuis trois jours extrêmement abruti par un coryza des plus soignés ; d’ailleurs mon voyage de Trouville m’a dérangé. Mais aujourd’hui pourtant, j’ai passablement travaillé. J’espère que dans un mois la Bovary aura son arsenic dans le ventre. Te l’apporterai-je enterrée ? J’en doute.

***

Je crois décidément que tu passeras à la Lecture. Premier point. (Ainsi, mon pauvre vieux, note bien que tu n’en es qu’au premier point, douce perspective.) C’est maintenant qu’il va falloir déployer des jambes et de la diplomatie. (Il est parfaitement inutile de dire aux amis que tu passes à la Lecture ?) Je crois qu’ici, Blanche doit se montrer. Il faut à toute force que tu aies un tour de faveur. Car on peut te faire droguer encore des années ! Je compte assez sur Mme Stroehlin avec laquelle j’irai chez le d[oc]teur Conneau, etc. Enfin, nous verrons, nous nous trémousserons.

À ta place, j’irais de suite, chez Janin. C’est un excellent homme, putain, complaisant : il a fait de toi de grands éloges. Je lui conterais tout. – Il te servirait, ou tout au moins, ce serait pour plus tard un jalon.

Puisque tu n’écris pas maintenant, marche.

***

Tu as peut-être raison, il vaut mieux attendre. Je parle de notre conduite à tenir envers ces messieurs de là-bas. Quant à l’article Melænis, je prendrai plaisir à en demander compte à l’inoffensif Cormemin. – Et j’en apprendrai là, plus, peut-être que je n’en veux savoir.

Quel besoin d’invectives j’éprouve ! J’en suis gorgé ! Je tourne au Rousseau. Double effet de la solitude et de la masturbation. Nous finirons par croire à une conjuration d’Holbachique, tu verras.

Patience. Nous aurons notre jour. Nous ferons notre trou. Mais il n’est pas fait. Il faut entasser œuvres sur œuvres, travailler comme des machines et ne pas sortir de la ligne droite. Tout cède à l’entêtement.

J’éprouve le besoin, maintenant, d’aller vite.

Remarque : Voilà deux fois dans cette demi-page que j’écris : « j’éprouve le besoin ». Je suis en effet un homme qui éprouve beaucoup de besoins.

Nous avons eu, aujourd’hui, la visite de Mme Ange Félix-Ferry, née Hectorine Caire. Elle est un peu maigrie, cette pauvre cocotte, mais très heureuse, dit-elle, et m’a l’air de s’arranger parfaitement du Vi. – En sheik : « Il n’y a que ça pour les jeunes filles, mon-bon-ami. »

J’ai appris avec enthousiasme la prise de Sébastopol, et avec indignation le nouvel attentat dont un monstre s’est rendu coupable sur la personne de l’Empereur. Remercions Dieu qui nous l’a encore conservé, pour le bonheur de la France. Ce qu’il y a de déplorable c’est que ce misérable est de Rouen. C’est un déshonneur pour la ville. On n’osera plus dire qu’on est de Rouen.

***

Mercredi dernier, en revenant ici, par le bateau de [la] Bouille, j’ai joui de la conversation de deux chasseurs (blouse blanche, fusil, fortes guêtres et casquette à double visière) qui faisaient des plaisanteries sur les Russes. Ils disaient : gros shacho, etc. J’en étais malade ! Et je revenais continuellement près d’eux, en vertu de cet instinct dépravé, qui nous fait parfois mettre le nez sous le drap pour sentir l’odeur d’un pet. –

Adieu, pauvre cher vieux, tu m’as l’air d’un homme. Tu te fais raboger et n’as point de maîtresse ! Taïeb ! Sacré nom de Dieu ! Il faut s’en tenir à la Prostitution, quoi qu’en disent les socialistes et autres cagots de même farine.

Sur ce ie t’embrasse. À toi.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi.
[19 septembre 1855.]

1° Tu es un excellent bougre de m’avoir répondu vite. L’idée du bon régime à suivre est excellente, et je l’accepte avec enthousiasme (quant à une opération quelconque, impossible. À cause du pied bot, et d’ailleurs comme c’est Homais lui-même qui veut se mêler de la cure, toute chirurgie doit être écartée).

2° J’aurais besoin des mots scientifiques désignant les différentes parties de l’œil (ou des paupières) endommagé. Tout est endommagé, et c’est une compote où l’on ne distingue plus rien. N’importe, Homais emploie de beaux mots et discerne quelque chose pour éblouir la galerie.

3° Enfin il faudrait qu’il parlât d’une pommade (de son invention ?) bonne pour les affections scrofuleuses et dont il veut user sur le mendiant. Je le fais inviter le pauvre à venir le trouver à Yonville pour avoir mon pauvre à la mort d’Emma ? Voilà, vieux. Réfléchis un peu à tout cela, et envoie-moi quelque chose pour dimanche.

Je travaille médiocrement et sans goût, ou plutôt avec dégoût. Je suis profondément las de ce travail. C’est un véritable pensum pour moi, maintenant.

Nous aurons probablement bien à corriger : j’ai cinq dialogues l’un à la suite de l’autre, et qui disent la même chose !!!

***

Tu verras qu’on finira par nous voler Pierrot. Il faudrait ravoir le ms. ainsi que celui d’Agénor. C’est facile.

***

Je te recommande le dernier numéro de la Revue. Il y a une appréciation de l’école allemande – romantique – après laquelle il faut tirer l’échelle. On accuse Goethe d’égoïsme (nouveau !) et H[enri] Heine de nullité, ou de nihilisme, je ne sais plus. Je ne donne pas trois ans à notre ami Max, s’il continue ainsi, pour devenir complètement imbécile. Tu verras !

Je n’ai absolument rien à te dire. Tiens-moi au courant. Il faut secouer Blanche. C’est le moment ?

Adieu, pauvre vieux chéri, je t’embrasse et voudrais bien être dans un mois, car je commence à m’embêter furieusement de toi.

 

Va-t’en, de ma part, fumer une pipe, mélancoliquement, to the British tavern, Rivoli street, en pensant à L’Âne d’or.

 

P.-S. – Fovart m’a enfin envoyé les notes demandées. Si tu le vois, remercie-le pour moi.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche, 3 h[eures].
[30 septembre 1855.]

Causons un peu, mon pauvre vieux. La pluie tombe à torrents, l’air est lourd, les arbres mouillés et déjà jaunes sentent le cadavre. Voilà deux jours que je ne fais que penser à toi et ta désolation ne me sort pas de la tête. –

Je me permettrai d’abord de te dire (contrairement à ton opinion) que si jamais j’avais douté de toi, je n’en douterais plus aujourd’hui. Les obstacles que tu rencontres me confirment dans mes idées. Toutes les portes s’ouvriraient, si tu étais un homme médiocre. Au lieu d’un drame en cinq actes, à grands effets, et à style corsé, présente une petite comédie – Pompadour – agent de change, et tu verras quelles facilités, quels sourires ! quelles complaisances pour l’œuvre et pour l’auteur ! Ne sais-tu donc pas, que dans ce charmant pays de France, on exècre l’originalité ! Nous vivons dans un monde où l’on s’habille d’habits tout confectionnés. Donc tant pis pour vous si vous êtes trop grand ; il y a une certaine mesure commune ; vous resterez nu. Ouvre l’histoire et si la tienne (ton histoire) n’est pas celle de tous les gens de génie, je consens à être écartelé vif. On ne reconnaît le talent que quand il vous passe sur le ventre et il faut des milliers d’obus pour faire son trou dans la Fortune. J’en appelle à ton Orgueil. Remets-toi en tête ce que tu as fait, ce que tu rêves, ce que tu peux faire, ce que tu feras, et relève-toi, nom de Dieu, considère-toi avec plus de respect ! – Et ne me manque pas d’égards (dans ton for intérieur) en doutant d’une Intelligence, qui n’est pas discutable.

Tu me diras que voilà deux ans que tu es à Paris et que tu as fait tout ce que tu as pu, et que rien de bon ne t’est encore arrivé. Premièrement, non. Tu n’as rien fait pour ton avancement matériel, et je me permettrai de te dire au contraire. Melænis réussit, on en parle, on te fait des articles. Tu n’imprimes pas Melænis en volume, tu ne vas pas voir les gens qui ont écrit pour toi. On te donne tes entrées aux Français. Tu n’y fous pas les pieds et en deux ans, tu ne trouves pas le moyen de t’y faire, je ne dis pas un ami, mais une simple connaissance. Tu as refusé de fréquenter un tas de gens, Janin, Dumas, Guttinguer, etc., chez lesquels tu aurais pu nouer des camaraderies. – Et quant à ceux que tu fréquentes, il vaudrait peut-être mieux ne les pas voir. Ex[emple] : Gautier. Crois-tu qu’il ne sente pas à tes façons que tu le chéris fort peu. – Et (ceci est une supposition, mais je n’en doute point), qu’il ne te garde pas rancune, par exemple, de n’avoir pas pris un billet au concert d’Ernesta ? Tu lui as fait pour cent sous une cochonnerie de 25 fr[ancs]. – Je me suis permis souvent de t’avertir de tout cela. Mais je ne peux pas être un éternel pédagogue, et t’embêter du matin au soir par mes conseils. Tu me prendrais en haine et tu ferais bien. Le pédantisme dans les petites choses est intolérable. Mais toi, tu ne vois pas assez l’importance des petites choses dans le pays des petites gens.

À Paris, le char d’Apollon est un fiacre. La célébrité s’y obtient à force de courses.

En voilà assez sur ce chapitre. Le quart d’heure n’est pas très opportun pour te sermonner.

Maintenant quant à la question du vivre. Je te promets que Mme Str[oehlin] pourra très bien demander pour toi à l’empereur en personne la place que tu voudras. Guignes-en une, d’ici à trois semaines, cherche. Fais venir en tapinois les états de service de ton père. Nous verrons. On pourrait demander une pension, mais il te faudrait payer cela en monnaie de ton métier, c’est-à-dire en cantate, épithalames, etc., non, non.

En tout cas, ne retourne jamais en province.

Je t’envie de regretter quelque chose dans ton passé. Quant à moi (c’est qu’apparemment je n’ai jamais été ni heureux ni malheureux), j’ignore ce sentiment-là. Et d’abord j’en serais honteux. C’est reconnaître qu’il y a quelque chose de bon dans la vie. – Et je ne rendrai jamais cet hommage à la condition humaine.

Tu vas lâcher là les Français. C’est convenu. Mais si tu avais vu Régnier avant, penses-tu qu’il n’eût pas pu influencer Laugier ? Je n’ai jamais vu d’homme plus ménager la semelle de ses souliers. – Ton incompréhensible timidité est ton plus grand ennemi, mon bon. Sois-en sûr.

Si tu quittes les Français, porte-le à l’Odéon de préférence. Mais sacré nom de Dieu, informe-toi d’abord de qui ça dépend. Et fais ta mine, avant de donner l’assaut.

Est-ce sérieusement que Reyer t’a parlé d’un opéra-comique ? Fais-le. – C’est le moment de plus travailler que tu n’as jamais fait. Puis, quand tu m’auras écrit encore cinq ou six pièces et qu’aucune n’aura pu être jouée, je commencerai à être ébranlé, non sur ton mérite littéraire, mais dans mes espérances matérielles. – Il faut que tu me fasses cet hiver une Tragédie romantique en trois actes, avec une action très simple, deux ou trois coups de théâtre, et de grands bougres de vers comme il t’est facile.

Je ne crois pas que les amis soient assez puissants pour rien empêcher de fait. Nous leur prêtons là une importance qu’ils n’ont pas. Mais nous sommes leurs ennemis d’idées, note-le bien. On t’a refusé Le Cœur à droite à la Revue, parce qu’on n’y a pas vu d’idée morale. Si tu suis un peu attentivement leur manœuvre, tu verras qu’ils naviguent vers le vieux Socialisme de 1833, National pur, haine de l’art pour l’art, déclamations contre la Forme. Maxime tonnait l’autre jour contre H. Heine, et surtout les Schlegel, ces pères du romantisme qu’il appelait des réactionnaires (sic). Je n’excuse pas, mais j’explique. – Il a déploré devant moi Les Fossiles. Si la fin eût été consolante, tu aurais été un grand homme. Mais comme elle était amèrement sceptique, tu n’as plus été qu’un fantaisiste. Or nous n’avons plus besoin de fantaisiste. À bas les rêveurs ! À l’œuvre ! Fabriquons la régénération sociale ! l’écrivain a charge d’âmes, etc.

Et il y a là-dedans un calcul habile. Quand on ne peut pas traîner la société à son cul, on se met à sa remorque, comme les chevaux de roulier lorsqu’il s’agit de descendre une côte ; alors la machine en mouvement vous entraîne, et c’est un moyen d’avancer. On est servi par les passions du jour, et par la sympathie des envieux. C’est là le secret des grands succès, et des petits aussi. Arsène Houssaye a profité de la manie-rococo, qui a succédé à la manie-moyen âge, comme Mme [Beecher-]Stowe a exploité la manie-égalitaire. Notre ami Maxime, lui, profite des chemins de fer, de la rage industrielle, etc.

Mais nous qui ne profitons de rien, nous sommes seuls, seuls, comme le Bédouin dans le désert. Il faut nous couvrir la figure, nous serrer dans nos manteaux, et donner tête baissée dans l’ouragan. – Et toujours, incessamment, jusqu’à notre dernière goutte d’eau, jusqu’à la dernière palpitation de notre cœur.

Quand nous crèverons, nous aurons cette consolation d’avoir fait du chemin, et d’avoir navigué dans le Grand.

Je sens contre la bêtise de mon époque des flots de haine qui m’étouffent. Il me monte de la merde à la bouche, comme dans les hernies étranglées. Mais je veux la garder, la figer, la durcir. J’en veux faire une pâte dont je barbouillerais le XIXe siècle, comme on dore de bougée de vache les pagodes indiennes ; et qui sait ? cela durera peut-être ? Il ne faut qu’un rayon de soleil ? l’inspiration d’un moment, la chance d’un sujet ?

Allons, Philippe, éveille-toi ! De par L’Odyssée, de par Shakespeare et Rabelais je te rappelle à l’ordre, c’est-à-dire à la conviction de ta valeur. Allons, mon pauvre vieux, mon roquentin, mon seul confident, mon seul ami, mon seul déversoir, reprends courage, aime-nous mieux que cela. Tâche de traiter les hommes et la vie avec la maestria (style parisien) que tu as en traitant les idées et les phrases.

Veux-tu que j’apporte tous nos anciens plans, nos scénarios. Nous fouillerons cela. Il y a peut-être quelque chose à en tirer.

Adieu. Écris-moi tous les jours, si tu es triste. Je te répondrai. Fous-toi bien vite pendant que tu y es une bosse de désespoir. Et puis finis-en. Sors-en. Remonte sur ton dada et mène-le à grands coups d’éperon. « Les grandes entreprises réussissent rarement du premier coup » (Œuvres de Napoléon III).

Je t’embrasse de toute mon amitié et de toute ma littérature ; à toi, à toi.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] vendredi, midi. [5 octobre 1855.]

Va pour l’Odéon (« Va pour le champagne », d’Arpentigny), mais ce n’est [pas] assez d’avoir les deux directeurs. Il y a un comité de lecture à l’Odéon. Il faut d’avance en connaître les membres. – Et qu’on les chauffe. Il faut saoûler Ricourt, etc. Quant au sieur Blanche, je le regarde comme un farceur. La terre est pleine de ces bons enfants, excellents en parole et qui ne dépensent pour vous ni un sou de leur poche ni une minute de leur temps. J’ai la conviction que, s’il avait voulu, tu aurais eu une lecture. Son père m’a fait une crasse pareille au milieu des démarches que je faisais pour la place d’Achille, il a mis tout à coup des bâtons dans les roues. Je lui ai passé par-dessus le corps à lui et à d’autres, mais il m’en a coûté. Revenons à toi.

Rappelle-toi d’abord qu’il faut toujours espérer quand on désespère, et douter quand on espère. Il se peut que tu réussisses à l’Odéon par cette seule raison que tu ne t’attends plus à rien. Mais fais comme si tu t’attendais à beaucoup. Et encore une fois trémousse-toi. Grand poète, mais mince diplomate.

Je t’en prie et supplie, puisque tu es ami avec Sandeau, va le voir, ne le perds pas de vue, et demande-lui ce que tout cela veut dire. Ou autrement, d’où tenait-il cette certitude de ta réception ? Va également chez Laffitte (comme pour le remercier de l’intérêt qu’il a pris à toi) et tu sauras peut-être quelque chose. Laugier a-t-il fait un rapport ? l’as-tu lu ? as-tu vu enfin Houssaye ? Tu crois que tout cela est inutile puisque tu as renoncé aux Français. Non ! non ! au contraire.

Dès que je serai à Paris, dans une quinzaine, environ vers le 20, ou plutôt dès que Mme S[troehlin] y sera, c’est-à-dire vers le 1er novembre, nous nous occuperons de toi. D’ici là tiens-toi tranquille, mais vois un peu ce que tu veux, car on ne peut pas comme des imbéciles aller demander vaguement une place, et quand on vous répliquera « laquelle », dire : « Ah ! je ne sais pas. » Informe-toi. Il me semble que c’est le moins que tu puisses faire pour ta personne. Il y aurait encore autre chose, ce serait de demander une pension pour ta mère, qui te la donnerait ? Mais il y aurait à cela beaucoup d’inconvénients que je te dirai.

Quant à elle, ta mère, je lui en veux. Elle aurait pu s’épargner les conseils qu’elle t’a donnés et rester à Cany. C’était bien le moment de te décourager encore plus ! de te dire « renonce », quand tu ne reculais que déjà trop.

Malédiction sur la famille qui amollit le cœur des braves, qui pousse à toutes les lâchetés, à toutes les concessions, et qui vous détrempe dans un océan de laitage et de larmes !

Voyons, sacré nom de Dieu, doutes-tu que tu sois né pour faire des vers, et exclusivement pour cela ? Il faut donc s’y résigner. Doutes-tu, au fond même de ton découragement, qu’un jour ou l’autre tu ne sois joué et aux Français, et que tu réussisses ? Il faut donc attendre. C’est une affaire de temps, une affaire de patience, de courage, et d’intrigue aussi. Tu as un talent que je ne reconnais qu’à toi. Il te manque ce qu’ont tous les autres, à savoir : l’aplomb, le petit manège du monde, l’art de donner des poignées de main, et d’appeler « mon cher ami » des gens dont on ne voudrait pas pour domestiques. Cela ne me paraît pas monstrueux à acquérir, quand surtout, il le faut.

J’irai voir Léonie vers la fin de la semaine prochaine ou le commencement de l’autre. J’ai besoin d’aller à Rouen pour prendre des renseignements sur les empoisonnements par arsenic. De toute façon j’irais toujours pour lui dire adieu.

Adieu, pauvre cher vieux. Je t’embrasse tendrement, et tâche de te remettre à travailler. À toi.

Je demande des lettres fréquentes et longues. Si tu ne travailles pas, dégueule-moi sur le papier tout ce qui t’étouffe.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi. [10 octobre 1855.]

Qu’as-tu ? pourquoi n’ai-je pas reçu la sacro-sainte lettre du dimanche ? es-tu malade ? que signifie cet enflement que tu avais à la jambe ?

Il est probable que d’aujourd’hui en quinze j’arriverai à Paris. Mais j’ai encore bien des choses à faire d’ici là.

J’aurais voulu t’apporter la Bovary empoisonnée, et je n’aurai pas fait la scène qui doit déterminer son empoisonnement ! Tu vois que je n’ai guère été vite. – Mon malheureux roman ne sera pas fini avant le mois de février. Cela devient ridicule. Je n’ose plus en parler.

J’irai voir Léonie dans une huitaine de jours. As-tu des nouvelles de Durey ?

Je ne vois absolument rien à te narrer. Si ce n’est que je lis et que j’ai bientôt fini (Dieu merci !) La Nouvelle Héloïse. C’est une rude lecture !

Si tu n’es pas malade, tu es un gredin de ne pas m’écrire.

Les feuilles tombent. Les allées sont, quand on y marche, pleines de bruits lamartiniens que j’aime extrêmement. Dackno reste toute la journée au coin de mon feu, et j’entends de temps à autre les remorqueurs. Voilà les nouvelles.

Je serai parti avant la foire Saint-Romain. Il est probable que je ne verrai pas les baraques. Pauvre foire Saint-Romain !

Ah ! sacré nom d’un nom ! j’oubliais. Devine quel est l’homme qui habite à Dieppedalle ? cherche dans tes souvenirs une des plus grotesques balles que tu aies connues et des plus splendides :

Dainez !

Oui, il est là, retiré, ce pauvre vieux ! Il vit à la campagne en bon bourgeois, loin des mathématiques et de l’université, et ne pensant plus à l’école… quique… .

Énorme ! Juge de ma joie quand j’appris cette nouvelle. Quelle visite nous lui ferions si tu venais ! – Et quel petit verre, ou plutôt quel cidre doux… ! car je suis sûr qu’il brasse lui-même pour s’occuper.

Écoute le plus beau. Il s’est trouvé en chemin de fer avec l’institutrice, et a été très aimable. Jusqu’à lui porter ses paquets, et courir lui chercher un fiacre. Ils étaient vis-à-vis et il lui faisait le genou (sic). Ils ont eu (à propos de moi) une conversation littéraire. – Opinion de Dainez : « Tout le monde écrit bien maintenant. Les journaux sont pleins de talent ! »

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

***

N. la première fois que ma mère a vu Dainez (prononcez Dail-gnez) c’était à côté d’un poêle (dans le parloir du collège) et il était recouvert d’un carrick à triple collet, vert.

Si tu étais un gaillard, nous porterions cet hiver, tous les deux, un carrick ?

Adieu, je t’embrasse bien fort. À toi.

À JULES DUPLAN

[Paris,] jeudi, 4 h[eures]. [1er novembre 1855 ?]

Comme il y a longtemps, mon cher vieux, que je ne vous ai vu !

Venez donc passer la soirée avec nous. Voilà deux dimanches que Bouilhet vous attend.

À tantôt.

Tout à vous.

 

Comme je suis emmerdé par mon déménagement !!!

À LOUIS BOUILHET

[Paris, 12 novembre 1855.]

Mon Bon,

Tu as dû recevoir une lettre de La Rounat ?

Reyer t’appelle à grands cris. Tu devais, m’a-t-il dit, aller chez lui.

Nous avons oublié dimanche de parler de Mme Stroehlin. Veux-tu que j’y aille de suite ? Viens me trouver, le plus tôt que tu pourras. – Et j’irais mercredi. Je serai demain chez moi jusqu’à 4 h[eures], et puis le soir.

À toi.

Lundi, 4 h[eures].

À JULES DUPLAN

[Paris, 4 janvier 1856 ?]

Mon Bon,

Au lieu de venir dimanche à 1 h[eure], serez-vous assez gentil pour arriver à 11 ?

Vous déjeunerez avec le philosophe Baudry qui s’en ira, je pense, vers 2 ou 3 heures. Bouilhet arrive à 2 heures et demie, – et nous lirons Le Coq-Héron.

À vous.

Vendredi soir.

P.-S. – Qui ne dit mot, consent (tournure Homais).

À LOUIS BOUILHET

[Paris, 8 janvier 1856.]

Je ne sais si tu es revenu, nous t’avons attendu dimanche.

Ne viens pas jeudi, mais vendredi à 6 h[eures] très juste. Tu dîneras avec un diplomate.

Adieu. À toi.

Mardi soir.

À JULES DUPLAN

[Paris, fin janvier 1856 ?]

Ne venez pas dimanche. Je suis obligé de sortir avec ma mère. Mais je vous attends, l’autre dimanche, cher ami.

Tout à vous.

 

Je sais maintenant Le Coq-Héron par cœur.

Samedi matin.

À AGLAÉ SABATIER

[Paris, 1er mars 1856.]

Chère et belle Présidente,

Le Bouilhet loge provisoirement à l’hôtel – ne sais lequel.

Je verrai ledit demain, dans l’après-midi, mais nous ne pourrons venir dîner chez vous. Nous dînons chez ma mère.

J’ai un mal de gorge affreux et aujourd’hui je suis complètement muet.

À demain au soir cependant, si je ne suis mort.

J’ai tout au plus la force de me précipiter sur vos bottines pour les couvrir de baisers.

Votre esclave indigne.

RÊVE : VIEILLE, CHAPEAU, PRÉSIDENTE

[3 mars 1856.]

J’étais couché dans un grand lit Louis XIV à balustres d’or et garni aux quatre coins de plumes d’autruche. Quoiqu’il n’y eût pas de vent, les plumes se balançaient.

Les ornements se sont en allés et je suis resté à plat sur un simple matelas. Près de moi s’est trouvée, je ne sais comment, une vieille femme hideuse, les paupières rouges, sans cils ni sourcils. Un voile de larmes couvrait ses pupilles flamboyantes passant et repassant devant comme une gaze qui eût été montée sur des ressorts. Par un acte de sa volonté, elle me tenait comme cloué dans le lit.

À mes pieds, en dehors du lit et couchée en travers comme les chiens qui sont sur les tombeaux, était (ou plutôt je le sentais) ma mère dont la présence me protégeait. Je ne la voyais pas, mais je la pressentais.

Et la vieille me regardait. Je me retenais de dormir, j’étais accablé et je sentais que si le sommeil me prenait, c’était ma fin ; la vieille se précipiterait sur moi. Pour éviter son contact (quoique le lit fût très large), je me ratatinais couché sur le flanc et les genoux au menton. Néanmoins je sentais l’extrémité de son ongle, l’ongle pointu de son gros orteil, avec la callosité de son autre talon. C’était affreux ! Et toujours devant moi les yeux rouges, terribles, archilubriques.

Elle marmottait ces mots de Saint-Amant que Gautier avait répétés la veille (dans la pièce au fromage) :

« Cadenas, Cambouis, Coufignon. »

Je me sentais vaguement entraîné, comme lorsqu’on sommeille en chemin de fer ou en chaise de poste ; ça allait très vite d’un mouvement égal, doux, et je n’apercevais aucun locomoteur, ni rien au monde que la vieille et les draps dans lesquels j’étais couché et qui étaient indéterminés, qui ne finissaient point.

Je me suis endormi, puis réveillé, et la vieille (poitrine nue !) m’a dit : « J’ai vu pendant que tu dormais ton sein gauche, ton téton gauche, ton petit téton », et elle a piqué vers moi et sur moi son doigt pointu comme une aiguille, en répétant : « Cadenas, Cambouis, Coufignon. »

Je crevais ! et je n’ai jamais eu si grand-peur de ma vie. Puis elle m’a tiré une langue démesurée (pour en faire une), la langue se recourbait comme un serpent : elle était verte et couverte d’écailles.

La présence de la vieille à mes côtés me faisait la sensation que vous fait le soupirail d’une cave humide. Il s’émanait de toute sa personne un grand air glacial et je grelottais autant de froid que d’épouvante.

***

Que s’en est-il suivi ?

Nous étions dans le salon de la Présidente, aux places respectives que nous avions la veille au soir, hier 2 mars. On ne parlait pas, on était triste, on étouffait. « Ouvrez les fenêtres », a dit quelqu’un.

Et les lumières du salon se sont transportées dans l’air, en dehors, sans qu’aucun bras n’y touchât et cependant nous continuions d’être éclairés quoiqu’on n’en eût pas apporté d’autres. Ces lumières des candélabres disparus se tenaient dans la nuit comme de petites étoiles sur les sommets de la verdure. Car il y avait en bas sous les fenêtres ouvertes un très grand jardin et fort ombreux.

Mais la chaleur est devenue accablante, celle d’un bain turc. On haletait. On sentait le seringa et l’oranger, puis d’autres odeurs successivement que je ne connais pas, qui arrivaient sur nous par grosses rafales molles. Et la tristesse de chacun redoublait, surtout celle de la Présidente.

Elle avait la même robe violette qu’hier soir et elle baissait la tête d’un air accablé en regardant la cheminée sans feu.

« Qu’a-t-elle donc, cette pauvre Présidente ? »

Ici, quelque chose de confus et qui, je crois, l’était même dans le rêve. C’était entre « Elle va se marier » et « Elle va faire un très long voyage, nous ne la reverrons plus » et puis, peu à peu, insensiblement, sa robe violette est devenue noire (une robe de deuil) ; cela nous a semblé drôle, car elle n’avait pas bougé de place. Alors, nous nous sommes regardés, nous avions tous des habits de croque-morts qui nous étaient poussés – poussés est exact – car le velours des parements végétait sur nos manches.

L’odeur des orangers a redoublé si fort que nous avons manqué en mourir tous. De grosses gouttes de sueur coulaient sur les murs ; la dorure des candélabres tombait par terre comme des flocons de neige.

La Présidente nous regardait d’un singulier air, sentimental, immense. Du Camp s’est mis à rire. Elle lui en a demandé l’explication, mais il a poussé un cri parce qu’un clou du parquet lui est entré dans le pied, à travers sa botte.

J’ai voulu m’en aller et j’ai été pour prendre mon chapeau, posé sur la deuxième tablette de la console, qui est entre les deux portes ; mais je ne l’ai pas trouvé, j’en ai pris un autre.

J’allais le mettre, quand je me suis aperçu qu’il n’avait plus de coiffe et qu’il était rogné par-derrière en dedans et comme mangé par les rats.

***

Alors, grand bouleversement de chapeaux, cris, contestations. Chacun a trouvé son chapeau ainsi déchiqueté. Nous étions à ce moment plus de monde qu’au commencement de la soirée. Enfin j’ai retrouvé mon chapeau qui était à la place où je l’avais mis (en vérité, la veille au soir), mais il y avait dessus un petit chapeau de paille – en paille noire – qui nous a servi à jouer des charades. Je les ai tirés tous les deux de la tablette pour avoir le mien plus commodément.

Mais il m’a été impossible de déplacer, de décoller le chapeau de paille du mien. Je n’avais pas la force, il pesait cinq cent mille livres.

Alors, chacun a essayé, a fait des efforts. Impossible. Et quand tous eurent essayé, on a été consterné et épouvanté, très épouvanté. Alors nous sommes restés en silence.

La porte de la salle à manger du salon s’est ouverte à deux battants et La Rounat en deuil, un crêpe au bras, est entré en disant : « Je vous amène quelqu’un. » C’était son père. Je ne me le rappelle pas. Et ensuite sont entrés successivement et par ordre chronologique toutes les personnes (parents morts) de chacun qui essayaient et qui renonçaient. Quand le salon était trop plein les ombres se tassaient et entraient les unes dans les autres comme les cartes que l’on bat.

À suivi quelque chose dont je n’ai pas souvenir, mais je me suis réveillé dans des dispositions mortuaires et avec un grand mal de cœur.

Il y a huit ans à cette époque-ci, 3 avril au lieu de 3 mars, je faisais un rêve pareil (si non, pourquoi le souvenir m’en vient-il ?) à Croisset, couché sur ma peau d’ours, quand on est venu m’annoncer la mort d’Alfred, ou en revenant de son enterrement, plutôt.

Je ne suis pas sans m’inquiéter sur la journée.

Lundi matin, 3 mars, 8 h 30,1856.

 

P.-S. – Mardi.

C’était l’anniversaire du mariage de ma sœur. Ce soir, Hamard.

GUSTAVE FLAUBERT.

À AGLAÉ SABATIER

[Paris,] lundi matin. [3 mars 1856.]

Chère Présidente,

Excusez-moi.

Mais je suis bouleversé par un rêve atroce que j’ai fait cette nuit et où vous figuriez.

Si vous avez aujourd’hui quelque démarche importante à faire, ne la faites pas. Remettez-la.

Je suis dans des transes vagues que ce maudit rêve m’a données.

Si je n’étais complètement enroué, j’irais vous le conter. Mais j’ai une extinction de voix qui menace de prendre des proportions gigantesques.

Je vous supplie de me pardonner mon enfantillage. Je cède en vous écrivant à un mouvement invincible.

Prenez garde à vous aujourd’hui.

Je vous baise les mains.

À vous.

À LOUIS BOUILHET

[Paris,] lundi matin. [3 mars 1856.]

Ne va pas chez Du Camp avant que je ne t’aie vu. J’ai beaucoup de choses à te dire. À jeudi. –

Je suis complètement sans voix. Un mal de gorge atroce. – Néanmoins gaillard !

À toi.

 

J’ai fait cette nuit un singulier rêve que je viens d’écrire.

Décidément la Sylphide m’a lancé du fluide.

Tu sais qu’on dit (?) que La Bourse va aux Français.

À LOUIS BOUILHET

[Paris,] mardi. [11 mars 1856.]

Mon Bon,

N’oublie pas de venir jeudi de bonne heure. Si tu veux venir déjeuner, je t’attendrai jusqu’à midi ? Nous aurons une longue besogne.

Rien de neuf. À toi.

En cas de non-réponse, je t’attends à midi.

***

J’ai deux ou trois corrections dont je ne sais venir (Edmond) About.

***

Arrange-toi pour que nous puissions passer toute la journée de samedi ensemble ; re-séance !

À SON COUSIN LOUIS BONENFANT

[Paris,] mercredi. [9 avril 1856.]

Je te remercie bien, mon cher ami, de l’empressement que tu as mis à m’envoyer les 700 francs, que Laurent m’a apportés dimanche dernier. Je roulerai peut-être équipage plus tard, mais pour le quart d’heure j’ai du mal à payer mon bottier. – Cependant je t’apprendrai que je deviens bottier moi-même, que je m’établis, que je trafique, que je fais des affaires, enfin !

Et je m’en suis bien tiré, nom d’un petit bonhomme ! Car sache, ô cousin que hier j’ai vendu un livre (terme ambitieux) moyennant la somme de deux mille francs. – Et je vais continuer ! J’en ai d’autres qui suivront. L’année 1857 pliera sous le poids de trois volumes composés par ton serviteur – qu’il a « pris plaisir à composer lui-même », comme le lavement de Diafoirus.

Le marché est fini. Je paraîtrai dans la Revue de Paris pendant six numéros de suite, à partir de juillet. – Après quoi je revendrai mon affaire à un éditeur qui la mettra en volume. Ainsi, avant le jour de l’an, j’aurai l’honneur de t’offrir un produit de ma Muse.

Je suis tellement assommé maintenant par ledit produit, à force de le relire, gratter et regratter, que je n’ai pas deux idées debout dans la cervelle. Mon copiste me fait des fautes superbes : il m’écrit « garçon de glace » pour « garçon de classe » et « légumes de l’Adriatique » pour « lagunes ». Bref, je deviens idiot – première condition pour avoir de la chance. Ça me rassure. Il ne me manque plus qu’« une paire de sabots et un écu de six francs » pour que je fasse fortune. […]

À SA NIÈCE CAROLINE

[Paris, 25 avril 1856.]

Je ne me suis pas trop bien conduit avec toi, mon pauvre bibi, en ne répondant pas à la gentille lettre que tu m’as écrite, il y a déjà longtemps. – Reçois mes excuses. J’ai été fort occupé.

Mais ce n’était pas une raison pour cesser la correspondance. Tu aurais bien pu m’écrire tout de même. Tu m’aurais dit si tu t’amusais bien et tu m’aurais donné des nouvelles de ta bonne maman qui a été souffrante.

L’as-tu bien soignée ? as-tu été bien gentille pour elle ? – Il faut que tu remplaces ta pauvre mère qui était si bonne, si intelligente et si belle. Fais tous tes efforts pour contenter ta bonne maman et lui faire oublier ses chagrins. L’année prochaine, tu feras ta première communion. C’est la fin de l’enfance. Tu vas devenir une jeune personne. Songes-y ! C’est le moment d’avoir toutes les vertus.

Le curé de Canteleu a-t-il trouvé que tu étais forte en cathécisme ?

Comment se porte ton lapin ?

Ton chapeau de paille a-t-il eu du succès ?

Écris-moi une lettre la semaine prochaine. Mon intention est toujours de revenir samedi. Et dès le lundi suivant, nous reprendrons nos leçons. J’espère que ta petite caboche est bien reposée, et que nous ferons de grands progrès. Il faut d’ailleurs que nous finissions l’histoire romaine cet été.

Adieu, mon pauvre chat, embrasse bien ta bonne maman pour moi. Et continue à aimer

ton vieux.
Vendredi 25 avril.

À LOUIS BOUILHET

[Paris,] lundi matin. [28 avril 1856.]

J’ai passé hier chez toi pour avoir l’honneur de te présenter mes respects. Mais j’ai trouvé visage de bois (jolie locution). Quelle sacrée nom de Dieu d’existence vagabonde mènes-tu ?

J’ai lu hier dans L’Entracte et aujourd’hui dans Le Figaro que la pièce de Ponsard allait passer d’ici à peu de jours.

Réponds-moi si tu peux venir encore une fois dîner chez moi (ce sera la dernière, hélas !) mercredi prochain après-demain. Tous mes autres soirs sont pris, tant je suis un homme occupé ! connu ! fêté par la population et recherché par le grand monde.

J’ai (et j’aurai) du neuf à te dire. – Ma soirée d’hier a été folichonne.

Décidément les deux volumes du père Hugo m’embêtent : « c’est plus que du délire. »

Arrive de bonne heure. Vers 4 heures ?

À toi, monstre.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche après-midi.
[1er juin 1856.]

J’ai enfin expédié hier à Du Camp le ms. de la Bovary, allégé de trente pages environ, sans compter, par-ci par-là, beaucoup de lignes d’enlevées. J’ai supprimé trois grandes tartines d’Homais, un paysage en entier, les conversations des bourgeois dans le bal, un article d’Homais, etc., etc. Tu vois, vieux, si j’ai été héroïque. Le livre y a-t-il gagné ? – Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’ensemble a maintenant plus de mouvement.

Si tu retournes chez Du Camp, je serais curieux de savoir ce qu’il en pense. Pourvu (inter nos) que ces gaillards-là ne me reculent pas ! Car je ne te cache point, cher vieux, que j’ai maintenant grande envie de me voir imprimé et le plus promptement possible.

Autre envie : ton drame ! J’en casse-pète de curiosité !! Fais-moi le plaisir d’abord de me dire le titre. Viendras-tu, à Rouen, immédiatement après l’avoir fini ? Quant à moi je n’irai à Paris que vers le commencement d’août, après que j’aurai été publié, après mon premier numéro.

Tu me demandes ce que je fais, voici : je prépare ma légende et je corrige Saint Antoine.

J’ai dans Saint Antoine élagué tout ce qui me semble intempestif. – Travail qui n’était pas mince puisque la première partie, qui avait 160 pages, n’en a plus maintenant (recopiée) que 74. – J’espère être quitte de cette première partie dans une huitaine de jours. – Il y a plus à faire dans la 2e, où j’ai fini par découvrir un lien, piètre, peut-être, mais enfin un lien, un enchaînement possible. Le personnage de saint Antoine va être renflé de deux ou trois monologues qui amèneront fatalement les tentations. – Quant à la 3e, le milieu est à refaire en entier. En somme une vingtaine de pages, ou trentaine de pages peut-être, à écrire. – Je biffe les mouvements (extra)-lyriques. J’efface beaucoup d’inversions et je persécute les tournures, lesquelles vous déroutent de l’idée principale. – Enfin j’espère rendre cela lisible et pas trop embêtant.

Nous en causerons très sérieusement ces vacances, car c’est une chose qui me pèse sur la conscience. – Et je n’aurai un peu de tranquillité que quand je serai débarrassé de cette obsession.

Je lis des bouquins sur la vie domestique au M[oyen] Â[ge] et la vénerie. Je trouve des détails superbes, et neufs ; je crois pouvoir faire une couleur amusante. – Que dis-tu « d’un pâté de hérissons et d’une froumentée d’écureuils » ? Au reste, ne t’effraye pas. Je ne vais point me noyer dans les notes. Dans un mois j’aurai fini mes lectures, tout en travaillant au Saint Antoine. Si j’étais un gars, je m’en retournerais à Paris au mois d’octobre avec le Saint Antoine fini et le Julien l’Hospitalier écrit. – Je pourrais donc en 1857 fournir du Moderne, du Moyen Âge et de l’Antiquité. – J’ai relu Pécopin. – Je n’ai aucune peur de la ressemblance.

J’ai été hier à Rouen, à la Bibliothèque. Toujours Le Breton, toujours le père Frisard. Le Breton a d’énormes lunettes vertes ! Il ressemble à un crapaud. Le sieur Pottier s’est informé de toi très longuement.

J’ai trouvé Léonie dans un bouleversement de mobilier à croire que les Cosaques avaient passé par sa chambre. – Elle aidait au déménagement d’une voisine et me paraissait dans un tohu-bohu complet. – Au milieu de la conversation, elle m’a dit tout à coup : « Et Olga ? – Qu’est-ce qu’Olga ? – Vous savez. – Non. » Contestations, affirmations, imprudences de ma part, mensonges que je me serais épargnés si j’avais su que c’était toi qui lui avais conté l’histoire. J’ai persisté à soutenir que tu ne m’avais rien dit – et là-dessus : « Ah ! ne lui dites rien, parce qu’il m’accuse de vous conter tout. » Voilà l’anecdote, tu en feras ton profit.

Quant à Durey, (bien qu’au fond je désire que tu la lâches afin de pouvoir la baiser sans remords, ou plutôt me faire polluer par elle vu que ses mains m’excitent), je te conseille de faire en sorte qu’elle entre à l’Odéon pour jouer la Maintenon, rôle dont elle s’acquittera bien mieux que cette grosse volaille de Toscan. Il faut que ce soit une tragédienne qui te joue cela. J’entends une femelle qui ait les traditions tragiques, de la pompe. Les autres te disloqueront suffisamment tes malheureux vers ! N’aie pas peur, ils seront en bel état dans leur bouche ! Il faut, dans la Maintenon, du Cornélien de la Haute École.

Ta résolution de te passer d’actrices, lubriquement parlant, est d’un homme vertueux. Mais prends garde de tomber dans l’excès contraire, et de te méfier de ton cœur. Quant à ma pauvre Person, je suis sûr qu’elle remplirait ce rôle très bien, tu feras ce que tu voudras. Et je te supplie même de faire ce que tu voudras. – Et non ce qu’on voudra. Tu as fait assez de concessions à l’Odéon pour qu’il te soit bien permis de faire passer une femme, et un rôle de vieille, encore ! Ne faiblis point, nom de Dieu ! Affirme-toi. On ne considère les gens que lorsqu’ils se considèrent eux-mêmes beaucoup.

Adieu, vieux, pioche raide, je t’embrasse.

À toi.

 

Puisque Guérard est maintenant à Paris, pense à mes gravures. Je te laisse le choix. Je tiens plus à la quantité, qu’au fini. Prends-en pour une trentaine de francs. Si tu n’as pas d’argent, prie Guérard de les payer (s’il n’y a pas d’indiscrétion toutefois).

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] lundi soir. [16 juin 1856.]

Ta lettre de samedi, cher vieux, ne m’est arrivée que ce matin. Voilà pourquoi je suis en retard d’un jour.

Je demande pour mon dimanche prochain une narration du déjeuner chez Royer. – Il me semble que tu as passé à Auteuil un vrai dimanche d’auteur, tant par l’entourage des gens que par les lieux en eux-mêmes. L’ombre de Boileau planait à l’entour. Les anneaux de sa perruque moutonnaient sur le paysage et les feuilles, dans le jardin, s’entre-choquaient comme des mains qui applaudissent.

Est-ce fini, sacré nom de Dieu, est-ce conclu, et arrêté ? Quand met-on à l’étude ? À quand les répétitions ?

Je t’assure que j’attends ta première représentation avec une grande soif. Car je compte sur un beau succès et j’ai besoin (physiquement parlant) d’un événement heureux qui me dilate la poitrine. Je vis cerclé comme une barrique. – Et quand je tape sur moi, ça sonne creux.

Tu as bien raison de m’appeler hypocondriaque. Et j’ai même peur que je ne finisse, un jour, par tourner mal. Mais comment veux-tu que [je] garde quelque sérénité et quelque confiance après tous les renfoncements intérieurs (ce sont les pires) qui m’arrivent l’un par-dessus l’autre. Chaque livre que j’écris n’est-il pas comme une vérole que je gobe ? Je me retire d’un coït long et pénible, avec un beau chancre à l’orgueil, lequel s’indure et ainsi de suite.

Les corrections de la Bovary m’ont achevé. – Et j’avoue que j’ai presque regret de les avoir faites. – Tu vois que le sieur Du Camp trouve que je n’en ai pas fait assez. On sera peut-être de son avis ? D’autres trouveront peut-être qu’il y en a trop ? Ah ! merde !

Je me suis conduit comme un sot en faisant comme les autres, en allant habiter Paris, en voulant publier. J’ai vécu dans une sérénité d’art parfaite, tant que j’ai écrit pour moi seul. Maintenant je suis plein de doutes et de trouble. Et j’éprouve une chose nouvelle : écrire m’embête ! Je sens contre la littérature la Haine de l’impuissance.

Je dois te scier le dos, mon pauvre vieux. – Mais je te supplie à genoux de me pardonner, car je n’ai personne à qui ouvrir la bouche de tout cela. – Le seul mortel que j’ai vu depuis six semaines est le sieur Nion qui est venu me faire une visite avant-hier, et qui m’a engagé « à travailler, à utiliser mon intelligence, mes lectures, mes voyages » !

***

J’ai su, à propos de Préault (mais ne crois pas que j’aie rien pris en mauvaise part, je suis d’ailleurs tellement aplati qu’on me cracherait maintenant à la figure, je ne m’en apercevrais pas) ; j’ai su, dis-je, que notre grand sculpteur était venu à Rouen avec Dumesnil, le curieux symbolisme, et ils ont dîné chez Delzeuzes. Dîner d’artistes.

Adieu, vieux, je t’embrasse.

Que devient ce brave Crépet ?

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] lundi. [7 juillet 1856.]

Tu m’as l’air présentement quelque peu sodomisé, mon pauvre vieux. Mais je crois que tu t’exagères le mal. S’il y a même du mal ? Tu as devant toi deux grands mois et demi pour les démarches, en cas qu’il y ait des démarches à faire. – Et puis je compte beaucoup sur Tisserant qui a intérêt à jouer ton rôle. Il faut le chauffer ferme. Et dès maintenant, tout de suite, aussitôt que tu sauras quel est le nouveau directeur de l’Odéon, tâcher de le voir, faire agir par Blanche, et avoir un renouvellement de parole positif. C’est embêtant, mais je ne vois au fond (jusqu’à présent) rien de bien grave. C’est plutôt une inquiétude qu’autre chose.

J’irai demain à Rouen, car je me débauche. Je dîne en ville. – Et j’irai par la même occasion voir Léonie à qui tu as dû écrire samedi une lettre désespérée ? je la remonterai, et ne la monterai pas.

J’aurai bien besoin moi-même de quelqu’un pour reguinder la manivelle. – Chapitre long (celui de mes découragements et de mes ennuis) dont je te prive.

Je re-suis dans Saint Antoine, je lime et gratte des phrases avec acharnement. – Et je vais bientôt me mettre à faire du neuf si j’en ai le cœur. Je crois qu’il y a peut-être moyen de rendre cela lisible ; il me semble que j’entrevois, par moments, un plan fort net, et presque mathématique. Je me trompe sans doute, et en cas que je ne me trompe pas, l’y verra-t-on ?

En tout cas, je veux amener la chose à un diapason de style le plus congru possible. J’ai bien à faire. Mais franchement, c’était piètrement écrit. – Et quant à l’ensemble, je conçois que vous n’y ayez rien compris. Les intentions seules étaient bonnes. J’en ai pour tout l’été.

Je casse-pète d’envie de voir L’Aveu ? est-ce fini ? Je demande des détails relativement à la promesse que Blanche t’avait faite de le faire recevoir aux Français cet été ?

***

Aujourd’hui a eu lieu le baptême de l’enfant adultérin de notre cuisinière. Ce brave Anthime est d’un grotesque transcendant, ou transcendantal. Lilinne à ce propos délire d’accouchements et fait sur la génération des demandes les plus inconvenantes. Elle commence à soupçonner que l’on peut avoir des enfants hors de l’état conjugal. Tout cela est fort grave. J’ai des inquiétudes pour plus tard.

À propos de cul, tu me feras penser à te narrer une forte histoire de Rouen, dont on pourrait à peu de frais faire un drame ou plutôt un roman. – Raide d’immoralité.

***

Je lis maintenant quelque chose qui n’a rien d’humain, l’Histoire du manichéisme par Beausobre, 2 vol[umes] in-quarto de 500 pages, chacun. – Toujours pour le Saint Antoine !! Dans les intermittences de mon idiotisme, je crois que je suis fou. – Enfin il faut suivre sa pente. Pourquoi toujours se gêner ?

Adieu, mon pauvre vieux. Ne t’endors pas et ne te désespère pas.

À toi.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset, 12 juillet 1856.]

Je viens d’apprendre, dans le Journal de Rouen, une crâne nouvelle. La Rounat nommé Directeur de l’Odéon ! est-ce bien vrai ! je n’ose y croire, je m’en vais lui écrire un petit mot de félicitation.

Es-tu remonté, grand veau ? cela va marcher, maintenant. Narcisse a eu un mot superbe : « Enfin ! voilà la chance qui commence, il est temps ! » Que Dieu l’entende.

Réponds-moi, de suite, et dis-moi longuement tout ce qui en est. J’enrage de n’être pas à Paris.

Adieu, cher vieux, il me semble que l’horizon politique s’éclaircit.

À toi.

Samedi.

À JULES DUPLAN

[Paris,] samedi. [19 juillet 1856.]

Mon Bon,

Je suis ici pour deux ou trois jours. Voulez-vous me venir voir demain, dimanche, dans l’après-midi, vers 3 h[eures]. J’ai, le matin, un rendez-vous avec le grand homme Pichat qui menace d’être long (le rendez-vous).

À demain.

À LOUIS BOUILHET

[Paris,] mardi, 7 h[eures] du soir.
[22 juillet 1856.]

Ne viens pas demain (mercredi) avant six heures. (J’aurai une cocotte en mon domicile.)

J’éprouve le besoin d’être avec toi seul autour de ma modeste table à résumer un peu la semaine qui a été forte.

C’est fini. Pichat vient de me dire oui. Mais il y a eu du tirage et il a fallu comme on dit lui mettre l’épée dans les reins. Il est formellement convenu que je ne change rien. J’ai fait de bonnes études !

À toi.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] lundi soir. [28 juillet 1856.]

Mon bon,

Ma mère te prie de lui rendre le service suivant. Le sieur Hamard prétend qu’il a été entendu de Royer, lequel « a été enthousiasmé de lui ». De plus qu’il aura une audition au Théâtre-Français, dans le mois d’août. Ces deux faits sont évidemment faux. Mais il faudrait en avoir la preuve. Conséquemment aie l’obligeance de te transporter près de Royer, et d’avoir de sa bouche une négation. – Quant aux Français, tu pourras le savoir au secrétariat, ou par le père Empis lui-même. Cela te fournira un prétexte pour faire sa connaissance.

***

C’était, mon cher monsieur, une terreur vaine. Pas de chancre. Je suis arrivé à Rouen, samedi matin, cicatrisé et mon respectable frère n’a rien découvert. Il croit que c’était tout simplement une écorchure et qu’un chancre ne se serait pas guéri si vite. Ce n’est plus maintenant qu’un petit point rouge. – Remercions les Dieux !

***

Me revoilà à Croisset pour deux mois et dans le re-Saint Antoine. Il commence à m’embêter et j’ai hâte d’en être quitte. J’aurai beau faire, ce sera toujours plus étrange que beau. La pâte du style est molle. Quant à l’ensemble, je masturbe ma pauvre cervelle pour tâcher d’en faire un. Mais…

***

Quelle belle soirée j’ai passée vendredi dans les coulisses du Cirque, en compagnie du coiffeur de ces dames ! Frédérick Lemaître l’avait saoulé, et Person l’avait achevé. – Il était plus rouge que les boîtes de fard étalées sur la table de toilette, il ruisselait de cold-cream, de sueur et de vin. Les deux quinquets casse-pétaient de chaleur. La fenêtre ouverte laissait voir un coin de ciel noir. Des costumes de théâtre jonchaient le parquet. Person gueulait dans les mains de l’artiste aviné qui lui tirait les cheveux. J’entendais les danses de la scène et l’orchestre. Je humais toutes sortes d’odeurs de femmes et de décors, le tout mêlé aux rots du perruquier. – Énorme, énorme ! Et mon inconvénient de culotte ajoutait à mon excitation.

À propos de théâtre, j’ai peur que La Roûn (prononciation Grassot) ne se laisse enfoncer par la Menier-Fleury (inter nos). Ce serait embêtant. Car c’est une grande volaille très bête et très mollasse. La Maintenon doit être dans ses rôles. Avis.

Bûche L’Aveu. Ça ira. Je t’en réponds. Je crois que l’horizon politique commence à s’éclaircir. Il y a assez longtemps que nous sommes ballottés sur une mer orageuse pour que nous ayons un peu de bonace.

Adieu, pauvre cher vieux bougre.

Amitiés à d’Osmoy qui m’a vraiment l’air d’un roquentin.

Je t’embrasse. À toi, ton.

 

Tu serais un bien brave homme de m’envoyer la pièce de L’Incendie. Car j’éprouve un grand besoin de l’apprendre par cœur, afin de la chantonner tout seul dans le silence du cabinet.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche soir. [3 août 1856.]

Ma mère te remercie des démarches que tu as faites pour elle. Mais si tu pouvais lui donner une réponse précise, positive, elle t’en saurait grand gré. Écris un mot à Royer où tu lui demanderas s’il connaît Hamard, etc. ? (s’il l’a entendu). Quant aux Français, tâche aussi de savoir quelque chose.

***

Le Double Incendie, joint à la haute température qu’il fait, m’ont mis aujourd’hui en gayeté. Je n’étais pas hors de mon lit que je savais le susdit sonnet par cœur. Et je l’ai tant gueulé que j’en suis harassé ! C’est fort beau. Car il m’obsède. Quel rythme ! J’en ai travaillé tout l’après-midi, comme un homme. J’ai écrit une page, je fais du neuf. – Et il faut avoir une grande vertu ou un bel entêtement pour poursuivre et parachever une semblable machine, contre laquelle tout le monde se mettra, à commencer par toi, mon vieux. – J’aurais bien besoin de tes conseils pour le moment, car je suis dans de grandes perplexités de plan. Enfin !…

Tu feras bien de ne pas perdre de vue le jeune La Rounat. Tu sais comme les hommes se métamorphosent dans les changements de fortune. Je ne doute pas de lui, mais… n’importe. Bref, tâche de le voir de temps à autre sans qu’il y paraisse.

La Revue de Paris du 1er août m’a annoncé. Mais incomplètement, en écrivant mon nom sans L (je te laisse à faire le calembour) : « Madame Bovary (mœurs de province), par Gustave Faubet. » C’est le nom d’un épicier de la rue Richelieu, en face le Théâtre-Français. Ce début ne me paraît pas heureux ! Quid dicis ? Je ne suis pas encore paru que l’on m’écorche.

Je t’avertirai quand il faudra que tu ailles chez le jeune Du Camp, ce sera vers le 16 ou le 18. – Je ne suis pas dénué de tout pressentiment ? Ce sacré « Faubert » m’embête beaucoup plus qu’il ne me révolte.

Je t’envoie un morceau dans le genre léger, que je te prie de humer délicatement. Tu ne le perdras pas. Ça peut servir comme modèle, quelque part. Je trouve qu’un semblable fragment peint à la fois l’homme, le pays, la race, et tout un siècle ! Comment la bêtise peut-elle arriver à ce point de délire et le Vide à tant de pesanteur ?

Je suis gêné en ce moment par la quantité de moustiques et de papillons qui tournent autour de ma lampe, et l’horizon retentit sous les trombones et la grosse caisse, bien qu’il soit une heure de nuit. C’est un bastringue à Quevilly. On danse avec acharnement. Comme on doit suer !

J’ai fait (vu le beau temps) descendre dans le jardin les affaires que j’ai rapportées de Nubie. Mon crocodile embaumé se rafraîchit maintenant sur le gazon. Il a revu tantôt le soleil pour la première fois peut-être depuis trois mille ans ? pauvre vieux !

La musique qui sonne et crie de l’autre côté de la rivière lui rappelle-t-elle les fêtes de Bubastis ? Il y rêve peut-être, dans son bitume ?…

Voilà tout ce que j’ai à te dire, mon cher Monsieur.

Adieu, je t’embrasse. À toi.

Mes respects à Mmes Bernard et Malard (quel dialogue d’Eucrate et de Sylla on ferait entre Stéphane et la mère Malard).

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] lundi soir. [11 août 1856.]

Mon cher bon,

Merci de t’être occupé de l’affaire Hamard. Quand tu pourras savoir par Royer quelque chose de précis tu nous obligeras.

Va chez le jeune Du Camp à la fin de cette semaine, soit samedi ou même lundi prochain (mais au plus tard), car c’est mardi prochain 18, que doit avoir lieu (m’a-t-il dit) le grand combat pour l’insertion de la Bovary. Tu lui diras tout ce que tu jugeras convenable (je me fie à toi), et que je compte être inséré le 1er septembre, selon sa promesse.

Je lui ai écrit, il y a deux ou trois jours, pour le prier de ne plus m’appeler Faubert sur la première page de la Revue où sont imprimés les futurs chefs-d’œuvre avec le nom des grands hommes en regard. Je n’en ai pas reçu de réponse.

 

?

. . . . .

***

Je travaille comme un boëf à Saint Antoine. La chaleur m’excite. Et il y a longtemps que je n’ai été aussi gaillard. Je passe mes après-midi avec les volets fermés, les rideaux tirés, et sans chemise ; en costume de charpentier. – Je gueule ! je sue ! c’est superbe. Il y a des moments où « décidément, c’est plus que du délire » ! Blague à part, je crois toucher le joint, je finirai par rendre la chose potable, à moins que je n’aie complètement la berlue, ce qui est possible ?

Et toi, vieux bardache, L’Aveu marche-t-il ? quand commencent les répétitions de la Montarcy ? Viendras-tu dans nos foyers au commencement de septembre ?

À propos de voyage, ma mère part jeudi pour Dieppe, elle y sera quelques jours. Je vais rester seul avec l’institutrice. – Si j’étais comme un jeune homme doit être !… mais –

***

J’ai eu hier la visite du sieur Baudry (junior), qui nous a imité successivement, avec sa bouche, le cor de chasse, le cor d’harmonie, la basse, la contrebasse, le serpent et le trombone. C’est merveilleux ! Ce garçon-là est fort. Et aujourd’hui j’ai reçu la visite du sieur Orlowski. – Complètement avachi par la chaleur, tenue des plus négligées. Il porte des souliers de castor comme un bourgeois affecté d’oignons. Il m’a avoué que sa seule passion, maintenant, était le cayeu. Il va l’acheter, lui-même, au marché et il le mange cru. Énorme ! Cet excès de simplicité m’écrase.

Je n’aurais pas été fâché que tu me donnasses quelques détails sur ta rupture avec Durey. « Aucun des écarts de la lubricité ne m’est indifférent », dit Brissac. Mais tu as adopté un genre de correspondance si expéditif, que te demander des détails sur n’importe quoi, c’est se casser le nez contre un mur. Je te ferai seulement observer que voilà trois fois que la présence du poète Philoxène te sert de prétexte. – Cherche maintenant d’autres moyens dramatiques, ne serait-ce que par amour-propre !

Ô vieux ! vieux ! Il fut un temps où nous passions, chaque semaine, vingt-quatre heures ensemble. Puis – non, je m’arrête ; j’aurais l’air d’une garce délaissée qui gémit.

Adieu. Amuse-toi bien, si tu peux. Pioche quand même. Réjouis ton incommensurable vi, emplis ton inconcevable estomac, étale ta monstrueuse personnalité ! C’est là ce qui fait ton charme. Tu es beau ! Je t’aime ! Appelle-moi beurre frais !

À toi.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche. [24 août 1856.]

Je te remercie bien, mon cher vieux, d’avoir parlé à Du Camp de la Bovary. – Mais je n’en suis pas plus avancé puisque tu ne m’as pas envoyé une solution définitive. Tout ce que je vois, c’est que je ne paraîtrai pas le Ier septembre. Je soupçonne le sieur Pichat d’attendre mon retour au mois d’octobre, afin d’essayer encore de me pousser ses corrections. J’ai pourtant sa parole et je la lui rendrai, avec un joli remerciement, s’ils continuent longtemps de ce train-là. – Je vais attendre jusqu’au 2 ou 3 septembre. C’est-à-dire qu’au milieu de l’autre semaine j’écrirai au jeune Du Camp pour savoir, oui ou non, si l’on m’imprime. Je suis harassé de la Bovary. – Et il me tarde d’en être quitte.

Mon ardeur littéraire a considérablement baissé avec la température. Je n’ai rien foutu cette semaine. Saint Antoine, qui m’avait amusé pendant un mois, m’embête maintenant. Me revoilà n’y comprenant plus rien. Ah ! sacré nom de Dieu ! que j’aurais besoin de toi ! Fais-moi donc le plaisir de me dire si tu viendras à Rouen au mois de septembre. – Et vers quelle époque ? Réponds à cette question. Une fois n’est pas coutume.

Avances-tu dans L’Aveu ?

***

J’ai fait aujourd’hui une grande promenade dans le bois de Canteleu. Promenade délicieuse, mon cher monsieur, à cause du beau temps qu’il faisait, mais atroce à cause des souvenirs qui m’obsédaient. J’avais au cœur plus de mélancolies qu’il n’y avait de feuilles aux arbres. J’ai été jusqu’à Montigny. – Je suis entré dans l’église. On disait les vêpres. – Douze fidèles tout au plus. – De grandes orties dans le cimetière et un calme ! un calme ! Des dindons piaulaient sur les tombes et l’horloge râlait !

Il y a dans cette église des vitraux du XVIe siècle représentant les travaux de la campagne aux divers mois de l’année. – Chaque vitrail est tout bonnement un chef-d’œuvre. J’en ai été émerveillé. Je te ferai voir cela, si tu viens.

En m’en revenant, j’ai senti un grand besoin de manger d’un pâté de venaison et de boire du vin blanc ; mes lèvres en frémissaient et mon gosier s’en séchait. – Oui. J’en étais malade. C’est une chose étrange comme le spectacle de la nature (loin d’élever mon âme vers le Créateur) excite mon estomac. L’océan me fait rêver huîtres et la dernière fois que j’ai passé les Alpes, un certain gigot de chamois que j’avais mangé quatre ans auparavant au Simplon, me donnait des hallucinations. C’est ignoble, mais c’est ainsi.

Aurai-je eu des envies, moi ! et de piètres !

***

Je lis dans ce moment, un ouvrage du D[oc]teur Pouchet sur Albert le Grand, où il y a ce mot : « Le burin de l’histoire est muet sur, etc. », et bien d’autres.

***

Ris : je fais de l’anglais avec l’institutrice.

***

Adieu, mon cher vieux bougre. Ie t’embrasse.

À toi.

À EDMA ROGER DES GENETTES

[Paris, été 1856 ?]

Madame,

Le copiste dont je me suis servi est : Mme Dubois, rue Saint-Marc, 30. Je conseille à Monsieur votre frère de faire son prix d’avance et de choisir l’écriture. Celle qui est préférable est l’écriture que l’on emploie pour les rôles de théâtre.

Je suis heureux, Madame, de vous rendre ce petit service, et vous prie d’agréer l’hommage de mes sentiments les plus respectueux et les plus dévoués.

Samedi soir.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche. – Soir. [31 août 1856.]

J’ai d’abord à te dire, mon cher vieux, que tu es un fort gentil bougre pour m’avoir écrit deux lettres cette semaine. Enfin ! je sais ce que tu fais et cogites ! Tu ne t’imagines pas combien je suis seul sans toi ! et comme je pense…, chaque dimanche, à nos pauvres dimanches d’autrefois…

Voyons ! sacré nom de Dieu ! es-tu un roquentin ? Viens passer quinze jours ici. Ma mère t’y invite formellement. Nous finirons L’Aveu et Saint Antoine. – Il faut qu’il y ait de L’Aveu fabriqué à Croisset. Tu n’as pas une seule de tes œuvres un peu longue (Le Cœur à droite excepté) qui n’ait passé, dans sa confection, par l’avenue des tilleuls. – Arrive. – Le pavillon au bord de l’eau t’attend, et tu auras un jeune chat pour t’y tenir compagnie. Tu coucheras dans ma chambre, je verrai ton : « Vous devez avoir ung… ! »

Quoi que tu en die, je crois que tu comprendras quelque chose à Saint Antoine. – Tu verras au moins mes intentions. Tu m’aideras à boucher les trous du plan, à torcher les phrases merdeuses, et à ressemeler les périodes mollasses, qui bâillent par leur milieu, comme une botte décousue.

Je bûche comme un ours. – Il y a des jours où je crois avoir trouvé le joint et d’autres, bien entendu, où je perds la boule.

No news from the Reviewers ! J’écrirai après-demain au jeune Maxime de manière à avoir une réponse formelle et tout de suite, avant la fin de la semaine.

Tes ordres, seigneur, ont été exécutés : j’ai gueulé par trois fois tes vingt-quatre alexandrins à une Femelle perfide. C’est rythmé, sois tranquille, et ça tonne ! Je n’ai qu’à te faire deux observations extrêmement légères (et encore ?) ; en voici une (afin de te tirer d’inquiétude) : il me déplaît qu’un monsieur comme toi mette des mots pour la rime. (Ah ! gueule ! tant pis ! je m’en fous.) En conséquence, je blâme « archet vainqueur ». Quant aux deux vers qui suivent, ils sont tout bonnement sublimes, ainsi que le trait final « le banquet est fini », etc. En somme, c’est une très bonne chose.

Tu m’as envoyé aussi une bien belle phrase de prose en parlant de Durey : « Cette femme était de la pire espèce. » Que c’est large et précis en même temps ! rumine ça ! – « J’avais un épagneul, un épagneul superbe ! un chien de la forte espèce ! » (v. les tribades).

Quelle espèce que celle qui est la pire !

Mais, malheureux, tu m’excites horriblement ! Je casse-pète… Blague à part, tu as fait parfaitement de l’envoyer se faire foutre… par d’autres. – Et sans savoir tes raisons je t’approuve. On ne saurait trop se dépêtrer de l’élément maîtresse.

Le mythe de La Côte des deux amants est éternel. Tant que l’homme vivra, il aura de la femme plein le dos !

***

J’ai eu mercredi la visite du Philosophe Baudry. Quel homme ! Il devient tout à fait sheik. Il avait apporté, dans sa poche, son bonnet grec dont il a recouvert son chef au déjeuner, parce que « quand il a la tête nue, ça lui donne des étourdissements ». Très beau, du reste ! Il admire sincèrement La Bouche d’ombre.

***

Nous attendons demain le professeur Cloquet avec sa moitié. Ils passeront un jour ou deux, ici.

***

Je fais toujours de l’anglais avec l’institutrice ; nous lisons Macbeth. C’est là que les Images dévorent la Pensée ! Quel monsieur ! Quel abus de métaphores ! Il n’y a pas une ligne, et je crois un mot, qui n’en porte au moins deux ou trois. – Si je continue encore quelque temps, j’arriverai à bien entendre ledit Shakespeare.

***

Ce que tu me racontes de ta visite à l’hôpital Saint-Antoine m’a bien ému. – Je t’ai vu au milieu des salles. Et un moment j’ai frissonné sous ta peau. Est-ce drôle et déplorable de regretter ainsi continuellement les ennuis d’autrefois !

Adieu, pauvre cher vieux bougre. Je t’embrasse. À toi.

Cet excellent monsieur d’Osmoy n’est donc pas guéri de son écorchure de jeune homme ?

C’est La Rounat qui a fait annoncer la Montarcy ? Es-tu toujours content de lui ?

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] lundi. [8 septembre 1856.]

Si j’ai compris ta lettre, cher vieux, les répétitions de la Montarcy doivent commencer ? C’est pour le coup que tu vas entrer dans la Tablature des auteurs : tiens-moi au courant de tout, et si tu as besoin de moi, j’arrive quand même, cela va sans dire.

Je t’avouerai que je ne suis nullement fâché de la chute de la pièce d’ouverture. Si on siffle la reprise de La Bourse, tant mieux ! Je n’exprimerais pas cette opinion à La Rounat. Mais je crois que, puisqu’il y a cabale contre lui, le flot aura le temps de passer et que tu n’en sentiras plus les éclaboussures. – On se lassera. Rien ne dure ici-bas, et c’est une raison pour qu’il fasse beau demain, s’il a plu aujourd’hui.

J’ai peur seulement que notre ami le Directeur ne se hâte trop, et qu’on ne monte ta pièce à la diable ! C’est une œuvre soignée qu’on ne peut apprendre en huit jours, et faire apparaître au bout de quinze. Il y faut du temps et je crois, de la recherche, afin de n’en rien perdre. J’entends par là quantité d’effets scéniques dont toi-même ne te doutes pas ?

***

Je casse-pète tellement d’envie de voir ta Première représentation que je passe bien à y rêver, tous les jours, une grande heure pour le moins. Je vois ta mine pâle et gonflée, sous un quinquet… La Rounat effaré… Narcisse au XVe plan !… J’entends gronder les vers et les applaudissements partir. Tâbleau. Serai-je rouge, moi ! quelle coloration ! et comme ma cravate me gênera !…

***

Quant à la Bovary (que j’oublie quelque peu, grâce au ciel, entre ta pièce qui s’avance et Saint Antoine qui se termine), j’ai reçu de Maxime un mot où il me prévient que ça paraîtra « le 1er octobre sans faute, j’espère » Ce j’espère m’a l’air gros de réticences ? En tout cas son billet est un acte de politesse, il m’est arrivé juste le Ier septembre, jour où je devais paraître. – Je vais lui répondre cette semaine, en lui rappelant modestement que voilà déjà cinq mois de retard. – Rien que ça ! Depuis cinq mois je fais antichambre dans la boutique de ces messieurs. – Je suis sûr que l’ami Pichat voudrait me pousser encore quelques-unes de ces intelligentes corrections. Mais j’ai sa parole. – Et je le mènerai raide, s’il y manque. Je t’en réponds.

***

J’ai reçu hier une lettre de mon vénérable père Maurice où il m’annonce le mariage de sa fille (avec un architecte de Stuttgart, grand artiste, fort riche, superbe affaire, joie générale) et il m’invite à la noce qui aura lieu le 8 du mois prochain.

Ma pénurie me forcera à inventer une blague quelconque. – Ce que je regrette fort. Le sentimental et le grotesque me conviaient à ce petit voyage. – Aurais-je bu ! et aurais-je rêvé à ma jeunesse ! Ce mariage d’un enfant que j’ai connu à 4 mois, m’a mis hier un siècle sur les épaules. J’en ai été si triste que je n’ai pu rien faire de la journée. Le manque d’argent y était aussi pour beaucoup. J’ai déjà refusé d’aller passer un mois à Toulon chez Cloquet pour les mêmes motifs. Depuis le mois de juillet j’ai payé quatre mille francs de dettes, et j’aime mieux ne pas entamer maintenant mes modiques revenus, afin de ne pas trop tirer le diable par la queue, cet hiver. – Et on dira que je ne suis pas un homme raisonnable ! – N’importe, cette noce à Bade me passe près du cœur !

***

Motus là-dessus, comme dirait Homais. Ce sont de ces saletés dont on prive le public avec plaisir. Il faut toujours faire belle contenance dans ce cher Paris. Il est permis de crever de faim, mais on doit porter des gants. – Et c’est pour avoir des gants que je m’abstiens d’une distraction qui me ferait du bien à l’estomac, au cœur, et conséquemment à la tête.

***

Quant au Saint Antoine, je l’arrête provisoirement et, tandis que je suis à analyser 2 énormes vol[umes] sur les Hérésies, je rêve comment faire pour y mettre des choses plus fortes. Je suis agacé de la déclamation qu’il y a dans ce livre. Je cherche des effets brutaux. Pour ce qui est du plan, je n’y vois plus rien à faire. J’aurais bien besoin de tes conseils, des dramatiques, surtout.

Adieu, cher vieux. Je m’ennuie de toi à crever depuis que tu m’as dit que peut-être tu viendrais. Je t’embrasse.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche. [14 septembre 1856.]

Tu as donc eu aujourd’hui, pauvre vieux, ta première journée d’auteur dramatique ! Enfin !

J’ai bien pensé à toi, tout l’après-midi, et ce soir surtout. Il me déplaisait de ne pas connaître les lieux. J’ai eu une aperception très nette de ta figure écoutant, et de celle de La Rounat. Quant aux autres, elles étaient fort vagues, ne connaissant point le personnel de l’Odéon.

Comment la chose s’est-elle passée ? détails ! archi-détails ! si tu as le temps, car je vais commencer à te respecter, et je suis le premier à te dire qu’il ne faut pas démordre de la place. Surveille tout impitoyablement, jusqu’aux ouvreuses de loge, comme M. Meyerbeer.

C’est donc dans deux mois. Sacré nom de Dieu ! j’en ai la gorge sèche d’avance ! – Nous avons passé la soirée, ma mère et moi, à causer de la Première…

Le temps a été très beau aujourd’hui – bon signe – et maintenant la lune brille en plein dans le ciel tout bleu. Je pense à nos anciens dimanches déjà si loin. Ce but dont nous parlions, le voilà bientôt atteint, pour toi, du moins… Quand tu reviendras dans ce cabinet de Croisset où ton ombre plane toujours, tu seras un homme consacré, connu, célèbre. La tête m’en tourne.

J’arriverai à Paris dans cinq semaines, vers le 20 octobre. Tu seras en pleine répétition. Avec quelle frénésie je me précipiterai du boulevard à l’Odéon ! L’ami La Rounat fait bien les choses, à ce qu’il paraît. Puisque Le Siècle te revendique pour la Revue de Paris, ce qui veut dire que la Revue de Paris te revendique par Le Siècle, il me semble, jeune homme, quoi que tu en dies, qu’il ne serait pas mal de refourrer dans ladite Revue, des Vers.

Soyons larges ou, si tu aimes mieux, soyons fins ; tant que nous n’aurons pas un carrosse, faisons semblant de ne point remarquer les éclaboussures. Mais dès que nous aurons le cul assis dans le berlingot de la gloire, écrasons sans pitié les drôles qui, etc.

Allons ! tout va peut-être partir. « La Bombe éclate », comme dit ce vieux de Sade. – Il y aura eu des préparatifs suffisants. Que de patience ! que de postures ! et de tortures !

Que devient L’Aveu, au milieu de tout cela ?

Et la pièce du sieur d’Osmoy ?

Je ne t’ai pas dit qu’il y aura mardi prochain quinze jours, en conduisant M. Cloquet au chemin de fer, j’ai aperçu sur sa porte, nez au vent, corsée raide, et enharnachée de breloques et de lorgnon, cette vénérable Mme Grosvel. I’ay ri à part moi, me remémorant les paillardises de cette tant pute tavernière.

***

Décidément, la journée était aujourd’hui au théâtre. J’ai eu la visite de Baudry (junior), qui allait chez Deschamps pour lui vendre des costumes. – On joue la comédie chez M. Deschamps. – Et des comédies de lui ; ça doit être fort !

***

Adieu, mon cher monsieur. Je n’ai absolument rien à te dire, si ce n’est que je t’embrasse, et qu’il m’ennuie démesurément de ta personne. – Mais ne bouge pas de Paris, maintenant. Il faut être au poste.

À toi, ton vieux.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche. [21 septembre 1856.]

Il me semble, mon cher monsieur, que tu es en ébullition. Ça commence à marcher ! Nom d’un bonhomme, que je voudrais être aux répétitions ! Je compte les jours ! Dans un mois je serai à Paris et je ne te quitte plus. Merci du billet de répétition. Quoique je n’y aie rien compris, il m’a fait un grand plaisir. Les signes « cabalistiques » dont il est orné ont ajouté à mon respect.

Janin m’épate. « Fait trop vite » est charmant dans la bouche d’un tel monsieur, dont les âneries empliraient un volume. Ah ! nous en avons vu de belles, et nous en verrons encore. Il m’a l’air tout à fait fossile, maintenant, ce bon Janin.

Porte des vers à la Revue de Paris ; il faut faire feu des quatre pieds.

J’ai reçu jeudi une lettre de Maxime qui m’annonce que je parais le 1er octobre. Toute la 1re partie est envoyée à l’imprimerie. Je ne recevrai pas les épreuves. Il se charge de tout et me jure de tout respecter. Devant une pareille promesse, je me suis tu, bien entendu. Il était temps ! je commençais à être passablement agacé.

Si tu trouves le moyen, quelques jours après le 1er numéro, d’en faire dire un mot quelque part, ça m’obligera, à cause d’eux.

Voilà ! il me semble que l’hiver s’annonce assez bien.

Je ne te parle pas de Saint Antoine et je ne te le montrerai qu’après la Montarcy jouée. – J’y travaille toujours et je développe le personnage principal de plus en plus. Il est certain que maintenant on voit un plan. Mais bien des choses y manquent. – Quant au style, tu étais bien bon d’appeler cela une foirade de perles. Foirade, c’est possible. Mais pour des perles, elles étaient rares. J’ai tout récrit, à part peut-être deux ou trois pages.

Quand en serai-je quitte ? je l’ignore. Je suis homme à passer dessus, tout l’hiver. Je ne lâcherai la chose que lorsque je n’y verrai plus rien à faire. Tout, du reste, dépendra de ce que nous réglerons ensemble.

Vers quelle époque du mois de novembre penses-tu être joué ?

Tu as oublié de m’envoyer le titre du livre de l’abbé Constant sur la magie. Je l’attends dimanche prochain.

Je fais tous les jours de l’anglais avec l’institutrice (qui m’excite démesurément. Je me retiens dans les escaliers pour ne pas lui prendre le cul). Dans six mois, si je continue, je lirai Shakespeare à livre ouvert.

Lilinne raffole de Don Quichotte.

Adieu, mon pauvre cher vieux. Je ne vois absolument rien à te dire si ce n’est que je t’embrasse fort.

À toi.

 

J’ai été toute la semaine en proie à une sorte d’hallucination. Je vois continuellement devant moi Tisserant dans le rôle de Lauzun. C’est la première image qui m’arrive à mon réveil. Je le rêve la nuit. – Et j’y pense dans le jour, à travers tout. J’en suis obsédé, assommé ! Est-ce drôle !

À ERNEST CHEVALIER

Croisset, lundi soir. [22 septembre 1856.]

Mon cher Vieux,

Je me rendrais avec bien du plaisir à ton invitation si je n’étais maintenant un homme fort affairé. Car tu sauras que je suis présentement sous la presse. Je perds ma virginité d’homme inédit de jeudi en huit, le Ier octobre. Que la Fortune-Virile (celle qui dissimulait aux maris les défauts de leur femme) me soit favorable ! et que le bon public n’aperçoive en moi aucun vice, tel que gibbosité trop forte ou infection d’haleine !

Je vais pendant trois mois consécutifs emplir une bonne partie de la Revue de Paris. Quand la chose aura paru en volume, il va sans dire que le premier exemplaire te sera adressé.

Je veux de plus avoir fini avant trois semaines (vers le 15, époque où je m’en retourne à Paris) une ancienne ratatouille que j’ai quittée, reprise et qui me trouble beaucoup. – Et dont je veux également doter mon pays cet hiver. C’est une œuvre théologique, cabalistique, mythologique et fort assommante, je crois, car j’en suis assommé. – Et j’ai hâte d’en être quitte.

Voilà pourquoi, pauvre cher vieux, je n’irai pas (et à mon regret) humer l’air au Château-Gaillard. – Et passer quelques jours dans ton excellente famille, que je ne vois jamais, à laquelle je pense souvent, et dont ma mère et moi nous causons maintes fois, au coin du feu, tout en remuant les anciens souvenirs.

Mais toi, mon bon, ne peux-tu venir avec Mme Chevalier « un tantinet céans », comme dirait le Garçon ? Ma mère m’a bien chargé de te rappeler que nous avons deux lits dans une chambre. – Tu sais si tu nous ferais plaisir. Donc je n’insiste pas davantage.

Il me semble que Metz est moins loin de Paris que Lyon. Mets bien cette adresse dans la gibecière de ta mémoire, comme disait le père Montaigne : boulevard du Temple, 42.

Adieu, vieux, amitiés, et embrassades à tous les tiens. – Respect aux dames, et à toi la meilleure poignée de main de ton vieux camarade.

À LÉON LAURENT-PICHAT

Croisset, jeudi soir, [2 octobre] 1856.

Cher Ami,

Je viens de recevoir la Bovary. Et j’éprouve tout d’abord le besoin de vous en remercier (si je suis grossier, je ne suis pas ingrat). C’est un service que vous m’avez rendu en l’acceptant telle qu’elle est, et je ne l’oublierai pas.

Avouez que vous m’avez trouvé et que vous me trouvez encore (plus que jamais ?) d’un ridicule véhément ? J’arriverai un jour à reconnaître que vous avez eu raison ? Je vous jure bien qu’alors je vous ferai les plus basses excuses. – Mais comprenez, cher ami, que c’était avant tout un essai que je voulais tenter. – Pourvu que l’apprentissage ne soit pas trop rude !

Croyez-vous donc que cette ignoble réalité, dont la reproduction vous dégoûte, ne me fasse tout autant qu’à vous sauter le cœur ? Si vous me connaissiez davantage, vous sauriez que j’ai la vie ordinaire en exécration. Je m’en suis toujours, personnellement, écarté autant que j’ai pu. – Mais esthétiquement j’ai voulu, cette fois et rien que cette fois, la pratiquer à fond. Aussi ai-je pris la chose d’une manière héroïque, j’entends minutieuse, en acceptant tout, en disant tout, en peignant tout (expression ambitieuse).

Je m’explique mal. – Mais c’en est assez pour que vous compreniez quel était le sens de ma résistance à vos critiques, si judicieuses qu’elles soient. Vous me refaisiez un autre livre. Vous heurtiez la Poétique interne d’où il découlait, le type (comme dirait un philosophe) sur lequel il fut conçu.

Nous recauserons de tout cela longuement.

Enfin, j’aurais cru manquer à ce que je me dois, et à ce que je vous devais, en faisant un acte de déférence et non de conviction. L’art ne réclame [ni] complaisance ni politesses. Rien que la Foi, la Foi toujours, et la liberté. Et là-dessus, je vous serre cordialement les mains,

 

Sous l’arbre improductif aux rameaux toujours verts.

 

Tout à vous.

G[USTA]VE.

 

Je vois depuis une éternité une P. annoncée qui ne paraît pas ? – Vous laissez donc toute la place aux autres. – On demande le m[aî]tre de la maison.

Amitiés à M[ax]ime.

À ÉLISA SCHLÉSINGER

Croisset, 2 octobre [1856].

Chère Madame,

Pardonnez-moi d’abord un mouvement d’égoïsme : votre charmante et si affectueuse lettre m’est arrivée hier, le jour même et juste au moment de mon début.

Cette coïncidence m’a étrangement remué. N’y a-t-il pas là un « curieux symbolisme », comme on dirait en Allemagne ?

Voilà même pourquoi je ne puis (comme je l’avais d’abord espéré) me rendre aux noces de Mlle Maria. Je vais être fort occupé jusqu’à la fin de décembre, époque où j’en serai quitte avec la Revue de Paris. Mais comme avec vous j’ai toutes mes faiblesses, je ne veux pas que vous me lisiez dans un journal, par fragments et avec quantité de fautes d’impression.

Vous ne recevrez donc la chose qu’en volume. Mais le premier exemplaire sera pour vous. – Causons de choses plus sérieuses. – Je m’associe du plus profond de l’âme aux souhaits de bonheur que vous faites pour votre chère enfant, moi qui suis certainement sa plus vieille connaissance. Car je me la rappelle à trois mois sur le quai de Trouville, au bras de sa bonne, et tambourinant contre les carreaux pendant que vous étiez à table dans le coin, à gauche. Il y avait eu un bal par souscription et une couronne en feuilles de chêne était restée suspendue au plafond… Vous rappelez-vous ce soir de septembre où nous devions tous nous promener sur la Touques quand, la marée survenant, les câbles se sont rompus, les barques entrechoquées, etc. Ce fut un vacarme affreux et Maurice qui avait rapporté de Honfleur, et à pied, un melon gigantesque sur son épaule, retrouva de l’énergie pour crier plus fort que les autres. J’entends encore sa voix vous appelant dans la foule : « Za !… za !… »

Jamais non plus je n’oublierai votre maison de la rue de Grammont, l’exquise hospitalité que j’y trouvais, ces dîners du mercredi, qui étaient une vraie fête dans ma semaine.

Pourquoi donc faut-il qu’habitant maintenant Paris, j’y sois privé de vous ? Souvent je passe chez Brandus pour avoir de vos nouvelles et l’on me répond invariablement : « Toujours à Bade ! »

Avez-vous donc quitté la France tout à fait ? N’y reviendrez-vous pas ?

Elle n’est guère aimable, maintenant, cette pauvre France, c’est vrai, ni noble surtout, ni spirituelle ; mais enfin !… c’est la France !

Quant à moi, l’année ne se passera pas sans que je vous voie, car je trouve stupide de vivre constamment loin de ceux qui nous plaisent. N’a-t-on pas autour de soi assez de crétins et de gredins ? – Vous me préviendrez, n’est-ce pas, chère Madame, quand il faudra que je vous expédie (si je ne vous l’apporte auparavant) l’eau du Jourdain. Il y a des gens (ceci pour vous donner une idée des bourgeois actuels) qui m’avaient conseillé de l’envoyer à S. M. l’empereur Napoléon III pour en baptiser le prince impérial. Mais je la gardais toujours sans trop savoir pourquoi, sans doute dans le vague pressentiment d’un meilleur usage ; en effet, votre petit-fils me sera plus cher qu’un enfant de roi.

À propos de vieillesse (c’est ce mot de petit-fils qui me l’amène), vous me parlez de vos cheveux ! Je ne puis, moi, vous rien dire des miens, car me voilà bientôt privé de cet appendice. J’ai considérablement vieilli, sans avoir trop rien fait pour cela cependant. Ma vie a été fort plate – et sage – d’actions du moins. Quant au dedans, c’est autre chose ! Je me suis usé sur place, comme les chevaux qu’on dresse à l’écurie ; ce qui leur casse les reins. Système Baucher.

Allons ! adieu. Encore mille vœux pour Maria ! Qu’elle rencontre dans cette union une sympathie solide et inaltérable ! Que sa vie soit pleine de joies calmes et continues, qu’elle en trouve à tous ses pas comme des violettes sous l’herbe et qu’elle les ramasse toutes ! Qu’elle n’en perde aucune ! Qu’il n’y ait autour d’elle que bonnes pensées et bons visages ! Que tout soit bien-être, respect, caresses, amour ! Que le devoir lui soit facile, l’existence légère, l’avenir toujours beau ! Donnez-lui, de ma part, sur la joue droite, un baiser de mère ; que Maurice lui donne, sur la gauche, un baiser de père. Et croyez bien, chère Madame, à l’inaltérable attachement de votre tout dévoué qui vous baise affectueusement les mains.

Ma mère se joint à moi pour vous féliciter et remercie bien M. Schlésinger de son souvenir.

Du 18 octobre au mois de mai à Paris, boulevard du Temple, 42.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche, 1 h[eure].
[5 octobre 1856.]

Mon cher Vieux,

Donne-moi un conseil, et tout de suite.

J’ai reçu ce matin une lettre de F[rédéric] Baudry, qui me prie, dans les termes les plus convenables, de changer dans la Bovary le Journal de Rouen en : Le Progressif de Rouen, ou tel autre titre pareil. Ce bougre-là est un bavard. Il a conté la chose au père Senard et à ces messieurs du Journal eux-mêmes.

Mon premier mouvement a été de l’envoyer chier. D’autre part, la susdite feuille a fait hier pour la B[ovary] une réclame très obligeante. Je suis donc pris entre : ma vieille haine pour le Journal de R[ouen] d’une part, et la gentilhommerie de l’autre. Je vais avoir l’air d’un gredin.

Mais c’est si beau « le Journal de Rouen » dans la B[ovary]. – Après ça c’est moins beau à Paris et le Progressif fera peut-être autant d’effet ?

Je suis dévoré d’incertitude. Je ne sais que faire. Il me semble qu’en cédant je fais une couillade atroce. – Réfléchis.

Ça va casser le rythme de mes pauvres phrases !

C’est grave.

Respectons l’intégrité du premier jet. Cependant… Ah ! merde !

Prends ta tête dans tes deux mains.

Quant à moi, la vue de mon œuvre imprimée a achevé de m’abrutir. Elle m’a paru des plus plates. – Je n’y vois rien que du noir. Ceci est textuel. Ç’a été un grand mécompte. – Et il faudrait que le succès fût bien étourdissant pour couvrir la voix de ma conscience qui me crie : « Raté ! »

Il n’y a qu’une chose qui me console, c’est la Pensée de ton succès, et puis l’espoir (mais j’en ai déjà tant eu, d’espoirs !) que Saint Antoine a maintenant un plan. Cela me semble beaucoup plus sur ses pieds que la Bovary.

Non ! sacré nom de Dieu ! ce n’est pas pour que tu me renvoies des compliments. Mais je ne suis pas gai là-dessus. Ça me semble petit et « fait pour être médité dans le silence du cabinet ». Rien qui enlève et brille de loin. Je me fais l’effet d’être fort en thème. Ce livre indique beaucoup plus de patience que de génie, bien plus de travail que de talent. Sans compter que le style n’est déjà pas si raide. Il y a bien des phrases à recaler. Plusieurs pages sont irréprochables, je le crois. Mais ça ne fait rien à l’affaire.

Songe à cette histoire du Journal de Rouen. – Mets-toi à ma place.

N’en dis rien à Du Camp, jusqu’à ce que nous ayons pris un parti. – Il serait d’avis de céder, probablement ? Mets-toi au point de vue de l’Absolu, et de l’art.

Tu dois rire de pitié sur mon compte. Mais je suis complètement imbécile.

Adieu, réponds-moi immédiatement.

J’arriverai à Paris vers le 15.

Je t’embrasse.

À toi, ton vieux.

À JULES DUPLAN

[Croisset,] samedi soir. [11 octobre 1856.]

Mon cher vieux,

Votre bonne lettre, que j’ai reçue ce matin, m’a causé un grand plaisir. Vous savez le cas que je fais de votre goût ; c’est vous dire que « votre suffrage m’est précieux » (style Homais). – Homais à part, je suis enchanté que la chose vous botte. Je voudrais bien que tous mes lecteurs vous ressemblassent !

Nous causerons de tout cela à la fin de la semaine prochaine. Venez chez moi, dimanche 19, à 11 heures selon la vieille coutume. Vous déjeunerez avec le philosophe Baudry.

La première lecture de mon œuvre imprimée m’a été, contrairement à mon attente, extrêmement désagréable. Je n’y ai remarqué que les fautes d’impression, trois ou quatre répétitions de mots qui m’ont choqué, et une page où les qui abondaient. – Quant au reste, c’était du noir et rien de plus.

Je me remets peu à peu, mais ça m’avait porté un coup ! Pichat m’a écrit pour me dire qu’il comptait sur un succès. On revient, mon bon, on revient, – on change un tantinet de langage.

***

J’ai cet automne beaucoup travaillé à ma vieille toquade de Saint Antoine ; c’est récrit à neuf d’un bout à l’autre, considérablement diminué, refondu. J’en ai peut-être encore pour un mois de travail. Je n’aurai le cœur léger que lorsque je n’aurai plus sur les épaules cette satanée œuvre, qui pourrait bien me traîner en cour d’assises, et qui à coup sûr me fera passer pour fou. – N’importe ! une si légère considération ne m’arrêtera pas.

Je ne sais trop ce que j’écrirai cet hiver (le drame de Bouilhet va d’abord me prendre du temps). Je suis plein de projets, mais l’enfer et les mauvais livres sont pavés de belles intentions.

Adieu, mon cher vieux. J’arrive jeudi soir, et je compte sur vous dimanche.

En attendant je vous embrasse.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset, 13 octobre 1856.]

J’arriverai jeudi, à 4 h[eures] et demie. Je ne t’attends pas au chemin de fer, parce que tu seras sans doute à ta répétition. Mais sois chez moi entre 6 et 7 heures.

La réclame du Figaro n’était pas forte. As-tu remarqué « sobre et ennemi de l’emphrase [sic] » ? Cela m’a fait bien rire.

About écrit dans Le Figaro sous le pseudonyme de « Valentin de Quevilly » et l’on blague les jeunes gens de Quevilly qui viennent faire de la littérature à Paris. Allons ! ça commence ! taïeb ! taïeb ! L’article est intitulé : « Lettre d’un bon jeune homme ».

Je t’assure, néanmoins, que si les choses allaient trop loin, et que si l’on m’embête, je suis disposé à casser la gueule au premier venu. Très bien ! – L’école de Rouen se signalerait alors par sa brutalité.

Nous allons donc nous voir ! sacré nom de Dieu, comme j’en ai envie depuis longtemps !

Adieu, vieux. À jeudi.

Je t’embrasse.

À SA MÈRE

[Paris,] nuit de mercredi, 3 h[eures].
[22 octobre 1856 ?]

Envoie-moi, je te prie, tout de suite, dans un paquet :

1° Mon habaz de Jérusalem = (le grand manteau à bordure d’or)

2° Une chemise de Nubien et

3° Une petite robe d’une étoffe un peu plus rude, qui a des soutaches sur les côtés.

***

Je ne sais pas encore le jour de la 1re. Je t’embrasse, ma pauvre chère vieille.

Ton fieux qui tombe sur les BOTTES.

À MAURICE SCHLÉSINGER

[Paris, 2e quinzaine d’octobre 1856.]

Excusez-moi, mon cher Maurice, il m’est impossible – archi-impossible, complètement impossible, d’être jeudi à Baden, ni de m’absenter de Paris pendant une journée, d’ici un grand mois.

J’ai d’abord considérablement d’épreuves à corriger, puis tous les jours je passe les après-midi à l’Odéon, pour surveiller les répétitions d’un grand drame en cinq actes et en vers qui n’est malheureusement pas de moi, mais qui m’intéresse plus que s’il était de moi – l’auteur est mon ami Bouilhet que vous avez vu chez ma mère. C’est une œuvre considérable, une question de vie ou de mort pour lui ; – la direction fonde dessus de grandes espérances, et nous aurons, je crois, un très beau succès. Mais il y a bien à faire encore, et quantité de choses à trouver comme mise en scène.

Quant à moi, cher ami, vous apprendrez avec plaisir que mon affaire marche très bien. J’ai de toutes façons lieu d’être extrêmement satisfait – jusqu’ici du moins. Les deux premiers numéros de mon roman ont déjà fait quelque sensation parmi la gent de lettres – et un éditeur m’est venu faire des propositions… qui ne sont pas indécentes.

Je vais donc gagner de l’argent ; grande chose ! chose fantastique ! – et qui ne me sera pas désagréable par le temps de misère (et de misères) qui court.

Est-ce que Mme X*** (car je ne sais pas le nom de dame de Maria) ne viendra pas faire un petit voyage à Paris avec son époux ? les accompagnerez-vous ?

J’aurais bien du plaisir à vous recevoir dans mon petit appartement du boulevard du Temple, et à deviser avec vous, coudes sur la table. J’ai deux fauteuils dans mon cabinet. Je ne puis vous en offrir qu’un au coin du feu ; c’est bien le moins qu’on partage avec ses amis.

Adieu, mon cher Maurice. J’espère que mon souvenir vous arrivera à temps, et que vous recevrez mon dernier souhait sur le seuil de votre maison, au moment où vous le franchirez pour conduire votre chère fille à l’église.

Mille cordialités ; tout à vous.

Votre ancien ami, Janin, est très satisfait du commencement de mon bouquin, et m’a envoyé, par un tiers, des mots fort aimables.

À EDMA ROGER DES GENETTES

[Paris,] jeudi matin. [30 octobre 1856.]

Chère Madame,

Je viens de recevoir votre charmante lettre qui a bien couru avant de m’arriver. Enfin je l’ai, et elle me réjouit fort. Vous savez le cas que je fais de votre goût. C’est vous dire, chère Madame, que vous avez

 

Chatouillé de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse.

 

Ai-je été vrai ? Est-ce ça ?

J’ai bien envie de causer longuement avec vous (mais quand et – où ?) sur la théorie de la chose. On me croit épris du réel, tandis que je l’exècre. Car c’est en haine du réalisme que j’ai entrepris ce roman. Mais je n’en déteste pas moins la fausse idéalité, dont nous sommes bernés par le temps qui court. Haine aux Almanzor comme aux Jean-Couteaudier ! Fi des Auvergnats et des coiffeurs !

En choquerai-je d’autres ? Espérons-le ! Une dame fort légère m’a déjà déclaré qu’elle ne laisserait pas sa fille lire mon livre. D’où j’ai conclu que j’étais extrêmement moral.

La plus terrible farce à me jouer, ce serait de me décerner le prix Montyon. Quand vous aurez lu la fin, vous verrez que je le mérite.

Je vous prie, néanmoins, de ne pas me juger là-dessus. La B[ovary] a été pour moi une affaire de parti pris, un thème. Tout ce que j’aime n’y est pas. – Je vous donnerai dans quelque temps quelque chose de plus relevé, dans un milieu plus propre.

Vous aurez une ou des places pour la Montarcy. – Je crois cela certain.

Adieu, ou plutôt, à bientôt. Permettez-moi de baiser vos mains qui m’écrivent de si jolies choses – et de si flatteuses.

Et de vous assurer que je suis (sans aucune formule de politesse) tout à vous.

G.
Boulevard du Temple, 42.

À JEAN CLOGENSON

[Paris, 31 octobre 1856.]

Monsieur,

Je suis chargé par Bouilhet, accablé de fatigues, de vous prévenir que la 1re représentation n’est que pour le jeudi 6. Il serait bien heureux de vous voir dès le 5, si cela vous est possible.

Je suis heureux, Monsieur, d’avoir cette occasion de vous serrer la main, et de faire votre connaissance, depuis si longtemps désirée.

J’ai bien l’honneur de vous saluer.

À EDMA ROGER DES GENETTES

[Paris, 4 novembre 1856.]

Chère Madame,

Voici, selon la promesse que je vous ai faite l’autre jour, 2 places pour la Montarcy. – Dans 48 heures notre sort sera décidé ! – Je compte les minutes. Ce sera, je crois, fort beau. – Le succès est dans l’air.

Je vous baise les mains.

Votre tout dévoué.

 

Mes souvenirs affectueux à M. Roger, s’il vous plaît.

À ALFRED BAUDRY

[Paris,] 1 h[eure] du matin.
[Nuit du 6 au 7 novembre 1856.]

Je sors de l’Odéon. La tête me tourne encore du bruit des applaudissements, et la main me tremble de joie, car voilà notre ami posé comme grand poète dramatique. Ce que nous pensions tous vient d’être crié par une salle entière, pendant vingt minutes on a rappelé « Bouilhet, Bouilhet », qui a eu le bon goût ou la coquetterie, comme vous voudrez, de ne pas paraître.

Quant à vous donner une analyse de Madame de Montarcy, c’est une tâche que je laisse aux feuilletons de lundi prochain. – Et je vous affirme qu’ils seront élogieux. Ce qu’on appelle Tout-Paris battait des mains. J’étais à côté de Janin qui n’a cessé de crier bravo pendant le cinquième acte. Gozlan applaudissait, Saint-Victor, Théophile Gautier, Fiorentino, etc. ! etc. ! On était revenu au bon temps des enthousiasmes romantiques. Je mets de côté le style qui est splendide ; mais je tiens à vous faire savoir que c’est un succès théâtral. Les belles pleureuses des premières loges, comme dit Jean-Jacques, n’ont pas manqué, et vers la fin, il y avait un étalage de mouchoirs de poche à se croire dans un établissement de blanchisseuse.

Tisserant (= Montarcy) a été à la fois grand comédien et grand tragédien. Thiron (= d’Aubigné) a su donner à son rôle une physionomie gauloise, et rabelaisienne, du meilleur goût et de la verve la plus piquante. Quant à Mme Thuillier, elle est à partir de ce soir la première comédienne de Paris. Depuis Dorval on n’avait pas entendu de pareils accents. C’est tout dire. Les autres ont été bons, et les derniers convenables.

En un mot, c’est un succès et un très grand succès. Venez donc pendant que les habits sont frais et que les décors sont neufs. – Au reste vous avez du temps. Madame de Montarcy n’est pas près de disparaître de l’affiche. Quelle soirée ! cher ami.

 

[Nuit du 8 au 9 novembre.]

P.-S. – Je n’ai pu vous faire parvenir ma lettre hier. J’y ajoute ceci : le succès se confirme, ou pour mieux dire s’accroît.

Voulez-vous quelques vers ? Je vous envoie ceux qui ont été le MOINS applaudis. C’est la première scène du second acte. À vous.

Voici tout ce que j’ai pu faire. Je suis exténué. Je sors de la 3e. Ça chauffe ! ça chauffe ! l’affaire est faite.

Remerciez bien M. Beuzeville et excusez-moi auprès de lui. Je lui écrirai la semaine prochaine. Mais voilà trois nuits que je ne me suis couché. Je n’ai pas eu une minute à moi.

Tout à vous. Je vous embrasse.

À JEAN CLOGENSON

[Paris,] dimanche. [9 novembre 1856.]

Monsieur et cher ami,

Je ne veux pas me coucher avant de vous remercier bien cordialement pour votre visite, pour votre lettre, et pour les vers. Ils sont arrivés à leur adresse, c’est-à-dire, au cœur. Tous m’ont charmé, et les quatre derniers m’ont fait pleurer. Voilà ma critique.

Le banquet aura lieu, je crois, dimanche prochain. Je vous avertirai.

Nous aurons demain des feuilletons superbes. J’ai déjà lu La Patrie et La Presse, où Saint-Victor et Prémaray se sont montrés solides.

Le succès se confirme, s’accroît. La pièce sera imprimée dans deux jours – etc., etc. !

Pardonnez-moi mon laconisme, et permettez que je vous serre les mains bien affectueusement dans l’épanchement de notre joie commune.

Votre tout dévoué.

Boulev[ard] du Temple, 42.

À EDMA ROGER DES GENETTES

[Paris,] nuit de dim[anche]. [9 novembre 1856.]

Ayez la bonté, chère Madame, de me dire ce que vous désirez cette semaine, pour vous et vos amis. Nous serons trop heureux de vous envoyer les places que vous désirez. – Et surtout n’y mettez aucune discrétion.

Le succès grandit, grandit. La pièce sera imprimée dans deux jours.

Je n’ai pu vous trouver à la 1re. Mais faites-moi demander au Foyer, un de ces soirs.

On vous envoie mille remerciements. Nous sommes tous exténués, bien entendu, et je n’ai le temps que de vous baiser les mains.

Votre dévoué.

À JULES DUPLAN

[Paris,] nuit de vendredi. [14 novembre 1856.]

Vous filez toujours après le spectacle qu’on n’a pas le temps de vous voir.

Votre reçu (= billet d’entrée) est chez M. Follin, président du banquet, rue Bonaparte, 17.

En tout cas soyez demain au Café Tabourey vers 9 h[eures]. Je tâcherai d’y être. Et demandez M. Lecoupeur, secrétaire.

B[ouilhet] se conduit stupidement et, grâce à lui, il y a eu ce soir une baisse de 200 fr[ancs] sur la recette. Quant à moi je continue à me couvrir de ridicule et je me fais détester par tout le monde.

Enfin !

À vous.

À JEAN CLOGENSON

[Paris,] nuit de vendredi. [14 novembre 1856.]

Monsieur et cher ami,

J’ai à peine le temps de vous prévenir que le banquet des Montarcystes aura lieu dimanche après-demain à 5 h 1/2 aux Frères provençaux. S’il ne peut avoir lieu aux trois Frères, vous serez averti du lieu de réunion par M. Lecoupeur, qui attend, je crois, par votre intermédiaire, de l’argent de sa famille.

Je vous serre les mains bien affectueusement.

Tout à vous.

À LOUIS BOUILHET

[Paris,] lundi soir. [1er décembre 1856.]

N’oublie pas que tu dînes mercredi après-demain, chez moi, avec Théo et Saint-Victor.

Je te préviens que l’on (tout le monde) trouve que tu es longtemps à donner des Montarcy.

Il me paraît (à ce que je vois) que c’est l’usage de faire une large distribution. Occupe-t’en vite.

J’irai demain à l’Odéon. J’y serai à 9 h[eures] au plus tard. – Assiste à quelques représentations, dans la salle, cela est bon pour les acteurs. Je te dirai de qui je tiens cette opinion.

Adieu, vieux. À demain.

À toi.

À THÉOPHILE GAUTIER

[Paris,] mardi. [2 décembre 1856.]

Souviens-toi, ô maître et ami, que c’est demain, mercredi, que tu dînes chez

G[USTA]VE FLAUBERT.
42, boulevard du Temple.

À LÉON LAURENT-PICHAT

[Paris,] dimanche. [7 décembre 1856.]

Mon cher Ami,

Je vous remercie d’abord de vous mettre hors de cause ; ce n’est donc pas au poète Laurent-Pichat que je parle, mais à la Revue, personnage abstrait, dont vous êtes l’interprète. Or, voici ce que j’ai à répondre à la Revue de Paris :

1° Elle a gardé pendant trois mois Madame Bovary, en manuscrit, et, avant d’en imprimer la première ligne, elle devait savoir à quoi s’en tenir sur ladite œuvre. C’était à prendre ou à laisser. Elle a pris, tant pis pour elle ;

2° Une fois l’affaire conclue et acceptée, j’ai consenti à la suppression d’un passage fort important, selon moi, parce que la Revue m’affirmait qu’il y avait danger pour elle. Je me suis exécuté de bonne grâce ; mais je ne vous cache pas (c’est à mon ami Pichat que je parle) que ce jour-là, j’ai regretté amèrement d’avoir eu l’idée d’imprimer.

Disons notre pensée entière ou ne disons rien ;

3° Je trouve que j’ai déjà fait beaucoup et la Revue trouve qu’il faut que je fasse encore plus. Or je ne ferai rien, pas une correction, pas un retranchement, pas une virgule de moins, rien, rien !… Mais si la Revue de Paris trouve que je la compromets, si elle a peur, il y a quelque chose de bien simple, c’est d’arrêter là Madame Bovary tout court. Je m’en moque parfaitement.

 

Maintenant que j’ai fini de parler à la Revue, je me permettrai cette observation, ô ami :

En supprimant le passage du fiacre, vous n’avez rien ôté de ce qui scandalise, et en supprimant, dans le sixième numéro, ce qu’on me demande, vous n’ôterez rien encore.

Vous vous attaquez à des détails, c’est à l’ensemble qu’il faut s’en prendre. L’élément brutal est au fond et non à la surface. On ne blanchit pas les nègres et on ne change pas le sang d’un livre. On peut l’appauvrir, voilà tout.

Il va sans dire que si je me brouille avec la Revue de Paris, je n’en reste pas moins l’ami de ses rédacteurs.

Je sais faire, dans la littérature, la part de l’administration.

Tout à vous.

G.

À JULES SENARD

[Paris, entre le 7 et le 11 décembre 1856.]

Mon cher monsieur Senard,

Seriez-vous assez bon pour m’accorder demain un quart d’heure d’audience. Il m’incombe une affaire fort désagréable dans laquelle je ne voudrais pas faire de sottises. Et l’on m’en fait beaucoup.

Je vous serais bien obligé.

Recevez l’hommage de toute ma considération et permettez-moi de vous serrer les mains.

Votre tout dévoué.

À LOUIS BOUILHET

[Paris, 12 décembre 1856.]

Mon cher Vieux,

Il m’est impossible d’être demain samedi à Rouen (j’y serai lundi soir). J’ai eu de graves affaires avec la Revue. La menace du papier timbré, et la crainte d’un procès qu’ils auraient perdu et où ils auraient été bafoués, les a engagés à accepter une note de moi, dans laquelle je déclare dénier toute la responsabilité de mon œuvre mutilée. – Ça paraît lundi. Jusque-là je reste, parce que, si la note n’est pas littéralement la mienne, je les poursuis à boulet rouge.

Je prépare au Pichat des agréments auxquels il ne s’attend guère.

Les Cigognes et turbots sont probablement parus maintenant, ce matin même.

Vendredi prochain paraît de moi dans L’Artiste Nabuchodonosor et La Reine de Saba. Gautier m’a l’air enchanté de Saint Antoine. Je donnerai aussi en fragments Apollonius, Les Animaux, et Les Dieux.

Ai-je besoin d’être seul avec toi pendant quelques jours !

Melænis paraît jeudi prochain. J’ai fini les épreuves, arrangé la dédicace, etc.

Montarcy continue à se vendre bien.

Quant à l’Odéon, j’ignore ce qui s’y passe. Tu sais qu’on ne met pas facilement la main sur d’Osmoy. Et puis j’ai été bougrement occupé par mon affaire.

Adieu, vieux. Tu verras Narcisse dimanche dans l’après-midi, qui te dira juste l’heure de mon arrivée.

Embrasse Léonie pour moi et qu’elle te baise de ma part.

À toi, ton vieux.

 

Aujourd’hui, mon cher Monsieur, je prends 35 ans !

À LOUIS BONENFANT

Paris, vendredi soir. [12 décembre 1856.]

Vous êtes parfaitement en droit de me considérer comme un polisson, puisque je n’ai pas encore, cher cousin, répondu à ton aimable lettre. Mais j’ai été fort affairé depuis un mois. L’emploi de chef de claque n’est pas un métier de feignant ! Enfin ! c’est une affaire terminée, et vaillamment. Notre ami Bouilhet est maintenant considéré comme un poète de haute volée parmi les gens de lettres, et quelque peu dans le public aussi. Toute la presse a chanté son éloge à qui mieux mieux. Sa pièce en est maintenant à la trentième représentation, et l’Empereur ira la semaine prochaine.

Quant à moi, mes chers amis, je n’ai pas non plus lieu de me plaindre. La Bovary marche au-delà de mes espérances. Les femmes seulement me regardent comme « une horreur d’homme ». On trouve que je suis trop vrai. Voilà le fond de l’indignation. Je trouve, moi, que je suis très moral et que je mérite le prix Montyon, car il découle de ce roman un enseignement clair, et si « la mère ne peut en permettre la lecture à sa fille », je crois bien que des maris ne feraient pas mal d’en permettre la lecture à leur épouse.

Je t’avouerai, du reste, que tout cela m’est parfaitement indifférent. La morale de l’Art consiste dans sa beauté même, et j’estime par-dessus tout d’abord le style, et ensuite le Vrai. Je crois avoir mis dans la peinture des mœurs bourgeoises et dans l’exposition d’un caractère de femme naturellement corrompu, autant de littérature et de convenances que possible, une fois le sujet donné, bien entendu.

Je ne suis pas près de recommencer une pareille besogne. Les milieux communs me répugnent et c’est parce qu’ils me répugnent que j’ai pris celui-là, lequel était archi-commun et anti-plastique. Ce travail aura servi à m’assouplir la patte ; à d’autres exercices maintenant.

Je ne vois rien du tout de neuf à vous dire. Il fait un temps atroce. On patauge dans le macadam et les nez commencent à bleuir.

À LA « REVUE DE PARIS »

[15 décembre 1856.]

Des considérations que je n’ai pas à apprécier ont contraint la Revue de Paris à faire une suppression dans le numéro du 1er décembre. Ses scrupules s’étant renouvelés à l’occasion du présent numéro, elle a jugé convenable d’enlever encore plusieurs passages. En conséquence, je déclare dénier la responsabilité des lignes qui suivent ; le lecteur est donc prié de n’y voir que des fragments et non pas un ensemble.

GUSTAVE FLAUBERT.

À DUCESSOIS

[Croisset, le 17 décembre 1856.]

Monsieur,

Voici les épreuves de Saint Antoine. Je crois avoir laissé passer peu de fautes. – J’ai marqué quelques virgules oubliées. Faire attention s’il vous plaît à :

J’ai faim

armées

écrits

à la marge

J’ai l’honneur, Monsieur, de vous saluer.

Croisset, mercredi.

N[ota]. Il y a une ligne d’enlevée à la dernière page.

À THÉOPHILE GAUTIER

[Croisset,] mercredi. [17 décembre 1856.]

Cher vieux Maître,

Je viens de renvoyer les épreuves à Ducessois. Tu les liras, nonobstant. J’ai effacé le bouquet de poils entre les seins, qui horripile l’homme de goût nommé Bouilhet. Ai-je bien fait ?

Si tu avais quelque observation grave à me communiquer, mon adresse est à Croisset près Rouen.

Adieu, cher vieux, mille poignées de main et de la part du sieur Bouilhet aussi, qui maintenant partage ma solitude. Honni soit qui mal y pense !

À toi.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

Angers, ce 18 décembre 1856.

À Monsieur Gustave Flaubert.

Monsieur,

Abonnée et lectrice assidue de la Revue de Paris, j’y lis depuis sa première publication votre drame si saisissant de vérité, intitulé Madame Bovary. J’ai vu d’abord que vous aviez écrit un chef-d’œuvre de naturel et de vérité. Oui, ce sont bien là les mœurs de cette province où je suis née, où j’ai passé ma vie. C’est vous dire assez, Monsieur, combien j’ai compris les tristesses, les ennuis, les misères de cette pauvre dame Bovary. Dès l’abord je l’ai reconnue, aimée, comme une amie que j’aurais connue. Je me suis identifiée à son existence au point qu’il me semblait que c’était elle et que c’était moi ! Non, cette histoire n’est point une fiction, c’est une vérité, cette femme a existé, vous avez dû assister à sa vie, à sa mort, à ses souffrances. Pour moi, monsieur, vous m’avez fait voir, je dirais presque souffrir tout cela. Il y a trente ans que je lis, toutes les productions écrites dans cet espace de temps par les meilleurs auteurs me sont connues. Eh ! bien, je ne crains pas d’affirmer qu’aucun livre ne m’a laissé une impression aussi profonde que celle que je viens d’éprouver à la lecture de Madame Bovary. J’ai moi-même écrit plusieurs romans, je vous en enverrai un exemplaire si vous voulez, je lis beaucoup ; et j’ai trop souffert en ma vie pour ne pas pleurer difficilement, et seulement dans les cas extrêmes. Eh ! bien, depuis hier je n’ai cessé de pleurer sur cette pauvre dame Bovary, de la nuit je n’ai fermé l’œil, je la voyais toujours, et je ne puis me consoler, ni me remettre de la commotion violente que m’a causée votre drame. Ceci est peut-être le plus bel éloge que je puisse vous faire, nul auteur ne m’a fait tant de mal, et je regrette d’avoir achevé cette lecture, je crois que j’en deviendrai folle. Ah ! monsieur, où donc avez-vous pris cette parfaite connaissance de la nature humaine, c’est le scalpel appliqué au cœur, à l’âme, c’est, hélas ! le monde dans toute sa hideur. Les caractères sont vrais, trop vrais, car aucun d’eux ne relève l’âme, rien ne console dans ce drame qui ne laisse qu’un immense désespoir, mais aussi un sévère avertissement. Voici la morale qui ressort de ceci : les femmes doivent rester attachées à leurs devoirs quoi qu’il leur en coûte. Mais il est si naturel de chercher à être heureux ! Dieu lui-même veut le bonheur de ses créatures, les hommes seuls s’y opposent. Enfin souffrances pour souffrances il vaut mieux mille fois souffrir en accomplissant son devoir.

J’avais besoin, monsieur, de vous exprimer ce que j’ai ressenti en vous lisant ; recevez donc le faible tribut de mon admiration, et croyez à la profonde sympathie avec laquelle je suis, monsieur, votre dévouée

MARIE-S. LEROYER DE CHANTEPIE
(auteur de Cécile, des Duranti,
d’Angélique Lagier).

 

Adresse : Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Tertre-Saint-Laurent, 20, Angers.

À ÉMILE AUGIER

[Paris,] mercredi, 10 heures du soir.
[31 décembre 1856.]

Mon cher Ami,

Vous vous êtes donné la peine de passer chez moi, tantôt. Je vous en remercie. Voici ce dont il s’agit. Je suis accusé par le procureur impérial d’avoir par mes œuvres (la Bovary) attenté aux bonnes mœurs et à la religion. Si je passe en police correctionnelle, je serai condamné, cela est sûr, car on ne cherche que l’occasion d’en finir avec la Revue de Paris.

Quant à moi, on ne m’en veut nullement ni à ma personne ni à mon livre. Mais je paierai pour la Revue. Toute la question est celle-ci : la sauverai-je ou m’entraînera-t-elle dans sa ruine ? On est embarrassé.

Comprenez-vous l’embêtement d’être condamné pour immoralité ?

On me reproche surtout une description de l’extrême-onction qui est la paraphrase du Rituel. Tout cela est absurde et je m’y perds.

J’ai remué pas mal de monde, mais je doute fort du succès. Si demain aux Tuileries votre père trouvait l’occasion d’en parler, vous m’obligeriez infiniment.

J’ai besoin surtout d’avoir des gens considérables par leur fonction qui affirment que je n’ai pas pour industrie de faire des livres à l’usage des cuisinières hystériques.

Je viendrai demain à tout hasard dans la matinée. Mais comment se rencontrer par ce maudit temps de jour de l’an ?

Tout à vous.

 

[En marge :] C’est vendredi après-demain que je dois être mis en accusation. Si d’ici là l’affaire n’est pas arrêtée, je suis flambé.

À EDMOND PAGNERRE

[Paris, 31 décembre 1856.]

Mon cher Pagnerre,

Tu sais mieux que personne que j’ai publié un roman dans la Revue de Paris, puisque tu m’as adressé, à ce propos, par ton journal, des choses fort aimables. Or, l’on m’accuse pour ce même livre « d’avoir attenté aux bonnes mœurs, et à la religion ». J’ai passé devant le juge d’instruction et il est fort probable que je vais figurer en police correctionnelle. Je serai condamné quand même, et voici pourquoi :

Je suis un prétexte. On veut démolir la Revue de Paris, et on me prend pour cogner dessus. Toute la question est celle-ci : je vais sauver la Revue de Paris (si on étouffe l’affaire) ; elle va me perdre, si on ne l’arrête pas.

Notre ami Cormenin, chez lequel je t’écris, me dit que tu connais intimement M. Abbatucci. Fais-moi le plaisir de lui écrire et de lui présenter la chose telle qu’elle est.

Je crois avoir fait un livre moral par son effet, par son ensemble. Quant aux détails, on me reproche une extrême-onction qui est copiée presque littéralement du Rituel. Le personnage ridicule de mon roman est un voltairien, philosophe matérialiste (comme le Garçon !). – Je ne pense nullement à l’adultère, ni à l’irréligion, puisque je montre, comme tout bon auteur doit faire, la punition de l’inconduite.

Si je suis condamné, il m’est impossible désormais d’écrire une ligne. On aura l’œil sur moi, et la récidive me mènerait à cinq ans de prison. Sans compter qu’il n’est pas agréable d’avoir été condamné pour immoralité. On est compris dans la catégorie des Alexis Dupont et des Hervé.

Fais donc, mon vieux, tout ce que tu jugeras convenable pour me tirer d’un pareil guêpier.

Écris au ministre qui je suis comme homme et quelle œuvre j’ai faite. Si on veut pincer la Revue, les occasions ne manqueront pas. Mais qu’on me laisse exercer tranquillement ma petite littérature.

Adieu, merci d’avance, car je compte sur toi.

Ton vieux camarade.

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris,] 1er janvier [1857], 10 h[eures] du soir.

Merci de ta lettre, mon cher ami. Voici où j’en suis.

On a remué ciel et terre ou, pour mieux dire, toutes les hautes fanges de la Capitale. J’ai fait de belles études de mœurs !!!

Mon affaire est une affaire politique, parce qu’on veut à toute force exterminer la Revue de Paris, qui agace le pouvoir. Elle a déjà eu deux avertissements et il est très habile de la supprimer à son troisième délit pour attentat à la Religion, car ce qu’on me reproche surtout, c’est une extrême-onction copiée dans le Rituel de Paris. Mais ces bons magistrats sont tellement ânes qu’ils ignorent complètement cette Religion dont ils sont les défenseurs. Mon juge d’instruction, M. Treilhard, est un juif et c’est lui qui me poursuit ! Tout cela est d’un grotesque sublime.

Quant à lui, Treilhard, je te prie et au besoin te défends, cher frère, de rien lui écrire. Tu me compromettrais. Tiens-toi pour averti.

J’ai été, jusqu’à présent, très beau. Ne nous dégradons pas.

Mon affaire va être arrêtée probablement cette nuit, par une dépêche télégraphique venue de la province. Cela va tomber sur ces messieurs sans qu’ils sachent d’où. Ils sont tous capables de mettre leurs cartes chez moi demain soir.

Je vais devenir le Lion de la semaine. Toutes les hautes garces s’arrachent la Bovary pour y trouver des obscénités qui n’y sont pas.

Je dois demain voir M. Rouland et le directeur général de la police.

On me fait de très belles propositions au Moniteur en même temps. Comprends-tu ?

Mon affaire est très compliquée –, et ce qu’il y a de plus étranger à la persécution que l’on me fait subir, c’est moi, et mon livre. Je suis un prétexte. Il s’agit pour moi de sauver (cette fois) la Revue de Paris, à moins que la R[evue] ne m’entraîne avec elle.

Blanche, Florimont, etc., etc., s’occupent de moi. Je ne rencontre partout qu’une extrême bienveillance.

À l’heure où tu recevras ceci, mon affaire sera probablement finie. Mais comme elle peut, cependant, traîner, fais écrire de Rouen, à Paris, par qui tu jugeras convenable, mais n’écris rien, toi.

Je t’embrasse.

Ton frère.

À ÉDOUARD HOUSSAYE

[Début janvier 1857.]

Mon cher Ami,

Je vous ai apporté les épreuves. J’aurais désiré que Théo les lût.

Il y a une phrase peut-être indécente ??? Problème ! question !

C’est à la 3e page, le mot phallus s’y trouve. Il est bien à sa place. Si vous avez peur, voici comment il faut arranger la chose : « On a trouvé qu’ils ressemblaient… » à bien des choses. Ô chaste impudeur ! etc. Je supprime un mot et une phrase d’une ligne. Faites comme il vous plaira.

À vous.

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris,] 2 [janvier 1857.] 9 h[eures] du soir.

Je rentre après 21 francs de coupé. Je crois que tout va s’arranger. La seule chose réellement influente sera le nom du père Flaubert, et la peur qu’une condamnation n’indispose les Rouennais dans les futures élections. On commence à se repentir au Ministère de l’Intérieur de m’avoir attaqué inconsidérément.

Bref, il faut que le préfet, M. Leroy, et M. Franck-Carré écrivent directement au Directeur de la Sûreté générale quelle influence nous avons et combien ce serait irriter la moralité du pays.

C’est une affaire purement politique dans laquelle je me trouve engrené. Ce qui arrêtera, c’est de faire voir les inconvénients politiques de la chose.

Ne menace pas, bien entendu. Mais dis seulement et tâche que les plus hauts fonctionnaires du département écrivent, directement et le plus vite possible.

M. Treilhard y met (je crois) de la complaisance. Mais enfin tout a un terme ; il approche ! Et le jour de l’an m’a bien gêné dans mes démarches !

J’ai été chez M. Cibiel, qui ne savait rien du tout. Que Mme Cibiel et M. Barbet se hâtent.

J’ai vu le père Ledier, qui se remue ; bref, tout le monde.

Je te le répète, c’est du Ministère de l’Intérieur que le coup part, et c’est là qu’il [faut] frapper, vite et fort.

On a dû écrire au préfet pour le consulter. Sa réponse sera donc du plus grand poids.

Adieu, adresse tes lettres chez notre mère. Car moi, je suis en course du matin au soir.

Encore adieu.

Tout à toi.

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris,] samedi matin, 10 h[eures].
[3 janvier 1857.]

Merci, d’abord, de ta proposition, mais il est complètement inutile que tu te déranges. Et puis pardonne-moi l’incohérence de mes lettres. Je suis tellement ahuri, harcelé, fatigué, que je dois souvent dire des bêtises. Voilà trois jours que je n’arrête pas, je dîne à 9 h[eures] du soir et j’ai régulièrement pour une vingtaine de francs de voiture.

Tout ce que tu as fait est bien. L’important était et est encore de faire peser sur Paris par Rouen. Les renseignements sur la position influente que notre père et que toi a eue et as à Rouen sont tout ce qu’il y a de meilleur. On avait cru s’attaquer à un pauvre bougre. Et quand on a vu d’abord que j’avais de quoi vivre, on a commencé à ouvrir les yeux. Il faut qu’on sache au Ministère de l’Intérieur que nous sommes à Rouen ce qui s’appelle une famille, c’est-à-dire que nous avons des racines profondes dans le pays, et qu’en m’attaquant, pour immoralité surtout, on blessera beaucoup de monde. J’attends de grands effets de la lettre du préfet au Ministère de l’Intérieur.

Je te dis que c’est une affaire politique.

On a voulu deux choses : me couler net, et m’acheter, je te le confie dans le tuyau de l’oreille. Mais les propositions que l’on m’a faites au Moniteur coïncident trop avec ma persécution, pour qu’il n’y ait pas là-dessous une intention, un plan.

Il était fort habile de supprimer un journal politique pour attaque aux Bonnes Mœurs et à la Religion ; on a pris le premier prétexte venu et on a cru que l’homme à qui on s’attaquait n’avait aucunes relations. Or ces messieurs de la justice sont tellement embêtés des grandes dames (sic) que nous leur avons expédiées qu’ils n’y comprennent plus rien ; que les recommandations de R[ouen] viennent par-dessus. Le directeur des Beaux-Arts, chamarré de croix et en uniforme, m’a hier abordé devant deux cents personnes au Ministère d’État, pour me congratuler sur la Bovary. Ç’a été la scène des comices entre Tuvache et Lieuvain, etc., etc ! Sois sûr, cher frère, que je suis maintenant considéré comme un mosieur, de toutes façons. Si je m’en tire (ce qui me paraît très probable), mon livre va se vendre, terriblement bien !

C’est probablement ce soir qu’il sera décidé, oui ou non, si je passe en justice. N’importe ! soigne le préfet et ne t’arrête que quand je te le dirai.

Pense à M. Levavasseur (député), Franck-Carré, Barbet, Mme Cibiel.

Tout cela pour le Ministre de l’Intérieur (Sûreté générale, dont le directeur est Collet-Maigret). On a fait bien suffisamment pour le Ministère de la Justice.

Adieu. Ai-je été clair ? Tout à toi, je t’embrasse.

Ton frère.

 

Tâche de faire dire habilement qu’il y aurait quelque danger à m’attaquer, à nous attaquer, à cause des élections qui vont venir.

À ALFRED BLANCHE

[Paris,] samedi 6 h 30. [3 janvier 1857.]

… On nous reproche des attaques aux bonnes mœurs et à la Religion… J’ai répondu que je croyais au contraire avoir écrit un livre moral et que j’étais prêt à le démontrer…

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris,] mardi soir, 10 h[eures.]
[6 janvier 1857.]

Je crois que mon affaire se calme et qu’elle réussira. Le directeur de la Sûreté générale a dit (devant témoins) à M. Treilhard d’arrêter les poursuites. Mais un revirement peut avoir lieu. J’avais contre moi deux ministères, celui de la Justice et celui de l’Intérieur.

On a travaillé, et j’ai marché. Mais j’ai cela pour moi que je n’ai pas fait une visite à un magistrat.

Ce soir, je viens de recevoir de M. Rouland une lettre fort polie qui m’invite à passer chez lui, demain.

Si Wall a écrit, c’est bien, et je compte là-dessus ; sinon qu’il écrive, je n’ai pas eu le temps de lui écrire moi-même. Ce que le préfet a écrit a fait le plus grand bien, j’en suis sûr.

L’important était d’établir l’opinion publique. C’est chose terminée maintenant, et désormais, de quelque façon que cela tourne, on comptera avec moi.

Les dames se sont fortement mêlées de ton serviteur et frère, ou plutôt de son livre, surtout la princesse de Beauvau, qui est une Bovaryste enragée et qui a été deux fois chez l’Impératrice pour faire arrêter les poursuites. – (Garde tout cela pour toi, bien entendu.) Mais on voulait à toute force en finir avec la Revue de Paris, et il était très malin de la supprimer pour délit d’immoralité et d’irréligion ; malheureusement mon livre n’est ni immoral ni irréligieux.

La mort de l’archevêque de Paris me sert, je crois. – Quelle chance que l’assassinat soit commis par un autre prêtre ! on va peut-être finir par ouvrir les yeux.

Voilà, mon cher Achille, tout ce que j’ai à te dire. Je ne sais rien de plus. Je suis ahuri et rompu. – Quel métier ! quel monde ! quelles canailles ! etc. !

Adieu, je t’embrasse.

À toi, ton frère.

 

Je saurai à quoi m’en tenir définitivement vers la fin de la semaine.

 

À DUCESSOIS

[Paris, 8 janvier 1857.]
42, boulevard du Temple.

Monsieur,

M. Gautier m’a dit qu’il y avait dans mes épreuves trois phrases incompréhensibles.

Veuillez me renvoyer des épreuves. Mon Apollonius est plein de géographie ancienne et de noms propres. Je tiens à ne pas laisser passer de sottises.

Je vous renverrai les épreuves ce soir même. Je serai chez moi jusqu’à 8 heures.

J’ai l’honneur de vous saluer.

Jeudi, 1 h[eure].

À DUCESSOIS

[Paris, 8 janvier 1857.]

La faute que M. Gautier ne comprenait [pas] se trouve p. 5, 1re colonne au milieu.

Il y avait « Dames aux Demetrius », c’est Damis avec Demetrius.

Je n’ai pas trouvé les deux autres. – ? – M. Gautier s’est peut-être trompé.

Quelquefois les mises en scène en petit texte se rapportent immédiatement à ce qui suit et alors il ne faudrait point mettre de parenthèses car j’ai voulu lier autant que possible. Ainsi au bas de la page 5 : « Silence. D[amis] considère Antoine. Mais tout à coup Apollonius, se rapprochant, etc. »

C’est le seul endroit où cette observation, du reste, soit importante.

J’ai rétabli l’ordre des pages par des chiffres. Elles avaient été mal marquées. – Et elles me sont arrivées dans une disposition qui m’a donné des inquiétudes.

Je prie monsieur Ducessois d’agréer mes salutations.

 

8 h[eures] du soir, jeudi.

Faire attention à mettre en petit texte les 5 premières lignes.

À MICHEL LÉVY

[Paris,] samedi, 11 h[eures] du soir.
[10 janvier 1857.]

Je crois qu’il ne serait pas mal que vous disiez que l’on imprime sur une seule colonne…

À ÉLISA SCHLÉSINGER

Paris, 14 janvier 1857.

Comme j’ai été attendri, chère Madame, de votre bonne lettre ! Les questions que vous m’y faites sur l’auteur et sur le livre sont arrivées droit à leur adresse, n’en doutez pas : voici donc toute l’histoire. La Revue de Paris où j’ai publié mon roman (du 1er octobre au 15 décembre) avait déjà, en sa qualité de journal hostile au gouvernement, été avertie deux fois. Or, on a trouvé qu’il serait fort habile de la supprimer d’un seul coup, pour fait d’immoralité et d’irréligion ; si bien qu’on a relevé dans mon livre, au hasard, des passages licencieux et impies. J’ai eu à comparaître devant M. le juge d’instruction, et la procédure a commencé. Mais j’ai fait remuer vigoureusement les amis, qui pour moi ont un peu pataugé dans les hautes fanges de la capitale. Bref, tout est arrêté, m’assure-t-on, bien que je n’aie encore aucune réponse officielle. Je ne doute pas de la réussite, cela était trop bête. Je vais donc pouvoir publier mon roman en volume. Vous le recevrez dans six semaines environ, je pense, et je vous marquerai, pour votre divertissement, les passages incriminés. L’un d’eux, une description d’Extrême-Onction, n’est qu’une page du Rituel de Paris, remise en français ; mais les braves gens qui veillent au maintien de la religion ne sont pas forts en catéchisme.

Quoi qu’il en soit, j’aurais été condamné, condamné quand même, – à un an de prison, sans compter mille francs d’amende. De plus, chaque nouveau volume de votre ami eût été cruellement surveillé et épluché par MM. de la police, et la récidive m’aurait conduit derechef sur « la paille humide des cachots » pour cinq ans : en un mot, il m’eût été impossible d’imprimer une ligne. Je viens donc d’apprendre : 1° qu’il est fort désagréable d’être pris dans une affaire politique ; 2° que l’hypocrisie sociale est une chose grave. Mais elle a été si stupide, cette fois, qu’elle a eu honte d’elle-même, a lâché prise et est rentrée dans son trou.

Quant au livre en soi, qui est moral, archi-moral, et à qui l’on donnerait le prix Montyon s’il avait des allures moins franches (honneur que j’ambitionne peu), il a obtenu tout le succès qu’un roman peut avoir dans une Revue.

J’ai reçu des confrères de fort jolis compliments, vrais ou faux, je l’ignore. On m’assure même que M. de Lamartine chante mon éloge très haut – ce qui m’étonne beaucoup, car tout, dans mon œuvre, doit l’irriter ! – La Presse et Le Moniteur m’ont fait des propositions fort honnêtes. – On m’a demandé un opéra-comique (comique ! comique !) et l’on a parlé de ma Bovary dans différentes feuilles grandes et petites. Voilà, chère Madame, et sans aucune modestie, le bilan de ma gloire. Rassurez-vous sur les critiques, ils me ménageront, car ils savent bien que jamais je ne marcherai dans leur ombre pour prendre leur place : ils seront, au contraire, charmants ; il est si doux de casser les vieux pots avec les nouvelles cruches !

Je vais donc reprendre ma pauvre vie si plate et tranquille, où les phrases sont des aventures et où je ne recueille d’autres fleurs que des métaphores. J’écrirai comme par le passé, pour le seul plaisir d’écrire, pour moi seul, sans aucune arrière-pensée d’argent ou de tapage. Apollon, sans doute, m’en tiendra compte, et j’arriverai peut-être un jour à produire une belle chose ! car tout cède, n’est-ce pas, à la continuité d’un sentiment énergique. Chaque rêve finit par trouver sa forme ; il y a des ondes pour toutes les soifs, de l’amour pour tous les cœurs. Et puis rien ne fait mieux passer la vie que la préoccupation incessante d’une idée, qu’un idéal, comme disent les grisettes… Folie pour folie, prenons les plus nobles. Puisque nous ne pouvons décrocher le soleil, il faut boucher toutes nos fenêtres et allumer des lustres dans notre chambre.

Je passe quelquefois rue Richelieu pour avoir de vos nouvelles. Mais la dernière fois, je n’y ai plus trouvé personne de connaissance. M. de Laval en est parti ; et au nom de Brandus, il s’est présenté à mes yeux un mortel complètement inconnu. – Vous ne viendrez donc jamais à Paris ! votre exil est donc éternel ! On lui en veut donc à cette pauvre France ! et Maurice, que devient-il ! Que fait-il ? Comme vous devez vous trouver seule depuis le départ de Maria ! Si j’ai compris la joie dont vous m’avez parlé, j’ai compris aussi les tristesses que vous m’avez tues. Quand les journées seront trop longues ou trop vides, pensez un peu à celui qui vous baise les mains bien affectueusement.

Tout à vous.

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris,] vendredi, 8 h[eures] et demie du soir.
[16 janvier 1857.]

Je ne t’écrivais plus, mon cher Achille, parce que je croyais l’affaire complètement terminée ; le Prince Napoléon l’avait par trois fois affirmé et à trois personnes différentes. M. Rouland a été lui-même parler au Ministère de l’Intérieur, etc., etc., Édouard Delessert avait été chargé par l’Impératrice (chez laquelle il dînait mardi) de dire à sa mère que c’était une affaire finie.

C’est hier matin que j’ai su, par le père Senard, que j’étais renvoyé en police correctionnelle. Treilhard le lui avait dit la veille au soir, au Palais.

J’en ai fait prévenir immédiatement le Prince, lequel a répondu que ce n’était pas vrai. Mais c’est lui qui se trompe.

Voilà tout ce que je sais. C’est un tourbillon de mensonges et d’infamies dans lequel je me perds. Il y a là-dessous quelque chose, quelqu’un d’invisible et d’acharné. Je n’ai d’abord été qu’un prétexte, et je crois maintenant que la Revue de Paris elle-même n’est qu’un prétexte. Peut-être en veut-on à quelqu’un de mes protecteurs ? ils ont été considérables encore plus par la qualité que par la quantité.

Tout le monde se renvoie la balle et chacun dit : « Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi. »

Ce qu’il y a de sûr, c’est que les poursuites on été arrêtées, puis reprises. D’où vient ce revirement ?

Tout est parti du Ministère de l’Intérieur, la magistrature a obéi ; elle était libre, parfaitement libre, mais…

Je n’attends aucune justice. Je ferai ma prison. Je ne demanderai bien entendu aucune grâce. C’est là ce qui me déshonorerait.

Si tu peux arriver à savoir quelque chose, à voir clair là-dedans, dis-le-moi.

Je t’assure que je ne suis nullement troublé. C’est trop bête ! trop bête !

Et on ne me clorera pas le bec, du tout ! Je travaillerai comme par le passé, c’est-à-dire avec autant de conscience et d’indépendance. Ah ! je leur en foutrai des romans ! et des vrais ! J’ai fait de belles études, mes notes sont prises. Seulement j’attendrai, pour publier, que des temps meilleurs luisent sur le Parnasse.

Dans tout cela, la Bovary continue son succès. Il devient corsé. Tout le monde l’a lue, la lit ou veut la lire. – Ma persécution m’a ouvert mille sympathies. Si mon livre est mauvais, elle servira à le faire paraître meilleur ; s’il doit au contraire demeurer, c’est un piédestal pour lui.

Voilà !

J’attends de minute en minute le papier timbré qui m’indiquera le jour où je dois aller m’asseoir (pour crime d’avoir écrit en français) sur le banc des filous et des pédérastes.

Adieu, cher frère. Je t’embrasse.

À toi.

À JULES DUPLAN

[Paris, 19 janvier 1857.]

Mon cher Bon,

Je viens d’apprendre que le P[rince] commence à entrer en rage, c’est ce qu’on m’écrit, – que Mme X. l’y incite et l’excite.

N’oubliez pas de me trouver le plus que vous pourrez de bons passages tirés des classiques pour mettre sur mes marges. Vous qui êtes fort en Balzac, apportez-m’en. – Les plus connus (des auteurs) sont les meilleurs. – Ça presse, mon pauvre vieux, et je n’ai guère le temps de m’occuper de ce travail. Pour me trouver venez (au hasard) chez ma mère de 7 à 8.

Tout à vous.

Lundi soir, 1 h[eure] du matin.

À EUGÈNE DELATTRE

[Paris,] mardi matin. [20 janvier 1857.]

Où demeure la divine Mme de Sezzi (Esther) ?

Il faut f… et se taire ! == (Esther).

Sa pièce sera lue dans une huitaine de jours, et, en cas d’admission, ne pourrait être jouée avant 2 ans !!! Tel est le mot du sublime d’Aiglemont.

Adieu, mon cher vieux. Tu sauras que je suis toujours sous la menace de la police correctionnelle comme auteur impur.

À toi.

À EDMA ROGER DES GENETTES

[Paris,] mardi matin. [20 janvier 1857.]

Je suis bien sensible, chère Madame, à votre bon souvenir, et je vous avouerai que j’y comptais, ce qui n’est pas une marque de fatuité mais une preuve que je crois à votre bonne affection.

Voici en deux mots (car les explications seraient longues) où j’en suis de mon affaire.

Les poursuites ont été arrêtées puis on les a reprises, malgré des protections très puissantes que j’avais. Pourquoi ? Ici commence le mystère. C’est un maëlstrom de platitudes, de mensonges et de bêtises !

Actuellement, je suis renvoyé en police correctionnelle. Mais je n’ai pas encore reçu d’assignation, peut-être hésite-t-on ?

Il y a là-dessous quelque chose ? quelque chose d’inexplicable, un acharnement occulte.

Je crois avoir par mon roman, irrité beaucoup de gens. La franchise déplaît. Il y a de l’immoralité à bien écrire. Vous voyez que je ne me donne pas de coups de pied. Mais il faut bien que je m’applaudisse, puisque le gouvernement me siffle.

Ne trouvez-vous pas que je fais un joli pendant à Verger ?

Quant au Saint Antoine je croyais pouvoir le publier vers Pâques. Mais j’avais compté sans la Montarcy, sans ma querelle avec la Revue et sans mon procès qui m’occupe depuis un mois, et qui n’est pas fini ! Ce sera donc pour l’hiver prochain.

[Il n’y a pas de suite.]

À MICHEL LÉVY

[Paris,] nuit de mardi. [20 janvier 1857.]

Dans quel volume de Mérimée se trouve La Double Méprise ?

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris, vers le 20 janvier 1857.]

Mon cher Achille,

Je suis tout étonné de ne pas avoir encore reçu de papier timbré ; on est en retard. Peut-être hésite-t-on ? Je le crois. Les gens qui ont parlé pour moi sont furieux, et un de mes protecteurs, qui est un très haut personnage, « entre en rage », à ce que l’on m’écrit. Il va casser les vitres aux Tuileries. Tout cela finira bien, j’en suis sûr, soit qu’on arrête l’affaire, ou que je passe en justice.

Les démarches que j’ai faites m’ont beaucoup servi en ce sens que j’ai maintenant pour moi l’opinion.

Il n’est pas un homme de lettres dans Paris qui ne m’ait lu et qui ne me défende. Tous s’abritent derrière moi. Ils sentent que ma cause est la leur.

La Police s’est méprise. Elle croyait s’en prendre au premier roman venu, et à un petit grimaud littéraire. Or il se trouve que mon roman passe maintenant (et en partie grâce à la persécution) pour un chef-d’œuvre. – Quant à l’auteur, il a pour défenseur pas mal de ce qu’on appelait autrefois des grandes dames. L’Impératrice (entre autres) a parlé pour moi deux fois ; l’Empereur avait dit une première fois « qu’on me laisse tranquille ! »

Et, malgré tout cela, on est revenu à la charge. – Pourquoi ? ici commence le mystère ?

Je prépare en attendant mon mémoire, qui n’est autre que mon roman. Mais je fourrerai sur les marges, en regard des pages incriminées, des citations embêtantes, tirées des classiques, afin de démontrer par ce simple rapprochement que, depuis trois siècles, il n’est pas une ligne de la littérature française qui ne soit aussi attentatoire aux Bonnes Mœurs et à la Religion. – Ne crains rien. Je serai calme. Quant à ne pas comparaître à l’audience, ce serait une reculade. Je n’y dirai rien. Mais je serai assis à côté du père Senard, qui aura besoin de moi, et puis je ne puis me dispenser de montrer ma boule de criminel aux populations.

Je vous remercie, toi et Pottier, de votre future visite. Et je l’accepte. Je vous invite à dîner dans les puits de Venise !

J’achèterai une botte de paille et des chaînes. Et je ferai faire mon portrait « assis sur la paille humide des cachots et avec des fers » !!!!

Tout cela est tellement bête que je finis par m’en amuser beaucoup.

Tu vois qu’en résumé rien n’est encore certain. – Attendons.

Tu recevras, au milieu de la semaine prochaine, ce qui a paru de moi dans L’Artiste. Il y aura quatre numéros. Ce sont des fragments de La Tentation de saint Antoine. Si j’oubliais de te les envoyer, rappelle-le-moi. – C’est dimanche prochain que le dernier fragment paraît.

Adieu, cher frère.

Je t’embrasse.

À toi.

À ALFRED DUMESNIL

[Paris, vers le 20] janvier 1857.

Monsieur,

Je suis venu chez M. de Lamartine pour avoir un éclaircissement personnel qui m’importe beaucoup.

J’ai lu dans Le Nord, que M. de Lamartine avait en quelque sorte pris sous son patronage un roman de moi pour lequel je suis cité à comparaître en police correctionnelle samedi prochain. Ce cancan de journal coïncide avec une parole (vraie ou fausse ?) de M. de Lamartine que l’on m’a rapportée.

Quel est le fondement de tout cela ?

Le Nord parle d’une lettre écrite à la Revue de Paris qui n’a rien reçu, que je sache.

Vous comprenez combien une telle approbation me serait utile – sans compter qu’elle m’honore, bien entendu, infiniment.

Permettez-moi, Monsieur, de vous serrer les mains et de vous offrir l’hommage de toute ma considération.

boulevard du Temple, 42.

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris,] vendredi. [23 janvier 1857.]

Je passe demain en police correctionnelle, 6e chambre, à 10 h[eures] du matin.

Mais je serai très probablement remis à quinzaine, parce que Me Senard ne peut plaider pour moi ce jour-là, ni samedi prochain.

Je m’attends à une condamnation. Car je ne la mérite pas. – Rien à faire, ne bouge pas, reste tranquille.

 

Ah ! qu’on est fier d’être Français,

Quand on regarde la colonne !

 

À toi, mon cher Achille ; je te prends par ta longue barbe et t’embrasse sur les deux joues.

À toi.

Ton frère.

À ALFRED BLANCHE

[Paris, 23 janvier 1857.]

Mon cher Ami,

Je vous annonce que demain, samedi 24 janvier, j’honore de ma présence le banc des escrocs, sixième chambre de police correctionnelle, dix heures du matin. Les dames sont admises. Une tenue décente et de bon goût est de rigueur.

Je ne compte sur aucune justice. Je serai condamné et au maximum peut-être : douce récompense de mes travaux, noble encouragement donné à la littérature !

Je n’ose même espérer que l’on m’accordera la remise des débats à quinzaine. Car Me Senard ne peut plaider pour moi ni demain, ni dans huit jours.

Mais une chose me console de ces stupidités. C’est d’avoir rencontré pour ma personne et pour mon livre tant de sympathies. Je compte la vôtre, au premier rang, mon cher ami. L’approbation de certains esprits est plus flatteuse que les poursuites de la police ne sont déshonorantes. – Or je défie toute la magistrature française avec ses gendarmes et toute la Sûreté générale, y compris ses mouchards, d’écrire un roman qui vous plaise autant que le mien.

Voilà les pensées orgueilleuses que je vais nourrir dans mon cachot.

Si mon œuvre a une valeur réelle, si vous ne vous êtes pas trompé enfin, je plains les gens qui la poursuivent. Ce livre, qu’ils cherchent à détruire, n’en vivra que mieux plus tard et par leurs blessures mêmes. De cette bouche qu’ils voudraient clore, il leur restera un crachat sur le visage.

Vous aurez peut-être, un jour ou l’autre, l’occasion d’entretenir l’Empereur de ces matières. Vous pourrez, en manière d’exemple, citer mon procès comme une des turpitudes les plus ineptes qui se passent sous son règne.

Ce qui ne veut pas dire que je devienne furieux et que vous soyez obligé prochainement de me tirer de Cayenne. Non, non ! pas si bête ! Je reste seul dans ma profonde immoralité, sans amour pour aucun parti et boutique, sans alliance même avec aucune coterie, et n’étant soutenu, naturellement, par aucun. Je déplais aux Jésuites de robe courte, comme aux Jésuites de robes longues. Mes métaphores irritent les premiers, ma franchise scandalise les seconds.

Voilà tout ce que j’avais à vous dire, et que je vous remercie encore une fois de vos bons services inutiles, car la sottise anonyme a été plus puissante que votre dévouement.

Mille poignées de main. Tout à vous.

G.

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris,] dimanche, 6 h[eures] du soir.
[25 janvier 1857.]

C’est jeudi prochain que je passe. – Définitivement. Il y a des chances pour, des chances contre. – On ne parle que de cela dans le monde des lettres.

J’ai été aujourd’hui une grande heure seul avec Lamartine, qui m’a fait des compliments par-dessus les moulins. Ma modestie m’empêche de rapporter les compliments archi-flatteurs qu’il m’a adressés. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il sait mon livre par cœur, qu’il en comprend toutes les intentions, il me connaît à fond. – J’aurai de lui, pour la présenter au tribunal, une lettre élogieuse. Je vais aussi me faire donner des certificats sur la moralité de mon livre par les littérateurs les plus posés. Cela est important, à ce que prétend le Père Senard.

Mes actions montent, et l’on me propose d’écrire dans Le Moniteur à raison de 10 sols la ligne, ce qui ferait, pour un roman comme la Bovary, environ 10 000 francs. Voilà où me mène la justice.

Que je sois condamné oui ou non, mon trou, maintenant, n’en est pas moins fait.

C’était le père Lamartine qui avait commencé les politesses. Cela me surprend beaucoup. Je n’aurais jamais cru que le chantre d’Elvire se passionnât pour Homais !

Il ne serait peut-être pas mal à propos que Wall réécrivît à Rouland, pour que ce dernier dît un mot (en sous-main) à mes juges qui sont : Durable, président, Nacquart, Dupaty, Pinard, ministère public.

On parlera aux deux premiers. Restent Dupaty et Pinard. Si, par le père Lizot ou autres, on peut leur faire tenir un mot, qu’on le fasse.

Adieu. Je n’arrête pas. Le jour je fais des courses et la nuit, j’écris et je corrige des épreuves.

Adieu, je t’embrasse.

Ton frère.

À MICHEL LÉVY

[Paris,] nuit de dimanche. [25 janvier 1857.]

Mon cher éditeur futur ?

Tâchez de m’avoir des lettres

À ALFRED BLANCHE

[Paris,] lundi, 11 h[eures] du matin.
[26 janvier 1857.]

[Flaubert informe Alfred Blanche de la remise du procès au jeudi 29 janvier 1857.]

À X

[Paris,] mardi, 1 h[eure] du matin.
[27 janvier 1857.]

Mon cher Maître,

J’ai bien regretté que vous n’ayez pu attendre cinq minutes, car j’étais à côté chez ma mère.

Procurez-moi (cela vous est facile) Les Grands Jours d’Auvergne en me marquant les endroits les plus gaillards.

Si vous avez sous la main le Sermon de la pécheresse de Massillon, je vous serais obligé.

C’est demain jeudi à 11 heures que je passe en correctionnelle. Je serai condamné, il y a acharnement manifeste. On vient (ce soir) d’arrêter mon mémoire, et dimanche L’Indépendance belge n’est pas parvenue à Paris, parce qu’il y avait un article à la louange de votre serviteur. Tout à vous.

À EUGÈNE CRÉPET

[Paris, 28 janvier 1857.]

Mon cher Ami,

Vous connaissez l’abbé Constant, il doit pouvoir vous fournir des notes sur ceci, qu’il me faut ce soir :

Le plus de lubricités possible tirées des auteurs ecclésiastiques, particulièrement des modernes.

À vous !

On vient d’interdire mon mémoire et on a arrêté, dimanche, L’Indépendance belge, parce qu’il y avait un article à la louange de votre serviteur.

À THÉOPHILE GAUTIER

[Paris], 6 heures du soir. [28 janvier 1857.]

M. Abbatucci fils, qui t’aime beaucoup, est extrêmement prévenu en ma faveur. Un mot de toi, ce soir, aura le plus grand poids. Tu trouveras là beaucoup de Bovarystes. Joins-toi à eux et sauve-moi, homme puissant !

L’affaire est en bon train.

À toi.

Je suis sur chargé [sic] de te le dire.

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris, 30 janvier 1857.]

Mon cher Achille,

Tu as dû recevoir ce matin une dépêche télégraphique à toi adressée, de ma part, par un de mes amis. C’est de demain en huit que je serai jugé. La Justice hésite encore. D’autre part, on me propose d’écrire au Moniteur à raison de 10 sols la ligne, ce qui pour un roman comme la Bovary ferait une affaire de 8 à 10 mille francs.

La plaidoirie de M. Senard a été splendide. Il a écrasé le Ministère public, qui se tordait sur son siège et a déclaré qu’il ne répondrait pas. Nous l’avons accablé sous des citations de Bossuet et de Massillon, sous des passages graveleux de Montesquieu, etc. ! La salle était comble. – C’était chouette et j’avais une fière balle. Je me suis permis une fois de donner en personne un démenti à l’avocat général qui, séance tenante, a été convaincu de mauvaise foi, et s’est rétracté. Tu verras du reste tous les débats mot pour mot parce que j’avais à moi (à raison de 60 fr[ancs] l’heure) un sténographe qui a tout pris. Le père Senard a parlé pendant quatre heures de suite. Ç’a été un triomphe pour lui et pour moi.

Il a d’abord commencé par parler du père Flaubert, puis de toi, et ensuite de moi. Après quoi, analyse complète du roman, réfutation du réquisitoire et des passages incriminés. C’est là-dessus qu’il a été fort. – L’avocat général a dû recevoir, le soir, un fier galop ! Mais le plus beau a été le passage de l’extrême-onction. L’avocat général a été couvert de confusion quand M. Senard a tiré de sous son banc un Rituel qu’il a lu. Le passage de mon roman n’est que la reproduction adoucie de ce qu’il y a dans le Rituel. – Nous leur avons foutu une fière littérature !

Tout le temps de la plaidoirie, le père Senard m’a posé comme un grand homme, et a traité mon livre de chef-d’œuvre. On en a lu le tiers à peu près. – Il a joliment fait valoir l’approbation de Lamartine ! Voici une de ses phrases : « Vous lui devez non seulement un acquittement, mais des excuses ! »

Autre passage : « Ah ! vous venez vous attaquer au second fils de M. Flaubert !… Personne, M. l’avocat général, et pas même vous, ne pourrait lui donner des leçons de moralité… » Et quand il avait blagué sur un passage : « Je n’accuse pas votre intelligence, mais votre préoccupation. »

En somme, ç’a été une crâne journée et tu te serais amusé si tu avais été là.

Ne dis rien, tais-toi. Après le jugement, si je perds, j’en appellerai en cour d’appel, et si je perds en cour d’appel, en Cassation.

Adieu, cher frère, je t’embrasse.

À CHAMPFLEURY

[Paris,] mercredi matin. [4 février 1857.]
42, boulevard du Temple.

J’ai bien tardé, Monsieur et cher confrère, à vous faire ma visite. Mais votre lettre ne m’a été remise qu’hier, chez M. Lévy. Indiquez-moi un jour et une heure où je puisse aller vous serrer la main et vous dire en face combien je suis sensible à votre marque d’intérêt.

Vous avez compris que ma cause était celle de la littérature contemporaine tout entière. Ce n’est pas mon roman qu’on attaque, mais tous les romans, et avec eux le droit d’en faire.

J’ai rencontré dans cette circonstance beaucoup de sympathies qui m’ont honoré. Je compte la vôtre pour une des plus flatteuses et vous prie de me croire

Votre tout dévoué.

À ALFRED BLANCHE

[Samedi 7 février 1857.]

Acquitté.

À LOUISE PRADIER

[Paris,] mardi au soir. [10 février 1857.]

Chère Madame,

Je ne sais quand j’aurai le plaisir de vous aller faire une petite visite, tant je suis fatigué, abruti et enrhumé ; il m’est resté de mon procès une courbature physique et morale qui ne me permet de remuer ni pied ni plume.

Ce tapage fait autour de mon premier livre me semble tellement étranger à l’Art, qu’il me dégoûte et m’étourdit. Combien je regrette le mutisme de poisson où je m’étais tenu jusqu’alors.

Et puis l’avenir m’inquiète : quoi écrire qui soit plus inoffensif que ma pauvre Bovary, traînée par les cheveux comme une catin en pleine police correctionnelle ? Si l’on était franc, on avouerait au contraire que j’ai été bien dur pour elle, n’est-ce pas ?

Quoi qu’il en soit, et malgré l’acquittement, je n’en reste pas moins à l’état d’auteur suspect. – Médiocre gloire !

J’avais l’intention de publier immédiatement un autre bouquin qui m’a demandé plusieurs années de travail, un livre fait avec les Pères de l’Église tout plein de mythologie et d’antiquité. – Il faut que je me prive de ce plaisir, car il m’entraînerait en cour d’assises net. – Deux ou trois autres plans que j’avais se trouvent ajournés pour les mêmes raisons.

Quelle force que l’hypocrisie sociale ! Par le temps qui court, tout portrait devient une satire et l’histoire est une accusation.

Voilà pourquoi je suis fort triste et très fatigué. Je passe mon temps à dormir et à me moucher. Feu Du Cantal n’était rien auprès de moi. La comparaison est d’autant plus juste que je viens, comme lui, de fréquenter les saltimbanques. Je réclamais aussi mon enfant, ma fille. « On n’y a pas touché », c’est vrai. – Mais sa réputation en a souffert.

Je ne vais pas tarder à m’en retourner dans ma maison des champs, loin des humains, – comme on dit en tragédie, – et là je tâcherai de mettre de nouvelles cordes à ma pauvre guitare, sur laquelle on a jeté de la boue avant même que son premier air ne soit chanté !!

Et vous, chère Madame, comment supportez-vous, pour le moment, cette gueuse d’existence ? Écrivez-moi un petit mot si vous avez le temps. Promenez-vous, il fait un beau soleil.

N. B. – Regardez-vous dans la glace par-dessus les Chinois de votre pendule, et envoyez-vous de ma part un baiser du bout des doigts.

Je le dépose à vos pieds, avec l’homme tout entier.

À FRÉDÉRIC BAUDRY

[Paris,] mardi,
[nuit du 10 au] 11 février [1857].

Je vous attends dimanche à 11 heures, ô brave homme, et ne manquez pas de m’apporter le renseignement en question.

Il se pourrait que je m’en retourne avec vous, le soir, à Versailles, où je resterais jusqu’à mercredi à l’hôtel de La Fontaine, afin de fuir les cornes à bouquin qui me mettent les nerfs en morceaux. J’en ai horriblement souffert pendant le carnaval dernier.

Je suis d’ailleurs dans un état sombre. La Bovary m’assomme ! Comme je regrette maintenant de l’avoir publiée ! Tout le monde me conseille d’y faire quelques légères corrections, par prudence, par bon goût, etc. Or, cette action me paraît, à moi, une lâcheté insigne puisque, dans ma conscience, je ne vois dans mon livre rien de blâmable (au point de vue de la morale la plus stricte).

Voilà pourquoi j’ai dit à Lévy de tout arrêter. Je suis encore indécis.

Ah ! je sais bien tout ce que vous allez me répondre ! Avouez au fond que vous pensez comme moi, cependant.

Et puis ? l’avenir ! Quoi écrire qui soit moins inoffensif que ce roman ? On s’est révolté d’une peinture impartiale. Que faire ? biaiser, blaguer ? non ! non ! mille fois non !

J’ai donc fort envie de m’en retourner et pour toujours dans ma campagne et dans mon silence, et là, de continuer à écrire pour moi, pour moi seul. Je ferai des livres vrais et corsés, je vous en réponds. L’insouci de la renommée me donnera une roideur salutaire. J’ai beaucoup perdu cet hiver, je valais mieux il y a un an. Je me fais l’effet d’une prostituée.

En un mot, le tapage qui s’est fait autour de mon premier livre me semble tellement étranger à l’art, que je suis dégoûté de moi. De plus, comme je tiens infiniment à mon estime, je voudrais bien la garder et je suis en train de la perdre. Vous savez que je n’ai point le prurit de la typographie. Je vivrai très bien sans elle. Car il me paraît impossible d’écrire une ligne en pensant à autre chose qu’à mon œuvre. Mes contemporains se passeront de mes phrases, et moi je me passerai de leurs applaudissements, – et de leurs tribunaux.

L’hypocrisie sociale étant la plus forte, je fuis bravement la bataille, résigné à vivre désormais comme le plus humble des bourgeois.

Voilà où j’en suis, mon cher vieux, et il y a fort à parier que je vais me décider pour la négative. Il me semble que je me dois cela.

À dimanche.

Mille poignées de main.

À MAURICE SCHLÉSINGER

[Paris, vers le 11 février 1857.]

Mon cher Maurice,

Merci de votre lettre. J’y répondrai brièvement, car il m’est resté de tout cela un tel épuisement de corps et d’esprit que je n’ai pas la force de faire un pas ni de tenir une plume. L’affaire a été dure à enlever, mais enfin j’ai eu la victoire.

J’ai reçu de tous mes confrères des compliments très flatteurs et mon livre va se vendre d’une façon inusitée, pour un début. Mais je suis fâché de ce procès ; en somme cela dévie le succès et je n’aime pas, autour de l’art, les choses qui lui sont étrangères. C’est à tel point que tout ce tapage me dégoûte profondément et j’hésite à mettre mon roman en volume. J’ai envie de rentrer et, pour toujours, dans la solitude et le mutisme dont je suis sorti, de ne rien publier, pour ne plus faire parler de moi. Car il me paraît impossible par le temps qui court de rien dire. L’hypocrisie sociale est tellement féroce !!!

Les gens du monde les mieux disposés pour moi me trouvent immoral ! impie ! Je ferais bien à l’avenir de ne pas dire ceci, cela, de prendre garde, etc., etc. ! Ah ! comme je suis embêté, cher ami !

On ne veut même plus de portraits ! le daguerréotype est une insulte ! et l’histoire une satire ! Voilà où j’en suis ! Je ne vois rien en fouillant mon malheureux cerveau qui ne soit répréhensible. Ce que j’allais publier après mon roman, à savoir un livre qui m’a demandé plusieurs années de recherches et d’études arides, me ferait aller au bagne ! et tous mes autres plans ont des inconvénients pareils. Comprenez-vous maintenant l’état facétieux où je me trouve ?

Je suis depuis quatre jours couché sur mon divan à ruminer ma position qui n’est pas gaie, bien qu’on commence à me tresser des couronnes, où l’on mêle, il est vrai, des chardons.

Je réponds à toutes vos questions : si le livre ne paraît pas, je vous enverrai les numéros de la Revue qui le contiennent. Ce sera décidé d’ici à quelques jours. M. de Lamartine n’a pas écrit à la Revue de Paris, il prône le mérite littéraire de mon roman, tout en le déclarant cynique. Il me compare à lord Byron, etc. ! C’est très beau ; mais j’aimerais mieux un peu moins d’hyperboles et en même temps moins de réticences. Il m’a envoyé de but en blanc des félicitations, puis il m’a lâché au moment décisif. Bref, il ne s’est point conduit avec moi en galant homme, et même il a manqué à une parole qu’il m’avait donnée. Néanmoins nous sommes restés en de bons termes.

À EDMOND PAGNERRE

[Paris, vers le 11 février 1857.]

Mon cher vieux,

Si je n’ai pas répondu plus tôt à tes congratulations, c’est que je suis resté plusieurs jours tellement éreinté par suite de mes secousses politiques, que je ne pouvais remuer pied ni plume. Je suis aplati, ahuri. – Et j’ai une forte venette pour mes bouquins subséquents. Quel livre écrire qui soit plus inoffensif que mon pauvre roman ?

J’hésite même à le mettre en volume. Car je veux rétablir les passages supprimés par la Revue de Paris, lesquels passages sont anodins, selon moi toutefois. Les coupures que l’on m’a faites sont idiotes, et il en résulte des effets lubriques qui ne sont nullement dans l’œuvre.

Le ministère public a encore deux mois pour en rappeler. Pourrais-tu savoir pertinemment par Abbatucci s’il en rappellera ? Faut-il attendre les deux mois ? Comment suis-je vu ? Qui m’en veut ? Je finirais, comme Rousseau, par croire à une conjuration holbachique. Car tous les gens que j’ai vus en face étaient pleins de bon vouloir, et il y avait en dessous un acharnement incompréhensible.

D’un autre côté, Lévy me talonne pour publier. – Je ne sais que faire.

On me conseille d’effacer quelques-uns des endroits désignés par l’accusation. Mais cela m’est impossible. Je ne mettrai pas, pour plaire à l’autorité, des absurdités – sans compter que le procédé me paraît une vraie couillonnade, si l’on peut s’exprimer ainsi.

Voilà la triste position où est réduit ton malheureux ami.

Tu sais que je t’attends un de ces jours, à dîner, sur le boulevard du Crime. En attendant, mille poignées de main.

À toi.

À JULES DUPLAN

[Paris,] vendredi, 3 h[eures]. [13 février 1857.]

Mon brave, je suis le plus enrhumé de tous les mortels : voilà deux jours que je reste dans mon lit le matin jusqu’à 2 h[eures] à tousser et à cracher ; feu Du Cantal n’était pire. Il résulte de tout cela que je perds un peu de temps. Venez donc dimanche (ce jour-là vous êtes libre d’habitude), d’aussi matin que vous voudrez, nous prendrons une côtelette ensemble, et resterons à causer au coin du feu tout l’après-midi.

Adieu, je compte sur vous (demain je dîne en ville, et ce soir j’ai différentes courses). À vous.

Ex imo.

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

Paris, 19 février [1857].

Je suis bien en retard avec vous, Madame. Ce n’est cependant ni dédain de votre charmante lettre, ni oubli, mais j’ai été surchargé des affaires les plus désagréables, car j’ai comparu (pour ce même livre sur lequel vous m’avez écrit des choses si obligeantes) en police correctionnelle sous la prévention d’outrage aux bonnes mœurs et au culte catholique. Cette Bovary, que vous aimez, a été traînée comme la dernière des femmes perdues sur le banc des escrocs. On l’a acquittée, il est vrai, les considérants de mon jugement sont honorables, mais je n’en reste pas moins à l’état d’auteur suspect, ce qui est une médiocre gloire. Il me sera impossible de publier mon roman en volume avant le commencement du mois d’avril. Me permettez-vous, Madame, de vous en envoyer un exemplaire ?

Il va sans dire que j’attends impatiemment l’envoi de quelques-unes de vos œuvres. Je serai fort honoré, Madame, de les recevoir.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] le 26 février 1857.

Monsieur,

Votre lettre m’a causé un extrême plaisir. Le jour où je l’ai reçue sera compté dans ma vie comme heureux ! Je pensais que celle que je vous avais adressée, était passée inaperçue. J’ai cru d’abord que votre lettre me venait de George Sand, car votre manière d’écrire se ressemble en certains caractères à s’y méprendre, l’auteur de Lélia m’a fait quelquefois l’honneur de m’écrire. J’ai donc été heureuse de votre lettre. J’avais appris avec autant de surprise que d’indignation le procès intenté à Madame Bovary, il faut être absurde ou bien mal intentionné pour faire un reproche d’immoralité antireligieuse à une œuvre qui surtout est éminemment morale et qui doit empêcher plus de femmes de faillir, que le sermon le plus éloquent et le plus catholique. J’ai lu le résultat du procès et les considérants, je me suis réjouie de votre gain de cause comme d’un triomphe personnel. Loin de vous nuire, ce procès ajoutera non pas au mérite de votre œuvre (car cela est impossible), mais il prêtera un nouvel attrait et une plus immense célébrité au roman que je juge un véritable chef-d’œuvre. Au reste, voyez la Revue de Paris suspendue pour un article sur Frédéric-Guillaume ! Je venais de renouveler mon abonnement et elle me manque bien. J’ai heureusement la Revue philosophique et religieuse. Mais puisque nous nous comprenons si bien, j’ai besoin de vous dire ce que m’a fait éprouver votre roman. Dès le début, les caractères y sont tracés de main de maître, Charles Bovary est ce qu’il sera, le caractère de l’homme est dans celui de l’enfant. Lorsqu’il se marie pour la seconde fois, on prévoit que la pauvre Emma ne sera pas heureuse ! La noce est un admirable tableau, dans les descriptions vous laissez bien loin en arrière Balzac qui pourtant excellait en ce genre. La tristesse d’Emma en arrivant chez son mari est prophétique, rien de plus vrai que ces promenades où rien n’amène de changements, si ce n’est l’état du ciel et la saison. Oh ! j’ai éprouvé mille fois cet ennui qui vient de la vue des mêmes lieux et des mêmes personnes ! Enfin, elle mit le pied dans un monde dont elle n’aperçoit que le bonheur superficiel ! alors elle se dit : toutes ces femmes comblées des jouissances du luxe, rassasiées d’adulations, de plaisirs, abritant leurs goûts, leurs passions à l’ombre du rang et des richesses, qu’ont-elles fait plus à Dieu que moi, qui végète, et souffre obscure, malheureuse, déshéritée de tous les bonheurs de ce monde ! N’ai-je pas autant d’esprit, de vertu, de talent qu’elles ? Pourquoi n’ai-je pas ma place au soleil ! Mon Dieu ! que de fois j’en ai pensé autant ! Oh ! Monsieur, cela est bien amer, je vous le jure ! Revenue chez elle, Mme Bovary est poursuivie par le souvenir de cette joie d’un jour ! Plus tard, elle aime un jeune homme, mais cet amour encore innocent et pur aurait pu la sauver s’il eût subsisté ! Elle a le malheur de rencontrer un homme égoïste et corrompu entre les bras duquel son mari la pousse, car le dévouement inerte de ce dernier ressemble à de l’indifférence. Emma s’attache de bonne foi, elle veut fuir avec sa fille, alors une effroyable déception la conduit aux portes du tombeau, et l’affection de son mari devrait, en se révélant, la rattacher à lui, ne fût-ce que par la reconnaissance, mais on est plus éloigné de ceux qui ne vous donnent pas le bonheur que touché du bien qu’ils vous font. Emma cherche en vain un refuge dans la religion ; là, encore personne ne la comprend ; sa religion, d’ailleurs, consiste en pratiques extérieures et ne s’appuie ni sur le cœur, ni sur la conscience. Mme Bovary poursuit donc de nouveau son idéal, elle assiste à une représentation de Lucie, là quelle admirable vérité, on dirait que vous avez lu dans l’âme et la pensée de toute femme en pareil cas ! Le caractère du ténor est aussi vrai que tous les autres ! Celui de Rodolphe est odieux, mais vrai. Léon revient sur la scène, et une seconde fois le mari pousse sa femme à sa perte. Alors Mme Bovary tombe de chute en chute jusqu’au dernier degré de la honte et du malheur ! et pourtant ce n’est pas sa faute. La ruine arrive, l’abandon, la lâcheté, la trahison de tout ce qu’elle a aimé la relève par le malheur. Il lui faut devenir courtisane ou mourir, elle rachète ses torts par le martyre qu’elle choisit. Le caractère du pharmacien est odieux, celui du curé très vrai, tous les jours on coudoie ces gens-là. La mort de Mme Bovary est pleine de détails vrais, trop vrais ; que vous dirai-je, j’ai vécu de sa vie, j’ai souffert, je suis morte avec elle, car il me semblait que j’avais vécu en elle et qu’elle mourait en moi ! son mari a le beau caractère, il se relève par le dévouement ! tant il est vrai qu’un amour dévoué, un cœur aimant, l’emporte sur les qualités de l’intelligence et le prestige du talent. Il y a surtout dans votre roman un mot sublime et admirable, c’est lorsque M. Bovary, après la mort de sa femme, dit à Rodolphe : « Je ne vous en veux plus ! », et qu’il croit retrouver quelque chose d’Emma dans le visage de Rodolphe qu’elle a tant aimé ! Oui, Monsieur, c’est là l’extrême limite de l’amour, arrivé à l’état sublime de religion et de martyre ! La douleur du père d’Emma, ses pressentiments pendant la route, la veillée mortuaire, les bruits de la rivière, les gémissements du chien, la discussion du curé et du pharmacien, tout cela est vrai ! Pauvre femme livrée à des mains ignorantes et rudes ! va, tu méritais mieux ! Son mari, sa fille, ont souffert de ses peines, elle a dû en ressentir le contre-coup au-delà du tombeau ! mais en ce monde où elle n’avait pas demandé à venir, a-t-elle trouvé une éducation vraiment morale, religieuse et forte ! a-t-elle trouvé un ami, un guide, un appui dans son mari ? sans conseil, sans mère, sans un cœur vraiment sympathique, elle s’est tournée vers Dieu qui l’a repoussée par l’organe de son interprète. Incomprise, rejetée par tous et par chacun, elle s’est réhabilitée dans la mort ! Ses jours ont été courts, ses joies fausses et amères ! Je crois que l’expiation a dépassé la faute ! Je demande pour elle au ciel la justice qu’on lui refuse sur la terre ! J’ai besoin de croire au bonheur de cette pauvre âme dans un monde meilleur ! S’il en était autrement, je me sentirais accablée sous le poids d’une réalité si désespérante ! Oui, Monsieur, j’ai lu beaucoup tout ce qui a été écrit de remarquable depuis trente ans, j’ai lu George Sand qui est mon auteur préféré, mais rien, non jamais rien ne m’a paru aussi vrai, aussi admirable que Madame Bovary. J’ai trop souffert pour pleurer facilement, eh bien, j’ai pleuré trois jours au dénouement de Madame Bovary. J’y pense sans cesse, toutes les localités sont identifiées avec ce récit dont l’héroïne a existé pour moi. Je l’ai aimée comme une sœur, j’aurais voulu me jeter entre elle et son malheur, la conseiller, la consoler, la sauver ! Je ne l’oublierai jamais ! Je suis persuadée que cette histoire est vraie ! Oui, il faut avoir été acteur ou témoin intéressé d’un pareil drame pour l’écrire avec cette vérité ! Quel que soit le talent d’un auteur, il est impossible de créer rien d’aussi vrai, d’aussi parfait ! voilà ma conviction, c’est vous dire assez, Monsieur, à quel point j’admire votre œuvre. Je recevrai avec une vive reconnaissance Madame Bovary, je l’ai dans la Revue, mais me venant de vous, elle aura un double prix. Je vous adresse mon premier ouvrage, Cécile, et le dernier, Angélique Lagier. Je n’ai plus d’exemplaire du second, Les Duranti. L’éditeur d’Angélique a été expulsé au 2 Xbre en sorte que j’ai perdu le prix de mon ouvrage. J’ai un roman en manuscrit, mais pour le faire paraître, il faudrait bien des coupures, et puisqu’on fait un procès à Madame Bovary, on m’en ferait bien d’autres. Je m’abstiendrai pour le moment. Je vis à la campagne au fond de l’Anjou au milieu des préjugés absurdes, des injustices de toute espèce. Je vis en dehors du monde extérieur, mon seul plaisir est le théâtre. Là seulement je vis, car, comme Mme Bovary, je voudrais dormir sans cesse ou ne pas exister. Notre théâtre est bien mauvais et pourtant je m’y sens chez moi, ces créations du compositeur et du poète, ce sont mes amis, mes frères, mes sœurs, ma famille, c’est mon univers à moi, je n’en ai pas d’autre. Je ne suis jamais sortie de ma province, je ne connais pas Paris, mon médecin veut m’y envoyer comme diversion au spleen, ma maladie habituelle. Je crains d’habiter Paris à cause de ma santé déplorable. Pardonnez cette longue lettre, mais j’étais si heureuse de rencontrer un ami, et je vous donne ce nom si vous le permettez, que je me suis laissée aller au plaisir de dire ma pensée ! Je ne le puis guère ailleurs !

Adieu, Monsieur, j’attendrai de vos nouvelles avec impatience, croyez à ma vive sympathie et à la profonde estime avec laquelle je suis

MARIE-S. LEROYER DE CHANTEPIE.
Angers, tertre S[ain]t-Laurent, 20.

À CHARLES DE LA ROUNAT

[Paris, février-mars 1857.]

Mon bon,

Comme je ne suis pas près de te voir, sans doute, et que quand je te verrai, il se pourrait faire que je ne te parle (ou parlasse) pas de ton volume, silence que dans ta modestie, tu pourrais attribuer à du dédain, voici donc mon opinion sur le susdit volume. Fais-en ce qu’il te plaira.

Eh bien, je trouve cela un charmant, plaisant et très coquet livre. Les négligences de style que j’y ai remarquées s’enlèveraient en deux heures. Elles sont du reste peu nombreuses. Ce qui me plaît par-dessus tout et ce que je trouve un chef-d’œuvre, monsieur, c’est La Bûche de Noël. Cela est neuf, et bien fait. – Très empoignant, très vrai – original en un mot, ce qui est l’important. Quel coup ils ont dû tirer, ces deux pauvres vieux !

Ce que j’aime le moins, c’est M[onsieu]r de Chamilly (malgré la description de la cuisine et du cuisinier qui est superbe). Il me semble qu’il y a, parfois, des inconséquences de couleur, et un ton de dialogue trop moderne. Peut-être dis-je une bêtise ? Où vais-je ? Où cours-je ?

J’aime beaucoup le Narah, sans aucune restriction. Je ne comprends pas qu’on t’ait refusé cela dans la Revue de Paris ?

Je connaissais le Drame dans une boutique. Je ne l’en ai pas moins relu. Je n’y blâme qu’un peu trop de poésie peut-être dans le caractère du professeur de mathématiques qui pleure en entendant du Beethoven ? N’est-ce pas être trop artiste ?

Il y a dans L’Abbé Berthelot des passages charmants. Et comme ça commence bien ! Les pages 27-30 m’ont ravi. Mais la fin est-elle, humainement parlant, bien vraie ?

Voilà très sommairement ce que je pense. Si je t’avais là sous la main, j’aurais de quoi causer pendant deux heures sur ton volume. Car il y a beaucoup à en dire. Ce qu’il y a de sûr c’est que ce n’est pas banal. – Prends tout cela comme je te l’envoie. Je sais par expérience combien la critique est, de soi, stupide. On reproche toujours à un écrivain de n’avoir pas fait blanc quand il a fait noir, et a voulu faire noir.

N’importe, j’ai éprouvé le besoin de te dire que ton livre m’avait extrêmement plu. Voilà, merde si tu n’es pas content.

Je t’embrasse.

À CHARLES LAMBERT

[Paris,] vendredi matin.
[6 mars 1857.]

Mon cher Ami,

Pouvez-vous me procurer le sieur Rochas ? Du Camp m’écrit que vous savez son adresse. J’aurais besoin de ce mortel qui a pris des vues photographiques de Tunis et des environs. Où repose-t-il sa tête ?

Tout à vous.

À FÉLICIEN DE SAULCY

[Paris, début de mars 1857 ?]

J’aurais besoin de renseignements relatifs à Carthage. Cela concerne votre état. Quel jour (jeudi et vendredi exceptés), pouvez-vous, sans vous gêner, me recevoir ?

Que ce ne soit pas trop matin, hein ?

Je vous serre les mains.

Tout à vous.
Boulevard du Temple, 42.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce dimanche 15 mars 1857.

Monsieur,

J’apprends avec une vive contrariété qu’un paquet contenant trois volumes de mes ouvrages que je vous adressais, ne vous est point parvenu. Le Directeur du chemin de fer m’écrit que vous êtes inconnu au n° 49, boulevard du Temple. En relisant votre lettre, j’ai pensé que j’avais mis un 9 pour un 2 et que c’était au n° 42 que je devais adresser. Je me hâte de rectifier cette erreur au chemin de fer. Je pense que vous devez recevoir le paquet intact. Ce qui me contrarie beaucoup, c’est que, quelques jours avant l’envoi de mes ouvrages, je vous avais écrit une longue lettre par la poste, c’était à la date du 25 ou 27 février, je crains qu’elle ne vous soit pas davantage parvenue que le paquet, étant adressée au n° 49. Veuillez, je vous prie, Monsieur, réclamer cette lettre. Je serais bien fâchée qu’elle fût perdue. Quand j’écris, je dis ma pensée et ne voudrais pas la confier à des indifférents. Je vous prierai de me dire si vous avez reçu ma lettre égarée et le paquet. Je suis toujours sous l’influence de votre roman et le souvenir de Mme Bovary est vivant en mon âme. Je me propose de rendre compte de votre admirable composition dans Le Phare de la Loire, lorsque vous le publierez en volume. Je voudrais pouvoir en parler dans un journal plus important, quoique le Phare soit très répandu et bien rédigé par un de mes meilleurs amis, V. Mangin, qui a publié plusieurs volumes de poésies et des romans. Quoique je ne vous connaisse pas personnellement, Monsieur, votre œuvre m’a été tellement sympathique, que je ne puis penser à vous comme à un étranger. Un auteur met ordinairement son cœur et son âme dans son œuvre, car cette œuvre c’est lui. Pour moi, c’est toujours ainsi que j’ai écrit, sous l’inspiration de mes sentiments ; autrement, je n’aurais rien trouvé sous ma plume. Le travail, l’amour de la littérature et de l’art, voilà ce qui me fait encore vivre ! C’est mon unique refuge contre les chagrins et l’ennui ! Par malheur, le milieu où je vis ne m’offre pas de ressources. Presque pas de théâtre, personne qui comprenne mes goûts et les partage. J’habite la campagne de préférence à la ville d’Angers très triste et pleine de préjugés. Ma ferme est à deux pas des faubourgs, le site est beau, mais voir toujours les mêmes personnes, les mêmes objets, tous empreints des mêmes ennuis, n’avoir d’autre accident dans sa vie que le changement des saisons, cela ressemble à ces existences claustrales qui finissaient par enfermer la pensée dans un cercle fatal, et posaient sur l’intelligence le sceau de la pierre du tombeau. À cette heure, la campagne est triste et désolée, à la vérité les violettes, les primevères commencent à fleurir ! mais si ce n’est plus la mort, ce n’est pas encore la vie ! Je ne sais, mais cette époque de transition, ces symptômes de résurrection qui combattent le néant, tout cela m’attriste profondément et ne parle que de ténèbres et de mort ! C’est peut-être parce que je ne me sens plus le courage de revivre ! Adieu, Monsieur, je désire que mes lettres et mes volumes vous parviennent ; en attendant un mot de vous, je suis toujours avec les sentiments sympathiques et dévoués

M.-S. LEROYER DE CHANTEPIE.
Route de Nantes, commune d’Angers.

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

Paris, 18 mars [1857].

Madame,

Je m’empresse de vous remercier, j’ai reçu tous vos envois. Merci de la lettre, des livres et du portrait surtout ! C’est une attention délicate qui me touche.

Je vais lire vos trois volumes lentement, attentivement, c’est-à-dire comme ils le méritent, j’en suis sûr d’avance.

Mais je suis bien empêché pour le moment, car je m’occupe, avant de m’en retourner à la campagne, d’un travail archéologique sur une des époques les plus inconnues de l’antiquité, travail qui est la préparation d’un autre. Je vais écrire un roman dont l’action se passera trois siècles avant Jésus-Christ, car j’éprouve le besoin de sortir du monde moderne, où ma plume s’est trop trempée et qui d’ailleurs me fatigue autant à reproduire qu’il me dégoûte à voir.

Avec une lectrice telle que vous, Madame, et aussi sympathique, la franchise est un devoir. Je vais donc répondre à vos questions : Madame Bovary n’a rien de vrai. C’est une histoire totalement inventée ; je n’y ai rien mis ni de mes sentiments ni de mon existence. L’illusion (s’il y en a une) vient au contraire de l’impersonnalité de l’œuvre. C’est un de mes principes, qu’il ne faut pas s’écrire. L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant ; qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas.

Et puis, l’Art doit s’élever au-dessus des affections personnelles et des susceptibilités nerveuses ! Il est temps de lui donner, par une méthode impitoyable, la précision des sciences physiques ! La difficulté capitale, pour moi, n’en reste pas moins le style, la forme, le Beau indéfinissable résultant de la conception même et qui est la splendeur du Vrai, comme disait Platon.

J’ai longtemps, Madame, vécu de votre vie. Moi aussi, j’ai passé plusieurs années complètement seul à la campagne, n’ayant d’autre bruit l’hiver que le murmure du vent dans les arbres avec le craquement de la glace, quand la Seine charriait sous mes fenêtres. Si je suis arrivé à quelque connaissance de la vie, c’est à force d’avoir peu vécu dans le sens ordinaire du mot, car j’ai peu mangé, mais considérablement ruminé ; j’ai fréquenté des compagnies diverses et vu des pays différents. J’ai voyagé à pied et à dromadaire. Je connais les boursiers de Paris et les juifs de Damas, les rufians d’Italie et les jongleurs nègres. Je suis un pèlerin de la Terre Sainte et je me suis perdu dans les neiges du Parnasse, ce qui peut passer pour un symbolisme.

Ne vous plaignez pas ; j’ai un peu couru le monde et je connais à fond ce Paris que vous rêvez ; rien ne vaut une bonne lecture au coin du feu… lire Hamlet ou Faust… par un jour d’enthousiasme. Mon rêve (à moi) est d’acheter un petit palais à Venise sur le grand canal.

Voilà, Madame, une de vos curiosités assouvie. Ajoutez ceci pour avoir mon portrait et ma biographie complètes : que j’ai trente-cinq ans, je suis haut de cinq pieds huit pouces, j’ai des épaules de portefaix et une irritabilité nerveuse de petite maîtresse. Je suis célibataire et solitaire.

Permettez-moi, en finissant, de vous remercier encore une fois pour l’envoi de « l’Image ». Elle sera encadrée et suspendue entre des figures chéries. J’arrête un compliment qui me vient au bout de la plume et je vous prie de me croire votre collègue affectionné.

À JEAN CLOGENSON

Paris, 25 mars [1857].

Vous êtes le plus aimable et le plus excellent des hommes. Je vous demande des renseignements sur Tunis et vous y allez vous-même, vous me les rapporterez ! Voici donc sans préambule et avec mille remerciements sous-entendus ce que je réclame de votre bienveillance :

1° Je désirerais me faire une idée nette du paysage de Tunis. C’est à vous qui êtes à la fois un poète et un observateur à bien regarder tout pour ensuite me l’étaler de vive voix : couleurs des terrains et du ciel, galbe des montagnes, limites de l’horizon quand on est à tel ou tel point, etc.

2Le plus de détails topographiques possibles sur la route de Tunis à Constantine = Cirta.

3° On a découvert, il y a quelques mois, une mosaïque à Carthage. Si c’est une mosaïque romaine je n’ai pas besoin d’en entendre parler. Car c’est la Carthage punique qu’il me faudrait.

4° D’après un plan (publié dans l’ouvrage de Falbe que j’ai lu et relu) on peut conjecturer que les maisons puniques étaient voûtées, couvertes de coupoles. Cela est-il vrai ? Trouve-t-on d’autres ruines de maisons d’après lesquelles on peut avancer cette opinion ?

***

M. Rousseau, du consulat de Tunis, est sans doute le même qui a envoyé à la Revue archéologique le dessin d’une mosaïque. Mais elle est romaine. On a réuni dans la chapelle Saint-Louis des fragments de ruines. Voilà surtout, mon cher ami, ce que je vous recommande.

Je cherche à retrouver l’architecture punique, qui devait être un mélange de la phénicienne et de la grecque ? – Mais quels étaient les ornements ? Quel était le goût punique ?

5° Y a-t-il une bonne carte de la régence de Tunis ?

6° Je vous recommande le cours de la Medjerda (qui du reste a dû changer) et le défilé de la Hache,

Maintenant que les photographies sont répandues partout, si vous m’en trouviez sur Carthage ou Tunis, vous mettriez « le comble à vos bienfaits ».

Comme je vous envie d’être où vous êtes et de vous en revenir par l’Italie. Mais au nom de tous les Dieux, descendez à Naples ! – Et restez-y quinze jours au moins. Songez que Pompeïa vaut à elle seule, en fait d’antiquités, tout ce qu’il y a à Rome. Rien au monde, d’ailleurs, n’est gai, ni beau, comme Naples !

Comme j’aurai de plaisir cet été à vous entendre parler de votre voyage ! – Si rien ne vous force à revenir vite, faites-le le plus long possible. C’est un conseil désintéressé, car il me tarde de vous serrer les mains, cher Monsieur.

En attendant croyez à la sincérité de mon affection.

Tout à vous.

Bouilhet est dans tous les embarras de la paternité et me charge de vous envoyer mille et mille tendresses.

Je fais en ce moment gémir les presses, et vous trouverez mon volume chez vous à votre retour.

Bonne traversée, bon soleil, bonne brise, bonne santé et pas trop de puces ! Je les connais, ces Orientales !

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

Angers, ce 28 mars 1857,
route de Nantes, commune d’Angers.

Monsieur,

Vous êtes un savant, moi je ne suis qu’une pauvre ignorante ; vous avez tout vu, tout appris, parcouru le monde entier, moi je ne sais rien et j’ai vécu constamment dans le même coin de terre. Je ne sais plus si je dois oser vous écrire, je viens à vous comme à quelqu’un de bien meilleur, de bien plus élevé en intelligence et en science que moi. La lithographie que je vous ai adressée est un souvenir d’estime et de profonde sympathie qui vous rappellera une personne qui admire votre inimitable talent et qui, du moins, sait apprécier et comprendre vos œuvres. Je suis une vieille fille, une espèce de tante Aurore, j’ai vingt ans de plus que vous, je marche avec le siècle. Il y a un an que j’ai consenti à laisser faire mon portrait, depuis, il est enveloppé, je n’ai pas voulu le revoir. On a pris des lithographies d’après ce portrait, qu’on dit ressemblant ; pour moi qui me vois trop, je n’en fais aucun cas. À mon tour, Monsieur, je vais vous faire ma biographie, avec toute la franchise que je mettrais à me la raconter à moi-même. Je suis fille unique d’un second mariage de père et de mère et j’ai apporté en naissant une disposition nerveuse, une excessive sensibilité, résultat des frayeurs de ma mère pendant la révolution. Mon enfance fut très malheureuse, notre intérieur ressemblait à celui que Balzac a si bien dépeint dans Eugénie Grandet. Quoique appartenant à une antique noblesse, mon père était pauvre, il acquit sa fortune en travaillant. Je reçus une éducation nulle chez des religieuses, on m’apprit à lire, à écrire un peu de français, là s’est bornée toute mon instruction. On confia le soin de ma santé à un médecin ignorant, celui de mon âme à un prêtre fanatique, aidé d’une vieille fille plus fanatique encore. Ces personnes me firent un mal irréparable ; à l’âge de treize ans, je faillis mourir, je n’échappai que par miracle, mais depuis je n’ai pas eu un jour de santé ! À cette époque, je fus presque folle de scrupules religieux. Enfin, je recouvrai un peu de mieux, je rencontrai un prêtre éclairé qui me rendit le calme et la raison. Ma jeunesse s’écoula à soigner ma mère, malade pendant 20 ans, je l’aimais plus que tout au monde, jamais personne ne l’a remplacée dans mon cœur. Nous avions perdu mon père, j’étais seule, sans soutien, sans conseil. J’eus alors bien des illusions : j’aimais, je fus aimée, mais je poursuivais un idéal de perfection impossible à réaliser. Le mariage me semblait établi sur des bases injustes, incompatibles avec la loyauté de mon caractère. Ensuite, appartenir à quelqu’un, n’importe à quel titre, m’inspirait une répugnance instinctive et insurmontable. Je combattis mes sentiments, mes inclinations les plus naturelles, je souffris cruellement, Dieu seul sait combien je fus malheureuse. Vivant dans une province, dans un milieu antipathique, j’eus à souffrir encore la calomnie et l’injustice. Mes chagrins, mes ennuis, mes aspirations, furent celles que vous avez si bien dépeintes dans Madame Bovary, moins les fautes matérielles, car je suis spiritualiste avant tout, et mon excessive sensibilité, mon ardente imagination, m’ont toujours fait désirer l’impossible. Ma mère me restait, je la perdis et faillis succomber à ce malheur ; ne voulant pas me marier, j’avais adopté la famille d’une femme qui m’avait élevée. Elle s’était mariée à la maison, j’élevai ses enfants ; l’aîné, mon filleul, a 32 ans, il a mes opinions et nous avons eu bien du chagrin après le 2 Décembre. Sa sœur est auprès de moi, j’ai aussi plusieurs personnes que la nécessité a forcé à chercher chez moi l’hospitalité ! Une de mes parentes, un de mes parents, un orphelin que j’ai élevé, un réfugié polonais, une dame de mes amies et son enfant. Cela compose un phalanstère, une espèce de communauté, à laquelle je distribue ce que je possède, en me comptant toujours la dernière. Eh bien ! je me sens isolée et rangée dans ce milieu où je ne trouve ni sympathie de cœur, ni ressemblance de pensées et de sentiments. Dans la solitude de ma chambre, je suis chez moi. L’amour de l’art et de la littérature sont ma seule consolation. Après avoir renoncé à tout ce qui fait vivre les autres, je ne me suis plus occupée que de chercher la vie future. Là j’ai rencontré l’inconnu et quoique je sente dans mon cœur et ma conscience, qu’il est impossible que Dieu ne me donne pas une vie meilleure, je tremble en présence de la mort qui m’ouvre un avenir plein de ténèbres, car, on a beau dire, nous ne savons rien de certain de la vie future. J’ai lu avez grand plaisir Terre et ciel de J. Reynaud. Je lis la Revue philosophique et religieuse avec intérêt, mais tout cela n’amène aucune solution réelle. Je suis encore affligée d’une cruelle maladie de l’âme. Je ne sais si je dois vous le dire ! Peut-être sourirez-vous, mais non, je crois trop à l’excellence de votre cœur pour ne pas penser que vous me plaindrez et me consolerez. Je n’ose dire à personne ce mal étrange qu’on traite de folie. J’ai été élevée dans le catholicisme que j’ai continué à suivre, la confession est obligatoire dans cette religion. Eh bien, il m’est devenu impossible d’accomplir ce devoir. Il me semble que non seulement je ressens toutes les douleurs de l’humanité, mais encore je crois être chargée de toutes ses fautes. Lorsque je me confesse, il me vient à la pensée les fautes les plus impossibles, les plus étranges, les plus ridicules. Je n’y crois pas d’abord, je doute ensuite, et puis, je me persuade que j’en suis coupable. Ce que je souffre alors est atroce. Je me dis que ne pouvant remplir un devoir imposé : celui de la confession qui me devient impossible, je suis un être perdu, sans Dieu, sans espoir, que personne ne doit m’aimer, que je ne dois aimer personne, puisque même le souvenir que je laisserai après ma mort, ne s’adressera qu’à un être perdu ! Oh ! cela est horrible ! Je me suis souvent étonnée qu’on pût tant souffrir sans mourir. Souvent mon désespoir était si profond que j’ai été tentée de recourir au suicide. Le prêtre que j’ai ici ne me dit rien. J’avais écrit à Paris à deux prêtres qui ne m’ont pas répondu. Je ne sais à qui avoir recours ! Je ne trouve nul remède, nulle consolation à mes maux ! Mon médecin veut que je fasse le voyage de Paris pour essayer des distractions que donnent les arts, surtout la musique, l’art lyrique que j’aime avec passion. Ma santé est si mauvaise, je serais obligée d’emmener tant de monde avec moi, que j’hésite à suivre ce conseil. Je vis à la campagne à un quart de lieue d’Angers où j’ai une maison que je n’habite jamais. Si vos périgrinations vous amenaient en Anjou, je serais heureuse de vous recevoir chez moi. Pardonnez cette longue lettre ; lorsque vous le pourrez, consolez-moi, conseillez-moi, et croyez à ma reconnaissance dévouée.

M.-S. LEROYER DE CHANTEPIE.

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Paris,] lundi. [30 mars 1857.]

Mademoiselle et cher Confrère,

Votre lettre est si honnête, si vraie et si intense ; elle m’a enfin tellement ému, que je ne puis me retenir d’y répondre immédiatement. Je vous remercie d’abord de m’avoir dit votre âge. Cela me met plus à l’aise. Nous causerons ensemble comme deux hommes. La confiance que vous me témoignez m’honore ; je ne crois pas en être indigne ; – mais ne me raillez point, ne m’appelez plus un savant ! moi que mon ignorance confond.

Et puis ne vous comparez pas à la Bovary. Vous n’y ressemblez guère ! Elle valait moins que vous comme tête et comme cœur ; car c’est une nature quelque peu perverse, une femme de fausse poésie et de faux sentiments. Mais l’idée première que j’avais eue était d’en faire une vierge, vivant au milieu de la province, vieillissant dans le chagrin et arrivant ainsi aux derniers états du mysticisme et de la passion rêvée. J’ai gardé de ce premier plan tout l’entourage (paysages et personnages assez noirs), la couleur enfin. Seulement, pour rendre l’histoire plus compréhensible et plus amusante, au bon sens du mot, j’ai inventé une héroïne plus humaine, une femme comme on en voit davantage. J’entrevoyais d’ailleurs dans l’exécution de ce premier plan de telles difficultés que je n’ai pas osé.

Écrivez-moi tout ce que vous voudrez, longuement et souvent, quand même je serais quelque temps sans vous répondre, car, à partir d’hier, nous sommes de vieux amis. Je vous connais maintenant et je vous aime. Ce que vous avez éprouvé, je l’ai senti personnellement. Moi aussi, je me suis volontairement refusé à l’amour, au bonheur… Pourquoi ? je n’en sais rien. C’était peut-être par orgueil, – ou par épouvante ? Moi aussi, j’ai considérablement aimé, en silence, – et puis à vingt et un ans, j’ai manqué mourir d’une maladie nerveuse, amenée par une série d’irritations et de chagrins, à force de veilles et de colères. Cette maladie m’a duré dix ans. (Tout ce qu’il y a dans sainte Thérèse, dans Hoffmann et dans Edgar Poe, je l’ai senti, je l’ai vu, les hallucinés me sont fort compréhensibles.) Mais j’en suis sorti bronzé et très expérimenté tout à coup sur un tas de choses que j’avais à peine effleurées dans la vie. Je m’y suis cependant mêlé quelquefois ; mais par fougue, par crises, – et bien vite je suis revenu (et je reviens) à ma nature réelle qui est contemplative. Ce qui m’a gardé de la débauche, ce n’est pas la vertu, mais l’ironie. La bêtise du vice me fait encore plus rire de pitié que la turpitude ne me dégoûte.

Je suis né à l’hôpital (de Rouen – dont mon père était le chirurgien en chef ; il a laissé un nom illustre dans son art) et j’ai grandi au milieu de toutes les misères humaines – dont un mur me séparait. Tout enfant, j’ai joué dans un amphithéâtre. Voilà pourquoi, peut-être, j’ai les allures à la fois funèbres et cyniques. Je n’aime point la vie et je n’ai point peur de la mort. L’hypothèse du néant absolu n’a même rien qui me terrifie. Je suis prêt à me jeter dans le grand trou noir avec placidité.

Et cependant, ce qui m’attire par-dessus tout, c’est la religion. Je veux dire toutes les religions, pas plus l’une que l’autre. Chaque dogme en particulier m’est répulsif, mais je considère le sentiment qui les a inventés comme le plus naturel et le plus poétique de l’humanité. Je n’aime point les philosophes qui n’ont vu là que jonglerie et sottise. J’y découvre, moi, nécessité et instinct ; aussi je respecte le nègre baisant son fétiche autant que le catholique aux pieds du Sacré-Cœur.

Continuons les confidences : je n’ai de sympathie pour aucun parti politique ou pour mieux dire je les exècre tous, parce qu’ils me semblent également bornés, faux, puérils, s’attaquant à l’éphémère, sans vues d’ensemble et ne s’élevant jamais au-dessus de l’utile. J’ai en haine tout despotisme. Je suis un libéral enragé. C’est pourquoi le socialisme me semble une horreur pédantesque qui sera la mort de tout art et de toute moralité. J’ai assisté, en spectateur, à presque toutes les émeutes de mon temps.

Vous voyez bien que je suis plus vieux que vous – par l’âme – et que malgré vos vingt ans de plus, vous êtes ma cadette.

Mais il m’est resté de ce que j’ai vu – senti – et lu, une inextinguible soif de vérité. Goethe s’écriait en mourant : « De la lumière ! de la lumière ! » Oh ! oui, de la lumière ! dût-elle nous brûler jusqu’aux entrailles. C’est une grande volupté que d’apprendre, que de s’assimiler le Vrai par l’intermédiaire du Beau. L’état idéal résultant de cette joie me semble une espèce de sainteté, qui est peut-être plus haute que l’autre, parce qu’elle est plus désintéressée.

J’arrive à vous – et à l’étrange obsession sur laquelle vous me consultez. Voici ce que j’ai pensé : il faut tâcher d’être plus catholique ou plus philosophe. Vous avez trop de lecture pour croire sincèrement. Ne vous récriez point ! vous voudriez bien croire. Voilà tout. La maigre pitance que l’on sert aux autres ne peut vous rassasier, vous qui avez bu à des coupes trop larges et trop savoureuses. Les prêtres ne vous ont pas répondu. Je le crois sans peine. La vie moderne les déborde, notre âme leur est un livre clos. Soyez donc franche avec vous-même. Faites un effort suprême, un effort qui vous sauvera. C’est tout l’un ou tout l’autre qu’il faut prendre. Au nom du Christ, ne restez pas dans le sacrilège par peur de l’irréligion ! Au nom de la philosophie, ne vous dégradez point au nom de cette lâcheté qu’on appelle l’habitude. Jetez tout à la mer, puisque le navire sombre.

Mais au milieu de cette douleur, ou plutôt quand elle commence, n’éprouvez-vous pas une sorte de plaisir ?… un plaisir trouble et effrayant. Vous n’avez jamais péché ; mais alors quelque chose dit en vous : « Si j’avais péché… » et le rêve du péché commence, ne fût-ce que dans la durée d’un éclair, il passe. – Et puis l’hallucination vient, et la conviction, la certitude et le remords – avec le besoin de crier : « J’ai fait. »

C’est parce que vous avez vécu en dehors des conditions de la femme, que vous souffrez plus qu’une femme et pour elles toutes. L’imagination poétique s’en mêle et vous roulez dans les abîmes de douleur. Ah ! comme je vous aime pour tout cela !

Jetez-vous à corps perdu, ou plutôt à âme perdue, dans les lettres. Prenez un long travail et jurez-vous de l’accomplir. Lisez les maîtres profondément, non pour vous amuser, mais pour vous en pénétrer, et peu à peu vous sentirez tous les nuages qui sont en vous se dissoudre. Vous vous aimerez davantage, parce que vous contiendrez en votre esprit plus de choses.

Votre médecin a raison, il faut voyager, voir beaucoup de ciel et beaucoup de mer. La musique est une excellente chose, elle vous apaisera. Quant à Paris, vous pouvez en faire l’essai. Mais je doute que vous y trouviez la paix. C’est le pays le plus irritant du monde pour les honnêtes natures, et il faut avoir une fière constitution et bien robuste pour y vivre sans y devenir un crétin ou un filou.

Je vous remercie mille fois de votre aimable invitation ; mais d’ici à longtemps, je ne puis bouger. Je ne pourrai même cet été faire un tour sur la côte d’Afrique (à Tunis), que j’aurais besoin de visiter pour le travail dont je m’occupe. Je veux me débarrasser au plus vite de plusieurs vieilles idées et je n’ai pas une minute à moi. Ajoutez à cela le sot tourbillon de la vie ordinaire.

Vous recevrez mon volume dans la semaine de Pâques (je suis maintenant au milieu de mes épreuves et je n’ai pas eu le temps de lire vos livres). Vers la fin du mois prochain, je m’en retourne à la campagne avec votre portrait. Je ne puis malheureusement vous faire connaître ma figure par les mêmes moyens, car jamais on ne m’a peint ni dessiné. Mais acceptez, ce qui vaut mieux, l’hommage bien cordial de toute ma sympathie.

À vous.

 

Je viens de relire votre lettre que je sais maintenant par cœur. Est-il besoin de vous dire que je suis flatté jusqu’au plus profond de l’âme d’être estimé par un être tel que vous. Vous me semblez la plus excellente et belle nature du monde, et je vous baise les mains avec attendrissement.

À MAURICE SCHLÉSINGER

[Paris, fin mars-début avril 1857.]

Ne croyez pas que je vous oublie, mon cher Maurice. Voilà un grand mois et plus que je remets chaque jour à vous écrire. Mais je suis réellement (passez-moi le ridicule de l’aveu) un homme fort occupé. Voilà la première année depuis que j’existe que je mène une vie matériellement active, et j’en suis harassé.

Jamais je ne vous oublierai. Vous pourrez, quelquefois, être longtemps sans entendre parler de moi, mais je n’en penserai pas moins à vous. Je suis de la nature des dromadaires, que l’on ne peut faire marcher que lorsqu’ils sont au repos et l’on ne peut arrêter lorsqu’ils sont en marche ; mais mon cœur est comme leur dos bossu : il supporte de lourdes charges aisément et ne plie jamais. Croyez-le. Je sais bien que je suis un drôle, de ne pas aller vous voir, de ne pas faire avec vous un petit tour sur le Rhin, etc. Me croyez-vous donc assez sot et assez peu égoïste pour me priver bénévolement de ce plaisir ? Mais, mon cher ami, voici ma situation présente :

1° J’ai un volume qui va paraître dans quinze jours (vous le recevrez avant qu’il ne soit en vente à Paris), il faut que je surveille la publication du susdit bouquin ; 2° j’en avais un autre tout prêt à paraître, mais la rigueur des temps me force à en ajourner indéfiniment la publication ; 3° pour soutenir mon début (dont l’éclat, comme on dit en style de réclame, a dépassé mes espérances), il faut que je me hâte d’en faire un autre, et se hâter c’est pour moi, en littérature, se tuer. Je suis donc occupé en ce moment à prendre des notes pour une étude antique que j’écrirai cet été, fort lentement. Or, comme je veux m’y mettre à la fin du mois prochain et qu’à Rouen il m’est impossible de me procurer les livres qu’il me faut, je lis et j’annote aux Bibliothèques du matin au soir, et chez moi, dans la nuit, fort tard. Voilà, mon bon, ma situation. Je suis fort malheureux, car je me lève tous les matins à huit heures, ce qui est un supplice pour votre serviteur.

Comme j’ai été embêté cet hiver ! mon procès ! mes querelles avec la Revue de Paris ! et les conseils ! et les amis ! et les politesses ! On commence même à me démolir et j’ai présentement sur ma table un bel éreintement de mon roman, publié par un monsieur dont j’ignorais complètement l’existence. Vous ne vous imaginez pas les infamies qui règnent et ce qu’est maintenant la petite presse. Tout cela du reste est fort légitime, car le public se trouve à la hauteur de toutes les canailleries dont on le régale. Mais ce qui m’attriste profondément, c’est la bêtise générale. L’Océan n’est pas plus profond ni plus large. Il faut avoir une fière santé morale, je vous assure, pour vivre à Paris, maintenant. Qu’importe, après tout ! Il faut fermer sa porte et ses fenêtres, se ratatiner sur soi, comme un hérisson, allumer dans sa cheminée un large feu, puisqu’il fait froid, évoquer dans son cœur une grande idée (souvenir ou rêve) et remercier Dieu quand elle arrive.

Vous êtes lié fatalement aux meilleurs souvenirs de ma jeunesse. Savez-vous que voilà plus de vingt ans que nous nous connaissons ? Tout cela me plonge dans des abîmes de rêverie qui sentent le vieillard. On dit que le présent est trop rapide. Je trouve, moi, que c’est le passé qui nous dévore.

À EUGÈNE CRÉPET

[Paris,] [mars-avril 1857.]

Mon cher Ami,

J’ai acquis la conviction que tout ce qu’il reste de documents sur Carthage se trouve dans l’ouvrage de Munter. Tâchez de le lire, de par les Dieux.

De par le Pinde et par Cythère ! il en résultera quelque instruction pour vous et surtout un grand profit pour moi – considération qui ne m’est pas indifférente. – Vous me rendriez par là un vrai service.

Adieu, à vendredi de la semaine prochaine.

Je vous serre les mains.

 

Jeudi

À ERNEST FEYDEAU

[Paris,] dimanche, 11 heures. [5 avril 1857.]

Vieux Naboukoudouroussour !

C’est tout bonnement superbe ! ce printemps. J’ai pâli dès la première colonne et mouillé deux ou trois fois ! comme ça se voit ! nom de Dieu ! et le plus étonnant, c’est que les deux héros sont extra-amusants, et nullement noyés dans cette grande nature. Le paragraphe XVIII sur le pied est quelque chose de délicieux. Enfin je ne sais comment vous exprimer mon enthousiasme, – et dis m… Voilà ! c’est foutu ! et je m’y connais.

Donnez-vous une crâne poignée de main de ma part et croyez à l’attachement de Gustave Flaubert,

 

dit « l’idiot des Salons » (Th. Gautier).

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 10 avril 1857.

Monsieur et ami,

Je suis heureuse et fière de pouvoir vous donner ce titre que vous voulez bien accepter. Je suis reconnaissante de l’amitié que vous m’accordez, la mienne vous a été acquise tout d’abord en lisant votre roman. Vos lettres me prouvent que votre cœur égale votre intelligence, et la profonde estime, l’admiration que j’ai éprouvée pour l’auteur s’augmente de celle que m’inspire l’homme bon et sensible par excellence. Songez, Monsieur, que j’ai appris seulement à lire, à écrire un peu d’orthographe, et voyez si je n’ai pas raison de dire que vous êtes savant et moi une pauvre ignorante. Ce que vous me dites des souffrances morales que vous avez ressenties pendant dix ans, m’a vivement frappée. Moi aussi, je souffre d’hallucinations intellectuelles qui sont d’autant plus terribles que là tout échappe à la réalité, ma raison se débat contre des fantômes dont elle a conscience, sans avoir la force de les vaincre. Dites-moi comment et par quel moyen vous avez guéri, car, si vous avez recouvré la santé, pourquoi, à mon tour, désespérer de ma guérison ? Je n’ai jamais commis de fautes graves, selon le sens que le monde attache à ce mot ; si j’avais la conviction que je m’en suis rendue coupable, jamais je ne me le pardonnerais, je me sentirais tombée, déchue et ni mon repentir, ni l’absolution du prêtre ne pourraient me réhabiliter à mes propres yeux. Toutes mes terreurs portent sur l’accomplissement de devoirs religieux, puis j’imagine mille fautes étranges, ridicules, sans raison. Que vous dirai-je, Monsieur, j’ai craint souvent de devenir folle et la pensée de l’abandon où resteraient tous ceux qui ont besoin de moi, a retenu ma raison par un effort de volonté sur les limites qu’elle était prête à franchir. Vous comprenez qu’ayant suicidé ma vie en ce monde, j’ai dû en chercher la réalisation dans l’autre. Mais je n’ai pas votre assurance, rien ne m’épouvante comme l’inconnu. Comme vous, je n’aime pas la vie, mais je crains la mort, c’est-à-dire la vie que j’ignore. La religion vous attire, me dites-vous, pour moi, hors de là, je ne trouve que le néant, il me faut une religion, et j’avoue que mes sympathies seraient pour le protestantisme unitaire, mais j’ai été élevée dans le catholicisme, c’était la religion de ma mère, je ne veux pas être infidèle à cette pieuse tradition. Cependant, si j’étais persuadée que ma religion ne fût pas vraie, j’en changerais sans hésiter. Si je ne croyais la confession obligatoire, nul pouvoir humain ne pourrait m’y forcer. Je sais, je sens, qu’en dehors et au-dessus de toute religion, il y a Dieu qui domine. Les mauvais prêtres en religion, comme les transfuges en politique, ne doivent pas altérer les convictions et les croyances. Je lis les philosophes, j’y trouve des choses que j’ignore, quelques parcelles de vérité parmi beaucoup d’erreurs. Je vois que nous ne comprenons pas le mot socialisme de la même manière, pour moi c’est la morale dans toute son austérité et la glorification de l’art. Hélas ! l’une et l’autre sont au plus bas degré et pourtant nous n’avons pas le socialisme. Tant s’en faut au contraire ! Voilà ce que je voudrais : le pain du corps et de l’âme pour tous, le travail obligatoire, l’emploi de toutes les facultés, suivant la capacité des individus. Je voudrais, en un mot, que chacun eût sa place au soleil. Je voudrais que le père mourût tranquille en pensant qu’après lui ses enfants ne manqueront de rien, en travaillant. Je ne voudrais pas que l’existence du père et celle du fils fussent en antagonisme odieux, que le fils ne vît pas dans la mort du père une occasion de bien-être, la réalisation de ce que le monde appelle des espérances. J’entends de très bonnes gens dire : lorsque mon père sera mort, j’aurai une fortune ! cela est affreux. Je ne voudrais pas que celui qui a eu le malheur de faire un mauvais choix ne pût en faire un second. Je dis un seulement. Je trouve odieux de forcer deux êtres devenus ennemis, de vivre et de mourir ensemble. Je suis convaincue qu’en pensant ainsi, je suis dans le juste et le vrai, et rien au monde ne pourrait me faire renier à cet égard ma croyance. J’y mettrais ma vie, mon cœur, mon âme. Je suis obligée d’accepter suivant la loi civile la peine de mort, et suivant les lois religieuses les peines éternelles. Eh bien ! Monsieur, je le dis emportée par la vérité, mon cœur et ma conscience se révoltent également contre la peine de mort et les peines éternelles. Quant à l’obsession que j’éprouve, elle est étrange, il me semble que je vis ailleurs, que l’être n’est plus dans son enveloppe, je me vois vivre, agir, parler, comme je verrais un autre, le moi n’y est plus, il regarde l’autre. Souvent aussi dans mes crises, je sens qu’un autre prend ma place, une vie méchante s’empare de ma vie paisible, on dirait qu’un noir génie s’empare de mon âme pour la torturer. Personne ne comprend ce genre de tourment, c’est affreux ! Une dame avec laquelle j’ai eu des relations littéraires, Mme Niboyet, m’a adressée à l’abbé Bessières, vicaire de la Madeleine à Paris ; je lui ai écrit, il m’a répondu qu’il recevrait ma confession écrite, j’hésite encore, je crains de rencontrer quelqu’un qui ne me comprenne pas et aggrave le mal. Que me conseillez-vous ? Je sais bien, je sens bien que j’ai vécu en dehors de la destinée des autres femmes, et que ma sensibilité n’a pas trouvé à s’exercer. Vous me conseillez d’étudier, j’ai la passion de l’étude, du savoir, mais dites-moi ce qu’il faut que j’étudie, ce que je dois lire, quel travail je dois entreprendre. J’ai encore le cœur et l’âme pleins de sentiments et de pensées à vous dire. Je vous écrirai puisque vous y consentez.

Adieu, je pense toujours à Madame Bovary que j’aime comme son auteur de cœur et d’âme. Votre amie dévouée.

M.-S. LEROYER DE CHANTEPIE.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 23 avril 1857.

Monsieur et ami,

Je pense que vous êtes sur le point de quitter Paris et je ne veux pas vous laisser partir sans vous remercier de l’envoi de votre ouvrage. Il m’est doublement précieux me venant de vous et je le trouve encore mieux en volume, parce que l’intérêt n’est pas interrompu. Je veux encore vous féliciter des quelques lignes, si bien pensées, si bien écrites, adressées à Senard. Il est impossible de dire davantage et mieux en si peu de mots. Je viens de faire un compte rendu de Madame Bovary pour Le Phare de la Loire, c’est une feuille très répandue en Anjou et en Bretagne. Toutefois, je regrette de n’avoir pas à vous offrir une publicité plus digne de vous ; au reste, une œuvre comme la vôtre peut se passer d’annonces, son mérite est tel, qu’elle se recommande elle-même. Je crois que vous êtes indifférent au succès, parce que vous êtes au-dessus de ce genre de satisfaction. Je n’en prédis pas moins le plus grand succès à Madame Bovary, car, je le répète, c’est un véritable et parfait chef-d’œuvre. Je n’ai pas eu besoin de relire, je le sais ; mot à mot, il est imprimé dans mon âme. J’ai écrit au courant de la plume mon compte rendu, sans avoir besoin de rien corriger. Je l’ai envoyé tel que l’inspiration me l’avait dicté, cela m’a fait du bien, je me suis sentie revivre en disant ma pensée. Je vous enverrai le n° contenant ce compte rendu, lorsque je l’aurai. Je profiterai de la permission que vous me donnez, je vous écrirai souvent, vous me répondrez quand vous voudrez. Je suis si triste, si découragée, que c’est un besoin pour moi de parler à un cœur ami. Je viens de lire dans la Revue de Paris L’Âme du bourreau par Maxime Du Camp. Savez-vous que je trouve avec surprise, dans la peinture des angoisses de ce bourreau, une grande partie des symptômes dont je souffre tant et dont je vous parlais dans ma dernière lettre. Oui, souvent, je sens mon âme qui fait effort pour sortir de son enveloppe, puis je crois être ailleurs, je vois un autre agir à ma place, ou plutôt je crois penser et agir à la place d’un autre. Je me vois double, cela est très réel, il y a longtemps que je le dis à mon médecin. Puis je tombe sans m’en apercevoir dans une espèce de sommeil qui n’est point naturel, plein de sensations, d’images confuses qui arrivent à l’état d’idées, que je sens qui m’impressionnent avant de se formuler. Combien n’ai-je pas rêvé que je voyais mourir et que je suivais un condamné sur l’échafaud ! Eh bien ! je souffrais la mort et les angoisses du supplicié, quoique témoin, comme si c’eût été moi qui les aurais réellement subies. Le pauvre bourreau dont je viens de lire l’histoire avait cette maladie nerveuse. J’ai envoyé des confessions détaillées de toute ma vie, sans en excepter tous les rêves de mon imagination, à l’abbé Bessières, vicaire de la Madeleine à Paris. Je ne le connais point, il ne me connaît pas davantage ; à présent, je regrette de lui avoir demandé conseil et secours, car de deux choses l’une : ou il ne me comprendra pas et m’affligera encore, ou il me consolera par des lieux communs inutiles. L’idée de la confession me poursuit sans cesse et je ne puis me confesser, car alors mes idées deviennent si folles, si confuses, que je tombe dans les ténèbres d’une angoisse dont rien ne peut donner l’idée. Il me semble que j’ai toujours sur la conscience une faute inconnue, ignorée, laquelle, je n’en sais rien, j’ai beau chercher, je ne trouve pas. Je me dis parfois que si nous croyons à une existence antérieure qui me semble assez probable, j’ai peut-être commis une faute dont je porte la peine. Sans cela mes souffrances sont une injustice, ce ne peut être qu’une expiation ou un travail méritoire. Dans mon enfance, on me racontait l’histoire d’une religieuse qui après une vie de pénitence fut condamnée à l’enfer pour avoir caché une faute en confession. Cette histoire m’impressionne vivement, depuis je me suis demandé s’il était possible qu’une femme assez forte pour sacrifier sa vie à la pénitence, fut assez faible pour ne pas avouer une faute. Dieu lui refusait donc la force nécessaire. Enfin il m’a semblé parfois que j’étais cette religieuse, je me mettais dans sa place, sacrifiant sa vie, voulant faire son devoir, ne pouvant l’accomplir, mourant et souffrant inutilement, puis condamnée. Je me demande si dans une vie antérieure, je n’ai pas manqué à avouer toutes mes fautes et si en expiation, je ne suis pas condamnée à présent à me confesser de mille fautes que je n’ai pas commises. Se croire coupable d’une faute qui fait horreur, sans le vouloir, sans le savoir, cela est affreux, se sentir coupable sans en avoir conscience ! Oh, c’est terrible, je veux tout croire, excepté cela. Ah ! je vous le dis, quelque malheureux qu’on soit, personne ne l’est autant que moi ! J’envie le sort de la brute, de la pierre insensible, qui n’a ni sentiment, ni pensées, quand je vois les gens les plus affligés se consoler, reprendre des goûts, des intérêts dans la vie, et que je me sens incapable de désir, d’intérêt, de but en ce monde, et sans espérance dans l’autre. Ah ! pourquoi donc Dieu m’a-t-il donné l’existence. Je voudrais mourir, car ailleurs je ne puis trouver plus mal que ce que je quitte. Suis-je déjà dans l’enfer, oui, si c’est l’horreur du mal et le regret poussé jusqu’au désespoir ! J’aurais encore mille choses à vous dire, je vous écrirai lorsque vous serez à la campagne les premiers jours de mai ; tout refleurit et renaît sur la terre, cela redouble ma tristesse.

Adieu, Monsieur et ami, pensez un peu à moi et croyez à mon amitié dévouée.

M.-S. LEROYER DE CHANTEPIE.

À SA NIÈCE CAROLINE

[Paris,] vendredi. [24 avril 1857.]

Ma chère Lilinne,

Je te remercie bien de m’avoir écrit une si gentille lettre. L’orthographe est meilleure que dans celles que tu m’envoyais aux précédents voyages, et le style est également bon. À force de t’asseoir dans mon fauteuil, de poser les coudes sur ma table et de te prendre la tête dans les deux mains, tu finiras, peut-être, par devenir un écrivain.

J’ai une dame chez moi que j’ai rencontrée sur le boulevard et qui loge dans mon cabinet, où elle est couchée mollement sur une planchette de ma bibliothèque. Son costume est fort léger, car il consiste en une feuille de papier qui l’enveloppe du haut en bas. La pauvre jeune fille n’a seulement que sa chevelure, sa chemise, des bas et des souliers. Elle attend mon départ avec impatience, parce qu’elle sait qu’elle trouvera à Croisset des vêtements plus conformes à la pudeur que son sexe exige.

Remercie de ma part Mme Robert qui a bien voulu se rappeler de moi. Présente-lui mes respects et conseille-lui un régime fortifiant, car elle me paraît un peu pâle et je ne suis pas sans inquiétude sur sa santé.

J’ai été hier à l’exposition des Tableaux, et j’ai beaucoup pensé à toi, pauvre chérie. Il y a beaucoup de sujets de tableaux que tu aurais reconnus, grâce à ton érudition, et quelques portraits de grands hommes que tu connais aussi. J’y ai même vu plusieurs portraits de lapins. – Et j’ai cherché dans le catalogue si je ne trouverais pas le nom de Rabbit, propriétaire à Croisset. Mais il n’y était pas.

Dis à maman que je vais aller bientôt chez Mme Laurent, et qu’elle recevra, de moi, une lettre dimanche. – Je viens de recevoir la sienne à l’instant.

Adieu, mon pauvre loulou. Embrasse bien ta grand-mère pour moi.

Ton oncle qui t’aime.

 

Donne une poignée de main de ma part à Miss Green, et sois polie avec elle, si tu veux me faire plaisir.

À MICHEL LÉVY

[Paris, 18 ou 25 ? avril 1857.]

Ci-joint la liste, mon cher Michel, des gens de lettres que j’ai gratifiés d’un exemplaire de la Bovary

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

Paris, 26 avril 1857.

Je suis bien en retard avec vous, ma chère confrère. N’en accusez que cette Bovary que vous aimez et les embarras du déplacement. Car dans deux ou trois jours je m’en retourne à la campagne. Je vous écrirai de là une longue lettre en réponse à vos deux dernières. J’ai lu au milieu de tout mon ahurissement le volume de Cécile et lu très attentivement avec des coups de crayon en marge. Je vous communiquerai mes observations.

Vous seriez bien aimable de m’envoyer votre compte rendu dans Le Phare de la Loire. Je n’ai que le temps de vous dire adieu.

Ma foi, je vous embrasse ! Suis-je inconvenant ?

À PAUL MEURICE

[Paris, fin avril ? 1857.]

Monsieur,

Quoique je n’aie pas l’honneur de vous connaître personnellement, je prends la liberté de vous remettre l’exemplaire d’un roman que je vous prie de faire parvenir à M. Hugo.

Soyez assez bon, aussi, pour en accepter un autre ci-joint. Et daignez agréer l’hommage de toute ma considération.

À ERNEST FEYDEAU

[Paris, fin avril 1857].

Mon cher Naboukoudouroussour,

Remerciez bien Mme Feydeau de sa très gracieuse invitation. Je l’accepte et vous me verrez vendredi avant onze heures tomber chez vous. Mais ne me faites pas trop manger. La nourriture ne me vaut rien ; quand elle est prise dès l’aurore cela me saoule pour le reste de la journée.

Tâchez de me trouver dans la Revue archéologique un article de Maury sur Eschmoun et un autre de M. Delamarre sur Announah ! J’ai bien du mal avec Carthage ! Ce qui m’inquiète le plus, c’est le fonds, je veux dire la partie psychologique. J’ai besoin de me recueillir profondément dans « le silence du cabinet » au milieu de « la solitude des champs ». Là peut-être, à force de masturber mon pauvre esprit, parviendrai-je à en faire jaillir quelque chose ?

Certainement qu’on les y gueulera, vos métaphores !

Je suis en train d’avaler la Politique d’Aristote, plus du Procope, plus un poème latin en six chants sur la guerre de Numidie, par le sieur Corippus, lequel poème m’embête fort ! Mais enfin il le faut !

Adieu, mon vieux, tout à vous.

À FRÉDÉRIC BAUDRY [?]

[Paris,] samedi. [2 mai 1857.]

M. Rochas demeure autant qu’il m’en souvient rue Saint-Jacques, 305. Si ce n’était pas son adresse, Lambert vous la donnera, ce grand homme demeure rue de Tournon, 29.

Je n’ai que le temps de vous dire adieu. Je pars dans une demi-heure pour Croisset.

À vous.

À SAINTE-BEUVE

Mardi soir. [5 mai 1857.]
Croisset près Rouen.

Monsieur et cher maître,

Je suis bien embarrassé : je viens de lire votre article dans Le Moniteur. Comment vous dire tout ce qu’il a remué en moi, et le plaisir qu’il m’a fait ? Vous déclarer que je le trouve fort beau, serait presque de la sottise puisque vous me traitez en ami, c’est-à-dire avec la plus grande attention et les plus grands éloges.

Vous m’avez, en quatre colonnes de journal, payé de toutes mes peines passées. J’ai ma récompense maintenant. Merci, Monsieur, merci.

Comme il m’est doux, à moi, qui lisais au Collège, Volupté et Les Consolations, de voir un de ces hommes que l’on regarde d’en bas, descendre jusqu’à ma pensée et me prendre par la main.

Je voudrais bien cependant vous éclairer sur un point tout personnel. Ne me jugez pas d’après ce roman. Je ne suis pas de la génération dont vous parlez – par le cœur du moins. – Je tiens à être de la vôtre, j’entends de la bonne, celle de 1830. Tous mes amours sont là. Je suis un vieux romantique enragé, ou encroûté, comme vous voudrez.

Ce livre est pour moi une affaire d’art pur et de parti pris. Rien de plus. D’ici à longtemps je n’en referai de pareils. Il m’a été physiquement pénible à écrire. Je veux maintenant vivre (ou plutôt revivre) dans des milieux moins nauséabonds.

Me permettrez-vous, l’hiver prochain, de venir un soir poser mes pieds sur vos chenets, pour causer un peu longuement de cette chère littérature que si peu de monde aime par le temps qui court. Je vous demanderai à propos de la Bovary quelques-uns de ces conseils pratiques qui valent mieux que toutes les théories et esthétiques du monde. Ce sera un plaisir et une leçon.

En attendant cet honneur, croyez, Monsieur, à l’assurance de la gratitude de

Votre tout dévoué.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset, 7 mai 1857.]

Mon Vieux,

Je te préviens de ceci pour ta gouverne. Léonie que j’ai vue lundi dernier a profité d’un moment où son môme n’était pas là pour me dire « que tu avais eu des relations avec Ramelli et avec Darty ». J’ai répondu que j’ignorais complètement ce détail. Mais je suis sûr qu’elle me regarde au fond comme un farceur, et un hypocrite. Elle m’a répété plusieurs fois qu’elle en était convaincue, qu’on lui a dit. J’ai voulu savoir qui. Elle est restée impénétrable.

Je te préviens de même que tout le monde à Rouen sait que tu as loué un logement à Mantes pour y passer l’été. – Renseignement qui ne tardera pas à parvenir dans la capitale, aux oreilles de la senora Durey.

Voilà tout ce que j’avais à te dire. Quant aux conseils, je m’en abstiens.

Je commence à retravailler, j’ai bien à lire encore avant de me mettre à écrire.

Je suis arrivé ici brisé de corps et d’esprit. – Il fait un froid de chien et je me chauffe à outrance.

Léonie doit partir de Rouen samedi après-demain.

La Bovary se vend superbement. Le jeune Baudry va s’arranger pour que l’on joue Montarcy cet été. Il faut que la demande vienne naïvement, comme de la part des jeunes gens de la ville. – Il y aurait peut-être aussi quelques ouvertures à faire du côté de l’Odéon. Que les acteurs de l’Odéon s’informent auprès du directeur. Tu es sûr d’une fière soirée.

Il paraît que j’ai été éreinté dans La Chronique. As-tu vu cela ? Tâche de me l’envoyer.

Écris-moi, vieux. – Me revoilà bien seul ! – Donne-moi des nouvelles de tout et de tous – mais de toi, surtout, que j’embrasse.

À MICHEL LÉVY

Croisset près Rouen. [9 mai 1857.]

Mon cher Michel,

Voici ce dont il s’agit :

On confectionne sous mes yeux une traduction anglaise de la Bovary

À JULES DUPLAN

[Croisset,] samedi. [9 mai 1857.]

Vous êtes le plus gentil bougre que je connaisse, mon cher Duplan ! Comme c’est aimable à vous de m’envoyer ainsi tout ce qui paraît sur mon compte. Continuez ! Vous me rendez un vrai service. Cela m’amuse beaucoup et je ne saurais ici me procurer toutes ces feuilles.

L’article de Sainte-Beuve a été bien bon pour les bourgeois. Il a fait à Rouen (m’a-t-on dit) grand effet. Quant à celui de La Chronique, je le trouve innocent. Mais celui du Courrier franco-italien est foncièrement malveillant, ce dont je me fous et archi-fous complètement.

Je ne comprends pas maintenant comment un article de journal peut vous choquer. C’est sans doute un excès d’orgueil de ma part, mais je vous assure que je ne me sens contre le sieur Claveau aucune haine. Le malheureux, qui croit que je ne m’occupe nullement du style !

Je suis perdu dans les bouquins – et je m’embête, car je n’y trouve pas grand-chose. – J’ai déjà, depuis une semaine, abattu pas mal de besogne. Mais il y a des fois où ce sujet de Carthage m’effraie tellement (par son vuide) que je suis sur le point d’y renoncer. –

Adieu, mon cher vieux. Quand viendrez-vous nous voir ? Vous savez que vous êtes invité et attendu.

Ma lettre serait plus longue, mais ce soir je n’ai plus à Croisset une seule feuille de papier à lettre.

Je vous embrasse.

À JULES DUPLAN

[Croisset, 10 ? mai 1857.]

Merci, mon cher vieux, je me procurerai à Rouen L’Illustration et la Revue des Deux Mondes.

J’ai ce matin reçu un numéro du Journal du Loiret où il y a un article de Cormenin très bienveillant. Mais vous l’avouerai-je, je n’en ai pas encore trouvé un qui me gratte à l’endroit sensible, c’est-à-dire qui me loue par les côtés que je trouve louables et qui me blâme par ceux que je sais défectueux. Peu importe du reste, la Bovary est maintenant bien loin de moi.

Ma table est tellement encombrée de livres que je m’y perds. – Je les expédie rapidement et sans y trouver grand-chose. Je tiens cependant à Carthage, et coûte que coûte, j’écrirai cette truculente facétie. Je voudrais bien commencer dans un mois ou deux. Mais il faut auparavant que je me livre par l’induction à un travail archéologique formidable. Je suis en train de lire un mémoire de 400 pages in-quarto sur le cyprès pyramidal, parce qu’il y avait des cyprès dans la cour du temple d’Astarté. Cela peut vous donner une idée du reste.

Voilà la pluie qui se met à tomber. Je suis seul comme au fond du désert où je pense avec une certaine mélancolie à nos dimanches de cet hiver.

Adieu, mon cher vieux, je vous embrasse.

À LOUIS DE CORMENIN

[Croisset,] 14 [mai 1857].

Je ne sais si c’est vous ou Pagnerre, mon cher ami, qui m’avez envoyé un maître numéro du Loiret où resplendit un article sur votre serviteur. Il est à coup sûr celui qui me satisfait le plus et je le trouve naïvement très beau, puisqu’il chante mon éloge. Le livre est analysé ou plutôt chéri d’un bout à l’autre. Cela m’a fait bien plaisir et je vous en remercie cordialement.

Pourquoi donc ne vous en mêlez-vous pas aussi ? Pourquoi vous bornez-vous à avoir de l’esprit pour vos amis ? Quand aurons-nous un livre ?

Quant à moi, celui que je prépare n’est pas sur le point d’être fait, ni même commencé. Je suis plein de doutes et de terreurs. Plus je vais, et plus je deviens timide, – contrairement aux grands capitaines, et à M. de Turenne en particulier. Un encrier pour beaucoup ne contient que quelques gouttes d’un liquide noir. Mais pour d’autres, c’est un océan, et moi je m’y noie. J’ai le vertige du papier blanc, et l’amas de mes plumes taillées sur ma table me semble parfois un buisson de formidables épines. J’ai déjà bien saigné sur ces petites broussailles-là.

Adieu, mon cher vieux. Quand vous écrirez à Pagnerre, dites-lui mille gentillesses de ma part. Présentez mes respects à vos parents, et recevez de moi une forte poignée de main.

À JULES DUPLAN

[Croisset, vers le 16 mai 1857.]

Vous êtes un brave de m’envoyer ainsi ce que l’on publie sur moi. Mais je demande que vos envois soient accompagnés de lettres plus longues, mon cher vieux.

Avez-vous lu le ré-éreintement de la Revue des Deux Mondes, n° du 15 courant, signé Deschamps ? Ils y tiennent, ils écument. Est-ce bête ! Pourquoi tout cela ? Que dit le grand pontife Planche ? D’où vient l’acharnement de Buloz contre votre ami ?

Pontmartin et Limayrac n’ont-ils pas écrit sur et contre moi ?

Je suis présentement échiné par des lectures puniques. Je viens de m’ingurgiter de suite les XVII chants de Silius Italicus, pour y découvrir quelques traits de mœurs ! Ouf ! j’en ai bien encore pour deux jolis mois de préparation. Je suis bien inquiet, mon bon, et mon supplice n’est pas encore commencé !!

On m’a promis un fier cadeau, à savoir la Peau de Chollet. On a conservé la culotte. Un serpent s’enroule autour des reins, en replis tortueux, et vient allonger sa gueule ouverte sur le vi, comme au bout d’une branche d’arbre, pour lui dévorer le gland. Je passerai la culotte, et l’hiver prochain, je vous recevrai le dimanche dans cet accoutrement.

« Quelle curiosité propre à suspendre au plafond d’un cabinet ! » Comme Gleyre sera indigné !

***

La Bourse va-t-elle ? et cette pauvre Octave ? quand est-ce qu’en vous présentant son Plateau, elle vous dira : « servi ! voilà ! »

Cela vous dérangerait-il de : passer rue de Lille, 79, chez la fille de la comtesse Elgin et de réclamer de ma part un vol[ume] de poésies anglaises à moi envoyées par M. Hamilton Aidé. Ce jeune insulaire croit que je suis encore à Paris et m’a écrit pour me dire d’aller le chercher. – Mettez le livre à la poste, car par le chemin de fer il ne m’arriverait pas.

Adieu, mon cher vieux, je vous embrasse. Continuez à m’envoyer tout ce qui paraît. Cela me divertit.

Tout à vous, ex imo.

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

Croisset, 18 mai [1857].

Je suis bien en retard avec vous, mon cher confrère et chère lectrice. Ne mesurez pas mon affection à la rareté de mes lettres ; n’accusez que les encombrements de la vie parisienne, la publication de mon volume et les études archéologiques auxquelles je me livre maintenant. Mais me voilà revenu à la campagne, j’ai plus de temps à moi et nous allons aujourd’hui passer la soirée ensemble ; parlons de nous d’abord, puis de vos volumes et ensuite de quelques idées sociales et politiques sur lesquelles nous différons.

Vous me demandez comment je me suis guéri des hallucinations nerveuses que je subissais autrefois ? Par deux moyens : 1° en les étudiant scientifiquement, c’est-à-dire en tâchant de m’en rendre compte, et, 2° par la force de la volonté. J’ai souvent senti la folie me venir. C’était dans ma pauvre cervelle un tourbillon d’idées et d’images où il me semblait que ma conscience, que mon moi sombrait comme un vaisseau sous la tempête. Mais je me cramponnais à ma raison. Elle dominait tout, quoique assiégée et battue. En d’autres fois, je tâchais, par l’imagination, de me donner facticement ces horribles souffrances. J’ai joué avec la démence et le fantastique comme Mithridate avec les poisons. Un grand orgueil me soutenait et j’ai vaincu le mal à force de l’étreindre corps à corps. Il y a un sentiment ou plutôt une habitude dont vous me semblez manquer, à savoir l’amour de la contemplation. Prenez la vie, les passions et vous-même comme un sujet à exercices intellectuels. Vous vous révoltez contre l’injustice du monde, contre sa bassesse, sa tyrannie et toutes les turpitudes et fétidités de l’existence. Mais les connaissez-vous bien ? Avez-vous tout étudié ? Êtes-vous Dieu ? Qui vous dit que votre jugement humain soit infaillible ? que votre sentiment ne vous abuse pas ? Comment pouvons-nous, avec nos sens bornés et notre intelligence finie, arriver à la connaissance absolue du vrai et du bien ? Saisirons-nous jamais l’absolu ? Il faut, si l’on veut vivre, renoncer à avoir une idée nette de quoi que ce soit. L’humanité est ainsi, il ne s’agit pas de la changer, mais de la connaître. Pensez moins à vous. Abandonnez l’espoir d’une solution. Elle est au sein du Père ; lui seul la possède et ne la communique pas. Mais il y a dans l’ardeur de l’étude des joies idéales faites pour les nobles âmes. Associez-vous par la pensée à vos frères d’il y a trois mille ans ; reprenez toutes leurs souffrances, tous leurs rêves, et vous sentirez s’élargir à la fois votre cœur et votre intelligence ; une sympathie profonde et démesurée enveloppera, comme un manteau, tous les fantômes et tous les êtres. Tâchez donc de ne plus vivre en vous. Faites de grandes lectures. Prenez un plan d’études, qu’il soit rigoureux et suivi. Lisez de l’histoire, l’ancienne surtout. Astreignez-vous à un travail régulier et fatigant. La vie est une chose tellement hideuse que le seul moyen de la supporter, c’est de l’éviter. Et on l’évite en vivant dans l’Art, dans la recherche incessante du Vrai rendu par le Beau. Lisez les grands maîtres en tâchant de saisir leur procédé, de vous rapprocher de leur âme, et vous sortirez de cette étude avec des éblouissements qui vous rendront joyeuse. Vous serez comme Moïse en descendant du Sinaï. Il avait des rayons autour de la face, pour avoir contemplé Dieu.

Que parlez-vous de remords, de faute, d’appréhensions vagues et de confession ? Laissez tout cela, pauvre âme ! par amour de vous. Puisque vous vous sentez la conscience entièrement pure, vous pouvez vous poser devant l’Éternel et dire : « Me voilà. » Que craint-on quand on n’est pas coupable ? Et de quoi les hommes peuvent-ils être coupables ? insuffisants que nous sommes, pour le mal comme pour le bien ! Toutes vos douleurs viennent de l’excès de la pensée oisive. Elle était vorace et, n’ayant point de pâture extérieure, elle s’est rejetée sur elle-même et s’est dévorée jusqu’à la moelle. Il faut la refaire, l’engraisser et empêcher surtout qu’elle ne vagabonde. Je prends un exemple : vous vous préoccupez beaucoup des injustices de ce monde, de socialisme et de politique. Soit. Eh ! bien, lisez d’abord tous ceux qui ont eu les mêmes aspirations que vous. Fouillez les utopistes et les rêveurs secs. – Et puis, avant de vous permettre une opinion définitive, il vous faudra étudier une science assez nouvelle, dont on parle beaucoup et que l’on cultive peu, je veux dire l’Économie politique. Vous serez tout étonnée de vous voir changer d’avis, de jour en jour, comme on change de chemise. N’importe, le scepticisme n’aura rien d’amer, car vous serez comme à la comédie de l’humanité et il vous semblera que l’histoire a passé sur le monde pour vous seule.

Les gens légers, bornés, les esprits présomptueux et enthousiastes veulent en toute chose une conclusion ; ils cherchent le but de la vie et la dimension de l’infini. Ils prennent dans leur pauvre petite main une poignée de sable et ils disent à l’Océan : « Je vais compter les grains de tes rivages. » Mais comme les grains leur coulent entre les doigts et que le calcul est long, ils trépignent et ils pleurent. Savez-vous ce qu’il faut faire sur la grève ? Il faut s’agenouiller ou se promener. Promenez-vous.

Aucun grand génie n’a conclu et aucun grand livre ne conclut, parce que l’humanité elle-même est toujours en marche et qu’elle ne conclut pas. Homère ne conclut pas, ni Shakespeare, ni Goethe, ni la Bible elle-même. Aussi ce mot fort à la mode, le Problème social, me révolte profondément. Le jour où il sera trouvé, ce sera le dernier de la planète. La vie est un éternel problème, et l’histoire aussi, et tout. Il s’ajoute sans cesse des chiffres à l’addition. D’une roue qui tourne comment pouvez-vous compter les rayons ? Le XIXe siècle, dans son orgueil d’affranchi, s’imagine avoir découvert le soleil. On dit par exemple que la Réforme a été la préparation de la Révolution française. Cela serait vrai si tout devait en rester là, mais cette Révolution est elle-même la préparation d’un autre état. Et ainsi de suite, ainsi de suite. Nos idées les plus avancées sembleront bien ridicules et bien arriérées quand on les regardera par-dessus l’épaule. Je parie que dans cinquante ans seulement, les mots : « Problème social, moralisation des masses, progrès et démocratie » seront passés à l’état de « rengaine » et apparaîtront aussi grotesques que ceux de : « Sensibilité, nature, préjugés et doux liens du cœur » si fort à la mode vers la fin du XVIIIe siècle.

C’est parce que je crois à l’évolution perpétuelle de l’humanité et à ses formes incessantes, que je hais tous les cadres où on veut la fourrer de vive force, toutes les formalités dont on la définit, tous les plans que l’on rêve pour elle. La démocratie n’est pas plus son dernier mot que l’esclavage ne l’a été, que la féodalité ne l’a été, que la monarchie ne l’a été. L’horizon perçu par les yeux humains n’est jamais le rivage, parce qu’au-delà de cet horizon, il y en a un autre, et toujours ! Ainsi chercher la meilleure des religions, ou le meilleur des gouvernements, me semble une folie niaise. Le meilleur, pour moi, c’est celui qui agonise, parce qu’il va faire place à un autre.

Je vous en veux un peu pour m’avoir dit, dans une de vos précédentes lettres, que vous désiriez pour tous « l’instruction obligatoire ». – Moi, j’exècre tout ce qui est obligatoire, toute loi, tout gouvernement, toute règle. Qui êtes-vous donc, ô société, pour me forcer à quoi que ce soit ? Quel Dieu vous a fait mon maître ? Remarquez que vous retombez dans les vieilles injustices du passé. Ce ne sera plus un despote qui primera l’individu, mais la foule, le salut public, l’éternelle raison d’État, le mot de tous les peuples, la maxime de Robespierre. J’aime mieux le désert, je retourne chez les Bédouins qui sont libres.

Comme le papier s’allonge, chère lectrice, en causant avec vous. Il faut pourtant, avant de clore ma lettre, que je vous parle de vos deux livres.

Ce qui m’a surpris et ce qui pour moi domine dans votre talent, c’est la faculté poétique et l’idée philosophique, quand elle se forme à la grande morale éternelle, je veux dire quand vous ne parlez pas en votre nom propre. Il y a un homme dont vous devriez vous nourrir, et qui vous calmerait, c’est Montaigne. Étudiez-le à fond, je vous l’ordonne, comme médecin. Ainsi, dans Cécile (page 18), voici une phrase que j’aime : « C’est en vain qu’on ose donner le change », etc. La page 45 : « Le ciel me semblait plus bleu, le soleil plus brillant » est charmante. Un effet de soleil sur la mer à Dieppe (page 103) m’a ravi ; vous excellez dans ces effets-là. La grande lettre de Cécile est une bonne chose. Il en est de même du caractère de Julia et de la passion désordonnée qu’elle inspire. Mais je blâme souvent le lâche du style, des expressions toutes faites, comme les notabilités de la société (page 85) ; « Le destin jeta une nouvelle pomme de discorde » (page 87) ; « M’abreuver de son sang » (page 91). Cela se dit en tragédie, et ne doit plus se dire, parce que jamais cela ne fut pensé. Ce sont de légères fautes, il est vrai ; mais un esprit aussi distingué que le vôtre devrait s’en abstenir. Travaillez ! travaillez !

Voici un trait que je trouve excellent (page 114) : « Avec autant de terreur que si elle eût ignoré les faits qu’elle contenait » ; et cette phrase jetée en passant (page 124) : « Il faut avoir vécu dans une ville de province pour savoir », etc. Les pages 132-133 : fort beau. L’oubli, cette grande misère du cœur humain, qui les complète toutes, 146, sublime ! La longue lettre de Julia, écrite de son couvent, est un petit chef-d’œuvre et, de tout ce que je connais de vous, c’est incontestablement ce que j’aime le mieux. Tout ce roman de Cécile, du reste, me plaît beaucoup. Je n’en blâme que le cadre. L’ami qui écoute l’histoire ne sert pas à grand-chose. Vos dialogues, en général, ne valent pas vos narrations, ni surtout vos expositions de sentiment. Vous croyez que je vous traite en ami, c’est-à-dire sévèrement. C’est parce que je suis sûr que vous pouvez faire des choses charmantes, exquises, que je me montre si pédant. Rabattez la moitié de mes critiques et centuplez mes éloges. Ma première lettre sera remplie par mes observations sur Angélique.

À JULES DUPLAN

[Croisset, vers le 20 mai 1857.]

Non, mon bon vieux, malgré votre conseil je ne vais pas abandonner Carthage pour reprendre Saint Antoine, parce que : je ne suis plus dans ce cercle d’idées et qu’il faudrait m’y remettre, ce qui n’est pas pour moi une petite besogne. Je sais bien qu’au point de vue de la critique (mais de la critique seulement) ce serait habile, pour la dérouter. Mais, du moment que j’écrirais en pensant à ces drôles, je ne ferais plus rien qui vaille. Il me faudrait rentrer dans la peau de saint Antoine, laquelle est plus tatouée et plus profonde que celle de Chollet. Je suis dans Carthage et je vais tâcher au contraire de m’y enfoncer le plus possible, et de m’ex-halter.

Saint Antoine est d’ailleurs un livre qu’il ne faut pas rater. Je sais maintenant ce qui lui manque. À savoir deux choses : 1° le plan ; 2° la personnalité de saint Antoine. J’y arriverai. Mais il me faut du temps, du temps ! D’ailleurs, merde pour la critique ! Je me fous de on et c’est parce que je m’en suis foutu que la Bovary mord un tantinet. Que l’on me confonde tant que l’on voudra avec Barrière et le jeune Dumas. Cela ne me blesse nullement, pas plus que les prétendues fautes de français relevées par ce bon M. Deschamps. Seulement, je prie Gleyre d’inonder Buloz de traits piquants.

Bouilhet, qui pense trop au public et qui voudrait plaire à tout le monde tout en restant lui, fait si bien qu’il ne fait rien du tout. Il oscille, il flotte, il se ronge. Il m’écrit de sa retraite des lettres désespérées. Tout cela vient de son irrémédiable jeanfoutrerie. Il ne faut jamais penser au public, pour moi, du moins. – Or je sens que si je me mettais à Saint Antoine maintenant, je l’accommoderais selon les besoins de la circonstance, ce qui est un vrai moyen de chute.

Réfléchissez à cela, mon bon, et vous verrez que je ne suis pas si entêté que j’en ai l’air. Carthage sera d’ailleurs plus amusant, plus compréhensible et me donnera, j’espère, une autorité qui me permettra de me lâcher dans Saint Antoine.

Pensez-vous à couper Candide en tableaux pour une féerie ? Tâchez d’avoir fait cette besogne quand vous viendrez ici.

Et Siraudin ? Quid ?

Je compatis d’autant mieux à vos embêtements financiers que je suis pour le moment dans une dèche profonde. J’ai dépensé depuis le Ier janvier plus de 10 000 francs, ce qui est trop pour un mince rentier comme moi, et j’ai encore mille écus de dettes. Aussi vais-je rester à la campagne le plus longtemps possible ; raison d’économie ! monsieur ! raison de travail aussi ! Je me ficherais de ça complètement si les phrases roulaient bien ! Espérons que ça va venir.

J’ai reçu l’article Limayrac. Quel crétin avec son grand écrivain sur le trône !

Adieu, vieux, je vous embrasse.

 

Lévy m’a écrit qu’il allait faire un second tirage : voilà 15 000 ex[emplaires] de vendus ; aliter : 30 000 francs qui me passent sous le nez !

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 23 mai 1857.

Non, Monsieur et ami, je ne mesure pas votre affection, au plus ou moins de fréquence de vos lettres. Je suis heureuse et fière de l’estime, de l’amitié que vous m’accordez, mais quoique vos lettres me fassent un extrême plaisir, je sais trop que des occupations plus utiles réclament votre temps. Je vous écrirai quand même, car si après avoir lu Madame Bovary, je pensais à l’auteur à cause de l’œuvre, maintenant je confonds dans mon admiration et dans ma pensée, l’œuvre et l’écrivain. J’attendais moi aussi pour vous écrire les numéros du Phare contenant mon compte rendu, il devait paraître cette semaine, je vous l’enverrai aussitôt qu’il me parviendra. Non, je ne manque pas de la faculté d’examen, ma vie est une continuelle analyse de mes sentiments et de mes pensées, mais ce que j’éprouve ce sont des hallucinations intérieures, des illusions morales, qui ne s’exercent que dans le monde intellectuel, là tout échappe à la perception. Que dire contre les doutes de la conscience ? Je suis certaine que lorsque je vous parle de confession, vous me croyez de l’autre siècle, ou plutôt d’un monde anéanti, mais j’ai été élevée dans ces croyances. Placez-vous un instant à mon point de vue, vraie ou fausse je crois à la confession, à la présence de Dieu dans la communion, jugez de mes terreurs ! Non, je n’ai point à me reprocher de faute réelle selon le monde, toutes mes terreurs partent de l’accomplissement de ces deux devoirs terribles : confession et communion. Depuis plusieurs années, je ne me suis pas sentie l’âme assez calme pour communier ; il y a près d’un an que je n’ai pu me confesser, je me le reproche, mais mes idées se troublent et je deviens presque folle. Depuis que j’ai commencé cette lettre, j’ai eu une crise assez forte pendant la nuit, alors, rien ne peut donner l’idée de ce que je souffre, je me crois perdue, et la compression du cœur est telle qu’à chaque instant je succombe, le tout par suite d’idées et d’impressions morales. Quelque malheureux qu’on puisse être, croyez que personne ne l’est davantage que moi ! Oui, je déplore l’injustice, la turpitude de ce monde, j’en ai trop souffert, je vois tous et chacun en souffrir trop pour ne pas me révolter contre ce qui existe. Vous me dites que si nous voulons vivre, il faut renoncer à avoir une idée nette de quoi que ce soit ; ainsi, nous sommes condamnés à errer dans les ténèbres. Comme vous, je comprends, je partage la passion de l’étude, l’amour de la science et de l’art, le seul qui me donne encore le courage de vivre. Vous me dites de renoncer à me tourmenter de confession, par amour de moi ; vous pourriez bien dire par pitié pour moi-même et dans l’intérêt de ma conservation intellectuelle, mais il y a quelque chose de plus fort que l’intérêt de l’existence même de la raison et c’est l’accomplissement du devoir ! Quand il devient impossible, il ne reste plus que le suprême désespoir. Il y a longtemps qu’on me dit que c’est l’excès d’imagination et de pensées inoccupées qui me fait tant souffrir. Oui, vous avez raison, ma pensée se dévore elle-même, voilà peut-être l’origine de mon mal. Vous me dites de faire des études, donnez-m’en le plan ? de travailler beaucoup, mais à quoi ? Donnez-moi, je vous prie, des prescriptions à ce sujet, et puis je suis d’une santé déplorable avec une activité d’âme extrême. J’ai pu me remettre à lire depuis peu de temps et à écrire, je le fais avec délices, mais on me défend de lire ou d’écrire plus d’une heure par jour. Les défauts que vous trouvez dans mes ouvrages doivent être innombrables, je ne sais rien, à peine l’orthographe, j’ai appris l’histoire en extraits, et je vous avoue que ce genre de lecture m’ennuie. J’ai commencé l’Astronomie populaire d’Arago que je ne comprends pas. J’ai lu beaucoup de romans pendant mes longues années de maladie : Mme de Staël, A. Karr, August Lafontaine, des traductions anglaises qui me charment, puis G. Sand, Charles Reybaud ; maintenant, tout ce qui se publie en fait de romans me paraît illisible pour tout le monde en général, et pour moi, en particulier. J’ai là Lamennais, Terre et ciel de Jean Reynaud répond à toutes mes sympathies. J’ai là des fragments de P. Leroux ; la Revue philosophique, parmi bien des choses que je trouve déraisonnables, m’offre des aperçus lumineux. J’ai là Byron, Lamartine, Victor Hugo ! Pour l’économie politique et sociale, j’aimerais autant lire du latin que je ne comprends pas. Évidemment, l’humanité n’est pas dans les conditions d’existence qui lui sont propres, que ce soit par la faute du premier homme, ou autrement ; il est certain que la souffrance et la mort, le mal surtout, est contraire à la nature originelle, ou finale de l’homme. Je crois comme vous au progrès, mais toujours il faudra se séparer, souffrir, mourir et cette prévision seule suffira pour empêcher d’être heureux. Alors, il faut chercher ailleurs l’immortalité, l’union indissoluble, le bonheur. Je vais plus loin que vous, je crois à une réhabilitation finale, non seulement de l’homme, mais encore de tous les êtres, c’était l’opinion d’Origène qui est infiniment sympathique. Ne pas savoir d’où je viens, ni où je vais, ignorer l’origine, et le but, sans certitude à cet égard, n’est-ce pas affreux ! Vous me dites que sans cesse des chiffres s’ajoutent à des chiffres, cela est vrai. Je crois comme vous à l’évolution perpétuelle de l’humanité sur notre globe, mais voilà pour le temps, mais au-delà, mais ailleurs ! que se passe-t-il et que trouverons-nous ? Voilà le grand, l’éternel problème, auprès duquel le problème social disparaît, oui, tout ce qui s’est passé, même depuis 20 ans, est déjà de l’histoire ancienne comme si des siècles s’étaient écoulés. Je dis avec vous que la démocratie est déjà usée, il faut plus et mieux, mais on peut, on doit toujours être à la recherche du mieux et tâcher de le réaliser ; oui, le meilleur gouvernement est celui qui finit, parce qu’il fait place à un autre. Le monde marche et pourtant on se demande parfois s’il marche en arrière ou en avant ! Vous m’en voulez de demander l’instruction obligatoire, je me suis souvent demandé si l’ignorance et la vie sauvage n’étaient pas préférables à l’instruction et à la vie civilisée. Pourtant savoir est aussi nécessaire à l’âme que le pain au corps, oui, comme vous, je voudrais une liberté absolue, que chacun fût son maître, son prêtre, son roi à lui-même et ne suivît que les inspirations de Dieu et de sa conscience. Pour Cécile j’ai écrit ce que je pensais, ce que j’éprouvais, voilà tout, ne cherchez jamais autre chose dans ce que j’écrirai. À présent, je vais vous parler de l’état de mon âme, ne croyez pas que je m’occupe de moi, ma vie s’est passée et se passe dans un dévouement continuel, souvent à des indifférents. Je n’ai aucune affection exclusive. J’aime ceux qui m’entourent par reconnaissance de l’amitié qu’ils me témoignent, par le sentiment du bien que je leur fais, et par l’habitude je les aime et ne voudrais pas les quitter, mais je n’ai là aucune sympathie de cœur et d’âme bien profonde. N’attendant, n’espérant rien sur la terre, j’ai dû nécessairement rejeter tous mes sentiments, toutes mes pensées vers l’autre ; souvent au milieu de la nuit à la clarté de ma bougie, je veille en proie à une immense tristesse, il me semble que je suis délaissée de Dieu, ce dernier refuge des malheureux, et je me dis : je suis donc sans religion, sans Dieu. Il n’est rien au ciel et sur la terre qui m’aime et me protège, rien, pas un amour, un sentiment, une idée à laquelle je puisse me dévouer et dont je puisse vivre, pour laquelle je puisse mourir et donner avec joie ma vie ! alors, j’éprouve un sentiment d’isolement si horrible que rien n’en peut donner l’idée, mon âme seule, tremblante ne trouve de refuge ni sur la terre, ni au ciel ! alors, pourquoi travailler, pourquoi vivre si je suis sans but, et si je lutte inutilement contre l’impossible. Je sens bien que je ne vis pas de la vie des autres êtres, la réalité m’est insupportable, je voudrais une existence purement spirituelle, une innocence parfaite depuis la naissance jusqu’à la mort ; je souffre de la vie matérielle, elle m’est antipathique en moi et chez les autres. Je voudrais vivre d’air, de parfums et d’harmonie. Si j’ai parlé des ennuis de la vie de province dans Cécile, c’est que j’en ai souffert toute la vie et que j’en souffre tous les jours ; que de relations insupportables et d’occupations monotones qui tuent la pensée ! Je vous écrirai en détail mon genre de vie et ma position matérielle dans une prochaine lettre. Je termine en vous disant que tout le monde lit et relit Madame Bovary et répète que c’est un chef-d’œuvre. Je vous enverrai mon compte rendu. Je me sens mieux depuis que je vous ai dit toutes mes souffrances.

Adieu, Monsieur et ami, votre pensée est inséparable de la mienne. Croyez toujours à l’inaltérable et profonde amitié avec laquelle je suis votre toute dévouée

M.-S. LEROYER DE CHANTEPIE.

À MICHEL LÉVY

[Croisset, 24 ou 31 mai 1857.]

Mon cher Michel,

Vous recevrez en même temps que ce petit mot un exemplaire de la Bovary corrigé…

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, vers le 25 mai 1857.]

Aimable Nabouchoudouroussour,

On vous attend lundi 8 juin, train de 7 h 1/2, à la gare de la Rue Verte. J’ai écrit à S[aint]-Victor pour l’inviter et j’écrirai à Théo un de ces jours. Mais j’espère bien que c’est une affaire convenue depuis longtemps.

Je bûche comme un nègre. J’entasse bouquins sur bouquins, notes sur notes. Mais c’est bien difficile, mon pauvre vieux !

Envoyez donc promener tous les conseils que l’on vous donne ! Les incertitudes que l’on a ne viennent jamais que d’autrui !

J’espère bien, immonde neveu, que tu ne vas pas me faire mener une vie de galérien, ni me forcer, moi et mes hôtes, à me lever à des heures indues. On laissera les portes ouvertes et tu pourras dès l’aurore vagabonder dans la campagne.

Je vous lirai une

 

TRAGÉDIE !!!!

 

de moi, oui Monsieur, une tragédie que je croyais perdue et que j’ai retrouvée.

[Voir la suite de la lettre au Supplément, p. 1519.]

À JULES DUPLAN

[Croisset, après le 28 mai 1857.]

Mon cher vieux,

Veuillez dire à l’énergumène Crépet de m’envoyer incontinent les renseignements sur Carthage. Je les attends avec curiosité et impatience. Donnez-moi en même temps des nouvelles de ce mortel. Les soirées ont-elles toujours lieu ? et le docteur allemand ? etc. Vos lettres sont courtes, mon vieux. Mais je vous vitupère surtout de laisser là Siraudin. Allons, caleux ! un peu de couilles au cul ! Fa ! – outre !!! (prononciation énergique du mot Foutre).

Quant à moi, j’ai une indigestion de bouquins. Je rote l’in-folio. Voilà 53 ouvrages différents sur lesquels j’ai pris des notes depuis le mois de mars ; j’étudie maintenant l’art militaire, je me livre aux délices de la contrescarpe et du cavalier, je pioche les balistes et les catapultes. Je crois enfin pouvoir tirer des effets neufs du tourlourou antique. Quant au paysage, c’est encore bien vague. Je ne sens pas encore le côté religieux. La psychologie se cuit tout doucement. Mais c’est une lourde machine à monter, mon cher vieux. Je me suis jeté là dans une besogne bougrement difficile. Je ne sais quand j’aurai fini, ni même quand je commencerai.

Ai-je bien fait d’envoyer ma carte au père Dumas ? il me semble que oui ; car son article, à tout prendre, était favorable, bien qu’il ait lu mon livre légèrement.

Lévy m’a envoyé le Rabelais ; ainsi s’il vous tombe sous la main, ne me l’envoyez pas.

Je sais pertinemment qu’il y aura un article sur moi dans L’Univers. Je vous le recommande.

Quand viendrez-vous me voir ? n’attendez pas que les « Beaux jours » soient passés.

Adieu, mon vieux. Mille remerciements pour tous vos envois.

Je vous embrasse.

 

J’ai reçu le Cuvillier. C’est d’une insigne mauvaise foi. Remarquez-vous qu’on affecte de me confondre avec le jeune Alex. ? Ma Bovary est une Dame aux camélias, maintenant ! Boûnn !

Quant au Balzac, j’en ai décidément les oreilles cornées. Je vais tâcher de leur triple-ficeler quelque chose de rutilant et de gueulard où le rapprochement ne sera plus facile. Sont-ils bêtes avec leur observation de mœurs ! Je me fous bien de ça !

À THÉOPHILE GAUTIER

[Croisset,] samedi. [30 mai 1857.]

Cher vieux Maître,

Je t’attends dans huit jours avec Feydeau et Saint-Victor. Tu laisseras ces deux jeunes boursiers s’en retourner à leurs ignobles occupations et tu resteras avec moi, seul. Voilà ce que j’espère.

Arrive. Je t’attends. Je m’arrangerai pour procurer à mes hôtes un De Sade complet ! Il y en aura des volumes sur les tables de nuit !

Adieu, ne manque pas à ta parole ! Sacré nom de Dieu !

À toi.

 

Mille amitiés à Ernesta.

À MICHEL LÉVY

[Croisset,] mercredi, 8 h[eures] du soir.
[Mai ou juin 1857.]

Mon cher Michel,

Il paraît que le nom de M. Sénart s’écrit avec D et non avec un T. Dans les ex[emplaires] qui restent à tirer y a-t-il moyen de corriger cette erreur ?

Je vous enverrai les exemplaires dont je ne sais pas les adresses. Aurez-vous l’obligeance de les mettre – et de faire distribuer les susdits volumes.

Auriez-vous, à vous, encore une douzaine d’exemplaires de l’édition en un vol[ume] ? Je suis à court, comme une bête.

Tout à vous.

À ÉMILE CAILTEAUX

[Croisset, près Rouen, 4 juin 1857.]

Monsieur,

La lettre flatteuse que vous m’avez écrite me fait un devoir de répondre franchement à votre question.

Non, Monsieur, aucun modèle n’a posé devant moi. Madame Bovary est une pure invention. Tous les personnages de ce livre sont complètement imaginés, et Yonville-l’Abbaye lui-même est un pays qui n’existe pas, ainsi que la Rieulle, etc. Ce qui n’empêche pas qu’ici, en Normandie, on n’ait voulu découvrir dans mon roman une foule d’allusions. Si j’en avais fait, mes portraits seraient moins ressemblants, parce que j’aurais eu en vue des personnalités et que j’ai voulu, au contraire, reproduire des types.

C’est une des plus douces joies de la littérature, Monsieur, que d’éveiller ainsi des sympathies inconnues. Recevez donc toute l’expression de la mienne.

Avec mes salutations.

À HAMILTON AÏDÉ

Croisset, 4 juin [1857].

Je viens de lire votre volume, impatiemment attendu ; car on a été plusieurs jours à me l’envoyer de Paris. Il m’a charmé, mon cher ami, vous êtes un vrai poète, dans la plus haute et la plus spiritualiste acception du mot.

Dans le poème d’Éléonore, la description du vieux château et l’enfance de votre héroïne m’ont ravi.

J’ai retrouvé dans vos pièces italiennes les propres impressions que j’ai eues moi-même sur les lieux.

Je trouve, parmi vos pièces détachées, celle des deux maîtresses (p. 222) d’une originalité transcendante, et la chanson I sat with my, etc., m’a semblé un pur chef-d’œuvre.

Tout ce volume est plein d’un souffle doux, qui vous caresse et sent bon comme une brise d’été. Continuez, mon cher ami, aimons toujours les lettres ! cet amour-là console de tous les autres et les remplace. Les misères de la vie sont peu de chose quand on se tient sur un sommet. Tout est petit du haut des Alpes.

Je vous remercie donc bien cordialement du plaisir que vous m’avez fait, et je ne demande qu’une chose, c’est à vous revoir l’hiver prochain, à Paris.

Je n’ai pas reçu de lettres de Gertrude, cela me ferait grand plaisir d’en recevoir. Dites-le-lui.

Je voudrais bien aller à Manchester, mais un travail fort compliqué me retient ici. Il faut que je soigne ma seconde publication, pour laquelle on sera difficile, car votre amitié apprendra avec plaisir que mon roman a réussi au-delà de toutes mes espérances. La presse s’en est vraiment occupée, j’ai été très critiqué et très loué. J’avais un autre livre tout prêt, un ouvrage plein de théologie et d’histoire, sur lequel je comptais beaucoup comme contraste ; mais j’ai peur d’un nouveau procès, et j’en ajourne la publication. Aussi me faut-il faire du nouveau. Il est même probable que je resterai seul à la campagne une partie de l’hiver.

J’espère bien que notre correspondance n’en restera pas là. Au revoir donc !

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset,] 6 juin [1857].

Cette lettre sera courte, mais il y a longtemps que je ne vous ai écrit, ce me semble ? et comme je vais être dérangé tous ces jours-ci (j’attends trois amis de Paris qui viennent passer quelque temps chez moi) je ne veux pas remettre à plus longtemps, le plaisir de causer avec vous.

Non, détrompez-vous ! je ne raille nullement (et pas même dans le plus profond de ma conscience) vos sentiments religieux. Toute piété m’attire. Et la catholique par-dessus toutes les autres. Mais je ne comprends pas la nature de vos doutes. Ont-ils rapport au dogme ou à vous-même ? Si je comprends ce que vous m’écrivez, il me semble que vous vous sentez indigne ? Alors rassurez-vous. Car vous péchez par excès d’humilité, ce qui est une grande vertu. Indigne ! pourquoi ? pourquoi, pauvre chère âme endolorie que vous êtes ? Rassurez-vous. Votre Dieu est bon et vous avez assez souffert pour qu’il vous aime. Mais si vous avez des doutes sur le fond même de la religion (ce que je crois, quoi que vous en disiez), pourquoi vous affliger de manquer à des devoirs, qui dès lors ne sont plus des devoirs ? Qu’un catholique sincère se fasse musulman (pour un motif ou pour un autre), cela est un crime aux yeux de la religion comme à ceux de la philosophie. Mais si ce catholique n’est pas un croyant, son changement de religion n’a pas plus d’importance qu’un changement d’habit. Tout dépend de la valeur que nous donnons aux choses. C’est nous qui faisons la moralité et la vertu. Le cannibale qui mange son semblable est aussi innocent que l’enfant qui suce son sucre d’orge. Pourquoi donc vous désespérer de ne pouvoir ni vous confesser, ni communier, puisque vous ne le pouvez pas ? Du moment que ce devoir vous est impraticable, ce n’est plus un devoir. – Mais non ! L’admiration que vous me témoignez pour Jean Reynaud me prouve que vous êtes en plein dans le courant de la critique contemporaine et cependant vous tenez par l’éducation, par l’habitude et par votre nature personnelle aux croyances du passé. Si vous voulez sortir de là, je vous le répète, il faut prendre un parti, vous enfoncer résolument dans l’un ou dans l’autre. Soyez avec sainte Thérèse ou avec Voltaire. Il n’y a pas de milieu, quoi qu’on dise.

L’humanité maintenant est exactement comme vous. Le sang du moyen âge palpite encore dans ses veines et elle aspire le grand vent des siècles futurs, qui ne lui apporte que des tempêtes.

Et tout cela, parce qu’on veut une solution. Oh ! orgueil humain. Une solution ! le but, la cause ! Mais nous serions Dieu, si nous tenions la cause. – Et à mesure que nous irons, elle se reculera indéfiniment, parce que notre horizon s’élargira. Plus les télescopes seront parfaits et plus les étoiles seront nombreuses. Nous sommes condamnés à rouler dans les ténèbres et dans les larmes.

Quand je regarde une des petites étoiles de la voie lactée, je me dis que la terre n’est pas plus grande que l’une de ces étincelles. – Et moi qui gravite une minute sur cette étincelle, que suis-je donc, que sommes-nous ? Ce sentiment de mon infimité, de mon néant, me rassure. Il me semble être devenu un grain de poussière perdu dans l’espace, et pourtant je fais partie de cette grandeur illimitée qui m’enveloppe. Je n’ai jamais compris que cela fût désespérant. Car il se pourrait bien qu’il n’y eût rien du tout, derrière le rideau noir. L’infini, d’ailleurs, submerge toutes nos conceptions. Et du moment qu’il est, pourquoi y aurait-il un but à une chose aussi relative que nous ?

Imaginez un homme qui, avec des balances de mille coudées voudrait peser le sable de la mer. Quand il aurait empli ses deux plateaux, ils déborderaient et son travail ne serait pas plus avancé qu’au commencement. Toutes les philosophies en sont là. Elles ont beau se dire : « Il y a un poids cependant, il y a un certain chiffre qu’il faut savoir. Essayons » ; on élargit les balances, la corde casse, et toujours ainsi, toujours ! Soyez donc plus chrétienne. Et résignez-vous à l’ignorance. Vous me demandez quels livres lire. Lisez Montaigne, lisez-le lentement, posément ! Il vous calmera. Et n’écoutez pas les gens qui parlent de son égoïsme. Vous l’aimerez, vous verrez. Mais ne lisez pas, comme les enfants lisent, pour vous amuser, ni comme les ambitieux lisent, pour vous instruire. Non. Lisez pour vivre. Faites à votre âme une atmosphère intellectuelle qui sera composée par l’émanation de tous les grands esprits. Étudiez, à fond, Shakespeare et Goethe. Lisez des traductions des auteurs grecs et romains, Homère, Pétrone, Plaute, Apulée, etc., et quand quelque chose vous ennuiera, acharnez-vous dessus. Vous le comprendrez bientôt, ce sera une satisfaction pour vous. Il s’agit de travailler, me comprenez-vous ? Je n’aime pas à voir une aussi belle nature que la vôtre s’abîmer dans le chagrin et le désœuvrement. Élargissez votre horizon et vous respirerez plus à l’aise. Si vous étiez un homme et que vous eussiez vingt ans, je vous dirais de vous embarquer pour faire le tour du monde. Eh bien ! faites le tour du monde dans votre chambre. Étudiez ce dont vous ne vous doutez pas : la Terre. Mais je vous recommande d’abord Montaigne. Lisez-le d’un bout à l’autre et quand vous aurez fini, recommencez. Les conseils (de médecins, sans doute) que l’on vous donne me paraissent peu intelligents. Il faut, au contraire, fatiguer votre pensée. Ne croyez pas qu’elle soit usée. Ce n’est point une courbature qu’elle a, mais des convulsions. Ces gens-là, d’ailleurs, n’entendent rien à l’âme. Je les connais, allez !

Je ne vous parle pas aujourd’hui d’Angélique, parce que je n’ai ni le temps ni la place. Je vous en ferai une critique détaillée dans ma prochaine lettre.

Adieu, et comptez toujours sur mon affection. Je pense très souvent à vous, et j’ai grande envie de vous voir. Cela viendra, espérons-le […].

À OLYMPE BONENFANT

[Croisset,] 14 juin [1857.]

Ma chère Olympe,

Je n’ai pas, je crois, répondu à ta dernière lettre qui m’est arrivée il y a déjà plus d’un mois, dans le coup de feu de ma publication. Elle marche sur des roulettes et si je n’avais été un sot j’aurais maintenant la bourse ronde, puisque mon éditeur a déjà vendu 15 mille exemplaires, ce qui, à deux francs le vol[ume], fait 30 mille francs. – Et la vente ne fait qu’augmenter. C’est en somme une somme de quarante à cinquante mille francs que j’aurais pu gagner cette année, et qui me passe sous le nez. Voilà ! Je suis, il est vrai, comblé d’honneurs. On m’éreinte et l’on me vante, on me dénigre et on m’exalte. Mais je n’aurais pas été fâché d’avoir quelques monacos. – Quelle joie c’eût été pour ton pauvre père s’il avait vécu, que de voir son neveu ainsi devenu un homme célèbre ! Dans le cours de tous mes tracas, j’y ai pensé sans cesse. Les articles de journaux l’auraient fait se pâmer d’aise ou d’indignation.

Qu’est-ce donc que cette toux dont Caroline ne se débarrasse pas ? Elle a passé l’âge où cela peut donner des inquiétudes, soit dit sans galanterie. Je t’assure pourtant que ce n’est pas notre faute et que nous l’avons, tout le long de l’hiver, blâmée quand elle apparaissait trop légèrement vêtue. Gardez-la « au sein de la famille », et venez tous aux vacances à Croisset. Ma mère ne t’en parle pas, pour ne point rabâcher continuellement la même chose. Mais elle compte sur vous tous, elle vous espère, comme on dit ici, et serait très désappointée si vous ne veniez point.

Elle ne te parle pas non plus, autant qu’elle le voudrait, de Dupont, sachant le mal que s’y donne Bonenfant, et pour ne pas vous ennuyer. Mais je t’assure sans la moindre exagération que ces incertitudes d’argent continuelles lui rendent la vie désagréable. Elle ne sait jamais sur quoi compter et la moindre dette la tourmente. Afin de pouvoir payer comptant, elle s’impose de grandes privations. Je souligne le mot et je le répète. Ainsi elle va vendre sa voiture. Mlle Juliette s’en va au mois de septembre et elle ne reprendra pas d’institutrice. Je sais bien qu’il y a un peu d’excès dans ses inquiétudes, mais où veux-tu qu’elle trouve de l’argent quand ses fermiers ne lui en donnent pas. (Compare d’ailleurs sa position présente à celle d’autrefois !) Elle passerait encore par-dessus les retards, si, au moins, elle savait à quoi s’en tenir, si elle avait la certitude d’être payée à une époque fixe. Dupont, m’a-t-elle dit, lui doit environ 6 mille francs. Les termes s’accumulent les uns par-dessus les autres. Cela n’en finit pas. Il faudrait qu’il s’acquitte une bonne fois pour toutes afin de se mettre au pair. Autrement il n’en sortira pas. Je crois que Bonenfant ferait bien d’aviser à le remplacer. C’est là le parti le plus sage. Enfin je t’assure, ma chère Olympe, que par contrecoup je suis très malheureux de tout cela. Je commence toujours par trouver que ma mère n’a pas le sens commun, qu’elle exagère et se tourmente sans motif, puis quand elle m’a exposé les faits, je trouve qu’elle a parfaitement raison. – Et je ne sais pas (avec les charges qu’elle a) comment elle fait pour parvenir à nouer les deux bouts. Tâchez, toi et Bonenfant, de nous sortir de là. Moi, je suis excédé d’entendre continuellement geindre après l’argent, et d’autant plus excédé que ces gémissements sont justes. Cela fait un point noir dans notre vie. – Et nous donne quotidiennement un tas de petits désagréments que l’on pourrait éviter. Il faut, en un mot, que Dupont en finisse. Je t’avouerai d’ailleurs que la manière agréable dont j’ai été exploité par mon éditeur m’a rendu peu tendre. […]

[Voir la suite de la lettre au Supplément, p. 1520.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 15 ou 18 juin 1857.]

Amant de la nature et des arts,

Aucune plume, pas même la tienne ne pourrait exprimer l’état d’emmerdement profond où je me suis trouvé après votre départ. Je regrettais le gamianiste Saint-Victor, le Dolmancé Théo, et le chevalier Feydeau. Nom de Dieu ! me suis-je embêté ! me suis-je embêté ! Vous pouvez vous vanter de cela, mes bichons.

Et maintenant, je ne m’amuse pas non plus. Je bûche et sur-bûche, mais !… mais !… Mon plan est fait et arrêté. Ne sais-je, néanmoins, quand je me mettrai aux phrases. Il me manque encore bien des choses sur lesquelles je veux avoir des idées nettes. Et puis je deviens si timide ! Tout me fait peur maintenant.

Ce qui s’est passé à la Revue des Deux Mondes relativement à moi m’est fort indifférent. Ce qui avait piqué ma curiosité était de savoir pourquoi on était revenu à deux fois sur mon dos. Voilà tout. Ah ! ce ne sont pas les critiques des autres qui m’embêtent, mais les miennes ! Je défie à qui que ce soit de me dire la centième partie des choses désagréables que je m’adresse quotidiennement. J’en ai quelquefois envie de pleurer.

Quand les populations jouiront-elles de la suite des Cérémonies funèbres ? J’en aurais besoin. Et L’Été ? est-ce pour lundi ?

Mille amitiés à Aubryet qui recherche toutes les occasions de m’être agréable.

J’ai découvert dans le livre deux ou trois passages bien gentils, que je vous réserve pour votre prochaine visite.

Si tu veux, ô lubrique amant de la nature et des arts, voir derechef l’institutrice, il faudra venir avant le 1er septembre, car à cette époque, la jeune fille regagne Albion.

Adieu, mon vieux, amuse-toi bien aux Pyrénées. Parcours les vallons ! Monte sur les pics et sur les garces. Grimpe toutes les beautés, plonge-toi dans tous les précipices et pense parfois à ton.

À FRÉDÉRIC BAUDRY

[Croisset,] mercredi. [24 juin 1857.]

Mon cher Vieux,

Votre frère (M. Baudry junior) m’a dit hier que vous arriviez à Rouen mardi prochain, en conséquence : je vous attends mercredi par le bateau de 10 heures. Nous avons à causer de mille choses et entre autres de Carthage qui me tracasse énormément. Vous ne trouverez pas en moi un homme gai ! Je crois que je me suis embarqué dans une sale besogne ! Quelquefois cela me paraît superbe. Mais il est des jours où il me semble que je navigue en pleine merde – si l’on peut s’exprimer ainsi.

Comme je suis déjà éreinté, mon ami ! comme je suis las ! comme il y a longtemps que je trime dans cette galère de l’art ! En un mot voici où j’en suis – de Carthage.

Mon plan est fait – et je crois bien fait. J’en sais suffisamment quant à l’Histoire, à l’art militaire, à la politique, etc., le côté religieux se fera. Mais j’ai bien peur de patauger dans le côté topographique et local. J’ai d’ailleurs en ces choses un besoin naturel de précision qui me ronge.

En attendant que nous devisions de tout cela, faites-moi le plaisir de demander à notre ami Maury :

1° Quand paraît son autre et ses autres volumes que j’attends ardemment ? J’ai dévoré le premier. Est-il heureux cet homme-là de faire de pareils livres et d’être si savant !

2° Le colonel Pellissier, ancien colonel de Sous[se], a publié un tas de choses sur la régence de Tunis. J’ai lu de lui deux ou trois dissertations dans la Revue archéologique qui ne m’ont servi à rien. Mais il a, je crois, réuni tous ses travaux en un ouvrage et il a publié une carte de Tunis ; peut-on l’avoir à part ? (Tout ce que j’ai là-dessus ne me satisfait pas.) Dans ce cas-là, mon bon, vous l’achèteriez et me l’apporteriez.

3° M. Maury croit-il qu’il y aurait absurdité à dire que : la légende de Pasiphaé est phénicienne ? Cette idée m’a été fournie par la page 507-508 de son volume ou du moins semble en ressortir.

4° Où se procurer la dissertation de Rossignol sur l’orichalque (Paris, 1850) ?

Enfin s’il connaissait quelque bonne description du susdit pays, cela me conviendrait fort.

J’ai lu quantité de choses – et beaucoup d’inutiles ! Je suis enfin trop avancé dans ce travail pour le lâcher. Car j’entrevois la possibilité d’arriver à des effets extrêmement originaux comme détails et à des mouvements de style folichons. Mais !… mais !…

Et tout cela, pourquoi ? pour qui ? pour le Bourgeois ! pour amuser cet infâme Bourgeois !

« Ah ! qué folie », comme dit Grassot !

Adieu, vieux – à mercredi. À vous.

À JULES DUPLAN

[Croisset,] dimanche. [28 juin 1857.]

Mon Bon,

Pouvez-vous ou Crépet peut-il m’envoyer ce vol[ume] de l’Encyclopédie catholique ?

L’adresser à Rouen chez M. Achille Flaubert à l’Hôtel-Dieu. Cela m’obligerait fort.

J’avance dans les notes, mais chaque jour il s’en présente de nouvelles. C’est un travail sans fin, et dont je commence à être las.

J’attends Bouilhet dans une huitaine, il a commencé un grand drame moderne en cinq actes et en vers.

Je voudrais bien, moi, commencer au mois d’août.

Adieu, cher vieux, écrivez-moi. Quand vous viendrez ici je vous montrerai à Rouen, chez M. Clogenson, des Antiquités voltairiennes qui vous amuseront.

À vous.

À JEAN CLOGENSON

[Croisset, 28 juin 1857.]

Monsieur et cher ami,

Voici une petite liste de questions sur Carthage.

Pouvez-vous les envoyer à vos amis de Tunis ? Croyez-vous que je puisse avoir des réponses précises ?

J’attends notre ami Bouilhet dans une dizaine de jours. Aussitôt qu’il sera survenu, je vous prierai de venir partager avec lui un maigre déjeuner, afin que nous puissions philosopher tranquillement.

En attendant ce plaisir, je vous serre les mains bien affectueusement.

Tout à vous.

Dimanche.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 30 juin 1857.

Quoique j’aie bien tardé à vous remercier de l’aimable attention que vous avez eue de m’écrire, je n’ai pas passé un jour sans penser à vous, avec gratitude. Je me suis trouvée en songe chez vous, je ne sais à quel propos, je ne vous voyais pas, mais j’entendais des chants joyeux, et je me disais que c’étaient sans doute les amis que vous attendiez de Paris, qui se réjouissaient avec vous. Ce songe, tout absurde qu’il est, vous prouve que je ne vous oubliais pas. Je vous dirai que j’ai reçu plusieurs réponses de l’abbé Bessières, qui s’étonne qu’on puisse être aussi malheureux que je le suis au service de Dieu. Il me dit ensuite que je m’exagère la plupart de mes fautes et que les autres n’ont jamais existé que dans mon imagination. Il dit encore que la confiance a des bornes, là où elle est impossible, ce qui signifie sans doute que je puis m’abstenir de dire bien des choses explicatives. Voilà le mal, je le connais, je le sens, mieux que personne, mais où donc est le remède ? Mettez-vous à ma place, supposer qu’on est coupable de mille fautes imaginaires toutes plus pénibles à s’avouer à soi-même les unes que les autres, de ces choses sans nom, inconnues et détestables à soi-même, et pourtant dans le doute, se croire obligé à les dire lorsqu’on se refuse même à les penser, ne savoir comment exprimer tout cela, n’est-ce pas un martyre ? Si j’avais commis de ces fautes bien prononcées que tout le monde peut apprécier, je ne serais pas si en peine, mais mon ignorance des choses de ce monde est pour moi un mortel embarras. Vous me demandez si c’est le doute à l’égard des dogmes qui m’inquiète, non vraiment, on me les a enseignés, je les accepte sans examen. Celui des peines éternelles seul révolte mon cœur et ma conscience et je suis bien convaincue que Dieu ne veut perdre aucun de ses enfants. Je crains donc toujours que mes confessions et mes communions ne soient pas bonnes, et c’est le sujet de toutes mes terreurs. Il en résulte que je n’ose plus communier, et que la confession me devient impossible. Comme vous le dites, à l’impossible nul n’est tenu, mais enfin ma volonté lutte contre cette impossibilité que je crois obligatoire, et cet état est affreux. Comme vous le voyez, je n’en suis guère plus avancée, cependant je crois que si je m’entretenais avec l’abbé Bessières, je serais mieux. Il me semble intelligent et sa raison calme aurait peut-être le pouvoir de calmer et de raffermir la mienne. En effet, j’admire Jean Reynaud et ses croyances sont les miennes relativement à la vie future, je n’ai jamais lu un livre si consolant. Sa doctrine ne me semble pas incompatible avec le catholicisme et si je suis hérétique à mon insu, j’en suis fâchée, mais je ne puis penser autrement. Je ne serai jamais ni avec s[ain]te Thérèse, ni avec Voltaire, tous deux en religion me sont également antipathiques. L’une me ferait haïr la religion, l’autre l’impiété. Ils n’étaient à coup sûr ni l’un, ni l’autre dans le vrai. Mon cher Monsieur et ami, n’ayez jamais la pensée désespérante du néant, vous me dites que peut-être il n’y a rien derrière le rideau, non, cela me fait de la peine, je vous aime trop pour vous laisser un pareil doute ! Croyez-moi, croyez en votre conscience et votre cœur, la vie est immortelle, nous existerons toujours, et j’espère bien vous retrouver un jour dans un monde meilleur. J’ai été élevée dans le catholicisme, je ne puis vivre sans religion, si celle-là me manquait, j’en voudrais une autre. Je crois que l’avenir amènera des transformations, des réformes successives en politique, en religion, parce qu’il y a des abus, des impossibilités, des injustices, qui ne peuvent subsister. J’ignore quel sera l’avenir politique et religieux de l’humanité, mais je l’entrevois, je l’espère, et surtout j’y crois. Quoi qu’il en soit, il faudra toujours une manifestation, une forme à la pensée religieuse. Je cherche souvent dans ma tête à quelle formule on pourra s’arrêter, je n’ai pas encore trouvé. Il me faut l’abri d’une religion, celle de ma mère a été la mienne. Je crois devoir la suivre dans cette voie et j’espère la retrouver au but, voilà tout. Je vais lire Montaigne que vous me prescrivez. Je souffre moins en ce moment parce que je suis anéantie. Je ne pense pas, mais je m’aperçois que je suis devenue insensible pour les personnes et les choses que j’ai le plus aimées. Je ne me trouve pas un désir, pas une espérance, rien qu’une résignation inerte qui accepte tout, même mon malheur éternel si il le faut. Je n’ai pas la volonté de me défendre de rien, je végète. Je me suis toute ma vie tellement annihilée au profit des autres que j’ai fini par perdre le sentiment de ma personnalité. Je me sens morte, quoique encore restée sur la terre ; le seul bien que je demande à Dieu, c’est une heure de lucidité et de calme avant ma mort. J’ai relu ces jours quelques-uns des romans de G. Sand. Lélia surtout est un second moi-même. Enfin, je sors de lire André, puis La Marquise, quel chef-d’œuvre, on dirait que l’auteur a lu dans le cœur et l’âme comme dans un livre. Si j’ai conservé un amour en ce monde, c’est celui de l’art ; je n’ai entendu l’opéra qu’à Nantes, eh bien ! j’étais si heureuse que je n’aurais pas désiré un autre paradis que celui-là ; en ce moment je crains de perdre aussi cet amour de l’art qui me faisait vivre au moins quelques heures. Je voulais aujourd’hui vous parler avec détail de ma position matérielle et sociale, de ma vie habituelle, ce sera pour la prochaine fois. Vous avez reçu mon compte rendu, 4 journaux.

Adieu, Monsieur et ami, toute à vous, votre dévouée

M.-S. LEROYER DE CHANTEPIE.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, fin juin ou début juillet 1857.]

Non, mon cher monsieur, je n’ai commis aucune lâcheté, même de geste, relative à votre endroit ; et avant de traiter un homme de couillon, il faut avoir des preuves qu’il l’est. Je trouve cette supposition gratuite et du plus détestable goût, mon bonhomme ! Je ne laisse jamais personne échigner, devant moi, mes amis (c’est un privilège que je me réserve). Ils m’appartiennent, je ne permets pas qu’on y touche. Rassure-toi du reste ; ton ami Aubryet ne m’a dit aucun mal de ta Seigneurie. Je l’ai vu, seul, pendant 20 minutes à peu près. Sitôt le dîner fini, il s’est embarqué. – Voilà ; et tu es un insolent !

Ta mauvaise opinion sur moi vient de ce qu’un jour je ne me suis pas mis de ton bord dans une discussion. – Le vrai est que je vous trouvais tous les deux également absurdes. – Et la lâcheté eût été de soutenir des théories qui n’étaient point miennes.

Tu me payeras toutes ces injures dans la critique que je te ferai de ton Été, grand enragé ! En l’attendant, tu peux te vanter d’avoir fait certain § XVII qui est un Morceau.

Si tu crois que tu m’amèneras au culte du simple et du carré de choux, détrompe-toi, mon vieux ! détrompe-toi ! Je sors d’Yonville, j’en ai assez ! Je demande d’autres guitares maintenant ! Chaussons le cothurne. – Et entamons les grandes gueulades ! Ça fait du bien à la santé.

As-tu lu mon éreintement dans L’Univers ? J’attire la Haine du Parti-prêtre, c’est trop juste. Les mânes d’Homais se vengent.

Je déclare, du reste, que tous ces braves gens-là (de L’Univers, de la Revue des Deux Mondes, des Débats, etc.) sont des imbéciles qui ne savent pas leur métier. Il y avait à dire, contre mon livre, bien mieux, et plus. – Un jour que nous serons seuls chez moi, et les portes barricadées, je te coulerai dans le tuyau de l’oreille mes opinions secrètes sur la Bovary. – J’en connais mieux que personne les défauts et les vraies fautes. Ainsi il y avait tout au commencement une monstruosité grammaticale dont aucun, bien entendu, ne s’est aperçu.

Mais tout cela importe fort peu.

J’entamerai probablement Carthage dans un mois. Je laboure La Bible de Cahen, Les Origines d’Isidore, Selden et Braunius. Voilà ! J’ai bientôt lu tout ce qui se rapporte à mon sujet de près ou de loin. – Et bien que tu m’accuses d’ignorance crasse en botanique, je te foutrai une flore tunisienne et méditerranéenne très exacte, mon vieux. – Mais il faut, auparavant, l’apprendre.

Sache, d’ailleurs, que j’ai eu un prix en botanique. Le sujet de la composition était l’histoire des champignons. J’avais conchié, sur ce mets des dieux, vingt-cinq pages tirées de Bomare qui excitèrent l’enthousiasme de mes professeurs, et j’obtins la « juste récompense de mes labeurs assidus ».

Ce qui m’embête à trouver dans mon roman, c’est l’élément psychologique, à savoir la façon de sentir. Quant à la couleur, personne ne me prouvera qu’elle est fausse.

Ci-inclus une petite note pour Théo. S’il peut dire du bien du susdit peintre, il me ferait plaisir. Je lui ai déjà recommandé quelqu’un, j’ai peur de l’embêter avec toutes mes recommandations. Tâche néanmoins qu’il s’exécute, lui ou Saint-Victor.

Que vas-tu faire à Luchon, grand lubrique ? Ranimer dans une atmosphère pure ta santé épuisée par les débauches de la Capitale ! Tu vas porter, au sein des populations rustiques, les vices et l’or de la civilisation ! Tu vas séduire les servantes ! briller dans les tables d’hôtes par ton esprit ! semer des maximes incendiaires, chausser de grandes guêtres et recueillir des métaphores ! rien que des métaphores et des paysages ! matérialiste que tu es !

Adieu. Tâche de bien te conduire et que ta famille ne soit pas obligée d’aller recueillir les morceaux épars de ton cadavre, déchiré en pièces dans quelque lupanar. Ne moleste personne, il y a maintenant des gendarmes ; prends garde ! Et surtout, sacré nom de Dieu ! abandonne l’habitude des pilules aphrodisiaques ; ça ne vaut rien ! Tu te ruines le tempérament ! on te le répète, mais tu ne veux croire personne. Le libertinage t’emporte ! Tâche aussi qu’on ne saisisse pas dans tes malles tes instruments de débauche. Cela nous compromettrait tous et ferait le plus grand tort à L’Artiste !

Adieu, mon vieux, bon voyage ! on t’embrasse sur le marchepied. À toi.

À JULES DUPLAN

[Croisset, début juillet 1857.]

Je viens d’écrire à E[dmond] About et à Feydeau pour votre ami Maisiat. À Feydeau, afin qu’il se charge de la commission, c’est-à-dire qu’il surveille Théo. Je lui ai recommandé de repasser la note à Saint-Victor. – Ce qui ne peut pas nuire. Si j’avais écrit à Gautier, je n’aurais pas eu de réponse, parce qu’il est fort peu épistolaire. Mais de cette façon je saurai ce qui en adviendra. Je lui ai (à Théo), il y a quelques jours, écrit pour lui recommander Foulongne. Si vous voyez ce dernier chez Gleyre, vous pourrez le lui dire. Je souhaite que tout cela serve à quelque chose.

J’ai reçu Le Figaro, et L’Univers. Est-ce beau ! Je suis en exécration dans le parti-prêtre. Cela doit attendrir Gleyre à l’endroit de la Bovary.

Vous me faites l’effet, mon cher ami, vous qui m’engueulez sur mes couillonnades, d’un fier caleux ! Et Siraudin ? sacré nom de Dieu ! Il ne s’agit pas de rester assis sur vos couilles, comme ung veau pleurard ! Allons, à l’ouvrage ! nom d’un petit bonhomme ! Le meilleur de la vie se passe à dire : « Il est trop tôt », puis : « Il est trop tard. » – Moi, dès le commencement d’août, je me mets à Carthage ; j’ai bientôt tout lu. On ne pourra pas, je crois, me prouver que j’ai dit, en fait d’archéologie, des sottises. – C’est déjà beaucoup.

Je n’ai pas reçu le livre de Crépet ; qu’il l’adresse chez mon frère, à l’Hôtel-Dieu, à Rouen. Si Crépet était un brave, il passerait à l’Institut ou rue de Seine, 2, et ferait de ma part une révérence et mille remerciements à M. Alfred Maury, bibliothécaire de l’Institut, lequel tient à ma disposition un Mémoire sur l’Orichalque, de Rossignol. Il ne sait comment me faire parvenir la chose. Crépet mettrait cette brochure dans le paquet du susdit livre.

Lisez l’anecdote suivante. Vous m’avez entendu parler d’un certain Anthime, ancien domestique de ma mère et mari de la cuisinière que nous avons. Ce respectable serviteur, haut de cinq pieds huit pouces, porteur de boucles d’oreilles, de bagues et de chaînes d’or, tournure de chantre, air idiot, ami des prêtres et coopérant, l’été, à l’édification des reposoirs, avait voulu, ici, à Croisset, sodomiser le jardinier sous un hêtre, et de plus, une autre fois, un douanier dans le corps de garde.

Puis il a trouvé, en sortant de notre service, un ancien distillateur enrichi que l’on appelle familièrement le père Poussin. Ledit père Poussin était plutôt l’ami que le maître d’Anthime. – Ils sortaient bras dessus bras dessous et faisaient le soir la petite partie de cartes. – Eh bien ! tout à coup, le père Poussin s’est fâché et a foutu Anthime à la porte, car Anthime avait voulu le déshonorer ! et Anthime en est « tombé malade ». Sa femme a reçu de lui, ce soir, une lettre où il la prie de venir lui fermer les yeux. Il se crève d’une envie rentrée. Le père Poussin a dit à la femme de ce misérable un bien beau mot : « C’est un homme, Madame, qui aime son semblable ! »

 

N.B. – Le père Poussin est âgé de 72 ans ! et hideux ! Il a un tremblement continuel et bavachotte agréablement ! –

Voilà, Monsieur, où nous ont conduits les Révolutions. Les couches inférieures n’ont plus aucune considération pour les supérieures. Les domestiques, à présent, ne respectent plus leurs maîtres. Cependant on ne peut nier qu’ils les aiment.

Est-ce joli ? Je termine comme Lucrèce Borgia :

« Hein ? qu’en pensez-vous ?… pour la campagne ! »

Adieu, cher vieux, tout à vous.

J’attends demain Bouilhet.

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

Croisset, 3 juillet 1857.

Merci mille fois de l’article et mille fois encore ! J’ai reçu tout le paquet.

L’approbation, la sympathie d’un esprit comme le vôtre m’est plus agréable mille fois que les injures de L’Univers ne me sont odieuses. Car vous saurez, chère lectrice, que j’ai été fortement injurié par ce journal et par beaucoup d’autres, – ce qui m’est complètement égal, je vous assure.

Tous ces gens-là sont des sots. Aucun n’a dit contre mon livre ce qu’il y avait à en dire. J’en sais plus long qu’eux tous là-dessus. Ainsi, on m’a reproché (dans la Revue des Deux Mondes, entre autres) des fautes de français qui n’en sont point, tandis qu’il y en avait une, une grossière, palpable, évidente, une vraie faute de grammaire, et qui se trouvait au début, dans la dédicace. Pas un ne l’a vue. On ne la verra plus, du reste, car je l’ai fait enlever au second tirage qui a eu lieu il y a un mois. Tout cela, du reste, est fort peu important et très misérable. Il faut, quand on veut faire de l’Art, se mettre au-dessus de tous les éloges et de toutes les critiques. Quand on a un idéal net, on tâche d’y monter en droite ligne, sans regarder à ce qui se trouve en route.

J’ai une très longue lettre à vous écrire, j’attends la vôtre pour cela ; j’ai voulu seulement ce soir vous dire merci.

Un mot sur vous cependant. Puisque la musique vous fait tant de bien, pourquoi ne venez-vous pas l’hiver, à Paris, en entendre ? C’est une mauvaise chose que de vivre toujours aux mêmes endroits ; les vieux murs laissent retomber sur notre cœur, comme la poussière de notre passé, l’écho de nos soupirs oubliés et le souvenir des vieilles tristesses, ce qui fait une tristesse de plus.

Vous étouffez, il vous faut de l’air.

Mille tendres bonnes choses. Tout à vous.

À CHARLES BAUDELAIRE

Croisset, 13 juillet [1857].

Mon cher Ami,

J’ai d’abord dévoré votre volume d’un bout à l’autre, comme une cuisinière fait d’un feuilleton, et maintenant, depuis huit jours, je le relis, vers à vers, mot à mot et, franchement, cela me plaît et m’enchante.

Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités). L’originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l’idée, à en craquer.

J’aime votre âpreté, avec ses délicatesses de langage qui la font valoir, comme des damasquinures sur une lame fine.

Voici les pièces qui m’ont le plus frappé : le sonnet XVIII : La Beauté ; c’est pour moi une œuvre de la plus haute valeur ; – et puis les pièces suivantes : L’Idéal, La Géante (que je connaissais déjà), la pièce XXV :

 

Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,

 

Une charogne, Le Chat (p. 79), Le Beau Navire, À une dame créole, Spleen (p. 140), qui m’a navré, tant c’est juste de couleur ! Ah ! vous comprenez l’embêtement de l’existence, vous ! Vous pouvez vous vanter de cela, sans orgueil. Je m’arrête dans mon énumération, car j’aurais l’air de copier la table de votre volume. Il faut que je vous dise pourtant que je raffole de la pièce LXXV, Tristesses de la lune :

 

[…] Qui d’une main distraite et légère caresse

Avant de s’endormir, le contour de ses seins […]

 

et j’admire profondément le Voyage à Cythère, etc., etc.

Quant aux critiques, je ne vous en fais aucune, parce que je ne suis pas sûr de les penser moi-même dans un quart d’heure. J’ai, en un mot, peur de dire des inepties dont j’aurais un remords immédiat. Quand je vous reverrai, cet hiver, à Paris, je vous poserai seulement, sous forme dubitative et modeste, quelques questions.

En résumé, ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c’est que l’art y prédomine. Et puis vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre.

Encore une fois, mille remerciements du cadeau. Je vous serre la main très fort.

À vous.

À CHARLES D’OSMOY [?]

[Croisset,] mercredi 22 juillet [1857].

Mon cher Monsieur,

J’accorde, je vous accorde, je t’accorde, je leur accorde toutes les permissions d’arranger la Bovary à n’importe quelle sauce. Mais la permission vient trop tard puisque vous y avez renoncé, et franchement, mon bon, je crois que vous avez bien fait. La chose me semble, à moi, impossible. Mais je n’entends goutte au théâtre, bien que j’y rêvasse de temps à autre. C’est une méchanique qui me fait grand-peur, – et pourtant, c’est beau, nom d’un petit bonhomme ! C’est beau ! Quel maître art !

Le citoyen Bouilhet est venu dernièrement ici passer une dizaine de jours. Il avait été à Paris et s’était transporté quatre fois à l’Odéon pour te parler de son drame qu’il pense avoir fini à la fin de décembre. Nous avons employé tout notre temps à nous désoler conjointement, lui de son drame et moi du roman que je vais faire. Notre occupation principale a été de trembler comme des foirards. Nous étions tristes comme des tombeaux et plus bêtes que des cruches. Tel fut l’état de tes deux amis.

Je vais, dans une quinzaine, me mettre à du neuf. C’est une histoire qui se passe 240 ans avant Jésus-Christ. J’en ai une angoisse terrible et vague, comme lorsqu’on s’embarque pour un long voyage. En reviendra-t-on ? Qu’arrivera-t-il ? On a peur de s’en aller, et pourtant on brûle de partir. La littérature, d’ailleurs, n’est plus pour moi qu’un supplice […]. Cette métaphore, peut-être indécente, est uniquement pour te faire comprendre que je suis em…, voilà ! Écrire me semble de plus en plus impossible. « Bienheureux Scudéry, etc. »

Et toi ? Humes-tu bien l’air « pur et vivifiant » des montagnes ? Fais-tu des rencontres ? T’arrive-t-il des histoires de jeune homme ?

J’espère toujours avoir l’honneur de ta visite dans ma maison des champs cet été ou cet automne.

Adieu, cher vieux, mille poignées de mains.

Sais-tu que j’ai été éreinté, pulvérisé par L’Univers ? Cinq colonnes ! Le « parti-prêtre », ce vieux parti-prêtre qui n’est nullement mort, m’en veut beaucoup. Je suis désigné au poignard des Jésuites. Ces messieurs, dans leur article, déplorent mon acquittement !

À JULES DUPLAN

[Croisset, 26 juillet 1857.]

Mon cher Duplan,

J’ai reçu 1° le bouquin de Crépet ; 2° le mémoire sur l’orichalque.

Après-demain je mettrai au chemin de fer ledit bouquin. Quant au mémoire, Baudry le rapportera à son propriétaire, au mois de septembre. Il n’y a rien du tout dans cette Encyclopédie catholique. Je sais tout cela par peur [sic]. C’est indignement pillé dans Heeren. – Érudition de troisième main, mosieu !

Savez-vous combien, maintenant, je me suis ingurgité de volumes sur Carthage ? environ 100 ! et je viens, en quinze jours, d’avaler les 18 tomes de La Bible de Cahen ! avec les notes et en prenant des notes.

J’ai encore pour une quinzaine de jours à faire des recherches ; et puis, après une belle semaine de forte rêverie, vogue la galère ! (ou plutôt la trirème !). Je m’y mets. Ce n’est pas que je sois inspiré le moins du monde, mais j’ai envie de voir ça. C’est une sorte de curiosité et comme qui dirait un désir lubrique sans érection.

À propos de lubricité, ce pauvre Anthime est à l’Hospice général avec « l’anus endommagé ». Je n’en sais pas plus long.

Bouilhet est venu, il y a trois semaines, passer quelques jours ici. – Nous avons employé notre temps à trembler comme deux foirards. Il a peur pour son drame et moi j’ai peur pour mon roman. – Nous étions tristes comme des tombeaux et bêtes comme des pots.

Quand vous verra-t-on, vous ? quand faut-il que j’aille au chemin de fer vous chercher ?

Saint-Victor a-t-il parlé de votre ami Maisiat ? Je n’ai de Paris aucune nouvelle. – Un article de Baudelaire sur la Bovary, fait depuis longtemps et qui devait paraître dans L’Artiste, n’apparaît pas. Il en est de même de celui de Saint-Victor à La Presse. Mais de cela, je m’en moque profondément. Ah ! Carthage ! si j’étais sûr de te tenir !

Il me paraît impossible que j’aie fini cet hiver, bien que la chose doive être écrite d’un style large et enlevé, qui sera peut-être plus facile qu’un roman psychologique. Mais… mais… Oh ! bienheureux Scudéry !

Adieu, cher vieux. – Vous êtes l’homme le plus gentil de la terre ; aussi, quand vous viendrez à Rouen, je vous ferai voir, chez le père Clogenson, un portrait de votre ami Voltaire qui vous amusera.

Re-adieu, ou plutôt à bientôt, je vous embrasse.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 26 juillet ? 1857.]

Mon Bon,

Je crois qu’il est toujours convenable de laver son linge sale. Or je lave le mien tout de suite. « Je t’en ai voulu » et t’en veux encore un peu d’avoir supposé que j’avais, avec Aubryet, dit du mal de ta personne ou de tes œuvres. Je parle ici très sérieusement. Cela m’a choqué, blessé. C’est ainsi que je suis fait. Sache que cette lâcheté-là m’est complètement antipathique. Je ne permets à personne de dire devant moi plus de mal de mes amis que je ne leur en dis en face. Et quand un inconnu ouvre la bouche pour médire d’eux, je la lui clos immédiatement. Le procédé contraire est très admis, je le sais, mais il n’est nullement à mon usage. Qu’il n’en soit plus question ! et tant pis pour toi si tu ne me comprends pas. Causons de choses moins sérieuses et fais-moi l’honneur, à l’avenir, de ne pas me juger comme le premier venu.

Sache d’ailleurs, ô Feydeau, que « jamais je ne blague ». Il n’y a pas d’animal au monde plus sérieux que moi ! Je ris quelquefois, mais plaisante fort peu, et moins maintenant que jamais. Je suis malade par suite de peur, toutes sortes d’angoisses m’emplissent : je vais me mettre à écrire.

Non ! mon bon ! Pas si bête ! Je ne te montrerai rien de Carthage avant que la dernière ligne n’en soit écrite, parce que j’ai bien assez de mes doutes sans avoir par-dessus ceux que tu me donnerais. Tes observations me feraient perdre la boule. Quant à l’archéologie, elle sera « probable ». Voilà tout. Pourvu que l’on ne puisse pas me prouver que j’ai dit des absurdités, c’est tout ce que je demande. Pour ce qui est de la botanique, je m’en moque complètement. J’ai vu de mes propres yeux toutes les plantes et tous les arbres dont j’ai besoin.

Et puis, cela importe fort peu, c’est le côté secondaire. Un livre peut être plein d’énormités et de bévues, et n’en être pas moins fort beau. Une pareille doctrine, si elle était admise, serait déplorable, je le sais, en France surtout, où l’on a le pédantisme de l’ignorance. Mais je vois dans la tendance contraire (qui est la mienne, hélas !) un grand danger. L’étude de l’habit nous fait oublier l’âme. Je donnerais la demi-rame de notes que j’ai écrites depuis cinq mois et les 98 volumes que j’ai lus, pour être, pendant trois secondes seulement, réellement émotionné par la passion de mes héros. Prenons garde de tomber dans le brimborion, on reviendrait ainsi tout doucement à la Cafetière de l’abbé Delille. Il y a toute une école de peinture maintenant qui, à force d’aimer Pompéi, en est arrivée à faire plus rococo que Girodet. Je crois donc qu’il ne faut « rien aimer », c’est-à-dire qu’il faut planer impartialement au-dessus de tous les objectifs.

Pourquoi tiens-tu à m’agacer les nerfs en me soutenant qu’un carré de choux est plus beau que le désert ? Tu me permettras d’abord de te prier d’« aller voir » le désert avant d’en parler ! Au moins, s’il y avait aussi beau, passe encore. Mais, dans cette préférence donnée au légume bourgeois, je ne puis voir que le désir de me faire enrager. Ce à quoi tu réussis. Tu n’auras de ma Seigneurie aucune critique écrite sur L’Été parce que : 1° Ça me demanderait trop de temps ; 2° Il se pourrait que je dise des inepties, ce que faire ne veux. Oui ! j’ai peur de me compromettre, car je ne suis sûr de rien (et ce qui me déplaît est peut-être ce qu’il y a de meilleur). J’attends, pour avoir une opinion inébranlable et brutale, que L’Automne soit paru. Le Printemps m’a plu, m’a enchanté, sans aucune restriction. Quant à L’Été, j’en fais (des restrictions).

Maintenant,… mais je me tais, parce que mes observations porteraient sur un « parti pris » qui est peut-être bon, je n’en sais rien. Et comme il n’y a rien au monde de plus désobligeant et plus stupide qu’une critique injuste, je me prive de la mienne, qui pourrait bien l’être. Voilà, mon cher vieux. Tu vas dans ta conscience me traiter encore de lâche. Cette fois, tu auras raison, mais cette lâcheté n’est que de la prudence.

T’amuses-tu ? Emploies-tu tes préservatifs, homme immonde ! Quel gaillard que mon ami Feydeau et comme je l’envie ! Moi je m’embête démesurément. Je me sens vieux, éreinté, flétri. Je suis sombre comme un tombeau et rébarbatif comme un hérisson.

Je viens de lire d’un bout à l’autre le livre de Cahen. Je sais bien que c’est très fidèle, très bon, très savant : n’importe ! Je préfère cette vieille Vulgate, à cause du latin ! Comme ça ronfle, à côté de ce pauvre petit français malingre et pulmonique ! Je te montrerai même deux ou trois contresens (ou enjolivements) de ladite Vulgate qui sont beaucoup plus beaux que le sens vrai.

Allons, divertis-toi, et prie Apollon qu’il m’inspire, car je suis prodigieusement aplati. À toi.

À EUGÈNE CRÉPET

[Croisset, 28 juillet ? 1857.]

Mon cher Ami,

Vous recevrez, à peu près en même temps que ma lettre, votre volume de l’Encyclopédie catholique, dans lequel je n’ai rien trouvé. Je ne vous en remercie pas moins très fort. Cela est pris partout et trop élémentaire ; j’en sais, Dieu merci, plus long, ce qui n’est pas dire que j’en sache beaucoup.

Si vous découvriez autre chose comme gravures, dessins, etc., envoyez-les-moi. Je payerais je ne sais quoi pour avoir la reproduction d’une simple mosaïque réellement punique ! Je crois néanmoins être arrivé à des probabilités. On ne pourra pas me prouver que j’aie dit des absurdités. Si vous connaissiez aussi quelque bouquin spécial sur les mercenaires, faites-m’en part.

J’ai de temps à autre de vos nouvelles par Duplan. Resterez-vous à Paris tout l’été ? Je ne sais, quant à moi, l’époque où l’on m’y reverra. Dans quinze jours je vais me mettre à écrire. Priez pour moi toutes les garces du Pinde !

Adieu, mille bons souvenirs au père Gide et à vous trente-six mille poignées de main.

À JULES DUPLAN

[Croisset,] mercredi. [5 août 1857.]

Mon Bon,

Tâchez de venir le plus tôt que vous pourrez (j’entends d’ici à une quinzaine), parce que :

1° J’aurai probablement à la fin du mois des parents de Champagne qui viendront ici pour un mois et qui prendront votre chambre ;

2° Je vais me mettre bientôt à écrire !

Quand je dis bientôt, c’est une manière de parler, car la matière s’allonge considérablement. À chaque lecture nouvelle, mille autres surgissent ! je suis, Monsieur, dans un dédale ! Mon plan, avec tout cela, n’avance nullement, il se peut faire qu’il se cuise intérieurement ? Je suis dans ce moment perdu dans Pline, que je relis en entier. J’ai encore à feuilleter Athénée et Plutarque, à lire le Traité de la cavalerie de Xénophon et sa Retraite. – Plus cinq ou six mémoires de l’Académie des Inscriptions, et puis ce ne sera pas tout ! sans doute ? Je commence à être bien harassé de notes ! Il y a au fond de tout cela une horrible venette, je tremble de m’y mettre. C’est comme pour se faire arracher une dent.

Puisque vous vous intéressez à l’anus d’Anthime, je vous annonce avec plaisir qu’il se rétablit. – Il est tout prêt à recommencer (l’anus).

Écrivez-moi un mot pour me dire le jour et l’heure de votre arrivée. J’irai vous chercher au chemin de fer ; il y a un train qui part de Paris à 5 h[eures] et qui arrive à 7 h[eures] 1/2.

Adieu, vieux, à bientôt.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] jeudi soir. [6 août 1857.]

Mon Vieux,

Tu es le plus charmant mortel que je connaisse ; et j’ai eu bien raison de t’aimer à première vue. Voilà ce que j’ai à te dire d’abord, et puis que je suis un serin, un chien hargneux, un individu désagréable et rébarbatif, etc., etc.

Oui, la littérature m’embête au suprême degré ! Mais ce n’est pas ma faute. Elle est devenue chez moi une vérole constitutionnelle ; il n’y a pas moyen de s’en débarrasser ! Je suis abruti d’art et d’esthétique et il m’est impossible de vivre un jour sans gratter cette incurable plaie, qui me ronge.

Je n’ai (si tu veux savoir mon opinion intime et franche) rien écrit qui me satisfasse pleinement. J’ai en moi, et très net, il me semble, un idéal (pardon du mot), un idéal de style, dont la poursuite me fait haleter sans trêve. – Aussi le désespoir est mon état normal. Il faut une violente distraction pour m’en sortir. Et puis, je ne suis pas naturellement gai. Bas-bouffon et obscène tant que tu voudras, mais lugubre nonobstant. Bref, la vie m’emmerde cordialement, voilà ma profession de foi.

Depuis six semaines, je recule comme un lâche devant Carthage. J’accumule notes sur notes, livres sur livres, car je ne me sens pas en train. Je ne vois pas nettement mon objectif. Pour qu’un livre « sue » la vérité, il faut être bourré de son sujet jusque par-dessus les oreilles. Alors la couleur vient tout naturellement, comme un résultat fatal et comme une floraison de l’idée même.

Actuellement, je suis perdu dans Pline que je relis pour la seconde fois de ma vie d’un bout à l’autre. J’ai encore diverses recherches à faire dans Athénée et dans Xénophon, de plus cinq ou six mémoires dans l’Académie des Inscriptions. Et puis, ma foi, je crois que ce sera tout ! Alors, je ruminerai mon plan qui est fait et je m’y mettrai ! Et les affres de la phrase commenceront, les supplices de l’assonance, les tortures de la période ! Je suerai et me retournerai (comme Guatimozin) sur mes métaphores.

Les métaphores m’inquiètent peu, à vrai dire (il n’y en aura que trop), mais ce qui me turlupine, c’est le côté psychologique de mon histoire.

Mais parlons de ta Seigneurie. Viens ici, mon vieux, quand tu voudras, tu me feras toujours grand plaisir. Seulement, je te préviens que : 1° tout le mois de septembre, nous aurons des parents de Champagne ; 2° j’attends dans ce mois-ci un jouvencel que tu ne connais pas ; mais il sera venu et parti d’ici avant le 22, époque où tu te proposes d’embrasser ton oncle. Voilà. Et puis, mon jeune homme, j’espère que tu me laisseras dormir le matin, et tu ne me feras pas trop promener, hein ?

Je trouve (inter nos, bien entendu) que : 1° le journal L’Artiste est bien long à insérer l’article de Baudelaire sur ton ami et 2° que le jeune Saint-Victor m’oublie complètement. Relirait-il Gamiani trop fréquemment ?

Amène Théo, s’il peut venir, à moins que tu ne préfères venir seul.

Tout ce que je pense de mal sur L’Été (dont je pense en même temps beaucoup de bien) se résume en ceci : il me semble qu’on y voit trop le parti pris, l’intention, l’artiste se sent derrière la toile. Je dis peut-être une bêtise ? Mais je t’expliquerai carrément ce que je sens, sur le papier lui-même. Console-toi cependant. La chose (dans mon idée) est très réparable et le volume n’y perdra rien.

 

Quand tu verras Paul Meurice, demande-lui s’il a envoyé mon volume au père Hugo ? As-tu converti Alex[andre] Dumas fils au culte de l’Art pur ? Si cela est, je te déclare un grand orateur. Et surtout un grand magicien.

Adieu, mon vieux. Je t’embrasse.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

Angers, ce 11 août 1857.

Je n’ai pas besoin, Monsieur et ami, de relire la date de votre dernière lettre pour savoir, et plus encore pour sentir, qu’il s’est écoulé un temps bien long depuis que je n’ai eu le plaisir de vous écrire. Ne croyez pas, néanmoins, que j’aie cessé de penser à vous, non, cette pensée est inhérente à mon âme, c’est-à-dire à ce qui existe, à ce qui pense en moi, ou plutôt au moi lui-même. J’étais plus que jamais obsédée du noir spleen religieux qui me torture depuis si longtemps. Lorsque je vous écrivis la dernière fois, j’ai eu encore plusieurs crises. L’arrivée d’un ami que je n’avais vu que deux jours depuis trente ans, en me reportant vers un passé plus heureux, a du moins, pour un moment, rompu le fil de mes sombres obsessions. Cette diversion, en occupant mon imagination, m’a fait plus de bien que les recettes des médecins et des prêtres. Je crains beaucoup cependant de retomber dans les tourments qui me laissent une trêve peut-être bien courte. J’ai pu travailler, écrire avec courage pendant ces heures de répit ; loin de vous oublier, j’ai fait lire Madame Bovary qui a vivement impressionné ses lecteurs. J’entends par tous, chanter vos louanges, et la presse s’est trop occupée de votre ouvrage pour ne pas vous prouver que j’avais raison en vous disant que c’était un chef-d’œuvre. Les journaux annoncent de vous un autre ouvrage. Je l’attends avec impatience. Vous avez été si bon pour moi que je suis sûre que vous lirez avec intérêt les détails que je vous ai promis sur ma position matérielle. Il y eut hier 22 ans que je vis expirer ma mère sous mes yeux ; je verrai toute ma vie son visage pâle, ses yeux fermés, je sentirai toujours la douleur de cette perte irréparable. Je me trouvai bien seule en voyant disparaître mon unique affection. Une femme qui s’était mariée à la maison, et que nous regardions comme une amie plutôt qu’une domestique, resta avec moi ; j’élevai ses enfants ; l’aîné, mon filleul, a 32 ans, il a de l’intelligence, un bon cœur, mais une excessive paresse ; je n’ai jamais pu le décider à prendre un état quelconque ; nécessairement il a fait et dû faire bien des folies que je réparais toujours ; du reste, je ne le voyais guère que pour me demander de l’argent, et maintenant encore je le vois à peine tous les matins, il rentre trop tard pour que je le voie avant le lendemain. Depuis un an, il veut travailler parce qu’il désire se marier ; je lui ai jusqu’ici vainement cherché une occupation quelconque, cela n’est pas facile lorsqu’on commence à 32 ans. La jeune fille qu’il veut épouser est ouvrière, ne sait ni lire, ni écrire, elle ne peut donc être une société pour moi. La sœur de mon filleul est aussi avec moi, c’est une bonne fille qui a profité de la modeste éducation que je lui ai fait donner. De plus, mon filleul avait dans le temps un professeur de latin qui a longtemps rempli près de moi les fonctions d’homme d’affaires, et quoiqu’il n’ait jamais habité ma maison, il s’est fixé près de nous, il passe une partie du jour chez moi, me lit les journaux, et se trouve toujours là quand j’ai besoin de quelque service extérieur ; il est le seul sur lequel je puisse compter, c’est un honnête homme. Néanmoins, il a ses goûts, ses intérêts particuliers, et sous bien des rapports, je ne puis compter sur lui entièrement. J’ai encore chez moi un garçon de 22 ans, orphelin, resté dans une de mes fermes, que j’ai élevé depuis l’âge de 3 ans, et auquel j’ai fait apprendre l’état de passementier. Enfin, j’ai depuis six ans une dame et son fils qui a maintenant 10 ans. Cette dame est de Paris, son mari a une place à la banque, ses affaires avaient mal tourné, je la connaissais avant qu’elle fût mariée, je l’avais perdue de vue depuis plusieurs années, elle m’écrivit ses embarras, je lui offris de venir chez moi avec son enfant. Elle a de l’esprit, elle est musicienne, mais je me défends de m’y attacher, parce que je vois qu’elle me quittera sitôt qu’elle le pourra ; c’est assez naturel, ayant son mari à Paris. J’en encore chez moi un réfugié polonais sans emploi depuis 7 ans, enfin, un de mes parents qui était notaire et qui se trouve sans moyen d’existence. De plus, une parente qui sera riche, mais qui dans ce moment n’a qu’une petite rente de son père. Cela fait 14 personnes en comptant deux servantes ; toutes ces personnes n’ont aucun moyen d’existence et ne comptent que sur moi pour tout ce dont elles ont besoin. Mon père m’a laissé dix mille fr[anc]s de revenu en terres, cela serait beaucoup pour moi qui habite une ferme à la campagne, mais c’est insuffisant pour tout ce monde qui consomme et ne gagne rien. Je suis obligée de recourir aux expédients, et de me passer de tout pour moi. Déjà, il m’a fallu vendre quelques propriétés pour en dépenser le prix de vente ; on me conseillerait de vendre pour placer, cela produit presque le double ; vous connaissez à présent mon intérieur, ma situation matérielle. Je vous ai dit avec une confiance sans bornes l’état de mon âme, j’aime tous ceux qui m’entourent et pourtant ils me sont étrangers, je reste isolée au milieu d’eux. Je suis seule. J’ai grand besoin de penser à vous, à l’amitié que j’ai pour vous, à celle que vous voulez bien m’accorder.

Adieu, Monsieur et ami, ne m’oubliez pas, j’attends un mot de vous, votre amie dévouée

M.-S. LEROYER DE CHANTEPIE.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset, 12 août 1857.]

Enfin ! je vais en finir avec mes satanées notes ! J’ai sur ma table encore trois volumes à lire ; et puis c’est tout. C’est bien tout ! Au milieu, ou à la fin de la semaine prochaine, je m’y mets. Je n’en éprouve aucune envie intellectuelle, mais une sorte de besoin physique. Il me faut changer d’air. – Et puis, je n’apprends plus rien du tout. J’ai épuisé, je crois, la matière complètement. C’est maintenant qu’il va falloir se monter et gueuler, dans le silence du cabinet !

Réponds-moi, tout de suite, pour me dire si tu me permets d’envoyer ton adresse à La Rounat. Le susdit me la demande à grands cris. Il s’informe de toi, considérablement, et m’apprend que ta pièce est annoncée dans les feuilles publiques sous le titre de Une fille naturelle.

Le public, à ce qu’il paraît, s’occupe de nos seigneuries, car on a annoncé dans trois journaux que je faisais un roman carthaginois intitulé Les Mercenaires. Cela est très flatteur, mais m’embête fort. On a l’air d’un charlatan. – Et puis le public vous en veut de l’avoir tant fait attendre. Bien entendu que je ne m’en hâterai pas, d’une minute de plus.

J’ai rencontré, tantôt, à Rouen (car je ne sors plus de la Bibliothèque depuis quelque temps !) Colas d’Elbeuf, lequel m’a appris que le gigantesque Huart était à Moulins (Allier), non pas qu’il soit à lier, plaisanterie ! Colas ne sait trop ce qu’il y fait, ou n’a pas voulu me dire ce qu’il y fait ? Huart a été très malade, cet hiver.

Caudron doit aller te faire une visite prochainement.

Je brûle du désir de voir le paysage chinois composé par ce brave Idiot d’Amsterdam. N’y a-t-il pas moyen de me l’expédier ?

***

Apprends que ton ami Napoléon Gallet a été décoré par S[a] M[ajesté] ! comme chef du conseil des Prudhommes. – De plus, d’autres filateurs et industriels sont mêmement décorés de l’étoile des braves.

J’ai eu, avant-hier, un spectacle triste. Ayant une grande demi-heure à perdre avant de pouvoir entrer à la Bibliothèque, j’ai été faire une visite au collège, où l’on distribuait les prix. – Quelle décadence ! quels pauvres petits bougres ! plus d’enthousiasme, plus de gueulades ! rien ! rien ! On a complètement séparé la cour des Grands de la cour des Moyens, mesure anti-masturbatrice, qui m’a révolté. Et on a retiré, dans la cour des Grands, devine quoi ? devine qui ?… Les Lieux ! Oui ! ces braves Latrines où l’urine par flaques énormes aurait pu noyer le Cheval de Préault « nourri, cependant, des marais de la Gaule », ces pauvres kiques où l’on fumait des cigarettes de maryland, et où l’on se branlait si poétiquement avec des doigts abîmés d’engelures ! – Et à la place, à la Sacro-Sainte place où elles étaient, se tenaient assises, sur deux chaises, deux piètres Bonnes Sœurs qui quêtaient pour les pauvres. – Et la tente ! une manière de tente algérienne, avec des escalopures arabes, chic Alhambra !… J’étais indigné ! – Voix du père Houé, où es-tu, me disais-je, où es-tu ?… en entendant à peine le grêle organe d’un maigre couillon qui lisait le palmarès. Et les mômes arrivaient sur l’estrade, tout doucettement, au petit pas, comme des jeunes personnes dans un boarding-school, et faisaient la révérence. – Ah ! tout y manquait, depuis la trogne du père Dai-gnez jusqu’au non-nez de Bastide, le tambour-maître… Ils économisaient jusqu’aux fanfares !

J’ai cherché sur les murs des noms d’autrefois et je n’en ai pas vu un seul. J’ai regardé dans le parloir si je ne retrouverais pas les bonnes « têtes d’après l’antique » qui s’y moisissaient depuis 1815, et sous la porte du père Pelletier, s’il y avait encore ces trois pouces de vide, par où l’on voyait apparaître les bottes de M. le proviseur et de M. le censeur… Tout cela est changé, réparé, enlevé, bouché, gratté, disparu. Il m’a même semblé que la loge du portier ne sentait plus le Neufchâtel. – Et j’ai tourné les talons, très triste.

Je t’assure que je n’ai pas eu, en voyage, devant n’importe quelle ruine, un sentiment d’antiquité plus profond. Ma jeunesse est aussi loin de moi que Romulus.

Je t’engage à lire (comme chose bien fétide) une lettre de Péranger à Legouvé, où il lui donne des conseils sur la carrière d’homme de lettres ! C’est un morceau, sérieusement !

Et toi, vieux bardache, ça va-t-il ? Tâche, quand tu viendras ici dans un bon mois, de m’apporter le 2e acte fait. Bon courage ! marche !

Je t’embrasse. À toi, ton.

À CHARLES BAUDELAIRE

[Croisset,] vendredi, 14 août [1857].

Je viens d’apprendre que vous êtes poursuivi à cause de votre volume ? La chose est déjà un peu ancienne, me dit-on. Je ne sais rien du tout car je vis ici comme à cent mille lieues de Paris.

Pourquoi ? Contre quoi avez-vous attenté ? Est-ce la religion ? Sont-ce les mœurs ? Avez-vous passé en justice ? Quand sera-ce ? etc.

Ceci est du nouveau : poursuivre un livre de vers ! Jusqu’à présent la magistrature laissait la poésie fort tranquille.

Je suis grandement indigné. Donnez-moi des détails sur votre affaire, si cela ne vous embête pas trop et recevez mille poignées de main des plus cordiales.

À vous.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset, 17 août 1857.]

Mon Vieux,

Deux mots seulement, parce que : le jeune Duplan est ici.

Je viens d’envoyer ton adresse à La Roun[at] en lui recommandant de ne la communiquer à personne.

Tu le verras à Paris. Je t’en supplie, mon vieux, ne promets rien, ne conclus rien. Ta pièce, j’en suis convaincu, est faite, de soi, pour les Français. Si tu n’étais même pas un couillon, tu le dirais tout net à La Roun[at], tout en lui promettant et en lui donnant pour cet hiver Le Cœur à droite. – Je sais bien qu’il va remonter sa troupe splendidement. Mais l’ensemble y manquera. Or ta pièce a surtout besoin d’ensemble et de mise en scène.

Je regarde cet avis comme très grave : 1° sous le rapport de la réussite, 2° sous celui de l’Argent. Penses-y sérieusement. – Et surtout ne promets rien. – Et ne t’effarouche pas des conseils qu’il pourra te donner, à moins qu’ils ne te semblent lumineux. – Tu tiens ton affaire maintenant. Marche.

À toi, mon vieux, écris-moi. Combien restes-tu de temps à Paris ?

Je t’embrasse.

À CHARLES BAUDELAIRE

[Croisset, 23 août 1857.]

Mon cher Ami,

J’ai reçu les articles sur votre volume. Celui d’Asselineau m’a fait grand plaisir. Il est, par parenthèse, bien aimable pour moi. Dites-lui de ma part un petit mot de remerciement. Tenez-moi au courant de votre affaire, si ça ne vous ennuie pas trop. Je m’y intéresse comme si elle me regardait personnellement. Cette poursuite n’a aucun sens. Elle me révolte.

Et on vient de rendre des honneurs nationaux à Béranger ! à ce sale bourgeois qui a chanté les amours faciles et les habits râpés ! J’imagine que, dans l’effervescence d’enthousiasme où l’on est à l’encontre de cette glorieuse binette, quelques fragments de ses chansons (« qui ne sont pas des chansons, mais des odes » Prudhomme), lus à l’audience seraient d’un bel effet. Je vous recommande Ma Jeanneton, La Bacchante, La Grand-mère, etc. Tout cela est aussi riche de poésie que de morale. – Et puisqu’on vous accuse, sans doute, d’outrages aux mœurs et à la religion, je crois qu’un parallèle entre vous deux ne serait pas maladroit. Communiquez cette idée (pour ce qu’elle vaut ?) à votre avocat.

Voilà tout ce que j’avais à vous dire. – Et que je vous serre les mains.

À vous.

23 août [18]57

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset, 23 août 1857.]

Dites-moi avant tout si je vous ai parlé d’Angélique Lagier que j’ai lu depuis longtemps et annoté en marge. Car je crains de vous récrire ce que je vous aurais déjà écrit ? Notre amitié commence à vieillir et il se pourrait faire que je rabâche. D’autre part, je serais désolé de ne pas vous dire sincèrement et très longuement le bien et le mal que je pense de ce remarquable livre. Vous croiriez peut-être qu’il m’a ennuyé et que je veux le passer sous silence.

Mais parlons de vous aujourd’hui et de vous seule.

Vous voyez bien que j’avais raison quand je vous disais qu’il fallait vous distraire. La visite d’un vieil ami a fait diversion à votre spleen. Au nom du ciel et de la raison surtout, laissez donc là tous les médecins et tous les prêtres du monde et ne vivez plus tant dans votre âme et par elle. Sortez ! Voyagez ! Régalez-vous de musique, de tableaux et d’horizons. Humez l’air du bon Dieu et laissez tout souci derrière vous. J’ai été bien édifié et bien attendri, je vous jure, par l’exposition que vous me faites de votre vie. Ce dévouement à des étrangers m’emplit d’admiration ! Le mot est lâché. Je ne l’efface pas. Je vous aime beaucoup, vous êtes un noble cœur. Je voudrais vous serrer les deux mains et vous baiser sur le front ! Mais permettez à ma franchise brutale un conseil qui ne sera pas suivi, je le sais. – N’importe !

Vous succombez d’ennui (et d’ennuis), sous le poids des chaînes dont vous avez embarrassé, surchargé votre vie. Aux amertumes intérieures vous ajoutez chaque jour mille dégoûts du dehors qui pourraient être écartés. Autant vaudrait avoir un mari et douze enfants. Je ne vous conseille pas pour vous mettre plus à l’aise, de toutes manières, de flanquer tous vos hôtes à la porte (bien que dans le nombre beaucoup méritent d’y être, j’en suis sûr). Non ! cela n’est pas faisable pour vous. Vous auriez des remords ! mais vous devriez faire deux parts inégales (ou égales, peu importe) : laisser la première aux autres et prendre la seconde pour vous, mais pour vous seule. En un mot, assurez le strict nécessaire à ceux dont vous vous êtes chargée et puis ? et puis partez ! Quittez votre maison. C’est là le seul moyen. On va vivre ailleurs pendant quelque temps et ensuite on revient. Vous allez faire à cela mille objections. Pas une seule n’est aussi sérieuse que la considération de votre tranquillité et de votre avenir. Soyez-en sûre ! ne souffrez pas pour les autres. Allez ! c’est une folie. Nous avons tous notre croix. Portons-la le plus noblement possible et le plus légèrement. Toute la vertu est là. Ce conseil d’égoïste a sa raison en ceci : à savoir que les autres sont rarement dignes de nous. Les gens d’une certaine nature n’ont point la sotte prétention de n’être jamais dupes, je le sais. On fait le bien par respect pour soi-même encore plus que par amour des autres. « Tant pis pour eux », se dit-on et la conscience, plus fière, respire plus à l’aise. Mais il y a loin de là à une véritable immolation quotidienne, à un sacrifice permanent. Permettez-moi encore une simple question que vous vous poserez à vous-même : n’y a-t-il pas dans ce dévouement un peu de faiblesse, de laisser-aller (comme disent les bourgeoises), de découragement enfin ? Vous n’êtes pas une bourgeoise, vous, et moi qui crois tant aux races, je trouve la cause de cette grandeur nonchalante dans votre sang patricien. Vous pratiquez la vertu la plus rare du siècle, celle qui est la plus antipathique à son génie : l’hospitalité ! Vous avez encore une maison (dans toute la rigueur du sens moral), tandis qu’on n’a plus que des logements.

Je ne vous ai jamais parlé de ma vie matérielle à moi, et comme vous ne m’adressez nulle question à cet égard, je vous soupçonne d’y mettre de la délicatesse ; mais confiance oblige.

Je vis avec ma mère et avec une nièce (la fille d’une sœur, morte à vingt ans), dont je fais l’éducation. Quant à l’argent, j’en ai ce qu’il faut pour vivre à peu près, car j’ai de grands goûts de dépenses, dit-on, bien que j’aie une conduite fort régulière. Beaucoup de gens me trouvent riche, mais je me trouve gêné continuellement, ayant par-devers moi les désirs les plus extravagants que je ne satisfais pas, bien entendu. Je rêve, quand le travail va mal, des palais de Venise et des kiosques sur le Bosphore, et caetera. – Et puis je ne sais nullement compter, je n’entends goutte aux affaires d’intérêt. J’ai horreur des dettes et je ne me fais pas payer des sommes qu’on me doit. Quand je suis en train d’écrire, tout cela n’existe plus pour moi. Je n’ai aucune envie. Mais quand je tombe dans mes découragements, l’homme se réveille avec tous ses appétits et tous ses vices. On a tant besoin de se détendre l’âme !

Puisque vous vous intéressez à ce que je fais, je vous apprendrai que je vais cette semaine me mettre à écrire quelque chose de nouveau. C’est l’ouvrage annoncé par La Presse et que je lui ai promis. Voilà déjà cinq mois que j’en prépare les matériaux. Quand sera-t-il fini ? Je l’ignore. C’est une œuvre fort difficile et qui me remplit d’angoisses. Je suis vexé qu’on en parle. Tout cela m’ennuie ; mais vous connaissez les journaux, ils ne savent comment remplir leur pauvre papier.

On a aussi annoncé de moi un drame reçu à l’Odéon. Ce bruit n’a aucun fondement. Je me suis autrefois fort occupé de théâtre. J’y reviendrai dans quelques semaines. Je veux mettre fin à deux ou trois idées qui me tourmentent. Il y a de grandes choses à faire de ce côté ; mais c’est une affreuse galère que le théâtre ! Il faut pour cela des qualités toutes spéciales que je n’ai pas peut-être.

Écrivez-moi. Vos lettres font plus que de me plaire, elles me touchent. Adieu, à bientôt, n’est-ce pas ? Et croyez à tout mon attachement.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, fin août 1857.]

Oui ! samedi prochain, à 7 h 50, rue Verte ! Je serai là samedi, mais pas plus tard. Est-ce bien sûr ?

J’en ai fini avec mes notes et je vais m’y mettre cette semaine, ou dès que tu seras parti de céans ! Il faut bien se résigner à écrire.

Je suis un peu remonté, à la surface du moins. Car au fond, je suis bougrement inquiet. Plus je vais et plus je deviens poltron. Je n’ose plus. (Et tout est là : oser !) Ce qui n’empêche pas que le susdit roman ne soit la preuve d’un toupet exorbitant. Et puis, comme le sujet est très beau, je m’en méfie énormément, vu que l’on rate généralement les beaux sujets. Ce mot, d’ailleurs, ne veut rien dire, tout dépend de l’exécution. L’histoire d’un pou peut être plus belle que celle d’Alexandre. Enfin ! nous verrons.

Adieu, cher vieux, à samedi. Nous taillerons, j’imagine, une fière bavette. Mais je ne parlerai nullement de Carthage, parce que parler de mes plans me trouble. Je les expose toujours mal. On me fait des objections et je perds la boule.

Je t’embrasse.

À EDMA ROGER DES GENETTES

Croisset, 5 heures. [Août-septembre 1857.]

Chère Madame,

Je reçois à l’instant seulement votre aimable billet daté d’hier, au soir.

Pouvez-vous m’attendre demain jeudi jusqu’à 2 heures et demie ? Par ce temps de pluie vous ne serez pas, tous les jours, en villégiature !

Comme je suis un vieux Rouennais, « je prendrais plaisir » à vous montrer quelques coins de la localité que ne doivent pas connaître vos cicerones ?

S’il y avait encore des roses dans mon jardin je vous inviterais à venir en prendre un bouquet. Est-ce inconvenant ?

Vous devez faire « la partie de la Bouille », cela est aussi sacré que la visite à Bonsecours. – Or ma porte se trouve sur ce chemin, et ma mère, Madame, serait très heureuse de vous recevoir.

Donc, à demain, si vous le permettez.

Je prends la liberté, Madame, de vous baiser la main, et vous prie de croire que je suis

Votre très respectueux et affectionné.

À JULES DUPLAN

[Croisset, après le 20 septembre 1857.]

Vieux Bandole,

J’ai compris par un article d’Aubryet que Pontmartin m’avait pulvérisé dans Le Spectateur. Pouvez-vous m’envoyer cette ordure ? Je suis comme Gernande, j’aime à être injurié. Ça m’excite.

Lisez-vous L’Homme à Gleyre ? J’ai écrit environ 15 p[ages] de Carthage. C’est-à-dire à peu près la moitié du 1er chapitre. J’ai peur que ce ne soit bien embêtant, franchement. – Il me semble que je tourne à la tragédie et que j’écris dans un style académique déplorable ! Adieu, vieux, écrivez-moi moult souvent et très longuement. – Quant à moi, il est très tard et je suis éreinté.

Je vous embrasse.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

Angers, le 26 septembre 1857.

Il y a bien longtemps, Monsieur et ami, que je n’ai eu le plaisir de causer avec vous, c’est-à-dire par écrit, car souvent je vous parle intérieurement et suis près de vous par la pensée. J’ai appris avec plaisir que vous aviez avec vous Madame votre Mère ! On n’est jamais malheureux lorsqu’on a sa mère. Oh ! si j’avais encore la mienne ! et pourtant elle existe quoique je ne la voie pas, elle m’aime et me protège toujours, j’en suis certaine. Je vous plains bien de la perte d’une sœur qui devait être selon votre cœur, puisque vous aviez fait son éducation. Vous deviez l’aimer non seulement en frère, mais encore paternellement. Vous vous étonnez de ce que je fais pour des étrangers ! mais je ne puis vivre sans m’attacher à tout ce qui m’entoure, et je voudrais pouvoir donner aux autres un peu de ce bonheur qui m’a toujours manqué. J’ai trop peut-être renoncé à vivre de la vie commune pour me vouer au spiritualisme ascétique, je me trouve ainsi entre ciel et terre, ne pouvant prendre pied en ce monde ni en l’autre ! La présence de l’ami dont je vous ai parlé avait conjuré mes idées noires, en me rattachant à la vie, car ce détachement complet de tout et de tous, est mon plus grand mal, mais mon affreux cauchemar est revenu plus violent que jamais ! Je me suis pourtant confessée ! Il y avait 14 mois que je ne pouvais trouver le courage ou plutôt la possibilité de le faire. Il m’a fallu une force surhumaine pour dire une infinité de choses impossibles à dire, inimaginables. Lorsqu’on a fait une chose, on le sait, on peut le dire, mais les choses dont on doute, qu’on ne connaît pas, qui sont informes, innomées dans votre pensée, et qu’il faut dire, cela est horrible ! et je ne crois pas qu’il existe une torture semblable. Enfin, je me suis confessée, mais je n’en suis pas mieux, ni plus tranquille. Il me semble que je suis seule partout, sans Dieu, sans protecteur, ni au ciel, ni sur la terre ! Si j’étais sûre d’avoir seulement une heure de paix avant ma mort, mais Dieu fera-t-il descendre dans mon âme un rayon consolant pour prix de tant de souffrances ! Je me persuade parfois que dans une vie antérieure, je me suis rendue coupable d’une faute inconnue dont j’ai perdu le souvenir et que je cherche en vain ! Vous me dites de voyager, je crois que cela me serait bon, mais avec une santé si mauvaise, comment ferai-je ? J’ai passé ma vie à la même place, je ressemble aux oiseaux habitués à la captivité qui refusent de sortir de leur cage. J’ai éprouvé une telle impression à me confesser que la compression au cœur dont je souffre s’est augmentée, j’ai un saisissement continuel, l’effet subsiste après la cause. Je pense bien à vous, si bon pour moi, si sympathique à mon âme, j’attends votre nouvel ouvrage avec impatience, je le lirai dans La Presse, il me sera doublement précieux venant de vous que j’aime bien. J’avais écrit aussi depuis quelque temps et cela me faisait du bien, je ne puis en ce moment, mes idées sont trop confuses. Je suis mieux lorsque j’écris, je vis hors de moi. Voyez ce pauvre Auguste Comte, mort la plume à la main, c’est ce qui s’appelle mourir sur la brèche. Je crois que je vais renoncer à la Revue philosophique, à la vérité j’y trouve quelques idées lumineuses parmi des systèmes extravagants et obscurs, mais cela ne me satisfait pas. Je ne sais si vous avez lu les deux excellents articles sur Eugène Sue et Béranger dans la Revue de Paris. Je viens de lire avec grand plaisir celui de Mme Clarisse Coignet sur le panthéisme de Spinoza ; le caractère de ce dernier m’est tout à fait sympathique, lui aussi était ascétique à sa manière. Il est si naturel de chercher la vie au-delà de ce monde, où nous sommes si malheureux, mais, j’en conviens, ce détachement absolu conduit à l’état du brahmane qui se couche et reste indifférent, cela n’est pas vivre et s’il en était ainsi, rien ne se ferait, tout dans ce monde serait abandonné ! heureux qui peut se passionner pour un sentiment ou une idée ! heureux qui peut en vivre et mourir pour elle ! pour moi, je m’efforce de garder une illusion quelconque, je ne veux pas y toucher, tant je crains de la voir s’évanouir. Vous allez peut-être bientôt quitter la campagne si belle, si mélancolique à cette heure ! Que de poésie dans cette saison où tout finit et nous dit adieu. Je ne puis vous exprimer l’immense tristesse qui remplit mon cœur, lorsqu’à la tombée de la nuit j’entends le chant du gorge rouge perché sur le feuillage parmi des tilleuls qui ombragent ma fenêtre ! J’envie le sort de cet oiseau et bien plus encore celui des hirondelles qui s’en sont allées sous le ciel du midi, que ne puis-je les suivre ? Je crains tout l’hiver, il me semble que je ne pourrai jamais le traverser ! Voilà cependant notre théâtre qui ouvre ; c’est pour moi un champ d’asile, il me semble que là rien des maux que je redoute ne viendront me chercher. Je suis à l’abri sous ce toit artistique, je suis sauvée ! et pourtant, c’est une pauvre troupe d’opéra-comique. Vous me dites d’aller à Paris, mais comment y vivrai-je, malade comme je le suis ? et que deviendraient les 15 personnes de ma maison ? Mon filleul me quitte, il part demain pour Nantes où il compte entrer dans une usine. Cette séparation me fait beaucoup de peine, je ne le voyais guère, mais enfin je le savais ici, et c’est une séparation sans terme, il est triste aussi de me quitter, j’espère aller le voir si je le puis, car avec ma santé on ne fait pas de projets. Adieu, mon excellent ami, pensez un peu à moi et croyez à mon amitié dévouée.

M.-S. LEROYER DE CHANTEPIE.

 

J’ai obtenu le 1er prix au concours de style épistolaire, deux beaux volumes, ma lettre a été insérée au Courrier de la mode du 1er 7bre dernier.

À JULES DUPLAN

[Croisset, 3 ou 4 octobre 1857.]

Mon Bon,

Envoyez-moi l’article de Mme Sand. Voilà déjà quelque temps qu’il est paru. Et n’est-il pas convenable que j’écrive un petit mot de remerciement à cette autre Dorothée. La comparaison est peut-être très irrévérencieuse, mais cependant ne dit-on pas de par le monde qu’« elle décharge comme un homme ». Car, elle aussi, a « de la philosophie ».

Pontmartin m’a fort amusé. Mille remerciements.

Apprenez ceci pour votre joie. Le curé de Canteleu tonne contre la Bovary et défend à ses paroissiennes de me lire. Vous allez me trouver bien bête, mais je vous assure que ç’a été, pour moi, une grande joie de vanité. Cela m’a plus flatté, comme succès, que n’importe quel éloge.

Que serait-ce, me suis-je dit, si je faisais de vrais livres, c’est-à-dire si j’étalais des Principes ! si j’avais voulu peindre des tableaux lascifs, narrer des anecdotes piquantes.

Enfin j’ai été attaqué par le gouvernement, par les prêtres, et par les journaux. C’est complet. Rien ne manque à mon triomphe. Ah ! quels foutus crétins, nom de Dieu ! ecr l’inf ! et l’Infâme, pour moi, est plus large que pour M. de Voltaire. Il a grandi et grossi, ce vieil Infâme ! on lui a donné, il est vrai, de telles nourritures ! La ligne de l’Équateur ne ferait pas, maintenant, le cordon de sa culotte !

***

J’en suis arrivé, dans mon 1er chapitre, à ma petite femme. J’astique son costume, ce qui m’amuse : cela m’a remis un peu d’aplomb. Je me vautre comme un cochon sur les pierreries dont je l’entoure. Je crois que le mot pourpre ou diamant est à chaque phrase de mon livre. Quel galon ! mais j’en retirerai.

J’aurai certainement fini mon 1er chapitre quand vous me reverrez (ce ne sera pas avant le mois de décembre), et je serai peut-être avancé dans le second. Car il est impossible d’écrire cela d’un coup. C’est surtout une affaire d’ensemble. Les procédés de roman que j’emploie ne sont pas bons. Mais il faut bien commencer par là pour faire voir. Il y aura ensuite de la graisse et des scories à enlever, afin de donner à la chose une tournure plus simple et plus haute. Le jeune Bouilhet commence son 4e acte.

Adieu, cher vieux, je vous embrasse.

 

Avez-vous suffisamment ri au jeûne ordonné par S. M. Victoria ? Voilà une des plus magistrales bouffonneries que je sache. Est-ce énorme ! Ô Rabelais, où est ta vaste gueule ?

***

Aubryet a des cartes pour les peintures de M. Cornu. Il m’a promis de s’en occuper. Je lui ai écrit deux fois à ce sujet. Mais vous connaissez les journaux. Voilà six mois que je dois avoir un article dans L’Artiste et l’article est encore à faire. Ce n’est pas là « cette politesse » des banquiers italiens, dont se louait Jérôme.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] jeudi soir. [8 octobre 1857.]

Mon Vieux,

Puisque tu as vu La Rounat, dimanche, n’oublie pas de me dire : 1° si la comédie d’Augier n’amènera pas quelque retard à ta Marceline, 2° quand on doit reprendre Montarcy. Ne néglige pas les répétitions de la reprise. C’est très important. On juge définitivement les pièces quand on les reprend. Je suis sûr qu’il y a moyen, par exemple, de faire avec la Maintenon des effets complètement neufs. Le meilleur rôle de la pièce a été horriblement gâché, par cette bonne Ramelli.

Tu t’étonnes des admirations de Limayrac pour S. M. Napoléon III. Mais dans un article sur moi, il avait dit mieux, à savoir : qu’il n’était pas permis d’écrire aussi mal (que moi) quand on avait sur le trône le plus grand écrivain du siècle (textuel) ; aussi a-t-il été décoré au 15 août.

Je me suis repassé une diatribe de Pontmartin, fort longue, où il me reproche de « respirer la démocratie », je passe alternativement « de la platitude à l’emphase », etc., etc. Tout cela est tellement bête que ça m’est fort indifférent. Je n’ai, littérairement parlant, de rancune personnelle que contre deux individus, le sieur Jacottet d’abord, et M. Allais ensuite, qui m’a demandé « si c’était fondé sur un raisonnement ». Je ne peux pas oublier ce mot-là. C’est plus fort que moi.

T’ai-je dit, à propos de succès, que le curé de Canteleu tonne contre moi. Il arrache mon livre des mains de ses paroissiennes. J’avoue que cela m’a fait bien plaisir. Aucun éloge ne m’a chatouillé plus profondément. Ainsi rien ne m’aura manqué : attaque du gouvernement, engueulades des journaux, et HAINE des prêtres ! Taïeb ! buono ! Antika ! Mameluk ! « Appelle-moi Mamelouk », « dis-moi que le turban me va bien ! » « appelle-moi vil incirconcis ! » « appelle-moi Giaour ! » etc.

***

Je commence, je crois, à voir clair dans mon sacré roman. Il n’y a pas un seul paragraphe de bon, peut-être, et nous aurons ensemble bien des changements à faire. Il faudra, j’en ai peur, disloquer quantité de pages. Mais enfin – enfin ! – il me semble que je commence à comprendre ce que je veux dire (suis-je bouché, nom de Dieu !). J’ai introduit ma petite femme au milieu des soldats. À force de lui fourrer sur le corps des pierres précieuses et de la pourpre, on ne la voit plus du tout. Je passe ainsi, tour à tour, d’un excès de détails à une sécheresse d’effets, déplorable. Il faudrait traiter ce sujet d’une manière simple, enlevée. Ce serait plus épique et plus noble. Mais comment faire voir les choses au bourgeois avec ce procédé ? L’important avant tout est d’avoir des images nettes, de donner une illusion. Or, pour y arriver, il faut une abondance de plans secondaires dans lesquels je m’embourbe. – Au reste, je n’aurai d’idée nette là-dessus qu’à la fin du 1er chapitre qui est un ensemble complet. Il sera fini, j’espère, dans un mois. C’est de lui que tout dépend, comme ton général. Aussi quelle venette n’ai-je pas !

***

Préault a manqué à la parole qu’il m’avait donnée. – Pas de Préault. Peut-être aura-t-il eu peur de la Muse ? Ou bien est-ce un calcul ? Comment s’y prendre quand on est invité à déjeuner, pour faire de cela une réclame ? Je ne comprends pas ! Problème.

Je n’ai, non plus, joui de la présence du sieur Mulot. Pendant trois jours chaque coup de sonnette m’a fait tressaillir d’un vain espoir.

M. Bonenfant, ici présent, m’a chargé de te présenter ses amitiés. Je le soupçonne secrètement d’admirer Casimir Delavigne. Je n’ai pas voulu vider la question, par crainte de dissentiment, mais j’en suis à peu près sûr. Quel beau mot que celui du père Royer-Collard : « Jeune homme, plus vous irez, plus vous saurez qu’il est impossible de causer de quoi que ce soit avec qui que ce soit ! »

Rogier qui m’a écrit un petit mot d’adieu m’a prié de te dire combien il était fâché de n’avoir pu faire la connaissance de ton vit. Il tenait à te montrer le sien, afin de l’humilier et de te bien convaincre que tu n’avais qu’une simple broquette. Il t’invite à m’accompagner la première fois que je retournerai en Syrie. Je suis sûr que d’ici-là, mon bonhomme va se masturber continuellement pour faire grossir encore son monstrueux engin. Les cèdres du Liban lui font envie.

Théo doit partir pour la Russie à la fin du mois. Nous ne le verrons pas cet hiver, ce qui m’embête un peu.

Avances-tu ? Quid ? Quid ?

Ton vieux.

 

Je ne t’ai pas écrit hier au soir parce que nous avons eu une algarade terrible à propos de ma mère. Elle a été empoisonnée par des huîtres (ce mollusque est à ce qu’il paraît dangereux maintenant). Elle va bien aujourd’hui.

À JULES DUPLAN

[Croisset, vers le 20 octobre 1857.]

1° Ne pas m’envoyer l’article du d’Aurevilly. Je l’ai. Merci, mon vieux.

2° Ne pas croire, mon cher Monsieur, que je supposais que vous m’oubliiez. Non ! Mais je me disais : « Ce bougre-là a tellement lu le Manuel qu’il s’est manuclisé à outrance, et il se crève ! Alemani l’a fait claquer comme un volcan, il s’est perdu dans le lac de Bandole, ou bien asphyxié dans les lieux de Gernande ? Il a été assassiné par Bras-de-fer ? On l’a enlevé pour le mettre au couvent, dans la classe des fouteurs de vingt-cinq ans ? Il est entré comme maître d’études dans la pension de Rodin (boarding school for young pédérastes) ? Bressac et Jasmin l’on lié au pied d’un chêne ? Roland lui fait faire de la fausse monnaie ? Râlant, beuglant, pâle, épouvanté, la merde au cul, la bave aux lèvres et la gueule cassée, il décharge dans son agonie, sous le clitoris rubicond de Dorothée furieuse. Je voyais le pistolet ! (quelle auberge ! comme on y trouvait des chambres à prix modérés et ayant vue sur la place !).

Je suis ce soir d’une gaieté folle. L’article de cet excellent Tony Révillon, dans la Gazette de Paris, m’a mis, depuis ce matin, dans une humeur impossible à décrire, comme un enthousiaste politique : moi, un viveur de province. Ah ! c’est trop beau ! et l’histoire de mes nombreux colis, en voyage ! Ce portrait de moi en gentleman revenu des erreurs de la jeunesse et qui a écrit un roman par désillusion, pour chasser l’ennui ! Hénaurme ! quinze mille fois Hénaurme, avec trente milliards d’H ! « Je me suis mis à travailler ! » Le malheureux ! Quand est-ce donc que j’ai commencé ! Et mon air sévère ! Mon sourire sans bienveillance ! Je vous assure que tout cela m’a flatté. J’ai donc cette apparence rébarbative des héros de l’Homme ? Cet aspect de toute la personne qui faisait dire à première vue, dans un salon : « Vous devez avoir ung v. . . . . . ! »

N’est-ce pas que je ressemble assez à Bandole ? J’ai comme lui une bibliothèque. Je vis à la campagne. Et je possède du tempérament et des principes.

Ah ! Duplan, comme je t’aime, mon bon, pour comprendre ainsi le grand Homme. Tu es le seul mortel de la création qui le sente comme moi. Cet « affreux livre, cet abominable ouvrage », etc., a été le plus grand élément de grotesque dans ma vie. J’ai maintes fois cuydé en crever de rire ! Goethe disait à propos de la Révolution de 1830 : « Encore une noix que la Providence m’envoie à casser. » V[ictor] Hugo a écrit : « Que les cieux étoilés ne brillaient que pour lui. » Moi, je pense, parfois, que l’existence de ce pauvre vieux a été uniquement faite pour me divertir. Quelles créations ! quels types ! et quelle observation de mœurs ! Comme c’est vrai ! Quelle élévation de caractères (dans les vits !), que de lyrisme et quelles bonnes intentions ! Voyez-vous ce que serait sur lui une « causerie familière » de M. de Lamartine ?

***

Quelle est cette affaire de Lyon ? vieux Cardoville que tu es ; on sait que c’est toi qui fais renchérir les grains. Plus de soixante mille familles, etc. !

***

Je commence à aller dans Carthage. Je n’ai plus qu’un mouvement pour avoir fini le 1er chapitre. Je vous assure que c’est monté. Trop, peut-être ? Le difficile est de rendre, en même temps, la chose mouvementée. Si mon premier chapitre marche, le reste ira, j’en suis sûr. J’ai eu à y introduire tous les personnages du livre, sauf deux. Enfin, je me mets à bander. C’est l’important. Mais que de mal j’ai eu pour y arriver ! Resterai-je en cet état ?

Adieu, vieux, mille tendresses.

À CHARLES BAUDELAIRE

Croisset, mercredi soir. [21 octobre 1857.]

Je vous remercie bien, mon cher ami. Votre article m’a fait le plus grand plaisir. Vous êtes entré dans les arcanes de l’œuvre, comme si ma cervelle était la vôtre. Cela est compris et senti à fond.

Si vous trouvez mon livre suggestif, ce que vous avez écrit dessus ne l’est pas moins, et nous causerons de tout cela dans six semaines, quand je vous reverrai.

En attendant, mille bonnes poignées de main, encore une fois.

Tout à vous.

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset, 4 novembre 1857.]

Comme je suis honteux envers vous, ma chère correspondante ! Aussi, pour me prouver que vous ne me gardez aucune rancune, répondez-moi tout de suite. N’imitez pas mon long silence, le motif n’en a pas été gai, je vous assure. Si vous saviez comme je me suis ennuyé, rongé, dépité ! Il faut que j’aie un tempérament herculéen pour résister aux atroces tortures où mon travail me condamne. Qu’ils sont heureux, ceux qui ne rêvent pas l’impossible ! On se croit sage parce qu’on a renoncé aux passions actives. Quelle vanité ! Il est plus facile de devenir millionnaire et d’habiter des palais vénitiens pleins de chefs-d’œuvre que d’écrire une bonne page et d’être content de soi. J’ai commencé un roman antique, il y a deux mois, dont je viens de finir le premier chapitre ; or je n’y trouve rien de bon, et je me désespère là-dessus jour et nuit sans arriver à une solution. Plus j’acquiers d’expérience dans mon art, et plus cet art devient pour moi un supplice : l’imagination reste stationnaire et le goût grandit. Voilà le malheur. Peu d’hommes, je crois, auront autant souffert que moi par la littérature. Je vais rester, encore pendant deux mois à peu près, dans une solitude complète, sans autre compagnie que celle des feuilles jaunes qui tombent et de la rivière qui coule. Le grand silence me fera du bien, espérons-le ! Mais si vous saviez comme je suis fatigué par moments ! Car moi qui vous prêche si bien la sagesse, j’ai comme vous un spleen incessant, que je tâche d’apaiser avec la grande voix de l’Art ; et quand cette voix de sirène vient à défaillir, c’est un accablement, une irritation, un ennui indicibles. Quelle pauvre chose que l’humanité, n’est-ce pas ? Il y a des jours où tout m’apparaît lamentable, et d’autres où tout me semble grotesque. La vie, la mort, la joie et les larmes, tout cela se vaut, en définitive. Du haut de la planète Saturne, notre Univers est une petite étincelle. Il faut tâcher, je le sais bien, d’être par l’esprit aussi haut placé que les étoiles. Mais cela n’est pas facile, continuellement.

Avez-vous remarqué comme nous aimons nos douleurs ? Vous vous cramponnez à vos idées religieuses qui vous font tant souffrir, et moi à ma chimère de style qui m’use le corps et l’âme. Mais nous ne valons peut-être quelque chose que par nos souffrances, car elles sont toutes des aspirations. Il y a tant de gens dont la joie est immonde et l’idéal si borné, que nous devons bénir notre malheur, s’il nous fait plus dignes.

Je vous conseille de voyager et vous m’objectez votre santé. C’est à cause d’elle précisément qu’il faudrait changer de vie. Ayez ce courage, brisez avec tout, pour un moment. Donnez un peu d’air à votre poitrine. Votre âme respirera plus à l’aise. Que vous coûterait un déplacement d’un mois pour essayer ? Il ne faut pas réfléchir en ces choses-là. On met deux chemises dans un sac de nuit et on part. Il faudra pourtant que nous nous connaissions de vue, que nous nous serrions la main autrement que par lettres. Lequel de nous deux ira vers l’autre ? pourquoi ne viendriez-vous pas cet hiver à Paris entendre un peu de musique ?

Si je vivais avec vous, je vous rendrais l’existence rude et vous vous en trouveriez mieux, j’en suis sûr.

Vous me parlez de Béranger dans votre dernière lettre. L’immense gloire de cet homme est, selon moi, une des preuves les plus criantes de la bêtise du public. Ni Shakespeare, ni Goethe, ni Byron, aucun grand homme enfin n’a été si universellement admiré. Ce poète n’a pas eu jusqu’à présent un seul contradicteur et sa réputation n’a pas même les taches du soleil. Astre bourgeois, il pâlira dans la postérité, j’en suis sûr. Je n’aime pas ce chansonnier grivois et militaire. Je lui trouve partout un goût médiocre, quelque chose de terre à terre qui me répugne. De quelle façon il parle de Dieu ! et de l’amour ! Mais la France est un piètre pays, quoi qu’on dise. Béranger lui a fourni tout ce qu’elle peut supporter de poésie. Un lyrisme plus haut lui passe par-dessus la tête. C’était juste ce qu’il fallait à son tempérament. Voilà la raison de cette prodigieuse popularité. Et puis, l’habileté pratique du bonhomme ! Ses gros souliers faisaient valoir sa grosse gaieté. Le peuple se mirait en lui depuis l’âme jusqu’au costume.

À propos de Spinoza (un fort grand homme, celui-là), tâchez de vous procurer sa biographie par Boulainvilliers. Elle est dans l’édition latine de Leipsick. Émile Saisset a traduit, je crois, L’Éthique. Il faut lire cela. L’article de Mme Coignet, dans la Revue de Paris, était bien insuffisant. Oui, il faut lire Spinoza. Les gens qui l’accusent d’athéisme sont des ânes. Goethe disait : « Quand je me sens troublé, je relis L’Éthique. » Il vous arrivera peut-être, comme à Goethe, d’être calmée par cette grande lecture. J’ai perdu, il y a dix ans, l’homme que j’ai le plus aimé au monde, Alfred Le Poittevin. Dans sa maladie dernière, il passait ses nuits à lire Spinoza.

Je n’ai jamais connu personne (et je connais bien du monde) d’un esprit aussi transcendantal que cet ami dont je vous parle. Nous passions quelquefois six heures de suite à causer métaphysique. Nous avons été haut, quelquefois, je vous assure. Depuis qu’il est mort, je ne cause plus guère avec qui que ce soit, je bavarde ou je me tais. Ah ! quelle nécropole que le cœur humain ! Pourquoi aller aux cimetières ? Ouvrons nos souvenirs, que de tombeaux !

Comment s’est passée votre jeunesse ? La mienne a été fort belle intérieurement. J’avais des enthousiasmes que je ne retrouve plus, hélas ! des amis qui sont morts ou métamorphosés. Une grande confiance en moi, des bonds d’âme superbes, quelque chose d’impétueux dans toute la personne. Je rêvais l’amour, la gloire, le Beau. J’avais le cœur large comme le monde et j’aspirais tous les vents du ciel. Et puis, peu à peu, je me suis racorni, usé, flétri. Ah ! je n’accuse personne que moi-même ! Je me suis abîmé dans des gymnastiques sentimentales insensées. J’ai pris plaisir à combattre mes sens et à me torturer le cœur. J’ai repoussé les ivresses humaines qui s’offraient. Acharné contre moi-même, je déracinais l’homme à deux mains, deux mains pleines de force et d’orgueil. De cet arbre au feuillage verdoyant je voulais faire une colonne toute nue pour y poser tout en haut, comme sur un autel, je ne sais quelle flamme céleste… Voilà pourquoi je me trouve à trente-six ans si vide et parfois si fatigué ! Cette mienne histoire que je vous conte, n’est-elle pas un peu la vôtre ?

Écrivez-moi de très longues lettres. Elles sont toutes charmantes, au sens le plus intime du mot. Je ne m’étonne pas que vous ayez obtenu un prix de style épistolaire. Mais le public ne connaît pas ce que vous m’écrivez. Que dirait-il ? Gardez-moi toujours une bonne place dans votre cœur et croyez bien à l’affection très vive de celui qui vous baise les mains.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 10 novembre 1857.

Lorsque vous m’écriviez, je songeais à vous écrire ; non, Monsieur et ami, votre long silence peut me faire de la peine, mais jamais me priver du plaisir de m’entretenir avec vous. Je sais combien vous êtes occupé et puis vous êtes si supérieur à moi sous tous les rapports que je suis loin d’exiger une réciprocité de correspondance ; c’est déjà beaucoup que vous veuillez me lire. Avec une intelligence si puissante, trop puissante peut-être, vous n’êtes pas heureux ! heureux du moins par les jouissances intérieures que donne la création d’une œuvre dans laquelle on vit, tandis que les autres admirent votre talent, vous seul n’êtes pas content ! cela est triste, car alors rien ne doit vous satisfaire. Vous me dites : heureux qui ne veut pas l’impossible, c’est le plus cruel tourment ! et pourtant c’est justement parce qu’une chose est impossible que vous la voulez, s’il en était autrement, vous la dédaigneriez. Je suis persuadée que votre premier chapitre de roman est bon, laissez un peu reposer votre imagination, relisez-le et vous serez content. Il y a chez vous fatigue de tête, vous ne pouvez en ce moment vous juger vous-même. Vous appartenez tout entier à l’art, comment n’en souffririez-vous pas ! à qui se donne n’importe à qui ou à quoi, ce sort est réservé, car on perd son indépendance, on ne s’appartient plus ! Je vous aurais écrit depuis longtemps, mais je ne savais si vous étiez encore à la campagne, vous y êtes seul, je ne sais si cela convient à la disposition de votre âme, quoique cette solitude vous plaise. Oui, cette saison m’impressionne toujours vivement, j’éprouve des tristesses infinies, en voyant mourir la nature, je souffre et je meurs avec elle. Je serais étonnée que vous n’ayez pas le spleen, votre âme est une de celles qui non seulement ne peuvent accepter l’état social, mais encore que rien en cette vie ne peut satisfaire. Il est naturel de désirer sortir de ce monde où tout nous blesse, où rien ne peut nous rendre heureux ! Voilà pourquoi je tourne mes regards vers une autre existence, puisque j’ai renoncé à tout en celle-ci. Là encore il y a bien des déceptions, des craintes, des doutes, et comme vous le dites, il n’est pas facile de rester toujours si haut placé. Enfin, il est bien établi qu’ici-bas, rien ne nous suffit, alors où irons-nous chercher ce plus, ce mieux que nous désirons. Je crois en Dieu, en l’immortalité de l’âme, mais quelle sera cette existence future ! La foi, la raison, le sentiment me donnent à cet égard des convictions inébranlables, mais la certitude je ne l’ai pas, ni moi, ni personne, car la certitude repose sur un fait accompli, et je ne puis l’avoir sans mourir. Vous dites que nous aimons nos douleurs, dites plutôt que nous sommes faits de telle sorte que nous ne pouvons vivre sans elles, il nous faut souffrir n’importe comment, les mieux doués souffrent le plus. Ces souffrances doivent pourtant avoir un but, est-ce une expiation ou une épreuve ! En lisant le procès Lemaire, je pensais à J. Reynaud qui prétend que les âmes arrivent sur la terre plus ou moins coupables. Ce Lemaire, de nature si sanguinaire, vient à l’appui du système de J. Reynaud. On va condamner sans doute cet homme à la peine capitale et peut-être que s’il eût été élevé et placé dans un milieu différent, ses instincts mauvais eussent été corrigés. Je ne puis accepter ni la peine de mort, ni les peines éternelles, je me soumets, mais je n’adhère pas. J’ai vu Béranger à Tours, c’était un homme de bien. Je suis de votre avis, ses chansons grivoises ne peuvent être mises aux mains de personne. Les autres sont remplies de bonnes pensées, mais écrivant pour le peuple il a dû emprunter une forme vulgaire pour en être compris. Les hommes rendus à sa manière ne sont que l’expression de souvenirs, de regrets du passé, en haine du présent. On a besoin d’admirer quelqu’un ou quelque chose, on se prend à tout parce que tout manque. Je crois comme vous que la postérité oubliera bien vite Béranger, on y pense maintenant un peu par désœuvrement. En lisant ce qu’en dit Lamartine, j’ai été frappée du peu de convictions politiques de ces deux hommes, surtout Lamartine ! Je tâcherai d’avoir la biographie de Spinoza dont le caractère m’est sympathique ! Lui aussi souffrait, mais du moins il était tranquille dans ses convictions ! Heureux qui peut vivre et mourir pour un sentiment ou une idée ! Ce que vous me dites de votre amitié pour un homme que vous avez perdu il y a dix ans, m’a vivement touchée. Je vous comprends, je trouve là votre cœur, ce n’est plus le littérateur, c’est l’homme sensible et aimant, mais cet ami qui vit toujours en vous, croyez-vous qu’il ne comprend plus, qu’il ignore, qu’il ne partage pas vos souffrances ; non, deux âmes ne peuvent être désunies même par la mort, interrogez votre cœur et il vous répondra, votre ami sait maintenant ce que nous ignorons, il a la solution du grand mystère, il est plus avancé que nous sur la route qui conduit à Dieu. Oui, notre cœur est plein de souvenirs qui s’adressent non seulement à des personnes, mais à des sentiments morts, c’est là le plus triste de tout ! Ma jeunesse s’est passée en illusions et en déceptions. J’avais et j’ai encore le caractère romanesque, le plus malheureux de tous, dit, avec raison, G. Sand. Je pense encore avec Rousseau que le pays des chimères est le seul digne d’être habité ! Je tâche de garder quelques illusions et pour cela je ne vois les personnes et les choses que de loin ! Je vous retrouve encore dans ce mot sorti de votre cœur : Oh, je n’aime personne ! et c’est là votre malheur, car on ne peut s’aimer soi-même que par rapport aux autres, et pourtant vu, sans illusion, personne ne mérite d’être aimé ! cela est vrai, trop vrai ! et je crains bien que vous n’ayez avant moi reconnu cette vérité ! Que faire alors ? Se tromper soi-même, ou aimer les gens tels qu’ils sont ! Cela peut-il bien suffire à une âme comme la vôtre ? Quoi qu’il en soit, aimez quelqu’un ou quelque chose, cela vous fera du bien. Oui, votre histoire est un peu la mienne, mais moi, je ne sais rien, on ne m’a rien appris, je voudrais apprendre, je suis passionnée pour l’art, mais lorsque j’écris, je suis mon idée, mon impression, et le savoir me manque. Écrire des romans ne serait pas de mon goût, je voudrais écrire des ouvrages sérieux, philosophiques et je ne sais rien, le pouvoir et la volonté se combattent. Je ne sais pas si vous ferez mieux que Madame Bovary, cela me semble impossible ; il y a un an que j’ai lu ce livre et je me sens aussi triste à cet anniversaire qu’à celui d’une femme aimée que j’aurais vu mourir. Les éloges de la presse entière et ceux de G. Sand ont dû vous satisfaire. Je suis heureuse d’avoir été une des premières à comprendre et à admirer votre roman. J’attends celui que vous écrivez, suivez votre inspiration, allez toujours, ne vous occupez pas tant de la forme puisque vous avez l’idée. Je désire bien vous voir, mais je voudrais que vous ne me vissiez pas. Je suis très vieille, j’eus 57 ans la veille de la Toussaint. Je suis dix fois plus vieille que mon âge et malade et triste, maussade, déplaisante de caractère. Vous parlez des gros souliers de Béranger, que diriez-vous donc avec vos goûts aristocratiques, si vous me voyiez mal vêtue, plus mal qu’une servante, habitant une ferme sale, en désordre, puis ma communauté toujours en guerre, la part trop petite pour chacun, vous trouveriez bien de l’ennui. J’aurais encore mille choses à vous dire, combien vous êtes bon de m’aimer un peu. Ah ! que j’en suis reconnaissante. Je vous aime bien aussi, mon fils ! Votre lettre m’a fait grand bien. Adieu, je vous écrirai bientôt, votre amie dévouée.

M.-S. LEROYER DE CHANTEPIE.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, début novembre 1857.]

Es-tu mort ? ou malade ? Si je ne reçois pas un mot de ta Seigneurie cette semaine je te fais afficher ! un neveu perdu !

Théo part-il pour la Russie ? Dis-le-moi que je lui envoie un petit mot d’adieu.

Quant à toi tu n’en auras pas plus long. Tu es un monstre indigne de la tendresse de ton oncle.

À CHARLES-EDMOND

Croisset, mardi soir. [17 novembre 1857.]

Mon cher Ami,

Mon affaire aura (je crois ?) pour titre Salammbô, roman carthaginois. C’est le nom de la fille d’Hamilcar, fille inventée par votre serviteur.

Mais je ne sais pas quand je vous donnerai le numéro un. Ça ne va pas du tout. Je suis malade, moralement surtout, et si vous voulez me rendre un éminent service, ce serait de ne pas plus parler de ce roman que s’il ne devait pas exister.

Si je le fais, il sera pour vous, puisque je vous l’ai promis. Il y en a un chapitre d’écrit. C’est détestable. Je me suis engagé, j’en ai peur, dans une œuvre impossible… Est-il indispensable que vous l’annonciez ? En ne disant rien, songez, cher ami, que vous m’épargnerez un ridicule, si je renonce à cette œuvre par impossibilité de l’exécuter, ce qui est bien possible.

Voyons, soyez généreux ; ne parlez pas du Flaubert.

En tout cas, je serai à Paris vers le 20 du mois prochain. Attendez jusque-là, je vous en prie. Qui vous talonne ?

À bientôt donc, et croyez-moi, nonobstant mes embêtements, le vôtre qui vous serre la main très fort.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, vers le 20 novembre 1857.]

Ah ! je suis foutu, mon cher ami, foutu !

Je t’avais envoyé un petit mot parce qu’il m’ennuyait de ton aimable individu. Mais quant à t’écrire longuement je n’en ai pas la force. Je suis sérieusement malade. – Au moral. (Ce n’est pas la première fois que pareille chose m’arrive.) Si on te parle de moi, tu peux même dire que je vais bien. Il est inutile de divulguer mes infirmités.

Sache donc que depuis un mois je suis dans une impossibilité complète d’écrire. Je ne peux pas trouver un mot. Je m’embête horriblement. – Et je regarde mon feu brûler. Voilà.

Je suis puni, de m’être mis comme un imbécile à vouloir tout de suite écrire un livre, avant de l’avoir suffisamment porté dans le ventre.

Je t’assure que je ne suis pas gai.

Théo part-il pour la Russie ? Tu auras l’honneur de me voir dans un mois. – Et ne me parle pas de Carthage. Ça me désole.

Tu es un heureux bougre, toi, et je t’envie

et t’embrasse.

 

Écris-moi de longuissimes épîtres si tu en as le temps. Ça me distraira.

À SA NIÈCE CAROLINE

[Croisset,] mardi soir. [24 novembre 1857.]

Ma chère petite Caroline,

J’ai beaucoup de compliments à t’adresser. Il n’y avait pas dans ta dernière lettre une seule faute d’orthographe. Et je l’ai trouvée rédigée comme par un notaire. Écris-m’en toujours de pareilles. Tu me feras grand plaisir.

Comment vas-tu, mon pauvre loulou ? Qu’il y a longtemps que nous ne nous sommes vus ! Mes joues, depuis que tu n’es plus là, augmentent et durcissent. Car elles n’ont plus personne pour les pétrir et les amollir à force de bécots.

Je ne manquerais pourtant pas d’occasions si je voulais, car M. Huault est, depuis que vous êtes parties, venu deux fois. La dernière était hier. Il est arrivé à onze heures du matin, dans l’intention de passer toute la journée. Il venait exprès « pour me distraire ». On lui a dit que j’étais parti à Paris, alors il s’est rabattu sur Baptiste qui ne lui a pas même offert un verre de cidre. – Il est parti à jeun et, je crois, peu content de l’hospitalité.

Il s’est beaucoup informé de toi.

Je n’ai vu aucune de tes amies, ni ces demoiselles Raymond, ni Palmyre, ni Hortense. Mais je sais qu’elles vont bien. Mme Fiphareaux, qui s’obstine à rester sous les arbres, est un peu enrhumée à cause des feuilles jaunes qui lui tombent sur la tête. Elle toussote. Je crains pour sa poitrine.

On n’a pas retiré les inscriptions sur papier bleu que tu avais mises au coin des allées. Et quand je me promène après mon déjeuner, je vois la rue Verte sous le figuier et les Champs-Élysées contre le mur du père Defodon.

Le père Jean a demandé à Narcisse de lui donner un bouquet de fleurs pour en faire cadeau aux commis de la barrière, afin de s’attirer leur bienveillance. Narcisse, qui déteste l’autorité, a refusé.

Il prétend que Julie lui fait perdre la tête. Elle se fait tant servir qu’il en deviendra fou. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’autre jour, pour partir par le bateau à 9 heures, elle l’avait réveillé dès cinq pour lui faire son café au lait, et surveiller le passage de la vapeur.

Tu diras à ta bonne maman que dans ma prochaine lettre je lui parlerai du ménage.

Te conduis-tu bien ? es-tu bonne et obéissante ?

Adieu, mon pauvre Carolo, embrasse bien ta grand-mère pour moi et embrasse-toi toi-même de ma part.

Ton vieux bonhomme d’oncle.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] mardi soir. [24 ? novembre 1857.]

Aimable Neveu,

Tu es bien gentil de m’avoir envoyé de bonnes paroles dans ma détresse. Ça ne va pas encore très raide, mais ça va mieux, les douleurs névralgiques que j’avais dans la tête sont parties, l’intellect va (espérons-le) s’en ressentir.

Enfin, j’ai fini tant bien que mal mon premier chapitre, je prépare le second. J’ai entrepris une fière chose, ô mon bon, une fière chose, et il y a de quoi se casser la gueule avant d’arriver au bout. N’aie pas peur, je ne calerai pas. Sombre, farouche, désespéré, mais pas couillon. Mais pense un peu, intelligent neveu, à ce que j’ai entrepris : vouloir ressusciter toute une civilisation sur laquelle on n’a rien !

Comme c’est difficile de faire à la fois gras et rapide ! il le faut pourtant. Dans chaque page, il doit y avoir à boire et à manger, de l’action et de la couleur.

Daigne m’entendre un peu. Voici mes plans : Bouilhet doit être ici le 10, nous avons à travailler ensemble pendant une huitaine ; j’orne la capitale de ma présence. Patience, impétueux jeune homme !

Et, sacré nom de Dieu, envoie-moi les articles que tu publies maintenant dans La Presse. J’attends tout en masse dimanche prochain ; n’est-ce pas le jour où le dernier numéro doit paraître ?

À bientôt. Travaille raide et invoque Apollon (ou plutôt Eschmoûn) en ma faveur ! Comme ça embêtera le public ! j’en tremble d’avance, car il a quelquefois raison de s’embêter.

Théo ne s’en va pas en Russie, j’en étais à peu près sûr ; j’en suis content pour moi (qui aurai sa compagnie cet hiver), mais fâché pour lui.

Adieu, cher vieux.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, fin novembre 1857.]

Grand Homme,

Attends-tu que je te fasse une critique détaillée de tes trois articles ? Ce serait trop long, mon bon. Qu’il te suffise de savoir qu’ils m’ont extrêmement botté. Je me permettrai seulement, de vive voix, de te faire observer quelques légères taches comme « piquant détail », etc. Mais comme je suis le seul mortel à qui ces choses déplaisent, c’est peu important. Je crois que tu as tiré de la chose tout ce qu’elle comportait. Voilà l’essentiel. Et puis tu soutiens les principes, tu es un brave. Merci, mon cher monsieur.

Ne te flatte pas, aimable neveu, de l’espoir d’entendre les aventures de mademoiselle Salammbô. Non, mon bichon, cela me troublerait ; tu me ferais des critiques qui m’embêteraient d’autant plus qu’elles seraient justes. Bref, tu ne verras cela que plus tard, quand il y en aura un bon bout de fait ! À quoi bon d’ailleurs te lire des choses qui probablement ne resteront pas ? Quel chien de sujet ! je passe alternativement de l’emphase la plus extravagante à la platitude la plus académique. Cela sent tour à tour le Pétrus Borel et le Jacques Delille. Parole d’honneur ! j’ai peur que ce ne soit poncif et rococo en diable. D’un autre côté, comme il faut faire violent, je tombe dans le mélodrame. C’est à se casser la gueule, nom d’un petit bonhomme !

La difficulté est de trouver la note juste. Cela s’obtient par une condensation excessive de l’idée, que ce soit naturellement, ou à force de volonté, mais il n’est pas aisé de s’imaginer une vérité constante, à savoir une série de détails saillants et probables dans un milieu qui est à deux mille ans d’ici. Pour être entendu, d’ailleurs, il faut faire une sorte de traduction permanente, et quel abîme cela creuse entre l’absolu et l’œuvre !

Et puis, comme le bon lecteur « Françoys » qui « veut être respecté » a une idée toute faite sur l’antiquité, il m’en voudra de lui donner quelque chose qui ne lui ressemblera pas, selon lui. Car ma drogue ne sera ni romaine, ni latine, ni juive. Que sera-ce ? Je l’ignore. Mais je te jure bien, de par les prostitutions du temple de Tanit, que ce sera« d’un dessin farouche et extravagant », comme dit notre père Montaigne. C’est bien vrai, ce que tu écris sur lui.

Adieu, mon cher vieux. Relis et rebûche ton conte. Laisse-le reposer et reprends-le, les livres ne se font pas comme les enfants, mais comme les pyramides, avec un dessin prémédité, et en apportant des grands blocs l’un par-dessus l’autre, à force de reins, de temps et de sueur, et ça ne sert à rien ! et ça reste dans le désert ! mais en le dominant prodigieusement. Les chacals pissent au bas et les bourgeois montent dessus, etc. ; continue la comparaison.

Mille tendresses.

 

La première chose que je ferai à Paris sera d’entendre ton histoire. À peine débarqué je me ruerai dans ton domicile avant même de me livrer à aucun de ces actes obscènes que l’indécence ordonne de nommer et la nature d’accomplir.

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset,] samedi, 12 décembre 1857.

Je ne veux pas partir pour Paris avant de vous écrire, chère Demoiselle. Car ne croyez pas que votre correspondance ne me soit très précieuse. J’y tiens essentiellement et ne voudrais point qu’elle fût interrompue.

J’ai été assez mal depuis ma dernière lettre. J’ai entrepris un maudit travail où je ne vois que du feu et qui me désespère. Je sens que je suis dans le faux, comprenez-vous ? et que mes personnages n’ont pas dû parler comme cela. Ce n’est pas une petite ambition que de vouloir entrer dans le cœur des hommes, quand ces hommes vivaient il y a plus de deux mille ans et dans une civilisation qui n’a rien d’analogue avec la nôtre. J’entrevois la vérité, mais elle ne me pénètre pas, l’émotion me manque. La vie, le mouvement, sont ce qui fait qu’on s’écrie : « C’est cela », bien qu’on n’ait jamais vu les modèles ; et je bâille, j’attends, je rêvasse dans le vide et je me dépite. J’ai ainsi passé par de tristes périodes dans ma vie, par des moments où je n’avais pas une brise dans ma voile. L’esprit se repose dans ces moments-là ! Mais voilà bien longtemps que ça dure. N’importe, il faut prendre son mal en patience, se rappeler les bons jours et les espérer encore.

Ce que vous me dites de Béranger est bien ce que j’en pense ! Mais, à ce propos, pour qui me prenez-vous ? Croyez-vous que je regarde plutôt à la chaussure qu’au pied, et au vêtement qu’à l’âme ? « Mes goûts aristocratiques » me font sentir et aimer tout ce qui est beau, à travers tout, soyez-en sûre. Il y a une locution latine qui dit à peu près : « Ramasser un denier dans l’ordure avec ses dents. » On appliquait cette figure de rhétorique aux avares. Je suis comme eux, je ne m’arrête à rien pour trouver l’or. Et d’abord, je ne crois pas à tout ce que vous m’écrivez de défavorable sur votre compte. D’ailleurs, quand ce serait, je ne vous en aime pas moins.

Ne me placez pas non plus si haut (dans la sphère impassible des esprits). J’ai au contraire beaucoup aimé dans ma vie et on ne m’a jamais trahi ; je n’ai à importuner la Providence d’aucune plainte. Mais les choses se sont usées d’elles-mêmes. Les gens ont changé, et moi je ne changeais pas ! Mais à présent, je fais comme les choses. Je vais chaque jour me détériorant, et la confiance en moi, l’orgueil de l’idée, le sentiment d’une force vague et immense que l’on respire avec l’air, tout cela décline peu à peu.

C’est ce soir que je prends 36 ans. Je me rappelle plusieurs de mes anniversaires. Il y a aujourd’hui huit ans, je revenais de Memphis au Caire, après avoir couché aux Pyramides. J’entends encore d’ici hurler les chacals et les coups du vent qui secouait ma tente.

J’ai l’idée que je retournerai plus tard en Orient, que j’y resterai et que j’y mourrai. J’ai d’ailleurs, à Beyrouth, une maison toute prête à me recevoir. Mais je n’en finirais plus si je me mettais à vous parler des pays du soleil. Ce serait trop long. Causons d’autre chose.

Voilà plusieurs fois que vous me parlez de Jean Reynaud ; je trouve, comme vous, son livre un fort beau livre. Seulement, il a fait son théologien bien complaisant. La forme dialoguée est mauvaise. Elle était peut-être même impossible. Je trouve le tout un peu long. Quant à son explication des peines et des récompenses, c’est une explication comme une autre, c’est-à-dire qu’elle n’explique rien. Qu’est-ce qu’un châtiment dont n’a pas conscience l’être châtié ? Si nous ne nous rappelons rien des existences antérieures, à quoi bon nous en punir ? Quelle moralité peut-il sortir d’une peine dont nous ne voyons pas le sens ?

Avez-vous lu les Études d’histoire religieuse de Renan ? Procurez-vous ce livre, il vous intéressera.

Pourquoi ne donnez-vous pas cours, sur le papier, à vos idées ? Écrivez donc ! quand ce ne serait que pour votre santé physique.

Vous me dites que je fais trop attention à la forme. Hélas ! c’est comme le corps et l’âme ; la forme et l’idée, pour moi, c’est tout un et je ne sais pas ce qu’est l’un sans l’autre. Plus une idée est belle, plus la phrase est sonore ; soyez-en sûre. La précision de la pensée fait (et est elle-même) celle du mot.

Si je ne peux rien aligner maintenant, si tout ce que j’écris est vide et plat, c’est que je ne palpite pas du sentiment de mes héros, voilà. Les mots sublimes (que l’on rapporte dans les histoires) ont été dits souvent par des simples. Ce qui n’est nullement un argument contre l’Art, au contraire, car ils avaient ce qui fait l’Art même, à savoir la pensée concrétée, un sentiment quelconque, violent, et arrivé à son dernier état d’idéal. « Si vous aviez la foi, vous remueriez des montagnes » est aussi le principe du Beau. Ce qui peut se traduire plus prosaïquement : « Si vous saviez précisément ce que vous voulez dire, vous le diriez bien. » Aussi n’est-il pas très difficile de parler de soi, mais des autres !

Eh bien ! je crois que jusqu’à présent on a fort peu parlé des autres. Le roman n’a été que l’exposition de la personnalité de l’auteur et, je dirais plus, toute la littérature en général, sauf deux ou trois hommes peut-être. Il faut pourtant que les sciences morales prennent une autre route et qu’elles procèdent comme les sciences physiques, par l’impartialité. Le poète est tenu maintenant d’avoir de la sympathie pour tout et pour tous, afin de les comprendre et de les décrire. Nous manquons de science, avant tout ; nous pataugeons dans une barbarie de sauvages : la philosophie telle qu’on la fait et la religion telle qu’elle subsiste sont des verres de couleur qui empêchent de voir clair parce que : 1° on a d’avance un parti pris ; 2° parce qu’on s’inquiète du pourquoi avant de connaître le comment ; et 3° parce que l’homme rapporte tout à soi. « Le soleil est fait pour éclairer la terre. » On en est encore là.

Je n’ai que la place de vous serrer les mains bien affectueusement.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] samedi. [12 décembre 1857.]

Toi aussi ! cher neveu, embêté par la littérature ! Je te plains, si tu es dans les mêmes états que ton oncle. Je ne fais plus rien, ce qui vaut mieux que de faire mal. Je me suis arrêté parce que je sentais que j’étais dans le faux. La psychologie de mes bonshommes me manque, j’attends, et je soupire.

Je serai à Paris mardi ou mercredi de l’autre semaine, la veille de Noël au plus tard. Va te délasser dans ton château préalablement, ou après. Dès que je serai à Paris, je serai complètement à ta disposition, tu me liras ton histoire, en plusieurs fois ou tout d’un coup, ça m’est égal, dussions-nous faire une séance de XV heures, ce qui serait plus solennel.

J’attends Bouilhet demain. Nous allons, je crois, passablement gueuler pendant huit jours, ça me remontera peut-être, j’en ai besoin.

Quelle sacrée idée j’ai eue de vouloir écrire un livre sur Carthage ! les descriptions passent encore ; mais le dialogue, quelle foirade !

Pour me remonter le moral, je vais me livrer, dans le sein de la capitale, à des débauches monstrueuses, ma parole d’honneur ! j’en ai envie. Peut-être qu’en me fourrant quelque chose dans le c…, ça me ferait b… le cerveau. J’hésite entre la colonne Vendôme et l’obélisque. Je ris, mais je ne suis pas gai. J’ai déjà, il est vrai, passé par des époques pareilles, et je ne m’en trouvais que plus vert ensuite. Mais ça dure trop ! ça dure trop !

Adieu, vieux, bon courage !

À JULES DUPLAN

[Paris, 19 décembre 1857.]

Mon Bon,

Je suis ici. La Capitale est derechef embellie par ma présence.

Venez demain, dimanche, comme de coutume, embrasser

Votre vieux.

Samedi 19 décembre.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 21 décembre 1857.

Vous êtes bien aimable, cher Monsieur et ami, de m’avoir donné un souvenir avant votre départ ; combien je suis reconnaissante de cette preuve d’amitié de vous à moi, qui me sens si inférieure sous le rapport de l’intelligence et du savoir ! Non sous celui du cœur, car je vous aime bien et suis très sensible à l’estime que vous voulez bien m’accorder. Je voulais vous écrire lorsque j’ai reçu votre lettre, je pensais que vous étiez souffrant, et je vois que je ne me trompais pas. Je crois que la solitude et l’excès de la pensée ont dû amener cette fatigue que je comprends et dont vous vous plaignez. Je suis sûre que vous êtes mieux à cette heure, vous aviez besoin de revoir Paris. Sans doute, il est difficile de vivre dans le cœur et l’âme d’hommes placés dans un milieu si étranger au nôtre. Il y a pourtant des hommes morts depuis deux mille ans dont le caractère nous est aussi sympathique que si nous les avions connus ! Ainsi, Origène a toutes mes idées. Mais faire agir, parler, sentir, créer des êtres qui ont vécu, mais qu’il faut ressusciter, c’est plus difficile que de les créer entièrement. Les romans empruntés à l’antiquité ont quelque chose qui nous reste étranger, voyez Évenor de G. Sand. J’ai pourtant copié la prière de Leucippe que je dis tous les jours. Vous avez raison, sentir vivement inspire ! J’ai vu des gens simples sachant à peine écrire qui dans leurs grandes douleurs m’écrivaient des lettres éloquentes. Je crois que vous ferez aussi bien, mais jamais mieux que Madame Bovary, tous ceux qui l’ont lue ne cessent de m’en parler comme d’une personne vivante et d’un événement vrai ! C’est là le sublime de l’auteur, et pour moi, de ma vie, je n’ai rien lu de pareil. Je me réjouis de lire votre œuvre nouvelle ! Vous n’avez pas eu à vous plaindre, dites-vous, les choses se sont usées d’elles-mêmes. Hélas ! c’est là le grand malheur de tout en ce monde ! Je me demande, en attendant que le progrès fasse de la terre un Éden, que la misère, l’ignorance, n’existent plus, et je l’espère. Mais enfin, parvenus à ce degré de perfection et de bonheur, ne faudra-t-il pas toujours changer, souffrir, vieillir, se séparer, mourir ! et si nous ne pouvons attendre avec certitude une vie meilleure, la création n’est-elle pas un acte de barbarie ! eh quoi ! créer des êtres pour les vouer à la souffrance et à la mort, et dans quel but ! nécessairement, ceci n’est qu’une phase de l’existence ! mais l’incertitude de ce qui doit succéder suffit à rendre à jamais inquiet et malheureux ! eh quoi, vivre pour travailler, se nourrir, avoir des enfants qui continueront vos misères, penser, écrire pour laisser de son âme une trace bien vite effacée, mais à quoi tout cela sert-il ? et si tout est inutile pourquoi naître, n’avons-nous donc qu’à nous coucher et mourir ? Je vois ma vie perdue, je n’ai fait que souffrir depuis que j’existe et que vais-je trouver après ! où est mon salaire pour un si rude labeur ! Je ne crains pas les peines éternelles, mais la souffrance, l’absence de Dieu ; sans mes croyances catholiques, je serais bien en repos, je me sens en paix devant Dieu, mais les observances de la confession, de la communion m’épouvantent et sont un incessant sujet de crainte et de terreur. Je suis de votre avis, la forme dialoguée du livre de J. Reynaud ne vaut rien, mais quelle admirable peinture de Dieu, quelle hypothèse consolante, car là, du moins, le travail trouve salaire, et la régénération est le but final, comme dans Origène. Je suis, comme vous, choquée de l’interruption d’existence, c’est-à-dire de ce qui a précédé, on dirait que ces existences sont coupées par le néant, mais aussi cela explique les différences de natures et de positions en ce monde. J’ai souvent cherché la raison de mes maux immérités, et je me suis demandée avec effroi si je n’avais pas commis quelque faute inconnue dans une existence antérieure. J. Reynaud a bien senti le défaut de son système, aussi dit-il qu’au but final, nous aurons la vue claire et consciente de toutes nos existences et que nous serons tous réunis dans un bonheur incessant et progressif ; au reste, rien ne me satisfait pleinement. Je trouve les philosophes absurdes ; au milieu de quelques idées lumineuses, ils abdiquent trop le sentiment et ne lui laissent aucune place. Tout cela est désespérant ! Vous étiez au Caire pour votre anniversaire ! hélas, tous les miens m’apportent une peine de plus, mes regrets ne s’adressent qu’à un temps moins mauvais dans le passé, comparé au présent ! Vous me paraissez regretter l’Orient, mais ne regrette-t-on pas toujours ce qu’on perd, n’a-t-on pas toujours le dégoût et l’ennui de ce qu’on possède. Vous me dites qu’il ne sort aucune moralité d’une peine dont on ignore le motif, mais connaissons-nous la cause de celles qui nous sont affligées ! et des peines éternelles sans but final ne sont-elles pas encore bien plus injustes ! Je n’ai point lu les Études de Renan, je les lirai ! Vous me dites que pour vous la forme et le fond ne sont qu’un en littérature, mais je préfère l’idée, comme l’âme au corps. On peut tout comprendre, mais avoir de la sympathie pour tout et pour tous est impossible, et pourtant l’écrivain doit vivre dans ses personnages. Que dites-vous des entretiens de Lamartine ? sauf quelques pages, je les trouve bien vides de sentiments et d’idées ! Vous me dites d’écrire, oui, j’écris de petites nouvelles pour de petits journaux, tout cela m’intéresse peu. Je voudrais savoir et pouvoir ! Je vous dirai que mon filleul que j’ai élevé comme mon fils a fait un mariage déplorable ; il a épousé une ouvrière sans esprit, ni éducation, ne sachant même pas lire. Elle est près d’accoucher, ils n’ont rien tous deux, ni domicile, ni mobilier, j’ai été obligée d’acheter jusqu’aux vêtements de la mariée. Mon filleul est à Nantes où il gagne 50 [sic] par mois et encore il va être renvoyé. Mon revenu qui déjà ne suffisait pas ! J’avais élevé Édouard comme mon fils, je ne puis pourtant pas le laisser mourir de faim, ni sa femme et son enfant ! c’est un ennui de plus ! J’habite toujours la campagne, voilà ma vie, je dors peu, je m’éveille avant jour, je prie Dieu, je pense, puis on se lève dans la maison, je lis au jour, on m’apporte mon thé, on me lit les journaux jusqu’à onze heures, je me lève, j’écris, je fais des prières, puis je quitte ma chambre ; on dîne tous ensemble, après on me lit encore un journal, ensuite on me fait une heure de musique, puis on joue une heure ou deux au boston, les autres soupent, je file de la laine pendant ce temps-là, je donne la nourriture à mes chiens. À 9 heures, je prends du thé, je reviens dans ma chambre, je prie Dieu, on me lit encore jusque vers onze heures. Cette vie monotone n’est variée que par de rares visites et quelques promenades dans la campagne ou à la ville. Dans tout cela, je me sens bien seule. L’absence de jouissances artistiques est ma grande peine, c’est presque mon seul intérêt dans la vie. Au moment où je vous écris, je commence une migraine nerveuse, j’en ai souvent pendant plusieurs jours qui me mettent à la mort. J’en suis d’autant plus tourmentée qu’on attend Mme Ugalde, et j’ai tant le désir de l’entendre que j’en ai rêvé et depuis hier j’en suis malade de peur de manquer ce rare plaisir ! Je suis si malheureuse en tout. Il y a deux ans que je manquai ainsi une représentation de l’Alboni. Cela vous étonne, mais songez que je n’ai jamais rien vu, rien entendu, que je vis solitaire et que le théâtre est ma vie, mon champ d’asile, mon palladium contre les maux de la vie. Adieu, Monsieur et ami, pensez un peu à moi, et croyez que vous êtes présent à ma pensée et que mon amitié pour vous est inaltérable. Je n’ai que la force de me dire votre amie dévouée

MARIE-S. LEROYER DE CHANTEPIE.

À EUGÈNE CRÉPET [?]

[Paris,] mardi matin. [22 décembre 1857 ?]

Je vous remercie bien, mon cher ami, de vous être dérangé pour moi. Mais ne vous tourmentez pas pour M. Baudelaire. Je l’ai vu hier au soir moi-même.

Michel Lévy doit aller trouver M. Dennery – et une autre histoire va peut-être s’engager à la Porte-Saint-Martin.

À dimanche, n’est-ce pas ? En attendant, mille poignées de main, de votre.

 

Néanmoins, informez-vous auprès de Boyer – dont je ne me rappelle plus l’adresse.

Apportez-moi le livre de Taine, je vous prie.

À AGLAÉ SABATIER

[Paris,] samedi, 6 heures. [1857-1858 ?]

Chère Présidente,

Vous êtes bonne comme le Petit Manteau Bleu, charmante comme Cypris et cordiale comme le meilleur des amis.

Donc, je me regarde désormais comme étant convié à vos festins dominicaux !

Mais je ne pourrai venir demain. J’ai un tas d’embêtements ou, pour employer un mot moins lourd, d’occupations suscitées par le prochain mariage de ma nièce.

J’espère vous aller faire une petite visite un des jours de cette semaine.

Mille tendresses et deux baisers sur vos beaux bras.

À JEANNE DE TOURBEY

[Paris, fin 1857-début 1858 ?]

Chère Madame,

Je viens réclamer les deux places de balcon que vous m’avez fait espérer hier.

C’est pour demain ou tel jour de la semaine prochaine qu’il vous plaira. Mais je dois les porter demain matin.

Donnez-les-moi et gardez-moi dans votre cœur une loge grillée.

À vous, en vous baisant les mains.

À JEANNE DE TOURBEY

[Paris, fin 1857-début 1858 ?]

Il ne suffit pas que vous soyez belle comme une étoile, il faut que vous soyez bonne comme un ange ! Merci mille fois. On vous adore. Quelle indulgence vous avez.

À vous.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 22 janvier 1858.

Bien des jours se sont écoulés, cher Monsieur et ami, depuis que je n’ai eu le plaisir de recevoir de vos nouvelles. Souvent, presque chaque jour j’ai pensé à vous, en me demandant si vous étiez heureux. C’est mon désir sincère, ardent, puisse-t-il être exaucé ! Je ne l’espère guère avec une nature exceptionnelle comme la vôtre, c’est presque impossible. Vous avez changé de milieu et je crois que vous devez en être mieux, la solitude ne convient pas à une imagination aussi puissante ! J’ai vu dernièrement quelqu’un qui s’occupe de littérature et qui habite Paris. Après avoir fait un commun éloge de votre talent comme auteur, on ajouta que vous étiez un des élégants du boulevard et l’homme à la mode le plus recherché de Paris. Cela ne m’étonna point, mais je pensais en moi-même que vous deviez être assez indifférent à la célébrité et aux succès. Vous voulez plus, et mieux, mais ce mieux que les âmes comme la vôtre veulent, cet impossible qui les attire, parce que le possible ne leur suffit pas, où le trouver ? et ne faut-il pas aller le chercher au-delà de cette existence si remplie de misères et d’angoisses. J’ai relu quelque peu Madame Bovary et l’impression a été plus vive encore. Ce livre est d’une vérité saisissante, je suis malade après l’avoir lu, comme si je venais de voir ce drame se passer sous mes yeux ! Ah ! c’est trop bien, le portrait ressemble trop, c’est trop vrai ! et votre roman en composition, où en est-il ? Je l’attends avec impatience ! nous sommes hélas, bien pauvres en littérature, cela est pour moi une véritable famine intellectuelle. Songez qu’un livre est dans ma solitude un événement, et la lecture mon seul plaisir. Je relis Lélia que je sais par cœur et qui me cause toujours une admiration enthousiaste, mon âme s’y voit toute entière, comme on retrouve dans un miroir les traits de son visage. Oui, voilà mes pensées, mes souffrances, ce livre est tout moi-même et il semble que l’auteur ait lu dans mon âme pour me révéler tous les maux dont je souffrais instinctivement, sans pouvoir m’en rendre compte. Je suis toujours sous la funeste influence de mes terreurs religieuses, de mes impossibilités morales. J’en viens parfois à accepter même la souffrance éternelle des angoisses que j’éprouve et qui ne peuvent s’augmenter au-delà de cette vie, que trouverai-je alors, ou plutôt que pourrai-je trouver de plus terrible que ce que j’éprouve ! Craindre la mort, c’est beaucoup, et cependant ce n’est rien comparé à la crainte d’être à jamais rejeté loin de Dieu. C’est pourtant en présence de ce supplice que je vis ! J’habite encore la campagne que je trouve encore moins triste que la ville ; le jour je lis, j’écris, j’oublie et me trouve bien tout le temps que je suis entourée de livres, de paperasses, mais la nuit je souffre beaucoup, les heures de ténèbres, de silence, exercent sur moi une funeste influence. Lorsque je vois briller la dernière étoile, je reprends un peu d’espoir, il me semble que ma mère habite peut-être cette étoile, qu’elle me regarde et me prend en pitié ! elle m’aimait trop sur cette terre pour ne pas m’aimer encore ailleurs. Ah ! lors même que nous aurions le bonheur et la perfection en ce monde, ne faudrait-il pas mourir, se séparer de ceux qu’on aime, et qui pourrait faire oublier cette sentence de mort portée en naissant contre tout ce qui existe. Ah ! si le bonheur final n’était pas le but de la création, elle ne serait qu’un acte de barbarie, une injustice inexplicable. Je suis toujours souffrante et ne quitte pas ma maison. J’ai pourtant entendu deux fois Mme Ugalde et j’en ai été ravie. Songez que le théâtre est mon champ d’asile, je n’existe que là ; on attend Roger qui doit chanter Lucie, mon opéra de prédilection. Je tremble de peur d’être malade, j’en serais désolée et j’ai tant de malheur en tout, que cela m’arrivera peut-être ! mon filleul est marié, il n’a rien, point d’emploi, le voilà tout à l’heure père et sans moyen d’existence. Ce ménage est encore une nouvelle charge pour moi, et pourtant, lorsque je peux donner un peu de bonheur aux autres, j’oublie un peu mes souffrances. Je vous dirai qu’on a mis au concours l’Histoire de la Guerre de Trente Ans, c’est-à-dire un précis. J’ai bien recueilli quelques notes qui me semblent insuffisantes. Ici les libraires n’ont rien de la Guerre de Trente Ans et à la bibliothèque, ils n’ont que l’Histoire de Schiller en 8 volumes, je voudrais un ou 2 volumes au plus. C’est un essai que je fais pour mon plaisir et je ne veux pas me donner trop de peine. Vous qui savez tout, dites-moi dans quel ouvrage je pourrai trouver le précis de cette Guerre de Trente Ans.

Adieu, Monsieur et excellent ami, que pourrais-je faire ici pour vous être agréable. Disposez de moi, je n’ai que la place de me dire votre amie dévouée

M.-S. LEROYER DE CHANTEPIE.

 

Mon médecin, M. Daviers, croit avoir étudié la médecine avec un de vos frères ?

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

Paris, 23 janvier 1858.

Si j’ai tant tardé à vous répondre, chère correspondante, c’est que j’ai été pendant trois semaines fortement indisposé. Moi qui avais jusqu’à présent une constitution d’airain et à qui rien ne faisait, je viens d’attraper une grippe des plus violentes avec accompagnement de maux d’estomac, etc., mais, Dieu merci ! cela est terminé.

J’avais été dans les premiers temps de mon arrivée à Paris sottement occupé par des affaires de théâtre. On voulait faire une pièce avec la Bovary. La Porte-Saint-Martin m’offrait des conditions extrêmement avantageuses, pécuniairement parlant. Il s’agissait de donner mon titre seulement et je touchais la moitié des droits d’auteur. On eût fait bâcler la chose par un faiseur en renom, Dennery ou quelque autre. Mais ce tripotage d’Art et d’écus m’a semblé peu convenable. J’ai tout refusé net et je suis rentré dans ma tanière. Quand je ferai du théâtre, j’y entrerai par la grande porte, autrement non. Et puis, on a assez parlé de la Bovary, je commence à en être las. D’ailleurs elle est déjà sur deux théâtres. Elle figure dans la Revue des Variétés et dans la Revue du Palais-Royal ; deux turpitudes, c’est bien suffisant ! Loin de vouloir exploiter mon succès comme on me le conseillait, je fais tout au monde pour qu’il ne recommence pas ! Le livre que j’écris maintenant sera tellement loin des mœurs modernes qu’aucune ressemblance entre mes héros et les lecteurs n’étant possible, il intéressera fort peu. On n’y verra aucune observation, rien de ce qu’on aime généralement. Ce sera de l’Art, de l’Art pur et pas autre chose.

Je ne sais rien d’une exécution plus difficile. Les gens du métier qui connaissent mes intentions sont effrayés de la tentative. Je puis me couvrir de ridicule pour le reste de mes jours. Quand sera-ce fini ? Je l’ignore. J’ai été depuis cinq mois dans un état moral déplorable, et si j’allais toujours de ce train-là, la chose ne serait pas terminée dans vingt ans.

Il faut absolument que je fasse un voyage en Afrique. Aussi, vers la fin de mars, je retournerai au pays des dattes. J’en suis tout heureux ! Je vais de nouveau vivre à cheval et dormir sous la tente. Quelle bonne bouffée d’air je humerai en montant, à Marseille, sur le bateau à vapeur ! Ce voyage du reste sera court. J’ai seulement besoin d’aller à Kheff (à trente lieues de Tunis) et de me promener aux environs de Carthage dans un rayon d’une vingtaine de lieues pour connaître à fond les paysages que je prétends décrire. Mon plan est fait et je suis au tiers du second chapitre. Le livre en aura quinze. Vous voyez que je suis bien peu avancé. En admettant toutes les chances, je ne puis avoir fini avant deux ans.

Permettez-moi de vous dire que j’ai eu un moment de gaieté ce matin, en lisant une phrase de votre lettre. Moi, « un homme du boulevard, un homme à la mode, recherché » ! Je vous jure qu’il n’en est rien du tout, et si vous me voyiez, vous en seriez bien vite convaincue. Je suis au contraire ce qu’on appelle un ours. Je vis comme un moine ; quelquefois (même à Paris) je reste huit jours sans sortir. Je suis en bonnes relations avec beaucoup d’artistes, mais je n’en fréquente qu’un petit nombre. Voilà quatre ans que je n’ai mis le pied à l’Opéra. J’avais l’année dernière mes entrées à l’Opéra-Comique où je n’ai pas été une fois. La même faveur m’est accordée cet hiver à la Porte-Saint-Martin, et je n’ai pas encore usé de la permission. Quant à ce qu’on nomme le monde, jamais je n’y vais. Je ne sais ni danser, ni valser, ni jouer à aucun jeu de cartes, ni même faire la conversation dans un salon, car tout ce qu’on y débite me semble inepte ! Qui diable a pu vous renseigner si mal ?

Je ne connais sur la guerre de Trente Ans que l’histoire de Schiller. Mais je verrai cette semaine mon ami Chéruel, qui est professeur d’histoire à la Sorbonne ; je ferai votre commission. On a publié dans les Manuels Roret le Manuel du bibliophile. Il est probable que vous trouverez là une liste de livres. Dans Sismondi, Histoire des Français, aux volumes sur Louis XIII et Louis XIV, vous trouverez dans les notes des indications bibliographiques. Car la grande histoire de Sismondi n’est que le résumé de tout ce qui a été publié. Il ne s’est pas servi des sources manuscrites.

Comme j’ai été attendri de ce que vous me dites sur cette dernière étoile que vous regardez dans la nuit ! Je crois vous comprendre et vous aime bien affectueusement.

Je vous baise les deux mains.

À LOUIS BOUILHET

[Paris, 24 janvier 1858.]

[…] Je n’admets aucune observation sur le Desprez, c’est idiot. Ne change pas un mot, pas une virgule. J’ai été indigné quand tu m’as écrit cela… J’aurais bien besoin de toi – et j’attends avec impatience… Carthage va déplorablement. Je me casse la tête pour trouver les détails et n’en trouve pas. Que devenir ? Je deviens triste comme un tombeau. Quelle sacrée idée j’ai eue là !…

À MICHEL LÉVY

[Paris,] jeudi, 3 h[eures].
[28 janvier 1858.]

Mon cher Michel,

Pouvez-vous (et quand même vous ne le pourriez pas, faites-le !) insérer dans L’Entracte l’entrefilet suivant…

À ÉMILE AUGIER

[Paris, début février 1858.]

Mon cher Augier,

J’ai des excuses à vous faire. Bouilhet vient de m’apprendre une chose qui me chagrine. La réclame que j’avais fait insérer dans L’Entracte par Lévy n’avait d’autre but que : de démentir ce bruit : « La pièce de Bouilhet ne sera pas jouée cette année. » Si j’avais su qu’elle eût pu vous nuire en quoi que ce soit, je m’en serais abstenu, croyez-le bien. Mon ignorance des choses théâtrales en est la cause. Je réparerai ma faute en applaudissant à votre Première, avec la force de dix blanchisseuses et je réclame pour ce une stalle d’orchestre, en vous réitérant mes excuses et en vous serrant les mains bien cordialement.

À ALFRED BAUDRY

[Paris,] 10 février [1858].

Mon bon,

Vous êtes bien gentil de penser à moi et je commençais à trouver que vous m’oubliez un peu. Notre excuse commune est, à ce qu’il paraît, l’emmerdement, le mien n’a pas été mince. En voici le détail dans l’ordre chronologique.

1° J’ai été occupé à mon arrivée par des affaires de théâtre ; on voulait (c’était une tocade universelle) mettre la Bovary sur les planches. Or, comme j’ai l’habitude d’entrer dans les choses par la grande porte, il m’a semblé honteux de commencer ma carrière dramatique par une collaboration quelconque. Il est vrai que mon nom n’eût pas été sur l’affiche. On me demandait seulement mon titre. Et je touchais des droits assez considérables. Dennery devait faire cette ordure, etc., etc. Bref j’ai tout refusé. C’est un gain de [sic] trentaine de mille francs dont je me prive. Merde, voilà comme je suis, pauvre mais honnête. J’entrais dans la catégorie des faiseurs, je me suis cabré d’orgueil. Telle est l’histoire. La chose devait se passer à la Porte-Saint-Martin. C’est ce qui vous explique ma présence dans cet établissement où l’on m’a vu pendant un bal masqué. Je venais pour parler à Fournier et j’y suis resté une demi-heure. Oh ! non, mon pauvre vieux, je batifole bien peu, pour ne pas dire point du tout. Jamais je n’ai moins encensé les autels de Vénus.

2histoire : une grippe formidable pendant trois semaines.

3embêtement. Les aventures du drame de Bouilhet dont je suis maintenant le maître absolu, puisqu’il m’a donné une procuration pour tout faire. Que deviendra tout cela ? je l’ignore. Nous allons peut-être avoir un procès avec l’Odéon ?

4et dernier emmerdement majeur ! Narcisse, mon fidèle Mameluk, est au lit depuis bientôt quinze jours. Il a eu un commencement de fièvre muqueuse qui menaçait de devenir grave. J’ai eu pendant deux jours assez d’inquiétude, il entre maintenant en convalescence.

Enfin, croyez-vous que ce ne soit rien que d’avoir entendu parler du procès Jeuffosse ! puis de l’attentat ! sans compter les suppressions de journaux ! et les bourgeois ! et le gouvernement !… etc. ! – etc. !…

Vous pensez bien qu’au milieu de tout cela mon pauvre roman antique n’a pas marché raide. Au commencement d’avril, je m’esbigne pour la régence de Tunis. Vous me reverrez au retour, vers le milieu ou la fin de mai. J’ai franchement besoin de prendre l’air, ne serait-ce que dans un but hygiénique, monsieur !

J’ai été fort peu au spectacle. J’en avais bien assez, des théâtres ! quel monde ! Miséricorde ! quelle société de crapules et quel enchevêtrement de canailleries ! J’ai cependant assisté à deux Revues (celles du Palais-Royal et des Variétés) où il y avait des dames Bovary, l’une habillée en débardeur et l’autre en Amazone. Mais c’était triste, ô mon ami.

Bref je ne suis pas beaucoup plus gai que je ne l’étais cet automne. L’idée de Tunis, il est vrai, me ragaillardit un peu. Mais les inquiétudes de ma mère commencent déjà.

Ah ! une nouvelle qui vous fera rire. Je suis l’ami intime d’Henry Monnier. Il m’adore. C’était un de ceux qui voulaient travailler avec moi.

Je vois votre frère de temps à autre. Il doit déjeuner chez moi de dimanche en huit. Mulot est à Mantes où il compose.

Bouilhet est bien embêté par toutes ces sacrées affaires du théâtre. Il va s’en retourner dans sa maison de campagne et se livrer à la confection d’une autre pièce pour l’hiver prochain. Je ne crois plus maintenant avoir rien à vous dire.

Si ce n’est, mon pauvre vieux, que je vous embrasse très fort.

 

Mes souvenirs à Mme Baudry, et même respects pour être plus convenable.

Amitiés au père Pottier, dites-lui qu’il vienne me faire une visite à son prochain voyage dans la capitale.

 

P.-S. – Autre nouvelle pour exciter votre hilarité. Je suis l’ami de la mère Thierret (du Palais-Royal, la connaissez-vous ?). Nous nous tutoyons et nous nous embrassons.

Elle connaît Montaigne, à fond. Ce qui est quelque chose.

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Paris,] 1er mars 1858.

Voici, chère Demoiselle, l’indication de quelques livres relatifs à la guerre de Trente Ans. Je vous demande bien pardon de ne pas vous l’avoir envoyée plus vite.

Mémoires de Richelieu.

Mémoires de Montglat.

Mémoires du maréchal de Gramont.

Mémoires du maréchal d’Estrées.

Mémoires de Montrésor.

LELABOUREUR. Histoire du maréchal de Guébriant.

SARRASIN. Histoire de Waldstein.

AUBERY. Histoire de Richelieu.

AUBERY. Histoire de Mazarin.

BOUGEANT. Histoire des guerres et des négociations qui ont précédé la paix de Westphalie sous le ministère de Richelieu et de Mazarin, 4 vol. in-12, 1740.

PONS. Résumé de la guerre de Trente Ans, 1 vol.

Papiers de Richelieu, 2 vol. in-4°, publication du gouvernement.

Les sources allemandes sont nombreuses, mais en voilà assez pour vous occuper pendant quelque temps. Lancez-vous dans ce travail à corps perdu, lisez et annotez le plus qu’il vous sera possible. Vous vous en trouverez mieux, moralement parlant. Notre âme est une bête féroce ; toujours affamée, il faut la gorger jusqu’à la gueule pour qu’elle ne se jette pas sur nous. Rien n’apaise plus qu’un long travail. L’érudition est chose rafraîchissante. Combien je regrette souvent de n’être pas un savant, et comme j’envie ces calmes existences passées à étudier des pattes de mouches, des étoiles ou des fleurs !

Faites de grandes lectures, tout est là. Je vous le répète encore.

Quant à moi, je ne fais rien du tout. Mon hiver a été horriblement gâché et de la plus sotte façon. J’ai eu des affaires, j’ai eu la grippe, j’ai eu des malades autour de moi. Je me suis mêlé des embarras d’un ami que j’ai tirés à clair. Voilà bientôt deux mois que je m’occupe d’une pièce acceptée à trois théâtres, refusée, reprise, etc. J’ai navigué, en un mot, dans une foule de turpitudes et d’ennuis. Mais enfin, depuis jeudi dernier, tout est terminé. Le roman sur Carthage a bien peu avancé pendant tout ce temps-là, et je vais encore l’interrompre, car les préparatifs de mon voyage vont commencer. Je vous écrirai avant de m’embarquer et au retour.

J’ai entrepris une chose bien difficile, mais il n’y a plus à reculer, il faut la continuer ! J’ai peur d’avoir eu les yeux plus grands que le ventre !

Lisez donc un livre qui vous plaira beaucoup : l’Essai sur la Révolution française, de Lanfrey. Il y a aussi du même auteur : L’Église et les philosophes au XVIIIe siècle dont je vous engage à prendre connaissance. Cela est fait dans un esprit très large et très juste.

Voilà le printemps qui va revenir ! Vous vous trouverez mieux aux premiers rayons de soleil, pauvre chère âme endolorie ! Je penserai à vous sur la plage d’Afrique. Mais en attendant je vous envoie mille bonnes tendresses.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce samedi 13 mars 1858.

Cher Monsieur et ami,

Combien vous êtes bon de vous souvenir de moi, que je suis reconnaissante de cette preuve d’amitié ! Votre départ pour l’Afrique m’attriste ; quoique je ne vous aie jamais vu, je vous aime comme un ancien ami, et il me semble que je vais être encore plus seule, plus abandonnée, sans appui, lorsque vous serez parti ! et puis si loin ! J’espère que vous attendrez l’équinoxe à passer, car la mer doit être bien mauvaise à cette époque. Que je vous trouve heureux de pouvoir voyager, jamais je n’ai vu partir personne, même pour l’autre monde, sans désirer les suivre. Je me disais avec regret, ils partent et moi je reste ! Ici attachée à la même place, sans espoir, eux du moins vont vers l’inconnu, ils ont chance de rencontrer mieux ! Cela ne prouve pas en faveur de ma situation, puisque j’ai tant le désir d’en sortir ! Je vous remercie mille et mille fois des renseignements que vous avez eu l’extrême complaisance de me donner sur la Guerre de Trente Ans. J’étais dans l’état moral déplorable que vous savez, lorsque mes affaires m’ont forcée à aller chez un avocat, où j’ai trouvé justement le précis de la Guerre de Trente Ans. Il fallait ce travail pour le 15 mars, j’ai travaillé avec ardeur, je me suis passionnée pour ce récit si dramatique et cela m’a rendue à moi-même ! Vous avez raison, le travail seul peut me sauver, mais il me faudrait un travail forcé, avec un but ; ici j’en avais un, et maintenant que j’ai fini, tout me manque, je regrette ce labeur forcé qui souvent me semblait au-dessus de mes forces. Je ne sais plus à quoi me prendre ; nous sommes ici en plein jubilé ! en plein carême, avec sermons et processions. Quoique catholique, et religieuse de conviction, j’ai cru devoir oublier la confession pour un temps illimité ! à l’impossible nul n’est tenu, et je crois qu’il est de mon devoir de conserver ma raison avant tout. Néanmoins, je suis tourmentée de ne pas remplir mes obligations, mais enfin ce sera pour plus tard, et puis le prêtre me manque, je voudrais avoir un homme qui m’inspirât confiance entière et bien motivée, où le trouver ? surtout lorsqu’on veut y joindre l’intelligence et des idées larges et élevées ! Tout cela est désolant et me jette dans un monde d’anxiétés ! J’habite toujours la campagne et jamais elle n’eut un aspect si triste, pas de végétation, la verdure même est grise ! Il y a quelques jours, je voyais de ma fenêtre se dérouler le cortège d’un convoi, les prêtres, la grande croix, le cercueil, les parents éplorés, des tourbillons de poussière s’élevaient autour et agitaient les draperies, le vent m’apportait par bouffées le chant funèbre des prêtres, un ciel noir couvrait le tout et des troupes de corbeaux complétaient ce tableau saisissant de sombre tristesse, j’en ai encore le cœur serré ! J’ai eu pourtant un grand plaisir, j’ai entendu Roger, puis Poultier avec Bussine dans La Favorite, La Dame blanche et Lucie. J’ai entendu 20 fois ces opéras et je ne m’en lasse pas, Lucie surtout ; j’ai bu cette mélodie goutte à goutte, oh alors, je ne doutais plus de la bonté de Dieu ! J’espérais ! Je ne demanderais pas au ciel une autre félicité et si j’étais assurée d’entendre une fois par mois un opéra bien chanté, je ne demanderais plus rien en ce monde. Il faut vous dire que j’ai l’amour inné du théâtre, c’est ma vie, hors de là je n’existe pas ! Oh ! si seulement je pouvais un jour avoir un théâtre à moi, à diriger ! Mais non, je veux voir tout cela sur la scène, garder mes illusions, car ce sont mes frères, ma famille, mon bien, toutes ces créations du poète et du compositeur, c’est mon monde à moi, ma patrie où je rentre, hors de là, c’est l’exil. Oui, le monde des chimères est le seul digne d’être habité, je n’ai jamais pu vivre ailleurs et je veux y mourir. Lorsque j’entendais chanter cette cantatrice, il me semblait que mon âme quittait mon corps pour entrer en elle, que je ressentais ce qu’elle exprimait, que je vivais de sa vie assimilée à la mienne, et cela me rendait heureuse, je me sentais moi-même. Ah ! qui sait si dans une vie antérieure, je n’ai pas été artiste ! que Dieu pour ma récompense me renvoie en ce monde comme disciple de l’art ! L’opéra nous quitte pour 6 mois, que vais-je devenir en l’absence de cet ami ! auprès de cela j’ai des idées bien profondément tristes, en revenant du théâtre, je passe devant des églises fermées et silencieuses, c’est la nuit à minuit, alors je pense à tous les morts qui sont passés par cette porte, à ma mère dont le cercueil a été porté là, puis à moi-même qui, à mon tour, serai bientôt apportée là ! mais je me dis que du moins je n’y serai plus, ils ne tiendront que mon corps enfermé, mon âme sera libre, enfin ! je n’aurai plus d’autre loi, d’autre maître que Dieu, et cet espoir me donne le désir de mourir, de quitter cet affreux monde que je hais et qui m’oppresse. À présent, cher Monsieur, dites-moi quel travail je pourrais faire, mais il me faudrait un but, ne pourrais-je trouver un journal littéraire qui me charge d’un travail spécial long, n’importe lequel, un travail mensuel, régulier ; vous qui êtes un des rois de la littérature, vous pourriez facilement me trouver cela, ce serait, je crois, un remède à mes maux. Je ne puis trouver ici aucun livre sérieux chez les libraires qui n’en connaissent pas même les titres. Je n’ai rien à lire absolument. Indiquez-moi un journal littéraire sérieux que je puisse lire avec intérêt. Je relis Consuelo, c’est admirable. Je lis le feuilleton de Champfleury, Les Amoureux de Sainte-Périne, mais enfin je n’ai plus d’aliments littéraires. À quand votre roman ? Vous penserez à moi sur la terre d’Afrique ! merci, mille fois merci, et moi j’y penserai sans cesse, et je prierai pour vous du fond du cœur, et pourquoi ne me donneriez-vous pas de vos nouvelles d’Afrique ! j’espère à votre retour que j’aurai le plaisir de vous voir. Adieu, cher Monsieur, en attendant de vos nouvelles. Votre amie dévouée

MARIE-S. LEROYER DE CHANTEPIE.

À JULES DUPLAN

[Paris,] lundi au soir. [22 mars 1858.]

Voici le Berbiguier. Mais prends-en soin car Saint-Victor a l’air d’y tenir beaucoup.

Baudry qui viendra dimanche chez moi désire y voir Lanfrey. Fais en sorte qu’il vienne.

À toi, vieux, et rapporte-moi Berbiguier.

À ALFRED BAUDRY

[Paris, 23 mars 1858.]

Mon Bon,

Faites-moi le plaisir de demander au père Pottier si la bibliothèque possède le traité de Juste Lipse intitulé De militia romana. Les œuvres complètes de Juste Lipse forment 3 vol. in-fol.

Je m’esbigne « pour le rivage du Maure », où j’espère ne pas rester « captif » de demain en quinze, mercredi 7 avril. Je me suis fait bâtir une paire de bottes à l’écuyère qui me cause une grande volupté. Bref, votre ami est satisfait de revoir des flots et des palmiers. Je vais un peu prendre l’air pendant six semaines, et, franchement, j’en ai besoin. J’ai passé un hiver idiot, maladies, affaires de théâtre, découragements, etc.

Ma mère m’a assez inquiété dans ces derniers temps par une pleurésie qui, heureusement, a été arrêtée à temps. Achille est même venu la voir dimanche. La convalescence commence maintenant.

Votre frère viendra déjeuner chez moi dimanche.

J’attends Bouilhet dans une huitaine.

Adieu, mon bon ; répondez-moi, et croyez que je vous embrasse.

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Paris,] 6 avril 1858.

Je ne veux pas m’embarquer avant de vous dire un petit adieu, chère correspondante. Dans huit jours je serai à Marseille, dans quinze à Constantine et trois jours après à Tunis. Malgré le plaisir profond que me donne l’idée de prendre l’air, j’ai le cœur un peu gros, mais il faut avant tout faire son métier, suivre la vocation, remplir son devoir en un mot. Je n’ai jusqu’à ce moment aucune faiblesse à me reprocher et je ne me passe rien. Or il faut que je parte ; j’ai même trop tardé, tout mon hiver a été perdu par les plus sottes affaires du monde, sans compter les maladies que j’ai eues autour de moi. La plus grave a été celle de ma mère, assez sérieusement atteinte d’une pleurésie qui m’a donné des inquiétudes. Mais elle va mieux, Dieu merci ! Comme nous souffrons par nos affections ! Il n’est pas d’amour qui ne soit parfois aussi lourd à porter qu’une haine ! On sent cela quand on va se mettre en voyage surtout !

Voilà la quatrième fois que je vais me retrouver à Marseille et, cette fois-ci, je serai seul, absolument seul. Le cercle s’est rétréci. Les réflexions que je faisais en 1849, lorsque je me suis embarqué pour l’Égypte, je vais les refaire dans quelques jours en foulant les mêmes pavés. Notre vie tourne ainsi continuellement dans la même série de misères, comme un écureuil dans une cage, et nous haletons à chaque degré.

N’importe ; il ne faut pas rétrécir sa vie, ni son cœur non plus. Acceptons tout ! Absorbons tout !

Ce que vous me dites de vos sensations en revenant du théâtre, la nuit, dans les rues de votre ville, m’a pénétré comme une pluie fine. Je crois vous comprendre, chère âme endolorie ! et il me semble que si je vivais avec vous je vous guérirais. C’est sans doute de l’amour-propre. Mais je sens que je vous serais utile.

Quant à vous trouver dans un journal un travail régulier, c’est impossible, par la raison qu’ils n’en publient aucun. Si vous saviez les masses d’articles enfouis dans les cartons et qu’on ne lit même pas ! Tout, hélas ! se fait comme des bottes, sur commande ! Il y a seulement, dans les journaux prétendus sérieux, un homme qui fait à la brassée et tant bien que mal la critique des livres : 1° pour les éreinter si les susdits ouvrages sont antipathiques au journal ou à quelqu’un des rédacteurs ; et 2° pour les pousser, toujours sur la recommandation de quelqu’un. Voilà la règle, le reste est l’exception. Restent les traductions et la cuisine des nouvelles et des réclames.

Mais pour écrire dans un journal de Paris, il faut être à Paris. On peut cependant, et cela se fait tous les jours, envoyer des nouvelles ou des romans. Il y a maintenant grande disette de cette denrée ; faites-en, on vous les placera. Je les présenterai si vous voulez à La Presse ou au Moniteur.

À ALFRED BAUDRY

[Paris, avril 1858, du 5 au 9.]

Mon cher Petiot,

Je fous mon camp lundi prochain. Dans les derniers jours de mai, vous me reverrez, et nous taillerons une bavette.

Votre frère m’a raconté vos déplorables histoires de douane ; envoyez promener l’administration, plutôt que de nous quitter. Restez à Rouen – ou venez à Paris.

Bouilhet est maintenant à Cany ; il se pourrait que vous le vissiez lundi prochain. Quant à ses travaux, il cherche un grand drame.

Je tâcherai de vous envoyer de là-bas un mot ; mais n’y comptez pas trop. Cela est si difficile d’écrire des lettres en voyage !

Ma mère sera, je pense, à Croisset dans trois semaines ou un mois. Elle s’en va présentement en Champagne. Elle m’a bien inquiété dans ces derniers temps ! Quel hiver imbécile j’ai passé, mon pauvre bonhomme !

J’aurai une belle histoire à vous conter. Faites-moi penser à vous parler de ma cave. C’est d’un genre neuf.

Adieu, vieux. En vous embrassant, j’ai l’honneur de me dire tout à vous.

À MONSIEUR ***

[Paris, avril 1858, du 5 au 9.]

Mon cher Confrère,

J’ai bien peu de temps à vous consacrer car je pars lundi prochain pour la régence de Tunis, – et je suis fort ahuri par mille courses et mille préparatifs.

Je voudrais vous écrire une très longue lettre relativement à votre résolution d’être tout à fait un homme de lettres.

Si vous vous sentez un irrésistible besoin d’écrire, et que vous ayez un tempérament d’Hercule, vous avez bien fait. Sinon, non !

Je connais le métier. Il n’est pas doux ! Mais c’est parce qu’il n’est pas doux qu’il est beau ! Le journalisme ne vous mènera à rien – qu’à vous empêcher de faire de longues œuvres et de longues études. Prenez garde à lui. C’est un abîme qui a dévoré les plus fortes organisations. Je connais des gens de génie devenus, en quelque sorte, des bêtes de somme.

Pardon du conseil, si je froisse, par là, une sympathie. Mais j’ai raison cependant.

Faites de grandes lectures, suivies et prenez un sujet long et complexe. Relisez tous les classiques, non plus comme au collège, mais pour vous, et jugez-les dans votre conscience comme vous jugeriez des modernes, largement et scrupuleusement.

Puisque vous vous intéressez à ce qui me regarde, je vous dirai que si mon roman n’a pas été mis sur la scène, c’est que je m’y suis opposé formellement. J’ai trouvé la spéculation (et elle était fort bonne) peu digne de moi. Plusieurs théâtres en voulaient. Ç’a été une manie pendant un instant. Mais tout est fini maintenant.

Le livre de moi annoncé dans La Presse est bien loin d’être fait, puisque c’est pour le faire que je me transporte à Carthage. J’espère pourtant cet été l’avancer considérablement. Mais je trouve à la chose des difficultés prodigieuses. – Soyez bien sûr que je vous enverrai un des premiers exemplaires.

Au revoir donc, travaillez de toutes vos forces. – De toute votre âme et croyez que je vous serre les mains très cordialement.

À MICHEL LÉVY

[Paris, avant le 10 avril 1858.]

Mon cher Michel,

Voulez-vous me donner derechef six Bovary que je vais répandre sur la plage africaine…

À LOUIS BOUILHET

Minuit. [Nuit du 23 au 24 avril 1858.]

Nuit de Vendredi à Samedi, à bord de l’Hermus, par le travers du cap Nègre et du cap Sérat. Latit[ude] 37° 10 m, longitude 6° 40 m (prends la carte et tu trouveras où je suis !!!).

!!!!

***

Mon Vieux,

La nuit est belle, la mer plate comme un lac d’huile, cette vieille Tanit brille, la machine souffle, le capitaine à côté de moi fume sur un divan et le pont est encombré d’Arabes qui vont à La Mecque. Couchés dans leurs burnous blancs, la figure voilée et les pieds nus, ils ressemblent à des cadavres dans leurs linceuls. – Nous avons aussi des femmes avec leurs enfants. Tout cela, pêle-mêle, dort ou dégueule mélancoliquement, et le rivage de la Tunisie que nous côtoyons apparaît dans la brume. Nous serons demain matin à Tunis, je ne vais pas me coucher afin de posséder une belle nuit complète. D’ailleurs l’impatience que j’ai de voir Carthage m’empêcherait de dormir.

Depuis Paris jusqu’à Constantine, c’est-à-dire depuis lundi jusqu’à dimanche, je n’ai pas échangé quatre paroles. Mais nous avons pris à Philippeville des compagnons assez aimables, et je me livre à bord à des conversations passablement philosophiques et très indécentes. J’initie un jeune seigneur russe aux arcanes de la pédérastie (système Cordier), bien que je le soupçonne d’être plus fort que moi, en sa qualité de Scythe.

J’ai revu à Marseille la fameuse maison où, il y a 18 ans ! j’ai baisé Mme Foucaud née Eulalie de Langlade. Tout y est changé ! Le rez-de-chaussée, qui était le salon, est maintenant un bazar et il y a au 1er un perruquier-coiffeur. J’ai été par deux fois m’y faire faire la barbe. Je t’épargne les commentaires et les réflexions chateaubrianesques sur la fuite des jours, la chute des feuilles et celle des cheveux. – N’importe, il y avait longtemps que je n’avais si profondément pensé ou senti, je ne sais. Philoxène dirait : « J’ai relu les pierres de l’escalier et les murs de la maison. »

Je me suis trouvé extrêmement seul à Marseille pendant deux jours. J’ai été au Musée, au spectacle. J’ai visité les quartiers infâmes. J’ai fumé dans des cabarets écartés, au milieu des matelots, en regardant la mer.

La seule chose importante que j’aie vue jusqu’à présent, c’est Constantine, le pays de Jugurtha. Il y a un ravin démesuré qui entoure la ville. C’est une chose formidable et qui donne le vertige. Je me suis promené au-dessus à pied et dedans à cheval. – C’était l’heure où, sur le boulevard du Temple, la queue des petits théâtres commence à se former. Des gypaètes tournoyaient dans le ciel, etc.

En fait d’ignoble, je n’ai jamais rien vu d’aussi beau que trois Maltais et un Italien (sur la banquette de la diligence de Constantine) qui étaient saouls comme des Polonais, puaient comme des charognes et hurlaient comme des tigres. Ces messieurs faisaient des plaisanteries et des gestes obscènes, le tout accompagné de pets, de rots et de gousses d’ail qu’ils croquaient dans les ténèbres à la lueur de leurs pipes. Quel voyage ! et quelle société ! C’était du Plaute à [la] douzième puissance, une crapule de 75 atmosphères.

J’ai vu à Philippeville, dans un jardin tout plein de rosiers en fleurs, sur le bord de la mer, une belle mosaïque romaine représentant deux femmes, l’une assise sur un cheval et l’autre sur un monstre marin. Il faisait un silence exquis dans ce jardin. On n’entendait que le bruit de la mer. Le jardinier, qui était un nègre, a été prendre de l’eau dans un vieil arrosoir et il l’a répandue devant moi pour faire revivre les belles couleurs de la mosaïque. – Et puis je me suis en allé.

Et toi, vieux, que fais-tu ? Ça commence-t-il ? Mes compliments à Léonie et au vieux pont de Mantes dont le moulin grince. Ma prochaine lettre sera plus longue. J’en attends une de toi à la fin de cette semaine et je t’embrasse bien tendrement, mon pauvre vieux.

À ERNEST FEYDEAU

Carthage, samedi 1er mai [1858].

Mon très cher Vieux,

Pardonne-moi l’exiguïté de cette lettre, mais je suis fort talonné par le temps. N’importe ; je veux te dire combien ta lettre m’a fait plaisir. Merci, vieux ! Il m’est impossible de te rien écrire d’intéressant, cela m’entraînerait dans des descriptions qu’il faudrait travailler ; or, il faut être déjà bien vertueux pour prendre ses notes tous les soirs ! Je me couche tard et je me lève de grand matin. Je dors comme un caillou, je mange comme un ogre et je bois comme une éponge. Tu n’as jamais vu ton oncle en voyage, c’est là qu’il est beau ! La table d’hôtes, où je mange, est bouleversée depuis ma venue et les gens qui ne me connaissent pas me prennent certainement pour un commis voyageur.

Je pars dans deux heures pour Utique où je resterai deux jours, après quoi j’irai m’installer pendant trois jours à Carthage même, où il y a beaucoup à voir, quoi qu’on dise. Ma troisième course sera pour El-Jem, Sousse et Sfax, expédition de huit jours, et la quatrième pour Kef. Ah ! mon pauvre vieux, comme je te regrette et comme tu t’amuserais !

Tu as bien fait de dédier ton livre au père Sainte-Beuve.

Non ! sacré nom de Dieu, non ! il ne faut jamais écrire de phrases toutes faites. On m’écorchera vif plutôt que de me faire admettre une pareille théorie. Elle est très commode, j’en conviens, mais voilà tout. Il faut que les endroits faibles d’un livre soient mieux écrits que les autres.

Adieu, vieux, je n’ai que le temps de t’embrasser.

À LOUIS BOUILHET

[Tunis,] samedi 8 [mai 1858].

Te fous-tu du monde ?

Qu’est-ce que ça veut dire ? Pas un traître mot de ta Seigneurie depuis que je suis parti. Pourquoi ? Les lettres se sont-elles perdues ? je t’avais pourtant donné tous les renseignements nécessaires ?

Ne t’attends à rien d’intéressant. Je n’ai ni le temps ni la force de t’envoyer des descriptions. – À peine si je peux (tant je suis éreinté, le soir), prendre quelques notes.

Je ne pense nullement à mon roman. Je regarde le pays, voilà tout, et je m’amuse énormément.

Je ne me suis livré à aucune lubricité ! mais je connais Carthage à fond et à toutes les heures du jour et de la nuit. – J’ai ramassé sur le bord de la mer des coquilles pour toi, je passe la journée à courir aux environs. Je suis souvent trois ou quatre jours absent.

La semaine dernière j’ai visité Utique et je suis resté trois grands jours seul à Carthage. Ce soir, je pars en caravane et à mulet pour Bizerte.

J’ai à mon service un nègre hideux. Le drogman que j’avais auparavant était tellement poltron qu’il aurait fini par me faire peur.

Je n’ai vu jusqu’à présent aucune bête féroce (je ne compte pas les chacals), mais j’ai tué, à coups de fouet, un serpent assez raisonnable qui courait en plein soleil, sur la poussière.

Je dîne tous les jours avec un ancien élève du père Carrel, M. Dubois, ingénieur. Il connaît les Roquigny, qui sont venus jusqu’à Tunis, ô ironie !

J’ai rencontré deux ou trois balles de bourgeois, bien bonnes et dont je me servirai plus tard.

Voici la manière dont les Arabes de Tunis s’y prennent pour se guérir de la vérole : ils enculent un âne.

On se livre ici à une bestialité enragée. C’est l’effet du climat, dirait Montesquieu.

Feydeau m’a écrit pour savoir ton adresse, afin de t’envoyer un livre qu’il va publier.

Écris-moi à Philippeville. Où en est le drame ? Adieu, vieux. Je compte sur toi, vers la seconde semaine de juin et t’embrasse bien tendrement.

Ton.

À ERNEST FEYDEAU

Tunis, samedi 8 mai 1858.

Tu es bien aimable de m’écrire, mais je suis éreinté et franchement, si tu ne veux pas ma mort, n’exige pas de lettres. J’ai cette semaine été à Utique, et j’ai passé quatre jours entiers à Carthage, pendant lesquels jours je suis resté quotidiennement entre huit et quatorze heures à cheval. Je pars ce soir à cinq heures pour Bizerte, en caravane et à mulet ; à peine si j’ai le temps de prendre des notes. Ne t’inquiète pas pour moi, mon bon vieux. Il n’y a rien à craindre dans la Tunisie ; ce qu’il y a de pire comme habitants se trouve aux portes de la ville, il ne fait pas bon y rôder le soir, mais je crois les Européens résidant ici d’une couardise pommée ; j’ai pour cette raison renvoyé mon drogman qui tremblait à chaque buisson, ce qui ne l’empêchait point de me filouter à chaque pas. Son successeur est, à partir d’aujourd’hui, un nègre hideux, un homme noir.

Je te regrette bien, tu t’amuserais, nous nous amuserions ! Le ciel est splendide. Le lac de Tunis est couvert le soir et le matin par des bandes de flamants qui, lorsqu’ils s’envolent, ressemblent à quantité de petits nuages roses et noirs.

Je passe mes soirs dans des cabarets maures à entendre chanter des juifs et à voir les obscénités de Caragheuz.

J’ai, l’autre jour (en allant à Utique), couché dans un douar de Bédouins, entre deux murs faits en bouse de vache, au milieu des chiens et de la volaille ; j’ai entendu toute la nuit les chacals hurler. Le matin, j’ai été à la chasse aux scorpions avec un gentleman adonné à ce genre de sport. J’ai tué à coups de fouet un serpent (long d’un mètre environ) qui s’enroulait aux jambes de mon cheval. Voilà tous mes exploits.

Il est probable que je m’en irai d’ici à Constantine par terre, cela est faisable, avec deux cavaliers du Bey. Arrivé sur la frontière, à quatre jours d’ici, le commandant de Souk’ara me donnera des hommes qui me mèneront jusqu’à Constantine. Ce voyage est plus facile de Tunis à Constantine que de Constantine à Tunis, et cependant peu d’Européens l’ont encore fait. De cette façon, j’aurai vu tous les pays dont j’ai à parler dans mon bouquin.

Quant à la côte Est et Sfax, je n’ai ni le temps ni l’argent, hélas ! Il fait cher voyager dans la Tunisie, à cause des chevaux et des escortes.

Je suis enchanté que tu aies, bien vendu Fanny ; il me tarde de la voir en volume. Ceci fort probablement est ma dernière lettre ; écris-moi maintenant à Philippeville.

Je ne serai pas à Paris avant le 5, le 6 ou le 7 juin. Je me précipiterai rue de Berlin, dès que je serai débarqué. Tu pourras humer, sur ma personne les senteurs peu douces de la Libye.

Adieu, vieux, je t’embrasse.

Amitiés au Théo, cent milliards de choses à Mme Feydeau.

À SA NIÈCE CAROLINE

[Tunis, 8 mai 1858.]

Ma chère petite Lilinne,

Tu es bien gentille de m’écrire régulièrement et de me donner des nouvelles de ta bonne maman ; elles m’ont fait le plus grand plaisir.

As-tu été contente de revoir Croisset ? et Mmes Phipharô et Henry ?

À propos d’Anglaises, si tu étais ici avec moi, tu me serais d’un grand secours parce que je suis obligé de parler anglais. Et je le parle, tant bien que mal. Il y a à Carthage un ministre anglais qui fait des fouilles. J’ai été chez lui plusieurs fois. Ni lui, ni personne de sa famille ne dit un mot de français, ce qui n’empêche pas que nous nous entendions très bien. Ils m’avaient invité pour aujourd’hui à dîner et à coucher chez eux. Mais j’ai une autre excursion plus intéressante à faire.

Je n’ai pas encore tiré un seul coup de fusil ni de pistolet. Mais un de mes compagnons a tué trois grands flamants, sur le lac de Tunis. Ce sont des oiseaux semblables à des cygnes et qui ont les ailes roses et noires. Il y en a ici par milliers, et rien n’est plus joli que de les voir s’envoler au soleil, quand on tire un coup de fusil sur eux.

Dans un mois, je serai de retour auprès de vous et nous causerons de tout cela.

Ta bonne maman m’écrit que tu ne fais pas grand-chose. Tâche cependant d’avoir recopié sur un beau cahier tes rédactions d’histoire du Moyen Âge et d’avoir un peu appris des dates.

Avec quel plaisir je reverrai ta bonne petite mine, dont je m’ennuie beaucoup, quoique mon voyage m’amuse extrêmement.

Embrasse ta bonne maman pour moi et soigne-la bien.

Ton vieux bonhomme d’oncle.

 

Surveille le ménage.

Ordonne que l’on nettoie bien mon cabinet. A-t-on retourné le tapis et arrangé mes portières ?

***

Fais mes amitiés à Narcisse.

***

Dis à ta bonne maman qu’elle m’écrive maintenant à Philippeville, car sa réponse à cette présente lettre ne peut pas partir de Marseille avant le 21. Elle arriverait à Tunis le 27 et il est probable que je n’y serai plus.

À JEANNE DE TOURBEY

Tunis, 15 mai [18]58.

Ce n’est pas pour tenir à ma promesse que je vous écris, chère et belle voisine, mais parce que je songe à vous presque continuellement ! Et je n’ai que cela à vous dire, pas autre chose ! Je le jure par vos beaux yeux et vos belles mains. – Que vous conter d’ailleurs ? Voilà un mois que je suis ici, à humer le grand air chaud, à regarder le ciel et à me brunir la peau. Dans huit jours je repars et dans trois semaines je vous reverrai. C’est là l’important. – Avec quelle joie je me précipiterai vers votre maison et comme mon cœur battra en tirant votre sonnette !

Quand je serai à vos pieds, sur votre tapis, nous causerons de mon voyage, si cela vous amuse. Mais aujourd’hui, non, n’est-ce pas ? Parlons de vous.

Comment va l’humeur, et cette chère santé ? êtes-vous gaie ? êtes-vous triste ? vous promenez-vous toujours de trois à six ? que fait-on le soir chez vous ? etc ! Si vous saviez comme je pense à votre appartement, qui vous contient, et jusqu’aux meubles qui vous entourent ! N’avez-vous pas depuis mon départ senti, quelquefois, comme un souffle qui passait sur vous. C’était quelque chose de moi, qui, s’échappant de mon cœur, traversait l’espace, invisiblement, et arrivait jusque là-bas ! J’ai vécu depuis cinq semaines avec ce souvenir (qui est un désir aussi). Votre image m’a tenu compagnie dans la solitude, incessamment. J’ai entendu votre voix à travers le bruit des flots et votre charmant visage voltige autour de moi, sur les haies de nopals, à l’ombre des palmiers et dans l’horizon des montagnes. Il me semble que j’ai emporté de votre chère personne une sorte d’émanation qui me pénètre, un parfum dont je suis embaumé, qui m’assoupit et qui m’enivre. Je vous en veux d’occuper tant de place dans ma pensée. Quand je veux rêver à Carthage, c’est la rue de Vendôme qui se représente. […]

À JULES DUPLAN

[Tunis,] 20 mai [1858].

Infect Cardoville,

J’espère être à Paris du 5 au 7 juin.

Tâche de venir me voir dimanche 6, de bonne heure.

Je ne resterai que deux jours à Paris et je voudrais bien embrasser ta binette. Mais je serai, perpétuellement, en course.

Je pars d’ici après-demain, et je m’en retourne en Algérie par terre, ce qui est un voyage que peu d’Européens ont exécuté. Je verrai de cette façon tout ce qu’il me faut pour Salammbô. – Je connais maintenant Carthage et les environs à fond. Je me suis informé aussi de Jérôme, mais personne n’a pu me dire ce qu’étaient devenus les lambeaux du mousse, claqué en mer.

J’ai été très chaste dans mon voyage. Mais très gai, et d’une santé marmoréenne et rutilante.

Adieu, vieux, je t’embrasse. À toi.

Un mot, poste restante, à Marseille, s.v.p. (tout de suite).

À ERNEST FEYDEAU

Tunis, 20 mai 1858.

Mon vieux,

Si les dieux le permettent, je serai à Paris samedi (à 6 h 1/2), le 5 juin. Attends-moi pour dîner dans ton aimable logis, jusqu’à 8 heures du soir. Sinon, tu me verras le lendemain à 11 heures, ou bien tu aurais de mes nouvelles.

Je pars d’ici après-demain, armé jusqu’à la gueule, et escorté de trois solides gaillards. Que ne puis-je faire mon entrée chez toi dans un tel équipage ! Quel chic !

Je m’en vais de Tunis avec une certaine tristesse, étant de la nature des dromadaires, qu’on ne peut ni mettre en route, ni arrêter.

Tu as été bien aimable de m’écrire souvent.

Les mains me brûlent d’impatience relativement à Fanny. Il me tarde de lui couper les pages.

Ne t’inquiète de l’avis de personne et continue.

Voilà un principe.

Je te plains bien sincèrement de tes pertes à la Bourse ! Quel embêtement, nom d’un chien !

Adieu, vieux. Je suis au milieu des paquets à faire ! La route de Tunis à Constantine est sûre, mais peu fréquentée. Je vais traverser en plein le pays des lions. Mais je désire peu en rencontrer, de près, du moins.

Adieu, vieux, mille poignées de main.

À LOUIS BOUILHET

[En mer, 3 juin 1858.]

Mon Vieux,

Nous sommes aujourd’hui le 3 juin, jeudi, et je t’écris ce petit mot, en mer, accroupi sur le pont comme un singe, et entouré de MM. les officiers de l’armée d’Afrique qui se rendent dans leurs foyers.

Je compte être à Paris dimanche prochain 6, où je mettrai immédiatement ces quelques lignes à la poste. – J’en repartirai mercredi. – Je t’attends vers la fin de la semaine, car je n’ai rien à faire et vais me trouver un peu désœuvré. Ce serait vers le 12 ou le 13. C’est l’époque que j’avais dit.

Quel grand homme tu fais ! Merci de l’épopée. Elle m’a réjoui démesurément. Comme c’est beau, nom de Dieu !

Je suis un peu gêné par le vent. Sinon, je t’en écrirais plus long. Adieu, cher vieux, à bientôt, je t’embrasse.

 

Je m’attends à recevoir vers jeudi ou vendredi une lettre de toi à Croisset qui me dise le jour et l’heure de ton arrivée. Amitiés à Léonie et à Mulot.

L’adresse de Feydeau est rue de Berlin, 14.

 

[Sur la quatrième page, au crayon :]

J’arrive un peu eschauffé. Voilà quinze jours que je ne me suis déshabillé que trois fois.

 

Samedi soir.

J’ai reçu ta lettre hier à Marseille. Merci, mon vieux. Je t’attends le 15. Écris-moi à Croisset.

Je t’embrasse.

À MADAME JULES SANDEAU

Croisset, près Rouen.
[Vers le 12 juin 1858.]

Chère Madame,

Voici tout ce que j’ai pu obtenir de renseignements sur Grandcamp. Je me dépêche de vous les envoyer.

Depuis que je suis ici, je n’ai fait que dormir, mais aujourd’hui je commence à me réveiller, et je vais me mettre aux Pénarvan. Je suis étourdi par le calme et le silence qui m’entourent. Au milieu de tout cela, j’ai pensé à vous, comme vous voyez.

Je vous demande la permission de vous baiser les mains et de me dire, chère Madame,

Votre tout dévoué (formule à part).

 

N.B. – Il faut voir Rouen en allant à Caen.

À ERNEST FEYDEAU

Croisset, dimanche soir. [20 juin 1858.]

Que deviens-tu ? Moi, j’ai d’abord passé quatre jours à dormir, tant j’étais éreinté ; puis, j’ai repassé à l’encre mes notes de voyage, et le sieur Bouilhet m’est arrivé.

Depuis huit jours qu’il est ici, nous nous livrons à une pioche féroce. Je t’apprendrai que Carthage est complètement à refaire, ou plutôt à faire. Je démolis tout. C’était absurde ! impossible ! faux !

Je crois que je vais arriver au ton juste. Je commence à comprendre mes personnages et à m’y intéresser. C’est déjà beaucoup. Je ne sais quand j’aurai fini ce colossal travail. Peut-être pas avant deux ou trois ans. D’ici là, je supplie tous les gens qui m’aborderont de ne pas m’en ouvrir la bouche. J’ai même envie d’envoyer des billets de faire part, pour annoncer ma mort.

Mon parti est pris. Le public, l’impression et le temps n’existent plus ; en marche !

J’ai relu, d’un seul trait, Fanny, que je savais par cœur. Mon impression n’a pas changé, l’ensemble même m’a semblé plus rapide. C’est bon. Ne t’inquiète de rien et n’y pense plus. Quand tu seras ici, je me permettrai seulement deux ou trois petites observations de détail, insignifiantes.

Nous allons avoir à Rouen des fêtes énormes et stupides, les bourgeois en perdent la boule. Ça me paraît d’avance le comble de la démence. Après lesdites fêtes, au milieu de la semaine prochaine, on jouera la Montarcy. Puis, au commencement du mois, Bouilhet s’en retourne à Mantes ; à cette époque, ma mère fera à Trouville un petit voyage d’une huitaine ; après quoi, mon cher monsieur, nous vous attendons.

Est-ce convenu ? arrêté ? Pourquoi, grand couillon, ne m’as-tu pas donné de tes nouvelles ? Qu’écris-tu ? Que fais-tu ? Houssaye ? etc.

Moi, je prends des bains tous les jours. Je nage comme un triton. Jamais je ne me suis mieux porté. L’humeur est bonne et j’ai de l’espoir. Il faut, quand on est en bonne santé, amasser du courage pour les défaillances futures. Elles viendront, hélas !

En attendant cet emmerdement, je t’embrasse,

Amitiés au Théo.

 

Il y a, dans la rue Richer, je crois, un photographe qui vend des vues de l’Algérie. Si tu peux me trouver une vue de Medracen (le tombeau des rois Numides), près Alger, et me l’apporter, tu me feras plaisir.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 24 juin 1858.]

Mon Bon,

Tu me parais pressé d’avoir des renseignements sur mon amie Clémence… Je crois même que tu la presses, homme lubrique et qui dissimules, sous les dehors d’un gentleman, les passions d’un sauvage. Mais quels détails veux-tu que je te donne ? C’est une excellente créature, voilà tout ce que je sais. J’ignore présentement sa position. Si tu pousses ta pointe par là, cache tes manœuvres à notre ami, qui ne te le pardonnerait pas. Dis-lui, à la ***, mille tendresses de ma part ; je l’aime beaucoup. Note sur le caractère : il est folâtre et sentimental tout à la fois ; elle rit dans les larmes. Enfin, mon cher monsieur, bonne chance, si tu t’y embarques.

C’est aujourd’hui que l’on joue à Rouen la première de la Montarcy ; ce sera pitoyablement joué. (Tu parles des canailleries de journaux ? si tu avais mis le pied dans un théâtre !) Il faut que je me hâte de m’habiller pour aller dans ce sale pays ! Il perd maintenant complètement la boule à cause des fameuses fêtes de dimanche. C’est énorme de bêtise ! Ô les Bourgeois !

Il me semble, mon neveu, que « tu fais attention à ce qu’on dit ». Grave erreur ! Vis dans ta dignité et dans tes phrases. Moi, me voilà, Dieu merci, sorti de tout cela. Je suis rentré (et moralement encore plus que physiquement) dans ma caverne ; d’ici deux ou trois ans peut-être, rien de ce qui se passe ici-bas en littérature ne va m’atteindre. Je vais, comme par le passé, écrire pour moi, pour moi seul. Quant à La Presse et au Charles-Edmond, merde, contre-merde et remerde ! Avant tout il ne faut pas crever d’ennui. Je suis sûr que ce que je fais n’aura aucun succès, tant mieux ! je m’en triple-fous ! S’il faut, pour en obtenir, peindre des bourgeois, j’aime mieux m’en passer, car je trouve cette besogne ignoble et dégoûtante, outre que j’en admire peu les résultats. Je ne veux plus faire une concession, je vais écrire des horreurs, je mettrai des bordels d’hommes et des matelotes de serpent, etc. Car, nom d’un petit bonhomme ! il faut bien s’amuser un peu avant de crever, c’est là l’important, et c’est ce que je te souhaite en t’embrassant.

À JULES DUPLAN

[Croisset,] jeudi soir. [1er juillet 1858.]

Oui ! je suis un cochon ! j’aurais dû, mon pauvre vieux, te remercier plus tôt du Figaro que tu m’as envoyé. Mais j’ai eu Bouilhet, et la Montarcy à Rouen. Nos scénarios particuliers et les répétitions au Théâtre des Arts (!) m’ont enlevé tout loisir, il y a quelques jours.

À propos de Figaro, celui de dimanche dernier dépassait tous les autres. Je finirai par être une guitare si ça continue. Quand on n’aura rien à écrire on jouera un peu de Flaubert.

Me revoilà à Carthage. Et j’y travaille depuis trois jours comme un enragé. Je fais un chapitre d’explications que j’intercalerai, pour la plus grande commodité du lecteur, entre le second et le troisième chapitre. Je taille donc un morceau qui sera la description topographique et pittoresque de la susdite ville avec exposition du peuple qui l’habitait, y compris le costume, le gouvernement, la religion, les finances et le commerce, etc. Je suis dans un dédale. Voilà !

Ce bougre de chapitre va bien me demander deux mois. Quant au 3e dont j’avais une vingtaine de pages d’écrites, il n’y en a pas trois à conserver, et songe, ô Cardoville, que le bouquin entier aura une douzaine de chapitres pour le moins. J’ai fait peut-être une forte sottise en abordant un tel sujet. Il est trop tard maintenant ! Je dois donner dedans tête baissée, et croire en lui.

Et toi, vieux pédéraste, comment vas-tu ? t’enrichis-tu ? Ma mère vers la fin du mois ira à Trouville pour une huitaine. Si tu étais un gentil gars, tu viendrais me voir, quand ce ne serait qu’un dimanche.

Il y a eu à Rouen des fêtes superbes – comme dépense d’argent et de bêtises ! Tous les bourgeois étaient habillés en Louis XIV. – Un jeune môme faisait Louis XIV, et tous les tourlourous de la ligne étaient aussi habillés en troupiers du temps de Louis XIV ! Un vieux comédien nommé Cudot a exécuté le rôle de Pierre Corneille, qui a été présenté à Louis XIV, lequel a été félicité par M. le Maire, en écharpe tricolore. Deux garces de l’Hippodrome représentaient les Reines de la Cour, dans une voiture fournie par Godillot. – C’était le comble du délire – froid. – Il y avait là beaucoup d’extravagance et un manque complet d’imagination.

Rien ne prouve mieux la stérilité plastique de notre époque. Elle ne fournit même pas de quoi faire une fête populaire. Quelle piètre chose que ces éternels mâts vénitiens, ces éternels lampions, et ces éternelles bannières ! sans compter messieurs les agents de police suant dans leurs bottes, pour maintenir l’ordre. « Histoire de l’esprit humain, histoire de la sottise humaine », disait M. de Voltaire.

Adieu, vieux, viens nous voir ! Écris-moi, longuement et souvent.

Et je t’embrasse.

 

Je te promets une belle lecture.

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

Croisset, 11 juillet [1858].

J’ai trouvé en arrivant ici votre dernière lettre, chère correspondante. Vous me demandez des consolations ; ne vous ai-je pas assez rabâché les mêmes choses. Travaillez excessivement à un travail dur et long. Tout amuse quand on y met de la persévérance : l’homme qui apprendrait par cœur un dictionnaire finirait par y trouver du plaisir ; et puis voyagez, quittez tout, imitez les oiseaux. C’est une des tristesses de la civilisation que d’habiter dans des maisons. Je crois que nous sommes faits pour nous endormir sur le dos en regardant les étoiles. Dans quelques années, l’humanité (par le développement nouveau de locomotion) va revenir à son état nomade. On voyagera d’un bout du monde à l’autre, comme on faisait autrefois, de la prairie à la montagne : cela remettra du calme dans les esprits et de l’air dans les poumons.

Enfin, mon conseil permanent est celui-ci : voulez !

En avez-vous essayé ? Prenez donc un parti ! Ne soyez pas lâche envers vous ! Mais non, vous caressez votre douleur comme un petit enfant chéri que l’on allaite et qui vous mord la mamelle.

J’ai passé par là et j’ai manqué en mourir. Je suis un grand docteur en mélancolie. Vous pouvez me croire. Encore maintenant j’ai mes jours d’affaissement et même de désespérance. Mais je me secoue comme un homme mouillé et je m’approche de mon art qui me réchauffe. Faites comme moi, lisez, écrivez et surtout ne pensez pas à votre guenille.

Si je vous parle tant de volonté, c’est que je suis sûr que cela seul vous manque. Ayez un idéal de vous-même et conformez-y votre personne.

J’ai songé à vous quelquefois, là-bas, sur la plage d’Afrique, où je me suis diverti dans un tas de songeries historiques et dans la méditation du livre que je vais faire. J’ai bien humé le vent, bien contemplé le ciel, les montagnes et les flots. J’en avais besoin ! j’étouffais, depuis six ans que je suis revenu d’Orient.

J’ai visité à fond la campagne de Tunis et les ruines de Carthage, j’ai traversé la Régence de l’est à l’ouest pour rentrer en Algérie par la frontière de Keff, et j’ai traversé la partie orientale de la province de Constantine jusqu’à Philippeville, où je me suis rembarqué. J’ai toujours été seul, bien portant, à cheval, et d’humeur gaie.

Et maintenant, tout ce que j’avais fait de mon roman est à refaire ; je m’étais complètement trompé. Ainsi, voilà un peu plus d’un an que cette idée m’a pris. J’y ai travaillé depuis presque sans relâche et j’en suis encore au début. C’est quelque chose de lourd à exécuter, je vous en réponds ! pour moi du moins. Il est vrai que mes prétentions ne sont pas médiocres ! Je suis las des choses laides et des vilains milieux. La Bovary m’a dégoûté pour longtemps des mœurs bourgeoises. Je vais, pendant quelques années peut-être, vivre dans un sujet splendide et loin du monde moderne dont j’ai plein le dos. Ce que j’entreprends est insensé et n’aura aucun succès dans le public. N’importe ! il faut écrire pour soi, avant tout. C’est la seule chance de faire beau.

Vous devriez (si aucun sujet ne vous vient) écrire vos mémoires. Nous reparlerons de cela. Il me semble que dans une de mes dernières lettres je vous avais indiqué plusieurs lectures. Les avez-vous faites ?

Adieu, à bientôt. Je vous serre les mains bien cordialement et je vous baise au front.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce samedi 17 juillet 1858.

En reconnaissant votre écriture, mon cher correspondant, j’ai éprouvé un sentiment consolant et doux, comme celui qu’inspire le retour d’un ami qui vous soutient et vous protège. J’ai bien souffert pendant votre absence, et non de rêveries, mais d’un malheur réel. Je vous ai dit, je crois, que mon père et ma mère étant veufs, quoique je fusse leur unique enfant, il y avait des deux côtés d’autres enfants bien plus âgés. Lorsque nous eûmes perdu mon père, ma mère prit, pour l’élever, une de ses petites-filles, qu’on disait peu aimée de ses parents, parce qu’elle annonçait une déviation de la taille. Elle se nommait Agathe et n’avait que 7 ans, elle perdit peu après sa mère et s’attacha à nous. Agathe reçut une bonne éducation avec une de ses sœurs qui était aussi chez nous. À l’âge de 16 ans la pauvre Agathe devint malade, et malgré tous nos soins, très contrefaite. Son père, son frère et ses sœurs ne lui témoignaient qu’indifférence et antipathie. Le chagrin de se voir contrefaite lui troubla la raison, joint à son état de santé, elle voulut se laisser mourir de faim et repoussant nos prières, elle fut huit jours sans consentir à prendre de nourriture. Enfin, elle se remit, mais ses idées, ses volontés étaient souvent impossibles à réaliser et déraisonnables, nous en souffrîmes beaucoup, surtout ma mère malade depuis de longues années ; jugez de la vie que je passais. Je soignai ma mère vingt ans et Agathe plusieurs années. Lorsque je perdis ma mère, la pauvre fille eut une rechute et malgré ma surveillance descendit par une fenêtre où elle pouvait se tuer ; ma frayeur fut telle que je forçai son père qui habitait Angers à la reprendre. Il paraît qu’elle fut très malheureuse chez lui, moins patient que nous il la battait, et elle voulut aller en pension dans un couvent voisin de ma maison d’Angers. Un jour elle m’arriva mourante, n’ayant pas de chaussures aux pieds ; je lui donnai ce que je pus et lui envoyai à manger, elle ne prenait rien au couvent. Elle voulait rester chez moi, et cela me fit une grande peine d’être obligée de la renvoyer, mais son père ne me saluait même pas dans la rue et disait que nous avions gâté sa fille par excès d’affection. Agathe se voyant privée du nécessaire trouva la force d’aller consulter un homme de loi, qui la fit sortir du couvent et adressa à son père la demande de sa part d’héritage de sa mère morte depuis 14 ans. Agathe en avait alors 22. Le père lui offrit une rente viagère qu’elle ne voulut pas accepter et il la déclara folle et provoqua son interdiction. Il s’agissait de sa liberté, de sa fortune, de sa vie ; grâce à moi, et à son homme de loi, elle obtint justice, et 48 mille fr[anc]s de la succession de sa mère. J’avais consenti à la reprendre chez moi ; je l’aimais, et instruite par son séjour ailleurs, elle était devenue plus traitable. Elle était douce, mais d’une volonté de fer ; à tort ou à raison il fallait lui obéir. Sa figure était bien, mais sa tête énorme sur un corps d’enfant horriblement contourné. Elle me faisait tant de pitié que je n’aurais jamais eu le courage de la contrarier. Elle resta chez moi et voulut y payer une pension que je fixai à 500 [francs] par an ; le reste de son revenu était employé à ses caprices. Son père ne m’a jamais pardonné de l’avoir recueillie, sans cela elle eût été forcée de prendre une rente viagère. Il y a maintenant 10 ans, un artiste que vous avez eu à Paris à l’Opéra, Rousseau-Lagrave, qui commençait sa carrière théâtrale, vint à Angers chanter l’opéra. Il a une voix sympathique, une figure poétique et il est mon compatriote ; nous sommes nés dans la petite ville de Château-Gontier. Tout le monde, les femmes surtout, en étaient enthousiastes, depuis les dames de la haute noblesse jusqu’aux marchandes de poisson, toutes admiraient, adoraient le ténor Lagrave. Il me fit demander la permission de m’être présenté par une dame de ma connaissance. J’y consentis, nous le trouvâmes très aimable, et la pauvre Agathe l’adora plus que toute autre. Il partit et revint avec la troupe nomade, il me fit visite et promit de venir chanter dans une petite soirée chez moi ; le matin même de ce jour, il m’écrivit pour me demander un emprunt, je trouvai ce procédé peu convenable, je ne pouvais, ni ne voulais lui prêter d’argent. Alors Agathe dit qu’elle lui prêterait et le fit, malgré mes observations. M. Lagrave partit le lendemain, mais il s’établit une correspondance entre Agathe et lui ; il revint en allant à Paris ; enfin, que vous dirai-je, en dépit de mes prières, de mes menaces et des lettres que j’adressai à M. Rousseau, la pauvre Agathe lui donna tout ce qu’elle possédait. Alors M. Rousseau, voyant combien j’étais indignée, la demanda en mariage, elle accepta, puis refusa en y réfléchissant ; de ce moment, elle n’eut qu’un désir, celui de se rapprocher de M. Rousseau, elle voulut aller à Paris avec la mère de M. Rousseau, chez lui, et je fus obligée de m’adresser à la mère de M. Rousseau pour empêcher Agathe de partir. Elle m’en voulut beaucoup pendant longtemps de l’avoir retenue chez moi, et pourtant je ne pouvais lui laisser faire une telle folie. La pauvre fille était aussi innocente qu’un enfant, elle aimait M. Rousseau comme on aime Dieu, c’était son idéal, elle l’appelait son frère. Il lui écrivait tous les huit jours et lui témoignait une vive amitié. Agathe me disait : j’ai voulu tout lui donner de mon vivant dans la crainte que mes mauvais parents l’aient après moi ; si je savais qu’ils ont un fil de moi, je reviendrais de l’autre monde pour le leur ôter. En 1851, Agathe ne possédait plus rien, je pourvus à tout, elle fut nourrie, soignée, entretenue comme par le passé, je lui prêtai de l’argent pour ses besoins, elle me disait : je m’acquitterai lorsque j’hériterai de mon père. Ce dernier a 84 ans et 20 mille fr[anc]s de revenu partagé entre deux enfants. Enfin, le père d’Agathe prévenu qu’elle donnait tout, ne s’y opposa pas, et en fut charmé, espérant qu’elle renoncerait à la succession et forcée par la nécessité accepterait un viager. Elle s’y refusa, voulant hériter pour laisser à M. Rousseau. Alors le père obtint que sa fille eût un conseil judiciaire, il y eut procès et plaidoirie, Agathe perdit ; au même moment M. Rousseau partait pour la Nouvelle-Orléans ; c’était trop pour la pauvre Agathe que ces deux malheurs, sans mes soins et mes consolations, elle eût succombé. Elle a dit jusqu’à son dernier soupir que son père était cause de sa mort. Ce dernier consentit à lui faire une pension de 800 fr[anc]s, non seulement elle ne me payait rien, mais j’étais obligée de lui prêter de l’argent. Sa santé, ses caprices exigeaient mille choses, je lui donnai tout à mes frais. Cependant les lettres étaient longues et rares à venir d’Amérique. Agathe se désolait, cela dura deux ans ; l’hiver dernier se passa sans nouvelle, Agathe ne dormait plus, dès l’aube, elle entrait en pleurant dans ma chambre et commençait ses plaintes. Enfin, le printemps revint, nous avions été malades tout l’hiver, je repris espoir un matin, c’était le 15 mars, Agathe vint se jeter à mon cou en pleurant. Ah ! me dit-elle, il revient, il a été malade, au mois de juillet il sera ici. Je vais faire mettre des fleurs dans mon parterre, acheter une robe, un chapeau pour son retour, je vais être heureuse. Pauvre fille, trois jours après elle commençait à être malade, le médecin dit que c’était l’estomac, elle vivait à l’ordinaire et ne paraissait qu’indisposée ; cela dura 3 semaines, puis, elle devint faible, ses jambes enflèrent, sa respiration était gênée, je fus effrayée de ces symptômes, le médecin eut la barbarie de me dire qu’elle allait mourir peut-être dans 24 heures, j’étais folle de douleur. Enfin, pendant un mois je n’ai pas quitté sa chambre, même pour manger, je lui cachai ma douleur en lui persuadant qu’elle allait guérir. Ah ! que j’étais triste le soir dans cette chambre où déjà j’avais vu mourir ma mère ; à chaque plainte d’Agathe, je croyais la voir et l’entendre. Agathe désira que j’écrivisse au père de M. Rousseau, je le fis, et si cela eût été possible, j’aurais fait venir d’Amérique M. Lagrave pour donner à Agathe la consolation de le voir avant sa mort. Elle attendait une lettre qui n’arrivait pas, sans cesse elle me disait : ce sera le 1er, puis le 25 ; elle ajoutait : vivrai-je jusque-là ? Oh ! si je pouvais vivre jusqu’à son retour ! Elle avait deux de ses portraits à son chevet. Tout cela me déchirait le cœur, je croyais la voir expirer à chaque instant, ce supplice a duré plus d’un mois ; ensuite j’étais bien inquiète pour le prêtre, Agathe était si impressionnable que depuis bien des années elle ne pouvait se confesser ; lors même qu’elle fût morte ainsi, je n’en aurais pas été inquiète, sa vie était aussi innocente que celle d’un enfant, mais je me disais : peut-être aurait-elle le désir de se confesser si elle voyait un prêtre ? J’en fis venir un de mes amis qu’elle aimait, il fut admirable de prudence et de bonté, il la laissa libre de se confesser plusieurs fois, et Dieu permit qu’elle le fît sans peine. Cependant on m’avait obligée à laisser avertir la famille d’Agathe à son insu et contre sa volonté ! son frère vint, mais je ne le vis point. Agathe me disait : ah ! je vous en prie, que ma famille ignore ma maladie, ils seraient trop contents d’hériter. Le médecin lui dit que son frère était allé chez lui savoir de ses nouvelles, cela la mit dans un état affreux. Enfin son père n’offrit pas un centime pour la soigner, mais il envoya le curé, le vicaire, et le grand vicaire jusque chez le confesseur d’Agathe pour savoir pourquoi il ne lui donnait pas les sacrements et si elle avait fait un testament. Ils voulaient venir avec tout leur attirail pour lui donner l’extrême-onction, la pauvre fille en fût morte de peur. Heureusement que le prêtre que j’avais fait venir lui épargna cette agonie, car c’était une véritable inquisition, sans moi, elle eût été torturée. Enfin, elle expira le 17 mai par une belle soirée au crépuscule, j’étais là, on ne l’aurait pas dite malade, ses yeux étaient brillants, son teint animé, elle ne me répondait plus, on me fit sortir, on m’emmena à ma maison de ville, j’y entrai à minuit, il y avait deux ans qu’elle n’avait été habitée, le jardin était abandonné, inculte, là, je retrouvai mille souvenirs de ma mère et d’Agathe, de mon père, de toute ma vie passée, je suis restée là un mois et demi pleurant, lorsque je le pouvais ; trois semaines après la mort d’Agathe, un de mes parents, un ami d’enfance qui venait de m’écrire, est mort en 5 jours, ce chagrin a ajouté à celui que j’avais déjà. Enfin, une dame qui habitait chez moi depuis huit ans avec son enfant est partie pour Paris tout à coup, sans amitié, sans reconnaissance, car depuis huit ans, j’avais pourvu à tous ses besoins, à ceux de son fils dont je payais la pension. Elle me jouait une heure de piano de temps en temps, c’est le seul service qu’elle m’ait jamais rendu. Son départ, dans un moment où j’avais tant de chagrins, m’a fait beaucoup de peine. Je suis revenue à la campagne depuis 15 jours, hier seulement je suis rentrée dans la chambre d’Agathe, j’ai beaucoup pleuré, son lit vide, sa broderie commencée, elle me disait : demain j’y travaillerai ! demain ! ce lendemain n’est jamais venu ; enfin tous les détails de sa triste vie, moins elle ! J’ai vu par la pensée le cercueil où on l’a emportée de chez moi pour n’y plus revenir. Ma maison me semble déserte, toutes mes habitudes sont changées, elle me suivait comme mon ombre. On m’a dit qu’il fallait faire un inventaire des pauvres hardes d’Agathe, le tout à mes frais ; elle me devait 4 mille fr[anc]s sans compter le médecin et les soins que j’ai généreusement récompensés, des personnes amies seules l’ont veillée et approchée, même après sa mort, de tels services sont impayables. Son père a déclaré qu’il ne voulait rien payer, pas même de petites dettes. Il a deux fois plus de fortune que moi, j’aurais tout donné pour ma pauvre Agathe. Toute ma demi-année de revenus y a passé, cela m’est égal, je vais emprunter. Agathe a laissé un testament, elle donnait tout à M. Rousseau, je lui remettrai les objets qu’elle possédait, dussé-je les racheter, je le lui avais promis. Après sa mort, on a ôté les lettres et les portraits de M. Rousseau, selon son désir. J’ai trouvé dans ses livres de piété des notes et un mémoire qui prouvent combien elle était malheureuse. Pour moi, j’ai été si frappée, qu’il m’a semblé que je n’aimais plus rien sur la terre, que tout ce que j’avais aimé n’était qu’illusion, un songe, et que n’aimant rien, je ne devais rien retrouver de ceux que j’avais aimés au-delà. Enfin, j’ai été insensible à l’affection de ceux que j’avais le plus aimés et rien encore ne m’avait autant désespérée. On m’offre à Paris une maison meublée aux Champs-Élysées pour 900 fr[anc]s par mois, des amis m’invitent à y aller, j’ai choisi Nantes, c’est plus près, mais je n’ai pas encore de maison et n’en trouve pas où je voudrais. Je n’ai ni désir, ni volonté, tout m’est égal. Je ne puis écrire, ni travailler. Avez-vous reçu La Légende de Pâquerette que je vous avais adressée avant votre départ à Paris pour mettre dans La Presse ?

Adieu, mon cher correspondant, ne m’oubliez pas. Votre amie dévouée

M.-S. LEROYER DE CHANTEPIE.

À SA NIÈCE CAROLINE

[Croisset, 31 juillet 1858.]

Chère Carolo,

J’espère avoir demain une lettre de toi ou de ta bonne maman un peu plus claire que celle qui m’arrive, car je ne sais pas si vous arrivez demain à la Bouille, oui ou non, ni à quelle heure. Et je suis fort embarrassé, ayant peur de faire un voyage inutile, ou bien d’aller là-bas et de ne trouver personne. En cas de silence je n’irai point et je ne vous attendrai que lundi. Mais écrivez-moi l’heure où il faut que mon individu soit planté sur le quai, prêt à vous recevoir.

Zélie Croix-Marre et sa sœur arrivent à l’instant pour déjeuner, et affamées.

Adieu, mon pauvre bibi. Tu m’as écrit l’autre jour une gentille lettre à laquelle je ne réponds pas trop bien. N’importe, il me reste encore le temps de te bécoter.

Ton vieux.

À EUGÈNE DELATTRE

[Croisset,] 1er août [1858].

Grand Juriste !

J’ai reçu les numéros de L’Audience et je me délecte dans les Voyageurs et expéditeurs en chemin de fer. J’admire surtout le bourgeois qui avait fait du cadavre de sa femme un colis !!! Mais dans la liste des objets que M. *** emporte en vacances, tu aurais dû mettre parmi les objets de première nécessité plusieurs g… pour ses cousines, et parmi les bons auteurs, de Sade, Delattre, etc.

Plaisanterie à part, c’est instructif et amusant ; utile dulci me paraît être ta devise. J’attends la suite, ou plutôt le volume entier pour juger de l’ensemble. Ne crains pas de faire revenir Prudhomme et soigne-le ! il a de bonnes choses à dire à propos des accidents ; il doit croire qu’en cas d’explosion, on serait moins exposé aux premières qu’aux secondes, etc. !

J’ai trouvé ici, à mon retour, une mirifique épître de ta Seigneurie (qui m’a été je crois renvoyée de Tunis). Je t’en remercie bien. Elle était ornée de la signature de Foulongne. Serre-lui les pattes de ma part.

Si tu pouvais me trouver le Code civil des Carthaginois, tu serais bien aimable. C’est là ce qui me manque ; et puis bien d’autres choses, encore !

Adieu, mon vieux, porte-toi bien, amuse-toi bien ! Tu vas sans doute aller dans ta patrie, te reposer de tes travaux judiciaires, déposer un peu ta toque pour le panama et dépouiller la robe noire de l’orateur pour endosser la veste en velours du Nemrod départemental. Eh bien, sème partout les bons principes ! éduque la province, nom de Dieu ! Élève ton voyage à la hauteur d’une mission sociale ! Terrifie les bourgeois par tes extravagances, et désole ta famille par tes discours ! Si on t’invite à dîner en ville, empiffre-toi ! et rote au dessert ! On se fâchera peut-être ? N’importe ! Tu répondras ; « C’est le genre de Paris. » Caresse les servantes, prends le c… aux dames, excite les adolescents […] et les villageois à la bestialité ! En un mot, sois canaille, c’est le moyen de plaire !

Sur ce, on se donne rendez-vous au mois de novembre, à Hélène Peyron.

À toi.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] lundi, 4 h[eures].
[9 août 1858.]

Qu’est-ce que ça veut dire ? es-tu malade ? as-tu reçu ma lettre ?

Je t’avais écrit, mercredi dernier, de la part de ma mère pour te dire que : elle vous attendait l’un et l’autre et vous réitérait son invitation. N’était-ce pas une chose convenue ? Qu’y a-t-il donc ? – Il fait beau, maintenant. Arrivez !

Si samedi prochain, au plus tard, je n’ai pas, chez moi, M. et Mme Feydeau à dîner, je prends un pseudonyme et je déblatère contre Fanny et son auteur dans les feuilles.

En attendant, je t’embrasse, mon cher neveu.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] mercredi matin. [11 août 1858.]

Mon bon,

Voici l’heure des trains. Lequel prendrez-vous ? Dis-le-moi afin que je sois là à mon petit poste, à vous attendre.

Enfin ! nom d’un petit bonhomme, nous allons nous voir !

Ton billet de ce matin nous a rassurés. Mais c’était de ma faute, j’en conviens. Ma mère avait peur que Mme Feydeau ne fût malade.

À samedi, chère épouse !

Votre oncle.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] samedi soir. [28 août 1858.]

Mon vieux Brrrrûlant,

Si je ne t’ai pas écrit, c’est que je n’avais absolument rien à te dire.

Je travaille comme quinze bœufs. J’ai bientôt, depuis que je ne t’ai vu, fait un chapitre, ce qui est énorme pour moi. Mais que j’ai de mal ! Me saura-t-on gré de tout ce que je mets là-dedans ? J’en doute, car le bouquin ne sera pas divertissant, et il faudra que le lecteur ait un fier tempérament pour subir 400 pages (au moins) d’une pareille architecture.

Au milieu de tout cela, je ne suis pas gai. J’ai une mauvaise humeur continue. Mon âme, quand je me penche dessus, m’envoie des bouffées nauséabondes. Je me sens quelquefois triste à crever. Voilà !

Ce qui n’empêche pas de hurler du matin au soir à me casser la poitrine. Puis le lendemain, quand je relis ma besogne, souvent j’efface tout et je recommence ! Et ainsi de suite ! L’avenir ne me présente qu’une série indéfinie de ratures, horizon peu facétieux.

Tu féliciteras de ma part ce bon Théo sur sa croix d’officier ; je ne lui ai pas écrit par bêtise ; et tu lui diras que je pense souvent à lui et que je m’ennuie de ne pas le voir. Ce qui est vrai.

Tu m’envoies des nouvelles des arts, je vais en revanche t’envoyer des nouvelles de la campagne.

Le boulanger de Croisset a pour l’aider dans la confection de ses pains un garçon de forte corpulence. Or le maître et le domestique s’… Ils se pétrissent à la chaleur du four. Mais (et ici le beau commence) le susdit boulanger possède une épouse et ces deux messieurs non contents de se…, foutent des piles à la malheureuse femme. On bûche dessus par partie de plaisir et en haine du c… (système Jérôme) si bien que la dame en reste quelquefois plusieurs jours couchée. Hier cependant, elle a commencé à leur riposter à coups de couteau et ils ont aux bras des effilades effroyables. Telles sont les mœurs des bonnes gens de la campagne. C’est extrêmement joli.

Répète-moi ce que la Présidente t’a dit sur mon compte, je tiens à le savoir.

J’ai reçu l’article de La Presse, il y avait mieux à dire. Si je ne connais guère de livre qui me plaise, il en est de même des critiques. Comme tout est bête, miséricorde !

Tu me demandes ce que je fais : j’ai lu depuis quinze jours, sans interrompre mon travail et pour lui, six mémoires de l’Académie des Inscriptions, deux volumes de Ritter, le Chanaan de Samuel Bochart et divers passages dans Diodore. Mais il est impossible que j’aie fini avant deux ans au plus tôt, et encore on se foutra de moi, n’importe ! Je crois que ce sera une tentative élevée et, comme nous valons plus par nos aspirations que par nos œuvres, et par nos désirs que par nos actions, j’aurai peut-être beaucoup de mérite ; qui sait ?

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset, 4 septembre 1858.]

Vous devez me trouver bien oublieux, chère Demoiselle. Excusez-moi, je travaille en ce moment-ci énormément. Je me couche tous les soirs exténué comme un manœuvre qui a cassé du caillou sur les grandes routes. Voilà trois mois que je n’ai bougé de mon fauteuil que pour me plonger dans la Seine, quand il faisait chaud. Et le résultat de tout cela consiste en un chapitre ! pas plus ! Encore n’est-il pas fini. J’en ai encore au moins une dizaine à faire, je ne sais rien du dehors et ne lis rien d’étranger à mon travail. Il est même probable que je n’irai guère à Paris cet hiver. Je laisserai ma mère y aller seule. Il faudra pourtant que je m’absente au mois de novembre une quinzaine de jours, à cause des répétitions d’Hélène Peyron, un nouveau drame de mon ami Bouilhet, qui sera joué à l’Odéon. À propos de mes amis, avez-vous lu Fanny, par E. Feydeau ? Je serais curieux de savoir ce que vous en pensez.

Maintenant que j’ai parlé de moi, parlons de vous.

Vous m’avez envoyé une bien belle lettre la dernière fois. L’histoire de Mlle Agathe m’a navré ! Pauvre âme ! comme elle a dû souffrir ! Vous devriez écrire cela, vous qui cherchez des sujets de travail. Vous verriez quel soulagement se ferait en votre cœur, si vous tâchiez de peindre celui des autres.

Le conte que j’ai reçu de vous au mois d’avril n’a pas été remis à La Presse, parce qu’il m’est arrivé la veille ou l’avant-veille de mon départ. Il est resté à Paris dans mon tiroir ; je sais d’ailleurs qu’on le refuserait à cause du sujet, qui ne convient pas aux exigences du journal. J’essayerai, cependant.

Pourquoi ne travaillez-vous pas davantage ? Le seul moyen de supporter l’existence, c’est de s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle. Le vin de l’Art cause une longue ivresse et il est inépuisable. C’est de penser à soi qui rend malheureux.

J’ai été bien impressionné par le massacre de Djedda et je le suis encore par tout ce qui [se] passe en Orient. Cela me paraît extrêmement grave. C’est le commencement de la guerre religieuse. Car il faut que cette question se vide ; on la passe sous silence et au fond c’est la seule dont on se soucie. La philosophie ne peut pas continuer à se taire ou à faire des périphrases. Tout cela se videra par l’épée, vous verrez.

Il me semble que les gouvernements sont idiots en cette matière. On va envoyer contre les musulmans des soldats et du canon. C’est un Voltaire qu’il leur faudrait ! Et l’on criera de plus belle au fanatisme ! À qui la faute ? Et puis, tout doucement, la lutte va venir en Europe. Dans cent ans d’ici, elle ne contiendra plus que deux peuples, les catholiques d’un côté et les philosophes de l’autre.

Vous êtes comme elle, vous, comme l’Europe, – déchirée par deux principes contradictoires, et c’est pour cela que vous êtes malade.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 5 septembre 1858.

Il y a bien longtemps, mon cher correspondant, que je n’ai reçu un mot de souvenir, de votre part. Je pense que vous êtes si occupé de votre roman, que je me reprocherais de vous faire perdre un instant à m’écrire, malgré tout le désir que j’ai d’avoir de vos nouvelles. Pour moi, je ne vous oublie point, ma pensée se reporte sur vous bien souvent dans mes peines et dans mes angoisses. Tout semble combiné pour me faire du mal, j’ai vu mourir encore l’enfant de mon filleul, c’était celui (le filleul) de ma pauvre Agathe ; cet enfant avait 5 mois déjà, je l’aimais, il me souriait et commençait déjà à me connaître. Le désespoir de la mère et du père m’a fait bien de la peine. Je ne puis accepter la vie dans un monde où il faut souffrir et mourir ; on a beau dire que la souffrance et la mort sont un bien, conformément aux lois générales, ces deux choses me semblent un acte de cruauté, qui ferait douter de la bonté de Dieu. Je suis plus que jamais incertaine et tourmentée de vertiges, relativement aux observances du catholicisme. Je puis à peine prier, je me sens morte de cœur et d’âme, insensible à tout, sans désir, sans volonté, indifférente envers ceux que j’aimais le mieux. Je suis malade aussi de corps. Je ne sais plus ce qui pourrait me secourir, je ne l’espère plus. J’ai commencé l’Essai sur l’entendement humain de Leibnitz, cela m’intéresse beaucoup, mais souvent je ne le comprends pas. Je veux lire sa Théodicée. J’ai là L’Oiseau et L’insecte, ces deux livres ont toute ma sympathie. Quand lirai-je quelque chose de vous ? et quand vous verrai-je ? J’ai reçu une lettre de M. Rousseau-Lagrave qui est aux États-Unis, il paraît regretter beaucoup ma pauvre Agathe, j’ai bien pleuré en lisant l’expression de ses regrets. Le père d’Agathe ne lui a survécu qu’un mois ; si Agathe eut hérité, 24 heures après son testament, M. Rousseau héritait d’elle de 150 mille francs. Avez-vous reçu La Légende de Pâquerette ? que je vous avais adressée d’après l’offre obligeante que vous m’aviez faite de publier cette légende ?

Adieu, mon cher correspondant et ami, votre dévouée

M.-S. LEROYER DE CHANTEPIE.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] dimanche 12 septembre 1858.

Vous n’avez pas besoin d’excuses auprès de moi, cher Monsieur, votre silence est sans doute une privation pour moi, mais jamais je ne songerai à vous faire un reproche. Votre temps est trop précieux pour que je veuille en distraire quelque peu à mon profit. Vous avez raison, se plonger dans la littérature, c’est la vie, car c’est une de ces passions innocentes qui peuvent tourmenter, mais qui, du moins, ne laissent jamais de remords. Je me fais une fête de lire votre œuvre si Dieu me prête vie, je crains que ce ne soit bien long à paraître, vous êtes trop difficile, laissez votre inspiration [sic], et ce sera beau et bon. Je ne puis oublier Madame Bovary, elle a laissé dans mon âme une ineffaçable empreinte, la vérité seule peut causer de telles impressions. Nos lettres se sont croisées. Vous me dites d’écrire, c’est bien, mais il me faut un but. Je ne puis travailler sans avoir le débit de mon travail. Je voudrais avoir un journal littéraire qui prît au moins chaque mois un de mes articles. J’écris pour de malheureux petits journaux de mode, cela ne me convient point. J’avais fait pour un concours historique un précis de la Guerre de Trente Ans très court et qui devait être inséré au Journal, le concours n’a pas eu lieu, le journal a été vendu, le nouveau directeur m’a demandé de nouveau ma collaboration, il a inséré une de mes biographies, mais il a refusé ma Guerre de Trente Ans comme travail trop sérieux et cela m’avait donné tant de peines et coûté tant de recherches ! Jugez de mon ennui ! Vous croyez que La Légende de Pâquerette ne convient point à La Presse, mais souvent j’y lis de petites nouvelles qui ne valent pas mieux et même moins que ma légende. Au reste, je ne tiens pas plus à La Presse qu’à un autre journal. Je préférerais un journal littéraire. Puisque vous avez été assez bon pour vouloir me rendre service en me plaçant quelques articles, dites-moi si vous pouvez me placer la légende que je vous ai envoyée à une feuille quelconque, autrement je la placerai ailleurs. Si vous croyez qu’une nouvelle ou roman de 72 pages que j’ai en ce moment puisse se placer, je vous l’enverrai, ou même mon précis historique. Je sais qu’on ne vous refusera rien, votre nom est un sûr garant de toute acceptation ; quand on a votre talent, votre célébrité, tout est possible. Cependant, je voudrais être certaine d’une insertion prompte et savoir que je n’éprouverais pas de refus, cela me serait très désagréable, je préférerais m’abstenir. Je viens de demander Fanny, nos libraires ne l’ont point encore. Je le lirai et vous dirai mes impressions après cette lecture. Je lis toujours Leibnitz, j’ai là L’Oiseau et L’Insecte de Michelet, c’est charmant. J’écris d’inspiration, mais ne puis prendre un sujet qui me touche de près. La souffrance, la mort, cela peut s’accepter idéalisé, mais lorsqu’on arrive à la réalité, c’est horrible, c’est affreux ! Ma pauvre Agathe, je la vois toujours, chaque matin j’ouvre sa chambre, j’y fais ma prière, je pense à ma mère morte aussi dans cette même chambre, il me semble que quelque chose d’elles deux me parle intérieurement. Elles m’aimaient trop pour ne pas m’aimer et me secourir encore, et moi je les aime trop pour ne pas encore communiquer de cœur et d’âme avec elles. Je ne crois pas non seulement à une séparation éternelle, mais je pense qu’elle ne peut être absolue, même quand la transformation de notre être semble nous séparer et nous sépare sur cette terre. Je soigne les fleurs du jardin à ma pauvre Agathe, je mets à manger aux oiseaux qu’elle nourrissait sur sa fenêtre, comme si elle était là. Les hirondelles sont parties, elle les avait vues arriver, moi je vois leur départ, les verrai-je revenir ? Les feuilles des tilleuls qui ombragent sa fenêtre étaient en bourgeons lorsqu’elle entrait pour n’en plus sortir dans cette chambre mortuaire, elles vont tomber et mourir, ses fleurs lui ont survécu ! Je vois par la pensée le cercueil l’emportant de chez moi pour jamais ! Ah, cela est bien triste ! Je suis restée sans désir, sans volonté, j’ai perdu la puissance d’aimer, de m’intéresser à quoi que ce soit. La pauvre Agathe est morte avec ses illusions, elle aimait avec une foi inébranlable, sans douter un instant ni d’elle, ni des autres ! j’envie son sort. Comme vous, je crois aux guerres de religion ! et je les abhorre, je crois que le catholicisme se transformera, il ne peut rester ce qu’il est, je crois à une religion nouvelle, à l’évangile en action, là seulement ma conscience serait tranquille. Je réprouve la peine de mort, et je ne puis, ni ne veux croire aux peines éternelles, cela m’est impossible, mais je crois que le sentiment de la culpabilité est un enfer, si j’en juge par moi-même ; la confession, la présence réelle dans la communion, me causent un effroi invincible ; lorsque je doute si j’ai rempli toutes les conditions voulues à cet égard, cela me désespère, il me semble que je suis à jamais séparée de Dieu ou trop coupable pour aller à lui, cette pensée est horrible. J’admire, j’aime l’idée religieuse, et je crois qu’elle existe à un plus haut degré de vérité chez les philosophes que chez certains catholiques. Je n’aime pas les dévots, mais les cœurs vraiment religieux. Je suis toujours à la même place, mon médecin veut m’envoyer à Nantes, c’est le plus près. J’attends depuis deux mois une réponse pour une maison d’habitation ; je ne sais si je l’aurai, cela m’est égal, je suis si souffrante, si malade, que j’aimerais mieux ne pas me déplacer.

Adieu, cher Monsieur, je compte sur votre amitié, c’est un bien précieux pour moi qui vous estime et vous aime profondément. Votre dévouée

M.-S. LEROYER DE CHANTEPIE.

À JULES DUPLAN

[Croisset, 15 (?) septembre 1858.]

Que deviens-tu, immonde Cardoville ? tu es parti à Lyon, je suis sûr, à Lyon !…

Réponds-moi si j’aurai l’honneur de te voir bientôt. Si tu ne peux me procurer la volupté de recevoir ta personne, dis-moi comment tu veux que je te fasse parvenir les 300 francs que tu m’as prêtés au mois de juin dernier. Comme je désespère de pouvoir te les remettre en mains propres, je te les envoie. – ? –

Je bûche mon Carthage comme un nègre ! J’ai un mal de chien ! N’importe, ça commence à m’amuser.

Me voilà au milieu de mon second chapitre qui sera peut-être le premier ? Je l’aurai fini dans un mois, et j’espère avant de rentrer à Paris avoir écrit le 3e.

Le sieur Bouilhet est toujours à Mantes où il compose une comédie-farce en prose.

Voilà, mon vieux, toutes les nouvelles, et puis je t’embrasse très fort.

Ton.

Mercredi soir.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, première quinzaine
d’octobre 1858.]

Ne crois pas que je t’oublie ; si je ne t’écris point c’est au contraire par amitié pour toi et pour ne pas te salir avec le dégobillage de mon embêtement.

Carthage ne va pas raide. Je suis d’ailleurs pris d’idées noires. Je finirai enragé d’ennui, l’existence me pèse démesurément.

Les lectures auxquelles je me livre ne sont pas faites pour me distraire : Mosander, l’empereur Léon, Végèce et Juste-Lipse.

Je n’ai absolument rien à te dire.

Tu me verras à Paris dans le courant du mois de novembre, époque à laquelle on jouera la pièce de Bouilhet dont les répétitions commencent.

Comment va Daniel ? Fanny s’est lu à Mantes, beaucoup, ce qui est un fier signe. Quand un livre est connu à six lieues de Paris il a déjà fait le tour du monde.

Pour moi la littérature commence à m’être désagréable fortement. Je trouve cela tout bonnement impossible et comme avec l’âge le goût augmente et que l’imagination décroît, c’est atroce. À mesure qu’on perd de ses plumes on veut voler plus haut.

Adieu, tâche d’être plus gai que moi.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, milieu d’octobre 1858.]

Tu es bien gentil de songer à moi, et si je ne t’écris point, c’est pour ne point t’ennuyer de mes plaintes. J’ai été tous ces temps-ci assez malade, physiquement ; il me prend des douleurs d’estomac atroces. Je suis obligé de me coucher et j’éprouve en même temps des courbatures dans tous les membres, avec des pincements au cervelet. C’est le résultat des agréables pensées qui embellissent mon existence.

À quoi bon t’embêter avec tout cela ? Ayons la pudeur des animaux blessés. Ils se f… dans un coin et se taisent. Le monde est plein de gens qui gueulent contre la Providence ; il faut (ne serait-ce que par bonne manière) ne pas faire comme eux. Bref, j’ai la maladie noire. Je l’ai déjà eue, au plus fort de ma jeunesse, pendant dix-huit mois, et j’ai manqué en crever ; elle s’est passée, elle se passera, espérons-le.

J’ai à peu près écrit trois chapitres de Carthage, j’en ai encore une dizaine, tu vois où j’en suis. Il est vrai que le commencement était le plus rude. Mais il faut que j’en aie encore fait deux pour que je voie la mine que ça aura. Ça peut être bien beau, mais ça peut être aussi très bête. Depuis que la littérature existe, on n’a pas entrepris quelque chose d’aussi insensé. C’est une œuvre hérissée de difficultés. Donner aux gens un langage dans lequel ils n’ont pas pensé ! On ne sait rien de Carthage. (Mes conjectures sont je crois sensées, et j’en suis même sûr d’après deux ou trois choses que j’ai vues.) N’importe, il faudra que ça réponde à une certaine idée vague que l’on s’en fait. Il faut que je trouve le milieu entre la boursouflure et le réel. Si je crève dessus, ce sera au moins une mort. Et je suis convaincu que les bons livres ne se font pas de cette façon. Celui-là ne sera pas un bon livre. Qu’importe, s’il fait rêver à de grandes choses ! Nous valons plus par nos aspirations que par nos œuvres.

J’ai eu, néanmoins, et j’ai encore un fier poids de moins sur la conscience, depuis que je sais que le sieur Charles-Edmond n’est plus à La Presse. L’idée de la publicité me paralyse et il est certain que mon livre serait maintenant fini, si je n’avais eu la bêtise d’en parler.

Dans quinze jours, tu me verras tout prêt à dévorer Daniel de mes deux oreilles. Je te consacrerai une ou deux nuits si tu veux, car, pour mes journées, elles seront prises par la pièce de Bouilhet qui doit être jouée le 12 novembre.

Pourquoi tiens-tu à avoir fini pour la fin de cette année ? Qui te presse ? Tu as tort, mon bon. On fait clair, quand on fait vite.

Adieu, mon vieux, je t’embrasse et à bientôt.

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset, 31 octobre 1858.]

Vous devez me croire mort, chère Demoiselle. J’ai été, il est vrai, si souffrant tous ces temps-ci, que je remettais de jour en jour à vous écrire. La maladie noire m’avait repris ; j’éprouvais des maux d’estomac atroces qui m’ôtaient toute énergie ; c’est ce maudit Carthage qui en était cause. Enfin, à force d’y songer et de me désespérer, je commence à entrevoir le vrai, et j’ai maintenant bon espoir, jusqu’à un découragement nouveau. Personne, depuis qu’il existe des plumes, n’a tant souffert que moi par elles. Quels poignards ! et comme on se laboure le cœur avec ces petits outils-là !

J’ai eu une fausse joie. J’avais cru que Charles-Edmond, le directeur du feuilleton de La Presse, nommé bibliothécaire du ministère de l’Algérie, était sorti du journal ; je me regardais comme dégagé de ma parole, et la publication indéfiniment ajournée ; car l’idée de l’impression m’est odieuse et me paralyse. Pour que je travaille bien, il faut que personne ne me regarde ; du moment que je pense au public, je suis perdu. La littérature m’a amusé, m’a charmé, tant que j’en ai fait pour moi seul.

Je m’en vais à Paris à la fin de cette semaine pour la pièce de mon ami Bouilhet, Hélène Peyron. J’y resterai une quinzaine ; je m’occuperai de votre Légende ; mais je suis sûr, à peu près, qu’on la refusera. Je vous dis franchement les choses, parce que ce genre-là (comprenez-vous) est vieux et que la chose en elle-même n’a rien de bien neuf. Enfin je ferai tout mon possible.

Vous ignorez complètement la presse parisienne, si vous croyez qu’on y fait ce qu’on veut et qu’on y écoute quelqu’un. On a des amis très dévoués, tant qu’on ne leur demande rien du tout, voilà. Depuis un an je sollicite, à La Presse, l’insertion d’un chef-d’œuvre (il n’est pas de moi), une chose extrêmement originale intitulée Le Cœur à droite. On me leurra de belles paroles, mais je suis convaincu que jamais aucun journal ne l’imprimera. Qu’y voulez-vous faire ? Tout cela est trouvé très bien par certaines gens.

Parlez-moi de vous ; moi, j’ai été dans des états déplorables, physiquement, moralement et intellectuellement parlant. À quoi bon vous ennuyer avec le récit de tout cela ? Chacun a sa croix ; il est inutile d’en surcharger les autres ; mais quelle chose incomplète que la vie ! et pourtant quelle complication ! Je passe alternativement par de grands abattements et par de grands enthousiasmes ; cela est une double folie. Rien ne vaut la peine d’être triste ni d’être joyeux.

Adieu ; mille cordialités et croyez-moi tout à vous.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 31 octobre 1858.]

Mon bon,

Tu me verras dans huit jours.

Non ! ne fais pas mettre ton portrait en tête de tes œuvres. Réservons ces chics aux faiseurs de romances.

L’artiste ne doit pas exister. Sa personnalité est nulle. Les œuvres ! les œuvres ! et pas autre chose.

Ça va mieux. Je crois que je vais attraper le ton.

Adieu. Mille embrassades.

Dimanche matin.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 24 novembre 1858.]

Combien je suis peiné de ce que tu m’écris sur Mme Feydeau ! Donne-m’en des nouvelles le plus souvent que tu pourras. Ma mère part après-demain pour Paris, elle se présentera chez toi pour la voir, sera-t-elle reçue ?

Quant à moi, mon cher vieux, me revoilà à Carthage, again on the sea ! Quelle besogne ! quelle besogne ! Tu m’édifies avec le plaisir que tu prends à des sujets difficiles ; moi, je déclare qu’ils m’embêtent. Néanmoins je crois que ça va aller ; j’ai à peu près écrit, depuis mon retour, six pages, ce qui est beaucoup pour ton serviteur.

Rien ne donne une idée plus nette de l’abaissement esthétique où nous rampons, que les critiques sur Hélène Peyron. Le jugement définitif de ces abrutis du lundi est : 1° que les vers sont trop beaux, et 2° qu’il ne faut plus faire de vers. Je trouve cela énorme !

Quand m’enverras-tu le paquet de Daniel ? Attendras-tu que tout soit fini ? c’est peut-être meilleur, je lirai tout d’une haleine et verrai l’ensemble.

Sais-tu l’époque où le Théo revient ?

Quel polisson de froid ! Je me carbonise les tibias. Il y a loin du paysage qui m’entoure et de la température où je grelotte à ce qui se passait dans la plaine du Rieff, 247 ans avant Notre-Seigneur, et pour remonter là, il faut quelque effort, avec lequel je t’embrasse.

Ton collègue.

À ALFRED BAUDRY

[Croisset,] nuit de vendredi.
[26-27 novembre 1858.]

Mon bon,

Au reçu de la présente vous vous transporterez chez Georges Pouchet et le prierez de vous accompagner à Croisset dimanche prochain (après-demain) afin d’y déjeuner. N’y manquez pas. Il le faut.

À vous.

 

Répondez-moi de manière à ce que j’aie un mot de vous samedi matin – ou au matin pour parler françoys.

À SA NIÈCE CAROLINE

[Croisset,] samedi soir. [27 novembre 1858.]

Mon pauvre Chat,

Je m’ennuie beaucoup de ta petite personne. Aussi ta lettre m’a fait grand plaisir. Écris-moi le plus souvent que tu pourras. – Et le plus longuement possible. Je te recommanderai seulement de faire attention à l’orthographe. Tu vous lâches des fautes impardonnables, mon bibi. C’est manque de réflexion, j’en suis sûr. En revanche je te félicite d’avoir quitté ta mauvaise écriture fine.

Dis-moi si l’Anglaise qui te donne des leçons te plaît. Fais-moi son portrait.

Je compte que l’on me régalera à mon arrivée d’un trio piano, violon et cor de chasse. J’aimerais à te voir te débattant entre deux musiciens.

Maman t’a-t-elle conduite à une gymnastique ?

Je n’ai aucune nouvelle à t’apprendre, car je ne vois pas un chat. – On a découvert, dans le jardin, un lapin sauvage qui s’est réfugié là. J’ai empêché qu’on ne le tuât.

Voilà quatre jours que Narcisse et Édouard s’occupent à abattre et à fendre du bois. Aussi vais-je avoir un bûcher bien garni.

Au milieu de ma solitude, j’ai eu, ce matin, un événement bien agréable. À savoir la visite de l’horloger. Il m’a encore parlé du temps – (qu’il trouve toujours beau). Mais comme je dormais encore à moitié, je crois avoir perdu deux ou trois rognonnements de la fin. Quel dommage ! – En voilà maintenant pour quinze jours ! C’est long à attendre.

Je suis bien aise que les Récits mérovingiens t’amusent. Relis-les quand tu auras fini. Apprends des dates, tu as tes programmes. Et passe tous les jours quelque temps à regarder une carte de géographie.

Ma lettre t’arrivera demain soir au moment où vous vous mettrez à table. – Je boirai, de mon côté, tout seul à votre santé.

Adieu, mon pauvre Karo. Sois bien gentille et pense à ton

Vieux qui t’embrasse.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 3 décembre 1858.]

Vieux vésicatoire, distillateur d’impuretés, etc.

L’article Rigault que je viens de lire m’a fait rugir au commencement, puis éclater de rire à la fin. C’est bon, mon vieux, c’est bon, ne t’inquiète de rien. Pioche le Daniel, voilà tout… et serre, n… de D…, serre ! Sois concis et toujours brûûlhant ! entendè vô ! bhhrrrrrûlant !!!

Comme c’est beau la critique, toujours se f… le doigt dans l’œil et blâmant justement ce qu’il y a de meilleur dans un livre. Au fond le gros Rigault a été peut-être excité ? Je t’assure que cet article-là te fait une très belle balle ! Il en ressort pour le public que tu es un grand homme et que tu dois avoir…, ma parole d’honneur ! ça donne envie de te connaître ! et il n’est pas une marquise qui, en t’abordant, ne te coulera dans le tuyau de l’oreille :

 

Bien, mon p’tit homme

Tu vas voir comme…, etc.

 

Quels imbéciles ! Enfin, continuons, mon vieux. Écrivons, nom d’un pétard ! Ficelons nos phrases, serrons-les comme des andouilles et des carottes de tabac. Masturbons le vieil art jusque dans le plus profond de ses jointures. Il faut que tout en pète, monsieur.

Voilà huit jours que je suis complètement seul. Je travaille raide, jusqu’à 4 heures du matin toutes les nuits. Ça commence à marcher, c’est-à-dire à m’amuser, ce qui est bon signe. La solitude me grise comme de l’alcool. Je suis d’une gaieté folle, sans motifs, et je gueule tout seul de par les appartements de mon logis, à me casser la poitrine. Tel est mon caractère.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] mercredi. [8 ou 15 décembre 1858.]

Je commence à être inquiet de ce que tu m’écris, mon pauvre vieux. Ma mère s’est présentée chez toi, dimanche, et m’a donné de tristes nouvelles (ta lettre de ce matin les confirme). Samedi matin je saurai ce que Cloquet en pense sérieusement, elle aura dû le voir aujourd’hui. Si tu étais gentil, tu pousserais une pointe jusqu’au boulevard du Temple un de ces soirs.

Nom d’un nom ! ça m’embête. Et je n’ai pu malgré moi m’empêcher d’y songer tout cet après-midi. Envoie-moi un petit mot le plus souvent que tu pourras pour me tenir au courant.

Karth-Adda commence à marcher. Mais quand je pense à la longueur de l’œuvre et à ses difficultés, les bras me tombent de découragement.

Tu ne peux t’imaginer les engueulades et critiques dont on m’accablera. Tu verras que ce sera beau ! Qu’importe ! Il faut chier sur la tête du genre humain – toujours !!!

Adieu, mon vieux, bon courage.

À ALFRED BAUDRY

[Croisset,] jeudi. [16 décembre 1858.]

Mon cher Petiot,

Pouvez-vous me donner à dîner samedi prochain afin d’aller voir ensemble l’Hélène Peyron ? ça m’arrangerait.

Sera-t-il temps pour avoir des places convenables ? en cas contraire, ayez l’obligeance de m’en retenir demain, car il est trop tard maintenant pour que Narcisse aille en louer. Nous ferions peut-être bien de prendre une loge, qui serait la loge des amis. Nous nous y mettrions, vous, Caudron, etc. ; arrangez tout cela pour le mieux, cher bon.

Si la pièce ne passait que lundi, il va sans dire que l’invitation que je me fais serait remise à lundi.

Je ne pourrai être chez vous qu’à six heures juste ; est-ce trop tard ?

Veuillez me répondre sur tout cela. À vous.

À ALFRED BAUDRY

[Croisset, 17 décembre 1858.]

J’irai au théâtre, mais non dîner chez vous. – À demain soir. Le bateau me presse.

À vous.

À ERNEST FEYDEAU

Croisset, dimanche. [19 décembre 1858.]

Je commençais à m’embêter de n’avoir pas de nouvelles de ta femme et j’allais t’écrire aujourd’hui. Tant mieux si la maladie traîne. Cela est signe que ce n’est pas très grave. M. Cloquet a également dit à ma mère qu’il trouvait de l’amélioration. Elle a dû aller chez toi hier. Tiens-moi au courant de tout ce qui arrive en bien ou en mal.

Mille compliments, mon cher monsieur, de la manière dont tu as vendu Daniel. Que ne suis-je aussi habile ! La littérature, jusqu’à présent, m’a coûté 200 francs. Voilà les gains, et au train dont je vais, il est peu probable que j’en fasse d’autres.

Tu me demandes ce que je deviens ? Voici : je me lève à midi et me couche entre 3 et 4 heures du matin. Je m’endors vers 5. À peine si je vois la lumière des cieux. Chose odieuse en hiver. Aussi je ne sais plus distinguer les jours de la semaine, ni le jour d’avec la nuit. Je vis d’une façon farouche et extravagante qui me plaît fort, sans un événement, sans un bruit. C’est le néant objectif, complet. Et je ne travaille pas trop mal, pour moi du moins. Depuis dix-huit jours j’ai écrit dix pages, lu en entier La Retraite des Dix Mille, et analysé six traités de Plutarque, le grand hymne à Cérès (dans les Poésies homériques en grec), de plus l’Encomium moriae d’Érasme, et Tabarin le soir, ou plutôt le matin, dans mon lit, pour me divertir. Voilà. Et dans deux jours j’entame le chapitre III. Ce qui ferait le chapitre IV si je garde la préface ; mais non, pas de préface, pas d’explication. Le chapitre 1er m’a occupé deux mois cet été. Je ne balance pas néanmoins à le f… au feu, quoique en soi il me plaise fort.

Je suis dans une venette atroce parce que je vais répéter comme effet, dans le chapitre III, ce qui a été dit dans le chapitre II. Des malins emploieraient des ficelles pour escamoter la difficulté. Je vais lourdement m’épater tout au milieu, comme un bœuf. Tel est mon système. Mais je vais suer par exemple ! et me désespérer dans la confection dudit passage ! Sérieusement, je crois que jamais on n’a entrepris un sujet aussi difficile de style. À chaque ligne, à chaque mot, la langue me manque et l’insuffisance du vocabulaire est telle, que je suis forcé à changer les détails très souvent. J’y crèverai, mon vieux, j’y crèverai. N’importe, ça commence à m’amuser bougrement.

Enfin l’érection est arrivée, monsieur, à force de me fouetter et de me manustirper. Espérons qu’il y aura fête.

Je me précipiterai sur le Daniel et te le renverrai le plus promptement possible. J’emploierai à cet examen toute ma critique, n’aie pas peur. Préviens-moi, afin que j’envoie chercher le paquet à Rouen.

Mille tendresses.

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset,] 26 décembre 1858.

J’ai l’air de vous oublier, il n’en est rien ! Souvent ma pensée se porte vers vous et j’adresse au Dieu inconnu, dont parlait saint Paul, des prières pour l’apaisement et la satisfaction de votre cœur. Vous tenez dans mon âme une place très haute et très pure, une large part, car vous ne sauriez croire l’émerveillement sentimental que m’ont causé vos premières lettres. Je vous dois de m’être senti, à cause de vous, à la fois meilleur et plus intelligent. Il faudra pourtant que nous nous serrions la main et que je vous baise au front !

Voici ce qui s’est passé depuis ma dernière lettre :

J’ai été à Paris pendant dix jours, j’ai assisté et coopéré aux dernières répétitions d’Hélène Peyron. C’est à la fois une très belle œuvre et un grand succès. Les visites, les journaux, etc., tout cela m’a fort occupé, et je suis revenu ici, comme à mon ordinaire, brisé physiquement ; et quant au moral, dégoûté de toute cette cuisine. Je me suis remis à Salammbô avec fureur.

Ma mère est partie pour Paris, et, depuis un mois, je suis complètement seul. Je commence le troisième chapitre, le livre en aura douze ! Vous voyez ce qui me reste à faire ! J’ai jeté au feu la préface, à laquelle j’avais travaillé pendant deux mois cet été. Je commence enfin à m’amuser dans mon œuvre. Tous les jours je me lève à midi et je me couche à quatre heures du matin. Un ours blanc n’est pas plus solitaire et un dieu n’est pas plus calme. Il était temps ! Je ne pense plus qu’à Carthage et c’est ce qu’il faut. Un livre n’a jamais été pour moi qu’une manière de vivre dans un milieu quelconque. Voilà ce qui explique mes hésitations, mes angoisses et ma lenteur. Je ne retournerai à Paris que vers la fin de février. D’ici là, vous verrez dans la Revue contemporaine un roman de mon ami Feydeau qui m’est dédié et que je vous engage à lire.

Vous tenez-vous au courant des ouvrages de Renan ? Cela vous intéresserait, ainsi que le nouveau livre de Flourens, sur le Siège de l’âme.

Savez-vous ce qui présentement m’occupe ! les maladies des serpents (toujours pour Carthage). Je vais aujourd’hui même écrire à Tunis à ce sujet. Quand on veut faire vrai, il en coûte !

Tout cela est bien puéril et au fond considérablement sot ! Mais à quoi passer la vie, si ce n’est à des rêves !

Adieu. Mille tendresses. Écrivez-moi tant que vous voudrez et le plus longuement que vous pourrez.

AU COMTE DE SAINT-FOIX

Croisset, près Rouen, 26 décembre [1858].

Mon cher Ami,

Je pense souvent à Tunis et à vous, et vous seriez bien gentil, si vous m’envoyiez un peu de vos nouvelles. Ce voyage m’a laissé de charmants souvenirs, grâce surtout à votre compagnie. Jamais je n’oublierai les bonnes heures que nous avons passées ensemble.

Or, que devenez-vous ? L’étude de l’arabe avance-t-elle ? La chasse aux pélicans, etc., etc.

Que devient le baron de Krafft ? Est-il enfin parti pour Tombouctou ou Timborctou ? Et le père Cavalier ? Et Dubois ? Taverne ? Bacquerie ?

Avez-vous revu la splendide Rosemberg ?

Je me suis enfin mis à mon livre sur Carthage, après beaucoup d’hésitations et d’angoisses. C’est une affaire de deux ans. Aussi, pour avancer, je reste seul à la campagne jusqu’au milieu du mois de février. Je vis comme un ours et je travaille comme un nègre.

Rien de neuf à Paris. Cet immense village est toujours embelli par des filles de joie funèbres, par des coquins honorables et par des idiots triomphants. On replante les arbres du boulevard et on porte des chapeaux pointus. On s’est arraché cet été un livre de mon ami Feydeau intitulé Fanny. On se pousse maintenant à l’Hélène Peyron de Bouilhet et au Roman d’un jeune homme pauvre de Feuillet ; la première est un chef-d’œuvre et le second une platitude. Voilà.

Il fait une pluie atroce, incessante, lugubre. Le soleil devient un mythe. Seul, au coin de mon feu, j’écoute le bruit du vent et, tout en fumant et en crachant sur mes cendres, pendant que ma lampe brûle, je rêvasse à la fille d’Hamilcar et aux paysages où vous vivez.

J’ai à vous apprendre que votre ami Grassot n’est plus qu’une ombre et sa voix à peine un soupir. Votre autre ami, Philoxène Boyer, va devenir le père d’un re-enfant.

M. Rousseau s’en va-t-il à Djeddah, comme je l’ai lu dans les journaux ? Présentez mes respects, mes souvenirs et mes amitiés à tout ce monde-là.

Gardez pour vous la meilleure part. Songez à moi quelquefois. Mille poignées de main très fortes.

Si vous pouviez m’envoyer quelque chose de spécial comme couleur sur les mœurs des Psylles, vous seriez bien aimable. J’aurais besoin de savoir comment ces bonshommes-là s’y prennent pour prendre et éduquer les serpents, et surtout quels remèdes ils leur donnent, lorsque ceux-ci sont malades. Si vous savez d’autres particularités cocasses, je vous en serais très reconnaissant. Dans vos excursions, avez-vous trouvé un endroit pouvant être le défilé de la Hache, à savoir un endroit complètement fermé, au milieu des montagnes et ayant plus ou moins la forme d’une hache ? Voilà surtout ce que je voudrais savoir. Ça doit être aux environs de Tunis, peut-être dans les montagnes de l’Ariana.

Moynier est-il encore à Tunis ?

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 26 décembre 1858.]

Mon bon,

J’ai déjà lu deux cents pages du Daniel. J’aurai fini la lecture complète ce soir. J’en pense beaucoup de bien. Mais je suis révolté très souvent par les redites et les négligences de style qui sont nombreuses. Quel sauvage tu fais ! À côté de choses superbes tu me fourres des vulgarités impardonnables. La première partie m’a charmé, sans restriction, et toute la moitié de la deuxième (il y a fatigue dans la troisième). Je ne te pardonne pas les dialogues calmes ; ton docteur m’embête et embêtera. C’est elle seulement qui est à re-travailler. Mais c’est à serrer, crois-moi. J’ai été d’autant plus irrité des fautes que j’avais été empoigné par les beautés.

Je vois très bien tes intentions, mais tu me permettras dans ma critique d’avoir toujours en vue l’intention générale, l’effet d’ensemble à produire et non telle petite intention particulière et locale qui souvent y nuit, comprends-tu ? Tout ce qui est essentiellement du livre est irréprochable, caractère, paysages, etc. Mais c’est quand tu veux faire le monsieur que tu me déplais.

Puis-je faire des notes au crayon sur les marges ? tu en serais quitte pour les faire couper, lorsque tu donneras ton manuscrit à l’imprimerie. Réponds-moi là-dessus et ne te presse pas pour la fin. À quoi bon ? Songe que c’est ton second livre, mon vieux, et que l’on te souhaite, généreusement, un four. Or il faut que ce soit un volcan. C’est facile si tu veux t’en donner la peine.

La IVe partie est superbe, superbe ! comme ça se relève.

Tu es décidément un monsieur sans la moindre intelligence, c’est à croire que deux bonshommes ont travaillé à ce roman.

Je le répète, je suis enthousiasmé de la IVe partie. Le grand dialogue de Daniel et de Louise, magnifique. L’épisode de la fermière m’a fait froid dans le dos. Et mon indignation ne fait que se renforcer pour les choses plates et vulgaires. Je commence demain mon travail, j’espère te renvoyer le manuscrit à la fin de la semaine.

Adieu, je t’embrasse très fort.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] mardi matin. [28 décembre 1858.]

Voici l’aurore. Depuis 20 heures je suis sur Daniel et j’ai passé dans sa société vendredi soir, samedi et dimanche en entier.

Tu trouveras une longue note générale sur l’ensemble ; les observations de détail sont aux marges. Je n’ai marqué que le mauvais.

Je crois avoir été clair ?

Mais fais-moi le plaisir de porter le tout chez le père Sainte-Beuve et de le lui montrer (quand tu seras en désaccord avec moi ou même sans cela).

Tu m’as l’air d’avoir une envie de publier, tout de suite, que je ne comprends pas. Pourquoi ? Qui te presse ?

***

Quant à mes observations, je n’ai pas besoin de tes raisons, comme tu dis. Je ne veux pas les entendre, tes raisons. Es-tu drôle ? Est-ce que les bonnes choses ont besoin d’être défendues ? Sommes-nous en contestation ? Je te dis ce que je pense. Voilà tout. – Seulement pense, toi-même, à ce que je te dis.

Si tu ne comprends pas ce que je t’écris, si quelque chose te paraît obscur dans mes critiques, enfin si tu crois que tu as besoin de venir, viens ! On te recevra et t’embrassera avec plaisir.

Mais je t’assure que j’ai profondément réfléchi à tout ce que je te dis. Rien n’a été mis à la légère. – Si quelqu’un a envie de te voir produire, pour ta seconde publication, un grand livre, sois sûr que c’est moi, et que je t’aime, mes injures en sont la preuve.

Il ne faut jamais donner raison aux imbéciles, quand on est dans le vrai ; or, comme ici, tu es dans le Vrai et dans le Beau, les trois quarts du temps, prends la petite peine d’y entrer complètement. Ne laisse pas une tache sur ton manteau de pourpre.

Adieu, mon vieux. Je tombe de fatigue. Je t’assure que j’ai travaillé raide depuis trois jours. Il est six heures du matin. – Je suis à ma table depuis hier midi. […]

[Voir la suite de la lettre au Supplément, p. 1522.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 28 décembre 1858.]

Observations générales sur Daniel :

J’ai marqué en marge les phrases que je trouvais vicieuses, les tournures lourdes, les expressions toutes faites et convenues, je n’y reviendrai plus. Mais parlons d’abord des beautés.

Ce qu’on se rappelle, ce qui reste palpitant et net dans l’esprit, après cette lecture, ce sont :

1° Toute la première partie, la demeure de Daniel, sa femme, le grattage de l’hôtel et la scène dans l’hôtel garni. Tout cela est superbe. Le duel est très bien, mais moins rare ;

2° Dans la seconde, l’apparition de la jeune fille sur le rocher, le portrait du vieux comte, les dames sous la tente ; Georget, quoique moins décrit, est une figure réussie. Celle de Cabâss est parfaite ;

3° Dans la troisième, l’incendie ;

4° La quatrième partie est (avec la première), la plus forte. Le dialogue de Louise et de Daniel, quand Daniel l’engage à épouser Cabâss, est une chose parfaite et réussie. Très beau ! très beau !

Ce livre-là s’avale d’une haleine. Il y a peut-être un peu de complaisance, de la part de l’auteur, envers les paysages ; ils sont prodigués. Mais, comme ils sont tous bien faits, je m’en moque. Cela est ardent et exalté d’un bout à l’autre. Cependant l’auteur se voit trop sous Daniel ; on ne sent pas la supériorité de l’écrivain sur son héros. Peu importe, puisque c’est le héros qui parle. Il a fallu un grand art pour ne pas rendre Louise insipide, car au fond, c’est l’« Ange ». Quant à Daniel, qui est de la famille des Oberman et des Roger, je lui reproche uniquement de trop parler ; il a des tournures de style emphatiques. Il s’adresse au ciel, il crie à tous les vents, il blasphème. Je n’attaque nullement le fond de ce caractère, mais je dis qu’on peut en enlever les côtés connus, en changeant certaines tournures de style qui reviennent sans cesse : « m’écriai-je ! », « ô ciel ! » ; ça lui donne un air théâtral, tandis que c’est un personnage concentré et rêveur.

L’auteur insiste trop sur l’esprit du comte et ne le montre pas assez. Il aurait fallu, puisque c’était un monsieur si spirituel, lui faire dire des mots. Mais j’aimerais mieux retrancher un peu de ces phrases où on nous répète : « C’était un esprit fin, railleur, etc. » Il est beaucoup question des railleries de ce vieux drôle ; or, on n’en voit guère.

Il y a, suivant moi, une suspension dans l’intérêt et une baisse de style vers la fin de la deuxième partie. Ça se traîne jusqu’à l’incendie ; après l’incendie, ça rebaisse. Quant à la quatrième partie, c’est vigoureux, superbe, intéressant, émouvant, réussi en un mot.

La partie faible de style, c’est le dialogue, quand il n’est pas important de fond. Tu ignores l’art de mettre dans une conversation les choses nécessaires en relief, en passant lestement sur ce qui les amène. Je trouve cette observation très importante. Un dialogue, dans un livre, ne représente pas plus la vérité vraie (absolue) que tout le reste ; il faut choisir et y mettre des plans successifs, des gradations et des demi-teintes, comme dans une description. Voilà ce qui fait que les belles choses de tes dialogues (et il y en a) sont perdues, ne font pas l’effet qu’elles feront, une fois débarrassées de leur entourage.

Je ne dis pas de retrancher les idées, mais d’adoucir comme ton celles qui sont secondaires. Pour cela, il faut les reculer, c’est-à-dire les rendre plus courtes et les écrire au style indirect.

Voilà donc, quant à la question de forme (qui est aussi une question d’effet et d’amusement), ce qu’il y a de plus grave, et même la seule chose grave. Tu enlèveras par là de la monotonie. Serre, serre les dialogues, on parle trop, et tes personnages parlent un peu tous de la même façon ; leur discours manque de caractère (j’en excepte Georget). Ainsi Louise dit quelque part qu’elle « l’identifie » (p. 182) ; ce n’est pas là un mot de jeune fille.

Mais si l’observation manque un peu dans les discours, on la retrouve (et flamboyante) dans les peintures. Les dames travaillant sous la tente et les baigneuses sont des morceaux achevés. Il y a là une certaine veine gouailleuse et contenue qu’il faudra plus tard exploiter et qui fera ouvrir les yeux, j’en suis sûr. Quant aux choses de la nature, les aspects de mer et de ciel, elles sont rendues aussi habilement que possible.

Bref, quant au caractère et au style, à l’ensemble enfin, Daniel a selon moi une grande supériorité sur Fanny.

Mais (voilà le mais qui revient) la situation languit à partir de la seconde partie, c’est cela qu’il faut revoir sérieusement et serrer. Ça n’avance pas assez et je trouve, comme longueur matérielle, que c’est en disproportion avec le reste. Telle digression tient plus de place qu’une scène capitale.

Maintenant j’arrive à deux changements, ou plutôt deux suppressions :

 

1° Page 120. La tartine de Daniel à propos des pêcheuses.

Que vois-tu là de bon ? c’est écrit en phrases toutes faites d’un bout à l’autre, et commun de fond au suprême degré. Quel est le bourgeois qui n’a pas pensé cela et dit cela ? Je relève au hasard ce qui me tombe sous les yeux, en reparcourant les malencontreuses pages : les poings de fer du besoin, les ardents feux du jour, sordides haillons, la saison où la nature sourit à l’homme, le spectacle de leurs travaux, le spectacle de ces misères, les lignes harmonieuses de son profil (genre artiste !), une manie imperceptible de sentiment qui touche un cœur, les plus malheureux ne sont pas les malheureux du travail !!!, faisant un pénible effort, une OBOLE à la pauvreté, etc., etc., ternir l’image qui vivra, etc.

Tout cela est d’un piètre langage, parce que le fond est banal. Telle idée, tel style ! Si tu as besoin que Louise s’émeuve, montre de la pitié, tâche de trouver quelque chose de plus saisissant et de plus court.

 

2° L’incroyable docteur !

Ah ! celui-là est folichon ! Où diable as-tu vu qu’il en existât de pareils ? tu vas me répondre par un nom propre ; je connais ton modèle physiquement, n’est-ce pas ? mais là s’arrête la vérité. Un médecin de campagne ainsi bâti, miséricorde ! un docteur, à Trouville ! un docteur fin, un peu gouailleur, philanthrope, agronome, et revenu du fracas des cités ! voilà de la fantaisie ou je ne m’y connais pas. Jamais un pareil mortel n’a existé, d’abord ; et en second lieu, jamais il n’a existé dans un village. La vérité vraie est que ton médecin, celui-là, dans ce milieu-là, doit admirer les gens riches avec qui il cause, et être de leur avis. Il est d’ailleurs trop doux, trop poli, il marche sur la pointe des pieds (p. 145) dans la chambre d’un malade (attention que je n’ai jamais vu pratiquer par aucun de ces messieurs). Enfin il m’embête au suprême degré, ton docteur, c’est l’éternel docteur de tous les livres et de toutes les pièces. À quoi est-il utile ? qu’amène-t-il ?

Comment ? tu ne sens pas qu’à partir de la page 181, tous ces personnages-là sont légers comme des rhinocéros, qu’ils parlent pour ne rien dire et que c’est trop nature ? « Je vous attends aux preuves. » – « Il ne s’agit pas de cela. » – « Pauvre maman ! comme on l’attaque ! » – « Très bien, merci et passons. » – « Cette discussion n’est pas possible. » – « Halte-là ! »

Et quelle sermonneuse que cette Louise ! tu me la gâtes à plaisir. C’est ici une bas-bleu corsée. Quelles expressions : « La mélancolie indéfinissable de la solitude. » « Je ne demande même pas à la nature des sujets d’étude. » « Je t’adore comme la révélation de Dieu » ! et du haut de ces échasses nous tombons, tout à plat, sur des berquineries ratées.

Oh ! non, tout cela n’est pas heureux. La comparaison de Dieu au chien, ou plutôt du chien à Dieu m’a révolté, et il fallait que le docteur (présent à ces belles choses) fût bien brave homme puisqu’il pleurait, car ils pleuraient tous à un pareil récit.

Si tu tiens à cela, c’est à refaire en entier (mais on connaissait Louise tout aussi bien auparavant).

Je reviens au fameux docteur (dont le contact a gâté cette pauvre Louise). Il appelle des chasseurs « des Nemrod ! », cela est du Prudhomme tout pur, « la foule ignorante qui végète », « il est plus sain de vivre ici (à la campagne) qu’à Paris ». Ton docteur est un âne. Il y a tout autant de maladies à la campagne qu’à Paris (la Normandie est pleine de cancers, il doit savoir cela). Puis le voilà qui blague les salons et les clubs. La tournure « qu’il coure aux champs surveiller les laboureurs » aurait un accessit d’amplification française au collège, c’est vrai, mais ce n’est pas mon ami Feydeau qui doit se servir de ces choses-là. « Il est défendu de déposer le long de ce mur, etc. » ; tu me gâtes ton édifice, misérable ! tu pollues ton roman ! tu souilles ta plume ! Le tableau de l’homme des champs est du Delille. Non ! ma parole ! j’écume de colère ! « Retourner au gîte », la cloche du village ! et rien n’y manque, c’est complet ! Les émotions tendres succèdent aux considérations économiques. Voilà les vieux serviteurs qui viennent après les usines. Les serviteurs d’un médecin de campagne !

Si le « comte était touché », il était sensible, franchement !

Bref, je trouve tout ce passage exécrable. Tu flattes les plus basses manies de la roture intellectuelle, toute la nauséabonde tribu des soi-disant penseurs, philanthropes, socialistes, etc., les gars du Siècle, que sais-je ?

Si tu as voulu faire de ton docteur un personnage ridicule (que Daniel, par la suite, doit contredire) tu as réussi ; mais la plaisanterie dure trop longtemps et je ne vois pas l’effet que Daniel plus tard pourra en tirer. Il nous est fort indifférent de savoir les opinions de ce monsieur, qui n’ont rien de drôle. On ne s’intéresse qu’à son histoire, penses-y donc, à tes amoureux.

Enfin, je te supplie à deux genoux, à mains jointes, par tout ce qu’il y a de plus sacré, de me supprimer ce chapitre-là, héroïquement.

Tu ne t’es pas mis le doigt dans l’œil à moitié, non ! mais si en plein que tu t’es rendu aveugle ; tu n’y vois goutte là-dessus. Et tu me dis que c’est afin de ne plus passer pour un bas réaliste ? je déclare ne rien comprendre à l’argument et je ne vois pas le spiritualisme d’un pareil lieu commun.

Maintenant que j’ai fini je me résume :

1° Et avant tout, enlève-moi ça ;

2° Refais, rarrange ou supprime (ce qui vaudra mieux) le discours de Daniel sur la pauvreté. Quant au docteur, je te demande sa mort comme un service personnel ;

3° Revois tous les dialogues, dans le sens indiqué ;

4° Tâche d’être plus rapide vers la fin de la deuxième partie, et dans toute la troisième qui est la plus faible ;

5° Et fais attention aux observations que j’ai mises en marge, il y en a quelques-unes d’importantes.

Dernier conseil :

Prends, au hasard, une des pages que j’indique comme lentes ou mal écrites ; lis-la, indépendamment du reste, en elle-même, en ne considérant que le style. Puis, quand tu l’auras amenée à toute la perfection possible, vois si elle se lie avec les autres et si elle est utile. Demande-toi à chaque phrase ce qu’il y a dedans. Tu n’es pas assez convaincu de cet axiome : « Qui se contient, s’accroît. » Le sujet t’emporte et tu n’as pas l’œil assez ouvert sur l’ensemble ; les paliers, dans ta maison, sont trop larges et trop nombreux.

Tu tiens à établir tes idées, et tu prêches souvent. Tu me diras que c’est exprès, tu as tort, voilà tout ; tu gâtes l’harmonie de ton livre, tu rentres dans la manie de presque tous les écrivains français, Jean-Jacques, G. Sand ; tu manques aux principes, tu n’as plus en vue le Beau et l’éternel Vrai. Enfin, tâche d’apprendre l’Art des sacrifices.

 

FIN

 

Maintenant, rêve sur cette page blanche tout ce que tu imagineras de plus élogieux ; emplis-la, en pensée, d’encens et de cinnamome, tu n’auras que ce qui t’est dû.

Ton bouquin de Daniel fera fureur, tu verras. Et je vois le moyen (je te l’ai indiqué) de le rendre PARFAIT, entends-tu ! Ne néglige rien, ne te presse pas, reste un mois de plus s’il le faut.

Et crois, mon cher monsieur, que, pour envoyer à un être humain huit pages comme celles-ci, il faut l’aimer et l’estimer, lui et son œuvre.

 

P.-S. – Je ne relève pas quantité de mots exquis : Cabâss l’avare, la fermière qui dit « votre femme », etc., etc.

Index des lettres

À LOUISE COLET

Croisset, 26 juillet [1851].

À LOUISE COLET

Croisset, vendredi soir. [8 août 1851.]

À LOUISE COLET

Croisset, samedi soir. [20 septembre 1851.]

À LOUISE COLET

Londres, dimanche soir. [28 septembre 1851.]

À LOUISE COLET

Londres, mardi. [30 septembre 1851.]

À LOUISE COLET

[Paris, 16 octobre 1851.]

À AMÉDÉE MÉREAUX

Croisset, dimanche. [19 octobre 1851.]

À MAXIME DU CAMP

[Croisset,] ce mardy 21 octobre [1851].

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de jeudi, 1 heure. [23 octobre 1851.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir. [3 novembre 1851.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi soir. [11 novembre 1851.]

À HENRIETTE COLLIER

Croisset près Rouen, 23 novembre [1851].

À HENRIETTE COLLIER

[Paris,] lundi 8 décembre [1851].

À OSCAR MARINITCH

Paris, 14 décembre [1851].

À LOUISE COLET

[Paris,] mercredi midi. [17 décembre 1851.]

À LOUISE COLET

[Paris,] dimanche matin. [21 décembre 1851 ?]

À LOUISE COLET

[Paris, 27 décembre 1851 ?]

Samedi, 1 h[eure] du matin.

À LOUISE COLET

[Paris,] mercredi 2 h[eures]. [31 décembre 1851.]

À JULES DUPLAN

Rue du Dauphin, 6. [Paris,] mercredi matin. [31 décembre 1851 ?]

À LOUISE COLET

[Paris,] samedi, 8 h[eures]. [3 janvier 1852 ?]

À LOUISE COLET

[Paris,] midi. [Début de janvier 1852.]

À LOUISE COLET

[Paris,] 1 heure du matin. [9 janvier 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi matin, midi. [12 janvier 1852.]

À SON ONCLE PARAIN

[Croisset, vers le 15 janvier 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi soir. [16 janvier 1852.]

À ERNEST CHEVALIER

Croisset, 17 janvier [1852].

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 1 heure. [25 janvier 1852.]

À HENRIETTE COLLIER

Croisset, 1er février [nuit du 31 janvier au 1er février 1852].

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi. [31 janvier 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset, 8 février 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir. [16 février 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 2 h[eures]. [22 février 1852.]

À HENRIETTE COLLIER

Croisset, mardi gras. [24 février 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset, fin février 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir, minuit. [1er mars 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, 1 heure de nuit. [3 mars 1852.]

À JULES DUPLAN

[Paris, jeudi 11 mars 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 h[eure]. [20 mars 1852.]

Dimanche.

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir, minuit et demi. [27 mars 1852.]

À HENRIETTE COLLIER

[Croisset,] samedi 3 avril [1852].

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, 4 h[eures]. [3 avril 1852.]

Dimanche.

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi. [8 avril 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi, 4 h[eures] du soir. [15 avril 1852.]

À HENRIETTE COLLIER

Croisset, dimanche. [18 avril 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir. [24 avril 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche. [2 mai 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir, minuit. [8 mai 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi à dimanche, 1 h[eure] du matin. [15-16 mai 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 3 heures. [23 mai 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir. [29 mai 1852.]

Dimanche soir.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit. [9 juin 1852.]

À LOUISE PRADIER

[Croisset,] samedi soir. [12 juin 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 11 h[eures] du soir. [13 juin 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi. [19 juin 1852.]

À HENRIETTE COLLIER

[Croisset,] 26 juin [1852].

À MAXIME DU CAMP

[Croisset, 26 juin 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir. [26 juin 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir, minuit. [27 juin 1852.]

À MAXIME DU CAMP

[Croisset, début juillet 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 heure du matin. [3 juillet 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de lundi à mardi, 2 h[eures]. [5-6 juillet 1852.]

Mardi. [6 juillet.]

Mardi soir.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de mercredi. [7 juillet 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir. [12 juillet 1852.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset, nuit du 17 au 18 juillet 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir. [18 juillet 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi 4 heures du soir. [22 juillet 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir, 1 heure de nuit. [26 juillet 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir, 11 heures. [1er août 1852.]

À JULES DUPLAN

[Paris,] jeudi soir. [5 août 1852 ?]

À LOUISE COLET

[Paris,] 9 heures du soir. [5 août 1852 ?]

À JULES DUPLAN

[Paris, 6 août 1852 ?]

Vendredi matin.

À JULES DUPLAN

[Paris,] samedi matin. [7 août 1852 ?]

À LOUIS BOUILHET

[Paris,] mardi, minuit. [10 août 1852.]

À JULES DUPLAN

[Paris,] mercredi matin. [11 août 1852 ?]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit. [1er septembre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, 5 h[eures]. [4 septembre 1852.]

À ERNEST CHEVALIER

Croisset, mardi. [7 septembre 1852.]

À JULES DUPLAN

[Croisset,] mardi. [7 septembre 1852.]

À HENRIETTE COLLIER

[Croisset,] lundi 13 septembre [1852].

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir, minuit. [13 septembre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir, 11 heures. [19 septembre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir. [25 septembre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de vendredi à samedi, 2 h[eures]. [1er-2 octobre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de jeudi, 1 h[eure]. [7octobre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, 1 h[eure] du matin. [9 octobre 1852.]

Dimanche matin.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi soir. [26 octobre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi minuit. [2 novembre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, minuit. [7 novembre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi, minuit. [16 novembre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir. [22 novembre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 5 h[eures] du soir. [28 novembre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir. [5 décembre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi, 1 h[eure] d’après-midi. [9 décembre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, 1 h[eure]. [11 décembre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de jeudi, 1 heure. [16 décembre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 4 h[eures] du soir. [19 décembre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, 1 h[eure]. [22 décembre 1852.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] ce jourd’huy, 26 décembre 1852.

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi, 5 h[eures]. [27 décembre 1852.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, 3 h[eures]. [29 décembre 1852.]

À LOUISE PRADIER

1er janvier [1853].

À SON ONCLE PARAIN

[Croisset, vers le 1er janvier 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir. [3 janvier 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset, 6 janvier 1853 ?]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, 1 h[eure]. [12 janvier 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir, 3 h[eures]. [15 janvier 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 2 h[eures]. [23 janvier 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi, 1 h[eure] de nuit. [24 janvier 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, minuit. [29 janvier 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi, minuit. [17 février 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit. [23 février 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de dimanche, 1 h[eure] et demie. [27 février 1853.]

À LOUISE COLET

Rouen, jeudi. [3 mars 1853.]

4 h[eures] du soir.

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 h[eure]. [5 mars 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, 11 h[eures] du matin. [9 mars 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset, 11 mars 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi matin, 4 h[eures] 1/2. [14 mars 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir. [14 mars 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir. [20 mars 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset, 21 mars 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi matin, midi. [24 mars 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de vendredi, 1 h[eure]. [25 mars 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 4 heures. [27 mars 1853.] Jour de Pâques.

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi, 4 h[eures] et demie. [31 mars 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi soir, minuit. [6 avril 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 6 h[eures] du soir. [10 avril 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit 1/2. [13 avril 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, 1 h[eure]. [16 avril 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de mercredi, 2 h[eures]. [20 avril 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi, 1 h[eure]. [22 avril 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi soir, 1 h[eure] après minuit. [26 avril 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 h[eure]. [30 avril 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de mardi, 1 heure. [3 mai 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, 1 heure. [7 mai 1853.]

À LOUISE COLET

Dimanche, 5 h[eures] du soir. [15 mai 1853.]

À LOUISE COLET

Croisset, mardi, 11 heures. [17 mai 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 heure. [21 mai 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de jeudi, 1 h[eure]. [26 mai 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit. [1er juin 1853.]

À VICTOR HUGO

Croisset, 2 juin 1853.

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi soir, minuit. [2 juin 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de lundi, minuit et demi. [6 juin 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 h[eure]. [11 juin 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir, 1 h[eure]. [12 juin 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de mardi, 1 heure. [14 juin 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi, minuit. [20 juin 1853.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi, nuit, 1 h[eure]. [22 juin 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 h[eure]. [25 juin 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi, 1 h[eure] de nuit. [28 juin 1853.]

À LOUISE COLET

Croisset, samedi minuit. [2 juillet 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de jeudi, 1 heure. [7 juillet 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi, 1 h[eure]. [12 juillet 1853.]

À VICTOR HUGO

Croisset, 15 juillet [1853].

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi soir, 1 heure. [15 juillet 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de vendredi, 1 h[eure]. [22 juillet 1853.]

À LOUISE COLET

Trouville, mardi soir, 9 h[eures]. [9 août 1853.]

À LOUISE COLET

[Trouville,] dimanche 14, 4 heures. [14 août 1853.]

À LOUISE COLET

[Trouville,] mardi, midi. [16 août 1853.]

À LOUISE COLET

[Trouville,] mardi soir, 9 h[eures]. [16 août 1853.]

À LOUISE COLET

[Trouville,] mercredi matin, 10 h[eures]. [17 août 1853.]

À LOUISE COLET

[Trouville,] samedi, 10 h[eures] du matin. [20 août 1853.]

À LOUISE COLET

[Trouville,] dimanche, 11 h[eures]. [21 août 1853.]

Lundi.

À LOUISE COLET

[Trouville,] mardi matin, 10 h[eures]. [23 août 1853.]

À LOUIS BOUILHET

[Trouville,] mercredi, 1 h[eure]. [24 août 1853.]

À LOUIS BOUILHET

[Trouville,] jeudi matin, 10 h[eures]. [25 août 1853.]

À LOUISE COLET

[Trouville,] vendredi soir, 11 heures. [26 août 1853.]

À LOUISE COLET

[Trouville,] samedi soir, minuit. [27 août 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi soir, 2 septembre [1853], 9 h[eures].

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi soir, minuit. [7 septembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir, minuit et demi. [12 septembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi, minuit. [16 septembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, 1 h[eure] du matin. [21 septembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit 1/2. [Jeudi 22 septembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir, minuit. [26 septembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi, minuit. [30 septembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi, minuit. [7 octobre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit. [12 octobre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi, 11 h[eures] du soir. [15 octobre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] 1 heure, nuit de lundi. [17 octobre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 5 h[eures]. [23 octobre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi soir, minuit. [25 octobre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi soir, minuit et demi. [28 octobre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] midi. [3 novembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, 10 h[eures]. [6 novembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi soir, 10 heures. [22 novembre 1853.]

À MAURICE SCHLÉSINGER

[Croisset, 24 novembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de vendredi, 1 h[eure]. [25 novembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de mardi, 1 h[eure]. [29 novembre 1853.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] jeudi, 11 h[eures]. [8 décembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi, 2 h[eures] de nuit. [9 décembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de mercredi, 2 h[eures]. [14 décembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir, 1 h[eure]. [18 décembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de vendredi, 2 h[eures]. [23 décembre 1853.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche, 3 h[eures] de l’après-midi. [25 décembre 1853.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset, 26 décembre 1853.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, 11 h[eures] du soir. [28 décembre 1853.]

À ERNEST CHEVALIER

[Croisset,] mercredi soir [1853].

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir, 1 h[eure]. [2 janvier 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi soir. [4 janvier 1854.]

LOUISE COLET À GUSTAVE FLAUBERT

[Paris, 6 janvier 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de lundi à mardi, 2 h[eures]. [9-10 janvier 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi soir, 1 h[eure]. [13 janvier 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir. [15 janvier 1854.]

Lundi matin.

À L’ADMINISTRATEUR DU THÉÂTRE-FRANÇAIS

Paris, 17 janvier 1854.

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi, minuit. [18 janvier 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de lundi, 1 h[eure]. [23 janvier 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir. [29 janvier 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi soir. [3 février 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche soir. [19 février 1854.]

À JULES DUPLAN

[Croisset, 24 février 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 heure. [25 février 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de jeudi. [2 mars 1854.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] vendredi soir. [10 mars 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] lundi soir. [13 mars 1854.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche. [19 mars 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] dimanche, après-midi. [19 mars 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] jeudi, 2 h[eures]. [23 mars 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 h[eure]. [25 mars 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi soir. [4 avril 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] vendredi soir, minuit. [7 avril 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mercredi soir, minuit. [12 avril 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] mardi, minuit. [18 avril 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] nuit de samedi, 1 h[eure]. [22 avril 1854.]

À LOUISE COLET

[Croisset,] samedi soir. [29 avril 1854.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche soir. [Mai-juin 1854.]

À LOUIS BOUILHET

Croisset, mercredi soir. [5 juillet 1854.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi soir. [2 août 1854.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] lundi matin. [7 août 1854.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] Jeudy matin. [10 août 1854.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] jeudi soir. [17 août 1854.]

À ÉLISA SCHLÉSINGER

[Croisset, mardi 26 septembre 1854.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] lundi. [16 octobre 1854.]

À ALFRED BAUDRY

[Paris,] samedi soir, 17. [Février ou mars 1855.]

LOUISE COLET À GUSTAVE FLAUBERT

[Paris,] samedi matin. [3 mars 1855 ?]

À LOUISE COLET

[Paris, 6 mars 1855.]

Mardi matin.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi. [9 mai 1855.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi soir. [23 mai 1855.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi soir. [30 mai 1855.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi (nuit de). [6 juin 1855.]

AU DOCTEUR JULES CLOQUET

[Croisset,] dimanche soir. [17 ou 24 juin 1855.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi. [27 juin 1855.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi soir. [1er août 1855.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi. [15 août 1855.]

À FRÉDÉRIC FOVARD

[Croisset, 15 août 1855.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] nuit de vendredi. [17 août 1855.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] jeudi. [30 août 1855.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] jeudi soir. [13 septembre 1855.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche. [16 septembre 1855.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi. [19 septembre 1855.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche, 3 h[eures]. [30 septembre 1855.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] vendredi, midi. [5 octobre 1855.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] mercredi. [10 octobre 1855.]

À JULES DUPLAN

[Paris,] jeudi, 4 h[eures]. [1er novembre 1855 ?]

À LOUIS BOUILHET

[Paris, 12 novembre 1855.]

À JULES DUPLAN

[Paris, 4 janvier 1856 ?]

À LOUIS BOUILHET

[Paris, 8 janvier 1856.]

Mardi soir.

À JULES DUPLAN

[Paris, fin janvier 1856 ?]

À AGLAÉ SABATIER

[Paris, 1er mars 1856.]

RÊVE : VIEILLE, CHAPEAU, PRÉSIDENTE

[3 mars 1856.]

À AGLAÉ SABATIER

[Paris,] lundi matin. [3 mars 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Paris,] lundi matin. [3 mars 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Paris,] mardi. [11 mars 1856.]

À SON COUSIN LOUIS BONENFANT

[Paris,] mercredi. [9 avril 1856.]

À SA NIÈCE CAROLINE

[Paris, 25 avril 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Paris,] lundi matin. [28 avril 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche après-midi. [1er juin 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] lundi soir. [16 juin 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] lundi. [7 juillet 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset, 12 juillet 1856.]

Samedi.

À JULES DUPLAN

[Paris,] samedi. [19 juillet 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Paris,] mardi, 7 h[eures] du soir. [22 juillet 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] lundi soir. [28 juillet 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche soir. [3 août 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] lundi soir. [11 août 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche. [24 août 1856.]

À EDMA ROGER DES GENETTES

[Paris, été 1856 ?]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche. – Soir. [31 août 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] lundi. [8 septembre 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche. [14 septembre 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche. [21 septembre 1856.]

À ERNEST CHEVALIER

Croisset, lundi soir. [22 septembre 1856.]

À LÉON LAURENT-PICHAT

Croisset, jeudi soir, [2 octobre] 1856.

À ÉLISA SCHLÉSINGER

Croisset, 2 octobre [1856].

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] dimanche, 1 h[eure]. [5 octobre 1856.]

À JULES DUPLAN

[Croisset,] samedi soir. [11 octobre 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset, 13 octobre 1856.]

À SA MÈRE

[Paris,] nuit de mercredi, 3 h[eures]. [22 octobre 1856 ?]

À MAURICE SCHLÉSINGER

[Paris, 2e quinzaine d’octobre 1856.]

À EDMA ROGER DES GENETTES

[Paris,] jeudi matin. [30 octobre 1856.]

À JEAN CLOGENSON

[Paris, 31 octobre 1856.]

À EDMA ROGER DES GENETTES

[Paris, 4 novembre 1856.]

À ALFRED BAUDRY

[Paris,] 1 h[eure] du matin. [Nuit du 6 au 7 novembre 1856.]

[Nuit du 8 au 9 novembre.]

À JEAN CLOGENSON

[Paris,] dimanche. [9 novembre 1856.]

À EDMA ROGER DES GENETTES

[Paris,] nuit de dim[anche]. [9 novembre 1856.]

À JULES DUPLAN

[Paris,] nuit de vendredi. [14 novembre 1856.]

À JEAN CLOGENSON

[Paris,] nuit de vendredi. [14 novembre 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Paris,] lundi soir. [1er décembre 1856.]

À THÉOPHILE GAUTIER

[Paris,] mardi. [2 décembre 1856.]

À LÉON LAURENT-PICHAT

[Paris,] dimanche. [7 décembre 1856.]

À JULES SENARD

[Paris, entre le 7 et le 11 décembre 1856.]

À LOUIS BOUILHET

[Paris, 12 décembre 1856.]

À LOUIS BONENFANT

Paris, vendredi soir. [12 décembre 1856.]

À LA « REVUE DE PARIS »

[15 décembre 1856.]

À DUCESSOIS

[Croisset, le 17 décembre 1856.]

À THÉOPHILE GAUTIER

[Croisset,] mercredi. [17 décembre 1856.]

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

Angers, ce 18 décembre 1856.

À ÉMILE AUGIER

[Paris,] mercredi, 10 heures du soir. [31 décembre 1856.]

À EDMOND PAGNERRE

[Paris, 31 décembre 1856.]

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris,] 1er janvier [1857], 10 h[eures] du soir.

À ÉDOUARD HOUSSAYE

[Début janvier 1857.]

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris,] 2 [janvier 1857.] 9 h[eures] du soir.

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris,] samedi matin, 10 h[eures]. [3 janvier 1857.]

À ALFRED BLANCHE

[Paris,] samedi 6 h 30. [3 janvier 1857.]

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris,] mardi soir, 10 h[eures.] [6 janvier 1857.]

À DUCESSOIS

[Paris, 8 janvier 1857.] 42, boulevard du Temple.

À DUCESSOIS

[Paris, 8 janvier 1857.]

8 h[eures] du soir, jeudi.

À MICHEL LÉVY

[Paris,] samedi, 11 h[eures] du soir. [10 janvier 1857.]

À ÉLISA SCHLÉSINGER

Paris, 14 janvier 1857.

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris,] vendredi, 8 h[eures] et demie du soir. [16 janvier 1857.]

À JULES DUPLAN

[Paris, 19 janvier 1857.]

À EUGÈNE DELATTRE

[Paris,] mardi matin. [20 janvier 1857.]

À EDMA ROGER DES GENETTES

[Paris,] mardi matin. [20 janvier 1857.]

À MICHEL LÉVY

[Paris,] nuit de mardi. [20 janvier 1857.]

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris, vers le 20 janvier 1857.]

À ALFRED DUMESNIL

[Paris, vers le 20] janvier 1857.

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris,] vendredi. [23 janvier 1857.]

À ALFRED BLANCHE

[Paris, 23 janvier 1857.]

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris,] dimanche, 6 h[eures] du soir. [25 janvier 1857.]

À MICHEL LÉVY

[Paris,] nuit de dimanche. [25 janvier 1857.]

À ALFRED BLANCHE

[Paris,] lundi, 11 h[eures] du matin. [26 janvier 1857.]

À X

[Paris,] mardi, 1 h[eure] du matin. [27 janvier 1857.]

À EUGÈNE CRÉPET

[Paris, 28 janvier 1857.]

À THÉOPHILE GAUTIER

[Paris], 6 heures du soir. [28 janvier 1857.]

À SON FRÈRE ACHILLE

[Paris, 30 janvier 1857.]

À CHAMPFLEURY

[Paris,] mercredi matin. [4 février 1857.] 42, boulevard du Temple.

À ALFRED BLANCHE

[Samedi 7 février 1857.]

À LOUISE PRADIER

[Paris,] mardi au soir. [10 février 1857.]

À FRÉDÉRIC BAUDRY

[Paris,] mardi, [nuit du 10 au] 11 février [1857].

À MAURICE SCHLÉSINGER

[Paris, vers le 11 février 1857.]

À EDMOND PAGNERRE

[Paris, vers le 11 février 1857.]

À JULES DUPLAN

[Paris,] vendredi, 3 h[eures]. [13 février 1857.]

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

Paris, 19 février [1857].

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] le 26 février 1857.

À CHARLES DE LA ROUNAT

[Paris, février-mars 1857.]

À CHARLES LAMBERT

[Paris,] vendredi matin. [6 mars 1857.]

À FÉLICIEN DE SAULCY

[Paris, début de mars 1857 ?]

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce dimanche 15 mars 1857.

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

Paris, 18 mars [1857].

À JEAN CLOGENSON

Paris, 25 mars [1857].

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

Angers, ce 28 mars 1857, route de Nantes, commune d’Angers.

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Paris,] lundi. [30 mars 1857.]

À MAURICE SCHLÉSINGER

[Paris, fin mars-début avril 1857.]

À EUGÈNE CRÉPET

[Paris,] [mars-avril 1857.]

À ERNEST FEYDEAU

[Paris,] dimanche, 11 heures. [5 avril 1857.]

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 10 avril 1857.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 23 avril 1857.

À SA NIÈCE CAROLINE

[Paris,] vendredi. [24 avril 1857.]

À MICHEL LÉVY

[Paris, 18 ou 25 ? avril 1857.]

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

Paris, 26 avril 1857.

À PAUL MEURICE

[Paris, fin avril ? 1857.]

À ERNEST FEYDEAU

[Paris, fin avril 1857].

À FRÉDÉRIC BAUDRY [?]

[Paris,] samedi. [2 mai 1857.]

À SAINTE-BEUVE

Mardi soir. [5 mai 1857.] Croisset près Rouen.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset, 7 mai 1857.]

À MICHEL LÉVY

Croisset près Rouen. [9 mai 1857.]

À JULES DUPLAN

[Croisset,] samedi. [9 mai 1857.]

À JULES DUPLAN

[Croisset, 10 ? mai 1857.]

À LOUIS DE CORMENIN

[Croisset,] 14 [mai 1857].

À JULES DUPLAN

[Croisset, vers le 16 mai 1857.]

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

Croisset, 18 mai [1857].

À JULES DUPLAN

[Croisset, vers le 20 mai 1857.]

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 23 mai 1857.

À MICHEL LÉVY

[Croisset, 24 ou 31 mai 1857.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, vers le 25 mai 1857.]

À JULES DUPLAN

[Croisset, après le 28 mai 1857.]

À THÉOPHILE GAUTIER

[Croisset,] samedi. [30 mai 1857.]

À MICHEL LÉVY

[Croisset,] mercredi, 8 h[eures] du soir. [Mai ou juin 1857.]

À ÉMILE CAILTEAUX

[Croisset, près Rouen, 4 juin 1857.]

À HAMILTON AÏDÉ

Croisset, 4 juin [1857].

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset,] 6 juin [1857].

À OLYMPE BONENFANT

[Croisset,] 14 juin [1857.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 15 ou 18 juin 1857.]

À FRÉDÉRIC BAUDRY

[Croisset,] mercredi. [24 juin 1857.]

À JULES DUPLAN

[Croisset,] dimanche. [28 juin 1857.]

À JEAN CLOGENSON

[Croisset, 28 juin 1857.]

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 30 juin 1857.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, fin juin ou début juillet 1857.]

À JULES DUPLAN

[Croisset, début juillet 1857.]

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

Croisset, 3 juillet 1857.

À CHARLES BAUDELAIRE

Croisset, 13 juillet [1857].

À CHARLES D’OSMOY [?]

[Croisset,] mercredi 22 juillet [1857].

À JULES DUPLAN

[Croisset, 26 juillet 1857.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 26 juillet ? 1857.]

À EUGÈNE CRÉPET

[Croisset, 28 juillet ? 1857.]

À JULES DUPLAN

[Croisset,] mercredi. [5 août 1857.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] jeudi soir. [6 août 1857.]

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

Angers, ce 11 août 1857.

À LOUIS BOUILHET

[Croisset, 12 août 1857.]

À CHARLES BAUDELAIRE

[Croisset,] vendredi, 14 août [1857].

À LOUIS BOUILHET

[Croisset, 17 août 1857.]

À CHARLES BAUDELAIRE

[Croisset, 23 août 1857.]

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset, 23 août 1857.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, fin août 1857.]

À EDMA ROGER DES GENETTES

Croisset, 5 heures. [Août-septembre 1857.]

À JULES DUPLAN

[Croisset, après le 20 septembre 1857.]

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

Angers, le 26 septembre 1857.

À JULES DUPLAN

[Croisset, 3 ou 4 octobre 1857.]

À LOUIS BOUILHET

[Croisset,] jeudi soir. [8 octobre 1857.]

À JULES DUPLAN

[Croisset, vers le 20 octobre 1857.]

À CHARLES BAUDELAIRE

Croisset, mercredi soir. [21 octobre 1857.]

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset, 4 novembre 1857.]

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 10 novembre 1857.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, début novembre 1857.]

À CHARLES-EDMOND

Croisset, mardi soir. [17 novembre 1857.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, vers le 20 novembre 1857.]

À SA NIÈCE CAROLINE

[Croisset,] mardi soir. [24 novembre 1857.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] mardi soir. [24 ? novembre 1857.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, fin novembre 1857.]

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset,] samedi, 12 décembre 1857.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] samedi. [12 décembre 1857.]

À JULES DUPLAN

[Paris, 19 décembre 1857.]

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 21 décembre 1857.

À EUGÈNE CRÉPET [?]

[Paris,] mardi matin. [22 décembre 1857 ?]

À AGLAÉ SABATIER

[Paris,] samedi, 6 heures. [1857-1858 ?]

À JEANNE DE TOURBEY

[Paris, fin 1857-début 1858 ?]

À JEANNE DE TOURBEY

[Paris, fin 1857-début 1858 ?]

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 22 janvier 1858.

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

Paris, 23 janvier 1858.

À LOUIS BOUILHET

[Paris, 24 janvier 1858.]

À MICHEL LÉVY

[Paris,] jeudi, 3 h[eures]. [28 janvier 1858.]

À ÉMILE AUGIER

[Paris, début février 1858.]

À ALFRED BAUDRY

[Paris,] 10 février [1858].

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Paris,] 1er mars 1858.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce samedi 13 mars 1858.

À JULES DUPLAN

[Paris,] lundi au soir. [22 mars 1858.]

À ALFRED BAUDRY

[Paris, 23 mars 1858.]

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Paris,] 6 avril 1858.

À ALFRED BAUDRY

[Paris, avril 1858, du 5 au 9.]

À MONSIEUR ***

[Paris, avril 1858, du 5 au 9.]

À MICHEL LÉVY

[Paris, avant le 10 avril 1858.]

À LOUIS BOUILHET

Minuit. [Nuit du 23 au 24 avril 1858.]

À ERNEST FEYDEAU

Carthage, samedi 1er mai [1858].

À LOUIS BOUILHET

[Tunis,] samedi 8 [mai 1858].

À ERNEST FEYDEAU

Tunis, samedi 8 mai 1858.

À SA NIÈCE CAROLINE

[Tunis, 8 mai 1858.]

À JEANNE DE TOURBEY

Tunis, 15 mai [18]58.

À JULES DUPLAN

[Tunis,] 20 mai [1858].

À ERNEST FEYDEAU

Tunis, 20 mai 1858.

À LOUIS BOUILHET

[En mer, 3 juin 1858.]

Samedi soir.

À MADAME JULES SANDEAU

Croisset, près Rouen. [Vers le 12 juin 1858.]

À ERNEST FEYDEAU

Croisset, dimanche soir. [20 juin 1858.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 24 juin 1858.]

À JULES DUPLAN

[Croisset,] jeudi soir. [1er juillet 1858.]

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

Croisset, 11 juillet [1858].

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce samedi 17 juillet 1858.

À SA NIÈCE CAROLINE

[Croisset, 31 juillet 1858.]

À EUGÈNE DELATTRE

[Croisset,] 1er août [1858].

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] lundi, 4 h[eures]. [9 août 1858.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] mercredi matin. [11 août 1858.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] samedi soir. [28 août 1858.]

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset, 4 septembre 1858.]

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] ce 5 septembre 1858.

MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

À GUSTAVE FLAUBERT

[Angers,] dimanche 12 septembre 1858.

À JULES DUPLAN

[Croisset, 15 (?) septembre 1858.]

Mercredi soir.

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, première quinzaine d’octobre 1858.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, milieu d’octobre 1858.]

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset, 31 octobre 1858.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 31 octobre 1858.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 24 novembre 1858.]

À ALFRED BAUDRY

[Croisset,] nuit de vendredi. [26-27 novembre 1858.]

À SA NIÈCE CAROLINE

[Croisset,] samedi soir. [27 novembre 1858.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 3 décembre 1858.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] mercredi. [8 ou 15 décembre 1858.]

À ALFRED BAUDRY

[Croisset,] jeudi. [16 décembre 1858.]

À ALFRED BAUDRY

[Croisset, 17 décembre 1858.]

À ERNEST FEYDEAU

Croisset, dimanche. [19 décembre 1858.]

À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE

[Croisset,] 26 décembre 1858.

AU COMTE DE SAINT-FOIX

Croisset, près Rouen, 26 décembre [1858].

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 26 décembre 1858.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset,] mardi matin. [28 décembre 1858.]

À ERNEST FEYDEAU

[Croisset, 28 décembre 1858.]

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