Hector Fleischmann
L’EXPLOSION DU GLOBE
1908
On sait qui je suis : John H. Clifford, fils de Harry Clifford, qui en son temps – Dieu ait l’âme de ce citoyen de la libre Amérique ! – fut le roi des câbles électriques, et milliardaire, par conséquent.
Je n’ai eu que la peine de naître pour hériter des argents nombreux et abondants de ce parfait gentleman. Nous autres Américains sommes faits pour travailler. Nous aimons le travail comme on aime un bon repas, une belle fortune. Je ne parle pas des livres ; nous n’avons pas le temps de lire. Time is money. Il faut travailler. C’est là aussi ce que fit mon père, l’honorable Harry Clifford, et ce que je fis, moi, son fils, John H. Clifford.
Cela ne va pas cependant, sans quelques désillusions. Ce travail acharné, inlassable, américain, enfin, vous fait quelque peu oublier les charmes, les agréments et les multiples plaisirs de la vie. On verra plus tard ce qu’il m’en coûta d’avoir travaillé sans méthode.
Précisons.
Il faut toujours préciser.
À vingt ans, j’avais mes brevets ; à vingt et un, mes diplômes ; à vingt-trois, j’étais ingénieur ; à vingt-quatre, je commandais aux dix-huit cent quinze ouvriers des usines Clifford, Fakland, Huxley and C°limited. Mais à vingt-cinq ans, je m’ennuyais considérablement.
Je l’ai dit, on le sait, je suis Américain.
Or, un véritable et honorable Américain ne s’ennuie pas, ne s’ennuie jamais.
J’avisai donc, à cette époque, à me distraire, et ce que je trouvai, il me le faut confesser à ma honte, n’est guère louable et digne de mériter l’approbation. Je fréquentai mon club avec assiduité. On y jouait. J’y jouais. On y gagnait. J’y gagnais. On y perdait. J’y perdais. C’est la vie. Mais je ne cessai de m’ennuyer considérablement, je l’ai dit.
Là-dessus arriva l’étrange et extraordinaire aventure que ces pages relaient. Il y a dans la vie de chacun une large part de hasard. Cette part, je l’eus, abondamment. On va voir dans quelles curieuses et particulières circonstances. Je me souviens avec une extraordinaire précision de tous les détails de cette aventure. Je les consignai avec soin.
Maintenant qu’on n’ignore plus qui je suis, on va apprendre la bizarre chose qui m’arriva.
La partie de poker s’acheva. Une fois encore la chance me tournait le dos, peut-être pour me procurer le petit frisson d’angoisse de la perte, propre à consoler mon ennui. Il n’en fut rien. Je laissai sur la table une dernière poignée de dollars qui roulèrent à travers le large champ du tapis vert, et me levai.
Il était deux heures du matin. J’allai au bar.
— Old brother, dis-je au barman, donnez-moi un cocktail. La nuit est froide et je veux retourner à pied.
— À pied ? riposta le barman. Ceci n’est pas prudent, je présume, gentleman. New-York à deux heures du matin, n’est guère sûr.
— Et ceci, digne barman, le comptez-vous pour rien ?
Du coin de ma poche, je fis sortir la petite gueule d’acier de mon revolver, le bull-dog qui ne me quittait jamais.
— La précaution n’est peut-être pas inutile, gentleman, dit le barman ; et il me servit le cocktail demandé.
L’alcool me réchauffa. Je pris mon manteau au vestiaire, et paisiblement je descendis l’escalier monumental du Manhattan-Club, où la distraction du jeu me coûtait, cette nuit-là 20,000 dollars.
La nuit était sombre, humide ; une de ces tristes nuits de New-York où les hautes maisons à vingt étages prennent, dans l’ombre, des aspects de bêtes préhistoriques, énormes, apocalyptiques. Le vent était sec. J’aime cela. Je marchais donc avec plaisir au long de la 308e avenue, précédé de la pointe rouge de mon cigare comme d’un petit phare ambulant et minime.
— Quoi donc, pensai-je, n’aurai-je donc pas la distraction de boxer quelque peu un malandrin assez mal avisé pour en vouloir à ma bourse ?
Boxer dans une avenue de New-York, la nuit, c’est assurément piètre comme distraction, mais je m’ennuyais avec tant de foi !
Je ne me sentais nullement fatigué. J’allais doucement, à pas réguliers, humant dans le vent frais de la nuit, l’excellente odeur de mon confortable cigare. Cette promenade nocturne me mena vers le pont de Brooklyn. Je le traversai après un regard à l’eau noire, où tremblaient confusément les lumières du quai et où semblaient dormir, énormes dogues au repos, les navires à l’ancre. Brusquement, au détour de la King-Charles Street, je me trouvai dans cette agglomération de bâtisses, de palissades, d’ateliers, où s’élabore la vie industrielle des États-Unis, car nul n’ignore que c’est là que sir Edison trouva quelques-unes de ses appréciables applications électriques.
Je le confesse, ce souvenir ne me troubla point. Je me promenais, voilà tout, sans songer à autre chose qu’au mortel ennui qui allait m’accueillir le lendemain devant les papiers de mon bureau, parmi les cent sonneries correspondant aux ateliers, aux magasins, et les téléphones portant mes ordres au peuple qui travaillait à ma fortune.
Il était, en ce moment, environ trois heures de la nuit. Nous étions en novembre. Le jour ne pouvait se lever que dans trois heures au moins, j’insiste là-dessus, voici pourquoi :
Arrivé à la Western-Road, je fus témoin du plus extraordinaire des phénomènes : il était trois heures du matin et le jour se levait.
À mon âge, on ne s’étonne plus. Cependant en disant que je m’arrêtai frappé de la plus profonde des stupeurs, je mentionne exactement la vérité.
Un Américain ne ment jamais.
Oui, véritablement, le jour se levait, que dis-je, le jour était levé. C’était brusquement une lueur claire, froide, égale, qui avait envahi le ciel tout entier. Personne n’ignore ce qu’est le jour. C’était le jour, voilà tout. Un jour bizarre, singulier, cependant, un jour artificiel aurait-on dit, comme si la terre recevait sa lumière de la lune au lieu de la recueillir du soleil. Comprend-t-on ? C’est assurément difficile à expliquer que cette sensation inconnue et extravagante, que de voir une pareille lumière. Certes, vous avez vu la pleine lune éclairer une belle nuit de printemps ? Vous avez, sans doute, aimé cette lumière égale, douce, charmante. C’est cette lumière-là, mais décuplée, centuplée, qui éclairait, en ce moment, comme un pâle midi, New-York tout entier.
Brusquement cela s’éteignit. C’était donc artificiel. Mais comment la chose s’était-elle faite ? D’où venait-elle cette lumière inconnue, fantastique ? J’étais seul dans la Western-Road, seul dans la nuit, dans le silence, et les yeux au ciel, je cherchais dans la ténèbre opaque, le secret de cette aube de cauchemar. Soudain, elle réapparut. Cette fois, une chose particulière me frappa. Comme autour de la lune la lumière est plus brillante, plus vive, que dans l’orbe qu’elle étend, la lueur semblait, elle aussi, plus brillante, plus vive, à l’extrémité de la Western-Road.
Ceci observé, je compris aussitôt le prix du temps en cette occasion, et sans m’attarder à de plus longues recherches, je hâtai le pas, je me précipitai, courant, vers l’extrémité de la rue. Ce fut un jeu que de l’atteindre, du moins je le pensais. Mais au fur et à mesure que je me rapprochais de l’endroit d’où semblait surgir la lueur, une lassitude inexprimable me paralysait, envahissait mes membres, me cassait bras et genoux. Était-ce l’action de la lumière étrange ? Sans doute, car jusqu’à ce moment de ma promenade, je m’étais senti dispos, alerte, et, sans fatigue aucune, j’avais accompli le trajet, raisonnablement considérable, de la 308e avenue à la Western-Road.
Mais j’imprimai à mes muscles, un dernier et rude effort. La boxe m’a assoupli. Ce fut en vain cependant ; je me traînai plutôt que je ne marchai jusqu’au bord de la Western-Road.
Là, je m’écroulai sur le trottoir, comme un individu ivre, où comme un homme qui s’évanouit. La lumière brillait toujours avec un éclat extraordinaire, et, levant les yeux, j’aperçus sur le toit d’une maison, la maison devant laquelle je m’étais abattu, j’aperçus un petit homme en houppelande noire qui, sur une pelle à feu considérait un petit bloc d’argent brillant.
Je devinai confusément que c’était ce petit bloc qui dégageait la lumière, que de cette matière inconnue se levait le pâle soleil d’une lueur nouvelle, et que ce vieux petit bonhomme avec sa pelle à feu sur ce toit de la maison de la Western-Road tenait le sort de l’humanité dans ses mains.
Je hurlai un grand cri. Je voulais attirer l’attention du vieux bonhomme. J’y réussis, en effet, mais au même instant, il abattit, sur le bloc d’argent, une chose que je ne pus apercevoir distinctement. La nuit emplit l’horizon et le miracle de la lumière s’évanouit. Chose étrange. Au même instant, la force de mes muscles revint, l’énergie gonfla mes poings, la vie ardente et rude me secoua. D’un bond, je me ruai sur la porte de la mystérieuse maison de la Western-Road. Je frappai à coups redoublés. Silence. Je frappai encore. Silence. Je frappai toujours. Silence. J’étais furieux, navré et désespéré à la fois.
Soudain, la porte s’ouvrit.
Ce qui m’apparut dans l’encadrement de cette porte basse m’aurait en toutes autres circonstances, fait éclater de rire.
Imaginez-vous une face camuse du plus bel ébène du monde et cette face coupée par deux lèvres épaisses et rouges découvrant des dents éblouissantes. Sur tout cela s’agitait une tignasse crépue et abondante. La porte ouverte, je tentai de bousculer le nègre, d’entrer dans la maison, tant ma hâte de voir le vieux bonhomme était grande. Mais un poing rude et violent me repoussa. Ce nègre était un solide gaillard, en vérité. La chose ne manqua pas de me vexer.
— Hé là ! chien ! criai-je, c’est ton maître que j’entends voir !
— No, dit le nègre.
— Laisse-moi passer, te dis-je !
— No.
— Je veux.
— No.
— Place, donc !
Et je tentai de boxer. Le poing du nègre s’abattit sur mon bras. La douleur me fit lâcher prise. J’usai alors d’un autre moyen.
— Veux-tu dix dollars ?
— No.
— Vingt ? Trente ?
— No.
— Que veux-tu alors ?
— Dormir, dit le nègre, et il referma la porte.
Je me retrouvai dans la nuit et le silence de la Western-Road. Ma curiosité, loin d’être tombée, n’avait fait qu’augmenter, mais la fureur, le désir de voir, qui m’agitaient, diminuaient sérieusement devant la résistance du nègre. Sans nul doute, c’était là, le domestique du vieux bonhomme et c’était pour m’imposer silence que son poing était tombé avec tant de force sur mes chairs, maintenant bleuies par le choc. Dormir ! Cet homme voulait dormir ! Étrange idée, en vérité ! L’extraordinaire phénomène du jour en pleine nuit, ne l’intriguait donc pas ?
Devant la maison close, je me faisais ces réflexions. Que n’aurai-je pas donné pour avoir le mot de l’énigme ? Que faire ? Il est dit, en un proverbe de France, que la nuit porte conseil. La chose est véritable. Le conseil fut bientôt pris. Si j’insistais au seuil de cette maison mystérieuse d’une façon aussi bruyante, n’allais-je pas m’aliéner le vieux bonhomme, attirer sa colère et me priver ainsi à tout jamais de la connaissance de sa merveilleuse invention ? C’était là, une chose hors de doute : cet inconnu détenait un secret puissant puisqu’il était capable de faire lever au milieu des ténèbres nocturnes le soleil artificiel créé par son génie. La sagesse m’imposait donc ce conseil : attendre.
Et en attendant, je m’allai coucher.
Des jours passèrent. La hantise du vieux bonhomme sur le toit de sa maison avec sa pelle à feu à la main me poursuivit. La lumière surnaturelle de cette nuit de novembre n’avait pas été chez moi, l’effet d’un cauchemar. Non, en vérité, je n’avais pas rêvé, puisque le lendemain de la chose le New-York Correspondant, le Standard, le Daily-Mail from the Union, et dix autres journaux signalèrent l’événement dont j’avais été l’unique témoin. La plupart des feuilles publiques n’hésitèrent pas à l’attribuer à une perturbation atmosphérique sans pouvoir toutefois en préciser les causes. Le Standard publia même (numéro du 28 novembre, 1re page, 4e colonne) un rapport de l’Observatoire de Long-Island, où était émise l’idée de l’explosion de la fameuse comète surnommée Hélium par le savant allemand Wonderstag qui la découvrit dans la nuit du 3 au 4 juillet 1885, au haut de son observatoire astronomique de Carlsbad. Cela me fit rire aux larmes. Véritablement je m’ennuyai moins ce jour-là. Les ingénieurs de l’usine, au conseil d’administration du Trust des Câbles qui se tint à quelques jours de là, en parlèrent. Je les laissai causer, me réjouissant fort, intérieurement, de leurs multiples suppositions saugrenues et puériles. Saugrenues et puériles pour moi, moi qui savais tout, moi qui connaissais le pourquoi de la chose et la solution du problème.
Et cependant je n’en dis mot à personne.
Moi aussi j’avais mon secret, et ce secret je le gardais précieusement, persuadé qu’un jour prochain, il me serait utile. J’avais la rare et insigne satisfaction de me pouvoir dire :
— Je sais pourquoi et comment ce soleil inconnu a éclairé New-York, cette-nuit-là. Je sais que vos raisonnements sont faux, je sais que je possède le secret de la vérité des choses.
J’étais comme un avare gardant jalousement son trésor et chaque nuit j’allais me poster dans l’ombre d’une porte, face à la mystérieuse maison de Western-Road. Pendant des heures, je restais là, immobile, silencieux, guettant dans les ténèbres la venue du vieux bonhomme sur le toit. Mais mon attente fut vaine. Le vieillard n’apparut pas et l’astre de sa découverte n’illumina pas le ciel de l’Amérique.
Ce que je fis ne fut point inutile cependant. J’appris à connaître la maison, à en graver ineffaçablement l’image dans ma mémoire. Son aspect était modeste sans être pauvre. Le rez-de-chaussée avait trois fenêtres toujours hermétiquement closes, fermées par des volets de bois doublés de tôle. Le caractère rébarbatif de la porte ne laissa pas de me frapper. Lourde, basse, étroite, elle semblait défendre de son vantail hostile l’accès de la silencieuse demeure. Les quatre fenêtres de l’unique étage restaient, comme celles du rez-de-chaussée, fermées avec soin. Nulle lumière ne brillait à la fente des volets. C’était véritablement une étrange maison.
Mes factions se prolongèrent ainsi de novembre à mai. Après avoir subi la pluie du triste hiver, j’eus la satisfaction de connaître la douceur des nuits printanières. Mais rien ne bougeait dans la maison. Elle semblait vide, déserte, abandonnée.
J’ai beaucoup de volonté, tout Américain a de la volonté. Cela n’empêcha point qu’il arriva un jour où je me lassai de ces stations inutiles, d’autant plus que le phénomène de la nuit de novembre ne se renouvelait point. Alors à quoi bon attendre encore ?
J’abandonnai donc la partie et me repris à m’ennuyer avec un nouveau courage.
Ce fut l’été bientôt ; je m’en allai à Galveston, apprécier la fraîcheur marine du golfe du Mexique. Je fis des expéditions de pêche sur le Colorado ; je chassai le buffle sur les confins de la Louisiane ; je faillis me noyer dans un voyage à Matamoros ; je m’ennuyai de plus en plus. Je résolus de regagner New-York et brusquement, un soir, à l’improviste, je pris l’électric-rapide qui franchit le Mississippi, le Kentucky, la Virginie et gagne New-York par Baltimore. Ce train électrique fait allègrement ses deux cent cinquante kilomètres à l’heure. Avec une rapidité qui tient de l’éclair, il dévore les savanes, les prairies où errent les dernières tribus de Peaux-Rouges, où chevauchent les armées de cow-boys poursuivant les énormes troupeaux de bœufs. Il traverse les montagnes, bondit par dessus les ponts métalliques des grands lacs de l’intérieur où les eaux fournissent l’énergie électrique des usines de Saint-Louis et de Cincinnati. Je n’aime guère ces voyages. On y perd du temps. Que faire en wagon sinon fumer le tabac de Virginie, de Maryland ou de la Havane ? Ce temps précieux est perdu. Time is money. Je l’ai déjà dit. On doit le répéter.
Dans le wagon-buffet je me restaurai. Le roast beef était parfait. Je bus deux verres d’ale et un gobelet de whisky. Ayant allumé un cigare de Cuba très sec, je regagnai mon wagon, m’installai confortablement et dépliai les journaux achetés pour charmer l’ennui du voyage. Les plaisanteries allègres de l’Américan illustré me divertirent, puis je passai aux choses sérieuses. Je lus les cours de la Bourse dans le Daily-Mail. Les actions de l’Ohio étaient en baisse ; celles des mines de New-Hampshire se maintenaient. Les heures passèrent, j’avais lu les journaux et le sommeil ne venait pas. Coup sur coup, je fumai six cigares. Ils étaient miraculeusement secs d’ailleurs. J’aime les cigares secs. Alors ayant lu la politique, les nouvelles du jour et de l’étranger, les informations, je passai aux annonces. Mon Dieu, je n’ignore certes pas qu’il aurait mieux valu m’étendre et dormir, me reposer en vue de la fatigue du lendemain. Oui, la chose est véritablement exacte, mais qui connaît les desseins du dieu Hasard ? Vous ? Non. Ni moi. Je lus donc les annonces, demandes d’emplois, offres de capitaux, valets sans places, ingénieurs sans commanditaires, tout cela était banal, sans intérêt.
Brusquement, quelques lignes perdues dans un coin de l’énorme journal à quarante huit pages me firent bondir. Je fus debout dans le wagon trépidant au galop affolé de la vertigineuse course et, rapprochant le journal de la lampe électrique, je lus ceci, le cœur battant à grands coups précipités :
Pour une curieuse et importante expérience, on demande un ingénieur jeune, solide, sans peur, intelligent, célibataire, et qui serait décidé à quitter l’Amérique. La préférence serait donnée à jeune homme robuste et riche. Écrire 38, Western-Road, New-York. Inutile de se présenter. Il sera répondu aux offres sérieuses.
38, Western-Road, New-York !
Je ne vis que cela, cette adresse ! Et cette adresse c’était celle de la mystérieuse maison. Les termes de l’annonce : « Curieuse expérience… ingénieur… ne pas se présenter… » me confirmaient dans ce que mon imagination entrevoyait. Nul doute était possible. Le vieux bonhomme se décidait donc à sortir de son immobilité, de son silence et de son mystère. Il décidait que l’heure de l’expérience décisive était arrivée, et pour l’accomplir, la réaliser avec le maximum de chances de succès, il faisait appel à un solide gaillard sans peur, intelligent, en ajoutant que la préférence irait à un ingénieur. C’était clair cela, irréfutable ; point n’était besoin d’être un Sherlock Holmes ou un William Hopkins[1] pour le deviner. La joie de cette victoire du hasard m’envahit, fit battre plus violemment à mes tempes le sang. Je touchais donc au but, j’allais avoir le secret du vieux bonhomme de la Western-Road…
Mais s’il allait refuser mon concours ? Si un autre était choisi en mon lieu et place ? Allais-je donc perdre le bénéfice de toutes mes nuits d’attente sous la pluie, dans la neige et le vent glacial de la rue solitaire ? En mon âme des alternatives d’enthousiasme et de désillusion m’enflammaient ou me désespéraient. La nuit se passa ainsi et j’étais encore, le journal rageusement froissé dans les mains, à me poser la redoutable question. L’esprit pratique ne le cédait en rien à mon enthousiasme. Je calculais l’énorme résultat de la découverte du vieillard. Il avait découvert le principe de la lumière éternelle. Son petit bloc d’argent brillant supprimait la nuit, les ombres, la ténèbre. Le soleil allait triompher éternellement dans le combat de l’élément obscur et de l’élément lumineux. Plus de nuit ! Le jour perpétuel ! C’était le vieux Prométhée vainqueur enfin des Dieux jaloux qui l’enchaînèrent sur le roc de son supplice titanesque et légendaire.
Un homme avait trouvé, réalisé cela, et j’allais être le collaborateur de cet homme, puisque le hasard m’avait permis d’assister à la première manifestation de sa découverte, et que le hasard encore me mettait dans la main l’annonce qui allait satisfaire mon désir de savoir, de connaître. Enfin, je n’allais plus m’ennuyer !
Je consultai l’indicateur du train. Nous étions dans le Kentucky ; le prochain arrêt allait être à Louisville, sur les rives de l’Ohio. Sur une feuille arrachée à mon calepin, j’écrivis la dépêche suivante :
Western-Road, 38 New-York.
Je suis l’homme que cherche l’annonce du « Daily-Mail ». Je me soumets à ce qu’on demandera. Célibataire. Ingénieur. Milliardaire.
Je réfléchis. Nous étions au lundi. J’ajoutai :
… Serai à votre disposition jeudi.
Et je signai. Moins d’une heure plus tard, j’expédiai la dépêche à la gare de Louisville, puis, plus rassuré, je me roulai dans ma couverture et m’endormis. Rentré à New-York, je me précipitai chez moi. Rien. Pas de réponse. Nous étions au mercredi.
J’attendis.
Je dis que la nuit de mercredi à jeudi fut pour moi déplorable. On peut me croire. Toucher de si près au but et ignorer si la solution tant attendue ne vous sera pas défavorable, voilà l’angoissant problème où je me débattis cette nuit-là. À peine couché l’inquiétude me chassa du lit. Je tentai de fumer. Ah ! que ces cigarettes étaient âcres et amères. Je fis préparer par mon valet de chambre un cocktail. Il était détestable. Je voulus lire un roman. La fable en était stupide. Alors, je pris mon manteau et hélant un cab je me fis conduire aux environs de la Western-Road. J’allai rôder autour de la maison. Toujours aussi mystérieuse, toujours fermée, elle semblait plongée dans la léthargie de cet étrange silence. C’était une course inutile. Je rentrai à l’heure où l’aube blafarde blanchissait les vitres de mon hôtel de South Street. J’étais accablé de fatigue, exténué. Mes nerfs étaient rompus. J’envoyai le vieux bonhomme et son soleil artificiel à tous les diables et je me couchai.
Vers midi je me réveillai. Un peu hagard de cette nuit de fièvre, d’angoisse et d’inquiétude, je restai un instant à rassembler mes idées. Qu’était-il arrivé ? Rien. Qu’attendais-je ? Tout.
À mon coup de sonnette, le valet de chambre accourut.
— Mon courrier ! commandai-je.
Il me présenta sur un plateau le paquet de lettres. Je bousculai le tas d’enveloppes, cherchant la dépêche attendue et si violemment espérée.
Elle était là !
Les mains soudain moites, nerveuses et tremblantes, je la tenais dans mes doigts, considérant le léger papier pelure qui m’apportait – ah ! cela j’en étais certain à présent ! – la réalisation de mes plus chers espoirs.
Puis, soudain, d’un geste sec et bref, je l’ouvris. Il n’y avait qu’une ligne :
Ce soir à dix heures, 38, Western-Road.
Je jetai un cri de triomphe ! Le secret du vieux bonhomme allait être à moi.
Pendant cette journée du jeudi, je ne m’ennuyai pas.
Je regardai ma montre. Les aiguilles marquaient dix heures. J’étais, le télégramme à la main, debout devant la maison silencieuse que je guettai tant de nuits. J’attendis la sonnerie de mon chronomètre pour frapper à la porte. Étouffés par l’étoffe du manteau et du gilet, les coups argentins et légers arrivèrent enfin jusqu’à mon oreille. Machinalement je les comptai :
— Un… deux… trois… quatre… cinq… six… sept… huit… neuf… dix…
La sonnerie se tut. Du bout de la canne, je heurtai la porte massive qui m’était apparue si hostile et dans l’encadrement de laquelle le poing du nègre m’avait appris à apprécier sa force sans réplique.
Au bruit de ma canne, l’écho d’un corridor trembla, répercuta le coup sec. Je prêtai l’oreille, guettant un bruit de pas. Je n’entendis rien, et déjà ma canne se levait pour un second coup, quand, sans bruit, comme ouatée, la porte s’ouvrit, tournant sur des gonds silencieux. Un couloir m’apparut confusément dans l’ombre, et dans cette ombre luisaient deux yeux extraordinairement brillants. Je dis :
— Voici la dépêche.
— Very well dit une voix et cette voix je la reconnus. C’était celle du nègre du soir de novembre. Je distinguais maintenant sa silhouette dans la pénombre.
— Par ici, gentleman.
Nous marchâmes pendant un espace que j’évaluai mentalement à neuf ou dix mètres. Là, une porte fut ouverte qui nous laissa pénétrer dans une chambre obscure. Je sentis les lames disjointes du parquet craquer sous mon pas. La chambre était petite assurément, car il ne nous fallut qu’un rapide instant pour atteindre une autre porte qui, poussée, me montra un spectacle auquel j’étais assurément loin de m’attendre.
C’était une manière de salon misérablement éclairé par une lampe à pétrole posée sur la cheminée. Malgré la saison, du feu brûlait dans le foyer, mais un feu triste, un feu de pauvre qui couvait sous les cendres charbonneuses. Le parquet était nu, mais ciré avec soin. La lueur de la lampe s’y réfléchissait. Quelques chaises ordinaires étaient posées au long des murs sans cadres. C’était un salon de savant ou de vieux garçon, propre mais terne. Tout cela, je le remarquai d’un rapide coup d’œil, mais ce fut surtout vers la cheminée que mon regard se porta.
Assis dans un fauteuil bas, je reconnus le vieux bonhomme déjà vu sur le toit de la maison. À mon entrée, il se leva d’un mouvement presque mécanique qui me sembla particulièrement plaisant. Il était outrageusement chauve et très petit. Serré dans une redingote noire, une cravate blanche au cou, le menton enfoncé dans son large faux-col à la vieille mode, il me fit un effet bizarre. Il mit les mains derrière le dos, et son regard aigu me considéra de haut en bas.
— Je vous salue, gentleman ! lui dis-je.
Sans daigner répondre à ma politesse, il me demanda d’une voix tranchante, brève :
— La dépêche ?
J’avais deviné qu’elle me serait demandée.
— La voici.
Il la prit, la considéra soupçonneusement comme un boutiquier examinerait un billet de banque qu’il croirait faux. Son examen terminé, il releva la tête et dit :
— Prenez place.
J’attirai à moi une des chaises et m’assis. Le mouvement que je fis en me tournant me fit voir que le nègre avait disparu.
— Vous êtes venu à pied, me dit le vieux bonhomme.
— En effet, gentleman.
— Vous êtes venu par le parc de Brooklyn.
— La chose est réelle, en vérité, mais comment le savez-vous ?
— Je le sais, se contenta-t-il de répondre en regardant mes chaussures. Plus tard, je sus qu’il avait deviné la chose en voyant la boue rougeâtre qui les éclaboussait. Il avait plu la veille et j’avais en réalité gagné la Western-Road par le parc de Brooklyn où, comme chacun sait, les allées sont de terre battue rouge. Plus tard aussi la chose me sembla simple à deviner, mais en cet instant, je ne pus que m’étonner prodigieusement sur le sens des paroles du vieux bonhomme. Cependant, il avait repris sa place dans le fauteuil bas et de sa voix tranchante, il parla. Le dialogue suivant s’engagea entre nous, lui interrogeant, moi le satisfaisant par de brèves réponses.
— Quel nom ?
— John Clifford.
— Quel âge ?
— Vingt-huit ans.
— Célibataire ?
— L’annonce l’exigeait.
— Riche ?
— Mon père était à la tête du Trust des Câbles électriques.
— Celui de l’Ottawa ou du Connecticut ?
— Des deux.
— Bien. Décidé à quitter New-York ?
— Même l’Amérique.
— Bien. Quand ?
— Quand il vous plaira, gentleman.
— Bien. Pourquoi ?
— Parce que.
— Parce que, pourquoi ?
— Parce que.
— Bien. N’avez-vous point idée de ce que j’attends de vous ?
— L’annonce disait : robuste et solide, c’est donc que le travail en question veut un homme apte à de durs travaux.
— Oui. Savez-vous où nous irons ?
— Non.
— Désirez-vous le savoir ?
— L’annonce parlait d’une expérience curieuse. Le lieu où elle se réalisera importe peu.
— Gentleman, vous parlez à merveille.
— J’en suis considérablement satisfait.
— Ingénieur ?
— Oui. Je vous l’ai dit dans mon télégramme de Louisville.
— Je ne l’ai pas oublié. Alors vous savez que tous les corps tombent, avec une vitesse variable, vers le centre de la terre ?
— Chacun le sait. C’est un principe que les enfants apprennent sur les bancs de l’école à dix ans.
— Oui. Mais sans le comprendre. Le comprenez-vous ?
— Qu’entendez-vous par là, gentleman ?
Le vieux bonhomme se leva. Une fois encore ses mains disparurent derrière les pans de sa redingote noire, tandis qu’il s’approchait de moi, ses yeux scrutant mes yeux d’un regard froid, pénétrant, volontaire.
— J’entends par là, gentleman, si vous avez mûrement réfléchi aux conséquences de ce principe ?
— Je ne comprends pas votre question, dis-je.
— Je m’explique donc : si tous les corps tombent vers le centre de la terre, c’est que quelque chose les attire.
— Nécessairement.
— Quelle chose ?
Je levai les bras au ciel :
— Quelle chose, gentleman ? Mais on l’ignore. Personne n’en sait rien.
Le petit bonhomme dressa sa maigre taille, haussa le cou au-dessus de son vieux faux-col démodé, et prononça, en détachant les syllabes avec une vigoureuse netteté :
— Je le sais, moi, gentleman.
Je le regardai, me demandant si je n’avais pas à faire à un fou, mais l’idée du soleil artificiel traversa mon cerveau. L’homme d’une pareille découverte ne pouvait pas être un fou.
— Et qu’est-ce donc ? demandai-je.
Il me tourna le dos, retourna s’asseoir dans son fauteuil et répondit :
— Ce n’est pas l’heure de vous le dire, gentleman. Apprenez cependant ceci : si j’ai prévenu qu’il fallait se résigner à quitter l’Amérique, c’est qu’il faut que vous sachiez que nous irons là où personne ne fut.
Il frappa le parquet du salon d’un coup sec et son talon résonna sur les lames cirées.
— Nous irons là ! dit-il.
— Là ?
— Oui, au centre de la terre. Nous irons là, vous, John Clifford, moi, Mac Halifax et mon nègre, Tip Jip.
Très calmement, je répondis :
— Quand partons-nous ?
— Dans douze jours.
— Fort bien. Je serai prêt à vous suivre.
— Une dernière question, gentleman, savez-vous pourquoi je vous emmène, vous ?
— Je serais satisfait de l’apprendre, gentleman.
— Parce que vous êtes milliardaire.
— Parce que je suis…
— Oui. Donc vous êtes désintéressé et ce n’est pas l’appât du gain qui vous fait accepter mon offre. C’est une idée plus haute.
— Certes.
— Celle de savoir ce que personne ne sait, celle de voir ce que personne n’a vu.
— Vous dites vrai, gentleman. Mais comment partons-nous ?
— Quand nous serons arrivés au lieu du départ vous l’apprendrez. Adieu, gentleman, vous saurez bientôt ce qu’il convient que vous sachiez.
C’était mon congé. Je marchai vers la porte et l’ouvris. Je me heurtai au seuil dans une forme noire étendue. C’était le nègre Tip Jip qui gardait la porte de Mac Halifax. Sans mot dire, il me précéda dans la chambre obscure, s’engagea dans le couloir menant à la porte. Elle s’ouvrit. La lumière de la nuit baignait la rue d’un clair de lune léger. Je mis le pied sur la marche.
— Gentleman boxe mal, dit le nègre.
Et il me claqua la porte au dos sans attendre ma protestation indignée.
Le 9 juillet, Mac Halifax, Tip Jip et moi, nous nous retrouvâmes à Virginia, aux pieds des Montagnes Rocheuses. Avec cet extraordinaire vieillard, je nageais en plein mystère et je n’avais certes pas l’occasion de m’abandonner aux mornes et lugubres tristesses d’un invincible ennui, trois jours après le rendez-vous dans la maison silencieuse de la Western-Road, la vie ardente, active, électrique dirai-je avait commencé.
Je n’ignorais pas le but du fantastique voyage que Halifax se proposait d’accomplir vers le centre de la terre, mais il s’était obstinément refusé à me faire connaître les moyens qu’il se proposait d’employer pour y réussir. Pendant les derniers jours des préparatifs, j’avais appris à connaître le côté curieux de la maison de Western-Road.
Au bout du jardin de la demeure de Halifax, s’érigeait une sorte de pavillon abandonné dont il avait fait son laboratoire. Les cornues, les flacons, les fours, les fioles, tout cela constituait le décor de la pièce où s’élaborait l’audacieux projet du vieux bonhomme.
J’y vins pour établir les plans d’un instrument, d’une machine, d’un appareil, car je ne sais quel nom exact lui donner. Les calculs faits, les plans dressés, Halifax, s’en empara et ne m’en demanda pas davantage. Quelques jours plus tard, quand fioles, cornues, flacons, furent emballés, il m’annonça le départ pour le 6 juillet. Trois jours plus tard notre singulier équipage arriva dans le Montana.
On prit à peine le temps de se reposer une nuit, et le lendemain, les caisses chargées sur le dos des mulets indiens, munis d’abondantes provisions, nous commençâmes l’ascension des montagnes Rocheuses, dirigeant notre marche au sud de l’Idaho.
C’est Halifax, toujours en redingote et en cravate blanche, qui indiquait la route.
Le soir du premier jour nous campâmes sous la tente à mi-chemin. Le soir du lendemain nous atteignîmes le sommet de la montagne dans la terrible région volcanique où s’étaient solidifiées les laves des éruptions de 1885 et de 1892.
Là, Halifax régla la dépense des conducteurs des mulets, leur souhaita un heureux retour et leur tourna le dos. Se cramponnant à un bouton de mon manteau de cuir, il me regarda fixement et dit ces seuls mots :
— Au travail, gentleman.
L’aspect du lieu était farouche et redoutable. Autour de nous s’étendait la morne solitude des hauts plateaux des Montagnes Rocheuses. Des pics de glace trouaient le ciel immobile et autour de leurs faites éblouissants tournaient les grands condors aux prunelles rondes et des aigles majestueux d’une extraordinaire envergure. Pas une hutte, pas une cabane dans ce désert de rocs et de pierres volcaniques. Au-dessous de nous, perdues dans les brumes flottantes, c’étaient les savanes du Montana avec leurs hautes herbes ondulant sous le vent, à gauche ; à droite, s’étendaient les eaux calmes du Grand Lac Salé, comme une immobile plaque de clair étain jetée dans les genêts monstrueux et les cactus monumentaux.
J’ai du courage, de l’énergie, on le sait. Néanmoins en me voyant seul dans ce paysage désolé, avec le vieux bonhomme de la Western-Road, avec le nègre, je ne pus m’empêcher de frissonner. Mais c’en était fait et le sort était jeté. L’aventure extraordinaire commençait et je ne lui demandais que de m’émouvoir violemment, de me tendre les nerfs à en crier, de ne plus m’ennuyer enfin.
Mac Halifax n’allait pas m’en laisser les loisirs. Le jour même de notre arrivée au sommet des Montagnes Rocheuses nous nous mîmes au travail. Avec des piliers de bois équarris, reliés ensemble et recouverts d’une bâche caoutchoutée, nous élevâmes une sorte de hangar ouvert à tous les vents, il est vrai, mais protégé de la pluie. C’était là-dessous que le vieux savant devait construire, aidé par moi, l’appareil dont j’avais indiqué les plans et établi les calculs de résistance. Je ne pus cependant m’empêcher de lui faire remarquer le singulier endroit choisi pour cette construction.
— Gentleman, lui dis-je, est-ce bien votre idée d’établir en cet endroit la machine ?
— En vérité, gentleman, c’est mon idée, dit-il. Pourquoi me demandez-vous cela ?
— N’avez-vous donc pas remarqué que le hangar est au bord d’un trou ?
— D’un trou ! D’un trou ! Vous dites un trou ! Ah ! gentleman, je suis considérablement joyeux de vous l’entendre dire, ricana Mac Halifax.
— Certes, un trou…
— Un trou ! Savez-vous ce que c’est que ce trou ?
Il m’exaspérait ce vieux bonhomme avec ses railleries.
— Et vous le savez, vous ? criai-je.
Il me tourna le dos sans mot dire et je le vis alors se livrer à un travail dont le but inconnu ne manqua pas de m’intéresser au plus haut point. D’un sac tiré, par Tip Jip, des bagages, Mac Halifax versa une assez grande quantité de sable fin qu’il répandit sous le hangar, à proximité des bords du trou qui m’avait valu ses moqueries. D’une caisse oblongue on sortit une manière de longue tige de fer très lourde et terminée par une aiguille d’une extraordinaire finesse. Au-dessus de la couche de sable ce pendule fut accroché à une des traverses du hangar, l’aiguille touchant légèrement le sable. Ceci fait, sans se soucier de sa redingote, Mac Halifax se coucha à plat ventre sur le sol, le nez sur le sable.
Je le regardais avec une évidente et bien naturelle curiosité. Il demeura un long temps dans cette position, immobile et muet, regardant toujours fixement le pendule armé de sa fine aiguille. Soudain, il me fit un signe, disant :
— Couchez-vous à terre et regardez.
J’obéis. Je regardais le sable, je regardais l’aiguille, je regardais le pendule, je regardais Mac Halifax. Rien de particulièrement curieux ne me semblait arrivé.
— Qu’y a-t-il donc ? demandai-je.
— Regardez.
Je regardai avec plus de soin encore. Je ne vis rien.
— Regarder, soit, mais je ne vois rien.
— Et ceci ? questionna le vieux bonhomme en désignant d’un doigt immobile la couche de sable.
Je me penchai davantage et je vis sur le sable un petit sillon léger, très léger, à peine perceptible, qui zigzaguait de gauche à droite sur un espace de quelques millimètres.
— Eh bien ? dis-je.
— N’êtes-vous donc pas ingénieur, gentleman ?
— Si fait, mais…
— Et vous ignorez ce que ce petit trait gravé par l’aiguille sur le sable veut dire ?
— Je l’avoue, gentleman, je l’ignore.
— Vous ne faites pas honneur à votre distinguée et honorable corporation.
— Et en quoi, je vous prie ?
— En ce que vous ignorez que ce sillon indique un tremblement de terre.
— Un tremblement de terre ? Vous moquez-vous, gentleman ? C’est une plaisanterie, je gage.
Halifax me regarda froidement :
— Je ne plaisante jamais, sachez-le. Vous m’offensez gravement, en l’imaginant un seul instant. Ce que je dis est réel, véritablement réel. La terre a tremblé ici et cet instrument l’a gravé sur le sable.
— Et cet instrument ?
— C’est un sismographe.
— Alors ?
— Nous nous trouvons sur un volcan.
— Et ce trou ?
— C’est le cratère !
Je me tus, stupéfié, comme frappé de la foudre. Je comprenais enfin le moyen auquel s’était résolu Mac Halifax. C’était par le cratère du volcan éteint qu’il voulait pénétrer au centre de la terre, c’était par ce gouffre noir, par ce trou obscur qu’il se décidait à tenter la conquête de l’inconnu, à sonder l’insondable, à voir l’invisible. Tout me le prouvait maintenant : sa volonté de demeurer seul avec moi et son nègre au haut de ces redoutables Montagnes Rocheuses, sa hâte à éloigner les conducteurs de mulets, l’établissement du hangar au bord du cratère et son étude du terrain secoué par les convulsions terrestres, aidé en cela du sismographe.
Quand il se fut convaincu que le volcan était agité encore, mais faiblement ainsi que l’indiquait le mince sillon sur le sable, Halifax rejeta le pendule dans son coffret ; balaya le sable et nous aida, Tip Jip et moi, à apporter sous la bâche caoutchoutée, les colis, les caisses et les pièces d’aluminium emportées de New-York où les avaient fournies les usines de la North-America Cie. Sans hâte, précautionneusement, tout fut déballé. Chaque pièce numérotée, classée, fut posée sur les copeaux de bois, les monceaux d’étoupe. Tout cela était disparate, bizarre, sans lien apparent entre chaque objet. L’idée maîtresse de Mac Halifax allait les réunir, les rejoindre, et de cette réunion allait surgir l’appareil destiné à tenter la victoire sur les forces naturelles, inconnues du centre du globe.
Nous nous arrêtâmes vers le soir pour prendre un exécrable repas de viandes en conserve et de biscuits trempés dans un gobelet d’ale. Mais la fièvre s’était emparée de moi, et j’oubliai volontiers le mauvais dîner pour l’extraordinaire voyage dont chaque minute nous rapprochait.
Roulés dans nos couvertures, nous nous endormîmes, Tip Jip et moi, du moins, car Halifax passa une partie de la nuit à examiner les pièces d’aluminium, à éprouver leur degré de résistance et à la calculer sur des bouts de papier qu’il cachait au creux de sa main.
Fatigué de le voir rôder ainsi autour de moi, sous le hangar, engourdi aussi par le froid pernicieux de la nuit, je finis par m’endormir. Mon sommeil fut lourd, pesant. À l’aube seulement, je me réveillai, secoué par le poing de Mac Halifax.
— Tip Jip ? me cria-t-il, où est Tip Jip ?
Je me dressai sur mon séant, étourdi encore de sommeil.
— Tip Jip ? murmurai-je.
Le nègre du vieux bonhomme avait disparu.
— Le misérable ! Le misérable ! hurlait Mac Halifax, il s’est enfui ! Il a eu peur ! Il n’a pas osé venir avec nous ! Le chien ! Le misérable ! Le vil esclave ! Que Satan ait sa vilaine peau de bouc !
Il monologuait ainsi sous le hangar baigné de la trouble lueur du jour levant, sa petite silhouette cassée errant parmi les caisses, les colis ; levant les bras au ciel d’une manière désespérée. Je m’étais mis debout, perplexe devant cette brusque disparition du nègre fidèle. Nous criâmes son nom à travers la montagne, mais l’écho seul de la morne et affreuse solitude nous répondait.
Debout sur un des rocs éboulés vers les bords du cratère ; nous explorions du regard les pentes de la montagne, cherchant à discerner dans la lumière blafarde et trouble la silhouette du nègre disparu.
Brusquement, un cri, un cri où se mêlait la terreur et l’angoisse, râla jusqu’à nous dans le silence. Mac Halifax escalada, avec une vigueur que je ne lui aurais guère soupçonnée, la pointe du roc, et, le doigt tendu, effaré, me désigna au loin un spectacle terrible et fantastique.
D’un large vol, lent et tournoyant, un énorme condor montait au ciel, dans les brumes matinales. Mais il ne montait pas majestueusement solitaire.
Sa large et puissante serre tenait à la gorge un corps convulsé, qui se tordait en un suprême effort, et ce corps, Mac Halifax le reconnut avec une indicible terreur : c’était celui de Tip Jip.
L’épouvante nous glaça, fit taire les cris dans notre gorge contractée. L’énorme oiseau de proie s’élevait toujours vers le ciel obscur encore.
Mac Halifax, le premier, revint au sens de la situation, à la réalité.
— Une carabine !… un revolver !… cria-t-il.
Une carabine, nous n’en avions pas. Je lui passai mon revolver. Il visa. Le coup claqua dans l’écho. Puis les cinq autres détonations crépitèrent. Quelques plumes s’éparpillèrent autour du condor, mais son vol ne changea pas de direction. Rageusement le vieux bonhomme jeta l’arme désormais inutile, et cria :
— Il est perdu !
— Non pas encore ! hurlai-je soudain, car une idée extraordinaire venait de me traverser le cerveau.
— Inutile ! dit Halifax. Nous n’avons pas d’ailes.
— Mais nous avons le soleil ! répondis-je.
— Le soleil ?
Il me regarda effaré et eut un brusque recul. Sans doute comprit-il que je connaissais l’existence du morceau d’argent brillant qui, dans la nuit du 25 novembre, illumina New-York. Il sauta du roc et se rua vers moi :
— Qui vous l’a dit ?
— Je le sais, répliquai-je, mais ne perdons pas de temps, sinon ce malheureux est perdu ! Vite ! Vite !
En effet, la chose devenait urgente, car déjà le condor disparaissait parmi le brouillard. Ce n’était plus qu’une masse noire montant perpendiculairement dans l’éther. Mac Halifax sembla réfléchir un rapide instant, puis, de son gousset tirant une botte de plomb affectant la forme d’une montre, il l’ouvrit brusquement au creux de sa main.
Le phénomène se réalisa. La lumière d’un jour surnaturel envahit l’espace, troua les brumes, dispersa le brouillard. Le soleil artificiel se levait sur les Montagnes Rocheuses et ce que j’avais espéré de son intervention se réalisa exactement.
Le condor, soudain enveloppé de cette lumière inconnue qui m’avait, devant la maison de Western-Road, privé d’une partie de ma force musculaire, le condor battit pendant un instant des ailes, puis lentement commença sa descente. Les poings affolés de Tip Jip se crispaient sur la serre qui le tenait à la gorge.
L’oiseau descendait toujours. Nous nous précipitâmes vers l’endroit de sa chute, escaladant les rochers, dévalant les pentes parmi les herbes aromatiques mouillées de rosée, arrivant juste à temps pour recueillir le corps de Tip Jip évanoui.
La boîte de plomb de Mac Halifax se ferma avec un coup sec. L’aube grise et blafarde recouvrit la montagne tandis que le condor, soudain plein de force, jetant son rauque cri de terreur, battait de l’aile et cinglait droit dans le ciel, privé désormais de sa proie humaine, gisant dans les herbes.
Une poignée de serpolet humide, vigoureusement frotté sur son visage ranima Tip Jip. Avec d’autres plantes on étancha le sang perlant à sa gorge et où les griffes du rapace s’étaient implantées. Alors nous connûmes l’aventure. Parti à la recherche d’une source et l’ayant découverte dans un creux de rocher, Tip Jip avait dérangé le sommeil d’un nid de condors. Les petits s’étaient enfuis à tire d’ailes, la mère avait pris le nègre à la gorge, l’emportant dans son terrible vol vers le refuge de l’immensité. Éblouie par la lumière artificielle, vaincue dans ses forces par cette étrange influence que j’avais moi-même ressentie, la bête avait rejoint la terre. Tip Jip était sauvé.
Ce que j’avais voulu cacher à Halifax, le hasard le lui faisait apprendre. Il n’ignorait plus maintenant que j’avais surpris son secret.
— Ainsi donc, me dit-il, vous connaissiez, gentleman, la cause de la lumière de la nuit du 25 novembre ?
— Il me faut vous le confesser, gentleman.
— Et comment, s’il vous plaît, la connaissez-vous ?
Alors je lui contai par le menu l’aventure. J’ajoutai que ce fut là ce qui m’avait incité à répondre à l’annonce du Daily-Mail, et que c’était pour voir l’application de la lumière que j’étais là, prêt à tenter en sa compagnie l’aventure où il lui plairait de m’entraîner.
— Bien, répondit-il. Et maintenant, une question encore ?
— J’y répondrai avec franchise.
— Connaissez-vous le nom de la matière qui donne cette éclatante lumière ?
— Non, en vérité, je ne le connais point.
— Vous ne le devinez pas ?
— Non, assurément.
— Eh bien, sachez que c’est le carbo-radium.
— Le carbo-radium ? Mais c’est un élément nouveau ?
— Véritablement, oui. C’est le principe même du radium, la découverte de la découverte, comprenez-vous ?
— Oui, et ce principe ?…
— C’est celui-là même du feu terrestre. Le carbo-radium n’est qu’une partie infinitésimale du grand corps solide et lumineux qui compose le noyau du globe.
— Alors ce noyau ne serait…
— Que la mine de carbo-radium.
— Et c’est là que nous allons ?
— Oui. Le carbo-radium doit attirer le carbo-radium. Le principe va au principe, l’élément retourne à l’élément. Donc nous avons en main la puissance attractive qui doit supprimer les obstacles. La route devient plus facile. La vitesse proportionnelle des corps qui tombent vers le centre terrestre n’existe plus pour nous. Une fois, le carbo-radium mis à l’air libre, en contact direct avec la terre et l’élément conducteur du feu, c’est-à-dire le volcan en sommeil, la ligne est droite. C’est celle-là que nous suivrons. Voilà pourquoi l’appareil doit être construit au bord du cratère.
— Cependant, dis-je, à Halifax, le radium, et par conséquent le carbo-radium qui est le radium centuplé, multiplié à l’infini, est lumineux et cette luminosité traverse tous les corps. Comment se fait-il que, dans le cas présent, il suffise d’une simple boîte de plomb pour en cacher l’éclat ?
— Il est des corps qui ne s’attaquent qu’eux-mêmes, prononça le vieux bonhomme.
— Je sais. C’est un principe de chimie organique. Le diamant n’attaque que le diamant.
— Le carbo-radium n’a, comme le diamant, qu’un seul ennemi, et cet ennemi c’est lui-même.
— Donc ?…
— Donc, ce que vous prenez pour une boîte de plomb est une couche de carbo-radium éteint, refroidi, mort. Elle contient le bloc chimiquement constitué, artificiellement éteint ; le carbo-radium de la boîte empêche la pénétration de la lumière. C’est le principe même du diamant qui seul a de l’action sur le diamant.
— C’est, en effet, fort simple, observai-je.
— Très simple, n’est-ce pas ?
— En vérité, très simple.
— Alors, gentleman, pourquoi ne l’avez-vous point trouvé ?
Ce fut la dernière boutade de Mac Halifax. Nous nous remîmes aussitôt au travail, avec une nouvelle ardeur, tandis que les robustes épaules de Tip Jip, geignant, ployaient sous le poids des pièces d’aluminium que nous commençâmes à rassembler. C’est à cela que se passa notre journée ; vers le soir, je commençai à comprendre confusément quelle serait la forme de l’appareil qui allait nous transporter.
C’était un véritable travail de hard-labour. Je rivais des boulons, je clouais les armatures. Halifax veillait à tout. À la fin de la semaine, la carcasse de l’appareil fut debout, solidement maintenue au bord du cratère par des câbles d’acier tressé.
La nuit, le vent des hauts plateaux faisait gémir l’armature qui craquait comme les mâts d’un navire en perdition. Cela gémissait lugubrement dans l’écho répercuté du précipice. L’aube nous trouvait debout à côté de l’appareil et toute la journée, le bruit des marteaux, le crissement des riveurs résonnait dans la solitude des Montagnes Rocheuses.
Les proportions de l’appareil étaient loin d’être énormes. Oblong, il ressemblait à un grand obus, à la pointe effilée, cuirassé d’aluminium et troué, dans ses parois, de vitres convexes ressemblant assez aux hublots des steamers transatlantiques. On y pouvait entrer, comme dans les sous-marins, par le haut où une sorte de capot tombait automatiquement dans des rainures extensibles qui le comprimaient, fermant ainsi hermétiquement le grand obus.
L’intérieur était divisé en trois cases. La première renfermait les œuvres vives de l’appareil, machinerie délicate et ingénieuse dont Halifax se réservait la direction. Une tige d’acier traversait horizontalement cette case pour trouer la pointe extrême de l’obus. Là, elle se terminait d’une façon à la fois extraordinaire et inattendue. Aucune imagination ne saurait évoquer cela. C’était une griffe d’acier, une serre de métal, une main mécanique admirablement articulée, s’ouvrant sur le commandement d’un petit levier correspondant par la tige d’acier creusée d’une tubulure. Cette main était formidable, forte, solide au delà de ce qu’on pourrait supposer, mais elle était vide, comme attendant de Halifax l’aumône de sa puissance surnaturelle.
La deuxième des cases contenait deux dures couchettes de varech, quelques instruments de physique, des appareils divers apportés par le vieux bonhomme. Deux hublots y laissaient, à droite et à gauche, pénétrer la lumière. Une cloison étanche la séparait de la troisième cabine où une échelle de fer étroite montait au capot d’entrée. Là, furent attachées par des courroies retenues aux parois par des crochets de cuivre, les caisses restant de nos bagages.
Tel était l’appareil, assez semblable à un sous-marin et à un obus. Il était d’une blancheur éclatante à cause des plaques d’aluminium qui en couvraient les flancs par-dessus l’armature de cuivre. La forme était élégante ainsi allongée et svelte. C’était le poisson mécanique qui allait plonger au sein de la terre, vers le gouffre inexploré de la croûte terrestre. Il était au bord du cratère, penché sur l’abîme, prêt à glisser sur les sabots d’acier qui le retenaient et qu’un coup de marteau pouvait déplacer. En silence, j’admirais l’appareil créé par le génie de Halifax. Tout y était admirablement combiné, prévu. Certains détails me paraissaient cependant quelque peu obscurs, incompréhensibles à première vue. Je pris garde de ne pas m’en ouvrir à Halifax. Si telle chose était, c’est qu’il fallait qu’elle fût. Halifax en savait la raison. Je n’avais qu’à me taire et à attendre.
Le dernier coup de marteau donné, je posai l’outil et, me tournant vers le vieux bonhomme, je lui dis :
— Voilà le cheval prêt. À quand le galop ?
— Cette nuit, dit Halifax.
— Nous partons ?
— Nous partons.
Je désignai le cratère plein de ténèbres :
— Par ici ?
— Par le volcan.
— All right ! dis-je. Je suis prêt.
Halifax tira sa montre :
— Il est quatre heures, continua-t-il. La nuit sera complète à huit heures. Nous partirons à huit heures.
Il était debout à côté de l’appareil et ses mains fines et pâles caressaient amoureusement les flancs de métal luisant. C’était comme un cavalier qui, à l’heure d’enfourcher sa monture, flatte le col de l’animal à qui il va demander le rude effort de la course. Cette altitude fut la seule où m’apparut quelque chose de l’âme de Halifax. Toujours froid, toujours réservé, il ne m’était apparu – et l’on sourira peut-être de la comparaison – que comme l’âme même, l’émanation de la mécanique et de la chimie.
Aujourd’hui, en cet instant, l’homme se révélait et je notai l’éclair où l’âme de Halifax avait souri sur ses minces lèvres toujours closes.
— Les chevaux ont un nom, dis-je, les ballons aussi. Comment appellerons-nous l’appareil ?
Il frappa du doigt la carapace métallique qui résonna, vibra, gronda, comme une chose animée et vivante, et d’un ton sacerdotal prononça :
— Il s’appellera Halifax. C’est le nom que je lui donne dans la solitude où nous sommes, devant vous qui en êtes témoin. Il sera ici et là – et son doigt désigna le cratère – le Halifax.
Il se tut, sembla réfléchir, et après un court instant ajouta :
— Veuillez vous préparer, gentleman, l’heure du départ approche.
Avec Tip Jip, je vidai le hangar des derniers objets abandonnés. Il ne resta bientôt plus rien que les pieux de bois avec la bâche caoutchoutée et quelques planches des caisses défoncées, la paille enveloppant les pièces d’aluminium, les bouchons d’étoupe, des copeaux épars.
Brusquement le carbo-radium brilla.
Ce n’était plus cette fois de la boîte aux creux de la main d’Halifax que la lueur irradiait, mais bien de l’avant de l’appareil. La griffe mécanique retenait prisonnier le bloc d’argent brillant, les doigts articulés serraient la précieuse matière. Déjà l’attraction vers la force centripète s’opérait, car le Halifax penchait de l’avant vers le gouffre du volcan en craquant de toute son armature sur les sabots d’acier. Un câble énorme, retenu au sol par quatre pieux et s’accrochant à l’intérieur de l’appareil par le capot ouvert, le maintenait en équilibre, tendu cependant avec une force singulière. Tandis qu’avec Tip Jip je pénétrais dans la troisième case par l’échelle de fer, j’entendis des coups de marteau résonnant sur du bois. Je regardai par le hublot et je vis Halifax clouer, sur un des pieux du hangar que nous allions abandonner, un écriteau où étaient charbonnées quelques lignes. L’intense lueur du carbo-radium éclaira vivement les caractères tracés par le vieux bonhomme, et je lus :
LE 30 JUILLET 19… LE DOCTEUR MAC HALIFAX, CHIMISTE ; L’INGÉNIEUR JOHN H. CLIFFORD ; LE DOMESTIQUE TIP JIP, SONT PARTIS À LA DÉCOUVERTE DU FEU CENTRAL TERRESTRE, ENFERMÉS DANS UN APPAREIL INVENTÉ PAR LE SUSDIT HALIFAX ET ENTRAÎNÉS PAR L’ATTRACTION DU CARBO-RADIUM. ILS OFFRIRONT, À LEUR RETOUR, LE RÉSULTAT DE LEURS DÉCOUVERTES À LEUR PATRIE, LA LIBRE AMÉRIQUE. CECI DIT, ILS SALUENT LE PASSANT QUI LIRA CES LIGNES AU BORD DU CRATÈRE EN SOMMEIL DE L’ANAHUAC.
J’achevais cette lecture, quand Halifax descendit l’échelle du capot. Il demanda d’un ton calme :
— Êtes-vous prêt, gentleman ?
— Oui, répondis-je un peu émotionné.
— Bien. Veuillez couper le câble. Je demeure au capot.
Il resta au haut de l’échelle tandis que les pinces d’une double lime que je tirai d’un coffre, attaquaient le câble retenant le Halifax au bord du cratère.
L’acier grinça sourdement. Quelques mailles encore et le câble allait céder. Soudain en s’échappant, la lanière métallique siffla devant mon visage. Le capot claqua rabattu. Un craquement sourd ébranla l’appareil. Nous plongeâmes dans le gouffre du volcan tandis que le soleil artificiel du docteur Halifax nous précédait de sa lueur.
Le choc nous étourdit.
— Pas de danger ? demandai-je.
Il me regarda d’un air méprisant :
— Auriez-vous peur ? dit-il.
— Nous sommes tous deux ici, face à face, qu’avons-nous besoin d’injures ? Non, gentleman, je n’ai pas peur et la preuve c’est que je suis à vos côtés. J’envisage froidement la mort, mais j’aimerais à être prévenue de sa venue. Voilà tout. Maintenant j’oserais vous prier de me dire à quelle vitesse nous marchons ?
— À la vitesse de la lumière.
— C’est-à-dire 300,000 kilomètres à la seconde ?
— Oui.
— Le voyage sera donc moins long.
Et j’allai à la fenêtre regarder le paysage traversé. Je dis paysage ne sachant pas comment qualifier exactement ce que notre chute traversait en ce moment.
Nous tombions verticalement. La disposition du Halifax, si heureusement combinée, permettait la chute verticale comme la chute horizontale. Un jeu de coussinets rétablissait instantanément l’équilibre des cabines.
Le carbo-radium inondait tout autour de nous d’une radieuse lumière. Dans ce séjour de l’éternelle nuit, nous apportions le triomphant flambeau d’une vivante lueur. La région où nous tombions avec une vitesse inouïe, était chaotique et indescriptible. C’était l’intérieur des flancs du volcan. Là dormaient les laves en nappes immenses comme des mers, figées dans l’immobilité de houles océaniques, vagues cabrées et solidifiées, et fendant l’heure de la prochaine éruption. Au long des parois s’accrochaient des pics de scories, des charbons monstrueux et éteints. Tout cela nous apparaissait confusément, dans la rapidité de la descente.
Dans la cabine du capot, le hublot à l’extrémité du Halifax me montra, là-haut, perdu dans un énorme et incalculable éloignement, le cratère par où s’était opéré notre départ. Cela semblait un trou minime, une ouverture ridicule sur laquelle apparaissaient, dans le ciel sombre de la terre quittée, les errantes et tremblantes étoiles connues.
C’était un prodigieux et incroyable spectacle qui me retenait frappé d’une sorte de stupeur admirative.
Le Halifax traversait ce chaos avec l’éclair du carbo-radium plongeant dans des gouffres sans fond. Ce qui semblait étrange parmi cette sensation de chute vertigineuse, c’était l’absolu silence qui nous entourait. Tip Jip dormait déjà, étendu sur la couchette de varech de la seconde cabine. Dans la première, Halifax demeurait penché sur les manomètres, les leviers et les tubulures de la machinerie.
Soudain, dans cet effrayant silence s’éleva un sifflement strident auquel succéda un coup de tonnerre prodigieux. La terre semblait faire explosion et c’était cela, en effet, qui arrivait. La vague solidifiée de la lave redevint liquide, brusquement rouge comme élevée à la plus haute température. Les blocs de scories se détachèrent des parois, s’abîmèrent dans un jaillissement de millions d’étincelles flambantes parmi les mers de charbons incandescents. Une trombe souleva ces océans endormis et les fit tourbillonner en une colonne monstrueuse. Tout cela s’enleva en un mouvement identique et rapide vers le cratère. Un nouveau coup de tonnerre retentit parmi un fracas d’artilleries déchaînées autour de nous.
Au-dessus de nous, là-haut, c’était le volcan qui faisait éruption.
Je ne m’en rendis pas compte dès le premier instant et, me ruant vers la cabine où Halifax commandai la manœuvre, je hurlai :
— Nous sommes perdus !
— Pourquoi, cela, s’il vous plaît ?
— Mais nous allons être broyés, écrasés…
— Et par quoi, s’il vous plaît ?
— Mais par cela ! par cette lave ! ces scories formidables !…
— N’avez-vous remarqué que cela, gentleman ?
— N’est-ce donc point suffisant ?
— Je ne le crois pas, en vérité.
Ce fut à mon tour de demander, raillant malgré moi et malgré la situation :
— Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?
— Parce que, répondit Halifax, le volcan fait éruption au-dessus de nous tandis que nous descendons toujours.
— À la même vitesse ?
— Non.
— Allons-nous donc ralentir ?
— Non.
— Alors ?
— Notre vitesse de descente a décuplé. Nous tombons à raison de 3,000,000 de mètres par seconde.
— Vous êtes fou, Halifax !
— Sachez mesurer vos paroles, gentleman !
Je sentais véritablement quelque chose de dément, battre dans mon crâne. J’étouffais littéralement de chaleur. Ma cravate arrachée, je respirai plus librement.
— Je vous demande pardon, gentleman, dis-je, mais je crois que je me sens malade… cette chaleur… cette vitesse… cette effroyable explosion… tous ces phénomènes inconnus… me troublent la raison…
— Dans la cabine du capot vous trouverez des vêtements de flanelle, gentleman. C’est un excellent remède contre la chaleur.
Je trébuchai vers les coffres de la cabine et il me fallut près d’une heure pour changer de vêtements. Accablé, je tombai sur une des caisses, et là, les yeux vagues, écrasé par une mystérieuse torpeur, je regardai se dérouler derrière le verre convexe du hublot l’extraordinaire spectacle, que m’offrait l’éruption du volcan.
Ce n’étaient que trombes de flammes rouges, vertes ou d’un bleu fulgurant et électrique. Des vagues démesurées de lave brillante moulaient à l’assaut du cratère qui se déchirait, élargissait son ouverture sous la pression du gaz. Les flancs du volcan béaient comme ouverts par de monstrueux coups de couteau. Par ces ouvertures coulait le flot incessant des laves surgies des entrailles terrestres, emportées vers le cratère comme par une fabuleuse pompe aspirante.
Dressé sur son séant, Tip Jip regardait, l’œil un peu effaré, silencieux, le cataclysme.
— Vous ne craignez rien, Jip ?
— No.
— Ces flammes ne vous épouvantent donc pas ?
— No.
— Savez-vous où nous allons ?
— No.
Mais d’une voix plus basse, il murmura :
— Chez massa diable.
— Savez-vous pourquoi nous y allons ?
— No.
— Désirez-vous le savoir ?
— No.
Et il se rendormit.
Au même instant un coup de tonnerre sonore sembla retentir sur les flancs du Halifax et, secoué d’un grand craquement sinistre, l’appareil s’arrêta.
D’un bond, je fus debout.
— Halifax criai-je, est-ce la mort ?
— Imbécile ! l’entendis-je grommeler, mais je n’y pris pas garde et me ruai vers la première cabine. Halifax était debout contre le hublot à l’extrémité de l’appareil, et le visage collé à la vitre, examinait l’extérieur. C’était toujours au dehors, autour de nous, l’irradiante lueur du carbo-radium, mais elle éclairait une étendue incommensurable de rocs noirs et brillants, aux facettes scintillantes comme celles d’obscurs diamants.
— Par Dieu, qu’arrive-t-il, Halifax ?
— Ce que j’avais prévu, dit-il. Nous sommes arrêtés.
— Qu’est-ce donc ?
— La première couche, le charbon.
— Et traverserons-nous ?
— Oui. Un Américain traverse tout.
— All right. Notre voyage n’est pas monotone.
C’était donc sur la couche de charbon que le Halifax s’était arrêté. Lentement, il s’était incliné sur elle et il reposait maintenant, étendu sur le flanc, parmi les rocs aux cristaux lumineux. Halifax demeurait plongé dans une profonde méditation, du moine la chose me sembla-t-elle.
— Vous réfléchissez, gentleman ?
— Non.
— En vérité ?
— En vérité, oui. J’attends.
— Et qu’attendez-vous, donc ?
— Ceci.
Il s’était levé et le doigt tendu indiquait la main de fer serrant le carbo-radium à l’avant de l’appareil.
Pendant les quelques minutes qui s’étaient écoulées entre le choc du Halifax sur la couche de charbon et l’instant où le vieux bonhomme avait prononcé son impérieux ceci, il s’était opéré un phénomène d’ordre physique qu’il avait certainement dû prévoir au cours de ses expériences dans le laboratoire de la Western-Road.
Le carbo-radium avait creusé dans le charbon une large fissure qui, sous son action lumineuse, ne faisait que s’élargir et s’étendre, opérant ainsi un passage où tombait lentement, mollement l’appareil, d’un vol d’oiseau lassé. J’observai nettement la chose : nous descendions avec une lenteur qui, auprès de la vitesse de notre chute dans le cratère, ressemblait à de l’immobilité. Cette fois, elle s’opérait horizontalement et je ne la puis mieux comparer qu’à un fossé qui se serait approfondi sous le poids de l’appareil.
Au milieu de cette masse opaque et noire, formée par les anciennes couches forestières pourries, le carbo-radium avait acquis une propriété nouvelle en surplus de celle qui lui permettait d’attaquer et de dissoudre en quelque sorte la matière. Elle la rendait transparente, mais d’une transparence trouble et sombre qui noyait les contours, affaiblissait les perspectives. Nous avions maintenant devant nous, la couche charbonnière toute entière dans laquelle, au loin, confusément, on voyait plonger verticalement, les puits des mines. Par les hublots je distinguais les couloirs, les galeries où vivait tout un peuple courbé et laborieux. Des chevaux presque aveugles traînaient des wagonnets de houille vers les cages des puits. On voyait des pics creuser le roc noir, des éclats de charbon s’écrouler. Des feux verts voltigeaient à travers la couche noire, lentement, envahissant des galeries abandonnées, se glissant dans les couloirs où les troupeaux de mineurs attaquaient la matière. Des poches d’air dans la couche charbonnière contenaient des agglomérations de ces flammes vertes. À l’observation que j’en fis à Halifax, il se contenta de répondre :
— Le feu grisou.
Je compris la terrible menace de la terre guettant ceux-là qui pénétraient dans ses entrailles. Mais nous descendions toujours, mollement, doucement, vers le centre de l’attraction centripète. Les puits des mines reculèrent dans des lointains hagards et confus. L’inconnu des nouvelles profondeurs nous fut révélé et traversé par le Halifax.
Depuis combien de temps dura notre voyage ? Était-ce deux heures, vingt-quatre heures ? La nuit ou le jour ?
Ce fut une bizarre sensation que celle de la perte du sens du temps et de l’heure. Je questionnai Halifax :
— Depuis combien d’heures descendons-nous ?
— Depuis trois fois quarante-huit heures.
Je le regardai stupéfait, croyant que sa moquerie s’exerçait à mon égard. Il n’en était rien et je me rappelai sa phrase à la fois indignée et sévère :
— Je ne plaisante jamais, gentleman.
Trois fois quarante-huit heures ! Et c’était vrai ! Les calculs de Halifax concordaient exactement avec ses dires. D’ailleurs, quelles raisons avais-je de ne pas les admettre ?
— Quoi ! m’écriai-je, et je n’ai eu ni soif ni faim ?
— Voulez-vous dîner ? me demanda Halifax.
Tenant la main droite attachée au levier, il me présenta de la gauche, une boîte oblongue où se serraient de petits cubes blanchâtres, d’une transparence curieuse.
J’en pris un, avec défiance, et l’avalai. Je me sentis lourd et repu.
— Pâte d’azote dit Halifax. Aliments concentrés. Un cube est nécessaire tous les quatre jours. Chacun d’eux pèse quatre grammes et contient deux litres d’air.
— Deux litres d’air ?
— Oui, en vérité. Un litre d’air pèse 1 gr. 293, le reste c’est l’azote des aliments. Veuillez prendre garde, gentleman, je prévois un nouveau choc.
Et le choc, un instant plus tard, eut lieu. Nous entrions dans la seconde couche terrestre. Cette fois, la couleur noire fut remplacée par des tons gris, verdâtres. De longs filaments sombres rayaient les parois de la couche. Nous étions dans le fer. Au choc de l’aluminium contre les parois jaillissaient des gerbes d’étincelles fulgurantes qui retombaient autour de nous comme la pluie lumineuse d’un superbe feu d’artifice.
Nous descendions dans un bruit sonore comme si des marteaux eussent battu les flancs du Halifax. La matière en sommeil prenait contact avec la matière vivante et frémissait par toutes ses veines, tous ses filons secrets.
Quels avenirs dormaient là ? De ce fer enfoui dans les profondeurs du globe, l’industrie des temps futurs ne s’emparerait-elle pas ? Quels millions de locomotives, de chaudières, de turbines, ne gisaient pas là, dans la matière inerte, confuse, aveugle ?
Je n’avais certes pas les loisirs pour méditer là-dessus et faire de la philosophie facile. Aussi bien n’était-ce pas le lieu où réaliser les rêves utopiques. Nous descendions toujours. Un froissement mou, sourd, prolongé nous enveloppa. Une teinte terne brillait aux parois de la couche que nous traversions.
— Plomb, dit laconiquement Halifax.
C’était la couche du plomb, en effet. Rien n’arrêta notre passage. Notre chute se continuait mathématiquement, aurait-on dit. La monotonie semblait nous guetter. Était-ce pour jouir perpétuellement de la même paix endormeuse que j’avais accepté les risques de l’aventure de Mac Halifax et la compagnie de Tip Jip, ce nègre stupide qui ronflait grossièrement sur sa paillasse de varech, se contentant de grogner « no » à chacune de mes demandes ?
J’avais voulu de l’imprévu. N’allais-je donc pas en avoir ? Il m’en fallait, n’en fût-il plus au monde.
Je l’eus.
Soudain, le Halifax tourna sur lui-même, se renversa, la quille en dessous.
Je crus tomber, m’abîmer au long des parois d’aluminium.
Il n’en fut rien. Je restai debout.
Debout, oui, mais flottant.
Qu’on me comprenne bien : je flottai dans l’espace de la cabine du Halifax, conservant parfaitement mon équilibre, mais mes pieds ne touchaient en aucune manière le sol de la cabine. Par la cloison étanche, je vis, à l’avant de l’appareil, le vieux bonhomme dans la même position, cramponné, flottant et aérien, à ses manettes, à ses leviers, accroché à ses manomètres et à la tige d’acier de la manœuvre, commandant la griffe de fer du carbo-radium à l’avant.
Cette singulière position était aussi celle de Tip Jip.
Il dormait flottant, mais il continua de ronfler comme une brute. Je me gardai bien de m’attarder à le contempler. Ainsi qu’à chaque incident nouveau, ce fut cette fois encore vers Mac Halifax que je me tournai. Flotter, c’est le terme précis, je flottai vers lui. Autour de moi flottaient les moindres objets. Le plomb avait le poids de la plume. Un singulier phénomène équilibrait la pesanteur des choses.
— Ne trouvez-vous pas cela plaisant ? dis-je au vieux bonhomme en riant.
— Aucunement, gentleman : Je ne trouve pas cela plaisant.
— Pourtant nous voici devenus oiseaux ! ricanai-je.
Il haussa les épaules.
— Votre moquerie est stupide, gentleman.
— Vous dites ?
— Je dis qu’en vérité, votre moquerie est stupide.
— Et vous, vous êtes un vieux sot !
— Hein ?
— Un vieux sot, dis-je !
— Pardon, gentleman, mais vous m’injuriez, je crois ?
— En doutez-vous ?
— En ce cas…
— En ce cas, j’accepterai vos excuses. Je n’entends pas être traité de stupide. Sachez que je suis un honorable gentleman et que vous êtes un misérable coquin !
Je ne sais pas pourquoi la colère me montait à la tête. Le motif de cette querelle était ridicule, il en faut convenir et j’en conviens avec une extrême facilité, mais je vivais depuis notre plongée dans le cratère parmi une atmosphère si extraordinaire que je perdais peu à peu la notion précise des choses. J’étais devenu irritable à l’excès et la réflexion de Mac Halifax m’avait mis hors de moi. J’étais plein de colère.
Je voulus donc me précipiter vers lui, le saisir à la gorge, et j’imagine que j’aurais étranglé le vieux bonhomme si l’étrange phénomène n’avait continué à faire de nous une espèce d’oiseaux hommes, en vérité, des plus bizarres.
Halifax de son côté avait tenté vers moi un mouvement d’attaque, mais la même force inconnue qui nous faisait flotter nous éloignait l’un de l’autre, nous rejetait au long des parois d’aluminium. C’était, il le faut confesser, la situation la plus ridicule du monde, – mais étions-nous encore du monde ? Elle n’échappa à aucun de nous deux et je fus, certes, le premier à en rire. Halifax qui tourbillonnait sur lui-même comme un pantin au bout de sa ficelle, prit le levier de la machinerie, en main, et s’y cramponnant, me dit :
— Cessons ceci, gentleman. Nous ne sommes pas dans un music-hall, j’ose le croire.
— Véritablement, j’ose le croire aussi, gentleman. Je regrette mes paroles offensantes. Il est d’autres intérêts en jeu ici, que ceux de mon honneur.
Ma colère était tombée, désarmée par le rire, le ridicule de notre mutuelle position.
Durant ce temps, nous n’avions pris que fort peu garde aux mouvements désordonnés de l’appareil.
Depuis l’instant où nous nous étions mis à flotter d’une si étrange et si bizarre manière, l’obus n’avait cessé de tournoyer sur lui-même, de flotter lui aussi dans l’atmosphère que nous venions d’atteindre au sortir de la couche de plomb. Tout cela s’accomplissait dans le silence le plus absolu et la vibration des coups que je portai aux parois d’aluminium ne s’entendit plus.
De quel étrange phénomène, étions-nous donc le jouet ?
Je frappai encore sur la paroi.
Elle ne rendit aucun son.
Je sentis l’inquiétude serrer mon cœur. Ce n’était pas la peur, non, ce n’était que l’inquiétude.
— Halifax ! criai-je.
Sans doute, il n’entendit pas. Je répétai plus fort :
— Halifax !
Il ne bougea point.
— Halifax ! hurlai-je.
Il alla à son manomètre comme si le son de ma voix ne lui fut point parvenu. Et c’était cela qui arrivait, oui, je le comprenais bien ! Ma voix n’avait plus d’écho, ma voix n’avait plus de son. Nous étions plongés dans le plus effrayant des silences. Instinctivement, je me retournai : Tip Jip éveillé, ouvrait une bouche démesurée qu’il refermait et ouvrait alternativement dans un effort qui contractait tous les muscles de sa face crispée et tordue. Le nègre criait, mais, ni Halifax, ni moi ne l’entendîmes. Je cherchai dans mes poches et trouvant un crayon, j’écrivis sur un chiffon :
— Halifax, que se passe-t-il ? Où sommes-nous ?
Il prit le bout de papier et lut. À son signe, je compris qu’il me demandait le crayon. Je le lui passai et il écrivit sa réponse :
« Nous sommes dans le vide. »
Je compris alors l’absence de tout son et l’absence de toute pesanteur. Chose étrange, le carbo-radium n’avait pas diminué d’éclat dans la main mécanique.
Sans doute le Halifax était actuellement dans une poche comprise entre deux couches terrestres, entre celle du plomb, que nous venions de quitter, et celle encore inconnue où nous allions – peut-être ! – pénétrer.
Pas un seul instant, je ne songeai au moyen par lequel nous nous tirerions de ce mauvais pas. Ma confiance en Halifax était revenue pleine et entière. Nous étions ici par Halifax, par Halifax encore nous quitterions cette couche. Ce furent là mes seules pensées, mais l’extraordinaire et inattendu spectacle, que mes yeux aperçurent au hublot de la cabine, ne m’y fit pas arrêter plus longtemps.
Faites le rêve d’une forêt impossible, à la fois magique et monstrueuse, hérissée de plantes géantes, d’herbes énormes et d’arbres colossaux. Rêvez la végétation la plus bizarre, la plus excentrique, la plus folle, la plus extravagante, stupide, géniale, difforme, monumentale, des fougères hautes comme des tours et, dans leurs bouquets pressés, des sigillarias balançant à trente mètres dans les airs leurs sommets.
Dans cette forêt de cauchemar et de féerie, mettez des troupeaux d’animaux inconnus, formidables, terribles, majestueux, des armées de pachydermes inouïs, des légions d’oiseaux démesurés, des oiseaux-mouches plus grands que des condors, et des cerfs énormes comme des éléphants, et vous aurez une idée approximative du spectacle colossal qui m’attendait derrière la vitre convexe.
Les arbres, les plantes, les végétations diverses de l’âge primaire, de l’âge secondaire, de l’âge tertiaire et de l’âge quaternaire étaient réunis là, en une forêt monstrueuse qui enfonçait ses halliers vers l’infini et s’étendait, verte et immobile, dans le jour rayonnant du carbo-radium.
Dans ce paradis terrestre des âges préhistoriques, grouillaient silencieusement les animaux disparus de la surface de la terre, inconnus aux hommes et conservés dans cette couche sans air du globe.
Le plésiosaure marin, long de trente mètres, dormait couché dans la vase des fleuves, traversant la forêt, parmi les tortues géantes semblables à des monticules ambulants. De la surface des eaux, où il nageait vigoureusement, s’élançait quelquefois un ptérodactyle qui fendait l’air de son vol large et muet. Des mastodontes, des mégathériums paissaient une herbe folle haute de deux mètres, qui leur arrivait aux genoux, tandis que l’onoplothérium, ce cerf grand comme un éléphant, broutait les jeunes feuilles des cycadées fantastiques.
Il y avait là le mammouth de quinte pieds de haut menant ses petits aux bords de mares grandes comme des mers ; les sauriens inconnus et les mégalonyx inimaginables. Tout cela errait, galopait, confondu parmi les tapirs et les rhinocéros, les éléphants et les tigres, les crocodiles épouvantables et les kangourous ridicules.
Halifax semblait ne pas prêter une grande attention à ce merveilleux cinématographe vivant et réel des âges disparus. Le jeu des leviers, les indications des manomètres, tout cela semblait l’occuper davantage.
Il s’accrochait des deux mains à ses appareils, les lèvres serrées, le front plissé de mille petites rides qui faisaient apparaître plus nettement encore la nudité de son crâne chauve.
Que se passa-t-il ? Tout à coup, le Halifax reprit sa position normale et s’abattit lourdement sur des rocs et des pierres, parmi des herbes qui l’enveloppèrent comme d’un vert réseau. Au même instant, le cri que je poussai involontairement retentit avec éclat : le son était revenu, la pesanteur était revenue. Nous avions entendu, nous touchions le sol.
La surprise de Halifax ne fut pas moins grande que la mienne. Brusquement posé sur le parquet de l’appareil, il se retourna, me bouscula et gagna la cabine du capot.
Elle était vide.
Tip Jip n’était plus là et le capot était ouvert.
Le nègre cependant n’était pas loin. Juché au haut du Halifax, à califourchon sur l’extrémité de la carcasse, il regardait avec ravissement le nouveau spectacle qui se déroulait devant ses yeux.
La forêt tombait en cendres.
Les animaux antidiluviens s’évanouissaient.
Nous marchions de surprise en surprise, de phénomène en phénomène. Chacun de nos pas vers le centre du globe était marqué par le plus prodigieux des étonnements. Sans m’attarder à chercher ce que Tip Jip avait imaginé au haut du capot, je me hâtais de regarder la décomposition de la forêt préhistorique. Comme sous le souffle d’un vent de dévastation, les arbres géants s’écroulaient et se dispersaient en cendres légères ; les fougères tombaient, les mastodontes s’évaporaient. Cette extraordinaire vision disparaissait comme une photographie ancienne qui pâlit sous son verre et qui lentement s’efface, laissant son image éteinte et disparue dans la mémoire, fidèle au souvenir. Ainsi mourrait la forêt fantastique ; ainsi se dispersait – sous quel mystérieux vent de l’avenir ? – le débris du globe antidéluvien, dont notre venue avait troublé la séculaire quiétude, le millénaire sommeil.
— L’air ! L’air ! cria Halifax, l’air a fait son œuvre !
J’eus le mot de l’énigme. Le vide avait opéré sur les rainures flexibles du capot. Tip Jip était venu le heurter de sa tête dans le temps que lui aussi s’était mis à flotter dans la cabine, et le hasard avait fait la simple chose que cherchait le génie de Halifax.
Dans le vide absolu ou se conservaient les fantômes des quatre âges du globe, le peu d’air, enfermé dans les minces rainures du capot, avait fait sa terrible œuvre. C’en était fait maintenant de ce monde inconnu.
Il retournait au chaos de l’éternelle nuit, et ce que nos yeux avaient vu, personne ne le verrait désormais. Derniers témoins de la mort d’un monde ignoré, nous le regardions s’évanouir au contact d’un souffle d’air, de cet air que nous avions apporté, prisonnier, dans la carcasse du Halifax !
À l’ordre du vieux bonhomme, le domestique nègre réintégra la cabine. Le capot fut fermé et pesant sur la tige d’acier de la direction, Halifax imprima une légère secousse à l’appareil. Le carbo-radium continua sur le roc son œuvre déjà, expérimentée sur le charbon, et notre extraordinaire descente vers le centre du globe, continua.
J’eus faim et Halifax m’offrit un second cube de sa boîte. Tip Jip eut sa part en faisant la grimace.
Le cube laiteux avalé, il redevint plus amène. La digestion inespérée opérait sur lui. Je ne m’ennuyais plus comme à New-York. Nous descendions toujours.
Ce furent d’abord des fulgurances bleues et blanches de la couche d’antimoine où notre chute faisait s’écrouler les pyramides du métal fragile. Puis l’éclat aveuglant de l’argent nous enveloppa. Des éclairs zébraient la couche, brûlaient les filons électriques qui la parcouraient comme des veines charriant une vie surnaturelle.
Je restais aux côtés de Halifax qui surveillait la marche et ne perdait pas de vue, par le hublot de l’avant, la griffe de fer serrant le cube de carbo-radium.
— Gentleman, lui disais-je, quand comptez-vous arriver au but ?
— Cela dépend, gentleman.
— Cela dépend de quoi ?
— Des obstacles que nous rencontrerons.
— Naturellement. Le plus sérieux jusqu’à présent fut celui du vide.
— Oui. Nous flottions. Flotter n’est pas avancer.
— Vous parler avec une exacte justesse, gentleman. Mais quels obstacles prévoyez-vous pour le reste de la route à accomplir avant d’atteindre le but ?
— Tous.
— Mais encore ?
— Aucun.
— Tous et aucun, j’entends. Tous peuvent être franchis comme aucun ne peut l’être.
— Very well. C’est cela.
— À quel nombre évaluez-vous les couches qu’il nous reste à traverser ?
— Si je calcule avec exactitude, une.
— Une ? En vérité ?
— En vérité, oui.
— Et laquelle ?
— L’or.
— La couche de l’or ?
— Véritablement, oui.
— Et ensuite ?
— Je ne sais pas.
— Le centre ?
— Peut-être.
— Autre chose encore ?
— Sans doute.
La conversation était fort difficile à soutenir avec un maniaque de l’espèce de Halifax.
Avait-il pris exemple sur le nègre où le nègre l’imitait-il ? Peu importe. Je constate. Cela suffît. Nous descendions encore.
Soudain, ce fut un éblouissement, un incendie.
L’or ! Nous étions à l’or !
Opaque, lourde, d’un jaune éclatant, la couche était là devant nous, offrant à nos yeux émerveillés le fauve resplendissement de son mur infini barrant la route au Halifax. C’étaient autant de milliers de soleils qui tournoyaient devant nous et devant lesquels pâlissait l’éclat du carbo-radium. C’était une féerie de couleurs qui n’étaient que du même ton : l’or. Cet énorme mur se perdait là où le regard ne pouvait plus l’atteindre. Il s’enfonçait là où les yeux ne pouvaient plus le suivre. C’était le vertige, la folie, l’infini. Il était là, devant nous, dans sa morne et somptueuse splendeur, barrant la route de l’extraordinaire appareil.
Sur l’or le carbo-radium demeura sans effet.
Brusquement la main mécanique devint noire. Le carbo-radium s’était éteint.
Un cri de rage hurla. C’était Halifax qui insultait la carapace d’or infranchissable devant laquelle, les nerfs tendus, furieux, haletants, nous étions arrêtés.
Que faire ? Le but était là, là…
Et le carbo-radium était éteint !
Jamais je ne vis un visage reflétant plus fidèlement et plus tragiquement le désespoir, que celui de Mac Halifax arrêté devant la carapace d’or. Ce redoutable obstacle l’avait fait brusquement devenir d’une pâleur mortelle. Il sentait nettement en ce terrible instant que le sort des vies qui s’étaient confiées à lui était entre ses mains, que de son génie dépendait la mortelle catastrophe ou la victoire la plus éclatante, et ce terrible souci creusait à son front les rides plus profondes.
D’un mouvement sec, il actionna la tige d’acier commandant la main mécanique à l’avant. Au choc des leviers la main obéit, se retourna, se plia. L’œil au hublot, Halifax examinait, muni d’une puissante loupe, le cube de carbo-radium éteint entre les rudes doigts de fer.
— Il se passe une chose inexplicable, dit-il. Je n’avais pas prévu cela.
Il leva les manettes, tâta les tubulures de l’appareil. Les leviers actionnés, le Halifax recula lentement, obéissant à la pression. Quand l’éloignement sembla suffisant à Halifax, il poussa un rugissement rauque, s’arc-bouta sur les leviers, poings serrés, et poussa droit devant lui le docile appareil.
Des éclairs l’environnèrent. On sentit craquer l’armature, ployer les tiges des plaques d’aluminium, et un grondement sourd nous précipita au hublot.
Le Halifax s’était enfoncé dans la carapace d’or, le mur redoutable béait par une large fissure.
— Dieu soit loué ! cria le vieux bonhomme. Nous traversons !
C’était un cri de joie et de triomphe qu’il poussait, penché sur la machinerie délicate du Halifax. Son visage, soudain, s’était illuminé et riait par toutes les petites rides qui le couvraient, lui plissaient les joues, lui creusaient le front.
En effet, le Halifax traversait la carapace d’or.
Nous étions à présent dans l’effroyable chaos de la matière précieuse. Autour de nous s’échafaudaient des milliers de piliers d’or éclatant. Cependant les tons n’étaient plus pareils ici à celui dont resplendissait, uniformément, le mur défendant l’intérieur de la couche. Les piliers, qui s’élançaient vers l’invisible voûte et mêlaient dans le plus monstrueux et le plus féerique des désordres leurs inextricables labyrinthes, étaient des composés des divers ors que les hommes arrachent à la terre. Il y avait là l’or blanc, l’or jaune, l’or rouge et l’or vert.
Après le spectacle du monde préhistorique, de l’épouvante mêlée à de la stupeur, c’était ici celui de l’émerveillement et de la splendeur. Les yeux fatigués clignotaient devant ces montagnes et ces plaines éclatantes. Dans une lointaine perspective tombaient des cataractes d’or liquide qui se répandaient en immenses et larges fleuves aux ondes métalliques, fumantes et bondissantes.
— Nous touchons au centre, me dit Halifax.
— Vous en êtes certain ?
— Oui. Et en voilà la preuve !
Du doigt, il me désignait les cataractes d’or.
— Regardez cet or en fusion. Vous savez quelle température il faut atteindre pour rendre le métal liquide ?
— Oui, 1.900 degrés.
— La fusion est perpétuelle ici, c’est-à-dire que la température est plus élevée et atteint beaucoup plus de 1.900 degrés. Il y a qu’une seule chose capable d’entretenir cette température.
— Et c’est ?
— Le feu central.
— Le feu du globe ?
— Oui.
— Et nous y allons ?
— Avez-vous changé d’avis ?
— Certes non, gentleman. Mais laissez-moi vous demander ceci : que comptez-vous faire au feu central ?
Halifax se dressa, sembla véritablement grandir devant moi, et d’une voix sèche et perçante, il me répondit :
— Ce que j’y compte faire, gentleman ! Voler le feu ! voler le feu central !
Il n’avait pas le ton d’un homme qui plaisantait. Il ne plaisantait d’ailleurs jamais, et on le sait.
À l’endroit où l’appareil s’était arrêté, les paroles de Halifax n’avaient plus rien de bizarre et d’extraordinaire. Dans le laboratoire de Western-Road elles auraient eu un autre sens, qui certes n’aurait pas été dénué de quelque ridicule. Mais ici !… Sa voix avait un tel accent de vérité, et ce qui est plus, de conviction, que pas un seul instant, je ne doutai que nous allions toucher au feu du globe. La seule chose qui ne laissait pas de m’inquiéter, était le carbo-radium éteint, sans flamme et sans lumière, petit charbon noir, inutile désormais dans la main mécanique à l’avant du Halifax.
Le vieux bonhomme s’était tu, et, penché sur le verre convexe du hublot, je regardais avidement la mine fabuleuse où l’appareil était entré. Nous étions immobiles, posés au ras du sol qui me semblait composé de sable fin, brillant, et qui était de l’or en poudre, tel qu’on en trouve à la Côte d’ivoire ou au Zambèze.
La force de pénétration qui nous avait fait traverser les couches successives du charbon, du fer, du plomb, de l’antimoine et de l’argent, avait cessé brusquement avec la mort du carbo-radium. L’arme était vaine dans nos mains et nous avions perdu l’admirable instrument qui nous protégeait. À quels hasards allions-nous désormais être livrés ?
Je n’eus pas le loisir d’élucider nettement la question, car une nouvelle surprise m’attendait derrière la vitre du hublot.
Imaginez des êtres – étaient-ce des êtres ? – d’une maigreur épouvantable, aux bras démesurés, aux jambes allongées, revêtus comme d’une carapace d’un reflet mouvant d’or qui empruntait à l’ambiance les tons verts, rouges, jaunes et blancs. La tête de ces personnages curieux était oblongue et surmontée d’un œil rond, unique, mais mobile, agité d’un perpétuel tournoiement qui leur permettait de voir partout à la fois, en arrière, en haut, en avant, en bas. Cet œil véritablement singulier semblait être composé d’innombrables facettes.
C’était ce peuple extraordinaire qui entourait en ce moment le Halifax.
Ils étaient là, dix ou douze qui, de leur œil unique tournoyant au sommet de leur crâne ovoïde, contemplaient l’appareil immobile. La couleur changeante de l’or les drapait étrangement et ce phénomène curieux semblait les rendre transparents et faire couler au long des veines de leurs longs et maigres membres, un sang qui aurait été de l’or tour à tour jaune, rouge, vert et blanc.
Tip Jip, derrière la vitre du hublot, leur faisait des signes auxquels ils semblaient répondre par la plus parfaite des indifférences. Ils se serraient les uns contre les autres, comme s’ils se concertaient. Ces étranges personnages semblaient n’avoir ni sexe ni âge. Ils avaient cependant l’aspect uniformément vieux.
— Regardez, Halifax ! criai-je.
Le vieux savant se détourna armé de sa grande loupe, et considéra un instant les habitants de la couche de l’or.
— Les Trilobites ! murmura-t-il.
Et il retourna à la machinerie du Halifax. Je compris parfaitement son dédain pour ces individus étranges. La situation de l’appareil, arrêté en cet endroit et à un pareil moment, le préoccupait certes bien davantage. Je le laissai donc à ses leviers et à ses manomètres pour regarder à loisir ceux-là qu’il avait appelé Trilobites. Leur présence ne l’avait pas étonné. C’est donc qu’il s’attendait à les rencontrer en cet endroit ?
Une désillusion m’attendait au hublot. Les habitants de l’or avaient disparu.
Aucun d’eux n’était demeuré dans les environs de l’appareil. Ce n’étaient plus, dans cette plaine métallique, que des fontaines jaillissantes, des geysers éclatants, des volcans en éruption, des cataractes dix fois larges comme des Niagaras qui alimentaient les fleuves bondissants, charriant l’énorme flot d’or incandescent.
Brusquement, les Trilobites réapparurent. Cette fois leur troupe était plus nombreuse, plus serrée. Elle sortit des véritables halliers qui formaient la forêt de piliers d’or. De leurs allées, ils s’échappaient en bandes effarées, dans la direction du Halifax.
Là, à quelques mètres de nous, ils semblèrent tenir conseil. Les yeux, au haut des têtes s’étaient animés d’un mouvement de rotation violent, énergique. Leur grands bras décharnés s’abaissaient et s’élevaient régulièrement comme des ailes. Aucun cri ne surgissait de cette multitude compacte qui, sans doute, délibérait sur notre présence dans la couche de l’or.
Cela dura un long temps, puis la troupe des Trilobites, comme obéissant à un commandement donné, se précipita vers la main de fer à l’avant du Halifax. Je compris le mouvement et le danger.
À mon cri, le vieux savant se redressa, saisit les leviers et un spectacle extraordinaire eut lieu.
La main mécanique s’ouvrit, tourna, empoigna à mi-corps un des Trilobites, et se referma.
La bande entière recula comme épouvantée.
Au mouvement de la tige d’acier, la main de fer pivota et le corps de l’habitant de l’or, serré, tenaillé, tournoya avec la rapidité d’une hélice de navire. L’œil au sommet du crâne semblait perdre son éclat, pâlir, s’éteindre en un mot. Au fur et à mesure que la lueur qu’il répandait, diminuait, les bras et les jambes du Trilobite cessaient leurs mouvements désespérés et furieux. Bientôt ce fut la plus complète immobilité.
Halifax pesa une nouvelle fois sur le levier.
La griffe de fer s’ouvrit, lâcha sa proie.
Au haut de la tête l’œil était éteint. Cela formait comme une excroissance noire, globuleuse, terne.
Quand le corps fut tombé sur le sable d’or, la troupe des Trilobites sembla se rassurer. Lentement, à petits pas, elle se rapprocha du cadavre. Les longs bras maigres s’en emparèrent, l’entraînèrent. La troupe entière poussa le corps qui traînait sur le sol, emporté par les deux bras. Vers les fleuves d’or fumant, les Trilobites disparurent.
Nous les vîmes s’arrêter au bord des eaux métalliques, précipiter le corps qui tomba lourdement.
Halifax semblait devenu fou. Les mains au ciel, les pans de sa redingote secoués à la danse qu’il menait dans la cabine, il criait des mots sans suite, des phrases hachées par un rire convulsif.
— Halifax ! de grâce calmez-vous !
— Le secret !… Ha ! Ha ! Ha !… Je l’ai… le carbo-radium… principe et élément !… Ha !… Ha !… Ha !…
— Le secret ? Quel secret, Halifax ?
— Leur secret ! Leur secret ! Le carbo-radium !
— Expliquez-vous !
Sa gaieté furieuse sembla diminuer quelque peu.
Il arrêta sa danse, ferma sa redingote.
— Gentleman, avez-vous remarqué l’œil de ces gens ?
— Oui, en vérité.
— Savez-vous ce qu’est cet œil ?
— Comment le saurai-je ?
— C’est du carbo-radium ! C’est leur principe de vie ! L’œil éteint, ils meurent ! Je veux un œil ! Je veux un œil ! Je veux un œil !
Son agitation recommença, plus fébrile, plus haletante encore. Il parcourait les trois cabines, bousculant Tip Jip, me repoussant, et hurlant toujours :
— Je veux un œil ! Je veux un œil !
C’est en vain que je tentai de le calmer. Aucune de mes paroles ne l’arrêta dans sa course furibonde.
Inutilement je lui représentai le danger que courait en ce moment le Halifax et je conclus en déclarant que je saurais l’empêcher de commettre une folie.
— M’empêcher ? Moi ! cria-t-il.
— En vérité, gentleman, je le ferai, répondis-je fermement.
— Je veux un œil répéta-t-il. Le carbo-radium est là ! Je veux…
Au même instant, le Halifax bascula sous une effroyable secousse.
Le choc me rejeta en arrière. Je lâchai Halifax qui tomba à la renverse, et m’approchai de la fenêtre. Les Trilobites entouraient l’appareil.
Ce n’était plus un groupe, ce n’était plus une bande, c’était une armée, c’était un peuple.
En rang serrés ils se précipitaient contre les parois d’aluminium qui retentissaient sous leur assaut.
Il était évident que les habitants de l’or revenaient en nombre considérable pour venger la mort de leur congénère.
Tous les yeux, en rotation au sommet des têtes, formaient comme des guirlandes lumineuses, jusqu’aux lointains reculés de la plaine. C’était un fourmillement dont le spectacle aurait certes été des plus pittoresques en toutes autres circonstances. En ce moment, loin de l’admirer, mon cœur se serrait à la pensée de l’effroyable résultat qu’il pouvait avoir sur le sort du Halifax.
Au hublot je regardais donc. J’avais pris mon revolver chargé de six balles et, l’arme au poing, j’attendais l’instant de l’intervention à la fois salutaire et désespérée que j’allais tenter.
Les Trilobites se pressaient toujours autour de l’appareil et leur masse compacte l’ébranlait vigoureusement. Une nouvelle fois nous basculâmes et l’effort des mystérieux habitants redoubla. L’appareil se déplaçait maintenant sous cette poussée innombrable, et avançait doucement au ras de la plaine de sable d’or comme une barque qui glisse lentement au fil des calmes eaux d’un beau fleuve.
Alors, la terreur s’empara de moi.
Je compris la direction imprimée à l’appareil par nos ennemis.
En ligne droite nous roulions vers le fleuve d’or où avait sombré le cadavre du Trilobite broyé par la main mécanique ! La pâle image de la mort passa devant mes yeux épouvantés. J’élevai mon revolver à la hauteur du hublot, et, ayant fait glisser le verre convexe, je visai soigneusement dans le tas de nos ennemis. Je pressai la détente. Le coup claqua.
Distinctement, dans l’extraordinaire limpidité de l’atmosphère, je pus suivre la trajectoire de la balle. Brusquement elle s’arrêta, oui, elle s’arrêta. Un petit nuage de fumée voltigea et disparut. La balle s’était volatilisée sous l’action des redoutables yeux de carbo-radium.
Et le Halifax avançait toujours vers le fleuve d’or !
Un miracle seul pouvait nous sauver, mais ce miracle de qui pouvions-nous l’espérer dans les circonstances présentes ? Du vieux savant ? Peut-être ! Je criai :
— Halifax ! Halifax ! au secours !
Rien ne répondit à ma voix épouvantée.
Je traversai en deux pas les cabines.
Elles étaient vides ! Le nègre seul, stupide, regardait le capot ouvert…
Le capot était ouvert ! Halifax avait disparu ! Véritablement, je ne m’ennuyais plus. Quelle secousse ! Rude émotion ! Quel homme, fût-il citoyen de la libre Amérique, les aurait pu accepter calmement, froidement ? Jadis, au moment de sombrer dans les eaux, face à Matamoros, je n’avais pas ressenti une pareille émotion. Mais, ici, le temps me manquait pour l’analyser et en tirer des déductions phycologiques, car l’appareil, toujours poussé par les Trilobites, se rapprochait davantage du fleuve d’or.
Mon revolver était inutile. L’expérience de la balle volatilisée m’avait convaincu que tout était vain.
Halifax peut-être avait un moyen, mais Halifax avait fui par le capot. Une seule ressource me demeurait : les leviers de la main mécanique ! Sans perdre une seconde je me ruai dans la cabine de la machinerie, j’empoignai le levier et de toutes mes-forces exaspérées je m’y suspendis, tirant à moi avec la furieuse énergie du désespoir.
Mais la disparition du carbo-radium avait fait du Halifax un corps veule et inerte dont le dernier effort s’était épuisé au passage de la carapace d’or.
Il n’obéissait plus maintenant au commandement de la tige d’acier. L’aiguille des manomètres demeurait immobile ; les tubulures se brisèrent comme verre dans la secousse que j’imprimai au levier.
Le levier lui-même se brisa ; la poignée de cuivre me demeura dans les mains. La catastrophe était arrivée.
À pleines poignées je me saisis les cheveux, un cri de rage impuissante s’étranglant dans ma gorge.
Les secondes furent des siècles, dix siècles, une éternité. J’attendis la chute du Halifax dans les vagues incandescentes du fleuve d’or en fusion.
J’attendis… j’attendis encore…
Je m’étais détourné du hublot, n’osant pas regarder.
J’attendais…
Une chaleur intense, véritablement extraordinaire, me tira de cette sorte de prostration. Il me semblait être au centre d’un four. À travers le cuir des semelles, mes pieds ressentaient une intolérable sensation de brûlure. Je me reculai vers les parois d’aluminium. Elles semblaient chauffées à blanc. Brusquement le verre des hublots éclata et l’armature les entourant se tordit. Levant la tête, je vis les plaques d’aluminium du haut du Halifax se gonfler avec un grésillement sec, se gondoler comme une feuille de papier présentée à la lumière d’une lampe.
— Le feu ! Le feu, master ! hurla la voix rauque de Tip Jip.
C’était le feu, sans doute, mais un feu sans flammes, sans lueur, sans fumée, un feu dont on voyait uniquement les effets sans apercevoir les causes. J’étais dans la cabine de la machinerie. Soudain, la paroi de gauche éclata, se fendit.
— Tip Jip, criai-je, par ici ! Viens ! Le nègre accourut et par la trouée de la carcasse du Halifax nous sautâmes sur le sol. Je tombai la face contre terre, mais dans ma chute, je m’accrochai à la tige d’acier de la main mécanique. Elle se brisa au choc comme un bâton de bois sec. Je la gardai instinctivement pour le cas d’une défense probable. Tip Jip, ne se souciant guère de moi, détalait au loin, par la plaine de sable d’or.
J’eus beau l’appeler, le supplier. Si l’épouvante le rendait sourd, elle lui donnait aussi des ailes, il en usait avec une extrême et véritablement remarquable vélocité.
Je me relevai cependant et à mon tour, je me mis à fuir rapidement. Au bout de quelques minutes j’eus rejoint le nègre et le saisissant au collet, je commandai :
— Arrête-toi ! Il n’y a plus de danger.
Il se laissa choir sur le sable, suppliant :
— Master !… Massa !… Massa !…
— Tais-toi, imbécile, lui dis-je, et considérons ce qu’il nous reste à faire.
Malgré les quelques centaines de mètres qui nous séparaient du lieu de la catastrophe, il nous était facile de voir distinctement ce qu’il était advenu du Halifax.
La carcasse tordue gisait au bord du fleuve bouillant et je compris que la haute température avait été la cause du sinistre. Halifax avait eu raison : il y avait là plus de 1.900 degrés, car même à cette distance, la chaleur était suffocante.
L’appareil était couché sur le flanc, et il semblait comme un squale monstrueux se tordant dans les convulsions de l’agonie. Les plaques éclataient avec fracas tandis que les tiges d’aluminium se dressaient blanches, transparentes, ayant que de s’émietter en cristaux brillants. Les tubulures de la machinerie semblaient des serpents dont les anneaux ondulaient, se courbaient, disparaissaient tour à tour dans la confusion de la débâcle.
Rien ne demeurait de ce qui fut le Halifax construit au bord du cratère des Montagnes Rocheuses. L’armature gisait éparse et démembrée. L’échelle de fer, un instant debout sur les plaques effondrées, se tordit, courba ses échelons et s’abîma à son tour.
De ce qui fut l’instrument de la conquête des entrailles du globe, restait seule la tige d’acier avec la main mécanique ! Et, avec ce nègre stupide et tremblant, je demeurais là en présence de la ruine de nos espoirs et de l’image vivante de la mort qui nous attendait.
À l’homme énergique, à un véritable Américain, rien n’est impossible, mais en cet instant terrible je dus m’avouer qu’échapper à la mort était impossible dans les circonstances actuelles.
L’idée de la disparition de Mac Halifax ne laissait pas de m’inquiéter considérablement en cet instant.
Qu’était devenu le vieil inventeur ? Quelle mort effroyable avait dû être la sienne dans ce fleuve de feu !
Je ne pus m’empêcher de frissonner, secoué jusqu’aux moelles d’une instinctive terreur qui me glaçait le sang.
Pauvre Halifax ! Comme je me repentais maintenant d’avoir été quelquefois brutal à son égard, d’avoir négligé d’admettre aveuglément ses avis et ses conseils !
Pauvre vieil inventeur ! Quelle découverte avait jamais été aussi belle que la sienne ? Qui avait réalisé le problème insoluble de pénétrer ainsi au sein de la terre et d’atteindre le feu central ? Au seuil de son triomphe il tombait victime de la science, frappé par la mort cruelle et barbare, à l’heure même où il allait jouir du fruit de son génial labeur ! Jamais personne ne connaîtrait en Amérique, là-haut, son œuvre merveilleuse. À mon tour, avec Tip Jip j’allais disparaître et ce n’est pas ma bouche qui prononcerait à la tribune des Académies de science son éloge funèbre et triomphal !
Telles étaient mes réflexions en ce terrible moment.
Là-bas, au loin, se consommait la ruine du Halifax. Chose curieuse, les Trilobites avaient disparu. Nous étions seuls tous deux, le nègre et moi, dans la solitude de l’or. Aucun de nous ne songeait à s’emparer d’une quantité de la précieuse matière. N’étions-nous pas certains en ce moment de ne jamais revoir flotter sur New-York le drapeau constellé des innombrables étoiles de l’État de l’Union ?
Alors, à quoi bon prendre de cet or, où nos ossements allaient dormir l’éternel sommeil de la mort ?
Accablé, j’étais assis là, perdu dans ma douloureuse rêverie. Ma pensée ne me suggérait aucun moyen de sortir de cette affreuse position.
Combien de temps se passa-t-il ainsi ? Je ne sais ; d’ailleurs, et je l’ai déjà dit, depuis notre chute, le 30 juillet, dans le cratère de l’Anahuac, j’avais perdu totalement, la sensation du temps, de l’heure. Notre vie semblait surnaturelle.
Soudain un grand cri retentit dans le silence de la mine d’or.
Comme un chien tiré de son sommeil par une rumeur insolite. Tip Jip leva la tête du sable où il était couché.
— Massa !… Massa ! bégaya-t-il.
Je regardai :
C’était Mac Halifax qui venait vers nous.
Il accourait vivement, et les pans de sa large redingote noire étaient gonflés au vent de la course comme des voiles d’un navire en haute mer.
Mon cœur commença à battre violemment.
— Par ici ! Par ici ! criai-je en agitant au-dessus de ma tête la main mécanique du Halifax.
Le vieux bonhomme brandissait lui aussi un objet que la rapidité de la course et son éloignement ne me permettaient pas de distinguer nettement.
Enfin, il se rapprocha et entre ses mains je vis briller quelque chose de rond.
Ce quelque chose, je le reconnus aussitôt : c’était l’œil de carbo-radium d’un Trilobite !
— Je l’ai ! Je l’ai ! cria Halifax joyeusement en venant vers nous.
Et c’était vrai ! Son poing serrait la précieuse matière qui allait nous sauver et nous permettre d’atteindre le but de notre voyage.
Il se laissa choir sur le sable, haletant, la poitrine oppressée. Aucune goutte de sueur ne perlait à son front malgré l’excessive chaleur. La chaleur ?… Je remarquai au même instant qu’elle diminuait et que la température était sensiblement la même que celle dont nous jouissions dans l’appareil. Mais trop d’idées confuses et contradictoires se mêlaient en mon cerveau pour me permettre d’en faire l’observation à Halifax. Celui-ci ne cessait de répéter :
— Je l’ai !… Je l’ai !… Le carbo-radium !… Je l’ai !…
L’impatience cependant me consumait, l’impatience de savoir la décision qu’allait prendre Halifax, l’impatience de connaître l’aventure qui lui avait permis de s’emparer de l’œil de carbo-radium d’un des Trilobites de la mine d’or.
Pressé par mes questions, il consentit enfin à s’expliquer et je recueillais avidement chacune de ses étranges paroles :
— L’intensité de la température permettant la fusion perpétuelle de l’or avait été une de mes premières remarques. Quand je constatai que la couche renfermait effectivement les Trilobites, que je soupçonnais dès notre passage dans la poche sans air où se perpétuaient les plantes et les animaux des âges primaires du globe, j’établis aussitôt un rapprochement entre cette existence prouvée et cette température excessive, car me disais-je, gentleman, comment cette existence est-elle scientifiquement possible dans une température pareille ?
« Je me rendais cependant bien compte que notre éloignement des cataractes, des fontaines, des geysers d’or en fusion nous privait d’une partie des bénéfices de cette constatation. En voyant des Trilobites évoluer avec aisance dans cette atmosphère, je compris qu’un moyen de protection puissant les garantissait de l’air brûlant, mais ce moyen lequel était-il ? L’expérience de la main mécanique me l’indiqua nettement. Comme moi, vous avez vu le Trilobite happé, serré, broyé, tordu, étranglé enfin, par la puissante griffe de fer, – à propos, je vous félicite considérablement, gentleman, de l’avoir sauvée ! – Je continue. L’œil frontal, si j’ose dire, perdit son éclat au fur et à mesure de la strangulation. Lentement la vie se retirait du corps captif et broyé et peu à peu l’œil pâlissait. C’était là le secret. Le carbo-radium diminuait l’influence de la température, la supprimait même complètement.
C’était là, la démonstration scientifique de la vie des Trilobites dans la couche de l’or en fusion.
— Mais l’œil, dis-je, l’œil comment l’eûtes-vous ?
— J’y arrive, continua Halifax. Cette constatation faite et ayant observé que l’appareil démuni du carbo-radium épuisé, affaibli, mort enfin, n’était plus pour nous qu’un inutile amas de ferraille, de plaques d’aluminium, je me résolus à prendre, soit par la force, soit par la ruse, ce qui était nécessaire à notre salut et à la continuation de notre voyage vers le feu central.
« Outre cela, le carbo-radium naturel des Trilobites, allait nous isoler de la chaleur, nous éviter la mort par la suffocation de l’atmosphère. J’ouvris donc le capot, risquant tout puisque nous avions tout à gagner, et je me lançai vers la troupe des Trilobites avant qu’ils eussent poussé le Halifax au rivage torride où il devait se volatiliser, comme la balle de votre bull-dog s’était volatilisée sous l’action du carbo-radium.
— Votre intervention n’arrêta pas l’effort des ennemis, observais-je.
— Naturellement, puisque l’appareil est là-bas, mais cette intervention eut pour effet de me prouver que les Trilobites sont exempts de la crainte qui anime les hommes. Ils me virent arriver sans effroi au milieu de leur troupe. C’était un point précieux acquis. Le plus difficile restait néanmoins à accomplir, c’est-à-dire, s’emparer d’un œil de carbo-radium, d’un de ces globes lumineux, élément et principe de vie dans cette redoutable atmosphère.
— Faim, massa, grogna laconiquement Tip Jip.
Halifax ouvrit sa boîte aux cubes d’azote, en tendit un fragment au nègre, et poursuivit :
— Saisir l’œil, c’était chose insensée que de le tenter, l’œil ayant précisément la propriété de permettre au Trilobite de voir circulairement à cause des multiples facettes gravant le globe lumineux. Il me fallut donc user de ruse. Je me laissai choir sur le sable au milieu de la troupe bousculant le Halifax. Cette chute arrêta un court instant la marche vers le fleuve en fusion. Les habitants de l’or se penchèrent sur moi d’un mouvement qui disloquait étrangement leurs membres, et dans cette attitude me considérèrent avec une curiosité sans pareille. C’est précisément sur ce mouvement que je comptais le plus. Au moment où il s’opérait, je bondis énergiquement, me relevant dans un grand effort musculaire, j’empoignai l’œil d’une main solide, et il se détacha avec une déconcertante facilité.
— Et que firent les Trilobites ?
— Ils ne se montrèrent nullement surpris. Abandonnant leur compagnon à son sort, ils continuèrent leur tâche et ne s’arrêtèrent qu’au bord du fleuve. De là, ils revinrent prendre le cadavre pour en faire ce qui avait été fait avec le premier. Quand à moi, je m’étais mis hors de leur atteinte, à travers les piliers d’or je m’étais précipité à votre recherche, gentleman, convaincu que vous aviez pris le seul parti désirable en l’occurrence : abandonner le Halifax à son inévitable catastrophe et gagner le large. Je suis bien aise de vous retrouver. Comment vous portez-vous ?
— Convenablement. Merci. Et maintenant, gentleman, que comptez-vous faire ?
— J’ai réfléchi que les débris de l’appareil peuvent nous être utiles encore. Le carbo-radium nous permet de gagner sans danger le rivage, là-bas, et de ramener ensuite les morceaux du Halifax.
— Et ensuite ?
— Procédons mathématiquement, s’il vous plaît. Veuillez me suivre, j’ai l’honneur de vous en prier.
Nous nous mîmes en marche vers le fleuve.
Le carbo-radium, replacé par Halifax dans la main mécanique sauvée du désastre, semblait nous isoler comme sous une cloche à plongeur. Certes, la température était encore plus que normale, mais fort supportable en somme.
Bientôt nous eûmes atteints les débris du Halifax.
L’intense chaleur avait fondu les métaux et amalgamé le cuivre, l’acier et l’aluminium. Cela formait maintenant un bloc compact, pesant, oblong, qui ne conservait de ce qui fut l’appareil de jadis, que la forme de l’obus. Plus de cabines, plus d’instruments, plus rien, un bloc, une masse, sans utilité, c’était là ce qui demeurait de la merveilleuse invention de Mac Halifax.
Cependant, et à cause même de la chaleur, la solidification était loin d’être complète. Halifax en profita pour placer à l’avant de la masse, la tige d’acier de la main mécanique. Puis, brusquement, sous l’action du carbo-radium, la matière se figea et un obus réduit, amoindri énormément, se trouva gisant devant nous.
Halifax eut un sourire qui me rassura :
— Nous nous en servirons comme bélier, dit-il, pour enfoncer les résistances terrestres.
Et, donnant l’exemple, il saisit l’obus par la tige d’acier solidement fixée dans la masse, et le souleva légèrement. Avec Tip Jip j’aidai à la soulever, complètement, et, porteurs des débris du Halifax, nous nous mîmes en route par la plaine au sable d’or.
— Et maintenant ? dis-je à Halifax.
— C’est la dernière étape, me répondit-il.
Et nous continuâmes notre route.
En retrouvant le carbo-radium nous avions retrouvé tout ce qui faisait notre puissance dans le Halifax. Le poids de l’obus nous semblait singulièrement léger, et nous pouvions, sans hésiter, en attribuer la cause à l’œil de Trilobite que serrait de nouveau la main mécanique.
Ce n’était plus une marche que la nôtre, c’était un effleurement du sol. Nous nous dirigions, sans hésitation, en ligne droite, guidés, semblait-il, par le carbo-radium.
L’attraction centripète s’opérait ici incontestablement et avec d’autant plus de force que le carbo-radium retournait à l’élément naturel de sa composition, c’est-à-dire, au feu central. C’est là ce que Halifax assurait, et je n’avais nulle raison de douter de son énergique affirmation.
Tout en nous précédant, il ne cessait de parler, car il était devenu particulièrement loquace depuis la conquête de l’œil du Trilobite.
— Ces cataractes d’or, disait-il, sont les marmites – excusez le mot, gentleman ! – où bout le métal précieux. Le feu central est là qui chauffe les marmites et les fait bouillir. Ces fleuves que nous avons vu s’élancer autour des geysers, des volcans, des chutes et des fontaines, ces fleuves vont porter l’or à travers les couches terrestres. C’est d’eux que naîtront les filons du Klondyke et les ruisseaux à pépites du Colorado. Ah ! si les mineurs pouvaient descendre jusqu’ici ! Ce serait un beau spectacle à voir que celui de la ruée humaine sur cet incalculable trésor ! Quel massacre ! Quelle sauvage tuerie ensanglanterait ces plaines vierges, ces champs d’or que nous foulons.
« Imaginez, disait-il encore, cet or brusquement apparu sur la terre, mis à jour. Quel effroyable désastre ce serait ! Toutes les banques ruinées, le crédit public anéanti, chacun étant milliardaire ! Et voyez, le brusque renversement des choses, c’est le cuivre ou le fer, ces humbles métaux industriels, qui régleraient désormais les transactions. Le fer utile primerait l’or en surabondance. Quelle révolution autrement puissante que celle que prêchent les anarchistes dans les mauvais cabarets de Brooklyn !
Sans fatigue nous ne cessions de marcher.
Au bout d’un laps de temps, impossible à établir, avec précision, nous nous heurtâmes à une muraille d’or, à une carapace semblable à celle devant laquelle Halifax avait imprimé à l’appareil ce rude effort, ce mouvement qui le rendit inutile par la suite.
Mais cette fois les conditions de pénétration étaient totalement changées. Nous avions reconquis le carbo-radium !
Cependant par un mouvement instinctif qui se manifesta aussi bien chez Halifax et Tip Jip que chez moi, nous nous arrêtâmes tous trois devant la dernière barrière qui nous séparait du secret du globe.
Là dormait ce qui, pendant des siècles, avait fait le souci des savants et l’objet de leur labeur et de leurs recherches ; le problème qui avait inquiété les philosophes et passionné les foules.
Nous autres, Américains, citoyens de l’Union, allions révéler au monde l’étonnant et miraculeux secret.
Grâce à nous, le voile, dont se masquait la rebelle et impénétrable nature, allait être déchiré, et dans sa splendeur elle apparaîtrait aux générations ravies.
Et cela, seuls, des Américains pouvaient le faire !
L’orgueil de victoire dilatait nos poitrines. Le but était là ! La récompense était là ! Le triomphe était là !
Nous poussâmes un triple hurrah qui retentit avec le bruit d’un coup de tonnerre éclatant dans les profondeurs mystérieuses du pays de l’or, et, rassemblant toutes nos forces, tendant tous nos muscles, le tremblement de l’effort agitant nos mains crispées, nous donnâmes avec l’obus ; en guise de poutre et de bélier, le premier coup dans la dernière barrière défendant le secret du globe.
Avec un craquement d’orage, la muraille se fendit, de haut en bas. Autour de nous s’écroulèrent les ruines de la brèche et le centre du globe apparut à nos yeux.
Nous étions dans une sphère naturelle dont il nous était impossible de distinguer ou d’apercevoir les parois. L’éloignement en devait être prodigieux car une excessive clarté, plus brillante que celle du jour sur la terre, nous inondait.
Nous nous sentions flotter, toujours accrochés à l’obus formé des pièces fondues du Halifax. Derrière nous l’énorme brèche s’était refermée presque instantanément et désormais nous nous sentions isolés au centre du globe terrestre.
Une fois encore, Halifax avait eu raison : le feu central était là, et ce feu c’était l’essence du carbo-radium lui-même.
Elle se présentait à nous sous la forme fantastique d’un énorme globe lumineux traversé de haut en bas, par une sorte d’axe que, au premier regard, nous crûmes immobile.
Ce globe dégageait la lumière et la chaleur, principe de la vie, mais avec une intensité extraordinaire, car nos yeux en furent comme brûlés et anéantis. Comme un vol de phalènes tournant autour d’une lampe, dans un jardin, un soir de tiède printemps, nous tournions autour du globe central, toujours agrippés à l’obus, énorme point de réunion entre nos trois individus.
Comment décrire ce spectacle effrayant et formidable ?
Décrit-on la lumière et en analyse-t-on par la plume les beautés magnétiques ? Raconte-t-on la chaleur ? Ce sont de poignantes sensations qu’on subit sans les pouvoir raconter. Et c’était notre cas.
Brusquement, dans l’admirable et parfait silence qui nous enveloppait, j’entendis la voix de Halifax et Halifax disait :
— Je déclare que ce lieu du globe est donné à la libre Amérique !
Cette voix avait un accent solennel qui nous émut.
Elle continua :
— Pour les temps à venir, que cette partie du globe inconnue, soit Américaine !
— Hurrah ! criai-je, et Tip Jip, lui aussi, cria son acclamation enthousiaste d’une voix étranglée.
— Que le fruit de notre labeur appartienne à notre patrie ! ajouta Halifax. Nous qui sûmes découvrir le secret du globe, en offrons l’hommage à l’Union !
— Hurrah ! répétai-je.
La manifestation semblant du goût de Tip Jip, il recommença son cri.
La consécration du feu central terminée, je crus Halifax disposé au retour, mais à mes premières paroles il répliqua d’un ton péremptoire :
— Nous n’avons pas tout vu encore !
Il ne fit pas un geste, car des deux mains, il se cramponnait à l’obus qui nous servait de point d’appui dans l’ambiance où nous flottions, mais à son regard je compris que l’axe traversant le globe lumineux avait attiré son attention et sollicitait à présent sa curiosité toujours inquiète est toujours en éveil.
Alors, nous nous rapprochâmes de cet axe, en atteignant la partie supérieure, un peu au-dessus de l’endroit d’où il émergeait du globe.
Nous vîmes distinctement que l’axe opérait un mouvement de rotation d’une rapidité à ce point inouïe que nous l’avions cru, jusqu’en cet instant immobile. C’est ce que j’ai dit déjà.
La folie, déjà observée chez Halifax, semblait le reprendre en cet instant. Ses yeux brillaient d’extraordinaire façon et je vis ses mâchoires se serrer. J’eus le pressentiment obscur d’un malheur, d’une nouvelle catastrophe, qui, cette fois, serait irrémédiable.
— Halifax, suppliai-je, partons !
Il détourna légèrement la tête :
— Non, dit-il sèchement.
— Que voulez-vous faire ?
— Entrer dans cet axe !
— Cet axe !
Des mots s’étranglaient dans ma gorge affreusement contractée. Véritablement Halifax devenait fou.
— Retournons ! Pour l’amour de Dieu, retournons ! dis-je.
— Massa !… Massa !… geignit à son tour Tip Jip en l’âme duquel entrait confusément la prescience du danger où nous allions nous heurter.
— L’axe ! L’axe ! criait Halifax.
Nous en approchions avec une effrayante vitesse et je sentais les cheveux se dresser sur ma tête. Mes poings serrèrent convulsivement l’obus où je me cramponnais, haletant, blême, affolé.
Je comprenais vers où Halifax nous entraînait.
Nous allions heurter l’axe de la terre qui se termine par les deux Pôles, l’axe sur lequel le globe accomplit son mouvement de rotation.
Et nous approchions toujours !…
— Halifax !… Halifax !…
— Massa !… Massa !…
— L’axe ! L’axe ! hurlait le fou.
J’essayai de détourner la course de l’obus, mais le vieux bonhomme à la tête, guidant l’appareil difforme à l’aide de la tige d’acier dont la main mécanique serrait le carbo-radium, annihilait tous mes efforts.
La catastrophe était certaine.
Notre perte était inévitable.
Une dernière fois, presque sans souffle, j’appelai :
— Halifax !…
Et Tip Jip râla dans un soupir :
— Massa !…
Nous touchâmes l’axe tournoyant.
Cent tonnerres, mille tonnerres retentirent…
Le carbo-radium s’éteignit…
Ce fut la nuit…
Un tourbillon nous emporta…
On a pu lire, il y a quelques jours, dans le Daily-Mail, l’annonce suivante qui fut fort commentée par le public de New-York et des États-Unis, en général :
« Étude de Sir Jérémy Firban, esq. »
« Il est patent et avéré, que le 30 juillet dernier, l’honorable gentleman, John H. Clifford, ingénieur, directeur des usines bien connues, a disparu de New-York et du territoire de l’Union. On suppose qu’il a tenté une expérience, en compagnie du docteur-ingénieur Mac Halifax, accompagné d’un domestiqué nommé Tip Jip, expérience ayant pour but de se diriger vers le centre de la terre, ainsi qu’il appert d’une inscription trouvée par Joë Savoir, citoyen nègre à Héléna (État du Montana). Quiconque donnera de plus amples détails sur cette disparition ou qui mettra sur les traces de l’honorable gentleman John H. Clifford, est prié de passer toucher à l’étude de sir Jeremy Firban, esq. la prime offerte par la succession du disparu. »
Les renseignements affluèrent chez sir Jeremy Firban. Presque tous furent reconnus inexacts et fantaisistes ; ils émanaient d’individus assez peu honorables pour espérer gagner des dollars par le mensonge. Ils ne réussirent guère en la circonstance, sir Jeremy Firban, étant un habile homme. Cependant, parmi toutes ces lettres, il s’en trouva une, signée de l’honorable William Davidson, capitaine du brick la Bonne-Espérance, qui a son port d’attache à San-Diégo, sur le Pacifique, et qui parut mériter quelque créance. Il est intéressant de la reproduire ici, car c’est peut-être le secret de la fin des explorateurs du Halifax qui est consigné, par un homme franc et fruste, dans ces lignes :
« Estimable gentleman,
« Votre annonce du Daily-Mail est tombée en ma possession. La phrase qui relate le départ du disparu John H. Clifford, et de deux autres individus, pour une expédition souterraine, m’a frappée, car le 18 octobre dernier, j’ai été avec mon second, l’honorable Jim Jefferson, (de Charleston), témoin du fait suivant que je porte à votre connaissance sans poser ma candidature à la prime dont parle l’annonce.
« Avec un chargement de bois rouge, nous marchions à 18 nœuds à l’heure, de New-Westminster (Canada) à San-Diégo. À la hauteur de l’État de Californie, par 35°lg. une mer extraordinairement agitée retarda notre marche. C’est un phénomène assez rare qui se produisait et que pour ma part, dans ma longue carrière maritime je ne vis qu’une fois : un tremblement marin. Les secousses du sous-sol de la mer devaient être d’une extrême violence car les vagues atteignaient des hauteurs que Toby Ward, le pilote, évaluait à quarante mètres. Nous avons donc cherché à gagner la côte vers San-Francisco. Le temps était clair.
« Il était deux heures, midi étant passé. Avec mon second, Jim Jefferson (de Charleston), déjà nommé, j’occupais la dunette d’où je commandais la manœuvre. Soudain, à deux milles de nous, par bâbord, tourbillonna une énorme masse d’eau formant trombe, et de cette trombe surgit une chose véritablement extraordinaire. C’était un obus, ou autre objet de grande dimension, affectant cette forme, auquel étaient accrochés trois individus dont il nous a été impossible de discerner le visage et d’apprécier l’âge. Cet obus semblait lancé avec une vitesse effroyable, et au moment où il sortit des eaux, le ciel se couvrit et un orage abondant éclata.
« Je fis stopper aussitôt, malgré l’état de la mer.
« Ce fut superflu, car la chose avait disparu à nos yeux. Tels sont, estimable gentleman, les faits véritables et réels que j’ai le sensible avantage de porter à votre connaissance.
Je suis votre honoré serviteur,
WILLIAM DAVIDSON.
Capitaine de la Bonne-Espérance.
Port de San-Diégo.
Wharf 418, quai VIII.
Ce fut là la seule des lettres reçues par Jeremy Firban, qui retint quelques instants mon attention. Ayant mûrement réfléchi, il fut obligé de hausser les épaules, tant cette aventure lui paressait ridicule et impossible.
Il la contrôla cependant avec soin, apprit l’existence du capitaine Davidson, recueillit de la bouche du second Jefferson, le récit qu’on vient de lire, mais tout autre moyen d’investigation étant impossible on déclara ouverte aux ayants droits, la succession du milliardaire John H. Clifford, qui, avec un vieux fou et un nègre, était parti à la découverte du centre de la terre.
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Avril 2025
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